Barrayar 1 J’ai peur. Cordelia repoussa le rideau de la fenêtre du salon de la résidence Vorkosigan et son regard plongea dans la rue inondée de soleil, trois étages plus bas. Un long véhicule argenté s’était engagé dans l’allée semi-circulaire menant au portail. Une fois passé la grille aux barreaux acérés et les massifs d’arbustes importés de la Terre, il fit halte. C’était une voiture officielle. La portière arrière s’ouvrit et un homme en uniforme vert en sortit. Bien que la vue plongeante déformât la perspective, Cordelia reconnut le commandant Illyan à ses cheveux bruns. Il était tête nue, selon son habitude. Marchant à grands pas, il eut bientôt disparu sous le portique. Je n’ai pas vraiment à me faire de bile tant que la Sécurité impériale ne vient pas nous chercher au beau milieu de la nuit. N’empêche, une boule d’angoisse lui nouait l’estomac. Mais qu’est-ce qui m’a pris de venir sur Barrayar ? De jouer ma vie à pile ou face ? Des bottes martelèrent le corridor. Il y eut un grincement quand la porte du salon s’ouvrit. Le sergent Bothari passa la tête par l’entrebâillement et poussa un soupir de satisfaction en voyant que Cordelia était bien là. — C’est l’heure, milady. — Merci, sergent. Cordelia laissa retomber le rideau et se retourna pour s’examiner une dernière fois dans le miroir surmontant l’archaïque cheminée. Pointant le menton au-dessus de la raide collerette de dentelle de son corsage, elle rectifia la retombée des manches de sa vareuse fauve et frotta distraitement son genou contre l’ample jupe qui était la marque distinctive des femmes appartenant à la classe vor. Une jupe dans les mêmes tons que sa vareuse. La seule vue de cet assortiment de teintes eut sur Cordelia un effet réconfortant. C’était presque la couleur du vieux treillis qu’elle portait lors des missions qu’elle effectuait pour le compte de la section d’exploration astronomique de Beta. Elle lissa sa chevelure rousse et ôta les deux peignes en émail qui la retenaient de part et d’autre de son visage. Elle la repoussa en arrière et ses cheveux retombèrent mollement jusqu’à ses reins. Ses yeux gris scrutèrent l’image que lui renvoyait le miroir. Un nez un peu trop osseux, un menton un rien trop long mais, indiscutablement, l’ensemble était bon pour le service. À toutes fins utiles. D’ailleurs, si elle voulait jouer les coquettes, elle n’avait qu’une chose à faire : se tenir à côté de Bothari. Il restait planté là, la mine lugubre, le haut de son crâne à deux mètres au-dessus du sol. Cordelia se considérait comme une femme grande, mais sa tête arrivait tout juste au niveau des épaules du sergent. Il avait une tête de gargouille, un visage fermé, méfiant, en lame de couteau, un nez en bec d’aigle dont la coupe militaire de sa boule taillée en brosse ne faisait qu’accentuer l’agressivité. L’élégante livrée du personnel du comte Vorkosigan elle-même – havane et brodée du blason argent de la maison – était impuissante à gommer si peu que ce fût la stupéfiante laideur de ce pauvre Bothari. Mais c’était là un visage parfait… à toutes fins utiles. Un serviteur en livrée. Quelle idée ! Qu’était-il censé servir ? Notre vie, notre fortune et notre fichu honneur, pour commencer. Cordelia lui adressa un signe de tête cordial dans la glace avant de faire volte-face pour le suivre dans le dédale de la résidence Vorkosigan. Il fallait absolument qu’elle apprenne à s’orienter dans ce labyrinthe. Etre perdue dans sa propre maison, être obligée de demander son chemin à un garde ou à un domestique était quand même embarrassant. Surtout au beau milieu de la nuit, quand on n’a qu’une serviette pour tout vêtement. Bon sang, j’étais pilote d’astronef ! Si elle était capable d’exécuter un saut en jonglant avec cinq dimensions, elle pouvait bien effectuer un exploit aussi simple qu’une descente de trois étages ! Pour Bothari, à pas comptés, pour Cordelia, d’un pied léger, ils arrivèrent à la dernière marche d’un large escalier à vis dont la spirale gracieuse plongeait en direction d’un vestibule en damier noir et blanc. Un homme de haute taille qui s’appuyait sur une canne leva la tête en entendant leurs pas. Le visage du lieutenant Koudelka était régulier et amène. Il sourit ouvertement à Cordelia. Même les rides de douleur qui s’épanouissaient aux coins de ses yeux et aux commissures de ses lèvres ne parvenaient pas à le vieillir. Il était en petite tenue – l’uniforme vert des forces impériales, identique en tout point, excepté les insignes, à celui des hommes de la Sécurité placés sous l’autorité du commandant Illyan. Si les manches et le hausse-col de sa tunique dissimulaient le réseau de fines cicatrices rouges qui s’entrecroisaient sur son thorax, Cordelia avait l’impression de les avoir sous les yeux. Nu sur une estrade, Koudelka aurait pu servir à illustrer un cours sur la structure du système nerveux humain : chacune de ces cicatrices représentait un nerf mort, excisé et remplacé par un fil d’argent. Il n’était pas encore tout à fait habitué à ces implants. N’ayons pas peur des mots : les chirurgiens d’ici sont des bouchers aussi ignares qu’empotés. Ceux de Beta étaient d’un autre niveau de compétence. Mais rien dans l’expression de Cordelia ne venait trahir ses réflexions intimes. Koudelka se tourna d’un mouvement saccadé et adressa un signe de tête à Bothari. — Salut, sergent. Bonjour, dame Vorkosigan. Cordelia n’était pas encore habituée à son nouveau nom. Il lui paraissait sonner faux. Elle rendit son sourire au lieutenant. — Bonjour, Kou. Où est Aral ? — Le commandant Illyan et lui se sont rendus dans la bibliothèque pour voir où sera installée la nouvelle console de communication protégée. Ils ne devraient pas tarder à revenir. Ah ! Justement, les voici. On entendait, en effet, claquer les pas des deux hommes en train de franchir une porte voûtée. Cordelia suivit le regard de Koudelka. Le frêle et courtois Illyan à l’allure débonnaire était comme éclipsé par le personnage qu’il accompagnait, un homme qui avait dépassé le cap de la quarantaine, resplendissant dans l’uniforme vert des forces impériales. C’était à cause de lui que Cordelia avait fait le voyage de Barrayar. Le comte Aral Vorkosigan, amiral à la retraite. Enfin… Il y était encore la veille. Une chose, en tout cas, ne laissait aucune place au doute : hier, leur vie avait basculé du tout au tout. Tu veux parier qu’au bout du compte on retombera sur nos pieds ? Vorkosigan était massif et puissamment charpenté. Ses cheveux noirs s’argentaient. Une ancienne cicatrice en forme de L déparait son menton. Il se mouvait avec une énergie contenue. Ses yeux gris au regard intense s’éclairèrent à la vue de Cordelia. — Je vous souhaite le bonjour, tendre amie, lui dit-il d’une voix chantante en lui tendant la main. Sa formulation était affectée, mais la sincérité se lisait dans ses yeux aussi brillants que des miroirs. Des miroirs où je suis belle, songea Cordelia avec une soudaine émotion. Des miroirs autrement flatteurs que celui du salon. À partir de maintenant, ce sera dans ceux-là que je me regarderai. La main épaisse d’Aral était sèche et chaude. Une chaleur qui faisait du bien, une chaleur vivante enveloppant la fraîcheur des doigts fuselés de Cordelia. Mon époux. Un mot qui était comme une nouvelle peau, aussi douce et forte que la main qui enserrait ses doigts. Même si ce nouveau nom, dame Vorkosigan, lui faisait toujours l’effet d’une mante qui lui glissait des épaules. Elle lança un coup d’œil aux trois hommes réunis devant elle. Les mutilés qui marchent, un, deux, trois. Et moi, l’infirmière auxiliaire. Les survivants. Kou mutilé dans son corps, Bothari dans son esprit, Vorkosigan dans son âme. Tous trois avaient été quasiment blessés à mort pendant la guerre d’Escobar. La vie continue. Marche ou crève. Finirons-nous par guérir un jour ? Elle l’espérait. — Prête pour le départ, cher capitaine ? Vorkosigan avait une voix de baryton que réchauffait son guttural accent barrayan. — Je crois ne l’avoir jamais été davantage. Illyan et le lieutenant Koudelka se mirent en marche. À cause de ses genoux démantibulés, ce dernier traînait la patte et sa démarche contrastait avec celle, alerte et assurée, du commandant. Fronçant dubitativement les sourcils, Cordelia prit le bras de son mari et tous deux leur emboîtèrent le pas, abandonnant Bothari à ses tâches de majordome. — Quel est le programme pour les jours à venir ? demanda-t-elle. — Eh bien, il y a d’abord l’audience, naturellement, répondit Vorkosigan. Après, je verrai les hommes. Le comte Vortala réglera ce petit ballet. Plus tard, les Conseils réunis en séance plénière voteront la décision et je prêterai serment. Cela fait cent vingt ans que nous n’avons pas eu de régent et Dieu seul sait quelles formalités protocolaires ils sortiront de la poussière ! Koudelka prit place à côté du chauffeur en uniforme. Le commandant Illyan s’installa dans le compartiment arrière du véhicule, face à Vorkosigan et à sa femme. Cordelia, remarquant l’épaisseur du toit transparent qui se rabattait au-dessus de l’habitacle, se rendit compte que c’était une voiture blindée. Obéissant au signal d’Illyan, le chauffeur démarra en douceur. L’habitacle ne laissait filtrer aucun bruit extérieur. — Régente consort, fit Cordelia, essayant la sonorité de la formule. Ce sera désormais le titre que je porterai. — Oui, milady, répondit Illyan. — Est-ce qu’il implique des obligations officielles ? Illyan leva les yeux vers Vorkosigan. — Euh… oui et non, répondit celui-ci. Tu auras à honorer de ta gracieuse présence des tas de cérémonies. D’abord, les funérailles de l’empereur. Une rude épreuve pour tous les intéressés – sauf, peut-être, dans le cas de l’empereur Ezar. Il faut attendre qu’il pousse son dernier soupir. Je ne sais pas s’il a planifié l’instant fatal, mais je n’en serais pas autrement surpris. Pour ce qui est du côté mondanités, le choix t’appartiendra en grande partie. Discours et galas, mariages, baptêmes et obsèques d’importance, accueil des délégations envoyées par les districts – bref, tout ce qui relève des relations publiques. Le genre de choses dont la princesse douairière Kareen sait s’acquitter avec un art consommé. (Vorkosigan s’interrompit devant l’air affolé de Cordelia et se hâta d’ajouter :) Mais, si tu préfères, tu pourras mener ta vie sans faire d’apparitions publiques. Tu as d’ores et déjà la meilleure des excuses… (la main de Vorkosigan qui tenait Cordelia par la taille caressa en catimini le ventre encore plat de sa femme)… et j’aurais d’ailleurs préféré que tu te sois davantage ménagée. Le côté politique importe plus. Je souhaiterais fort que tu puisses être en quelque sorte mon trait d’union avec la princesse douairière… et le jeune prince héritier. Que tu deviennes son amie. C’est une femme extrêmement réservée. L’éducation de son fils est essentielle. Nous ne devons à aucun prix répéter les erreurs d’Ezar Vorbarra. — Je peux toujours essayer, soupira Cordelia. Mais me mettre dans la peau d’une Vor barrayane… Sacré boulot en perspective ! — N’en fais pas trop quand même ! Je ne voudrais pas te voir écrasée sous ce fardeau. D’ailleurs, il y a un autre élément à prendre en considération. — Le contraire m’aurait étonnée. Vas-y ! Vorkosigan laissa s’écouler quelques instants avant de reprendre la parole pour bien choisir ses mots. — Quand feu le prince Serg a traité le comte Vortala de progressiste bidon, dit-il enfin, ce n’était pas complètement stupide. Il y a toujours une part de vérité dans les insultes. Le comte Vortala avait essayé de constituer son parti progressiste au sein de la seule classe supérieure. En s’adressant aux « gens qui comptaient », pour reprendre une formule qui lui était chère. Tu discernes la petite faille qu’il y avait dans son raisonnement ? — Une faille qui a à peu près la taille du canyon Hogarth ? Oui, je vois. — Tu es une Betane, une femme qui possède une réputation galactique. — Tu charries un peu, non ? — C’est ainsi que tu es perçue à Barrayar. Tu ne te rends pas tout à fait compte de l’image que l’on a de toi. Une image des plus flatteuses pour moi, entre nous soit dit. — Et moi qui espérais me fondre dans le paysage ! Je ne pensais pas avoir une telle popularité après les ravages que nous avons fait subir à ton camp à Escobar. — C’est là un des aspects de notre culture. Mon peuple est prêt à tout pardonner ou presque à un vaillant soldat. Et ta personne représente le point de confluence des deux factions rivales : l’aristocratie militaire et les plébéiens progalactiques. Et je crois en toute franchise que j’arriverai, par ton intermédiaire, à rallier à nous les centristes de la Ligue de défense du peuple si tu abats les cartes à ma place. — Dieu du ciel ! Et depuis quand cette idée te trotte-t-elle dans la tête ? — Cela fait longtemps que je réfléchis à ce problème. Mais c’est seulement aujourd’hui que j’ai enfin, grâce à toi, le moyen de le résoudre en partie. — Qu’envisages-tu, au juste ? De faire de moi la figure de proue d’une espèce de parti constitutionnel ? — Non, absolument pas. C’est précisément le genre de chose que je suis prêt à m’engager sur mon honneur à empêcher. Remettre au prince Grégor un empire privé de pouvoir serait renier l’esprit même du serment que je prononcerai. Ce que je veux… eh bien, c’est trouver un moyen de mettre les hommes les meilleurs issus de toutes les classes, de tous les groupes linguistiques et de tous les partis au service de l’empereur. Les réserves des Vors en gens de talent sont insuffisantes. Faire en sorte que le gouvernement se modèle sur l’organisation militaire au summum de son efficacité, que les promotions ne tiennent aucun compte des antécédents des intéressés. L’empereur Ezar a tenté d’agir dans cette direction en renforçant les ministères aux dépens des comtes. Mais les choses sont allées trop loin. Les comtes sont étripés et les ministères sont corrompus. Ce qu’il faut, c’est trouver le point d’équilibre. Il doit exister un moyen terme. Cordelia exhala un soupir. — S’agissant de constitution, je crains que nous ne puissions que tomber d’accord sur notre désaccord. Personne ne m’a nommée régent de Barrayar. Mais je te préviens que je continuerai à essayer de te faire changer d’avis. À ces derniers mots, Illyan haussa les sourcils. Cordelia s’adossa au siège. L’air morne, elle s’abîma dans la contemplation de Vorbarr Sultana, la capitale barrayarane qui défilait derrière l’épaisse carrosserie. Ce n’était pas le régent de Barrayar qu’elle avait épousé quatre mois plus tôt mais un officier à la retraite, rien de plus. Oui, c’était connu, le mariage change les hommes – pas en bien, généralement. Mais changer à ce point-là ? Et si vite ? Ce ne sont pas là les termes de l’engagement que j’ai signé, chef. — Que l’empereur Ezar t’ait désigné hier comme régent est une sacrée preuve de confiance, fit-elle observer. À mon avis, ce n’est pas un pragmatiste aussi farouche que tu cherchais à me le faire croire. — Oui, c’est une marque de confiance, mais imposée par la nécessité. Je conclus que tu n’as pas saisi la raison d’être de l’affectation du capitaine Negri à la maison de la princesse. — Non. Elle avait une signification particulière ? — Et comment ! Le message est clair comme de l’eau de roche. Negri continuera d’exercer ses anciennes fonctions de chef de la Sécurité impériale. À l’évidence, ce ne sera pas à un enfant de quatre ans qu’il remettra ses rapports mais à moi. Le commandant Illyan ne sera, en fait, que son adjoint. (Les hochements de menton qu’échangèrent Vorkosigan et Illyan n’étaient pas totalement dépourvus d’ironie.) Mais la question de savoir où irait le loyalisme de Negri si je… euh… devenais subitement fou et tentais de m’emparer du pouvoir impérial ne se pose pas. Il est hors de doute qu’il a reçu en secret l’ordre de me liquider dans cette éventualité. — Oh ? Eh bien, je peux t’assurer que je n’ai pas la moindre envie de devenir impératrice de Barrayar. Je tiens à te le préciser juste pour le cas où tu te poserais la question. — C’est une idée qui ne m’était jamais venue à l’esprit. La voiture s’arrêta devant une porte qui s’ouvrait dans un mur de pierre. Quatre gardes en inspectèrent les occupants de la tête aux pieds et, après avoir vérifié les sauf-conduits que leur présenta Illyan, leur firent signe qu’ils pouvaient passer. Tous ces gardes, sur la propriété de Vorkosigan… contre quoi, contre qui les protégeaient-ils ? Contre d’autres Barrayarans, sans doute. Le paysage politique était morcelé entre tant de factions qui s’affrontaient… Une formule troublante, typiquement barrayarane, qu’avait un jour proférée le vieux comte et qui l’avait alors fait sourire remonta à la mémoire de Cordelia : Avec tout ce crottin qui nous entoure, il y a sûrement un canasson quelque part. Sur la colonie de Beta, les chevaux étaient une espèce quasiment inconnue, à l’exception de quelques spécimens qu’on montrait dans les zoos. Avec tous ces gardes qui nous entourent… Mais si je ne suis l’ennemie de personne, comment quiconque peut-il être mon ennemi ? Illyan, qui se tortillait depuis un moment sur son siège, brisa le silence : — Monsieur, dit-il d’une voix hésitante à Vorkosigan, je voudrais vous suggérer, vous supplier, même, de reconsidérer votre décision et de vous installer au palais impérial. Les problèmes de sécurité, c’est-à-dire mes problèmes, seront bien plus faciles à maîtriser ici. — Et quels appartements envisagez-vous de m’attribuer ? — Eh bien, quand… quand Grégor accédera au trône, sa mère et lui s’installeront dans la suite de l’empereur. Les appartements de Kareen seront alors vacants. — Vous voulez dire ceux du prince Serg ? fit Vorkosigan dont la mine s’était rembrunie. Je crois que je préférerais le domaine de Vorkosigan comme résidence officielle. Mon père passe maintenant de plus en plus de temps à la campagne et je ne pense pas qu’il verrait d’inconvénient à déménager à Vorkosigan Surleau. — Je ne saurais souscrire à un pareil projet. Du point de vue de la sécurité, j’entends. La résidence Vorkosigan est située dans le vieux quartier. Les rues sont un véritable maquis. Trois galeries souterraines au moins – d’anciens égouts et des tunnels de transport – passent en dessous et trop d’édifices neufs, tout en hauteur, bouchent la vue. Il faudrait au bas mot six détachements patrouillant en permanence pour assurer une protection qui, au mieux, ne pourrait être que superficielle. — Disposez-vous des effectifs nécessaires ? — Euh… oui. — Eh bien, la question est réglée ! Le domaine Vorkosigan sera ma résidence officielle. (Devant la mine dépitée d’Illyan, Vorkosigan ajouta en guise de consolation :) Ce n’est peut-être pas l’idéal pour la sécurité, mais ce sera excellent au plan des relations publiques. Cela conférera à la nouvelle régence le visage de modestie qu’on attend des militaires. Ce qui contribuera à réduire le risque d’une tentative de putsch paranoïaque. À côté du palais impérial, la résidence Vorkosigan aurait paru quasiment lilliputienne. Les tours qui les surplombaient, ici et là, surélevaient encore ses ailes déployées dont la hauteur variait de deux à quatre étages. Les rajouts datant de différentes époques délimitaient des cours tout à la fois vastes et intimes. Si les unes étaient parfaitement proportionnées, la géométrie des autres semblait plutôt être le fruit du seul hasard. Le style de la massive façade est, construite en pierres de taille, était le plus sobre. Le côté nord, avec sa mosaïque compliquée de jardins tirés au cordeau, était, lui, le plus découpé. Les bâtiments ouest étaient les plus anciens, ceux de l’est les plus récents. La voiture s’arrêta en face du portail, haut de deux étages, de la façade sud et, précédés par Illyan, ses occupants, après avoir montré patte blanche devant d’autres gardes, entamèrent l’ascension de l’escalier aux larges degrés de pierre conduisant aux vastes appartements du premier. Ils montaient lentement, se pliant à l’allure laborieuse du lieutenant Koudelka. Celui-ci leur jeta un coup d’œil assorti d’un froncement de sourcils embarrassé comme pour s’excuser, puis baissa de nouveau la tête d’un air concentré – ou honteux ? Il n’y a donc pas de tube ascensionnel ? se demanda Cordelia avec humeur. De l’autre côté de ce labyrinthe de pierre, dans une chambre donnant sur les jardins côté nord, un vieillard au teint blême agonisait dans le lit monumental de ses ancêtres… Dans le large couloir au sol revêtu d’une moquette moelleuse, orné de peintures et agrémenté de tablettes encombrées de bibelots – des objets d’art, supposait Cordelia –, ils tombèrent sur le capitaine Negri en train de parler à voix basse avec une femme qui se tenait debout devant lui, les bras croisés sur la poitrine. C’était la veille que Cordelia avait rencontré pour la première fois le fameux – ou l’infâme ? – chef de la Sécurité impériale de Barrayar, après l’entretien historique que Vorkosigan avait eu dans l’aile nord-ouest avec Ezar Vorbarra. Personnage au visage sévère, aux muscles d’acier, à la volonté opiniâtre et aux traits indéchiffrables, Negri, qui avait servi son empereur corps et âme pendant près de quarante ans, était une sinistre légende vivante. Il s’inclinait maintenant pour baiser la main de son interlocutrice en lui donnant du « milady » comme si cela venait du fond du cœur. La femme – la jeune fille ? –, une blonde à l’air dégourdi, grande et musclée – portait des vêtements ordinaires. Elle dévisagea Cordelia d’un regard encore plus chargé de curiosité que celui de cette dernière. Vorkosigan et Negri se saluèrent brièvement dans le style télégraphique qu’utilisent deux hommes habitués depuis si longtemps à communiquer entre eux que les politesses d’usage ne sont plus qu’une sorte de code réduit à sa plus simple expression. — Et voici Mlle Droushnakovi, dit Negri à Cordelia avec un geste de la main. C’étaient moins des présentations qu’une étiquette qu’il lui collait. — Et qui est Mlle Droushnakovi ? demanda Cordelia d’un ton léger où l’on discernait une trace d’agacement. Apparemment, tout le monde était au courant de tout sauf elle, encore que Negri n’eût pas non plus présenté le lieutenant Koudelka, qui échangea un regard circonspect avec Droushnakovi. — Je suis affectée au service de la Chambre intérieure, milady. Elle eut un coup de menton qui pouvait passer pour l’ébauche d’une révérence. — Et en quoi consiste votre service ? À part faire la chambre ? — Je suis dame d’honneur de la princesse Kareen, milady. Mais ce n’est là que ma fonction officielle. En réalité, j’émarge au budget du capitaine Negri en tant que garde du corps, classe 1. Il était malaisé de dire lequel de ces deux titres lui apportait le plus de fierté et de satisfaction ; Cordelia soupçonna que c’était le second. — Je ne doute pas que vous soyez hautement qualifiée pour qu’il vous ait confié cette charge. Une appréciation qui valut à Cordelia un sourire accompagné d’un « Merci, milady. J’essaie de faire de mon mieux ». Negri leur fit franchir une porte qui s’ouvrait dans une pièce toute en longueur percée d’une quantité de fenêtres orientées au sud par lesquelles le soleil entrait à flots. Cordelia se demanda si le mobilier éclectique qui la garnissait était constitué de pièces anciennes hors de prix ou s’il ne s’agissait que de miteuses copies sans valeur. Elle était bien incapable de répondre à cette question. Tout au fond, une femme assise sur un canapé tendu de soie jaune assortie à la tonalité des murs regardait, l’air grave, surgir la petite troupe. La princesse douairière Kareen avait la trentaine. Mince, l’attitude réservée, une somptueuse chevelure noire, elle était vêtue avec recherche, bien que la coupe de sa robe grise fût toute simple. Simple mais parfaite. Un petit garçon brun d’environ quatre ans allongé à plat ventre par terre faisait la conversation avec un stégosaure de la taille d’un chat. Sa mère le fit se relever et s’asseoir à côté d’elle, ce qui ne l’empêcha pas de continuer de serrer entre ses mains son dinosaure robot. Cordelia nota avec satisfaction que le petit prince était habillé comme il convenait à un gamin de son âge pour faire joujou. Negri présenta sur un ton officiel Cordelia à la princesse et à son fils. Cordelia était un peu perdue : fallait-il qu’elle s’incline, qu’elle fasse une courbette ou la révérence ? Finalement, suivant l’exemple de Droushnakovi, elle se contenta d’un hochement du menton. Comme Grégor la contemplait d’un air solennel et on ne peut plus sceptique, elle essaya de lui sourire – un sourire qu’elle espérait rassurant. Vorkosigan ploya le genou devant l’enfant – Cordelia fut la seule à remarquer qu’il avalait sa salive – et dit : — Savez-vous qui je suis, prince Grégor ? Le bambin se serra contre sa mère et leva les yeux vers elle. Kareen lui adressa un signe de tête pour l’encourager. — Le seigneur Aral Vorkosigan, fit alors Grégor d’une voix fluette. Vorkosigan dénoua ses mains serrées. Prenant sur lui pour surmonter la raideur qui lui était habituelle, il reprit en s’efforçant de parler sur un ton caressant : — Votre grand-père m’a demandé d’être votre régent. Quelqu’un vous a-t-il expliqué ce que cela veut dire ? Grégor se borna à faire non de la tête. Vorkosigan eut un froncement de sourcils désapprobateur à l’adresse de Negri dont l’expression demeura imperturbable. — Eh bien, cela signifie que c’est moi qui ferai le travail que faisait votre grand-père jusqu’à ce que vous ayez l’âge de le faire vous-même, c’est-à-dire quand vous aurez vingt ans. Pendant seize ans, je m’occuperai donc de vous et de votre mère à la place de votre grand-père et je veillerai à ce que vous receviez l’éducation et la formation qu’il faut pour bien accomplir votre tâche. L’accomplir comme l’a fait votre grand-père. Bien gouverner. Ce gosse connaissait-il déjà le sens du mot « gouverner » ? Cordelia nota qu’Aral avait pris garde à ne pas dire à la place de votre père. À ne pas faire la moindre allusion au prince héritier Serg. Serg était bien parti, semblait-il, pour disparaître de l’histoire barrayarane. Tout aussi complètement qu’il avait disparu, vaporisé, au cours d’une bataille orbitale. — Pour le moment, reprit Vorkosigan, votre tâche est de travailler de toutes vos forces sous la direction de vos précepteurs et de faire ce que dit votre mère. Vous en sentez-vous capable ? Grégor avala sa salive et fit signe que oui. — Je suis sûr que vous vous en tirerez très bien. Vorkosigan adressa à l’enfant le même hochement de menton sec qu’il réservait aux officiers de son état-major et se releva. Je crois que tu es, toi aussi, capable de t’en tirer, Aral, songea Cordelia. — Pendant que vous êtes là, monsieur, dit Negri après avoir attendu un court instant avant de prendre la parole pour être sûr que Vorkosigan n’avait plus rien à ajouter, il serait peut-être bon que vous descendiez à la salle des opérations. Il y a deux ou trois rapports de situation que j’aimerais vous communiquer. Le dernier, en provenance de Darkoi, semblerait indiquer que le comte Vorlakail était mort avant que sa résidence soit incendiée, ce qui jette une lumière – ou une ombre – nouvelle sur cette affaire. Et il y a le problème de la réorganisation du ministère de l’Education politique… — N’ayons pas peur des mots : de sa suppression, grommela Vorkosigan. — Peut-être bien. Et, comme toujours, Komarr signale un nouveau sabotage… — Je vois. Allons-y. Eh bien, Cordelia… — Lady Vorkosigan acceptera peut-être de rester un moment pour me tenir compagnie, suggéra la princesse Kareen. C’était à peine si l’on pouvait déceler une trace d’ironie dans sa voix. Vorkosigan lui décocha un regard empreint de gratitude. — Merci, Votre Grâce. La princesse douairière tapota distraitement ses lèvres fines du bout du doigt tandis que les trois hommes se retiraient. — Parfait, reprit-elle quand, déjà moins compassés, ils eurent franchi la porte. J’espérais bien vous avoir un peu à moi toute seule. Son expression se fit plus animée tandis qu’elle examinait Cordelia. Obéissant à l’ordre muet qu’elle lui donnait en l’écartant d’une main légère, le petit garçon se laissa glisser à bas du canapé et, après s’être retourné deux ou trois fois, reprit ses jeux. — Qu’est-il arrivé à ce lieutenant ? demanda Droushnakovi à Cordelia en plissant le front. — Le lieutenant Koudelka a été pris sous un tir de brise-nerfs, répondit avec raideur Cordelia qui ne savait pas trop si le ton bizarre qu’avait employé la suivante ne cachait pas une sorte de réprobation. Il y a un an de cela. Il combattait alors sous les ordres d’Aral à bord du Général-Vorkraft. Les opérations qu’il a subies n’ont pas été à la hauteur des normes galactiques en matière de chirurgie neurale. Cordelia s’abstint d’aller plus loin, craignant de donner l’impression de critiquer son hôtesse, même si la princesse Kareen ne pouvait être tenue pour responsable des lacunes de la médecine pratiquée sur Barrayar. — Oh ! s’exclama Droushnakovi. Ce n’était pas pendant la guerre d’Escobar ? — Eh bien, en fait, si étrange que cela puisse paraître, il s’agissait justement du premier tir qui a ouvert la guerre d’Escobar. Mais je suppose que vous le qualifieriez de « tir amical ». Jolie contradiction dans les termes ! C’était là une fleur de rhétorique un tantinet tirée par les cheveux. — Dame Vorkosigan – mais je devrais peut-être plutôt dire le capitaine Naismith – était présente, fit observer la princesse. Elle doit savoir de quoi elle parle. Cordelia trouvait l’expression de Kareen difficile à déchiffrer. À combien des fameux rapports ultra-confidentiels de Negri avait-elle accès ? — Mais c’est épouvantable ! s’écria Droushnakovi. Le malheureux ! C’est un garçon qui a l’air d’avoir été un véritable athlète. — Il en était un. (Rentrant ses griffes, Cordelia adressa au garde du corps en jupons un sourire plus affable.) Les brise-nerfs sont des armes immondes. Elle gratta machinalement le point mort de sa cuisse, là où l’avait effleurée la frange extrême du faisceau d’un brise-nerfs qui n’avait heureusement pas pénétré assez profondément la pellicule graisseuse sous-cutanée pour détériorer les fonctions musculaires. Elle aurait vraiment dû faire réparer ça avant de partir pour Barrayar ! — Asseyez-vous, dame Vorkosigan, dit la princesse en tapotant le canapé là où, quelques instants plus tôt, son fils avait pris place. Drou, voudriez-vous aller faire déjeuner Grégor, je vous prie ? Droushnakovi hocha la tête avec un coup d’œil d’intelligence comme si cette requête toute simple cachait un sens secret qu’elle avait décrypté, prit l’enfant par la main et sortit avec lui. Les deux femmes entendirent la voix du petit Grégor déjà hors de vue qui lui demandait : « Droushie, je pourrai avoir un gâteau à la crème ? Et un aussi pour Steggie ? » Cordelia s’assit, la tête ailleurs. Elle pensait aux rapports de Negri et à la campagne de désinformation barrayarane relative à la récente tentative d’invasion de la planète Escobar qui s’était soldée par un échec. Escobar, la bonne voisine et alliée de la colonie de Beta… Les engins qui avaient désintégré le vaisseau du prince héritier Serg au-dessus d’Escobar et qui s’étaient ouvert une brèche dans le dispositif du blocus barrayaran avaient été vaillamment convoyés par un certain capitaine Cordelia Naismith appartenant au corps expéditionnaire betan. Jusque-là, les choses étaient claires, le public en avait une connaissance parfaite et elles n’exigeaient pas que l’on se confonde en excuses. C’était l’histoire cachée de l’opération, ce qui s’était passé dans les coulisses du haut commandement barrayaran, qui méritait d’être taxée… de félonie. Oui, félonie était exactement le mot qui convenait. Quelque chose d’aussi dangereux que des déchets toxiques stockés en dépit du bon sens. À la stupéfaction de Cordelia, la princesse Kareen se pencha vers elle, lui prit la main et, la portant à ses lèvres, l’embrassa avec fougue. — J’avais juré, dit-elle, de baiser la main qui a tué Ges Vorrutyer. Merci ! Merci ! (Elle parlait d’une voix profondément émue et son expression était celle de la gratitude. Quand elle se redressa, elle avait recouvré toute sa réserve.) Merci, répéta-t-elle. Dieu vous bénisse ! — Mais… (Cordelia frotta l’endroit de sa main où s’étaient posées les lèvres de la princesse.) Euh… Je… ce n’est pas à moi que doivent s’adresser ces hommages, milady. J’étais présente, certes, mais ce n’est pas moi qui ai tranché la gorge de l’amiral Vorrutyer. Les poings de Kareen se crispèrent sur ses genoux et une flamme s’alluma dans ses yeux. — Alors, c’était le seigneur Vorkosigan ! — Non ! (Sous l’effet de l’exaspération, les lèvres de Cordelia n’étaient plus qu’un fil.) Negri aurait dû vous dire la vérité. C’était le sergent Bothari. Et il m’a sauvé la vie par la même occasion. — Bothari ? (L’ahurissement de Kareen la fît se redresser d’un bond.) Bothari le monstre ? Bothari, l’ordonnance de Vorrutyer ? — Il m’est égal d’en porter le blâme à sa place, madame, parce que si la chose avait été rendue publique, on aurait été contraint de l’exécuter pour meurtre et mutinerie. Mais je… je ne veux pas me parer du mérite qui est le sien. Je lui transmettrai vos remerciements si vous le souhaitez, mais je doute qu’il se souvienne de l’incident. Après la guerre, il a subi un traitement de thérapie mentale draconien avant d’être démobilisé – ce que, du moins, vous autres Barrayarans appelez « thérapie » (et qui ne vaut pas mieux que la neurochirurgie à votre sauce, j’en ai peur) et je présume qu’il n’était pas non plus tout à fait… euh… normal avant même d’en passer par là. — Non, il ne l’était pas. J’ai toujours pensé qu’il était une créature de Vorrutyer. — Il a choisi… d’être autre chose. Pour moi, cela a été l’acte le plus héroïque dont j’avais jamais été témoin. Emerger de ce marécage d’ignominie et de démence pour parvenir… (Cordelia s’interrompit, ne voulant pas dire : parvenir à la rédemption. Prononcer ce mot l’embarrassait. Après une pause, elle demanda :) Rendez-vous l’amiral Vorrutyer responsable de… du dévoiement du prince Serg ? Pendant qu’ils prenaient la tangente… Personne ne fait mention du prince Serg. Il est censé avoir pris un putain de raccourci pour rallier l’Impérium et il a… disparu corps et biens, voilà tout. — Ges Vorrutyer avait trouvé en Serg un frère spirituel. Un disciple à l’imagination fertile pour partager ses ignobles plaisirs. Ce n’était peut-être… pas totalement la faute de Vorrutyer. Je ne sais pas. La réponse était sincère. — Ezar m’a protégée de Serg après que je suis tombée enceinte, poursuivit Kareen d’une voix plus basse. Je n’avais pas revu mon mari depuis un an quand il a été tué à Escobar. Il vaudrait peut-être mieux que je ne fasse plus allusion au prince Serg. — Ezar était un puissant protecteur. J’espère qu’Aral pourra faire aussi bien que lui. Fallait-il employer l’imparfait pour parler de l’empereur Ezar ? C’était ce que tout le monde semblait faire. Kareen, qui avait eu un moment d’absence, se secoua et revint au présent. — Que diriez-vous d’une tasse de thé, madame Vorkosigan ? Le sourire aux lèvres, elle appuya sur la touche du communico dissimulé dans la broche fixée à son épaule et donna ses ordres. Apparemment, l’entretien personnel était terminé. À présent, il appartenait au capitaine Naismith de deviner comment « madame » Vorkosigan devait se tenir pour prendre le thé avec une princesse. Grégor fit sa réapparition avec la garde du corps à peu près au moment où l’on servait les gâteaux à la crème et il se mit en devoir d’enjôler ces dames dans l’espoir d’avoir un petit rabiot. L’opération de charme à laquelle il se livra fut couronnée de succès, mais il se heurta à l’opposition catégorique de sa mère quand il manifesta le désir de faire un sort à un troisième gâteau. Le fils du prince Serg avait l’air d’être un petit garçon on ne peut plus normal, encore qu’il demeurât silencieux en présence des personnes qu’il ne connaissait pas. Cordelia les observait, Kareen et lui, avec le plus profond intérêt. Etre mère. Les femmes en passaient toutes par là. Jusqu’à quel point était-ce difficile ? — Votre nouvelle maison vous plaît-elle, madame Vorkosigan ? s’enquit la princesse. On en était maintenant aux politesses que l’on échange en prenant le thé entre dames de bonne compagnie. Le masque… On ne montre pas son vrai visage à nu devant les enfants. Cordelia réfléchit. — La propriété de Vorkosigan Surleau est à proprement parler une splendeur. Ce lac magnifique… il n’existe pas d’aussi vaste étendue d’eau dans toute la colonie de Beta mais, pour Aral, il semble que ce soit la chose la plus banale du monde. Votre planète est d’une beauté sans pareille. (Votre planète ? Ce n’est donc pas aussi la mienne ?) La capitale… il n’existe certainement pas une cité d’une telle variété chez nous. Encore que je trouve… (Cordelia laissa échapper un petit rire gêné)… qu’il y a trop de soldats. La dernière fois que j’ai vu autant d’uniformes verts, c’était dans un camp de prisonniers de guerre. — Nous considérez-vous encore comme l’ennemi ? demanda la princesse avec curiosité. — Oh ! J’avais cessé de voir en vous des ennemis avant même que la guerre soit finie. Seulement des victimes atteintes, à des degrés divers, de cécité. — Vous êtes perspicace, madame Vorkosigan. La princesse but une gorgée de thé en souriant. Cordelia battit des paupières. — L’atmosphère de la résidence Vorkosigan évoque quelque peu celle d’une caserne quand le comte Piotr en est l’hôte. Tous ces hommes en livrée ! Jusqu’à présent, je crois avoir entraperçu deux servantes qui passaient comme des traits en rasant les murs mais je n’en ai pas encore vu une seule… à bout portant, si j’ose dire. Oui, une caserne barrayarane, voilà ce que c’est. Le personnel que j’avais sur Beta, c’était différent. — La mixité, dit Droushnakovi. (Etait-ce une lueur d’envie qui s’était allumée dans ses prunelles ?) Le service assuré aussi bien par des femmes que par des hommes. — Des tests d’aptitude déterminent de manière stricte les tâches auxquelles les uns et les autres sont affectés. Evidemment, c’est aux hommes que reviennent les travaux exigeant le plus de force physique, mais ils ne semblent pas être pieds et poings liés par cette espèce de statut bizarre qui tourne à l’obsession. — Le respect, soupira Droushnakovi. — Vous savez, les gens qui mettent leur vie en jeu pour la communauté à laquelle ils appartiennent méritent indiscutablement le respect que cette communauté estime leur devoir, dit Cordelia sur un ton égal. Je crois que mes consœurs officiers me manquent. Ces filles brillantes, aussi bien les techs que le groupe d’amies que j’avais chez moi. (Encore ce satané « chez moi » !) Il doit bien y avoir des femmes brillantes quelque part sur cette planète. Où se cachent-elles ? Cordelia se tut, se rendant brusquement compte que Kareen risquait de prendre cette remarque pour une insulte personnelle. Et ajouter « les personnes présentes exceptées » n’arrangerait sûrement pas les choses. Mais si la princesse commettait cette erreur d’interprétation, elle n’en laissait rien paraître et le retour d’Aral et d’Illyan fit heureusement diversion. Après avoir pris courtoisement congé de la princesse douairière, les visiteurs regagnèrent la résidence Vorkosigan. Dans la soirée, le commandant Illyan se présenta à la résidence en compagnie de Droushnakovi qui portait une grosse valise et, les yeux brillants, regardait autour d’elle avec un vif intérêt. — Le capitaine Negri a donné mission à Mlle Droushnakovi d’assurer la protection rapprochée de la régente consort, expliqua-t-il laconiquement. Aral eut un hochement de tête approbatif. Un peu plus tard, Droushnakovi remit à Cordelia un pli scellé. Haussant les sourcils, celle-ci l’ouvrit. Ecriture petite et nette, signature lisible et sans fioritures. Avec mes compliments. Elle vous conviendra à merveille. Kareen, lut Cordelia. 2 Quand Cordelia se réveilla le lendemain matin, Aral était déjà parti : elle allait devoir affronter sa première journée à Barrayar sans le soutien de son mari. Eh bien, elle allait faire des courses. Une idée qui lui était venue la veille en voyant Koudelka escalader laborieusement l’escalier en spirale. Fille de Barrayar, Droushnakovi serait le guide idéal pour mener à bien les projets qu’elle avait en tête. Une fois habillée, elle se mit à sa recherche. Et n’eut aucun mal à la trouver : sa garde du corps était assise juste derrière la porte de la chambre. Elle se mit au garde-à-vous dès que Cordelia apparut. Vraiment, cette fille devrait porter l’uniforme ! Avec sa taille – pas loin d’un mètre quatre-vingts – et son impressionnante musculature, sa robe l’alourdissait. En tant que régente consort, Cordelia pourrait-elle se permettre de doter le personnel attaché à son service d’une tenue particulière ? Pendant le petit déjeuner, elle s’efforça de dessiner mentalement un costume qui mettrait en valeur le physique de sa Walkyrie. — Savez-vous que vous êtes la première garde barrayarane que j’aie rencontrée ? lui dit-elle en faisant un sort à son œuf, à son café et à l’espèce de bouillie de gruau locale servie avec du beurre qui constituait de toute évidence ici l’alimentation matinale de base. Comment avez-vous choisi ce métier ? — En fait, je ne suis pas une vraie garde comme les hommes en tenue (Ah ! toujours cette magie de l’uniforme !), mais mon père et mes trois frères sont dans l’armée. C’est le maximum que j’aie pu faire pour devenir l’équivalent ou presque d’un soldat véritable – comme vous. Cette fille avait la rage de l’armée comme tous les autres Barrayarans ! En cela, rien ne la différenciait de ses compatriotes. — Vraiment ? — En guise de sport, j’ai appris le judo quand j’étais jeune. Mais comme j’étais trop grande pour faire partie des équipes féminines, personne ne m’a fait acquérir une vraie formation. Et en être réduite aux seuls katas finissait par être profondément déprimant. Heureusement, mes frères se sont débrouillés pour me faire admettre avec eux dans les catégories masculines. À l’école, j’ai été deux années de suite la championne de course féminine de Barrayar. Et puis, il y a trois ans, un assistant du capitaine Negri a proposé à mon père de me charger d’un travail. D’après ce que j’ai compris, la princesse réclamait depuis belle lurette des femmes comme gardes du corps, mais c’était la croix et la bannière pour en trouver une qui soit capable de passer tous les tests. Encore que la femme qui a tué l’amiral Vorru-tyer n’a guère besoin des négligeables services que je serais en mesure de lui apporter, conclut humblement Droushnakovi. Cordelia se mordit la langue. — Hum… J’ai eu de la chance. D’ailleurs, je préférerais me tenir pour l’heure à l’écart de ce qui touche de près ou de loin à l’action physique. C’est que je suis enceinte, comprenez-vous ? — Je sais, milady. L’information figurait dans les… —… rapports de Negri, acheva Cordelia en chœur avec Droushnakovi. Je n’en doute pas un instant. Il le savait probablement avant moi. — Oui, milady. — Quand vous étiez enfant, vous encourageait-on à suivre vos goûts et à faire ce qui vous intéressait ? — Non… pas vraiment. Tout le monde me jugeait excentrique. Voyant le front de Droushnakovi se rembrunir, Cordelia comprit qu’elle avait réveillé en elle de mauvais souvenirs. Elle l’observa pensivement. — Vos grands frères aussi ? La jeune fille lui rendit son regard. — Euh… oui. — C’est bien ce que je pensais. (Et moi qui m’inquiétais de ce que Barrayar faisait à ses fils ! Pas étonnant qu’on ait du mal à trouver une fille qui soit capable de passer les tests haut la main !) Ainsi, vous avez appris le maniement des armes ? Parfait ! Vous allez pouvoir m’aider à faire les emplettes que j’ai prévues pour aujourd’hui. L’expression de Droushnakovi parut se figer quelque peu. — Bien sûr, milady. Quel genre de toilettes désirez-vous qu’on vous montre ? Le ton poli de la jeune femme masquait mal le désappointement que provoquaient en elle les goûts de cette femme en qui elle voyait un « vrai » soldat. — Où iriez-vous pour acheter une canne-épée vraiment digne de ce nom ? L’expression de Droushnakovi retrouva toute son alacrité. — Oh ! Je connais le magasin où les officiers et les comtes se rendent lorsqu’ils doivent équiper les hommes à leur service. Enfin… je n’y ai jamais mis les pieds. Ma famille n’étant pas vor, nous n’avons pas le droit de posséder d’armes personnelles. Juste celles que nous délivre le Service. Mais cette boutique a la réputation d’être la meilleure dans sa spécialité. Un des gardes en tenue de l’escorte du comte Vorkosigan qui faisait office de chauffeur conduisit les deux femmes au magasin d’armes. Cordelia, parfaitement détendue, regardait avec curiosité le spectacle de la cité qui défilait derrière les glaces du véhicule. Droushnakovi, en service commandé, elle, ne cessait de surveiller la foule des passants. De temps en temps, sa main venait effleurer le neutraliseur dissimulé sous son boléro brodé. La voiture s’engagea dans une petite rue de la vieille ville, étroite et bien tenue, bordée de bâtiments en pierres de taille. L’armurerie ne se distinguait des autres édifices que par l’enseigne portant discrètement en lettres d’or le nom de son propriétaire, Siegling. Il était évident que seuls ceux qui étaient dans le secret des dieux fréquentaient ce lieu. Le chauffeur attendit dehors tandis que Cordelia et Droushnakovi entraient. Les murs de la boutique étaient revêtus d’un placage de bois grenu, le plancher disparaissait sous une épaisse moquette et l’odeur que l’on respirait n’était pas sans rappeler à Cordelia celle de l’armurerie de son ancien vaisseau de reconnaissance – bizarre bouffée de son passé faisant irruption dans ce monde étranger. Elle examina discrètement le lambrissage des parois et se livra à un petit exercice de calcul mental pour en estimer la valeur. À lui seul, il représentait un joli paquet de dollars betans. Ici, pourtant, le bois était une denrée presque aussi courante que le plastique et on y attachait aussi peu de prix. Les armes personnelles que les membres des classes supérieures étaient en droit d’acquérir librement étaient élégamment disposées dans des présentoirs. Outre les neutraliseurs et les engins de chasse, il y avait un choix impressionnant d’épées et de couteaux. De toute évidence, les décrets draconiens édictés par l’empereur pour interdire le duel prohibaient leur utilisation mais pas leur possession. Le vendeur, un homme âgé, l’œil plissé et la démarche traînante, s’avança. — En quoi puis-je vous être utile, mesdames ? On ne pouvait pas dire que le ton sur lequel avait été posée la question manquait d’amabilité. Sans doute, songea Cordelia, le magasin recevait-il parfois la visite de femmes vors désireuses d’offrir des présents à leurs relations masculines. Mais le bonhomme aurait employé exactement ce ton-là s’il avait dit : En quoi puis-je vous être utile, mes petites ? Manifestation de sexisme inconscient ? Bah ! Passons ! — Je voudrais une canne-épée. Destinée à un homme d’environ un mètre quatre-vingt-dix. (Visualisant la longueur du bras de Koudelka pour autant que sa mémoire le lui permettait, Cordelia porta la main à la hauteur de sa hanche.) Il faudrait qu’elle ait à peu près cette hauteur. Et à cran d’arrêt, de préférence. — Parfaitement, madame. Le bonhomme s’éclipsa pour réapparaître bientôt avec une élégante canne de bois sculpté. — Cela me semble un peu… je ne sais pas. (Clinquant.) Comment fonctionne-t-elle ? Le vendeur fit la démonstration du mécanisme de la poignée à ressort. Le fourreau de bois se détacha, révélant une lame longue et fine. Cordelia tendit la main et il lui présenta sans grand enthousiasme l’objet pour qu’elle puisse l’examiner. Elle exécuta quelques moulinets, s’assura que le fil était bien rectiligne et passa l’épée à sa garde du corps. — Qu’en pensez-vous ? Le sourire naissant de Droushnakovi se mua en une moue dubitative. — Elle n’est pas très bien équilibrée, fit-elle en adressant un coup d’œil hésitant au vendeur. — C’est à mon service que vous êtes, pas au sien, ne l’oubliez pas, lui rappela Cordelia, se rendant compte que la solidarité de classe était en train de jouer. — Je n’ai pas l’impression que ce soit une très bonne lame. — Je vous garantis qu’il s’agit d’un excellent produit de l’artisanat darkoi, madame, protesta fraîchement le vendeur. Le sourire aux lèvres, Cordelia récupéra l’épée. — Eh bien, nous allons faire un petit test pour en avoir le cœur net. D’un geste vif, elle salua, l’arme haute, puis se fendit, visant le mur. La pointe de l’épée s’enfonça dans le placage de bois. Elle poussa de toutes ses forces et la lame se rompit. Narquoise, elle en rendit les morceaux brisés au vendeur. — Je m’étonne que vous ne fassiez pas faillite si vos clients ne survivent pas assez longtemps pour faire de nouveaux achats. La maison Siegling n’a sûrement pas acquis la réputation qui est la sienne en vendant des joujoux de ce genre. Montrez-moi, je vous prie, une épée qu’un soldat digne de ce nom puisse porter au côté, pas une babiole à l’usage des tapettes. — Madame, répondit l’autre avec raideur, permettez-moi de vous dire que tout article endommagé par le client doit être remboursé. — Qu’à cela ne tienne, rétorqua Cordelia que l’irritation commençait à gagner. Vous n’aurez qu’à envoyer la facture à mon mari, l’amiral Aral Vorkosigan, résidence Vorkosigan. Et pendant que vous y serez, profitez-en donc pour lui expliquer pourquoi vous avez essayé de refiler une pareille camelote à son épouse…, magasinier. Ce « magasinier » était un coup tiré au jugé, une simple supposition inspirée par l’âge et l’allure de l’homme, mais Cordelia comprit, rien qu’à son regard, qu’elle avait fait mouche. Il se plia en deux en une profonde courbette. — Que Votre Grâce veuille bien accepter mes excuses. Je crois que je pourrai Lui montrer quelque chose qui La satisfera davantage si Elle daigne patienter un moment. Sur quoi, il s’esquiva de nouveau. — Il est sacrément plus facile d’avoir affaire à des machines quand on fait des achats ! soupira Cordelia. Le commis réapparut avec une canne-épée en bois noir satiné dépourvue de toute enjolivure qu’il présenta à Cordelia après s’être fendu d’une nouvelle courbette. — Que Votre Grâce appuie à cet endroit du pommeau. Cette canne était beaucoup plus lourde que la première. Le fourreau s’éjecta avec la rapidité de l’éclair et alla percuter le mur opposé avec un bruit sourd qui était une vraie musique pour l’oreille. C’était déjà presque une arme à lui tout seul. Cordelia caressa la lame du regard. La lumière faisait chatoyer le curieux motif filigrané qui l’ornait sur toute sa longueur. Comme précédemment, la jeune femme salua. — Allez-y, Votre Grâce. (Une lueur de satisfaction scintillait maintenant dans les yeux du vieil homme.) Celle-là, je vous garantis que vous ne la briserez pas ! Cordelia se mit en position pour faire un nouvel essai. Cette fois, la pointe de l’épée pénétra beaucoup plus profondément dans le revêtement du mur et même en faisant appel à toute sa force, ce fut à peine si elle parvint à faire ployer la lame. Et pourtant, elle sentait que les capacités d’élasticité de celle-ci étaient loin d’avoir atteint leur point limite. Elle tendit alors l’arme à Droushnakovi qui la considéra amoureusement. — Une pièce superbe, milady. — Je suis sûre qu’elle servira plus comme canne que comme épée. Néanmoins… nous la prenons. En attendant que le vendeur ait fini d’envelopper l’épée, Cordelia laissa vagabonder son regard sur les neutraliseurs à crosse émaillée alignés dans un présentoir. — Vous songez à vous en acheter un, milady ? s’enquit Droushnakovi. — Je… Non. Il y a assez de soldats comme ça sans en importer d’autres de Beta. Ce n’est pas pour faire ce métier que je suis venue ici. Mais vous ? Est-ce qu’il y aurait là quelque chose qui vous ferait envie ? Une expression de regret se peignant sur ses traits, la garde du corps secoua la tête et glissa la main sous son boléro. — Rien ne saurait égaler le matériel dont sont équipés les gens du capitaine Negri. Les armes de Siegling elles-mêmes ne sont pas meilleures. Plus jolies, oui, mais pas meilleures. Vorkosigan, Cordelia et le lieutenant Koudelka soupèrent ensemble. Le nouveau secrétaire personnel de l’amiral avait l’air un peu fatigué. — Et qu’avez-vous fait de votre journée, vous deux ? voulut savoir Cordelia. — Nous nous sommes surtout appliqués à rameuter des gens, répondit Vorkosigan. Quelques-unes des voix que le Premier ministre Vortala prétendait assurées ne l’étaient pas autant qu’il s’en vantait et nous avons travaillé les intéressés au corps, toutes portes closes. Pas plus d’un ou deux à la fois. Ce que tu verras demain à l’assemblée plénière ne sera pas la mise en œuvre de la politique barrayarane mais seulement son résultat. Et toi ? Ta journée s’est bien passée ? — À merveille. J’ai fait des courses. Attends… tu vas voir. (Cordelia s’empara de la canne-épée et entreprit d’en défaire l’emballage.) C’est juste pour que tu ne mettes pas Kou complètement sur les genoux. Koudelka masqua l’irritation qu’il éprouvait derrière une expression de remerciement polie qui se mua en surprise quand sa main se referma sur la canne qu’il manqua de laisser choir : il ne s’attendait pas qu’elle soit aussi lourde. — Oh ! Ce n’est pas… — Vous pressez le pommeau ici. Ne la pointez pas sur… (Vraoumf)… la fenêtre ! Heureusement, le fourreau n’en heurta que l’encadrement. Il rebondit avec un claquement sec qui fit sursauter Kou et Aral. Tandis que Cordelia allait récupérer la gaine, le lieutenant considéra la lame, les yeux brillants. — Oh, milady ! (Mais son visage s’assombrit. Il remit avec soin la lame dans son fourreau et, tristement, rendit la canne-épée à Cordelia.) Il y a, je le crains, un détail qui vous aura échappé, milady. Je ne suis pas un Vor. En conséquence, la loi m’interdit d’avoir une arme personnelle en ma possession. — Oh ! s’exclama-t-elle, déconfite. Vorkosigan arqua un sourcil. — Pourrais-je voir l’objet, Cordelia ? (Il considéra la canne-épée et sortit la lame de sa gaine en y mettant plus de précaution que ne l’avait fait Koudelka.) Hum… je présume que j’ai payé cet instrument. Est-ce que je me trompe ? — En tout cas, j’imagine que c’est ce que tu feras quand tu recevras la facture. Mais je ne pense pas que tu auras à rembourser celle que j’ai cassée. Le mieux serait encore que je rapporte celle-là. — Je vois. (Un léger sourire joua sur les lèvres de Vorkosigan.) Lieutenant Koudelka, en tant que votre supérieur hiérarchique et grand vassal d’Ezar Vorbarra, je vous remets officiellement cette arme qui est mienne afin que vous en fassiez bon usage au service de l’empereur. Qu’il règne longtemps sur nous ! Le côté dérisoire de cette formule protocolaire arracha un rictus lugubre à Vorkosigan, mais, se reprenant, il rendit l’épée à Koudelka dont les traits s’épanouirent derechef. — Je vous remercie, amiral. Cordelia se borna à secouer la tête. — Je n’arriverai jamais à comprendre cette planète ! — Je dirai à Kou de te trouver des manuels d’histoire du droit barrayaran. Mais pas ce soir. C’est tout juste s’il aura le temps de mettre de l’ordre dans ses notes avant que Vortala s’amène encore avec deux de ses chiens perdus. Vous n’aurez qu’à vous installer dans un coin de la bibliothèque du comte mon père, Kou. Nous vous y rejoindrons. Le dîner terminé, Koudelka alla donc se mettre au travail dans la bibliothèque tandis que Vorkosigan et Cordelia passaient au salon en attendant l’heure de la réunion. Aral devait encore lire quelques rapports qu’il parcourut rapidement sur sa visionneuse portative. Sa femme, quant à elle, partagea son attention entre un aide-mémoire audio de locutions barrayaranes à la sonorité russe et une disquette encore plus inintelligible consacrée à l’art et à la manière d’élever les enfants. De temps à autre, un murmure venait briser le silence. Tantôt c’était Vorkosigan qui grommelait, d’ailleurs plus pour lui-même qu’à l’intention de son épouse, quelque chose comme : « Ah ! ah ! Voilà donc ce qu’il cherchait réellement, le saligaud ! » ou : « Ces chiffres sont salement bizarres. Il va falloir vérifier ça… » ; tantôt c’était Cordelia qui s’exclamait : « Bon sang ! Est-ce que les bébés font vraiment tous ça ? » Et, de temps à autre, un vraoum ! secouait le mur séparant le salon de la bibliothèque. Alors, tous deux sursautaient et échangeaient un regard qui les faisait éclater de rire. — Mon Dieu ! s’écria Cordelia quand ce bruit incongru retentit pour la troisième ou la quatrième fois. J’espère que je ne l’ai pas détourné des tâches qui lui incombent, avec mon petit cadeau ! — Quand il s’attaque à son travail, il s’y donne à fond. Le secrétaire personnel de Vorbarra l’a pris en main et lui apprend à s’organiser. Lorsqu’il lui succédera après les obsèques, Kou sera capable de mener n’importe quelle tâche à bien. À propos, cette canne-épée était une idée de génie. Je dois te dire merci. — Oui, j’ai remarqué à quel point ses infirmités le rendaient susceptible et j’ai pensé que cela l’aiderait peut-être à surmonter ses complexes. — C’est notre société qui veut ça. Elle a tendance à faire preuve d’une certaine cruauté envers ceux qui ne peuvent pas suivre le rythme. — Je vois. C’est drôle… maintenant que tu me dis ça, je me rends compte que je n’ai jamais vu ici que des personnes en parfaite santé. Dans les rues, partout – sauf à l’hôpital. Pas de fauteuils flottants, pas de parents traînant derrière eux des enfants au visage hébété… — Et tu n’en verras jamais. (Les traits de Vorkosigan s’étaient durcis.) Tous les problèmes décelables sont éliminés avant la naissance. — Il en va de même chez nous. Mais, en général, cela a lieu avant la conception. — Sur Barrayar, cela se fait à la naissance. Et après, dans les régions arriérées. — Oh ! — Quant aux adultes handicapés… — Dieu du ciel ! Vous ne pratiquez tout de même pas l’euthanasie, j’espère ? — Ici, ton enseigne Dubauer serait mort. Dubauer avait été atteint de plein fouet par le tir d’un brise-nerfs et avait survécu. À quel prix… — Pour ce qui est des infirmités comme celles dont souffre Koudelka, et il en est de plus graves encore, elles constituent des stigmates sociaux qui marquent profondément un homme. Ce n’est pas un hasard si le taux de suicides est élevé chez les militaires démobilisés pour raison de santé. — Mais c’est affreux ! — Autrefois, je trouvais que c’était une chose qui allait de soi. Plus maintenant. Mais il y a encore beaucoup de gens qui considèrent cela comme normal. — Et les problèmes dans le genre de ceux de Bothari ? — Cela dépend. Bothari était un invalide… utilisable. Ceux qui ne le sont pas… Vorkosigan laissa sa phrase inachevée et s’abîma dans la contemplation de ses bottes. Cordelia se sentit soudain glacée. — Je ne cesse de m’imaginer que je commence à m’adapter à cette planète. Et puis, arrivée au premier coin de rue, je tombe bille en tête sur un truc dans ce goût-là. — Il n’y a que quatre-vingts ans que Barrayar a renoué le contact avec la civilisation galactique. Nous n’avons pas seulement perdu la technologie pendant l’Isolement. Elle, nous l’avons vite retrouvée et endossée comme un manteau d’emprunt. Mais sous ce manteau, nous sommes encore joliment nus. À quarante-quatre ans, je commence tout juste à me rendre compte à quel point. Quand, peu après, le comte Vortala et ses « chiens perdus » se présentèrent, Vorkosigan s’enferma avec eux dans la bibliothèque. Le vieux comte Piotr Vorkosigan, le père d’Aral, venu de son district pour participer au vote du lendemain, arriva à son tour. — Eh bien, voilà déjà une voix assurée pour Aral demain, dit Cordelia à son beau-père en l’aidant à se défaire dans le vestibule. — Ha ! ha ! Il peut s’estimer heureux de l’avoir. Il s’est engoué de doctrines foutrement radicales depuis quelques années. S’il n’était pas mon fils, ma voix, il pourrait toujours se la fourrer quelque part ! Mais le visage du vieil homme rayonnait de fierté. Cordelia avait sourcillé en l’entendant définir en ces termes les opinions politiques de son mari. — L’idée de considérer Aral comme un révolutionnaire ne m’était encore jamais venue, je l’avoue. Le terme de radical doit être plus élastique que je ne le pensais. — Oh ! Il ne se voit pas sous ce jour. Il se figure qu’il peut ne faire que la moitié de la route et s’arrêter quand il le jugera bon. Mais d’ici à quelques années, il s’apercevra qu’il chevauche un tigre, c’est moi qui vous le dis ! (Le comte Piotr hocha la tête d’un air lugubre.) Mais venez donc vous asseoir près de moi, mon enfant, et parlez-moi plutôt de votre santé. Vous avez l’air de vous porter comme un charme. Est-ce que tout va bien ? Piotr Vorkosigan s’intéressait passionnément au développement de son futur petit-fils. Cordelia devinait que sa grossesse avait changé du tout au tout la façon de voir du vieil homme en ce qui la concernait. Au départ, elle n’était à ses yeux qu’un caprice d’Aral qu’il se contentait de tolérer ; à présent, il la considérait à peu de chose près comme un être de nature quasi divine. Il approuvait les yeux fermés tout ce qu’elle pouvait faire, l’accablait de prévenances à tel point que cela finissait par en devenir écrasant. Elle avait eu la préfiguration de ce que serait la réaction de son beau-père devant sa grossesse lorsqu’elle avait annoncé la bonne nouvelle à Aral. Ce jour-là – c’était l’été –, dès qu’elle était rentrée à Vorkosigan Surleau, elle s’était précipitée à sa recherche. Elle l’avait trouvé au port de plaisance où il bricolait sur son bateau. Les souliers mouillés, il baguenaudait devant les voiles qu’il avait étendues par terre pour les faire sécher au soleil. À son approche, il avait levé la tête et lui avait rendu son sourire, sans réussir toutefois à dissimuler sa fébrilité. — Alors ? avait-il demandé avec impatience. — Eh bien… (Cordelia avait essayé de prendre un air déçu et malheureux, histoire de l’asticoter un peu, mais elle n’avait pas pu retenir un sourire aussi rayonnant que triomphal.) Ton docteur a dit que c’est un garçon. Aral avait alors exhalé un soupir qui n’en finissait plus. Il l’avait prise dans ses bras et, la soulevant, l’avait fait voltiger dans les airs. — Non, Aral… Arrête… Tu vas me faire tomber ! Il n’était pas plus grand qu’elle mais plus – comment dire ? – plus mastoc. — Jamais ! Il l’avait reposée par terre et ils avaient échangé un interminable baiser. Enfin, un grand rire les avait secoués. — Mon père va être fou de joie. Attends seulement d’avoir vu un pater familias barrayaran de l’ancienne école entrer en transe en apprenant que son arbre généalogique fait de nouvelles pousses. Il y a des lunes que j’ai réussi à convaincre le pauvre vieux que sa lignée prendrait fin avec moi. — Est-ce qu’il me pardonnera d’appartenir à la plèbe d’une autre planète ? — Ne te vexe pas de ce que je vais te dire, mais je pense que, maintenant, il se ficherait éperdument de savoir quelle race de femme j’ai ramenée du moment qu’elle est féconde. Tu crois que j’exagère ? avait ajouté Aral en pouffant. Eh bien, tu vas voir ! — Est-il trop tôt pour choisir un nom ? — C’est totalement hors de question. La coutume qui nous régit ici est stricte et ne souffre pas d’exception. Le fils premier-né porte le nom de ses grands-pères : du grand-père paternel pour le premier prénom, du grand-père du côté de la mère pour le second. — Ah ! C’est donc pour cela qu’il est si difficile de s’y reconnaître dans votre histoire. J’ai toujours été obligée de vérifier les dates pour essayer de m’y retrouver avec ces doubles noms. Piotr Miles. Hum… Enfin, je suppose que je finirai par m’y habituer. Mais j’avais pensé… à quelque chose d’autre. — Ce sera pour la prochaine fois, peut-être. — Oh ! Mais nous voilà bien insatiable ! Un commentaire qui avait déclenché un bref match de catch. Une crise d’hilarité avait mis fin au combat. — Quel manque de tenue ! avait protesté Aral, couché dans l’herbe tiède, quand elle l’avait lâché. — Tu as peur que je choque le pêcheur d’hommes de Negri ? — Ces gars-là, il faut se lever de bonne heure pour les choquer, tu peux me croire. Cordelia avait agité le bras en direction du lointain naviplane, geste que son occupant avait traité par le mépris. Au début, Cordelia avait été furieuse en apprenant que la Sécurité impériale surveillait Aral en permanence. Puis elle avait fini par s’y résigner. Sans doute était-ce le prix à payer pour la participation de son mari à la politique secrète et meurtrière dont la guerre d’Escobar avait été le résultat – et la sanction que lui avaient value certaines opinions moins bienvenues qu’il n’hésitait pas à proclamer haut et fort. — Je comprends pourquoi ton grand plaisir est de les harceler. Mais nous devrions peut-être passer un peu la main. Les inviter à déjeuner, par exemple, ou quelque chose comme ça. Maintenant, ils doivent me connaître par cœur et j’aimerais bien faire leur connaissance à mon tour. Les sbires de Negri avaient-ils enregistré la conversation qu’Aral et elle venaient d’avoir ? Des micros étaient-ils installés dans leur chambre ? Dans la salle de bains ? Aral sourit. — Il ne leur serait pas permis d’accepter. Ils ne mangent et ne boivent que ce qu’ils apportent. — Mais ils sont complètement parano ! Est-ce vraiment nécessaire ? — Parfois. Ils font un métier dangereux. Je ne les envie pas. — J’aurais pensé que devoir rester planté là à te surveiller constituerait d’agréables petites vacances. Ton ange gardien doit se faire un bronzage du tonnerre. — C’est justement cette surveillance qui est le plus dur. Ils peuvent poireauter pendant un an sans avoir autre chose à faire qu’à se tourner les pouces. Et puis, un beau jour, il leur faut foncer comme des brutes pour une intervention qui ne durera pas plus de cinq minutes mais qui sera une question de vie ou de mort. Toute l’année, ils doivent se tenir prêts à intervenir instantanément en prévision de ces cinq minutes d’action où tout se jouera. C’est terriblement stressant. Pour ma part, je préfère, et de beaucoup, l’attaque à la défense. — Je ne comprends toujours pas pourquoi on voudrait te chercher des crosses. Enfin quoi ! Tu n’es jamais qu’un officier à la retraite qui mène une existence sans histoires. Il doit y en avoir des centaines qui sont dans le même cas, y compris des Vors qui ont du sang bleu dans les veines. Aral, évitant de répondre, avait tourné son regard vers le naviplane que l’on apercevait au loin, puis il avait sauté sur ses pieds. — Viens ! On va vite annoncer la bonne nouvelle à père. Maintenant, Cordelia comprenait. Le comte Piotr prit sa belle-fille par le bras et l’entraîna vers la salle à manger où l’attendait un en-cas. Tout en se restaurant, il la bombarda de questions : il voulait tout savoir sur les résultats de son dernier examen obstétrique. Il lui avait rapporté des raisins de son jardin ; cédant à ses instances, Cordelia y goûta docilement. Alors que tous deux gagnaient le salon bras dessus bras dessous, Cordelia entendit un bruit de voix animées venant de la bibliothèque. Les paroles elles-mêmes étaient inaudibles, mais elles étaient prononcées sur un ton haché et tonitruant. Alarmée, elle s’immobilisa. Au bout d’un moment, la… querelle ?… prit fin, la porte s’ouvrit brutalement et un homme sortit à grands pas de la bibliothèque au fond de laquelle Cordelia distingua Aral et le comte Vortala. Les traits de son mari étaient rigides et ses yeux flamboyaient. Vortala était un vieillard cassé par l’âge ; au-dessus de sa couronne de cheveux blancs, son crâne dégarni marbré de taches violacées était rouge brique. L’homme qui venait de sortir adressa un geste impérieux au domestique en livrée qui l’attendait et qui, le visage vide d’expression, s’empressa de le suivre. Ce personnage court sur pattes aux cheveux noirs (Cordelia lui donnait une quarantaine d’années) appartenait à la classe supérieure à en juger par le luxe de ses vêtements. Il n’était ni beau ni laid et, dans d’autres circonstances, on aurait pu dire qu’il avait simplement les traits marqués. Mais pour l’heure, il paraissait seulement de méchante humeur. À peine entré dans le salon, il fit halte et s’avança vers le comte Piotr auquel il adressa un signe de tête à peine poli. — Vorkosigan, grommela-t-il d’une voix épaisse avec une sèche inclinaison du menton qui pouvait passer pour un bonsoir contraint et forcé. Le vieux comte lui rendit son salut en arquant les sourcils. — Vordarian. Le ton sur lequel il avait prononcé ce nom en faisait à lui seul une question. Les lèvres de Vordarian n’étaient plus qu’un fil ; ses mains se nouaient et se dénouaient inconsciemment en même temps que se serraient et se desserraient ses mâchoires. — Rappelez-vous mes paroles, dit-il en martelant ses mots. Vous, moi et tous ceux qui comptent sur Barrayar, nous regretterons longtemps ce qui va se passer demain. Le comte Piotr pinça les lèvres et une expression de défiance creusa des pattes-d’oie au coin de ses yeux. — Jamais mon fils ne trahira sa classe, Vordarian. — Vous vous mettez vous-même un bandeau sur les yeux. Le regard de Vordarian effleura Cordelia. Trop brièvement pour que cela puisse être tenu pour insultant, mais c’était un regard tellement glacé qu’il décourageait toute présentation. Avec effort, il se força à faire preuve d’un minimum de courtoisie en inclinant le menton en signe d’adieu, fit volte-face et franchit la porte, son domestique sur ses talons. Aral et Vortala sortirent à leur tour de la bibliothèque. Le premier se dirigea à pas lents vers le vestibule pour se planter, l’air sombre, devant l’une des fenêtres aux vitres en verre cathédrale qui flanquaient la porte. — Eh bien, tant pis ! Qu’il parte donc, dit Vortala en posant la main sur le bras de Vorkosigan. Si sa voix nous fait défaut demain, nous n’en mourrons pas. — Je n’ai nullement l’intention de lui courir après, répliqua Aral d’une voix cassante. Mais, la prochaine fois, réservez votre humour pour ceux qui ont assez d’esprit pour l’apprécier. — Qui était cet irascible personnage ? demanda Cordelia d’une voix amusée dans l’espoir de détendre l’atmosphère. — Le comte Vidal Vordarian. (Aral, tournant le dos à la fenêtre, réussit à sourire à son épouse.) Le Commodore comte Vordarian. Il m’est de temps en temps arrivé de travailler avec lui quand j’étais affecté à l’état-major général. Il est à présent l’un des dirigeants de la formation qui arrive en seconde position sur la liste des partis les plus conservateurs de Barrayar. Pas le groupe des barjots qui rêvent de revenir au temps de l’Isolement mais celui qui rassemble les gens sincèrement convaincus que tout changement est un pas en avant vers l’abîme. Aral jeta à la dérobée un coup d’œil au comte Piotr. — Son nom a été fréquemment cité dans les spéculations sur la future régence, dit Vortala. Je crains qu’il n’ait escompté qu’elle lui reviendrait. Il n’a pas ménagé ses efforts pour se concilier Kareen. — C’est Ezar qu’il aurait plutôt dû se concilier, rétorqua sèchement Aral. Enfin… peut-être reviendra-t-il quand même sur terre dans les heures qui viennent. Essayez encore de le travailler au corps demain matin, Vortala – mais en prenant des gants, cette fois, hein ? — Amadouer l’ego de Vordarian risque d’être un sacré travail, grommela Vortala. Il passe trop de temps à contempler son arbre généalogique. Aral eut une grimace d’approbation. — Il n’est pas le seul. — Il va se l’entendre dire. 3 Le lendemain, un officier d’ordonnance, le capitaine Padma Xav Vorpatril, reçut mission d’escorter Cordelia qui devait assister à l’assemblée plénière du Conseil. Il se trouva que ce Padma Vorpatril, outre qu’il faisait partie du nouvel état-major de Vorkosigan, était aussi son cousin germain : il était le fils de la plus jeune sœur de sa mère, depuis longtemps décédée. Le seigneur Vorpatril était, en dehors du comte Piotr, le premier proche parent d’Aral que Cordelia rencontrait. Non point que les parents d’Aral l’évitassent comme elle aurait pu le craindre : simplement, sa famille était quasiment inexistante. Aral et lui étaient les seuls enfants survivants de la précédente génération dont le comte Piotr était lui-même le dernier représentant encore de ce monde. Vorpatril avait dans les trente-cinq ans. C’était un robuste gaillard au caractère enjoué qui avait fière allure dans son uniforme vert. Il avait aussi – mais cela, Cordelia ne le savait que depuis peu – servi sous les ordres d’Aral quand celui-ci avait reçu ses galons de capitaine, c’est-à-dire avant ses succès militaires lors de la campagne de Komarr. La jeune femme était assise entre Vorpatril et Droushnakovi derrière la balustrade surchargée d’une galerie dominant l’hémicycle. La décoration de la salle du Conseil, garnie de pupitres et de bancs de bois, surprenait par son dépouillement, encore qu’aux yeux de la Betane qu’était Cordelia ses lambris paraissaient d’une incroyable somptuosité. La lumière matinale s’engouffrait par le vitrail dont était percé le mur donnant sur l’est. En bas, le cérémonial haut en couleur se déroulait avec son formalisme pointilleux. Les ministres portaient d’archaïques toges noir et violet que rehaussait la chaîne d’or symbole de leurs fonctions. Les comtes des quelque soixante districts que comptait Barrayar les dépassaient autant par leur nombre que par la splendeur de leur garde-robe où le pourpre rivalisait avec l’argent. Une poignée d’hommes assez jeunes pour appartenir à des unités d’activé arboraient la tenue de parade rouge et bleu. Une tenue que Vorkosigan n’avait pas tort de qualifier de clinquante, songeait Cordelia, mais le clinquant semblait admirablement approprié à la splendeur du décor grandiose de cette salle vénérable. Et convenait tout à fait à Aral, ajouta Cordelia in petto. Le prince Grégor et sa mère avaient pris place sur une estrade latérale. La princesse portait une robe noire à haute collerette et aux longues manches agrémentées de broderies d’argent. Dans son uniforme rouge et bleu, son fils faisait penser à un lutin aux cheveux bruns. Cordelia nota que, vu les circonstances, il se tenait remarquablement tranquille. L’empereur était présent, lui aussi, mais c’était une présence immatérielle assurée par holovidéo. En fait, il se trouvait dans son palais, assis en grand uniforme, et Cordelia pouvait imaginer quelle torture ce devait être pour ce vieillard dont le corps était hérissé de tuyaux et de moniteurs. Heureusement, toute cette quincaillerie était bien dissimulée ; on ne la voyait pas sur l’image que renvoyait l’écran. Son teint était d’une pâleur livide et sa peau diaphane presque translucide. C’était littéralement comme s’il s’effaçait de la scène qu’il avait si longtemps dominée. Epouses, chefs de cabinet et gardes se pressaient dans la galerie. Les femmes faisaient assaut de parures et de bijoux. Cordelia les passa en revue avec intérêt, puis se tourna vers Vorpatril pour satisfaire sa curiosité. — La désignation d’Aral aux fonctions de régent vous a-t-elle surpris ? lui demanda-t-elle. — Pas vraiment. Je n’ai jamais été de ceux qui ont pris au sérieux sa démission et sa mise à la retraite après le gâchis d’Escobar. — Je crois que c’était vraiment sérieux de sa part. — Oh ! Je n’en doute pas. L’image traditionnelle du vieux soldat taillé dans la pierre est un mythe auquel il a été le premier à se laisser prendre. Pour moi, il est le genre d’homme qu’il a toujours voulu être. Comme son père. – Hum… Oui. J’ai remarqué que ses conversations ont tendance à verser dans la politique. Même dans les circonstances les plus inattendues. Quand il m’a proposé le mariage, par exemple. Vorpatril se mit à rire. — Je vois ça comme si j’y étais. Dans sa jeunesse, Aral était un conservateur bon teint. Si vous vouliez connaître son opinion sur n’importe quel sujet, il vous suffisait de demander la sienne au comte Piotr et de multiplier par deux. Mais à l’époque où nous servions ensemble, il est devenu… comment dire ?… bizarre. Si l’on arrivait à le pousser dans ses retranchements… Il y avait dans les yeux de Vorpatril une lueur malicieuse ; Cordelia s’empressa d’enfoncer le clou. — Comment vous y preniez-vous pour lui délier la langue ? Je croyais qu’il était interdit aux officiers de parler politique. Vorpatril eut un reniflement de dédain. — Je suppose que l’interdiction de respirer aurait eu à peu près autant de chances d’être respectée. C’est là un point du règlement qui n’est observé que de manière… disons sporadique. Toutefois, Aral, lui, l’appliquait à la lettre. Du moins, tant que Rudolf Vorhalas et moi ne l’emmenions pas en virée. Alors là, il se laissait aller sans complexe. — Aral ? Il se laissait aller ? — Pour ça oui ! C’était un buveur notoire… — Lui ? Je croyais pourtant qu’il ne buvait jamais. Il ne supporte pas la boisson. — C’était justement ça, le fait notoire. Il buvait rarement, c’est vrai. Mais il a traversé une sale période après la mort de sa première femme. À ce moment-là, il faisait les quatre cents coups avec Ges Vorrutyer… (Vorpatril détourna les yeux et n’alla pas plus loin.) Toujours est-il qu’il était dangereux de trop le pousser à se laisser aller car, du coup, il baissait sa garde. Il prenait les choses au sérieux et il suffisait d’un rien pour qu’il se mette à déblatérer sur la moindre injustice, la moindre manifestation d’incompétence, la moindre stupidité, qui sont son pain quotidien mais qu’il trouvait intolérables. Et une fois parti, c’était un vrai torrent. Quand il avait vidé son cinquième verre, juste avant de rouler sous la table pour ne se réveiller que le lendemain, il chantait la révolution en pentamètres iambiques. J’ai toujours pensé qu’il finirait un jour ou l’autre par se lancer dans la politique. Il émit un petit rire en décochant un regard qui n’était pas dépourvu d’une certaine tendresse en direction de la silhouette trapue de Vorkosigan assis, revêtu de son uniforme rouge et bleu, au fond de la salle avec les comtes. Cordelia ne manqua pas de trouver curieux le vote du Conseil confirmant la désignation d’Aral comme régent. Elle n’imaginait pas une seconde, en effet, que soixante-quinze Barrayarans auraient pu tomber d’accord si on leur demandait de quel côté du ciel se levait leur soleil : pourtant, ce fut presque à l’unanimité que les grands électeurs ratifièrent le choix de l’empereur. Ils ne furent que cinq à s’abstenir, quatre à haute et intelligible voix et un dans un murmure tellement inaudible que le président de séance dut le prier de répéter. Même le comte Vordarian, remarqua Cordelia, se prononça pour le oui – peut-être Vortala avait-il, après tout, réussi lors d’un entretien matinal à le faire revenir sur la position qu’il avait exprimée la veille au soir. Voilà qui semblait être d’excellent augure et serait sûrement d’une aide précieuse à Aral pour exercer ses nouvelles fonctions. — Euh… oui, milady, dit le seigneur Vorpatril quand elle lui en fit la réflexion. L’empereur Ezar a clairement fait entendre qu’il souhaitait une approbation sans faille. À en juger par le ton qu’il avait employé, il était évident que quelque chose échappait une fois de plus à Cordelia. — Que sous-entendez-vous donc ? Que certains de ces messieurs auraient plutôt été tentés de voter non ? — Dans les circonstances présentes, cela aurait été imprudent de leur part. — Alors, ceux qui se sont abstenus ont fait acte de courage en obéissant à leur conscience ? Cordelia considéra le petit groupe des abstentionnistes avec un renouveau d’intérêt. — Oh ! Eux, ce sont des hommes d’honneur. — Que voulez-vous dire ? Ils représentent l’opposition, c’est hors de doute. — L’opposition déclarée, oui. Jamais quelqu’un qui manigancerait une trahison ne s’afficherait de façon aussi ouverte. C’est de certains zozos appartenant au clan des béni-oui-oui qu’Aral a intérêt à se méfier. Alarmée, Cordelia plissa le front. — Lesquels ? — Qui peut le savoir ? (Vorpatril haussa les épaules avant de répondre à sa propre question :) Negri, probablement. Cordelia s’était demandé si c’était par courtoisie ou pour des raisons de sécurité que les travées qui se trouvaient au-dessus et au-dessous de celle où on les avait installés demeuraient vides. C’était la deuxième explication qui était la bonne : elle en eut la démonstration quand deux retardataires – un officier arborant les insignes de commandant et un civil, plus jeune et vêtu comme un dandy – arrivèrent et s’assirent devant eux. Ils se ressemblaient comme deux frères. Cordelia comprit qu’elle avait vu juste quand le plus jeune dit à l’autre : — Regarde ! Père est là-bas… trois sièges derrière le banc du vieux Vortala. Lequel est le nouveau régent ? — Le type en uniforme à la droite de Vortala. Celui qui a les jambes en cerceau. Cordelia et Vorpatril échangèrent un coup d’œil. La jeune femme mit un doigt sur ses lèvres. Vorpatril sourit et haussa les épaules. — Qu’est-ce que les militaires pensent de lui ? — Ça dépend à qui on pose la question, répondit l’officier. Sardi le considère comme un stratège de génie et chacun de ses ordres du jour le fait tomber dans les pommes. Il est allé partout. C’est à croire qu’il était pour quelque chose dans le moindre feu de broussailles qui a éclaté au cours des vingt-cinq dernières années. Oncle Rulf le portait aux nues. En revanche, Niels, qui a fait Escobar, affirmait qu’il n’avait jamais rencontré un salopard aussi inhumain. — D’après ce que j’ai entendu dire, il aurait la réputation d’être secrètement progressiste. — Secrètement ? Mon œil ! Certains officiers supérieurs vors le redoutent comme la peste. Il a essayé de pousser père à soutenir la nouvelle loi fiscale que Vortala et lui proposaient. Tu sais… l’ordonnance impériale frappant directement l’héritage. — Ah ! Sûr qu’elle ne le toucherait pas, lui, hein ? Les Vorkosigan sont dans la dèche. Komarr paiera. C’est pour ça que nous l’avons conquise, pas vrai ? — Pas exactement, jeune ignorant. Est-ce que les uns ou les autres de tes petits copains, ces clowns de la ville, ont déjà eu l’occasion de rencontrer la Betane avec qui il s’est mis en ménage ? — Ces muscadins, s’il te plaît, mon cher, corrigea le frère. À ne pas confondre avec tes morveux de militaires. — Ça, il n’y a pas de danger ! Sur Escobar, les pires rumeurs courent sur leur compte à tous les trois – elle, Vorkosigan et Vorrutyer. Qui, d’ailleurs, se contredisent, pour la plupart. J’ai pensé que mère aurait peut-être des tuyaux sur elle. — Pour quelqu’un qui est censé mesurer trois mètres et bouffer des croiseurs de combat au petit déjeuner, elle garde vraiment le profil bas, on ne peut pas dire. Pratiquement personne ne l’a jamais vue. Peut-être que c’est un boudin. — Alors, ils font la paire. Vorkosigan n’est pas la beauté faite homme, lui non plus. Cordelia, que ce dialogue amusait follement, cacha son sourire derrière sa main. Jusqu’au moment où le commandant dit : — Mais qui est donc l’espèce de paraplégique à trois pattes qui ne le lâche pas d’une semelle ? Un membre de son état-major, tu crois ? — Il aurait pu trouver mieux. Tu parles d’un mutant ! En tant que régent, Vorkosigan peut sûrement choisir ses collaborateurs parmi la fine fleur des forces armées. La douleur inattendue que fit naître en elle la remarque fut si vive que Cordelia eut l’impression d’avoir reçu une gifle. Mais ce commentaire semblait presque être passé par-dessus la tête du capitaine Vorpatril. Il avait entendu, certes, mais toute son attention était braquée sur la tribune où se déroulait la prestation de serment. Fait surprenant : Droushnakovi était devenue écarlate et avait tourné la tête. Cordelia se pencha en avant. Les mots se bousculaient dans son esprit mais elle n’en choisit que quelques-uns qu’elle lâcha tout à trac de sa voix glacée d’officier navigant : — Commandant ! Et vous, monsieur, qui que vous soyez… (Les deux hommes se retournèrent, surpris d’être ainsi interpellés.) Sachez pour votre gouverne que la personne en question est le lieutenant Koudelka et qu’il n’existe pas de meilleur officier que lui. Dans aucune unité. Ils la regardèrent, tout à la fois irrités et déconcertés, incapables qu’ils étaient de situer cette interlocutrice inopinée. — Je croyais que la conversation que nous tenions était de nature privée, madame, dit le commandant avec raideur. — Indéniablement, rétorqua Cordelia, toujours ivre de rage, d’une voix tout aussi cassante. C’est bien malgré moi que j’ai entendu ce que vous disiez et, bien que ce fût inévitable, je vous en demande pardon. Mais j’exige des excuses pour les propos ignobles que vous avez tenus sur le compte du secrétaire de l’amiral Vorkosigan. Ils déshonorent l’uniforme impérial que vous portez, vous et lui. La voix de Cordelia n’était qu’un chuchotement. Tu fais une overdose de Barrayar, s’admonesta-t-elle. Prends sur toi. Du coup, l’attention de Vorpatril se reporta sur elle. — Allons, allons… fit-il sur le ton de la remontrance. Qu’est-ce que cette altercation… Le commandant se tourna vers lui. — Oh ! Capitaine Vorpatril ! Sur le moment, je ne vous avais pas reconnu. Hum… (D’un geste d’impuissance, il désigna la rousse agressive comme pour dire : « Cette femme est-elle avec vous ? Et, si oui, ne pouvez-vous pas la faire tenir tranquille ? ») Nous n’avons pas été présentés, madame, ajouta-t-il sèchement. — Nous ne nous connaissons pas, en effet, mais je n’ai pas l’habitude de soulever les pierres pour voir ce qui grouille dessous. Cordelia se rendit aussitôt compte qu’elle était allée trop loin et, non sans difficulté, elle se força à dominer son emportement. Créer des ennemis supplémentaires à Vorkosigan précisément au moment où il était intronisé dans ses nouvelles fonctions serait un bien mauvais service à lui rendre. Vorpatril se rappela brusquement ses devoirs d’officier d’ordonnance assurant l’escorte de l’épouse du régent. — Mon commandant, vous ignorez à qui… — Inutile de faire les présentations, seigneur Vorpatril, le coupa Cordelia. Cela aurait pour seul résultat de nous embarrasser encore un peu plus tous les deux. (Se pinçant l’arête du nez, elle ferma les paupières et s’efforça d’adopter un discours plus conciliant. Et dire que je me suis toujours vantée de savoir garder mon sang-froid ! Enfin, son regard se posa sur les visages courroucés qui lui faisaient face.) Commandant, et vous, seigneur… (De la référence que le plus jeune des deux avait faite à son père assis en compagnie des comtes, elle avait déduit à juste titre qu’il était titré.) J’ai parlé à la légère et me suis montrée violente. Je retire ce que j’ai dit. Je n’avais pas le droit de m’immiscer dans une conversation privée. Je vous présente mes excuses. Mes plus humbles excuses. — Il y a intérêt ! gronda le jeune. — Je les accepte, madame, dit de mauvais gré son frère qui se contrôlait mieux. Je présume que ce lieutenant est un parent à vous. C’est à mon tour de vous présenter les miennes si quelque chose dans mes paroles a pu vous paraître insultant. — Et je les accepte, commandant, encore que le lieutenant Koudelka ne soit pas un parent mais le second de mon… ennemi le plus cher. (Ils échangèrent un regard. Celui de Cordelia était chargé d’ironie, celui de son interlocuteur de perplexité.) Toutefois, je vous demanderai comme une faveur d’éviter que les échos de cette conversation ne parviennent aux oreilles de l’amiral Vorkosigan. Koudelka était sous ses ordres quand il commandait le Général-Vorkraft et il a été blessé alors qu’il se portait à la défense de son supérieur lors de la mutinerie politique qui a eu lieu l’année dernière. L’amiral Vorkosigan l’aime comme un fils. Le commandant avait recouvré son calme. Il eut un demi-sourire. — Dois-je comprendre que je risquerais de me retrouver muté sur l’île Kyril ? Que pouvait bien être l’île Kyril ? Sans doute un poste avancé perdu au fin fond de la cambrousse. — Je… j’en doute. L’amiral n’est pas homme à se servir de son rang et de ses fonctions pour assouvir une rancune personnelle. Mais cela le peinerait inutilement. — Mes hommages, madame. Le commandant était maintenant totalement dépassé devant cette femme d’apparence si ordinaire et qui semblait tellement peu à sa place dans cette resplendissante galerie. Son frère et lui se remirent à suivre la cérémonie qui se déroulait à la tribune. Chacun demeurait maintenant retranché dans un pesant silence jusqu’au moment où, vingt minutes plus tard, la séance fut levée pour le déjeuner. Tous ceux qui se trouvaient dans l’hémicycle envahirent les couloirs, ces allées du pouvoir. Cordelia y retrouva Vorkosigan qui, immanquablement flanqué de Koudelka, discutait avec son père et un vieil homme vêtu de la robe de comte. Vorpatril, après l’avoir confiée aux mains de son époux qui l’accueillit avec un sourire las, s’éclipsa. — Tu tiens le coup, cher capitaine ? Je suis heureux de te présenter au comte Vorhalas. L’amiral Rulf Vorhalas était son frère cadet. Nous n’avons guère de temps. Nous devons déjeuner en privé avec la princesse et le prince Grégor. Le comte Vorhalas s’inclina profondément pour baiser la main de Cordelia. — C’est un honneur pour moi, Votre Grâce. — Mes respects, comte. Je… je n’ai vu votre frère que brièvement, mais l’amiral Vorhalas m’a laissé le souvenir d’un homme remarquable. Que j’ai vaporisé à bout portant. Que le comte lui tienne la main mettait Cordelia mal à l’aise, mais il ne semblait pas nourrir d’animosité personnelle à son égard. — Merci à vous, Votre Grâce. C’était ce que nous pensions tous. Ah ! Voilà les garçons. Je leur avais promis de vous présenter à eux. Evon meurt d’envie d’être affecté à l’état-major mais je lui ai dit qu’il devait d’abord faire ses preuves. Je voudrais bien que Cari soit aussi passionné que lui par le Service. Ma fille sera folle de jalousie. Toutes ces demoiselles ne jurent plus que par vous, milady. Le comte se précipita pour récupérer ses fils. Patatras ! s’exclama Cordelia dans son for intérieur. Il a donc fallu que ce soient eux ! Les deux hommes auxquels Vorhalas la présenta n’étaient autres, en effet, que les deux frères avec qui elle s’était accrochée un peu plus tôt. Ils blêmirent à sa vue et s’inclinèrent nerveusement sur la main qu’elle leur tendait. — Mais vous vous connaissez déjà, dit Vorkosigan. Je vous ai vus bavarder dans les galeries. De quoi parlais-tu donc avec tant d’animation, Cordelia ? — Oh… de géologie. De zoologie. D’étiquette. Surtout d’étiquette. Nous avons discuté de pas mal de sujets et je crois que nous avons tous appris quelque chose. Cordelia sourit sans même que ses paupières aient un frémissement. — Oui, fit le commandant Evon Vorhalas qui n’avait vraiment pas l’air d’être dans son assiette, c’est le moins qu’on puisse dire. Oui… j’ai appris une leçon que je ne suis pas près d’oublier, milady. Vorkosigan poursuivit les présentations : — Le commandant Vorhalas. Le seigneur Cari. Le lieutenant Koudelka. Koudelka, les bras chargés de feuillets en plastique et de vidéodisques auxquels venaient s’ajouter le bâton de commandant en chef des forces armées, attribut du régent élu, plus sa propre canne, ne sachant trop s’il convenait de serrer toutes ces mains ou de saluer militairement, se débrouilla pour ne faire ni l’un ni l’autre et laissa choir tout ce qu’il portait. Tout le monde se précipita pour ramasser ce qui était tombé tandis qu’il devenait écarlate et essayait maladroitement de devancer les autres. Droushnakovi et lui se saisirent en même temps de la canne. Quand Koudelka gronda à mi-voix : « Je n’ai pas besoin de votre aide, mademoiselle », Droushnakovi recula pour aller rejoindre Cordelia derrière laquelle elle se tint, rigide. Le commandant Vorhalas remit les disques qu’il avait ramassés au lieutenant. — Pardonnez-moi, mon commandant, fit alors celui-ci. Je vous remercie. — Il n’y a vraiment pas de quoi, lieutenant. Une fois, j’ai moi-même failli être touché de plein fouet par un brise-nerfs ! Quelle peur j’ai eue ! Vous êtes un exemple pour nous tous. — Cela… ne m’a pas fait mal, mon commandant. Cordelia, qui était bien placée pour savoir que c’était un mensonge, ne broncha pas. Comme le petit groupe se disloquait, elle fit halte devant Evon Vorhalas. — Je suis ravie d’avoir fait votre connaissance, commandant. Je vous prédis que votre carrière vous mènera loin – et certainement pas du côté de l’île Kyril ! Vorhalas eut un sourire compassé. — Je crois qu’il en ira de même pour vous, milady. Ils échangèrent un coup de menton empreint tout à la fois de circonspection et de considération mutuelle, puis Cordelia prit le bras de Vorkosigan et, Koudelka et Droushnakovi sur ses talons, le couple s’éloigna pour aller là où l’appelaient les obligations qui incombaient désormais au nouveau régent. Huit jours plus tard, l’empereur de Barrayar entrait dans le coma – un coma qui devait se prolonger encore une semaine. Un beau matin, aux petites heures, Aral et Cordelia furent tirés du lit par une estafette qui annonça simplement à Vorkosigan : — Le docteur pense que l’heure a sonné, Excellence. Ils s’habillèrent en toute hâte et se rendirent au palais, escortés par le messager qui les conduisit au chevet d’Ezar. Les inestimables antiquités qui garnissaient la chambre somptueuse que l’empereur avait choisie pour y passer le dernier mois de sa vie côtoyaient tout un fatras d’équipements médicaux importés d’autres planètes. Nombreuse était l’assistance rassemblée pour la veillée funèbre. Outre les médecins personnels du souverain à l’agonie, Vortala, le comte Piotr, la princesse Kareen et le prince Grégor, plusieurs ministres et quelques membres du grand état-major étaient là, debout et silencieux. Près d’une heure s’écoula avant que le personnage inerte et flétri gisant sur le lit devienne, de façon presque imperceptible, plus rigide encore. Cordelia se disait que ce spectacle macabre ne convenait pas au petit prince mais le cérémonial de la Cour exigeait apparemment sa présence. Dans le plus grand silence, tous, et Vorkosigan le premier, s’agenouillèrent les uns après les autres et posèrent leurs mains jointes entre celles de Grégor pour renouveler leur serment d’allégeance. Ce fut Vorkosigan lui-même qui guida son épouse pour qu’elle ploie à son tour le genou devant l’enfant. L’héritier du trône avait les cheveux de sa mère mais les yeux noisette d’Ezar et de Serg, et Cordelia se surprit à s’interroger : quelle part de son père ou de son grand-père dormait-elle, latente, en lui, attendant que l’âge – l’âge et le pouvoir qu’il confère – la fasse se manifester ? Tes chromosomes sont-ils porteurs de malédictions, enfant ? demanda-t-elle muettement à Grégor tandis qu’Aral plaçait ses mains entre celles du jeune prince. Mais, malédictions ou pas, elle prêta serment et ce fut comme si la formule rituelle qu’elle prononçait tranchait le dernier lien qui la rattachait encore à la colonie de Beta. Il se brisa avec un ping ! que nul n’entendit hormis elle. Maintenant, je suis une Barrayarane. Quel long et étrange périple elle avait parcouru ! Un voyage qui avait commencé par la vision d’une paire de bottes pataugeant dans la boue et qui s’achevait entre les mains proprettes de cet enfant. Sais-tu que j’ai été pour quelque chose dans la mort de ton père, petit ? Le sauras-tu jamais ? Non ! Fasse le ciel que non ! Une nouvelle question vint à l’esprit de Cordelia : était-ce par scrupule ou par omission qu’on n’avait jamais exigé qu’elle prêtât serment à Ezar Vorbarra ? Parmi toutes les personnes présentes, une seule versait des larmes : le capitaine Negri. Si Cordelia s’en aperçut, ce fut parce qu’elle se tenait à côté de lui dans le coin le plus sombre de la pièce et qu’à deux reprises elle le vit s’essuyer la joue du revers de la main. Un instant, son visage s’empourpra et les rides qui le marquaient s’accentuèrent, mais quand il s’avança pour prononcer à son tour le serment, ses traits avaient recouvré leur impassibilité et leur sévérité habituelles. Les cérémonies funèbres qui suivirent (elles durèrent cinq jours) furent épuisantes pour la régente consort, mais pas autant que l’avaient été celles du prince Serg qui s’étaient prolongées deux semaines, bien que le corps du prétendant au trône eût brillé par son absence. Pour le public, il était héroïquement tombé au combat en vaillant soldat. D’après les calculs auxquels s’était livrée Cordelia, cinq personnes seulement connaissaient la vérité et n’ignoraient rien de l’assassinat raffiné dont il avait été victime. Non : quatre, maintenant que l’empereur n’était plus. Sa tombe était peut-être le réceptacle le plus sûr pour abriter les secrets d’Ezar. Enfin, c’en était maintenant fini des tourments qui avaient torturé le vieillard. Il avait fait son temps. Le rideau était tombé sur toute une époque. Il n’y eut pas de cérémonie de couronnement proprement dite pour l’empereur enfant, mais des assemblées ressemblant curieusement à des séminaires d’hommes d’affaires, encore que ceux qui y participaient fissent assaut d’élégance, se succédèrent pendant plusieurs jours dans la salle du Conseil. Elles étaient consacrées à la prestation de serment des ministres, des comtes, de leur nombreuse parentèle et de tous ceux qui n’avaient pas déjà procédé à cette formalité dans la chambre mortuaire du défunt souverain. On faisait aussi acte d’allégeance à Vorkosigan qui semblait ployer de plus en plus sous cette accumulation d’engagements de vassalité comme si chacun d’eux pesait d’un poids physique sur ses épaules. Grégor, étroitement cornaqué par sa mère, tenait bien le coup. Kareen veillait à ce que soit respectée la pause qui lui était accordée une fois toutes les heures au grand dépit de la horde de personnages affairés et impatients qui avaient envahi la capitale pour s’acquitter de cette obligation à laquelle ils ne pouvaient se soustraire. Ce ne fut pas d’un seul coup mais progressivement que l’étrangeté du système de gouvernement barrayaran, avec toutes ses règles coutumières non écrites, commença à écraser quelque peu Cordelia. Et pourtant, il paraissait opérationnel pour les intéressés. Ils s’arrangeaient pour qu’il fonctionne à leur avantage. Ils faisaient comme si gouvernement il y avait. Et, en définitive, peut-être que tous les gouvernements n’étaient rien de plus que des fictions suscitant la même adhésion consensuelle. Quand l’avalanche des cérémonies se fut tarie, Cordelia put enfin commencer à organiser sa vie quotidienne. En fait, elle n’avait pas grand-chose à faire. Tous les jours ou presque, Vorkosigan partait à l’aube en compagnie de Koudelka. Il rentrait à la nuit tombée et, après avoir avalé un repas froid, s’enfermait dans la bibliothèque où il recevait parfois des visiteurs avant d’aller se coucher. Ces longues heures de travail, se disait Cordelia, étaient le prix qu’il devait payer pour se roder. Il serait plus à sa main et gagnerait en efficacité quand toutes les tâches qu’il avait à assumer ne seraient plus chaque fois une nouveauté. Elle se rappelait l’époque – pas tellement lointaine – où la section astronomique de Beta lui avait confié le commandement de son premier vaisseau et les mois d’hyper-préparation épuisants pour les nerfs par lesquels elle était passée. Par la suite, exécuter les tâches péniblement apprises qu’exigeaient ses fonctions était devenu, d’abord automatique, puis presque inconscient, et sa vie personnelle avait repris ses droits. Il en irait de même pour Aral. Aussi s’armait-elle de patience et s’attachait-elle à lui présenter un visage souriant quand elle l’entrevoyait. D’ailleurs, elle avait un travail à accomplir : gérer sa grossesse. Et ce n’était pas rien à en juger par la façon dont tout le monde la chouchoutait, depuis le comte Piotr jusqu’à la femme de chambre qui lui apportait des collations aux heures les plus inattendues. On n’avait jamais été à ce point aux petits soins pour elle, même lorsqu’elle était rentrée d’une expédition de reconnaissance d’un an sans avoir eu à signaler le moindre accident. Décidément, la procréation était une chose que l’on encourageait avec infiniment plus d’enthousiasme ici que sur Beta. Apparemment, la matrice artificielle était chose inconnue sur Barrayar. Sur la colonie de Beta, en revanche, on y avait recours dans plus de soixante-dix pour cent des cas. Restait quand même une forte majorité qui, pour des raisons d’ordre psychosocial, privilégiait la vieille méthode dite naturelle. Cordelia n’était jamais parvenue à faire la différence entre les bébés vitro et les bébés vivo, en tout cas pas avant qu’ils aient atteint l’âge de la majorité. Elle était un vitro, son frère un vivo. La coparentale de celui-ci avait choisi la méthode vivo pour faire ses deux enfants et elle ne loupait pas une occasion de s’en vanter. Cordelia avait toujours tenu pour acquis que, quand son tour viendrait, elle confierait à l’incubateur le soin de mijoter ses rejetons avant une mission de reconnaissance et qu’elle n’aurait plus qu’à les prendre dans ses bras à son retour. Si elle revenait : il y a toujours la possibilité d’un couac lorsqu’on se lance en aveugle dans le cosmos inexploré. Et cela, aussi, dans l’hypothèse où elle réussirait à mettre la main sur un coparental que l’idée d’une conjugaison avec elle séduirait, qui accepterait (et serait capable) de passer les tests physiques, psychologiques et économiques préliminaires aux cours qui lui permettraient de décrocher sa licence parentale. Aral serait un coparental accompli, elle en était certaine. À condition, toutefois, qu’il daigne descendre des sommets sur lesquels il était désormais juché et condescende à la toucher comme avant. La dernière ligne droite serait sûrement pour bientôt. Avec décision, Cordelia tira un trait sur ces méditations moroses pour leur donner un tour plus positif. La taille de la famille : voilà quelle était la véritable fascination, la fascination secrète et perverse de Barrayar. Il n’existait pas de limites imposées par la loi, pas de possibilité de se faire décerner un certificat, pas de passe-droits à obtenir pour le troisième enfant. En un mot comme en cent, pas l’ombre d’une réglementation. Elle avait vu dans la rue une femme qui traînait derrière elle non pas trois mais quatre gosses et personne ne s’était même retourné sur son passage. Cordelia avait fait en imagination passer le nombre de sa future progéniture de deux à trois rejetons et s’était alors sentie délicieusement coupable jusqu’au jour où elle avait rencontré une mère qui en avait dix. Alors, peut-être quatre ? Six ? Vorkosigan pouvait se le permettre. Gigotant des orteils, elle se pelotonna au fond de ses coussins, flottant sur un nuage atavique d’avidité reproductrice. L’économie barrayarane était à présent librement ouverte en dépit des pertes causées par la récente guerre, affirmait Aral. Cette fois, la surface de la planète était demeurée intacte. La conquête du second continent ouvrait tous les jours de nouvelles frontières et quand Sergyar, récemment annexée, serait, une fois défrichée, ouverte à la colonisation, cela triplerait les possibilités déjà existantes. Partout, la main-d’œuvre se faisait rare et les salaires grimpaient. Barrayar prévoyait une grave chute de sa population. Politiquement parlant, disait Vorkosigan, la situation économique était pour lui un don des dieux. Cordelia était du même avis mais pour des raisons plus intimes : elle rêvait à des nuées de petits Vorkosigan… Elle aurait peut-être une fille, qui sait ? Une ? Non : deux. Deux sœurs ! Elle n’avait pas eu de sœur, elle. La femme du capitaine Vorpatril en avait deux. Cordelia avait fait sa connaissance à l’occasion d’une des rares réceptions politico-mondaines qui s’était tenue à la résidence. Le personnel avait pris toute l’affaire en main. Tout ce qu’elle avait eu à faire avait été de s’habiller de la manière appropriée (elle avait renouvelé sa garde-robe), de sourire beaucoup et de ne pas ouvrir la bouche. Elle avait écouté avec fascination les conversations des invités pour essayer d’en apprendre davantage sur la façon dont les choses se passaient ici. Alys Vorpatril était enceinte, elle aussi. Le seigneur Vorpatril lui avait plus ou moins fourré son épouse dans les bras et s’était empressé de s’éclipser. Naturellement, les deux femmes avaient parlé boutique. Alys s’était lamentée à n’en plus finir sur les désagréments provoqués par son état et Cordelia en était arrivée à la conclusion qu’elle n’avait, quant à elle, aucune raison de se plaindre. Les médicaments antinausée qu’elle prenait – ils avaient la même composition chimique que ceux qui étaient d’usage courant sur Beta – étaient efficaces et la fatigue qu’elle ressentait n’avait rien que de naturel, une fatigue qui ne tenait pas au poids du bébé encore minuscule qu’elle portait mais à la surprenante surcharge métabolique qu’il lui causait. Cordelia avait une formule pour cela : « Je pisse pour deux. » Bah ! Quand on s’est tapé cinq ans de maths spéciales pour la navigation spatiale, la maternité peut-elle être encore considérée comme une pénible épreuve ? Non, bien sûr, à condition, toutefois, de faire abstraction des horreurs obstétriques sur lesquelles Alys Vorpatril s’étendait en long et en large : hémorragie, congestion cérébrale, blocage des reins, lésions internes lors de l’accouchement, l’oxygène qui cesse d’irriguer le cerveau du fœtus, la tête du bébé trop grosse pour le diamètre du bassin, les contractions utérines qui se soldent par la mort de la mère et de l’enfant… Les complications médicales ne sont un problème que dans le cas où la femme se retrouve toute seule quand elle entre en travail. Mais avec le régiment de gardes présents dans l’enceinte de la résidence, il y avait vraiment peu de chances pour que cela se produise. Bothari promu sage-femme ? Cette idée extravagante fit hausser les épaules à Cordelia. Elle se retourna derechef sur le divan, le front plissé. Ah ! La médecine était encore si primitive sur Barrayar ! Oui, bien sûr, avant la découverte de la navigation spatiale, les mères avaient, des centaines de milliers d’années durant, expulsé les gosses de leur ventre sans l’assistance dont les parturientes disposaient ici. Pourtant, une ombre d’appréhension continuait de ronger Cordelia. Je ferais peut-être aussi bien de retourner sur Beta pour accoucher. Non. Elle était une Barrayarane comme les autres zozos qui avaient prêté serment d’allégeance. Et le voyage de Beta durerait deux mois. Qui plus est, elle était toujours, pour autant qu’elle le sache, sous le coup d’un mandat d’arrestation pour désertion, suspicion d’espionnage, fraude et actes de violence antisociale. Evidemment, j’aurais peut-être été mieux inspirée en n’essayant pas de noyer cette espèce d’abruti de psychiatre militaire dans l’aquarium, se dit-elle avec un soupir en se remémorant la précipitation avec laquelle elle avait quitté la colonie de Beta. Bénéficierait-elle un jour d’un non-lieu ? Pas tant que quatre crânes demeureraient dépositaires des secrets d’Ezar, en tout cas. Non. Elle était interdite de séjour sur la colonie de Beta, et une chose était sûre : Barrayar ne détenait pas le monopole de l’imbécillité en matière de politique. Je peux mettre Barrayar à ma botte. Aral et moi, nous le pouvons. Je tiens le pari. Il était temps qu’elle rentre. Le soleil commençait à lui flanquer la migraine. 