Cetaganda 1 — À propos, « La diplomatie, c’est la guerre, poursuivie par la voix des autres », ou bien l’inverse ? demanda Ivan. « La guerre, c’est la diplo… » — « La diplomatie, c’est la guerre poursuivie par d’autres voies », psalmodia Miles. Chou En-Lai, xxe siècle, Terre. — Qui es-tu ? Les archives galactiques ambulantes ? — Moi non, mais le commodore Tung, si. Il collectionne les vieux dictons chinois et m’oblige à les apprendre par cœur. — Et le vieux Chou, était-il un diplomate ou un guerrier ? Le lieutenant Miles Vorkosigan réfléchit avant de répondre : — Un diplomate, je crois. Les courroies du siège retinrent Miles à l’instant de la mise à feu des réacteurs d’altitude. La capsule privée dans laquelle Ivan et lui étaient assis l’un en face de l’autre effectua en douceur son entrée dans une solitude éblouissante. Les deux sièges faisaient la longueur du petit fuselage. Miles tendit le cou par-dessus l’épaule du pilote et jeta un coup d’œil à la planète qui tournait en contrebas. Eta Ceta IV, le cœur du tentaculaire Empire cetagandan. Miles présumait que, dans le vocabulaire de toute personne saine d’esprit, huit planètes, entièrement terraformées et industrialisées, plus un nombre égal d’alliées ou de vassales aux gouvernements fantoches constituaient un Empire tentaculaire. Non pas que les officiers ghems cetagandans eussent refusé d’étendre un autre de leurs tentacules au détriment de leurs voisins, s’ils en avaient eu la possibilité. Ma foi, peu importait le nombre de leurs tentacules, les Ghems ne pouvaient envoyer qu’un vaisseau militaire à la fois par les points de sortie, comme tous les autres. Mais le hic, c’était que certains d’entre eux possédaient des vaisseaux rudement grands. La frange colorée de la nuit poursuivait sa ronde autour de la planète, tandis que la capsule privée qui venait de quitter le vaisseau courrier de l’Imperium barrayaran descendait pour se mettre sur la même orbite que la station de transfert cetagandane. La face nocturne de la planète étincelait d’une manière qui consternait Miles. Une féerique et lumineuse traînée de poussière marquait les continents. Il aurait parié qu’il aurait pu lire à la lueur de cette civilisation comme par une nuit de pleine lune. Soudain, sa planète natale, Barrayar, lui parut réduite à une petite étendue campagnarde plongée dans les ténèbres et piquetée çà et là de vagues lumières citadines. La tapisserie high-tech d’Eta Ceta était criarde… clinquante. À l’image d’une femme ployant sous le poids de ses trop nombreux bijoux. Vulgaire, en un mot, tâchait-il de se convaincre. Je ne suis pas un plouc qui arrive de son bled paumé. Je serai capable d’être à la hauteur. Je suis Lord Vorkosigan, que diable, officier et noble. Certes, le lieutenant Lord Ivan Vorpatril l’était également mais cela ne rassurait pas Miles pour autant. Il considéra son cousin. Lui aussi se dévissait la nuque, l’œil avide, la lèvre gourmande, buvant leur destination des yeux. Au moins, Ivan, lui, était le portrait même du diplomate, avec sa grande stature, sa chevelure noire, son élégance, ainsi que son sourire plaqué en permanence sur son beau visage. Son uniforme d’officier lui seyait à merveille. Selon une fâcheuse et vieille habitude, Miles commença machinalement à se comparer à son cousin. Ses propres uniformes devaient être taillés sur mesure afin de dissimuler du mieux possible les flagrants défauts congénitaux que des années de traitements médicaux acharnés avaient quand même beaucoup atténués. Et il était censé être reconnaissant aux médicos d’avoir obtenu d’aussi bons résultats en partant de si peu. Après avoir été maintes fois charcuté, Miles était parvenu à mesurer un mètre quarante-cinq ; il restait un bossu aux os friables, mais cela valait quand même mieux que d’être obligé d’être transporté dans un seau. Pour sûr. Désormais, il était capable de se tenir debout, de marcher, de courir si nécessaire, et tant pis pour ces maudites attelles et le reste. Et, somme toute, la Sécurité impériale de Barrayar ne le payait pas pour être beau, Dieu merci, mais pour être intelligent. N’empêche que Miles se mit à penser que la Sécurité l’avait envoyé dans le cirque qui les attendait sur Eta Ceta avec Ivan, uniquement pour mieux mettre en valeur la beauté de ce dernier. Réflexion morbide qui s’infiltra malgré lui dans son esprit. De fait, la Séclmp ne lui avait donné cette fois aucune mission plus intéressante, à moins de considérer comme une mission secrète l’ultime ordre donné sur un ton cassant par Illyan, leur chef de la Sécurité « … Et surtout, tenez-vous à l’écart des problèmes ! » D’un autre côté, peut-être qu’Ivan l’accompagnait pour mettre en valeur sa propre intelligence. Une idée qui remonta un peu le moral de Miles. La capsule atteignit la station orbitale de transfert juste à l’heure prévue. Même le personnel diplomatique n’était pas autorisé à entrer directement dans l’atmosphère d’Eta Ceta. Cela aurait été considéré comme un manque de courtoisie et aurait attiré une remontrance lancée par un arc à plasma. Mais la majorité des mondes civilisés ont le même règlement, se rappela Miles, ne serait-ce que pour éviter toute contamination biologique. — Je me demande si le décès de l’Impératrice douairière est vraiment naturel, observa Miles d’un ton détaché, sans s’attendre qu’Ivan connût la réponse. Une mort si subite… Ivan haussa les épaules. — Elle était plus âgée d’une génération que Grand-oncle Piotr, et Piotr était déjà un vieillard à… l’aube des temps. Quand j’étais gosse, sa seule vue me donnait des frissons… C’est une théorie paranoïaque intéressante, mais à mon avis, sa mort est naturelle. — Je crains qu’Illyan ne soit de ton avis. Sinon il ne nous aurait jamais laissés venir ici. Cette affaire aurait été beaucoup plus corsée si cela avait été l’Empereur cetagandan qui avait cassé sa pipe et non pas cette espèce de vieille ruine de la noblesse Haute. — Mais en ce cas, nous ne serions pas venus sur Eta Ceta, fit remarquer Ivan avec bon sens. Nous serions tous les deux en train de croupir dans quelque avant-poste défensif, tandis que les factions princières régleraient entre elles la succession. Mais c’est mieux ainsi. Un beau voyage, du vin, des femmes, de la musique… — Ivan, ce sont des funérailles impériales. — On peut bien rêver, non ? — En tout cas, selon les instructions, notre fonction est d’observer. Et de faire nos rapports. Pourquoi et sur quoi, je l’ignore. Mais Illyan a insisté pour avoir nos rapports par écrit. — De mieux en mieux ! « Mes dernières vacances » par le petit Ivan Vorpatril, vingt-deux ans. Nous retournons à l’école, cousin. Le vingt-troisième anniversaire de Miles allait suivre de près celui d’Ivan. Si cette mission fastidieuse se terminait dans les temps prévus, il serait de retour sur son monde natal pour le fêter. Agréable perspective. Les yeux de Miles se mirent à briller. — Pourtant, cela pourrait être drôle de broder un peu pour divertir Illyan. Pourquoi faut-il que les rapports officiels soient toujours rédigés dans un style aussi sec ? — Parce qu’ils sont produits par des cerveaux desséchés. Mon cousin, le dramaturge frustré. Mais n’exagère pas. Illyan n’a aucun sens de l’humour, sinon il n’aurait pas ce poste clef. — Je n’en suis pas aussi certain… Miles observa la capsule comme elle s’engageait dans le couloir qui lui avait été assigné. La station de transfert défila sous leurs yeux, aussi vaste qu’une montagne, aussi complexe qu’un circuit intégré. — Il aurait été intéressant de rencontrer cette vieille crêpe de son vivant, reprit Miles. Elle a été le témoin de maints événements en un siècle et demi. Même si l’intérieur du sérail de l’aristocratie Haute est un poste d’observation un rien déformant. — Des sauvages extraplanétaires comme nous autres n’auraient jamais eu le droit de l’approcher. — Probablement. La capsule fit halte et un énorme vaisseau cetagandan portant le sigle de l’un des gouvernements extra-planétaires, tel un fantôme, passa devant eux, interminablement, puis entra dans le port avec une dextérité qui contrastait avec sa masse monstrueuse. — Tous les Hauts-gouverneurs satrapes, ainsi que leur suite, vont se retrouver ici, poursuivit Miles. Je parie que la Sécurité impériale cetagandane est en train de s’en donner à cœur joie. — Il suffira que deux de ces gouverneurs rappliquent ici pour que tous leurs pareils les imitent, et ce, rien que pour s’épier. (Ivan fronça les sourcils.) Cela va être quelque chose ! Une cérémonie dans toutes les règles de l’art. Et les Cetagandans ont peaufiné à la perfection jusqu’à la manière de se moucher, n’est-ce pas ? Ainsi, dès ta première bévue, ils peuvent se moquer de toi. L’art de se faire passer pour supérieur aux autres, mais poussé jusqu’à la puissance n. — C’est l’unique chose qui me convainc que les Hauts-Lords cetagandans appartiennent encore à l’espèce humaine malgré tout leur traficotage génétique. Ivan fit la grimace. — Les mutants, même volontaires, sont toujours des mutants. Ivan baissa les yeux sur son cousin qui s’était soudain raidi, se racla la gorge et tâcha de trouver quelque chose d’intéressant à contempler au-delà de la verrière. — Ivan, tu es diplomate jusqu’au bout des ongles, observa Miles avec un sourire pincé. N’essaie pas de déclencher une guerre à toi tout seul… ou à vous deux, hein, toi et ta grande gueule ? Civile ou autre. Ivan refoula bientôt sa gêne. Le pilote de la capsule, un sergent tech barrayaran en survêtement noir, fit glisser en douceur son petit vaisseau le long du ponton d’arrimage qui lui avait été attribué. On ne voyait plus de l’extérieur qu’une étroite bande d’obscurité. Les voyants de contrôle clignotaient joyeusement en guise de bienvenue et les servos chuintaient, tandis que les deux tubes flexibles se soudaient l’un à l’autre. Miles détacha ses courroies un rien plus lentement qu’Ivan et de l’air blasé de qui en a l’habitude… Pas question qu’un Cetagandan le surprît le nez collé à la vitre comme un gamin mort de curiosité. Il était un Vorkosigan, que diable ! Mais le fait est que son cœur battait plus vite que d’ordinaire. L’ambassadeur barrayaran allait les attendre afin de prendre en main ses deux invités de marque et les informer, Miles l’espérait, sur le protocole. Il révisa mentalement la longue liste de formules de salutations, ainsi que le message personnel de son père qu’il avait soigneusement appris par cœur. Une fois que le sas de la capsule eut achevé son cycle, l’écoutille située sur le flanc du fuselage à la droite du siège divan se dilata. Un homme fonça dans l’écoutille et stoppa net en se retenant à la barre de soutien. Il les fixa, l’œil écarquillé, le souffle court. Ses lèvres remuèrent, mais que prononça-t-il ? Des jurons, des prières ou des formules toutes faites de salutations, Miles n’aurait su le dire. L’homme était assez âgé mais de forte carrure et aussi grand qu’Ivan. Il portait ce que Miles présumait être l’uniforme d’un employé de la station, gris clair et mauve. De belles mèches de cheveux blancs couvraient son crâne mais aucun poil n’ornait sa face luisante, ni barbe, ni sourcils, ni le moindre duvet. Sa main fusa vers le côté gauche de sa veste, au-dessus du cœur. — Arme ! hurla Miles en guise d’avertissement. Le pilote, stupéfait, en était encore à déboucler ses courroies et Miles n’avait pas le physique pour assaillir qui que ce soit, mais Ivan avait des réflexes bien rodés par ses longues heures d’entraînement, à défaut de véritable combat. Déjà il barrait le passage à l’intrus. Le combat à mains nues en apesanteur n’est pas une mince affaire, parce qu’il faut se cramponner à la personne que l’on veut frapper violemment. Les deux hommes en vinrent rapidement au corps à corps. L’intrus tentait désespérément d’atteindre non plus sa veste mais la poche droite de son pantalon, lorsque d’un coup violent Ivan réussit à expulser le brise-nerfs de la main de son adversaire. Le brise-nerfs vola de l’autre côté de la cabine, menaçant désormais tous ceux qui se trouvaient à bord. Miles avait toujours eu une peur folle des brise-nerfs mais jamais jusqu’à présent en tant que projectile. Il fallut deux autres ricochets d’un bout à l’autre de la cabine avant qu’il puisse happer l’arme en plein vol sans tirer accidentellement sur lui-même ou bien sur Ivan. L’arme était petite mais chargée et donc mortelle. Pendant ce temps, Ivan s’était glissé dans le dos du vieillard dans l’espoir de lui bloquer les bras. Miles en profita pour prendre la deuxième arme. Il ouvrit brusquement la veste mauve de leur adversaire et mit sa main dans la poche intérieure, vers l’objet qui la bosselait. Il en sortit un petit bâton qu’il prit tout d’abord pour une électromatraque. L’inconnu hurla et se démena comme un beau diable. Stupéfait et ne sachant trop ce qu’il venait de faire, Miles s’élança loin des deux combattants pour aller se planquer prudemment derrière le pilote. À en juger par le cri désespéré du vieillard, Miles redoutait d’avoir arraché le boîtier d’alimentation de son cœur artificiel ou d’un autre organe, mais comme l’autre continuait à se battre, cet acte n’était donc pas aussi fatal qu’on aurait pu le craindre. L’intrus finit par échapper à la poigne d’Ivan et se replia vers l’écoutille. Alors il se produisit l’une de ces pauses insolites qui parfois ont lieu lors d’un combat au corps à corps, chacun cherchant à reprendre sa respiration, encore sous la pression de l’adrénaline. Le vieillard regarda Miles qui tenait le bâton dans sa main. Sa terreur se mua en… cette grimace, était-ce un éclair de triomphe ? Certainement pas. Une folle et subite inspiration ? Maintenant que le pilote était entré dans la bagarre et qu’ils l’emportaient par le nombre, le vieillard repassa par le flexible et dégringola en virevoltant jusque sur le sol de la baie d’amarrage. Miles se précipita derrière Ivan qui s’était lancé à la poursuite de l’intrus. Il arriva juste à temps pour voir ce dernier, solidement planté sur ses pieds grâce au champ de gravitation artificiel de la station, frapper violemment Ivan en pleine poitrine de son pied botté. Le jeune homme fut projeté en arrière, sur son cousin. Le temps que Miles et Ivan se détachent l’un de l’autre et que les halètements saccadés d’Ivan deviennent moins alarmants, le vieillard avait disparu. La baie d’amarrage ne renvoyait plus que l’écho confus de ses pas. Quelle sortie… ? Après un bref coup d’œil à ses passagers pour s’assurer qu’ils étaient sains et saufs, le pilote se précipita dans le cockpit pour répondre à la persistante sonnerie de l’alarme de sa console de com. Ivan se remit debout, s’épousseta et promena son regard à la ronde. Miles fit de même. Ils se trouvaient en fait dans un petit et miteux dock chichement éclairé. — Tu sais, déclara Ivan, si jamais c’était l’inspecteur des douanes, nous sommes dans un sale pétrin. — J’ai cru qu’il allait nous tirer dessus, dit Miles. Il en donnait vraiment l’impression. — Avant de crier, tu n’avais vu aucune arme. — Ce n’était pas l’arme, mais ses yeux. Il avait l’air du type sur le point de tenter un truc qui lui fiche une trouille folle. Et il nous a mis en joue… — Après que nous lui avons sauté dessus. Va savoir ce qu’il avait l’intention de faire ! Miles pivota lentement sur ses talons afin d’examiner les lieux. Il n’y avait pas un être humain en vue, Cetagandan, Barrayaran ou autre. — Il y a un truc qui cloche ici. Ou bien ce type s’est gourré d’endroit ou bien c’est nous. Cette espèce de décharge nauséabonde ne peut être notre port d’arrimage, hein ? Où est l’ambassadeur de Barrayar, dis-moi un peu ? La garde d’honneur ? — Le tapis rouge, les danseuses ? (Ivan lâcha un soupir.) Tu sais, s’il avait voulu t’assassiner ou s’emparer de la capsule, il aurait foncé sur nous avec son brise-nerfs au poing. — Ce n’était pas un inspecteur des douanes. Regarde les caméras de surveillance ! Miles désigna les deux caméras vidéo placées stratégiquement sur les murs. Elles avaient été arrachées et pendaient tristement hors de leurs niches. — Il les a détruites avant d’essayer de monter à bord. Je ne comprends rien. La Sécurité de la station devrait déjà grouiller ici… Crois-tu que ce qui l’intéressait, c’était notre capsule, plutôt que nous ? — C’est toi qui l’intéressais, mon petit gars. Moi, je n’intéresse personne. — Il avait l’air d’avoir plus peur de nous que nous de lui. Miles inspira profondément sans le montrer, espérant que son rythme cardiaque allait ralentir. — Parle pour toi, répliqua Ivan. Moi, il m’a sacrément foutu les jetons. — Est-ce que tu vas bien ? s’enquit Miles avec un peu de retard. Pas de côtes cassées, ni rien ? — Oh, je survivrai… Et toi ? — En pleine forme. Ivan baissa les yeux sur le brise-nerfs que Miles tenait dans sa main droite et sur le bâton dans sa main gauche, puis fronça le nez. — Mais comment t’y es-tu pris pour lui rafler ces deux armes ? — Je… n’en sais rien du tout. (Miles glissa le petit brise-nerfs dans la poche de son pantalon et brandit le mystérieux bâton vers la lumière.) J’ai cru au début que c’était une sorte d’électromatraque, mais non. Cet objet est électronique, mais à quoi sert-il ? Aucune idée. — Une grenade, suggéra Ivan. Une bombe à retardement. Tu sais, ils sont capables de leur donner n’importe quelle forme. — Je ne crois pas. — Messeigneurs… (Le pilote de la capsule pointa la tête hors de l’écoutille.) Les contrôleurs de vol nous ont donné l’ordre de ne pas nous arrimer ici. Nous devons redécoller et attendre une autorisation. Immédiatement. — Je savais que nous étions arrivés au mauvais endroit, dit Ivan. — Monseigneur, ce sont les coordonnées qu’ils m’avaient données, répondit le pilote sur un ton pincé. — Sergent, vous n’avez commis aucune erreur, j’en suis certain, intervint Miles, conciliant. — Les contrôleurs ont été catégoriques. (Le visage du sergent était tendu.) Messeigneurs, je vous en prie ! Miles et Ivan remontèrent docilement à bord de la capsule. Miles boucla les courroies de son siège machinalement, tâchant de trouver une explication à leur accueil pour le moins singulier sur Eta Ceta. — Le personnel de cette section de la station a dû recevoir l’ordre de vider les lieux, conclut-il à haute voix. Je te parie tous les dollars betans que tu veux que la Sécurité cetagandane est en train de passer toute la station au peigne fin pour retrouver ce type. Un fugitif, sûrement. Voleur, meurtrier, espion ? Les hypothèses étaient légion. — En tout cas, il était déguisé, affirma Ivan. — Comment le sais-tu ? Ivan retira quelques fins fils blancs de sa manche verte. — Ce ne sont pas de vrais cheveux. — Pas possible ? s’exclama Miles, ravi. (Il examina la touffe de filaments que lui tendit Ivan. L’une des extrémités était collante.) Exact. Le pilote avait terminé d’enregistrer ses nouvelles coordonnées et à présent, la capsule planait dans l’espace à quelques centaines de mètres au-dessus de la rangée de pontons d’arrimage. Aucune autre capsule n’était logée dans la douzaine de pontons alignés aussi bien sur la droite que sur la gauche. — Messeigneurs, dois-je signaler cet incident aux autorités de la station ? s’enquit le sergent, le doigt sur la touche des coms. — Attendez ! fit Miles. — Monseigneur ? fit le pilote en lorgnant Miles d’un air dubitatif par-dessus son épaule. Je pense que nous devrions… — Attendre qu’on nous questionne. Après tout, si la Sécurité cetagandane est incompétente, notre rôle n’est pas de recoller les pots cassés. C’est son problème. Le petit sourire aussitôt réprimé du pilote apprit à Miles qu’il avait été sensible à son argument. — En effet, mon lieutenant, répondit le sergent du ton de qui reçoit un ordre et se décharge donc de toute responsabilité. Tout ce que vous voulez, monsieur. — Miles, murmura Ivan, mais qu’est-ce que tu es en train de faire ? — J’observe, répondit Miles d’un ton guindé. Je vais observer pour savoir jusqu’à quel point la Sécurité de la station est capable d’effectuer son boulot. Je crois que c’est là une chose qu’Illyan aimerait savoir, non ? Bah ! La Sécurité va rappliquer pour nous questionner et pour récupérer ces deux gadgets, mais ainsi j’obtiendrai en échange davantage de renseignements. Relax, Ivan ! Ivan se cala de nouveau dans son siège. Son air inquiet s’estompa peu à peu comme les minutes s’égrenaient sans que rien vienne troubler la morne atmosphère régnant dans la petite capsule. Miles examinait ses trésors. Le brise-nerfs était un magnifique objet cetagandan de fabrication civile et non pas militaire, ce qui était bizarre. En effet, les Cetagandans n’étaient guère favorables à ce que des armes antipersonnel mortelles se répandent parmi la plèbe. Toutefois, cette arme ne portait pas les ornements fantaisie caractéristiques du joujou d’un seigneur ghem. Elle était simple, fonctionnelle et conçue de sorte à être facile à cacher. Le petit bâton était encore plus singulier. Il était transparent et on pouvait voir à l’intérieur un motif très brillant qui semblait purement décoratif mais Miles était certain qu’un examen au microscope aurait révélé l’existence de multiples circuits électroniques. L’une des extrémités de l’objet était nue, l’autre fermée par un manchon impossible à retirer. — On dirait que ce truc est destiné à être inséré dans quelque chose, observa Miles en faisant tourner l’objet à la lumière. — Peut-être que c’est un godemiché, se moqua Ivan. — Avec les Ghems, on peut s’attendre à tout. Mais non, je ne le pense pas. Le sceau sur le manchon avait la forme d’un oiseau au bec grand ouvert et aux serres menaçantes. Et dans les entrailles de cet oiseau brillaient des lignes métalliques, les connecteurs certainement. Quelque part, quelqu’un possédait le pendant de cet oiseau, contenant, lui, les codes complexes qui ouvriraient le manchon pour révéler… quoi ? Une autre série de codes ? Une clef pour une autre clef ? Le tout était d’une élégance extraordinaire. Un sourire fasciné flottait sur les lèvres de Miles. Mal à l’aise, Ivan considérait son cousin. — Tu vas le rendre, dis-moi ? — Bien sûr. Si on me le réclame. — Et sinon ? — Je le garderai en souvenir. Cet objet est trop beau pour qu’on le jette. Peut-être le rapporterai-je chez nous pour en faire présent à Illyan et laisser les petits génies de son labo de décryptage faire joujou avec lui en guise d’exercice. Un an de travail. Ce n’est pas le colifichet d’un amateur, j’en suis convaincu. Avant qu’Ivan n’eût le temps d’émettre d’autres objections, Miles ouvrit sa tunique verte et glissa l’objet dans sa poche intérieure. Ni vu ni connu. — Ah… souhaites-tu garder ça ? Miles tendit le brise-nerfs à son cousin. Manifestement, Ivan le souhaitait. Satisfait par le partage du butin, et désormais complice du crime, il fit disparaître la petite arme dans sa propre tunique. La présence secrète et inquiétante de cette arme devrait sûrement rendre Ivan distrait et affable pendant tout leur débarquement, calculait Miles. Enfin on leur donna l’ordre de rejoindre le quai. Ils s’arrimèrent à un ponton deux positions plus loin que celui qui leur avait été précédemment assigné. Cette fois la porte s’ouvrit sans plus d’incident. Après une légère hésitation, Ivan descendit par le tube flexible. Miles lui emboîta le pas. Sept hommes les attendaient dans un hangar gris presque identique au premier, mais plus propre et mieux éclairé. Miles reconnut sur-le-champ l’ambassadeur barrayaran. Lord Vorob’yev était un solide gaillard d’environ soixante années standard, l’œil perçant, souriant et réservé. Il arborait l’uniforme de la Maison des Vorob’yev, bordeaux à galons noirs. Trop solennel pour la circonstance, jugea Miles. L’ambassadeur était flanqué de quatre gardes barrayarans. Deux officiels de la station cetagandane, arborant un uniforme mauve et gris semblable à celui de l’intrus mais d’une coupe plus recherchée, se tenaient légèrement en retrait des Barrayarans. Seulement deux officiels de la station ? Où était la police civile, le service de renseignements militaire cetagandan ou, à défaut, quelques sbires d’une faction gheme ? Où étaient les interrogateurs et leurs questions ? S’étant trompé dans ses prévisions, Miles fut obligé de saluer l’ambassadeur Vorob’yev comme si rien ne s’était passé, selon le rituel qu’il s’était mentalement répété plus tôt. Vorob’yev était un homme de la génération du père de Miles et en fait avait été nommé par lui à l’époque où le comte Aral Vorkosigan était encore régent. Vorob’yev occupait ce poste critique à Eta Ceta depuis six ans. Il avait abandonné alors sa carrière militaire pour demeurer au service de l’Imperium mais du côté civil. Miles domina son impulsion de le saluer militairement et se contenta d’incliner la tête d’un air guindé. — Lord Vorob’yev, bonjour. Mon père vous transmet ses salutations, ainsi que ces messages. Miles tendit la disquette diplomatique scellée, acte qui fut aussitôt consciencieusement consigné par l’un des officiels cetagandans. — Six pièces de bagage ? s’enquit le Cetagandan. Le pilote de la navette acheva de les empiler sur le monte-charge flottant, fit un salut militaire à Miles, puis regagna son vaisseau. — Oui, c’est tout, répondit Ivan. Miles trouvait que son cousin avait l’air constipé et sournois, beaucoup trop préoccupé par la marchandise de contrebande dans sa poche, mais apparemment l’officiel cetagandan ne savait pas décrypter l’expression d’Ivan aussi bien que Miles. Le Cetagandan fit un signe de la main et l’ambassadeur pointa le menton en direction de ses gardes. Deux d’entre eux s’éclipsèrent pour accompagner les bagages qui allaient être inspectés. Le Cetagandan reverrouilla le port d’arrimage et fit partir le monte-charge flottant. Ivan observa d’un air anxieux leurs bagages qui disparaissaient. — Allons-nous tout récupérer ? demanda-t-il. — Tôt ou tard, répondit Vorob’yev d’un ton désinvolte. Plutôt tard que tôt si les formalités sont appliquées à la lettre. Gentlemen, avez-vous fait une bonne traversée ? — Sans le moindre incident, répondit Miles avant Ivan, mais quelle arrivée ! Est-ce le quai habituel réservé aux visiteurs barrayarans ou nous a-t-on attribué un autre site d’arrimage pour une autre raison ? Miles tenait à l’œil l’officiel cetagandan encore présent, à l’affût d’une réaction. Vorob’yev eut un sourire amer. — Nous accueillir par la porte de service n’est qu’un petit tour que les Cetagandans aiment nous jouer pour nous rappeler notre statut. Pourtant vous avez raison, c’est une insulte délibérée, destinée à distraire notre attention. Mais depuis quelques années, j’ai cessé de me laisser distraire par ce genre de plaisanterie et je vous recommande d’en faire autant. Le Cetagandan ne manifesta aucune réaction. Vorob’yev se comportait avec lui comme s’il n’eût été qu’un meuble, compliment que rendait le Cetagandan en agissant de façon neutre. Un rituel, semblait-il. — Merci, monsieur. Je suivrai votre conseil. Euh… Avez-vous aussi été retardé ? Nous, oui. Nous avons reçu un premier ordre d’accostage, puis on nous a ordonné d’aller prendre de nouveau le frais dans l’espace. — Les atermoiements semblent aujourd’hui particulièrement soignés. Messeigneurs, considérez cela comme un honneur… Par ici, s’il vous plaît. Ivan jeta un regard implorant à Miles à l’instant où Vorob’yev tourna les talons. Miles répondit par un imperceptible hochement de tête. Attends… Conduits par l’impassible officiel cetagandan et flanqués des gardes de l’ambassade, les deux jeunes gens gravirent à la suite de Vorob’yev plusieurs niveaux de la station. La navette planétaire de l’ambassade de Barrayar était amarrée dans un authentique port pour passagers. Celui-ci disposait d’un salon pour V.I.P. et le tube flexible était muni d’un système de gravitation artificielle de sorte que personne n’était obligé de le franchir en flottant. Ils se débarrassèrent alors de leur escorte cetagandane. Une fois à bord, l’ambassadeur parut se détendre un peu. Il fît asseoir Miles et Ivan dans de luxueux fauteuils capitonnés disposés autour d’une table-console de communication vissée au sol. À un signe de tête de Vorob’yev, un garde leur proposa tout un assortiment de boissons et ils attendirent leurs bagages, ainsi que l’autorisation de décoller. Suivant l’exemple de l’ambassadeur, Miles et Ivan choisirent un cru barrayaran particulièrement velouté. Miles y toucha à peine pour garder les idées claires, tandis qu’Ivan et l’ambassadeur bavardaient à bâtons rompus de la traversée, ainsi que d’amis communs, aristocrates vors, demeurant sur leur planète natale. Vorob’yev avait l’air de fort bien connaître la mère d’Ivan. Miles ignora les mouvements de sourcils lancés de temps à autre par Ivan, l’invitant à se joindre à cette conversation et, qui sait, à raconter à l’ambassadeur leur petite aventure avec l’intrus. Pourquoi les autorités cetagandanes ne leur avaient-elles pas sauté sur le paletot pour les bombarder de questions ? Une foule de scénarios défila dans le cerveau surchauffé de Miles. Un coup monté et j’ai tout bonnement mordu à l’appât, et ils attendent la suite. Vu ce qu’il connaissait des Cetagandans, Miles plaça cette hypothèse en tête de liste. À moins que ce ne soit qu’un simple délai, et ils vont rappliquer incessamment. Ou… plus tard. Le fugitif doit tout d’abord être arrêté, puis cuisiné jusqu’à ce qu’il crache le morceau. Et cela risque d’être long, surtout si le fugitif a reçu, par exemple, un coup de neutralisateur au cours de son arrestation. S’il est vraiment un fugitif. Et si les autorités de la station ont effectivement passé le dock au peigne fin pour le retrouver. Et si… Miles admira sa coupe en cristal, but une gorgée du vin couleur rubis sombre et sourit aimablement à Ivan. Les bagages et leurs gardes arrivèrent à l’instant précis où ils terminaient leur coupe de vin. Pour calculer ainsi à la minute près, l’ambassadeur devait avoir une grande habitude, conclut Miles. Lorsque Vorob’yev se leva de table pour s’occuper du chargement des bagages et de leur départ, Ivan se pencha au-dessus de la table pour murmurer d’un ton pressant à Miles : — Tu ne vas pas lui en parler ? — Pas encore. — Pourquoi ? — Es-tu si pressé de perdre ce brise-nerfs ? L’ambassade te le carottera aussi vite que les Cetagandans, crois-moi. — Arrête ton char… Miles, qu’est-ce que tu mijotes ? — Je… n’en sais trop rien. Pas encore. Ce n’était pas le scénario que Miles avait anticipé. Il s’était préparé à de vifs échanges avec toute une flopée de responsables cetagandans, ces derniers l’obligeant à rendre ses trésors et lui les marchandant contre des renseignements, révélés consciemment ou inconsciemment. Ce n’était pas sa faute si les Cetagandans ne faisaient pas leur boulot. — Nous devons au moins le signaler à l’attaché militaire de l’ambassade. — Le signaler, oui. Mais pas à l’attaché. Illyan m’a prévenu que si j’avais le moindre problème – autrement dit le genre de problèmes dont s’occupe notre département –, je devrais m’adresser à Lord Vorreedi. Son titre officiel est chef du protocole mais en réalité, c’est un colonel de la Séclmp, et en fait le chef de la Séclmp ici. — Et les Cetagandans ne le savent pas ? — Bien sûr que si. De la même façon que nous, nous savons qui est vraiment qui à l’ambassade cetagandane à Vorbarr Sultana. Une simple fiction légale, pour les convenances. Ne t’inquiète pas, je m’en charge. Miles soupira intérieurement. Il présumait que la première chose que ferait le colonel serait de l’empêcher d’avoir accès à la moindre information. Et il n’osait pas expliquer pourquoi Vorreedi aurait tort de le faire. Ivan se renversa de nouveau contre le dossier de son fauteuil, soudain silencieux. Mais pas pour longtemps, Miles en était certain. Vorob’yev revint auprès d’eux, s’assit et chercha les courroies de son siège. — Et voilà, messeigneurs. Rien n’a été retiré de vos effets et rien n’y a été ajouté… Bienvenue à Eta Ceta IV. Aucune cérémonie officielle ne requiert aujourd’hui votre présence. Mais si votre traversée ne vous a pas trop épuisés, l’ambassade marilacane offre ce soir une petite réception à la bonne franquette pour tout le corps diplomatique et ses augustes visiteurs. Je la recommande à votre attention. « Recommande ? » Lorsqu’un homme pouvant s’enorgueillir d’une carrière aussi longue et honorable que celle de Vorob’yev donnait une recommandation, il fallait la suivre, pressentit Miles. — Vous rencontrerez souvent un grand nombre de ces gens au cours des deux semaines prochaines, ajouta Vorob’yev. Il vous sera utile de faire leur connaissance. — Et quelle tenue de préférence ? s’enquit Ivan. Quatre des six malles qu’ils avaient apportées lui appartenaient. — Simple uniforme, s’il vous plaît, répondit l’ambassadeur. Le vêtement est partout un langage culturel, comme vous le savez, mais ici, c’est quasiment un code secret. Il est assez difficile d’évoluer au milieu de l’aristocratie gheme sans commettre d’erreur mais au milieu de l’aristocratie Haute, c’est presque une gageure. Les uniformes sont toujours corrects et s’ils ne sont pas absolument corrects, ce n’est pas la faute de celui qui l’a endossé puisqu’il n’a pas le choix. Mon service du protocole vous donnera la liste des uniformes à porter selon l’événement. Miles en fut soulagé. Ivan eut l’air un rien désappointé. Les tubes flexibles se détachèrent avec les sifflements, cliquetis et claquements amortis habituels. La navette fut déverrouillée et décolla. Aucun membre de la Sécurité ne s’était précipité à bord pour les arrêter, aucun message urgent n’avait appelé en toute hâte l’ambassadeur. Miles envisagea son troisième scénario. Notre intrus a pris la poudre d’escampette. Les autorités de la station ignorent tout de notre petite algarade. Bref, personne n’est au courant. Hormis, bien entendu, l’intrus. Miles évita de toucher le léger renflement de la poche de sa tunique. Peu importait la nature de l’objet, ce type savait que c’était lui qui le détenait. Et il serait certainement capable de découvrir qui il était. Maintenant je te tiens, mon petit vieux. Si je laisse filer cette ligne, j’arriverai certainement à ferrer un poisson, non ? Cette affaire risquait de se transformer en un bel exercice d’espionnage/contre-espionnage, ce qui valait bien mieux que de simples manœuvres. Ça, c’était pour de vrai. Aucun surgé planqué dans les coulisses en train d’enregistrer toutes ses erreurs en vue de les décortiquer par la suite avec une minutie de maniaque. À un certain stade de sa carrière, un officier doit cesser d’exécuter les ordres et commencer à en donner. Et Miles désirait à tout prix sa promotion au grade de capitaine de la Séclmp. Parfaitement ! Mais allait-il être en mesure de convaincre d’une manière ou d’une autre Vorreedi de le laisser trouver les pièces manquantes de ce puzzle puisque sa mission n’était que diplomatique ? Les yeux de Miles se plissèrent à cette nouvelle et alléchante perspective, tandis que la navette entamait sa rentrée dans l’atmosphère trouble d’Eta Ceta. 2 À moitié vêtu, Miles faisait les cent pas dans la vaste chambre-salon que l’ambassade barrayarane lui avait attribuée tout en faisant tourner le bâton étincelant dans sa main. — Puisque maintenant je dois garder ce truc, est-ce qu’il faut que je le planque ici ou bien que je le garde sur moi ? Ivan, élégant, vêtu de pied en cap de la tunique à haut col, du pantalon à passepoil et des mi-bottes de l’uniforme de Barrayar, leva les yeux au plafond. — Voudrais-tu cesser de faire l’andouille avec cet objet et t’habiller, sinon tu vas nous mettre en retard ! Peut-être que ce n’est qu’un presse-papiers fantaisie qui t’a été donné justement pour te rendre dingo à force de lui chercher une fonction secrète et sinistre. Ou encore pour me rendre dingo à force de t’écouter en parler. Une farce d’un mauvais plaisant ghem. — Dans ce cas, une mauvaise farce fort subtile. — N’exclus pas cette hypothèse, prévint Ivan en haussant les épaules. — Je ne l’exclus pas. Fronçant les sourcils, Miles gagna en claudiquant le bureau-console. Il ouvrit le tiroir du haut, y trouva une pointe sèche, ainsi qu’un bloc de feuilles de papier pelure en plastique estampillées du sceau de l’ambassade. Il arracha une feuille et la plaqua sur le manchon en forme d’oiseau qui verrouillait le bâton, puis en traça le contour à l’aide de la pointe sèche : un croquis rapide, précis et à l’échelle. Après un instant d’hésitation, il rangea le bâton avec le bloc de papier pelure dans le tiroir qu’il referma. — Pas terrible comme cachette, observa Ivan. Si c’est une bombe, peut-être devrais-tu l’accrocher à l’extérieur de la fenêtre. Dans l’intérêt de nous autres, si ce n’est du tien. — Ce n’est pas une bombe, vingt dieux ! J’ai songé à une centaine de planques, figure-toi, mais aucune n’est à l’épreuve d’un scanner, alors à quoi bon ? Cet objet devrait être enfermé dans un coffre-fort doublé de plomb, mais je n’ai pas pensé à en emporter un, vois-tu. — Je parie qu’en bas, ils en ont un… N’avais-tu pas l’intention de tout avouer à Lord Vorreedi ? — Si, mais malheureusement, il n’est pas en ville. Ne me regarde pas de cet air-là, je n’y suis pour rien. Vorob’yev m’a expliqué qu’un Haut-Lord responsable de l’une des stations de point de saut d’Eta Ceta a saisi un vaisseau marchand battant pavillon barrayaran, ainsi que son capitaine. Pour importations illégales. — Contrebande ? Hé ! hé !… fit Ivan, soudain intéressé. — Non, un obscur et tarabiscoté règlement cetagandan. Avec redevances, taxes et amendes. Et le tout dans un climat de hargne qui tend vers l’infini. Puisque la normalisation des relations commerciales est l’objectif de notre gouvernement et que Vorreedi a l’air d’être doué pour faire le tri parmi les Ghems et les Hauts, Vorob’yev l’a chargé de cette affaire car lui-même est coincé ici à cause de ces foutues funérailles. Vorreedi sera de retour demain. Ou après-demain. D’ici là, il n’y a aucun mal à voir jusqu’où je peux progresser tout seul. Si rien d’intéressant ne se produit, je remettrai de toute façon ce truc à la section locale de la Séclmp. — Ah oui ? fit Ivan, l’œil de plus en plus aigu. Et s’il se produit quelque chose d’intéressant ? — Idem, bien entendu. — Donc, tu as prévenu Vorob’yev ? — Pas vraiment… non. Écoute, Illyan a dit Vorreedi, donc ce sera Vorreedi. Je le préviendrai dès son retour. — De toute façon, c’est l’heure, répéta Ivan. — Bon, bon… (Miles alla s’asseoir sur son lit et contempla d’un air mécontent ses attelles qui l’y attendaient.) Il faut que je trouve le temps de remplacer les os de mes jambes. J’en ai ma claque de l’organique, il est temps de passer au synthétique. Peut-être réussirai-je dans la foulée à les convaincre de me rajouter quelques centimètres. Ah ! Si seulement j’avais su que je disposerais d’autant de temps à me tourner les pouces, j’aurais pu prévoir une opération chirurgicale et profiter pour ma convalescence de la traversée et de notre fonction de potiche ornementale. — Impoli, certes, de la part de l’Impératrice douairière de ne pas nous avoir envoyé un message pour nous prévenir qu’elle allait sortir entre quatre planches… Enfile tes maudits machins, ou sinon tante Cordelia va me tenir pour responsable si tu trébuches sur le chat de l’ambassade et te fractures les jambes. Une fois de plus. Miles grommela entre ses dents. Ivan savait lire en lui comme à cœur ouvert. Il referma les protections en acier autour de ses jambes couvertes de bosses, d’une pâleur cireuse et trop de fois réduites en bouillie. Au moins, le pantalon de l’uniforme masquait son handicap. Il agrafa sa tunique, boucla ses mi-bottes rutilantes, vérifia sa coiffure dans le miroir de sa coiffeuse et suivit Ivan qui piaffait déjà d’impatience sur le seuil. En passant, il glissa le papier pelure plié en quatre dans la poche de son pantalon et prit le temps de régler le verrou de la porte à la paume de sa propre main. Précaution quelque peu dérisoire. En tant qu’agent émérite de la Séclmp, le lieutenant Vorkosigan savait pertinemment que les verrous à paume n’étaient guère fiables. Malgré ou peut-être à cause de l’insistance d’Ivan, ils arrivèrent dans le vestibule presque au même moment que l’ambassadeur Vorob’yev. Celui-ci arborait de nouveau l’uniforme rouge et noir de sa Maison. Pas le genre à aimer prendre des décisions quant aux tenues vestimentaires, sentit Miles. Il mena les deux jeunes gens jusqu’à la voiture de l’ambassade qui les attendait et ils s’enfoncèrent dans son moelleux siège arrière. Vorob’yev s’installa poliment sur le strapontin situé en face de ses invités officiels. Un chauffeur et un garde occupaient le compartiment avant. Le véhicule était automatiquement dirigé par le réseau informatique de la cité mais le chauffeur sur le qui-vive était prêt à passer en manuel à la moindre alerte. Le toit ouvrant de verre argenté coulissa et le véhicule gagna la rue en souplesse. — Gentlemen, il serait préférable de considérer ce soir l’ambassade marilacane comme un territoire neutre mais non protégé, conseilla Vorob’yev. Faites la java mais pas trop. — Beaucoup de Cetagandans seront-ils présents, s’enquit Miles, ou bien cette petite réception est-elle strictement réservée à nous autres, les extraplanétaires ? — Aucun Haut noble, naturellement. Ils seront tous à l’une des cérémonies privées des funérailles de l’Impératrice, ainsi que certains grands dignitaires ghems, les chefs des principaux clans. Les nobliaux ghems, par contre, sont pour l’heure désœuvrés et viendront sans doute en force faute de mieux, car ils ont beaucoup moins d’occasions d’activités sociales que d’habitude à cause du mois de deuil officiel. Les Marilacans ont accepté depuis quelques années une énorme quantité d’« aide » de la part des Cetagandans, une rapacité qu’ils regretteront un jour, je vous le prédis. Ils s’imaginent que jamais Cetaganda n’attaquera un allié. La voiture gravit une rampe et contourna un angle, offrant à ses passagers une brève vue sur un étincelant canyon hérissé de tours reliées entre elles par un réseau de galeries et de passerelles translucides qui rougeoyaient au couchant. La cité semblait s’étendre à l’infini, et ils ne se trouvaient même pas encore en plein centre. — Les Marilacans, poursuivit Vorob’yev, n’accordent pas assez d’attention à leur propre réseau de points de saut. Ils s’imaginent demeurer sur une frontière naturelle. Mais si jamais Marilac tombait sous la coupe des Cetagandans, le prochain saut mènerait ces derniers jusqu’au Crépuscule du Zouave avec ses multiples voies d’intersection, et ainsi toute une nouvelle région s’ouvrirait à l’expansion cetagandane. Marilac se trouve exactement dans la même situation par rapport aux carrefours du Crépuscule du Zouave que Vervain par rapport à ceux du Moyeu de Hegen, et nous savons tous ce qui s’est passé là-bas. (Un pli ironique s’inscrivit sur les lèvres de l’ambassadeur.) Seulement Marilac n’a aucun voisin assez intéressé pour venir à sa rescousse comme votre père l’a fait pour Vervain, Lord Vorkosigan. Et il est tellement facile d’organiser des incidents qui mettent le feu aux poudres. Le cœur de Miles accéléra brièvement, puis se calma. Les remarques de l’ambassadeur ne recelaient aucun message personnel, secret. Tout le monde connaissait le rôle à la fois politique et militaire qu’avait joué l’amiral-comte Aral Vorkosigan lors de la soudaine alliance qui s’était nouée afin de repousser les Cetagandans, à l’époque où ils avaient tenté de s’emparer des points de saut de Vervain menant au Moyeu de Hegen. Mais personne ne connaissait le rôle qu’avait tenu l’agent de la Séclmp, Miles Vorkosigan, afin que l’amiral arrivât au Moyeu de Hegen à point nommé. Or, quand personne ne connaît un exploit, personne n’en reçoit le mérite. Hé, toi ! je suis un héros, tu sais, mais il m’est interdit de te dire pourquoi. C’est top secret. Aux yeux de Vorob’yev et de quasiment tout le monde, le lieutenant Miles Vorkosigan n’était qu’un simple commissionnaire de la Séclmp ; une sinécure obtenue par népotisme, qui l’envoyait d’un bout à l’autre de la Galaxie à des missions de routine pour qu’on soit débarrassé de lui. Mutant. — Je croyais, dit Miles, que l’Alliance de Hegen avait suffisamment fait saigner le nez des Ghems pour les obliger à se tenir à carreau pendant quelque temps.. Tous les officiers ghems du parti expansionniste en disgrâce durable, le suicide du ghem-général Estanis… C’était bien un suicide, n’est-ce pas ? — Oui, mais involontaire, en quelque sorte. Les suicides politiques qu’affectionnent les Cetagandans se transforment parfois en une véritable boucherie lorsque l’intéressé refuse de coopérer. — Trente-deux coups de poignard dans le dos, le suicide le plus affreux qu’il leur ait été donné de constater, n’est-ce pas ? murmura Ivan, manifestement fasciné par ce potin. — Exactement, monseigneur. (L’amusement fit plisser les yeux de l’ambassadeur.) Mais la vague et fluctuante association des ghems-commandants avec les multiples factions secrètes Hautes leur permet une remarquable langue de bois au sujet de leurs opérations. L’invasion de Vervain est à présent officiellement étiquetée en tant que mésaventure non autorisée. Les officiers dévoyés ont été dûment corrigés, merci du peu. — Comment, déjà, nomme-t-on l’invasion cetagandane de Barrayar datant de l’époque de mon grand-père ? s’enquit Miles. Une opération d’exploration armée ? — Oui, les rares fois où ils l’évoquent. — Vingt longues années d’exploration ? fit Ivan en riant jaune. — Ils n’aiment guère s’appesantir sur les détails embarrassants. — Avez-vous fait part à Illyan de votre point de vue à propos des ambitions cetagandanes à l’endroit de Marilac ? demanda Miles. — Oui, nous tenons votre chef informé de tout ce que nous apprenons. Mais pour l’heure, les Cetagandans n’ont fait aucun acte concret qui confirme ma théorie. Pour l’instant il ne s’agit que de mes déductions. La Séclmp surveille pour nous quelques indices clefs. — Je ne suis… pas directement impliqué, dit Miles. Et donc pas très au courant. Vous savez comment fonctionne la Séclmp. — Mais je suis certain que vous avez saisi la stratégie générale. — Oui, bien sûr. — Et… les papotages de la classe supérieure ne sont pas toujours aussi prudents qu’ils devraient l’être. Vous deux allez être en mesure d’en entendre quelques-uns. Prévoyez de les rapporter tous à mon chef du protocole, le colonel Vorreedi. Dès son retour, vous aurez avec lui un briefing quotidien. Laissez-le trier les détails importants parmi ces cancans. Compris. Miles opina en direction d’Ivan qui haussa les épaules en signe d’approbation. — Et… Ah ! tâchez de ne pas divulguer davantage que vous n’apprendrez, n’est-ce pas ? — Ma foi, rien à craindre avec moi, déclara Ivan avec un sourire enjoué. Je ne sais strictement rien. Miles faillit s’écrier : Ça, nous le savons, Ivan ! et se retint juste à temps. Comme les légations extraplanétaires étaient toutes réunies dans le même secteur de la capitale d’Eta Ceta, le trajet fut bref. La voiture descendit d’un niveau et ralentit. Elle pénétra dans le garage de l’ambassade marilacane, puis dans un vestibule vivement éclairé dont le marbre et les plantes décoratives rampant le long de multiples conduits dissimulaient un peu le caractère souterrain. Le toit du véhicule s’ouvrit. Les gardes de l’ambassade marilacane conduisirent obséquieusement les Barrayarans jusque dans un tube ascensionnel. Ils scannèrent sans aucun doute également leurs hôtes avec discrétion. Apparemment, Ivan avait eu assez de présence d’esprit pour laisser le petit brise-nerfs dans le tiroir de son bureau, lui aussi. Le tube les mena dans une immense antichambre donnant sur plusieurs niveaux de salles communicantes destinées au public. Elles étaient déjà pleines d’invités qui jacassaient à qui mieux mieux. Au centre de l’antichambre se dressait une grande sculpture multimédia, une vraie, pas une projection. Un jet d’eau cascadait d’une fontaine évoquant une petite montagne que traversaient des sentiers presque aussi vrais que nature et sur lesquels on pouvait réellement se promener. Des paillettes colorées traçaient de délicats tunnels en tourbillonnant autour du mini-labyrinthe. D’après leur teinte verte, Miles présuma que ces paillettes représentaient les feuilles des arbres de la Terre avant même d’être parvenu assez près de la sculpture pour pouvoir en distinguer les détails. La vingtaine de verts différents commença lentement de passer aux jaunes flamboyants, aux ors, aux rouges et aux grenats. Les tourbillons dessinaient presque de fugaces figures, comme des visages et des corps humains, le tout sur fond de carillons évoquant le chant du vent. Mais étaient-ce vraiment des visages et de la musique ou bien uniquement des motifs sans forme aucune mais destinés à déclencher des images dans le cerveau des curieux selon leurs propres fantasmes ? Cette subtile incertitude attirait le regard de Miles sur la sculpture. — Ça, c’est nouveau, déclara Vorob’yev, l’œil également captivé. Et superbe… Ah ! bonsoir, ambassadeur Bernaux. — Bonsoir, Lord Vorob’yev. (Leur hôte marilacan à la chevelure argentée échangea un petit salut familier avec son homologue barrayaran.) Oui, assez beau, en effet. C’est le présent d’un seigneur ghem local. Un grand honneur. La sculpture s’intitule « Feuilles d’Automne ». Mes services se sont creusé la cervelle à propos de ce nom pendant une demi-journée et ont fini par conclure qu’il signifiait « Feuilles d’Automne ». Les deux hommes rirent de bon cœur. Ivan se contenta de sourire, ne saisissant pas tout à fait la plaisanterie privée. Vorob’yev les présenta avec cérémonie à l’ambassadeur Bernaux. Ce dernier réagit à leur titre par une courtoisie recherchée et à leur âge en leur indiquant où trouver nourriture et boisson, ce qui était une façon très claire de les envoyer jouer ailleurs. L’effet Ivan, conclut Miles, morose. Ils gravirent donc l’escalier menant au buffet, ce qui les empêcha d’entendre les commentaires que les deux hommes plus âgés continuaient à échanger. Sans doute uniquement des plaisanteries de bon ton, mais quand même… Miles et Ivan dégustèrent plusieurs canapés, minuscules mais abondants, et choisirent leur boisson. Ivan, un célèbre vin marilacan. Miles, qui n’oubliait pas le papier pelure dans sa poche, opta pour une tasse de café noir. D’un petit geste, ils décidèrent de se séparer pour évoluer parmi la foule chacun à sa manière. Miles s’appuya à la balustrade surplombant l’antichambre du tube ascensionnel. Il porta la fragile tasse à ses lèvres et se demanda où était dissimulé le circuit qui la maintenait chaude… Ah ! là, au fond, entrelacé au scintillement métallique du sceau de l’ambassade marilacane. « Feuilles d’Automne » achevait son cycle. L’eau de la fontaine gela, ou en donna l’illusion, immobilisée comme de la glace noire et silencieuse. Les tourbillons multicolores pâlirent en un jaune flétri et un gris argent qui évoquaient un crépuscule hivernal. Les visages, si jamais c’étaient des visages, exprimaient à présent un désespoir total. Les carillons/musique se muèrent en chuchotements discordants et heurtés. Ce n’était pas un hiver blanc de neige, égayé de festivités. C’était l’hiver de la Mort. Miles frissonna involontairement. Sacrément efficace. Donc, comment poser des questions sans rien révéler en retour ? Il s’imagina en train de coincer un Ghem quelconque entre deux portes : Dites, est-ce que l’un de vos larbins n’aurait pas perdu par hasard une clef de code muni d’un sceau représentant… ? Non. Jusqu’à présent, la meilleure tactique était de laisser ses… adversaires l’aborder, mais ils étaient d’une lenteur exaspérante. Miles laissa son regard vagabonder sur la foule en quête d’hommes sans sourcils… sans succès. Ivan, quant à lui, avait déjà entrepris le siège d’une superbe créature. Miles papillota rien qu’en prenant la mesure de sa beauté. Grande et svelte, visage et mains de porcelaine. Des rubans de velours incrustés de joyaux retenaient sur la nuque, puis à hauteur de la taille, sa chevelure blond pâle qui cascadait ensuite librement jusqu’à mi-cuisse. Sa robe dissimulait plus qu’elle ne révélait, en raison des multiples épaisseurs de tuniques à manches fendues et de longues mantes qui descendaient jusqu’aux chevilles. Les teintes sombres de ses vêtements mettaient en valeur la blancheur exquise de son teint, et le petit morceau de soie azur que l’on entrevoyait à hauteur de la gorge s’harmonisait à merveille avec le bleu de ses yeux. Une gheme-Lady cetagandane, certainement. N’avait-elle pas les traits éthérés, comme féeriques, qui indiquaient la présence de plus d’un gène Haut dans son arbre généalogique ? Certes, ce petit air de famille pouvait être imité à la perfection grâce à la chirurgie et autres thérapies, mais l’arcade sourcilière arrogante, elle, ne pouvait être qu’authentique. Miles sentit les phéromones que dégageait son parfum, alors même qu’il était encore à plus de trois mètres d’elle. C’était superflu, apparemment. Ivan était déjà passé à la vitesse supérieure. Ses prunelles noires jetaient des éclairs tandis qu’il débitait à la belle quelque histoire où il jouait le rôle du héros ou du moins, du personnage principal. Un baratin à propos d’exercices de combat, bien sûr, mettant en valeur son style martial barrayaran. Vénus et Mars, comme toujours. Mais la dame souriait bel et bien à un détail de l’histoire d’Ivan. Non pas que Miles cherchât par jalousie à nier le succès de son cousin auprès des femmes. Il aurait été tout simplement agréable qu’un peu du surnombre tombât dans ses bras. Même si Ivan proclamait qu’on est l’artisan de son propre succès. L’ego résistant d’Ivan était capable d’endurer ce soir douze rejets pour une treizième tentative couronnée de succès. Miles, lui, savait qu’il serait mort d’humiliation dès l’Essai numéro trois. Peut-être était-il au fond monogame par nature. Mais il faut au moins déjà parvenir à la monogamie, bon sang, avant d’envisager de plus larges ambitions. Jusqu’à présent, jamais il n’avait réussi à attacher une seule femme à sa personne tronçonnée. Bien sûr, du fait de trois années de missions secrètes, sans parler de toute la période antérieure, où il était confiné dans l’enceinte exclusivement masculine de l’Académie militaire, il n’avait eu qu’un nombre d’occasions très limité. Jolie théorie. Alors, pourquoi ces mêmes conditions n’avaient-elles point handicapé Ivan ? Elena… Rêvait-il encore de l’impossible ? Miles aurait juré qu’il n’était pas aussi difficile qu’Ivan – il ne pouvait guère se le permettre – mais n’empêche que cette charmante blonde gheme manquait… de quoi ? D’intelligence, de réserve, d’une âme aventureuse ? Mais Elena avait jeté son dévolu sur un autre que lui, sage décision probablement. Il était grand temps que Miles se mette en chasse à son tour pour attraper son propre gibier. Il regrettait simplement que ses chances de s’emparer de cette ravissante proie fussent aussi faibles. Un Cetagandan, un seigneur ghem de grande stature et droit comme un if, entra en lice une seconde ou deux après Miles. La face qui émergeait des robes noires et amples était jeune. Le concurrent n’était guère plus âgé qu’Ivan et que lui-même, jugea Miles. Il avait le crâne carré, avec de hautes pommettes rondes. L’une d’elles s’ornait d’un patch circulaire. Une décalcomanie, se rendit compte Miles : une spirale de couleur stylisée qui permettait de reconnaître le rang et le clan. En fait, une version à l’échelle réduite de la peinture faciale qui recouvrait entièrement le visage de quelques autres Cetagandans présents. Ces décalcomanies étaient une mode lancée par une clique de jeunes d’avant-garde et que désapprouvait la génération antérieure. Le Ghem venait-il extirper la demoiselle des griffes d’Ivan ? — Lady Gelle, fit-il en se fendant d’une légère courbette. — Lord Yenaro, répondit l’intéressée avec une inclination de la tête calculée, d’une précision parfaite. Miles put en déduire que la belle avait dans la hiérarchie gheme un rang plus élevé que le jeune homme et que celui-ci n’était ni son mari ni son frère… Ivan était donc probablement en sécurité. — Je vois que vous avez déniché l’un de ces galactiques exotiques qui excitent votre imagination, lui rétorqua Lord Yenaro. Elle lui sourit en retour. L’effet était aveuglant et Miles se surprit à souhaiter que ce sourire lui fût dédié, bien qu’il sût que pareil souhait n’était pas raisonnable. Lord Yenaro, sans doute vacciné par sa fréquentation des dames ghemes depuis sa naissance, ne parut pas, quant à lui, trop affecté. — Lord Yenaro, je vous présente le lieutenant Lord Ivan Vorpatril de Barrayar et… euh ?… Les longs cils de la dame masquèrent avec grâce ses yeux, signifiant à Ivan qu’il devait présenter Miles, geste aussi vif et parlant que si elle lui avait donné sur le poignet un petit coup d’éventail. — Mon cousin, le lieutenant Lord Miles Vorkosigan, s’exécuta Ivan qui avait capté le message. — Ah ! les envoyés barrayarans ! (Lord Yenaro s’inclina plus profondément.) Quelle chance de faire votre connaissance ! À leur tour, Miles et Ivan inclinèrent poliment la tête, Miles un peu moins que son cousin – faible nuance, hélas ! certainement perdue en raison de l’angle de vue de leur interlocuteur. — Lord Vorkosigan, nous avons un lien historique, poursuivit Yenaro. De célèbres ancêtres. Le taux d’adrénaline de Miles augmenta brusquement. Oh ! Diable ! c’est un parent du feu ghem-général Estanis et il est venu ici pour coincer le fils d’Aral Vorkosigan… — Vous êtes le petit-fils du général-comte Piotr Vorkosigan, n’est-ce pas ? Ouf ! De l’histoire ancienne et non pas récente. Miles se détendit un peu. — En effet. — Je suis alors dans un certain sens votre homologue. Mon grand-père était le ghem-général Yenaro. — Ah ! (Ivan venait mettre son grain de sel.) L’infortuné commandant de la… la… comment vous autres la nommez-vous déjà ? L’Expédition barrayarane ? L’Exploration barrayarane ? — Le ghem-général qui a perdu la Guerre de Barrayar, répondit Yenaro d’un ton brusque. — Franchement, Yenaro, est-ce le moment ? intervint Lady Gelle. Désirait-elle réellement entendre la fin de l’histoire d’Ivan ? Miles aurait pu lui en narrer une beaucoup plus drôle datant de l’époque de leurs manœuvres d’entraînement : la fois, par exemple, où Ivan avait entraîné sa patrouille droit dans un marais boueux dans lequel ils s’étaient tous englués jusqu’à hauteur de la taille et d’où il avait fallu venir les extirper avec un aérocar… — Seul un comité peut être à l’origine d’un tel désastre, intervint Miles diplomatiquement. Le général Yenaro a eu la malchance d’être le dernier des cinq ghems-généraux qui ont perdu l’un après l’autre la Guerre de Barrayar, et à ce titre, la malchance de se retrouver, seul, à hériter de tout le blâme. — Bien formulé ! murmura Ivan. Yenaro sourit, lui aussi. — Ce truc au milieu de l’antichambre est votre cadeau, à ce que j’ai cru comprendre ? intervint la blonde dans l’espoir manifeste d’éviter que cette conversation ne glisse définitivement sur le terrain militaire. N’est-ce pas un peu banal pour quelqu’un de votre clique ? Ma mère l’aimait bien, pourtant. — Ce n’est qu’un petit exercice d’entraînement. (Une courbette un rien ironique prit acte de cette appréciation ambiguë.) Les Marilacans en sont ravis. La véritable courtoisie tient compte des goûts de celui qui reçoit le cadeau. Mais la profonde subtilité de ce « truc », comme vous dites, n’apparaît que lorsqu’on le traverse à pied. — Je croyais que vous vous spécialisiez dans les concours de parfums. — Je diversifie mes activités dans ce nouveau média. Néanmoins, je persiste à affirmer que l’odorat est un sens plus subtil que la vue. Vous devriez accepter que je vous invente un jour un parfum convenant à votre personnalité. Cette espèce de mélange de jasmin et de civette dont vous vous êtes aspergée ce soir jure affreusement avec le style fausse bonbonnière de votre costume de soubrette en mal de noblesse, vous savez. Le sourire de la dame se pinça. — Ah, il jure ? L’imagination de Miles ajouta violons, grincements de rapières, et un : « Prends ça, faquin ! » Il ébaucha un sourire qu’il retint aussitôt. — Magnifique costume, intervint Ivan d’un ton des plus sérieux. Et votre parfum est un délice. — Hum… À propos de votre violent penchant pour l’exotisme, fit Lord Yenaro à l’adresse de Lady Gelle, saviez-vous que le Lord Vorpatril, ici présent, est de naissance biologique ? Lady Gelle fronça ses sourcils duveteux, creusant un minuscule pli sur son front parfait. — Yenaro, toutes les naissances sont biologiques, enfin ! — Ah ! mais pas du tout ! Je parle de l’authentique naissance biologique. Du ventre de sa mère. — Pouaah ! (Le nez charmant se fronça sous l’effet de l’horreur.) Franchement, Yenaro. Vous êtes trop odieux, ce soir. Ma mère a raison : vous et votre clique avant-garde-rétrograde, vous irez trop loin un de ces jours. Vous encourez le risque de devenir un zigoto à éviter au lieu d’être un personnage à connaître. La belle, certes, manifestait sa désapprobation à l’endroit de Yenaro mais elle s’écarta quand même légèrement d’Ivan, remarqua Miles. — Faute de gloire, la notoriété devient un atout, ma chère, fit Yenaro en haussant les épaules. Moi, je suis né dans un réplicateur, faillit annoncer Miles d’un ton fiérot et qu’est-ce que ça prouve ? Qu’il ne faut jurer de rien. Si ce n’est son handicap cérébral, Ivan s’en est mieux sorti que moi… — Bonsoir, Lord Yenaro. Lady Gelle releva brusquement le menton avec dédain et s’éloigna. Ivan eut l’air effondré. — Jolie fille, mais complètement inculte, murmura Yenaro comme pour expliquer qu’ils étaient mieux lotis sans sa compagnie. Toutefois, il avait l’air mal à l’aise. — Ainsi, euh… vous préférez une carrière artistique à la carrière militaire, Lord Yenaro ? Miles tâchait de meubler le silence. — Carrière ? (Yenaro eut une moue méprisante.) Non. Je fais cela en amateur, naturellement. Les considérations commerciales sont la mort de l’authentique bon goût. J’espère toutefois passer un jour pour un assez grand homme. Miles espérait que cette dernière remarque n’était pas à double sens. Ils suivirent le regard de Lord Yenaro qui se porta par-dessus la balustrade, descendit vers l’antichambre et s’arrêta sur le truc gargouillant. — Vous devriez absolument la voir de l’intérieur, vous savez. La vue est totalement différente. Ce type est vraiment mal dans sa peau, conclut Miles. Ses airs fringants dissimulent à peine la frémissante vulnérabilité de son ego d’artiste. — Avec plaisir, s’entendit répondre Miles. Yenaro n’avait pas besoin de plus amples encouragements et, souriant avec anxiété, il les conduisit vers l’escalier et commença à leur expliquer la théorie thématique que la sculpture représentait selon lui. Miles repéra l’ambassadeur Vorob’yev qui, de l’autre côté du balcon, lui faisait signe d’approcher. — Lord Yenaro, excusez-moi. Ivan, vas-y, toi. Je vous rejoindrai plus tard. — Oh… Yenaro eut l’air anéanti. Ivan regarda Miles prendre la fuite. La lueur de colère qui s’alluma dans ses prunelles annonçait de futures représailles. Vorob’yev était en compagnie d’une femme dont une main était posée avec familiarité sur son bras. Environ quarante années standard, supputa Miles, aux traits naturellement attirants, sans additions chirurgicales à ses charmes. Ses longues robes étaient de style cetagandan, mais d’une élégante simplicité par rapport à celles de Lady Gelle. Ce n’était pas une Cetagandane mais les teintes rouge sombre et crème et les dégradés de verts de son costume se combinaient savamment avec son teint olivâtre et ses boucles de jais. — Ah ! vous voilà, Lord Vorkosigan ! s’exclama Vorob’yev. J’avais promis de vous présenter. Voici Mia Maz. Mia travaille pour nos amis de l’ambassade vervani, et à l’occasion nous a rendu de grands services. Je ne puis être assez élogieux à son égard. À cette phrase clef, Miles se mit aussitôt sur le qui-vive et s’inclina profondément devant la Vervani. — Enchanté de faire votre connaissance, madame. Que faites-vous à l’ambassade vervani ? — Je suis Chef en second du protocole. Ma spécialité, c’est l’étiquette des femmes. — Parce que c’est une spécialité distincte ? — Ici, oui. Du moins, cela devrait l’être. Je répète depuis des années à l’ambassadeur Vorob’yev qu’il devrait ajouter une femme chargée de cette fonction à son personnel. — Mais, soupira Vorob’yev, nous n’en avons aucune qui possède l’expérience requise, et jamais vous n’avez accepté de quitter l’ambassade vervani pour la nôtre. Quelle que soit mon insistance. — Commencez par une femme sans expérience et elle finira bien par l’acquérir, suggéra Miles. Milady Maz accepterait-t-elle de prendre une apprentie ? — Quelle bonne idée… (Vorob’yev avait l’air frappé par cette suggestion. Maz leva les sourcils en signe d’approbation.) Maz, nous en reparlerons, mais à présent je dois aller dire un mot à Wilstar qui vient juste d’arriver au buffet. Si j’ai de la chance, je le harponnerai quand il aura la bouche pleine. Veuillez m’excuser… Sa mission de présentation accomplie, Vorob’yev s’éclipsa de manière… diplomatique, cela va de soi. Maz accorda toute son attention à Miles, l’air reconnaissant. — Lord Vorkosigan, je désirais vous faire savoir que, si l’ambassade vervani est à même de faire quoi que ce soit pour le fils ou le neveu de l’amiral Aral Vorkosigan durant votre séjour à Eta Ceta, ma foi… tout ce que nous possédons est à votre disposition. Miles sourit. — Ne faites pas cette proposition à Ivan. Il risque de vous prendre au mot, un peu trop personnellement. La Vervani suivit le regard de Miles qui se baissa sur la sculpture à travers laquelle son séduisant cousin se laissait guider par Yenaro. Elle eut un sourire espiègle qui creusa une fossette dans sa joue. — Cela ne posera pas de problème. — Donc, est-ce que… euh… les dames ghemes sont vraiment si différentes des seigneurs ghems pour mériter une étude à plein temps ? Je dois avouer que le point de vue des Barrayarans au sujet des Ghems est principalement celui que nous avons dans les viseurs de nos armes. — Deux ans auparavant, j’aurais conspué ce point de vue militariste. Mais depuis la tentative d’invasion cetagandane, nous en sommes venus à l’apprécier. Étant donné que les Ghems ressemblent beaucoup aux Vors, il me semble que vous devriez avoir plus de facilité à les comprendre que nous autres, les Vervani. Quant aux Hauts… ils sont entièrement différents. Et les dames Hautes le sont plus encore, je commence seulement à m’en rendre compte. — Les femmes de l’aristocratie Haute mènent une existence de recluses… Auraient-elles une activité ? Personne ne les voit jamais, n’est-ce pas ? Elles n’ont aucun pouvoir. — Elles détiennent un certain pouvoir, possèdent leurs propres territoires, qui sont parallèles et non pas en concurrence avec ceux des hommes. Mais l’ignorance à leur sujet se comprend. Jamais les Hauts ne se donnent la peine de s’expliquer aux extraplanétaires. — Aux inférieurs. — Il y a cela aussi, bien sûr. La fossette apparut de nouveau. — Donc… Êtes-vous bien informée au sujet des sceaux, armoiries, insignes, etc., de l’aristocratie gheme et Haute ? Je suis capable de reconnaître de visu une cinquantaine d’insignes de clans divers, ainsi que toutes leurs armoiries militaires et les écussons de leurs divers corps, bien entendu, mais je sais que ce n’est là qu’égratigner la surface. — Je suis assez bien informée. Mais ce sont comme les pelures d’un énorme oignon, je ne puis certainement pas prétendre tout connaître, loin de là. Un pli songeur marqua le front de Miles, puis il décida de saisir la perche, étant certain que rien d’autre ne se produirait ce soir. Il sortit le papier pelure de sa poche et l’aplatit sur la rambarde. — Connaissez-vous ce symbole ? Je suis tombé sur lui… ma foi, dans un lieu singulier. Mais il a un petit parfum ghemique ou hautique, si vous voyez ce que je veux dire. Maz observa d’un air intéressé la silhouette de l’oiseau. — Je ne saurais l’identifier du premier coup d’œil. Mais vous avez raison, le style est bel et bien cetagandan. Il est ancien, toutefois. — À quoi reconnaissez-vous cela ? — Eh bien… C’est à l’évidence un sceau personnel et non pas l’insigne d’un clan, mais aucun tracé n’enferme l’oiseau. Or depuis trois générations, ces gens ont pour habitude de placer leurs insignes personnels à l’intérieur d’un cartouche au dessin de plus en plus sophistiqué. Et on peut quasiment déterminer la décennie grâce à ce tracé. — Hum ! — Si vous voulez, je pourrai faire une recherche dans ma documentation personnelle. — Vraiment ? Avec grand plaisir. (Miles replia le papier pelure et le lui tendit.) Euh… À propos, je vous serais reconnaissant de ne montrer ceci à personne. — Oooh ?