1 Les candidats à l’attentat suicide sont faciles à repérer. Les indices qui trahissent leurs intentions sont nombreux. Essentiellement parce qu’ils sont nerveux. Par définition, ils font tous ça pour la première fois. C’est au contre-espionnage israélien qu’on doit le manuel anti-attentat suicide. Il nous explique à quoi nous devons faire attention. À partir d’observations pragmatiques et d’analyses psychologiques, ses auteurs ont établi une liste de comportements ayant valeur d’indicateurs. Un capitaine de l’armée israélienne m’a fait apprendre cette liste par cœur, il y a vingt ans. Il ne jurait que par elle. Je ne jurai donc que par elle moi aussi, parce qu’à l’époque, j’avais été détaché de mon unité pour un stage de trois semaines en Israël, stage que je passai à Jérusalem, dans les Territoires occupés, au Liban et parfois même en Syrie ou en Jordanie – trois semaines où j’avais été la plupart du temps à un mètre de son épaule, dans des bus, dans des magasins, au milieu de la foule de la rue. Constamment aux aguets, constamment sur mes gardes. Vingt ans plus tard, je connais toujours cette liste par cœur. Et je suis toujours aux aguets. Pure habitude. D’une autre bande de types, j’ai appris un autre mantra : « Regarde au lieu de voir, écoute au lieu d’entendre. Plus tu le feras, plus longtemps tu vivras. » La liste comporte douze points, si le suspect est un homme. Onze, si c’est une femme. La différence ? Rasé de près. Les auteurs d’attentats suicides de sexe masculin se coupent la barbe. Pour mieux se fondre dans la foule. Ça les rend moins suspects. Résultat, ils ont le bas du visage plus pâle que le haut. Pas d’exposition au soleil. Mais je ne m’intéressais pas à l’aspect rasage. Je partais de la liste en onze points. C’était une femme que je regardais. Nous étions dans le métro de New York. Ligne 6, omnibus de Lexington Avenue, direction nord, 2 heures. J’étais monté à Bleecker Street, à l’extrémité sud du quai, dans une voiture presque vide : en tout, cinq passagers. Les voitures du métro donnent l’impression d’être petites et intimes quand elles sont pleines. Quand elles sont vides, elles paraissent vastes et caverneuses, des espaces de solitude. De nuit, les lumières font l’effet d’être plus chaudes et plus brillantes, alors que ce sont les mêmes que pendant la journée. Il n’y a qu’un éclairage. J’étais vautré sur deux places, non loin d’une porte, côté voie. Les autres passagers étaient tous derrière moi, sur les bancs latéraux, de profil, loin les uns des autres, le regard perdu de l’autre côté de la voiture, trois à gauche et deux à droite. La voiture portait le numéro 7622. Une fois, sur cette même ligne 6, j’avais fait huit stations en compagnie d’un cinglé qui parlait de la voiture dans laquelle nous étions avec le genre d’enthousiasme que les trois quarts des hommes réservent aux femmes et au sport. Je savais donc que la voiture 7622 était du modèle R142A, le plus récent sur le réseau de New York, qu’elle avait été construite à Kobe par Kawasaki, amenée par bateau, transportée du port par camion jusqu’au triage de la 207e Rue, puis déposée à la grue sur ses rails avant d’être soumise à des essais au centre de la 108e Rue. Je savais qu’elle pouvait rouler pendant plus de trois cent mille kilomètres sans révision majeure. Je savais que son système d’annonce automatisé donnait ses instructions en utilisant une voix masculine, et ses informations avec une voix féminine, coïncidence qui n’en était pas une car les patrons du réseau de transport croyaient qu’une telle division du travail était psychologiquement plus efficace. Je savais que les voix étaient celles de la chaîne Bloomberg, mais dataient de plusieurs années avant que Mike ne devienne maire. Je savais qu’il y avait six cents R142A sur les voies et que chacune mesurait quinze mètres de long et un peu plus de deux mètres cinquante de large. Je savais que la voiture sans poste de pilotage dans laquelle j’avais alors été et me trouvais aussi maintenant était conçue pour transporter quarante personnes assises et jusqu’à cent quarante-huit debout. Le cinglé avait été très précis dans ses informations. Je voyais par moi-même que les sièges étaient en plastique bleu de la même nuance qu’un ciel d’été au crépuscule ou que les tenues des officiers de l’armée de l’air britannique. Je voyais aussi que les parois étaient en fibre de verre moulé avec un revêtement anti-graffiti et que des bandes publicitaires couraient tout le long de la voiture, à la jonction des parois et du toit. Je voyais encore des affichettes vantant les mérites d’une émission de télévision, d’une école de langues, de diplômes universitaires faciles à décrocher et d’occasions à saisir pour gagner beaucoup d’argent. Il y avait aussi un conseil que me donnait la police : Si tu vois quoi que ce soit de suspect, dis quelque chose. La personne la plus proche de moi était une Hispanique. Elle était assise de l’autre côté de la voiture, à ma gauche, après les portes, toute seule sur une banquette prévue pour huit personnes, mais pas au milieu. Petite, elle devait avoir entre trente et cinquante ans et paraissait très fatiguée et crever de chaud. Elle portait un sac de supermarché usé au poignet, et elle regardait la place vide devant elle avec des yeux trop épuisés pour voir quoi que ce soit. Sur la banquette en face – mais un peu plus loin, à environ un mètre – se trouvait un homme, lui aussi seul sur sa banquette à huit places. Il aurait pu être originaire des Balkans ou de la région de la mer Noire. Cheveux foncés, visage profondément ridé. Musclé, mais usé par le travail et les intempéries. Les pieds bien à plat, il se tenait penché en avant, coudes appuyés sur les genoux. Pas endormi, mais pas loin. En animation suspendue, attendant son heure, se balançant avec les mouvements de la rame. Il devait avoir dans les cinquante ans et portait des vêtements beaucoup trop jeunes pour lui. Un jean baggy qui descendait à mi-mollet, un tee-shirt de la NBA avec le nom d’un joueur de basket qui ne me disait rien. La troisième personne était une femme que j’aurais bien vue venir d’Afrique de l’Ouest. Elle était sur la gauche, non loin des portes centrales. Fatiguée, inerte. Sa peau noire prenait un aspect poudreux et gris dans la lumière crue de la voiture. Elle portait une robe en batik très coloré et un carré de tissu assorti autour de la tête. Elle avait les yeux fermés. Je connais raisonnablement bien New York. Je me considère comme un citoyen du monde, je vois New York comme la capitale du monde et peux donc déchiffrer la ville tout comme un Anglais peut déchiffrer Londres et un Français Paris. Ses habitudes me sont familières, mais pas jusqu’à l’intimité. Il était cependant facile de deviner que trois personnes de ce genre déjà assises dans une rame de la ligne 6 au sud de Bleeker en pleine nuit étaient des techniciens de surface nettoyant les bureaux, ou des employés travaillant dans des restaurants de Chinatown ou de Little Italy. Sans doute se rendaient-elles à Hunts Point, dans le Bronx, voire jusqu’à Pelham Bay, n’attendant que de pouvoir voler quelques heures d’un sommeil agité avant d’entamer d’autres journées sans fin. Les quatrième et cinquième passagers étaient différents. Le cinquième était un homme. Il avait… disons mon âge, et était placé à quarante-cinq degrés sur un siège de deux personnes, en diagonale par rapport à moi, tout au bout de la voiture. Habillé décontracté, mais pas bon marché. Pantalon en coton et chemise de golf. Il était réveillé. Il regardait quelque part devant lui, mais ses yeux changeaient et se rétrécissaient constamment, comme s’il était en alerte et réfléchissait. Ils me rappelaient ceux d’un joueur de base-ball. Ils avaient quelque chose de rusé, de malin et de calculateur. Mais c’était le passager no 4 que je regardais. Si tu vois quoi que ce soit de suspect, dis quelque chose. Elle était assise côté droit de la voiture, toute seule sur la dernière banquette de huit, à mi-chemin, en gros, de l’Africaine de l’Ouest épuisée et de l’homme aux yeux de joueur de base-ball. Blanche, la quarantaine, rien de spécial. Elle avait les cheveux noirs, bien coupés mais sans recherche et trop uniformément noirs pour ne pas être teints. Elle était entièrement habillée de noir. Je la voyais relativement bien. La position du type assis coudes sur les genoux, penché en avant, laissait un vide dans son dos et ma vue n’était gênée que par la forêt des barres verticales en acier inoxydable. La vue n’était pas parfaite, mais assez bonne pour déclencher l’alarme à chacun des onze points de la liste. Les petites lumières s’allumaient comme les cerises sur une machine à sous de Las Vegas. D’après les services du contre-espionnage israélien, c’était une candidate à l’attentat suicide que je regardais. 2 Je rejetai tout de suite cette idée. Pas sur des critères raciaux. Les Blanches sont tout aussi capables de folie que les autres femmes. Je la rejetai pour manque de vraisemblance tactique. Ce n’était pas la bonne heure. Le métro de New York constitue une cible de choix pour un attentat suicide. La ligne 6 est aussi bonne qu’une autre, voire meilleure que la plupart des autres. Elle compte un arrêt sous la gare de Grand Central. Huit heures ou 18 heures, une voiture bondée, quarante passagers assis, cent quarante-huit debout, on attend que les portes s’ouvrent sur des quais noirs de monde et on appuie sur le bouton. Une centaine de morts, plusieurs centaines de blessés graves, panique générale, dégâts importants aux infrastructures, éventuellement un incendie, une des plus grandes correspondances du réseau de New York paralysée pendant des jours, sinon des semaines, et la confiance peut n’être jamais vraiment rétablie. Résultat significatif pour des gens dont l’esprit fonctionne d’une manière qui nous échappe à peu près complètement. Oui, mais pas à 2 heures. Pas dans une voiture ne comptant que six passagers. Pas quand les quais du métro de Grand Central ne sont encombrés que de débris errants, gobelets en carton, papiers gras et vieux SDF étalés sur des bancs. La rame s’arrêta à Astor Place. Les portes s’ouvrirent avec un sifflement. Personne ne monta. Personne ne descendit. Les portes se refermèrent avec un bruit sourd, les moteurs gémirent et la rame repartit. Les clignotants restèrent allumés. Le premier sautait aux yeux : la tenue vestimentaire n’était pas appropriée. À l’heure actuelle, les ceintures explosives sont aussi au point que les gants de base-ball. Prenez un morceau de toile solide de quatre-vingt-dix centimètres sur soixante, pliez-le une fois en longueur et vous aurez un sac circulaire continu de trente centimètres de profondeur. Entourez-en la taille du kamikaze et cousez-la dans son dos. Fermetures zip ou boutons pression peuvent faire réfléchir à deux fois. Bourrez cette ceinture de bâtons de dynamite, branchez-les à un détonateur sis au milieu de clous et de billes de roulement, fermez le tout et ajoutez des bretelles improvisées pour supporter le poids. Parfaitement efficace, mais passablement volumineux. La seule manière de dissimuler tout ça : un vêtement trop grand, genre parka matelassée. Jamais d’actualité au Moyen-Orient, plausible à New York disons… trois mois par an. Mais nous étions en septembre et il faisait une chaleur estivale – et quatre degrés de plus dans le métro. J’étais en tee-shirt. La passagère no 4 portait un anorak North Face noir, boursouflé, brillant, un peu trop grand pour elle et zippé jusqu’au menton. Si tu vois quelque chose de suspect, dis quelque chose. Je laissai tomber le deuxième point des onze. Pas immédiatement applicable. Il dit en effet : démarche de type robot. Valable à un check-point, sur un marché bourré de monde, devant une église ou une mosquée, mais pas dans le cas d’un suspect assis dans un transport public. Les kamikazes marchent comme des robots non pas parce qu’ils sont extatiques à l’idée de leur martyre imminent, mais parce qu’ils portent vingt kilos de plus que d’habitude, que leurs bretelles improvisées leur mordent les épaules et qu’ils sont drogués. La tentation du martyre a ses limites. La plupart des kamikazes sont des simplets et des brutes, avec un morceau de pâte d’opium brut entre la gencive et la joue. Nous le savons parce que les ceintures de dynamite, quand elles explosent, produisent une onde de choc en forme de doughnut qui remonte le buste en une fraction de seconde et détache bien proprement la tête des épaules. Nous n’avons pas la tête vissée au torse. Elle tient où elle est grâce à la gravité, simplement retenue par la peau, les muscles, les tendons et les ligaments, tous ancrages biologiques inconsistants qui ne sont pas vraiment de taille face à la violence d’une explosion chimique. Mon mentor israélien m’avait expliqué que la meilleure manière de déterminer si une attaque à l’air libre était le résultat d’un attentat suicide plutôt que celui d’une voiture piégée ou d’une bombe dans un paquet était de fouiller les lieux dans un rayon de vingt à trente mètres autour du point zéro et d’y chercher une tête humaine tranchée, qui a alors toutes les chances d’être curieusement intacte, morceau d’opium dans la bouche compris. La rame s’arrêta à Union Square. Personne ne descendit. Personne ne monta. Des tourbillons d’air brûlant venus du quai luttèrent un instant contre la climatisation de la voiture. Puis les portes se refermèrent et le convoi repartit. Les points trois à six sont autant de variations sur le thème de la subjectivité : irritabilité, transpiration, tics, comportement nerveux. Même si, à mon avis, la transpiration a autant de chances d’être provoquée par un excès de chaleur que par l’angoisse. Il y a les vêtements inappropriés, mais aussi la dynamite. La dynamite, c’est de la pulpe de bois qui a trempé dans de la nitroglycérine avant d’être moulue en bâtonnets. La pulpe de bois est un excellent isolant thermique. La transpiration est donc naturelle. En revanche, l’irritabilité, les tics et le comportement nerveux sont des indications de valeur. Parce qu’ils vivent les derniers et délirants instants de leur vie, ces gens-là sont morts d’anxiété, ont peur de souffrir et sont abrutis de narcotiques. Ils sont irrationnels par définition. Qu’ils croient absolument, en partie ou pas du tout au paradis, à des rivières de lait et de miel, à de verts et luxuriants pâturages, à des vierges, qu’ils soient poussés par la contrainte idéologique ou par les attentes de leurs pairs ou de leurs familles, ils se rendent soudain compte qu’ils y sont jusqu’au cou et qu’il n’y a pas moyen de faire marche arrière. Les grands discours où l’on crâne dans les réunions clandestines sont une chose. L’action en est une autre. D’où la panique qu’on réprime, avec tous ses signes visibles. La passagère no 4 les montrait tous. Elle avait exactement l’air d’une femme qui sent la fin de sa vie approcher, aussi sûrement et définitivement que le train approchait de la fin de la ligne. D’où le point sept : la respiration. Elle haletait d’un halètement bas et contrôlé – inspirer, expirer, inspirer, expirer. Cela rappelait la technique pour lutter contre les douleurs de l’accouchement, ou la réaction qu’on a devant un choc épouvantable, ou encore l’effort ultime et désespéré que l’on fait pour ne pas hurler de peur, d’angoisse, de terreur. Inspirer, expirer, inspirer, expirer. Point huit : les kamikazes sur le point de passer à l’action regardent fixement devant eux. Personne ne sait pourquoi, mais les enregistrements vidéo et les témoignages des survivants concordent tous sur ce point. Les kamikazes regardent droit devant eux. Peut-être est-ce parce qu’ils se sont monté le bourrichon jusqu’au bout et craignent une intervention. Peut-être est-ce que, comme les chiens et les chats, ils se disent que s’ils ne voient personne, personne ne les voit. Peut-être est-ce parce qu’un dernier lambeau de conscience les empêche de regarder les gens qu’ils sont sur le point de détruire. Personne ne sait pourquoi, mais tous le font. La passagère no 4 le faisait elle aussi. Indiscutablement. Elle regardait si intensément la vitre en face d’elle qu’on s’attendait presque à ce qu’elle y fasse un trou. Points un à huit : positifs. Je changeai de position sur mon siège. Puis je m’arrêtai. L’idée était tactiquement absurde. L’heure ne collait pas. Puis je la regardai de nouveau. Et bougeai à nouveau. Parce que les points neuf, dix et onze étaient tous présents et positifs, et que ce sont les plus importants de tous. 3 Point neuf : prières marmonnées. À ce jour, toutes les attaques connues ont été inspirées, motivées, validées ou suivies de près par une religion, presque exclusivement l’islamique, et les Musulmans ont coutume de prier en public. Les témoins qui ont survécu parlent de longues incantations, de formules répétées sans fin et plus ou moins audibles, mais toujours avec les lèvres qui remuent de façon visible. Et la passagère no 4 y allait à fond. Sous ses yeux au regard fixe, ses lèvres bougeaient, lancées dans une récitation longue, haletante et rituelle qui paraissait se répéter toutes les vingt secondes ou presque. Peut-être se présentait-elle déjà à la divinité, quelle qu’elle soit, qu’elle espérait trouver de l’autre côté. Peut-être essayait-elle de se convaincre qu’il y avait vraiment une divinité, et un autre côté. La rame s’arrêta à la 23e Rue. Les portes s’ouvrirent. Personne ne descendit. Personne ne monta. J’aperçus les panneaux de sortie en rouge, au-dessus du quai : 22e Rue et Park Avenue, angle nord-est, ou 23e Rue et Park, angle sud-est. Une longueur de trottoir à Manhattan sans intérêt particulier, mais soudain des plus séduisantes. Je restai sur mon siège. Les portes se refermèrent. La rame repartit. Point dix : un grand sac. La dynamite est un explosif stable tant qu’elle est de fabrication récente. Elle ne se déclenche pas accidentellement. Elle a besoin de détonateurs. Les détonateurs sont branchés par fil à une source d’énergie électrique avec interrupteur. Les gros déclencheurs de dynamite à piston des westerns d’antan combinaient les deux. La poignée comportait une dynamo qu’il fallait faire tourner, comme pour un téléphone de campagne, après quoi on appuyait sur un déclencheur. Pas très pratique en usage portable. Dans la formule portable, il faut une batterie et pour un mètre linéaire de charge explosive, un ampérage et un voltage d’importance. Les piles AA développent un volt et demi : c’est faible. Et insuffisant, d’après le manuel. Une batterie de neuf volts vaut mieux, et pour avoir assez de jus, les piles de la taille d’une boîte de soupe qui vont dans les lampes torches les plus sérieuses sont recommandées. Mais elles sont trop grosses et trop lourdes pour être mises dans une poche, d’où le sac. On place la batterie au fond, des fils en sortent et la raccordent à l’interrupteur, puis ils passent par un trou discret à l’arrière du sac et se glissent sous l’ourlet du vêtement inapproprié. La passagère no 4 portait sur les genoux un sac de style urbain, noir, la lanière sur une de ses épaules. À la manière dont la toile raide gonflait et s’affaissait, il paraissait sinon vide, du moins ne contenir qu’un seul objet, mais lourd. La rame s’arrêta à la 28e Rue. Les portes s’ouvrirent. Personne ne descendit. Personne ne monta. Les portes se refermèrent et la rame repartit. Point onze : les mains dans le sac. Ce point onze, il y a vingt ans, venait juste d’être rajouté. La liste, auparavant, n’en comportait que dix. Mais les choses changent. Action, réaction. Les forces de sécurité israéliennes et les membres les plus courageux de la société civile avaient adopté une tactique nouvelle. Si les soupçons étaient éveillés, il ne fallait pas courir. C’est de toute façon inutile. On ne peut pas courir plus vite que les éclats d’une explosion. Au lieu de cela, il fallait prendre le suspect dans une étreinte désespérée. Une étreinte qui lui clouait les bras le long du corps. Pour l’empêcher d’atteindre l’interrupteur. Plusieurs attaques avaient été mises en échec de cette façon. De nombreuses vies avaient été sauvées. Mais les terroristes avaient appris. On leur donne maintenant pour instruction de garder tout le temps le pouce sur l’interrupteur, ceci afin de rendre l’étreinte inopérante. L’interrupteur est dans le sac, à côté de la batterie. D’où les mains dans le sac. La passagère no 4 avait les mains dans son sac. Le rabat était replié et tout plissé entre ses poignets. Le train s’arrêta à la 33e Rue. Les portes s’ouvrirent. Personne ne descendit. Sur le quai, une voyageuse solitaire hésita, puis obliqua à droite et monta dans la voiture suivante. Je tournai la tête et, par la petite fenêtre, la vis qui s’installait près de moi. Séparée par deux parois et le vide de l’attelage entre les voitures. J’aurais voulu lui faire signe de s’éloigner. Elle aurait eu davantage de chance de s’en sortir à l’autre bout de la voiture. Mais je n’en fis rien. Nous n’étions pas en contact oculaire et de toute façon, elle m’aurait ignoré. Je connais New York. Des gestes fous à bord d’un métro à une heure pareille n’ont aucune crédibilité. Les portes restèrent ouvertes légèrement plus longtemps que d’habitude. Pendant une brève seconde de folie, j’envisageai de faire sortir tout le monde. Mais je n’en fis rien. L’affaire aurait tourné à la farce. Surprise, incompréhension, peut-être les barrières de la langue. Je n’étais même pas sûr de connaître le mot espagnol pour « bombe ». Bomba, peut-être ? Ou alors… ça ne voulait pas dire « ampoule » ? Un cinglé en train de délirer sur des ampoules électriques n’aurait aidé personne. Non, une ampoule électrique se dit bombilla, me semblait-il. Peut-être. Possible. Mais je ne connaissais pas un mot, c’était certain, des langues balkaniques. Ni non plus aucun dialecte d’Afrique de l’Ouest. Cela dit, la femme en robe de batik parlait peut-être français. Une partie de l’Afrique de l’Ouest est francophone. Et je parle français. Une bombe. La femme là-bas a une bombe sous son manteau1. La Noire en robe de batik aurait pu comprendre. Ou comprendre le message par un autre moyen et se contenter de nous suivre. Si elle se réveillait à temps. Si elle ouvrait les yeux. Finalement, je restai assis là où j’étais. Les portes se refermèrent. La rame repartit. Je dévisageai la passagère no 4. Me représentai son pouce mince et pâle sur le bouton caché. Bouton qui sortait sans doute d’un magasin Radio Shack. Un composant anodin pour bricoleur. Un dollar et demi, à tout casser. Je me représentai les fils emmêlés, rouges et noirs, maintenus par de l’adhésif, des agrafes, n’importe quoi. Un gros câble de détonateur qui sort du sac, celui-ci bien glissé sous le manteau, et relié à douze ou vingt charges disposées en un long linéaire de mort. L’électricité se déplace à une vitesse proche de celle de la lumière. La dynamite est d’une puissance incroyable. Dans un environnement clos comme celui d’une voiture de métro, la seule onde de choc nous réduirait tous en chair à pâté. Les clous et les billes ne serviraient strictement à rien. Comme des balles dans une crème glacée. De nous, il ne resterait pas grand-chose. Des fragments d’os, peut-être, de la taille de pépins de raisin. Éventuellement l’étrier et l’enclume de l’oreille interne en sortiraient-ils entiers. Ce sont les os les plus petits du corps humain et donc, statistiquement, les plus à même d’échapper au nuage de clous et de billes. Je regardai fixement la femme. Aucun moyen de l’approcher. J’étais à une dizaine de mètres d’elle. Elle avait déjà le pouce sur le bouton. Les contacteurs de laiton bon marché étaient séparés par un intervalle d’un demi-centimètre, quelque chose comme ça, ce minuscule écart se réduisant et augmentant par fractions au rythme de ses battements cardiaques et du tremblement de son bras. Elle était disposée à tirer sa révérence, moi pas. La rame poursuivait sa route cahotante, dans sa symphonie caractéristique de bruits. Hululement de l’air repoussé dans le tunnel, coups sourds et claquements des joints d’expansion et des tampons, frottement du contacteur sur le rail électrique, gémissement des moteurs, séquences de grincements des voitures oscillant l’une après l’autre dans les courbes, le fer mordant le fer. Où allait-elle ? Sous quoi passait la ligne 6 ? Un immeuble pouvait-il s’écrouler du seul fait de l’explosion d’une bombe humaine ? Je ne le pensais pas. Où trouvait-on encore des rassemblements humains d’importance à 2 heures ? Les endroits n’étaient pas nombreux. Dans des boîtes de nuit, peut-être, mais nous avions laissé la plupart d’entre elles derrière nous, et jamais on ne l’aurait laissée franchir le cordon de velours, de toute façon. Je continuai de l’examiner attentivement. Trop attentivement. Elle le sentit. Elle tourna la tête, lentement, en douceur, comme dans un mouvement programmé à l’avance. Et me regarda droit dans les yeux à son tour. Nos regards se croisèrent. Son visage se transforma. Elle savait que je savais. 1 En français dans le texte original. (Toutes les notes sont du traducteur.) 4 Nous nous regardâmes ainsi pendant presque dix secondes. Puis je me levai. M’arc-boutai contre les mouvements du convoi et avançai d’un pas. À dix mètres, de toute façon, je serais tué. Je ne risquais pas d’être davantage mort en étant plus proche. Je passai devant l’Hispanique à ma gauche. Devant le type au tee-shirt de la NBA à ma droite. Devant l’Africaine de l’Ouest sur ma gauche. Elle avait les yeux toujours fermés. Je m’agrippais aux montants verticaux, droite, gauche, droite, en oscillant à chaque fois. La passagère no 4 ne me lâcha pas des yeux d’un bout à l’autre, effrayée, haletante, marmonnant. Ses mains restèrent dans le sac. Je m’arrêtai à deux mètres d’elle. — Je souhaite vivement me tromper, lançai-je. Elle ne répondit pas. Ses lèvres frémirent. Ses mains bougèrent sous l’épaisse toile noire du sac. Le gros objet à l’intérieur se déplaça légèrement. — Montrez-moi vos mains, dis-je. Elle ne répondit pas. — Je suis flic, repris-je en mentant. Je peux vous aider. Elle ne répondit pas. — Nous pouvons parler. Elle ne répondit pas. Je lâchai les barres et restai les bras ballant. Ça me rendit plus petit. Moins menaçant. Un type ordinaire. Je restai aussi immobile que me le permettaient les mouvements du convoi. Sans rien faire. Je n’avais pas le choix. Elle n’aurait besoin que d’une fraction de seconde. Moi, de beaucoup plus. Sauf qu’il n’y avait absolument rien à faire. J’aurais pu m’emparer de son sac et tenter de le lui arracher. Mais il était retenu à son corps par une bandoulière en coton tissé serré. Comme les tuyaux des lances à incendie. Délavée, artificiellement vieillie et pré-détendue comme le sont les tissus neufs de nos jours, néanmoins très résistante. J’aurais fini par la virer de son siège et la faire tomber par terre. À ce détail près que je n’aurais même pas eu le temps de l’approcher. Elle aurait appuyé sur le bouton avant que ma main ait fait la moitié du chemin. J’aurais pu tenter de soulever le sac et de glisser mon autre main dessous pour arracher le cordon des détonateurs. Sauf que pour lui laisser sa liberté de mouvement, le cordon devait avoir une certaine longueur et qu’il m’aurait fallu lui faire décrire un arc de près de un mètre avant de sentir un début de résistance. Et qu’à ce moment-là, elle aurait déjà appuyé sur le bouton – ne serait-ce que sous l’effet involontaire du choc. J’aurais aussi pu attraper sa veste et essayer d’arracher les fils. Mais il y avait une belle épaisseur de duvet entre moi et les fils. Une enveloppe de Nylon glissante. Pas la moindre prise tactile possible. Aucun espoir. J’aurais enfin pu tenter de la neutraliser. La frapper violemment à la tête, l’assommer d’un seul coup de poing, instantanément. J’ai beau être rapide, un bon swing balancé à un mètre quatre-vingts de distance m’aurait pris une demi-seconde ou presque. Elle n’avait, elle, qu’à déplacer son pouce de cinq ou six millimètres. Elle y serait arrivée avant moi. — Puis-je m’asseoir ? lui demandai-je. À côté de vous ? — Non, répondit-elle. Ne vous approchez pas. Ton neutre, sans timbre. Aucun accent évident. Une Américaine, mais qui aurait pu être de n’importe où. De près, elle n’avait l’air ni hagarde, ni détraquée. Seulement résignée, grave, effrayée et fatiguée. Elle me regardait avec la même intensité qu’elle avait regardé la fenêtre en face d’elle. Elle avait l’air parfaitement bien réveillée et alerte. Je me sentis examiné de la tête aux pieds. Je ne pouvais plus bouger. Je ne pouvais rien faire. — Il est tard, dis-je. Vous devriez attendre l’heure de pointe. Elle ne répondit pas. — Dans six heures. Ça marchera nettement mieux à ce moment-là. Ses mains bougèrent dans le sac. — Pas maintenant. Elle ne dit rien. — Juste une. Montrez-moi juste une de vos mains. Vous n’avez pas besoin d’avoir les deux là-dedans. La rame ralentit brutalement. Je vacillai en arrière, puis en avant et m’agrippai à la barre proche du plafond. J’avais les mains moites. L’acier me parut brûlant. On arrive à Grand Central, me dis-je. Mais non. Je regardai par les fenêtres, m’attendant à voir des lumières et un carrelage blanc, mais ne vis que la vague lueur diffusée par une veilleuse bleue. Nous étions arrêtés dans le tunnel. Problème d’entretien, ou de signalisation. Je me retournai. — Montrez-moi une main, répétai-je. La femme ne répondit pas. Elle regardait ma taille. Parce que j’avais levé les bras pour m’agripper, mon tee-shirt était remonté et la cicatrice de mon bas-ventre était visible au-dessus de la ceinture de mon pantalon. Bourrelet de peau blanc, dur et bosselé. Avec des points maladroits et grossiers, comme dans un dessin animé. Éclat de bombe suite à l’explosion d’un camion piégé à Beyrouth, il y avait longtemps. Je me trouvais à cent mètres de l’attentat. J’étais à quatre-vingt-dix-neuf mètres de moins de la femme sur la banquette. Elle continuait à regarder fixement la cicatrice. La plupart des gens me demandent comment c’est arrivé. Je n’avais pas envie qu’elle le fasse. Je n’avais pas envie de parler bombes. Pas avec elle. — Montrez-moi une main, repris-je. — Pourquoi ? — Vous n’avez pas besoin d’avoir les deux là-dedans. — Dans ce cas, qu’est-ce que ça peut vous faire ? — Je ne sais pas, répondis-je. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’étais en train de faire. Je ne suis pas formé à la négociation dans une prise d’otages. Je parlais juste pour parler. Ce qui ne me ressemblait pas. La plupart du temps, je suis un grand taiseux. Statistiquement, j’ai peu de chances de mourir au milieu d’une phrase. C’était peut-être pour ça que je parlais. La femme bougea les mains. Je vis la droite empoigner quelque chose dans le sac, puis la gauche sortir lentement. Petite, pâle, à peine marquée par les veines et les tendons. La peau d’une femme entre deux âges. Ongles ordinaires, coupés court. Pas de bagues. Ni mariée, ni fiancée. Elle retourna sa main pour me montrer sa paume. Vide, rouge parce qu’elle avait chaud. — Merci, dis-je. Elle posa la main sur la banquette à côté d’elle, et l’y laissa, comme si elle n’avait aucun rapport avec le reste de sa personne. Ce qui était le cas, à ce moment-là. Le train s’immobilisa dans l’obscurité. Je baissai les mains. Le bas de mon tee-shirt reprit sa place. — Et maintenant, montrez-moi ce que vous avez dans votre sac, dis-je. — Pourquoi ? — Je veux juste voir. Quoi que ce soit. Elle ne répondit pas. Ne bougea pas. — Je ne chercherai pas à vous l’enlever. Je vous le promets. Je veux juste voir. Je suis sûr que vous pouvez comprendre. Le convoi repartit. Accélérations lentes, sans à-coups, petite vitesse. Aimable balade jusqu’à la station. Un train de sénateur. Encore deux cents mètres, me dis-je. — Je crois avoir au moins le droit de le voir. Vous n’êtes pas d’accord ? Elle fit une grimace, comme si elle ne comprenait pas. — Je ne vois pas de quel droit vous pourriez le voir, dit-elle. — Vous ne voyez pas ? — Non. — Parce que je suis impliqué dans l’affaire. Et je peux peut-être vérifier que c’est bien branché. Pour plus tard. Parce que vous devriez faire ça plus tard. Pas maintenant. — Vous avez dit que vous étiez flic. — On peut mettre tout ça à plat ? dis-je. Je peux vous aider. Je regardai par-dessus mon épaule. La rame progressait au pas. De la lumière blanche à l’avant. Je me retournai. La main droite de la femme bougeait. Elle raffermit sa prise et, lentement, tortilla la main, puis la libéra du sac, d’un coup. Je regardai. Le sac s’accrocha à son poignet, elle se servit de la main gauche pour le libérer. Sa main droite sortit. Pas de batterie. Pas de fils. Pas d’interrupteur, pas de bouton, pas de piston. Quelque chose d’entièrement différent. 5 La femme tenait un revolver à la main. Et le pointait droit sur moi. Bas, bien dans l’axe, sur une ligne située entre mon bas-ventre et mon nombril. Rien que des machins vitaux dans cette région. Des organes, une colonne vertébrale, des intestins, des artères et des veines diverses. L’arme était un Ruger Speed-Six. Un bon vieux calibre 357 Magnum à barillet avec canon court de douze centimètres, capable de me faire dans la carcasse un trou assez grand pour qu’on y voie clair au travers. Mais, dans l’ensemble, je me sentais beaucoup mieux que la seconde précédente. Pour de nombreuses raisons. Les bombes tuent tous les gens d’un seul coup. Les armes de poing ne tuent qu’une personne à la fois. Avec une bombe, pas besoin de viser, avec un flingue, si. Chargé, le Speed-Six pèse plus de neuf cents grammes. La masse est importante à contrôler pour un petit poignet. Les cartouches de Magnum produisent une flamme brûlante et un recul qui fait mal. Si elle s’était déjà servie de cette arme, elle l’aurait su. Elle aurait arboré ce que les spécialistes appellent la grimace Magnum. Une fraction de seconde avant d’appuyer sur la détente, elle aurait raidi le bras, fermé les yeux et tourné la tête. Elle avait une chance raisonnable de me rater, même à deux mètres. C’est la plupart du temps le cas avec les armes de poing. Peut-être pas dans un stand de tir, avec protection pour les oreilles et les yeux, quand on est calme et qu’il n’y a aucun enjeu. Mais dans la réalité, c’est-à-dire avec la panique, le stress, les tremblements et le cœur qui cogne, les armes de poing deviennent tributaires du hasard, bon ou mauvais. Pour moi et pour elle. Si elle me ratait, elle n’aurait pas le temps de tirer une deuxième fois. — Ne nous énervons pas, dis-je, surtout pour rompre le silence. Son doigt était tout blanc sur la détente, mais elle ne l’avait pas encore bougé. Le Speed-Six est un revolver à double action, ce qui signifie que la première partie du mouvement de la détente sert à armer le percuteur et à faire pivoter le cylindre. La deuxième déclenche le percuteur et l’arme fait feu. Le mécanisme est complexe, et prend du temps. Pas beaucoup, mais tout de même. Je ne quittais pas son doigt des yeux. Je sentais que le type aux yeux de joueur de base-ball était en alerte. Je me dis que mon dos devait cacher la vue aux passagers plus loin dans la voiture. — Vous n’avez rien contre moi, madame, dis-je. Vous ne me connaissez même pas. Posez ce revolver et parlons. Elle ne répondit pas. Une émotion passa peut-être sur ses traits, mais ce n’était pas son visage que je regardais. Je regardais son doigt. C’était la seule partie de son anatomie qui m’intéressait. Et je me concentrais sur les vibrations du plancher. J’attendais que la rame s’arrête. Le cinglé que j’avais rencontré dans le métro m’avait dit que les R142A pèsent trente-cinq tonnes. Ils peuvent faire du quatre-vingt-dix-huit kilomètres à l’heure. Et donc, leurs freins sont très puissants. Trop puissants pour ne pas être brutaux à petite vitesse. Impossible de freiner en finesse. Les mâchoires se referment, ça frotte, ça secoue. Les rames parcourent souvent les derniers mètres sur des roues bloquées. D’où le glapissement caractéristique au moment de l’arrêt. Je me dis qu’il en irait de même pour nous en dépit de notre lenteur. Que ce serait peut-être même encore plus brutal, relativement parlant. Le revolver n’était en gros rien de plus qu’un poids au bout d’un pendule. Un bras long et fin se terminant sur près de un kilo d’acier. Lorsque les freins mordraient, l’élan pousserait l’arme en avant. Direction le nord de la ville. Les lois du mouvement selon Newton. J’étais prêt à contrecarrer mon propre élan et à m’appuyer aux barres pour me jeter dans l’autre direction. Si l’arme se ruait trente centimètres vers le nord, et si moi je me projetais trente centimètres vers le sud, la balle passerait à côté. Il suffirait de douze centimètres. Disons quinze, pour avoir un peu de marge. — D’où vient votre cicatrice ? me demanda la femme. Je ne répondis pas. — Vous avez reçu un coup de revolver ? — Une bombe. Elle pointa le canon de son arme sur la gauche, soit sur mon côté droit. Et visa l’endroit où ma cicatrice était cachée par l’ourlet de mon tee-shirt. La rame continuait de rouler. Elle entra dans la station. À une lenteur désespérante. Même pas au pas. Les quais sont longs à Grand Central. La voiture de tête ne devait s’arrêter qu’à l’extrémité. J’attendis que les freins mordent. J’espérais qu’il y aurait un bon petit à-coup. Nous n’y arrivâmes jamais. Le canon du Magnum revint sur mon nombril. Puis remonta à la verticale. Pendant une fraction de seconde, je crus que la femme allait se rendre. Mais le canon continua de monter. La femme redressa le menton, dans un geste de fierté obstinée. Puis elle enfonça le canon dans les chairs tendres juste en dessous. Pressa la détente à moitié. Le cylindre tourna et le percuteur frotta contre le Nylon de son manteau. Puis elle appuya sur la détente jusqu’au bout et se fit sauter le crâne. 6 Les portes mirent une éternité à s’ouvrir. Soit un passager avait utilisé l’Interphone d’alarme, soit le conducteur avait entendu le coup de feu. Toujours est-il que le système passa en mode verrouillage complet. Un truc auquel on les avait sans aucun doute formés. La procédure était tout à fait logique : il valait mieux confiner un tireur fou à l’intérieur d’une voiture plutôt que de le laisser courir partout en ville. Mais l’attente n’eut rien d’agréable. Les munitions du calibre 357 Magnum ont été mises au point en 1935. « Magnum », c’est « gros », en latin. La balle est très lourde, et il y a beaucoup de charge propulsive. Techniquement parlant, la charge propulsive n’explose pas. Elle entre en déflagration, ce qui est un processus chimique à mi-chemin entre la combustion et l’explosion. L’idée est de créer une énorme bulle de gaz brûlant qui pousse la balle dans le canon et la fait accélérer comme un ressort qui se détend. Normalement, les gaz suivent la balle hors du canon et enflamment l’oxygène de l’air proche de la sortie. D’où l’éclair qui s’y produit. Mais lorsque le canon est en contact direct avec la tête comme dans le cas de la passagère no 4, la balle creuse un trou dans la peau et les gaz s’y engouffrent aussitôt après. Ils poursuivent leur expansion violente sous la peau et soit se dispersent pour former une énorme blessure de sortie en forme d’étoile, soit ils détachent tout ce qui est chair et peau des os et en dépouillent complètement la tête, comme une banane qu’on pèlerait à l’envers. C’est ce qui arriva. Le visage de la femme fut réduit en lambeaux de chair ensanglantés, pendant sur des os brisés. La balle avait suivi une trajectoire verticale à travers sa bouche avant d’aller lâcher son incroyable énergie cinétique dans sa boîte crânienne ; la pression, gigantesque et soudaine, avait cherché une issue et l’avait trouvée aux endroits où les plaques de son crâne s’étaient soudées dans sa petite enfance. Ses jointures s’étaient de nouveau ouvertes avec violence, la pression collant trois ou quatre gros fragments osseux sur la paroi au-dessus et autour d’elle. D’une manière ou d’une autre, sa tête avait en gros disparu. Mais la fibre de verre anti-graffiti se montrait à la hauteur. Des débris d’os blanc, du sang noir et de la matière grise glissaient maintenant sur la surface lisse, sans s’y coller, mais en y laissant des traces brillantes de type escargot. Le corps de la femme s’était effondré sur la banquette. Elle avait toujours l’index droit passé dans le pontet de l’arme. Après avoir rebondi sur sa cuisse, le revolver avait échoué sur la place voisine. J’avais encore le bruit de la détonation dans les oreilles. Derrière moi, j’entendais des bruits assourdis. Et je sentais le sang de la femme. Je me penchai et vérifiai son sac. Vide. J’abaissai la fermeture Éclair de sa veste. Rien là non plus. Rien qu’un chemisier de coton blanc et la puanteur d’une vessie et d’intestins qui viennent de se vider. Je trouvai le panneau des urgences et appelai moi-même le conducteur de la rame. — Suicide par balle, dis-je. Avant-dernière voiture. C’est terminé, il n’y a plus aucun danger. Je n’avais aucune envie d’attendre que la police de New York rassemble ses unités d’intervention spéciale avec gilets pare-balles et fusils d’assaut et rapplique en mode furtif. Ça risquait de prendre du temps. Je n’eus aucune réponse du conducteur. Mais une minute plus tard, sa voix arriva par la sono du train. — Avis aux passagers, dit-il. Les portes resteront fermées quelques minutes suite à un incident en cours. Il parlait lentement. Sans doute lisait-il une consigne. Il avait la voix qui tremblait. Rien à voir avec le timbre de velours des présentateurs télé sur Bloomberg. Je parcourus une dernière fois la voiture des yeux, m’assis à un mètre du cadavre sans tête et attendis. * * * On aurait pu suivre des épisodes entiers d’une série policière à la télé avant que les vrais flics arrivent. On aurait eu le temps de faire des prélèvements d’ADN, de les analyser et de procéder aux comparaisons, le temps d’attraper les coupables, de leur faire leur procès et de les condamner. Finalement, six policiers débouchèrent de l’escalier. Ils étaient en tenue casquette et gilet pare-balles, et avaient sorti leurs armes. La patrouille de nuit du NYPD, probablement celle du 14e precinct, dans la 35e Rue Ouest, le très célèbre Midtown South. Ils coururent le long du quai et commencèrent à vérifier la rame depuis la voiture de tête. Je me relevai et regardai par les fenêtres au-dessus des attelages, jusqu’au bout de la rame, comme on examine un long tunnel en acier inoxydable bien éclairé. Mais la vue se troublait vers le fond, du fait de la crasse et des impuretés verdâtres dans les couches de verre. Je vis les flics ouvrir les portes une voiture après l’autre, vérifier, faire descendre les gens et les cornaquer jusqu’à la sortie, dans la rue. Il s’agissait d’une rame de nuit sans grand monde, il ne leur fallut pas longtemps pour atteindre notre wagon. Ils regardèrent d’abord par les vitres, virent le corps et l’arme et se tendirent. Les portes s’ouvrirent dans un sifflement et ils montèrent à bord, deux par jeu de portes. Chacun de nous leva les mains en l’air, comme par réflexe. Un flic resta posté à chacune des portes, les trois autres se dirigeant droit sur la morte. Ils s’arrêtèrent et restèrent debout à environ deux mètres d’elle. Ils ne vérifièrent ni son pouls ni aucun autre signe vital. Ils ne mirent pas de miroir sous son nez pour détecter sa respiration. En partie parce qu’il était clair qu’elle ne respirait pas, mais aussi parce qu’elle n’avait plus de nez. Le cartilage avait été déchiqueté, ne laissant que des éclats d’os à l’endroit où la pression lui avait éjecté les globes oculaires. Un grand baraqué avec des barrettes de sergent se retourna. Il était un peu pâle mais, en dehors de ça, jouait assez bien le numéro d’« encore-une-nuit-de-boulot-comme-une-autre ». — Quelqu’un a vu ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Silence à l’avant de la voiture. La femme de type hispanique, le type en tee-shirt de la NBA et la dame africaine. Tous les trois à attendre sans rien dire. Point huit : on regarde fixement droit devant soi. Ça aussi, tous les trois. Si je ne peux pas te voir, tu ne peux pas me voir. Le type en polo de golf ne disait rien lui non plus. Ce fut donc moi qui lançai : — Elle a sorti le revolver de son sac et s’est tiré une balle. — Juste comme ça ? — Plus ou moins. — Pourquoi ? — Comment voulez-vous que je sache ? — Où et quand ? — Au moment où on entrait dans la station. L’heure, je sais pas exactement. Le type digéra l’information. Suicide par arme à feu. Le métro était sous la responsabilité du NYPD. La zone de ralentissement entre les 41e et 42e Rues dépendait du 14e precinct. Son territoire. Indiscutablement. Il hocha la tête et dit : — OK. Tout le monde descend et attend sur le quai. Nous allons avoir besoin de vos noms et adresses et de vos dépositions. Puis il brancha le micro qu’il avait au col et fut récompensé par un énorme grondement d’électricité statique. À quoi il répondit par toute une série de numéros et de codes. Je me dis qu’il appelait des infirmiers et une ambulance. Après quoi, il reviendrait au personnel du métro de dételer la voiture, de la nettoyer et de la remettre en service. Pas très difficile, pensai-je. Il y avait largement le temps avant l’heure de pointe du matin. Nous nous regroupâmes sur le quai. Les agents de sécurité du métro, plus d’autres flics, arrivèrent à leur tour, bientôt entourés par les employés de Grand Central venant prendre leur service. Cinq minutes plus tard, une équipe d’urgentistes descendait bruyamment les marches avec une civière. Ils franchirent les tourniquets et montèrent dans la voiture, tandis que les six premiers flics quittaient les lieux. Je ne vis pas ce qui se passa après, parce que les flics commencèrent à circuler dans l’attroupement pour retrouver chacun un passager et l’entraîner un peu plus loin pour l’interroger. Le sergent baraqué vint me chercher. J’avais répondu à ses questions dans la rame, j’étais donc le premier sur sa liste. Il me conduisit tout au fond de la station et m’installa dans une pièce carrelée de blanc, étouffante et sentant le renfermé, qui appartenait peut-être au service de sécurité du métro. Il me fit asseoir sur une chaise de bois et me demanda mon nom. — Jack Reacher, répondis-je. Il le nota et ne reprit plus la parole. Il se contenta de rester dans l’encadrement de la porte et de me surveiller. Il attendait. Qu’un inspecteur se pointe, me dis-je. 7 Celui qui se pointa était une femme, et elle arriva seule. Elle était en pantalon et chemisier gris à manches courtes. Peut-être en soie, peut-être fait main. Brillant en tout cas. Elle le portait par-dessus son pantalon et je me dis que les pans dissimulaient son arme, ses menottes et tout l’attirail qu’elle devait avoir. Dessous, elle était mince et élancée. Au-dessus, elle avait des cheveux foncés tirés en arrière et un petit visage ovale. Pas de bijoux, pas même une alliance. La trentaine finissante. Peut-être même quarante ans. Séduisante. Elle me plut tout de suite. Elle avait l’air détendue et amicale. Elle me montra son badge doré et me tendit sa carte. Celle-ci comportait ses numéros de téléphone fixe et de portable. Ainsi qu’une adresse courriel au NYPD. Elle me donna son nom à voix haute. Ce nom était Theresa Lee, le T et le H prononcés « ze ». « Zeresa. » Elle n’était pas asiatique. Lee venait peut-être d’un ancien mariage, ou était une version de Leigh passé par Ellis Island1, ou bien le reste d’un nom plus long et compliqué. À moins qu’elle ne soit une descendante du général Robert E. — Pouvez-vous me dire exactement ce qui s’est passé ? me demanda-t-elle. Elle avait une voix douce et parlait les sourcils levés, d’un ton qui débordait d’attention et de considération, comme si son premier souci était le stress post-traumatique qui devait m’affecter. « Pouvez-vous me dire ? Pouvez-vous ? » Comme dans « Pouvez-vous supporter de revivre cela ? » Je souris, brièvement. Midtown South connaissait un taux d’homicides inférieur à cinq par an et même si c’était elle qui s’en était occupé depuis son entrée dans la police, j’avais vu plus de cadavres qu’elle. Beaucoup plus. La femme du métro n’avait pas été la plus agréable à contempler – tout en étant loin, très loin des pires. Je lui racontai donc exactement tout ce qui était arrivé à partir de Bleecker Street, y compris la liste en onze points, ma tentative d’approche, la conversation fragmentaire, l’arme, le suicide. Theresa Lee avait envie de parler de la liste. — Nous en avons un exemplaire, dit-elle. En principe, c’est confidentiel. — Elle traîne partout depuis vingt ans, lui renvoyai-je. Tout le monde en a un exemplaire. Confidentiel, ça ? — Où en avez-vous eu connaissance ? — En Israël. Alors qu’elle venait tout juste d’être élaborée. — Comment ? Je lui servis donc mon CV. La version abrégée. L’armée américaine, treize ans dans la police militaire, l’unité d’enquête d’élite de la 110e, en détachement un peu partout dans le monde, plus des missions ponctuelles à la demande. Puis l’effondrement de l’Union soviétique, les avantages de la paix, le budget de la défense qui rétrécit, ma mise soudaine à l’écart. — Officier ou simple soldat ? voulut-elle savoir. — Mon dernier grade était major. — Et maintenant ? — À la retraite. — Vous êtes jeune pour être à la retraite. — Je me suis dit qu’il fallait en profiter tant que je pouvais. — Et vous en profitez ? — Vous ne pouvez pas savoir ! — Que faisiez-vous ce soir ? Là-bas, au Village ? — La musique. Les clubs de blues de Bleecker. — Et vous alliez où, sur la ligne 6 ? — Essayer de me trouver une chambre quelque part, sinon, aller prendre un car à Port Authority. — Pour aller où ? — N’importe où. — Courte, la visite ! — Les meilleures. — Où habitez-vous ? — Nulle part. Mon année est faite de visites courtes. — Où sont vos bagages ? — Je n’en ai pas. Après quoi, la plupart des gens ont une foule de questions à me poser, mais pas Theresa. Au lieu de ça, il y eut un changement dans son regard. — Ça ne me plaît pas que la liste ne soit pas davantage fiable. Elle était supposée être définitive. Elle me parlait familièrement, de flic à flic, comme si mon ancien boulot changeait quelque chose à ses yeux. — Elle n’a été qu’à moitié mauvaise, lui renvoyai-je. La partie suicide était juste. — Admettons, dit-elle. Ce sont les mêmes indices, sans doute. Mais c’était tout de même une fausse alerte. — Il vaut mieux une fausse alerte que pas d’alerte du tout. — Admettons, répéta-t-elle. — Sait-on qui c’est ? — Pas encore. Mais on trouvera. On m’a dit qu’on avait trouvé des clefs et un portefeuille sur la scène du drame. Nous la connaîtrons sous peu. Ce qui m’intrigue, c’est sa tenue d’hiver. — Moi aussi. Elle se tut, comme profondément déçue. — Ces trucs sont toujours genre « en chantier ». Personnellement, il me semble qu’on devrait ajouter un douzième point à la liste pour les femmes. Qu’une candidate à l’attentat suicide enlève le foulard qu’elle se met sur la tête et il y aura un indice « absence de coup de soleil », comme les hommes. — Bien vu, dis-je. Et j’ai lu dans un livre que l’histoire des vierges du paradis était une erreur de traduction. Le mot est ambigu. Il apparaît dans un passage plein d’allusions à la nourriture. Le lait et le miel. Il signifie probablement « raisin ». Gros, et peut-être confit ou sucré. — Ils se tueraient pour du raisin ? — J’adorerais voir leur tête. — Vous êtes linguiste ? — Je parle anglais, dis-je. Et français. Et de toute façon, pourquoi une candidate à l’attentat suicide voudrait-elle avoir des vierges ? Il y a beaucoup d’erreurs de traduction dans les livres sacrés. En particulier quand il est question de vierges. Jusque dans le Nouveau Testament, c’est probable. Pour certains, Marie n’était qu’une primipare, un point c’est tout. Cela en se fondant sur le mot hébreu. Donc pas une vierge. Les auteurs de ces textes rigoleraient bien en voyant ce que nous en avons fait. Theresa Lee ne commenta pas. Au lieu de ça, elle me demanda si je me sentais bien. J’y vis une question pour savoir si je n’étais pas trop secoué. Et dans ce cas, si on ne devait pas me proposer l’aide d’un psy. Peut-être trouvait-elle que pour un taciturne, je parlais trop. Mais je me trompais. — Je vais très bien, répondis-je. Elle parut un peu surprise et dit : — Moi, je regretterais mon approche. Dans le métro. Je crois que vous avez fait pencher la balance du mauvais côté. Encore deux ou trois arrêts et elle aurait peut-être réussi à surmonter ce qui la foutait en l’air. Nous gardâmes le silence pendant une minute, puis le sergent baraqué passa la tête par la porte et fit signe à Lee de le rejoindre dans le couloir. Ils eurent une brève conversation à voix basse, puis Lee revint et me demanda de gagner la 35e Rue Ouest avec elle. Jusqu’au commissariat. Je lui demandai pourquoi. Elle hésita. — Les formalités. Pour prendre votre déposition par écrit et pouvoir fermer le dossier. — Est-ce que j’ai le choix ? — Ne prenez pas cette voie-là, me dit-elle. La liste israélienne est en cause. Nous pourrions voir dans cette affaire une question de sécurité nationale. Vous êtes un témoin important et nous pourrions vous garder jusqu’à ce que vous soyez vieux et mourriez. Je vous conseille de jouer le jeu, comme un bon citoyen. Si bien que je haussai les épaules et la suivis par le labyrinthe de Grand Central jusqu’à Vanderbilt Avenue, où était garée sa voiture. Une Victoria Crown banalisée, plus toute jeune et crade, mais qui marchait comme il faut. Elle nous amena sans problème jusqu’à la 35e Ouest. Nous franchîmes l’antique et solennel portail et Theresa Lee me conduisit à une salle d’interrogatoire à l’étage. Elle resta dans le couloir et me fit entrer le premier. Mais au lieu d’entrer à son tour, elle referma la porte derrière moi et donna un tour de clef. 1 Ile de New York par laquelle ont longtemps transité les immigrants, leurs noms d’origine étant très souvent américanisés. 8 Theresa Lee revint vingt minutes plus tard avec un autre type et l’amorce d’un dossier officiel. Elle posa ce dernier sur la table et me présenta le type comme étant son coéquipier. Elle me dit qu’il s’appelait Docherty. Qu’il avait tout un tas de questions à me poser, questions qu’il aurait sans doute mieux valu me poser tout de suite. — Quelles questions ? demandai-je. Elle commença par m’offrir un café et me demander si je voulais aller aux toilettes. Je répondis oui aux deux. Docherty m’escorta dans le couloir et, à notre retour, il y avait trois gobelets fumants sur la table, à côté du dossier. Deux de café, un de thé. Je pris un des cafés et le goûtai. Il était correct. Lee prit le thé. Docherty prit le second café et me dit : — Racontez-moi encore tout ce qui s’est passé. Ce que je fis, de la manière la plus concise possible, juste les faits bruts, Docherty s’excitant un peu, comme l’avait fait Lee, sur la fausse conclusion positive induite par la liste en onze points. Je lui répondis ce que j’avais répondu à sa collègue, à savoir qu’une fausse positive valait mieux qu’une fausse négative, et que du point de vue de la morte, qu’elle ait prévu de faire une sortie en solo ou envisagé d’emmener un maximum de gens avec elle ne devait probablement rien changer aux symptômes personnels qu’elle pouvait manifester. Pendant cinq minutes, nos échanges eurent un caractère de débat universitaire – trois personnes discutant d’un phénomène intéressant. Puis le ton changea. Docherty me demanda : — Comment vous êtes-vous senti ? — Quand ça ? — Quand elle s’est tuée. — Soulagé qu’elle ne m’ait pas tué, moi. — Nous travaillons à la brigade des Homicides. Nous devons enquêter sur toutes les morts violentes. Vous le comprenez, n’est-ce pas ? Juste au cas où. — Juste au cas où quoi ? demandai-je. — Juste au cas où il y aurait autre chose que ce qu’on pourrait croire à première vue. — Il n’y a pas autre chose. Elle s’est tiré une balle dans la tête. — Que vous dites. — Personne ne peut dire le contraire. Parce que c’est ce qui s’est passé. — Il peut toujours y avoir un autre scénario, contre-attaqua Docherty. — Vous croyez ? — C’est peut-être vous qui l’avez abattue. Theresa Lee m’adressa un regard de sympathie. — Je n’ai rien fait de tel. — C’était peut-être votre arme. — Faux. Ce truc-là pèse près de un kilo. Et je n’ai pas de sac. — Vous êtes un grand costaud. Grand pantalon. Grandes poches. Theresa Lee m’adressa un autre regard de sympathie. Comme pour dire, « je suis désolée ». — Vous jouez à quoi, là ? demandai-je. Gentil flic, méchant flic ? — Vous me prenez pour un crétin ? dit Docherty. — Vous venez juste de le prouver. Si je l’avais tuée avec un calibre 357 Magnum, je serais couvert de résidus de poudre jusqu’au coude. Mais vous étiez juste devant la porte des toilettes quand je me suis lavé les mains. Vous racontez que des conneries. Vous ne m’avez pas pris mes empreintes et vous ne m’avez pas dit mes droits. C’est du pipeau, votre baratin. — Nous sommes obligés d’être certains. — Qu’est-ce que dit le légiste ? — Nous ne le savons pas encore. — Il y a des témoins. Lee hocha la tête. — Servent à rien. Ils n’ont rien vu. — Ils ont forcément vu quelque chose. — Votre dos leur cachait la scène. Sans compter qu’ils ne regardaient pas, sans compter qu’ils étaient à moitié endormis, sans compter qu’ils parlent à peine anglais. Ils n’avaient rien à nous donner. Pour moi, tout ce qu’ils voulaient, c’était filer avant qu’on leur contrôle leurs cartes vertes. — Et l’autre type ? Il était juste devant moi. Et bien réveillé. Et il avait l’air d’être d’ici et de parler anglais. — Quel autre type ? — Le cinquième passager. Pantalon Chino et polo de golf. Lee ouvrit le dossier. Hocha la tête. — Il n’y avait que quatre passagers, et la femme. 9 Lee prit une feuille de papier dans le dossier, la retourna et la poussa vers moi sur la table. La liste des témoins, rédigée à la main. Quatre noms. Le mien, plus une Rodriguez, un Frlujlov et une Mbele. — Quatre passagers, répéta-t-elle. — J’étais dans la voiture, dis-je. Je sais compter. Je sais combien il y avait de voyageurs. Sur quoi je refis passer la scène dans ma tête. Nous descendons de la rame. Nous attendons sur le quai au milieu d’une petite foule qui va et vient. L’arrivée des urgentistes. Les flics qui descendent de la voiture à leur tour, qui s’avancent au milieu de la foule et prennent chacun un coude pour conduire les témoins dans des locaux séparés. J’avais été pris le premier, par le sergent baraqué. Impossible de savoir si quatre, ou seulement trois flics nous avaient suivis. — Il a dû filer en douce, dis-je. — Qui était-ce ? demanda Docherty. — Juste un type. Réveillé, mais rien de spécial. Mon âge, pas pauvre. — A-t-il eu des interactions avec la femme, d’une manière ou d’une autre ? — Pas à ma connaissance. — C’est lui qui l’a tuée ? — Non, c’est elle qui s’est tuée. Docherty haussa les épaules. — Autrement dit, c’est juste un témoin récalcitrant. Il n’a pas envie qu’il y ait des preuves écrites montrant qu’il était dehors à 2 heures. Il trompe probablement sa femme. Ça arrive tout le temps. — Il s’est barré. Et vous, vous le dédouanez et vous vous en prenez à moi ? — Vous venez juste de déclarer qu’il n’était pas impliqué. — Je ne le suis pas non plus. — Que vous dites. — Vous me croyez quand je vous parle de l’autre type, mais pas quand il s’agit de moi ? — Pourquoi mentiriez-vous pour l’autre type ? — Nous perdons notre temps, dis-je. Et c’était vrai. C’était même une perte de temps tellement ridicule que je me rendis compte, tout d’un coup, que c’était du pipeau. Une mise en scène. Je me rendis aussi compte qu’en réalité, Lee et Docherty me faisaient une fleur, à leur manière. Juste au cas où il y aurait autre chose que ce qu’on pourrait croire à première vue. — Qui était cette femme ? demandai-je. — Pourquoi devrait-elle être quelqu’un ? — Parce que vous l’avez identifiée et que vos ordinateurs se sont mis à clignoter comme des arbres de Noël. On vous a appelés et on vous a demandé de me garder au frais en attendant que quelqu’un arrive. Et comme vous ne vouliez pas qu’il y ait une arrestation à mon casier, vous faites traîner les choses avec cet interrogatoire à la con. — Nous ne nous intéressons pas particulièrement à votre casier. Simplement, nous ne voulions pas nous payer la paperasse. — Donc, qui était-ce ? — Apparemment, elle travaillait pour le gouvernement. Des types d’une agence fédérale vont venir vous interroger. Nous n’avons pas le droit de vous dire laquelle. Ils me laissèrent enfermé dans la pièce. Question espace, ça allait. Crasseux, chaud, délabré, sans fenêtre, avec sur les murs des affiches démodées sur la prévention du crime, et des relents de sueur, d’angoisse et de café recuit traînant dans l’air. Une table et trois chaises. Deux pour les policiers, une pour le suspect. Dans le temps, peut-être le suspect prenait-il des coups et dégringolait-il de sa chaise. Ce qui arrivait peut-être encore. Difficile de dire ce qui peut se passer dans une pièce sans fenêtre. Je calculai mon temps d’attente. La grande aiguille avait déjà fait un tour complet de cadran depuis l’instant où Theresa Lee avait eu un échange à voix basse dans le couloir de Grand Central. Je savais donc que ce n’était pas le FBI qui se dérangeait pour moi. Leur bureau de New York est le plus grand de tout le pays et se trouve à Federal Plaza, près de l’hôtel de ville. Dix minutes pour réagir, dix minutes pour réunir une équipe, dix minutes pour traverser la ville avec sirènes et gyrophares. Le FBI serait déjà arrivé depuis un bon moment. Mais cela me laissait tout un paquet d’agences à trois initiales. Je pariai que l’équipe qui allait arriver aurait les lettres finales IA sur ses badges. CIA, DIA. Central Intelligence Agency, Defense Intelligence Agency. Voire quelques autres récemment créées et encore inconnues. Les paniques en pleine nuit étaient tout à fait leur genre. Après une deuxième heure ajoutée à la première, je me dis que l’équipe devait venir de Washington, ce qui voulait dire une structure plus petite et plus spécialisée. Une grande agence aurait eu un bureau beaucoup plus près. Je renonçai à spéculer, reculai ma chaise, mis les pieds sur la table et m’endormis. * * * Je ne découvris pas exactement qui ils étaient. Pas tout de suite. Ils ne voulurent pas me le dire. À 5 heures, trois hommes en costume étaient entrés et m’avaient réveillé. Polis, très business business. Leurs costumes étaient de moyenne gamme, propres, bien repassés. Chaussures cirées. Ils avaient l’œil clair. Les cheveux courts, la coupe récente. Des visages roses, presque rougeauds. Corps râblés, mais en forme. Ils paraissaient capables de courir un demi-marathon sans problème, mais sans plaisir non plus. Première impression : j’avais affaire à d’anciens militaires, dans le civil depuis peu. D’ex-officiers d’état-major qui en voulaient, recrutés par des chasseurs de tête qui les avaient rassemblés dans quelque bâtiment en pierre de taille à l’intérieur du périph de Washington. De vrais croyants, et faisant un boulot important. Je demandai à voir leurs pièces d’identification, leurs badges et accréditations, ils invoquèrent le Patriot Act et me dirent qu’ils n’étaient pas obligés de s’identifier. C’était probablement vrai, et tout à fait certain qu’ils bichèrent en me le disant. J’envisageai de la boucler en guise de rétorsion, mais, me voyant hésiter, ils me citèrent un autre article du Patriot Act qui me fit comprendre, sans le moindre doute, qu’un monde d’emmerdes m’attendait si je choisissais cette voie. Je n’ai pas peur de grand-chose, mais il vaut mieux éviter d’être harcelé par les organismes de sécurité actuels. Franz Kafka et George Orwell ne m’auraient pas donné d’autre conseil. Si bien que je haussai les épaules et leur dis de me poser leurs questions. Ils commencèrent par m’informer qu’ils étaient au courant de ma carrière militaire et qu’elle leur inspirait le plus grand respect, ce qui, ou bien était une connerie genre platitude habituelle, ou bien disait qu’ils sortaient eux aussi de la police militaire. Personne ne respecte la police militaire, hormis un autre membre de la police militaire. Puis ils ajoutèrent qu’ils allaient m’observer attentivement et sauraient si je disais la vérité ou pas. Ce qui était du pur baratin – seuls les meilleurs d’entre nous y parviennent et ces types n’étaient pas les meilleurs d’entre nous, sinon, ils auraient occupé des postes bien plus élevés, ce qui voulait dire qu’ils auraient été chez eux dans leur lit à cette heure, dans une banlieue ou une autre de Virginie, et pas occupés à foncer sur l’Interstate 95 en pleine nuit. Mais comme je n’avais rien à cacher, à nouveau, je leur dis d’y aller. Trois choses les préoccupaient. La première : est-ce que je connaissais la femme qui s’était suicidée dans le métro ? L’avais-je déjà vue ? Je répondis par un « non » tranquille mais ferme. Ils n’insistèrent pas sur le point un. Ce qui m’apprit en gros qui ils étaient et ce qu’ils étaient venus faire, exactement. Ils étaient l’équipe B de quelqu’un, envoyée à New York pour mettre un terme à une enquête en cours. Il s’agissait de l’étouffer, de l’enterrer, de tirer un trait sur quelque chose que quelqu’un avait vaguement soupçonné. Ils voulaient une réponse négative à chacune de leurs questions, afin de pouvoir clore le dossier et faire disparaître l’affaire. Ils ne voulaient pas qu’elle laisse la moindre trace, et ils ne voulaient pas non plus attirer l’attention dessus en en faisant tout un drame. Ils voulaient reprendre la route une fois que tout aurait été oublié. La deuxième question était la suivante : Est-ce que je connaissais une certaine Lila Hoth ? Je répondis « non » parce que je ne la connaissais pas. Pas à ce moment-là. La troisième question relevait davantage du dialogue soutenu. Ce fut le chef qui s’y colla. L’agent principal. Il était un peu plus âgé et un peu plus petit que les deux autres. Peut-être aussi un peu plus intelligent. — Vous vous êtes approché de la femme dans le wagon, dit-il. Je ne répondis pas. J’étais là pour répondre à des questions, pas pour commenter des affirmations. — À quelle distance d’elle vous teniez-vous ? — Deux mètres, en gros. — Vous auriez pu la toucher ? — Non. — Si vous aviez tendu le bras, et si elle en avait fait autant, vos mains auraient-elles pu se toucher ? — C’est possible. — C’est un oui ou c’est un non ? — C’est un peut-être. Je connais la longueur de mes bras. Pas celle des bras de la femme. — Vous a-t-elle fait passer quelque chose ? — Non. — Avez-vous accepté quelque chose d’elle ? — Non. — Avez-vous pris quelque chose sur elle après sa mort ? — Non. — Ni vous ni quelqu’un d’autre ? — Pas que j’aurais vu. — Avez-vous vu quelque chose tomber de sa main, de son sac ou de ses vêtements ? — Non. — Vous a-t-elle dit quelque chose ? — Rien de significatif. — A-t-elle parlé à quelqu’un d’autre ? — Non. — Cela vous ennuierait-il de retourner vos poches ? Je haussai les épaules. Je n’avais rien à cacher. Je vérifiai toutes mes poches une à une et en fis tomber le contenu sur la table abîmée. Un paquet de billets de banque pliés et quelques pièces. Mon vieux passeport. Ma carte de crédit. Ma brosse à dents pliable. La carte de métro avec laquelle j’étais monté dans la rame. Et la carte professionnelle de Theresa Lee. Le type déplaça les objets du bout d’un seul doigt tendu et fit signe à un de ses sous-fifres, lequel s’approcha pour me fouiller. Un boulot d’amateur ; il ne trouva rien de plus et secoua la tête. — Merci, monsieur Reacher, dit le chef. Et ils partirent, tous les trois, aussi rapidement qu’ils étaient arrivés. Je fus un peu surpris, mais assez heureux. Je remis mes affaires dans mes poches et attendis qu’ils ne soient plus dans le couloir pour m’y aventurer. Les lieux étaient calmes. Je vis Theresa Lee occupée à ne rien faire à un bureau tandis que son collègue, Docherty, accompagnait un type jusqu’à un box dans le fond de la salle commune. Le type était un quadra de taille moyenne qui avait l’air crevé. Il portait un tee-shirt gris tout plissé et un pantalon de survêt rouge. Il était parti sans se peigner. C’était indéniable. Il avait des cheveux gris hirsutes, en bataille. Theresa Lee vit que je le regardais et me dit : — Un membre de la famille. — De la femme ? Elle acquiesça. — Elle avait le nom de ses proches dans son portefeuille. C’est son frère. Flic lui aussi. Dans une petite ville du New Jersey. Il a sauté dans sa voiture. — Pauvre vieux. — Je sais. Nous ne lui avons pas demandé de reconnaître le corps. Elle était dans un tel état… Nous lui avons dit qu’il valait mieux y aller à cercueil fermé. Il a compris le message. — Mais vous êtes sûrs que c’est elle ? Elle acquiesça à nouveau. — Empreintes digitales. — Qui était-ce ? — Je ne suis pas autorisée à le dire. — J’en ai terminé, ici ? — Les Feds en ont fini avec vous ? — Apparemment. — Alors filez. C’est fini pour vous. J’arrivais en haut de l’escalier lorsqu’elle me rappela : — Je ne parlais pas sérieusement lorsque je vous ai dit que vous aviez fait pencher la balance du mauvais côté. — Bien sûr que si, lui renvoyai-je. Et vous aviez peut-être raison. * * * Je sortis dans la fraîcheur de l’aube et tournai à gauche dans la 35e Rue, direction est. C’est fini pour vous. Sauf que non. Juste là, au coin de la rue, se tenaient quatre autres types qui m’attendaient pour me parler. Du même genre que les précédents, mais pas des agents fédéraux. Leurs costumes coûtaient beaucoup trop cher. 10 Le monde n’est qu’une même et seule jungle partout sur la planète, mais New York en est le concentré le plus pur. Ce qui est utile ailleurs y devient vital. Vous voyez un groupe de quatre types qui vous attend au coin de la rue, soit vous foncez comme un dératé dans l’autre sens sans la moindre hésitation, soit vous continuez à marcher du même pas, sans accélérer, sans ralentir ni rien. Vous regardez devant vous avec une neutralité étudiée, vous vérifiez leurs gueules et vous détournez les yeux comme pour dire : hé c’est tout ? À la vérité, courir est la réaction la plus intelligente. La meilleure des bagarres est celle qu’on évite. Mais je n’ai jamais prétendu être intelligent. Juste entêté et sujet à des accès de mauvaise humeur de temps en temps. Certains flanquent des coups de pied aux chats. Je continuai à marcher. Les costards étaient tous bleu nuit et devaient provenir de ces boutiques toujours affublées d’un nom étranger. Les hommes qui les portaient paraissaient à la hauteur. Genre sous-offs. Au fait des manières du monde, fiers de leur capacité à faire le boulot. Clairement d’anciens militaires ou d’anciens représentants de l’ordre, voire les deux. Le genre de types à être montés de un barreau ou deux dans l’échelle des salaires et descendus de un barreau ou deux dans le respect de la loi et des règlements. Le genre de types à trouver une même valeur à ces deux états de choses. Ils se séparèrent en deux paires alors que j’étais encore à quatre pas d’eux. Me laissant la place si je désirais passer, sauf que le premier à gauche leva les mains en l’air, paumes tournées vers moi, et les agita légèrement en un geste qui voulait dire à la fois : « S’il vous plaît, arrêtez-vous ! » et « Nous ne vous voulons aucun mal ». Je passai le pas suivant à décider de la conduite à tenir. Pas question de se retrouver coincé entre quatre types. Soit on s’arrête avant, soit on passe en force. À ce stade, j’avais encore le choix. Facile de s’arrêter, facile de continuer. S’ils refermaient les rangs pendant que j’avançais encore, ils dégringoleraient comme des quilles. Je pèse près de cent dix kilos et je faisais du six kilomètres à l’heure. Ils ne faisaient pas le poids et étaient immobiles. À deux pas, le chef me lança : — On peut parler ? Je m’arrêtai. — De quoi ? — C’est vous le témoin, non ? — Mais vous, vous êtes qui ? Le type répondit en écartant un pan de son veston, lentement, sans rien de menaçant, n’exhibant que sa doublure en satin rouge et une chemise blanche. Pas d’arme, pas d’étui d’épaule, pas de ceinture. Il glissa deux doigts de sa main droite dans sa poche intérieure gauche et en ressortit une carte. Et se pencha pour me la tendre. Modèle bon marché. On lisait sur la première ligne : Sure and Certain, Inc. Sur la deuxième : Protection, Investigation, Intervention. La troisième ligne était réservée à un numéro de téléphone, avec pour préfixe 212. Manhattan. — Les cartes de visite de chez Kinko, c’est génial, dis-je. Pas vrai ? Je devrais peut-être me faire faire une carte avec John Smith, Roi du Monde écrit dessus. — La carte est authentique, dit le type. Et notre boîte légale. — Pour qui travaillez-vous ? — Nous ne pouvons pas le dire. — Alors je ne peux pas vous aider. — Il vaudrait mieux nous parler à nous qu’à notre patron. Nous, on peut rester civilisés. — Alors là, j’ai vraiment peur. — Rien que deux ou trois questions. C’est tout. Donnez-nous un coup de main. Nous sommes juste des travailleurs de base qui essaient de gagner leur vie. Comme vous. — Je ne suis pas un travailleur de base. Je suis un gentleman adonné au loisir. — Alors regardez-nous du haut de votre grandeur et prenez pitié de nous. — Quelles questions ? — Vous a-t-elle donné quelque chose ? — Qui ? — Vous le savez. Avez-vous accepté quelque chose d’elle ? — Et ? Question suivante ? — Vous a-t-elle dit quelque chose ? — Elle a dit des tas de choses. Elle a parlé tout le temps entre Bleecker et Grand Central. — Pour dire quoi ? — Je n’ai pas entendu grand-chose. — Des informations ? — Je n’entendais pas. — A-t-elle prononcé des noms ? — C’est possible. — Celui de Lila Hoth ? — Pas que j’aurais entendu. — Celui de John Sansom ? Je ne répondis pas. — Alors ? me dit le type. — Ce nom-là, je l’ai entendu prononcer quelque part. — Par elle ? — Non. — Vous a-t-elle donné quelque chose ? — Quel genre de chose ? — N’importe quoi. — Dites-moi ce que ça changerait. — Notre patron tient à le savoir. — Dites-lui de venir me le demander en personne. — Il vaut mieux nous parler. Je souris et repris ma marche, empruntant l’allée qu’ils avaient créée. Mais l’un des types de droite fit un pas de côté et voulut me repousser. Je le pris par les épaules et le fis pivoter pour dégager mon chemin. Il revint se jeter sur moi ; je m’arrêtai, puis repartis, le feintai à droite et à gauche, me glissai derrière lui et le poussai si violemment dans le dos qu’il vacilla devant moi. Son veston avait une seule fente dans le dos. Coupe française. Les tailleurs anglais préfèrent en mettre deux, les Italiens, aucune. Je me penchai, saisis un pan dans chaque main et le soulevai. La couture se déchira jusqu’en haut. Puis je le poussai une deuxième fois. Il partit en trébuchant et vira à droite. Son veston pendait sur lui par le col. Déboutonné devant, ouvert dans le dos, comme une tunique d’hôpital. Je fis trois enjambées rapides, m’arrêtai et me retournai. Il aurait été beaucoup plus classe de continuer à marcher lentement, mais aussi beaucoup plus bête. L’insouciance, c’est bien, mais rester sur ses gardes, c’est mieux. Le quatuor se trouva pris dans un moment de totale indécision. Ils n’avaient qu’une envie, se jeter sur moi. C’était évident. Mais nous étions dans la 35e Ouest à l’aube. À une heure où il n’y a guère que des flics dans la rue. Si bien qu’à la fin, ils se contentèrent de me fusiller du regard avant de s’éloigner. Ils traversèrent la 35e en file indienne et, arrivés au coin, prirent vers le sud. C’est fini pour vous. Sauf que non, toujours pas. Je me tournai pour repartir lorsqu’un type sortit du commissariat et courut vers moi. Tee-shirt gris froissé, pantalon de survêt rouge, cheveux gris en bataille. Le membre de la famille. Le frère. Le flic d’une petite ville du New Jersey. Il me rattrapa, me prit par le coude d’une poigne de fer et me dit qu’il m’avait vu à l’intérieur et avait cru comprendre que j’étais le témoin. Puis il ajouta que sa sœur ne s’était pas suicidée. 11 Je conduisis le type dans une cafétéria de la Huitième Avenue. Il y avait longtemps de cela, on m’avait fait faire un stage d’une journée à Fort Rucker pour apprendre comment se comporter avec les personnes ayant subi un deuil récent. Parfois, dans la police militaire, nous étions les porteurs des mauvaises nouvelles aux familles. Les « messages de mort », disions-nous. On jugeait mes aptitudes dans ce domaine particulièrement déficientes. J’arrivais et je le leur disais. Je croyais que telle était la nature d’un message. Mais apparemment, j’étais dans l’erreur. C’est pourquoi on m’avait envoyé à Rucker. J’y avais appris de bonnes choses. J’avais appris à prendre les émotions au sérieux. J’avais surtout appris que les cafés, les diners et les petits restaurants constituent un bon environnement pour donner de mauvaises nouvelles. L’atmosphère d’un lieu public limite l’éventualité d’un effondrement complet et le processus de la commande, de l’attente, du café que l’on boit ponctue le flot d’informations d’une manière qui les rend plus faciles à absorber. Nous nous installâmes dans un box près d’une glace. C’est pratique. On peut se regarder droit dans le miroir. En face à face, mais pas vraiment. L’établissement était à moitié plein. Des flics du commissariat voisin, des chauffeurs de taxi en route pour les garages du West Side. Nous commandâmes des cafés. J’aurais volontiers mangé un morceau, mais pas question de prendre quelque chose s’il n’en faisait pas autant. Manque de respect. Il me dit ne pas avoir faim. Je gardai le silence et attendis. Laissez-les parler les premiers, avaient expliqué les psychologues de Rucker. Il m’informa qu’il s’appelait Jacob Mark. Markakis à l’origine, du temps de son grand-père, à une époque où porter un nom grec n’était bien vu de personne, sauf si vous étiez dans l’épicerie, ce qui n’avait pas été le cas du grand-père. Le grand-père avait travaillé dans le bâtiment. D’où le changement de nom. Il ajouta que je pouvais l’appeler Jake. Je lui précisai qu’il pouvait m’appeler Reacher. Il me dit qu’il était flic. Je lui dis que j’en avais été un, mais dans la police militaire. Il me dit qu’il n’était pas marié et vivait seul. Je lui dis que c’était pareil pour moi. Trouvez-vous des points communs, avaient dit les psys de Rucker. De près et si l’on ne tenait pas compte de son air chiffonné, c’était un type solide. Il avait bien son vernis de mec fatigué, comme tous les flics, mais en dessous, c’était un banlieusard normal. Avec un conseiller d’orientation différent, il aurait pu devenir prof de sciences, dentiste ou gérant d’une boîte de pièces détachées. gé d’un peu plus de quarante ans, il grisonnait déjà beaucoup, mais il avait un visage jeune et sans rides. Ses grands yeux sombres étaient un peu écarquillés et fixes, mais c’était temporaire. Quelques heures auparavant, au moment où il s’était couché, il avait dû être bel homme. Il me plut tout de suite, et je me sentis désolé pour ce qui lui arrivait. Il respira un grand coup et me dit que sa sœur s’appelait Susan Mark. Susan Molina, pendant un certain temps, mais divorcée depuis longtemps et ayant repris son nom de jeune fille. Elle vivait seule. Il parlait d’elle au présent. Il était encore loin d’avoir accepté le fait. — Elle n’a pas pu se suicider, répéta-t-il. Ce n’est tout simplement pas possible. — J’étais là, Jake, lui dis-je. La serveuse nous apporta nos cafés, et nous gardâmes le silence le temps d’en prendre quelques gorgées. Laisser le temps passer, laisser le coin de la réalité s’enfoncer un peu plus. Les psychologues de Rucker avaient été clairs : un deuil brutal, et l’endeuillé a le QI d’un labrador. Pas très subtil, car ils étaient militaires, mais juste, parce qu’ils étaient psys. — Racontez-moi ce qui s’est passé, alors, dit-il. — Vous êtes d’où ? Il désigna une petite ville du nord du New Jersey, située dans la zone périurbaine de New York où habitaient surtout des rurbains et des mamans accompagnant fiston au foot – secteur prospère, sans danger, où il fait bon vivre. Il m’expliqua que la police était bien financée, bien équipée et que, d’une manière générale, ils n’étaient pas surchargés de boulot. Je lui demandai si elle avait un exemplaire de la liste israélienne en onze points. Il me répondit qu’après le 11-Septembre, toutes les polices du pays avaient été inondées de circulaires et qu’on avait exigé de tous les policiers qu’ils apprennent tous les points de toutes les listes. — Jake, lui dis-je, votre sœur avait un comportement étrange. Elle a déclenché toutes les alarmes. Elle donnait tous les signes de quelqu’un qui prépare un attentat suicide. — Des conneries, oui, dit-il en bon frère qu’il était. — De toute évidence, ce n’était pas le cas, en effet. Mais vous auriez fait les mêmes déductions que moi. Forcément, étant donné votre formation. — Autrement dit, la liste concerne plus le suicide que l’attentat… — Apparemment. — Ma sœur n’était pas malheureuse. — Il le fallait bien. Il garda le silence. Nous bûmes encore un peu de café. Des gens entraient et sortaient. Des notes étaient réglées, des pourboires laissés. La circulation s’intensifiait dans la Huitième. — Parlez-moi d’elle, dis-je. — De quelle arme s’est-elle servie ? — Un vieux Ruger Speed-Six. — Le revolver de notre père. Elle en avait hérité. — Où habitait-elle ? Ici, à New York ? Il fit non de la tête. — À Annandale, en Virginie. — Saviez-vous qu’elle était venue ici ? Il fit à nouveau non de la tête. — À votre avis, pour quelle raison est-elle venue ? — Je ne sais pas. — Et pourquoi portait-elle une tenue d’hiver ? — Je ne sais pas. — Des agents fédéraux sont venus me poser des questions. Puis d’autres types, des privés, m’ont trouvé juste avant vous. Tous m’ont parlé d’une certaine Lila Hoth. Avez-vous déjà entendu votre sœur prononcer ce nom ? — Jamais. — Et celui de John Sansom ? — C’est un parlementaire de Caroline du Nord. Il veut devenir sénateur. Un dur à cuire. Je hochai la tête. Je m’en souvenais vaguement. Les élections approchaient. J’avais lu des articles de journaux et vu des émissions de télé. Depuis peu en politique, Sansom était une étoile montante. On le considérait comme dur et intraitable. Et ambitieux. Il avait réussi en affaires pendant un temps et avait un passé militaire honorable. Il était question d’une carrière prestigieuse dans les Forces spéciales, sans plus de détails. Les carrières dans les Forces spéciales ont cet avantage. L’essentiel de ce qu’on y fait est secret – ou peut être considéré comme tel. — Votre sœur a-t-elle jamais mentionné Sansom ? — Je ne crois pas. — Le connaissait-elle ? — Je ne vois pas comment elle l’aurait connu. — Comment gagnait-elle sa vie ? Il ne voulut pas me le dire. 12 Mais ce n’était pas nécessaire. J’en savais déjà assez pour avoir ma petite idée. Ses empreintes digitales figuraient quelque part et trois anciens pingouins d’état-major avaient fait un aller-retour éclair pour me parler pendant trois minutes. Ce qui faisait de Susan Mark quelqu’un qui travaillait dans la défense, mais pas à un poste élevé. Et elle habitait à Annandale, Virginie. Au sud-ouest d’Arlington, pour autant que je m’en souvenais. Le patelin avait dû changer depuis la dernière fois que j’y étais passé. Mais c’était sans doute encore agréable à vivre et toujours à une distance raisonnable du plus grand immeuble de bureaux du monde. Route 244, d’un bout à l’autre. — Elle travaillait au Pentagone, dis-je. — En principe, elle ne devait pas parler de son travail. Je hochai la tête. — Si ç’avait été un vrai secret, elle vous aurait dit qu’elle travaillait au Wal-Mart du coin. Il ne répondit pas. — J’ai eu un bureau au Pentagone autrefois, continuai-je. Je connais bien l’endroit. Posez-moi des colles. Il hésita un instant, puis il haussa les épaules. — Elle était employée civile. Mais à l’entendre, c’était un boulot passionnant. Elle faisait partie d’un service dont l’acronyme est CGUSAHRC. Elle ne m’en a jamais beaucoup parlé. À l’entendre, c’était un truc sur lequel elle devait être discrète. Les gens ne parlent plus aussi librement depuis le 11-Septembre. — Ce n’est pas l’acronyme d’un service, dis-je, mais d’un titre. CGUSAHRC veut dire Commanding General, United States Army, Human Resources Command. Et ce n’est pas très passionnant. C’est un service du personnel. Paperasse et archivage. Jake ne répondit pas. Je crus l’avoir offensé en dénigrant la carrière de sa sœur. Je n’en avais peut-être pas appris assez au séminaire de Rucker. J’aurais peut-être dû faire davantage attention. Le silence dura un poil trop longtemps et commença à devenir gênant. — Ne vous en a-t-elle jamais rien raconté ? — Non, pas vraiment. Il n’y avait peut-être pas grand-chose à raconter, répondit-il avec une pointe d’amertume, comme s’il venait de se rendre compte que sa sœur lui avait menti. — Les gens enjolivent un peu les choses, que voulez-vous, Jake. C’est la nature humaine. Et en général, ça ne fait de mal à personne. Peut-être voulait-elle seulement donner l’impression qu’elle faisait aussi bien que vous qui êtes flic. — Nous n’étions pas très proches. — C’était quand même votre sœur. — Faut croire, oui. — Elle aimait son boulot ? — On aurait dit. Et il devait lui convenir. Elle avait de bonnes aptitudes pour un service d’archives. Une excellente mémoire, et méticuleuse avec ça, très bien organisée. Elle était douée avec les ordinateurs. Le silence revint. Je me remis à penser à Annandale. Une agglomération agréable, mais sans originalité. Une ville-dortoir, pour l’essentiel. Une seule de ses caractéristiques avait de l’intérêt, au vu des circonstances. Annandale était à une sacrée distance de New York. Elle n’était pas malheureuse. — Quoi ? demanda Jake. — Rien, dis-je. Ça ne me regarde pas. — Mais quoi ? — Je réfléchissais, c’est tout. — À quoi ? … autre chose que ce qu’on pourrait croire à première vue. — Depuis combien de temps êtes-vous flic ? lui demandai-je. — Dix-huit ans. — Toujours au même endroit ? — J’ai suivi la formation de la police de la route. Puis j’ai changé. L’assolement triennal, comme disent les fermiers. — Avez-vous été témoin de beaucoup de suicides dans le New Jersey ? — Un ou deux par an, disons. — Quelqu’un les avait-il vus venir ? — Pas vraiment. En général, c’est la grande surprise. — Comme celui-ci. — Vous avez drôlement raison. — Mais derrière chacun d’eux, il devait bien y avoir une raison. — Il y en a toujours une. Financière, sexuelle, le type qui va se retrouver dans une merde noire. — Votre sœur a donc dû avoir une raison. — Je ne vois pas laquelle. Je me tus de nouveau. Il me relança. — Allez, dites-le. Dites-le moi. — Ce n’est pas mon affaire. — Vous avez été flic. Vous avez vu quelque chose qui ne colle pas. Je fis oui de la tête. — Je dirais que sur tous les suicides que vous avez vus, environ sept sur dix ont eu lieu au domicile du suicidé ; quant aux trois autres, les types ont roulé jusque dans un chemin creux et ont branché un tuyau au pot d’échappement. — Plus ou moins. — Mais toujours dans un endroit familier. Un endroit tranquille, où ils étaient seuls. Et toujours à destination. On y arrive, on prend ses dispositions, et on y va. — Où voulez-vous en venir ? — Je n’ai jamais entendu parler d’un suicide où la personne se rend à des centaines de kilomètres de chez elle et passe à l’acte alors qu’elle n’est pas au terme de son voyage. — Je vous l’ai dit. — Vous m’avez dit qu’elle ne s’était pas tuée. Mais elle l’a fait. Sous mes yeux. Ce que je dis, moi, c’est qu’elle s’y est prise d’une manière très peu conventionnelle. En fait, je ne crois pas avoir jamais entendu parler d’un suicide dans une rame de métro. Sous une rame, oui, mais pas dedans. Avez-vous jamais entendu parler d’un suicide ayant eu lieu dans un transport public ? — Et alors ? — Et alors, rien. Je pose la question, c’est tout. — Pourquoi ? — Parce que. Pensez en flic, Jake. Pas en frère. Qu’est-ce qu’on fait quand un truc ne colle absolument pas ? — On creuse un peu. — Alors, faites-le. — Ça ne la ramènera pas. — Mais comprendre ce qui s’est passé aide beaucoup. Ce qui était aussi un concept qu’on enseignait à Fort Rucker, mais pas dans les cours de psychologie. Je demandai du rab de café et Jacob Mark prit un paquet de sucre et se mit à le tourner dans un sens et dans l’autre entre ses doigts, la poudre tombant d’un angle du sachet dans l’autre, comme dans un sablier. Je voyais à sa tête que son esprit fonctionnait comme celui d’un flic et son cœur comme celui d’un frère. Tout était là, sur son visage. Creuser un peu plus. Ça ne la ramènera pas. — Quoi d’autre ? me demanda-t-il. — Un des passagers s’est barré avant que les gars du NYPD aient le temps de l’intercepter. — Qui ça ? — Juste un type. Les flics se sont dit qu’il n’avait pas envie que son nom apparaisse dans le système. Qu’il trompait peut-être sa femme. — C’est toujours possible. — Oui, dis-je, c’est toujours possible. — Et… ? — Les fédéraux et les privés m’ont demandé, les uns comme les autres, si votre sœur ne m’avait pas donné quelque chose. — Quel genre de « quelque chose » ? — Ils ne l’ont pas précisé. Quelque chose de petit, j’imagine. — Les fédéraux… quelle agence ? — Ils n’ont pas voulu le dire. — Et les privés, c’était qui ? Je me soulevai de la banquette et tirai la carte de visite de ma poche revolver. De la camelote, déjà toute plissée, et le bleu de mon jean avait un peu déteint dessus. Un pantalon neuf, teinture récente. Je la posai sur la table, la retournai et la fis glisser vers Jacob Mark. Il la lut lentement. Deux fois, sans doute. Sure and Certain, Inc. Protection, Investigation, Intervention. Le numéro de téléphone. Il prit son portable et composa le numéro. Il y eut un délai et j’entendis un pépiement de trois notes, suivi d’un message enregistré. Jacob referma son portable et dit : — Pas en service. Numéro bidon. 