4 Cordelia s’habitua plus vite qu’elle ne l’aurait cru à l’intrusion massive, dans leur demeure, de gardes chargés d’assurer leur protection. Son expérience des missions effectuées pour le compte de la section d’exploration astronomique de Beta et les antécédents militaires de Vorkosigan les avaient accoutumés tous deux à vivre en collectivité. Il ne fallut pas longtemps à la jeune femme pour lier connaissance avec tous ces hommes en uniforme et adopter leur langage. C’étaient tous des garçons jeunes et dynamiques, choisis, et ils en étaient fiers, en fonction de leurs états de service. Néanmoins, quand le comte Piotr venait leur rendre visite avec toute sa suite, dont Bothari, Cordelia avait vraiment l’impression d’habiter une caserne. Ce fut le comte qui suggéra le premier que des tournois amicaux au corps-à-corps aient lieu entre les gens d’Illyan et les siens. En dépit des timides réticences du chef de la Sécurité pour qui l’entraînement du personnel devait se faire aux frais de l’empereur, un ring fut dressé dans le jardin du fond et les rencontres hebdomadaires ne tardèrent pas à faire figure de tradition. Koudelka lui-même fut réquisitionné comme juge-arbitre tandis que Piotr et Cordelia étaient enrôlés dans la brigade des supporters. Vorkosigan honorait ces combats de sa présence chaque fois que son emploi du temps le lui permettait, à la grande satisfaction de Cordelia : assurer la direction de l’Etat était une tâche usante et Aral avait besoin de se détendre un peu quand l’occasion s’en présentait. Un matin d’automne ensoleillé, comme elle prenait place sur sa confortable banquette de jardin capitonnée pour assister au match du jour, elle demanda à brûle-pourpoint à son omniprésente demoiselle de compagnie : — Pourquoi ne participez-vous pas à ces rencontres, Drou ? Vous avez sûrement autant besoin d’entraînement que ces garçons. Leur raison d’être première est la nécessité pour tout le monde de se maintenir au mieux de sa forme – encore que vous autres, Barrayarans, ne sembliez guère avoir besoin de prétextes pour vous massacrer gaillardement les uns les autres. Droushnakovi posa sur le ring un regard empreint de mélancolie avant de répondre : — Je n’y ai pas été invitée, milady. — C’est là un oubli que je qualifierais de flagrant manque de courtoisie ! Bon. Eh bien, vous savez quoi ? Allez vous changer. Pourquoi ne feriez-vous pas partie de l’équipe que j’encourage ? Aral n’aura qu’à soutenir la sienne aujourd’hui. Une rencontre barrayarane digne de ce nom devrait voir s’opposer au moins trois adversaires. La tradition l’exige. Droushnakovi eut une moue dubitative. — Vous croyez que ce serait possible ? Ils risquent de ne pas approuver. Les ils en question étaient ceux qu’elle appelait les « vrais » gardes, les hommes portant livrée. — Aral n’y verra aucun inconvénient. Et si quelqu’un n’est pas d’accord, il n’aura qu’à en débattre avec lui. S’il l’ose, ajouta Cordelia en souriant. Droushnakovi lui rendit son sourire et fila comme une flèche. Aral arriva. Quand il se fut assis auprès d’elle, Cordelia lui fit part de son projet. Il haussa les sourcils. — Des innovations betanes ? Pourquoi pas, après tout ? Mais prépare-toi à essuyer force quolibets. — Je les attends de pied ferme. Ils seront moins enclins à l’ironie si elle réussit à flanquer une correction à quelques-uns de ces gars, et je l’en crois tout à fait capable. Sur Beta, elle serait officier de commando à l’heure qu’il est. Ce talent inné qu’elle possède, elle le gaspille à me coller au train toute la journée. Et si elle n’en est pas capable, il n’y a pas de raison pour qu’elle continue à jouer les gardes du corps, non ? — C’est là un argument imparable. Tu as gagné. Je dirai seulement à Koudelka de l’opposer à quelqu’un de même taille et de même poids qu’elle. Techniquement parlant, elle est un peu petite. — Elle est plus grande que toi ! — Sauf que j’ai quelques kilos de plus qu’elle. Mais tes désirs sont des ordres. Vorkosigan se leva pour aller dire à Koudelka d’inscrire Droushnakovi sur la liste des concurrents. Les deux hommes étaient à l’autre bout du jardin, trop loin pour que Cordelia puisse entendre ce qu’ils se disaient ; leurs gestes et leurs expressions, toutefois, lui permettaient de reconstituer sans peine le dialogue. À voix basse, elle s’amusa à répéter en écho les répliques qu’ils échangeaient : « Aral : Cordelia veut que Drou monte sur le ring. » Kou : « Quoi ? Une fille ? » Aral : « Je reconnais que c’est dur à avaler. » Kou : « Les femmes, ça flanque la pagaille partout. Et, par-dessus le marché, ça pleurniche pour un oui pour un non. Le sergent Bothari la réduira en bouillie. » (… Hum ! j’espère que c’est bien ce que signifie ce geste, sinon tu deviens obscène, Kou… Efface-moi ce sourire de ton visage, Vorkosigan…) Aral : « C’est que ma tendre moitié insiste. Et vous savez comme je me laisse mener par le bout du nez. » Kou : « Oh, bon ! Comme vous voudrez. » Ouahou ! L’affaire est dans le sac. Maintenant, à toi de jouer, Drou. — Tout est réglé, annonça Aral à Cordelia quand il la rejoignit. Son premier adversaire sera un des hommes de père. Droushnakovi revint, vêtue d’un pantalon lâche et d’un maillot de corps – ce qu’elle avait trouvé dans ses affaires qui se rapprochait le plus de la tenue d’entraînement des hommes. Le comte Piotr arriva. Il commença par s’entretenir avec le sergent Bothari, qui était le capitaine de son équipe, avant de venir réchauffer ses vieux os au soleil auprès de son fils et de sa bru. — Qu’est-ce que cela veut dire ? s’étonna-t-il quand Koudelka, en train d’annoncer la composition des équipes qui allaient s’affronter, cita le nom de Droushnakovi. Nous importons les coutumes betanes, maintenant ? — Cette fille a un talent naturel énorme, lui expliqua Aral. De plus, elle a autant besoin de s’entraîner que les autres. Plus, même, car son boulot est plus important que celui d’aucun d’entre eux. — La prochaine étape, ce sera de recruter des femmes pour l’armée, soupira Piotr. Où cela finira-t-il ? — Quel inconvénient verriez-vous à ce qu’il y ait des femmes dans l’armée ? demanda Cordelia à son beau-père, histoire de l’asticoter un peu. — Ce serait contraire aux usages militaires, répondit le comte sur un ton cassant. — J’aurais cru que ce qui est « militaire », c’est ce qui fait gagner les guerres, rétorqua Cordelia avec son sourire le plus affable. Aral la pinça légèrement et ce signal la retint de continuer de verser du sel sur la plaie. C’était d’ailleurs inutile car, se contentant d’un vague « Umph ! », Piotr se tourna vers le ring pour suivre les prouesses du garçon qui défendait ses couleurs. Celui-ci commit l’erreur de sous-estimer son adversaire et quand il alla au tapis, il attribua cette anicroche à une défaillance de sa part. Du coup, sa méfiance s’en trouva considérablement renforcée. De bruyants commentaires fusaient des rangs des spectateurs. À la deuxième reprise, ce fut lui qui cloua Droushnakovi au sol. — Koudelka a compté un peu vite, non ? dit Cordelia quand, l’arbitre s’étant prononcé, le champion du comte eut lâché Drou. — Hum… peut-être, répondit Vorkosigan, restant sur la réserve. — J’ai aussi remarqué qu’elle retient un peu les coups qu’elle porte. Elle ne tiendra jamais jusqu’au prochain round si elle continue à ménager ce gars-là. À la reprise suivante, une reprise décisive puisque le score était à présent de un à un, Droushnakovi réussit à immobiliser son adversaire par une clé au bras mais elle ne poussa pas sa prise jusqu’au bout et il parvint à se dégager. — Oh ! Dommage, murmura le comte sur un ton allègre. — Vous auriez dû lui casser le bras ! cria Cordelia qui faisait de plus en plus cause commune avec Droushnakovi. Le champion du comte s’affala mollement. — Arrêtez le combat, Kou ! Mais l’arbitre, appuyé sur sa canne, n’intervint pas et Droushnakovi, voyant qu’elle était bien placée pour effectuer un étranglement, saisit l’occasion au vol. — Pourquoi ne se déclare-t-il pas vaincu ? demanda Cordelia. — Il aimerait mieux tourner de l’œil, répondit Aral. Comme ça, il n’entendrait plus ses copains. Quand la figure de son adversaire, dont elle coinçait le cou dans l’étau de son bras, prit une teinte violacée, Droushnakovi commença visiblement à être en proie à l’indécision. — Ne le lâchez pas, Drou ! s’écria Cordelia. Ne le laissez pas vous rouler ! L’interpellée accentua l’étranglement et son challenger cessa de se débattre. Le comte secoua la tête d’un air lugubre. — Comptez-le battu et qu’on en finisse, Koudelka. Il est de service ce soir. Ainsi la victoire revint-elle à Droushnakovi. — Vous vous êtes bien défendue, Drou, la félicita Cordelia quand elle les eut rejoints. Mais il faut que vous soyez plus agressive. Donnez libre cours à vos instincts de tueuse ! — Absolument ! (Que Vorkosigan manifeste ainsi son accord était aussi inattendu qu’inespéré.) La petite hésitation que vous marquez pourrait avoir des conséquences mortelles – et pas uniquement pour vous. Ici, on s’exerce en vue de l’action réelle sur le terrain, même si nous faisons tous des vœux pour qu’une telle situation en grandeur vraie ne se présente jamais. L’engagement physique total qu’elle exigerait doit être cent pour cent automatique. — Je comprends, Excellence. J’essaierai. Ce fut au tour du sergent Bothari de monter sur le ring. Il expédia par deux fois coup sur coup son adversaire au tapis. Plusieurs rounds se succédèrent encore avant que le nom de Droushnakovi soit de nouveau appelé. Cette fois, c’était un des hommes d’Illyan qui lui était opposé. Le corps-à-corps s’engagea et quand, dans la mêlée, le gaillard pinça les fesses de la jeune femme, le geste déchaîna un joyeux charivari dans l’assistance. Sous l’effet de la colère que cet attouchement incongru provoqua en elle, Droushnakovi fut un bref instant désarçonnée. L’autre en profita pour la déséquilibrer et elle tomba comme une masse. — Aral, tu as vu ce qu’il a fait ? s’exclama Cordelia. Ce n’était pas de jeu ! — Ouais. Mais comme cela ne fait pas partie des huit coups interdits, on ne peut pas le disqualifier pour ça. Cependant… D’un signe, Vorkosigan ordonna une pause et fît appeler Droushnakovi. Ses mâchoires étaient serrées et il était écarlate. — Nous avons vu ce qui s’est passé, lui dit-il à mi-voix. Vous êtes le champion de milady et vous faire affront est dans une certaine mesure lui faire aussi affront à elle. C’est également un très fâcheux précédent. Aussi, je désire que votre adversaire ne quitte pas le ring debout. Je compte sur vous pour le mettre K.0. Comment ? C’est votre affaire. Si vous voulez, vous pouvez considérer cela comme un ordre. Et inutile de vous tracasser inutilement si vous devez lui briser quelques os, ajouta Aral sur un ton neutre. Quand elle remonta sur le ring, un léger sourire éclairait le visage de Droushnakovi et ses yeux étincelaient. Après une feinte, et avec une rapidité foudroyante, elle frappa son adversaire à la mâchoire, puis au ventre et quand son pied le frappa aux genoux, il s’écroula avec un choc sourd. Et il ne se releva pas. Dans l’assistance, c’était maintenant le silence. Un silence atterré. — Tu avais raison, dit Aral. Elle retenait ses coups. Cordelia, un sourire suffisant aux lèvres, s’installa plus confortablement. Quand on tira à la courte paille pour la rencontre suivante, celle de la demi-finale pour Droushnakovi, le hasard voulut qu’elle ait le sergent Bothari comme adversaire. — Hum, fit Cordelia. Je ne suis pas rassurée. N’est-ce pas dangereux ? Je ne parle pas uniquement pour elle mais pour tous les deux. Et pas seulement sur le plan physique. — Je ne le pense pas. Le service du comte a été un train-train calme et tranquille pour Bothari. Il prend régulièrement ses médicaments. Je crois qu’il est actuellement en très bonne forme. Et l’atmosphère du ring qui lui est familière est sécurisante. Droushnakovi ne parviendra pas à le faire flipper. Rassérénée par les assurances d’Aral, Cordelia se laissa aller contre le dossier de son siège et se prépara à assister au carnage. Droushnakovi semblait nerveuse. Les choses démarrèrent lentement. Elle s’efforçait avant tout de rester hors de portée du sergent. En se déplaçant pour avoir l’œil à tout, le lieutenant Koudelka actionna malencontreusement la commande de sa canne-épée dont l’étui, filant comme une flèche, alla se perdre dans les buissons. L’attention de Bothari se relâcha une fraction de seconde et Drou, saisissant l’occasion, passa à l’attaque en frappant bas. Le sergent alla à terre mais il se releva presque instantanément. — Oh ! Bien joué ! s’écria Cordelia avec exaltation. (Drou n’avait pas l’air moins stupéfaite que les autres.) La reprise est à elle, Kou ! Le lieutenant Koudelka fronça les sourcils. — Ce n’était pas conforme aux règles, madame. (L’un des hommes du comte alla récupérer le fourreau et Koudelka rengaina son épée.) C’était ma faute. Un malencontreux instant de distraction… — Vous n’avez pas dit ça tout à l’heure ! — N’insiste pas, Cordelia, murmura Vorkosigan. — Mais il lui vole le point qui lui revient ! répliqua Cordelia, furieuse. Et quel point ! Bothari n’a jamais perdu un seul combat jusqu’à aujourd’hui. — Oui. À bord du Général-Vorkraft, il a fallu que Koudelka s’entraîne pendant six mois avant de réussir à le renverser. — Oh ! Alors… C’est de la jalousie ? — Tu n’as donc rien remarqué ? Drou possède tout ce qu’il a perdu, lui. — La seule chose que j’aie remarquée, c’est qu’il ne rate jamais une occasion de la moucher. Il est abominable avec elle. Elle est manifestement… Vorkosigan leva un doigt pour la faire taire. — Pas ici. Nous en reparlerons plus tard. Cordelia resta un instant silencieuse, puis elle acquiesça. — D’accord. Quand le round reprit, le sergent Bothari fit en un rien de temps pratiquement passer à deux reprises Droushnakovi à travers le plancher du ring et terrassa son dernier adversaire avec une égale facilité. Les participants se réunirent à l’autre bout du jardin et, à la suite de cette conférence, Koudelka, faisant office d’émissaire, se dirigea en claudiquant vers Vorkosigan. — Excellence, les gars aimeraient bien assister à une rencontre entre vous et le sergent Bothari. Ce serait une première pour eux tous. Vorkosigan repoussa cette suggestion d’un geste qui manquait quelque peu de conviction. — Je ne suis pas physiquement assez en forme pour cela, lieutenant. Et, au fait, comment savent-ils que nous nous sommes affrontés en combat singulier, Bothari et moi ? Auriez-vous eu la langue un peu trop longue, par hasard ? Koudelka sourit. — Cela a pu m’arriver. Mais une telle démonstration serait instructive pour eux. Elle leur donnerait un exemple de ce que ce genre de combat peut être dans la réalité. — Ce serait un piètre exemple, je le crains. — Ce serait là un spectacle que je n’ai encore jamais vu, fit Cordelia. Bothari serait donc à ce point remarquable ? — Je ne sais pas. Tu m’en veux ? Tu as envie de le voir me démolir ? — J’estime que ce serait bon pour toi, s’empressa de répondre Cordelia, misant sur le désir qu’avait visiblement Aral de se laisser convaincre. Et que ce genre d’activité te manque maintenant que tu es condamné à mener une vie de bureaucrate. — Eh bien, soit ! Vorkosigan se leva. Il ôta sa tunique, ses bottes, ses bagues et, après avoir vidé ses poches, se dirigea vers le ring. Il y monta et commença à faire des flexions pour s’échauffer. — Le mieux serait que vous arbitriez, lieutenant, lança-t-il à Koudelka. Histoire que personne ne s’affole indûment. — À vos ordres, Excellence. (Koudelka se tourna vers Cordelia avant d’aller reprendre son poste.) Rappelez-vous qu’il n’y a aucune crainte à avoir, milady. Ils se sont tapé dessus pendant quatre ans et ils sont toujours vivants tous les deux. — C’est curieux, mais je trouve cette remarque plus alarmante que rassurante. Cela dit, Bothari a déjà livré six combats, ce matin. Il commence peut-être à fatiguer. Face à face, les deux hommes se saluèrent solennellement et Koudelka se hâta de leur laisser le champ libre. L’immobilité rigide et la concentration de Vorkosigan et de Bothari sur qui tous les yeux étaient fixés firent taire le joyeux tapage que menaient les spectateurs. Ils commencèrent par tourner agilement l’un autour de l’autre, puis ce fut le premier choc. Un choc si fulgurant que Cordelia n’en eut qu’une vision fragmentaire, mais lorsqu’ils se séparèrent, Aral, la lèvre fendue, crachait le sang et Bothari était plié en deux. Quand ils rentrèrent de nouveau en contact, le sergent, visant les reins de son adversaire, lança une savate dont les murs du jardin renvoyèrent l’écho. Littéralement catapulté, Vorkosigan roula sur lui-même et battit en retraite en courant, bien qu’il eût la respiration coupée. Lorsqu’ils se colletèrent pour la troisième fois, Bothari, après l’avoir violemment envoyé au sol, l’écrasa instantanément sous son poids et amorça un étranglement. Cordelia crut voir la cage thoracique d’Aral ployer sous les genoux du sergent. Deux gardes du corps du régent firent mine de s’élancer mais, d’un geste, Koudelka les renvoya à leur place. Vorkosigan, la figure violacée, s’avoua vaincu : il frappa le tapis du plat de la main. — Le sergent Bothari remporte la première manche, annonça Koudelka. Vous êtes toujours d’accord pour deux autres reprises, Excellence ? Bothari arborait un léger sourire quand il se remit debout. Vorkosigan resta encore assis une minute pour reprendre souffle. — Va pour une seconde, répondit-il. Que j’aie au moins ma revanche. C’est que je suis hors de forme. — Je vous l’avais bien dit, murmura Bothari. Les adversaires se remirent à décrire des cercles, s’avançant à la rencontre l’un de l’autre, se dérobant, revenant au contact. Soudain, Bothari exécuta un tonneau spectaculaire tandis que Vorkosigan se glissait sous lui pour lui faire une torsion du bras qui démancha presque l’épaule du sergent quand il tomba à la renverse en tournoyant sur lui-même. Il lutta un court instant pour essayer de se dégager, mais sans succès, et force lui fut d’abandonner. Ce fut lui, cette fois, qui resta assis quelque temps avant de se relever. — C’est inouï, commenta Droushnakovi. Surtout dans la mesure où il est tellement plus petit. — Petit mais méchant, dit Cordelia, fascinée par ce qu’elle venait de voir. Ça, il ne faut pas l’oublier. La troisième et dernière manche ne dura pas longtemps. Après un vertigineux échange d’accrochages et de coups, Bothari fit soudain une clé au bras de Vorkosigan. Quand, mal inspiré, celui-ci tenta maladroitement de se dégager, il y eut un craquement parfaitement audible : le sergent, imperturbable, lui avait déboîté le coude. Aral laissa échapper un cri de douleur et frappa le tapis en signe d’abandon. Une fois encore, Koudelka maîtrisa l’élan qui le poussait à apporter à Vorkosigan une aide qui n’aurait pas été du goût de celui-ci. — Remettez-moi cette articulation en place, sergent, grommela Vorkosigan sans bouger. Bothari posa un pied sur la poitrine de son ancien capitaine et tira sèchement sur son bras disloqué. — Il faudra que je me souvienne de ne plus commettre cette erreur, murmura Vorkosigan d’une voix hachée. — Au moins, il n’a pas cassé, cette fois, dit Koudelka sur un ton encourageant en l’aidant à se relever, secondé par Bothari. Vorkosigan regagna la banquette en boitant et s’assit avec un grand luxe de précautions aux pieds de Cordelia. Bothari, lui aussi, se déplaçait beaucoup plus lentement et avec raideur. — Voilà, dit Aral, le souffle encore haletant, voilà comment… nous nous distrayions… à bord de ce vieux Général-Vorkraft. — Vous ne vous faisiez pas de cadeaux, murmura Cordelia. Et vous est-il souvent arrivé de vous trouver dans des situations de combat réelles ? — Très, très rarement. Mais quand cela se produisait, nous étions gagnants à tous les coups. C’était maintenant la dispersion générale avec, en fond sonore, le brouhaha des commentaires que les autres participants à la séance d’entraînement échangeaient entre eux. Cordelia accompagna Aral au poste de premiers secours où l’on s’occupa de son coude et de sa lèvre fendue. Il prit ensuite un bain chaud suivi d’une séance de massage. Pendant qu’il se frictionnait, Cordelia revint à la question à laquelle elle avait fait tout à l’heure allusion : — Crois-tu que tu pourrais parler à Kou de la façon qu’il a de se comporter avec Drou ? Cela ne lui ressemble pas. Elle fait l’impossible pour se montrer gentille avec lui. Et il ne lui accorde même pas le minimum de politesse dont il fait preuve envers n’importe lequel de ses hommes. Elle est pratiquement un officier de rang égal au sien. Et, à moins de me tromper du tout au tout, elle est follement amoureuse de lui. Pourquoi donc l’ignore-t-il ainsi ? — Qu’est-ce qui te fait dire qu’il l’ignore ? demanda Aral d’une voix lente. — Son attitude, pardi ! C’est une honte ! Quel beau couple ils feraient, pourtant, tous les deux ! Tu ne trouves pas que c’est une fille adorable ? — Le mot est faible. Mais (Vorkosigan tourna la tête pour sourire à Cordelia) ce sont les grandes amazones qui m’attirent, tout le monde le sait. Chacun ses goûts, n’est-ce pas ? Toutefois, si tu te sens une âme de marieuse comme la lueur que je discerne dans tes yeux semblerait l’indiquer… À propos, tu ne crois pas que ce seraient tes hormones maternelles qui te joueraient des tours à leur façon ? — Tu as envie que je te déboîte ton autre coude ? — Sans façon ! J’avais oublié quel supplice pouvait être un combat amical avec Bothari. Enfin, ça va quand même mieux. La douleur s’estompe. — Mais demain, bonjour les bleus ! — Je m’en doute un peu, figure-toi ! Et si nous revenions à nos moutons ? As-tu jamais pensé que Koudelka puisse souffrir de certaines séquelles ? — Oh ! (Cette question inattendue coupa le sifflet à Cordelia.) J’avais supposé que… que ses fonctions sexuelles avaient été aussi bien réparées que le reste. — Aussi médiocrement, plutôt. Son état a nécessité des interventions chirurgicales extrêmement délicates. Cordelia fit la moue. — Tu es sûr de ce que tu avances ? — Non. Tout ce que je sais, c’est que nous n’avons jamais abordé ce sujet, lui et moi. — Hum… Quelle interprétation donner à un pareil mutisme ? Je le trouve un peu inquiétant. Ne pourrais-tu pas lui demander… — Tu plaisantes ! En voilà une question à poser à ce garçon ! Surtout en sachant qu’il refusera d’y répondre. Je dois travailler avec lui, ne l’oublie pas. — Et moi, avec Drou. J’aurai bonne mine si elle se laisse dépérir et mourir de chagrin ! Il la fait pleurer à chaudes larmes plus souvent qu’à son tour. Ce n’est pas parce qu’elle va se cacher dans un coin que je ne la vois pas. — Sans blague ? Je n’aurais jamais cru ça d’elle. — Je ne vais quand même pas lui expliquer qu’en fin de compte Kou ne mérite pas qu’elle se rende malade à cause de lui ! Mais la déteste-t-il réellement ? Ne cherche-t-il pas simplement à se protéger ? — Bonne question. L’autre jour, mon chauffeur… gardons-nous, toutefois, d’en tirer des conclusions trop hâtives… mon chauffeur, donc, a sorti une plaisanterie sur le compte de Drou, pas bien méchante, du reste, mais Kou lui a fait la gueule. Au fond, je ne pense pas qu’il ait de l’antipathie pour Drou. J’aurais plutôt tendance à croire qu’il l’envie. Cordelia renonça à poursuivre le débat, et la conversation prit fin sur cette note ambiguë. Elle souhaitait de tout son cœur venir en aide aux deux jeunes gens, mais n’avait rien de concret à leur proposer. Si elle pouvait imaginer sans difficulté des solutions propres à régler les problèmes intimes que posaient les blessures invalidantes du lieutenant, il lui répugnait de les leur soumettre : ç’aurait été un viol de conscience et quelque chose lui disait qu’elle ne ferait que les choquer. La sexothérapie, apparemment, était inconnue sur Barrayar. En bonne Betane qu’elle était, Cordelia avait toujours considéré qu’un modèle de comportement sexuel en partie double était logiquement impossible. Mais maintenant que, dans l’ombre de Vorkosigan, elle fréquentait la haute société barrayarane, elle se rendait compte que la chose n’était pas aussi aberrante qu’elle l’avait cru jusqu’ici. Le tout, semblait-il, était d’empêcher l’information de parvenir librement à certaines personnes désignées à l’avance par un code tacite que tout le monde, elle exceptée, connaissait et acceptait. On ne parlait pas de sexe aux femmes mariées et aux enfants et l’on se gardait d’y faire allusion devant eux. Les jeunes hommes bénéficiaient en la matière d’une totale liberté quand ils étaient entre eux, sous réserve qu’aucune femme, quel que soit son âge, ne soit présente. Les règles changeaient aussi de manière stupéfiante en fonction de la place que l’on occupait dans la société. Les femmes mariées qui se réunissaient entre elles en prenaient parfois sacrément à leur aise avec les tabous – à condition qu’il n’y ait pas d’oreilles masculines à proximité. On pouvait plaisanter sur certains sujets mais jamais en discuter sérieusement. Et le silence complet était de rigueur à propos de certaines variantes. Cordelia avait essayé de dresser une liste des règles qu’elle pensait avoir découvertes. Cependant, elle les avait trouvées si illogiques et si contradictoires, s’agissant notamment de ce que certains étaient censés feindre d’ignorer quand ils étaient en présence de tel ou tel, qu’elle avait finalement déclaré forfait. Un soir, alors qu’ils étaient au lit, elle avait montré sa liste à Aral. Il avait ri aux larmes en la lisant. — C’est vraiment comme ça que tu nous vois ? lui avait-il demandé. J’ai un faible pour ta règle numéro 7. Il faudra que je me la rappelle… Dommage que je ne l’aie pas connue quand j’étais jeune. J’aurais alors pu couper à tous ces foutus cours vidéo de formation militaire. — Arrête de glousser, ou gare ! avait rétorqué Cordelia sur un ton aigre-doux. Ce sont vos règles à vous, pas les miennes, et vous ne badinez pas avec elles. Je cherche simplement à les comprendre. — Un vrai petit savant ! Hum… Sûr que tu appelles un chat un chat. Nous n’avons jamais essayé de… Aimeriez-vous violer la règle 11 avec moi, capitaine de mon cœur ? — Laquelle est-ce ? Voyons voir… Oh, oui ! Si j’aimerais ? Tu parles ! Maintenant ? Et, pendant qu’on y est, pourquoi ne pas transgresser aussi la 13 ? J’en ai les hormones qui bouillonnent. Je me rappelle que la coparentale de mon frère m’a parlé de ce que ça fait mais je ne l’ai pas réellement crue à l’époque. — La 13 ? Tiens ! Je n’aurais pas cru que… — Parce que, étant barrayaran, tu t’attaches trop à la numéro 2. Ils oublièrent momentanément l’anthropologie. Mais, plus tard, Cordelia découvrit qu’elle pouvait faire perdre la boule à Aral avec un « règle 9, monsieur » susurré au moment opportun. La belle saison touchait à son terme. Il y avait déjà un soupçon d’hiver dans l’air, ce matin-là. Certaines fleurs des parterres du comte Piotr courbaient la tête, fauchées par la gelée blanche. Cordelia attendait son premier véritable hiver barrayaran avec l’impatience d’une fillette. Vorkosigan lui avait promis qu’il neigerait et que l’eau gèlerait, phénomènes dont elle n’avait eu l’expérience qu’à l’occasion de deux missions effectuées pour le compte de la section d’exploration astronomique de Beta. Au printemps, je serai maman. Mais la température était remontée dans l’après-midi et la lumière avait retrouvé sa qualité automnale. Cordelia sentait sous ses pieds la chaleur de la terrasse dominant l’aile principale de la résidence Vorkosigan bien que, maintenant que le soleil était bas sur l’horizon, la fraîcheur de la brise lui picotât les joues. — Bonsoir, les enfants, lança-t-elle aux deux hommes qui montaient la garde sur le toit. Ils répondirent à son coup de menton et le plus âgé porta la main à son front en une ébauche de salut militaire. Elle avait pris l’habitude de venir sur la terrasse à l’heure du couchant. La vue que l’on avait depuis le dernier étage était superbe. On entrapercevait derrière les arbres et les édifices le miroitement de la rivière qui coupait la capitale en deux, encore que la large excavation que l’on distinguait à quelque distance laissât augurer que des constructions neuves boucheraient bientôt la perspective. La plus haute des tourelles du château de Vorhartung, où se tenaient les cérémonies de la Chambre du Conseil des comtes auxquelles elle assistait si souvent, se dressait au-dessus de l’à-pic dominant le méandre. Au-delà du château s’étendait la vieille ville. Cordelia ne l’avait encore jamais visitée – le lacis de ses rues tortueuses, juste assez larges pour laisser passer un cheval, en interdisait l’accès aux voitures –, mais elle avait survolé ces étranges tertres, bas et sombres, qui ponctuaient le cœur de la cité. Les quartiers plus récents qui scintillaient à l’horizon, épousant la configuration des voies de circulation conçues pour les véhicules modernes, se rapprochaient davantage des normes galactiques en matière d’urbanisme. Rien de comparable avec la colonie de Beta. Vorbarr Sultana se déployait en surface ou montait à l’assaut du ciel. Les cités betanes, elles, s’enfonçaient dans des puits ou des tunnels labyrinthiques à niveaux multiples, douillets et rassurants. L’architecture en vigueur sur la colonie de Beta avait pour premier souci la décoration des intérieurs. La diversité des idées qui venaient à l’esprit des gens pour varier les habitations possédant des extérieurs était quelque chose d’ahurissant. Les gardes commencèrent à s’agiter et à pousser des soupirs quand Cordelia s’adossa à la paroi pour contempler l’horizon. Ils n’appréciaient guère qu’elle se tienne à moins de trois mètres du bord de la terrasse. Mais elle ne devrait pas tarder à voir la voiture de Vorkosigan s’engager dans la rue. Car si le coucher de soleil valait le coup d’œil, c’était vers le bas qu’allaient ses regards. Elle humait les odeurs mêlées de végétation, de vapeur d’eau et de gaz rejetés par les complexes industriels. Barrayar autorisait un taux stupéfiant de pollution atmosphérique. Comme si l’air était gratuit. Personne ne mesurait cette pollution. La climatisation et le filtrage de l’air n’étaient pas passibles de taxes… Les Barrayarans savaient-ils même à quel point ils étaient riches ? Ils pouvaient respirer tout l’air qu’ils voulaient rien qu’en mettant les pieds dehors et c’était pour eux quelque chose qui allait de soi, quelque chose d’aussi banal que de voir de l’eau tomber du ciel… Cordelia, un sourire d’extase aux lèvres, avala avec gourmandise une grosse bouffée et sourit. Au même instant, un boum lointain, sec et brutal, rompit le fil de ses pensées et lui coupa le souffle. Les deux gardes sautèrent en l’air. Bon, tu as entendu un bang. Cela n’a pas forcément un rapport avec Aral. On aurait dit une grenade sonique. Et une maousse ! Une colonne de fumée et de poussière s’élevait à quelque distance. Cordelia se pencha par-dessus le parapet pour en distinguer l’origine. — Milady… (Le plus jeune des deux gardes l’empoigna par le bras.) Veuillez rentrer, s’il vous plaît. Son expression était tendue et ses yeux exorbités. Son camarade plaquait son talkie-walkie contre son oreille… Cordelia, elle, n’avait pas de communico. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. — Il faut que vous redescendiez, milady, je vous en prie ! (Le garde l’entraînait fermement vers la trappe du grenier où aboutissait l’escalier intérieur.) Je suis sûr que ce n’était rien, ajouta-t-il pour la rassurer. À d’autres, mon garçon ! — C’était une grenade sonique de catégorie 4. Probablement tirée par un bazooka pneumatique ou lancée par un kamikaze. Vous n’avez donc jamais entendu exploser un de ces engins ? Comme elle disait ces mots, Droushnakovi surgit hors de la trappe, une tartine beurrée dans une main, son neutraliseur dans l’autre. — Milady ? Manifestement soulagé à sa vue, le garde poussa la régente dans sa direction et alla rejoindre son camarade. Bien qu’elle eût envie de hurler, Cordelia, mâchoires serrées et sourire figé, se coula docilement dans la trappe. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’une voix sifflante. — On ne sait pas encore, répondit Droushnakovi. L’alerte rouge s’est déclenchée au sous-sol et ça a été la bousculade à la cantine, tout le monde se précipitant pour rejoindre son poste. Drou était à bout de souffle, comme si elle s’était téléportée sur six étages ! Si seulement il y avait un tube de descente ! songeait Cordelia en dévalant l’escalier. Un officier de liaison devait sûrement être de garde devant la console de la bibliothèque… quelqu’un qui aurait un communico. Une fois arrivée en bas des marches, elle traversa le vestibule en trombe et se rua dans la pièce. Le commandant de la garde était effectivement là, occupé à donner ses ordres. À son côté, le chef de la suite du comte Piotr dansait nerveusement d’un pied sur l’autre. — Ils viennent directement ici, dit le représentant de la Séclmp sans se retourner. Allez en vitesse chercher le docteur. L’homme à la livrée marron fila comme une flèche. — Que s’est-il passé ? Le cœur de Cordelia battait à grands coups dans sa poitrine, et ce n’était pas dû seulement à sa course folle dans l’escalier. Le commandant de la garde leva les yeux. Ouvrant la bouche dans l’intention de répondre à la question par des mots aussi rassurants que creux, il se ravisa au dernier moment et lâcha tout d’une traite : — Un projectile a été tiré sur la voiture du régent. Il n’a pas atteint sa cible. Le seigneur Vorkosigan poursuit son chemin pour rentrer à la résidence. — À quelle distance de la cible le projectile est-il passé ? — Je ne sais pas, milady. C’était sans doute vrai. Mais si la voiture était encore en état de rouler… Cordelia fit signe à son interlocuteur de se remettre à sa tâche, pivota sur elle-même et regagna le vestibule. Les deux membres de la suite du comte Piotr qui l’avaient devancée insistèrent vivement pour qu’elle ne s’approche pas de la porte. Se rendant à leurs raisons, Cordelia s’assit sur une marche de l’escalier, se mordant les lèvres. — Pensez-vous que le lieutenant Koudelka était avec lui ? lui demanda Droushnakovi entre haut et bas. — Probablement. Il est rare qu’il ne l’accompagne pas. La régente avait répondu d’une voix absente. Les yeux rivés sur la porte, elle attendait… Elle entendit enfin la voiture arriver. L’un des deux hommes à la livrée havane alla ouvrir. Une nuée d’agents de la Sécurité fondit sur le véhicule – mais d’où sortent-ils, bon sang ? Bien que la carrosserie argentée fût éraflée et noircie de fumée, les dégâts étaient superficiels. Quand les portières se relevèrent, Cordelia se dressa sur la pointe des pieds pour essayer d’apercevoir Vorkosigan que lui masquait – elle en aurait hurlé ! – le dos des hommes de la Séc-Imp. Enfin, une brèche s’ouvrit dans le mur des uniformes verts qui lui bouchait la vue. Le lieutenant Koudelka, assis sur son siège, paraissait groggy. Il battait des paupières et du sang coulait le long de son menton. Un garde dut l’aider à s’extraire du véhicule. Vorkosigan en sortit à son tour, refusant d’un geste qu’on lui prêtât assistance. Pâle, le visage fermé, il franchit le portail. Koudelka, s’appuyant sur sa canne et soutenu par un caporal de la Séclmp, le suivit. Il saignait du nez et avait l’air encore plus défait que le régent. Le tumulte s’apaisa en grande partie quand on eut refermé le portail. Le regard d’Aral croisa celui de Cordelia par-dessus les têtes qui les séparaient et sa mine sombre s’éclaira imperceptiblement. Il eut un infime hochement de tête : Je vais bien. —… un trou énorme dans la chaussée ! disait Koudelka d’une voix tremblante. Un cratère qui n’aurait fait qu’une bouchée d’une fusée-cargo. Ce chauffeur a des réflexes du tonnerre. Quoi ? Excusez-moi, mais j’ai les oreilles qui bourdonnent. Vous pourriez répéter ? Koudelka tendit le menton vers son interlocuteur et se passa la main sur le visage ; il la contempla avec ébahissement : elle était pleine de sang. — Vos tympans ne réagissent plus, c’est tout, Kou. (Vorkosigan s’exprimait d’une voix calme mais trop forte.) Demain matin, tout sera rentré dans l’ordre. Cordelia fut la seule à se rendre compte que ce n’était pas au bénéfice de Koudelka qu’il s’égosillait ainsi : il ne s’entendait pas parler, lui non plus. Et la rapidité avec laquelle ses yeux bougeaient révélait l’effort qu’il faisait pour essayer de lire sur les lèvres les mots que les uns et les autres prononçaient. Simon Illyan et le médecin arrivèrent presque en même temps. Vorkosigan et Koudelka se rendirent sans escorte dans une pièce retirée, accompagnés de Droushnakovi et de Cordelia. Le médecin, sur l’ordre de Vorkosigan, commença par examiner Koudelka qui pissait le sang. — Un seul coup ? demanda Illyan. — Un seul, lui confirma le régent. S’il avait eu le temps d’en tirer un second, il m’aurait sans doute eu. — S’il s’était tant soit peu attardé, c’est peut-être nous qui l’aurions eu. Une équipe de l’identité judiciaire est déjà sur les lieux. L’assassin, inutile de le dire, a filé depuis belle lurette. L’endroit de l’embuscade était bien étudié. Il avait le choix entre une dizaine de routes pour prendre la fuite. — Nous changeons chaque jour d’itinéraire, dit le lieutenant Koudelka à travers la compresse qu’il pressait contre sa bouche. Comment a-t-il pu deviner l’endroit exact qui convenait pour organiser son guet-apens ? — Une taupe le tenait peut-être informé, suggéra Illyan, que cette seule idée faisait grincer des dents. — Pas nécessairement, dit Vorkosigan. Il n’existe qu’un petit nombre d’itinéraires possibles dans les environs immédiats de la résidence. Il a pu faire le guet pendant des jours et des jours. — Juste à la limite du périmètre de surveillance rapprochée ? Je n’aime pas ça. — Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’il m’ait manqué. Pourquoi n’a-t-il pas fait mouche ? Etait-ce seulement un coup de semonce ? Voulait-il, non pas me tuer, mais me déstabiliser mentalement ? — Le lance-grenades dont il s’est servi était un engin vétuste qui n’est plus en service. Peut-être sa tête chercheuse ne marchait-elle pas. Personne n’a décelé le faisceau d’un détecteur laser. (Remarquant que Cordelia était pâle comme un linge, Illyan ajouta après une pause :) Je suis convaincu que c’est à un déséquilibré que nous avons affaire, milady. Qui a agi seul, selon toute probabilité. — Expliquez-moi comment un déséquilibré agissant seul a pu se procurer de l’armement militaire, répliqua Cordelia d’une voix mordante. — Nous procédons à des investigations sur ce point, répondit Illyan, visiblement embarrassé. En tout cas, c’est un matériel réformé, aucun doute là-dessus. — Vous ne détruisez donc pas le matériel périmé ? — Il y en a une telle quantité… Cet argument spécieux eut le don de faire sortir Cordelia de ses gonds. — Il lui suffisait de tirer un seul coup. S’il avait visé directement la voiture, Aral aurait été vaporisé et, à l’heure qu’il est, vos enquêteurs seraient en train de faire le tri entre ce qui était les molécules de son corps et celles du corps de Kou. Le teint d’Illyan commençait à virer au verdâtre. Vorkosigan, quant à lui, avait retrouvé son expression sombre. — Vous voulez que je vous donne le chiffre précis de l’amplitude de la réverbération de résonance de la plaque de blindage de l’habitacle passagers, Simon ? reprit Cordelia avec emportement. L’homme qui a jeté son dévolu sur ce lanceur est un tech militaire compétent, même si, Dieu soit loué, son tir était mal ajusté. Cordelia, se rendant compte qu’elle était au bord de l’hystérie, ravala la suite de son discours. — Je vous présente mes excuses, capitaine Naismith, fit Illyan d’un ton moins assuré. Vous avez parfaitement raison. Il accompagna ce mea culpa d’une courbette imperceptiblement plus respectueuse. Un amusement secret éclaira pour la première fois la physionomie d’Aral. Quand Illyan se retira, l’existence d’une possible conjuration occupait son esprit et mille et une hypothèses tournoyaient déjà dans sa tête. Le médecin confirma le diagnostic que son expérience du combat avait permis à Aral de formuler : Koudelka et lui souffraient bel et bien d’une paralysie des tympans. Le praticien leur donna à tous deux un puissant analgésique et rendez-vous fut pris pour un nouvel examen dans la matinée. Quand, en fin de journée, Illyan fit un saut à la résidence Vorkosigan afin de s’entretenir avec le commandant de la garde, Cordelia eut toutes les peines du monde à se retenir de l’empoigner par sa tunique pour lui soutirer les informations qu’il avait recueillies. Refrénant son impatience, elle se borna à lui demander : — Qui a cherché à tuer Aral ? Qui veut l’assassiner ? Quel avantage les commanditaires de l’attentat pensaient-ils retirer de sa disparition ? Illyan soupira. — Voulez-vous la liste abrégée ou l’inventaire in extenso ? — L’abrégée est-elle longue ? s’enquit Cordelia avec une fascination morbide. — Beaucoup trop, mais je peux vous énumérer les principaux suspects, si vous le désirez. (Il compta sur ses doigts.) D’abord, et comme toujours, les Cetagandans ; ils escomptaient que le décès d’Ezar déclencherait le chaos politique et ils ne sont pas du genre à hésiter à pousser à la roue, d’autant qu’un assassinat revient beaucoup moins cher que l’armement d’une flotte d’invasion. Ensuite, les Komarrans, désireux d’assouvir une vieille vengeance ou de provoquer un nouveau soulèvement ; certains d’entre eux surnomment encore l’amiral le « boucher de Komarr »… Cordelia, qui savait le pourquoi de cet ignoble sobriquet, se crispa. — Les anti-Vors, poursuivit Illyan, parce que le régent est trop conservateur pour leur goût. Les militaires de droite, parce qu’il est trop libéral pour le leur. Les rescapés du vieux parti de la guerre du prince Serg et de Vorrutyer. Les anciens activistes de l’ex-ministère de l’Education politique, encore qu’il me paraisse douteux que l’un d’eux ait pu manquer son coup : ils ont été formés à l’école de Negri. Un quelconque Vor mécontent qui estime avoir été mis sur la touche par les nouveaux dirigeants. N’importe quel cinglé ayant accès aux arsenaux et aspirant à goûter l’instant de gloire éphémère qui vient couronner les chasseurs de gros gibier… Dois-je continuer ? — Pitié, non ! Mais pour ce qui s’est passé aujourd’hui… si la recherche du mobile fait planer des soupçons sur beaucoup trop de gens, l’analyse de la méthode utilisée, du choix du lieu et du moment ne pourrait-elle pas tant soit peu nous éclairer ? — En effet, bien qu’un trop grand nombre des éléments dont nous disposons soient négatifs. Comme je l’ai déjà fait observer, ce complot avorté était pourtant du cousu main. Ceux qui l’ont préparé avaient forcément accès à certaines sources d’information. C’est là-dessus que nous allons travailler pour commencer. C’était, au bout du compte, l’anonymat enveloppant les auteurs de l’attentat qui tourmentait le plus Cordelia. Quand l’assassin peut être n’importe qui, on a tendance à suspecter tout le monde. Et, à Barrayar, la paranoïa prenait, semblait-il, des allures d’épidémie. Enfin… Les efforts combinés de Negri et d’Illyan ne tarderaient sans doute pas à mettre en évidence des faits concrets. Cordelia fit de toutes ses craintes une petite boule qu’elle enferma bien à l’abri tout au fond d’elle-même. À côté de son enfant. Cette nuit-là, Vorkosigan la tint serrée très fort contre lui. Il demeura de longues heures éveillé malgré les analgésiques qui lui plombaient les paupières. Et Cordelia, pelotonnée contre lui, ne s’assoupit qu’après que le sommeil se fut enfin emparé de son époux. Ses ronflements eurent sur elle l’effet d’une berceuse et elle s’endormit à son tour. Ils ont raté leur coup. On continue. Jusqu’à la prochaine fois. Que pouvait-on dire de plus ? 5 L’anniversaire de l’empereur était traditionnellement un jour férié marqué par des banquets, des bals, des beuveries, des défilés d’anciens combattants et une incroyable débauche de feux d’artifice échappant à toute réglementation. Le jour idéal pour lancer une attaque surprise sur la capitale, songeait Cordelia. Dans ce tohu-bohu, l’artillerie pourrait s’en donner à cœur joie pendant un bon moment avant qu’on ne s’aperçoive qu’elle tirait. Le tumulte démarra dès l’aube. Les gardes de service, naturellement enclins à sursauter au moindre bruit inattendu, étaient sur le qui-vive, à l’exception de deux jeunes qui, histoire de participer aux festivités, faisaient éclater des pétards à l’intérieur de l’enceinte de la résidence. Le commandant du détachement les convoqua. Quand ils réapparurent, longtemps après, pâles et tête basse, ils s’efforcèrent de raser les murs. Cordelia les vit un peu plus tard traînant des poubelles sous la haute direction d’une femme de chambre sardonique, tandis qu’une fille de cuisine et un marmiton s’empressaient de filer en gambadant, tout heureux de bénéficier d’une journée de repos imprévue. L’anniversaire de l’empereur était une fête mobile. L’enthousiasme que manifestaient les Barrayarans pour ce congé qui leur tombait du ciel n’était en rien assombri par le fait qu’il était la conséquence de la mort d’Ezar et de l’accession au trône de Grégor : c’était la seconde fois, cette année-là, qu’ils célébraient un anniversaire impérial. Cordelia se fit excuser : elle ne paraîtrait pas à la tribune officielle pour honorer de sa présence la grande revue militaire qui occuperait toute la matinée d’Aral. Elle tenait à être fraîche et dispose pour la réception de la soirée – l’événement de l’année, lui avait-on laissé entendre – donnée en cette occasion. Et c’était avec impatience qu’elle attendait que sonne l’heure de la réception pour revoir Kareen et Grégor, ne fût-ce que brièvement. Sa toilette était parfaite. Son amie Alys Vorpatril, qui avait à la fois un goût très sûr et une longueur d’avance sur elle pour ce qui était de la mode barrayarane en matière de robes de grossesse, s’était laissée attendrir devant son désarroi et l’avait spontanément prise en main. Aussi, c’était en toute confiance que Cordelia arborait une ample robe de soie vert tilleul d’une coupe irréprochable qui lui tombait jusqu’aux pieds et un boléro de velours ivoire. Le coiffeur qu’Alys lui avait envoyé avait piqué dans sa coiffure des fleurs fraîches dont les couleurs s’harmonisaient avec sa chevelure aux reflets cuivrés. Dans le domaine des mondanités, les Barrayarans haussaient la parure au niveau d’un art folklorique aussi compliqué que les tatouages betans. Cordelia était dans l’incapacité de deviner les sentiments d’Aral – son visage s’illuminait immanquablement chaque fois qu’il la voyait –, mais à en juger par les « Oh ! » de ravissement du personnel féminin de la maison du comte Piotr, les couturiers qui l’avaient habillée s’étaient surpassés. Comme elle attendait au pied de l’escalier du vestibule, elle caressa furtivement le panneau de soie qui lui drapait le ventre. Elle était dans son troisième mois et n’avait guère plus à exhiber qu’une modeste protubérance de la taille d’un pamplemousse. Il s’était passé tant de choses depuis le milieu de l’été qu’il lui semblait que sa grossesse aurait dû s’accélérer pour suivre le rythme des événements. Grandis, grandis, grandis… chantonna-t-elle mentalement, les yeux baissés sur sa taille. Enfin, elle commençait tout de même à avoir l’air d’une femme enceinte ! La nuit, Aral, tout aussi fasciné qu’elle, lui effleurait délicatement l’abdomen pour tenter de sentir – sans succès, jusqu’à présent – des frémissements d’ailes de papillon à fleur de peau. Vorkosigan surgit en compagnie du lieutenant Koudelka. Les deux hommes, tirés à quatre épingles, avaient revêtu la tenue de parade dont les rouges et les bleus étaient si agressifs qu’ils faisaient mal aux yeux. Le comte Piotr ne tarda pas à les rejoindre. Son uniforme havane et argent – une variante élaborée de la livrée que portaient ses gardes –, Cordelia le connaissait déjà : c’était celui qu’il mettait pour assister aux séances plénières du Conseil. Ses vingt hommes d’escorte avaient, ce soir-là, une mission spéciale à remplir : ils étaient chargés d’assurer la garde d’honneur et leur commandant les avait soumis durant toute la semaine à un entraînement aussi intensif que méticuleux. Droushnakovi arborait, quant à elle, une tenue très simple aux couleurs de Cordelia, spécialement conçue pour faciliter les mouvements rapides et pour dissimuler armes et communicos. Le petit groupe sortit pour monter dans les véhicules qui attendaient devant le portail. Aral, prenant Cordelia par le bras, l’accompagna jusqu’à celui qui lui était destiné. Lorsqu’elle y fut montée, il recula d’un pas. — À tout de suite, mon amour. Cordelia tourna vivement la tête. — Mais la seconde voiture ? Il y a suffisamment de place dedans pour nous tous. Les lèvres d’Aral se pincèrent imperceptiblement. — Non. Je trouve plus… prudent d’utiliser des véhicules séparés à partir de maintenant. — En effet, murmura Cordelia. Aral lui adressa un hochement du menton et tourna les talons. Saleté de bled ! Il leur arrachait encore un petit morceau de leur vie, de leur cœur. Le temps qu’on leur allouait pour être ensemble leur était déjà si chichement compté ! Le comte Piotr s’assit à côté d’elle et Droushnakovi prit place en face d’eux. On referma le toit ; la voiture démarra. Quand elle se fut engagée dans la rue, Cordelia jeta un coup d’œil par-dessus son épaule dans l’espoir de distinguer le véhicule d’Aral, mais celui-ci était trop loin pour qu’elle puisse ne serait-ce que l’entrapercevoir. Elle renonça en exhalant un soupir. Eclaboussure dorée, le soleil plongeait dans un banc de nuages gris et, avec les lumières qui brillaient çà et là dans cet humide début de soirée d’automne, l’atmosphère qui baignait la cité était sombre et mélancolique. Les tapageurs bals populaires qu’ils rencontrèrent en cours de route étaient sans doute un bon antidote. Cette foule en liesse évoquait à l’esprit de Cordelia les Terriens primitifs qui, quand il y avait une éclipse, tapaient sur des casseroles et tiraient le canon afin de chasser le dragon qui avalait la lune. Cette étrange tristesse automnale pouvait fort bien dévorer une âme qui ne se méfierait pas. La date de l’anniversaire de Grégor tombait bien. De ses mains déformées, Piotr jouait avec un petit sac marron frappé des armes en argent des Vorkosigan. Cordelia le considéra avec curiosité. — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle. Piotr esquissa un sourire et lui tendit le sac. — Des pièces d’or. Encore un échantillon de l’artisanat barrayaran : le sac et son contenu étaient un régal tactile. Cordelia caressa l’enveloppe de soie, admira la broderie qui l’ornait et fit tomber quelques disques sculptés dans sa paume. — C’est joli. Elle se rappelait avoir lu qu’au temps de l’Isolement l’or avait une grande valeur sur Barrayar. À ses yeux de Betane, ce n’était rien de plus qu’un métal utilisé par l’industrie électronique, mais les Anciens en avaient fait toute une mystique. — Cela a de l’importance ? — Et comment ! C’est le cadeau d’anniversaire de l’empereur. Elle se représenta ce gamin de cinq ans jouant avec un sac rempli d’or. Il pourrait s’amuser à empiler les pièces pour construire des tours, peut-être l’aideraient-elles à apprendre à compter, mais à part ça, il était difficile d’imaginer ce qu’il pourrait bien en faire. On pouvait seulement espérer qu’il avait dépassé l’âge où les enfants se fourrent n’importe quoi dans la bouche. Ces pièces avaient exactement la taille qu’il fallait pour qu’un gosse s’étrangle s’il en avalait une. — Je suis sûre qu’il sera ravi, dit-elle sans grande conviction. Piotr gloussa. — Vous ne savez pas ce qui va se passer, hein ? Cordelia eut un soupir. — Je ne sais presque jamais ce qui doit se passer. Je donne ma langue au chat. Elle se laissa aller contre le dossier de son siège en souriant. Une des joies de Piotr était de lui expliquer Barrayar. Découvrir de nouvelles lacunes dans les connaissances de sa belle-fille et les combler par une myriade d’informations et d’opinions personnelles le faisait jubiler. Sûr qu’il serait capable de pontifier durant vingt ans sans jamais se trouver à court de sujets. — L’anniversaire de l’empereur met traditionnellement fin à l’année fiscale pour tous les districts placés sous la juridiction des comtes et administrativement rattachés au gouvernement impérial. Autrement dit, c’est le jour où tout le monde passe à la caisse, sauf les Vors, qui sont exemptés de l’impôt, sans quoi ils seraient trop dépendants du pouvoir central. En guise de compensation, nous offrons donc un présent à l’empereur. — Ah bon ? Mais vous n’allez tout de même pas me dire que soixante petits sacs d’or suffisent à gérer cette planète une année ! — Certes non. Les fonds véritables ont été transférés par communico de Hassadar à Vorbarr Sultana au cours de la journée. L’or n’est rien de plus qu’un symbole. Cordelia plissa le front. — Attendez… N’avez-vous pas déjà effectué cette opération une première fois cette année ? — Si, au printemps. Au bénéfice d’Ezar. Aussi, nous avons simplement changé la date de l’année fiscale. — Mais cela ne désorganise pas votre système bancaire ? Piotr haussa les épaules. — On se débrouille. (Brusquement, il sourit.) À votre avis, d’où vient le nom de « comte » ? — De la Terre, je suppose. C’était le titre donné avant l’ère atomique – à la fin de l’époque romaine, plus précisément – aux gentilshommes qui étaient à la tête d’un comté. À moins, peut-être, que le district n’ait été nommé d’après le titre du suzerain qui en assurait l’administration. — Eh bien, mon enfant, sachez que, sur Barrayar, c’est à la fois une déformation et une contraction du mot « comptable ». Les premiers comtes furent ceux qu’avait désignés Varadar Tau – un étonnant bandit, il faudra que vous lisiez un jour sa biographie. Ils étaient ses percepteurs. — J’avais toujours pensé qu’il s’agissait d’un titre militaire, calqué sur l’histoire médiévale ! — Oh ! L’élément militaire n’a pas tardé à entrer en scène, quand des malabars se sont mis en devoir de faire casquer un quidam qui refusait de verser sa contribution. Le titre a acquis davantage de prestige par la suite. — Au temps pour ma culture ! (Prise d’une soudaine méfiance, Cordelia dévisagea Piotr.) Vous ne me faites pas marcher, j’espère ? Il leva les deux mains en signe de dénégation. Ils arrivèrent enfin devant la grille d’honneur du palais impérial. L’ambiance était sans comparaison avec celle, funèbre, qui régnait lors des visites que Cordelia avait rendues à Ezar agonisant, puis à l’occasion des cérémonies funéraires. Des projecteurs multicolores faisaient ressortir les détails de l’architecture de l’édifice. Les jardins étaient illuminés, les fontaines scintillaient de lumière. Les invités, tous d’une élégance somptueuse, qui, sortant des salles de gala de l’aile nord, envahissaient les terrasses, donnaient vie au décor. Les contrôles n’en étaient pas moins minutieux et l’effectif des gardes avait été considérablement renforcé. Cordelia avait la nette impression que la fête serait beaucoup moins turbulente que certaines des kermesses populaires qu’elle avait vues en cours de route. La voiture d’Aral s’arrêta à son tour à la hauteur du portail ouest. Lorsqu’elle eut mis pied à terre, Cordelia se suspendit amoureusement au bras de son mari. Aral lui sourit, empli de fierté ; profitant d’un moment où il se sentait moins observé, il l’embrassa à la dérobée sur la nuque. Le parfum de la couronne de fleurs de la jeune femme envahit ses narines. Cordelia lui pressa furtivement la main en retour. Tous deux franchirent le seuil et s’engagèrent dans une galerie. Lorsqu’un majordome revêtu de la livrée de la maison de Vorbarra les annonça d’une voix retentissante, une multitude d’yeux vors au regard critique – Cordelia eut l’impression qu’il y en avait des milliers – se braquèrent sur eux. En fait, il n’y avait pas plus de deux cents personnes dans la pièce. À tout prendre, cela valait quand même mieux que de se retrouver devant la gueule d’un brise-nerfs chargé ! Le couple déambula à travers la salle, saluant les uns, échangeant quelques mots polis avec les autres. Pourquoi tous ces gens ne portent-ils donc pas un badge avec leur nom écrit dessus ? se demanda Cordelia, complètement dépassée. Comme d’habitude, tout le monde, elle exceptée, semblait connaître tout le monde. Elle s’imagina entamant la conversation avec quelqu’un : Eh, vous, là-bas, le Vor… salut ! Etreignant plus fermement le bras d’Aral, elle s’efforça, histoire de donner le change, de prendre un air mystérieux et exotique afin qu’on ne s’aperçoive pas qu’elle avait un bœuf sur la langue et se sentait perdue. La cérémonie de la remise des petits sacs d’or avait lieu dans une autre salle. Les comtes ou leurs représentants, alignés à la queue leu leu, attendaient leur tour de remplir leurs obligations en prononçant les deux ou trois mots de courtoisie qu’exigeait le protocole. Grégor – qui, de l’avis de Cordelia, aurait dû être couché depuis longtemps –, assis sur une banquette surélevée à côté de sa mère et l’air traqué, essayait vaillamment de dissimuler ses bâillements. Et Cordelia se surprit à se demander s’il prendrait même possession de tous ces sacs d’or ou si ceux-ci seraient retournés à l’envoyeur pour être représentés à l’empereur l’année suivante. Tu parles d’une fête d’anniversaire ! Il n’y avait pas un seul autre enfant en vue. Mais on activait le défilé avec une si remarquable efficacité que la corvée à laquelle était soumis ce pauvre gosse prendrait peut-être bientôt fin. Cordelia reconnut à son visage écrasé l’un des généreux donateurs tout de rouge et de bleu vêtu, dont le tour était venu de s’agenouiller devant Grégor et Kareen pour présenter son offrande à l’empereur : c’était le comte Vidal Vordarian qu’Aral, jouant de l’euphémisme, lui avait décrit comme l’un des membres du « parti conservateur arrivant en deuxième position ». En d’autres termes, il professait en gros les mêmes opinions politiques que le comte Piotr. D’après le ton sur lequel son mari avait prononcé ces mots, elle s’était demandé s’il ne fallait pas traduire par « isolationniste fanatique ». Pourtant, Vordarian n’avait nullement l’air d’un fanatique. Maintenant que la fureur ne la rendait pas grimaçante, sa physionomie était beaucoup plus affable. Se tournant vers Kareen, il lui dit quelque chose qui la fit rire. Sa main se posa familièrement sur le genou de la princesse qui l’effleura brièvement, puis il se releva, s’inclina et laissa la place au suivant. Le sourire de Kareen s’effaça quand il s’éloigna. Grégor, qui paraissait s’ennuyer ferme, aperçut soudain Aral, Cordelia et Droushnakovi. Il dit alors avec animation quelque chose à sa mère. D’un signe, celle-ci appela un garde et, quelques minutes plus tard, un gradé vint demander à Vorkosigan la permission de leur enlever Drou. D’un simple plissement du coin de l’œil, le jeune homme effacé qui prit sa place fit s’éloigner Aral et Cordelia pour qu’ils fussent hors de portée de voix. Le couple, heureusement, ne tarda pas à tomber sur le seigneur Vorpatril et sa femme – enfin quelqu’un à qui Cordelia osait adresser la parole sans un briefing politico-social préalable ! Avec ses cheveux noirs que mettaient en valeur les rouges et les bleus de son uniforme de parade, le capitaine Vorpatril avait fière allure. C’était à peine si son épouse – robe cornaline et couronne de roses dont les dégradés, rehaussant sa chevelure de jais, faisaient un superbe contraste sur sa peau laiteuse et veloutée – le surpassait en éclat. Tous deux, songea Cordelia, constituaient l’archétype même du couple vor, sophistiqué et serein. Seule ombre au tableau, peut-être : le caractère décousu de la conversation de Vorpatril, qui révélait qu’il avait quelques verres dans le nez. Mais il avait le vin gai et sa personnalité, si elle accusait un rien de raideur, n’en était pas pour autant désagréablement altérée. Vorkosigan, accaparé par des gens visiblement bien résolus à l’entretenir en privé, confia Cordelia à Alys Vorpatril et les deux femmes se mirent en devoir de piocher dans les plateaux d’amuse-gueule que leur présentaient les serveurs tout en comparant les pronostics de leurs gynécologues respectifs. Quand le seigneur Vorpatril se fut hâtivement excusé pour se précipiter sur le domestique qui proposait du vin aux invités, Alys se lança dans la description de la prochaine robe que se ferait faire la régente pour la Foire d’hiver. — Noir et blanc, voilà ce qui vous conviendra, trancha-t-elle finalement avec autorité. Cordelia acquiesça avec soumission tout en se demandant si on finirait par se mettre à table ou s’il faudrait se contenter de grappiller dans les plateaux qui passaient. Alys l’accompagna aux toilettes – une véritable obsession pour les futures mères dont la vessie, anormalement comprimée, exige d’être fréquemment soulagée – et, quand elles en revinrent, elle lui présenta quelques dames appartenant à l’élite sociale dont elle-même était l’un des fleurons. Lorsqu’elle entama une conversation animée avec une amie de longue date qui n’avait en tête que la soirée qu’elle se préparait à organiser à l’intention de sa fille, Cordelia en profita pour s’écarter discrètement (non, elle ne dirait pas du troupeau) afin de trouver un peu de calme. Quelle drôle d’engeance, ces Barrayarans ! Un moment, ils étaient liants et familiers, et, un instant plus tard, effroyablement distants. Néanmoins, ils offraient une bonne prestation quand ils étaient en représentation… Ah ! Voilà ce qui manquait au spectacle ! Sur la colonie de Beta, une cérémonie aussi grandiose serait intégralement couverte par holovidéo pour que la planète tout entière puisse y participer en temps réel. Chaque mouvement s’intégrerait dans une chorégraphie soigneusement mise au point en fonction des angles de prises de vues et du minutage dont disposaient les commentateurs, à tel point que l’enregistrement se substituerait presque à l’événement lui-même. Mais, ici, pas la moindre holocaméra en vue. Les seuls enregistrements seraient ceux qu’effectuerait la Séclmp pour son propre compte. Les danseurs rassemblés dans cette salle ne dansaient que pour eux-mêmes et, demain, l’événement n’existerait plus que dans leur mémoire. – Milady Vorkosigan ? Le son de cette voix courtoise, toute proche, fit sursauter Cordelia et brisa le fil de ses réflexions. Elle se retourna. C’était le commodore Vordarian. S’il portait l’uniforme rouge et bleu et non la livrée aux couleurs de sa maison, c’était à l’évidence qu’il était en service commandé. En tant que représentant du quartier général impérial, sans aucun doute… À quelle section appartenait-il ? Ah, oui ! La branche Opérations, avait dit Aral. Il avait un verre à la main et son sourire était cordial. Cordelia lui sourit en retour. — Bonsoir, comte Vordarian. Il leur était si souvent arrivé de se croiser au passage qu’elle estimait parfaitement inutile le cérémonial des présentations. Elle avait son rôle de régente à tenir, même s’il lui pesait, et il était grand temps qu’elle commence à se lier avec les gens et cesse une bonne fois d’empoisonner Aral en lui demandant à tout bout de champ ce qu’il fallait qu’elle fasse. — Prenez-vous plaisir à cette soirée ? s’enquit Vordarian. — Oh, oui ! (Cordelia se creusa la tête pour essayer de trouver quelque chose à ajouter, histoire de broder un peu.) Elle est… magnifique. — Tout comme vous, milady. Vordarian leva son verre comme pour porter un toast en son honneur et y trempa les lèvres. Le cœur de Cordelia rata un battement et elle sut pourquoi avant même que ses yeux se fussent imperceptiblement écarquillés. Le dernier officier barrayaran à lui avoir porté un toast avait été l’amiral Vorrutyer – mais dans des circonstances bien différentes. Le hasard avait voulu que Vordarian fasse fortuitement le même geste. Mais l’heure n’était pas aux rappels d’un passé douloureux. Elle battit des paupières. — Votre épouse m’a été d’un grand secours et je lui sais gré de sa générosité. Tendant le menton, Vordarian désigna le ventre de Cordelia. — Je crois savoir qu’il convient de vous féliciter, vous aussi. C’est un garçon ou une fille ? — Un garçon, je vous remercie. On l’appellera Piotr Miles, je crois. — Vous me surprenez. J’aurais pensé que le seigneur régent voudrait avoir d’abord une fille. Cordelia pencha la tête de côté, intriguée par le ton ironique de Vordarian. — À l’époque, Aral n’était pas encore régent. — Mais vous saviez sûrement qu’il serait désigné pour occuper cette fonction. — Non, absolument pas. Mais je savais, en revanche, que les militaires barrayarans n’ont qu’une idée en tête : avoir des fils. Pourquoi avez-vous pensé à une fille ? Je veux une fille… — Je supposais que le seigneur Vorkosigan voyait loin et qu’il songeait à sa future… euh… à sa future position, naturellement. Quelle meilleure façon d’assurer la pérennité de son pouvoir quand il ne serait plus le régent que de le conserver quand même en devenant le beau-père de l’empereur ? Cordelia se mit à rire. — Vous vous imaginez que, pour maintenir la continuité du gouvernement de la planète, il miserait sur l’éventualité que deux adolescents tombent amoureux l’un de l’autre d’ici à dix ou quinze ans ? — Amoureux ? Vordarian avait maintenant l’air déconcerté. — Vous autres Barrayarans êtes… (Cordelia se mordit la langue pour ne pas dire tous fous)… inconsidérés. Aral a certainement l’esprit plus pratique. Encore qu’elle pût difficilement prétendre qu’il n’était pas romantique. — Voilà qui est fort intéressant. (De nouveau, le regard de Vordarian se posa un bref instant sur le ventre de son interlocutrice.) Pensez-vous qu’il envisage quelque chose… de plus direct ? — Je vous demande pardon ? fit Cordelia, désarçonnée. Comme Vordarian se contentait de sourire en haussant les épaules, elle fronça les sourcils. — Que voulez-vous dire ? Que ce serait ce que tout le monde penserait si je donnais le jour à une fille ? — Absolument. Cordelia en eut le souffle coupé. — Dieu du ciel ! C’est… Comment quelqu’un de sain d’esprit aspirerait-il à s’approcher peu ou prou de l’Impérium barrayaran ? Tout ce que je vois, c’est qu’il serait alors une cible désignée pour tous les déséquilibrés désireux de se venger parce qu’ils s’estiment, à tort ou à raison, victimes d’un affront. (Elle revit en un éclair le visage ensanglanté du lieutenant Koudelka après l’explosion qui l’avait rendu temporairement sourd.) Et je ne parle même pas des malheureux qui auraient la malchance de se trouver à proximité. — Ah oui… le déplorable incident de l’autre jour. Savez-vous si l’enquête a donné quelque chose ? — Rien, à ma connaissance. Negri et Illyan parlent surtout des Cetagandans. Mais le terroriste qui a lancé la grenade s’est bel et bien volatilisé. — Dommage. Vordarian vida son verre qu’il échangea contre celui que lui présentait un domestique vêtu d’une livrée aux couleurs de Vorbarra. Cordelia contempla avec mélancolie les verres de vin alignés sur le plateau. Mais il était hors de question qu’elle absorbe quelque poison métabolique que ce soit pendant la durée de sa grossesse. Encore un des avantages des réplicateurs utérins en usage sur Beta. Grâce à eux, les femmes enceintes n’étaient pas condamnées à se soumettre aux impératifs d’une hygiène de vie draconienne. Là-bas, elle aurait pu s’empoisonner tout à loisir, tandis que son enfant se serait développé en toute sécurité, protégé vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans les incubateurs. Si elle avait été touchée, elle, par cette grenade sonique… Elle mourait d’envie de boire un coup. Bof ! Nul besoin d’éthanol pour s’abrutir : faire la conversation avec les Barrayarans suffisait. Son regard balaya la foule et elle repéra Aral. Kou à son côté, il s’entretenait avec Piotr et deux personnages grisonnants revêtus de la tenue des comtes. Comme il l’avait prédit, son ouïe était redevenue normale au bout de deux jours. Pourtant, attentif aux gestes et aux inflexions, ses yeux passaient sans cesse d’un visage à l’autre et le verre dans lequel il ne trempait même pas ses lèvres avait tout au plus une fonction décorative. C’étaient indéniablement les devoirs de sa charge qui l’accaparaient. Quand donc Aral cessait-il d’être sur le pont ? — A-t-il été très perturbé par cet attentat ? demanda Vordarian qui avait suivi le regard de Cordelia. — Ne l’auriez-vous pas été, à sa place ? Je ne sais pas… Il a vu tant de violence durant sa vie. Il est possible que cela fasse comme… comme un bruit blanc. Que l’on disjoncte, en quelque sorte. Ce que j’aimerais pouvoir disjoncter ! — Mais vous ne le connaissez pas depuis tellement longtemps. Seulement depuis Escobar. — Nous nous étions rencontrés une fois avant la guerre. Brièvement. — Ah, bon ? (Vordarian arqua les sourcils.) Je l’ignorais. Au fond, on connaît bien mal les gens. Il se tut, observant Vorkosigan, observant Cordelia qui, elle, observait son mari. Un coin de sa bouche se releva, puis il pinça pensivement les lèvres. — Il est bisexuel, vous savez. Il but délicatement une gorgée. — Il était bisexuel, corrigea distraitement Cordelia sans cesser de braquer sur Vorkosigan un regard empli de tendresse. Maintenant, il est monogame. Vordarian s’étrangla et se mit à tousser. Cordelia le considéra avec inquiétude. Devait-elle lui taper dans le dos ? Mais il ne tarda pas à recouvrer sa respiration. — C’est lui qui vous l’a dit ? s’exclama-t-il. — Non, c’est Vorrutyer. Juste avant de tomber victime de… euh… de l’accident fatal qui l’a emporté. Vordarian paraissait pétrifié, et Cordelia éprouva une sorte de joie maligne à l’idée d’avoir enfin stupéfié un de ces Barrayarans qui la stupéfiaient, elle, plus souvent qu’à leur tour. Si seulement elle pouvait comprendre ce qui, dans les paroles qu’elle venait de prononcer, avait pu le mettre dans un état pareil… Reprenant son sérieux, elle poursuivit : — Plus je pense à Vorrutyer, plus il me fait l’effet d’une figure tragique. Un homme encore obsédé par une histoire d’amour vieille de dix-huit ans ! Pourtant, je me demande parfois s’il aurait pu avoir ce qu’il voulait alors – Aral, autrement dit –, s’il aurait pu lui transmettre ce fond de sadisme qui a finalement eu raison de son équilibre mental. C’était comme s’ils étaient aux deux bouts d’une étrange bascule, la survie de chacun exigeant la destruction de l’autre. — Une Betane… J’aurais dû m’en douter. Après tout, ce sont vos bio-ingénieurs qui ont créé les hermaphrodites. Vous avez été longtemps en rapport avec Vorrutyer ? — Une vingtaine de minutes. Mais ces vingt minutes ont été d’une rare intensité. Cordelia jugea bon de laisser Vordarian se demander ce que cela pouvait bien vouloir dire. — Leur… euh… histoire d’amour, pour reprendre votre formulation, a été un grand scandale secret, à l’époque. Cordelia plissa le nez. — Un grand scandale secret ? N’est-ce pas là ce que la rhétorique appelle un oxymoron ? Une alliance de mots contradictoires ? Comme « intelligence militaire » ou « combat amical ». Maintenant que j’y pense, ce sont également des barrayaranismes caractérisés. Vordarian perdait pied. Son expression était celle d’un homme qui entend la bombe qu’il vient de lancer faire pfuizzz au lieu de BAOUM ! et qui se demande s’il va ou non tenter de la tripoter pour tester le mécanisme de mise à feu. Cordelia redescendit sur terre. Ce type vient tout juste d’essayer de briser mon mariage. Non – le mariage d’Aral. Elle plaqua sur ses lèvres un sourire aussi éclatant qu’innocent tandis que son cerveau passait – enfin ! – à la vitesse supérieure. Vordarian ne pouvait pas appartenir à la faction belliciste de Vorrutyer. Les chefs de l’ancien parti de la guerre avaient tous péri dans un « accident fatal » avant qu’Ezar eût tiré sa révérence. Quant au reste de ses membres, ils s’étaient dispersés et gardaient le profil bas. Que cherchait donc Vordarian ? Cordelia décida de faire sa bouche en cœur et, tout en jouant avec une fleur de sa coiffure, elle minauda : — Je n’imaginais pas que j’avais épousé un vieux puceau de quarante-quatre ans, comte Vordarian. — C’est ce qu’il semble. (Il but un peu de vin.) Vos galactiques sont tous des dégénérés… Je me demande quelles perversions il acceptait en échange. (Une lueur de méchanceté à l’état pur scintilla soudain dans les yeux de Vordarian.) Savez-vous comment est morte la première femme du seigneur Vorkosigan ? — Elle s’est suicidée. Elle s’est tiré une décharge d’arc à plasma en pleine tête. — Le bruit a couru qu’il l’avait assassinée. Parce qu’elle le trompait. Prenez garde, Betane ! Son sourire était à présent plein de fiel. — Oui, ça aussi, je le savais. Il se trouve que c’était une rumeur dénuée de tout fondement. Il n’y avait plus la moindre trace de cordialité dans leur tête-à-tête et Cordelia avait la désagréable impression que le contrôle de la situation lui échappait totalement. Elle se pencha en avant. — Savez-vous pourquoi Vorrutyer est mort ? chuchota-t-elle. Vordarian ne put que se pencher à son tour vers la régente. — Non… — Il tentait de faire du mal à Aral à travers moi. Je trouvais cela… contrariant. J’aimerais fort que vous cessiez d’essayer de me contrarier, comte Vordarian. Je crains que vous n’y réussissiez. Et vous devriez le craindre aussi, acheva-t-elle dans un murmure. La condescendance première de Vordarian avait cédé le pas à la défiance. — Milady. Il eut un geste de la main ayant valeur de courbette et battit en retraite. Le coup d’œil qu’il lança à Cordelia par-dessus son épaule fut chargé d’effroi. Le front plissé, elle le regarda s’éloigner. Quelle étrange conversation ! Qu’avait-il espéré en lui annonçant tout à trac une « nouvelle » qui avait fait long feu ? Qu’elle poursuivrait son mari de ses sarcasmes et lui reprocherait les compagnons qu’il avait eu le mauvais goût de choisir vingt ans plus tôt ? Une révélation de ce genre aurait-elle rendu hystérique une jeune et naïve épouse barrayarane ? En tout cas, pas lady Vorpatril dont l’enthousiasme pour la vie mondaine dissimulait un jugement acéré. Ni la princesse Kareen dont le sadisme raffiné de Serg avait certainement détruit la naïveté depuis belle lurette. Il a tiré mais il a manqué son coup. À la réflexion, cette erreur de tir était-elle bien la première ? L’attitude de Vordarian détonnait dans une soirée mondaine, même compte tenu des normes barrayaranes en la matière. Peut-être était-il simplement ivre. Cordelia eut brusquement envie de parler à Illyan. Elle ferma les yeux et s’efforça de s’éclaircir les idées. — Comment te sens-tu, mon amour ? Tu n’as pas besoin de tes comprimés antinausée ? Il y avait une note d’inquiétude dans la voix d’Aral. Cordelia releva vivement les paupières. Il était là, à son côté, en pleine forme. — Non, je vais très bien. (Elle posa une main légère sur le bras de Vorkosigan.) Je réfléchissais, c’est tout. — Nous sommes retenus à souper. — Chouette ! Je vais enfin pouvoir m’asseoir. J’ai les chevilles qui enflent. Ils prirent place à la haute table, un peu à l’écart des autres convives, en compagnie de Grégor, de Kareen, du comte Piotr, du garde des Sceaux et de son épouse, ainsi que du Premier ministre, Vortala. Grégor avait exigé que Droushnakovi soit avec eux : il semblait follement heureux de retrouver son ancien garde du corps. Cordelia, qui culpabilisait, se demanda si elle ne lui avait pas volé sa copine. Cela semblait bien être le cas car le petit prince avait entamé d’âpres négociations avec sa mère afin que Drou revienne chaque semaine pour ses leçons de judo. La régente, qui avait pour voisins Vortala et le garde des Sceaux, participa à la conversation avec une aisance raisonnable. Vortala se montra charmant sous les dehors carrés qui lui étaient coutumiers. La jeune femme réussit à grignoter un peu de tous les mets raffinés présentés avec art. Elle refusa seulement une tranche de bœuf rôti directement découpée dans la carcasse entière de la bête. En général, elle était capable d’oublier que, sur Barrayar, les protéines ne poussaient pas dans des bacs mais provenaient de cadavres de vrais animaux. Après tout, elle connaissait les pratiques culinaires primitives locales avant d’avoir décidé de s’installer définitivement sur Barrayar et elle avait déjà goûté du muscle d’animal à l’occasion de ses missions d’exploration au nom des intérêts supérieurs de la science, de la survie ou du développement de nouveaux produits à l’usage de Beta. Les convives, eux, avaient applaudi à l’apparition du bœuf entier présenté sur un lit de fleurs et de fruits, le trouvant visiblement alléchant, et le cuisinier qui l’avait escorté, l’air anxieux, s’était fendu d’une profonde courbette. Les circuits olfactifs primitifs du cerveau de Cordelia avaient dû s’incliner : cela sentait rudement bon. Aral avait attaqué de bon cœur sa viande bleue. Elle s’était contentée de boire un peu d’eau. Après le dessert, que suivirent de brèves allocutions protocolaires prononcées par Vortala et Vorkosigan, sa mère emmena enfin Grégor se coucher, non sans avoir fait signe à Cordelia et à Droushnakovi de les accompagner. La régente sentit se relâcher la tension qui lui nouait les épaules tandis que, loin de la cohue, elle gravissait l’escalier conduisant aux appartements privés de l’empereur où régnaient le calme et la paix. Une fois en pyjama, Grégor redevint le petit garçon qu’il était. Drou présida à la cérémonie du brossage des dents, après quoi elle se laissa embobiner pour pousser des pions sur un damier – « juste une partie ». Indulgente, Kareen les autorisa à disputer cette partie qui appartenait au rituel du coucher, embrassa son fils et se retira avec Cordelia dans le petit salon attenant. Des lumières tamisées éclairaient la pièce dont les fenêtres ouvertes laissaient entrer la fraîche brise nocturne. Les deux femmes s’assirent avec un soupir de soulagement. Quand Kareen retira ses souliers, Cordelia s’empressa de suivre son exemple. On entendait, venant du parc, des voix lointaines et des rires assourdis. — Combien de temps la soirée doit-elle se poursuivre ? s’enquit la régente. — Jusqu’à l’aube pour ceux qui ont plus d’endurance que moi. Pour ma part, je me retirerai à minuit. Alors, les amateurs de boissons fortes occuperont le terrain. — J’en ai déjà croisé quelques spécimens. — Hélas ! (Kareen décocha un sourire à Cordelia.) Avant la fin de la nuit, vous aurez l’occasion de voir le meilleur et le pire de la classe vor. — Je l’imagine sans peine. Ce qui m’étonne, c’est que l’on n’importe pas de drogues qui auraient des effets moins brutaux sur le comportement des buveurs. Le sourire de Kareen se fit caustique. — Mais les rixes d’ivrognes sont une tradition. (Ce fut d’une voix moins mordante qu’elle ajouta :) En fait, ce genre de mœurs est en train de devenir une mode, au moins dans les spatioports. Et il semble que nous les adoptions, au détriment de nos propres coutumes. — C’est peut-être encore le mieux. (Le front de Cordelia se plissa. Comment tirer les vers du nez de Kareen avec le maximum de tact ?) Le comte Vidal Vordarian a-t-il l’habitude de s’enivrer en public ? Kareen leva les yeux. — Non. Pourquoi cette question ? — J’ai eu avec lui une conversation assez singulière et j’ai pensé qu’une overdose d’éthanol pourrait expliquer le tour… insolite qu’elle a pris. (Cordelia se rappela la main de Vordarian effleurant le genou de la princesse en une caresse presque intime.) Le connaissez-vous bien ? Quelle est votre opinion sur lui ? — Il est riche. Orgueilleux. Il s’est montré loyal envers Ezar lors de la dernière machination que Serg avait ourdie contre son père. Loyal envers l’Impérium et loyal envers la classe vor. Son district comporte quatre grosses cités industrielles, plus des bases militaires, des entrepôts, le plus grand port d’escale de l’armée. Economiquement parlant, c’est sans aucun doute le district le plus important de Barrayar. Il a à peine été touché par la guerre et il est l’un des rares dont les Cetagandans ont reconnu la neutralité par traité. C’est là que nous avons installé nos premières bases spatiales après avoir pris possession des installations qu’ils avaient construites et qu’ils ont évacuées, ce qui a largement contribué à notre développement économique. — Tout cela est fort intéressant, mais c’est sur l’homme lui-même que je m’interrogeais. Ses goûts, ce qui lui plait et ce qui lui déplaît, par exemple. Est-ce que vous l’aimez ? — À un moment, répondit Kareen d’une voix lente, je me suis demandé si Vidal pourrait être assez puissant pour me protéger de Serg. L’état de santé d’Ezar s’aggravait et je me suis dit que mon intérêt était de veiller à assurer ma propre défense. — Si Serg avait été couronné empereur, comment un simple comte aurait-il pu vous protéger ? — Il aurait fallu qu’il soit… plus que cela. Vidal avait de l’ambition pour peu qu’on le pousse – et du patriotisme. S’il avait vécu, Serg aurait fort bien été capable de détruire Barrayar, n’en doutez pas. Et Vidal aurait pu nous sauver tous. Mais Ezar m’a juré que je n’avais rien à craindre. Il a tenu parole : Serg est mort avant lui. Dès lors, j’ai essayé de prendre du champ avec Vidal. Cordelia passa distraitement sa main sur ses lèvres. — Je vois. Mais vous, personnellement… enfin, je veux dire… est-ce que vous nourrissez de tendres sentiments à son égard ? Si la princesse douairière devenait un jour la comtesse Vordarian, ce serait peut-être une bonne retraite, non ? — Oh ! Pas maintenant. Face au régent, le beau-père de l’empereur serait un homme trop puissant. Ce serait une dangereuse bipolarité s’ils n’étaient pas alliés ou ne se faisaient pas parfaitement contrepoids. Ou si le pouvoir n’était pas concentré entre les mains d’une seule et unique personne. — Ce qui serait le cas du beau-père de l’empereur ? — Oui, exactement. — J’ai du mal à saisir ce mécanisme de la transmission du pouvoir. Pouvez-vous ou non légitimement prétendre à assumer la direction de l’Impérium ? — C’est aux militaires que reviendra la décision. (Kareen eut un haussement d’épaules. Ce fut d’une voix plus sourde qu’elle enchaîna :) C’est comme une maladie, vous ne trouvez pas ? Je suis atteinte, contaminée. Grégor est mon seul espoir de survie. Et ma prison. — Ne souhaitez-vous pas mener votre propre vie ? — Je veux seulement rester vivante. Cordelia était troublée. — Vordarian voit-il la situation du même œil que vous ? Le pouvoir n’est pas la seule chose que vous ayez à offrir. À mon avis, vous sous-estimez votre capacité d’attraction personnelle. — Sur Barrayar, rien n’existe en dehors du pouvoir. (L’expression de la princesse était maintenant lointaine.) J’admets que j’ai demandé un jour au capitaine Negri de me faire un rapport sur Vidal. Il utilise normalement ses courtisanes. Cette approbation vaguement désenchantée ne correspondait pas vraiment à l’idée que Cordelia se faisait d’un amour sans bornes. Pourtant, ce n’était pas uniquement la soif de pouvoir qu’elle avait lue dans les yeux de Vordarian au cours de la cérémonie, elle en aurait juré. L’accession d’Aral à la régence avait-elle eu pour conséquence imprévue de ruiner les efforts qu’il faisait pour courtiser la princesse douairière ? Cela pourrait fort bien expliquer l’animosité à coloration sexuelle des propos qu’il avait tenus à son sujet. Droushnakovi rejoignit les deux femmes sur la pointe des pieds. — Il s’est endormi, leur annonça-t-elle dans un murmure attendri. Kareen hocha le menton et, rejetant la tête en arrière, s’accorda quelques instants de répit. Jusqu’au moment où un messager arborant la livrée de la maison Vorbarra surgit. — Milady veut-elle venir ouvrir le bal avec le seigneur régent ? lui demanda-t-il. Les invités attendent. Etait-ce une requête ou un ordre ? Dans la voix monocorde du serviteur, cela ressemblait plus à une injonction de mauvais augure qu’à une invite préludant aux réjouissances. — C’est la dernière corvée de la soirée, dit Kareen tout en se rechaussant. Cordelia, qui avait l’impression que ses pieds avaient gagné deux pointures depuis son arrivée, suivit la princesse en boitillant. Drou fermait la marche. La marqueterie polychrome du sol de la vaste salle du rez-de-chaussée était décorée de motifs floraux et animaliers. Sur Beta, ce plancher lustré aurait eu sa place dans un musée mais, ici, ces gens incroyables dansaient dessus ! La musique que prodiguait l’orchestre – recruté au terme d’une compétition sans merci dans les rangs de la fanfare impériale, avait-on dit à Cordelia – était du plus pur style barrayaran. Même les valses évoquaient vaguement des marches militaires. La princesse fut conduite auprès d’Aral qui lui fit faire par deux fois le tour de la salle. C’était une danse formaliste exigeant que chacun des partenaires, les mains haut levées, reproduise les pas et les glissés de l’autre. Cordelia était fascinée. Elle n’avait jamais imaginé qu’Aral savait danser. Ce pas de deux sembla satisfaire les obligations du rituel mondain : d’autres couples envahissaient maintenant la piste. Vorkosigan paraissait fort animé quand il s’approcha de Cordelia. — M’accorderez-vous cette danse, milady ? Après ce dîner, c’était plutôt un petit somme qui se serait imposé ! Comment Aral faisait-il donc pour se maintenir dans cet état d’hyperactivité inquiétant ? C’était probablement l’expression de la terreur secrète qui l’habitait. Cordelia secoua la tête en souriant. — Je ne sais pas danser de cette façon. — Ah bon ? (Ils se mirent à faire quelques pas.) Je pourrais t’apprendre, lui proposa-t-il quand, sortant de la salle de bal, ils eurent gagné les terrasses qui serpentaient au milieu des jardins où régnaient une agréable fraîcheur et une obscurité que trouait seulement l’éclat multicolore de quelques lampadaires destinés à éviter aux promeneurs de trébucher. — Mmm, fit-elle dubitativement. Si tu arrives à dénicher un endroit tranquille. Encore que s’ils en dénichaient un, songea-t-elle, ils trouveraient peut-être mieux à faire que de danser. — Il me semble qu’ici… Chut ! En guise d’avertissement, Vorkosigan, le sourire aux lèvres, serra plus fort la main de Cordelia. L’un et l’autre s’immobilisèrent à l’entrée d’une sorte de petite oasis de solitude qu’un écran d’ifs et d’arbres au feuillage rose et plumeux d’origine exotique protégeait des regards indiscrets. Venue d’en haut, la musique flottait autour d’eux. — Essayez, Kou. C’était la voix de Drou. Elle et le lieutenant étaient debout, face à face, dans le renfoncement de la terrasse. D’un geste hésitant, Koudelka posa sa canne sur la balustrade, tendit les mains vers la jeune femme et tous deux commencèrent à esquisser une suite de pas, de glissés et de révérences au rythme des un-deux-trois, un-deux-trois de Droushnakovi qui donnait la cadence. À un moment donné, Koudelka trébucha et elle le retint. Il se raccrocha à la taille de sa cavalière. — Je n’y arriverai pas, Drou, c’est sans espoir, soupira-t-il. — Chut ! (Elle lui plaqua sa main sur la bouche.) Essayons encore. Vous disiez que vous deviez vous exercer à coordonner les mouvements de vos mains. Je parie que cet entraînement doit se poursuivre longtemps avant que vous réussissiez à maîtriser pleinement cette technique. Combien de temps ? — Le vieux ne voudra jamais que j’abandonne. — Eh bien, moi non plus. — Je suis fatigué, protesta Koudelka. Alors, qu’est-ce que vous attendez pour passer à un autre genre d’exercice et à vous embrasser ? les exhorta silencieusement Cordelia en étouffant le rire qui lui montait aux lèvres. Comme ça, vous pourrez vous asseoir. Mais Droushnakovi se montra intraitable et ils remirent ça. Un-deux-trois, un-deux-trois… Cette fois encore, les choses s’achevèrent par ce qui, aux yeux de Cordelia, aurait été un excellent début d’étreinte amoureuse si seulement l’un des deux avait eu l’audace de prendre l’initiative et de pousser son avantage jusqu’au bout. Aral secoua la tête et ils battirent discrètement en retraite. Le spectacle dont ils venaient d’être témoins avait apparemment donné des idées au régent car ses lèvres cherchèrent celles de Cordelia pour y étouffer le rire qui la prenait à la gorge. Un seigneur vor apparut sur la terrasse, qu’il traversa en zigzaguant. Kou et Drou se figèrent sur place tandis que, fidèle à la tradition, le nouveau venu se penchait par-dessus la balustrade pour vomir sur les buissons. Alors, de la tonnelle de verdure plongée dans l’obscurité, s’élevèrent une voix d’homme et une voix de femme, l’abreuvant d’injures. Renonçant aux joies de la danse, Koudelka récupéra sa canne et se hâta de déguerpir avec sa cavalière. Le Vor, pris d’une nouvelle crise de nausée, se remit à rendre tripes et boyaux. Sa victime, mâle, cette fois, entreprit d’escalader la terrasse. Mais, glissant sur les vomissures qui souillaient la pierre, l’homme s’affala, non sans menacer l’offenseur des pires représailles. Vorkosigan et Cordelia jugèrent prudent de s’éclipser. Un peu plus tard, comme ils attendaient leurs voitures devant l’un des portails, Cordelia s’aperçut que le lieutenant Koudelka était à côté d’elle. La tête tournée, il regardait d’un air pensif le palais où la musique et le vacarme de la fête battaient leur plein. — Avez-vous passé une agréable soirée, Kou ? lui demanda-t-elle d’un ton enjoué. — Pardon ? Oh, oui ! Une soirée formidable. Quand je suis entré au Service, je n’aurais jamais rêvé que je finirais par me retrouver ici. (Il battit des paupières.) Je n’ai d’ailleurs jamais pensé que je finirais où que ce soit. Je voudrais bien, ajouta-t-il de façon inattendue, que les femmes soient livrées avec leur mode d’emploi. Cordelia s’esclaffa. — Je pourrais en dire autant des hommes. — Mais l’amiral Vorkosigan et vous… vous êtes différents. — Détrompez-vous. Peut-être avons-nous seulement tiré les leçons de l’expérience. Ce qui est loin d’être le cas de tout le monde. — Croyez-vous que j’aie encore une chance de mener une vie normale ? Ce n’était pas Cordelia qu’il regardait, mais la nuit. — Ses chances, on se les forge soi-même, Kou. Comme on s’invente ses propres danses. — Vous parlez exactement comme l’amiral. Le lendemain matin, Cordelia coinça Illyan quand il arriva à la résidence Vorkosigan pour que le commandant de la garde lui présente son rapport quotidien. — Dites-moi, Simon… sur laquelle de vos listes Vidal Vordarian figure-t-il ? La courte ou la longue ? — Tout le monde est sur la longue, répondit Illyan avec un soupir. — Je voudrais que vous l’inscriviez sur l’autre. Il lui lança un regard en coin. — Pourquoi donc ? Cordelia marqua une hésitation. Elle ne pouvait pas répondre que c’était son intuition qui la poussait à faire cette requête. — Il me fait l’impression d’avoir le mental d’un assassin. Le genre d’assassin qui se met à l’abri et frappe son adversaire dans le dos. Illyan eut un sourire ironique. — Veuillez me pardonner, milady, mais cette description ne correspond nullement au Vordarian que je connais. Pour moi, c’est le type même du balourd qui fonce bille en tête. À partir de quel seuil de souffrance un balourd qui fonce bille en tête peut-il devenir subtil ? Quels sommets devait atteindre l’ardeur de sa passion pour qu’ait lieu une telle métamorphose ? La réponse à cette question n’était pas simple. Peut-être Vordarian, ignorant la profondeur du bonheur qu’Aral partageait avec elle, n’avait-il pas mesuré la gravité de ses paroles ? D’un autre côté, hostilité politique et animosité personnelle allaient-elles de pair ? Non. La haine qui animait cet homme était brûlante ; c’était avec précision qu’il avait visé sa cible, même s’il l’avait manquée. — Mettez-le sur votre liste courte. — À vos ordres, milady. 