… Elle laissa la syllabe se prolonger. — Pardonnez-moi. Paranoïa typique de mon métier. Je… euh… (Il s’enfonçait de plus en plus.) C’est une manie. Le retour d’Ivan empêcha Miles de s’emberlificoter davantage. L’œil exercé d’Ivan mesura sur-le-champ les attraits de la Vervani et il lui dédia un sourire appuyé. Il était aussi sincèrement séduit qu’il l’avait été par la femme précédente et qu’il le serait par la suivante. L’artiste ghem était toujours collé à lui comme une sangsue. Miles fut bien obligé de les présenter tous les deux. Maz n’avait pas l’air de connaître le Lord Yenaro. En présence du Cetagandan, elle ne réitéra pas à Ivan son message de l’infinie gratitude des Vervani envers le clan Vorkosigan mais se montra des plus affables. — Miles, déclara Ivan, impitoyable, tu devrais vraiment accepter que Lord Yenaro te fasse faire le tour de sa sculpture. C’est prodigieux. Un spectacle à ne pas manquer. C’est moi qui l’ai dégottée le premier, bon sang ! — Excellente idée, répondit Miles malgré tout. — Lord Vorkosigan, s’enquit Yenaro fort sérieusement et plein d’espoir, seriez-vous intéressé ? Ivan se pencha à l’oreille de Miles. — C’est Yenaro qui a offert ce truc à l’ambassade marilacane. Ne te conduis pas comme un rustre. Miles, tu sais à quel point les Cetagandans sont chatouilleux à propos de leur camelote artistique, hein ? Miles lâcha un soupir et se força à gratifier Yenaro d’un sourire enthousiaste. — Mais naturellement. Maintenant ? Miles se répandit en regrets vraiment sincères auprès de Maz la Vervani. Le noblaillon ghem le conduisit au pied de la sculpture-promenade et ils attendirent le début d’un nouveau cycle. — Je ne suis pas du tout qualifié pour juger la valeur d’un produit esthétique, précisa Miles dans l’espoir de couper court à toute conversation sur la Beauté. — Peu de gens le sont, répondit Yenaro, souriant, mais cela ne les empêche pas de le faire. — Le travail technique a dû être considérable. Le mouvement est-il contrôlé par antigravité ? — Non, pas d’antigravité du tout. Les générateurs seraient trop encombrants et quel gaspillage d’énergie ! La même force fait se mouvoir les feuilles et changer leurs teintes… Du moins, c’est l’explication que mes techniciens m’ont donnée. — Vos techniciens ? J’aurais cru que vous aviez façonné tout cela de vos propres mains. Yenaro écarta ses mains – blanches, aux doigts longs et déliés – et les contempla, comme étonné de les trouver à l’extrémité de ses poignets. — Bien sûr que non. Les mains, on les engage. Le rôle du génie, c’est la conception. — Là, je me vois obligé de vous contredire. Selon mon expérience, les mains font corps avec le cerveau. Elles sont presque un lobe supplémentaire, un prolongement de l’intelligence. Ce que l’on ne connaît pas avec ses mains, on le connaît mal. — Vous êtes un homme versé dans l’art de la conversation, à ce que j’entends. Vous devriez faire la connaissance de mes amis, si votre emploi du temps vous le permet. Je donne une réception dans mon manoir après-demain. En soirée… Seriez-vous libre ? — Hum ! Voyons… Pas de cérémonie officielle ce soir-là. Cette réception serait une intéressante occasion d’observer comment les nobliaux ghems de sa génération se comportent quand ils ne sont pas en représentation devant leurs aînés. Un petit coup d’œil dans le futur de Cetaganda, pour ainsi dire. — Mais oui, pourquoi pas ? Avec plaisir ! — Je vous enverrai l’adresse. Ah ! (Yenaro désigna de la tête la fontaine qui reprenait une fois de plus les teintes verdoyantes de l’été.) Nous pouvons entrer maintenant. Miles ne trouva pas l’aspect vu de l’intérieur très différent de la vue de l’extérieur. À vrai dire, il fut déçu parce que l’illusion de voir des visages dans les feuilles virevoltantes était plus fugace d’aussi près. Toutefois, la musique, elle, était plus claire. Un crescendo continu accompagnait le changement des couleurs saisonnières. — Maintenant, vous allez voir quelque chose, annonça Yenaro d’un ton satisfait. Il fallut encore un moment à Miles, diverti malgré tout par sa promenade, pour se rendre compte qu’en fait, il sentait quelque chose : picotements et chaleur, venant des attelles qui appuyaient sur sa peau. Il se fit un devoir de n’en dire mot mais la chaleur augmentait de plus en plus. Yenaro, emporté par son enthousiasme d’artiste, babillait en montrant des détails. Regardez donc ceci… Des couleurs brillantes dansèrent devant les yeux de Miles, et il ressentit distinctement que la chair de ses jambes brûlait. Miles parvint à empêcher son cri de devenir un hurlement, et se maîtrisa pour ne pas sauter dans l’eau. Pour autant qu’il sache, il aurait risqué l’électrocution. Les quelques secondes qu’il lui fallut pour se précipiter hors du mini-labyrinthe portèrent la température de l’acier de ses attelles à celle de l’eau bouillante. Oubliant toute dignité, il se jeta sur le parquet, remonta avec frénésie les jambes de son pantalon mais se brûla également les mains rien qu’en touchant les attaches. Il lâcha un juron, les larmes aux yeux, réussit enfin à ouvrir les attaches, arracha ses attelles qu’il jeta au loin, et se replia en boule sous l’effet de la douleur. Les attelles avaient laissé sur ses genoux, ses jambes et ses chevilles des cloques blanchâtres qui gonflaient, entourées d’une inflammation rouge vif. Affolé, décomposé, Yenaro appela au secours. Relevant les yeux, Miles découvrit une cinquantaine de personnes qui faisaient cercle autour de lui, l’air à la fois outragé et confondu. Il cessa de se tortiller et de jurer, puis se redressa sur son séant, haletant, les dents serrées. Venant de deux directions opposées, Ivan et Vorob’yev se frayaient un chemin à travers la foule des curieux. — Lord Vorkosigan ! Mais que s’est-il passé ? s’enquit Vorob’yev d’un ton anxieux. — Je vais très bien, répondit Miles. Il n’allait pas bien du tout mais ce n’était ni le moment ni le lieu de s’étendre sur les détails. Il baissa vite les jambes de son pantalon pour masquer les brûlures. — Que s’est-il passé ? bredouillait Yenaro, effondré. Je n’ai pas pu imaginer que… Lord Vorkosigan, vous n’avez rien ? Oh ! Quelle histoire… Ivan se pencha et tâta du bout d’un doigt une attelle qui refroidissait. — Oui, mais que diable s’est-il… ? Miles passa en revue ses sensations successives et en chercha la cause. Pas d’antigravitation, tous les autres indemnes, et la Sécurité de l’ambassade marilacane n’y avait vu que du feu. Caché en pleine lumière ? Bien sûr. — Je crois qu’il s’est produit une sorte de phénomène d’hystérésis. Les changements de teinte sont provoqués par un champ magnétique alternatif de basse puissance. La majorité des gens y sont insensibles, mais moi… Disons que si j’avais chauffé mes attelles dans un micro-ondes, cela aurait été pire mais… bref ! Tout sourires, Miles se remit debout. Ivan, consterné, avait déjà ramassé les attelles, cause de tout le mal. Miles, qui n’avait aucune envie de les toucher, ne fit pas un geste pour les lui reprendre. Il s’approcha d’Ivan en chancelant comme un aveugle et murmura dans un souffle : « Sors-moi d’ici… » Posant la main sur l’épaule de Miles, Ivan sentit que son cousin tremblait, en état de choc. Ivan répondit par un petit signe de tête et se retira rapidement à travers l’attroupement qui commençait déjà à se disperser. L’ambassadeur Bernaux arriva en trombe et joignit ses excuses inquiètes à celles que Yenaro clamait en solo. — Lord Vorkosigan, souhaitez-vous être transporté à l’infirmerie de l’ambassade ? proposa Bernaux. — Non. Merci. J’attendrai d’être de retour chez moi. Merci quand même… Vite, vite. Bernaux se mordit la lèvre et fixa Lord Yenaro qui continuait de se confondre en excuses. — Lord Yenaro, je crains… — Oui, oui, éteignez-la tout de suite, coupa Yenaro. Je vais donner l’ordre à mes serviteurs de la retirer immédiatement. Je n’avais aucune idée de ce que… Tous les autres ont aimé la promenade… La sculpture doit être révisée. Voire même détruite, oui, c’est cela, détruite tout de suite. Je suis atterré… Mon Dieu, que c’est gênant… Oui, n’est-ce pas ? songea Miles. Montrer ainsi sa faiblesse physique à un maximum de gens dès la première occasion… — Non, non, ne la détruisez pas, se récria l’ambassadeur Bernaux, horrifié. Mais il faut absolument qu’un ingénieur l’examine, la modifie ou encore installe un panonceau de mise en garde. Ivan réapparut à la frange du cercle des curieux de moins en moins nombreux et signala à Miles que tout était prêt. Après encore plusieurs minutes insupportables de salamalecs interminables, Vorob’yev et Ivan réussirent enfin à escorter Miles jusqu’au tube qui les descendit dans le vestibule où était garée la voiture de l’ambassade barrayarane. Miles se laissa choir sur le siège capitonné, grimaçant de douleur, le souffle court. Remarquant que son cousin tremblait de plus belle, Ivan retira sa propre tunique et la passa autour des épaules de Miles. Celui-ci se laissa faire. — Bien, regardons à présent les dégâts, déclara Ivan d’un ton péremptoire. (Il posa d’office l’un des pieds de Miles sur son genou et remonta la jambe du pantalon.) Fichtre ! ça doit faire mal. — Tu l’as dit, approuva Miles avec un filet de voix. — Pourtant, cela ne pourrait guère être une tentative d’assassinat, observa Vorob’yev, lèvres pincées sous l’effet d’une intense réflexion. — En effet, approuva Miles. — Bernaux m’a appris qu’il avait demandé à son service de la Sécurité d’examiner la sculpture avant qu’on ne l’installe. En quête de bombes et de micros cachés, mais la Sécurité a donné le feu vert. — Bien sûr, pardi ! Cette fontaine ne pouvait blesser personne… à part moi. Vorob’yev suivit son raisonnement sans difficulté. — Un traquenard ? — Si c’en est un, préparé avec un soin considérable, fit remarquer Ivan. — Je n’en suis… pas sûr, dit Miles. (On veut que je reste dans l’incertitude. Voilà la beauté de la chose !) Il aurait fallu des jours, voire des semaines de préparation. Or il y a à peine deux semaines, nous ignorions encore que nous devions venir ici. Quand la sculpture est-elle arrivée à l’ambassade marilacane ? — Hier soir, selon Bernaux, répondit Vorob’yev. — Avant même notre arrivée. (Avant notre petite altercation avec l’homme sans sourcils. Impossible que ces deux affaires soient liées… Ou bien si ?) Quand avons-nous reçu l’invitation à cette réception ? — Les ambassades les ont organisées il y a trois jours environ, répondit Vorob’yev. — Pour une conspiration, la marge de temps est beaucoup trop réduite, fit encore remarquer Ivan. — Je crois, déclara Vorob’yev après mûre réflexion, que je dois me ranger à votre avis, Lord Vorpatril. Donc, classerons-nous cette affaire comme un fâcheux accident ? — Provisoirement, répondit Miles. Ce n’était pas un accident. J’étais visé. Moi, personnellement. On sait qu’une guerre est déclarée quand on reçoit la première salve. À cela près que, d’ordinaire, on sait pourquoi une guerre a été déclarée. Mais bon sang, l’ennemi, ici, qui est-ce ? Lord Yenaro, je parie que vous allez nous organiser une passionnante soirée. Je ne vais la manquer pour rien au monde. 3 — Le nom officiel de la résidence impériale cetagandane est le Jardin Céleste, expliquait Vorob’yev, mais tous les galactiques la surnomment simplement Xanadu. Vous comprendrez pourquoi dans un moment. Duvi, prends la route panoramique. — Bien, Monseigneur, répondit le jeune sergent aux commandes de l’aérocar de l’ambassade barrayarane. Le sergent modifia le programme de vol. L’aérocar vira et fusa à travers une forêt de tours miroitantes. — Doucement, Duvi, s’il te plaît. Mon estomac, à cette heure du matin… — Bien, Monseigneur. À regret, le chauffeur reprit une vitesse plus raisonnable. Ils piquèrent, contournèrent un building que Miles présuma être haut d’un kilomètre et reprirent de nouveau de l’altitude. L’horizon descendait à vue d’œil. — Ouah ! s’exclama Ivan. C’est le plus grand dôme de force que j’aie jamais vu. J’ignorais qu’on savait leur donner cette dimension-là. — Le dôme absorbe à lui seul la production de toute une centrale électrique, expliqua Vorob’yev. Et celle d’une deuxième pour l’intérieur. Une bulle opalescente de six kilomètres de diamètre reflétait les rais du soleil d’Eta Ceta. Elle était posée au beau milieu de la cité, tel un immense œuf dans un saladier, une perle inestimable. Un premier anneau d’un kilomètre de large constitué d’un parc planté d’arbres l’encerclait, puis une avenue qui lançait des reflets argentés, puis un autre parc, et enfin une simple artère à grand trafic. De celle-ci, huit vastes boulevards s’évasaient à la manière des rayons d’une roue : le nombril de la capitale. Le nombril de l’univers, dirait-on, songeait Miles. L’effet était sans aucun doute calculé. — La cérémonie d’aujourd’hui est en quelque sorte la répétition en costume de la cérémonie finale qui aura lieu dans une semaine et demie, continuait Vorob’yev, puisque absolument tout le monde y sera présent : Ghems, Hauts, galactiques et le reste. Il se produira certainement des retards dans le programme en raison de son organisation des plus épineuses. Aucune importance du moment que ces retards ne sont pas de notre fait. J’ai eu une semaine de laborieuses négociations pour déterminer votre place et votre rang officiels. — Et qui seront ? demanda Miles. — Vous serez tous les deux placés à un rang équivalent à celui de la petite noblesse gheme. (Vorob’yev haussa les épaules.) Je n’ai pu obtenir mieux. Donc parmi la foule, mais plutôt dans ses premiers rangs. Le meilleur endroit d’où tout surveiller sans se faire remarquer, songea Miles. Bonne idée, vu les circonstances. Les trois Barrayarans avaient revêtu le grand uniforme de deuil de leurs Maisons respectives, blasons et galons brodés de soie noire sur drap noir. La tenue la plus solennelle qui soit, puisqu’ils allaient se trouver en présence de la cour impériale, pas moins. Miles aimait son uniforme de la Maison Vorkosigan, que ce soit la tenue de parade havane et argent ou cette version à la fois plus sombre et plus élégante. Il l’aimait pour la bonne raison que les cuissardes non seulement lui permettaient mais l’obligeaient à se dispenser de ses attelles. Seulement enfiler ses cuissardes sur des jambes couvertes de cloques et de boursouflures dues à ses brûlures avait été… douloureux. Sa claudication serait plus visible que d’ordinaire, même bourré comme il l’était d’analgésiques. Yenaro, tu me le paieras. L’aérocar descendit en décrivant des spirales vers un terrain d’atterrissage situé à l’entrée méridionale du dôme de force, dont l’aire était déjà encombrée d’un grand nombre de véhicules. Vorob’yev renvoya l’aérocar et leur chauffeur. — Nous ne gardons pas d’escorte ? s’étonna Miles en observant l’aérocar qui redécollait. Il était encombré d’un long coffret en bois d’érable poli dont il ne savait trop que faire. Il le passa de sous son bras gauche à son bras droit. Vorob’yev secoua la tête. — Inutile pour notre sécurité. Personne, hormis l’Empereur cetagandan en personne, n’est en mesure d’organiser un assassinat dans l’enceinte du Jardin Céleste, et si son caprice était de vous éliminer ici, une escouade de gardes du corps ne vous protégerait pas. Plusieurs individus de très grande taille portant l’uniforme de la Garde impériale les contrôlèrent dans le sas du dôme. Puis ils les aiguillèrent vers des palettes flottantes, transformées en nacelles et munies de sièges capitonnés de soie blanche, la couleur du deuil impérial. Des factotums, semblait-il, tout de gris et de blanc vêtus, aidaient avec force courbettes chaque délégation à monter à bord. Les nacelles flottantes pilotées automatiquement avançaient à une allure de tortue à dix centimètres au-dessus d’allées pavées de jade blanc qui serpentaient à travers un vaste arboretum et jardin botanique. Miles entrevit çà et là le toit de pavillons bien dissimulés entre les arbres. Tous ces bâtiments étaient peu élevés et intimes, excepté quelques tours vertigineuses qui pointaient au centre du cercle magique, à presque trois kilomètres. Malgré le soleil qui étincelait à l’extérieur du dôme par cette journée printanière d’Eta Ceta, le temps qui régnait à l’intérieur était grisâtre et nuageux. Une humidité appropriée au deuil, annonçant une pluie qui certainement ne tomberait pas. Finalement, leurs nacelles bifurquèrent vers un immense pavillon situé juste à l’ouest des tours centrales. Là, un autre serviteur en livrée les accueillit à leur descente de nacelle et les conduisit dans le palais proprement dit en compagnie d’une douzaine de délégations. Miles promena son regard à la ronde dans l’espoir de les identifier. Les Marilacans, oui, avec Bernaux à la chevelure argent. Plusieurs personnes vêtues de vert, les émissaires jacksoniens, sans doute. La délégation d’Aslund avec carrément leur chef du gouvernement (et malgré sa présence, deux gardes désarmés, seulement), l’ambassadrice betane dans sa jaquette de brocart noir et pourpre et son sarong assorti. Et tout ce beau monde s’écoulait dans le palais pour honorer la vieille ruine défunte qui jamais ne les aurait invités en tête à tête de son vivant. Surréaliste, mais l’adjectif était encore en deçà de la vérité. Miles avait l’impression d’avoir franchi la frontière du Pays des merveilles et quand ils la refranchiraient en fin d’après-midi, une centaine d’années se seraient écoulées à l’extérieur. Les galactiques furent obligés de faire halte à l’entrée du palais pour laisser passer la suite d’un Haut-gouverneur satrape. Il disposait, lui, d’une escorte d’une douzaine de gardes ghems, le visage entièrement enluminé de spirales orange, vertes et blanches, comme l’imposaient les circonstances. Le décor du pavillon était d’une simplicité surprenante (raffiné, songea Miles) d’origine surtout organique : fleurs et plantes naturelles à foison, ainsi qu’une myriade de petites fontaines, le tout comme conçu pour reproduire le jardin intra-muros. Les corridors insonorisés ne renvoyaient pas le moindre écho mais les voix portaient loin. Une acoustique pour le moins extraordinaire. D’autres serviteurs du palais proposaient amuse-gueule et apéritifs à leurs hôtes. Deux sphères nacrées surgirent de l’extrémité d’un corridor et avancèrent au rythme nonchalant de la promenade. Miles cligna des yeux. C’était la première fois de sa vie qu’il voyait une dame de l’aristocratie Haute… Façon de parler. À l’extérieur de leurs appartements privés, toutes les Hautes se dissimulaient toujours derrière un bouclier de force, alimenté par leur fauteuil flottant, avait-on expliqué à Miles. Ces boucliers pouvaient présenter toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, selon la lubie ou l’humeur de celle qui s’en protégeait, mais aujourd’hui, ils seraient tous blancs. La Haute pouvait voir tout ce qui se passait à l’extérieur de son armure close, mais personne ne distinguait rien à l’intérieur. Et personne n’était en mesure de pénétrer à l’intérieur, ni d’atteindre l’occupante d’un coup de neutralisateur, d’arc au plasma, de brise-nerfs, ni même à l’aide d’une arme à feu ou d’une petite explosion. Certes, cet écran de force excluait en retour la possibilité de tirer de l’intérieur, mais c’était là le cadet des soucis des Hautes. Miles présuma que le bouclier pourrait être coupé en deux par un imploseur gravitique, mais en raison du volume et de la masse de plusieurs centaines de kilos de ces engins, ceux-ci étaient exclusivement utilisés sur les champs de bataille. À l’intérieur de leurs bulles, les Hautes pouvaient être vêtues comme bon leur semblait. Trichaient-elles ? Se baladaient-elles attifées de vieilles fringues et chaussées de pantoufles éculées quand elles étaient censées être en costume de cérémonie ? Se rendaient-elles toutes nues aux garden-parties ? Allez savoir ! Un vieillard d’imposante stature, enveloppé dans les robes blanches réservées aux seigneurs Hauts et ghems s’approcha de la petite délégation barrayarane. De belles rides sillonnaient son visage austère à la peau presque translucide. Un majordome de Sa Majesté cetagandane certainement mais dont le titre exact devait être beaucoup plus alambiqué, car après que Vorob’yev lui eut décliné leurs identités, le vieillard leur expliqua dans le moindre détail leur place, ainsi que le déroulement chronométré à la seconde près de la procession funèbre. Son attitude sous-entendait que les extra planétaires allaient immanquablement commettre des bourdes au niveau de l’étiquette mais que, si on leur répétait les instructions d’un ton ferme et en termes simples, on pouvait quand même espérer que la cérémonie se déroule sans scandale majeur. Il baissa la pointe de son nez aquilin sur le long coffret en bois poli. — Lord Vorkosigan, cet objet serait-il votre présent ? Miles parvint à déverrouiller et à ouvrir l’encombrant coffret pour en montrer son contenu sans le faire tomber. Sur un somptueux écrin de velours noir était niché un antique glaive ébréché. — C’est le présent que mon Empereur, Grégor Vorbarra, a sélectionné dans sa collection personnelle afin d’honorer votre défunte Impératrice. C’est le glaive que son ancêtre impérial, Dorca Vorbarra le Juste, portait lors de la Première Guerre cetagandane. (Enfin, l’un des glaives, mais inutile de préciser ce détail.) Un artefact historique irremplaçable et d’une valeur inestimable. Voici son certificat d’origine. — Oh ! (Les sourcils blancs et duveteux du majordome s’arquèrent presque malgré eux. Il regarda le coffret gravé du sceau personnel de Grégor avec davantage de considération.) Je vous prie de transmettre les remerciements de mon maître, Sa Majesté impériale, au vôtre. Là-dessus, le majordome fit une petite courbette et se retira. — Cela a fait son effet, observa Vorob’yev, satisfait. — C’est bien le moins ! grommela Miles. J’en ai le cœur brisé. Il tendit le grand coffret à Ivan afin qu’à son tour il jongle avec. Pour l’heure, il ne se passait rien. Un retard dans le programme, conclut Miles. Il s’éloigna d’Ivan et de Vorob’yev en quête d’une boisson chaude. Il allait happer au vol une boisson fumante d’un plateau qui passait sous son nez et qu’il espérait n’être point sédative, quand une voix paisible et chantante déclara dans son dos : — Lord Vorkosigan ? Miles pivota sur ses talons et retint un cri de surprise. Une personne d’un âge avancé et de petite taille, à l’aspect androgyne… une femme ? se tenait devant lui, vêtue du gris et blanc de la domesticité de Xanadu. La tête chauve comme un œuf, le visage totalement imberbe. Pas même de sourcils. — Oui… madame ? — Ba, fit la créature sur le ton de qui rectifie poliment. Une dame souhaite s’entretenir avec vous. Auriez-vous l’obligeance de me suivre ? — Euh… naturellement. La Ba s’éloigna sans un bruit et Miles la suivit, piaffant d’impatience. Une dame ? Avec un peu de chance, ce serait Mia Maz de la délégation vervani qui devait se trouver quelque part au milieu de cette cohue d’un millier de personnes. Il préparait les questions urgentes qu’il lui poserait. Pas de sourcils ? Je m’attendais à un contact, mais… ici ? La Ba le mena hors du vestibule. Perdant alors de vue Ivan et leur ambassadeur, les nerfs de Miles se tendirent encore plus. Il suivit la servante au pas léger le long de deux autres corridors, puis à travers un jardinet tapissé de mousse et de fleurettes emperlées de rosée. Dans l’air humide parvenait encore mais faiblement le tintamarre du hall de réception. Enfin ils pénétrèrent dans un petit bâtiment qui donnait par deux côtés sur le jardin. Le parquet de bois d’ébène renvoyait l’écho des pas de Miles au rythme inégal de sa claudication. Dans un recoin presque obscur du pavillon, une sphère nacrée flottait à quelques centimètres au-dessus du parquet ciré sur lequel se reflétait le halo inversé de la lumière de la sphère. — Laisse-nous, fit une voix provenant de la bulle à l’adresse de la Ba qui se retira, les yeux à terre, après s’être inclinée. Le message transmis à travers l’écran de force donnait à la voix un timbre sourd et monocorde. Un silence s’éternisa. Peut-être cette dame n’avait-elle jamais vu un homme handicapé. Miles s’inclina, puis attendit, s’efforçant de se donner un air calme et suave, et non point interloqué et dévoré de curiosité. — Donc, Lord Vorkosigan, reprit enfin la voix, me voici. — Euh… En effet. (Miles hésitait.) Mais qui êtes-vous au juste, Milady, à part une fort jolie bulle de savon ? Le silence qui suivit sa question dura encore plus longtemps. — Je suis Rian Degtiar. Servante de la Dame Céleste, et Chambrière de la Crèche des Étoiles. Encore un Haut-titre fleuri qui ne donnait aucun indice quant à sa fonction. Miles était capable de nommer tous les Ghems de l’état-major cetagandan, tous les gouverneurs des diverses satrapies, ainsi que leurs officiers ghems, mais le charabia des dames Hautes lui était inconnu. Dame Céleste était le nom qu’il convenait de donner à la défunte Impératrice, Haute-Lisbet Degtiar. Un nom qu’au moins il connaissait… — Milady, êtes-vous une parente de feu l’Impératrice douairière ? — J’appartiens en effet à sa constellation génomique, mais en remontant à trois générations. J’ai été à son service durant la moitié de mon existence. Une dame de compagnie. Bien. L’un des membres de la suite de la vieille Impératrice et donc l’une des plus initiées aux secrets du sérail. De rang très élevé, et sans doute très âgée également. — Euh… Ne seriez-vous pas, par hasard, apparentée avec un seigneur ghem du nom de Yenaro ? — Qui ? Malgré l’écran de force, la voix trahit une profonde perplexité. — Aucune importance. (La douleur dans les jambes de Miles devenait lancinante. Retirer ces maudites cuissardes n’allait pas être de la tarte.) Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer votre servante. Y a-t-il beaucoup de gens par ici qui n’ont aucune pilosité ? — Ce n’est pas une femme mais un Ba. — Ba ? — Les neutres, les grands esclaves de l’Empereur. À l’époque du Père Céleste, la mode imposait qu’ils fussent aussi lisses que cela. Ah ! Des serviteurs asexués, des créations génétiques artificielles. Des rumeurs à leur sujet étaient parvenues jusqu’aux oreilles de Miles. La majorité de ces cancans étaient truffés de scénarios sexuels davantage inspirés par les fantasmes d’un narrateur concupiscent que par la réalité. Mais les Ba avaient la réputation d’être une race entièrement dévouée à leur seigneur et maître, qui, somme toute, les avait à la lettre créés. — Donc… tous les Ba ne sont pas chauves, mais est-ce que tous ceux qui sont complètement dépourvus de pilosité sont des Ba ? — Oui. (Nouvelle pause.) Lord Vorkosigan, pourquoi êtes-vous venu dans le Jardin Céleste ? Miles fronça les sourcils. — Pour représenter Barrayar dans ce cirq… euh… cette solennelle procession et présenter à votre feue Impératrice notre cadeau funéraire. Je suis un envoyé nommé par notre Empereur, Grégor Vorbarra, que je sers… à ma petite façon à moi. Les secondes s’égrenèrent de nouveau sans fin. — Vous vous gaussez de moi dans ma détresse. — Plaît-il ? — Lord Vorkosigan, que voulez-vous ? — Ce que je veux ? Milady, c’est vous qui m’avez mandé. Ne serait-ce point à moi de poser cette question ? (Miles se frotta la nuque, puis fit un nouvel essai.) Pourrais-je par hasard vous aider ? — Vous ? ! Ce ton surpris piqua Miles au vif. — Ouais, moi ! Je ne suis pas aussi… (incompétent que j’en ai l’air)… Je suis connu pour avoir réussi une ou deux choses en mon temps. Mais si vous ne me donnez aucun indice, je ne peux pas vous aider. Je vous aiderai efficacement si je sais de quoi il s’agit, mais si je ne le sais pas, ce sera impossible. Vous ne comprenez pas ça ? (Miles s’emberlificotait.) Écoutez, pourrions-nous reprendre cette conversation par le début ? (Miles s’inclina profondément.) Bonjour, je suis Lord Miles Vorkosigan de Barrayar. Milady, que puis-je pour votre service ? — Voleur !… La lumière se fit enfin en Miles. — Aaah. Ah non ! Je suis un Vorkosigan, milady, et non pas un voleur. Mais si je suis éventuellement le détenteur d’un bien volé, je suis peut-être bien un fourgue, osa-t-il judicieusement avancer. Un silence de plus en plus embarrassé s’installa. Peut-être ne comprenait-elle pas l’argoy. Miles enchaîna, un peu désespéré : — Auriez-vous… euh… par hasard perdu un objet ? Un engin électronique présentant la forme d’un bâton sur le manchon duquel est gravé un sceau portant des armoiries représentant un oiseau ? — Vous l’avez ! gémit-elle d’un ton atterré. — C’est-à-dire, pas sur moi ! — Mais vous l’avez encore, insista-t-elle d’une voix plus basse, rocailleuse, désespérée. Vous devez me le rendre. — Avec plaisir, si vous êtes capable de me prouver qu’il vous appartient. Loin de moi la prétention d’affirmer que cet objet est ma propriété. — Vous feriez cela… pour rien ? — Pour l’honneur de mon nom et… euh… je suis de la Séclmp. Je ferais presque n’importe quoi pour obtenir des informations. Donnez satisfaction à ma curiosité et l’affaire est faite ! — Vous voulez dire, murmura-t-elle d’un ton consterné, que vous ne savez même pas ce que c’est ? Le silence dura si longtemps cette fois-ci que Miles craignit que la vieille dame n’eût sombré dans le coma. Là musique du cortège parvenait faiblement jusque dans le pavillon. — Oh ! mer… euh, ah ! Ce fichu défilé va commencer et je suis censé m’y trouver presque dans les premiers rangs. Milady, comment vous contacter ? — Impossible. (Et d’une voix soudain essoufflée :) Moi aussi, il faut que je participe au cortège. Je vous ferai mander. Là-dessus, la bulle blanche se souleva et s’éloigna en flottant. — Où ? Quand ?… La musique dont le volume augmentait annonçait le signal de départ du cortège. — Pas un mot à propos de cela ! Miles parvint à esquisser une courbette à l’adresse du dos de la dame – mais était-ce son dos ? – qui s’éloignait et il retraversa en toute hâte le jardin en boitillant. Il avait l’affreux pressentiment que tous remarqueraient son retard. Quand il réapparut dans le hall de réception, il s’avéra que ses craintes étaient parfaitement justifiées. Une longue file avançait vers la sortie principale donnant vers les tours, et Vorob’yev au milieu de la légation barrayarane traînait en arrière, tout en jetant des regards anxieux à la ronde, créant ainsi un intervalle visible. Il repéra Miles et murmura : — Grouillez-vous, bon Dieu ! Miles clopina un peu plus rapidement, persuada que tous les regards étaient braqués sur lui. Ivan, l’air furibond, tendit le grand coffret à Miles dès qu’il fut arrivé. — Mais où diable étais-tu passé, aux toilettes ? Je t’y ai cherché… — Chut. Plus tard. Je viens d’avoir la plus bizarre… Miles se débattit avec la lourde boîte en bois d’érable et la tendit à bout de bras, comme l’imposait le rituel. Il s’efforça de traverser à grands pas une cour également pavée de jade sculpté et rattrapa la légation qui les précédait à l’instant où celle-ci atteignait la porte de l’une des hautes tours. Ils s’entassèrent tous en rangs d’oignons dans une rotonde retentissante d’échos. Miles repéra plusieurs bulles blanches au premier rang mais impossible de déterminer si l’une d’elles était celle de sa vieille Haute. Selon les règles de ce ballet orchestré avec minutie, tous les participants devaient faire avec lenteur le tour du catafalque puis, après une génuflexion, déposer leur présent selon une spirale dessinée en suivant l’ordre de naissance/fonction/piston, et enfin s’éclipser à la queue leu leu par les portes opposées donnant soit dans le Pavillon Nord (pour les aristocrates Hauts ou ghems) ou bien dans le Pavillon Est (pour les ambassadeurs galuctiques). Là, un repas de funérailles serait servi. Mais la progression régulière s’arrêta et la foule commença à s’entasser sous les immenses portes voûtées. De la rotonde funéraire ne parvenaient plus ni la musique à la fois solennelle et sourde, ni les piétinements feutrés, mais des éclats de voix étonnés. Des cris de plus en plus aigus de stupéfaction, suivis d’autres voix, très impérieuses, celles-ci. — Que se passe-t-il ? s’étonna Ivan qui se dévissait la nuque. Quelqu’un est-il tombé dans les pommes ou quoi ? Étant donné que le regard de Miles était arrêté par les épaules de l’homme qui le précédait, il ne pouvait guère fournir de réponse. Le cortège se remit soudain en marche dans un cahot. Une fois parvenu à hauteur de la rotonde, il fut détourné vers une porte située sur la gauche. Un ghem-capitaine se tenait au carrefour. Il dirigeait le trafic d’une voix basse en répétant inlassablement les mêmes instructions : « Veuillez garder vos présents et gagner directement l’allée extérieure menant au Pavillon Est, veuillez garder vos présents et gagner directement le Pavillon Est, tout sera réorganisé dans un instant, veuillez garder… » Au centre de la rotonde, l’Impératrice douairière dormait de son dernier sommeil sur un immense catafalque qui dominait toutes les têtes. Même dans la mort, les yeux des étrangers n’étaient pas autorisés à se poser sur l’Impératrice. Le cercueil était entouré d’une bulle de force, translucide. Seule l’ombre de l’auguste silhouette était visible au travers, comme vue de derrière une gaze. Un fantôme évanescent tout de blanc vêtu. Une rangée de gardes ghems empruntés à l’improviste aux satrapes qui défilaient à ce moment-là était alignée de part et d’autre du catafalque jusqu’aux deux murs. Miles ne comprenait plus rien. Ils ne peuvent quand même pas me massacrer ici devant tout le monde, hein ? Il fourra le coffret dans les mains d’Ivan et plongea sous le coude du ghem-capitaine qui tâchait vaille que vaille de chasser tous les participants par l’autre porte. Un sourire affable aux lèvres, mains grandes ouvertes, il se faufila entre deux autres gardes ghems stupéfaits, qui ne s’attendaient pas à un mouvement aussi grossier et impudent. De l’autre côté du catafalque, juste à la place réservée au premier présent devant être offert par le Haut-dignitaire de rang le plus élevé, gisait un cadavre. La gorge tranchée, il baignait dans une mare de sang qui s’élargissait sur le sol en malachite d’un vert chatoyant et qui imbibait sa livrée gris et blanc des serviteurs du palais. Un fin poignard à la poignée incrustée de pierreries était serré dans sa… dans la main crispée de… ça. Car ça était le terme adéquat pour décrire le cadavre. Une créature de forme humaine, asexuée, chauve et sans sourcils, âgée mais point frêle… Miles reconnut l’intrus qui avait surgi dans leur capsule privée, malgré l’absence de sa perruque blanche. Il eut l’impression que son propre cœur cessait de battre sous l’effet de la stupeur. Dans ce petit jeu, il y a quelqu’un qui vient de faire monter les enchères. Le ghem-officier du rang le plus élevé présent sur les lieux fondit sur Miles. Malgré les spirales peintes sur son visage, Miles remarqua son sourire figé, celui d’un homme obligé de demeurer courtois envers un individu qu’il aurait préféré de loin étendre sur le carreau. — Lord Vorkosigan, auriez-vous l’obligeance de rejoindre votre délégation ? — Mais naturellement. Ce pauvre gars, qui était-ce ? Le ghem-capitaine lui indiquait la sortie à petits gestes exacerbés de la main – le Cetagandan, bien sûr, n’était pas sot au point de poser la main sur lui – et Miles accepta docilement de débarrasser le plancher. À la fois soulagé, courroucé et paniqué, le ghem-capitaine fut si surpris qu’il commit l’imprudence de répondre : — Ba Lura, le doyen des serviteurs de Dame Céleste. Le Ba était à son service depuis soixante ans, au bas mot… Tout indique qu’il a souhaité la suivre dans la mort pour continuer de la servir. Mais quel geste vulgaire, de le faire ici… Le ghem-capitaine parvint à repousser Miles assez près du cortège de nouveau stoppé pour qu’Ivan le harponne de son long bras, le fasse rentrer dans le rang et le propulse vers l’avant d’un poing ferme collé dans ses reins. — Que se passe-t-il, sacrebleu ? siffla Ivan à l’oreille de Miles en se penchant par-dessus son épaule. Et où donc étiez-vous au moment du crime, Lord Vorkosigan ? À cela près que cet incident n’avait pas du tout l’air d’un crime mais d’un suicide en bonne et due forme. Effectué de la manière la plus archaïque qui fût. Moins de trente minutes auparavant. Pendant qu’il s’était absenté pour discuter avec la mystérieuse bulle blanche, qui pouvait aussi bien être que ne pas être Haute-Rian Degtiar, comment diable pourrait-il le savoir ? Le corridor tournait comme un manège mais Miles présuma que ce n’était que son cerveau. — Monseigneur, vous n’auriez pas dû sortir du rang ! le tança Vorob’yev d’un ton sévère. Et… à propos… qu’avez-vous vu ? La lèvre de Miles s’incurva mais il la remit droite. — L’un des plus anciens serviteurs ba de feu l’Impératrice douairière vient de se trancher la gorge au pied de son catafalque. J’ignorais que le sacrifice humain était de mode chez les Cetagandans. Officiellement, j’entends. Les lèvres de Vorob’yev s’arrondirent pour émettre un muet sifflement, puis esquissèrent un bref sourire aussitôt réprimé. — Comme c’est embarrassant pour eux, chuchota-t-il. Pour sauver cette cérémonie, ils vont devoir se décarcasser. En effet. Mais si cette créature était aussi loyale que cela, pourquoi avait-elle délibérément fait en sorte de créer à ses maîtres pareil embarras ? Vengeance posthume ? Il faut reconnaître qu’avec les Cetagandans, c’est la seule méthode sans danger… Le temps que le cortège achève son interminable ronde autour des gratte-ciel pour gagner le Pavillon Est, les jambes de Miles le rendaient fou de douleur. Les centaines de légations galactiques furent invitées à prendre place à table par une armada de serviteurs qui tous s’affairaient un peu plus rapidement que ne l’exigeait le protocole. Comme certains des cadeaux funéraires que portaient d’autres émissaires étaient encore plus volumineux que le coffret en bois d’érable des Barrayarans, installer cette foule fut plus long et plus difficile que prévu, d’autant plus qu’un grand nombre d’invités, à peine assis, sautaient à bas de leur fauteuil pour s’emparer d’un autre qui leur convenait mieux, au grand désespoir des serviteurs. Au fin fond des entrailles du bâtiment, Miles imagina un escadron de maîtres queux cetagandans sur les dents en train de faire assaut de jurons cetagandans plus fleuris et plus obscènes les uns que les autres. Miles repéra la délégation vervani installée à une distance d’environ un tiers de la salle. Il profita de la mêlée générale pour quitter discrètement le fauteuil qu’on lui avait attribué, zigzagua autour de plusieurs tables et essaya de glisser un mot à Mia Maz. — Bonjour, milady Maz, déclara-t-il en surgissant à son côté. Je dois vous parler… — Lord Vorkosigan ! J’ai essayé de vous contacter… Ils escamotèrent les formules de politesse. — Vous d’abord, fit-il en baissant brusquement la tête vers elle. — J’ai essayé de vous joindre un peu plus tôt à votre ambassade, mais vous étiez déjà parti… Que s’est-il passé dans la rotonde ? Avez-vous votre petite idée ? Pour que les Cetagandans modifient une cérémonie de cette importance en plein milieu… Du jamais vu. — Ils n’avaient pas vraiment le choix. Ma foi, je présume qu’ils auraient pu continuer en ignorant superbement la présence du cadavre – une procédure, à mon avis, qui aurait été beaucoup plus impressionnante – mais à l’évidence, ils ont décidé de faire le ménage d’abord. Une fois de plus, Miles donna ce qu’il commençait à subodorer être « la version officielle » du suicide du Ba Lura. Toutes les personnes proches buvaient ses paroles comme du petit-lait. Bah ! qu’importe ! De toute façon, les rumeurs les plus folles iraient bon train d’un instant à l’autre, peu importait ce qu’il divulguait ou ne divulguait pas. — Avez-vous fait quelque progrès concernant la petite devinette que je vous ai posée hier soir ? enchaîna Miles. Je… je crois que ce n’est ni l’heure ni le lieu d’en discuter, mais… — Oui, répondit Maz, et oui. Et pas non plus par le plus inviolable de tous les canaux de transmission holovid de cette planète, songea Miles. — Pourriez-vous faire un petit détour par l’ambassade barrayarane tout de suite après ceci ? Nous prendrions… le thé, ou je ne sais quoi. — Excellente idée, répondit Maz. La Vervani considéra Miles avec une soudaine lueur de curiosité dans ses prunelles noires. — J’ai à tout prix besoin d’une leçon d’étiquette, ajouta Miles pour les oreilles voisines. Un bref scintillement traversa les yeux de Maz. Amusement réprimé ? — C’est ce que j’ai ouï dire, Monseigneur, murmura-t-elle. — Par… (Il ravala le qui ? Vorob’yev, je le crains.) Tchao, fit-il à la place. Miles tambourina joyeusement des doigts sur la table et regagna sa place. Vorob’yev l’observa se rasseoir avec dans les yeux une lueur un rien menaçante. Lueur annonçant qu’il songeait sérieusement à passer bientôt une laisse autour du cou de ce jeune émissaire incapable de tenir en place, mais il se garda de tout commentaire à haute voix. Une fois que leurs estomacs eurent absorbé une vingtaine de mets exquis dont le nombre compensa le volume lilliputien, les Cetagandans s’étaient repris en main. Le Haut-majordome était apparemment de la trempe de ces chefs qui donnent la pleine mesure de leurs moyens lorsque a sonné la retraite, car il réussit à accomplir le petit exploit de remettre chacun dans le cortège selon l’ordre correspondant à son titre, bien que, maintenant, le cortège fût obligé de défiler à travers la rotonde dans le sens inverse. On sentait que le majordome se trancherait la gorge plus tard, dans le lieu approprié et selon le rituel adapté, et non pas en gâchant la besogne comme un écervelé. Miles posa le grand coffret en bois d’érable sur le sol en malachite, prolongeant ainsi le deuxième cercle de la spirale de plus en plus longue des présents funéraires, à environ un mètre de l’endroit où Ba Lura avait perdu son sang jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le sol parfaitement poli n’était même pas humide. Un médecin légiste de la Sécurité cetagandane avait-il eu le temps d’intervenir avant qu’on eût passé la serpillière ? Ou bien quelqu’un avait-il compté sur la destruction hâtive des preuves les plus subtiles ? Fichtre, comme j’aurais aimé être chargé moi-même de cette enquête. Les nacelles tendues de soie blanche attendaient les émissaires de l’autre côté du Pavillon Est pour les reconduire jusqu’aux grilles du Jardin Céleste. La cérémonie n’avait duré en tout et pour tout qu’une heure de trop par rapport au programme, mais la notion du temps de Miles s’était inversée depuis sa première vision fantaisiste de Xanadu comme le Pays des merveilles. Il avait bel et bien l’impression qu’une centaine d’années s’était écoulée mais dans l’enceinte du dôme et une matinée seulement dans le monde extérieur. La vive lumière de l’après-midi l’obligeait à plisser les yeux, cependant que le sergent-chauffeur de Vorob’yev faisait descendre l’aérocar de l’ambassade à hauteur de leur point de ramassage. Miles se laissa choir avec soulagement sur son siège confortable. Je crois qu’il va falloir couper ces maudites bottes pour les enlever, une fois que nous serons de retour chez nous. 4 — Tire, ordonna Miles. Il serra les dents. Ivan saisit la botte à hauteur de la cheville et du talon, appuya son genou contre l’extrémité du canapé sur lequel Miles était allongé et s’exécuta. — Ouille ! Ivan arrêta de tirer sur la botte. — Ça fait mal ? — Oui, mais continue, vingt dieux ! Ivan regarda à la ronde la suite de Miles. — Peut-être ferais-tu mieux de descendre à l’infirmerie de l’ambassade. — Plus tard. Je refuse que ce boucher qu’ils appellent un médecin dissèque mes plus belles bottes. Tire. Ivan se remit à la tâche et enfin la botte céda. Il l’examina et un lent sourire s’épanouit sur son visage. — Tu sais, jamais tu ne réussiras à retirer l’autre sans moi. — Et alors ? — Et alors… aboule. — Aboule quoi ? — Connaissant ton sens de l’humour, j’aurais cru que l’idée d’un petit cadavre en extra dans la chambre funéraire t’aurait amusé autant que Vorob’yev mais quand tu en es ressorti, on aurait cru que tu venais de voir le fantôme de ton grand-père. — Le Ba s’est tranché la gorge. Un spectacle répugnant. — Je croyais que tu avais vu des cadavres plus répugnants. Pour ça, oui ! Miles lorgna sa jambe encore bottée qui l’élançait méchamment et s’imagina en train de claudiquer le long des corridors de l’ambassade en quête d’un valet qui ne le fasse pas chanter. Inutile. Il lâcha un soupir. — Plus répugnants, oui, mais pas plus singuliers. Toi aussi, tu aurais réagi comme ça. Nous avons rencontré ce Ba hier, toi et moi. Tu t’es battu avec lui dans la capsule, cousin. Ivan jeta un coup d’œil au tiroir du bureau-console de com où était caché le mystérieux bâton et jura. — C’en est trop. Il faut avertir Vorob’yev. — Oui, si c’était le même Ba, s’empressa de faire remarquer Miles. Pour autant que je sache, les Cetagandans clonent leurs serviteurs par fournées et celui que nous avons vu hier était le jumeau du cadavre ou je ne sais quel autre clone. — Tu crois ? fit Ivan d’un ton hésitant. — Je n’en sais rien mais je sais comment le savoir. Accorde-moi encore un peu de temps avant de hisser le drapeau blanc, d’acc ? J’ai demandé à Mia Maz de l’ambassade vervani de venir me rendre visite, ici. Si tu m’accordes ce délai… je te laisse assister à l’entrevue. « Botte ! » ordonna Miles pendant que son cousin se demandait s’il se laisserait corrompre. D’un air légèrement absent, il se décida à retirer la botte. — D’acc, répondit-il enfin, mais après avoir parlé avec elle, nous mettons la Séclmp au courant. — Ivan, la Séclmp, c’est moi, aboya Miles. Trois années d’entraînement et de travail sur le terrain, petite tête ! Fais-moi la grâce de comprendre qu’il est possible que je sache ce que je suis en train de faire ! (Dieu que j’aimerais savoir ce que je suis en train de faire. L’intuition n’est rien d’autre que le traitement subconscient d’indices subliminaux, de cela, Miles en était convaincu, mais « je le sens jusque dans la moelle de mes os » ferait une bien piètre défense le jour où il aurait à répondre de ses actions… Comment peux-tu savoir quelque chose avant de le savoir, mon pote ?) Donne-moi une chance. Sans rien promettre, Ivan quitta la suite de Miles pour gagner la sienne et changer de tenue. Pieds nus, Miles se rendit en chancelant dans sa salle d’eau, avala encore plusieurs analgésiques, se dépouilla du grand uniforme de deuil de sa Maison et passa un survêtement noir. D’après les règles de l’étiquette communiquées par l’ambassade, il ne pourrait se mettre en survêt que dans sa propre suite. Ivan revint bien trop tôt. Il était à la fois désinvolte et soigné dans sa petite tenue verte mais avant qu’il n’eût le temps de poser des questions auxquelles Miles ne pouvait pas répondre ou encore d’exiger des justifications qu’il ne pouvait donner, la console de com carillonna. C’était l’huissier chargé d’accueillir les visiteurs, au rez-de-chaussée de l’ambassade. — Lord Vorkosigan, Mia Maz est ici, annonça l’officier. Elle dit avoir un rendez-vous avec vous. — Exact. Euh… Pouvez-vous la faire monter, je vous prie ? La Sécurité de l’ambassade avait-elle mis sa suite sur écoute ? Miles ne souhaitait pas éveiller l’attention en le demandant, mais ce n’était sûrement pas le cas. Si la Séclmp avait planqué des micros-espions, il aurait déjà subi un interrogatoire serré ou bien via Vorob’yev, ou bien directement. La Séclmp lui faisait la faveur d’un peu de vie privée dans son domaine personnel, du moins jusqu’à présent… mais certainement pas sur sa console de com. Toute communication avec l’extérieur dans ce bâtiment était enregistrée, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. L’huissier introduisit Maz peu après. Miles et Ivan s’empressèrent d’offrir à la Vervani un siège confortable. Elle avait également changé de tenue et arborait maintenant une combinaison sport moulante sur laquelle elle avait passé un trois-quarts, tenue de ville classique. Même à quarante ans et des poussières, sa silhouette s’accommodait fort bien de ce style. Miles se débarrassa de l’huissier en l’envoyant quérir du thé et, à la requête d’Ivan, du vin. Miles s’installa à l’autre extrémité du canapé et lança un sourire plein d’espoir à Mia Maz. Ivan fut ainsi obligé de se contenter d’un fauteuil placé un peu à l’écart. — Milady Maz, merci d’être venue. — Maz tout court, s’il vous plaît, sourit-elle en retour. Nous autres, les Vervani, n’utilisons pas ce genre de titres. Nous avons du mal à les prendre au sérieux. — Mais vous devez être douée pour garder votre sérieux, sinon vous ne seriez pas à Eta Ceta comme un poisson dans l’eau. — En effet, monseigneur. La fossette lui lança un clin d’œil. Mais oui, Vervain faisait partie de ces prétendues démocraties. Pas aussi fadas de l’égalitarisme à tout crin que les Betans, mais ce monde manifestait un net penchant culturel dans cette direction-là. — Ma mère se rangerait à votre avis, concéda Miles. Elle n’aurait vu aucune différence entre les deux cadavres dans la rotonde. Hormis leur façon d’en arriver là, naturellement. Je parie que ce suicide a été un événement inattendu et sortant de l’ordinaire. — Sans précédent, renchérit Maz, et si vous connaissiez les Cetagandans, vous sauriez la force que ce terme a pour eux. — Ainsi, les serviteurs cetagandans n’accompagnent pas systématiquement leurs maîtres dans la mort, à la manière d’un sacrifice païen ? — Je présume que Ba Lura était très proche de l’Impératrice, ayant été à son service pendant des lustres, fit remarquer la Vervani. Bien avant que vous et moi soyons nés. — Ivan se demandait si les Hauts clonaient leurs serviteurs. Ivan décocha un regard noir à Miles pour s’être ainsi servi de son nom, mais n’émit pas d’objection. — Les Ghems, parfois, oui, mais pas les Hauts, et jamais la Maison impériale. Chaque serviteur de cette Maison est considéré comme une œuvre d’art au même titre que tous les autres objets dont elle s’entoure. Tout dans le Jardin Céleste doit être unique, si possible fait main, et parfait. Cette règle s’applique également à leurs artefacts biologiques. Ils laissent la production de masse aux masses. Je ne sais si cela est une vertu ou un vice, mais dans un monde envahi par les réédités virtuelles, et leur reproduction à l’infini, cela est étrangement rafraîchissant. Ah ! si seulement les Hauts n’étaient pas aussi atrocement snobs à ce sujet. — À propos d’objets d’art, fit Miles, vous m’avez dit que vous aviez réussi plus ou moins à identifier mon symbole ? — En effet. (Le regard de Maz se fixa aussitôt sur Miles.) Où m’aviez-vous dit déjà l’avoir vu, Lord Vorkosigan ? — Je ne vous l’ai pas dit. Elle eut un sourire mi-figue, mi-raisin mais décida de ne pas ergoter sur ce point pour le moment. — C’est le sceau de la Crèche des Étoiles. Vraiment pas le genre de choses sur lequel risque de tomber un extraplanétaire tous les jours, d’après moi. Et pour vous préciser le fond de ma pensée, ni même quelque jour que ce soit. C’est tout ce qu’il y a de plus confidentiel. Noté. — Et de hautique ? — Suprêmement. — Et ah… euh… la Crèche des Étoiles, qu’est-ce au juste ? — Vous l’ignorez ?… Il est vrai que vous autres, avez passé toute votre vie à étudier Cetaganda du point de vue militaire. — Notre vie ! soupira Ivan. C’est plus ou moins exact. — La Crèche des Étoiles, c’est le nom secret de la banque des gènes de la race Haute. — Ah ! ça ! J’ai vaguement entendu parler de… Garderaient-ils un double d’eux-mêmes ? s’enquit Miles. — La Crèche des Étoiles est bien davantage que cela. Les Hauts ne traitent jamais directement les uns avec les autres pour unir un ovule et un spermatozoïde et déposer l’embryon qui en résulte dans un réplicateur utérin, comme le font normalement tous les parents. Chaque croisement génétique est négocié et un contrat signé entre les chefs des deux lignages génétiques. Les Cetagandans nomment ces lignages des constellations, mais je présume que vous, les Barrayarans, les nommeriez des clans. Ce contrat une fois établi doit être approuvé par l’Empereur, ou plus précisément, par la doyenne du lignage impérial, et contresigné du sceau de la Crèche des Étoiles. Depuis un demi-siècle, c’est-à-dire depuis le début du régime actuel, cette doyenne était Lisbet Degtiar, la mère de l’Empereur. Il ne s’agit pas non plus d’une simple formalité. Toute manipulation génétique – et les Hauts en sont friands – doit être soumise à l’examen du Comité des Généticiens de l’Impératrice, lequel donnera ou non son accord pour son insertion dans le génome Haut. Vous m’avez demandé si les femmes Hautes exerçaient un pouvoir. C’est l’Impératrice douairière qui a le droit de veto ou d’approbation finale sur chacune des naissances chez les Hauts. — Est-ce que l’Empereur a le droit d’outrepasser sa décision ? Maz eut une moue songeuse. — Franchement, je l’ignore. Les Hauts sont d’une discrétion totale à propos de ces choses-là. S’il se produit dans les coulisses des luttes de pouvoir, rien n’en filtre au-delà des grilles du Jardin Céleste. Mais une chose est certaine, jamais je n’ai entendu parler de ce genre de conflits. — Donc… Qui est la nouvelle doyenne ? Qui a hérité du sceau ? — Ah ! là, vous venez de mettre le doigt sur un point intéressant. (Maz s’échauffait.) Personne ne le sait, ou du moins, l’Empereur ne l’a pas annoncé publiquement. En principe, le sceau, c’est la mère de l’Empereur qui le détient, à condition qu’elle soit vivante ou bien la mère du prince héritier si la Douairière est décédée. Mais l’Empereur n’a pas encore choisi son héritier. Le sceau de la Crèche des Étoiles ainsi que tous les autres insignes impériaux seront remis à la nouvelle doyenne, lors de la clôture des rites funèbres. Donc, l’Empereur a encore dix jours pour prendre sa décision. J’imagine que cette décision accapare pour le moment toute l’attention des femmes Hautes. Tant que le transfert ne sera pas accompli, aucun nouveau contrat génétique ne pourra être approuvé. Miles réfléchit à la question. — Il a trois jeunes fils, n’est-ce pas ? Donc, il doit choisir l’une de leurs mères. — Pas forcément. Il peut également passer la main à une tante impériale du côté maternel, en intérim. Un coup timide frappé à la porte signala l’arrivée du thé. Les cuisines de l’ambassade barrayarane avaient ajouté de leur propre chef à la commande un plateau de petits-fours à trois tablettes, qui semblait superflu. Un cuistot avait manifestement bien appris sa leçon, car Maz murmura : « Oh ! mes préférés ! » Une main féminine rafla plusieurs petits-fours au chocolat extra-fin, malgré les ripailles impériales qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de digérer. Le valet servit le thé, ouvrit la bouteille de vin et se retira aussi discrètement qu’il était entré. Ivan porta sa coupe de cristal aux lèvres, puis demanda d’un ton intrigué : — Ainsi, les Hauts pratiquent-ils le mariage ? Un tel contrat génétique est bien l’équivalent d’un mariage, non ? — Eh bien… non. (Maz fit passer avec une gorgée de thé son troisième petit-four au chocolat.) Il existe plusieurs types de contrats. Le plus simple est destiné à un emploi unique du génome de l’intéressé. Un seul enfant est fabriqué, qui devient alors la… j’hésite à employer le mot… propriété… L’enfant, disons, est enregistré dans la constellation du géniteur, puis élevé dans la crèche de ladite constellation. Vous comprenez certainement que ces décisions ne relèvent pas des procréateurs. En réalité, les deux parents peuvent fort bien ne jamais se connaître. Ces contrats sont décidés au niveau le plus élevé, par les plus âgés et sans doute les plus sages de la constellation, qui visent ou bien à s’emparer d’un lignage génétique de bon aloi ou bien à fonder un beau croisement pour sa descendance. « À l’autre extrême, il existe un monopole à vie… voire même à plus longue échéance dans le cas des croisements impériaux. Lorsqu’une Haute est sélectionnée pour devenir la mère d’un héritier potentiel, le contrat est alors totalement exclusif. Elle ne doit jamais avoir participé au préalable à un contrat génétique, et jamais plus n’y sera autorisée, à moins que l’Empereur ne décide d’avoir plus d’un enfant d’elle. Ensuite, elle ira vivre dans le Jardin Céleste, dans son propre pavillon, pour le restant de ses jours. Miles fit une grimace. — Est-ce une récompense ou une punition ? — C’est le summum du pouvoir auquel une Haute puisse aspirer – la possibilité de devenir une Impératrice douairière, si son fils (et c’est toujours un fils) est un beau jour sélectionné pour succéder au père. Mais même être la mère d’un perdant, que ce soit un prince-aspirant ou un satrape, n’est pas une mauvaise affaire. Voilà pourquoi dans une culture aux apparences patriarcales, la descendance des Hautes-constellations connaît un surnombre de filles. Une tête de constellation – un chef de clan dans la terminologie barrayarane – ne peut devenir ni Empereur ni père d’un Empereur, quelles que soient les qualités dont brillent ses fils. Mais par l’intermédiaire de ses filles, il a une chance de devenir le grand-père d’un Empereur. Comme vous pouvez l’imaginer, nombre de faveurs retombent dans la constellation de l’Impératrice douairière. La constellation Degtiar ne pesait guère il y a cinquante ans. — Donc l’Empereur a des fils, réfléchissait Miles à haute voix, et tous les autres ne rêvent d’avoir que des filles. Mais ce n’est qu’une ou deux fois par siècle, lorsqu’un nouvel Empereur accède au trône, qu’on peut remporter le gros lot. — Grosso modo, c’est cela. — Mais… intervint Ivan d’un ton plaintif, le sexe, quand intervient-il dans tout ce micmac ? — Jamais, répondit Maz. — Jamais ! À l’air horrifié d’Ivan, Maz éclata de rire. — Rassurez-vous, les Hauts ont des relations sexuelles, mais ce n’est qu’un jeu purement social. Ils connaissent même des attachements sexuels durables que l’on pourrait presque qualifier de mariages… parfois. Rien d’officiel, allais-je dire, si ce n’est que le protocole de toutes ces unions instables est d’une complexité inouïe. Je crois que le terme que je cherchais est légal plutôt qu’officiel en raison du nombre incalculable de ces rituels. Et de surcroît, des rituels bizarres, mais vraiment bizarres d’après le peu que j’ai pu apprendre. Mais par chance, les Hautes sont tellement racistes qu’elles ne vont presque jamais s’encanailler en dehors de leur génome. Vous ne risquez donc pas personnellement de tomber dans ces pièges. — Ah ! fît Ivan, un rien déçu. Mais… si les Hautes ne se marient pas et fondent leur propre maisonnée, quand et comment sortent-elles de chez elles ? — Jamais. — Quoi ? Vous voulez dire qu’elles vivent à perpète avec, euh… leurs mères ? — Non, non, pas avec leurs mères, naturellement. Avec leurs aïeux ou bisaïeux. Mais les jeunes – c’est-à-dire toutes celles de moins de cinquante ans – vivent bel et bien comme des pensionnaires de leur constellation. Je me demande si ce n’est pas la raison pour laquelle autant de vieilles Hautes finissent comme des recluses. Elles vivent à l’écart parce que enfin, elles en ont la possibilité. — Mais… tous ces célèbres Ghems, généraux et autres, qui ont obtenu en récompense de leurs exploits une épouse Haute ? demanda Miles. Maz haussa les épaules. — Elles ne peuvent quand même pas toutes aspirer à devenir la mère d’un Empereur, n’est-ce pas ? En fait, je voudrais particulièrement attirer votre attention, Lord Vorkosigan, sur la question suivante : ne vous êtes-vous jamais demandé comment les Hauts, qui ne sont guère réputés pour leurs prouesses militaires, contrôlent les Ghems qui, eux, sont des foudres de guerre ? — Que si, que si ! Depuis que j’ai entendu parler de cette aristocratie cetagandane à deux étages complètement démente, je m’attends qu’elle s’effondre comme un château de cartes. Comment contrôler les armes avec… avec des concours d’art ? Comment Dieu est-ce possible que cette clique de rimailleurs parfumés que sont les seigneurs Hauts dirige toutes les formidables armées des Ghems comme autant de troupeaux de bisons ? Maz sourit. — Les seigneurs ghems nommeraient cela loyauté légitimement due à une civilisation et à une culture supérieures. La réalité est plus simple : dès qu’un Ghem devient une menace à cause de sa compétence ou de sa puissance, il est génétiquement coopté. Dans le système cetagandan, il n’est pas de plus grand honneur que de recevoir une épouse Haute par décret impérial. Tous les Ghems tirent la langue pour en obtenir une. C’est le fin du fin en termes de réussite sociale et politique. — Vous seriez en train de sous-entendre que les Hauts tiennent les Ghems en bride grâce à leurs épouses ? demanda Miles. Je veux dire, je suis sûr que ces demoiselles sont jolies et tout et tout, mais les ghems-généraux sont capables parfois de se conduire comme des ordures bardées d’acier si violentes… que je ne puis imaginer qu’un homme accédant si près du sommet de l’Empire cetagandan soit à ce point sensible dans ce domaine. — Ah ! si je connaissais le secret des Hautes à cet égard, soupira Maz, je le mettrais en flacon et le vendrais. Non, mieux… Je crois que je le garderais pour moi. Mais apparemment, la formule est efficace depuis plusieurs siècles. Certes, ce n’est pas la seule méthode qu’a l’Empire pour exercer sa souveraineté. Mais c’est celle qui est le moins généralement connue. Ce fait, à lui seul, est significatif à mon avis. Les Hauts sont vraiment subtils. — Et la… comment dire… fiancée Haute apporte-t-elle une dot ? demanda Miles. Maz sourit encore une fois et engloutit un autre petit-four au chocolat. — Lord Vorkosigan, vous avez encore une fois mis le doigt sur un point essentiel. Non, aucune dot. — J’aurais cru qu’étant donné l’opulence à laquelle ces dames sont accoutumées, celles-ci coûteraient assez cher. — Très cher. — Donc… Si jamais l’Empereur cetagandan désire affaiblir un sujet qui s’enrichit excessivement, il n’a qu’à le récompenser de plusieurs femmes Hautes pour le ruiner ? — Je… je ne crois pas que cela se passe de façon aussi visible. Mais disons que c’est la tactique générale. Monseigneur, vous êtes très perspicace. — Mais, intervint Ivan, comment une Haute qui au fond est remise en récompense comme une simple médaille ressent-elle cela, elle ? Heu… Si la plus grande ambition d’une Haute est de devenir un monopole impérial, cela doit être l’échec le plus cuisant qui soit. Être définitivement exclue du Haut-génome. Ses descendants ne pourront plus jamais épouser des Hauts, si j’ai bien compris ? — Oui, confirma Maz. Mais je crois que la psychologie qui sous-tend ce système est un rien singulière. D’abord, la nouvelle épousée Haute acquiert sur-le-champ un rang supérieur à toutes les autres femmes que le Ghem a pu acquérir. Ses enfants deviennent automatiquement les seuls héritiers de son mari. Cela risque de créer des tensions intéressantes dans la maisonnée. Surtout lorsque cette nouvelle acquisition a lieu, comme c’est le plus souvent le cas, à mi-parcours de sa vie, alors que ses autres associations matrimoniales sont déjà établies de longue date. — Ce doit être le cauchemar d’une dame gheme, rêvassait Ivan, qu’une Haute soit soudain donnée à son mari. Ne s’y opposent-elles jamais ? N’obligent-elles pas leur mari à refuser cet honneur ? — Apparemment, cela n’est pas un honneur qu’on puisse se permettre de refuser. — Hem. (Miles parvint mais avec difficulté à détourner son esprit de ce thème fascinant mais secondaire pour se concentrer sur ce qui le préoccupait davantage dans l’immédiat.) Le sceau de cette espèce de truc de la Crèche des Étoiles, je suppose que vous n’en avez pas une reproduction ? — En fait, j’ai apporté quelques vidéos, monseigneur. Avec votre autorisation, nous pourrons les passer sur votre console. Aaaah ! J’adore les femmes efficaces. Milady Maz, vous n’auriez pas une petite sœur ? — Je vous en prie, répondit Miles. Tous trois s’approchèrent de la console de com et Maz se lança dans un petit cours, avec illustrations à l’appui, sur les armoiries Hautes et les douzaines de différents sceaux impériaux. — Et ici, monseigneur… le sceau de la Crèche des Étoiles. Un cube transparent d’une quinzaine de centimètres de côté, avec sur sa face supérieure une représentation de l’oiseau gravée en rouge. Pas le mystérieux bâton. Miles poussa un soupir de soulagement. Depuis que Maz avait mentionné ce sceau, une peur s’était emparée de Miles à l’idée qu’Ivan et lui avaient pu chouraver par hasard un insigne impérial essentiel ; mais cette crainte s’atténuait peu à peu. Le bâton était certes une espèce de colifichet impérial. Il faudrait le rendre à qui de droit – de façon anonyme, de préférence –, mais au moins ce n’était pas… Maz fit passer la série suivante de documents. — Et cet objet-ci est la Grande Clef de la Crèche des Étoiles, que l’on remet avec le sceau. Ivan faillit s’étrangler avec son vin. Soudain saisi de faiblesse, Miles se retint au bureau-console et contempla fixement l’image de la Grande Clef, un sourire figé sur les lèvres. L’original se trouvait à quelques centimètres sous sa main, dans le tiroir. — Tiens donc… Et Mila… Maz, la Grande Clef de la Crèche des Étoiles, qu’est-ce que c’est, au juste ? réussit-il à demander dans un murmure. À quoi sert-elle ? — Je ne le sais pas vraiment. Je crois qu’à une époque lointaine, elle avait un rapport avec l’accès aux données des banques de gènes des Hauts, mais cet engin à présent ne peut avoir qu’une valeur cérémoniale. Enfin, voyons, il date de plusieurs siècles. Il doit être périmé. Nous l’espérons. Grâce à Dieu, il ne l’avait pas fait tomber. Pas encore. — Je vois. — Miles… balbutia Ivan. — Plus tard, siffla Miles du bout des lèvres. Je comprends ton inquiétude. Ivan lança un juron à son cousin en remuant uniquement les lèvres par-dessus la tête de Maz assise devant l’écran. Miles s’agrippa de nouveau à la console et singea une grimace de douleur des plus réalistes. — Un malaise, monseigneur ? s’enquit Maz qui avait aussitôt relevé les yeux sur lui. — J’ai bien peur que mes jambes ne me fassent encore des misères. Je crois qu’il vaudrait mieux que je retourne voir le médecin de l’ambassade après votre cours. — Peut-être préféreriez-vous que nous le continuions une autre fois ? — Ma foi… Pour être franc, je crois que j’ai eu toutes les leçons qu’il m’est possible d’assimiler en un seul après-midi. — Oh ! mais c’est qu’il y a encore une foule d’autres choses. La pâleur de Miles devait paraître assez authentique, car la Vervani s’empressa de se lever en déclarant : — Beaucoup trop pour une première leçon, cela est certain. Est-ce que vos blessures vous importunent beaucoup ? Je ne m’étais pas rendu compte que c’était aussi grave. Miles haussa les épaules, comme en signe de gêne. Après un chapelet de formules d’adieux réglementaires, ainsi que la ferme promesse de reprendre contact sous peu avec son institutrice vervani, Miles se déchargea sur son cousin de ses devoirs d’hôte et le laissa escorter Maz jusqu’au rez-de-chaussée. Ivan revint aussitôt, verrouilla la porte derrière lui et se retourna contre Miles : — Mais enfin, tu te rends compte dans quel panier de crabes nous sommes tombés ? Miles, assis devant la console de com, relisait la description officielle, mais tout à fait insuffisante, de la Grande Clef dont l’image flottait devant ses yeux, au-dessus de la plaque vidéo, comme pour le hanter ! — Oui. Mais je sais également comment nous en sortir. Et toi, le sais-tu ? Réponse qui réduisit Ivan au silence. — Miles, que sais-tu d’autre que moi j’ignore ? reprit-il. — Si tu me laisses faire, je crois que je pourrais rendre cette babiole à son légitime propriétaire à l’insu de tous. — Selon Maz, le légitime propriétaire, c’est l’Empereur cetagandan. — Exact, mais en dernier ressort. À sa légitime gardienne, si tu préfères. Et sa gardienne, si j’ai correctement décrypté les signes, est aussi embêtée de l’avoir perdue que nous de l’avoir trouvée. Si je réussis à la lui rendre discrètement, je ne pense pas qu’elle ira crier sur tous les toits comment elle l’a perdue. Mais… je me demande bien comment elle l’a perdue, n’empêche. Un détail ne collait pas, Miles le ressentait de façon subconsciente. — Nous avons agressé un serviteur impérial, voilà comment elle l’a perdue ! — Oui, mais que foutait Ba Lura avec ce truc sur une station orbitale de transfert ? Voilà la question principale. Pourquoi avait-il mis hors service les caméras de sécurité du quai d’amarrage ? — Lura emportait la Grande Clef quelque part, patate ! À la Grande Serrure, pour autant que je sache. (Ivan tournait autour de la console.) Donc, ce pauvre zigoto s’est tranché la gorge le lendemain matin parce qu’il avait tout perdu : le bien dont il avait la charge, la confiance de ses maîtres… Tout cela, grâce à nous… Fichtre, Miles, j’ai l’impression que nous avons tué ce vieux type. Et il ne nous a fait aucun mal, il a juste rappliqué à toute blinde au mauvais endroit et a eu la mauvaise fortune de nous donner les chocottes. — Est-ce ainsi que cela s’est passé ? murmura Miles. Vraiment ?… (Est-ce la raison pour laquelle je tiens coûte que coûte à ce que la véritable histoire soit quelque chose d’autre, n’importe quoi d’autre ? Le scénario se tenait. Le vieux Ba chargé de transporter le précieux objet se fait voler la Grande Clef par des barbares extraplanétaires, avoue sa honte à sa maîtresse et se tue pour expier son crime. Radical. Miles en était malade.) Donc… si la Clef est tellement importante, pourquoi le Ba ne voyageait-il pas escorté par une escouade de gardes impériaux ghems ? — Ah ! Seigneur ! Comme j’aurais préféré ça. Un coup ferme fut frappé à la porte de Miles. Il s’empressa d’éteindre la console de com et déverrouilla la porte. — Entrez ! L’ambassadeur Vorob’yev entra et leur adressa un salut de la tête qui n’était qu’à demi cordial. Il tenait dans une main une liasse de feuillets parfumés aux tons pastel. — Bonjour, messeigneurs. Avez-vous trouvé utile le cours de Maz ? — Oui, monsieur, répondit Miles. — Bien. C’est ce que j’avais pensé. Elle est excellente. (Vorob’yev brandit les feuillets.) Pendant votre cours, cette invitation est arrivée pour vous deux, de la part de Lord Yenaro. Accompagnée de ses profondes excuses pour l’incident de la nuit dernière. La Sécurité de l’ambassade a ouvert l’invitation, l’a scannée et a procédé à son analyse chimique. Ils ont conclu que les esters organiques étaient inoffensifs. (Après cette rassurante explication, il tendit l’invitation à Miles.) Vous êtes libre d’accepter ou de refuser. Mais si vous êtes d’avis que le fâcheux effet secondaire du champ magnétique de la sculpture n’était qu’un accident, votre présence serait une bonne chose. Cela signifiera que vous acceptez ses excuses et l’honneur sera sauf pour les deux parties. — Oh, nous irons, pour sûr. (Les excuses et l’invitation étaient calligraphiées à la main dans le plus beau style cetagandan.) Mais je garderai l’œil ouvert. Ah… Le colonel Vorreedi ne devait-il pas revenir aujourd’hui ? L’ambassadeur fit une grimace. — Il se heurte à d’assommantes complications. Mais en raison du singulier incident qui s’est produit à l’ambassade marilacane, j’ai envoyé un subalterne pour le remplacer. Vorreedi devrait être de retour demain. Peut-être… souhaitez-vous un garde du corps ? Pas de façon visible, cela va de soi, car cela serait considéré comme un affront. — Euh…. Nous aurons un chauffeur, non ? Que ce soit l’un de vos hommes exercés, qu’il ait du renfort prêt à répondre à tout appel. Donnez-nous à chacun une ligne de com et qu’il nous attende dans les parages. — Très bien, Lord Vorkosigan. Je prendrai ces dispositions. (Vorob’yev opina du chef.) Et… à propos de l’incident qui a eu lieu dans la rotonde un peu plus tôt aujourd’hui… Le cœur de Miles s’affola. — Oui ? — S’il vous plaît, Lord Vorkosigan, ne sortez plus du rang de cette manière. — Avez-vous reçu des plaintes ? De qui ? — On apprend à interpréter certains regards chagrines. Les Cetagandans considéreraient comme discourtois de protester… mais si ce genre d’incident désagréable se reproduisait trop souvent, ils ne considéreraient pas comme discourtois d’exercer des représailles obscures et indirectes. Vous deux, vous allez repartir dans dix jours, mais moi, je reste ici. S’il vous plaît, ne rendez pas mon boulot plus difficile qu’il ne l’est déjà. Vu ? — Compris, monsieur, répondit Miles d’un ton enjoué. Ivan avait l’air profondément préoccupé. Allait-il lâcher le morceau à Vorob’yev ? Pas encore, manifestement, puisque l’ambassadeur repartit avec un petit geste d’adieu sans qu’Ivan se fût jeté à ses pieds. — Un garde du corps dans les parages, se plaignit Ivan dès que la porte fut reverrouillée, ce n’est pas vraiment rassurant. — Ah ! ah ! Tu commences à voir les choses du même œil que moi. Mais si nous nous rendons chez Yenaro, je ne pourrai éviter les risques. Il faudra que je mange, que je boive et que je respire… autant d’activités susceptibles de permettre une attaque contre laquelle un garde armé n’est guère une défense. De toute façon, ma meilleure défense réside dans le fait que, si quelque chose de grave arrivait à un délégué galactique lors des funérailles de l’auguste mère de l’Empereur cetagandan, cela représenterait un grave affront pour lui. Je te prédis que, si jamais un autre incident a lieu, il sera aussi subtil que le premier mais pas fatal. Et aussi exaspérant. — Ah oui ? Alors qu’il s’est déjà produit un incident fatal ? (Ivan s’enferma dans un long silence.) Penses-tu… que tous ces incidents seraient liés ? (D’un signe de tête, Ivan désigna les feuillets parfumés que Miles tenait toujours à la main, ainsi que le tiroir du bureau-console.) Je t’avoue que je ne saisis pas comment. — Penses-tu, toi, que ce ne seraient que de simples coïncidences sans relation entre elles ? — Hum. (Sourcils froncés, Ivan réfléchit à la question.) Alors, dis-moi, demanda-t-il finalement en désignant encore une fois le tiroir, comment as-tu l’intention de te débarrasser du godemiché de l’Impératrice ? Miles se mordilla la lèvre pour ne pas sourire à la formulation des plus diplomatiques de son cousin. — Je ne peux pas te le dire. (Pour la simple raison que je ne le sais toujours pas moi-même. Mais Haute-Rian Degtiar doit chercher désespérément un moyen en ce moment même. Il tapota, comme l’esprit ailleurs, son œil d’Horus en argent, l’insigne de la Séclmp.) La réputation d’une Haute-Lady est en jeu. Les yeux d’Ivan se plissèrent en signe de dédain à cette allusion limpide à sa propre façon de mener ses petites affaires personnelles. — Foutaises. Es-tu en mission secrète pour Simon Illyan ? — En ce cas, je ne pourrais pas te le dire non plus, n’est-ce pas ? — Je n’en sais fichtre rien ! Ivan fixa encore un moment son cousin d’un air frustré, puis haussa les épaules. — Bof ! Ce sont tes funérailles, après tout. 5 — Arrêtez-vous ici, ordonna Miles au chauffeur de la voiture. Le véhicule se gara doucement le long du trottoir et avec un soupir de ses ventilateurs se posa sur le sol. Miles examina dans la lumière crépusculaire la disposition de la demeure de Lord Yenaro, qui était située dans un quartier périphérique. Il chercha à faire concorder la réalité visuelle avec le plan qu’il avait étudié à son ambassade. Les barrières qui entouraient le domaine, les murs sinueux, ainsi que le camouflage fourni par le jardin avaient l’air plus symboliques qu’efficaces. L’endroit n’avait pas été conçu pour servir de forteresse de quoi que ce soit sinon le privilège. Les étages supérieurs du manoir tarabiscoté scintillaient entre les arbres, mais ces lumières étaient davantage repliées vers l’intérieur que tournées vers l’extérieur. — Contrôle des lignes-com, messeigneurs ? s’enquit le chauffeur. Miles et Ivan sortirent tous les deux leur petit appareil de leur poche et tapèrent les codes. — Parfait, messeigneurs. — Nos renforts ? s’enquit Miles. — Trois unités à portée d’appel. — J’espère qu’on a inclus un medico. — Dans le naviplane qui est muni de tout l’équipement de premiers soins. Je peux le faire atterrir dans la cour de Lord Yenaro en quarante-cinq secondes. — Cela devrait suffire. Je ne m’attends pas à un assaut de front. Mais je ne serais pas surpris d’assister à un autre petit « accident »… Nous irons à pied maintenant. Je veux prendre le pouls de ces lieux. — Bien, monseigneur. Le chauffeur fit coulisser le toit transparent, et Miles et Ivan descendirent de la voiture. — Est-ce cela qu’on appelle « sauver les apparences malgré sa pauvreté » ? s’enquit Ivan en promenant son regard à la ronde, tandis qu’ils franchissaient les grilles ouvertes et non gardées, et remontaient l’allée à la courbe gracieuse menant aux portes du manoir de Yenaro. Eh oui. Le style peut varier mais le parfum de la décadence aristocratique est, lui, universel. Partout, on remarquait de petits signes de négligence : grilles par endroits non réparées, murs négligés, une broussaille envahissante, et à première vue, les trois quarts de la demeure plongés dans l’obscurité et condamnés. — Vorob’yev a demandé au bureau de la Séclmp de l’ambassade de se renseigner sur les antécédents de Yenaro, annonça Miles. Son grand-père, le ghem-général dont la carrière a tourné court, lui a laissé ce manoir en héritage mais sans un dollar betan pour l’entretenir, ayant flambé tout son capital lors de sa vieillesse interminable et sans doute rongée par l’amertume. Depuis quatre ans, Yenaro en est l’unique propriétaire. Il fréquente toute une faune artistique de jeunes et oisifs gentillâtres ghems. Donc, jusqu’à présent, sa version se tient. Mais le gadget de l’ambassade marilacane était la première sculpture que Yenaro ait produite, à leur connaissance. Singulièrement perfectionné pour un premier essai, tu ne trouves pas ? — Si tu es vraiment convaincu qu’il s’agissait d’un piège, pourquoi t’escrimes-tu à tâcher de tomber dans le suivant ? — Ivan, qui ne risque rien n’a rien. — Mais qu’espères-tu obtenir ? — La vérité. La beauté. Que sais-je ? La Sécurité de l’ambassade est également en train de se renseigner sur les ouvriers qui ont construit la sculpture. Je m’attends à d’intéressantes révélations de ce côté-là. Miles pouvait faire appel, au moins à ce niveau, à l’appareil de la Séclmp. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser sans cesse au bâton à présent dissimulé dans la poche intérieure de sa tunique. Il avait porté en secret toute la journée la Grande Clef, pendant une visite guidée de la capitale et une représentation interminable de danse classique donnée en matinée par une troupe cetagandane. Cette petite distraction avait été imposée par décret impérial aux envoyés extraplanétaires. Mais Haute-Rian Degtiar ne l’avait pas recontacté comme elle l’avait promis. S’il n’entendait plus parler de cette dame Haute d’ici le lendemain… D’un côté, Miles se mettait à regretter de plus en plus de ne pas avoir mis au courant les sous-fifres locaux de la Séclmp dès le premier jour. Mais en ce cas, on lui aurait aussitôt lié les mains. Les décisions auraient été prises à un niveau bien plus élevé, hors de son contrôle. La couche de glace est mince et pour le moment, je refuse qu’un plus lourd que moi se promène dessus. Alors qu’ils approchaient, un serviteur apparut sur le seuil et les escorta dans un vestibule à l’éclairage tamisé où ils furent accueillis par leur hôte. Yenaro arborait la même robe noire que lors de la réception à l’ambassade marilacane. Ivan était parfait dans sa petite tenue verte. Miles avait choisi la grande tenue de deuil de sa Maison pour son côté très officiel. Il ne savait trop comment Yenaro allait interpréter le message. Comme un honneur ou bien un rappel de l’incident : L’envoyé officiel, c’est moi. Ou encore une mise en garde : Ne marche pas sur mes plates-bandes. En tout cas, il était certain que cette nuance-là n’échapperait pas à son hôte. Yenaro regarda les bottes noires de Miles. — Et vos jambes. Lord Vorkosigan, vont-elles mieux ? s’enquit-il d’un ton anxieux. — Beaucoup mieux, merci. (Miles lança en retour un sourire crispé.) Je survivrai. — À la bonne heure ! Le seigneur ghem, qui dépassait Miles de plusieurs têtes, les conduisit en leur faisant contourner plusieurs recoins et descendre une petite volée de marches. Ils parvinrent dans une salle en hémicycle qui se lovait autour d’une presqu’île de verdure, à croire que le manoir subissait une invasion botanique. L’ameublement hétéroclite donnait à penser qu’il s’agissait d’objets que Yenaro possédait déjà avant l’héritage et non pas acquis à dessein. Mais il s’en dégageait une agréable atmosphère de garçonnière cossue. L’éclairage de la pièce était également tamisé afin de dissimuler la pauvreté des lieux. Une douzaine de spécimens ghems étaient déjà présents. Ils bavardaient, un verre à la main. Les hommes dépassaient en nombre les femmes. Deux seulement arboraient leur peinture faciale complète, la plupart le simple petit décalque sur une joue, à la mode chez les jeunes, et quelques extrémistes rien du tout au-dessus de la nuque, hormis un discret maquillage des yeux. Yenaro présenta à tous ses amis ses deux exotiques barrayarans. Miles n’avait ni étudié ni entendu parler d’aucun des Ghems présents, bien qu’un jeune fat prétendît avoir un grand-oncle membre de l’état-major cetagandan. D’un brûleur à parfums fixé sur un support cylindrique placé près des portes du jardin s’échappait un filet de fumée. L’un des Ghems fit halte pour inhaler profondément. — Excellent, approuva-t-il à l’adresse de son hôte. Ton mélange ? — En effet, merci, fit Yenaro. — Un mélange de parfums ? s’enquit Ivan. — Et un petit extra. Ce mélange contient un léger euphorisant approprié à cette soirée. Mais, Lord Vorkosigan, vous n’apprécierez peut-être pas. Miles eut un sourire forcé. De la drogue, pensa Miles… drogues, poisons. Ce type, quel était son degré de compétence en chimie organique ? — Sans doute pas, en effet. Mais j’aimerais visiter votre laboratoire. — Vraiment ? Dans ce cas, je vous y emmènerai. La majorité de mes amis se moquent éperdument des aspects techniques de mon travail. Il n’y a que les résultats qui les intéressent. Une jeune femme qui avait suivi la conversation s’approcha du petit groupe et tapota Yenaro sur le bras avec un ongle d’une longueur inouïe et sur lequel miroitait un dessin. — Eh oui, cher Yenni, les résultats. Vous m’en aviez promis un, si vous avez bonne mémoire ? Ce n’était pas la plus belle Gheme que Miles avait vue, mais elle était cependant charmante dans ses robes vert jade froufroutantes, avec sa chevelure blonde retenue dans la nuque par un clip et dont les boucles tombaient gracieusement sur ses épaules. — Et je tiens mes promesses, affirma Yenaro. Lord Vorkosigan, peut-être aimeriez-vous nous accompagner en haut ? — Mais avec plaisir. — Je reste ici pour faire de nouvelles connaissances, annonça Ivan avec une petite courbette. Les deux plus grandes et plus époustouflantes Ghemes de l’assistance, une blonde tout en jambes et une rousse flamboyante, papotaient à l’autre bout du salon. Ivan réussit à établir du regard un contact avec les deux jouvencelles qui en retour lui dédièrent des sourires pleins de promesses. Miles adressa une petite et silencieuse prière à l’ange gardien des idiots, des amoureux et des fous, puis tourna les talons pour emboîter le pas à Yenaro et à sa pétitionnaire. Le laboratoire de chimie organique de Yenaro se trouvait en fait dans un autre bâtiment. Ils traversèrent le jardin et les lumières s’enclenchèrent automatiquement alors qu’ils s’en approchaient. Le laboratoire qui occupait une grande chambre tout en longueur située au premier étage possédait un équipement impressionnant. Une partie de l’argent qui ne servait pas aux réparations du manoir atterrissait ici, c’était évident. Miles fit le tour des paillasses de laboratoire, jeta un coup d’œil aux analyseurs moléculaires et aux ordinateurs, pendant que Yenaro farfouillait parmi une rangée de petits flacons, en quête du parfum promis. Toutes les matières premières étaient impeccablement rangées selon leur groupe chimique, preuve d’une profonde connaissance et d’un amour pointilleux du sujet de la part du propriétaire. — Qui vous aide ici ? s’enquit Miles. — Personne. Je ne supporte pas d’avoir quelqu’un entre mes pattes. Les assistants modifient toujours dans mon dos mes rangements qui parfois m’inspirent pour mes mélanges. Il ne s’agit pas que de science, vous savez. En effet. Il suffit à Miles de deux ou trois questions pour que Yenaro se lance avec flamme dans une explication à n’en plus finir sur le secret de fabrication du parfum de cette dame. Celle-ci l’écouta un moment, puis s’éloigna pour aller flairer les flacons expérimentaux jusqu’à ce que Yenaro, un sourire peiné aux lèvres, les sauve de sa curiosité. Yenaro était un grand expert, en vérité. N’importe quelle entreprise de produits cosmétiques l’aurait engagé sans hésiter dans son département de Recherche & Développement. Un et un font deux. Comment faire concorder cette donnée avec l’homme qui avait proclamé que « les mains, on les engage » ? Impossible, conclut Miles avec une secrète satisfaction. Yenaro était indiscutablement un artiste, mais un artiste des esters. Et non point un sculpteur. C’était un autre qui avait apporté son indéniable savoir-faire pour fabriquer la fontaine. Et était-ce le même qui avait fourni les renseignements techniques sur ses faiblesses personnelles ? Nommons-le… Lord X. Et que savait-on au sujet de Lord X ? Primo : il avait accès aux rapports les plus détaillés de la Sécurité cetagandane concernant les Barrayarans ayant une importance soit militaire soit politique… et leurs fils. Secundo : l’oiseau avait un esprit subtil. Tertio… pas de tertio pour l’instant. Pas encore. Quand ils rejoignirent la party, Ivan était pris en tenaille sur un canapé entre les deux dames ghemes et les distrayait… ou du moins, elles l’encourageaient par leurs éclats de rire. Ces deux jeunes femmes étaient d’une beauté égale à celle de Lady Gelle et la blonde aurait fort bien pu être sa sœur. Mais la rousse était encore plus attirante avec sa cascade de boucles feu qui tombaient sur ses épaules, son nez parfait, et ses lèvres, des lèvres qu’on aurait… Miles coupa court à ses pensées. Aucune ghem-Lady n’allait l’inviter à découvrir ses rêves secrets. Yenaro s’absenta un bref instant pour surveiller son serviteur – il semblait n’en avoir qu’un seul – et hâter une nouvelle livraison de mets et de boissons. Il revint avec un carafon transparent rempli d’un breuvage rouge pâle. — Lord Vorpatril, fit-il en désignant Ivan de la tête, je crois que vous êtes un fin connaisseur en vins. Goûtez donc à celui-ci. Miles fut aussitôt sur le qui-vive, son rythme cardiaque s’accéléra. Yenaro n’était peut-être pas un assassin-sculpteur mais il ferait certainement un grand empoisonneur. Yenaro remplit trois petites coupes posées sur un plateau en bois laqué et tendit le plateau à Ivan. — Merci, fit ce dernier en prenant une coupe au hasard. — Oh ! de l’aie zlati, murmura l’un des plus jeunes ghemichons. Yenaro tendit le plateau à Miles et prit la troisième coupe. Ivan sirota une gorgée et arqua les sourcils en signe d’admiration et de surprise. Miles observa attentivement Yenaro afin de savoir s’il avalait bel et bien sa gorgée. Oui. Cinq méthodes diverses pour offrir une boisson mortelle sous le couvert de la présente manœuvre, et toutes avec la certitude absolue que la victime prendrait la bonne coupe, traversèrent aussitôt l’esprit de Miles. Et parmi les cinq, la méthode de l’hôte qui boit l’antidote à l’avance. Mais s’il se laissait aller à une paranoïa aussi intense, il n’aurait pas fallu venir ici. Cela dit, il n’avait jusqu’à présent rien mangé ni bu. Alors que vas-tu faire ? D’abord attendre pour voir si Ivan va s’effondrer et ensuite goûter à ton tour ce breuvage ? Yenaro, cette fois-ci, évita d’avouer aux deux femmes qui enveloppaient Ivan le secret de sa répugnante naissance par les voies naturelles. Bigre ! Peut-être que l’accident de la fontaine en était bel et bien un, que ce type était sacrément enquiquiné et qu’il faisait tout son possible pour le faire oublier. Néanmoins, Miles contourna le canapé dans le but d’examiner de plus près la coupe d’Ivan par-dessus son épaule. Ivan en était au stade du test classique « J’étends seulement le bras sur le dossier du canapé » donné à la rousse assise sur sa droite afin de savoir si elle allait s’écarter un peu ou au contraire l’inviter à un contact physique plus accentué. Ivan tourna vivement la tête et repoussa son cousin au moyen d’un sourire hilare. — Amuse-toi, Miles, chuchota-t-il. Relax. Cesse de jouer les pots de colle. Miles répondit par une grimace désapprouvant cette tentative d’humour et s’éloigna sans bruit. Ma foi, il y a des gens qui refusent à tout prix d’être sauvés. Miles décida plutôt d’engager la conversation avec quelques-uns des amis de Yenaro, en particulier le petit groupe de la gent masculine qui s’était agglutiné à l’autre bout de la salle. Il n’eut aucun mal à les faire parler d’eux-mêmes. Ils ne semblaient pas capables de s’entretenir d’autre chose. Quarante minutes de vaillants efforts à pratiquer l’art de la conversation convainquirent Miles que la majorité des amis de Yenaro avait le cerveau d’une sauterelle. Le seul domaine où ils étaient experts se réduisait à rivaliser de commérages spirituels à propos de la vie privée de leurs compatriotes tout aussi oisifs qu’eux : fringues, multiples affaires sentimentales et leur mauvaise gestion, sports – en spectateurs exclusivement, et surtout à cause de leurs paris sur les résultats – et le dernier cri en matière de rêves tactiles et autres réalités virtuelles couramment trouvés dans le commerce, plus spécialement ceux à contenu érotique. Ces activités coupées du monde réel accaparaient presque tout l’emploi du temps de ces jeunes foutriquets. Pas un qui n’émît un commentaire intéressant dans le domaine politique ou militaire. Diable ! Même Ivan possédait davantage de ressources intellectuelles. Tout cela était un rien déprimant. Les amis de Yenaro n’étaient que des exclus, des bons à rien désaxés. Aucun d’entre eux ne se serait passionné pour une carrière militaire ou civile. Leur avenir était bouché. Même les arts n’eurent droit qu’à un chouïa de commentaires. Ce n’étaient que des consommateurs de rêves tactiles, et non pas des producteurs. Tout bien réfléchi, il valait sans doute mieux que ces cervelles vides ignorent la politique. C’était le genre de types capables de vous déclencher une révolution mais pas le moins du monde fichus de la terminer, leurs idéaux minés dès le départ par leur nullité. Miles avait rencontré des jeunes gens semblables parmi les Vors, des troisième ou quatrième fils qui, pour quelque raison que ce soit, n’avaient pu réussir à se lancer dans la carrière militaire traditionnelle et qui vivaient aux crochets de leur famille, mais ceux-là, du moins, pouvaient espérer un changement de statut à mi-parcours de leur existence. Mais compte tenu de l’espérance de vie moyenne des Ghems, la possibilité de monter dans la hiérarchie sociale par voie d’héritage ne se produirait que dans quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans pour la plupart de la bande à Yenaro. Ce n’était pas qu’ils fussent congénitalement stupides, non – leurs gènes ne le permettaient pas –, mais leurs esprits étaient limités à un horizon artificiel. Malgré leurs grands airs d’hommes à l’existence trépidante, tournée vers l’avenir, ils étaient vissés sur place. Des congelés. Miles en frissonna presque. Il décida ensuite de tâter le terrain auprès des femmes, si jamais Ivan lui en avait laissé une. Il prit courtoisement congé du groupe de ces jeunes bornés, sous prétexte d’aller se servir une boisson – il aurait pu tout aussi bien s’éclipser sans donner aucune explication, l’invité le plus atypique et le plus court de taille de Yenaro ne les intéressant pas davantage que leur première chemise. Miles se remplit lui-même une coupe en puisant à la louche dans une sorte de vasque où tous les invités venaient se ravitailler et porta la coupe à ses lèvres sans avaler une seule goutte. Levant les yeux, il découvrit qu’il était l’objet de l’attention d’une femme un peu plus âgée que lui. Elle était arrivée tard à la soirée en compagnie de deux amis et jusqu’à présent s’était tranquillement tenue en marge de cette assemblée. Elle lui sourit. Miles sourit en retour, contourna le buffet pour se glisser à son côté, cherchant une formule adéquate pour entamer la conversation. Mais ce fut elle qui prit les devants. — Lord Vorkosigan, accepteriez-vous de vous promener avec moi dans le jardin ? — Ma foi… naturellement. Le jardin de Lord Yenaro vaut-il le coup d’œil ? Dans le noir ? — Je crois qu’il vous intéressera. Le sourire s’effaça du visage de la femme dès qu’elle eut tourné le dos à la salle et une expression de sombre détermination le remplaça. Miles tapota sa com qui se trouvait dans la poche de son pantalon et s’éloigna dans le sillage parfumé des robes de l’inconnue. Une fois hors de vue des portes vitrées de la salle, elle accéléra le pas. Elle ne prononça plus un mot. Miles claudiquait derrière elle. Ils arrivèrent devant une grille en fer émaillé rouge et au linteau carré. Miles ne fut pas surpris de trouver là, les attendant, une silhouette légère, androgyne, dont le crâne chauve était protégé de la rosée nocturne par le capuchon noir de sa robe. — Le Ba vous escortera pour le restant du chemin, annonça la femme. — Du chemin qui mène où ? — Pas très loin, fit le Ba d’une voix douce d’alto. — Soit ! Avec une grande prudence, Miles sortit la com de sa poche et souffla : — Base. Je sors de la résidence de Yenaro pour un moment. Suivez-moi à la trace mais ne m’interrompez pas à moins que je n’appelle. — Oui, monseigneur, répondit le chauffeur d’un ton dubitatif. Où allez-vous ? — Je vais… faire un petit tour avec une dame. Souhaitez-moi bonne chance. — Oh ! (Et d’un ton plus amusé, moins dubitatif, le chauffeur déclara :) Bonne chance, monseigneur. — Merci. (Miles coupa la ligne.) Parfait ! La femme s’installa sur un banc un rien bancal et replia ses robes autour d’elle comme si elle se préparait à une longue attente. Miles suivit le Ba hors des grilles, puis à travers un autre domaine et enfin dans une ravine boisée. Le Ba produisit une lampe de poche pour éviter les chutes sur la rocaille et les racines, éclairant poliment le terrain juste devant les bottes rutilantes de Miles qui ne brilleraient plus s’ils continuaient longtemps ainsi… Ils émergèrent de la ravine pour se retrouver au fond d’une autre propriété encore plus délabrée que celle de Yenaro. Une masse sombre se profilait entre les arbres. Une demeure inhabitée ? Mais ils bifurquèrent sur la droite pour rejoindre un sentier envahi par les broussailles, le Ba s’arrêtant pour écarter de Miles les branches humides. Ils redescendirent en direction d’un ruisseau. Ils débouchèrent alors dans une vaste clairière où se tenait un petit pavillon en bois : à l’évidence, l’ancien rendez-vous favori de quelque seigneur ghem pour ses petits pique-niques impromptus. Des lentilles d’eau envahissaient un étang d’où pointaient quelques tristes iris. Ils traversèrent l’étang par un petit pont arqué qui craqua de si alarmante façon que Miles fut pour une fois heureux de ne pas être plus grand. Une faible lueur dont l’opalescence lui était familière émanait du pavillon par les croisées masquées de lierre. Pour se rassurer, Miles toucha la Grande Clef cachée dans sa tunique. Et voilà. Nous y sommes. Le serviteur ba écarta des buissons et d’un geste invita Miles à entrer, puis alla monter la garde près du pont. Sur le qui-vive, Miles pénétra dans la petite bâtisse qui se réduisait à une seule pièce. La Haute-Rian Degtiar, ou un fac-similé quasi parfait, était assise, ou debout, ou allez savoir, au-dessus du sol à ses quelques centimètres habituels, sphère d’un blanc d’où rien ne transperçait. La lumière de la bulle avait été réduite à une lueur furtive. Attends. Laisse-la faire le premier pas. Les secondes s’égrenaient. Miles se mit à craindre que cette conversation ne fût aussi décousue que la première, mais elle prit enfin la parole de la même voix essoufflée et déformée par l’écran de force : — Lord Vorkosigan, je vous ai recontacté comme je vous l’avais promis afin que nous prenions les dispositions en vue du retour en toute sécurité de mon… objet. — La Grande Clef. — Ah ! maintenant, vous savez ce que c’est. — Depuis notre première causette, j’ai procédé à quelques recherches. Elle gémit. — Qu’exigez-vous de moi ? De l’argent ? Je n’en ai pas. Des secrets militaires ? Je n’en connais aucun. — Ne faites pas la sainte nitouche avec moi et pas de panique. J’exige très peu. Miles dégrafa sa tunique et en sortit la Grande Clef. — Oh, vous l’avez ici ! Oh, donnez-la-moi ! La perle s’avança à petits sauts. Miles recula. — Pas si vite. Je l’ai gardée à l’abri et je vous la rendrai. Mais j’ai comme le sentiment que je devrais recevoir quelque chose en retour. J’exige tout simplement de savoir comment cet objet m’a été remis, délibérément ou par erreur, et pourquoi. — Barrayaran, cela n’est pas votre affaire ! — Peut-être que non. Mais tous mes instincts me soufflent qu’il s’agit là d’une sorte de coup monté contre moi, ou contre Barrayar par l’intermédiaire de ma personne. Étant donné que je suis un officier de la Séclmp barrayarane, cela est mon affaire. Je suis prêt à vous narrer tout ce que j’ai vu et entendu mais en retour, vous me devez la même faveur. Pour commencer, je veux savoir ce que Ba Lura faisait avec un des principaux insignes impériaux de feu l’Impératrice sur une station spatiale. — Il la dérobait, fut la réponse donnée d’une voix sourde et acerbe. Maintenant, rendez-la-moi. — Une clef. Une clef n’a guère de valeur sans une serrure. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un élégant artefact historique, mais si Ba Lura avait l’intention de financer lui-même sa retraite, il existe certainement des biens à voler dans le Jardin Céleste qui valent beaucoup plus. Et des biens qui peuvent disparaître sans que cela se remarque autant. Ba Lura avait-il l’intention de vous faire chanter ? Est-ce la raison pour laquelle vous l’avez assassiné ? Une accusation totalement absurde – la Haute et Miles étaient ensemble au moment du meurtre –, mais Miles était curieux de savoir quel genre de réponse cette accusation déclencherait. La réaction fut instantanée. — Espèce de sale petit… ! Ce n’est pas moi qui ai provoqué la mort de Lura. Le responsable, c’est vous ! Ciel ! j’espère bien que non. — C’est peut-être bien le cas, mais alors je dois savoir pourquoi. Milady… il n’y a aucun membre de la Sécurité cetagandane à dix kilomètres à la ronde en ce moment précis, sinon vous auriez pu leur donner l’ordre de me dépouiller de ce truc et de jeter ma carcasse dans le cul-de-sac le plus proche. Pourquoi ne le faites-vous pas ? Pourquoi Ba Lura a-t-il volé la Grande Clef… Pour son plaisir ? Le Ba a-t-il choisi de collectionner les insignes impériaux cetagandans comme son passe-temps favori ? — Vous êtes atroce ! — Alors, à qui Ba Lura avait-il l’intention de vendre l’objet ? — Pas de le vendre ! — Ha ! Donc vous savez à qui ! — Pas exactement… hésita-t-elle. Il est certains secrets que je n’ai pas le droit de confier. Ils appartiennent à la Dame Céleste. — Que vous servez. — Oui. — Même dans la mort. — Oui. Une pointe d’orgueil avait transpercé dans la voix. — Et que le Ba a trahie. Même dans la mort. — Non ! Pas trahie… Nous étions en désaccord. — Un franc désaccord ? — Oui. — Entre un voleur et une meurtrière ? — Non ! Bien sûr que non, mais l’accusation lui déliait la langue. Un évident sentiment de culpabilité. Ouais, parlons-en, de sentiment de culpabilité. — Écoutez, je vais vous faciliter les choses. C’est moi qui parlerai le premier. Ivan et moi avions quitté le vaisseau de saut barrayaran pour gagner votre station orbitale dans une capsule privée. On nous a fait nous arrimer à un quai qui ressemblait à une espèce de décharge. Le Ba Lura, affublé de l’uniforme de la station et coiffé d’une espèce de perruque qui collait mal sur son crâne lisse comme une boule de billard, est entré dans notre capsule privée dès que le sas s’est ouvert et a glissé une main dans sa poche pour y chercher ce que nous avons cru être une arme. Nous l’avons attaqué et lui avons pris de force un brise-nerfs et ceci. (Miles brandit la Grande Clef.) Le Ba s’est débattu et nous a échappé, et moi, j’ai gardé ceci dans ma poche le temps d’en apprendre davantage. La deuxième fois que j’ai vu le Ba, il gisait dans une mare de sang, sur le sol de la rotonde funéraire. J’ai trouvé cela pour le moins déconcertant. Maintenant, à vous ! Quand avez-vous découvert que la Grande Clef avait disparu ? — J’ai découvert qu’elle n’était plus à sa place… ce jour-là. — Depuis combien de temps pouvait-elle avoir disparu ? Quand l’aviez-vous vue pour la dernière fois ? — On ne l’utilise plus tous les jours en ce moment à cause de la période de deuil de la Dame Céleste. Je l’ai vue pour la dernière fois quand j’ai préparé les insignes impériaux… deux jours auparavant. — Donc, elle aurait pu avoir disparu depuis trois jours avant que vous ne découvriez qu’elle n’était plus là. Quand le Ba a-t-il disparu ? — Je ne saurais… l’affirmer. J’avais vu Ba Lura la veille au soir. — Cela réduit la marge de temps. Donc le Ba n’a pu partir avec la Clef que la veille au soir. Les serviteurs ba peuvent-ils entrer et sortir librement du Jardin Céleste ou est-ce difficile ? — Librement. Ils effectuent toutes nos courses. — Donc Ba Lura est revenu… quand ? — La nuit de votre arrivée. Mais Ba Lura a refusé de me voir sous prétexte qu’il était malade. J’aurais pu lui imposer de se présenter à moi… mais je ne voulais pas lui infliger cet affront. Ils étaient de mèche. — Je suis allée voir le Ba dans la matinée. Il me raconta enfin toute cette fâcheuse affaire. Le Ba avait eu l’intention de remettre la Grande Clef à… quelqu’un et était entré dans la mauvaise baie d’amarrage. — Donc quelqu’un devait fournir une capsule privée ? Et donc, quelqu’un attendait dans un vaisseau en orbite ? — Je n’ai pas dit cela ! Continue de la cuisiner. Ça marche. Miles se sentait malgré tout un rien coupable de harceler cette vieille dame aux abois, même si c’était peut-être pour son bien. N’abandonne pas. — Donc le Ba s’est jeté dans notre capsule par erreur et… quelle est la suite de sa version à lui ? Narrez-la-moi mot pour mot. — Ba Lura a été attaqué par des soldats barrayarans qui lui ont volé la Grande Clef. — Combien de soldats ? — Six. Les yeux de Miles s’écarquillèrent de plaisir. — Et ensuite ? — Ba Lura les a implorés de l’épargner, et de ne pas non plus mettre en péril sa tête en même temps que son honneur, mais ils ont éclaté de rire, l’ont éjecté et sont repartis. Mensonges… enfin des mensonges. Et pourtant… le Ba n’était qu’un humain, en somme. Or n’importe quel humain ayant aussi magnifiquement gaffé pouvait être tenté d’inventer une version des faits atténuant sa faute. — Et que vous a-t-il raconté exactement à propos de ce que nous lui avons dit ? — Que vous aviez insulté la Dame Céleste, répondit-elle d’une voix grinçante de colère. — Et ensuite ? — Le Ba est rentré à la maison, mortifié de honte. — Alors… pourquoi n’a-t-il pas prévenu illico la Sécurité cetagandane pour nous obliger à rendre tout de suite la Grande Clef ? Après un long silence ; elle répondit : — Le Ba ne pouvait pas faire cela. Mais il m’a tout avoué. Et je vous ai contacté. Pour… m’humilier. Et pour vous supplier de me rendre… le bien dont j’ai la garde, ainsi que mon honneur. — Pourquoi le Ba ne vous a-t-il pas tout avoué la nuit précédente ? — Je l’ignore. — Donc, pendant que vous vous occupiez de récupérer votre bien, Ba Lura s’est tranché la gorge. — Écrasé par le chagrin et la honte, ajouta-t-elle avec humilité. — Ah oui ? Pourquoi ne pas au moins attendre de savoir si vous alliez parvenir à m’enjôler de sorte que je vous la rende ? Pourquoi ne pas se trancher la gorge discrètement, dans ses propres quartiers ? Pourquoi étaler son infamie aux yeux de la communauté galactique tout entière ? N’est-ce pas un peu inhabituel ? Le Ba devait-il assister à la cérémonie de la remise des cadeaux funéraires ? — Oui. — Et vous de même ? — Oui… — Et vous croyez à la version du Ba ? — Oui ! — Milady, je crois que vous vous trompez sur toute la ligne. Permettez-moi de vous narrer ce qui s’est passé dans la capsule tel que je l’ai vu. Il n’y avait pas six soldats. Rien que moi, mon cousin et le pilote. Il n’y a eu aucune conversation, aucune supplication ni imploration, pas d’insultes à l’égard de la Dame Céleste. Ba Lura a simplement crié et s’est enfui. Il ne s’est même pas battu avec force. En réalité, il s’est à peine battu. Ne trouvez-vous pas cela étrange, s’agissant d’un objet d’une telle importance, que le Ba se soit tranché la gorge un jour seulement après avoir perdu ? Et nous sommes restés là, cet objet en main, à nous gratter le crâne en nous demandant ce que diable tout cela pouvait signifier. Maintenant vous savez que l’un de nous deux, le Ba ou moi, ment. Moi je sais qui c’est. — Donnez-moi la Grande Clef, fut tout ce qu’elle parvint à répondre. Elle ne vous appartient pas. — Mais je suis convaincu que c’était un coup monté contre moi. Par quelqu’un qui, selon toutes les apparences, cherche à entraîner Barrayar dans un… désaccord entre Cetagandans. Pourquoi ? Mais quel est le but de ce coup monté ? La Haute resta silencieuse ; de nouvelles réflexions s’immisçaient peut-être dans son esprit paniqué depuis les deux derniers jours. Ou… peut-être pas. En tout cas, elle se contenta de murmurer de nouveau : — Elle ne vous appartient pas. Miles lâcha un soupir. — Milady, sur ce point, je ne puis qu’être de votre avis, et je serai ravi de vous remettre ce dont vous avez la garde. Mais à la lumière de toute la situation, j’aimerais être capable de confirmer – sous thiopenta, s’il le faut – l’identité de la personne à qui j’ai rendu la Grande Clef. Enfermée comme vous l’êtes dans votre bulle opaque, vous pouvez être n’importe qui. Ma tante Alys, pour autant que je sache. Ou bien un agent de la Sécurité cetagandane ou… qui sais-je encore ? Je vous la rendrai… face à face. Miles tendit sa main à moitié ouverte, la Clef posée sur sa paume, alléchante. — Est-ce là… votre ultime prix ? — Oui. Je n’exigerai rien de plus. Un petit triomphe. Il allait voir une femme Haute, un privilège que n’aurait pas Ivan. Cela allait sans aucun doute gêner ce vieux dragon de se montrer à un barbare extraplanéraire, mais bon sang, étant donné la façon dont on l’avait mené en bateau, cette vieille lui devait quelque chose. Et Miles ne plaisantait absolument pas sur sa détermination à savoir à qui il allait rendre la Grande Clef. Rian Degtiar, la Chambrière de la Crèche des Étoiles, n’était certainement pas l’unique joueur dans ce jeu-là. — Très bien, souffla-t-elle. La bulle blanche devint de plus en plus transparente, puis disparut. — Oh ! fit Miles d’une voix défaillante. Elle était assise dans un fauteuil flottant, vêtue depuis son cou gracile jusqu’aux chevilles d’une douzaine de somptueuses robes amples d’un blanc chatoyant. Ses cheveux stupéfiants, d’une ébène étincelante, tombaient par-dessus ses épaules, au-delà de ses genoux, pour aller s’enrouler autour de ses pieds. Ils auraient pu lui servir de traîne si elle s’était levée. Ses yeux gigantesques étaient du bleu des glaciers, d’une telle pureté qu’en comparaison ceux de Lady Gelle n’étaient plus que deux flaques de boue. Sa peau… Miles eut le sentiment de n’avoir jamais vu de peau auparavant, seulement de vieilles outres dont les gens s’enveloppaient pour ne pas tomber en morceaux. Mais cette peau d’un ivoire remarquable, Miles brûlait de la caresser, rien qu’une fois, puis de mourir. Et ses lèvres… Des lèvres chaudes comme des roses palpitantes de sang. Quel âge pouvait-elle avoir ? Vingt ans ? Quarante ? C’était une Haute. Qui aurait pu le dire ? Et qui s’en soucierait ? Les hommes avaient adoré, à genoux, des idoles d’antiques religions beaucoup moins resplendissantes, en argent travaillé et en or repoussé. À présent, Miles était à genoux et incapable de se souvenir comment il s’y était trouvé. Il venait de comprendre pourquoi on appelait cela « tomber amoureux ». Il éprouvait le même vertige qu’en chute libre, la même exultation enivrante, et à la fois la même certitude d’avoir d’une seconde à l’autre les os brisés par le choc contre la réalité qui, comme le sol, se précipitait vers lui à une allure de plus en plus vive. Il se pencha en avant de quelques centimètres, déposa la Grande Clef devant les pieds parfaits, chaussés de pantoufles blanches, retomba en arrière et attendit. Je suis le jouet de la Destinée. 6 Elle se pencha en avant pour saisir de sa main fine le bien impérial dont elle avait la garde. Elle posa la Grande Clef sur ses genoux, puis sortit de sous ses multiples robes blanches une chaînette. À celle-ci était suspendu un anneau sur lequel le dessin du même oiseau se détachait, mais en relief. Les lignes d’or des circuits électroniques étincelaient sur sa surface à la manière de filigranes. Elle inséra le relief de l’anneau sur le sceau gravé en creux au bout du bâton. Rien ne se produisit. Elle prit une profonde inspiration et fusilla Miles du regard. — Qu’est-ce que vous lui avez fait ? — Milady, moi, moi… rien. Je le jure sur mon nom de Vorkosigan ! Je ne l’ai même pas laissée tomber. Que… qu’aurait-il dû se passer ? — Elle aurait dû l’ouvrir. — Ah ! bon… Ah ! bon. Si Miles n’avait pas tremblé de froid, il aurait ruisselé de sueur. Le parfum de la dame lui donnait le vertige et la musique céleste de sa voix qui n’était plus filtrée par la bulle lui faisait perdre ses moyens. — Si quelque chose ne va pas, il n’y a que trois explications possibles. Quelqu’un l’a cassée… Pas moi, je le jure. (Serait-ce la raison secrète de l’intrusion pour le moins singulière du Ba Lura ? Peut-être l’avait-il cassée et avait-il cherché un bouc émissaire sur lequel faire retomber la faute ?) Ou bien quelqu’un l’a reprogrammée, ou encore, mais c’est le plus improbable, il y a eu substitution. Un double ou… Les yeux de la Haute s’arrondirent, ses lèvres s’entrouvrirent sans émettre un son. — Ce ne serait pas le plus improbable ? hasarda Miles. Sûrement le plus difficile, mais… une autre idée vient à l’instant de me traverser l’esprit : peut-être quelqu’un pensait-il que je ne vous la rendrais pas. S’il s’agit d’une contrefaçon, peut-être était-il prévu que la fausse Clef serait envoyée sur Barrayar par valise diplomatique… ou… ou je ne sais quoi d’autre. Non, cela ne tenait pas vraiment debout, quoique… La Haute demeurait roide, les traits figés par la terreur, les mains crispées avec force sur le bâton. — Milady, parlez-moi. S’il s’agit d’un duplicata, à l’évidence, il est excellent. À présent, vous êtes en mesure de remettre la Clef lors de la cérémonie. Et même si elle ne fonctionne pas, qui risque de vérifier l’état de marche d’un engin électronique périmé ? — La Grande Clef n’est pas périmée. Nous nous en servons tous les jours. — C’est une sorte de base de données, n’est-ce pas ? Mais il vous reste un peu de temps. Neuf jours. Si vous croyez que les données ont été modifiées, effacez la Clef et reprogrammez-la à l’aide de vos fichiers de sauvegarde. Si l’objet dans votre main n’est qu’une contrefaçon inerte, peut-être avez-vous le temps de confectionner une véritable copie et de la reprogrammer. (Mais ne restez pas assise devant moi avec la mort dans vos beaux yeux.) Dites-moi quelque chose ! — Je dois agir comme Ba Lura, chuchota-t-elle. Le Ba avait raison. C’est la fin. — Non ! pourquoi ? Ce n’est que… qu’une chose. Qui s’en soucie ? Pas moi ! Elle brandit le bâton, et posa enfin sur Miles ses yeux au bleu arctique. Son regard lui donna envie de disparaître dans un petit trou à la manière d’un crabe, de cacher sa laideur, mais il trouva la force de le soutenir. — Il n’y a aucun fichier de sauvegarde. C’est l’unique Clef. Miles se sentit défaillir et, cette fois-ci, pas uniquement à cause du parfum de la Haute. — Pas de sauvegarde ? fit-il d’une voix étranglée. Mais vous êtes tous fous ? — C’est par mesure de… sécurité. — De toute façon, votre maudit truc, à quoi sert-il ? Après un instant d’hésitation, elle répondit : — C’est la Clef informatique de la banque des gènes des Hauts. Tous les échantillons génétiques congelés sont entreposés de façon complètement aléatoire, par mesure de sécurité. Sans la Clef, personne ne sait où se trouve un échantillon donné. Pour recréer les fichiers, il faudrait examiner physiquement tous les échantillons un par un et les classer de nouveau. Or il en existe des centaines de milliers : un pour chaque Haut ayant jamais vécu. Il faudrait une armée de généticiens travaillant d’arrache-pied pendant une génération pour recréer la Grande Clef. — C’est donc une véritable catastrophe, hein ? fit Miles d’un ton enjoué en clignant des yeux… Maintenant, ajouta-t-il en grinçant des dents, je sais que c’est un coup monté contre moi. (Il se leva d’un bond et, le menton pointé vers elle, releva le défi que constituait pour lui sa beauté.) Milady, que se passe-t-il vraiment ici ? Je vous le demande encore une fois, sincèrement. Au nom des quatre-vingt-dix enfers verts de Dieu, que fabriquait Ba Lura avec la Grande Clef sur une station spatiale ? — Aucun extraplanétaire n’a le droit… — Quelqu’un en a fait mon affaire ! Je suis plongé jusqu’au cou dans cette histoire. Je ne pense plus être capable dorénavant de tirer mon épingle du jeu même si je l’essayais. Et je crois… que vous avez besoin d’un allié. Il vous a fallu une journée et demie rien que pour organiser ce deuxième entretien avec moi. Neuf jours encore. Vous n’avez pas le temps d’agir seule : Vous avez besoin d’un agent de sécurité exercé. Et pour quelque singulière raison, vous n’avez pas l’air de vouloir faire appel à l’un des vôtres. Écrasée par la détresse, elle se balançait presque imperceptiblement dans un léger bruissement de robes. — Si vous estimez que je ne suis pas digne d’être initié à vos secrets, continua Miles fougueusement, alors expliquez-moi comment vous pensez que je pourrais rendre la situation plus grave qu’elle ne l’est déjà. Les yeux bleus fouillèrent Miles, il ne savait dans quel but. Mais il était certain d’une chose : si elle lui demandait de s’ouvrir les veines pour elle, sur-le-champ, il ne pourrait que répliquer : Sur quelle profondeur ? — C’était le souhait de ma Dame Céleste, commença-t-elle d’un ton apeuré. Elle se tut aussitôt. Miles se cramponna à son self-control en miettes. Tout ce qu’elle avait livré jusqu’à présent se réduisait ou bien à des déductions tombant sous le sens ou bien à des faits connus de tous, du moins dans son entourage. Maintenant elle allait enfin vraiment parler et le savait. Miles l’avait deviné à sa façon de chercher à gagner du temps. — Milady, commença-t-il en pesant ses mots avec un soin extrême, si le Ba ne s’est pas suicidé, il a été assassiné. (Et nous avons tous les deux de bonnes raisons de préférer le deuxième scénario.) Ba Lura était votre serviteur, votre collègue… Oserais-je ajouter, votre ami ? J’ai vu son corps dans la rotonde. Une personne extrêmement dangereuse et intrépide a organisé ce hideux spectacle, qui exprimait une profonde friponnerie, ainsi qu’une raillerie cruelle. Ces yeux froids traduisaient-ils la douleur ? Difficile de le déterminer… — J’ai d’anciennes et de très personnelles raisons de détester servir de cible contre mon gré à ceux qui ont un humour cruel. Je ne sais si vous pouvez comprendre cela. — Peut-être… répondit-elle fort lentement. Oui. Regarde au-delà des apparences. Regarde-moi, regarde-moi bien et non pas mon corps de clown. — Et je suis l’unique personne sur Eta Ceta dont vous êtes certaine qu’il n’est pas le meurtrier. C’est l’unique certitude que vous et moi avons en commun. Je revendique le droit de savoir qui nous inflige cela. Et l’unique chance que j’ai de le découvrir, c’est de connaître exactement le pourquoi. Toujours le silence. — Je connais déjà assez de choses pour vous détruire, ajouta Miles d’un ton des plus graves. Dites-m’en assez pour que je puisse vous sauver. Son menton finement sculpté se redressa en signe de détermination lugubre, et quand enfin elle daigna porter sur Miles son attention, ce fut à la fois total et terrifiant. — Il s’agit d’un désaccord de longue date. (Miles banda toutes ses forces pour l’écouter, garder la tête claire, se concentrer sur chacun de ses mots et non pas uniquement sur la mélodie enchanteresse de sa voix.) Entre la Dame Céleste et l’Empereur. Ma vénérable maîtresse avait estimé depuis longtemps que la banque des gènes Hauts était trop centralisée, au cœur du Jardin Céleste. Elle préférait que l’on disperse des copies, par mesure de sécurité. Mon maître et seigneur, lui, préférait tout garder sous sa protection personnelle… par mesure de sécurité. Tous deux ne cherchaient que le bien du génome Haut, chacun à sa façon. — Je vois, murmura Miles, l’encourageant de la manière aussi délicate qu’il put. Rien que des gens bien, ici… Bon, et après ? — L’Empereur a interdit son projet. Mais alors que la fin de sa vie approchait… la Dame Céleste en est venue à penser que sa loyauté envers les Hauts devait l’emporter sur sa loyauté envers son fils. Il y a de cela vingt ans maintenant, elle a entrepris de faire des copies dans le plus grand secret. — Un vaste projet. — Immense, et long. Mais elle l’a mené à son terme. — Combien de copies ? — Huit. Une pour chacun des satrapes planétaires. — Des copies conformes ? — Tout à fait. Et j’ai de bonnes raisons de l’affirmer. Depuis cinq ans, c’est moi qui dirige les généticiens de la Dame Céleste. — Ah ! Donc vous êtes une scientifique sacrément douée. Vous savez ce que sont le travail minutieux et l’honnêteté scrupuleuse. — Comment aurais-je pu sinon être au service de ma Dame ? fit-elle en haussant les épaules. Mais vous ne connaissez pas grand-chose, je le parie, aux subtilités des activités d’agent secret. — S’il existe huit copies conformes, il existe donc huit Grandes Clefs identiques, exact ? — Non. Pas encore. Ma maîtresse réservait la reproduction de la Clef pour le dernier moment. Par mesure… — De sécurité, finit doucement Miles à sa place. Et comment l’ai-je deviné ? À ce petit trait d’humour, un fugace éclair de ressentiment fit étinceler les yeux de la Haute. Miles se mordit la langue. Cette affaire n’était pas matière à plaisanter pour Haute-Rian Degtiar. — La Dame Céleste savait que son heure approchait. Elle nous a nommés, moi et Ba Lura, ses exécuteurs testamentaires en cette affaire. Nous devions remettre les copies de la banque des gènes à chacun des huit satrapes lors de ses funérailles auxquelles il était certain qu’ils assisteraient tous. Seulement… elle est décédée plus brutalement qu’elle ne l’avait escompté. Elle n’avait pas encore pris les dispositions indispensables à la duplication de la Grande Clef. La reproduire soulève d’énormes problèmes techniques et exige une personne versée dans l’art du décodage. Ba Lura et moi-même détenions toutes les instructions de la Dame Céleste pour les banques de gènes, mais pas une seule sur la façon de reproduire la Clef et de la remettre à leurs destinataires. Nous ignorions même quand elle avait prévu cette livraison. Le Ba et moi ne savions trop comment procéder. — Ah, fit Miles sans force aucune dans la voix. Il n’osait émettre aucun commentaire de peur de couper court à ce flot, tant attendu, de renseignements. Osant à peine respirer, il était suspendu à ses lèvres. — Ba Lura pensait… que si nous donnions la Grande Clef à l’un des satrapes, ce dernier saurait peut-être utiliser ses propres ressources afin de la reproduire pour nous. Je trouvais cette idée-là des plus dangereuses. En raison de la tentation qu’aurait eue le satrape de la garder exclusivement pour son propre usage. — Ah… veuillez m’excuser. Voyons, je vous prie, si je suis correctement ce raisonnement. Je sais que vous considérez la banque des gènes Hauts comme un domaine des plus privés mais quelles seront les retombées politiques de la création de nouveaux centres de reproduction des Hauts sur chacune des huit satrapies planétaires de Cetaganda ? — La Dame Céleste pensait que l’Empire avait cessé de s’étendre depuis l’époque de la défaite de l’expédition sur Barrayar. Que nous étions devenus statiques, stagnants, affaiblis. Elle pensait que, si l’Empire retournait au stade de la mitose, comme une cellule, les Hauts seraient de nouveau capables de s’étendre, seraient régénérés. Avec la diversification de la banque de gènes répartie, il y aurait eu en conséquence huit nouveaux centres d’autorité pour organiser l’expansion de l’Empire. — Huit nouvelles capitales impériales potentielles ? murmura Miles. — Oui, je présume. Huit nouveaux centres… La guerre civile n’aurait été que la première des conséquences. Une bagatelle en comparaison de la suite. Huit nouveaux Empires cetagandans, étendant leurs territoires à la manière des algues tueuses et ce, au détriment de leurs voisins… Un cauchemar aux proportions cosmiques. — Je crois comprendre, avança Miles avec prudence, la raison pour laquelle l’Empereur n’était pas du tout emballé par le raisonnement de sa mère, même si ce dernier était sain sur le plan bioéthique. C’était là une question qu’il fallait considérer par les deux bouts de la lorgnette, ne pensez-vous pas ? — Je sers Dame Céleste, répondit simplement Rian Degtiar, ainsi que le génome Haut. La politique à court terme de l’Empire n’est pas mon affaire. — Donc tout ce… disons, brassage génétique… risquerait-il par hasard d’être considéré par l’Empereur cetagandan comme une trahison de votre part ? — Comment cela pourrait-il être considéré ainsi ? Il était de mon devoir d’obéir à la Dame Céleste. — Oh. — Toutefois, les huit satrapes ont tous commis une trahison, ajouta Rian Degtiar d’un ton dénué d’émotion. — Tous ? — Ils ont tous reçu leur copie de la banque des gènes la semaine précédente, lors du banquet de bienvenue. Ba Lura et moi-même avons au moins réussi à mener à son terme cette partie du plan de la Dame Céleste. — Des coffres aux trésors dont aucun des satrapes ne possède les clefs. — C’est… c’était l’idée. Chacun d’eux, voyez-vous.. la Dame Céleste estimait qu’il serait préférable que chacun des huit satrapes se crût l’unique détenteur de la nouvelle copie de la banque des gènes Hauts. Ainsi, chacun se donnerait beaucoup plus de mal pour la garder en lieu sûr. — Savez-vous… Je dois vous poser cette question. (Mais ai-je vraiment envie d’entendre la réponse ?) Savez-vous auquel des huit satrapes Ba Lura tâchait de remettre la Grande Clef afin qu’il la reproduise, lorsqu’il est entré en coup de vent dans notre capsule ? — Non. — Ah ! soupira Miles avec satisfaction. Maintenant, maintenant, j’ai compris pourquoi on a monté ce coup contre moi. Et également pourquoi le Ba est mort. Alors qu’elle regardait Miles, de fines rides se creusèrent à hauteur de son arcade sourcilière d’ivoire. — Ne l’avez-vous pas compris, vous aussi ? poursuivit Miles. Le Ba n’est pas tombé sur nous autres, les Barrayarans, lors de son voyage d’aller. Mais lors de son voyage de retour. Votre Ba a été suborné. Ba Lura a effectivement remis la Clef à l’un des satrapes et a reçu en échange non pas une copie exacte, parce que le temps manquait pour effectuer le décodage complet que cette procédure nécessite, mais un faux. Que le Ba devait délibérément perdre sous nos yeux pour que nous le raflions. Ce qu’il a fait, mais pas, selon moi, tout à fait de la manière qu’il avait prévu. Et de cela, j’en mettrai ma main au feu. Miles se surprit à faire les cent pas, l’esprit en ébullition, agité par la fièvre. Il n’aurait pas dû claudiquer devant cette femme, attirer l’attention sur ses difformités, mais il était incapable de rester en place. — Et pendant que tout le monde traquera les Barrayarans, le satrape, lui, retournera tranquillement chez lui avec l’unique bonne copie de la Grande Clef, prenant ainsi une grande longueur d’avance sur la compétition Haute. Et ce, après avoir d’abord offert au Ba la récompense de sa double trahison en éliminant l’unique témoin de la vérité. Fastoche, fastoche. Ou plutôt, cela aurait été fastoche si seulement ledit satrape s’était souvenu qu’aucun plan de bataille ne tient la route après le premier heurt avec l’ennemi. Surtout quand l’ennemi, c’est moi. (Miles plongea son regard dans les yeux bleu arctique, avec la ferme volonté de la convaincre, et en s’efforçant de ne pas fondre de tendresse.) Combien de temps vous faudra-t-il pour analyser cette Grande Clef afin de confirmer ou d’infirmer mes théories ? — Je l’examinerai cette nuit même. Mais quelle que soit l’ampleur de sa détérioration, mon examen ne me révélera pas qui en est l’auteur, Barrayaran. (À cette idée, sa voix se fit glaciale.) Je doute fort que vous soyez capable de créer un véritable duplicata, mais une contrefaçon inerte relève certainement du domaine de vos capacités. Si celle-ci est fausse… où est la vraie ? — Milady, c’est justement ce que je dois découvrir pour laver mon nom de tout soupçon. Pour racheter mon honneur à vos yeux. (Il était venu à ce rendez-vous poussé par la fascination qu’il éprouvait pour les casse-têtes intellectuels. Il avait toujours pensé que la curiosité était sa principale motivation, mais soudain toute sa personne se trouvait impliquée. C’était comme être pris sous… non, comme de devenir une avalanche.) Si je parviens à le découvrir, est-ce que vous… (Quoi ? Me regarderez d’un œil favorable ? Continuerez de me mépriser pour n’être qu’un barbare extraplanétaire ?)… accepterez que je vous revoie ? — Je… je n’en sais rien. À ce rappel de son haut rang, la main de Rian Degtiar se porta vers le clavier qui actionnait le bouclier opaque de son fauteuil flottant. Non, non, ne pars pas… — Nous devons disposer d’un moyen de communication, s’empressa-t-il d’ajouter avant qu’elle ne disparût de nouveau derrière sa forteresse. Elle pencha la tête de côté pour réfléchir à cette proposition. Puis elle sortit une petite com de sous ses robes. Sans décoration, purement fonctionnelle, mais comme le brise-nerfs de Ba Lura, au design parfait dont Miles commençait de reconnaître le style Haut. Elle donna un ordre dans le petit micro d’une voix inaudible. Un instant plus tard, l’androgyne ba qui montait la garde près de l’étang apparut. Ses yeux s’étaient-ils un rien écarquillés pour voir sa maîtresse sans sa coquille ? — Donne-moi ta com et attends dehors, ordonna-t-elle. Le petit Ba opina, s’exécuta sans poser de question et se retira sans bruit. Elle tendit la com à Miles. — Je m’en sers pour garder le contact avec mes principaux serviteurs lorsqu’ils vont effectuer des commissions à l’extérieur du Jardin Céleste. Tenez. Il désirait la toucher mais n’osait pas. Il tendit donc ses mains en coupe comme un homme timide qui offre des fleurs à une déesse. Elle laissa choir la com dans ses mains avec grande précaution, comme s’il eût été un lépreux, ou encore un ennemi. — Est-elle protégée ? osa-t-il demander. — Temporairement. Autrement dit, ce ne serait la ligne privée de Haute-Rian Degtiar que jusqu’au jour où un haut gradé de la Sécurité cetagandane se donnerait la peine de la mettre sur écoute. Bien sûr. Miles exhala un soupir. — Cela ne servira à rien. Vous ne pourrez envoyer de signaux à mon ambassade sans que mes supérieurs viennent me bombarder de questions auxquelles je préférerais ne pas répondre pour le moment. Et je ne puis vous donner ma com non plus. Je dois la rendre et je ne pense pas m’en sortir sans égratignure en racontant que je l’ai perdue. (Il rendit l’appareil à contrecœur.) Mais nous devons nous rencontrer de nouveau. (Oui. Oh ! oui.) Si je dois risquer ma réputation et peut-être ma vie en pariant sur la validité de mon raisonnement, j’aimerais quand même l’étayer de faits concrets. (Un fait était presque certain. Une personne ayant assez d’intelligence et de culot pour assassiner l’un des plus anciens serviteurs de l’Empire à la barbe de l’Empereur cetagandan lui-même ne va pas hésiter une seconde à menacer une simple chambrière, fût-elle une Degtiar. Une idée atroce, ignoble. L’immunité diplomatique d’un rejeton barrayaran serait un bouclier encore plus inefficace, bien sûr, mais c’étaient les risques du métier.) Je crois que vous encourez un grave péril. Il serait peut-être préférable de continuer de jouer la comédie pendant encore quelque temps… Ne révélez à personne que c’est moi qui vous ai rendu cette Clef. J’ai la curieuse intuition que je ne suis pas en train de suivre le scénario du traître, vous comprenez. (Il continuait de faire nerveusement les cent pas devant elle.) Si jamais vous pouviez apprendre quelque chose au sujet des véritables activités de Ba Lura au cours des deux, trois jours qui ont précédé sa mort… Mais ne risquez pas votre vie pour cela, toutefois. La mort du Ba va entraîner une enquête. — Je vous… contacterai quand et comme je le pourrai, Barrayaran. Avec lenteur, une main d’une pâleur exquise effleura le clavier de commande situé sur le bras du fauteuil flottant et une brume opaque se solidifia autour d’elle à la manière d’un sortilège. Le serviteur ba réapparut dans le pavillon afin d’escorter non pas Miles mais sa maîtresse. Miles se retrouva donc seul pour refaire dans la nuit le trajet plein d’embûches le ramenant dans la propriété de Yenaro. Il pleuvait. Miles ne fut aucunement surpris de ne pas trouver la Gheme en train d’attendre sur le banc situé près des grilles en fer émaillé rouge. Il les franchit tranquillement et ne fit halte qu’une fois arrivé près des portes éclairées du jardin pour essuyer du mieux possible les gouttes d’eau accumulées sur son grand uniforme noir de deuil, ainsi que sur son visage. Il sacrifia son mouchoir pour le salut de ses bottes et laissa choir la petite pièce de linge trempée derrière un buisson. Enfin, il se glissa à l’intérieur. Personne ne remarqua son retour. La fête continuait, plus bruyante. Des retardataires remplaçaient plusieurs des premiers convives. Les Cetagandans n’employaient pas l’alcool pour s’exalter, mais parmi les invités, certains avaient le regard déconnecté de ceux qui, à la fin de réjouissances, ont trop forcé la dose, comme Miles en avait été le témoin sur sa planète natale. Si une conversation intelligente avait frisé l’impossible au début de la réception, maintenant c’était absolument sans espoir. Lui-même ne se sentait pas mieux loti que les Ghemichons, soûlé qu’il était de renseignements, d’intrigues. Chacun possède sa drogue secrète, je présume. Miles n’avait qu’une envie : récupérer Ivan et s’enfuir au plus vite, avant que sa tête n’explosât. — Ah ! Lord Vorkosigan, vous voilà. (Lord Yenaro surgit au côté de Miles, l’air vaguement inquiet.) Je vous cherchais. — J’ai fait une longue promenade avec une dame, répondit Miles. (Pas d’Ivan en vue.) Où est mon cousin ? — Lord Vorpatril est en train de visiter ma demeure avec Lady Arvin et Lady Benello, expliqua Yenaro. (Il jeta un coup d’œil vers l’immense voûte située au fond de la salle, au-delà de laquelle se profilait un escalier en spirale.) Ils sont partis… depuis un temps étonnamment long. (Le sourire de Yenaro se voulait riche en sous-entendus mais ne parvint qu’à paraître intrigué.) Avant même que vous… Je ne sais plus… Euh… Un verre vous ferait-il plaisir ? — Oui, je vous en prie, répondit Miles, l’esprit ailleurs. Il prit le verre de la main de Yenaro et en but une roulée sans hésiter. Songeant aux multiples possibilités qu’offraient à Ivan deux belles Ghemes, il faillit loucher. Et ce, même si à ses sens éblouis par la Haute, toutes les dames ghemes dans la pièce lui paraissaient maintenant de fades souillons débarquant de quelque planète arriérée. Il espérait qu’avec le temps, son éblouissement se dissiperait. En vérité, il redoutait son prochain rendez-vous avec un miroir. Qu’avait vu Rian Degtiar en le regardant ? Un gnome simiesque vêtu de noir, qui bafouillait en se contorsionnant ? Il alla chercher un fauteuil, s’y laissa choir brusquement et garda l’œil rivé sur l’escalier en spirale. Ivan, magne-toi ! Yenaro s’attardait auprès de lui, se lançant dans un discours assez incohérent sur sa théorie des proportions en architecture à travers l’histoire, l’art et ses cinq sens, ainsi qu’au sujet du commerce des essences naturelles sur Barrayar, mais Miles aurait juré que le Ghemichon, lui aussi, surveillait l’escalier. Miles avait presque terminé son deuxième verre lorsque enfin, Ivan se profila dans l’ombre qui masquait le sommet des degrés. Son cousin marqua un temps d’hésitation avant de sortir de l’ombre. D’une main, il vérifia que son uniforme vert était bien mis correctement. Ou remis. Il était seul. Il descendit l’escalier, une main cramponnée à la rambarde qui flottait sans support apparent en suivant la même courbe que les marches. Avant de surgir dans la lumière de la grande salle de réception, il parvint avec effort à décrisper son front, mais pas son sourire. Sa tête pivota dans tous les sens et dès qu’il eut repéré Miles, il s’avança droit vers lui à grands pas. — Lord Vorpatril ! s’exclama chaleureusement Yenaro. Votre visite a été longue. Êtes-vous allé partout ? Ivan montra les dents. — Partout. Même au fond des choses. Le sourire de Yenaro demeura plaqué sur ses lèvres, mais on eût dit qu’une foule de questions se bousculait dans ses yeux. — Comme j’en suis… ravi. Un invité interpella Yenaro de l’autre côté de la salle et le maître de maison dut s’absenter un moment. Ivan se pencha pour murmurer derrière sa main dans le creux de l’oreille de Miles : — Foutons le camp d’ici. Je crois que j’ai été empoisonné. Interloqué, Miles leva les yeux. — Tu ne veux pas qu’on appelle le naviplane ? — Non. Juste retourner à l’ambassade en voiture. — Mais… — Non, bon Dieu, siffla Ivan. Discrètement. Avant que ce salopard de muscadin ne monte au premier. D’un signe de tête, il désigna Yenaro qui se trouvait en ce moment même au pied de l’escalier, le regard levé vers le sommet des marches. — J’en déduis que tu ne penses pas que c’est grave ni délictueux. — Ben, plutôt suave et délicieux, mais… grogna Ivan. — Tu n’as assassiné personne là-haut, dis-moi ? — Non. Mais j’ai bien cru que jamais elles ne… J’te raconterai pendant le trajet. — Tu as intérêt. Miles se mit debout avec difficulté. Ils durent passer devant Yenaro, qui, n’oubliant pas ses devoirs d’hôte, leur emboîta le pas et leur fit ses adieux sur le seuil de sa demeure avec tous les salamalecs d’usage. Les au revoir d’Ivan auraient pu sortir d’un bain d’acide et non de ses lèvres. Le toit du véhicule à peine refermé au-dessus de leurs têtes, Miles ordonna d’un ton impérieux : — Ivan, parle ! Ce dernier se rencogna au fond du siège, encore écumant de rage. — On m’a tendu un piège. Et cela a été une surprise pour toi, mon gros bêta ? — Lady Arvin et Lady Benello ? — Elles constituaient le piège. C’est Yenaro qui tire les ficelles, j’en suis certain. Miles, tu avais raison. Cette maudite fontaine était bien un piège. J’en suis sûr, maintenant. Partout, la beauté sert de leurre. — Mais que t’est-il arrivé ? — Tu es au courant de toutes les rumeurs qui circulent à propos des aphrodisiaques cetagandans ? — Oui… — Eh bien, figure-toi qu’à un moment donné au cours de la soirée, cette ordure de Yenaro m’a refilé un anti-aphrodisiaque. — Mm… Tu en es certain ? Il existe, je veux dire, des causes naturelles pour ces moments-là, m’a-t-on appris… — C’était un coup monté. Je ne les ai pas séduites. Ce sont elles qui m’ont séduit ! Elles m’ont entraîné dans cette pièce stupéfiante… C’était cousu de fil blanc. Seigneur, c’était, c’était… (Sa voix se brisa en un soupir.) Fabuleux. Pendant un petit instant, du moins. Et alors, je me suis rendu compte que je n’étais pas fichu de… d’exécuter la besogne. — Et qu’as-tu fait ? — Il était trop tard pour m’en sortir avec élégance. Aussi ai-je improvisé. C’est tout ce qu’il me restait à faire pour les empêcher de tout comprendre. — Improvisé comment ? — J’ai inventé illico une foule de folklore barbare… Je leur ai raconté que l’orgueil d’un Vor est la maîtrise de soi, que sur Barrayar, il est considéré comme des plus impolis qu’un homme se, tu sais quoi, avant sa dame. Trois fois. Que c’était considéré comme un affront. Alors, je les ai pelotées, malaxées, gratouillées, j’ai déclamé des vers, j’ai fougé, mordillé, papouillé et… flûte, j’en ai des crampes aux doigts. (Sa langue aussi semblait un peu embarrassée, remarqua Miles.) J’ai cru que jamais elles n’allaient s’endormir. (Ivan marqua une pause. Un petit air suffisant chassa lentement du visage de son cousin l’expression du chien qui montre ses crocs.) Mais quand enfin elles se sont endormies, elles souriaient aux anges. (Le petit air suffisant céda la place à la détresse.) Combien paries-tu que ces deux donzelles sont les plus grandes ghems-commères de tout Eta Ceta ? — Je ne prends pas ce pari, répondit Miles, fasciné. (Que le châtiment soit à la mesure du crime. Ou en l’occurrence que le piège soit approprié à la proie. Une personne avait étudié ses propres faiblesses. Et il était évident que la même personne avait étudié celles d’Ivan.) Nous pouvons demander à la section locale de la Séclmp de surveiller la propagation de cette histoire sur les réseaux de com au cours des prochains jours. — Si tu racontes un seul mot de tout cela, je tords ton petit cou de poulet ! Si je le trouve ! — Mais il faut que tu te confies au médecin de l’ambassade. Analyses de sang… — Ah ! pour ça, compte sur moi. Je vais exiger un examen chimique total dès que j’aurai franchi la porte de l’ambassade. Et si l’effet était permanent, hein ? — Ba Vorpatril ? chantonna Miles, les yeux brillant de jubilation. — Sacrebleu, Miles, je ne me suis pas moqué de toi, moi. — Exact, soupira Miles. Mais je m’attends que le medico découvre que le produit, quel qu’il soit, s’élimine rapidement. Sinon Yenaro n’aurait pas bu de cette mixture. — Tu crois ? — L’aie zlati, rappelle-toi. Je parie mon œil d’Horus de la Séclmp que c’était là le vecteur. Ivan se détendit un petit peu, manifestement soulagé par cette analyse de pro. Au bout d’une minute, il ajouta : — Yenaro t’a eu et il m’a eu. Jamais deux sans trois. La troisième fois, ce sera quoi, d’après toi ? Et nous, quel tour pourrions-nous lui jouer ? Miles médita longtemps avant de répondre : — Tout dépend si Yenaro s’amuse uniquement ou si lui aussi est… pris dans le même piège. Et s’il existe un rapport entre celui qui est derrière Yenaro et la mort de Ba Lura. — Un rapport ? Mais quel rapport ? — Nous, Ivan. Deux ploucs de la cambrousse barrayarane débarquent dans la Capitale, des gogos faciles à berner. Quelqu’un nous utilise. Et je crois que ce quelqu’un… vient de faire une grave erreur dans le choix de ses instruments. Ou de ses gogos. Le ton venimeux de Miles attira le regard d’Ivan. — Est-ce que tu t’es déjà débarrassé du petit joujou que tu trimbalais ? s’enquit-il d’un ton soupçonneux. — Oui… et non. — Eh ! merde. Je savais que je ne pouvais pas te faire confiance… Bon sang, que veux-tu dire par « oui et non » ? Ou tu l’as ou tu ne l’as pas, d’accord ? — L’objet a été restitué, oui. — Alors, c’est réglé. — Non. Pas tout à fait. — Miles… Tu ferais mieux de me mettre au parfum. Eh oui ! soupira Miles. (Ils approchaient du quartier des légations.) Quand tu ressortiras de l’infirmerie, j’aurai quelques aveux à te faire. Mais si.. quand… tu parleras de Yenaro à l’officier de nuit de la Séclmp, ne mentionne pas le reste. Pas encore. — Oh ? grommela Ivan, de plus en plus soupçonneux. — La situation est devenue… complexe. — Parce que tu trouves qu’avant elle était simple ? — Je voulais dire complexe en dehors du cadre des simples problèmes de sécurité, diplomatiquement complexe au sens fort du terme. Extrêmement complexe. Et peut-être trop complexe pour en charger cette bande de paranos bottés et bardés de cuir qui parfois se débrouillent on ne sait comment pour devenir les chefs des sections locales de la Séclmp. Il va falloir que j’engage ma responsabilité. Quand je serai sûr et certain d’être prêt. Mais ce n’est plus un jeu, et désormais je ne peux plus agir sans appui. J’ai besoin d’aide. Seigneur, aidez-moi. — Ça, nous le savions déjà hier. — Certes. Mais c’est bien plus profond que je ne l’avais cru tout d’abord. — Tu veux dire que nous n’avons plus pied ? Miles hésita, puis eut un sourire sombre. — Je n’en suis pas sûr, Ivan. Mais jusqu’à quel point sais-tu marcher sur l’eau ? Seul dans la salle de bains de sa suite, Miles retira lentement son large uniforme de deuil qui avait à présent grand besoin de la laverie de l’ambassade. Il se jeta un regard en coin dans le miroir, puis regarda résolument ailleurs. Une fois sous la douche, il réfléchit au problème. Pour les Hauts, tous les humains ordinaires étaient certainement considérés comme une forme de vie inférieure. Et dans la perspective de Haute-Rian Degtiar, peut-être n’y avait-il pas une grande différence entre lui et, disons, Ivan. Et même, il arrivait de temps à autre qu’un Ghem reçoive une épouse Haute en récompense d’un grand exploit. Or les Vors et les Ghems se ressemblent. Même Maz l’avait affirmé. Mais un exploit de quelle portée ? Gigantesque… Ma foi n’avait-il pas toujours voulu sauver l’Empire ? L’Empire cetagandan n’était tout simplement pas celui qu’il s’était imaginé sauver, voilà tout. C’est la vie. Toujours à vous induire en erreur, la salope. Toi, tu as lâché la rampe. Espérer, oser même penser que… S’il parvenait à déjouer la machination de la défunte Impératrice douairière, peut-être l’Empereur cetagandan serait-il assez reconnaissant pour… lui donner la main de Rian ? Et s’il faisait aboutir la machination de feu l’Impératrice douairière, peut-être Haute Rian serait-elle assez reconnaissante pour… lui donner son amour ? Réussir simultanément ces deux choses serait un magistral exploit, frisant carrément le surnaturel. Les intérêts de Barrayar correspondaient totalement, une fois n’est pas coutume, aux intérêts de l’Empereur cetagandan. Il était évident que son devoir d’agent de la Séclmp était de faire échouer la Belle et de sauver le Méchant. Eh oui. Ô misère, quel casse-tête ! Miles retrouvait sa raison au fur et à mesure que le stupéfiant effet de Rian Degtiar s’effaçait. Mais le processus était lent. Elle n’avait pas vraiment essayé de le suborner, tout bien réfléchi. Même si elle avait été aussi laide que la sorcière Baba Yaga, il aurait de toute façon été obligé de poursuivre son enquête. Jusqu’à un certain point. Il devait à tout prix prouver que Barrayar n’avait pas dérobé la Grande Clef, et l’unique moyen de le prouver, c’était de trouver son véritable voleur. Miles se demanda si un excès de passion pouvait donner la gueule de bois. Si oui, la sienne avait commencé quand il était encore ivre, ce qui n’était pas juste. Huit satrapes cetagandans ont été poussés à la trahison par la défunte Impératrice. Croire qu’un seul d’entre eux pourrait devenir un meurtrier était faire preuve d’un optimisme débordant. Mais un seul d’entre eux détient la vraie Grande Clef. Lord X ? Une chance sur huit de trouver la bonne réponse. Un pari difficile à gagner. Ma foi, je… trouverai bien une réponse. 7 La visite d’Ivan à l’infirmerie, au rez-de-chaussée, s’éternisait. Miles enfila son survêtement noir et, pieds nus, alluma son bureau-console afin d’effectuer une rapide révision de ses connaissances au sujet des huit Hauts-satrapes. Les satrapes étaient tous sélectionnés parmi un petit groupe des proches parents de l’Empereur, demi-frères, oncles et grands-oncles, aussi bien du lignage paternel que maternel. À l’heure actuelle, deux parmi les huit exerçant cet office appartenaient à la constellation Degtiar. La durée du mandat de tous les satrapes était strictement limitée à cinq ans. Ensuite, ils étaient tenus d’aller ailleurs, pour prendre soit une retraite définitive dans la capitale sur Eta Ceta, soit la direction d’une autre satrapie. Deux de ces huit hommes, les plus âgés et les plus expérimentés, avaient ainsi fait tout le tour de l’Empire. Ce mandat limité avait pour objectif d’empêcher l’instauration d’un pouvoir local personnel, si jamais un satrape s’enhardissait secrètement à briguer le titre suprême. Jusque-là, les choses se tenaient. Donc… lequel parmi les huit avait-il été poussé à un orgueil démesuré par l’Impératrice douairière aidée de Ba Lura ? Et tout d’abord, comment s’y était-elle prise pour tous les contacter ? S’il était exact qu’elle avait commencé de préparer son plan, voilà vingt ans, elle avait disposé de beaucoup de temps… Mais comment prévoir vingt ans à l’avance qui seraient les satrapes à l’heure de sa mort, une donnée inconnue ? Les gouverneurs n’avaient dont été entraînés dans cette machination que très récemment. Yeux plissés, Miles étudiait la liste de ses huit suspects. Il fallait réduire leur nombre d’une façon ou d’une autre. De plusieurs façons et de plusieurs autres. S’il partait de l’hypothèse que Lord X avait assassiné de sa propre main Ba Lura, on pouvait éliminer le plus faible et le plus fragile des vieillards… Une hypothèse prématurée. Chacun des huit satrapes Hauts pouvait fort bien posséder un garde ghem à la fois assez loyal et suffisamment capable pour lui déléguer la besogne, et pendant ce temps, le satrape, lui, n’avait plus qu’à parader au premier rang et au beau milieu des cérémonies de remise des présents pour avoir des douzaines de témoins à même de confirmer son alibi. Loin s’en fallait que l’idée de trahir Barrayar effleurât Miles, mais il se prit toutefois à regretter de ne pas faire partie de la Sécurité cetagandane en ce moment même… Plus particulièrement de ne pas être l’agent chargé de l’enquête au sujet du prétendu suicide de Ba Lura. Mais il était absolument impossible qu’il s’introduisît incognito dans ce circuit d’informations. Et il n’était pas certain que Rian possédât la tournure d’esprit nécessaire pour y parvenir, sans parler de l’impératif absolu de tenir le plus loin possible d’elle l’attention de la Sécurité cetagandane. Miles poussa un soupir de frustration. De toute façon, résoudre le meurtre du Ba n’était pas son travail. Mais localiser la bonne Grande Clef, cela l’était. Bah ! Il savait grosso modo où elle se trouvait : en orbite, à bord du vaisseau amiral de l’un des huit satrapes. Mais comment pointer le doigt sur le bon satrape ? Le carillon de sa porte interrompit ses frénétiques réflexions. Il éteignit brutalement le bureau-console et cria : « Entrez. » Ivan. Il avait l’air d’exécrable humeur. — Alors, comment ça a marché ? s’enquit Miles en lui désignant un fauteuil. Ivan approcha un lourd et confortable fauteuil du bureau-console et s’y laissa choir comme une masse en grommelant. Il portait toujours son uniforme vert. — Tu avais raison. Un produit pris oralement et métabolisé rapidement. Mais pas assez rapidement pour que nos medicos n’aient pu en prélever un échantillon, n’empêche. (Ivan se frotta le bras.) Ils affirment que, demain matin, il n’y en aurait plus eu la moindre trace. — Pas d’atteinte permanente, donc. — Sauf à ma réputation. Ton colonel Vorreedi est revenu à l’improviste. J’ai pensé que tu aimerais le savoir. Au moins, lui m’a pris au sérieux. Nous venons d’avoir une longue discussion à propos de Lord Yenaro. Cela dit, Vorreedi ne m’a pas du tout donné l’impression du parano botté et bardé de cuir. Ne ferais-tu pas mieux d’aller le voir ? laissait planer Ivan. Miles ne releva pas le sous-entendu. — Bien. Tu n’as pas mentionné… ah ?