13 Je pris une troisième tasse de café. Jake resta à regarder la serveuse, à croire qu’il ignorait le concept. Elle finit par se désintéresser de lui et s’éloigna. Jake fit glisser la carte professionnelle vers moi. Je la repris, la remis dans ma poche et il me dit : — Ce truc me plaît pas. — Ça ne me plairait pas, à moi non plus. — Nous devrions retourner parler au NYPD. — Elle s’est tuée, Jake. C’est la seule chose qui compte. Et c’est tout ce qu’ils ont besoin de savoir. Les comment et les pourquoi, ils s’en fichent. — Ils devraient pas. — Peut-être. Mais ils s’en fichent. Vous vous en ficheriez pas, vous ? — Probablement, répondit-il. Je vis son regard devenir vide. Il revoyait peut-être d’anciennes affaires dans sa tête. Une grande maison, une route ombragée, un avocat menant la grande vie avec les dépôts de garantie de ses clients, incapable de s’en sortir, échappant ainsi à la honte, au scandale, à la déchéance. Ou un professeur ayant mis une de ses étudiantes enceinte. Ou un père de famille avec des petits amis à Chelsea ou dans le West Village. Les flics du coin, pleins de tact et de sympathie rugueuse, faisant une intrusion éléphantesque dans de gentils petits domiciles, analysant la scène, établissant les faits, tapant leurs rapports, fermant les dossiers, oubliant, passant à l’affaire suivante, sans se soucier du pourquoi ni du comment. — Vous avez une théorie ? me demanda-t-il. — Non, c’est trop tôt pour la théorie. Pour l’instant, nous n’avons que des faits. — Quels faits ? — Le Pentagone ne faisait pas entièrement confiance à votre sœur. — Vous allez un peu vite en besogne, non ? — Elle était sur une liste de gens à surveiller, Jake. Forcément. Dès que son nom s’est mis à courir dans les tuyaux, les fédéraux ont rappliqué. Trois. C’est la procédure. — Ils ne sont pas restés longtemps. Je hochai la tête. — Ce qui signifie que leur niveau de soupçon était bas. Simple question de prudence, c’est tout. Ils avaient peut-être quelque chose en tête, mais ils n’y croyaient pas vraiment. Ils sont venus pour éliminer leur petite hypothèse. — De quoi s’agissait-il ? — D’informations, dis-je. C’est tout ce que le service du personnel a à offrir. — Ils pensaient qu’elle refilait des informations à quelqu’un ? — Ils voulaient éliminer cette hypothèse. — Ce qui veut dire qu’à un moment donné, ils ont dû la formuler. Je hochai une fois de plus la tête. — On l’avait peut-être vue dans un bureau où elle n’avait aucune raison de se trouver, en train d’ouvrir le classeur qu’il fallait pas. Il y avait peut-être une explication qui l’innocentait, mais ils tenaient à en être sûrs. Ou peut-être que quelque chose avait disparu et que, ne sachant qui surveiller, ils surveillaient tout le monde. — Quel genre d’information ? — Aucune idée. — Du genre dossier photocopié ? — Quelque chose de plus petit. Un bout de papier plié, une clef USB. Un objet pouvant facilement passer de main en main dans une voiture de métro. — Elle était patriote. Elle aimait son pays. Jamais elle n’aurait fait ça. — Et elle ne l’a pas fait. Elle n’a rien passé à personne. — Autrement dit, nous n’avons rien. — Si. Nous avons votre sœur à des centaines de kilomètres de chez elle, un revolver chargé dans son sac. — Et affolée, ajouta Jake. — Et portant un gros manteau d’hiver alors qu’il faisait plus de trente degrés. — Et deux noms qui flottent dans l’air, continua-t-il. John Sansom et Lila Hoth, du diable si nous savons qui c’est, celle-là. Et Hoth, ça sonne étranger. — Comme Markakis à l’époque. Il garda une fois de plus le silence et je sirotai mon café. Les premiers ralentissements touchaient la circulation dans la Huitième Avenue. Les embouteillages du matin commençaient. Le soleil s’était levé, un peu au sud-est. Ses rayons n’étaient pas dans l’alignement des rues. Ils arrivaient selon un angle fermé et projetaient de longs pans d’ombre en diagonale. Jake reprit la parole. — Donnez-moi un point de départ. — Nous n’en savons pas assez. — Spéculez. — Pas question. Je pourrais vous inventer une histoire, mais elle serait pleine de trous. Et elle pourrait être complètement à côté de la plaque, pour commencer. — Essayez. Donnez-moi quelque chose. Comme dans un brainstorming. Je haussai les épaules. — Avez-vous déjà rencontré des anciens des Forces spéciales ? — Deux ou trois. Peut-être quatre ou cinq, si je compte les types de la police de la route que j’ai connus. — Vous n’en avez probablement rencontré aucun. La plupart des prétendues carrières dans les Forces spéciales n’ont jamais existé. C’est comme les gens qui prétendent avoir été à Woodstock. À tous les croire, il devait y avoir dix millions de personnes. Ou comme les New-Yorkais qui ont vu les avions se jeter sur les tours. À les entendre, tout le monde les a vus. Personne ne regardait dans la mauvaise direction à ce moment-là. Les gens qui vous racontent qu’ils ont été dans les Forces spéciales vous bourrent le mou, en général. La plupart d’entre eux ne sont jamais sortis de l’infanterie. Je parie même que certains n’ont jamais été dans l’armée. Les gens enjolivent les choses. — Comme ma sœur. — C’est la nature humaine. — Où vous voulez en venir ? — Je fais avec ce que nous avons. Nous avons deux noms sortis du chapeau, des élections qui se profilent et votre sœur aux ressources humaines du Pentagone. — Vous pensez que Sansom ment sur son passé ? — Probablement pas, dis-je. Mais il a peut-être exagéré les choses. Et la politique, c’est pas joli joli. Vous pouvez parier qu’en ce moment même, quelqu’un est en train d’interviewer le type du nettoyage à sec où Sansom portait ses fringues il y a vingt ans, pour savoir s’il avait bien son permis de séjour. Pas besoin d’être grand clerc pour supposer qu’il y a une équipe qui vérifie toute sa biographie. C’est devenu un sport national. — Dans ce cas, Lila Hoth est peut-être une journaliste. Ou dans la recherche. Pour les infos du câble, un truc comme ça. Ou la radio. — Il s’agit peut-être de l’adversaire de Sansom. — Pas avec un nom pareil. Pas en Caroline du Nord. — D’accord, disons qu’il s’agit d’une journaliste ou d’une chercheuse. Disons qu’elle a mis le grappin sur une employée des ressources humaines pour avoir les états de service de Sansom. C’est peut-être votre sœur qu’elle a choisie. — Avec quels moyens de pression ? demanda-t-il. — C’est le premier grand trou dans l’histoire. Ce qui était vrai. Susan Mark était désespérée et terrifiée. Difficile d’imaginer une journaliste disposant d’un tel moyen de pression. Les journalistes peuvent se montrer persuasifs et manipulateurs, mais personne n’a particulièrement peur d’eux. — Susan avait-elle des opinions politiques bien arrêtées ? demandai-je. — Pourquoi ? — Elle n’aimait peut-être pas Sansom. Ou les idées qu’il défend. Qui sait si elle ne coopérait pas ? Si elle n’était pas volontaire ? — Dans ce cas, pourquoi aurait-elle eu aussi peur ? — Parce qu’elle contrevenait à la loi, dis-je. Elle devait avoir le cœur au bord des lèvres. — Et pourquoi trimballait-elle le revolver ? — Elle ne le prenait pas d’habitude ? — Jamais. C’était un héritage. Elle le gardait dans le tiroir à chaussettes de sa commode, comme tout le monde. Je haussai les épaules. Le revolver était le deuxième grand trou dans ce scénario. Les gens sortent leur revolver du tiroir à chaussettes pour toutes sortes de raisons. Protection, agression. Mais jamais juste au cas où ils seraient pris d’une envie soudaine de se supprimer loin de chez eux. — Susan ne s’intéressait pas tellement à la politique, reprit Jake. — OK. — Il ne peut donc pas y avoir de rapport avec Sansom. — Dans ce cas, pourquoi son nom est-il sorti du chapeau ? — Je ne sais pas. — Susan a dû venir par la route. On ne peut pas transporter une arme en avion. Sa voiture doit être remorquée à la fourrière en ce moment même. Votre sœur a dû arriver par le Holland Tunnel et se garer tout en bas de Manhattan. Jake ne répondit pas. Mon café était froid. La serveuse avait renoncé à nous resservir. Notre table ne rapportait pas. Les autres consommateurs s’étaient déjà renouvelés par deux fois autour de nous. Des travailleurs pressés qui prenaient un peu de carburant en vue d’une dure journée de labeur. Je me représentai Susan Mark, douze heures auparavant, se préparant pour une dure nuit de labeur. Elle s’habille. Prend le revolver de son père, le charge, le place dans son sac noir. Monte dans sa voiture, rejoint la 236 jusqu’au Beltway qu’elle emprunte dans le sens des aiguilles d’une montre, peut-être s’arrête-t-elle pour faire le plein dans une station-service, puis elle gagne la 95 direction nord, désespérée, les yeux écarquillés, fouillant l’obscurité devant elle. « Spéculez », avait dit Jake. Mais soudain, je n’en avais plus envie. J’entendais la voix de Theresa Lee dans ma tête. L’inspectrice. Je crois que vous avez fait pencher la balance du mauvais côté. Jake vit que je réfléchissais et me demanda : — Quoi ? — Partons du principe qu’on exerçait des pressions sur elle. Que ces pressions ne lui laissaient pas le moindre choix. Supposons alors que Susan se met en route pour livrer l’information qu’on lui a demandé de trouver. Et supposons encore qu’elle a affaire à des méchants. Elle ne croit pas qu’ils renonceront aussitôt à leur moyen de pression sur elle. Elle pense sans doute qu’ils vont faire monter les enchères et lui demander autre chose. Elle est coincée et ne voit pas comment s’en sortir. Et par-dessus tout, elle a très peur d’eux. Elle est donc désespérée. Du coup, elle prend l’arme. Elle imagine peut-être pouvoir se tirer de ce guêpier à coups de revolver, mais elle n’est pas très optimiste sur ses chances. Dans l’ensemble, elle ne pense pas que les choses se termineront bien pour elle. — Et alors ? — Elle avait une affaire à régler. Elle y était presque. Jamais elle n’a eu l’intention de se suicider. — Mais… et la liste ? Son comportement ? — Ça ne change rien, dis-je. Elle était en route pour un rendez-vous où elle s’attendait à ce que quelqu’un mette fin à ses jours, d’une manière ou d’une autre, littéralement ou figurativement. 14 — Ça n’explique toujours pas le manteau, me fit remarquer Jacob Mark. En quoi, à mon avis, il se trompait. Ça expliquait assez bien le manteau. Comme ça expliquait qu’elle se soit garée en bas de Manhattan et qu’elle ait pris le métro vers le nord. Je me dis qu’elle avait dû calculer qu’il lui fallait aborder celui ou ceux avec qui elle avait rendez-vous sous un angle inattendu, sortir de nulle part, armée, tout habillée de noir, prête à un affrontement dans l’obscurité. La parka noire était peut-être le seul manteau de cette couleur dont elle disposait. Et ça expliquait tout le reste aussi. Sa peur, son sentiment d’être vouée à l’échec. Ses marmonnements étaient peut-être sa façon de répéter ses supplications, ses justifications, ses arguments, voire ses menaces. Les répéter en boucle les avait peut-être rendus plus convaincants à ses yeux. Plus plausibles. Plus rassurants. — L’hypothèse selon laquelle elle allait leur apporter quelque chose ne tient pas, dit Jake. Elle n’avait rien avec elle. — Elle avait peut-être quelque chose. Dans sa tête. Vous m’avez dit qu’elle avait une excellente mémoire. Les unités, les dates, les temps de service, les trucs qu’ils voulaient savoir. Il ne répondit pas et tenta de trouver une raison de ne pas être d’accord. Il échoua. — Des informations confidentielles, dit-il. Classées secret défense. Bon Dieu, j’arrive pas à y croire. — Elle était victime d’un chantage, Jake. — Mais quel genre de secrets peut-on trouver dans le service du personnel, des secrets qui vaillent la peine qu’on soit tué pour eux ? Je ne répondis pas. Parce que je n’en avais aucune idée. De mon temps, les ressources humaines s’appelaient le PERSCOM. Personnel Command, pas Human Ressources Command. J’avais servi treize ans sans jamais y penser. Pas même une seule fois. Paperasse, archives. Toutes les informations intéressantes se trouvaient ailleurs. Jake changea de position sur son siège. Passa une main dans ses cheveux en désordre, puis, paumes sur les oreilles, fit décrire un ovale complet à sa tête, comme pour lutter contre la raideur de son cou, à moins que ce n’ait été le signe d’un tourment intérieur qui, après lui avoir fait décrire un cercle complet, le ramenait aux questions de base. — Oui, et alors ? Pourquoi s’est-elle tuée juste avant d’arriver à l’endroit où elle allait ? Je ne répondis pas tout de suite. Les bruits du café nous entouraient. Couinements des tennis sur le lino, claquements et frottements des assiettes et des tasses, bruit des télés accrochées haut sur les murs et diffusant les infos, le ding de la clochette du service. — Elle contrevenait à la loi, dis-je. Elle violait toutes sortes d’obligations professionnelles et la confiance qu’on lui faisait. Elle devait soupçonner qu’on la surveillait. Peut-être même avait-elle été avertie. Bref, elle était sous tension et ce, depuis l’instant même où elle était montée dans sa voiture. Pendant tout le trajet, elle s’attendait à voir des gyrophares dans son rétroviseur. Chaque flic à chaque péage lui semblait un danger potentiel. Dans chaque type en costard, elle croyait voir un agent fédéral. Et dans le métro, n’importe lequel d’entre nous pouvait être prêt à l’arrêter. Jake ne répondit pas. — Et là-dessus, je l’approche. — Et… ? — Elle a paniqué. Elle a cru que j’allais l’arrêter. La partie se terminait ici et maintenant. Elle était au bout de la route. Dans un cas comme dans l’autre, elle était fichue. Elle ne pouvait ni avancer, ni reculer. Elle était coincée. Quelles qu’aient été les menaces qui pesaient sur elle, elles allaient se réaliser, et elle allait se retrouver en prison. — Pourquoi aurait-elle cru que vous alliez l’arrêter ? — Elle a dû s’imaginer que j’étais un flic. — Et pourquoi l’aurait-elle imaginé ? Je suis flic, lui avais-je dit. Je peux vous aider. Nous pouvons parler. — Elle était parano, dis-je, ce qui peut se comprendre. — Vous n’avez pas l’air d’un flic. Vous avez l’air d’un clodo. Il y avait plus de chances qu’elle imagine que vous vouliez la taper de quelques cents. — Elle a peut-être pensé que j’étais en plongée. Déguisé. — Ce n’était qu’une employée de bureau, d’après vous. Elle n’aurait même pas su à quoi ressemble un flic en civil. — Je suis désolé, Jake, mais je lui ai dit que j’étais flic. — Pourquoi ? — J’étais convaincu qu’elle était en mission suicide. J’essayai juste de gagner quelques secondes, de retarder le moment où elle appuierait sur le bouton. J’étais prêt à raconter n’importe quoi. — Que lui avez-vous dit exactement ? demanda-t-il. Je le lui racontai donc. — Bon Dieu ! dit-il. Ça ressemble même aux conneries des Affaires internes1. Je crois que vous avez fait pencher la balance du mauvais côté. — Je suis désolé, répétai-je. Au cours des quelques minutes suivantes, ça me tomba dessus de tous les côtés. Jacob Mark me fusillait du regard parce que j’avais tué sa sœur. La serveuse était en colère parce qu’elle aurait pu se faire passer huit commandes de petits déjeuners pendant que nous traînions devant nos deux tasses de café. Je sortis un billet de vingt dollars et le glissai sous ma soucoupe. Elle me vit le faire. L’équivalent de huit pourboires de petits déj’, juste là. Cela régla le problème de la serveuse. Celui de Jacob Mark était plus coriace. Il gardait toujours le silence, l’air furibard. Je le vis se détourner, à deux reprises. Prêt à laisser tomber. — Faut que j’y aille, dit-il enfin. J’ai des choses à faire. À commencer par trouver le moyen de le dire à sa famille. — Sa « famille » ? — Molina, son ex-mari. Et ils ont eu un fils, Peter. Mon neveu. — Susan avait un fils ? — Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Le QI d’un labrador. — Voyons, Jake, ça fait plus d’une demi-heure que nous sommes assis là à parler de moyens de pression, et vous n’avez pas pensé à me dire que Susan avait un gosse ? Il resta pétrifié pendant une seconde. — Ce n’est pas un gosse, dit-il. Il a vingt-deux ans. En quatrième année à l’université de Californie du Sud. Il joue au football américain. Il est plus grand que vous. Et il n’est pas très proche de sa mère. Il est allé vivre avec son père après le divorce. — Appelez-le, dis-je. — Il est 4 heures en Californie. — Appelez-le tout de suite. — Je vais le réveiller. — J’espère bien. — Il a besoin d’être préparé à ce que je vais lui dire. — Mais pour ça, il faudrait déjà qu’il réponde au téléphone. Jake sortit donc à nouveau son portable, parcourut son carnet d’adresses et n’appuya sur le bouton que vers la fin de la liste. Ordre alphabétique, sans doute. P pour Peter. Il porta l’appareil à son oreille, avec une expression inquiète particulière pendant les cinq premières sonneries et une expression inquiète différente après la sixième. Il garda le téléphone encore quelques instants à l’oreille, puis il l’abaissa lentement et dit : — Messagerie. 1 Équivalent américain de nos bœuf-carottes. 15 — Retournez à votre boulot, dis-je. Appelez la police de Los Angeles ou la sécurité de l’université, et demandez-leur de vous faire une fleur, entre flics. Arrangez-vous pour que quelqu’un aille voir s’il est bien chez lui. — Ils vont se moquer de moi ! C’est juste un étudiant qui ne répond pas au téléphone à 4 heures ! — Faites-le, insistai-je. — Venez avec moi. Je fis non de la tête. — Non, je reste ici. J’ai très envie de reparler à ces privés. — Vous n’allez jamais les retrouver. — Mais eux me retrouveront. Je n’ai pas répondu quand ils m’ont demandé si Susan m’avait donné quelque chose. Je crois qu’ils vont vouloir me reposer la question. Nous décidâmes de nous retrouver cinq heures plus tard, à la même cafétéria. Je le regardai regagner sa voiture et me mis à déambuler dans la Huitième, lentement, comme si je n’avais pas de destination précise, ce qui était le cas. J’étais fatigué à cause du manque de sommeil et énervé d’avoir bu autant de café, j’en conclus qu’en termes de vigilance et d’énergie, je n’étais pas au mieux de ma forme. Je pensai aussi que les privés devaient être dans le même état. Nous avions tous été debout toute la nuit. Cela me fit penser à l’heure. De même que 2 heures n’était vraiment pas une heure pour une attaque suicide, de même était-ce une heure bizarre pour que Susan Mark s’en aille rencontrer quelqu’un afin de lui passer des informations. Je restai donc quelques minutes devant le distributeur de journaux d’un delicatessen et feuilletai quelques tabloïdes. Je trouvai ce à quoi je m’attendais plus ou moins dans les dernières pages du Daily News. Le New Jersey Turnpike avait été fermé pendant quatre heures la veille au soir. Un camion-citerne avait eu un accident à cause du brouillard. Marée acide. Plusieurs morts. Je me représentai Susan Mark prisonnière de l’autoroute, entre deux sorties. Un embouteillage de quatre heures. Soit un retard de quatre heures. Incrédulité. Tension grandissante. Pas moyen d’avancer, pas moyen de reculer. Clouée sur place. Et le temps qui passait. Le délai qui va expirer. Le délai, qui est dépassé. Menaces, sanctions, pénalités, tout se met en branle. Le métro de la ligne 6 m’avait paru aller vite. Il avait dû lui donner l’impression de se traîner. Je crois que vous avez fait pencher la balance du mauvais côté. Possible, mais je n’avais pas eu à faire beaucoup d’efforts. Je repliai soigneusement le journal pour qu’il reste vendable et repris ma déambulation. Je me dis que le type au veston déchiré avait dû rentrer chez lui pour se changer, mais que les trois autres ne devaient pas être bien loin. Ils avaient dû me regarder entrer dans la cafétéria, et auraient dû me cueillir à la sortie. Je n’en voyais aucun dans la rue, mais je ne les cherchais pas vraiment non plus. Inutile de s’escrimer à chercher quelque chose quand on sait que c’est là. À une époque, la Huitième Avenue avait été une artère dangereuse. Lampadaires cassés, terrains vagues, boutiques condamnées, crack, putes, voleurs. J’y avais vu toutes sortes de choses. Je n’avais moi-même jamais été victime d’agression. Ce n’était pas une grande surprise. Pour faire de moi une victime potentielle, la population de la planète aurait dû se réduire à deux personnes. Moi et mon agresseur, et c’est moi qui aurais gagné. Là, on n’était ni plus ni moins en sécurité dans la Huitième qu’ailleurs. Elle grouillait d’activités commerciales, et il y avait du monde partout. Je ne me souciais donc pas trop de l’endroit où mes trois comiques m’approcheraient. Je ne cherchai pas à les attirer dans un endroit de mon choix. Je me contentais de marcher. À eux de jouer. La journée était en train de passer d’agréable à chaude et les odeurs de trottoir montaient tout autour de moi, rappels d’un calendrier approximatif : les poubelles puent l’été, pas l’hiver. C’est à un coin de rue au sud de Madison Square Garden et de l’ancien immeuble de la Grand Poste qu’ils m’approchèrent. Un chantier occupant tout le trottoir obligeait les piétons à emprunter un étroit boyau fermé de planches installé à hauteur du caniveau. J’y étais engagé sur un mètre lorsqu’un premier type se plaça devant moi, et un autre derrière, le chef se postant à ma hauteur. Jolie manœuvre. — Nous sommes prêts à oublier d’affaire du veston déchiré, me dit le chef. — Bonne idée, vu que moi, je l’ai déjà oubliée. — Mais nous devons savoir si vous ne détenez pas quelque chose qui nous appartient. — À vous ? — À notre patron. — Et qui êtes-vous ? — Je vous ai donné notre carte. — Et sur le coup, ça m’a beaucoup impressionné. Une œuvre d’art, d’un point de vue arithmétique. Il y a plus de trois millions de combinaisons possibles pour un numéro de téléphone à sept chiffres. Mais vous ne l’avez pas choisi au hasard. Vous en avez pris un qui, et vous le saviez, n’était pas en service. Je me suis dit que ça ne devait pas être facile. Ça m’a donc impressionné. Mais en fait, j’ai fini par conclure que c’était même impossible à faire, vu la population de Manhattan. Un type meurt ou déménage, son numéro est rapidement recyclé. Du coup, je me suis dit que vous deviez avoir accès à une liste de numéros qui ne sont jamais utilisés. Les compagnies de téléphone en conservent quelques-uns, pour leur utilisation dans les films ou les séries télé. On n’a pas le droit de se servir de vrais numéros : les clients risqueraient d’être harcelés. J’en ai donc déduit que vous connaissiez des gens dans le monde de la télé ou du cinéma. Sans doute parce que la plupart du temps, vous assurez la sécurité de la rue lorsqu’il y a un événement people en ville. Autrement dit, ce que vous connaissez de mieux en matière d’action, c’est repousser les chasseurs d’autographes. Ce qui doit être décevant pour des types comme vous. Je suis sûr que vous aviez quelque chose de plus excitant à l’esprit lorsque vous avez créé votre boîte. Pire encore, cela sous-entend une certaine érosion de vos aptitudes… le manque de pratique. Ce qui fait que vous me faites encore moins peur que lorsque vous m’avez montré votre carte. Dans l’ensemble, on peut donc dire que l’exhiber a été une erreur de votre part, en termes de gestion d’image. — On peut vous offrir un café ? me renvoya le type. * * * Je ne dis jamais non à une tasse de café, mais j’en avais assez d’être assis et j’acceptai donc la version à emporter. Nous pourrions la boire en parlant et en déambulant. Nous nous arrêtâmes au premier Starbucks venu – dans la plupart des villes, il y en a un à chaque coin de rue. Je délaissai les mélanges exotiques pour m’en tenir au produit maison – noir, sans crème. Ma commande habituelle dans un Starbucks. Il est excellent, à mon avis. Cela dit, je m’en fiche un peu. Ce qui compte, pour moi, c’est la caféine, pas le goût. Nous ressortîmes et nous remîmes à descendre la Huitième. Mais un groupe de quatre, pour une conversation mobile, ce n’est pas très pratique, sans parler du bruit de la circulation ; nous nous retrouvâmes donc à dix mètres de l’entrée d’une rue latérale, moi dans l’ombre, appuyé à une rambarde, eux au soleil, tendus vers moi comme s’ils voulaient prouver des trucs. À nos pieds, un sac-poubelle éventré laissait échapper sur le trottoir de très joyeuses pages d’un journal du dimanche. Le type chargé de faire tout le baratin me lança : — Vous nous sous-estimez sérieusement, même si nous ne cherchons pas à savoir qui pisse le plus loin. — OK, dis-je. — Vous avez été militaire, non ? — Dans l’armée. — Ça se voit encore. — Vous aussi. Forces spéciales ? — Non. Nous n’avons pas été jusque-là. Je souris. Honnête, le bonhomme. — Nous avons été engagés comme antenne locale d’une opération temporaire. La morte avait sur elle un objet de valeur. Notre boulot est de le récupérer. — Quel objet ? Quelle valeur ? — Des renseignements. — Je ne peux pas vous aider. — Notre commanditaire s’attendait à des données informatiques sur une puce d’ordinateur genre clef USB. Nous avons dit non, c’est trop difficile à sortir du Pentagone. Nous avons dit que ce serait du verbal. Genre lu et mémorisé. Je gardai le silence. Repensai à Susan Mark dans le métro. À ses marmonnements. Ce n’était peut-être pas des supplications ou des justifications qu’elle répétait, ni non plus des menaces ou des arguments. Peut-être repassait-elle dans sa tête les détails des renseignements qu’elle était censée livrer, pour ne rien oublier, ou ne pas se mélanger les pinceaux à cause du stress et de la panique. Pour les savoir par cœur. Tout en se disant, je ne fais qu’obéir, je ne fais qu’obéir, je ne fais qu’obéir. Pour se rassurer. En espérant que tout se terminerait bien. — Qui est votre commanditaire ? demandai-je. — Nous ne pouvons pas le dire. — Quel était son moyen de pression ? — Nous ne le savons pas. Nous ne voulons pas le savoir. Je sirotai mon café. Ne dis rien. — La femme vous a parlé dans le métro. — Oui, elle m’a parlé. — Nous partons donc de l’idée que ce qu’elle savait, vous le savez aussi. — C’est possible, dis-je. — Notre commanditaire en est persuadé. Et c’est là que vous avez du souci à vous faire. Des données sur une clef USB, c’est pas une affaire. On pourrait vous assommer et vous retourner les poches. Mais pour extraire quelque chose de votre tête, il faut s’y prendre autrement. Je gardai le silence. — Vous devez donc nous dire ce que vous savez. — Pour que vous puissiez passer pour compétents ? Le type hocha la tête. — Pour que vous restiez entier. Je pris une autre gorgée de café et le type continua : — J’en appelle à vous, d’homme à homme. De soldat à soldat. Il ne s’agit pas de nous. Nous revenons les mains vides, d’accord, on nous foutra dehors. Mais lundi matin, on sera de nouveau au boulot, pour quelqu’un d’autre. Sauf que si nous sortons du tableau, vous êtes en danger. Notre commanditaire a amené toute une équipe. Pour l’instant, ils sont tenus en laisse parce qu’ils jureraient dans le paysage. Mais nous partis, on lâche la meute. Pas d’autre solution. Et vous n’aurez aucune envie qu’ils vous parlent. — Je n’ai envie de parler à personne. Pas plus à eux qu’à vous. Je n’aime pas parler. — Ce n’est pas une plaisanterie. — Là, vous avez raison. Une femme est morte. — Le suicide n’est pas un crime. — Mais la chose qui l’a poussée à se suicider en est peut-être un. Elle travaillait au Pentagone. Donc sécurité nationale, d’entrée de jeu. Vous devriez en prendre conscience. Vous devriez aller voir les flics de New York. Le type secoua la tête. — Je préférerais aller en taule plutôt que de croiser leur chemin. Vous entendez ce que je vous dis ? — Clair et net. Vous vous trouvez plus à l’aise avec les chasseurs d’autographes. — Nous, nous sommes le gant de velours. Vous devriez en profiter. — Vous n’êtes le gant de rien du tout. — Vous faisiez quoi dans l’armée ? — Police militaire. — Alors, vous êtes mort. Vous n’avez rien vu dans le genre. — Qui est cet individu ? Le type se contenta de hocher la tête. — Combien sont-ils ? Le type hocha la tête à nouveau. — Donnez-moi quelque chose. — Vous n’écoutez pas. Si je refuse de m’adresser à la police de New York, c’est pas pour vous parler à vous. Je haussai les épaules, vidai mon gobelet et me dégageai de la rambarde. Je fis trois pas et jetai le gobelet dans une poubelle. — Appelez votre commanditaire et dites-lui qu’il avait raison et que vous vous étiez trompés. Dites-lui que les informations détenues par la femme se trouvent bien sur une clef USB, laquelle est présentement au fond de ma poche. Puis démissionnez par téléphone, rentrez chez vous et restez hors de mon chemin. Je traversai la rue entre deux voitures en mouvement et pris la direction de la Huitième. Le chef m’appela, fort. Par mon nom. Je me tournai et vis qu’il tenait son téléphone portable à bout de bras. Il le pointait vers moi et en regardait l’écran. Puis il l’abaissa, les trois types s’éloignèrent et un camion blanc passa entre eux et moi avant que je comprenne que je venais d’être photographié. 16 Les boutiques Radio Shacks sont dix fois moins nombreuses que les Starbucks, mais on en trouve à tous les trois ou quatre coins de rue. Et elles ouvrent de bonne heure. J’entrai dans la première venue et vis un type du sous-continent indien s’avancer vers moi pour me servir. Il avait l’air d’en vouloir. Je lui demandai s’il avait des téléphones portables pouvant prendre des photos. Il me répondit que c’était le cas de pratiquement tous ses appareils. Certains avaient même la vidéo. Je lui dis que j’aimerais voir ce que donnait un cliché pris avec l’un d’eux. Il prit un téléphone au hasard, je me tins au fond du magasin, il me photographia depuis la caisse. L’image était petite et manquait de définition. Mes traits y étaient indistincts. En revanche, ma taille, ma silhouette, mon attitude, tout cela était bien moi. Assez bien pour constituer un problème, de toute façon. À vrai dire, j’ai un visage ordinaire et sans rien de particulier. Très facile à oublier. La plupart des gens, je crois, me reconnaissent à ma silhouette qui, elle, n’est pas ordinaire. J’informai l’Indien que je ne voulais pas de son téléphone. Du coup, il essaya de me vendre un appareil photo numérique. Un truc plein de mégapixels. Les photos seraient meilleures. Je lui dis que je n’en voulais pas non plus. Mais je lui achetai une clef USB. La plus petite capacité, le premier prix. Comme il s’agissait de bidonnage, pas besoin de dépenser une fortune. C’était un truc minuscule, dans un gros paquet en plastique résistant. Je le lui fis ouvrir avec des ciseaux. On peut se ruiner les dents à s’en servir sur un truc pareil. La clef pouvait se glisser dans une protection en Néoprène souple. Deux couleurs au choix, bleu ou rose. Je pris la rose. Susan Mark ne m’avait pas fait l’effet d’une maniaque du rose, mais les gens voient ce qu’ils veulent voir. Une protection rose : l’objet appartient à une femme. Je glissai la clef USB dans ma poche, à côté de ma brosse à dents, remerciai le type et lui laissai le soin de se débarrasser de l’emballage. Je parcourus la 28e Rue sur un peu plus de deux blocs d’immeubles. J’eus des tas d’individus derrière moi pendant tout le chemin, mais je n’en connaissais aucun et aucun d’entre eux ne paraissait me connaître. Je descendis dans le métro à Broadway et glissai ma carte dans la fente. Puis laissai filer neufs rames direction sud. Je restai simplement assis sur mon banc de bois, dans la chaleur, à les regarder passer. En partie pour souffler un peu, en partie pour tuer le temps jusqu’à ce que tout soit ouvert en ville, en partie encore pour vérifier qu’on ne me suivait pas. Neuf groupes de passagers arrivèrent et repartirent, et les neuf fois, je me retrouvai seul pendant une ou deux secondes sur le quai. Personne ne me porta le moindre intérêt. Quand j’en eus assez de chercher des gens, je me mis à chercher des rats. J’aime bien les rats. Ils sont l’objet de toutes sortes de mythes. En voir est plus rare que ce qu’on croit. Les rats sont timides. Ceux qu’on voit sont en général jeunes, malades ou affamés. Ils ne mordent pas les bébés au visage pour s’amuser. C’est simplement que les traces de sang les attirent, rien de plus. Lavez la bouche de votre bébé avant de le coucher, et tout ira bien. Et il n’existe pas de rats géants de la taille d’un chat. Tous les rats ont la même taille. Je ne vis aucun rat et, pour finir, commençai à m’agiter. Je me levai et, le dos tourné aux voies, regardai les affiches sur le mur. L’une d’elles était la carte de tout le métro de New York. Deux, des publicités pour des comédies musicales à Broadway. Une autre, un avis officiel interdisant tout surfing de rame. Sur l’illustration en noir et blanc qui l’accompagnait, on voyait un type collé comme une étoile de mer à l’extérieur d’une porte de voiture. Apparemment, les voitures les plus anciennes du métro de New York comportaient des marchepieds pour combler l’intervalle entre la voiture et le quai, ainsi que des petites gouttières, au-dessus des portes, pour empêcher l’eau d’entrer. Je savais que les nouveaux modèles R142A n’étaient pas dotés de ces éléments. Le cinglé du métro me l’avait dit. Mais lorsqu’on avait affaire à un modèle ancien, il suffisait d’attendre la fermeture des portes, puis de coincer ses doigts dans la gouttière, de caler ses pieds sur le marchepied et de se coller à la porte pour passer de tunnel en tunnel. Surfing de rame. Très marrant pour certains, peut-être, mais interdit maintenant. Je me retournai vers les rails et montai dans le dixième métro. Ligne R. Avec marchepied et gouttière. Mais je voyageai à l’intérieur et descendis deux stations plus loin, à Union Square. Je sortis à l’angle nord-ouest de la place et me dirigeai vers une immense librairie de la 17e Rue dont je me souvenais. Les politiciens publient en général leur biographie avant le début des campagnes électorales, les hebdomadaires multipliant alors les articles les concernant. J’aurais pu tout aussi bien me rendre dans un cybercafé, mais je ne suis pas très habile devant un ordinateur et, de toute façon, les cybercafés sont devenus de plus en plus rares. Tout le monde, aujourd’hui, se promène avec de minuscules appareils électroniques portant des noms de fruits ou d’arbres. Les cybercafés sont en train de prendre le même chemin que les cabines téléphoniques, tués par la technologie sans fil. Au rez-de-chaussée, la librairie comptait plusieurs tables sur lesquelles s’empilaient les nouveautés. Sur la première, consacrée aux essais et documents, je ne trouvai rien. Histoire, biographies, économie, mais pas de politique. Je cherchai encore et trouvai ce que je voulais à l’arrière de la deuxième table. Commentaires et opinions, de gauche comme de droite, plus les bios autorisées écrites par des nègres, sous des couvertures brillantes ornées de photos retouchées. Le livre de John Sansom, d’environ un centimètre d’épaisseur, s’intitulait Toujours en mission. Je le pris avec moi et empruntai l’Escalator jusqu’au deuxième étage où, d’après le plan du magasin, se trouvaient les revues et les magazines. Je pris tous les hebdos d’information et les emportai avec mon livre jusqu’aux rayons dédiés à l’histoire militaire. J’y passai un moment à parcourir des publications qui me confirmèrent ce que je soupçonnais déjà, à savoir que le commandement des ressources humaines faisait exactement la même chose que le commandement du personnel avant lui. Seul le nom avait changé. Même contenu, autre étiquette, aucune nouvelle fonction. Paperasse et archives, comme toujours. Tous les hebdomadaires avaient des pages consacrées à la campagne électorale, coincées entre les publicités, les dernières découvertes médicales ou les plus récentes avancées technologiques. Les articles concernaient surtout les candidatures importantes, mais quelques lignes étaient néanmoins réservées aux représentants des deux chambres. Les primaires étaient dans quatre mois, les élections elles-mêmes dans quatorze ; et si certains candidats étaient déjà condamnés, Sansom figurait encore en bonne place dans la course. Il cartonnait dans les sondages de son État et recueillait beaucoup de dons ; ses manières sans détour étaient considérées comme rafraîchissantes, et son passé militaire semblait le qualifier pour à peu près n’importe quoi. Même si, à mon humble avis, cela revenait à dire qu’un technicien de surface pouvait devenir maire. Peut-être, mais peut-être pas aussi. Il n’y a aucune logique dans cette affirmation. Seulement, il était clair que la plupart des journalistes appréciaient le bonhomme. Et pensaient, tout aussi clairement, que de grandes choses l’attendaient. Ils le voyaient comme un candidat potentiel à la présidence dans les quatre ou huit ans à venir. L’un d’eux laissait même entendre qu’on aurait pu l’enlever à la course au Sénat pour le parachuter comme candidat à la vice-présidence de son parti. Il jouissait déjà d’une certaine notoriété. La couverture de son livre était très classe. Elle comportait son nom, le titre et deux photos. La plus grande était un instantané pris dans l’action, granuleux et fortement agrandi pour servir de fond à toute la couverture. On y voyait un jeune homme en treillis de combat déboutonné, le visage entièrement camouflé à la peinture, le tout sous un petit béret. En surimpression, on avait droit à un portrait de studio du même homme en costume-cravate, avec pas mal d’heures de vol en plus. Sansom, bien entendu, avant et maintenant. Un CV complet en un seul coup d’œil. La photo la plus récente, parfaitement bien éclairée, parfaitement bien cadrée et artistiquement posée, montrait un homme mince et de petite taille, un mètre soixante-douze pour soixante-dix kilos, à vue de nez. Genre whippet ou terrier plutôt que pit-bull, plein d’endurance et d’énergie à revendre, comme le sont toujours les meilleurs éléments des Forces spéciales. Même si la photo du fond remontait à une époque où il appartenait encore, probablement, à une unité régulière. Les rangers, disons. D’après mon expérience, les types des unités Delta de sa génération aimaient porter la barbe, des lunettes de soleil et des keffiehs qui leur cachaient jusqu’à la gorge. En partie à cause des endroits où ils avaient toutes les chances de servir, en partie parce qu’ils aimaient avoir l’air déguisés et anonymes, ce qui en soi était en partie nécessaire et en partie du cinéma. Il était probable que la photo avait été choisie par son directeur de campagne, celui-ci préférant le montrer jeune mais du coup reconnaissable, et reconnaissable comme un Américain. Un type qui aurait trop ressemblé à un Palestinien version hippie bizarroïde n’aurait peut-être pas eu beaucoup de succès en Caroline du Nord. Sur le premier rabat, on donnait, avec un certain formalisme, son nom complet et son grade militaire : Major John T. Sansom, armées des États-Unis, à la retraite. Après quoi, on apprenait qu’il avait été décoré de la Distinguished Service Cross, de la Distinguished Service Medal et de deux Silver Stars. Puis qu’il avait réussi dans les affaires comme P-DG d’une certaine Sansom Consulting. Une fois de plus, le CV complet en trois lignes. Je me demandai à quoi servait le reste du livre. Je le feuilletai et trouvai qu’il comptait cinq grandes parties : sa jeunesse, son temps dans l’armée, son mariage et la famille qu’il avait fondée, son temps dans les affaires et ses conceptions politiques pour l’avenir. Ses débuts étaient tout ce qu’il y avait de plus conventionnel dans le genre. Élevé à la dure, dans une famille sans argent et où on ne rigolait pas, sa mère un pilier de force, son père occupant deux emplois pour joindre les deux bouts. Très certainement exagéré. À force de prendre les candidats aux élections comme échantillon représentatif de la population américaine, les États-Unis allaient devenir un pays du tiers-monde. Tous y grandissaient dans la pauvreté, l’eau courante y était un luxe, avoir des chaussures était rare et un bon repas, un événement à célébrer dans la plus grande jubilation. Je sautai jusqu’au chapitre où il rencontrait sa femme et tombai sur les mêmes platitudes. Elle était merveilleuse, leurs enfants étaient sensationnels. Fin de l’histoire. Je ne compris pas grand-chose au chapitre sur les affaires. La Sansom Consulting comprenait un paquet de consultants, ce qui était logique, mais je n’arrivais pas à bien saisir ce qu’ils faisaient. Des suggestions, en gros, après quoi ils rachetaient les entreprises qu’ils conseillaient, puis ils revendaient leurs parts et devenaient riches. Sansom avait ainsi acquis ce qu’il appelait lui-même une fortune. Je ne savais pas trop combien ça faisait. Moi, je me sens très bien avec deux ou trois cents dollars en poche. Je soupçonnai Sansom d’avoir tapé beaucoup plus haut, mais il ne donnait pas davantage de précisions. Quatre zéros de plus ? Cinq ? Six ? Je consultai finalement la partie concernant ses conceptions politiques, mais n’y trouvai rien de plus que ce que j’avais déjà glané dans les magazines. Ça revenait, en gros, à donner aux électeurs tout ce qu’ils voulaient. Des baisses d’impôts, c’est gagné. De meilleurs services publics, allons-y. Tout cela me paraissait dépourvu de sens. Dans l’ensemble, cependant, John Sansom me faisait l’effet d’un type correct. Il donnait l’impression de vouloir faire ce qu’il fallait, dans la mesure où ces gens-là en sont capables. Pour moi, il s’engageait dans la course pour toutes les bonnes raisons. Il y avait un cahier de photos au milieu du livre. Toutes, sauf une, étaient des clichés anodins retraçant la vie de Sansom depuis l’âge de trois mois jusqu’à aujourd’hui. Le genre de trucs, imaginai-je, que la plupart des gens gardent au fond d’un placard, dans un carton à chaussures. Ses parents, son enfance, sa scolarité, ses années à l’armée, sa fiancée, leurs gosses, monsieur en homme d’affaires. Des trucs normaux, interchangeables avec les photos accompagnant les biographies de n’importe quel autre candidat. Mais la photo différente était bizarre. 17 La photo différente avait quelque chose que j’avais déjà vu dans un magazine. C’était celle d’un politicien américain, un certain Donald Rumsfeld, prise à Bagdad alors qu’il serrait la main de Saddam Hussein, le dictateur irakien, en 1983. Donald Rumsfeld avait été par deux fois secrétaire à la Défense, mais à l’époque de la photo, il était l’envoyé spécial de la présidence, sous Ronald Reagan. Sa mission à Bagdad avait consisté à baiser le cul de Saddam, à lui taper dans le dos et à lui donner une paire d’éperons en or pour symboliser l’éternelle gratitude des États-Unis. Huit ans plus tard, on ne lui baisait plus le cul, on le lui bottait. Et quinze ans plus tard, on tuait le bonhomme. Sansom avait sous-titré cette photo : Parfois, nos amis deviennent nos ennemis, et parfois, nos ennemis deviennent nos amis. Commentaire politique, me dis-je. Ou homélie d’affaires, mais je ne pus trouver aucune allusion à l’épisode dans le texte lui-même. Je retournai à son temps dans l’armée, et me préparai à lire ce chapitre avec attention. C’était mon domaine d’expertise, après tout. Sansom s’était engagé en 1975 et avait quitté le service en 1992. Une période de dix-sept ans, de quatre ans plus longue que la mienne – il avait commencé neuf ans plus tôt et terminé cinq ans plus tôt. Une bonne période, dans l’ensemble, comparée à la plupart. Le paroxysme de la guerre du Vietnam était passé, et la nouvelle armée, composée uniquement de professionnels volontaires, était solidement implantée et encore bien financée. Apparemment, Sansom avait aimé. Son récit était cohérent. Sa description de l’entraînement et de l’école d’officiers était précise et juste, et il racontait avec verve ses premières années dans l’infanterie. Il ne cachait pas ses ambitions. Il avait pris toutes les spécialisations disponibles et était passé dans les rangers, puis dans la toute nouvelle Force Delta. Bien entendu, il dressait un tableau spectaculaire de l’entraînement Delta, les semaines infernales, l’épuisement, l’endurance. Et toujours, bien entendu, il ne faisait aucune critique des lacunes de cette formation. La Force Delta est pleine de types capables de rester réveillés une semaine, de parcourir cent cinquante kilomètres et de faire ensuite sauter les couilles d’une mouche tsé-tsé à trois cents mètres, mais elle manque cruellement de mecs capables de faire tout ça en sachant aussi vous expliquer la différence entre un chiite1 et un tour aux latrines. Dans l’ensemble pourtant, Sansom me donnait une impression de réelle honnêteté. À vrai dire, la plupart des missions Delta sont annulées avant même de commencer, et la plupart de celles qui commencent vraiment échouent. Certains de ses membres ne participent jamais à la moindre action. Et Sansom n’enjolivait pas la réalité. Il ne cachait ni les périodes d’excitation, ni les échecs. Avant tout, il ne mentionnait jamais les troupeaux de chèvres, pas même une fois. La plupart des rapports de retour de missions, quand elles échouent, en font porter la faute à des bergers itinérants et à leurs chèvres. On infiltre les types dans une zone supposée inhospitalière et presque vide de tout habitant, et voilà qu’ils sont tout de suite découverts par un paysan du coin et son grand troupeau de chèvres. Statistiquement improbable. Improbable nutritionnellement parlant aussi, étant donné l’aridité du terrain. Les chèvres doivent quand même manger quelque chose. Cela a pu arriver une fois, mais depuis, c’est devenu une commodité de langage. Il est beaucoup moins douloureux de dire : « Nous étions planqués quelque part et un troupeau de chèvres nous est tombé dessus », plutôt que : « Nous avons merdé ». Sansom, lui, ne mentionnait ni ces ruminants ni le personnel agricole chargé de s’en occuper, ce qui était un très bon point en sa faveur. En fait, il ne parlait pas de grand-chose. Et il était particulièrement discret dans la colonne succès. Il y avait ce qui avait dû être des trucs passablement routiniers en Afrique de l’Ouest, plus l’affaire de Panamá, plus une chasse aux SCUD en Irak pendant la première guerre du Golfe en 1991. En dehors de ça, rien. Rien qu’une longue formation, que des périodes d’alerte, puis de fins d’alerte avant de retrouver une nouvelle période d’entraînement. C’était peut-être même le premier recueil de souvenirs d’un type des Forces spéciales dépourvu d’exagérations que je voyais. Et plus que ça : non seulement il n’exagérait pas, mais il minimisait les faits. Il les minorait, les banalisait. Du « désenjolivement » de réalité plutôt que le contraire. En soi, c’était intéressant. 1 Jeu de mots entre « shit » (merde) et « chiite ». 18 Je fis extrêmement attention en retournant à la cafétéria de la Huitième Avenue. Notre commanditaire a amené toute une équipe. Et à ce moment-là, ces types savaient tous à peu près à quoi je ressemblais. L’Indien du Radio Shack m’avait expliqué qu’on pouvait se transmettre les photos et les vidéos par téléphone. De mon côté, j’ignorais complètement de quoi l’adversaire avait l’air, mais si le commanditaire avait été obligé d’engager des bras cassés en costards nickels pour se fondre dans le paysage, c’était que sa propre équipe avait une allure différente. Sinon, c’était sans intérêt. Des gens ayant une allure différente, j’en voyais des tas. Disons… dans les deux cent mille. C’est toujours comme ça, à New York. Mais aucun d’eux ne paraissait s’intéresser à moi. Aucun d’eux ne me collait aux basques. Pas que je leur aurais facilité le travail. Je pris la ligne 4 jusqu’à Grand Central, tournai deux fois en rond dans la foule, pris la navette pour Times Square, de là gagnai la Neuvième Avenue par un itinéraire incohérent pour arriver finalement à la cafétéria par l’ouest, en passant carrément devant le commissariat du 14e district. Jacob Mark s’y trouvait déjà. Dans un box du fond, douché, peigné, habillé d’un pantalon noir, d’une chemise blanche et d’un coupe-vent bleu marine. Il aurait pu avoir flic en congé tatoué sur le front. Il paraissait malheureux, mais pas effrayé. Je m’assis en face de lui, en diagonale pour pouvoir surveiller la rue par les fenêtres. — Vous avez parlé à Peter ? lui demandai-je. Il fit non de la tête. — Mais… ? — Je pense qu’il va bien. — Vous le pensez ou vous en êtes certain ? Il ne répondit pas – la serveuse venait d’arriver. La même que dans la matinée. J’avais trop faim pour me poser la question de savoir si Jake allait manger ou pas. Je commandai un plat copieux, salade au thon avec des œufs et un tas d’autres trucs. Et du café. Jake suivit mon exemple et prit un sandwich au fromage et de l’eau. — Dites-moi ce qui s’est passé, repris-je. — Les flics du campus m’ont donné un coup de main. Ils l’ont fait avec plaisir. Peter est une star du football, là-bas. Il n’était pas chez lui. Ils ont donc réveillé ses copains et leur ont tiré les vers du nez. Il s’avère que Peter est quelque part avec une fille. — Où ça ? — Nous ne le savons pas. — Quelle fille ? — Ramassée dans un bar. Peter et ses potes sont sortis ensemble un soir, il y a quatre jours de ça. La fille était dans le bar. Peter est reparti avec elle. Je gardai le silence. — Quoi ? demanda Jake. — Qui a dragué qui ? Il hocha la tête. — C’est ce qui me fait penser que tout va bien. C’est lui qui a fait tout le boulot. Les copains ont dit que cela lui avait pris du temps. Quatre heures. Il a dû mettre le paquet. Un vrai marathon, d’après eux. Ce n’était donc pas Mata Hari. — Signalement ? — La super-nana. Et comme ce sont de jeunes étalons qui en parlent, c’est que c’est vrai. Un peu plus âgée que lui, mais pas tellement. Vingt-cinq ou vingt-six ans, disons. Vous êtes un étudiant de quatrième année, c’est un défi irrésistible. — Un nom ? Jake fit de nouveau non de la tête. — Les autres ont gardé leurs distances. Question d’étiquette. — Un endroit où ils vont régulièrement ? — Qui fait partie de leur circuit. — Pute ? Appât ? — Pas possible. Ces gars s’y connaissent. Ils ne sont pas idiots. Ils voient clair. Et de toute façon, c’est clairement Peter qui a fait tout le boulot. Quatre heures, il a été obligé de sortir tout ce qu’il avait appris. — Évidemment, ça aurait pu être plié en quatre minutes si elle l’avait voulu. Jake hocha la tête encore une fois. — Croyez-moi, j’ai repassé ce truc cent fois dans ma tête. S’il s’était agi de cinéma, il aurait suffi d’une heure pour que tout ait l’air casher. Deux, max. Personne n’aurait l’idée de faire traîner quatre heures. C’est donc OK. Du point de vue de Peter, c’est même plus qu’OK. Quatre jours avec une super-nana ? Qu’est-ce que vous faisiez à vingt-deux ans, vous ? — Je vois ce que vous voulez dire. À vingt-deux ans, j’avais le même genre de priorités. Même si une relation de quatre jours m’aurait paru un peu longuette. Quasi des fiançailles, sinon un mariage. — Mais… ? interrogea Jake. — À cause d’un accident, Susan a perdu quatre heures sur l’autoroute. Je me demande quel genre de délai peut bien faire qu’une mère en vienne à croire qu’il ne lui reste plus qu’à se supprimer. — Peter va bien. Ne vous inquiétez pas pour lui. Il va bientôt rentrer chez lui, flageolant des genoux, mais heureux. Je n’en dis pas plus. La serveuse arriva avec la nourriture. Tout cela paraissait excellent et c’était copieux. — Et ces types, les privés, ils vous ont trouvé ? me demanda Jake. Je fis oui de la tête et lui racontais ce qui s’était passé entre deux bouchées de salade de thon. — Ils connaissaient votre nom ? Ça ne me plaît pas. — Pas idéal, en effet. Et ils savaient aussi que j’avais parlé avec Susan dans le métro. — Comment ? — Ce sont d’anciens flics. Ils ont sûrement encore des amis dans la police. Pas d’autre explication. — Lee et Docherty ? — Possible. Ou alors un type du quart de jour venu prendre son service et qui aurait lu le dossier. — Et ils vous ont pris en photo ? Ça ne me plaît pas non plus. — Pas idéal, répétai-je. — Pas de nouvelles de cette deuxième équipe dont ils parlaient ? Je regardai par les fenêtres. — Jusqu’ici, rien. — Quoi d’autre ? — John Sansom n’exagère pas du tout en ce qui concerne sa carrière. Il paraît ne rien avoir fait de bien spécial. Ce n’est pas le genre de prétentions qui méritent d’être réfutées. — L’impasse, alors. — Pas forcément. Il était major. Autrement dit, une promotion à l’ancienneté et deux au mérite. Il a dû faire quelque chose qui leur a plu. Moi aussi, j’étais major. Je sais comment ça marche. — Et qu’avez-vous fait qui leur a plu ? — Un truc qu’ils ont probablement regretté plus tard. — Il y a aussi la durée du service. Plus on reste, plus on est promu. Je fis non de la tête. — Ce n’est pas comme ça que ça marche. Sans compter que ce type a reçu trois des médailles les plus prestigieuses auxquelles il pouvait prétendre, et deux fois pour l’une d’elle. Il a donc fait un truc spécial. Quatre trucs spéciaux, même. — Tout le monde finit par décrocher une médaille. — Pas celles-là. J’ai eu droit moi-même à une Silver Star – de la petite monnaie pour ce type – et je peux vous dire qu’on ne la trouve pas dans une pochette-surprise, celle-là comme les autres. Et j’ai aussi un Purple Heart, ce qui n’est apparemment pas le cas de Sansom. Il n’en parle pas dans son bouquin. Et jamais un politicien n’oublierait de mentionner une blessure au combat. Jamais, au grand jamais. Cela dit, il est plutôt inhabituel de remporter une médaille pour bravoure sans blessure à la clef. En général, les deux vont de pair. — Il se vante peut-être ? Je fis à nouveau non de la tête. — Impossible. On peut toujours accrocher une palme de plus à une croix du Vietnam, mais ces trucs-là, c’est du costaud. Ce type a tout eu sauf la médaille d’honneur. — Et alors ? — Et alors, je pense qu’il raconte des conneries sur sa carrière, mais à l’envers. Au lieu d’en rajouter, il en enlève. — Pourquoi ferait-il ça ? — Peut-être parce qu’il a participé à au moins quatre missions secrètes, et qu’il ne peut toujours pas en parler. Ce qui veut dire qu’elles sont fichtrement secrètes en effet, parce que ce type est en pleine campagne électorale et que l’envie d’en parler doit drôlement le démanger. — Quel genre de missions secrètes ? — Ça pourrait être n’importe quoi. Des opérations clandestines, secrètes, contre n’importe qui. — Alors on a peut-être demandé des détails à Susan. — C’est exclu. Jamais rien de ce qui concerne les ordres, les détails opérationnels et les rapports de mission des Forces Delta ne se retrouve aux ressources humaines. Les documents sont détruits ou gardés sous clef pendant soixante ans à Fort Bragg. Sans vouloir lui manquer de respect, votre sœur n’aurait jamais pu s’en approcher, même de un million de kilomètres. — En quoi ce truc-là nous est-il donc utile ? — Il élimine la piste de la carrière militaire de Sansom, voilà en quoi. Si Sansom est sur ce coup-là, il est impliqué à un autre titre. — Il serait impliqué ? — Pourquoi son nom serait-il sorti du chapeau, sinon ? — Dans ce cas, à quel autre titre ? Je reposai ma fourchette, vidai ma tasse et dis : — Pas question de rester plus longtemps ici. C’est ground zero pour l’autre équipe. Le premier endroit qu’ils vont vérifier. Je laissai un pourboire sur la table et me dirigeai vers la caisse. Ce coup-ci, la serveuse était contente. Nous étions entrés puis sortis en un temps record. Manhattan est le meilleur et le pire des endroits pour y être traqué. Le meilleur car il grouille de monde et qu’il n’y a pas un mètre carré sans, littéralement, des centaines de témoins autour. Le pire parce qu’il grouille de monde et qu’on doit vérifier les gens un par un, juste au cas où, ce qui est crevant, frustrant, épuisant, et ça finit par vous rendre soit fou, soit paresseux. Si bien que, par simple commodité, nous retournâmes dans la 35e Rue Ouest et en arpentâmes le côté à l’ombre, en remontant et en redescendant le trottoir en face de la rangée de voitures de police, avec l’impression de nous trouver dans l’endroit le plus sûr de New York. — À quel titre ? répéta Jake. — Quelles étaient les raisons qui, pour vous, poussaient au suicide et dont vous avez eu connaissance dans le New Jersey ? — Financières ou sexuelles. — Et ce n’est pas dans l’armée que Sansom s’est enrichi. — Vous pensez qu’il aurait eu une liaison avec Susan ? — C’est toujours possible. Il a pu la rencontrer à son travail. C’est le genre de type à toujours y traîner. Pour des photocopies, des trucs comme ça. — Il est marié. — Exactement. Et en campagne électorale. — Je ne le sens pas. Susan n’était pas comme ça. Supposons donc qu’il n’ait pas eu de liaison avec elle. — Dans ce cas, il en avait peut-être une avec quelqu’un d’autre de son service, et Susan était au courant. — Je ne le sens toujours pas. — Moi non plus, avouai-je. Parce que je ne vois pas ce que du renseignement viendrait y faire. Le renseignement, c’est un grand mot. Une liaison, c’est oui ou non. — Susan travaillait peut-être pour Sansom. Pas contre lui. Sansom voulait peut-être balancer de la boue sur quelqu’un. — Dans ce cas, qu’est-ce que Susan serait venue fabriquer à New York au lieu d’aller à Washington ou de rester en Caroline du Nord ? — Aucune idée. — Et pourquoi Sansom demanderait-il quoi que ce soit à Susan ? Il doit disposer d’une centaine de sources bien meilleures qu’une simple employée des ressources humaines qu’il n’avait aucune raison de connaître. — Mais alors, où est le rapport ? — Sansom a peut-être eu une liaison il y a longtemps, avec quelqu’un d’autre, alors qu’il était encore dans l’armée. — Il n’était pas marié, à l’époque. — Mais il y avait des règles à respecter. Il sautait peut-être une de ses subordonnées. C’est un truc qui a un impact politique aujourd’hui. — Ça arrivait ? — Tout le temps. — À vous aussi, ça vous est arrivé ? — Aussi souvent que possible. Dans un sens comme dans l’autre. Parfois, j’étais le subordonné. — Vous avez eu des ennuis ? — Pas à l’époque. Mais maintenant, on risquerait de me poser des questions si je me présentais à des élections. — Vous pensez donc qu’il pourrait y avoir des rumeurs concernant Sansom, et qu’on aurait demandé à Susan de les confirmer ? — Elle n’aurait aucun moyen de les confirmer. Ces renseignements-là sont archivés ailleurs. Elle pourrait par contre confirmer qu’Untel et Untel ont servi dans la même unité en même temps. Ça, c’est quelque chose que les ressources humaines savent bien faire. — Supposons donc que cette Lila Hoth se soit trouvée dans l’armée en même temps que lui. Il y a peut-être quelqu’un qui essaie de lier ces deux noms pour créer un gros scandale. — Je ne sais pas, dis-je. Tout ça semble tenir la route. Sauf que nous avons un dur à cuire d’ici qui a trop la frousse d’aller parler à la police de New York, que nous avons toutes sortes de menaces effroyables, et que nous avons une bande de barbares prétendument décidés à me mettre la laisse autour du cou. La politique est assez sale, mais la situation serait-elle aussi mauvaise ? Jake ne répondit pas. — Et nous ne savons pas où est Peter, ajoutai-je. — Ne vous en faites pas pour Peter. C’est un adulte. Il est arrière au football. Il va entrer à la NFL. Il pèse dans les cent vingt kilos et c’est un paquet de muscles. Il sait se défendre. Gardez ce nom en mémoire. Peter Molina. Un jour, vous lirez des articles sur lui dans les journaux. — Mais pas demain, j’espère, dis-je. — Détendez-vous. — Bon. Qu’est-ce que vous voulez faire maintenant ? Jake haussa les épaules et se mit à taper du pied en allant et venant sur le trottoir ; ce type, qui avait déjà du mal à s’exprimer, était encore plus paralysé par la complexité de ses émotions. Il s’arrêta, s’adossa à un mur, juste en face de la porte du commissariat de police du 14e. Il parcourut des yeux les véhicules garés, de gauche à droite, les Impala et les Crown Vic, noires et blanches ou banalisées, et les bizarres petits véhicules pour la circulation. — Elle est morte, dit-il. Rien ne la ramènera. Je gardai le silence. — Je vais appeler les pompes funèbres. — Et ensuite ? — Ensuite ? Rien. Elle s’est suicidée. Savoir pourquoi n’apportera rien. La plupart du temps, on ne sait même pas pourquoi les gens se suicident. Même quand on croit le savoir. — Moi, je veux savoir pourquoi, dis-je. — Pourquoi ? C’était ma sœur, pas la vôtre. — Ce n’est pas vous qui avez assisté à la scène. Il ne répondit pas. Il se contenta de regarder les voitures garées de l’autre côté de la rue. Je vis celle qu’avait utilisée Theresa Lee. La quatrième à partir de la gauche. L’une des Crown Vic banalisées, un peu plus loin dans la rangée, était plus récente que les autres. Plus éclatante. Elle brillait au soleil. Noire, avec deux courtes antennes fixées sur le capot du coffre, comme des aiguilles. Des fédéraux, sans doute. D’une agence pleine aux as et pouvant choisir ce qu’il y a de mieux en matière de moyens de transport. Et de moyens de communication. Jake reprit la parole. — Je vais avertir la famille, nous allons l’enterrer et la vie reprendra son cours. La vie est une saloperie et après, on crève. Comment, où et pourquoi – on s’en fiche et on a peut-être raison. Autant ne pas savoir. Rien de bon ne pourrait en sortir. Juste un peu plus de souffrance. Juste encore un truc à s’en prendre plein la gueule. — Comme vous voudrez. Il hocha la tête, sans rien ajouter. Il me serra la main et s’éloigna. Je le vis entrer dans un garage un peu plus loin, au croisement de la Neuvième Avenue, et quatre minutes plus tard, en ressortir un petit SUV Toyota. Qui prit vers l’ouest. Je me dis qu’il allait rejoindre Lincoln Tunnel pour rentrer chez lui. Je me demandai aussi quand je le reverrais. Entre trois jours et une semaine, me dis-je. Je me trompais. 19 Je me tenais toujours juste en face du commissariat de police lorsque Theresa Lee en sortit, accompagnée de deux types en costard bleu et chemise blanche boutonnée. Elle paraissait fatiguée. Elle avait pris l’appel à 2 heures, ce qui signifiait qu’elle assurait la garde de nuit et qu’elle aurait donc dû quitter le boulot à 7 heures et être dans son lit à 8. Elle en était à six heures supplémentaires. Excellent pour son compte en banque, mais pas pour à peu près tout le reste. Debout dans le soleil, elle cligna des yeux et s’étira – et c’est à cet instant que, me voyant de l’autre côté de la rue, elle eut le mouvement de tête classique de celle qui n’en croit pas ses yeux. Elle tapa sur le coude du type à côté d’elle, lui dit quelque chose et me montra du doigt. J’étais trop loin pour distinguer ses paroles, mais tout dans son langage corporel hurlait : « Hé, c’est lui, juste là ! » avec un grand point d’exclamation souligné par la véhémence de sa gesticulation. Les types en costard regardèrent automatiquement à gauche si des voitures arrivaient, ce qui me fit penser qu’ils étaient du coin. Les rues impaires sont en sens unique d’est en ouest, les rues paires d’ouest en est. Ils le savaient jusque dans leurs os. Donc ils étaient de New York. Mais davantage habitués à rouler en voiture qu’à marcher, parce qu’ils ne pensèrent pas aux coursiers à bicyclette venant en sens inverse. Ils foncèrent carrément dans la rue, évitant les voitures, pilant et accélérant, puis se séparèrent pour me tomber dessus par la droite et par la gauche, ce qui m’indiqua qu’ils avaient suivi une formation pratique jusqu’à un certain point et qu’ils étaient pressés. Sans doute la Crown Vic aux antennes en aiguille leur appartenait-elle. Je restai dans l’ombre et les attendis. Ils avaient des chaussures noires, des cravates bleues, leurs marcels dépassant de leur col de chemise, blanc sur blanc. Le côté gauche de leur veste de costume était plus renflé que le droit. Soit des agents droitiers portant un étui d’épaule. Ils devaient avoir autour de quarante ans. Encore en pleine forme. Ni des bleus, ni des préretraités. Ils comprirent que je n’allais pas bouger, ralentirent un peu et me rejoignirent d’un pas encore vif. Du FBI, sans doute, plus près des flics que des paramilitaires. Ils ne me montrèrent aucune plaque d’identité. Ils se dirent que je savais à qui j’avais affaire. — Nous avons besoin de vous parler, me dit le type de gauche. — Je sais. — Comment ça ? — Parce que vous avez traversé la rue en courant pour venir ici. — Savez-vous pourquoi ? — Aucune idée. À moins que ce soit pour me faire une psychothérapie, après l’expérience traumatisante que je viens de vivre. La bouche du type se contracta en une moue d’impatience, comme s’il était prêt à m’abreuver d’injures pour mon sarcasme. Puis son expression changea un rien et il afficha un sourire rusé pour me dire : — D’accord. Donc voici mon conseil. Répondez à deux ou trois questions et oubliez que vous êtes jamais monté dans ce métro. — Quel métro ? Le type commença à répondre, mais s’arrêta en comprenant avec un peu de retard que je le faisais marcher et eut l’air gêné de ne pas avoir été plus rapide. — Quelles questions ? demandai-je. — Quel est votre numéro de téléphone ? — Je n’ai pas de numéro de téléphone. — Pas même un portable ? — Surtout pas ça. — Vraiment ? — Oui, c’est bien moi. Félicitations. Vous m’avez trouvé. — Quoi, c’est vous ? — Oui, le seul type au monde à ne pas posséder de portable. — Vous êtes canadien ? — Pourquoi serais-je canadien ? — L’inspecteur Lee nous a dit que vous parliez français. — Des tas de gens parlent le français. Il y a même tout un pays qui le parle en Europe. — Vous êtes français ? — Ma mère l’était. — Quand vous êtes-vous rendu pour la dernière fois au Canada ? — Je ne m’en souviens pas. Ça doit faire des années. — Vous en êtes certain ? — Assez, oui. — Avez-vous des amis ou des connaissances qui soient canadiens ? — Non. Le type se tut. Theresa Lee se tenait toujours sur le trottoir, devant la porte du commissariat du 14e. Elle était au soleil et nous regardait de l’autre côté de la rue. — C’était juste un suicide dans une rame de métro, dit l’autre type. Ça fait un sale effet, mais ce n’est pas une grande affaire. Les merdes, ça arrive. Sommes-nous bien clairs ? — On a terminé ? — Vous a-t-elle donné quelque chose ? — Non. — Sûr et certain ? — Sûr et certain. On a terminé ? — Vous avez des projets ? me demanda le type. — Celui de quitter la ville. — Pour aller où ? — Ailleurs. Le type hocha la tête. — OK, on a terminé. Et maintenant, du balai. Je restai où j’étais. Je les laissai s’éloigner, retourner à leur voiture. Ils y montèrent et, quand il y eut un trou dans la circulation, ils s’y glissèrent et disparurent. Sans doute allaient-ils prendre le West Side Highway jusqu’en bas de Manhattan pour retrouver leur bureau. Theresa Lee était toujours de l’autre côté de la rue. Je traversai, me faufilai entre deux voitures de patrouille bleu et blanc, et montai sur le bord du trottoir, à distance suffisamment respectueuse, mais assez près pour être entendu, et face au bâtiment pour ne pas avoir le soleil dans les yeux. — À quoi rime tout ce cirque ? demandai-je. — Ils ont trouvé la voiture de Susan Mark. Elle était garée tout en bas de SoHo. Elle a été remorquée ce matin. — Et… ? — Ils l’ont fouillée, manifestement. — Pourquoi « manifestement » ? Je trouve qu’ils font beaucoup d’histoires pour quelque chose qui, d’après eux, n’en vaut pas la peine. — Ils ne disent pas ce qu’ils pensent. Pas à nous, en tout cas. — Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ? — Un bout de papier, avec ce qu’ils croient être un numéro de téléphone dessus. Un truc griffonné. Tout froissé, comme pour être jeté à la poubelle. — C’est quoi, ce numéro ? — Un 600, ce qui d’après eux correspondrait à un service de téléphone portable canadien. Un réseau spécial. Puis des chiffres et finalement la lettre D, comme une initiale. — Je ne vois pas ce que ça signifie, dis-je. — Moi non plus. Sauf qu’à mon avis, il ne s’agit pas d’un numéro de téléphone. Il n’y a pas de numéro de zone et en plus, il y a un chiffre de trop. — Si c’est un réseau spécial, il n’a peut-être pas besoin du numéro de zone. — Il y a tout de même quelque chose qui cloche. — Qu’est-ce que c’est, alors ? Elle répondit en tirant un petit carnet de sa poche revolver. Pas le modèle réglementaire de la police. Il avait une couverture cartonnée noire et un élastique pour le maintenir fermé. Sa forme courbe témoignait de longs séjours dans sa poche. Elle fit sauter l’élastique, l’ouvrit et me montra une page couleur sépia avec écrit dessus, d’une main appliquée : 600-82219-D. Son écriture, imaginai-je. Une information, pas la reproduction exacte d’une note griffonnée. 600-82219-D. — Ça ne vous dit toujours rien ? me demanda-t-elle. — Les portables canadiens ont peut-être plus de chiffres, répondis-je. Je savais que les compagnies de téléphone du monde entier s’inquiétaient de se retrouver à court de numéros. Ajouter un chiffre multipliait par dix la capacité d’une zone de code. Trente millions, et non plus trois. Mais le Canada est peu peuplé. Le pays est immense, mais désert pour l’essentiel. Dans les trente-trois millions d’habitants, me dis-je. Moins que la Californie. Et la Californie fonctionnait avec une numérotation téléphonique normale. — Ce n’est pas un numéro de téléphone, reprit Theresa Lee. C’est quelque chose d’autre. Un code, un numéro de série. Ou un numéro de dossier. Ces types perdent leur temps. — Il n’y a peut-être aucun rapport. Un bout de papier froissé dans une voiture, ça pourrait être n’importe quoi. — Pas mon problème. — Y avait-il des bagages dans la voiture ? demandai-je. — Non. Rien, mis à part les cochonneries habituelles qui s’entassent dans une bagnole. — Autrement dit, le voyage ne devait pas durer longtemps. Un simple aller-retour. Elle ne répondit pas. Elle bâilla et garda le silence. Elle était fatiguée. — Ces types ont-ils parlé au frère de Susan ? — Je ne sais pas. — Il m’a donné l’impression de vouloir oublier toute cette affaire. — On peut le comprendre. Il y a toujours une raison et elle n’est jamais jolie jolie. C’est en tout cas mon expérience. — Allez-vous fermer le dossier ? — Il l’est déjà. — Et vous êtes plutôt satisfaite ? — Pourquoi ? Je devrais pas ? — Les statistiques, dis-je. Quatre-vingts pour cent des suicidés sont des hommes. Le suicide est beaucoup plus rare en Orient qu’en Occident. Et l’endroit où elle l’a commis est bizarre. — N’empêche, elle l’a fait. Vous l’avez vue. Il n’y a aucun doute possible. C’est indiscutable. Ce n’était pas un homicide habilement maquillé en suicide. — Elle y a peut-être été poussée. Il s’agit peut-être d’un homicide par procuration. — Dans cette optique, c’est le cas de tous les suicides. Elle jeta un coup d’œil sur la rue – envie de partir, mais trop polie pour le dire. — Eh bien, c’était un plaisir de vous rencontrer. — Vous quittez la ville ? Je fis oui de la tête. — Je vais à Washington. 20 Je pris le train à Penn Station. Les transports publics, encore une fois. Rejoindre la gare fut assez tendu. Il ne s’agissait pourtant que de croiser trois rues au milieu de la foule, mais je n’arrêtais pas de chercher des gens en train de vérifier une photo sur leur téléphone portable, et j’avais l’impression que le monde entier n’était qu’un seul et même appareil électronique en pleine activité. Mais j’arrivai intact et payai mon billet en liquide. Le train était plein, et très différent du métro. Tous les passagers étaient tournés vers l’avant et tous cachés par des sièges à haut dossier. Les seules personnes que je pouvais voir étaient mes voisins immédiats. La femme assise à côté de moi et deux types de l’autre côté de l’allée. Les trois me faisaient l’effet d’être des avocats. Pas de ceux qui jouent dans la cour des grands, mais genre associés dans un bon cabinet et fort occupés. Pas des kamikazes, en tout cas. Les deux hommes étaient rasés de près et certes, ils paraissaient tous les trois irritables, mais sinon, ils n’avaient rien pour éveiller les soupçons. Pas que la ligne de Washington aurait attiré les candidats à l’attentat suicide. Elle était plutôt faite pour une attaque à la valise piégée. À la gare, le quai du train est annoncé à la dernière minute. La foule tourne en rond en attendant, puis elle se précipite vers les voitures pour s’y empiler. Aucune sécurité. Les sacs de voyage noirs, tous identiques ou presque, s’entassent dans les filets. Rien de plus facile pour un voyageur que de descendre à Philadelphie en laissant son bagage pour le faire exploser un peu plus tard avec son portable, au moment où le convoi entre sans lui dans Union Station, là, en plein cœur de la capitale. Mais nous arrivâmes sans problème et je me retrouvai indemne dans Delaware Avenue. Il faisait aussi chaud à Washington qu’à New York, mais en plus humide. Des touristes étaient regroupés ici et là sur le trottoir devant moi. Des familles, pour la plupart, venues de loin. Parents consciencieux, enfants boudeurs, tous habillés de shorts et de tee-shirts aux couleurs criardes, un plan de la ville à la main, l’appareil photo prêt à mitrailler. Pas que j’aurais moi-même été bien habillé ou un habitué de la ville. J’avais travaillé de temps en temps dans le secteur, mais toujours sur la rive gauche. Seulement, je savais où j’allais. Ma destination se tenait devant moi, sans qu’il soit possible de se tromper : le Capitole. Construit pour impressionner. À l’époque, au tout début de la jeune république, on attendait des diplomates étrangers qu’ils le visitent et qu’ils repartent convaincus que cette nouvelle nation entendait jouer dans la cour des grands. Le plan avait réussi. Au-delà, de l’autre côté d’Independence Avenue, se trouvaient les bureaux du Congrès. À une certaine époque, j’avais eu un début d’initiation aux mécanismes parlementaires. Grâce à des enquêtes qui m’avaient souvent conduit à témoigner devant un comité du Congrès. Je savais que le Rayburn Building était plein de vieux chevaux de retour imbus d’eux-mêmes et depuis toujours à Washington. Je me dis qu’un type aussi relativement jeune que Sansom avait plutôt dû se voir allouer un espace au Cannon Building. Prestigieux, mais pas le haut du panier. L’immeuble était au carrefour d’Independence Avenue et de la Première Avenue, comme accroupi en face de l’un des angles du Capitole, l’air de lui rendre hommage ou de manigancer une menace. Il avait toutes sortes de systèmes de sécurité à l’entrée. Je demandai à un type en uniforme si M. Sansom, de Caroline du Nord, était là. Le type consulta une liste et me dit que oui, il y était. Je lui demandai si je pouvais faire parvenir une note à son bureau. Le type me dit que oui, je pouvais. Il me fournit un stylo, un papier spécial à en-tête du Congrès et une enveloppe. J’adressai l’enveloppe au Major John T. Sansom, Officier à la retraite de l’armée américaine, et ajoutai le jour et l’heure. Et sur la feuille, j’écrivis : Tôt ce matin, j’ai vu mourir une femme avec votre nom sur les lèvres. Ce qui n’était pas vrai, mais pas loin. Et j’ajoutai : Les marches de la bibliothèque du Congrès dans une heure. Et je signai, Major Jack Reacher, officier à la retraite de l’armée américaine. Il y avait une petite case à cocher au bas de la feuille. Elle demandait : êtes-vous l’un de mes électeurs ? Je cochai la case. Ce n’était pas exactement vrai. Je n’étais pas du district de Sansom, pas plus que je ne l’étais des quatre cent trente-quatre autres districts du pays. Et j’avais servi en Caroline du Nord, en trois occasions différentes. Si bien que je me sentais le droit de cocher la case. Je scellai l’enveloppe, la tendis au garde et ressortis pour attendre. 21 Je me promenai en pleine chaleur dans Independence Avenue jusqu’au musée de l’Air et de l’Espace, fis demi-tour et repartis vers la bibliothèque. Je m’assis sur les marches et y restai cinquante minutes. La pierre était tiède. Des hommes en uniforme se tenaient derrière les portes, au-dessus de moi, mais aucun ne sortit. Les analyses de menaces terroristes avaient dû conclure que la bibliothèque était à placer au bas de la liste. Je patientai. Je ne m’attendais pas à voir arriver Sansom en personne. Je l’imaginai déléguant des gens de son équipe. Peut-être un de ses conseillers de campagne. Combien seraient-ils et quel âge ils auraient, je ne pouvais pas le prévoir. Entre un et quatre, peut-être, et probablement entre étudiant diplômé et jeune professionnel. La chose m’intéressait. Un jeune voudrait dire que Sansom ne prenait pas mon mot très au sérieux. Quatre personnes d’âge mûr suggéreraient qu’à ses yeux, la question était sensible. Et qu’il y avait peut-être quelque chose à cacher. Le délai de soixante minutes expiré, ce ne furent ni des membres de son équipe parlementaire, ni de son équipe de campagne, jeunes ou vieux, qui se présentèrent. À la place, j’eus droit à son épouse et à son responsable de la sécurité. Dix minutes après la fin du délai, je vis un couple mal assorti descendre d’une Lincoln Town Car et s’arrêter au pied de l’escalier pour regarder autour d’eux. Je reconnus la femme d’après les photos du livre de Sansom. En chair et en os, elle avait tout à fait l’air que doit avoir l’épouse d’un millionnaire. Coiffure d’artiste capillaire, bonne ossature, teint parfait et elle devait mesurer cinq centimètres de plus que son mari. Douze en chaussures à talons hauts. Le type qui l’accompagnait avait l’allure d’un ancien Delta en costume. Pas très grand, mais compact, musclé et l’air coriace. Le même type d’homme que Sansom, mais en moins civilisé que celui-ci sur les photos. Son costume était de coupe classique et taillé dans un bon tissu, mais passablement froissé et fatigué, comme une tenue de combat qui a beaucoup servi. Debout côte à côte, ils regardaient les gens autour d’eux, éliminant tous les possibles les uns après les autres. Lorsque je fus tout ce qui leur restait, j’agitai la main pour les saluer. Je ne me levai pas. Je me dis qu’ils allaient monter et s’arrêter une marche ou deux en dessous de la mienne, si bien que si je me levais, je les dominerais de presque un mètre. Je serais moins menaçant assis. Plus à même de poursuivre une conversation. Et c’était plus pratique, en termes de consommation d’énergie. J’étais fatigué. Ils montèrent vers moi, Mme Sansom joliment chaussée et avançant à pas précis et mesurés, le Delta à côté d’elle. Ils s’arrêtèrent deux marches sous moi et se présentèrent. Mme Sansom me dit s’appeler Elspeth, et le type Browning, « comme le fusil automatique », précisa-t-il, remarque sans doute destinée à créer un contexte menaçant. Je ne le connaissais pas. Il ne figurait pas dans le livre de Sansom. Il entreprit de me réciter tous ses états de service : service militaire aux côtés de Sansom, puis, dans le civil, responsable de la sécurité les années où Sansom avait été homme d’affaires, et encore responsable de la sécurité depuis que Sansom avait été élu à la Chambre des représentants et, c’était probable, à nouveau responsable de la sécurité quand il entrerait au Sénat avant d’aller plus loin. Ce baratin avait pour but de me convaincre de sa fidélité. Son épouse et son loyal second. On attendait sans doute de moi que je n’aie aucun doute sur ce qui était leur intérêt. Quitte à en faire un peu trop. J’estimai cependant que me déléguer l’épouse dès le départ était assez malin, politiquement parlant. La plupart des scandales tournent au vinaigre lorsque le type se trouve pris dans une affaire dont sa femme ignore tout. En la mettant d’emblée dans le coup, il envoyait un message. — Nous avons gagné plein d’élections jusqu’à aujourd’hui, dit-elle, et nous allons en gagner des tas d’autres. Il y a des gens qui ont essayé ce que vous êtes en train de faire une bonne douzaine de fois. Ils n’ont pas réussi, et vous ne réussirez pas non plus. — Je n’essaie rien du tout, lui répondis-je. Et je me fiche pas mal que vous gagniez ou perdiez vos élections. Une femme est morte, c’est tout, et je veux savoir pourquoi. — Quelle femme ? — Une employée du Pentagone. Elle s’est tiré une balle dans la tête, dans le métro de New York, cette nuit. Elspeth Sansom jeta un coup d’œil à Browning et Browning acquiesça. — Je l’ai lu en ligne. New York Times et Washington Post. C’est arrivé trop tard pour la version papier. — Un peu après 2 heures. Elspeth Sansom revint vers moi. — Quel rôle avez-vous joué là-dedans ? — Témoin. — Et elle a mentionné le nom de mon mari ? — C’est quelque chose dont je vais avoir besoin de discuter avec lui. Ou avec le New York Times ou le Washington Post. — C’est une menace ? me demanda Browning. — J’en ai l’impression, oui. Qu’est-ce que vous allez faire ? — N’oubliez pas, me dit-il. On n’accomplit pas ce qu’a accompli John Sansom dans sa vie si on est un tendre. Moi non plus, je ne suis pas un tendre. Et Mme Sansom pas davantage. — Génial, dis-je. Nous venons d’établir qu’aucun d’entre nous n’était un tendre. Nous sommes même tous les trois durs comme du granit. Et si on avançait un peu ? Quand vais-je voir votre patron ? — Vous étiez quoi, dans l’armée ? — Le genre de type dont même quelqu’un comme vous aurait dû avoir la frousse. Quoique sans doute pas. Ce qui est sans importance. Je ne veux faire de mal à personne. Sauf si quelqu’un en a besoin, bien entendu. — Dix-neuf heures, ce soir, dit Elspeth Sansom. Elle me donna le nom de ce que je pensais être un restaurant, à Dupont Circle. — Mon mari vous accordera cinq minutes. Puis elle me regarda de nouveau et ajouta : — Et ne venez pas habillé comme ça, on ne vous laisserait pas entrer. * * * Ils remontèrent dans leur Town Car et s’éloignèrent. Il me restait trois heures à tuer. Je pris un taxi jusqu’à l’angle de la 18e Rue et de Massachusetts Avenue et trouvai un magasin où acheter un pantalon bleu et une chemise à carreaux, bleue elle aussi. Puis je me rendis dans un hôtel que j’avais repéré un peu plus loin dans la 18e. Il était non seulement grand, mais grandiose, et les palaces grandioses sont en général ce qu’il y a de mieux pour le genre de prestations hors normes que je recherche. Je passai devant les comptoirs de l’accueil avec un hochement de tête et pris l’ascenseur jusqu’à un étage choisi au hasard ; j’arpentai ensuite le corridor jusqu’à ce que j’ai trouvé une femme de ménage occupée à remettre une chambre en état. Il était 16 heures. La location des chambres commençait à 14 heures. Ce qui voulait dire que celle-là allait rester vide la nuit suivante. Et peut-être même celle d’après. Les grands hôtels sont rarement pleins à cent pour cent. Et les grands hôtels ne traitent jamais très bien leurs femmes de ménage. Celle-ci fut donc ravie d’empocher trente billets en liquide et de faire une pause d’une demi-heure. Je me dis qu’elle passerait à la chambre suivante sur sa liste et reviendrait à celle-là ensuite. Elle n’avait pas encore nettoyé la salle de bains, mais il y avait encore deux serviettes propres. Personne n’arrive jamais à utiliser toutes les serviettes que les grands hôtels mettent à votre disposition. Je trouvai également un petit savon encore dans son emballage sur le lavabo, et un demi-flacon de shampoing dans la cabine de douche. Je me lavai les dents et pris une grande douche. Je me séchai et enfilai ma chemise et mon pantalon neufs. Je récupérai le contenu de mes poches et laissai mes vieux vêtements dans la poubelle de la salle de bains. Trente dollars pour la chambre. Moins cher qu’au spa. Et plus rapide. Moins de vingt-huit minutes plus tard, j’étais de retour dans la rue. Je me rendis à pied jusqu’à Dupont Circle et étudiai le restaurant. Cuisine afghane, tables installées dans une cour sur le devant, d’autres à l’intérieur, derrière une porte de bois. Tout l’air de l’endroit qui allait se remplir de gros bonnets prêts à payer vingt billets pour un amuse-gueule qui aurait valu vingt cents dans les rues de Kaboul. J’étais d’accord pour la nourriture, mais pas pour le prix. Je décidai de parler à Sansom d’abord, et d’aller manger ailleurs après. J’empruntai P. Street Ouest1 jusqu’à Rock Creek Park et m’approchai de la rivière. Assis sur une grosse pierre plate, j’écoutai le bruit de l’eau à mes pieds, et celui de la circulation au-dessus de moi. Peu à peu, celui de la circulation devint plus fort, celui de l’eau de moins en moins audible. Lorsque l’horloge que j’ai dans la tête indiqua 18 h 55, je bondis sur mes pieds et retournai au restaurant. 1 Pennsylvania Street. 22 À 19 heures, il commença à faire sombre et tous les établissements de Dupont Avenue avaient allumé leurs lumières. Le restaurant afghan avait des lampions en papier partout dans la cour. Dans la rue, les places de stationnement étaient pleines de limousines. Presque toutes les tables de la cour étaient prises. Mais Sansom et les siens n’en occupaient aucune. Je ne voyais que des hommes jeunes en costume et des jeunes femmes en jupe. Par groupes de deux, trois ou quatre, parlant, pendus à leur téléphone portable, lisant des courriels sur des appareils tenant dans la main, sortant des papiers de leurs porte-documents pour les y remettre un peu plus tard. Je me dis que Sansom était à l’intérieur, derrière la porte en bois. Il y avait une hôtesse sur un petit podium, près du trottoir, mais avant que j’aie pu l’atteindre, Browning fendit la foule et vint se placer devant moi. D’un mouvement de tête, il me montra une Town Car noire à vingt mètres de là et me dit : — Allons-y. — Où ça ? Je pensais que Sansom était ici ? — Eh bien, repensez-y. Il ne mangerait jamais dans un endroit pareil. Et on ne le laisserait pas faire, même s’il en avait envie. Mauvais environnement démographique, trop peu sûr. — Alors pourquoi m’avoir fait venir ici ? — Il fallait bien un point de rendez-vous. Il se tenait là, devant moi, comme s’il lui était complètement égal que je l’accompagne ou que je m’en aille. — Bon alors, où est-il ? — Pas loin. Il a une réunion. Il pourra vous accorder cinq minutes avant qu’elle commence. — Très bien. Allons-y. Il y avait un chauffeur au volant de la Town Car. Le moteur tournait déjà. Je montai à l’arrière avec Browning, la voiture démarra et, après avoir fait presque tout le tour de Dupont Circle, nous prîmes la direction du sud par New Hampshire Avenue. Nous passâmes devant l’immeuble de l’Historical Society. Si je me souvenais bien de New Hampshire Avenue, il n’y avait pas grand-chose devant nous, sinon quelques hôtels et l’université George Washington. Nous ne nous arrêtâmes à aucun hôtel. Nous ne nous arrêtâmes pas à l’université George Washington. Tournant soudain à droite, le conducteur s’engagea dans Virginia Avenue, parcourut encore environ deux cents mètres et se présenta devant le complexe du Watergate. L’ensemble le plus célèbre de Washington. La scène du crime. Chambres d’hôtel, appartements, bureaux, le fleuve Potomac roulant lentement ses flots sombres non loin. Le chauffeur s’arrêta devant un immeuble de bureaux. Browning ne bougea pas de son siège. — Voilà comment ça va se passer, dit-il. Je vous fais monter. Vous le verrez seul à seul. Mais je me tiendrai derrière la porte. C’est bien clair ? J’acquiesçai d’un hochement de tête. C’était très clair. Nous descendîmes. Un type du service de sécurité en uniforme se trouvait derrière la porte, assis à un bureau, mais il ne fit pas attention à nous. Nous montâmes dans un ascenseur. Browning appuya sur 4. Nous n’échangeâmes pas un mot. Une fois à l’étage, il me fit parcourir une vingtaine de mètres sur de la moquette grise, jusqu’à une porte sur laquelle était écrit Universal Research. Nom vague, plaque de bois ordinaire. Browning ouvrit et me fit passer à l’intérieur. Je vis une salle d’attente, rien de bien luxueux. Un bureau de réception vide, quatre fauteuils bas en cuir, des bureaux à droite et à gauche. Browning me montra le côté gauche. — Frappez et entrez. Je vous attends ici. Je m’avançai jusqu’à la porte de gauche, frappai, entrai. Trois hommes m’attendaient dans la pièce. Aucun d’eux n’était Sansom. 23 La pièce était pratiquement dépourvue de mobilier. Les trois types étaient les agents fédéraux qui s’étaient déjà déplacés jusqu’au 14e precinct de New York. Ils n’avaient pas l’air content de me revoir. Ils commencèrent par ne rien dire. Leur chef sortit un petit objet argenté de sa poche. Un dictaphone. Numérique. Matériel de bureau, fabriqué par Olympus. Il appuya sur un bouton, il y eut une courte pause et j’entendis sa voix demander : — Vous a-t-elle dit quelque chose ? Les paroles étaient brouillées par des distorsions et de l’écho, mais je les reconnus tout de même. Enregistrées lors de l’interrogatoire, à 5 heures, moi sur ma chaise, somnolent, eux bien réveillés et debout, dans l’air qui sentait la transpiration et le café recuit. Je m’entendis répondre : — Rien de significatif. Le type appuya sur un autre bouton et l’enregistrement s’arrêta. Il remit l’appareil dans sa poche et tira une feuille de papier pliée d’une autre. Je la reconnus. Le papier à en-tête de la Chambre des représentants que m’avait donné le garde, à l’entrée de l’immeuble Cannon. Le type le déplia et lut à voix haute : — Tôt ce matin, j’ai vu mourir une femme avec votre nom sur les lèvres. Il me tendit la feuille pour que je puisse y voir mon écriture. — Elle vous a dit quelque chose de significatif. Vous avez menti à des enquêteurs fédéraux. On va en prison pour ça. — Mais pas moi. — Ah, vous croyez ? Qu’est-ce que qui vous rend si spécial ? — Rien. Mais qu’est-ce qui fait de vous des agents fédéraux ? Le type ne répondit pas. — Vous ne pouvez pas jouer sur les deux tableaux, repris-je. Vous voulez faire vos coups en douce et vous refusez de donner la preuve de votre identité : comment voulez-vous que je sache qui vous êtes ? Si ça se trouve, vous êtes juste des employés de bureau de la police de New York, arrivés en avance au boulot et qui n’ont rien trouvé de mieux pour passer le temps. Et il n’y a aucune loi interdisant de mentir à des civils. Sans quoi tous vos patrons seraient en prison. — Nous vous avons dit qui nous étions. — Les gens disent des tas de choses. — Vous trouvez qu’on a des têtes d’employés de bureau ? — Assez, oui. D’autant que je ne vous ai peut-être pas menti, en réalité. C’est peut-être à Sansom que j’ai menti. — Il faudrait savoir. — Ça me regarde. Je n’ai toujours pas vu vos pièces d’identité. — Qu’est-ce que vous faites exactement à Washington ? Avec Sansom ? — Ça aussi, ça me regarde. — Vous voulez lui poser des questions ? — Il y a une loi qui interdit de poser des questions aux gens ? — Vous êtes un témoin. Et maintenant, vous enquêtez ? — C’est un pays libre, rétorquai-je. — Sansom ne peut pas se payer le luxe de vous dire quoi que ce soit. — Peut-être bien, dis-je. Ou peut-être pas. Le type prit une ou deux secondes pour répondre. — Vous aimez le tennis ? — Non. — Vous avez entendu parler de Jimmy Connors ? De Björn Borg ? de John McEnroe ? — Des joueurs de tennis, il y a pas mal de temps. — Et qu’est-ce qui se passerait s’ils jouaient l’US Open l’année prochaine ? — Aucune idée. — Ils se feraient botter les fesses d’un bout du court à l’autre. On leur servirait leurs têtes sur un plateau. Même des femmes les battraient. De grands champions à l’époque, mais aujourd’hui, ce sont des hommes âgés, et ils appartiennent à cette autre époque. Les temps changent. Le jeu change. Vous comprenez ce que je veux vous dire ? — Non. — Nous connaissons vos états de service. Vous étiez super génial dans la préhistoire. Mais le monde a complètement changé, depuis. Vous n’êtes plus dans le coup. Je me tournai et regardai vers la porte. — Browning est encore là ? Ou est-ce qu’il m’a largué ? — Qui est ce Browning ? — Le type qui m’a conduit ici. Le type de Sansom. — Il est parti. Et il ne s’appelle pas Browning. Vous n’êtes plus qu’une nana perdue dans les bois. Je ne répondis pas. Arrêté par le mot « nana », je pensai à Jacob Mark et à son neveu Peter. Une fille dans un bar. Une super-nana. Peter est parti avec elle. L’un des autres types présents prit la parole : — Nous exigeons que vous renonciez complètement à poursuivre dans cette voie, d’accord ? Que vous vous en teniez à votre rôle de témoin. Nous avons aussi besoin de savoir quel est le lien entre le nom de Sansom et la suicidée. Vous ne sortirez pas de cette pièce tant que nous n’aurons pas éclairci tout ça. — Je quitterai cette pièce exactement quand je le déciderai. Il faudrait plus que trois employés de bureau pour me garder dans un endroit où je n’ai pas envie de rester. — Et grande gueule, avec ça. — Le nom de Sansom se balade déjà dans la nature, de toute façon, dis-je. Je l’ai entendu prononcer par quatre privés à New York. — C’était qui ? — Quatre gugusses en costard qui m’ont fourgué une carte d’affaires bidon. — C’est ce que vous avez trouvé de mieux ? Tient pas la route, votre histoire. Pour moi, c’est Susan Mark qui vous l’a servie. — Et qu’est-ce que ça peut vous faire ? Qu’est-ce qu’une employée du HRC pourrait savoir de dommageable pour quelqu’un comme Sansom ? Personne ne pipa mot, mais le silence fut très étrange. Il paraissait véhiculer une réponse non formulée qui se déployait et gonflait, du genre : Ce n’est pas juste pour Sansom que nous sommes inquiets, c’est pour l’armée, c’est pour l’institution militaire, c’est pour le passé, c’est pour l’avenir, c’est pour le gouvernement, c’est pour le pays, c’est pour le monde entier, c’est pour le bon Dieu d’Univers. — Et vous, qui êtes-vous ? demandai-je. Pas de réponse. — Qu’est-ce que Sansom a bien pu fabriquer à l’époque, hein ? — Quelle époque ? — Pendant ses dix-sept années de service. — Et d’après vous, qu’est-ce qu’il a fait ? — Quatre missions secrètes. Le silence retomba dans la pièce. Puis le chef demanda : — Comment êtes-vous au courant des missions secrètes de Sansom ? — J’ai lu son livre. — Il n’en parle pas dans son livre. — Mais il y est question de ses promotions et de ses médailles. Sans explication bien claire sur leur origine. Personne ne dit mot. — Susan Mark ne savait rien, repris-je. Il était impossible qu’elle sache quoi que ce soit. Elle aurait pu mettre tout le HRC sens dessus dessous pendant un an sans trouver la moindre allusion à Sansom. — N’empêche, quelqu’un lui a posé des questions. — Et alors ? Du moment que c’est sans conséquences. — Nous tenons à savoir qui c’était, c’est tout. Nous aimons bien être informés de ce genre de choses. — J’ignore qui c’était. — Mais manifestement, vous voulez le savoir. Sinon pourquoi seriez-vous ici ? — Je l’ai vue se tirer une balle dans la tête. Ce n’était pas joli. — Ça ne l’est jamais. Mais ce n’est pas une raison pour faire dans le sentiment. Ou pour se fourrer dans le pétrin. — Vous vous faites du souci pour moi ? Personne ne répondit. — À moins que vous ne craigniez que je trouve quelque chose ? Le troisième type intervint à son tour. — Qu’est-ce qui vous fait croire que ces deux inquiétudes n’en font pas qu’une ? C’est pourtant peut-être le cas. Si vous trouvez quelque chose, vous serez coffré pour le reste de vos jours. Ou pris dans un tir croisé. Je ne répondis pas. Nouveau silence. Le chef le rompit. — Dernière chance. Tenez-vous-en à votre rôle de témoin. La femme a-t-elle prononcé le nom de Sansom, oui ou non ? — Non. Elle n’a rien dit. — Ce qui n’empêche pas son nom de traîner. — Oui, dis-je. Il traîne. — Et vous ne savez pas qui pose la question. — Non, je ne le sais pas. — Très bien, dit le type. À présent, oubliez-nous et passez à autre chose. Nous n’avons pas spécialement envie de vous compliquer l’existence. — Mais… ? — Nous le ferons, si c’est nécessaire. Vous vous souvenez des ennuis que vous aviez le pouvoir de faire aux gens à l’époque de la 110e ? C’est bien pire aujourd’hui. Cent fois pire. Alors, montrez-vous intelligent. Si vous voulez vous amuser, jouez avec des types du troisième âge. Tenez-vous loin de cette affaire. Le jeu a changé. Ils me laissèrent partir. Je pris l’ascenseur pour redescendre, passai devant le garde et, une fois dehors, m’arrêtai sur une grande dalle et regardai le Potomac qui coulait lentement. Les reflets des lumières jouaient avec le courant. Je pensai à Elspeth Sansom. Elle m’impressionnait. Et ne venez pas habillé comme ça, on ne vous laisserait pas entrer. Parfaite, comme fausse piste. Elle m’avait bien baisé. J’avais acheté une chemise dont je n’avais pas besoin et que je ne voulais pas. Pas une tendre, non. C’était fichtrement clair. La nuit était chaude. L’air lourd et plein d’odeurs portées par l’eau. Je retournai vers Dupont Circle. Deux kilomètres, estimai-je. Vingt minutes à pied, peut-être un peu moins. 