6 Cordelia suivait des yeux l’ombre de la vedette semblable à une flèche qui filait plein sud, survolant les champs, les ruisseaux, les rivières et des routes mal entretenues. L’extension du réseau routier, rudimentaire et réduit à sa plus simple expression, avait été freinée par le développement du transport aérien individuel qui avait suivi la brutale percée de la technologie galactique après le temps de l’Isolement. Les muscles qui saillaient sur la nuque de la régente se dénouaient peu à peu à mesure que se succédaient les kilomètres qui les éloignaient de la capitale et de sa trépidante atmosphère de serre chaude. La perspective de passer une journée à la campagne avait tout pour la séduire. Il y avait longtemps qu’elle en rêvait. Son seul regret était qu’Aral n’ait pu l’accompagner. À la vue d’un repère au sol, le sergent Bothari fit légèrement virer l’appareil sur l’aile pour modifier sa trajectoire et Droushnakovi se raidit pour ne pas basculer sur Cordelia. Le Dr Henri, installé à l’avant près du pilote, qui regardait par le hublot avec une curiosité presque égale à celle de Cordelia, se tourna vers celle-ci. — Je vous suis reconnaissant de m’avoir invité à déjeuner, milady, lui dit-il. Etre convié à la résidence Vorkosigan est un privilège rare. — Vraiment ? Je sais qu’on ne s’y presse pas en foule, mais les amis du comte Piotr amateurs de chevaux y viennent très souvent. Des animaux passionnants. (Cordelia réfléchit une seconde avant de conclure que le Dr Henri comprendrait sans qu’il soit besoin de le lui préciser que, quand elle parlait d’« animaux passionnants », c’était aux chevaux qu’elle faisait allusion, et non aux amis de son beau-père.) Si vous montrez un minimum d’intérêt, le comte vous fera sûrement faire la visite guidée de l’écurie. — Je n’ai encore jamais rencontré le général. Manifestement impressionné, le Dr Henri tripota le col de sa tunique – il avait mis sa petite tenue. Attaché de recherche à l’hôpital militaire impérial, il avait assez souvent l’occasion de rencontrer des officiers de rang élevé pour que l’idée d’être l’hôte du comte ne l’intimide pas outre mesure. C’était l’osmose entre l’histoire barrayarane et la personne même du général qui faisait la différence. Piotr avait acquis son titre à vingt-deux ans, à l’époque où la farouche guerre de guérilla menée par les Cetagandans faisait rage dans les monts Dendarii dont la silhouette bleutée se découpait à l’horizon. Un titre, c’était tout ce que pouvait alors lui offrir l’empereur régnant, Dorca Vorbarra. En cette heure fort critique, tout avantage plus tangible – renforts, ravitaillement ou solde – était purement et simplement hors de question. Vingt ans plus tard, Piotr avait donné un nouveau coup de pouce à l’histoire de Barrayar. Jouant les faiseurs de rois, il avait installé Ezar Vorbarra sur le trône au cours de la guerre civile qui avait renversé Yuri, l’Empereur fou. Le général Piotr Vorkosigan n’avait rien de la culotte de peau qui fait carrière dans les états-majors. — Rien de plus facile que de s’entendre avec lui comme larrons en foire, assura Cordelia au Dr Henri. Il vous suffira d’admirer ses chevaux et de lui poser quelques questions judicieuses sur les combats où il s’est honoré. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à passer tranquillement le reste du temps à l’écouter faire lui-même les demandes et les réponses. Haussant les sourcils, le Dr Henri scruta le visage de Cordelia pour tenter d’y déceler une trace d’ironie. Pas idiot, cet homme. La jeune femme sourit avec bonne humeur. Elle remarqua que Bothari l’observait en silence dans la glace surmontant l’interface de contrôle. Aujourd’hui, il paraissait crispé. La position de ses mains sur les commandes et les tendons saillant sur son cou trahissaient sa tension. Le regard de ses yeux jaune terne profondément enfoncés dans les orbites, trop rapprochés et dont l’un était un peu plus haut que l’autre, était, comme toujours, indéchiffrable. La visite du médecin l’inquiétait-elle ? Cela n’aurait pas été surprenant. La plaine vallonnée qu’ils survolaient se rétrécit bientôt pour se faufiler entre les arêtes des gorges aux parois inégales qui entouraient le lac. Au loin se dressaient les montagnes et Cordelia crut distinguer un scintillement de neige fraîche sur leurs plus hauts sommets. Après avoir fait franchir à la vedette trois crêtes successives, Bothari effectua un nouveau virage sur l’aile et l’appareil se cabra pour sortir d’une étroite vallée. Quelques minutes plus tard, passé un dernier piton, la surface sombre et étirée du lac apparut à leur vue. Un village était niché sous le gigantesque labyrinthe des fortifications, dont seuls subsistaient les décombres noircis par le feu, ceinturant une langue de terre. Bothari se posa au centre d’un cercle peint à même la rue la plus large de l’agglomération. — L’examen ne prendra que quelques minutes, dit à Cordelia le Dr Henri qui, déjà, empoignait sa trousse. Après, nous pourrons continuer. C’est à Bothari qu’il faut dire ça, pas à moi. Elle sentait que le médecin était quelque peu déconcerté par le sergent. Ce n’était pas à lui qu’il s’adressait mais à elle, comme à une interprète chargée de traduire ce qu’il avait à dire en des termes compréhensibles pour Bothari. Celui-ci les guida jusqu’à une petite maison située dans une rue latérale qui descendait en pente douce vers le lac. Quand il eut frappé à la porte, une femme grisonnante, solidement bâtie, vint leur ouvrir. Elle sourit en voyant Bothari. — Bonjour, sergent. Donnez-vous la peine d’entrer, tout est prêt. Mes respects, milady, ajouta-t-elle en esquissant une révérence maladroite à laquelle Cordelia répondit par une inclinaison de la tête tout en regardant autour d’elle avec curiosité. — Bonjour, madame Hysopi. Quel intérieur accueillant ! Veuve de militaire pour qui les inspections de détail étaient monnaie courante, Mme Hysopi n’avait pas ménagé sa peine pour récurer les lieux de fond en comble. Mais Cordelia avait le sentiment que, dans la vie de tous les jours, il y avait un peu plus de laisser-aller dans la maison de la nourrice. — La petite a été très gentille, ce matin, dit Mme Hysopi au sergent. Elle a bu sa potion jusqu’à la dernière goutte. Je viens de lui donner son bain. Par ici, docteur. J’espère que vous serez satisfait. Ouvrant la marche, elle entreprit l’ascension de l’étroit escalier. L’une des deux chambres était visiblement la sienne. L’autre, qu’éclairait une fenêtre dominant les toits avoisinants et d’où la vue s’étendait jusqu’au lac, avait récemment été aménagée en chambre d’enfant. Un bébé aux cheveux noirs et aux grands yeux noisette gazouillait dans son berceau. — C’est une petite fille, dit Mme Hysopi en la prenant dans ses bras. Dis bonjour à papa, Elena. Tu veux bien, ma choupette ? Bothari, resté sur le pas de la porte, observait attentivement l’enfant. — Sa tête a pas mal grossi, laissa-t-il tomber au bout d’un moment. Mme Hysopi acquiesça. — C’est généralement le cas entre trois et quatre mois. Tandis que le Dr Henri disposait ses instruments sur le drap du berceau, elle commença à déshabiller le bébé. Tous deux entamèrent une discussion où il était question d’ordonnances et de couleur du caca. Bothari, quant à lui, se mit à faire le tour de la petite pièce, regardant tout mais sans toucher à rien. Avec sa taille de colosse, il ne semblait pas du tout à sa place au milieu de ces fragiles meubles d’enfant bariolés et son uniforme havane et argent lui donnait un aspect vaguement inquiétant. Son crâne frôlait le plafond pentu et il revint précautionneusement à la porte. À quelques pas du berceau, Cordelia regardait la petite fille qui se trémoussait. Les bébés… Elle ne tarderait pas à avoir le sien ! Comme en écho à sa pensée, elle perçut une palpitation dans son ventre. Si Piotr Miles continuait à se développer à ce rythme, elle pourrait dire adieu au sommeil pendant les deux derniers mois de sa grossesse. Dommage qu’elle n’ait pas suivi les cours de formation parentale sur Beta, même si elle n’avait pas été prête pour solliciter une licence. Pourtant, les parents barrayarans paraissaient s’en tirer très bien avec les moyens du bord. Mme Hysopi avait appris sur le tas et elle avait maintenant trois grands enfants. — Etonnant ! s’exclama le Dr Henri qui notait le résultat de ses observations. Développement absolument normal pour autant que je puisse dire. Rien qui indique si peu que ce soit qu’elle est sortie d’un réplicateur utérin. — Moi aussi, je suis sortie d’un réplicateur utérin, rétorqua Cordelia avec amusement. (Malgré lui, le Dr Henri leva les yeux et la considéra de la tête aux pieds comme s’il s’attendait à voir brusquement des antennes lui pousser sur le front.) L’expérience betane laisse supposer que la manière dont on arrive a moins d’importance que ce qu’on fait une fois arrivé. — Vraiment ? (Le médecin plissa le front d’un air pensif.) Et vous n’avez aucune tare génétique ? — Aucune. Garanti sur facture. — Il nous faut absolument introduire cette technologie chez nous. (Le médecin soupira et commença à ranger son matériel.) Elle va bien, vous pouvez la rhabiller, ajouta-t-il à l’adresse de Mme Hysopi. Bothari se pencha finalement sur le berceau. Deux rides profondes se creusaient au-dessus de son nez. Il ne fit que poser un court instant le doigt sur la joue de l’enfant ; puis, du pouce, il se frotta l’index comme pour s’assurer du fonctionnement normal de ses nerfs. Mme Hysopi le regardait faire du coin de l’œil sans mot dire. Laissant le sergent établir avec la nourrice le compte des dépenses du mois, Cordelia et le Dr Henri, suivis de Droushnakovi, sortirent faire un tour du côté du lac. — Quand les dix-sept premiers réplicateurs utérins expédiés de la zone de guerre d’Escobar sont arrivés à l’HôpImp, dit Henri, j’étais franchement épouvanté. Pourquoi nous envoyer – et à un tel coût – ces fœtus indésirables ? Pourquoi les faire atterrir dans mon service ? Mais, depuis, je me suis converti, milady. J’ai même réfléchi à une application pratique de cette technologie dans le traitement des grands brûlés. Je suis d’ailleurs justement en train de travailler là-dessus : le projet a été approuvé pas plus tard que la semaine dernière. Les yeux brillants, il entreprit d’exposer avec animation les détails de sa théorie qui, pour autant que Cordelia pût en saisir les principes de base, paraissait tenir la route. — Ma mère est employée par l’hôpital Silica en qualité d’ingénieur chargé de l’équipement médical et de sa maintenance, expliqua-t-elle à Henri quand, à bout de souffle, celui-ci s’interrompit pour reprendre haleine. Elle passe son temps à s’occuper des applications de ce genre. Ainsi encouragé, le Dr Henri reprit son exposé technique avec une ardeur renouvelée. Ils croisèrent deux femmes que Cordelia appela par leur nom et présenta courtoisement à son compagnon. — Ce sont les épouses de deux des hommes d’armes du comte Piotr, lui précisa-t-elle ensuite. — Tiens ! J’aurais pensé que ces gens-là préféraient habiter la capitale. — C’est vrai pour certains, mais d’autres trouvent que la vie est beaucoup moins chère ici. Ces garçons ne touchent pas une solde mirifique. Ceux qui viennent de l’arrière-pays se méfient de l’existence en milieu urbain et ils ont tendance à penser que l’air est plus pur ici. (Cordelia eut un sourire fugace.) L’un d’eux a une femme là-bas et une autre dans cette bourgade. Aucun de ses camarades n’a encore osé aller aussi loin. Henri haussa les sourcils. — Voilà qui s’appelle mener la bonne vie. — N’en croyez rien ! Il est tout le temps à court d’argent et a toujours l’air soucieux. Mais il n’arrive pas à décider laquelle des deux abandonner. Apparemment, il les aime autant l’une que l’autre. Le Dr Henri s’excusa pour aller discuter avec un vieux bonhomme qui traînaillait sur les quais en quête d’amateurs disposés à louer un bateau ; Droushnakovi en profita pour rattraper Cordelia. Elle avait l’air perplexe. — Comment se fait-il que le sergent Bothari soit venu rendre visite à un bébé, milady ? lui demanda-t-elle à mi-voix. Il n’est pas marié, que je sache. — Qui l’a apporté, ce bébé, à votre avis ? Une cigogne ? À en juger par son froncement de sourcils, Drou n’appréciait pas le ton badin de la régente. Cordelia exhala un soupir. Comment vais-je bien pouvoir m’en sortir ? — Pourtant, c’est presque ça. Son réplicateur utérin a été expédié d’Escobar par courrier rapide après la guerre. Sa gestation s’est poursuivie dans un laboratoire de l’HôpImp sous la surveillance du Dr Henri. — C’est vraiment la fille de Bothari ? — Aucun doute. Certificat génétique à l’appui. C’est ainsi qu’on a identifié… Cordelia laissa sa phrase en suspens. Prudence ! se dit-elle. — Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire des dix-sept réplicateurs ? Et comment le bébé s’est-il retrouvé dans un de ces engins ? C’est le résultat d’une expérience ? — D’un transfert placentaire. Une opération délicate, même selon les normes galactiques, et qui en est encore au stade expérimental. Ecoutez… (Cordelia ménagea une pause. Elle pensait à toute vitesse.) Je vais vous dire la vérité. (Enfin, en partie.) La petite Elena est la fille de Bothari et d’une Escobarane qui avait rang d’officier, Elena Visconti. Il l’aimait beaucoup. Mais, après la guerre, elle n’a pas voulu le suivre quand il a été rapatrié. L’enfant a été conçue à la mode barrayarane, puis placée dans le réplicateur lorsque ses parents se sont quittés. Il y a eu d’autres cas analogues. Les réplicateurs ont tous été envoyés à l’HôpImp qui désirait en apprendre plus long sur cette technique. Bothari est resté très longtemps en thérapie médicale après les hostilités. Mais, en fin de traitement et quand Elena fut sortie du réplicateur, il en a assumé la garde. — Les autres ont-ils gardé leurs bébés, eux aussi ? — Presque tous les pères étaient morts. Les enfants ont été pris en charge par l’Orphelinat impérial. Voilà. C’était la version officielle, pure et dure. — Oh… (Drou, le front plissé, gardait les yeux fixés à terre.) Cela ne lui ressemble guère… Difficile d’imaginer Bothari en… Pour dire la vérité, je me verrais mal lui confier la garde ne serait-ce que d’un chaton. Vous ne trouvez pas cela un peu bizarre ? — Aral et moi surveillons discrètement les choses. Jusqu’à présent, il s’en est très bien tiré. C’est lui qui a déniché Mme Hysopi et il s’arrange pour lui fournir tout ce dont elle a besoin. Bothari vous aurait-il causé des ennuis ? — C’est qu’il est si grand ! Et si laid ! Et, par moments, il parle tout seul… il grommelle entre ses dents. Sans compter qu’il est tout le temps malade. Il lui arrive de rester au lit plusieurs jours d’affilée alors qu’il n’a ni fièvre ni rien. Le commandant de l’escorte du comte Piotr dit que c’est un tire-au-cul. — Il se fourre le doigt dans l’œil. Je suis contente que vous m’en ayez parlé. Aral aura une petite explication avec le commandant pour régler cette question. — Mais vous n’avez pas peur de Bothari ? Les mauvais jours, en tout cas ? — Je pourrais m’apitoyer sur son sort, répondit Cordelia d’une voix lente, mais avoir peur de lui, ça non. Ni les mauvais jours, ni les autres. Et vous ne devriez pas en avoir peur, vous non plus. C’est… c’est l’insulter gravement. — Je suis désolée. (Droushnakovi gratta les graviers de la pointe de son soulier.) C’est une triste histoire. Je ne m’étonne plus qu’il ne parle jamais de la guerre d’Escobar. — Oui, et j’apprécierais que vous vous absteniez d’aborder ce sujet avec lui. C’est un sujet de conversation qui lui est très douloureux. Pour aller du village au domaine Vorkosigan, la vedette n’eut qu’un saut à faire par-dessus un bras du lac. Un siècle auparavant, la maison était un poste avancé de la forteresse. Mais les progrès de l’armement avaient rendu caduques les fortifications à l’air libre et les vieux baraquements de pierre avaient été transformés pour servir à des fins plus pacifiques. Le Dr Henri s’était de toute évidence attendu à quelque chose de plus imposant à en juger par le commentaire qu’il lâcha à la vue de la demeure : — C’est plus petit que je ne l’avais imaginé. La gouvernante du comte Piotr avait préparé un succulent déjeuner qu’elle leur servit sur la terrasse fleurie. Comme ils se rendaient à table, Cordelia s’attarda pour se trouver à la hauteur de son beau-père. — Merci de nous avoir autorisés à vous envahir de la sorte, monsieur. — Comment ça, « m’envahir » ? Cette maison est la vôtre, ma chère enfant. Vous êtes libre d’y recevoir les hôtes de votre choix. C’est d’ailleurs la première fois que vous invitez des amis à vous, si je ne me trompe. (Tous deux s’arrêtèrent dans l’embrasure de la porte.) Quand ma mère a épousé mon père, elle a entièrement refait la décoration. Plus tard, ma femme a suivi son exemple. Et si Aral ne s’était pas marié si tard, il y a longtemps que de nouveaux travaux de rénovation auraient déjà été effectués. Ne souhaite-riez-vous pas moderniser un peu l’installation ? Mais c’est sa maison à lui ! Cordelia n’en revenait pas. Elle n’est même pas à Aral ! — Vous avez atterri si légèrement qu’on a presque peur que vous ne repreniez votre vol, reprit Piotr avec un petit rire étouffé, mais il y avait une ombre d’inquiétude dans ses yeux. Cordelia tapota son ventre qui s’arrondissait. — Oh ! Je suis bien trop lestée pour m’envoler. Pour être franche, poursuivit-elle après une brève hésitation, j’ai pensé qu’installer un tube de montée à la résidence serait peut-être une bonne idée. En comptant le sous-sol, l’entresol, le grenier et la terrasse, elle a huit étages en tout. Cela représente une sacrée grimpette, vous savez. — Un tube de montée ? Nous n’avons jamais pensé, je l’avoue, à… (Piotr se mordit la langue.) Et où le mettriez-vous ? — Dans le couloir du fond à côté du bloc sanitaire. Cela ne nuirait en rien à l’architecture intérieure. — Eh bien, c’est d’accord. Vous avez carte blanche. Faites venir un entrepreneur. — Je vous remercie, monsieur. Je m’en occuperai dès demain. Le comte Piotr, toujours soucieux d’être aux petits soins pour sa belle-fille, s’ingénia à se montrer cordial avec Henri, même si celui-ci appartenait à la race des « hommes nouveaux » qu’il tenait en piètre estime. Mais le médecin suivit à la lettre les conseils de Cordelia et, comme celle-ci l’avait prédit, les deux hommes ne tardèrent pas à s’entendre comme larrons en foire. Piotr se montra intarissable sur son nouveau poulain qui venait de naître, un pur-sang génétiquement certifié. Importé à grands frais de la Terre à l’état d’embryon congelé, il avait été implanté dans l’utérus d’une jument de premier croisement dont le comte propriétaire avait anxieusement suivi la gestation. Henri, qui avait une formation de biologiste, exprima tout l’intérêt que lui inspiraient ces détails techniques et, le repas terminé, Piotr tint à lui faire personnellement les honneurs de son écurie. Cordelia demanda grâce. — Je souhaite prendre quelque repos, dit-elle. Mais allez avec eux, Drou. Le sergent Bothari me tiendra compagnie. En fait, Bothari l’inquiétait. Le sergent n’avait pas avalé une bouchée et cela faisait plus d’une heure qu’il n’avait pas prononcé un mot. Drou hésita, puis sa curiosité l’emportant, elle se laissa convaincre sans difficulté. Cordelia suivit un moment des yeux le trio qui entamait l’ascension de la petite colline, puis elle se tourna vers Bothari dont le regard ne la quittait pas. Il eut un hochement de tête inattendu. — Merci, milady. — Je me demandais si vous ne vous sentiez pas un peu patraque. — Non… Si. Je ne sais pas. Je voulais… Il y a plusieurs semaines que je veux vous parler, milady. Mais je n’en ai jamais trouvé l’occasion. Et depuis quelque temps, ça va de mal en pis. Je suis à bout. J’avais espéré qu’aujourd’hui… — Eh bien, c’est le moment idéal. (On entendait la gouvernante aller et venir dans la cuisine.) Voulez-vous que nous fassions quelques pas dehors ? — Avec joie, milady. Ils firent le tour de la vieille maison. Le pavillon qui dominait le lac aurait été l’endroit rêvé pour s’asseoir et converser mais, dans son état, Cordelia ne s’en sentait pas pour grimper la colline. Aussi s’engagea-t-elle sur le chemin qui la longeait et aboutissait dans un jardin entouré d’un mur. Il s’agissait, en fait, du cimetière privé des Vorkosigan, et les tombes qui le peuplaient présentaient une curieuse diversité : tombes de membres directs de la famille, tombes de parents éloignés, tombes de serviteurs dévoués. À l’origine, il faisait partie intrinsèque de la forteresse maintenant en ruine et les plus anciennes des tombes des gardes et des officiers dataient de plusieurs siècles. Les premières sépultures des Vorkosigan étaient toutes postérieures à la destruction, par une bombe atomique, de l’ancienne capitale de district lors de l’invasion cetagandane. Les morts et les vivants avaient été désintégrés en même temps et l’histoire de huit générations de Vorkosigan balayée d’un seul coup. Il aurait été intéressant de comparer les dates inscrites sur les tombeaux plus récents avec celles de certains événements contemporains, l’invasion cetagandane, par exemple. La date du décès de la mère d’Aral coïncidait exactement avec le début de la « guerre de Yuri le Fou ». Une place était réservée à sa droite pour Piotr. Depuis trente-trois ans, elle attendait patiemment son mari. Et les hommes nous accusent de n’être jamais pressées ! Son fils aîné, le frère d’Aral, reposait à sa gauche. Cordelia désigna du menton un banc de pierre entouré d’une ceinture de fleurs orange qu’ombrageait un chêne pour le moins centenaire importé de la Terre. — Asseyons-nous là. Les gens qui sont ici savent tous écouter, maintenant. Et ils ne risquent pas de colporter de commérages. Cordelia prit place sur la pierre tiède et scruta les traits de Bothari qui s’assit à son tour – aussi loin d’elle qu’il le pouvait. Les rides creusant son visage étaient plus marquées que d’habitude. Sa main, qui étreignait le bord du banc, était agitée de mouvements spasmodiques. Il faisait un effort pour respirer normalement. — Alors, qu’est-ce qui vous tracasse, sergent ? lui demanda doucement Cordelia. Vous semblez un peu tendu aujourd’hui. C’est Elena qui vous préoccupe ? Bothari émit un semblant de rire dépourvu de gaieté. — Tendu ! En effet, oui. Mais pas à cause de la petite… enfin… pas directement. (Il regarda Cordelia droit dans les yeux. C’était la première fois ou presque depuis le début de la journée.) Vous vous rappelez Escobar, milady ? Vous y étiez, n’est-ce pas ? — Oui. — Moi, je suis incapable de m’en souvenir. — Rien d’étonnant à cela. L’éradication de ce souvenir était l’objectif premier du traitement que les services de santé vous ont fait subir. Je suis hostile aux principes de base de la thérapeutique barrayarane. En particulier, quand elle se plie à des impératifs politiques opportunistes. — C’est ce que j’ai fini par comprendre, milady. Une timide lueur d’espoir scintillait maintenant dans les yeux de Bothari. — Quelle technique ont-ils employée ? Le brûlage de neurones présélectionnés ? L’effacement chimiothérapique ? — Non… ils m’ont bourré de drogues mais n’ont rien détruit. C’est, en tout cas, ce que les médecins m’ont assuré. Ils appelaient ça de la thérapie suppressive. Nous, on l’appelait l’enfer. Oui, jour après jour, c’était la descente aux enfers jusqu’au moment où on ne voulait plus y aller. Rien que d’essayer de me souvenir d’Escobar, d’en parler, et voilà la migraine qui me prend ! Ça a l’air idiot, n’est-ce pas ? Un grand costaud pleurnicher comme une vieille femme parce qu’il a mal à la tête ! Il y a des trucs, quand ils me reviennent, qui me démolissent la cervelle. Tout ce que je vois alors est entouré d’un halo rouge. Et je dégueule. Que je cesse d’y penser, et la douleur disparaît. Aussi simple que ça. Cordelia avala sa salive. — Je suis désolée. Je savais que c’était pénible, mais je ne pensais pas que ce l’était à ce point. — Le pire, ce sont les rêves. Je rêve de… de ça, et si je tarde trop à me réveiller, je me rappelle mon rêve. Trop fort d’un seul coup. Et alors, ma tête… Tout ce que je peux faire, c’est de me tourner et me retourner en chialant jusqu’à ce que j’arrive à penser à autre chose. Les autres gardes du comte Piotr me croient dingue. Ils ne comprennent pas comment je peux faire partie de l’escorte. Et je me demande moi aussi ce que je fiche avec eux. Etre le garde d’un comte, son homme lige, c’est un honneur. On n’est que vingt. On choisit les meilleurs, rien que des héros bardés de décorations aux états de service impressionnants. Si c’était si dégueulasse, ce que j’ai fait sur Escobar, pourquoi l’amiral m’a-t-il enrôlé dans la garde personnelle du comte Piotr ? Et si je me suis comporté comme un de leurs foutus héros, pourquoi l’ont-ils effacé de ma mémoire ? La respiration de Bothari était maintenant hachée et sifflante. — Cela vous fait-il souffrir d’en parler ? demanda Cordelia. — Un peu. Et ce n’est que le début. (Il la regarda droit dans les yeux.) Pourtant, il faut que j’en parle. À vous. Ça me rend… La jeune femme respira profondément pour recouvrer son calme, s’efforçant d’être totalement à l’écoute. Corps, cœur et âme. — Continuez. — J’ai conservé quatre images d’Escobar dans ma tête. Quatre, pas une de plus. Et que je ne peux expliquer. Même pas à moi-même. Quelques minutes sur… combien ? Trois mois ? Trois mois et demi ? Quatre images qui me harcèlent, mais il y en a une qui me torture encore plus que les autres. Une image où vous êtes, ajouta le sergent en baissant les yeux. Il étreignait le rebord du banc des deux mains avec une force telle que ses phalanges en devinrent blanches. — Poursuivez. — Une – la moins terrible –, c’était une dispute. Il y avait le prince Serg, ainsi que l’amiral Vorrutyer, le seigneur Vorkosigan et l’amiral Rulf Vorhalas. Et moi. Nu comme un ver. — Vous êtes certain que ce n’est pas un rêve ? — Non, je ne peux pas l’affirmer. L’amiral Vorrutyer disait quelque chose de très injurieux au seigneur Vorkosigan. Il l’a fait reculer jusqu’à ce qu’il soit dos au mur. Le prince Serg riait. Alors, Vorrutyer l’a embrassé en plein sur la bouche et Vorhalas a voulu le repousser d’une gifle, mais le seigneur Vorkosigan l’en a empêché. La suite, je ne m’en souviens plus. — Je n’étais pas là, à l’époque, mais je sais qu’il se passait de bien drôles de choses au grand état-major quand Vorrutyer et Serg ne se retenaient plus. Il s’agit probablement d’un souvenir réel. Si vous voulez, je pourrai interroger Aral. — Oh, non ! Non ! N’importe comment, cette image-là n’est pas tellement importante. Pas autant que les autres. — Eh bien, parlez-moi des autres. — Je me rappelle Elena. (La voix de Bothari n’était plus qu’un murmure.) Si jolie. Je n’ai que deux images d’elle dans ma tête. Dans l’une, Vorrutyer m’obligeait à… Non, je ne veux pas parler de celle-là ! (Il se tut et resta une longue minute silencieux, se balançant d’avant en arrière.) L’autre… nous étions dans ma cabine. Elle et moi. Elle était ma femme… (La voix du sergent chevrota.) Elle n’était pas ma femme, n’est-ce pas… Ce n’était même pas une question. — Non. D’ailleurs, vous le savez. À un certain niveau. — Mais je me rappelle que je croyais qu’elle l’était. Il se prit le front entre les mains. — Elle était prisonnière de guerre, dit Cordelia. Sa beauté a attiré l’attention de Vorrutyer et de Serg et ils ont décidé de faire d’elle leur souffre-douleur. Sans raison particulière, ni pour lui arracher des secrets militaires, ni même par terrorisme politique. Uniquement pour le plaisir. Elle a été violée. Mais cela aussi, vous le savez. D’une manière ou d’une autre. — Oui, répondit Bothari dans un souffle. — Lui retirer son implant contraceptif pour vous permettre de la féconder – ou vous y obliger – était pour eux une façon de laisser libre cours à leur sadisme. Tel qu’il était à ses débuts, tout au moins… Grâce à Dieu, ils n’ont pas vécu assez longtemps pour qu’il se développe. Bothari avait replié les jambes et, avec ses grands bras enserrant ses genoux, il semblait s’être roulé en boule. Sa respiration était saccadée et une sueur glacée faisait luire son visage livide. — Est-ce que je suis entourée de halos rouges ? voulut savoir Cordelia. — Tout est… vaguement rose. — Parlez-moi de la dernière image. — Oh, milady… (Il déglutit avec effort.) Quoi qu’elle puisse signifier, elle doit sûrement être très proche de ce qu’ils veulent à toute force extirper de ma mémoire. Derechef, il avala sa salive avec peine. Cordelia commençait à comprendre pourquoi il avait boudé son déjeuner. — Est-ce que vous souhaitez continuer ? Est-ce que vous le pouvez ? — Il le faut… milady… capitaine Naismith. Parce que je me souviens de vous. Je me souviens de vous avoir vue. Allongée sur la couchette de Vorrutyer. Tous vos vêtements arrachés. Vous étiez nue. En sang. Je regardais votre… Je veux savoir ! Il faut à tout prix que je sache ! Bothari, qui s’était de nouveau pris la tête dans les mains, se penchait en avant, hagard et farouche. Sa tension devait être incroyablement élevée pour qu’il puisse supporter la monstrueuse migraine qui le tenaillait. S’ils allaient trop loin, jusqu’au bout de la vérité ultime, risquerait-il un transport au cerveau ? Quel exploit inouï d’ingénierie psychique ! Son organisme avait été programmé pour que les pensées interdites lui causent d’intolérables souffrances… — Est-ce que je vous ai violée, milady ? — Quoi ? Mais bien sûr que non ! Cordelia s’était levée d’un bond, folle d’indignation. Ils lui avaient donc arraché ce souvenir ? Ils avaient osé le lui arracher ? À présent, sa respiration rauque, son expression torturée, les larmes qui perlaient à ses paupières étaient autant de signes indiquant que Bothari pleurait. À la fois de douleur et de joie. — Dieu soit loué ! Vous en êtes sûre, milady ? — Vorrutyer vous a ordonné de me violenter. Vous avez refusé. Vous avez choisi de dire non sans espoir d’être délivré ni de recevoir de récompense. Un refus que vous avez payé cher. (Cordelia avait une furieuse envie de lui raconter le reste mais, dans l’état où il était, impossible de prévoir les conséquences qu’aurait un tel récit.) Il y a longtemps que vous vous rappelez cet épisode ? Que vous vous posez cette question ? — Depuis que je vous ai revue. Cet été. Quand vous êtes venue sur Barrayar pour épouser le seigneur Vorkosigan. — Cela fait donc plus de six mois que vous retournez ça dans votre tête sans oser demander… — Oui, milady. Horrifiée, Cordelia se rassit, les mâchoires soudées. — La prochaine fois, n’attendez pas aussi longtemps. Pris d’un haut-le-cœur, Bothari se mit debout. Flageolant sur ses jambes, il agita faiblement la main – un signe qui voulait dire « attendez-moi » –, enjamba le muret et disparut derrière un buisson. Tendant anxieusement l’oreille, Cordelia écouta le bruit de ses hoquets qui n’en finissaient pas. L’estomac vide, il vomissait à sec. Une crise terrible, qui se prolongea plusieurs minutes. Enfin, petit à petit, elle se calma et Bothari revint en s’essuyant la bouche. Il était très pâle et paraissait encore loin d’être remis, à ceci près qu’un zeste de vie palpitait à présent dans ses yeux où l’on pouvait lire un intense soulagement. Mais la fragile étincelle s’éteignit une fois qu’il se fut rassis. Il se frotta les genoux et murmura en considérant ses bottes : — Si je ne vous ai pas violée, vous, ça n’empêche pas que je suis quand même un violeur. — C’est vrai. — Je ne peux me fier à moi-même. Alors, comment pourriez-vous avoir confiance en moi ? Vous savez ce qui est plus jouissif, même, que la baise ? Que la conversation continue sur le même ton, et Cordelia allait se sauver en hurlant ! Tu l’as encouragé à vider son cœur, se morigéna-t-elle. Maintenant, il faut le laisser aller jusqu’au bout de ses confidences. — Quoi donc ? — Tuer. C’est encore mieux après. L’acte de tuer ne devrait pas donner un tel plaisir. Quand le seigneur Vorkosigan tue, lui, c’est autrement. Le sergent avait les yeux à demi fermés, son front était creusé de rides, mais il n’était plus roulé en boule sur sa douleur comme tout à l’heure. Il parlait sur un plan général ; il ne pensait déjà plus à Vorkosigan. — Je suppose qu’on se sent délivré une fois la colère débondée, dit prudemment Cordelia. Comment pouvez-vous avoir une telle rage en vous ? Si palpable qu’on la perçoit. — C’est une vieille histoire. Mais la plupart du temps, je ne suis pas en colère. J’explose tout d’un coup. — Même Drou a peur de vous, s’étonna Cordelia. — Mais pas vous. Je vous fais moins peur, même, qu’au seigneur Vorkosigan. — Pour moi, vous êtes indissociables l’un de l’autre. Et Aral est mon cœur. Comment pourrais-je avoir peur de mon propre cœur ? — Milady… si on faisait un marché ? — Mais encore ? — Vous me direz quand ce sera bien de tuer. — C’est impossible ! Supposez que je ne sois pas là. Quand une situation de ce genre se présente, on a rarement le temps de réfléchir et de l’analyser. On est en droit de frapper en état de légitime défense, mais encore faut-il être en mesure de savoir si l’on est réellement agressé. (Cordelia se redressa brusquement, les yeux agrandis sous l’effet d’une subite illumination.) C’est pour cela que votre uniforme revêt une telle importance pour vous, n’est-ce pas ? Il vous dit quand vous pouvez tuer lorsque vous êtes incapable de le savoir par vous-même. Toute cette discipline routinière et rigide à laquelle vous êtes tellement attaché sert à vous tranquilliser, à vous confirmer que ce que vous faites est bien, que c’est là ce que vous devez faire. — Oui. Je suis maintenant tenu par serment d’assurer la protection de la maison Vorkosigan. Alors, c’est bien. Il hocha le menton, apparemment rassuré. Mais qu’est-ce qui pouvait le rassurer ainsi, grands dieux ? — Vous me demandez d’être votre conscience, sergent, de décider à votre place. Mais vous êtes un homme complet. Je vous ai vu faire les bons choix dans les circonstances les plus terribles. Bothari se frappa le crâne de ses poings. — Mais je ne me les rappelle plus ! s’exclama-t-il d’une voix stridente. Je n’arrive pas à me souvenir comment j’ai fait ces choix. — Oh… (Cordelia se ratatina.) Eh bien… quoi que vous pensiez que je puisse faire pour vous, vous êtes en droit de faire appel à moi. C’est une dette que nous avons envers vous, Aral et moi. Nous nous rappelons pourquoi nous sommes vos débiteurs, même si, vous, vous ne vous en souvenez pas. — Alors, soyez ma mémoire et tout ira bien, milady, murmura Bothari. — Vous pouvez compter sur moi. 7 Une semaine s’était écoulée. Aral, en train de prendre son petit déjeuner avec Piotr et Cordelia dans le salon donnant sur le jardin, se tourna vers le valet qui faisait le service. — Veuillez aller chercher le lieutenant Koudelka, je vous prie. Vous lui direz d’apporter le programme que nous avons préparé pour ce matin. — Euh… je crains que Son Excellence ne soit pas au courant. Cordelia avait l’impression très nette que l’homme n’avait qu’une seule envie : déguerpir sans demander son reste. — Au courant de quoi ? Nous venons de descendre. — Le lieutenant Koudelka a été transporté à l’hôpital dans la nuit. — À l’hôpital ? Bon Dieu ! Mais pourquoi n’ai-je pas été averti immédiatement ? Que s’est-il passé ? — On nous a dit que le commandant Illyan viendrait vous faire un rapport complet, Excellence. L’inquiétude se lisait sur le visage de Vorkosigan. — Comment va-t-il ? Est-ce lié à l’explosion de la grenade sonique ? Que lui est-il arrivé ? — Il est tombé dans un guet-apens, Excellence. Vorkosigan laissa échapper un léger sifflement tandis qu’un muscle de sa mâchoire se crispait. — Que le commandant de la garde vienne immédiatement, ordonna-t-il d’une voix de rogomme. Le valet avait déjà disparu. Aral se mit à tripoter nerveusement sa cuiller. Remarquant l’expression horrifiée de sa femme, il se contraignit à lui adresser un sourire rassurant dont elle ne fut pas dupe. Piotr lui-même avait l’air alarmé. — Qui a bien pu vouloir s’en prendre à Kou ? s’exclama Cordelia. C’est ignoble ! Il est incapable de se défendre. Vorkosigan secoua la tête. — Quelqu’un qui cherchait une proie facile, j’imagine. Mais nous mettrons la main sur l’auteur de cette agression, sois tranquille ! Le commandant de la garde de la Séclmp entra et se mit au garde-à-vous. — À vos ordres, Excellence. — Si, à l’avenir, un membre de mon état-major est victime d’un autre accident, je tiens à en être informé sur-le-champ – et je vous prie de transmettre la consigne à tout le monde. C’est compris ? — Parfaitement, Excellence. Il était très tard quand la nouvelle nous est parvenue et comme nous savions alors que tous deux étaient hors de danger, le commandant Illyan n’a pas jugé utile de réveiller Votre Excellence. — Qui ça, tous deux ? — Le lieutenant Koudelka et le sergent Bothari. — Ils ne se sont pas battus, quand même ? demanda Cordelia, la bouche sèche. — Si, milady. Oh… pas entre eux. Ils ont été attaqués. — Le mieux serait peut-être que vous commenciez par le commencement, dit Vorkosigan, la mine sombre. — Eh bien… euh… le lieutenant Koudelka et le sergent Bothari sont sortis hier soir. En civil. Ils sont allés dans la vieille ville – dans le quartier du caravansérail. — Pour quoi faire, nom de nom ? — Euh… (L’homme en uniforme vert lança un coup d’œil gêné à Cordelia.) Pour chercher de la distraction, je suppose. — De la distraction ? — Oui, Excellence. Le sergent Bothari va faire un tour là-bas environ une fois par mois quand le seigneur comte est en ville. Les jours où il n’est pas de service. Il y a des années que cela dure. — Le caravansérail ? répéta le comte Piotr avec incrédulité. Le chef de la garde, du regard, appela le valet à son secours. — Le sergent Bothari n’est pas très difficile pour ce qui est de ses distractions, déclara celui-ci avec embarras. — Cela me paraît sauter aux yeux ! s’exclama Piotr. Cordelia décocha un regard interrogateur à Vorkosigan. — C’est un endroit qui a très mauvaise réputation, lui expliqua-t-il. La violence s’y donne libre cours. Personnellement, je ne m’y aventurerais pas sans une patrouille pour assurer mes arrières. Et même deux, la nuit. Et je me garderais bien d’y aller sans mon uniforme, encore que j’ôterais les insignes de mon grade. Cependant, Bothari est né ici et je suppose qu’il n’a pas la même optique. — Mais pourquoi la violence y règne-t-elle ? — C’est un quartier très misérable. C’était le centre de la ville pendant le temps de l’Isolement et sa réhabilitation n’a pas encore commencé. Presque pas d’eau, pas d’électricité, des ordures partout… — Composées pour l’essentiel de déchets d’humanité, intervint Piotr. — Misérable ? répéta Cordelia, sidérée. Sans électricité ? Mais comment ce quartier peut-il être relié au réseau com ? — Il ne l’est pas. — Dans ce cas, comment les habitants ont-ils accès à l’instruction ? — Ils n’y ont pas accès. Les yeux de Cordelia s’écarquillèrent. — Je ne comprends pas. Comment trouvent-ils des emplois ? — Quelques-uns s’engagent dans l’armée. Elle est pour eux un refuge. Les autres, pour la plupart, subissent la loi du plus fort. (Vorkosigan dévisagea Cordelia avec gêne.) La pauvreté n’existe donc pas sur la colonie de Beta ? — La pauvreté ? Eh bien, il y a des gens qui ont plus d’argent que d’autres, naturellement. Mais tout le monde a une console de communication… — Ne pas avoir de console est-il donc à tes yeux le critère du plus grand dénuement ? fit Vorkosigan avec stupéfaction. — Mais c’est l’article premier de la Constitution : « Nul ne saurait se voir dénier l’accès à l’information. » — Cordelia, c’est tout juste si ces gens ont de quoi manger, s’habiller et s’ils ont un coin où dormir. Toutes leurs richesses se réduisent à quelques haillons et à deux ou trois casseroles. Ils vivent en squatters dans des immeubles lézardés pleins de courants d’air et qu’il serait trop onéreux de rénover ou de raser. — Il n’y a pas la climatisation ? — L’absence de chauffage en hiver est un problème bien plus grave. — Oui, je suppose. Ici, il n’y a pas de véritable été. Mais comment les gens font-ils quand ils tombent malades ? — De deux choses l’une : ou ils guérissent, ou ils meurent. — Et s’ils meurent, c’est autant de gagné, murmura Piotr. C’est un ramassis de vermine ! — Mais c’est horrible, ce que vous dites… Voyons ! Pensez à tous les génies que vous devez perdre ! — Je doute que la population du caravansérail en compte beaucoup dans ses rangs, répliqua le vieux comte d’une voix sèche. — Et pourquoi donc ? Ses membres ont le même coefficient génétique que vous. Piotr se raidit. — Voilà qui m’étonnerait fort, ma chère enfant. Ma famille est vor depuis neuf générations. Cordelia haussa les sourcils. — Vous avez quatre-vingts ans. Comment savez-vous si des accidents génétiques n’ont pas eu lieu dans votre lignée avant votre naissance ? Devant pareille audace, le commandant de la garde et le valet faillirent s’étrangler en avalant leur salive. — D’ailleurs, poursuivit Cordelia, enfonçant tranquillement le clou, si les Vors font la moitié des fredaines mentionnées dans les histoires que j’ai pu lire, quatre-vingt-dix pour cent des habitants de la planète doivent avoir à l’heure qu’il est du sang vor dans les veines. Allez savoir qui sont les enfants illégitimes qu’a semés votre père ! Vorkosigan mordilla sa serviette. — Cordelia, murmura-t-il, tu ne peux pas t’asseoir à cette table et prétendre, même à mots couverts, que mes ancêtres étaient des bâtards. C’est une injure mortelle. Et où devrais-je m’asseoir ? — Non, franchement, je crois que je ne comprendrai jamais ! Peu importe ! Revenons-en plutôt à Koudelka et à Bothari. — C’est préférable, en effet. (Vorkosigan se tourna vers l’officier.) Continuez. — Oui, Excellence. D’après ce que je sais, vers 1 heure du matin, alors qu’ils étaient sur le chemin du retour, ils ont été attaqués par une bande de voyous. Le lieutenant Koudelka était, à l’évidence, trop bien habillé. Et puis, il y avait sa façon de marcher. Et sa canne… Bref, il attirait l’attention. Je ne connais pas les détails mais, ce matin, il y avait quatre morts et trois blessés à l’hôpital. Si l’on ajoute les malfrats qui ont pris la fuite… Vorkosigan siffla doucement entre ses dents. — Koudelka et Bothari sont-ils gravement blessés ? — Ils… Aucun rapport officiel ne m’est parvenu, Excellence. Seulement des on-dit. — Eh bien, répétez-moi ces on-dit ! L’officier déglutit avec peine. — Le sergent Bothari a un bras fracturé, plusieurs côtes cassées, des lésions internes et il souffre d’une commotion cérébrale. Le lieutenant Koudelka, lui, a les deux jambes brisées et quantité de… de brûlures. — Des brûlures ? Comment cela ? — Toujours d’après ce qui m’est revenu aux oreilles, les agresseurs étaient munis de deux matraques électriques à haute tension et ils se sont aperçus qu’elles avaient des effets… particuliers sur les prothèses neurales du lieutenant. Après lui avoir brisé les jambes, ils l’ont longuement torturé. Erreur fatale… c’est ce qui a permis aux hommes du commandant Illyan de les coffrer. Cordelia repoussa son assiette d’une main qui tremblait. — Et c’est ce que vous appelez des on-dit ? gronda Aral. Vous pouvez disposer. Que le commandant Illyan vienne me voir dès son arrivée. L’expression de Vorkosigan était sinistre. — Qu’est-ce que je vous disais ? laissa tomber Piotr sur un ton à la fois triomphant et amer. De la vermine, voilà ce que c’est ! Il faudrait les faire tous rôtir. Aral soupira. — Il est plus facile de commencer une guerre que de la terminer. Ce n’est pas encore pour demain, père. Illyan se présenta dans l’heure qui suivit pour faire un premier rapport verbal à Vorkosigan. Cordelia suivit les deux hommes dans la bibliothèque. — Tu es sûre que tu veux entendre ça ? lui demanda son mari. Elle hocha la tête. — Kou et Bothari sont, après toi, les deux êtres qui me sont le plus chers au monde. J’aime mieux savoir exactement ce qui s’est passé plutôt que me ronger. Le résumé fait par l’officier de garde au régent se révéla exact dans ses grandes lignes ; toutefois, Illyan, qui avait parlé à Bothari et à Koudelka à l’hôpital militaire impérial où ils avaient été transportés, avait de nombreux détails à y ajouter, ce qu’il fit sans mâcher ses mots. Son visage de petit chien avait pris un sérieux coup de vieux, ce matin. — Il semble que votre secrétaire ait eu envie de tirer sa crampe, commença-t-il. Mais pourquoi a-t-il choisi Bothari comme guide ? J’avoue que ça me dépasse. — Nous sommes, eux et moi, les trois seuls survivants de l’équipage du Général-Vorkraft, répondit Vorkosigan. Cela crée des liens, j’imagine. Ils se sont toujours bien entendus tous les deux. Kou fait peut-être vibrer les instincts paternels latents de Bothari. Et c’est un garçon franc du collier. Mais ne le lui répétez surtout pas : il prendrait ça pour une insulte. — Toujours est-il que Bothari a fait de son mieux. Il l’a emmené dans ce bouge de bas étage qui, de son point de vue, présente, je suppose, un certain nombre d’avantages : ça ne coûte pas cher, on y fait sa petite affaire en un tournemain et on n’a pas besoin de causer. En outre, cette boîte est à des années-lumière des endroits anciennement fréquentés par les amis de l’amiral Vorrutyer. On ne risque pas d’y faire de fâcheuses rencontres. Selon Kou, Bothari y a ses habitudes. Sa régulière est presque aussi laide que lui. Il a un faible pour elle parce que c’est une silencieuse. « L’ennui, c’est que Kou a eu la malchance de tomber sur une pensionnaire qui l’a positivement terrorisé. D’après le lieutenant, Bothari a demandé pour lui la fille la plus… euh… experte, mais il semblerait qu’elle ait mal interprété les désirs de son client. Alors que Bothari en avait déjà terminé et l’attendait, Kou faisait encore poliment la conversation à la greluche qui lui proposait tout un assortiment de délices multiples et variées à l’usage des appétits blasés et dont il n’avait encore jamais entendu parler. Finalement, il a abandonné et est descendu rejoindre Bothari qui tenait déjà une jolie cuite, lui qui, en général, ne boit qu’un seul verre avant de partir. « Au moment du règlement, il y a eu une discussion. La fille prétendait avoir passé avec Kou quatre fois plus de temps qu’avec un client ordinaire, parce qu’il n’y avait pas moyen de brancher ses circuits… Dans mon rapport officiel, je ferai l’impasse là-dessus, si vous êtes d’accord. Au bout du compte, elle a accepté de couper la poire en deux comme le lui proposait Kou – Bothari en faisait encore une maladie ce matin, pour autant qu’il fût capable de parler ; il trouvait que c’était trop cher payé – et ils ont pris la porte. — La première question qui se pose, dit Vorkosigan, est de savoir si l’agression a été télécommandée par quelqu’un du cloaque. — Je n’en ai pas le sentiment. J’ai immédiatement fait isoler le secteur par un cordon de police et toutes les personnes présentes ont été interrogées après avoir reçu une injection de thiopental. Ils crevaient tous de frousse. Ces gens-là ont l’habitude d’avoir affaire aux gardes municipaux du comte Vorbohn à qui ils graissent la patte ou qui les font chanter – et vice versa. Nous avons ainsi recueilli des masses de renseignements sur des délits mineurs sans aucun intérêt pour nous. À propos, souhaitez-vous que je transmette ces informations aux municipaux ? — Si ces petits loubards n’ont rien à voir avec l’agression, contentez-vous de garder leurs noms sous le coude. Peut-être que Bothari voudra plus tard faire un tour là-bas. Continuez, commandant. — Donc, Kou et Bothari ont quitté le bouge vers 1 heure du matin. Ils étaient à pied. À un moment donné, ils se sont trompés de chemin. Bothari s’en veut à mort. Il pense que c’est sa faute, parce qu’il était soûl. Koudelka et lui affirment avoir remarqué des mouvements dans l’ombre dix minutes avant d’être attaqués. On peut en déduire qu’ils avaient quelqu’un à leurs trousses. Quelqu’un qui les a manœuvrés pour les faire s’engager dans une ruelle bordée de hauts murs. Alors, ils se sont retrouvés avec six types devant eux et six autres derrière. Bothari a sorti son neutraliseur et a fait feu. Il en a descendu trois avant que leurs petits copains lui sautent dessus. Il y a maintenant quelqu’un là-bas qui peut se vanter d’avoir dans sa poche une excellente arme d’ordonnance. Kou n’avait, lui, que sa canne-épée. « Les assaillants se sont d’abord jetés sur Bothari qui, même privé de son neutraliseur, en a encore mis deux hors de combat, mais ils l’ont assommé et, une fois qu’il a été à terre, ils se sont acharnés sur lui. Le lieutenant, qui s’était contenté jusque-là de se servir de sa canne comme d’un bâton, a sorti la lame. Initiative qu’il regrette, maintenant, car les malfrats se sont aussitôt écriés : "C’est un Vor ! ", et c’est là que les choses ont commencé à prendre vraiment mauvaise tournure. Kou en a embroché deux, mais un autre a frappé son épée avec une matraque électrique, ce qui a eu pour effet de lui paralyser la main. Les cinq qui restaient l’ont alors écrasé sous leur poids et lui ont désarticulé les genoux. Il m’a prié de vous dire que cela n’a pas été aussi douloureux qu’on pourrait le croire. Il a tant de circuits détruits qu’il n’a presque rien senti. Pour ma part, j’en doute un peu. — Difficile à dire. Kou a pris depuis si longtemps l’habitude de dissimuler ses souffrances que c’est presque devenu chez lui une seconde nature. Poursuivez. — Je dois faire un retour en arrière. L’agent affecté à sa surveillance les avait suivis. Il n’était apparemment pas familiarisé avec ce quartier malfamé et n’était pas habillé en conséquence. Kou avait deux réservations pour un concert public et nous avons pensé jusqu’à 21 heures que c’était là que Bothari et lui se rendaient. L’agent en question y est allé, mais il s’est littéralement volatilisé entre le premier et le second contrôle horaire. C’est la raison pour laquelle je me suis transporté sur les lieux ce matin. Mon homme avait-il été assassiné ? Enlevé ? S’était-on emparé de lui pour le violer ? Ou était-ce une taupe, un infiltré, un agent double ? Nous ne le saurons que quand nous aurons retrouvé son corps ou ce qu’il en reste. « Une demi-heure après le second contrôle, qui s’est donc soldé par un fiasco, on a chargé un autre gars de reprendre la filature. Mais c’était le premier homme qu’il cherchait. La piste de Kou a été retrouvée trois bonnes heures avant que le responsable de l’équipe de nuit prenne son service et additionne deux et deux. Heureusement, Kou avait passé la majeure partie de ce temps dans le bobinard pour putes à la retraite cher à Bothari. Le superviseur, qui mérite d’être félicité pour son esprit d’initiative, a donné de nouvelles consignes à l’agent sur le terrain. En outre, il a alerté une patrouille en vol, de sorte que lorsqu’il est arrivé sur les lieux du massacre, l’agent en question a pu appeler presque immédiatement la vedette à la rescousse. La demi-douzaine de gorilles en uniforme qui étaient à bord sont aussitôt entrés dans la danse, matraques électriques au poing. Ça n’a pas été joli joli, mais ça aurait pu être encore pis. L’esprit d’imagination dont aurait fait preuve en son temps l’amiral Vorrutyer, par exemple, dans une situation comparable, faisait cruellement défaut aux agresseurs de Kou. À moins, peut-être, qu’ils n’aient pas eu le temps de mettre au point une tactique vraiment subtile. — Le ciel en soit loué ! murmura Vorkosigan. Et quel est le bilan des pertes en vies humaines ? — Deux morts à l’actif de Bothari, un à celui de Kou qui a proprement ouvert la gorge à son adversaire. Le quatrième, un môme, je crains fort que ce ne soit moi qui l’aie trucidé. Apparemment, il était allergique au thiopental. L’injection a provoqué un choc anaphylactique. On l’a expédié dare-dare à l’Hôpital militaire impérial mais ils n’ont pas pu le faire revenir à lui. Je n’aime pas ça. On est actuellement en train de procéder à l’autopsie pour essayer de savoir si sa mort est due à des causes naturelles ou si c’est un implant anti-interrogatoire qui a agi. — Cette bande, c’était quoi ? — Apparemment une société d’entraide du caravansérail tout ce qu’il y a de plus légal – si l’on peut se permettre d’utiliser ce terme. D’après les déclarations des survivants que nous avons emballés, ils avaient jeté leur dévolu sur Kou parce qu’« il marchait drôlement ». Charmant, vous ne trouvez pas ? Encore qu’il serait audacieux de prétendre que, de son côté, Bothari marchait droit. Les gusses gaulés par la patrouille agissaient pour leur propre compte, ils n’étaient à la solde de personne. Je ne peux évidemment pas parler pour les morts. J’ai personnellement assisté aux interrogatoires et je suis prêt à jurer qu’ils disaient vrai. Ils étaient stupéfaits de voir que la Séclmp s’intéressait à eux. — Rien de plus ? Illyan porta la main à sa bouche pour dissimuler un bâillement. — Excusez-moi, Excellence, mais la nuit a été longue. Il était plus de minuit quand l’officier de permanence m’a tiré du lit. Bien, ce garçon. Du jugement. Non, c’est à peu près tout, sauf que nous ne savons pas pour quelle raison Kou est allé là-bas. Quand j’ai abordé ce sujet, il est resté dans le vague et a réclamé des calmants. J’espérais que vous auriez peut-être une idée à me suggérer, histoire de calmer ma paranoïa. Trouver louche le comportement de Kou me donne des boutons. Et Illyan d’étouffer un nouveau bâillement. Cordelia intervint alors pour la première fois : — Moi, j’en ai une. Mais qui vaut seulement pour votre paranoïa, pas pour votre rapport. — Je vous écoute. — Je crois qu’il est amoureux. Après tout, on ne cherche pas à faire l’expérience d’une chose si l’on n’envisage pas que ce test pourra vous servir. L’expérience qu’il a tentée s’est révélée, hélas, on ne peut plus désastreuse ! Pour ma part, j’ai peur qu’il ne reste sérieusement déprimé et irascible pendant un bon bout de temps. Vorkosigan approuva d’un hochement de tête. — Savez-vous de qui il est amoureux ? demanda automatiquement Illyan. — Oui, mais je ne pense pas que cela vous regarde. Surtout si les choses doivent en rester là. Illyan haussa les épaules avec fatalisme et prit congé pour se remettre à la recherche de sa brebis égarée, l’homme qui avait eu mission de prendre Kou en filature et qui s’était volatilisé. Le sergent Bothari regagna la résidence Vorkosigan avec un bras dans le plâtre ; il ne devait reprendre son service qu’au bout de cinq jours. Il gardait un silence complet sur l’agression, décourageant les curieux par un regard peu amène assorti de grommellements dont il n’y avait rien à tirer. Droushnakovi s’abstint de toute question et de tout commentaire. Mais Cordelia la voyait parfois jeter un coup d’œil mélancolique à la console de communication de la bibliothèque où Koudelka avait coutume de travailler. Et elle se demandait quels détails de cette nuit sanglante avaient filtré, tel du plomb fondu, jusqu’à ses oreilles. Un mois plus tard, le lieutenant Koudelka vint à son tour reprendre ses fonctions que l’on avait d’ailleurs allégées. Plein d’entrain, il ne paraissait pas avoir été affecté par le martyre qu’il avait subi. Cependant, à sa manière, il était aussi peu loquace que Bothari. Quand on posait des questions au sergent, on aurait aussi bien pu s’adresser à un mur ; interroger Koudelka, c’était dialoguer avec une rivière : tout ce qu’on obtenait était un flot de babillage entrecoupé de plaisanteries ou d’anecdotes qui éloignaient inexorablement la conversation de son point de départ. Cordelia accueillait ses manifestations de gaieté avec une bonne grâce superficielle, s’inclinant devant la volonté manifeste du lieutenant de prendre l’aventure d’un cœur léger. Mais cette affectation de bonne humeur la laissait sceptique. D’ailleurs, elle-même se rongeait intérieurement. La frayeur qui s’était emparée d’elle six semaines auparavant lors de l’attentat manqué continuait de la hanter. Il s’en était fallu de si peu qu’Aral lui fut arraché ! Ce n’était que lorsqu’il était auprès d’elle qu’elle se sentait vraiment rassurée – et, maintenant, ses absences se faisaient de plus en plus fréquentes. Quelque chose était en train de se tramer au conseil impérial. Il s’était déjà tenu quatre séances de travail qui avaient duré toute la nuit. Le régent avait effectué un déplacement – pour elle ne savait quelle inspection d’installations militaires sur laquelle il ne lui avait donné aucun détail – et, à son retour, il avait les yeux cernés de fatigue. Il rentrait et sortait à des heures invraisemblables. Un silence morose avait succédé au déluge verbal concernant les questions militaires et politiques dont il abreuvait naguère son épouse à table ou lorsqu’il se déshabillait pour se mettre au lit. Ce qui n’empêchait cependant pas Aral d’avoir apparemment tout autant besoin de sa présence. Que deviendrait-elle s’il n’était plus là, veuve sans famille et sans amis, dont l’enfant qu’elle portait serait déjà le point de mire de toutes les paranoïas dynastiques, l’héritier d’un legs de violences ? Pourrait-elle quitter Barrayar ? Et pour aller où ? La colonie de Beta la laisserait-elle jamais revenir ? Même les pluies automnales et les verdures attardées des parcs de la capitale commençaient à la lasser. Oh ! Que n’aurait-elle donné pour respirer une bouffée de l’air sec des déserts à la piquante et familière odeur d’alcali, pour balayer du regard l’immensité de leur plate étendue ! Son fils saurait-il jamais ce qu’était un désert véritable ? Ici, l’horizon encombré de constructions et de végétation lui donnait par moments l’impression d’être un mur oppressant. Un mur qui, quand il faisait mauvais temps, lui semblait prêt à basculer. Ce jour-là, il pleuvait. Elle s’était réfugiée dans la bibliothèque et, pelotonnée sur un canapé, elle lisait pour la troisième fois un vieux livre qu’elle avait trouvé sur l’un des rayonnages. Une vraie relique de l’art typographique du temps de l’Isolement, variation de l’alphabet cyrillique aux quarante-six caractères dans lequel étaient transcrites toutes les langues parlées sur Barrayar. Mais aujourd’hui, Cordelia avait l’esprit inhabituellement apathique et rebelle à la lecture. Elle éteignit la lampe pour reposer ses yeux quelques instants. C’est alors – et elle en fut heureuse – que le lieutenant Koudelka entra dans la pièce. Il alla s’asseoir précautionneusement et avec raideur devant la console de communication. Je ne vais pas le déranger ; lui, au moins, il a un vrai travail à faire, se dit Cordelia. Néanmoins, elle ne reprit pas son livre tout de suite. La compagnie de Kou, même s’il n’avait pas conscience de sa présence, lui était un réconfort. Mais, bientôt, il arrêta la bécane en poussant un soupir et s’abîma dans la contemplation de la cheminée vide. Il n’avait toujours pas remarqué que Cordelia était là. Eh bien, pensa la jeune femme, je ne suis pas la seule à être incapable de me concentrer. C’est peut-être la faute au sale temps qu’il fait. Cette grisaille doit sûrement avoir un effet déprimant sur les gens… Distraitement, Koudelka commença à caresser sa canne-épée. Il en éjecta le fourreau et actionna le ressort. La lame nue jaillit hors du pommeau, luisant presque d’un éclat propre dans la pièce assombrie. Il la présenta de biais comme s’il admirait le travail de l’armurier qui l’avait amoureusement façonnée, puis la retourna. La pointe reposait maintenant sur son épaule gauche. Saisissant l’épée par la lame à l’aide d’un mouchoir, il en posa l’extrémité sur son cou au niveau de la carotide avec la douceur d’un amant. Son expression lointaine était pensive. Sa main se crispa soudain. Le hoquet que laissa échapper Cordelia – on eût dit l’amorce d’un sanglot – le ramena brutalement à la réalité. Levant les yeux, il la vit. Ses lèvres se pincèrent, ses joues s’empourprèrent et, d’un geste vif, il baissa le bras qui tenait l’épée. La lame laissa sur son cou une mince ligne blanche où perlaient quelques gouttes de sang. — Je… je ne vous avais pas vue, milady, dit-il d’une voix rauque. Je… Ne faites pas attention. Ce n’était qu’un jeu. Ils se dévisagèrent en silence. — Je déteste cet endroit ! Maintenant, j’ai peur. J’ai tout le temps peur ! Cordelia n’avait pas pu retenir les mots qui étaient tombés de ses lèvres. Elle enfonça la tête dans le dossier du divan et, à sa stupéfaction horrifiée, se mit à pleurer. Arrête ! Et devant Kou, en plus ! Il a déjà assez de problèmes comme ça sans que tu viennes y ajouter tes tourments imaginaires. Mais elle était incapable de se maîtriser. Kou s’avança en boitillant, la mine soucieuse, et s’assit timidement à côté d’elle. — Ne pleurez pas, milady. C’était pour rire, je vous jure. Il lui tapota maladroitement le dos. — Epargnez-moi ces imbécillités ! dit-elle entre deux sanglots. Vous m’avez flanqué une frousse épouvantable. Cédant à une impulsion incontrôlée, elle nicha sa figure barbouillée de larmes dans l’épaule de Kou. Le tissu rugueux de l’uniforme était chaud sous sa joue. Il n’en fallut pas plus pour qu’il lâche tout à trac ce qu’il avait sur le cœur : — Vous ne pouvez pas imaginer ce que cela peut être, fit-il dans un murmure farouche. Ils ont pitié de moi, comprenez-vous ? Même l’amiral ! C’est cent fois pire que le mépris. Et cela n’aura jamais de fin ! Que dire devant cette vérité d’évidence ? Cordelia ne put que hocher la tête. — Moi aussi, je déteste cet endroit, poursuivit Koudelka. Autant qu’il me déteste. Parfois même encore plus. Vous voyez ? Vous n’êtes pas la seule. — Tant de gens cherchent à tuer Aral, fit-elle dans un souffle tout en s’en voulant à mort de s’abandonner à ce qu’elle considérait comme un aveu de faiblesse. Des gens dont on ne sait rien… Il y en aura fatalement un qui finira un jour par réussir. Cette pensée ne cesse de me hanter. Ce sera quoi ? Une bombe ? Du poison ? Un arc à plasma qui lui brûlera le visage, détruisant ses lèvres qui ne pourront même plus former un baiser d’adieu ? — Oh ! Kou ! enchaîna Cordelia en caressant la manche du lieutenant. Je comprends à quel point vous souffrez, mais ne faites pas ça ! Ne lui causez pas une pareille douleur. Il vous aime. Vous êtes comme un fils pour lui, le fils qu’il a toujours désiré avoir. (Elle désigna du menton l’épée posée sur le canapé, plus lumineuse que la soie qui le recouvrait.) Ce serait un coup qui l’atteindrait en plein cœur. La folie gagne chaque jour un peu plus, ici, elle l’assiège. Pour ne pas y céder, il faut avoir l’esprit solide. Sinon, elle aura finalement raison de lui comme elle a eu raison de tous ceux qui l’ont précédé. Et, acheva Cordelia avec un illogisme tranquille, cette planète est tellement humide ! Si mon fils naissait avec des ouïes, je n’en serais pas autrement étonnée ! Kou, dans un geste dicté par la seule affection, enlaça la jeune femme. — Avez-vous… peur de l’accouchement ? lui demanda-t-il doucement, faisant preuve d’une perspicacité inattendue. Cordelia se raidit. C’était la hantise qu’elle refoulait au plus profond d’elle-même que ces mots faisaient surgir au grand jour. — Je n’ai pas confiance dans vos médecins, finit-elle par avouer d’une voix mal assurée. — Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai. Le sourire de Koudelka était sarcastique et Cordelia pouffa malgré elle. Elle le serra à son tour dans ses bras. — Quand on aime quelqu’un, dit-elle en essuyant du bout du doigt les petites gouttes de sang qui avaient perlé sur le cou du lieutenant, c’est comme si l’on partageait sa peau avec l’autre. Toute souffrance fait deux fois plus mal. Et c’est de cette façon que je vous aime, Kou. Je voudrais que vous me laissiez vous aider. — J’interromps une séance de thérapie ? C’était Vorkosigan. Sa voix était froide et coupante, les mots tombaient comme des grêlons. Cordelia leva la tête, surprise de le voir planté devant eux. L’expression qu’il arborait était aussi glaciale que sa voix. — Je ne doute pas, continua-t-il, que la Betane que tu es a une rare compétence en ce domaine, mais je te serais reconnaissant de bien vouloir laisser ce travail à d’autres. Koudelka, les joues empourprées, s’éloigna de Cordelia. — Excellence… commença-t-il. Il n’alla pas plus loin, aussi stupéfait que Cordelia par la rage froide qui brillait dans les yeux de Vorkosigan. La régente respira un grand coup, cherchant une réplique appropriée, mais elle ne put que lâcher un « Oh ! » de fureur tandis qu’Aral faisait demi-tour et quittait la pièce à grands pas, aussi raide que la lame de l’épée de Kou. Le lieutenant, toujours aussi écarlate, se mit péniblement debout. Sa respiration était saccadée. — Je vous demande pardon, milady. La phrase paraissait totalement dépourvue de sens. — Vous savez bien qu’il ne pensait pas ce qu’il a dit, Kou. Il parlait sans réfléchir. Je suis sûre qu’il ne… qu’il ne… — Je n’en doute pas. (Le regard de Koudelka était à la fois vide et dur.) Il est de notoriété publique qu’aucun homme marié ne saurait voir en moi un rival. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, milady, j’ai du travail. Cordelia ne savait pas contre qui, de Vorkosigan, de Koudelka ou d’elle-même, elle était le plus furieuse. — Et puis zut, à la fin ! lança-t-elle derrière son épaule en sortant. Les Barrayarans peuvent bien aller au diable, tous autant qu’ils sont ! Dans le couloir, elle rencontra Droushnakovi qui l’interpella timidement : — Milady… — Et vous, espèce de… bonne à rien ! gronda Cordelia dont la vaine fureur ne connaissait plus de bornes. Vous ne pouvez donc pas régler vos affaires vous-même ? Les femmes de Barrayar ont l’air de croire qu’on leur servira leur vie sur un plateau. Seulement, ce n’est pas comme ça que les choses se passent dans la réalité. Drou, sidérée, fit un pas en arrière. Se maîtrisant pour ravaler les paroles injurieuses qui lui montaient à la gorge, Cordelia lui demanda sur un ton plus raisonnable : — Où est allé Aral ? — Euh… je crois qu’il est monté, milady. Un peu de son sens de l’humour refit surface et la régente s’y accrocha. — Je suppose qu’il a grimpé les marches deux par deux ? — Plutôt trois par trois, répondit Drou d’une voix mal assurée. — Le mieux serait encore que j’aille lui parler. Elle s’élança dans l’escalier. — Le seigneur Vorkosigan est-il passé par là ? demanda-t-elle à un garde de faction dans la galerie. — Il est rentré dans ses appartements, milady, répondit le factionnaire en la considérant avec curiosité. Bravo ! songea-t-elle sauvagement. La première vraie querelle de ménage des jeunes mariés aura son public. Ces vieux murs ne sont pas insonorisés. Est-ce que je serai capable de ne pas crier comme une harengère ? Pour Aral, pas de problème : quand il est fou de rage, il faut tendre l’oreille pour entendre ce qu’il dit. Vorkosigan, assis sur le lit, ôtait sa tunique et se débarrassait nerveusement de ses bottes. Il leva les yeux et tous deux se regardèrent en chiens de faïence. Finissons-en une bonne fois, se dit Cordelia. Et elle ouvrit le feu la première. — La remarque que tu as faite devant Kou était entièrement hors de propos. — Quoi ? Je trouve en entrant dans la bibliothèque ma femme dans les bras d’un de mes officiers et tu voudrais que je me contente de parler aimablement de la pluie et du beau temps ? — Tu sais très bien qu’il ne s’agissait pas de ça. — C’est entendu. Seulement, imagine que ç’ait été un homme de la garde ou mon père qui vous ait découverts dans les bras l’un de l’autre. Quelle explication aurais-tu donnée ? Tu sais ce qu’ils pensent des Betans. Ils auraient sauté sur l’occasion et tout le monde en aurait fait des gorges chaudes. Et je te laisse imaginer les répercussions politiques qui s’en seraient suivies. J’aurais été ridiculisé. Mes adversaires n’attendent que ça : trouver le défaut de la cuirasse et s’engouffrer dans la faille. Une histoire pareille serait pour eux une occasion en or. Ils seraient fous de joie. — Mais que diable la politique vient-elle faire là-dedans ? C’est d’un ami qu’il est question. Tu n’aurais pas pu faire une remarque plus blessante. C’était indigne, Aral. Mais que t’arrive-t-il donc ? — Je ne sais pas. (Vorkosigan se passa avec lassitude la main sur le visage.) Je suppose que c’est la faute du stress lié aux responsabilités que j’exerce. Je n’avais pas l’intention de t’en faire supporter les conséquences. C’était une façon de reconnaître ses torts, et il était inutile d’espérer qu’Aral aille plus loin. Aussi Cordelia, laissant sa colère partir en fumée, indiqua d’un petit coup de menton qu’elle acceptait son acte de contrition. — Tout cela est fort bien, mais te rends-tu compte qu’il te faudra peut-être enfoncer sa porte un beau matin ? Vorkosigan fronça les sourcils. — Aurais-tu des raisons de penser que des idées suicidaires lui tournent dans la tête ? Moi, je lui trouve un moral excellent. — Je n’en doute pas. (Cordelia ménagea une pause pour donner plus de force à son propos.) Pour ma part, je le crois prêt à se flinguer. Aussi près que ça… (Elle écarta son pouce et son index d’un millimètre. La petite tache de sang séché qui lui maculait encore le doigt accrocha son regard et elle la considéra avec une sorte de fascination.) Il tripotait cette fichue canne-épée. Comme je regrette de lui en avoir fait cadeau ! Je crois que si jamais il se tranchait la gorge avec, je n’y survivrais pas. Et c’était ce qu’il paraissait décidé à faire. — Oh ! Sans sa tunique chamarrée et maintenant que son coup de colère était passé, Vorkosigan paraissait avoir rétréci. Il tendit la main à Cordelia. Elle la prit dans la sienne et s’assit à côté de lui. — Aussi, si, dans cette tête de cochon qui est la tienne, tu songeais à jouer les roi Arthur avec notre Lancelot et notre Guenièvre, tu peux tirer un trait là-dessus. Tu en serais pour tes frais. Aral laissa échapper un petit rire. — Ce que j’imaginais était, j’en ai peur, beaucoup plus terre à terre et considérablement plus sordide. Juste un vieux rêve – un mauvais rêve. Cordelia se demanda si le fantôme de sa première femme venait parfois le hanter, comme il arrivait parfois au spectre de Vorrutyer de venir la visiter, elle. — Mais je suis Cordelia, ne l’oublie pas. Pas… quelqu’un d’autre. Il appuya son front contre celui de la jeune femme. — Pardonnez-moi, cher capitaine. Je ne suis qu’un vieux bonhomme décati habité par la peur, qui devient de plus en plus décati, qui a de plus en plus peur et que la paranoïa gagne davantage de jour en jour. — Toi aussi ? Toutefois, je tiens cette allusion à la laideur et à la vieillesse pour nulle et non avenue. En parlant de ta tête de cochon, je ne me référais en aucun cas à ton apparence physique. — Dans ce cas, je suppose que je dois t’en remercier. Cordelia était heureuse de le faire sourire – si peu que ce fût. — C’est ton boulot, hein ? Est-ce que tu peux m’en toucher deux mots ? Vorkosigan se rembrunit. — Il semble – mais je te dis cela sous le sceau du secret bien que, te connaissant comme je te connais, il soit tout à fait inutile que j’insiste sur la nécessité du silence –, il semble que nous allons avoir une nouvelle guerre sur les bras avant la fin de l’année. Et, après Escobar, nous sommes loin d’avoir suffisamment récupéré pour affronter de nouvelles hostilités. — Quoi ? Je croyais que le parti belliciste était à moitié paralysé. — Le nôtre, oui. Cependant, la faction cetagandane est encore en ordre de marche. Les informations recueillies par les services de renseignements indiquent que les Cetagandans se préparaient à utiliser le chaos politique qui aurait normalement dû suivre la mort d’Ezar Vorbarra pour s’emparer des couloirs de navigation litigieux. Mais contrairement à ce qu’ils espéraient, il n’y a pas eu de pagaille. À la place, ça a été moi et… je n’ose pas dire la stabilité. Tout au plus, un équilibre dynamique. En tout cas, pas le genre de bouleversement qu’ils escomptaient. D’où l’incident de la grenade sonique. Negri et Illyan ont maintenant la certitude qu’il y a soixante-dix chances sur cent pour que le coup ait été monté par les Cetagandans. — Est-ce qu’ils… essaieront de recommencer ? — C’est à peu près certain. Mais avec ou sans moi, l’état-major est unanimement convaincu qu’ils lanceront une opération en force avant la fin de l’année pour tâter le terrain. Et si notre réaction est trop molle, ils continueront sur leur élan jusqu’à ce que nous les arrêtions. — Pas étonnant si tu avais l’air… préoccupé. — C’est une façon polie de présenter les choses. Mais non. En ce qui concerne les Cetagandans, je suis au courant depuis déjà un certain temps. Il s’est produit quelque chose d’autre aujourd’hui après la réunion du Conseil. J’ai reçu le comte Vorhalas en audience privée, à sa demande. Il venait solliciter une faveur. — J’aurais pensé que tu ne demanderais pas mieux que de faire une fleur au frère de Rulf Vorhalas. Mais j’ai tout faux, apparemment. Vorkosigan secoua la tête d’un air morne. — Le plus jeune fils du comte, un petit imbécile de dix-huit ans à la tête chaude qu’on aurait dû envoyer dans une école militaire… Tu l’as rencontré lors de la confirmation du Conseil, si j’ai bonne mémoire… — Le seigneur Cari ? — Oui. Il s’est trouvé mêlé à une bagarre d’ivrognes lors d’une soirée, hier. — Ça, c’est une tradition universelle. Cela arrive même sur la colonie de Beta. — Tout à fait. Seulement, ces garçons sont sortis pour régler leur différend les armes à la main. Ils brandissaient une paire d’épées émoussées qu’ils avaient décrochées d’un mur et des couteaux de cuisine. Techniquement parlant, à cause des épées, c’était un duel. — Oh ! Quelqu’un a-t-il été blessé ? — Hélas, oui ! Ça a été un accident plus qu’autre chose. Je suppose qu’en tombant alors qu’il essayait de rompre, le fils du comte a plongé sans le vouloir son épée dans le ventre de son ami. L’aorte abdominale a été sectionnée et le malheureux garçon est mort presque sur le coup, saigné à blanc. À ce moment, les témoins ont recouvré assez de sang-froid pour alerter le centre de secours d’urgence ; mais quand l’équipe médicale est arrivée, il était déjà trop tard. — Miséricorde ! — La bagarre a commencé par un simulacre, mais s’est terminée comme un authentique duel tombant sous le coup de la loi. (Vorkosigan se leva et alla se planter devant la fenêtre.) Vorhalas était venu pour me demander de faire bénéficier son fils de la grâce impériale, continua-t-il en regardant tomber la pluie. Ou, si ce n’était pas possible, d’essayer de faire modifier le chef d’inculpation. Accusé d’homicide simple et non d’homicide consécutif à un duel, Cari pourrait plaider la légitime défense et il ne serait peut-être alors condamné qu’à une peine de prison. — Cela me paraît… honnête. — Oui. (Se détournant de la fenêtre, Vorkosigan se mit à faire les cent pas dans la chambre.) Une faveur accordée à un ami. Ou la première fissure par laquelle cette maudite coutume s’infiltrera pour envahir de nouveau notre société. Que se passera-t-il lorsqu’on me soumettra le même cas de conscience une deuxième fois ? Et une troisième ? Et une quatrième ? À quel moment tracer la ligne infranchissable entre le oui et le non ? Et si, la prochaine fois, c’est un adversaire politique et non quelqu’un appartenant à mon propre parti qui vient me solliciter ? Il en aura fallu, des victimes, pour que soit publié le décret portant interdiction du duel ! Auront-elles donc péri pour rien ? Je me rappelle l’époque où le duel était autorisé et quelles étaient les conséquences de ce laxisme. Et il y a pis encore : cela ouvrait la porte du pouvoir, d’abord à ses amis, ensuite à des coteries. On peut dire ce qu’on voudra d’Ezar Vorbarra, mais au bout de trente ans d’un travail de forçat, du club réservé à la classe vor qu’était le gouvernement, il a réussi à faire quelque chose qui ressemble quand même à une institution, même si elle est plus ou moins chancelante, fondée sur le principe de l’égalité de tous devant la loi. — Je commence à prendre la mesure du problème. — Et c’est moi… moi, je te demande un peu ! qui dois prendre la décision. Moi qui, il y a vingt-deux ans, aurais été exécuté sur la place publique pour le même crime ! (Vorkosigan s’immobilisa devant Cordelia.) Ce matin, en ville, l’événement de cette nuit est sur toutes les bouches. Dans quelques jours, ce sera tout Barrayar qui en fera des gorges chaudes. J’ai donné ordre à la direction de l’information de ne pas souffler mot de l’affaire pour le moment. C’est comme si j’avais craché dans l’eau. Il est déjà trop tard pour la camoufler, même si j’en avais l’intention. Alors qui vais-je trahir aujourd’hui ? Un ami ? Ou Ezar Vorbarra qui a placé sa confiance en moi ? La décision qu’il aurait prise, lui, ne fait aucun doute. Aral se rassit à côté de Cordelia et la serra dans ses bras. — Et ce n’est qu’un début. Chaque mois, chaque semaine, je me trouverai confronté à une nouvelle tâche impossible. Que restera-t-il de moi au bout de quinze années passées à faire ainsi du trapèze volant ? Une coquille vide comme… comme cette chose que nous avons enterrée il y a trois mois et qui, dans son dernier souffle et ses dernières prières, demandait que Dieu n’existe pas ? Ou une abomination comme son fils, un monstre corrompu par le pouvoir et à tel point contaminé que le seul instrument de stérilisation efficace a été l’arc à plasma ? Ou quelque chose de pire encore ? Cordelia était terrifiée de voir Aral se torturer de la sorte. Elle répondit à son étreinte en l’enlaçant étroitement à son tour. — Je ne sais pas. Je ne sais pas. Mais il y a toujours eu des gens pour prendre des décisions de ce genre alors que, dans notre bienheureuse inconscience, nous ne nous posions pas de questions sur la manière dont les choses se passaient. — Ce que tu dis fait froid dans le dos. Elle soupira. — La logique ne permet pas de choisir entre deux maux quand on est dans le noir. La seule chose que l’on puisse faire, c’est s’en tenir à des principes comme on s’accroche à une corde de sauvetage. Je ne peux pas prendre la décision à ta place. Mais les principes, quels qu’ils soient, sur lesquels tu t’appuieras désormais seront tes cordes de sauvetage. Et dans l’intérêt de ton peuple, il leur faudra être solides. — Je sais. En fait, ma décision est déjà arrêtée. Je ruais un peu dans les brancards, c’est tout. Disons que mon tonus était en baisse. (Vorkosigan se dégagea de l’étreinte de Cordelia et se remit debout.) Si je suis encore sain d’esprit dans quinze ans, mon cher capitaine, je crois que tu y seras pour quelque chose. Elle leva la tête et le dévisagea. — Alors, qu’as-tu finalement décidé ? La souffrance qu’elle lut dans les yeux d’Aral était la réponse dépourvue d’ambiguïté à la question qu’elle posait. — Oh, non ! laissa-t-elle échapper malgré elle avant de se mordre la langue. — Comme si tu ne le savais pas, dit Vorkosigan avec résignation. La façon d’agir d’Ezar est la seule qui soit efficace ici. C’est vrai, après tout : du fond de sa tombe, il continue à régner. Il passa dans la salle de bains pour faire sa toilette et se changer. — Mais tu n’es pas Ezar, murmura Cordelia dans la pièce vide. Ne peux-tu pas trouver une façon d’agir qui t’appartienne en propre ? 8 L’exécution publique de Cari Vorhalas eut lieu trois semaines plus tard. — Es-tu obligé d’y assister, Aral ? demanda Cordelia. Et moi ? Je n’y suis pas forcée, n’est-ce pas ? — Non, bien sûr que non. Pour ma part, je ne suis pas officiellement tenu de faire acte de présence mais… il faut quand même que j’y aille. Tu dois sûrement comprendre pourquoi. — Non, pas vraiment. Sauf que ça m’a tout l’air d’être une forme d’autopunition que tu t’infliges. Et je ne suis pas sûre que ce soit là un luxe que tu puisses te permettre compte tenu des responsabilités que tu exerces. — Je dois y aller. Ses parents seront là. Et son frère. — Quelle coutume barbare ! — Evidemment, nous pourrions traiter le crime comme on traite une maladie. Ce que vous faites sur Beta. Mais tu sais ce que cela donne. Nous, au moins, nous éliminons le coupable proprement, d’un seul coup, au lieu de le tuer lambeau par lambeau des années durant. — Comment… procédera-t-on ? — Il sera décapité. Ce qui est censé être presque indolore. — Et comment le sait-on ? Il n’y avait pas un atome d’humour dans le rire qui échappa à Vorkosigan. — Voilà une question on ne peut plus pertinente ! Il n’embrassa pas Cordelia en partant. À son retour, deux heures plus tard, il n’ouvrit pas la bouche, refusa d’un signe de tête de passer à table, annula un rendez-vous prévu pour l’après-midi et se retira dans la bibliothèque du comte Piotr. Cordelia l’y rejoignit au bout d’un moment. Il ne lisait pas. Elle s’assit sur le canapé et attendit patiemment qu’il revienne du lointain pays mental où il s’était exilé. Une heure s’écoula avant qu’il brise le silence dans lequel il se murait. — En principe, il aurait dû mourir en brave, dit-il enfin. Il avait programmé tous ses gestes, toutes ses attitudes, c’était visible. Mais les autres n’ont pas suivi le scénario. À la vue de sa mère, il s’est effondré. Et pour couronner le tout, cet abruti d’exécuteur des hautes œuvres a dû s’y reprendre à trois fois pour lui trancher la tête. — Le sergent Bothari s’en est mieux tiré, lui, avec un couteau de poche. C’était à la mort de Vorrutyer que Cordelia faisait allusion. Ce matin-là, le souvenir la hantait plus que d’habitude. — Rien n’a manqué dans l’horreur. Sa mère m’a hurlé des malédictions. Il a fallu qu’Evon et le comte Vorhalas l’emmènent. (Brusquement, la voix de Vorkosigan vacilla.) Oh ! Cordelia ! Cette décision ne pouvait pas être la bonne ! Et pourtant… pourtant, aucune autre n’était possible. N’est-ce pas ? Il serra sa femme contre lui en silence. Il était au bord des larmes, et le fait qu’il ne pleurât pas était encore plus effrayant. Au bout d’un moment, il finit néanmoins par se détendre un peu. — Il vaudrait mieux que j’aille me changer, murmura-t-il. La réunion que Vortala a prévue avec le ministre de l’Agriculture est trop importante pour que je n’y participe pas. Et, après, il y a la conférence d’état-major… Vorkosigan était de nouveau en pleine possession de ses moyens. Quand ils furent couchés, ce soir-là, Aral resta réveillé. Il avait les yeux fermés, mais il suffisait d’écouter sa respiration pour comprendre qu’il faisait semblant de dormir. Toutes les formules de réconfort qui venaient à l’esprit de Cordelia lui paraissaient ineptes ; aussi gardait-elle le silence. Une petite pluie fine se mit à tomber. À un moment donné, Vorkosigan finit quand même par ouvrir la bouche : — J’ai déjà vu mourir des gens. J’ai ordonné des exécutions. J’ai envoyé des hommes au combat, choisissant celui-ci plutôt que celui-là. J’ai bel et bien commis trois assassinats de mes propres mains et, sans la grâce de Dieu et sans le sergent Bothari, j’en aurais commis un quatrième… Je ne sais pas pourquoi, cette fois, cela a été comme si un mur s’était dressé devant moi. Il m’a arrêté, Cordelia. Et je n’ose pas m’arrêter. Parce que si je m’arrêtais, nous dégringolerions tous. Je dois rester au point fixe dans les airs d’une manière ou d’une autre. Un fracas de verre brisé et une sourde déflagration réveillèrent Cordelia. Il faisait nuit noire. Elle avala une gorgée d’air et tressaillit. Quelque chose d’acide lui brûlait les poumons, la bouche, les narines, les yeux. Un arrière-goût immonde lui donna l’impression que son estomac lui remontait à la gorge. Vorkosigan, couché à côté d’elle, émergea brusquement de son sommeil en poussant un juron. — C’est une grenade à la soltoxine ! s’écria-t-il. Ne respire pas ! Il plaqua un oreiller sur le visage de Cordelia et, la prenant dans ses bras, la propulsa hors du lit. Au moment où ses pieds touchèrent le sol, elle fut prise de vomissements. Chancelante, elle se laissa entraîner hors de la chambre dont Vorkosigan referma brutalement la porte quand ils furent dans le corridor. Des pas précipités martelèrent le sol. — Reculez ! hurla Vorkosigan. C’est de la soltoxine ! Filez en vitesse ! Et qu’on alerte Illyan ! À son tour, il se plia en deux, toussant et secoué de haut-le-cœur. Des mains poussèrent le couple vers l’escalier. Les larmes brouillaient la vue de Cordelia. — Ils ont l’antidote au palais, hoqueta Vorkosigan entre deux spasmes. C’est plus près que l’HôpImp. Qu’Illyan vienne immédiatement. Il saura quoi faire… La salle de douche… Où est la suivante de Milady ? Qu’on aille chercher une femme de chambre… Un moment plus tard, on déposa Cordelia dans une cabine de douche du rez-de-chaussée. Vorkosigan tenait à peine debout. — Il faut débarrasser ta peau de ça. Frotte-toi énergiquement. N’arrête pas ! — Alors, fais-en autant ! Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ? Cordelia fut prise d’un nouvel accès de toux tandis qu’ils se savonnaient mutuellement. — Rince-toi aussi la bouche. C’est de la soltoxine. La dernière fois que j’ai respiré cette puanteur remonte à quinze ou seize ans, mais ça ne s’oublie pas. C’est un gaz toxique à usage militaire. Il devrait en principe faire l’objet d’un contrôle rigoureux. Comment, par tous les diables, quelqu’un a-t-il pu s’en procurer ? Ces cons de la Sécurité ! Demain, ils vont courir dans tous les azimuts en battant des ailes comme des poules auxquelles on a coupé la tête – mais il sera trop tard. Sous les poils de barbe qui les hérissaient, les joues blêmes de Vorkosigan tournaient peu à peu au verdâtre. — Je commence à me sentir mieux, lui dit Cordelia. Je n’ai plus de nausées. Je suppose que nous n’avons pas absorbé le produit à pleine dose ? — C’est seulement que son action est lente. Il attaque surtout les tissus mous. D’ici à une heure, nos poumons seront réduits à l’état de marmelade si l’antidote n’arrive pas bientôt. — Est-ce que ce poison peut traverser la paroi placentaire ? Une peur grandissante prenait Cordelia aux entrailles, faisait battre son cœur à coups redoublés, s’emparait de son esprit, et elle avait du mal à articuler. Il y eut un long silence. — Je ne peux te répondre, dit enfin Vorkosigan. Il faudra demander au docteur. Je n’ai vu les effets de ce gaz que sur de jeunes hommes. Une nouvelle et interminable quinte de toux coupa la parole au régent. Une des chambrières attachées au service du comte Piotr surgit, échevelée, pour s’occuper de Cordelia et du jeune garde terrifié qui leur avait apporté son concours. Un autre garde se présenta pour faire son rapport. Il dut presque crier pour dominer le bruit de la douche. — Le palais a été prévenu, Excellence. Une équipe est déjà en route. La gorge, les bronches et les poumons de Cordelia commençaient à sécréter des mucosités au goût répugnant. — Quelqu’un a-t-il vu Drou ? s’enquit-elle après avoir recraché des glaires. — Je crois qu’elle s’est lancée à la poursuite des assassins, milady. — Ce n’est pas son rôle, maugréa Vorkosigan. Quand l’alarme se déclenche, elle est censée se précipiter pour assurer la sécurité de la régente. Il n’en fallut pas davantage pour qu’une nouvelle quinte de toux le plie en deux. — Elle était en bas avec le lieutenant Koudelka quand l’attentat a eu lieu, Excellence. Ils sont sortis tous les deux par la porte de derrière. — Bon Dieu ! Ce n’est pas non plus le boulot de Koudelka ! parvint à murmurer Vorkosigan sans cesser de toussailler. Est-ce qu’ils ont cravaté au moins un des fuyards ? — Je crois, Excellence. Il y a eu un vacarme de tous les diables au fond du jardin. Vorkosigan et Cordelia restèrent encore sous le jet de la douche jusqu’à ce que le garde réapparaisse. — Le docteur envoyé par le palais est là, Excellence, annonça-t-il. La chambrière enveloppa Cordelia dans un peignoir tandis qu’Aral se nouait une serviette autour des reins. — Va me chercher des vêtements, ordonna-t-il au garde. On aurait dit qu’il avait la bouche pleine de cailloux. Dans la chambre d’amis où ils pénétrèrent, un homme d’âge mûr, les cheveux en bataille, une veste de pyjama flottant sur son pantalon et des pantoufles aux pieds, était en train de déballer le matériel médical qu’il avait apporté. Sortant de sa trousse un réservoir pressurisé, il y fixa un masque respiratoire tout en lorgnant le ventre rebondi de Cordelia. Puis son regard se posa sur Vorkosigan. — Etes-vous certain d’avoir correctement identifié la nature de ce gaz, Excellence ? — Malheureusement oui. C’est de la soltoxine. Le docteur inclina la tête. — Je suis navré, milady. — Est-ce que cela risque d’avoir des conséquences néfastes sur mon… Elle ne put aller jusqu’au bout de sa question : elle s’étouffait. — Taisez-vous et occupez-vous d’elle, gronda Vorkosigan. Le médecin appliqua le masque sur le nez et la bouche de la jeune femme. — Respirez à fond. Inspirez… expirez. Continuez d’expirer. Maintenant, aspirez. Cessez de respirer. Ce gaz avait une saveur presque aussi écœurante que celui dont il était l’antidote. L’estomac de Cordelia se souleva, mais il n’avait plus rien à expulser. Vorkosigan, les yeux fixés sur elle, lui adressa un sourire qui se voulait rassurant. À présent, la réaction devait commencer à se faire sentir. Son teint virait de plus en plus au gris et il paraissait de plus en plus épuisé. Il avait sûrement absorbé une plus forte dose de poison qu’elle. Cordelia souleva son masque. — Ce devrait bientôt être ton tour, non ? Le médecin remit le masque en place. — Encore une fois, milady. Juste pour qu’on soit bien sûrs. Lorsque Cordelia eut de nouveau empli ses poumons à fond, il ajusta le masque sur le visage de Vorkosigan. Celui-ci n’ignorait apparemment rien de la procédure et n’avait pas besoin d’instructions. — Combien de temps s’est-il écoulé depuis que vous avez été exposée à ce gaz, milady ? demanda le médecin d’un air soucieux. — Je ne peux pas vous dire au juste. Quelqu’un a-t-il noté l’heure ? Vous… euh… Cordelia ne se rappelait plus le nom du jeune garde. — Quinze à vingt minutes, il me semble, milady. Cette réponse eut le don de rasséréner visiblement le médecin. — Dans ce cas, il ne devrait pas y avoir de problèmes. On va vous emmener tous les deux à l’hôpital où vous resterez quelques jours en observation. Je vais vous y faire conduire sous surveillance médicale. (Le médecin se tourna vers le garde.) D’autres personnes ont-elles respiré le gaz ? — Un instant, docteur, je vous prie, fit Cordelia. Quels effets ce… cette soltoxine pourrait-elle avoir sur mon bébé ? L’homme de l’art détourna le regard. — Il est impossible de répondre à cette question. Jamais encore les personnes qui ont été exposées à la soltoxine n’ont bénéficié d’un traitement antidotique immédiat et aucune n’a, par conséquent, survécu. Cordelia sentait son cœur cogner dans sa poitrine. — Mais puisque ce traitement nous a été prodigué… (La compassion qu’elle lut dans le regard du médecin lui causa un choc et elle se tourna vers Vorkosigan.) Est-ce que… Mais elle eut la parole coupée devant l’expression d’Aral. Un masque de plomb d’où sourdaient une souffrance profonde et une rage grandissante, le visage d’un étranger dont les yeux qui, cette fois, n’évitaient pas les siens, étaient ceux d’un amant. — Dites-le-lui, docteur, murmura-t-il. Moi, je ne peux pas. — Est-il bien nécessaire de lui causer une… — Dites-le-lui ! Qu’on en finisse ! La voix rauque de Vorkosigan se fêla. Ce fut à contrecœur que le médecin obtempéra. — Le problème, c’est l’antidote, milady. Il a de violentes propriétés tératogènes. Il bloque le développement du squelette du fœtus. Vos os, eux, sont entièrement formés, de sorte qu’il n’y aura pas de conséquences fâcheuses en ce qui vous concerne en dehors d’une tendance plus marquée à d’éventuelles crises rhumatismales de type arthritique que l’on peut soigner. (Cordelia ferma les yeux.) Maintenant, il faut que j’examine le garde. — Allez-y, allez-y, dit Vorkosigan. Le médecin franchit la porte et s’éloigna en faisant un écart pour éviter les gardes qui apportaient les vêtements du régent. Cordelia rouvrit les yeux. Les époux étaient face à face. — Ne me regarde pas comme ça, murmura Vorkosigan. Ce n’est pas… Pleure ! Hurle ! Fais quelque chose ! (Sa voix monta d’un cran.) Dis-moi, au moins, que tu me hais ! — Je n’éprouve rien, fit-elle dans un souffle. Demain, peut-être… Grommelant un blasphème, Vorkosigan enfila précipitamment l’uniforme qu’on lui présentait. — Eh bien, moi, je vais faire quelque chose ! C’était de nouveau l’étranger qui avait pris possession de son visage. — Où vas-tu ? lui demanda Cordelia. — Voir qui Koudelka a capturé, répondit-il en ouvrant la porte. Toi, reste là, ajouta-t-il comme sa femme s’apprêtait à le suivre. — Non. Je t’accompagne. — Bon, d’accord. Viens. Il s’élança en direction de l’escalier. Il y avait un monde fou dans le vestibule – leurs gardes, des membres de la suite du comte Piotr, des infirmiers. Un homme – ou un cadavre, Cordelia ne savait pas trop –, revêtu du treillis vert des gardes, était allongé à même les dalles, un médecin accroupi devant lui. Ils étaient l’un comme l’autre trempés et couverts de boue. On entendait couiner les semelles des bottes du toubib qui piétinait dans une flaque de pluie mêlée de sang. Au même moment, le commandant Illyan franchit le portail. — Prévenez-moi dès que les techs seront arrivés avec le détecteur kirilian, disait-il à l’aide de camp qui l’accompagnait. En attendant, qu’on fasse dégager tout le monde. (Soudain, il vit Vorkosigan.) Oh ! Excellence ! Dieu merci, vous êtes sain et sauf ! Vorkosigan se borna à émettre un vague grognement en guise de réponse. Un groupe d’hommes entouraient le prisonnier debout face au mur, un bras levé au-dessus de la tête, l’autre, flasque, faisant un angle bizarre le long de son corps. Un peu plus loin, Droushnakovi, dont la chemise de nuit éclaboussée de sang était à tordre, tenait négligemment une sorte d’arbalète de métal – de toute évidence l’arme dont on s’était servi pour lancer la grenade chimique à travers la fenêtre de la chambre. Une de ses joues portait une ecchymose livide et, de sa main libre, elle étanchait le sang qui coulait de son nez. Koudelka était là, lui aussi, s’appuyant sur sa canne-épée. En uniforme – un uniforme ruisselant et couvert de gadoue –, des pantoufles aux pieds et la mine hargneuse. Une querelle était visiblement en cours car il grondait : — Je l’aurais eu si vous ne vous étiez pas précipitée sur moi en criant… — Tiens donc ! répliqua Droushnakovi sur un ton acerbe. Excusez-moi, mais ce n’est pas du tout de cette façon que je vois les choses. J’ai plutôt eu l’impression que c’était lui qui vous avait eu. Vous étiez étalé par terre. Si je n’avais pas distingué ses jambes alors qu’il escaladait le mur… — Bouclez-la, chuchota l’un des gardes. C’est le seigneur Vorkosigan… Les autres se retournèrent et reculèrent. — Comment s’est-il introduit dans la résidence ? demanda le régent en faisant halte devant le prisonnier. (Celui-ci était revêtu d’un treillis militaire noir dont le col était dépourvu d’insigne.) Ce n’est sûrement pas un de vos hommes, Illyan. La voix de Vorkosigan était grinçante – du métal crissant sur de la pierre… — Puisqu’on a eu la chance de le capturer vivant, nous n’allons pas manquer de l’interroger, Excellence, dit d’une voix embarrassée Illyan, presque hypnotisé par ce regard devant lequel les gardes avaient reculé. La conspiration va peut-être plus loin que nous ne l’imaginons. C’est alors que le captif se retourna. Les gardes, qui s’apprêtaient à l’obliger à se coller de nouveau face au mur, se figèrent devant un geste de Vorkosigan. Cordelia, qui se trouvait derrière lui, ne pouvait voir son expression, mais elle constata que les muscles du dos de son mari, noués par une rage meurtrière, se détendaient soudain. La fureur qui animait Aral s’évanouissait. Seule, à présent, l’habitait la douleur. Le visage ravagé qui lui faisait face était celui d’Evon Vorhalas. — Oh, non ! fit-elle dans un soupir. Pas les deux ! La respiration de Vorhalas s’accéléra sous la poussée de la haine tandis qu’il enveloppait d’un regard féroce celui dont il avait eu l’intention de faire une victime expiatoire. — Ordure ! cracha-t-il. Monstre immonde ! Quand, immobile et figé comme une statue, tu les as vus lui trancher la tête, as-tu éprouvé quelque chose ? Ou te délectais-tu à ce spectacle, seigneur régent ? À cet instant, j’ai juré d’avoir ta peau. Il y eut un long silence. Puis Vorkosigan se pencha vers Vorhalas. Tendant le bras pour s’appuyer au mur, il murmura d’une voix enrouée : — Tu m’as raté, Evon. L’autre lui cracha à la figure. Vorkosigan ne fit même pas un geste pour essuyer le crachat mêlé de sang. — Tu as raté ma femme, continua-t-il sans hâte en martelant chaque mot. Mais tu n’as pas raté mon fils. Tu rêvais de te venger en beauté ? Eh bien, sois heureux : tu as eu ta vengeance. Regarde les yeux de Cordelia, Evon, regarde ces yeux gris aux couleurs de la mer. Un homme pourrait s’y noyer. Je les regarderai jour après jour jusqu’à mon dernier soupir. Alors, savoure ta vengeance. Elle est tienne. Complètement tienne. Pour ma part, c’est un plat dont je me suis repu jusqu’à en être désormais écœuré. Vorhalas leva la tête et, pour la première fois, regarda Cordelia. Qui, elle, pensait à l’enfant qu’elle portait dans son sein. À la fragile charpente de ses os encore à l’état de cartilages qui commençaient, peut-être, à se déformer, à pourrir… Mais elle n’arrivait pas à haïr Vorhalas, même si elle avait essayé. Il ne la déconcertait même pas. On eût dit qu’une sorte de sixième sens lui permettait de voir au plus profond de son esprit blessé comme les imageurs permettent aux médecins de sonder un organisme malade. Chaque griffure, chaque larme et chaque excoriation émotive, chaque cancer de rancune qu’elles engendraient et, par-dessus tout, l’immense déchirure qu’avait provoquée en lui la mort de Cari apparaissaient à son œil intérieur comme entourés d’un halo rouge. — Non, assister à l’exécution n’a apporté aucune joie à Aral, Evon, dit-elle. Qu’attendiez-vous de lui ? Le saviez-vous, même ? — Un peu de pitié humaine, gronda Vorhalas. Il aurait pu sauver mon frère. Jusqu’au dernier moment, il l’aurait pu. J’ai d’abord pensé que c’était dans cette intention qu’il était venu. La seule pensée des espoirs fracassés qu’évoquaient ces mots rendait Vorkosigan malade. — Bon Dieu ! Je ne joue pas avec les vies humaines comme un montreur de marionnettes qui tire les ficelles de ses poupées ! — Va te faire foutre ! Vorhalas brandissait sa haine comme il aurait brandi un bouclier. Vorkosigan soupira et s’écarta du mur. Le personnel médical, prêt à les embarquer, Cordelia et lui, dans le véhicule qui attendait pour les transporter à l’hôpital militaire, rongeait son frein. — Emmenez-le, Illyan, ordonna-t-il d’une voix lasse au commandant de la garde. — Attendez ! dit Cordelia. Il faut que je sache… Il faut que je lui demande quelque chose. (Aral la considéra d’un air morose.) Etait-ce l’objectif que vous vouliez atteindre en choisissant cette arme-là ? Ce gaz toxique bien précis ? Vorhalas détourna le regard et ce fut au mur qu’il s’adressa : — C’est ce que j’ai réussi à trouver en fouillant dans l’arsenal. Je pensais que vous ne pourriez ni identifier le produit ni que, vu la distance, l’hôpital militaire impérial pourrait vous faire parvenir l’antidote à temps. — Vous me soulagez d’un grand poids, murmura Cordelia. — Ce n’est pas l’hôpital militaire qui nous l’a envoyé, mais le palais, qui est beaucoup plus près, précisa Vorkosigan. Il y a de tout dans l’infirmerie de l’empereur. Quant à l’identification du gaz… J’ai participé à l’écrasement de la mutinerie kariane. À l’époque, je devais avoir ton âge, peut-être même un peu moins. Respirer cette odeur m’a fait revivre cet épisode. J’ai revu ces garçons qui toussaient et crachaient des bouts de poumons sanguinolents… — Je ne voulais pas vous tuer, vous, milady, reprit Vorhalas. Il s’est seulement trouvé que vous étiez là – entre lui et moi. Je n’avais pas prévu cela, ajouta-t-il en tendant le bras pour désigner du doigt le ventre arrondi de Cordelia. C’était uniquement lui que je voulais supprimer. Je n’étais même pas sûr que vous partagiez la même chambre. Jamais je n’ai eu l’intention de tuer votre… Il s’obstinait toujours à regarder ailleurs. — Regardez-moi dans les yeux ! Et dites le mot à haute voix. — Bébé, fit Vorhalas dans un souffle avant d’éclater soudain en sanglots. Vorkosigan recula d’un pas. Maintenant, Cordelia et lui étaient côte à côte. — J’aurais préféré que tu ne sois pas allée aussi loin, lui dit-il à voix basse. Il me rappelle son frère. Pourquoi faut-il que j’apporte la mort à cette famille ? — Tu veux toujours qu’il savoure sa vengeance ? Le front de Vorkosigan effleura une seconde l’épaule de Cordelia. — Même plus. (Il allongea la main comme pour caresser le ventre alourdi de sa femme mais, prenant brusquement conscience de la présence muette des autres, il n’alla pas jusqu’au bout de son geste.) Venez demain matin à l’hôpital me faire votre rapport, Illyan. Puis il prit Cordelia par le bras – pour la soutenir ou pour s’appuyer sur elle ? elle était incapable de le dire – et tous deux emboîtèrent le pas au médecin. Un essaim de médecins, d’infirmières, d’assistants et de gardes fondit sur Cordelia quand elle arriva à l’hôpital. C’était comme un torrent qui l’entraînait. Elle se sentait d’autant plus isolée au milieu de cette cohue que, dès la porte franchie, elle se trouva séparée d’Aral. Elle n’ouvrait la bouche que pour lâcher çà et là quelques paroles de politesse qui ne voulaient rien dire. Elle éprouvait une grande fatigue. Le bébé bougeait dans son ventre. Elle le sentait frémir et palpiter. De toute évidence, l’action de l’antidote antitératogène était très lente. On leur accordait apparemment encore un sursis, encore un peu de temps à être ensemble et, du bout des doigts, elle massait lentement son abdomen. Comme elle l’aimait, ce petit être qui remuait dans sa matrice ! Sois le bienvenu sur Barrayar, ce repaire de cannibales, mon fils ! Cette planète vorace n’aura même pas attendu les dix-huit ou vingt ans de rigueur pour te dévorer. Une luxueuse chambre privée dans l’aile réservée aux V. I. P., dont on avait hâtivement déménagé les occupants, avait été mise à sa disposition. Aral – et c’était un soulagement pour elle – avait été installé juste de l’autre côté du couloir. Déjà revêtu du pyjama vert réglementaire, il vint lui rendre visite alors même qu’on la mettait au lit. Elle réussit à lui adresser une ébauche de sourire, mais n’essaya même pas de se dresser sur son séant. La force de la pesanteur l’aspirait vers les profondeurs de Barrayar. Si elle ne tombait pas, c’était parce que la rigidité du lit, la masse des bâtiments, la croûte de la planète l’en empêchaient – sa volonté n’y était pour rien. — N’oubliez pas, Excellence, dit anxieusement le garde du corps qui accompagnait le régent, que vous devez parler le moins possible tant qu’on ne vous aura pas fait une irrigation de la gorge. La lumière de l’aube, grise et blafarde, filtrait par les fenêtres. Aral s’assit sur le bord du lit et prit la main de Cordelia dans la sienne. — Vous avez froid, cher capitaine, murmura-t-il d’une voix enrouée en la caressant. Cordelia acquiesça. Sa poitrine la lancinait, elle avait la gorge à vif, les sinus en feu. — Je n’aurais jamais dû accepter d’assumer cette charge, poursuivit Vorkosigan. Si tu savais comme je m’en veux… — Je t’y ai poussé, moi aussi. Tu as essayé de me mettre en garde. Ce n’est pas ta faute. Tu estimais que c’était ce qu’il fallait que tu fasses. Et c’est ce qu’il faut que tu fasses. — Ne parle pas. Cela risque d’endommager tes cordes vocales. Cordelia exhala un « Ha ! » dépourvu de gaieté et posa un doigt sur les lèvres de son mari qui rouvrait déjà la bouche. Il hocha la tête, résigné, et tous deux restèrent un moment à se regarder en silence. Quand Aral repoussa avec douceur les cheveux en désordre qui lui retombaient sur la figure, Cordelia s’empara de sa main musclée et l’appuya contre sa joue. Ils restèrent ainsi jusqu’à l’arrivée d’une équipe de médecins et de techniciens qui venaient chercher Vorkosigan : l’heure était venue de commencer son traitement. — Nous allons revenir bientôt nous occuper de vous, milady, assura le responsable du groupe à Cordelia – une promesse qui ne laissait pas d’avoir une résonance inquiétante. Ils réapparurent un peu plus tard, la firent se gargariser avec un affreux liquide rosâtre, souffler dans un appareil, puis s’éclipsèrent. Une infirmière lui apporta un petit déjeuner auquel Cordelia ne toucha pas. Survint alors tout un comité de docteurs à la mine lugubre. Celui qui avait été appelé du palais impérial en pleine nuit s’était changé : il était maintenant tiré à quatre épingles et son costume était d’une élégance irréprochable. Un personnage en uniforme arborant les insignes de capitaine se tenait à côté du médecin personnel de la régente ; plus jeune que lui, il plissait le front d’un air préoccupé. La vue de ces trois visages évoqua Cerbère à l’esprit de Cordelia. — Milady, dit son médecin, je vous présente le capitaine Vaagen, chargé de recherches à l’hôpital impérial et expert en matière d’armes biochimiques. — Pour les mettre au point ou pour réparer les dégâts qu’elles font, capitaine ? — Les deux, milady. Il y avait une sorte d’agressivité dans l’attitude de ce Vaagen qui se tenait dans la position réglementaire du repos. Quant à son médecin, en dépit de son sourire, il avait la tête de qui, des trois pailles, a tiré la plus courte. — Le seigneur régent m’a chargé de vous informer du programme des soins auxquels vous aurez à vous soumettre, milady. (Il toussota.) Il serait préférable, je le crains, que nous procédions rapidement à l’avortement thérapeutique. Votre grossesse est déjà très avancée pour une I.V.G. et il serait souhaitable que vous soyez débarrassée de ce stress physiologique aussi rapidement que possible afin de faciliter votre rétablissement. — On ne peut rien faire d’autre ? C’était sans espoir que Cordelia avait posé la question : il suffisait de voir le visage des trois hommes pour deviner la réponse. — Hélas, non, milady ! Le médecin du palais confirma le verdict d’un hochement du menton. — J’ai passé en revue la littérature existante en rapport avec ce cas, dit soudain le capitaine en regardant par la fenêtre. Un traitement par le calcium a été expérimenté. Certes, les résultats n’ont pas été particulièrement encourageants… — Je croyais que nous étions convenus de ne pas parler de cette expérimentation, le coupa son confrère en lui décochant un regard noir. — C’est de la cruauté, Vaagen, protesta à son tour le médecin personnel de Cordelia. À quoi bon faire miroiter de faux espoirs aux yeux de Milady ? Il ne saurait être question de faire subir à l’épouse du régent le sort des malheureux cobayes sur lesquels vous essayez à tâtons des traitements qui n’ont pas fait leurs preuves. Le seigneur Vorkosigan vous a autorisé à pratiquer l’avortement. Restons-en là. Il suffit à Cordelia de regarder le capitaine Vaagen pour que, d’une seconde à l’autre, son univers bascule. Les types de ce genre, elle connaissait. Des gens qui se trompaient une fois sur deux, passaient d’une monomanie à la suivante, telle une abeille qui butine de fleur en fleur sans rapporter beaucoup de pollen mais en laissant les grains derrière elle. Pour lui, elle n’était rien de plus qu’un sujet qui serait la matière première d’une monographie. Les risques qu’elle encourait le laissaient parfaitement froid. À ses yeux, elle n’était pas une personne, mais un cas pathologique. Lentement, un sourire étira les lèvres de la jeune femme : elle savait maintenant qu’elle avait un allié dans le camp ennemi. — Comment allez-vous, capitaine Vaagen ? Sans doute, aimeriez-vous faire devant vos pairs ce qui serait la communication de votre vie ? Le médecin de la maison impériale s’esclaffa. — Elle te connaît comme si elle t’avait fait, Vaagen. Ce dernier rendit son sourire à Cordelia, n’en revenant pas qu’elle l’ait instantanément percé à jour. — Vous comprenez bien que je ne peux en aucun cas garantir les résultats ? — C’est vraiment la meilleure ! s’exclama l’autre médecin. Expliquez donc à Milady ce que vous entendez par « résultats ». Ou montrez-lui les photographies… Non, surtout pas ! (Il se tourna vers Cordelia.) Milady, la dernière fois que le traitement dont il parle a été tenté, c’était il y a vingt ans. Les mères sur lesquelles il a été essayé ont été mutilées de façon irréversible. Et, en fait de résultats, le mieux que vous pourriez espérer serait de donner le jour à un être contrefait aux membres difformes. Ou, pis encore, à un monstre. — Que le mot méduse le décrirait assez bien, dit le capitaine. — Vous êtes inhumain, Vaagen ! explosa le médecin de Cordelia. — Une méduse qui serait viable, docteur Vaagen ? insista la régente. — Peut-être, répondit Vaagen, impressionné par les regards indignés dont le foudroyaient ses confrères. Mais le problème est ce qui arrive aux mères quand cette technique est appliquée in vivo. Il n’est donc pas possible d’opérer in vitro ? Vaagen eut un sourire triomphant à l’adresse de son contradicteur. — Il est certain que si cela pouvait se faire, cette procédure ouvrirait des voies d’expérimentation nouvelles, murmura-t-il, les yeux au plafond. — In vitro ? répéta le docteur du palais, visiblement décontenancé. Comment ça ? — En voilà une question ! s’exclama Cordelia. Vous avez ici même au fond d’un placard dix-sept réplicateurs utérins rapportés d’Escobar après la guerre. Capitaine Vaagen, connaissez-vous un certain Dr Henri ? — Certes. J’ai eu l’occasion de travailler avec lui. — Alors, vous savez tout en ce qui concerne ce matériel ? — Tout… c’est beaucoup dire. Toutefois, le Dr Henri m’a effectivement mis au courant de son existence. Seulement, je ne suis pas obstétricien. — Je ne vous le fais pas dire ! s’écria le médecin de Cordelia. Le capitaine Vaagen n’est même pas diplômé de la Faculté. Il est biochimiste. — Mais vous, vous êtes obstétricien. Par conséquent, nous avons l’équipe qu’il faut au grand complet. Le Dr Henri et le capitaine Vaagen pour s’occuper de Piotr Miles, et vous pour réaliser le transfert. Le médecin serra les lèvres et il fallut quelques instants à Cordelia pour comprendre l’expression étrange qu’avait prise son regard : de la peur. — Je ne peux pas effectuer le transfert, milady. Je ne sais pas comment on procède. Personne sur Barrayar n’en a jamais réalisé. — Vous le déconseillez donc ? — Absolument. La possibilité de dommages permanents… Après tout, vous pourrez entamer une nouvelle conception d’ici à quelques mois si la détérioration épithéliale ne s’étend pas jusqu’à la région testiculaire… Je suis votre médecin et c’est l’opinion que je vous livre après mûre réflexion. — À condition que personne n’ait assassiné Aral d’ici là. Je ne dois pas oublier où je suis – sur Barrayar, dont les habitants ont un tel amour pour la mort qu’ils enterrent des gens qui remuent encore. Est-ce que vous accepteriez, oui ou non, de tenter l’opération ? — Non, milady, répondit le médecin en se drapant dans sa dignité. Et je ne reviendrai pas là-dessus. — Très bien. Vous n’êtes plus dans le coup. (Cordelia pointa un doigt sur Vaagen.) Vous, si. Désormais, c’est à vous qu’incombe la responsabilité de ce cas. Je compte sur vous pour me trouver un chirurgien – ou un carabin, ou un vétérinaire… enfin, quelqu’un qui accepte d’essayer. Et vous pourrez alors vous livrer tout à loisir à vos chères expérimentations. Vaagen paraissait savourer sa victoire. Le médecin que Cordelia venait de mettre sur la touche avait l’air furieux. — Il est préférable que nous sachions ce que le seigneur régent a à dire avant que son épouse se laisse emporter sous votre influence par cette vague d’optimisme criminellement fallacieux. Vaagen parut un peu moins triomphant. — Vous avez l’intention de vous lancer sans plus tarder à l’assaut ? s’enquit Cordelia. — Je suis au regret, milady, dit le médecin du palais, mais je crois que le mieux serait d’étouffer cette affaire dans l’œuf. Vous ne connaissez pas la réputation du capitaine Vaagen. Excusez-moi d’être aussi brutal, Vaagen, mais vous êtes un bâtisseur d’empires et, cette fois, vous êtes allé trop loin. — Souhaiteriez-vous avoir un pavillon consacré à la recherche, capitaine Vaagen ? Comme Vaagen haussait les épaules, plus embarrassé qu’outragé par les propos de son confrère, Cordelia en conclut que ceux-ci étaient au moins à moitié vrais. — Vous aurez votre institut à vous si vous réussissez à mener la chose à bien. (Cordelia tendit le menton en direction de la chambre d’Aral qui faisait face à la sienne : il n’y avait que le couloir à traverser.) Il ne vous reste plus, messieurs, qu’à aller faire part de ma décision au régent. Les trois hommes – l’un déconfit, l’autre furieux et le dernier vibrant d’espoir – se retirèrent. Cordelia s’allongea dans son lit en fredonnant un petit air à la muette tout en continuant de caresser lentement son abdomen du bout des doigts. La pesanteur avait cessé d’exister. 9 Cordelia finit par s’endormir vers le milieu de la journée. Au réveil, elle était toute désorientée. Elle regarda les fenêtres en clignant des yeux. La pluie avait cessé. Quand elle se retourna, elle vit le comte Piotr assis à côté du lit. Il avait son costume de gentilhomme campagnard – un vieux pantalon militaire, une chemise civile et la veste qu’il ne mettait que quand il était à Vorkosigan Surleau. Il avait dû se ruer directement à l’hôpital. Un sourire anxieux étira ses lèvres étroites. La fatigue et l’inquiétude se lisaient dans ses yeux. — Ce n’était pas la peine de vous réveiller pour moi, ma chère enfant. — Je vais bien. (Sa vision était brouillée et elle battit des paupières. Elle avait l’impression d’être deux fois plus âgée que le vieil homme.) Il n’y a rien à boire ? Vivement, Piotr alla remplir un verre au lavabo et resta à la contempler pendant qu’elle buvait. — En voulez-vous encore un peu ? lui demanda-t-il quand elle eut vidé le verre. — Non, merci, j’en ai assez. Avez-vous vu Aral ? Il lui tapota la main. — Oui, je lui ai parlé. Pour le moment, il se repose. Je suis tellement désolé, Cordelia… — Ce ne sera peut-être pas aussi catastrophique que nous l’avons craint sur le moment. Il y a encore une chance. Un espoir, disons. Aral vous a-t-il expliqué… pour le réplicateur utérin ? — Oui, il m’en a touché deux mots. Mais le mal est sûrement déjà fait. Des dommages irréversibles. — Des dommages, certes. Mais jusqu’à quel point sont-ils irréversibles ? Personne ne le sait. Pas même le capitaine Vaagen. — Oui, je l’ai rencontré il y a quelque temps. (Le comte fronça les sourcils.) Un gaillard du genre fonceur. Encore un de ces « hommes nouveaux ». — Barrayar a besoin de ces hommes – et de ces femmes – nouveaux, besoin de cette génération formée à la technologie. — En effet. Nous nous sommes battus et avons travaillé d’arrache-pied pour les créer. Ils sont absolument nécessaires. Et ils le savent. Quelques-uns d’entre eux, en tout cas. Mais l’intervention que vous envisagez… ce transfert placentaire… semble un peu trop aléatoire. Cordelia eut un haussement d’épaules. — Sur la colonie de Beta, ce n’est rien de plus qu’une opération de routine. Seulement, ici, nous ne sommes pas sur la colonie de Beta, voilà le hic. — Mais quelque chose de plus simple, de plus facile à admettre… Vous seriez prête à recommencer beaucoup plus tôt. Et en définitive, à terme, vous perdriez peut-être moins de temps. — Perdre du temps n’est pas ce qui me tourmente. (Au fond, c’était une idée dépourvue de signification. Depuis qu’elle était sur Barrayar, ne perdait-elle pas 26,7 heures chaque jour ?) En tout cas, je ne repasserai jamais plus par ça, monsieur. Je suis quelqu’un qui apprend vite. Une ombre d’inquiétude effleura le visage du comte. — Vous changerez d’avis quand vous irez mieux. Ce qui compte pour le moment… J’ai parlé avec le capitaine Vaagen. Il ne fait pas de doute que les dommages sont considérables. — En effet. Sur une telle échelle, sont-ils réparables ? C’est là l’inconnue de l’équation. — Eh oui, ma chère petite. (Le sourire forcé de Piotr se fit plus tendu.) Si seulement c’était une fille… ou même un second fils ! Nous pourrions alors nous incliner devant vos sentiments d’amour maternel qui sont compréhensibles, je dirais même dignes d’éloges. Toutefois, ce fœtus, s’il vit, portera un jour le titre de comte Vorkosigan. Or, nous ne pouvons en aucun cas nous permettre d’avoir un comte Vorkosigan atteint de… de difformités. Cordelia, le front plissé, dévisagea son beau-père. — Nous ? Qu’entendez-vous par là ? — La maison Vorkosigan. Nous sommes l’une des grandes maisons les plus vieilles de Barrayar. Une maison qui n’a peut-être jamais été la plus opulente, qui n’a que rarement été la plus puissante. Mais si la richesse nous a fait défaut, nous y avons suppléé par l’honneur. Après neuf générations de guerriers, une fin pareille ne serait-elle pas catastrophique ? — À l’heure actuelle, la maison Vorkosigan se réduit à deux personnes : vous et Aral. Et les comtes Vorkosigan ont tous, tout au long de son histoire, connu une fin atroce. Ils ont péri dans des explosions, ils sont tombés sous les coups d’assassins, ils sont morts de faim, ils ont été noyés, brûlés vifs, décapités, frappés par la maladie ou atteints de démence. Pas un seul n’est mort dans son lit. J’ai toujours pensé que l’horreur était votre marque distinctive. Piotr adressa à sa belle-fille un sourire empreint de tristesse. — Peut-être, mais il n’y a jamais eu de mutants dans notre famille. — Si vous voulez mon avis, vous devriez avoir une nouvelle conversation avec Vaagen. Si j’ai bien compris ce qu’il a dit, les dommages que le fœtus a subis ne sont pas de nature génétique mais tératogène. — Il n’empêche que les gens penseront que c’est un mutant. — Pourquoi vous soucier de ce que pourront penser une poignée d’ignorants ? — Ce sont des Vors, ma chère enfant. — Je vous garantis que, Vors ou Proles, ils sont aussi ignares les uns que les autres. Piotr croisait et décroisait fébrilement ses doigts. Il ouvrit la bouche, la referma, fronça les sourcils et laissa enfin tomber sur un ton plus sec : — En tout cas, jamais un comte Vorkosigan n’a été un animal de laboratoire. — Mais que vous faut-il de plus ? Il sert Barrayar avant même d’être venu au monde. N’est-ce pas un bon point de départ pour une vie placée sous le signe de l’honneur ? Peut-être un bien sortirait-il finalement de cette épreuve. Peut-être que la science ferait un bond en avant. Si eux-mêmes n’en tiraient pas avantage, du moins cela pourrait profiter à d’autres parents dans la peine. Plus elle y réfléchissait, plus Cordelia estimait que sa décision était la bonne. Et à plus d’un niveau. — Les Betans ont beau donner une impression de mollesse, vous avez, vous, une dose de dureté assez effrayante. — De rationalité, monsieur. Et la rationalité a ses mérites. Vous autres, Barrayarans, devriez de temps en temps en prendre de la graine. Mais je crois que nous nous égarons. Il ne s’agit pas de cela. Bien des… (dangers)… difficultés nous attendent encore. Un transfert placentaire à un stade aussi avancé de la grossesse est une opération délicate, même pour les galactiques. J’aurais souhaité, je suis la première à l’admettre, que nous ayons eu le temps de faire appel à un chirurgien ayant une plus grande expérience. Mais il n’y en a pas. — Oui… oui… le fœtus peut encore mourir, vous avez raison. Il est inutile de… Mais j’ai peur pour vous aussi, mon petit. Cela en vaut-il la peine ? Qu’est-ce qui valait la peine de quoi ? Comment Cordelia pouvait-elle savoir ? Ses poumons lui cuisaient. Elle adressa à Piotr un sourire las et secoua la tête – et ce fut comme si un étau lui comprimait aussitôt les tempes et le cou. — Père… C’était Aral, debout sur le pas de la porte. Sa voix était rauque. Il portait toujours le même pyjama vert et les tuyaux d’un oxygénateur portable étaient enfoncés dans ses narines. Depuis combien de temps était-il là ? — Je crois que Cordelia a besoin de se reposer. — Oui, bien sûr. Tu as raison. (Ses jointures craquèrent quand le comte Piotr se leva. De nouveau, sa main sèche de vieillard étreignit fermement la main de Cordelia.) Quand vous aurez dormi, vous aurez les idées plus claires. — Viens, père. — Toi, tu ferais mieux de rester couché, dit Piotr à son fils. Retourne donc te mettre au lit. Aral ne tarda pas à revenir. Il avait sa figure des mauvais jours. — Est-ce que père t’a ennuyée ? Cordelia lui fit signe de s’asseoir à son chevet et posa la joue sur la cuisse musclée de son mari. — Pas plus que d’habitude. — Je craignais qu’il ne t’agace. — Ce qui m’agace, c’est d’être trop fatiguée pour cavaler d’un bout à l’autre du couloir en hurlant. — Ah ! Je savais bien que sa visite t’avait agitée. — C’est vrai. (Elle marqua une hésitation.) En un sens, il n’a pas tort. Il y avait si longtemps que j’avais peur, que j’attendais que le coup tombe, de nulle part ou d’ailleurs. Et puis, c’est arrivé cette nuit. Le pire. Alors, fini, terminé… Sauf que ce n’est pas terminé. Cela va continuer… continuer. (Elle frotta sa joue contre la jambe du pantalon de pyjama d’Aral.) Est-ce qu’Illyan a du nouveau ? J’ai cru entendre sa voix tout à l’heure. — Il a achevé les préliminaires de l’interrogatoire sous thiopental d’Evon Vorhalas. Il poursuit maintenant ses recherches dans le vieil arsenal où Evon a volé la soltoxine. Il semblerait que, contrairement à ce qu’il prétend, il n’a pas pu mettre la main tout seul sur la grenade qui convenait à l’exécution de son projet. Un officier du service du matériel, le commandant qui avait la responsabilité de ce dépôt, a disparu. Absence illégale. Illyan ne sait pas encore de façon certaine s’il a été éliminé pour qu’Evon ait le champ libre ou s’il l’a bel et bien aidé et a ensuite filé se mettre à l’abri. — Peut-être a-t-il simplement la frousse d’avoir à répondre d’une accusation de négligence en service commandé. — Ce serait encore ce qui vaudrait le mieux pour lui. S’il s’est si peu que ce soit rendu complice de ce… (Aral prit conscience qu’il avait crispé le poing et qu’il tirait les cheveux de Cordelia.) Je te demande pardon, murmura-t-il sans cesser de lui caresser la joue. À propos de père, s’il recommence à t’ennuyer, dis-lui de s’adresser à moi. Tu n’as pas à discuter avec lui. Je lui ai fait part de ta décision. C’est tout. — Comment ça, ma décision ? Ce n’est pas notre décision ? — Quoi que tu veuilles, ton choix est le mien, répondit Aral après une courte hésitation. — Mais que veux-tu, toi ? Me cacherais-tu quelque chose ? — Je comprends les craintes de père. Mais… mais il y a un sujet que je n’ai pas abordé avec lui, et que je n’aborderai pas. Notre prochain enfant ne viendra peut-être pas aussi facilement que celui-là. (Facilement ? Tu appelles ça « facile » ?) La soltoxine a des effets secondaires moins connus ; elle provoque notamment une microdétérioration de l’appareil testiculaire, susceptible de réduire la fertilité au-delà du point de non-retour. C’est, du moins, ce que m’a laissé entendre le médecin qui m’a examiné. — Quelle ineptie ! On a besoin en tout et pour tout de deux cellules somatiques quelconques et d’un réplicateur. Ton petit doigt et mon gros orteil, si c’est tout ce qu’ils peuvent récupérer de nous dans les décombres après l’explosion de la prochaine bombe, suffiront amplement à fabriquer tous les petits Vorkosi-gan qu’on voudra au cours du siècle à venir. Autant, tout du moins, que ceux qui nous auront survécu choisiront d’en reproduire. — Mais pas selon la loi naturelle. Pas si l’on reste sur Barrayar. — Ou à condition de changer Barrayar. Merde de merde ! Si seulement j’avais exigé qu’on fasse appel au réplicateur, le bébé n’aurait couru aucun risque. Je savais que c’était la méthode la plus sûre, je savais qu’il existait des réplicateurs qui ne demandaient qu’à servir… La voix de Cordelia se brisa. — Chut ! Chut ! Si seulement j’avais refusé d’être nommé régent ! Si je ne t’avais pas obligée à quitter Vorkosigan Surleau ! Bon Dieu ! Si j’avais gracié le meurtrier de Cari ! Si seulement nous avions fait chambre à part… — Non ! (Cordelia étreignit le genou d’Aral.) Et je me refuse catégoriquement à vivre dans un abri antibombes pendant les quinze prochaines années. Aral, l’existence ici est insupportable. Il faut que cette planète change. Si seulement je n’y avais jamais posé le pied ! Si seulement… Si seulement… Si seulement… Si le bloc opératoire était parfaitement éclairé et d’une asepsie irréprochable, son équipement était plutôt maigrichon par rapport aux normes galactiques. Cordelia, que l’on amenait sur une civière flottante, tourna la tête afin d’enregistrer le plus de détails possible. Des scialytiques, des moniteurs, le billard sous lequel était posé un bassin, un tech qui surveillait un ballon où bouillonnait un liquide jaune clair. Elle se morigéna : non, ce n’était pas le point de non-retour. C’était simplement l’étape logique qui devait suivre. Le capitaine Vaagen et le Dr Henri, tous deux en tenue stérile, attendaient derrière la table d’opération. À côté d’eux était installé le réplicateur utérin portable, un cylindre de métal et de plastique de cinquante centimètres de long muni de cadrans de contrôle, de hublots d’observation et de panneaux d’accès. Sur ses flancs luisaient des témoins lumineux verts et orange. On avait branché les bouteilles emplies d’une solution nutritive ainsi que les ballons d’oxygène. La vue de l’appareil procura un vif soulagement à Cordelia. La procédure de gestation primitive en usage sur Barrayar remontant encore à l’âge des hominiens représentait ni plus ni moins l’échec de la raison, la victoire pleine et entière de l’émotionnel sur le rationnel. Elle avait tellement voulu faire plaisir, s’adapter aux mœurs locales, essayer de devenir une vraie Barrayarane… Et c’est mon enfant qui le paie. Jamais plus je ne recommencerai. Les mains du chirurgien, le Dr Ritter, grand et noir de poil, le teint olivâtre, étaient longues et effilées. Cordelia les avait aimées au premier regard. Avec l’aide d’un techméd, il l’installa sur la table et lui adressa un sourire rassurant. — Votre état est satisfaisant. Evidemment que je vais bien, puisqu’on n’a pas encore commencé ! se dit Cordelia avec irritation. Le Dr Ritter était visiblement nerveux, encore que, curieusement, la tension qui l’habitait semblât s’arrêter à la hauteur de ses coudes. C’était un ami de Vaagen. Le capitaine avait exigé que ce soit lui qui pratique l’intervention après qu’on eut passé une journée à éplucher une liste de praticiens plus expérimentés qui avaient refusé avec une belle unanimité de s’occuper de ce cas. Les deux hommes allongèrent Cordelia sur le côté et une aiguille s’enfonça dans sa colonne vertébrale quand on lui injecta l’anesthésique. Elle éprouva une sensation de picotement et eut soudain très chaud aux pieds. Puis ses jambes devinrent inertes. — Est-ce que vous sentez ça ? s’enquit le chirurgien. — Sentir quoi ? — Parfait. Le Dr Ritter fit signe au tech et ils étendirent la patiente sur le dos. L’assistant lui découvrit le ventre et délimita le champ opératoire à l’aide de compresses stériles. Ritter lui palpa l’abdomen, les yeux fixés sur les moniteurs holovidéo, pour déterminer la position précise du fœtus. — Vous êtes sûre que vous ne voulez pas une anesthésie totale ? demanda-t-il une dernière fois à Cordelia. — Non. Je veux regarder. C’est le premier enfant que je mets au monde. Et peut-être le dernier. — Courageuse, cette petite fille, fit Ritter avec un sourire chagrin. Petite fille ! Et puis quoi encore ? Tu es plus jeune que moi. Elle avait le sentiment qu’il aurait préféré qu’elle ne le regarde pas pendant qu’il opérait. Tant pis. Il faudrait qu’il se fasse une raison. Il marqua une hésitation et jeta un ultime coup d’œil autour de lui, comme pour s’assurer que tout était prêt – les instruments et les hommes. Plus sa volonté et son sang-froid, songea Cordelia. — Allez, Ritter, mon vieux, qu’on en finisse, dit Vaagen en pianotant sur son bras avec impatience. Mes scanners indiquent que les os commencent déjà à se déliter. Si leur désintégration va au-delà d’une certaine limite, il ne me restera plus assez de matrice pour les reconstituer. Taillez dans le vif, vous vous rongerez les ongles après. — Rongez les vôtres, Vaagen, répliqua jovialement le chirurgien. Si vous avez encore le malheur de toucher mon coude, j’ordonne à mon techméd de vous enfoncer un spéculum dans le gosier. Ces deux-là sont de vieux amis, songea Cordelia. Mais Ritter leva les mains, prit une profonde inspiration, empoigna son vibroscalpel et, d’un seul geste parfaitement contrôlé, lui incisa le ventre. Instantanément, le techméd obtura les vaisseaux et elle ne perdit pas plus de sang que si c’était un chat qui l’avait griffée. Pas la moindre douleur. Juste une sensation de pression. Le scalpel entra de nouveau en action pour dégager l’utérus. Un transfert placentaire était une intervention infiniment plus délicate qu’une banale césarienne. Ce fragile placenta, il fallait, à l’aide de ruses chimiques et hormonales, le convaincre de se libérer de l’utérus abondamment irrigué sans trop endommager sa multitude de minuscules villosités. Une fois dégagé de la paroi utérine, il était plongé dans une solution nutritive hautement oxygénée. On glissait alors l’éponge du réplicateur entre lui et la membrane utérine. Ses villosités devaient être au moins partiellement amenées à se réenlacer à sa nouvelle matrice avant qu’on puisse le détacher de l’abdomen de la mère et l’introduire dans l’appareil. Et le transfert était d’autant plus difficile à réaliser que le stade de la grossesse était avancé. Les moniteurs surveillaient continuellement le cordon ombilical et, si nécessaire, il était alimenté en oxygène par hypopulvérisation. Sur la colonie de Beta, un astucieux petit engin se chargeait de cette manipulation ; ici, la tâche incombait à un assistant dévoré d’angoisse. Le techméd commença à verser dans l’utérus la solution jaune vif. Bientôt, le liquide, maintenant teinté de rose, se mit à dégouliner sur les flancs de Cordelia pour s’écouler dans le bassin placé sous la table. — Eponge. Vaagen et Henri approchèrent le réplicateur et fixèrent l’éponge de la matrice aux flexibles d’alimentation. Les mains du chirurgien s’activaient hors de la vue de la patiente : la rondeur de son ventre, bien qu’encore peu marquée, les lui masquait. Elle frissonna. Ritter était en nage. — Docteur… Un tech désignait quelque chose sur l’écran d’un des moniteurs. Ritter leva la tête, grommela un vague « Hum » et se remit au travail. Les techs murmuraient, Vaagen et Henri murmuraient… calmes, professionnels, rassurants… Comme elle avait froid ! Le liquide rosé devint brusquement rouge vif et se mit à jaillir à grands flots. — Clampez-moi ça ! ordonna Ritter d’une voix sifflante. Cordelia eut la vision fugitive d’une paire de bras et de jambes minuscules, d’une tête trempée, difficilement visibles derrière la membrane qui les enveloppait, qui se tortillaient dans les mains gantées du chirurgien. — Vaagen ! Prenez votre machin, si vous y tenez ! Tandis que l’interpellé plongeait les mains dans son abdomen, la vision de Cordelia se brouilla. Des nuages noirs s’amoncelaient devant ses yeux, des éclairs fulguraient, sa tête éclatait. L’obscurité gagnait, l’engloutissait. La dernière parole qui parvint à ses oreilles fut l’exclamation accablée du chirurgien : — Oh ! Merde… La douleur rendait ses rêves confus. Le pire, c’était cette sensation d’étouffement. Elle suffoquait à en pleurer. Des glaires lui emplissaient la gorge ; elle portait sans cesse les mains à son cou et elle se serait étranglée si on ne les lui avait pas attachées. Elle rêvait des tortures que Vorrutyer se plaisait à infliger, multipliées et agrémentées de raffinements que seul un cerveau dérangé était capable d’imaginer. Et qui se prolongeaient pendant des heures. Un Bothari enragé s’accroupissait sur sa poitrine et elle n’arrivait plus à avaler la moindre goulée d’air. Quand, enfin, elle se réveilla, la tête claire et l’esprit lucide, ce fut comme si, prisonnière d’un infernal cachot souterrain soudain éventré, elle émergeait dans la lumière même de Dieu. Le soulagement qu’elle éprouvait était si intense qu’elle éclata en sanglots silencieux tandis que ses yeux s’humectaient. À présent, elle pouvait respirer, même si cela la faisait encore souffrir. Tout son corps était douloureux et elle n’avait pas la force de faire un mouvement. Mais elle respirait – elle n’en demandait pas plus. — Chut ! Chut ! (Un doigt chaud essuya ses paupières humides, les effleurant à peine.) Tout va bien. — C’est… (Elle plissa les yeux. C’était la nuit. Les lampes faisaient de tièdes flaques de lumière. Le visage d’Aral flottait devant elle.) C’est… la nuit ? Qu’est-ce qui m’est arrivé ? — Chut. Tu as été malade. Très malade. Tu as eu une grave hémorragie pendant le transfert placentaire. Ton cœur s’est arrêté à deux reprises. (Aral se passa la langue sur les lèvres.) Le choc opératoire survenant après l’exposition à la soltoxine a provoqué une pneumonie. La journée d’hier a été épouvantable, mais le pire est passé, à présent. Tu as été mise sous respiration artificielle. — Combien de temps ? — Trois jours. — Oh ! Et le bébé, Aral ? Ça a marché ? Donne-moi les détails. — De ce côté, tout s’est parfaitement passé. Vaagen dit que le transfert a réussi. Il y a eu une perte d’à peu près trente pour cent de la fonction placentaire, mais Henri l’a compensée en augmentant l’injection de solution oxy-enrichie et tout semble aller bien. Aussi bien qu’on peut l’espérer, tout au moins. En tout cas, le bébé est vivant. Vaagen a commencé le traitement au calcium. Il m’a promis de nous communiquer bientôt un premier bilan. (Aral caressa le front de Cordelia.) Il a priorité pour réquisitionner tout le matériel, les produits et les techs dont il peut avoir besoin, y compris des consultants extérieurs. En dehors de Henri, un pédiatre civil collabore avec lui en tant que conseiller. Et Vaagen en sait plus long sur notre arsenal d’armes chimiques que n’importe qui d’autre sur Barrayar ou ailleurs. Nous ne pouvons pas faire davantage pour le moment. Alors, mon amour, repose-toi. — Bébé… où… — Ah ! Tu peux voir l’endroit où il est si tu le désires. (Aral aida sa femme à soulever la tête et désigna la fenêtre du doigt.) Tu vois le second bâtiment ? Celui qui a des lumières rouges sur le toit ? C’est l’Institut de recherches biochimiques. Le labo de Vaagen est installé au troisième étage. — Ah, oui ! Je le reconnais. J’avais vu son autre façade le jour où on est allés chercher Elena. — En effet. (Les traits de Vorkosigan s’adoucirent.) Ce que c’est bon de vous retrouver, cher capitaine ! Te voir dans l’état où tu étais… Je ne m’étais jamais senti aussi inutile et impuissant depuis l’âge de onze ans. L’année où l’escadron de la mort de Yuri le Fou avait assassiné sa mère et son frère. — Chut ! fit à son tour Cordelia. Tout va bien, maintenant. Le lendemain matin, on enleva les derniers tubes dont était hérissé le corps de Cordelia, sauf celui de l’alimentation en oxygène. Dès lors, une sorte de tranquille routine s’instaura. Tranquille pour elle, beaucoup moins pour son mari. Des visiteurs venaient le voir en rangs serrés à toutes les heures de la journée, à commencer par le Premier ministre Vortala. Il avait fait installer dans sa chambre une console de communication à brouillage intégré en dépit des protestations du corps médical. Koudelka ne quittait pas ce bureau improvisé où il faisait des journées de huit heures. Si le lieutenant paraissait calme après ces événements désastreux, il était aussi accablé que tout le monde ; moins, cependant, que tous ceux qui se sentaient de près ou de loin responsables du dysfonctionnement de la Sécurité. Même Illyan se faisait tout petit à la vue de Cordelia. Deux fois par jour, Aral lui faisait faire quelques pas dans le couloir. L’incision qu’avait faite le vibro-scalpel en travers de son abdomen était plus nette que si elle était due à un coup de sabre, par exemple, mais elle n’était pas moins profonde pour autant. Néanmoins, ses poumons la faisaient plus souffrir que la plaie en voie de cicatrisation – pour ne pas parler de son cœur. Maintenant, son ventre était plat – flasque aurait été un terme plus adéquat. Et désormais inoccupé. Elle était seule, inhabitée et de nouveau elle-même après les cinq mois qu’avait duré cette dualité d’existence. Un jour, le Dr Henri se présenta avec un fauteuil flottant et l’amena faire un petit tour dans le laboratoire où trônait le réplicateur. Elle regarda gigoter le bébé sur les écrans et se plongea dans la lecture des rapports techniques et des protocoles d’expériences concoctés par l’équipe. Les tests neurologiques, épidermiques et oculaires étaient rassurants, encore que Henri fût moins catégorique en ce qui concernait l’ouïe, à cause de l’extrême petitesse des os de l’oreille. Quand elle repartit, Cordelia avait le cœur infiniment plus léger. Mais lorsque, le lendemain après-midi, le capitaine Vaagen fit irruption dans sa chambre, elle fut prise de panique. Il avait la mine sombre et ses lèvres n’étaient plus qu’un fil. — Que se passe-t-il, capitaine ? lui demanda-t-elle, la gorge serrée par l’angoisse. La deuxième série d’injections de calcium a-t-elle échoué ? — Il est encore trop tôt pour se faire une opinion. Non, l’état du bébé demeure stable, milady. Le problème, c’est le pépé. — Pardon ? — Nous avons eu ce matin la visite de votre beau-père, le général comte Vorkosigan. — Oh ! Il est venu voir le bébé ? Comme je suis contente ! Il est tellement désarçonné par toutes ces biotechnologies nouvelles ! Il a peut-être fini par surmonter ses blocages émotionnels. — À votre place, milady, je serais moins optimiste. Le Dr Henri a eu la même réaction que vous. Nous avons fait faire au général la visite guidée du labo, nous lui avons montré tous les équipements, expliqué le traitement que nous appliquons. Nous avons été aussi francs avec lui qu’avec vous. Trop, peut-être. Il voulait savoir quel serait le résultat. Or, nous-mêmes n’en savons rien. Et c’est ce que nous lui avons dit sans hésiter. Le général a alors commencé à tâter le terrain, à émettre des suggestions à mots couverts… Bref, il nous a d’abord demandé, puis ordonné, de couper l’arrivée de l’alimentation du réplicateur. Autrement dit, de détruire purement et simplement le fœtus. Le mutant, comme il l’appelle. Pour arriver à ses fins, il est même allé jusqu’à essayer de soudoyer le Dr Henri. Nous l’avons flanqué à la porte sans prendre de gants. Mais il a juré qu’il reviendrait. Cordelia tremblait jusqu’aux entrailles mais son expression demeurait impassible. — Je vois, dit-elle. — Je ne veux plus qu’il remette les pieds au labo, milady. Et je me moque de savoir comment vous vous débrouillerez pour lui en interdire l’entrée. — Je vois, répéta Cordelia. Attendez-moi ici. Elle noua la ceinture de sa robe de chambre, s’assura que le tube à oxygène qui lui entrait dans le nez était solidement en place et ouvrit la porte. Elle traversa le couloir à pas précautionneux et pénétra dans la chambre d’Aral. Vorkosigan, en bras de chemise, était assis à une petite table devant la fenêtre. Il avait, lui aussi, un tube à oxygène dans le nez : la pneumonie due à l’absorption de la soltoxine mettait du temps à guérir. Il était en grande conversation avec quelqu’un, vraisemblablement un secrétaire d’Etat faisant office d’émissaire de Vortala, et Koudelka prenait des notes. Cordelia interrompit la conférence. — Aral, il faut que je te parle. — Ça ne peut pas attendre ? — Non. Vorkosigan se leva et, sur un bref « Veuillez m’excuser un moment, messieurs », suivit son épouse chez elle. — Capitaine Vaagen, dit-elle quand elle eut refermé la porte, je vous prie de répéter à Aral ce que vous venez de me dire. Vaagen, dont la nervosité ne faisait que s’accentuer, s’exécuta. Il ne passa aucun détail sous silence. À mesure qu’il parlait, les épaules de Vorkosigan se voûtaient comme si un poids de plus en plus accablant pesait sur elles. — Merci, capitaine Vaagen. Vous avez bien fait de nous mettre au courant. Je vais prendre immédiatement cette affaire en main. Vous pouvez disposer. Vaagen salua et sortit. — Tu ne doutes pas de l’authenticité des faits qu’il a rapportés, n’est-ce pas ? s’enquit Cordelia. — Cela fait huit jours que mon père n’arrête pas de me rabâcher le même discours, mon amour. — Tu n’essaies pas de réfuter ses arguments ? — Je le laisse les développer en me contentant de l’écouter. Aral regagna sa chambre et pria Koudelka et le secrétaire d’Etat de l’attendre dans le couloir. Cordelia s’assit sur le lit et le regarda taper sur les touches du clavier de sa console. — Ici le seigneur Vorkosigan. Je veux parler en simultané avec le chef de la Sécurité de l’hôpital militaire impérial et avec le commandant Simon Illyan. Appelez-les tous les deux. Il y eut un bref temps mort. À en juger par les bruits de fond confus qui tombaient de l’holovid, l’homme de la Sécurité de l’HôpImp était dans son bureau. On finit par dénicher Illyan dans un laboratoire de médecine du Q.G. de la Séclmp. — Messieurs, dit Vorkosigan, le visage de bois, quand l’un et l’autre furent en ligne, je désire annuler un permis de circulation délivré par la Sécurité. (Attentifs devant leurs consoles respectives, ses deux interlocuteurs se préparèrent à enregistrer les consignes du régent.) L’accès au centre de recherches biochimiques de l’hôpital impérial militaire, bâtiment 6, sera interdit jusqu’à nouvel ordre au général comte Piotr Vorkosigan. Vous me rendrez personnellement compte. — Mais, Excellence, protesta Illyan après une hésitation, le général comte bénéficie par décret impérial du droit de circuler librement en tout lieu sans restriction. Cela depuis des années. J’ai besoin d’une ordonnance impériale infirmant ce décret. — Il ne s’agit pas d’autre chose, Illyan. (Un soupçon d’impatience vibrait dans la voix de Vorkosigan.) C’est moi, Aral Vorkosigan, exerçant les fonctions de régent jusqu’à la majorité de Sa Majesté impériale Grégor Vorbarra, qui ai pris l’ordonnance que je viens de porter à votre connaissance. Vous parait-elle suffisamment officielle comme cela ? Illyan émit un léger sifflement mais devant le froncement de sourcils de Vorkosigan, sa physionomie redevint inexpressive. — Oui, Excellence. C’est bien compris. Autre chose ? — Non, c’est tout. Uniquement ce bâtiment. Ce fut au tour du responsable de la sécurité de l’hôpital d’intervenir : — Mais, Excellence, si… si le général Vorkosigan refuse d’obtempérer ? Cordelia voyait en imagination le malheureux complètement dépassé par cette histoire. — Si ces messieurs de la Sécurité sont vraiment à ce point paralysés par un vieil homme, ils peuvent recourir à la force, jusques et y compris l’usage des brise-nerfs, répondit Aral avec lassitude. Vous pouvez disposer. Je vous remercie. L’homme de la Séclmp hocha la tête avec circonspection et coupa la communication. — Croyez-vous que ce soit une bonne solution pour quelqu’un de son âge ? fît Illyan sur un ton incertain. Un tir de brise-nerfs risque d’avoir des conséquences dommageables pour le cœur. Et quand nous lui ferons savoir qu’un bâtiment lui est interdit d’entrée, je doute fort qu’il appréciera. À propos, pourquoi… (Le regard glacé d’Aral suffit pour lui faire refermer la bouche.) C’est entendu, Excellence, se contenta-t-il de dire d’une voix mal assurée. Sur quoi, il salua et coupa à son tour le contact. Vorkosigan se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et resta quelques instants à contempler pensivement l’écran éteint. Enfin, il leva les yeux vers Cordelia et une grimace à la fois ironique et douloureuse joua sur ses lèvres. — C’est un vieil homme, murmura-t-il. — Un vieil homme qui a essayé de tuer ton fils. Ce qui reste de ton fils. — Je comprends les sentiments qui l’animent. Je comprends ses craintes. — Et mes sentiments à moi ? Mes craintes à moi ? Les comprends-tu aussi ? — Oui. Les tiens comme les siens. — Si jamais il essaie de retourner là-bas… — Il est mon passé. (Aral regarda sa femme droit dans les yeux.) Toi, tu es mon futur. Et le reste de ma vie appartient au futur. Je te le jure sur l’honneur de mon nom. Cordelia poussa un soupir en frottant tour à tour sa nuque et ses yeux douloureux. On frappa, et Koudelka glissa discrètement la tête par l’entrebâillement de la porte. — Excellence ? Le secrétaire d’Etat voudrait savoir… — Dans une minute, lieutenant, dit Vorkosigan en lui faisant signe de se retirer. — Foutons le camp d’ici ! s’exclama brusquement Cordelia. — Pardon ? — L’HôpImp, la Séclmp, tous les trucs et les machins Imp, ça me donne une fichue Claustrophobimp. Si on allait passer quelques jours à Vorkosigan Surleau ? Tu y seras mieux pour récupérer et (elle désigna le couloir d’un coup de menton) il sera plus difficile à tes fidèles sous-fifres de te joindre là-bas. Rien que toi et moi… ce ne serait pas formidable ? Mais cela marcherait-il ? Supposons qu’ils retournent sur la scène de leur bonheur de l’été et qu’elle ne soit plus là ? Qu’elle soit noyée sous les pluies de l’automne ? Cordelia, qui cherchait à retrouver leur équilibre perdu, un point d’appui solide, sentit la désespérance l’envahir. Aral haussa approbativement les sourcils. — Mais c’est une idée géniale, cher capitaine ! Et nous emmènerons le vieux monsieur avec nous. — Oh ! Faut-il vraiment que… Ah, oui ! Je vois. Excellente suggestion. 10 Cordelia se réveilla progressivement, s’étira et étreignit le somptueux édredon de soie douillettement rembourré. La place voisine était vide – vide et froide. Aral avait dû se lever de bonne heure et sortir sur la pointe des pieds pour ne pas la déranger. Quelle volupté que d’avoir dormi son content et de se sentir le corps et l’esprit frais et dispos au réveil ! Il y avait longtemps que cela ne lui était pas arrivé. C’était la troisième nuit d’affilée qu’elle dormait comme une souche, baignée par la chaleur du corps de son mari, tous deux enfin débarrassés de l’oxygénateur qui leur irritait les narines. Il faisait frais dans la chambre d’angle qu’ils occupaient au premier étage de l’ancienne caserne rénovée. La pelouse en pente douce d’un vert éclatant sur laquelle s’ouvrait la fenêtre s’enfonçait dans la brume qui cachait le lac, le village et le moutonnement des collines de la rive opposée. Quand Cordelia se dressa sur son séant, la cicatrice rose qui, maintenant, barrait son abdomen, l’élança à peine. Droushnakovi passa la tête par l’ouverture de la porte qu’elle avait entrebâillée. — Milady ? appela-t-elle doucement. (Elle vit alors Cordelia qui, assise au bord du lit, agitait ses pieds nus pour rétablir la circulation.) Ah ! Mais vous êtes réveillée ! Drou entra, tenant un grand plateau dont la seule vue était prometteuse. Elle avait puisé dans ce que sa garde-robe contenait de plus confortable : une jupe ample qui ondulait à chacun de ses pas et un épais gilet fourré orné de broderies. — J’ai faim, s’étonna Cordelia quand l’arôme des mets commença à lui chatouiller les narines. C’est la première fois depuis trois semaines. Les trois semaines qui s’étaient écoulées depuis les événements dramatiques dont la résidence Vorkosigan avait été le théâtre… Drou sourit et déposa le plateau sur la table qui faisait face à la fenêtre. Cordelia mit sa robe de chambre, enfila ses mules et s’en approcha. Drou se tenait prête à la retenir si elle tombait mais la régente tenait beaucoup mieux sur ses jambes que les jours précédents. Elle s’assit sans avoir besoin d’aide et se prépara à attaquer son petit déjeuner : café, gruau d’avoine encore fumant et un pot de ce sirop chaud à base de sève bouillie qui était une des spécialités de la gastronomie barrayarane. Elle allait se régaler ! — Avez-vous déjeuné, Drou ? Je vous offre un peu de café ? Quelle heure est-il ? La garde du corps secoua sa tête blonde. — Non, merci, milady, je n’ai besoin de rien. Il est dans les 11 heures. Droushnakovi faisait maintenant partie du décor de Vorkosigan Surleau, mais c’était quasiment la première fois que Cordelia la regardait vraiment depuis qu’elle avait quitté l’hôpital. Drou, comme à l’accoutumée, était attentive et toujours prête à bondir pour se rendre utile mais on la devinait habitée d’une sorte de tension sous-jacente. Peut-être était-ce simplement parce qu’elle allait mieux – égoïstement, Cordelia souhaitait que tous ceux qui l’entouraient se sentent bien, eux aussi, ne serait-ce que pour l’empêcher de retomber dans le marasme. — Je suis beaucoup plus en forme, ce matin. Hier, j’ai eu une conversation par vidéo avec le capitaine Vaagen. Il pense avoir décelé les premiers signes de recalcification moléculaire chez le petit. Le fait qu’il m’ait tenu ce langage est, en soi, très encourageant quand on connaît le bonhomme. Il ne donne jamais de faux espoirs et il n’est pas loquace. Mais quand il dit quelque chose, même si c’est peu, on peut lui faire totalement confiance. Drou, qui contemplait ses genoux, la mine morose, hocha la tête et eut un sourire contraint. — Le réplicateur utérin est pour moi une chose tellement insolite… tellement étrangère… Cordelia lui retourna son sourire. — Certainement moins, en tout cas, que ce à quoi l’évolution nous a condamnés… empirisme et compagnie. Vivent la technologie et la pensée rationnelle ! Et je sais de quoi je parle, croyez-moi ! — Milady… comment avez-vous su que vous étiez enceinte ? Parce que, un beau jour, vous n’avez pas eu vos règles ? — Pas du tout ! L’été dernier… Cette même chambre, ce même lit. En bataille. D’ici peu, Aral et elle pourraient avoir de nouveau des rapports conjugaux, encore que leurs ébats amoureux ne seraient plus tout à fait aussi stimulants puisque leur objectif ultime – concevoir un bébé – leur ferait désormais défaut. — L’été dernier, nous croyions, Aral et moi, que nous allions nous installer ici définitivement. Il avait pris sa retraite, j’avais pris la mienne. Nous n’avions plus aucune obligation. J’aurais été bientôt un peu âgée pour utiliser la méthode organique, apparemment la seule en usage sur Barrayar. Et puis, et ça a été le facteur décisif, il ne voulait pas que nous perdions de temps. Aussi, quelques semaines après notre mariage, je me suis fait retirer mon implant contraceptif. Ce que j’ai pu culpabiliser alors ! Chez moi, il m’aurait fallu solliciter une autorisation en bonne et due forme. — Sans blague ? Drou, les yeux écarquillés, avait l’air fascinée. — Oui, les lois betanes l’exigent. On doit d’abord obtenir une licence parentale. J’avais mon implant depuis l’âge de quatorze ans. Je me rappelle quand j’ai eu mes premières règles. On bloque alors le cycle menstruel jusqu’à nouvel ordre. On m’a donc greffé mon implant, on a fait sauter mon hymen, on m’a percé les oreilles et j’ai eu ma soirée d’initiation… — Vous… vous n’avez quand même pas commencé à avoir des rapports sexuels à quatorze ans ? La voix de Droushnakovi n’était plus qu’un murmure. — J’aurais pu. Mais pour ça, il faut être deux, vous savez. Ce n’est que plus tard que j’ai trouvé un véritable amoureux. (Cordelia avait honte d’avouer qu’elle avait mis si longtemps à le trouver. Elle était, socialement parlant, d’une niaiserie incroyable à l’époque… Et tu n’as pas tellement changé depuis, se reprocha-t-elle.) Je n’imaginais pas que cela arriverait si vite, reprit-elle. Je pensais que les délices d’un apprentissage passionné se prolongeraient plusieurs mois. Mais le bébé est arrivé dès le premier coup. Et voilà pourquoi je n’ai jamais eu mes règles sur Barrayar. — Dès le premier coup, répéta Drou. (Ses lèvres se pincèrent.) Comment avez-vous su que… que ça y était ? Vous avez eu des nausées ? — D’abord, un état de fatigue générale. Les nausées sont venues ensuite. Mais ça a été grâce à mes petits points bleus… (Cordelia s’interrompit, frappée par l’expression désemparée de Droushnakovi.) Drou, toutes ces questions sont-elles d’ordre purement académique ou avez-vous des raisons personnelles pour me les poser ? Le visage de la jeune fille parut littéralement s’affaisser. — Oui, fit-elle d’une voix à peine audible. Il s’agit bien de raisons personnelles. — Oh ! Voulez-vous en parler ? — Non… Je ne sais pas… — Je suppose que cela veut dire oui, soupira Cordelia. Vous savez que je ne demanderais pas mieux que de vous aider dans toute la mesure du possible. — C’est arrivé la nuit de la grenade à la soltoxine, fit Drou d’une petite voix. Comme je ne parvenais pas à dormir, je suis descendue à la cuisine de la cantine grignoter un morceau. En remontant, j’ai vu de la lumière dans la bibliothèque. Le lieutenant Koudelka y était. Il ne pouvait pas dormir, lui non plus. Ah ! C’est donc Kou ? Bien, bien, bien ! Cela pouvait être une bonne chose, après tout. Cordelia sourit à Drou pour l’encourager à poursuivre. — Et alors ? — Nous… je… il… Il m’a embrassée. — Et je présume que vous lui avez rendu la pareille ? — Vous avez l’air de… d’approuver ! — Bien sûr que j’approuve ! Vous et Kou comptez parmi les personnes que j’aime le plus. Ah ! Si seulement vous aviez un peu plus la tête sur les épaules ! Mais continuez. Je présume que vous ne vous êtes pas arrêtés en si bon chemin ? — Nous… nous… nous… — Vous avez baisé, quoi ? — Oui, milady. (Drou, qui avait viré à l’écarlate, déglutit avec effort.) Kou a eu l’air si heureux… pendant quelques minutes. Et j’étais tellement heureuse qu’il le soit, tellement grisée ! Je me moquais bien que ça me fasse mal. Oui, bien sûr ! Toujours cette coutume barbare à laquelle les Barrayarans étaient si attachés. Trousser les jeunes vierges sans leur faire subir au préalable de défloration sous anesthésie. Encore que si l’on faisait entrer en ligne de compte les tortures que réservaient aux futures mères les méthodes de reproduction en usage, la douleur qui accompagnait la première copulation représentait un sérieux coup de semonce. Pourtant, les rares fois où elle l’avait entrevu, Kou, lui non plus, n’avait pas fait à Cordelia l’effet d’un amant nageant dans son bonheur tout neuf. Quel mal ces deux-là se faisaient-ils donc l’un à l’autre ? — Continuez. — J’ai cru voir par la porte de la bibliothèque quelque chose bouger dans le jardin. Et puis, il y a eu la déflagration en haut… Oh, milady, si vous saviez comme je m’en veux ! Si j’avais monté la garde devant votre chambre au lieu de faire ça… — Qu’est-ce que vous racontez, mon petit ! Vous n’étiez pas de service. Si vous n’aviez pas été occupée à faire ça, comme vous dites, vous auriez été en train de dormir dans votre lit. Si on nous a balancé cette grenade à la soltoxine, ce n’est ni votre faute, ni celle de Kou. En fait, si vous n’aviez pas été levée et plus ou moins habillée, le candidat assassin se serait bel et bien évanoui dans la nature. Et nous n’aurions peut-être pas une nouvelle exécution capitale en perspective. — Mais si seulement… — Les si seulement, on n’entend plus que ça depuis trois semaines ! Franchement, je crois qu’il est grand temps de les remplacer par quelque chose de plus positif. Du genre : Maintenant que le mal est fait, n’en parlons plus et passons à autre chose. Une idée frappa brusquement Cordelia. Drou était une Barrayarane ; par conséquent, elle n’avait pas d’implant contraceptif. Elle avait donc passé ces trois dernières semaines à se demander… — Et si vous essayiez mes petits points bleus ? Il m’en reste des quantités. — Quels points bleus ? — J’avais commencé à vous en parler tout à l’heure. Ce sont des lamelles-diagnostic. J’en ai une boîte que j’ai achetée cet été à Vorbarr Sultana dans une boutique spécialisée dans les articles d’importation. On fait pipi dessus, et si ça devient bleu, c’est qu’on a attrapé le ballon. Je n’en ai utilisé que trois. (Cordelia alla fouiller dans le tiroir de sa coiffeuse.) Ah ! Les voilà. (Elle tendit à Drou quelque chose qui ressemblait à une bandelette de papier.) Tenez. Dépêchez-vous d’aller soulager votre vessie. Et votre esprit, par la même occasion. — C’est fiable si rapidement ? — Dès le cinquième jour. (Cordelia leva la main.) Promis juré ! Tout en contemplant la bandelette d’un air inquiet, Droushnakovi alla s’isoler dans la salle d’eau. Elle en ressortit quelques minutes plus tard, l’air morne et le dos rond. Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda Cordelia avec exaspération. — Alors ? — C’est resté blanc. — Dans ce cas, c’est que vous n’êtes pas enceinte. — Non, sans doute pas. — Difficile de deviner si vous êtes contente ou si cela vous ennuie. Si vous souhaitez avoir un bébé, croyez-moi, vous seriez bien inspirée d’attendre un peu que la technologie médicale barrayarane ait fait des progrès. Ce qui n’empêchait pas que la méthode organique eût, un temps, fasciné Cordelia… — Je ne veux pas… Je veux… Je ne sais pas… Depuis cette nuit-là, Kou ne m’adresse pour ainsi dire plus la parole. Je ne voulais pas tomber enceinte, cela m’aurait anéantie, et pourtant, je croyais que si cela devait arriver, il serait peut-être aussi heureux que quand il me faisait l’amour. Qu’il me reviendrait et… Oh ! Les choses allaient si bien ! Et maintenant, tout est gâché ! Droushnakovi nouait et dénouait nerveusement ses mains. Elle était blême et grinçait des dents. Vas-y, ma fille, pleure, que je puisse respirer ! Mais Drou se ressaisit. — Pardonnez-moi, milady. Je n’avais pas l’intention de vous débiter toutes ces stupidités. Stupidités, c’était bien le mot qui convenait. Mais elles n’étaient pas unilatérales. L’intervention d’un médiateur s’imposait pour tenter de réparer ce gâchis. — Et Kou, dans tout ça ? Qu’est-ce qu’il a ? Je pensais qu’il culpabilisait comme tout le monde à cause de l’attentat à la soltoxine. À commencer par Aral et moi. — Je ne sais pas, milady. — Avez-vous essayé de prendre le taureau par les cornes ? De lui demander carrément ce qu’il a dans le ventre, par exemple ? — Quand je m’approche de lui, il court se cacher ! Cordelia soupira et, n’insistant pas davantage, entreprit de s’habiller. Et avec de vrais vêtements. Terminé, les robes de chambre de malade ! Le pantalon marron de son ancien uniforme était accroché au fond de la penderie d’Aral. Elle l’essaya avec curiosité. Elle n’eut pas de difficulté à l’agrafer à la taille et constata qu’elle flottait dedans. Elle avait été vraiment malade, cela ne faisait pas le moindre doute. Malgré tout, elle le garda et enfila par-dessus un chemisier à fleurs. Elle se sentait parfaitement à l’aise et elle sourit en s’examinant dans la glace. Certes, elle était pâlichonne, mais sa silhouette avait retrouvé toute sa sveltesse. La porte s’entrouvrit et la tête d’Aral apparut dans l’entrebâillement. — Ah ! Tu es levée, capitaine de mon cœur ! (Son regard se posa sur Droushnakovi.) Et vous êtes là toutes les deux. Tant mieux ! Je crois que j’ai besoin de ton aide, Cordelia. J’en suis même certain. Il entra délibérément. Il avait revêtu la tenue décontractée qu’il avait l’habitude de porter à Vorkosigan Surleau : un vieux pantalon militaire et une chemise civile. Koudelka, qui le suivait, dans un impeccable treillis noir dont le col s’ornait des barrettes rouges, insignes de son grade, avait tout du chien battu. Il marchait d’un pas raide, étreignant sa canne avec force. Drou recula et, s’adossant au mur, croisa les bras sur sa poitrine. — Le lieutenant Koudelka, commença Aral, m’a dit… Il désire… Enfin, il a une confession à faire. Et il espère, je crois, recevoir l’absolution. — Je ne la mérite pas, Excellence, balbutia Koudelka. Mais ça ne peut pas durer plus longtemps comme ça. Il faut que ça sorte. Il gardait la tête baissée, fuyant les regards des autres. Retenant son souffle, Droushnakovi, elle, ne le quittait pas des yeux. Aral s’assit à côté de Cordelia sur le bord du lit. — Accroche-toi à la rampe, murmura-t-il du coin des lèvres. Quand il m’a dit ça, j’en suis resté comme deux ronds de flan. — Il se pourrait bien que j’aie quelques longueurs d’avance sur toi, répondit Cordelia sur le même ton. — Ce ne serait pas la première fois. Allez-y, lieutenant. (Aral avait repris sa voix normale.) Faire traîner les choses en longueur ne les rend pas plus faciles pour autant. — Drou… Mademoiselle Droushnakovi, je suis venu faire amende honorable. Et vous présenter mes excuses. Non, la formule est bien trop éculée. Vous méritez plus que des excuses, ce sont des réparations que je vous dois. Une expiation. Tout ce que vous voudrez. Mais je regrette, je regrette tellement de vous avoir violée ! Droushnakovi ouvrit la bouche toute grande et la garda ainsi trois bonnes secondes avant de la refermer avec une telle force que Cordelia entendit claquer ses mâchoires. — Hein ? Koudelka tressaillit mais ne releva pas la tête. — Pardon… Pardon ! murmura-t-il. — Vous… pensez que vous… m’avez… quoi ? hoqueta Droushnakovi, outrée. Vous croyez que vous pouvez… Oh ! (Rigide, les mains crispées, elle suffoquait d’indignation.) Triple buse ! Imbécile ! Crétin ! Saligaud ! Espèce de… de… Elle en bredouillait, tremblant de la tête aux pieds. Cordelia n’en revenait pas de la voir dans un état pareil. Aral se caressait pensivement la lèvre. Droushnakovi marcha sur Koudelka et, d’un coup de pied, fit voler au loin sa canne-épée. Un peu plus, et il s’écroulait. Puis, d’une seule poussée, elle le catapulta contre le mur et, lui enfonçant les doigts dans le plexus solaire, le paralysa net, lui coupant la respiration. — Espèce de sale con ! Vous vous figurez que vous auriez pu poser la main sur moi sans ma permission ? Oh ! Est-il possible d’être aussi… aussi… d’être à ce point… Faute de trouver ses mots, elle acheva sa diatribe par un hurlement de rage, sa bouche tout contre l’oreille de Koudelka dont, du coup, tout le corps se convulsa. — S’il vous plaît, Drou, n’abîmez pas mon secrétaire, dit doucement Aral. Les réparations sont hors de prix. Droushnakovi fit volte-face, libérant Koudelka qui vacilla sur lui-même et s’affala sur ses genoux. Cachant son visage dans ses mains, elle sortit de la pièce. La porte claqua derrière elle. Ce fut seulement alors, tandis qu’elle battait en retraite, qu’elle éclata en sanglots, des sanglots précipités qui s’éloignaient et dont les murs du couloir renvoyaient l’écho. Une seconde porte claqua. Et ce fut le silence. — Je suis désolé, Kou, dit Aral, une fois le calme revenu. Mais il ne semble pas que la cour tiendra compte du crime dont vous vous accusez. — Je ne comprends pas… Koudelka secoua la tête, se traîna jusqu’à sa canne pour la récupérer et se remit tant bien que mal debout. — Je me trompe ou c’est de ce qui s’est passé entre vous deux la nuit de l’attentat à la soltoxine que vous parliez ? demanda Cordelia. — Oui, milady. Comme je n’arrivais pas à dormir, j’étais descendu travailler un peu dans la bibliothèque. Elle y est entrée. Nous avons bavardé. Et, soudain, j’ai éprouvé… Bon, vous me comprenez. C’était la première fois que j’étais de nouveau fonctionnel depuis que j’avais reçu cette décharge de brise-nerfs. J’ai pensé que ça ne se reproduirait plus avant une bonne année… voire plus jamais. Alors, j’ai paniqué. Je… je l’ai prise, là, dans la bibliothèque. Sans rien lui demander, sans dire un mot. Et puis, nous avons entendu l’explosion et nous nous sommes précipités dans le jardin. Le lendemain, elle ne m’a pas accusé de l’avoir violée. J’ai attendu, attendu… — Mais si Kou ne l’a pas violée, pourquoi vient-elle de piquer cette crise ? fit Aral. Ce fut Koudelka qui répondit : — C’est qu’elle était folle de rage, Excellence. Les regards qu’elle me lance depuis trois semaines… — C’étaient des regards de peur, Kou, dit Cordelia. — Oui, je l’ai pensé aussi. — Mais ce n’était pas de vous qu’elle avait peur, c’était d’être enceinte. — Oh ! s’exclama Koudelka d’une voix éteinte. — Or, il se trouve qu’elle ne l’est pas. (Le nouveau « Oh ! » que lâcha Koudelka fut encore plus faible que le premier.) Seulement, elle vous en veut, maintenant, et ce n’est pas moi qui le lui reprocherais. — Mais si elle ne croit pas que je l’aie… Pour quelle raison, alors ? — Vous ne comprenez pas. (Cordelia lança un coup d’œil à Aral en fronçant les sourcils.) Toi non plus, n’est-ce pas ? — Eh bien, à vrai dire, je… — Parce que vous lui avez fait injure, Kou. Pas il y a trois semaines, mais à l’instant – ici même. La manière dont vous vous êtes exprimé lui a brutalement fait comprendre que vous étiez tellement polarisé sur vous-même cette nuit-là que vous ne la voyiez même pas, elle. C’est moche, Kou. Très moche. Vous lui devez de sacrées excuses. Elle se donnait totalement à vous et vous y attachiez si peu d’importance que vous ne l’avez même pas remarqué. Koudelka leva vivement la tête. — Comment ça, « elle se donnait » ? Par charité ? — Cela ressemblerait plus à un don des dieux, murmura Aral qui avait une manière plus personnelle de voir les choses. — Je ne suis pas un… (Koudelka tourna la tête vers la porte.) Voulez-vous dire que je devrais lui courir après ? — À votre place, j’irais en rampant. Et vite. Je me glisserais sous sa porte, je la laisserais jouer du tambour sur mon ventre à coups de pied et quand elle se serait défoulée, je lui renouvellerais mes excuses. Comme ça, vous arriveriez peut-être encore à redresser la situation. Une lueur d’amusement qu’il ne cherchait pas à cacher brillait maintenant dans les yeux d’Aral. — Comment appelleriez-vous une chose pareille ? s’exclama Kou avec indignation. Une capitulation sans conditions ? — Non, j’appelle ça remporter la victoire. Faites-moi confiance et suivez mes conseils. — Vous… Cessez de vous moquer de moi ! Ce fut Cordelia qui répondit d’une voix sèche : — Alors, cessez de vous rendre ridicule ! Essayez plutôt de penser l’espace d’une minute à quelque chose d’autre qu’à votre nombril. — Mes respects, milady. Mes respects, Excellence. Koudelka grinçait des dents tant il se sentait outragé dans sa dignité. Il s’inclina en claquant des talons et sortit. Mais une fois dans le couloir, ce fut dans la direction opposée à celle qu’avait prise Droushnakovi qu’il s’éloigna. Quand le bruit de ses pas décrut dans l’escalier, Aral eut un hochement de tête découragé et un ricanement lui échappa. Cordelia lui donna une petite tape sur le bras. — Tais-toi. Pour eux, ce n’est pas drôle. (Leurs regards se croisèrent. Elle eut un gloussement de rire contenu qu’elle s’empressa d’étouffer.) Bon sang ! Il voulait vraiment l’avoir violée ! Quelle prétention ! Tu ne crois pas qu’il a un peu trop fréquenté Bothari ? La plaisanterie était d’un goût douteux, et ils recouvrèrent leur sérieux. Aral prit un air songeur. — Je pense que c’est son manque de confiance en lui qui le faisait parler de la sorte. Mais ses remords étaient sincères. — Empreints d’un chouia de suffisance quand même. Il est peut-être temps de lui botter un peu les fesses. Aral arrondit les épaules avec lassitude. — Il a une dette envers elle, c’est hors de doute. Mais que veux-tu que je lui ordonne de faire ? S’il ne la règle pas de son plein gré, à quoi bon ? Cordelia marmonna un acquiescement. Ce fut seulement à l’heure du déjeuner que Cordelia remarqua que leur petit univers n’était pas au complet. — Où est le comte Piotr ? demanda-t-elle à Aral à la vue des deux couverts dressés dans la salle à manger. Il ne faisait pas chaud. Le brouillard matinal s’était transformé en nuages bas et gris qui se pourchassaient sous les coups de fouet d’un vent glacial. Cordelia avait enfilé un vieux blouson de treillis de son mari par-dessus son chemisier. Vorkosigan parut surpris. — Je croyais qu’il était allé aux écuries assister à une séance de dressage de son nouveau cheval. C’est, en tout cas, ce qu’il m’avait dit. — Eh non, monsieur Aral, dit la gouvernante du comte qui apportait le potage. Le seigneur comte est parti en voiture ce matin avec deux de ses hommes. — Ah bon ? Excuse-moi, je te prie, cher capitaine. Aral se leva de table et quitta la pièce. Une des resserres à l’arrière de la maison avait été aménagée en centre de communication. On y avait installé une console à double brouillage et un homme de la Séclmp montait la garde devant la porte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était là que se dirigeait Aral à en juger par l’écho de ses pas dans le vestibule. Cordelia attaqua son potage et eut l’impression d’avaler du plomb fondu ; elle reposa sa cuiller et attendit. La voix lointaine d’Aral et celle de son correspondant, déformée par la transmission électronique, lui parvenaient, trop assourdies cependant pour qu’elle puisse distinguer les paroles. Après ce qui lui sembla être une petite éternité, encore que le potage fût toujours aussi brûlant, Aral réapparut. Il était pâle. — Il est allé là-bas ? lui demanda-t-elle. À l’Hôp-Imp ? — Oui. Il s’y est rendu et il en est reparti. Tout va bien. Ses lourdes mâchoires étaient crispées. — Tu veux dire… pour le bébé ? — Oui. On ne l’a pas laissé entrer. Il a discuté un moment et puis il a pris le chemin du retour. C’est tout. L’air sombre, Aral porta une cuillerée de potage à ses lèvres. Le comte rentra quelques heures plus tard. De la pièce du devant où elle se tenait avec Aral, Cordelia perçut le chuintement feutré de sa voiture qui remontait l’allée et contournait la maison pour s’arrêter devant la façade nord. Le panneau de l’habitacle s’ouvrit. Se referma. Le véhicule repartit en direction du garage situé en haut de la colline, près des écuries. Quand le panneau de la voiture avait claqué, Aral, qui étudiait un rapport, avait appuyé sur la touche « arrêt » de son lecteur portatif et, maintenant, comme Cordelia, il attendait, guettant les bruits de pas pressés qui sonnaient sur les marches de l’escalier extérieur. La scène qui s’annonçait allait être pénible. Sa bouche n’était plus qu’un fil et son regard était sombre. La porte s’ouvrit à la volée, et le comte Piotr se planta, jambes écartées, sur le seuil. Il était sanglé dans son vieil uniforme orné des insignes de général. — À nous deux ! Le garde qui le suivait lança un regard embarrassé à Aral et à Cordelia, puis s’esquiva avant même que le comte l’eût congédié. Piotr ne s’aperçut même pas de son départ. Il ne voyait qu’Aral. — Ainsi, tu as osé m’humilier en public ! Me dresser un traquenard ! — Si tu as subi un affront, toi seul en es responsable, père. Ce traquenard, tu l’aurais évité si tu avais choisi de prendre une route différente. Les mâchoires crispées du comte tressautaient tandis qu’il digérait ces paroles et les rides qui labouraient son visage se creusaient encore davantage. La fureur se mêlait en lui à l’embarras. Un embarras qui entrait en conflit avec sa bonne conscience – la gêne que seul peut éprouver quelqu’un qui est dans son tort. Il doute de lui, songea Cordelia. Ce qui était un fil d’espoir. Ne perdons pas ce fil. Peut-être est-ce le seul moyen que nous ayons de sortir de ce labyrinthe. Ce fut la bonne conscience qui finit par l’emporter chez Piotr. — Je ne devrais pas avoir à m’occuper de cela, gronda-t-il. Protéger le génome, c’est l’affaire des femmes. — C’était leur affaire au temps de l’Isolement, rétorqua Aral d’une voix égale. Quand la seule réponse à la mutation était l’infanticide. Aujourd’hui, il existe d’autres solutions. — Quels étranges sentiments devaient éprouver les femmes enceintes qui ignoraient sur quoi, de la vie ou de la mort, déboucherait leur grossesse, fit pensivement Cordelia. Boire une goutte de cette coupe une seule et unique fois dans sa vie était tout ce qu’elle désirait, mais les Barrayaranes, elles, buvaient la coupe jusqu’à la lie et elles recommençaient jusqu’à plus soif… Que la culture de leurs descendants soit aussi anarchique, cela n’était pas surprenant : ce qui l’était, c’était qu’elle ne fût pas démentielle. — Tu nous trahis tous quand tu lui laisses les mains libres, dit Piotr. Comment penses-tu pouvoir diriger une planète si tu n’es même pas maître chez toi ? Un coin de la bouche d’Aral se retroussa légèrement. — Le fait est qu’il n’est pas facile d’imposer sa loi à Cordelia. Par deux fois elle m’a échappé. Qu’elle soit revenue volontairement me stupéfie encore. — Reprends conscience de tes devoirs ! De tes devoirs envers moi, non point en tant que père mais en tant que comte. Tu es mon vassal. Et c’est à cette étrangère que tu choisis d’obéir plutôt qu’à moi, ton suzerain ? — Oui. (Aral regarda son père droit dans les yeux.) C’est dans l’ordre des choses. (Le comte tressaillit et Aral ajouta sèchement :) Tenter de réduire le problème de l’infanticide à une simple question d’obéissance ne t’aidera en rien, père. Tu m’as toi-même enseigné les détours d’une rhétorique spécieuse. — En d’autres temps, une moindre insolence t’aurait valu d’avoir la tête tranchée. — Oui, la situation présente est un peu particulière. Héritier du comte que tu es, mes mains sont entre les tiennes. Seulement, tes mains sont entre celles du régent que je suis. Jadis, une bonne petite guerre nous aurait permis de sortir de cette impasse. Aral sourit – du moins, ses lèvres découvrirent ses dents. La porte du vestibule s’ouvrit brusquement et le lieutenant Koudelka surgit, la mine anxieuse. — Je suis au regret d’interrompre votre conversation, Excellence, mais j’ai des problèmes avec le communico. Il est encore en panne. — Quel genre de problème, lieutenant ? lui demanda Vorkosigan qui dut faire un effort pour sauter ainsi du coq à l’âne. L’intermittence ? — Il ne marche plus, c’est tout. — Il y a quelques heures, il fonctionnait parfaitement. Vérifiez le générateur. — Je l’ai vérifié, Excellence. — Alors, appelez un tech. — Avec la console en rade, je ne peux pas. — Oui, c’est vrai. Dites au commandant de la garde de l’ouvrir et tâchez de voir ce qui ne colle pas. Qu’il alerte ensuite un tech en se servant de sa propre ligne – la ligne non brouillée. — Tout de suite, Excellence. Koudelka ressortit, non sans avoir enveloppé d’un regard circonspect le régent, son père et sa femme qui, immobiles et tendus, brûlaient d’impatience de le voir déguerpir. Le comte ne s’avouait pas vaincu. — Je te jure que je la renierai, cette chose enfermée dans un bocal à l’HôpImp ! Je la déshériterai ! — C’est là une menace en l’air, père. Il n’y a que moi que tu puisses directement renier. Par un décret impérial. Dont tu devras humblement solliciter qu’il soit édicté. Par moi. (Aral eut un nouveau sourire en coin.) Une requête à laquelle je ferai droit, bien entendu. Du judo mental, songea Cordelia. Les coups portés par le comte tombaient à côté de la cible, faisant seulement jaillir de dérisoires éclaboussures. Il était déséquilibré et, pour retrouver son centre de gravité, il se mit à frapper sauvagement dans une autre direction. — Pense à Barrayar. Pense à l’exemple que tu donnes. — Oh ! J’y ai pensé. (Aral ménagea une pause.) Nous avons toujours montré le chemin, aussi bien toi que moi. Quand un Vorkosigan va quelque part, d’autres peuvent trouver que prendre la même route n’est pas une impossibilité absolue. Un peu d’ingénierie sociale… personnelle, voilà tout. — C’est peut-être vrai pour les galactiques, mais notre société ne peut se permettre ce luxe. C’est tout juste si nous sommes en mesure de la maintenir telle qu’elle est. Nous ne pouvons traîner le poids mort de millions de handicapés ! — Des millions ? (Les sourcils d’Aral s’arquèrent.) Maintenant, voilà que tu extrapoles de un à l’infini ! Un argument bien faible, père. Indigne de toi. — C’est à chacun qu’il appartient de juger si le fardeau qui l’accable est ou non supportable, dit doucement Cordelia. Piotr se tourna vers elle. — Oui… Et qui paie la note, hein ? L’Impérium. Qui finance le laboratoire de Vaagen ? La Recherche militaire. C’est donc tout Barrayar qui paie pour prolonger la vie de votre monstre. Bien que déconcertée, Cordelia rétorqua : — Un investissement qui se révélera peut-être plus profitable que vous ne le pensez. Piotr eut un reniflement de mépris et ses yeux passèrent de sa belle-fille à son fils. — Ainsi, tu es bien décidé à m’imposer la présence de cette… cette mutation. Chez moi. Dans ma propre maison. Je ne peux pas te contraindre, je ne peux pas te donner l’ordre de… Fort bien. Tu veux que les choses changent ? Eh bien, elles vont changer ! Pour toi. Je ne veux pas que ce monstre porte mon nom. Cela, au moins, je peux te le refuser. Aral pinça les lèvres mais ne fit pas un geste. L’écran du lecteur – qu’il avait entièrement oublié – luisait toujours. Pas un seul muscle de ses mains ne bougeait. — Très bien, père. — Dans ce cas, nous l’appellerons Miles Naismith Vorkosigan, dit Cordelia avec calme, bien qu’elle fût parcourue de frissons et eût l’impression que son cœur était pris dans un étau. Mon père n’y verra pas d’inconvénient. — Votre père est mort, cracha Piotr. Transformé en une flaque de plasma dans l’accident d’une navette, il y avait plus de dix ans de cela… Parfois, quand elle fermait les yeux, Cordelia s’imaginait revoir cet instant tragique imprimé sur sa rétine. — Pas entièrement. Pas tant que je vivrai et me rappellerai. Ce fut comme si elle avait enfoncé ses dents dans le cœur même du vieil homme. Le cérémonial funèbre barrayaran était proche du culte des ancêtres. Comme si le souvenir des défunts avait le pouvoir de maintenir leur âme en vie. Sa propre mortalité cou-lait-elle aujourd’hui dans les veines du comte comme un sang glacé ? Il était allé trop loin, il en avait conscience, mais désormais il ne pouvait plus revenir en arrière. — Rien n’est donc capable de te ramener à la raison ? Rien ? Alors, écoute-moi bien ! (Son regard fulminant transperçait Aral de part en part.) Disparais de cette maison. De cette maison et, aussi, de la résidence Vorkosigan. Va-t’en et emmène ta femme. Sur-le-champ. D’un coup d’œil circulaire, Aral embrassa ce qui avait été le décor de son enfance. Il posa délicatement le lecteur et se mit debout. — Très bien, père. Piotr était écartelé entre la colère et la douleur. — Tu renoncerais à ta demeure pour… ça ? — Ma demeure n’est pas une maison, père, répondit gravement Aral. C’est une personne. Des êtres, ajouta-t-il à contrecœur, entendant par là aussi bien son père que Cordelia. Tout le corps de celle-ci était douloureux tant la tension qui la raidissait était intense. Ce vieil homme était-il de pierre ? Elle avait le souffle coupé par l’attitude respectueuse dont, même maintenant, Aral ne se départait pas. — Tu retourneras les rentes et les revenus que tu touches au Trésor du district, dit impétueusement Piotr. — Il en sera fait selon tes souhaits, père. Aral se dirigea vers la porte. La voix du comte se brisa : — Où comptes-tu vivre désormais ? — Hlyan me harcèle pour que je prenne mes quartiers au palais impérial par sécurité. Même Vorhalas a réussi à me convaincre qu’il a raison. Cordelia, qui s’était levée en même temps que son époux, alla jusqu’à la fenêtre où elle se perdit dans la contemplation des verts, des gris et des bruns maussades du paysage. Les eaux argentées du lac étaient frangées d’écume. Comme il allait être froid, cet hiver barrayaran ! — Ainsi, après tout, tu as décidé de mener un train de vie impérial, hein ? railla Piotr. Quelle présomption ! Son irritation arracha une grimace à Aral. — C’est tout le contraire, père. Si je ne dois pas avoir d’autre revenu que ma demi-solde d’amiral, je ne peux me permettre de refuser d’être logé gratis. Un objet qui avait soudain émergé des nuages attira l’attention de Cordelia. Elle cligna des paupières, prise d’un début d’inquiétude, et murmura, plus pour elle-même que pour les autres : — Mais qu’est-ce qu’elle a, cette vedette ? L’objet noir grossissait. Secoué de soubresauts bizarres, il laissait derrière lui un sillage de fumée. Zigzaguant au-dessus du lac, il se dirigeait droit sur la maison. — Mon Dieu ! Et si jamais elle était bourrée de bombes ? — Comment ? s’exclamèrent en chœur Aral et Piotr qui se hâtèrent de rejoindre Cordelia devant son poste d’observation. — Elle porte les couleurs de la Séclmp, observa le régent. Le comte plissa les yeux. Déjà, Cordelia calculait la marche à suivre : traverser le vestibule coudes au corps et se ruer sur la porte du fond. Un petit fossé longeait l’allée. S’ils s’y allongeaient à plat ventre… Mais l’appareil arrivait au bout de sa trajectoire et perdait de la vitesse. Finalement, il se posa tant bien que mal sur la pelouse qui s’étendait devant la demeure. Des hommes, les uns portant la livrée de la maison Vorkosigan, les autres la tenue vert et noir de la Séclmp, s’en approchaient et l’entouraient avec précaution. Les dégâts étaient maintenant bien visibles : une déchirure aux bords noircis due à un projectile à plasma, des traînées couleur de suie, les surfaces des gouvernes tordues – c’était miracle qu’il ait pu voler dans cet état. — Mais qui… commença Aral. Le regard de Piotr se durcit quand il entrevit le pilote à travers le trou qui s’ouvrait dans le fuselage. — Nom de nom ! Mais c’est Negri ! Aral se rua sur la porte, suivi par Piotr et Cordelia. Quelques instants plus tard, tous trois fonçaient en direction de l’épave. Les gardes durent s’arc-bouter pour ouvrir la portière faussée. Ils reçurent Negri dans leurs bras et l’allongèrent sur le gazon. Tout son flanc et sa cuisse gauches étaient affreusement brûlés. De son uniforme carbonisé, il ne restait que des lambeaux qui ne cachaient pas les chairs lacérées et ensanglantées que boursouflaient des cloques blanchâtres. Il était secoué de tremblements irrépressibles. Le petit passager attaché sur le siège du copilote n’était autre que l’empereur Grégor. Terrifié, il pleurait silencieusement, ravalant ses sanglots. Cordelia trouvait effrayante une telle maîtrise de soi chez un gamin de cinq ans. Il aurait dû pousser des hurlements. Comme elle-même se retenait de le faire. Il portait les vêtements qu’il mettait d’habitude pour jouer – une culotte bleue et une chemise légère. Il avait perdu une chaussure. Un garde de la Séclmp déboucla son harnais de sécurité et le sortit de l’appareil. Le petit prince s’écarta de son sauveteur et, tassé sur lui-même, éperdu d’horreur, regarda Negri avec égarement. Croyais-tu donc que les grandes personnes étaient indestructibles, gamin ? songea Cordelia. Kou et Drou, qui avaient rejoint l’équipe des gardes, contemplaient comme eux le spectacle, les yeux écarquillés. Quand il aperçut Droushnakovi, Grégor se précipita sur elle. — Au secours, Droushie ! hoqueta-t-il en se cramponnant à sa jupe. À présent, ses sanglots commençaient à être audibles. Elle le prit dans ses bras. Aral s’agenouilla à côté du chef de la Séclmp. — Que s’est-il passé, Negri ? Le blessé agrippa le blouson du régent de sa main valide. — Il prépare un putsch… dans la capitale. Les conjurés ont occupé le siège de la Séclmp… Ils se sont emparés du centre com… Pourquoi n’avez-vous pas répondu ? Le Q.G. est encerclé, ils s’y infiltrent. On se bat dans le palais. Nous étions prévenus… sur le point de l’arrêter. Il a paniqué. Il a frappé trop tôt. Pour ce qui est de Kareen, je crois qu’il l’a… — Qui ça, « il », Negri ? l’interrompit Piotr. — Vordarian. Aral hocha la tête d’un air sombre. — Bien sûr… — Prenez l’enfant sous votre garde, balbutia Negri. Il va nous tomber sur le dos d’un moment à l’autre… (Ses frissons étaient maintenant des convulsions et ses yeux se révulsaient dans leurs orbites. Sa respiration se muait en râles étranglés. Soudain, son regard se fit intense.) Dites à Ezar… Des spasmes prirent de nouveau possession de son corps massif. Puis s’apaisèrent. Negri avait cessé de respirer. 