… — Pas encore. Mais si tu continues à faire des mystères avec moi, je vais retourner le voir pour lui refiler d’autres tuyaux. — D’accord, d’accord. Miles soupira et s’arma de courage. Aussi succinctement que le permettaient les complications, il donna un résumé de sa conversation avec Haute-Rian Degtiar. Il passa uniquement sous silence l’exceptionnelle beauté de cette femme et sa réaction de stupeur devant elle. Ça, ce n’était pas l’affaire d’Ivan. Mais alors pas du tout. —… Donc il me semble, concluait Miles, que l’unique façon de prouver sans laisser planer l’ombre d’un doute que Barrayar n’a joué aucun rôle dans ce vol est de découvrir lequel des satrapes détient la véritable Grande Clef. Il désigna l’espace. Ivan ouvrait des yeux ronds, un pli de totale détresse aux lèvres. — Nous ? Nous ? Miles, nous ne sommes ici que depuis deux jours et demi, et en quel honneur serions-nous chargés de défendre l’Empire cetagandan ? N’est-ce pas le boulot de la Sécurité cetagandane ? — Parce que toi, tu crois que jamais ils ne rejetteront le blâme sur nous ? (Miles haussa les épaules et profita de l’hésitation d’Ivan pour défendre son point de vue.) Il ne nous reste que neuf jours. J’ai songé à trois pistes à même de nous ramener devant notre homme. Yenaro est l’une d’elles. Encore quelques mots glissés à l’oreille de notre chef du protocole, et la machinerie de la Séclmp de la capitale pourrait se mettre en branle pour débusquer toutes les connexions de Yenaro, tout en passant sous silence l’affaire de la Grande Clef. Et de une. La deuxième piste est le meurtre de Ba Lura, mais je n’ai pas trouvé où elle débute. Pas encore. Et de deux. Quant à la troisième, elle relève de l’analyse astro-politique, et là, c’est mon domaine. Regarde. Miles fit apparaître sur le bureau-console une carte schématique en trois dimensions de l’Empire cetagandan, avec ses stations de sortie et leurs voisins immédiats. — Ba Lura aurait pu fourguer cette fausse clef à n’importe laquelle des légations extraplanétaires. Mais au lieu de cela, Ba Lura, ou plutôt son maître satrape a jeté son dévolu sur les Barrayarans. Pourquoi ? — Peut-être parce que nous étions les seuls à nous trouver là au bon moment, suggéra Ivan. — Hum. S’il te plaît, Ivan, j’essaie de réduire le nombre des facteurs aléatoires. Si celui qui manipule Yenaro est le même que notre homme, nous avons été sélectionnés d’avance pour servir de boucs émissaires. Maintenant. (Miles désigna la carte.) Imagine le scénario suivant : l’Empire cetagandan éclate en morceaux et chaque morceau commence à chercher à s’étendre. Lequel de ces morceaux bénéficiera d’une tempête du côté de Barrayar ? Ivan leva les sourcils, se pencha en avant pour mieux observer l’étincelante rangée de sphères et de lignes sur la vidéoplaque. — Ben… Rho Ceta est bien placé pour s’étendre vers Komarr, ou le serait, si nous ne contrôlions pas les deux tiers des points de saut situés entre les deux. Mu Ceta a salement saigné du nez à cause de nous pour avoir tenté de s’étendre au-delà de Vervain dans le Moyeu de Hegen. Ces deux-là sont les plus évidents. Ces trois autres-là, continua Ivan en pointant le doigt, ainsi que la planète d’Eta Ceta elle-même, se situent tous à l’intérieur du système. Je ne vois pas quel bénéfice ils pourraient en tirer. — Donc, il y a l’autre face du système, fit Miles en désignant la carte. Sigma Ceta, à la frange des colonies de la Station de Vega. Et Xi Ceta, ouvert sur Marilac. Si Xi Ceta tente une percée, il serait préférable pour eux que toutes les ressources militaires de l’Empire soient massées au diable Vauvert pour lutter contre Barrayar. — Quatre sur huit d’éliminés. C’est un début, concéda Ivan. Ainsi, l’analyse d’Ivan était identique à la sienne. Bien sûr, ils avaient été formés à la même école de stratégie. Néanmoins, Miles en était quelque peu réconforté. Tous ses échafaudages n’étaient pas qu’hallucinations provoquées par son imagination surchauffée si Ivan était parvenu à la même conclusion que lui. — C’est un cas de triangulation, déclara Miles. Si n’importe laquelle de mes pistes me permet d’éliminer ne serait-ce qu’une partie de la liste, les derniers chevaux en course devraient… Ma foi, ce serait sensass s’il n’en restait qu’un. — Et alors quoi ? demanda Ivan d’un ton ferme, sourcils froncés en signe de méfiance. Quel est le plan d’action que tu mijotes pour nous quand tu en seras là ? — Je ne sais pas vraiment. Mais il vaut mieux trouver une solution paisible à cette gabegie qu’une solution fracassante. Tu es d’accord avec moi ? — Ah ! pour ça oui. (Ivan se mordilla la lèvre inférieure tout en lorgnant la carte des points de sortie interstellaires.) Donc, quand faisons-nous notre rapport ? — Pas… tout de suite. Mais à mon avis, il serait préférable de prendre des notes. Un journal personnel. Ainsi, celui qui enquêterait après eux – et Miles espérait que ce ne serait pas après leur mort, mais il garda cette idée pour lui – aurait au moins une chance de reconstituer le film exact des événements. — Je fais cela depuis le premier jour, figure-toi, annonça Ivan d’un ton lugubre. Mon journal est sous clef dans ma valise. — Oh ! Parfait. (Miles hésita.) Lorsque tu as discuté avec le colonel Vorreedi, as-tu avancé l’idée que Yenaro avait un commanditaire haut placé ? — Pas noir sur blanc. — Dans ce cas, j’aimerais que tu lui reparles. Tâche d’attirer son attention sur les satrapes. — Et pourquoi tu ne vas pas lui parler, toi ? — Je ne suis… pas prêt. Pas encore, pas ce soir. Je suis encore en train d’assimiler toutes ces nouvelles. Et sur le plan professionnel, Vorreedi est ici mon supérieur dans la Séclmp, ou le serait si j’étais en active. J’aimerais éviter de… euh… — Lui mentir comme un arracheur de dents ? termina Ivan doucement. Miles fit la grimace mais ne contredit pas son cousin. — Écoute, en raison de ma position sociale, j’ai un accès en cette affaire qu’aucun autre officier de la Séclmp ne peut avoir. Je ne veux surtout pas que cette porte-là me claque au nez. Mais d’un autre côté, cela réduit ma marge d’action. Je ne peux pas me procurer les renseignements de la surveillance de routine, le linge sale, etc., dont j’ai besoin. Je suis trop voyant. Je dois jouer moi-même mes points forts, et obtenir de l’aide de toi, ou d’autres, pour compenser mes faiblesses. Ivan soupira. — D’accord. Je lui parlerai. Mais une fois seulement. Ivan s’extirpa de son fauteuil en poussant un grognement de lassitude. Une fois arrivé devant la porte, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Cousin, à force de jouer à l’araignée au centre de sa toile qui tire sur tous les fils à la fois, tous les intéressés finiront tôt ou tard par remonter ces fils jusqu’à toi. Tu le vois, ça, au moins ? Et alors, ô Grand Génie, que comptes-tu faire ? Ivan ponctua sa question d’une courbette ironique. Miles se rencogna dans son fauteuil, gémit et fit de nouveau apparaître sa liste sur l’écran. Le lendemain matin, l’ambassadeur dut s’absenter au milieu du petit déjeuner quotidien qu’il offrait à ses jeunes envoyés de Barrayar dans sa salle à manger privée. Lorsqu’il revint, Miles et Ivan avaient terminé de manger. Au lieu de se rasseoir, l’ambassadeur lança à Miles un regard pétillant de malice. — Seigneur Vorkosigan, vous avez un visiteur inhabituel. Le cœur de Miles fit un bond. Rian, ici ? Impossible… Son cerveau procéda à un rapide et involontaire examen de son uniforme vert : son insigne était-il droit, sa braguette remontée ? Parfait. — Qui, monsieur ? — Le ghem-colonel Dag Bénin, de la Sécurité impériale cetagandane. Un officier de rang moyen assigné aux affaires intérieures du Jardin Céleste. Il désire vous parler en tête à tête. Miles fit tout son possible pour ne pas perdre son sang-froid. Que se passait-il, nom d’un chien… ? Peut-être rien encore. Calmos. — A-t-il précisé à quel sujet ? — Il semblerait qu’il ait été chargé de conduire l’enquête au sujet du suicide du pauvre esclave ba. Et vos, euh, déplacements erratiques ont défavorablement attiré sur vous son attention. J’avais bien pensé que vous finiriez par regretter d’être sorti du rang. — Et… suis-je obligé de le voir ? — Nous avons décidé de leur accorder cette faveur. Oui, vous devez le voir. Nous l’avons introduit dans l’un de nos petits salons du rez-de-chaussée. Un salon, naturellement, mis sur écoute. Vous aurez droit à la présence d’un garde du corps de l’ambassade. Ce n’est pas que je soupçonne Bénin de caresser des idées meurtrières. Il s’agit seulement de lui rappeler votre rang. Nous avons décidé. Donc le colonel Vorreedi, que Miles n’avait toujours pas rencontré, et probablement Vorob’yev également allaient écouter la moindre de leurs paroles. Eh ! merde. — Très bien, monsieur. Miles se leva de table et suivit l’ambassadeur. Ivan le regarda partir de l’air peiné d’un homme qui prévoit le verdict imminent d’un intransigeant tribunal cosmique. Le petit salon était un modèle du genre. Son luxueux et confortable mobilier convenait à la perfection aux entretiens feutrés entre deux ou trois personnes, plus l’agent de la Sécurité de l’ambassade en quatrième invisible. Apparemment, le colonel Bénin n’avait aucune objection à ce que tout ce qu’il avait à dire fût enregistré. Un garde barrayaran, qui faisait le planton à l’extérieur de la pièce, entra à la suite de Miles et de l’ambassadeur, puis alla se poster sans bruit et avec flegme dans un coin. Il était grand et fort, même pour un Barrayaran, et son visage était d’une impassibilité remarquable. Il arborait les galons de sergent-chef et l’insigne des commandos d’élite. Miles en déduisit que son expression décontractée n’était qu’un masque. Le ghem-colonel Bénin qui les attendait se leva poliment à leur arrivée. Il était de taille moyenne ; donc sans doute pas surchargé de gènes Hauts chez ses proches ancêtres, puisque les Hauts avaient un faible pour tout ce qui était grand. Il avait sans doute été promu à ce poste grâce à son mérite et non pas à son rang social, ce qui n’était pas forcément un avantage pour Miles. Bénin était tiré à quatre épingles : uniforme grenat cetagandan, la tenue quotidienne de la Sécurité du Jardin Céleste. Naturellement, il portait la peinture faciale complète de rigueur : motif impérial et non celui de son clan, clamant ainsi son allégeance première. Entrelacs noirs sur fond blanc et stries rouges qui firent songer à Miles à un zèbre en train de perdre son sang. Un dessin qui imposerait à la seconde le plus profond respect, ainsi qu’une totale et abjecte coopération, sur huit planètes. Bien entendu, Barrayar ne faisait pas partie du lot. Miles s’efforça d’évaluer le visage bariolé. Ni jeune et naïf, ni vieux et roué. Bénin semblait avoir un peu plus de quarante années standard, ce qui était précoce pour son rang mais pas exceptionnel. L’expression de la face était celle d’une grave attention, bien qu’il esquissât un petit sourire courtois quand Vorob’yev lui présenta Miles, ainsi qu’un petit sourire de soulagement quand Vorob’yev se retira. — Bonjour, Lord Vorkosigan, commença Bénin. D’évidence bien rodé aux arts de l’arène sociale, le colonel parvint à limiter son examen du physique de Miles à un rapide et discret coup d’œil. — Votre ambassadeur vous a-t-il expliqué la raison de ma visite ? — Oui, colonel Bénin. J’ai cru comprendre que vous avez été chargé de l’enquête au sujet de la mort de ce pauvre gars – si gars est le terme exact – que nous avons vu l’autre jour, gisant de choquante façon sur le sol de la rotonde. (La meilleure défense, c’est l’attaque.) Avez-vous conclu qu’il s’agissait effectivement d’un suicide ? Bénin plissa les yeux. — Évidemment. Mais un singulier timbre dans sa voix contredisait sa réponse catégorique. — Ma foi, il était évident du fait de la mare de sang que le Ba est mort sur le sol de la rotonde et n’a pas eu la gorge tranchée ailleurs, puis été transporté dans ce lieu. Mais il m’est venu l’idée que si jamais l’autopsie révélait que le Ba avait reçu un coup de neutralisateur juste avant sa mort, cela éliminerait la thèse du suicide. Il s’agit là d’un examen subtil : le choc de la mort masque celui du neutralisateur, mais si on cherche bien, on peut en retrouver la trace. Sauriez-vous si l’on a procédé à cet examen ? — Non. Miles ne put déterminer s’il voulait dire que l’examen n’avait pas été fait ou… Non, il était certain que Bénin l’aurait su. — Pourquoi ? À votre place, c’est le premier examen que j’aurais exigé. Pouvez-vous l’exiger maintenant ? Quoique après deux jours, ce ne soit pas l’idéal. — L’autopsie est terminée, répondit carrément Bénin. Le Ba a été incinéré. — Comment ? Déjà ? Avant que le dossier ne soit clos ? Qui a ordonné l’incinération ? Pas vous, certainement. — Non… Lord Vorkosigan, cela ne vous regarde pas. Et ce n’est pas pour cette raison que je suis venu m’entretenir avec vous. (Une réponse sèche, suivie d’une pause.) Pourquoi cet intérêt morbide pour le défunt serviteur de la Dame Céleste ? — C’est la chose la plus intéressante que j’aie vue depuis mon arrivée sur Eta Ceta. Cela est de mon domaine, vous comprenez. Sur ma planète, je me suis occupé de plusieurs affaires relevant de la Sécurité mais côté civil. Des enquêtes criminelles… (Une seule, à vrai dire, mais n’importe.) Et avec succès, puis-je préciser. (Quelle était l’expérience de cet officier cetagandan en la matière ? Le Jardin Céleste était un lieu où régnait en permanence l’ordre le plus absolu.) Est-ce que ce genre d’incidents se produit souvent chez vous ? — Non. Bénin considérait Miles avec un intérêt de plus en plus vif. Donc, concluait Miles, ce type a peut-être un solide bagage intellectuel mais manque d’expérience sur le terrain, du moins depuis sa promotion à ce poste. N’empêche qu’il est bigrement rapide pour saisir les nuances. — Il me semble extrêmement prématuré d’incinérer la victime avant que l’affaire ne soit close. Il y a toujours des questions qui surgissent après coup. — Je vous assure, Lord Vorkosigan, que Ba Lura n’a pas été transporté inconscient dans la rotonde funéraire, mort ou vif. Même les gardes d’honneur auraient remarqué cela. La petite pointe qui s’était insinuée dans le ton du colonel signifiait-elle que les gardes d’honneur étaient choisis davantage pour leur prestance que pour leur intelligence ? — Pour être franc, j’ai ma théorie. (Miles continua d’un ton enthousiaste.) Vous êtes l’homme qu’il me fallait pour me confirmer si elle est bonne ou mauvaise. Quelqu’un a-t-il témoigné avoir vu Ba Lura entrer dans la rotonde ? — Pas vraiment. — Ah ? Et l’emplacement où le Ba gisait mort – j’ignore l’étendue de la surveillance vidéo dont vous disposiez dans ce bâtiment, mais cet emplacement devait en être exclu, sinon il aurait été impossible qu’il ait fallu… combien ?… quinze, vingt minutes avant de découvrir le corps… C’est bien le cas ? Regard songeur du colonel. — Vous avez raison, Lord Vorkosigan. Normalement, la rotonde entière est sous surveillance vidéo, mais en raison de la hauteur et de la largeur du catafalque, deux… heu, il y avait une obstruction. — Ah ! Alors, comment le Ba savait-il exactement… Non, permettez-moi de reformuler ma question. Quels sont tous ceux qui pouvaient connaître la zone non surveillée située aux pieds de la défunte Impératrice ? Votre Sécurité et qui d’autre ? Colonel Bénin, d’où exactement dans la hiérarchie viennent les ordres que vous recevez ? Auriez-vous été soumis par hasard à une pression en haut lieu afin de confirmer rapidement la thèse du suicide et de clore votre dossier ? Bénin tressaillit. — Une conclusion rapide apportée à cette vile interruption de l’une de nos plus solennelles cérémonies est certainement souhaitable. Je la souhaite avec autant d’ardeur que tous mes supérieurs. Ce qui m’amène à ma question vous concernant, Lord Vorkosigan. Si vous m’autorisez à vous la poser ! — Bien sûr. (Miles marqua une pause, puis ajouta à l’instant même où Bénin ouvrait la bouche :) Feriez-vous donc cela sur votre temps libre ? J’admire votre dévouement. — Non. (Bénin inspira un bon coup et se ressaisit.) Lord Vorkosigan, nos enregistrements nous ont appris que vous avez quitté le hall de réception pour aller parler en privé à une dame Haute. — En effet. L’un de ses serviteurs ba m’a transmis son invitation. Il m’était fort difficile de refuser. De surcroît… j’étais curieux. — Cela, je peux bien le croire, marmotta Bénin. Et quelle lut la substance de votre conversation avec Haute-Rian Degtiar ? — Ma foi… vous l’avez certainement enregistrée. Certainement pas, en réalité, car sinon cet entretien aurait eu lieu deux jours plus tôt, avant même qu’il ne quitte le Jardin Céleste et dans une atmosphère beaucoup moins courtoise. Mais Bénin possédait sans aucun doute une vidéo de l’entrée et de la sortie de Miles de la salle de réception, ainsi que le témoignage du petit Ba qui l’avait escorté. — Peu importe, répondit Bénin d’un ton neutre. — Eh bien… Il me faut avouer que cette conversation m’a fort troublé. C’est une généticienne, savez-vous ? — Oui. — Je crois que son intérêt pour ma personne… Veuillez me pardonner, c’est très gênant pour moi. Son intérêt pour ma personne était d’ordre génétique. La rumeur circule partout que je suis un mutant. Mais mes handicaps physiques sont entièrement tératologiques, provoqués par un poison absorbé au stade prénatal. Donc rien de génétique. Il est essentiel pour moi que cela soit clairement compris. (Miles songea une seconde à sa propre Séclmp, à l’écoute.) Les Hautes, si j’ai bien compris, accumulent pour leurs recherches toutes les variations génétiques naturelles insolites. Et Haute-Rian Degtiar a paru fort désappointée d’apprendre que je ne présentais aucun intérêt du point de vue génétique. Du moins, c’est ce que j’ai cru deviner. Elle a tourné autour du pot… En tout cas, j’ai trouvé cet intérêt d’un goût fort douteux. Ses motivations ne me sont guère compréhensibles. Miles sourit gaiement. Et voilà. C’était là la première connerie à peu près vraisemblable mais surtout invérifiable qu’il avait été capable d’inventer au pied levé et qui évitait de contredire ce que Rian avait appris au colonel, si jamais il avait réussi à lui tirer les vers du nez. — Mais ce qui m’a surtout intéressé, enchaîna Miles, c’était la bulle de force de la Haute. Pas une seule fois, la bulle ne s’est posée sur le sol. Rian doit donc se déplacer en fauteuil flottant. — Souvent, en effet, confirma Bénin. — Voilà pourquoi je vous ai demandé si quelqu’un avait vu Ba Lura entrer dans la rotonde. N’importe qui peut-il se servir d’une bulle de Haute ? Ou sont-elles verrouillées et utilisables uniquement par leur propriétaire ? Y a-t-il un moyen de distinguer les bulles les unes des autres ? — Elles sont verrouillées. Et chaque bulle possède une signature électronique particulière. — Toute mesure de sécurité prise par l’homme peut être défaite par l’homme. À condition d’avoir suffisamment de moyens. — Cela, Lord Vorkosigan, je le sais pertinemment. — Hum… Vous avez saisi la chute de mon scénario, bien sûr. Supposons que le Ba ait été neutralisé ailleurs – hypothèse que l’incinération prématurée empêche de vérifier, hélas ! – puis transporté, inconscient, dans une bulle Haute jusqu’à l’emplacement non surveillé. Et là, on lui tranche la gorge, sans bruit ni lutte. La bulle repart. Il suffisait de quinze secondes, pas plus. Le meurtrier n’avait pas besoin d’avoir une grande force physique. Mais je connais trop mal les détails de la fabrication des bulles pour déterminer si, sur le plan technique, ma théorie est plausible. Et j’ignore complètement s’il y a eu allées et venues de bulles de Hautes. Quelle a été la densité du trafic dans la rotonde funéraire pendant l’intervalle de temps dont nous parlons ? Pas très intense, certainement. Des bulles sont-elles entrées et sorties ? Bénin se renversa contre son dossier. Lèvre songeuse, il garda l’œil rivé sur Miles d’un air des plus intéressés. — Vous êtes un fin observateur, Lord Vorkosigan. Cinq serviteurs ba, quatre gardes et six dames Hautes ont traversé la rotonde durant la période de temps en question. Les Ba avaient leurs tâches à accomplir : entretenir la décoration botanique et maintenir la rotonde dans un état de propreté immaculée. Beaucoup de dames Hautes sont venues méditer et offrir leurs derniers hommages à la Dame Céleste. Je les ai toutes interrogées. Aucune ne m’a signalé avoir vu Ba Lura. — En ce cas… la dernière ment. Benin écarta ses doigts et les contempla. — Ce n’est pas aussi simple que cela. Miles garda un long silence, puis : — Je déteste les enquêtes internes, moi aussi, dit-il finalement. Je suis certain que vous faites attention à chaque bouffée d’air que vous respirez. Benin faillit sourire. — Cela est exclusivement mon problème, n’est-ce pas ? En vérité, Miles commençait réellement à apprécier Benin. — Étant donné l’importance de cette affaire, vous êtes d’un rang plutôt bas pour en avoir été chargé, n’est-ce pas ? — Cela également est… mon problème. — Et vous êtes facile à sacrifier. Benin fit la grimace. Tout ce qu’avait dit Miles jusqu’à présent, Benin l’avait pensé de son côté, mais sans pouvoir le dire. Miles décida de continuer sur la même lancée. — À cause de ce meurtre, vous vous retrouvez avec un sacré problème sur les bras, si j’ose dire, ghem-colonel. (Ni l’un ni l’autre ne faisaient plus semblant de croire à la thèse du suicide.) Toutefois, si la méthode est bien celle que j’ai déduite, vous pourrez connaître beaucoup de choses au sujet du meurtrier. Il doit être d’un rang très élevé, avoir un large accès à la machinerie de la Sécurité et – excusez-moi – avoir un sens de l’humour très particulier pour un Cetagandan. L’affront envers l’Impératrice frise la félonie. — La méthode le démontre, approuva Benin d’un ton plaintif. Mais c’est la motivation que je ne comprends pas. Cet inoffensif vieux Ba était un serviteur du Jardin Céleste depuis des décennies. La vengeance est donc improbable. — Mm… Peut-être. Mais si Ba Lura est un vieux de la vieille, peut-être que le meurtrier, lui, est un nouvel arrivé… Des décennies à engranger des secrets… Le Ba était bien placé pour connaître une foule de détails au sujet des plus grands dignitaires de l’Empire. Supposons que… le Ba ait tenté de faire chanter quelqu’un. En ce cas, retracer soigneusement tous ses mouvements au cours des derniers jours de sa vie risque d’être riche en enseignements. Par exemple, le Ba est-il sorti à un moment quelconque du Jardin Céleste ? — Cette… investigation est en cours. — À votre place, j’insisterais sur ce point. Le Ba a peut-être été en rapport avec son assassin. (À bord du vaisseau de ce dernier, en orbite. C’était évident.) Le minutage des événements est singulier, voyez-vous. À mes yeux, l’assassin montre tous les signes d’un homme pressé par le temps. S’il avait disposé de plusieurs mois, il aurait pu effectuer sa besogne plus discrètement. Je pense qu’il a été obligé de prendre très rapidement bon nombre de décisions, voire dans l’heure même qui a suivi le crime, et certaines d’entre elles ont été, pour être franc, carrément mauvaises. — Pas assez mauvaises, soupira Bénin. Mais Lord Vorkosigan, vous m’intéressez. Miles espérait que ce n’était pas une remarque à double sens. — Ce genre de choses est pour moi une véritable aubaine, déclara ce dernier. C’est ma première occasion de pouvoir parler boutique avec quelqu’un depuis que je suis sur Eta Ceta. (Il gratifia le colonel d’un sourire enjoué.) Si vous avez encore des questions à me poser, je vous en prie, n’hésitez pas. — Je ne pense pas que vous soyez disposé à me répondre sous thiopenta, avança Bénin sans guère d’espoir. — Ah… (Miles réfléchit à toute allure.) Avec l’autorisation de l’ambassadeur Vorob’yev, peut-être. Autorisation que l’ambassadeur ne donnerait certainement pas. Le petit sourire de Bénin apprit à Miles qu’il comprenait parfaitement sa délicate manière de refuser sans refuser. — En tout cas, Lord Vorkosigan, je serais fort heureux d’avoir l’occasion de mieux vous connaître. — Quand vous voulez. Je reste ici encore neuf jours. Bénin décocha à Miles un regard pénétrant mais indéchiffrable. — Merci, Lord Vorkosigan. Miles avait encore un million de questions à poser mais il n’osa pas aller plus loin pour une première session. Il désirait donner l’impression d’un simple intérêt professionnel, non d’une obsession frénétique. Il était tentant mais par trop dangereux de considérer Bénin comme un allié. Certes, il était une fenêtre donnant dans le Jardin Céleste mais une fenêtre munie d’yeux dans le dos, qui vous regardait. Toutefois, il devait bien exister un moyen subtil qui amènerait le colonel à se frapper le front en s’écriant : « Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! Je ferais mieux d’observer de plus près ces satrapes ! » En tout cas, il regardait dans la bonne direction, vers les hautes sphères du pouvoir. Et par-dessus son épaule, également. Une position équivalant à celle du funambule en équilibre précaire sur son fil. Quelle influence les satrapes, tous proches parents de l’Empereur, étaient-ils à même d’exercer sur la Sécurité du Jardin Céleste ? Guère, puisqu’ils étaient sûrement considérés comme des menaces potentielles. Mais avec le temps, l’un d’entre eux aurait pu se constituer les contacts idoines. Un satrape qui pouvait avoir fait preuve d’une loyauté irréprochable… jusqu’au jour de la tentation. C’était là une périlleuse accusation. Bénin n’avait pas droit à l’erreur. On ne lui accorderait pas une deuxième chance. Quelqu’un se souciait-il de l’assassinat d’un esclave ba ? Dans quelle mesure Bénin se souciait-il de la Justice avec un grand J ? Si jamais un Cetagandan se trouvait dans l’impossibilité d’obtenir de l’avancement par une autre méthode, jouer au plus saint pouvait porter ses fruits. Une ligne de conduite presque esthétique : l’art de la détection. Quel risque Bénin était-il prêt à prendre, qu’avait-il à perdre ? Avait-il une famille ou était-il une espèce de moine-guerrier, dédié corps et âme à sa carrière ? Il faut dire, à son crédit, que le ghem-colonel avait gardé son regard vissé au sien vers la fin de l’entretien uniquement parce qu’il était intéressé par ce qu’il lui racontait, et non pas pour éviter de regarder son corps difforme. Miles se leva en même temps que Bénin et déclara : — Ghem-colonel… puis-je vous faire une suggestion personnelle ? Sa curiosité piquée au vif, Bénin pencha la tête de côté en signe d’acceptation. — Vous avez de bonnes raisons de soupçonner qu’un orage s’amoncelle au-dessus de votre tête. Mais d’où vient cet orage, vous ne le savez toujours pas. Si j’étais vous, je m’adresserais droit au sommet. Demandez une audience à l’Empereur. Ce sera pour vous l’unique moyen d’être sûr et certain d’être passé par-dessus la tête du meurtrier. Sous sa peinture faciale, avait-il pâli ? Impossible de le savoir. — Aussi haut… Lord Vorkosigan, je ne suis pas habilité à avoir un contact personnel avec mon maître céleste. — Il ne s’agit pas d’amitié. Mais d’affaires. Or c’est son affaire. Si vous désirez sincèrement lui être utile, il est temps d’agir. Les Empereurs ne sont que des humains, somme toute. (Du moins, l’Empereur Grégor l’était. L’Empereur cetagandan, lui, était un Haut-humain. Miles espérait que cela comptait encore.) Ba Lura devait représenter à ses yeux davantage qu’un meuble. Plus de cinquante ans de bons et loyaux services. N’avancez aucune accusation, priez-le seulement d’empêcher que votre enquête ne tombe en quenouille. Frappez le premier, aujourd’hui même avant… qu’un autre ne commence d’avoir peur de votre compétence. Si tu veux protéger ton cul, Bénin, fais-le tout de suite, par Dieu ! — Je vais… réfléchir à votre conseil. — Bonne chasse. (Miles opina d’un air enjoué comme s’il n’était absolument pas concerné.) Jouer grand, c’est toujours la meilleure tactique. Penser à l’Honneur. Bénin s’inclina en lançant un petit sourire mi-figue, mi-raisin et sortit, escorté du garde de l’ambassade. — À bientôt, cria Miles dans son dos. — N’ayez crainte. Le geste d’adieu de Bénin était presque un salut. Le désir qui harcelait Miles de s’effondrer de fatigue, sur place, dans le couloir, fut retardé par l’arrivée de Vorob’yev. Celui-ci avait certainement tout entendu de son poste d’écoute. Un autre individu l’accompagnait. Et Ivan se profilait derrière eux, un air de morosité anxieuse inscrit sur son visage crispé. L’autre individu était d’âge moyen, de taille moyenne, vêtu de la combinaison ample et des robes à la coupe élégante d’un seigneur ghem, le tout en demi-teintes. Cette tenue lui seyait parfaitement mais il n’arborait aucune peinture faciale, et sa coupe de cheveux était celle des officiers barrayarans. Une lueur d’intérêt brillait dans ses yeux. — Un entretien mené de main de maître, Lord Vorkosigan, approuva Vorob’yev, diminuant la tension de Miles, mais d’un cran seulement. — Le ghem-colonel a manifestement toutes sortes d’idées derrière la tête, observa Miles. Ah… Miles jeta un coup d’œil à l’individu qui accompagnait l’ambassadeur. — Permettez-moi de vous présenter Lord Vorreedi, déclara l’ambassadeur. Lord Vorkosigan, bien entendu. Lord Vorreedi est notre meilleur expert au sujet des activités que nos camarades ghems mènent dans leurs innombrables domaines. Euphémisme diplomatique pour dire espion en chef. Miles accueillit l’expert par des salutations prudentes : — Enchanté de faire enfin votre connaissance, monsieur. — Moi de même, répondit Vorreedi sur le même ton. Je regrette de ne pas être revenu plus tôt. On s’attendait que les obsèques de feu l’Impératrice fussent plus calmes. J’ignorais que les affaires relevant de la Sécurité civile vous intéressaient autant, Lord Vorkosigan. Aimeriez-vous que nous organisions pour vous une visite des organes locaux de la police ? — Je crains que le temps ne me le permette pas. Mais il est vrai que, si la carrière militaire m’avait été refusée, mon choix suivant aurait sans doute été la police. Un caporal en uniforme de la section de la Séclmp de l’ambassade s’approcha et d’un geste appela son supérieur vêtu en civil. Ils conférèrent à voix basse et le caporal tendit au chef du protocole une petite liasse de feuillets multicolores, lequel à son tour les tendit à l’ambassadeur en ajoutant deux, trois mots. Levant les sourcils, Vorob’yev se tourna vers Ivan. — Lord Vorpatril, plusieurs invitations sont arrivées pour vous ce matin. Ivan prit les feuillets aux couleurs et aux parfums discordants et, intrigué, les passa rapidement en revue. — Des invitations ? — Lady Benello vous invite à un dîner privé. Lady Arvin vous invite à une party pour contempler des motifs de flammes. Les deux, ce soir. Et Lady Senden vous invite à assister à un cours de danse de la cour, cet après-midi même. — Qui ? — Lady Senden, expliqua le chef du protocole, est la sœur mariée de Lady Benello, selon les renseignements pris la nuit dernière. (Il jeta à Ivan un drôle de regard.) Mais qu’avez-vous fait pour mériter cette soudaine popularité, Lord Vorpatril ? Un sourire pincé aux lèvres, Ivan tenait les invitations du bout des doigts. Miles en déduisit que son cousin avait omis de préciser au chef du protocole certains détails de son aventure de la veille au soir. — Je ne sais trop, monsieur. Ivan croisa le regard aigu de Miles et rougit légèrement. Miles tendit le cou. — L’une de ces femmes aurait-elle d’intéressantes connexions dans le Jardin Céleste ? Ou encore des amies qui en auraient ? — Cousin, ton nom n’est pas sur ces invitations. Ivan agita brutalement les invitations, toutes calligraphiées à la main avec une encre assortie au papier. L’air de morosité anxieuse d’Ivan cédait peu à peu la place à une joie retenue. — Monseigneur, murmura le chef du protocole à l’adresse de l’ambassadeur, peut-être conviendrait-il de vérifier davantage les fréquentations de ces personnes ? — Je vous en prie, colonel. Vorreedi repartit, suivi de son caporal. Après un geste d’adieu lancé à Vorob’yev, Miles s’éloigna en claudiquant au côté de son cousin qui serrait les papiers en couleur dans son poing et lorgnait Miles d’un air méfiant. — Tout ça, c’est pour moi, réaffirma Ivan dès qu’ils furent hors de portée d’oreille. Toi, tu as ton ghem-colonel Bénin. Il est davantage à ton goût, de toute façon. — Il y a tout un tas de femmes ghemes ici dans la capitale qui sont des dames de compagnie pour les Hautes du Jardin Céleste, dit Miles. J’aimerais beaucoup… revoir la Gheme avec qui je suis allé me promener la nuit dernière, par exemple, mais elle ne m’a pas donné son nom. — Cela m’étonnerait que la clique de Yenaro ait des connexions célestes. — Je crois que celle-ci était une exception. Mais ceux que je désire réellement rencontrer, ce sont les satrapes. Face à face. — Là où tu as le plus de chances d’en rencontrer un, c’est à l’une des cérémonies officielles. — Exact. Et j’y compte bien. 8 Miles trouva le Jardin Céleste beaucoup moins intimidant, lors de sa deuxième visite, ou du moins chercha-t-il à s’en convaincre. Cette fois-ci, ils n’étaient pas perdus dans le flot des émissaires galactiques. Ils n’étaient que trois. Lui-même, l’ambassadeur Vorob’yev et Mia Maz. Ils furent introduits par une grille dérobée, presque secrètement et escortés par un seul serviteur jusqu’à leur destination. Le trio formait un beau tableau. Miles et l’ambassadeur dans la grande tenue de deuil de leur Maison. Maz en robes d’un blanc immaculé, garnies de noir, associant les deux couleurs du deuil, portant celle de Cetaganda sans outrepasser la frontière du privilège des Hauts. Ce n’était pas un hasard si ce costume mettait en valeur sa somptueuse toison de jais et son teint cuivré, ainsi que ses deux compagnons. Elle lança à l’ambassadeur, par-dessus la tête de Miles, un sourire de plaisir à l’idée de ce qu’ils allaient vivre qui creusa l’espace d’une seconde sa fossette. Miles, coincé entre eux deux, se sentait comme un môme indiscipliné, escorté avec fermeté par ses deux parents. Vorob’yev ne prenait aucun risque : l’étiquette aujourd’hui serait scrupuleusement respectée. Normalement, aucun délégué galactique n’assistait au récital de poésies élégiaques offert en l’honneur de feu l’Impératrice, à l’exception de quelques rares alliés de Cetaganda de très haut rang. Miles n’avait donc pas droit à ce privilège, et Vorob’yev avait été obligé de faire appel à tout son piston pour leur obtenir cette invitation. Ivan avait réussi à se défiler, prétextant sa lassitude suite au cours de danse et à la party aux motifs de flammes de la veille, et arguant en outre de quatre autres invitations pour l’après-midi et la soirée du jour même. Une lassitude étrangement teintée d’un petit air supérieur. Miles l’avait laissé s’échapper, malgré son violent désir sadique d’obliger son cousin à rester assis à son côté durant ce qui s’annonçait comme une interminable journée. En effet, tout bien réfléchi, Ivan n’aurait servi à rien dans cette opération dont l’objectif était la collecte de renseignements. De surcroît, Ivan allait peut-être – mais peut-être seulement – établir de nouveaux et utiles contacts parmi la noblesse gheme. Vorob’yev l’avait donc remplacé par Mia Maz à la grande joie de celle-ci et au bénéfice de Miles. Ce dernier fut soulagé d’apprendre que la cérémonie ne se déroulerait pas dans la rotonde, avec toutes ses alarmantes associations, et où était encore exposé le corps de l’Impératrice. Mais elle n’avait pas lieu non plus dans un local aussi vulgaire qu’un auditorium où tous les invités seraient entassés les uns sur les autres. Non, le serviteur les introduisit dans un… vallon. (Miles présuma du moins que c’en était un.) Une sorte de grande cuvette creusée dans le jardin et bordée de fleurs et de plantes diverses. Des centaines de sortes de petites cases surplombaient plusieurs dais et plates-formes dressés tout au fond de la cuvette. Conformément à leur rang, ou plutôt à leur manque de rang, le serviteur les installa tout en haut, et en outre sur le côté, très loin de la vue de face, en principe la meilleure. Mais rien ne pouvait mieux convenir à Miles : il pouvait ainsi observer attentivement tout l’auditoire sans se faire remarquer. Les bancs étaient en bois précieux, au poli remarquable. D’une courbette élégante, Vorob’yev désigna à Mia Maz sa place. Celle-ci une fois assise étala ses robes, puis promena son regard à la ronde, l’œil brillant d’un vif éclat. Miles promenait également son regard à la ronde mais d’un œil beaucoup moins brillant, ayant passé une grande partie de la nuit rivé à l’écran de sa console, en train de potasser les fiches de renseignements dans l’espoir de démêler ce sac de nœuds. Les Hautes se rendaient à leur place une par une. Les hommes, tous en robes vaporeuses et couleur de neige, escortaient des bulles blanches. Le vallon ressemblait de plus en plus à un immense parterre de roses blanches à l’exubérante floraison. Miles comprit enfin le but des cases : elles étaient réservées aux bulles. Rian était-elle parmi elles ? — Les femmes déclameront-elles les premières ? demanda Miles à Maz. Comment ça va se passer ? — Les femmes ne prononceront pas un mot, aujourd’hui. Elles ont eu leur propre cérémonie hier. On commencera par les hommes du rang le plus bas et on remontera jusqu’aux plus hauts dignitaires des diverses constellations. En terminant par les satrapes. Les huit. Miles se prépara à attendre comme une panthère à l’affût juchée dans un arbre. Les hommes qu’il était venu voir faisaient en ce moment même leur entrée tout au fond de la cuvette. Si Miles avait eu une queue, elle aurait remué d’aise. À défaut, il n’eut à maîtriser que ses nerveux claquements de talon. Les huit satrapes, secondés par leurs officiers ghems de plus haut rang, s’enfoncèrent dans les fauteuils disposés en cercle autour d’un dais surélevé. Miles plissa les yeux, regrettant de ne pas avoir ses jumelles. Avec un rien de sympathie, il se demanda ce que fabriquait en ce moment le ghem-colonel Bénin et si, dans les coulisses, la Sécurité cetagandane était sur les dents, comme l’était la Sécurité barrayarane à toutes les cérémonies auxquelles assistait l’Empereur Grégor. Il pouvait parfaitement se les imaginer. En tout cas, il avait sous les yeux la raison pour laquelle il était ici : ses huit suspects, artistiquement mis en vitrine. Il observa les quatre premiers de sa liste avec un soin tout particulier. Le gouverneur de Mu Ceta était membre de la constellation Degtiar, demi-oncle de l’Empereur actuel, étant le demi-frère de la défunte Impératrice. Maz l’observait également, tandis qu’il installait sa carcasse grinçante dans le siège qui lui était réservé et renvoyait ses aides par de petits gestes saccadés et irrités de la main. Ce gouverneur n’occupait son poste que depuis deux ans. Après la débâcle de la tentative d’invasion de Vervain, son prédécesseur avait été rappelé et, en conséquence, exilé sans bruit et mis définitivement à la retraite. L’homme était très vieux et très expérimenté. Il avait été choisi dans le but explicite d’apaiser chez les Vervani les craintes d’un match retour. Pas le genre à trahir, pensait Miles. Pourtant, d’après Haute Rian, les huit membres de ce cercle avaient franchi d’au moins un pas la ligne interdite pour avoir accepté en secret la copie illégale de la banque de gènes. Le gouverneur de Rho Ceta, le plus proche voisin de Barrayar, inquiétait beaucoup plus Miles. Le dénommé Haut-Este Rond, homme d’âge mûr et vigoureux, avait la grande stature d’un Haut mais était exceptionnellement charnu. Son ghem-général se tenait prudemment hors de portée de ses grands gestes du bras. Le général de Rond donnait l’impression d’un fauve. D’ailleurs, il manifestait bel et bien la ténacité du fauve dans ses efforts, diplomatiques ou autres, en vue d’ouvrir à l’Empire cetagandan l’accès aux routes commerciales passant par les points de sortie de Komarr, sous contrôle barrayaran. Rond faisait partie de l’une des moins prestigieuses parmi les constellations Hautes, qui cherchait donc à s’accroître. Este Rond était manifestement parmi la tête de liste des suspects. Slyke Giaja, gouverneur de Xi Ceta, planète voisine de Marilac, arriva dans un envol de robes, le nez fier. Miles trouva que Slyke Giaja avait le type même du Haut, grand et svelte, et un rien efféminé. L’arrogance seyant à un demi-frère cadet de l’Empereur. Et dangereux, avec ça. Assez jeune pour être l’oiseau recherché, bien que plus âgé qu’Este Rond. Le plus jeune des suspects, le Haut-Ilsum Kety, satrape de Sigma Ceta, n’était qu’un jouvenceau de quarante-cinq ans environ. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau au prince Slyke Giaja qui était en fait un de ses cousins par leurs mères qui elles-mêmes étaient des demi-sœurs, bien que de constellations différentes. Les arbres généalogiques des Hauts étaient encore plus tarabiscotés que ceux des Vors. Il aurait fallu employer un généticien à plein temps pour garder la trace de la fourmilière des demi-frères et sœurs. Huit bulles blanches entrèrent en flottant dans la cuvette. Elles se disposèrent en demi-cercle sur la gauche du cercle des satrapes. Les officiers ghems occupèrent le demi-cercle opposé sur la droite. Ceux-là, comprit Miles, allaient être obligés de rester debout durant toute la cérémonie. Dans la vie d’un ghem-général tout n’était pas forcément rose, ni même rouge sang. Mais l’une de ces bulles était-elle… ? — Qui sont ces dames ? s’enquit Miles auprès de Maz en désignant l’octet de la tête. — Les Épouses des satrapes. — Je… je croyais que les Hauts ne se mariaient jamais. — Ce titre n’implique aucune relation personnelle. Elles sont nommées par l’Imperium, tout comme les satrapes eux-mêmes. — Ce ne sont pas les satrapes qui les nomment ? Quelles sont leurs fonctions ? Hôtesses d’accueil ? — Pas du tout. Elles sont choisies par l’Impératrice afin de lui servir de représentantes dans toutes les opérations concernant la Crèche des Étoiles. Tous les Hauts demeurant sur une planète satrape envoient leurs contrats génétiques par l’intermédiaire des Épouses à la banque centrale de gènes du Jardin Céleste où ont lieu les fécondations et toutes les modifications génétiques. Les Épouses veillent également au retour des réplicateurs utérins avec leur fœtus en voie de développement à leurs parents demeurant sur les planètes extérieures. Cela doit être le plus étrange des transports de marchandises de l’Empire cetagandan, une fois par an pour chaque planète. — Est-ce que les Épouses retournent une fois par an sur Eta Ceta à cette occasion afin d’accompagner personnellement ce dont elles sont responsables ? — Oui. — Ah. Miles se renversa contre le dossier de son fauteuil, un sourire figé sur les lèvres. Maintenant il comprenait comment l’Impératrice Lisbet avait établi ses contacts, les canaux vivants qu’elle avait utilisés pour communiquer avec chacun des satrapes. Je mets ma main au feu si toutes ces Épouses ne sont pas plongées jusqu’au cou dans ce complot. Seize. J’ai seize suspects, et non pas huit. Ô Seigneur ! Et lui qui était venu ici pour réduire le nombre de ses suspects. Mais il s’ensuivait logiquement que l’assassin de Ba Lura n’avait pas eu forcément besoin de voler ou d’emprunter une bulle. Elle pouvait fort bien déjà en posséder une. — Est-ce que les Épouses travaillent de concert avec leurs satrapes ? Maz haussa les épaules. — Franchement, je l’ignore. Pas obligatoirement, je présume. Leurs domaines de responsabilité sont complètement distincts. Un majordome vint se poster au milieu de l’estrade et d’un geste intima le silence. On n’entendit plus aucun murmure dans le vallon. Tous les seigneurs Hauts se mirent à genoux sur des sortes de prie-Dieu capitonnés qui étaient disposés devant leurs bancs. Toutes les bulles blanches oscillèrent. Miles se demanda encore une fois combien de femmes Hautes trichaient et prenaient leurs aises à ces fastidieuses cérémonies. Le silence s’intensifia soudain et l’Empereur en personne fit son apparition, escorté de gardes aux visages zébrés, en livrée blanc et rouge sang. Terrifiants, si on les prenait au sérieux. Ce que Miles faisait, non pas à cause de leur peinture faciale mais parce qu’il savait qu’une responsabilité aussi lourde vous rend nerveux et vous donne la gâchette facile. C’était la première fois de sa vie que Miles voyait l’Empereur cetagandan en chair et en os. Il le soumit à un examen aussi intensif que les satrapes. L’Empereur Fletchir Giaja était, comme tout Haut pur-sang, grand et svelte, au nez aquilin comme ses demi-cousins. Malgré ses soixante-dix ans et quelques, aucune ombre de gris dans sa chevelure de jais. Un survivant : il avait acquis le titre suprême à un âge exceptionnellement jeune pour un Cetagandan, moins de trente ans, et l’avait gardé depuis la grande fragilité de son jeune âge jusqu’à l’invincibilité, du moins en apparence, de l’âge de la maturité. Il prit place avec une très grande assurance et une grâce infinie, serein, confiant. Les narines de Miles palpitèrent et il inspira un bon coup, l’ironie de la chose lui donnant le vertige. À un autre signal du majordome, toute l’assistance se rassit, toujours dans le même remarquable silence. La déclamation des poèmes élégiaques en l’honneur de feu Haute-Lisbet Degtiar commença par le bas de l’échelle des constellations présentes. Chaque poème devait correspondre à l’un de la demi-douzaine de formats officiels, tous brefs, Dieu merci. Miles fut extrêmement impressionné par l’élégance, la beauté et l’apparente profondeur de sentiment des dix premiers récitants. Cet exercice devait faire partie des grands rituels comme le serment d’allégeance ou le mariage pour lesquels la préparation exige beaucoup plus de temps que la prestation elle-même. Un très grand soin était apporté aux gestes, à la voix et aux imperceptibles nuances dans les robes blanches qui, aux yeux de Miles, étaient toutes identiques. Mais peu à peu, Miles repéra des vers types, des idées identiques. Au trentième poème, ses yeux commençaient à devenir vitreux. Plus que jamais, il regretta qu’Ivan ne fût pas là pour souffrir autant que lui. De temps à autre, Maz lui donnait dans un chuchotis un commentaire ou une explication qui l’aidaient à surmonter sa somnolence… Miles avait mal dormi la nuit précédente. Les satrapes se tenaient comme des hommes montant un destrier avec superbe, sauf le grand vieillard à la tête de la satrapie de Mu Ceta. Celui-là s’était effondré dans son fauteuil sans se donner la peine de dissimuler son franc ennui. Il observait à travers la fente de ses yeux sardoniques ses cadets, autrement dit tous les autres, déclamer leur poème en s’emmêlant plus ou moins les pinceaux. Les plus âgés et rodés des hommes, dont le tour venait enfin, avaient du moins une meilleure diction, même si leurs poèmes n’étaient pas forcément meilleurs. Miles réfléchissait au personnage de Lord X, tâchant de le faire correspondre à l’une des huit faces alignées devant lui. Le meurtrier-traître avait le génie du stratagème. On lui avait offert une occasion imprévue d’acquérir du pouvoir, il avait foncé en y mettant toute son énergie, concocté son plan et frappé. À quelle vitesse exactement ? Le premier des satrapes n’était arrivé que dix jours avant Miles et Ivan, le dernier quatre jours avant eux. Yenaro, selon le rapport de la section de la Séclmp de l’ambassade, avait assemblé sa sculpture en deux jours à partir des plans livrés par une source inconnue, faisant trimer ses larbins jour et nuit. Ba Lura n’avait pu être suborné qu’après la mort de sa maîtresse, donc il n’y avait pas tout à fait trois semaines de cela. Or les Hauts âgés préféraient des plans exigeant des décennies pour parvenir à terme, pour une totale garantie de succès. La preuve en était la vieille Impératrice elle-même. Ces gens-là vivaient le temps différemment de lui, Miles en était presque certain. Tout cet enchaînement d’événements sentait… la jeunesse. Ou du moins, la jeunesse du cœur. L’adversaire de Miles devait en ce moment même être dans un état d’esprit intéressant. C’était un homme d’action et de décision. Mais pour l’heure, il devait forcément se tenir tranquille dans son petit coin pour ne pas attirer l’attention sur lui, alors même qu’il était de plus en plus clair que la mort de Ba Lura n’allait pas passer comme prévu pour un suicide. Il était donc contraint de rester assis, les fesses serrées, sur sa banque de gènes et la Grande Clef jusqu’à la fin des funérailles, et ensuite il retournerait sans bruit sur sa base planétaire… Pour la bonne raison qu’il ne pouvait pas déclencher une révolte depuis Eta Ceta. Il ne pouvait rien avoir préparé avant de venir. Mais allait-il faire envoyer la Grande Clef chez lui ou la garder avec lui ? S’il l’avait déjà expédiée sur la planète dont il était le gouverneur, Miles n’était pas sorti de l’auberge. Le satrape prendrait-il le risque de perdre en transit son tout-puissant atout ? Certainement pas. Le ronron des poètes amateurs exerçait un effet désastreux sur Miles. Il découvrit que son subconscient avait pris la tangente. Un poème de son cru en l’honneur de feu l’Impératrice se forma spontanément dans son cerveau. L’Impératric’ Lisbet attrap’ Au pièg’ de l’orgueil un satrap’. Il trahit trop tôt, Et vis’ bien trop haut. Il court vit’ mais son crim’ l’ rattrap’. Miles maîtrisa sa furieuse envie de bondir au centre du vallon pour déclamer son poème devant la nombreuse assemblée des Hauts, rien que pour voir ce qui se passerait. Son petit ricanement lui attira un regard en coin inquiet de la part de Maz. — Ça va ? — Oui. Désolé, murmura-t-il. Je viens d’avoir une crise de limericks. Les yeux de Maz s’écarquillèrent et elle mordit sa lèvre. Seule, sa fossette soudain plus profonde la trahit. — Chut ! fit-elle avec fermeté. La cérémonie se déroulait sans interruption. Cela ne donnait à Miles que trop de temps, hélas, pour inventer encore des vers d’une égale valeur artistique ! Le regard de Miles dériva sur les rangées de bulles blanches. Un’ bell’ Haut’ prénommée Rian Fascina un nabot mutant. Mais l’ rejeton vor, Qui s’croyait l’plus fort, À la fin s’ra j’té aux serpents. Comment donc les Hauts supportaient-ils ce genre de choses ? Avaient-ils également génétiquement trafiqué leur vessie pour leur donner une capacité surhumaine, en plus de toutes leurs folles modifications au sujet desquelles maintes rumeurs circulaient ? Heureusement, avant que Miles pût trouver deux mots rimant avec Vorob’yev, le premier satrape se leva pour prendre sa place sur le dais du récitant. Miles se réveilla brusquement. Les poèmes des gouverneurs étaient tous excellents et d’une tournure fort compliquée. Maz apprit à Miles dans un murmure qu’en réalité ils étaient tous rédigés par les meilleures poétesses Hautes du Jardin Céleste. Le rang a ses privilèges. Mais malgré ses efforts, Miles ne parvint à trouver le moindre double sens sinistre et instructif dans aucun de ces poèmes. Son suspect ne profitait pas de cette occasion pour confesser publiquement ses crimes, ni alarmer ses ennemis. Miles en était presque surpris. En effet, l’emplacement choisi pour le corps de Ba Lura laissait entendre que Lord X avait un faible pour le baroque dans sa manière d’organiser son complot, plutôt que d’être efficace dans la simplicité. Voulait-il en faire un art ? Imperturbable, l’Empereur gardait un calme solennel. Les satrapes reçurent tous des petits signes de tête courtois de la part du principal endeuillé en remerciement de leurs éloges élégants. Miles se demanda si Bénin avait suivi son conseil et avait déjà parlé à son maître céleste. Il l’espérait. Et tout à coup, sans avertissement, le supplice littéraire prit fin. Miles réprima son envie d’applaudir. Manifestement, c’était la chose à ne pas faire. Le majordome réapparut et, sur l’indication de l’un de ses gestes énigmatiques, tous de se remettre à genoux. L’Empereur et ses gardes levèrent le camp, suivis par les bulles des Épouses, les satrapes et leurs ghems-généraux. Après cela, chacun fut libre… de se précipiter aux toilettes, supposait Miles. Si la race Haute avait renoncé aux fonctions traditionnelles de la sexualité, elle était encore assez humaine pour que partager la nourriture fit toujours partie intégrante de la vie sociale. À sa façon à elle. Les viandes étaient sculptées en forme de fleurs. Les légumes ressemblaient à des crustacés et les fruits à de minuscules bestioles. Miles regarda d’un air songeur le plat de riz cuit à l’eau disposé sur le buffet. Les grains avaient été déposés à la main un par un pour former une spirale alambiquée. Il faillit trébucher sur ses propres bottes à force de lorgner ces grains de riz. Il domina sa grande perplexité et tâcha de se reconcentrer sur l’affaire qui l’avait amené ici. Ces rafraîchissements servis à la bonne franquette – selon les critères du Jardin Céleste – étaient offerts dans un pavillon tout en longueur donnant comme toujours sur le jardin baigné maintenant d’une douce lumière qui invitait à la détente, les dames Hautes dans leurs bulles étaient parties ailleurs. Sans doute là où elles pourraient sortir de leurs bulles afin de se restaurer. Plusieurs buffets avaient été dressés un peu partout dans le Jardin Céleste, mais ce charmant pavillon abritait celui réservé exclusivement à l’élite. L’Empereur en personne se trouvait quelque part à l’autre extrémité de la salle. Miles ne savait trop comment Vorob’yev s’était débrouillé pour les faire inviter ici, mais l’ambassadeur méritait des éloges pour services exceptionnels. Maz, les yeux tout brillants, une main sur le bras de Vorob’yev, se sentait manifestement dans une sorte de paradis pour sociologues. — Nous y voilà ! murmura Vorob’yev. Miles dressa la tête. La clique d’Este Rond faisait son entrée dans le pavillon bondé de monde. Les autres Hauts, ne sachant que faire de ces extraplanétaires qui n’étaient pas à leur place ici, avaient fait mine de prétendre que les Barrayarans étaient invisibles depuis leur arrivée. Este Rond, lui, n’avait pas ce choix-là. Le gouverneur trapu en robe blanche et son ghem-général en uniforme et à la face peinturlurée firent halte pour saluer leurs voisins barrayarans. Une femme en robe blanche, qui était une exception dans cette réunion à très forte prédominance masculine, marchait sur les talons du ghem-général de Rond. Sa chevelure d’un blond argent était ramassée en une queue de cheval qui descendait jusqu’à ses chevilles. Elle se tint, les yeux baissés, sans prononcer un mot. Elle était beaucoup plus âgée que Rian, mais une Haute, à coup sûr… Dieu, qu’elles vieillissaient bien ! Ce devait être la femme Haute du ghem-général de Rond. Il était normal qu’un officier d’un tel rang ait reçu une épouse Haute depuis longtemps. Max lançait à Miles un signal incompréhensible mais pressant : un tout petit hochement de tête et un « non, non ! » formulé silencieusement sur ses lèvres. Qu’essayait-elle de lui dire ? Apparemment, la Haute ne parlait que si on lui adressait la parole… Miles n’avait jamais vu un langage corporel exprimer une réserve aussi extraordinaire, pas même chez Haute Rian. Le satrape Rond et Vorob’yev échangèrent des courtoisies extrêmement raffinées et Miles en déduisit que Rond avait été leur ticket d’entrée. Vorob’yev couronna son beau coup diplomatique en présentant Miles. — Le lieutenant s’intéresse de façon très satisfaisante aux plus beaux aspects de la culture cetagandane. Vorob’yev le recommandait donc au satrape. Celui-ci approuva cordialement du chef. Quand Vorob’yev recommandait quelqu’un, il semblait que même un seigneur Haut cetagandan en tenait compte. — Monsieur, j’ai été envoyé pour apprendre autant que pour servir. C’est là aussi bien mon devoir que mon plaisir. (Miles gratifia le satrape d’une courbette calculée au poil près.) Et je dois dire que j’ai vécu des expériences très enrichissantes. Par son sourire acéré, Miles tâcha de mettre dans ses paroles un double sens aussi intense que possible. Rond lui sourit en retour, l’œil froid. Mais si Este Rond était Lord X, sa froideur était prévisible. Ils échangèrent quelques plaisanteries creuses au sujet de la vie diplomatique, puis Miles se jeta à l’eau : — Auriez-vous l’obligeance, Haut Rond, de me présenter au satrape Haut-Ilsum Kety ? Un sourire en lame de rasoir étira les lèvres de Rond et il jeta un coup d’œil à son collègue mais supérieur génétique. — Ma foi, Lord Vorkosigan, pourquoi pas ? Si Rond devait se coltiner ces barbares, avait calculé Miles, il serait ravi de partager son embarras. Rond conduisit Miles auprès du satrape. Vorob’yev restait donc libre de faire un brin de causette avec le ghem-général Rho Cetan qui accordait un sincère intérêt professionnel à ses ennemis potentiels. Vorob’yev lança à Miles un discret avertissement : un léger froncement de sourcils. Miles ouvrit son poing au bout de son bras étendu, lui promettant ainsi qu’il serait parfait. Dès qu’ils furent hors de portée d’oreille de l’ambassadeur, Miles murmura à Rond : — Nous sommes au courant pour Yenaro, vous savez ? — Pardon ? fit Rond d’un ton qui semblait sincèrement déconcerté. Sur ce, ils étaient arrivés à hauteur du petit groupe d’Ilsum Kety. Vu de près, Haut Kety paraissait encore plus grand et plus svelte. Il avait les traits ciselés selon le moule Haut : les nez aquilins étaient à la mode depuis que Fletchir Giaja était monté sur le trône. Un soupçon de gris aux tempes mettait en valeur ses cheveux noirs. Comme il n’avait que quarante-cinq ans environ et qu’en outre il était Haut… mais oui, bien sûr ! Cette touche argentée était parfaite mais certainement artificielle, comprit Miles avec un amusement bien dissimulé. Dans un monde où les vieillards tenaient toutes les rênes du pouvoir, l’apparence de la jeunesse n’était pas un atout lorsqu’on était vraiment jeune. Kety était également accompagné de son ghem-général qui lui aussi affichait à son côté sa femme Haute. Miles fit tout son possible pour que ses yeux ne sortent pas trop de leurs orbites. Elle était époustouflante, même selon les normes Hautes. Ses cheveux avaient la couleur du plus riche chocolat noir. Séparés par une raie du milieu, ils étaient ramassés en une tresse épaisse qui tombait dans son dos jusqu’à ses pieds, et s’enroulait littéralement sur le parquet. Sa peau était de la couleur de la crème à la vanille. Ses yeux, qui s’écarquillèrent un rien quand ils se baissèrent sur Miles approchant au côté de Rond, étaient d’une surprenante teinte cannelle, immenses et lumineux. Bref, une friandise, totalement comestible et à peine plus âgée que Rian. Miles bénit le ciel d’avoir déjà eu Rian en face de lui, car cela l’aida énormément à rester debout et à ne pas ramper à genoux vers cette femme inouïe. À l’évidence, Ilsum Kety n’avait pas de temps à accorder à un extraplanétaire, ni aucun intérêt à parler à un barbare, mais pour une raison ou une autre il ne voulut ou n’osa pas offenser Rond. Miles se débrouilla pour effectuer un bref échange de formules adéquates de politesse avec Kety. Rond en profita pour se débarrasser de lui et prit la fuite vers le buffet. Kety, irrité, rechignait à accomplir ses devoirs sociaux. Miles prit l’affaire en main et adressa une demi-courbette au ghem-général de Kety. Ledit général avait l’âge coutumier pour sa position. Autrement dit, c’était une antiquité. — Général Chilian, je vous ai étudié dans mes livres d’histoire. C’est un honneur pour moi de faire votre connaissance. Ainsi que celle de votre fort belle dame. Mais je ne crois pas connaître son nom. Il dédia à la dame en question un sourire engageant. Les sourcils de Chilian, qui s’étaient levés, se baissèrent en se fronçant légèrement. — Lord Vorkosigan, répondit-il brièvement. Mais il ne saisit pas la perche. Et après avoir jeté un très rapide regard de dégoût à Miles, la Haute se tint comme si elle n’eût pas été là, ou du moins comme si elle l’eût souhaité. Les deux hommes semblaient la traiter comme si elle eût été invisible. Donc, si Kety était Lord X, que se passait-il dans sa petite tête en ce moment même, coincé qu’il était par la victime sur laquelle il avait jeté son dévolu ? Il avait remis entre les mains des Barrayarans le faux bâton, poussé Ba Lura à tout avouer à Rian et à la convaincre d’avancer des accusations de vol, tué le Ba et attendait les résultats. Résultats qui avaient été… un silence retentissant. Apparemment, Rian n’avait pas bougé, pas dit un mot à qui que ce fût. Kety se demandait-il si, tout compte fait, il n’avait pas tué Lura trop tôt, avant que celui-ci eût la possibilité d’avouer avoir perdu l’inestimable objet ? Cela devait être très intrigant pour lui. Mais rien, même pas le plus léger tressaillement, ne transperça sur son visage Haut. Ce qui aurait été également le cas, cela va de soi, si ce gouverneur satrape était totalement innocent. Miles sourit affablement à Haut-Ilsum Kety. — Je me suis laissé dire que nous avions un passe-temps commun, Gouverneur. — Oh ? fit ce dernier d’un ton peu encourageant. — La même passion pour les insignes impériaux de Cetaganda. Un ensemble d’artefacts absolument fascinants et révélateurs de l’Histoire et de la culture de la race Haute, ainsi que de son avenir. Qu’en pensez-vous ? Kety le fixa d’un œil vide. — Je ne considérerais pas cela comme un passe-temps. Et c’est là une passion qui ne convient pas à un extraplanétaire. — Il est du devoir du militaire de connaître ses ennemis. — Je n’en saurais rien. Ces choses-là appartiennent aux Ghems. — Comme votre ami, Lord Yenaro ? Un bien fragile roseau sur lequel s’appuyer, Gouverneur. Je crains que vous ne le découvriez d’ici peu. Les sourcils pâles de Kety se froncèrent. — Qui ? Miles soupira en son for intérieur, regrettant de ne pouvoir arroser tout le pavillon de thiopenta. Les Hauts étaient tous si atrocement maîtres d’eux-mêmes qu’on eût dit qu’ils mentaient, même quand ils ne mentaient pas. — Je me demandais, Haut Kety, si vous accepteriez de me présenter au satrape Haut-Slyke Giaja. Étant moi-même apparenté à mon Empereur, je ne puis m’empêcher de le considérer comme mon homologue. Kety sourcilla. La surprise le rendait honnête. — Cela m’étonnerait que Slyke fût de cet avis… À l’expression de Kety, on devinait qu’il hésitait entre l’embarras du prince Slyke Giaja si l’extraplanétaire lui était infligé et le soulagement d’en être lui-même débarrassé. L’égoïsme l’emporta, jusqu’à un certain point. Le Haut appela d’un geste le ghem-général Chilian et l’envoya demander l’autorisation de transfert. Après un courtois geste d’adieu et des paroles de remerciements, Miles suivit le général dans l’espoir d’avancer ses pions en profitant de l’indécision. Les princes impériaux ne se laissaient pas aborder comme de simples Hauts satrapes. — Général… Si Haut Slyke ne peut me parler, auriez-vous l’obligeance de lui transmettre un bref message ? (Miles s’efforça de garder un ton régulier en dépit de sa claudication. Chilian ne diminuait pas la longueur de son pas par souci de son invité barrayaran.) Quatre mots, seulement. Chilian haussa les épaules. — C’est possible. — Dites-lui… Yenaro est à nous. Rien que cela. À cette phrase sibylline, les sourcils du général s’arquèrent. — Très bien. Naturellement, le message serait plus tard répété à la Sécurité impériale cetagandane. Miles n’avait aucune objection à ce que celle-ci lorgnât Lord Yenaro de plus près. Slyke Giaja était assis au milieu d’un petit groupe d’hommes, aussi bien ghems que Hauts, sur le flanc opposé du pavillon. Ce groupe, par exception, incluait également une bulle blanche qui planait près du prince. Et à son côté, il y avait une dame gheme que Miles reconnut malgré ses volumineuses robes blanches de cérémonie : la femme qui avait été envoyée le chercher à la fête de Yenaro. Elle lui jeta un coup d’œil alors qu’il approchait, puis détourna résolument son regard. Donc, qui occupait la bulle ? Rian ? L’Épouse de Slyke ? Quelqu’un d’autre ? Le ghem-général de Kety se pencha pour murmurer à l’oreille du prince. Celui-ci posa son regard sur Miles, fronça les sourcils et fit non de la tête. Chilian haussa les épaules et se pencha pour de nouveau chuchoter. Miles, qui observait le mouvement de ses lèvres, constata que son message était bel et bien délivré. Le nom de Yenaro avait été prononcé. La face de Slyke ne trahit rien. D’un geste, il renvoya le ghem-général qui revint auprès de Miles. — Haut Slyke est trop occupé pour vous voir maintenant, annonça-t-il d’un ton mielleux. — Merci en tout cas, répondit Miles d’un ton aussi mielleux. Le général accepta le remerciement d’un signe de tête et retourna auprès de son maître. Miles laissa vagabonder son regard en se demandant comment obtenir accès à sa prochaine proie. Le gouverneur de Mu Ceta était absent. Il était probablement sorti de l’amphithéâtre pour aller piquer un roupillon. Mia Maz rejoignit Miles, souriante, les yeux brillants de curiosité. — Alors, des conversations intéressantes, Lord Vorkosigan ? — Pas jusqu’à présent, avoua-t-il, désabusé. Et vous ? — Pas vraiment. Je passe mon temps à écouter. — On apprend davantage de cette manière. — Eh oui ! Tout l’art de la conversation consiste à écouter. Je suis très contente de moi. — Et qu’avez-vous appris ? — Le sujet de conversation des Hauts à cette garden-party est leurs poèmes respectifs qui sont notés selon de stricts critères. Par quelque surprenante coïncidence, tous sont d’avis que les plus hauts dignitaires ont déclamé les meilleurs poèmes. — Quant à moi, je ne vois aucune différence entre eux. — Oh ! mais c’est que vous n’êtes pas Haut. — Pourquoi ce froncement de sourcils tout à l’heure ? — J’essayais de vous avertir d’un point d’étiquette peu usité. Comment se comporter en présence d’une Haute à l’extérieur de sa bulle. — C’était… la première fois que j’en voyais une, mentit stratégiquement Miles. Me suis-je bien comporté ? — Pas vraiment. Voyez-vous, les femmes Hautes perdent le privilège de leur bouclier de force quand elles se marient hors de leur génome, avec un Ghem. Elles deviennent alors une Gheme. Enfin, pas tout à fait. Mais perdre leur bulle est l’équivalent de perdre la face. Aussi, la politesse veut-elle qu’on se comporte comme si la bulle était toujours là. On ne doit jamais s’adresser directement à une épouse Haute, même si elle se tient devant vous. Posez toutes les questions qui la concernent à son mari ghem et attendez qu’il transmette les réponses. — Je… je ne leur ai rien dit. — Ah ! tant mieux. Et on ne doit jamais les regarder, je le crains. — Moi, j’avais cru que ces hommes se comportaient comme des rustres, d’empêcher ainsi les femmes d’intervenir dans leur conversation. — Absolument pas. Ils se comportaient avec une extrême courtoisie, conformément aux critères de la politesse cetagandane. — Oh ! Mais vu la façon dont elles se comportaient, ces femmes auraient fort bien pu être encore dans leur bulle. Des bulles virtuelles. — C’est l’idée, en effet. — Les mêmes lois s’appliquent-elles aux… femmes Hautes qui ont toujours le privilège de leur bulle ? — Je l’ignore. Mais je ne puis imaginer une Haute se montrant à un extraplanétaire. Miles sentit une imperceptible présence se glisser comme un fantôme à son côté et il maîtrisa son sursaut. C’était le petit serviteur ba de Rian Degtiar. Il avait traversé la pièce comme une ombre sans déclencher la moindre réaction, ignoré de tous. Le cœur de Miles se mit à cogner fort, réaction qu’il dissimula en saluant poliment de la tête le serviteur. — Lord Vorkosigan, ma dame souhaite s’entretenir avec vous, annonça le Ba. Les yeux de Maz s’arrondirent. — Merci, j’en suis enchanté, répondit Miles. Ah… (Il chercha du regard l’ambassadeur Vorob’yev, Celui-ci était toujours coincé par le ghem-général de Rho Ceta. Parfait. Une permission qui n’est pas demandée ne peut être refusée.) Maz, auriez-vous l’obligeance de prévenir l’ambassadeur que je suis parti discuter avec une dame ? Heu… Cela risque d’être long. Repartez sans moi. Je vous rejoindrai à l’ambassade, si nécessaire. — Je ne pense pas… commença Maz, dubitative. Mais Miles avait déjà tourné les talons. Il lui lança un sourire par-dessus l’épaule, assorti d’un joyeux petit geste d’adieu comme il sortait du pavillon à la suite du Ba. 9 Le petit Ba, son expression aussi dépourvue que jamais de tout sentiment concernant les affaires de sa maîtresse, conduisit Miles à travers le jardin le long des sentiers sinueux. Ils contournèrent des étangs et longèrent de minuscules ruisseaux artificiels d’une exquise beauté. Miles faillit rester bouche bée devant une pelouse vert émeraude sur laquelle des paons rouge rubis de la taille des rossignols se prélassaient avec langueur. Une larme de soleil tombée sur un rocher qui se dressait un peu plus loin avait attiré son regard sur ce qui ressemblait à s’y méprendre à un gros chat. Mais peut-être n’était-ce qu’une fourrure de chat roulée en boule, douce, blanche… Non, c’était bien là un animal. Deux yeux turquoise clignèrent une seule fois pour Miles et se refermèrent, image même de l’indolence. Miles ne tâcha pas d’engager la conversation ni de poser de questions. Peut-être n’avait-il pas été personnellement surveillé par la Séclmp cetagandane lors de sa première visite du Jardin Céleste, quand il avait été invité avec le millier des délégués galactiques. Ce n’était certainement pas le cas aujourd’hui. Pourvu que Rian l’eût compris ! Lisbet, elle, l’aurait fait. Il ne lui restait plus qu’à espérer que Rian avait hérité des zones protégées de Lisbet, ainsi que de ses procédures de sécurité, en plus de la Grande Clef et de sa mission génétique. Une bulle blanche attendait dans une allée couverte. Le Ba s’inclina, puis s’éclipsa. Miles se racla la gorge. — Bonsoir, milady. Vous avez demandé de me voir ? Que puis-je pour votre service ? Il s’efforça de réduire ses formules de politesse à des généralités. C’était certainement le ghem-colonel Bénin, muni d’un filtre vocal, qui se trouvait dans cette maudite sphère opaque. La voix de Rian, ou bien une bonne imitation, murmura : — Lord Vorkosigan, vous avez manifesté de l’intérêt pour le domaine de la génétique. J’ai pensé qu’une brève visite vous plairait. Parfait. Ils étaient sur écoute et elle le savait. Il fit taire la toute petite voix en lui qui lui avait soufflé contre tout bon sens qu’il s’agissait, qui sait, d’un rendez-vous d’amour, et il répondit : — En effet, milady. Toutes les techniques médicales m’intéressent. J’estime que les corrections apportées à mes défauts physiques ont été extrêmement incomplètes. Je suis toujours à l’affût d’un nouvel espoir, d’une nouvelle chance chaque fois que j’ai l’occasion de visiter des sociétés galactiques plus avancées. Il marchait au côté de la sphère flottante, tâchant en vain de mémoriser tous les détours du parcours, les arches qu’ils franchirent, ainsi que tous les bâtiments qu’ils traversèrent. Il parvint à s’extasier une ou deux fois sur la beauté du domaine afin que leur silence ne fût point trop parlant. Il estimait avoir franchi un kilomètre depuis le buffet de l’Empereur, mais certainement pas en ligne droite, quand ils parvinrent devant une bâtisse blanche et basse, tout en longueur. En dépit du charme du site, la présence de contrôle biologique était inscrite sur tous les murs, ainsi que dans les scellés des fenêtres et le système de verrouillage de haute sécurité des portes. Rian dut entrer un code compliqué pour venir à bout du verrou du sas, mais une fois qu’il l’eut identifiée, il admit également Miles dans son antre sans la moindre objection. Elle le conduisit le long de corridors en ligne droite jusqu’à un spacieux bureau. C’était la plus fonctionnelle et la moins esthétique des pièces que Miles avait eu l’occasion de voir dans le Jardin Céleste. L’un des murs, tout en verre, surplombait une longue salle ressemblant davantage aux labos biogalactiques qu’au jardin à l’extérieur. La fonction détermine la forme, et ce local était exclusivement fonctionnel. Il n’y avait pas de place pour le confort indolent des pavillons. Pour l’heure, le labo était désert, hormis un unique serviteur ba qui se déplaçait entre les plans de travail pour effectuer quelque méticuleuse besogne. Mais bien sûr, aucun contrat génétique Haut n’était approuvé et donc mis en route pendant la période de deuil en l’honneur de la Dame Céleste, maîtresse putative de ce domaine des plus secrets. Le dessin d’un oiseau au bec grand ouvert décorait la surface d’une console de com, et un autre planait au-dessus de plusieurs casiers. Miles se trouvait dans le saint des saints de la Crèche des Étoiles. La bulle se plaça près d’un mur, puis s’éteignit dans un léger claquement. Haute-Rian Degtiar quitta son fauteuil flottant. Sa chevelure ébène était aujourd’hui nouée en lourdes tresses qui ne tombaient que jusqu’à sa taille. Elle n’arborait que deux robes d’un blanc de neige par-dessus sa combinaison qui la dissimulait du cou jusqu’à ses pieds chaussés de pantoufles blanches. Plus femme, moins icône et pourtant… Miles avait espéré qu’un nouveau face-à-face avec cette stupéfiante beauté l’immuniserait contre l’effet anesthésiant qu’elle exerçait sur son cerveau. Il était évident qu’il lui faudrait beaucoup de rendez-vous pour s’y accoutumer. Beaucoup, beaucoup et… Arrête. Ne fais pas l’idiot plus que nécessaire. — Nous pouvons parler ici, annonça-t-elle en gagnant de son pas aérien un fauteuil installé près de la console. Le plus simple de ses mouvements était un ballet. Rian désigna de la tête le fauteuil qui se trouvait devant le sien. Un sourire crispé aux lèvres, Miles le gagna de son pas saccadé, conscient à l’extrême que ses bottes touchaient à peine le sol. Autant les femmes des ghems-généraux étaient fermées comme des forteresses, autant Rian était directe. La Crèche des Étoiles constituait-elle pour elle une sorte de bulle-bouclier psychologique ? Ou bien le considérait-elle comme plus animal qu’humain et donc aussi inoffensif et incapable de la juger qu’un petit chaton ? — Je suis certain que vous savez ce que vous faites, déclara Miles, mais n’y aura-t-il pas des répercussions au niveau de la Sécurité pour m’avoir introduit ici ? La Haute haussa les épaules. — S’ils le souhaitent, ils peuvent exiger de l’Empereur qu’il me blâme. — Parce qu’ils n’ont pas le droit de… heu… vous blâmer sans l’autorisation de l’Empereur ? — Non. Une réponse claire et nette. Miles espéra qu’elle ne faisait pas preuve de trop d’optimisme. Mais… à son port altier, il était évident que la Chambrière de la Crèche des Étoiles considérait qu’entre ces murs elle était l’Impératrice. Pendant huit jours encore, tout au moins. — J’espère que cet entretien est important. Et sera bref. Sinon lorsque je ressortirai, je tomberai sur le colonel Bénin qui me demandera un contre-entretien. — Important, en effet. (Ses yeux bleus flamboyèrent.) Je sais maintenant qui est le traître parmi les satrapes. — Formidable ! Et quelle rapidité. Mais… euh… comment l’avez-vous appris ? — La Clef est, comme vous l’avez affirmé, un leurre. Fausse et vide, comme vous le saviez. L’éclair de violent soupçon qui s’alluma dans le regard de Rian aveugla Miles. — Milady, j’ai compris cela uniquement par déduction logique. Avez-vous une preuve ? — En quelque sorte. (Elle se pencha, et dit d’un ton vif :) Hier, le prince Slyke Giaja a demandé à son Épouse de l’amener ici, pour qu’elle lui fasse visiter la Crèche, prétendait-il. Il a tenu à tout prix à ce que je lui montre les insignes impériaux. Son visage n’a rien trahi, mais son regard s’est longuement attardé sur la collection avant qu’il ne tourne les talons, comme satisfait de son examen. Il m’a félicitée pour mes loyaux services et est reparti sur-le-champ. Certes, Slyke Giaja était sur la liste de Miles. Mais deux données ne suffisaient pas pour une triangulation. Bah ! C’était toujours mieux que rien. — Il ne vous a pas demandé de faire une démonstration de la Clef afin de s’assurer qu’elle fonctionnait ? — Non. — Donc il était au courant. (Peut-être, peut-être…) Je parie que nous lui avons donné matière à réflexion lorsqu’il a vu son leurre modestement rangé parmi les autres insignes. Je me demande où il va frapper maintenant. A-t-il compris que vous saviez qu’il s’agissait d’une fausse, ou bien penserait-il que vous avez été bernée ? — Je ne saurais le dire. À la fois soulagé et dépité, Miles songea qu’il n’était pas le seul à être incapable de lire dans l’esprit des Hauts. Eux-mêmes demeuraient indéchiffrables les uns pour les autres. — Il doit bien se rendre compte qu’il n’a que huit jours à attendre et que la vérité éclatera au grand jour la première fois que celle qui vous succédera voudra utiliser la Grande Clef. Ou à défaut de la vérité, c’est l’accusation contre Barrayar qui éclatera au grand jour. Mais est-ce cela son plan ? — J’ignore quel est son plan. — Il cherche à impliquer Barrayar d’une façon ou d’une autre. De cela, je suis convaincu. Voire même, à déclencher un conflit armé entre nos États. — Cela… (Rian replia les doigts comme si elle s’était saisie de la Grande Clef.)