24 À Washington, les repas au restaurant durent rarement moins d’une heure et se prolongent rarement plus de deux. C’est ce que j’avais constaté. Je m’attendais donc à trouver Sansom en train de finir son entrée ou d’attaquer son dessert. Voire d’en être déjà au café et de rêver d’un bon cigare. La moitié des tables, sur la terrasse du restaurant afghan, avaient changé de clients. Encore des jeunes hommes en costume, des jeunes femmes en jupe. Davantage de couples que de tables de trois ou quatre à présent, une ambiance plus romantique. Davantage de conversations brillantes destinées à impressionner, moins de manipulations de petits appareils électroniques. Je passai devant le poste de l’hôtesse et quand celle-ci m’interpella, je lui répondis : — Je vais rejoindre le député. Je poussai la porte de bois et parcourus la salle des yeux. L’espace rectangulaire avec plafond bas et lumières tamisées était plein d’odeurs d’épices et de conversations bruyantes parfois ponctuées d’éclats de rire. Sansom n’était pas là. Aucune trace du représentant, aucune trace de sa femme, aucune trace du type qui avait prétendu s’appeler Browning, pas la moindre meute de collaborateurs attentifs et motivés. Je ressortis et l’hôtesse, depuis son petit podium, me regarda d’un air intrigué. — Qui deviez-vous rejoindre ? — John Sansom, répondis-je. — Il n’est pas ici. — Manifestement. Un petit jeune, à une table voisine, s’invita dans la conversation. — Le représentant de Caroline du Nord ? Il n’est même pas en ville. Il a un petit déjeuner de collecte de fonds demain matin à Greensboro. Les banques, les assurances, pas le tabac. Je l’ai entendu en parler à mon type. Cette dernière phrase était à l’intention de la fille assise en face de lui, pas à la mienne. Et peut-être tout son baratin. « Mon type. » Ce petit jeune était manifestement quelqu’un de fichtrement important, ou voulait en donner l’impression. Je retournai sur le trottoir et, après une seconde de réflexion, partis pour Greensboro, Caroline du Nord. * * * J’y arrivai tard, dans un car qui s’arrêta à Richmond, en Virginie, puis à Raleigh, à Durham et à Burlington. Je ne vis rien du paysage. Je dormis pendant tout le trajet. Nous arrivâmes à Greensboro à 4 heures environ. Je passai devant des boutiques de prêteurs sur gages et de cautions, toutes fermées, ignorai plusieurs établissements de bouffe rapide et sentant le graillon, et trouvai enfin le diner que je voulais. Ce n’était pas une question de nourriture. Pour mon palais, la nourriture des diners a partout le même goût. J’avais besoin d’annuaires, de journaux locaux gratuits et il me fallut marcher un bon moment pour trouver tout ça. L’endroit que je choisis venait juste d’ouvrir. Un type en marcel nettoyait un gril. Du café gouttait dans un pot en verre. J’emportai les Pages jaunes avec moi dans une alcôve et allai jusqu’à H comme « hôtel ». Greensboro n’en manquait pas. C’était une ville assez importante. Un quart de million d’habitants, peut-être. Je supposai qu’un petit déjeuner de collecte de fonds devait avoir lieu dans un établissement relativement chic. Les donateurs sont riches, et ce n’est pas au Red Roof Inn qu’ils vont dépenser cinq cents dollars pour une assiette de crudités. Pas s’ils travaillent dans la banque ou l’assurance. Je les voyais mieux installés au Hyatt ou au Sheraton. Greensboro avait les deux. Fifty-fifty. Je refermai les Pages jaunes et commençai à feuilleter les journaux gratuits, à la recherche d’une confirmation. Les journaux gratuits couvrent toutes sortes d’événements locaux. Je trouvai un article sur le petit déjeuner dans le deuxième que j’ouvris. Mais je m’étais trompé pour l’hôtel. Ce n’était ni le Hyatt, ni le Sheraton. Sansom était attendu au O. Henry Hotel, qui devait sans doute son nom au célèbre écrivain de Caroline du Nord. Le papier donnait l’adresse. L’événement devait commencer à 7 heures. Je déchirai l’article, le pliai en quatre et le glissai dans ma poche. Le type du comptoir avait terminé ses préparatifs et m’apporta une grande tasse de café sans même que je le lui demande. J’en pris une gorgée. Rien ne vaut un café qui vient juste de passer. Sur quoi je commandai la plus grosse formule proposée par le menu, me renversai sur mon siège et regardai le type la préparer. * * * Je pris un taxi pour le O. Henry Hotel. J’aurais pu m’y rendre à pied – et je passai plus de temps à trouver un taxi que ne dura le trajet – mais je voulais faire une arrivée qui ait de la gueule. Il était alors 6 h 15. L’hôtel était le fac-similé d’un ancien établissement de classe. Il paraissait indépendant, mais appartenait probablement à une chaîne. Les indépendants sont rares. La réception était luxueuse, avec ses lumières tamisées et ses fauteuils club en cuir. Je les dépassai, gagnai le comptoir avec tout le panache et l’air sûr de soi possible pour un type portant une chemise froissée à moins de vingt dollars. Une jeune femme était de service derrière le comptoir. Elle avait un air hésitant, comme si elle venait juste d’arriver et n’avait pas encore trouvé ses marques. Elle leva les yeux vers moi. — Je viens pour le petit déjeuner Sansom, dis-je. La jeune femme resta sans réaction. Elle en cherchait pourtant une, mais on aurait dit que je l’avais submergée sous les informations. — En principe, on devait me laisser mon billet ici. — Votre billet ? — Oui, mon invitation. — De la part de qui ? — Elspeth… Mme Sansom, je veux dire. Ou leur type. — Quel type ? — Leur responsable de la sécurité. — M. Springfield ? Je souris intérieurement. Springfield est aussi un fabricant de fusils semi-automatiques, comme Browning. L’homme aimait les jeux de mots, ce qui était marrant, mais con. Quand on prend un faux nom, il ne doit pas avoir le moindre rapport avec la réalité. — Les avez-vous vus ce matin ? C’était une tentative pour jouer au plus malin. Je me disais que Greensboro n’était pas dans le district de Sansom. Une campagne sénatoriale s’étend nécessairement à tout l’État. Sans doute le pré carré de Sansom était-il déjà bien verrouillé et jetait-il maintenant ses filets un peu plus loin. D’où ma conclusion qu’il avait dû passer la nuit à l’hôtel pour être sur place à une heure aussi matinale. Mais je ne pouvais pas en être sûr. Demander s’il était descendu de sa chambre m’aurait donné l’air d’un idiot s’il logeait à cinq minutes de là. Et demander s’il était arrivé me donnerait l’air aussi idiot si, en réalité, il habitait à trois cents kilomètres. D’où la neutralité de ma question. — Ils sont encore en haut, pour autant que je sache, dit la femme. — Merci. Je retournai dans la partie salon, loin des ascenseurs, pour qu’elle ne s’inquiète de rien. J’attendis que son téléphone sonne et qu’elle soit occupée à pianoter sur son clavier, concentrée sur son écran d’ordinateur, pour me faufiler vers le fond et appuyer sur le bouton montée. J’imaginai que Sansom était installé dans une grande suite et que les grandes suites devaient se trouver au dernier étage ; j’appuyai donc sur le dernier chiffre qu’avait à offrir le panneau de la cabine. Un bon moment plus tard, je me retrouvai dans un couloir moquetté ; je vis un flic en uniforme qui se tenait, l’air décontracté, devant une double porte en acajou. Un flic de base de la police de Greensboro. Plus très jeune. Un ancien, premier à choisir quand il y avait des heures sup pépères à faire. De la figuration. Je marchai vers lui, arborant un sourire lugubre comme pour dire : « Hé, tu bosses, je bosse, qu’est-ce qu’on peut faire, hein ? » J’imaginai qu’il avait déjà dû laisser passer plusieurs visiteurs. Le service du petit déj, des membres de l’équipe de Sansom ayant une bonne raison d’être là, peut-être des journalistes. Je lui adressai un signe de tête et lui dis : — Jack Reacher, pour M. Sansom. Puis je passai devant lui et frappai à la porte. Il ne réagit pas. Ne se plaignit pas. Se contenta de rester planté là, comme le figurant qu’il était. Sansom serait peut-être un jour président, mais pour le moment, il n’était que le représentant aspirant sénateur d’un État de ploucs, et ce n’était pas demain qu’il allait bénéficier d’une protection sérieuse. Il y eut un petit temps mort, puis la porte de la suite s’ouvrit. Sur la femme de Sansom, la main encore sur la poignée intérieure. Habillée, coiffée, maquillée et prête à affronter la journée. — Bonjour, Elspeth, dis-je. Je peux entrer ? 25 Je vis se dérouler, derrière les yeux d’Elspeth Sansom, le rapide et froid calcul d’une politicienne experte. Premier mouvement : flanquer ce clodo dehors. Mais il y avait un flic dans le couloir et probablement les médias dans l’hôtel, et presque certainement du personnel du O. Henry à portée d’oreille. De plus, les gens du cru ont tendance à parler. En fin de compte, elle déglutit et dit : « Ah, major Reacher, quel plaisir de vous revoir ! » et s’écarta pour me laisser passer. La suite était vaste, mais assombrie par les rideaux tirés devant les fenêtres et un mobilier lourd aux couleurs sourdes. J’entrai dans un salon qui comprenait un coin petit déjeuner, sur lequel donnait une porte ouverte devant conduire dans la chambre. Elspeth Sansom me précéda jusqu’au milieu de la pièce et s’arrêta, comme si elle ne savait pas ce qu’elle devait faire de moi. Puis John Sansom sortit de la chambre pour voir à quoi rimait cette agitation. Il était en pantalon et chemise, la cravate nouée, mais encore en chaussettes. Il me fit l’effet d’être particulièrement petit, un homme miniature. Musclé, mais étroit d’épaules. La tête était un peu grosse par rapport au reste du corps. Cheveux courts soigneusement brossés. Il avait le bronzage particulier, accompagné de rides, de ceux qui mènent une vie active au grand air. Un côté loup de mer. Les UV, ce n’était pas pour lui. Fric, mais aussi pouvoir, énergie et charisme, il rayonnait. On comprenait facilement qu’il ait gagné des tas d’élections. Et tout aussi facilement que les journalistes soient sous son charme. Il me regarda, regarda sa femme et demanda : — Où est passé Springfield ? — Il est descendu voir si tout était en place. Ils ont dû se croiser dans les ascenseurs. Sansom acquiesça d’un bref battement de paupières. En homme habitué à prendre des décisions et en pragmatique, il était peu enclin à pleurer pour un rien. Il m’adressa un coup d’œil et dit : — Vous ne renoncez pas facilement. — Je n’ai jamais renoncé. — Vous n’avez pas écouté ce que vous ont dit les fédéraux, à Washington ? — Qui était-ce exactement ? — Ces types ? Vous savez comment ça se passe. Je pourrais vous le dire mais après, je serais obligé de vous supprimer. Peu importe, ils étaient supposés faire en sorte que vous laissiez tomber. — Quelque chose a dû m’échapper. — Ils m’ont mis au courant de vos états de service. Je les ai avertis qu’ils allaient se planter. — Ils m’ont parlé comme si j’étais un demeuré. Et ils m’ont dit que j’étais trop vieux pour être dans le coup. Alors vous, je vous dis pas. — Je suis beaucoup trop vieux, c’est vrai. Pour la plupart de ces conneries, en tout cas. — Vous n’auriez pas dix minutes ? — Je peux vous en accorder cinq. — Vous avez du café ? — Vous perdez du temps. — On en a plein. Plus de cinq minutes, de toute façon. Il ne vous reste qu’à lacer vos chaussures et à enfiler votre veston. Combien cela peut-il prendre ? Il haussa les épaules et alla jusqu’au coin petit déjeuner, où il me versa une tasse de café. Il la rapporta et me la donna. — Et maintenant, ne finassons plus. Je sais qui vous êtes et pourquoi vous êtes ici. — Vous connaissiez Susan Mark ? lui demandai-je. Il fit non de la tête. — Jamais rencontrée, jamais entendu parler d’elle avant la nuit dernière. J’observai ses yeux, et je le crus. — Pourquoi une employée au service du personnel se trouverait-elle contrainte de faire des recherches sur vous ? demandai-je. — C’est ce qui s’est passé ? — C’est la meilleure hypothèse. — Alors, je n’en ai aucune idée. HRC est le nouveau sigle du PERSCOM, exact ? Qu’est-ce qu’ils y font ? Qu’est-ce qu’on y trouve ? Des dates, des numéros d’unité, c’est tout. Et de toute façon, ma vie est du domaine public. Je suis passé à CNN une centaine de fois. J’ai été dans l’armée, j’ai fait l’école des officiers, j’ai été nommé, j’ai eu trois promotions et je suis parti. Pas le moindre secret là-dedans. — Si. Vos missions Delta. La chambre parut soudain un peu plus silencieuse. — Comment le savez-vous ? me demanda-t-il. — Vous avez été décoré quatre fois. De hautes distinctions. Vous ne dites nulle part pourquoi. Il hocha la tête. — Ce foutu bouquin. Les médailles figurent aussi dans les archives. Je ne pouvais pas les désavouer. Ç’aurait été un manque de respect. La politique, c’est un terrain miné. Si vous faites un truc, vous êtes fichu, mais si vous le faites pas, vous êtes aussi fichu. D’une manière ou d’une autre, on peut toujours vous coincer. Je ne dis rien. Il me regarda et demanda : — Combien de personnes vont faire ce rapprochement ? En dehors de vous ? — Environ trois millions, dis-je. Tous les militaires, tous les anciens combattants sachant un peu lire entre les lignes. Ils savent comment ça se passe. Il hocha la tête. — Non, pas autant. La plupart des gens ne sont pas aussi fouineurs. Et même dans ce cas, la grande majorité respecte le secret sur de telles questions. Je ne pense pas qu’il y ait un problème. — Il y a forcément un problème quelque part. Sinon, pourquoi aurait-on posé des questions à Susan Mark ? — A-t-elle réellement mentionné mon nom ? Je fis non de la tête. — Ce n’était que pour attirer votre attention. J’ai entendu prononcer votre nom par une bande de types qui, à mon sens, devaient être employés par la personne qui posait les questions. — Mais vous… qu’est-ce que vous cherchez dans cette histoire ? — Moi ? Rien. Mais elle m’a fait l’effet d’être coincée entre l’arbre et l’écorce. — Et vous vous sentez concerné ? — Vous aussi, au moins un peu. Vous ne faites pas de la politique uniquement pour ce que vous pouvez en tirer à titre personnel. En tout cas, c’est ce que j’espère, sincèrement. — Êtes-vous réellement un de mes électeurs ? — Pas tant que vous ne serez pas président. Il attendit une seconde avant de répondre. — Moi aussi, le FBI m’a briefé. J’occupe une position qui me permet de leur rendre des services, et ils font tout ce qu’il faut pour me maintenir dans le coup. Ils disent que d’après le NYPD, votre façon de réagir dans toute cette affaire tient en partie au fait que vous vous sentez coupable. Comme si vous aviez poussé le bouchon trop loin dans le train. Mais la culpabilité n’est pas une bonne base pour prendre des décisions. — Ça, c’est juste l’opinion d’une femme, lui objectai-je. — Elle se trompe ? Je ne dis rien. — Je ne vous confierai strictement rien sur ces missions, reprit-il. — Je ne m’attendais pas à ce que vous le fassiez. — Mais… ? — Rien qui pourrait revenir vous mordre les fesses ? — Dans la vie, rien n’est entièrement blanc ou noir. Vous le savez. Aucun crime n’a été commis, si c’est ce que vous avez en tête. Et personne ne pourrait accéder à la vérité en passant par une employée du HRC, de toute façon. Tout le monde va à la pêche. C’est du journalisme de bas étage, d’un fouille-merde dans ce qu’il a de pire… du boulot d’amateur. — Je ne crois pas. Susan Mark était terrifiée et on est sans nouvelles de son fils. Il regarda sa femme. Revint vers moi. — Nous ne le savions pas. — On n’en a pas parlé. Il est étudiant à l’université de Californie du Sud. Il a quitté un bar où il avait dragué une fille, il y a quatre jours de ça. On ne l’a pas revu depuis. Il ferait l’école buissonnière, en quelque sorte, et serait en train de se payer du super bon temps. — Et… comment le savez-vous ? — Par le frère de Susan Mark. L’oncle du garçon. — Et vous n’y croyez pas ? — La coïncidence est trop curieuse. — Pas nécessairement. Des garçons quittent tous les soirs des bars, une fille au bras. — Vous avez des enfants, dis-je. Qu’est-ce que vous ressentiriez ? La pièce devint encore plus silencieuse. — Merde, lâcha Elspeth Sansom. Dans les yeux de John Sansom, je vis le regard lointain du bon officier de terrain réagissant à un revers tactique. Reprendre à zéro, redéployer, réorganiser, tout cela en une ou deux secondes. Je le vis revoir le passé et en arriver à une conclusion ferme et définitive. — Je suis désolé pour ce qui arrive à la famille Mark. Vraiment. Et si je pouvais faire quelque chose, je le ferais. Il n’y a rien dans ma carrière de Delta à quoi on pourrait accéder par le HRC. Rien du tout. Soit il s’agit de quelque chose qui n’a strictement rien à voir avec tout ça, soit quelqu’un s’est trompé en cherchant de ce côté. — Où aurait-il dû regarder ? — Vous savez bien où. Et vous savez aussi qu’il ne pourrait même pas s’en approcher. Et quelqu’un qui en saurait assez pour vouloir mettre le nez dans les dossiers Delta saurait où les chercher… ou en tout cas, où ne pas les chercher. Conclusion, ça n’a aucun rapport avec les Forces spéciales. C’est impossible. — Avec quoi, alors ? — Avec rien. Je suis sans tache. — Vraiment ? — Complètement. À cent pour cent. Je ne suis pas un imbécile. Je ne serais pas entré en politique si j’avais eu la moindre chose à cacher. Pas si on pense à la façon dont les choses se passent aujourd’hui. Je n’ai même jamais eu un PV pour mauvais stationnement. — OK, dis-je. — Je suis désolé pour la femme du métro. — OK, répétai-je. — Mais à présent, il faut vraiment qu’on y aille. Nous avons à faire la manche sérieusement. — Avez-vous jamais entendu le nom de Lila Hoth ? — Lila Hoth ? répéta-t-il. Non. Jamais. J’avais observé ses yeux, et j’avais l’impression qu’il disait la vérité. Et mentait comme un arracheur de dents. Les deux en même temps. 26 Je croisai Springfield lorsque je retraversai la réception de l’hôtel. J’allais vers la rue, lui sortait d’une salle à manger. Derrière lui, j’aperçus des tables rondes recouvertes de nappes d’une blancheur neigeuse et décorées, en leur centre, de grands bouquets de fleurs. Springfield me regarda sans marquer de surprise. On aurait dit qu’il jugeait ma performance et la trouvait satisfaisante. Comme si j’avais réussi à contacter son patron dans le temps imparti. Ni en avance, ni en retard, juste dans la fenêtre qu’il m’avait accordée. Il m’adressa un regard disant qu’il appréciait en professionnel et poursuivit son chemin sans un mot. * * * Je rentrai à New York par le même chemin. Taxi jusqu’à la gare routière de Greensboro, car jusqu’à Washington, puis de nouveau le train. Ce trajet me prit toute la journée et le début de la soirée. Les horaires des cars et ceux des trains n’étaient pas bien coordonnés, et les deux premiers trains partant de Washington affichaient complet. Je passai tout le voyage à réfléchir, tout d’abord à ce que Sansom avait dit, ensuite à ce qu’il n’avait pas dit. Dans la vie, rien n’est entièrement blanc ou noir. Vous le savez. Aucun crime n’a été commis si c’est ce que vous avez en tête. Et personne ne pourrait accéder à la vérité en passant par une employée du HRC, de toute façon. Il n’avait jamais nié avoir eu des activités discutables. C’était même presque le contraire. Pratiquement un aveu. Mais il avait le sentiment de ne pas avoir outrepassé les limites. Aucun crime. Et il avait la certitude que les comptes rendus détaillés de ces opérations se trouvaient sous clef pour l’éternité. L’attitude la plus courante parmi les anciens militaires de haut niveau. « Discutable » était un mot fort pour nous tous. Dix lettres et une liste sans fin d’implications. Il ne faisait aucun doute que j’aurais eu sérieusement à pâtir d’un examen fouillé de ma propre carrière. Mais je n’en perdais pas le sommeil, même si j’étais très content que mes comptes rendus soient rangés quelque part dans un coffre. Il en allait de même pour Sansom, de toute évidence. Les détails de ce que j’avais fait, je les connaissais. Quels pouvaient être les siens ? Forcément quelque chose qui risquait de lui faire du tort. Soit à titre personnel, soit dans le cadre de sa réélection. C’est-à-dire les deux, inévitablement. Les agents fédéraux avaient été parfaitement clairs. Sansom ne peut pas s’offrir le luxe de vous dire quoi que ce soit. Mais ces torts devaient dépasser le cadre de sa seule personne : sinon, pourquoi des agents fédéraux s’en seraient-ils mêlés ? Et qui diable était Lila Hoth ? Je me posai ces questions pendant tout le trajet cahoteux en car et pendant la longue correspondance à Union Station, pour finalement laisser tomber lorsque le train que j’avais réussi à prendre traversa Baltimore en direction du nord. Elles ne m’avaient mené nulle part et, de toute façon, je pensais déjà à autre chose. Je me demandais où exactement Susan Mark avait voulu se rendre à New York. Arrivée par le sud, elle avait prévu d’abandonner sa voiture et de continuer en métro. Tactiquement intelligent, mais sans doute n’avait-elle pas trop le choix. Elle n’avait pas dû porter son gros manteau pour conduire. Trop chaud. Il avait dû se trouver sur le siège arrière, ou plus vraisemblablement dans le coffre, avec le sac et le revolver, à l’abri de regards trop curieux. Elle avait donc choisi de se garer et de se mettre en tenue de combat à une certaine distance et dans un coin relativement discret. Mais pas trop loin non plus. Pas trop loin de sa destination finale. Parce qu’elle avait été retardée. Sérieusement retardée. Si elle avait eu un long trajet à parcourir en métro, elle se serait garée plus près du centre. Mais elle ne l’avait pas fait. Elle avait laissé sa voiture dans le sud de la ville, à SoHo. Était probablement montée dans la rame à Spring Street, l’arrêt avant le mien. Elle était encore assise sans avoir l’air de vouloir bouger à hauteur de la 33e Rue. Puis les choses avaient mal tourné. Sinon, j’imaginai qu’elle serait restée dans la rame jusqu’à Grand Central et sortie à la 51e Rue. Peut-être à la 59e. Mais certainement pas plus loin. La station de la 68e était à exclure. Trop loin dans l’Upper East Side. Un quartier entièrement différent. Si elle l’avait eu pour destination, elle aurait plutôt emprunté le Lincoln Tunnel pour entrer dans Manhattan, pas le Holland, et elle serait remontée plus au nord avant de se garer. Parce que le délai était serré. Autrement dit, la station de la 59e Rue était sa limite supérieure. Mais pour arriver à sa destination, quelque chose me disait qu’elle avait calculé de la dépasser pour y revenir, ne serait-ce que de une ou deux stations. Psychologie d’amateur. Approcher par le sud, continuer plus loin, puis rappliquer du nord. En espérant que l’adversaire regarde du mauvais côté. Je dessinai donc un carré dans ma tête, de la 42e à la 59e Rue, et de la Cinquième à la Troisième Avenue. Soixante-huit blocs carrés. Contenant quoi ? Dans les huit millions de trucs différents. J’arrêtai de les dénombrer bien avant d’arriver à Philadelphie. À ce moment-là, la jeune femme assise de l’autre côté de l’allée avait capté mon attention. Elle avait un peu plus de vingt ans et c’était une beauté. Un modèle ou une actrice, peut-être, ou tout simplement une avocate ou une femme d’affaires avec un physique sensationnel. Une super-nana, comme aurait dit un étudiant de l’université de Californie du Sud. Ce qui me refit penser à Peter Molina et à l’apparente contradiction qu’il y avait à ce que quelqu’un soit assez expert pour l’employer comme moyen de pression, mais sur une source qui ne valait rien. * * * Notre commanditaire a amené toute une équipe. La ville de New York dispose de six principales entrées pour les transports en commun : les aéroports de Newark, LaGuardia et JFK, les gares de Pennsylvanie et de Grand Central et la gare routière de Port Authority. Newark compte trois terminaux, LaGuardia trois plus le terminal de la navette, JFK, huit ; la gare de Pennsylvania Station est grande, celle de Grand Central immense, et Port Authority est un véritable labyrinthe. Le nombre de personnes requises pour effectuer une surveillance un peu sérieuse frôle un total de quarante. Quatre-vingts ou davantage pour une surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et quatre-vingts personnes, c’est une armée, pas une équipe. Je descendis donc du train en ne prenant que les précautions habituelles. Ce qui, fort heureusement, s’avéra suffisant. 27 Je vis tout de suite le type en planque. Adossé à un pilier du hall de Penn station, inerte, il présentait le genre de complète immobilité qu’on adopte lorsqu’on a de longues heures de surveillance devant soi. Il ne bougeait pas d’un pouce tandis que le monde s’activait autour de lui – ainsi la rivière contourne-t-elle le rocher. Il tenait un téléphone portable à la main, ouvert, contre sa cuisse. Il était grand, mais fluet. Jeune, trente ans peut-être. Pas très impressionnant, à première vue. Il avait le teint pâle, le crâne rasé et un chaume court de rouquin au menton. Un aspect pas très convaincant. Plus inquiétant qu’un chasseur d’autographes peut-être, mais pas tellement. Il portait une chemise à motifs floraux sous un court blouson de cuir qui devait être brun mais prenait des nuances orange criard sous les lumières. Il étudiait la foule avec des yeux fatigués depuis longtemps et définitivement gagnés par l’ennui. Le hall était plein de gens. Je suivis le flot et m’y coulai lentement. Me laissant porter par le courant. Le type était à une dizaine de mètres de moi, un peu sur ma gauche. Ses yeux ne bougeaient pas. Il laissait les gens passer dans son champ de vision. Trois mètres. J’avais l’impression d’être sur le point de passer par un détecteur de métal dans un aéroport. Je ralentis un peu et quelqu’un me rentra dans le dos. Je me tournai brièvement, pour vérifier que je n’étais pas en train de me faire prendre en tenaille. Mais non. Derrière moi, il n’y avait qu’une femme avec une poussette de la taille d’un quatre-quatre, avec deux bébés dedans, peut-être des jumeaux. Il y a beaucoup de jumeaux à New York. Plein de grossesses tardives, et donc plein de laboratoires spécialisés dans l’aide à la fécondation. Les jumeaux de la poussette pleuraient tous les deux, peut-être parce qu’il était tard et qu’ils étaient fatigués, ou peut-être simplement parce que la forêt de jambes qui les entouraient les affolait. Leurs pleurs se fondaient dans le barouf général. Le hall était dallé et plein d’échos. Je me laissai dériver sur la gauche, pour me déplacer latéralement d’environ deux mètres dans les trois restants. J’arrivai à la limite du flot et entrai dans le champ de vision du type. Il avait les yeux d’un bleu vif, mais la fatigue avait posé un voile dessus. Il ne réagit pas. Pas tout de suite. Puis après une bonne seconde, il écarquilla grand les yeux, leva son portable en l’air et en ouvrit le couvercle pour allumer l’écran. Il y jeta un coup d’œil. Et me jeta un coup d’œil. Sa bouche s’ouvrit sous l’effet de la surprise. À cet instant, j’étais à un peu plus de un mètre de lui. Puis il s’évanouit. Je me précipitai, le rattrapai et l’allongeai doucement par terre. Le bon Samaritain qui donne un coup de main lorsqu’il y a urgence médicale. C’est du moins ce que virent les gens. Mais seulement parce que les gens ne voient que ce qu’ils veulent voir. S’ils avaient pu rejouer cette brève séquence dans leur tête et l’analyser attentivement, ils auraient remarqué que je m’étais précipité juste un peu avant que l’homme ne commence à tomber. Ils auraient remarqué que si ma main droite se dirigeait incontestablement vers son col pour l’attraper, elle n’avait commencé son mouvement qu’une fraction de seconde après le coup que je lui avais porté au plexus solaire de la main gauche, coup très violent mais caché par la proximité de nos deux corps et porté en douce. Sauf que les gens ne voient que ce qu’ils veulent voir. Il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi. Je m’accroupis à côté du type comme le citoyen responsable que je faisais semblant d’incarner, et la femme à la poussette poursuivit son chemin derrière moi. Après quoi, une petite foule se rassembla, pleine de sollicitude. La réputation d’indifférence des New-Yorkais est injustifiée. Les gens se montrent dans l’ensemble très serviables. Une femme s’accroupit à côté de moi. D’autres personnes restèrent debout pour regarder ce qui se passait. Je voyais leurs jambes et leurs chaussures. Le type au blouson de cuir était étalé par terre, agité de spasmes et cherchant désespérément à reprendre son souffle. Tel est l’effet d’un coup violent porté au plexus solaire. Mais aussi celui d’une crise cardiaque et d’autres accidents de santé. — Qu’est-ce qui s’est passé ? me demanda la femme accroupie à côté de moi. — Je ne sais pas. Il a juste dégringolé. Et a fait les yeux blancs. — Il faudrait appeler une ambulance. — J’ai fait tomber mon téléphone. La femme se mit à fouiller dans son sac. — Attendez, dis-je, il fait peut-être une crise. Il faut vérifier s’il n’a pas une carte sur lui. — Une crise ? — Une attaque, si vous préférez. Comme une crise d’épilepsie, par exemple. — Et quel genre de carte ? — Il y a des gens qui les portent sur eux. Y a des instructions. Il faudra peut-être l’empêcher de se mordre la langue. Et peut-être qu’il a des médicaments sur lui. Vérifiez ses poches. La femme se mit à fouiller les poches extérieures du blouson. Elle avait de petites mains, des doigts fins et des tas de bagues. Les poches extérieures du blouson étaient vides. Rien. La femme ouvrit le blouson. Je regardai attentivement. La chemise ne ressemblait à rien de ce que j’avais jamais vu. Acrylique, motifs floraux, une avalanche de couleurs pastel. Le blouson était un truc bon marché et raide. Doublé de Nylon. Il y avait une étiquette à l’intérieur, très ornée et portant des caractères cyrilliques. Les poches intérieures du type étaient vides, elles aussi. — Essayez son pantalon, dis-je. Vite. — Je ne peux pas faire une chose pareille, objecta la femme. Si bien qu’un type genre décidé s’accroupit à côté de nous et glissa ses doigts dans les poches de devant du rouquin. Rien. S’aidant de la fente des poches de devant, il souleva l’homme d’un côté et de l’autre pour vérifier les poches revolver. Rien là non plus. Rien nulle part. Pas de portefeuille, pas de pièce d’identité, rien du tout. — OK, il vaut mieux appeler une ambulance, dis-je. Vous voyez mon téléphone ? La femme regarda autour de nous, puis glissa la main sous le bras du type et en ressortit le portable. Le couvercle, déplacé, déclencha l’éclairage de l’écran. Il y avait ma photo dessus – grande, évidente. De meilleure qualité que ce que j’aurais cru. Meilleure que dans la démonstration du type du Radio Shack. La femme y jeta un coup d’œil. Les gens, je le savais, mettent des photos sur leur téléphone. J’en ai vu. Leurs femmes, leurs chiens, leurs chats, leurs gosses. Genre page d’accueil ou fond d’écran. Peut-être la femme pensa-t-elle que j’étais un grand égocentrique qui affichait carrément sa propre photo. Mais elle me rendit le téléphone. En attendant, le type décidé composait déjà le numéro des urgences. Je me relevai et lançai donc : — Je vais voir si je trouve un flic. Je me frayai un chemin au milieu de la foule et me laissai emporter par le flot jusqu’à la sortie, jusqu’au trottoir, jusqu’à la nuit, loin, très loin de là. 28 Je n’étais plus le type unique en son genre. Le seul au monde à ne pas avoir de portable. Je m’arrêtai trois rues plus loin dans la nuit chaude, dans la Septième Avenue, et regardai mon trophée. Fabriqué par Motorola. En plastique gris traité et poli pour donner l’impression du métal. Je pianotai dans les menus, mais ne trouvai aucune autre photo que la mienne. Elle rendait tout à fait bien. Le carrefour proche, le grand soleil matinal, et moi figé dans le geste de me retourner, en réaction à l’appel de mon nom. Avec tous les détails, de la tête aux pieds. Il y avait manifestement une vaste quantité de megapixels mobilisée dans cet appareil. On distinguait très bien mes traits. Je me dis que j’avais plutôt bonne mine, en dépit de mon manque de sommeil. On voyait aussi des voitures et une douzaine de personnes tout autour de moi – parfait pour donner l’échelle, comme la toise au mur sur une photo de police. Et mon attitude était exactement celle que je vois quand je me regarde dans la glace. Tout à fait caractéristique. Je m’étais fait avoir dans les grandes largeurs, photographiquement parlant. Ça, c’était indéniable. Je retournai vers le menu des appels émis. Il n’y en avait aucun. Je vérifiai les appels reçus et n’en trouvai que trois, tous arrivés au cours des trois dernières heures et provenant du même numéro. Je me dis que le type en planque avait pour consigne de faire disparaître les informations de manière régulière, peut-être même après chaque appel, mais qu’il était devenu paresseux trois heures auparavant, ce qui correspondait tout à fait à son attitude et à son temps de réaction. Je me dis aussi que celui qui appelait était l’organisateur ou le coordinateur de l’opération. Voire le grand patron lui-même. S’il s’était agi d’un numéro de portable, il ne m’aurait servi à rien. À rien du tout. On peut appeler de partout avec un portable. C’est même leur grand avantage. Mais ce n’était pas un numéro de portable. Préfixe : 212. Une ligne fixe dans Manhattan. Autrement dit, avec une adresse. Ce qui est dans la nature des lignes fixes. * * * La meilleure méthode pour remonter jusqu’à un numéro de téléphone fixe dépend du barreau de la chaîne alimentaire sur lequel vous êtes perché. Les flics et les privés ont des annuaires inversés. À partir du numéro, ils retrouvent noms et adresses. Le FBI, lui, dispose de toutes sortes de bases de données spécialisées. La même chose, sans doute, mais en plus cher. Quant à la CIA, elle doit sans doute posséder les compagnies de téléphone. Je ne dispose de rien de tout cela. Je prends l’approche la moins sophistiquée. J’appelle le numéro et je vois qui répond. J’appuyai sur le bouton vert et le portable afficha le numéro. J’appuyai de nouveau sur le bouton vert et le portable se mit à composer le numéro. Ça sonna. Elle s’arrêta vite et une voix de femme me lança : — Hôtel Four Seasons à votre service ? — L’hôtel ? — Oui. À qui dois-je transmettre votre appel ? — Excusez-moi, j’ai fait un faux numéro. Et je coupai. L’hôtel Four Seasons. Je le connaissais. Je n’y avais jamais mis les pieds. Il était légèrement au-dessus de mes moyens. Dans la 57e Rue, entre Madison Avenue et Park Avenue. À l’intérieur du carré que j’avais délimité, un peu à l’ouest et très au nord de son centre géographique. Mais à courte distance à pied de la station de la 59e Rue. Des centaines de chambres, des centaines de postes téléphoniques qui passent tous par un standard et qui tous portent donc le même numéro. Ça aide, mais pas beaucoup. Je réfléchis un moment, regardai très attentivement autour de moi, puis pris la direction du 14e. J’ignorais l’heure à laquelle un inspecteur du NYPD prenait son tour de garde pour la nuit, mais j’estimai que Theresa Lee y serait probablement dans une heure. Je m’attendais aussi à devoir patienter dans la salle principale, au rez-de-chaussée. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’était d’y trouver Jacob Mark, en avance sur moi. Assis sur une des chaises alignées contre le mur, il pianotait sur ses genoux. Il leva les yeux vers moi sans manifester de surprise et dit : — Peter ne s’est pas présenté à l’entraînement. 29 C’est là, à la réception du commissariat, que Jacob Mark me parla pendant cinq minutes d’affilée ou presque, avec la facilité et les coq-à-l’âne typiques des gens vraiment anxieux. Il m’informa que les responsables du football de l’université de Californie du Sud avaient attendu quatre heures avant d’appeler le père de Peter, qui l’avait ensuite prévenu. Il ajouta que pour la star d’une équipe de football, ne pas se présenter à l’entraînement était absolument impensable. En fait, s’entraîner quoi qu’il arrive faisait partie de la tradition. Séisme, émeutes, guerre, décès dans la famille, maladie mortelle, tout le monde venait. Cela soulignait aux yeux du monde l’importance du football et, partant de là, l’importance qu’avaient les joueurs pour l’université. Parce que si la plupart des gens respectaient les sportifs, ce n’était pas le cas de tout le monde. Et il était tacitement convenu qu’il fallait se montrer à la hauteur des idéaux de la majorité et s’efforcer de faire changer le point de vue de la minorité. Sans même parler des problèmes de machisme. Manquer l’entraînement, c’était comme le pompier qui refuse d’aller au feu, le batteur de base-ball qui se frotte le bras, le porte-flingue qui reste dans le saloon. Impensable. Inouï. Qui n’arrive jamais. Migraine, tibias cassés, muscles déchirés, écorchures, peu importait. On venait. Sans compter que Peter devait passer pro et que les équipes de pros demandaient de plus en plus à leurs joueurs de faire preuve de force de caractère. Elles avaient été trop souvent déçues. Si bien que manquer un entraînement revenait à scier la branche sur laquelle on était assis. Inexplicable. Incompréhensible. J’écoutai sans vraiment faire attention. Au lieu de ça, je comptais les heures. Cela faisait presque quarante-huit heures que Susan Mark avait manqué son rendez-vous. Pourquoi n’avait-on pas retrouvé le corps de Peter ? Sur quoi Theresa Lee arriva avec des nouvelles. Mais elle dut commencer par s’occuper de Jacob Mark. Elle nous conduisit dans la salle des inspecteurs, au premier, écouta ce qu’il avait à dire et lui demanda si Peter était officiellement porté disparu. — C’est ce que je veux faire tout de suite. — Ce n’est pas possible, répondit-elle. C’est à Los Angeles qu’il a disparu, pas à New York. — C’est ici qu’a été tuée Susan. — C’est ici qu’elle s’est suicidée. — Les gens d’USC ne sont pas concernés par les disparitions officielles et la police de Los Angeles ne prendra pas l’affaire au sérieux. Ils ne comprennent pas. — Peter a vingt-deux ans. Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’un enfant. — Cela fait plus de cinq jours qu’il a disparu. — La durée n’a pas d’importance. Il ne vit pas chez ses parents. Et qui peut affirmer qu’il a disparu ? Qui peut dire quelles sont ses habitudes ? On peut supposer qu’il reste parfois longtemps sans prendre contact avec sa famille. — C’est différent. — Comment vous faites ici, dans le New Jersey ? Jake ne répondit pas. — Il est adulte et indépendant. C’est comme s’il avait pris un avion pour partir en vacances. C’est comme si ses amis l’avaient accompagné à l’aéroport et l’avaient vu partir. Je vois bien ce que dirait la police de Los Angeles. — Oui, mais il n’est pas venu à son entraînement de football. Ça n’arrive jamais. — Apparemment, si. — Susan était menacée, dit Jake. — Par qui ? Il se tourna vers moi. — Dites-lui, Reacher. — C’est en rapport avec son boulot. On a employé un puissant moyen de pression sur elle. Forcément. Il paraît logique de penser que ce moyen de pression était une menace sur son fils. — Bon, d’accord, dit Lee. Elle parcourut la salle des yeux et trouva son collègue, Docherty. Il travaillait à l’un des deux bureaux jumeaux à l’autre bout de la pièce. Elle revint à Jake. — Allez faire un rapport complet. Tout ce que vous savez, tout ce que vous croyez savoir. Jake hocha la tête avec gratitude et se dirigea vers Docherty. J’attendis qu’il soit assez loin pour demander : — Vous allez rouvrir le dossier ? — Non, répondit-elle. Il est fermé et il le restera. Parce que si ça se trouve, il n’y a rien d’inquiétant là-dessous. Mais ce type est un flic et nous devons nous montrer polis. Et je ne veux pas l’avoir dans les jambes pendant une heure. — Comment ça, rien d’inquiétant ? Elle m’apprit donc la nouvelle. — Nous savons pour quelle raison Susan Mark est venue à New York. — Comment ça ? — Nous avons, nous, un signalement de personne disparue. Apparemment, Susan aidait quelqu’un qui faisait des recherches et quand Susan ne s’est pas montrée, la personne en question s’est inquiétée et est venue signaler sa disparition. — Quel genre de recherches ? — Une affaire personnelle, je crois. Je n’y étais pas. Le type de jour a dit que tout paraissait parfaitement innocent. Et il le fallait bien, en fait, car sinon, pourquoi venir au commissariat ? — Et pourquoi ne faut-il pas que Jacob Mark le sache ? — Il nous manque encore trop d’informations. Et il sera plus facile de les avoir sans lui. Il est trop impliqué dans l’affaire. C’est un membre de la famille. Il va faire du foin. J’ai déjà vu ça. — Et qui est cette personne ? — Une étrangère, à New York pour peu de temps dans le cadre de la recherche pour laquelle Susan l’aidait. — Attendez, dis-je. À New York pour peu de temps ? Elle est descendue dans un hôtel ? — Oui. — Le Four Seasons ? — Oui. — Quel est le nom de ce type ? — C’est une femme, pas un homme, me répondit Lee. Elle s’appelle Lila Hoth. 30 Il était très tard, mais Lee appela tout de même et Lila Hoth accepta sur-le-champ, sans la moindre hésitation, de nous rencontrer au Four Seasons. Nous nous y rendîmes avec la voiture banalisée de Lee, qui se gara dans la zone de déchargement des bagages de l’hôtel. Le hall était magnifique. Tout en grès clair, laiton, marbre doré et couleurs fauves, oscillant entre la pénombre intime et le modernisme éclatant. Lee montra son badge à l’accueil, l’employé passa un coup de téléphone et nous montra les ascenseurs. Nous avions été dirigés vers l’un des derniers étages et à la manière dont l’employé avait parlé, j’avais l’impression que la chambre de Lila Hoth ne serait pas la plus petite et la moins chère de l’établissement. En réalité, cette chambre était elle aussi une suite. Elle avait des doubles portes, comme celle de Sansom en Caroline du Nord, mais pas de flic qui montait la garde devant. Rien qu’un couloir vide et paisible. Il y avait ici et là des plateaux du service à la chambre, des cartons Ne pas déranger et des commandes de petit déjeuner qui pendaient à certaines poignées de porte. Theresa Lee s’arrêta, vérifia le numéro et frappa. Rien ne se passa pendant une minute. Puis le battant de droite s’ouvrit et nous vîmes une femme dans l’encadrement de la porte, éclairée de derrière par une douce lumière jaune. Elle avait facilement soixante ans, peut-être plus, était de petite taille et corpulente, avec des cheveux gris acier coupés court et sans art. Yeux foncés sous des paupières tombantes et plissées. Visage blanc massif, charnu, immobile, sinistre. L’air sur ses gardes, indéchiffrable. Elle portait une robe d’intérieur marron hideuse, taillée dans un tissu grossier fabriqué à la main. — Madame Hoth ? demanda Lee. La femme inclina la tête, cligna des yeux, agita les mains et fit une manière de bruit vague pour s’excuser. Le numéro universellement connu de celui qui ne comprend pas. — Elle ne parle pas anglais, dis-je. — Elle le parlait il y a un quart d’heure, me renvoya Lee. La lumière dans le dos de la femme provenait d’une lampe quelque part au fond de la pièce. Sa lueur baissa brièvement lorsqu’une silhouette passant devant, une deuxième personne s’avança vers nous. Une femme. Mais beaucoup plus jeune. Vingt-cinq, vingt-six ans. Très élégante. Et très, très belle. Avec quelque chose de rare, d’exotique. Comme un modèle. Elle eut un sourire un peu timide et dit : — C’est moi qui parlais anglais il y a un quart d’heure. Je suis Lila Hoth. Elle, c’est ma mère. Elle se pencha et parla à toute vitesse dans une langue étrangère, une langue d’Europe de l’Est, mais calmement et plus ou moins directement dans l’oreille de la vieille dame. Explications, contexte, le tout l’incluant. Le visage de la vieille dame s’éclaira et elle sourit. Nous nous présentâmes à notre tour. Lila Hoth parla au nom de sa mère. Elle nous dit que celle-ci s’appelait Svetlana Hoth. Nous échangeâmes des poignées de mains, très formellement, nos poignets s’entrecroisant brièvement. Lila Hoth était sensationnelle. Et très naturelle. À côté d’elle, la fille du train paraissait fabriquée. Grande mais pas trop, mince mais pas trop. Elle avait la peau mate, comme un bronzage de plage qui serait parfait. Longs cheveux noirs. Yeux immenses, hypnotiques, du bleu le plus intense que j’aie jamais vu. Comme éclairés de l’intérieur. Elle se déplaçait avec une souplesse pleine d’économie. La moitié du temps, elle avait l’air d’une gamine montée en graine, l’autre moitié, parfaitement adulte et maîtresse d’elle-même. La moitié du temps, elle paraissait inconsciente de sa beauté, l’autre moitié, elle semblait en être gênée. Elle portait une robe de cocktail noire toute simple qui venait probablement de Paris et devait coûter plus chère qu’une voiture. Elle n’en avait pas besoin. Elle aurait pu être habillée de vieux sacs de pomme de terre et faire le même effet. Nous la suivîmes à l’intérieur et sa mère referma la porte derrière nous. La suite comprenait trois pièces. Un séjour au milieu et une chambre de chaque côté. Un mobilier complet occupait le séjour, y compris une table de salle à manger. J’y vis les restes d’un repas. Des sacs s’empilaient dans un coin. Deux de Bergdorf Goodman, et deux de Tiffany. Theresa Lee montra son badge et Lila Hoth gagna une crédence placée sous un miroir, y prit deux petits fascicules et les lui tendit. Leurs passeports. Elle s’imaginait devoir montrer ces documents à des représentants de l’État parce qu’on était à New York. Les passeports étaient marron avec une aigle d’or sur la couverture et quelque chose d’écrit en cyrillique qui, en lettres latines, donnait à peu près ça : NACNOPT YKPAIHA. Lee les feuilleta et alla les reposer sur la crédence. Nous nous assîmes. Svetlana Hoth regardait droit devant elle, l’expression vide, exclue par la langue. Lila Hoth nous regarda tous les deux, établissant nos identités dans son esprit. Un flic du quartier, et le témoin du métro. Elle finit par se tourner franchement vers moi, peut-être parce qu’elle pensait que j’avais été plus profondément affecté par les événements. Je n’allais pas m’en plaindre. Je ne pouvais détacher mes yeux de cette femme. — Je suis terriblement désolée pour ce qui est arrivé à Susan Mark, dit-elle. Elle avait une voix grave, une diction précise. Elle parlait très bien l’anglais. Avec une pointe d’accent, et dans un style un peu guindé. Comme si elle l’avait appris dans des films britanniques ou américains en noir et blanc. Theresa Lee garda le silence. — Nous ne savons pas ce qui est arrivé à Susan Mark, lançai-je. Pas vraiment. En dehors des faits bruts, bien entendu. Lila Hoth acquiesça d’un hochement de tête courtois, délicat, un peu contrit. — Vous voulez savoir ce que je viens faire dans cette affaire, n’est-ce pas ? — Oui, en effet. — C’est une longue histoire. Mais laissez-moi vous dire d’emblée que rien là-dedans ne pourrait expliquer ce qui s’est produit dans le métro. — Écoutons toujours votre histoire, dit Theresa Lee. Nous l’écoutâmes. La première partie dressait le tableau. Informations purement biographiques. Lila Hoth avait vingt-six ans. Elle était ukrainienne. Elle avait épousé un Russe à l’âge de dix-huit ans. Un Russe qui avait été jusqu’au cou dans les combines des capitaines d’industrie du Moscou des années quatre-vingt-dix. Il avait mis la main sur des contrats dans le pétrole, le charbon et l’uranium au moment où s’écroulait l’Empire soviétique. Il était devenu milliardaire. L’étape suivante consistait à devenir deux fois milliardaire. Il n’y était pas arrivé. Il y avait un goulot d’étranglement. Tout le monde voulait passer au travers, et il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Un rival avait abattu le Russe d’une balle dans la tête un an avant, à la sortie d’une boîte. Le corps était resté dans la neige sur le trottoir, toute la journée du lendemain. Un avertissement, style moscovite. La toute nouvelle veuve en avait tenu compte, réalisé ses avoirs et filé à Londres avec sa mère. Londres lui plaisait et elle envisageait d’y passer le reste de sa vie, pleine aux as, mais sans grand-chose à faire. — On s’attend à ce que les gens jeunes qui deviennent riches fassent quelque chose pour leurs parents, enchaîna-t-elle. On voit ça tout le temps chez les stars de la pop, du cinéma ou du sport. De plus, c’est quelque chose de très ukrainien. Mon père est mort avant ma naissance. Ma mère est la seule parente qui me reste. Alors, évidemment, je lui ai offert tout ce qu’elle voulait. Maisons, voitures, vacances, croisières. Elle a tout refusé. Elle ne désirait qu’une chose, un service. Elle voulait que je l’aide à retrouver un homme de son passé. C’était comme si la poussière était retombée après une vie longue et turbulente, et qu’elle était enfin libre de se concentrer sur ce qui avait le plus de signification pour elle. — Qui était cet homme ? lui demandai-je. — Un soldat américain prénommé John. C’est tout ce que nous savions. Ma mère a tout d’abord prétendu qu’il n’avait été qu’une simple relation. Puis elle a fini par m’avouer qu’il s’était montré particulièrement bon avec elle, à un moment donné de sa vie et dans un endroit très précis. — Où et quand ? — À Berlin pendant une courte période, au début des années quatre-vingt. — C’est vague. — C’était avant ma naissance. En 1983. En mon for intérieur, j’estimais que retrouver cet homme était une tâche impossible. Je pensais que ma mère était en train de devenir une vieille gâteuse. Mais j’étais contente de faire quelque chose pour elle. Et ne vous inquiétez pas, elle ne comprend rien de ce que je dis. Svetlana Hoth sourit et hocha la tête, au hasard. — Pour quelle raison votre mère était-elle à Berlin ? demandai-je. — Elle était dans l’Armée rouge. — Elle y faisait quoi ? — Elle était dans un régiment d’infanterie. — À quel titre ? — Commissaire politique. Tous les régiments en avaient un. En fait, ils en avaient même plusieurs. — Et qu’est-ce que vous avez fait pour retrouver la trace de l’Américain ? — Ma mère savait avec certitude que son ami John avait été dans l’armée, pas dans les marines. Ce fut mon point de départ. De Londres, j’ai donc téléphoné à votre ministère de la Défense et demandé comment je devais procéder. Après avoir dû donner beaucoup d’explications, on m’a renvoyée au service des ressources humaines. Ils ont un bureau de presse. L’homme à qui j’ai parlé a été particulièrement touché par mon histoire. Il la trouvait attendrissante. Il y a peut-être vu de la bonne publicité pour son service, je ne sais pas. Une bonne nouvelle, pour une fois, au milieu de toutes les mauvaises. Il m’a promis de faire des recherches. Personnellement, je pensais qu’il allait perdre son temps. John est un prénom très courant. Et si j’ai bien compris, les soldats américains changeaient régulièrement d’affectation quand ils étaient en Allemagne ; la plupart passaient par Berlin. Je pensais donc qu’il y avait une énorme quantité de possibilités. Ce qui était apparemment le cas. Et des semaines plus tard, une employée du nom de Susan Mark m’a appelée. Je n’étais pas chez moi. Elle a laissé un message. Elle disait qu’on lui avait confié cette tâche. Elle m’apprenait aussi que certains prénoms qui sonnent comme John sont parfois des diminutifs de Jonathan, écrits sans la lettre H. Elle voulait savoir si ma mère avait jamais vu ce prénom écrit sur un document quelconque. J’ai demandé à ma mère et j’ai rappelé Susan Mark pour lui dire que nous étions sûres que c’était John, avec un H. La conversation est devenue très agréable et nous nous sommes rappelées souvent. Nous sommes presque devenues amies, je crois, comme cela peut arriver par téléphone. Comme quand on a un correspondant, sauf qu’on se parlait au lieu d’écrire. Elle m’a beaucoup parlé d’elle. Elle était très solitaire, et je crois que nos conversations lui faisaient du bien. — Et ensuite ? demanda Lee. — J’ai eu enfin des nouvelles de ses recherches. Elle était arrivée à certaines conclusions préliminaires. Je lui ai proposé de nous retrouver ici, à New York, un peu comme pour sceller notre amitié. Vous savez, un bon repas et un spectacle, peut-être. Une façon de la remercier pour ses efforts, en somme. Mais elle n’est jamais arrivée. — Vers quelle heure l’attendiez-vous ? demandai-je. — Vers 22 heures. Elle devait partir après son travail. — Trop tard pour un dîner et un spectacle. — Elle avait prévu de passer la nuit à New York. Je lui avais réservé une chambre. — Vous-même ? Quand êtes-vous arrivée à New York ? — Il y a trois jours. — Comment ? — Par British Airways, de Londres. — Vous avez engagé une équipe sur place. Lila Hoth acquiesça. — Quand ? — Juste avant de venir ici. — Pour quelle raison ? — C’est une chose normale, répondit-elle. Et parfois utile. — Où avez-vous trouvé ces gens ? — Ils font de la publicité. Dans les journaux de Moscou et dans ceux des expatriés, à Londres. Ce sont de bonnes affaires pour eux, et pour nous, une sorte de symbole de statut social. Si vous allez à l’étranger sans y avoir une assistance, on vous croira faible. C’est déconseillé. — Ils m’ont dit que vous aviez amené une équipe à vous. Elle parut surprise. — Je n’ai pas d’équipe à moi, se récria-t-elle. Pourquoi diable ont-ils raconté une chose pareille ? Je ne comprends pas. — Ils ont même dit que vous aviez une équipe de terreurs. L’espace d’une seconde, elle eut l’air perplexe et un peu ennuyée. Puis une lueur de compréhension se dessina sur son visage. Elle paraissait piger vite. — Ils se sont peut-être montrés stratégiquement inventifs. Comme Susan n’arrivait pas, je les ai envoyés voir ce qui se passait. Je me suis dit que tant qu’à les payer, autant leur donner quelque chose à faire. Sans compter tous les espoirs que nourrissait ma mère dans cette affaire. Je ne voulais pas avoir fait tout ce chemin pour essuyer un échec au dernier moment. Je leur ai donc offert une prime. Partout dans le monde, on grandit dans la croyance que c’est l’argent qui parle le plus fort en Amérique. Si bien que ces types vous ont peut-être monté un bobard. En inventant une alternative qui vous fasse peur, par exemple. Pour être sûrs d’empocher leur prime. Pour que vous soyez tenté de leur parler. Je ne fis pas de commentaire. Puis son visage s’éclaira. Comme si elle venait de prendre conscience de quelque chose. — Je n’ai pas d’équipe, comme vous dites. Mais un homme. Leonid, qui appartenait à l’ancienne équipe de mon mari. Il n’arrivait pas à trouver un autre travail. C’est un canard boiteux, j’en ai peur. Je l’ai donc gardé. En ce moment même, il est à Penn Station. Il vous attend. Nous avons appris par la police que le témoin s’était rendu à Washington. Je me suis dit que vous aviez pris le train et que vous reviendriez par le même moyen. Ce n’est pas ce que vous avez fait ? — Si. Je suis revenu en train. — Alors Leonid a dû vous manquer. Il avait votre photo. Je lui avais dit de vous demander de m’appeler. Le pauvre, il doit encore être en train de se morfondre à la gare. Elle se leva et se dirigea vers la crédence. Pour décrocher le téléphone de la chambre. Ce qui me posa un petit problème tactique temporaire : le portable de Leonid était dans ma poche. 31 Théoriquement, je sais comment on coupe un portable. Je l’ai vu faire et j’ai eu moi-même plusieurs occasions de le faire. Sur la plupart des modèles, on appuie sur le bouton rouge pendant deux longues secondes. Mais le téléphone était dans ma poche. Je manquais de place pour l’ouvrir et je n’avais aucune chance de trouver le bouton rouge simplement au toucher. Et il aurait été suspect de le sortir devant tout le monde pour le faire. Lila Hoth fit le neuf pour avoir une ligne extérieure et composa le numéro. Je glissai une main dans ma poche, trouvai le fermoir de la batterie et la débranchai. Je la séparai même du téléphone pour qu’il n’y ait aucune chance de contact électrique accidentel. Lila Hoth attendit un moment, puis soupira et raccrocha. — Il est bon à rien, dit-elle. Mais très loyal. J’essayai de me représenter le trajet qu’avait pu suivre Leonid. Les flics, l’ambulance, probablement un passage obligé par les urgences de St. Vincent, aucun papier, ne parlant peut-être pas anglais, des soupçons, on le retient quelque temps, on le relâche. Puis retour au bercail. Combien de temps allait-il être retenu, je l’ignorais. Et combien de temps pour retrouver le bercail, je ne pouvais pas le prévoir. — L’équipe locale a mentionné un certain John Sansom, dis-je. Lila Hoth soupira à nouveau et hocha la tête en un minuscule geste d’exaspération. — Bien sûr, je les ai mis au courant quand nous sommes arrivées, dit-elle. Je leur ai raconté notre histoire. On s’est très vite bien entendus. Je crois qu’ils devaient tous se dire que c’était une perte de temps, que je voulais juste faire plaisir à ma mère. Franchement, nous en avons même plaisanté. L’un des hommes lisait un journal dans lequel il était question de Sansom. Il a dit : « Eh, voilà un ancien soldat américain qui s’appelle John ! Il est à peu près de l’époque. C’est peut-être Sansom, le type que vous cherchez ! » Pendant un jour ou deux, c’est devenu un gag entre nous. On disait : « On n’a qu’à appeler John Sansom et on en aura le cœur net. » Ce n’était évidemment qu’une plaisanterie, car quelle chance avions-nous que ce soit lui ? Une sur un million, peut-être. Et eux aussi, ils plaisantaient, mais plus tard, ils sont devenus tout à coup sérieux sur la question. À cause de l’impact que ça aurait pu avoir, peut-être, ou parce que c’est aussi un politicien célèbre. — Quel impact ? Qu’est-ce que votre mère a fait avec ce John ? Svetlana Hoth regardait devant elle, sans rien comprendre. Lila Hoth se rassit. — Ma mère ne m’a jamais donné de détails là-dessus. Il ne pouvait certainement pas s’agir d’espionnage. Ma mère n’était pas un traître. Je ne dis pas ça par loyauté filiale, mais par réalisme. Elle est encore en vie. Elle n’a donc jamais été soupçonnée. Et son ami américain n’était pas un traître, lui non plus. Les contacts avec les traîtres étrangers, c’était le travail du KGB, pas celui de l’armée. Et personnellement, je doute qu’elle ait eu une liaison avec lui. Il s’agissait plutôt d’une aide d’un genre ou d’un autre, apportée à titre personnel, soit financière, soit politique. Et peut-être clandestine. Les temps étaient durs pour l’Union soviétique, à l’époque. Mais elle était peut-être amoureuse de lui. Tout ce qu’elle m’a jamais dit, c’est que cet homme avait été très bon avec elle. Elle n’abat pas facilement ses cartes. — Alors, redemandez-le-lui maintenant. — Je lui ai posé la question je ne sais combien de fois. Elle répugne à le dire. — Vous ne pensez pas que Sansom soit vraiment impliqué, si ? — Non, jamais de la vie. C’est juste une plaisanterie qui a dégénéré. À moins, évidemment, que sur un million… ce qui serait extraordinaire, non ? Parler de quelque chose en plaisantant et découvrir que c’est vrai ? Je gardai le silence. Lila Hoth continua. — Et maintenant, puis-je vous poser une question ? Susan Mark vous a-t-elle donné l’information destinée à ma mère ? Svetlana Hoth sourit et hocha de nouveau la tête. Je commençai à soupçonner qu’elle comprenait les mots « ma mère ». Comme un chien qui remue la queue en entendant son nom. — Qu’est-ce qui vous fait penser que Susan Mark m’aurait donné des informations ? — Les types que j’ai engagés. Ils m’ont rapporté que vous leur aviez dit qu’elle l’avait fait. Un truc numérique, genre clef USB. C’est le message qu’ils m’ont donné, en plus de votre photo, après quoi ils ont démissionné. Je ne sais pas très bien pourquoi. Ils étaient très bien payés. Je me déplaçai sur mon siège et mis la main dans ma poche. Tâtonnai au-delà du portable démonté et trouvai la clef USB du Radio Shack. Je sentis le contact souple de la protection en néoprène rose contre le bout de mes doigts. Je la sortis et la montrai à Lila Hoth tout en scrutant attentivement ses yeux. Elle regarda la clef USB comme un chat regarde un oiseau. — C’est vraiment ça ? Theresa Lee se déplaça elle aussi dans son fauteuil et me regarda. Comme pour me demander : Vous allez le dire, ou c’est moi ? Lila Hoth saisit cet échange de regards et demanda : — Quoi ? — Je vois toute cette affaire sous un jour bien différent, j’en ai peur, dis-je. La Susan Mark que j’ai vue dans le métro était terrifiée. Elle était dans une situation très, très critique. Elle n’avait pas du tout l’air de quelqu’un qui vient retrouver une amie en ville pour aller au restaurant et assister à un spectacle. — Je vous l’ai tout de suite dit : je ne peux pas l’expliquer. Je remis la clef USB dans ma poche. — Susan n’avait même pas de sac de voyage. — Je n’arrive pas à m’expliquer tout ça. — De plus, elle a laissé sa voiture pour prendre le métro. Ce qui est bizarre. Si vous étiez prête à lui réserver une chambre, je suis sûr que vous auriez raqué pour un voiturier. — « Raqué » ? — Payé. — Évidemment. — Et elle avait un revolver chargé sur elle. — Elle habitait en Virginie. J’ai entendu dire que c’était obligatoire là-bas. — C’est légal, lui dis-je, pas obligatoire. — Je n’ai pas d’explication à donner. Je suis désolée. — Et son fils qui joue les filles de l’air. Vu pour la dernière fois sortant d’un bar avec une femme ayant à peu près votre âge et dans votre genre. — « Qui joue les filles de l’air » ? — Qui a disparu. — Une femme dans mon genre ? — Une super-nana. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Une jeune femme très belle. — Quel bar ? — Un bar à L. A. — Los Angeles ? — Oui. En Californie. — Je n’ai pas été en Californie. Jamais de ma vie. Je ne suis venue qu’à New York. Je gardai le silence. — Regardez autour de vous. Cela fait trois jours que je suis ici, à New York, avec un visa de touriste, et j’occupe une suite dans un grand hôtel. Je n’ai pas d’équipe, comme vous dites, et je n’ai jamais été en Californie, reprit-elle. Je ne dis rien. — L’aspect, c’est subjectif. Et je ne suis pas la seule femme de mon âge. Il y a six milliards de personnes sur la planète. La tendance est à la jeunesse, c’est sûr. La moitié de cette population a quinze ans ou moins. Ce qui signifie qu’il reste trois milliards de personnes de seize ans ou plus. Si l’on regarde la courbe, il s’en trouve peut-être douze pour cent dans la bonne fourchette d’âge, entre vingt et trente ans. Ce qui fait dans les trois cent soixante millions de personnes. Dont la moitié, environ, sont des femmes. Soit cent quatre-vingts millions. Même si vous n’en comptez qu’un pour cent qu’on peut dire « belles » dans un bar de Californie, il y a dix fois plus de chances que Sansom soit l’ex-ami de ma mère que je sois celle qu’on a vue dans un bar avec le fils de Susan. J’acquiesçai. D’un point de vue arithmétique, Lila Hoth avait raison. — Et c’est probablement vrai, enchaîna-t-elle, que Peter est quelque part avec une fille, de toute façon. Oui, je connais son nom. En fait, je sais tout sur lui. Susan m’en a parlé. Au téléphone. Nous avons parlé de tous nos problèmes. Elle haïssait son fils. Elle méprisait ce qu’il est. Il est tout ce qu’elle détestait. C’est un personnage superficiel qui ne connaît que les virées entre copains et qui a un comportement immature. Il l’a rejetée en faveur de son père. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il est obsédé par ses ancêtres. Or, Susan a été adoptée. Et ça, le saviez-vous seulement ? Son fils ne voyait en elle qu’une personne conçue en dehors des liens du mariage. Il la détestait à cause de ça. J’en sais plus sur Susan que quiconque. Je lui ai parlé bien des fois. Je l’écoutais. C’était une femme très seule, très isolée. J’étais son amie. Elle était excitée à l’idée de venir ici et de me rencontrer. * * * À ce moment-là, je sentis que Theresa Lee ne pouvait pas rester plus longtemps et, pour ma part, j’avais certainement envie d’avoir décampé avant que le jeune Leonid ne reparaisse. Je hochai donc la tête et pris la mine de celui qui n’a plus rien à dire, plus de questions à poser. Lila Hoth me demanda si j’allais lui donner la clef USB que Susan Mark m’avait passée. Je ne lui répondis ni oui ni non. En fait, je ne répondis rien. Nous échangeâmes une deuxième série de poignées de mains et quittâmes la suite. La porte se referma dans notre dos, nous parcourûmes le corridor silencieux et les portes de l’ascenseur s’ouvrirent avec un tintement. Une fois dans la cabine, nous nous regardâmes dans la glace et Lee me dit : — Alors… qu’est-ce que vous en pensez ? — J’en pense qu’elle est très belle. Que c’est l’une des plus belles femmes que j’aie vues de ma vie. — Et en dehors de ça ? — Elle a des yeux stupéfiants. — Et en dehors de ses yeux ? — J’ai eu l’impression qu’elle aussi était très seule. Seule et isolée. Elle parlait de Susan, mais elle aurait tout aussi bien pu parler d’elle-même. — Et son histoire ? — Est-ce que les gens qui sont beaux sont aussi, et automatiquement, plus crédibles ? — Pas avec moi, mon vieux. Et oubliez ça, de toute façon. Dans trente ans, elle ressemblera à sa mère. Vous l’avez crue ? — Et vous ? Lee fit oui de la tête. — Oui, je l’ai crue. Parce que rien ne serait plus facile que de vérifier ce qu’elle nous a dit. Il faudrait qu’elle soit folle pour donner autant d’occasions de prouver qu’elle mentait. Par exemple, est-ce que l’armée a des officiers de presse ? — Des centaines. — Si bien que nous avons juste à trouver celui auquel elle s’est adressée et lui poser la question. On pourrait même retracer ses appels téléphoniques depuis Londres. Je pourrais joindre Scotland Yard. J’adorerais. Vous imaginez un peu la scène ? Docherty qui vient m’interrompre et moi qui lui dis : « Du balai, vieux, je suis au téléphone avec Scotland Yard… » C’est le rêve de tout inspecteur. — La NSA doit avoir la trace des appels. Des appels d’un numéro étranger dans un service du ministère de la Défense ? Je parie qu’ils sont déjà en cours d’analyse quelque part. — Nous pourrions aussi remonter les appels passés par Susan Mark depuis le Pentagone. Si elles ont aussi souvent parlé que le prétend Lila, nous les retrouverons facilement. L’international pour le Royaume-Uni, ils sont probablement classés à part. — Alors allez-y. Vérifiez. — Je crois que je vais le faire, dit-elle. Elle doit savoir que j’en aurais les moyens. J’ai été frappée par son intelligence. Elle sait que British Airways et la Homeland Security peuvent suivre sa piste, ici comme à l’étranger. Que nous pourrions savoir si elle a été ou non à Los Angeles. Que nous pouvons demander à Jacob Mark si sa sœur a été adoptée. Tout cela est très facile à confirmer. Ce serait stupide de mentir sur des choses pareilles. Sans compter qu’elle est venue voir la police d’elle-même, qu’elle s’est volontairement impliquée dans l’affaire. Et elle vient de me montrer son passeport, ce qui est le contraire d’un comportement suspect. Ce sont des points importants en sa faveur. Je sortis le portable de ma poche et remis la batterie en place. J’appuyai sur un bouton et l’écran s’alluma. Un appel manqué. Celui de Lila Hoth, sans doute, depuis sa chambre, il y avait dix minutes. Je vis Lee regarder le téléphone. — C’est celui de Leonid. Je le lui ai emprunté. — Il vous a vraiment trouvé ? — Non, c’est moi qui l’ai trouvé. Raison pour laquelle je connaissais l’hôtel. — Où est-il en ce moment ? — Il doit rentrer chez lui à pied de l’hôpital St. Vincent, j’imagine. — Vous trouvez malin de raconter ce genre de choses à une inspectrice de la police de New York ? — Il s’est évanoui. J’ai donné un coup de main. C’est tout. Demandez aux témoins. — Peu importe. Ça va mettre Lila aux cent coups. — Elle croit qu’il est obligatoire de porter une arme en Virginie. Elle doit aussi croire que détrousser les passants est obligatoire à New York. Elle a grandi au milieu de ce genre de propagande. Nous descendîmes de l’ascenseur et traversâmes le hall pour regagner la rue. — Mais voilà, dit Lee, si l’histoire est aussi simple, comment se fait-il que les fédéraux soient dans le coup ? — Si sa version est vraie, cela veut dire qu’un soldat américain a rencontré un commissaire politique de l’Armée rouge pendant la guerre froide. Les fédéraux veulent avoir la confirmation que c’était en toute innocence. Raison pour laquelle la réaction des ressources humaines a mis des semaines à venir. Ils avaient des décisions politiques à prendre et mettaient un système de surveillance en place. Nous montâmes dans la voiture de Lee. — Vous n’êtes pas entièrement d’accord avec moi, n’est-ce pas ? dit-elle. — Admettons que les Hoth n’aient rien fait de répréhensible. Il y a cependant quelque chose de répréhensible quelque part. C’est fichtrement certain. Et la conclusion, c’est que cet autre quelque chose est ce qui a conduit Susan Mark exactement au même endroit et au même moment. Ce qui est une sacrée coïncidence. — Et… ? — Combien de fois avez-vous vu quelqu’un gagner à un contre un million ? — Aucune. — Moi pareil, aucune. Je crois que c’est pourtant ce qui se passe ici. John Sansom, c’est une chance sur un million, mais je pense qu’il est impliqué. — Pourquoi ? — Je lui ai parlé. — À Washington ? — Non. J’ai dû le suivre jusqu’en Caroline du Nord. — Vous ne lâchez jamais vous, si ? — C’est ce qu’il m’a dit. J’ai fini par lui demander si le nom de Lila Hoth lui disait quelque chose. Il m’a répondu que non. Je le regardais bien en face. Je l’ai cru, mais j’ai aussi pensé qu’il mentait. Les deux en même temps. Et c’était peut-être bien le cas. — Comment ça ? — Il avait peut-être entendu le nom de famille, Hoth, mais pas le prénom Lila. Si bien que techniquement, le nom de Lila Hoth lui était inconnu. Sauf qu’il connaissait peut-être celui de Svetlana Hoth. Qu’il le connaissait peut-être même très bien. — Ce qui voudrait dire quoi ? — Plus que nous le pensons, ce n’est pas impossible. Parce que si Lila Hoth dit la vérité, une logique bizarre est à l’œuvre dans cette affaire. Pourquoi Susan Mark s’est-elle donné autant de mal pour régler cette affaire ? — Elle ressentait de la sympathie. — Oui, mais pour quelle raison ? — Je ne sais pas. — Parce qu’elle a été adoptée. Qu’elle est née hors mariage, et devait se demander de temps en temps qui étaient ses vrais parents. Qu’elle éprouvait de la sympathie pour ceux qui se trouvaient dans la même situation. Comme Lila Hoth, peut-être. Un type a été très bon pour sa mère avant sa naissance ? Il y a des tas de façons d’interpréter une telle remarque. — Par exemple ? — Dans le meilleur des cas : il lui a donné un manteau en hiver. — Et dans le pire ? — John Sansom est peut-être le père de Lila Hoth. 32 Lee me raccompagna au commissariat. Jacob Mark en avait fini avec Docherty. Manifestement. Et quelque chose avait changé. Tout aussi manifestement. Ils étaient assis face à face, de part et d’autre du bureau de Docherty. Ils ne se parlaient plus. Jake avait l’air un peu plus content. Docherty avait l’air patient, comme s’il venait juste de perdre une heure. Ça ne semblait pas l’irriter. Les flics ont l’habitude de perdre leur temps. Une grande partie de ce qu’ils font, statistiquement, ne débouche sur rien. Lee et moi nous dirigeâmes vers eux. — Peter a appelé son coach, lança Jake. — Quand ça ? demandai-je. — Il y a deux heures. Le coach a appelé Molina et Molina m’a appelé. — Et où est-il passé ? — Il ne l’a pas dit. Ce devait être un message. Le coach ne répond jamais au téléphone pendant le dîner. C’est du temps consacré à sa famille. — Mais Peter va bien ? — Il a dit qu’il n’allait pas revenir de sitôt. Peut-être même jamais. Il envisage d’abandonner le football. On entendait une fille qui pouffait de rire en fond sonore. — Elle doit être sacrément canon, cette nana, dit Docherty. — Et vous, demandai-je à Jake, ça vous va ? — Fichtre non ! Mais c’est sa vie à lui. Et il changera d’avis, de toute façon. Quand… toute la question est là. — Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Ce message vous paraît-il authentique ? — Le coach connaît sa voix. Mieux que moi, je parie. — On a essayé de le rappeler ? — Tout le monde a essayé. Mais son téléphone est de nouveau coupé, une fois de plus. — Alors tout le monde est content ? demanda Theresa Lee. — Faut croire. — Vous vous sentez mieux ? — Soulagé. — Puis-je vous poser une question sur un autre sujet ? — Allez-y. — Votre sœur a-t-elle été adoptée ? Jake ne répondit pas tout de suite. Changea de vitesse. Fit oui de la tête. — Nous l’avons été tous les deux. Bébés. À trois ans d’écart. Susan la première… Pourquoi ? — Il s’agit de corroborer une nouvelle information, répondit Theresa Lee. — Quelle information ? — Il semblerait que Susan soit venue à New York pour rencontrer une amie. — Quelle amie ? — Une Ukrainienne du nom de Lila Hoth. Jake me lança un coup d’œil. — On a déjà vu tout ça. Je n’ai jamais entendu Susan prononcer ce nom. Lee continua : — Aurait-elle dû ? Étiez-vous proches ? Parce que cette amitié paraît assez récente. — Non, nous n’étions pas très proches. — Quand vous êtes-vous parlé pour la dernière fois ? — Il y a trois ou quatre mois, je dirais. — Autrement dit, vous n’étiez pas au courant des derniers développements de sa vie sociale. — J’ai bien peur que non, reconnut Jake. — Combien de personnes savaient que Susan avait été adoptée ? — J’imagine qu’elle ne le criait pas sur les toits. Mais ce n’était pas un secret. — Combien de temps avant qu’une nouvelle amie ne le découvre ? — Pas très longtemps, probablement. C’est le genre de choses dont on parle avec des amis. — Comment décririez-vous les relations de Susan avec son fils ? — C’est quoi, cette question ? — Elle est importante, répondit Theresa Lee. Jake hésita. Se referma comme une huître et se détourna, physiquement, comme s’il voulait littéralement éviter la question. Comme s’il voulait éviter un coup de poing. Il lui répugnait peut-être de laver son linge sale en public, auquel cas son langage corporel nous suffisait amplement. Mais Theresa Lee voulait la musique et les paroles. — Répondez-moi, Jake. De flic à flic. Il s’agit de quelque chose que j’ai besoin de savoir, insista-t-elle. Jake garda le silence encore quelques instants. Puis il haussa les épaules et dit : — Je crois qu’on pourrait parler d’une relation d’amour-haine. — Et pour être plus précis ? — Susan aimait Peter, et Peter la haïssait. — Pourquoi ? Nouvelle hésitation. Nouveau haussement d’épaules. — C’est compliqué. — Comment ça ? — Peter est passé par une période particulière, comme beaucoup de jeunes. Comme les filles qui rêvent d’être des princesses retrouvées après une longue absence, et les garçons que leur grand-père était amiral, général ou un explorateur célèbre. Pendant cette période, tout le monde a envie d’être autre chose que ce qu’il est. Peter rêvait de vivre dans une pub pour Ralph Lauren, en gros. Il rêvait d’être Peter Molina quatrième ou au moins troisième du nom. Il imaginait que son père avait une propriété dans un endroit chic, genre Kennebunkport, et que sa mère était l’héritière d’une grande famille. Susan n’a pas très bien géré tout ça. Elle était la fille d’une pute ado de Baltimore qui se droguait, et elle n’en faisait pas un secret. Elle estimait qu’il fallait être honnête. Peter vivait cela très mal. Ils ne l’ont jamais surmonté, sur quoi le divorce est arrivé, Peter a choisi son camp et la question n’a jamais été réglée entre eux. — Et vous, qu’en pensiez-vous ? — Je pouvais comprendre les deux points de vue. Pour ma part, je n’ai jamais cherché à savoir qui était ma vraie mère. Je ne voulais pas le savoir. Mais il y a eu une période pendant laquelle je rêvais que c’était une grande dame couverte de bijoux. J’ai surmonté ça. Mais pas Peter. Ce qui est stupide, je sais, mais compréhensible. — Susan aimait-elle Peter en tant que personne, ou seulement comme un fils, si vous voyez ce que je veux dire ? demanda Theresa Lee. Jake hocha la tête. — Seulement comme un fils. Ce qui rendait les choses encore pires. Susan n’avait aucune sympathie pour les sportifs, avec leurs gros numéros dans le dos et tout leur cirque. Je pense qu’elle avait dû avoir de mauvaises expériences avec des types comme ça pendant ses études. L’idée que son fils allait en devenir un lui faisait horreur. Sauf que c’était important pour Peter, tout d’abord en soi, puis en tant qu’arme contre elle. C’était une famille dysfonctionnelle, pas de doute là-dessus. — Qui est au courant de cette histoire ? — Vous voulez dire… est-ce qu’une amie le serait ? Theresa Lee acquiesça. — Une amie intime, alors. — Une amie intime qu’elle aurait rencontrée récemment ? — Peu importe depuis combien de temps. C’est une question de confiance, non ? — Vous m’avez dit que Susan n’était pas malheureuse, lançai-je. — C’est vrai, répondit Jake, elle ne l’était pas. Je sais que ça doit paraître bizarre. Mais les personnes adoptées ont une vision différente de la famille. Elles ont d’autres attentes. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. La question était réglée pour Susan. Elle voyait ça comme un fait de la vie, c’est tout. — Se sentait-elle seule ? — Oui, certainement. — Se sentait-elle isolée ? — Oui, certainement. — Est-ce qu’elle aimait parler au téléphone ? — C’est le cas de la plupart des femmes. — Avez-vous des enfants ? lui demanda Lee. Jake hocha la tête. — Non. Je n’en ai pas. Je ne suis même pas marié. J’ai essayé de m’inspirer de l’expérience de ma grande sœur. Lee garda le silence pendant quelques instants. — Merci, Jake, dit-elle enfin. Je suis contente que Peter aille bien. Et je suis désolée de vous avoir fait mettre toutes ces choses sur la table. Sur quoi elle s’éloigna et je lui emboîtai le pas. — Je vais aussi vérifier le reste, me dit-elle. Ça prendra du temps parce qu’il faut passer par la voie hiérarchique, mais à l’heure qu’il est, mon impression est que Lila Hoth ne nous a dit que la vérité. Elle a deux sur deux, pour l’instant, l’adoption et la relation mère-fils. Elle sait des choses que seule une amie intime peut savoir. J’acquiesçai. J’étais d’accord. — Et vous vous intéressez au reste ? À ce qui pouvait bien faire peur à ce point à Susan ? — Non, pas tant que je n’aurai pas la preuve qu’un crime a été commis à New York, quelque part entre la Neuvième Avenue et Park Avenue d’un côté et entre les 30e et 40e Rues de l’autre. — C’est le périmètre du precinct ? Elle hocha la tête. — Tout le reste serait du volontariat. — Vous vous intéressez à Sansom ? — Pas du tout. Et vous ? — Quelque chose me dit que je devrais l’avertir, peut-être. — De quoi ? D’une possibilité sur un million ? — En réalité, les chances sont beaucoup plus grandes que ça. On trouve cinq millions d’Américains avec John pour prénom, aux États-Unis. Il vient en deuxième place juste après James… en termes de popularité. Ce qui fait un type sur trente. Ce qui veut dire qu’en 1983, il devait y avoir autour de trente-trois mille John dans l’armée américaine. Enlevez-en environ dix pour cent pour diverses raisons démographiques, on n’en est plus qu’à un contre trente mille. — Ce qui reste tout de même un chiffre élevé. — Je pense que Sansom devrait être au courant, c’est tout. — Pourquoi ? — Appelez ça l’esprit de corps, si vous voulez. Je vais peut-être retourner à Washington. — Inutile. Vous pouvez faire l’économie du voyage. Il vient ici. Demain à midi, pour un déjeuner de collecte de fonds au Sheraton. Avec tous les types importants de Wall Street. Septième Avenue, 52e Rue. On a reçu un mémo. — Ah bon ? Il n’avait pas tellement de protection à Greensboro. — Il n’en aura pas beaucoup ici non plus. En fait, il n’en aura aucune. Mais nous recevons des mémos sur tout. C’est la politique actuelle. Le nouveau NYPD. Sur quoi elle s’éloigna, me laissant au milieu d’une grande salle vide. Et empli d’un malaise léger, mais tenace. Lila Hoth était peut-être aussi pure que la neige qui vient de tomber, je n’arrivais pas à me débarrasser de l’impression que Sansom allait se jeter dans un piège, rien qu’en venant à New York. 33 Il y a belle lurette qu’on ne peut plus dormir correctement à New York pour cinq dollars, mais on peut encore le faire pour cinquante, si on connaît l’astuce. Le secret, c’est de s’y prendre tard. Je me rendis dans un hôtel que j’avais déjà fréquenté, près de Madison Square Garden. Vaste, autrefois grandiose, il n’était plus qu’un fantôme de son passé, en permanence sur le point d’être rénové ou démoli sans jamais que se concrétise l’un ou l’autre. Passé minuit, l’équipe d’accueil se réduisait à une seule et unique personne, le veilleur de nuit, lequel était responsable de tout, y compris de l’enregistrement des nouveaux clients. Je me présentai à lui et lui demandai s’il lui restait une chambre. Il fit son numéro, tapant sur un clavier et consultant un écran, avant de dire que oui, il avait une chambre de disponible. Et il m’indiqua que le tarif était de cent quatre-vingt-cinq dollars, taxes non comprises. Je lui demandai si je pouvais voir la chambre avant de m’engager. C’était le genre d’hôtel où une telle requête paraissait raisonnable. Et intelligente. Obligatoire, même. Le type sortit de derrière son comptoir et m’escorta dans l’ascenseur, puis le long d’un corridor. Il ouvrit une porte avec un passe, une carte attachée à sa ceinture, et s’effaça pour me laisser entrer. La chambre était correcte. Elle avait un lit et une salle de bains. Tout ce dont j’avais besoin et rien de ce dont je n’avais pas besoin. Je sortis deux billets de vingt de ma poche. — Et si on ne s’embêtait pas avec toutes ces histoires d’enregistrement en bas, hein ? Le type ne dit rien. Ils ne disent jamais rien, à ce stade. Je sortis alors un billet de dix et ajoutai : — Pour la femme de ménage, demain matin. Le type parut hésiter un instant comme si je l’embarrassais, puis il tendit la main et prit l’argent. — Soyez parti à 8 heures, me dit-il. Et il s’éloigna. La porte se referma derrière lui. Il y avait peut-être un ordinateur central qui montrerait qu’il avait ouvert la porte avec sa carte, mais il pourrait toujours prétendre qu’il m’avait montré la chambre, que je n’avais pas été séduit par ses prestations et que j’étais immédiatement reparti. Ce devait être un mensonge qu’il servait assez régulièrement. J’étais peut-être le quatrième type qu’il avait fait entrer en douce cette semaine-là. Voire le cinquième, ou le sixième. Il se passe toutes sortes de choses dans les hôtels de la ville après le départ de l’équipe de jour. * * * Je dormis bien, me réveillai en forme et me retrouvai dehors cinq minutes avant 8 heures. Je me frayai un chemin au milieu de la foule qui entrait et sortait de Penn Station et pris mon petit déjeuner dans un box, au fond d’un petit établissement de la 33e. Café, œufs, bacon, crêpes et encore du café, le tout pour six dollars, plus les taxes, plus le pourboire. Plus cher qu’en Caroline du Nord, mais pas tellement. La batterie du portable de Leonid était encore à moitié chargée. Une icône montrait des barres blanches et d’autres noires. Je me dis que j’avais encore assez de jus pour passer quelques coups de fil. Je composai le 600, avec l’intention de continuer par 82219, mais avant d’avoir terminé, l’appareil se lança dans un triple trille aigu qui tenait de la sirène et du xylophone. Puis une voix m’avertit que ce numéro ne pouvait être composé. On me demandait de vérifier et de recommencer. J’essayai 1-600 et obtins exactement le même résultat. J’essayai le 011 des lignes internationales, puis le 1 de l’Amérique du Nord, avant le 600. L’itinéraire était sinueux, mais ne me réussit pas mieux. J’essayai alors le 001 en tant que code international au cas où le téléphone se serait encore cru à Londres. Pas plus de résultat. J’essayai 8*101, code international pour appeler l’Amérique depuis l’Europe de l’Est, au cas où le téléphone aurait été amené de Russie un an auparavant. Toujours rien. Je regardai le clavier et décidai de remplacer le D par un 3, mais le système se mit à m’abreuver de bips presque tout de suite. Autrement dit, 600-82219-D n’était pas un numéro de téléphone, canadien ou autre. Ce que devaient savoir les mecs du FBI. Ils avaient peut-être envisagé cette possibilité pendant une minute, pour la rejeter presque tout de suite. On peut adresser toutes sortes de reproches aux agents du FBI, mais pas celui d’être idiots. Si bien que lorsqu’ils m’avaient coincé dans la 35e Rue, ils avaient masqué leurs questions derrière un écran de fumée. Qu’est-ce qu’ils m’avaient demandé d’autre ? Ils avaient sondé le degré de mon intérêt, ils m’avaient redemandé si Susan m’avait donné quelque chose, et ils avaient eu confirmation de mon intention de quitter New York. Ils voulaient que je renonce à ma curiosité, que j’aie les mains vides et que je disparaisse. Pourquoi ? Aucune idée. Et qu’était exactement ce 600-82219-D, si ce n’était pas un numéro de téléphone ? Je m’attardai dix minutes de plus avec une dernière tasse de café, buvant lentement, les yeux ouverts mais ne voyant pas grand-chose, essayant de faire remonter en douce la réponse à la question. Comme Susan Mark avait, elle, eu l’intention de se faufiler en douce hors du métro. Ce 600 me disait vaguement quelque chose. Susan Mark. 600. Mais je n’arrivais pas à voir quoi. Je finis mon café, remis le portable de Leonid dans ma poche et pris la direction du Sheraton. * * * L’hôtel était un énorme pilier de verre avec, dans son hall, un écran plasma détaillant tous les événements de la journée. La grande salle de bal avait été réservée par un groupe dont l’acronyme était FT. Fair Tax (impôt juste) ou Free Trade (commerce libre), ou pourquoi pas, le Financial Times lui-même. Autant de couvertures plausibles pour une bande de gros bonnets de Wall Street cherchant à acquérir encore plus d’influence. L’événement devait commencer à midi. Je me dis que Sansom essaierait d’arriver vers 11 heures. Il aurait besoin d’un peu de temps, d’espace et de calme pour se préparer. Pour lui, c’était une réunion importante. C’étaient les gens de son bord, et ils avaient des poches profondes. Il aurait besoin d’au moins soixante minutes. Ce qui me laissait deux heures à tuer. J’allai jusqu’à Broadway et trouvai un magasin de fringues à deux rues de là. J’avais envie de changer de chemise. Je n’aimais pas celle que j’avais. C’était un symbole de défaite. Ne venez pas habillé comme ça, on ne vous laisserait pas entrer. J’allais revoir Elspeth Sansom et je ne voulais pas afficher la contremarque de mon échec et de son succès. Je choisis un machin sans substance taillé dans une popeline kaki sans épaisseur et déboursai onze dollars. Bon marché, et à juste titre. La chemise n’avait pas de poches et les manches m’arrivaient au milieu de l’avant-bras. Roulées une fois, elles me remontaient jusqu’au coude. Mais elle me plaisait bien. C’était un vêtement satisfaisant. Et au moins, je l’avais acheté volontairement. À 10 h 30, j’étais de retour dans le hall du Sheraton. Je m’assis dans un fauteuil au milieu de la foule qui allait et venait. Tout le monde avait des bagages. La moitié des gens sortaient pour s’engouffrer dans les voitures qui les attendaient. Ceux de l’autre moitié entraient et attendaient leurs chambres. À 10 h 40, j’avais compris ce que signifiait 600-82219-D. 34 Je me levai de mon fauteuil, suivis les panonceaux en laiton et me dirigeai vers le centre d’affaires du Sheraton. Impossible d’entrer. Il fallait une clef. J’attendis trois minutes près de la porte jusqu’à ce qu’un type arrive. En costume, l’air impatient. Je fis tout un numéro, fouillant vainement mes poches, puis je m’écartai avec des excuses. Le type passa devant moi, ouvrit avec sa clef et je m’engageai derrière lui. Le local comptait quatre postes de travail identiques. Chacun avait une table, une chaise, un ordinateur et une imprimante. Je m’assis le plus loin possible de l’autre type et fis disparaître l’économiseur d’écran en tapant sur la barre d’espace du clavier. Jusque-là, tout allait bien. J’étudiai les icônes de l’écran, mais sans y comprendre grand-chose. Je finis par découvrir que si je laissai la petite flèche dessus assez longtemps, comme si j’hésitais ou réfléchissais, une minuscule fenêtre explicative s’ouvrait à côté. J’identifiai finalement Internet Explorer et cliquai deux fois dessus. Le disque dur se mit à pépier et le navigateur s’enclencha. Beaucoup plus vite que la dernière fois que je m’étais servi d’un ordinateur. La technologie progressait, on aurait dit. Là, sur la page d’accueil, il y avait un raccourci pour Google. Je cliquai dessus et la page de recherches s’afficha. Encore une fois très vite. Je tapai Règlements de l’armée dans la boîte de dialogue, puis cliquai sur Enter. L’écran se recomposa instantanément et me proposa des pages entières d’options. Pendant les cinq minutes suivantes, je cliquai, ouvris des textes et lus. * * * Je revins dans le hall dix minutes avant 11 heures. Mon fauteuil était occupé. Je sortis devant l’hôtel et attendis au soleil. Je me dis que Sansom allait arriver dans une Town Car et passer par la grande entrée. Ce n’était pas une star du rock. Ni le président. Il n’allait pas entrer par la cuisine ou le quai de chargement. Ce qui comptait, pour lui, c’était d’être vu. La nécessité de pénétrer dans les lieux par les entrées de service était une récompense qu’il n’avait pas encore méritée. Il faisait chaud. Mais la rue était propre. Pas de mauvaises odeurs. Deux flics au coin à gauche, deux flics au coin à droite. L’effectif habituel du NYPD pour le centre-ville. Dissuasif, rassurant. Mais pas nécessairement efficace vu l’éventail des menaces possibles. Autour de moi, les clients de l’hôtel montaient dans des taxis. Le rythme trépidant et incessant de la ville. La circulation s’arrêtait au feu rouge de la Septième Avenue, puis repartait. Le flot des voitures des rues perpendiculaires s’arrêtait à son tour, puis repartait. Les piétons s’amassaient aux coins, fonçaient vers le trottoir d’en face. Coups d’avertisseur, vrombissements des camions, le soleil rebondissant sur les hauts vitrages pour taper fort sur le bitume. * * * Sansom arriva dans une Town Car à 11 h 05. Plaques de New York, ce qui signifiait qu’il avait fait l’essentiel du trajet en train. Moins pratique pour lui, mais une empreinte carbone plus réduite que s’il avait roulé en voiture ou pris l’avion. Tous les détails comptaient, dans une campagne. La politique est un terrain miné. Springfield jaillit du siège passager avant même l’arrêt de la voiture, puis Sansom et sa femme descendirent de l’arrière. Ils se tinrent une seconde sur le trottoir, prêts à être gracieux s’il y avait des gens pour les accueillir, prêts à ne pas être déçus s’il n’y avait personne. Ils parcoururent les visages des yeux, virent le mien, et Sansom eut un air un peu perplexe, sa femme un air un peu inquiet. Springfield voulut s’élancer dans ma direction, mais Elspeth lui fit signe que non d’un petit geste de la main. J’avais l’impression qu’elle s’était nommée contrôleur des dégâts, en ce qui me concernait. Elle me serra la main comme si j’étais un vieil ami. Elle ne fit aucun commentaire sur ma chemise. Au lieu de cela, elle se pencha vers moi et demanda : — Avez-vous besoin de nous parler ? Un chef-d’œuvre de laconisme de la part d’une épouse de politicien. Le mot « besoin » était chargé de toutes sortes de significations. En le soulignant, elle me faisait adversaire et collaborateur tout à la fois. Elle disait : « Nous savons que vous détenez des informations qui pourraient nous être préjudiciables, et nous vous haïssons pour cela, mais nous vous serions sincèrement reconnaissants si vous pouviez avoir l’amabilité d’en discuter avec nous avant d’envisager de les rendre publiques. » Pratiquement un essai complet en un seul mot. — Oui, répondis-je, il faut qu’on parle. Springfield fronça les sourcils, mais Elspeth sourit comme si je venais juste de lui promettre l’appui de cent mille voix, et me prit par le bras pour m’entraîner à l’intérieur. Le personnel de l’hôtel ignorait qui était Sansom, ou s’en fichait ; sauf que c’était l’orateur du groupe qui avait déboursé une somme rondelette pour la salle de bal – tous affichèrent donc un enthousiasme de façade pour nous conduire jusqu’à un salon privé, allant et venant avec des bouteilles d’eau minérale tiède et des pots d’un café transparent. Elspeth jouait les hôtesses. Springfield ne pipait pas mot. Sansom répondit au téléphone à son chef de cabinet resté à Washington. Ils parlèrent pendant quatre minutes de questions économiques, puis deux de plus du programme pour le reste de la journée. D’après ce qu’il disait, il était évident que le sénateur comptait repartir à son bureau tout de suite après le déjeuner, pour un long après-midi de travail. Le détour par New York était un aller-retour rapide, rien de plus. Comme un vol à l’arraché. Le personnel de l’hôtel se retira, Sansom coupa son téléphone et le calme revint. De l’air en boîte chuintait de la ventilation et maintenait la température quelques degrés trop bas pour moi. Pendant quelques instants, nous ne fîmes que boire notre eau ou notre café en silence. Puis Elspeth Sansom ouvrit les enchères. — Avez-vous des nouvelles du jeune disparu ? — Quelques-unes, répondis-je. Il a manqué un entraînement de football, ce qui est apparemment un fait exceptionnel. — À l’USC ? demanda Sansom. Quelle mémoire ! Je n’avais mentionné l’université de Californie du Sud qu’une fois, et en passant. — Oui, c’est rare, admit-il. — Après quoi, il a appelé son coach et lui a laissé un message. — Quand ça ? — Hier soir. À l’heure du repas, heure de la côte Ouest. — Et… ? — Apparemment, il est avec une femme. — Dans ce cas, tout va bien, dit Elspeth. — J’aurais préféré une conversation en direct. Ou qu’on l’ait rencontré en chair et en os. — Un message ne vous suffit pas ? — Je suis quelqu’un de soupçonneux. — De quoi avez-vous besoin de nous parler, alors ? Je me tournai vers Sansom et lui demandai : — Où étiez-vous en 1983 ? Il hésita un instant, juste une fraction de seconde, mais il y eut un bref éclat dans ses yeux. Pas un choc, non. Pas de la surprise non plus. Peut-être de la résignation. — En 1983, dit-il, j’étais capitaine. — Ce n’est pas la question que je vous ai posée. Je vous ai demandé où vous étiez. — Je ne peux pas vous le dire. — Étiez-vous à Berlin ? — Je ne peux pas vous le dire. — Vous m’avez affirmé n’avoir strictement rien à vous reprocher. Vous persistez ? — Tout à fait. — Y a-t-il des choses que votre épouse ne sait pas sur vous ? — Beaucoup. Mais rien de personnel. — Vous en êtes certain ? — Certain. — Vous n’avez jamais entendu prononcer le nom de Lila Hoth ? — Je vous ai déjà dit que non. — Vous n’avez jamais entendu prononcer le nom de Svetlana Hoth ? — Jamais, répondit-il. Je scrutai son visage. Son air calme n’avait pas changé. Il semblait légèrement mal à l’aise, mais en dehors de ça, il ne trahissait rien. — Aviez-vous entendu parler de Susan Mark avant cette semaine ? — Je vous ai déjà dit que non. — Avez-vous été décoré en 1983 ? Il ne répondit pas. Le silence se fit de nouveau dans la pièce. Puis le portable de Leonid se mit à sonner dans ma poche. Je sentis une vibration et entendis un bruyant jingle électronique. Je sortis précipitamment l’appareil de ma poche et regardai l’écran. Un code 212. Le même numéro que celui de l’appel sauvegardé. L’hôtel Four Seasons. Lila Hoth, sans doute. Je me demandai si Leonid était rentré ou non et si oui, s’il lui avait raconté son histoire et qu’elle essayait de m’appeler. J’appuyai sur des boutons au hasard jusqu’à ce que la sonnerie s’arrête et remis le téléphone dans ma poche. Je levai les yeux sur Sansom. — Désolé pour l’incident, lui dis-je. Il haussa les épaules, comme si mes excuses étaient superflues. — Avez-vous été décoré en 1983 ? — Pourquoi est-ce si important ? — Vous savez ce qu’est le 600-8-22 ? — Un article du règlement de l’armée, probablement. Je ne les connais pas tous par cœur. — Nous sommes partis depuis le début de l’idée que seul quelqu’un de pas très futé pouvait s’attendre à ce que le HRC ait des informations importantes sur les opérations Delta. Et je pense que, dans l’ensemble, nous avions raison. Mais pas entièrement. Je pense qu’une personne réellement intelligente pourrait espérer soutirer des informations du HRC, à l’aide de quelques déductions par la bande. — Comment ça ? — Supposons que quelqu’un sache avec certitude qu’une opération Delta a bien eu lieu. Qu’il sache aussi avec certitude qu’elle a réussi. — Dans ce cas, il n’aurait plus besoin d’informations, puisqu’il les aurait déjà. — Supposons encore qu’il veuille confirmer l’identité de l’officier qui a conduit l’opération. — Il ne pourrait pas l’apprendre par le HRC. C’est parfaitement impossible. Les ordres, les consignes de déploiement et les rapports sont classés secret défense et enfermés à triple tour à Fort Bragg. — Mais qu’est-ce qui arrive aux officiers qui ont rempli une mission avec succès ? — À vous de me le dire. — On les décore. Plus la mission est importante, plus l’est la médaille. Et l’article 600-8-22 de l’armée, section no 1, paragraphe no 9, fait obligation au commandement des ressources humaines de conserver un historique précis et détaillé de toutes les recommandations de décoration et des décisions prises de les attribuer ou non. — C’est possible, admit Sansom. Mais dans le cas d’une mission Delta, les détails n’y figureraient pas. La citation serait tronquée, le lieu ne serait pas mentionné et la conduite méritoire ne serait pas décrite. J’acquiesçai. — En effet. On ne trouverait que le nom, la date et la décoration attribuée. Rien d’autre. — Exactement. — Sauf qu’une personne intelligente n’a pas besoin d’autre chose pour une petite déduction par la bande, non ? Une décoration est la preuve qu’une mission a réussi, l’absence de citation prouve qu’elle était clandestine. Prenez n’importe quel mois au hasard, disons, début 1983. Combien de décorations ont-elles été décernées ? — Des milliers. Des centaines et des centaines rien que pour la Good Conduct. — Et combien de Silver Stars ? — Pas autant. — Même pas une, peut-être. Il ne s’est pas passé grand-chose au début de 1983. Combien a-t-on attribué de DSM ? Combien de SSC ? Je parie qu’elles sont aussi rares que des dents de poule pour cette période. Elspeth Sansom changea de position dans son fauteuil, me regarda et dit : — Je ne comprends pas. Je me tournai vers elle, mais Sansom leva la main vers moi. Il tenait à répondre à ma place. Il n’y avait aucun secret entre eux. Aucune méfiance. — Cela équivaut à passer par la porte de service. L’information directe n’est absolument pas accessible, mais les informations indirectes, si. Par le HRC. Si quelqu’un sait qu’une mission Delta a eu lieu et a réussi, et quand, dans ce cas, la personne qui a décroché la décoration la plus prestigieuse ce mois-là, sans qu’il soit précisé pourquoi, est probablement celle qui l’a conduite. Ça ne marcherait pas en temps de guerre parce que les attributions de médailles prestigieuses seraient trop nombreuses. Mais en temps de paix, quand il ne se passe rien de notable, une médaille de prestige ressortirait comme un panaris sur un pouce. — Nous avons envahi la Grenade en 1983, dit Elspeth. Et les Delta y étaient. — En octobre, précisa Sansom. Ce qui a dû ajouter du bruit de fond un peu plus tard dans l’année. Mais les premiers neuf mois ont été plutôt tranquilles. Elspeth Sansom détourna les yeux. Elle ignorait ce qu’avait fait son mari pendant les neuf premiers mois de 1983. Peut-être ne le saurait-elle jamais. — Dans ce cas, ça intéresse qui ? Ce fut moi qui répondis. — Une vieille peau de vache du nom de Svetlana Hoth, qui prétend avoir été commissaire politique dans l’Armée rouge. Elle n’a pas vraiment donné de détails, mais elle affirme avoir connu un soldat américain du nom de John à Berlin en 1983. Et il aurait été très gentil avec elle. Et la seule raison logique pour laquelle elle aurait enquêté auprès de Susan Mark serait que le John en question aurait conduit une mission clandestine avec succès et obtenu une médaille pour ça. Le FBI a trouvé un bout de papier dans la voiture de Susan Mark. Quelqu’un lui avait donné l’article du règlement, section et paragraphe compris, pour qu’elle sache exactement où chercher. Elspeth jeta un coup d’œil à son mari, involontairement, son visage trahissant une question à laquelle, comme elle le savait, il ne serait jamais répondu : As-tu obtenu une décoration pour quelque chose que tu aurais fait à Berlin en 1983 ? Sansom ne réagit pas. Je tentai donc ma chance. Sans détour, je lui demandai : — Vous étiez en mission à Berlin en 1983 ? — Vous savez bien que je ne peux pas vous le dire, répondit-il. (Puis il parut perdre patience.) Vous me faites l’effet de quelqu’un d’intelligent. Alors réfléchissez un peu. Quel genre de mission Delta aurait bien pu conduire à Berlin en 1983, pour l’amour du ciel ? — Aucune idée. Pour autant que je m’en souvienne, vous faisiez beaucoup d’efforts pour que les types comme moi ne sachent pas ce que vous trafiquiez. Et de toute façon, ça ne m’intéresse pas vraiment. J’essaie juste de vous faire une fleur en ce moment. C’est tout. Entre frères d’armes. Parce que ce que je crains, c’est que quelque chose sorte de la boîte et vienne vous mordre les fesses… et j’ai pensé que vous apprécieriez une mise en garde. Sansom se calma très rapidement. Il respira à fond à deux ou trois reprises avant de me répondre : — J’apprécie la mise en garde. Et je ne doute pas que vous compreniez que je ne peux rien vous révéler ni même nier. Parce que logiquement, nier quelque chose revient à confirmer autre chose. Si je nie avoir été à Berlin et ailleurs, vous finirez, en procédant par élimination, par savoir où j’étais. Mais je vais vous dire un petit quelque chose, parce que je crois que nous sommes du même bord dans cette affaire. Alors écoutez-moi bien, soldat. Je n’ai jamais été à Berlin en 1983. Je n’ai jamais rencontré de femme russe en 1983. Je ne me souviens pas d’avoir été particulièrement gentil avec qui que ce soit cette année-là. Dans l’armée, des John, il y en avait des tas. Berlin était une affectation recherchée pour son côté touristique. La personne à qui vous avez parlé cherche quelqu’un d’autre. C’est aussi simple que ça. * * * Le petit discours de Sansom flotta dans l’air pendant un moment. Nous bûmes tous à petites gorgées en gardant le silence. Puis Elspeth Sansom consulta sa montre et son mari la vit faire. — Il faut nous excuser à présent. Une séance particulièrement sérieuse de main tendue nous attend aujourd’hui. Springfield vous raccompagnera avec plaisir. La proposition me parut curieuse. Nous étions dans un hôtel, soit un lieu public. J’étais tout autant autorisé à m’y trouver que Sansom. J’étais capable de regagner la sortie tout seul et j’en avais le droit. Je n’allais pas voler les petites cuillères, et même dans ce cas, ce n’était pas les petites cuillères de Sansom. Puis je me dis qu’il voulait me ménager un petit moment de tranquillité avec Springfield, dans un corridor loin de tout. Pour prolonger la discussion, peut-être, ou me transmettre un message. Je me levai donc et pris la direction de la porte. Sans leur serrer la main ni leur dire quoi que ce soit. Ça ne me paraissait pas de rigueur. Springfield me suivit jusque dans le hall. Sans rien dire. Il me donnait l’impression de répéter quelque chose. Je m’arrêtai et attendis qu’il m’ait rejoint. — Vous feriez vraiment mieux de laisser tomber cette affaire, me dit-il. — Pourquoi… s’il ne s’y trouvait même pas ? — Parce que pour prouver qu’il n’y était pas, vous allez commencer à chercher où il pouvait bien être. Et mieux vaudrait que vous ne le sachiez jamais. J’acquiesçai d’un hochement de tête. — Vous avez un intérêt personnel là-dedans, n’est-ce pas ? Parce que vous y étiez avec lui. Vous alliez partout où il allait. Il me répondit lui aussi par un hochement de tête. — Laissez tomber, c’est tout. Vous ne pouvez pas prendre le risque de retourner la mauvaise pierre. — Et pourquoi ? — Parce que vous serez effacé si vous le faites. Vous n’existerez même plus. Vous disparaîtrez tout simplement, physiquement et bureaucratiquement. Et ça pourrait arriver d’un moment à l’autre, vous savez. Nous sommes aujourd’hui dans un monde entièrement différent, voyez-vous. J’aimerais vous dire que je pourrais vous aider, mais je n’aurais même pas le début d’une chance. Parce qu’il y a tout un tas de personnes qui vous trouveraient avant. Je serais tellement loin de vous que même votre certificat de naissance serait une page blanche avant que je puisse seulement m’approcher de vous. — Qui sont ces personnes ? Il ne répondit pas. — Du gouvernement ? Il ne répondit pas. — Ces types… les fédéraux ? Il ne répondit pas. Se contenta de me tourner le dos et de repartir vers les ascenseurs. Je passai sur le trottoir de la Septième Avenue, et le portable de Leonid se remit à sonner dans ma poche. 