11 — La console sous brouillage a été sabotée, Excellence, dit Koudelka à Vorkosigan. (Le chef des gardes, qui l’accompagnait, confirma d’un signe de tête.) Je venais justement vous avertir… Koudelka jeta un regard chargé d’effroi au corps de Negri allongé sur l’herbe. Agenouillés devant lui, deux agents de la Séclmp tentaient fébrilement de lui apporter les premiers secours – massage cardiaque, oxygénation, piqûres –, mais leurs efforts étaient vains : le corps demeurait flasque et le visage cireux inerte. Cordelia avait déjà vu la mort de près et elle en reconnaissait les symptômes. Inutile, les gars, vous ne le rappellerez pas à la vie. Pas cette fois. Il était venu apporter ce dernier message à Ezar en personne. Le dernier rapport de Negri… — La mise hors d’usage de la console a-t-elle été soudaine et instantanée ou y avait-il un système à retardement ? s’enquit Vorkosigan. — Elle a été apparemment immédiate, répondit le commandant de la garde. Nous n’avons trouvé trace ni de retardateur ni de minuterie. Quelqu’un a simplement ouvert le châssis par l’arrière et fracassé les mécanismes internes. Tous les regards convergèrent vers l’homme de la Séclmp qui avait été de faction devant la salle des communications. Vêtu du treillis noir de rigueur et désarmé, il était encadré par deux de ses collègues. Son teint était presque aussi plombé que celui de Negri, mais il suait la peur. — Alors ? Le chef des gardes haussa les épaules. — Il nie être l’auteur du sabotage. Naturellement. Vorkosigan dévisagea le suspect. — Qui a lancé cette opération contre moi ? L’homme regarda autour de lui avec affolement. Brusquement, il tendit le doigt vers Droushnakovi qui tenait toujours Grégor, secoué de sanglots, dans ses bras. — C’est elle ! — Moi ? s’exclama Drou avec indignation. C’est un odieux mensonge ! Elle serra plus fort l’enfant contre elle. Les mâchoires de Vorkosigan se contractèrent. — Je n’ai pas besoin d’un sérum de vérité pour savoir que l’un de vous deux ment. Pour le moment, nous n’avons pas le temps. Commandant, mettez-les tous deux en état d’arrestation. On réglera cette question plus tard. (Il balaya anxieusement du regard l’horizon nord.) Vous, reprit-il en désignant un autre homme de la Séclmp, réunissez tous les moyens de transport que vous pourrez trouver. Nous allons immédiatement évacuer les lieux. Vous, ordonna-t-il à l’un des hommes d’armes de Piotr, prévenez les habitants du village. Kou, embarquez les dossiers, prenez un arc à plasma pour finir de liquéfier la console, puis venez me rejoindre. Koudelka jeta un regard angoissé à Droushnakovi par-dessus son épaule et s’éloigna en claudiquant en direction de la maison. Fouettée par le vent froid qui faisait voler sa jupe, Drou, rigide et comme assommée, rongeait son frein. La mine sombre, elle ne quittait pas Vorkosigan des yeux et ce fut à peine si elle remarqua le départ du lieutenant. — Tu comptes aller à Hassadar ? demanda Piotr à son fils. Sa voix était étrangement douce. — Oui. Hassadar était la capitale du district de Vorkosigan. Des troupes impériales y étaient cantonnées. Cette garnison était-elle loyale ? — Tu ne songes pas à tenir la ville, j’imagine ? — Bien sûr que non. (Aral eut brièvement son sourire de loup.) Hassadar sera le premier cadeau que je ferai au commodore Vordarian. Piotr hocha le menton, apparemment satisfait de cette réponse. Cordelia tourna vivement la tête. Malgré l’arrivée surprise de Negri, ni Piotr ni Aral n’avaient l’air si peu que ce soit paniqué. Ils ne faisaient pas un geste, ne prononçaient pas une parole inutiles. — Vous partirez avec le petit, père, dit Aral à mi-voix. Nous nous retrouverons… Non ! Ne me dites même pas où. Vous nous contacterez. — Entendu. — Vous emmènerez aussi Cordelia. Le comte ouvrit la bouche et la referma. — Et le sergent Bothari. Il assurera la protection rapprochée de Cordelia puisque Drou est momentanément… en congé. — Alors, il me faut Esterhazy. — Soit. Mais je veux disposer de tout le reste de vos hommes. — D’accord. Piotr prit le dénommé Esterhazy à part et s’entretint quelques instants avec lui à voix basse, puis Esterhazy partit en courant. Des hommes s’égaillaient dans toutes les directions à mesure que les ordres se répercutaient tout au long de la chaîne de commandement. Le comte appela un autre de ses féaux à qui il dit de sauter dans sa voiture et de rouler vers l’ouest. — Jusqu’où, monseigneur ? — Aussi loin que votre habileté vous permettra d’aller. Après, filez si vous le pouvez et rejoignez le seigneur régent. Vu ? L’homme d’armes acquiesça et, suivant l’exemple d’Esterhazy, partit au galop. — Sergent, dit Aral à Bothari, vous obéirez à lady Cordelia comme à moi-même. — Son Excellence peut compter sur moi. — Il me faut cette vedette, fit Piotr en tendant le menton vers l’appareil endommagé aux commandes duquel Negri avait atterri. La vedette n’émettait plus de fumée, mais Cordelia doutait qu’elle soit en état de reprendre l’air. Elle la voyait mal monter en flèche, manœuvrer ou piquer sur un adversaire déterminé. Elle est à peu près aussi en forme que moi pour se livrer à ce genre d’exercice… — Avec Negri à bord, ajouta Piotr. — Il aurait apprécié, dit Aral. — Sans aucun doute. (Après un bref hochement du menton, le comte s’approcha de l’équipe médicale.) Laissez tomber, les enfants. Cela ne sert plus à rien, maintenant. Installez plutôt son corps dans le vaisseau. Aral se tourna enfin – et pour la première fois – vers Cordelia. — Cher capitaine… Son expression avait la même dureté implacable que lorsqu’il avait vu Negri s’affaler dans les bras des gardes. — Aral, cela n’a-t-il été une surprise que pour moi ? — Je ne voulais pas t’ennuyer avec cette affaire pendant que tu étais malade. (Les lèvres de Vorkosigan se pincèrent.) Nous avons découvert que Vordarian tramait une conspiration, au Q. G. et ailleurs. Sous le coup d’une inspiration, Illyan a ouvert une enquête. J’imagine que ce genre d’intuition est le propre des hauts responsables de la Sécurité. Mais pour convaincre de trahison un homme ayant le poids et les relations de Vordarian, nous avions besoin de preuves en béton. Le Conseil des comtes admet très difficilement qu’un de ses membres soit mis en cause par le pouvoir central. Il était hors de question de faire état d’un complot fantôme. Mais, hier soir, Negri m’a appelé pour me dire qu’il avait réuni des indices assez solides pour qu’on puisse enfin agir. Il avait seulement besoin d’une ordonnance impériale signée de ma main pour procéder à l’arrestation d’un comte souverain dans son district. J’étais censé me rendre à Vorbarr Sultana cette nuit pour superviser l’opération. De toute évidence, Vordarian a été prévenu. Originellement, il était prévu qu’il ne passerait à l’action qu’un mois plus tard, après mon assassinat de préférence. — Mais… — Maintenant, va. (Il poussa Cordelia vers la vedette.) Les troupes de Vordarian seront là d’une minute à l’autre. Il faut que tu partes. Quelles que soient les cartes qu’il a en main, il sait qu’il n’aura pas partie gagnée tant que Grégor sera libre. — Aral… Tout ce que Cordelia avait réussi à émettre était un couinement ridicule. Elle déglutit péniblement, avec l’impression d’avaler des grêlons durs et glacés. Mille questions, dix mille protestations se bousculaient dans sa tête. — Veille sur toi. Ce fut tout ce qu’elle parvint à bredouiller. — Toi aussi. Une dernière lueur étincela dans les prunelles de Vorkosigan, mais son expression, déjà, était devenue lointaine. Son esprit était désormais totalement accaparé par des considérations et des calculs d’ordre tactique. Le temps pressait. Il s’approcha de Drou qui tenait toujours Grégor dans ses bras et lui murmura quelques mots à l’oreille. Ce fut à contrecœur qu’elle lui confia l’enfant. Tout le monde s’entassa dans l’appareil, Bothari aux commandes, les autres – Piotr et Cordelia, Grégor sur ses genoux – tant bien que mal coincés à l’arrière contre le cadavre de Negri. Le petit prince, totalement muet, frissonnait des pieds à la tête. Ses yeux écarquillés, où se lisait tout son désarroi, étaient rivés sur ceux de Cordelia qui, machinalement, l’enlaça. Il ne répondit pas à son étreinte, se bornant à garder les bras serrés autour de sa propre poitrine. — As-tu vu ce qui est arrivé à ta mère, Grégor ? lui demanda-t-elle. — Les soldats l’ont emmenée, répondit-il d’une voix atone. L’appareil en surcharge zigzaguait tandis que Bothari s’efforçait de lui faire suivre l’inclinaison de la pente, volait en vacillant à quelques mètres seulement du sol, ferraillant, gémissant et hoquetant – comme gémissait et hoquetait intérieurement Cordelia. Elle se retourna pour lancer à travers le panneau faussé un regard – un dernier regard ? – à Aral qui, maintenant, se dirigeait à toute allure vers l’allée où ses hommes mettaient en ligne toute une collection de véhicules disparates, les uns privés, les autres officiels. Mais pourquoi n’avons-nous pas pris une de ces caisses ? Piotr donnait ses instructions à Bothari : — Quand vous aurez passé la seconde hauteur – si vous réussissez à la franchir –, vous prendrez à droite, sergent, et vous suivrez la rivière. Quelques instants plus tard, la vedette était à moins d’un mètre de la surface de l’eau d’où émergeaient des rochers déchiquetés. Des branches fouettaient la carlingue. — Posez-vous sur cette petite bande de terre et coupez le contact, ordonna le comte. Que tous ceux qui ont sur eux des appareils à cellules énergétiques incorporées s’en débarrassent. Lui-même détacha son chrono et son relais com. Imitant son exemple, Cordelia ôta le sien. Après s’être posé au bord de la rivière sous les branches encore feuillues de quelques arbres importés de la Terre, Bothari demanda : — Votre ordre est valable aussi pour les armes, seigneur ? — Surtout pour elles, sergent. Sur un écran scanner, la cellule d’un neutraliseur est aussi visible qu’une torche et celle d’un arc à plasma a l’éclat d’un feu de joie. Bothari sortit de sous son blouson deux neutraliseurs et deux arcs à plasma, plus tout un attirail qui ne manquait pas d’utilité : un tracteur manuel, son relais com, son chrono et une sorte de petit diagnostiqueur médical. — Mon couteau aussi, seigneur ? — Il a une vibralame ? — Non, juste une lame en acier. — Gardez-le. (Se penchant sur le tableau de commandes, Piotr se mit en devoir de reprogrammer le pilote automatique.) Que tout le monde descende. Vous laisserez le panneau à moitié ouvert, sergent. Bothari introduisit un caillou dans la rainure de l’embase dudit panneau. Il pivota brusquement sur lui-même en entendant soudain du bruit dans les broussailles. — C’est moi… Esterhazy. (Ce dernier avait parlé d’une voix hachée. À quarante ans – c’était un petit jeunot à côté de certains hommes d’escorte grisonnants de Piotr –, Esterhazy tenait à se maintenir en superforme : pour être aussi essoufflé, il avait dû faire vinaigre !) Ils sont là, monseigneur. Les « ils » en question se révélèrent être quatre des chevaux de Piotr attachés par des cordes passant dans des barres de métal qu’ils avaient en travers de la bouche et que les Barrayarans appelaient des « mors ». Une surface de contrôle bien dérisoire aux yeux de Cordelia pour un moyen de transport aussi volumineux. Ces énormes bêtes qui piétinaient sur place et secouaient leur tête aux naseaux évasés ne laissaient pas d’être inquiétantes. Quand Piotr eut fini de reprogrammer le pilote automatique, il appela Bothari et tous deux entreprirent de haler le cadavre de Negri. Quand ils l’eurent assis et attaché sur le siège du pilote, le sergent remit le contact pour faire décoller la vedette et sauta vivement à terre. L’appareil s’éleva en faisant des embardées, évita un arbre de justesse et franchit lourdement la crête. Piotr, qui le suivait des yeux, murmura : — Saluez-le de ma part, Negri. — Mais où l’envoyez-vous comme ça ? lui demanda Cordelia. Au Walhalla ? — Au fond du lac, lui répondit son beau-père non sans une certaine satisfaction. Cela ne manquera pas de les déconcerter. — Mais ses poursuivants ne repéreront-ils pas l’épave et ne la remonteront-ils pas à la surface ? — Si, ils finiront par la renflouer. Seulement, il y a une fosse profonde à cet endroit de la rivière ; l’engin reposera par deux cents mètres de fond. Le repérer et le remonter demandera du temps. Et, quand ils seront arrivés au bout de leurs peines, ils ne sauront ni quand l’appareil a coulé, ni combien de cadavres manquent à l’appel. Il leur faudra sonder toute la fosse avant d’avoir la certitude que Grégor n’est pas enlisé quelque part dans la vase. Et une preuve négative n’est jamais concluante. Même après s’être livrés à cet exercice, ils ne seront pas plus avancés. Maintenant, tout le monde en selle et en avant ! Piotr se dirigea vers les montures d’un pas martial. Cordelia le suivit. En se posant des questions. Des chevaux… Quel nom leur donner ? Esclaves ? Symbiotes ? Ou commensaux ? Celui vers lequel Esterhazy la conduisit plafonnait à un mètre cinquante au-dessus du niveau du sol. L’homme d’armes lui mit les rênes dans les mains, fit volte-face et s’éloigna. La selle arrivait au menton de Cordelia. Comment était-elle supposée grimper dessus ? Par lévitation ? À cette distance, le cheval paraissait beaucoup plus gros que quand on le voyait de loin musarder décorativement dans son pâturage. Un frisson parcourut brusquement son épaule que recouvrait un pelage brun. Miséricorde ! Ils m’en ont donné un qui est taré ! Le voilà pris de convulsions… Cordelia laissa échapper un sourd gémissement. Bothari avait réussi à monter sur le sien. Pour lui, la stature de l’animal n’était pas un problème. Compte tenu de sa taille, ce bourrin grand format faisait figure de poney. Enfant des villes, le sergent n’avait rien d’un cavalier. On aurait dit qu’il était tout en coudes et en genoux, malgré les séances d’équitation que le comte Piotr lui avait imposées depuis qu’il était à son service. Néanmoins, ses mouvements avaient beau être gauches et brutaux, il était évident que Bothari avait le contrôle de sa monture. — Vous serez notre éclaireur, sergent, lui dit Piotr. Il faut qu’il y ait le plus d’écart possible entre nous. À la limite extrême de visibilité. Pas question de rester groupés. C’est vous qui nous ouvrirez la voie. Objectif : les rochers plats – vous connaissez le terrain. Vous nous y attendrez. Bothari fit volter son cheval, l’éperonna et s’éloigna en remontant le sentier forestier au petit trot – c’était le nom que l’on donnait à cette allure. Quand il eut sauté en selle avec aisance, le comte saisit le petit prince qu’Esterhazy lui tendait et l’installa à califourchon devant lui. En fait, la vue des chevaux avait paru ravir Grégor – Cordelia se demandait d’ailleurs bien pourquoi. Piotr ne donnait pas l’impression de faire quoi que ce fût ; cependant, sa monture se mit aussitôt en position pour prendre le départ. C’est de la télépathie ! songea frénétiquement Cordelia. Une mutation les a rendus télépathes et ils ne m’ont rien dit… À moins, peut-être, que ce fût le cheval qui était télépathe. — C’est à vous, maintenant, femme, dit sèchement Piotr avec impatience. Cordelia fit de son mieux pour caler son pied dans l’espèce d’anneau – Comment s’appelle ce machin, déjà ? Ah oui ! Un « étrier » ! – et, tant bien que mal, se hissa à la force du poignet sur la selle. Mais celle-ci glissa lentement sur elle-même, tant et si bien que la régente se retrouva sous le ventre du cheval, s’agrippant désespérément à ses poils. Elle retomba à terre avec un bruit sourd et s’esquiva précipitamment à quatre pattes pour se mettre à l’abri de toutes ces jambes truffées de sabots. Le cheval tourna la tête pour la regarder, nettement moins épouvanté qu’elle, puis se mit à brouter des touffes d’herbe. Piotr émit un grognement d’exaspération tandis qu’Esterhazy remettait pied à terre et se précipitait pour aider Cordelia à se relever. — Vous ne vous êtes pas fait de mal, milady ? Je suis désolé. C’est ma faute. J’aurais dû vérifier les sangles. Vous… euh… vous n’avez jamais monté ? — Jamais. Esterhazy se hâta de remettre la selle en place et assura plus fermement les boucles des sangles. — Je ferais peut-être mieux de marcher ? reprit-elle. Ou de courir ? Ou de me déchirer les poignets. Bon Dieu, Aral, qu’est-ce qui t’a pris de me jeter dans les pattes de ces cinglés ? — Ce n’est pas aussi difficile que ça en a l’air, milady. Votre monture suivra les autres. Rose est la jument la plus douce des écuries. Regardez-la. N’est-elle pas jolie ? Les yeux bruns aux pupilles rouges de l’animal, chargés de malveillance, ignoraient Cordelia. — Je ne peux pas. La phrase s’acheva par un sanglot – le premier que lâchait la jeune femme depuis le début de cette maudite journée. Piotr leva les yeux au ciel et tourna la tête vers sa belle-fille. — Quelle nouille, cette mijaurée betane ! la rabroua-t-il. Vous n’allez pas me raconter, à moi, que vous n’avez jamais écarté les jambes. (Un rictus lui découvrit les dents.) Vous n’avez qu’à vous dire que c’est mon fils. — Donnez-moi votre genou, dit Esterhazy, mettant ses mains en coupe, après avoir jeté un coup d’œil anxieux au comte. Prends donc la jambe tout entière pendant qu’on y est. Tremblant de colère et d’effroi, Cordelia lança un regard furieux à Piotr et empoigna de nouveau l’arçon de sa selle sur laquelle elle finit par s’installer avec l’aide d’Esterhazy. Elle s’y cramponna farouchement et, ayant baissé un instant les yeux, se jura qu’elle ne recommencerait plus. D’un geste vif du poignet, Piotr attrapa au vol les rênes que lui lança l’homme d’armes et, tenant la jument en remorque, il donna le signal du départ. Bientôt, le paysage ne fut plus qu’un kaléidoscope insensé d’arbres et de rochers à peine entrevus, de flaques de boue, de branches qui giflaient Cordelia au passage. Son ventre commença à lui faire mal. Sa cicatrice lui élançait. Si jamais j’ai de nouveau une hémorragie… Ils continuaient d’avancer. Continuaient. Continuaient. Brusquement, l’allure se ralentit et l’on n’alla plus qu’au pas. Cordelia battît des paupières. Elle était congestionnée, sa respiration était rauque et la tête lui tournait. Ils étaient arrivés à une clairière dominant le lac après avoir contourné la crique qui s’étirait à gauche du domaine des Vorkosigan. Maintenant que sa vision commençait à s’éclaircir, Cordelia distinguait, tranchant sur le reste de la végétation roussâtre, une petite tache verte qui n’était autre que la pelouse en pente s’étendant devant la vieille maison de pierre. Bothari les y attendait, accroupi à l’abri des broussailles, son cheval haletant attaché à un arbre. Se redressant sans bruit, il se porta à leur rencontre. Sa mine se fit soucieuse à la vue de Cordelia qui se laissa à moitié glisser de sa selle et tomba presque dans ses bras. — Vous allez trop vite pour milady, seigneur, dit-il au comte. Elle n’est pas encore entièrement remise. — Elle sera autrement mal en point si les séides de Vordarian nous rattrapent, grommela Piotr. — Ça ira, parvint à bredouiller la jeune femme, pliée en deux. Dans une minute. Accordez-moi… juste… une minute. La brise, qui fraîchissait maintenant que le soleil d’automne commençait à décliner, léchait sa peau brûlante. Le ciel était d’un gris uniformément laiteux. Au bout d’un moment, elle parvint à se cuirasser contre les lancinements qui lui fouaillaient l’abdomen. Esterhazy, qui fermait la marche à une allure plus raisonnable, arriva à son tour à la clairière. D’un coup de menton, Bothari désigna la lointaine tache verte. — Les voilà. Piotr plissa les yeux. Cordelia ouvrit tout grands les siens. Deux vedettes légères étaient en train d’atterrir sur la pelouse. Elles n’appartenaient pas à la flotte d’Aral. Des hommes en jaillirent, telles des fourmis, avec leurs treillis noirs. On pouvait peut-être apercevoir une ou deux tenues pourpre et or et quelques officiers reconnaissables à leur tenue vert foncé. Ça, c’est la meilleure ! Nos alliés et nos ennemis portent le même uniforme. Que devons-nous faire ? Les descendre tous et laisser à Dieu le soin de reconnaître les siens ? Piotr n’avait pas l’air content du tout. Les soldats allaient-ils démolir sa demeure en la fouillant de fond en comble dans l’espoir d’y trouver des réfugiés ? — Quand ils sauront combien de chevaux manquent à l’appel dans les écuries, ne risquent-ils pas d’en déduire où et comment nous sommes partis ? s’enquit Cordelia. — Je les ai tous lâchés, dit Esterhazy. Comme ça, ils auront au moins une chance. Mais combien reviendront ? Ça, je n’en sais rien. — La plupart resteront dans les parages dans l’attente de leur ration d’avoine, j’en ai peur, fit Piotr. Je préférerais qu’ils aient l’intelligence de se disperser. Dieu sait de quelle cruauté ces vandales seront capables s’ils ne trouvent pas d’autre proie à se mettre sous la dent ! Trois vedettes se posaient à présent à la périphérie du petit village. Les hommes armés qui sautèrent à terre ne tardèrent pas à s’engouffrer dans les maisons. — J’espère que Zaï aura averti tout le monde à temps, murmura Esterhazy. — Pourquoi feraient-ils du mal à ces pauvres gens ? fit Cordelia. Que cherchent-ils ici ? — Nous, milady, répondit Esterhazy sur un ton lugubre. Nous, les hommes d’armes, précisa-t-il devant l’air incompréhensif de Cordelia. Nos familles. Le but de l’opération est de prendre des otages. Cordelia se rappela que la femme et les deux enfants d’Esterhazy vivaient dans la capitale. Leur était-il arrivé quelque chose ? Quelqu’un les avait-il prévenus ? C’était apparemment la question qu’Esterhazy se posait lui-même. — En effet, Vordarian veut sûrement pouvoir disposer d’otages, approuva Piotr. Pour lui, c’est maintenant quitte ou double. Il est devant l’alternative : l’emporter ou périr. Les mâchoires étroites du sergent Bothari se contractaient nerveusement. Quelqu’un avait-il pensé à mettre Mme Hysopi au courant ? — Les vols de reconnaissance ne vont pas tarder à commencer, reprit le comte Piotr. Il est temps de nous mettre à couvert. J’ouvrirai la marche. Sergent, vous vous occuperez d’elle. Il fit faire volte-face à sa monture, s’enfonça dans le sous-bois, s’engageant sur un layon tellement peu visible que Cordelia ne l’aurait jamais repéré toute seule. Il fallut que Bothari et Esterhazy unissent leurs efforts pour la jucher sur sa selle. Piotr avait pris le pas de promenade, à présent, mais elle doutait que ce fût par égard pour elle : s’il avait choisi cette allure, c’était plus vraisemblablement pour ne pas fatiguer son cheval, dont la robe était marquée de sombres taches de sueur. Après cette épouvantable chevauchée au grand galop, le pas de promenade paraissait reposant. Au début. Se frayant un chemin au milieu des arbres et des broussailles, ils longèrent un ravin et escaladèrent un piton. Les sabots des bêtes crissaient sur les pierres. Cordelia, l’oreille tendue, guettait le vrombissement des vedettes. Quand l’une d’elles s’approchait, Bothari faisait en toute hâte plonger la jeune femme, à qui ce petit jeu donnait le vertige, au fond d’une ravine où ils mettaient pied à terre pour se dissimuler sous une corniche rocheuse jusqu’à ce que l’alerte soit passée. Remonter était encore plus malaisé, car il fallait haler les chevaux. Bothari semblait hisser le sien à la force du poignet le long du versant broussailleux et incertain. Il faisait de plus en plus gris, de plus en plus froid, et le vent forcissait sans cesse. À présent, la visibilité était nulle et, pour ne pas se laisser distancer par Piotr, ils avançaient en peloton serré. La pluie se mit à tomber, une bruine noire et triste qui ne faisait que rendre encore plus glissante la selle de Cordelia. Vers minuit, ils parvinrent à un espace dégagé, une trouée à peine plus claire que le sous-bois enténébré, et le comte donna enfin le signal d’une halte. Cordelia, assommée de fatigue et les nerfs tendus à craquer, s’assit au pied d’un arbre, Grégor sur ses genoux. Bothari sortit de sa poche une barre de ration – les seules provisions de bouche dont ils disposaient – qu’il cassa en deux pour la partager entre elle et l’enfant. Enveloppé dans le blouson du sergent, celui-ci finit par s’endormir. Son poids, s’il ankylosait ses jambes, réchauffait Cordelia. Où était Aral en ce moment ? Et eux, où étaient-ils ? Elle espérait que Piotr le savait. Avec toutes ces montées et ces descentes, tous ces zigzags et ces crochets, leur moyenne n’avait sûrement pas dépassé les cinq kilomètres à l’heure, en comptant large. Le comte se figurait-il vraiment qu’ils pourraient ainsi échapper à leurs poursuivants ? Piotr, adossé à un tronc, à quelques mètres d’elle, se leva pour aller uriner dans les broussailles. Quand il revint, il s’arrêta pour regarder Grégor. — Il dort ? — Oui. Incroyable, n’est-ce pas ? — Hum… c’est la jeunesse qui veut ça, grommela le vieil homme. Etait-ce de la nostalgie que Cordelia discernait dans sa voix ? Comme son ton était moins hostile qu’au début de leur randonnée, elle se risqua à lui poser une question : — Pensez-vous qu’Aral est à Hassadar à présent ? Elle n’avait pas pu se résoudre à demander : Pensez-vous qu’il a réussi à atteindre Hassadar ? — Il doit même en être reparti. — Ah bon ? Je croyais qu’il aurait mobilisé la garnison. — Il l’a mobilisée et a dispersé ses troupes dans toutes les directions. Dans ces conditions, allez savoir à quelle unité la garde de l’empereur a été confiée ! Vordarian ne peut pas le deviner. Et, si la chance nous sourit, ce traître tombera dans le piège et occupera Hassadar. — La chance ? — Ce sera une diversion. Petite, mais non dépourvue de valeur. Hassadar n’a quasiment d’intérêt stratégique pour aucun des deux camps. Mais Vordarian sera dans l’obligation de maintenir une partie au moins de ses troupes au cœur d’un territoire hostile qui a une longue tradition de guérilla. Nous serons renseignés sur tous leurs mouvements mais, face à eux, la population gardera bouche cousue. Et Hassadar est ma capitale. Vordarian fait occuper la capitale de district d’un comte par des troupes impériales. Il y a là de quoi faire réfléchir tous mes pairs. Aral a probablement rejoint la base de navettes de Tanery. Il lui est indispensable, si Vordarian a effectivement neutralisé l’état-major impérial, de disposer d’une ligne de communication indépendante pour entrer en contact avec les bases militaires spatiales. La décision qu’elles devront prendre – où doit aller leur loyalisme – revêtira une importance cruciale. Je vois déjà l’avalanche de difficultés techniques qui submergera les salles de communications quand les commandants de bord se tortureront les méninges pour essayer de prévoir auquel des deux camps en présence ira la victoire. (Piotr émit un ricanement sépulcral.) Vordarian est trop jeune pour se rappeler la guerre de Yuri, l’Empereur fou. C’est bien dommage pour lui. Avec cette attaque éclair, il a marqué un point mais, maintenant, halte-là ! Ça me ferait mal de lui concéder davantage de supériorité. — Les événements se sont passés… vite ? — Très. À midi, quand je suis monté à la capitale, il n’y avait pas la moindre trace d’agitation. Tout a dû commencer juste après mon départ. Un ange passa – tous deux se rappelaient pourquoi Piotr était allé à Vorbarr Sultana dans la matinée. — La capitale a-t-elle une valeur stratégique majeure ? demanda Cordelia, changeant de sujet pour éviter que la question revienne sur le tapis. — Pour certains types de guerres, oui, elle en aurait. Mais pas pour celle-ci. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une guerre d’annexion. Je me demande d’ailleurs si Vordarian en est conscient. C’est une guerre qui a pour but de conquérir, non pas des territoires, mais les esprits. Ses objectifs matériels n’ont qu’une importance tactique éphémère. Vorbarr Sultana est, certes, un centre de communication et la communication compte pour beaucoup. Mais elle n’est pas la seule. La circulation collatérale aura son mot à dire. Quelles communications avons-nous ici, dans les bois et sous la pluie ? se demanda Cordelia que le découragement gagnait. — Mais si Vordarian s’est d’ores et déjà emparé du Q.G. militaire impérial… — Ou je me trompe fort, ou ce dont il s’est emparé se réduit à un très vaste édifice où règne une totale confusion. Je doute que le quart du personnel soit à son poste et la moitié de ceux qui y sont n’ont qu’une idée en tête : faire du sabotage au bénéfice du camp qu’ils approuvent en secret. Quant aux autres, ils cherchent à se mettre à l’abri ou essaient de faire quitter la ville à leurs familles. — Pensez-vous que Vordarian s’en prendra au seigneur Vorpatril et à sa femme ? La grossesse d’Alys Vorpatril arrivait presque à son terme. Quand elle avait rendu visite à Cordelia à l’HôpImp – se pouvait-il qu’il n’y eût que dix jours de cela ? –, elle, dont la démarche était si fluide, marchait en se dandinant comme un canard et son ventre ballonné tressautait à chaque pas. Son médecin lui avait assuré qu’elle mettrait au monde un gros garçon. Il s’appellerait Ivan. La nursery était déjà prête ; plus que quelques jours, et ce serait merveilleux… Quelques jours avaient passé et, maintenant, ce n’était plus merveilleux du tout. — Padma Vorpatril figurera en tête de sa liste. La chasse à l’homme va être ouverte pour le capturer, aucun doute là-dessus. Aral et lui sont désormais les derniers descendants du prince Xav si jamais quelqu’un est assez fou pour faire renaître cette foutue querelle de succession. Ou si quelque chose arrive à Grégor. Piotr avait craché cette dernière phrase comme s’il pouvait tenir le destin en échec d’un coup de dents. — Alys Vorpatril et le bébé aussi ? — Elle, peut-être pas. Mais le petit, sûrement. Tous deux, pour le moment, n’étaient pas séparables. Le vent s’était enfin calmé. Cordelia pouvait entendre les chevaux arracher les touffes d’herbe à pleine bouche. — Les chevaux ne risquent-ils pas d’être repérés par les capteurs thermiques ? s’enquit-elle. Et nous, même si nous nous sommes débarrassés de nos cellules énergétiques ? Je nous vois mal leur échapper longtemps encore. — Oh ! Dans ces collines, leurs thermocapteurs repéreront tout le monde, hommes et bêtes, s’ils sont braqués dans la bonne direction. — Tout le monde ? Mais je n’ai encore vu personne. — Pour arriver jusqu’ici, nous sommes passés devant une vingtaine de petites fermes. Je dis bien : tout le monde. Les paysans, leurs vaches, leurs chèvres, leurs cerfs, leurs chevaux et leurs enfants. Nous sommes des brins de paille dans une meule de foin. Cela dit, il est préférable que nous nous séparions bientôt. J’ai une ou deux petites idées si nous arrivons à rejoindre le chemin de la base du col d’Aimé avant le milieu de la matinée. Quand Bothari hissa Cordelia sur l’échine de Rose, les ténèbres environnantes viraient déjà au gris et lorsqu’ils prirent le départ, la pâle lumière annonciatrice de l’aube commençait à filtrer dans les bois. Les branches étaient des tisons charbonneux que détrempait la brume matinale. Cordelia, remorquée par le sergent, s’accrochait à sa selle, observant un silence pitoyable. Grégor, que Piotr avait repris en charge, dormait toujours, la bouche ouverte, pâle et inerte. La clarté grandissante révélait les ravages de la nuit. Bothari et Esterhazy, le menton bleui par une barbe naissante, étaient couverts de boue et d’égratignures ; leurs uniformes havane et argent étaient fripés. Le sergent, qui avait recouvert Grégor de son blouson pour qu’il soit au chaud, était en bras de chemise, une chemise dont le col rond le faisait ressembler à un condamné que l’on conduisait à l’échafaud. L’uniforme de général de Piotr, lui, avait tenu le coup sans grands dommages, mais son visage aux yeux injectés et au menton hérissé était misérable. Avec ses cheveux trempés et emmêlés, ses vieux vêtements dépareillés et ses chaussons d’intérieur, Cordelia avait l’impression d’être une clocharde. Cela pourrait être pire. Je pourrais être encore enceinte. Au moins, si je meurs, je mourrai seule. Le petit Miles était-il plus en sécurité qu’elle, maintenant, dans l’anonymat du réplicateur posé sur une étagère du laboratoire isolé de Vaagen et de Henri ? Elle pouvait toujours l’espérer, à défaut d’y croire. Vous avez intérêt à ne pas toucher à mon fils, fumiers de Barrayarans ! Ils durent négocier une pente interminable toute en zigzags. Les chevaux avaient beau aller au pas, ils soufflaient comme des soufflets de forge, se dérobaient, trébuchaient sur les racines et les pierres. Ils firent halte au fond d’une petite combe où courait un ruisseau boueux qui leur permit à tous, hommes et bêtes, de se désaltérer. Esterhazy desserra les sous-ventrières des montures et les gratta sous leur frontal. Les chevaux frottèrent leur tête contre lui et fouillèrent des naseaux ses poches vides dans l’espoir d’y trouver quelques friandises tandis que l’homme d’armes leur prodiguait à mi-voix force excuses et encouragements. Laissant les chevaux sous la garde de Bothari, Esterhazy rejoignit le comte. Tous deux firent l’ascension du versant en jouant des pieds et des mains et disparurent dans la forêt. Grégor, maintenant réveillé, entreprit de cueillir des herbes pour les donner à manger aux chevaux. Ceux-ci, après les avoir léchées, les laissaient retomber de leur bouche : la végétation barrayarane était immangeable. — Savez-vous ce que le comte a l’intention de faire ? demanda Cordelia à Bothari. Il haussa les épaules. — Il est allé prendre contact avec quelqu’un. Ça, c’est pas le bon truc. Le vague signe de tête du sergent se référait à leur randonnée nocturne à travers les bois. Cordelia ne pouvait qu’approuver ces fortes paroles. Elle s’allongea, guettant les vrombissements des vedettes, mais le seul bruit qui lui parvenait était le gazouillement du ruisseau auquel faisaient écho les gargouillis de son estomac vide. Soudain, elle se leva d’un bond pour empêcher un Grégor affamé de goûter à son tour de ces plantes sauvages qui étaient peut-être du poison. — Mais celles-là, les chevaux, ils en ont mangé, protesta-t-il. — Non ! (Cordelia frissonna en passant en revue la liste des réactions biochimiques et des chocs anaphylactiques redoutables qui s’étaient mis à danser la farandole dans sa tête.) C’est l’une des premières règles que la section d’exploration astronomique de Beta vous apprend à observer, tu sais : ne jamais porter à la bouche une matière organique inconnue avant que le labo n’ait donné le feu vert. En fait, il faut même éviter de se toucher les yeux, la bouche et les muqueuses. Il n’en fallut pas plus pour que Grégor se mette inconsciemment à se frotter le nez et les paupières. Cordelia poussa un soupir et alla se rasseoir. Comme, faute de mieux, elle suçotait sa langue, elle se rappela le ruisseau où elle avait bu. Pourvu que Grégor, qui, pour le moment, était très occupé à lancer des cailloux dans l’eau, ne lui fasse pas remarquer qu’elle pratiquait la politique du « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais » ! Plus d’une heure s’écoula avant qu’Esterhazy ne réapparaisse. — Venez, se borna-t-il à dire. Cette fois, il tint simplement les chevaux par la bride, ce qui présageait une rude grimpette. Cordelia, à quatre pattes, s’écorcha les mains. Les sabots des bêtes dérapaient. Une fois arrivés en haut, ils descendirent l’autre versant, puis ce fut une nouvelle pente qu’il leur fallut grimper. Finalement, ils atteignirent une double piste fangeuse qui s’enfonçait dans la forêt. — Où sommes-nous ? voulut savoir Cordelia. — C’est la route du col d’Aimé, milady, répondit Esterhazy. — Ça ? Une route ? murmura la jeune femme avec accablement. Piotr était un peu à l’écart en compagnie d’un vieil homme qui tenait par la bride un robuste petit cheval pie, infiniment mieux soigné que son maître. Pansé avec amour, il avait le poil luisant, sa crinière et sa queue longuement brossées avaient la douceur du duvet. Néanmoins, ses sabots et ses boulets étaient humides et noircis, et son ventre moucheté de boue fraîche. Outre une vieille selle de cavalerie semblable à celle dont était harnaché le cheval de Piotr, il était chargé de quatre grosses sacoches, deux devant et deux derrière, ainsi que d’une couverture roulée en boudin. Le vieil homme, aussi mal rasé que Piotr, portait une veste des Postes impériales si usée que son bleu avait viré au gris, et des vestiges d’uniformes : une chemise d’exercice noire, un antique pantalon militaire, et ses jambes arquées disparaissaient jusqu’aux genoux dans des bottes d’officier éculées, quoique parfaitement graissées. Il était coiffé d’un chapeau de feutre fantaisie dans le ruban duquel étaient glissées quelques fleurs séchées. Il fit claquer ses lèvres tachées de noir. Il lui manquait plusieurs dents. Celles qui restaient étaient grandes et d’un brun jaunâtre. Ses yeux se posèrent sur Grégor qui donnait la main à Cordelia. — Alors, c’est lui ? Il est bien petit. Et, la mine songeuse, il cracha dans l’herbe. — Il faut faire confiance au temps, répliqua Piotr. Pourvu que Dieu lui prête vie… — Je verrai ce que je peux faire, général. Piotr se fendit d’un sourire comme si c’était une plaisanterie dont les deux hommes étaient les seuls à pouvoir saisir le sel. — Auriez-vous par hasard des rations dans vos bagages ? — Bien sûr. Le vieil homme se retourna pour fouiller dans un de ses portemanteaux. Il en sortit des raisins secs enveloppés dans une feuille de plastique de récupération, des cristaux brunâtres entourés de feuilles et quelque chose qui avait l’aspect d’une poignée de bandelettes de cuir, emballées, elles aussi, dans une vieille feuille de plastique qui portait une étiquette que Cordelia eut juste le temps de déchiffrer : En application de la directive postale C6.77a, modifiée 6/17. À classer immédiatement aux archives. Piotr examina les vivres avec attention. Du menton, il désigna les lanières de cuir. — C’est de la chèvre séchée ? — Principalement. — Nous en prendrons la moitié, ainsi que la moitié des fruits secs. Gardez le sucre d’érable pour les enfants. (Ce qui n’empêcha pas Piotr de fourrer un petit cube brun dans sa bouche.) Je vous retrouverai dans… disons trois jours. Ou peut-être d’ici à une semaine. Vous vous rappelez la guerre de Yuri, hein ? — Oh que oui ! répondit le vieil homme de son ton traînant. — Sergent ! (Piotr fit signe à Bothari d’approcher.) Vous allez suivre le major ici présent. Emmenez-les, elle et le petit. Il vous cachera quelque part. Restez terrés jusqu’à ce que je vienne vous chercher. — À vos ordres, monseigneur. Bothari avait parlé d’une voix sans timbre. Seul le battement de ses paupières trahissait son anxiété. — Qui c’est, celui-là, général ? demanda le vieil homme en levant les yeux sur Bothari. Un nouveau ? — Un garçon de la ville. Il est au service de mon fils. Il n’est guère causant. Pourtant, les gorges, ça le connaît. Il fera l’affaire. Les mouvements du comte avaient perdu beaucoup de leur vivacité. Il attendait qu’Esterhazy l’aide à enfourcher sa monture. Une fois en selle, il lâcha un soupir. Il gardait le dos rond, lui qui se tenait si droit d’habitude. — Crénom ! grommela-t-il. Je commence à me faire vieux pour ce genre d’exercice. Pensivement, le vieil homme qu’il appelait major se fouilla et extirpa une blague de cuir de sa poche intérieure. — Vous voulez ma feuille-gomme, général ? Ça se mâche mieux que la chèvre si ça ne dure pas aussi longtemps. Le visage de Piotr s’éclaira. — Voilà une offre qui me va droit au cœur, major. Mais je ne veux pas vous prendre toute votre réserve. Piotr plongea les doigts dans la blague, effrita le bloc de feuilles sèches qu’elle contenait et en préleva une généreuse moitié qu’il glissa dans sa poche de poitrine. Après s’en être fourré une pincée sous la joue, il rendit la blague à son propriétaire avec un petit salut de la tête en signe de remerciement. La feuille-gomme était un stimulant léger. Jamais Cordelia n’avait vu Piotr en mâchonner à Vorbarr Sultana. — Prends grand soin des chevaux de mon seigneur ! cria Esterhazy d’un ton angoissé à l’adresse de Bothari. Ce ne sont pas des machines, n’oublie pas ! Bothari répondit par un vague grognement qui n’engageait à rien tandis que le comte et l’homme d’armes se mettaient en route. Quelques instants plus tard, ils étaient hors de vue. C’était comme si une chape de silence venait soudain de s’abattre. 12 Le major installa Grégor derrière lui, confortablement coincé entre la couverture roulée et les sacoches. Sans Bothari, Cordelia ne serait jamais parvenue à monter en selle. Ce fut le major, cette fois, qui prit ses rênes, de sorte que son cheval et Rose marchaient côte à côte. Bothari jouait les serre-files, l’œil aux aguets. Au bout d’un moment, le vieil homme coula à Cordelia un regard en coin. — Comme ça, vous êtes la nouvelle lady Vorkosigan ? Cordelia, les cheveux en désordre et sale comme un peigne, se contraignit à lui décocher un sourire qui faisait peine à voir. — Oui. À propos, le comte Piotr ne m’a pas dit votre nom, major. — Amor Klyeuvi, milady. Mais ici, on m’appelle simplement Kly. — Et… euh… qu’est-ce que vous êtes ? À part un lutin des montagnes que les invocations de Piotr ont fait sortir de terre. Il sourit – une expression plus repoussante qu’attirante en raison de l’état de sa denture. — Le Courrier impérial, milady. Je fais la tournée des collines tous les dix jours en commençant par Vorkosigan Surleau. Depuis dix-huit ans. — Je pensais que le courrier de la région arrivait par vedette légère. — On utilise peu à peu la voie aérienne, mais les vedettes ne desservent pas le client. Elles se contentent de déposer le courrier en bloc dans les centres de tri agréés. La courtoisie, ça n’existe plus. (Il cracha son dégoût avec sa feuille-gomme.) Mais si le général empêche les postales d’assurer la distribution dans le secteur pendant encore deux ans, ça me fera mes vingt ans de service et ma retraite militaire sera doublée – deux fois vingt ans de service qu’on me comptera, vous comprenez ? — Et dans quelle arme serviez-vous, major Klyeuvi ? — Les rangers impériaux. (Il observa à la dérobée la réaction de Cordelia et fut satisfait de la voir arquer les sourcils, visiblement impressionnée.) J’étais un égorgeur, pas un tech. Aussi, j’ai pas pu aller plus loin que le grade de major. J’ai fait mes débuts à quatorze ans, ici, dans ces montagnes, à lancer des coups de main contre les Cetagandans avec le général et Ezar. Après, j’ai jamais fréquenté l’école. J’ai juste suivi des stages d’entraînement. Finalement, l’armée m’a flanqué au rancart. — Pas entièrement, à ce qu’il semble. — En effet. — Le comte Piotr vous a-t-il mis au courant de ce qui s’est passé hier après-midi ? — Ah, la la ! J’avais quitté le lac avant-hier matin et, du coup, j’suis passé à côté des événements. J’espère que les nouvelles m’auront rattrapé avant midi. — Est-ce que… quelque chose d’autre que des nouvelles est susceptible de nous rattraper d’ici là ? — Ça, on peut pas dire à l’avance. (Il marqua un temps d’hésitation avant d’ajouter :) Il va falloir que vous vous débarrassiez des vêtements que vous portez, milady. Le nom de VORKOSIGAN A. marqué en grosses lettres sur votre poche de poitrine, c’est trop voyant. Cordelia baissa les yeux sur la chemise de treillis noire d’Aral. — Les armes de mon seigneur sont aussi visibles qu’un étendard, elles aussi, poursuivit Kly en se tournant vers Bothari. Mais avec les frusques qui conviennent, vous ne vous ferez pas remarquer. Je vais voir ce que je peux faire dans un petit moment. Les épaules de Cordelia s’affaissèrent. Se reposer. Son ventre se nouait tant elle en avait besoin. Un refuge. Mais quel serait le prix à payer pour ceux qui lui donneraient asile ? — Si vous nous aidez, cela vous mettra-t-il en danger ? Les sourcils gris et broussailleux de Kly se haussèrent. — Probable. Il fallait à tout prix qu’elle trouve un moyen de stimuler son esprit fatigué si elle ne voulait pas mettre en péril tous ceux qui l’entouraient. — Votre feuille-gomme… son effet est-il plus ou moins semblable à celui du café ? — Bien supérieur, milady ! — Je peux essayer ? Elle avait posé la question timidement en baissant la voix. Cette requête n’était-elle pas trop… intime ? Une ébauche de sourire creusa les joues de Kly. — Ya que les bouseux comme moi qui en mâchent, de la feuille-gomme, milady. Les jolies ladies vors de la capitale voudraient pas que, si elles meurent, on les trouve avec ça entre leurs quenottes de nacre. — Je ne suis ni jolie, ni une lady, ni de la capitale. Et dans l’état où je suis, je serais prête à tuer n’importe qui pour une tasse de café. Je veux faire un essai. Kly laissa retomber les rênes sur l’encolure de son cheval qui avançait d’un pas régulier pour sortir la blague de sa poche, cassa entre deux doigts d’une propreté douteuse un morceau de gomme et, se penchant sur sa selle, le déposa sur la paume de Cordelia qui resta quelques instants à considérer la chose, l’air dubitatif. Ne jamais porter à la bouche une matière organique inconnue avant que le labo n’ait donné le feu vert. Elle ouvrit la bouche. Un peu de sirop d’érable collait les feuilles entre elles, ce qui leur donnait un goût sucré inattendu ; mais quand sa salive eut fait disparaître cet enrobage, Cordelia trouva à la gomme une saveur agréablement amère et astringente. En outre, celle-ci semblait faire fondre le dépôt qui s’était formé sur ses dents au cours de la nuit. C’était déjà un sérieux progrès. Cordelia redressa les épaules. Kly la dévisagea d’un air déconcerté. — Alors, vous êtes quoi ? Une extraplanétaire qu’est pas une lady ? — J’ai été astrographe. Puis capitaine d’un vaisseau d’exploration spatiale. Puis j’ai été soldat, prisonnière de guerre, réfugiée. Et ensuite une épouse. Puis une mère. Ce que je serai plus tard, je n’en sais rien encore. Pourvu que je ne devienne pas une veuve ! — Vous êtes mère ? J’ai entendu dire, en effet, que vous étiez enceinte, mais… vous n’avez pas perdu votre bébé après avoir reçu une grenade à la soltoxine ? Kly, l’air ahuri, ne pouvait détacher ses yeux de la taille svelte de Cordelia. — Pas encore. Il lui reste une chance de s’en tirer. Sauf que le combat me paraît désormais un peu inégal – lui tout seul contre Barrayar au grand complet… Il est né prématurément. J’ai dû subir une césarienne. (Cordelia jugea inutile de mentionner le réplicateur utérin.) Il est à l’hôpital militaire impérial de Vorbarr Sultana. Qui, pour autant que je le sache, vient de tomber entre les mains des forces rebelles de Vordarian. Elle eut un frisson. Le laboratoire de Vaagen, classé zone interdite, n’avait aucune raison d’attirer l’attention de quiconque. Miles était en sécurité, en sécurité, en sécurité ! La moindre fissure dans la fragile coquille de cette conviction et, aussitôt, ce serait la porte ouverte à l’hystérie… Et pourtant, qui mieux qu’Aral était capable de faire front ? N’empêche, il s’était bel et bien fait prendre en fourchette, non ? Et pourquoi ? Parce que, tout simplement, la Séclmp était pourrie de l’intérieur. Gangrenée par la trahison. Point à la ligne. On ne pouvait avoir confiance dans aucun de ses membres. Et où était Illyan ? Pris au piège à Vorbarr Sultana ? Ou était-il le quisling de Vordarian ? Non. On l’avait plus vraisemblablement liquidé. Comme Kareen. Comme Padma et Alys Vorpatril. C’était une course de vitesse contre la mort… — Personne ne s’en prendra à l’hôpital. — Je… Oui, vous avez raison. — Vous êtes une extraplanétaire. Pourquoi être venue sur Barrayar ? — Je voulais avoir des enfants. (Un rire dépourvu de gaieté échappa à Cordelia.) Et vous, Kly le Courrier, avez-vous des enfants ? — Pas à ma connaissance. — Vous avez fait preuve de beaucoup de sagesse. — Oh… (L’expression du vieil homme se fit lointaine.) Je ne sais pas. Depuis que ma vieille est morte, c’est le calme plat. Ya des hommes qu’ont eu bien des tracas à cause de leurs enfants. Ezar, Piotr… J’sais pas qui fera brûler les offrandes sur ma tombe. Ma nièce, si ça se trouve. Le regard de Cordelia se posa sur Grégor. Grégor qui écoutait. Il avait allumé la mèche du somptueux bûcher funéraire sacrificiel d’Ezar. Aral guidait sa main. Ils poursuivirent leur route. À quatre reprises, Kly s’éloigna du sentier pour aller distribuer leur courrier à tel ou tel de ses destinataires. Chaque fois, Cordelia, Bothari et Grégor restèrent cachés. La troisième, Kly revint avec un baluchon contenant une vieille jupe, un pantalon élimé et un peu d’avoine pour les chevaux fourbus. Cordelia, qui était toujours glacée, passa la jupe par-dessus son vieux pantalon de la section explorastro. Bothari échangea son trop ostensible pantalon d’uniforme havane orné d’un liseré d’or contre cette défroque de cul-terreux. Le pantalon, trop court, le faisait ressembler à un épouvantail. Ils fourrèrent sa tenue et la chemise de treillis de Cordelia à l’abri des regards indiscrets dans une sacoche de courrier. Kly régla en toute simplicité le problème de la chaussure manquante de Grégor en lui ôtant l’autre et, pour dissimuler son élégant costume bleu, lui fit enfiler une chemise trop grande dont il roula les manches. Tous trois donnaient maintenant l’impression d’être une petite famille de montagnards loqueteux. Une fois passé le col d’Aimé, ils redescendirent. Parfois, des gens attendaient le passage de Kly. Il leur transmettait verbalement des messages – mot à mot, se disait Cordelia, à en juger par sa façon de les débiter. Il distribuait des lettres sur papier ou enregistrées sur des vocodisques bon marché. À deux reprises, il s’arrêta pour lire tout haut des missives à leurs destinataires, apparemment illettrés, et une troisième fois, au bénéfice d’un aveugle dont une petite fille guidait les pas. À chacune de ces rencontres, Cordelia, nerveusement épuisée, avait de plus en plus de mal à tenir en place. Et si ce bonhomme nous vend ? Qu’est-ce que cette femme peut bien penser de nous ? Au moins, l’aveugle ne pourra pas donner notre signalement… À l’approche du crépuscule, comme il revenait de faire une de ses livraisons, Kly balaya du regard le chemin silencieux et désert qui s’étirait à travers ce territoire inculte. — Il y a trop de monde, par ici, déclara-t-il. Cordelia se trouva pleinement d’accord avec lui, ce qui donnait la mesure de la tension qui l’habitait. Le Courrier la dévisagea, l’air soucieux. — Croyez-vous pouvoir tenir quatre heures de plus, milady ? Quel est l’autre terme de l’alternative ? M’asseoir dans la gadoue et pleurer jusqu’à ce qu’on vienne nous capturer ? Cordelia se leva à grand-peine de la souche sur laquelle elle s’était assise pour attendre le retour de leur guide. — Tout dépend de ce que nous trouverons au bout de ces quatre heures de marche forcée. — Ma maison. En principe, je passe la nuit chez ma nièce qui habite tout près d’ici. J’ai encore dix heures de route à faire pour terminer ma tournée, mais si nous passons tout droit par le haut, il ne nous en faudra pas plus de quatre. Je reviendrai là demain matin et je reprendrai mon itinéraire habituel. Bien peinard. Et sans me faire remarquer par personne. « Tout droit par le haut » : ça veut dire quoi, au juste ? Mais, à l’évidence, Kly avait raison. Leur sécurité dépendait de leur anonymat, de leur invisibilité. Plus tôt ils seraient à l’abri des regards, mieux cela vaudrait. — En avant, major. Nous vous suivons. Kly avait péché par optimisme : il leur fallut, non pas quatre, mais six heures pour arriver au bout de leurs peines. Le cheval de Bothari commença à broncher un peu avant qu’ils n’aient atteint leur destination et le sergent continua à pied en le tenant par la bride. Cordelia descendit, elle aussi, à bas de sa monture ; elle avait les jambes à vif et marcher l’aiderait à se réchauffer et à garder l’esprit clair dans l’obscurité glacée. Grégor s’endormit. Il glissa, appela sa mère d’une voix larmoyante et se rendormit quand Kly l’eut solidement installé devant lui. L’ascension de la dernière côte coupa la respiration à Cordelia et fit battre son cœur à grands coups, bien qu’elle s’accrochât à un des étriers de sa jument pour s’aider. Les deux chevaux avançaient à une allure saccadée. Seul leur instinct grégaire leur faisait suivre le robuste bai de Kly. Soudain, ils se trouvèrent au faîte d’une crête surplombant une large vallée. Les bois, maintenant moins touffus, étaient coupés de prairies. Le paysage avait enfin l’aspect d’une région de montagne à l’étendue presque tangible avec ses vastes gorges ténébreuses, ses énormes blocs de rochers dont le silence était celui de l’éternité. Trois flocons de neige, aussitôt fondus, se posèrent sur le visage levé de Cordelia. Kly fit halte devant un bosquet aux contours imprécis. — Nous y voilà ! annonça-t-il. Cordelia, tenant Grégor dans ses bras, entra comme une somnambule dans une minuscule bicoque et se dirigea à tâtons vers un lit de camp où elle le coucha. L’enfant gémit dans son sommeil quand elle borda les couvertures. Elle chancelait sur ses jambes, l’esprit engourdi. Dans un dernier éclair de lucidité, elle se débarrassa de ses chaussons et s’étendit à côté de l’enfant. Elle avait les pieds aussi froids que ceux d’un cadavre conservé par cryogénie. Elle se pelotonna sur elle-même pour les réchauffer ; peu à peu, elle cessa de frissonner et s’assoupit. Elle eut vaguement conscience que quelqu’un avait allumé la cheminée. Pauvre Bothari ! Il n’était pas resté réveillé une seconde de moins qu’elle. Il était « son homme » dans l’acception militaire du terme. Elle devait veiller à ce qu’il mange, qu’il prenne soin de ses pieds, qu’il dorme… Elle devait… devait… Cordelia rouvrit brusquement les yeux et se rendit compte que c’était Grégor qui l’avait réveillée. Assis à côté d’elle, il frottait ses yeux larmoyants, complètement désorienté. De part et d’autre de la porte de bois, deux fenêtres crasseuses laissaient entrer le jour. La bicoque, dont deux des murs avaient l’air d’être faits de grumes empilées les unes sur les autres, ne comportait qu’une seule et unique pièce. Dans la cheminée, au fond, une bouilloire et une marmite étaient posées sur une grille au-dessus d’un lit de braises rougeoyantes. À cette vue, Cordelia se remémora que le bois était, ici, signe de pauvreté et non de richesse. La veille, pendant leur chevauchée, ils avaient dû passer devant dix millions d’arbres pour le moins ! Lorsqu’elle se dressa sur son séant, elle étouffa un gémissement : chaque mouvement de ses muscles gorgés d’acide lactique lui était une torture. Elle allongea les jambes. Le lit n’était rien de plus qu’une paillasse posée sur un cadre métallique tendu de cordes. Il y avait aussi un édredon. Au moins, Grégor et elle étaient au chaud dans ce nid. À l’odeur de poussière qui emplissait l’air se mêlait l’arôme plus plaisant de la fumée de bois. Soudain, des bottes martelèrent le sol de la véranda. Cordelia, prise de panique, agrippa le bras de Grégor. Elle ne pouvait pas courir, et le tisonnier posé à côté de la cheminée n’aurait pas fait le poids en face d’un neutraliseur ou d’un brise-nerfs. Mais ce n’était que Bothari. Quand il poussa la porte et glissa la tête à l’intérieur, une bouffée d’air froid pénétra dans la pièce. Le sergent avait dû emprunter le blouson de Kly ; ses poignets osseux sortaient des manches. Il pouvait facilement passer pour un bouseux du cru tant qu’il gardait la bouche close ; sinon, son accent prononcé d’homme de la ville risquait de le trahir. Après avoir salué Cordelia et Grégor, il s’agenouilla devant la cheminée, souleva le couvercle de la marmite pour jeter un coup d’œil sur son contenu, puis vérifia la température de la bouilloire en plaçant sa grosse main quelques centimètres au-dessus. — Il y a du gruau et du sirop, annonça-t-il. De l’eau chaude. Du bouillon d’herbes. Des fruits secs. Pas de beurre. Cordelia se massa la figure pour se réveiller complètement et posa les pieds par terre dans l’intention de s’approcher de la décoction pour autant que ses jambes le lui permettraient. — Quoi de neuf, sergent ? demanda-t-elle. — Pas grand-chose. Le major a laissé son cheval se reposer et il est parti avant le jour pour ne pas prendre de retard dans sa tournée. Depuis, c’est le calme plat. — Avez-vous dormi un peu ? — Deux heures, quelque chose comme ça. La tisane dut attendre que Cordelia ait escorté l’empereur jusqu’aux cabinets installés à l’extérieur. Grégor, plissant le nez, considéra avec inquiétude le siège prévu pour le fondement des grandes personnes. Au retour, Cordelia supervisa le débarbouillage de l’empereur qui se lava les mains et la figure dans une bassine ébréchée. La vue que l’on avait de la terrasse où elle fit à son tour de sommaires ablutions – des collines rousses et, au-delà, des plaines mouchetées de vert et de jaune – était à vous couper le souffle. On eût dit que la moitié du district de Vorkosigan s’étendait sous ses yeux. — C’est notre lac ? fit-elle en désignant du menton un brasillement d’argent presque à la limite de son champ de vision. Bothari plissa les paupières. — Oui, je crois, répondit-il. Avoir fait tout ce trajet alors que c’était si près, si terriblement près à vol d’oiseau – ou de vedette légère ! Enfin, on pourrait au moins voir arriver les intrus. Le gruau au sirop brûlant servi dans un méchant bol était un délice. Buvant avec avidité son bouillon d’herbes, Cordelia se rendit compte qu’elle était dangereusement déshydratée. Elle tenta d’encourager Grégor à se désaltérer, mais la saveur amère du breuvage ne plaisait pas du tout à l’enfant. Quand son empereur lui demanda d’y mettre du lait, Bothari se sentit presque accablé de honte à l’idée de ne pouvoir en faire jaillir du néant. Cordelia résolut le problème en versant du sirop dans la tasse. Quand ils eurent expédié le déjeuner et la vaisselle, puis vidé la bassine par-dessus la balustrade, le soleil matinal avait suffisamment réchauffé l’atmosphère pour qu’il soit possible de s’asseoir un moment sur la terrasse. — Et si vous alliez vous allonger, sergent ? suggéra Cordelia. Je monterai la garde. Kly a-t-il dit quoi faire si des visiteurs indésirables nous tombent dessus avant son retour ? Je ne vois guère d’endroits où se mettre à l’abri. — Ce n’est pas tout à fait exact, milady. Il existe tout un réseau de grottes là-bas derrière, dans les bois. Une ancienne cache utilisée autrefois par les partisans. Hier soir, Kly m’y a conduit pour m’en montrer l’entrée. Cordelia soupira. — Allez dormir un peu, sergent. Nous aurons certainement besoin de vous plus tard. Elle s’assit au soleil sur une chaise de bois, l’œil en alerte et l’oreille à l’affût, guettant le lointain vrombissement d’un éventuel aéronef, vedette légère ou appareil de transport. En guise de chaussures, elle enveloppa de chiffons les pieds de Grégor qui se mit à déambuler ici et là, regardant tout avec curiosité. Elle l’accompagna jusqu’à l’appentis servant d’écurie pour jeter un coup d’œil aux chevaux. Celui du sergent était encore très éclopé et Rose bougeait le moins possible, mais ils avaient du foin et pouvaient boire dans le petit ruisseau qui coulait au fond de l’enclos. L’autre cheval de Kly, un alezan à la silhouette fine, visiblement en excellente forme, avait l’air de tolérer la présence de ces deux intrus, se contentant de mordiller la jument quand elle s’approchait trop près de lui ou de la meule de foin. Lorsque le soleil, passé le zénith, commença à basculer, la femme et l’enfant s’assirent sur les marches de la terrasse. Il faisait maintenant une bonne chaleur. Le seul bruit que l’on entendait, en dehors du froissement du vent dans les branches, était celui des ronflements de Bothari qui faisaient trembler les murs de la cabane. Comme il n’y avait pas, dans l’immédiat, péril en la demeure, Cordelia se risqua à demander à Grégor, le seul témoin oculaire qu’elle avait sous la main, ce qu’il savait des événements dont la capitale avait été le théâtre. Il ne lui apprit pas grand-chose. Avec ses yeux d’enfant de cinq ans, il avait bien vu le comment mais pas le pourquoi. À un niveau plus élevé, elle avait le même problème, s’avoua-t-elle avec amertume. — Les soldats sont venus. Le colonel a dit à maman et à moi de le suivre. Un monsieur qui avait la livrée de nos gens est entré. Le colonel lui a tiré dessus. — Avec un neutraliseur ou un brise-nerfs ? — Un brise-nerfs. Ça a fait une flamme bleue. Le monsieur est tombé. Maman et moi, on nous a emmenés dans la cour de marbre. Ils avaient des aérocars. Et puis, le capitaine Negri est arrivé en courant. Il avait des hommes avec lui. Un soldat s’est jeté sur moi, maman m’a repris et c’est comme ça que j’ai perdu ma chaussure. Elle lui est restée dans la main. J’aurais dû… l’attacher plus serré le matin en m’habillant. Alors, le capitaine Negri, il a tué le soldat qui me tenait, puis d’autres soldats ont tiré sur lui… — Avec un arc à plasma ? C’est à ce moment qu’il a été aussi affreusement brûlé ? Cordelia s’efforçait de parler avec le plus grand calme. Grégor hocha affirmativement la tête. — Des soldats ont attrapé maman. D’autres, pas ceux du capitaine Negri. Le capitaine Negri m’a pris dans ses bras et il m’a emporté en courant. On a passé par les souterrains du palais. On est arrivés dans un garage et on est montés dans la petite vedette. Ils nous ont tiré dessus. Le capitaine Negri, il arrêtait pas de me dire de me taire et de me tenir tranquille. Il me criait tout le temps d’être sage. Pourtant je l’étais, sage ! Et puis, on a atterri près du lac. Grégor s’était remis à trembler. Si sommaire qu’ait été ce compte rendu, Cordelia croyait voir Kareen. Son visage serein déformé par un hurlement de rage et de peur quand on lui arrachait son fils des bras, cet enfant qu’elle avait porté et conçu dans la douleur, comme le voulaient les mœurs barrayaranes, cet enfant dont il ne lui restait plus qu’une chaussure… Ainsi, les hordes de Vordarian s’étaient emparées d’elle. Pour la prendre en otage ? Pour en faire une victime ? Etait-elle morte ou vivante ? — Tu crois que maman va bien ? — J’en suis sûre. (Cordelia, mal à l’aise, changea de position.) C’est quelqu’un qui a beaucoup de valeur pour eux. Ils ne lui feront pas de mal. Tant qu’ils n’estimeront pas que c’est nécessaire. — Elle pleurait. Cordelia sentait de nouveau le même étau lui broyer le cœur. Fulgurante, la brève vision que, la veille, elle s’était évertuée de chasser de son esprit, revenait la hanter. Des bottes défonçant la porte de ce havre qu’était le laboratoire. Des bottes renversant les bureaux, les tables. Pas de visages, seulement des bottes. Des crosses balayant les fragiles bocaux de verre, les moniteurs alignés sur les paillasses et qui s’écrasaient en miettes sur le sol. Un réplicateur utérin brutalement défoncé, ses joints stériles arrachés, son contenu renversé et qui n’était plus qu’une flaque sur le carrelage… Inutile, même, de respecter l’ignoble tradition et d’empoigner le bébé par les chevilles pour lui fracasser la tête contre un mur : Miles était si petit qu’il suffisait aux bottes de se poser sur lui pour le réduire en bouillie… Elle prit une profonde inspiration. Miles n’a rien à craindre. Il est anonyme, comme nous. Il est minuscule, il ne fait pas le moindre bruit, il est en sécurité. Tais-toi, ne fais pas de bruit, mon chéri ! Cordelia serra Grégor contre elle. — Mon petit garçon est, lui aussi, dans la capitale. Comme ta maman. Et tu es avec moi. Nous veillerons l’un sur l’autre, fais-moi confiance. Après le dîner, Kly n’avait toujours pas réapparu. — Montrez-moi cette caverne, sergent, dit soudain Cordelia. Il y avait une boîte de flammeroles sur la cheminée. Bothari en prit une et sortit, suivi de la jeune femme et de Grégor. Tous trois s’enfoncèrent dans les bois. Les alentours de la grotte qu’éclairait la lueur verte de la flammerole que brandissait Bothari avaient manifestement été jadis dégagés. Si la végétation avait commencé à reprendre ses droits, son orifice n’en sautait quand même pas moins aux yeux : un trou noir, deux fois haut comme Bothari et assez large pour qu’une vedette légère s’y faufile sans peine. Ils y pénétrèrent et se retrouvèrent dans une caverne si vaste qu’elle aurait pu servir de lieu de campement à des patrouilles entières – ce qui avait sûrement dû être autrefois le cas à en juger par les vestiges qui jonchaient le sol. Des niches avaient été creusées en guise de couchettes à même les parois sur lesquelles étaient gravés des noms, des initiales et des dates, sans compter, ici et là, des graffiti obscènes. Au centre était installé un foyer surmonté d’une prise d’air noircie destinée à évacuer la fumée. Cordelia croyait presque voir des armées fantômes de paysans-guérilleros, de francs-tireurs manger, plaisanter, cracher leurs feuilles-gomme, nettoyer leurs armes et préparer leur prochain coup de main. Fantômes au milieu des fantômes, des espions allaient et venaient pour fournir de précieuses informations valant leur prix de sang à un général qui dépliait ses cartes sur cette roche plate, là-bas… Chassant cette vision de son esprit, Cordelia se saisit de la flammerole pour examiner les couchettes. La caverne comptait au moins cinq issues, dont trois avaient indéniablement été beaucoup utilisées. — Kly a-t-il dit où mènent ces galeries, sergent ? — Pas à proprement parler, milady. D’après lui, elles débouchent dans les collines à des kilomètres d’ici. — Vous a-t-il précisé si elles sont planes ou si on risque de tomber sur de profondes anfractuosités ? Y en a-t-il beaucoup qui s’achèvent en culs-de-sac ? Quel chemin sommes-nous censés prendre ? Existe-t-il des rivières souterraines ? — Je pense qu’il comptait nous servir de guide si besoin était. Il a commencé à m’expliquer, et puis il a dit que c’était trop compliqué. Il était en retard et pressé de partir. Cordelia, le front plissé, passa les possibilités en revue. Elle avait fait un peu de spéléologie dans le cadre de son stage de formation à la section d’exploration astronomique, suffisamment pour savoir ce que la formule tenir compte des risques voulait dire. Cheminées, gouffres, failles, inextricables dédales de boyaux – plus, ici, la montée des eaux et les cataractes, phénomènes d’une importance secondaire sur la colonie de Beta. Il avait plu la nuit précédente. Les capteurs étaient de peu d’utilité pour retrouver un spéléo égaré. Et qui manierait ces capteurs ? Si ce labyrinthe était aussi étendu que Kly l’avait laissé entendre, il pourrait fort bien en occuper des centaines… Un lent sourire étira les lèvres de Cordelia dont l’expression se rasséréna. — Sergent, nous nous installerons ici pour dormir, ce soir. La caverne plut beaucoup à Grégor, surtout quand Cordelia lui eut raconté son histoire. Il en fit le tour à plusieurs reprises en se tenant à mi-voix tout un discours à base d’onomatopées militaires, genre « une-deux, une-deux, une-deux », visita toutes les couchettes et essaya de déchiffrer les obscénités gravées sur les murs. Après avoir allumé le feu, Bothari, muni d’une pile de couvertures, prépara le couchage de Cordelia et de l’empereur. Ce serait lui qui monterait la garde. La régente enveloppa provisions de bouche et attirails divers dans une autre couverture dont elle fit un ballot qu’elle déposa à côté de l’entrée. Elle disposa artistement le blouson de treillis noir orné de la bande d’identification au nom de VORKOSIGAN, A. dans une des niches, comme si quelqu’un l’avait étalé avant de s’asseoir pour protéger ses fesses du froid de la pierre et l’avait oublié en se levant. Enfin, Bothari alla chercher leurs chevaux fourbus et inutilisables, et, après les avoir sellés et harnachés, les mit à l’attache à l’extérieur. Cordelia, qui avait fait la visite du propriétaire, émergea de la galerie la plus large. Elle avait accroché quelque deux cent cinquante mètres plus loin une flammerole presque à bout de course au sommet d’un à-pic rocheux haut de dix mètres auquel elle avait fixé une corde – une corde en fibres naturelles, très vieille et effilochée qu’elle avait jugé préférable de ne pas essayer. — Je ne comprends pas très bien, milady, dit Bothari. Avec les chevaux dehors, si jamais quelqu’un vient jeter un coup d’œil, il découvrira tout de suite que nous sommes venus ici et saura exactement où nous sommes allés. — Ils découvriront que nous sommes venus, oui. Mais ils ne sauront pas où nous sommes allés. Pour la bonne raison que, sans Kly, il n’est pas question que je traîne Grégor dans ce labyrinthe. Mais la meilleure façon de faire croire que nous étions bien ici est précisément d’y rester quelque temps. Une lueur de compréhension s’alluma dans les yeux de Bothari quand il balaya du regard les entrées des cinq galeries ténébreuses, toutes à des niveaux différents. — Ce qui veut dire qu’il va nous falloir aussi dénicher une planque sûre. Quelque part dans les bois à proximité du chemin que Kly nous a fait suivre hier. Dommage que nous ne l’ayons pas cherchée quand il faisait jour. — Je vois ce que vous voulez dire, milady. Je vais aller faire une petite reconnaissance. — Bonne idée, sergent. Bothari prit le ballot et partit en direction des bois. Cordelia enveloppa Grégor dans la couverture, puis sortit et se jucha au milieu des rochers surplombant l’entrée de la grotte pour monter la garde. De ce poste d’observation, elle pouvait voir la vallée boisée et distinguait même le toit de la bicoque de Kly. Plus aucune fumée ne sortait de la cheminée. Les thermocapteurs seraient incapables de détecter à distance le feu que protégeait la masse de pierres formant le toit de la caverne bien que son odeur imprégnât l’air froid ; mais elle ne serait décelable que si l’on s’en approchait suffisamment. Bothari ne revint qu’au bout d’un long moment. — J’ai trouvé la cache qui convient, milady, annonça-t-il. On y va ? — Pas tout de suite. Kly peut encore arriver. — Alors, c’est à votre tour d’aller dormir, milady. — Avec joie ! Les efforts auxquels Cordelia s’était astreinte au cours des dernières heures n’avaient réussi qu’en partie à dissiper sa fatigue musculaire. Laissant Bothari accroupi comme une gargouille sur la corniche calcaire dans la nuit étoilée, elle rentra dans la caverne et se glissa à côté de Grégor. Elle ne tarda pas à s’endormir. Elle se réveilla à l’aube. Dans la lumière blême du jour naissant, l’entrée de la caverne était un ovale de brume. Bothari prépara un bouillon d’herbes ; ils se partagèrent les restes du dîner de la veille et grignotèrent des fruits secs. — Je vais monter la garde encore un moment, dit le sergent. N’importe comment, je dors mal sans mes médicaments. — Vos médicaments ? — Oui, j’ai laissé mes pilules à Vorkosigan Surleau et je sens que l’action des remèdes s’affaiblit. Les choses me paraissent plus nettes. Cordelia avala une gorgée d’infusion pour faire descendre une bouchée de pain qui, soudain, se refusait à passer. Les drogues psychoactives que prenait Bothari avaient-elles réellement une action thérapeutique ou leur finalité était-elle simplement de nature politique ? — Si vous avez des problèmes, quels qu’ils soient, dites-le-moi, sergent, fit-elle prudemment. — Je n’en ai pas jusqu’à présent. Sauf que, sans mes pilules, j’ai de plus en plus de mal à dormir. Elles abolissent les rêves. Et, sa tasse à la main, Bothari alla reprendre sa faction. Cordelia s’abstint volontairement de faire du rangement. Elle se rendit avec Grégor jusqu’au ruisseau le plus proche. Ils commençaient à avoir l’odeur d’authentiques montagnards. Quand ils eurent terminé leur toilette, ils retournèrent à la caverne et elle se reposa quelque temps sur les couvertures. Il allait falloir insister pour que Bothari accepte qu’elle prenne la relève. Dépêche-toi, Kly… Tout à coup, la voix assourdie de Bothari retentit, répercutée par les parois de la caverne : — Milady, sire, il faut qu’on s’en aille. — Kly est arrivé ? — Non. Cordelia se leva d’un bond. D’un coup de pied dans le tas de cendres préparé d’avance, elle recouvrit les dernières braises, empoigna Grégor et le poussa vivement vers l’ouverture de la caverne. Le petit prince parut subitement effrayé et souffreteux. Bothari détachait les rênes des chevaux qu’il chassa, puis il lança leurs harnais sur les selles empilées à côté. Cordelia jeta un bref coup d’œil par-dessus les arbres. Un appareil s’était posé devant la masure de Kly. Deux soldats en uniforme noir se dirigeaient droit dessus, l’un par la gauche, l’autre par la droite. Un troisième disparut sous l’auvent de la véranda. On entendit le bang lointain d’une porte ouverte d’un coup de botte. L’appareil transportait seulement des militaires, ni guides ni prisonniers. Il n’y avait toujours aucun signe de Kly. Bothari souleva Grégor, l’installa sur ses épaules et ils s’élancèrent en direction du bois. Comme Rose faisait mine de vouloir les suivre, Cordelia se retourna et, agitant les bras pour lui faire peur, murmura frénétiquement : — Non, espèce d’idiote ! Fiche-moi le camp ! La jument hésita, puis s’en fut rejoindre son compagnon. Ils couraient d’une allure régulière, sans trace de panique. Bothari, qui avait repéré le chemin, tirait parti des rochers, des arbres et des accidents de terrain qui leur fournissaient autant d’abris. Alors qu’ils longeaient une paroi escarpée, Cordelia pensa que ses poumons étaient sur le point d’éclater et que leurs poursuivants allaient fatalement les apercevoir. À ce moment, Bothari disparut soudain à sa vue. — Par ici, milady. Il avait découvert une fissure horizontale, haute de cinquante centimètres, donnant sur une cavité profonde de trois mètres. Cordelia s’y introduisit à son tour. Des chutes de rochers avaient presque entièrement bouché l’entrée d’une anfractuosité où les attendaient leurs couvertures et leurs provisions. — Pas étonnant que les Cetagandans aient eu la vie difficile quand ils occupaient la région, remarqua Cordelia d’une voix haletante. Pour détecter leur présence, il aurait fallu un thermocapteur au point fixe vingt mètres au-dessus du ravin et directement pointé sur eux : les environs étaient parsemés de centaines d’autres anfractuosités semblables. — Il y a mieux encore. (Bothari sortit de la couverture roulée une paire d’antiques jumelles qu’il avait récupérées chez Kly.) On peut les voir. Le pouvoir grossissant de ces jumelles qui n’étaient même pas à prisme – elles devaient dater du temps de l’Isolement – était médiocre en fonction des normes modernes. Elles n’étaient sensibles ni aux ultraviolets ni à l’infrarouge et n’étaient même pas munies d’analyseur pour la mise au point. En conséquence, elles ne possédaient pas de cellules qui auraient permis de déceler des traces de rayonnement énergétique. Allongée à plat ventre, le menton sur les pierres, Cordelia distinguait l’entrée de la lointaine caverne qui s’ouvrait dans la falaise dominant le ravin et une arête rocheuse en forme de canif replié. — Pas un bruit ! chuchota-t-elle. À ces mots, de pâle qu’il était, Grégor devint livide. Au bout d’un long moment, les soldats finirent par trouver les chevaux, puis ils découvrirent l’entrée de la caverne. Cordelia vit leurs silhouettes minuscules gesticuler fébrilement, disparaître à l’intérieur, ressortir et faire signe à la petite vedette qui se posa devant la grotte dans un vacarme d’arbustes arrachés. Quatre hommes y pénétrèrent. Peu après, l’un d’eux réapparut. Entre-temps, un autre appareil avait atterri près du premier, précédant un gros transporteur d’où débarqua tout un détachement qui s’engouffra dans la caverne. Arriva ensuite un second transport de troupes. On mit en place des projecteurs, un générateur de campagne, des câbles com. Cordelia, après avoir douillettement enveloppé Grégor dans une couverture, le fit manger et lui donna à boire. Bothari s’allongea au fond de l’anfractuosité, la plus mince des couvertures repliée sous sa tête en guise d’oreiller. À ce détail près, il paraissait faire corps avec le roc. Le laissant sommeiller, Cordelia s’attacha à déterminer les effectifs de leurs poursuivants. D’après ses comptes, au milieu de l’après-midi, une quarantaine d’hommes avaient débarqué, et aucun n’avait repris l’air. Deux soldats furent transportés sur une civière flottante et évacués à bord d’un appareil-ambulance qui décolla aussitôt. Une vedette légère rata son atterrissage : elle bascula, dégringola la pente et s’écrasa contre un arbre. Une partie du personnel fut mobilisée pour dégager ses occupants prisonniers de la carlingue et pour réparer les dégâts. À la fin de la journée, plus de soixante hommes exploraient les galeries souterraines. Une compagnie entière venue de la capitale et qui ne poursuivait pas les réfugiés, qui n’était plus disponible pour pénétrer les secrets de l’HôpImp… Ce n’était pas assez, sans doute, pour faire vraiment la différence. Mais c’était mieux que rien. Au crépuscule, Cordelia, Bothari et Grégor sortirent de leur trou et, après avoir passé ravin après ravin, s’enfoncèrent silencieusement à travers bois. La nuit était presque totale quand ils tombèrent sur le chemin de Kly. Lorsqu’ils atteignirent le sommet de la crête qui ceinturait la vallée, Cordelia se retourna. Devant la caverne, les pinceaux éblouissants des projecteurs déchiraient les nappes de brume. Des vedettes vrombissantes tournoyaient au-dessus du site. Ils franchirent l’arête et se laissèrent glisser le long de l’autre versant, ce même versant que, deux jours plus tôt, Cordelia, se cramponnant à l’étrier de Rose, avait bien cru ne jamais réussir à escalader. Cinq bons kilomètres plus tard, alors qu’ils attaquaient une zone rocailleuse où ne poussaient que des broussailles, Bothari fit brusquement halte. — Sire… milady… écoutez ! Des voix. Des voix d’hommes, proches mais étrangement creuses. Cordelia scruta les ténèbres ; il n’y avait pas la moindre lumière. Rien qui bougeât. Ils s’accroupirent au bord du sentier, les nerfs tendus. Bothari avança en rampant, la tête penchée, se laissant guider par son ouïe. Au bout de quelques instants, Cordelia et Grégor le suivirent avec précaution. Quand ils l’eurent rejoint, le sergent était à genoux devant un rocher affleurant creusé de stries. Il fit signe à la jeune femme d’approcher. — C’est une cheminée, chuchota-t-il. Ecoutez. À présent, les voix étaient beaucoup plus claires. Hachées et gutturales, rageuses et ponctuées de jurons en trois langues. — Putain ! Je suis sûr qu’on est revenus sur nos pas quand on a pris à gauche au troisième tournant. — C’était pas le troisième, c’était le quatrième. — On a retraversé le ruisseau. — C’était pas le même foutu ruisseau, sabaki ! — Merde ! On s’est perdus. — Vous êtes un vrai con, lieutenant ! — Caporal, vous dépassez la mesure. — C’te fumerole va même plus durer une heure. Regardez, elle pâlit. — Eh ! La secoue pas comme ça, enfoiré ! Plus qu’elle brille fort, plus qu’elle brûle vite. — Donne-moi ça… Les dents de Bothari luisaient dans l’obscurité. C’était la première fois depuis des mois que Cordelia le voyait sourire. Il lui adressa un salut silencieux et ils s’éloignèrent sur la pointe des pieds. Quand ils eurent retrouvé le sentier, le sergent poussa un profond soupir. — Si seulement j’avais eu une grenade à balancer dans cette prise d’air ! Leurs patrouilles en seraient encore à se tirer dessus la semaine prochaine ! 13 Quatre heures plus tard, le cheval blanc taché de noir émergea de l’obscurité. Kly n’était qu’une ombre, mais sa silhouette massive et son couvre-chef cabossé étaient parfaitement reconnaissables. — Bothari ! s’étrangla le Courrier. Dieu soit loué, nous sommes tous en vie ! — Que t’est-il arrivé, major ? lui demanda le sergent d’une voix monocorde. — J’ai failli tomber sur les hommes de Vordarian en apportant le courrier à des gens. Ils visitent les maisons une par une et passent au thiopental tous ceux qu’ils y trouvent. Ils doivent en avoir des tonneaux, de cette saloperie ! — Nous vous attendions la nuit dernière, dit Cordelia en s’efforçant de ne pas prendre un ton trop accusateur. Kly la salua d’un coup de menton qui trahissait sa lassitude. — Je serais rentré si j’avais pas rencontré cette fichue patrouille. J’voulais surtout pas qu’ils me filent à l’interrogatoire. J’ai passé toute une journée et toute une nuit à faire des tours et des détours pour ne pas me faire pincer. J’ai chargé le mari de ma nièce d’aller vous chercher, mais quand il est arrivé chez moi, ce matin, y avait des hommes à Vordarian partout. J’ai cru que tout était foutu. Mais comme ils étaient encore là à la tombée du jour, ça m’a redonné du cœur au ventre. Dame ! Ils n’y auraient plus été s’ils vous avaient trouvés. Alors, je me suis dit comme ça que ce que j’avais de mieux à faire était de me prendre par la main et de venir ici pour essayer de me mettre moi aussi à votre recherche. Et voilà que je vous ai retrouvés ! J’osais pas en espérer tant. (Kly fit faire volte-face à son cheval pour revenir sur ses pas.) Eh, sergent ! Passe-moi le gamin. — Je peux le porter. Il vaudrait mieux que tu prennes milady avec toi. Elle est à bout de forces. Ce n’était que trop vrai. Qu’elle s’approchât de son plein gré de la monture de Kly donnait la mesure de son épuisement. Les deux hommes l’aidèrent à se jucher sur la croupe tiède du cheval pie. Elle agrippa la veste du Courrier et ils se mirent en marche. — Qu’est-ce qui vous est arrivé, à vous ? demanda Kly à son tour. Cordelia laissa la parole au peu loquace Bothari qui, peinant sous le poids de Grégor à califourchon sur ses épaules, s’exprima en phrases encore plus brèves que d’habitude. Quand il en vint à l’épisode des hommes dont ils avaient entendu les voix par la cheminée, Kly s’esclaffa à grand bruit. Aussitôt, il plaqua sa main sur sa bouche. — Il leur faudra des semaines pour sortir de là. Voilà ce que j’appelle du beau travail, sergent ! — C’est milady qui en a eu l’idée. Kly tourna la tête vers Cordelia. — Aral et Piotr semblaient penser tous deux que des opérations de diversion seraient les bienvenues. Je présume que les réserves dont dispose Vordarian sont limitées. — Vous pensez en soldat, m’iady. Cordelia fit la grimace. Pour un compliment, c’était un compliment ! Commencer à se considérer comme un soldat, à jouer le jeu selon les règles des soldats était bien la dernière chose qu’elle désirât. Pourtant, l’hallucinante vision militaire du monde était terriblement contagieuse maintenant qu’elle y baignait, qu’elle le voulût ou non. Combien de temps pourrai-je encore tenir le coup ? Cette marche de nuit sur des sentiers inconnus dura encore deux heures. Enfin, un peu avant l’aube, ils arrivèrent devant une construction qui n’était pas sans rappeler la demeure de Kly, encore qu’elle fût plus grande. Elle comportait un étage et des bâtiments annexes. Une fenêtre était éclairée par la flamme minuscule d’une chandelle huileuse de fabrication artisanale. Une vieille femme en chemise de nuit vint leur ouvrir et leur fit signe d’entrer. Un bonhomme un peu moins âgé que Kly conduisit le cheval dans un appentis pour qu’il soit hors de vue. — Sommes-nous en sécurité, ici ? demanda Cordelia qui éprouvait une sensation de vertige. Kly haussa les épaules. — Ils ont fouillé le coin avant-hier, avant que j’envoie mon neveu vous chercher. Ils ont passé la maison au peigne fin. Avec les grottes et toutes les fermes qui n’ont pas encore été visitées, c’est pas demain la veille qu’ils reviendront faire un nouveau contrôle. Sans compter le lac qu’ils n’ont pas fini de draguer. On est aussi à l’abri ici qu’ailleurs, conclut le Courrier avant d’aller voir ce que devenait son cheval. Autrement dit, aussi peu ici qu’ailleurs ! Bothari était déjà en train d’ôter ses bottes. Il devait avoir les pieds dans un triste état. Ceux de Cordelia ne valaient guère mieux. Ses chaussons étaient en lambeaux et il ne restait plus rien des chiffons qui servaient de chaussures à Grégor. La jeune femme avait presque atteint les limites de ses forces. Elle ne s’était encore jamais sentie à tel point exténuée. Pourtant, elle avait déjà effectué des marches forcées beaucoup plus longues. C’était comme si, quand sa grossesse avait été brutalement interrompue, la vie s’était retirée d’elle pour passer dans un autre être. Elle se laissa passivement guider. On lui fit manger du pain et du fromage, boire un peu de lait, après quoi on la conduisit dans une petite pièce où on la coucha dans un lit étroit après qu’elle eut laissé choir Grégor sur le lit voisin. Elle voulait croire qu’ils étaient à l’abri pour cette nuit, exactement comme les enfants barrayarans croyaient au père Gel lors de la Foire d’hiver. Parce qu’elle voulait désespérément qu’il en soit ainsi. Le lendemain, un garçon d’une dizaine d’années vêtu de loques émergea des bois, montant à cru l’alezan de Kly. Le Courrier, après avoir fait se cacher Cordelia, Grégor et Bothari, lui remit quelques pièces de monnaie pendant que la vieille – Sonia, sa nièce – préparait un paquet de petits gâteaux destinés à requinquer le gamin pour le voyage de retour. Derrière la fenêtre, Grégor souleva un coin de rideau et le suivit mélancoliquement des yeux tandis qu’il s’éloignait. — Je n’ai pas osé faire ma tournée, expliqua Kly à Cordelia. Vordarian a maintenant trois détachements sur place. (Il laissa échapper un petit rire sifflant.) Mais tout c’qu’il sait, le môme, c’est que le vieux Courrier était malade et qu’il avait besoin de son cheval de remonte. — Ils n’ont quand même pas mis cet enfant sous thiopental, j’espère ! — Ils allaient se gêner ! — Les chiens ! Kly pinça ses lèvres tavelées de noir : il partageait l’indignation de Cordelia. — Si Vordarian ne réussit pas à capturer Grégor, son putsch a toutes les chances de finir en queue de poisson. Et il le sait. Aussi, au point où il en est, il est prêt à oser à peu près n’importe quoi. Encore heureux, ajouta Kly avec une pause, que le thiopental ait remplacé la torture, pas vrai ? (Après que son neveu l’eut aidé à harnacher l’alezan et à fixer les sacoches du courrier, Kly enfonça son chapeau sur son crâne et sauta en selle.) Si je ne respecte pas mon horaire, le général pourra pas prendre contact avec moi, expliqua-t-il. Faut qu’j’y aille, j’suis déjà à la bourre. À plus tard. Restez autant que possible à l’intérieur avec le petit pour qu’on vous voie pas, m’iady. Il tira sur les rênes et, obéissant, l’alezan se mit en marche. Très vite, il se confondit avec les broussailles roussâtres. Cordelia s’aperçut que le dernier conseil de Kly n’était que trop facile à suivre. Les quatre jours suivants, elle passa la majeure partie de son temps dans son lit. Elle vivait dans une sorte de brouillard tandis que les heures s’égrenaient, mornes et silencieuses. C’était comme une rechute de l’effrayante fatigue qui avait suivi le transfert placentaire et les complications postopératoires auxquelles elle avait failli succomber. Et pas question de chercher un dérivatif dans la conversation. Ces montagnards étaient aussi peu communicatifs que Bothari. À cause du thiopental, sans doute. Moins on en sait, mieux ça vaut. La vieille Sonia l’observait d’un regard scrutateur et curieux mais cela se bornait là : en dehors de « Avez-vous faim ? », elle ne posait jamais de questions. Cordelia ne connaissait même pas son nom de famille. Et puis, il y avait les bains. Après qu’elle eut pris son premier, Cordelia n’insista pas. Le vieux couple s’était escrimé tout l’après-midi pour transbahuter et faire chauffer la quantité d’eau suffisante pour elle et pour Grégor. Quant à la préparation des repas, si simples qu’ils fussent, elle leur demandait presque autant de travail. Ici, la mention Tirez sur la languette pour réchauffer le contenu n’existait pas. La technologie est la meilleure amie de la femme. Sauf si elle se manifeste sous la forme d’un brise-nerfs entre les mains d’un soldat aux yeux vides qui vous pourchasse avec autant d’insouciance qu’un chasseur traquant un gibier. Cordelia comptait les jours qui s’étaient écoulés depuis le putsch, depuis que l’enfer s’était déchaîné. Que se passait-il dans le reste du monde ? Comment réagissaient les forces spatiales ? Les ambassadeurs planétaires ? Et Komarr ? Profiterait-elle du chaos pour se révolter contre Barrayar qui l’avait conquise ou Vordarian s’était-il déjà aussi emparé d’elle par surprise ? Qu’es-tu en train de faire, Aral ? Sonia, bien qu’elle s’abstînt toujours de poser la moindre question, rapportait maintenant de temps en temps des bribes de nouvelles locales lorsqu’elle revenait de promenade. Les forces de Vordarian, dont le quartier général était installé dans la résidence de Piotr, étaient sur le point d’abandonner l’exploration des fonds du lac. Hassadar était coupée du reste du monde, mais des réfugiés parvenaient à s’en évader ; les enfants de personnes de connaissance qui s’étaient échappés en douce avaient trouvé abri chez des parents qui habitaient dans le voisinage. À Vorkosigan Surleau, les familles de tous les hommes d’armes du comte Piotr avaient fui, sauf la femme et la vieille mère de l’un d’eux, un certain Vogti : on les avait embarquées dans une voiture et personne ne savait où elles avaient été emmenées. — Ah oui ! Il y a eu aussi quelque chose de bien étrange, ajouta Sonia. Ils ont appréhendé Karla Hysopi. On se demande bien pourquoi. Elle n’était rien de plus que la veuve d’un ancien sergent à la retraite. Qu’est-ce qu’ils veulent donc faire d’elle ? Cordelia se raidit. — Ont-ils pris aussi le bébé ? — Le bébé ? Donnia n’a pas parlé de bébé. C’était son petit-fils ou sa petite-fille ? Assis près de la fenêtre, Bothari, occupé à aiguiser son couteau sur la pierre à évier, leva la tête et son regard croisa celui, alarmé, de Cordelia. Ses mâchoires se crispèrent sans que son expression se modifiât, mais tout son corps se tendit et Cordelia sentit son estomac se nouer. Il se remit à affûter sa lame. — Peut-être… peut-être que Kly en saura davantage à son retour, dit-elle d’une voix mal assurée. — Probablement, fit Sonia sans conviction. Enfin, le soir du septième jour, Kly, fidèle à l’horaire prévu, émergea des bois sur son alezan. Quelques minutes plus tard, Esterhazy surgit à son tour dans la clairière. Attifé comme un paysan du cru, il montait un cheval de montagnard efflanqué aux canons grêles et non une des bêtes puissantes à la robe luisante de l’écurie de Piotr. Les deux hommes, après avoir conduit leurs montures dans l’appentis qui servait d’écurie, vinrent se mettre à table. Le dîner terminé, ils approchèrent leurs chaises de la cheminée de pierre et, à mi-voix, se mirent en devoir de faire leur rapport à Cordelia et à Bothari. Ce fut Esterhazy qui commença : — Comme Vordarian a fortement élargi la zone de recherche, le comte et le seigneur Vorkosigan ont estimé que les montagnes sont encore le meilleur endroit pour cacher Grégor. Plus le rayon de la zone de recherche augmente, plus les lignes des forces ennemies sont étirées. Kly prit le relais : — Ici, elles fouillent toujours les cavernes de fond en comble. Il y a encore à c’t’heure à peu près deux cents hommes coincés là-haut. Mais je pense qu’ils sortiront quand ils se seront finalement tous retrouvés. D’après c’que j’ai entendu dire, ils ne comptent plus vous trouver ici, m’iady. (Kly abaissa les yeux sur Grégor, assis aux pieds de Cordelia, et s’adressa directement à lui :) Demain, sire, Esterhazy vous emmènera ailleurs. Dans un endroit qui ressemble beaucoup à celui-ci. Pendant quelque temps, vous aurez un autre nom – un faux nom. Et Esterhazy fera semblant d’être votre papa. Vous voulez bien ? Grégor agrippa la jupe de Cordelia. — Est-ce que lady Vorkosigan fera semblant d’être ma maman ? — Nous la conduirons auprès du seigneur Vorkosigan à la base de navettes de Tanery. (Devant l’expression affolée de Grégor, Kly ajouta :) Là où vous allez, il y a un poney. Et des chèvres. La dame chez qui vous habiterez vous apprendra à les traire. Le petit prince n’eut pas l’air plus convaincu pour autant, mais ne protesta pas davantage. Le lendemain matin, pourtant, quand l’homme d’armes l’installa en croupe sur sa rosse efflanquée, Grégor était au bord des larmes. — Veillez bien sur lui, Esterhazy, dit Cordelia, la gorge serrée par l’angoisse. Esterhazy lui adressa un regard grave. — C’est mon empereur, m’iady. Je suis lié par le serment de fidélité que j’ai prêté. — C’est aussi un petit garçon. Empereur, c’est… c’est une illusion que vous avez tous dans la tête. Veillez sur l’empereur pour le comte Piotr, mais je compte que vous veillerez sur Grégor pour moi, n’est-ce pas ? Esterhazy la fixa droit dans les yeux. Ce fut d’une voix adoucie qu’il dit : — J’ai un petit garçon de quatre ans, m’iady. Il l’avait comprise. Cordelia avala sa salive. Bien qu’elle eût le cœur gros, elle se sentait quand même soulagée. — Avez-vous des… nouvelles de la capitale ? De votre famille ? — Pas encore, répondit Esterhazy sur un ton morne. — J’ouvrirai les oreilles. Je ferai de mon mieux. — Merci, m’iady. Il lui adressa un signe de tête, pas comme un serviteur qui salue sa maîtresse mais comme un père qui prend congé d’une mère. Il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. Bothari, qui était rentré dans la maison pour emballer leurs maigres affaires, n’était pas à portée de voix. Cordelia s’approcha de Kly qui se préparait à faire faire volte-face à son cheval pie pour guider Grégor et Esterhazy. — Major, Sonia m’a rapporté que, à en croire les bruits qui courent, les hommes de Vordarian ont arrêté Mme Hysopi. Bothari l’avait engagée comme nourrice pour s’occuper de sa petite fille. Savez-vous s’ils ont pris aussi Elena… le bébé ? — D’après c’que j’ai entendu dire, ce serait plutôt le contraire. C’est pour le bébé qu’ils étaient venus. Karla Hysopi avait beau ne pas être sur leurs listes, elle a fait un tel tapage qu’ils l’ont emmenée, elle aussi. — Savez-vous où ? Kly hocha la tête. — Quelque part à Vorbarr Sultana. Probable que les agents de renseignements de votre mari savent exactement où à l’heure qu’il est. — Avez-vous mis Bothari au courant ? — Son frère le lui a dit hier soir. Les deux cavaliers s’ébranlèrent. Grégor resta à regarder Cordelia par-dessus son épaule jusqu’au moment où les arbres se furent refermés sur eux. Guidés par le neveu de Kly, Bothari et Cordelia, le premier à pied tenant le licol du petit cheval aux hanches maigres que chevauchait la régente (une peau de mouton lui servait de selle), effectuèrent une marche de trois jours à travers les montagnes. L’après-midi du troisième jour, ils parvinrent enfin à une cabane dans laquelle se tenait un adolescent efflanqué qui les conduisit à une grange abritant, merveille des merveilles ! un petit gyro délabré. Le garçon fit monter Cordelia sur le siège arrière et chargea six cruchons de sirop d’érable. Sans mot dire, Bothari échangea une poignée de main avec le neveu de Kly qui sauta à cheval et disparut dans les bois. Le maigrichon fit décoller l’appareil qui, volant au ras des arbres, jouant à saute-mouton au-dessus des ravins et des pitons, se dirigea vers le sommet enneigé des montagnes. Quand il l’eut franchi, il piqua. Ils étaient maintenant hors des limites du district de Vorkosigan. À la fin du jour, ils arrivèrent à une bourgade et l’adolescent se posa dans une rue écartée. Cordelia et Bothari l’aidèrent à décharger et à transporter sa glougloutante cargaison jusqu’à une petite épicerie où il la troqua contre du café, de la farine, du savon et des piles. Cela fait, ils retournèrent au gyro. Un camion cabossé s’était arrêté juste derrière lui. Le garçon se borna à échanger un coup de menton avec le conducteur qui sauta à terre et fit coulisser le panneau de chargement de son véhicule pour que Cordelia et Bothari se glissent à l’intérieur. Les sacs de choux qui occupaient un bon quart de l’espace disponible étaient loin de constituer de douillets coussins bien que Bothari s’évertuât à en faire un nid aussi confortable que possible à l’intention de la régente tandis que le camion cahotait de façon épouvantable sur une route défoncée. Quand il en eut terminé, le sergent se cala dans un coin et entreprit d’aiguiser la lame de son couteau, la passant et la repassant avec une minutie quasi obsessionnelle sur un bout de cuir emprunté à Sonia. Au bout de quatre heures de ce manège, Cordelia se sentait mûre pour engager la conversation avec les sacs de choux. Le camion finit quand même par s’arrêter avec un choc brutal. Le panneau s’ouvrit et les deux passagers sortirent pour se retrouver au milieu de nulle part : une route gravillonnée surplombant un canal, en pleine nuit et en rase campagne, dans un district inconnu dont ils ne savaient pas quel camp il avait rallié. — Ils vous récupéreront au kilomètre 96, dit le chauffeur en désignant du doigt une tache blanchâtre qui, dans l’obscurité, donnait l’impression d’être un rocher barbouillé de peinture blanche. — Quand ? demanda Cordelia avec l’accent du désespoir. Et ces ils, qui étaient-ils ? — J’sais pas. Sur quoi, le chauffeur remonta dans sa cabine et démarra sur les chapeaux de roue en soulevant des gerbes de cailloux comme s’il avait des poursuivants au train. Cordelia, juchée en haut du rocher badigeonné de peinture blanche, se demandait avec accablement qui, des loyalistes ou des insurgés, arriverait en premier et comment elle les distinguerait les uns des autres. Et plus le temps passait, plus son abattement grandissait à l’idée que, peut-être, personne ne viendrait les chercher. Mais, finalement, une vedette légère camouflée en noir, aux moteurs étrangement silencieux, émergea en piqué des ténèbres. Quand elle atterrit, ses patins crissèrent sur les cailloux. Bothari s’accroupit à côté de Cordelia, son dérisoire poignard au poing. Mais l’homme qui occupait la place du passager et s’efforçait péniblement de se hausser n’était autre que le lieutenant Koudelka. — Milady ? fit-il d’une voix hésitante, les yeux fixés sur les deux épouvantails humains perchés sur le rocher. Sergent ? Cordelia exhala un soupir de ravissement en reconnaissant le pilote à sa chevelure blonde : c’était Droushnakovi. Ma demeure n’est pas une maison, père, c’est une personne… Obéissant au geste anxieux de Koudelka, la régente, talonnée par Bothari, se laissa choir avec une intense satisfaction sur la banquette capitonnée de l’appareil. Droushnakovi se retourna pour jeter un regard sombre au sergent, plissa le nez et demanda : — Est-ce que tout va bien, milady ? — Infiniment mieux que je ne l’escomptais. Allez… vite ! Le panneau d’accès se referma. La vedette décolla et les turbines du filtre à air se mirent en marche. Les témoins multicolores de l’interface de commande illuminaient les visages de Kou et de Drou. Un cocon technologique… Après avoir jeté un coup d’œil sur les terminaux d’exploitation des données par-dessus l’épaule de Droushnakovi, Cordelia leva les yeux vers le toit transparent de l’habitacle. Oui, des silhouettes noires les escortaient. Des appareils militaires qui assuraient leur protection. Bothari vit leurs anges gardiens, lui aussi, et la tension qui l’habitait se relâcha quelque peu. — Je suis heureuse de vous voir… (Un je-ne-sais-quoi dans l’attitude de Drou et de Kou, une sorte de réserve sous-jacente, retint Cordelia d’ajouter : tous deux de nouveau ensemble.) Je présume que vous avez été lavée de cette accusation de sabotage, Drou ? — Dès que l’on a eu soumis ce caporal de la garde à l’épreuve du thiopental, milady. Il n’a pas eu le cran de se suicider avant l’interrogatoire. — C’était lui, le saboteur ? — Oui. Il comptait rejoindre les troupes de Vordarian quand elles arriveraient pour nous capturer. Il était apparemment à la solde de Vordarian depuis des mois. — Voilà qui explique les problèmes que nous avons eus en ce qui concernait la Sécurité, non ? — Il avait révélé l’itinéraire que nous devions prendre le jour de l’attentat à la grenade sonique. — Le chef d’orchestre était donc Vordarian ! — Exact. Mais pour l’affaire de la soltoxine, il ne semble pas que le caporal était dans le coup. On l’a tourné et retourné sur le gril. Il n’appartenait pas aux instances dirigeantes de la conspiration, ce n’était qu’un instrument. L’association d’idées était déplaisante, mais Cordelia n’en posa pas moins la question qui la démangeait : — Illyan s’est-il manifesté ? — Pas encore. L’amiral Vorkosigan espère qu’il se cache quelque part dans la capitale s’il n’a pas été tué quand les combats ont commencé. — Hum… Vous serez heureux de savoir que Grégor va bien… Koudelka leva la main pour couper la parole à Cordelia. — Excusez-moi, milady, mais les consignes de l’amiral sont formelles : vous ne devez parler de Grégor à personne, sauf au comte Piotr ou à lui-même. — D’accord. Saleté de thiopental ! Et comment va Aral ? — Bien, milady. Il m’a donné l’ordre de vous mettre au courant des derniers développements de la situation stratégique… (Que la situation stratégique aille se faire foutre ! Qu’est devenu mon bébé ?)