… serait un outrage, mais sûrement pas… un casus belli. — Hum… Ce n’est peut-être que l’Acte Un. Un acte destiné à vous foutre… mettre en colère contre nous. Logiquement, l’Acte Deux serait de nous mettre en colère contre vous. (Une nouvelle déduction inquiétante. Manifestement, Lord X – Slyke Giaja ? – n’en avait pas terminé.) Même si j’avais rendu la Clef dans l’heure – ce qui, à mon avis, n’était pas inclus dans son scénario –, nous ne pourrions toujours pas prouver que nous ne l’avons pas trafiquée. Je regrette fort que nous ayons attaqué Ba Lura. Je donnerais beaucoup pour savoir quelle histoire le Ba était censé nous raconter. — Moi aussi, je le regrette, fit Rian d’un ton acerbe. La Haute se rencogna dans son fauteuil et tortilla le pan de ses robes, premier geste involontaire que Miles eût jamais remarqué chez elle. Gêné, il se mordit la lèvre. — Mais les Épouses… ceci est important… les Épouses des satrapes, vous ne m’en avez pas dit un mot. Elles sont impliquées, n’est-ce pas ? Et des deux côtés, qui sait ? Rian approuva d’un signe de tête réticent. — Cependant, je n’en soupçonne absolument aucune d’avoir participé à cette trahison. Ce serait… impensable. — N’empêche que votre Dame Céleste les a bel et bien utilisées… pourquoi donc impensable ? Ce que je veux dire, c’est qu’une femme, maintenant, a la possibilité de devenir Impératrice du jour au lendemain, en même temps que son satrape. Ou peut-être même indépendamment de son satrape. Haute-Rian Degtiar secoua la tête. — Non. Les Épouses ne leur appartiennent pas. C’est à nous qu’elles appartiennent. Miles cligna des yeux, saisi d’un léger vertige. — Eux. Les hommes. Nous. Les femmes. Exact ? — Les femmes Hautes sont les gardiennes… (Rian se tut brusquement. On n’expliquait pas ce genre de choses à un barbare.) Il est impossible que ce soit l’Épouse de Slyke Giaja. — Je vous prie de m’excuser, mais là, je ne comprends pas. — Il s’agit… du Haut-génome. Slyke Giaja cherche à s’emparer d’une chose sur laquelle il n’a aucun droit. Ce n’est pas tant qu’il cherche à usurper la place de l’Empereur. Après tout, c’est son rôle. C’est qu’il cherche à usurper le rôle de l’Impératrice. Une vilenie au-delà… Le Haut-génome nous appartient, à nous et à nous seules. En la matière, il ne trahit pas l’Empire qui n’est rien, mais le Haut, qui est tout. — Mais les Épouses étaient d’accord, sans doute, sur le fait de décentraliser le Haut-génome ? — Naturellement. Elles ont toutes été nommées par ma Dame Céleste. — Est-ce qu’elles… hum… est-ce qu’elles changent de planète tous les cinq ans avec leur satrape ? Ou indépendamment de lui ? — Elles sont nommées à vie, et déplacées uniquement sur l’ordre direct de la Dame Céleste. Tout indiquait que les Épouses étaient de puissantes alliées au cœur du camp ennemi si seulement Rian pouvait les mobiliser pour son compte. Mais hélas ! Jamais elle n’oserait le faire si l’une d’elles était une traîtresse. Miles jura en son for intérieur. — L’Empire, fit-il remarquer, est le soutien des Hauts. Ce n’est pas rien, même d’un point de vue génétique. Le, euh, rapport proie-prédateur est plutôt élevé. Sa mauvaise plaisanterie zoologique ne la fit pas sourire. Il valait donc mieux qu’il ne lui récite pas non plus l’un de ses limericks. Miles fit un nouvel essai. — L’Impératrice Lisbet n’avait certainement pas l’intention de fragmenter en une seule fois le soutien des Hauts. — Non. Pas aussi rapidement, reconnut Rian. Peut-être même pas au cours de la génération actuelle. Ah. Voilà qui se comprenait mieux, un programme à long terme, correspondant davantage au style d’une Haute aussi vieille que l’Impératrice. — Soit ! Mais à présent, sa conspiration a été détournée au profit d’un autre. Un autre qui a des objectifs personnels et à court terme, un autre que votre Dame Céleste n’avait pas prévu. (Miles humecta ses lèvres et enchaîna :) À mon avis, son plan a craqué à son maillon le plus faible. L’Empereur protège le pouvoir que détiennent les femmes Hautes sur le Haut-génome. En échange, vous êtes le garant de sa légitimité. Un soutien réciproque fondé sur les intérêts des deux parties concernées. Les satrapes, eux, n’ont pas cette motivation-là. On ne peut à la fois céder et garder le pouvoir. Rian pinça ses lèvres exquises mais n’émit aucune objection. Miles inspira un bon coup. — Que Slyke Giaja réussisse à étendre son pouvoir n’est pas dans les intérêts de Barrayar. Jusqu’à ce point-là, je puis vous prêter mon concours, milady. Mais il n’est pas de l’intérêt de Barrayar que l’Empire cetagandan soit déstabilisé de la manière prévue par votre Impératrice. Je crois savoir comment contrecarrer le projet de Slyke. Mais en échange, vous devrez cesser de tâcher de mener à son terme le projet posthume de votre maîtresse. (À l’air interloqué de Rian, il ajouta d’une voix faiblissante :) Du moins, pour le moment. — Et comment… allez-vous vous y prendre pour contrecarrer le prince Slyke ? s’enquit-elle en pesant ses mots. — Forcer son vaisseau. Reprendre la véritable Grande Clef. La remplacer par la fausse, si possible. Avec un peu de chance, Slyke ne s’en rendra compte qu’une fois arrivé chez lui, et alors, que pourra-t-il faire ? Vous remettrez la vraie Grande Clef à celle qui vous succédera et tout se réglera en douceur comme si de rien n’était. Aucun des intéressés ne pourra accuser l’autre sans s’accuser lui-même (ou elle-même). Selon moi, c’est la meilleure solution qu’on puisse espérer. Tous les autres scénarios mènent à un désastre, d’une sorte ou d’une autre. Si nous restons les bras croisés, le complot éclatera de toute façon au grand jour lors de la remise de la Clef, et Barrayar se retrouvera droit dans le collimateur. Si jamais j’échoue… au moins, je n’aurai pas rendu la situation plus grave qu’elle ne l’était déjà. Tu es vraiment sûr de ça ? — Comment ferez-vous pour monter à bord du vaisseau de Slyke ? — J’ai ma petite idée. Les Épouses des satrapes, ainsi que leurs dames ghemes et leurs serviteurs sont-ils libres de monter et descendre d’orbite ? Elle porta une main de porcelaine sur sa gorge. — Plus ou moins, oui. — Donc vous allez me trouver une dame ayant l’autorisation de monter en orbite, de préférence une personne pas trop voyante, qui m’y accompagnera. Pas tel que je suis, naturellement. Je me trouverai un déguisement. Une fois à bord, je me débrouillerai. Mais à qui pouvez-vous faire confiance ? Voilà l’essentiel. Je ne présume pas que vous-même… — Je n’ai pas quitté la capitale depuis… plusieurs années. — Dans ce cas, vous seriez vraiment trop voyante. De surcroît, Slyke Giaja vous tient à l’œil, c’est évident. Et cette dame gheme que vous avez envoyée me chercher à la soirée de Yenaro ? Rian avait un air vraiment malheureux. — Une personne de la suite des Épouses serait préférable, dit-elle avec réticence. — Ce qui serait préférable, rétorqua Miles froidement, ce serait de laisser la Sécurité cetagandane faire le boulot. Épingler Slyke blanchirait automatiquement Barrayar, et mon problème serait résolu. Enfin… presque. Slyke Giaja, si c’était bien Lord X, s’était débrouillé pour détourner le trafic de la station orbitale et il avait su exactement quel serait l’emplacement aveugle dans la rotonde. Il avait donc accès aux informations de la Sécurité beaucoup plus que ne l’autorisait le règlement. Était-il vraiment certain que la Sécurité cetagandane fût capable d’effectuer un raid éclair dans le vaisseau du prince impérial ? — Quel déguisement pourriez-vous utiliser ? demanda-t-elle. Miles tâcha de se convaincre que le ton qu’elle avait employé était simplement décontenancé et non pas méprisant. — Celui d’un serviteur ba, probablement. Certains sont aussi petits que moi. Et vous autres, les Hauts, traitez ces gens comme s’ils étaient invisibles. Et aveugles et sourds, également. — Aucun homme ne se déguiserait en Ba ! — En ce cas, tant mieux ! La réaction offusquée de Rian lui arracha un sourire ironique. La console de com carillonna. Elle la contempla un bref instant d’un air à la fois surpris et agacé, puis cliqua sur le clavier. Le visage d’un homme d’âge mûr mais en parfaite forme apparut sur la vidéoplaque. Il portait l’uniforme de la Sécurité cetagandane mais Miles ne le reconnut pas. Ses yeux gris scintillaient comme des éclats de granit sur sa peinture faciale zébrée et récemment appliquée. Miles sentit son cœur défaillir et jeta vite un regard circulaire. Il était hors du champ de la surveillance vidéo, c’était déjà cela. — Haute Rian, déclara l’individu d’un ton révérencieux. — Ghem-colonel Millisor… J’avais programmé ma console pour bloquer tous les appels. Je n’ai pas le temps de discuter maintenant. Elle évita que son regard ne fuse sur Miles. — J’ai utilisé la priorité d’urgence absolue, expliqua le colonel. J’essaie de vous contacter depuis un bon moment. Toutes mes excuses, Haute, pour vous importuner durant votre deuil, mais la Dame Céleste eût été la première à désirer que je vous contacte. Nous avons réussi à retrouver sur l’Ensemble de Jackson la trace du L-X-10-Terran-C disparu. Il me faut l’autorisation de la Crèche des Étoiles pour mener les poursuites hors de l’Empire avec tous les moyens nécessaires. J’avais compris que récupérer le L-X-10-Terran-C était l’une des priorités de notre feue Dame. Après les tests sur le terrain, elle le considérait comme un élément à insérer dans le génome lui-même. — C’était exact, ghem-colonel, mais… eh bien, oui, il faut toujours le récupérer. Un instant, colonel. Rian se leva, gagna l’un des casiers et le déverrouilla avec l’anneau-code qui était suspendu à la chaîne glissée à son cou. Elle fouilla dans le casier et en retira un cube d’une quinzaine de centimètres de côté avec l’oiseau écarlate gravé sur sa face supérieure, puis elle regagna son bureau et posa le cube sur la plaque de lecture de la console. Elle entra plusieurs codes et un voyant clignota un bref instant à l’intérieur du cube. — Très bien, ghem-colonel. C’est à vous de juger de cette affaire. Vous connaissez l’opinion de notre défunte Dame à ce sujet. Vous avez carte blanche, et vous pouvez puiser dans le fonds spécial de la Crèche des Étoiles toutes les ressources dont vous aurez besoin. — Haute, je vous remercie. Je vous tiendrai au courant de l’évolution de la situation. Le colonel opina du chef et coupa la ligne. — De quoi s’agissait-il ? s’enquit Miles d’un ton enjoué en s’efforçant d’éviter d’avoir trop l’air à l’affût. Rian fronça les sourcils. — Une vieille affaire interne au Haut-génome. Et qui n’a aucun rapport avec vous ni avec Barrayar, ni même avec la crise actuelle, je vous l’assure. La vie continue, vous savez. — Je le sais. Miles sourit aimablement, comme s’il eût été entièrement satisfait de la réponse. Mais il enregistra dans un recoin de sa mémoire cette conversation mot pour mot. Un joli potin qu’il pourrait utiliser plus tard pour distraire Simon Illyan. Il avait le mauvais pressentiment qu’il aurait besoin de fournir à Illyan de grandes distractions quand il retournerait sur sa planète. Rian remit avec précaution la Grande Clef dans son casier qu’elle verrouilla et regagna son fauteuil. — Alors, est-ce faisable ? enchaîna Miles. Je retrouve une dame de confiance, avec l’uniforme d’un serviteur ba et ses véritables documents d’identité, et un moyen de vérifier que c’est la bonne Clef. Je monte avec cette dame sur le vaisseau du prince Slyke sous un prétexte valable. Et quand ? — Quand… je ne saurais le dire. — Cette fois, la rencontre doit être fixée à l’avance. Si je dois échapper à la surveillance de mon ambassade pendant plusieurs heures, il est impossible que vous me mandiez à l’improviste. Il faut que je protège mes f… Que je concocte une histoire afin de me protéger. Avez-vous un exemplaire de mon programme officiel ? Certainement, sinon vous n’auriez pas pu me contacter déjà. Je crois qu’il faudrait que le rendez-vous soit en dehors du Jardin Céleste, la prochaine fois. Je dois me rendre à un truc nommé Exposition de la bio-esthétique, demain après-midi. Je pense qu’il me sera facile d’inventer un prétexte pour éviter cette corvée, peut-être avec l’aide d’Ivan. — Si vite… — Pas assez vite, selon moi. Il ne reste plus guère de temps. Et nous devons tenir compte de la possibilité d’un échec au premier essai. Vous vous rendez certainement compte que vous n’avez contre le prince Slyke que des présomptions et non pas une preuve irréfutable. — Mais c’est tout ce que j’ai, jusqu’à présent. — Je comprends. Mais nous ne pouvons nous permettre de perdre du temps. Au cas où nous devrions faire un deuxième essai. — Oui… Vous avez raison. (Elle inspira profondément, le front anxieux.) Très bien, Lord Vorkosigan. Je vous aiderai dans votre tentative. — Auriez-vous une idée où le prince Slyke range la Clef dans son vaisseau ? C’est un petit objet, et un immense vaisseau, somme toute. À première vue, selon moi, dans ses quartiers privés. Une fois à bord, existe-t-il un moyen de détecter l’emplacement de la Grande Clef ? Je pense qu’il est irréaliste d’espérer qu’elle contienne un circuit de repérage. — J’en ai peur. Toutefois, son système interne d’alimentation est d’une conception très ancienne et très rare. À courte portée, il est possible de la localiser à l’aide d’un senseur approprié. Je veillerai à ce que ma dame vous en apporte un, ainsi que tout ce qui sera susceptible de vous aider. — La moindre petite chose sera utile. Enfin, de l’action ! Miles réprima la folle envie de supplier Rian de tout laisser tomber et de s’enfuir avec lui sur Barrayar. Mais pourrait-il même la faire sortir en fraude de l’Empire cetagandan ? Cette opération tiendrait autant du miracle que celle qu’il allait effectuer. Oui, et quelles seraient les conséquences pour sa carrière, sans parler de celle de son père, si jamais il amenait une Haute cetagandane se réfugier au sein de la Maison Vorkosigan, une proche parente de l’Empereur Fletchir Giaja, qui plus est ? Quel drame déclencherait-il ? Il songea fugacement à la Guerre de Troie. Pourtant, il eût été flatteur que Rian tentât bel et bien de le suborner ; ou du moins le tentât avec un petit peu plus de détermination. Or, elle n’avait pas levé le petit doigt pour le séduire. Même pas le moindre haussement de sourcils en guise de fausse invite. À son propre esprit naturellement tordu et de plus imprégné de sa formation d’agent de la Séclmp, elle semblait franche à la limite de la naïveté. Lorsqu’on tombe follement amoureux d’une femme inaccessible, celle-ci devrait au moins avoir la courtoisie de le remarquer… Ton mot d’ordre, mon petit gars, c’est inutile d’espérer. N’oublie pas cela. Rian et lui ne partageaient aucun lien d’amour et il n’y avait pas la moindre chance qu’il s’en créât un. Et ils ne possédaient aucun but commun, mais se reconnaissaient le même ennemi. Il fallait faire avec. Rian se leva pour lui donner congé. Miles quitta péniblement son fauteuil en demandant : — Le ghem-colonel Bénin est-il venu vous voir ? Il a été chargé de conduire l’enquête concernant la mort de Ba Lura, vous savez. — C’est ce que j’ai ouï dire. Il m’a demandé audience à deux reprises. Je n’ai pas encore donné ma réponse. Il m’a l’air… très insistant. — Le ciel soit loué ! Il nous reste encore une chance de faire concorder nos histoires. Miles donna alors un compte rendu succinct de son entretien avec Bénin en insistant sur le contenu de sa première conversation avec Rian qu’il avait entièrement inventé. — Nous devons également prévoir ce que nous raconterons de notre présent entretien. Bénin reviendra à la charge. Je l’y ai encouragé, je le crains. Je n’avais pas prévu que le prince Slyke se dévoilerait à vous aussi rapidement. Rian opina, s’approcha de la paroi vitrée et, tout en pointant le doigt sur les divers éléments, elle lui narra la visite du labo qu’elle avait fait faire la veille au prince Slyke. — Est-ce que cela suffira ? — Très bien, merci… Vous n’aurez qu’à lui raconter que je vous ai posé une foule de questions sur les méthodes… permettant de corriger les handicaps physiques et que vous ne pouviez guère me renseigner en la matière, que j’avais frappé à la mauvaise porte. (Et il ajouta, ce fut plus fort que lui :) Mon ADN est sans défaut, vous savez. Tous les ravages de mon corps sont tératologiques. Donc ils ne relèvent pas de votre compétence et tout ça. Le masque qu’était le visage de Rian, aussi beau fût-il, parut devenir encore un rien plus inexpressif. Ébranlé, Miles ajouta : — Vous autres, les Cetagandans, vous passez une quantité de temps invraisemblable à parfaire les apparences. Il vous est sûrement arrivé de rencontrer déjà de fausses apparences. Stop, la ferme maintenant ! Elle ouvrit une main, acceptant sa remarque sans franc accord ni désaccord, puis regagna sa bulle. À bout de forces et se méfiant de sa langue trop vive, Miles chemina en silence au côté de la bulle jusqu’à la porte d’entrée. Ils se retrouvèrent dans un artificiel crépuscule, froid et lumineux. De rares et pâlottes étoiles brillaient dans la voûte bleu indigo, apparemment sans bornes au-dessus d’eux. Assis l’un à côté de l’autre sur un banc en face de l’allée menant à la Crèche des Étoiles, Mia Maz, l’ambassadeur Vorob’yev et le ghem-colonel Bénin bavardaient courtoisement. Quand Miles apparut, tous trois levèrent les yeux, et les sourires de Vorob’yev et de Bénin perdirent un peu de leur amabilité. Miles faillit presque tourner les talons pour se réfugier dans la Crèche. Rian dut éprouver la même émotion, car la voix murmura de l’intérieur de la bulle : — Ah ! Les vôtres vous attendent, Lord Vorkosigan. J’espère que vous trouverez cette visite instructive, même si ce n’est pas cela qu’il vous fallait. Bonsoir. Après quoi, la bulle retourna en flottant dans le sanctuaire de la Crèche des Étoiles. Oh ! Milady, toute cette affaire est très instructive. Miles plaqua un sourire affable sur ses lèvres et traversa l’allée en direction du banc. Les observateurs qui l’attendaient se levèrent pour l’accueillir. Mia Maz avait son habituelle fossette rieuse. Était-ce le fruit de l’imagination de Miles ou bien l’amabilité de Vorob’yev était-elle un rien forcée ? L’expression de Bénin était plus difficile à déchiffrer derrière les spirales de sa peinture faciale. — Salut ! fit Miles d’un ton enjoué. Vous… euh… attendiez, monsieur. Merci, même si, à mon avis, cette précaution était superflue. Les sourcils de Vorob’yev se levèrent en signe de léger désaccord teinté d’ironie. — Lord Vorkosigan, fit remarquer Bénin en désignant d’un signe de tête la Crèche des Étoiles, on vous a accordé là un rare honneur. — En effet, Haute Rian est une dame des plus courtoises. J’espère que je ne l’ai pas épuisée avec toutes mes questions. — Et toutes vos questions ont obtenu une réponse ? s’enquit Bénin. C’est vraiment un très rare honneur. Il était impossible de ne pas remarquer la pointe d’amertume qui avait transpercé dans ce commentaire, mais bien sûr on pouvait faire comme si on ne la remarquait pas. — Bof ! Oui et non. C’est un lieu fascinant mais je crains fort que ses technologies ne soient d’aucun secours pour les soins médicaux dont j’ai besoin. Je crois qu’il faudra que je songe sérieusement à de nouvelles interventions chirurgicales. Je déteste la chirurgie, c’est étonnamment douloureux. Il cligna des yeux d’un air sombre. Maz adopta un air compatissant. Vorob’yev avait l’air de plus en plus sombre. Diable, il commence à soupçonner quelque chose. On eût dit, à regarder Bénin et Vorob’yev, que seule, la présence de l’autre empêchait chacun de coincer Miles contre le mur le plus proche et de lui serrer le cou jusqu’à ce qu’il crache quelque chose de vrai. — Si vous avez fini, je vous escorte jusqu’aux grilles, annonça Bénin. — Oui, répondit Vorob’yev. Le véhicule de l’ambassade nous attend, Lord Vorkosigan, ajouta-t-il d’un ton sans réplique. Là-dessus, ils suivirent tous docilement Bénin le long du sentier qu’il leur avait désigné. — Toutefois, le véritable privilège de cette journée a été d’écouter tous ces poèmes, bafouilla Miles. Et comment vous en sortez-vous, ghem-colonel ? Votre enquête progresse-t-elle ? — Elle ne s’éclaircit pas toute seule, murmura-t-il en grimaçant. Ah ! ça, rien d’étonnant. Par malchance ou peut-être par chance, ce n’était ni le moment ni le lieu que deux agents de la Sécurité baissent leur garde et se mettent à parler boutique. — Oh ! mes aïeux ! s’exclama Maz. Ils firent tous halte pour admirer le paysage qui s’offrit à eux au détour d’une courbe du sentier. Un bosquet entourait une petite ravine artificielle. Éparpillées au milieu des arbres et le long du ruisselet, il y avait des centaines de minuscules et chatoyantes grenouilles de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elles chantaient. Elles chantaient des notes parfaitement pures. L’une d’entre elles allait crescendo, puis se réduisait progressivement au silence, et une autre la remplaçait. La luminosité des créatures s’accentuait et diminuait avec l’intensité de leur chant, et ainsi la succession des notes d’une pureté extraordinaire pouvait être appréciée aussi bien par l’œil que par l’oreille. L’acoustique de la ravine portait au loin ce chant presque harmonieux selon une remarquable synergie. Le cerveau de Miles était comme paralysé depuis trois bonnes minutes devant l’absurde beauté du spectacle quand un discret raclement de gorge émis par Vorob’yev brisa le charme. Le petit groupe se remit alors en marche. À l’extérieur du dôme, la nuit était chaude, humide. Sous un intense éclairage abricot, la capitale bruissait d’une vie intense. La nuit et la mégalopole s’étendaient jusqu’à l’horizon, et plus loin encore. — Je suis impressionné par le luxe des Hauts, déclara Miles à l’adresse de Bénin, mais je comprends qu’il est entretenu par une économie extrêmement puissante. — En effet, répondit Bénin avec un petit reniflement de dédain. Je crois que le taux d’imposition par tête d’habitant de Cetaganda n’est que la moitié de celui de Barrayar. L’Empereur veille au bien-être économique de ses sujets comme un berger sur son troupeau, ai-je entendu dire. Bénin n’était pas insensible à l’amour immodéré des Cetagandans pour l’étalage de leur supériorité. Les impôts étaient toujours un problème explosif sur Barrayar. — Malheureusement, rétorqua Miles, nous devons nous débrouiller pour égaler vos ressources militaires avec moins d’un quart de vos ressources. Miles se mordit la langue pour ne pas ajouter : « Par chance, ce n’est pas bien difficile », ou bien une autre remarque tout aussi perfide. N’empêche que Bénin a raison, songeait Miles, tandis que leur aérocar s’élevait au-dessus de la capitale. On était intimidé par l’immense hémisphère argenté, mais on devait l’être encore bien plus par la cité qui s’étendait sur une centaine de kilomètres aux quatre points cardinaux, sans parler du restant de la planète et des sept autres mondes, surtout si on se livrait à un petit calcul. Le Jardin Céleste était une fleur mais ses racines étaient enfouies ailleurs, dans le pouvoir Haut et ghem exercé sur les autres branches de l’économie. La Grande Clef devenait soudain un bien minuscule levier pour tenter de faire bouger ce monde. Prince Slyke, je crois bien que vous êtes un optimiste. 10 — Ivan, il faut à tout prix que tu m’aides à m’en sortir cette fois-ci, murmura Miles d’un ton pressant. — Oh ? fit Ivan d’un ton extrêmement neutre. — J’ignorais que Vorob’yev l’avait envoyé pour nous servir de chien de garde. Miles désigna d’un mouvement brusque du menton Lord Vorreedi qui s’était éloigné pour conférer à voix basse avec le chauffeur de leur voiture, le garde en uniforme de l’ambassade et le garde en civil. L’homme en uniforme arborait la petite tenue verte à l’instar de Miles et d’Ivan. L’autre garde et Vorreedi portaient un justaucorps et des robes à mi-mollet, la tenue de ville cetagandane. Mais le chef du protocole, lui, avait une aisance acquise par l’exercice de ses fonctions. — Quand j’ai prévu ce rendez-vous avec mon contact, ajouta Miles, j’ai cru que ce serait encore une fois Mia Maz qui nous servirait de cornac, étant donné que leur fichue exposition fait partie du Domaine des Dames ou que sais-je, dans leur jargon. Ivan, tu ne devras pas seulement expliquer mon absence. Il faudra que tu détournes leur attention quand je m’éclipserai. L’homme en civil opina du chef et s’éloigna à grandes enjambées. Il allait monter la garde de loin. Miles mémorisa sa face et sa tenue. Encore un détail à ne pas oublier. Le garde en uniforme les conduisit jusqu’à l’entrée du… ce n’était pas un hall d’exposition. Lorsqu’on leur avait décrit leur activité du jour, Miles avait imaginé une sorte d’immense bâtiment rectangulaire dans le style de celui où avait lieu la Foire agricole régionale à Hassadar. Pas du tout. Le hall du Jardin de la Lune était également un dôme, une imitation en miniature du Jardin Céleste, mais situé dans un quartier périphérique. Miniature, pas tout à fait. Le bâtiment mesurait plus de trois cents mètres de diamètre et son arche harmonieuse s’élevait au-dessus d’un terrain en pente raide. Des essaims de Ghems des deux sexes rivalisant d’élégance s’engouffraient dans l’entrée supérieure. — Cousin, comment dois-je m’y prendre ? Vorreedi n’est pas du genre facile à distraire. — Dis-lui que je me suis absenté avec une dame pour… motifs immoraux. Tu t’éclipses bien sans arrêt avec des dames immorales, pourquoi pas moi ? (Aux yeux ronds d’Ivan, Miles se mordilla la lèvre pour ne pas ricaner.) Présente-le à une demi-douzaine de tes petites amies. Je ne peux pas croire qu’on n’en rencontrera aucune ici. Dis-leur que c’est Vorreedi qui t’a enseigné tout ce que tu sais sur l’art barrayaran d’aimer. — Je ne le sens pas, ce type, rétorqua Ivan entre ses dents. — Alors, fais appel à ton initiative ! — Je n’ai pas d’initiative. Moi, j’exécute les ordres, Dieu merci. C’est moins dangereux. — Bien. Je t’ordonne de faire appel à ton initiative. Ivan lança un juron salé en guise de premier essai. — Je vais le regretter, j’en suis sûr. — Tiens bon encore un peu. Tout cela sera terminé dans quelques heures. D’une façon ou d’une autre. — C’est ce que tu as déjà dit avant-hier. Et c’était un bobard. — Ce n’était pas ma faute. Les choses se sont révélées un peu plus compliquées que je ne l’avais prévu. — Tu te souviens de la fois où on a dégotté à Vorkosigan Surleau une vieille cache d’armes et que tu nous as convaincus Elena et moi de t’aider à remettre en marche l’avion-citerne antédiluvien ? Et que nous sommes entrés droit dans une grange ? Et que la grange s’est effondrée ? Et que ma mère m’a consigné dans ma chambre pendant deux mois ? — Mais Ivan, nous n’avions que dix ans ! — Je m’en souviens comme si c’était hier. Je m’en souviens comme si c’était avant-hier également. — Cette vieille grange était quasiment en ruine, de toute façon. On leur a fait épargner les frais d’une équipe de démolisseurs. Pour l’amour de Dieu, Ivan, c’est grave ! Tu ne peux pas comparer ce qui se passe maintenant avec… Miles se tut abruptement. Le chef du protocole, qui avait renvoyé ses hommes, revenait auprès de ses deux jeunes émissaires, un vague sourire aux lèvres. Il les conduisit dans le hall du Jardin de la Lune. Miles fut surpris de trouver un objet aussi vulgaire qu’une enseigne, même si elle était entièrement constituée de fleurs, trônant au-dessus d’un passage voûté. De là, on descendait peur un labyrinthe d’allées s’évasant jusqu’au pied du terrain en pente. Cent quarante-neuvième Exposition annuelle de bio-esthétique, catégorie A. Dédiée à la Mémoire de la Dame Céleste. Cette dédicace en faisait une étape obligée pour tous les émissaires s’ils voulaient éviter d’être traités de rustres. — Est-ce que les Hautes participent également à ce concours ? s’enquit Miles auprès du chef du protocole. Je pense que c’est assez dans leur style. — À tel point qu’elles remporteraient tous les prix, si elles participaient, renchérit Lord Vorreedi. Elles ont leur propre concours annuel, très sélect, au sein du Jardin Céleste, mais tant que la période de deuil ne sera pas terminée, ce concours est suspendu. — Donc, les exposantes ghemes… euh… imitent leurs demi-sœurs Hautes ? — Elles l’essaient, tout au moins. C’est ça l’idée, ici. Les stands d’exposition des dames ghemes n’étaient pas disposés en rangées, mais tous nichés dans un angle ou un recoin. Miles se demanda fugacement combien de manœuvres sournoises avaient eu lieu pour l’affectation des bons sites et combien de marches sociales on gravissait pour avoir obtenu les meilleurs. Les Ghemes en arrivaient-elles jusqu’à détruire physiquement leurs rivales ? Les détruire de réputation, en tout cas, à en juger les bribes de conversation qu’il captait parmi les groupes de Ghemes qui, déambulant d’un pas nonchalant, s’extasiaient ou critiquaient sans retenue. Un grand aquarium attira le regard de Miles. Les poissons avaient des nageoires translucides. Leurs écailles iridescentes et multicolores reproduisaient exactement la peinture faciale de l’un des clans ghems : azur, jaune, noir et blanc. Les poissons dansaient une gavotte aquatique. Rien d’inouï, modeste succès biotechnique, mais l’exposante fière et pleine d’espoir n’avait qu’une douzaine d’années. On eût dit la mascotte des dames de son clan aux inventions plus compliquées. Donnez-moi six ans et vous verrez ! semblait dire son sourire. Les roses bleues et les orchidées noires étaient tellement banales qu’elles ne servaient que de cadre aux véritables pièces exposées. Une jeune fille se promenait dans le sillage de ses parents avec une licorne haute de cinquante centimètres qui gambadait au bout d’une laisse dorée. Ce n’était pas un produit exposé… Peut-être un produit déjà commercialisé, allez savoir. À l’encontre de la Foire agricole régionale d’Hassadar, l’utilité n’était pas un critère. Voire même carrément un défaut. L’objet du concours, c’était l’art. La vie était réduite à la simple fonction de médium, une bio-palette fournissant la matière première. Ils firent halte devant une balustrade qui offrait une vue partielle sur les pentes du jardin en contrebas. L’attention de Miles fut attirée par un scintillement vert à ses pieds. Une guirlande de feuilles vernies et de vrilles grimpait le long de la jambe d’Ivan en s’enroulant autour d’elle. Des bourgeons écarlates s’ouvraient et se refermaient lentement en expirant un parfum à la fois intense et délicat. Cela donnait la désagréable impression d’une bouche vorace. Fasciné, Miles regarda ce spectacle une bonne minute avant de murmurer : — Hum… Ivan ?… Ne bouge pas. Mais regarde ta botte gauche. Au même moment, une autre vrille s’enrubannait lentement autour du genou d’Ivan et partait à l’assaut de la cuisse. Ivan baissa les yeux, fit un bond et jura. — Mais bon Dieu, c’est quoi, ça ? Enlève-moi ce truc ! — Cela m’étonnerait que ce soit vénéneux, observa le chef du protocole sans grande conviction. Mais peut-être serait-il plus prudent de rester immobile. — Je… je crois que c’est une rose grimpante. Sacrée petite coriace, hein ? Tout sourires, Miles se pencha, vérifiant l’absence d’épines avant d’avancer une main. Elles étaient peut-être rétractiles, on ne sait jamais. Vorreedi esquissa un mouvement pour le retenir. Mais avant que Miles eût le temps de trouver le courage de risquer sa peau, une Gheme rondouillarde portant un grand panier arriva en courant. — Ah ! te voilà, espèce de chipie ! Monsieur, excusez-moi, ajouta-t-elle à l’adresse d’Ivan sans le regarder. À genoux près de la botte, elle entreprit de dérouler l’audacieuse. — Trop d’azote ce matin, j’ai bien peur… La rose détacha son ultime vrille de la botte d’Ivan avec regret et fut sans autre forme de cérémonie remise dans le panier où frétillaient quelques autres indisciplinées : roses, blanches et jaunes. La femme, le regard fureteur et inquiet, s’éloigna en toute hâte. — Je crois qu’elle t’aimait bien, dit Miles à son cousin. Phéromones ? — Va te faire foutre, rétorqua Ivan. Sinon, je te plonge dans un bain d’azote et t’y maintiens de force jusqu’à… Bonté divine, et ça, c’est quoi encore ? Ils avaient contourné un angle. Un arbre gracieux exposé sur une petite esplanade s’offrait à leur regard. Ses grandes feuilles duveteuses en forme de cœur recouvraient deux ou trois douzaines de branches qui dessinaient une charmante arabesque et oscillaient doucement sous le poids des fruits à coque suspendus à leur extrémité. Les fruits miaulaient. Miles et Ivan s’approchèrent de l’arbre. — Mais-mais-mais… Alors là, ça ne va pas ! s’emporta Ivan d’un ton indigné. Dans chaque coque était niché un petit chaton, au poil blanc, long et soyeux, aux oreilles dressées et aux yeux d’un bleu électrique, moustaches frémissantes. Ivan en prit un délicatement dans une main et le leva à hauteur de ses yeux pour mieux l’observer. Il essaya doucement d’amadouer la créature. Elle se faisait joyeusement ses griffes dans sa paume. — Des chatons comme ceux-là devraient être dehors en train de jouer avec une pelote de ficelle au lieu d’être collés sur ces maudits arbres pour donner des points à une salope de Gheme, renchérissait Ivan avec fougue. Il jeta vite un regard à la ronde. Pour le moment, ils étaient seuls. Personne ne les surveillait. — Je ne suis pas vraiment certain qu’ils soient collés à cet arbre. Attends, à mon avis, tu ne devrais pas… Empêcher Ivan de sauver un chaton des serres d’un arbre était aussi vain que de l’empêcher de faire du charme à une belle femme. À l’éclat de ses yeux, il était clair que son cousin avait fermement l’intention de libérer toutes ces minuscules victimes, peut-être pour qu’elles prennent en chasse les roses alpinistes. Ivan arracha la coque de l’extrémité de sa branche. Le chaton poussa un miaulement suraigu, fut pris de convulsions et demeura roide. — Minou-minou ?… chuchotait Ivan, soudain inquiet. Un filet alarmant de couleur rouge coulait de la tige brisée sur son poignet. Miles replia les feuilles autour du… cadavre, il le redoutait. Deux pattes arrière nues et roses étaient fondues l’une à l’autre en une tige qui disparaissait dans la coque. — Ivan… je crois qu’il n’était pas mûr. — Mais c’est atroce ! s’exclama Ivan, d’une voix enrouée par l’outrage mais dont le volume avait considérablement baissé. D’un accord tacite, les trois Barrayarans s’éloignèrent en toute hâte de l’arbre à chatons et s’éclipsèrent dans le premier recoin désert. Ivan jeta des regards affolés alentour, en quête d’un endroit discret où planquer le petit cadavre afin de prendre ses distances par rapport à son péché et à son acte de vandalisme. — Grotesque ! — Oh ! ça, je n’en sais rien ! fit Miles, songeur. Si tu réfléchis bien, ce n’est pas plus grotesque que la méthode originale. Je veux dire, as-tu déjà vu une chatte donner naissance à ses petits ? Ivan plaqua sa main vide sur le chaton et foudroya son cousin du regard. Le chef du protocole observait l’air effondré d’Ivan avec un mélange d’exaspération et de sympathie. Miles songea que, si Vorreedi avait connu Ivan depuis plus longtemps, la première émotion aurait davantage dominé la seconde, mais il se contenta d’observer : — Monseigneur… souhaiteriez-vous que je vous débarrasse de ceci… discrètement ? — Euh… oui, je vous en prie, répondit Ivan, manifestement soulagé. Si cela ne vous dérange pas. Vite, il remit le chaton-fruit inerte au chef du protocole qui le cacha dans son mouchoir de poche. — Restez ici, je reviens dans un instant, ajouta Vorreedi qui partit sur-le-champ se débarrasser de la preuve du crime. — Bravo, Ivan ! grommela Miles. Et maintenant, me feras-tu le plaisir de garder les mains au fond de tes poches ? Ivan frotta la substance poisseuse restée sur sa main avec son propre mouchoir, cracha dans sa paume et frotta encore. Disparais, tache maudite, disparais… Ivan, tu te prends pour Lady Macbeth ? — Toi, ne te mets pas à grognasser comme ma mère. Je n’y suis pour rien… Les choses se sont révélées un peu plus compliquées que je ne l’avais prévu. (Ivan rempocha son mouchoir et, sourcils froncés, jeta un regard circulaire.) Ce n’est plus drôle du tout. Je veux retourner à l’ambassade. — Tu dois rester ici jusqu’à ce que j’aie vu mon contact. — Et ce sera quand ? — D’ici peu, je présume. Ils gagnèrent l’extrémité de l’aile où une autre petite balustrade donnait une jolie vue sur le niveau inférieur. — Nom d’une pipe ! s’exclama Ivan. — Qu’as-tu vu ? s’enquit Miles en suivant le regard de son cousin. Miles se dressa sur la pointe des pieds mais ne parvint pas à distinguer ce qui avait déclenché le mécontentement d’Ivan. — Notre grand copain Lord Yenaro est ici. Deux niveaux plus bas. Il bavarde avec plusieurs femmes. — Ce n’est peut-être qu’une… coïncidence. Ce bâtiment grouille de seigneurs ghems à cause de la remise des prix qui a lieu cet après-midi. La gloire des gagnantes rejaillit sur leur clan et naturellement, ils veulent être là pour en profiter. Et puis, c’est exactement le genre de babioles artistiques qui excitent l’imagination de ce type. Ivan leva un sourcil railleur en demandant : — On parie ? — Pas question. Ivan lâcha un soupir. — Penses-tu que nous pourrons le coincer avant que lui ne nous coince ? — J’en sais rien. Garde l’œil ouvert, de toute façon. Ils continuèrent pendant un certain temps d’observer ce qui se passait. Une Gheme entre deux âges et au port digne les rejoignit. Elle lança à Miles un signe de tête de connivence, si ce n’est amical. Puis elle ouvrit un bref instant son poing pour lui montrer un lourd anneau gravé de l’oiseau au bec grand ouvert avec en filigrane de complexes circuits électroniques. — Maintenant ? demanda Miles posément. — Non. (Elle avait une voix distinguée de contralto.) Retrouvez-moi à l’entrée ouest dans trente minutes. — Peut-être ne serais-je pas tout à fait à l’heure. — J’attendrai. Et la dame continua son chemin. — Bon sang ! éructa Ivan après un temps de silence. Tu vas vraiment tenter de faire ça tout seul ! Tu feras attention, au moins ? — Compte sur moi. Miles trouvait que le chef du protocole mettait un temps fou à trouver une poubelle. Mais juste quand ses nerfs allaient craquer et le lancer à la recherche de Vorreedi, celui-ci réapparut et s’avança d’un pas vif vers eux. Son sourire était un rien crispé. — Messeigneurs, il est arrivé quelque chose. Je dois vous abandonner pendant quelque temps. Restez ensemble et ne sortez pas du bâtiment, je vous prie. Parfait. Peut-être. — Quelle sorte de chose ? s’enquit Miles. Nous avons repéré Yenaro. — Notre petit plaisantin ? En effet, nous savons qu’il est ici. Mes analystes ont conclu que ce n’était qu’un enquiquineur inoffensif. Mais temporairement, je dois vous laisser vous défendre tout seuls contre lui. Mon garde posté à l’extérieur, l’un de mes plus fins limiers, a repéré un autre individu, bien connu de nos services. Un professionnel. Autrement dit, un tueur professionnel ou tout comme, dans ce contexte. Miles opina d’un vif signe de tête. — Nous ignorons la raison de sa présence, enchaîna Vorreedi. J’ai demandé des renforts. Entretemps, nous avons l’intention… de lui sauter sur le paletot pour lui toucher deux mots. — L’emploi du thiopenta est interdit ici, hormis par la police et la Séclmp, n’est-ce pas ? — Cela m’étonnerait que cet individu aille se plaindre auprès des autorités, murmura Vorreedi avec un sourire un tantinet sinistre. — Amusez-vous bien. — Attention à vous. Après un salut de la tête, le chef du protocole s’éloigna, comme si de rien n’était. Miles et Ivan poursuivirent leur promenade et firent halte pour examiner deux autres expositions florales à l’espèce et au phylum moins équivoques et troublants. Miles compta les minutes dans sa tête. S’il s’éclipsait maintenant, il serait à l’heure à son rendez-vous… — Mais bonjour, mon chou, chantonna une voix musicale dans leur dos. Ivan se retourna une seconde avant Miles. Lady Arvin et Lady Benello étaient là, bras dessus, bras dessous. Elles dénouèrent leurs bras et… fondirent, (il n’y avait pas d’autre mot, pensa Miles), de part et d’autre d’Ivan, prenant possession d’un côté chacune. — Mon chou ? murmura Miles aux anges. Ivan lui décocha un regard noir avant de tourner son attention vers les ensorceleuses. — Nous avons appris, Lord Ivan, que vous étiez ici, reprit la blonde Lady Arvin. (Et la rousse Lady Benello de renchérir par un signe de tête qui fit danser la cascade de ses boucles feu.) Que faites-vous après ? — Euh… Pas de projet précis, répondit Ivan en tournant la tête de droite et de gauche afin de partager équitablement son attention entre les deux Ghemes. — Aah… alors, proposa Lady Arvin, peut-être accepteriez-vous de venir dîner chez moi ? J’ai un appartement avec terrasse sur le toit. — Ou bien, coupa Lady Benello, si vous n’êtes pas d’humeur à apprécier la grande ville, je connais un endroit tout près d’ici, sur un lac. Chacun est conduit en barque jusqu’à son propre petit îlot, et on sert un pique-nique, al fresco. C’est très intime. Les deux femmes échangèrent un sourire de boxeuse pugnace. Ivan avait un peu l’air d’une bête traquée. — Quelle difficile décision ! temporisa-t-il. — Lord Ivan, venez donc voir la belle exposition de la sœur de Lady Benello le temps de vous décider, proposa Lady Arvin en bonne joueuse. (Son regard tomba sur Miles.) Vous aussi, Lord Vorkosigan. Nous avons négligé de la façon la plus honteuse qui soit notre plus digne invité. Nous en avons discuté et conclu que c’était là un regrettable oubli. (Elle prit avec force Ivan par le bras et tourna la tête le temps de décocher à sa compagne rousse un sourire de rouée.) Ainsi, Lord Ivan trouvera peut-être une solution à son dilemme. — Dans le noir, tous les chats sont gris, murmura Miles, ou du moins, tous les Barrayarans. À cette mention des félins, Ivan sourcilla. Lady Arvin prit un air ahuri, mais Miles avait le mauvais pressentiment que la rousse avait compris sa plaisanterie. Le fait est qu’elle relâcha Ivan – était-ce un petit éclair de triomphe qui avait traversé le visage de Lady Arvin ? – et se tourna vers Miles. — En effet, Lord Vorkosigan… Avez-vous un projet précis ? — Malheureusement oui, répondit-il avec une pointe de regret qui n’était pas entièrement feinte. À vrai dire, il me faut partir maintenant. — Maintenant ? Oh ! venez donc… voir au moins l’exposition de ma sœur. Lady Benello n’alla pas jusqu’à passer son bras sous celui de Miles, mais elle semblait quand même disposée à déambuler à son côté, laissant sa rivale s’emparer pour le moment d’Ivan. Du temps. Quel mal y aurait-il à laisser encore quelques minutes au chef du protocole pour bien s’investir sur sa proie ? Miles sourit et se laissa entraîner dans le sillage du petit groupe, Lady Arvin ouvrant la marche et remorquant Ivan. La grande rousse n’avait pas la délicatesse de porcelaine de Rian. D’un autre côté, elle n’était pas aussi inaccessible. L’inaccessible exige… Arrête. Ces femmes sont des manipulatrices, tu le sais… Mais, ô mon Dieu, faites que je sois manipulé… Concentre-toi, mon petit gars, bon sang ! Ils descendirent l’allée qui les mena au niveau inférieur. Lady Arvin bifurqua dans un petit espace ouvert et circulaire masqué par des arbres en pots. Leurs feuilles vernies évoquaient des joyaux mais elles ne servaient que de cadre à l’œuvre exposée au centre du cercle. Un produit un peu déconcertant sur le plan artistique. De prime abord, on eût dit trois pans de brocart lourd, aux teintes subtiles, qui s’enroulaient les uns aux autres en amples spirales du sommet d’un poteau de la taille d’un homme jusqu’à la moquette. Celle-ci, épaisse, faisait écho à la gamme des verts des arbres en bordure, selon un motif abstrait et compliqué. — Tiens-toi droit, chuchota Ivan. — Je le vois, souffla Miles. Lord Yenaro, enveloppé de robes sombres et tout sourires, était assis sur l’un des petits bancs arrondis qui délimitaient également le cercle. — Où est Veda ? demanda Lady Benello. — Elle vient de sortir, répondit Yenaro tout en se levant pour les accueillir avec force salutations de la tête. — Lord Yenaro a aidé ma sœur, Veda, à confectionner son œuvre, confia Lady Benello aux deux Barrayarans. — Oh ? fit Miles. (Il promena son regard à la ronde en quête du piège qui le menacerait cette fois-ci. Il n’en aperçut aucun, pour l’heure.) Et… euh… son œuvre, quelle est-elle au juste ? — Je sais qu’elle n’est pas impressionnante au premier coup d’œil, rétorqua Lady Benello, mais là n’est pas la question. Toute sa subtilité réside dans le parfum. Le tissu. Il émet un parfum qui change avec l’humeur de la personne qui le porte. Je me demande encore s’il fallait lui donner la forme d’un vêtement, ajouta-t-elle à l’adresse de Yenaro. Nous aurions pu avoir un de nos serviteurs pour le porter toute la journée. — Trop commercial, objecta Yenaro. Sous cette forme, notre note sera meilleure. — Parce… parce que c’est… vivant ? intervint Ivan d’un ton dubitatif. — Les glandes odoriférantes incluses dans le tissu sont aussi vivantes que les glandes sudoripares dans votre corps, affirma Yenaro. Néanmoins, vous avez raison, la démonstration est un rien trop statique. Approchez-vous et nous vous en montrerons manuellement les effets. Miles humait l’air, son odorat exacerbé par sa paranoïa, à l’affût de chaque molécule volatile qui pénétrait dans ses narines. Le dôme était inondé de senteurs diverses qui émanaient des différentes œuvres exposées plus haut, sans parler des parfums des deux Ghemes et de Yenaro dans leurs multiples robes. Mais le brocart semblait émettre un agréable mélange d’odeurs. Miles remarqua qu’Ivan évitait aussi de suivre l’invitation de Yenaro à s’approcher davantage. Au milieu de ces myriades de senteurs, il se glissait quelque chose d’autre, une faible et huileuse âcreté… Yenaro prit le pichet posé sur le banc et s’avança vers le poteau. — Encore de l’aie zlati ? murmura sèchement Ivan. Des souvenirs affluèrent tout à coup dans le cerveau de Miles, suivis d’une montée d’adrénaline si brutale que son cœur faillit cesser de battre avant de s’emballer. — Ivan, prends-lui le pichet ! Empêche-le de le vider sur le sol ! Ivan obtempéra à la seconde. Yenaro céda son pichet en poussant un ricanement de surprise. — Vraiment, Lord Ivan ! Miles tomba face contre terre et se mit à humer frénétiquement la moquette. Oui. — Mais que faites-vous ? demanda Lady Benello, riant à moitié. La moquette n’en fait pas partie ! Oh ! que si ! — Ivan, lança Miles d’une voix pressante tout en se relevant vaille que vaille. Donne-moi ça – doucement ! – et dis-moi ce que tu sens par terre. Miles prit le pichet encore plus délicatement que s’il s’agissait d’un panier d’œufs frais. Ivan, l’air affolé, s’exécuta. Il huma la moquette, puis frotta dessus une main qu’il porta à ses lèvres. Et il devint livide. Miles comprit que son cousin était parvenu à la même conclusion que lui avant que celui-ci n’eût tourné la tête vers lui en sifflant : — Asterzine ! Miles s’éloigna de la moquette sur la pointe des pieds, souleva le couvercle du pichet et huma son contenu. Une faible odeur évoquant la vanille et les oranges, légèrement avariées, monta à ses narines. Leur verdict était exact. Et Yenaro avait eu l’intention de renverser le produit, Miles en était absolument certain. Et ce, à ses propres pieds ! En présence de Lady Arvin et de Lady Benello. Miles songea au destin de Ba Lura, le dernier en date des outils de Lord X, le prince Slyke. Non. Yenaro ne sait rien. Il déteste peut-être les Barrayarans, mais il n’est pas cinglé à ce point. Cette fois-ci, il devait tomber avec nous dans le piège. Jamais deux sans trois. Lorsque Ivan se redressa, les dents serrées et l’œil fulminant, Miles lui fit signe et lui tendit le pichet. Ivan le prit avec mille précautions en reculant encore d’un grand pas. Miles s’agenouilla et arracha quelques fils du bord de la moquette. Les fils se détachèrent en s’étirant comme du caoutchouc, confirmant ainsi son diagnostic. — Lord Vorkosigan ! se récria Lady Arvin, l’air à la fois réprobateur et un rien amusé devant cet excentrique comportement de barbare. Miles échangea le pichet avec Ivan contre les fils et désigna Yenaro d’un agressif mouvement du menton. — Emmène-le. Mesdames, excusez-nous. Heu… Une affaire d’hommes. À sa surprise, cette injonction fit son effet : Lady Arvin se contenta d’arquer les sourcils, mais Lady Benello, elle, se permit quand même une légère moue. Ivan prit Yenaro fermement par le haut du bras et l’entraîna hors du cercle où était exposée l’œuvre de Veda. Il serra avec plus de force les doigts sur le bras en guise de menace quand Yenaro tâcha de s’arracher à sa poigne. Le noblaillon ghem avait l’air furieux, les lèvres serrées, mais à peine gêné. Ils dénichèrent un recoin désert situé quelques stands plus loin. Ivan se plaça le dos à l’allée afin que personne ne vît Miles. Ce dernier posa très doucement le pichet par terre, se releva et, le menton pointé vers Yenaro, déclara d’une voix vibrante de colère : — Je vais vous montrer ce que vous avez failli faire il y a un instant. Mais ce que je veux savoir, c’est ce que vous, vous pensiez faire ? — Je ne sais pas de quoi vous parlez, rétorqua Yenaro d’une voix cassante. Lâchez-moi, espèce de rustre. Ivan resserra sa prise, les sourcils féroces. — Cousin, montre-lui d’abord. Le sol était en un marbre artificiel qui ne semblait pas inflammable. Miles secoua sa main pour faire tomber les fils collés à ses doigts, puis fit signe à Ivan et à Yenaro de s’approcher. Il attendit qu’il n’y eût plus personne en vue et déclara : — Yenaro, prenez sur vos doigts deux gouttes de ce liquide si inoffensif que vous secouiez comme une salade et faites-les tomber sur les fils. Ivan obligea Yenaro à s’agenouiller au côté de Miles. Après avoir jeté un regard glacial à ses geôliers, Yenaro s’exécuta. — Si vous croyez… Un aveuglant éclair, suivi d’une vague de chaleur qui roussit les sourcils de Miles, réduisit Yenaro au silence. La faible détonation fut par chance presque totalement étouffée par le bouclier qu’offraient leurs corps. Yenaro se pétrifia. — Et ces fils pèsent moins d’un gramme, continua Miles d’un ton acharné. Cette bombe-moquette pèse combien ? cinq kilos ? Vous le savez, je suis sûr que vous l’avez apportée ici de vos propres mains. Dès que le catalyseur l’aurait touchée, toute cette section du dôme aurait explosé, avec vous, moi, les ghemes-Ladies… Le clou du spectacle, indiscutablement. — C’est un truc, fit Yenaro d’un ton grinçant. — Un truc, en effet. Mais cette fois, le dindon de cette farce, c’était vous. Vous n’avez jamais suivi la moindre formation militaire, n’est-ce pas ? Sinon, votre nez aurait également détecté ce produit. De l’asterzine sensibilisée. Un produit génial. On peut lui donner n’importe quelle teinte, n’importe quelle forme. Et totalement inerte et inoffensif jusqu’à la seconde où le catalyseur tombe dessus. Alors… (Miles désigna de la tête le petit emplacement noirci sur le marbre blanc.) Mais permettez que je formule ma question d’une autre façon, Yenaro. Quel effet votre excellent ami, le Haut-satrape, a-t-il prétendu qu’aurait ce produit ? — Il… Yenaro se tut abruptement. Il passa une main sur le résidu noir et huileux, puis porta sa main à son nez. Il inhala, fronça les sourcils, puis s’assit sur ses talons comme saisi de faiblesse. Il leva des yeux écarquillés sur Miles et leurs regards se vissèrent l’un à l’autre. — Se confesser, intervint Ivan à propos, est bon pour l’âme. Et pour le corps. Miles inspira un bon coup. — Encore une fois, depuis le début. Yenaro, que pensiez-vous faire ? Yenaro déglutit. — Libérer un ester. Un ester qui aurait simulé l’empoisonnement par l’alcool. Vous autres, les Barrayarans, êtes connus pour avoir cette perversion. Rien de plus que ce que vous vous infligez à vous-mêmes ! — Pour qu’Ivan et moi tanguions en public tout le restant de l’après-midi comme des ivrognes au dernier degré ou presque ? — Quelque chose d’approchant. — Et vous ? Avez-vous pris l’antidote avant notre arrivée ? — Non, c’était sans danger… en principe. J’avais pris mes dispositions afin d’aller me reposer jusqu’à ce que l’effet se dissipe. J’ai pensé que ce serait peut-être là… une expérience intéressante. — Pervers, murmura Ivan. Yenaro le fusilla du regard. — Quand j’ai été brûlé par votre fontaine, commença Miles d’une voix lente, le soir même de notre arrivée sur Eta Ceta, l’affolement que vous avez manifesté n’était pas totalement feint, n’est-ce pas ? Vous ne vous attendiez pas à cela. Yenaro blêmit. — Je m’attendais que… J’ai cru que les Marilacans avaient trafiqué l’alimentation de la sculpture. En principe, vous deviez n’être que secoué et non point blessé. — C’est ce qu’on vous avait affirmé. — Oui, répondit Yenaro dans un murmure. — Mais l’aie zlati, c’était votre idée, n’empêche, hein ? rugit Ivan. — Vous l’aviez compris ? — Je ne suis pas un imbécile. Quelques Ghems passant par là jetèrent un regard intrigué aux trois hommes agenouillés en cercle sur le sol. Mais par chance, ils continuèrent leur chemin sans intervenir. Miles désigna de la tête le banc le plus proche installé dans le recoin. — Lord Yenaro, j’ai une chose à vous dire et à mon avis, nous serions mieux assis. Ivan entraîna Yenaro jusqu’au banc et l’y fit asseoir sans douceur. Après un temps de réflexion, Ivan versa le restant du pichet au pied du plus proche arbre en pot, puis se posta de façon à empêcher Yenaro de s’enfuir. — Il ne s’agit pas d’une série de petites farces qu’on joue aux envoyés balourds d’un ennemi méprisé pour vous faire pouffer de rire comme un sale môme, continua Miles. Vous avez été utilisé comme un pion dans un complot contre l’Empereur cetagandan. Utilisé, puis jeté et réduit au silence. Cela commence à devenir systématique. Le dernier pion utilisé avant vous, c’était Ba Lura. Je suis certain que vous êtes au courant de ce qui lui est arrivé. Les lèvres exsangues de Yenaro s’entrouvrirent sans émettre un son. Au bout d’un moment, il humecta ses lèvres et parvint cette fois à déclarer : — C’est impossible. C’est trop grossier. Cela aurait déclenché une vendetta entre son clan et ceux de… tous les innocents spectateurs. — Pas du tout. Cela aurait déclenché une vendetta entre leurs clans et le vôtre. Vous étiez destiné à boire le bouillon sur ce coup-là. Non seulement comme assassin, mais comme un assassin assez incompétent pour se faire sauter le caisson avec sa propre bombe. En suivant l’exemple de votre grand-père, pour ainsi dire. Et qui serait demeuré en vie pour prouver votre innocence ? La confusion la plus totale se serait répandue comme une traînée de poudre dans la capitale, ainsi qu’entre votre Empire et Barrayar, et alors, le satrape abattait le poing et obtenait son indépendance. Non, pas grossier. Extrêmement élégant, au contraire. — Ba Lura s’est suicidé. On l’a affirmé. — Pas du tout. Il a été assassiné. La Sécurité impériale cetagandane est sur l’affaire. Elle l’éclaircira en temps voulu. Non… Elle l’éclaircira un jour. Je ne pense pas que ce sera en temps voulu. — Il est impossible qu’un serviteur ba commette un acte de trahison. — À moins que le serviteur ba ne soit convaincu qu’il s’agit d’un acte de loyauté, dans le cadre d’une situation délibérément équivoque. Je ne crois pas que les Ba soient différents des humains au point de ne pouvoir être induits en erreur. —… En effet. (Yenaro regarda tour à tour Ivan et Miles.) Croyez-moi, si vous deux tombiez d’une falaise, je n’éprouverais pas le moindre regret. Mais ce n’est pas moi qui vous pousserai. — Je… C’est ce que j’avais compris, répondit Miles. Mais pour satisfaire ma curiosité… ce contrat, que devait-il vous procurer, en plus du plaisir de faire pendant une semaine des farces d’un goût douteux à deux barbares lourdauds ? Ou à vos yeux, agissiez-vous uniquement pour l’amour de l’art pour l’art ? — Il m’a promis un poste. (Yenaro fixa de nouveau le sol.) Vous ne pouvez comprendre ce qu’est d’être sans poste dans la capitale. On n’a aucun rang. On n’a aucun statut. On n’est… personne. J’étais las de n’être personne. — Quel poste ? — Parfumeur impérial. (Les prunelles noires de Yenaro se mirent à étinceler.) Je sais que cela n’a pas l’air très glorieux mais j’aurais eu ainsi accès au Jardin Céleste, voire même droit à la Présence impériale. J’aurais travaillé parmi… les meilleurs de l’Empire. Les plus grands. Et j’aurais été un excellent parfumeur. Miles n’avait aucune difficulté à comprendre l’ambition, si étrange que soit la forme qu’elle prenne. — Je veux bien le croire. Les lèvres de Yenaro esquissèrent un vague sourire de reconnaissance. Miles consulta son chrono. — Seigneur ! Je suis en retard. Ivan… Peux-tu prendre en charge la suite ? — Je crois, oui. Miles se leva. — Bonne journée, Lord Yenaro. Elle sera meilleure en tout cas que celle qui vous avait été réservée. Je crois que j’ai déjà utilisé cet après-midi plus de chances qu’on en a en une année entière, mais souhaitez-moi bonne chance tout de même. J’ai un petit rendez-vous avec le prince Slyke maintenant. — Bonne chance, fit Yenaro d’un ton dubitatif. Miles marqua un temps de silence. — C’était le prince Slyke, n’est-ce pas ? — Non ! Je parlais du satrape Haut-Ilsum Kety ! Miles pinça les lèvres et expira comme s’il eût sifflé. Je viens d’être ou bien enfoncé ou bien sauvé. Mais lequel des deux ? Voilà ce que j’aimerais savoir. — C’est Kety qui a organisé… tout cela ? — Oui… Kety aurait-il été capable d’envoyer son collègue et cousin, le prince Slyke, jeter un coup d’œil aux insignes impériaux de la Crèche des Étoiles pour lui ? Cela pouvait parfaitement être le cas. Ou ne pas l’être. D’autre part, Slyke aurait-il été capable de tromper Kety afin qu’il manipule Yenaro pour lui ? Pas impossible… Retour à la case départ. Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! Tandis que le doute assaillait de nouveau Miles, le chef du protocole contourna l’angle. Il ralentit son pas précipité dès qu’il repéra Miles et Ivan, et un air de soulagement traversa son visage. Quand il pénétra dans leur recoin, il avait repris l’attitude décontractée d’un visiteur de l’exposition, mais son regard sur Yenaro s’affila comme un rasoir. — Bonjour, messeigneurs. Le salut de la tête du chef du protocole les engloba tous les trois. — Bonjour, monsieur, répondit Miles. Avez-vous eu une conversation intéressante ? — Fascinante. — Ah… je ne crois pas qu’on vous ait déjà présenté Lord Yenaro, monsieur. Lord Yenaro, voici le chef du protocole de mon ambassade, Lord Vorreedi. Les deux hommes échangèrent des saluts de la tête plus protocolaires. Yenaro porta la main sur son buste, en une esquisse de courbette. — Lord Yenaro, quelle coïncidence ! continua Vorreedi. Nous venons justement de parler de vous. — Ah bon ? fit Yenaro d’un ton las. — Ah… (Vorreedi, songeur, mordillait sa lèvre inférieure, puis sembla prendre une décision.) Lord Yenaro, êtes-vous conscient que vous semblez être au centre d’une espèce de vendetta qui vient de se déclencher ? — Moi ?… Non ! Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? — En temps normal, les affaires privées des Ghems ne me concernent pas. Seules, leurs affaires publiques sont de mon ressort. Mais la chance inattendue de pouvoir accomplir une bonne action s’étant carrément dressée au milieu de mon chemin, je ne la laisserai pas passer. Je viens d’avoir un petit entretien avec, disons, un gentleman qui m’a informé qu’il était venu ici avec la mission de veiller à ce que vous – ce sont ses termes – ne quittiez pas vivant le hall du Jardin de la Lune. Il est demeuré un peu vague quant à la méthode qu’il se proposait d’employer pour mener à bien sa mission. Mais ce qui rend sa présence ici fort singulière, c’est qu’il n’appartient pas à la seigneurie gheme. C’est un artiste, dirons-nous, commercial. Il ignore qui l’a engagé, cette information demeurant dissimulée derrière maints écrans de fumée. Auriez-vous une petite idée, par hasard ? Yenaro avait écouté ce discours comme en état de choc, les lèvres pincées et l’œil songeur. Miles se demanda si Yenaro effectuait les mêmes déductions que lui. Il tendait à le croire. Le Haut-satrape, quel qu’il soit, avait envoyé du renfort afin d’être absolument certain qu’il ne se passerait rien d’imprévu. Comme, par exemple, Yenaro survivant à l’explosion de sa bombe pour accuser celui qui l’avait trahi. — J’ai… ma petite idée, en effet. — Auriez-vous l’obligeance de nous en faire part ? Yenaro toisa Vorreedi d’un air dubitatif. — Pas maintenant. — À votre guise, répondit Vorreedi en haussant les épaules. Nous l’avons laissé dans un coin paisible. Le thiopenta devrait cesser d’agir dans dix minutes environ. Vous avez ce délai pour faire… ce que vous aurez décidé. — Merci, Lord Vorreedi, répondit posément Yenaro. Là-dessus, il replia ses robes autour de lui et se leva. Il était très pâle mais admirablement maître de lui. — Je crois que je vais vous laisser, à présent. — Bonne idée, approuva Vorreedi. — Nous restons en contact, hein ? ajouta Miles. Yenaro acquiesça d’un hochement de tête protocolaire. — Oui. Nous devons reparler. Après quoi, il s’éloigna à grandes enjambées, jetant un coup d’œil à droite et à gauche. Ivan se mordillait les doigts. Il valait mieux cela que s’il avait craché tout le morceau maintenant à Vorreedi, la plus grande crainte de Miles. — Colonel, est-ce que tout cela est vrai ? demanda Miles. — Oui. (Vorreedi se frotta le nez.) Sauf que je ne suis pas certain du tout que cette affaire ne nous regarde pas. Lord Yenaro semble s’intéresser énormément à vous. On ne peut donc s’empêcher de subodorer quelque lien secret. Mais farfouiller dans cette hiérarchie de tueurs à gages serait fastidieux et exigerait trop de temps pour mon département. Et que découvririons-nous au bout du compte ? (Vorreedi fixa Miles d’un œil froid.) Dites-moi, Lord Vorkosigan, dans quel degré de colère votre brûlure aux jambes vous a-t-elle jeté ? — Pas une si grande colère ! s’empressa d’affirmer Miles. Accordez-moi au moins le sens de la mesure, colonel ! Non. Ce n’est pas moi qui ai engagé le gorille. (Mais n’empêche que c’était bien lui qui avait mis Yenaro dans ce pétrin, à cause de tous ses petits jeux cérébraux avec ses éventuels commanditaires – Kety, le prince Slyke et Rond. Tu voulais une réaction, tu en as obtenu une.) Ce n’est qu’un pressentiment, vous comprenez. Mais je crois que poursuivre cette piste sera du temps et des ressources bien employés. — Un pressentiment, dites-vous ? — Vous avez déjà fait confiance à votre intuition dans votre travail. Vous ne me ferez pas croire le contraire. — Utilisé, oui. Fait confiance, jamais. Un agent de la Séclmp doit savoir faire la différence. — Je comprends, colonel. Ils se levèrent tous les trois pour poursuivre la visite de l’exposition. Miles évita de regarder l’emplacement noirci du marbre quand ils passèrent à côté. Alors qu’ils s’approchaient de la partie ouest du dôme, Miles chercha dans la foule son contact féminin. Là, assise près d’une fontaine, les sourcils froncés. Mais jamais maintenant il n’arriverait à se débarrasser de Vorreedi. Celui-ci était littéralement sur ses talons. Pourtant, il en fit la tentative. — Veuillez m’excuser, colonel, mais je dois parler à une dame. — Je vous accompagne, répondit Vorreedi d’un ton aimable. Miles soupira et prépara en toute hâte son message. La Gheme au port digne leva les yeux alors qu’il la rejoignait avec ses deux indésirables compagnons. Du coup, Miles se rendit compte qu’il ne connaissait même pas son nom. — Pardonnez-moi, milady. Je tenais simplement à vous faire savoir que je ne pourrai me rendre à l’invitation de… euh… cet après-midi. Je vous prie de transmettre mes plus profonds regrets à votre maîtresse. (La Gheme et Haute Rian allaient-elles interpréter ce message dans le sens recherché ? Annulez tout, annulez tout. Miles en était réduit à en faire le vœu.) Mais si elle pouvait à la place organiser une visite au cousin de la personne en question, je crois que ce serait des plus instructif. Le froncement de sourcils de la Gheme s’accentua. Mais elle se contenta de répondre : — Lord Vorkosigan, je transmettrai votre message. Miles prit congé d’un signe de tête, la remerciant mentalement d’avoir évité le piège d’une réponse plus détaillée. Quand il jeta un coup d’œil derrière lui, elle repartait déjà en toute hâte. 11 Jusqu’à présent, Miles n’était jamais entré dans le sanctuaire des bureaux de la Séclmp de l’ambassade barrayarane, étant toujours demeuré discrètement calfeutré dans le luxueux territoire du corps diplomatique situé dans les étages. Comme il l’avait présumé, ce sanctuaire se trouvait à l’avant-dernier sous-sol. Un caporal en uniforme lui fit franchir les scanners de sécurité et l’introduisit dans le bureau du colonel Vorreedi. La pièce était moins austère que Miles ne l’avait prévu, toute décorée qu’elle était de petits objets d’art cetagandans. Plusieurs de ces objets étaient peut-être des souvenirs, mais le restant révélait que le soi-disant chef du protocole était un collectionneur au goût excellent, malgré ses moyens limités. L’individu en question était installé derrière un bureau-console à la nudité fonctionnelle. Comme toujours, Vorreedi arborait la tenue classique d’un seigneur ghem de rang moyen, combinaison et robes mais dont les tristes dégradés gris et bleus étaient d’une sobriété presque douloureuse. Si ce n’était l’absence de peinture faciale, Vorreedi serait passé totalement inaperçu au milieu d’une foule de Ghems. Toutefois, derrière un bureau-console de communication de la Séclmp barrayarane, l’effet était un rien surprenant. Miles s’humecta les lèvres. — Bonjour, colonel. L’ambassadeur Vorob’yev m’a prévenu que vous désiriez me voir. — C’est exact. Merci d’être venu, Lord Vorkosigan. (D’un signe de tête, Vorreedi renvoya le caporal qui s’éclipsa sans bruit. Les portes coulissèrent derrière lui et se verrouillèrent dans un claquement.) Asseyez-vous. Miles s’installa dans le fauteuil pivotant installé de l’autre côté du bureau et lança au chef du protocole un sourire qu’il espérait être d’une innocente bonne volonté. Vorreedi soumit Miles à un examen attentif et intense. Mauvais. Dans la hiérarchie d’Eta Ceta, Vorreedi arrivait tout de suite après l’ambassadeur et comme ce dernier, le colonel avait été choisi parmi l’élite pour occuper l’un des postes les plus délicats du corps diplomatique barrayaran. Vorreedi était donc forcément un homme débordé de travail mais surtout pas un imbécile. Miles se demanda si la nuit précédente, le colonel avait réfléchi presque aussi intensément que lui. Miles banda ses fortes en vue d’une attaque directe à la Illyan, du genre : « Vorkosigan, mais que fichez-vous donc ? Vous tenez à tout prix à déclencher une foutue guerre à vous tout seul ? » Pas du tout. Le colonel Vorreedi l’enveloppa d’un long regard songeur avant de remarquer doucement : — Lieutenant Lord Vorkosigan, il vous a été officiellement attribué la fonction de commissionnaire de la Séclmp. — Oui, colonel. Lorsque je suis en mission. — Une intéressante race d’hommes. Totalement sûrs et loyaux. Ils vont ici et là, délivrant leurs messages sans jamais poser de questions ni émettre de commentaires. Ni jamais échouer, sauf si la mort se met en travers de leur route. — Notre travail n’est pas en général aussi dramatique que cela. Nous passons énormément de temps à voyager à travers l’univers dans des vaisseaux à saut interstellaire. Cela donne beaucoup de temps pour lire. — Hum… Et ces postiers d’un genre très spécial adressent leurs rapports au commodore Boothe, le chef des communications de la Séclmp, sur Komarr. Avec une exception. (Le regard de Vorreedi se fit plus intense.) Vous ! Vous êtes tenu de faire vos rapports directement à Simon Illyan lui-même. Qui à son tour les remet à l’Empereur Grégor. L’unique autre personne qui, à ma connaissance, relève d’une chaîne de commandement aussi courte, c’est le chef d’état-major de l’Armée de l’Imperium. C’est là une intéressante anomalie. Comment l’expliquez-vous ? — Comment je l’explique ? fit Miles en écho pour temporiser. (Il songea un instant à répliquer : « Je n’explique jamais rien », mais cela était : primo, déjà évident ; secundo, pas du tout la réponse que Vorreedi cherchait à obtenir.) Ma foi… de temps à autre, l’Empereur Grégor a besoin de faire un achat pour lui-même ou pour sa maisonnée, mais trop insignifiant ou trop incongru pour pouvoir en charger son personnel militaire. Peut-être désirera-t-il, par exemple, qu’un arbre à pain décoratif de la planète Pol soit planté dans le jardin de la Résidence impériale. En ce cas, je suis chargé de le lui rapporter. — Voilà une bonne explication, approuva Vorreedi d’une voix onctueuse. (Petit silence.) Et avez-vous une aussi bonne explication concernant la manière dont vous avez obtenu cet agréable travail ? — Le népotisme, cela va de soi. (Son sourire se fit plus pincé.) Puisque je suis, sans conteste possible, physiquement inapte à effectuer les tâches habituelles, ce poste a été créé de toutes pièces pour moi grâce à mes relations familiales. — Hum. (Vorreedi se renversa contre le dossier de son fauteuil et se caressa le menton.) Maintenant, fit-il d’un ton lointain, si vous êtes ici un agent secret envoyé par Dieu (autrement dit, Simon Illyan qui, aux yeux de la Séclmp, était le Tout-Puissant), vous devriez être précédé d’un ordre du genre : « Prêtez toute l’assistance nécessaire. » Dans ce cas, un petit agent local de la Séclmp pourrait savoir sur quel pied danser avec vous. Si je ne parviens pas à museler cet homme, il pourra clouer mes bottes sur le sol de l’ambassade et il le fera. Alors il ne se dressera plus aucun obstacle devant Lord X pour l’empêcher de faire régner le chaos et de s’emparer de l’Empire. — Oui, colonel. (Miles inspira.) Ainsi que tous ceux qui auraient cet ordre sous les yeux. Vorreedi leva les yeux, interloqué. — Est-ce que l’état-major de la Séclmp soupçonne une fuite dans mes communications ? — Pas que je sache. Mais en tant que simple commissionnaire, je ne suis pas habilité à poser des questions, n’est-ce pas ? Aux yeux un rien écarquillés du chef du protocole, il était clair qu’il avait compris la plaisanterie. Un homme subtil, indiscutablement. — Dès l’instant où vous avez posé le pied sur Eta Ceta, Lord Vorkosigan, je n’ai pas remarqué que vous aviez cessé une seconde de poser des questions. — Un défaut personnel. — Et… seriez-vous en mesure de m’expliquer ce trait de caractère ? — Certainement. (Le regard de Miles se perdit dans le vague.) Réfléchissez, colonel. On implante une allergie au thiopenta chez tous les commissionnaires de la Séclmp. Ils sont ainsi immunisés contre tout interrogatoire illicite, mais à un prix fatal. En raison de mon rang et de mes relations familiales, cette procédure a été jugée trop dangereuse pour moi. En conséquence, je ne suis qualifié que pour les missions secrètes de faible niveau. Tout ça, c’est népotisme et compagnie. — Très… convaincant. — Ce serait fâcheux si cela ne l’était pas, colonel. — Exact. (Nouveau silence, plus long.) Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez me dire… lieutenant ? — Une fois de retour sur Barrayar, je ferai un rapport complet de ma miss… excursion à Simon Illyan. Je crains que vous ne soyez obligé de vous adresser à lui pour en connaître les détails. Mais il n’est absolument pas de mon ressort de tenter de deviner ce qu’il souhaitera vous en dire. Et toc ! Il n’avait proféré aucun mensonge, à proprement parler, même pas implicitement. Assure-t’en et insiste sur cela quand ils passeront une bande de cette conversation devant ta future Cour martiale. Mais si Vorreedi décidait de déduire de ses réponses qu’il était un agent ultra-secret dépendant directement du haut commandement, c’était en fait la stricte vérité. Le fait qu’il s’était attribué de son propre chef cette mission sur Eta Ceta était… un tout autre ordre de problème. — Je… pourrais ajouter une considération d’ordre philosophique. — Je vous en prie, monseigneur. — On n’engage pas un génie pour résoudre un problème insoluble en le ligotant avec une foule de règlements ni en lui donnant des directives à une distance de deux semaines de traversée. On lui donne carte blanche. Si tout ce dont vous avez besoin, c’est d’un type qui exécute les ordres, vous n’avez qu’à engager un imbécile. En fait, en ce cas, un imbécile est même préférable. Vorreedi tambourina légèrement des doigts sur son bureau-console. Miles devina que cet homme avait, lui aussi, été obligé de résoudre un ou deux problèmes insolubles dans le passé. Finalement, il leva les sourcils : — Et est-ce que vous vous considérez comme un génie, Lord Vorkosigan ? demanda-t-il doucereusement. Le ton de la voix du colonel donnait à Miles la chair de poule. Il lui rappelait beaucoup trop celui de son père, le comte Vorkosigan, quand il s’apprêtait à tendre un des grands pièges verbaux dont il avait le secret. — Les évaluations sur mon intelligence, colonel, sont incluses dans mon dossier personnel. — Je l’ai lu. C’est pour cette raison que nous avons cette conversation. (Vorreedi cligna lentement des yeux à la manière d’un lézard.) Aucune règle, vraiment ? — Eh bien, peut-être une, une seule. Réussis ou sinon il t’en cuira le cul. — Vous avez ce poste depuis trois ans, ai-je lu, lieutenant Vorkosigan… Votre cul est toujours intact, n’est-ce pas ? — Oui. Tout au moins la dernière fois que je l’ai vérifié, colonel. Pour cinq jours encore, peut-être. — Cela laisse entendre une autorité et une autonomie stupéfiantes. — Aucune autorité. Seulement la responsabilité. — O Seigneur ! (Vorreedi eut une moue des plus songeuses.) Lord Vorkosigan, vous avez toute ma sympathie. — Merci, colonel. J’en ai besoin. (Et dans le silence méditatif et beaucoup trop lourd qui suivit, Miles ajouta :) Savez-vous si Lord Yenaro a survécu à cette nuit ? — Il a disparu. Donc, nous pensons que oui. La dernière fois que nous l’avons vu, il sortait du hall du Jardin de la Lune avec un rouleau de moquette sur l’épaule. (Vorreedi leva un sourcil interrogateur.) Quant à la moquette, je n’ai aucune explication. Miles ignora l’évidente insinuation et fit remarquer : — Etes-vous certain que disparition soit synonyme de survie ? Et le tueur chargé de lui ? — Hum. (Vorreedi sourit.) Peu après que nous l’avons quitté, il a été arrêté par la Police civile cetagandane qui le tient encore sous bonne garde. — La police l’a-t-elle arrêté de son propre chef ? — Disons qu’elle a reçu un tuyau anonyme. Cela semblait être la chose à faire, pour rester en bons termes. Mais je dois vous avouer que les Civils ont réagi avec une efficacité admirable. Apparemment, ils s’intéressaient déjà à lui pour un précédent travail. — A-t-il eu le temps de contacter son commanditaire avant d’être bouclé ? — Non. Donc Lord X se trouve ce matin sans aucun renseignement, pensa Miles. Il va détester cela. Le fiasco de son ultime complot doit le frustrer jusqu’à la moelle. Il ignore pourquoi les choses ont foiré et si Yenaro a deviné le destin qu’il lui avait réservé, quoique sa disparition et le silence qui va avec soient des indices de taille. Yenaro est désormais un chien fou dans son jeu de quilles, comme moi-même et Ivan. Mais lequel maintenant Lord X inscrira-t-il en tête de sa liste ? Yenaro va-t-il demander la protection de quelque autorité, ou bien sa panique à l’idée qu’il s’agirait d’une trahison l’en dissuadera-t-elle ? Et quelle méthode Lord X va-t-il bien pouvoir inventer pour se débarrasser de mon cousin et de moi qui soit à moitié aussi baroque ? Yenaro a été un chef-d’œuvre de l’art du crime, une magnifique chorégraphie en trois mouvements allant crescendo. Maintenant, tous ses efforts ont été réduits à zéro. Que son œuvre d’art soit bousillée doit faire fulminer Lord X autant que l’échec de son complot. Et de surcroît, c’est un artiste impatient, toujours à ajouter de petites touches intelligentes, incapable de rester sans rien faire. Comme un enfant à qui on donne son premier jardin et qui s’empresse de déterrer les graines pour savoir si elles ont déjà germé. (Miles éprouva un tout petit élan de sympathie pour Lord X.) Oui, ce type qui a beaucoup risqué et qui a perdu à la fois du temps et toutes ses inhibitions est maintenant logiquement condamné à commettre une grave erreur. Pourquoi ne suis-je pas davantage convaincu que c’est une bonne idée ? — Quelque chose à ajouter, Lord Vorkosigan ? s’enquit Vorreedi. — Hein ? Oh ! non, je… réfléchissais. (À des choses qui ne vous plairaient pas, de toute façon.) — Je vous demande à titre de membre de l’ambassade responsable de votre sécurité personnelle comme envoyé officiel de l’Imperium que vous et Lord Vorpatril mettiez un terme à vos rapports sociaux avec un homme qui, selon toutes les apparences, est impliqué dans une meurtrière vendetta cetagandane. — Yenaro ne m’intéresse plus du tout. Je ne lui souhaite aucun mal. Ce à quoi je tiens avant tout, c’est à identifier l’homme qui lui a fourni cette fontaine. Le colonel leva les sourcils en signe de vague réprobation. — Vous auriez dû le dire plus tôt. — Le recul, rétorqua Miles, est le meilleur conseiller. — Cela est certain, soupira Vorreedi en homme d’expérience. (Le chef du protocole se gratta le nez et se cala de nouveau contre son dossier.) Il y a une autre raison pour laquelle je vous ai demandé de venir me voir ce matin, Lord Vorkosigan. Le ghem-colonel Bénin a sollicité un deuxième entretien avec vous. — Vraiment ? Comme le premier ? s’étonna Miles en dominant le tremblement de sa voix. — Pas exactement. Il a spécifiquement demandé à s’entretenir à la fois avec vous et avec Lord Vorpatril. En fait, il est en route en ce moment même. Mais vous avez le droit de refuser si vous le désirez. — Non, c’est… c’est parfait. Pour tout vous avouer, je serais ravi de discuter encore une fois avec Bénin. Dois-je donc… aller chercher Ivan, colonel ? Miles se leva. Mauvaise, très mauvaise idée de laisser les deux suspects se consulter avant l’interrogatoire, mais ce n’était pas l’affaire de Vorreedi. Avait-il réellement convaincu le chef du protocole qu’il était en mission secrète ? — Allez-y, répondit Vorreedi aimablement. Mais je dois dire… Miles fit halte. — Je ne vois pas ce que Lord Vorpatril a à faire là-dedans. Ce n’est pas un commissionnaire. Et son dossier est aussi transparent que du verre. — Ivan rend beaucoup de gens perplexes, colonel. Mais… parfois, même un génie a besoin d’une personne capable d’exécuter les ordres. Miles se maîtrisa pour ne pas foncer à toute blinde dans la suite d’Ivan. Si après cela, Vorreedi n’allumait pas les micros espions de leurs deux suites, ce type était ou bien d’une maîtrise de soi surnaturelle ou bien un zombie. Or le chef du protocole était le genre à être dévoré de curiosité. Métier oblige. Aux coups impatients frappés par Miles à sa porte, Ivan la déverrouilla en ajoutant un « entrez » d’une voix traînassante. Miles découvrit son cousin assis sur son lit, vêtu seulement de son pantalon vert et d’une chemise crème. Il feuilletait une liasse de papiers multicolores et calligraphiés à la main d’un air absent et guère joyeux. — Ivan ! Lève-toi. Habille-toi. Nous allons avoir un entretien avec le colonel Vorreedi et le ghem-colonel Bénin. — Enfin les aveux, merci, mon Dieu ! Ivan jeta les papiers en l’air et se laissa choir sur le dos en poussant un « ouf » de soulagement. — Non. Pas exactement. Mais il faut que tu me laisses parler et que toi, tu te contentes de confirmer ce que je raconte. — Oh ! vingt dieux. (Ivan décocha un regard noir au plafond.) Quoi encore ? — Bénin s’est certainement renseigné sur les activités de Ba Lura au cours de la journée qui a précédé sa mort. Je présume qu’il a découvert ainsi notre petite rencontre dans notre capsule. Je ne veux pas bousiller son enquête. En fait, je tiens à ce qu’il réussisse, du moins qu’il réussisse à identifier le meurtrier de Ba. Donc, il a besoin d’autant de faits réels que possible. — Des faits réels. Et les faits qui ne sont pas réels, c’est quoi ? — Il est hors de question que nous mentionnions la Grande Clef et Haute-Rian Degtiar. Je pense que nous pouvons fort bien leur narrer les événements tels qu’ils se sont passés en omettant ce tout petit détail. — C’est ce que tu penses ? Eh bien, cousin, tu te sers d’une mathématique différente de celle du restant de l’univers. Est-ce que tu te rends compte que Vorreedi et l’ambassadeur vont être fous de rage contre nous pour leur avoir caché ce petit incident ? — Je tiens Vorreedi en bride, temporairement. Il croit que je suis envoyé en mission par Simon Illyan. — Donc, tu ne l’es pas ! Je le savais ! Ivan gémit et plaqua avec force un oreiller sur son visage. Miles lui retira l’oreiller. — Je le suis dorénavant. Ou le serais si Illyan savait ce que je sais. Emporte le brise-nerfs. Mais ne le sors que si je te le demande. — Je ne flinguerai pas ton commandant pour toi. — Tu ne flingueras personne. Et de toute façon, Vorreedi n’est pas mon commandant. (Cela pourrait être important, d’un point de vue juridique, par la suite.) J’utiliserai peut-être le brise-nerfs comme preuve. Uniquement si le sujet arrive sur le tapis. Nous ne leur dirons rien s’ils ne nous le demandent pas. — Ne jamais rien faire si on ne te le demande pas, oui, c’est ça le truc ! Tu as enfin pigé, cousin ! — La ferme ! Debout ! (Miles jeta la tunique de l’uniforme sur le corps prostré d’Ivan.) Cela est important. Mais tu dois rester d’un calme olympien. Moi, je risque d’être complètement désarçonné et de paniquer prématurément. — Je ne le crois pas. À mon avis, tu paniques après coup. En fait, si tu paniquais à peine un peu plus tard, ce serait quasiment à titre posthume. Moi, je panique depuis des jours. Miles jeta à Ivan ses demi-bottes d’un geste définitif. Ivan hocha la tête, se redressa sur son séant et les enfila. — Est-ce que tu te souviens, soupira Ivan, de la fois où, dans la cour arrière de la Maison Vorkosigan, tu lisais tous ces récits militaires à propos des camps de concentration cetagandans durant l’invasion et que tu as décidé que nous devions creuser un tunnel pour nous enfuir ? À cela près que c’est toi qui en as dessiné le plan, et moi et Elena qui nous sommes farci tout le boulot… — Nous avions environ huit ans, fit Miles sur la défensive. Les medicos s’acharnaient encore sur mes os. J’étais en ce temps-là aussi fragile que du cristal. —… Et que le tunnel s’est effondré sur moi ! continua Ivan d’un ton rêveur. Et que je suis resté sous les éboulis pendant des heures. — Ce n’étaient pas des heures. Mais des minutes. Le sergent Bothari t’a sorti de là en un rien de temps. — Pour moi, cela a représenté des heures. Je sens encore le goût de la poussière. J’en avais plein le nez également. (En souvenir, Ivan se frotta le nez.) Mère aurait encore sa crise de nerfs si tante Cordelia ne s’était pas carrément assise sur elle pour la calmer. — Nous n’étions que de stupides gamins. Quel rapport avec aujourd’hui ? — Aucun, je suppose. C’est juste que je me suis réveillé ce matin en y pensant. (Ivan se leva, ferma sa tunique et l’ajusta.) Je n’aurais jamais cru que le sergent Bothari me manquerait, mais je crois que c’est le cas maintenant. Qui va me sortir de là, cette fois ? Miles eut envie de décocher un trait acéré mais se mit à trembler. À moi aussi, Bothari me manque. Il avait presque oublié à quel point il lui manquait, mais voilà qu’Ivan venait de remuer le couteau dans la plaie, de toucher sa petite poche secrète d’angoisse qui jamais ne se vidait complètement. Nos plus graves erreurs… Bon sang, un homme qui marche sur la corde raide n’a pas besoin qu’un autre lui précise la hauteur de la chute ni lui fasse remarquer qu’il vacille. Une seconde d’inattention, de manque de confiance en soi, de perte d’élan, risquait d’être fatale. — Rends-moi un service, Ivan. Surtout ne réfléchis pas. Cela te ferait du mal. Contente-toi d’obéir aux ordres, hein ? Ivan lui montra ses crocs et suivit Miles dans le corridor. Ils rencontrèrent le ghem-colonel Bénin dans le même petit salon privé mais, cette fois, Vorreedi s’était dispensé du planton pour monter personnellement la garde. Les deux colonels finissaient les échanges de politesse et s’asseyaient quand Miles et Ivan firent leur apparition, signe d’après lequel Miles espéra qu’ils avaient disposé de moins de temps qu’eux pour comparer leurs notes. Bénin arborait de nouveau son uniforme rouge officiel et sa peinture faciale étincelante qu’il venait de refaire à la perfection. Quand les salamalecs incontournables furent terminés et que tout le monde se fut rassis, Miles avait réussi à maîtriser sa respiration et les battements de son cœur. Ivan masquait sa nervosité derrière une expression de bienveillance ahurie. Miles trouva qu’il avait l’air ainsi remarquablement idiot. — Lord Vorkosigan, commença Bénin, j’ai cru comprendre que vous êtes commissionnaire. — Quand je suis en service. (Miles décida de servir à Bénin le même refrain.) C’est une tâche honorable qui n’impose pas beaucoup d’efforts physiques. — Et aimez-vous votre travail ? Miles haussa les épaules. — J’aime voyager. Et… ainsi, je reste à l’écart, ce qui est avantageux pour tout le monde. Vous connaissez l’attitude rétrograde de Barrayar à l’égard des mutations. (Miles songea à Yenaro et à son désir effréné d’un poste.) Et cela me donne un titre officiel. Je suis quelqu’un. — Cela, je puis le comprendre, admit Bénin. Eh oui, mon pote, c’est ce que j’avais prévu. — Mais en ce moment, vous n’êtes pas en mission ? — Pas pour ce voyage. Selon nos ordres, nous devons accorder notre attention exclusive à nos tâches diplomatiques, et peut-être acquérir, tel est le but recherché, un peu de bonnes manières. — Et Lord Vorpatril est lui dans les Opérations, n’est-ce pas ? — Oh ! rien que de la paperasserie, soupira Ivan. Je continue à espérer une affectation sur un vaisseau. Pas tout à fait vrai, songea Miles. Ivan adorait rester planqué au Q.G. de la capitale où il avait son propre appartement et menait une vie sociale qui rendait jaloux tous ses potes officiers. Ivan espérait seulement que sa mère, Lady Vorpatril, elle, fût assignée sur un vaisseau, à la destination très lointaine. — Hum. (Les mains de Bénin furent secouées de tressaillements, comme au souvenir des piles de très fins papiers en plastique qu’il avait dû trier. Il respira à fond et planta ses yeux dans ceux de Miles.) Ainsi, Lord Vorkosigan… la rotonde funéraire n’était pas là où vous avez vu pour la première fois Ba Lura, n’est-ce pas ? Bénin essayait la tactique de l’attaque directe et inattendue pour désarçonner l’ennemi. — Exact, répondit Miles en souriant. S’attendant à une dénégation, Bénin avait déjà ouvert la bouche pour décocher son deuxième trait, probablement la preuve que les Barrayarans mentaient. Il fut obligé de la refermer et de s’y prendre autrement. — Si… si vous souhaitiez garder cette affaire secrète, pourquoi m’avez-vous indiqué dans quelle direction je devais regarder pour vous trouver ? (Et d’une voix durcie :) Et si vous ne souhaitiez pas la garder secrète, pourquoi ne pas m’avoir tout de suite informé ? — Cette affaire me fournissait une intéressante occasion de tester votre compétence. Je voulais savoir s’il valait la peine de vous convaincre de me faire part de vos résultats. Croyez-moi, ma première rencontre avec Ba Lura représente pour moi un aussi grand mystère que pour vous. Malgré la peinture faciale, Miles remarqua que le visage de Bénin avait soudain la même expression que celle affichée trop souvent par ses supérieurs en sa présence. Elle était même gravée dans son esprit avec une majuscule. L’Expression. D’une façon étrangement paradoxale, Miles se sentit du coup très à l’aise avec Bénin. Son sourire se fit un peu plus enjoué. — Et… cette rencontre avec le Ba, comment s’est-elle passée ? — Que savez-vous exactement ? riposta Miles. Bien entendu, Bénin allait garder un atout dans sa poche pour vérifier par recoupement la version de Miles. Aucune importance, puisqu’il avait l’intention de raconter toute la vérité, enfin presque. — Ba Lura était sur la station de transfert le jour de votre arrivée. Il a quitté au moins deux fois la station. Une fois, apparemment, depuis le dock où les caméras de surveillance ont été désactivées pendant une période de quarante minutes. Précisément le dock et la période de temps où vous êtes arrivés. Lord Vorkosigan. — Notre première arrivée, vous voulez dire. —… Oui. Les yeux de Vorreedi s’étaient écarquillés et il pinçait les lèvres. Miles l’ignora, malgré le discret regard de mise en garde de son cousin. — Désactivées ? Quant à moi, je dirais : arrachées du mur. Très bien, ghem-colonel. Mais dites-moi… Notre rencontre dans le dock a-t-elle eu lieu la première ou la deuxième fois que Ba Lura quittait la station ? — La deuxième fois, répondit Bénin en dévisageant Miles attentivement. — Pouvez-vous le prouver ? — Oui. — Bien. Il se peut que, plus tard, il soit très important que vous puissiez prouver cela. (Bénin n’était pas le seul à même de contre-vérifier cette conversation. Pour une raison ou une autre, le Ghem avait jusqu’à présent été réglo avec lui. Alors, donnant, donnant.) Eh bien, voici ce qui s’est passé d’après nous… Et d’une voix neutre, Miles relata leur étrange échauffourée avec le Ba, fournissant une profusion de détails vérifiables. Le seul détail qu’il modifia fut que le Ba avait plongé une main dans la poche de son pantalon avant que lui-même ne poussât son cri d’alerte. Une fois parvenu au moment de la lutte héroïque d’Ivan, alors que lui-même rattrapait au vol le brise-nerfs échappé, Miles demanda à son cousin de poursuivre le récit. Ivan lui décocha un regard noir, mais, employant le même ton que Miles, il décrivit rapidement mais de façon précise la fuite du Ba. Le visage de Vorreedi n’étant point masqué par une peinture faciale, Miles put constater du coin de l’œil qu’il s’assombrissait. Mais le Barrayaran était trop froid et maître de lui pour devenir écarlate ou pour transpirer. N’empêche que, si un appareil eût contrôlé sa pression sanguine, Miles était certain que l’engin aurait poussé un plaintif bip d’alarme. — Lord Vorkosigan, pourquoi n’avez-vous pas signalé cet incident dès notre première rencontre ? redemanda Bénin après un long silence de réflexion. — Lieutenant, intervint Vorreedi d’une voix un peu sourde, je pourrais vous poser la même question. Bénin regarda Vorreedi en haussant les sourcils au point de mettre en danger la perfection de sa peinture faciale. Lieutenant, et non pas monseigneur. La nuance n’échappa pas à Miles. — Le pilote de la navette a signalé l’incident à son capitaine qui l’aura signalé à son supérieur hiérarchique. C’est-à-dire, Illyan. En fait, le rapport, lentement transmis par le canal ordinaire, devrait atterrir en ce moment même sur le bureau d’Illyan. Trois jours de plus et un questionnaire urgent arriverait de leur planète natale sur celui de Vorreedi, six jours de plus pour une réponse et la réponse en retour. Tout serait donc terminé sans qu’Illyan eût le temps d’intervenir. — Toutefois, à titre d’émissaire principal, j’ai décidé de tirer un trait sur cet incident pour raisons diplomatiques. Nous avons été envoyés sur Eta Ceta avec l’ordre spécifique de garder un profil bas et de nous comporter avec la plus grande des courtoisies. Mon gouvernement considère qu’à l’occasion de cette solennelle cérémonie, il serait souhaitable de resserrer nos liens commerciaux et autres, ainsi que d’apaiser les tensions le long de nos frontières communes. J’ai estimé que commencer notre visite en portant plainte pour agression à main armée sans motif par un esclave de Sa Majesté impériale ne ferait rien pour diminuer nos tensions. La menace implicite était claire. Malgré la peinture faciale de Bénin, Miles constata qu’il avait fait mouche. Même Vorreedi avait l’air prêt à le suivre sur cette voie. — Êtes-vous en mesure, Lord Vorkosigan, de… prouver vos dires ? demanda Bénin d’un ton circonspect. — Nous avons toujours le brise-nerfs, Ivan ? Miles lança un signe de tête à son cousin. Avec de grandes précautions, juste du bout des doigts, Ivan produisit l’arme et la posa sur la table, puis croisa modestement les mains sur ses genoux. Il évita le regard outragé de Vorreedi. Celui-ci et Bénin avancèrent au même instant une main pour s’emparer du brise-nerfs et stoppèrent au même instant leur main en échangeant un froncement de sourcils irrité. — Pardonnez-moi, fit Vorreedi. C’est la première fois que je vois cet objet. — Vraiment ? s’étonna Bénin. (Voilà qui est inouï ! sous-entendait son ton.) À vous ! Le Ghem retira poliment sa main. Vorreedi saisit l’arme et l’examina attentivement. Il vérifia que le cran de sécurité était mis avant de donner l’arme à Bénin avec la même politesse. — Je serai enchanté, reprit Miles, de vous rendre cette arme, ghem-colonel, en échange des informations que vous serez en mesure d’en déduire. Si sa piste vous ramène au Jardin Céleste, cela n’éclairera guère votre lanterne. Mais en revanche, si le Ba a acquis cet objet en cours de route… cela pourrait être révélateur. Vous pourrez plus facilement que moi procéder à cette enquête. (Après un temps de silence, Miles ajouta :) À qui le Ba a-t-il rendu visite la première fois qu’il est monté sur la station ? Bénin cessa de contempler le brise-nerfs pour regarder Miles. — Un vaisseau amarré en orbite. — Pouvez-vous être plus précis ? — Non. — Excusez-moi, je vais reformuler ma question. Pourriez-vous être plus précis si vous décidiez de l’être ? Bénin posa l’arme sur la table et se renversa dans son fauteuil. L’attention qu’il portait à Miles se serait encore intensifiée, si c’eût été possible. Il demeura silencieux pendant un long moment avant de répondre : — Non, malheureusement, je ne pourrais pas. Flûte ! Les vaisseaux des trois gouverneurs Hauts amarrés en orbite étaient ceux d’Ilsum Kety, de Slyke Giaja et d’Este Rond. Cela aurait pu être la donnée finale pour résoudre cette triangulation, mais Bénin n’en disposait pas. Pas encore. — J’aimerais tout particulièrement savoir pourquoi les contrôleurs de vol, ou ceux qui se sont fait passer pour des contrôleurs de vol, nous ont orientés sur le mauvais, ou du moins sur ce premier ponton d’amarrage ? — Selon vous, demanda Bénin sans répondre, pourquoi le Ba est-il entré dans votre capsule ? — Étant donné l’extrême confusion de la rencontre, je penche pour un accident. Mais si elle avait été prévue, je crois qu’il a dû se produire une grave erreur. Non, sans blague ? disait le silence morose d’Ivan. Miles n’en tint pas compte. — De toute façon, ghem-colonel, j’espère que mon témoignage vous aidera à mieux cerner le déroulement des événements, continua Miles d’un ton qui cherchait à mettre fin à l’entretien. Bénin piaffait certainement d’aller vérifier d’où provenait son nouvel indice, le brise-nerfs. Pourtant, il continua son interrogatoire. — Alors, de quoi avez-vous vraiment discuté avec Haute Rian ? — Pour le savoir, je crains qu’il ne vous faille le demander directement à Haute Rian. C’est une Cetagandane jusqu’au bout des ongles, et de ce fait vous concerne exclusivement. (Hélas !) Mais je crois que la détresse dans laquelle l’a jetée la mort de Ba Lura est tout à fait sincère. Bénin leva brusquement les yeux. — Quand avez-vous vu assez de sa personne pour juger de la profondeur de sa détresse ? — Une déduction. Et si je ne clos pas maintenant l’entretien, je vais m’enfoncer tant et si bien qu’il faudra un tracteur manuel pour m’extirper. Miles devait traiter Vorreedi avec une extrême délicatesse, mais ce n’était pas tout à fait la même chose pour Bénin. — Ghem-colonel, tout cela est passionnant, mais je n’ai plus le temps maintenant. Toutefois, si jamais vous découvrez d’où provient ce brise-nerfs et où le Ba allait, je serais enchanté de poursuivre cette conversation. Miles se cala dans son fauteuil, croisa les bras et sourit cordialement. Ce que Vorreedi aurait dû déclarer avec force, c’était qu’ils disposaient de tout le temps au monde, pour permettre à Bénin de continuer de le harceler, du moins, Miles l’aurait fait s’il avait été à sa place, mais Vorreedi piaffait d’être seul avec lui. Aussi le chef du protocole se leva-t-il, mettant officiellement fin à l’entretien. Puisque sa présence même dans le territoire de leur ambassade n’était que tolérée, Bénin s’exécuta de bonne grâce – comportement inhabituel pour lui, Miles l’aurait juré – et se leva pour prendre congé. — Je reprendrai cette conversation, Lord Vorkosigan, promit-il d’un ton sombre. — Je l’espère, colonel. Ah… Avez-vous également tenu compte de mon autre conseil ? Empêcher les interférences ? Bénin garda le silence, l’air soudain ailleurs. — Oui, en fait. — Et qu’est-ce que cela a donné ? — Mieux que je ne l’escomptais. — Bien. La petite courbette de Bénin fut ironique mais pas réellement hostile, sentit Miles. Vorreedi escorta son hôte jusqu’à la porte, mais le remit entre les mains du garde dans le corridor et revint dans le petit salon avant que Miles et Ivan n’eussent le temps de prendre la fuite. Vorreedi fixa durement Miles du regard. Celui-ci regretta l’espace d’une seconde que son immunité diplomatique ne s’appliquât pas au chef du protocole. Vorreedi allait-il les séparer pour cuisiner Ivan ? Ce dernier appliquait l’art de se rendre invisible, art pour lequel il était fort doué. — Lieutenant Vorkosigan, déclara Vorreedi d’un ton menaçant, je ne suis pas une poire. Qu’on laisse dans le noir s’imprégner de mensonges lénifiants comme s’ils étaient de l’eau-de-vie – non, en effet. Miles poussa un soupir en son for intérieur. — Adressez-vous à mon supérieur (autrement dit, à Illyan, qui était aussi le supérieur de Vorreedi). S’il vous donne une autorisation, je suis tout à vous. D’ici là, j’estime qu’il est préférable que je continue d’agir de la même façon. — En vous fiant à votre flair ? déclara Vorreedi d’un ton sec. — De toute façon, je n’ai pas de conclusion claire et nette dont je puisse vous faire part. — Et… votre flair vous souffle-t-il qu’il existe un lien entre le défunt Ba Lura et Lord Yenaro ? Vorreedi, lui aussi, avait du flair. Pour sûr. Sinon, il n’aurait pas décroché ce poste. — À part le fait que tous deux sont intervenus dans mon existence, vous voulez dire ? Rien dont… je sois certain. Je cherche des preuves. Alors j’arriverai… quelque part. — Où ? La tête au fond de la plus grande basse-fosse jamais imaginée, du train où vont les choses. — Nous aussi reprendrons cette conversation, Lord Vorkosigan. Comptez là-dessus. Vorreedi lui lança un salut de la tête très réduit et sortit brusquement du salon… probablement pour s’empresser d’avertir l’ambassadeur Vorob’yev de ces nouvelles complications. Dans le silence qui suivit, Miles déclara d’une voix sans timbre : — Tout bien considéré, ça s’est plutôt bien passé. Ivan eut une moue de mépris. Ils regagnèrent la suite d’Ivan en silence. Celui-ci y trouva une nouvelle pile de papiers multicolores posée sur son bureau. Il les tria, ignorant ostensiblement Miles. — Il faut que je contacte Rian, déclara finalement ce dernier. Impossible d’attendre. L’étau se ressent beaucoup trop. — Je ne veux plus rien avoir à faire avec tout cela répondit Ivan d’un ton distant. — Trop tard. — Je le sais… Hein ? Miles, une nouvelle piste. Sur cette invitation, il y a nos deux noms. — Pas de Lady Benello, quand même ? J’ai bien peur que Vorreedi ne s’y oppose formellement. — Non. C’est un nom qui ne me dit rien. Miles arracha l’invitation des mains d’Ivan et la décacheta brusquement. — Lady d’Har. Une garden-party. Qu’est-ce qu’elle fait pousser celle-là dans son jardin, je me le demande ? Serait-ce une formulation à double sens ? Une référence implicite au Jardin Céleste ? Mystère. Affreusement laconique, cette invitation. Mon prochain contact, peut-être. Bon sang, comme je déteste dépendre de la bonne grâce de Rian pour chaque rencontre ! Accepte-la, Ivan, au cas où. — Ce n’est pas mon choix préféré pour occuper ma soirée. — Ivan, qui parle de choix ? C’est là une chance que nous devons saisir. (Et d’un ton féroce, Miles ajouta :) De surcroît, si tu continues à semer tes échantillons génétiques à travers toute la capitale, tu risques de voir ta progéniture exposée l’année prochaine à leur maudit concours. Sous forme de buissons. Ivan fut secoué d’un frisson. — Tu ne penses quand même pas qu’elles… Ce n’est pas pour cette raison… Nom d’un chien ! Auraient-elles ce culot-là ? — Bien sûr que oui, pardi ! Dès que tu seras reparti, elles pourront reproduire les parties fonctionnelles de ton corps qui les intéressent afin qu’elles s’exécutent sur ordre, et ce, sur n’importe quelle échelle… Un souvenir. Et toi qui trouvais que l’arbre à chatons était obscène. — Cousin, il s’agit de bien davantage, contra Ivan dans sa dignité bafouée. (Mais d’une voix affaiblie par le doute, il ajouta :) Tu ne penses pas qu’elles sont vraiment en train de me faire un truc aussi ignoble, n’est-ce pas ? — Il n’y a pas de passion plus impitoyable que celle d’un artiste cetagandan en quête d’un nouveau média. (Et d’un ton catégorique :) Nous irons à cette garden-party. Je suis certain que c’est mon prochain contact avec Rian. — Va pour la garden-party, céda Ivan dans un soupir. (Son regard se perdit dans le vague. Et au bout d’une minute, il observa d’un ton détaché :) Tu sais, c’est vraiment dommage qu’elle ne puisse simplement reprendre du vaisseau la banque de gènes. Il aurait bien la Clef, mais sans la serrure. Alors là, il serait complètement coincé, non ? Miles se laissa choir très lentement dans le fauteuil d’Ivan. Une fois qu’il eut recouvré son souffle, il murmura : — Ivan… Ton idée, elle est géniale. Pourquoi n’y avais-je pas pensé avant ? Ivan réfléchit. — Parce ce que ce n’est pas un scénario où tu peux jouer au héros seul-contre-tous devant Haute Rian ? Les deux cousins échangèrent un long regard particulièrement sombre. Pour une fois, Miles fut le premier à détourner le sien. — Ce n’était qu’une simple question académique, précisa Miles d’un ton ferme. Mais il le dit à voix basse. 12 Miles estima qu’appeler cette soirée une garden-party était très en deçà de la réalité. Après la montée à vous crever les tympans dans un tube ascensionnel, Miles se retrouva avec Ivan et l’ambassadeur Vorob’yev au sommet d’une tour, apparemment à l’air libre. Un pâle scintillement doré signalait la présence d’un écran de force de faible intensité qui protégeait du vent, de la pluie ou de la poussière. Le crépuscule, ici au centre de la capitale, était traversé de reflets argentés, car ce building haut d’un demi-kilomètre surplombait les anneaux verts du parc, qui entouraient le Jardin Céleste. Les sinueuses rangées de fleurs et d’arbres nains, les fontaines, les petits ruisseaux, ainsi que les allées et les ponts en voûte faits de jade transformaient le toit en un labyrinthe en pente douce dans le plus somptueux style cetagandan. À chaque détour des allées, on découvrait un panorama différent de la cité qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Mais on découvrait les plus belles vues de l’immense et scintillant œuf impérial, unique au monde, posé au cœur de la cité. Des plantes grimpantes formaient une voûte qui recouvrait le vestibule du tube ascensionnel. Le vestibule était pavé de pierres précieuses multicolores selon des arabesques recherchées : lapis-lazuli, malachite, jade vert et blanc, quartz rose et autres minéraux que Miles fut incapable d’identifier. Tandis que Miles laissait errer son regard alentour, il comprit pourquoi le chef du protocole les avait obligés à revêtir l’uniforme de deuil de leur Maison alors qu’il avait pensé que leur petite tenue verte aurait amplement suffi. Il était impossible de faire preuve de trop d’élégance. La présence de l’ambassadeur Vorob’yev avait été tout juste tolérée à titre d’escorte, mais Vorreedi avait été obligé de les attendre dans le garage tout en bas. Ivan qui lui aussi jetait des regards à la ronde tenait son invitation dans une main trop crispée. Leur hôtesse présumée, Lady d’Har, se tenait sur un côté du vestibule. Se trouver chez elle semblait représenter l’équivalent d’être enfermé dans une bulle, car elle accueillait ses invités. Malgré son très grand âge, sa beauté de Haute était frappante. Une douzaine de robes vaporeuses et somptueuses, d’un blanc aveuglant, cascadaient jusqu’à ses pieds. Les boucles de son épaisse toison argent tombaient jusqu’au sol. Même son époux, le ghem-amiral Har, qui aurait dominé n’importe quelle réception par son impérieuse et massive présence, disparaissait dans l’ombre de la Haute. Le ghem-amiral Har commandait la moitié de la flotte cetagandane. Retenu par sa fonction, il n’avait pu venir que pour les ultimes cérémonies des funérailles de l’Impératrice. Fêter son retour était la raison de la garden-party de cette soirée. Il arborait son uniforme impérial rouge sang. Si par mégarde, il était tombé dans une rivière, le poids des innombrables médailles qu’il aurait pu accrocher sur son uniforme eût suffi à le faire couler à pic. Mais il avait préféré montrer sa supériorité à tous en ne portant que la médaille de l’ordre du Mérite suspendue à son large ruban passé autour du cou. En l’absence du reste de la quincaillerie, aucun invité ne pouvait ignorer cette haute distinction au nom trompeusement modeste. Ni l’égaler. En effet, cet honneur ne pouvait être attribué que par l’Empereur lui-même et il ne le faisait que fort rarement. Il existait peu de récompenses plus glorieuses dans l’Empire cetagandan. La Haute qui se tenait à son côté en était une, cependant. Et l’amiral l’aurait épinglée sur sa tunique, s’il l’avait pu, devina Miles, en symbole de tous les hauts faits qui lui avaient rapporté cette femme il y avait une quarantaine d’années de cela. Le tracé de la peinture faciale du clan ghem des Har était rendu flou par les profondes rides que le temps avait creusées sur le visage de l’amiral, et ses deux couleurs dominantes, le vert et l’orange, juraient atrocement avec le rouge vif de son uniforme. Miles comprit à ses formules de salutations d’une extrême solennité que même l’ambassadeur Vorob’yev éprouvait une terreur superstitieuse devant le ghem-amiral Har, qui se montra courtois mais à l’évidence intrigué. Que font ces barbares dans mon jardin ? Mais il s’en remit à Lady d’Har, qui, avec une petite inclination de la tête, soulagea Ivan de l’invitation qu’il lui tendait fébrilement. D’une voix devenue avec l’âge un doux alto, elle leur indiqua où était dressé le buffet. Les Barrayarans entrèrent. Après s’être remis de son choc à la vue de Lady d’Har, Ivan tourna la tête dans tous les sens dans l’espoir d’apercevoir les jeunes Ghemes qu’il connaissait, mais en vain. — Il n’y a ici que des fossiles, chuchota-t-il fort désappointé à Miles. L’âge moyen des invités est passé de quatre-vingt-dix à quatre-vingt-neuf ans à notre entrée. — Je dirais, quatre-vingt-neuf ans et demi, répliqua Miles sur le même ton. L’ambassadeur Vorob’yev porta un doigt à ses lèvres pour couper court à leurs commentaires, mais ses yeux pétillaient d’amusement. Il pensait comme eux. Ils étaient donc bel et bien parmi les grands, les vrais. Yenaro et sa clique n’étaient en comparaison que de ridicules marginaux, exclus par l’âge, le rang, la richesse, par… tout. Une demi-douzaine de bulles transportant des Hautes brillaient d’un pâle éclat çà et là dans le jardin, à la manière de lanternes ; spectacle que Miles n’avait pas eu l’occasion de voir hors de l’enceinte du Jardin Céleste. Rian, ici ? Miles pria que ce fût le cas. — Je regrette de ne pas avoir pu faire inviter Maz, soupira Vorob’yev. Lord Ivan, comment avez-vous réussi ce coup-là ? — Ce n’est pas moi, répondit Ivan en désignant Miles du pouce. Vorob’yev leva des sourcils interrogateurs. Miles haussa les épaules. — On m’a demandé d’étudier le sommet de la hiérarchie. Il est ici, non ? En réalité, Miles n’en était plus si certain. En effet, qui exerçait le pouvoir dans cette société aux innombrables circonvolutions ? En ce qui concerne les ghems-Lords, il aurait répondu sans hésiter, celui qui contrôle les armes, la menace absolue. En ce qui concerne les Hauts, celui qui contrôle les Ghems, peu importe par quel tortueux moyen. Mais quant à ces femmes Hautes vivant en recluses ? Miles séchait. Leur savoir était-il une forme de pouvoir ? Une forme de pouvoir très fragile. Et un pouvoir fragile n’est-il pas un oxymoron ? La Crèche des Étoiles existait parce que l’Empereur la protégeait. L’Empereur existait parce que les seigneurs ghems étaient à sa botte. Et pourtant, les femmes Hautes avaient créé l’Empereur… créé le Haut lui-même… créé le Ghem, tant qu’elles y étaient. Le pouvoir de créer… le pouvoir de détruire… Saisi de vertige, Miles cligna des yeux et croqua la tête de son canapé en forme de cygne minuscule. Les plumes étaient de farine de riz à en juger par leur goût, le corps, une pâte épicée de protéines. De la chair de cygne poussée en cuve ? Les Barrayarans choisirent leurs boissons et commencèrent une lente promenade le long des allées du jardin, comparant les divers panoramas qui s’offraient à leurs yeux depuis le toit. Ils attirèrent également les regards de vieillards Hauts et ghems éparpillés un peu partout. Mais aucun ne les aborda pour se présenter ou les questionner ou encore entamer une conversation. Jusqu’à présent, Vorob’yev se contentait de tenir l’œil grand ouvert, mais Miles était certain qu’il allait bientôt profiter de cette exceptionnelle occasion pour établir ses propres contacts. Miles se demandait comment il se débarrasserait de l’ambassadeur quand lui-même rencontrerait son contact. À supposer que c’était bien ici que son contact devait le rencontrer et que tout cela n’était pas le fruit de son imagination exacerbée. À moins que ce ne fût… La prochaine tentative d’assassinat. Au détour d’un pan de verdure, ils découvrirent une femme vêtue du blanc Haut mais sans bulle. Elle était seule et contemplait la cité. Bien qu’elle fût presque de dos, Miles la reconnut à sa lourde natte couleur chocolat qui tombait dans son dos jusqu’à ses chevilles. Haute-Vio d’Chilian. Le ghem-général-Chilian était-il ici ? Kety également ? Ivan était comme cloué sur place. Normal. À part leur vieille hôtesse, c’était la première fois qu’il voyait une Haute sans sa bulle, et Ivan n’avait pas été… vacciné par Haute Rian. Miles se rendit compte qu’il pouvait observer Haute Vio avec à peine un léger tremblement. Les Hautes seraient-elles une maladie que l’on n’attrape qu’une fois, comme la légendaire petite vérole, contre laquelle, si l’on en survit, on est immunisé à vie, mais en restant profondément marqué ? — Qui est-elle ? murmura Ivan, totalement sous le charme. — La femme Haute du ghem-général Chilian, souffla Vorob’yev dans le creux de son oreille. Le ghem-général a le droit de commander votre foie grillé au petit déjeuner, si tel est son caprice. S’il le demandait, je le lui ferais parvenir. Les dames ghemes libres peuvent s’amuser avec vous comme cela leur chante, mais les Hautes mariées sont stricte ment interdites. Compris ? — Oui, colonel, répondit Ivan avec un filet de voix. Haute Vio contemplait comme hypnotisée l’immense dôme étincelant du Jardin Céleste. Éprouvait-elle la violente nostalgie de ce qu’elle avait perdu ? se demanda Miles. Elle avait vécu des années en exil dans l’arrière-pays de Sigma Ceta avec son ghem de mari. Que ressentait-elle aujourd’hui ? Du bonheur ? De la nostalgie ? Un mouvement ou un bruit de leur part arracha la Haute à sa rêverie, car elle tourna la tête vers eux. Pendant une seconde, une seconde seulement, ses stupéfiants yeux couleur de cannelle semblèrent cuivrés, métalliques, sous l’effet d’une rage sans bornes. L’estomac de Miles se retourna. Mais aussitôt, une expression hautaine s’inscrivit sur le visage de Vio qui devint un bouclier aussi indéchiffrable et impénétrable qu’une bulle. L’émotion qu’elle avait laissé entrevoir avait été trop fugace pour que Miles fût certain que les deux autres l’eussent remarquée. Mais le regard de haine de la Haute ne leur avait pas été destiné. Elle l’avait avant de se retourner, avant de pouvoir identifier les Barrayarans qui se profilaient vêtus de noir dans l’ombre. Ivan ouvrit la bouche. S’il te plaît, non ! hurla Miles en silence. Mais il fallait qu’Ivan tentât sa chance. — Bonsoir, milady. Une vue merveilleuse, hé hé ? La Haute hésita un long moment. Miles s’imagina qu’elle allait fuir. Mais elle répondit d’une voix grave et harmonieuse. — Elle est unique dans l’univers. Encouragé, Ivan rayonna comme un paon et s’avança. — Permettez-moi de me présenter. Je suis Lord Ivan Vorpatril, de Barrayar… Et, euh, voici l’ambassadeur Vorob’yev, et mon cousin, Lord Miles Vorkosigan, le fils de qui-vous-savez, hein ? Miles tressaillit. Observer Ivan bafouiller sous l’effet de l’affolement sexuel eût été en temps normal divertissant, si cela n’avait été aussi horriblement embarrassant. Le trouble de son cousin lui rappelait douloureusement le sien. Avais-je l’air aussi idiot la première fois que j’ai vu Rian ? Il craignait que la réponse ne soit oui. — Oui, répondit Haute Vio. Je sais. Miles avait vu des gens parler à leurs plantes en pots avec plus de chaleur et d’âme que Haute Vio à Ivan. Ivan, laisse tomber, supplia Miles en silence. Cette femme est mariée avec le premier officier d’un type qui a peut-être tenté de nous tuer hier, tu te souviens ? À moins que Lord X ne fût le prince Slyke, finalement… ou Haut Rond ou bien… Miles grinça des dents. Mais avant qu’Ivan ne pût s’empêtrer davantage, un homme en uniforme militaire cetagandan contourna l’angle. Il fronçait les sourcils au point de faire craqueler sa peinture faciale. Le ghem-général Chilian. Miles se figea, enfonçant les ongles dans le bras de son cousin. Narines palpitantes, Chilian enveloppa les Barrayarans d’un regard chargé de soupçon. — Haute Vio, dit-il à sa femme, venez avec moi, je vous prie. — Oui, monseigneur. Elle baissa ses longs cils d’un air soudain modeste et contourna Ivan en inclinant à peine la tête en signe d’adieu. Chilian se décida à saluer aussi de la tête pour prendre acte de l’existence des extraplanétaires, mais avec un grand effort sur lui-même, sentit Miles. Le général jeta une fois un regard par-dessus son épaule tandis qu’il emmenait sa femme. Quel péché le ghem-général avait-il donc commis pour la gagner ? — Quel veinard ! soupira Ivan avec envie. — Je n’en suis pas certain, rétorqua Miles. L’ambassadeur Vorob’yev se contentait de sourire lugubrement. Et ils poursuivirent leur promenade, le cerveau de Miles en ébullition à cause de cette rencontre. Était-ce un hasard ? Le début d’une nouvelle machination ? Lord X utilisait ses outils humains à la manière de fourchettes à long manche pour éviter de s’approcher du feu. Il était évident que le ghem-général et sa femme étaient trop proches de lui, la relation trop évidente. À moins, naturellement, que Lord X ne fût pas Kety, après tout. Une lueur devant eux attira le regard de Miles et son attention. Une bulle de Haute s’avançait au-devant d’eux le long de l’allée bordée de plantes. Vorob’yev et Ivan s’écartèrent pour la laisser passer. Mais la bulle s’arrêta devant Miles. — Lord Vorkosigan. (Une voix mélodieuse malgré le filtre, mais ce n’était pas celle de Rian.) Puis-je vous parler en privé ? — Bien sûr, s’empressa de répondre Miles sans laisser le temps à Vorob’yev d’émettre une objection. Où ? (Une soudaine tension avait fusé en lui. Était-ce déjà cette nuit l’assaut final sur la nouvelle cible, le vaisseau du gouverneur Ilsum Kety ? Trop prématuré, trop risqué…) Et pour combien de temps ? — Pas très loin. Une heure environ. Trop bref pour une virée en orbite. Il s’agit donc d’autre chose. — Fort bien… Gentlemen, veuillez m’excuser. L’ambassadeur avait l’air aussi malheureux que le permettait sa perpétuelle maîtrise de lui-même. — Lord Vorkosigan… (Son hésitation était en fait un bon signe. Vorreedi et l’ambassadeur avaient dû avoir une longue et extraordinaire discussion.) Souhaitez-vous un garde ? — Non. — Une com ? — Non. — Vous serez prudent ? Formulation diplomatique pour : Êtes-vous certain que vous savez ce que vous faites, mon petit gars ? — Oh ! oui, colonel. — Que faisons-nous, demanda Ivan, si tu n’es pas revenu dans une heure ? — Vous attendez. Après un cordial salut de la tête, il emboîta le pas à la bulle. Elle le conduisit dans une niche abritée par des buissons en fleurs et éclairée uniquement par de pâles lanternes multicolores, puis éteignit tout à trac sa bulle. Miles se retrouva encore une fois face à une majestueuse Haute beauté tout de blanc vêtue, qui chevauchait son fauteuil volant comme s’il eût été un trône. Ses cheveux de la blondeur du miel, tressés de savante manière, étaient étalés autour de ses épaules, évoquant vaguement une cotte de mailles dorée. Miles lui aurait donné quarante années standard, ce qui signifiait qu’elle en avait donc sans doute presque le double. — Haute-Rian Degtiar m’a chargée de vous amener auprès d’elle, annonça-t-elle. (Elle écarta ses robes du côté gauche du fauteuil pour en dégager le bras au capitonnage épais.) Nous n’avons guère de temps. (Son regard sembla évaluer sa taille ou plutôt sa petitesse.) Vous pourriez… hum… vous percher ici et m’accompagner ? — Comme c’est… fascinant. (Ah ! si seulement c’était Rian. Mais au moins ainsi, il pourrait vérifier certaines de ses théories au sujet des capacités mécaniques des bulles de Hautes.) Euh… Un signe de reconnaissance, milady ? ajouta-t-il presque d’un ton d’excuse. La dernière personne qu’il soupçonnait d’avoir partagé une bulle de cette manière avait fini la gorge tranchée, somme toute. Elle opina comme si elle s’était attendue à cette question et ouvrit sa main, révélant l’anneau de la Crèche des Étoiles. C’était le mieux qu’il puisse espérer, dans ces conditions. Avec prudence, Miles s’approcha du fauteuil et se jucha sur le bras en s’agrippant au dossier au-dessus de la tête de la Haute pour garder l’équilibre. Chacun prit soin de ne pas toucher l’autre. Elle effleura de ses longs doigts le clavier de commande incrusté dans le bras droit du fauteuil et le champ de force se rétablit aussitôt. Les buissons reflétaient la pâle lumière blanche de la sphère qui leur éclairait le chemin tandis que la bulle avançait. La vue était parfaitement nette à travers la sphère du champ de force mince comme une coquille d’œuf et qui, vue de l’intérieur, se réduisait à un halo fantomatique. Les sons parvenaient également avec une grande clarté et non pas délibérément assourdis comme dans le sens inverse. Miles percevait les voix et les tintements de verre provenant d’une terrasse au-dessus d’eux. Ils dépassèrent de nouveau l’ambassadeur et Ivan qui observèrent la bulle avec curiosité, sans savoir si c’était la même. Miles réprima une envie absurde de leur lancer des signes d’adieu. La bulle ne gagna pas le vestibule du tube ascensionnel comme il l’avait présumé mais une extrémité du jardin. Leur hôtesse à la chevelure d’argent les attendait. Elle lança un signe d’assentiment à la bulle et entra le code ouvrant l’écran de force afin de laisser sortir la bulle sur un petit terrain d’atterrissage privé. La Haute éteignit sa bulle et le sol s’obscurcit soudain. Miles leva le nez vers le firmament scintillant, en quête d’un aérocar ou d’un naviplane. Au lieu de cela, la bulle s’approcha en souplesse de l’extrémité du toit et sauta droit dans le vide. Miles se cramponna avec frénésie au dossier, s’efforçant de maîtriser son envie de hurler, de s’agripper de toutes ses forces au cou de son pilote et de vomir tripes et boyaux sur sa robe immaculée. Ils étaient en chute libre, lui qui détestait les chutes. Était-ce la mort qu’on lui destinait, dans un attentat-suicide ? Ô mon Dieu !… — Je croyais que ces engins ne pouvaient voler qu’à un mètre au-dessus du sol, hoqueta-t-il d’une voix malgré lui suraiguë et chevrotante. — À condition d’avoir une bonne altitude au départ, on peut planer de façon contrôlée, répondit-elle calmement. Malgré sa première impression provoquée par la panique, Miles constata qu’ils ne tombaient pas comme un rocher. La bulle décrivait une large courbe, loin au-dessus des artères et des scintillements verts des anneaux de parc, en direction du dôme du Jardin Céleste. Miles songea dans son affolement à la sorcière Baba Yaga des légendes barrayaranes qui, elle, volait dans un mortier magique. Cette sorcière-là n’avait ni le vieil âge ni la laideur de Baba Yaga, mais Miles n’était pas tout à fait certain à ce moment-là qu’elle ne dévorait pas tout crus les méchants petits enfants. Au bout de quelques minutes, la bulle ralentit et vogua de nouveau au rythme nonchalant de la promenade à quelques centimètres au-dessus du sol en direction d’une entrée dérobée du Jardin Céleste. Un mouvement du doigt et la lueur blanche revint. — Ah ! s’exclama-t-elle d’un ton enjoué. Je n’avais pas fait cela depuis des années. La Haute ébaucha même un sourire. Le temps d’un éclair, elle parut presque… humaine. Au grand ébahissement de Miles, ils franchirent les barrages de sécurité en un tournemain. Un simple et rapide échange de codes électroniques. Personne n’arrêta ni ne fouilla la bulle. Les mêmes gardes en uniforme qui, de leurs yeux perçants, avaient minutieusement fouillé du regard les envoyés galactiques reculèrent respectueusement, les yeux à terre. — Pourquoi ne nous arrêtent-ils pas ? demanda Miles dans un chuchotis, ne pouvant s’empêcher de penser que ces gardes les voyaient et les entendaient aussi bien que lui les voyait et les entendait. — M’arrêter ? répéta-t-elle, abasourdie. Je suis Haute-Pel Navarr, Epouse d’Eta Ceta. J’habite ici. Dieu merci, la suite de leur périple à travers l’enceinte du Jardin, qui devenait familière à Miles, se déroula presque au ras du sol, même si leur vitesse fut supérieure à celle de la flânerie. La bulle gagna le bas bâtiment blanc protégé de bio-filtres à toutes ses fenêtres. Haute Pel pénétra à l’intérieur aussi aisément que dans le Jardin. Ils longèrent sans bruit plusieurs corridors mais, une fois au cœur du bâtiment, ils obliquèrent dans une direction différente de celle des labos et des bureaux, puis montèrent d’un niveau. Les deux battants d’une porte s’écartèrent pour les laisser entrer dans une vaste salle circulaire tout en dégradés gris argenté discrets, et invitant à la discrétion. À la différence des autres pièces du Jardin Céleste que Miles avait eu l’occasion de voir, celle-ci était dépourvue de toute décoration vivante, plante, animal ou troublants hybrides transgéniques. Une atmosphère feutrée, concentrée, où rien ne distrayait l’œil… Une chambre, dans la Crèche des Étoiles. Miles eut envie de la dénommer la Chambre Étoilée, en souvenir de celle qui existait jadis sur Terre, dans le Londres du temps de ce bon vieux Shakespeare. Huit femmes silencieuses tout de blanc vêtues les attendaient, assises en cercle, silencieuses. Son estomac n’aurait pas dû se retourner comme ça, vingt dieux, ils n’étaient plus en chute libre. Haute Pel fit glisser son fauteuil flottant dans un intervalle libre dans le cercle, le posa sur le sol et éteignit la bulle. Huit stupéfiantes paires d’yeux se fixèrent sur Miles. Personne, se dit-il, ne devrait être exposé à autant de Hautes à la fois. Une dangereuse overdose, voilà ce que c’était. Chacune avait sa beauté à elle. Trois avaient des cheveux du même argent que la femme du ghem-amiral, une autre des tresses couleur du cuivre. Une cinquième avait la peau sombre et le nez aquilin avec des flots de bouclettes noires aux reflets bleutés qui l’enveloppaient à la manière d’une cape. Il y avait deux blondes, son guide à la tresse d’or, et la deuxième avec des cheveux blonds tel le chaume pâli par le soleil qui tombaient, droits, jusqu’au sol. Une femme aux prunelles noires avait les cheveux de la même couleur chocolat que Vio, mais qui dessinaient un nuage vaporeux autour d’elle au lieu d’être attachés. Et enfin, Rian. Leur effet combiné dépassait la beauté pure pour atteindre… il ne savait trop quoi. Ce qu’il ressentait n’était pas loin de la terreur. Miles se glissa au bas du bras du fauteuil flottant et s’en écarta, remerciant ses hautes bottes rigides de le maintenir debout. — Voici le Barrayaran venu pour témoigner, déclara Haute Rian. Témoigner ? On l’avait donc mandé à titre de témoin et non pas d’accusé. Un témoin-Clef pour ainsi dire. Miles réprima un petit gloussement nerveux. Il ne pensait pas que Rian apprécierait ce genre de trait d’esprit. Il déglutit pour retrouver sa voix. — Miladies, vous savez qui je suis, mais je ne sais pas qui vous êtes. (En fait, dans ce contexte, il n’avait guère de doute quant à leur identité. Il cligna avec force des yeux pour lutter contre son vertige lorsqu’il promena son regard sur les huit beautés.) Je ne connais que votre Chambrière. Il désigna Rian de la tête. Sur une table basse disposée devant elle étaient exposés tous les insignes officiels de l’Impératrice, y compris le Sceau et la fausse Grande Clef. Rian pencha la tête de côté, reconnaissant ainsi le bien-fondé de sa requête. Elle entreprit de faire le tour du cercle tout en énonçant une déroutante litanie de noms et de titres Hauts. C’étaient bien les Épouses des huit satrapies planétaires qui étaient assises ici. Plus Rian à la place de la défunte Impératrice. Les créatrices qui avaient la main haute sur le Haut-génome, la race aspirant à dominer l’univers, étaient donc toutes réunies ici en conseil extraordinaire. La salle avait été à l’évidence conçue en ce but. Ce genre d’assemblée devait également avoir lieu lorsque les Épouses revenaient sur leur planète mère pour escorter les vaisseaux d’enfants. Miles observa plus particulièrement les Épouses du prince Slyke, d’Ilsum Kety et de Rond. Celle de Kety, l’Épouse de Sigma Ceta, était l’une de celles à la chevelure argent, celle qui approchait le plus parmi toutes les autres de l’âge de feu l’Impératrice. Rian la lui présenta comme Haute Nadina. La blonde couleur de chaume servait le prince Slyke de Xi Ceta et celle aux boucles brunes était l’Épouse de Rho Ceta. Miles se demanda encore une fois quelle était la signification de leurs titres, qui en faisaient les Épouses des planètes et non pas des hommes. — Lord Vorkosigan, déclara Rian, j’aimerais que vous répétiez aux Épouses comment vous m’avez expliqué être entré en possession de la fausse Grande Clef, ainsi que les événements qui ont suivi. Tous ? Miles ne lui reprochait pas le moins du monde d’avoir changé de stratégie : au lieu de retenir toutes les informations, elle cherchait à présent des renforts. Il n’était que temps, à son avis. Seulement il détestait être pris par surprise. Cela aurait été plus agréable si elle l’avait au moins consulté auparavant. Ouais. Comment ? — Je constate, se déroba-t-il, que vous avez compris mon message à propos de l’abandon du projet d’infiltration du vaisseau du prince Slyke. — Oui. J’espère que vous m’expliquerez pourquoi quand vous en arriverez à ce point dans votre récit. — Pardonnez-moi, milady, je ne voudrais… insulter personne ici. Mais si l’une des Épouses est une traîtresse, de mèche avec son satrape, celui-ci sera tout de suite au courant. Comment savez-vous que vous ne vous trouvez ici que parmi des amies ? Il régnait dans cette salle une tension pouvant être due à un nombre incalculable de trahisons. Rian leva une main comme pour l’apaiser. — C’est un extraplanétaire. Il ne peut pas comprendre. (Elle lança à Miles un lent signe de tête.) Il y a eu trahison, oui, nous en sommes convaincues, mais pas à ce niveau. Plus bas. — Oh ?… — Nous avons conclu que, même en possession de la banque et de la Clef, le satrape n’était pas capable de manipuler le Haut-génome tout seul. Les Hautes de sa satrapie refuseraient d’être les complices de cette usurpation imprévue et contraire à toutes nos coutumes. Il faut en conséquence qu’il choisisse une nouvelle Épouse, qui lui sera entièrement dévouée. Nous pensons que celle-ci a déjà été sélectionnée. — Ah… Et vous savez qui ? — Pas encore, hélas ! soupira Rian. Pas encore. C’est une femme, je le crains, qui ne comprend pas entièrement l’objectif du Haut. Tout se tient. Si nous connaissions le satrape, nous pourrions deviner quelle femme Haute a été subornée. Si nous connaissions cette femme… eh bien… Bonté divine, il fallait à tout prix résoudre cette triangulation. Miles se mordilla la lèvre inférieure, puis déclara en pesant ses mots : — Milady, expliquez-moi, si vous le pouvez, pourquoi vos bulles-boucliers ne peuvent être maniées que par une seule opératrice et pourquoi tout le monde est si convaincu qu’elles sont totalement inviolables. Le clavier de commande ressemble à s’y méprendre à un verrou à paume de main, mais il est impossible que ce ne soit qu’un verrou de ce genre. On peut facilement le forcer. — Je ne pourrais vous donner les détails techniques, Lord Vorkosigan, répondit Rian. — Je ne l’escomptais pas. Le principe général simplement. — Eh bien… Il s’agit de verrous génétiques, naturellement. Lorsqu’on effleure de la main le clavier, on laisse dessus quelques cellules de l’épiderme. Celles-ci sont aspirées, puis scannées. — Votre génome entier est scanné ? Cela prendrait un temps fou. — Non, bien sûr que non. Un arbre d’une douzaine de marqueurs identifiant chacune des femmes Hautes est scanné. À commencer par la présence d’une paire de chromosomes X puis une série de bifurcations jusqu’à confirmation parfaite. — Quels risques y a-t-il que deux individus ou plus possèdent les mêmes marqueurs ? — Lord Vorkosigan, nous ne nous clonons pas. — J’entendais cette douzaine de facteurs seulement, juste ce qui est nécessaire pour tromper la machine. — Un risque infiniment petit. — Même parmi les proches parentes, d’une même constellation ? Rian hésita et échangea un regard avec Haute Pel qui leva pensivement les sourcils. — Il y a une raison à ma question, reprit Miles. Lors de mon entretien avec lui, le ghem-colonel Bénin m’a laissé entendre que six bulles étaient entrées dans la rotonde funéraire pendant la période de temps où le corps de Ba Lura a dû être placé au pied du catafalque, et cela représentait pour lui une grande énigme. Il ne m’a pas précisé quelles étaient ces six bulles mais je parie que vous parviendriez à lui délier la langue à ce sujet. C’est une entreprise gigantesque de tri informatique, certes, mais supposons que vous confrontiez les marqueurs de ces six-là en quête de doubles accidentels avec ceux de toutes les Hautes vivantes. Si la femme en question agit de concert avec son satrape, elle l’a peut-être aidé également à commettre ce meurtre. Vous pourriez ainsi peut-être découvrir votre traîtresse sans avoir à sortir de la Crèche des Étoiles. Rian, jusque-là sur le qui-vive, se rassit en lâchant un soupir las. — Lord Vorkosigan, votre raisonnement est correct. Nous pourrions effectivement faire cela… si nous avions la Grande Clef. — Oh ! fit Miles. Bien sûr ! (Le fier garde-à-vous de Miles se dégonfla en position de repos.) Mon analyse, et elle vaut ce qu’elle vaut, ainsi que le peu de preuves matérielles arrachées jusqu’à présent au colonel ghem Bénin m’ont amené à déduire qu’il s’agit soit du prince Slyke soit d’Ilsum Kety. Rond arrive loin en troisième. Mais étant donné que Rho Ceta et Mu Ceta paieraient très cher dans le cas où un conflit ouvert avec Barrayar serait provoqué, mon propre choix est définitivement fixé sur Slyke ou Kety. De récents… événements accusent Kety. (Son regard fit de nouveau le tour du cercle.) L’une des Épouses a-t-elle vu, entendu ou surpris quoi que ce soit qui permettrait d’avoir davantage de certitudes sur sa culpabilité ? Un murmure de négations. — Malheureusement, non, répondit Rian. Nous avons déjà discuté de ce problème ce soir.. S’il vous plaît, commencez. Assumez-en la responsabilité, milady. Miles inspira profondément et se lança dans le récit détaillé et véridique de ce qui lui était arrivé sur Eta Ceta depuis l’instant où Ba Lura s’était jeté dans leur capsule privée, mais en omettant la plupart de ses opinions personnelles. De temps à autre, il marquait une pause pour permettre à Rian de lui signaler discrètement ce qu’elle voulait tenir secret mais elle désirait apparemment ne rien dissimuler du tout. Tout au contraire, par ses habiles questions, elle l’incitait à donner tous les détails. Il comprit peu à peu que Rian avait vu que le secret jouait dans les deux sens. Lord X pouvait fort bien assassiner Miles, et peut-être même également Rian. Mais même le plus mégalomaniaque des politiciens cetagandans devait comprendre qu’il ne pourrait pas espérer éliminer impunément les huit Epouses planétaires. La voix de Miles s’affermit. Il sentait que ses hypothèses jusqu’à présent informulées se renversaient complètement. Rian avait de moins en moins l’air d’une pauvre jeune fille aux abois. À vrai dire, Miles commençait de se demander s’il n’était pas en train de sauver le dragon. Bah ! les dragons ont eux aussi parfois besoin d’être sauvés... Aucune de ces dames ne réagit par ne serait-ce qu’un battement de cils lorsqu’il relata la tentative d’assassinat de la veille sur sa personne. Bien au contraire, il y eut plutôt un murmure subliminal d’éloges pour l’élégance du style de cette tentative et une vague déception devant son échec. Les juges, toutefois, n’avaient pas beaucoup d’éloges pour l’originalité de la méthode du satrape à s’imposer sur leur territoire. Les Épouses de Sigma et Xi Ceta étaient devenues de glace et échangeaient de temps à autre un mouvement de sourcils ou un signe de tête d’intelligence. Un long silence suivit la conclusion de son récit. Était-ce le moment de présenter le Plan B ? Miles se jeta à l’eau : — J’ai une suggestion à vous faire. Récupérez tous les doubles de la banque de gènes qui se trouvent sur les vaisseaux des satrapes. Si vous récupérez les huit, vous ôterez ainsi au traître le moyen de réaliser ses grands projets d’avenir. S’il y en a un qui refuse de vous rendre son double, vous aurez découvert l’identité du traître. — Les faire revenir ! se plaignit Pel, atterrée. Mais est-ce que vous vous rendez compte du mal que nous avons eu à les faire parvenir là-haut ? — Mais il risque de garder la banque et la Clef, et de prendre la fuite, objecta la toute bouclée Épouse de Rho Ceta. — Non, affirma Miles. C’est la seule chose qu’il ne puisse pas faire. Il y a trop de points de sortie gardés par les troupes impériales entre son vaisseau et sa planète. Sur le plan militaire, la fuite ouverte est exclue. Jamais il ne réussira. Il ne peut révéler le moindre détail de toute cette affaire tant qu’il ne sera pas en sécurité en orbite autour de… Ceta quelque chose. Cela paraît étrange, mais nous l’avons coincé ici jusqu’à la fin des funérailles. (Qui malheureusement n’est que trop proche.) — Mais comment récupérer la vraie Clef ? demanda Rian. Ce problème ne sera pas résolu pour autant. — Une fois que vous serez de nouveau en possession de la banque, vous pourrez négocier la Clef en échange, disons, de l’amnistie. Ou encore vous pourrez l’accuser de l’avoir volée – ce qui n’est que la stricte vérité, du reste – et demander à votre propre Sécurité d’aller vous la chercher. Dès que plus aucune preuve incriminante ne pourra être retenue contre les autres satrapes, ceux-ci l’excluront peut-être volontiers du troupeau, façon de parler. Dans tous les cas, cela ouvrira une foule d’options tactiques. — Il risque de menacer de la détruire, s’inquiéta l’Épouse de Sigma Ceta. — Vous devez connaître Ilsum Kety mieux que tout le monde ici, Haute Nadina, fit remarquer Miles. Le ferait-il ? — C’est… un jeune homme imprévisible, répondit-elle avec mauvaise grâce. Je ne suis pas encore convaincue qu’il soit coupable. Mais rien de ce que je sais de sa personnalité ne rend vos accusations impossibles. — Et votre satrape, m’dame ? Miles désigna du menton l’Épouse de Xi Ceta. — Le prince Slyke est… un homme déterminé et brillant. Le complot que vous avez décrit est du ressort de ses capacités. Je… ne sais pas. — Eh bien… vous pouvez recréer la Grande Clef, s’il le faut après tout, n’est-ce pas ? D’une façon ou d’une autre, le grand projet de l’Impératrice serait ainsi retardé d’une génération. Une issue des plus souhaitables du point de vue de Barrayar. Miles sourit de façon encourageante. Un faible gémissement courut le long du cercle. — Récupérer la Grande Clef intacte est notre première priorité, déclara Rian d’un ton catégorique. — Mais il cherche toujours à impliquer Barrayar, avança Miles. Au début, il s’agissait sans doute d’un froid calcul astro-politique mais je suis absolument certain que, dorénavant, c’est un défi personnel. — Si je rappelle les banques, déclara lentement Rian, nous laisserons définitivement échapper cette occasion de les distribuer. L’Épouse de Sigma Ceta, Nadina aux cheveux d’argent, soupira : — Moi qui avais espéré être encore en vie le jour où l’Empire s’étendrait à nouveau, conformément à la vision de la Dame Céleste. Elle avait raison, vous savez. Au cours de mon existence, j’ai vu la stagnation gagner Cetaganda. — D’autres occasions se présenteront, avança une autre Haute à la chevelure argent. — Oui, mais la prochaine fois, il faudra redoubler de vigilance, ajouta l’Épouse toute bouclée de Rho Ceta. Notre Dame faisait beaucoup trop confiance aux gouverneurs. — Je n’en suis pas certaine, objecta Rian. De mon point de vue, il s’agissait seulement de distribuer des banques inutilisables, pour disposer de copies en réserve. Ba Lura sentait avec grande acuité les désirs de notre Maîtresse mais n’en comprenait pas la subtilité. Distribuer la Clef dès maintenant n’était pas mon intention, et je ne suis pas du tout certain que c’était celle de la Dame Céleste. Je ne sais si le Ba s’était entendu avec elle, ou s’il y a eu un terrible malentendu. Et maintenant, jamais je ne le saurai (Rian baissa la tête.) Je prie le Conseil de me pardonner mon échec. Le ton de sa voix fit surgir dans l’esprit de Miles l’image de coups de couteau que l’on s’inflige à soi même. — Ma chère, vous avez fait de votre mieux, intervint gentiment Haute Nadina. (Mais d’un ton plus sévère, elle ajouta :) Toutefois, vous n’auriez pas dû tenter de régler cela toute seule. — C’était moi la responsable. — Un peu moins d’insistance sur le « moi » et un peu plus sur « responsable », la prochaine fois. Miles masqua son malaise devant l’universalité de ce précepte. Un silence morose se prolongea que finit par rompre l’Épouse de Rho Ceta : — Il nous faut peut-être envisager de modifier le génome afin de rendre les seigneurs Hauts plus dociles. — Pour une nouvelle expansion, nous avons besoin de l’inverse, objecta la Haute à la peau sombre. Davantage d’agressivité. — L’expérimentation qui a créé les Ghems en sélectionnant parmi la population globale les combinaisons génétiques les plus propices suffit amplement pour cela, objecta Haute Pel. — Notre Dame en sa grande sagesse, visait à diminuer l’uniformité, non à l’augmenter, concéda Rian. — Je crois que nous avons commis depuis longtemps une erreur en laissant les hommes Hauts agir à leur guise, s’obstina l’Épouse de Rho Ceta. — Mais comment les sélectionner, contra celle à la peau sombre, s’il n’existe entre eux aucune libre concurrence nous permettant de les trier ? Rian leva une main intimant le silence. — L’heure de ce plus vaste débat… sonnera bientôt. Mais ce n’est pas encore le moment. Ces événements m’ont personnellement convaincue que nous devons procéder à de nouveaux affinements avant d’envisager une nouvelle expansion. Mais cela, soupira-t-elle, sera la tâche de la future Impératrice. Combien d’entre vous sont-elles en faveur de la récupération des banques de gènes ? Les oui l’emportèrent. Plusieurs furent très lents à venir mais, par quelque obscure procédure, un vote unanime fut obtenu au moyen d’un rapide échange d’indéchiffrables regards. Miles souffla de soulagement. Les épaules de Rian s’affaissèrent sous le poids de la lassitude. — En ce cas, je vous ordonne à toutes de rapporter les copies à la Crèche des Étoiles. — Sous quel prétexte ? s’enquit Pel avec bon sens. Rian regarda un instant dans le vague et répondit : — En prétendant recueillir des matériaux génétiques humains requis par Dame Céleste avant sa mort et devant être remis entre nos mains en vue d’un traitement expérimental par la Crèche des Étoiles. — Comme position officielle, cela se tient, approuva Pel. Mais du point de vue des satrapes ? — Dites-leur… que nous avons découvert dans les copies une grave erreur que nous devons à tout prix rectifier avant que le génome ne soit remis à leurs bons soins. — Très bien. Le conseil était terminé. Toutes les Épouses enclenchèrent leurs fauteuils flottants mais pas encore leurs bulles. Elles sortirent par groupes de deux ou trois dans un murmure de discussion passionnée. Rian et Pel attendirent que la salle fût déserte et par force, Miles fit de même. — Souhaitez-vous toujours que j’aille rechercher la Clef pour vous ? demanda Miles à Rian. Barrayar demeurera vulnérable tant que nous n’aurons pas coincé le satrape au moyen de preuves imparables, de données que même un homme intelligent ne pourra escamoter. Et je n’aime pas du tout le pied qu’il a l’air d’avoir mis dans votre propre Sécurité. — Je ne sais pas, répondit Rian. Le retour des banques de gènes prendra moins d’une journée. J’enverrai quelqu’un vous chercher, comme ce soir. — Il ne nous restera que deux jours à ce moment. Une marge de temps bien étroite. Je préférerais agir plus vite. — On n’y peut rien. Rian toucha ses cheveux, un geste nerveux en dépit de sa grâce. Tout en la dévisageant, Miles sonda son propre cœur. Le coup de foudre de la première fois s’atténuait en raison de la sécheresse de l’attitude de la Haute, mais quel sentiment le remplaçait-il ? Si elle avait étanché sa soif avec la plus petite goutte de tendresse, il serait à l’instant même devenu à elle, corps et âme. Dans un sens, Miles était soulagé qu’elle ne feignît pas le moindre sentiment, même s’il était extrêmement déprimant d’être traité comme un serviteur ba. Le déguisement qu’il avait proposé avait peut-être été suggéré par son subconscient pour des raisons qui n’étaient pas uniquement pratiques. Son subconscient tentait-il de lui dire quelque chose ? — Haute Pel vous raccompagnera à votre point de départ, annonça Rian. Miles s’inclina. — Mon expérience, milady, m’a appris qu’on ne retourne jamais exactement à son point de départ, quels que soient les efforts déployés. Rian ne répondit point mais lui jeta un regard singulier, alors qu’il repartait juché sur le fauteuil flottant de Pel. Pel lui refit traverser le Jardin Céleste. Miles se demandait si elle se sentait aussi mal à l’aise que lui du fait de leur grande proximité. Il tenta de discuter comme deux vieilles connaissances. — Est-ce que les dames Hautes fabriquent toute la vie animale et végétale du jardin ? Ont-elles un concours de bio-esthétique comme celui des Ghemes ? J’ai été surtout impressionné par les grenouilles qui chantent, je vous avouerai. — Oh non ! Les formes de vie inférieures sont laissées aux Ghemes. D’avoir introduit leur art dans le Jardin impérial est leur plus prestigieuse récompense. Les Hautes travaillent uniquement sur le matériau humain. Miles ne se souvenait pas d’avoir vu de monstre dans le jardin. — Où ? — Nous testons principalement nos idées sur les serviteurs ba. Cette procédure nous évite de diffuser accidentellement des matériaux génétiques par voie sexuelle. — Oh ! — Notre plus grand honneur est la mise au point d’un complexe génétique assez remarquable pour être intégré dans le Haut-génome lui-même. Une sorte de règle d’or mais à l’envers. Ne jamais s’infliger ce qu’on n’a pas d’abord infligé à autrui. Miles sourit plutôt nerveusement et ne poursuivit pas le sujet. Une voiture conduite par un Ba attendait la bulle près de l’entrée dérobée du Jardin Céleste. Ils retournèrent chez Lady d’Har par une route plus normale. Pel le fit sortir de sa bulle dans un autre recoin abrité des regards et repartit sans bruit. Il l’imagina en train de rapporter à Rian : « Oui, milady, j’ai relâché le Barrayaran en pleine brousse, comme vous m’en aviez donné l’ordre. J’espère qu’il sera capable d’y trouver de la nourriture et une partenaire. » Miles s’installa sur un banc qui surplombait le Jardin Céleste et médita sur ce panorama jusqu’à ce qu’Ivan et l’ambassadeur Vorob’yev l’eussent retrouvé. L’un semblait paniqué et l’autre furibond. — Tu es en retard, reprocha Ivan. Où diable es-tu allé ? — J’ai failli appeler le colonel Vorreedi et les gardes, ajouta sévèrement l’ambassadeur. — Cela aurait été… inutile, soupira Miles. Nous pouvons partir maintenant. — Pas trop tôt, dit Ivan. Vorob’yev gardait le silence. Miles se leva en se demandant quand l’ambassadeur et Vorreedi allaient cesser de considérer que le « pas encore » était une réponse. Pas encore. S’il vous plaît, pas encore. 13 Miles songeait que rien ne lui aurait fait davantage plaisir qu’une journée de congé, mais pas aujourd’hui. Et le pire était de savoir qu’il se l’était infligée lui-même. Tant que les Épouses n’auraient pas récupéré les banques de gènes, il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. À moins que Rian n’envoyât une voiture le chercher à l’ambassade, mouvement qui aurait déclenché l’hostilité des deux Sécurités impériales, il lui était impossible de la contacter avant la cérémonie du Chant des Grilles prévue pour le lendemain matin dans le Jardin Céleste. Miles grommela entre ses dents, ouvrit de nouveau sa console et regarda l’écran sans le voir. Il n’était pas certain qu’il fût sage d’accorder un jour de plus à Lord X, bien que la journée dût lui réserver un sale choc, lorsque son Épouse monterait en orbite chercher sa banque de gènes. Cela allait éliminer son ultime chance de se tenir tranquille jusqu’au moment de s’éclipser avec la banque et la Clef, probablement pour jeter par un sas au cours de la traversée sa vieille Épouse nommée par l’Impératrice et totalement loyale. Lord X devait maintenant se rendre compte qu’avant son départ, Rian allait le dénoncer, même si elle s’accusait du même coup. L’assassinat de la Chambrière de la Crèche des Étoiles n’avait pas fait partie du plan original. De cela, Miles en était quasi certain. Le traître avait réservé à Rian le rôle de marionnette aveugle qui accuserait Miles et Barrayar d’avoir volé sa Clef. Lord X avait un faible pour les marionnettes aveugles. Seulement Rian était loyale envers les Hauts, même aux dépens de son propre intérêt. Et il était impossible qu’un conspirateur sensé présume qu’elle demeurerait longtemps paralysée. Lord X était un tyran et non pas un révolutionnaire. Il désirait s’emparer de l’Empire et non pas le changer. La défunte Impératrice, elle, était une révolutionnaire dans l’âme avec sa tentative de diviser les Hauts en huit branches jumelles concurrentes afin que le meilleur surhomme gagne. Ba Lura avait peut-être été plus proche de l’état d’esprit de sa maîtresse que Rian ne le supposait. Il est impossible de céder le pouvoir et de le garder en même temps. Sauf à litre posthume. Alors, qu’allait à présent faire Lord X ? Que pouvait-il faire si ce n’était se battre jusqu’au bout, tenter le tout pour le tout afin de ne pas être terrassé. C’était cela ou s’ouvrir les veines du poignet. Miles ne pensait pas qu’il fût le genre à s’ouvrir les veines. Il continuerait de chercher le moyen de faire endosser la faute à Barrayar, et de préférence grâce à un Miles mort et donc incapable de prouver qu’il mentait. En fait, il restait même une petite chance qu’il y parvienne, étant donné le manque d’enthousiasme des Cetagandans pour les extraplanétaires en général et les Barrayarans en particulier. C’était assurément une journée où il valait mieux rester calfeutré chez soi. D’un autre côté, les résultats auraient-ils été meilleurs s’il avait publiquement remis la fausse Clef et proclamé la vérité dès le premier jour ? Non… En ce cas, l’ambassade barrayarane et ses envoyés se seraient retrouvés plongés jusqu’au cou dans un scandale public, en butte à maintes fausses accusations et sans moyen aucun de prouver leur innocence. Si Lord X avait choisi une autre délégation à qui refiler sa fausse Clef – les Marilacans, les Aslunders ou encore les Vervani –, son plan se serait déroulé comme sur des roulettes. Miles espérait avec aigreur que Lord X se mordait sacrément les doigts d’avoir choisi Barrayar pour cible. Et crois-moi, mon petit salaud, à cause de moi, tu vas te les mordre jusqu’au sang. Les lèvres serrées, Miles reporta son attention sur l’écran. Les vaisseaux des satrapes étaient tous conçus sur le même plan général. Ce plan général, hélas, était tout ce que contenait la banque de données de son ambassade, à moins de pirater les fichiers secrets. Miles fit passer sur l’holovidéo les divers niveaux et compartiments du vaisseau. Si j’étais un satrape fomentant une révolte, où planquerais-je la Grande Clef ? Sous mon oreiller ? Probablement pas. Le gouverneur détenait la Clef mais pas la clef de la clef pour ainsi dire. Rian était toujours en possession de ce fameux anneau. Si Lord X avait pu ouvrir la Grande Clef, il aurait pu forcer la mémoire, s’en constituer un double et remettre l’original à sa place, effaçant ainsi toute preuve matérielle de sa trahison. Ou même la détruire, ha ! Mais s’il avait été facile d’ouvrir la Clef, il l’aurait fait dès que son plan initial avait commencé de foirer. Donc si Lord X s’escrimait encore à ouvrir la Clef, celle-ci devait se trouver dans une sorte de laboratoire de décodage. Alors, où était dans cet immense vaisseau le meilleur emplacement pour ce genre de labo ?