35 Debout, le dos à la circulation de la Septième Avenue, je répondis à l’appel passé à Leonid. J’entendis la voix de Lila Hoth, douce à mon oreille. Diction précise, formulations surannées. — Reacher ? — Oui. — J’ai besoin de vous voir. C’est très urgent. — À quel sujet ? — Je crois que ma mère pourrait courir un danger. Moi-même aussi, peut-être. — De quel genre ? — Trois hommes sont venus à l’hôtel. Ils ont posé des questions à la réception. Pendant que nous n’étions pas là. Je crois aussi que notre suite a été fouillée. — Trois hommes ? Qui seraient… ? — Je ne sais pas. Il semblerait qu’ils ne l’aient pas dit. — Mais pourquoi vous adressez-vous à moi ? — Parce qu’ils ont aussi posé des questions sur vous. Je vous en prie, venez nous voir. — Vous n’êtes pas trop fâchée pour Leonid ? lui demandai-je. — Étant donné les circonstances, non. Je pense qu’il s’agit d’une malheureuse méprise, c’est tout. Je vous en prie, venez. Je gardai le silence. — J’apprécierais beaucoup votre aide, reprit-elle. Elle s’exprimait sur un ton poli, séduisant, avec quelque chose de soumis, de timide même, comme si elle me suppliait. En dépit de tout cela, il y avait encore un petit autre chose dans sa voix qui me rappelait qu’elle était tellement belle que la dernière fois qu’un homme lui avait répondu non devait remonter aux calendes grecques. Elle avait aussi quelque chose de vaguement autoritaire. Comme si l’affaire était déjà entendue, comme si demander équivalait à obtenir. « Laissez tomber », m’avait conseillé Springfield et, bien entendu, j’aurais mieux fait de l’écouter. Mais au lieu de cela, je répondis à Lila Hoth que je la retrouverais dans le hall de son hôtel dans un quart d’heure. Avec l’idée qu’en évitant la suite, le risque de complications serait moindre – quelles que soient celles-ci. Sur quoi je refermai le téléphone et me dirigeai vers la file de taxis qui attendaient devant le Sheraton. * * * Le hall du Four Seasons était divisé en plusieurs zones, sur deux niveaux. Je trouvai Lila Hoth et sa mère assises à une table d’angle, dans un espace lambrissé et sombre, qui faisait sans doute office de salon de thé le jour et de bar le soir. Elles étaient seules. Pas de Leonid en vue. Je parcourus les environs du regard, attentivement, et ne vis personne de suspect. Pas d’homme désœuvré en costume de confection, personne en train de s’ennuyer, le nez plongé dans un journal. Apparemment, aucune surveillance. Je me glissai donc sur le siège voisin de celui de Lila, face à sa mère. Lila portait une jupe noire et une blouse blanche. Comme une serveuse de bar chic, à ceci près que la qualité du tissu et la coupe de ses vêtements n’auraient jamais été dans les moyens d’une serveuse, même de bar chic. Ses yeux étaient deux points lumineux dans la pénombre, aussi bleus qu’une mer tropicale. Svetlana, elle, avait enfilé encore une de ses robes d’intérieur, marronnasse cette fois. Elle avait le regard éteint. Elle hocha la tête, l’air de ne pas comprendre, pendant que je m’asseyais. Lila et moi nous serrâmes la main de manière tout à fait formelle. Le contraste entre les deux femmes était saisissant. Non seulement en termes d’âge et d’aspect, bien entendu, mais aussi en termes d’énergie, de vivacité, de manières, de dispositions. Je m’installai et Lila alla droit au but. — Vous avez apporté la clef USB ? me demanda-t-elle. Je répondis que non, bien que l’ayant au fond de ma poche, avec ma brosse à dents et le téléphone de Leonid. — Où est-elle ? — Ailleurs. — Dans un endroit sûr ? — Complètement. — Pourquoi ces hommes sont-ils venus ici ? — Parce que vous vous intéressez d’un peu trop près à quelque chose qui est encore un secret. — Mais l’officier de presse du commandement des ressources humaines paraissait très enthousiaste. — C’est parce que vous lui avez menti. — Je vous demande pardon ? — Vous lui avez parlé de Berlin. Mais ce n’était pas Berlin. Berlin, en 1983, ça n’était pas très marrant, mais c’était tranquille. Comme une période de la guerre froide qui aurait été pétrifiée dans le temps. Il y avait peut-être des petites escarmouches entre la CIA et le KGB et entre les British et la Stasi, mais rien dans quoi l’armée américaine aurait été sérieusement impliquée. Pour nos gars, c’était essentiellement une destination touristique. On prend le train et on va voir le mur. Bars sensationnels et putes sensationnelles. Dix mille John ont dû y passer cette année-là, mais sans rien y faire d’autre que dépenser leur argent et choper la chtouille. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne se sont pas battus et qu’ils n’ont pas gagné de médailles. Si bien que retrouver l’un d’eux serait une tâche à peu près impossible. Il est possible que le HRC ait bien voulu perdre un peu de temps, au cas où quelque chose de bien en sortirait. Mais dès le début, il s’agissait d’une tâche ridicule. Vous n’avez donc rien pu obtenir de Susan Mark. Elle n’a rien pu vous dire de Berlin qui aurait mérité que vous veniez à New York. C’est totalement exclu. — Dans ce cas, pourquoi sommes-nous venues ? — Parce qu’au cours de vos premiers échanges téléphoniques, vous l’avez amadouée, vous vous en êtes fait une amie et quand vous avez estimé que le moment était venu, vous lui avez dit ce que vous vouliez vraiment. Et exactement comment le trouver. Et vous ne vous êtes adressée qu’à elle. Rien à voir avec Berlin. C’était quelque chose d’entièrement différent. Quelqu’un qui n’aurait pas été sur ses gardes, quelqu’un qui n’aurait rien eu à cacher, aurait répondu tout de suite, et ouvertement. Probablement sur un ton scandalisé, voire en se sentant blessé. Un bluffeur amateur aurait simulé l’air outragé, protesté bruyamment, joué les offensés. Lila Hoth, elle, resta tranquillement assise pendant une ou deux secondes. Je vis dans ses yeux le même genre de réaction rapide que dans ceux de Sansom quand je m’étais trouvé avec lui dans la chambre de l’hôtel O. Henry. Reprendre à zéro, redéployer, réorganiser, en deux ou trois petites secondes. — C’est très compliqué, dit-elle. Je gardai le silence. — Mais sans rien de répréhensible. — Allez raconter ça à Susan Mark. Elle inclina la tête. Même geste qu’avant. Courtois, délicat, un peu contrit. — J’ai demandé de l’aide à Susan. Elle a accepté, tout à fait librement. Manifestement, ce qu’elle a fait a créé des difficultés auprès d’autres personnes. Alors oui, je pense donc avoir été la cause indirecte de ses ennuis. Mais pas la cause directe. Et je regrette ce qui est arrivé. Je le regrette beaucoup, vraiment. Je vous en prie, croyez-moi, si j’avais su d’avance ce qui… j’aurais dit non à ma mère. Svetlana Hoth sourit et hocha la tête. — Quelles autres personnes ? — Son propre gouvernement, je crois. Le vôtre. — Pourquoi ? Qu’est-ce que votre mère voulait vraiment ? Lila me répondit qu’elle devait commencer par m’expliquer le contexte. 36 Lila Hoth ayant tout juste sept ans lorsque l’Union soviétique s’était effondrée, elle s’exprimait avec un certain détachement historique. Elle manifestait la même distance avec cette époque que celle que j’aurais pu avoir avec l’Amérique des lois Jim Crow1. Elle m’expliqua que les commissaires politiques étaient très nombreux dans l’Armée rouge. Chaque compagnie d’infanterie en avait un. Le commandement et l’application de la discipline étaient des tâches partagées, non sans difficulté, entre le commandant opérationnel et le commissaire. Les rivalités étaient courantes et âpres, pas nécessairement entre les deux en tant qu’individus, mais entre le bon sens tactique et la pureté idéologique. Quand elle fut certaine que j’avais bien compris ce contexte, la jeune femme passa aux événements vécus par sa mère. Svetlana Hoth avait été nommée commissaire politique d’une compagnie d’infanterie. Son unité avait été envoyée en Afghanistan peu après l’invasion soviétique, en 1979. Les opérations sur le terrain avaient été satisfaisantes pour les fantassins, au début. Puis elles étaient devenues désastreuses. La guerre d’usure menée par les Afghans s’était traduite par des pertes lourdes et constantes. Toutes niées au début. Puis Moscou avait réagi, mais avec retard. On avait revu les méthodes de combat. Des compagnies avaient été fusionnées. Le bon sens conseillait d’employer une tactique de retranchement ; l’idéologie, de prendre à nouveau l’offensive. Améliorer le moral des troupes passait par des regroupements par ethnie ou origine géographique. Des binômes de snipers furent inclus dans chaque compagnie combattante. Ils étaient composés d’un tireur d’élite et d’un guetteur. Ainsi entrèrent dans le paysage des équipes d’hommes habitués à vivre sur le terrain. Le sniper de Svetlana Hoth était son mari. Le guetteur était son jeune frère. La situation s’était améliorée, à la fois sur le plan personnel et sur le plan militaire. Ces regroupements régionaux et familiaux avaient eu des périodes de repos très heureuses. Les compagnies, mieux protégées par leurs défenses, avaient acquis un niveau de sécurité acceptable. Les exigences de l’offensive étaient satisfaites par des opérations nocturnes menées régulièrement par les snipers. Les résultats étaient excellents. Les snipers russes étaient les meilleurs du monde depuis longtemps. Les moudjahidin afghans se trouvaient impuissants devant eux. À la fin de 1981, Moscou avait renforcé l’efficacité de cette tactique en procurant une nouvelle arme aux snipers. Un fusil d’un nouveau modèle leur avait été fourni. Il était tout nouveau et toujours top secret. Son nom : le VAL Silent Sniper. — J’en ai vu un une fois, dis-je en acquiesçant d’un hochement de tête. Lila Hoth eut un sourire, bref et un rien timide. Avec un peu d’orgueil national aussi, pour un pays qui n’existait plus. L’ombre, probablement, de l’orgueil qu’avait ressenti sa mère à l’époque. Parce que le VAL était une arme sensationnelle. C’était un fusil semi-automatique d’une très grande précision et silencieux. Il tirait de lourdes balles de neuf millimètres à une vitesse subsonique, ces projectiles étant capables de transpercer tous les gilets pare-balles connus à l’époque, ainsi que les blindages légers, jusqu’à une distance d’environ quatre cents mètres. Il était équipé de puissantes lunettes de jour doublées d’un système électronique nocturne à infrarouges. Un cauchemar, du point de vue de l’adversaire. On pouvait se faire tuer sans le moindre avertissement, en silence, au hasard, n’importe quand, endormi sous une tente, aux latrines, pendant qu’on mangeait, s’habillait, vaquait à ses occupations, de jour comme de nuit. — C’était une arme remarquable, dis-je. Lila Hoth sourit de nouveau. Mais son sourire s’effaça. Les mauvaises nouvelles avaient commencé. La stabilisation avait duré un an, puis s’était arrêtée. Dans l’Armée rouge, l’inévitable récompense en cas de succès de l’infanterie consistait à lui attribuer des tâches encore plus dangereuses. Comme partout dans le monde et depuis toujours. Pas question d’avoir droit à une tape dans le dos et à une permission parmi les siens. Au lieu de ça, on vous donne une carte. L’unité à laquelle appartenait Svetlana Hoth avait reçu l’ordre de faire route au nord pour investir la vallée de Korengal. Longue de dix kilomètres, celle-ci était la seule voie praticable permettant d’aller au Pakistan. Les sommets de l’Hindu Kush se dressaient loin à gauche, incroyablement dénudés et atteignant des altitudes vertigineuses, la chaîne de l’Abas Ghar fermant le flanc droit. La piste de dix kilomètres était une route d’une importance stratégique considérable pour les approvisionnements des moudjahidin par la frontière du nord-ouest, et il fallait impérativement la couper. — Les Britanniques ont écrit le livre définitif sur les opérations en Afghanistan il y a plus d’un siècle, poursuivit Lila Hoth. À cause de leur empire. Ils expliquaient que la première chose à faire, quand on préparait une opération, était de prévoir son inévitable retraite. Et qu’il fallait garder la dernière cartouche pour soi, car il n’était pas question d’être pris vivant, en particulier par les femmes. Les commandants de compagnie avaient lu ce livre. On avait interdit aux commissaires politiques de le faire. On leur avait dit que les Britanniques n’avaient échoué qu’à cause d’une approche politique fautive. L’idéologie soviétique étant pure, le succès était garanti. C’est avec cette illusion qu’a commencé notre Vietnam. L’assaut de la vallée de Korengal bénéficiant d’un appui aérien et d’artillerie, conquérir les cinq premiers kilomètres avait été un succès. Le sixième avait été gagné mètre à mètre, contre une force adverse qui avait paru féroce aux troufions de base, mais d’une étrange retenue aux officiers. C’étaient les officiers qui avaient raison. C’était un piège. Les moudjahidin avaient attendu que la voie d’approvisionnement des Soviétiques s’étire sur plus de six kilomètres et là, ils avaient mis le paquet. Les ravitaillements par hélicoptère étaient devenus pratiquement impossibles à cause de tirs de barrage presque constants de missiles sol-air portables de fabrication américaine. Les attaques coordonnées avaient fermé le saillant dès le début. À la fin de 1982, c’est par milliers que les soldats soviétiques s’étaient retrouvés à peu près abandonnés le long d’un front trop étiré de camps improvisés et insuffisants. L’hiver avait été épouvantable. Un vent glacial soufflait en permanence entre les montagnes. Et il y avait des buissons de houx partout. Charmants et pittoresques en temps normal, mais pas pour des soldats obligés de crapahuter au milieu. Ils faisaient un bruit irritant dans le vent, limitaient les mouvements et déchiraient la peau et les uniformes. C’est alors que les raids de harcèlement avaient commencé. Des prisonniers avaient été faits, un à un ou deux par deux. Ils avaient subi un sort épouvantable. Lila me cita alors ce qu’avait écrit Rudyard Kipling dans un poème apocalyptique sur les offensives qui échouent, les blessés abandonnés à leur sort sur les champs de bataille et ce que leur faisaient les très cruelles Afghanes avec leurs couteaux : Lorsque sur les plaines afghanes tu es blessé et abandonné, et que les femmes viennent dans les restes taillader, roule à ton fusil et la cervelle fais-toi sauter, à Dieu va comme un vrai soldat. Sur quoi elle me dit que ce qui avait été vrai au zénith de la puissance impériale britannique l’était encore de nos jours, voire pire. Des fantassins soviétiques disparaissaient et, quelques heures plus tard, dans le noir, le vent glacial de l’hiver portait les hurlements qu’ils poussaient dans les camps ennemis tout proches et invisibles. Ces hurlements commençaient sur un ton désespéré pour atteindre peu à peu, inexorablement, les insoutenables clameurs folles et suraiguës des banshees2. Cela pouvait durer jusqu’à dix ou douze heures. On ne retrouvait que très rarement la plupart des cadavres. Mais ils étaient parfois restitués, les pieds et les mains coupés, sinon tous les membres, quand ce n’était pas les oreilles, les yeux, le pénis ou la tête elle-même. — Certains ont été écorchés vifs, reprit Lila. On leur découpait les paupières et on leur coinçait la tête dans des cadres pour qu’ils soient obligés de voir la peau qu’on leur arrachait d’abord sur le visage, puis sur tout le corps. Le froid les anesthésiait dans une certaine mesure et les empêchait de mourir trop rapidement sous le choc. Cela pouvait durer parfois très longtemps. Parfois aussi, on les faisait rôtir vivants sur un feu. On trouvait des fragments de chair cuite près de nos campements. Au début, les hommes avaient cru qu’il s’agissait de cadeaux de nourriture de la part d’une population amicale. Puis ils avaient compris. Svetlana Hoth regardait la pièce sans la voir, l’air plus déprimée que jamais. Peut-être le ton de sa fille lui rappelait-elle des souvenirs. Il était incontestablement émouvant. Lila n’avait pas vécu les événements qu’elle décrivait et n’en avait pas été témoin, mais à l’entendre, on aurait pu le croire. On aurait dit qu’elle y avait assisté la veille. Elle avait perdu son détachement historique. Elle aurait fait une excellente conteuse. Elle avait le sens du récit. — C’était de loin les snipers qu’ils préféraient attraper. Ils les haïssaient. Je crois que les snipers sont toujours haïs, sans doute à cause de leur manière de tuer. Ma mère était folle d’inquiétude pour mon père, bien entendu. Et pour son petit frère. Ils sortaient presque tous les soirs et se faufilaient entre les collines basses avec le fusil à visée nocturne. Ils n’allaient pas très loin. À mille mètres, disons, juste pour trouver un angle de tir. Peut-être un peu plus. Assez loin pour être efficaces, mais assez près pour se sentir en sécurité. Sauf qu’on n’était nulle part en sécurité, en réalité. Absolument nulle part. Et ils devaient y aller. Ils avaient pour ordre d’abattre les ennemis. Leur intention était d’abattre les prisonniers. Ils considéraient cela comme un acte de miséricorde. C’était une période affreuse. En plus, ma mère était enceinte. De moi. J’ai été conçue dans une tranchée taillée dans le rocher de la vallée de Korengal, sous une capote militaire datant de la Seconde Guerre mondiale, et sur deux autres peut-être encore plus anciennes. Ma mère m’a dit qu’elles étaient trouées par des balles datant peut-être de Stalingrad. Je gardai le silence. Svetlana continuait à regarder droit devant elle. Lila mit les mains sur la table et croisa les doigts. — Pendant le premier mois, mon père et mon oncle sont revenus chaque matin sains et saufs. Ils formaient une bonne équipe. Peut-être la meilleure. Svetlana Hoth avait toujours les yeux perdus dans le vide. Lila retira ses mains de la table et marqua une pause. Puis elle se tint plus droite et redressa les épaules. Changement de rythme. Changement de sujet. — À cette époque, il y avait des Américains en Afghanistan. — Vraiment ? Elle fit oui de la tête. — Quels Américains ? — Des soldats. Pas beaucoup, mais quelques-uns. Et pas toujours, seulement de temps en temps. — Vous en êtes certaine ? De nouveau, elle acquiesça de la tête. — L’armée américaine était présente, sans aucun doute possible. L’Union soviétique était l’ennemie et les moudjahidin des alliés. C’était la guerre froide, par alliés interposés. Ça convenait très bien au président Reagan de voir l’Armée rouge s’y user. Cela faisait partie de sa stratégie anticommuniste. Et il était ravi à l’idée de pouvoir s’emparer de quelques-unes des nouvelles armes, pour des questions de renseignement. Les États-Unis ont donc envoyé des équipes. Les Forces spéciales. Elles entraient et sortaient d’Afghanistan sur une base régulière. Et une nuit de mars 1983, l’une de ces équipes a trouvé mon père et mon oncle et leur a pris leur VAL. Je gardai le silence. — La perte de cette arme était un échec, bien entendu. Mais ce qui est pire, c’est que les Américains ont donné mon père et mon oncle aux femmes des tribus afghanes. Le geste était inutile. Certes, il fallait les réduire au silence, la présence américaine était totalement clandestine et devait le rester. Mais les Américains auraient pu tuer mon oncle et mon père eux-mêmes, rapidement et discrètement, sans problème. Ils ont préféré ne pas le faire. Ma mère a entendu leurs cris pendant toute la journée du lendemain, jusque tard dans la nuit. Son mari, son frère. Seize, dix-huit heures. Elle m’a dit que même lorsqu’ils hurlaient comme ça, elle distinguait encore la voix de l’un de celle de l’autre. 1 Ensemble de lois prônant la ségrégation raciale dans les lieux publics de certains États. Elles furent abrogées par le Civil Rights Act de 1964. 2 Les effroyables sirènes des tempêtes de la mythologie irlandaise. 37 Je regardai autour de moi, dans le salon de thé du Four Seasons plongé dans la pénombre, changeai de position dans mon fauteuil et dis : — Désolé, mais je ne vous crois pas. — C’est pourtant la vérité. Je hochai la tête. — J’étais dans l’armée américaine. Dans la police militaire. Je savais en gros où allaient les gens et où ils n’allaient pas. Et aucune botte américaine ne foulait le sol de l’Afghanistan. Pas à cette époque-là. Pas durant le conflit. C’était une affaire purement locale. — Vous aviez pourtant des intérêts dans la bataille. — Bien sûr. Comme vous quand nous étions au Vietnam. Est-ce qu’il y avait des militaires soviétiques là-bas aussi ? La question était rhétorique et n’avait pour but que de marquer un point, mais Lila Hoth la prit au sérieux. Elle se pencha sur la table et s’adressa à sa mère en parlant bas et vite dans une langue étrangère qui, supposai-je, devait être de l’ukrainien. Les yeux de Svetlana s’ouvrirent un peu et elle inclina la tête de côté, comme si elle évoquait quelque détail historique obscur. Elle répondit à sa fille à voix basse, vite et longtemps, Lila prenant une ou deux secondes pour préparer sa traduction. — Non, nous n’avons envoyé aucune troupe au Vietnam parce que nous étions certains que nos frères socialistes de la République populaire pourraient finir le travail sans aide. Ce que, d’après ma mère, ils ont fait admirablement, lui semble-t-il. Les petits hommes en pyjama ont vaincu la grande machine de guerre. Svetlana Hoth sourit et hocha la tête. — De même qu’une bande de gardiens de chèvres pouilleux lui a botté les fesses. — C’est indiscutable. Mais avec beaucoup d’aide. — C’est faux. — Vous admettrez cependant que du matériel a bien été fourni. Aux moudjahidin. De l’argent, des armes. En particulier des missiles sol-air, et d’autres choses de ce genre. — Comme au Vietnam, seulement, dans l’autre sens. — Et le Vietnam est un excellent exemple. Parce que, comme vous le savez certainement, chaque fois que les États-Unis ont procuré de l’aide militaire n’importe où dans le monde, est-ce qu’ils n’ont pas aussi envoyé ce qu’on appelle des conseillers militaires ? Je ne répondis pas. — Vous, par exemple. Dans combien de pays avez-vous servi ? Je ne répondis pas. — Quand êtes-vous entré dans l’armée ? — En 1984. — Autrement dit, vous n’y étiez pas au moment de ces événements, en 1982 et 1983. — De peu. Et la mémoire institutionnelle, ça existe. — Faux. Des secrets ont été gardés et ont fort opportunément disparu de la mémoire institutionnelle. L’implication militaire américaine un peu partout dans le monde est une longue histoire. En particulier sous la présidence de M. Reagan. — C’est ce qu’on vous a appris au lycée ? — Oui. Et n’oubliez pas que lorsque je suis entrée au lycée, les communistes n’étaient plus là depuis longtemps. Grâce, en partie, à M. Reagan lui-même. — Même en admettant que vous ayez raison, comment pouvez-vous savoir que des Américains étaient impliqués précisément cette nuit-là ? J’imagine que votre mère n’a pas assisté à ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui vous fait croire que votre père et votre oncle n’ont pas été capturés par les moudjahidin eux-mêmes ? — Parce que leur fusil n’a jamais été retrouvé. Et qu’aucun sniper n’a tiré de nuit sur la position occupée par l’unité de ma mère. Mon père avait un chargeur de vingt cartouches et vingt cartouches en réserve. Si les moudjahidin l’avaient capturé, ils se seraient servis du VAL contre nous. Ils auraient tué quarante des nôtres, ou auraient essayé, jusqu’à épuisement des munitions, après quoi ils auraient abandonné l’arme. La compagnie de ma mère aurait fini par la retrouver. Il y avait beaucoup d’escarmouches, de terrain perdu et regagné. On prenait l’une de leurs positions, ils prenaient l’une des nôtres. Comme un jeu dément de chaises musicales. Les moudjahidin étaient intelligents. Ils avaient l’habitude de revenir sur des positions que nous avions classées comme abandonnées. Mais avec le temps, les nôtres sont passés dans toutes leurs cachettes. Ils auraient retrouvé le VAL abandonné à la rouille, ou bien utilisé comme poteau pour une barrière. C’était de cette façon qu’ils se servaient de toutes les armes qu’ils prenaient. Mais pas le VAL. Seule conclusion logique : il était tombé aux mains d’Américains et parti directement aux États-Unis. Je gardai le silence. — C’est la vérité, me dit Lila Hoth. — J’ai vu un VAL, une fois. — Vous me l’avez déjà dit. — C’était en 1994. On nous a dit qu’il venait juste d’être pris. Onze ans après la date que vous donnez. Sa découverte a déclenché une véritable panique, à cause de ses possibilités ; l’armée n’aurait pas attendu onze ans pour paniquer. — Peut-être que si, justement. Le montrer juste après l’avoir capturé aurait pu déclencher la Troisième Guerre mondiale. Ç’aurait été admettre ouvertement que vos soldats étaient directement face aux nôtres et ce, sans déclaration de guerre. Illégal au minimum, et complètement désastreux en termes de géopolitique. L’Amérique aurait perdu la supériorité morale. Cela aurait renforcé le soutien intérieur à la politique de l’Union soviétique. La chute du communisme en aurait été retardée, peut-être pour des années. Je ne dis rien. — Et dites-moi, reprit-elle, qu’est-ce qui s’est passé dans votre armée après la grande panique de 1994 ? Je gardai le silence, exactement comme l’avait fait Svetlana Hoth. Je me remémorai les détails historiques. Ils étaient surprenants. Je vérifiai et revérifiai. Puis je dis : — En réalité, il ne s’est pas passé grand-chose. — Pas de nouveau gilet pare-balles ? Pas de nouveaux camouflages ? Aucune réaction tactique ? — Non. — Et ce serait logique, même pour une armée ! — Pas particulièrement. — À quand remontaient les dernières améliorations pour ce genre d’équipements ? Je pris à nouveau le temps de réfléchir. Explorai de nouveau l’histoire. Me rappelai le PASGT, introduit en fanfare et acclamé comme une révolution au cours de mes premières années sous les drapeaux. Personal Armor System, Ground Troops. Un nouveau casque en Kevlar, supposé pouvoir arrêter toutes les balles de petit calibre. Un nouveau gilet pare-balles épais, à porter par-dessus ou par-dessous la veste de treillis, déclaré efficace à cent pour cent, même contre les fusils de guerre. Et plus spécialement contre les balles de neuf millimètres. De nouveaux motifs de camouflage, conçus avec soin pour être plus efficaces, et disponibles en deux modèles, région boisée, région désertique. Les marines disposaient d’un troisième modèle, gris et bleu, pour l’environnement urbain. Je gardai le silence. — À quand cela remonte-t-il ? insista Lila Hoth. — À la fin des années quatre-vingt. — Même en cas de panique et d’urgence, combien de temps faut-il pour concevoir et fabriquer des équipements nouveaux comme ceux-là ? — Quelques années. — Examinons donc ce que nous savons. À la fin des années quatre-vingt, on vous dote de nouveaux équipements, explicitement conçus pour la protection personnelle. Ne pensez-vous pas possible que cela soit la conséquence d’une stimulation directe venant d’une source restée secrète en 1983 ? Je ne répondis pas. Nous restâmes tous les trois assis sans parler pendant un moment. Un serveur discret et silencieux vint nous demander si nous voulions du thé. Il nous récita une longue liste de mélanges exotiques. Lila demanda un parfum dont je n’avais jamais entendu parler, puis traduisit pour sa mère, qui voulut la même chose. Je demandai un simple café, noir. Le serveur inclina la tête de trois ou quatre millimètres, comme si le Four Seasons était prêt à répondre à toutes les exigences de sa clientèle, aussi abominablement prolétariennes fussent-elles. J’attendis que le type ait battu en retraite pour demander : — Comment avez-vous découvert celui que vous cherchiez ? — Les gens de la génération de ma mère s’attendaient à un affrontement terrestre avec vous, en Europe, et s’attendaient à le remporter, répondit Lila Hoth. Leur idéologie était pure, la vôtre non. Après une victoire rapide et incontestable, ils s’attendaient aussi à avoir fait beaucoup de prisonniers dans vos rangs, peut-être même des millions. Au cours de cette phase, une partie de la tâche des commissaires politiques aurait consisté à classer les combattants ennemis, pour extraire du troupeau ceux qui seraient considérés comme idéologiquement irrécupérables. Pour aider ces commissaires, il fallait les familiariser avec la structure de votre armée. — Et qui devait les familiariser ? — Le KGB. Il y avait un programme qui se renouvelait sans arrêt. Les informations disponibles ne manquaient pas. Ils savaient qui faisait quoi. Dans le cas des unités d’élite, ils connaissaient même les noms. Pas seulement ceux des officiers, mais aussi ceux des hommes de troupe. Comme un véritable fan de foot connaît les joueurs et les atouts de toutes les autres équipes de la ligue, y compris les remplaçants. Pour mener à bien une incursion jusque dans la vallée de Korengal, ma mère a jugé qu’il n’y avait que trois possibilités réalistes. Il s’agissait soit des Seal de la marine, soit des Recon marines, soit de la Force Delta de l’armée de terre. Il n’y avait pas la moindre preuve de l’implication des uns ou des autres. Le renseignement démontrait que ce ne pouvait être ni les Seal ni les marines. Aucune information ne laissait entendre qu’ils auraient été impliqués. Le KGB avait des informateurs partout dans vos rangs, et ils n’avaient rien signalé. Tout ce qu’on notait, c’était une certaine activité radio partant des bases Delta en Turquie et d’avant-postes à Oman. Nos radars repéraient des vols inexpliqués. La conclusion logique était que c’étaient les Delta qui dirigeaient l’opération. Le serveur revint avec un plateau. C’était un homme de haute taille à la peau sombre, assez âgé, probablement étranger. Il avait une certaine allure. Raison pour laquelle, sans doute, le Four Seasons lui avait assigné ce poste. Son comportement suggérait qu’il aurait pu être jadis expert en thé dans un salon chic avec boiseries sombres à Vienne ou à Salzburg. En réalité, il s’était sans doute retrouvé au chômage en Estonie. Il avait peut-être fait son service militaire à l’époque où Svetlana Hoth était commissaire politique. Il avait peut-être enduré les hivers de la Korengal en même temps qu’elle, quelque part dans son propre groupe ethnique. Il fit tout un numéro pour servir le thé et disposer les tranches de citron sur une assiette. Mon café était servi dans une jolie tasse. Il la posa devant moi avec un geste de désapprobation élégamment dissimulée. Lila attendit son départ pour continuer. — Ma mère estimait que la mission devait avoir été conduite par un capitaine. Un lieutenant aurait été trop jeune, un commandant trop âgé. Le KGB disposait de listes de personnel. La Force Delta, à l’époque, comptait un grand nombre de capitaines. Mais les messages radio avaient été analysés. Un prénom en était ressorti, John. Ce qui réduisait les possibilités. J’acquiesçai. Représentez-vous une énorme antenne parabolique dans quelque coin perdu, en Arménie ou en Azerbaïdjan, un type dans une cabane, les écouteurs sur les oreilles, passant toutes les longueurs d’onde au crible, fouillant au milieu des sifflements et chuintements des fréquences brouillées, tombant sur un bref fragment audible, écrivant le mot « John » sur un bout de papier brun… C’est fou les trucs qu’on peut récolter dans l’éther. Des trucs inutilisables, la plupart du temps. Un mot que l’on comprend est comme une pépite d’or dans la batée d’un orpailleur, comme un diamant dans sa gangue. Et un mot que comprend l’adversaire, comme une balle dans le dos. — Ma mère savait tout sur les décorations de l’armée américaine. Ce savoir était considéré comme important en tant que critère pour classer les prisonniers. Ces bons points se transformaient en mauvais dès qu’on était capturé. Elle savait que le VAL était synonyme de haute distinction pour celui qui l’avait rapporté. Mais laquelle ? N’oubliez pas que nous n’étions pas officiellement en guerre. Et qu’il est précisé, pour la plupart de vos médailles, qu’elles sont attribuées pour courage ou héroïsme pendant une action de combat contre un ennemi armé des États-Unis. Techniquement parlant, celui qui avait volé le VAL à mon père n’avait droit à aucune de ces médailles parce que l’Union soviétique n’était pas l’ennemie des États-Unis. Pas au sens militaire. Pas d’un point de vue politique. Il n’y avait eu aucune déclaration de guerre. Je hochai de nouveau la tête. Effectivement, nous n’avions jamais été en guerre avec l’Union soviétique. Au contraire, pendant quatre longues années, nous avions été alliés dans un combat désespéré contre un ennemi commun. Nous avions coopéré, et sur une très grande échelle. La capote militaire datant de la Seconde Guerre mondiale sur laquelle Lila Hoth aurait été conçue avait très certainement été fabriquée aux États-Unis, dans le cadre du programme lend-lease. Nous avions envoyé cent millions de tonnes d’effets en laine et en coton aux Russes. Plus quinze millions de paires de bottes en cuir, quatre millions de pneus, deux mille locomotives et onze mille wagons de marchandises, ainsi, bien entendu, que de l’armement lourd, genre quinze cents avions, sept mille chars d’assaut, et trois cent soixante-quinze mille camions. Tout cela gratos, pour rien. Winston Churchill avait dit de ce programme qu’il était le moins sordide de toute l’Histoire. Il avait suscité des légendes. On disait que les Soviétiques avaient demandé des préservatifs et que, pour impressionner et intimider, ils auraient précisé qu’ils devaient mesurer quarante centimètres de long. Les Américains les leur avaient envoyés comme il fallait, dans des cartons sur lesquels était portée la mention : Taille moyenne. C’était du moins ce qui se racontait. — Vous m’écoutez ? me demanda Lila Hoth. Je fis oui de la tête. — La Superior Service Medal aurait rempli les conditions. Ou la Legion of Merit, ou encore la Soldier’s Medal. — Pas suffisantes. — Merci. Je les ai reçues toutes les trois. — La capture du VAL était un coup vraiment énorme. Sensationnel. C’était une arme complètement inconnue. Son acquisition ne pouvait avoir été récompensée que par une des plus hautes décorations. — Mais laquelle ? — Ma mère a conclu qu’il ne pouvait s’agir que de la Distinguished Service Medal. Elle fait partie des médailles les plus prestigieuses, mais elle est différente des autres. Elle est attribuée pour services exceptionnellement méritoires rendus au gouvernement des États-Unis dans l’exercice d’une haute responsabilité. C’est un intitulé complètement indépendant de l’activité combattante. Elle est habituellement attribuée à des officiers supérieurs ayant su faire preuve de souplesse politique. Ma mère avait d’ailleurs pour ordre d’abattre sur-le-champ tout titulaire d’une DSM. Elle est très rarement attribuée à des militaires de grade inférieur à celui de général de brigade. C’était pourtant la seule médaille qu’un capitaine des Forces Delta aurait pu gagner cette nuit-là, dans la vallée de Korengal. J’acquiesçai. J’étais d’accord. Je me dis que Svetlana Hoth devait avoir été une excellente analyste. Elle avait manifestement reçu une bonne formation et eu accès à des renseignements précis. Le KGB avait fait du bon boulot. — Si bien que vous vous êtes lancées à la recherche d’un type prénommé John, qui aurait été capitaine dans la Force Delta en mars 1983 et aurait reçu une DSM à la même époque. — Et pour en être définitivement certaines, ajouta Lila, la DSM ne devait être accompagnée d’aucune citation. — Et vous avez poussé Susan Mark à vous aider. — Pas « poussée », non. Elle était heureuse de nous aider. — Pourquoi ? — Parce que l’histoire de ma mère l’avait bouleversée. Svetlana Hoth sourit et hocha la tête. — Elle était aussi un peu bouleversée par mon histoire, ajouta Lila. Je n’ai pas eu de père, moi non plus, comme elle. — Mais comment se fait-il que le nom de John Sansom soit sorti du chapeau avant même que Susan vous ait fait son rapport ? Je ne peux pas croire que ç’ait été le boulot d’une bande de privés de New York qui ne savent rien faire d’autre que flemmarder en lisant le journal et en faisant des blagues. — C’est un mélange très particulier. John, Delta, DSM, mais jamais promu général. Nous nous en sommes aperçu en lisant le Herald Tribune, lorsqu’il a déclaré se présenter aux élections sénatoriales. Nous étions à Londres. C’est un journal qu’on peut acheter dans le monde entier. Une version du New York Times. John Sansom est peut-être le seul homme dans l’histoire de votre armée qui remplissait ces quatre critères. Mais nous voulions en être absolument certaines. Nous avions besoin d’une confirmation définitive. — Avant quoi ? Qu’est-ce que vous voulez lui faire ? Lila Hoth parut surprise. — Lui faire ? Nous ne voulons rien lui faire ! Nous voulons simplement lui parler. Lui demander pourquoi. Pourquoi il aurait fait ça à deux autres êtres humains. 38 Lila Hoth finit son thé et reposa la tasse sur la soucoupe. La porcelaine cliqueta poliment contre la porcelaine. — Voulez-vous aller chercher l’information de Susan pour moi ? Je ne répondis pas. — Ma mère attend depuis longtemps. — Et pourquoi ? — Le temps, le hasard, l’occasion. Mais surtout l’argent, j’imagine. Ses perspectives étaient très réduites, jusqu’à il y a peu. — Pour quelle raison a-t-on tué votre mari ? lui demandai-je à brûle-pourpoint. — Mon mari ? — Oui, à Moscou. Lila prit quelques secondes avant de répondre. — L’époque était comme ça. — Eh bien, c’était pareil pour le mari de votre mère. — Non. Je vous l’ai expliqué. Si Sansom lui avait tiré une balle dans la tête, comme ce qui est arrivé à mon mari, ou s’il l’avait poignardé, ou lui avait rompu le cou ou fait ce qu’on apprend à faire aux soldats de la Force Delta, ce serait différent. Mais il ne l’a pas fait. Au lieu de cela, il s’est montré cruel. Inhumain. Mon père était désarmé puisqu’on lui avait pris son fusil. Je ne dis rien. — Vous avez envie qu’un homme comme ça devienne sénateur ? — Par comparaison avec quoi ? — M’apporterez-vous la confirmation de ce qu’avait trouvé Susan ? — Inutile. — Pourquoi ? — Parce que vous n’arriverez jamais jusqu’à John Sansom. En admettant que ce que vous m’avez raconté soit vrai, tout ou en partie, c’est un secret, et qui va rester un secret encore très longtemps. Et les secrets sont protégés, en particulier de nos jours. Il y a déjà deux agences fédérales qui sont sur cette affaire. Trois types viennent juste de vous poser des questions. Dans le meilleur des cas, vous serez expulsée. Vos pieds ne toucheront même pas le sol jusqu’à l’aéroport. On vous mettra dans l’avion les menottes aux mains. À l’autre bout, les Britanniques vous débarqueront, après quoi vous passerez le reste de votre vie sous surveillance. Svetlana Hoth regardait droit devant elle. — Et au pire, vous disparaîtrez. Ici même. Une minute vous serez dans la rue et la minute d’après vous n’y serez plus. Vous irez pourrir à Guantanamo, ou on vous expédiera en Syrie ou en Égypte, où ce sera plus facile de vous supprimer. Lila Hoth garda le silence. — Mon conseil ? Oubliez toute cette affaire. Votre père et votre oncle ont été tués à la guerre. Ils n’ont pas été les premiers, ce ne seront pas les derniers. Les merdes, ça arrive. — Nous voulons juste lui demander pourquoi. — Vous le savez déjà. Il n’y avait eu aucune déclaration de guerre, il ne pouvait donc pas les tuer lui-même. Il n’a fait que respecter les règles de l’engagement. Avant chaque mission, il y a un briefing plus que sérieux sur ces questions fondamentales. — Il a donc laissé quelqu’un d’autre le faire à sa place. — C’était l’époque. Comme vous l’avez dit vous-même, l’incident aurait pu déclencher la Troisième Guerre mondiale. L’éviter était dans l’intérêt de tout le monde. — Avez-vous vu le dossier ? Susan avait-elle vraiment confirmation de l’affaire ? Répondez-moi simplement par oui ou non. Je ne ferai rien sans l’avoir vu avant. Je ne peux pas. — Vous ne ferez rien du tout, point final. — Ce n’était pas juste. — Envahir l’Afghanistan n’était pas juste, pour commencer. Vous auriez dû rester chez vous. — Dans ce cas vous aussi, quand on pense à tous les endroits où vous êtes allés. — Je ne le discuterai pas. — Et la liberté d’information ? — Quoi, la liberté d’information ? — L’Amérique est un pays où on respecte la loi. — Exact. Mais savez-vous ce que dit la loi, aujourd’hui ? Vous devriez lire le Herald Tribune plus attentivement. — Allez-vous nous aider ? — Je vais demander à la réception de vous appeler un taxi pour l’aéroport. — C’est tout ? — C’est la meilleure aide qu’on puisse vous apporter. — Je ne pourrais rien faire pour vous faire changer d’avis ? Je ne répondis pas. — Absolument rien ? — Non. Tous, nous gardâmes le silence après ça. L’expert en thés exotiques nous apporta la note. Elle était glissée dans un épais portefeuille en cuir rembourré. Lila Hoth la signa. — Sansom devrait rendre des comptes, dit-elle. — Si c’est bien lui. Si les choses se sont bien passées ainsi. Je sortis le portable de Leonid de ma poche et le laissai tomber sur la table. Je repoussai mon siège et m’apprêtai à partir. — Je vous en prie, gardez le téléphone, me dit Lila. — Pourquoi ? — Parce que nous allons rester, ma mère et moi. Juste quelques jours de plus. Et j’aimerais vraiment beaucoup pouvoir vous appeler, si j’en ai besoin. Elle avait parlé sans timidité. Sans coquetterie. Sans baisser les yeux, sans battre des paupières. Pas de main posée sur mon bras, aucune tentative de séduction, aucun effort pour me faire changer d’avis. Elle avait formulé un vœu, mais d’un ton parfaitement neutre. Puis elle dit : — Même si vous n’êtes pas un ami. Je discernai dans sa voix la trace à peine perceptible d’une menace. Encore très lointaine et vague, un danger à peine audible, accompagné d’un froid glacial dans ses merveilleux yeux bleus. Comme une eau estivale bien chaude qui devient glace sous un soleil d’hiver. Même couleur, température différente. Ou alors, peut-être n’était-ce que de la tristesse, de l’angoisse ou de la détermination. Je la regardai quelques instants sans ciller, remis le téléphone dans ma poche et m’éloignai. Il y avait des taxis plein la 57e Rue, mais aucun d’eux n’était libre. Je continuai donc à pied. Le Sheraton était à trois rues à l’ouest et cinq au sud du Four Seasons. Vingt minutes de marche, maximum. J’estimai pouvoir y arriver avant que Sansom ait fini son déjeuner. 39 Je n’arrivai pas au Sheraton avant que Sansom ait fini son déjeuner. En partie parce que les trottoirs étaient pleins de gens marchant lentement dans la chaleur, en partie parce que le déjeuner n’avait pas duré longtemps. Ce qui se comprenait. Les représentants de Wall Street venus le soutenir tenaient à passer un maximum de temps à gagner de l’argent et un minimum à le donner. Et je ne réussis pas davantage à prendre le même train que Sansom. J’en manquai un pour Washington de cinq minutes, ce qui se traduisit par un retard d’une heure et demie sur lui. * * * Le même garde était de faction à l’entrée du Cannon’s Building. Il ne me reconnut pas. Mais il me laissa entrer, avant tout à cause de la Constitution. Et notamment du premier amendement du Bill of Rights : Le Congrès ne votera aucune loi restreignant le droit des citoyens de présenter des requêtes au gouvernement. Le contenu de mes poches franchit victorieusement le détecteur de métaux, ce qui, nonobstant la lumière verte qui, comme je le savais, s’était allumée, ne me fit pas faire l’économie d’une fouille au corps. Toute une bande d’aides de la Chambre des représentants attendait dans le hall et l’un d’eux me prit en charge et m’accompagna jusqu’aux quartiers de Sansom. Les couloirs étaient larges, généreux, déroutants. Les bureaux personnels paraissaient petits mais agréables. Ils avaient peut-être été vastes et agréables autrefois, mais ils avaient été divisés en antichambres et pièces diverses, en partie pour l’usage des chefs de cabinet, en partie pour donner l’impression, en rendant labyrinthique l’accès au grand homme, qu’il s’agissait d’une faveur plus grande qu’elle ne l’était en réalité. Le local attribué à Sansom ne se distinguait en rien des autres. Une porte donnant sur le couloir, plein de drapeaux, plein d’aigles, quelques peintures à l’huile de vieillards emperruqués, une réception derrière laquelle se tenait une jeune femme. Un membre de son équipe, ou du personnel de la Chambre. Springfield était appuyé contre un coin du meuble. Il me vit, m’accueillit d’un signe de tête mais sans sourire, se dégagea du bureau, se dirigea vers la porte et, d’un signe du pouce, m’indiqua la suite du couloir. — La cafétéria, dit-il. Nous y arrivâmes par une volée de marches. C’était une grande salle, basse de plafond, pleine de tables et de chaises. Pas de Sansom. Springfield poussa un grognement comme si ça ne le surprenait pas et conclut que Sansom était retourné dans son bureau pendant que nous partions à sa recherche par un autre chemin, peut-être pour passer voir un collègue. Il m’expliqua que nous nous trouvions dans un véritable dédale où il y avait toujours des entretiens à avoir, des faveurs à réclamer, des affaires à traiter, des votes à échanger. Nous retournâmes sur nos pas par le même chemin, Springfield passant la tête par la porte d’un bureau intérieur et reculant pour me faire entrer. La pièce réservée à Sansom était un espace rectangulaire plus grand qu’un placard et plus petit qu’une chambre de motel à trente dollars. Elle avait une fenêtre, des murs lambrissés couverts de photos et d’articles encadrés, et quelques étagères où trônaient des souvenirs. Sansom était assis dans un fauteuil de cuir rouge, derrière un bureau, un stylo-plume à la main, tout un tas de papiers étalés devant lui. Il avait enlevé son veston. Il avait l’air fatigué et la mine sous-ventilée de quelqu’un qui est resté longtemps assis. Il n’avait pas quitté les lieux. Le détour par la cafétéria avait eu pour but de gagner du temps, peut-être celui de faire sortir quelqu’un sans que je le voie. Qui ça ? Aucune idée. Pourquoi ? Pas davantage. Mais quand je m’installai dans le siège réservé au visiteur, il avait encore la tiédeur laissée par un autre corps. Derrière Sansom, je vis l’agrandissement encadré de la photo qui figurait dans son livre. Donald Rumsfeld et Saddam Hussein à Bagdad. Parfois, nos amis deviennent nos ennemis et parfois, nos ennemis deviennent nos amis. Il y avait à côté toute une constellation de photos plus petites, certaines de Sansom au milieu d’autres personnes, d’autres de Sansom en train de serrer des mains et de sourire à d’autres personnes. Certaines de ces photos de groupe montraient des mines compassées, d’autres des visages souriants et des estrades couvertes de confettis après quelque victoire électorale. Elspeth se trouvait sur la plupart d’entre elles. Sa coiffure avait beaucoup changé au fil des ans. Je découvris Springfield sur quelques autres, sa silhouette mince et son air sur ses gardes parfaitement reconnaissables, même sur les clichés les plus petits. Les photos où Sansom était avec une seule personne étaient ce que les photographes appellent des « grip and grins1 ». Je reconnus quelques-uns des partenaires, mais pas tous. Certaines comportaient des dédicaces dithyrambiques, d’autres, non. — Alors ? dit Sansom. — Je connais la raison de la DSM de mars 1983. — Comment ? — À cause du VAL Silent Sniper. La harpie dont je vous ai parlé est la veuve du type à qui vous l’avez barboté. Raison pour laquelle le nom vous a fait réagir. Vous n’avez peut-être jamais entendu parler de Lila Hoth ou de Svetlana Hoth, mais vous avez rencontré un type du nom de Hoth, à l’époque. Ça, c’est certain. Évident. Vous lui avez probablement pris ses plaques d’identification et les avez fait traduire. Je parie que vous les avez encore, comme souvenir. Il ne manifesta aucune surprise. Et ne nia pas. Il dit seulement : — Non, en fait les plaques sont sous clef avec le compte rendu d’action et tout le reste. Je ne dis rien. — Il s’appelait Grigori Hoth. Il avait à peu près mon âge. Il paraissait compétent. Son guetteur, pas autant. Il aurait dû nous entendre arriver. Je ne fis pas de commentaire. Il y eut un long silence. Puis la réalité de la situation lui tomba dessus, ses épaules s’affaissèrent et il soupira. — Quelle manière d’être découvert, tout de même… Les décorations sont censées être des récompenses, pas des punitions. Elles ne sont pas censées vous baiser la gueule. Elles ne sont pas censées vous suivre toute la vie comme un fichu boulet au bout d’une chaîne. Je ne dis rien. — Qu’est-ce que vous allez faire ? me demanda-t-il. — Rien. — Vraiment ? — Je me fiche de ce qui s’est passé en 1983. En plus, elles m’ont menti. En commençant par Berlin, et elles continuent. Elles prétendent être mère et fille. Je ne les crois pas. La fille supposée est une créature de rêve. La mère supposée a dégringolé de l’arbre à cageots et s’est cognée à toutes les branches. La première fois que je les ai vues, elles étaient avec une femme flic du NYPD. Laquelle m’a dit que dans trente ans, la fille serait comme la mère. Mais elle avait tout faux. La jeune ne ressemblera jamais de près ou de loin à la vieille. Même dans un million d’années. — Et donc, qui sont-elles ? — Je suis prêt à admettre que la vieille est ce qu’elle dit être. À savoir une ancienne commissaire politique de l’Armée rouge qui a perdu son mari et son frère en Afghanistan. — Son frère ? — Le guetteur. — Mais la jeune femme, elle, ferait un numéro ? J’acquiesçai. — Celui de la veuve milliardaire expatriée habitant à Londres. Elle m’a raconté que son mari était un homme d’affaires qui a mal tourné. — Et ce n’est pas convaincant ? — Elle a chiadé son numéro. Elle le joue bien. Elle a peut-être vraiment perdu un mari quelque part. — Mais… ? Qu’est-ce qu’elle est, en réalité ? — Journaliste, à mon avis. — Pourquoi ? — Elle sait des trucs. Elle a tout à fait l’état d’esprit inquisiteur qu’il faut. Analytique. Elle lit régulièrement le Herald Tribune. Et pour ce qui est de raconter une histoire, elle est sensationnelle. Mais elle parle trop. Elle adore les mots, elle adore broder, donner des détails. Elle ne peut pas s’en empêcher. — Par exemple ? — Elle en a rajouté dans le pathétique. Elle m’a raconté que les commissaires politiques étaient dans les tranchées avec les bidasses. Elle prétend avoir été conçue sur une dalle rocheuse et entre deux capotes de l’Armée rouge. C’est du pipeau intégral. Les commissaires politiques étaient planqués bien au chaud à l’arrière. Ils restaient toujours loin de l’action. Ils s’incrustaient dans les quartiers généraux, et rédigeaient des ordres du jour. À l’occasion, ils allaient en visite sur le front, mais jamais s’il y avait un risque. — Et comment savez-vous tout ça ? — Vous savez bien comment je le sais. Nous nous étions préparés à un affrontement terrestre avec eux en Europe. Nous avions prévu de gagner. Nous avions prévu de faire des millions de prisonniers. La police militaire était formée pour. Et le 110e devait diriger les opérations. Le Pentagone se trompait peut-être, mais il prenait l’affaire très au sérieux. Nous en savions davantage sur les rouages de l’Armée rouge que sur ceux de l’armée américaine. Une chose est sûre, on nous apprenait exactement où trouver les commissaires politiques. Et nos ordres étaient de tous les exécuter, sur-le-champ. — Quel genre de journaliste ? — Télévision, probablement. L’équipe qu’elle a engagée à New York avait des liens avec la télé. Vous n’avez jamais vu les émissions de télé de l’Europe de l’Est ? Tous les présentateurs sont des présentatrices, toutes plus ravissantes les unes que les autres. — De quel pays ? — Ukraine. — Dans quel cadre ? — Enquête politique, historique, ajoutez un zeste de facteur humain, touillez. La jeune a probablement eu vent de l’histoire de la vieille et a décidé d’en tirer quelque chose. — Du genre la chaîne Histoire en russe ? — Non, en ukrainien. — Pourquoi ? Quel serait le message ? Ils veulent nous chercher des poux ? Maintenant ? Plus de vingt-cinq ans après ? — Non, je crois que ce sont les Russes qu’ils veulent embarrasser. Il y a beaucoup de tensions entre la Russie et l’Ukraine en ce moment. Je crois que pour eux, les États-Unis sont le mal absolu et qu’ils veulent montrer que les méchants Ruskoffs n’auraient pas dû envoyer les pauvres Ukrainiens au casse-pipe. — Dans ce cas, comment se fait-il que l’affaire ne soit pas déjà sortie ? — Parce qu’ils ont pris pas mal de retard. Ils cherchent une confirmation. Ils semblent avoir encore quelques scrupules journalistiques là-bas. — Et elles vont l’avoir, cette confirmation ? — Pas par vous, j’imagine. Et personne d’autre ne sait quoi que ce soit avec certitude. Susan Mark n’a pas vécu assez longtemps pour parler. Si bien que le couvercle est retombé. Je leur ai conseillé de tout oublier et de rentrer chez elles. — Pourquoi vouloir faire croire qu’elles sont mère et fille ? — Parce que c’est un coup génial. C’est touchant. On se croirait dans la télé-réalité. Ou dans les revues qu’on lit chez le coiffeur. Elles ont étudié notre culture, de toute évidence. — Pourquoi attendre aussi longtemps ? — Il faut du temps pour bâtir une télévision qui se tient. Ils ont probablement gâché des années à traiter des sujets importants. Sansom acquiesça, l’air songeur : — Il est faux de dire que personne ne sait rien avec certitude. Vous m’avez l’air d’en savoir beaucoup. — Mais je ne dirai rien. — Puis-je vous faire confiance ? — J’ai servi treize ans dans la police militaire. Des choses, j’en connais des tas. Je n’en parle jamais. — La facilité avec laquelle elles ont approché Susan Mark me déplaît. Comme le fait que nous n’ayons pas été au courant dès le départ de l’affaire. On n’avait même jamais entendu parler de ces deux femmes avant hier matin. Toute cette histoire fait penser à une embuscade. Nous avons chaque fois un train de retard. Je regardai les photos sur le mur, derrière lui. Les personnages minuscules. Leurs formes, leurs attitudes, leurs silhouettes. — Vraiment ? demandai-je. — On aurait dû nous avertir. — Voyez ça avec le Pentagone. Et avec les types du Watergate. — Je le ferai, dit-il. Sur quoi il se tut, comme s’il repensait à l’affaire, la réévaluait, plus calmement, à un rythme plus paisible que dans son style habituel à la hussarde. Le couvercle est retombé. Il parut examiner cette affirmation un moment, sous toutes sortes d’angles différents. Puis il haussa les épaules, prit un air légèrement penaud et me demanda : — Et que pensez-vous de moi, maintenant ? — C’est important ? — Je suis un politicien. Ma question n’est que pur réflexe. — Je crois que vous auriez dû les abattre d’une balle dans la tête. Il ne répondit qu’au bout de une ou deux secondes : — Nous n’avions pas de silencieux. — Mais si. Vous veniez juste de vous emparer d’une arme qui en avait un. — Règles de l’engagement. — Vous auriez dû les ignorer. L’Armée rouge ne se baladait pas avec un laboratoire et une équipe de légistes. Ils n’auraient eu aucune idée de qui avait tué qui. — Alors, qu’est-ce que vous pensez de moi ? — Que vous n’auriez pas dû les livrer aux Afghans. Rien ne l’imposait. Ce devait être le moment fort du reportage à la télé ukrainienne. L’idée était que la vieille soit à côté de vous et vous demande pourquoi. Sansom haussa de nouveau les épaules. — Je ne demanderais pas mieux. Parce que la vérité est que je ne les ai pas livrés aux Afghans. Nous les avons relâchés dans la nature. C’était un risque calculé. Une sorte de double bluff. Ils avaient perdu le fusil. Tout le monde aurait supposé qu’il était aux mains des moudjahidin. Ce qui était un sérieux revers pour les Russes, et une honte pour eux deux. Il était clair qu’ils avaient une frousse terrible de leurs supérieurs et des commissaires politiques. Ils se seraient donc mis en quatre pour dire la vérité, à savoir que c’étaient les Américains et pas les Afghans qui le leur avaient piqué. Cela les aurait relativement disculpés. Mais leurs officiers et commissaires savaient aussi à quel point les hommes avaient peur d’eux, et ils en auraient conclu que leur histoire était bidon. Une excuse minable. Et ils l’auraient tout de suite rejetée comme fantaisiste. Si bien que je me suis dit que les laisser filer était assez sûr. La vérité aurait été là, étalée devant tout le monde, mais invisible. — Mais qu’est-ce qui s’est passé ? — Je crois qu’ils étaient encore plus effrayés que je ne le pensais. Trop effrayés pour retourner dans leurs lignes. Ils ont dû errer et finir par tomber aux mains des Afghans. Grigori Hoth était marié à une commissaire politique. Il avait peur d’elle. Voilà ce qui s’est passé. Et c’est ça qui l’a tué. Je gardai le silence. — Mais je ne m’attends pas à ce qu’on me croie. Je ne répliquai rien. — Vous avez raison en ce qui concerne les tensions entre la Russie et l’Ukraine. Mais il y a aussi des tensions entre la Russie et nous. Et même pas mal de tensions, en ce moment. Si l’affaire de la vallée de Korengal sortait aujourd’hui, les choses pourraient mal tourner. Ce serait la guerre froide qui recommencerait. Mais à un niveau différent. Au moins, les Soviétiques étaient-ils cohérents, à leur manière. La bande actuelle, beaucoup moins. Après quoi nous observâmes un silence qui se prolongea un bon moment, puis le téléphone de Sansom sonna. La jeune réceptionniste. J’entendais sa voix à travers le micro du combiné et à travers la porte. Elle débita une liste de choses urgentes dont le Représentant devait s’occuper sans tarder. Sansom raccrocha. — Il faut que j’y aille. Je vais appeler un planton pour vous raccompagner. Il se leva, fit le tour de son bureau et sortit de la pièce. Le parfait innocent, l’homme qui n’a rien à cacher. Il me laissa seul, toujours assis dans mon fauteuil, la porte ouverte. Springfield avait disparu lui aussi. Il n’y avait personne à la réception, mis à part la jeune femme. Elle me sourit. Je lui souris. Aucun planton ne se présenta. * * * « Nous avions toujours un train de retard », avait dit Sansom. J’attendis une minute et me mis à changer de position, comme si je commençais à m’énerver. Puis après un intervalle de temps acceptable, je me levai. Fis quelques pas, mains dans le dos, le type innocent qui n’a rien à cacher et patiente simplement dans un territoire qui n’est pas le sien. Je me dirigeai vers le mur derrière le bureau, comme par un pur hasard. Et j’étudiai les photos. Comptai les têtes que je connaissais. J’arrivai à un premier total de vingt-quatre. Quatre présidents, neuf autres politiciens, cinq athlètes, deux acteurs, Donald Rumsfeld, Saddam Hussein, Elspeth et Springfield. Et quelqu’un d’autre. Une vingt-cinquième tête que je connaissais aussi. Sur toutes les photos célébrant une victoire électorale, à côté de Sansom lui-même, on voyait un type sourire tout autant que son patron, comme s’il jouissait lui aussi du plaisir d’avoir conduit un boulot à son terme, comme s’il tenait à ce que soit reconnue, sans trop de modestie, la part qu’il avait prise à ce succès. Un stratège. Un tacticien. Une éminence grise. Le genre de type qui reste dans les coulisses. Le chef de cabinet de Sansom, probablement. Il avait à peu près mon âge. Sur toutes les photos, il était couvert de confettis, ou empêtré dans des serpentins, ou enfoncé jusqu’aux genoux au milieu de ballons de baudruche, à sourire d’un air idiot, mais le regard froid. Circonspect, rusé, calculateur. D’un regard qui me rappelait celui d’un joueur de base-ball. Je compris à quoi avait servi la mascarade de la cafétéria. Je sus qui s’était assis dans le fauteuil du visiteur de Sansom, juste avant moi. « Nous avons toujours un train de retard. » Menteur. Je connaissais le chef de cabinet de Sansom. Je l’avais déjà vu quelque part. Je l’avais vu en pantalon de coton et polo de golf, dans la rame de la ligne 6, en pleine nuit, à New York City. 1 Poignées de mains « sourire ». 40 J’étudiai toutes les photos de fêtes, très attentivement. Le type du métro s’y trouvait à chaque fois. Angles différents, années différentes, victoires différentes, mais c’était sans conteste toujours le même, et littéralement à la droite du patron. C’est alors qu’un planton déboula dans le bureau et, deux minutes plus tard, je retrouvais le trottoir d’Independence Avenue. Encore quatorze minutes et j’étais à la gare, à attendre le prochain train qui me ramènerait à New York. Et cinquante-huit minutes après, assis confortablement dans un wagon, je quittais la capitale fédérale en regardant de lugubres voies ferrées par la fenêtre. Au loin, un groupe d’hommes en casque de chantier et gilet fluorescent orange travaillait sur une section de voie. Leurs gilets ressortaient dans le brouillard. Le tissu synthétique devait contenir de minuscules éclats de verre réfléchissant. La sécurité par la chimie. Les vestes étaient plus que visibles. Elles attiraient l’attention. Elles captaient le regard. Je suivis ainsi les ouvriers des yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que de minuscules points orange au loin, puis jusqu’à ce qu’ils aient complètement disparu, soit presque deux kilomètres plus loin. Et là, j’eus tout ce que je pourrais jamais avoir. Et sus tout ce que j’arriverais jamais à savoir. Sans savoir que je le savais. Pas encore. * * * Le train entra dans Penn Station et j’allai dîner tardivement dans un établissement situé juste en face de celui où j’avais pris mon petit déjeuner. Puis je me rendis à pied jusqu’au 14e precinct, dans la 35e Ouest. Le quart de nuit avait commencé. Theresa Lee et son collègue Docherty étaient déjà en place. Le calme régnait dans la salle des inspecteurs, comme si tout l’air en avait été aspiré. Comme s’il y avait eu de mauvaises nouvelles. Sauf qu’il n’y avait pas la moindre agitation. Autrement dit, les mauvaises nouvelles s’étaient produites ailleurs. La réceptionniste m’avait déjà vu. Elle fit tourner son siège pivotant et jeta un coup d’œil à Lee, laquelle eut une grimace signifiant que cela ne lui faisait ni chaud ni froid que je vienne lui parler, ou pas. La réceptionniste pivota donc à nouveau, fit elle aussi une grimace du même genre, comme pour dire que j’avais le choix, rester ou partir. Je poussai le portillon grinçant et me faufilai entre les bureaux, jusqu’au fond de la salle. Docherty était au téléphone, pour l’essentiel à écouter. Lee était assise à sa place, à ne rien faire. Elle leva les yeux quand je m’approchai d’elle et dit : — Je ne suis pas d’humeur. — D’humeur à quoi ? — D’humeur à parler de Susan Mark. — Des nouvelles ? — Non, aucune. — Rien d’autre sur le gamin ? — Vous vous inquiétez drôlement pour ce garçon. — Pas vous ? — Pas le moins du monde. — Le dossier est toujours fermé ? — Plus qu’une huître à marée basse. — D’accord. Elle attendit un instant, puis soupira. — Bon, qu’est-ce que vous avez ? — Je sais qui était le cinquième passager. — Il n’y en avait que quatre. — Et la Terre est plate, et la Lune est du fromage blanc. — Est-ce que ce prétendu cinquième passager aurait commis un crime entre la 30e et la 45e Rue ? — Non. — Alors le dossier reste fermé. Docherty reposa son téléphone et adressa un regard éloquent à sa collègue. Je savais ce que ce regard voulait dire. J’avais été flic moi aussi, en quelque sorte, pendant treize ans, et j’avais déjà souvent vu cette expression. Elle signifiait que quelqu’un d’autre venait d’être chargé d’une grosse affaire et que Docherty était sincèrement soulagé que ce ne soit pas lui, mais aussi un peu chagrin, car même si se retrouver plongé dans l’action pouvait être une plaie, bureaucratiquement parlant, c’était tout de même beaucoup mieux que de la suivre depuis le banc de touche. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je. — Plusieurs homicides dans le 17e. Très moche. Quatre types battus à mort sous la voie surélevée – la FDR, me répondit Lee. — À coups de marteau, précisa Docherty. — De marteau ? — Des marteaux de charpentier. Ils viennent du Home Depot de la 23e Rue. Venaient juste d’être achetés. Retrouvés sur la scène de crime. Les étiquettes étaient encore dessus, barbouillées de sang. — Et qui étaient ces quatre types ? — Personne ne le sait, me répondit Docherty. Apparemment, c’est ce qui explique les marteaux. Ils ont le visage réduit en bouillie, les dents cassées, le bout des doigts massacré. — Vieux, jeunes, blancs, noirs ? — Blancs. Pas vieux. En costume de ville. Rien sur quoi tabler, sinon des cartes d’hommes d’affaires bidon dans les poches, avec un nom d’entreprise enregistré nulle part dans l’État et un numéro de téléphone qui n’est jamais en service parce que appartenant à une compagnie de cinéma. 41 Le téléphone sonna sur le bureau de Docherty, il décrocha et se remit à écouter. Sans doute un ami du 17e avec d’autres détails à donner. Je la regardai. — À présent, vous allez devoir rouvrir le dossier, dis-je. — Pourquoi ? — Parce que ces types, c’étaient ceux de l’équipe que Lila Hoth avait engagée ici, à New York. Elle me regarda un instant avant de répondre. — Vous êtes quoi ? Télépathe ? — Je les ai rencontrés deux fois. — Vous avez rencontré deux fois une équipe. Mais rien ne dit qu’il s’agit des mêmes types. — Ils m’ont donné une de leur carte d’affaires bidon. — Ils en ont tous. — Avec le même numéro de téléphone ? — Il n’y a que dans l’industrie du cinéma et de la télé qu’on peut en trouver. — C’étaient d’anciens flics. Ça ne compte pas pour vous ? — Ce qui compte pour moi, ce sont les flics d’aujourd’hui, pas les anciens. — Ils ont prononcé le nom de Lila Hoth. — Non, une équipe a prononcé son nom. Rien ne prouve que c’est celle-ci. — Vous pensez qu’il s’agit d’une coïncidence ? — Ça pourrait être n’importe quelle équipe. — Et de qui d’autre, par exemple ? — De n’importe qui. Le monde est vaste. On est à New York. New York grouille de privés. Ils chassent en meute. Ils ont tous la même allure et font tous le même boulot. — Ceux-là ont aussi prononcé le nom de John Sansom. — Non, une équipe X ou Y a prononcé son nom. — En fait, c’était la première fois que je l’entendais prononcer. — Alors c’était peut-être son équipe à lui, pas celle de Lila Hoth. Aurait-il été inquiet au point d’envoyer ses gens ici ? — Son chef de cabinet était dans la rame. C’était lui, le cinquième passager. — Et voilà que vous recommencez. — Vous n’allez rien faire ? — Je vais en faire part au 17e, pour complément d’information. — Vous n’allez pas rouvrir votre dossier ? — Pas tant qu’il ne sera pas question d’un crime de mon côté de Park Avenue. — Bien, dis-je. Je retourne au Four Seasons. * * * Il était tard, l’hôtel n’était pas à côté et je ne pus trouver un taxi qu’une fois dans la Sixième Avenue. Après, la course ne prit que quelques minutes. Le hall était calme. Je le traversai comme si j’avais tous les droits d’être là et pris l’ascenseur jusqu’à l’étage de Lila Hoth. Parcourus le couloir silencieux, m’arrêtai devant sa porte. Porte entrouverte de deux centimètres. Le pêne du verrou dépassait et le ressort l’avait coincé contre le chambranle. J’hésitai une seconde, puis je frappai. Aucune réaction. Je poussai le battant et le mécanisme joua. Je le tins ouvert à quarante-cinq degrés contre mes doigts en éventail et tendis l’oreille. Pas un bruit à l’intérieur. J’ouvris la porte en grand et entrai. La salle de séjour était plongée dans la pénombre. Il n’y avait aucun éclairage, mais les rideaux n’étaient pas tirés et les lumières de la ville, à travers les fenêtres, montraient que la pièce était vide. Vide au sens où il n’y avait personne. Vide aussi au sens où elle ne présentait aucune trace d’occupation. Pas de sacs de courses dans un coin, pas d’objets personnels rangés ou laissés en désordre, pas de manteau jeté sur un fauteuil, pas de chaussures abandonnées sur le sol. Aucun signe de vie. Il en allait de même pour les chambres. Les lits étaient toujours faits, mais ils portaient des empreintes de valises et de sacs de voyage. Les placards étaient vides. Des serviettes ayant servi traînaient dans les salles de bains. Les bacs à douche étaient secs. Je détectai une faible trace du parfum de Lila Hoth, mais ce fut tout. Je parcourus les trois pièces une fois de plus et retournai dans le couloir. La porte se referma dans mon dos. J’entendis le ressort, dans le verrou, faire son boulot et le pêne se cala à nouveau contre le chambranle, métal contre bois. Je regagnai l’ascenseur, appuyai sur le bouton d’appel et les portes s’ouvrirent aussitôt. La cabine m’avait attendu. Service de nuit. Réduire au maximum les mouvements des ascenseurs. Réduire au maximum le niveau sonore. J’arrivai dans le hall et m’approchai de la réception. Toute une équipe de nuit s’y trouvait. Pas aussi nombreuse que celle de jour, mais ils étaient bien trop nombreux pour envisager le coup de la chambre à cinquante dollars. Ce n’était pas le style du Four Seasons. Un type leva les yeux de son écran et me demanda s’il pouvait m’aider. Oui, je voulais savoir quand, exactement, les Hoth avaient quitté l’hôtel. — Les qui, monsieur ? Il avait parlé du ton mesuré, feutré, adapté à l’heure tardive, comme s’il craignait de réveiller les clients qui dormaient empilés au-dessus de lui. — Lila Hoth et Svetlana Hoth, dis-je. Le type afficha l’expression de celui qui ne voit pas de quoi l’on parle, retourna à son écran et appuya sur quelques touches du clavier. Il fit défiler une liste dans les deux sens, tapa encore une ou deux touches et dit : — Désolé, monsieur, mais je ne trouve aucune trace de clients portant ce nom. Je lui donnai alors le numéro de la suite. Il pianota de nouveau sur son clavier et les coins de sa bouche tombèrent, manifestant sa perplexité. — Cette suite n’a pas été utilisée de toute la semaine. Elle est très chère et n’est pas facile à louer. Je vérifiai le numéro dans ma tête, puis je lançai : — J’y étais hier au soir encore. Elle était utilisée. Et j’ai rencontré les personnes qui l’occupaient aujourd’hui même, au salon de thé. L’une d’elles a signé la facture de la consommation. Le type essaya à nouveau. Il fit défiler les factures du salon de thé qui avaient été ajoutées à la note des clients. Il fit même pivoter partiellement son écran pour que je puisse voir moi aussi, geste classique de l’employé qui veut convaincre un client. Nous avions pris deux thés et un café. Aucune trace d’une telle facture. Puis j’entendis des petits bruits dans mon dos. Le frottement de semelles sur la moquette, l’air inspiré par le nez, un froufrou de vêtements. Et le cliquetis du métal. Je me retournai et me retrouvai face à un demi-cercle parfait composé de sept hommes. Quatre d’entre eux étaient des flics de patrouille du NYPD en tenue. Les trois autres, les agents fédéraux que j’avais déjà rencontrés. Les flics tenaient des fusils. Les fédéraux tenaient autre chose. 42 Sept hommes. Sept armes. Les fusils des policiers étaient des Franchi SPAS, calibre 12. Italiens. Peu probable qu’ils fassent partie de la dotation normale du NYPD. Le SPAS-12 est un engin futuriste, d’aspect effrayant, un calibre 12 semi-automatique avec une poignée de pistolet et une crosse pliable. Avantages, nombreux. Inconvénients, deux. Son coût est le premier, mais il y avait manifestement quelqu’un, un spécialiste quelconque, à la police, qui n’avait pas hésité à valider l’achat. Le mécanisme semi-automatique était le deuxième. En théorie, il n’est pas fiable sur une arme de cette puissance. Ceux qui doivent tirer pour ne pas être tués n’apprécient pas. L’arme peut s’enrayer. Mais je n’allais certainement pas parier sur quatre armes s’enrayant en même temps, pour la même raison que je n’achète jamais de billet de loterie. L’optimisme, c’est bien. La foi aveugle, non. Deux des fédéraux tenaient des Glock 17. Pistolet automatique de neuf millimètres fabriqué en Autriche, carré, compact, fiable, qui a largement fait ses preuves depuis vingt ans qu’il est en service. Pour ma part, j’avais une légère préférence pour le Beretta M9, italien comme le Franchi, mais un million de fois sur un million et une, le Glock est tout aussi performant. Pour l’instant, il s’agissait de me faire tenir tranquille, prêt pour le grand numéro. Le chef des fédéraux était exactement au centre du demi-cercle. Trois hommes à gauche, trois hommes à droite. Il tenait une arme que je n’avais vue qu’à la télévision. Je m’en souvenais très bien. Une chaîne du câble, dans une chambre de motel à Florence, Texas. National Geographic. Un programme sur l’Afrique. Il ne s’agissait ni de guerre civile, ni de massacre, ni de famine. Mais d’un documentaire sur la faune sauvage. Les gorilles, pas la guérilla. Toute une bande de scientifiques traquant un mâle adulte, un dos argenté. Objectif, lui fixer une balise radio à l’oreille. La créature pesait près de deux cent cinquante kilos. Presque un quart de tonne. Ils l’avaient mise KO avec un fusil qui lançait des fléchettes chargées d’un anesthésiant pour primates. C’était ça que le patron des Feds pointait sur moi. Un fusil hypodermique. Les gens de National Geographic avaient pris grand soin de faire savoir que la procédure était pratiquement indolore. Ils avaient montré des diagrammes, des simulations sur ordinateur. La fléchette était un petit cône à plumes, contenant un mince tube en acier chirurgical. La pointe de ce tube était faite de céramique en nid-d’abeilles et remplie d’anesthésiant. La fléchette avait une grande vélocité, mais ne s’enfonçait que d’une douzaine de millimètres dans le gorille. Et n’allait pas plus loin. La pointe voulait continuer. L’élan. Les lois de Newton sur le mouvement. Le choc et l’inertie faisaient exploser le noyau de céramique et le produit qu’il contenait était projeté sous la peau, mi-gouttelette, mi-aérosol. Il s’y répandait telle une brume épaisse, un peu comme du café renversé imbibe une serviette en papier. L’arme elle-même ne pouvait tirer qu’une fléchette à la fois, grâce à une unique ampoule d’air comprimé. De l’azote, si je me souvenais bien. Recharger était un processus laborieux. Il valait mieux faire mouche du premier coup. Dans le documentaire, ils y étaient parvenus. Le gorille s’était retrouvé dans les vapes au bout de huit secondes et KO au bout de vingt. Et s’était réveillé en pleine forme dix heures plus tard. Sauf qu’il pesait plus du double de moi. Derrière moi, il y avait le comptoir de la réception. Je le sentais dans mon dos. Il comportait un plan de travail, d’environ trente-cinq centimètres de large, qui devait se trouver à un mètre dix du sol. Hauteur de bar. Pratique pour que le client puisse poser ses papiers dessus. Pratique pour signer des trucs. Derrière, il y avait un autre plan de travail, celui-ci à hauteur de bureau, réservé aux employés. Profond de soixante à quatre-vingts centimètres, disons. Je ne savais pas. Mais l’obstacle pris dans son ensemble était à la fois haut et large et impossible à franchir sans élan. En particulier en lui tournant le dos. Et inutile, de toute façon : je n’aurais pas atterri dans une autre pièce. J’aurais toujours été dans le hall de l’hôtel, derrière le comptoir au lieu de devant. Aucun bénéfice net et peut-être une grosse perte si par hasard j’atterrissais sur un fauteuil à roulettes ou me prenais les pieds dans les fils du téléphone. Je tournai la tête et regardai derrière moi. Plus personne. Le personnel de la réception avait dégagé par la droite et par la gauche. On les avait briefés avant. Ils avaient même peut-être répété. Les sept hommes qui me faisaient face avaient une ligne de feu bien dégagée. Aucune issue vers l’avant, aucune vers l’arrière. Je restai immobile. Le patron des Feds avait épaulé son fusil et le pointait directement sur ma cuisse gauche. Ma cuisse gauche constituait une cible d’une certaine taille. Pas de graisse sous la peau. Juste des muscles durs, pleins de capillaires et de tout ce qu’il faut pour assurer une circulation rapide et efficace du sang. Dépourvue de toute protection, hormis celle de mon nouveau pantalon bleu en coton léger d’été. Ne venez pas habillé comme ça, on ne vous laissera pas entrer. Je me raidis, comme si la tension musculaire allait faire rebondir cette cochonnerie de fléchette. Puis me détendis. La tension musculaire n’avait pas aidé le gorille et ne m’aiderait pas moi non plus. Loin derrière les sept hommes, j’apercevais une équipe d’urgentistes regroupés dans un coin sombre, tous en uniforme de pompiers. Trois hommes, une femme. Debout, ils attendaient. Une civière toute prête à côté d’eux. Quand il n’y a plus rien à faire, commencez à parler. — Si vous avez d’autres questions à me poser, les gars, je ne demande pas mieux que de m’asseoir pour une petite conversation. On pourrait avoir un peu de café, et rester civilisés. Du déca, si vous préférez. Vu l’heure. Ils nous en feront du frais, j’en suis sûr. On est au Four Seasons, tout de même. Le patron des Feds ne répondit pas. Au lieu de ça, il me tira dessus. Avec son fusil hypodermique, à une distance d’environ trois mètres, droit dans la cuisse. Il y eut le bruit de l’air comprimé qui se détend, puis je ressentis une douleur dans la jambe. Pas une piqûre. Comme un coup sourd, comme une blessure à l’arme blanche. Suivi d’une fraction de seconde de vide, d’incrédulité. Et finalement d’une réaction violente et coléreuse. Je songeai que si j’avais été gorille, j’aurais dit à ces foutus scientifiques de retourner chez eux et de foutre la paix à mes oreilles. Le patron des Feds abaissa son arme. Pendant une seconde, rien ne se passa. Puis je sentis mon cœur se mettre à accélérer, ma pression sanguine monter, puis dégringoler. Un torrent gronda dans mes tempes. Je baissai les yeux. La fléchette emplumée clouait le pantalon sur ma cuisse. Je l’arrachai. Le tube était plein de sang. Mais la pointe avait disparu. La céramique s’était pulvérisée et le liquide en suspension était déjà dans mon organisme, faisant son travail. Une grosse goutte de sang sortit de la blessure et imbiba mon pantalon, suivant la trame et la chaîne du tissu de coton, telle la carte d’une épidémie envahissant les rues d’une ville. Mon cœur cognait fort dans ma poitrine. Je sentis mon sang se précipiter dans mes artères. Je voulais que ça arrête. Je ne voyais pas comment m’y prendre. Je m’adossai au comptoir. Juste un instant, me dis-je. Histoire de souffler un peu. Les sept hommes en face me donnèrent soudain l’impression de glisser sur le côté. Comme le coup de l’éventail au base-ball. Je ne savais trop si c’étaient eux qui avaient bougé ou ma tête qui s’était mise à tourner. Ou alors, c’était la pièce qui avait tangué. Ce qui était sûr, c’était qu’il y avait de la rotation, et rapide. J’éprouvais comme un tournoiement. Le rebord du comptoir me heurta sous les omoplates. Soit il était en train de monter, soit c’était moi qui glissais à terre. Je posai mes mains à plat dessus. Pour le retenir. Ou me retenir, moi. Pas de chance. Le rebord me cogna l’arrière du crâne. Mon horloge interne déconnait. J’essayai de compter les secondes. J’aurais voulu arriver à neuf. J’aurais voulu faire mieux que le dos argenté. Ultime vestige d’orgueil. Je n’étais pas sûr d’y parvenir. Mes fesses touchèrent le sol. Ma vision changea. Elle ne s’obscurcit pas. Pas du tout. Elle devint aveuglante. Fut pleine de formes argentées tournoyant follement, filant à l’horizontale tels des éclairs, à droite et à gauche. Comme dans un manège lancé mille fois trop vite. Puis il y eut une séquence de rêves délirants, pressants, haletants, intenses. Pleins d’actions et de couleurs. Après quoi je compris que dès l’instant où avaient commencé ces rêves, j’avais officiellement perdu conscience, allongé là, sur la moquette du hall, au Four Seasons. 