… et de répondre à toutes vos questions. Voilà qui est parfait. — Qu’en est-il de notre bébé ? Pi… Miles ? — Aucune nouvelle fâcheuse ne nous est parvenue. — Cela veut dire quoi, au juste ? — Qu’on ne sait rien à son sujet, laissa tomber Droushnakovi d’une voix sombre. Koudelka lui décocha un coup d’œil furibond, auquel elle se borna à répondre par un haussement d’épaules. — Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, peut-être, enchaîna Koudelka. Toutefois, s’il est vrai que Vordarian est maître de la capitale… — Et, par conséquent, de l’HôpImp, l’interrompit Cordelia. — Et qu’il rend publics les noms des otages apparentés à toutes les personnes appartenant à notre structure de commandement, celui de… de votre enfant ne figure sur aucune de ses listes. L’amiral pense qu’il ne se rend tout simplement pas compte que l’être placé dans le réplicateur est viable. Il ne sait pas ce qu’il a entre les mains. — Pas encore, rectifia Cordelia sur un ton âpre. — Pas encore, convint à regret Koudelka. — Bon. Continuez. — Globalement, la situation n’est pas aussi désastreuse que nous l’avions craint au début. Vordarian tient Vorbarr Sultana, son district avec ses bases militaires, et il envoie des troupes dans le district de Vorkosigan. Mais il n’y a guère que cinq suzerains de district à avoir pris fait et cause pour lui. Une trentaine d’autres comtes ont été surpris dans la capitale mais on ne peut savoir à qui va réellement leur allégeance tant qu’ils ont le pistolet sur la tempe. Les vingt-trois restants ont réaffirmé leur fidélité au seigneur régent, sauf deux qui se contentent de parler pour ne rien dire, soit qu’ils aient des parents dans la capitale, soit que, leur territoire étant un champ de bataille potentiel, ils soient dans une position stratégique délicate. — Et les forces spatiales ? — J’y arrive, milady. Plus de la moitié de leur approvisionnement leur est expédié par les spatioports du district de Vordarian. Pour l’instant, elles n’ont toujours pas bougé, préférant attendre de savoir quel tour prendront les événements. Toutefois, elles se sont refusées à soutenir ouvertement Vordarian. Les choses sont en état d’équilibre, mais il suffirait que quelqu’un fasse pencher la balance pour que tout bascule de son côté. L’amiral Vorkosigan fait apparemment preuve d’une confiance inébranlable. (D’après le ton sur lequel Koudelka avait dit ces mots, Cordelia n’était pas sûre qu’il partageait cette confiance.) Il est vrai qu’il ne peut pas faire autrement, sauf à briser le moral de ses partisans. Vordarian, dit-il, a perdu la guerre dès l’instant où Negri s’est enfui avec Grégor et il ne lui reste plus qu’à louvoyer pour limiter ses pertes. Mais la princesse Kareen est sa prisonnière. — Ce qui fait incontestablement partie des pertes qu’Aral, de son côté, est soucieux de limiter. Va-t-elle bien ? Les gros bras de Vordarian l’ont-ils maltraitée ? — Non, pour autant que nous le sachions. Il semblerait qu’elle soit en résidence forcée dans ses propres appartements, au palais impérial. Plusieurs personnalités importantes y sont détenues, elles aussi. — Je vois. Cordelia se tourna vers Bothari dont l’expression n’avait pas changé. Elle attendait qu’il interroge Koudelka sur le sort d’Elena mais le sergent garda le silence. Quand le nom de Kareen avait été prononcé, le regard, soudain farouche, de Droushnakovi s’était perdu au loin, Kou et Drou s’étaient-ils réconciliés ? Leur attitude l’un vis-à-vis de l’autre était froide et polie, service-service et rien de plus. Mais si des excuses superficielles avaient été données et acceptées, Cordelia pressentait que la blessure qu’ils portaient en eux n’était pas cicatrisée. Rien ne subsistait plus de l’adoration et de la confiance secrètes qui habitaient naguère les yeux bleus de la jeune fille quand, quittant de temps à autre l’interface de commande, ils se posaient sur l’homme assis à côté d’elle. On n’y lisait que de la méfiance. Des lueurs brillaient maintenant au sol droit devant eux, le semis lumineux d’une ville de moyenne importance ; plus loin, on discernait le fouillis géométrique d’une base de navettes militaire. Drou répondit aux appels répétés des contrôleurs et l’appareil amorça une descente en spirale pour se poser sur la plate-forme d’atterrissage dont les balises s’étaient allumées tandis que les vedettes qui l’escortaient passaient au-dessus d’eux pour rentrer au bercail. Des gardes les entourèrent quand ils sortirent de la vedette et les accompagnèrent aussi vite que le permettait la claudication de Koudelka jusqu’à un tube de descente. Arrivés en fin de course, ils prirent un tapis roulant, franchirent des portes blindées et descendirent encore au niveau inférieur. La base de Tanery était visiblement conçue pour faire office de poste de commandement souterrain invulnérable. Bienvenue au bunker ! Et pourtant, un bref instant, Cordelia, dont la gorge se noua, eut la déroutante sensation de se retrouver chez elle. La colonie de Beta, qui avait une tout autre conception de l’architecture intérieure, ignorait ces couloirs nus, mais ce décor aurait aussi bien pu être celui du sous-sol technique d’une cité betane. La même fraîcheur, la même impression de sécurité… Je veux rentrer chez moi ! Trois officiers en uniforme vert discutaient au milieu d’un des couloirs. L’un d’eux était Aral. Il vit Cordelia. — Je vous remercie, messieurs, vous pouvez disposer, dit-il, coupant la parole à l’un de ses interlocuteurs au beau milieu d’une phrase. Nous reprendrons cette conversation dans un moment, ajouta-t-il, se rendant compte qu’il manquait à la courtoisie. Ce qui n’empêcha pas les autres de rouler des yeux ronds. Aral avait l’air tout au plus fatigué. Le simple fait de le voir brisait le cœur de Cordelia. Et pourtant… Te suivre m’a conduite ici. Pas à la Barrayar de mes espoirs, mais à la Barrayar de mes craintes. Sans mot dire, Aral la pressa de toutes ses forces contre lui et elle lui rendit son étreinte. C’est merveilleux ! Que le monde disparaisse ! Mais quand elle leva les yeux, le monde était toujours là, qui l’attendait sous la forme de sept hommes qui avaient tous une liasse de documents à la main. Aral l’éloigna et, la tenant à bout de bras, l’examina anxieusement de la tête aux pieds. — Vous êtes dans un état épouvantable, cher capitaine ! Au moins avait-il eu assez de tact pour ne pas dire : « Tu schlingues ! » — Bah ! Un bon bain, et il n’y paraîtra plus. — Ce n’est pas ce que je voulais dire. D’abord et avant tout, tu vas aller te faire examiner à l’infirmerie. Aral pivota sur lui-même et se trouva nez à nez avec Bothari. — Il faut que je fasse un rapport au seigneur comte, Excellence, dit ce dernier. — Père n’est pas là, sergent. Je l’ai chargé d’une mission diplomatique. Il est allé rendre visite à quelques-uns de ses vieux copains. Kou, occupez-vous de Bothari. Qu’il ait un coin où s’installer, un repas, un sauf-conduit et des vêtements. Vous me rendrez compte dès que je me serai occupé de Cordelia, sergent. — À vos ordres, Excellence. — Bothari a été étonnant, dit Cordelia quand celui-ci eut disparu sur les talons de Koudelka. Non… c’est injuste de dire ça. Bothari a été Bothari et je n’aurais pas dû être le moins du monde étonnée. Sans lui, nous étions cuits. Aral hocha le menton, un léger sourire aux lèvres. — Je pensais bien que tu n’aurais pas à te plaindre de ses services. — Le fait est. Droushnakovi, qui avait repris sa place habituelle aux côtés de Cordelia à l’instant où Bothari la lui avait rendue, secoua dubitativement la tête et emboîta le pas au couple. Le reste de la troupe suivit d’une allure plus incertaine. — Tu as du nouveau en ce qui concerne Illyan ? s’enquit Cordelia. — Pas encore. Kou t’a mise au courant de la situation ? — Grosso modo. Je suppose que tu ne sais pas non plus ce qu’il est advenu de Padma et d’Alys Vorpatril, n’est-ce pas ? — Tout ce que je peux te dire, c’est que ni l’un ni l’autre ne figure sur la liste des personnes arrêtées et dont la capture a été confirmée. À mon avis, ils doivent se cacher quelque part à Vorbarr Sultana. Le parti de Vordarian est une véritable passoire à renseignements et si une prise de cette importance avait été effectuée, nous en aurions été avertis. La seule chose que je me demande, c’est si nos propres institutions sont aussi poreuses. L’ennui, avec ces fichus services civils qui passent leur temps à se bouffer le nez, c’est que tout le monde a un frère ou… Une voix sonore l’interrompit : — Excellence ! Oh, Excellence ! Cordelia, qui avait la main sur son bras, fut la seule à sentir Aral tressaillir. Au fond du couloir, un planton s’approchait, précédant un homme de haute taille en treillis noir dont le col s’ornait des insignes de colonel. — Voici le seigneur régent, mon colonel. Le colonel Gerould vient d’arriver de Marigrad, Excellence. — Ah ! Très bien. Il faut que je le voie tout de suite. (Aral regarda tout autour de lui et ses yeux tombèrent sur Droushnakovi.) Drou, conduisez Cordelia à ma place, s’il vous plaît. Il faut qu’on l’examine, qu’on… Enfin, qu’on fasse tout ce qu’il y a à faire. Le colonel Gerould n’avait rien d’un pilote qui usait ses fonds de culotte dans les bureaux du Q.G. En fait, il avait l’air d’arriver directement du front – pour autant qu’il y eût un « front » dans cette guerre pas comme les autres. L’odeur de fumée qui émanait de son treillis sale et fripé éclipsait la puanteur des vêtements de montagnarde que portait Cordelia et il avait les traits tirés par la fatigue. Mais si son expression était grave, son maintien n’était pas celui d’un vaincu. — À Marigrad, on se bat à présent maison par maison, amiral, annonça-t-il sans se perdre en préambules. Vorkosigan eut une grimace. — Venez avec moi à la salle tactique. Mais qu’est-ce que vous portez au bras, colonel ? Une large bande d’étoffe blanche et une autre, plus étroite et marron, ceinturaient la manche gauche de Gerould entre le coude et l’épaule. — C’est mon brassard d’identification, Excellence. On ne peut pas savoir sur qui on tire quand on est aussi près les uns des autres. Celui des gens de Vordarian est rouge et jaune – ce qu’ils ont trouvé qui se rapproche le plus du pourpre et or, j’imagine, et ressemble à peu de chose près aux couleurs de Vordarian, brun et argent. — Voilà bien ce que je craignais ! (L’expression de Vorkosigan s’était durcie.) Enlevez-moi ce brassard. Brûlez-le. Et passez la consigne à tout votre monde. Vous avez déjà un uniforme, colonel. Fourni par l’empereur. C’est pour lui que vous combattez. N’imitez pas les traîtres qui modifient le leur. Le ton véhément de Vorkosigan prit visiblement le colonel de court, mais après un instant d’hésitation, cet emportement même lui ouvrit les yeux. Il arracha précipitamment le brassard et le fourra dans sa poche. — Parfaitement, Excellence. Avec un effort évident, Aral dégagea son bras de la main de Cordelia qui l’étreignait. — Je te rejoindrai plus tard dans nos quartiers, mon amour. À la saint-glinglin, à ce régime ! Cordelia eut un hochement de tête fataliste et, sur un dernier regard à son mari, suivit Droushnakovi dans le dédale souterrain de la base. Avec Drou, au moins, elle put passer outre aux priorités imposées par Vorkosigan et exiger de prendre un bain avant tout. Et elle découvrit qu’une demi-douzaine de tenues à ses mesures l’attendaient dans un placard de l’appartement d’Aral. C’était la preuve évidente que le stage que Drou avait effectué au palais avait porté ses fruits : il avait affiné son bon goût. Le médecin de la base ne disposait d’aucun document ; le dossier médical de Cordelia se trouvait à Vorbarr Sultana, derrière les lignes ennemies. Il hocha la tête et pianota sur son clavier pour en ouvrir un nouveau. — Je suis désolé, Votre Grâce, mais nous sommes dans l’obligation de tout reprendre par le début. Ne m’en tenez pas rigueur, je vous prie. Si je comprends bien, vous avez eu quelques problèmes liés à votre condition de femme ? Non, la plupart de mes problèmes ont été dus aux hommes. Cordelia se mordit la langue. — J’ai subi un transfert placentaire, il y a… laissez-moi réfléchir… plus de trois semaines. (Force lui fut de compter sur ses doigts.) Oui, cela doit faire à peu près cinq semaines. — Excusez-moi. Un… comment dites-vous ? — J’ai accouché par césarienne. Cela ne s’est pas très bien passé. — Je vois. Cinq semaines post-partum. (Il nota.) Et de quoi vous plaignez-vous, à présent ? Je n’aime pas Barrayar, je veux rentrer chez moi, mon beau-père médite de tuer mon bébé, la moitié de mes amis ont pris la fuite pour sauver leur peau, et je ne peux pas rester dix minutes seule avec mon mari que tous dévorent tout cru sous mes yeux, j’ai mal aux pieds, j’ai mal à la tête, j’ai mal à l’âme… Tout ça était décidément trop compliqué. Ce malheureux toubib ne voulait pas entendre une litanie de doléances, il voulait seulement prendre note des symptômes de sa patiente. — Je suis fatiguée, finit par répondre Cordelia. — Ah ! (L’expression de l’homme de l’art se rasséréna et il entra cette donnée dans sa machine.) Fatigue consécutive à la délivrance. C’est normal. (Il leva les yeux et considéra Cordelia d’un air grave.) Avez-vous songé à établir un programme de remise en forme physique, Votre Grâce ? 14 — Mais, à la fin, qui sont les partisans de Vordarian ? s’exclama Cordelia. Cela fait des semaines que je joue à cache-cache avec eux, et c’est comme si je ne les avais vus que dans un rétroviseur ! Connais ton ennemi, et cætera… Et comment se débrouille-t-il pour avoir cette inépuisable réserve d’hommes de main ? — Oh ! Inépuisable… n’exagérons rien ! Aral ébaucha un sourire et piqua un morceau de ragoût au bout de sa fourchette. Pour une fois, Cordelia et lui étaient miraculeusement seuls dans l’appartement réservé aux officiers supérieurs qu’il occupait. Une ordonnance avait apporté un plateau et disposé son contenu sur une table. Comme elle faisait mine de rester pour faire le service, Vorkosigan, au grand soulagement de son épouse, l’avait renvoyée à ses occupations avec un aimable : « Merci, caporal, ce sera tout. » — Qui sont-ils ? poursuivit-il tout en mastiquant. Dans la majorité des cas, tous ceux dont un supérieur hiérarchique s’est rallié à la dissidence et qui n’ont pas eu assez de cran – ou de discernement – pour lui faire la peau ou pour déserter et rejoindre un détachement fidèle. Les notions d’obéissance et de cohésion de l’unité sont profondément enracinées dans l’esprit de ces gars. « Quand les choses ne tournent pas rond, ne fais qu’un avec ton unité », voilà littéralement le maître mot qu’on leur fourre dans le crâne. Aussi, si, par malheur, leur chef de corps incite ses hommes à trahir, faire bloc avec les camarades est encore plus naturel. D’ailleurs, ajouta Aral avec un sourire sombre, il n’y aura trahison que si Vordarian perd la partie. — La perdra-t-il ? — Tant que je serai vivant et ferai en sorte que Grégor demeure vivant, lui aussi, il ne peut pas gagner. (Vorkosigan secoua la tête avec conviction.) Il m’impute des crimes au fur et à mesure qu’il les invente. La rumeur qu’il fait courir selon laquelle j’ai pris la fuite avec Grégor et que je vise à m’emparer de l’Impérium est la plus grave de ces accusations. À mon sens, le but de la manœuvre est de découvrir la cachette de Grégor. Vordarian sait qu’il n’est pas avec moi. Sinon, il pourrait être tenté de balancer une bombe nucléaire ici même. Cordelia eut une grimace horrifiée. — Il veut donc le capturer ou le tuer ? — Le tuer seulement s’il ne parvient pas à le capturer. Le moment venu, je présenterai Grégor aux yeux de tous. — Pourquoi pas dès maintenant ? Poussant un soupir de lassitude, Aral se laissa aller contre le dossier du canapé et repoussa le plateau. — Parce que je veux voir combien de vordarianistes je pourrai rallier avant le dénouement. Je ne tiens pas à inaugurer ma deuxième année de régence en faisant passer quatre mille militaires par les armes. La piétaille et les petits gradés pourront bénéficier d’une mesure de grâce générale compte tenu du fait qu’ils s’étaient engagés par serment à suivre leurs chefs, mais je veux sauver le plus grand nombre possible d’officiers supérieurs. Pour cinq comtes de district et pour Vordarian, il n’y a rien à faire. Ils sont d’ores et déjà condamnés. Ce salaud mérite la damnation éternelle pour avoir déclenché ce processus ! — À quelle consigne ses troupes obéissent-elles ? Cette guerre est-elle une guerre de siège ? — Pas tout à fait. Vordarian gaspille une bonne partie de son temps – et du mien – à essayer de conquérir quelques places fortes qui ne présentent aucun intérêt – le dépôt de matériel de Marigrad, par exemple. Nous nous prêtons gentiment à ce petit jeu. Cela occupe ses commandants d’unité et les empêche de penser à ce qui compte vraiment, c’est-à-dire les bases militaires spatiales. Ah ! Si seulement Kanzian était là ! — Tes services de renseignements ne l’ont pas encore localisé ? L’amiral Kanzian, qui forçait l’admiration de tous, était l’un des deux seuls membres du haut commandement barrayaran que Vorkosigan tenait pour meilleurs stratèges que lui. C’était un spécialiste des opérations spatiales avancées et il avait la confiance des forces spécialisées dans ce domaine. « Lui, il n’a pas de crottin de cheval collé à ses bottes », avait dit un jour Kou au grand amusement de Cordelia. — Non, mais Vordarian ne sait pas plus que moi où il est. Il a purement et simplement disparu. Dieu veuille qu’il n’ait pas été victime d’un de ces combats de rues imbéciles et que son cadavre ne soit pas exposé aux fins d’identification dans je ne sais quelle morgue. Quelle perte ce serait ! — Gagner l’espace n’aurait-il pas pour contrecoup de faire basculer les forces spatiales de notre côté ? — Pourquoi crois-tu donc que je me donne la peine d’occuper Tanery ? J’aurais pu établir mon P.C. de campagne à bord d’un astronef. Mais après avoir pesé le pour et le contre, je suis arrivé à la conclusion qu’il est encore trop tôt pour cela. Ça risquerait d’être faussement interprété comme le prélude à une fuite. Fuir. Quelle tentation ! Fuir loin, très loin de toute cette démence jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un négligeable fait divers réduit à sa plus simple expression dans le bulletin d’informations d’une quelconque chaîne holovidéo galactique. Mais… fuir loin d’Aral ? Cordelia scruta son mari qui regardait sans les voir les restes du dîner. Un homme mûr en uniforme vert, fatigué et pas particulièrement beau (encore que, peut-être, avec ses yeux gris et perçants…). Une intelligence avide constamment en conflit avec une agressivité née de la peur, l’une et l’autre alimentées par une existence peuplée d’expériences étonnantes – des expériences barrayaranes. Tu aurais dû tomber amoureuse d’un homme heureux si c’était le bonheur que tu cherchais. Mais non, il a fallu que tu te laisses piéger par la prodigieuse beauté de la souffrance… « Ils ne seront qu’une seule chair. » Comme cette antique et pieuse sentence s’était vérifiée ! À la lettre. Cette infime parcelle de chair prisonnière d’un réplicateur utérin derrière les lignes ennemies les liait maintenant l’un à l’autre comme sont liés des jumeaux siamois. Et si le petit Miles mourait, cela briserait-il ce lien ? — Qu’allons-nous… qu’allons-nous faire en ce qui concerne les otages de Vordarian ? Soupir de Vorkosigan. — Ça, c’est le noyau dur au milieu du fruit. Même privé de tout le reste, et nous lui arrachons progressivement les uns après les autres les avantages dont il peut se prévaloir, Vordarian a encore entre les mains plus de vingt comtes de district. Et Kareen. Plus des centaines de personnes de moindre importance. — Comme la petite Elena, par exemple ? — Oui. Et la ville de Vorbarr Sultana elle-même par-dessus le marché. En dernier ressort, il pourrait brandir la menace de l’atomiser pour qu’on lui permette de quitter la planète. J’ai caressé l’idée de conclure un marché avec lui. De remettre son exécution à plus tard. Mais il n’est pas possible de le laisser filer tranquillement. Je commettrais une iniquité envers tous ceux qui sont déjà morts parce qu’ils me sont restés fidèles. Aussi, nous réfléchissons à d’autres options, à des opérations coup de poing pour délivrer les otages le moment venu. Lorsque le renversement des loyautés aura atteint sa masse critique et que Vordarian commencera vraiment à paniquer. Mais dans l’immédiat, il faut attendre. Si, pour l’empêcher de l’emporter, je dois sacrifier les otages, je suis prêt à le faire. Le regard vide de Vorkosigan était devenu sombre. — Même Kareen ? Tous les otages ? Y compris le plus minuscule d’entre eux ? — Même Kareen. C’est une Vor. Elle comprendra. — Voilà bien la preuve irréfutable que, moi, je n’en suis pas une, fit Cordelia avec découragement. Je ne comprends strictement rien à cette… à cette folie sophistiquée. Si tu veux mon avis, vous devriez vous faire soigner, tous autant que vous êtes ! Un soupçon de sourire étira les lèvres d’Aral. — Crois-tu que l’on pourrait convaincre la colonie de Beta de nous envoyer un bataillon de psychiatres au titre de l’aide humanitaire ? Cordelia se borna à un reniflement méprisant. Au fond, l’histoire de Barrayar, dans l’abstrait et avec du recul, avait une sorte d’étrange et tragique beauté. C’était un drame passionnel. C’était quand on la regardait en gros plan que sa stupidité devenait tangible. Elle se décomposait alors comme une mosaïque en un fouillis de pièces et de morceaux. Après une hésitation, Cordelia demanda : — Alors, on joue le jeu des otages ? Elle n’était pas sûre qu’elle souhaitait entendre Aral répondre à sa question. Il fit non de la tête. — Non. Toute la semaine, j’ai regardé les yeux des hommes qui ont des femmes et des enfants dans la capitale. La réponse que j’y ai lue est NON. C’est l’argument qui a dicté mon choix. (Vorkosigan disposa avec soin ses couverts sur le plateau comme ils l’étaient quand l’ordonnance l’avait apporté et, la mine songeuse, il ajouta :) Mais ils n’ont pas une vision assez large. Jusqu’ici, ce n’est pas à une révolution que nous avons affaire. Tout au plus, à une révolution de palais. La population est inerte ou, plus exactement, elle fait le dos rond, à l’exception d’une poignée d’informateurs qui nous sont restés fidèles. Vordarian fait appel à l’élite conservatrice, aux vieux Vors et aux militaires. Les comtes n’ont pas leur mot à dire. La nouvelle technoculture produit des progressistes issus de la plèbe aussi vite que nos écoles peuvent les fabriquer. Ils représentent la majorité de demain. Je voudrais leur donner une autre méthode que la distribution de brassards de couleur pour distinguer les types bien des salauds. La persuasion morale est une force plus puissante que Vordarian ne se l’imagine. Quel était donc ce général terrien qui disait que le moral a trois fois plus d’importance que le physique ? Ah, oui ! Napoléon. Dommage qu’il n’ait pas suivi son propre conseil. Dans la guerre que nous menons, je dirais que le rapport est de cinq contre un. — Mais les forces dont tu disposes font-elles le poids ? Qu’en est-il de la puissance matérielle ? Vorkosigan haussa les épaules. — Nous avons, eux comme nous, assez d’armes pour dévaster Barrayar. Mais ma légitimité est un avantage immense dans la mesure où les hommes sont nécessaires pour les utiliser. D’où les tentatives de Vordarian pour saper cette légitimité en m’accusant de vouloir m’enfuir avec Grégor. Ce que je me propose de faire, c’est de me servir de son propre mensonge pour le coincer. Cordelia se sentit parcourue d’un frisson. — Tu veux que je te dise ? Je n’aimerais pas être dans le camp de Vordarian. — Oh ! Il a encore des moyens de gagner. Qui, tous, passent par ma mort. Sans moi, le seul régent légitimé par le défunt empereur, qui choisir ? Vordarian est un candidat aussi valable que n’importe qui d’autre. S’il m’assassinait et mettait la main sur Grégor, ou vice versa, on peut penser que cela renforcerait sa position. Jusqu’au prochain pronunciamento, jusqu’à toutes les révoltes et à toutes les vendettas qui se succéderaient sans fin dans l’avenir. C’est là le plus terrible de mes cauchemars : si nous la perdons, cette guerre ne finira pas, elle se perpétuera aussi longtemps qu’un nouveau Dorca Vorbarra le Juste n’aura pas surgi pour mettre fin à un nouveau siècle de sang. Et Dieu seul sait quand il se manifestera ! Franchement, je ne vois pas un homme de ce calibre parmi ceux de ma génération. Regarde-toi dans la glace, songea sombrement Cordelia. — Ah ! C’était donc pour ça que tu voulais que je voie le toubib avant tout, dit Cordelia à Aral sur un ton taquin au cours de la nuit. Le médecin, après qu’elle eut redressé quelques-uns des postulats confus qu’il avait pris pour base, l’avait minutieusement examinée, puis avait modifié ses premières prescriptions (pas d’exercice physique : du repos) et l’avait autorisée à remplir de nouveau ses devoirs conjugaux – avec modération, toutefois. Pour toute réponse, Aral sourit et lui fit l’amour comme si elle était en verre filé. Cordelia en conclut qu’il était presque entièrement remis de l’intoxication provoquée par la soltoxine. Il dormit comme une souche et ce fut la console com qui les réveilla tous les deux à l’aube. Ce n’était sûrement pas par hasard si celle-ci était restée résolument muette jusque-là. Cordelia imaginait très bien un sous-officier dire à Kou : « Bah ! Laissons le vieux tirer sa crampe tranquille. Peut-être que ça le rendra plus souple. » Cette fois, le brouillard de fatigue qui l’enveloppait se dissipa plus vite qu’à l’accoutumée. À peine une journée s’était-elle écoulée que Cordelia, Droushnakovi dans son sillage, se mit en devoir d’explorer son nouvel environnement. Au cours de sa visite, elle tomba sur Bothari au gymnase. Le comte Piotr n’étant pas encore rentré, le sergent avait fait son rapport à Aral et, maintenant, il était libre d’occuper son temps comme il lui plaisait, sans avoir de comptes à rendre à quiconque. — Faut que je poursuive mon entraînement, expliqua-t-il laconiquement à Cordelia. — Avez-vous dormi, sergent ? — Pas des masses, répondit-il en se remettant à courir sur place. Avec obsession, trop longtemps et trop vite pour que l’exercice ait son effet optimum. Il transpirait d’abondance pour tuer les heures et ne pas penser. Cordelia lui souhaita silencieusement bonne chance. Aral et Kou la mirent au courant des détails de la situation, informations que venaient compléter les journaux holovidéo : quels comtes confirmaient leur allégeance, qui étaient les otages dont la capture était confirmée et où ils étaient détenus, quelles unités des deux camps étaient déployées, lesquelles avaient été écrasées et lesquelles mises en fuite, où des combats avaient eu lieu, quels commandants avaient renouvelé leur serment de fidélité. Autant de renseignements qui n’avançaient à rien. Pas plus que la course sur place de Bothari. Et aussi impuissants à chasser de l’esprit de Cordelia la hantise de toutes les horreurs et de tous les désastres, passés et à venir, qu’elle était pour l’heure incapable de conjurer. Elle préférait se pencher sur son histoire militaire en remontant dans le temps. D’un ou deux siècles, par exemple. Imaginant un futur historien braquant sur elle, impavide, un télescope temporel, elle lui adressa mentalement un bras d’honneur. Une chose était sûre, elle en prenait maintenant conscience : tous les récits militaires qu’elle avait lus jusque-là faisaient l’impasse sur ce qui était le plus important – ils ne disaient jamais ce qui arrivait aux bébés des gens. Non… ils étaient tous des bébés, ici. Tous ces garçons en uniforme noir étaient fils d’une mère. Le souvenir d’une phrase qu’avait dite Aral d’une voix qui avait subitement pris la douceur du velours lui revint en mémoire : « C’est à peu près à cette époque que les soldats ont commencé à me faire l’effet d’être des enfants… » Elle s’éloigna de la vidéoconsole et alla fouiller dans la salle de bains, à la recherche d’analgésiques. Trois jours après son arrivée à la base, Cordelia croisa le lieutenant Koudelka dans un couloir. Rouge d’animation, il courait presque, malgré sa boiterie. — Que se passe-t-il, Kou ? l’interpella-t-elle. — Illyan est arrivé. Et Kanzian est avec lui. Elle le suivit jusqu’à une salle de conférences ; Droushnakovi, en dépit de sa foulée athlétique, fut obligée de hâter le pas pour rester à sa hauteur. Flanqué de deux secrétaires, les mains croisées devant lui, Aral écoutait avec une attention soutenue le commandant Illyan assis sur le coin de la table et qui balançait une jambe au rythme de son discours. Le bras gauche entouré d’un pansement maculé, il était pâle, crotté et ses yeux brillaient. Pas seulement de fièvre : une lueur de triomphe y scintillait aussi. Il était en civil mais on aurait dit qu’il avait fauché son costume dans un sac à linge sale. L’un des secrétaires tendit au personnage d’âge respectable qui l’accompagnait un verre dont Cordelia identifia aussitôt le contenu : c’était un stimulant fruité à base de potassium conseillé aux personnes dont le métabolisme avait besoin d’un coup de fouet. Le vieux monsieur but docilement une gorgée et fit la grimace. Visiblement, il aurait préféré un remontant plus classique – un petit coup d’eau-de-vie, par exemple. Obèse et haut comme trois pommes, le crâne dégarni hormis quelques mèches grises, il aurait été audacieux de prétendre que l’amiral Kanzian avait une allure particulièrement martiale. Il avait tout d’un brave grand-père – un grand-père qui, toutefois, aurait été un savant professeur. Si l’on en jugeait par l’expression d’intelligence hors pair qui rayonnait de son visage, le terme de « polémologie » n’était pas un vain mot. Cordelia, qui avait déjà eu l’occasion de le voir en uniforme, nota que la chemise et le pantalon civils dont il était affublé – ils auraient pu provenir du sac à linge sale où Illyan avait récupéré les frusques qu’il portait – n’affectaient en rien l’air d’autorité tranquille qui l’auréolait. —… et nous avons passé la nuit suivante à la cave, était en train de dire Illyan. L’escouade de Vordarian est revenue le lendemain matin… Oh ! Milady ! L’ombre d’un sentiment de culpabilité émoussa son sourire quand son regard se posa, pour s’en détourner aussitôt, sur la taille de nouveau svelte de Cordelia. Celle-ci, curieuse de connaître les aventures par lesquelles il était passé, aurait préféré qu’il continue sur sa lancée, mais son arrivée avait eu pour effet de désarçonner le chef de la Sécurité : c’était comme s’il voyait le fantôme de l’échec du plus notable de ses services prendre place à la table de son banquet de victoire. — Quelle joie de vous retrouver, Simon ! Et vous aussi, amiral. Ils se saluèrent, Kanzian fit mine de se lever, mais tout le monde insista pour qu’il se rasseye, ce qui parut le laisser perplexe. Obéissant au signe d’Aral, Cordelia prit place à côté de lui. Illyan reprit la suite de son récit avec moins de faconde. La partie de cache-cache qui, trois semaines durant, l’avait opposé aux troupes de Vordarian ne différait guère de celle que Cordelia avait menée de son côté dans les montagnes, à ceci près que, s’agissant d’Illyan, elle s’était déroulée sur un terrain encore plus traître : celui de la capitale occupée. Mais, sous la banalité des mots, Cordelia retrouvait les terreurs qu’elle-même avait connues. Illyan, d’ailleurs, abrégea pour en arriver au moment présent. De temps à autre, Kanzian confirmait ses dires d’un hochement du menton. — Voilà qui est bien joué, Simon, dit Vorkosigan quand il fut arrivé au bout de son odyssée. Admirablement, ajouta-t-il à l’adresse de Kanzian. Illyan sourit. — J’étais certain que vous apprécieriez, Excellence. Vorkosigan revint à Kanzian. — Dès que vous serez reposé, j’aimerais vous mettre au courant des tout derniers développements de la situation. — Je vous en serai reconnaissant, seigneur. Je n’ai eu, depuis mon évasion, aucune information sur son évolution en dehors des bulletins de propagande diffusés par les médias vordarianistes. Toutefois, ce qu’il nous a été donné de voir nous a permis de tirer certaines conclusions. À propos, je vous félicite d’avoir adopté la stratégie de la modération. Jusque-là, ses effets sont positifs. Mais vous arrivez à sa limite. — Que fait Jolly Nolly à la station d’envol numéro 1 ? — Quand on l’appelle sur sa fréquence, il ne répond pas. La semaine dernière, ses sous-fifres nous ont noyés sous un inimaginable flot d’excuses, jusqu’au moment où ils se sont trouvés à court d’inspiration. — Tiens donc ! Je vois ça d’ici. Sa colite a dû atteindre de rares sommets. Et je suis prêt à parier que ces « indispositions » n’étaient pas toutes de la blague. Je crois que je devrais commencer par avoir une petite conversation privée avec l’amiral Knollys. Entre quatre yeux. — Je vous en saurais gré. — Nous discuterons des facteurs indissociablement liés à l’époque que nous traversons. Et de l’inaptitude d’un chef de guerre potentiel qui fonde toute sa stratégie sur un assassinat. D’ailleurs manqué. (Kanzian plissa le front d’un air critique.) Parce qu’il a été mal préparé. Vordarian a toujours eu tendance à foncer avant le signal du départ. Cordelia dévisagea Illyan. — Simon, pendant que vous étiez coincé à Vorbarr Sultana, avez-vous glané quelques informations, si minimes soient-elles, sur l’hôpital militaire impérial ? Sur le labo de Vaagen et de Henri ? Sur mon bébé ? — Malheureusement non, milady. (Illyan se tourna vers Vorkosigan.) Est-il vrai que Negri est mort, Excellence ? Nous ne l’avons appris que par des rumeurs et par les informations de l’holovidéo sous la coupe de Vordarian. Nous avons pensé que c’était peut-être de l’intoxe. — Hélas, non ! Il est bien mort. Illyan leva la tête avec anxiété. — Et l’empereur ? Il est mort, lui aussi ? — Grégor est en sécurité et il se porte bien. — Dieu soit loué ! Et où est-il ? La réponse de Vorkosigan fut laconique : — Quelque part ailleurs. — Oh oui, bien sûr, Excellence. Veuillez m’excuser, je vous prie. — Dès que vous vous serez fait examiner à l’infirmerie et que vous aurez pris une douche, je vous mobiliserai, Simon. Il y a un peu de ménage à faire. Je veux que vous vous fassiez une idée exacte des raisons qui ont permis à Vordarian de réussir son putsch au nez et à la barbe de la Séclmp qui n’y a vu que du feu. Je n’ai pas envie de dire du mal d’un mort – et Dieu sait qu’il a payé le prix de ses erreurs ! –, mais la structure obsolète de la Séclmp que Negri avait personnellement mise sur pied en multipliant les cloisonnements et dont Ezar et lui étaient seuls à connaître le secret doit être entièrement jetée bas. Il va falloir passer à la loupe chacun de ses services, chacun de ses agents avant de la réactiver. Ce sera la première tâche que vous aurez à mener à bien en tant que nouveau patron de la Sécurité impériale, capitaine Illyan. Le visage pâle d’Illyan vira au verdâtre. — Excellence… vous voulez que je chausse les bottes de Negri ? — Après les avoir secouées. Et sans perdre une minute, s’il vous plaît. Je ne pourrai présenter publiquement l’empereur que lorsque la Séclmp sera de nouveau en état d’assurer sa protection. — À vos ordres, Excellence, dit Illyan d’une voix qui vacillait. Kanzian se leva. Comme un des secrétaires allait se précipiter pour l’aider, il lui fit signe de ne pas se déranger. Après avoir discrètement serré la main de Cordelia sous la table, Aral l’imita pour accompagner le noyau de son nouvel état-major. Au moment où il sortait, Kou se retourna, le sourire aux lèvres, et murmura à l’adresse de Cordelia : — On dirait que les choses prennent meilleure tournure, non ? Ce fut un sourire morne que lui rendit la jeune femme. Les paroles de Vorkosigan résonnaient encore dans sa tête. Lorsque le renversement des loyautés aura atteint sa masse critique et que Vordarian.. Tout au long de la semaine, des rescapés rejoignirent la base de Tanery en nombre toujours croissant. Ce n’était plus, maintenant, du goutte-à-goutte mais un flot régulier. L’évasion du Premier ministre Vortala, détenu dans les geôles de Vordarian, fut la plus spectaculaire après celle de Kanzian. Il se présenta avec plusieurs de ses gens blessés et les récits qu’il fit, où il n’était question que de corruption, de tromperies, de chasses à l’homme et d’échanges de coups de feu, étaient à faire dresser les cheveux sur la tête. Deux autres ministres de moindre importance se présentèrent aussi, dont l’un venu à pied. À l’arrivée de chaque nouvelle personnalité, le moral montait d’un cran. L’atmosphère de la base s’électrisait. Tout le monde se préparait à l’action. Cordelia s’efforçait de paraître enthousiaste, gardant sa peur cachée. Vorkosigan, quant à lui, était de plus en plus satisfait. Et de plus en plus tendu. Docilement, Cordelia passait la plus grande partie de son temps à se reposer dans les appartements privés d’Aral. Mais très vite, elle eut suffisamment récupéré pour commencer à cogner sur les murs à coups de poing. Elle essaya alors de changer de régime et de prendre un peu d’exercice – extensions, flexions des genoux et pompes, à l’exclusion des abdominaux. Comme elle était en train, ce jour-là, de peser les avantages et les inconvénients qu’il y aurait à aller retrouver Bothari au gymnase, le grésillement de la console se fit soudain entendre. Le visage de Koudelka apparut sur l’écran. — Milady, dit-il d’une voix hésitante, le seigneur régent vous prie de venir le rejoindre dans la salle 7. Il a quelque chose à vous faire voir. Cordelia sentit son estomac se nouer. — Entendu. J’arrive. Dans la salle 7, un groupe d’hommes qui discutaient à voix basse étaient massés autour d’une console – des officiers d’état-major, Kanzian, Vortala lui-même. Vorkosigan leva la tête et adressa un bref sourire à sa femme. Mais le cœur n’y était visiblement pas. — Cordelia, j’aimerais avoir ton opinion sur quelque chose qui vient d’avoir lieu. C’était flatteur. Mais… — Quelque chose de quel genre ? — La toute dernière communication spéciale faite par Vordarian. Elle est d’une tonalité inédite. Voulez-vous repasser l’enregistrement, Kou, s’il vous plaît ? Si les amis de Vorkosigan accueillaient la plupart du temps les déclarations de Vordarian sur les ondes avec dérision, ils arboraient, cette fois, une mine grave. Le décor qu’avait choisi le renégat pour se montrer au bon peuple était aisément reconnaissable : c’était une des salles d’apparat du palais impérial, l’imposant salon bleu où Ézar faisait autrefois ses rares apparitions publiques. Vordarian, en grand uniforme, était assis sur un canapé recouvert de soie ivoire, la princesse Kareen à son côté. Les cheveux de jais de cette dernière, sévèrement tirés en arrière et maintenus par des peignes sertis de pierres précieuses, dégageaient l’ovale de son visage. Elle était vêtue d’une robe de cérémonie noire. Vordarian se borna à prononcer sur un ton solennel une brève allocution pour réclamer toute l’attention des téléspectateurs. Lui succéda une vue générale de la majestueuse salle du Conseil des comtes du château de Vorhartung, puis la caméra zooma pour cadrer en gros plan le visage du seigneur président revêtu des somptueux atours, insigne de sa fonction. Mais les regards qu’il lançait à la dérobée, toujours du même côté, au lieu de garder les yeux fixés sur l’objectif, firent comprendre à Cordelia qu’un homme en armes, voire tout un peloton, se tenait hors du champ. Le seigneur président approcha de ses yeux un feuillet de plastique et en commença la lecture : — Je cite : « En raison du… » — Ah ! L’habile homme ! murmura Vortala. Koudelka appuya sur la touche « arrêt sur image ». — Je vous demande pardon, monsieur le Premier ministre ? — Ce « je cite »… Il ne prend pas légalement à son compte le texte qu’il va lire. Je n’y avais pas fait attention la première fois. Bien, Georgos, très bien ! ajouta Vortala à l’adresse de l’image figée sur l’écran. Continuez, lieutenant. Je ne voulais pas interrompre la projection. L’image de Georgos reprit vie. —… « du meurtre infâme qu’il a commis sur la personne de l’empereur enfant Grégor et de la trahison des serments sacrés dont il s’est rendu coupable, le Conseil des comtes accuse le régent Aral Vorkosigan de tentative d’usurpation, de parjure et de félonie, le bannit, lui retire tous ses pouvoirs et le déclare hors la loi. Le Conseil des comtes nomme, ce jour, le Commodore comte Vidal Vordarian Premier ministre, régent par intérim et protecteur de la princesse douairière Kareen Vorbarra, le charge de constituer un gouvernement provisoire qui assurera la conduite de l’Etat jusqu’à ce qu’un nouveau prétendant au trône puisse être trouvé et confirmé comme tel par le Conseil des comtes et le Conseil des ministres réunis en congrès. » Tandis que le président poursuivait en donnant lecture de tout un fatras de dispositions juridiques, la caméra panoramiquait sur l’assemblée. — Image fixe, Koudelka, dit Vortala. (Ses lèvres remuaient tandis qu’il faisait le compte des représentants présents dans l’hémicycle.) Ha ! ha ! Il n’y a même pas un tiers des délégués. Il est loin de disposer du quorum. Qui s’imagine-t-il donc berner ? — À homme désespéré, moyens désespérés, murmura Kanzian tandis que Koudelka reprenait le visionnage. — Observe Kareen, dit Vorkosigan à sa femme. La caméra revenait sur Vordarian et Kareen. Le premier reprit la parole, mais il s’exprimait de manière si alambiquée qu’il fallut un moment à Cordelia pour démêler son charabia et comprendre qu’en se présentant comme le « protecteur personnel de la princesse douairière », il annonçait, en fait, sa volonté de l’épouser. D’un geste théâtral, il referma sa main sur la main de Kareen sans quitter la caméra des yeux. Lorsqu’il lui glissa un anneau au doigt, le masque de la princesse ne se départit en rien de son impassibilité. Une musique solennelle s’éleva alors. Fin de la cérémonie. — Comment analyserais-tu la réaction de Kareen ? demanda Aral à Cordelia quand l’écran se fut éteint. Elle haussa les sourcils. — Quelle réaction ? Que veux-tu que j’analyse ? Elle n’a pas prononcé un mot ! — Justement ! As-tu l’impression qu’elle était droguée ? Qu’elle agissait sous la contrainte ? Ou qu’elle était consentante ? Se laisse-t-elle abuser par la propagande de Vordarian ? Ou quoi d’autre ? Elle a toujours été réservée, certes, mais jamais son attitude n’avait encore été aussi indéchiffrable. — Repassez l’enregistrement, Kou, ordonna Cordelia au lieutenant. Elle lui demanda d’immobiliser en plan fixe les meilleures images de Kareen pour scruter ce visage glacé, à peine moins animé que quand la bande défilait. — Elle n’a l’air ni d’être dans les vapes ni sous sédatif. Et elle ne bouge pas les yeux comme le président de séance qui n’arrêtait pas de lorgner de côté. — Personne ne la tient sous la menace d’une arme ? — Si c’est le cas, elle s’en moque. — Elle est consentante ou elle agit sous la contrainte ? répéta Vorkosigan. — Peut-être ni l’un ni l’autre. Elle a vécu toute sa vie d’adulte dans cette espèce de situation délirante. Comment veux-tu qu’elle se comporte ? Elle a survécu à trois ans de mariage avec Serg avant de trouver asile auprès d’Ezar. Elle doit savoir ce qu’il ne faut pas dire et quand il convient de garder la bouche close. Elle est devenue une experte en la matière, crois-moi. — Mais de là à se plier publiquement à la volonté de Vordarian ! Si elle le tient pour responsable de la mort de Grégor… — Oui, que pense-t-elle ? Si elle pense vraiment que son fils est mort, et même si elle ne croit pas que Vordarian l’ait tué, que lui reste-t-il à faire sinon essayer de survivre ? À quoi bon mettre ses chances de survie en péril par je ne sais quel geste aussi vain que théâtral si cela ne peut aider Grégor ? Après tout, que te doit-elle ? Que nous doit-elle ? Pour autant qu’elle le sache, nous avons échoué. (Vorkosigan sourcilla.) Vordarian s’arrange sans aucun doute pour que les informations qui lui parviennent soient préalablement filtrées. Peut-être est-elle même persuadée qu’il est en train de gagner la partie. Kareen est une survivante. Elle a déjà survécu à Serg et à Ezar. Si ça se trouve, elle entend peut-être vous survivre, à toi et à Vordarian. Peut-être pense-t-elle que la seule vengeance dont elle pourra jamais jouir sera de vivre assez longtemps pour aller cracher sur vos tombes. — Mais c’est une Vor ! Elle aurait dû le défier… grommela l’un des officiers. Cordelia lui décocha un sourire éclatant. — Oh ! Mais les propos que tient une Barrayarane devant des Barrayarans ne permettent jamais de savoir ce qu’elle pense au fond d’elle-même. Franchement, on ne peut pas dire que ce soit très gratifiant, vous savez. L’officier lui adressa un regard incertain, Drou eut un sourire acide, Vorkosigan vida bruyamment ses poumons, Kou battit des paupières. — Ainsi, murmura Vortala, Vordarian en a assez d’attendre et il s’autoproclame régent. — Et Premier ministre, ajouta Vorkosigan du tac au tac. — Il prend du volume, le bougre ! — Pourquoi ne s’adjuge-t-il pas aussi le trône impérial pendant qu’il y est ? reprit l’officier. — Il tâte le terrain, répondit Kanzian. — Ça viendra plus tard, opina Vortala. C’est prévu dans son scénario. — Ou peut-être plus tôt si on lui force un peu la main, suggéra Kanzian. Le dernier pas – celui qui est fatal. Il va falloir que nous réfléchissions à la manière de nous y prendre pour le déstabiliser encore un peu plus. — Nous n’avons plus de temps à perdre, conclut Vorkosigan d’une voix forte. Le masque spectral de la princesse hanta Cordelia tout le reste de la journée et elle le retrouva encore le lendemain au réveil. À quoi pensait Kareen ? Et que ressentait-elle ? Peut-être son esprit était-il aussi engourdi que son attitude permettait de le supposer ? Peut-être attendait-elle son heure ? Peut-être s’était-elle totalement rangée du côté de Vordarian ? Si je savais ce qu’elle pense, je saurais ce qu’elle faisait. Si je savais ce qu’elle faisait, je saurais ce qu’elle pense. Il y avait trop d’inconnues dans cette équation. Si j’étais elle… Pareille analogie était-elle valable ? Cordelia – ou n’importe qui d’autre – pouvait-elle ainsi extrapoler à partir de sa propre personnalité ? L’une et l’autre avaient des points communs. Toutes deux étaient femmes, elles avaient le même âge, elles étaient des mères dont le fils était en danger… Sortant la chaussure de Grégor du maigre tas d’affaires qui étaient autant de souvenirs de son périple dans les montagnes, elle la tourna et la retourna dans sa main. Maman m’a repris et c’est comme ça que j’ai perdu ma chaussure. Elle lui est restée dans la main. J’aurais dû l’attacher plus serré… Peut-être devrait-elle se fier à son jugement. Peut-être savait-elle exactement ce que Kareen pensait. Quand le ronfleur de la console retentit, presque à la même heure que la veille, Cordelia se précipita pour répondre. Une nouvelle émission de la capitale que l’on avait enregistrée, de nouveaux indices, quelque chose qui briserait ce cercle démentiel ? Mais le visage qui apparut sur l’écran lui était inconnu ; ce n’était pas celui de Koudelka. — Lady Vorkosigan ? demanda avec déférence son interlocuteur dont le col s’ornait de l’emblème du corps des renseignements. — Oui ? — Je suis le major Sircoj, officier de garde à l’entrée principale. J’ai pour mission de filtrer toutes les personnes étrangères à la base qui se présentent, les déserteurs des unités passées à l’ennemi, et caetera, et de collecter tous les renseignements qu’ils peuvent détenir. Il y a une demi-heure, nous avons intercepté un homme prétendant s’être évadé de la capitale mais qui refuse de parler volontairement. Il a déclaré avoir subi un conditionnement anti-interrogatoire et qu’une injection de thiopental le tuerait. Nous avons vérifié ses dires. C’est la vérité. Il demande – je devrais plutôt dire qu’il exige – à vous parler. Il se pourrait que ce soit un assassin. Le cœur battant, Cordelia se pencha sur l’holovid comme si elle pouvait passer au travers. — A-t-il apporté quelque chose avec lui ? demanda-t-elle d’une voix étranglée. Une sorte de conteneur d’un mètre cinquante de long à peu près avec des quantités de témoins lumineux qui clignotent et, en grosses lettres rouges, la mention TENIR VERTICALEMENT – NE PAS RETOURNER ? Un objet dont l’aspect terriblement mystérieux a de quoi donner des boutons à n’importe quel agent de la Sécurité… Le nom de cet homme, major ! — Il avait les mains vides, milady. Et il n’est pas en bon état. Il s’est présenté comme le capitaine Vaagen. — J’arrive ! — Non, milady ! Il est en plein délire et risque d’être dangereux. Je ne peux pas vous laisser le… C’était maintenant dans le vide que parlait le major Sircoj. Cordelia était déjà sortie et Droushnakovi dut prendre le pas de course pour la rattraper dans le couloir. Il ne lui fallut même pas sept minutes pour arriver à l’entrée de la base. Elle fit une pause pour reprendre ses esprits et son souffle. Calme-toi ! Calme-toi ! Jeter feu et flammes ne semble pas être du goût de ce Sircoj. Redressant la tête, elle entra dans le bureau. — Prévenez le major Sircoj que lady Vorkosigan veut le voir, dit-elle au planton qui, impressionné, haussa les sourcils et se pencha sur sa console. Au bout de quelques minutes interminables, une porte s’ouvrit et Sircoj apparut. — Major, il faut absolument que je voie le capitaine Vaagen. — Il risque d’être dangereux, milady, répéta Sircoj. Il peut avoir été programmé et se comporter de façon imprévisible. L’envie de saisir Sircoj à la gorge et de le secouer pour essayer de lui faire entendre raison effleura Cordelia. Elle prit une profonde inspiration. — Est-ce que je pourrais avoir au moins un entretien vidéo avec lui ? — Cela me paraît faisable, répondit le major après réflexion. Nous enregistrons la conversation aux fins d’identification. Il fit passer Cordelia dans une autre pièce et brancha un moniteur. La régente laissa échapper un petit gémissement. Vaagen était seul dans la salle de surveillance où il tournait en rond comme un ours en cage, vêtu en tout et pour tout d’un pantalon militaire et d’une chemise blanche maculée de taches brunes. Il avait terriblement changé. Ce n’était plus le chercheur dynamique et tiré à quatre épingles que Cordelia avait vu pour la dernière fois dans son labo de l’HôpImp. Ses yeux étaient marqués de meurtrissures violettes. Une plaie sanguinolente lui déchirait la lèvre. Il se tenait plié en deux. C’était un homme qui ne s’était pas lavé et n’avait pas dormi depuis longtemps. — Il faut envoyer immédiatement un techméd s’occuper de lui ! Ce fut en voyant Sircoj sursauter que Cordelia se rendit compte qu’elle avait hurlé les mots. — Il a été examiné, et sa vie n’est pas en danger. Nous pourrons commencer à lui donner des soins dès que les services de sécurité l’auront sondé et se seront portés garants de lui, répondit Sircoj sur un ton buté. — Etablissez la communication, fit Cordelia entre ses dents serrées. Drou, retournez au bureau et appelez Aral pour le mettre au courant. Cela n’eut pas l’air d’enchanter Sircoj, mais il s’en tint vaillamment à la procédure qu’il devait suivre. Quelques secondes qui durèrent une éternité s’écoulèrent encore avant que quelqu’un vienne chercher Vaagen pour le conduire devant une console de communication. Son visage se matérialisa enfin sur l’écran et le contact fut établi. — Vaagen ! Qu’est-il arrivé ? — Milady ! (Il tendit des mains tremblantes vers le micro.) Cette bande d’idiots, de crétins, d’ignorants, d’imbéciles… Après avoir débité en bredouillant un chapelet d’injures obscènes, il se maîtrisa et ce fut en salves de phrases concises, comme si l’image de Cordelia risquait de s’effacer d’une seconde à l’autre de son écran, qu’il se lança dans son récit : — Au début, nous avons cru que tout irait bien. Au bout de deux jours, les combats avaient cessé. Nous avions caché le réplicateur, mais personne n’est venu a l’HôpImp. Nous faisions les morts et nous dormions à tour de rôle dans le labo. Et puis Henri a réussi à faire sortir clandestinement sa femme de la ville. Nous sommes restés tous les deux. On essayait de poursuivre le traitement en secret. Nous croyions qu’il n’y avait qu’à attendre, que les secours allaient arriver. Les choses devaient forcément se régler d’une façon ou d’une autre… Nous avions presque cessé de redouter leur visite. Mais ils ont quand même fini par venir. C’était… hier. (Vaagen se passa les doigts dans les cheveux comme s’il cherchait un lien entre le temps réel et le temps cauchemardesque où les pendules étaient devenues folles.) Les soudards de Vordarian. Pour chercher le réplicateur. Nous nous étions enfermés. Ils ont enfoncé la porte du labo. Exigé que nous le leur remettions. Nous avons refusé. Refusé de parler. Pas question de nous passer au sérum de vérité, nous étions tous les deux immunisés contre le thiopental. Alors, ils nous ont tabassés. Ils ont battu Henri. Battu à mort. Réduit en bouillie. Toute cette intelligence, tout ce savoir, toute cette science pleine de promesses… anéantis, écrabouillés à coups de crosse par ces tarés analphabètes… Des larmes coulaient le long des joues de Vaagen. Cordelia était blanche comme un linge. Littéralement assommée, elle éprouvait une atroce sensation de déjà-vu. Cette scène dans le laboratoire, elle l’avait jouée et rejouée mille fois dans sa tête, mais elle n’avait jamais imaginé le Dr Henri massacré, gisant sur le carrelage. Ni Vaagen roué de coups, sans connaissance. — Après, ils ont mis le labo à sac, enchaîna ce dernier. Tout y est passé. Les protocoles d’expériences. Les dossiers. Tous les travaux de Henri sur le traitement des grands brûlés. Ils ont tout détruit, tout. Est-ce qu’ils avaient besoin de se livrer à pareil saccage ? La fureur enrouait la voix de Vaagen. — Est-ce qu’ils ont… est-ce qu’ils ont trouvé le réplicateur ? Est-ce qu’ils l’ont ouvert ? Elle les voyait le vider, elle les voyait le renverser, c’était l’image récurrente qui n’avait cessé de la hanter. — Oui, ils ont fini par le trouver. Mais ils l’ont pris. Et, moi, ils m’ont laissé partir. — Ils l’ont pris ? répéta Cordelia avec incompréhension. (Pourquoi ? S’emparer de la technologie, mais ne pas capturer les techs… ça n’a pas de sens !) Et ils vous ont laissé partir. Pour que vous veniez nous prévenir en toute hâte, je suppose. Pour que ça se sache. — Exactement, milady. — Où pensez-vous qu’ils l’ont emmené ? — Au palais impérial où sont retenus captifs les otages les plus précieux, selon toute vraisemblance. (C’était la voix de Vorkosigan qui s’était élevée derrière Cordelia. Son visage avait pris une teinte grisâtre.) Je vais mettre les gars du renseignement là-dessus. Il semble que nous ne sommes pas les seuls à avoir l’intention de faire monter la pression. 15 Deux minutes après l’arrivée de Vorkosigan, le capitaine Vaagen était conduit à l’infirmerie sur une civière flottante et le grand patron du service de traumatologie de la base était prié par haut-parleur de rappliquer au plus vite à son chevet. Cela ne manqua pas de susciter chez Cordelia d’amères réflexions sur la nature même de la chaîne de commandement : la vérité, la raison et l’urgence n’étaient pas suffisantes, apparemment, pour permettre à quiconque n’appartenant pas directement à la hiérarchie de prendre l’initiative quand les circonstances l’imposaient. On interrogerait plus à fond Vaagen quand il aurait reçu les soins urgents qu’exigeait son état. En attendant, Vorkosigan mit Illyan et son équipe au courant du nouveau problème qui se présentait. Pendant que se tenait cette conférence, Cordelia, elle, tournait en rond dans la salle d’attente de l’infirmerie. Droushnakovi, qui l’observait avec compassion, gardait le silence, trop fine pour se perdre en propos rassurants qui n’auraient été, elles le savaient aussi bien l’une que l’autre, que des mots creux. Enfin, le traumatologiste sortit de la salle d’opération. Vaagen, déclara-t-il, était suffisamment conscient pour que l’on puisse brièvement – il insista sur le « brièvement » – l’interroger. Aral survint, suivi de Koudelka et d’Illyan, et tout le monde se retrouva autour du lit où reposait le blessé. Il était sous perfusion et avait un pansement sur l’œil. D’une voix que l’épuisement rendait rauque, il compléta le récit qu’il avait déjà fait à Cordelia par quelques détails à vous glacer le sang mais qui n’y ajoutaient rien. Quand il se tut, Illyan, qui avait écouté avec la plus vive attention, prit la parole : — Nos informateurs sur place confirment ce rapport. Le réplicateur est, semble-t-il, arrivé hier au palais et il a été placé dans l’aile la mieux défendue, à proximité des appartements de la princesse Kareen. Nos amis ignorent tout de la nature de l’objet en question. Ils pensent qu’il s’agit d’un engin de destruction quelconque, peut-être une bombe, destiné à anéantir le palais et tous ses occupants lors des ultimes combats. Ce fut Cordelia qui posa la question que personne n’avait encore osé formuler : — Y a-t-il quelqu’un chargé de le surveiller ? Un docteur, un techméd ? — Je ne sais pas, milady, répondit Illyan, les sourcils froncés. Je peux essayer de m’informer, mais toute prise de contact exceptionnelle met les amis que nous avons là-bas en danger. — N’importe comment, le traitement est interrompu, murmura Vaagen en étreignant le bord de son drap. — Je sais que vos notes ont été détruites, mais pourriez-vous… reconstituer votre travail ? demanda Cordelia avec hésitation. Je veux dire… si vous rentriez en possession du réplicateur. Repartir du point où vous vous êtes arrêté. — Le réplicateur ne serait plus alors dans l’état où il se trouvait à ce moment-là. Et les données n’étaient pas toutes dans ma seule tête. Il y en avait aussi d’autres dans celle de Henri. Cordelia prit une profonde inspiration. — Si je me rappelle bien, le cycle de fonctionnement de ces réplicateurs portables escobarans est de deux semaines. Quand avez-vous rechargé les cellules énergétiques, changé les filtres et remplacé la solution nutritive pour la dernière fois ? — La durée de vie des cellules est de plusieurs mois. Pour les filtres, les choses se compliquent, mais c’est surtout la solution nutritive qui fera problème. En raison du taux élevé de son métabolisme suractivé, le fœtus sera en état de manque alimentaire deux jours avant que le système soit bloqué par les déchets organiques. Ces déjections pulvérisées risquent d’obstruer très rapidement les filtres quand le processus d’élimination des tissus mous aura commencé. Evitant le regard d’Aral, Cordelia fixa Vaagen dont l’œil valide demeura rivé sur elle. Son visage ne trahissait pas seulement les souffrances physiques qu’il endurait. — Et quand Henri et vous avez-vous effectué les opérations de maintenance du réplicateur pour la dernière fois ? — Le 14. — Il ne reste donc même pas six jours, fit Cordelia avec consternation. — C’est… c’est à peu près ça. Aral prit la parole à son tour : — L’interruption du fonctionnement du réplicateur, une fois la date limite atteinte, ne joue que s’il n’est pas correctement entretenu. Le médecin du palais ou Kareen elle-même s’apercevront bien qu’une intervention s’impose, non ? — On nous a signalé que le médecin personnel de la princesse a été une des premières victimes des combats qui ont eu lieu lors de l’investissement du palais, Excellence, répondit Illyan. La nouvelle a été recoupée par deux fois et confirmée. Je dois la tenir pour certaine. — Ils peuvent aussi bien laisser mourir Miles par pure et simple ignorance que de propos délibéré, murmura Cordelia, atterrée. Et même un de leurs héroïques fidèles qui jouaient les taupes, croyant désarmer une bombe, pourrait mettre la vie de l’enfant en péril. Surprenant le coup d’œil que lui lançait sa femme, Aral désigna la porte du menton. — Merci, capitaine Vaagen. Votre conduite a été extraordinaire. Vous êtes allé au-delà de ce que vous imposait votre devoir. — Devoir, mon cul ! grommela Vaagen. Merdouille et compagnie… Tous des cons… des putains d’ignorants… Les visiteurs se retirèrent. Quand Vorkosigan eut renvoyé Illyan à ses occupations, dont la complexité prenait à présent une dimension accrue, Cordelia le dévisagea. — Et maintenant ? fit-elle. Les lèvres d’Aral n’étaient plus qu’un fil. Son regard à demi absent laissait deviner les calculs auxquels il se livrait. Ils rejoignaient sans doute ceux qu’agitait sa femme mais il s’y ajoutait mille facteurs qu’elle ne pouvait qu’imaginer. — Nous en sommes toujours au même point, dit-il enfin d’une voix lente. En fait, la situation n’a pas changé. — Si, elle a changé. Etre caché ou être prisonnier : toute la différence est là. Mais pourquoi Vordarian a-t-il attendu jusqu’à maintenant pour s’emparer de Miles ? S’il était dans l’ignorance de son existence, qui l’a mis au courant ? Kareen quand elle a décidé de collaborer, peut-être ? Cette seule hypothèse suffit à bouleverser Droushnakovi, à en juger par son expression chavirée. — Peut-être Vordarian se jouait-il de nous. Qu’il gardait le réplicateur en réserve pour le moment où il deviendrait urgent d’utiliser un nouveau moyen de pression. — C’est notre fils qu’il gardait en réserve, rectifia Cordelia. (Elle scrutait les yeux gris au regard à demi vacant de son mari. Tu ne me vois pas, Aral ! Regarde-moi !) Il faut que nous parlions. Elle l’entraîna dans une pièce qui s’ouvrait un peu plus loin dans le couloir, une salle réservée aux réunions du corps médical où ils ne seraient pas dérangés. Vorkosigan s’assit derrière la table, Kou à sa droite, tandis que Cordelia prenait place en face de lui. Avant, nous nous asseyions toujours à côté l’un de l’autre… Drou se tint debout derrière elle. — Je t’écoute, Cordelia, dit Aral en l’observant avec circonspection. — J’aimerais savoir ce que tu as en tête. Où en sommes-nous exactement dans cette affaire ? — Je… regrette. Après coup. Je regrette de ne pas avoir pris plus tôt l’initiative de l’attaque. Le palais impérial est désormais une forteresse beaucoup plus difficile à investir que l’hôpital militaire. Un coup de main sur l’HôpImp aurait été moins hasardeux. Et pourtant, il ne m’était pas possible de revenir sur le choix que j’avais fait. Alors que j’exigeais des membres de mon état-major qu’ils se languissent dans l’attente, je ne pouvais pas risquer des hommes et taper dans nos ressources pour des fins personnelles. La… position dans laquelle se trouvait Miles me mettait en mesure de faire appel à leur loyauté pour qu’ils ne cèdent pas aux pressions qu’exerçait Vordarian. Ils savaient que je ne leur demanderais pas de prendre pour eux et pour les leurs des risques que je ne partagerais pas moi-même. — Mais la situation s’est modifiée, rétorqua Cordelia. Dorénavant, tu ne partages pas les mêmes risques. Leurs proches peuvent attendre autant qu’il le faudra alors que Miles, lui, n’a qu’un sursis de six jours – moins le temps que nous perdons à discuter. (Elle croyait entendre le tic-tac de la pendule qui tournait dans sa tête. Vorkosigan garda le silence.) Aral… t’ai-je jamais demandé la moindre faveur depuis que tu as accédé à tes nouvelles fonctions de régent ? Un demi-sourire triste, aussitôt effacé, retroussa un instant les lèvres de Vorkosigan. Il dévorait, maintenant, Cordelia des yeux. — Non, jamais, fit-il dans un souffle. Ils se penchaient l’un vers l’autre, rigides, lui, les coudes sur la table, les mains nouées sous le menton ; elle, les bras allongés devant elle, froide et impassible. — Eh bien, je t’en demande une, à présent. — Le moment est extrêmement délicat compte tenu de la situation stratégique globale, déclara Vorkosigan après une longue hésitation. À l’heure actuelle, nous avons engagé des négociations secrètes avec deux personnalités militaires haut placées de l’entourage de Vordarian pour qu’elles le lâchent. Les forces spatiales sont prêtes à choisir leur camp. Nous serons très bientôt en mesure d’abattre Vordarian sans qu’il soit nécessaire pour cela de lancer une offensive de grande envergure. L’espace d’un instant, Cordelia se demanda combien d’adjoints d’Aral étaient, eux aussi, secrètement en train de négocier leur passage à l’ennemi. L’avenir le dirait. L’avenir… — Si – je dis bien si – ces tractations aboutissent comme je le souhaite, poursuivit Vorkosigan, il nous sera possible de délivrer la plupart des otages en déclenchant une opération surprise de grande ampleur qui prendra Vordarian au dépourvu. — Je ne réclame pas une opération de grande ampleur. — C’est entendu, mais un coup de main limité, surtout si les choses tournaient mal, pourrait sérieusement compromettre le succès de l’offensive massive que nous lancerons ultérieurement. — Quand ? — D’ici à une dizaine de jours. — Ce sera trop tard. — Oui. Je vais tâcher de faire accélérer les choses. Mais il faut que tu comprennes que si jamais je laisse passer l’occasion, si je bousille le minutage, des milliers d’hommes paieront mon erreur de leur vie. Cela, Cordelia le comprenait parfaitement. — Soit. Mais suppose que nous oubliions les armées de Barrayar pour le moment. Laisse-moi y aller seule. Avec un ou deux hommes d’armes, peut-être. Et dans le secret le plus absolu. Une action strictement individuelle. Vorkosigan abattit les deux poings sur la table. — Non ! Ce serait de la folie ! — Douterais-tu de mes capacités ? (Une question dangereuse à poser. Moi, j’en doute, et pas qu’un peu. Mais ce n’était pas le moment de l’avouer.) Ce « cher capitaine » dont tu ne cesses de m’abreuver est-il un petit nom d’amitié donné à son animal de compagnie favori ou correspond-il à quelque chose dans ton esprit ? — Je t’ai vue accomplir des choses extraordinaires… Tu m’as aussi vue me casser franchement la gueule, non ? —… mais il ne saurait être question de te sacrifier. Bon Dieu, Cordelia ! J’en deviendrais fou. Attendre, ne rien savoir… — C’est ce que tu exiges de moi. Attendre sans rien savoir. Jour après jour. — Tu es plus forte que moi. Forte comme il n’est pas permis. — C’est flatteur. Mais pas convaincant. — Non. Tu n’iras pas toute seule. Je te l’interdis. Catégoriquement. Chasse cette idée de ta tête. Je ne veux pas risquer votre peau à tous les deux. — C’est pourtant ce que tu es en train de t’appliquer à faire. Les mâchoires de Vorkosigan se contractèrent et il baissa la tête. Message reçu cinq sur cinq. Le regard consterné de Kou allait de l’un à l’autre. Drou étreignait avec tant de force le dossier de la chaise de Cordelia que ses phalanges étaient toutes blanches. Vorkosigan donnait l’impression d’être un grain de blé qu’on s’apprête à broyer entre deux lourdes pierres. Cordelia ne voulait pas qu’il soit réduit en poudre. D’une seconde à l’autre, il allait lui demander sa parole qu’elle ne quitterait pas la base, qu’elle ne prendrait aucun risque. Elle ouvrit la main. — Pour ma part, j’aurais fait un autre choix. Mais personne ne m’a nommée régent de Barrayar. Aral exhala un soupir et ses muscles crispés se relâchèrent. — Je n’ai pas suffisamment d’imagination. C’est là une lacune assez répandue chez les Barrayarans, mon amour. Comme elle regagnait l’appartement d’Aral, Cordelia tomba sur le comte Piotr qui en sortait. Ce n’était plus le vieil homme épuisé et farouche qui l’avait quittée sur une piste de montagne. Il portait le costume d’une élégance discrète que prisaient fort les seigneurs vors à la retraite et les ministres impériaux : pantalon impeccable, mi-bottes miroitantes, tunique brodée. Bothari, qui le suivait comme son ombre, avait de nouveau revêtu la livrée de sa maison, havane et argent. Il tenait un épais manteau plié sur son bras et Cordelia en conclut que Piotr arrivait à l’instant des régions glaciales du nord du district de Vordarian où il avait rendu visite à un de ses vieux amis dans le cadre de la mission diplomatique dont il avait été chargé. Les partisans de Vorkosigan semblaient maintenant pouvoir aller et venir à leur gré hors des territoires tenus par Vordarian. — Ah ! Cordelia. Le comte décocha à sa belle-fille un coup de menton qui, pour cérémonieux qu’il fût, n’en était pas moins empreint de circonspection. Il n’avait manifestement pas l’intention de rouvrir les hostilités, et Cordelia s’en félicitait : son cœur était trop déchiré et toute combativité l’avait désertée. — Bonjour, seigneur comte. Votre voyage a-t-il donné d’heureux résultats ? — Excellents. Où est Aral ? — Il est, je crois, en train d’étudier avec Illyan les toutes dernières informations qui nous sont parvenues de Vorbarr Sultana. — Ah bon ? Que se passe-t-il donc dans la capitale ? — Le capitaine Vaagen est arrivé à la base. Il a été brutalisé si sauvagement qu’il en avait perdu connaissance. Mais il a quand même réussi à faire la route depuis Vorbarr Sultana. Vordarian a, semble-t-il, finalement compris qu’il disposait d’un autre otage. Ses hommes ont fait main basse sur le réplicateur de Miles à l’HôpImp et l’ont mis en lieu sûr au palais impérial. Maintenant qu’il est en sa possession, Vordarian ne va sûrement pas tarder à nous faire connaître ses intentions, mais il attend sans doute, pour sa satisfaction personnelle, que le capitaine Vaagen nous donne la primeur de la nouvelle. Piotr rejeta la tête en arrière et exhala un ricanement amer. — Voilà qui s’appelle une menace creuse. — Qu’entendez-vous par là, seigneur comte ? Cordelia le savait parfaitement, mais elle voulait que Piotr aille jusqu’au bout de sa pensée. Un sourire grimaçant tordit les lèvres du vieillard. — Que Vordarian rend sans le savoir un signalé service à la maison Vorkosigan. Vous ne tiendriez pas ce langage si Aral était là, vieux croûton ! — Est-ce vous qui avez combiné cela ? se borna-t-elle à lui demander d’une voix étranglée. — Je ne me commets pas avec les traîtres ! — Vordarian appartient au vieux parti conservateur vor auquel vous demeurez, malgré tout, attaché. Vous avez toujours reproché à Aral d’être trop progressiste. — Vous osez m’accuser ! s’indigna-t-il. Dans sa fureur, Cordelia vit rouge. — Je sais déjà que vous êtes un assassin en puissance. Pourquoi ne seriez-vous pas aussi un traître en puissance ? Mon seul espoir réside en votre incapacité. — Vous dépassez les bornes ! — Il s’en faut encore de beaucoup, vieil homme. Drou avait l’air absolument terrifié. Bothari demeurait impavide. La main de Piotr frémit, comme s’il voulait frapper Cordelia. — Vider la boîte renfermant ce mutant est le plus beau cadeau que Vidal Vordarian pourrait m’offrir et j’aimerais presque le lui faire savoir, gronda Piotr. Mais il sera encore plus drôle de le voir jouer une carte sans valeur en croyant abattre un as et se demander ensuite pourquoi il a manqué son coup. Aral le sait, et j’imagine qu’il est rudement soulagé que Vordarian fasse le travail à sa place. Mais peut-être l’avez-vous ensorcelé au point qu’il est en train de se préparer à lancer Dieu sait quelle opération aussi stupide que spectaculaire ? — Aral ne prépare rien. — C’est la preuve qu’il a du bon sens. Je me demandais si vous ne l’aviez pas définitivement châtré. Après tout, c’est quand même un Barrayaran. — Apparemment, fit Cordelia, le visage fermé. Elle était secouée de tremblements et Piotr n’était guère en meilleur état. — Bah ! Ce n’est là, somme toute, qu’un détail secondaire, dit-il, plus pour lui-même que pour sa belle-fille, en s’efforçant de recouvrer son sang-froid. J’ai à débattre de questions plus importantes avec le régent. Adieu, milady. Et il s’éloigna après une inclinaison de tête goguenarde. — Bonne journée, gronda Cordelia avant de pousser la porte et de s’engouffrer dans l’appartement. Elle arpenta la pièce de long en large pendant vingt minutes avant de se sentir capable de parler ne fût-ce qu’à Drou qui, recroquevillée dans un coin, essayait de se faire aussi petite que possible. — Vous ne croyez quand même pas réellement que le comte Piotr est un traître, milady ? demanda la jeune fille quand l’énervement de la régente commença enfin à se calmer. Cordelia secoua la tête. — Non… non. Je voulais seulement lui rendre la monnaie de sa pièce. Cette planète me dévore. Elle me rend folle. (Elle se laissa tomber avec lassitude dans un fauteuil, la tête abandonnée sur le dossier, et reprit après un silence :) Aral a raison. Je n’ai pas le droit de me lancer dans une aventure aussi pleine de risques. Non, ce n’est pas tout à fait exact. Je n’ai pas le droit d’échouer. Et je n’ai plus confiance en moi. Mon tranchant s’est émoussé. J’ai perdu mon assurance sur cette terre étrangère. Comment ? Je ne me rappelle pas. Je ne peux pas me le rappeler. Bothari et elle étaient des jumeaux, deux personnalités distinctes, mais aussi handicapées l’une que l’autre par une overdose de Barrayar. — Milady… (Droushnakovi tirailla sur sa jupe, les yeux fixés sur ses genoux.) J’ai appartenu pendant trois ans à la Sécurité du palais impérial. — Oui… (Le cœur de Cordelia manqua un battement. Elle avala sa salive et, prenant sur elle, ferma hermétiquement les yeux.) Racontez-moi ça, Drou. — C’est Negri qui m’a formée. Personnellement. Il disait qu’étant garde du corps de Kareen je serais le dernier rempart entre elle – et Grégor – et le malheur qui, se riant des obstacles, serait susceptible de parvenir jusqu’à eux. Il m’a familiarisée avec les moindres recoins du palais. Il m’a entraînée. Il m’a montré des choses que, je crois, il n’avait jamais fait voir à personne. Au cours des exercices d’alerte, nous utilisions cinq issues de secours, dont deux en commun avec la Sécurité. Il avait révélé l’existence d’une troisième à quelques officiers de l’état-major de haut rang comme Illyan. Quant aux deux dernières, je doute fort que qui que ce soit les connût en dehors de Negri lui-même et de l’empereur Ezar. Et je me demande si… (Drou se passa la langue sur les lèvres)… si un itinéraire secret permet de quitter un endroit, il peut peut-être servir aussi à y entrer, ne croyez-vous pas ? — Je trouve votre raisonnement extrêmement intéressant, comme dirait Aral. Continuez, Drou. Cordelia n’avait pas ouvert les yeux. — C’est à peu près tout. Si je pouvais aller jusqu’au palais, je suis sûre que je réussirais à m’y introduire. Même si Vordarian a renforcé tous les dispositifs standard mis en place par la Sécurité. — Et vous pourriez en ressortir ? — Pourquoi pas ? Cordelia s’aperçut qu’elle avait oublié de respirer. — Pour qui travaillez-vous, Drou ? — Pour… pour Negri. Mais il est mort. Je suppose que, maintenant, mon patron est le capitaine Illyan. — Je vais reposer la question autrement. (Cette fois, Cordelia ouvrit les yeux.) Pour qui étiez-vous prête à faire don de votre vie ? — Pour Kareen. Et pour Grégor, bien sûr. Ils ne faisaient qu’un, en quelque sorte. — Cela n’a pas changé. C’est une mère qui vous parle. Et Kareen m’a fait cadeau de vous… — Pour que vous soyez mon mentor. Elle et moi voyions en vous un soldat. — Je n’ai jamais été un soldat. Mais cela ne veut pas dire que je n’aie jamais combattu. (Cordelia ménagea une pause.) Vous êtes prête à remettre votre vie entre mes mains, Drou. En échange de quoi ? — Kareen, répondit Droushnakovi sur un ton égal. Au cours de ces trois années, jour après jour, je les ai vus l’écarter progressivement, comme un objet dont on pouvait se passer. J’ai mis ma vie dans la balance, parce que je considérais que la sienne était plus importante que la mienne. Quand on observe une personne aussi longtemps et d’aussi près, on finit par ne plus avoir beaucoup d’illusions sur elle. Ils semblent maintenant penser que ma loyauté devrait aller à quelqu’un d’autre. Comme si j’étais une mécanique dont il suffit de modifier le réglage. Là, je ne suis pas d’accord. Je veux… je veux au moins tenter de porter secours à Kareen. En échange de cela, demandez-moi ce que vous voulez. — Je vois. (Cordelia se caressa la lèvre.) Cela me paraît… équitable. Une vie sacrifiable contre une autre. Kareen contre Miles. Elle se plongea dans un abîme de réflexion. Finalement, elle hocha la tête. — Cela ne suffit pas. Nous avons besoin de… de quelqu’un qui connaisse la ville comme sa poche. Un homme à poigne pour nous épauler. Un homme pour qui les armes n’ont pas de secret et dont les yeux ignorent le sommeil. Ce qu’il me faut, c’est un ami. (Une esquisse de sourire joua sur les lèvres de Cordelia.) Plus proche qu’un frère. Elle se leva et se dirigea vers la console. — Vous voulez me voir, milady ? — Oui. Entrez, sergent. Pénétrer dans les quartiers d’un officier supérieur laissait Bothari indifférent. Néanmoins, les rides de son front se creusèrent un peu plus quand Cordelia lui fit signe de prendre un siège tandis qu’elle s’installait face à lui derrière la table basse, la place habituelle d’Aral. Drou se rassit discrètement dans son coin, gardant bouche close. Cordelia scruta Bothari, qui lui rendit son regard. Il avait l’air physiquement en bonne forme, même si ses traits étaient tirés. Comme si elle était dotée d’un troisième œil, la jeune femme percevait les flux d’énergie qui couraient dans son corps, des éclairs de fureur contrôlée et, sous-jacent, un dangereux réseau électrique de nœuds de sexualité. Ces faisceaux d’énergie qui se heurtaient et se réverbéraient, fusant sans trêve, avaient désespérément besoin d’une action précise, disciplinée, faute de quoi ils éclateraient à l’aveuglette. Battant des paupières, Cordelia se concentra sur l’apparence extérieure moins effrayante de son vis-à-vis – cet homme à l’air las et d’une laideur insigne, sanglé dans un élégant uniforme havane. Ce fut lui, et elle en fut surprise, qui ouvrit le feu : — Vous avez du neuf au sujet d’Elena ? Tu te demandes pourquoi je t’ai convoqué ? À sa courte honte, Cordelia dut s’avouer qu’Elena lui était presque sortie de la mémoire. — Non, je n’ai, hélas, rien appris de nouveau. Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle se trouve pour l’instant avec Mme Hysopi dans l’hôtel du bas quartier de la ville réquisitionné par les services de sécurité de Vordarian qui y ont entassé le tout-venant des otages quand toutes les prisons ont été remplies. Elle n’a pas été transférée au palais. Je ne sais rien de plus. Contrairement à Kareen, la petite Elena n’avait rien à voir avec la mission secrète que s’était assignée Cordelia. Si Bothari lui demandait d’essayer de faire quelque chose pour elle, qu’oserait-elle lui promettre ? — J’ai eu de la peine quand j’ai su pour votre fils, milady. — Piotr aurait dit « mon mutant ». — À propos du comte Piotr… (Bothari s’interrompit. Il coinça ses mains entre ses genoux.) J’avais pensé parler à l’amiral mais je n’ai pas pensé à vous parler à vous. J’aurais dû. — Il faut toujours venir me parler. — Un homme est venu me voir hier. Au gymnase. Il était en civil. Sans insigne de grade, ni badge d’identification, ni rien. Il m’a offert de me rendre Elena saine et sauve si j’assassinais le comte Piotr. — Quel marché alléchant ! ne put s’empêcher de dire Cordelia, suffoquée. Quelles… euh… garanties vous a-t-il données ? — C’est la question que je me suis très vite posée. Parce que je serais alors dans un sacré merdier. Peut-être même qu’on m’exécuterait. Et qui se soucierait alors de la bâtarde d’un mort ? Je me suis dit que ce n’était rien d’autre qu’une arnaque. Une de plus. J’ai tenté de retrouver ce type mais je ne l’ai plus revu. (Il lâcha un soupir.) Ça me fait presque l’effet d’avoir eu une hallucination, maintenant. L’expression de Droushnakovi était l’image même de l’anxiété mais, heureusement, Bothari qui lui tournait le dos ne le remarqua pas. Cordelia fronça légèrement le sourcil pour rappeler la jeune fille à l’ordre. — Avez-vous eu des hallucinations, ces temps-ci, sergent ? s’enquit-elle. — Je ne crois pas. Juste des mauvais rêves. J’essaie de ne pas dormir. — Je suis, moi aussi, confrontée à un dilemme. Comme vous m’avez entendue le dire au comte Piotr. — Oui, milady. — La limite de temps… vous êtes au courant ? — La limite de temps ? — Si son entretien n’est pas assuré, le réplicateur ne pourra pas maintenir Miles en vie pendant plus de six jours. À cela, Aral répond qu’il ne court pas plus de danger que la famille de n’importe lequel des membres de son état-major. Je ne suis pas d’accord. — Il y en a qui disent autre chose derrière son dos. — Ah ? — Que c’est de la blague. Que le fils de l’amiral est une espèce de mutant, qu’il n’est pas viable, alors qu’eux, c’est la vie de leurs enfants qui est en jeu. — Je ne crois pas que l’amiral se rende compte que ses subordonnés peuvent tenir pareil discours. — Qui lui répéterait ça en face ? — Pas grand-monde. Peut-être même pas Illyan. (Encore que Piotr ne manquerait pas de le faire si des propos de ce genre lui venaient aux oreilles.) Bon Dieu ! Personne, quel que soit son camp, n’hésiterait à flanquer le réplicateur en l’air ! (Cordelia resta quelques instants à ruminer sombrement avant de reprendre la parole :) Sergent, pour qui travaillez-vous ? — Je suis un homme lige du comte Piotr, récita Bothari – ce qui était parler pour ne rien dire tant la chose allait de soi. Maintenant, il observait Cordelia avec attention et un étrange sourire relevait le coin de sa bouche. — Je vais formuler ma question autrement. Je sais que les sanctions promises à un homme d’armes porté illégalement absent sont effrayantes. Mais supposez… Bothari leva la main, coupant la parole à Cordelia. — Milady, est-ce que vous vous rappelez ce que le seigneur régent m’a dit au moment où on chargeait le corps du capitaine Negri dans la vedette, à Vorkosigan Surleau ? D’obéir à votre voix comme si c’était la sienne. Les sourcils de Cordelia s’arquèrent. — Euh… oui ? — Il n’a pas annulé cet ordre. — Eh bien, je n’aurais jamais imaginé que vous aviez de tels dons avocassiers, sergent. — Votre voix, c’est comme la voix de l’empereur en personne. Techniquement parlant. — Vraiment ? murmura-t-elle avec allégresse tandis que ses ongles s’enfonçaient dans ses paumes. Bothari se pencha en avant. — Vraiment, milady. Que vouliez-vous donc me dire ? Le parc automobile était une sorte de caverne basse de plafond et retentissante d’échos dont seule la paroi vitrée du bureau éclairé venait trouer l’obscurité. Cordelia et Drou attendaient, invisibles, dans le tube de descente, les yeux braqués sur ce lointain rectangle lumineux, tandis que Bothari palabrait avec l’officier du train des équipages. Il venait chercher, lui avait-il dit, un véhicule pour son seigneur et maître, le général Vorkosigan. Son sauf-conduit et ses pièces d’identification passèrent apparemment comme une lettre à la poste. Après avoir introduit les cartes électroniques dans son ordinateur et pris les empreintes palmaires du sergent sur son patin détecteur, l’officier de garde lança précipitamment des ordres dans tous les azimuts. Ce plan d’une belle simplicité marcherait-il ? se demandait Cordelia avec angoisse. Et s’il ne marchait pas, quelle solution de rechange imaginer ? Elle avait en tête l’itinéraire qu’ils avaient établi. Des lignes rouges tracées sur une carte… – Au lieu de prendre vers le nord alors que c’était justement au nord que se situait leur point de chute, ils iraient vers le sud par la route en direction du district loyal voisin. Une fois la frontière franchie, ils abandonneraient la voiture officielle trop voyante pour emprunter le monorail et rallier, d’abord un autre district à l’ouest, puis un troisième au nord-ouest ; ensuite, ils fileraient sur l’est vers la zone neutre constituée par le district de Vorinnis, objet de tant d’attentions diplomatiques de la part des deux camps… Les paroles de Piotr résonnaient encore dans la mémoire de Cordelia : « Si Vorinnis ne renonce pas à essayer de dresser les deux extrêmes contre le centre, Aral, tu devrais le pendre encore plus haut et plus court que Vordarian quand cette affaire sera réglée. » Après, ils gagneraient la capitale de district elle-même et s’introduiraient – d’une façon qui restait à définir – dans la cité interdite. Ce périple représentait un nombre ahurissant de kilomètres à couvrir. Trois fois plus que par la route directe. Sans compter le temps que cela prendrait ! Le plus dur, ce seraient le premier et le dernier districts. L’hostilité des forces d’Aral à l’égard des voyageurs pouvait presque égaler celle des forces vordariennes. Tous les écueils infranchissables qui étaient autant d’obstacles à cette mission impossible donnaient le vertige à Cordelia. Chaque chose en son temps, se morigéna-t-elle. Un pas après l’autre. D’abord, tirer sa révérence à la base de Tanery. Ça, c’était dans le domaine du possible. Il fallait morceler le futur infini en petits segments de cinq minutes et s’attaquer au fur et à mesure à chacun d’eux – les uns après les autres. Les cinq premières minutes étaient déjà écoulées : une miroitante voiture d’état-major émergeait du garage souterrain. Une petite victoire qui venait récompenser un zeste de patience et d’audace. Quel serait le fruit d’une bonne dose de patience et d’audace ? Bothari inspecta minutieusement le véhicule comme pour s’assurer qu’il était en tout point digne de transporter son maître. L’officier de garde qui le regardait faire, l’air anxieux, parut littéralement se dégonfler tant fut grand son soulagement quand l’homme d’armes du prestigieux général, après avoir passé la main sur le panneau et froncé les sourcils en repérant un minuscule grain de poussière, prononça enfin son verdict dans un grommellement maussade : ça irait. Le sergent monta dans la voiture et contourna le tube de descente pour s’arrêter de manière que, depuis le bureau, personne ne puisse voir les deux passagères y prendre place. Drou se baissa pour ramasser le fourre-tout qui contenait, outre une très curieuse diversité de vêtements, les « souvenirs » que Cordelia et Bothari avaient rapportés de leurs errances dans les montagnes et un véritable petit arsenal. Bothari enclencha la polarisation du panneau arrière, le transformant ainsi en un véritable miroir, et l’ouvrit. Du tube s’éleva soudain la voix inquiète du lieutenant Koudelka : — Milady ! Que faites-vous ? Cordelia retint de justesse les jurons orduriers qui lui venaient sur la langue et, plaquant sur ses lèvres un sourire de commande exprimant une aimable surprise, se retourna. — Bonsoir, Kou. Que fabriquez-vous là ? Plissant le front, Koudelka la regarda, regarda Droushnakovi, regarda le fourre-tout. — C’est moi qui vous ai posé cette question le premier, milady. Il était à bout de souffle. Ne trouvant pas la régente et sa garde du corps chez Aral, il devait s’être lancé depuis un moment à leur recherche. Sans doute était-il chargé de transmettre un message. Une commission qui tombait vraiment au mauvais moment. Cordelia, qui continuait de s’accrocher à son sourire, voyait déjà une équipe de la Sécurité jaillir du tube et la mettre en état d’arrestation. Ou, en tout cas, étouffer son plan dans l’œuf. — Nous… nous allons faire un tour en ville. — Vraiment ? fit Koudelka, sceptique. L’amiral est-il au courant ? Et où est donc l’escorte d’Illyan ? — Elle est partie devant pour nous ouvrir la route, répondit Cordelia d’une voix suave. L’explication était à la rigueur plausible, suffisamment, en tout cas, pour ébranler un instant Koudelka. Mais rien qu’un instant, hélas ! Attendez une minute… Bothari le coupa : — Mon lieutenant, regardez ça, fit-il en tendant la main vers le compartiment passagers. Koudelka se pencha. — Quoi donc ? demanda-t-il avec impatience. Cordelia tressaillit une première fois quand le tranchant de la main du sergent s’abattit sur la nuque de Kou, puis une seconde quand la tête de celui-ci heurta avec un bruit sourd la paroi opposée de l’habitacle tandis que sa canne-épée tombait sur le sol en cliquetant. — Montez, ordonna Bothari d’une voix basse et tendue tout en jetant un bref regard en direction de la baie vitrée du bureau. Drou lança le fourre-tout dans l’habitacle, à l’intérieur duquel elle plongea tête baissée en repoussant Koudelka sans connaissance. Cordelia s’y engouffra à son tour après avoir ramassé la canne. Bothari recula, salua, ferma le panneau arrière et prit place dans le poste de conduite. Le véhicule démarra en douceur. Cordelia dut se dominer pour ne pas céder à la panique irrationnelle qui s’empara d’elle lorsque le sergent fit halte au premier point de contrôle. Elle voyait et entendait si distinctement les gardes qu’il lui était difficile de se persuader qu’ils ne pouvaient voir que leur propre reflet dans le panneau. Mais le général Piotr Vorkosigan pouvait apparemment franchir tous les points de passage qu’il voulait. On était un heureux homme quand on était le général ! Encore que, dans la situation actuelle, Piotr lui-même n’aurait sans doute pas pu pénétrer dans la base de Tanery sans que sa voiture ait été préalablement fouillée. Les sentinelles qui gardaient le dernier portail étaient, par chance, fort occupées à passer au peigne fin un long convoi de poids lourds et firent signe à la voiture de continuer. Les vœux de Cordelia se réalisaient : elle avait bien choisi son moment. Drou et elle purent enfin redresser Koudelka et l’asseoir entre elles deux. Ses muscles flasques ne tardèrent pas à recouvrer leur tonus. Ses paupières battirent et il exhala une plainte. Sa tête, son cou et le haut de son torse étaient à peu près les seules parties de sa personne à avoir conservé leur réseau nerveux d’origine. Et Cordelia était certaine que rien de ce qui n’était pas organique n’avait été abîmé. — Qu’allons-nous faire de lui ? demanda Droushnakovi d’une voix inquiète. — On ne peut pas l’abandonner au bord de la route. Il reviendrait à la base et donnerait l’alerte. Cependant, s’il était ligoté à un arbre quelque part à l’abri des regards, il y aurait une chance pour qu’on ne le trouve pas… Nous ferions mieux de l’attacher, il est en train de revenir à lui. — Je suis capable de le neutraliser. — Je crains qu’il ne l’ait déjà été suffisamment comme ça. Droushnakovi sortit du fourre-tout un foulard qu’elle entortilla et à l’aide duquel elle immobilisa les mains de Koudelka. L’art de faire des nœuds compliqués semblait ne pas avoir de secret pour elle. — Qui sait s’il ne pourrait pas nous rendre service ? murmura rêveusement Cordelia. — Il nous trahira, répliqua Droushnakovi sur un ton revêche. — Pas forcément. Pas quand nous serons en territoire ennemi et que la seule façon d’en sortir sera d’aller de l’avant. Les yeux de Koudelka cessèrent de tourner comme s’il était plongé dans une brume parsemée d’étoiles et finirent par accommoder. Cordelia nota avec soulagement que ses pupilles avaient toujours leur diamètre normal. — Milady… coassa-t-il en essayant vainement de libérer ses mains du foulard qui les liait. C’est de la folie ! Vous êtes en train de vous précipiter tête baissée droit sur les forces ennemies. Bon sang ! Vordarian n’aura alors plus un moyen de pression sur l’amiral mais deux. Et vous et Bothari savez où est l’empereur ! — Où il était, rectifia Cordelia. Où il était la semaine dernière. Maintenant, il est ailleurs, j’en suis sûre et certaine. D’autre part, Aral a, je crois, montré qu’il est capable de résister aux pressions de Vordarian. Ne le sous-estimez pas. Koudelka se pencha sur l’intercom. — Sergent Bothari ! — Oui, mon lieutenant ? — Faites demi-tour. C’est un ordre. La voix de basse du sergent retentit de nouveau après un bref silence : — Je n’appartiens plus à l’armée impériale, mon lieutenant. Je suis à la retraite. — Vous appartenez à la maison du comte Piotr et le comte Piotr ne vous a jamais ordonné de faire une chose pareille. Il y eut un nouveau silence. Plus long que le premier. — Vous faites erreur, mon lieutenant. Je suis le chien de garde de lady Vorkosigan. — Vos médics vous ont fait perdre la raison ! Cordelia ne savait pas comment une liaison purement audio pouvait lui servir de support, mais elle en était sûre : un rictus canin flottait dans l’air devant eux. — Allons, Kou ! murmura Drou d’une voix câline à l’oreille de Koudelka. J’ai besoin de ton appui. Laisse venir à toi l’espoir. La vie. La ruée de l’adrénaline. Cordelia, un sourire acéré aux lèvres, se pencha pour chuchoter dans l’autre oreille du lieutenant : — Regardez plutôt les choses d’un autre point de vue, Kou. Qui d’autre vous donnera jamais l’occasion de faire vos preuves dans la bataille ? Koudelka tourna les yeux à gauche et à droite, regardant tour à tour ses deux geôlières. Le vrombissement du moteur se fit plus aigu tandis que la voiture s’enfonçait à une vitesse fulgurante dans l’obscurité grandissante du crépuscule. 