… Le carillon de la porte interrompit les furieuses réflexions de Miles. — Lord Vorkosigan, puis-je entrer ? demanda le colonel Vorreedi. Miles soupira. — Entrez. Il craignait que son intensive utilisation de la console de com n’eût attiré l’attention du chef du protocole. Le colonel avait dû le surveiller depuis son bureau du sous-sol. Vorreedi entra d’un pas vif et étudia l’holovidéo par-dessus l’épaule de Miles. — Intéressant. Qu’est-ce que c’est ? — J’épluche les détails des vaisseaux de guerre cetagandans. Pour approfondir mon instruction d’officier, et tout ça. Je n’ai toujours pas abandonné tout espoir d’être affecté sur un vaisseau. — Hum ! (Vorreedi se redressa.) J’ai pensé que vous aimeriez connaître les dernières nouvelles au sujet de votre Lord Yenaro. — Je ne crois pas avoir une dette envers lui, mais… rien de fatal, j’espère ? répondit sincèrement Miles. Yenaro pouvait peut-être devenir plus tard un témoin important. Après mûre réflexion, Miles commençait à regretter de ne pas lui avoir offert l’asile de leur ambassade. — Pas encore. Mais un mandat d’arrêt a été lancé contre lui. — Par la Sécurité cetagandane ? Pour trahison ? — Non. Par la police civile. Pour vol. — C’est un motif bidon, je parierais. Bizarre. Quelqu’un cherche à utiliser le système pour l’obliger à sortir de son terrier. Pouvez-vous apprendre qui a porté plainte ? — Un ghem-Lord du nom de Nevic. Cela vous dit quelque chose ? — Non. Une marionnette, forcément. L’homme qui se sert de Nevic est le nôtre. Celui qui a également donné à Yenaro les plans de sa fontaine, ainsi que l’argent pour la construire. Mais à présent, nous avons deux ficelles sur lesquelles tirer. — Votre intuition vous suggère donc que c’est le même homme ? — Ah ! l’intuition n’a rien à voir avec cette affaire. Mais j’ai besoin d’une preuve, d’une preuve assez solide pour convaincre un tribunal. Le regard fixe de Vorreedi mettait Miles mal à l’aise. — Pourquoi aviez-vous présumé que Yenaro serait accusé de trahison ? — Oh ! une idée, sans plus. Le vol, c’est beaucoup mieux, bien plus discret, si jamais le but de son ennemi est que la police civile le ressorte sur la place publique afin de pouvoir le liquider. — Lord Vorkosigan… commença le colonel, les sourcils très froncés. Mais il se ravisa, se contenta de secouer la tête et repartit. Un peu plus tard, Miles recevait la visite de son cousin. Celui-ci se jeta sur le sofa, posa ses bottes à cheval sur l’accoudoir et poussa un grand soupir. — Tu es toujours ici ? s’étonna Miles. (Il referma sa console qui le faisait maintenant loucher.) Je pensais que tu serais aller faire les foins ou te rouler dedans ou… n’importe quoi. Nos deux derniers jours… Ou bien serais-tu à court d’invitations ? Miles désigna le plafond du pouce : Nous sommes peut-être sur écoute. Ivan eut une moue méprisante : On s’en fout. — Vorreedi a multiplié le nombre des gardes du corps. Cela gêne une certaine… spontanéité. (Et les yeux dans le vague, Ivan ajouta :) De surcroît, je fais dorénavant très attention où je mets les pieds. N’y a-t-il pas eu une reine égyptienne qui a été livrée roulée dans un tapis ? Cela risque de se reproduire. — En effet, fut bien obligé de reconnaître Miles. En réalité, il est quasi certain que cela va se reproduire. — Formidable. N’oublie pas de me rappeler de ne pas rester à côté de toi. Miles fit une grimace. — Je m’ennuie, ajouta Ivan au bout d’une minute ou deux. Miles le mit à la porte. La cérémonie du Chant de l’Ouverture des Grandes Grilles n’avait aucun rapport avec l’ouverture de quelque grille que ce fût mais uniquement avec le chant. Un chœur de plusieurs centaines de Ghems des deux sexes, tous vêtus de blanc sur blanc, étaient déjà en place près de la grille Est, dans l’enceinte du Jardin Céleste. Ils devaient se rendre en procession aux quatre points cardinaux en terminant par la grille Nord en fin d’après-midi. Le chœur, debout, s’apprêtait à chanter, sur un terrain onduleux aux surprenantes propriétés acoustiques, et les envoyés galactiques, ainsi que les Ghems et Hauts en deuil, debout, se préparaient à les écouter. Miles plia les jambes dans ses bottes et s’attendit à souffrir. Malgré cette multitude, il restait encore sur ce lieu de réunion en plein air beaucoup de place pour les bulles des Hautes. Elles étaient d’ailleurs venues en force : plusieurs centaines. Combien de femmes Hautes demeuraient donc ici ? Miles balaya du regard sa petite délégation : lui-même, Ivan, Vorob’yev, et Vorreedi, tous dans l’uniforme noir de deuil de leur Maison, plus Mia Maz vêtue comme la première fois de son costume noir et blanc qui attirait l’œil. Vorreedi avait l’air plus barrayaran, plus militaire et… beaucoup plus inquiétant sans sa tenue cetagandane aux teintes volontairement ternes. Maz, qui avait posé une main sur le bras de Vorob’yev, se dressa sur la pointe des pieds à l’instant où le chant commença. Miles comprit soudain que l’expression « à vous couper le souffle » pouvait être prise à la lettre. Ses lèvres s’entrouvrirent et il eut la chair de poule comme les sons inouïs le noyaient sous leurs flots. Harmonies et dissonances alternaient dans les deux sens des gammes avec une telle précision que l’on pouvait saisir chacune des paroles mais souvent, les voix n’étaient que de simples vibrations qui remontaient le long de votre moelle épinière et se répercutaient dans le fond du cerveau en une avalanche d’émotions pures. Même Ivan avait l’air hypnotisé. Miles avait une envie folle de commenter, de faire partager son ébahissement, mais rompre la totale concentration que cette musique exigeait eût sans doute été sacrilège. Au bout de trente minutes, le chœur se tut et se prépara à gagner avec grâce la prochaine station. Les délégués se préparèrent à le suivre mais de plus gauche manière. Les deux groupes empruntèrent des chemins différents. Les serviteurs ba sous la direction d’un digne ghem-majordome chaperonnèrent les délégués jusqu’à un buffet afin qu’ils se restaurent et attendent que le chœur se fût mis en place devant la grille Sud. Le cœur serré par l’angoisse, Miles observait les bulles qui, cela va de soi, n’accompagnèrent pas les envoyés mais voguèrent en troupeau vers une troisième direction. Les attractions offertes par le Jardin Céleste accaparaient moins l’attention de Miles, Finissait-on par les considérer comme tout à fait naturelles au point de ne plus les remarquer ? C’était certainement le cas des Hauts. — Je crois que je suis en train de m’accoutumer à cet endroit, confia-t-il à Ivan, tandis qu’il avançait entre ce dernier et Vorob’yev dans le cortège désordonné des invités extraplanétaires. En tout cas, je m’y habituerais facilement. — Mm ! fit l’ambassadeur. Mais quand ce beau monde a envoyé ses gentils petits Ghems s’emparer de nouveaux terrains bon marché au-delà de Komarr, cinq millions des nôtres sont morts. J’espère, monseigneur, que cela ne vous est pas sorti de la tête. — Non, répondit Miles fermement. Pas une seconde. Mais… même vous, colonel, vous n’êtes pas assez âgé pour garder un souvenir personnel de la guerre. Et je commence sérieusement à me demander si nous reverrons un jour l’Empire cetagandan redéployer un effort semblable. — Optimiste, murmura Ivan. — Non, réaliste. Ma mère avait un dicton favori : On répète un comportement qui a porté ses fruits. Et inversement. Je crois… que si les ghems-Lords ne réussissent aucune conquête territoriale au cours de notre génération, il s’écoulera une longue période de temps avant qu’ils ne refassent une tentative. Qu’une politique isolationniste succède à une politique expansionniste n’est pas un nouveau phénomène historique, somme toute. — J’ignorais, observa Ivan, que tu avais suivi des cours de sciences politiques. — Pouvez-vous faire la démonstration de votre point de vue ? demanda Vorob’yev. En moins d’une génération ? Miles haussa les épaules. — Je n’en sais rien. Ce n’est qu’un pressentiment subliminal. Je serais certainement capable de vous présenter une analyse, avec graphiques à l’appui, si vous me donniez un an et un département d’études. — J’admets, intervint Ivan, qu’il est difficile d’imaginer, par exemple, Lord Yenaro en train de conquérir quoi que ce soit. — Ce n’est pas qu’il en serait incapable. Mais lorsqu’il en aura l’occasion, il sera beaucoup trop âgé pour que cela l’intéresse. Je ne suis pas sûr. En tout cas, lorsque la prochaine période isolationniste touchera à son terme, tous les paris seront ouverts. Et dans dix générations, à force de trafiquer leur génome, je ne sais vraiment pas à quoi ressembleront les Hauts. (Et eux-mêmes non plus. Singulière perspective que cela. Il n’y a donc vraiment personne aux commandes ici ?) La conquête universelle ne sera peut-être plus à leurs yeux qu’un cruel et sinistre jeu datant de leur enfance. Ou sinon, ajouta-t-il d’un ton sombre, rien ne saura les arrêter. — Joyeuse pensée, grommela Ivan. Un délicieux petit déjeuner était dressé dans un pavillon proche. Devant l’un de ses murs, des nacelles flottantes avec leur capitonnage de soie blanche attendaient de convoyer les délégations une fois restaurées à la Grille Sud située à deux kilomètres. Miles prit une boisson chaude mais refusa les pâtisseries – son estomac était noué par l’attente –, puis il étudia les allées et venues des serviteurs ba d’un œil perçant. C’est aujourd’hui que la « bombe » va éclater. Il ne reste plus de temps. Allez, Rian, fais quelque chose ! Mais comment diable allait-il recevoir son message avec Vorreedi qui ne le quittait pas d’une semelle ? Miles aurait juré qu’il observait le moindre de ses battements de cils. Toute la journée, le cycle chant-repas-déplacement se répéta. Bon nombre d’extraplanétaires avaient l’air gavés et abrutis. Même Ivan, par pur instinct de conservation, avait cessé de se goinfrer au troisième arrêt. Lorsque son contact arriva, Miles faillit ne pas le remarquer. Il était en train de bavarder avec Vorreedi des divers modes de cuisson du pain dans le district de Keroslav et se demandait une fois de plus comment il allait se défaire de cette sangsue. Il en était à un tel degré d’exaspération qu’il en venait à imaginer d’administrer un émétique à Vorob’yev pour pouvoir s’éclipser pendant que Vorreedi serait obligé de s’occuper de son supérieur malade, quand il entrevit du coin de l’œil Ivan qui parlait avec un serviteur ba à l’air grave. Il ne reconnut pas le Ba : Ce n’était pas la favorite petite créature de Rian, car celui-là était jeune et avait sur le crâne des cheveux blonds coupés ras et durs comme du crin. Ivan ouvrit les mains, paumes en avant, haussa les épaules et d’un air intrigué suivit le serviteur hors du pavillon. Ivan ? Mais sacrebleu, que veut-elle d’Ivan ? — Colonel, je vous prie de m’excuser. Miles coupa la parole à Vorreedi et fila en passant derrière lui. Le temps que le chef du protocole pivotât pour savoir où il allait, Miles avait déjà dépassé une autre délégation et se trouvait à mi-chemin de la sortie. Il savait que Vorreedi allait le suivre mais il s’occuperait de cela plus tard. Miles émergea en clignant des yeux dans la lumière artificielle du dôme, juste à temps pour voir l’ombre noire d’Ivan et le cuir rutilant de ses bottes disparaître derrière des arbustes en fleurs situés au-delà d’une petite esplanade où se dressait une fontaine. Il courut au petit trop en se déhanchant sur les allées de pierres multicolores qui s’allongeaient entre les taillis. — Lord Vorkosigan ? cria Vorreedi derrière lui. Sans prendre le temps de se retourner, Miles leva une main pour lui faire comprendre qu’il l’avait entendu. Vorreedi était trop bien élevé pour jurer à haute voix mais Miles sut remplir les blancs. Les buissons à hauteur d’homme, brisés çà et là par des groupes d’arbres artistiquement disposés, formaient presque un labyrinthe. Miles s’engagea au petit bonheur la chance et déboucha dans une sorte de prairie inondée par le ruisseau alimenté par la fontaine et qui y traçait une tapisserie argentée. Il rebroussa chemin en courant tout en maudissant ses jambes et sa claudication, et contourna les buissons par l’autre côté. Au centre d’un cercle ombragé par des arbres et bordé de bancs planait un fauteuil flottant de Haute, le dossier tourné vers Miles mais bouclier éteint. Le serviteur blond avait déjà disparu. Ivan se penchait vers l’occupante du fauteuil, lèvres entrouvertes sous l’effet de l’extase, mais sourcils méfiants. Un bras enveloppé de blanc se leva. Un petit nuage de bruine iridescente fouetta Ivan au visage. Ses yeux se révulsèrent et il s’effondra comme une masse sur les genoux de la Haute. Le bouclier de force se referma d’un coup, blanc et opaque. Miles poussa un cri et s’élança vers la bulle. Les fauteuils flottants étaient loin de pouvoir atteindre la vitesse d’une voiture de course, mais la bulle voguait plus vite que les jambes de Miles ne pouvaient le porter. Après deux tournants au milieu des taillis, elle disparut hors de sa vue. Lorsque Miles émergea du taillis, il se retrouva face à l’une des grandes allées pavées de jade blanc sculpté qui serpentaient à travers le Jardin Céleste. Une demi-douzaine de bulles voguaient dans les deux sens au pas digne de la promenade. Miles n’avait plus assez de souffle pour jurer mais un vent de panique tourbillonna dans son esprit. Il pivota comme une toupie et buta contre le colonel Vorreedi. Celui-ci abattit une poigne de fer sur l’épaule de Miles. — Vorkosigan, mais que diable se passe-t-il ? Où est Vorpatril ? — C’est… justement ce que je cherche à savoir, colonel, si vous m’en donnez l’autorisation. — La Sécurité cetagandane devrait le savoir, elle. Je vais leur passer un sacré savon si jamais… — Je… ne crois pas que la Sécurité pourra nous aider, colonel. Il faut que je parle à un serviteur ba. Tout de suite. Vorreedi fronça les sourcils, s’efforçant de comprendre, mais en vain. Miles ne pouvait le lui reprocher. Il y avait une semaine encore, lui aussi, selon l’opinion universellement répandue, s’imaginait que la Sécurité impériale cetagandane exerçait ici la pleine responsabilité. Ce qui est vrai mais dans certains domaines seulement. Quand on parle du loup… À l’instant où Miles et Vorreedi faisaient demi-tour, un garde en uniforme rouge et à la face de zèbre se précipita vers eux à grandes enjambées. Un chien de garde, conclut Miles, envoyé pour ramener les envoyés égarés dans le troupeau. — Messeigneurs, déclara le garde, un subalterne, en les saluant très courtoisement de la tête, le pavillon se trouve par ici, je vous en prie. Une nacelle flottante vous transportera à la Grille Sud. Vorreedi prit rapidement une décision. — Merci. Mais nous avons perdu un membre de notre délégation. Auriez-vous l’obligeance de retrouver Lord Vorpatril pour nous ? — Certainement. Le garde alluma son bracelet-com et transmit la requête d’une voix neutre tout en conduisant fermement Miles et Vorreedi vers le pavillon. Il considérait Ivan, pour le moment, comme un simple invité égaré. Cela devait se produire assez souvent puisque le Jardin avait été conçu pour ensorceler l’œil de ses visiteurs. Dix minutes à tout casser pour que la Sécurité cetagandane comprenne qu’Ivan a bel et bien disparu au beau milieu du Jardin Céleste. Et alors, ça va commencer pour de bon. Le garde repartit quand les deux Barrayarans commencèrent à gravir les marches du perron du pavillon. Miles aborda le plus âgé des serviteurs ba chauves qu’il aperçut dans le pavillon. — Ba, excusez-moi, dit-il respectueusement. (Le Ba leva les yeux, interloqué de ne pas être traité comme s’il était invisible.) Je dois communiquer immédiatement avec Haute-Rian Degtiar. C’est une urgence. Miles montra ses paumes et recula. Le Ba eut l’air de s’évertuer à assimiler la nouvelle, puis il fit une demi-courbette et d’un geste invita Miles à le suivre. Vorreedi leur emboîta le pas. Dans la semi-confidentialité d’une aire de service, le Ba remonta la manche gris et blanc de son uniforme et parla dans son bracelet-com, un lapidaire bredouillis de mots et de phrases codés. Ses sourcils inexistants se levèrent de surprise à la réponse qu’il reçut. Il retira son bracelet-com, le tendit à Miles en s’inclinant profondément et s’éloigna hors de portée d’oreille. Miles souhaita que Vorreedi, qui se profilait par-dessus son épaule, en fît de même mais il ne le fit pas. — Lord Vorkosigan ? La voix de Rian, non filtrée. Elle devait parler depuis l’intérieur de sa bulle. — Milady, avez-vous envoyé l’un de vos… gens chercher mon cousin Ivan ? Bref temps de silence. — Non. — Je l’ai vu partir de mes propres yeux. — Oh ! Nouveau silence, bien plus long. Et Rian reprit, mais d’une voix dangereusement basse : — Je sais ce qui se passe. — Je suis ravi qu’il y ait une personne qui le sache. — Je vous envoie un de mes serviteurs. — Et Ivan ? — Nous nous en occuperons. La ligne fut coupée. Miles eut envie de secouer le bracelet de dépit, mais il le rendit au Ba. Celui-ci effectua encore une courbette et s’éclipsa de son pas de velours. — Mais qu’avez-vous vu au juste, Lord Vorkosigan ? s’enquit Vorreedi. — Ivan… est parti avec une dame. — Quoi ! Encore ? Ici ? Maintenant ? Mais ce garçon n’a-t-il donc aucun sens des convenances ? Ce n’est pas la fête d’anniversaire de l’Empereur Grégor, bon sang de bon sang ! — Je crois que je peux le récupérer discrètement, colonel, si vous me laissez, faire. Miles éprouva un petit pincement de culpabilité pour avoir calomnié son cousin, mais sa mauvaise conscience fut aussitôt étouffée par les martèlements de son cœur affolé. L’aérosol l’avait-il seulement assommé ou bien était-ce un poison mortel ? Fixant Miles d’un regard de glace, Vorreedi médita pendant une très longue minute. Le chef du protocole, se rappela Miles, est le chef du service d’espionnage et non du contre-espionnage. Sa principale force motrice est donc la curiosité et non la paranoïa. Miles enfonça les mains dans les poches de son pantalon, s’efforçant d’avoir l’air calme. Comme le silence s’éternisait, il osa ajouter : — Si vous ne faites confiance qu’en une chose, je vous en prie, faites confiance en ma compétence. C’est tout ce que je vous demande. — Discrètement, avez-vous dit ? Lord Vorkosigan, vous avez noué ici quelques amitiés intéressantes. J’aimerais en savoir beaucoup plus sur elles. — Bientôt, je l’espère, colonel. — Soit. Mais faites vite. — Je ferai de mon mieux, colonel, mentit Miles. Aujourd’hui. Ce devait être aujourd’hui. Miles ne reviendrait qu’une fois le boulot accompli. Sinon, nous sommes tous perdus. Miles fit une petite courbette et s’éloigna sans laisser le temps à Vorreedi de changer d’avis. Il gagna le flanc du pavillon ouvert sur le jardin et s’avança sous le soleil artificiel à l’instant même où un fauteuil flottant qui ne portait pas la couleur du deuil arriva : une simple carriole à deux passagers avec assez, de place à l’arrière pour transporter des effets. Le petit Ba âgé que Miles connaissait était aux commandes. Le Ba repéra Miles, s’approcha et stoppa son véhicule. Ils furent interceptés par un garde en uniforme rouge. — Monsieur, les invités galactiques ne sont pas autorisés à se promener dans le Jardin Céleste sans être accompagnés. Miles ouvrit sa paume à l’adresse du Ba. — Ma Dame réclame la présence de cet homme. Je dois l’emmener. Le garde eut l’air malheureux mais opina à contrecœur. — Mon supérieur aura un entretien avec le vôtre. — J’en suis certain. Miles aurait juré que le Ba avait esquissé un petit sourire narquois. Le garde fit une grimace et s’écarta, tout en portant la main vers sa ligne de com. Vite, vite ! songea Miles comme il montait à bord, mais la voiture flottante démarrait déjà. Cette fois, elle prit un raccourci, s’élevant au-dessus du Jardin pour filer en ligne droite vers le sud-ouest. Ils filaient à un train assez rapide pour que la brise ébouriffât les cheveux de Miles. Quelques minutes plus tard, ils piquaient vers la Crèche des Étoiles qui brillait d’un pâle éclat entre les arbres. Une étrange procession de bulles blanches voguaient en cahotant vers une entrée de service située à l’arrière du bâtiment. Une bulle prise en sandwich entre cinq autres, une de chaque côté et la dernière par-dessus, était conduite sans ménagement vers la haute et immense porte donnant dans un entrepôt. Les bulles bourdonnaient comme des abeilles en colère chaque fois que leurs boucliers se touchaient. Le Ba amena en douceur son petit véhicule flottant en queue de cortège et suivit les bulles dans le bâtiment. La porte se referma dans un claquement impérieux, suivi de multiples grincements et cliquetis, signes d’un système de verrouillage de haute sécurité. Hormis les pierres polies et multicolores disposées en motifs géométriques au lieu du ciment gris, l’entrepôt était une salle utilitaire tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Pour l’heure, elle était déserte, à l’exception de Haute-Rian Degtiar vêtue de ses amples robes blanches. Elle attendait debout à côté de son fauteuil flottant. Son visage pâle était tendu. Les cinq bulles se posèrent sur le sol et s’éteignirent, révélant cinq des Épouses que Miles avait rencontrées lors du conseil deux soirs auparavant. La sixième demeurait obstinément close, blanche, solide et impénétrable. Miles sauta à bas de son véhicule dès que celui-ci toucha terre et rejoignit Rian en claudiquant le plus vite qu’il pouvait. — Est-ce qu’Ivan est là-dedans ? s’enquit-il en désignant la sixième bulle. — Nous le pensons. — Que se passe-t-il ? — Chut… Attendez. Elle fit un mouvement gracieux, la paume vers le sol. Miles grinça des dents en fulminant intérieurement. Puis Rian s’avança vers la bulle close, menton impérieux. — Rends-toi et coopère, déclara-t-elle d’une voix sonore, et tu pourras espérer notre indulgence. Défie-nous et tu es finie. La bulle continua de planer et resta opaque. Le défi. Mais elle n’avait nulle part où aller et n’était pas en mesure d’attaquer. Oui, mais elle tient Ivan prisonnier. — Soit ! soupira Rian. Elle produisit de sa manche un objet semblable à un stylo sur un côté duquel était gravé en rouge un oiseau au bec grand ouvert. Elle régla une commande, pointa l’objet droit sur la bulle et le pressa. La bulle disparut à la seconde et le fauteuil flottant chut brutalement sur le sol. Un glapissement fusa de la nuée de gaze blanche et de la masse de cheveux bruns. — J’ignorais que c’était possible, murmura Miles. — Seule, la Dame Céleste détient la télécommande prioritaire, expliqua Rian. Elle fit disparaître la commande dans sa poche, s’avança encore, puis stoppa. Haute-Vio d’Chilian avait aussitôt recouvré son aplomb. À présent, appuyée sur un genou, un bras glissé sous l’uniforme noir d’Ivan pour soutenir son corps inerte, elle pointait de son autre main un fin couteau sur sa gorge. Une lame acérée. Les yeux d’Ivan étaient ouverts, dilatés et incapables de se fixer sur un point. Il était paralysé mais pas inconscient. Et pas mort, non plus, Dieu soit loué ! Pas encore… Si Miles ne se trompait pas, Vio d’Chilian n’aurait aucun remords à trancher la gorge d’un homme désarmé. Il regretta que le ghem-colonel Bénin ne fût point ici pour être témoin de la scène. — Un geste contre moi, lança Vio, et ton serviteur barrayaran meurt. Miles supposa qu’elle avait insisté sur le mot serviteur en guise d’insulte. Mais il n’était pas tout à fait certain qu’elle avait fait mouche. L’angoisse au ventre, Miles passa de l’autre côté de Rian en décrivant un demi-cercle autour de Vio mais se garda de trop l’approcher. Vio le suivit d’un œil venimeux. Dans le dos de Vio, Haute Pel fit à Miles un signe de tête. Son fauteuil s’éleva sans bruit et passa par une porte vers la Crèche. Allait-elle chercher du secours ? Une arme ? Pel était celle qui avait le plus de sens pratique… Il devait gagner du temps. — Ivan ! s’écria-t-il d’un ton indigné. Ivan n’est pas celui qu’il vous fallait. — Comment ? fit Haute Vio en fronçant les sourcils. Mais bien sûr ! Lord X envoyait toujours des hommes, ou des femmes, faire le sale boulot pour lui afin que ses mains restent propres. Quant à Miles, il avait galopé lui-même partout. Par conséquent, Lord X avait conclu que c’était Ivan qui tenait les rênes. — Bah ! cria Miles. Mais qu’est-ce que vous vous imaginez ? Sous prétexte qu’il est plus grand et plus beau que moi, c’est lui qui aurait organisé tout ça ? C’est la méthode du Haut, n’est-ce pas ? Bande de… crétins ! C’est moi le cerveau. (Miles retourna se poster à sa première place en écumant.) Jamais personne ne me prend au sérieux. (Les yeux d’Ivan, la seule partie sensible de son corps, s’écarquillèrent à cet éclat de colère.) Vous n’avez pas kidnappé la bonne personne et vous vous êtes dévoilée en vous emparant de celui qui n’était pas indispensable. Haute Pel n’est pas allée chercher des secours, conclut Miles. Elle est allée aux toilettes pour se recoiffer et cela va lui prendre une éternité. En tout cas, il avait captivé l’attention de toutes les personnes présentes dans l’entrepôt, meurtrière, victime et Hauts-juges. Et maintenant ? Marcher sur les mains ? — Et c’est ainsi depuis que nous sommes gosses. Chaque fois que nous sommes tous les deux ensemble, c’est toujours à lui en premier qu’on adresse la parole, comme si j’étais un sourd-muet qui a besoin d’un interprète. (Haute Pel réapparut sans bruit sur le pas de la porte et leva une main. En hurlant de plus belle, Miles reprit :) Eh bien, j’en ai marre de tout cela, vous entendez ? ! Vio tourna la tête, comprenant brusquement ce qui se passait, juste à l’instant où le neutralisateur de Pel bourdonna. La main de Vio se crispa sur son couteau quand le rayon du neutralisateur la frappa. Miles bondit en avant à la vue du filet écarlate qui coulait sur le fil de la lame. Il prit Ivan dans ses bras alors qu’elle s’effondrait, inconsciente. Le nimbus du neutralisateur avait bel et bien atteint Ivan. Miles laissa Vio choir de toute sa masse sous l’effet de la gravité mais posa délicatement Ivan sur le sol. L’entaille n’était que superficielle. Miles respira de nouveau. Il sortit de sa poche un mouchoir, tamponna le filet de sang et pressa son mouchoir sur la plaie. Enfin, il leva les yeux sur Haute Rian, et Haute Pel qui planait au-dessus pour examiner son œuvre. — Elle l’a paralysé avec une espèce de drogue aérosol et par-dessus le marché il a reçu un coup de neutralisateur. Est-il en danger de mort ? — Je ne crois pas, répondit Pel. Elle descendit de son fauteuil flottant, fourragea dans les manches de Vio, toujours dans le coma, et en ressortit tout un assortiment de petits objets qu’elle aligna méthodiquement sur le sol. L’un d’eux était une sorte de minuscule poinçon prolongé d’un bulbe à une extrémité. Haute Pel l’agita sous son joli nez en le humant. — Ah ! C’était cela. Non, il n’encourt aucun danger. Le produit se dissipera sans laisser de séquelles. Mais il sera très mal en point à son réveil. — Peut-être pourriez-vous lui donner une dose de synergine ? — Nous en avons. — Parfait. Miles considéra Haute Rian. Seule, la Dame Céleste détient la télécommande prioritaire. Mais Rian l’avait utilisée comme si elle y était habilitée et personne n’avait sourcillé, pas même Haute Vio. Alors, mon petit gars, as-tu enfin compris ? Rian agit en tant qu’Impératrice de Cetaganda jusqu’à demain, et tous ses actes sont couverts par la pleine autorité impériale. Chambrière, tu parles ! Encore un de ces titres Hauts obscurs et trompeurs qui ne veulent rien dire. Il fallait être initié. Rassuré sur le sort d’Ivan, Miles se remit debout et demanda d’un ton impérieux : — Qu’est-ce qui se passe ? Comment avez-vous retrouvé Ivan ? Avez-vous récupéré toutes les banques de gènes, oui ou non ? Qu’est-ce que vous… Haute Rian leva une main pour endiguer le flot de ses questions. Elle désigna de la tête le fauteuil-bulle éteint. — C’est le fauteuil flottant de l’Épouse de Sigma Ceta mais comme vous pouvez le voir, Haute Nadina ne l’occupe pas. — Ilsum Kety ! Mais que s’est-il passé ? Comment a-t-il forcé la bulle ? Comment l’avez-vous repéré ? Depuis combien de temps le saviez-vous ? — Ilsum Kety, en effet. Nous avons commencé à le comprendre hier soir quand Nadina n’est pas revenue avec sa banque de gènes. Toutes les Épouses étaient de retour saines et sauves vers minuit. Mais apparemment Kety pensait que l’absence de son Épouse ne serait remarquée qu’aux cérémonies de ce matin et a envoyé Vio pour la remplacer. Nous l’avons tout de suite soupçonnée et l’avons surveillée. — Mais pourquoi Ivan ? — Cela, nous ne le savons toujours pas. Kety ne peut faire disparaître une Épouse sans déclencher de graves répercussions. Je suppose que son intention était de se servir de votre cousin pour écarter tous les soupçons à son endroit. — Encore un plan qui correspond effectivement à sa façon de procéder. Vous avez compris que Haute Vio… a certainement assassiné Ba Lura. Selon les directives de Kety. — Oui. (Rian posa un regard d’acier sur le corps prostré de la Haute aux cheveux bruns.) Elle aussi est une félonne envers le Haut. Aussi la justice de la Crèche des Étoiles jugera-t-elle de son cas. Soudain mal à l’aise, Miles fit remarquer : — Elle pourra être un témoin important pour innocenter totalement Barrayar et moi-même de la disparition de la Grande Clef. Ne… euh… ne faites rien prématurément tant que nous risquons d’avoir besoin de son témoignage, hein ? — Oh ! Nous avons d’abord à lui poser une foule de questions. — Donc… Kety détient encore sa banque. Et la Clef. Et on lui a mis la puce à l’oreille. Bonté divine ! Qui a eu l’idée idiote de… ? Ah, oui. Mais tu ne peux blâmer Ivan cette fois. Toi aussi, tu as cru que récupérer les banques de gènes était une brillante tactique. Et Rian a également foncé bille en tête. Idiotie élaborée en comité, la plus belle de toutes. — De surcroît, il tient son Épouse, qu’il ne peut laisser en vie. À supposer qu’elle soit encore vivante. Je ne pensais pas que… j’envoyais Nadina à la mort. Haute Rian fixa le mur opposé, évitant à la fois le regard de Miles et celui de Pel. Moi non plus. Miles déglutit pour faire passer sa nausée. — Il peut fort bien se débarrasser d’elle dans le chaos provoqué par sa révolte, quand elle sera déclarée. Mais il ne peut pas encore déclencher cette révolte. (Temps de silence.) Mais si afin d’organiser la mort de Nadina d’une manière artistique qui incriminera Barrayar, il a besoin d’Ivan… je ne pense pas qu’elle soit déjà morte. Mise en réserve, prisonnière dans son vaisseau, oui. Mais morte, pas encore. (S’il te plaît, Seigneur, pas encore.) De surcroît, nous savons encore une chose : Nadina lui cache certaines informations, voire même l’induit délibérément en erreur. Sinon, il n’aurait pas tenté ce qu’il vient de faire. En réalité, ce raisonnement peut tout aussi bien être interprété comme une preuve que Nadina était déjà morte. Miles se mordit la lèvre. — Mais, reprit-il, Kety a agi à découvert suffisamment pour que ce soit lui qui soit incriminé, plutôt que moi, n’est-ce pas ? Rian hésita. — Peut-être. Mais c’est assurément un homme très intelligent. Miles contempla le fauteuil flottant inerte qui avait l’air tout à fait banal sans son magique halo électronique. — Nous aussi, nous le sommes. Ces fauteuils flottants… Quelqu’un ici doit coder leur système de commande en fonction de leur opératrice, n’est-ce pas ? Serait-ce une hypothèse idiote de penser que cette personne-là était la Dame Céleste ? — C’est exact, Lord Vorkosigan. — Donc c’est vous qui détenez le dispositif de codage et qui pouvez les recoder à volonté pour n’importe qui. — Pas pour n’importe qui. Mais pour n’importe quelle Haute. — Ilsum Kety attend le retour de cette bulle après les cérémonies, avec à son bord une Haute et un prisonnier barrayaran, on est d’accord ? (Il inspira un bon coup.) Je crois… que nous ne devrions pas le décevoir. 14 — J’ai retrouvé Ivan, monsieur. (Miles sourit à l’écran de la console de com. Le fond de la salle qui s’étendait derrière la tête de l’ambassadeur Vorob’yev était flou mais les sons du buffet parvenaient jusqu’à Miles : voix assourdies et tintements de verres.) Il visite la Crèche des Étoiles. Nous resterons ici encore un peu… nous ne pouvons offenser notre hôtesse. Mais je parviendrai à arracher Ivan d’ici et nous vous rejoindrons avant la fin de la cérémonie. Un Ba nous ramènera. Cette nouvelle ne suffit pas à égayer le visage de Vorob’yev. — Ma foi, je présume qu’il me faudra me contenter de cela. Mais le colonel Vorreedi déteste ces suppléments spontanés qui se greffent sur l’itinéraire prévu, peu importe l’importance de l’opportunité culturelle et je dois avouer que je commence à me ranger à son avis. Ne… ah… Surtout empêchez Lord Vorpatril de faire un geste inadéquat ! Les Hautes ne sont pas les Ghemes, vous savez. — Oui, monsieur. Mais Ivan se conduit très bien. Il ne s’est jamais mieux conduit. Ivan était toujours évanoui. Toutefois, ses joues qui rosissaient indiquaient que la synergine commençait à agir. — Mais dites-moi, comment a-t-il obtenu cet extraordinaire privilège ? — Oh ! vous connaissez Ivan. Il lui était impossible de me laisser marquer un point sans chercher à m’égaler. Je vous expliquerai tout cela plus tard. Je dois y aller maintenant. — J’attends avec grande impatience vos explications, murmura sèchement l’ambassadeur. Miles coupa la com avant que son sourire ne s’effaçât de son visage. — Ouf ! On a gagné un peu de temps. Mais très peu. Il faut y aller maintenant. — Oui, approuva son escorte, la brune Épouse de Rho Ceta. Elle fit pivoter son fauteuil flottant et le conduisit hors du petit bureau où se trouvait la console de com. Miles dut courir au trot pour ne pas se laisser distancer. Ils regagnèrent l’entrepôt à l’instant où Rian et Pel terminaient de recoder le fauteuil-bulle de Nadina. Miles jeta un coup d’œil anxieux à Ivan qui gisait sur le sol dallé. Il avait l’air de respirer profondément et normalement. — Je suis prêt, annonça Miles à Rian. Mes gens ne viendront pas nous chercher d’ici au moins une heure. Si Ivan se réveille… ma foi, vous ne devriez avoir aucune difficulté à le garder en main. (Miles se passa la langue sur ses lèvres desséchées.) Si les choses tournent au vinaigre… faites appel au ghem-colonel Bénin. Ou carrément à votre Empereur. Mais surtout pas à un agent de la Sécurité impériale de rang intermédiaire. Tout dans cette affaire, et en particulier la facilité avec laquelle le satrape Kety a forcé un système considéré comme inviolable me convainc qu’il a suborné un haut gradé, et même probablement un très haut gradé de votre propre Sécurité, qui lui fournit une aide précieuse et le couvre. Appeler ce personnage à l’aide serait fatal. — Je comprends, répondit Rian d’un ton grave. Et je suis d’accord avec votre analyse. Ba Lura n’aurait jamais apporté la Grande Clef à Kety pour qu’il en fasse un double s’il n’avait pas été convaincu qu’il était capable de mener à bien cette tâche. Elle retira sa main du bras du fauteuil flottant sur lequel elle s’appuyait et lança un signe de tête affirmatif à Haute Pel. Cette dernière avait rempli ses manches de la plupart des petits objets qu’elle avait subtilisés à Vio. Elle répondit par le même signe affirmatif, lissa ses robes et se jucha gracieusement à bord. Hélas ! ces petits objets n’incluaient pas d’armes à énergie puisque leurs batteries n’auraient pas franchi les scanners de sécurité. Même pas un neutralisateur, songeait Miles avec un regret morbide. Je me lance dans une bataille orbitale vêtu de noir et chaussé de bottes de cheval mais totalement désarmé. Merveilleux. Encore une fois, il se jucha sur le bras gauche du fauteuil de Pel en s’efforçant de ne pas se sentir comme le pantin de ventriloque auquel, maussade, il pensait ressembler. Le bouclier se referma sur eux. Rian recula et lança un signe d’assentiment de la tête. Pel, sa main droite posée sur le clavier de commande, fit pivoter la bulle qui gagna rapidement la sortie. Celle-ci se dilata pour les laisser passer. Deux autres Épouses sortirent en même temps qu’eux mais s’élancèrent dans des directions différentes. Miles éprouva un bref pincement au cœur du fait que Pel et non pas Rian soit sa compagne d’armes. Dans son cœur mais pas dans sa tête. Il était en effet vital de ne pas risquer de livrer Rian à Kety puisqu’elle était le témoin le plus crédible de la trahison du satrape. Et puis… il aimait le style de Pel. Elle avait déjà prouvé qu’elle était capable de réfléchir vite et clairement en cas d’urgence. Il n’avait pas déterminé si elle avait plongé du haut de la tour l’autre nuit pour raison secrète, ou juste pour s’amuser. Une Haute ayant le sens de l’humour ? Dommage qu’elle eût quatre-vingts ans, qu’elle fût une Épouse et cetagandane et… Laisse tomber, veux-tu ? Tu n’es pas Ivan et jamais tu ne le seras… En tout cas, d’une façon ou d’une autre, la trahison du Haut-satrape Ilsum Kety n’a plus qu’un jour à vivre. Ils rejoignirent Kety et sa suite à l’instant où ils s’apprêtaient à repartir de la Grille Sud du Jardin Céleste. Bien sûr, Kety avait demandé à Haute Vio d’aller chercher Ivan au tout dernier moment. La suite de Kety était nombreuse, comme il seyait à sa dignité de satrape : deux douzaines de gardes ghems, plus une nuée de dames ghemes, des serviteurs non-ba et, à la grande consternation de Miles, le ghem-général Chilian. Ce dernier était-il complice de la félonie de son maître ou bien devait-il lui aussi être balancé dans l’espace avec Haute Nadina au cours du voyage de retour et remplacé par celui qu’aurait désigné Kety ? Il n’y avait pas de moyen terme. Il était impossible que le commandant des troupes impériales de Sigma Ceta demeurât neutre lors du futur coup d’État. D’un geste, Kety invita la bulle de Haute Vio à monter dans son véhicule devant les ramener au spatioport impérial, réservé exclusivement aux navettes des hauts dignitaires se rendant au Jardin Céleste ou le quittant. Le ghem-général Chilian monta dans un autre véhicule. Miles et Haute Pel se retrouvèrent donc seuls dans une sorte d’immense fourgon conçu pour le transport des bulles de Hautes. — Vous êtes en retard. Des complications ? s’enquit Kety à mots couverts en se calant dans son siège. Il avait l’air inquiet et grave qui convient à une personne en deuil… ou à un homme qui chevauche un tigre particulièrement affamé et dangereux. Ouais, et j’aurais dû comprendre que c’était lui Lord X dès que j’ai remarqué que ses cheveux gris étaient faux, pensa Miles. Voici un Haut-Lord qui n’a pas la patience d’attendre ce que l’avenir lui réserve. — Rien que je ne puisse résoudre, répondit Pel. Le filtre vocal poussé à son degré maximal modifiait ses intonations de sorte à imiter celles de Haute Vio. — J’en suis certain, mon amour. Mais garde ton bouclier jusqu’à ce que nous soyons à bord. — Oui. Ouah ! Le ghem-général Chilian fonce droit vers un rendez-vous avec un sas hostile, conclut Miles. Pauvre gogo. Haute Vio, semble-t-il, a l’intention de retourner dans le bercail de son génome d’une façon ou d’une autre. Alors, est-elle la maîtresse de Kety ou son maître ? Ou bien font-ils équipe ? Deux cerveaux plutôt qu’un expliquent mieux tout à la fois la rapidité, la souplesse et la confusion du déroulement de ce complot. Haute Pel effleura une commande et se tourna vers Miles. — Nous devons décider si, une fois à bord, nous rechercherons d’abord Nadina ou la Grande Clef. Miles faillit s’étrangler. Il désigna de la main Kety assis à moins d’un mètre de ses genoux. — Il ne peut pas nous entendre, le rassura Pel. C’était apparemment vrai, car Kety se mit à regarder d’un air absent le paysage qui défilait à l’extérieur du toit en verre polarisé du luxueux fourgon volant. — Récupérer la Clef, continua Pel, est la première des priorités. — Oui, mais Haute Nadina, si elle est toujours en vie, sera un important témoin à décharge pour Barrayar. Et… peut-être saura-t-elle où est gardée la Clef. Selon moi, c’est dans un labo de décodage mais ce vaisseau est rudement grand et les endroits où planquer un labo de décodage sont légion. — Le labo et Nadina se trouveront non loin des quartiers privés de Kety. — Il ne l’aura pas mise en cellule ? — Je doute… que Kety souhaite faire savoir à un grand nombre de ses soldats et serviteurs qu’il tient prisonnière une Épouse planétaire. Il est plus probable qu’elle soit séquestrée dans une cabine. — Je me demande quel lieu a choisi Kety pour commettre son dernier crime, quel qu’il soit, contre Ivan et Haute Nadina. Les Epouses ne peuvent qu’emprunter un nombre très réduit de chemins. Il n’aura choisi ni son vaisseau ni sa résidence. Et il ne répétera sans doute pas l’exploit du Jardin Céleste. Ce serait trop. Quelque part sur la planète, j’imagine, et ce soir. Le gouverneur Kety jeta un coup d’œil à leur bulle et demanda : — Se réveille-t-il ? Pel porta un doigt à ses lèvres, puis effleura ses commandes. — Toujours pas. — Je tiens à l’interroger, avant. Je dois savoir ce qu’ils savent. — Nous avons le temps. — Guère. Pel éteignit de nouveau le filtre vocal. — Haute Nadina d’abord, vota Miles avec fermeté. — Je… crois, Lord Vorkosigan, que vous avez raison, soupira Pel. Le tohu-bohu dans lequel se déroula la montée à bord de la navette des membres de la suite qui allaient en orbite prévint toute conversation dangereuse avec Kety. Ce dernier était affairé avec sa com. Miles et Pel ne se retrouvèrent seuls en présence du satrape que lorsque toute la foule se fut écoulée du sas de la navette dans le vaisseau officiel de Kety et se fut dispersée, qui pour s’amuser, qui pour reprendre son poste. Le ghem-général Chilian ne fit même pas la moindre tentative pour parler avec sa femme. Kety lança un signe de la main à Pel et celle-ci lui emboîta le pas. Au fait que Kety avait congédié ses gardes, Miles conclut qu’ils allaient passer aux affaires sérieuses. Diminuer le nombre des témoins limitait les meurtres nécessaires pour les réduire au silence par la suite, si jamais les choses tournaient mal. Kety les conduisit le long d’une large coursive décorée avec goût, dans laquelle donnaient les suites des hauts dignitaires. Miles faillit taper Pel sur l’épaule. — Regardez. Au fond de la coursive. Vous voyez ? Un homme en livrée montait la garde devant la porte d’une cabine. Il redressa le buste à la vue de son maître. Mais Kety se dirigea vers une autre cabine. Le garde se détendit un brin. Pel se dévissa la nuque. — Serait-ce Haute Nadina ? — Oui. Euh… peut-être. Je ne crois pas qu’il oserait utiliser un soldat des troupes régulières pour monter la garde. Pas tant qu’il n’aura pas la main haute sur leur chaîne de commandement. Miles éprouva le vif regret de ne pas avoir plus tôt mesuré la faille qui séparait Kety de son ghem-général. Qui parlait d’options tactiques… ? La porte se referma en coulissant derrière eux, et Miles tourna prestement la tête pour savoir où ils étaient entrés. Une pièce propre, nue et sans marques personnelles : une cabine libre, donc. — Nous pouvons l’installer ici, déclara Kety en désignant de la tête un sofa installé dans la section salon de la cabine. Peux-tu le maîtriser chimiquement ou faut-il des gardes ? — Chimiquement, répondit Pel, mais il me faudra plusieurs produits. Synergine. Thiopenta. Et il serait plus prudent de vérifier si on ne lui a pas inoculé une allergie au thiopenta. J’ai appris qu’on le fait à de nombreuses personnalités importantes. Cela m’étonnerait que tu souhaites qu’il meure ici. — Du clarium ? Pel jeta un coup d’œil à Miles, écarquillant des yeux interrogateurs. Elle ne connaissait pas cette drogue. C’était en fait un tranquillisant couramment employé pour les interrogatoires militaires. Miles opina. — Cela serait une bonne idée, lança Pel à tout hasard. — Aucune chance qu’il se réveille avant mon retour ? s’enquit Kety, inquiet. — J’ai bien peur d’avoir un peu trop forcé la dose. — S’il te plaît, mon amour, sois plus prudente à l’avenir. Nous ne voulons surtout pas que l’autopsie révèle trop de traces de résidus chimiques, quoique avec un peu de chance il ne reste pas de corps à autopsier. — Je n’aime guère compter sur la chance. — Bien ! fit Kety d’un ton particulièrement exaspéré. Enfin, tu apprends. — Je t’attendrai ici, répondit Pel froidement, sur un ton de suggestion appuyée, comme si Haut-Vio eût fait autre chose. — Je vais t’aider à l’allonger sur le sofa, ajouta Kety. Dans ta bulle, vous êtes à l’étroit. — Non, je suis à l’aise. Je m’en sers comme tabouret pour mes pieds. Et puis, le fauteuil est… plus confortable. Laisse-moi… profiter encore un peu du privilège d’être Haute, mon amour, soupira Pel. Cela faisait si longtemps… Les lèvres de Kety s’étirèrent en un sourire amusé. — D’ici peu, tu jouiras de plus de privilèges que l’Impératrice n’a jamais eus. Et tu auras à tes pieds autant d’extraplanétaires que tu le désireras. Il lança un bref salut de la tête à la bulle et ressortit à grandes enjambées. Où un Haut-satrape muni d’une liste d’emplettes de produits chimiques pour interrogatoire allait-il se rendre ? Au poste d’infirmerie ? À celui de la Sécurité ? Et combien de temps cela prendrait-il ? — Maintenant ! fit Miles. On retourne dans le corridor. Nous devons nous débarrasser du garde. Avez-vous apporté l’aérosol que Haute Vio a utilisé sur Ivan ? Pel produisit de sa manche le minuscule bulbe et le brandit. — Combien de doses reste-t-il ? Pel plissa les yeux. — Deux. Vio avait prévu large. Elle avait dit cela d’un air un peu déçu, comme si Vio avait perdu des points de style à ses yeux en redoublant de prudence. — Moi, j’en aurais pris une centaine, juste au cas où. Bien… utilisez cela avec parcimonie… Et pas du tout si ce n’est pas nécessaire. Pel fit sortir sa bulle de la cabine. Miles se jucha derrière le fauteuil, accroupi, les mains cramponnées au haut dossier et ses bottes sur la base qui contenait la source d’énergie. Se cacher derrière les jupes d’une femme ? Ciel ! qu’il était frustrant de dépendre d’une Cetagandane pour se déplacer – pour tout –, même si cette mission de sauvetage était son idée. Mais nécessité oblige. Pel stoppa devant le garde en livrée et s’adressa à lui. — Mon brave ! — Haute, répondit-il en inclinant respectueusement la tête devant la bulle d’un blanc opaque. Je suis de service et ne puis vous assister. — Cela ne prendra qu’un instant. Pel éteignit son écran de force. Miles perçut un faible sifflement et un bruit étranglé. Le fauteuil flottant bascula d’avant en arrière. Miles sauta à terre et découvrit le garde effondré, le corps tordu, sur les genoux de Pel. — Bon sang, observa Miles d’un ton de regret, nous aurions dû faire cela à Kety dans la cabine. Bah ! Regardons le système de verrouillage de cette porte. C’était un verrou à paume standard mais réglé sur la paume de qui ? De très peu de gens. Peut-être seulement de Kety et Vio, mais le garde devait avoir les moyens de faire face à une urgence. — Approchez-le un peu, ordonna Miles. Il pressa la paume du garde inconscient sur la plaque de lecture. « Ah ! » Il poussa un soupir de satisfaction quand la porte coulissa sans protester ni lancer un hurlement d’alarme. Il délesta le garde de son neutralisateur et entra sur la pointe des pieds, suivi de Pel dans son fauteuil flottant. — Oh ! haleta Pel, outragée. Ils avaient retrouvé Haute Nadina. La vieille femme était assise sur un sofa identique à celui de la première cabine, vêtue uniquement de son justaucorps moulant. Les effets d’un siècle de pesanteur avaient fini par tasser même son corps de Haute. Lui avoir retiré ses volumineuses robes représentait un affront presque équivalent à celui de la mettre nue. Sa chevelure argentée était attachée, à cinquante centimètres de son extrémité, à un engin qui n’avait jamais été conçu dans ce but mais qu’on avait vissé au sol. Ce n’était pas physiquement cruel – la très grande longueur de sa chevelure lui laissait presque deux mètres de liberté de mouvement –, mais il y avait là quelque chose de profondément choquant. L’idée de Haute Vio, peut-être ? Miles comprit alors ce qu’avait ressenti Ivan devant l’arbre à chatons. C’était la Chose à ne pas faire à une petite vieille dame (même si elle appartenait à une race aussi prétentieuse que celle des Hautes) qui lui rappelait sa grand-mère betane… Enfin, pas vraiment. Pel ressemblait davantage par sa personnalité à sa grand-mère Naismith, mais… Pel laissa choir sans façon le garde inconscient sur le sol et se précipita auprès de sa consœur. — Nadina, es-tu blessée ? — Pel ! N’importe qui d’autre se serait jeté dans les bras de son sauveur. Étant Hautes, elles se contentèrent d’une poignée de main contenue, bien qu’apparemment venant du cœur. — Oh ! s’exclama de nouveau Pel en contemplant d’un œil furibond la situation de Haute Nadina. Son premier geste fut de retirer six de ses robes au profit de Nadina qui s’en enveloppa avec reconnaissance et retrouva un peu de sa superbe. Miles finit de vérifier que personne n’était caché dans la cabine et revint auprès des deux femmes qui observaient avec désarroi le verrou à cheveux. Pel s’agenouilla et tira sur quelques mèches, qui ne bougèrent pas. — J’ai déjà essayé cela, soupira Haute Nadina. Impossible de retirer les cheveux, même un par un. — Où est la clef de ce verrou ? — Vio l’avait. Pel sortit en toute hâte de ses manches son mystérieux arsenal. Nadina le regarda et secoua la tête. — Nous ferions mieux de les couper, avança Miles. Nous devons repartir au plus vite. Les deux femmes le fixèrent d’un air interloqué. — Jamais une Haute ne se coupe les cheveux ! expliqua Nadina d’un ton outré. — Euh… excusez-moi mais il s’agit ici d’un cas d’urgence. Si nous gagnons maintenant les capsules de sauvetage du vaisseau, je puis vous reconduire saines et sauves chez vous avant que Kety ne s’aperçoive de ce qu’il a perdu. Nous pourrions peut-être même filer sans laisser la moindre trace. Chaque seconde de retard réduit notre marge de temps déjà trop étroite. — Non ! contra Pel. Nous devons d’abord récupérer la Grande Clef. Miles ne pouvait malheureusement faire partir les deux femmes et leur promettre de chercher la Clef seul. Il était l’unique pilote orbital qualifié du trio. Ils étaient obligés de rester ensemble. La barbe ! Avoir une Haute sur les bras, c’était déjà trop. Mais deux, ce serait pire que de tenter de conduire une bande de chats. — Haute Nadina, savez-vous où Kety garde la Grande Clef ? — Oui. Il m’y a emmenée la nuit précédente. Il croyait que je serais capable de la lui ouvrir. Il est devenu fou furieux quand il a vu que non. Au ton de sa voix, Miles lui jeta un regard perçant. Au moins, il n’y avait aucune marque de violence sur son visage. Mais ses gestes étaient raides. L’arthrite du grand âge ou le traumatisme dû à une électromatraque ? Miles revint auprès du garde inconscient et entreprit de le fouiller en quête d’objets utiles : cartes codées, armes… Ah ! un vibrocouteau fermé. Il le cacha dans sa main et retourna auprès des deux Hautes. — J’ai entendu parler d’animaux qui se rongeaient une patte pour se libérer d’un piège, fit-il prudemment remarquer. — Beurk ! se récria Pel. Barrayarans ! — Vous ne comprenez pas, renchérit Nadina d’un ton pénétré. Miles redoutait le contraire, malheureusement. Ils allaient ergoter à propos des Hauts-cheveux de Nadina tant et si bien que Kety allait les surprendre. — Regardez ! Il désigna la porte. Pel se releva d’un bond et Nadina cria : — Quoi ? Miles ouvrit le vibrocouteau, empoigna la masse de cheveux argentés et la trancha aussi près que possible du piège. — Voilà ! Filons ! — Barbare ! fulmina Nadina. Mais elle ne se laissa pas aller à l’hystérie. Tout bien considéré, son cri de protestation avait été plutôt discret. — Un sacrifice pour le bien du Haut, lui promit Miles. Une larme brillait dans l’œil de Nadina. Pel… Ma foi, Pel avait l’air d’être secrètement reconnaissante que ce fût lui qui eût accompli cet exploit plutôt qu’elle. Ils montèrent tous les trois à bord du fauteuil flottant, Nadina à moitié assise sur les genoux de Pel, Miles accroché au dossier. Pel le fit sortir de la cabine et réactiva le bouclier. En principe, ces fauteuils n’émettaient aucun bruit mais le moteur gémit de protestation contre cette surcharge. Le fauteuil démarra avec une embardée déconcertante. — Par là. À droite ici, indiquait Haute Nadina. À mi-chemin du corridor, la bulle dépassa un simple serviteur qui s’écarta en s’inclinant et ne leur jeta pas le moindre regard. — Est-ce que Kety vous a passée au pentavite ? demanda Miles à Nadina. Dans quelle mesure est-il au courant des soupçons de la Crèche des Étoiles à son égard ? — Le thiopenta n’a aucun effet sur les Hautes, l’informa Pel par-dessus son épaule. — Oh ? Et les Hauts ? — Guère, répondit Pel. — Mm… N’empêche. — Par ici. Nadina désigna un tube-ascenseur. Ils descendirent sur le pont inférieur et longèrent une autre coursive, plus étroite. Nadina prit la masse de cheveux argent empilée sur ses genoux, contempla leur extrémité taillée en dents de scie en fronçant profondément les sourcils, puis les laissa choir en émettant un petit ricanement malheureux mais fataliste. — Tout cela n’est pas très convenable. J’espère que tu profites bien de cette occasion de t’amuser, Pel, mais finissons-en vite. Pel répondit par un grognement qui ne l’engageait en rien. À vrai dire, ce n’était pas du tout l’héroïque mission secrète dont avait rêvé Miles. Le voilà qui fonçait dans le sillage de deux vieilles dames très collet monté. En fait, l’attachement de Pel aux convenances semblait quelque peu sujet à caution, mais Nadina faisait tout son possible pour compenser. Il devait le reconnaître, la bulle valait bien mieux que son idée de déguisement en serviteur ba, d’autant plus que tous les Ba de ce vaisseau étaient grands et droits comme des ifs. Et puis, il y avait assez de Hautes à bord pour que leur bulle passât inaperçue. Mais non. Nous avons simplement eu de la chance jusqu’à présent. Ils parvinrent devant une porte nue. — C’est ici, annonça Nadina. Pas de garde attirant l’attention sur cette petite pièce, cette fois. Totalement anonyme. — Et comment entrons-nous ? s’enquit Miles. On frappe ? — Je suppose, répondit Pel. Elle abaissa son bouclier de force juste le temps de cogner à la porte et le releva. — Je plaisantais, s’exclama Miles, horrifié. Mais il n’y avait sûrement personne. Il imaginait la Grande Clef à l’abri dans quelque coffre-fort à fermeture codée. La porte s’ouvrit. Un homme pâle aux yeux cerclés de noir en livrée aux couleurs de Kety braqua un petit appareil droit sur la bulle, décrypta la signature électronique qu’il obtint et déclara : — Oui, Haute Vio ? — J’ai… amené Nadina pour refaire un essai. Nadina fit une grimace de désapprobation. — Je ne pense pas que nous aurons besoin d’elle, répondit l’homme en livrée, mais vous n’avez qu’à en parler avec le général. Sur ce, il s’écarta pour laisser entrer la bulle. Miles, qui avait calculé comment assommer ce type avec l’aérosol de Pel, dut recommencer ses calculs. En effet, il y avait trois hommes dans… le labo de décodage flottant, oui c’était bien cela. Une foule d’instruments, reliés en tous sens par des câbles, occupaient tout l’espace disponible. Un tech encore plus pâle, dans le petit uniforme noir de la Sécurité militaire cetagandane, était assis devant une console. Il avait l’air harassé de qui stationne depuis des jours devant un écran. Une foule de canettes de boissons caféinées jonchaient le sol autour de lui, et deux flacons d’analgésiques usuels étaient posés sur un plan de travail à côté de lui. Mais c’était le troisième individu, penché au-dessus de l’épaule du militaire, qui retint toute l’attention de Miles. Ce n’était pas le ghem-général Chilian, comme il l’avait d’abord présumé. Cet officier était plus jeune, plus grand, aux traits accusés, et il arborait l’uniforme rouge sang de la Sécurité impériale du Jardin Céleste. Toutefois, son visage n’était pas dissimulé sous la peinture aux rayures de zèbre. Sa tunique toute froissée était négligemment ouverte. Pas le chef de la Sécurité, non plus. Miles passa vite en revue la liste qu’il avait mémorisée des semaines auparavant dans un vain espoir de se préparer à ce voyage… Le ghem-général Naru… Troisième dans cette chaîne très particulière de commandement. C’était donc lui le complice de Kety dans la Sécurité impériale, dont Miles avait deviné l’existence. Et on l’a mandé pour craquer les codes qui protègent la Grande Clef. — Bien, déclara le tech aux yeux cernés, recommençons par la branche sept mille trois cent six. Il n’en reste plus que sept cents, et nous l’aurons, je le jure. Bouche bée, Pel pointa le doigt. Derrière la console étaient empilées en vrac sur une table non pas une mais huit copies de la Grande Clef. Ou bien une Grande Clef et sept copies… Kety tentait-il de concrétiser la vision de feu l’Impératrice Lisbet, finalement ? Avait-il donc mal interprété la pagaïe des deux dernières semaines ? Non… non. Il s’agissait encore d’un autre coup bas. Peut-être Kety avait-il l’intention d’envoyer à ses homologues satrapes de mauvaises copies ou bien de donner à la Sécurité impériale cetagandane sept autres faux à poursuivre, ou… Les possibilités qui permettaient à Kety de faire progresser ses propres plans ne manquaient pas. Une décharge de neutralisateur allait déclencher toutes les alarmes de la cabine. Diable, ses victimes, si elles étaient intelligentes – et Miles était certain qu’il y avait là trois hommes très intelligents – risquaient bien de l’assaillir uniquement pour l’obliger à tirer. — De quel autre truc disposez-vous ? demanda Miles à Pel en chuchotant. — Nadina, demanda Pel en désignant la table, laquelle est la Grande Clef ? — Je n’en sais trop rien, répondit-elle en lorgnant la pile d’un air anxieux. — Prenons-les toutes. On vérifiera plus tard, pressa Miles. — Mais elles sont peut-être toutes fausses, tergiversait Pel. Il faut que nous le sachions, sinon nous serions venus pour rien. Elle fouilla dans son bustier et en sortit l’anneau familier estampillé de l’oiseau au bec hurlant, suspendu à une chaîne… Miles manqua de s’étrangler. — Pour l’amour de Dieu, vous n’avez pas apporté ça ici ? Cachez-moi ça ! Après s’être escrimés depuis deux semaines à essayer d’ouvrir ce que cet anneau ouvrira en une seconde, ils n’hésiteront pas à vous tuer pour vous le prendre, je vous le garantis ! Le ghem-général Naru pivota d’un bloc vers la bulle qui brillait d’un pâle éclat. — Oui, Vio, qu’y a-t-il encore ? Un ton exaspéré et chargé de mépris. Pel eut l’air un rien paniqué. Miles voyait sa gorge remuer comme elle subvocalisait une tentative de réponse, mais elle la rejeta. — Nous n’allons pas pouvoir tenir longtemps comme ça, déclara Miles. Et si on attaquait, on raflait tout et on filait ? — Oui, mais comment ? demanda Nadina. Pel leva une main pour réclamer le silence et répondit au général en cherchant à gagner du temps : — Général, votre ton est tout à fait incorrect. Naru grimaça. — Avoir retrouvé ta bulle te rend à nouveau fière, à ce que je vois. Profites-en tant que cela dure. Ensuite, nous allons extraire toutes ces maudites sorcières de leurs petites forteresses. Leurs beaux jours protégés par l’aveuglement et la stupidité de l’Empereur sont terminés, Haute Vio. Eh bien… Naru n’était pas du complot pour réaliser le projet de la défunte Impératrice concernant la destinée génétique des Hauts, manifestement. Il était clair pour Miles que les traditionnels droits au secret des femmes Hautes étaient devenus pour un haut gradé de la Sécurité, paranoïaque comme il se doit et fier de son métier, un affront insupportable. Était-ce donc cela la récompense proposée par Kety à Naru en échange de sa coopération ? La promesse que le nouveau régime allait ouvrir les portes hermétiquement closes de la Crèche des Étoiles et révéler au grand jour tous les lieux secrets sur lesquels les Hautes régnaient en maîtresses absolues ? Cela détruirait l’étrange et fragile fondement-de leur pouvoir. Un pouvoir qui allait tomber dans les mains des ghem-généraux, à qui il revenait de droit, du moins aux yeux de Naru. Kety avait-il aussi dupé ce général, ou étaient-ils deux comploteurs à égalité ? À égalité, décida Miles. C’est l’individu le plus dangereux dans cette pièce, peut-être même dans tout le vaisseau. Miles régla son neutralisateur sur sa puissance minimale dans une tentative désespérée de ne pas déclencher les alarmes en le déchargeant. — Pel, fit-il d’un ton pressant, asperge Naru de ta dernière dose de somnifère. Je vais menacer les autres, essayer de les impressionner sans vraiment tirer sur eux. On les ligote, on prend les Clefs et on se taille. Ce n’est peut-être pas élégant mais c’est rapide et nous n’avons plus le temps. Pel opina à contrecœur, remonta ses manches et prépara le petit bulbe aérosol. Nadina se cramponna au dossier : Miles s’apprêtait à sauter à terre en position de tir. Pel éteignit la bulle et pulvérisa l’aérosol vers le visage de Naru. Ce dernier bloqua sa respiration et esquiva, à peine atteint par le nuage iridescent. Il expira tout en poussant un cri d’avertissement. Miles jura, bondit à terre, trébucha et tira trois charges coup sur coup. Les deux techs s’effondrèrent, mais Naru faillit presque lui échapper encore une fois. Enfin, le nimbus stoppa le ghem-général, pris de convulsions. Temporairement, du moins. Naru chancela à travers toute la cabine à la manière d’un phacochère tombé dans un marécage, sa voix réduite à un gargouillis. Nadina fonça vers la table, rafla toutes les Clefs, les glissa sous sa première robe et les rapporta à Pel. Celle-ci entreprit d’essayer l’anneau sur chacune. — Pas celle-ci… Ni celle-là non plus… Miles jeta un coup d’œil à la porte qui demeurait close, qui demeurerait close jusqu’à ce que la bonne main pressât son verrou à paume. Quelle main pourrait l’activer ? Celle de Kety ?… Celle de Naru, qui était déjà là ?… celle d’un garde ? Nous allons bientôt le savoir. — Non plus… continuait Pel. Et si elles sont toutes fausses ? Non plus… — Bien sûr qu’elles le sont, comprit soudain Miles. La vraie doit être, doit être… Il entreprit de remonter les câbles partant de la console de com du tech. Ils le conduisirent à une boîte cachée derrière une pile d’appareils et dans cette boîte, il y avait… une autre Grande Clef. Mais celle-ci était prise dans le pinceau d’un rayon lumineux qui véhiculait les signaux sondant ses codes. — La voilà ! Miles arracha la Clef et courut vers Pel. — Nous avons la Clef, nous avons Nadina, nous avons la preuve que Naru est un traître, nous avons tout. Partons ! La porte s’ouvrit alors en sifflant. Miles pivota d’un bloc et tira. Un homme en livrée de la Maison de Kety, armé d’un neutralisateur, culbuta en arrière. Des martèlements de bottes et des cris retentirent dans la coursive. Une douzaine de gardes avaient dû reculer hors de portée de tir. — Oui ! s’écria joyeusement Pel, comme le manchon de la vraie Grande Clef se détachait dans sa main. — Pas maintenant ! hurla Miles. Remets-le en place, Pel, et lève l’écran de force, tout de suite ! Miles sauta sur le fauteuil flottant. L’écran de force se remit aussitôt en place. Et un tir de barrage de neutralisateurs s’engouffra par la porte ouverte. Il crépita, inoffensif, sur la sphère étincelante, ne faisant que la rendre un peu plus brillante. Seulement ils avaient laissé Haute Nadina à l’extérieur. Poussant un cri, elle tomba à la renverse, douloureusement touchée par une charge de neutralisateur. Des hommes chargèrent dans la pièce. — Tu as la Clef, Pel ! cria Nadina. Fuis ! Un conseil irréaliste, hélas ! Comme ses gardes prenaient possession des lieux et maîtrisaient Nadina, le satrape Kety franchit en toute hâte le seuil et referma la porte derrière lui, la verrouillant de sa paume. — Tiens, tiens, fit-il d’une voix traînante, les yeux brillant de curiosité à la vue du carnage. (Il pourrait au moins avoir la politesse de jurer et de taper du pied, songea aigrement Miles. Pas du tout… Il avait l’air parfaitement maître de lui.) Mais que se passe-t-il ici ? Un soldat vêtu des couleurs de Kety s’agenouilla près du ghem-général Naru et l’aida à se redresser sur son séant en le soutenant par les aisselles. Naru, en équilibre instable, passa une main tremblante sur son visage certainement engourdi et qui devait méchamment le picoter. Miles avait lui-même été assommé à plusieurs reprises par un neutralisateur et il en connaissait donc les désagréables effets. Enfin, Naru tâcha de répondre mais n’émit que des borborygmes. Au second essai, il parvint à déclarer d’une voix encore pâteuse : — Les Épousses Pel et Nanina. Et le Bananiaran. Ch’vous avais prévenu que ces bulles étaient un dancher. (Là-dessus, il s’effondra dans les bras du soldat.) Tout va bien, mett’nant. Nous les tenons tous. — Quand ce voyeur sera jugé pour trahison, déclara Pel d’un ton venimeux, je demanderai à l’Empereur qu’on lui arrache les yeux avant son exécution. Miles essaya de reconstituer les événements de la nuit précédente. Comment diable avaient-ils réussi à extirper Nadina de sa bulle ? — Milady, je crois que vous êtes un peu en avance, soupira-t-il. Kety fit le tour de la bulle de Pel tout en l’examinant attentivement. Ouvrir cet œuf devait être pour lui un sacré problème. Ou peut-être pas. Il y était déjà parvenu une fois. La fuite était impossible. La bulle était bloquée sur place. Kety pouvait fort bien les assiéger et les avoir par la faim, si le temps importait peu… Mais non. Kety ne pouvait pas attendre. Miles eut un sourire sombre et dit à Pel : — Ce fauteuil flottant dispose d’une ligne de com, n’est-ce pas ? Je crains qu’il ne soit grand temps d’appeler au secours. Seigneur ! Ils avaient presque réussi, presque fait disparaître toute l’affaire sans laisser aucune trace. Mais maintenant qu’ils avaient identifié et repéré Naru, ils pouvaient désormais faire appel à la Sécurité du Jardin Céleste sans craindre l’intervention de l’appui secret de Kety. Les Cetagandans n’auraient plus qu’à finir de démêler cet écheveau. Oui, mais à condition de les contacter. Au signe que leur lança Kety, les deux gardes qui tenaient Haute Nadina la traînèrent de force jusqu’à la partie de la sphère dont le satrape semblait penser qu’elle était l’avant de la bulle, sauf qu’il se trompait de quarante degrés. Puis il prit le vibrocouteau de l’un de ses gardes, s’avança dans le dos de Nadina et souleva sa masse de cheveux argent. Elle poussa des piaillements de terreur mais recouvra son calme dès qu’elle vit qu’il se contentait d’appuyer légèrement la lame sur sa gorge. — Pel, éteins ton bouclier et rends-toi. Immédiatement. Je ne pense pas qu’il me soit nécessaire de lancer des menaces grossières et fastidieuses. — En effet, murmura Pel. Que Kety tranche maintenant la gorge de Haute Nadina et se débarrasse plus tard de son corps ne faisait aucun doute. Il avait dépassé depuis quelque temps le point de non-retour. — Bon Dieu, fit Miles d’une voix grinçante d’angoisse. Maintenant, il a tout entre ses mains : nous, la Grande Clef… La Grande Clef… Mais qu’est-elle finalement ? Un simple objet bourré à craquer d’informations codées. Des informations dont la valeur dépend entièrement du fait qu’elles sont secrètes et uniques. Dans l’univers entier, les gens sont noyés sous des flots d’informations, asphyxiés par cette masse de données, de signaux et de bruit… N’importe quelle information est par nature transmissible et reproductible à l’infini. Livrée à elle-même et tant qu’elle est source de pouvoir et de richesse, l’information se multiplie comme une bactérie jusqu’à devenir une carcasse vide du fait de sa multiplication et du profond ennui des humains qui la reçoivent. — Le fauteuil flottant, votre ligne de com… ce sont des engins fabriqués par la Crèche des Étoiles, n’est-ce pas ? Pouvez-vous extraire l’information de la Grande Clef et l’émettre à l’aide de votre com ? — Faire quoi ? s’exclama Pel, saisie de stupeur. Pourquoi… Je présume que oui, mais la ligne de com de mon fauteuil ne sera pas assez puissante pour émettre jusqu’au Jardin Céleste. — Ne vous inquiétez pas de cela. Passez par le réseau de communication d’urgence de la navigation commerciale. Il y aura un relais juste à l’extérieur de ce vaisseau, sur la station orbitale. Je connais par cœur les codes d’alerte maximale, qui ont été simplifiés en ce but. Le relais dispatchera les signaux et les enverra dans les ordinateurs de bord de tous les vaisseaux, aussi bien commerciaux que militaires, qui naviguent en ce moment même à travers le système stellaire d’Eta Ceta, et sur toutes ses stations. Un système de S.O.S. pour les vaisseaux en grande difficulté, vous comprenez. Donc Kety aura la Grande Clef. Mais des milliers d’autres personnes l’auront également. Alors qu’adviendra-t-il de son petit complot tordu ? Nous ne remporterons peut-être pas la victoire mais nous l’empêcherons d’avoir la sienne ! Au fur et à mesure que Pel assimilait cette scandaleuse proposition, l’horreur qu’exprimait son visage cédait la place à une euphorie téméraire, puis à la consternation. — Mais cela prendra… de nombreuses minutes. Kety ne nous laissera jamais… Non. J’ai la solution. (La détermination et la rage enflammèrent les yeux de Pel.) Quels sont ces codes ? Miles les lui débita. Les doigts de Pel voletèrent sur le clavier de commande. Le temps que Pel orientât la Grande Clef à présent ouverte vers le faisceau de lecture, il s’écoula plusieurs secondes critiques. — Maintenant, Pel ! cria Kety à l’extérieur de la bulle en resserrant avec force les doigts sur le manche du vibracouteau. Nadina ferma les yeux et se figea dans une attitude altière. Pel pianota le code d’ouverture de la ligne, éteignit le bouclier et jaillit hors de son fauteuil en entraînant Miles. — C’est bon ! hurla-t-elle en s’écartant de la bulle. Nous sommes sortis. Kety détendit les doigts. La sphère se réactiva brutalement et, sous l’impact, Miles faillit tomber. Il culbuta dans les bras hostiles des gardes du satrape. — Voici qui est ennuyeux, déclara Kety d’un ton froid tout en lorgnant la bulle dans laquelle était enfermée la Grande Clef. Mais ce n’est qu’un petit contretemps. Emmenez-les ! (Il lança un brusque signe de tête à ses gardes et abandonna Nadina. Ce fut alors qu’il découvrit Miles prisonnier de ses gardes.) Vous ! s’exclama-t-il, interloqué. — Moi. (Le Barrayaran retroussa les lèvres sur des dents étincelantes mais ce fut tout le contraire d’un sourire.) Moi depuis le début, à vrai dire. Du début jusqu’à la fin. Et tu es fini, mon petit pote. Bien sûr, je risque d’être trop mort pour pouvoir jouir du spectacle… Kety n’allait pas prendre le risque de les laisser en vie, mais il lui faudrait un peu de temps pour organiser leur mort selon une mise en scène civilisée. Combien de temps, combien de chances de… Kety se maîtrisa juste avant que son poing ne frappât le visage de Miles en lui fracassant la mâchoire. — Non. Vous êtes celui qui se casse pour un rien, n’est-ce pas ? marmonna-t-il à moitié pour lui. Il recula et fit un signe de tête à un garde. — Un peu d’électromatraque sur lui. Sur tous. Le garde dégaina son électromatraque militaire classique, jeta un coup d’œil aux Épouses tout de blanc vêtues et marqua un temps d’hésitation. Il lança un regard en coin suppliant à Kety. Miles vit le satrape grincer des dents. — Bon. Seulement le Barrayaran. L’air soulagé à l’extrême, le garde fit sauvagement tournoyer sa matraque et l’abattit à trois reprises sur Miles, commençant par le visage, puis, en descendant, le ventre et l’entrejambe. Le premier coup lui arracha un glapissement, le deuxième lui coupa le souffle et le troisième le fit dinguer sur le sol, une douleur atroce rayonnant dans tout son corps jusqu’à l’extrémité de ses membres. Pour un temps, cela arrêta tous ses calculs. Le ghem-général Naru, qui venait de se relever avec l’aide de plusieurs gardes, eut le petit rire de qui est heureux de constater que justice est faite. — Général, demanda Kety en désignant de la tête Naru, puis la bulle, combien de temps pour ouvrir ceci ? — Laissez-moi voir. Naru s’agenouilla près du tech à la face crémeuse, toujours inconscient, et lui subtilisa un petit appareil qu’il pointa droit sur la bulle. — Ils ont modifié les codes. Une demi-heure, une fois que mes hommes seront réveillés. Kety fit une grimace. Son bracelet-com se mit à carillonner. Kety leva les sourcils et répondit : — Oui, capitaine ? — Haut-satrape. (La voix respectueuse et mal à l’aise d’un subordonné.) Nous recevons de singuliers signaux sur les canaux d’urgence. Une énorme quantité de données est en train de surcharger nos systèmes. Du charabia codé, mais la mémoire du récepteur est saturée et les signaux envahissent tous les autres systèmes comme un virus. Une communication à priorité impériale. Le signal initial semble provenir de notre vaisseau. Serait-ce… volontaire de votre part ? Kety arqua les sourcils, puis fixa la bulle blanche qui brillait au centre de la cabine. Il poussa un juron abrupt et sincère. — Non. Ghem-général Naru, il faut éteindre tout de suite ce bouclier de force ! Kety décocha un regard venimeux à Pel et à Miles, promesse d’infinies représailles, puis il conféra frénétiquement avec Naru. Les doses massives de synergine prises dans le kit de premiers soins des gardes qu’ils injectèrent aux techs dans le coma ne parvinrent pas à les réveiller, mais en tirèrent des gémissements et des gigotements prometteurs. Kety et Naru n’avaient plus qu’à se débrouiller tout seuls. À en juger par la lueur retorse qui brillait dans les yeux de Pel, pelotonnée contre Nadina, ils allaient perdre cette course contre la montre. La douleur des coups d’électromatraque se réduisait à un picotement aigu mais Miles demeura recroquevillé en boule sur le sol pour ne pas attirer l’attention sur lui. Kety et Naru étaient si absorbés par leur tâche et par leur discussion échauffée au sujet de la façon la plus rapide de procéder, que seul Miles remarqua le point sur la porte qui se mit à rougeoyer. Il sourit malgré sa douleur. Un instant plus tard, la porte volait en éclats, projetant une pluie de morceaux de plastique et de métal fondus. Encore un instant d’attente pour laisser passer, le cas échéant, le réflexe de tir d’un excité. Le ghem-colonel Bénin, impeccable dans son uniforme rouge sang et le visage repeint de neuf, franchit le seuil d’un pas assuré. Il n’était pas armé mais le peloton vêtu de rouge qui le suivait transportait un arsenal suffisant pour détruire tout ce qui se mettrait sur son chemin, jusqu’à la taille d’un cuirassé de poche. Kety et Naru se pétrifièrent à mi-bond. Les gardes jugèrent soudain qu’il valait mieux ne pas dégainer leurs armes, tendirent les mains, paumes ouvertes et restèrent très tranquilles. Le colonel Vorreedi, tout aussi impeccable dans l’uniforme noir de deuil de sa Maison, même si