43 Je ne sais pas exactement quand je me réveillai. L’horloge, dans ma tête, ne tournait pas encore très bien. Mais je finis par refaire surface. J’étais allongé sur une couchette. J’avais les poignets et les chevilles attachés aux montants par des menottes en plastique. J’étais habillé. Mais sans chaussures. Disparues. Dans mon état encore semi-comateux, je crus entendre la voix de mon frère mort. Une formule qu’il aimait citer, enfant : Avant de critiquer quelqu’un, commence par faire un kilomètre dans ses chaussures. Alors, quand tu te mettras à le critiquer, tu seras à un kilomètre de lui et il devra courir après toi en chaussettes. Je fis bouger mes orteils. Puis mes hanches. Je sentis que mes poches étaient vides. On m’avait pris mes affaires. On en avait peut-être établi la liste sur un formulaire avant de les ranger dans un sac en plastique. J’inclinai la tête vers mon épaule et frottai mon menton à ma chemise. Du chaume, plus fourni que dans mon souvenir. L’équivalent de huit heures, peut-être. Le gorille de National Geographic avait dormi dix heures. Un point pour Reacher, sauf qu’ils avaient dû utiliser une dose plus légère pour moi. Du moins l’espérai-je. L’énorme primate était tombé comme un arbre. Je relevai la tête et regardai autour de moi. J’étais dans une cellule, et la cellule se trouvait dans une salle. Sans fenêtres. Lumière électrique éclatante. Structure neuve à l’intérieur d’un bâtiment ancien. Une rangée de trois cages rudimentaires en acier Inox aux soudures récentes, alignées dans une vaste et ancienne salle toute en brique. Chaque cellule était un cube de deux mètres et demi de large sur deux mètres et demi de hauteur. Toit en barreaux, comme les côtés. Le sol était fait d’une dalle en acier Inox antidérapant. Cette dalle remontait légèrement sur les bords, lui donnant une forme de plateau. Pour contenir les fluides qui pourraient s’écouler, me dis-je. Toutes sortes de fluides peuvent s’écouler, dans une cellule. Le plateau était soudé au rail horizontal qui reliait tous les barreaux verticaux. Aucun boulonnage au sol. Les cellules n’étaient pas fixées. Juste posées là, trois structures autonomes garées dans une salle vaste et ancienne. Vaste et ancienne, avec un plafond haut et voûté. Les briques avaient été repeintes récemment en blanc, mais présentaient un aspect usé, adouci par le temps. Il y a des gens capables de vous dire avec précision, rien qu’en regardant la taille des briques et la manière dont elles ont été disposées, où et quand un bâtiment a été édifié. Je n’en fais pas partie. N’empêche, j’avais l’impression d’être dans une construction de la côte Est. Dix-neuvième siècle, ouvrage artisanal. Un boulot d’immigrants travaillant vite et sans soin. Je me trouvais encore à New York, probablement. Et probablement dans un sous-sol. Le lieu en donnait l’impression. Il n’était ni humide ni frais, mais paraissait en quelque sorte stabilisé en termes de température et d’humidité par le seul fait d’être enterré. J’étais dans la cage du milieu. Elle contenait la couchette sur laquelle j’étais attaché et des toilettes. C’était tout. Rien de plus. Les toilettes étaient protégées des regards par un écran en forme de U de moins de un mètre de hauteur. Le haut du réservoir d’eau avait une forme de cuvette, ce qui en faisait un lavabo. Je vis un robinet. Un seul. Uniquement de l’eau froide. Les deux autres cages présentaient le même aspect. Couchette, toilettes, rien d’autre. Partant de chacune des cages, on voyait des traces d’excavations récentes traversant le reste de la salle. Trois tranchées étroites, parfaitement parallèles, creusées, recomblées et bétonnées. Sans doute l’écoulement pour les toilettes et l’arrivée d’eau du robinet. Les deux autres cages étaient vides. J’étais tout seul. Dans l’angle le plus éloigné de la salle, à l’endroit où les murs rejoignaient le plafond, il y avait une caméra de surveillance. Un gros objectif. Grand angle, sans doute, pour voir toute la salle d’un coup. Pour surveiller les trois cellules. Il devait y avoir aussi des micros. Et bien plus qu’un, et certains sans doute assez proches. La surveillance électronique est un art délicat. La clarté du son est importante. Trop d’échos dans une pièce, et tout devient inaudible. Ma cuisse gauche me faisait un peu mal. Une petite blessure entourée d’une ecchymose, à l’endroit touché par la fléchette. Le sang avait séché sur mon pantalon. Il n’y en avait pas beaucoup. Je mis à l’épreuve la solidité de mes attaches. Impossibles à casser. Je me tordis et me débattis pendant une trentaine de secondes. Pas pour tenter de me libérer. Juste pour voir si l’effort me ferait perdre ou non connaissance, et pour attirer l’attention de ceux qui regardaient avec la caméra et écoutaient par les micros. Je ne m’évanouis pas. J’eus un peu mal à la tête tandis que mes idées s’éclaircissaient, et l’effort ne changea rien aux élancements douloureux dans ma cuisse. En dehors de ces deux symptômes mineurs, je me sentis plutôt bien. L’attention que j’avais cherché à attirer ne se manifesta pas avant une bonne minute et prit la forme d’un type que je n’avais jamais vu, lequel type entra avec une seringue à la main. Une sorte de technicien médical. Il tenait un morceau de coton hydrophile dans l’autre main, prêt à désinfecter mon épaule. Il s’arrêta devant la cage et me regarda à travers les barreaux. Je lui demandai si la dose était mortelle. — Non, me répondit-il. — Êtes-vous autorisé à donner une dose mortelle ? — Non. — Alors vous feriez mieux de ficher le camp. Parce que autant de fois vous me shooterez, autant de fois je me réveillerai. Et je finirai par vous tomber sur le râble. Soit je vous ferai bouffer ce truc, soit je vous l’enfoncerai dans le cul pour vous l’injecter direct. — C’est un antalgique, dit-il. Ou un analgésique, si vous préférez. Pour votre jambe. — Ma jambe va très bien. — Vous êtes sûr ? — Tirez-vous, c’est tout. Ce qu’il fit. Il sortit par une solide porte en bois plein, peinte en blanc comme les murs. La porte paraissait ancienne. Elle avait un aspect vaguement gothique. J’en avais vu de semblables dans d’anciens bâtiments publics. Écoles de la ville, postes de police. Je laissai retomber ma tête sur la couchette. Je n’avais pas d’oreiller. Je regardai le plafond entre les barreaux et me préparai à attendre. Mais moins d’une minute plus tard, deux des hommes que je connaissais franchirent la porte en bois. Deux des agents fédéraux. Les deux acolytes, pas le patron. L’un d’eux tenait son Franchi calibre 12. L’arme paraissait chargée et prête à fonctionner. L’autre avait une sorte d’instrument à la main et plusieurs longueurs d’une chaînette autour du bras. Le type au fusil s’approcha de ma cage, fit passer le canon de son arme entre les barreaux, en enfonça l’extrémité dans ma gorge et ne bougea plus. Le type aux chaînes déverrouilla ma cage. Pas avec une clef, en faisant tourner un cadran à droite et à gauche. Serrure à combinaison. Il ouvrit la porte, entra et s’arrêta à côté de la couchette. L’outil qu’il tenait à la main faisait penser à un sécateur. Un machin coupant. Il vit que je le regardais et sourit. Il se pencha sur moi à hauteur de ma taille. L’extrémité du canon s’enfonça encore un peu plus dans ma gorge. Sage précaution. Parce que même avec mes mains retenues prisonnières, j’aurais pu faire basculer mon buste vers l’avant et lui balancer un sérieux coup de boule. Pas avec toute ma force habituelle, sans doute, mais l’impact aurait été suffisant pour envoyer ce type au pays des songes pendant plus longtemps que j’y étais resté moi-même. Plus longtemps qu’y était resté le dos argenté, peut-être même. J’avais déjà mal à la tête, un deuxième impact n’aurait pas tellement aggravé les choses. Mais le canon du Franchi resta solidement en place et j’en fus réduit au statut de spectateur. Le type démêla les chaînettes et les disposa comme pour un essai. L’une d’elles allait relier mes poignets à ma taille, une autre relierait mes chevilles entre elles et la troisième relierait les deux premières. Les entraves habituelles en usage dans les prisons. Je pourrais marcher en traînant des pieds, une enjambée après l’autre, et lever les mains jusqu’à hauteur de mes hanches, mais c’était tout. Le type attacha toutes les chaînettes à leur place, les vérifia et les revérifia, après quoi, à l’aide de ses cisailles, il coupa les menottes en plastique. Puis il sortit de la cage et en laissa la porte ouverte, tandis que son collègue retirait le Franchi. On attendait sans doute de moi que je me redresse et me lève. Je restai donc allongé. Il est bon de rationner les victoires de ses adversaires. Il faut les leur distribuer chichement, hargneusement. Faire en sorte que ses adversaires soient inconsciemment reconnaissants chaque fois qu’on plie devant eux. De cette manière, on s’en sort avec dix petites défaites par jour, au lieu de dix grandes. Mais les deux fédéraux avaient eu la même formation que moi. C’était clair. Ils n’attendirent pas de faire le plein de frustration. Ils sortirent tranquillement, et le type qui m’avait posé les chaînes me lança depuis la porte : — Il y a du café et des muffins de l’autre côté, quand bon vous semblera. Ce qui revenait à renvoyer la balle dans mon camp, soit exactement l’objectif visé. Ça n’aurait pas été la classe d’attendre une heure pour finir par boitiller jusque dans l’autre pièce et engloutir le petit déjeuner comme si je crevais de faim. Ç’aurait été comme d’être vaincu en public, par la soif et la faim. Je n’attendis donc que quelques secondes, me levai et sortis de la cage d’un pas traînant. La porte en bois donnait dans une salle à peu près des mêmes forme et taille que celle où se trouvaient les cages. Même type de construction, même peinture. Et toujours pas de fenêtres. Une grande table de bois en occupait le milieu. Trois chaises de l’autre côté, remplies par les trois fédéraux. Une chaise de mon côté, vide. Qui m’attendait. Sur la table, soigneusement rangé, je vis le contenu de mes poches. Mon rouleau de billets, mais aplati sous une poignée de pièces. Mon vieux passeport. Ma carte de crédit. Ma brosse à dents pliante. Ma carte d’abonnement au métro de New York. La carte professionnelle de Theresa Lee, celle qu’elle m’avait donnée dans la salle carrelée de blanc, sous Grand Central Terminal. La carte d’affaires bidon que l’équipe de Lila Hoth m’avait refilée au coin de la Huitième Avenue et de la 35e Rue. La clef USB que j’avais achetée à Radio Shack, avec sa protection en néoprène d’un rose criard. Et enfin, le téléphone portable de Leonid. Neuf articles différents, chacun d’eux se détachant brutalement sous la lumière crue des ampoules puissantes du plafond. Une autre porte se trouvait à gauche de la table. Même forme gothique, même structure en bois, même peinture récente. Je me dis qu’elle donnait dans une autre pièce, la troisième d’un bâtiment en forme de L. Ou la première des trois, selon le point de vue. Selon qu’on était captif ou gardien. Une commode, à droite de la table, paraissait sortir tout droit d’une chambre à coucher. Sur le dessus, une pile de mouchoirs en papier, des gobelets en mousse empilés dans un distributeur vertical, une bouteille Thermos et deux muffins aux myrtilles sur une coupelle en papier cartonné. Je me traînai en chaussettes jusqu’au meuble et me versai une tasse de café. L’opération fut moins compliquée que ce qu’elle aurait pu être parce que la commode était basse. Et je n’étais pas trop gêné par mes mains enchaînées. Je portai le gobelet en le tenant bas, à deux mains, jusqu’à la table. M’assis sur la chaise libre. Plongeai la tête pour boire à même le gobelet. Ce geste donna l’impression que je m’inclinais, ce qui était l’objectif. Ou que je me courbais, que je m’écrasais. En plus, le café était médiocre et tiède. Le patron des fédéraux plaça ses mains en coupe à la hauteur de mon petit tas d’argent, comme s’il envisageait de le prendre. Puis il hocha la tête, l’air de penser que c’eût été trop vulgaire pour lui. Trop bassement matériel. Il déplaça sa main et l’arrêta derrière mon passeport. — Pourquoi est-il expiré ? me demanda-t-il. — Parce que personne n’est fichu de faire tenir le temps tranquille. — Je veux dire… pourquoi ne pas l’avoir fait renouveler ? — Parce que ça n’avait rien de pressé. C’est comme pour le préservatif que vous n’avez pas dans votre portefeuille. Le type marqua un temps d’arrêt avant de reprendre. — Quand avez-vous quitté les États-Unis pour la dernière fois ? — Vous savez, dis-je, j’aurais été d’accord pour qu’on s’assoie autour d’une table et qu’on parle. C’était inutile de me tirer dessus avec votre flingue hypodermique, comme si je m’étais échappé du zoo. — On vous avait averti à plusieurs reprises. Et vous vous montriez extrêmement peu coopératif. — Vous auriez pu me crever un œil. — Mais je ne l’ai pas fait. Pas de dégâts, pas de problème. — Je n’ai toujours vu ni badge, ni plaque. Je ne sais même pas votre nom. Le type ne dit rien. — Pas d’identité, pas de nom, on ne m’a pas dit mes droits, pas de mise en accusation, pas d’avocat. Le meilleur des mondes, c’est ça ? — Vous avez tout compris. — Eh bien, bonne chance. Je regardai mon passeport comme si je me souvenais soudain de quelque chose. Je levai les mains autant que je pus et me penchai en avant. Je repoussai le gobelet de café de côté, aussi loin que possible, ce qui le plaça entre mon passeport et ma carte de crédit. Je pris mon passeport, l’examinai, en feuilletai les dernières pages. Puis je haussai les épaules, comme si ma mémoire m’avait joué un tour. Je me mis en devoir de reposer le document. Mais je ne le remis pas exactement à sa place. Mes chaînes me gênaient un peu. La tranche rigide du passeport heurta le gobelet et le renversa. Le café se répandit sur la table en éclaboussant, passa par-dessus bord et tomba sur les genoux du patron des Feds. Il fit ce que tout le monde fait. Il bondit en arrière, se leva à moitié, et battit l’air des mains comme s’il avait pu détourner le liquide une molécule après l’autre. — Désolé, dis-je. Il avait le pantalon trempé. La balle était dans son camp. Deux possibilités : soit il cassait le rythme de l’interrogatoire en prenant le temps d’aller se changer, soit il continuait avec son pantalon mouillé. Je le vis hésiter. Il n’était pas aussi indéchiffrable qu’il se l’imaginait. Il décida de continuer avec son pantalon mouillé. Il alla jusqu’à la commode et se tamponna avec des serviettes en papier. En rapporta quelques-unes et essuya la table. En faisant de gros efforts pour ne pas réagir, ce qui, en soi, était une réaction. — Quand avez-vous quitté les États-Unis pour la dernière fois ? répéta-t-il. — Je ne m’en souviens pas. — Où êtes-vous né ? — Je ne m’en souviens pas. — Tout le monde sait où il est né. — C’était il y a longtemps. — Nous ne bougerons pas d’ici de la journée, s’il le faut. — Je suis né à Berlin Ouest. — Et votre mère est française ? — Elle l’était. — Qu’est-ce qu’elle est aujourd’hui ? — Elle est morte. — Désolé. — Ce n’est pas votre faute. — Vous êtes certain d’être citoyen américain ? — C’est quoi, cette question ? — C’est une question directe. — Le Département d’État m’a donné un passeport. — Le formulaire de votre demande disait-il la vérité ? — Ne l’ai-je pas signé ? — J’imagine que oui. — Alors j’imagine qu’il disait la vérité. — Mais comment ? Avez-vous été naturalisé ? Vous êtes né à l’étranger, de parents étrangers. — Je suis né sur une base américaine. Autrement dit, en territoire américain. Mes parents étaient mariés. Mon père était citoyen américain. C’était un marine. — Pouvez-vous prouver tout ça ? — C’est nécessaire ? — C’est important. Que vous soyez ou non un citoyen américain pourrait affecter ce qui va vous arriver. — Non, c’est la patience que je vais avoir qui affectera ce qui va m’arriver. Le type sur la gauche se leva. C’était celui qui m’avait enfoncé le canon du Franchi dans la gorge. Il gagna directement la porte de gauche et la franchit. Dans la troisième salle, j’eus le temps d’apercevoir des bureaux, des ordinateurs, des classeurs, des casiers. Mais personne d’autre. La porte se referma doucement derrière lui et la salle retrouva son calme. — Votre mère n’était-elle pas algérienne ? reprit le patron. — Je viens juste de vous dire qu’elle était française. — Certains Français sont algériens. — Non, les Français sont français et les Algériens sont algériens. C’est pas bien sorcier. — D’accord, certains Français sont des immigrants venus d’Algérie. Ou du Maroc, de la Tunisie ou d’ailleurs en Afrique du Nord. — Pas ma mère. — Était-elle musulmane ? — Pourquoi voulez-vous le savoir ? — Je me renseigne. Je hochai la tête. — C’est probablement plus sûr de poser des questions sur ma mère que sur la vôtre. — Que voulez-vous dire ? — La mère de Susan Mark était une ado qui faisait la pute et se shootait. La vôtre travaillait peut-être avec elle. Elles faisaient peut-être leurs coups ensemble. — Essayez-vous de me mettre en colère ? — Je n’essaye pas, j’y arrive. Vous êtes tout rouge et vous avez le pantalon mouillé. Et vous n’arrivez à rien, absolument à rien. Dans l’ensemble, je crois que cette séance ne risque pas d’être citée en exemple dans le manuel de formation. — Ce n’est pas une plaisanterie. — C’est pourtant bien parti pour ça. Le type se tut et s’efforça de retrouver son sang-froid. Du bout de l’index, il réaligna les neufs articles posés devant lui. Une fois qu’ils furent bien où il fallait, il poussa la clef USB de trois centimètres vers moi. — Vous nous avez caché ceci quand nous vous avons fouillé. Susan Mark vous l’a donnée dans le train. — Moi ? Elle ? Le type fit oui de la tête. — Mais elle est vide, et de toute façon, elle est trop petite. Où est l’autre ? — Quelle autre ? — Celle-ci est de toute évidence un leurre. Où est la vraie ? — Susan Mark ne m’a rien donné. J’ai acheté ce truc dans un Radio Shack. — Pourquoi ? — Il avait quelque chose qui me plaisait. — Avec son étui rose ? Des conneries, oui. Je gardai le silence. — Vous aimez le rose ? — Au bon endroit, oui. — Et ce serait où ? — Là où vous n’avez pas été depuis longtemps. — Où l’aviez-vous caché ? Je ne répondis pas. — Dans un orifice corporel ? — Vous feriez mieux de ne pas l’espérer. Vous venez juste de le toucher. — Prenez-vous plaisir à ce genre de choses ? Vous êtes pédé ? — Voilà des questions qui font peut-être leur petit effet à Guantanamo, mais ça ne marche pas avec moi. Le type haussa les épaules et, toujours du bout du doigt, remit la clef USB dans l’alignement ; puis il déplaça de un centimètre vers l’avant la carte d’affaires bidon et le portable de Leonid, comme s’il poussait des pièces sur un échiquier. — Vous avez travaillé pour Lila Hoth. La carte prouve que vous étiez en communication avec les types qu’elle avait engagés et votre téléphone qu’elle vous a appelé au moins six fois. Le numéro du Four Seasons est en mémoire. — Ce n’est pas mon téléphone. — Nous l’avons trouvé dans votre poche. — D’après la réception, Lila Hoth n’est jamais descendue au Four Seasons. — Seulement parce que nous leur avons demandé de coopérer. Vous et moi savons bien qu’elle y est descendue. Vous l’avez rencontrée deux fois à l’hôtel, puis elle s’est cassée avant le troisième rendez-vous. — Qui est-ce, exactement ? — C’est une question que vous auriez dû vous poser avant d’accepter de bosser pour elle. — Je ne bossais pas pour elle. — Votre téléphone nous prouve le contraire. Ce n’est pas bien sorcier. Je ne répondis pas. Il demanda : — Où est Lila Hoth à présent ? — Vous ne le savez pas ? — Et comment le saurais-je ? — Je pensais que vous l’aviez coincée lorsqu’elle a quitté l’hôtel. Avant que vous me tiriez dessus avec votre fusil à fléchettes. Le type ne dit rien. — Vous y étiez un peu plus tôt dans la journée. Vous avez fouillé sa chambre. J’ai pensé que vous la surveilliez. Le gars ne dit rien. — Vous l’avez ratée, c’est ça ? Elle vous est passée sous le nez. Génial. Vous êtes un exemple pour nous tous, les gars. Une étrangère ayant des liens douteux avec le Pentagone, et vous la laissez filer ? — Simple contretemps, répondit le type. Il paraissait un peu gêné, mais il me semblait qu’il n’aurait pas dû. Il est relativement facile de s’éclipser d’un hôtel sous surveillance. On s’y prend en ne le quittant pas. Pas tout de suite. On fait descendre ses bagages par un groom qui prend l’ascenseur du service, les agents se rassemblent dans le hall, on quitte l’ascenseur de la clientèle à un autre étage et on se terre quelque part pendant deux heures, jusqu’à ce que les agents laissent tomber et s’en aillent. Après quoi, on sort. Il faut du sang-froid, mais ce n’est pas compliqué à exécuter, en particulier si on a réservé une deuxième chambre sous un autre nom, ce que Lila avait certainement fait, ne serait-ce que pour loger Leonid. Le type reprit ses questions. — Où est-elle à présent ? — Qui est-ce ? rétorquai-je. — La personne la plus dangereuse que vous ayez jamais rencontrée. — Elle n’en avait pas l’air, dis-je. — Justement. — Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve. Il y eut un long silence, puis le type remit le portable et la fausse carte d’affaires à leur place et avança la carte professionnelle de Theresa Lee. — Qu’est-ce que sait exactement l’inspecteur Lee ? — Qu’est-ce que ça peut faire ? — Les choses que nous avons à faire sont assez simples à énumérer. Nous devons retrouver les Hoth, nous devons retrouver la véritable clef USB, mais par-dessus tout, nous devons colmater la fuite. C’est pourquoi nous avons besoin de savoir jusqu’où elle est allée. Bref, nous devons savoir qui sait quoi. — Personne ne sait quoi que ce soit. Moi encore moins qu’un autre. — Ce n’est pas un concours. Vous ne gagnez pas des points en résistant. Nous sommes tous du même côté, dans cette affaire. — Ce n’est pas l’impression que j’ai. — Il faut que vous la preniez au sérieux. — Croyez-moi, c’est le cas. — Alors dites-nous qui sait quoi. — Je ne lis pas dans les esprits. J’ignore qui sait quoi. J’entendis se rouvrir la porte sur ma gauche. Le patron des Feds se tourna vers elle et fit oui de la tête, comme pour donner son consentement. Je me tournai moi aussi sur ma chaise et vis le type de la chaise de gauche. Il tenait une arme à la main. Mais pas le Franchi calibre 12. Le fusil hypodermique. Il le leva et fit feu. Je pivotai, mais beaucoup trop tard. La fléchette m’atteignit en haut du bras. 44 Je me réveillai une deuxième fois, mais n’ouvris pas immédiatement les yeux. J’avais l’impression que l’horloge dans ma tête fonctionnait de nouveau normalement et préférai la laisser s’étalonner et retrouver son régime de croisière sans la gêner. Elle m’indiquait 18 heures, pour le moment. Ce qui signifiait que j’étais resté environ huit heures de plus hors circuit. J’avais très faim et très soif. J’éprouvais au bras la même douleur que j’avais ressentie à la jambe. Une petite contusion qui brûlait là, tout en haut. Je sentais que j’étais toujours sans chaussures. Mais je n’avais plus les poignets et les chevilles attachés à la couchette. Ce qui était un soulagement. Je m’étirai paresseusement et me passai la main sur la figure. Le chaume avait encore poussé. J’allais finir avec une vraie barbe. J’ouvris les yeux. Regardai autour de moi. Découvris deux choses. Un : Theresa Lee se trouvait dans la cage de droite. Deux : Jacob Mark se trouvait dans celle de gauche. Tous les deux étaient flics. Ni l’un ni l’autre n’avait ses chaussures aux pieds. C’est à cet instant que je commençai à me faire du souci. * * * Si j’avais raison et s’il était bien 18 heures, alors on était allé cueillir Theresa Lee chez elle. Et Jacob Mark pendant qu’il était au travail. Tous les deux me regardaient. Lee se tenait juste derrière les barreaux, à environ un mètre cinquante. En blue-jean, tee-shirt blanc et pieds nus. Jake était assis sur sa couchette. Il portait son uniforme de policier, mais dépouillé de sa ceinture, de son arme, de sa radio et de ses chaussures. Je me redressai, posai les pieds par terre et me passai la main dans les cheveux. Puis je me levai et allai boire au robinet. New York City, pas de doute. Je reconnaissais le goût de l’eau. Je me tournai vers Theresa Lee et lui demandai : — Savez-vous exactement où nous sommes ? — Vous ne le savez pas ? Je fis non de la tête. — Nous devons supposer que cette pièce est équipée de micros. — J’en suis sûr. Mais ils savent déjà qui nous sommes. On ne risque pas de leur apprendre quelque chose qu’ils ne savent pas déjà. — Je crois que nous ne devrions rien dire. — On peut toujours discuter de questions géographiques. Je ne pense pas que le Patriot Act interdise de parler d’adresses de rue, en tout cas pas encore. Lee ne commenta pas. — Quoi ? dis-je. Elle avait l’air mal à l’aise. — Vous croyez que je vous mène en bateau ? Elle ne répondit pas. — Vous pensez que mon rôle est de vous induire à dire des choses qui vont être enregistrées ? — Je ne sais pas. Je ne sais rien de vous. — Qu’est-ce qui vous chiffonne ? — Les clubs de jazz de Bleecker Street sont plus près de la Sixième Avenue que de Broadway. La ligne A était toute proche. Ou encore la B, la C et la D. Pourquoi vous êtes-vous retrouvé sur la 6 ? — Les lois de la nature. On est solidement conditionné. Dans notre tête. En pleine nuit, dans le noir, tous les mammifères se dirigent instinctivement vers l’est. — Vraiment ? — Non, je viens juste de l’inventer. Je n’avais nulle part où aller. Je suis sorti d’un bar, j’ai tourné à gauche et j’ai marché. Je suis incapable de vous donner une meilleure explication. Elle ne dit rien. — Quoi encore ? demandai-je. — Vous n’avez pas de bagages. Je n’ai jamais vu un sans-domicile sans rien. La plupart d’entre eux se baladent avec plus d’affaires que j’en ai. Ils se servent de Caddies. — Mon cas est différent, dis-je. Pour commencer, je ne suis pas un sans-domicile. Pas comme eux. Elle ne dit rien. — On vous a bandé les yeux pour vous conduire ici ? Elle me regarda un long moment, puis elle fit non de la tête et soupira. — Nous nous trouvons dans une caserne de pompiers désaffectée de Greenwich Village. Dans la 3e Rue Ouest, et il n’y a rien au-dessus. Nous sommes au sous-sol. — Savez-vous exactement qui sont ces types ? Elle garda le silence. Se contenta de jeter un coup d’œil à la caméra. — Même principe, dis-je. Eux savent qui ils sont. J’espère, en tout cas. Ça ne leur fera ni chaud ni froid de savoir que nous le savons. — Vous pensez ? — Justement. Ils ne peuvent pas nous empêcher de penser. Savez-vous qui ils sont ? — Ils ne nous ont montré aucune pièce d’identité. Ni aujourd’hui, ni la première fois, quand ils sont venus vous parler au commissariat. — Mais… ? — Montrer une pièce d’identité revient au même que de ne pas en montrer, si on est la seule bande à ne jamais le faire. On a entendu raconter des trucs. — Ils sont qui, alors ? — Ils travaillent directement pour le secrétaire à la Défense. — Tout s’explique, dis-je. Le secrétaire à la Défense est en général le type le plus bête du gouvernement. Lee regarda de nouveau la caméra comme si je venais d’insulter l’appareil. Et comme si c’était de sa faute si l’appareil avait été insulté. — Ne vous inquiétez pas, dis-je. Ces types-là m’ont fait l’effet d’être d’anciens militaires, auquel cas ils savent déjà à quel point le secrétaire à la Défense est idiot. Mais même dans ce cas, la Défense est un poste ministériel, ce qui signifie qu’en dernière analyse, ces types travaillent pour la Maison-Blanche. Lee hésita un instant avant de demander : — Vous savez ce qu’ils veulent ? — En partie. — Ne nous le dites pas. — Je ne le ferai pas. — Mais c’est assez gros pour que la Maison-Blanche soit concernée ? — Potentiellement, je suppose. — Merde. — Quand sont-ils venus vous chercher ? — Cet après-midi. À 14 heures. Je dormais encore. — Ils avaient des types du NYPD avec eux ? Lee acquiesça d’un signe de tête, un petit air blessé dans les yeux. — Connaissiez-vous les types du NYPD ? — Non. Des cadors de l’antiterrorisme. Ils ont leurs propres règles et font bande à part. Ils tournent dans des voitures spéciales toute la journée. Des faux taxis, des fois. Un devant, deux derrière. Vous ne saviez pas ça, hein ? Ils décrivent de grands cercles dans la ville, de la Dixième Avenue à la Deuxième. Comme quand les B-52 patrouillaient dans le ciel, autrefois. — Quelle heure est-il ? 18 h 06, par là ? Lee consulta sa montre et parut surprise. — Exactement, dit-elle. Je me tournai de l’autre côté. — Et vous, Jake ? — Ils sont venus me chercher en premier. Je vous regarde dormir depuis midi. — Des nouvelles de Peter ? — Rien. — Je suis désolé. — Vous ronflez, vous le saviez ? — J’étais bourré d’anesthésiant pour gorilles. Ils m’ont tiré dessus avec un fusil hypodermique. — Vous déconnez. Je lui montrai la tache de sang sur mon pantalon, puis celle à mon épaule. — C’est délirant, dit-il. — Vous étiez au boulot ? Il acquiesça. — Le répartiteur m’a rappelé et ils m’attendaient au poste. — Si bien que la police sait où vous vous trouvez ? — Pas l’endroit précis, non. Mais ils savent qui m’a embarqué. — C’est déjà quelque chose, dis-je. — Pas vraiment. La police ne fera rien pour moi. Quand des types comme ça viennent vous chercher, tout d’un coup vous êtes un pestiféré. On vous suppose coupable de quelque chose. Ils prenaient déjà leurs distances. — Comme lorsque l’inspection générale débarque, ajouta Lee. — Comment se fait-il que Docherty ne soit pas ici ? lui demandai-je. — Il en sait moins que moi. Pour tout dire, il a fait beaucoup d’efforts pour en savoir moins que moi. Vous n’aviez pas remarqué ? C’est un vieux de la vieille. — C’est votre coéquipier. — Oui, aujourd’hui. Mais la semaine prochaine, il aura oublié qu’il a jamais eu une collègue. Vous savez comment ça marche, ces trucs-là. — Il n’y a que trois cellules ici, fit remarquer Jake. Docherty est peut-être ailleurs. — Et ces types, demandai-je, ils vous ont déjà parlé ? Ils firent tous les deux non de la tête. — Vous êtes inquiets ? Ils firent tous les deux oui de la tête. — Pas vous ? me demanda Lee. — J’ai très bien dormi, répondis-je. Mais je crois que c’est surtout l’effet des tranquillisants. * * * Ils nous apportèrent de quoi manger à 18 h 30. Des sandwichs dans des emballages à couvercle en plastique qu’ils firent passer verticalement entre les barreaux. Et des bouteilles d’eau. Je commençai par vider ma bouteille et allai la remplir au robinet. Mon sandwich était au salami-fromage. Le meilleur repas que j’aie jamais fait. À 19 heures, ils emmenèrent Jacob Mark pour l’interroger. Sans entraves. Sans chaînes. Nous restâmes assis sur nos couchettes, Theresa Lee et moi, à deux mètres cinquante l’un de l’autre, séparés par des barreaux. Sans tellement parler. Lee paraissait déprimée. À un moment, elle prit la parole. — J’ai perdu quelques bons amis quand les tours ont dégringolé. Pas juste des flics. Des pompiers aussi. Des gens avec lesquels j’avais travaillé. Des gens que je connaissais depuis des années. Elle s’était exprimée comme si ses paroles avaient pu la protéger du vent de folie qui avait suivi. Je ne répondis pas. Je gardai pour l’essentiel le silence, repensant aux conversations que j’avais eues. Des personnes très diverses m’avaient parlé. Pendant des heures. John Sansom, Lila Hoth, les types de l’autre salle. Je faisais repasser dans ma tête les propos qui avaient été tenus par les uns et les autres, de la même manière qu’un menuisier passe la main sur un morceau de bois qu’il vient de raboter pour vérifier qu’il ne reste pas des inégalités. Il y en avait quelques-unes. Des commentaires inachevés et bizarres, des nuances curieuses, des sous-entendus légèrement décalés. J’ignorais ce que tout cela signifiait. Pour le moment. Mais le fait de savoir que ces inégalités existaient était déjà utile en soi. * * * À 19 h 30, ils ramenèrent Jacob Mark et embarquèrent Theresa Lee. Sans entraves. Sans chaînes. Jake s’installa en tailleur sur sa couchette, le dos à la caméra. Je le regardai. Une question dans les yeux. Il haussa les épaules de un millimètre et fit les yeux blancs. Puis en gardant les mains sur les genoux, hors du champ de la caméra, il mima un revolver avec le pouce et l’index tendu de sa main droite. Il tapota sa cuisse et regarda la mienne. Je hochai la tête. Le fusil hypodermique. Il plaça ensuite deux doigts entre ses genoux, et en tint un troisième devant, sur la gauche. Je hochai de nouveau la tête. Deux types derrière la table et le troisième à gauche, avec le fusil à fléchettes. Probablement près de la porte qui donnait dans la troisième salle. Le garde. D’où l’absence de chaînes et d’entraves. Je me massai les tempes et, en même temps, articulai en silence : « Où sont vos chaussures ? » « Je ne sais pas », me répondit Jake de la même manière. Après quoi, nous restâmes assis sans communiquer davantage. À quoi pouvait-il bien penser ? À sa sœur, probablement. Ou à Peter. Je réfléchis. J’avais deux options. Car il y a deux manières de lutter contre quelque chose. De l’intérieur, ou de l’extérieur. Par tempérament, je préférais l’approche par l’extérieur. Depuis toujours. À 20 heures, ils ramenèrent Theresa Lee et me firent sortir. 45 Ni menottes, ni chaînes. Manifestement, ils pensaient que je redoutais le fusil hypodermique. En quoi ils avaient en partie raison. Pas parce que je craignais les petites blessures faites par les fléchettes. Et pas non plus parce que j’aurais quelque chose contre le sommeil en soi. J’aime bien dormir, comme tout le monde. Mais plus question de perdre du temps. Je ne pouvais plus me permettre de rester huit heures allongé sur le dos. Il y avait dans la salle exactement les gens que je m’attendais à y voir, grâce aux échanges sémaphoriques avec Jake. Le patron était déjà assis sur le siège du milieu. Le type qui m’avait mis les chaînes dans la matinée était celui qui était venu me chercher et il me laissa au milieu de la salle pour aller prendre sa place, à droite du patron. L’homme qui avait tenu le Franchi était debout, un peu sur la gauche, le fusil hypodermique à la main. Mes effets étaient toujours sur la table. Ou plutôt, de nouveau sur la table. Je doutais fort qu’ils y aient été pendant qu’ils interrogeaient Lee ou Jake. Inutile. Aucune raison. Aucune pertinence. On les avait entièrement redisposés exprès pour moi. Argent, passeport, carte bancaire, brosse à dents, carte de métro, carte professionnelle de Lee, fausse carte d’affaires, la clef USB, le téléphone portable. Neuf articles. Tous là, impec. Ce qui était parfait, vu que j’avais besoin d’en reprendre au moins sept. Le type du milieu me dit : — Asseyez-vous, monsieur Reacher. Je me dirigeai vers la chaise et sentis le trio se détendre. Ils avaient travaillé toute la nuit et toute la journée. Ils en étaient à présent à leur troisième heure d’interrogatoire d’affilée. Et un interrogatoire, c’est du gros boulot. Ça exige toute votre attention et beaucoup de souplesse mentale. C’est crevant. Si bien que les trois types étaient crevés. Assez crevés pour avoir perdu une partie de leurs réflexes. Dès que je pris la direction de ma chaise, ils quittèrent le présent pour passer dans l’avenir. Ils pensaient que leurs ennuis étaient terminés. Ils peaufinaient déjà leur approche. Leur première question. Ils considéraient comme acquis le fait que j’allais m’asseoir, prêt à l’entendre. Et prêt à y répondre. Ils se trompaient. À un demi-pas de ma destination, je levai un pied à hauteur du rebord de la table et poussai. Pas un coup de pied, non, je poussai – je n’avais pas de chaussures. La table bascula et l’autre bord heurta les deux types assis à hauteur de l’estomac, les clouant contre leur chaise. Mais je faisais déjà un mouvement vers la gauche. De ma position accroupie, je me jetai sur le troisième type, tordis le fusil entre ses mains pour le braquer vers le plafond et, pendant qu’il était encore debout, lui balançai mon genou dans l’entrejambe. Il abandonna le fusil et se plia en deux, sur quoi je changeai vivement d’appui et c’est avec sa figure que mon genou entra cette fois en contact. Petits pas, genre danse folklorique irlandaise. Je pivotai, abaissai le fusil et tirai sur le type du milieu, en pleine poitrine. Puis je bondis par-dessus la table et frappai le troisième à coups de crosse sur la tête, une fois, deux fois, trois fois, violemment, méchamment, jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Quatre secondes bruyantes et violentes, en tout et pour tout. Quatre unités d’action et de temps, concoctées séparément, livrées séparément. La table, le fusil à fléchettes, le patron et son second. Un, deux, trois, quatre. Doucement, facilement. Les deux types que j’avais frappés étaient inconscients et saignaient. Le type étalé par terre à cause de son nez cassé, et le type à la table à cause d’une plaie au crâne. À côté de lui, le patron était en train de passer sous la ligne d’horizon avec l’aide de la chimie, comme je l’avais fait par deux fois. Intéressant à observer. Le produit provoquait une manière de paralysie musculaire. Le type glissait de sa chaise, impuissant, mais ses yeux bougeaient comme s’il avait encore conscience des choses. Je me rappelai les formes tourbillonnantes et me demandai si lui aussi les voyait. Puis je me tournai vers la porte donnant dans la troisième salle. Restait l’infirmier, le technicien médical. Et il y en avait peut-être d’autres. Peut-être beaucoup. Mais la porte resta fermée. Je m’agenouillai et fouillai dans la veste du troisième type. Pas de Glock. Il avait un étui d’épaule, mais celui-ci était vide. Procédure standard, sans doute. Pas d’armes à feu dans une pièce fermée quand un détenu est présent. Je vérifiai sous les vêtements des deux autres. Même résultat. Étuis d’épaule en Nylon, modèle officiel, vides eux aussi. Le silence continuait à régner dans la troisième salle. Je fis alors la tournée des poches. Elles étaient toutes vides. Quasi aseptisées. Rien du tout là-dedans, sinon des trucs neutres comme des Kleenex et des piécettes prises dans les coutures. Pas de clefs de maison ou de voiture, pas de téléphone. Et évidemment, pas de portefeuille, pas de badge, pas la moindre pièce d’identité. Je repris le fusil à fléchette et le tins d’une main, le canon vers l’avant. Avançai jusqu’à la porte donnant dans la troisième salle. L’ouvris brutalement, épaulai le fusil et fis semblant de viser. Un fusil est un fusil, même s’il n’est pas chargé et pas fait pour tirer des balles. C’est une question de première impression et de réactions subliminales. La troisième salle était inoccupée. Pas de technicien médical, pas d’hommes en renfort, pas d’équipe de soutien. Absolument personne. Et il n’y avait rien en dehors d’un mobilier de bureau gris et des néons. La salle elle-même était semblable aux deux premières, un sous-sol en brique peinte en blanc mat. Même taille, mêmes proportions. Elle avait une autre porte, qui devait conduire soit dans une quatrième salle, soit vers une cage d’escalier. J’allai l’ouvrir. Une cage d’escalier. Un reste de peinture, vert administration, ancienne, pelée par plaques. Je refermai la porte et fis le tour du matériel. Trois bureaux, cinq classeurs, quatre casiers, tous gris, tous minimalistes et fonctionnels, tous en acier, et tous verrouillés. Par des serrures à combinaison, comme les cellules, ce qui était logique, vu que je n’avais trouvé aucune clef dans les poches des agents. Aucune pile de papiers sur les bureaux. Rien que trois ordinateurs éteints et trois téléphones fixes. Je tapai sur les barres d’espace et réveillai les trois ordinateurs l’un après l’autre. Tous me réclamèrent un mot de passe. Je décrochai les téléphones et appuyai sur rappel, pour tomber à chaque fois sur un opérateur. Normes de sécurité draconiennes. Minutieuses et cohérentes. Un appel fini, on appuie sur la fourche, on compose le zéro et on raccroche. Ces trois types n’étaient pas parfaits, mais ils n’étaient pas complètement idiots non plus. Je restai un long moment immobile. J’avais un problème avec les serrures à combinaison. J’aurais voulu trouver leur réserve et recharger le fusil à fléchettes pour endormir les deux autres agents. Et j’aurais bien aimé récupérer mes chaussures. J’allai devoir me passer de ces deux satisfactions. Je retournai dans la salle aux cellules en traînant les pieds. Jacob Mark et Theresa Lee levèrent les yeux sur moi, regardèrent derrière moi, me regardèrent à nouveau. Normal de s’y prendre à deux fois. J’étais seul et j’avais le fusil hypodermique à la main. Ils avaient dû entendre des bruits et se dire que je me faisais tabasser. Ils ne s’attendaient certainement pas à me revoir si vite, voire un jour. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Lee. — Ils se sont endormis. — Comment ? — Ma conversation les a ennuyés à mourir. — Du coup, vous êtes vraiment dans la merde à présent. — Pourquoi, parce que avant… ? — Avant, vous étiez innocent. — Voyons, Theresa, grandissez un peu, dis-je. Elle ne répondit pas. J’étudiai les serrures de leurs cellules. Elles paraissaient de très bonne qualité et très précises. Elles avaient des boutons gradués polis et des gravures sans défaut tout autour de cadrans allant du numéro 1 au numéro 36. Ils tournaient dans les deux sens. Je les manœuvrai et ne sentis rien dans mes doigts, sinon le ronronnement d’une légère et régulière résistance mécanique. Une sensation de haute technologie. En tout cas, je ne perçus pas le moindre déclic d’ergot. — Vous voulez que je vous fasse sortir ? leur demandai-je. — Vous ne pouvez pas, répondit Lee. — Si je pouvais, vous voudriez ? — Et pourquoi je refuserais ? — Parce qu’à ce moment-là, vous seriez vraiment dans le pétrin. Si vous restez, vous jouez leur jeu. Elle ne réagit pas. — Jake, dis-je, et vous ? — Vous avez trouvé nos chaussures ? demanda-t-il. Je fis non de la tête. — Vous pourriez leur emprunter les leurs. Ils sont à peu près de votre taille. — Et vous ? — Il y a des magasins de chaussures dans la 8e Rue. — Vous allez y aller en chaussettes ? — Hé, c’est Greenwich Village ici ! S’il y a bien un endroit où on peut marcher pieds nus… — Comment allez-vous nous faire sortir ? — Solution estampillée dix-neuvième, contre problème vingt et unième. Mais ça va être dur. Je dois donc savoir si je dois m’y mettre. Et vous devez vous décider très vite. Parce que nous n’avons pas beaucoup de temps. — Avant qu’ils se réveillent ? — Avant que la quincaillerie ferme. — OK, dit Jake, je veux sortir. Je regardai Theresa Lee. — Je ne sais pas trop, dit-elle. Je n’ai rien fait. — Vous préférez rester ici et le prouver ? Parce que c’est difficile à faire. Une preuve négative à apporter, rien de plus dur. Elle ne répondit pas. — J’ai raconté à Sansom comment nous avions étudié l’Armée rouge. Vous savez de quoi ils avaient le plus peur ? Pas de nous. Des leurs. Leur pire cauchemar était d’avoir à passer le reste de leur vie à prouver leur innocence, encore et encore. Lee hocha la tête. — Je veux sortir, dit-elle. — Très bien. Je vérifiai ce que j’avais à vérifier. Estimai dimensions et poids au pifomètre. — Restez bien sages, dis-je. Je serai de retour dans moins d’une heure. * * * Premier arrêt, la salle suivante. Les trois agents fédéraux étaient toujours dans les pommes. Le patron allait y rester huit heures, garanti. Peut-être plus longtemps, vu que sa masse corporelle équivalait aux deux tiers de la mienne. Pendant une seconde désagréable, je me dis que je l’avais peut-être tué. Une dose calculée pour quelqu’un de mon gabarit pouvait s’avérer mortelle pour une personne plus petite. Mais le type respirait régulièrement. Et c’était lui qui avait commencé, la responsabilité lui en incombait. Les deux autres allaient se réveiller beaucoup plus tôt. Voire dans pas longtemps. Avec des types assommés, c’est imprévisible. Je fonçai donc dans l’antichambre, arrachai tous les câbles électriques des ordinateurs et m’en servis pour ficeler mes gaillards comme des rôtis. Poignets, coudes, chevilles, cous, tout bien serré, câbles reliés entre eux. Noyaux de fils de cuivre tressés, solides enveloppes de plastique, impossible à casser. J’enlevai mes chaussettes, les attachai l’une à l’autre et bâillonnai le type blessé à la tête avec. Désagréable pour lui, mais il touchait probablement une prime de risque : autant la mériter. Je ne bâillonnai pas l’autre. Il avait le nez en capilotade et il aurait suffoqué. J’espérai qu’il apprécierait ma bonté d’âme le moment venu. Je vérifiai mon travail, remis mes affaires dans mes poches et quittai le bâtiment. 46 L’escalier conduisait au rez-de-chaussée et aboutissait à l’arrière du bâtiment, à l’endroit où les véhicules de pompiers s’étaient garés autrefois. Vaste volume vide, au sol jonché de crottes de rat et de ces mystérieux détritus qui s’accumulent au hasard dans les bâtiments abandonnés. Les grandes portes de garage étaient fermées à l’aide de barres métalliques rouillées et de vieux cadenas. Mais il y avait une porte pour le personnel dans le mur de gauche. La rejoindre ne fut pas facile. Il y avait un passage à demi dégagé. Les détritus avaient été partiellement repoussés par les allées et venues des gens, mais il en restait suffisamment qui traînaient pour rendre difficile une progression pieds nus. Je fus obligé de dégager le passage du côté du pied avant de le poser, un pas après l’autre. Ce fut lent. Mais je finis par y arriver. La porte réservée au personnel était équipée d’une serrure neuve, et du genre à empêcher les gens d’entrer, pas de sortir. À l’intérieur, elle ne comportait qu’un simple levier. À l’extérieur, une fermeture à combinaison. Je découvris sur le sol un joint de tuyau en laiton, gros et lourd, et coinçai le battant avec en position entrouverte. Pour le retour. Je me retrouvai dans une allée latérale et, en deux enjambées prudentes, sur le trottoir de la 3e Rue Ouest. Je filai directement jusqu’à la Sixième Avenue. Personne ne regarda mes pieds, la nuit était chaude et il y avait des échantillons de peau beaucoup plus intéressants à reluquer. J’en lorgnai moi-même quelques-uns. Je hélai un taxi qui me conduisit à vingt rues de là, jusqu’au Home Depot de la 23e Rue. Je tenais l’adresse de Docherty. C’était là qu’avaient été achetés les marteaux, avant l’agression sous la voie rapide FDR. Le magasin était sur le point de fermer, mais on me laissa entrer. Je trouvai une barre à mine d’un mètre cinquante dans la section outillage de chantier. En acier froid, épais, solide. En revenant vers les caisses, je passai par la section jardinage et décidai de faire d’une pierre deux coups en m’équipant de sabots de jardin en caoutchouc. Hideux, mais mieux que littéralement rien. Je payai avec ma carte de crédit, sachant que cela revenait à laisser une trace, mais je n’avais aucune raison de cacher que j’avais acheté des outils. L’achat allait de toute façon devenir évident pour d’autres raisons. Les taxis patrouillaient les rues comme des vautours à la recherche de gens ayant fait des achats trop volumineux pour les transports collectifs. Ce qui, économiquement parlant, était absurde. Économiser cinq dollars dans un Home Depot pour en dépenser le double à rapporter tout le bazar chez soi… Cela étant, cet arrangement me convenait très bien à ce moment-là. Une minute plus tard, je repartais vers le sud. Je descendis à la 3e, mais pas à côté de la caserne désaffectée. À trois mètres de moi, je vis l’infirmier s’engager dans l’allée. Il avait l’air propre et reposé. Il portait un pantalon en coton, un tee-shirt blanc et des baskets. Changement d’équipe, me dis-je. Les agents tiennent la boutique toute la journée, puis l’équipe médicale prend le relais pour la nuit. Pour être sûrs que les détenus soient encore en vie au matin. Question d’efficacité plus que d’humanité. On devait considérer le flux des informations comme plus important que les droits ou le bien-être des individus. Je fis passer la barre à mine dans ma main gauche, accélérai le pas dans mes chaussures en caoutchouc trop molles et réussis à atteindre la porte avant que le type ait fini de la franchir. Il ne fallait surtout pas qu’il dégage le joint de tuyau d’un coup de pied et laisse le battant se refermer derrière lui. Ça m’aurait posé un problème dont je n’avais nullement besoin. Le type m’entendit, se retourna dans l’encadrement, leva les mains en un geste défensif, d’une bourrade je le repoussai brutalement à l’intérieur. Il glissa dans les détritus et se retrouva un genou à terre. Je le soulevai par le col et, le tenant à bout de bras, repoussai la pièce métallique du pied et attendis le clic signalant que la porte s’était refermée. Puis je regardai le type pour lui expliquer les choix qu’il avait, mais je vis qu’il avait déjà compris : être gentil ou se faire cogner. Il décida d’être gentil. Il s’accroupit, mains levées dans une esquisse du geste classique de celui qui se rend. Je gardai la barre à mine dans la main gauche et le poussai jusqu’à l’escalier. Il fut bien sage pendant toute la descente jusqu’au sous-sol. Il ne fit pas d’histoires pendant la traversée de l’antichambre. Puis nous arrivâmes dans la deuxième salle, il vit les trois types étalés sur le sol et comprit ce qui l’attendait. Il se tendit. L’adrénaline entra en action. Se battre ou s’enfuir. Il me regarda à nouveau et vit un grand baraqué à la mine déterminée, en chaussures ridicules et tenant une lourde barre métallique à la main. Il resta tranquille. Je lui demandai s’il connaissait les combinaisons des serrures. — Non. — Alors comment tu fais pour les piqûres d’antalgiques ? — À travers les barreaux. — Et si jamais un type pique une crise et que tu peux pas entrer dans la cellule ? — Je dois appeler. — Où est ton matériel ? — Dans mon casier. — Montre-moi. Ouvre-le. Nous retournâmes dans l’antichambre, où il me conduisit jusqu’à un casier qu’il déverrouilla en composant le code. La porte s’ouvrit. — Tu peux ouvrir les autres casiers ? — Non, seulement celui-ci. Le sien contenait de nombreuses étagères sur lesquelles s’empilait du matériel médical. Des seringues dans leur emballage, un stéthoscope, des petites fioles remplies d’un liquide incolore, des paquets de coton hydrophile, des pilules, des bandages, de la gaze, de l’adhésif. Plus une boîte peu épaisse contenant de minuscules capsules de gaz comprimé. Et une boîte de fléchettes emballées. Ce qui, d’un point de vue bureaucratique, était logique. J’imaginai une réunion de gestionnaires, à l’époque où ils rédigeaient le manuel des opérations. Le Pentagone. Les officiers d’état-major en charge du dossier. Quelques jeunes officiers présents. Un programme. Le représentant du ministère de la Défense exigeant qu’un technicien médical qualifié s’occupe des munitions du fusil hypodermique. Parce que les anesthésiants sont des drogues. Et ainsi de suite. Sur quoi un coupeur de cheveux en quatre fait remarquer que l’air comprimé n’en est pas une. Un troisième, qu’il est absurde de ne pas garder l’agent propulseur et le produit actif au même endroit. Et ça continue. J’imaginai des agents exaspérés finissant par laisser tomber et disant : « OK, tout ce que vous voudrez, mais avançons ! » — Qu’est-ce qu’il y a exactement dans les fléchettes ? demandai-je. — Un anesthésiant local pour la blessure, plus pas mal de barbiturique. — Combien, exactement ? — Assez. — Assez pour un gorille ? Le type fit non de la tête. — La dose est réduite. Calculée pour un être humain normal. — Qui fait le calcul ? — Le fabricant. — En sachant à quel usage c’est destiné ? — Bien sûr. — Avec les spécifications, les bons de commande et tout le bazar ? — Oui. — Et les tests ? — Oui. À Guantanamo. — Si c’est pas un beau pays ! Le type ne dit rien. — Des effets secondaires ? — Aucun. — Tu en es sûr ? Tu sais pourquoi je te le demande, n’est-ce pas ? Le type acquiesça. Oui, il savait pourquoi je lui posais la question. J’étais à court de câbles d’alimentation d’ordinateur et dus le surveiller pendant que j’allais chercher le fusil et le chargeais. C’était comme les pièces d’un puzzle. J’ignorais tout de cette technologie. Je dus me rabattre sur le bon sens et la logique. Il était évident que le système de détente libérait l’air comprimé de la cartouche. Il était évident que le gaz propulsait la fléchette. Et les armes à feu sont des machines relativement simples. Elles ont une partie avant, une partie arrière. La cause et l’effet s’enchaînent en une séquence rationnelle. Il me fallut moins de quarante secondes pour charger l’engin. — Tu ne veux pas t’allonger par terre ? Le type ne répondit pas. — Tu sais, tu risques de te cogner la tête. Il s’allongea par terre. — Une préférence pour l’endroit ? Le bras ? La jambe ? — C’est plus efficace dans une masse musculaire. — Alors, mets-toi à plat ventre. Il se mit à plat ventre et je lui tirai dans la fesse. Je rechargeai deux fois et plantai une fléchette dans chacun des agents susceptibles de se réveiller d’un moment à l’autre. Ce qui me donnait huit heures bien tassées de marge, à moins qu’il n’y ait d’autres arrivées non prévues à l’horizon. Ou à moins que les agents soient censés faire un appel de contrôle toutes les heures. Ou à moins qu’il y ait déjà un véhicule en route pour tous nous ramener à Washington. Toutes réflexions conflictuelles qui me laissèrent à moitié décontracté, à moitié tendu. Je passai dans la salle aux cellules avec la barre à mine. Jacob Mark me regarda, mais ne dit rien. Theresa Lee me regarda aussi et dit : — On vend des chaussures comme ça dans la 8e Rue, à présent ? Je ne répondis pas. Me contentai de contourner sa cage et de passer l’extrémité plate de la barre à mine sous le bas de la structure. Puis je pesai de tout mon poids sur la barre et sentis tout le machin bouger, mais pas beaucoup. De quelques millimètres. Ce que permettait, en gros, la souplesse naturelle de l’acier. — C’est idiot, dit Lee. Ce truc-là, c’est un cube indépendant. Vous pourriez le renverser, je serais toujours dedans. — En fait non, il n’est pas indépendant. — Il n’est pas vissé au sol. — Si, par la liaison avec l’égout. Sous les toilettes. — Ça pourrait aider ? — J’espère. Si je soulève les bords et que le lien avec les toilettes tient bon, le plancher s’arrachera et vous pourrez sortir en rampant. — Et ça tiendra ? — C’est un pari. Un genre de concours. — Entre quoi et quoi ? — Entre la législation du xixe siècle et une entreprise de soudage du xxie siècle peu scrupuleuse ayant décroché un contrat du gouvernement. Vous voyez ? Ce n’est pas soudé partout au sol, seulement en quelques endroits. — C’est le principe même de la soudure par points. — Et c’est costaud ? — Très. Plus que le joint des toilettes, sans doute. — Peut-être pas. Il y a eu le choléra à New York, au dix-neuvième siècle. Énorme épidémie. Elle a fait de très nombreux morts. Les pères de la ville ont fini par en identifier les causes, à savoir le mélange des eaux usées avec l’eau potable. Ils ont donc fait construire un système d’égouts. Et ils ont décrété toutes sortes de normes pour les tuyaux et les connexions. Ces normes figurent encore dans le code de construction aujourd’hui, après toutes ces années. Un conduit comme celui-ci se termine par une collerette rabattue sur le sol. Je suis prêt à parier qu’elle est fixée plus solidement que les points de soudure. À l’époque, les types des travaux publics prenaient des marges solides en termes de précaution. Plus que les entreprises modernes qui ne veulent que palper le fric de la Homeland Security. Lee ne réagit pas tout de suite. Puis elle eut un bref sourire. — Autrement dit, soit vous me faites sortir illégalement d’une prison du gouvernement, soit l’évacuation des chiottes est arrachée du sol. Dans les deux cas, je suis dans la merde. — Vous avez tout pigé. — Génial, comme choix. — À vous de décider. — Allez-y. À deux salles de là, j’entendis un téléphone se mettre à sonner. Je m’agenouillai et glissai le bout de la barre à mine à l’endroit où il devait se trouver, à savoir sous le rail horizontal de la cage, sans l’introduire jusque sous le plancher métallique. Puis, à coups de pied, je repoussai la barre jusque sous l’un des points de soudure en forme de T inversé, à l’endroit où la force serait transmise à la verticale par un des barreaux. Dans l’antichambre, le téléphone arrêta de sonner. Je regardai Lee. — Montez sur le siège des toilettes, lui dis-je. Donnons-nous un maximum de chances. Elle monta sur les toilettes et y resta en équilibre. Je pris la barre à son extrémité pour bénéficier d’un effet de levier maximum, et sautai dessus en appuyant le plus possible une fois, deux fois, trois fois. Une masse mobile de cent dix kilos et quelques, multipliée par un levier d’un mètre cinquante. Trois choses se produisirent. Un, l’extrémité de la barre s’enfonça légèrement dans le béton sous la cage, ce qui était mécaniquement sans intérêt. Deux, l’assemblage de barreaux se gauchit légèrement, ce qui était aussi sans intérêt. Mais trois, une bille brillante d’acier se détacha avec un claquement sec et roula par terre. — Un point, dit Lee. Comme dans « point de soudure ». Je déplaçai la barre et trouvai un emplacement à vingt-cinq centimètres à gauche du premier. Coinçai bien la barre et recommençai l’opération, à savoir en appuyant de toutes mes forces sur l’autre extrémité et en sautant. Mêmes trois résultats. Bruit du ciment broyé, grincement des barreaux qui se déforment, et ping d’une autre bille d’acier qui se détache. Dans l’antichambre, un deuxième téléphone se mit à sonner. Sonnerie différente. Plus urgente. Je me redressai et repris ma respiration. Déplaçai la barre à mine une troisième fois, ce coup-ci à droite du premier emplacement. Répétai la procédure et fus récompensé par la rupture d’un nouveau point de soudure. Trois seulement, c’était loin d’être fini. Mais je disposais à présent d’un espacement qui me permettait de glisser mes mains sous le rail inférieur, là où la barre à mine l’avait tordu en un U inversé. Je posai la barre, m’accroupis devant la cage et passai les mains dans les creux sous le rail. Les étreignis fermement, respirai à fond et me préparai à soulever. La dernière fois que j’avais regardé les Jeux olympiques, les haltérophiles en étaient à soulever plus de deux cent trente kilos. J’étais sans doute loin de pouvoir en faire autant. Mais j’espérai que même beaucoup moins pourrait suffire. À deux salles de là, le deuxième téléphone s’arrêta de sonner. Tout de suite remplacé par un troisième. Je soulevai. Je réussis à écarter le bas de la cage du sol d’une trentaine de centimètres. La plaque métallique crissa et se tordit comme du papier. Mais les soudures tinrent. Le troisième téléphone s’arrêta de sonner. Je regardai Lee et articulai en silence : « sautez ! » Elle comprit. C’était une femme intelligente. Elle sauta le plus haut possible des toilettes pour retomber, ses pieds nus joints, à l’endroit où deux soudures étaient soumises à la pression. Je ne sentis rien par mes mains. Aucun impact. Pas de choc. Parce que les joints se rompirent immédiatement et que le sol se replia vers le bas en prenant une forme en V marquée. Comme une bouche. L’ouverture faisait environ trente centimètres de large sur trente de profondeur. Pas mal, mais insuffisant. Un enfant aurait pu y passer, mais pas Lee. Au moins avions-nous pu vérifier la validité du principe. Un point pour les édiles du xixe siècle. Les trois téléphones, dans l’antichambre, se mirent à retentir simultanément. Bataille de sonneries, précipitation et urgence. Je repris ma respiration, après quoi ce fut simplement une question de répéter le triple processus, deux joints à la fois. La barre à mine, le dégagement haltérophilique du rail, le saut de Lee. Lee n’était pas bien grosse, mais il fallait faire sauter les soudures sur au moins un mètre quatre-vingts avant de pouvoir ménager un passage suffisant pour elle entre le plancher métallique plié et le rail. Simple question d’arithmétique. Le bord droit du plancher s’incurvait selon une circonférence dans un rapport de trois à un. Il nous fallut longtemps pour faire le boulot. Près de huit minutes. Mais nous finîmes par y arriver. Lee sortit en se coulant sur le dos, comme un danseur de limbo. Son tee-shirt s’accrocha et remonta, révélant un estomac bronzé et lisse. Puis elle se libéra en se tortillant, se dégagea en crabe, se leva et me serra de toutes ses forces dans ses bras. Et plus longtemps qu’il n’était nécessaire. Après quoi, elle me relâcha et j’essuyai mes mains à mon pantalon. Et je repris toute la procédure pour Jacob Mark. Dans la première salle, les téléphones sonnaient, s’arrêtaient, sonnaient, s’arrêtaient. 47 Nous dégageâmes sans traîner. Theresa Lee récupéra les chaussures du patron des fédéraux. Elles étaient un peu trop grandes pour elle, mais pas tant que ça. Jacob Mark, lui, dépouilla complètement l’infirmier de ses frusques. Il jugeait qu’une tenue de flic incomplète et d’un patelin qui n’était pas New York se remarquerait dans la rue, et il avait sans doute raison. Ce changement de vêtements valait bien les secondes perdues. Avec le pantalon en coton, le tee-shirt et les baskets, il était presque pimpant. D’autant que tout lui allait parfaitement. Il y avait une petite tache de sang à l’arrière du pantalon, mais ce n’était qu’un inconvénient mineur. Nous laissâmes l’infirmier dormir en sous-vêtements. Puis direction la sortie. L’escalier, l’ancien garage jonché de débris, l’allée, le trottoir de la 3e Rue. Il y avait du monde. Il faisait encore chaud. Nous tournâmes à gauche. Sans véritable motif. Un choix fait au hasard. Mais un choix heureux. Nous ne nous étions pas éloignés de plus de cinq pas qu’il y eut un bruit de sirène et des crissements de pneus derrière nous. Je jetai un coup d’œil et vis une voiture noire qui s’arrêtait tous freins bloqués à trois mètres, mais de l’autre côté de l’ancienne caserne. Une Crown Vic, neuve, brillante. Deux types en dégringolèrent. Je les avais déjà vus. Et j’étais sûr que Theresa Lee les avait vus, elle aussi. Costumes bleus, cravates bleues. Le FBI. Ils avaient parlé avec elle au commissariat, et avec moi dans la 35e Rue. Ils m’avaient posé des questions sur des numéros de téléphone canadiens. À quelques mètres de nous, ils coururent jusqu’à l’allée et y disparurent. Sans nous voir. Mais si nous avions tourné à droite, nous serions entrés en collision avec eux. Nous avions donc eu de la chance. Pour fêter ça, nous filâmes le plus vite possible jusqu’à la Sixième Avenue. Jacob Mark y arriva le premier. C’était le seul à avoir de bonnes chaussures. Nous traversâmes la Sixième Avenue, puis après avoir suivi Bleecker Street quelque temps, nous trouvâmes refuge dans Cornelia Street, une rue étroite, sombre et relativement tranquille, si l’on ne tient pas compte des clients qui dînent aux terrasses des cafés. Nous restâmes à l’écart et personne ne nous prêta attention. Ils étaient plus intéressés par le contenu de leur assiette. Je ne les critiquai pas. Ça sentait bon. J’avais toujours très faim, même après mon sandwich salami-fromage. Nous tînmes conseil dans le coin le plus calme de la rue pour faire l’inventaire. Lee et Jake n’avaient rien. Toutes leurs affaires étaient sous clef, dans un casier du sous-sol de l’ancienne caserne. J’avais, moi, ce que j’avais récupéré sur la table de la deuxième salle, le plus important étant l’argent liquide, ma carte de crédit et le téléphone de Leonid. En liquide, j’avais quarante-trois dollars et de la menue monnaie. Il me restait quatre voyages sur ma Metrocard. La batterie, sur le portable de Leonid, était presque à plat. Nous fûmes d’accord pour dire que les numéros de ma carte de crédit et le téléphone de Leonid déclencheraient à coup sûr l’alerte rouge sur tout un tas de systèmes informatiques. Si j’utilisais l’un ou l’autre, quelqu’un le saurait en quelques secondes. Je n’étais cependant pas trop inquiet. Parce qu’une information doit être utilisable. Si nous nous étions échappés de la 3e Ouest et que trois jours plus tard j’avais retiré de l’argent à Oklahoma City, à la Nouvelle-Orléans ou à San Francisco, le renseignement aurait été important. Que nous retirions de l’argent tout de suite, à deux ou trois rues de l’ancienne caserne de pompiers, était une information sans intérêt. Elle ne leur dirait rien qu’ils ne sachent déjà. Et il y a tellement d’antennes relais à New York que la triangulation y est problématique. Se faire repérer dans l’équivalent d’un terrain de sport peut être utile quand on est dans la nature. Bien moins dans une ville. Un secteur cible de deux cents mètres sur deux cents peut abriter cinquante mille personnes et prendre des jours à fouiller. Nous repartîmes donc et trouvâmes, dans une entrée de banque illuminée en bleu, un distributeur où je retirai tout le liquide que je pus, à savoir trois cents dollars. Apparemment, j’avais une limite quotidienne. Et la machine se traînait. Exprès, probablement. Les banques coopèrent avec les forces de police. Elles donnent l’alarme et ralentissent la transaction. L’idée étant de donner aux flics le temps d’arriver. Possible, dans certains endroits. Guère vraisemblable, avec les encombrements d’une grande ville. La machine afficha Patientez pendant un temps fou, puis finit par cracher les billets. Je les pris et lui souris. La plupart ont des caméras de surveillance intégrées, reliées à des systèmes enregistreurs numériques. Un peu plus loin, Lee dépensa dix de mes nouveaux dollars dans un delicatessen. Elle acheta un chargeur de secours pour le portable. Il fonctionnait sur piles. Elle le brancha dans l’appareil de Leonid et appela Docherty, son collègue. Il était 22 h 10, il devait se préparer à aller prendre son service. Il ne décrocha pas. Lee lui laissa un message et coupa le téléphone. Elle m’expliqua que les portables étaient dotés d’une puce GPS. Je l’ignorais. Elle précisa que ces puces émettaient un bip toutes les quinze secondes et pouvaient être localisées à cinq mètres près. D’après elle, les satellites GPS étaient beaucoup plus précis que les antennes de triangulation. Si bien que la seule manière d’utiliser un portable, quand on était en cavale, était de le couper et de ne le rebrancher qu’un bref moment, juste avant de quitter un lieu pour en gagner un autre. De cette manière, le GPS était toujours en retard d’une étape. Nous repartîmes donc. Nous avions tous les trois conscience de la présence des voitures de police en patrouille. On en voyait partout. Le NYPD est une grosse boutique. Le plus grand service de police de toute l’Amérique. Peut-être même du monde. Nous trouvâmes un bistrot bruyant au cœur même du campus de NYU, après avoir contourné Washington Square par le nord et pris à l’est. Il y faisait sombre et ça grouillait d’étudiants. La nourriture qu’on y vendait était parfois reconnaissable. J’avais faim et j’étais encore déshydraté. Mes reins avaient dû faire des heures sup pour me débarrasser de la double dose de barbiturique. Je vidai plusieurs verres d’eau du robinet et commandai une préparation à base de yaourt et de fruit. Plus un hamburger et du café. Jake et Lee ne prirent rien. Ils avaient, dirent-ils, l’estomac trop noué pour manger. Alors Lee se tourna vers moi et me dit : — Il vaudrait mieux nous dire exactement ce qui se passe. — Je croyais que vous ne vouliez pas le savoir. — On n’en est plus là. — Ils ne nous ont montré aucune pièce d’identité. Vous aviez tout à fait le droit de considérer que vous étiez détenue illégalement. Auquel cas, votre évasion n’était pas un crime. En fait, c’était même probablement votre devoir. Elle fit non de la tête. — Je savais à qui j’avais affaire, badge ou pas. Et ce n’est pas l’évasion qui m’inquiète. Ce sont les chaussures. C’est avec ça qu’ils vont me baiser. J’ai enlevé, et délibérément, ses chaussures à ce type. Je scrutais ses yeux fermés. Ça s’appelle de la préméditation. On me dira que j’ai eu le temps de réfléchir et de réagir de manière appropriée. Je regardai Jake, pour voir s’il voulait rejoindre le club ou s’il considérait encore qu’innocence égalait félicité. Il haussa les épaules, comme pour dire, « au point où nous en sommes… » Je laissai donc la serveuse finir son travail et leur racontai tout ce que je savais. Mars 1983, Sansom, la vallée de Korengal. Tous les détails et toutes les ramifications. — Il y a des soldats américains dans cette vallée en ce moment même, dit Lee. Je viens de le lire. Dans un magazine. On dirait que ça ne va jamais s’arrêter. J’espère qu’ils s’en sortent mieux que les Russes. — Il s’agissait d’Ukrainiens, lui fis-je observer. — Ce n’est pas pareil ? — Je suis certain que les Ukrainiens pensent que non. Les Russes ont placé leurs minorités en première ligne, et les minorités n’ont pas apprécié. Jake intervint. — Je comprends, pour le risque de Troisième Guerre mondiale. À l’époque, je veux dire. Mais cela remonte à un quart de siècle. L’Union soviétique n’existe même plus. Comment un pays peut-il se formaliser pour quelque chose alors qu’il n’existe même plus aujourd’hui ? — Question de géopolitique, dit Lee. C’est l’avenir qui est en question ici, pas le passé. Nous voulons peut-être refaire la même chose au Pakistan, en Iran ou je ne sais où. Ça change tout si le monde sait que nous l’avons déjà fait. Cela donne naissance à des idées préconçues. Vous le savez. Vous êtes flic. Vous aimez ça, vous, quand vous ne pouvez pas expliquer au tribunal que l’inculpé est un récidiviste ? — Mais… est-ce une si grosse affaire que ça ? demanda-t-il. — Elle est énorme, répondit Lee. Aussi énorme qu’il est possible. Pour nous, en tous les cas. Parce que en soi ce n’est pas grand-chose. Ce qui ne manque pas d’ironie, non ? Vous voyez ce que je veux dire ? Si trois mille personnes étaient au courant, on ne pourrait pas y faire grand-chose. Ou même trois cents. Ou trente. L’affaire serait devenue publique, point final. Mais pour l’instant, nous sommes les trois seuls au courant. Et trois, ce n’est pas beaucoup. Trois, ça peut encore s’arranger. On peut faire disparaître trois personnes sans que personne le remarque. — Comment ? — Ce sont des choses qui arrivent, croyez-moi. Qui va vraiment s’y intéresser ? Vous n’êtes pas marié, et moi non plus. Elle me regarda et demanda : — Et vous, Reacher, vous êtes marié ? Je fis non de la tête. Elle hésita une seconde. — Personne qui reste en rade pour poser des questions. — Et ceux avec qui nous travaillons ? demanda Jake. — Les services de police font ce qu’on leur dit de faire. — C’est du délire. — C’est le monde tel qu’il est aujourd’hui. — Ils sont sérieux ? — C’est une analyse coûts contre bénéfices. Trois innocents contre un gros arrangement géopolitique ? Vous feriez quoi, vous ? — Nous avons des droits. — Nous en avions. Jake ne répliqua rien. Je finis mon café et le fis descendre avec un autre verre d’eau. Lee demanda la note, puis attendit que la fille soit venue et que j’aie payé pour rebrancher le téléphone de Leonid. Il se réveilla avec une petite musique joyeuse, se brancha sur son réseau et dix secondes après, son réseau le reconnut et déclara qu’un texto nous attendait. Lee appuya sur le bon bouton et commença à lire. — C’est Docherty, dit-elle. Il ne m’a pas encore laissée tomber. Puis elle lut, fit défiler, lut encore, fit défiler. Je comptais les intervalles de quinze secondes dans ma tête, et imaginai le GPS envoyant à chaque fois son petit signal, Nous sommes là ! Nous sommes là ! J’arrivai à dix. Cent cinquante secondes. Deux minutes et demie. C’était un long message. Et plein de mauvaises nouvelles, à voir la tête que faisait Lee. Lèvres serrées, yeux rétrécis. Elle relut un ou deux paragraphes, referma l’appareil et me le tendit. Je le mis dans ma poche. — Vous aviez raison, dit-elle. Les types massacrés sous la voie rapide faisaient partie de l’équipe de Lila Hoth. Je crois que les mecs du commissariat du 17e ont appelé tout le monde dans l’annuaire et été voir ceux qui ne répondaient pas. Ils ont forcé la porte de leurs bureaux et trouvé des factures au nom de Lila Hoth, aux bons soins de l’hôtel Four Seasons. Je ne dis rien. — Sauf que voilà : ces factures remontent à trois mois, pas trois jours. Et il y a un deuxième problème : la Homeland Security n’a aucune trace de deux femmes répondant au nom de Hoth entrées aux États-Unis. En tout cas, pas il y a trois jours et pas par un vol British Airways. Et troisième hic : Susan Mark n’a jamais appelé Londres, que ce soit de son travail ou de son domicile. 48 Utiliser le téléphone et se déplacer aussitôt, tel était le mot d’ordre. Nous empruntâmes Broadway, direction nord. Taxis et véhicules de police nous dépassaient à toute allure. Leurs phares balayaient nos silhouettes. Arrivés à Astor Place, nous passâmes sous terre et je grillai trois de mes derniers tickets de métro pour emprunter la ligne 6, direction nord. Celle où tout avait commencé. Une autre voiture R142A flambant neuve, 23 heures, et dix-huit passagers en plus de nous trois. Nous trouvâmes des places côte à côte sur une banquette de huit. Lee s’assit entre Jake et moi. Jake tournait déjà la tête et s’inclinait vers elle, prêt pour une conversation à voix basse. Je fis comme lui. — Bon, dit-il, quelle est la bonne version ? Est-ce que les Hoth, c’est un coup monté, ou est-ce que le gouvernement ouvre déjà le parapluie en faisant disparaître des infos ? — Les deux sont possibles, fit observer Lee. — Les Hoth, c’est pipeau, dis-je. — Vous le pensez, ou vous le savez ? — Les choses ont été trop faciles à Penn Station. — Comment ça ? — J’ai été piégé. Leonid ne s’est pas caché. Il portait un veston qui prenait une nuance d’un orange éclatant sous les néons. Qui brillait presque autant que les gilets de sécurité des ouvriers que je venais de voir travailler sur les voies. Ça a retenu mon attention. J’étais supposé le remarquer. Puis il m’a laissé le frapper. Parce qu’on attendait aussi de moi que je lui prenne son téléphone et que je remonte jusqu’au Four Seasons. Elles m’ont manipulé. Il y a plusieurs tiroirs dans cette histoire. Les Hoth ne voulaient pas abattre toutes leurs cartes. Elles ont donc imaginé ce piège. Elles m’ont attiré à l’hôtel et ont tenté une approche décontractée, en douceur. Juste un type jouant les incompétents à la gare et ensuite, tout le cinéma. Elles avaient même un plan de secours : aller à la police et signaler la disparition. D’une manière ou d’une autre, j’aurais fini par me montrer. — Que voulaient-elles de vous ? — Les informations que détenait Susan. — Qu’est-ce que c’était ? — Je n’en sais rien. — Qui sont ces deux femmes ? — Pas des journalistes, dis-je. J’ai bien peur de m’être trompé là-dessus. Lila a endossé un rôle, puis un autre. Je ne sais pas qui elle est, en réalité. — Et la vieille femme, elle joue un rôle ? — Je ne sais pas. — Où sont-elles à présent ? Elles ont quitté l’hôtel. — Elles ont toujours eu un autre point de chute. Toujours deux casseroles sur le feu. L’une à usage public, l’autre à usage privé. Si bien que j’ignore où elles peuvent bien se trouver maintenant. Dans leur deuxième planque, c’est évident. Genre un endroit sécurisé, loué depuis longtemps. Ici même, à New York, probablement. Une maison de ville, peut-être. Parce qu’elles ont des gens avec elles. De sacrés salopards. Les privés avaient raison. À quel point ce sont des salopards, ils l’ont appris à leurs dépens. À coups de marteau. — Autrement dit, les Hoth prennent aussi leurs précautions. — Pour être plus précis : leurs précautions étaient déjà prises. Elles se planquent quelque part et tous ceux qui auraient pu savoir où sont morts. * * * La rame entra dans la station de la 23e Rue. Les portes s’ouvrirent. Personne ne descendit. Personne ne monta. Theresa Lee contemplait le plancher. Jacob Mark me regarda et dit : — Si la Homeland Security n’est même pas capable de repérer les Hoth dans ce pays, elle ne peut certainement pas dire non plus si elles ont été en Californie ou non. Autrement dit, elles auraient pu y être et s’occuper de Peter. — Oui, dis-je, c’est possible. Les portes se refermèrent. La rame repartit. Theresa Lee releva la tête, me regarda et dit : — Ce qui est arrivé à ces quatre types est votre faute, vous savez. Avec les marteaux. Entièrement votre faute. Vous avez parlé d’eux à Lila. Vous en avez fait un risque pour elle. — Merci de me le faire remarquer. Je crois que vous avez fait pencher la balance du mauvais côté. Entièrement votre faute. La rame entra bruyamment dans la station de la 28e Rue. Nous descendîmes à la station de la 33e Rue. Nous préférions tous les trois éviter Grand Central. Trop de flics et, au moins pour Jacob Mark, trop de mauvais souvenirs. Il y avait de la circulation dans Park Avenue. Deux voitures de police passèrent pendant la première minute. À l’ouest, c’était l’Empire State Building. Trop de flics. Nous retournâmes vers le sud pour nous engager dans une rue perpendiculaire et plus tranquille qui allait en direction de Madison. Je me sentais en pleine forme. J’avais passé seize heures sur dix-sept à dormir profondément, j’avais fait le plein de nourriture, je m’étais réhydraté. Mais Lee et Jake avaient l’air abattus. Ils n’avaient nulle part où aller, ce dont ils n’avaient absolument pas l’habitude. Ils ne pouvaient évidemment pas retourner chez eux. Ni aller chez des amis. On devait considérer comme acquis que tous les lieux qu’ils fréquentaient habituellement étaient surveillés. — Il nous faut un plan, dit Lee. L’aspect du coin où nous nous trouvions me plaisait bien. New York comprend des centaines de microquartiers différents. L’ambiance change d’une rue à l’autre, parfois d’un bâtiment à l’autre. Park et Madison, vers la 30e, ont un petit air négligé. Le réseau des rues, entre les deux avenues, l’a même de manière un peu plus marquée. Nous étions peut-être dans un ancien quartier chic qui le redeviendrait un jour, qui sait, mais pour le moment, je le trouvai confortable tel qu’il était. Nous nous abritâmes un moment sous un échafaudage qui empiétait sur le trottoir et regardâmes des ivrognes sortir des bars en titubant, des gens des appartements voisins promener leurs chiens avant d’aller se coucher. Nous vîmes un type avec un danois de la taille d’un poney en laisse, et une fille dont le terrier avait la taille de la tête du danois. Dans l’ensemble, je préférais le terrier. Petit chien, forte personnalité. Il avait l’air de se prendre pour le patron du monde. Nous attendîmes minuit passé, après quoi nous nous mîmes à zigzaguer dans les rues, direction ouest puis est, jusqu’à trouver l’hôtel qui nous convenait. L’établissement n’était pas bien grand et son enseigne démodée était équipée d’ampoules anémiques. Il avait un petit air délabré et crasseux. Pas tout à fait de la taille qui m’aurait plu. Les hôtels plus grands marchent beaucoup mieux. Davantage de chances d’avoir des chambres libres, davantage d’anonymat, moins de contrôle. Mais dans l’ensemble, celui que nous regardions pouvait faire l’affaire. Cible correcte pour le coup de la chambre à cinquante dollars payables en liquide. Nous pourrions peut-être même nous en sortir à quarante. En fin de compte, il fallut casquer soixante-quinze dollars, le veilleur de nuit s’imaginant vraisemblablement que nous voulions partouzer à trois. Peut-être à cause de la manière dont Theresa Lee me regardait. Il se passait quelque chose dans ses yeux. Quoi, je n’en étais pas trop sûr. Mais le portier, lui, y avait clairement vu l’occasion de faire grimper le tarif. La chambre qu’il nous attribua était petite. Située à l’arrière du bâtiment et sa fenêtre donnant sur un puits de jour, elle comprenait des lits jumeaux. On ne la verrait jamais dans une brochure touristique, mais c’était discret, on s’y sentait en sécurité et Jake et Lee étaient d’accord, je nous voyais bien y passer la nuit. Mais il était tout aussi clair que ni l’un ni l’autre n’auraient eu envie d’y passer deux nuits, ni cinq, ni dix. — Nous avons besoin d’aide, dit Lee. Nous ne pouvons pas vivre comme ça indéfiniment. — Si, on peut, si on le veut. Cela fait dix ans que je vis de cette façon. — D’accord. Une personne normale ne peut pas vivre comme ça indéfiniment. Nous avons besoin d’aide. Le problème ne va pas disparaître tout seul. — Si, c’est possible, dit Jake. Comme vous l’avez dit avant. Si trois mille personnes étaient au courant, ce ne serait plus un problème. Il ne nous reste plus qu’à avertir trois mille personnes. — L’une après l’autre ? — Non, en appelant les journaux. — Vont-ils nous croire ? — Oui, si nous sommes convaincants. — Ils vont publier l’info ? — Pourquoi ne le feraient-ils pas ? — Comment savoir avec les journaux, aujourd’hui ? Un truc pareil, ils risquent de vouloir en parler d’abord avec le gouvernement. Et peut-être que le gouvernement leur dira de s’asseoir dessus. — Et la liberté de la presse, alors ? — Tiens oui, ça me rappelle quelque chose, dit Lee. — Mais alors, qui va nous aider ? dit Jacob. — Sansom, dis-je. Sansom va nous aider. C’est lui qui a investi le plus dans cette histoire. — Sansom, c’est le gouvernement. Un de ses types filait Susan. — Parce que c’est lui qui a le plus à perdre. On peut s’en servir. Je sortis le téléphone de Leonid de ma poche et le laissai tomber sur le lit, à côté de Lee. — Vous enverrez un texto à Docherty demain matin. Procurez-vous le numéro de téléphone du Cannon House Office Building, à Washington. Appelez le bureau de Sansom et exigez de lui parler en personne. Dites-lui que vous êtes officier de police à New York et que vous vous trouvez avec moi. Dites-lui que nous savons qu’un homme à lui était dans le métro. Puis que nous savons que sa médaille ne lui a pas été donnée pour le fusil VAL. Et que nous en savons encore plus. 49 Theresa Lee prit le téléphone et le tint un instant comme s’il s’agissait de quelque objet rare et précieux. Puis elle le posa sur la table de nuit et me demanda : — Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a autre chose ? — Si on prend le tableau dans son ensemble, il y a forcément autre chose. Sansom a été décoré quatre fois, pas une. C’était un homme d’action, de terrain. Il a dû faire toutes sortes de choses. — Comme quoi ? — Tout ce qu’il y avait à faire. Pour qui avait besoin qu’on le fasse. Pas seulement l’armée. Les Delta étaient prêtés, de temps en temps. À la CIA, à l’occasion. — Pour quoi faire ? — Des interventions clandestines. Des coups. Des assassinats. — Tito est mort en 1980, en Yougoslavie. Vous pensez que c’est Sansom qui l’a liquidé ? — Non, je pense que Tito est tombé malade. Mais je ne serais pas surpris qu’il y ait eu des plans de secours, si jamais il était resté en bonne santé. — Brejnev est mort en 1982, en Union soviétique. Puis Andropov, pas longtemps après. Et enfin Tchernienko… il n’a pas traîné, lui. Une véritable épidémie. — Vous êtes quoi ? Historienne ? — Amateur, oui. Toujours est-il que ça a conduit à Gorbatchev et au progrès. Vous pensez que c’était nous ? Vous pensez que c’était Sansom ? — Possible, dis-je. Je ne sais pas. — De toute façon, rien de tout ça n’a de rapport avec mars 1983 en Afghanistan. — Réfléchissez un peu. Qu’il tombe sur une équipe de snipers en pleine nuit relevait du pur hasard. Croyez-vous qu’on aurait envoyé un as comme Sansom se promener dans les collines, en espérant que tout aille pour le mieux ? Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il serait revenu les mains vides. C’était un risque considérable, pour un bénéfice très problématique. On ne programme pas des missions au petit bonheur la chance. Une mission doit avoir des objectifs précis. — Elles échouent souvent. — Bien sûr. Mais elles ont toujours un objectif réaliste comme point de départ. Plus que de tomber par hasard sur un adversaire, au beau milieu de mille kilomètres carrés de montagnes désertes. Il devait y avoir autre chose. — C’est vague. — Il y a autre chose, répétai-je, et ce n’est pas si vague que ça. Ça fait plusieurs jours que je parle avec des gens. Et j’ai bien écouté. Certains détails ne tiennent pas debout. Les fédéraux qui m’ont montré les dents à Washington, au Watergate, par exemple. Je leur ai demandé ce qui se passait. Leur réaction a été bizarre. C’était comme si le ciel était à deux doigts de tomber. Complètement disproportionnée par rapport à une violation technique du droit de la guerre vieille de vingt-cinq ans. — La géopolitique n’est jamais simple. — Je suis d’accord. Et je suis le premier à admettre que je n’en suis pas le spécialiste. Mais malgré tout, c’était complètement démesuré. — C’est toujours vague. — J’ai aussi parlé avec Sansom. Dans son bureau. Cette histoire paraissait le tracasser sérieusement. Il avait l’air sombre et un peu troublé. — Les élections approchent. — De plus, s’emparer d’une arme secrète, c’était plutôt un bon coup, non ? Il n’y avait pas à en avoir honte. C’est le genre d’action « on y va au culot », comme on disait dans l’armée. Sa réaction, à lui aussi, ne collait pas. — Toujours vague. — Il connaissait le nom du sniper. Grigori Hoth. Par ses plaques militaires. Je me disais qu’il les avait gardées en souvenir. Il m’a dit que non, qu’elles étaient sous clef avec le rapport de mission et tout le reste. Ça relevait du lapsus. Quoi, « tout le reste » ? Qu’est-ce que ça signifiait ? Lee ne dit rien. — Nous avons aussi parlé du sort du sniper et de son guetteur. Sansom m’a dit qu’il n’avait pas de silencieux sur son arme. Autre lapsus, non ? Jamais des Delta ne partiraient pour des incursions clandestines de nuit en territoire ennemi sans armes équipées de silencieux. Ils sont très méticuleux là-dessus. Ce qui me fait penser que l’histoire du VAL est un élément accidentel dans le cadre de quelque chose d’entièrement différent. Je croyais que l’histoire se résumait à la prise du fusil. Mais ce truc-là est comme un iceberg. La plus grande partie est cachée. Lee ne dit rien. — Ensuite, nous avons parlé géopolitique. Sansom voyait un danger, c’est certain. La Russie, la Fédération russe, ou je ne sais comment ils appellent ça aujourd’hui, l’inquiète. Il pense que la situation est instable. Qu’elle deviendrait carrément explosive, si cette partie de l’affaire de la vallée de Korengal sortait au grand jour. Vous avez bien entendu ? Cette « partie » de l’affaire. Troisième lapsus. Cela revenait à reconnaître qu’il y avait autre chose. C’est sorti tel quel, de sa propre bouche. Lee ne réagit pas. Jacob Mark demanda : — Quel genre d’autre chose ? — Je ne sais pas. Mais quoi que ça puisse être, c’est riche en informations. Dès le début, Lila Hoth était à la recherche d’une clef USB. Et les fédéraux sont sûrs qu’il y en a une quelque part. Ils m’ont dit que leur boulot était de retrouver la vraie. La vraie, parce qu’ils ont jeté un coup d’œil à celle que j’avais achetée et ont tout de suite jugé que c’était un leurre. Elle est vide, ont-ils dit, et de toute façon, elle est trop petite. Ça ne vous alerte pas ? Trop « petite » ? On peut en conclure que ce sont de sacrés gros dossiers qui sont en jeu. Des montagnes d’informations. — Sauf que Susan n’avait rien sur elle. — Exact. N’empêche, tout le monde pensait le contraire. — Quel genre d’informations ? — Je n’en ai aucune idée. La seule chose que je sais, c’est que Springfield m’a parlé ici, à New York. Au Sheraton. C’est le responsable de la sécurité de Sansom. Dans un couloir tranquille. Il était sacrément tendu. Il m’a averti de laisser tomber. Il a choisi une métaphore bien précise. Il a dit : « Vous ne pouvez pas prendre le risque de retourner la mauvaise pierre. » — Et alors ? — Qu’est-ce qui se passe quand on retourne la mauvaise pierre ? — Y a des bestioles qui sortent. — Exactement. Présent de l’indicatif. Des bestioles en sortent. Ce n’est pas juste un truc caché là, un truc mort vingt-cinq ans auparavant. Il s’agit de choses qui se tortillent et s’agitent en ce moment même. Des choses encore vivantes aujourd’hui. Je vis Theresa Lee réfléchir. Elle jeta un coup d’œil au téléphone sur la table de nuit. Ses yeux se plissèrent. Elle devait répéter dans sa tête le coup de fil qu’elle donnerait à Sansom le lendemain matin. — Vous ne trouvez pas qu’il s’est montré un peu étourdi ? Trois lapsus de suite ! — Il a été officier Delta pendant presque dix-sept ans, dis-je. — Oui, et donc ? — On ne tient pas dix-sept ans chez les Delta si on est étourdi. — Et donc ? — Il m’a fait l’effet d’être engagé à fond dans ce qu’il faisait. Il tient compte de tout ce qui a un rapport avec sa campagne électorale. Son apparence, ce qu’il dit, sa façon de se déplacer. Le moindre détail a été étudié. — Et donc ? — Donc je ne le crois pas étourdi. — Il a tout de même fait trois lapsus. — Vraiment ? Je n’en suis pas si sûr. Je me demande s’il ne tendait pas plutôt des pièges. Il connaît mes états de service. J’étais un bon flic militaire, et très proche de sa génération. Je crois qu’il cherche de l’aide, qu’il la cherche là où il peut en trouver. — Vous pensez qu’il vous recrutait ? — Possible. Je me dis qu’il a laissé tomber quelques miettes pour voir si j’allais suivre la piste. — Parce que ? — Parce qu’il veut refermer le couvercle et ne sait pas trop qui peut le faire pour lui. — Il ne fait pas confiance aux types du ministère de la Défense ? — Vous leur feriez confiance, vous, à ces gars-là ? — Ce n’est pas mon univers. Et vous ? — Je me sens aussi loin d’eux que je peux cracher. — Il n’a pas confiance en Springfield ? — À la vie à la mort. Mais Springfield, c’est juste un type tout seul. Et Sansom a un gros problème. Alors il s’est dit que puisqu’il y avait quelqu’un d’autre dans la combine, il pouvait aussi bien le garder dans le coup. Plus on est de fous, plus on rit. — Il ne peut pas faire autrement que nous aider, alors. — Pas exactement. Ses pouvoirs sont strictement limités. Mais il pourrait être enclin à le faire. Raison pour laquelle il faut que vous l’appeliez. — Pourquoi ne pas le faire vous-même ? — Parce que je ne serai pas ici demain matin, à l’heure d’ouverture des bureaux. — Ah bon ? — Nous nous retrouverons à 10 heures, au Madison Square Park. À deux rues d’ici. Soyez prudents en vous rendant là-bas. — Où allez-vous ? — Je sors. — Pour quoi faire ? — Chercher Lila Hoth. — Vous ne la trouverez pas. — Probablement. Mais elle a une équipe à elle. Eux me trouveront peut-être. Je suis sûr qu’ils sont à ma recherche. Et ils ont ma photo. — Vous allez jouer le rôle d’appât ? — Du moment que ça marche. — Je suis certaine que les flics vous recherchent, eux aussi. Et le ministère de la Défense, et le FBI. Sans parler de gens dont nous n’avons peut-être jamais entendu parler. — La nuit va être agitée. — Faites attention, OK ? — Toujours. — Quand partez-vous ? — Maintenant. 50 New York. Une heure du matin. Le pire et le meilleur endroit du monde où être traqué. Il faisait encore chaud dans les rues. Il y avait peu de circulation. Je pouvais compter des intervalles de dix secondes bien tassées entre le passage de deux voitures dans Madison. Il y avait encore du monde. Des gens dormaient dans des coins de porte ou sur des bancs. Certains marchaient, avec un but, ou sans. Je pris l’option sans. Empruntant la 30e Rue, je traversai Park Avenue et arrivai dans Lexington. Je n’ai jamais été formé à l’art de rester invisible. On prend des gabarits plus petits pour ça. Des gens de taille normale. Il suffit de me regarder une fois pour y renoncer. On se dit que quelqu’un qui a ma stature sera toujours facile à repérer. Mais je m’en arrange. Je me suis enseigné quelques trucs. Certaines techniques paraissent aller à l’encontre de la logique. La nuit, c’est plus facile que le jour, parce qu’il y a moins de monde. Quand l’endroit est presque désert, on me remarque moins, et non davantage. Parce que quand on me cherche, on cherche un grand costaud. Et on juge plus facilement de la taille quand on peut faire la comparaison avec les gens autour. Au milieu de cinquante civils, je me retrouve pratiquement la tête et les épaules au-dessus de tout le monde. Quand je suis tout seul, c’est moins évident. Il manque un étalon. Les gens ont du mal à évaluer la hauteur d’un truc isolé. Les témoignages oculaires nous le disent. Provoquez un incident, demandez aux gens leur première impression, et on vous décrira le même type comme petit, moyen ou très grand. Les gens voient, mais ne regardent pas. Sauf ceux qui ont appris à regarder. C’est aux voitures que je prêtai la plus grande attention. La seule manière de retrouver quelqu’un dans New York est de patrouiller les rues en voiture. La ville est tout simplement trop vaste pour qu’on puisse procéder autrement. Les voitures bleu et blanc de la police étaient faciles à repérer. Leur galerie de gyrophares leur donne une silhouette aisément reconnaissable, même de loin. Chaque fois que j’en voyais une, je me jetais dans la première entrée d’immeuble venue et m’allongeai. Juste un sans domicile de plus. J’aurais été peu convaincant en hiver – je n’étais pas enfoui sous une montagne de vieilles couvertures. Mais il faisait encore chaud. Les vrais sans-domicile étaient encore en tee-shirt. Les véhicules banalisés de la police étaient plus difficiles à repérer. Leur silhouette est par définition la même que celle de la voiture de monsieur Tout-le-Monde. Mais la politique locale et les contraintes budgétaires restreignent le choix à une poignée de marques et de modèles. Et la plupart des véhicules privés sont mal entretenus. Ils sont sales, effondrés sur leurs amortisseurs, cabossés. Sauf les banalisés de la police fédérale. Mêmes marques, mêmes modèles, mais la plupart du temps récents, propres, polis, cirés. Tout à fait faciles à repérer, mais pas à distinguer des véhicules de grande remise. Les sociétés de location de limousines utilisent certaines de ces marques et quelques-uns de ces modèles. Les Crown Vic, les Mercury de même catégorie. Et les chauffeurs briquent régulièrement leur voiture. Je me retrouvai plus d’une fois à l’horizontale dans une entrée de porte juste pour en voir passer une avec la plaque T&LC. « Taxi and Limousine Commission. » Ce qui aurait été frustrant, si je ne m’étais pas rappelé les faux taxis de l’escouade antiterroriste du NYPD dont m’avait parlé Theresa Lee. Après quoi, j’avais penché du côté de la prudence. Je partais du principe que l’équipe de Lila Hoth disposerait de voitures de location. Hertz, Avis, Enterprise ou une des nouvelles boîtes en vigueur. Là encore, une poignée de marques et de modèles, pour l’essentiel des tas de boue américains, mais neufs, propres et bien entretenus. Je vis plein de véhicules correspondant à cette description, plein qui n’y correspondaient pas. Je pris toutes les précautions raisonnables pour ne pas me retrouver sur le chemin de ceux de la police et fis tous les efforts raisonnables pour me laisser voir par les gens de Lila Hoth. L’heure tardive m’aidait. Elle simplifiait les choses. Elle faisait le tri dans la population : les passants innocents étaient pour la plupart chez eux, dans leur lit. Je marchai une demi-heure sans qu’il se passe quoi que ce soit. Jusqu’à 1 h 30. Jusqu’à ce que je retrouve le carrefour de la 22e Rue et de Broadway. 