16 Des légumes illégaux ! Assise au milieu des sacs de choux-fleurs et des cagettes de poireaux dont était chargé l’hélicamion poussif, Cordelia n’en revenait pas. Des légumes du Sud qui, comme elle, gagnaient Vorbarr Sultana par des voies détournées. Elle aurait parié qu’il y avait aussi, sous le tas, quelques sacs des mêmes choux verts dont était rempli le camion à bord duquel elle avait voyagé deux ou trois semaines plus tôt. Des livraisons de produits alimentaires obéissant aux étranges pressions économiques qu’imposait la guerre. Les districts que contrôlait Vordarian étaient maintenant soumis à un sévère embargo décrété par les comtes demeurés fidèles à Vorkosigan. Si la famine était encore loin de menacer la capitale, les stocks que se constituaient les particuliers et l’approche de l’hiver provoquaient une hausse spectaculaire du prix des denrées alimentaires. Aussi, les pauvres n’hésitaient pas à prendre des risques. Et pourquoi un pauvre qui prend déjà des risques refuserait-il de transporter, en prime, quelques passagers clandestins moyennant un honnête dédommagement ? C’était Koudelka qui, entraîné presque malgré lui dans la stratégie de Cordelia, de Drou et de Bothari et après s’être laissé convaincre par eux, avait eu cette idée. C’était lui qui avait localisé les entrepôts de gros d’une bourgade du district de Vorinnis, lui qui avait trouvé un transporteur indépendant pour faire affaire. Toutefois, c’était Bothari qui avait décidé de la somme à payer. Une somme que Cordelia trouvait pitoyable, mais c’était une offre qui correspondait parfaitement à la bourse des paysans misérables qu’ils étaient maintenant censés être. — Mon père était épicier, avait expliqué Koudelka avec raideur quand il leur avait exposé son plan. Je sais ce que je fais. Du coup , Cordelia s’était interrogée sur la signification du regard embarrassé qu’il avait lancé à Droushnakovi. Puis elle s’était rappelé que le père de la jeune fille était un militaire. Kou avait déjà fait allusion à sa sœur et à sa mère, veuve ; c’était seulement à ce moment-là qu’elle avait pris conscience qu’il n’avait jamais évoqué la mémoire de son père. Et cela, non par manque d’amour filial, mais pour des raisons de prestige social. Kou s’était opposé à ce qu’on choisisse un camion de boucherie pour faire le voyage : « Le risque d’être interceptés serait accru ; les gardes de Vordarian seraient trop contents de sauter sur l’occasion de voler de la viande », avait-il expliqué. Etait-ce à son expérience de soldat ou à son expérience du métier – ou aux deux – qu’il se référait ? Cordelia n’aurait pas su le dire. En tout cas, elle était rudement contente de ne pas devoir faire le voyage en compagnie de sinistres carcasses congelées. Pour jouer leurs nouveaux personnages, ils s’étaient accoutrés du mieux qu’ils avaient pu en fouillant dans les nippes dont était rempli le fourre-tout. Bothari et Koudelka étaient désormais deux vétérans récemment démobilisés qui s’efforçaient de ne pas avoir trop l’air d’être dans la débine, Cordelia et Drou, deux filles de la campagne animées du même souci. Elles portaient avec beaucoup de réalisme de vieilles robes de paysannes usées qu’agrémentaient des parures de dames de la haute mises au rebut et apparemment achetées d’occasion chez des fripiers. Les paupières de Cordelia se fermèrent. Elle était exténuée, mais ne parvenait pas à trouver le sommeil. La fuite du temps l’obsédait. Il leur avait fallu deux jours pour atteindre leur destination. Si près de leur but, si loin du succès… Elle rouvrit brusquement les yeux quand l’hélicam se posa pesamment. Bothari, installé dans la cabine, glissa la tête par la lucarne et annonça à mi-voix : — C’est ici qu’on descend. L’un derrière l’autre, Cordelia, Drou et Kou sautèrent à terre. Ils étaient à la limite de la ville. De la vapeur s’échappait de leur bouche à chacune de leurs expirations. L’aube n’était pas encore levée et seules quelques lumières trouaient l’obscurité. Cordelia avait cru qu’il y en aurait davantage. Bothari fit signe au conducteur qu’il pouvait reprendre l’air. — J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas nous faire déposer au Marché central, grommela-t-il. Le chauffeur dit que les gardes municipaux de Vorbohn pullulent à cette heure de la journée quand les camions de vivres arrivent. — Ils craignent qu’éclatent des émeutes de la faim ? s’enquit Cordelia. — Sans aucun doute, opina Koudelka. Et, en plus, ils veulent être les premiers à se servir. Vordarian devra bientôt faire appel à l’armée. Avant que les trafiquants n’écoulent tout le ravitaillement au marché noir. Quand il oubliait son personnage de pseudo-Vor, Kou révélait une stupéfiante connaissance de l’économie de marché noir. Question corollaire : comment un épicier avait-il pu se débrouiller pour faire acquérir à son fils l’éducation qui lui avait permis, en dépit d’une compétition féroce, d’être admis à l’Académie militaire impériale ? Souriant intérieurement, Cordelia examina la rue. C’était un vieux quartier de la ville dont la construction remontait à une époque antérieure aux tubes ascensionnels : aucun immeuble ne dépassait six étages. Ils étaient délabrés, et les canalisations d’arrivée et d’évacuation des eaux usées, les conduites électriques et les rampes lumineuses avaient été rajoutées après coup. Bothari prit la tête du groupe. Il paraissait savoir où il allait. Plus ils avançaient, plus l’entretien de la voirie laissait à désirer. Rues et ruelles étaient de plus en plus étroites et ravinées ; il y régnait une humidité au parfum de décadence auquel venaient de temps à autre s’ajouter des relents d’urine. Et les lumières se raréfiaient encore. Drou marchait le dos voûté. Koudelka étreignait fermement sa canne. Bothari s’arrêta devant une porte étroite et chichement éclairée. Chambres à louer, annonçait une pancarte. — Voilà ce qu’il nous faut, dit le sergent. La porte, un vieux modèle démuni de système automatique, était fermée à clé. Il frappa. Frappa plus fort. Finalement, au bout d’un long moment, un judas s’ouvrit, laissant deviner une paire d’yeux au regard soupçonneux. — Qu’est-c’qu’vous voulez ? — Une chambre. — À c’t’heure-là ? Pas question. Bothari poussa Drou devant le judas, et la lumière que celui-ci laissait passer illumina le visage de la jeune fille. Un grognement assourdi par l’épaisseur du battant se fit entendre. — Humph. Ben, ma foi… Il y eut un cliquetis de chaînes, des grincements métalliques et la porte s’ouvrit toute grande. Ils pénétrèrent dans une entrée si étroite qu’ils durent se serrer les uns contre les autres. Il y avait un escalier, un bureau et un passage voûté donnant sur une pièce obscure. L’hôtelier se montra encore plus revêche quand il apprit qu’ils ne voulaient qu’une chambre pour eux quatre. Néanmoins, il s’abstint de poser la moindre question. Apparemment, l’angoisse bien réelle qui les habitait donnait un cachet d’authenticité à leur pauvre mise. La présence des deux femmes et, surtout, de Koudelka semblait garantir que personne ne les suspecterait d’être des agents secrets. Ils s’installèrent dans un mauvais galetas à l’étage. Quand les premières lueurs du jour filtrèrent par la fenêtre, Bothari, suivi de Cordelia, descendit dans l’espoir de trouver quelque chose à se mettre sous la dent. — J’aurais dû penser à emporter des rations dans une ville en état de siège, murmura Cordelia. — La situation n’est pas encore aussi catastrophique. Euh… il serait préférable que vous évitiez de parler, milady. À cause de votre accent. — C’est juste. Mais alors, essayez, vous, d’engager la conversation avec cet individu. Je voudrais savoir comment les choses se présentent sur place. L’aubergiste, ou présumé tel, se tenait dans la petite salle où l’on accédait par le passage voûté et qui, à en juger par son comptoir et ses deux paires de tables boiteuses assorties de chaises branlantes, servait à la fois de bar et de salle à manger. Le maître des lieux leur vendit, non sans réticence et au prix fort, quelques provisions en sachets tout en se plaignant amèrement du rationnement et en essayant de leur tirer les vers du nez, curieux de savoir à qui il avait affaire. — Ça faisait des mois que je préparais ce petit voyage, lui confia Bothari, les coudes sur le comptoir. Et voilà que cette putain de guerre fout mes projets en l’air ! L’autre éructa quelques onomatopées pour l’encourager à continuer – un entrepreneur causant boutique avec un confrère. — Et c’est quoi, votre partie ? Bothari, plissant les yeux d’un air songeur, passa sa langue sur ses lèvres. — Vous avez vu la blonde ? — Ouais. Et alors ? — L’est pucelle. — C’est pas possible ! Elle est trop vieille. — Si, monsieur, c’est une vierge. Et drôlement classe, en plus. On devait la fourguer à un seigneur vor à la Foire d’hiver. Un sacré paquet que ça nous aurait rapporté. Seulement, tous les Vors se sont tirés de la ville. Je pense que je pourrais quand même essayer de la repasser à un marchand plein aux as. Mais elle rouscaillera. Je lui ai promis un seigneur vrai de vrai. Cordelia dissimula derrière sa main le sourire qui lui venait aux lèvres et s’efforça de ne pas émettre de bruits incongrus susceptibles d’attirer l’attention. Heureusement que Drou n’était pas là ! Si elle avait appris la couverture que Bothari avait imaginée ! Dieu du ciel ! Les Barrayarans payaient-ils donc pour s’offrir le privilège de faire subir cette torture sexuelle à des femmes encore profanes en la matière ? Le tenancier lança un coup d’œil dans sa direction. — Si vous la laissez seule avec votre associé sans son chaperon, vous risquez de perdre la marchandise que vous êtes venu vendre. — Pas de danger. S’il pouvait la dépuceler, sûr qu’il se gênerait pas. Seulement, il a reçu un jour une décharge de brise-nerfs. En dessous de la ceinture. Même qu’il a été démobilisé pour raisons médicales. — Et vous, pourquoi qu’ils vous ont rendu à la vie civile ? — Ils m’ont mis en congé définitif. Cordelia comprit : c’était une phrase codée dont la traduction était : « Tu te barres ou c’est la taule », le sort réservé aux perturbateurs qui s’étaient rendus coupables de tous les forfaits à la seule exception de l’assassinat. — Et vous vous êtes mis en cheville avec un handicapé moteur ? fit l’hôtelier, pointant le menton vers la chambre du premier. — C’est lui le cerveau de l’équipe. — S’il vous a fait cavaler jusqu’ici pour essayer de monter ce genre d’affaires à l’heure qu’il est, permettez-moi de vous dire que votre cerveau, il manque plutôt de vitamines ! — Ouais. Sûr et certain que c’te viande sur pied, débitée en tranches et bien présentée sur un plat, j’en tirerais un meilleur prix par les temps qui courent. — C’est la vérité vraie, approuva le taulier d’une voix lugubre en contemplant les provisions empilées sur le comptoir devant Cordelia. — N’empêche que c’est une marchandise trop précieuse pour être gaspillée. M’est avis qu’il faut que je dégote une autre combine jusqu’à ce que le bordel qui règne ici finisse par se tasser. Que je gagne du temps, quoi. Des fois que quelqu’un serait client pour louer un peu de muscle… Bothari n’alla pas plus loin. Etait-il à court d’inspiration ? Le bistroquet le dévisagea avec intérêt. — Oui ? Il se trouve que depuis une semaine, j’ai quelque chose en vue et qu’un… intermédiaire pourrait bien m’être utile. J’ai peur de me faire estamper. Vous pourriez bien être l’homme qu’il me faut. — Ah bon ? Se penchant par-dessus le bar, l’autre enchaîna sur le ton de la confidence : — Les gens de la Séclmp qui travaillent pour le comte Vordarian sont tout disposés à payer grassement les informations. Normalement, je n’aurais pas envie de mettre la Séclmp au parfum, mais il y a un drôle de coco qu’a récemment pris une chambre un peu plus bas dans la rue. Il y reste bouclé, il n’en sort que pour aller acheter de la bouffe. Plus de bouffe qu’il en faut pour un type qui vit seul. C’est la preuve qu’il y a quelqu’un avec lui. Quelqu’un que personne a jamais vu. Et qu’est sûrement pas un des nôtres. J’peux pas m’empêcher de penser qu’le renseignement pourrait… rapporter du fric, non ? Bothari plissa le front d’un air songeur. — Ça risquerait d’être dangereux. Quand l’amiral Vorkosigan aura repris la ville, ses bonshommes n’auront pas de repos tant qu’ils n’auront pas mis la main sur la liste des indics de la Séclmp. Et vous avez une adresse. — Oui, mais pas vous. Si vous marchez avec moi, je serai d’accord pour vous filer dix pour cent de la récompense. Je crois qu’il est important, ce mec. Vous pouvez être sûr qu’il a les foies. Bothari secoua la tête. — J’habitais la campagne. Quand je suis arrivé ici… Vous ne sentez pas l’odeur qu’elle a, cette ville ? L’odeur de la défaite, mon vieux. Les partisans de Vordarian me font l’effet d’être des cadavres en sursis. Moi, si j’étais vous, je réfléchirais sérieusement à cette liste. L’aubergiste pinça les lèvres avec dépit. — D’une façon ou d’une autre, l’occasion qui se présente ne durera pas longtemps. Cordelia se pencha vers Bothari et lui chuchota à l’oreille : — Jouez le jeu. Il faut découvrir de quoi il retourne. (Et après un instant de réflexion, elle ajouta :) Demandez-lui cinquante pour cent. Le sergent acquiesça. — Ce sera du cinquante-cinquante, dit-il à l’hôtelier. À cause du risque. Son interlocuteur décocha à Cordelia un regard dépourvu d’aménité, quoique empreint de respect, et dit à contrecœur : — Cinquante pour cent de quelque chose, c’est quand même mieux que cent pour cent de rien du tout. — Vous pouvez me le montrer, votre gusse ? — Peut-être. — Tenez, femme. (Bothari fourra les provisions dans les bras de Cordelia.) Montez ça dans la chambre. Elle s’éclaircit la gorge et s’efforça de prendre l’accent des montagnards. — Prudence. C’est un gars de la ville. Il risque de vous jouer un tour à sa façon. Bothari décocha au bistroquet un sourire inquiétant. — Oh ! Il n’essaierait pas de filouter un vieux vétéran comme moi. Pas plus d’une fois. Le tenancier sourit nerveusement en retour. Cordelia, qui avait dormi d’un sommeil agité, se réveilla en sursaut quand Bothari entra dans la petite chambre ; il jeta un coup d’œil dans le couloir avant de refermer la porte. Il avait sa tête des mauvais jours. — Eh bien, sergent ? Qu’ont donné vos recherches ? Et si cet autre clandestin se révélait être quelqu’un ayant autant d’importance, stratégiquement parlant, que l’amiral Kanzian, par exemple ? Pareille hypothèse alarmait Cordelia. Comment pourrait-elle se résigner à renoncer à l’expédition dans laquelle elle s’était lancée pour des motifs personnels si elle était confrontée à une autre mission présentant un intérêt dont la priorité ne serait que trop évidente ? Kou, allongé sur une paillasse posée par terre, et Drou, couchée dans un lit de camp, se soulevèrent sur leurs coudes. — C’est le seigneur Vorpatril, répondit Bothari. Sa femme est avec lui. — Oh non ! (Cordelia se dressa sur son séant.) Vous en êtes sûr ? — Absolument. Kou, les cheveux en bataille, se gratta le crâne. — Vous avez pris contact avec eux ? — Pas encore. — Pourquoi ? — S’il faut faire quelque chose qui doit nous détourner de notre mission première, c’est à lady Vorkosigan qu’il appartient de prendre la décision. Et dire que Cordelia avait souhaité être le chef suprême ! — Avez-vous eu le sentiment qu’ils allaient bien, sergent ? — Ils sont vivants et ils se planquent. Mais le loustic d’en bas n’est sûrement pas le seul à les avoir remarqués. N’importe qui pourrait aussi avoir envie de toucher un bon paquet d’oseille. — Pas de signe du bébé ? Bothari secoua la tête. — Il n’est pas encore né. — Quoi ? Il y a plus de deux semaines qu’Alys aurait dû accoucher. C’est catastrophique ! (Cordelia se tut un court instant.) Pensez-vous que nous pourrions nous enfuir de la ville tous ensemble ? — Plus on est nombreux, plus ça risque d’attirer l’attention, répondit Bothari de sa voix lente. Et j’ai entrevu lady Vorpatril. Elle ne passera pas inaperçue, vous pouvez me croire. — S’ils nous rejoignaient maintenant, je ne vois pas en quoi cela améliorerait leur situation. Cela fait déjà plusieurs semaines qu’ils sont à l’abri dans leur cachette. Si notre opération sur le palais réussit, nous essaierons peut-être de les emmener avec nous en repartant. Illyan a certainement chargé des loyalistes de leur venir en aide… Bon Dieu ! S’il s’était agi d’une mission officielle, Cordelia aurait bénéficié des appuis dont les Vorpatril avaient besoin. Mais alors, elle serait entrée dans la ville par d’autres moyens. — Non, fit-elle après avoir réfléchi quelques instants. Il ne faut pas prendre tout de suite contact avec eux. Toutefois, il serait bon de faire quelque chose pour chasser certaines idées de la tête de notre hôte. — Je m’en suis occupé, répliqua Bothari. Je lui ai dit que je savais où m’adresser pour toucher davantage et ne pas risquer ma tête après. En l’arrosant, on pourrait peut-être le convaincre de nous donner un coup de main. — Vous lui feriez confiance ? demanda Droushnakovi avec une moue dubitative. Bothari fit la grimace. — Dans la mesure où je peux le surveiller. Tant qu’on sera ici, je tâcherai de l’avoir à l’œil. Ah ! Encore une chose. J’ai regardé une émission sur sa vidéo dans la salle du fond. Vordarian s’est autoproclamé empereur, cette nuit. — C’est une ultime manœuvre qui a pour but de rallier à lui les forces spatiales, si vous voulez mon avis, dit Kou. — Le tout est de savoir si elle séduira plus d’hommes qu’elle n’en offusquera. Kou hocha la tête. — On a terriblement peur du chaos sur Barrayar. Nous en avons eu l’expérience, et c’est un sale souvenir. Depuis que Dorca Vorbarra a brisé le pouvoir des comtes qui s’entre-déchiraient et unifié la planète, l’Impérium doit être perçu comme la source de l’ordre. Chez nous, le mot Empereur est synonyme d’autorité et de puissance suprêmes. — Pas pour moi, murmura Cordelia. Bon, reposons-nous un peu. Peut-être que tout sera réglé demain à cette heure-ci… Une phrase à double sens. Côté pile, l’espoir. Côté face, l’horreur. Pour la millième fois, elle fit le compte des heures. Plus qu’un jour pour s’introduire dans le palais et deux autres pour regagner les territoires dont Vorkosigan avait le contrôle… Il n’y avait guère de temps à perdre. Cordelia avait l’impression de voler… à une vitesse de plus en plus vertigineuse. C’était l’occasion ultime de décommander l’opération. Le crachin avait pris possession de la ville, que le crépuscule commençait déjà à envelopper. Debout devant la fenêtre encrassée, Cordelia contemplait la chaussée luisante que zébraient les reflets des chétifs halos de lumière ambrée des rares lampadaires. Seules quelques silhouettes emmitouflées se hâtaient, la tête enfoncée dans les épaules. On aurait dit que la guerre et l’hiver avaient aspiré le dernier souffle de l’automne et n’exhalaient plus qu’un silence de mort. Ce sont mes nerfs qui me jouent des tours, se dit-elle. Redressant les épaules, elle prit la tête du petit groupe et descendit l’escalier. Il n’y avait personne au bureau. Au moment où elle se décidait à faire une croix sur les formalités – après tout, ils avaient payé d’avance –, l’hôtelier entra, tapa des pieds et secoua sa veste mouillée en jurant. Soudain, il avisa Bothari. — Ah ! vous voilà, vous ! C’est votre faute, espèce de dégonflé ! On a loupé le coup dans les grandes largeurs. Maintenant, quelqu’un d’autre va se farcir la prime alors que c’est moi qui aurais dû l’empocher… Un choc sourd interrompit ses invectives : Bothari l’avait empoigné et catapulté contre le mur. Son visage, soudain féroce, se colla quasiment contre celui de l’homme dont les pieds s’agitaient vainement au-dessus du plancher. — Que s’est-il passé ? — Une escouade à Vordarian a repéré le type. (La voix du bistrotier oscillait entre la peur et la fureur.) Apparemment, il les a conduits jusqu’à l’autre. Ils les ont embarqués tous les deux, et, moi, la prime me passe sous le nez. — Ils les ont embarqués ? répéta Cordelia avec atterrement. — Y a pas deux minutes. Peut-être restait-il quand même encore un espoir. La jeune femme prit un neutraliseur dans le fourre-tout. Bothari s’écarta et quand elle eut déchargé son arme sur le tenancier hébété et bouche bée, il dissimula le corps inerte derrière le bureau. — Il faut essayer de les libérer, dit Cordelia. Drou, sortez le reste des armes. Sergent, vous qui connaissez le chemin, vous nous servirez de guide. Allons-y. Et elle se retrouva dans la rue, se ruant droit sur une chose à laquelle tout Barrayaran sain d’esprit aurait précipitamment tourné le dos : une arrestation nocturne effectuée par les forces de sécurité. Drou et Bothari couraient au coude à coude. Koudelka, chargé du lourd fourre-tout, traînait la jambe. Cordelia regrettait que la brume ne soit pas plus épaisse. La mauvaise auberge où les Vorpatril avaient trouvé refuge – un étroit immeuble délabré qui ne différait guère de celui que le petit groupe venait de quitter – était située deux blocs plus loin. Bothari leva la main et, à l’abri de l’encoignure, ils examinèrent prudemment les lieux. Des voitures de la Sécurité étaient arrêtées devant la petite auberge, dont elles bloquaient l’entrée. Mais mis à part ces véhicules, la rue semblait étrangement vide. Koudelka rejoignit ses trois compagnons, le souffle court. — Droushnakovi, vous allez opérer un mouvement tournant, ordonna Bothari. Vous chercherez une position de tir permettant de couvrir les voitures en feu croisé. Faites attention : la porte de derrière est forcément surveillée. Oui, la tactique du combat de rues était tout à fait dans les cordes du sergent. Drou acquiesça et, après s’être assurée que son arme était chargée, elle s’éloigna d’un pas détaché sans même tourner la tête. Mais dès qu’elle fut hors de vue, elle se mit à courir sans bruit. — Il faut qu’on trouve une meilleure position, murmura Bothari en se risquant à jeter un nouveau coup d’œil derrière l’encoignure. Je ne vois que dalle. Cordelia fouetta désespérément son imagination. — Un homme et une femme qui descendent la rue. Ils s’arrêtent pour parler sous une porte. Ils regardent avec curiosité les types de la Sécurité qui ne pensent qu’à l’arrestation à laquelle ils sont en train de procéder… Cela pourrait-il marcher ? — Pas longtemps une fois que leurs sondes auront détecté nos armes énergétiques, répondit Bothari. Et quand ça commencera à bouger, ça bougera vite. Mon lieutenant, vous nous couvrirez de l’endroit où vous êtes, votre arc à plasma prêt à faire feu. C’est tout ce que nous avons pour arrêter un véhicule. Il dissimula son brise-nerfs sous sa veste. Après avoir glissé son neutraliseur dans la ceinture de sa jupe, Cordelia posa légèrement son bras sur celui du sergent et tous deux tournèrent le coin. Complètement dément ! se disait-elle en réglant son pas sur celui de Bothari. Une embuscade de ce genre ne s’improvisait pas. Il y avait des heures qu’ils auraient dû commencer à la mettre sur pied. Ou qu’ils auraient dû filer avec Padma et Alys Vorpatril. Mais depuis combien de temps Padma était-il surveillé ? Peut-être seraient-ils alors tombés la tête la première dans un piège préparé de longue main pour s’emparer d’eux… Les « si » et les « peut-être » ne sont pas de saison. C’est le présent, et lui seul, qui importe. Ils approchaient d’une porte obscure. Bothari ralentit, poussa Cordelia dans l’embrasure et s’aplatit contre le mur. Ils étaient assez près de l’auberge pour que des bruits de voix leur parviennent. Les craquements des communicos résonnaient dans l’air humide. Ils étaient arrivés juste à temps. Malgré la chemise et le pantalon minables dont il était accoutré, Cordelia n’eut aucune peine à reconnaître l’homme brun qu’un garde maintenait plaqué contre le flanc d’une des voitures : c’était le capitaine Vorpatril. Sa figure meurtrie était ensanglantée, ses lèvres enflées, mais sa bouche souriait. Souriait du sourire figé qui était l’un des effets secondaires des injections de thiopental. Le sourire s’effaça, cédant la place à une expression d’angoisse, puis revint, accompagné de petits gloussements nerveux entrecoupés de gémissements. La femme que des hommes en uniforme noir poussèrent brutalement dans la rue attira immédiatement l’attention de l’escouade de la Sécurité. Et aussi celle de Cordelia et de Bothari. Vêtue en tout et pour tout d’une chemise de nuit blanche et d’une robe de chambre noire, elle n’avait aux pieds que des souliers plats. Sa chevelure en désordre flottait en tous sens autour de son visage blême. On aurait dit une folle. Sa robe de chambre ouverte découvrait son ventre et il aurait fallu être aveugle pour ne pas s’apercevoir qu’elle était enceinte. Le garde qui la poussait lui tordait le bras derrière le dos, la forçant à garder les jambes écartées pour ne pas perdre l’équilibre. Le chef de l’escouade, qui portait les insignes de colonel, consulta son ordre de mission. — C’est bon, dit-il. Le seigneur et son héritier. (Ses yeux se fixèrent sur le ventre d’Alys Vorpatril. Il secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées et approcha son communico de ses lèvres.) Amenez-vous, les gars. C’est terminé. — Mais qu’est-ce qu’on est censés faire dans ces conditions, mon colonel ? demanda le lieutenant qui lui servait d’adjoint. S’approchant de la femme de Vorpatril, il souleva sa chemise de nuit et enfonça avec curiosité son doigt dans cette chair blanche, douce et ballonnée. Alys demeura immobile et muette, mais l’inconvenance du geste lui enflamma les joues. Elle tremblait de rage et la peur lui faisait venir les larmes aux yeux. — Nous avons pour consigne d’exécuter le seigneur et l’héritier, reprit le lieutenant. Mais il n’est pas question d’elle. Alors, qu’est-ce qu’on doit faire ? Nous tourner les pouces en attendant que ça vienne ? Faire sortir le mouflet en pressant ? Ouvrir le ventre de la bonne femme ? Ou, peut-être (sa voix se fit persuasive), l’emmener tout simplement au Q. G. ? Le garde ricana et, dans une mimique dont la signification était sans équivoque, il enfonça à coups redoublés ses hanches dans les fesses de la prisonnière dont il tordait le bras. — On n’est pas forcés de l’embarquer presto subito, pas vrai ? Je veux dire que c’est une Vor, cette pétasse. C’est pas tous les jours qu’on a la chance de se mettre une Vor sous la dent. Le colonel dévisagea son subordonné. — Vous êtes un dépravé, caporal, laissa-t-il tomber en crachant avec dégoût. Cordelia eut alors un coup au cœur en découvrant soudain que l’intensité avec laquelle Bothari observait la scène n’avait plus rien de commun avec des préoccupations de caractère tactique. Les lèvres entrouvertes et les yeux luisants, il était émoustillé. Allumé. Le colonel fourra son communico dans sa poche et sortit son brise-nerfs. — Non. On va faire ça vite et proprement. Ecartez-vous, caporal. Etrange conception de la miséricorde… Avec dextérité, le garde envoya son pied dans les genoux d’Alys, la renversa à terre d’une poussée et fit un pas en arrière. Elle tendit les bras pour se recevoir sur les mains, mais trop tard : son ventre ballonné heurta rudement le pavé. Malgré l’état de torpeur où le plongeait le thiopental, Padma Vorpatril laissa échapper un gémissement. Le colonel leva son brise-nerfs. Il eut une hésitation comme s’il se demandait s’il devait le braquer sur la tête d’Alys ou sur sa poitrine. — Descendez-les ! souffla Cordelia à l’oreille de Bothari. En même temps, elle empoigna son neutraliseur et fit feu. Ce fut comme si le sergent émergeait d’un seul coup de l’état de transe dans lequel il se trouvait : comme un fou, il tira dans la fraction de seconde qui suivit. Tous deux avaient visé la même cible, le colonel, qui s’effondra. D’un bond, Bothari alla s’accroupir derrière l’un des véhicules à l’arrêt et continua d’actionner la détente. Deux gardes s’effondrèrent. Les autres s’abritèrent derrière les voitures. Alys, toujours à terre, se roula en chien de fusil, bras et jambes repliés pour tenter de protéger son ventre. Padma, malgré l’hébétude dans laquelle le sérum de vérité l’avait plongé, fit en vacillant un pas dans sa direction. Le lieutenant, qui cherchait à se mettre à couvert en rampant, s’immobilisa pour pointer son brise-nerfs sur Vorpatril. Cette pause lui fut fatale : les faisceaux convergents du brise-nerfs de Droushnakovi et du neutraliseur de Cordelia se rencontrèrent au même point de son corps. Mais un millième de seconde trop tard : il avait eu le temps de tirer et la décharge atteignit Padma Vorpatril à la nuque. Des étincelles bleues fusèrent, ses cheveux noirs se transformèrent en un halo orange, son échine se cambra et, en proie à de violentes convulsions qui le faisaient se tordre sur lui-même, il s’écroula. Alys, à cette vue, exhala un cri bref et aigu, moitié plainte et moitié gargouillement. La position de tir de Droushnakovi était parfaitement choisie. Le dernier garde tomba alors qu’il était en train de soulever le panneau du blindé léger. Le chauffeur du second véhicule, jouant la prudence, voulut démarrer en catastrophe. Mais c’était sans compter avec l’arc à plasma de Koudelka, réglé à sa puissance maximale, qui le cueillit au moment où il accélérait pour tourner le coin de la rue. Le petit blindé, crachant des gerbes de flammes, continua sur sa lancée en faisant embardée sur embardée et acheva sa course en emboutissant un immeuble de briques. Et dire que l’invisibilité était la base de toute la stratégie que j’avais concoctée ! se dit Cordelia en s’élançant au pas de charge. Droushnakovi et elle arrivèrent en même temps devant Alys Vorpatril que secouaient des frissons incœrcibles. La prenant sous les bras, elles la remirent sur ses pieds. Bothari les rejoignit. — Il faut qu’on file d’ici, dit-il. — Et en vitesse, approuva Koudelka qui venait d’arriver en boitant et contemplait cette scène de carnage. Un calme surprenant régnait à présent dans la rue ; Cordelia doutait fort qu’il dure encore longtemps. Levant le bras, Bothari désigna une ruelle étroite et sombre. — Par là ! s’écria-t-il. Et au trot ! — On pourrait prendre la voiture ? suggéra Cordelia en tendant la main vers le véhicule sur lequel était affalé le corps de son chauffeur. — Non. Elle est trop facilement repérable. Et elle ne conviendrait pas pour aller où on va. Cordelia n’était pas sûre qu’Alys, en larmes et hagarde, serait en état de courir ; néanmoins, après avoir glissé son neutraliseur dans sa ceinture, elle la prit par un bras. Drou l’empoigna par l’autre et toutes deux la halèrent derrière Bothari qui ouvrait la marche. Pour une fois, ce n’était pas Koudelka qui traînait le plus les pieds. Si Alys pleurait, ses larmes n’avaient rien d’hystérique. Elle ne se retourna qu’une seule fois pour jeter un dernier coup d’œil au cadavre de son mari, puis se concentra farouchement pour essayer tant bien que mal de courir – et plutôt mal que bien. Totalement déséquilibrée, elle gardait les bras serrés autour de son ventre pour amortir l’ébranlement qui retentissait dans tout son corps chaque fois qu’elle posait un pied par terre. — Cordelia… hoqueta-t-elle. Simplement pour montrer qu’elle l’avait reconnue. Ce n’était pas le moment de demander des explications, et le souffle lui manquait pour en réclamer. Ils n’avaient même pas parcouru trois blocs quand des hululements de sirènes commencèrent à s’élever, venant de la scène du massacre. Mais Bothari gardait tout son sang-froid. Ils enfilèrent une ruelle et ce fut alors que Cordelia se rendit compte qu’ils étaient maintenant dans un autre quartier. Il n’y avait plus de lampadaires et pas une seule lumière ne brillait. Plissant les yeux, elle s’efforça de percer la brume qui rendait l’obscurité encore plus opaque. Soudain, Alys fit halte, si brutalement que Cordelia faillit la heurter et la renverser. Elle resta une demi-minute pliée en deux à suffoquer et à haleter. Cordelia se rendit compte que, sous la trompeuse couche de graisse qui l’enveloppait, l’abdomen de son amie était aussi dur que de la pierre. Et le bas de sa chemise de nuit était trempé. — Pensez-vous que le travail a débuté ? Elle ne savait vraiment pas pourquoi elle posait cette question tant la réponse était évidente. — Il y a… un jour et demi, balbutia Alys, manifestement incapable de se redresser. Je crois que j’ai commencé à perdre les eaux quand cette brute m’a fait tomber. À moins que ce ne soit une hémorragie – encore que j’aurais déjà dû me trouver mal si c’était uniquement du sang que je perdais. Oh ! J’ai mal… ça fait de plus en plus mal, maintenant… Le rythme de la respiration d’Alys redevint enfin plus normal et elle redressa péniblement les épaules. — Il y en a pour combien de temps ? demanda anxieusement Kou. — Comment voulez-vous que je le sache ? C’est la première fois que j’accouche. La voix de Bothari s’éleva dans l’obscurité : — Plus très longtemps, à mon avis. Il faut qu’on trouve un coin où on pourra se terrer. Venez. Lady Vorpatril était maintenant incapable de courir. Elle parvenait encore à avancer cahin-caha aussi vite qu’elle le pouvait, mais elle était obligée de s’arrêter toutes les deux minutes. Puis toutes les minutes. — Elle ne pourra pas faire tout le chemin, murmura Bothari. Attendez-moi là. Et il disparut dans une… venelle ? Ici, toutes ces petites rues avaient des airs de venelles – froides, nauséabondes et beaucoup trop étranglées pour que des voitures puissent y passer. Dans ce dédale, ils avaient rencontré en tout et pour tout deux personnes pelotonnées l’une contre l’autre qu’ils avaient prudemment évitées en faisant un crochet. — Vous ne pouvez pas faire quelque chose… pour vous retenir, par exemple ? demanda Kou en voyant Alys se plier de nouveau en deux. Il faudrait qu’on essaie de… je ne sais pas, moi… de trouver un docteur. — C’était justement pour en chercher un que cet idiot de Padma était sorti, gronda Alys. Je l’ai supplié de n’en rien faire… ô mon Dieu ! (Quelques instants plus tard, elle ajouta et, si étonnant que ce fût, sur le ton de la conversation :) La prochaine fois que vous vomirez tripes et boyaux, Kou, permettez-moi de vous conseiller de fermer la bouche et de tout ravaler. Il s’agit d’un réflexe dont il serait quelque peu exagéré de dire qu’il est volontaire. Derechef, elle se redressa en frissonnant violemment. Dans l’ombre retentit de nouveau la voix de Bothari : — Ce n’est pas d’un docteur qu’elle a besoin, mais d’un endroit où s’allonger. Par ici. Bientôt, le petit groupe, que pilotait le sergent, se retrouva devant une porte. Il y avait peu de temps encore, elle devait être condamnée à l’aide de clous plantés dans l’épaisseur du mur ; mais à en juger par les éclats de bois récents qui en sortaient, Bothari venait de la forcer à coups de bottes. Une fois qu’ils furent entrés et eurent repoussé le battant, Droushnakovi osa enfin sortir du fourre-tout une torche dont le pinceau révéla une petite pièce crasseuse. Et vide. Bothari en fit rapidement le tour. Il y avait deux portes intérieures béantes fracassées depuis longtemps mais derrière, tout était noir, silencieux et apparemment désert. — Ça fera l’affaire, dit le sergent. Bon… et maintenant ? s’interrogea Cordelia. Désormais, les transferts placentaires et les césariennes n’avaient plus de secret pour elle mais toute sa science concernant les naissances dites normales se bornait à ce qu’elle avait pu en apprendre par ouï-dire. Et le savoir d’Alys en matière de biologie était probablement encore plus limité. Quant à Drou, inutile d’en parler et, en la circonstance, Kou ne pouvait être strictement d’aucune aide. — Quelqu’un parmi vous a-t-il jamais eu l’occasion de… participer à une naissance ? — Pas moi, murmura Alys. — Moi non plus, déclara Drou. Ce fut alors que Bothari intervint : — Ma mère faisait la sage-femme, dit-il d’une voix curieusement réticente. Elle m’emmenait parfois avec elle pour l’aider. Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat, vous savez. Cordelia dut faire un effort pour ne pas hausser les sourcils : c’était la première fois qu’elle entendait le sergent faire allusion à l’un ou l’autre de ses parents. Comme tous les yeux se fixaient sur lui, il poussa un soupir, comprenant que par ces quelques mots, il venait ni plus ni moins de prendre sur ses épaules la responsabilité de la situation. — Donnez-moi votre veste, mon lieutenant. Koudelka ôta sa veste. Il parut quelque peu démonté quand, alors qu’il s’apprêtait galamment à en couvrir Alys qui ne cessait de trembler, Bothari passa la sienne autour des épaules de lady Vorpatril. Il la fit s’allonger sur le sol, après quoi il glissa la veste de Kou sous ses reins. Etendue, Alys ne paraissait plus aussi pâle et ne semblait plus être au bord de l’évanouissement. Mais soudain, elle cessa de respirer, puis poussa un cri : une nouvelle contraction la prenait. — Restez près de moi, milady, dit Bothari à Cordelia. Pour quoi faire ? se demanda celle-ci. Mais elle comprit quand, s’étant mise à genoux, elle releva doucement la chemise de nuit d’Alys. Il a besoin de ma présence pour se contrôler. Pourtant, la tuerie de tout à l’heure avait, semblait-il, dissipé l’épouvantable vague de lubricité qui, un peu plus tôt, avait si hideusement déformé les traits de Bothari. Son regard n’était plus hagard. Grâce au ciel, Alys était trop absorbée par les douleurs de l’enfantement pour s’apercevoir que l’expression de détachement digne d’un obstétricien que le sergent s’efforçait d’afficher n’était pas totalement convaincante. — La tête ne va pas tarder à sortir, annonça-t-il. (Comme la parturiente avait une nouvelle contraction, il ajouta :) Il vaudrait mieux que vous ne criiez pas, lady Vorpatril. Ils sont à notre recherche à l’heure qu’il est. Alys opina et agita désespérément la main. Drou comprit : prenant un bout de chiffon qu’elle roula en boule, elle le lui glissa entre les dents. Les contractions se succédaient. Alys pleurait doucement ; les convulsions qui, sans trêve, la faisaient se tordre sur elle-même l’empêchaient de respirer. Le crâne de l’enfant, recouvert d’une toison brune, était enfin apparu, mais le processus s’était arrêté là. — Cela devrait prendre combien de temps ? demanda Kou. Il avait beau s’efforcer de parler sur un ton calme et mesuré, sa voix trahissait son anxiété. — Je suppose qu’il doit se trouver bien là où il est, répondit Bothari. Il n’a pas envie de sortir dans le froid. Une lueur de gratitude – et ce fut sa seule réaction – éclaira un instant les yeux d’Alys dont la respiration entrecoupée de sanglots demeurait toujours aussi pénible. Bothari s’accroupit. Il plissa le front d’un air concentré, posa sa grosse patte sur le ventre de la jeune femme et attendit la prochaine contraction. Alors, il appuya. La tête du nouveau-né jaillit d’un seul coup entre les cuisses ensanglantées de la mère. — Et voilà le travail ! s’exclama le sergent non sans une certaine satisfaction. Koudelka était profondément impressionné. Cordelia prit la tête du nouveau-né entre ses mains et dégagea le corps du bébé. C’était un garçon. Il toussa deux fois, éternua comme un petit chat, remplit ses poumons d’air, ce qui eut pour effet de le faire devenir plus rose, et un vagissement brisa le silence, si assourdissant que Cordelia faillit le lâcher et que Bothari poussa un juron. — Passez-moi votre épée, mon lieutenant. Alys lui jeta un regard épouvanté. — Non ! Donnez-le-moi ! Je le ferai taire. — Ce n’était pas à ça que je pensais, dit Bothari, se drapant dans sa dignité. Encore que ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, ajouta-t-il comme le bébé s’obstinait à brailler. Il actionna l’arc à plasma après l’avoir réglé sur la puissance la plus faible et passa brièvement la lame de l’épée devant l’embouchure. Cordelia comprit : c’était pour la stériliser. La dernière contraction éjecta le placenta, qui éclaboussa la veste de Kou. Cordelia contempla avec une fascination inavouée cette masse de gelée nourricière, à présent inutile, qui avait eu tant d’importance dans son cas personnel. Le temps… Quel temps cette délivrance nous a-t-elle coûté ! Quelles chances de survie reste-t-il désormais à Miles ? Avait-elle échangé la vie de son fils contre celle du petit Ivan ? Lequel n’était, d’ailleurs, pas si petit que cela. Pas étonnant que la mère ait autant souffert ! Alys avait sûrement un bassin particulièrement large : sinon, elle n’aurait pas survécu à cette nuit de cauchemar. Quand le cordon ombilical fut exsangue, Bothari le sectionna d’un coup de lame et Cordelia en noua de son mieux le tronçon. Cela fait, elle épongea le nouveau-né, l’enveloppa dans la seule chemise de rechange propre qu’ils avaient en réserve et le déposa enfin dans les bras tendus d’Alys. Lady Vorpatril, dévorant le nourrisson des yeux, éclata de nouveau en sanglots étouffés. — Padma disait… que j’aurais les meilleurs docteurs. Padma disait… que je ne souffrirais pas. Padma disait qu’il resterait près de moi… Salaud de Padma ! Elle serra contre elle le fils de Padma. Alors, d’une voix altérée, elle poussa un léger « Oh ! » de surprise : la bouche du nouveau-né avait trouvé son sein et elle avait apparemment la force de celle d’un barracuda. — Ses réflexes sont bons, conclut Bothari. 17 — Mais on ne peut pas l’amener là, Bothari ! chuchota Koudelka. Ils étaient dans une des ruelles humides et enténébrées de ce labyrinthe qu’était le caravansérail. Devant eux se dressait, massif, un édifice aux murs épais qui, fait exceptionnel, comptait deux étages. En haut de sa façade recouverte de peinture écaillée, les fentes des volets laissaient filtrer une lumière jaune. Une lampe à huile brûlait au-dessus d’une porte en bois, la seule entrée que Cordelia pouvait distinguer. — Elle ne peut pas rester dehors, répliqua le sergent qui portait lady Vorpatril, livide et tremblante, dans ses bras. Elle a besoin d’être au chaud. Et plus le temps passe, plus le danger se rapproche. — Quelle est cette maison ? s’enquit Droushnakovi. Koudelka se racla la gorge. — Au temps de l’Isolement, quand ce quartier était le centre de Vorbarr Sultana, c’était le palais d’un seigneur. Un petit prince Vorbarra, je crois bien, ce qui explique pourquoi elle a des airs de forteresse. Maintenant, c’est une sorte… d’auberge. Oh ! Si je comprends bien, c’est le lupanar où vous allez faire vos fredaines, Kou ! faillit s’exclamer Cordelia. Mais elle se retint juste à temps et ce fut à Bothari qu’elle s’adressa : — Y serons-nous en sécurité ? — Pour quelques heures, en tout cas. Et, n’importe comment, nous ne disposons pas de davantage de temps. Le sergent confia Alys Vorpatril à Droushnakovi et entama à voix basse la conversation avec quelqu’un – un portier, sans doute – à travers la porte. Celle-ci finit par s’ouvrir et il disparut à l’intérieur. Cordelia serra plus étroitement contre elle le petit Ivan qu’elle protégeait de sa veste contre le froid. Dieu merci, le nouveau-né avait dormi paisiblement depuis qu’ils avaient quitté, quelques minutes plus tôt, la maison abandonnée où avait eu lieu l’accouchement. Au bout d’un moment, Bothari apparut dans l’encadrement de la porte et fit signe aux autres de le rejoindre. Ils empruntèrent une sorte de tunnel aux parois de pierre percées d’étroites meurtrières. Des trous s’ouvraient dans la voûte tous les cinquante centimètres. — C’était le système de défense, dans le temps, murmura Koudelka. Droushnakovi opina du menton d’un air entendu. Mais ils ne furent accueillis ni par de l’huile bouillante, ni par des volées de flèches. Un homme aussi grand que Bothari mais plus corpulent boucla la porte derrière eux. La galerie s’ouvrait sur une vaste pièce chichement éclairée, plus ou moins aménagée en bar-salle à manger. Seuls l’occupaient deux femmes en peignoir à la mine morose et un homme qui ronflait, la tête sur une table. Un feu était allumé dans la cheminée. Surgit une « hôtesse d’accueil » qui les invita du geste à monter l’escalier. Quinze ans – ou même dix ans plus tôt –, ç’avait dû être une longue fille toute en jambes au fier profil aquilin. Maintenant, c’était une femme osseuse et défraîchie fagotée à la diable ; elle était affublée d’un peignoir d’un mauve criard dont les volants pendouillaient tristement. Bothari reprit Alys dans ses bras et entreprit l’ascension de l’escalier tandis que Koudelka jetait un coup d’œil embarrassé à la ronde. Il ne vit nulle part de personnes de connaissance, ce qui parut le ragaillardir un peu. La femme les fit entrer dans une chambre du premier. — Tu changeras les draps, lui dit Bothari. Elle acquiesça et s’éclipsa pour revenir quelques minutes plus tard avec des draps propres. Quand le sergent eut couché lady Vorpatril et lui eut glissé un coussin sous les reins, Cordelia déposa le nouveau-né dans les bras de la maman qui, malgré sa faiblesse, la remercia d’un signe de tête. Une lueur d’intérêt s’alluma dans l’œil de la « maîtresse de maison » ainsi que Cordelia avait décidé de l’appeler. — En voilà, un beau bébé ! fit-elle. Sûr qu’il est pas bien vieux. Et elle s’essaya à lui faire des gouzigouzis. — Il a deux semaines, dit Bothari sur un ton dont l’affabilité n’était pas le trait dominant. La femme, mettant les poings sur les hanches, émit un reniflement dédaigneux. — Je suis un peu sage-femme sur les bords, Bothari. S’il a deux heures, c’est le bout du monde. (Bothari décocha à Cordelia un regard bizarre – un regard où il y avait presque de l’effroi. Devant sa mine renfrognée, la « maîtresse de maison » leva une main conciliante :) Puisque tu le dis… — Il vaudrait mieux laisser la lady dormir jusqu’à ce qu’on soit sûrs qu’elle ne se remettra pas à saigner, suggéra Bothari. — Oui, mais il ne faut pas qu’elle reste seule, rétorqua Cordelia. Si jamais elle se réveillait dans un endroit étranger, elle risquerait de s’affoler. Et, aux yeux d’une dame vor, le mot « étranger » convenait sûrement à merveille pour qualifier un pareil endroit. Droushnakovi se proposa pour veiller Alys et lança un regard noir à la « maîtresse de maison » qui, penchée au-dessus du lit, était trop près du nouveau-né pour son goût. Cordelia ne pensait pas que Drou avait été dupe de l’explication de Koudelka lorsqu’il avait prétendu que cette maison était une espèce de musée. Et Alys ne l’avalerait pas davantage quand elle serait reposée et aurait l’esprit clair. Tandis que les autres sortaient, Droushnakovi se laissa tomber dans un fauteuil qui montrait sa trame et dont l’odeur de moisi lui fit plisser le nez. Koudelka partit en reconnaissance dans l’espoir de dénicher ce qui, dans cette vieille bâtisse, était censé faire office de petit coin et, aussi, pour essayer de trouver quelque chose à se mettre sous la dent. À en juger par les effluves qui les assaillaient, se disait Cordelia, le quartier du caravansérail n’était pas relié au tout-à-l’égout. Le chauffage central y était inconnu, lui aussi. Un coin-salon – un divan, deux chaises et une table basse, le tout éclairé par une lampe coiffée d’un abat-jour rouge fonctionnant sur une batterie – avait été aménagé au fond de la pièce. Bothari et Cordelia, qui n’en pouvaient plus, s’y installèrent. Maintenant que la pression se relâchait momentanément, le sergent semblait être à la limite de l’épuisement. Cordelia ne savait pas quelle allure elle pouvait avoir, mais elle ne devait sûrement pas avoir l’air au mieux de sa forme. — Est-ce qu’il y a des putes sur la colonie de Beta ? lui demanda à brûle-pourpoint son compagnon. Sa voix était si lasse que l’on aurait presque pu croire qu’il avait posé cette question exactement comme il aurait parlé de la pluie et du beau temps. À ceci près que Bothari ne parlait jamais pour ne rien dire. Jusqu’à quel point les événements de cette nuit placée sous le signe de la violence avaient-ils eu une répercussion sur son équilibre précaire et l’avaient-ils mentalement déstabilisé, lui qui était déjà fragilisé ? — C’est-à-dire… que nous avons les A.S.A., répondit Cordelia avec circonspection. Je présume qu’ils remplissent à peu près la même fonction sociale. — Les gftgflft ? — Aides à la Sexualité Autorisés. On doit déposer sa candidature auprès d’une commission gouvernementale qui vous délivre une patente. Il faut être au moins diplômé du premier degré en psychothérapie. Toutefois, les trois sexes ont accès à la profession. Ce sont les hermaphrodites qui gagnent le plus. Ils ont un grand succès auprès des touristes. Ce n’est pas un métier très hautement considéré, mais ceux qui l’exercent ne sont pas pour autant des pauvres méprisés. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il y ait des pauvres sur Beta. Chez nous, le bas de l’échelle se situe en quelque sorte au niveau inférieur de la classe moyenne ici. Etre A.S.A… (Cordelia chercha un équivalent culturel)… c’est un peu comme être coiffeur sur Barrayar. Ce sont des prestataires de services personnels appliquant des normes professionnelles dans un esprit artisanal. C’était indiscutablement une grande première : Cordelia avait réussi à décontenancer Bothari. — Il faut vraiment être betan pour penser qu’on a besoin de diplômes universitaires pour… Est-ce qu’il y a des femmes qui se paient des A.S.A. ? — Bien sûr. Et des couples. Mais là, c’est le… l’élément pédagogique qui compte le plus. Bothari hocha la tête. Il hésita et lança un regard oblique à Cordelia. — Ma mère était une putain. Il avait lâché la remarque sur un ton étrangement lointain. Il attendit. — Je… m’en doutais un peu. — Je ne sais pas pourquoi elle ne m’a pas fait passer avant ma naissance. Elle aurait pu : elle faisait des avortements aussi bien qu’une sage-femme. Peut-être qu’elle voulait assurer sa vieillesse. Elle me louait à ses clients. Cordelia s’en étrangla presque. — Alors, ça ! Ce ne serait pas permis sur Beta. — Je ne me rappelle pas grand-chose de cette période. Je me suis sauvé à douze ans quand j’ai été assez grand pour racoler ses tordus de clients. J’ai rejoint des gangs de rues. À seize ans, j’avais l’air d’en avoir dix-huit et je me suis engagé en trichant sur mon âge. Pour me tirer d’ici. — L’armée a dû être le paradis pour vous, en comparaison. — Jusqu’au moment où je suis tombé sur Vorrutyer. (Bothari regarda vaguement autour de lui.) C’était bourré de monde, ici, en ce temps-là. Maintenant, c’est presque mort. Il y a une bonne partie de ma vie que je me rappelle mal, poursuivit-il d’une voix songeuse. C’est comme si… comme si j’étais plein de trous, quoi. À côté de ça, il y a des choses que je voudrais oublier, mais je n’y arrive pas. Lesquelles ? eut envie de lui demander Cordelia, qui s’abstint de poser la question. — Je ne sais pas qui était mon père, enchaîna le sergent. Ici, être un bâtard, c’est presque aussi duraille que d’être un mutant. — Sur Beta, le mot « bâtard » sert à définir une personnalité de façon péjorative, mais il n’a pas véritablement de signification objective. Il en va différemment des enfants illicitement conçus, ce n’est pas la même chose ; toutefois, leur nombre est si faible que chacun d’eux constitue un cas particulier. Pourquoi me raconte-t-il tout ça ? Qu’attend-il de moi ? Au début, il semblait presque avoir peur et, maintenant, il a l’air presque satisfait. Ai-je dit ce qu’il fallait dire ? Cordelia soupira. À son vif soulagement – un soulagement qu’elle se garda de manifester –, Koudelka réapparut au même moment, chargé de sandwiches au fromage. Il apportait aussi de la bière et Cordelia en fut heureuse, car elle doutait que l’eau du robinet soit potable. Elle but une copieuse gorgée à la bouteille pour faire passer la première bouchée de son sandwich et dit : — Nous allons devoir modifier nos plans, Kou. Koudelka s’assit gauchement à côté d’elle, la mine sérieuse et attentive. — Ah, oui ? — Nous ne pouvons évidemment pas emmener Alys et le bébé avec nous. Et pas davantage les laisser ici. Nous avons fait cadeau de cinq cadavres et d’un blindé carbonisé aux gens de la Sécurité de Vordarian. Ils vont consciencieusement passer tout le quartier au peigne fin. Mais, dans l’immédiat, ce sera une femme sur le point d’accoucher qu’ils rechercheront, ce qui va nous laisser un peu de temps. Nous allons profiter de ce créneau. Pour cela, nous serons obligés de nous séparer. Kou mâchonna quelques instants son sandwich en silence. — Alors, vous l’emmenez avec vous, milady ? Cordelia fit non de la tête. — Je suis forcée de rester avec l’équipe dont l’objectif est le palais impérial, ne serait-ce que parce que je suis la seule à pouvoir éventuellement dire : « C’est râpé, on laisse tomber. » Drou est absolument indispensable pour mener l’opération à bien et j’ai besoin de Bothari. (Et Bothari a étrangement besoin de moi, lui aussi.) Il ne reste donc plus que vous. Koudelka pinça les lèvres avec amertume. — Comme ça, au moins, je ne vous ralentirai pas. — Vous n’êtes pas un poids mort, répliqua sèchement Cordelia. C’est votre ingéniosité qui nous a permis d’atteindre Vorbarr Sultana. Et je ne doute pas qu’elle vous mettra en mesure d’organiser l’évasion d’Alys Vorpatril. Vous êtes sa meilleure chance. — Mais vous allez affronter tous les risques tandis que, moi, je jouerai des flûtes ! — Détrompez-vous. Si les sbires de Vordarian capturent une nouvelle fois Alys, ils seront sans pitié. Pour elle, pour vous et, surtout, pour le bébé. Croire que vous serez plus à l’abri n’est qu’une vue de l’esprit. Il n’y a que trois choses qui entrent en ligne de compte : la nécessité, qui est une question de vie ou de mort, la logique et l’indispensable besoin, pour vous, de garder la tête froide. Koudelka ne put retenir un soupir. — J’essaierai, milady. — Essayer ne suffit pas. Padma Vorpatril a « essayé ». Vous devez impérativement réussir, Kou. Koudelka secoua lentement la tête. — Oui, milady. Bothari se leva pour se mettre en quête de vêtements convenant au nouveau rôle qu’allait devoir assumer Kou – celui d’un jeune-époux-jeune-papa-dans-la-dèche. — Les clients laissent toujours des trucs, dit-il en s’éloignant. Cordelia se demanda quelle tenue de ville il allait pouvoir récupérer à l’intention d’Alys. Kou monta de quoi manger à celle-ci et à Drou. Quand il revint et se rassit à côté de Cordelia, son expression était sombre. — Je crois que je comprends maintenant pourquoi Drou était tellement sens dessus dessous à l’idée qu’elle pouvait être enceinte, laissa-t-il tomber au bout d’un moment. À côté de ce qu’a enduré lady Vorpatril, mes souffrances paraissent bien légères. Bon Dieu, l’enfantement n’a pas l’air d’être de la tarte ! — Certes, mais cette douleur ne dure qu’un moment. (Cordelia caressa sa cicatrice.) Quelques jours, tout au plus. Je ne pense pas que ce soit ça, le problème. — Ah, oui ? Alors, quel est-il ? — Donner la vie est un acte… transcendantal… J’ai médité là-dessus quand j’attendais Miles. « Par cet acte, me disais-je, je fais venir un mort au monde. » Une naissance, une mort et, entre les deux, toutes les souffrances et tous les actes de volonté. Je n’ai compris certains symboles de la mystique orientale, comme Kali, la déesse de la Mort, que lorsque j’ai pris conscience qu’ils n’avaient absolument rien de mystique, que ce n’étaient rien d’autre que des faits concrets. Un « accident » sexuel à la mode barrayarane peut déclencher une chaîne de rapports de causalité qui durera jusqu’à la fin des temps. Nos enfants nous transforment… qu’ils vivent ou non. Et même si, cette fois, le vôtre n’était qu’une chimère, Drou a été affectée par ce changement. Pas vous ? Kou, dérouté, hocha la tête. — Je ne pensais pas à tout cela. Je voulais simplement être normal. Etre semblable aux autres hommes. — Si vous voulez mon avis, vos instincts fonctionnent correctement. Mais les instincts ne suffisent pas. Vous ne pourriez pas vous débrouiller pour que vos instincts et votre intellect travaillent de concert au lieu de se contrecarrer mutuellement ? — Je ne sais pas. Je ne sais pas… comment rétablir un contact avec Drou, maintenant. Je lui ai dit que je regrettais. — Ça ne colle pas entre vous deux, n’est-ce pas ? — Non. — Savez-vous ce qui m’a le plus ennuyée pendant ce voyage ? C’est de n’avoir pas pu dire au revoir à Aral. Si jamais il m’arrive malheur – ou s’il lui arrive malheur à lui –, il restera quelque chose d’inachevé entre nous. Et ce sera définitif. Kou parut se replier encore davantage sur lui-même. Cordelia médita quelques instants avant de reprendre : — Que lui avez-vous dit, à part que vous regrettiez ? « Ça va ? Tu es heureuse ? Est-ce que je peux t’aider ? Je t’aime »… les formules classiques, quoi ! Rien que des mots creux… Retournons à la case départ. Vous étiez tous les deux heureux, à vous faire gros câlin. (C’était une expression d’Aral, ça. Penser à Aral juste à ce moment, cela faisait vraiment trop mal !) On se quitte bons amis et, quand on se réveille le lendemain, patatras ! On s’aperçoit qu’on aime d’un amour qui n’est pas payé de retour. Qu’est-ce qui se passe alors, sur Barrayar ? — Un intermédiaire intervient. — Pardon ? — Ses parents… ou les miens… font appel à un intermédiaire qui… enfin, qui arrange les choses. — Et vous faites quoi, vous ? Koudelka haussa les épaules. — J’arrive au moment voulu pour la noce et je paie la facture, je suppose. En fait, ce sont les parents qui la paient. Pas étonnant si ce pauvre garçon était complètement paumé ! — Vous voulez l’épouser ? Pas seulement la sauter ? — Et comment ! Toutefois, milady, je ne suis que la moitié d’un homme – et les bons jours, encore ! Que sa famille me jette ne serait-ce qu’un coup d’œil, et ce serait un éclat de rire général. — L’avez-vous déjà rencontrée, sa famille ? — Non. — Un intermédiaire… murmura Cordelia. Et pourquoi pas ? Elle se leva. — Que voulez-vous faire, milady ? demanda Koudelka avec inquiétude. — Jouer les intermédiaires. Cordelia monta au premier, poussa la porte de la chambre où se reposait Alys et glissa la tête à l’intérieur. Drou, toujours assise dans le fauteuil, veillait sur le sommeil de la jeune femme. Les deux canettes de bière et les sandwiches auxquels personne n’avait touché étaient posés sur la table de chevet. Cordelia entra et referma sans bruit. — Les bons soldats ne laissent jamais passer l’occasion de manger ou de dormir, vous savez, dit-elle à mi-voix à Droushnakovi. Ils ne savent jamais quelles tâches épuisantes ils auront à remplir avant que la prochaine se présente. — Je n’ai pas faim. Drou avait, elle aussi, l’air d’être refermée sur elle-même, comme prise au piège. — Vous voulez parler de ce qui vous chiffonne ? La jeune fille eut une petite moue d’incertitude, puis, se levant, elle alla prendre place sur le canapé à l’autre bout de la pièce. Cordelia s’installa à côté d’elle. — Ce soir, commença Drou d’une voix lente, c’était la première fois que je participais à un combat réel. — Vous vous en êtes parfaitement tirée. Vous avez trouvé la bonne position de tir, vous avez réagi… — Non. (Droushnakovi abattit sa main comme un couperet.) J’ai tout raté. — Tiens ? Ce n’est pas l’impression que j’ai eue. — J’ai contourné le bâtiment en courant. J’ai mis hors de combat au neutraliseur les deux gardes de faction à la porte de derrière – ils ne m’ont même pas vue arriver. Je me suis embusquée au coin du bloc. C’est alors que j’ai vu ces types maltraiter lady Vorpatril. Ils l’injuriaient, ils la lorgnaient sur toutes les coutures, ils la brutalisaient… Ça m’a rendue folle de rage. À tel point que j’ai rengainé le neutraliseur et pris le brise-nerfs à la place. Je voulais les massacrer. Et puis, le mitraillage a commencé. Alors, je… j’ai hésité. Et c’est à cause de mon hésitation que le seigneur Vorpatril a été tué. C’est ma faute s’il est mort… — Allons ! Qu’est-ce que vous racontez, jeune fille ! Le gusse qui a tué Padma Vorpatril n’était pas le seul à le viser. Padma était tellement bourré de thiopental qu’il n’avait pas les yeux en face des trous ; il n’a même pas essayé de se mettre à l’abri. Ils avaient dû lui en donner une double dose pour le forcer à les conduire jusqu’à Alys. Il aurait aussi bien pu se faire descendre par un autre ou être atteint par notre propre tir. — Le sergent Bothari, lui, n’a pas hésité, rétorqua Droushnakovi d’une voix monocorde. — Le fait est, reconnut Cordelia. — Et le sergent Bothari ne gaspille pas son énergie à s’attendrir sur le sort de l’ennemi. — Parce que vous vous attendrissez sur le sort de l’ennemi, vous ? — J’ai envie de vomir. — Vous croyez que descendre deux types qu’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam est un truc qui vous fait hurler de joie ? — C’est le cas de Bothari. — Oui. Il aime ça. Mais Bothari n’est pas un homme sain d’esprit, même selon les critères barrayarans. Auriez-vous envie d’être un monstre, Drou ? — Vous appelez Bothari un monstre ? — Oh ! Mais mon monstre à moi. Mon bon gros toutou. Cordelia, qui avait toujours eu de la peine à expliquer Bothari, aussi bien aux autres qu’à elle-même, se demanda si Droushnakovi connaissait l’origine historiquement terrienne de l’expression « bouc émissaire ». L’animal sacrificiel qu’on lâchait une fois par an dans le désert, chargé de tous les péchés de la communauté… Bothari était indéniablement son bouc émissaire à elle, elle se rendait exactement compte de ce qu’il faisait pour elle. Mais elle ne voyait pas aussi clairement ce qu’elle faisait, elle, pour lui. Sauf qu’il semblait penser que c’était terriblement important. — Toujours est-il que je me réjouis que vous ayez mal au cœur. Deux tueurs pathologiques à mon service, vraiment, ce serait trop ! Veillez sur vos nausées comme sur un trésor, Drou ! La jeune fille secoua la tête. — Je crains de n’être pas faite pour ce métier. — Peut-être que oui, peut-être que non. Essayez d’imaginer une armée de Botharis. Quelle horreur ce serait ! Les forces armées de toute la communauté, qu’il s’agisse de la défense, de la police ou de la sécurité, ont besoin de gens capables d’être cruels sans sombrer pour autant dans la perversité. De gens capables de ne faire que ce qui est nécessaire, et rien de plus. De gens capables de remettre constamment les postulats de base en question. Capables de savoir s’arrêter avant de plonger dans l’atrocité. — Comme le colonel de la Sécurité qui a ramené ce caporal égrillard à la décence ? — Tout à fait. Ou comme le lieutenant qui avait contesté ses ordres… Celui-là, je regrette que nous n’ayons pas pu lui laisser la vie sauve, soupira Cordelia. (Des rides profondes plissaient maintenant le front de Droushnakovi qui contemplait ses genoux.) Kou pensait que vous étiez en boule contre lui. — Kou ? (Drou leva les yeux.) Oh, oui, il est monté il y a un instant. Il voulait quelque chose ? — Je vais le charger d’essayer de faire sortir Alys et son bébé de la ville. Dès qu’elle pourra tenir debout, nos routes se sépareront. L’anxiété se peignit sur les traits de Drou. — Cela lui fera courir un danger terrible. Que lady Vorpatril et le jeune seigneur leur aient échappé a dû faire trépigner de fureur les gens de Vordarian. Eh oui ! Il y avait encore un seigneur Vorpatril pour chambouler tous les calculs généalogiques de Vordarian. Un enfant qui représentait un danger mortel pour un adulte… Délirant, ce système ! — Il n’y aura de sécurité pour personne tant que cette guerre infâme ne sera pas terminée. Dites-moi, Drou… Est-ce que vous aimez toujours Kou ? Je sais que vous avez dépassé le stade de l’adoration sans réserve où vous planiez au milieu des étoiles. Vous voyez maintenant ses défauts. Il est égocentrique, obsédé par ses mutilations et il se pose des questions dérangeantes sur sa virilité. Mais il n’est pas stupide et son cas n’est pas désespéré. Une carrière passionnante l’attend au service du régent. (À condition qu’ils soient encore tous en vie dans quarante-huit heures… Toutefois, communiquer un ardent désir de vivre à ses subordonnés était une bonne chose, se dit Cordelia.) Est-ce que vous voulez ce garçon ? — Je suis… liée à lui, à présent. Je ne sais comment m’expliquer… Je lui ai fait don de ma virginité. À qui d’autre pourrais-je m’offrir ? J’aurais honte… — Taratata ! Après cette expédition, vous rayonnerez d’une telle gloire que les hommes feront la queue pour que vous leur accordiez la faveur d’être vos chevaliers servants. Vous n’aurez que l’embarras du choix. C’est dans l’entourage d’Aral que vous aurez le plus de chances de rencontrer l’homme idéal. Sur qui jetterez-vous votre dévolu ? Sur un général ? Un ministre impérial ? Un seigneur vor ? Un ambassadeur extraplanétaire ? Votre seul problème sera celui du choix puisque la mesquine coutume en vigueur sur Barrayar n’autorise qu’un seul époux à la fois. Un jeune lieutenant empoté ne fait pas le poids face à des sommités aussi distinguées. Le sourire que cette vision enchanteresse arracha à Drou fut un tantinet dubitatif. — Qui dit que Kou ne sera peut-être pas un jour général ? (Elle soupira et son front se plissa encore davantage.) Oui. C’est toujours lui que je veux. Mais j’ai peur qu’il ne recommence à me faire souffrir. — Il vous fera souffrir, c’est probable, convint Cordelia. Nous n’arrêtons pas de nous faire réciproquement du mal, Aral et moi. — Oh, non ! Pas vous, milady ! Le régent et vous formez un couple tellement… tellement parfait ! — Réfléchissez, Drou. Pouvez-vous imaginer dans quel état d’esprit est Aral à la minute où je vous parle, maintenant que je me suis lancée dans cette aventure ? Moi, je vous jure que je le peux ! Mais avoir mal ne me paraît pas être une raison suffisante pour refuser d’étreindre la vie à pleins bras. Quand on est mort, on n’a pas mal. La souffrance a ceci de commun avec le temps que personne n’y échappe. La question est de savoir quels instants sublimes on peut arracher à la vie pour compenser les douleurs qu’elle vous apporte. — J’ai de la peine à vous suivre, milady. Mais… j’ai une image dans la tête. Nous sommes tout seuls sur une plage, Kou et moi. Il fait chaud. Et quand il me regarde, il me voit, il me voit vraiment, et il m’aime… Cordelia se mordilla les lèvres. — Oui… je crois que ça peut coller. Venez avec moi. La garde du corps se leva docilement. Cordelia l’entraîna jusqu’au coin-salon, repoussa Kou à l’extrémité du canapé, la fit s’asseoir à l’autre bout et se glissa entre eux deux. — Drou, commença-t-elle, Kou a deux ou trois petites choses à vous dire. Comme il semble que vous ne parliez pas tout à fait la même langue, il m’a demandé de lui servir d’interprète. Koudelka, embarrassé, fit de la main un geste de dénégation par-dessus la tête de Cordelia. — Ce qui, fit alors celle-ci, veut dire en clair : j’aimerais mieux faire une croix sur le reste de mon existence plutôt que d’avoir l’air d’un idiot pendant cinq minutes. N’en tenez pas compte. Bon. Qui commence ? (Comme le silence s’éternisait, Cordelia reprit la parole :) Vous ai-je précisé que je joue aussi le rôle de vos parents respectifs ? Je vais d’abord être la mère de Kou. « Eh bien, mon fils, as-tu enfin fait la connaissance de quelque jolie fille ? Tu vas bientôt avoir vingt-six ans, tu sais. » J’ai vu cette bande vidéo, ajouta Cordelia, reprenant sa voix normale devant la stupéfaction de Koudelka qui s’en étranglait presque. Mon imitation vaut son pesant de cacahuètes, hein ? Et vous, Kou, vous répondez : « Oui, maman. J’ai rencontré une fille superbe. Elle est jeune, grande, intelligente… » Et la maman de Kou dit : « Ah ! Ah ! » Et elle me contacte, moi, la bonne voisine, pour être l’intermédiaire. Alors, je vais voir votre père, Drou, et je lui parle de ce jeune homme – lieutenant impérial, secrétaire personnel du seigneur régent, héros de guerre, promis à une brillante carrière au sein du Q.G. impérial… Et il m’interrompt : « Pas un mot de plus ! Nous le prenons. » Et… Koudelka la coupa : — Ça m’étonnerait qu’il s’en tienne là. Cordelia se tourna vers Droushnakovi. — Kou veut dire par là qu’il croit que votre famille lui reprochera d’être infirme. — Non ! s’exclama Drou avec indignation. Ce n’est pas du tout ça… Cordelia, levant la main, lui imposa silence. — Kou, en tant que votre intermédiaire, je vous dirai ceci. Quand une ravissante jeune personne, fille unique de surcroît, dit fermement à son père : « Papa, c’est lui que je veux », un père prudent se borne à repondre : « Bien, ma chérie. » J’admets que les trois grands frères seront peut-être plus difficiles à convaincre. Faites-la pleurer, et vous risquez d’avoir un beau jour de sérieux problèmes dans un coin sombre. À propos, je présume que vous ne vous êtes pas encore plainte auprès de vos frères, Drou ? Droushnakovi ravala le rire involontaire qui lui montait aux lèvres. — Non. D’après l’expression qu’arborait Koudelka, c’était là une idée neuve qui n’avait jusque-là jamais effleuré son esprit. — Vous voyez, Kou ? Vous avez encore la possibilité d’échapper à cette vengeance fraternelle si vous mettez les pouces. (Puis Cordelia s’adressa à Drou :) Je sais que c’est un rustre, mais je vous promets que l’on peut l’éduquer. — J’ai dit que je regrettais, dit Kou, visiblement piqué au vif. Drou se raidit. — Oui, rétorqua-t-elle d’une voix sèche. Et plus d’une fois, même. — C’est là que nous arrivons au cœur du problème. (Le ton de Cordelia s’était fait sérieux.) En réalité, ce que Kou veut dire, Drou, c’est qu’il n’éprouve pas l’ombre d’un regret. Ça a été pour lui un moment sublime, vous avez été merveilleuse, et son seul désir est de recommencer. Recommencer encore et encore, avec vous et personne d’autre, avec la bénédiction de la société et sans interruption. C’est bien ça, Kou ? Ce dernier avait l’air interloqué. — Euh… Eh bien… oui ! Drou battit des paupières. — Mais… c’était ça que je voulais t’entendre dire ! — C’est vrai ? En définitive, ce système de médiation a quand même ses mérites. Mais il avait aussi ses limites. Cordelia se mit debout et consulta son chrono. Son humeur s’assombrit. — Soyez brefs, les enfants ! Allez à l’essentiel. 18 Dans les venelles du caravansérail, la nuit était moins noire que dans les montagnes. Le ciel embrumé réfléchissait la clarté orange estompée de la ville qui ceinturait le quartier. Les visages de ses amis étaient des taches grisâtres et brouillées qui rappelaient les photographies de l’âge héroïque. Cordelia essayait de ne pas penser : des visages de morts. Alys Vorpatril avait fait sa toilette, avait mangé et s’était reposée quelques heures. Si elle n’était pas encore très solide sur ses jambes, elle était néanmoins capable de marcher. Les vêtements que lui avait trouvés la « maîtresse de maison » étaient d’une simplicité inattendue : une jupe grise qui lui arrivait à mi-mollets et des chandails en prévision de la température. Koudelka avait troqué son accoutrement militaire contre un pantalon ample et une nouvelle veste – la sienne n’ayant pas résisté aux aléas de l’accouchement d’Alys. Il tenait dans ses bras le petit Ivan, chaudement emmitouflé dans des langes de fortune. Le couple avec son bébé figurait parfaitement l’image d’une famille ordinaire tentant de fuir la capitale pour chercher asile à la campagne chez les beaux-parents avant que la bataille ne s’engage. Alys et Kou ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux centaines de réfugiés que Cordelia avait croisés sur la route de Vorbarr Sultana. Quand Koudelka eut fini de passer son petit monde en revue, son regard se posa sur sa canne-épée. Il fronça les sourcils. Même si, au repos, ce n’était apparemment qu’une vulgaire canne, son bois satiné, sa virole d’acier poli et sa poignée incrustée détonnaient avec la modestie de leur tenue. — Tu ne pourrais pas la cacher quelque part, Drou ? Elle ne s’harmonise pas du tout avec notre garde-robe. Avec le bébé dans les bras, elle me gêne plus qu’autre chose. Droushnakovi acquiesça. Se mettant à genoux, elle enveloppa la canne dans une chemise et la fit disparaître dans les profondeurs du fourre-tout. Cordelia, se rappelant ce qui était arrivé la dernière fois que Koudelka s’était montré avec sa canne dans les rues du caravansérail, scruta nerveusement les ténèbres. — Nous ne risquons guère de nous faire attaquer à une heure pareille, j’espère ? Nous n’avons pas l’air particulièrement riches. — Avec l’hiver qui approche, certains n’hésiteraient pas à vous tuer pour vous voler vos vêtements, répondit sombrement Bothari. Mais il y a moins de danger que d’habitude. Les gardes de Vordarian ont fait une rafle dans le quartier pour ramasser des « volontaires » chargés de creuser des abris antibombes dans les parcs de la ville. — Si on m’avait dit que j’applaudirais un jour le travail forcé ! grommela Cordelia. — N’importe comment, éventrer les parcs est une idée absurde, dit Koudelka. Même si on allait jusqu’au bout de la besogne, ces abris ne pourraient pas accueillir suffisamment de monde. Mais ça impressionne la population et ça contribue à lui faire croire que le seigneur Vorkosigan constitue une menace pour elle. — Au reste, fit Bothari en soulevant le bas de sa veste pour montrer la crosse argentée de son brise-nerfs, cette fois, j’ai l’arme qu’il faut. Il fallait y aller. Cordelia serra dans ses bras Alys, qui lui rendit son étreinte en murmurant : — Dieu soit avec vous, Cordelia ! Et qu’il fasse pourrir Vidal Vordarian au fond des enfers ! — Bonne chance. Et rendez-vous à la base de Tanery, n’oubliez pas. (Cordelia dévisagea Koudelka.) Maintenant, Kou, il faut que vous viviez pour confondre nos ennemis. — Comptez-y, milady. Kou salua Droushnakovi avec gravité. Aucune ironie dans ce geste de courtoisie militaire. Juste, peut-être, un soupçon d’envie. Drou lui adressa en retour un petit signe d’intelligence. Dans ces circonstances, l’un et l’autre jugeaient les mots inutiles. Chacun de son côté, les deux groupes s’enfoncèrent dans la nuit froide et humide. Drou resta un moment à regarder par-dessus son épaule. Quand Koudelka et lady Vorpatril furent hors de vue, elle accéléra l’allure. Aux venelles obscures et désertes succédèrent des rues éclairées où l’on apercevait parfois les silhouettes de gens qui se hâtaient pour aller à leur travail. Tous traversaient afin d’éviter les autres passants, ce qui donnait à Cordelia le sentiment de se fondre davantage dans l’anonymat. Elle se raidit lorsqu’un véhicule de la garde municipale, roulant au ralenti, les dépassa. Mais il poursuivit sa route comme si de rien n’était. Arrivé en face de l’immeuble qui était leur objectif, le petit groupe s’arrêta pour s’assurer qu’il était déjà ouvert à cette heure matinale. C’était un édifice de plusieurs étages conçu dans le style utilitaire qui avait fait fureur quelque trente ans plus tôt, après l’accession d’Ezar Vorbarra au trône et le retour à la stabilité. Un bâtiment à vocation commerciale, et non un centre administratif. Ils en franchirent le vestibule et prirent le tube de descente en toute tranquillité. Quand ils eurent atteint le sous-sol, Drou commença à regarder fréquemment derrière elle. — C’est maintenant que notre présence est insolite, murmura-t-elle. Bothari la couvrit tandis que, se baissant, elle se mettait en devoir de forcer une serrure. C’était celle de la porte d’une galerie de service dans laquelle Cordelia et Bothari se glissèrent derrière elle. Ils tournèrent à deux reprises. Cette galerie, à l’évidence souvent utilisée, était éclairée en permanence et Cordelia tendait l’oreille, guettant d’éventuels bruits de pas. Ils arrivèrent devant une trappe. Drou dévissa prestement les boulons qui en fixaient le couvercle au sol. — Accrochez-vous au rebord du conduit et sautez. La profondeur n’excède pas deux mètres. Attention : il y a sans doute de l’eau au fond. Cordelia se laissa glisser dans l’obscure embouchure de ce puits de béton synthétique. Il y eut un bruit d’éclaboussures quand elle toucha le fond. Elle alluma sa torche. L’eau, sombre et miroitante, arrivait jusqu’aux talons de ses bottes. Elle était glaciale. Bothari prit le même chemin. Drou se jucha sur ses épaules pour remettre avec soin le couvercle en place avant de sauter à son tour. — C’est une canalisation pour l’évacuation du trop-plein en cas d’orage, expliqua-t-elle à voix basse. Elle fait environ cinq cents mètres. Allons-y. Si près du but, Cordelia n’avait nul besoin qu’on l’exhorte à se dépêcher. Quand ils eurent franchi ces cinq cents mètres, ils escaladèrent la paroi incurvée pour atteindre un orifice circulaire donnant accès à un boyau aux briques noircies par l’âge, beaucoup plus ancien et plus étroit que la conduite d’évacuation. Ils s’y engagèrent, genoux pliés et dos voûté, une position qui devait être particulièrement pénible pour Bothari, songea Cordelia. Au bout d’un moment, Drou ralentit l’allure et commença à tapoter la voûte du tunnel avec le bout métallique de la canne de Koudelka. Quand le son se fit creux, elle s’immobilisa. — C’est là. Ça s’ouvre en coulissant par le bas. Drou sortit la lame de sa gaine et l’inséra délicatement entre deux rangées de briques visqueuses. Il y eut un déclic et le revêtement de fausses briques fut projeté en arrière. Drou remit l’épée dans son fourreau. — En avant, dit-elle en se hissant jusqu’à l’ouverture. Cette canalisation, plus vétuste et plus étroite encore que la précédente, s’élevait selon un angle plus abrupt. Le trio dut ramper. Soudain, Drou se redressa et, après avoir négocié un amoncellement de briques cassées, elle pénétra dans une salle à colonnades plongée dans les ténèbres. — Où sommes-nous ? chuchota Cordelia. C’est beaucoup trop grand pour une galerie souterraine… — Dans des écuries désaffectées, lui répondit Drou sur le même ton. Nous sommes sous le parc du palais. — Ça ne me paraît pas être un passage tellement secret. Il figure sans doute sur les anciens plans. Des gens – la Sécurité, notamment – sont sûrement au courant de son existence. Les pinceaux de leurs torches balayant les ténèbres laissaient deviner des renfoncements couverts de moisissures, des piliers qui faisaient des taches plus claires. — Oui, mais c’est le caveau qui se trouve sous les vieilles vieilles écuries. Pas celles de Dorca : celles de son grand-oncle. Il y logeait ses trois cents chevaux. Il y a deux cents ans, un incendie spectaculaire les a détruites, et au lieu de les rebâtir au même endroit, on les a rasées et on a construit les nouvelles vieilles écuries du côté est – sous le vent. Sous le règne de Dorca, elles ont été converties en logements de fonction pour le personnel. Et c’est là que la plupart des otages sont actuellement détenus. (Drou se mit en marche d’un pas assuré comme si elle connaissait parfaitement le terrain.) Nous sommes maintenant au nord du palais, sous les jardins dessinés par Ezar. Il a apparemment découvert ce caveau et aménagé ce passage avec Negri il y a trente ans. Leurs services de sécurité eux-mêmes ignoraient tout de l’existence de ce refuge. — Merci, Ezar ! murmura Cordelia. — C’est quand nous sortirons de la cache d’Ezar que les vrais dangers vont commencer. Oui, ils pouvaient encore dire pouce et revenir sur leurs pas. Mais pourquoi m’ont-ils tous aussi allègrement donné le droit de mettre leur vie en jeu ? Etre le chef ! Dieu, que j’exècre ça ! Droushnakovi braqua sa lampe sur une pile de caisses. — Voilà la cache d’Ezar. Des vêtements, des armes, de l’argent. Le capitaine Negri m’y a fait ajouter des vêtements de femmes et d’enfants pas plus tard que l’année dernière, au moment de l’invasion d’Escobar. Il s’attendait qu’elle provoque des troubles mais, ici, nous n’avons pas été touchés par les émeutes. Le seul ennui, c’est que ces vêtements féminins seront peut-être un peu grands pour vous. Elles ôtèrent leur tenue de ville maculée de boue. Droushnakovi choisit deux robes convenant à des demoiselles de compagnie situées trop haut dans la hiérarchie pour endosser l’uniforme de simples servantes. Elle avait porté les mêmes dans l’exercice de ses fonctions. Bothari sortit son treillis noir du fourre-tout et, après l’avoir revêtu, y agrafa l’emblème de la Sécurité impériale. À condition qu’on n’y regarde pas de trop près, il faisait un garde tout à fait vraisemblable, encore que son treillis fût un peu trop chiffonné pour passer la revue de détail. Ainsi que Drou l’avait promis, ils trouvèrent, dans des caisses scellées, une panoplie complète d’armes en état de marche. Les deux femmes se saisirent d’un neutraliseur. Leurs regards se rencontrèrent. — Vous n’hésiterez pas, cette fois, hein ? murmura Cordelia. Drou secoua la tête d’un air sombre. Bothari, lui, s’offrit la panoplie au grand complet : neutraliseur, brise-nerfs et arc à plasma. Cordelia lui faisait confiance – elle était certaine que son attirail ne s’entrechoquerait pas quand il marcherait. Mais Droushnakovi fit la grimace en le voyant prendre l’arc à plasma. — Vous ne pourrez pas l’utiliser à l’intérieur. Le sergent repoussa l’objection d’un haussement d’épaules. — Qui sait ? Après un instant de réflexion, Cordelia décida de prendre aussi la canne-épée, dont elle passa la poignée dans une boucle de sa ceinture. Ce n’était pas une arme d’une grande efficacité mais, contre toute attente, elle s’était révélée être un instrument utile au cours du voyage. Enfin, elle sortit des fins fonds du fourre-tout ce qu’elle considérait en son for intérieur comme son arme absolue. La vue de l’objet déconcerta visiblement Droushnakovi. — Une chaussure d’enfant ? s’étonna-t-elle. — C’est celle de Grégor. Pour quand nous aurons établi le contact avec Kareen. Mon petit doigt me dit qu’elle a gardé l’autre. Elle la glissa dans la poche intérieure d’un des boléros de Drou, orné des armoiries de Vorbarra, qu’elle avait enfilé par-dessus sa robe d’emprunt afin de compléter son déguisement de membre de la maison impériale. Quand ils eurent terminé leurs préparatifs, ils s’enfoncèrent de nouveau dans les profondeurs obscures, guidés par Drou. Au bout d’un moment, cette dernière se retourna. — À présent, chuchota-t-elle, nous sommes sous le palais même. Nous allons grimper l’échelle que vous voyez entre ces murs. Elle a été rajoutée ultérieurement. Méfiez-vous, il n’y a pas beaucoup de place. Bel euphémisme ! Cordelia respira un bon coup et entreprit de faire l’ascension de ladite échelle – en bois, naturellement – derrière la jeune fille. Elle était littéralement coincée entre deux murs qu’elle s’efforçait de ne pas heurter pour éviter tout bruit intempestif. L’épuisement et l’afflux d’adrénaline dans son sang faisaient battre ses tempes. Elle calcula mentalement la largeur de l’espace libre. Redescendre cette échelle avec le réplicateur utérin promettait bien du plaisir. Elle se morigéna : il fallait penser de façon positive. Et, en définitive, elle décida que c’était tout à fait positif. Pourquoi est-ce que je fais ça ? À l’heure qu’il est, je pourrais être tranquillement à la base de Tanery avec Aral et laisser les Barrayarans s’entretuer toute la journée si ça leur chante… Drou, au-dessus d’elle, posa le pied sur un minuscule saillant – une planche, tout au plus. Lorsque Cordelia l’eut rejointe, elle leva la main pour dire à ses compagnons de faire halte. Après avoir éteint sa torche, elle fit jouer un système de verrouillage. Brusquement, et sans le moindre bruit, toute une section de la muraille coulissa. À l’évidence, tout avait été parfaitement entretenu et graissé jusqu’à la mort d’Ezar. La pièce qui s’ouvrait maintenant devant eux n’était autre que la chambre à coucher de l’ancien empereur. Ils avaient supposé qu’elle serait vide. La bouche de Drou s’ouvrit toute grande en un « Oh ! » silencieux de consternation et d’horreur. L’antique et gigantesque lit de bois sculpté, celui-là même où le défunt monarque avait poussé son dernier soupir, était occupé. La lueur diffuse d’une lampe que protégeait un abat-jour orange éclairait la poitrine nue de deux personnes endormies. Même à la distance où elle se trouvait, Cordelia reconnut instantanément le visage aplati et les moustaches de Vidal Vordarian. Il s’étalait sur les quatre cinquièmes du lit, son bras épais étreignant possessivement la princesse Kareen dont la noire chevelure en désordre s’éployait sur l’oreiller. Elle dormait, roulée en boule, la face tournée vers l’extérieur, ses bras blancs noués sur la poitrine, et il lui restait si peu de place que c’était presque miracle si elle ne tombait pas. Eh bien, ça y est ! Nous avons retrouvé Kareen. Seulement, il y a un os. La tentation de tuer Vordarian en plein sommeil était si forte que Cordelia en frissonna. Mais l’énergie que cracherait son arme déclencherait fatalement les alarmes. Elle ne pouvait passer à l’action tant qu’elle n’aurait pas mis la main sur le réplicateur de Miles. Elle fit signe à Drou de refermer le panneau. — Demi-tour, dit-elle dans un souffle à Bothari qui attendait toujours sur l’échelle, un peu plus bas. Et ils redescendirent les quatre étages dont l’ascension leur avait coûté tant d’efforts. Une fois en bas, Cordelia se tourna vers Drou qui pleurait sans bruit. — Elle a trahi. Elle s’est vendue à lui. La voix de la garde du corps tremblait de douleur et de dégoût à la fois. — Si vous pouvez m’expliquer de quelles armes elle dispose pour lui résister, ne vous gênez pas, cela m’intéressera, fit Cordelia sur un ton aigre-doux. Que voulez-vous qu’elle fasse ? Qu’elle se jette par la fenêtre pour échapper à un sort pire que la mort ? Les sorts pires que la mort, elle en a déjà connu avec Serg, et je doute fort que cela puisse encore lui faire chaud ou froid. — Si seulement nous étions arrivés plus tôt, j’aurais… nous aurions pu la sauver ! — Nous pouvons encore le faire. — Mais elle a trahi ! — Est-ce que les gens mentent quand ils dorment ? (Voyant l’expression interdite de Drou, Cordelia développa sa pensée :) Je n’ai pas du tout eu l’impression de voir une amante, mais bien plutôt une prisonnière. J’ai promis que nous tenterions de la délivrer et je tiendrai ma promesse. Mais nous nous occuperons de Miles d’abord. Essayons la deuxième entrée. — Pour cela, il nous faudra passer par des couloirs sous surveillance électronique. — Il n’y a pas d’autre solution. Si nous attendons, le palais se réveillera et nous rencontrerons du monde. — Le personnel commence dès à présent son service aux cuisines, soupira Droushnakovi. Il m’arrivait parfois de m’y arrêter pour boire un café et grignoter un petit en-cas. Hélas, un commando en action ne pouvait pas faire la pause breakfast ! Y aller ou ne pas y aller ? Cordelia se demandait ce qui la faisait courir : la bravoure ou la stupidité ? Sûrement pas la bravoure : elle était malade de peur. Elle avait les mêmes nausées brûlantes et acides qu’elle avait éprouvées juste avant le combat pendant la guerre d’Escobar. Et que cette réaction lui soit familière n’arrangeait rien. Si je n’agis pas, mon enfant mourra. Tant pis si le courage lui faisait défaut. Elle s’en passerait, voilà tout. — Allons-y, décida-t-elle. Jamais une meilleure occasion ne se représentera. Ils regrimpèrent l’échelle. Le deuxième panneau s’ouvrait dans le bureau personnel de l’ancien empereur. Cordelia poussa un ouf ! de soulagement en constatant qu’il y faisait noir. On n’y avait pas touché depuis le printemps, quand on l’avait nettoyé et fermé après le décès d’Ezar. La console de travail était débranchée, vidée de tous les secrets dont elle avait été le réceptacle, aussi morte que son utilisateur. Le jour n’était pas encore levé et la fenêtre était obscure. Comme elle entrait, Cordelia sentit la canne de Kou lui battre le mollet. Pendue comme elle l’était à sa ceinture, elle donnait trop l’impression d’être ce qu’elle était – une épée. Avisant sur une commode un grand plateau ancien servant de support à une coupe de céramique, une de ces babioles dont regorgeait le palais, Cordelia y déposa la canne. Puis elle souleva solennellement le plateau en prenant l’attitude d’une servante qui se prépare à faire le service. Droushnakovi secoua approbativement la tête et murmura : — Juste à hauteur de poitrine et les épaules bien droites. Elles n’arrêtaient pas de me répéter ça. Après avoir refermé le panneau, ils sortirent de la pièce et se retrouvèrent dans le corridor inférieur de l’aile nord. Deux femmes de chambre et un garde de la Sécurité… De prime abord, leur présence paraissait des plus naturelles dans ce décor, même en ces temps troublés. À l’extrémité de la galerie ouest, un caporal de faction au pied du petit escalier rectifia la position à la vue de l’écusson de la Séclmp et des galons qu’arborait Bothari et le salua. Le sergent répondit à son salut. Ils avaient presque dépassé le coude de l’escalier quand le garde les considéra avec plus d’attention. Cordelia dut prendre sur elle pour ne pas céder à la panique et se mettre à courir à toutes jambes. Subtile erreur d’interprétation : ces deux femmes ne pouvaient constituer une menace – elles étaient escortées par un garde. Le fait que la menace puisse précisément venir de ce garde échapperait sans doute quelques minutes encore au caporal. Le trio parvint à la galerie supérieure. Selon les informations fournies par les loyalistes, c’était là, derrière cette porte, que se trouvait le réplicateur subtilisé par Vordarian. Juste sous ses yeux. Peut-être pour faire office de bouclier humain. Si une bombe explosait dans ses appartements, c’en serait également fait du petit Miles. Un second factionnaire montait la garde devant la fameuse porte. Il leur jeta un regard soupçonneux et porta la main à son arme de service. Cordelia et Droushnakovi continuèrent leur chemin sans tourner la tête. Bothari répondit à son salut. Mais d’un seul coup, sa main retomba pour se refermer comme un étau sur la mâchoire de la sentinelle dont la tête heurta violemment le mur. Le sergent rattrapa l’homme avant qu’il ne s’écroule. Ils ouvrirent alors la porte et le tirèrent à l’intérieur. Bothari prit sa place dans la galerie tandis que Drou refermait sans bruit le battant. Cordelia balaya fébrilement du regard la pièce minuscule, à l’affût d’automoniteurs. Ce pouvait être une de ces anciennes petites chambres utilisées par les serviteurs des seigneurs pour qu’ils soient toujours à proximité de leur maître. Ou un vestiaire aux dimensions inhabituelles. Il n’y avait même pas une fenêtre donnant sur quelque morne cour intérieure. Le réplicateur utérin trônait sur la table, recouverte d’un linge, qui en occupait le centre. Ses voyants verts et ambrés luisaient toujours de leur éclat rassurant. Aucun témoin d’alerte rouge ne clignotait. À cette vue, Cordelia exhala un soupir où le soulagement se mêlait à l’angoisse. L’air chagrin, Droushnakovi examinait la pièce dans tous les sens. — Qu’est-ce qui ne va pas, Drou ? lui demanda Cordelia. — C’est trop facile. — Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Réservez ce mot pour plus tard. Mal à l’aise, elle s’humecta les lèvres. Elle éprouvait subconsciemment le même sentiment que Drou. Mais il n’y avait pas d’autre choix que de prendre le réplicateur et de filer. Au diable la discrétion ! Faire vite – c’était maintenant leur seul espoir. Cordelia posa le plateau sur la table et tendit la main vers la poignée du réplicateur. Mais elle n’alla pas jusqu’au bout de son geste. Quelque chose clochait. Elle se pencha sur les cadrans. L’indicateur d’oxygénation ne fonctionnait même pas. Si son voyant était au vert, le niveau de la solution nutritive était au point 00.00. Vide ! Cordelia émit une plainte silencieuse. Une nausée lui noua l’estomac. Elle se pencha davantage sur l’appareil, dévorant des yeux ce salmigondis illogique de lectures contradictoires. Le cauchemar qui la hantait devenait soudain une affreuse réalité. Avaient-ils répandu le contenu de la couveuse par terre ? L’avaient-ils vidée dans les égouts ? Dans les toilettes ? Miles était-il mort sans souffrir, miséricordieusement écrasé sous un talon, ou avaient-ils laissé le petit être, privé de l’aliment qui le maintenait en vie, se tordre sous leurs yeux dans les affres de la mort ? Peut-être ne s’étaient-ils même pas souciés de le regarder agoniser… Le numéro de série. Vérifie le numéro de série ! C’était là un espoir infime, mais… Les yeux brouillés, Cordelia s’efforça d’accommoder tandis qu’elle fouillait frénétiquement sa mémoire. Un jour, dans le laboratoire de Vaagen et d’Henri, elle avait pensivement caressé ce numéro du doigt en méditant sur ce produit de la technologie et sur le monde lointain qui l’avait créé. Le numéro était différent. Ce n’était pas le même réplicateur. Ce n’était pas celui de Miles ! C’était l’un des seize autres. Un appât. Le cœur de Cordelia manqua un battement. Combien d’autres pièges l’attendaient-ils encore ? Elle se voyait déjà courant fébrilement d’un réplicateur à l’autre comme un enfant affolé engagé dans une cruelle partie de cache-tampon… Je vais devenir folle ! Non. Le bon réplicateur, où qu’il puisse être, était à portée de la main de Vordarian. Cela, elle en avait l’absolue conviction. Elle s’agenouilla un instant et posa la tête sur la table pour chasser les bulles noires, charriées par le sang, qui obscurcissaient sa vision et menaçaient de lui faire perdre sa lucidité. Elle souleva le tissu qui recouvrait la table. Voilà. Un détecteur de pression ! Etait-ce l’idée de Vordarian ? Drou se pencha pour suivre ses gestes. — C’est un piège, murmura Cordelia. Si l’on soulève le réplicateur, cela déclenche aussitôt les alarmes. — On pourrait le désarmer… — Non. Inutile de prendre cette peine. Ce n’est pas le vrai réplicateur. Celui-là est vide. On a simplement trafiqué les systèmes de contrôle pour faire croire qu’il fonctionnait. (Cordelia s’efforça de réfléchir clairement malgré ses tempes qui battaient et transformaient son crâne en tambour.) Il va falloir revenir sur nos pas. Redescendre et remonter. Je ne m’étais pas attendue à me trouver face à face ici avec Vordarian. Mais il sait où est Miles, je vous le garantis. Et un petit interrogatoire selon les vieilles méthodes… Cela va être une course contre la montre. Quand l’alerte sera donnée… Des pas résonnèrent sourdement dans la galerie. Des cris retentirent, puis le piaulement d’un neutraliseur. Bothari, un juron aux lèvres, repoussa brutalement la porte en reculant. — C’est cuit. Ils nous ont repérés. Quand l’alerte sera donnée, tout sera fini. Cordelia termina intérieurement la phrase qu’elle avait commencée. Une vertigineuse sensation d’écroulement s’était emparée d’elle. Pas de fenêtre, une seule porte, et ils venaient de perdre leur unique voie de sortie. Finalement, le piège concocté par Vordarian avait bel et bien fonctionné. Que Vidal Vordarian pourrisse au fond de l’enfer… Droushnakovi étreignit la crosse de son neutraliseur. — Nous ne vous abandonnerons pas, milady. Nous nous battrons jusqu’au bout. — Cessez de débiter des niaiseries, rétorqua Cordelia d’une voix cassante. Notre mort ne se solderait que par celle de quelques séides de Vordarian, voilà tout. Cela n’aurait aucun sens. — Vous voulez dire que nous devrions abandonner le combat ? — La gloire du suicide est le luxe des irresponsables. Nous ne capitulons pas. Nous attendons une meilleure occasion de remporter la victoire et elle ne se présentera pas si nous sommes vaporisés ou si on nous crame les nerfs. Bien sûr, si ce réplicateur avait été le bon… Cordelia était assez enragée maintenant pour accepter de sacrifier la vie de ses amis afin de sauver celle de son fils, mais elle n’était quand même pas folle au point de les échanger contre rien, songeait-elle lugubrement. Elle n’était pas encore devenue suffisamment barrayarane pour cela. — Dans ce cas, vous vous livrez purement et simplement comme otage à Vordarian, l’avertit Bothari. — Il me tient en otage depuis le jour où il s’est emparé de Miles. Cela ne changera rien à rien. Après quelques minutes de pourparlers menés à pleins poumons de part et d’autre de la porte, les gardes, bien qu’ils eussent les nerfs à fleur de peau, acceptèrent leur reddition. Quand Cordelia, Drou et Bothari eurent jetés bas les armes, quatre hommes de la Sécurité s’engouffrèrent dans la pièce pour les fouiller. Deux autres attendaient dehors, prêts à intervenir si besoin était. L’un de ceux qui procédaient à la fouille des prisonniers plissa le front avec étonnement quand l’objet dont la bosse déformait la poche de Cordelia se révéla n’être qu’une banale chaussure d’enfant. Il la posa sur la table à côté du plateau. Le chef du groupe, vêtu de la livrée havane et or de Vordarian, porta son communico de poignet à ses lèvres. — Oui… Tout baigne, ici. Transmets à Monseigneur… Non, il a dit qu’on le réveille. Tu as envie de lui expliquer pourquoi tu ne l’as pas réveillé ?