son visage était moins impassible que celui de Bénin, apparut à son tour. Miles entrevit Ivan qui se profilait derrière la masse des hommes armés occupant la coursive. Il se balançait anxieusement d’un pied sur l’autre. — Haut Kety, ghem-général Naru, bonsoir. (Bénin s’inclina avec une exquise courtoisie.) Sur l’ordre personnel de l’Empereur Fletchir Giaja, il est de mon devoir de vous arrêter tous les deux pour haute trahison envers l’Empire. Ainsi que pour… (fixant son regard sur Naru, le sourire de Bénin devint acéré comme un rasoir)… complicité dans le meurtre du serviteur impérial, Ba Lura. 15 Miles, toujours prostré, vit le sol de la cabine se hérisser d’une forêt de bottes rouges, comme le peloton de Bénin entrait en force. Ils désarmèrent et arrêtèrent les hommes de Kety, puis les emmenèrent, mains sur la tête. Kety et Naru, pris en tenaille entre des gardes au regard inflexible et qui ne semblaient pas du tout disposés à écouter leurs explications, Furent également emmenés. À un grognement de Kety, ce cortège fit halte devant les Barrayarans qui entraient. Miles entendit Kety déclarer d’une voix glaciale : — Félicitations, Lord Vorpatril. J’espère que vous aurez la chance de survivre à votre victoire. — Hein ? s’exclama Ivan. Laisse tomber, songea Miles. Ce serait trop fatigant de remettre en place les idées de Kety quant à ma petite chaîne de commandement. À un ordre sec de leur sergent, les hommes du peloton remirent en marche les prisonniers et s’éloignèrent dans de sonores claquements de talons. Quatre bottes noires rutilantes s’immobilisèrent sous le nez de Miles. À propos d’explications… Miles tourna la tête et découvrit le colonel Vorreedi et Ivan. Le sol était frais sous sa joue encore en feu, et il n’avait guère envie de bouger, à supposer qu’il en fût capable. Ivan se pencha sur lui, offrant une vue inversée de ses narines. — Ça va ? s’enquit-il d’une voix tendue. — Rien de frac… fracturé. Élec… tromatraque. — Bien, fit Ivan en redressant Miles par le collet. Il frétilla comme un poisson accroché à un hameçon avant de retrouver un équilibre précaire. Il fut obligé de se retenir à son cousin qui le soutint d’une main glissée sous son coude. Le colonel Vorreedi toisa Miles des pieds à la tête et déclara : — Je laisserai l’ambassadeur exprimer sa protestation officielle. (Son air distant laissait entendre qu’il considérait que le garde à l’électromatraque s’était arrêté trop tôt.) Vorob’yev va avoir besoin de toutes les munitions qu’il pourra se procurer. Vous avez créé le plus extraordinaire incident public de sa carrière. — Ah ! colonel, soupira Miles. Je vous prédis que cet incident ne… sera jamais rendu pu-public. De l’autre côté de la cabine, le ghem-colonel Bénin s’affairait auprès des Hautes Pel et Nadina. Il leur fournit deux nouveaux fauteuils flottants mais sans boucliers, des robes et une suite de ghemes-Ladies. Les arrêtait-il en respectant les égards auxquels elles étaient habituées ? Miles jeta un coup d’œil à Vorreedi. — Ivan vous a-t-il… tout expliqué, monsieur ? — Je l’espère, répondit Vorreedi d’une voix lourde de menaces. Ivan acquiesça avec vigueur, puis ajouta pour se couvrir : — Euh… Tout ce que je pouvais, compte tenu des circonstances. Par circonstances, présuma Miles, Ivan sous-entendait les éventuelles écoutes cetagandanes. Tout, cousin ? Tu n’as pas mangé le morceau sur mon véritable rôle à la Séclmp ? — J’avoue, ajouta Vorreedi, n’avoir toujours pas… assimilé toute l’affaire. — Que s’est-il p-passé après que je suis parti de la Crèche des Étoiles ? demanda Miles à Ivan. — J’ai repris conscience et tu avais disparu. Je crois que cela a été le pire moment de ma vie, étant donné que je savais que tu avais filé pour effectuer une mission complètement dingue dont personne ne t’avait chargé et sans aucun renfort. — Oh ! mais mon renfort, c’était toi, Ivan, murmura Miles, s’attirant ainsi un regard noir. Et un renfort efficace, qui plus est, comme tu l’as démontré. — Ouais, le genre de renfort que tu préfères. Évanoui sur le sol et hors d’état de te ramener à la raison. Tu as décampé pour aller te faire tuer, ou pire encore, et tous m’auraient accusé. La dernière chose que tante Cordelia m’a dite avant notre départ, c’était : « Ivan, essaie de l’empêcher de s’attirer des ennuis. » (Miles pouvait entendre le ton soucieux et exaspéré de la comtesse Vorkosigan dans l’imitation qu’en faisait Ivan.) En tout cas, dès que j’ai compris ce que tu mijotais, je me suis libéré des Hautes-Ladies… — Comment as-tu fait ? — Tu sais, Miles, elles ne sont jamais que comme ma mère, juste huit fois plus. Ouf. Mais Rian a insisté pour que je prévienne le ghem-colonel Bénin, ce que j’avais de toute façon l’intention de faire… Lui, au moins, a la tête sur les épaules… La mention de son nom avait-elle attiré l’attention du colonel ? Le fait est qu’il s’approcha pour suivre leur conversation. —… Et Dieu soit loué, il m’a écouté, lui. Et il a réussi mieux que moi sur le moment à saisir le sens de mes explications embrouillées. Bénin approuva du chef. — Bien sûr, je surveillais aujourd’hui les activités très inhabituelles autour de la Crèche des Étoiles… Autour, mais pas à l’intérieur. — Comme mon enquête m’avait amené à soupçonner qu’il se tramait quelque chose impliquant un ou plusieurs Hauts-satrapes, j’ai mis en alerte les escadrons en orbite. — Les escadrons, la bonne blague ! s’exclama Ivan. Il y a en ce moment même trois croiseurs de guerre impériaux qui encerclent ce vaisseau. Bénin esquissa un sourire et haussa les épaules. — À mon avis, intervint Miles, le ghem-général Chilian a été abusé dans cette affaire. Mais vous souhaiterez p-probablement l’interroger au sujet des activités de sa femme, Haute Vio. — Il a déjà été interpellé, apprit Bénin. Interpellé mais pas arrêté. Bien. Bénin était sur la bonne piste. Mais avait-il compris qu’en réalité tous les satrapes étaient impliqués ? Ou avait-il été décidé de faire de Kety le seul bouc émissaire ? C’est une affaire intestine cetagandane, se rappela Miles. Et nettoyer tout leur gouvernement n’est pas ton boulot, aussi tentant que ce soit. Contente-toi de t’assurer que Barrayar sort intact de cette pétaudière. Miles sourit à la bulle blanche étincelante qui protégeait toujours la vraie Grande Clef. Nadina et Pel conféraient avec plusieurs gardes de Bénin. Au lieu de tenter d’ouvrir ici le bouclier, ils prenaient les dispositions nécessaires pour transporter la bulle, avec son précieux contenu, telle quelle, jusqu’à la Crèche des Etoiles. Vorreedi décocha à Miles un regard de mauvais augure. — Il y a une chose que Lord Vorpatril n’a toujours pas réussi à m’expliquer de façon satisfaisante, lieutenant Vorkosigan, c’est pourquoi vous avez caché l’incident initial, alors qu’il concernait un objet de cette importance… — Le but de Kety était d’accuser Barrayar, monsieur. Tant que je n’avais pas la preuve irréfutable, étayée par… —… votre propre camp, coupa Vorreedi, intraitable. — Ah. Miles envisagea un bref instant une rechute des symptômes de son électromatraquage, qui le rendraient incapable de s’exprimer. Non, hélas ! À vrai dire, ses motivations restaient obscures même pour lui, rétrospectivement. Qu’avait-il donc en tête au début, avant que, dans la tourmente des événements, sa préoccupation principale ne devienne de sauver sa peau ? Ah ! oui. L’espoir d’une promotion. Pas cette fois, mon petit gars. D’antiques mais évocatrices expressions telles que « limiter les dégâts » et « dorer la pilule » lui traversèrent l’esprit. — En fait, monsieur, je n’ai pas tout de suite reconnu la Grande Clef. Mais dès que Haute Rian m’a contacté, la situation, en apparence insignifiante, est tout de suite devenue extrêmement délicate. Et quand j’ai compris l’ampleur et la complexité du complot du Haut-satrape, c’était trop tard. — Trop tard pour quoi ? demanda Vorreedi sans détour. L’air malade de Miles, compte tenu des séquelles de l’électromatraque, était à peine forcé. Vorreedi semble de nouveau convaincu, songea Miles, que Simon Illyan ne m’a pas envoyé en mission secrète. Et c’est ce que tu voulais faire croire à tout le monde, tu te souviens ? Miles jeta un regard discret au ghem-colonel Bénin qui les écoutait d’un air carrément captivé. — Vous m’auriez interdit de poursuivre mon enquête, vous le savez pertinemment. Tout le monde sur tout le réseau des points de saut est convaincu que je ne suis qu’un infirme à qui on a donné par népotisme la sinécure confortable de commissionnaire. Que mes compétences soient supérieures à cette banale fonction, c’est une chose que le lieutenant Lord Vorkosigan n’aurait jamais eu la possibilité de prouver publiquement en temps ordinaire. De prouver au grand public, oui. Mais Illyan connaissait fort bien le rôle clef que Miles avait joué dans le Moyeu de Hegen et ailleurs, de même que son père le Premier ministre comte Vorkosigan, et l’Empereur Grégor, ainsi que tous ceux dont l’opinion compte réellement sur Barrayar. Même Ivan était au courant de cette extraordinaire mission secrète. À vrai dire, les seuls à l’ignorer étaient… l’ennemi qu’il avait vaincu. Les Cetagandans. Alors, as-tu fait tout cela uniquement pour briller aux beaux yeux de Haute Rian ? Ou visais-tu une audience plus vaste ? Le ghem-colonel Bénin finit par décrypter cet épanchement inattendu. — Vous désiriez être un héros ? — Et à tel point que vous vous moquiez de savoir quel camp en bénéficierait ? renchérit Vorreedi, quelque peu consterné. — J’ai rendu un énorme service à l’Empire cetagandan, c’est exact. (Miles esquissa une petite courbette tremblotante à l’adresse de Bénin.) Toutefois, c’était à Barrayar que je songeais avant tout. Le satrape Kety nourrissait de noirs desseins à rencontre de Barrayar. Et je suis parvenu, au moins, à les déjouer. — Ah oui ? s’exclama Ivan. Et où en seraient ces desseins, et toi-même, si nous n’étions pas intervenus ? — Oh ! répondit Miles en se souriant à lui-même, j’avais déjà gagné. Kety ne le savait pas encore, c’est tout. Mais, concéda-t-il, une chose unique demeurait incertaine : ma propre survie. — Pourquoi ne t’engages-tu donc pas dans la Sécurité impériale cetagandane, cousin ? suggéra Ivan sous le coup de l’exaspération. Peut-être que le ghem-colonel Bénin t’accorderait une promotion, lui. Son cousin le connaissait trop bien. — Improbable, fit Miles d’un ton amer. Je suis trop petit. Les sourcils du ghem-colonel Bénin marquèrent une crispation. — En fait, continua Miles, si je travaillais en indépendant, ce serait pour la Crèche des Étoiles et non pour l’Empire. De fait, j’ai davantage servi les Hautes que l’Empire. Tu n’as qu’à les interroger. Il désigna de la tête Pel et Nadina, qui s’apprêtaient à quitter la cabine avec les Ghemes de leur suite qui se préoccupaient de leur confort. — Mm ! Le ghem-colonel Bénin eut l’air un brin démonté. Paroles magiques, apparemment. Les jupes d’une Épouse Haute étaient un rempart derrière lequel se cacher était bien plus sûr que Miles ne l’aurait jamais cru deux semaines auparavant. Plusieurs hommes halèrent hors de la cabine la bulle de Nadina à l’aide de tracteurs manuels. Bénin la suivit du regard, puis se tourna de nouveau face à Miles, plaqua sa main à plat sur son buste, en esquisse de courbette. — En tout cas, lieutenant Lord Vorkosigan, mon maître Céleste, l’Empereur Haut-Fletchir Giaja demande que je vous conduise auprès de lui. Maintenant. Miles savait reconnaître un ordre impérial à demi-mot. Il soupira, s’inclina en retour afin d’honorer l’auguste demande transmise par Bénin. — Je vous suis. Ah… Miles jeta un regard en coin à Ivan et à Vorreedi devenu soudain très nerveux. Il n’était pas tout à fait certain d’avoir envie que des témoins assistent à cette audience. Mais il n’était pas tout à fait certain non plus d’avoir envie de se retrouver tout seul face à l’Empereur. — Vos… amis peuvent vous accompagner, concéda Bénin. À condition qu’ils ne prennent la parole que s’ils y sont invités. Invitation qui ne serait avancée, le cas échéant, que par l’Empereur lui-même. Vorreedi approuva d’un petit signe de tête mitigé. Ivan, de toutes ses forces, commença à s’entraîner à être l’Homme invisible. Ils partirent donc tous, entourés et escortés – mais non pas arrêtés, bien sûr, cela aurait été une infraction au protocole diplomatique – par les gardes impériaux de Bénin. Il se trouva par hasard que Miles, toujours soutenu par Ivan, dut attendre au côté de Nadina de pouvoir franchir le seuil. — Quel homme charmant ! observa celle-ci en désignant de la tête Bénin qu’on pouvait apercevoir dans la coursive donnant des directives à ses hommes. Fort bien mis de sa personne, et il comprend les convenances. Nous devrons réfléchir à ce que nous pourrons faire pour lui, qu’en penses-tu, Pel ? — Tout à fait, approuva celle-ci en engageant son fauteuil flottant dans le corridor. Après un long parcours à travers l’immense vaisseau, Miles franchit le sas donnant dans la navette de la Sécurité cetagandane en compagnie de Bénin lui-même qui ne l’avait jamais quitté de vue. Bénin avait l’air plus froid et vigilant que jamais, mais… sous son masque de zèbre transperçait une certaine suffisance. Arrêter son commandant pour trahison avait dû être pour lui un moment de suprême satisfaction. Le point fort de sa carrière. Miles aurait parié des dollars betans contre des prunes que c’était Naru qui avait choisi le fringant et bienséant Bénin pour clore rapidement l’enquête au sujet de la mort de Ba Lura dans le ferme espoir qu’il se fourvoierait. — À propos, s’enhardit Miles, si jamais je ne vous l’ai pas déjà dit, toutes mes félicitations pour avoir résolu votre épineuse affaire de meurtre, général Bénin. Bénin cligna des yeux. — Colonel, rectifia-t-il. — C’est ce que vous croyez. Sur ce, Miles s’élança en flottant et s’empara du plus confortable siège côté hublot qu’il put trouver. — Je ne me rappelle pas être déjà entré dans cette salle d’audience, murmura le colonel Vorreedi à Miles en jetant vite un regard à la ronde. Elle n’est jamais utilisée pour les cérémonies publiques ni diplomatiques. Une fois n’est pas coutume, on les avait conduits non pas dans un pavillon ouvert sur le jardin mais dans un bâtiment fermé et bas, situé dans le quadrant nord du Jardin Céleste. On avait, littéralement, fait faire antichambre aux trois Barrayarans pendant une heure, leur tension intérieure ne cessant d’augmenter. Une demi-douzaine de gardes ghems courtois et pleins de sollicitude avaient veillé à leur bien-être tout en refusant toute demande de communication avec l’extérieur. Bénin avait disparu ils ne savaient où avec les Hautes Pel et Nadina. En raison des Cetagandans présents, Miles s’était limité à de laconiques et prudents propos avec Vorreedi. Cette pièce rappelait un peu à Miles la Chambre Étoilée : simple, rien pour distraire l’œil, avec des teintes bleu pastel qui créaient une atmosphère sereine. Les voix prenaient un insolite timbre assourdi, indiquant que toute la pièce était enchâssée dans un cône d’insonorisation. Les motifs du sol trahissaient la présence d’une grande table-console de com et de fauteuils qu’on pouvait hisser en cas de conférences. Mais pour l’heure, ils étaient tous contraints de rester debout. Un autre invité attendait. Miles arqua un sourcil sous l’effet de la surprise. Lord Yenaro se tenait à côté d’un garde ghem vêtu de rouge. Yenaro avait un visage blême et des cercles noirâtres sous les yeux comme s’il n’avait pas dormi depuis deux jours. Ses robes sombres, les mêmes que Miles l’avait vu porter à la foire de bio-esthétique, étaient toutes froissées et dépenaillées. À son tour, Yenaro s’écarquilla les yeux à la vue de Miles et d’Ivan. Il détourna la tête et fit mine de ne pas les remarquer. Mais Miles le salua joyeusement de la main et tira de Yenaro un réticent petit signe de tête alors qu’un pli chagriné se creusait entre ses sourcils. Au moins, c’était quelque chose qui permettait à Miles de détourner sa pensée de la douleur qui lui restait des coups d’électromatraque. Ou, du moins, quelqu’un. Le ghem-colonel Bénin fut le premier à entrer. Il renvoya aussitôt les gardes des Barrayarans. Il fut suivi des Hautes Pel et Nadina, et de Rian, dans leurs fauteuils flottants, boucliers éteints, qui s’alignèrent en silence sur un côté de la pièce. Nadina avait dissimulé l’extrémité coupée de sa chevelure dans ses robes, celles-là même que lui avait prêtées Pel et qu’elle n’avait pas pris le temps de changer. Manifestement, un conseil au plus haut niveau avait eu lieu pendant l’heure précédente, car la dernière personne à faire son apparition était un personnage connu de tous qui laissa ses propres gardes dans le corridor. Vu de près, l’Empereur Haut-Fletchir Giaja avait l’air encore plus grand et plus svelte que lors du récital de poésie élégiaque, et plus âgé aussi, malgré sa chevelure de jais. Il était vêtu de façon simple, selon les normes impériales. Une élégante robe blanche à six épaisseurs seulement passée par-dessus la classique et ample combinaison d’homme mais d’un blanc aveuglant, comme l’imposait le deuil impérial. Les Empereurs per se n’intimidaient pas Miles. Yenaro, lui, oscillait sur ses pieds comme s’il allait défaillir, et même Bénin avait adopté un port plus rigide. Il faut dire que l’Empereur Grégor avait été élevé avec Miles quasiment comme un frère adoptif. Dans l’inconscient de Miles, ce titre suprême était lié à l’idée de « copain avec qui jouer à cache-cache ». Mais étant donné les circonstances, de telles associations risquaient de lui faire commettre de très fâcheux impairs. Huit planètes, et il est plus âgé que mon père, se rappela Miles pour tâcher d’éprouver la déférence appropriée devant l’image du pouvoir que la panoplie impériale cherchait à créer. Un fauteuil sortit du sol pour accueillir ce que Grégor eût ironiquement surnommé le Cul impérial. Miles se mordit la lèvre. L’audience s’annonçait hautement privée, car Giaja fit signe à Bénin d’approcher, conféra avec lui à voix basse, après quoi Bénin renvoya même le garde de Yenaro. Il restait donc les trois Barrayarans, les deux Épouses planétaires et Rian, Bénin, l’Empereur et Yenaro. Neuf, le traditionnel quorum pour rendre la justice. Toutefois, cela valait quand même mieux que d’affronter Illyan. Peut-être Haut-Fletchir Giaja était-il moins enclin que leur chef de la Sécurité aux sarcasmes acérés. Mais un proche parent de ces Hautes ne pouvait être que dangereusement brillant. Miles maîtrisa son envie subite de bafouiller des explications. Attends ton heure, mon gars. Rian était pâle et grave. Miles n’en pouvait tirer aucune indication, elle était toujours pâle et grave. Un ultime élancement de désir fit crachoter une furtive braise dans le cœur de Miles, secrète et enkystée à la manière d’une tumeur. Mais il pouvait encore avoir peur pour elle. Cette crainte lui glaçait le cœur. La belle voix de baryton de l’Empereur brisa soudain le silence : — Lord Vorkosigan. Miles parvint à ne pas jeter un rapide regard circulaire – somme toute, il n’y avait aucun autre Lord Vorkosigan présent –, s’avança et se mit, au millimètre près, en position de « repos ». — Sire. — Votre place au cours des récents événements demeure encore un peu… obscure pour moi. Et je me demande comment vous en êtes arrivé là. — Excellence, ma place aurait dû être celle de l’animal sacrificiel, et elle m’a été attribuée par le satrape Kety. Mais je n’ai pas tenu le rôle qu’il avait voulu m’assigner. À cette réponse oblique, l’Empereur fronça les sourcils. — Expliquez-vous. Miles jeta un coup d’œil à Rian. — Tout ? Elle répondit par un signe presque imperceptible d’assentiment. Miles ferma les yeux le temps d’adresser une succincte et vague prière aux premiers dieux malicieux qui prêteraient l’oreille, les rouvrit et relata encore une fois sa première rencontre avec Ba Lura dans la capsule privée, y compris la Grande Clef et le reste. Au moins, il avait ainsi un avantage : enfin faire à Vorreedi la confession qu’il attendait depuis longtemps, dans une circonstance telle que le chef de la Sécurité de l’ambassade soit dans l’impossibilité d’émettre le moindre commentaire. Quel homme stupéfiant, ce Vorreedi ! En effet, il ne trahit pas la moindre émotion, à l’exception du muscle de sa mâchoire qui tressaillait. — Dès que j’ai vu dans la rotonde funéraire Ba Lura avec la gorge tranchée, enchaîna Miles, j’ai compris que mon adversaire encore inconnu de moi m’avait mis dans la position logiquement intenable de devoir prouver une négation. Dès lors qu’on m’avait forcé à poser la main sur la fausse clef, je ne disposais d’aucun moyen pour prouver que Barrayar n’avait pas effectué de substitution, sinon les aveux positifs de l’unique témoin qui gisait là, mort. À défaut, la seule autre action positive possible était de retrouver la vraie Grande Clef. Ce que j’ai entrepris de faire. Et puisque la mort de Ba Lura n’était pas un suicide mais un meurtre soigneusement maquillé en suicide, il était clair qu’un haut gradé de la Sécurité du Jardin Céleste avait coopéré avec le meurtrier du Ba. Donc faire appel aux services de la Sécurité aurait été des plus dangereux. C’est alors que quelqu’un a chargé le ghem-colonel Bénin de conduire l’enquête en lui suggérant certainement à mots à peine voilés qu’un rapide verdict confirmant le suicide serait un grand plus pour sa carrière. Quelqu’un qui sous-estimait considérablement les compétences de cet officier (ainsi que son ambition). À propos, était-ce le ghem-général Naru ? Bénin fit oui de la tête, une faible lueur s’allumant dans ses pupilles. — Pour… je ne sais quelle raison, Naru a décidé d’utiliser le ghem-colonel Bénin comme bouc émissaire supplémentaire. Il commençait de se dégager un certain leitmotiv dans sa façon d’opérer, comme vous l’avez certainement remarqué si vous avez déjà recueilli le témoignage de Lord Yenaro ici présent… (Miles interrogea Bénin du regard.) Je constate que vous avez retrouvé Lord Yenaro avant les agents de Kety et je crois que, tout compte fait, j’en suis très heureux. — Vous pouvez bien l’être, observa Bénin, narquois. Nous l’avons retrouvé, avec son très intéressant morceau de moquette, la nuit dernière. Son témoignage m’a été essentiel pour savoir comment réagir au soudain… torrent de renseignements donnés par votre cousin, ainsi qu’à ses exigences. — Je vois. Miles modifia la répartition de son poids et sa position réglementaire de repos se relâcha. Il se frotta le visage, car ce n’était vraiment ni le lieu ni le moment de se frotter l’entrejambe. — Est-ce que votre état de santé requiert que vous soyez assis ? s’enquit Bénin avec sollicitude. — Je tiendrai le coup. (Miles inspira.) J’ai tâché, lors de notre premier entretien, d’attirer l’attention du ghem-colonel Bénin sur l’extrême délicatesse de sa situation. Par chance, le colonel est un homme subtil et sa loyauté envers vous (ou envers la vérité) l’emportait sur les menaces implicites de Naru concernant sa carrière. Bénin et Miles échangèrent de discrets signes d’approbation. — Kety voulait me livrer aux mains de la Crèche des Étoiles grâce aux faux aveux de Ba Lura à la Chambrière, reprit prudemment Miles. Mais encore une fois, ses pions ont improvisé au lieu de se conformer à son script. Je tiens à faire l’éloge de Haute Rian qui a fait preuve d’un sang-froid remarquable face à cette crise. Le fait qu’elle n’ait pas perdu la tête ni paniqué m’a permis de continuer à tout faire pour innocenter Barrayar. Elle est… euh… un honneur pour les Hauts, vous savez. (Miles regarda anxieusement Rian dans l’espoir d’une indication. Où en sommes-nous ? Mais la Haute demeura aussi impénétrable que si le bouclier maintenant éteint eût fusionné avec sa chair.) Haute Rian a agi de bout en bout pour le bien des Hauts, et pas une seule fois dans son propre intérêt ni même pour sa propre sécurité. (Quoique savoir où, en réalité, se situe le véritable intérêt des Hauts reste sujet à débat.) Feu votre Auguste Mère a bien choisi sa Chambrière, dirai-je, quant à moi. — Barrayaran, ce n’est pas à vous d’en juger, dit Haut-Fletchir Giaja d’une voix traînante. Était-il amusé ou était-ce une menace ? Miles ne sut le déterminer à son ton. — Je vous prie de m’excuser, mais je ne me suis pas porté volontaire pour cette mission, loin s’en faut. On m’a embobiné. Et d’une façon ou d’une autre, c’est à cause de mes jugements que nous nous retrouvons tous ici. Giaja eut l’air vaguement surpris, voire même un rien désemparé, à croire que c’était la première fois qu’on osait lui renvoyer à la figure une de ses charmantes insinuations. Bénin se tendit, Vorreedi frémit. Ivan réprima un sourire qui se limita à un vague tressaillement des lèvres et continua de jouer l’Homme invisible. L’Empereur changea de tactique. — Et comment se fait-il que vous ayez été impliqué dans les agissements de Lord Yenaro ? — Heu… De mon point de vue, vous voulez dire ? Bénin avait dû déjà rapporter à l’Empereur le témoignage de Yenaro. Il s’agissait donc d’une contre-vérification. Avec un vocabulaire prudemment neutre, Miles entreprit de relater les trois fois où Ivan et lui avaient été confrontés aux mauvaises plaisanteries, chaque fois plus dangereuses, de Yenaro. Il insista beaucoup sur ses propres théories brillantes (une fois prouvées) au sujet de Lord X. Le visage de Vorreedi se vida de son sang et prit une intéressante teinte verdâtre quand Miles décrivit l’incident de la moquette. Et il ajouta prudemment : — À mon avis, comme le prouve l’incident de la bombe à l’asterzine, Lord Yenaro devait être, comme Ivan et moi-même, une victime. Il n’y a aucune félonie chez cet homme. (Miles réprima un début de sourire.) Il n’a pas assez de courage pour cela. Yenaro se trémoussa mais n’opposa aucun démenti. Allons, à force de suggérer que la grâce impériale devrait être largement déversée de toutes parts, peut-être que quelques éclaboussures retomberaient sur celui qui en avait le plus besoin. Sur les instructions de Bénin, Yenaro confirma d’une voix sans timbre le récit de Miles. Puis Bénin appela un garde qui fit sortir le ghem-Lord. Ils n’étaient donc plus que huit dans cette salle d’inquisition. Leur nombre allait-il progressivement se réduire à un ? Giaja s’enferma dans le silence pendant un certain temps, puis déclara de la voix posée de qui rend la justice : — Ces informations me suffiront pour évaluer les intérêts de l’Empire. Mais à présent, nous devons envisager les intérêts des Hauts. Rian, vous pouvez garder votre créature barrayarane. Ghem-colonel Bénin, voudriez-vous avoir l’obligeance d’attendre dans l’antichambre en compagnie du colonel Vorreedi et de Lord Vorpatril jusqu’à ce que je vous rappelle ? — Sire. Après s’être incliné, Bénin fit sortir les deux Barrayarans réticents. Étreint par une vague inquiétude, Miles intervint : — Mais Seigneur Céleste, vous ne désirez point entendre Ivan ? Il a assisté à presque tous les événements en même temps que moi. — Non, répondit Giaja d’un ton définitif. La question était réglée. De toute façon, tant qu’ils n’auraient pas, lui et Ivan, quitté le Jardin Céleste, en fait tant qu’ils ne seraient pas en route pour leur planète natale, ils ne seraient pas plus en sécurité. Miles céda en lâchant un petit soupir. Alors, ses yeux s’arrondirent au changement abrupt qui se produisit dans l’atmosphère de la pièce. Trois regards féminins, tenus selon la règle modestement baissés, se braquèrent droit sur lui. Sans attendre d’y être autorisés, les trois fauteuils flottants firent cercle autour de Fletchir Giaja qui lui-même se renversa contre le dossier de son fauteuil, le visage soudain plus expressif : plus sec, plus tendu, orageux. La réserve impassible des Hautes céda la place à une énergie nouvelle. Miles se balançait d’une jambe sur l’autre. Le remarquant, Pel lui jeta un regard en coin. — Donnez-lui un fauteuil, Fletchir, dit-elle. Le garde de Kety l’a électromatraqué dans toutes les règles de l’art, vous savez. J’ai écopé à ta place, oui. — Comme vous voulez, Pel. L’Empereur appuya sur une commande dans le bras de son fauteuil, et un fauteuil pivotant surgit du parquet juste derrière Miles, à l’extrémité du cercle. Il s’y laissa choir plus qu’il ne s’y assit, reconnaissant et pris de vertige. — J’espère que maintenant, vous comprenez toutes, déclara l’Empereur avec davantage de force, la sagesse de nos ancêtres pour n’avoir prévu entre les Hauts et l’Empire qu’une unique interface. Moi. Un seul veto. Le mien. Les questions soulevées par le Haut-génome doivent demeurer aussi isolées que possible de la sphère politique, sinon elles tomberont entre les mains de politiciens qui ne comprennent strictement rien à l’objectif des Hauts. Et ce principe inclut la majorité de nos chers ghems-Lords, comme le ghem-général Naru vous l’a peut-être prouvé, Nadina. Il y avait là une pointe d’ironie subtile et brutale… Soudain, Miles se demanda si sa perception précédente d’une guerre des sexes sur Eta Ceta était exacte. Et si Fletchir Giaja était un Haut avant d’être un homme, et si les Épouses aussi étaient des Hautes avant d’être des femmes ?… Mais alors, qui donc était aux commandes ici, si Fletchir Giaja savait qu’il n’était que le produit du grand art de sa mère ? — En effet, répondit Nadina avec une grimace. Rian poussa un soupir las. — Que pouviez-vous attendre d’un demi-sang comme Naru ? demanda-t-elle. Mais c’est le Haut-Ilsum Kety qui a ébranlé ma foi en la vision de la Dame Céleste. Elle aimait à répéter que la manipulation génétique ne correspond qu’aux semailles et que pour vanner et moissonner il faut se placer dans l’arène de la compétition. Seulement Kety n’était pas un Ghem mais un Haut. Le fait qu’il ait été capable de tenter ce qu’il a tenté… m’amène à penser que nous avons encore beaucoup de travail avant d’en arriver au vannage et à la moisson. — Lisbet a toujours eu un faible pour les métaphores les plus archaïques, rappela Nadina d’un air un rien dégoûté. — Elle avait raison cependant, ajouta Pel, en ce qui concerne la diversité génétique. — Sur le plan des principes, oui, concéda Giaja. Mais pas pour cette génération. La population Haute peut augmenter plusieurs fois dans l’espace actuellement contrôlé par les classes de serviteurs sans avoir recours à de nouvelles expansions territoriales. L’Empire est en train de jouir d’une nécessaire période d’assimilation. — Les Constellations ont limité délibérément depuis plusieurs décennies leur expansion numérique afin de conserver leurs privilèges économiques, fit remarquer Nadina d’un ton réprobateur. — Vous savez, Fletchir, intervint Pel, l’autre solution serait d’imposer davantage de croisements entre les Constellations par édit impérial. Une sorte de taxe génétique volontaire. Une innovation, mais Nadina a raison. Les Constellations ont sombré dans la décadence et le luxe au fil des dernières décennies. — Je pensais que l’objectif de la manipulation génétique était justement d’éviter les gâchis erratiques de l’évolution naturelle et de leur substituer une efficacité rationnelle, commença Miles. (Les trois Hautes se tournèrent vers lui et le fixèrent d’un air interloqué, comme si une plante en pot eût soudain critiqué son traditionnel mode de fertilisation.) Ou… du moins, c’est ce qu’il me semble, termina Miles d’une toute petite voix. Fletchir Giaja sourit. Un petit sourire perspicace et glacial. Un peu tard, Miles se demanda pourquoi on l’avait gardé, conformément à la suggestion ou plutôt à l’ordre de l’Empereur. Il éprouvait le sentiment des plus désagréables d’assister à une conversation traversée de courants souterrains allant dans trois directions différentes à la fois. Si Giaja désire envoyer un message, je préférerais qu’il utilise une console de com. Tout le corps de Miles palpitait douloureusement au rythme de sa migraine. Minuit passé depuis plusieurs heures, l’une des journées les plus longues de sa brève existence. — Je transmettrai votre veto au Conseil des Épouses, déclara lentement Rian, comme mon devoir l’impose. Mais Fletchir, vous devez vous expliquer plus clairement sur la question de la diversité. Même si ce n’est pas pour cette génération, il n’est certainement pas trop tôt pour commencer à établir un programme. Et la question de la diversification des banques de gènes. Notre conception de la sécurité basée sur une copie unique est terriblement risquée. Les récents événements viennent de prouver cela aussi. — Hum ! fit Fletchir Giaja, cédant à moitié. (Son regard tomba brutalement sur Miles.) Néanmoins… Pel… quelle mouche vous a piquée pour répandre le contenu de la Grande Clef à travers tout le système d’Eta Ceta ? Si c’est une plaisanterie, elle ne m’amuse pas du tout. Pel se mordit les lèvres et tint, contrairement à son habitude, les yeux baissés. — Ce n’était pas une plaisanterie, Sire, intervint résolument Miles. D’après ce que nous savions, nous étions tous deux condamnés à mourir dans les minutes qui allaient suivre. Haute Rian avait déclaré que la première des priorités était de récupérer la Grande Clef. Les récepteurs ont bel et bien eu la Grande Clef mais aucun verrou. Sans les banques de gènes, elle n’était plus de leur point de vue qu’un charabia sans valeur. D’une façon ou d’une autre, nous avons agi de sorte que vous puissiez la récupérer, en morceaux peut-être, même après notre mort, quoi que Kety fasse par la suite. — Le Barrayaran dit la vérité, affirma Pel. — Les meilleures stratégies sont celles qui suivent ce principe, fit remarquer Miles. Atteindre son objectif, que l’on survive ou que l’on meure. Miles se tut soudain, car le regard que lui lançait l’Empereur suggérait qu’il était préférable que les barbares extraplanétaires se gardent de tout commentaire risquant d’être interprété comme un affront aux capacités de sa défunte mère, même si lesdites capacités avaient été utilisées contre lui. On n’arrive jamais à rien avec ces gens (à supposer que ce terme s’applique encore à eux). Je veux rentrer chez moi, songeait Miles avec lassitude. — À propos, qu’arrivera-t-il au ghem-général Nam ? — Il sera exécuté, répondit l’Empereur. (À son crédit, cette affirmation sans fard ne lui donnait manifestement aucune joie.) La sécurité doit être assurée. Miles ne pouvait rien objecter à cela. — Et Haut Kety ? Sera-t-il exécuté, lui aussi ? — Il sera immédiatement mis en retraite pour raison de santé dans un domaine sous surveillance. S’il s’y oppose, on lui proposera le suicide. — Euh… de force, si nécessaire ? — Kety est jeune. Il choisira la vie, et attendra des jours meilleurs, de nouvelles chances. — Et les autres satrapes ? Giaja lança un froncement de sourcils irrité aux Épouses. — Nous fermerons les yeux de ce côté-là pour clore l’affaire. Mais ils ne trouveront pas aisément de Nouveaux postes dans les temps à venir. — Et… (Miles jeta un rapide coup d’œil aux dames)… Haute Vio ? Qu’adviendra-t-il d’elle ? Les autres ont seulement tenté de commettre un crime. Vio a réussi, elle. Rian approuva du chef. Et d’une voix très ferme : — Elle aussi se verra proposer un choix. Remplacer le serviteur qu’elle a éliminé – dé-sexuée, épilée et rétrogradée au rang de Ba, son métabolisme modifié, son corps épaissi… mais elle réintégrera le Jardin Céleste, comme elle le désirait avec une passion irraisonnée. Ou bien on lui permettra un suicide indolore. — Et que… choisira-t-elle ? — Le suicide, je l’espère, répondit sincèrement Nadina. Cette justice semblait être à plusieurs vitesses. Maintenant que l’excitation de la chasse ne le soutenait plus, Miles éprouva une violente nausée devant cette curée. Et c’est pour cela que j’ai risqué ma vie ? — Et… Haute Rian ? Et moi ? Le regard de Fletchir Giaja devint froid et se porta à des années-lumière. — C’est là… un problème concernant lequel je vais maintenant me retirer pour méditer. L’Empereur rappela Bénin. Après une brève conférence à voix basse avec Fletchir, le colonel escorta Miles. Mais où ? À son ambassade, ou pour le jeter tête la première dans les oubliettes les plus proches ? À propos, le Jardin Céleste avait-il des oubliettes ? À l’ambassade, en fait, car Bénin reconduisit Miles auprès d’Ivan et de Vorreedi, puis il les mena tous les trois à la Grille Ouest où un véhicule de l’ambassade barrayarane les attendait déjà. Ils firent halte et le ghem-colonel s’adressa à Vorreedi : — Il nous est impossible de contrôler ce qui entre dans vos rapports officiels. Mais mon Maître Céleste… (Bénin marqua une pause afin de trouver la meilleure formule)… compte bien que rien de ce que vous avez vu ni entendu ne fera l’objet de commérages en société. — Cela, je crois pouvoir le promettre, répondit sincèrement Vorreedi. Bénin opina d’un air satisfait. — Puis-je avoir sur ce point votre parole de gentilshommes, je vous prie ? Le ghem-général avait apparemment bien étudié les coutumes barrayaranes. Les trois Barrayarans prêtèrent serment dans les formes et Bénin les abandonna dans la nuit humide. Il restait deux heures avant l’aube, présumait Miles. L’aérocar de l’ambassade était par chance plongé dans la pénombre. Miles s’installa dans un coin, souhaitant avoir le don d’invisibilité de son cousin, mais souhaitant surtout pouvoir éviter la corvée des cérémonies du lendemain et repartir tout de suite chez lui. Non. Il était allé si loin, il pouvait aussi bien boire la coupe jusqu’à la lie. Vorreedi, vidé de toute émotion, gardait le silence. Il n’adressa qu’une seule fois la parole à Miles d’un ton glacial : — Mais enfin, Vorkosigan, qu’est-ce que vous vous imaginiez être en train de faire ? — J’ai empêché l’Empire cetagandan de s’émietter en huit unités agressivement expansionnistes. J’ai déjoué les plans de guerre que certaines d’entre elles tramaient contre Barrayar. J’ai survécu à une tentative d’assassinat et aidé à capturer trois traîtres de très haut rang. Certes, ce n’étaient pas nos traîtres, mais quand même. Oh ! J’ai élucidé un meurtre. C’est assez pour un seul voyage, j’espère. Vorreedi lutta avec lui-même pendant un moment, puis demanda, vaincu : — Êtes-vous un agent spécial, oui ou non ? Vorreedi n’avait pas besoin de le savoir. Pas vraiment. Plus maintenant, en tout cas. Miles soupira intérieurement. — Ma foi, si je ne le suis pas… j’ai réussi comme si j’en étais un, vous ne trouvez pas ? Ivan se crispa. Vorreedi se rencogna au fond de son siège, muré dans le silence mais irradiant une vive exaspération. Miles eut un sourire sinistre, dans le noir. 16 Miles émergea d’un sommeil tardif et agité pour découvrir qu’Ivan le secouait doucement par l’épaule. Il referma les yeux, ne voulant rien savoir. — F… moi la paix ! fit-il en essayant de remonter les couvertures au-dessus de sa tête. Ivan le secoua plus énergiquement. — Maintenant, je sais que tu étais en mission, observa-t-il. Tu as ta crise habituelle de bouderie post-mission. — Je ne boude pas. Je suis éreinté. — Tu as l’air superbe, tu sais. Un immense bleu sur le côté du visage où l’autre brute t’a électromatraqué. Ça remonte jusqu’à l’œil et ça se voit à cent mètres. Tu devrais te lever et aller te regarder dans le miroir. — Je déteste les gens qui sont de bonne humeur le matin. Quelle heure est-il ? Pourquoi es-tu déjà levé ? Que fabriques-tu ici ? Ivan arracha les couvertures des mains de son cousin. — Le ghem-colonel Bénin est en route pour venir te chercher. Dans une limousine impériale qui fait la moitié d’un pâté de maisons. Les Cetagandans veulent que tu arrives à la cérémonie de la crémation avec une heure d’avance. — Quoi ! Pourquoi ? Il n’a pas le droit de m’arrêter ici, j’ai une immunité diplomatique. Un assassinat ? Une exécution ? N’est-ce pas un peu tard pour ça ? — L’ambassadeur Vorob’yev aimerait également le savoir. Il m’a demandé de te sortir du lit au plus vite. (Ivan poussa Miles vers la salle de bains.) Rase-toi. Moi, je vais aller chercher tes vêtements et tes bottes à la laverie de l’ambassade. De toute façon, si les Cetagandans voulaient vraiment t’assassiner, ils ne le feraient pas ici. Ils glisseraient un truc indétectable sous ta peau qui ne se manifesterait pas avant six mois, puis qui te liquiderait mystérieusement sans laisser de traces. — Rassurante pensée. (Miles se frotta la nuque en cherchant discrètement d’éventuelles grosseurs.) Je parie que la Crèche des Étoiles a quelques superbes maladies mortelles. J’espère que je ne les ai pas offensées ! Miles laissa Ivan jouer au valet de chambre, à un rythme accéléré, mais sans lui épargner ses commentaires. Pourtant, il lui pardonna tous ses péchés, passés, présents et à venir en échange du bulbe de café que son cousin lui mit dans la main. Il but d’un trait le café et regarda dans le miroir le visage qui émergeait de sa tunique noire ouverte. L’hématome polychrome couronnait l’œil d’un cercle bleu-noir. Les deux autres coups, amortis par ses vêtements, s’étaient révélés moins graves. Mais il aurait quand même préféré traîner toute la journée au lit. Dans sa cabine du vaisseau interstellaire de la Séclmp, en route pour sa planète natale, aussi vite que les lois de la physique le permettaient… Quand ils descendirent dans le vestibule de l’ambassade, ils eurent la surprise de découvrir non pas Bénin, mais Mia Maz qui les attendait dans sa solennelle tenue de deuil noir et blanc. Elle tenait compagnie à l’ambassadeur Vorob’yev quand ils étaient rentrés la nuit précédente – le matin même, en réalité – et elle n’avait donc pas dormi davantage que Miles. Pourtant elle était toute fraîche et même pétillante. Elle sourit à Miles et à Ivan. Ivan lui sourit en retour. Miles plissa les yeux. — Vorob’yev n’est pas ici ? — Il descendra dès qu’il aura fini de s’habiller, le rassura Maz. — Vous… venez avec moi ? s’enquit Miles, plein d’espoir. Ou… non, je présume que vous devez rester avec votre délégation. Cela va être le clou des funérailles et tout ça. — J’accompagnerai l’ambassadeur Vorob’yev. (Des fossettes rieuses se creusèrent sur tout son visage.) En permanence. Il m’a demandé la nuit dernière de l’épouser. Je crois que cela donne la mesure de l’égarement dans lequel il se trouvait. Pour rester en conformité avec l’atmosphère de folie du moment, j’ai accepté. Si vous ne pouvez pas embaucher quelqu’un… Ma foi, cela permettait à Vorob’yev de faire aboutir sa recherche d’une spécialiste de l’étiquette féminine pour l’ambassade. Cela expliquait aussi le bombardement d’invitations et de chocolats. — Félicitations, parvint à répondre Miles. Mais peut-être aurait-il fallu dire « Félicitations » à Vorob’yev et « Bonne chance » à Mia Maz. — Cela me paraît encore très étrange, avoua Maz. Je veux dire, Lady Vorob’yev. Lord Vorkosigan, votre mère, comment a-t-elle vécu cela ? — Du fait qu’elle était une Betane égalitaire ? Sans problème. Elle prétend que les égalitaires s’adaptent fort bien aux sociétés aristocratiques, du moment qu’ils deviennent des aristocrates. — J’espère faire un jour sa connaissance. — Oh ! vous vous entendrez à merveille, toutes les deux, prédit Miles avec confiance. Vorob’yev apparut en terminant de boutonner sa tunique noire juste au moment où entra le ghem-colonel Bénin escorté de gardes de l’ambassade. Erreur. Le ghem-général Bénin. Miles sourit intérieurement à la vue du nouvel insigne étincelant épinglé sur l’uniforme rouge sang. Ne l’avais-je pas prévu, hein ? — Ghem-général, demanda l’ambassadeur à qui la promotion de Bénin n’avait pas échappé, pourrais-je savoir de quoi il s’agit ? Bénin fit une demi-courbette. — Mon Maître Céleste réclame la présence de Lord Vorkosigan à l’heure présente. Ah… Nous vous le rendrons. — Pourrais-je avoir votre parole ? Cela créerait un grand embarras à notre ambassade s’il était égaré… encore une fois. Vorob’yev réussit le petit exploit de prendre un air sévère vis-à-vis de Bénin tout en caressant discrètement la main que Maz avait posée sur son bras. — Vous avez ma parole, ambassadeur, promit Bénin. À un signe réticent d’assentiment de Vorob’yev, le Ghem emmena Miles. Ce dernier jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule, se sentant soudain esseulé. La limousine ne mesurait pas la moitié d’un pâté de maisons, mais était néanmoins un splendide véhicule privé, non pas militaire. Les soldats cetagandans saluèrent Bénin avec la solennité exigée par son nouveau grade et le firent asseoir avec son invité dans le compartiment arrière. Quand le véhicule quitta l’ambassade, Miles eut carrément l’impression de rouler dans une demeure. — Pourrais-je savoir de quoi il s’agit, ghem-général ? demanda Miles à son tour. L’expression de Bénin était presque… celle d’un crocodile. — Selon les ordres que j’ai reçus, les explications devront attendre que vous soyez arrivé au Jardin Céleste. Cela ne vous prendra que quelques minutes, rien de plus. Au début, j’ai pensé que vous seriez ravi mais à la réflexion, je crois que vous allez détester cela. D’une façon comme de l’autre, vous l’avez mérité. — Ghem-général, grommela Miles, prenez garde que votre réputation grandissante d’esprit subtil ne vous monte à la tête. Bénin se contenta de sourire. C’était indiscutablement une salle pour audiences impériales, et non une salle de conférences comme la nuit précédente. Il n’y avait qu’un seul siège et Fletchir Giaja l’occupait déjà. Les robes blanches que l’Empereur arborait ce matin étaient si volumineuses et surchargées qu’il en était réduit à une quasi-immobilité. Deux serviteurs ba étaient là pour l’aider quand il se relèverait. Il avait de nouveau plaqué sur son visage une expression d’icône impassible au point de ressembler à une porcelaine. Trois bulles blanches planaient en silence sur sa gauche. Un autre serviteur ba apporta un petit étui plat à Bénin qui se tenait à la droite de l’Empereur. — Lord Vorkosigan, vous pouvez vous approcher de mon Maître Céleste, déclara Bénin. Miles obtempéra mais décida de ne pas mettre un genou à terre. Il se retrouva ainsi presque nez à nez avec Haut-Fletchir Giaja. Bénin tendit l’étui à l’Empereur qui l’ouvrit. — Lord Vorkosigan, savez-vous ce qu’est ceci ? s’enquit Giaja. Miles examina la médaille de l’ordre du Mérite, suspendue à son ruban de couleur et qui scintillait sur un écrin de velours. — Oui, Sire. C’est un poids de plomb idéal pour noyer un ennemi de petite taille. Allez-vous me coudre dans un sac de soie avec cet objet avant de me jeter par-dessus bord ? Giaja jeta un rapide coup d’œil à Bénin qui répondit par un haussement d’épaules, comme pour dire : « Ne vous avais-je pas prévenu ? » — Baissez la tête, Lord Vorkosigan, ordonna Giaja d’un ton impérieux. Si inaccoutumé que cela soit pour vous. N’était-ce pas Rian dans l’une des bulles ? Miles fixa un bref instant son propre reflet sur ses bottes rutilantes, comme Giaja lui passait le ruban autour du cou. Puis Miles recula d’un demi pas et ne put s’empêcher de toucher le métal froid de la médaille. Il s’obstina à ne pas saluer. — Sire, je… refuse cet honneur. — Non, vous ne le refuserez pas, déclara Giaja d’un ton perspicace tout en le détaillant. Mes plus fins observateurs m’ont laissé entendre que vous désirez ardemment que vos mérites soient reconnus. C’est… Une faiblesse qui peut être exploitée… —… une qualité compréhensible qui me rappelle nos propres Ghems. Ma foi, cela valait toujours mieux que d’être comparé aux autres demi-frères des Hauts, les Ba. Qui n’étaient pas les eunuques du palais qu’ils semblaient être mais plutôt des essais scientifiques intra-muros d’une extrême valeur. Le défunt Ba Lura pouvait fort bien être plus que le demi-frère de Giaja lui-même, d’après ce que Miles avait compris. Soixante-huit pour cent de chromosomes communs, peut-être. Miles décida de faire preuve dorénavant de plus de respect, sans parler de prudence, à l’égard de ces silencieuses et furtives créatures. Tous ici, aussi bien les serviteurs présumés que leurs maîtres présumés, étaient impliqués dans la question du Haut. Rien d’étonnant au fond que l’Empereur eût pris tellement au sérieux le meurtre de Ba Lura. — S’il s’agit de voir mes mérites reconnus, il me sera difficile de montrer cette médaille sur ma planète. Il y a de fortes chances que je l’enfouisse au fond de mon plus profond tiroir. — Bien, fit Giaja d’un ton égal. Du moment que vous y enfouissiez également tous les événements qui lui sont associés. Ah ! Voilà la raison de tout cela. Acheter son silence. — Sire, parmi les événements de ces deux dernières semaines, il y en a fort peu dont j’aurais plaisir à me souvenir. — Souvenez-vous de ce qui vous chante, du moment que vous n’en racontez rien. — Pas publiquement, bien entendu. Mais je suis tenu de faire un rapport. — Vos rapports militaires qui relèvent du secret d’État ne m’inquiètent pas. — Je… (il jeta un regard en coin à la bulle blanche de Rian qui planait tout à côté)… J’accepte. Les paupières pâles de Giaja se baissèrent en signe d’approbation. Miles se sentait très étrange. Était-ce se laisser corrompre que d’accepter une distinction pour faire exactement ce qu’il aurait fait, ou pas fait, de toute façon ? À propos… ses propres Barrayarans allaient-ils penser qu’il avait conclu un marché ? La véritable raison de cette petite conversation sans témoins avec l’Empereur la nuit précédente commença enfin à percer dans son cerveau embrumé par le manque de sommeil. Ils ne pourront jamais imaginer que Giaja a réussi à me suborner en vingt minutes de conversation. Ou le pourraient-ils ? — Vous m’accompagnerez, continua Giaja, à ma gauche. Il est temps d’y aller. L’Empereur se leva, aidé par les Ba qui soutinrent ses robes. Étreint par le désespoir, Miles regarda les bulles. Son ultime chance… — Haute Rian, puis-je vous parler encore une fois ? demanda-t-il en s’adressant aux bulles en général, ne sachant quelle était celle de Rian. Giaja jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, ouvrit sa main aux doigts effilés en guise d’autorisation tout en continuant de s’éloigner au pas de cérémonie imposé par sa parure surchargée. Deux bulles attendaient, la troisième suivait l’Empereur et Bénin montait la garde juste de l’autre côté de la porte ouverte. Ce ne serait pas un tête-à-tête. Aucune importance. Il n’y avait pas grand-chose qu’il eût envie de lui dire à haute voix de toute façon. Miles regardait les deux bulles alternativement, pris de doute. L’une des bulles s’éteignit. Rian était là, telle qu’il l’avait vue la première fois, ses robes blanches et vaporeuses enveloppées par les flots de sa somptueuse chevelure de jais. Il en eut encore une fois le souffle coupé. Rian approcha son fauteuil flottant et effleura de sa main délicate la joue gauche de Miles. C’était la première fois qu’ils se touchaient. Mais si elle lui avait demandé : « Avez-vous mal ? », il l’aurait mordue, il en aurait juré. Mais Rian était bien trop fine pour le faire. — Je vous ai beaucoup pris, déclara-t-elle doucement, et je ne vous ai rien donné en retour. — N’est-ce pas la manière Haute ? fit Miles d’un ton amer. — C’est la seule que je connaisse. Le dilemme du prisonnier… Rian retira de sa manche une sorte de rouleau noir et brillant qui ressemblait à un bracelet. Une fine mèche de cheveux soyeux enroulée tant et si bien qu’on l’eût dite sans fin. Elle la lui tendit. — Voilà. C’est la seule idée que j’ai eue. C’est parce que au fond, vous ne possédez rien d’autre, milady. Tout le reste est un présent de votre Constellation, ou de la Crèche des Étoiles, ou des Hauts, ou encore de votre Empereur. Vous vivez dans les interstices d’un monde communautaire, riche au-delà des rêves de l’homme le plus cupide qui soit, mais vous ne possédez… rien. Pas même vos propres chromosomes. Miles prit le rouleau de cheveux. Il était frais et lisse au toucher. — Qu’est-ce que cela signifie ? Pour vous ? — Je… Je n’en sais franchement rien, avoua-t-elle. Honnête jusqu’au bout. Cette femme sait-elle-même ce que c’est que mentir ? — En ce cas, je le garderai, milady. En souvenir. Enfoui loin des regards. — Oui, je vous en prie. — Mais comment vous souviendrez-vous de moi ? (Il n’avait rien sur lui qu’il eût pu lui donner, hormis les résidus pelucheux qui restaient au fond de ses poches après le nettoyage de son uniforme.) Ou préféreriez-vous m’oublier ? Les yeux bleus de Rian miroitèrent comme le soleil se reflète sur un glacier. — Il n’y a pas de danger que je vous oublie. Vous verrez. Là-dessus, elle s’éloigna doucement. Son bouclier reprit lentement forme autour d’elle, et elle s’évapora comme un parfum. Les deux bulles s’éloignèrent en flottant pour regagner leur place auprès de l’Empereur. Le vallon était semblable à celui où s’était tenu le récital de poésie élégiaque, mais plus vaste. Cette immense cuvette en pente douce était ouverte sur le ciel artificiel du dôme. Les bulles des Hautes, ainsi que les Hauts-Lords et les ghems-Lords, tous en blanc, en occupaient les flancs. Le millier de délégués galactiques dans leurs tenues aux teintes sombres noircissait la périphérie. Au centre, séparé par un anneau désert de gazon et de fleurs, était disposé un autre dôme de force d’une douzaine de mètres ou plus de diamètre. À travers ce dôme qui semblait une brume, Miles entrevoyait indistinctement une énorme quantité d’objets empilés à la diable autour d’un piédestal sur lequel reposait la légère silhouette tout de blanc vêtue de feu Haute-Lisbet Degtiar. Miles plissa les yeux dans l’espoir de repérer le grand coffret en bois d’érable de la délégation barrayarane mais le glaive de Dorca était enfoui sous la masse. Il ne comptait guère. Mais lui-même allait jouir d’une vue quasi impériale puisqu’il avait droit à un siège au bord de l’anneau de verdure. Le cortège final qui descendait une allée laissée libre, jusqu’au centre de la cuvette, se déroulerait en remontant dans la hiérarchie : les huit Épouses planétaires et leur Chambrière dans leurs neuf bulles blanches, suivies des sept – oui, sept, comptez-les bien, vous tous – Hauts-satrapes, et enfin l’Empereur lui-même et sa garde d’honneur. Bénin s’était glissé à l’ancienne place du ghem-général Naru sans provoquer la moindre ride. Miles claudiquait dans la suite de Giaja en se sentant extrêmement voyant. Il devait offrir un surprenant spectacle, petit bonhomme frêle et sinistre, avec son visage de poivrot qui s’est bagarré la nuit dans quelque tripot spatial. La médaille de l’ordre du Mérite cetagandan, superbe sur le noir de l’uniforme de deuil de sa Maison, ne pouvait échapper au regard de quiconque. Miles présumait que Giaja se servait de lui pour envoyer une sorte de signal à ses Hauts-satrapes, un avertissement des moins amicaux. Comme il était clair que Giaja avait la ferme intention de ne divulguer aucun détail des événements des deux semaines qui venaient de s’écouler, Miles en arrivait à conclure qu’il s’agissait là d’une tactique à la « comprenne qui peut », destinée à déconcerter en semant aussi bien le doute que la vérité, une forme de terrorisme extrêmement subtile. Ouais ! Qu’ils se posent des questions ! C’est-à-dire, pas ceux-là ! Miles passait à ce moment-là devant la délégation barrayarane installée dans les premiers rangs de la foule galactique. Vorob’yev le regardait, interloqué. Maz avait l’air surprise mais enchantée. Désignant le cou de Miles, elle toucha deux mots à son fiancé. Vorreedi semblait effroyablement suspicieux. Ivan était… totalement dépourvu d’expression. Merci pour ton vote de confiance, cousin. Miles repéra Lord Yenaro dans le dernier rang des Ghems. Yenaro était vêtu du pourpre et blanc du ghem-Lord attitré du Jardin Céleste de dixième rang, sixième degré, soit le plus bas échelon. Non, le plus bas échelon de la classe supérieure, corrigea Miles. On dirait qu’il a fini par décrocher son emploi de laborantin parfumeur. Et ainsi, Fletchir Giaja a muselé un autre chien fou. Très astucieux. Les membres de la suite de l’Empereur s’installèrent tous au centre de la cuvette aux places qui leur avaient été assignées. Une procession de jeunes filles ghemes déposa une ultime offrande de fleurs tout autour de la bulle de force centrale. Un chœur se mit à chanter. Miles se surprit à calculer le prix de la seule main-d’œuvre pour le mois des funérailles sur la base d’un salaire minimal. La somme était… céleste. Il se rendait de plus en plus compte qu’il n’avait pas pris de petit déjeuner ni bu assez de café. Je ne tomberai pas dans les pommes. Je ne me gratterai ni le nez ni le cul. Je ne… Une bulle blanche vint se poster devant l’Empereur. Le Ba de petite taille que Miles connaissait bien marchait à son côté en portant un plateau à plusieurs compartiments. La voix cérémonieuse de Rian se fit entendre à travers sa sphère. Le Ba posa le plateau aux pieds de Giaja. Miles, à la gauche de l’Empereur, regarda dans les compartiments et eut un sourire amer. La Grande Clef, le Grand Sceau, et tous les autres insignes impériaux de Lisbet avaient regagné leur place. Le Ba et la bulle se retirèrent. S’ennuyant un brin, Miles attendit que Giaja appelle sa nouvelle Impératrice d’un point quelconque de la nuée des bulles Hautes. L’Empereur fit signe à Rian et à son Ba de s’approcher de nouveau. Il y eut encore toute une litanie de formules rituelles, si recherchées que Miles mit une pleine minute avant de décrypter leur signification. Le Ba s’inclina et reprit le plateau au nom de sa maîtresse. L’ennui de Miles disparut sous le choc, qui était toutefois amorti par une totale stupeur. Pour une fois, il souhaita être encore plus petit, ou avoir le don d’invisibilité de son cousin ou encore pouvoir se téléporter magiquement ailleurs, n’importe où, loin d’ici. Un frisson de surprise, voire même de stupéfaction, traversa l’assistance, Hauts et Ghems. Les membres de la Constellation Degtiar avaient l’air tout à fait enchantés. Les membres des autres constellations… se bornaient à observer poliment. Haute-Rian Degtiar reprenait possession de la Crèche des Étoiles, en tant que nouvelle Impératrice de Cetaganda, la quatrième mère impériale choisie par Fletchir Giaja mais désormais hiérarchiquement la première en vertu de sa responsabilité sur le génome. Son premier devoir de généticienne serait de concocter son propre fils, le Prince impérial. Seigneur ! Était-elle heureuse, dans cette bulle ? Son nouveau… non pas époux mais reproducteur, l’Empereur, ne la toucherait peut-être jamais. D’un autre côté, peut-être deviendraient-ils amants. Giaja désirerait, qui sait, affirmer son emprise sur elle. Mais pour être juste, Rian avait dû être mise au courant avant la cérémonie et elle ne donnait pas l’air de s’être opposée à cette décision. Miles déglutit, se sentant soudain malade et extrêmement las. Hypoglycémie, certainement. Bonne chance, milady. Bonne chance… Au revoir. Ainsi Giaja étendait sa mainmise sur l’Empire, aussi silencieusement qu’une nappe de brouillard… L’Empereur leva une main. À son signal, les ingénieurs impériaux qui attendaient dans leur centrale électrique entrèrent en action. Dans le dôme central apparut une lueur orange foncé qui passa au rouge, au jaune puis au blanc bleuté. Les objets à l’intérieur de ce brasier s’inclinaient, tombaient, puis virevoltaient en remontant, se désintégrant peu à peu en plasma moléculaire. Les ingénieurs, ainsi que la Sécurité impériale, avaient dû passer une nuit de transes et de labeur pour préparer le bûcher funéraire de l’Impératrice Lisbet avec un soin extrême. Si cette bulle éclatait maintenant, la chaleur dégagée équivaudrait à celle d’une petite bombe thermonucléaire. La crémation ne dura pas longtemps, peut-être dix minutes en tout. Un cercle s’ouvrit tout en haut de l’immense dôme de force assombri par des nuages, révélant un ciel azur. L’effet était des plus bizarres. On eût dit une déchirure donnant sur une autre dimension. Un trou beaucoup plus petit s’ouvrit à son tour au sommet de la bulle de force. Un feu blanc fusa vers le ciel comme cette bulle se vidait. Miles présuma que tout trafic aérien au-dessus du centre de la capitale avait été suspendu, quoique cette colonne se dispersât rapidement en légères fumerolles. Puis le dôme se referma. Une brise artificielle chassa les nuages artificiels et la lumière devint plus éclatante, plus gaie. La bulle de force s’effaça et disparut. Il ne resta plus qu’un cercle, vide, de gazon intact. Pas même de cendre. Un serviteur ba apporta à l’Empereur une robe de couleur vive. Giaja retira ses premières robes blanches et endossa sa nouvelle tenue. Enfin, l’Empereur leva un doigt. Sa garde d’honneur l’encadra et le cortège impérial repartit, en ordre inverse, par la même allée. Lorsque le dernier haut dignitaire eut disparu, l’assistance lâcha un soupir collectif. Au silence et à l’atmosphère austère succédèrent les murmures et les bruissements de la foule qui s’apprêtait à repartir. Un grand aérocar découvert attendait en haut du vallon pour emmener l’Empereur… là où les Empereurs étaient censés se rendre après la cérémonie. Giaja allait-il siffler un petit verre de gnôle et retirer ses souliers à coups de pied ? Probablement pas. Le Ba arrangea les robes impériales et s’installa aux commandes. Miles se trouvait à côté de l’engin quand il s’éleva du sol. Giaja lui jeta un regard et le gratifia d’un microscopique salut de la tête. — Bon voyage, Lord Vorkosigan. Miles s’inclina profondément. — Jusqu’à notre prochaine rencontre. — Le plus tard possible, je l’espère, murmura Giaja d’un ton sec. L’aérocar s’éloigna, suivi d’une nuée de bulles de Hautes, qui arboraient maintenant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Aucune ne sembla prendre le temps d’un dernier regard en arrière. Le visage du ghem-général Bénin, posté au côté de Miles, faillit le trahir. Riait-il ? — Venez, Lord Vorkosigan. Je vais vous escorter jusqu’à votre délégation. Puisque j’ai donné à votre ambassadeur ma parole que je vous ramènerai, je dois personnellement « racheter » ma parole, pour parler comme vous autres, les Barrayarans. Curieuse tournure. L’employez-vous dans un sens religieux, comme on parlerait d’une âme, ou dans le sens d’un objet qu’on avait déposé chez un prêteur sur gages ? — Hum… Plutôt dans un sens médical. Comme don temporaire d’un organe vital. Cœurs et promesses, autant de gages rachetés aujourd’hui. Ils retrouvèrent l’ambassadeur Vorob’yev et son petit groupe qui jetaient des regards à la ronde, alors que les délégués galactiques montaient à bord de nacelles flottantes pour se rendre à un ultime et fantastique festin. La soie blanche des sièges avait été remplacée, pendant l’heure qui précédait, par des soies multicolores, marquant la fin officielle du deuil. Malgré l’absence de tout signal perceptible, l’une des nacelles s’approcha de Bénin. Ils n’auraient donc pas à attendre comme les autres. — Si nous partions maintenant, dit Miles à Ivan, nous pourrions être en orbite dans une heure. — Mais… les ghemes-Ladies seront peut-être au festin, protesta Ivan. Les femmes sont gourmandes, tu sais. Miles mourait de faim. — En ce cas, plus de doute, nous partons immédiatement, affirma-t-il d’un ton catégorique. — Cela semble une bonne décision, Lord Vorkosigan, renchérit Bénin, narquois, qui n’avait sans doute pas oublié l’ultime et claire allusion de l’Empereur. Vorob’yev fit la moue. Les épaules d’Ivan s’affaissèrent légèrement. Vorreedi désigna le cou de Miles, le regard à la fois suspicieux et dévoré de curiosité. — Et que signifie tout cela… Lieutenant ? Miles tapota le ruban de soie auquel était suspendue la médaille de l’ordre du Mérite cetagandan. — Ma récompense. Et mon châtiment. On dirait que Fletchir Giaja a un léger penchant pour l’ironie de haute volée. Maz, à laquelle on n’avait manifestement pas encore expliqué tous les sous-entendus de la situation, critiqua le manque d’enthousiasme de Miles. — Mais, Lord Vorkosigan, c’est une distinction extraordinaire ! Il y a des ghems-officiers cetagandans qui donneraient volontiers leur vie pour l’obtenir ! — Mais, expliqua Vorob’yev d’un ton froid, les rumeurs qui vont circuler ne le rendront pas populaire chez nous, mon amour. D’autant plus qu’elles vont circuler sans véritable explication. Et tout particulièrement, d’autant plus que Lord Vorkosigan est officiellement affecté à la Sécurité impériale barrayarane. D’un point de vue barrayaran, tout cela paraît… eh bien, tout cela paraît très étrange. Miles soupira. Son mal de tête était en train de revenir. — Je sais, dit-il. Je parviendrai peut-être à convaincre Illyan de classer cette affaire secret d’État. — Mais environ trois mille personnes viennent de le voir ! s’exclama Ivan. Miles tressaillit. — Eh bien, c’est ta faute ! — Ma faute ? — Parfaitement ! Si tu m’avais apporté ce matin deux ou trois bulbes de café plutôt qu’un seul, mon cerveau aurait été en état de marche, et j’aurais pu m’esquiver plus vite et éviter cela. Mes réflexes étaient salement ralentis. Je commence seulement à en mesurer toutes les conséquences. Notamment, s’il n’avait pas baissé la tête pour recevoir docilement le collier de soie de Giaja, par combien aurait été multipliée la probabilité pour que leur vaisseau interstellaire ait un regrettable et fatal accident en quittant l’Empire cetagandan ? Les sourcils de Vorreedi se haussèrent. — Oui… fit-il. Mais de quoi donc avez-vous parlé la nuit dernière, vous et les Cetagandans, après que Lord Vorpatril et moi-même avons été exclus ? — De rien du tout. On ne m’a plus posé une seule question. (Miles eut un sourire sombre.) C’est toute la beauté de la chose, bien sûr. Colonel, comment peut-on prouver une négation ? Essayez, j’aimerais vous y voir. Après un long silence, Vorreedi opina très lentement. — Je vois. — Je vous en remercie, colonel, répondit Miles dans un souffle. Bénin les escorta vers la Grille Sud jusqu’à ce qu’ils quittent le Jardin Céleste pour la dernière fois. La planète d’Eta Ceta disparaissait dans le lointain mais pas encore assez vite au goût de Miles. Il éteignit l’écran de contrôle de sa cabine du vaisseau courrier de la Séclmp et se rallongea sur sa couchette pour grignoter encore un peu de sa tablette de ration, sèche et ordinaire, en espérant s’endormir. Il portait un survêtement noir tout froissé et était pieds nus. Il agita ses orteils pour jouir de cette rare liberté. En rusant bien, il pourrait se débrouiller pour effectuer toute la traversée nu-pieds. La médaille de l’ordre du Mérite cetagandan, suspendue au-dessus de sa tête, oscillait légèrement à l’extrémité de son ruban de couleur en étincelant dans la douce lumière. Il la contempla d’un air renfrogné tout en méditant. Un double coup familier fut frappé à sa porte. Un instant, il eut très envie de feindre de dormir, mais finalement il se redressa sur un coude en soupirant. — Entre, Ivan. Ivan s’était également empressé de se débarrasser de son uniforme pour passer un survêtement. Et des chaussons antidérapants, ha. Il tenait une liasse de papiers multicolores à la main. — J’ai pensé partager ça avec toi, annonça-t-il. L’huissier de Vorreedi me les a remis juste avant notre départ. Tout ce que nous allons manquer ce soir et la semaine prochaine. (Ivan ouvrit le vide-ordures mural de Miles. Un papier jaune.) Lady Benello. (Il le jeta. Fouitch… Le papier fut aspiré dans le néant. Un papier vert.) Lady Arvin. (Fouitch… Un alléchant papier turquoise. Miles en sentit même le parfum.) L’inestimable Veda. (Fouitch…) — Ça va, Ivan, grommela Miles. J’ai compris. — Et la nourriture, soupira son cousin… Pourquoi manges-tu cette infâme ration ? Même la cambuse d’un vaisseau courrier peut te proposer mieux que ça ! — J’avais envie de quelque chose d’ordinaire. — Indigestion, hein ? Ton estomac te fait encore des misères ? Tu ne perds pas de sang, j’espère. — Pas d’hémorragie. Sinon cérébrale… Dis-moi, pourquoi es-tu venu me voir ? — Je désirais te faire partager ma vertueuse décision de renoncer à ma vie de sybarite cetagandan décadent, répondit Ivan d’un air guindé. C’est comme si je me rasais le crâne et me faisais moine. Pour les deux semaines à venir, en tout cas. (Son regard tomba sur la médaille de l’ordre du Mérite qui tournait lentement au bout de son ruban.) Veux-tu que je jette ça aussi aux ordures pendant que j’y suis ? Allons, je vais t’en débarrasser… Ivan avança une main comme pour la prendre. Miles se redressa sur sa couchette, hérissé comme un chat sauvage défendant son territoire. — Fiche le camp d’ici ! — Ha ! fit Ivan d’un ton victorieux. Je savais bien que ce petit colifichet représentait pour toi bien davantage que tu n’étais prêt à l’admettre devant Vorreedi et Vorob’yev. Miles fit disparaître la médaille sous ses couvertures, hors de vue et hors de portée. — Je l’ai sacrément bien méritée. Puisqu’on parle de sang. (Ivan sourit jusqu’aux oreilles et cessa de tourner en rond à la chasse aux possessions de Miles. Il s’installa dans le fauteuil pivotant de la minuscule cabine.) — J’ai songé à quelque chose, tu sais, continua Miles. Qu’en sera-t-il dans dix ou quinze ans si jamais je quitte les Services secrets pour recevoir le commandement d’un vaisseau ? J’aurai davantage d’expérience sur le terrain qu’aucun autre soldat barrayaran de ma génération mais mes collègues officiers n’en sauront rien. Secret d’État. Ils se figureront tous que j’ai passé la dernière décennie à me balader sur des vaisseaux interstellaires en me goinfrant de sucreries. Comment garder mon autorité sur une bande de péquenots trop grands pour leur âge mental… dans ton genre ? Ils me mangeront tout cru. — Ça, approuva Ivan, l’œil brillant, ils le tenteront, tu peux en être sûr. Et j’espère bien que je serai là pour le voir. Secrètement, Miles l’espérait également, mais il se serait plutôt laissé arracher les ongles avec des tenailles, selon la bonne vieille méthode d’interrogatoire de la Séclmp, plusieurs générations auparavant, plutôt que de l’avouer. Ivan poussa un gros soupir. — Mais ces ghemes-Ladies vont quand même me manquer. Ainsi que les festins. — Ivan, chez nous également, nous avons de belles dames et des festins. — C’est vrai. Ivan retrouva un peu le moral. — C’est drôle si tu y réfléchis. (Miles s’allongea de nouveau et cala son oreiller dans son dos pour se soutenir.) Si feu le Père Céleste de Fletchir Giaja avait envoyé les Hautes, plutôt que les ghems-Lords, à la conquête de Barrayar, je crois que notre planète appartiendrait encore aujourd’hui à Cetaganda. — Les ghems-Lords n’ont su faire preuve que de brutalité, admit Ivan. Mais nous avons été encore plus brutaux. (Il fixa le plafond.) Dans combien de générations, selon toi, ne nous sera-t-il plus possible de considérer que les Hauts sont encore des humains ? — Je crois que la seule vraie question à se poser, dit Miles, c’est de savoir dans combien de générations les Hauts ne nous considéreront plus comme des humains. (Ma foi, je suis déjà habitué à cela même chez moi. Une sorte d’aperçu de l’avenir.) Je crois que… Cetaganda continuera d’être une menace potentielle pour ses voisins tant que les Hauts seront en transition… vers leur mystérieux avenir. L’Impératrice Lisbet et celles qui l’ont précédée (et aussi ses héritières) dirigent cette course à l’évolution sur deux pistes à la fois. Les Hauts aux gènes entièrement contrôlés, et les Ghems utilisés comme source de nouveautés génétiques, d’imprévu, ainsi que de fonds de réserve de variantes. Comme un producteur de semences qui ne vendrait qu’une seule variété, pour une monoculture, mais cependant garderait des échantillons de plantes sauvages afin de pouvoir faire face à une situation imprévue. Le plus grand péril pour tous serait que les Hauts perdent le contrôle des Ghems. Le jour où les Ghems auront les mains libres… Ma foi, Barrayar sait ce qui se passe quand un demi-million d’adeptes du darwinisme social, armés jusqu’aux dents, déboulent sur votre planète natale. Ivan grimaça. — Absolument. Comme ton estimé feu grand-père se plaisait à nous le raconter en insistant en long et en large sur tous les macabres détails. — Mais… si les Ghems continuent à essuyer des échecs militaires au cours de la prochaine génération – la nôtre –, si leurs petites aventures expansionnistes continuent d’être aussi embarrassantes et coûteuses que la débâcle de la tentative d’invasion de Vervain, peut-être que les Hauts poursuivront leur quête de la supériorité par des moyens autres que militaires. Peut-être même des moyens pacifiques. Voire par des moyens qu’on peut à peine imaginer. — Bonne chance, éructa Ivan. — La chance, on se la construit, si on désire en avoir. (Et moi, je désire en avoir davantage. Ah ! ça oui.) Tout en surveillant Ivan du coin de l’œil, de crainte d’une attaque soudaine, Miles raccrocha sa médaille. — Tu vas la porter ? T’es pas chiche. — Non. À moins d’avoir besoin, un jour ou l’autre, d’être vraiment insupportable. — Mais tu vas la garder. — Oh ! oui. Ivan se mit à contempler l’espace, ou plutôt le mur de la cabine, et donc implicitement l’espace au-delà. — Le réseau des couloirs de navigation est immense et ne cesse de s’étendre. Même les Hauts auront du mal à l’occuper entièrement, je crois. — Je l’espère. La monoculture, c’est lassant et vulnérable. Lisbet le savait bien. Ivan pouffa de rire. — N’es-tu pas un peu petit pour songer à remodeler l’univers ? — Ivan. (Et d’une voix qu’il laissa, sans prévenir, devenir glaciale :) Pourquoi Haut-Fletchir Giaja aurait-il décidé qu’il devait se montrer courtois avec moi ? Crois-tu vraiment que c’était uniquement par égard pour mon père ? (Miles tripota la médaille et la fit tournoyer, puis plongea son regard dans celui de son cousin.) Ce n’est pas un vulgaire colifichet. Songe un peu à tout ce qu’il représente. Corruption, sabotage, et authentique respect, tout cela étrangement empaqueté ensemble… Nous n’en avons pas encore fini, Giaja et moi. Ce fut Ivan qui détourna son regard le premier. — Toi, tu es complètement fou, tu sais ? Après une minute de silence embarrassant, Ivan se hissa hors du fauteuil de Miles et repartit en marmonnant qu’il allait chercher de la nourriture digne de ce nom sur ce vaisseau. Miles se cala contre son oreiller et, les yeux plissés, observa le petit cercle étincelant qui tournoyait comme une planète.