51 Le hasard fit que je revis la fille au terrier. Elle marchait dans Broadway en direction de la 22e Rue. Son petit clébard pissait sur certains lampadaires et ignorait les autres. Je les croisai, le chien me vit et aboya. Je me tournai pour l’assurer que je ne constituais en rien un danger pour lui, et aperçus alors, du coin de l’œil, une Crown Vic noire qui franchissait les feux, au croisement de la 23e Rue. Impeccable, brillante, ses antennes éclairées par le véhicule qui la suivait à une trentaine de mètres. Elle ralentit pour rouler au pas. Broadway est particulièrement large à cet endroit. Six voies, en sens unique vers le sud, divisées après les feux rouges par un petit refuge pour piétons au milieu. Je me trouvais sur le trottoir de gauche. À côté de moi, un immeuble d’appartements. Au-delà, des boutiques. À ma droite, séparé par les six voies, le Flatiron Building1. Et au-delà, d’autres boutiques. Et droit devant, une bouche de métro. La Crown Vic s’arrêta dans la deuxième des six voies. La voiture qui la suivait la doubla et, à la lueur des phares, je vis la silhouette de deux hommes à l’avant de la Crown Vic. Ils ne bougeaient pas. Ils examinaient peut-être une photo, ou appelaient pour demander des instructions ou des renforts. Je m’assis sur un muret de brique qui entourait une zone plantée devant l’immeuble d’appartements. La bouche de métro était à trois mètres. La Crown Vic ne bougea pas. Côté sud, le trottoir de Broadway devenait plus large. En béton le long des magasins, il comportait une longue grille d’aération du métro côté rue. La bouche de métro près de laquelle je me trouvais n’était qu’un escalier étroit. Le côté sud de la station de la 23e Rue. Par où transitaient les lignes R, N et W. Direction, le nord de la ville. Je pariai qu’il s’agissait d’une entrée de sécurité avec tourniquet allant jusqu’au plafond. Sans monnayeur. Mais qui promettait quelque chose de bien plus important. La vie, la liberté et la recherche du bonheur2. J’attendis. Les types de la voiture ne bougèrent pas. À 1 h 30, cela faisait un bon moment que le métro fonctionnait en horaire de nuit. Les rames passaient toutes les vingt minutes. Aucun grondement ne montait du sous-sol. Aucun souffle d’air ne provenait de la grille. Les débris dont elle était jonchée ne frémissaient même pas. Les roues avant de la Crown Vic pivotèrent. J’entendis le sifflement de la direction assistée et le couinement des pneus sur la chaussée. La voiture fit un demi-tour serré, franchit les quatre voies et, après avoir redressé, vint se ranger le long du trottoir, à ma hauteur. Les deux types restèrent à l’intérieur. J’attendis. Des fédéraux, à coup sûr. Dans une de leurs voitures. Le modèle courant, pas le modèle Police Interceptor. Peinture noire, enjoliveurs en plastique. Il n’y avait pas beaucoup de monde, mais le trottoir était loin d’être désert. Des gens rentraient chez eux, seuls, en pressant le pas, ou marchaient plus lentement en couples. Il y a des boîtes dans les rues adjacentes, non loin de là. On le voyait aux petits groupes de personnes à la mine ahurie qui en surgissaient de temps en temps et se démanchaient le cou pour attirer l’attention d’un taxi en maraude. Les types dans la voiture finirent par bouger. L’un se pencha à gauche, l’autre à droite, comme font les gens quand ils cherchent en même temps la poignée de la portière. Je jetai un coup d’œil à la grille d’aération du métro, une quarantaine de mètres plus loin. Rien à faire. Pas un souffle d’air. Détritus stationnaires. Les deux types descendirent de voiture. Tous les deux en costume sombre. Leurs vestons étaient froissés dans le bas du dos, à force de rester assis. Le passager fit le tour de la voiture et vint se placer à côté de son collègue, dans le caniveau, près du capot de la Crown Vic. Exactement à ma hauteur et à environ six, sept mètres de moi. Ils avaient déjà accroché leur badge à leur poche de poitrine. FBI, sans doute, mais je n’étais pas assez près pour en être certain. Pour moi, tous ces badges civils se ressemblent. Le passager lança : « Agents fédéraux », comme si c’était nécessaire. Je ne réagis pas. Ils restèrent dans le caniveau. Ne mirent pas un pied sur le trottoir. Mécanisme de défense inconscient, sans doute. Le rebord du trottoir constituait un minuscule rempart. Il n’offrait aucune protection réelle, mais une fois qu’ils l’auraient franchi, les dés seraient jetés. Ils seraient obligés d’agir, et ils ne savaient pas comment les choses tourneraient. La grille du métro était toujours silencieuse. Le passager reprit la parole. — Jack Reacher ? Je ne répondis pas. Quand il n’y a rien d’autre à faire, faire le con. — Ne bougez pas d’où vous êtes, dit le conducteur. Mes chaussures en caoutchouc étaient beaucoup moins serrées et fermes que ce à quoi je suis habitué. Malgré ça, je sentis les premières vibrations du métro sous ma voûte plantaire. Une rame, qui arrivait soit de la station de la 28e Rue, soit de celle de la 14e. Une chance sur deux. Une rame pour le bas de la ville, c’était mauvais pour moi. Je n’étais pas du bon côté de Broadway. Une rame pour le nord, voilà ce que je voulais. Je regardai la grille d’aération. Les débris ne bougeaient toujours pas. — Laissez vos mains bien en vue, me lança le passager. Je mis une main dans une poche. En partie pour localiser mon passe de métro, en partie pour voir ce qu’ils allaient faire. Je savais que dans leur formation à Quantico, on met beaucoup l’accent sur la sécurité du public. Les agents ont pour instruction de ne sortir leur arme que dans des situations d’extrême urgence. Nombreux sont ceux qui ne la tirent jamais, entre le jour où ils sont titularisés et celui de leur retraite. Même pas une fois. Il y avait des gens innocents tout autour de moi. Le hall d’entrée de l’immeuble d’appartements juste dans mon dos. Champ de tir haut et dégagé, superbe, mais plein de tragédies collatérales possibles. Les passants, les voitures, les bébés endormis dans les appartements du rez-de-chaussée. Les deux agents sortirent leur arme. Deux mouvements identiques. Deux armes identiques. Des pistolets Glock sortis prestement et joliment de leur étui, sous les vestes. Les deux types étaient droitiers. — Ne bougez pas, dit le passager. Loin sur ma gauche, les détritus commencèrent à frémir sur la grille. Un train venant du bas de la ville. L’air qu’il poussait devant lui devenait de plus en plus comprimé, trouvait une issue. Je me levai, contournai la rampe pour m’engager dans l’escalier. Ni vite, ni lentement. Une marche à la fois. J’entendis les agents s’élancer derrière moi. Des semelles dures sur le béton. Ils étaient mieux chaussés que moi. Je retournai ma Metrocard dans ma poche, la sortis et la présentai dans le bon sens. Le système de contrôle était placé en hauteur. Les barreaux allaient jusqu’au plafond, comme dans une cellule de prison. Il y avait deux tourniquets, un à gauche, un à droite. Étroits tous les deux et allant jusqu’au plafond. La surveillance n’était pas nécessaire. Pas de guichet. Je glissai ma carte, la dernière validation déclencha le signal vert et je m’engageai dans le tourniquet. Derrière moi, les agents se figèrent. S’il y avait eu un tourniquet ordinaire, ils l’auraient franchi d’un bond et se seraient expliqués ensuite. Mais une entrée haute sécurité rendait l’option caduque. Et ils n’avaient pas de Metrocard sur eux. Sans doute habitaient-ils Long Island et venaient-ils au travail en voiture. Passaient la journée au bureau ou dans un véhicule de patrouille. Ils restèrent plantés derrière les barreaux, impuissants. Lancer des menaces ou tenter de négocier n’aurait servi à rien. J’avais bien chronométré mon coup. Le bouchon d’air arrivait déjà dans la station, soulevant la poussière et faisant rouler des gobelets en carton vides. Les trois premières voitures se présentaient déjà à la sortie de la courbe. Avec des aboiements et des grincements, la rame s’arrêta et je montai sans même ralentir mon pas. Les portes se refermèrent, le train repartit et la dernière vision que j’eus des agents fut leurs silhouettes immobiles derrière les tourniquets, le pistolet le long du corps. 1 Immeuble dit du « fer à repasser », auquel il ressemble. 2 Citation tirée du préambule de la Constitution des États-Unis. 52 J’étais monté dans une rame de la ligne R. Elle suit Broadway jusqu’à Times Square, puis se redresse un peu jusqu’au croisement de la 57e Rue et de la Septième Avenue, s’arrête aux stations 59e Rue-Cinquième Avenue, puis 60e Rue-Lexington Avenue, avant de passer sous le fleuve et d’entrer dans le Queens. Je ne voulais pas aller dans le Queens. Le quartier est très bien, aucun doute, mais n’a rien d’excitant de nuit, et je sentais viscéralement que l’action se déroulait ailleurs. Dans Manhattan, en tout cas. Et probablement dans l’East Side, pas très loin de la 57e Rue. Le séjour de Lila Hoth au Four Seasons faisait partie d’une mise en scène. Son vrai repaire devait donc se trouver à proximité, j’en étais presque certain. Peut-être pas mitoyen, mais à une distance confortable. Et son vrai repaire était une maison, pas un appartement ni un autre hôtel. Parce qu’elle avait une équipe avec elle, et ses gens devaient pouvoir entrer et sortir sans attirer l’attention. On trouve beaucoup de maisons de ville dans la partie est de Manhattan. Je ne descendis pas à Times Square. Beaucoup de gens montèrent. Pendant la minute qu’il nous fallut pour atteindre la 49e Rue, il y eut vingt-sept personnes à bord. Cinq d’entre elles descendirent à la 49e, et le nombre des passagers commença à décliner. Je descendis à la station 59e Rue-Cinquième Avenue. Mais n’en sortis pas. Je restai sur le quai et regardai la rame repartir sans moi. Puis je m’assis sur un banc et attendis. Je calculai que les agents qui avaient tenté de m’intercepter devaient avoir envoyé un message radio. Que les flics devaient débarquer dans les stations de la ligne R en une longue cascade, les unes après les autres. Je me les représentais assis dans leurs voitures ou debout sur le trottoir, évaluant le moment où le métro allait arriver, se tendant, puis se détendant lorsqu’ils supposaient que j’étais passé sous eux et continuais mon chemin. Je les imaginais patienter cinq minutes, puis laisser tomber. Voilà pourquoi j’attendis. Dix minutes entières. Puis je partis. En sortant de terre, je ne trouvai personne à l’arrivée. J’étais seul à un carrefour désert, juste en face du vieil hôtel Plaza tout éclairé, le parc tout noir dans le dos. Je n’étais qu’à quelques centaines de mètres du Four Seasons. Et à exactement trois rues à l’ouest de l’endroit où Susan Mark aurait dû sortir du métro au début de cette histoire. Je compris à ce moment-là que la destination de Susan Mark n’avait jamais été le Four Seasons. Pas en étant habillée en noir et prête à se battre. Impossible de se battre dans le hall ou les couloirs d’un hôtel, ou dans une suite. On ne tire aucun avantage à être habillé en noir dans des lieux bien éclairés. Susan devait donc vouloir se rendre ailleurs. Directement au repaire secret, sans doute, et celui-ci devait se trouver dans quelque rue sombre et à l’écart. Mais toujours dans le carré de soixante-dix-huit blocs, entre les 42e et 59e Rues et les Cinquième et Troisième Avenues. Et plus vraisemblablement dans la partie nord, étant donné la nature du quartier. Soit à gauche, soit à droite. L’un des deux sous-carrés du grand carré, peut-être. Lesquels contenaient quoi ? Environ deux millions de choses différentes. Ce qui était quatre fois mieux que huit millions de choses différentes, mais pas mieux au point de me faire bondir de joie. Au lieu de ça, je me dirigeai vers l’est et la Cinquième Avenue, reprenant mes déplacements au hasard, surveillant les véhicules, me fondant dans les ombres. Il y avait beaucoup moins de sans-domicile dans ce secteur, et je craignais que m’allonger dans les entrées d’immeuble ne relève de la provocation. Je surveillai donc attentivement la circulation, prêt à m’enfuir ou à me battre, selon qui me trouverait le premier. Je traversai Madison Avenue et pris la direction de Park. Je me trouvais à présent directement derrière le Four Seasons, situé deux rues au sud. La rue était calme. Quartier commerçant, boutiques chics, toutes fermées. Je tournai au sud dans Park. Puis dans la 58e, de nouveau vers l’est. Je ne vis pas grand-chose. Un certain nombre de maisons individuelles, mais qui se ressemblaient toutes. Façades sombres en pierre, quatre ou cinq étages, fenêtres à barreaux au rez-de-chaussée, à volets dans les étages, pas de lumières. Certaines étaient des consulats de petites nations. D’autres, le siège social d’associations charitables ou de petites entreprises. Quelques-unes, après avoir été divisées en appartements, étaient devenues résidentielles. Les dernières étaient sans conteste familiales, mais tout le monde paraissait dormir du sommeil du juste derrière ses portes barricadées. Je traversai Park, direction Lexington. Devant moi, Sutton Place. Coin calme, très résidentiel. Surtout des appartements, mais quelques maisons. Historiquement, ce quartier était plus centré sur le sud et l’est, mais des promoteurs optimistes avaient repoussé ses frontières nord et surtout ouest jusqu’à la Troisième Avenue. Nouvelles limites parfaitement banales. Territoire idéal pour une planque. Et je poursuivis ma déambulation, nord, sud, 58e, 57e, 56e Rues, Lexington, Troisième Avenue, Deuxième Avenue. Je quadrillai tout le secteur. Rien ne me sauta au visage. Et personne ne me sauta dessus. Je vis des tas de voitures, mais toutes fonçaient joyeusement d’un point vers un autre. Aucune ne roulait au ralenti avec les hésitations caractéristiques du conducteur qui parcourt en même temps les trottoirs des yeux. Je vis aussi plein de gens – de loin, pour la plupart – n’ayant rien à se reprocher. Promeneurs de chien insomniaques, personnel médical rentrant chez lui après son service dans les hôpitaux de l’East Side, éboueurs, concierges des immeubles d’appartements prenant le frais. L’une des personnes qui promenaient leur chien passa près de moi. Le chien était un vieux bâtard au poil gris et la personne une vieille dame d’au moins quatre-vingts ans. Coiffée, soigneusement maquillée. Elle portait une robe d’été démodée à laquelle il ne manquait que des gants montant jusqu’aux coudes pour que la tenue soit complète. Le chien s’arrêta, m’adressa un regard mélancolique et la vieille dame considéra que les présentations étaient faites. — Bonsoir, me dit-elle. Il était presque 3 heures et donc, techniquement, nous étions le matin. Je ne voulais cependant pas avoir l’air de me formaliser. Je répondis donc juste : — Hello. — Saviez-vous que ce mot est d’invention récente ? me demanda-t-elle. — Quel mot ? — « Hello. » On n’a commencé à s’en servir pour saluer qu’après l’invention du téléphone. Les gens avaient l’impression qu’il fallait dire quelque chose quand ils décrochaient. C’était une déformation d’un ancien terme, « halloo ». Lequel exprimait en réalité la surprise, le choc. On tombait sur quelque chose d’inattendu et on s’exclamait « halloo ! ». Les gens sursautaient peut-être à cause de la stridence de la sonnerie. — Oui, dis-je, c’est bien possible. — Vous avez le téléphone ? — Il m’est arrivé de m’en servir, répondis-je. Et j’en ai entendu sonner, c’est sûr. — Ne trouvez-vous pas que ces sonneries sont dérangeantes ? — J’ai toujours supposé que c’était le but recherché. — Eh bien, au revoir, dit la vieille dame. Bavarder avec vous fut très agréable. Il n’y a qu’à New York, pensai-je. La vieille dame s’éloigna, son vieux chien trottinant à ses côtés. Je la suivis des yeux. Elle s’engagea dans la Deuxième Avenue et je la perdis de vue. Je me tournai pour repartir dans l’autre sens. Mais quelques mètres devant moi, une Chevrolet Impala couleur bronze s’arrêta brutalement près du trottoir et Leonid en descendit par l’arrière. 53 Il resta sur le bord du trottoir tandis que la voiture repartait pour s’arrêter quelques mètres derrière moi. Le conducteur descendit. Mouvements habiles. J’étais coincé sur le trottoir avec un type devant et un autre derrière. Leonid était toujours le même, mais différent. Toujours grand, toujours mince, toujours chauve, mis à part le court chaume roux de ses joues, mais habillé de vêtements normaux et n’ayant plus son air endormi. Il portait des chaussures noires, un pantalon en maille noire et un sweat-shirt à capuche noir. Il paraissait bien vivant, sur le qui-vive et très dangereux. Une dégaine de gangster. Plus du tout celle d’un castagneur occasionnel ou d’un voyou. L’allure d’un professionnel. Entraîné, expérimenté. L’allure d’un ancien militaire. J’allai m’adosser contre l’immeuble devant lequel je me trouvais de manière à voir les deux hommes en même temps. Leonid à ma gauche, l’autre à ma droite. Petit et trapu, ce dernier devait avoir trente ans et quelques. Son physique faisait davantage penser au Moyen-Orient qu’à l’Europe de l’Est. Cheveux foncés, pas de cou. Pas énorme. Comme Leonid, mais l’air d’avoir été comprimé verticalement et donc de s’être développé en largeur. Habillé dans le même style que Leonid, en survêtement noir bon marché. Je regardai le pantalon de maille et un terme me vint à l’esprit. Et ce terme était : « jetable ». Le type fit un pas dans ma direction. Leonid aussi. Deux possibilités, comme d’habitude. Fuir ou se battre. Nous étions sur le trottoir sud de la 56e Rue. J’aurais pu foncer vers la chaussée et essayer de leur échapper. Mais Leonid et son pote étaient probablement plus rapides que moi. Loi des moyennes. La plupart des gens sont plus rapides que moi. La vieille dame en robe d’été était probablement plus rapide que moi. Son vieux toutou mélancolique était probablement plus rapide que moi. D’autant que si tenter de fuir était déjà peu glorieux, tenter de fuir et se faire rattraper sur-le-champ était totalement déshonorant. Je restai donc où j’étais. À ma gauche, Leonid se rapprocha d’un pas. À ma droite, le petit trapu en fit autant. Si l’armée ne m’avait pas appris grand-chose dans l’art de se rendre invisible, elle s’était rattrapée en m’apprenant beaucoup sur l’art de se battre. On m’avait jeté un coup d’œil et envoyé directement en salle de gym. J’étais comme beaucoup de fils de militaires. Nous avions tous des itinéraires bizarres. Nous avions vécu partout dans le monde. Une partie de notre culture consistait à apprendre des gens du pays. Mais ni l’histoire, ni la langue, ni les problèmes politiques. D’eux, nous apprenions à nous battre. Leurs techniques préférées. Les arts martiaux d’Extrême-Orient, la bagarre de rue des endroits les plus sordides d’Europe, le maniement des lames, des pierres et des bouteilles des lieux les plus sordides des États-Unis. À douze ans, nous avions tous ramené ça à une espèce de férocité composite et sans inhibitions. En particulier sans inhibitions. Nous avions appris que les inhibitions font mal, et plus vite que tout le reste. Just do it, telle était notre devise bien avant que Nike ne commence à fabriquer des chaussures. Ceux d’entre nous qui s’engageaient étaient identifiés, formés, se voyaient offrir des études et, après ce tri, nous nous retrouvions. On se prenait pour des durs à douze ans. À dix-huit, on se croyait imbattables. Nous ne l’étions pas, mais de peu, à l’âge de vingt-cinq ans. Leonid fit un autre pas. L’autre type aussi. Je regardai Leonid et Leonid avait un coup-de-poing américain. L’autre type aussi. Ils les avaient enfilés, vite et sans problème. Leonid fit un pas de côté. L’autre aussi. Ils affinaient leurs angles d’attaque. J’étais adossé à un bâtiment et me retrouvais donc avec un espace dégagé de cent quatre-vingts degrés devant moi. Chacun d’eux voulait disposer de quarante-cinq degrés à gauche et d’autant à droite. De cette façon, si je tentais de m’élancer, toutes les issues éventuelles seraient également contrôlées. Comme deux joueurs de tennis en double. Longue pratique, soutien mutuel, compréhension instinctive. Ils étaient tous les deux droitiers. La première règle, lorsqu’on affronte des coups-de-poing américains : ne pas être touché. Et en particulier, pas à la tête. Mais même des coups aux bras ou dans les côtes peuvent provoquer des fractures ou paralyser les muscles. La meilleure façon de ne pas être touché est de sortir une arme à feu et de tirer sur son adversaire quand il est à environ trois, quatre mètres. Assez près pour ne pas le manquer, assez loin pour ne pas être soi-même touché. Jeu, set et match. Je n’avais pas cette possibilité. J’étais sans arme. La deuxième meilleure façon est soit de maintenir son adversaire à distance, soit de lui rentrer dedans. De loin, il peut balancer son coup-de-poing toute la nuit sans jamais vous atteindre. De trop près, il n’a aucun recul. Pour le garder à bonne distance, exploiter l’allonge de son bras ou la vitesse de ses pieds. L’allonge de mon bras est spectaculaire. J’ai de très longs bras. Le gorille dos argenté a l’air d’avoir des moignons à côté de moi. Les instructeurs de l’armée n’arrêtaient pas de faire des jeux de mots sur mon nom à cause d’eux1. Mais je faisais face à deux hommes et craignais de ne pouvoir ajouter les coups de pied à mon arsenal. Pour commencer, mes chaussures étaient nulles. Des sabots de jardinage en caoutchouc. Dans lesquels mes pieds flottaient. Je les perdrais. Et un coup de pied sans chaussures, c’est la fracture garantie. Les pieds sont encore plus fragiles que les mains. Sauf dans les écoles de karaté, où il y a des règles. Il n’y en a aucune dans la rue. En second lieu, quand on n’a plus qu’un pied au sol, on est dans un équilibre instable et potentiellement vulnérable. On se retrouve par terre et on est mort. Je l’avais vu arriver. Je l’avais fait arriver. Je m’appuyai du talon droit contre le mur, derrière moi. J’attendis. Je me dis qu’ils allaient attaquer simultanément. D’un même élan, séparés par un angle de quatre-vingt-dix degrés. Qu’ils fondraient sur moi, plus ou moins de concert. La bonne nouvelle était qu’ils n’essaieraient pas de me tuer. Lila Hoth avait dû le leur interdire. Elle voulait quelque chose de moi, et les cadavres n’ont rien à offrir. La mauvaise nouvelle : il y a mille blessures graves qui ne sont pas fatales. J’attendis. Leonid prit la parole. — Tu n’es pas obligé de te faire cogner, tu sais. Il suffit d’accepter de venir avec nous pour parler avec Lila. Son anglais était un peu moins classe que celui de Lila, son accent plus rude. Mais il savait tous les mots qu’il faut. — Pour aller où ? demandai-je. — Tu sais que je ne peux pas le dire. Il faudra mettre un bandeau. — Je passe mon tour pour le bandeau. Mais vous non plus, vous n’êtes pas obligés de vous faire cogner. Vous n’avez qu’à repartir et dire à Lila que vous ne m’avez pas vu. — Mais ça ne serait pas vrai. — Ne sois pas esclave de la vérité, Leonid. La vérité blesse, des fois. Il arrive même qu’elle morde les fesses. L’inconvénient d’une attaque concertée par deux adversaires est, pour eux, qu’ils doivent se communiquer un signal de départ. Il peut s’agir d’un coup d’œil ou d’un mouvement de tête, mais il y en a toujours un. Une fraction de seconde de mise en garde. Apparemment, le chef était Leonid. C’est en général le cas du premier qui parle. C’était donc lui qui allait donner le signal. J’observai très attentivement ses yeux. — Tu es en colère à cause de ce qui est arrivé à la gare ? lui demandai-je. Il fit non de la tête. — Je t’ai laissé me frapper. C’était nécessaire. Lila l’avait dit. J’observai ses yeux. — Parle-moi de Lila. — Qu’est-ce que tu veux savoir ? — Je veux savoir qui c’est. — Viens avec nous. Tu lui demanderas. — C’est à toi que je le demande. — C’est une femme qui a un boulot à faire. — Quel genre de boulot ? — Viens avec nous, tu lui demanderas. — C’est à toi que je le demande. — Un boulot important. Un boulot nécessaire. — Qui implique quoi ? — Viens avec nous, tu lui demanderas. — C’est à toi que je le demande. Pas de réponse. Fin de la conversation. Je les sentis se tendre. Je regardai le visage de Leonid. Je vis ses yeux s’agrandir et sa tête se baisser en un minuscule salut. Ils se jetèrent sur moi ensemble. Je poussai du pied contre le mur, mis les deux poings sur ma poitrine, coudes écartés comme des ailes d’avion et chargeai avec autant de vigueur qu’eux-mêmes. Nous nous rencontrâmes au point d’intersection d’un triangle imaginaire qui se serait effondré sur lui-même, et mes coudes les atteignirent tous les deux en pleine figure. À ma droite, je sentis sauter les dents d’en haut du petit trapu et, à ma gauche, le bas de la mâchoire de Leonid se déboîter. Impact = masse par vitesse au carré. J’avais de la masse à revendre, mais des chaussures comme des éponges et les pieds moites à cause de la chaleur ; du coup ma vitesse n’était pas ce qu’elle aurait pu être. Ce qui réduisit un peu l’impact. Si bien qu’ils restèrent tous les deux debout. Si bien qu’il me restait à terminer le boulot. Je fis immédiatement volte-face et assommai le petit trapu d’un énorme coup de poing à l’oreille. Style, nul. Zéro finesse. Rien qu’un méchant coup de poing. Son oreille s’aplatit contre sa tête et amortit partiellement le choc, mais il en restait suffisamment pour lui enfoncer les cartilages jusque dans la boîte crânienne. Son cou craqua, son autre oreille allant aussitôt s’écraser contre son épaule. Mais déjà, je pivotais dans mes chaussures de merde et enfonçais de toutes mes forces le coude dans le ventre de Leonid. Au même endroit qu’à Penn Station, mais dix fois plus fort. Tout juste si ses vertèbres ne lui sortirent pas du dos. Et me servis du rebond pour sauter de l’autre côté et revenir au trapu. Plié en deux, l’air d’attendre d’être compté debout jusqu’à dix. Je lui flanquai un droit dans les reins. Ce qui le redressa et le fit se retourner vers moi. Je pliai les genoux et, cette fois, ce fut entre ses deux yeux que je cognai. Explosif. Les derniers os entiers qui lui restaient se rompirent et il s’effondra comme un sac. Leonid me donna une tape sur l’épaule avec son poing américain. Il pensait m’avoir porté un sacré coup, mais dans l’état où il était, une petite tape était tout ce qu’il avait pu faire. Je pris mon temps pour armer mon bras, bien viser et le faire dégringoler d’un uppercut à la mâchoire. Mâchoire qu’avait déjà cassée mon coude. Qui se trouva donc encore un peu plus cassée. Des fragments d’os et de chair furent projetés en un arc rouge paresseux, bien visibles dans l’éclairage de la rue. Des dents, à première vue, et peut-être un bout de sa langue. J’étais un peu secoué. Comme toujours. L’excès d’adrénaline me tétanisait. L’adrénaline est une salope qui travaille lentement. Après quoi, elle surcompense. Trop et trop tard. Il me fallut dix secondes pour reprendre ma respiration. Dix de plus pour me calmer. Puis je traînai les deux types sur le trottoir et les adossai au mur contre lequel je m’étais tenu. Leurs sweat-shirts à capuche s’étirèrent de un mètre dans la manœuvre. De la camelote. Jetables, au cas où ils auraient été imbibés de mon sang. J’installai mes deux zozos de manière à ce qu’ils ne tombent pas et ne s’étouffent pas, et leur disloquai le coude droit. Ils étaient tous les deux droitiers et il y avait une chance que je les revoie. Raison pour laquelle je les voulais hors de combat. Dégâts non permanents. Trois semaines de plâtre et ils seraient comme neufs. Ils avaient chacun un téléphone portable dans la poche. Je les pris. Ma photo était sur les deux. L’historique des appels passés était vide. Ils n’avaient rien d’autre sur eux. Pas d’argent. Pas de clefs. Aucune preuve matérielle. Rien pour indiquer d’où ils venaient. Et il était peu vraisemblable qu’ils soient en situation de me le dire rapidement. Je les avais frappés trop fort. Ils étaient assommés, pour le coup. Et même quand ils se réveilleraient, rien ne garantissait qu’ils se rappellent quoi que ce soit. Peut-être même pas leur nom. Les commotions cérébrales ont des effets imprévisibles. Ce n’est pas pour s’amuser que les urgentistes demandent aux victimes de commotion quel jour on est et qui est président. Aucun regret de ma part. Je préférais en avoir trop fait question sécurité. Les types qui pensent aux conséquences désastreuses d’une bagarre avant de s’y lancer partent perdants. Donc, aucun regret. Mais aucun bénéfice net non plus. Ce qui était frustrant. Jusqu’à leurs coups-de-poing américains qui se révélèrent beaucoup trop petits pour mes articulations quand je voulus les essayer. Je les balançai dans une bouche d’égout, à quelques mètres de là. Leur voiture tournait toujours au ralenti le long du trottoir. Elle avait des plaques de New York. Pas de GPS. Autrement dit, pas de mémoire numérique avec une base de départ. Dans un vide-poche, je trouvai un contrat de location à un nom qui ne me disait absolument rien, ainsi qu’une adresse à Londres qui était probablement fausse. Dans la boîte à gants, outre le manuel d’instructions du véhicule, il y avait un carnet de notes à spirale et un stylo à bille. Le carnet était vierge. Je pris le stylo, revins vers les deux types et retins la tête de Leonid fermement de la main gauche. J’écrivis sur son front, en grandes lettres, en enfonçant fortement la pointe du stylo et en repassant dans chacune pour que ce soit bien lisible : Lila appelle-moi. Puis je leur piquai leur voiture et m’éloignai. 1 Reach : extension, allonge. 54 Je m’engageai dans la Deuxième Avenue, direction sud, tournai dans la 50e Rue Est et roulai jusqu’au bout pour laisser la voiture devant une borne de pompiers, à une courte distance de la voie rapide FDR. J’espérais que les types du 17e la trouveraient, se montreraient soupçonneux et la passeraient au peigne fin. On peut toujours jeter des vêtements. Les voitures, ce n’est pas aussi facile. Si les gorilles de Lila avaient utilisé l’Impala après le massacre au marteau, ils devaient avoir laissé des traces à l’intérieur. Je ne distinguai rien de particulier à l’œil nu, mais la police scientifique ne compte pas que sur la vision humaine. J’essuyai le volant, le levier de vitesses et les poignées de portière avec un pan de ma chemise. Puis je laissai tomber les clefs dans une grille d’égout, retournai à pied à la Deuxième Avenue et attendis, dans l’ombre, de voir arriver un taxi. Il y avait un flot régulier de voitures et chacune était éclairée par les phares de celle qui la suivait. Je pouvais voir combien de personnes se trouvaient dans chaque véhicule. Je n’avais pas oublié l’information donnée par Theresa Lee : des faux taxis patrouillant entre les Dixième et Deuxième Avenues, un type à l’avant, deux à l’arrière. J’attendis de voir un taxi où il n’y avait que le conducteur et m’avançai pour le héler. Le chauffeur, un sikh, portait un turban, avait une grande barbe et parlait trois mots d’anglais. Pas un flic. Il m’amena jusqu’à Union Square, où je descendis. Là, je m’assis sur un banc et regardai les rats. Union Square est le meilleur endroit de la ville où les observer. De jour, le service des Parcs et Jardins balance des fertilisants à base d’os et de sang sur les parterres de fleurs. De nuit, les rats viennent festoyer. À 4 heures, je m’endormis. À 5 heures, l’un des téléphones que j’avais subtilisés vibra dans ma poche. Je me réveillai et pris une seconde pour vérifier à droite, à gauche et derrière moi, puis je sortis le téléphone de ma poche de pantalon. Il ne sonnait pas. Vibrait, seulement. Mode silencieux. Sur l’étroite fenêtre monochrome, on pouvait lire : numéro secret. Je l’ouvris et l’écran en couleur afficha le même message. Je portai l’appareil à mon oreille. — Allô ? Un mot nouveau, d’adoption récente. C’est Lila Hoth qui répondit. Sa voix, son accent, sa diction. — Donc, vous avez décidé de déclarer la guerre. Il est clair que pour vous, il n’y a aucune règle. — Qui êtes-vous exactement ? — Vous verrez bien. — J’ai besoin de le savoir tout de suite. — Je suis votre pire cauchemar. Dans le genre de celui qui a eu lieu il y a deux heures. Et vous détenez toujours quelque chose qui m’appartient. — Alors venez le chercher. Encore mieux, envoyez-moi quelques-uns de vos comiques. Ça me fait du bien, un peu d’exercice. — Vous avez eu de la chance cette nuit, c’est tout. — J’en ai toujours. — Où êtes-vous ? — Juste en bas de votre maison. Il y eut un silence. — Non, c’est faux. — Exact. Mais vous venez de me confirmer que vous habitiez une maison. Et qu’en ce moment même, vous vous trouvez à la fenêtre. Merci pour cette information. — Où êtes-vous vraiment ? — Federal Plaza, répondis-je. Avec le FBI. — Je ne vous crois pas. — Comme vous voudrez. — Dites-moi où vous êtes. — Près de vous, dis-je. Carrefour de la Troisième Avenue et de la 56e rue. Elle commença à répondre, mais s’interrompit sur-le-champ. Elle n’alla pas plus loin qu’un petit « th ». Dentale fricative. Le début d’une phrase qui aurait été impatiente, querelleuse et un peu suffisante. Du genre : That’s not close to me, « ce n’est pas près de chez moi ». Elle ne se trouvait pas dans le secteur Troisième Avenue-56e Rue. — Dernière chance, reprit-elle. Je veux mon bien. (Puis sa voix s’adoucit.) On peut toujours s’arranger, si vous voulez. Laissez-le dans un endroit sûr, et ensuite, dites-moi où. Quelqu’un passera le prendre. Il n’est pas nécessaire de se rencontrer. Vous pourriez même être payé. — Je ne cherche pas du travail. — Vous ne cherchez pas à rester en vie ? — Vous ne me faites pas peur, Lila. — C’est ce que disait Peter Molina. — Où est-il ? — Ici même, avec nous. — Vivant ? — Venez, et vous verrez. — Il a laissé un message à son coach. — À moins que ce ne soit un message enregistré avant sa mort. Il m’avait peut-être confié que son coach ne répondait jamais au téléphone à l’heure du dîner. Il m’a peut-être dit des tas de choses. Je l’ai peut-être forcé à me les dire. — Où êtes-vous, Lila ? demandai-je. — Je ne peux pas vous le dire. Mais quelqu’un pourrait passer vous prendre. À une trentaine de mètres, je vis un véhicule de patrouille de la police s’engager dans la 14e Rue. À petite vitesse. Éclairs roses à travers les vitres, chaque fois que le conducteur tournait la tête à droite et à gauche. — Depuis combien de temps connaissez-vous Peter Molina ? — Depuis que je l’ai dragué au bar. — Est-il toujours vivant ? — Venez, et vous verrez. — Vos heures sont comptées, Lila. Vous avez tué quatre Américains à New York. Personne n’est prêt à l’oublier. — Je n’ai tué personne. — Vos gens l’ont fait. — Des gens qui ont déjà quitté le pays. Nous sommes à l’épreuve du feu. — « Nous » ? — Vous posez trop de questions. — Si vos gens ont agi sur vos ordres, vous n’êtes pas à l’épreuve du feu. C’est un crime en bande organisée. — Nous sommes dans un pays où règne la légalité. Il n’y a aucune preuve. — La voiture ? — Elle n’existe plus. — Vous ne serez jamais à l’épreuve du feu avec moi. Je vous trouverai. — Je l’espère bien. À trente mètres de là, la voiture de police ralentit, puis roula au pas. — Sortez de votre trou et venez me rencontrer, Lila. Ou bien rentrez chez vous. L’un ou l’autre. Mais dans les deux cas, ici, vous avez perdu. — Nous ne perdons jamais. — Qui ça, nous ? Mais il n’y eut pas de réponse. La ligne devint silencieuse. Plus rien, sinon le chuintement idiot d’une communication coupée. La voiture de police s’arrêta. Je refermai le téléphone et le remis dans ma poche. Deux flics descendirent de la voiture et prirent la direction du parc. Je ne bougeai pas d’où j’étais. Il aurait été trop suspect de se lever et de partir en courant. Mieux valait rester tranquille. Je n’étais pas seul dans le parc. Il y avait peut-être quarante personnes autour de moi. Certaines donnaient l’impression d’être des résidents permanents. D’autres d’être des égarés, des temporaires. New York est une grande ville. Cinq quartiers. La maison est loin. Il est souvent plus facile de ne pas se taper le voyage. Les flics braquèrent le rayon de leur lampe sur le visage d’un type endormi. Puis ils passèrent au type suivant. L’éclairèrent. Et au suivant. Pas bon, ça. Pas bon du tout. Mais je n’étais pas le seul à avoir tiré cette conclusion. Ici et là dans le square, je vis des formes se lever des bancs et s’esquiver dans des directions diverses. Des gens qui étaient peut-être sous le coup d’un mandat d’amener, des dealers avec de la camelote dans le sac à dos, des solitaires acariâtres qui n’aimaient pas les contacts, des paranos qui se méfiaient de tout. Deux flics, environ un demi-hectare de terrain, une trentaine de personnes encore sur les bancs, une dizaine d’autres s’étant mises à déambuler. Je restai attentif. Les flics continuaient d’avancer. Les faisceaux de leurs lampes décrivaient des oscillations saccadées dans la brume nocturne. Projetaient des ombres allongées. Les flics vérifièrent un quatrième type, puis un cinquième. Puis un sixième. Il y eut une nouvelle fournée de gens qui se levèrent. Certains pour s’éloigner définitivement, d’autres pour simplement changer de banc. Le parc était plein de formes, certaines immobiles, d’autres en mouvement. Tout se passait au ralenti. Comme dans une danse paresseuse, fatiguée. Je restai attentif. Le langage corporel des flics trahit de nouveau leur indécision. Comme s’ils rabattaient des chats. Ils continuaient d’approcher les gens sur les bancs. Se tournaient pour braquer leur lampe torche sur ceux qui s’éloignaient. Avançaient, se penchaient, se tournaient. Au hasard. Ils se rapprochaient. Ils étaient à dix mètres de moi. C’est là qu’ils laissèrent tomber. Ils firent décrire un dernier cercle au rayon de leur lampe, pour la forme, avant de retourner à leur véhicule. Je le regardai s’éloigner. Je restai sur mon banc, expirai à fond et commençai à penser aux microprocesseurs du GPS dans les portables que j’avais dans la poche. J’avais du mal à croire que Lila Hoth pouvait avoir accès à des satellites de poursuite. Mais je me souvenais aussi de ses paroles : Nous ne perdons jamais. Et « nous », dans ce contexte, était un mot de poids. Seulement quatre lettres, mais de nombreuses implications. Possible que les grands méchants du bloc de l’Est aient mis la main sur autre chose que les contrats pour le pétrole et le gaz. Ils s’étaient peut-être aussi emparés d’autres types d’infrastructures. Le vieux service de Renseignements soviétique avait bien dû aller quelque part. Je pensai aux ordinateurs portables, aux connexions à large spectre et à toutes sortes de nouvelles technologies que j’étais loin de maîtriser. Je gardai les téléphones dans ma poche, me levai et pris la direction du métro. Grave erreur. 55 La station d’Union Square est un échangeur important. Son hall d’entrée a la taille d’un centre commercial souterrain. Nombreuses entrées, nombreuses sorties, nombreuses lignes, voies plus nombreuses encore. Escaliers, guichets, longues rangées de tourniquets. Sans compter des alignements d’automates pour renouveler sa MetroCard ou en racheter une autre. J’en achetai une autre et payai en liquide. Je fis glisser deux billets de vingt dollars dans la fente et eus droit à vingt titres de transport, plus trois en bonus. Je récupérai ma carte et repartis. Il était près de 6 heures. La station se remplissait. La journée de travail commençait. Je passai devant un kiosque. Avec mille magazines différents. Et des balles entières de tabloïds tout frais. Gros journaux, grandes piles. Deux titres différents. Deux manchettes énormes. Lettres géantes, encre noire poudreuse à profusion, deux fois cinq mots : Les Feds pourchassent trois personnes, pour le premier. Les Feds recherchent trois personnes, pour le second. Pratiquement le consensus. Quitte à choisir, je préférais « recherchent » à « pourchassent ». Plus passif, moins agressif. Presque anodin. Je me dis que tout le monde préférerait être recherché que pourchassé. Je me détournai. Et vis deux flics qui m’étudiaient attentivement. Deux erreurs en une. La leur, d’abord, renforcée par la mienne. La leur était classique. Les agents fédéraux que j’avais semés avaient fait passer le mot que je leur avais échappé par le métro. Sur quoi l’ensemble des forces de l’ordre en avait déduit que je recommencerais. Parce que, par tradition, les forces de l’ordre seront toujours en retard d’une bataille. Mon erreur à moi avait été de me jeter dans leur piège, pourtant tendu sans conviction. Comme il y avait des guichets, il y avait des contrôleurs. Et comme il y avait des contrôleurs, il n’y avait pas de tourniquets allant du sol au plafond. Seulement des portillons à hauteur de cuisses. Je présentai ma nouvelle carte et franchis le portillon. Et me retrouvai face à un long et très large couloir. Des flèches pointaient vers le haut, le bas, la droite et la gauche, vers des lignes et des destinations différentes. Je passai devant un type qui jouait du violon. Il s’était placé à un endroit où l’écho lui venait en aide. Il était très bon. Il avait un son ferme, charnu. Il jouait un morceau mélancolique tiré de la musique d’un film sur la guerre du Vietnam. Le choix n’était peut-être pas très judicieux pour des voyageurs matinaux. Dans l’étui ouvert à ses pieds, les contributions étaient maigrelettes. Je me tournai, mine de rien, comme si je le regardais, et vis les deux flics franchir le portillon à leur tour. Je tournai au premier angle venu, suivis un passage plus étroit et me retrouvai sur un quai, direction nord. Une foule importante l’encombrait. La disposition des lieux était symétrique. Devant moi le bord du quai, la ligne vers le nord, une rangée de piliers métalliques pour soutenir la rue au-dessus, la ligne vers le sud, l’autre quai. Tout en double, y compris deux groupes de voyageurs. Des gens fatigués, se faisant face l’air encore endormi, attendant de partir dans des directions opposées. Les rails électriques se trouvaient de part et d’autre des piliers centraux. Ils étaient protégés, comme toujours dans les stations. Cette protection était constituée de boîtiers de section carrée, dont la partie tournée vers la voie était ouverte. Derrière moi, loin sur ma gauche, les flics se frayaient un chemin sur le quai. Je regardai dans l’autre direction. Sur ma droite. Deux autres flics se frayant eux aussi un chemin dans la cohue. Des baraqués, rendus encore plus volumineux par leur matos. Ils repoussaient les gens avec douceur, de la paume de la main contre les épaules, à petits mouvements cadencés, comme des nageurs. Je m’avançai jusqu’au milieu du quai. Puis jusqu’à la bande jaune du bord. Puis je me déplaçai latéralement, jusqu’à avoir un pilier exactement derrière moi. Et regardai à droite. Et regardai à gauche. Aucune rame ne s’annonçait. Les flics continuaient leur progression. Quatre autres se présentèrent derrière eux. Deux un peu sur ma droite, les deux autres un peu sur ma gauche. Ils se faufilaient dans la foule, lentement, mais sûrement. Je tendis le cou. Pas de phares dans le tunnel. Les gens s’accumulaient derrière moi, poussés par les derniers arrivants, dérangés par les ondes de mouvements que provoquait la progression opiniâtre des flics, mais aussi attirés vers le bord du quai par la certitude subliminale, ressentie par n’importe quel usagé du métro, qu’une rame est sur le point de se présenter. Je vérifiai une dernière fois, par-dessus mes épaules, la gauche puis la droite. Des flics sur le même quai que moi. Huit en tout. Aucun sur le quai d’en face. 56 Les gens ont peur du troisième rail. Il n’y a aucune raison de le craindre, sauf si on décide de le toucher. Des centaines de volts y passent, mais ils ne vous sautent pas dessus. Il faut vraiment le faire exprès pour avoir des ennuis. Rien de plus facile que de l’enjamber, même avec des chaussures lamentables. De toute façon, ce que je perdais en précision, je le regagnerais en termes d’isolation électrique grâce au caoutchouc. Cela dit, je calculai quand même mon enchaînement de mouvements avec le plus grand soin, tel un chorégraphe réglant un ballet. Sauter, atterrir pieds joints au milieu de la ligne direction nord, poser le pied droit sur le deuxième rail, le pied gauche au-delà du rail électrique, me glisser entre deux piliers, le pied droit passe au-dessus du second rail électrique, le pied gauche se pose sur le ballast de la ligne sud, plusieurs petits pas prudents, puis un soupir de soulagement en grimpant sur le quai d’en face, avant de disparaître. Facile à exécuter. Facile aussi à exécuter pour les flics, derrière moi. Ils l’avaient probablement déjà fait. Moi, non. J’attendis. Jetai un coup d’œil derrière moi, à droite et à gauche. Les flics n’étaient plus très loin. Et même assez près pour avoir ralenti et s’être mis en formation, afin de décider comment ils allaient s’y prendre pour la suite. Aucune idée de ce que serait leur approche. Mais de toutes les façons, ils allaient agir en douceur. Ils n’avaient aucune envie de provoquer une panique. Le quai était bondé et le moindre mouvement de foule aurait jeté des gens sur la voie. Et la justice se serait vue saisie de multiples plaintes. Coup d’œil à gauche. Coup d’œil à droite. Aucun train en vue. Je me demandai si les flics n’auraient pas interrompu leur circulation. Il existait peut-être une procédure qui leur était familière. J’avançai d’un demi-pas. Des gens se glissèrent entre le pilier et moi. Ils commencèrent à se presser dans mon dos. Je dus faire un effort pour les contenir. La bande jaune de mise en garde était peinte sur un sol hérissé de petites bosses. Je ne risquais pas de glisser. Les flics s’étaient disposés plus ou moins en demi-cercle. Ils étaient à environ deux mètres cinquante de moi. Ils avançaient en repoussant les gens sur le côté et réduisaient leur périmètre, lentement, avec précaution. Depuis l’autre quai, les gens observaient la scène. Ils se donnaient des coups de coude, me montraient du doigt, se mettaient sur la pointe des pieds. J’attendis. J’entendis un train. Sur ma gauche. Une lueur se déplaçait dans le tunnel. Elle avançait vite. Notre rame. Direction nord. Derrière moi, la foule s’agita. J’entendis le souffle de l’air et les grincements du métal sur le métal. Vis la voiture de tête, éclairée, osciller et cahoter dans la courbe. Le convoi devait rouler à environ quarante-cinq kilomètres à l’heure. Soit à peu près treize mètres à la seconde. Il m’en fallait deux. Je pensais que ça suffirait. J’allais donc devoir m’élancer lorsque la rame serait à vingt-six, vingt-sept mètres de moi. Les flics ne suivraient pas. Leur temps de réaction les priverait de la marge dont ils auraient besoin. Sans compter qu’ils se trouvaient encore à plus de deux mètres du bord du quai. Et qu’ils avaient des priorités différentes des miennes. Ils avaient des femmes, des enfants, des ambitions, des retraites qui les attendaient. Ils avaient des maisons, des pelouses à tondre, des bulbes à planter. J’avançai encore de un quart de pas. Les phares venaient droit sur moi. Bille en tête. Oscillant, cahotant. Difficile d’estimer la distance. C’est alors que j’entendis un train venant de ma droite. Direction sud, arrivant rapidement. Configuration symétrique, mais pas tout à fait synchrone. Tels des rideaux qui se ferment, celui de gauche avec un peu d’avance sur celui de droite. Mais de combien, cette avance ? J’avais besoin d’un décalage de trois secondes, pour un intervalle total de cinq – remonter sur le quai d’en face serait plus long que sauter de celui où je me tenais. Je pris une seconde entière pour supputer, estimer, sentir le coup, essayer de l’évaluer. Les deux rames entrèrent dans la station en hurlant, une à gauche, une à droite. Cinq cents tonnes et cinq cents tonnes. Vitesse maximale, dans les quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Les flics refermèrent leur nasse. C’était maintenant ou jamais. J’y allai. Je sautai alors que la rame montante était à trente mètres de moi. J’atterris pieds joints entre les rails, me redressai et exécutai les différents mouvements que j’avais prévus. Comme des pas de danse dessinés dans un manuel. Pied droit, pied gauche levé haut au-dessus du rail électrifié, mains sur les piliers. Je m’arrêtai une fraction de seconde pour jeter un coup d’œil à droite. La rame descendante arrivait très vite. Derrière moi, la rame montante fonça. Ses freins grinçaient et raclaient le fer. Un vent furieux s’en prit à mon tee-shirt. Effet stroboscopique des fenêtres éclairées qui défilaient, aperçues du coin de l’œil. Je regardai à droite. La rame descendante semblait énorme. Maintenant ou jamais. J’y allai. Pied droit levé haut au-dessus du rail électrifié, pied gauche sur le ballast. La première voiture était presque sur moi. À quelques mètres à peine. Elle oscillait et tressautait. Freins serrés à fond. Je vis le conducteur. Il avait la bouche grande ouverte. Je sentis l’air poussé devant la rame. Je laissai tomber la chorégraphie et me jetai carrément sur le quai. Il était à moins d’un mètre cinquante, mais paraissait infiniment loin. Comme l’horizon dans les plaines de l’Ouest. Mais j’y arrivais. Je regardai à droite : j’aurais pu compter tous les rivets et les boulons sur l’avant de la voiture. Le convoi se précipitait droit sur moi. Je posai les paumes à plat sur le quai et bondis. J’eus l’impression que la foule, trop dense, allait me faire retomber. Mais des mains m’agrippèrent et me tirèrent. Le train frôla mon épaule et la poussée d’air me fit tourner sur moi-même. Des fenêtres défilèrent à toute allure. Les passagers, inconscients de ce qui se passait, lisaient des livres ou des journaux, ou oscillaient debout. Des mains me soulevèrent et m’entraînèrent au milieu de la foule. Tout autour de moi, des gens criaient. Je voyais leurs bouches grandes ouvertes sous le coup de la panique, mais n’entendais aucun son en sortir. Le hurlement des freins noyait tout. Je baissai la tête et fonçai dans le tas. Les gens s’écartèrent à droite et à gauche pour me laisser passer. Certains me tapèrent sur l’épaule. Il y eut quelques acclamations. Il n’y a qu’à New York… Je franchis un tourniquet et me dirigeai vers la rue. 57 Madison Square Park se trouvait à cinq rues de là, vers le nord. J’avais presque quatre heures à tuer. Je passai le temps à faire les boutiques et à manger dans Park Avenue Sud. Pas parce que j’avais des choses à acheter. Ni parce que j’avais spécialement faim. Mais parce qu’il ne faut jamais faire ce à quoi s’attendent ses poursuivants. On s’attend à ce qu’un fugitif coure le plus vite et le plus loin possible. Pas à ce qu’il traîne dans le quartier, qu’il rentre et sorte des boutiques et des cafés. Il était 6 heures passées. Les delicatessen, les supérettes, les diners et les cafétérias étaient les seuls établissements ouverts. Je commençai par un Food Emporium avec une entrée dans la 14e Rue et une sortie dans la 15e. J’y passai quarante-cinq minutes. Je pris un panier et déambulai dans les allées en faisant semblant de faire des courses. Moins voyant que se balader les bras ballants. Je ne voulais pas risquer qu’un gérant soupçonneux rameute des renforts quelconques. Je m’imaginai ayant un appartement dans le quartier. J’en remplis la cuisine avec tout ce qu’il fallait pour tenir deux jours. Du café, bien sûr. Des mélanges tout prêts pour crêpes, des œufs, du bacon, du pain, du jambon, du salami, un morceau de fromage. Quand j’en eus assez et que le panier commença à être lourd, je l’abandonnai dans une allée déserte et me glissai dehors par la porte de derrière. Arrêt suivant, un petit restaurant quatre rues au nord. Je marchai sur le trottoir de droite, dos à la circulation. Dans le restau, je mangeai des crêpes et du bacon que quelqu’un d’autre avait achetés et préparés. Davantage mon style. Je passai là quarante minutes de plus. Puis j’allai m’installer non loin de là, dans une brasserie française. Encore du café, et un croissant. Quelqu’un avait abandonné un exemplaire du New York Times sur la chaise en face de moi. Je le lus du début à la fin. Aucune allusion à une chasse à l’homme dans la ville. Aucun article sur la campagne électorale de Sansom dans les pages politiques. Je passai les deux dernières heures dans quatre endroits différents. J’allai d’une supérette au coin de Park Avenue et de la 22e Rue à un drugstore de la chaîne Duane Reade qui lui faisait face, puis à une pharmacie CVS, toujours dans Park Avenue. Et eus la preuve bien visible que les Américains dépensent davantage pour leurs cheveux que pour leur nourriture. Puis, à 9 h 35, j’arrêtai de faire du shopping et passai dans la lumière éclatante du matin, revins sur mes pas et étudiai attentivement ma destination depuis l’entrée de la 14e Rue, laquelle était un canyon anonyme plongé dans l’ombre entre deux bâtiments gigantesques. Je ne vis rien qui aurait pu m’inquiéter. Pas de voitures à la présence inexplicable, pas de van garé, pas de types allant par paires ou par trois en costard avec des fils dans l’oreille. Et à 10 heures pile, j’entrai dans Madison Square Park. * * * J’y trouvai Theresa Lee et Jacob Mark assis côte à côte sur un banc, près d’un bac à chiens. Ils paraissaient reposés, mais nerveux et stressés, chacun à sa manière. Et chacun pour des raisons propres, sans doute. Ils n’étaient qu’un couple parmi une centaine de personnes qui prenaient paisiblement le soleil. Le parc était un rectangle d’arbres, de pelouses, de sentiers. Une petite oasis, s’étendant entre deux rues en largeur, trois en longueur, fermée par une barrière et entourée de quatre trottoirs animés. Les parcs conviennent assez bien aux rendez-vous clandestins. La plupart des chasseurs sont attirés par les cibles mobiles. La plupart pensent qu’un fugitif ne cesse de se déplacer. Trois personnes assises tranquillement au milieu de cent autres, dans l’agitation fiévreuse de la ville, voilà qui attire moins l’attention que trois personnes fonçant à grands pas dans la rue au milieu de cent piétons. Pas parfait, mais le risque est acceptable. Je jetai un dernier coup d’œil autour de moi et m’assis à côté de Lee. Elle me tendit un journal. Un des tabloïds que j’avais déjà vus. Celui à la manchette « pouchassent ». — Ils prétendent que nous avons tiré sur trois agents fédéraux. — Non, quatre, dis-je. N’oubliez pas le médecin. — Mais à la façon dont ils le racontent, on dirait que nous avons vraiment tiré sur eux. On dirait vraiment que nous les avons tués. — Ils veulent vendre leur canard. — Nous sommes dans la merde. — Nous le savions déjà. Pas besoin d’un journaliste pour l’apprendre. — Docherty a cherché à me contacter, me dit-elle. Il m’a envoyé des textos toute la nuit pendant que le téléphone était coupé. Elle se souleva légèrement et prit un tas de papiers dans sa poche revolver. Trois feuilles à l’en-tête jauni d’un hôtel, pliées en quatre. — Vous avez pris des notes ? — Les messages étaient longs. Je ne voulais pas rester trop longtemps en ligne, et il y avait des choses sur lesquelles j’avais besoin de revenir. — Et que savons-nous de neuf ? — Le 17e a contrôlé les issues de la ville. Procédure standard en cas de crime grave. Quatre hommes ont quitté le pays trois heures après l’heure approximative de la mort. Par l’aéroport JFK. Le 17e considère qu’il s’agit de suspects potentiels. C’est un scénario plausible. J’acquiesçai d’un signe de tête. — Le 17e a raison, dis-je. Lila Hoth me l’a dit. — Vous l’avez rencontrée ? — Elle m’a appelé. — Avec quoi ? — Un téléphone que j’ai encore piqué à Leonid. Lui et un de ses potes m’ont trouvé. Ça ne s’est pas passé tout à fait comme je l’aurais voulu, mais j’ai pu avoir un début de contact. — Elle a avoué ? — Plus ou moins. — Et elle est où maintenant ? — Je ne sais pas exactement. Mon hypothèse est qu’elle se planque quelque part à l’est de la Cinquième Avenue et au sud de la 59e Rue. — Pourquoi ? — Elle a utilisé le Four Seasons comme façade officielle. Pourquoi aller loin ? — Il y a une voiture de location incendiée dans le Queens, me dit alors Lee. Le 17e pense que les quatre types s’en sont servis pour quitter Manhattan. Ils l’auraient abandonnée et auraient pris le métro aérien pour gagner l’aéroport. J’acquiesçai de nouveau. — Lila m’a dit que la voiture qu’ils avaient utilisée n’existait plus. — Sauf qu’il y a un truc. Nos quatre lascars ne sont repartis ni pour Londres, ni pour l’Ukraine, ni pour la Russie. Leur destination était le Tadjikistan. — Qui se trouve où ? — Vous ne savez pas ? — Je confonds tous ces nouveaux pays. — Le Tadjikistan possède une frontière commune avec l’Afghanistan. Et avec le Pakistan. — Il y a des vols directs pour le Pakistan. — Exact. Autrement dit, ces quatre types sont du Tadjikistan ou peut-être d’Afghanistan. On passe par le Tadjikistan quand on veut aller en Afghanistan sans trop se faire remarquer. On traverse la frontière en pick-up. Les routes sont mauvaises, mais Kaboul n’est pas tellement loin. — Je vois. — Et il y a encore un truc. La Homeland Security a mis au point un protocole. Une sorte d’algorithme sur ordinateur. Ils arrivent à repérer des groupes empruntant des itinéraires similaires et ayant des réservations communes. Or, ces quatre types sont entrés aux États-Unis en provenance du Tadjikistan il y a trois mois, avec plusieurs autres personnes dont deux femmes ayant des passeports du Turkménistan. L’une d’elles avait soixante ans et l’autre vingt-six. Elles ont passé les services d’immigration ensemble en prétendant être mère et fille. Et la Homeland est prête à jurer que leurs passeports étaient authentiques. — Je vois. — Autrement dit, les Hoth ne sont pas ukrainiennes. Elles ne nous ont raconté que des bobards. Nous ruminâmes tous ces éléments en silence pendant vingt bonnes secondes. Je passai en revue tout ce que Lila nous avait raconté et balançai tout, un point après l’autre. Comme si je sortais des dossiers d’un classeur, les feuilletais et les jetais dans la corbeille à papier. — Nous avons vu leurs passeports au Four Seasons. Ils m’ont paru ukrainiens, dis-je. — C’était forcément des faux. Sans quoi elles les auraient présentés à l’immigration. — Lila avait les yeux bleus, fis-je observer. — J’avais remarqué. — Où se trouve le Turkménistan, exactement ? — Lui aussi à côté de l’Afghanistan. Avec une frontière plus longue. L’Afghanistan est entouré de l’Iran, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Pakistan, dans le sens des aiguilles d’une montre en partant du Golfe. — C’était plus facile quand tout appartenait à l’Union soviétique. — Sauf quand t’y habitais. — Les Afghans et les Turkmènes sont-ils de la même ethnie ? — Probablement. Toutes ces frontières sont complètement arbitraires. Ce sont des accidents de l’Histoire. Ce qui compte, ce sont les divisions tribales. Les traits tirés sur la carte n’ont rien à voir. — Vous êtes une spécialiste, ma parole. — Le NYPD en sait plus long sur cette région que la CIA. Il faut bien. On y a des gens. Nous avons les meilleurs renseignements. — Un Afghan pourrait-il se faire délivrer un passeport du Turkménistan ? — En déménageant ? — En demandant de l’aide et en l’obtenant. — D’un sympathisant de la même ethnie, par exemple ? Je fis oui de la tête. — Sous la table, peut-être. — Pourquoi cette question ? — On trouve des Afghans aux yeux bleus très clairs. Les femmes, en particulier. Un caractère génétique curieux dans la population. — Vous pensez que les Hoth sont afghanes ? — Elles en connaissaient un rayon sur le conflit avec les Soviétiques. Un peu retouché, le tableau, mais la plupart des détails étaient justes. — Elles ont peut-être lu ça dans des livres. — Non, il y avait quelque chose de vrai dans leur histoire. Et dans l’atmosphère. Comme le truc des vieilles capotes militaires. Ce genre de détails n’est pas très répandu. C’est une information à usage interne. En public, l’Armée rouge tenait à faire savoir qu’elle était superbement équipée, pour des raisons évidentes. Notre propagande disait la même chose d’eux, pour des raisons tout aussi évidentes. Mais c’était faux. L’Armée rouge tombait en ruine. Beaucoup de trucs que nous ont dit les Hoth m’ont fait l’effet de renseignements de première main. — Et alors ? — Svetlana s’est peut-être vraiment battue là-bas. Mais de l’autre côté. Lee marqua une pause. — Vous pensez que les Hoth appartiennent à une tribu afghane ? — Si Svetlana a combattu là-bas, mais pas pour les Soviétiques, c’est qu’elle est afghane, en effet. Lee marqua une nouvelle pause. — Auquel cas, l’histoire racontée par Svetlana a été vécue de l’autre côté. Tout était inversé, atrocités comprises. — Oui, dis-je. Elle n’en a pas été victime. Elle les a infligées. Nous restâmes une deuxième fois silencieux tous les trois, encore vingt secondes. Je ne cessais de jeter des coups d’œil partout dans le parc. Regarde, ne vois pas, écoute, n’entends pas. Plus tu t’impliques, plus longtemps tu survis. Mais rien ne me sauta aux yeux. Rien d’anormal ne se produisait. Les gens allaient et venaient, ils amenaient leur chien au crottoir, faisaient la queue devant une baraque à hamburgers. Il était tôt, mais ici, n’importe quelle heure du jour ou de la nuit est celle du déjeuner pour quelqu’un. Tout dépend de l’heure à laquelle commence la journée. Lee parcourait ses notes. Jacob Mark contemplait le sol, mais son regard portait beaucoup plus loin. Finalement, il se pencha en avant, tourna la tête et me regarda. Je pensai : Nous y voilà. La grande question. La bosse sur la route. — Quand Lila Hoth vous a appelé, est-ce qu’elle a parlé de Peter ? Je fis oui de la tête. — C’est elle qui l’a dragué dans le bar. — Pourquoi y mettre quatre heures ? — Le goût du boulot bien fait. Et ça devait l’amuser de finasser. Parce qu’elle pouvait. — Où est-il à présent ? — Ici, en ville, d’après ce qu’elle a dit. — Il va bien ? — Elle n’a pas voulu me le dire. — Vous pensez qu’il va bien ? Je ne répondis pas. — Dites-moi quelque chose, Reacher. — Non. — Non, vous ne voulez rien me dire ? — Non, je ne pense pas qu’il aille bien. — Mais il pourrait. — Je peux me tromper. — Quels termes a-t-elle employés, exactement ? — Quand je lui ai dit qu’elle ne me faisait pas peur, elle m’a rétorqué que c’était ce que lui avait aussi répondu Peter Molina. Je lui ai demandé s’il allait bien, elle m’a dit de venir voir par moi-même. — Il pourrait donc aller bien. — C’est possible. Mais je crois qu’il faut être réaliste. — Réaliste à quel sujet ? Pourquoi deux Afghanes voudraient-elles s’en prendre à Peter ? — Pour atteindre Susan, bien sûr. — Mais pourquoi ? Pour autant que je sache, le Pentagone aide l’Afghanistan. — Si Svetlana était une combattante des tribus, elle faisait partie des moudjahidin. Et quand les Russes sont repartis chez eux, ces moudjahidin ne sont pas retournés s’occuper de leurs chèvres. Ils ont continué sur leur lancée. Certains sont devenus des talibans, les autres se sont engagés dans al-Qaida. 58 Jacob Mark reprit la parole. — Il faut que j’aille voir les flics pour Peter. Il était déjà à demi levé lorsque je lui posai ma main sur le bras. — Réfléchissez un peu, dis-je. — Et à quoi ? Mon neveu est victime d’un kidnapping. Il est pris en otage. Elle a avoué. — Réfléchissez à ce que vont faire les flics. Ils vont commencer par appeler les fédéraux. Les Feds vont vous boucler une fois de plus et Peter passera au second plan, parce qu’ils ont de plus gros poissons à pêcher. — Je dois essayer. — Peter est mort, Jake. Je suis désolé, mais vous devez voir les choses en face. — Il y a encore une chance. — Dans ce cas, la manière la plus rapide de le retrouver, c’est de retrouver Lila. Et nous sommes capables de le faire plus vite que les Feds. — Vous croyez ? — Il suffit de regarder leurs exploits. Ils l’ont laissée s’échapper une fois, ils n’ont pas été fichus de nous garder en détention. Je ne les enverrais même pas chercher un livre dans une bibliothèque. — Mais comment diable allons-nous la trouver, juste tous les trois ? Je me tournai vers Theresa Lee. — Vous avez pu parler avec Sansom ? Elle haussa les épaules, comme si elle ne pouvait répondre ni par oui ni par non. — Oui, brièvement. Il a dit qu’il allait peut-être venir personnellement. Qu’il me rappellerait pour que nous nous entendions sur le lieu et l’heure. Je lui ai répondu que ce n’était pas possible, parce que je gardais le téléphone débranché. Il a proposé d’appeler Docherty sur son portable ; je n’aurais qu’à rappeler Docherty pour avoir le message. C’est ce que j’ai fait, sauf que Docherty n’a pas répondu. J’ai donc essayé le standard du commissariat. Le dispatcheur m’a dit que Docherty était introuvable. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — À mon avis, qu’il a été arrêté. Ce qui changeait tout. Je le compris avant même que Lee se donne le temps de le dire. Elle me tendit ses notes. Je les pris comme si je recevais un témoin dans une course de relais. Je devais foncer, aussi vite que je pouvais. Elle quittait la cendrée, sa course finie. — Vous comprenez, n’est-ce pas ? Je dois me rendre. C’est mon binôme. Je ne peux pas le laisser affronter ce délire tout seul. — Vous pensiez qu’il vous laisserait tomber en un clin d’œil. — Oui, mais il ne l’a pas fait. Et j’ai mon code personnel, de toute façon. — Ça n’y changera rien. — C’est possible. Mais je ne laisserai pas tomber mon collègue. — Ça revient à déclarer forfait. Vous ne pourrez aider personne du fond de votre cellule. Dehors, c’est toujours mieux que dedans. — C’est différent pour vous. Demain, vous pouvez être loin. Moi, pas. J’habite ici. — Et Sansom ? J’ai besoin de savoir où et quand. — Je n’ai pas cette information. Et vous devriez faire attention avec lui, de toute façon. Je l’ai trouvé bizarre au téléphone. Je n’arrivais pas à déterminer s’il était vraiment en colère ou vraiment inquiet. Difficile de dire de quel côté il sera, si jamais il vient. Sur quoi elle me donna le premier portable de Leonid, avec le chargeur de secours. Elle posa une main sur mon bras et me le serra, brièvement, légèrement. Le substitut universel pour une étreinte, et une manière de me souhaiter bonne chance. Et tout de suite après, notre association temporaire se trouva définitivement dissoute. Jacob Mark fut debout avant même que Theresa Lee ait commencé à se lever. — Je le dois à Peter, dit-il. D’accord, ils vont peut-être me mettre au trou, mais au moins, ils le chercheront. — Nous pourrions le faire nous-mêmes, dis-je. — Nous sommes sans ressources. Je les regardai tous les deux. — Vous en êtes bien certains ? Ils en étaient bien certains. Ils s’éloignèrent et sortirent du parc pour gagner la Cinquième Avenue. Ils restèrent sur le trottoir et tendirent le cou pour repérer une voiture de police, avec l’air d’un couple qui cherche un taxi. Je restai assis une minute de plus, puis je me levai et partis dans l’autre direction. Arrêt suivant, quelque part à l’est de la Cinquième Avenue et au sud de la 59e Rue. 59 Le Madison Square Park est niché à l’une des extrémités de Madison Avenue, celle où elle débute, à la 23e Rue. Madison Avenue se prolonge sur cent quinze intersections, jusqu’au Madison Avenue Bridge, le pont qui conduit dans le Bronx. On peut passer par là pour se rendre au Yankee Stadium, même si ce n’est pas le meilleur itinéraire. J’avais prévu de couvrir environ un tiers de sa longueur, jusqu’à la 59e Rue, un peu au nord et à l’ouest de l’endroit où Lila Hoth avait dit qu’elle n’était pas, à savoir au croisement de la Troisième Avenue et de la 56e Rue. Il fallait bien commencer quelque part. Je pris le bus – un véhicule lent et pesant, ce qui en faisait intuitivement un choix improbable pour un fugitif affolé, et donc une couverture parfaite pour moi. La circulation était dense et nous passâmes devant plein de flics, certains à pied, d’autres en voiture. Je les regardai par la fenêtre. Aucun d’eux ne me rendit mon regard. Un homme dans un bus est pratiquement invisible. J’arrêtai d’être invisible quand je descendis à l’arrêt de la 59e Rue. Secteur commerçant de choix, donc secteur touristique de choix, donc rassurants binômes de flics à tous les coins de rue. J’empruntai une rue perpendiculaire en direction de la Cinquième Avenue, trouvai des vendeurs à la sauvette en bas de Central Park et m’achetai un tee-shirt noir avec New York City écrit dessus, ainsi qu’une paire de lunettes de soleil de contrefaçon et une casquette de base-ball noire ornée d’une pomme rouge. Je fis l’échange de tee-shirt dans les toilettes d’un hôtel et retournai dans Madison avec un aspect un peu différent. Cela faisait maintenant quatre heures que les flics en service avaient reçu leurs consignes. Et les gens oublient beaucoup de choses en quatre heures. Grand et porte une chemise kaki était sans doute tout ce qu’ils avaient retenu. Je ne pouvais rien faire pour ma taille, mais mes nouveaux accessoires me permettraient peut-être de passer entre les mailles du filet. Avec ce qui était écrit sur le tee-shirt, les lunettes de soleil et la casquette, j’avais tout à fait la dégaine du crétin qui vient de débarquer en ville. Ce que j’étais, au fond. Je n’avais aucune idée de ce que je fabriquais. Trouver une planque est difficile. En trouver une dans une ville aussi grande et densément peuplée relevait de la mission impossible. Je ne faisais que patrouiller au hasard dans un réseau de rues à angles droits en me fondant sur une intuition géographique qui pouvait être dès le départ complètement erronée et en essayant de trouver des raisons de réduire mon champ d’investigation. L’hôtel Four Seasons. Peut-être pas mitoyen, mais à une distance confortable. Ce qui voulait dire quoi ? À deux minutes en voiture ? À cinq à pied ? Dans quelle direction ? Pas au sud, en tout cas. Pas de l’autre côté de la 57e Rue, l’une des artères les plus empruntées pour traverser la ville. À double sens, comportant six voies. Circulation intense et permanente. Dans la microgéographie de Manhattan, la 57e Rue est comme le Mississippi. Un obstacle. Une frontière. Beaucoup plus tentant de se couler au milieu des rues plus tranquilles et plus sombres au nord. J’observai la circulation et me dis : non, pas à deux minutes en voiture. Prendre une voiture implique une perte de contrôle, un manque de souplesse, des délais, des rues et des avenues à sens unique, des difficultés pour se garer, des véhicules remarqués pendant qu’ils stationnent dans des endroits interdits, des plaques qui peuvent faire l’objet d’une vérification. Il était plus sûr de circuler à pied qu’en voiture dans cette ville, où qu’on se trouve. J’empruntai la 58e jusqu’à l’entrée du Four Seasons, à l’arrière de l’hôtel. Elle était aussi splendide que celle de devant. Débauche de laiton et de pierre, drapeaux flottant au vent, porteurs en uniforme et portiers en haut-de-forme. Une longue file de limousines attendait le long du trottoir. Des Lincoln, des Mercedes, des Maybach, des Rolls-Royce. Il y avait là pour plus d’un million de dollars de mécaniques rassemblées sur quelques dizaines de mètres. Je vis aussi un quai de chargement, pour le moment fermé par un rideau métallique gris. Je m’arrêtai à côté d’un groom, dos à l’hôtel. Où aller ? Il n’y avait rien de spécial de l’autre côté de la rue, hormis un solide alignement de hauts bâtiments. Des immeubles de location pour l’essentiel, les appartements du rez-de-chaussée réservés aux locataires les plus fortunés. Directement en face se trouvait une galerie d’art. Je me glissai entre des pare-chocs chromés, traversai la rue et jetai un coup d’œil aux peintures exposées dans la vitrine. Puis je me tournai pour regarder le trottoir d’en face. À gauche de l’hôtel, sur le côté le plus proche de Park Avenue, je ne vis rien de bien intéressant. Puis je regardai à droite, en direction de Madison, et une idée me vint à l’esprit. L’hôtel lui-même était de construction récente et avait coûté une fortune. Les immeubles qui l’entouraient étaient tranquilles, cossus, solides, certains anciens, d’autres plus récents. Mais à l’extrémité ouest de la rue se trouvait une rangée de trois bâtiments quelque peu décrépits. Étroits, à entrée unique, quatre étages de briques patinées, usées, en voie de désagrégation, crasseuses. Fenêtres sales, linteaux déformés, toits plats aux corniches envahies de plantes, antiques escaliers de secours rouillés zigzaguant le long des quatre étages. Ces trois bâtiments faisaient penser à trois dents pourries au milieu d’un sourire éclatant. Un restaurant avait occupé autrefois le rez-de-chaussée de l’un d’eux. Une quincaillerie se trouvait encore à celui du deuxième. Le troisième avait abrité un commerce fermé depuis si longtemps qu’il était impossible d’identifier de quoi il s’était agi. Deux des portes comportaient plusieurs sonnettes – d’où ma conclusion sur les appartements. La porte voisine de l’ancien restaurant n’en avait qu’une : un seul occupant pour les quatre étages au-dessus. Lila Hoth n’était pas une milliardaire ukrainienne originaire de Londres. Elle avait menti. Qui qu’elle fût en réalité, elle disposait donc d’un budget. Un budget certainement généreux, puisqu’il lui permettait de louer des suites au Four Seasons quand elle en avait besoin. Mais un budget tout de même limité. Or, une maison de ville dans Manhattan vaut au minimum vingt millions de dollars à l’achat. Et se loue plusieurs dizaines de milliers de dollars par mois. Il était beaucoup moins coûteux d’assurer sa discrétion dans des bâtiments à usage mixte et en mauvais état comme les trois que j’étudiais. Avec peut-être d’autres avantages. Pas de concierge, moins de regards inquisiteurs. On pouvait peut-être aussi compter sur le fait qu’une quincaillerie est un commerce qui peut être livré jour et nuit. Toutes sortes d’allées et venues pouvaient se produire sans trop attirer l’attention. Je m’avançai dans la rue jusqu’à me retrouver en face des trois bâtiments en ruine. Les piétons ne cessaient de passer devant moi. Je me plaçai dans le caniveau pour ne plus être sur leur chemin. Il y avait deux flics à l’angle de Madison et de la 57e. À cinquante mètres de là, en diagonale. Ils ne regardaient pas dans ma direction. Je reportai mon attention sur les bâtiments et passai en revue les déductions que je venais de faire. Il y avait un arrêt de la ligne 6 non loin de là, celui de la 59e Rue et Lexington. Le Four Seasons était proche. La Troisième Avenue et la 56e Rue étaient loin. Ce qu’elle m’avait presque avoué. L’anonymat était garanti. Le coût, limité. Cinq sur cinq. Parfait. J’en conclus que je cherchais un endroit qui était peut-être tout à fait semblable aux trois immeubles que j’avais devant moi, à savoir situé dans un rayon de cinq minutes à pied à l’est ou à l’ouest de l’entrée, à l’arrière de l’hôtel. Pas au nord, car Susan Mark ne se serait pas garée dans le bas de la ville avec pour objectif de sortir du métro à la 59e Rue. Pas au sud, à cause de la barrière psychologique de la 57e Rue. Ni dans un endroit totalement différent, puisque les deux femmes avaient utilisé le Four Seasons comme façade. Si elles avaient choisi un autre endroit, elles auraient aussi pris un autre hôtel. Ce ne sont pas les établissements prestigieux qui manquent à New York. Logique impeccable. Peut-être trop. Mais réduisant de beaucoup le champ, incontestablement. Parce que si Susan Mark avait envisagé de descendre à la 59e Rue et d’arriver par le nord, et si la 57e Rue constituait bien une barrière psychologique au sud, alors il ne restait plus que la 58e Rue – où je me trouvais. Et il faut environ cinq minutes à pied à Manhattan pour aller d’un coin de rue transversale à un autre. Si bien qu’un rayon de cinq minutes à pied depuis la porte arrière de l’hôtel, à droite ou à gauche, tombait exactement sur l’endroit où je rôdais, ou de l’autre côté, à l’est, entre Park et Lexington. Or, les propriétés à usage mixte délabrées sont rares dans des quartiers comme celui-là. L’argent les a fait disparaître depuis longtemps. Il était tout à fait possible que je sois en train de contempler les trois derniers du genre dans tout le secteur postal. Et donc tout à fait possible que je sois en train de contempler la planque de Lila Hoth. Tout à fait possible, quoique des plus improbables. Je crois à la chance tout aussi fort qu’un autre, mais je ne suis pas fou. Et je crois aussi à la logique, probablement plus que la plupart des gens, et c’était la logique qui m’avait conduit à cet emplacement. J’analysai une nouvelle fois tous ces éléments et finis par me persuader moi-même. À cause d’un facteur supplémentaire. Qui était que le même raisonnement avait conduit quelqu’un d’autre à cet endroit. Springfield descendit à côté de moi dans le caniveau et me lança : — Vous croyez ? 60 Springfield portait le même costume que la dernière fois. Fine laine grise pour l’été, légèrement brillante, d’aspect soyeux. Le vêtement était froissé et plissé comme s’il avait dormi dedans. Ce qui n’était pas impossible. — Vous croyez que c’est ici ? Je ne répondis pas. J’étais trop occupé à étudier les environs. Des centaines de personnes, des douzaines de voitures. Mais rien d’inquiétant. Springfield était seul. Je me tournai. Il répéta sa question. — Vous croyez que c’est ici ? — Où est Sansom ? lui demandai-je. — Il est resté chez lui. — Pourquoi ? — Parce que ce genre de chose est difficile et que je suis meilleur que lui. Je hochai la tête. C’était un article de foi chez les sous-officiers, de se croire meilleur que les officiers. En quoi ils avaient en général raison. Je ne pouvais que me féliciter des miens. Ils avaient fait du bon boulot à ma place. — Dans ce cas, quels sont les termes de l’accord ? — Quel accord ? — Entre vous et moi. — Nous n’avons aucun accord. Pas encore, répondit-il. — Et nous allons en avoir un ? — On devrait peut-être parler. — Où ça ? — Où vous voudrez. C’était bon signe. Cela signifiait que si je devais tomber dans un piège ou une embuscade dans un avenir proche, j’aurais affaire à une improvisation, ce qui en limiterait l’efficacité. Qu’avec un peu de chance, j’arriverais même à survivre. — Vous connaissez bien la ville ? lui demandai-je. — Je me débrouille. — Tournez deux fois à gauche et rendez-vous au 57, 57e Rue Est. J’arriverai dix minutes après vous. Nous nous retrouverons à l’intérieur. — C’est quel genre d’endroit ? — Un endroit où on peut prendre un café. — Entendu. Il jeta un dernier regard au bâtiment qui avait un ancien restaurant au rez-de-chaussée, puis il traversa la rue en diagonale, au milieu de la circulation, et s’engagea à gauche dans Madison Avenue. Je partis dans l’autre direction, jusqu’à l’entrée arrière du Four Seasons. Celle qui donnait sur la 58e. Le bâtiment occupait tout l’espace entre les deux rues. Ce qui signifiait que son entrée principale était dans la 57e. Au 57 de la 57e, pour être précis. Je serais à l’intérieur quatre minutes avant Springfield. Je saurais alors s’il était seul ou s’il avait une équipe avec lui. Je verrais si quelqu’un arrivait avant lui, avec lui, ou après lui. Je gagnai le hall d’entrée depuis l’arrière, retirai ma casquette et mes lunettes de soleil et me tins dans un coin discret pour attendre. Springfield arriva seul, à l’heure, c’est-à-dire quatre minutes plus tard. Sans avoir eu le temps d’organiser un déploiement hâtif de forces dans la rue. Ni eu celui d’une conversation. Et probablement même pas celui de passer un coup de téléphone avec son portable. La plupart des gens ralentissent quand ils téléphonent en marchant. Un type en grande tenue se tenait près de la porte. Queue-de-pie noire, cravate argentée. Il ne s’occupait ni de la réception, ni de l’équipe des grooms. Un chargé d’accueil, en quelque sorte, même si son titre était probablement beaucoup plus ronflant. Il commença à se diriger vers Springfield, Springfield le regarda une fois et le type se défila comme s’il venait d’être giflé. Springfield faisait ce genre d’impression. Il s’immobilisa un moment, repéra les lieux et prit la direction du salon de thé, où j’avais retrouvé les Hoth. Je restai dans mon coin et surveillai l’entrée. Il n’avait aucun appui. Aucune limousine banalisée ne vint s’arrêter devant la porte. Je laissai passer dix minutes, et en ajoutai deux par précaution. Rien ne se passa. Rien d’autre que les allées et venues normales dans un hôtel chic de la ville. Des gens riches entraient, des gens riches sortaient. Des gens pauvres s’affairaient autour d’eux, faisaient des choses pour eux. J’entrai dans le salon de thé et trouvai Springfield assis dans le siège qu’avait occupé Lila Hoth. Le même vieux serveur plein de dignité était de service. Il vint à notre table. Springfield commanda de l’eau minérale. Je commandai du café. Le serveur eut un hochement de tête imperceptible et s’éloigna. Springfield attaqua. — Vous avez rencontré les Hoth ici. Deux fois. — Dont une à cette même table. — Ce qui nous pose un problème technique. Être associé à elle, pour quelque raison que ce soit, pourrait être considéré comme un délit. — À cause de quoi ? — À cause du Patriot Act. — Qui sont ces femmes, exactement ? — Et traverser les voies du métro est également un délit. Techniquement parlant, vous pourriez passer jusqu’à cinq ans dans une prison d’État pour ça. D’après ce qu’on m’a dit. — J’ai aussi assommé quatre agents fédéraux avec des fléchettes. — Tout le monde se fout de ces types. — Qui sont les Hoth ? répétai-je. — Je n’ai pas le droit de donner cette information. — Dans ce cas, qu’est-ce que vous faites ici ? — Vous nous aidez, nous vous aiderons. — Et en quoi pouvez-vous m’aider ? — Nous pouvons faire s’évaporer tous vos délits. — Et comment puis-je vous aider ? — Vous pouvez nous aider à retrouver ce que nous avons perdu. — La clef USB ? Il fit oui de la tête. Le serveur revint avec son plateau. Eau minérale, café. Il disposa soigneusement les consommations sur la table et s’éloigna. — J’ignore où se trouve cette clef USB, dis-je. — Je vous crois. Mais vous vous êtes trouvé plus proche de Susan Mark que quiconque. Et elle a quitté le Pentagone en l’ayant sur elle. Or la clef n’était ni dans sa maison, ni dans sa voiture, ni à aucun autre endroit. Notre espoir est donc que vous ayez vu quelque chose. Un détail sans signification pour vous, peut-être, mais qui en aurait pour nous. — Je l’ai vue se tirer une balle dans la tête. C’est à peu près tout. — Il y a forcément eu autre chose. — Votre chef de cabinet était dans le métro. Qu’est-ce qu’il a vu ? — Rien. — Qu’est-ce qu’il y a, sur cette clef USB ? — C’est une information que je ne peux pas donner. — Dans ce cas, je ne peux pas vous aider. — Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ? — Pour avoir au moins une idée générale du genre d’emmerdes dans lesquelles je risque de me retrouver, répondis-je. — Dans ce cas, il y a une question que vous devriez vous poser. — Laquelle ? — Celle que vous ne vous êtes pas encore posée et que vous auriez dû vous poser dès le départ. La question clef, débile. — C’est quoi ? Un concours ? Sous-off contre officier ? — C’est une guerre terminée depuis longtemps. Je remontai donc au tout début de cette histoire, à la recherche de la question que je n’avais jamais posée. Et le début, c’était la rame de la ligne 6, la passagère no 4, côté droit de la voiture, seule sur son banc de huit places, race blanche, la quarantaine, quelconque, cheveux noirs, vêtements noirs, sac noir. Susan Mark, citoyenne, divorcée, mère, sœur, adoptée, résidant à Annandale, Virginie. Susan Mark, une civile qui travaillait au Pentagone. — C’était quoi, son job, exactement ? demandai-je. 61 Springfield prit une longue rasade d’eau minérale, eut un sourire bref et me dit : — Un peu lent, mais vous y êtes finalement arrivé. — Et donc, quel était son boulot ? — Administratrice de systèmes avec la responsabilité d’une certaine quantité d’informations sur la technologie. — Je ne vois pas ce que ça veut dire. — Cela veut dire qu’elle connaissait un paquet de codes maîtres pour accéder aux ordinateurs. — Quels ordinateurs ? — Pas les plus importants. Elle n’aurait pas pu lancer de missiles, ni rien faire de tel. Mais elle avait évidemment accès aux ordinateurs du bureau du personnel. Et à certains des archives. — Mais pas à ceux des archives Delta, si ? Elles sont en Caroline du Nord. À Fort Bragg. Pas au Pentagone. — Les ordinateurs sont en réseau. Tout est partout et nulle part, aujourd’hui. — Et elle pouvait y accéder ? — Erreur humaine. — Quoi ? — Il y a une part d’erreur humaine. — Une part ? — Les administrateurs de systèmes sont très nombreux. Ils ont tous les mêmes problèmes. Ils s’entraident. Ils ont leur propre site de chat, leur propre messagerie. Apparemment, il y avait un point faible dans une séquence codée et ça rendait les mots de passe individuels moins opaques qu’ils auraient dû l’être. Il y a donc eu quelques fuites. Nous pensons qu’ils étaient au courant, mais que ça ne leur déplaisait pas. Une personne pouvait se brancher et en aider une autre à moindre frais. Et même si le code avait été correct, ils se seraient sans doute arrangés pour l’effacer. Je me rappelai Jacob Mark disant de sa sœur qu’elle était bonne avec les ordinateurs. — Elle avait donc accès aux archives Delta ? Springfield se contenta de hocher la tête. — Mais Sansom et vous avez quitté l’armée cinq ans avant moi. À l’époque, rien n’était numérisé. Et certainement pas les archives. — Les temps changent, répondit-il. L’armée américaine telle que nous la connaissons a environ quatre-vingt-dix ans. Soit quatre-vingt-dix ans à accumuler toutes sortes de merdes. De vieilles armes rouillées ramenées comme souvenirs par un grand-père, des drapeaux pris, des uniformes moisis, tout ce qu’on peut imaginer. Plus, et littéralement, des milliers et des milliers de tonnes de papiers. Peut-être même des millions de tonnes. Ce qui génère un problème pratique : le risque d’incendie, les souris et la place. — Et alors ? — Alors, cela fait dix ans qu’ils font le ménage. Les objets sont envoyés dans des musées ou jetés à la poubelle, et les documents sont scannés et archivés dans des ordinateurs. J’acquiesçai. — Et Susan Mark est entrée dans le système et en a copié un. — Elle a fait plus que le copier. Elle l’a extrait. Transféré sur un disque dur externe, puis elle a effacé l’original. — Et ce disque dur externe, c’est la clef USB ? Springfield acquiesça. — Et nous ne savons pas où elle est. — Pourquoi Susan ? — Parce qu’elle collait. On a remonté jusqu’à la partie concernée des archives via le site des décorations. Les gens du HRC sont ceux qui s’en occupent. Comme vous l’avez dit. Elle était l’administratrice du système du site en question. Et elle était vulnérable par son fils. — Pourquoi a-t-elle effacé l’original ? — Je ne sais pas. — Le risque était plus important. — Nettement. — C’était quoi, ce document ? — Je ne peux pas donner cette information. — Quand l’a-t-on sorti de sa boîte pour le scanner ? — Il y a un peu plus de trois mois. Le processus est lent. Cela fait dix ans que ce programme a été lancé, et ils n’en sont encore qu’au début des années quatre-vingt. — Qui fait ce boulot ? — Une équipe de spécialistes. — Avec une fuite. Les Hoth ont été sur le coup presque immédiatement. — En effet. — Savez-vous de qui venait la fuite ? — L’enquête est en cours. — Quel était ce document ? — Je ne peux pas donner cette information. — Mais c’était un gros dossier. — Assez gros, oui. — Et les Hoth le veulent. — Je crois que c’est clair. — Pourquoi le veulent-elles ? — Je ne peux pas donner cette information. — Vous dites ça souvent. — Ce n’est pas pour plaisanter. — Qui sont les Hoth ? Il se contenta de sourire et eut un geste circulaire de la main. — Idem. Je ne peux pas donner cette information. Superbe réponse de sous-off. Phrase courte, dont la partie importante est le début : « Je ne peux pas. » — Vous pourriez me poser des questions, dis-je alors. Je pourrais proposer des réponses. Vous pourriez les commenter. — D’après vous, qui sont les Hoth ? me lança-t-il. — Des Afghanes de souche, je crois. — Continuez. — Un peu maigre, comme commentaire. — Continuez. — Probablement des sympathisantes des talibans ou d’al-Qaida, agents ou admiratrices. Pas de réaction. — Al-Qaida, dis-je. Les talibans ne sortent pas beaucoup de chez eux. — Continuez. — Des agents. Pas de réaction. — Des responsables ? — Continuez. — Al-Qaida aurait des femmes à des postes de responsabilité ? — Ils utilisent tout ce qui marche. — Paraît pas très plausible. — C’est ce qu’ils veulent nous faire croire. Ils veulent nous faire chercher des hommes qui n’existent pas. Je ne dis rien. — Continuez. — OK. Celle qui se fait appeler Svetlana a combattu avec les moudjahidin et savait que vous aviez pris le fusil VAL à Grigori Hoth. Elles se sont servies du nom de Hoth et de son histoire pour gagner la sympathie ici. — Parce que… ? — Parce que al-Qaida voudrait récupérer des documents montrant ce que vous faisiez d’autre cette nuit-là. — Continuez. — Le truc qui a valu à Sansom sa superdécoration. Il a donc fallu que ça semble un coup fumant, en tout cas à l’époque. Sauf qu’aujourd’hui, vous craignez la publicité. Si bien que je me dis que le coup n’aurait plus du tout l’air aussi fumant. — Continuez. — Sansom est dans la merde, mais le gouvernement est lui aussi dans la panade. C’est donc à la fois personnel et politique. — Continuez. — Avez-vous été décoré pour cette nuit-là ? — De la Superior Service Medal. — Laquelle est attribuée directement par le secrétaire à la Défense. Springfield acquiesça. Une sacrée jolie babiole, pour un simple sergent. — Votre sortie, autrement dit, était plus politique que militaire. — De toute évidence. Officiellement, nous n’étions en guerre avec personne, à l’époque. — Vous savez que les Hoth ont tué quatre personnes et probablement aussi le fils de Susan Mark, non ? — Nous ne le savons pas. Mais nous le soupçonnons. — Dans ce cas, pourquoi ne pas les avoir arrêtées ? — Je suis responsable de la sécurité d’un sénateur. Je ne peux arrêter personne. — Mais les Feds auraient pu, eux. — Les voies des fédéraux sont parfois mystérieuses. Apparemment, ils estiment que les Hoth sont des combattantes ennemies de toute première catégorie, une cible hautement significative et extrêmement dangereuse, mais qu’elles ne sont pas actuellement en opération. — Ce qui veut dire quoi ? — Ce qui veut dire que pour le moment, ils pensent qu’il y a plus à gagner à les laisser tranquilles. — Ce qui veut dire en réalité qu’ils n’arrivent pas à les trouver. — Bien entendu. — Et ça vous satisfait ? — Les Hoth ne détiennent pas la clef USB, puisqu’elles continuent à la chercher. Si bien que ça m’est un peu égal. — Je crois que vous avez tort. — Vous pensez que c’est leur planque ? Là où je vous ai trouvé, je veux dire ? — Dans ce pâté d’immeubles ou dans le suivant. — Je crois que c’est le bon, dit-il. Les Feds ont fouillé leur suite, à l’hôtel. Pendant qu’elles étaient sorties. — Lila me l’a dit. — Elles avaient des sacs provenant de boutiques. Pour la façade. Pour que tout paraisse normal. — Je les ai vus. — Deux de Bergdorf Goodman, et deux de Tiffany. Deux boutiques voisines, à un coin de rue de ces vieux bâtiments. Si leur planque s’était trouvée à l’est de Park Avenue, elles seraient plutôt allées chez Bloomingdale. Parce qu’elles n’ont pas vraiment fait les boutiques. Il s’agissait juste d’accessoires, pour tromper les gens. — Un bon point, dis-je. — Laissez tomber les Hoth. — Vous vous inquiétez pour moi maintenant ? — Vous pourriez perdre sur les deux tableaux. Elles vont penser la même chose que nous, à savoir que même si vous ne détenez pas la clef USB, vous savez, d’une manière ou d’une autre, où elle est passée. Et elles risquent de se montrer beaucoup plus féroces et persuasives que nous. — Et… ? — Et elles risquent aussi de vous dire ce qu’il y a dessus. Auquel cas, de notre point de vue, vous deviendriez un facteur de risque. — C’est si grave que ça ? — Je n’en ai pas honte, mais cela pourrait mettre le major Sansom dans l’embarras. — Et les États-Unis. — Ça aussi. Le serveur revint et voulut savoir si nous avions besoin d’autre chose. Springfield répondit que oui et renouvela nos commandes. Ce qui signifiait qu’il avait encore des informations à me donner. — Essayez de revoir ce qui s’est passé dans le métro, dit-il. — Pourquoi n’étiez-vous pas là, à la place de votre chef de cabinet ? C’était davantage dans vos cordes que dans les siennes, non ? — Ça nous est tombé dessus trop vite. J’étais au Texas, avec Sansom. Pour lever des fonds. Nous n’avons pas eu le temps de prendre toutes les dispositions nécessaires. — Pourquoi les fédéraux n’avaient-ils personne dans la rame ? — Si, ils avaient des gens. Deux. Des femmes. Empruntées au FBI, en civil. Les agents spéciaux Rodriguez et Mbele. Vous êtes monté dans la mauvaise voiture et vous avez fait tout le chemin en leur compagnie. — Elles sont très douées, dis-je. Et c’était vrai. L’Hispanique, petite, fatiguée, ayant chaud, avec son sac de supermarché entortillé à son poignet. Et l’Africaine dans sa robe de batik. — Vraiment très douées. Mais comment se fait-il que vous saviez tous quand Susan Mark allait prendre le métro ? — Nous ne le savions pas, répondit Springfield. C’était une grosse opération. Le grand branle-bas de combat. Nous savions qu’elle était partie en voiture. Nous avions donc placé des gens pour l’attendre à la sortie des tunnels. L’idée était de la suivre à partir de là, où qu’elle aille. — Mais pourquoi ne pas l’avoir arrêtée sur les marches du Pentagone ? — La question a fait débat. Pas longtemps. Les fédéraux ont gagné. Ils voulaient remonter le plus haut possible. Et ils auraient pu y arriver. — Si je n’avais pas tout foutu en l’air. — Comme vous dites. — Elle n’avait pas la clef USB sur elle. Ça n’aurait abouti à rien de toute façon. — Elle a quitté le Pentagone en l’ayant sur elle, et la clef n’était ni chez elle ni dans sa voiture. — Et vous en êtes certain ? — Sa maison a été entièrement mise en pièces détachées, jusqu’au carrelage, et je pourrais manger les restes les plus gros de sa bagnole. — Et la voiture du métro ? Elle a été bien fouillée ? — La voiture 7622 est toujours au dépôt de la 207e Rue. D’après les types de l’entretien, il leur faudra un mois, sinon plus, pour la remettre en état. — Mais qu’y avait-il donc de si précieux sur cette maudite clef USB ? Il ne répondit pas. L’un des téléphones pris sur Leonid se mit à vibrer dans ma poche. 62 Je sortis les trois téléphones de ma poche et les disposai sur la table. L’un d’eux tressautait, avançant de deux ou trois centimètres par à-coup. Vigoureuses, les vibrations. Dans la petite fenêtre, je lus : numéro secret. Je l’ouvris, le portai à mon oreille et dis : — Allô ? — Toujours à New York ? me demanda Lila Hoth. — Oui. — Vous êtes près du Four Seasons ? — Pas vraiment. — Allez-y tout de suite. J’ai laissé un paquet pour vous à la réception. — Quand ça ? Mais elle avait raccroché. Je regardai Springfield et lui dis de m’attendre là. Puis je me dirigeai d’un pas vif vers l’entrée de l’hôtel. Ne vis personne battre en retraite vers les portes. Le calme régnait. Le chambellan en queue-de-pie était à son poste, désœuvré. J’allai au comptoir de la réception et demandai si quelqu’un avait déposé un paquet pour moi. Une minute plus tard, on me tendit une enveloppe. Mon nom était écrit dessus en grosses lettres noires. Et celui de Lila Hoth figurait dans le coin en haut à gauche, l’emplacement réservé à l’expéditeur. Je demandai à l’employé quand on l’avait apportée. Il y avait un peu plus d’une heure, dit-il. — Avez-vous vu la personne qui l’a laissée ? — Un gentleman étranger. — L’avez-vous reconnu ? — Non, monsieur. L’enveloppe était rembourrée et mesurait environ quinze centimètres sur vingt-deux. Elle était légère. Contenait quelque chose de raide. Un objet rond, qui faisait peut-être douze centimètres de diamètre. Je la rapportai au salon de thé et repris ma place à côté de Springfield. — De la part des Hoth ? me demanda-t-il. J’acquiesçai d’un signe de tête. — Elle pourrait être bourrée de germes d’anthrax, dit-il. — Au toucher, on penserait plutôt à un CD. — De quoi ? — De musique folklorique afghane, peut-être. — J’espère que non. J’en ai soupé, de la musique folklorique afghane. — Voulez-vous que j’attende pour l’ouvrir ? — Que vous attendiez quoi ? — Que vous soyez hors de portée. — Je vais prendre le risque. Je déchirai donc l’enveloppe et la secouai. Il en tomba un disque, un seul, avec le bruit caractéristique du plastique contre le bois. — Un CD, dis-je. — Un DVD, plus exactement, dit Springfield. Un produit gravé maison. Sur un disque vierge manufacturé par Memorex. On lisait Regardez ça, côté étiquette, écrit au marqueur noir. Même écriture que sur l’enveloppe. Même marqueur. L’écriture de Lila Hoth et son marqueur. On pouvait le supposer. — Je n’ai rien pour le visionner, dis-je. — Alors ne le regardez pas. — Je crois qu’il le faut. — Qu’est-ce qui s’est passé dans le métro ? — Je ne sais pas. — On peut regarder un DVD sur un ordinateur. Comme les gens qui regardent des films en avion sur leur portable. — Je n’ai pas d’ordinateur. — Les hôtels en ont. — Je n’ai aucune envie de rester ici. — Il y a d’autres hôtels en ville. — Où êtes-vous descendu ? — Au Sheraton. Comme l’autre fois. Springfield régla donc nos consommations avec une carte de crédit platine et nous quittâmes le Four Seasons pour gagner le Sheraton. Deuxième fois que j’empruntais cet itinéraire. Il nous prit autant de temps. Trottoirs encombrés, les gens qui se déplacent lentement dans la chaleur. Il était 13 heures et il faisait très chaud. Je ne cessais de guetter l’apparition de flics pendant tout le trajet, ce qui ne facilitait pas notre progression. Mais nous finîmes par arriver au Sheraton sans encombre. Le grand écran plat de l’entrée affichait toute une série d’événements. La salle de bal était réservée par une association commerciale. Un truc ayant à voir avec la télévision câblée. Je pensai à la chaîne National Geographic et au dos argenté. Springfield ouvrit la porte du business center avec la carte-clef de sa chambre. Il n’entra pas avec moi. Il me dit qu’il m’attendrait dans le hall et s’éloigna. Trois des quatre postes de travail étaient occupés. Deux hommes, une femme, tous en costume sombre, tous avec des porte-documents ouverts et débordant de papiers. Je m’installai dans le siège vide et m’efforçai de deviner comment lire un DVD sur un ordinateur. Il y avait une fente dans la tour qui paraissait correspondre. J’y introduisis le disque, me heurtai à une brève résistance, puis un moteur s’enclencha et le disque dur avala le DVD. Pendant cinq secondes, rien ne se produisit, ou presque. Des bourdonnements qui s’arrêtaient et repartaient. Puis une grande fenêtre s’ouvrit sur l’écran. Vide. Mais avec un petit graphique dans un coin. L’image des boutons de commande d’un DVD. Marche, arrêt, avance rapide, retour rapide, chapitre suivant. Je déplaçai la souris ; la flèche se transforma alors en une petite main potelée. Dans ma poche, le téléphone se mit à vibrer. 