… Merci. Et ce fut l’attente. Les gardes évacuèrent la sentinelle, toujours sans connaissance, que Bothari avait assommée. Les trois prisonniers furent alignés, jambes écartées et mains au mur. Cordelia était ivre de désespoir. Mais Kareen viendrait à un moment ou à un autre, même si elle était captive. Il fallait qu’elle vienne. Il le fallait à tout prix. Trente secondes avec elle suffiraient. Peut-être même moins. Quand Kareen sera là, tu seras un homme mort, Vordarian. Sans même te rendre compte que le vent a tourné, tu pourras encore marcher, parler, donner des ordres pendant quelques semaines, mais je te réglerai ton compte aussi sûrement que tu as réglé celui de mon fils. Enfin, l’attente arriva à son terme : Vordarian en pantalon d’uniforme et en pantoufles, torse nu, surgit dans l’embrasure de la porte. La princesse Kareen, tenant les pans d’une robe de chambre rouge, le suivait. Le cœur de Cordelia se mit à battre à coups redoublés. — Eh bien, le piège a fonctionné, commença Vordarian sur un ton empli de suffisance. Oh ! ajouta-t-il avec un étonnement qui n’avait rien de feint quand Cordelia lui fit face. (Comme un garde faisait mine de la coller de nouveau contre le mur, il l’arrêta dans son élan d’un geste de la main.) Et il a même foutrement bien fonctionné ! Je n’en espérais pas tant ! Derrière lui, Kareen, frappée de stupeur, regardait fixement Cordelia. C’est MON piège à moi qui a marché, songeait cette dernière – qui n’en revenait pas. — Je vais vous expliquer, seigneur, dit le gradé, pas du tout à son aise. Nous ne les avons pas ramassés dans le périmètre extérieur au palais et ils sont entrés sans donner l’alerte. Normalement, les alarmes auraient pourtant dû se déclencher. Mais non. Il ne s’est rien produit. Si je n’étais pas venu pour voir Roget, on ne les aurait peut-être même pas remarqués. Vordarian se contenta de hausser les épaules, trop ravi de l’importance de sa prise pour prononcer ne serait-ce que l’ébauche d’un blâme. Il désigna Droushnakovi du doigt. — Passez-moi donc cette mignonne au thiopental et j’imagine que vous apprendrez comment ils s’y sont pris. Elle a travaillé au palais pour la Sécurité. Drou se retourna pour jeter un regard flamboyant à Kareen qui, inconsciemment, s’enveloppa plus étroitement dans sa robe de chambre. — Le seigneur Vorkosigan est-il donc à ce point démuni en effectifs qu’il envoie sa femme faire le travail de ses troupes ? reprit Vordarian sans cesser de sourire à Cordelia. Nous ne pouvons plus perdre. C’était à ses gardes qu’il souriait, maintenant, et ils lui sourirent en retour. Bon Dieu ! Comme je regrette de ne pas avoir tué cette ordure dans son sommeil… — Qu’avez-vous fait de mon fils, Vordarian ? — Jamais une extraplanétaire n’accédera au pouvoir sur Barrayar avec, dans la tête, l’idée de donner un mutant à l’Impérium, je vous le garantis, grinça Vordarian. — Parce que c’est la version officielle, maintenant ? Je ne veux pas du pouvoir. Je refuse simplement d’être soumise à celui d’imbéciles. À ces mots, les lèvres de Kareen se retroussèrent tristement. Oui, écoutez-moi, Kareen ! — Où est mon fils, Vordarian ? répéta Cordelia avec entêtement. — C’est maintenant l’empereur Vidal s’il peut garder la couronne, fit observer la princesse dont les yeux allaient de l’un à l’autre. — Cela ne fait pas l’ombre d’un doute, lui assura Vordarian. Le droit du sang ne permet pas plus à Aral Vorkosigan qu’à moi de prétendre au trône. Et j’assurerai la protection de l’Impérium, du vrai Barrayar, alors que son parti a échoué. Vordarian avait tourné la tête : c’était visiblement à Kareen que s’adressait cette profession de foi. — Nous n’avons pas échoué, fit doucement Cordelia, son regard rivé à celui de la princesse douairière. Maintenant ! Elle saisit la chaussure que le garde avait posée sur la table et la brandit à bout de bras. Les yeux de Kareen s’écarquillèrent. Elle se rua en avant et la lui arracha des mains. Une farouche et ardente certitude s’empara alors de l’âme de Cordelia. Cette fois, je t’ai eu, Vordarian. Kareen examinait avec fièvre la chaussure qu’elle tournait et retournait dans tous les sens. Déconcerté, Vordarian commença par hausser les sourcils, puis, se désintéressant d’elle, il se tourna vers le chef des gardes. — Les trois prisonniers seront écroués au palais. J’assisterai personnellement aux interrogatoires sous thiopental. Un spectacle à ne pas manquer… Lorsque Kareen releva la tête, son visage rayonnait d’un espoir insensé. Oui, songea Cordelia. Vous avez été abusée. On vous a menti. Votre fils est vivant. Vous pouvez de nouveau vous mouvoir, penser et sentir, cesser d’être un zombie qui marche, une morte vivante au-delà de la douleur. Ce n’est pas un cadeau que je vous ai apporté mais une malédiction. — Kareen, demanda-t-elle doucement, où est mon fils ? — Le réplicateur est sur une étagère de l’armoire de chêne dans la chambre de l’ancien empereur, répondit la princesse en la regardant, les yeux dans les yeux. Où est le mien ? — Grégor était en bonne santé la dernière fois que je l’ai vu et il le restera tant que cet usurpateur… (elle tendit le menton vers Vordarian)… ignorera où il se trouve. Votre présence lui manque. Il vous embrasse. Ces paroles auraient pu être autant de pointes d’acier s’enfonçant dans la chair de Kareen. Elles entraînèrent une réaction immédiate de la part de Vordarian : — Grégor est au fond du lac, gronda-t-il. Il a été tué en même temps que le traître Negri dans le crash de la vedette. Les mensonges les plus sournois sont ceux qu’on souhaite entendre. Prenez garde à vous, ma chère Kareen. Je n’ai pas pu le sauver, mais je vous jure de le venger. Cordelia se mordit les lèvres. Oh ! oh ! Attendez, Kareen. Pas ici. Ce serait trop dangereux. Attendez une meilleure occasion. Attendez au moins que ce salopard soit endormi… Mais si une Betane elle-même hésitait à abattre son ennemi endormi, une Vor n’hésiterait-elle pas encore davantage ? Elle est une vraie Vor… Un sourire glacé joua sur les lèvres de Kareen. Ses yeux étincelaient. — Cette chaussure n’a jamais été dans l’eau, déclara-t-elle d’une voix calme. Les sous-entendus meurtriers de cette simple phrase sonnaient comme une cloche aux oreilles de Cordelia, mais Vordarian n’entendait, lui, que le soupir d’un chagrin de petite fille. Il regarda la chaussure que brandissait Kareen ; le message lui échappait totalement. — Vous en aurez un autre, fit-il sur un ton bienveillant. Notre fils. Attendez, attendez, attendez… hurlait silencieusement Cordelia. — Jamais. Kareen fit un pas en arrière. Quand elle fut à côté du garde planté sur le pas de la porte, elle arracha son brise-nerfs de l’étui grand ouvert qu’il portait à la ceinture, le braqua sur Vordarian et fit feu. Bien que pris de court, le garde fit dévier l’arme et le coup se perdit au plafond. Vordarian plongea derrière la table, le seul meuble de la pièce, et roula sur lui-même. Agissant par pur réflexe, le chef des gardes empoigna son propre brise-nerfs et tira à son tour. Une grimace déforma les traits de Kareen ; tous les muscles de son visage se contractèrent soudain en un atroce masque d’agonie quand le bleu faisceau d’énergie auréola sa tête et sa bouche s’ouvrit pour exhaler un dernier cri. Attendez ! gémit intérieurement Cordelia. — Non ! hurla Vordarian, horrifié. Jouant des pieds et des mains, il se remit debout et s’empara du brise-nerfs qu’étreignait un autre garde. Comprenant l’énormité de son erreur, le gradé jeta son arme au loin comme pour se dissocier de l’acte qu’il venait d’accomplir. Vordarian l’abattit. Cordelia avait l’impression que la pièce tournoyait. Sa main se serra sur la poignée de la canne-épée dont la lame s’éjecta et frappa d’un coup sec le poignet de Vordarian. Le sang jaillit. Il poussa un cri tandis que l’arme qu’il tenait s’envolait au loin. Droushnakovi se jetait déjà à terre pour s’emparer du premier brise-nerfs abandonné à portée de sa main. Bothari se contenta de briser d’un coup de manchette la nuque de l’adversaire le plus proche. Cordelia referma la porte au nez et à la barbe des gardes de la galerie qui se précipitaient. Une décharge de neutraliseur fit vibrer les murs et trois éclairs bleus fusèrent en rafale : Droushnakovi liquidait les derniers renforts de Vor-darian. — Lui… Saisissez-vous de lui ! ordonna Cordelia à Bothari. Vordarian, le corps agité de tremblements et étreignant de la main gauche son poignet droit à moitié sectionné, n’était guère en état de résister bien qu’il se débattît désespérément en vociférant. Bothari lui immobilisa la tête et appuya le canon de son brise-nerfs contre sa tempe. — Sortons de là, gronda Cordelia en rouvrant la porte d’un coup de pied. Direction : la chambre de l’empereur. Direction Miles… D’autres gardes arrivés en hâte et qui se préparaient à faire feu s’immobilisèrent à la vue de leur maître. — En arrière ! rugit Bothari. Ils dégagèrent la porte. Cordelia empoigna Droushnakovi par le bras et toutes deux enjambèrent le corps de Kareen. Les bras d’ivoire de la princesse, tranchant sur le rouge de sa robe de chambre, gardaient même dans la mort une beauté abstraite. Le petit groupe s’engagea dans la galerie, les deux femmes devant, couvertes par Bothari qui, son brise-nerfs toujours posé sur la tempe de Vordarian, tenait les gardes en respect. — Prenez mon arc à plasma et commencez à foutre le feu, dit sauvagement le sergent, qui avait réussi à le récupérer au cours de la mêlée. — On ne peut pas mettre le feu au palais ! protesta Drou, horrifiée. Il ne faisait aucun doute qu’à elle seule cette aile recelait une véritable fortune en objets anciens et en œuvres d’art barrayaranes d’une valeur historique inestimable. Avec un rictus féroce, Cordelia arracha l’arc de l’étui et ouvrit le feu. À mesure que les rayons incandescents les balayaient, les meubles de bois, le parquet, les vénérables tapisseries que l’âge avait rendues sèches comme de l’amadou s’embrasaient. Flambez ! Flambez pour venger Kareen ! Soyez les offrandes d’un bûcher funéraire digne de son courage et du martyre qu’elle a souffert ! Flambez plus fort, flambez plus haut… Quand ils furent devant la chambre de l’ancien empereur, Cordelia tourna l’arc à plasma dans la direction opposée pour faire bonne mesure. Et ÇA, c’est pour ce que tu nous as fait, à moi et à mon enfant… Les flammes retarderaient la poursuite de quelques minutes. Cordelia avait l’impression de planer, d’être aussi légère que l’air. Est-ce cela que ressent Bothari quand il tue ? Droushnakovi se dirigea vers le panneau du mur auquel aboutissait l’échelle secrète. Ses mouvements étaient maintenant précis et assurés comme si ses mains et son visage ravagé où ruisselaient les larmes n’appartenaient pas au même corps. Cordelia, jetant l’épée sur le lit, se rua vers l’énorme armoire de chêne sculpté dont elle ouvrit toutes grandes les portes. Sur le rayon du milieu, des voyants verts et couleur d’ambre scintillaient dans l’ombre. Seigneur, faites que ce ne soit pas un autre piège… Elle souleva le récipient et le porta à la lumière. Il pesait le poids qu’il fallait, le niveau des solutions nutritives était normal, les chiffres donnés par les indicateurs de contrôle étaient corrects, les numéros de série correspondaient. C’était le bon réplicateur, cette fois. Merci, Kareen. Je ne voulais pas votre mort. Elle devait sûrement être folle. Elle n’éprouvait rien, ni chagrin ni remords, bien que son cœur battît la chamade et que sa respiration fût saccadée. C’était l’ivresse du combat qui l’animait, cette fièvre immortelle qui pousse les hommes à charger face aux mitrailleuses. Voilà donc ce que recherchaient les accros de la guerre. Vordarian, les plus ignobles jurons aux lèvres, continuait de se colleter avec Bothari pour tenter d’échapper à sa poigne. Soudain, il cessa toute résistance pour croiser le regard de Cordelia. Il prit une profonde inspiration. — Réfléchissez, lady Vorkosigan. Vous ne pourrez jamais l’emporter. Vous avez dû me prendre comme bouclier, mais vous ne pourrez pas m’emmener assommé ; et tant que je serai conscient, je me débattrai mètre par mètre. Et, une fois dehors, mes hommes vous encercleront. (Il tendit le menton vers la fenêtre.) Ils nous rendront tous inconscients et ils vous captureront. (Sa voix se fit persuasive.) Rendez-vous tout de suite et vous sauverez votre vie. Et, par la même occasion, cette autre vie puisque vous y êtes tant attachée, ajouta-t-il en désignant le réplicateur que Cordelia, dont la démarche était maintenant plus lourde que celle d’Alys Vorpatril, serrait dans ses bras. Devant son mutisme, Vordarian poursuivit : — Je n’avais jamais donné à cet imbécile de Vorhalas l’ordre de tuer l’héritier de Vorkosigan. Seul son père, dont la fatale politique progressiste était une menace pour Barrayar, était visé. Votre fils aurait pu, avec mon bon vouloir, hériter la seigneurie du comte Piotr. Piotr n’aurait jamais trahi ses compagnons de lutte. Aral Vorkosigan a commis un crime en l’entraînant à se détourner de son parti. Ainsi, c’était toi ! Dès le début. Sous l’effet de l’hémorragie – le sang continuait de couler abondamment le long de ses doigts – et du choc, la harangue de Vordarian n’était plus que la caricature décousue du discours fluide et aisé qui lui servait habituellement à exposer ses arguments politiques. C’était comme s’il croyait s’en tirer grâce à son verbiage s’il parvenait à trouver les mots clés. Pour sa part, Cordelia doutait qu’il les trouve. Il n’était ni un pervers flamboyant comme l’avait été Vorrutyer, ni un être corrompu jusqu’à la moelle comme Serg. Pourtant, il suait le mal par tous les pores. Un mal qui n’avait pas pour source ses vices, mais bien ses vertus : le courage de ses convictions conservatrices et la passion qu’il avait nourrie pour Kareen. Cordelia avait abominablement mal à la tête. — Nous n’avons jamais eu la preuve que vous étiez le commanditaire de Vorhalas, dit-elle d’une voix égale. Merci pour cette information. Cela cloua provisoirement le bec à Vordarian. Il jeta un coup d’œil inquiet à la porte. Le feu qui faisait rage dans la galerie aurait tôt fait de la ravager. — Mort, je n’aurai plus d’utilité pour vous comme otage, laissa-t-il tomber au bout d’un moment en se drapant dans sa dignité. — Vous n’avez aucune utilité pour moi, empereur Vidal. Cette guerre se solde jusqu’ici par la perte d’au moins cinq mille vies humaines. Maintenant que Kareen n’est plus, comptez-vous vous battre encore longtemps ? — Jusqu’à la mort ! gronda-t-il. Je la vengerai… je les vengerai tous… Mauvaise réponse, songea Cordelia. — Bothari ! (Le sergent fut instantanément à son côté.) Prenez cette épée. Il la prit. Cordelia posa le réplicateur sur le sol et effleura brièvement la main que Bothari avait refermée sur la poignée de l’épée. — Sergent, veuillez me faire le plaisir d’exécuter cet homme. Elle était elle-même étonnée de la sérénité avec laquelle elle avait parlé. De la même voix que si elle avait demandé à Bothari de lui passer le sel. Somme toute, il n’était pas indispensable d’être hystérique pour tuer. — À vos ordres, milady. La joie luisait dans les yeux de Bothari tandis qu’il levait l’épée. — Quoi ? glapit Vordarian avec stupéfaction. Vous êtes une Betane. Vous ne pouvez pas… Fulgurant, le coup d’épée lui coupa tout à la fois la parole et la tête. Une décapitation d’une précision et d’une netteté irréprochables et sans bavures, abstraction faite des dernières giclées de sang qui jaillissaient de ce qui n’était plus désormais qu’un moignon de cou. Vorkosigan aurait été bien inspiré de faire appel aux services de Bothari le jour de l’exécution de Cari Vorhalas. Les pensées de Cordelia cessèrent de divaguer et elle revint brutalement à la réalité en voyant Bothari tomber à genoux, lâcher l’épée et se prendre la tête à deux mains en poussant un hurlement. On eût dit que c’était le cri de mort de Vordarian qui sortait de sa gorge. Cordelia se laissa choir à côté de lui, de nouveau en proie à la peur bien qu’elle n’y eût plus été sensible et eût marché dans une sorte de brouillard depuis que Kareen, s’armant du brise-nerfs, avait donné le coup d’envoi à tout ce chaos. Sans doute, Bothari, sous l’effet d’une réaction du même ordre, avait-il un de ses flash-back interdits et était-il en train de revivre la révolte qu’il avait matée en égorgeant les mutins, ce souvenir que le haut commandement barrayaran avait décrété qu’il devait oublier. Comment n’avait-elle donc pas prévu cette éventualité ? Ce retour en arrière ne risquait-il pas de le tuer ? — La porte est quasiment incandescente, lui signala Droushnakovi, blême et tremblante. Il faut s’en aller tout de suite, milady. La respiration de Bothari, les poings toujours pressés contre les tempes, était haletante, mais il semblait qu’insensiblement son souffle se faisait un peu moins saccadé. Cordelia s’éloigna de lui en rampant – aveuglément. Il fallait qu’elle trouve quelque chose, quelque chose d’imperméable… Voilà ! Au fond de l’armoire… Un robuste sac en plastique contenant plusieurs paires de chaussures appartenant à Kareen, sans doute hâtivement rangées ici par des femmes de chambre quand Vordarian avait décidé qu’elle s’installerait désormais chez lui. Après l’avoir vidé, Cordelia contourna le lit d’un pas chancelant et alla ramasser la tête de Vordarian à l’endroit où elle avait roulé. Elle était lourde, mais pas autant que le réplicateur utérin. Elle la fourra dans le sac dont elle noua solidement les cordons. — Drou, vous êtes plus solide que moi sur vos jambes. Prenez le réplicateur et commencez à descendre. Surtout, ne le faites pas tomber. Si la tête de Vordarian tombait, elle, elle ne s’en porterait pas plus mal. Droushnakovi acquiesça. Elle empoigna le réplicateur et ramassa la canne-épée abandonnée. Pour la valeur historique que celle-ci venait d’acquérir ou parce qu’elle appartenait à Koudelka et que Drou éprouvait un obscur sentiment d’obligation à son égard ? Cordelia ne savait pas trop. Elle réussit à convaincre Bothari de se relever. De l’air froid s’engouffrait par le panneau béant. Cela ferait une jolie soufflerie jusqu’à ce que l’incendie fasse s’effondrer le mur dont les décombres boucheraient alors l’ouverture. Les gens de Vordarian allaient avoir de la besogne quand ils se mettraient à farfouiller parmi les braises rougeoyantes en se demandant où la régente et ses amis avaient bien pu passer. La descente dans l’étroite rainure où était encastrée l’échelle eut tout du cauchemar. Ne pouvant, faute de place, porter le sac ni de côté ni devant elle, Cordelia devait le tenir en équilibre sur l’épaule et elle n’avait plus qu’une seule main disponible pour s’accrocher aux échelons. Son poignet s’en ressentait douloureusement. Arrivée en bas, elle poussa sans ménagement devant elle un Bothari en larmes qui n’avait pas cessé de gémir et ne lui permit de s’arrêter que lorsqu’ils furent enfin parvenus à la cache d’Ezar sous les vieilles écuries. — Il va bien ? s’enquit Droushnakovi avec inquiétude quand le sergent se fut assis, la tête sur les genoux. — Il a la migraine. Il faudra peut-être un moment pour qu’elle se calme. — Et vous, milady ? demanda la jeune fille d’une voix encore plus hésitante. Vous allez bien ? Ce fut plus fort qu’elle : Cordelia éclata de rire. Un rire hystérique qui la suffoquait à tel point que Drou commençait à être vraiment effrayée. — Non. 19 Il y avait dans la cache d’Ezar une caisse contenant de l’argent liquide. Ainsi qu’un jeu de pièces d’identité fabriquées sur mesure pour Droushnakovi. Certaines étaient périmées mais pas toutes. Cordelia chargea la jeune fille de se procurer une voiture d’occasion. Tandis qu’elle attendait son retour, Bothari, toujours roulé en boule, reprenait peu à peu du poil de la bête. Au bout de quelque temps, il avait suffisamment récupéré pour pouvoir marcher. Cordelia savait depuis le début que quitter Vorbarr Sultana était le point faible de son plan, peut-être parce qu’elle n’avait jamais réellement cru qu’ils pourraient aller jusqu’au bout de leur mission. Les déplacements étaient rigoureusement limités comme si Vordarian avait voulu empêcher la cité de sombrer dans la débâcle au cas où la population terrorisée aurait tenté de la fuir en masse. Le monorail était exclu si l’on n’avait pas de laissez-passer. Les aérogires, cibles toutes désignées pour les gardes à la gâchette facile, étaient hors de question. Si l’on prenait la route, il faudrait franchir de multiples barrages. Et le trio était trop lourdement chargé et trop exténué pour envisager de faire le voyage à pied, ce qui, n’importe comment, demanderait beaucoup trop de temps. Il n’y avait pas de bon choix. Drou revint au bout d’une éternité. Elle guida Cordelia et Bothari de passage souterrain en passage souterrain. Le dernier de ces boyaux déboucha enfin à l’air libre dans une petite rue obscure. La ville disparaissait sous la suie. Du côté du palais, un kilomètre plus loin, tourbillonnait un nuage encore plus noir qui finissait par se confondre avec le gris du ciel hivernal : apparemment, on ne s’était toujours pas rendu maître de l’incendie qui continuait de faire rage. Combien de temps la structure de commandement mise en place par Vordarian et maintenant décapitée pourrait-elle encore continuer à fonctionner ? La nouvelle de la mort de l’usurpateur s’était-elle déjà ébruitée ? Suivant à la lettre les consignes de Cordelia, Drou avait déniché une vieille voiture d’un modèle tout à fait courant ; Cordelia tenait à ménager leur capital : ces fonds seraient le sésame qui leur permettrait de passer les points de contrôle. Mais ceux-ci n’étaient pas des obstacles aussi redoutables que Cordelia l’avait craint. Au premier, il n’y avait personne ; les gardes avaient abandonné leur poste, peut-être pour combattre l’incendie, peut-être pour établir un cordon autour de la résidence impériale. Devant le deuxième s’étirait une interminable file de véhicules dont les conducteurs manifestaient avec irritation leur impatience. Les contrôleurs, nerveux, la tête ailleurs et à moitié paralysés par les rumeurs et les on-dit qui couraient, ne procédaient qu’à des vérifications de principe. Une épaisse liasse de billets dissimulée sous les faux papiers, parfaitement imités, de Drou disparut dans la poche de l’un d’eux qui fit signe à la jeune fille de passer. Elle avait prétexté qu’elle reconduisait son « oncle malade » à la maison et, de fait, Bothari, pelotonné sous une couverture qui dissimulait aussi le réplicateur, n’avait vraiment pas l’air dans son assiette. Au dernier poste de contrôle, enfin, Droushnakovi « répéta » de façon tout à fait vraisemblable certains bruits faisant état de la mort de Vordarian. L’effet de cette confidence fut immédiat : le contrôleur troqua instantanément son uniforme contre un paletot civil et disparut sans tambour ni trompette dans une petite rue. Tout l’après-midi se passa à faire des tours et des détours sur de mauvaises routes écartées. Enfin, ils franchirent la frontière du district neutre de Vorinnis où leur vieille caisse succomba, victime d’une rupture de transmission. Le petit groupe, épuisé, l’abandonna et se rabattit sur le monorail, talonné par une Cordelia qu’obnubilait la course qu’elle livrait contre la montre. À minuit, ils se présentèrent à la première installation militaire, un entrepôt, qu’ils rencontrèrent une fois passé la frontière du district loyaliste limitrophe. Il fallut à Cordelia de longues minutes pour convaincre l’officier de garde : 1) de s’assurer de leur identité ; 2) de les laisser entrer ; et 3) de les autoriser à utiliser le réseau com militaire pour demander à Tanery qu’on vienne les chercher. À l’aube, quand la navette ultrarapide à bord de laquelle ils avaient embarqué entama son approche, Cordelia éprouva une atroce impression de déjà-vu. Cela ressemblait tellement à sa première arrivée à la base après son périple à travers les montagnes que c’était comme si elle remontait le temps. Peut-être était-elle morte et avait-elle été précipitée dans l’enfer où elle était condamnée à revivre éternellement, à revivre à jamais, à revivre sans fin les événements qui avaient peuplé les trois dernières semaines de son existence. Droushnakovi l’observait, l’air soucieux. Bothari, harassé, somnolait dans le compartiment passagers. Les deux agents de la Séclmp dépêchés par Illyan – ils ressemblaient comme des frères jumeaux à leurs homologues vordarianistes qu’ils avaient liquidés à Vorbarr Sultana – étaient murés dans leur silence. Cordelia avait le réplicateur sur ses genoux et coinçait le sac en plastique entre ses pieds. C’était irrationnel, mais il lui fallait absolument avoir l’un et l’autre sous les yeux, bien que Drou eût préféré qu’on mette le sac dans la soute à bagages. La navette se posa avec précision sur son aire d’atterrissage. Le ronronnement de ses moteurs se métamorphosa en gémissement plaintif et se tut. — Je veux voir le capitaine Vaagen immédiatement, répéta pour la cinquième fois Cordelia à leurs anges gardiens dans le tube de descente desservant la section debriefing de la Sécurité. — Oui, milady, il est en route, lui assura l’un des deux agents à qui elle décocha un regard exaspéré. Mais quand, prudents, son collègue et lui les soulagèrent de l’arsenal qu’ils transportaient, elle ne s’offusqua pas : elle-même n’aurait pas fait confiance aux trois personnages à l’allure inquiétante qu’ils étaient, porteurs, qui plus est, d’armes chargées. Grâce à la garde-robe entreposée dans la cache d’Ezar, Drou et elle étaient correctement habillées mais, n’ayant pas trouvé de vêtements à sa taille, Bothari portait toujours son treillis noir imprégné d’une nauséabonde odeur de fumée. Heureusement, les taches de sang qui l’éclaboussaient avaient séché et ne se remarquaient pas trop. Mais ils étaient tous aussi hâves les uns que les autres et avaient les yeux creux. Cordelia était parcourue de frissons incessants, des tiraillements agitaient les mains et les paupières de Bothari. Droushnakovi, quant à elle, avait tendance à se mettre à pleurer sans bruit à tout bout de champ. Au bout d’un temps fou – pas plus de quelques minutes, se dit fermement Cordelia –, le capitaine Vaagen apparut enfin, en compagnie d’un tech. Il était en tenue de service et son allure avait retrouvé son alacrité. De ses blessures, plus aucune trace, hormis le bandeau noir qui cachait son œil et lui donnait l’air d’un pirate. — Milady ! (Il sourit et Cordelia devina que c’était la première fois depuis longtemps. Une lueur triomphale scintilla dans ses yeux.) Vous l’avez retrouvé ! — J’espère, capitaine. (Elle lui tendit le réplicateur auquel elle n’avait pas permis aux hommes de la Séc-Imp de toucher.) Et j’espère que nous sommes encore dans les temps. Les témoins d’alerte sont restés éteints mais il y a eu un ronfleur qui s’est mis à lancer des bips. Je l’ai arrêté, il me rendait folle. Vaagen examina la couveuse, vérifiant les indicateurs de contrôle. — Ça a l’air d’aller, dit-il quand il eut terminé son inspection. Le réservoir nutritif est très bas, mais il n’est pas encore entièrement vide. Les filtres fonctionnent toujours. Le niveau d’acide urique, quoique élevé, ne dépasse pas des limites acceptables. Je pense que tout va bien de ce côté. En tout cas, l’embryon est vivant. Mais il faudra quelque temps pour déterminer les conséquences de l’interruption du traitement de calcification. Nous allons tout de suite le porter à l’infirmerie. Je devrais être en mesure de démarrer les opérations de maintenance dans moins d’une heure. — Avez-vous tout le matériel dont vous avez besoin ? Un nouveau sourire découvrit les dents de Vaagen. — Le seigneur Vorkosigan a tenu à ce que je commence à installer un labo le lendemain de votre départ. À toutes fins utiles, m’a-t-il dit. Aral, je t’aime. — Merci. Allez, maintenant, allez… Vaagen sortit en toute hâte, le réplicateur dans les bras. Cordelia se laissa choir sur un siège comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Elle pouvait enfin se permettre de céder à son épuisement. Non, pas tout de suite. Elle avait encore une tâche à accomplir – faire son rapport. Un rapport d’une importance capitale. Mais pas à ces deux baluchards de la Séclmp qui lui collaient au train et la harcelaient de questions. Les ignorant délibérément, elle ferma les yeux, laissant Droushnakovi répondre en bredouillant à leur stupide interrogatoire. Elle était partagée entre le désir et la crainte. Elle voulait être à Aral. Mais elle l’avait ouvertement bravé. En le défiant, avait-elle porté atteinte à son honneur, froissé son ego de mâle barrayaran – d’ailleurs d’une élasticité peu courante, il fallait le reconnaître – de manière irréparable ? Lui refuserait-il désormais à jamais sa confiance ? Non, nourrir un tel soupçon était certainement injuste. Mais avait-elle nui à sa crédibilité auprès de ses pairs, cette crédibilité qui était un élément de la délicate psychologie du pouvoir ? Cela aurait-il des répercussions politiques aussi néfastes qu’imprévues – un effet boomerang, en quelque sorte ? S’en souciait-elle ? Oui, s’avoua-t-elle avec tristesse. Etre aussi fatiguée et s’en soucier quand même, c’était terrible. — Kou ! Le cri qu’avait poussé Drou lui fit rouvrir les yeux. Koudelka franchissait en boitillant la porte du bureau de la Sécurité. Dieu du ciel ! En uniforme, rasé de frais et l’œil vif ! Seuls ses yeux cernés n’étaient pas réglo-réglo. Le protocole militaire, et Cordelia en fut ravie, fut totalement absent des retrouvailles de Kou et de Drou. Immédiatement, l’officier d’état-major et la grande fille blonde couverte de crasse ne firent plus qu’un et échangèrent d’une voix étouffée des salutations totalement inconnues du règlement – des mon chéri, des mon amour, des Dieu soit loué et autres trésor adoré… Les hommes de la Séclmp se détournaient avec gêne ; l’émotion qui rayonnait de leurs visages réchauffait Cordelia. — Tu as réussi, dit Droushnakovi avec un gloussement de joie. Combien de temps avez-vous… Est-ce que lady Vorpatril… — Nous ne sommes arrivés que deux heures environ avant vous, répondit Koudelka à bout de souffle après un baiser héroïque qui l’obligea à reprendre sa respiration. Pour le moment, elle se repose à l’infirmerie avec le jeune seigneur. D’après le docteur, elle souffre surtout du stress et de la fatigue. Elle a été extraordinaire. Les gardes de la Sécurité de Vordarian nous ont stoppés à deux reprises. Cela a été des moments difficiles, mais elle n’a pas craqué une seule fois. Et vous aussi, vous avez réussi ! J’ai croisé Vaagen dans le couloir. Il avait le réplicateur. Vous avez sauvé le fils de Son Excellence ! Les épaules de Droushnakovi s’affaissèrent. — Mais nous avons malheureusement perdu la princesse Kareen. — Oh ! (Kou posa le doigt sur les lèvres de la jeune fille.) Ne me dis rien. Le seigneur Vorkosigan m’a donné ordre de vous conduire auprès de lui dès votre arrivée. Il veut que ce soit lui qui ait la priorité de votre rapport. Venez. D’un geste, il écarta les hommes de la Sécurité comme il aurait chassé des mouches importunes, ce que Cordelia mourait d’envie de faire depuis un bon moment. Bothari dut l’aider à se lever. Une fois debout, elle empoigna le sac de plastique jaune, notant non sans ironie qu’il portait le nom et le logo d’un des couturiers les plus exclusifs de la capitale. — Qu’est-ce qu’il y a, dans ce sac ? lui demanda Kou. — Mon lieutenant, fit alors un des agents de la Séc-Imp sur un ton pressant, elle a formellement refusé de nous montrer ce qu’il y a dedans. En vertu du règlement, nous ne devons pas l’autoriser à pénétrer dans la base avec ce sac. Cordelia entrouvrit le sac et le présenta à Kou qui regarda à l’intérieur. — Putain ! (Les deux hommes s’avancèrent précipitamment en voyant Koudelka sursauter et faire un pas en arrière. Levant la main pour les empêcher d’approcher, il avala sa salive.) Je… je vois. Oui, l’amiral Vorkosigan sera certainement heureux de voir ça. — Mais que faut-il que je mette dans mon rapport d’inspection ? gémit l’autre. (Oui, gémir était bien le mot qui convenait, se dit Cordelia.) Je suis tenu d’enregistrer son contenu s’il est introduit au sein de la base. Cordelia soupira. — Il faut qu’il se couvre, Kou. Koudelka jeta un dernier coup d’œil dans les profondeurs du sac et un sourire tortueux lui retroussa les lèvres. — Pas de problème. Vous n’avez qu’à marquer que c’est un présent pour la Foire d’hiver destiné à l’amiral Vorkosigan. Un cadeau de sa femme. — Oh, Kou… (Drou tendit son épée à Koudelka.) Je l’ai récupérée. Je regrette, mais nous avons perdu le fourreau. Le lieutenant prit l’épée, regarda le sac. Il fit instantanément le rapprochement. — C’est… c’est parfait. Merci. — Je l’apporterai chez Siegling pour qu’il fasse une nouvelle gaine. Les hommes de la Séclmp s’écartèrent pour laisser passer le plus proche collaborateur de l’amiral Vorkosigan. Cordelia renoua les cordons du sac et, le balançant au bout de son bras, emboîta le pas à Kou, Drou et Bothari sur ses talons. — Nous allons descendre à la salle de l’état-major. L’amiral est en conférence depuis une heure avec deux officiers supérieurs vordarianistes arrivés secrètement dans la nuit pour négocier leur ralliement. C’est de leur coopération que dépend le plan qui permettra de délivrer les otages dans des conditions optimales. — Etaient-ils au courant… pour ça ? s’enquit Cordelia en soulevant légèrement le sac. — Je ne le pense pas, milady. Vous avez modifié la situation du tout au tout. Le sourire qui accompagna ces mots était féroce et, si boitillante que fût son allure, Kou allongea ses enjambées. — J’espère que l’opération n’aura pas à être annulée. Même battu, le camp de Vordarian est encore dangereux. Peut-être même encore plus maintenant qu’il est poussé au désespoir. Cordelia pensa à l’hôtel des bas quartiers de Vor-barr Sultana où, pour autant qu’elle le sût, la petite Elena, la fille de Bothari, était toujours détenue avec le tout-venant des otages. Réussirait-elle à persuader Aral de distraire une partie de ses effectifs pour les libérer ? Elle n’avait, hélas ! probablement pas mis toutes les troupes adverses hors d’état de combattre. Pourtant, j’ai essayé, mon Dieu, j’ai essayé ! Ils parvinrent enfin au centre nerveux de la base et gagnèrent une salle de conférences de haute sécurité. À la vue de Koudelka, le peloton de gardes puissamment armés qui en assurait la protection laissa passer le petit groupe. La porte coulissa et se referma aussitôt derrière eux. Les participants à la conférence, assis autour d’une table miroitante, se retournèrent. Aral occupait naturellement la place d’honneur, flanqué d’Illyan et du comte Piotr. Etaient également présents le Premier ministre Vortala, Kanzian et plusieurs officiers d’état-major. En face d’eux, les deux traîtres à la puissance deux et leurs collaborateurs. Comme Cordelia aurait voulu être seule avec Aral sans cette fichue horde de témoins ! Mais ça ne tardera pas. Le regard d’Aral, débordant d’une muette angoisse, se souda au sien. Un sourire plein d’ironie releva les coins de sa bouche. Ce fut tout. Et pourtant la jeune femme sentit son cœur se réchauffer. Elle reprenait confiance, tous ses doutes s’évanouissaient. Il ne la renierait pas. Ils marchaient de nouveau du même pas. Des flots de paroles et des embrassades à n’en plus finir ne l’auraient pas autant tranquillisée. Un sourire joua à son tour sur les lèvres de Cordelia – le premier depuis… Depuis quand ? La main du comte Piotr s’abattit pesamment sur la table. — Mais où donc êtes-vous allée, femme ? s’exclama-t-il avec emportement. Ce fut comme un coup de folie. Cordelia lui adressa un sourire farouche et brandit le sac. — Faire des courses. L’espace d’une seconde, le vieil homme la crut presque. Des expressions contradictoires se succédèrent sur son visage – l’étonnement, l’incrédulité, puis la colère quand il comprit qu’elle le narguait. — Vous voulez voir ce que j’ai acheté ? poursuivit Cordelia. D’un geste sec, elle renversa le sac, et la tête de Vordarian roula sur la table. Elle acheva son parcours devant Piotr, ses traits déformés par un rictus, ses yeux vides fixés sur lui. Le comte ouvrit la bouche toute grande. Kanzian sursauta, les officiers lâchèrent un juron et le mouvement de recul d’un des candidats vordarianistes à la trahison le fit purement et simplement tomber de sa chaise. Vortala serra les lèvres et haussa les sourcils. Quand Koudelka, fier de son rôle de metteur en scène de cet instant historique, posa l’épée sur la table comme pour apporter un supplément de preuve, Illyan vida ses poumons et, malgré son saisissement, eut un sourire de triomphe. Aral fut parfait. Il n’écarquilla les yeux qu’une brève seconde, puis, imperturbable, le menton posé sur ses mains croisées, il regarda la table d’un air intéressé par-dessus l’épaule de son père. — Evidemment, fit-il à mi-voix. Quand une dame vor se rend à la capitale, ce ne peut être que pour faire des emplettes. — Celle-là m’a coûté trop cher. — Cela aussi est traditionnel, répliqua Aral avec un sourire goguenard. — Kareen est morte. Elle a été abattue au cours de la bataille. Je n’ai pas pu la sauver. Vorkosigan ouvrit la main comme pour laisser sa tristesse naissante couler entre ses doigts. — Je vois. Il riva de nouveau son regard à celui de Cordelia comme pour lui demander si elle allait bien. Apparemment, il reçut le message : Non, lui répondait-elle. — Messieurs, je vous prierai de vous retirer quelques minutes. Je souhaite demeurer seul avec ma femme. Tout le monde se leva. Dans le brouhaha général, Cordelia posa les yeux sur les officiers vordarianistes qui se préparaient à sortir, ce qui eut pour effet de les clouer sur place. — Quand la conférence reprendra, messieurs, leur dit-elle, je vous conseille de vous rendre inconditionnellement au seigneur Vorkosigan et de vous en remettre à sa clémence. Peut-être en a-t-il encore un peu en réserve. (Le Mais certainement pas moi que sous-entendaient ces mots sonnait comme un clairon.) Je suis lasse de votre guerre stupide. Mettez-y fin. Au sourire glacial qu’elle lui décocha quand il passa devant elle, Piotr répondit par une grimace embarrassée et murmura : — Il semble que je vous aie sous-estimée. Cette fois, la coupe était pleine ; un coup d’œil d’Aral, cependant, suffit pour que, prenant sur elle, Cordelia refoule la rage qui l’emportait et menaçait de déborder. Elle et son beau-père échangèrent un hochement de menton – on aurait dit deux duellistes qui se saluent. — Kou, dit Vorkosigan, contemplant fixement l’objet macabre que son coude frôlait presque, vous veillerez, je vous prie, à ce qu’on mette cette chose en chambre froide. Je ne trouvé pas que ce soit un ornement de table convenable. Elle sera ultérieurement brûlée avec le reste du corps de son propriétaire. Où qu’il puisse être. — Vous ne pensez pas qu’il serait bon de la laisser là pour inciter vos interlocuteurs à mettre les pouces ? — Non, répondit fermement Vorkosigan. Elle a déjà eu un effet suffisamment salutaire. Koudelka prit le sac, l’ouvrit et y fit glisser la tête de Vordarian en prenant soin de ne pas la toucher directement. Aral enveloppa du regard les compagnons de Cordelia – Droushnakovi au bord de l’épuisement, Bothari agité de tics nerveux. Ils n’en pouvaient plus. — Drou et vous, sergent, vous êtes libérés de vos obligations de service. Allez vous récurer et vous restaurer. Vous vous présenterez dans mes appartements privés quand la conférence aura pris fin. Droushnakovi opina, Bothari salua et tous deux sortirent derrière Koudelka. La porte n’était pas encore refermée que Cordelia se jetait dans les bras d’Aral qui se levait pour la prendre dans les siens, et tous deux s’écroulèrent si brutalement sur la chaise qu’il s’en fallut de peu qu’elle ne bascule. Ils étaient si étroitement enlacés qu’ils durent prendre un peu de champ pour pouvoir s’embrasser. — Ne recommence jamais un coup d’éclat de ce genre, dit Vorkosigan d’une voix rauque. — Ne recommence jamais à faire en sorte que cela soit nécessaire. — Marché conclu. (Il prit dans ses mains le visage de Cordelia pour l’éloigner du sien et la dévora des yeux.) J’ai eu tellement peur pour toi que j’en oubliais d’avoir peur pour tes ennemis. Il faudra que je m’en souvienne, cher capitaine. — Je n’aurais rien pu faire toute seule. Drou était mes yeux, Bothari mon bras droit et Koudelka nos jambes. Tu dois lui pardonner de s’être rendu coupable d’abandon de poste. Nous l’avons kidnappé, en quelque sorte. — C’est ce que je me suis laissé dire. — Il t’a raconté ce qui est arrivé à ton cousin Padma ? — Oui, soupira tristement Aral qui revoyait le passé. Nous étions, lui et moi, les seuls survivants du massacre des descendants du prince Xav ordonné par Yuri le Fou. J’avais onze ans, à l’époque, et lui un an, c’était un bébé. Je l’ai toujours considéré comme tel, même après. Je tâchais de le protéger. Maintenant, il ne reste plus que moi. Yuri a presque atteint son objectif. — Il nous faut encore sauver Elena, la fille de Bothari. Elle est beaucoup plus importante pour lui que l’écurie du palais où l’on a entassé je ne sais combien de comtes. — Nous allons nous en occuper. C’est la priorité numéro un maintenant que tu as définitivement réglé le problème Vordarian. (Un lent sourire étira les lèvres du régent.) Je crains fort que tu n’aies scandalisé mes compatriotes, mon amour. — Pourquoi ? Les Barrayarans croyaient-ils donc détenir le monopole de la sauvagerie ? Tu sais quelles ont été les dernières paroles de Vordarian ? « Vous êtes une Betane. Vous ne pouvez pas faire… » — Faire quoi ? — Ça. J’imagine que c’est ce qu’il aurait ajouté. S’il en avait eu le temps. — Quel sinistre trophée à emporter avec toi dans un monorail ! Suppose qu’on t’ait demandé d’ouvrir ton sac ? — Je l’aurais ouvert. — Est-ce que tu… tu es sûre d’aller tout à fait bien, mon amour ? Aral était sérieux derrière son sourire de façade. — Est-ce que j’ai perdu les pédales ? C’est ce que tu veux dire ? Eh bien, oui ! Je les ai un peu perdues, c’est un fait. Plus qu’un peu, même. (Les mains de Cordelia tremblaient – elles n’avaient pas cessé de trembler depuis des heures.) Il m’a paru… nécessaire d’emporter la tête de Vordarian. Pas pour la clouer au mur de la résidence Vorkosigan avec les trophées de chasse de ton père – encore que ce n’aurait peut-être pas été une si mauvaise idée que ça. Je ne pense pas que je comprenais consciemment pourquoi je m’accrochais ainsi à elle avant de pénétrer dans cette salle. Si j’y étais entrée en titubant, les mains vides, et avais dit aux personnes présentes que j’avais tué Vordarian et mis un point final à leur petite guerre, qui m’aurait crue, à part toi ? — Illyan, peut-être. Il t’a déjà vue passer à l’action. Pour ce qui est des autres, tu as absolument raison. — Je crois que j’avais aussi une autre idée au fond du crâne. Une idée pêchée dans l’histoire ancienne. Jadis, on avait coutume d’exposer les corps des souverains massacrés pour calmer les ambitions de ceux qui prétendaient au pouvoir. Il m’a paru que c’était un geste approprié aux circonstances. Même si, de mon point de vue, Vordarian était presque un problème secondaire. — Les hommes de la Séclmp qui vous ont escortés m’ont dit que tu avais retrouvé le réplicateur. Est-ce qu’il fonctionnait toujours ? — Vaagen est en train de le vérifier. Miles est vivant. Dégâts encore inconnus. Oh ! Encore une chose… Evon Vorhalas était indirectement télécommandé par Vordarian. — C’est bien ce que soupçonnait Illyan. — Il faut aussi que je te dise que Bothari ne va pas fort. Il a une surdose de stress et a besoin d’être soigné. Un traitement médical, pas politique. Cet effacement des souvenirs qui lui a été infligé… cela a tout d’un film d’horreur ! — À l’époque, ça lui a sauvé la vie. C’était le compromis que nous avions passé, Ezar et moi. Je n’avais alors pas voix au chapitre. Maintenant, je suis en situation d’adopter une meilleure solution. — Il y aurait intérêt. Il fait une fixation sur moi. Il se conduit comme s’il était un chien de garde, pour reprendre sa propre expression. Et je l’ai utilisé comme un chien de garde. Je lui suis redevable de tout. Mais il me fait peur. Pourquoi s’est-il polarisé sur moi de cette façon ? Vorkosigan prit un air songeur. — Il n’a pas une conscience réelle de son moi. Il lui manque un centre de gravité. Quand j’ai fait sa connaissance, il était au plus mal. Sa personnalité était sur le point de se fragmenter. S’il avait eu une meilleure instruction, il aurait fait un espion idéal, une taupe d’infiltration profonde. C’est un caméléon. Un miroir. Il devient ce qu’il faut qu’il devienne. Mais je ne pense pas que ce soit chez lui une démarche consciente. Piotr veut un serviteur fidèle ? Bothari devient ce serviteur dévoué qui ne voit ni n’entend rien. Vorrutyer voulait un monstre : il est devenu son maître tortionnaire. Et sa victime. Il me fallait un bon soldat : il est devenu le bon soldat dont j’avais besoin. Toi… (la voix de Vorkosigan s’adoucit)… tu es la seule personne, à ma connaissance, qui voit Bothari sous les traits d’un héros. Alors, il se transforme pour toi en héros. Il s’accroche à toi parce que tu as fait de lui un homme plus grand qu’il n’avait jamais rêvé l’être. — Mais c’est de la démence ! — Tu crois ? (Aral ébouriffa les cheveux de Cordelia.) Ce n’est pas le seul sur qui vous produisez cet effet, cher capitaine. — J’ai peur de ne pas être en tellement meilleur état que Bothari. J’ai bousillé le travail et Kareen est morte. Qui l’apprendra à Grégor ? S’il n’y avait pas Miles, je laisserais tout tomber. Tâche de tenir ton père à l’écart de moi sinon je te jure que, la prochaine fois qu’il m’approche, je le mets en pièces. Cordelia était reprise de tremblements. — Chut ! fit Aral en la berçant sur ses genoux. Je pense que tu pourrais au moins me laisser faire le ménage, non ? Me feras-tu de nouveau confiance ? Il ne faut pas que ces sacrifices aient été vains. Nous en tirerons quelque chose de positif. — Je me sens sale. Ecœurée. — Bien sûr. C’est ce qu’éprouvent la plupart des personnes équilibrées au retour du combat. Rien de plus normal. (Aral ménagea une pause.) Mais si une Betane peut devenir à ce point barrayarane, peut-être n’est-il pas absolument impossible pour les Barrayarans de devenir un peu plus betans. Changer est une chose faisable. — Inévitable, rectifia Cordelia avec force. Mais ça ne se fera pas en appliquant la méthode d’Ezar. L’ère Ezar est révolue. Il faut que tu trouves ta propre méthode. Que tu remodèles ce monde pour en faire un monde où Miles pourra survivre. Et Elena. Et Ivan. Et Grégor. — Vos désirs sont des ordres, milady. Trois jours après la mort de Vordarian, la capitale tombait aux mains des forces loyalistes. Pas sans coup férir, certes, mais la bataille fut loin d’être aussi meurtrière que Cordelia ne l’avait craint. Les troupes au sol ne durent intervenir que pour nettoyer quelques poches de résistance, le siège de la Séclmp et le palais impérial lui-même. La garnison qui occupait l’hôtel des bas quartiers où étaient détenus les otages fit sa reddition après plusieurs heures de négociations aussi âpres que discrètes. Le comte Piotr accorda une permission de vingt-quatre heures à Bothari pour qu’il puisse prendre personnellement en charge sa fille et Mme Hysopi et les raccompagner chez la nourrice. Cordelia dormit toute la nuit – c’était la première fois depuis son retour. Evon Vorhalas, qui commandait l’infanterie de Vordarian, avait eu pour mission d’assurer la défense ultime du centre de communication spatiale installé dans le complexe abritant l’état-major. Il fut tué dans la panique des derniers combats, abattu par ses propres soldats quand il eut refusé l’amnistie qui lui était offerte en échange de sa capitulation. En un sens, Cordelia en éprouva un certain soulagement. Le châtiment réservé à un Vor qui s’était rendu coupable de trahison était l’exposition publique et la mort par la faim. Feu l’empereur Ezar avait maintenu sans complexe cette coutume barbare. Cordelia ne pouvait que faire le vœu que le règne de Grégor voie son abrogation. Maintenant que Vordarian n’était plus là pour en assurer la cohésion, la coalition rebelle éclata rapidement en factions hétéroclites. Dans la ville de Federstok, un seigneur vor ultraconservateur brandit l’étendard de la révolte en se proclamant empereur et successeur de Vordarian. Son règne dura un peu moins de trente heures. Le comte, allié de Vordarian, qui exerçait son autorité sur un district de la côte est, se suicida après sa capture. Profitant du chaos qui régnait, un groupe anti-Vors déclara aussitôt l’indépendance du district et proclama la république. Le nouveau comte, un colonel d’infanterie appartenant à une branche collatérale de la lignée et qui n’avait jamais imaginé accéder à un tel honneur, prit instantanément des mesures efficaces pour contrer ce violent revirement antiprogressiste. Vorkosigan le laissa prendre le pouvoir avec l’appui de la milice du district, réservant les troupes impériales aux « affaires ne relevant pas des problèmes internes des districts ». Cette attitude conciliante n’eut pas l’heur de plaire à Piotr qui, jouant les prophètes de mauvais augure, grommela : — Tu ne peux pas t’arrêter après avoir fait la moitié du chemin. — Je peux faire le tour du monde à petits pas – un à la fois, rétorqua sombrement Vorkosigan. Regardez et vous verrez. Le cinquième jour, Grégor regagna la capitale. Ce furent Aral et Cordelia qui lui apprirent la mort de sa mère. Il fondit en larmes. Quand ses pleurs se furent calmés, on le fit monter dans une voiture équipée d’un écran blindé transparent pour qu’il passe les troupes en revue. En fait, c’était lui que les troupes devaient voir pour constater qu’il était bien vivant. Ainsi seraient réduites à néant les rumeurs propagées par Vordarian, prétendant qu’il était mort. Cordelia l’accompagnait. Le silence du petit prince bouleversé lui déchirait le cœur mais, de son point de vue, lui faire inspecter les troupes d’abord et lui dire après qu’il était orphelin aurait été encore pire. Elle n’aurait pas pu supporter de l’entendre lui demander et lui redemander sans trêve quand il allait revoir sa maman. Les funérailles de Kareen furent publiques mais beaucoup plus simples que ce n’aurait été le cas dans des circonstances moins agitées. C’était la seconde fois en l’espace d’un an que Grégor devait porter la flamme à un bûcher d’offrandes funéraires. Vorkosigan pria Cordelia de guider la petite main qui tenait la torche. Cette partie de la cérémonie lui paraissait presque répétitive après ce qu’elle avait fait du palais. Elle déposa une boucle de ses cheveux dans le brasier. Grégor, qui se serrait contre elle, lui demanda dans un chuchotement : — Est-ce qu’ils vont me tuer, moi aussi ? Ce n’était apparemment pas la peur qui lui faisait poser cette question, mais seulement une curiosité morbide. Son père, son grand-père, sa mère – tous avaient disparu durant l’année. Comment s’étonner qu’il eût l’impression d’être une cible désignée, même si l’idée qu’un enfant de cet âge pouvait se faire de la mort était confuse ? — Non, répondit fermement Cordelia, son bras passé autour des épaules de Grégor l’étreignant plus fort. Non, je ne les laisserai pas faire. Grâce au ciel, cette promesse gratuite sembla le consoler. Je veillerai sur ton fils, Kareen, jura-t-elle intérieurement tandis que s’élevaient les flammes du bûcher sacrificiel. Ce serment était plus coûteux qu’aucune des offrandes mortuaires qui se consumaient car il la liait indissolublement à Barrayar. Mais la chaleur des flammes sur son visage apaisait – un peu – la douleur qui lui battait les tempes. Elle avait le sentiment que son âme était un escargot épuisé et gourd rétracté au fond d’une coquille transparente. Son comportement fut celui d’un automate pendant le reste de la cérémonie. L’environnement perdait tout sens pour elle. Cependant, des éclairs de lucidité fulguraient parfois quand les Vors barrayarans se montraient d’un formalisme guindé et glacé à son égard. Ils doivent me prendre pour une folle dangereuse qu’on a eu la faiblesse de laisser sortir du grenier. Finalement, la lumière se fit en elle : cette courtoisie exagérée n’était pas autre chose qu’une marque de respect. Cela la rendit furieuse. L’épreuve au-delà du supportable qui avait été le lot de Kareen, le courage dont avait fait preuve Alys Vorpatril quand elle avait accouché dans les pires conditions, cela ne comptait pas, cela allait de soi. Mais que vous tranchiez la tête d’un imbécile, alors là, vous étiez quelqu’un ! Quand ils furent rentrés, il fallut une heure à Aral pour la calmer. Après, il dut subir une crise de larmes. Et quand, enfin, Cordelia recouvra malgré son épuisement un semblant de cohérence, elle lui demanda : — Est-ce que tu vas te servir de ça ? De ce… ce nouveau statut invraisemblable qui est maintenant le mien ? Rien que de prononcer ce mot exécrable lui faisait la bouche amère. — Je ferai feu de tout bois, répondit Vorkosigan d’une voix égale. J’utiliserai tout ce qui pourra m’aider pour asseoir dans quinze ans sur le trône un homme – Grégor, en l’occurrence – sensé et compétent, disposant d’un gouvernement stable. Je me servirai de toi, de moi, quoi qu’il puisse en coûter. Echouer après avoir payé un tel prix ne serait pas tolérable. Cordelia poussa un soupir et glissa sa main dans celle de son mari. La promesse silencieuse que Cordelia avait faite à la mémoire de Kareen devait se muer en réalité quelques semaines plus tard quand Aral et elle furent officiellement désignés tuteurs de Grégor par le Conseil des comtes, ce qui, légalement, était quelque peu différent de la fonction de curateur de l’Impérium qu’exerçait Vorkosigan au titre de régent. Le Premier ministre Vortala se fendit d’une conférence pour expliquer clairement à Cordelia que les nouveaux devoirs qui lui incombaient ne lui donnaient aucun pouvoir politique. Leur nature était d’ordre strictement économique. Elle aurait, notamment, à assurer la gestion d’une partie du patrimoine de la famille Vorbarra distincte des biens impériaux et uniquement attachée au titre de comte Vorbarra que portait Grégor. En outre, elle aurait par délégation d’Aral la haute main sur la maison de l’empereur. Et sur son éducation. Cordelia en fut stupéfaite. — Mais, Aral, Vortala m’a pourtant spécifié que je n’aurais aucun pouvoir ! — La science de Vortala n’est pas illimitée. Disons qu’il éprouve quelque difficulté à identifier comme telles certaines formes de pouvoir qui ne riment pas avec la force. Cependant, le créneau dont tu disposes est étroit. À douze ans, Grégor entrera dans une école préparatoire à l’Académie. — Mais se rendent-ils compte… — Moi, je m’en rends compte. Et toi aussi. C’est amplement suffisant. 20 L’une des premières décisions de Cordelia fut d’affecter de nouveau Droushnakovi à la garde de Grégor, cela afin d’épargner une rupture affective à l’enfant. Elle ne renonçait pas pour autant à la compagnie de la jeune fille, qui lui apportait un profond réconfort depuis que, cédant aux instances d’Illyan, Aral avait finalement élu domicile au palais impérial. Quand, un mois après la Foire d’hiver, Drou et Kou se fiancèrent, cela lui fit chaud au cœur. Elle leur proposa de servir d’intermédiaire entre eux et leurs familles respectives mais, pour des raisons qui lui échappaient, ils déclinèrent son offre non sans la remercier avec effusion. Compte tenu des inimaginables traquenards dont étaient parsemées les mœurs en vigueur dans la société barrayarane, elle fut fort aise de laisser la vieille dame expérimentée avec laquelle le couple prit langue s’acquitter de ces démarches. Elle voyait souvent Alys Vorpatril. C’était tantôt l’une, tantôt l’autre qui allait rendre visite à son amie. Si son bébé n’était pas à proprement parler une consolation pour Alys, il l’aidait certainement à récupérer petit à petit. Elle ne cessait de le chouchouter et d’être aux petits soins pour lui. Trop, c’est trop, estimait Cordelia. Il aurait été préférable qu’il ne soit pas le seul et unique pôle d’attraction de sa mère, se disait-elle un jour tandis qu’Alys, tout en lui tapotant le dos pour qu’il fasse son rot, ébauchait déjà le programme d’études auquel Ivan devrait s’atteler pour avoir, à dix-huit ans, le maximum de chances de passer le redoutable examen d’entrée de l’Académie militaire impériale. La jeune veuve oublia soudain et son chagrin et les plans qu’elle préparait dans les moindres détails pour organiser l’avenir du nourrisson quand Drou lui montra la photo de la robe de mariée qui constituait son sujet de conversation d’élection. — Non, non et non ! s’exclama alors Alys avec un mouvement de recul. Toutes ces dentelles… mais vous auriez l’air d’un ours blanc, là-dedans ! De la soie, ma chère, de longs panneaux de soie tombants, voilà ce qu’il vous faut ! Drou, qui n’avait ni mère ni sœur, n’aurait pas pu trouver meilleure conseillère en matière d’élégance nuptiale. En fin de compte, Alys lui offrit la robe pour être sûre qu’elle serait d’une esthétique sans reproche, en plus de ses autres cadeaux de mariage – notamment un « petit pavillon de vacances » qui s’avéra être une vaste villa au bord de la mer. Ainsi, quand viendrait l’été, le rêve de Drou – la plage – deviendrait réalité. Cordelia sourit et acheta pour la jeune mariée une chemise de nuit et une robe de chambre ornées de suffisamment de ruchés de dentelle pour assouvir l’âme la plus affamée de fanfreluches. Pour la cérémonie, Aral prêta le salon rouge du palais impérial au splendide plancher marqueté qui, au vif soulagement de Cordelia, avait échappé aux flammes lors de l’incendie, et les salles de bal attenantes. En théorie, c’était là une concession destinée à calmer les migraines des responsables de la Sécurité, car le régent et son épouse comptaient parmi les principaux témoins. Cordelia, pour sa part, trouvait que convertir la Séclmp en fournisseur pour noces et banquets était une idée qui ne manquait pas d’avenir. Aral sourit lorsqu’il eut parcouru la liste des invités. — Te rends-tu compte que toutes les classes sociales seront représentées ? demanda-t-il à Cordelia. Il y a un an, il aurait été impensable que cette réception ait lieu ici. Le fils d’un épicier et la fille d’un sous-off ! Il a fallu que le sang coule pour qu’un pareil événement devienne possible mais peut-être que, l’année prochaine, il suffira de quelques exploits pacifiques pour que cela se reproduise et qu’on honore la médecine, l’éducation, l’ingénierie, le commerce et l’industrie… Qui sait si nous n’aurons pas une soirée des bibliothécaires ? — Les femmes des amis de Piotr, toutes ces vieilles toupies vors, ne vont-elles pas piailler à s’écorcher le gosier devant une telle poussée hyperprogressiste ? — Avec Alys derrière ? Pas de danger. Et la mécanique se mit en branle. Une semaine avant la cérémonie nuptiale, Kou et Drou, pris de panique, envisageaient de filer à l’anglaise ; ils n’avaient plus leur mot à dire – tout le personnel du palais se mobilisait pour organiser les préparatifs en leurs lieu et place. « Et moi qui avais peur qu’il n’y ait plus rien à faire une fois que l’amiral aurait emménagé au palais, à part de s’occuper des sinistres dîners de l’état-major général ! » disait en gloussant de joie l’omniprésente première intendante. Enfin, le grand jour arriva. Un vaste cercle constitué de graines de couleur fut tracé sur le parquet du salon rouge. Une étoile à quatre branches en occupait le centre. Le sommet de chacune était l’emplacement réservé aux parents et aux témoins principaux. Il n’y avait ni prêtre ni officier d’état civil, la coutume barrayarane voulant que les promis se marient eux-mêmes. Ils prononçaient leurs vœux debout à l’intérieur du cercle. En fait, un maître des cérémonies qui, lui, se tenait à l’extérieur de la circonférence, lisait les formules requises que les intéressés n’avaient plus qu’à répéter – pour le cas où ils seraient trop émus ou auraient mauvaise mémoire. Aral, tout sourires, conduisit Cordelia en grande pompe au sommet de la branche de l’étoile qui lui était dévolu – on aurait dit qu’il déposait un bouquet de fleurs –, puis gagna la place qui lui était assignée. La robe bleu et blanc de Cordelia, imposée par lady Vorpatril, dont la jupe ample balayait le sol, était brodée de fleurs rouges pour que ses couleurs s’harmonisent avec l’uniforme de parade de Vorkosigan. Le père de Drou, nerveux et débordant de fierté, était, lui aussi, en grande tenue. Cette présence du militaire en qui elle voyait normalement le bras séculier du totalitarisme, le fer de lance de l’égalitarisme sur Barrayar, faisait un curieux effet à Cordelia. C’était le cadeau des Cetagandans, disait Aral. L’invasion cetagandane avait, en effet, stimulé la promotion des gens de talent indépendamment de leurs origines et les conséquences de ce changement continuaient de secouer la société barrayarane. Le sergent Droushnakovi était plus petit et plus maigre qu’elle ne l’avait imaginé. Grâce au patrimoine génétique de la mère de Drou ou à une meilleure alimentation – ou aux deux –, tous ses enfants le dépassaient par leur taille. Les trois frères, du capitaine au caporal, avaient bénéficié d’une permission pour assister à la cérémonie. Ils étaient dans le cercle réservé aux témoins en compagnie de la jeune sœur de Kou, frémissante d’excitation. Sa mère se tenait à la pointe d’une des branches de l’étoile, pleurant et souriant tout à la fois. Les teintes de sa robe bleue étaient si parfaites que Cordelia avait le sentiment très net qu’Alys Vorpatril n’y était pas étrangère. Koudelka s’avança le premier, s’appuyant sur sa canne (dotée d’une nouvelle gaine) et sur le sergent Bothari. Celui-ci, revêtu de la livrée aux couleurs de la maison de Piotr, havane et argent, la plus flamboyante qu’il avait pu trouver, donnait à mi-voix des conseils horriblement suggestifs au fiancé. Dans le genre : « Si vous êtes pris de nausées, mon lieutenant, baissez la tête. » À cette seule idée, le teint de Koudelka vira au vert, une couleur dont le contraste qu’elle faisait avec les rouges et les bleus de son uniforme aurait sans nul doute mis lady Vorpatril sens dessus dessous. Toutes les têtes se tournèrent vers Drou lorsqu’elle apparut. La robe qu’avait conçue Alys était une pure merveille. La jeune fille s’avançait avec la grâce d’un vaisseau amiral toutes voiles dehors – haute silhouette longiligne, soie ivoire, cheveux d’or, yeux d’azur, fleurs blanches, rouges et bleues. Quand lady Vorpatril – toute vêtue de gris argent – qui la chaperonnait arriva à la hauteur du cercle, elle s’arrêta pour la libérer telle une déesse chasseresse lâchant un blanc faucon. Et le blanc faucon prit son essor pour aller se poser sur le bras que lui tendait Koudelka. Lorsque Kou et Drou eurent prononcé les serments nuptiaux sans bafouiller ni s’évanouir, Aral, en tant que témoin principal, brisa d’un coup de pied le cercle de graines pour leur ouvrir le passage. Maintenant, les festivités proprement dites pouvaient commencer. Le buffet était somptueux, les danseurs évoluaient aux sons d’une musique dispensée par un orchestre en chair et en os. Quant aux boissons, elles étaient traditionnelles. Lorsque le premier verre, le verre officiel (le vin qui le remplissait avait été fourni par Piotr), eut été levé et vidé, Cordelia se glissa jusqu’à Kou et, à voix basse, le mit en garde contre les effets pernicieux de l’éthanol sur les fonctions sexuelles. Dès lors, Koudelka ne but plus autre chose que de l’eau. — Que tu es mauvaise ! chuchota Aral en riant à l’oreille de sa femme. — Pas pour Drou, répliqua Cordelia sur le même ton. Elle fut officiellement présentée aux frères, maintenant beaux-frères, intimidés, et le respect qu’ils lui manifestèrent lui fit grincer des dents. Son énervement s’apaisa cependant quand, d’un geste impérieux, le sergent Droushnakovi interrompit le compliment en vers que débitait l’un d’eux pour qu’on ne perde rien des paroles de la jeune mariée en train de donner son point de vue sur les armes de poing. — Tais-toi, Jos, ordonna-t-il à son fils. Toi, tu ne t’es jamais servi d’un brise-nerfs au combat. Drou battit des paupières, puis sourit, une lueur d’amusement dans l’œil. Cordelia saisit l’occasion de bavarder un peu avec Bothari qu’elle ne voyait plus que rarement – trop rarement à son gré – depuis qu’Aral avait dissocié sa maison de la suite de Piotr. — Comment se porte Elena ? lui demanda-t-elle. Et Mme Hysopi ? Est-elle complètement remise après cette épreuve ? — Elles vont bien toutes les deux. (Bothari souriait presque.) Je leur ai rendu visite il y a quelques jours quand le comte Piotr est allé voir ses chevaux. Elena est un vrai petit diable. Si vous la posez par terre et la perdez un instant de vue, quand vous tournez la tête, elle est déjà ailleurs. Elle se déplace sur le ventre. (Bothari plissa le front.) J’espère que Mme Hysopi a toujours bon pied bon œil. — Elle a veillé sur Elena pendant toute la guerre vordariane. Je suppose qu’elle n’aura pas plus de mal à surveiller les reptations de la petite. C’est une femme courageuse. Elle devrait être bonne pour une de ces médailles qu’on est en train de distribuer. — Je doute que les décorations l’intéressent. — Qu’elle sache, en tout cas, que si elle a besoin de quoi que ce soit, elle peut faire appel à moi. — Oui, milady. Mais tout va bien pour le moment. L’hiver, c’est le calme plat à Vorkosigan Surleau. Un endroit idéal pour un bébé. (Pas comme celui où j’ai grandi, put presque l’entendre ajouter Cordelia.) Elle a tout ce qu’il lui faut, là-bas. Même son papa. — Et vous, sergent, comment allez-vous ? — Le nouveau toubib connaît mieux son affaire que ses prédécesseurs. Je n’ai plus l’impression d’avoir du brouillard plein la tête. Et, la nuit, je dors. Bothari semblait détendu et calme. La nervosité maladive qui l’habitait auparavant avait presque entièrement disparu. Ce fut néanmoins la seule personne dans cette salle bourrée de monde qui, après avoir jeté un coup d’œil du côté du buffet, demanda : — Ne devrait-il pas être couché ? C’était de Grégor qu’il parlait, de Grégor en pyjama qui, à quatre pattes devant le déploiement de victuailles du buffet, s’efforçait d’être invisible et de chaparder quelques friandises. Cordelia se précipita avant qu’un invité lui eût marché dessus par inadvertance ou que les forces de la Sécurité, incarnées, en l’occurrence, par la gouvernante affolée et par le garde du corps terrifié qui était supposé remplacer Drou, tous deux suivis d’un Simon Illyan blanc comme un linge, l’aient capturé. Heureusement pour le cœur de ce dernier, la disparition de Grégor, qui se faisait maintenant tout petit devant ces grandes personnes hors d’haleine qui l’entouraient, n’avait apparemment pas été signalée depuis plus d’une minute. Voyant Illyan tapoter son communico, Drou pâlit et, mue par la force de l’habitude, s’approcha. — Que se passe-t-il ? — Comment s’est-il sauvé ? tonna Illyan à l’adresse des responsables chargés de surveiller Grégor et qui, en guise de réponse, bégayèrent quelque chose comme… croyais qu’il dormait et… l’avais pourtant pas quitté des yeux. Alors, Cordelia jugea bon d’intervenir : — Il ne s’est pas sauvé, dit-elle sur un ton cassant. Il est ici chez lui. Il devrait au moins pouvoir se promener à sa guise à l’intérieur. Sinon, à quoi bon planter tous ces gardes inutiles en haut des murs d’enceinte ? — Droushie, je peux venir à ton mariage ? demanda d’une voix plaintive Grégor, cherchant désespérément une autorité qui aurait le pas sur Illyan. À en juger par son expression, pareille perspective était loin d’avoir l’aval du chef de la Sécurité. Mais ce fut sans hésitation que Cordelia répondit : — Mais oui, bien sûr. C’est ainsi que, sous sa vigilante supervision, l’empereur dansa avec la mariée, dévora trois choux à la crème et, satisfait, se laissa reconduire dans sa chambre où on le mit au lit. La soirée se poursuivit dans la bonne humeur. — M’accorderez-vous cette danse, milady ? C’était Aral. L’orchestre jouait la musique au tempo mesuré de la danse du miroir. Cordelia accepta donc l’invitation d’une inclinaison de la tête. Aral termina son verre et l’entraîna. Pas en avant, glissés, révérences… Cordelia, concentrée, fit une découverte aussi intéressante qu’inattendue. Chacun des partenaires pouvait conduire ; s’ils étaient vifs et alertes, les spectateurs étaient incapables de voir la différence. Cordelia s’essaya à prendre la direction. Aral suivit les pas qu’elle lui imposait. Chacun d’eux se renvoyait la balle et cela dura jusqu’à ce que la musique s’arrête. Ils étaient hors d’haleine. L’hiver capitulait et il n’y avait presque plus de neige dans les rues de Vorbarr Sultana quand le capitaine Vaagen appela Cordelia de l’HôpImp. — Le moment est venu, milady, lui annonça-t-il. J’ai fait tout ce qu’il était possible de faire in vitro. Le placenta, qui a maintenant dix mois, est visiblement parvenu au stade du vieillissement. Pousser davantage la machine pour compenser la déperdition est exclu. — Alors… quand ? — Demain, si cela vous convient. Cordelia ne dormit pour ainsi dire pas de la nuit et, le lendemain matin, elle se rendit à l’hôpital avec Aral et le comte Piotr. Bothari les escortait. La présence de son beau-père n’enchantait pas la régente, mais tant que le vieux monsieur n’aurait pas l’obligeance de tomber raide mort, il fallait bien faire contre mauvaise fortune bon cœur et se résigner à la supporter. Peut-être qu’un nouvel appel à la raison, une nouvelle présentation des faits, une nouvelle tentative réglerait une fois pour toutes la question. Aral souffrait de l’hostilité qui les opposait, elle et son père, mais elle n’en était pas responsable : c’était Piotr qui entretenait cette animosité. Sois aussi vachard que tu veux, vieux schnoque. Tu n’as d’avenir qu’à travers moi. Ce sera mon fils qui allumera ton bûcher funéraire. Toutefois, Cordelia était heureuse de revoir Bothari. Le nouveau laboratoire de Vaagen occupait tout un étage du bâtiment le plus moderne du complexe hospitalier. C’était à cause des fantômes qui y avaient élu domicile que Cordelia lui avait fait abandonner son ancien labo : en effet, un jour, à l’occasion d’une des fréquentes visites qu’elle y faisait depuis son retour à Vorbarr Sultana, elle avait trouvé le capitaine dans un état de semi-paralysie, incapable de travailler. Chaque fois qu’il poussait la porte, lui avait-il avoué, il revoyait le cadavre du Dr Henri allongé sur le sol. Il fallait qu’il fasse un large détour pour ne pas poser le pied sur l’endroit fatidique. Et les moindres petits bruits le faisaient sursauter. « Je suis un être de raison, avait-il dit d’une voix rauque. Ces superstitions absurdes n’ont aucun sens pour moi. » Aussi Cordelia l’avait-elle aidé à allumer dans un chaudron posé à même le sol du labo un bûcher funéraire à la mémoire de Henri et elle lui avait présenté ce déménagement comme une promotion. Le nouveau laboratoire était spacieux, lumineux, et les revenants ne venaient pas le hanter. Des quantités de gens attendaient quand Vaagen fit entrer Cordelia : des chercheurs envoyés auprès de lui pour étudier la technologie de la réplication ; des obstétriciens civils intéressés par ce procédé, dont le Dr Ritter, le pédiatre qui devait suivre Miles, et son consultant en chirurgie. La relève de la garde, quoi. Ceux qui n’étaient jamais que de simples parents devaient faire preuve de détermination pour se frayer un chemin au milieu de cette affluence. Vaagen se démenait, tout heureux et tout fier de son importance. Il avait toujours son bandeau sur l’œil, mais il avait promis à Cordelia qu’il prendrait dans les plus brefs délais le temps de subir la dernière intervention chirurgicale qui lui rendrait sa vision normale. Un tech poussa vers lui le chariot sur lequel était posé le réplicateur et Vaagen s’immobilisa, l’air de se demander comment rendre aussi théâtrale et spectaculaire que possible une manipulation dont Cordelia savait qu’elle était la simplicité même. Il décida finalement de se lancer dans une conférence technique à l’intention de ses confrères, détaillant la composition des solutions hormonales qu’il injectait dans les tubes d’alimentation appropriés, interprétant les indications données par les appareils de contrôle, analysant le processus de séparation du placenta, décrivant les similitudes et les différences présentées par la naissance en réplicateur et la naissance biologique. Toutefois, il ne fit pas mention de quelques-unes de ces différences. Dommage qu’Alys Vorpatril ne soit pas là, songea Cordelia. Quand, levant les yeux, il s’aperçut qu’elle l’observait, Vaagen, soudain embarrassé, s’interrompit, puis sourit et tendit la main vers les joints hermétiques du réplicateur. — À vous l’honneur, si vous voulez bien, lady Vorkosigan. Cordelia allongea le bras, puis hésita, cherchant Aral des yeux. Il se tenait au dernier rang, solennel et attentif. — Aral ? Vorkosigan s’avança. — Tu es bien sûre ? — Si tu peux ouvrir un rafraîchisseur pour pique-nique, tu es capable d’ouvrir ça. Ils empoignèrent chacun un joint de verrouillage et tirèrent d’un même mouvement, brisant ainsi l’obturateur d’étanchéité, puis soulevèrent le couvercle du réplicateur. Le Dr Ritter s’approcha. À l’aide d’un vibroscalpel, il découpa l’épaisse poche protégeant les tubulures d’alimentation, avec une délicatesse telle que la lame de l’instrument n’égratigna même pas la membrane vitelline. Cela fait, il débarrassa Miles des derniers vestiges du sac amniotique, dégageant sa bouche et son nez. Et ce fut la première inhalation du petit être. Aral, qui tenait Cordelia par les épaules, la serra au point de lui faire mal et un rire étouffé, à peine plus bruyant qu’un soupir, lui échappa. Il déglutit avec effort et battit des paupières, s’efforçant d’arborer le masque de l’impassibilité. Joyeux an 1 ! Tuas une bonne couleur… Hélas ! La carnation du nouveau-né était à peu près la seule chose qui se présentait bien. Quel contraste si on le comparait au petit Ivan ! Bien que la durée de gestation de Miles eût duré dix mois, deux semaines de plus que pour Ivan, il avait à peine la moitié de la taille de celui-ci à sa naissance. Sa peau était toute plissée et parcheminée. Sa colonne vertébrale était visiblement déformée et ses jambes nouées entre elles faisaient une boucle. En tout cas, l’héritier des Vorkosigan était du sexe masculin – là-dessus, il n’y avait aucun doute. Son premier vagissement fut grêle et fluet – rien à voir avec le mugissement colérique et affamé qu’avait poussé Ivan en venant au monde. Le soupir de déception de son beau-père parvint aux oreilles de Cordelia. — A-t-il été nourri en suffisance ? demanda-t-elle à Vaagen. Elle avait eu du mal à ne pas formuler la question sur un ton accusateur. Vaagen haussa les épaules. — Il a reçu toute l’alimentation qu’il pouvait absorber. Le pédiatre et le chirurgien commencèrent à examiner le nouveau-né sous une lampe puissante, Aral et Cordelia à leurs côtés. — La courbure de l’échiné dorsale se redressera d’elle-même, milady, conclut finalement le Dr Ritter. Mais il faudra pratiquer le plus tôt possible une intervention au niveau du sacrum. Vous aviez raison, Vaagen. Le traitement destiné à optimiser le développement de la boîte crânienne a aussi eu pour effet de souder les articulations de la hanche. C’est à cause de cela que les jambes sont ainsi nouées, seigneur régent. Il faudra casser les os et les détordre avant que l’enfant commence à marcher ou même à se traîner sur le ventre. Mais pas dans sa première année. Il faut qu’il prenne d’abord du poids et des forces. Le chirurgien, qui était en train de palper les bras du bébé, lâcha un juron et laissa tomber son imageur diagnostic. Miles émit une sorte de piaulement et Aral serra de toutes ses forces la couture de son pantalon. Cordelia crut qu’elle allait défaillir. — Merde ! s’exclama le chirurgien. L’humérus vient de claquer. Oui, Vaagen, vous étiez dans le vrai. Ses os sont d’une fragilité anormale. — Cela prouve au moins qu’il en a, soupira Vaagen. Au début, il n’en avait pour ainsi dire pas. — Il faudra prêter une attention particulière à la tête et à la colonne vertébrale. Si les os courts sont en aussi piètre état que les os longs, nous serons dans l’obligation de recourir à l’appareillage orthopédique. Le comte Piotr se dirigea à grands pas vers la porte. Aral leva la tête. Fronçant les sourcils et serrant les lèvres, il s’excusa et prit le même chemin. Il sortit derrière son père. Cordelia était partagée entre deux sentiments contradictoires. Mais voyant que les médecins étaient à l’œuvre pour consolider le bras de Miles et assurée que, maintenant qu’ils étaient prévenus, ils redoubleraient de précautions, elle suivit son époux. Dehors, Piotr arpentait le couloir. Aral, impavide, était immobile dans la position du repos. Bothari, en retrait, jouait les figurants. Quand le comte fit demi-tour, il aperçut sa belle-fille. — Ah ! Vous voilà, vous ! gronda-t-il. Vous m’avez joliment mené en bateau. C’est ça que vous appelez une « grande amélioration » ? — Effectivement. Il est hors de doute que l’état de Miles a fait d’immenses progrès. Personne n’a jamais promis qu’il serait parfait. — Vous avez menti. Vaagen a menti. — C’est totalement faux. Depuis le début, j’ai fait de mon mieux pour vous mettre le plus précisément possible au courant des expériences tentées par Vaagen. Le résultat est à peu près conforme à ce que ses prévisions nous laissaient entrevoir. Vous devriez vous faire déboucher les oreilles. — Je vois très bien ce que vous cherchez, mais vous vous trompez d’adresse. Je lui ai dit il y a un instant… (du doigt, il désigna Aral)… que je ne veux plus revoir ce mutant. Jamais ! Tant qu’il vivra – s’il vit, et il me paraît foutrement mal parti pour ça –, je vous interdis de vous approcher de ma porte avec lui. Aussi vrai que Dieu est mon juge, femme, vous ne me ferez pas passer pour un imbécile. — Ce serait, en effet, de l’ordre du pléonasme. Un grondement silencieux tordit les lèvres de Piotr qui, faute d’avoir une cible complaisante, tourna sa fureur contre Aral : — Et toi, chiffe molle, espèce de femmelette… Si ton frère aîné avait vécu… Piotr referma précipitamment la bouche. Mais c’était trop tard. Le visage du régent avait viré au gris. Cordelia l’avait déjà vu à deux reprises prendre cette teinte livide et, les deux fois, son mari avait été à deux doigts d’assassiner quelqu’un. Elle avait entendu Piotr plaisanter sur les célèbres crises de rage d’Aral mais elle se rendait compte en cet instant qu’il n’en avait jamais été le témoin. Démonté, il fronça les sourcils tandis que ses yeux s’écarquillaient. Aral noua ses mains derrière son dos. Elles tremblaient et elles étaient si crispées que leurs articulations étaient toutes blanches. Il redressa le menton. — Si mon frère avait vécu, dit-il d’une voix à peine audible, il aurait été parfait. C’était ce que vous pensiez. C’était ce que je pensais. C’était ce que l’empereur Yuri pensait, lui aussi. Par la suite, vous avez dû, faute de mieux, vous contenter des survivants du banquet sanglant, du fils qui avait échappé aux brigades de la mort de Yuri le Fou. Il fallait bien faire avec, et ça, les Vorkosigan en sont capables. (Sa voix baissa encore d’un cran.) Mais mon fils premier-né vivra, lui. Je ne le tiendrai pas pour quantité négligeable. Cette déclaration proférée sur un ton glacé équivalait à un coup de lame mortel porté en plein ventre. Non, Piotr n’aurait pas dû s’abaisser à donner un tour pareil à la discussion. Sous l’effet de l’incrédulité et de la souffrance que cette estocade avait provoquées en lui, il haletait. — Pas une nouvelle fois, rectifia Aral. Une seconde chance qui ne vous a jamais été donnée, monseigneur. Ses mains se dénouèrent et il secoua brièvement la tête : il tirait définitivement le rideau sur Piotr et sur tout ce que Piotr pourrait dire. Rabroué par deux fois et regrettant visiblement d’avoir fait un aussi grave faux pas, celui-ci chercha sur quelle autre cible il pourrait bien se défouler. Son regard tomba sur l’impassible Bothari. — Et toi… Depuis le début, tu es dans le coup. Mon fils t’a-t-il introduit dans ma suite pour être son espion ? Où va ta fidélité ? À qui obéis-tu ? À moi ou à lui ? Une lueur singulière scintilla dans l’œil du sergent qui, d’une inclinaison de la tête, désigna Cordelia. — À elle. Piotr fut tellement déconcerté par cette réponse qu’il lui fallut plusieurs secondes pour recouvrer l’usage de la parole. — Parfait, bredouilla-t-il enfin. Qu’elle te prenne donc à son service. Je ne veux plus revoir ta sale gueule. Tu ne remettras plus les pieds à la résidence Vorkosigan. Esterhazy te rapportera tes affaires dans la journée. Sur ces mots, le comte Piotr tourna les talons et s’éloigna à grands pas. Mais il gâcha lui-même sa sortie, qu’il voulait majestueuse, en se retournant une dernière fois avant de disparaître derrière l’angle du couloir. Aral exhala un soupir de lassitude presque imperceptible. — Tu crois que c’est vrai, cette fois, ses « jamais, plus jamais » ? demanda Cordelia. — Les exigences de la raison d’Etat nous obligeront à prendre contact l’un avec l’autre. Il le sait. Qu’il rentre donc chez lui et qu’il y trouve le silence. Après, on verra. Tant que nous vivons, nous ne pouvons pas briser le lien qui nous enchaîne, ajouta-t-il avec un sourire morne. Cordelia pensa alors à l’enfant dont le sang les liait maintenant, elle à Aral, Aral à Piotr et Piotr à elle-même. — C’est ce qu’il semble. (Il fallait qu’elle exprime ses regrets à Bothari.) Je suis désolée, sergent. J’ignorais que le comte Piotr pouvait mettre à la porte un de ses hommes liges. — En effet, intervint Aral. Techniquement parlant, il ne le peut pas. Bothari a simplement été affecté à une autre branche de la maison. À savoir, à toi. — Oh ! (Exactement ce dont j’avais toujours rêvé : avoir mon monstre à moi toute seule ! Qu’est-ce que je suis censée devoir en faire ? L’enfermer dans mon armoire ? Cordelia se gratta le nez, puis elle regarda sa main. La main qui s’était posée sur celle de Bothari étreignant la poignée de la canne-épée.) Le jeune seigneur Miles aura besoin d’un garde du corps, n’est-ce pas ? Aral hocha la tête. — Absolument. L’espoir qui se peignit sur les traits de Bothari avait une telle intensité que Cordelia en eut le souffle coupé. — Un garde du corps, répéta-t-il. Un soutien. Personne ne lui fera du mal… Jamais ! Laissez-moi vous aider, milady. Impossible, dément, dangereux, irresponsable… — Avec joie, sergent, dit Cordelia. La physionomie de Bothari s’illumina – on aurait presque pu dire qu’elle s’embrasa comme une torche. — Je peux commencer tout de suite ? — Pourquoi pas ? — Alors, je retourne là-bas pour vous attendre. Et Bothari se dirigea vers le laboratoire. Quand la porte se fut refermée derrière lui, Aral prit Cordelia dans ses bras. — Est-ce que, sur Beta, on parle des présents des sorcières dans les contes pour enfants ? — On dirait que le ban et l’arrière-ban des fées, les bonnes et les méchantes, se sont mobilisés pour celui-là, non ? (Cordelia, posant la tête sur l’épaule de Vorkosigan, frotta sa joue contre le rêche tissu d’uniforme.) Je ne sais pas si le comte considérait le cadeau qu’il me faisait comme une bénédiction ou une malédiction, mais je suis sûre que Bothari veillera sur Miles comme sur la prunelle de ses yeux. Quels singuliers cadeaux de naissance nous offrons à notre petit garçon ! Aral et Cordelia regagnèrent à leur tour le laboratoire. Ils écoutèrent avec attention les médecins qui, après avoir dressé une liste exhaustive des besoins particuliers et des points faibles de Miles, mirent au point le programme de soins que nécessitait son état. Puis on le couvrit chaudement pour qu’il ne prenne pas froid dehors. Pauvre petit bout de chou ! Il pèse encore moins lourd qu’un chat, songea Cordelia quand elle le prit dans ses bras. Elle eut un instant de panique. Remettez-le dans le bocal et qu’il y reste encore dix-huit ans, je ne peux pas me charger de ce… Les enfants pouvaient être ou ne pas être une bénédiction, mais les fabriquer et les laisser ensuite tomber était à coup sûr un péché méritant la damnation éternelle. Même Piotr savait ça. Aral ouvrit la porte et s’effaça pour la laisser passer. Bienvenue sur Barrayar, mon fils. Tu auras un monde de richesse et de pauvreté, un monde enraciné dans l’histoire et un monde qui change brutalement. Tu as un nom. Miles veut dire « soldat », mais ne cède pas au pouvoir de ses implications. Tu es difforme dans une société qui exècre et redoute les mutations qui ont été la plus douloureuse de ses plaies. Tu as un titre, la richesse, la puissance et toute la haine, toutes les jalousies que cela peut inspirer. Ton corps sera charcuté et remanié. Tu as pour héritage une légion d’amis et d’ennemis que tu ne t’es pas faits. Tu as un grand-père tout droit sorti de l’enfer. Souffre, découvre la joie et trouve toi-même le sens de ton existence, car ce n’est certainement pas l’univers qui te l’apprendra. Vis ! Vis ! Vis ! ÉPILOGUE : VORKOSIGAN SURLEAU, CINQ ANS PLUS TARD — Satané Vaagen ! Il ne m’avait jamais dit que ce foutu petit bougre serait aussi hyperactif ! s’exclama Cordelia d’une voix entrecoupée. Elle dévala l’escalier, traversa la cuisine au galop et émergea sur la terrasse. Son regard balaya la pelouse, fouilla les arbres, le lac que le soleil estival faisait miroiter. Rien. Pas un mouvement. Aral, affublé d’un vieux pantalon militaire et d’une chemise imprimée aux couleurs passées, surgit au coin de la maison et, à la vue de sa femme, écarta les mains en un geste d’impuissance. — Il n’est pas par là. — Il n’est pas non plus à l’intérieur. Où le chercher, à ton avis ? En bas ou en haut ? Où est la petite Elena ? Je parie qu’ils sont ensemble. Je lui ai interdit de s’approcher du lac sans être accompagné par une grande personne, mais je ne sais pas si… — Le lac ? Non, sûrement pas, la coupa Aral. Ils ont passé la matinée à se baigner. Rien que de les regarder, j’étais épuisé. En l’espace d’un quart d’heure, il a sauté dix-neuf fois du haut de l’embarcadère. J’ai compté ses plongeons. Il ne te reste plus qu’à multiplier le chiffre par trois fois quatre quarts d’heure. — Alors, montons là-haut. Ils firent demi-tour et s’engagèrent, la respiration haletante, sur le sentier gravillonné bordé d’arbustes, quelques-uns indigènes, d’autres importés de la Terre, et de fleurs exotiques, qui montait à l’assaut de la colline. — Dire que j’ai attendu avec tant d’impatience le jour où il pourrait marcher ! soupira Cordelia à bout de souffle. — Que veux-tu ? Cinq ans d’immobilisation et, d’un seul coup, la délivrance. Ceci explique cela. En un sens, le fait que la frustration dont il a souffert ne se soit pas transformée en désespoir comme je l’ai craint pendant un an est rassurant. — Oui. As-tu remarqué qu’après la dernière opération il a cessé de jacasser alors qu’avant il n’arrêtait pas ? Au début, j’étais soulagée. Mais tu n’as pas peur qu’il devienne muet ? — Je pense que ses… euh… aptitudes verbales et ses aptitudes mécaniques finiront par s’équilibrer. S’il survit. — Il est tout seul au milieu d’une flopée d’adultes. Nous devrions pouvoir faire face. Alors, pourquoi ai-je l’impression que nous sommes débordés ? Ils atteignirent le sommet de la colline qui dominait l’étroite vallée où étaient installées les écuries de Piotr : une demi-douzaine de bâtiments peints en rouge, des enclos et des pâturages de belle herbe verte venue de la Terre. Cordelia vit bien des chevaux mais d’enfants, point. Soudain, elle aperçut Bothari qui sortait d’une écurie pour entrer dans une autre. Son appel, affaibli par la distance, parvint aux oreilles du couple. — Seigneur Miles ? — ô mon Dieu ! s’écria Cordelia. Pourvu qu’il ne soit pas en train de batifoler avec les chevaux de Piotr ! Crois-tu que cette tentative de réconciliation réussira, cette fois ? Juste parce que Miles marche enfin ? Aral fit preuve d’un optimisme raisonnable : — Mon père s’est montré poli hier pendant le dîner, se borna-t-il à faire observer. Cordelia accueillit ce commentaire par un haussement d’épaules. — Moi, je me suis montrée polie. Lui, c’est tout juste s’il ne m’a pas accusée de faire de ton fils un avorton rabougri en le condamnant à l’inanition. Si ce gosse aime mieux jouer avec ce qu’il a dans son assiette que le manger, qu’est-ce que j’y peux ? Faut-il ou non augmenter la dose d’hormones de croissance ? Moi, je nage ! Compte tenu de leur fragilité, Vaagen ne sait pas trop l’effet qu’elle peut avoir sur ses os. Aral eut un sourire ambigu. — Je n’ai pas trouvé géniale ton histoire de petits pois qui se déploient pour encercler le petit pain et exiger sa reddition. Tu aurais plutôt dû les présenter comme des soldats en uniforme vert. — Et toi, tu n’as pas à te vanter. Tu t’es mis à rire au lieu d’employer la manière forte pour l’obliger à manger comme l’aurait fait tout père qui se respecte. — Je n’ai pas ri. — Tes yeux riaient. Et il s’en est parfaitement rendu compte. Il te mène par le bout du nez. Plus ils se rapprochaient des bâtiments, plus l’odeur des chevaux et de leurs excréments se faisait pénétrante. Bothari réapparut. Il les aperçut et secoua négativement la main. — Je viens de trouver Elena dans le grenier. Je l’ai fait descendre. Elle m’a dit que le seigneur Miles n’était pas avec elle, mais qu’il n’est pas bien loin. Excusez-moi, milady. Quand il a parlé d’aller voir les chevaux, je n’ai pas compris qu’il voulait dire « immédiatement ». Mais ne vous inquiétez pas, je suis sûr que je ne vais pas tarder à le retrouver. — J’espérais que Piotr lui offrirait une promenade à cheval, soupira Cordelia. — Je croyais que tu n’aimais pas les chevaux ? — Je les ai en horreur. Mais je pensais que ça aurait pu inciter le vieil homme à lui parler comme à un être humain au lieu de rester à le dominer de toute sa taille comme une plante en pot. Et l’idée d’aller voir ces bestiaux imbéciles excitait tellement Miles ! Mais je n’aime pas trop traîner par ici. Cet endroit est tellement… tellement Piotr ! Archaïque, dangereux… Quand on parle du loup… Piotr sortit au même moment du vieux hangar servant d’entrepôt à matériel. Il tenait à la main une corde qu’il enroulait. — Ah ! Vous êtes là, fit-il avec détachement. (Cependant, il eut la bonne grâce de rejoindre son fils et sa belle-fille.) Je suppose que vous n’avez pas particulièrement envie de rendre visite à ma nouvelle pouliche. Il avait parlé sur un ton tellement neutre que Cordelia était incapable de dire s’il attendait qu’elle réponde oui ou non. Mais elle saisit au vol l’occasion qui se présentait. — Je suis sûre que Miles en serait ravi. — Mmm. Elle se tourna vers Bothari. — Vous devriez aller le… Mais le sergent, l’air épouvanté, regardait fixement quelque chose derrière elle. Elle fit volte-face. Un cheval, l’un des plus énormes de l’élevage, sortait au petit trot de l’écurie – sans bride, sans selle, sans licol ni aucune autre pièce de harnachement –, monté par un petit garçon, un nabot aux cheveux bruns qui se cramponnait à sa crinière : Miles, dont les traits aigus reflétaient un mélange d’exaltation et d’effroi ! Cordelia crut qu’elle allait se trouver mal. Piotr eut un cri horrifié : — Mon étalon ! L’étalon qui vient de m’être livré ! Les réflexes de Bothari jouèrent instantanément : il sortit son brise-nerfs. Mais il se figea sur place, ne sachant sur quoi tirer. Si le cheval écrasait son petit cavalier en tombant… — Eh ! Sergent, regarde ! lança Miles avec excitation. J’suis plus grand qu’toi ! Bothari s’élança au pas de course ; effrayé, le cheval fit un écart et prit le galop. —… et même que j’cours plus vite, tralala ! Les mots se bousculaient dans la bouche de Miles, ballotté au rythme des bonds de sa monture qui disparut derrière l’écurie. Les quatre adultes se ruèrent derrière elle. La voix de Miles s’était tue mais quand ils eurent tourné à l’angle du bâtiment, ils le virent étendu par terre. Le cheval, un peu plus loin, broutait des touffes d’herbe. Quand il les vit, il émit un reniflement méfiant, releva la tête en dansant d’un pied sur l’autre, puis se remit à son festin. Cordelia se laissa tomber à genoux à côté de Miles qui se dressait déjà sur son séant en lui faisant signe de le laisser tranquille. Il était pâle et sa main gauche était plaquée sur son bras droit. Cordelia ne savait que trop ce que cela voulait dire : il avait mal. — T’as vu, sergent ? dit-il d’une voix pantelante. Je peux monter à cheval. Je peux ! Piotr, qui allait récupérer son cheval, s’immobilisa et tourna la tête vers l’enfant. — Je ne voulais pas dire que vous n’en étiez pas capable, répliqua le sergent sur un ton bougon, mais que vous n’en aviez pas la permission. — Oh ! — Il est cassé ? Bothari tendait le menton vers le bras de Miles. — Ouais, fit celui-ci dans un soupir. Les larmes lui brouillaient les yeux, mais il serrait les dents pour que sa voix ne tremble pas malgré la douleur. Bothari remonta la manche de Miles et lui palpa l’avant-bras. L’enfant étouffa une plainte. — Voilà… (Le sergent exerça une traction sur le membre, puis une torsion pour remettre l’os en place. Cela fait, il sortit de sa poche un manchon en plastique dont il entoura le bras de Miles du coude au poignet.) Ça le maintiendra jusqu’à ce que le docteur vienne s’en occuper. — Vous auriez peut-être mieux fait de laisser cet affreux cheval dans son conteneur, dit Cordelia à Piotr. — Il n’est pas affreux, protesta Miles en se mettant péniblement debout. C’est le plus super. — Ah, bon ? Tu trouves ? grommela Piotr. Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? Tu aimes les alezans ? — C’est lui qui court le plus vite, expliqua gravement Miles. La réponse fit visiblement impression sur Piotr : il paraissait ne pas en revenir. — Tu as raison, convint-il. De tous ceux que je dresse, c’est en lui que je place le plus d’espoirs. Tu aimes les chevaux ? — Ils sont hyper-chouettes. — Je n’ai jamais réussi à intéresser vraiment ton père à eux. Piotr décocha un regard noir à Aral. Dieu en soit loué ! se dit Cordelia. — J’suis sûr qu’à cheval j’pourrais aller aussi vite que n’importe qui. — J’en doute, si c’est un exemple de ton savoir-faire que tu viens de nous donner, rétorqua sèchement Piotr. Si tu veux monter, il faut que tu montes bien. — Apprenez-moi, répliqua instantanément Miles. Les sourcils de Piotr s’arquèrent. Il lança un coup d’œil à Cordelia et un sourire torve lui releva les lèvres. — Il faudrait d’abord que ta mère m’en donne la permission. Il pivota sur ses talons non sans une certaine satisfaction : connaissant l’aversion invétérée de Cordelia pour l’espèce équine, il était tranquille ! La jeune femme se mordit la langue pour refouler le Il faudrait d’abord me passer sur le corps ! qui lui montait aux lèvres tandis que les pensées se bousculaient dans sa tête. Il y avait un message muet dans le regard intense qu’Aral rivait sur elle, mais elle était incapable de le déchiffrer. Piotr avait-il imaginé un nouveau moyen d’essayer de tuer Miles ? Le faire monter pour qu’il tombe et que son cheval le piétine sous ses sabots, le massacre ? Ou qu’il meure d’épuisement ? Néanmoins… Elle se trouvait devant un dilemme : accepter le risque ou choisir la sécurité. Au cours des derniers mois, depuis que Miles était enfin capable d’effectuer un large éventail de mouvements, elle vivait en pleine panique à force d’essayer de l’empêcher de se faire du mal. Et lui, de son côté, passait son temps à faire en sorte d’échapper à cette surveillance de tous les instants. Si ce combat devait se poursuivre, l’un des deux allait devenir fou. Si elle ne pouvait dresser une barrière infranchissable qui mettrait Miles à l’abri des aléas, peut-être la solution était-elle de lui apprendre à vivre dangereusement. Déjà, il était à peu près exclu qu’il se noie. Elle lisait dans les grands yeux gris de son fils une supplication désespérée, une imploration si ardente qu’elle aurait pu faire fondre de l’acier. Je me battrais contre le monde entier pour toi, mais je veux bien être damnée si je sais comment te protéger de toi-même. Eh bien, soit ! Vas-y, mon chéri. — C’est d’accord, dit-elle. À condition que le sergent t’accompagne. Bothari lui lança un regard horrifié. Aral, les yeux scintillants, se frotta le menton. Piotr était manifestement sidéré que son coup de bluff ait fait long feu. — Génial ! s’exclama Miles. J’peux avoir mon cheval à moi ? J’peux avoir celui-là ? — Ah, non ! Celui-là, il n’en est pas question ! s’écria Piotr avec indignation. (Mais, capitulant, il ajouta :) Un poney, à la rigueur. — Un cheval, insista Miles en regardant son grand-père droit dans les yeux. Du coup, Cordelia se rendit compte qu’ils venaient d’entrer dans la phase de la renégociation, le réflexe classique déclenché dans tous les pourparlers par la plus minime concession faite par l’un des interlocuteurs en présence. Il faudrait confier à Miles la tâche de conclure des traités avec les Cetagandans ! Elle se demanda combien de chevaux il finirait par obtenir. — C’est ça, un poney, dit-elle, apportant à son beau-père un appui dont ce dernier ne comprenait pas encore à quel point il allait lui être nécessaire. Un gentil poney. Un gentil petit poney. Piotr pinça les lèvres et lui décocha un regard de défi, puis dit à Miles : — Tu pourras peut-être en avoir un en récompense. Mais il faut d’abord que tu le mérites en te montrant bon élève. — J’peux commencer tout de suite ? — Quand ton bras sera réparé, dit Cordelia avec fermeté. — J’vais quand même pas attendre qu’il soit guéri, non ? — Ça t’apprendra à ne pas courir partout en cassant tout. Piotr considéra Cordelia entre ses paupières mi-closes. — En fait, pour se mettre correctement au dressage, on commence par faire trotter le cheval à la longe. Et interdit de se servir de ses bras tant qu’on n’a pas acquis son assiette ! — Et quoi encore ? Lorsque Cordelia les quitta pour se mettre en quête du médecin personnel qui accompagnait le cirque ambulant – pardon : l’entourage – du seigneur régent, Piotr avait réussi à amadouer son cheval (avec une indéniable efficacité, bien qu’elle se demandât si les sucres qu’il avait dans ses poches n’étaient pas de la triche) et il était déjà en train d’expliquer à Miles comment transformer en longe une simple corde, de quel côté du cheval il faut se tenir et dans quelle direction on doit regarder quand on le guide. L’enfant, qui lui arrivait à peine à la taille, les yeux levés vers lui, l’air passionné, buvait ses paroles. — On fait le pari pour dire qui traînera qui au bout de ce licol à la fin de la semaine ? murmura Aral à l’oreille de Cordelia. — Un pareil pari serait totalement irréaliste. Il faut bien dire que les mois que Miles a passés immobilisé dans cette affreuse armature dorsale lui ont appris à jouer de son charme. Ce qui est, à long terme, la manière la plus efficace de dominer ceux qui vous entourent et, par conséquent, de leur imposer sa volonté. Je suis heureuse qu’il n’ait pas choisi la stratégie de la pleurnicherie. C’est le petit monstre le plus autoritaire que j’aie jamais rencontré, mais il s’arrange pour qu’on ne s’en aperçoive pas. — Je ne pense pas que le comte ait l’ombre d’une chance, convint Aral. Ces mots arrachèrent un sourire à Cordelia, qui reprit son sérieux et dévisagea Vorkosigan. — Lorsque la section explorastro de Beta accordait un congé à mon père et qu’il rentrait à la maison, nous fabriquions, lui et moi, des maquettes de planeurs. Pour les faire voler, il y avait deux conditions nécessaires et suffisantes. La première était de courir pour leur donner de l’élan, la seconde de les lâcher pour qu’ils s’envolent. (Elle soupira.) Le plus dur, c’était de savoir quel était le moment précis où il fallait les lâcher. Piotr, son cheval, Bothari et Miles entraient à présent dans l’écurie. À en juger par ses gesticulations, Miles posait des questions à une vitesse de mitrailleuse. Aral prit sa femme par la main pour grimper la colline. — Je crois qu’il montera rudement haut, cher capitaine.