63 Je sortis le téléphone de ma poche et l’ouvris. Jetai un coup d’œil autour de moi. Mes trois collègues temporaires étaient plongés dans leur travail. Le premier étudiait des graphiques sur son écran. Des colonnes aux couleurs brillantes, certaines hautes, d’autres basses. Le deuxième lisait des courriels. La femme tapait à toute vitesse. Je portai le téléphone à mon oreille. — Allô ? — Vous l’avez ? dit Lila Hoth. — Oui. — Vous l’avez regardé ? — Non. — Vous devriez. — Pourquoi ? — Vous le trouverez très instructif. Je jetai un nouveau coup d’œil aux autres occupants de la pièce et demandai s’il y avait aussi du son. — Non, c’est un film muet. Malheureusement. Ce serait mieux avec le son. Je ne répondis pas. — Où êtes-vous ? me demanda-t-elle. — Au business center d’un hôtel. — Le Four Seasons ? — Non. — Je suppose qu’il y a des ordinateurs dans ce business center. — Oui. — Vous pouvez lire un DVD sur un ordinateur, vous savez. — C’est ce qu’on m’a dit. — Quelqu’un d’autre peut-il voir votre écran ? Je ne répondis pas. — Lancez-le, dit-elle. Je reste en ligne. Je vous ferai le commentaire. Comme pour une édition spéciale. Je ne répondis pas. — Ce sera comme le montage du metteur en scène, ajouta-t-elle avec un petit rire. Je déplaçai la souris et arrêtai la petite main potelée sur le bouton lecture. Elle attendit, patiemment. Je cliquai. Nouveaux bourdonnements dans l’unité centrale ; la fenêtre s’alluma sur l’écran, affichant deux lignes horizontales déformées. Elles lancèrent deux éclairs puis laissèrent la place à une image prise en extérieur, grand angle. C’était la nuit. La caméra était fixe. Sans doute montée haut sur un trépied. La scène était brillamment éclairée par des halogènes juste hors champ. Les couleurs étaient sans nuances. L’endroit me paraissait étranger. De la terre battue, d’un kaki foncé. De petites pierres, une grande dalle. La dalle était plate, plus grande qu’un lit de cent soixante. Elle avait été percée de trous et équipée de quatre anneaux de fer. Un à chaque coin. Un homme nu était attaché aux anneaux. Petit, maigre, mais musclé. Peau olivâtre, barbe noire. Il pouvait avoir une trentaine d’années. Allongé sur le dos, il dessinait un grand X sur la dalle. La caméra était située à une trentaine de centimètres de ses pieds. En haut de l’image, sa tête allait brutalement de droite à gauche. Il avait les yeux fermés. La bouche ouverte. Les tendons de son cou ressortaient comme des cordes. Il hurlait, mais je ne pouvais pas l’entendre. C’était du muet. Lila Hoth me parla à l’oreille. — Qu’est-ce que vous voyez ? — Un type attaché à une dalle. — Continuez de regarder. — Qui c’est ? — Un chauffeur de taxi qui avait fait des commissions pour un journaliste américain. La caméra était braquée selon un angle d’environ quarante-cinq degrés, à vue de nez. Du coup, le chauffeur de taxi paraissait avoir de grands pieds et une toute petite tête. Il se débattit et se contorsionna pendant toute une minute. Il redressait la tête et se la tapait contre la roche. Pour essayer de s’assommer. Peut-être même de se tuer. Pas de chance. Une silhouette mince apparut en haut du cadre et glissa un morceau de tissu plié sous la tête du type. La silhouette était celle de Lila Hoth. Indiscutablement. La définition de l’image était médiocre, mais on ne pouvait s’y tromper. Les cheveux, les yeux, la manière de bouger. Le carré de tissu était probablement une serviette. — Je viens juste de vous voir, dis-je. — Avec la serviette ? C’est indispensable pour éviter qu’ils se blessent. Et ça leur redresse la tête. Ils sont tentés de regarder. — De regarder quoi ? — Continuez à regarder. Je jetai un coup d’œil autour de moi dans la pièce. Mes trois collègues temporaires travaillaient toujours. Entièrement concentrés sur ce qu’ils faisaient. Sur mon écran, rien ne se passa pendant près de vingt secondes. Le chauffeur de taxi continuait de hurler en silence. Puis Svetlana entra dans le champ, venant d’un côté. C’était elle, là aussi indiscutablement. Le corps compact, les cheveux gris acier coupés à la diable. Elle tenait un couteau à la main. Elle s’avança à quatre pattes sur la dalle rocheuse et s’accroupit à côté du type. Puis elle regarda la caméra pendant une bonne seconde. Pas par vanité. Elle estimait la place qu’elle prenait, pour ne pas bloquer la vue. Elle modifia sa position jusqu’à ce qu’elle soit installée dans l’angle formé par le buste et le bras gauche du type. Lequel regardait le couteau. Svetlana s’inclina en avant et vers sa droite, et plaça la pointe de la lame sur un point situé entre les parties génitales du chauffeur de taxi et son nombril. Et appuya. Le type se mit à s’agiter de manière incoercible. Un épais ruban de sang commença à sourdre de la plaie. Il paraissait noir sous cet éclairage. Le type hurla de plus belle. Je voyais sa bouche former des mots. Sans doute « Non ! » et « Par pitié ! » C’était évident dans toutes les langues. — Où ça s’est passé ? demandai-je. — Pas loin de Kaboul, répondit Lila Hoth. La lame de Svetlana remonta vers le nombril du type. Suivie tout le long par le ruban de sang. Elle ne s’arrêta pas. Un geste de chirurgien ou de boucher, exécuté en toute simplicité par une spécialiste expérimentée. Elle avait déjà souvent pratiqué ce genre d’incision. La lame avançait, avançait. Elle s’arrêta au-dessus du sternum. Svetlana posa son couteau. De l’index, elle suivit la coupure. Le sang lubrifia sa course. Puis elle l’enfonça plus profondément dans la plaie, jusqu’à la première phalange. Et se mit à le faire aller et venir. En s’arrêtant de temps en temps. Au téléphone, Lila Hoth me dit : — Elle vérifie qu’elle a bien coupé toute la paroi musculaire. — Comment le savez-vous ? Vous ne voyez pas le film ! — Je vous entends respirer. Svetlana reprit son couteau et revint aux endroits où son doigt s’était arrêté. De la pointe de la lame, très délicatement, elle fit sauter les dernières petites obstructions. Puis elle se rassit. Le chauffeur de taxi avait le ventre ouvert, comme si on avait abaissé une fermeture Éclair. Longue et droite, l’incision s’évasait légèrement. La ceinture abdominale était coupée en deux. Elle ne pouvait plus contenir la pression venue de l’intérieur. Svetlana se pencha de nouveau en avant. Elle introduisit les deux mains dans la coupure, écarta soigneusement les bords de la plaie et fouilla à l’intérieur. Jusqu’aux poignets. Elle se tendit et raidit les épaules. Et souleva les intestins du type. Ils formaient une masse d’un rose brillant, de la taille d’un ballon de football tout mou. Entortillés, flasques et ondulant, visqueux et fumants. Elle en posa la masse sur la poitrine du type, très doucement. Puis elle recula et sortit du champ. Sans faire vaciller la caméra. Le chauffeur de taxi écarquillait les yeux, horrifié. — C’est juste une question de temps, à présent, me dit Lila Hoth. L’incision ne les tue pas. Nous ne coupons aucun vaisseau important. Le saignement s’arrête très rapidement. C’est une question de souffrance, de choc et d’infection. Les plus solides résistent aux trois. Nous pensons qu’ils meurent d’hypothermie. Leur température interne est impossible à maintenir, évidemment. Ça dépend du temps qu’il fait. Notre record est de dix-huit heures. Certains prétendent en avoir vu tenir deux jours, mais je ne les crois pas. — Vous êtes cinglée, vous savez. — C’est ce que disait Peter Molina. — Il a vu ça ? — Il est dessus. Continuez à regarder. Passez en avance rapide, si vous voulez. Sans le son, ce n’est pas très drôle de toute façon. Je jetai de nouveau un coup d’œil autour de moi. Trois personnes concentrées sur leur travail. Je plaçai la main potelée sur avance rapide et cliquai. L’image se mit à défiler à toute vitesse. La tête du chauffeur de taxi s’agita par courtes saccades précipitées. — Habituellement, on n’en fait pas qu’un à la fois. C’est mieux, quand il y en a plusieurs. Le deuxième attend que le premier meure, et ainsi de suite. Ça fait monter la terreur. Vous devriez les voir… ils ne veulent plus qu’une chose : que le type avant eux dure une minute de plus. Mais ils finissent par mourir, et les projecteurs se braquent sur le suivant. C’est là qu’ils font une crise cardiaque. S’ils n’ont pas le cœur assez solide. S’ils sont sensibles. On ne peut pas toujours prévoir une série, en vrai. C’est pourquoi nous utilisons la vidéo, à la place. J’aurais voulu lui répéter qu’elle était cinglée, mais je n’en fis rien de crainte qu’elle ne me reparle de Peter Molina. — Continuez de regarder, reprit-elle. Le film continua d’avancer. Les bras et les jambes du chauffeur de taxi tressautaient. En d’étranges petits mouvements saccadés, à vitesse double. Sa tête roulait à droite et à gauche. — Peter Molina a vu tout ça, reprit Lila Hoth. Lui aussi voulait que le type tienne. Ce qui était bizarre, vu que le type était mort depuis plusieurs mois. Mais c’est l’effet que ça produit. Comme je vous l’ai dit, la vidéo est un équivalent acceptable. — Vous êtes malade, dis-je. Et morte, aussi. Vous le savez ? Vous venez de vous avancer sur la route. Le camion ne vous a pas encore écrasée, mais ça ne va pas tarder. — Et le camion, c’est vous ? — Vous pouvez compter sur moi. — J’en suis heureuse. Continuez de regarder. Je cliquai à nouveau sur avance rapide, plusieurs fois, et l’image se mit à défiler quatre fois à la vitesse normale, puis huit fois, puis seize, puis trente-deux. Le temps passa à toute vitesse. Une heure. Quatre-vingt-dix minutes. Finalement, l’image devint parfaitement immobile. Le conducteur de taxi arrêta de s’agiter. Il resta longtemps complètement inerte, puis Lila Hoth se précipita dans le champ. Je cliquai sur lecture pour revenir à la vitesse normale. Lila se pencha près de la tête du type pour lui prendre le pouls. Puis elle leva la tête et sourit de bonheur. À la caméra. À moi. Au téléphone, elle me demanda : — Ça y est ? C’est terminé ? — Oui. — Ce fut décevant. Il n’a pas tenu longtemps. Il était malade. Il avait des parasites. Des vers. On les voyait se tortiller dans ses entrailles. C’était écœurant. Je crois qu’ils sont morts, eux aussi. Les parasites crèvent quand leur hôte meurt. — Comme vous. — Nous allons tous crever, Reacher. La seule question est de savoir quand et comment. Derrière moi, un des hommes d’affaires se leva et prit la direction de la porte. Je me tournai sur mon siège pour essayer de lui cacher l’écran avec mon corps. Je ne crois pas avoir réussi. Il me regarda d’un drôle d’air et quitta la pièce. Ou alors, il avait peut-être entendu ce que je venais de dire au téléphone. — Continuez de regarder, me dit Lila à l’oreille. Je cliquai de nouveau sur avance rapide. Le chauffeur de taxi de Kaboul mort resta encore un moment à l’écran, puis il y eut un vide comblé de bruits divers. Une nouvelle scène apparut à l’écran. Je cliquai sur lecture. Vitesse normale. Un intérieur. Même éclairage violent. Impossible de dire si c’était le jour ou la nuit. Impossible de dire où c’était. Dans un sous-sol, peut-être. Le sol et les murs paraissaient peints en blanc. Il y avait une grosse dalle de pierre, comme une table. Plus petite que le rocher afghan. Rectangulaire, taillée dans un but précis. Un élément d’une ancienne cuisine, peut-être. Un jeune homme à la stature de géant était attaché à la pierre. La moitié de mon âge probablement, et vingt pour cent plus baraqué que moi. « Cent vingt kilos de muscles. Il va passer pro NFL », m’avait dit Jacob Mark. — Ça y est, vous le voyez ? me demanda Lila Hoth. — Je le vois. Il était nu. Très blanc sous les lumières. À tous points de vue différent du chauffeur de taxi de Kaboul. Peau pâle, cheveux bouclés blonds. Pas de barbe. Mais il gigotait tout autant. Il agitait la tête d’avant en arrière et hurlait des mots. « Non ! » et « Je vous en prie ! » sont bel et bien reconnaissables dans toutes les langues. Et là, c’était de l’anglais. Je n’eus aucun mal à lire sur ses lèvres. Je devinais même son ton. De l’incrédulité, avant tout. Le genre de ton de celui qui a soudain conscience que ce qu’il prenait pour une menace feinte ou même une plaisanterie cruelle est en réalité mortellement sérieux. — Je ne vais pas regarder ça, dis-je. — Vous devriez. Sans quoi, vous ne serez jamais certain. Nous l’avons peut-être relâché. — Quand était-ce ? — Nous avions fixé une heure limite et nous nous y sommes tenues. Je ne répliquai pas. — Regardez. — Non. — Mais je veux que vous regardiez. J’ai besoin que vous regardiez. Histoire de ne pas interrompre la série. Parce que je pense que vous serez le suivant. — On en reparlera. — Regardez. Je regardai. Sans quoi, vous ne serez jamais certain. Nous l’avons peut-être relâché. Elles ne l’avaient pas relâché. 64 Après avoir coupé la communication, remis le DVD dans ma poche et réussi à gagner les toilettes du hall, je dégobillai dans une cuvette de WC. Pas tellement à cause des images. J’avais vu pire. À cause de ma colère, de ma fureur, de ma frustration. Toutes ces émotions corrosives bouillonnaient en moi et devaient trouver une issue. Je me rinçai la bouche, me passai de l’eau sur la figure et bus au robinet, puis restai un moment devant la glace. Ensuite, je vidai mes poches. Je gardai mon argent, mon passeport, ma carte de crédit, ma carte de métro et la carte professionnelle de Theresa Lee. Je gardai aussi ma brosse à dents. Ainsi que le téléphone qui avait sonné. Je jetai les deux autres portables dans la poubelle, avec le chargeur, la carte professionnelle des quatre types assassinés et les notes prises par Theresa Lee. Je jetai aussi le DVD. Et la clef USB du Radio Shack avec son manchon rose et tout le bazar. Je n’avais plus besoin d’appât. Puis, remis à neuf, j’allai voir si Springfield était toujours dans le secteur. Il y était. Il avait trouvé refuge au bar de l’hôtel et s’était installé dans un fauteuil d’angle. Un verre d’eau minérale était posé sur la table, devant lui. Détendu, mais observant tout. On a beau ne plus appartenir aux Forces spéciales, il en reste quelque chose. Il me vit arriver. Je m’assis à côté de lui. — Alors, musique folklorique ? me demanda-t-il. — Oui. De la folk. — Sur un DVD ? — Il y avait aussi un peu de danse. — Je ne vous crois pas. Vous êtes tout pâle. Je sais bien que les danses afghanes ne valent pas grand-chose, mais pas à ce point. — Deux types, dis-je. On leur a ouvert le ventre et retiré les boyaux. — En direct devant la caméra ? — Et ils sont morts en direct. — Bande-son ? — Film muet. — Qui étaient les types ? — Le premier un chauffeur de taxi de Kaboul et le second le fils de Susan Mark. — Je ne prends jamais de taxi à Kaboul. Je préfère mes propres moyens de transport. C’est la merde pour son équipe de football. Ça leur fait un défenseur de moins. Difficile à trouver, des comme lui. J’ai vérifié. Une vitesse de pointe stupéfiante. — Plus maintenant. — Les Hoth sont sur la bande ? Je hochai la tête. — Comme une confession. — Peu importe. Elles savent que nous allons les tuer de toute façon. Peu importe la raison. — Moi, ça m’importe. — Réfléchissez un peu, Reacher. C’était exactement le but quand elles vous ont envoyé ce truc. Elles voulaient vous rendre furieux et vous attirer. Elles n’arrivent pas à vous trouver. Elles s’arrangent donc pour que vous les retrouviez, vous. — Ce que je vais faire. — Vos plans d’avenir vous regardent. Mais vous devriez faire gaffe. Vous devez comprendre ce qui se passe. Parce que c’est une tactique vieille de deux cents ans. C’est pour ça qu’elles se livrent toujours à leurs atrocités tout près du front. Le but est de faire venir les secours. Ou de provoquer des attaques de pure vengeance. Il leur faut en permanence un contingent de prisonniers. Demandez aux Britanniques. Ou aux Russes. — Je vais faire très gaffe. — Vous allez essayer, je n’en doute pas. Mais vous n’irez nulle part tant que nous n’en aurons pas fini avec vous, pour le métro. — Votre type a vu la même chose que moi. — Il est dans votre intérêt de nous aider. — Pas évident, jusqu’ici. Je n’ai que des promesses. — Toutes les charges qui pèsent contre vous seront retirées dès que la clef USB sera en notre possession. — Insuffisant. — Vous voulez ça par écrit ? — Non, je veux qu’on laisse tomber les charges en question tout de suite. J’ai besoin de ma liberté de mouvement. Je ne peux pas passer mon temps à guetter les flics. — Votre liberté de mouvement pour quoi faire ? — Vous le savez. — Entendu. Je vais faire ce que je peux. — Insuffisant. — Je ne peux pas vous donner de garanties. Je ne peux qu’essayer. — Quelles chances avez-vous de réussir ? — Aucune. Mais Sansom pourrait. — Êtes-vous autorisé à parler en son nom ? — Je vais devoir l’appeler. — Dites-lui que les salades, c’est fini, d’accord ? Nous n’en sommes plus là. — Entendu. — Et parlez-lui de Theresa Lee et de Jacob Mark. Et de Docherty. Je veux qu’on efface leur ardoise. — Entendu. — Et Jacob Mark va avoir besoin d’un soutien psychologique. En particulier s’il voit une copie de ce DVD. — Il n’en verra pas. — Mais je veux qu’on s’occupe de lui. Et de l’ex-mari, aussi. Molina. — Entendu. — Encore deux choses, dis-je. — Pour un type qui n’a rien à offrir, vous êtes un sacré négociateur. — La Homeland Security a remonté la piste des Hoth jusqu’à leur arrivée du Tadjikistan, avec leur équipe. Il y a trois mois de ça. Un algorithme informatique, je ne sais pas trop. Je veux savoir combien ils étaient, en tout. — Pour estimer les forces de l’adversaire ? — Exactement. — Et… ? — Je veux voir Sansom encore une fois. — Pourquoi ? — Je veux qu’il me dise ce qu’il y a sur cette clef USB. — Ça ne risque pas d’arriver. — Alors il ne la reverra jamais. Je la garderai et y jetterai un coup d’œil moi-même. — Quoi ? — Vous avez bien compris. — Vous l’avez vraiment ? — Non, répondis-je. Mais je sais où elle est. 65 Springfield demanda : — Où est-elle ? Je répondis : — Je ne peux pas donner cette information. — Vous déconnez. Je hochai la tête. — Non, pas cette fois. — Vous êtes sûr ? Vous pouvez nous y conduire ? — Je peux vous amener à moins de cinq mètres. Le reste, ce sera votre affaire. — Pourquoi ? Elle est enterrée ? Elle est dans un coffre de banque ? Dans une maison ? — Non aux trois questions. — Où alors ? — Appelez Sansom, dis-je. Organisez une rencontre. Il finit son eau minérale et un serveur vint lui présenter la facture. Il paya avec sa carte platine, comme il l’avait fait pour nous deux au Four Seasons. Ce que j’avais alors considéré comme étant bon signe. Inscrit dans une dynamique positive. Je décidai donc de tenter ma chance encore un peu. — Vous ne pourriez pas m’offrir une chambre ? demandai-je. — Pourquoi ? — Parce que Sansom va avoir besoin de temps pour me faire sortir de la liste des personnes recherchées. Et je suis fatigué. J’ai été debout toute la nuit. J’ai besoin de faire un somme. Dix minutes plus tard, nous étions dans une chambre située à un étage élevé et équipée d’un lit de cent soixante. Bel espace, mais insatisfaisant d’un point de vue tactique. Comme dans toutes les chambres d’hôtel dans les étages supérieurs, celle-ci avait une fenêtre qui ne pouvait pas me servir – il n’y avait qu’un moyen de sortir. Je compris que Springfield faisait le même raisonnement. Il pensait que j’étais fou de me réfugier à cet endroit. — Je peux vous faire confiance ? lui demandai-je. — Oui. — Prouvez-le-moi. — Comment ? — Donnez-moi votre arme. — Je ne suis pas armé. — Ce genre de réponse ne contribue pas à créer la confiance. — Pourquoi la voulez-vous ? — Vous le savez. Pour me défendre, au cas où vous me ramèneriez les gens qu’il faut pas. — Je ne le ferai pas. — Rassurez-moi. Il resta un moment immobile. Je savais qu’il aurait préféré se crever un œil que se séparer de son arme. Mais il fit quelques raisonnements en silence, et finit par se passer une main dans le dos, sous son veston, et me sortir un Steyr GB de neuf millimètres. Le Steyr GB était l’arme de poing préférée des Forces spéciales américaines dans les années 80. Il la retourna et me la tendit, crosse en avant. C’était un bel outil – il avait pas mal vécu mais était bien entretenu. Son chargeur contenait dix-huit cartouches, plus une engagée dans la chambre. — Merci. Il ne répondit pas. Se contenta de sortir de la chambre. Je fermai la porte à double tour dans son dos, mis la chaîne et coinçai une chaise sous la poignée. Je vidai mes poches sur la table de nuit. Je disposai mes vêtements entre le sommier et le matelas pour les repasser. Je pris une grande douche chaude. Puis je m’allongeai et m’endormis, le pistolet de Springfield sous l’oreiller. * * * Un coup frappé à la porte me réveilla quatre heures plus tard. Je n’aime pas regarder par les œilletons des chambres d’hôtel. Trop vulnérables. L’assaillant placé dans le couloir n’a qu’à attendre de voir l’objectif s’obscurcir pour tirer droit dedans. Même un calibre 22 avec silencieux serait mortel dans ce cas-là. On ne trouve rien de bien solide entre la cornée et le cerveau. Mais il y avait une glace en face de la porte. Pour vérifier une dernière fois sa tenue avant de sortir, sans doute. Je pris une serviette dans la salle de bains, me l’enroulai autour de la taille et récupérai le pistolet sous l’oreiller. Je dégageai la chaise et ouvris la porte en laissant la chaîne. Puis je me tins côté gonds pour vérifier la vue dans la glace. Springfield et Sansom. L’ouverture était étroite, l’image inversée par la glace et le couloir plongé dans la pénombre. Je les reconnus néanmoins sans peine. Ils étaient seuls, pour autant que je pouvais en juger. Et ils allaient le rester, sauf s’ils avaient plus de dix-neuf personnes avec eux. Pas de sécurité sur le Steyr. Rien qu’une double action demandant de la poigne pour la première cartouche, les dix-huit autres suivant sans peine. Je dégageai mon index du pontet et la chaîne de la porte. Ils étaient bien seuls. Ils entrèrent, Sansom le premier, Springfield sur ses talons. Sansom était exactement comme la première fois où je l’avais vu. Bronzé, riche, puissant, plein d’énergie et de charisme. Dans son costume bleu marine, sa chemise blanche et sa cravate rouge, il paraissait frais comme un gardon. Il prit la chaise que j’avais utilisée pour coincer la porte, la rapporta jusqu’à la table près de la fenêtre et s’assit. Springfield referma la porte et remit la chaîne. Je gardai le pistolet. Je soulevai le matelas du genou et retirai mes vêtements d’une seule main. — Deux minutes, dis-je. Vous n’avez qu’à bavarder. Je m’habillai dans la salle de bains et revins dans la chambre. — Vous savez vraiment où se trouve la clef USB ? me demanda aussitôt Sansom. — Oui, dis-je, je le sais vraiment. — Pourquoi voulez-vous savoir ce qu’il y a dessus ? — Parce que je veux comprendre ce qu’elle a de si gênant. — Vous ne voulez pas que je devienne sénateur ? — Peu m’importe comment vous passez votre temps. Je suis curieux, c’est tout. — Dans ce cas, pourquoi ne pas me dire tout de suite où elle est ? — Parce que j’ai quelque chose d’autre à faire avant. Et j’ai besoin de vous pour empêcher que les flics soient sur mon dos pendant ce temps. Il me faut donc de quoi vous motiver. — Vous pourriez être en train de me rouler dans la farine. — Oui, je pourrais, mais non, ce n’est pas le cas. Il ne répliqua rien. — Au fait, repris-je, pourquoi tenez-vous tant à entrer au Sénat ? — Pourquoi pas ? — Vous avez été un bon soldat et aujourd’hui, vous êtes plus riche que Crésus. Pourquoi ne pas plutôt aller vous dorer sur une plage ? — C’est une manière de rester dans le coup. Je suis sûr que vous avez la vôtre. J’acquiesçai. — Je compare le nombre de réponses que je reçois au nombre de questions que je pose. — Et ça se passe bien ? — Moyenne sur toute une vie proche de cent pour cent. — Pourquoi tout compliquer ? Puisque vous savez où est ce truc, pourquoi ne pas aller le récupérer, tout simplement ? — Je ne peux pas. — Pourquoi ? — Cela exigera plus de ressources que je peux en mobiliser. — Où est-elle ? Je ne répondis pas. — Elle est ici, à New York ? Je ne répondis pas. — Elle est en lieu sûr ? — Tout à fait. — Puis-je vous faire confiance ? — Des tas de gens m’ont fait confiance. — Et… ? — Et je pense que la plupart seraient prêts à me recommander. — Et les autres ? — Il y a toujours des gens qui ne sont jamais contents. — J’ai vu vos états de service. — Vous me l’avez déjà dit. — C’est un peu inégal. — J’ai fait de mon mieux. Mais j’avais mon caractère. — Pourquoi avez-vous quitté l’armée ? — Je commençais à m’ennuyer. Et vous ? — Je commençais à être âgé. — Qu’est-ce qu’il y a sur cette clef ? Il ne répondit pas. Springfield se tenait silencieux, dans le coin de la télé, plus près de la porte que de la fenêtre. Pure habitude, sans doute. Simple réflexe. Invisible pour un sniper se tenant à l’extérieur, et assez près du couloir pour bondir sur un intrus la porte à peine ouverte. On n’oublie jamais un entraînement. En particulier celui des Forces Delta. Je m’avançai vers lui et lui rendis son arme. Il la prit sans un mot et la remit dans sa ceinture. — Dites-moi ce que vous avez appris jusqu’ici, me demanda Sansom. — On vous a envoyé en Turquie, puis à Oman, par voie aérienne depuis Fort Bragg. Et probablement en Inde, aussi. Ensuite le Pakistan et sa frontière nord-ouest. Il se contenta de hocher la tête sans rien dire. Son regard s’était perdu au loin. Sans doute revivait-il le voyage dans son esprit. Avions de transport de troupes, hélicoptères, camions, longues distances à pied. Tout cela il y avait bien longtemps. — Puis l’Afghanistan, dis-je. — Continuez. — Vous êtes probablement resté dans les contreforts de l’Abas Ghar, et avez pris vers l’ouest et le sud, le long de la vallée de Korengal, disons entre trois et quatre cents mètres au-dessus. — Continuez. — Sur quoi vous êtes tombé sur Grigori Hoth, lui avez pris son fusil et l’avez laissé repartir. — Continuez. — Puis vous avez poursuivi votre progression vers la destination qui vous avait été assignée. Il acquiesça de la tête. — C’est tout ce que je sais jusqu’ici, dis-je. — Où étiez-vous en mars 1983 ? — À West Point. — Qu’est-ce qui faisait l’actualité ? — L’Armée rouge essayait d’arrêter l’hémorragie. Il fit à nouveau oui de la tête. — De la folie, cette campagne. Jamais personne n’est venu à bout des forces tribales à la frontière du nord-ouest. Jamais dans toute l’Histoire. Les Russes disposaient pourtant de notre expérience au Vietnam comme cas d’école. Mais certaines choses sont impossibles à faire. C’était un hachoir à viande fonctionnant à vitesse lente. Comme de se faire picorer à mort par des oiseaux. Nous, ça nous arrangeait bien, évidemment. — Nous leur avons même donné un coup de main, dis-je. — Bien sûr. Nous avons donné aux moudjahidin tout ce qu’ils voulaient. Gratos. — Comme pour le lend-lease pendant la Deuxième Guerre mondiale. — Pire, dit Sansom. Quand on a créé le lend-lease, il s’agissait d’aider des alliés qui étaient insolvables, à l’époque. Les moudjahidin ne l’étaient pas. Tout au contraire. Par le biais de toutes sortes d’alliances tribales, ils étaient en lien avec d’autres pays musulmans, Arabie Saoudite comprise. Ils avaient pratiquement plus d’argent que nous. — Et… ? — Quand on prend l’habitude de donner aux gens tout ce qu’ils veulent, c’est très difficile de s’arrêter. — Que voulaient-ils d’autre ? — Être reconnus. Qu’on leur rende hommage. Avoir une place au soleil. Être traités avec courtoisie. C’est difficile à décrire de manière précise. — Quelle était donc votre mission ? — Pouvons-nous vous faire confiance ? — Vous voulez récupérer votre dossier ? — Oui. — Alors… quelle était votre mission ? — Nous sommes allés rencontrer le grand patron des moudjahidin. Nous lui avons apporté des cadeaux. Toutes sortes de babioles clinquantes, de la part de Ronald Reagan en personne. Nous étions ses envoyés personnels. Nous avions eu droit à un briefing à la Maison-Blanche. On nous avait demandé de minauder et de lécher les culs à la moindre occasion. — Et vous l’avez fait ? — Évidemment, pardi. — Tout ça remonte à vingt-cinq ans. — Et alors ? — Et alors, qui s’intéresse encore à un truc pareil ? C’est un détail de l’Histoire. Et en plus, ça a marché. Ç’a été la fin du communisme. — Mais pas celle des moudjahidin. Ils sont restés en activité. — Je sais, dis-je. Ils sont devenus les talibans et al-Qaida. Mais ça aussi, c’est un détail. Les électeurs de Caroline du Nord ne vont pas s’en souvenir. La plupart d’entre eux ne se souviennent même plus de ce qu’ils ont mangé au petit déjeuner. — Ça dépend, dit Sansom. — De quoi ? — Il y a des noms qu’on reconnaît. — Par exemple ? — C’est dans la vallée de Korengal que tout s’est joué. Rien qu’un assaillant quelconque, mais c’est là que l’Armée rouge s’est cassé les dents. Les moudjahidin faisaient un sacré bon boulot. Autrement dit, leur patron dans le coin n’était pas n’importe qui. C’était une étoile montante. C’est lui qu’on nous a envoyés rencontrer. Et nous l’avons fait. Nous l’avons rencontré. — Et vous lui avez léché le cul ? — Chaque fois que nous l’avons pu. — De qui s’agissait-il ? — D’un type très impressionnant, au début. Jeune, grand, belle allure, très intelligent et complètement dévoué à sa cause. Et très riche, en plus. Avec de sacrées relations. Il appartenait à une famille de milliardaires saoudiens. Son père était un ami du vice-président de Ronald Reagan. Mais le type lui-même était un révolutionnaire. Il avait renoncé à la belle vie pour la cause. — Et vous parlez de… ? — Ousama ben Laden. 66 Le silence régna un long moment dans la pièce. À peine troublé par la rumeur assourdie de la ville à travers la fenêtre, et le souffle de l’air conditionné sortant d’une grille d’aération au-dessus de la porte de la salle de bains. Springfield quitta son poste près de la télé pour aller s’asseoir sur le lit. — Question nom qu’on reconnaît…, dis-je. — Une vraie vacherie, dit Sansom. — Comme vous dites. — M’en parlez pas. — C’est un gros dossier, fis-je remarquer. — Oui, et alors ? — Alors le rapport est très long. Et nous en avons tous lus, de ces rapports de l’armée. — Et… ? — Ils sont très indigestes. Rien n’était plus vrai. Prenez le Steyr GB de Springfield, par exemple. L’armée l’avait testé. C’était une merveille d’ingénierie moderne. Non seulement il fonctionnait exactement comme il le devait, mais aussi comme il ne devait pas. Il disposait d’un système complexe de ralentisseur au niveau de la compression des gaz qui permettait de l’approvisionner avec des munitions de deuxième catégorie, anciennes ou mal assemblées, et de faire feu malgré tout. La plupart des automatiques ont des problèmes avec les variations de compression des gaz. Soit ils explosent quand il y en a trop, soit ils s’enrayent quand il n’y en a pas assez. Le Steyr, lui, était très tolérant. Raison pour laquelle les Forces spéciales l’adoraient. Les gars se trouvaient souvent loin de leur base, sans logistique en appui, obligés de faire avec ce qu’ils pouvaient récupérer localement. Le Steyr GB était un chef-d’œuvre de métal. Le rapport de l’armée l’avait qualifié de techniquement acceptable. — Vous n’êtes peut-être pas mentionné nominalement. Lui n’est peut-être pas mentionné nominalement. On n’a peut-être affaire qu’à des acronymes pour les membres Delta et les chefs locaux, tout ça enfoui au milieu de trois cents pages de références cartographiques. Sansom garda le silence. Springfield détourna les yeux. — Il était comment ? demandai-je. — Vous voyez ? Voilà exactement ce que je veux dire. Plus rien de ce que j’ai pu faire de toute ma vie ne compte maintenant, sauf le fait que je suis le type qui a léché le cul de Ben Laden. C’est tout ce dont on se souviendra. — Mais il était comment ? — Un vrai salopard. Il était farouchement déterminé à tuer les Russes, ce qui nous arrangeait bien au début, mais nous n’avons pas tardé à nous rendre compte qu’il était tout autant déterminé à tuer tout ce qui n’était pas exactement comme lui. Il était bizarre. Un malade mental. Il sentait mauvais. Ce fut un week-end très désagréable. J’avais la chair de poule en permanence. — Vous y avez passé tout un week-end ? — Hôtes d’honneur. Mais seulement sur le papier. C’était un fils de pute plein d’arrogance. Il n’a pas arrêté de nous faire la leçon. De nous bombarder de cours sur les tactiques et la stratégie. De nous expliquer comment nous aurions pu gagner au Vietnam. Il fallait faire semblant d’être impressionné. — Quels cadeaux lui aviez-vous apportés ? — Je l’ignore. Ils étaient emballés. Il ne les a pas ouverts. Il les a juste jetés dans un coin. Il s’en foutait. Comme on dit pour les mariages, notre présence était un présent en soi. Il s’imaginait prouver quelque chose au monde. Le Grand Satan ployait le genou devant lui. J’ai failli dégobiller une douzaine de fois. Et pas seulement à cause de la nourriture. — Vous avez mangé avec lui ? — Nous étions logés dans sa tente. — Qui portera le nom de quartier général dans le rapport. La formulation sera très neutre. On n’y parlera pas de léchage de cul. Trois cents pages profondément barbantes sur l’organisation de la rencontre, puis sur la rencontre elle-même. Les gens vont périr d’ennui avant que vous soyez seulement à mi-chemin au-dessus de l’Atlantique. Pourquoi êtes-vous si inquiet ? — La politique, c’est affreux. Le truc du lend-lease. Non seulement Ben Laden ne puisait pas dans sa fortune personnelle, mais en plus, nous le financions. Tout juste si on ne le payait pas. — Ce n’est pas votre faute. Ça regardait la Maison-Blanche. Est-ce que des commandants de bord ont eu des ennuis pour avoir livré du matériel aux Soviétiques pendant la Deuxième Guerre mondiale ? Et eux non plus ne sont pas restés nos amis. Sansom ne dit rien. — Ce sont juste des mots dans un rapport. Ils ne vont pas faire scandale. Les gens ne lisent pas. — C’est un gros dossier, dit Sansom. — Plus il est gros, mieux ça vaut. Plus il est gros, plus les éléments compromettants y seront enfouis. Et il sera très daté. Je crois même qu’on épelait son nom différemment à l’époque. Usama. Ou qu’on employait un acronyme : UBL. Les gens n’y feront peut-être même pas attention. Ou vous pourriez dire qu’il s’agit de quelqu’un d’autre. — Vous êtes sûr de savoir où se trouve cette clef ? — Certain. — Parce qu’on ne le dirait pas, à vous entendre. Vous me donnez l’impression d’essayer de me consoler parce que vous savez que l’affaire peut devenir publique du jour au lendemain. — Je sais où elle est. J’essaye simplement de comprendre pourquoi ça vous met dans un tel état. On a survécu à bien pire. — Vous êtes-vous jamais servi d’un ordinateur ? — Pas plus tard qu’aujourd’hui. — Qu’est-ce qui fait les gros dossiers ? — Je ne sais pas. — Devinez. — Les longs documents ? — Faux. Les grands nombres de pixels font les gros dossiers. — Les… pixels ? dis-je. Pas de réaction. — Bon, d’accord. Je vois. Ce n’est pas un rapport. C’est une photo. 67 Ce fut de nouveau le silence dans la pièce. La rumeur de la ville, le souffle de la ventilation. Sansom se leva et alla aux toilettes. Springfield reprit sa position initiale dans le coin télé. Il y avait des bouteilles d’eau avec une collerette précisant qu’on vous facturerait huit dollars toute bouteille entamée. Sansom ressortit des toilettes. — C’est Reagan qui voulait la photo, dit-il. En partie parce que c’était un vieux chnoque sentimental, et aussi parce que c’était un vieux chnoque soupçonneux. Il voulait vérifier qu’on avait obéi à ses ordres. Dans mon souvenir, je me tiens à côté de Ben Laden avec la mère de tous les sourires à manger la merde étalée sur la figure. — Et moi, j’étais de l’autre côté, ajouta Springfield. — Et Ben Laden a détruit les tours jumelles. Il a attaqué le Pentagone. C’est le pire terroriste du monde. Il est très, très reconnaissable. On ne peut pas s’y tromper. Cette photo signerait ma mort politique. Définitivement. — Et c’est pour cette raison que les Hoth la veulent ? demandai-je. Il acquiesça d’un hochement de tête. — Pour qu’al-Qaida puisse m’humilier, moi, et les États-Unis avec. Ou vice versa. Je me dirigeai vers le coin télé et pris une bouteille d’eau. Dévissai le bouchon et bus une longue rasade. La chambre avait été retenue avec la carte de crédit de Springfield, ce qui signifiait que c’était Sansom qui payait. Et Sansom pouvait se permettre de gaspiller huit dollars. Puis je souris, brièvement. — D’où la photo dans votre livre, dis-je. Et sur le mur de votre bureau. Donald Rumsfeld en compagnie de Saddam Hussein, à Bagdad. — Oui, dit Sansom. — Juste au cas où. Pour montrer que quelqu’un d’autre avait fait exactement la même chose. Comme une carte d’atout en réserve dans la manche. Personne ne savait que c’en était un. On ne savait même pas qu’il y avait une carte. — Ce n’est pas un atout, dit Sansom. Ni de près ni de loin. C’est un foutu quatre de pique. Parce que Ben Laden est bien pire que Saddam ne l’a jamais été. Et Rumsfeld ne voulait pas être élu à quoi que ce soit après. Il a été nommé dans tous les postes qu’il a occupés par la suite grâce à ses amis. Fallait bien. Personne de sain d’esprit n’aurait voté pour lui. — Vous avez des amis ? — Pas beaucoup. — Personne n’a jamais fait de remarques particulières sur la photo de Rumsfeld. — Parce qu’il ne se présentait pas à des élections. Si jamais il s’était retrouvé en campagne électorale, cette photo aurait fait le tour du monde. — Vous valez mieux que Rumsfeld. — Vous ne me connaissez pas. — J’ai des raisons de le penser. — OK, peut-être. Mais Ben Laden est pire que Saddam. Et cette image, c’est du poison. Elle n’a même pas besoin d’être légendée. Je suis là, en train de sourire comme un bon toutou à l’homme le plus haïssable du monde. On fait des faux de ce genre pour attaquer un adversaire. Et celle-là est vraie. — Vous la récupérerez. — Quand ? — Où en est-on des charges contre moi ? — C’est lent. — Mais sûr ? — Pas très. Il y a de bonnes et de mauvaises nouvelles. — Commencez par les mauvaises. — Il n’y a que peu de chances que le FBI accepte de jouer le jeu. Et aucune du côté ministère de la Défense. — À cause des trois types ? — Ils ne sont plus sur l’affaire. Apparemment, ils sont blessés. L’un d’eux a le nez cassé, l’autre une coupure à la tête. Mais on les a remplacés. Le ministère de la Défense est toujours dans la course. — Ils devraient m’être reconnaissants. Ils ont besoin de toute l’aide possible. — C’est pas comme ça que ça marche. Il y a des guerres de pré carré qu’il faut gagner. — Et les bonnes nouvelles ? — Nous pensons que la police de New York est prête à laisser tomber pour l’affaire du métro. — Sensationnel, dis-je. C’est comme annuler un PV de stationnement à Charles Manson. Sansom ne répliqua pas. — Et pour Theresa Lee et Jacob Mark ? Et Docherty ? — Ils sont de retour au boulot. Avec, dans leur dossier, des félicitations pour avoir aidé la Homeland Security dans une enquête délicate. — Alors pour eux, ça baigne, et pas pour moi ? — Ils n’ont frappé personne. Ils n’ont froissé aucun amour-propre. — Qu’est-ce que vous allez faire de la clef USB lorsque vous l’aurez récupérée ? — Commencer par vérifier que c’est bien ça, après quoi je vais la réduire en miettes, brûler les miettes, broyer les résidus et les jeter dans huit toilettes différentes en tirant trois fois la chasse. — Et si je vous demandais de ne pas le faire ? — Et pourquoi vous me le demanderiez ? — Je vous le dirai plus tard. * * * Question de point de vue : il était tard dans l’après-midi ou tôt le soir. Mais je venais juste de me réveiller – c’était donc l’heure du petit déjeuner. J’appelai le service de chambre et commandai un plateau complet. Il y en avait bien pour cinquante dollars, tarif du Sheraton New York, taxes et pourboires compris. Sansom ne broncha pas. Il était assis au bord de son siège et bouillait de frustration et d’impatience. Springfield était beaucoup plus détendu. Il avait vécu la même traversée des montagnes vingt-cinq ans auparavant, et en avait partagé l’ignominie. Parfois nos amis deviennent nos ennemis, et parfois nos ennemis deviennent nos amis. Mais Springfield n’avait rien sur le feu, lui. Pas de projets, pas de plans, pas d’ambitions. Et ça se voyait. Il était exactement ce qu’il avait été à l’époque, un type qui fait son boulot. Je demandai : — Vous auriez pu le tuer ? — Il avait des gardes du corps, répondit Sansom. Un cercle rapproché, si vous voulez. Ils sont loyaux, là-bas, jusqu’au fanatisme. Pensez aux marines ou aux Teamsters1 et multipliez par mille. On nous avait désarmés à un peu plus de un kilomètre du camp. Nous n’avons jamais été seuls avec lui. Il y avait toujours des gens dans le secteur. Plus quelques gosses et des animaux. Ils vivaient comme à l’âge de pierre. — C’était une espèce de grand flan mou, ajouta Springfield. J’aurais pu rompre son cou de poulet le temps de le dire. — Vous en avez eu envie ? — Et comment ! Parce que j’avais compris. Dès le début. J’aurais peut-être dû le faire au moment du flash de la photo. Comme un gressin au restaurant italien. Pour le coup, la photo aurait été sensationnelle. — Mission suicide, dis-je. — Mais ç’aurait sauvé beaucoup de vies par la suite. J’acquiesçai. — Exactement comme si Rumsfeld avait trucidé Saddam. Mon petit déjeuner arriva, je virai Sansom de la chaise et m’installai à la table pour manger. Sansom reçut un appel sur son portable qui lui confirma que je n’étais plus poursuivi pour l’affaire du métro. En ce qui concernait le NYPD, je n’étais plus recherché. Il passa un deuxième coup de fil et me dit que la décision n’avait pas encore été prise au FBI, mais que la tendance n’était pas bonne du tout. Puis il en passa un troisième qui confirma que les pontes du ministère de la Défense ne voulaient céder en rien. De vrais chiens avec un os à ronger. J’étais sous le coup de toutes sortes d’accusations au niveau fédéral : obstruction de la justice, agression, blessures et coups portés avec une arme potentiellement mortelle. — Fin de l’histoire, me dit Sansom. Il faudrait que je m’adresse au secrétaire d’État lui-même. — Ou au président, dis-je. — Ce n’est pas plus possible pour l’un que pour l’autre. La Défense est officiellement à la poursuite d’une cellule active d’al-Qaida. On ne peut pas aller contre ça dans le climat actuel. La politique, c’est un terrain miné. Si vous faites un truc, vous êtes fichu, mais si vous le faites pas, vous êtes aussi fichu. — Très bien, dis-je. Du moment que j’ai une idée de la taille du champ de bataille. — C’est pas votre bataille, à proprement parler. — Jacob Mark se sentira un peu mieux lorsque l’affaire sera close. — Vous faites ça pour Mark ? Les fédéraux peuvent s’occuper de lui clore tout ce qu’il voudra. — Vous croyez ? Les fédéraux en sont au point mort. Combien de temps voulez-vous que ça traîne ? — Vous le faites donc pour Mark ou pour moi ? — En fait, pour moi. — Mais vous n’y avez aucun intérêt ! — J’aime bien les défis. — Ce ne sont pas les défis qui manquent dans le monde. — Elles en ont fait une affaire personnelle. Elles m’ont envoyé ce DVD. — Coup tactique. Si vous réagissez, elles gagnent. — Non, si je réagis, elles perdent. — Nous ne sommes plus dans l’Ouest sauvage. — C’est vrai. Nous sommes dans l’Ouest pusillanime. Il faut remonter dans le temps. — Savez-vous seulement où elles se trouvent ? Springfield me jeta un coup d’œil. — J’ai ma petite idée. — Disposez-vous encore d’un moyen de communication avec elle ? — Elle ne m’a pas rappelé depuis le coup du DVD. — Depuis qu’elle vous a tendu son embuscade, vous voulez dire. — Mais je crois qu’elle va rappeler. — Pourquoi ? — Parce qu’elle en a envie. — Elle pourrait gagner. Un faux pas, et vous êtes son prisonnier. Et vous pourriez finir par lui dire ce qu’elle veut savoir. — Combien de fois avez-vous pris un vol commercial depuis le 11-Septembre ? lui demandai-je. — Des centaines. — Et je vous parie qu’à chaque fois, dans un petit coin de votre tête, vous espériez qu’il y aurait des pirates à bord. Pour que vous puissiez les voir parader dans l’allée, pour que vous puissiez leur sauter dessus et les massacrer. Ou mourir en essayant. Sansom inclina la tête et un sourire triste apparut sur son visage. Le premier que je lui voyais depuis un bon moment. — Vous avez raison, dit-il. À chaque fois. — Pourquoi ? — Pour protéger l’avion et ses passagers. — Et pour donner libre cours à vos frustrations. Et réduire votre haine en cendres. Pour moi, ce serait ça. J’aimais bien les tours jumelles. J’aimais bien le monde tel qu’il était. Je n’ai aucune aptitude pour la politique. Je ne suis ni diplomate, ni stratège. Je connais mes points faibles, et je connais mes points forts. Si bien que dans l’ensemble, les chances qu’un type comme moi tombe sur une cellule active d’al-Qaida, comme vous dites, ce serait comme un cadeau de Noël et un cadeau d’anniversaire attachés ensemble. — Vous êtes cinglé. Ce n’est pas un truc qu’on peut réussir seul. — Vous avez une autre solution ? — Les gars de la Homeland Security finiront par les trouver. Ils monteront une opération conjointe. NYPD, FBI, des groupes d’intervention, du matériel, des centaines de types. — Une opération éléphantesque avec des composantes disparates. — Mais soigneusement préparée. — Vous avez déjà participé à des opérations de ce genre, non ? — Deux ou trois fois. — Comment se sont-elles passées ? Il ne répondit pas. — Seul, c’est toujours mieux, dis-je. — Peut-être pas, lança Springfield. Nous avons vérifié l’algorithme informatique de la Homeland. Les Hoth sont venues avec une équipe considérable. — Combien ? — Dix-neuf hommes. 1 Syndicat des transporteurs réputé pour sa corruption et son intransigeance. 68 J’avais terminé mon petit déjeuner. La cafetière était vide. Je finis donc la bouteille d’eau à huit dollars, puis je l’expédiai à la corbeille à papier en la faisant tourbillonner. Elle en heurta le bord avec un bruit creux de plastique, rebondit à l’extérieur et roula sur la moquette. Ce n’aurait pas été bon signe, si j’avais été superstitieux. Mais je ne le suis pas. — Un total de dix-neuf hommes, dis-je. Quatre ont déjà quitté le pays et deux sont hors de combat, mâchoire et coude cassés. Il n’en reste donc plus que treize en service actif. — Mâchoire et coude cassés ? C’est arrivé comment ? demanda Sansom. — Ils s’étaient lancés à ma recherche. Ce sont peut-être des cadors dans les collines avec des fusils lance-grenades, mais la bagarre de rue, c’est apparemment pas leur truc. — Vous ne leur auriez pas écrit quelque chose sur le front ? — Sur l’un d’eux, oui. Pourquoi ? — Le FBI a reçu un appel des urgences de l’hôpital Bellevue. On leur a balancé deux étrangers non identifiés qui venaient de recevoir une raclée. L’un d’eux avait quelque chose d’écrit sur le front. — Une punition, dis-je. Les Hoth n’ont pas dû apprécier leurs résultats. Elles les ont donc abandonnés, pour motiver les autres. — Elles sont impitoyables. — Où sont-ils maintenant ? — Dans des chambres sécurisées, à l’hôpital. Parce que l’un d’eux était déjà passé par chez eux. Une affaire du même genre, à Penn Station. Le type ne lâche pas un mot. Le FBI se décarcasse pour découvrir son identité. — Il leur en faut, du temps ! J’ai écrit le nom de Lila sur son front. Elles sont combien à s’appeler Lila et à être recherchées par le Bureau à l’heure actuelle ? Sansom hocha la tête. — On ne peut pas leur en vouloir. La partie avec le nom avait été découpée au couteau. Je me levai et allai prendre une deuxième bouteille d’eau à huit dollars. J’en bus une gorgée. Elle avait bon goût. Mais pas meilleur qu’une eau à deux dollars. Ou que la flotte, gratuite, du robinet. — Treize personnes, dis-je. — Plus les Hoth elles-mêmes, ajouta Springfield. — D’accord, quinze. — Mission suicide. — Nous allons tous mourir, dis-je. La seule question, c’est quand et comment. — Nous ne pouvons pas vous aider de manière concrète, dit Sansom. Vous le comprenez, n’est-ce pas ? L’affaire va se terminer avec un homicide, minimum, ou quinze, maximum, et dans les rues de New York. Pas question d’être impliqués là-dedans. Nous ne pouvons même pas avoir le début du commencement du moindre rapport avec l’affaire. — À cause de la politique ? — À cause de plusieurs choses. — Je ne vous demande pas votre aide. — Vous êtes vraiment cinglé. — C’est ce qu’elles vont se dire. — Vous avez décidé quand vous allez vous lancer ? — Bientôt. Aucune raison d’attendre. — L’homicide minimum, c’est vous, bien entendu. Auquel cas je ne saurais plus où chercher ma photo. — Alors croisez les doigts pour moi. — L’attitude responsable consisterait à me le dire tout de suite. — Non, pour moi, l’attitude responsable consisterait à chercher un boulot, genre conducteur de bus scolaire. — Je peux vous faire confiance ? — Pour survivre ? — Pour tenir parole. — Qu’est-ce que vous avez appris à l’école des officiers ? — Qu’il fallait faire confiance à ses frères d’armes, et en particulier aux officiers du même rang que soi. — Eh bien, voilà. — Sauf que nous ne sommes pas vraiment frères d’armes. Nous appartenions à des services très différents. — C’est exact. Je bossais comme un malade pendant que vous faisiez le tour du monde pour aller baiser le cul d’un terroriste. Vous n’avez même pas eu droit à un Purple Heart. Il ne dit rien. — Je blaguais, dis-je. Mais vous feriez mieux d’espérer que je ne sois pas le seul homicide, sans quoi vous risquez d’entendre souvent ce truc. — Alors dites-moi maintenant où est la clef. — J’ai besoin que vous surveilliez mes arrières. — J’ai lu vos états de service. — Vous me l’avez déjà dit. — Vous avez eu votre Purple Heart pour avoir résisté à l’explosion du camion piégé à Beyrouth. Au cantonnement des marines, à l’aéroport. — Je m’en souviens très bien. — Vous en avez gardé une cicatrice pas très seyante. — Vous voulez la voir ? — Non. Mais n’oubliez pas, ce n’était pas les Hoth. — Vous êtes quoi, psy ? — Non. Mais ça ne veut pas dire que ma remarque ne soit pas juste. — Je ne sais pas qui c’était, à Beyrouth. Personne ne le sait avec certitude. Mais de toute façon, c’étaient les frères d’armes des Hoth. — Vous êtes motivé par l’esprit de vengeance. Et vous vous sentez toujours responsable de la mort de Susan Mark. — Et alors ? — Alors, vous risquez de ne pas être au sommet de votre efficacité. — Vous vous inquiétez pour moi ? — Non, pour moi, avant tout. Je veux récupérer ma photo. — Vous l’aurez. — Donnez-moi au moins un indice qui m’en rapproche. — Vous savez tout ce que je sais. J’ai fait une déduction. Vous devriez être capable de faire la même. — Vous étiez flic. Ce ne sont pas les mêmes aptitudes. — Vous irez donc plus lentement. Mais ce n’est pas bien sorcier. — Alors c’est quoi ? — Réfléchissez comme un civil, pour une fois. Pas comme un soldat ou un politicien. Il essaya. Et échoua. — Dites-moi au moins pourquoi je ne devrais pas la détruire, me lança-t-il. — Vous savez tout ce que je sais. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Mais… peut-être que vous ne savez pas tout ce que je sais ! Parce que vous êtes trop centré sur vous-même. Moi, je suis juste un citoyen ordinaire. — Et alors ? — Je ne doute pas que vous soyez un type sensationnel, Sansom. Je suis sûr que vous ferez un excellent sénateur. Mais en fin de compte, un sénateur en vaut un autre. Les sénateurs sont pas mal interchangeables. Pouvez-vous me donner un nom ? Le nom d’un sénateur qui a vraiment changé quelque chose, une fois ? Il ne répondit pas. — Pouvez-vous me dire comment vous allez baiser al-Qaida, personnellement ? Il commença à me parler du Comité sénatorial des services armés, des Relations extérieures, du Renseignement, des analyses prospectives, du budget. Un discours convenu. Comme s’il haranguait la foule depuis un podium. Je l’interrompis. — Qu’est-ce qui, dans tout ça, pourrait être fait ou pas, si quelqu’un d’autre était élu à votre place ? Il ne répondit pas. — Imaginez une grotte quelque part dans le nord-ouest du Pakistan. Imaginez-y les chefs d’al-Qaida en ce moment. Sont-ils en train de s’arracher les cheveux et de se dire : « Merde de merde, il faut tout faire pour empêcher John Sansom d’entrer au Sénat » ? Vous vous croyez le numéro 1 sur leur liste ? — Probablement pas. — Dans ce cas pourquoi veulent-ils cette photo ? — C’est une petite victoire. C’est mieux que rien. — C’est beaucoup d’énergie dépensée pour une bien petite victoire, vous ne trouvez pas ? Deux agents, plus dix-neuf hommes, plus trois mois de préparation ? — Les États-Unis seraient embarrassés. — Mais pas tellement. Voyez la photo de Rumsfeld. Tout le monde s’en est foutu. Les temps changent, on passe à autre chose. Les gens le comprennent, si tant est qu’ils le remarquent. Soit les Américains sont très adultes et intelligents, soit ils ont la mémoire courte. Je ne sais jamais trop. Mais d’une manière ou d’une autre, cette photo serait un pétard mouillé. Elle pourrait signer votre mort politique, mais détruire les citoyens américains un par un n’est pas le mode opératoire d’al-Qaida. — Elle ferait du tort à la mémoire de Ronald Reagan. — Qui s’en soucie ? La plupart des Américains ne se souviennent même plus de lui. Ils s’imaginent que Reagan est le nom d’un aéroport à Washington. — Je crois que vous les sous-estimez. — Et je crois que vous les surestimez. Vous êtes trop pris dans le processus. — Je pense néanmoins que cette photo ferait des dégâts. — Et qui donc serait touché ? Qu’est-ce qu’en pense le gouvernement ? — Vous savez que le ministère de la Défense se démène tant qu’il peut pour la récupérer. — Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi a-t-il confié le boulot à l’équipe B ? — Vous pensez que ces types étaient de l’équipe B ? — Je l’espère sincèrement. Parce que si c’était l’équipe A, vaudrait mieux émigrer tout de suite au Canada. Il ne répondit pas. — D’accord, dis-je, cette photo pourrait vous faire du tort, chez vous, en Caroline du Nord. Mais apparemment, c’est tout. À première vue, la Défense ne fait pas d’efforts vraiment sérieux pour régler la question. Parce qu’il n’y a aucun véritable enjeu national. — Cette interprétation est discutable. — Toujours d’accord, c’est mauvais pour nous. C’est la preuve d’une erreur stratégique. C’est une bourde, c’est une affaire gênante qui nous met le nez dans le caca. Mais c’est tout. Ce n’est pas la fin du monde. Le pays ne va pas s’effondrer pour autant. — Vous croyez donc qu’al-Qaida surestime ce qu’il peut en retirer ? Vous estimez qu’eux aussi se trompent ? Qu’ils ne comprennent pas le peuple américain aussi bien que vous ? — Non, ce que je dis, c’est qu’il y a quelque chose qui ne colle pas dans cette affaire. Elle est légèrement asymétrique. Al-Qaida envoie son équipe A, nous lui opposons une équipe B. Ce qui veut dire que leur désir de s’emparer de la photo est légèrement plus fort que le nôtre de la garder. Il ne dit rien. — De plus, nous devons nous poser cette question : pourquoi n’ont-ils pas simplement demandé à Susan Mark de la copier ? Si leur but était de nous mettre dans l’embarras, la copier aurait été une meilleure idée. Parce qu’une fois rendue publique, les sceptiques auraient aussitôt affirmé que c’était un faux, mais l’original aurait toujours été dans les archives et nous n’aurions pas pu dire le contraire. — OK. — Or ce n’est pas ce qu’on a demandé à Susan Mark. On lui a demandé de la voler. De la faire disparaître de nos archives. Sans qu’il en reste de trace. Ce qui, pour elle, augmentait considérablement les risques et la visibilité. — Ce qui veut dire ? — Ce qui veut dire que non seulement ils veulent l’avoir, mais qu’ils veulent aussi que nous ne l’ayons plus. — Je ne comprends pas. — Repensez à la scène. Essayez de revoir exactement dans votre tête ce que l’appareil photo a vu. L’objectif des mecs d’al-Qaida n’est pas de publier cette photo. Ils voulaient la voler pour la détruire. — Mais pourquoi ? — Parce que aussi préjudiciable qu’elle soit pour vous, il y a quelque chose dessus qui l’est encore plus pour Ousama ben Laden. 69 Sansom et Springfield gardèrent le silence, comme je l’avais prédit. Ils repensaient à un événement vieux d’un quart de siècle et qui s’était déroulé dans la pénombre d’une tente, au fond de la vallée de Korengal. Ils se tendaient, se raidissaient, reprenaient inconsciemment leurs anciennes attitudes. Un à droite, un à gauche, leur hôte au milieu. L’objectif de l’appareil photo braqué sur eux et qui cadre, zoome, ajuste la focale. Le flash qui monte en puissance, puis éclate et baigne la scène de lumière. — Qu’a vu l’appareil exactement ? — Je ne me rappelle pas, dit Sansom. — C’est peut-être nous, dit Springfield. Aussi simple que ça. Une rencontre avec des Américains, aujourd’hui, c’est peut-être vu comme mauvais pour son karma. — Non, dis-je. C’est une bonne opération de relations publiques. Ben Laden paraît puissant et triomphant, et nous avons l’air de lavettes. Il doit s’agir d’autre chose. — C’était un vrai zoo, ce campement. Le chaos complet. — Il s’agit forcément de quelque chose qui ne devrait absolument pas être là. Des petits garçons, des petites filles, des animaux. — J’ignore ce qu’ils pourraient considérer comme déplacé. Ils ont une infinité de règles, là-bas. Il pourrait même s’agir de quelque chose qu’il mangeait. — Ou qu’il fumait. — Ou qu’il buvait. — Il n’y avait pas une goutte d’alcool, dit Springfield. Je m’en souviens. — Des femmes ? — Et pas une seule femme, non plus. — Il doit bien y avoir quelque chose. Y avait-il d’autres visiteurs ? — Seulement des tribus. — Pas d’étrangers ? — Non, seulement nous. — Il faut bien qu’il y ait eu un élément compromettant pour lui, ou qui le fasse paraître faible ou transgressant quelque chose. Était-il en bonne santé ? — Apparemment, oui. — Quoi d’autre, alors ? — Transgressant leurs lois, ou transgressant quelque chose au sens où nous l’entendons ? — Le QG d’al-Qaida, dis-je. Où les hommes sont des hommes et où les chèvres ont la frousse. — Je ne me rappelle pas. C’était il y a longtemps. Nous étions crevés. Nous venions juste de parcourir plus de cent cinquante kilomètres à pied en traversant les lignes. Sansom avait gardé le silence, comme c’était prévisible. — C’est une vraie saloperie, lâcha-t-il finalement. — Je sais, dis-je. — Je vais être obligé de prendre une sacrée décision. — Ça aussi, je le sais. — Si cette photo lui porte plus de tort qu’elle ne m’en porte, je vais devoir la rendre publique. — Non. Même si elle ne lui porte que très peu tort, même seulement un peu, vous allez devoir la rendre publique. Après quoi, vous allez devoir avaler votre chapeau et faire face aux conséquences. — Où est la clef ? Je ne répondis pas. — Très bien, dit-il, je vais devoir surveiller vos arrières. Mais j’en sais autant que vous à présent. Or, vous avez tiré une conclusion à partir de ce que vous savez. Ce qui veut dire que je peux en faire autant. Mais plus lentement. Parce que ce n’est pas très sorcier. Ce qui signifie que les Hoth peuvent aussi arriver à la même conclusion. Est-ce qu’elles vont mettre plus de temps ? Peut-être pas. Elles sont peut-être en train de récupérer la clef USB en ce moment même. — Oui, dis-je, c’est possible. — Et si leur intention est de la détruire, on devrait peut-être tout simplement les laisser faire. — Si elles veulent la détruire, cela signifie que c’est une arme de valeur qu’on pourrait retourner contre elles. Il garda le silence. — L’école d’officiers, vous vous rappelez ? Le truc sur tous nos ennemis, extérieurs et intérieurs ? — Nous faisons le même serment au Congrès. — Alors ? Vous croyez que vous devez laisser les Hoth détruire la photo ? Il resta longtemps silencieux. Puis il parla. — Allez-y, dit-il. Allez vous occuper des Hoth avant qu’elles trouvent la clef USB. * * * Je n’y allai pas. Pas tout de suite. Pas sur-le-champ. Je devais réfléchir, élaborer un plan. Et traiter quelques points faibles. Je n’étais pas équipé. Je portais des sabots de jardin en caoutchouc et un pantalon bleu. Je n’avais pas d’arme. Pas fameux, tout ça. Je voulais agir au cœur de la nuit, habillé comme il se devait : en noir. Avec des chaussures convenables aux pieds. Et des armes. Plus j’en aurais, plus je serais content. Se changer, pas de problème. Pour les armes, si. New York n’est pas l’endroit idéal pour qui veut se doter d’un arsenal privé en deux temps trois mouvements. Il y avait probablement des officines dans les quartiers périphériques, qui vendaient sous le comptoir du bas de gamme à des prix exorbitants, comme il y avait dans ces mêmes quartiers des marchands de voitures d’occasion chez lesquels jamais un conducteur soucieux de sa sécurité n’achèterait une voiture. Problème. Je regardai Sansom et lui demandai : — Vous ne pouvez pas m’aider de manière active, c’est ça ? — C’est ça. Je me tournai vers Springfield. — Je vais me rendre dans une boutique de vêtements. J’envisage d’acheter un pantalon noir, un tee-shirt noir, des chaussures noires. Et un coupe-vent noir, peut-être taille XXXL, genre trop large et qui flotte. Qu’est-ce que vous en pensez ? Il répondit : — On s’en fout. Nous serons partis à votre retour. Je retournai dans la boutique de Broadway où j’avais acheté la chemise kaki avant le déjeuner de collecte de fonds de Sansom. Il n’y avait pas foule et les articles ne manquaient pas en stock. Je trouvai tout ce que je voulais, en dehors des chaussettes et des chaussures. Un jean noir, un tee-shirt noir uni, et un coupe-vent à fermeture à glissière noir, coupé pour un type trimballant une bedaine que je n’avais pas. Je l’essayai et, comme prévu, il m’allait très bien à hauteur des épaules et pour la longueur des bras, mais il pendait sur le devant comme une chasuble de femme enceinte. Parfait, si Springfield avait saisi l’allusion. Je m’habillai dans la cabine d’essayage, jetai mes vieilles affaires à la poubelle et réglai cinquante-neuf dollars au vendeur. Puis je suivis son conseil et allai trois rues plus loin, jusqu’à un magasin de chaussures. J’achetai une paire de solides souliers à lacets et des chaussettes noires. Près de cent dollars. Je crus entendre la voix très lointaine de ma mère : À ce prix-là, tu as intérêt à les faire durer ! Et ne les érafle pas ! Je sortis du magasin, tapai des pieds sur le trottoir pour rôder mes chaussures. Je passai ensuite dans un drugstore et m’achetai des boxers blancs bas de gamme. J’avais décidé de m’habiller de neuf, autant le faire de fond en comble. Et je retournai à l’hôtel. J’avais fait trois pas lorsque le téléphone se mit à vibrer dans ma poche. 70 J’allai m’adosser à un immeuble au coin de la 55e Rue et sortis le téléphone de ma poche. Numéro secret. J’ouvris l’appareil et le portai à mon oreille. — Reacher ? dit Lila Hoth. — Oui ? — Je suis toujours debout au milieu de la route. Et j’attends toujours le camion qui va m’écraser. — Il va arriver. — Oui, mais quand ? — Le temps que vous ayez quelques sueurs froides. Nous serons en tête-à-tête d’ici à deux jours. — Je meurs d’impatience. — Je sais où vous êtes. — Parfait. Voilà qui simplifiera les choses. — Et je sais aussi où se trouve la clef USB. — Parfait, parfait. Nous vous garderons en vie le temps qu’il faudra pour que vous nous le disiez. Puis quelques heures de plus peut-être, juste pour le plaisir. — Vous êtes le Petit Chaperon rouge perdu dans les bois, Lila. Vous auriez mieux fait de rester chez vous à garder les chèvres. Vous allez mourir et cette photo fera le tour du monde. — Nous avons un DVD vierge. La caméra est prête et vous attend pour le rôle de votre vie. — Vous parlez trop, Lila. Elle ne répondit pas. Je refermai le téléphone et retournai à l’hôtel tandis que le crépuscule tombait. Je pris l’ascenseur, entrai dans ma chambre et m’assis sur le lit pour attendre. J’attendis longtemps. Près de quatre heures. Je pensais voir arriver Springfield. Pour finir, ce fut Theresa Lee qui se pointa. Elle frappa à ma porte huit minutes avant minuit. Je refis le coup de la porte entrebâillée à la chaîne, et la laissai entrer. Elle était habillée d’une autre version de la tenue dans laquelle je l’avais toujours vue. Chemisier en soie à manches courtes porté par-dessus un pantalon. Gris foncé, pas gris souris. Moins argenté. Plus sérieux. Elle avait un sac de sport noir à la main. Genre Nylon balistique. À la manière dont il pendait, on comprenait qu’il contenait des objets pesants. À la manière donc ces objets pesants bougeaient et tintaient, on comprenait qu’ils étaient en métal. Elle posa le sac près de la salle de bains et me demanda si j’allais bien. — Et vous ? Elle fit oui de la tête. — C’est à croire qu’il n’est rien arrivé. Nous avons tous retrouvé notre poste. — Qu’est-ce qu’il y a dans ce sac ? — Je ne sais pas. Un homme que je n’avais jamais vu est venu l’apporter au commissariat. — Springfield ? — Non, il a dit s’appeler Browning. Il m’a confié le sac en me disant que dans l’intérêt de la lutte contre le crime, il ne fallait surtout pas qu’il tombe entre vos mains. — Et pourtant, vous me l’apportez. — Je le garde personnellement. C’est plus sûr que de le laisser n’importe où. — OK. — Il faudrait que vous m’agressiez. Et agresser un officier de police est interdit par la loi. — C’est vrai. Elle s’assit sur le lit. À un mètre de moi. Peut-être moins. — Nous avons effectué une descente dans les trois vieux immeubles de la 58e Rue, reprit-elle. — C’est Springfield qui vous en a parlé ? — Il a dit qu’il s’appelait Browning. Nos gars de l’antiterrorisme y sont allés il y a deux heures. Les Hoth n’y étaient pas. — Je sais. — Elles y avaient été, mais elles n’y étaient plus. — Je sais. — Comment le savez-vous ? — Elles ont abandonné Leonid et son pote. Elles ont donc été se planquer dans un endroit inconnu de Leonid et du pote de Leonid. On n’est jamais trop prudent. — Pourquoi ont-elles abandonné Leonid et son pote ? — Pour remotiver les treize autres. Et pour alimenter la machine. On leur secouera un peu les puces, les médias arabes crieront à la torture, ils auront dix nouvelles recrues de plus. Bénéfice net, huit. Et Leonid et son pote, ce n’est pas une grosse perte. Ils étaient nuls. — Les treize autres seront-ils meilleurs ? — Les lois de la statistique obligent à répondre oui. — Treize, c’est un chiffre dément. — Quinze, si on compte les Hoth elles-mêmes. — Vous ne devriez pas y aller. — En particulier, sans armes. Elle jeta un coup d’œil au sac. Puis revint sur moi. — Pourrez-vous les retrouver ? — Comment font-elles pour l’argent ? — On ne peut pas les pister par ce moyen. Elles ont arrêté d’utiliser leurs cartes de crédit et les distributeurs automatiques il y a six jours. — Ce qui se comprend. — Ce qui les rend difficiles à trouver. — Jacob Mark est bien de retour chez lui, dans le New Jersey ? — Vous trouvez qu’il ne devrait pas s’en mêler ? — Voilà. — Mais que moi oui ? — Vous l’êtes déjà. Vous m’avez apporté le sac. — Je ne fais que le garder. — Vos gars de l’antiterrorisme font-ils autre chose ? — Des recherches, répondit-elle. Avec le FBI et le ministère de la Défense. Il y a six cents personnes dans les rues en ce moment même. — Et qui s’intéressent à quoi ? — À tout ce qui a été acheté ou loué dans l’immobilier ces trois derniers mois. Avec la coopération de la ville. Ils inspectent aussi les registres des hôtels, analysent les locations de bureaux et d’entrepôts dans les cinq quartiers de New York. — OK. — Ce qui se dit parmi eux est qu’ils cherchent un dossier du Pentagone sur une clef USB. — Pas mal. — Vous savez où elle est ? — J’ai mon idée. — Et où est-elle ? — Pas dans le quadrilatère formé par la Neuvième Avenue et Park Avenue et les 30e et 45e Rues, en tout cas. — Je devais mériter cette réponse… — Vous finirez par faire la déduction. — Vous le savez vraiment ? Docherty pense que non. Il pense que vous bluffez pour vous sortir de vos emmerdes. — Docherty est de toute évidence un grand cynique. — Il est cynique ou il a raison ? — Je sais où elle est. — Alors, allez la chercher. Et laissez les autres s’occuper des Hoth. Je ne répondis pas. — Passez-vous beaucoup de temps en salle de gym ? lui demandai-je à la place. — Non, pas beaucoup. Pourquoi ? — Je me demandais si j’aurais du mal à vous maîtriser. — Pas beaucoup. Je n’ajoutai rien. — Quand avez-vous prévu d’y aller ? me demanda-t-elle. — Dans deux heures. Deux heures de plus pour les trouver, attaque à 4 heures. Mon heure préférée. Un truc que nous avons appris des Soviétiques. Ce sont des médecins qui ont trouvé ça. Quatre heures est l’heure à laquelle nous sommes le plus vulnérables. C’est un fait universel. — Vous venez de l’inventer, ça. — Pas du tout. — Vous ne les trouverez pas en deux heures. — Je crois que si. — Le dossier manquant concerne Sansom, c’est ça ? — En partie. — Sait-il que vous l’avez ? — Je ne l’ai pas. Mais je sais où est la clef. — Et ça, il le sait ? J’acquiesçai d’un hochement de tête. — Autrement dit, reprit-elle, vous avez conclu un accord avec lui. Vous faites sortir Lee, Docherty et Mark de leurs emmerdes et vous le conduisez au truc. — L’accord visait avant tout à me sortir, moi, de mes emmerdes. — Ça n’a pas marché pour vous. Vous êtes toujours dans le collimateur des fédéraux. — En ce qui concerne le NYPD, ça a marché aussi pour moi. — Et pour nous tous. Chose pour laquelle je vous suis reconnaissante. — De rien. — Comment les Hoth envisagent-elles de sortir du pays ? — Je ne crois pas qu’elles l’envisagent. Pour elles, cette option a disparu il y a quelques jours. J’ai l’impression qu’elles croyaient que les choses se passeraient beaucoup plus en douceur. À présent, c’est ou finir le boulot, ou mourir. — Comme dans une mission suicide. — C’est là qu’elles sont bonnes. — Ce qui rend les choses encore plus difficiles pour vous. — Si le suicide les tente, je serai heureux de leur donner un coup de main. Lee se déplaça sur le lit, et le pan de sa blouse, pris sous elle, se tendit sur la crosse de l’automatique qu’elle portait à la hanche. Un Glock 17, dans un étui pancake1. — Qui sait que vous êtes ici ? lui demandai-je. — Docherty. — Quand s’attend-il à vous revoir ? — Demain. Je gardai le silence. — Que voulez-vous faire en attendant ? — Vous voulez une réponse honnête ? — S’il vous plaît. — Déboutonner votre corsage. — Vous dites ça souvent aux officiers de police ? — Ça m’est déjà arrivé. À une époque, je ne connaissais que des officiers de police. — Le danger vous excite ? — Les femmes m’excitent. — Toutes ? — Non, pas toutes. Elle garda le silence un long moment avant de dire : — Ce n’est pas une bonne idée. — D’accord. — Pour vous, « non » suffit ? — Ce n’est pas ce que j’aurais dû comprendre ? Elle resta encore quelques instants silencieuse, puis répondit : — J’ai changé d’avis. — À quel sujet ? — Sur le fait que ce n’est pas une bonne idée. — Excellent ! — Oui mais voilà, j’ai travaillé aux Mœurs pendant un an. Dans le rôle d’appât. Il nous fallait une preuve que le type avait une espérance raisonnable d’obtenir ce qu’il pensait obtenir. Alors on commençait par lui faire enlever sa chemise. Comme preuve d’intention. — C’est envisageable. — Il le faut. — Vous allez m’arrêter ? — Non. J’enlevai mon nouveau tee-shirt. Le jetai à travers la pièce. Il atterrit sur la table. Lee resta quelques instants à regarder ma cicatrice, comme l’avait fait Susan Mark dans le métro. L’affreux bourrelet de chair laissé par les points de suture que je devais à l’explosion du camion piégé à la caserne de Beyrouth. Je la laissai le contempler une minute, puis lui dis : — À votre tour. Le chemisier. — Je suis une fille du genre traditionnel, vous savez. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Qu’il faut d’abord m’embrasser. — C’est faisable, répondis-je. Et je le fis. Lentement, doucement, de manière hésitante et exploratoire, au début, ce qui me laissa le temps de savourer cette nouvelle bouche, ce nouveau goût, ces nouvelles dents, cette nouvelle langue. Tout était bien. Après quoi, une sorte de seuil ayant été franchi, les choses devinrent nettement plus passionnées. Et à peine une minute plus tard, nous étions complètement hors de contrôle. * * * Ensuite, elle prit une douche, et je pris la mienne. Elle s’habilla, je m’habillai. Elle m’embrassa une dernière fois, me dit de l’appeler si j’avais besoin d’elle, me souhaita bonne chance et disparut par la porte. Elle avait laissé le sac noir, à côté de la salle de bains. 1 Littéralement : étui-crêpe. Rend la forme de l’arme moins visible. 71 Je soulevai le sac et le laissai tomber sur le lit. Entre trois et quatre kilos, au jugé. Il heurta le couvre-lit froncé avec un bruit métallique satisfaisant. J’ouvris la fermeture à glissière et écartai les deux côtés, comme une bouche, pour regarder dedans. Je vis d’abord un classeur. De la taille administrative légale, kaki, en papier épais ou carton fin, selon le point de vue. Il contenait vingt et une feuilles de papier sorties d’une imprimante. Des documents d’immigration concernant vingt et une personnes différentes. Deux femmes, dix-neuf hommes. Citoyens du Turkménistan. Entrés aux États-Unis depuis le Tadjikistan trois mois auparavant. Même itinéraire pour tous. Chaque dossier comportait leur photo et leurs empreintes digitales numériques, le tout pris aux postes de contrôle des services d’immigration, à JFK. Les photos présentaient une légère distorsion due à l’utilisation d’un grand-angle. Elles étaient en couleur. Je reconnus facilement Lila et Svetlana. Ainsi que Leonid et son pote. Je ne connaissais aucun des dix-sept autres. Quatre d’entre eux avaient déjà leur visa de sortie. Les quatre qui avaient quitté le pays. Je jetai les fiches correspondantes dans la corbeille à papier et disposai celles des treize inconnus restants sur le lit pour mieux les examiner. Treize visages à l’air ennuyé et fatigué. Vols locaux, correspondances, long vol transatlantique, décalage horaire, longue attente dans les locaux de l’immigration, à JFK. Expressions boudeuses adressées à la caméra, visages tenus droits, mais les yeux regardant vers le haut. Ce qui signifiait que tous les treize étaient de petite taille. Je vérifiai avec la fiche de Leonid. Il arborait le même air ennuyé et fatigué que les autres, mais il regardait droit devant lui. C’était le plus grand du groupe. J’examinai la fiche de Svetlana. C’était la plus petite. Les autres se trouvaient entre les deux, des hommes du Moyen-Orient petits, musclés, rendus secs et tout en nerfs par le climat, le régime alimentaire et la tradition. Je les étudiai attentivement, l’un après l’autre, à plusieurs reprises, jusqu’à ce que leur expression se soit imprimée dans ma mémoire. Puis je retournai au sac. J’espérais au minimum une bonne arme de poing. Au mieux, un petit pistolet-mitrailleur. La remarque sur l’ampleur de mon blouson adressée à Springfield avait pour objectif de lui faire savoir que j’aurais de quoi transporter quelque chose dessous, tenu contre la poitrine par une bandoulière en position courte, le tout caché par l’excès de tissu, une fois la fermeture Éclair remontée. J’avais espéré qu’il saisirait le message. C’était le cas. Il avait saisi le message. Et même très bien saisi. Il avait fait mieux que le minimum. Et même mieux que le maximum. Il m’avait fait parvenir un pistolet-mitrailleur équipé d’un silencieux. Un Heckler & Koch MP5SD. La version discrète du MP5. Pas de crosse. Juste une poignée portant la détente, le logement d’un chargeur incurvé de trente cartouches et le canon pris dans la double paroi du silencieux. Neuf millimètres, rapide, précis et discret. Une arme remarquable. Elle était équipée d’une bretelle en Nylon noir. La longueur de celle-ci avait été réduite presque à son minimum. Comme si Springfield avait voulu me dire : « Bien compris, vieux. » Je posai l’arme sur le lit. Il avait aussi pensé aux munitions. Dans le sac, je trouvai un unique chargeur incurvé. Trente cartouches. Trapues, grosses, les douilles en laiton clignotant dans la lumière, le nez en plomb poli de la balle brillant presque autant. Des neuf millimètres Parabellum. Mot tiré de la devise latine, Si vis pacem, para bellum. Si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre. Trente cartouches, cependant, ce n’était pas beaucoup. Pas contre quinze personnes. Mais voilà, à New York ce n’était pas facile. Pas plus pour Springfield que pour moi. Je posai le chargeur à côté du pistolet-mitrailleur. Vérifiai une dernière fois dans le sac, au cas où il y en aurait eu plus. Il n’y en avait pas. Mais je trouvai un bonus. Un poignard. Un Benchmade 3 300. À poignée noire usinée. À ouverture automatique. Illégal dans les cinquante États de l’Union, sauf si on est militaire ou qu’on appartient aux forces de l’ordre, ce qui n’était pas mon cas. J’appuyai sur le déclencheur, la lame jaillit d’un coup sec, rapide. Lame à double tranchant, pointue. Dix centimètres de long. Je ne suis pas un maniaque des armes blanches. Je n’en ai pas de préférée. En fait, je n’en aime aucune. Mais si l’on me demandait laquelle je préférerais pour me battre, je choisirais sans doute quelque chose d’assez proche de ce que Springfield m’avait fourni. Le mécanisme automatique, la pointe, le double tranchant. Ambidextre, bonne pour planter, bonne pour l’estafilade dans les deux sens. Je refermai le poignard et le posai sur le lit à côté du H&K. Le sac contenait deux derniers objets. Un gant en cuir, un seul, noir, d’une taille convenant à une grande main gauche. Et un rouleau de toile adhésive noire. Je les posai également sur le lit, à côté de l’arme, du chargeur et du poignard. Trente minutes plus tard, équipé, paré, enfouraillé, je me retrouvais dans une rame de la ligne R, direction sud. 72 Les rames de la ligne R sont composées de voitures anciennes, équipées de sièges en vis-à-vis dans le sens de la marche. J’étais pour ma part seul sur une banquette latérale. Il était 2 heures. Il y avait trois autres passagers. Les coudes sur les genoux, je contemplais mon reflet dans la vitre en face. J’énumérai les points de la liste. Tenue vestimentaire inappropriée : oui. J’avais le coupe-vent remonté jusqu’au menton et il paraissait beaucoup trop chaud et beaucoup trop ample pour moi. Dessous, j’avais la bandoulière du H&K passée autour du cou, et l’arme elle-même, pointée en diagonale vers le sol, restait parfaitement invisible. Démarche de robot : pas immédiatement repérable avec un suspect assis dans un transport public. Points trois à six : irritabilité, sueur, tics, comportement nerveux. Je transpirais, certes, peut-être un peu plus que ce qu’aurait normalement provoqué le port d’un blouson par cette chaleur. Je me sentais irritable, ça aussi, peut-être un peu plus que d’habitude. Mais en étudiant attentivement mon reflet, je ne vis aucun tic. Mon regard était calme, mon expression neutre. Je ne constatai pas davantage de comportement nerveux. Mais le comportement, c’est ce qu’on voit de l’extérieur. En dedans, j’étais un peu nerveux. C’était fichtrement certain. Point sept : la respiration. Je ne haletais pas. J’étais cependant prêt à admettre que je respirais un peu plus profondément et vite que d’habitude. La plupart du temps, je n’ai même pas conscience que je respire. Ça se produit automatiquement. Réflexe involontaire, tout au fond du cerveau. Mais je me rendis compte que je respirais à présent sur un rythme soutenu, inspirant par le nez, expirant par la bouche. Inspirant, expirant, inspirant, expirant. Comme une machine. Comme un plongeur branché à une bouteille, sous l’eau. Je ne pouvais pas ralentir le rythme. Je ne sentais pas beaucoup d’oxygène dans l’air. Il entrait et sortait, tel un gaz inerte. De l’argon ou du xénon, disons. Il ne me faisait aucun bien. Point huit : regard fixe. Oui, mais j’avais l’excuse d’être occupé à évaluer les autres points. On pouvait aussi l’interpréter comme le signe d’une profonde concentration. Normalement, je regarde autour de moi, et pas fixement. Point neuf : prières marmonnées. Non. J’étais silencieux. J’avais la bouche fermée, rien n’agitait mes lèvres. En fait, j’avais même la bouche fermée tellement fort que j’en avais mal aux dents du fond et que les muscles, au coin de mes mâchoires, ressortaient comme des balles de golf. Point dix : un grand sac. Non, pas de sac. Point onze : les mains dans le sac. Non, point non pertinent. Point douze : rasé de frais. Non. Je ne m’étais pas rasé depuis plusieurs jours. Total, six sur douze. J’aurais pu, ou non, être un candidat à l’attentat suicide. Et j’aurais pu, ou non, être un candidat au suicide. Je regardai mon reflet et repensai à la première fois que j’avais vu Susan Mark : l’air d’une femme qui sent approcher la fin de sa vie, aussi sûrement et définitivement que le train approchait de la fin de la ligne. Je me redressai sur mon siège. J’étudiai les autres passagers. Deux hommes, une femme. Rien de spécial pour aucun. La rame fonçait vers le sud avec le fracas habituel. Le souffle de l’air, les claquements des joints d’expansion sous les roues, le frottement des patins sur le rail électrique, le gémissement des moteurs électriques, les grincements lorsque les voitures, l’une après l’autre, s’engageaient dans une longue courbe. Je me regardai à nouveau dans la vitre assombrie et souris. Moi contre eux. Ce n’était pas la première fois. Et ce n’était pas la dernière. * * * Je descendis à la station de la 34e Rue et n’en sortis pas tout de suite. Assis dans la chaleur sur un banc de bois, j’examinai à nouveau toutes mes théories. Je me repassai la leçon d’histoire tirée de l’affrontement avec l’Empire britannique et rapportée par Lila Hoth : La première chose à faire, quand on préparait une opération, était de prévoir son inévitable retraite. Ses supérieurs, chez elle, avaient-ils suivi cet excellent conseil ? J’étais prêt à parier que non. Pour deux raisons. La première, le fanatisme. Les organisations idéologiques ne peuvent pas s’offrir le luxe de considérations rationnelles. Dès qu’on commence à penser rationnellement, tout l’édifice s’écroule. Et les organisations idéologiques aiment bien obliger la piétaille à se lancer dans des opérations sans retour. Pour les encourager à persévérer. De même que les ceintures d’explosifs sont cousues dans leur dos, et non pas seulement fermées par une boucle ou une fermeture à glissière. En second lieu, un plan de retraite porte en lui les germes de sa propre destruction. Inévitablement. Une troisième, une quatrième, voire une cinquième planque, achetée ou louée trois mois auparavant, figurerait dans les dossiers de la ville. Des réservations d’hôtel « au cas où » seraient aussi repérées. Une réservation le jour même, tout autant. Six cents agents ratissaient les rues. Je pensais qu’ils ne trouveraient rigoureusement rien, parce que les types, là-bas, dans leurs montagnes, avaient anticipé le moindre mouvement. Ils avaient compris que tout ce qui aurait laissé une piste serait inutilisable dès qu’elle aurait été reniflée. Ils savaient que par définition, la seule destination sûre était une destination non prévue à l’avance. Autrement dit, les Hoth étaient à présent dans la nature. Avec toute leur équipe. Deux femmes, treize hommes. Ils avaient quitté leur planque de la 58e Rue et déambulaient et improvisaient, en rampant sous le radar. Exactement dans la zone où je vivais. Ils étaient dans mon univers. Qui se ressemble s’assemble. * * * Je ressortis du métro à Herald Square, l’endroit où se rencontrent la Sixième Avenue, Broadway et la 34e Rue. De jour, c’est le zoo. C’est là que se trouve Macy’s, le grand magasin. La nuit, ce n’est pas le désert, mais c’est calme. Je pris au sud par la Sixième Avenue, puis à l’ouest par la 33e Rue et arrivai le long de l’espèce de vieille ruine dans laquelle j’avais passé ma seule nuit non interrompue de toute la semaine. Le H&K pesait lourd contre ma poitrine. Les Hoth n’avaient pas tellement le choix : soit ils dormaient dans la rue, soit ils payaient un veilleur de nuit au noir. On trouve des centaines d’hôtels dans Manhattan, mais il est assez facile de les diviser en quelques catégories. La plupart sont de moyenne gamme ou haut de gamme et ont un personnel important, ce qui rend impossible ce genre de combine. Et la plupart des hôtels bas de gamme sont petits. Or, les Hoth devaient loger quinze personnes. Cinq chambres, minimum. Pour trouver cinq chambres sans se faire remarquer, il fallait aller dans un établissement assez grand. Mais avec un veilleur de nuit seul dans la place et facile à soudoyer. Je connais New York relativement bien. Je sais décrypter la ville, en particulier sous le genre d’angles que n’envisagent pas la plupart des gens. Et je n’avais besoin que de mes deux pouces pour compter le nombre d’hôtels, dans ce bon vieux Manhattan, avec un veilleur de nuit vénal travaillant seul. L’un d’eux était très à l’ouest, dans la 23e Rue. Loin de l’action, ce qui était autant un avantage qu’un inconvénient. Davantage un inconvénient qu’un avantage d’ailleurs, tout bien pesé. Deuxième choix, tout au plus. Je me trouvai juste à côté du seul autre choix. L’horloge, dans ma tête, me disait qu’il était un peu plus de 2 h 30. Je me tins dans l’ombre et attendis. Je ne voulais arriver ni top tôt, ni trop tard. Pile au bon moment. À droite et à gauche, des véhicules roulaient d’un côté vers la Sixième, de l’autre vers la Septième. Des taxis, des camions, des particuliers, quelques voitures de flics, quelques berlines sombres. La rue perpendiculaire, elle, était tranquille. À 2 h 45, je me détachai du mur et me dirigeai vers la porte de l’hôtel. 73 C’était le même veilleur de nuit. Seul. Affalé sur un fauteuil derrière son comptoir, il regardait devant lui sans rien voir, l’air morose. D’antiques miroirs laiteux couvraient les murs du hall d’entrée. Mon blouson gonflait devant moi. J’avais l’impression qu’on pouvait deviner la forme de la poignée du MP5, celle incurvée du chargeur, le bout du canon. Mais je savais, moi, ce que je regardais. En principe, le veilleur de nuit l’ignorait. Je m’avançai jusqu’à lui. — Vous ne vous souvenez pas de moi ? Il ne répondit ni oui, ni non. Se contenta d’un haussement d’épaules à signification universelle que je pris pour une invitation à entamer les négociations. — Je ne cherche pas de chambre, dis-je. — Dans ce cas, qu’est-ce que vous voulez ? Je sortis cinq billets de vingt de ma poche. Cent dollars. La plus grande partie de ce qui me restait. Je déployai les billets en éventail pour qu’il puisse voir les chiffres et les posai ainsi sur le comptoir. — Ce que je veux, dis-je, c’est connaître le numéro des chambres où vous avez logé les personnes qui sont arrivées vers minuit. — Quelles personnes ? — Deux femmes, treize hommes. — Personne n’est venu vers minuit. — Une des femmes était une chouette nana. Jeune, des yeux bleus éclatants. Difficile à oublier. — Personne n’est venu. — Vous êtes bien sûr ? — Personne n’est venu. Je poussai les billets un peu plus loin vers lui. — Bien bien sûr ? Il repoussa l’argent. — Je ne demanderais pas mieux que de vous les prendre, croyez-moi. Mais personne n’est venu cette nuit. * * * Je ne pris pas le métro. J’avais décidé de marcher. Risque calculé. Celui de tomber sur ceux des six cents agents qui se trouveraient en maraude dans le voisinage, mais je tenais à ce que mon portable capte. J’avais constaté que les téléphones portables ne fonctionnent pas dans le métro. Je n’avais d’ailleurs vu personne en utiliser sous terre. Et probablement pas par courtoisie. Plutôt à cause d’un manque de signal. Donc, je marchai. Je regagnai Broadway par la 32e, pris au sud et passai devant des boutiques de bagages, de bijouterie bas de gamme et de parfums de contrefaçon, toutes fermées et barricadées pour la nuit. Il faisait sombre dans le secteur et la rue était crade. Un microquartier. J’aurais pu être à Lagos ou à Saigon. Je m’arrêtai au coin de la 28e Rue pour laisser passer un taxi. Le téléphone se mit à vibrer dans ma poche. Je retournai dans la 28e, m’assis sur une marche d’entrée plongée dans l’obscurité et décrochai. — Eh bien ? dit Lila Hoth. — J’ai pas pu vous trouver, dis-je. — Je sais. — Alors je vous propose un marché. — Vraiment ? — Combien avez-vous en liquide ? — Combien voulez-vous ? — Tout. — Vous avez la clef ? — Je peux vous expliquer exactement où elle est. — Mais vous ne l’avez pas entre vos mains ? — Non. — Alors, c’était quoi, le truc que vous nous avez montré à l’hôtel ? — Un leurre. — Cinquante mille dollars. — Cent. — Je ne les ai pas. — Vous ne pouvez prendre ni l’autobus, ni le train, ni l’avion. Vous ne pouvez plus sortir. Vous êtes prise au piège, Lila. Vous allez mourir ici. Vous ne voulez pas mourir en ayant réussi ? Vous ne voulez pas envoyer ce courriel codé à la maison, « Mission accomplie » ? — Soixante-quinze. — Cent. — D’accord, mais seulement la moitié cette nuit. — Je ne vous fais pas confiance. — Faudra bien. — Soixante-quinze, mais la totalité cette nuit. — Soixante. — D’accord. — Où êtes-vous ? — Tout en haut de Manhattan, dis-je en mentant. Je vous retrouve à Union Square dans quarante minutes. — Où est-ce ? — Broadway, entre les 14e et 17e Rues. — C’est sûr ? — Assez. — Je viendrai, dit-elle. — Rien que vous, seule. Elle coupa la communication. Je me rendis deux rues au nord de Madison Square Park, et m’assis sur un banc à un mètre d’une sans-abri avec un Caddie dans lequel ses affaires s’empilaient comme dans un camion-poubelle. J’allai pêcher dans ma poche la carte avec le numéro de téléphone de Theresa Lee, et le déchiffrai à la faible lumière de l’éclairage public. Je composai le numéro de son portable. Elle décrocha à la cinquième sonnerie. — Reacher à l’appareil, dis-je. Tu m’as dit que je pouvais t’appeler si j’avais besoin de toi. — Et qu’est-ce que je peux faire ? — Je suis toujours tranquille pour ce qui est de la police de New York ? — Tout à fait. — Alors dis à tes gars de l’antiterrorisme que dans quarante minutes, je me trouverai dans Union Square et que je serai approché par deux hommes minimum et six maximum, appartenant à la bande de Lila Hoth. Dis à tes types qu’ils sont à eux. Mais à condition qu’ils me laissent tranquille. — Signalements ? — Tu as regardé ce qu’il y avait dans le sac, j’imagine, avant de me l’apporter ? — Bien sûr. — Alors, tu as vu leurs photos. — Où ça, dans le parc ? — Angle sud-ouest. — Alors, tu l’as trouvée ? — Au premier endroit où je l’ai cherchée. Elle est dans un hôtel. Elle a payé le veilleur de nuit au noir. Et lui a flanqué la frousse. Il a tout nié et a appelé sa chambre dès qu’il m’a vu quitter l’entrée. — Comment tu le sais ? — Parce qu’elle m’a appelé moins d’une minute après. Je crois aux coïncidences autant qu’un autre, mais ce genre de timing est trop beau pour être vrai. — Pourquoi tu veux la retrouver avec son équipe ? — J’ai conclu un accord avec elle. Je lui ai dit de venir seule. Sauf qu’elle va vouloir me doubler et m’envoyer quelques-uns des siens à la place. Cela m’aidera si vos gars me les coincent. Je ne tiens pas à les descendre tous. — Tu as des états d’âme ? — Non, seulement trente cartouches. Ce qui est très insuffisant. Je dois les économiser. * * * Neuf rues plus loin, j’entrai dans Union Square. J’en fis tout le tour une fois et en parcourus les deux diagonales. Ne vis rien d’inquiétant. Juste des silhouettes somnolant sur des bancs. L’un des hôtels gratos de New York. Je m’installai près de la statue de Gandhi et attendis de voir sortir les rats. 74 Vingt minutes plus tard – sur les quarante que j’avais prévues –, je vis l’escouade antiterroriste du NYPD commencer à prendre place. Bons mouvements. Ils arrivèrent dans des berlines banalisées toutes cabossées et des minivans confisqués pleins d’éraflures. Je vis aussi un taxi hors service s’arrêter devant une cafétéria de la 16e Rue. Deux types descendirent de l’arrière et traversèrent la rue. Je comptai en tout seize hommes, et j’étais prêt à concéder qu’il y en avait bien quatre ou cinq que je n’avais pas remarqués. Si je n’avais pas été au courant, j’aurais simplement supposé qu’un cours d’art martial s’était déroulé très tard et venait de se terminer. Tous les types étaient jeunes, en forme, costauds et bougeaient comme des athlètes bien entraînés. Et tous portaient un sac de gym. Et tous étaient habillés d’une manière inappropriée. Ils avaient des polaires de Yankees, des coupe-vent noirs comme le mien ou des parkas peu épaisses, comme si nous étions déjà en novembre. Pour dissimuler leurs gilets en Kevlar sans doute, et peut-être aussi leurs badges, qui devaient pendre au bout d’une chaîne passée autour du cou. Aucun ne me regarda directement, mais je compris qu’ils m’avaient repéré et identifié. Ils se disposèrent par groupes de deux ou trois, ou en solo, tout autour de moi, avant de s’éloigner dans l’obscurité et de disparaître. De se fondre dans le paysage. Certains s’assirent sur des bancs, d’autres s’allongèrent dans des pas de porte, quelques-uns gagnèrent des endroits invisibles. Bons mouvements. Au bout de trente des quarante minutes, je me sentais passablement optimiste. Cinq minutes plus tard, plus du tout. Parce que les fédéraux débarquaient. Deux autres voitures s’arrêtèrent dans Union Square Ouest. Des Crown Vic noires, immaculées et brillantes. Huit hommes en descendirent. Je sentis les types du NYPD s’agiter légèrement. Les sentis scruter l’obscurité, les sentis échanger des regards, les sentis se demander : Mais qu’est-ce qu’ils foutent là, ces mecs ? J’étais en bons termes avec le NYPD ; pas du tout avec le FBI et le ministère de la Défense. Je jetai un coup d’œil à Gandhi. Il ne me dit rien. Je ressortis le téléphone et appuyai sur le bouton vert pour faire réapparaître le numéro de Theresa Lee. C’était le dernier appel que j’avais passé. J’appuyai une deuxième fois. Elle décrocha tout de suite. — Les Feds sont là, dis-je. Pourquoi ? — Merde ! Soit ils surveillaient notre dispatcheur, soit l’un des nôtres est à la recherche d’un meilleur boulot. — Qui a le pas sur l’autre cette nuit ? — Eux. Toujours. Tu devrais ficher le camp de là. Je refermai le téléphone et le remis dans ma poche. Les huit hommes des Crown Vic s’avancèrent dans les ombres. Le parc retrouva son calme. Un néon publicitaire, non loin de là, avait une lettre manquante. Il grésillait à intervalles irréguliers. J’entendis des rats dans le paillis derrière moi. J’attendis. Deux minutes. Trois. Puis à la minute trente-neuf des quarante, je perçus de l’agitation humaine sur ma droite. Bruits de pas, souffles d’air, trous dans le noir. Je vis plusieurs silhouettes se déplacer entre les ombres et la pénombre. Sept hommes. Ce qui était une bonne nouvelle. Plus il y en aurait maintenant, moins il y en aurait plus tard. De plus, c’était flatteur. Lila risquait plus de la moitié de ses forces parce qu’elle pensait que je ne serais pas facile à capturer. Les sept hommes étaient petits, et impeccables, et sur leurs gardes. Tous étaient habillés comme moi, de vêtements noirs et suffisamment amples pour dissimuler des armes. Mais il n’était pas question qu’ils me tirent dessus. Lila avait besoin de savoir et ça valait un blindage. Ils me virent et s’arrêtèrent à trente mètres de moi. Je ne bougeai pas de mon banc. En théorie, cette partie-là aurait dû se passer sans problème. Les types de Lila m’approchent, l’escouade du NYPD fond sur eux, je m’esquive pour vaquer à mes affaires. Mais pas avec les Feds dans le tableau. Au mieux, ils voudraient récupérer tout le monde. Au pire, ils seraient plus acharnés à me récupérer moi que les autres. Je savais où se trouvait la clef USB. Pas les hommes de Lila. Je ne bougeai pas de mon banc. À une trentaine de mètres, les sept hommes se séparèrent. Deux s’immobilisèrent sur ma droite. Deux filèrent à gauche pour occuper l’autre flanc de ma position. Et trois passèrent derrière moi. Je me levai. Les deux hommes sur ma droite commencèrent à s’approcher. Les deux sur ma gauche en étaient à la moitié de leur manœuvre de contournement. Je ne voyais plus les trois derrière moi. Je me dis que les gars du NYPD étaient déjà debout. Je me dis que les Feds en faisaient autant. Une situation fluide. Je courus. Droit sur l’entrée du métro, qui se trouvait à moins de dix mètres de moi. Je me jetai dans l’escalier. J’entendis des bruits de pas derrière moi. Échos sonores. Il y avait foule. On approchait des quarante personnes, toutes à se bousculer comme les enfants derrière le petit joueur de flûte de Hamelin. J’atteignis un couloir carrelé et ressortis dans la station souterraine. Pas de violoniste, cette fois. Rien que de l’air rance, des ordures et un vieux type poussant un balai quasi chauve de un mètre de large. Je lui passai devant, m’arrêtai, dérapai sur mes nouvelles semelles et pris vers la ligne R direction nord. Je sautai par-dessus le tourniquet et courus jusqu’à l’extrémité du quai. Et m’arrêtai. Et me retournai. Derrière moi, trois groupes distincts se suivaient à la queue leu leu. En premier arrivaient les sept hommes de Lila Hoth. Ils se ruèrent sur moi. Virent que je n’avais nulle part où aller, s’arrêtèrent. Je vis leurs visages afficher un air de prédateur satisfait. Puis l’inévitable conclusion : c’était trop beau pour être vrai. Certaines pensées sont lisibles sous n’importe quelle forme d’expression. Ils firent volte-face et virent les gens de l’antiterrorisme se rassembler derrière eux. Et juste derrière les types du NYPD, quatre des huit fédéraux. Personne d’autre sur le quai. Aucun civil. Sur le quai d’en face un type solitaire était assis sur un banc. Jeune. Peut-être saoul. Peut-être pire. Il regardait toute cette soudaine agitation. Il était 3 h 40. Le type avait l’air hébété. Comme s’il ne comprenait pas très bien ce qu’il voyait. On aurait dit une guerre de gangs. Ce qu’il voyait, en réalité, était une arrestation collective menée tambour battant par les gars du NYPD. Aucun d’eux n’arrêta de courir. Ils déboulèrent tous en vociférant, l’arme à la main, badges visibles ; puis, en exploitant leur impressionnant gabarit et leur avantage de trois contre un, ils noyèrent les sept types sous le nombre, tout simplement. Aucune résistance. Pas la moindre objection. Ils les mirent par terre à coups de matraque, à plat ventre, les menottèrent dans le dos et les embarquèrent. Le tout dans la foulée. Pas de pause. Pas de récitation des droits. Vitesse et brutalité maximum, un point c’est tout. Tactique parfaite. Au bout de quelques secondes, littéralement, ils étaient repartis. Les échos de leurs pas retentirent, puis moururent. Les quais retrouvèrent leur calme. Le type en face ouvrait toujours un œil rond, mais soudain, voilà qu’il ne voyait plus qu’un quai silencieux, moi debout à une extrémité, et les quatre agents fédéraux à une dizaine de mètres. Rien entre nous. Rien du tout. Sinon une lumière blanche, crue, et un espace vide. Pendant presque une minute, il ne se passa rien. Puis, de l’autre côté des voies, je vis arriver les quatre autres agents fédéraux sur le quai direction sud. Ils prirent position juste en face de moi et s’immobilisèrent. Ils souriaient un peu, tous, comme s’ils venaient d’exécuter un coup futé dans une partie d’échecs. Ce qui était le cas. Plus question de prouesse genre traverser les voies. Les quatre agents à côté de moi me barraient la seule issue. Dans mon dos, il n’y avait qu’un mur blanc, sans rien, et l’entrée du tunnel. Échec et mat. Je ne bougeai pas. Respirai l’air infect du sous-sol et écoutai le ronflement bas de la ventilation, le grondement sourd de trains lointains, quelque part dans le réseau. L’agent le plus proche de moi tira une arme de dessous sa veste. Fit un pas dans ma direction. Et dit : — Les mains en l’air ! 75 Horaires de nuit. Intervalles de vingt minutes entre les rames. Cela faisait peut-être quatre minutes que nous étions sur le quai. Autrement dit, arithmétiquement, la rame suivante arriverait au maximum dans seize minutes. Au minimum, tout de suite. Ce ne fut pas tout de suite. Le tunnel resta noir et silencieux. — Les mains en l’air ! lança à nouveau le premier agent. Blanc, la quarantaine. Certainement un ancien militaire. Ministère de la Défense, pas FBI. Même genre que les trois que j’avais déjà rencontrés. Peut-être un peu plus vieux. Peut-être un peu plus malin. Peut-être un peu mieux. Peut-être de l’équipe A, pas de la B. — Je vais tirer, dit l’agent. Mais il ne le ferait pas. Menace vaine. Ils voulaient la clef USB. Je savais où elle était. Eux, non. Délai moyen jusqu’à la rame suivante : huit minutes. Plutôt plus que moins. Le type au pistolet fit un nouveau pas en avant. Ses trois collègues suivirent. De l’autre côté des voies, les quatre autres agents ne bougeaient pas. Sur son banc, le jeune regardait la scène, l’air toujours aussi hébété. Le tunnel restait noir et silencieux. Le premier agent reprit la parole. — Tout ce bazar pourrait cesser dans une minute. Dites-nous simplement où elle est. — Où elle est quoi ? — Vous le savez. — Quel bazar ? — Notre patience a des limites. Et vous semblez oublier un facteur important. — Qui serait ? — Quels que soient vos dons sur le plan intellectuel, ils ne sont certainement pas uniques. En réalité, ils sont probablement tout à fait ordinaires. Ce qui signifie que si vous avez trouvé, nous aussi, nous pouvons trouver. Auquel cas, votre survie ne serait plus une nécessité. — Eh bien allez-y, rétorquai-je, trouvez ! Il redressa un peu plus son arme. Un Glock 17. Pesant tout au plus huit cents grammes, complètement chargé. De loin le pistolet le plus léger du marché. En partie en plastique. Le type avait des bras courts et épais. Il était sans doute capable de tenir la pose indéfiniment. — Dernière chance, dit-il. De l’autre côté des voies, le jeune type se leva et s’éloigna. À grandes enjambées mal assurées, et pas tout à fait en ligne droite. Prêt à perdre le prix d’un ticket de métro en échange d’une vie paisible. Il gagna la sortie et disparut. Plus de témoins. Délai moyen jusqu’à la prochaine rame, disons six minutes. — Je ne sais même pas qui vous êtes, dis-je. — Des agents fédéraux, me répondit l’homme. — Prouvez-le. Il garda son arme pointée sur moi, mais fit un signe en penchant la tête par-dessus son épaule et l’agent qui se trouvait un peu en arrière de lui s’avança jusque dans le no man’s land qui nous séparait. Là, il s’arrêta, glissa une main sous son veston et en sortit un porte-badge en cuir. Il le tendit à hauteur de mes yeux et laissa tomber le rabat. Il contenait deux pièces d’identité différentes. Je ne pouvais déchiffrer ni l’une ni l’autre. Elles étaient trop loin, et les deux étaient protégées par des fenêtres en plastique éraflées. Je m’avançai d’un pas. Il s’avança d’un pas. Une fois à un mètre de lui, je vis une pièce d’identité de la Defense Intelligence Agency dans la fenêtre supérieure. Elle paraissait authentique et n’était pas périmée. Dans la fenêtre inférieure, il y avait une sorte de laissez-passer ou de mandat qui exigeait qu’on apporte toute l’assistance possible au détenteur du badge, celui-ci agissant directement sous les ordres du président des États-Unis. — Épatant, dis-je. Bien mieux que de travailler pour gagner sa vie. Je reculai d’un pas. Il recula d’un pas. — Pas très différent de ce que vous faisiez dans le temps, fit observer le premier agent. — Pendant la préhistoire. — C’est quoi, un truc d’ego ? Délai moyen pour la prochaine rame, cinq minutes. — Non, un conseil pratique. Si vous voulez qu’un truc soit bien fait, faites-le vous-même. L’agent abaissa son arme en dessous de l’horizontale. Il visait mes genoux. — Je vais tirer, dit-il. Ce n’est pas avec ses jambes qu’on pense, qu’on parle ou qu’on se souvient. Pas de témoins. Quand tout le reste échoue, parler. — Pourquoi vous la voulez ? demandai-je. — Pourquoi nous voulons quoi ? — Vous savez bien. — Sécurité nationale. — Attaque ou défense ? — Défense, évidemment. Cela nous ferait perdre notre crédibilité. Ça nous ramènerait des années en arrière. — Vous croyez ? — Nous le savons. — Continuez donc à faire fonctionner vos talents intellectuels. Il se mit à viser avec plus de précision. Mon tibia gauche. — Je vais compter jusqu’à trois, dit-il. — Bon courage, l’ami. Dites-le-moi, si vous ne vous rappelez plus ce qui vient après un. — Un. Les rails se mirent à siffler à côté de moi. D’étranges sons métalliques, harmoniques, filant devant un convoi encore loin dans le tunnel. Harmoniques bientôt chassées par une poussée d’air chaud et un grondement plus grave. Un reflet de lumière se mit à courir sur la paroi du tunnel en courbe. Il n’y eut rien d’autre pendant une longue seconde. Puis la rame surgit brusquement, roulant à vive allure, inclinée à cause du dévers de la courbe. Elle oscilla, puis se redressa, allant encore vite, les freins mordirent, gémirent, grincèrent, la rame ralentit et vint se ranger juste devant nous, toute d’acier brillant, de lumières vives, continuant à siffler, à crisser et à grogner. Une rame de la ligne R, direction nord. Une quinzaine de voitures, ne transportant que quelques rares passagers chacune. Des témoins. Je jetai un coup d’œil au patron des agents. Son Glock était reparti sous sa veste. Nous nous tenions à l’extrémité nord du quai. La ligne R a encore d’anciennes voitures en service. Chacune comporte quatre jeux de portes. La voiture de tête était arrêtée juste à côté de nous. J’étais pratiquement à la hauteur des premières portes. Les gars du ministère de la Défense étaient plus proches des portes trois et quatre. Les portes s’ouvrirent sur toute la longueur de la rame. Tout à l’autre bout, deux personnes descendirent, gagnèrent la sortie et disparurent. Les portes restèrent ouvertes. Je fis face à la voiture. Les gars du ministère de la Défense en firent autant. J’avançai d’un pas. Ils avancèrent d’un pas. Je m’immobilisai. Ils s’immobilisèrent. Choix : Soit je montais par la porte un, sur quoi ils monteraient par les portes trois et quatre. Autrement dit, dans la même voiture. Nous pourrions faire du métro toute la nuit. Je pouvais aussi laisser partir la rame sans moi et passer un minimum de vingt minutes coincé avec eux sur le quai, comme avant. Les portes restaient ouvertes. J’avançai d’un pas. Ils avancèrent d’un pas. Je montai dans la voiture. Ils montèrent dans la voiture. J’y restai un instant, puis je redescendis. Retour sur le quai. Ils retournèrent sur le quai. Les portes se refermèrent devant moi. Comme un rideau de fer. Les amortisseurs en caoutchouc s’entrechoquèrent. Je sentis l’électricité monter en puissance dans l’air. Volts, ampères. Sollicitation massive. Les moteurs se lancèrent et gémirent. Les cinq cents tonnes d’acier commencèrent à s’ébranler. La ligne R utilise du matériel roulant ancien. Les voitures ont des marchepieds et des gouttières. Je me jetai en avant, crochetai la gouttière avec les doigts, coinçai le pied droit sur le marchepied, puis le gauche. M’aplatis contre le métal et le verre. Me collai à la courbure extérieure de la voiture comme une étoile de mer. Le MP5 s’enfonçait dans mes côtes. Je m’agrippai de toutes mes forces, des doigts et des pieds. La rame accéléra. Un souffle d’air me balaya. La bordure en béton, à l’entrée du tunnel, se précipita sur moi. Je retins ma respiration, écartai un peu plus les pieds et les mains, rentrai la tête et appuyai la joue contre la vitre. La rame m’aspira dans le tunnel avec une marge d’environ quinze centimètres. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon coude bloqué et vis le chef des agents immobile sur le quai : une main dans les cheveux, il leva le Glock de l’autre, puis le rabaissa. 76 Ce fut un cauchemar. Vitesse incroyable, ténèbres hurlantes, vacarme assourdissant, obstacles invisibles se ruant droit sur moi, violence physique extrême. Toute la rame ondulait, tressautait, se tordait, se cabrait, oscillait sous moi. Chaque joint d’expansion menaçait de m’en arracher. J’enfonçais de toutes mes forces mes huit doigts dans la gouttière, le gras de mes pouces poussant vers le haut, tandis que du bout de mes orteils, je poussais vers le bas, m’accrochant désespérément. Le vent fouettait mes vêtements. Les panneaux de la porte ondulaient, pris d’une trépidation constante. Ma tête rebondissait contre eux tel un marteau-piqueur. Je parcourus ainsi l’équivalent de neuf pâtés de maisons. Puis la rame entra dans la station de la 23e Rue et freina brutalement. Je fus projeté en avant, tout mon poids tirant sur ma main gauche tandis que mon pied droit résistait. Je m’aplatis encore plus et entrai ainsi, de biais, dans la lumière aveuglante de la station, à près de cinquante kilomètres à l’heure. Le quai défila à toute vitesse. J’étais accroché à la première voiture comme une bernique à son rocher. Elle s’arrêta exactement à l’extrémité nord de la station. J’arquai mon corps et les portes s’ouvrirent sous moi. Je me jetai à l’intérieur et m’effondrai sur le siège le plus proche. Neuf rues ! En une minute, disons. Assez pour me dégoûter du métro-surfing pour la vie. Il y avait trois autres passagers dans la voiture. Ils ne levèrent même pas les yeux vers moi. Les portes se refermèrent. La rame repartit. * * * Je descendis à Herald Square. Là où la 34e Rue rejoint Broadway et la Sixième Avenue. Quatre heures moins dix du matin. Toujours dans les temps. J’étais vingt rues et quatre minutes au nord de la station où j’avais emprunté la rame, soit Union Square. Trop loin et délai trop court pour que le ministère de la Défense s’organise. Je sortis à l’air libre et pris vers l’ouest, le long de l’imposante façade de Macy’s. Puis je tournai au sud dans la Septième Avenue et gagnai la porte de l’hôtel choisi par Lila Hoth. Le veilleur de nuit était derrière son comptoir. Je ne pris pas la peine d’ouvrir mon blouson pour l’effaroucher. Ça ne me paraissait pas s’imposer. Je m’avançai jusqu’à lui, tout simplement, me penchai sur le comptoir et le giflai à l’oreille. Il dégringola de son tabouret. Je sautai par-dessus le comptoir, pris mon bonhomme par la gorge et le soulevai. — Donne-moi les numéros de chambre, lui dis-je. Il le fit. Cinq chambres séparées, toutes au huitième étage, mais pas contiguës. Il me dit dans laquelle se trouvaient les femmes. Les hommes s’étaient répartis dans les quatre autres. Huit lits disponibles pour treize types. Ils avaient dû tirer cinq fois à la courte paille. Ou bien en avoir placé cinq en sentinelle. Je pris le rouleau d’adhésif noir dans ma poche, et en utilisai environ huit mètres pour attacher le veilleur de nuit par les bras et les jambes. Ça devait coûter un dollar et demi à la quincaillerie, ce qui n’empêchait pas le rouleau de faire tout autant partie de l’équipement standard des Forces spéciales que les fusils à mille dollars, les radios satellites et les systèmes de navigation les plus sophistiqués. Je lui en collai quinze centimètres en travers de la bouche. Lui barbotai son passe. Me contentai de l’arracher à son cordon en tire-bouchon. Puis je le laissai étendu hors de vue derrière son comptoir et me dirigeai vers les ascenseurs. Montai et appuyai sur le chiffre le plus élevé – dix. Les portes se refermèrent et la cabine s’éleva. C’est à ce moment-là que j’ouvris mon blouson. Je réglai la hauteur du canon au bon angle au bout de sa bretelle, pris le gant de cuir dans mon autre poche et l’enfilai sur ma main gauche. Le MP5SD n’a pas de poignée de maintien. Pas comme sa variante plus compacte, le modèle K, qui possède une solide petite poignée sous l’extrémité du canon. Avec le SD, on tient l’arme par la poignée de détente avec la main droite, tandis que la main gauche maintient le silencieux. Le canon lui-même comporte trente trous. La poudre des cartouches ne brûle ni n’explose – elle fait les deux à la fois. Ce qu’on appelle une déflagration. Elle crée une bulle de gaz à très haute température. Une partie de ces gaz s’échappe par ces trente trous, ce qui atténue le bruit et réduit la vitesse à un niveau subsonique. Il serait inutile de fabriquer une arme silencieuse si la balle elle-même devait produire un claquement supersonique. Une balle lente est une balle silencieuse. Tout comme avec le VAL Silent Sniper. Les gaz qui sortent des trous se détendent et tourbillonnent dans la chambre du silencieux interne. Puis ils s’engagent dans la deuxième chambre, où ils se détendent et tourbillonnent un peu plus. Se détendre ainsi les refroidit. Lois élémentaires de physique. Mais pas tellement. Ils passent d’extrêmement chauds à brûlants. Et le cylindre du silencieux est métallique. D’où le gant. Ne jamais se servir d’un MP5SD sans gant. Springfield était le genre d’homme qui pensait à tout. Sur le côté gauche de l’arme se trouve un commutateur « sécurité-choix de tir ». L’ancienne version du SD, dans mon souvenir, avait un levier à trois positions. S, E et F. S, pour sécurité, E pour tir au coup par coup et F pour tir automatique. Abréviations allemandes, j’imagine. E pour ein et ainsi de suite ; même si l’entreprise, Heckler & Koch, est la propriété d’une compagnie anglaise depuis des années. Sans doute avaient-ils voulu respecter la tradition. Mais Springfield m’avait donné un modèle plus récent. Le SD4. Avec une commande à quatre positions. Pas d’abréviations. Juste des pictogrammes. Pour des utilisateurs étrangers, ou illettrés. Un rond blanc pour sécurité, l’image d’une seule petite balle pour tir au coup par coup, trois petites balles pour rafales de trois coups et une longue série de balles pour tir continu automatique. Je choisis la rafale de trois. Ma préférée. Une pesée sur la détente, et trois balles de neuf millimètres partent en un quart de seconde. Le canon se redresse, inévitablement, même si un contrôle attentif et le poids du silencieux compensent en partie le mouvement – résultat : trois blessures mortelles alignées verticalement sur trois ou quatre centimètres. Ça me va très bien. Trente cartouches. Dix rafales. Huit cibles. Une rafale chacune, plus deux de secours. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent avec un tintement au dixième étage, et j’entendis dans ma tête la voix de Lila Hoth parlant des anciennes campagnes menées contre les Afghans dans la vallée de Korengal : Il fallait garder la dernière cartouche pour soi, car il n’était pas question d’être pris vivant, en particulier par les femmes. Je quittai la cabine pour un couloir plongé dans le silence. La doctrine, en matière de tactique, veut que dans le cas d’un assaut, on attaque toujours d’un point haut. Le huitième se trouvait trois étages en dessous. Deux itinéraires possibles : l’escalier ou l’ascenseur. Je préférais l’escalier, en particulier parce que j’avais une arme dotée d’un silencieux. La tactique de défense intelligente aurait consisté à placer un homme dans la cage d’escalier. Cela aurait permis de les avertir bien à l’avance. Cible facile pour moi. Le type pouvait être éliminé sans problème et sans bruit. En mauvais état, la porte donnant sur l’escalier se trouvait à côté du puits des ascenseurs. Je l’ouvris doucement et commençai à descendre. Les marches étaient en ciment et poussiéreuses. Un gros numéro peint à la main, en vert, indiquait chacun des étages. Je ne fis aucun bruit jusqu’au huitième. J’en fis encore moins ensuite. Je m’arrêtai pour regarder par-dessus la rampe métallique. Aucune sentinelle dans la cage d’escalier. Le palier du huitième était désert. Déception. Cela rendait le travail plus difficile de vingt-cinq pour cent de l’autre côté de la porte. Cinq hommes dans le couloir, et non plus quatre. Et vu la façon dont les chambres étaient distribuées, je pouvais en avoir à ma gauche comme à ma droite. Trois et deux, ou deux et trois. Une longue seconde face à la mauvaise direction, puis une volte-face cruciale. Pas facile. Mais il était 4 heures du matin. Soit à marée basse. Vérité universelle. Les Soviétiques avaient fait étudier le phénomène par des médecins. Je fis halte côté palier de la porte et pris une profonde inspiration. Puis une deuxième. Posai ma main gantée sur la poignée de l’arme. Appuyai jusqu’à la limite de résistance de la détente. Et tirai la porte. La retins du pied lorsqu’elle fut à quarante-cinq degrés. Repris le canon avec ma main gantée. Regardai, tendis l’oreille. Pas un bruit. Rien à voir. Je passai dans le couloir. Me retournai d’un côté. Me retournai de l’autre. Personne. Pas de sentinelles, de gardes, rien du tout. Rien qu’une longueur de moquette aplatie et crasseuse, des lumières jaunes faiblardes et deux rangées de portes fermées. Rien à entendre, sinon le bruit de fond à peine perceptible de la ville, ponctué çà et là de sirènes lointaines, assourdies. Je refermai la porte de l’escalier dans mon dos. Je vérifiai les numéros et courus jusqu’à la porte de Lila. Je posai mon oreille au point de rencontre du battant et du chambranle et écoutai attentivement. Je n’entendis rien. J’attendis. Cinq minutes. Dix. Pas un bruit. Personne ne peut rester plus longtemps que moi immobile et silencieux. Je glissai le passe du veilleur de nuit dans la fente. Une minuscule lumière rouge lança un bref éclair, puis une verte s’alluma. Il y eut un déclic. J’abaissai brutalement la poignée et fus à l’intérieur une fraction de seconde plus tard. La chambre était vide. La salle de bains était vide. Je vis des signes d’une occupation récente. Un rouleau de papier toilette déchiré qui pendait. Le lavabo était mouillé. Une serviette avait servi. Le lit était défait. Les sièges n’étaient pas à leur place. Je vérifiai les quatre autres chambres. Toutes vides. Toutes abandonnées. Ils n’avaient rien laissé derrière eux. Rien n’indiquait un retour imminent. Lila Hoth : un coup d’avance. Jack Reacher : un coup de retard. J’enlevai mon gant, refermai mon blouson et regagnai la réception par l’ascenseur. Je remis le veilleur de nuit en position assise, adossé à son comptoir, et arrachai l’adhésif qui lui fermait la bouche. — Me tapez plus, dit-il. — Pourquoi pas ? — C’est pas ma faute. Je vous ai dit la vérité. Vous m’avez demandé dans quelles chambres je les avais logés. À l’imparfait. — Quand sont-ils partis ? — Environ dix minutes après la première fois que vous êtes venu. — Vous les avez appelés ? — J’avais pas le choix, mec. — Où sont-ils allés ? — Aucune idée. — Ils vous ont payé combien ? — Mille, dit-il. — Pas mal. — Par chambre. — Dingue ! Ce qui était vrai. Avec une telle somme, toute la bande aurait pu retourner au Four Seasons. Sauf qu’ils ne pouvaient pas. C’était bien le problème. * * * Immobile dans l’ombre, sur le trottoir de la Septième Avenue, je me posai la question : Où ont-ils pu aller ? Mais d’abord, par quel moyen ? Pas en voiture. Ils étaient quinze en tout. Il leur aurait fallu trois véhicules, minimum. Et les vieux hôtels croulants n’ayant qu’un veilleur de nuit solitaire n’offrent pas de voituriers. En taxi ? Possible, à l’aller, tard le soir pour venir du centre-ville. Mais pour repartir à 3 heures, sur la Septième Avenue ? À huit, il leur aurait fallu trouver au moins deux taxis en même temps. Guère vraisemblable. Le métro ? Possible. Probable, même. Ils disposaient de trois lignes à une rue de là. Horaire nocturne, attente maximum de vingt minutes sur un quai, ils s’éclipsent vers le nord ou vers le sud de la ville. Mais pour aller où ? Pas vers un endroit nécessitant de beaucoup marcher à l’autre bout. Une bande de huit personnes fonçant sur les trottoirs ne passe pas inaperçue. Six cents agents écumaient la ville. Le seul autre hôtel comparable, à ma connaissance, se trouvait très loin à l’ouest de la ligne de la Huitième Avenue. Un quart d’heure à pied, sinon plus. Le risque d’être repéré était trop grand. Donc le métro, mais pour aller où ? New York City. Sept cent vingt kilomètres carrés. Huit millions d’adresses différentes. Je restai planté là, à trier les possibilités comme une machine. Résultat nul. Puis je souris. Tu parles trop, Lila. J’entendis de nouveau sa voix dans ma tête. Nous étions dans le salon de thé du Four Seasons. Elle parlait des vieux combattants afghans. Se plaignait d’eux, avec son soi-disant point de vue. En réalité, elle vantait les exploits des siens, et se moquait des efforts stériles de l’Armée rouge dans leurs escarmouches incessantes avec eux. Elle avait dit : « Les moudjahidin étaient intelligents. Ils avaient l’habitude de revenir sur des positions que nous avions classées comme abandonnées. » Je repartis pour Herald Square. Pour prendre la ligne R. Je descendrais à la station de la Cinquième et 59e. De là, je ne serais qu’à une courte distance à pied des vieux bâtiments de la 58e Rue. 77 Les vieux bâtiments de la 58e Rue étaient plongés dans le silence, et le noir. Quatre heures trente du matin, dans un quartier qui ne commence guère à s’animer avant 10 heures. Je les étudiai d’une cinquantaine de mètres. Depuis le renfoncement obscur d’une porte, de l’autre côté de Madison Avenue. Je voyais un ruban jaune de scène de crime en travers de la porte ne comportant qu’une sonnette. Celle du bâtiment de gauche, sur les trois ruines. Celui où il y avait eu jadis un restaurant. Aucune lumière aux fenêtres. Aucun signe d’activité. Le ruban ne paraissait pas avoir été coupé. Il devait être forcément accompagné d’un scellé officiel du NYPD. Un petit rectangle de papier collé sur la fente de la porte à hauteur de la serrure. Il s’y trouvait probablement encore, intact. Ce qui signifiait qu’il y avait une entrée à l’arrière. Probable, avec un restaurant. Les restaurants génèrent toutes sortes de déchets désagréables. Toute la journée. Ça pue et ça attire les rats. Inacceptable de les entasser sur le trottoir. Il vaut mieux les stocker dans des conteneurs fermés, devant la porte de la cuisine, et ne transporter les conteneurs jusqu’au trottoir que pour le ramassage nocturne. Je me déplaçai d’une vingtaine de mètres vers le sud pour élargir mon angle de vue. Ne vis aucune allée latérale ouverte. Les bâtiments étaient mitoyens sur toute la longueur du bloc. À côté de la porte barrée du ruban jaune, je vis la baie vitrée de l’ancien restaurant. Et juste à côté, une autre porte. Architecturalement parlant, celle-ci faisait partie du rez-de-chaussée de l’immeuble voisin. Elle était d’un seul tenant, noire, sans la moindre indication, un peu éraflée, sans marches et beaucoup plus large qu’une porte normale. Aucune poignée à l’extérieur. Rien qu’un trou de clef. Sans clef, on ne pouvait l’ouvrir que de l’intérieur. Je pris le pari qu’elle donnait sur une allée couverte. Le voisin du restaurant devait avoir deux pièces en façade, au rez-de-chaussée, et trois au premier. À partir du premier, toute la rue était d’un seul bloc. Mais en dessous, au niveau de la rue, des passages conduisaient aux entrées de service, à l’arrière ; tous avaient été discrètement fermés et on avait construit au-dessus. Même l’air coûte une fortune à Manhattan. La ville se vend verticalement aussi bien qu’horizontalement. Je retournai dans l’ombre de ma porte. Je décomptai le temps dans ma tête. Cela faisait quarante-quatre minutes que les gorilles de Lila auraient dû s’emparer de moi. Peut-être trente-quatre que Lila attendait leur appel « mission accomplie ». Et peut-être vingt-quatre qu’elle avait finalement accepté l’idée que les choses s’étaient mal passées. Un quart d’heure, sans doute, depuis qu’elle avait été tentée pour la première fois de m’appeler. Lila, tu parles trop. Rencogné dans la pénombre, j’attendis. Devant moi, la scène était complètement déserte. De temps en temps, une voiture ou un taxi passait dans Madison. Aucune circulation dans la 58e. Pas un seul piéton en vue. Personne pour promener son chien, pas de fêtards rentrant ivres chez eux. Le ramassage des ordures était terminé. Les livraisons de bagels n’avaient pas commencé. L’heure la plus creuse de la nuit. La ville qui ne dort jamais se reposait au moins confortablement. J’attendis. Trois minutes plus tard, le téléphone se mit à vibrer dans ma poche. * * * Sans détacher les yeux du bâtiment où se trouvait le restaurant, j’ouvris le portable. Le portai à mon oreille et dis : — Oui ? — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Je ne vous ai pas vue. — Vous vous attendiez à me voir ? — Pas vraiment. — Qu’est-ce qui est arrivé à mes gens ? — Cravatés par le système. — On peut toujours s’entendre. — Comment ? Vous ne pouvez pas vous permettre de perdre d’autres hommes. — On trouvera bien. — OK. Mais le prix va monter. — Combien ? — Soixante-quinze. — Où êtes-vous en ce moment ? — Juste sous vos fenêtres. Il y eut un silence. Je vis du mouvement à une fenêtre. Au troisième étage, deux fenêtres, celle de gauche. Une pièce non éclairée. Une esquisse fantomatique de mouvement, à peine discernable à cette distance. Le déplacement d’un rideau. Ou un tee-shirt blanc. Ou mon imagination. — Non, vous n’êtes pas devant chez moi, dit-elle. Mais elle ne paraissait pas entièrement convaincue. — Où voulez-vous que nous nous rencontrions ? demanda-t-elle. — Qu’est-ce que ça peut faire ? Vous n’allez pas venir. — J’enverrai quelqu’un. — Vous ne pouvez pas vous le permettre. Vous n’avez plus que six hommes. Elle commença à dire quelque chose, puis s’interrompit. — Times Square, dis-je. — Entendu. — Demain matin à 10 heures. — Pourquoi ? — Je veux qu’il y ait des gens autour. — C’est trop tard. — Trop tard pour quoi ? — Je la veux maintenant. — Demain matin, 10 heures. À prendre ou à laisser. — Restez en ligne, dit-elle. — Pourquoi ? — Je dois compter mon argent. Pour vérifier que j’ai bien les soixante-quinze mille. J’ouvris mon blouson. J’enfilai mon gant. J’entendis Lila Hoth respirer. À cinquante mètres, la porte noire s’ouvrit. L’allée couverte. Un homme sortit. Petit, teint foncé, musclé. Et sur ses gardes. Il regarda le trottoir, à droite et à gauche. Puis de l’autre côté de la rue. Je mis le téléphone dans ma poche. Sans couper la communication. Laissé ouvert. J’épaulai le MP5. Les pistolets-mitrailleurs sont destinés au combat rapproché, mais beaucoup d’entre eux font d’excellentes armes à moyenne portée. Le H&K était tout à fait fiable jusqu’à au moins cent mètres. Le mien était équipé d’un système de visée œilleton-guidon classique. Je réglai le sélecteur sur le tir au coup par coup et pointai le guidon droit sur la masse corporelle du type. À cinquante mètres, il s’avança jusqu’au bord du trottoir. Parcourut des yeux le secteur sur sa droite, le secteur sur sa gauche et regarda devant lui. Et vit la même absence de quoi que ce soit que moi. Juste de l’air frais et une fine brume nocturne. Il battit en retraite vers la porte. Un taxi passa devant moi. À cinquante mètres, l’homme poussa la porte. J’attendis qu’il ait jugé l’avoir repoussée assez loin pour pouvoir entrer. Puis j’appuyai sur la détente et l’abattis d’une balle dans le dos. En plein dans le mille. Balle lente. Délai perceptible. Tir, impact. Le SD serait une arme silencieuse, d’après la publicité. C’est inexact. Il fait du bruit. Plus fort que le petit crachat qu’on entend au cinéma. Mais pas plus qu’un annuaire tombant de un mètre sur une table. Discernable dans n’importe quel environnement, mais n’ayant rien de remarquable dans une ville. À cinquante mètres, le type bascula en avant et s’effondra, le buste dans l’allée, les jambes encore sur le trottoir. Je lui logeai une deuxième balle dans le dos, par précaution, laissai retomber le H&K contre ma poitrine et repris le téléphone. — Toujours là ? demandai-je. — Je n’ai pas fini de compter. Vous n’êtes plus que cinq, pensai-je. Je remontai la fermeture de mon blouson. Me remis à marcher. Restai de l’autre côté de Madison Avenue, et dépassai la 58e de deux ou trois mètres. Je traversai l’avenue et approchai l’angle, de nouveau collé au mur. Il ne fallait pas que je sois visible depuis ses fenêtres. Je passai devant le premier bâtiment décrépit. Devant le deuxième. Alors que je n’étais qu’à une douzaine de mètres en dessous d’elle, je dis : — Faut que j’y aille maintenant. Je suis fatigué. Times Square, demain matin à 10 heures, OK ? Et toujours de douze mètres au-dessus de moi, elle répondit : — Entendu. J’enverrai quelqu’un. Je coupai, remis le téléphone dans ma poche et tirai le cadavre à l’intérieur de l’allée. Et refermai la porte derrière moi, lentement et sans bruit. 78 L’allée était éclairée. Par une seule et faible ampoule vissée dans une applique extérieure crasseuse. Je reconnus le mort grâce aux photographies du dossier de la Homeland Security que m’avait donné Springfield. Numéro 7 dans le groupe des dix-neuf. Je n’avais pas retenu son nom. Je le tirai sur toute la longueur du boyau. Le sol était en ciment, ancien et usé jusqu’à être brillant. Je fouillai le mort. Rien dans les poches. Pas la moindre pièce d’identité. Pas d’arme. Je l’abandonnai à côté d’une sorte de poubelle à roulettes, recouverte d’un magma d’ordures tellement recuites qu’elles ne puaient même plus. Puis, une fois trouvée la porte donnant à l’intérieur du bâtiment, je rouvris mon blouson et attendis. Je me demandais combien de temps il leur faudrait pour s’inquiéter de ne pas voir revenir leur éclaireur. Moins de cinq minutes, à mon avis. Et aussi combien d’entre eux on enverrait le chercher. Juste un, sans doute, même si j’aurais préféré davantage. Ils attendirent sept minutes et envoyèrent deux hommes. La porte s’ouvrit et le premier sortit. Numéro 14 sur la liste de Springfield. Il fit un pas en direction de la porte de la rue, suivi par le deuxième type. Numéro 8 sur la liste de Springfield. C’est alors que trois choses se produisirent. Tout d’abord, le premier s’arrêta. Il venait de constater que la porte donnant sur l’extérieur était fermée. Ce qui ne collait pas. On ne pouvait pas l’ouvrir de l’extérieur sans clef. Si bien que le type envoyé en éclaireur aurait dû la laisser ouverte pendant qu’il inspectait les environs. Mais elle était fermée. Donc l’éclaireur était rentré. Le premier type se retourna. Deuxième chose, le second type se retourna lui aussi. Pour refermer avec soin et silencieusement la porte vers l’intérieur. J’attendis qu’il ait terminé. Puis il leva les yeux et me vit. Et le premier type aussi. Troisième chose, je les abattis tous les deux. Deux rafales de trois balles, brèves détonations étouffées chacune de un quart de seconde. J’avais visé le bas de leurs gorges et laissai le canon se redresser et les perforer de trois trous jusqu’au menton. Ils étaient de petite taille. Ils avaient un cou étroit et que remplissaient pour l’essentiel des vertèbres et des vaisseaux sanguins. Des cibles idéales. Le bruit fut beaucoup plus fort dans l’allée couverte qu’il l’avait été à l’extérieur. Assez fort pour m’inquiéter. Mais la porte donnant sur l’intérieur était fermée. Et elle était épaisse, et en bois plein. Elle avait autrefois donné sur l’extérieur, avant qu’un propriétaire vende l’air du dessus. Les deux types s’effondrèrent. Les douilles tintèrent en rebondissant sur le ciment. J’attendis. Pas de réaction immédiate. Huit cartouches tirées. Restaient vingt-deux. Sept hommes pris, trois descendus, et trois autres qui marchaient et parlaient encore. Plus les Hoth. Je fouillai les deux nouveaux cadavres. Pas de pièces d’identité. Pas d’armes. Pas de clefs, ce qui signifiait que la porte intérieure n’était pas verrouillée. Je les abandonnai à côté du premier, dans l’ombre de la poubelle. Puis je patientai. Je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un d’autre franchisse la porte. On peut supposer qu’au bout d’un certain temps, les Britanniques de l’Empire, sur la frontière nord-ouest, réfléchissaient à deux fois avant d’envoyer des secours. L’Armée rouge aussi, sans doute. Et les Hoth devaient connaître l’histoire. Forcément. Svetlana en avait écrit quelques pages. J’attendis. Le téléphone vibra dans ma poche. Je le sortis et vérifiai la petite fenêtre, sur le devant. Numéro secret. Lila. Je l’ignorai. Terminées, les parlottes. Je remis le portable dans ma poche. Il arrêta de vibrer. Je posai ma main gantée sur la poignée de porte. L’abaissai. Je sentis le pêne céder. Je n’étais pas tellement tendu. Trois hommes étaient sortis. Il était concevable que l’un d’eux puisse revenir. Ou les trois. S’il y avait quelqu’un dedans qui les attendait et faisait le guet, il y aurait une fraction de seconde fatale pour lui, le temps de m’identifier et de prendre une décision – ami ou ennemi. Comme le batteur d’une équipe nationale devant décider s’il a affaire à une balle rapide ou avec effet. Un cinquième de seconde, peut-être davantage. Mais aucun délai pour moi. Toute personne que je voyais était un ennemi. Absolument tout le monde. J’ouvris la porte. Personne. Je me trouvais dans une pièce vide. La cuisine du restaurant abandonné. Il y faisait sombre et il n’en restait pas grand-chose. Des placards encastrés sans porte, des trous dans les murs, là où il y avait eu des appareils qu’on avait démontés pour les revendre dans les boutiques d’occasion du Bowery. D’anciens tuyaux sortaient des murs, veufs de leur robinet. Au plafond, des crochets qui avaient dû servir à suspendre la batterie de cuisine. Il y avait une grande table en pierre au milieu de la pièce. Froide, lisse, avec des creux d’usure dus à des années d’utilisation. Autrefois, on y avait peut-être roulé de la pâte à tarte. Plus récemment, Peter Molina y avait été assassiné. Il ne faisait aucun doute dans mon esprit qu’il s’agissait bien de la table que j’avais vue sur le DVD. Absolument aucun doute. Je voyais où avait été placée la caméra. Les endroits où on avait disposé les projecteurs. Je voyais aussi des restes de corde effilochés autour des pieds de la table, là où Peter Molina avait été attaché par les poignets et les chevilles. Le téléphone vibra dans ma poche. Je l’ignorai. J’avançai. Deux portes battantes donnaient sur la salle à manger. Une pour entrer, une pour sortir. Pratique courante dans les restaurants. Pas de collisions. Les portes comportaient des hublots situés à hauteur des yeux d’un homme de taille moyenne – la taille moyenne d’il y avait cinquante ans. Je me penchai pour regarder au travers. Vis une vaste salle rectangulaire, vide. Rien qu’une chaise orpheline au milieu. De la poussière et des crottes de rat sur le sol. Une lumière jaunâtre s’y diffusait de la rue à travers une grande fenêtre sale. Je poussai du pied la porte sortie. Ses gonds grincèrent un peu, mais elle s’ouvrit. J’entrai dans la salle à manger. Tournai à gauche, et encore à gauche. Empruntai un couloir, trouvai les toilettes. Deux portes, avec Ladies et Gentlemen écrit dessus. Plaques en laiton, mots corrects. Pas de pictogrammes. Pas de personnages en bâton avec jupe ou pantalon. Il y avait deux autres portes, une de chaque côté du couloir. Avec l’une et l’autre marquées Privé, toujours sur des plaques en laiton. L’une d’elles donnait forcément dans la cuisine. L’autre sur la cage d’escalier et les étages supérieurs. Le téléphone vibra dans ma poche. Je l’ignorai. Tactique de base conseillée pour tout assaut de ma part : attaquer d’un point haut. Pas possible à cet endroit. Option non disponible. À peu près à l’époque où les Israéliens dressaient leur liste, le SAS, en Grande-Bretagne, mettait au point une tactique de descente des toits en rappel qui permettait de passer par les fenêtres des derniers étages. On pouvait aussi défoncer le toit ou encore accéder au grenier d’un voisin en faisant sauter le mur. Rapide, spectaculaire et, en général, efficace. Beau boulot, si on en avait les moyens. Exclu pour moi. J’étais coincé avec l’approche pédestre. Pour le moment, en tout cas. J’ouvris la porte donnant sur la cage d’escalier. Le battant décrivit son arc dans un bout de couloir de rez-de-chaussée minuscule : quatre-vingts sur quatre-vingts centimètres. Juste devant moi, si près que j’aurais pu la toucher, la porte conduisant à l’entrée résidentielle. Celle qui donnait sur la rue, avec l’unique sonnette et le ruban de scène de crime en travers. Un escalier étroit partait directement du minuscule bout de couloir. Il tournait sur lui-même à mi-étage, après quoi il n’était plus visible. Le téléphone vibra dans ma poche. Je le sortis et regardai la petite fenêtre. Numéro secret. Je le remis dans ma poche. Il arrêta de vibrer. Je m’engageai dans l’escalier. 79 La manière la plus sûre de monter un escalier qui tourne sur lui-même consiste à marcher à reculons en regardant vers le haut, pieds largement écartés. À reculons et en regardant vers le haut, parce que si on se heurte à une résistance venant d’en haut, il faut lui faire face. Les pieds largement écartés, parce que si les marches doivent craquer, elles craqueront davantage au milieu qu’à leurs extrémités. Je me hissai ainsi jusqu’au palier intermédiaire et attaquai la deuxième volée de marches dans le même style. J’arrivai jusqu’au palier du premier, qui faisait le double de celui du rez-de-chaussée – ce qui ne le rendait pas grand pour autant. Disons quatre-vingts centimètres sur un mètre soixante. Une pièce à gauche, une à droite, deux devant. Toutes les portes étaient fermées. Je restai immobile. Si j’avais été Lila, j’aurais placé un homme dans chacune des deux pièces en face. Je leur aurais dit de tendre l’oreille, l’arme à la main. D’être prêts à enfoncer chacun sa porte et à ouvrir le feu en parallèle. Ils auraient pu ainsi m’avoir aussi bien à la montée qu’à la descente. Mais je n’étais pas Lila, et elle n’était pas moi. Je n’avais aucune idée de la façon dont elle avait déployé ses troupes. Si ce n’est que devant leur nombre de plus en plus réduit, il me semblait qu’elle allait vouloir garder ceux qui lui restaient relativement à portée de main. Ce qui laissait supposer qu’ils se tiendraient au second. Vu que le mouvement que j’avais cru voir s’était produit à une fenêtre du troisième. À la fenêtre de gauche du troisième, pour être précis, quand on regardait l’immeuble de l’extérieur. Ce qui signifiait que sa chambre était à droite, quand on la regardait de l’intérieur. Je doutais qu’il y eût des différences significatives dans la disposition des lieux, d’un étage à l’autre. Il s’agissait d’une construction utilitaire et bon marché. Les fantaisies n’y étaient pas de mise. Si bien qu’un petit tour dans la pièce de droite du premier serait identique à un petit tour dans la chambre de Lila au troisième. Ça me donnerait une idée de la disposition des lieux. Je pressai le doigt contre la détente du MP5 et posai ma main gantée sur la poignée de la porte. L’abaissai. Sentis le pêne se dégager. J’ouvris la porte. Une pièce vide. Pas exactement une pièce vide, mais un studio en partie démoli. Il faisait la même longueur que la salle de restaurant, en dessous, mais moitié moins large. Un long espace étroit. Un placard au fond, une salle de bains, une kitchenette et un coin séjour. Un seul coup d’œil suffisait à en comprendre la disposition, parce qu’il ne restait que les cadres et les tasseaux des cloisons. Les sanitaires étaient toujours à leur place dans la salle de bains – bizarres et nus derrière les tasseaux verticaux déplâtrés telles des côtes, des barreaux de cage. L’équipement de la cuisine était intact. Le plancher, en pin, était remplacé par un carrelage dans la salle de bains et recouvert d’un lino dans le coin cuisine. Tout ça sentait la vermine et le plâtre pourri. La fenêtre qui donnait sur la rue était noire de suie. Le bas de l’escalier de secours la traversait en diagonale. Je m’avançai sans bruit jusqu’à la fenêtre. L’escalier de secours était d’un modèle standard. Une étroite échelle de meunier en fer descendait de l’étage supérieur pour aboutir sur une passerelle métallique pas plus large et qui courait sous les fenêtres. Au bout de la passerelle, une volée de marches en contrepoids attendait, redressée, prête à basculer jusqu’au trottoir sous le poids d’une personne fuyant l’incendie. La fenêtre était du genre à guillotine. Le panneau inférieur conçu pour coulisser verticalement à l’intérieur du panneau supérieur. La fenêtre fermée, les deux panneaux étaient solidarisés par une simple languette de laiton entrant dans une fente. Le panneau inférieur comportait des poignées en laiton rappelant celles des anciens classeurs. Peintes et repeintes. Comme les montants des fenêtres. Je dégageai la languette, glissai trois doigts dans chaque poignée et tirai vers le haut. Le panneau monta de trois centimètres et se coinça. J’augmentai la pression. Presque autant que lorsque j’avais écarté les barreaux des cages dans les sous-sols de l’ancienne caserne de pompiers. Le cadre remonta par brusques à-coups, de deux ou trois centimètres à chaque fois, se coinçant à droite, se coinçant à gauche, me résistant pied à pied. Je passai l’épaule sous le montant du bas et tendis les jambes. Le panneau monta encore de vingt centimètres et resta définitivement coincé. Je reculai. De l’air nocturne m’arriva dessus. L’ouverture mesurait tout au plus cinquante centimètres. Plus que suffisant. Je passai une jambe à l’extérieur, me pliai à la taille, me glissai dessous, sortis l’autre jambe. Le téléphone vibra dans ma poche. Je l’ignorai. Je montai l’échelle de secours, un pas, lent, après l’autre. À mi-chemin, ma tête se trouva à hauteur du rebord des fenêtres du deuxième. Les deux étaient fermées par des rideaux. Vieille cotonnade couleur de suie derrière des vitres encrassées de suie. Pas de lumière visible à l’intérieur. Aucun bruit. Aucune trace d’activité. Je me tournai et regardai dans la rue. Pas de piétons. Pas de passants. Aucun trafic. Je continuai à monter. Jusqu’au troisième. Même résultat. Vitres sales, rideaux tirés. J’attendis longtemps derrière la fenêtre où j’avais aperçu un mouvement. Ou imaginé en avoir aperçu un. Je n’entendis rien, ne sentis rien. Je continuai jusqu’au quatrième. Le quatrième était différent. Pas de rideaux. Des pièces vides. Planchers tachés, plafonds incurvés qui ployaient. Infiltrations d’eau de pluie. Les fenêtres du quatrième étaient fermées. Par le même mécanisme simple de languette en laiton, mais je ne pouvais rien faire sans briser la vitre. Ce qui se traduirait par du bruit. Ce que j’étais préparé à faire, mais pas tout de suite. Je voulais attendre le bon moment. Je tirai sur la bandoulière jusqu’à ce que le MP5 soit dans mon dos et posai un pied sur le rebord de la fenêtre. Je me hissai dessus et m’agrippai à la corniche en voie de désagrégation, au-dessus de ma tête. Puis je me soulevai. Sans aucune élégance. Je n’ai pas la grâce d’un gymnaste. Je me retrouvai à plat ventre sur le toit, haletant, des herbes folles plein la figure. J’y restai étendu une seconde, le temps de reprendre ma respiration, puis je me mis à genoux et cherchai une trappe des yeux. J’en trouvai une à une douzaine de mètres, juste au-dessus, me sembla-t-il, de ce qui devait être la cage d’escalier. C’était une simple caisse de bois de faible hauteur, protégée par des feuilles de plomb et présentant des gonds sur un des côtés. Sans doute verrouillée en dessous par un simple cadenas passé dans une attache sur laquelle s’emboîtait une patte métallique. Le cadenas devait être solide, mais l’ensemble attache-patte était vissé dans du bois, lequel était beaucoup moins résistant pour avoir subi les attaques de l’âge, du pourrissement et de l’eau. Indiscutablement. Tactique conseillée pour tout assaut de ma part : attaquer d’un point haut. 80 La protection en plomb qui recouvrait la trappe avait été martelée de manière à n’offrir que des courbes. Pas d’angles aigus. Je glissai ma main gantée sous le rebord à l’opposé des gonds et tirai fort. Sans résultat. Je passai aux choses sérieuses. Les deux mains, huit doigts, jambes ployées, profonde inspiration. Je fermai les yeux. Je ne voulais pas penser à Peter Molina. À la place, je me représentai le sourire dément que Lila Hoth avait adressé à la caméra après avoir vérifié que le pouls du chauffeur de taxi de Kaboul ne battait plus. J’arrachai le couvercle. Sur quoi la nuit se déchira, là, tout de suite. J’avais espéré que les vis de la patte métallique ou de l’attache sauteraient de leur emplacement, sur la trappe ou sur le cadre. Mais tout partit d’un seul coup. Le cadenas, encore retenu par l’attache, tomba en chute libre et heurta le plancher nu, trois mètres en dessous. Avec un bruit assourdissant, emphatique, à crever le tympan. Profond, réverbéré et clair, tout de suite suivi par le tintement de la patte métallique et le crépitement d’une demi-douzaine de vis libérées. Pas bon, ça. Pas bon du tout. Je repoussai le couvercle, m’accroupis sur le toit et tendis l’oreille. Pendant une seconde, rien ne se passa. Puis j’entendis une porte qui s’ouvrait au troisième. Je braquai le MP5. Silence pendant encore une seconde. Puis une tête apparut dans l’escalier. Cheveux sombres. Un homme. Une arme à la main. Il vit le cadenas par terre. Moi, je vis les rouages qui tournaient dans sa tête. Cadenas, plancher, vis, chute verticale. Il leva les yeux. Je vis son visage. Numéro 11 sur la liste de Springfield. Il me vit. Derrière moi, les nuages étaient tout illuminés par les lumières de la ville. Ma silhouette devait se détacher très nettement. Il hésita. Pas moi. Je l’abattis plus ou moins à la verticale. D’une rafale de trois balles, dans le haut du crâne. Triolet. Bref ronronnement étouffé. Il dégringola dans un grand tapage de chaussures, de mains, de membres, avec en finale deux coups sourds, ceux du reste de sa tête et de son arme heurtant les planches. Je scrutai les marches pendant encore une longue seconde, me laissai tomber par la trappe ouverte et atterris les pieds en avant à côté du type, ce qui fit de nouveau beaucoup de bruit. Terminée, l’approche silencieuse. Onze cartouches tirées, en restaient dix-neuf, quatre hommes abattus, deux toujours sur pied. Plus les Hoth. Le téléphone vibra dans ma poche. C’est pas le moment, Lila. Je ramassai l’arme du type, ouvris la porte donnant sur la pièce de devant, sur ma gauche, et battis en retraite dans l’ombre. Appuyai l’épaule à la cloison et regardai vers l’escalier. Personne ne monta. Impasse. L’arme que j’avais prise au type était un Sig-Sauer P220 équipé d’un gros silencieux. Fabrication suisse. Neuf millimètres Parabellum, neuf cartouches dans un chargeur amovible. Les mêmes munitions que celles que j’utilisais. Je récupérai les cartouches et les mis dans ma poche. Je posai l’arme vide sur le sol. Puis je revins dans le couloir et passai dans la deuxième pièce donnant sur la rue, celle de droite. Vide et nue. Je repensai à la disposition du studio au premier étage. Placard, salle de bains, kitchenette, séjour. Je m’avançai jusqu’à ce qui devait être le centre du séjour et tapai violemment du pied. Le plancher d’un appartement est le plafond de celui du dessous. J’imaginais Lila directement en dessous de moi, en train d’écouter. Je voulais la secouer, réveiller son cerveau reptilien. Le sentiment de peur le plus grand de tous. Il y a quelque chose là-haut. Je tapai encore. J’eus une réaction. Elle vint sous la forme d’une balle qui traversa le plancher à un mètre sur ma droite. Après avoir déchiqueté le bois, elle alla se loger dans le plafond et y laissa une traînée de poussière mélangée à un peu de fumée. Pas de détonation. Ils étaient tous équipés de silencieux. Je fis feu à mon tour, une rafale de trois balles verticales, à travers le même trou. Puis je me déplaçai vers ce que je supposais être le coin cuisine. Quatorze cartouches tirées. En restaient seize. Et neuf en vrac dans ma poche. Une autre balle traversa le plancher. À plus de deux mètres de moi. Je répliquai. Ils répliquèrent. Je répliquai encore une fois et estimai qu’ils devaient commencer à comprendre le processus – je retournai donc sur le palier à pas de loup. Où je constatai qu’ils avaient fait le même raisonnement : à savoir que moi aussi, j’avais compris le processus. Un type était en train de monter l’escalier pour me prendre à revers. Le numéro 2 de la liste Springfield. Il tenait un autre Sig P220 à la main. Avec silencieux. Il me vit le premier. Tira une fois, me manqua. Moi pas. Je lui logeai trois balles dans l’arête du nez, les projectiles lui remontant au front, du sang et de la cervelle éclaboussant le mur derrière lui, tandis qu’il retombait en tas d’où il venait. Son arme avec lui. Mes douilles en cuivre filèrent sur le plancher en pin en tintant. Vingt-trois balles tirées. En restaient sept dans le chargeur, neuf dans ma poche. Un seul homme vivant, plus les Hoth elles-mêmes. Le téléphone vibra dans ma poche. Trop tard pour négocier, Lila. Je l’ignorai. Je me la représentai accroupie à l’étage en dessous, Svetlana à côté d’elle. Un dernier type entre elles et moi. Comment allaient-elles s’en servir ? Elles n’étaient pas idiotes. Elles étaient les héritières d’une longue tradition de gens coriaces. Cela faisait deux siècles que les Afghans rusaient, feintaient et s’évanouissaient dans les collines. Elles savaient ce qu’elles faisaient. Elles n’enverraient pas leur dernier soldat en haut. Pas une deuxième fois. C’était vain. Elles allaient essayer de me déborder. Par l’escalier de secours. En se servant du téléphone pour me distraire, pour permettre au type de s’aligner derrière la vitre et de me tirer dans le dos. Quand ? Soit tout de suite, soit beaucoup plus tard. Pas de moyen terme. Elles voudraient me prendre par surprise ou attendre que je me lasse. Elles choisirent tout de suite. Le téléphone vibra dans ma poche. Je retournai dans la pièce de gauche pour en étudier la disposition. L’échelle de fer s’élevait de droite à gauche, vue d’où j’étais. Je verrais donc apparaître la tête du type. Ce qui était bien. C’était l’angle qui n’allait pas. La rue était étroite. Les cartouches de neuf millimètres Parabellum sont destinées aux armes de poing. On estime qu’elles conviennent à un environnement urbain. Les balles ont bien plus de chances de rester dans leur cible que celles tirées par un fusil. Les Parabellum subsoniques encore plus que les autres. Mais en ce domaine, rien n’est garanti. Et il y avait des personnes innocentes de l’autre côté de la rue. Des fenêtres de chambre, des enfants qui dormaient. Les vitres laisseraient passer les balles. Des ricochets malencontreux pouvaient se produire, des fragments sauter. Et il pouvait y avoir aussi une balle perdue, ayant complètement manqué sa cible. Dommages collatéraux, n’attendant que de se produire. Je traversai la pièce sur la pointe des pieds et m’aplatis contre le mur où se trouvait la fenêtre. Jetai un coup d’œil dehors. Rien. Je tendis la main et dégageai la languette de laiton. Fis un essai avec les poignées. La fenêtre était coincée. Nouveau coup d’œil dehors. Toujours rien. Je me plaçai carrément devant la fenêtre, saisis les poignées et tirai vers le haut. Le panneau s’éleva un peu, se coinça à nouveau, repartit, puis monta d’un seul coup dans son cadre et s’immobilisa si brutalement en position ouverte que la vitre se fendit sur toute sa longueur. Je retournai m’aplatir contre le mur. Écoutai fort. J’entendis le bruit assourdi de semelles en caoutchouc sur le fer. Petit rythme régulier. Il montait vite, mais sans courir. Je le laissai approcher. Je le laissai venir jusqu’en haut. Je le laissai passer la tête et les épaules dans la pièce. Cheveux noirs, peau sombre. Numéro 15 sur la liste de Springfield. Je m’alignai parallèlement au mur extérieur du bâtiment. Il jeta un coup d’œil à gauche. Puis un coup d’œil à droite. Me vit, je tirai. Triolet. Il bougea la tête. Je l’avais manqué. L’une ou l’autre des balles lui avait peut-être arraché l’oreille, mais il était vivant et conscient, et répliqua à l’aveuglette avant de battre en retraite. Je l’entendis retomber contre l’étroite passerelle. Maintenant ou jamais. Je me précipitai après lui. Il se jetait tête la première dans l’escalier. Il réussit à atteindre le palier du troisième, roula sur le dos et souleva son pistolet comme s’il pesait cent kilos. Je courus après lui, m’écartai au maximum du bâtiment et lui tirai une rafale de trois dans le milieu de la figure. Son pistolet dégringola en tournant sur lui-même bruyamment, et resta logé deux étages plus bas, trois mètres au-dessus du trottoir. J’inspirai. J’expirai. Six hommes abattus. Sept arrêtés. Quatre retournés au pays. Deux à l’asile. Dix-neuf sur dix-neuf. La fenêtre du troisième étage était grande ouverte. Les rideaux étaient repoussés. Un studio. Dans un état lamentable, mais pas démoli. Lila et Svetlana Hoth se tenaient côte à côte derrière le comptoir de la kitchenette. Vingt-neuf balles tirées. Plus qu’une dans le chargeur. J’entendis de nouveau la voix de Lila dans ma tête : Il faut garder la dernière cartouche pour soi, car il n’est pas question d’être pris vivant, en particulier par les femmes. J’enjambai le rebord de la fenêtre et entrai dans la pièce. 81 L’appartement présentait la même disposition que celui, en ruines, du premier étage. Séjour sur le devant, puis la kitchenette, la salle de bains et le placard dans le fond. Les cloisons étaient intactes, toutes avec leur plâtre. Deux ampoules étaient allumées. Il y avait un canapé-lit replié contre un mur dans le séjour. Plus deux chaises. Rien d’autre. Deux comptoirs parallèles et un placard mural composaient la kitchenette. Espace minuscule. Lila et Svetlana y étaient serrées l’une contre l’autre. Svetlana à gauche, Lila à droite. Svetlana habillée d’une robe d’intérieur marron. Lila en pantalon cargo noir et tee-shirt blanc. En coton. Le pantalon était en Nylon antidéchirures. Il devait froufrouter quand elle marchait. Elle était toujours aussi belle. Longs cheveux noirs, yeux bleus brillants, peau parfaite. Demi-sourire ironique aux lèvres. La scène avait quelque chose de bizarre. Comme si un photographe de mode, par provocation, avait fait poser son modèle préféré dans un environnement urbain pouilleux. Je braquai le MP5. Noir, agressif. Brûlant. Il empestait la poudre, l’huile, la fumée. Je ne le sentais que trop. — Posez vos mains sur le comptoir, dis-je. Elles obéirent. Quatre mains apparurent. Deux brunes et déformées, deux plus pâles et minces. Les doigts s’étalèrent comme des étoiles de mer, courtauds et épais d’un côté, plus longs et délicats de l’autre. — Reculez et faites porter votre poids dessus. Elles obéirent encore. La position les obligeait à rester immobiles. Plus sûr. — Vous n’êtes pas mère et fille, dis-je. — Non, répondit Lila. — Dans ce cas, qui êtes-vous ? — Maître et élève. — Parfait. Je n’ai pas envie de tuer une fille devant sa mère. Ou une mère devant sa fille. — Mais une élève devant son maître, si ? — Le maître d’abord, peut-être. — Alors faites-le. Je ne bougeai pas. — Si vous êtes sérieux, c’est le moment de le faire. Je regardai leurs mains. Y cherchai une tension, un effort, des tendons qui ressortent, une pression accrue au bout des doigts. Des indices qu’elles préparaient quelque chose. Je n’en vis aucun. Le téléphone vibra dans ma poche. Dans la pièce silencieuse, il fit un bruit minuscule. Un bourdonnement, un chuintement, un grésillement. Petite pulsation rythmique. Il tressautait contre ma cuisse. Je regardai les mains de Lila. Bien à plat. Immobiles. Vides. Pas de téléphone. — Vous devriez peut-être répondre, me lança-t-elle. Je fis passer la poignée de détente du MP5 dans ma main gauche et sortis le téléphone. Numéro secret. J’ouvris l’appareil et le portai à mon oreille. — Reacher ? dit Theresa Lee. — Quoi ? — Où diable étiez-vous passé ? Ça fait vingt minutes que j’essaie de vous appeler ! — J’étais occupé. — Où êtes-vous ? — Comment as-tu eu mon numéro ? — Tu m’as appelée sur mon portable, tu te rappelles ? Ton numéro est resté dans le journal d’appels. — Et pourquoi ton numéro est masqué ? — Standard du commissariat. J’appelle sur mon poste fixe. Où diable es-tu ? — Qu’est-ce qui se passe ? — Écoute bien. Tu as été mal informé. La Homeland Security nous a rappelés. L’un des types du Tadjikistan a manqué sa correspondance à Istanbul. Il est revenu par Londres et Washington. Il y a vingt hommes en réalité, pas dix-neuf. Lila Hoth bougea et le vingtième homme sortit de la salle de bains. 82 Les scientifiques sont capables de mesurer le temps jusqu’à la picoseconde près. Soit un quintillionième de seconde. Ils estiment que toutes sortes de choses peuvent se produire pendant ce petit intervalle. Des univers peuvent naître, des particules accélérer, des atomes se briser. Ce qui m’arriva au cours de ces premières picosecondes fut tout un paquet de trucs différents. Tout d’abord, je laissai tomber le téléphone sans le refermer. Toujours en ligne. Le temps qu’il soit à la hauteur de mon épaule, des pans entiers de ma conversation avec Lila hurlaient dans ma tête. Sur ce même téléphone, un peu plus tôt, quand j’étais sur Madison Avenue. J’avais dit : « Vous n’avez plus que six hommes. » Sur quoi, elle avait commencé à répondre, puis s’était interrompue. Elle avait été sur le point de dire : « Non, j’en ai sept. » Comme auparavant, quand elle m’avait informé que je n’étais pas près de chez elle. Fricatives dentales. Cette fois-ci, elle s’était arrêtée à temps. Elle avait retenu la leçon. Pour une fois, elle n’avait pas trop parlé. Et moi, je n’avais pas assez écouté. Le temps que le téléphone soit à la hauteur de ma taille, toute mon attention s’était reportée sur le vingtième bonhomme. Il avait exactement le même aspect que les quatre ou cinq précédents. Il aurait pu être leur frère ou leur cousin, et l’était probablement. Petit, musclé, cheveux noirs, peau marquée de plis, langage corporel mariant circonspection et agressivité. Il était habillé d’un pantalon de survêtement en maille sombre. D’un sweat-shirt en maille sombre. Il était droitier. Il tenait un pistolet avec silencieux. Il lui faisait décrire un long arc montant. Pour le placer à l’horizontale. Son doigt se crispait déjà sur la détente. Il allait me tirer une balle dans la poitrine. Je tenais le MP5 de la main gauche. Le chargeur était vide. La dernière cartouche était déjà dans la chambre. Je n’avais qu’elle. J’aurais voulu changer de main. Ne pas faire feu de la mauvaise, ne pas viser avec mon mauvais œil. Pas le choix. Changer de main aurait pris une demi-seconde. Cinq cents milliards de picosecondes. Trop long. Le bras de l’autre type était déjà presque aligné. Le temps que le téléphone soit à la hauteur de mes genoux, ma main droite s’abattait sur le canon pour le stabiliser. Je pivotai, me redressai, ramenai la poignée contre ma poitrine. Ma paume droite se referma sur le canon et mon index gauche appuya sur la détente avec un calme exagéré. Lila se déplaçait sur ma gauche. Elle passait dans la pièce. Mon doigt finit de presser la détente, l’arme fit feu et ma dernière cartouche atteignit l’homme au visage. Le téléphone heurta le sol. Le même bruit que le cadenas. Coup sourd, dans du bois. La douille de ma dernière cartouche s’éjecta et alla rouler sur le plancher. Le dernier type dégringola dans un tumulte de membres, de tête, de pistolet, mort avant de heurter le plancher, la balle l’ayant atteint à la base du cerveau. Une balle dans la tête. Un coup excellent. Pas mal pour la main gauche. À ce détail près que je croyais avoir visé son buste. Lila continuait de se déplacer. D’un pas glissant, en position accroupie. Puis elle se redressa, l’arme du mort à la main. Encore un Sig P220, encore un silencieux. Fabrication suisse. Avec chargeur détachable de neuf cartouches. Pour qu’elle se soit jetée sur le Sig, c’était qu’il ne restait plus que cette arme dans l’appartement. Auquel cas il avait déjà fait feu au moins trois fois, à travers le plafond. Restaient six cartouches, maximum. Six contre zéro. Elle braqua le Sig sur moi. Je pointai mon MP5 sur elle. — Je suis plus rapide, dit-elle. — Vous croyez ? La voix de Svetlana s’éleva, un peu plus loin sur ma gauche. — Vous n’avez plus de munitions. Je lui jetai un coup d’œil. — Vous parlez anglais ? — Assez bien. — J’ai rechargé en haut. — Conneries. Je le vois d’ici. L’arme est en position rafales de trois. Mais vous n’avez fait feu qu’une fois. Autrement dit, vous avez déjà tiré votre dernière cartouche. * * * Nous restâmes ainsi pendant un temps qui parut très long. Le P220 gardait une fermeté minérale dans la main de Lila. Elle était à cinq mètres de moi. Derrière elle, les fluides corporels du mort envahissaient tout le plancher. Svetlana était restée dans la cuisine. Il y avait toutes sortes d’odeurs dans la pièce. Un appel d’air s’était créé par la fenêtre ouverte. Il traversait l’appartement et remontait par la cage d’escalier jusqu’au trou dans le toit. — Posez votre arme, dit Svetlana. — Il vous faut encore la clef USB, lui fis-je remarquer. — Vous ne l’avez pas. — Mais je sais où elle se trouve. — Nous aussi. Je ne répondis pas. — Vous ne l’avez pas, reprit Svetlana, mais vous savez où elle est. Vous avez donc déterminé où elle était par déduction. Pensez-vous être le seul à avoir ce talent ? Pensez-vous que personne d’autre que vous n’a accès au raisonnement déductif ? Nous connaissons tous les mêmes faits. Nous pouvons tous arriver aux mêmes conclusions. Je gardai le silence. — Dès que vous nous avez dit que vous saviez où elle se trouvait, nous avons commencé à réfléchir. Vous nous y avez poussées. Vous parlez trop, Reacher. Si vous n’êtes plus indispensable, c’est votre faute. — Posez votre arme, enchaîna Lila. Montrez un peu de dignité. Ne restez pas planté là comme un idiot, une arme vide à la main. Je ne bougeai pas. Lila abaissa son pistolet de quelque chose comme dix degrés et fit feu dans le plancher, entre mes pieds. Elle atteignit un point situé exactement entre mes deux gros orteils. Pas facile à atteindre. C’était une tireuse exceptionnelle. Le plancher éclata. Le silencieux du Sig faisait plus de bruit que celui du H&K. Pas celui d’un annuaire qui tombe, celui d’un annuaire qu’on jette violemment par terre. Une volute de fumée monta de l’endroit où la balle, par friction, avait brûlé le bois. Éjectée, la douille décrivit un arc doré et retomba avec un tintement. Lui restaient cinq cartouches. — Posez le fusil, me dit Lila. Je fis passer la bandoulière par-dessus ma tête. Retins l’arme par la poignée. Elle ne m’était plus d’aucune utilité, ou alors comme simple massue de trois kilos et demi. Mais je doutais d’arriver assez près de l’une et de l’autre pour pouvoir les assommer comme il aurait fallu. Et dans ce cas-là, je préférais le combat à mains nues. Une massue de trois kilos et demi peut être utile. Mais une massue humaine de plus de cent kilos, c’est mieux. — Jetez-le par là, dit Svetlana. Mais attention. Si vous l’envoyez sur l’une de nous, vous êtes mort. Je lançai le fusil lentement et le laissai filer. Il tournoya paresseusement dans l’air, le canon rebondit sur le mur et tomba bruyamment par terre. — Et maintenant, reprit Svetlana, enlevez votre blouson. Lila pointa le Sig sur ma tête. J’obéis. Je me débarrassai du blouson d’une secousse et le lançai à travers la pièce. Il atterrit à côté du MP5. Svetlana sortit de la kitchenette et fouilla les poches. Elle trouva les neuf cartouches de neuf millimètres et le rouleau d’adhésif entamé. Elle disposa les neuf cartouches sur le comptoir, debout, bien alignées. Et posa le rouleau d’adhésif à côté. — Le gant, dit-elle. J’obéis. Je le retirai avec les dents et l’expédiai sur le blouson. — Souliers, chaussettes. Je sautillai d’un pied sur l’autre, m’adossai au mur pour me stabiliser, défis mes lacets, enlevai mes souliers et retirai mes chaussettes. Je jetai tout en direction du tas. — Enlevez votre tee-shirt, me dit Lila. — Si vous enlevez le vôtre, lui répondis-je. Elle abaissa son bras de dix degrés et tira une deuxième balle entre mes pieds. Détonation assourdie par le silencieux, bois qui éclate, fumée, tintement métallique sec de la douille. Plus que quatre. — La prochaine fois, dit Lila, ce sera dans la jambe. — Votre tee-shirt, insista Svetlana. Si bien que pour la deuxième fois en cinq heures, je retirai mon tee-shirt à la demande d’une femme. Toujours adossé au mur, je lançai le tee-shirt sur la pile. Lila et Svetlana prirent le temps d’étudier mes cicatrices. Elles parurent leur plaire. En particulier celle laissée par l’éclat d’obus. Le bout de la langue de Lila sortit de sa bouche, rose et humide entre ses lèvres. — Et maintenant, le pantalon, dit Svetlana. Je regardai Lila. — Je crois que votre pistolet est vide. — Faux. Il m’en reste quatre. Les deux bras, les deux jambes. — Enlevez votre pantalon, répéta Svetlana. Je défis le bouton. Fis descendre la fermeture Éclair. Repoussai l’épais tissu sur mes chevilles. Levai un pied, puis l’autre. Le dos appuyé au mur, j’expédiai le pantalon sur le tas d’un coup de pied. Svetlana le ramassa. Fouilla les poches. Mit en tas mes quelques affaires sur le comptoir de la kitchenette, à côté des neuf cartouches et du rouleau d’adhésif. L’argent, plus quelques pièces. Le passeport expiré. La carte de crédit. La carte de métro. La carte de Theresa Lee au NYPD. Et la brosse à dents repliable. — Ça ne fait pas grand-chose, dit-elle. — Tout ce dont j’ai besoin, rien dont je n’ai pas besoin. — Vous êtes pauvre. — Non, riche. Avoir tout ce dont on a besoin, ainsi définit-on la richesse. — Le rêve américain, alors. Mourir riche. — Tout le monde a sa chance. — Nous avons plus que vous, d’où nous venons. — Je n’aime pas les chèvres. Le silence se fit dans la pièce. Il faisait froid et humide. Je me tenais là, seulement habillé de mon boxer-short blanc flambant neuf. Le P220 ne tremblait toujours pas dans la main de Lila. Ses muscles, comme des cordes fines, ressortaient sur son bras. À côté de la salle de bains, la flaque continuait à s’étaler autour du mort. Il était 5 heures, la ville commençait à s’éveiller. Svetlana s’activa pour récupérer toutes mes affaires, chaussures et MP5 compris, et en fit un paquet qu’elle jeta derrière le comptoir de la cuisine. Elle y balança les deux chaises. Elle prit mon téléphone, le referma et le jeta dans un coin. Elle dégageait l’espace. Le vidait. La partie séjour du studio mesurait environ six mètres sur quatre. J’étais adossé à un des murs de la longueur. Lila manœuvra pour venir se placer devant moi, en gardant ses distances, l’arme constamment pointée sur moi. Elle s’arrêta dans l’angle proche de la fenêtre. Elle me faisait maintenant face selon un angle aigu. Svetlana passa derrière le comptoir. J’entendis le bruit d’un tiroir qu’on ouvre. L’entendis qui se refermait. Vis Svetlana qui revenait. Avec deux couteaux. Des couteaux de boucher, longs. Pour découper, détacher la chair des os, mettre en filets. Poignées noires. Lames en acier. Tranchants redoutablement effilés. Svetlana en lança un à Lila. Lila le rattrapa d’un geste adroit de sa main libre. Svetlana alla se placer dans l’angle opposé. J’étais acculé à la pointe du triangle que nous formions. Lila quarante-cinq degrés à ma gauche, Svetlana quarante-cinq degrés à ma droite. Lila pivota le haut du corps et coinça le silencieux du P220 dans l’angle des deux murs. Trouva du pouce l’ardillon, à l’extrémité inférieure de la crosse, et libéra le chargeur. Il tomba par terre, dans le coin de la pièce. Je comptai trois cartouches. Il en restait donc une dans la chambre. Elle jeta l’arme dans l’autre coin de la pièce, derrière Svetlana. L’arme et son chargeur se trouvaient maintenant séparés par six ou sept mètres, l’arme derrière la première femme, le chargeur derrière la seconde. — Comme dans une chasse au trésor, dit Lila. L’arme ne peut pas faire feu sans le chargeur. Pour empêcher un coup de feu accidentel, au cas où une cartouche aurait été oubliée dans la chambre. Les Suisses sont des gens très prudents. Il faut donc récupérer l’arme, puis le chargeur. Ou vice versa. Mais évidemment, il faudra d’abord franchir deux obstacles. Nous. Je ne dis rien. — Si jamais vous y parveniez, reprit-elle, au risque d’être entaillé de partout, je vous recommanderais de vous tirer la première balle dans la tête. Sur quoi elle sourit et avança d’un pas. Svetlana l’imita. Elles tenaient leur couteau bas, le pouce sur le dessus de la poignée. Comme pour une bagarre de rue. Comme des spécialistes. Les lames brillèrent à la lumière. Je restai immobile. — Nous allons nous régaler plus que vous ne pouvez l’imaginer, reprit Lila. Je ne fis rien. — C’est ça, prenez tout votre temps. Ça fait monter l’excitation. Je restai immobile. — Mais quand nous en aurons assez d’attendre, nous viendrons vous chercher. Je ne dis rien. Ne bougeai pas. Puis je me passai la main dans le dos et en sortis le Benchmade 3300, le sortis de là où il était resté maintenu avec de l’adhésif. 83 Du pouce, j’appuyai sur le déclic et la lame jaillit avec un bruit entre le claquement sec et le coup sourd. Le bruit fut fort dans la pièce silencieuse. Et désagréable. Je n’aime pas les couteaux. Je ne les ai jamais aimés. Je ne suis pas très doué avec cette arme. Mais mon instinct de conservation vaut bien celui d’un autre. Peut-être même plus. Et pour être précis, j’avais commencé à me bagarrer à l’âge de cinq ans, et n’avais connu que des défaites mineures. Je suis du genre à observer et à apprendre. J’avais assisté à des bagarres au couteau un peu partout dans le monde. En Extrême-Orient, en Europe, dans les terres arides et inhospitalières qui entourent les bases de l’armée au sud des États-Unis, dans les rues, dans les contre-allées, devant les bars et les académies de billard. Première règle : éviter de se faire entailler le premier. Rien n’affaiblit plus vite que de perdre son sang. Svetlana mesurait pas loin de quarante centimètres de moins que moi ; taillée en pot à tabac, elle avait des membres proportionnés à son corps. Plus grande, Lila avait les membres plus déliés et gracieux. Mais dans l’ensemble, il me semblait que même si elles avaient des lames mesurant quinze centimètres de plus que la mienne, j’avais encore l’avantage. Sans compter que je venais de changer les règles du jeu et qu’elles n’avaient pas encore récupéré de leur surprise. Sans compter qu’elles se battaient pour le plaisir, moi, pour ma vie. Je voulais rejoindre la kitchenette ; je me dirigeai donc d’un pas dansant vers Svetlana, qui se trouvait sur le passage. Elle se tenait sur la pointe des pieds, le couteau à hauteur des genoux, feintant à droite, feintant à gauche. Je gardai mon poignard bas, comme elle. Elle porta un coup soudain. J’arquai le dos en arrière. La lame siffla à quelques centimètres de ma cuisse. Les fesses en arrière, le buste plongeant vers l’avant, je lui portai alors un crochet du gauche. Il lui frôla le front et lui atterrit en plein sur l’arête du nez. Elle parut étonnée. Comme la plupart des adeptes de l’arme blanche, elle pensait uniquement en termes de lame. Elle avait oublié que les gens ont deux mains. Elle partit à reculons tandis que Lila se jetait sur moi, par la gauche. Le couteau tenu bas. Multipliant les coups, de taille et d’estoc. Une grimace horrible lui déformait la bouche. Concentrée au maximum. Elle avait compris. Ce n’était plus un jeu. On ne rigolait plus. Elle avançait, reculait, feintait, prenait du champ, jamais immobile. Pendant un moment, nous dansâmes ainsi tous les trois. Mouvements frénétiques, abrupts, tronqués, poussière, sueur et peur dans l’air, les deux femmes ne quittant pas ma lame des yeux, mon poignard changeant constamment de cible. Svetlana fit un pas en avant, puis un pas en arrière. Lila passa à l’attaque, en équilibre sur la pointe des pieds. Les hanches rejetées en arrière, les épaules en avant, je projetai le Benchmade vers son visage. En force. Geste convulsif. Comme si je voulais lancer une balle à cent mètres. Elle s’effaça en reculant. Elle savait que mon swing allait la manquer à cause de sa parade. Svetlana savait qu’il allait manquer sa cible parce qu’elle avait confiance en Lila. Je savais moi aussi que j’allais la manquer parce que j’avais décidé qu’il manquerait sa cible. J’interrompis la violente manœuvre à mi-chemin, changeai de direction et expédiai un méchant revers droit sur Svetlana. Je lui entamai le front. Un coup puissant. Je sentis la lame racler l’os. Une mèche de cheveux lui tomba sur la poitrine. Le Benchmade s’était montré à la hauteur. Acier trempé haute qualité. Vous auriez pu faire tomber un billet de dix dollars dessus et vous retrouver avec deux de cinq. Il y avait une plaie horizontale de quinze centimètres au milieu du front de Svetlana. Ouverte jusqu’à l’os. Elle partit à reculons et se tint immobile. Elle n’avait pas mal. Pas encore. Les entailles au front ne sont jamais mortelles. Mais elles saignent beaucoup. En quelques secondes, elle eut les yeux inondés de sang. Devint aveugle. Si j’avais porté des chaussures, j’aurais pu la tuer tout de suite. La faire dégringoler d’un coup aux genoux, puis lui écrabouiller la tête à coups de pied. Mais pas question de risquer l’ossature de mon pied contre son corps compact. Le manque de mobilité m’aurait été tout aussi fatal. Je reculai en dansant. Lila se jeta sur moi. Les hanches toujours rejetées en arrière, j’évitai l’arc que décrivit sa lame. Gauche, droite. Je heurtai le mur avec le dos. J’attendis le moment où son bras se retrouva en travers de son corps et, me tournant de côté, la chargeai de l’épaule et la fis valser. Je fis alors volte-face vers une Svetlana chancelante qui essayait de chasser le sang affluant toujours dans ses yeux. Je repoussai son bras armé du couteau, m’avançai, lui plantai le Benchmade dans le cou, au-dessus de la clavicule, et reculai aussitôt. C’est alors que Lila m’entailla. Elle avait deviné ma tactique. Elle tenait son couteau de boucher par le bout du manche. Elle s’était jetée sur moi. Cheveux qui volent. Épaules redressées. Elle s’étirait autant que son corps le lui permettait. Elle s’était calée sur sa jambe porteuse raidie, s’était accroupie autant qu’elle pouvait et, penchée en avant, avait lancé sa lame vers mon estomac. Et l’avait atteint. Sale entaille. Un swing frénétique, porté par un bras qui ne tremblait pas, avec une lame effilée comme un rasoir. Pas bon du tout. Elle m’avait fait une longue entaille en diagonale, entre le nombril et la ceinture du boxer-short. Je n’avais pas mal. Pas encore. Juste un bref et étrange signal de ma peau me faisant savoir qu’elle venait de perdre son intégrité. Je soufflai un bref instant. Incrédulité. Puis je fis ce que je fais toujours quand quelqu’un me fait mal. Je fonçai, je ne reculai pas. Son élan avait fait passer le couteau de boucher derrière ma hanche. Ma lame était toujours tenue bas. Je lui portai un revers à la cuisse qui l’entailla profondément, et poussai sur mon pied d’appui pour lui expédier un gauche au visage. En plein dans le mille. Frappe sauvage, à assommer un bœuf. Elle partit à reculons en tournant sur elle-même. Je me ruai sur Svetlana. Son visage n’était plus qu’un masque ensanglanté. Elle voulut porter un coup à droite, un coup à gauche. Baissa sa garde. Je m’avançai et la plantai dans l’avant-bras droit. Jusqu’à l’os. Veines, tendons, ligaments. Elle hurla. Non pas de douleur. La douleur viendrait plus tard. Ou pas. Elle hurla de peur, parce qu’elle était fichue. Son bras ne lui servait plus à rien. Je la fis tourner d’un coup de poing à l’épaule et lui enfonçai le poignard dans les reins. Jusqu’au fond, douze centimètres, en tordant la lame. Pas de problème. Il n’y a pas de côtes à cette hauteur. Aucune chance de heurter un os et de coincer la lame. Beaucoup de sang circule dans les reins. Toutes sortes d’artères. Demandez à un dialysé. Tout notre sang passe par nos reins plusieurs fois par jour. Par litres entiers. Par dizaines de litres. Dans le cas de Svetlana, il y arrivait bien, mais n’en repartait pas. Elle tomba à genoux. Lila essayait de voir plus clair. Elle avait le nez cassé. Son visage parfait était défiguré. Elle me chargea. Je feintai à gauche, me portai à droite. Nous dansâmes ainsi autour de Svetlana réduite à une forme agenouillée. Décrivîmes un cercle complet. Je me retrouvai à l’endroit d’où j’étais parti et me faufilai dans la kitchenette. Passai entre les deux comptoirs. M’emparai de l’une des deux chaises que Svetlana y avait empilées. La lançai à Lila de la main gauche. Elle voulut l’esquiver en se tournant, le siège l’atteignit dans le dos. Je ressortis de la cuisine, passai derrière Svetlana, la pris par les cheveux et lui renversai la tête en arrière. Puis me penchai sur elle et lui tranchai la gorge. D’une oreille à l’autre. Pas facile, même avec la superbe lame du Benchmade. Je dus tirer, secouer, scier. Muscles durs, graisse, tissus, ligaments. La lame racla de l’os. D’étranges gargouillis montèrent de sa trachée-artère sectionnée. Sifflements, hoquets. Ses artères coupées se mirent à couler comme une fontaine. Elles lançaient des jets qui se diffusaient en pluie devant elle. Jusqu’au mur en face. Le sang rendit ma main glissante. Je lui lâchai les cheveux, elle s’effondra en avant. Sa tête heurta le plancher avec un bruit sourd. Je m’éloignai en haletant. Lila me fit face en haletant. La pièce donnait une impression de chaleur brûlante et empestait l’odeur cuivrée du sang. — Une de moins, dis-je. — Encore une, dit Lila. J’acquiesçai d’un hochement de la tête. — On dirait que l’élève est meilleure que le maître. — Qui a dit que c’était moi l’élève ? Sa cuisse saignait beaucoup. Le Nylon du pantalon était coupé sur une bonne longueur et le sang coulait le long de sa jambe. Sa chaussure en était déjà trempée. Mon boxer-short était lui aussi trempé de sang. De blanc, il était devenu rouge. Je baissai les yeux et vis que je continuais de saigner. Abondamment. Mauvais, ça. Mais mon ancienne cicatrice m’avait sauvé la vie. Celle faite par l’éclat d’obus à Beyrouth, il y avait longtemps. Le bourrelet de peau blanche – que je devais aux points de suture grossiers d’un chirurgien maladroit qui avait dû tourner dans MASH – s’était transformé en une ligne de crête durcie, et c’était elle qui avait dévié la lame de Lila. Sans ça, la coupure aurait été bien plus longue et bien plus profonde. Pendant des années, j’en avais voulu aux urgentistes qui, dans leur hâte, avaient saboté le travail. Là, je les remerciai. Le nez cassé de Lila avait commencé à saigner. Le sang se mettant à couler dans sa bouche, elle se mit à tousser et à cracher. Elle regarda par terre. Vit le couteau de Svetlana. Au milieu d’une flaque de sang qui allait en s’agrandissant. Le liquide s’épaississait déjà. Imbibait les lames du parquet. S’infiltrait dans ses fissures. Lila commença à avancer la main gauche. Puis arrêta son mouvement. Se pencher pour prendre le couteau de Svetlana l’aurait rendue vulnérable. Même chose pour moi. J’étais à moins de deux mètres du P220. Elle était à moins de deux mètres du chargeur. La douleur fit son apparition. J’eus la tête qui tournait et bourdonnait. Ma pression sanguine baissait. — Si vous me le demandez gentiment, dit Lila, je vous laisserai partir. — Je ne le demande pas. — Vous ne pouvez pas gagner. — Rêve toujours. — Je suis prête à me battre à mort. — Tu n’as pas le choix. La décision a déjà été prise. — Tu pourrais tuer une femme ? — Je viens de le faire. — Une femme comme moi ? — En particulier une femme comme toi. Elle cracha, respira fort par la bouche. Toussa. Regarda sa jambe. Hocha la tête et dit : — OK. Puis elle leva ses yeux stupéfiants sur moi. Je ne bougeai pas. — Si tu parles sérieusement, c’est le moment ou jamais. J’acquiesçai. Je parlais sérieusement. Je le fis donc. J’étais affaibli, mais ce fut facile. Sa jambe la ralentissait. Elle avait du mal à respirer. Ses sinus étaient broyés. Du sang s’accumulait au fond de sa gorge. Elle était sonnée et avait la tête qui tournait, conséquence du coup de poing que je lui avais porté. Je pris la deuxième chaise dans la kitchenette, et la chargeai avec. J’avais à présent une allonge imbattable. Je la repoussai dans l’angle et la frappai deux fois avec, jusqu’à ce qu’elle lâche son couteau et tombe. Je m’assis à côté d’elle et l’étranglai. Lentement, parce que je me sentais sur le point de perdre connaissance. Mais je n’avais pas envie de me servir de la lame. Je n’aime pas les couteaux. * * * Après, je rampai jusqu’à la kitchenette et rinçai le Benchmade au robinet. Puis, avec la pointe, je découpai des bouts d’adhésif en forme de papillon. Rapprochai les bords de ma plaie et les maintins collés l’un à l’autre à l’aide des papillons. Un dollar et demi. Dans toutes les quincailleries. Matériel essentiel. J’enfilai péniblement mes vêtements. Remis mes affaires dans mes poches. Et mes chaussures à mes pieds. Puis je m’assis sur le sol. Seulement une minute. Mais la minute s’éternisa. Un médecin aurait prétendu que je m’étais évanoui. Je préfère me dire que je m’étais endormi. 84 Je me réveillai dans un lit d’hôpital. Habillé d’une tunique en papier. L’horloge dans ma tête m’apprit qu’il était 16 heures. Dix heures. Le goût, dans ma bouche, m’apprit aussi que mon sommeil avait été chimiquement assisté. J’avais un clip au bout du doigt. Avec un fil. Le fil devait être relié à un poste d’infirmières. Le clip avait dû déceler un changement dans mon rythme cardiaque, car une minute plus tard, toute une équipe débarqua dans ma chambre. Un médecin, une infirmière, puis Jacob Mark, puis Theresa Lee, puis Springfield, puis Sansom. Le médecin était une femme et l’infirmière un infirmier. Le médecin s’agita pendant une minute, vérifia les graphiques, consulta les écrans. Puis elle me prit le poignet et tâta mon pouls, ce qui semblait un peu superflu, vu toute la technologie à sa disposition. En réponse aux questions que je n’avais pas posées, elle m’apprit que j’étais à l’hôpital Bellevue et que ma condition était excellente. Après avoir nettoyé la plaie, son équipe d’urgentistes l’avait suturée et m’avait bourré d’antibiotiques et de piqûres antitétaniques, sans parler des trois unités de sang que j’avais reçues. Elle me conseilla de ne rien soulever de lourd pendant un mois. Puis elle partit. L’infirmier lui emboîta le pas. Je regardai Theresa Lee et lui demandai : — Qu’est-ce qui m’est arrivé ? — Tu ne t’en souviens pas ? — Si, bien sûr. Mais c’est quoi, la version officielle ? — Nous t’avons trouvé dans une rue de l’East Village. Blessure par arme blanche. Un truc qui arrive tout le temps. Les analyses ont montré des traces de barbituriques dans ton sang. Affaire classée comme une transaction entre drogués qui a mal tourné. — L’a-t-on dit aux flics ? — Les flics, c’est moi. — Comment je suis arrivé à l’East Village ? — Tu n’y es jamais arrivé. Nous t’avons amené directement ici. — « Nous » ? — M. Springfield et moi. — Comment m’avez-vous trouvé ? — Par triangulation du téléphone portable. Ce qui nous a conduits dans le secteur. L’adresse exacte est une idée de M. Springfield. Springfield prit la parole. — Il y a vingt-cinq ans, un certain chef des moudjahidin nous a appris la technique consistant à réinvestir une planque abandonnée. — Va-t-il y avoir des suites ? demandai-je. — Non, répondit John Sansom. Aussi simple que ça. — Vous êtes sûr ? Il y a neuf cadavres dans cette baraque. — Les gars du ministère de la Défense y sont déjà. Ils vont publier un sans commentaire retentissant. Avec un petit air satisfait. Pour que tout le monde les crédite de l’affaire. — Et si jamais le vent changeait de direction ? Ce sont des choses qui arrivent de temps en temps. Vous êtes bien placé pour le savoir. — En tant que scène de crime, c’est une boucherie. — J’y ai laissé du sang. — Du sang ? Il y en a partout. C’est un vieux bâtiment. S’ils se mettent à l’analyser, ils vont surtout trouver de l’ADN de rat. — Il y a du sang sur mes vêtements. — L’hôpital les a brûlés, dit Theresa Lee. — Pourquoi ? — Risque sanitaire. — Ils étaient neufs. — Et imbibés de sang. Plus personne ne prend de risque avec du sang aujourd’hui. — Empreintes digitales, main droite, dis-je. Sur les poignées de fenêtres et sur la trappe du toit. — C’est un vieux bâtiment, dit à nouveau Sansom. Il sera détruit et reconstruit avant que le vent ne tourne. — Douilles. — Modèle standard du ministère de la Défense, dit Springfield. Je suis certain qu’ils sont ravis. M’étonnerait pas qu’ils laissent filtrer ça dans les médias. — Ils me cherchent toujours ? — Ils ne peuvent pas. Ça jetterait la confusion dans les comptes rendus. — Guerre de prés carrés, hein ? — Ils ont gagné celle-ci, apparemment. J’acquiesçai. — Où est la clef USB ? demanda Sansom. Je regardai Jacob Mark. — Vous allez bien ? — Pas vraiment, répondit-il. — Parce que vous allez entendre raconter de drôles de trucs. — OK. * * * Je me hissai en position assise. Nullement douloureux. Je devais être bourré d’antalgiques. Je redressai les genoux, puis soulevai le drap et la tunique en papier pour jeter un coup d’œil à la plaie. Pas visible. J’avais tout le corps bandé entre les hanches et les côtes. — Vous nous avez dit que vous pourriez nous conduire à moins de cinq mètres d’elle, reprit Sansom. Je hochai la tête. — Plus maintenant, dis-je. Du temps a passé. Nous allons devoir travailler par reconstitution. — Génial. Vous nous avez menés en bateau d’un bout à l’autre. Vous ne savez pas où elle est. — De manière générale, si, dis-je. Ils ont préparé leur coup pendant l’essentiel des trois mois précédents, l’exécution devant avoir lieu la dernière semaine. Ils ont forcé la main à Susan en se servant de Peter comme moyen de pression. Elle est partie en voiture d’Annandale, s’est trouvée coincée dans un embouteillage qui a duré quatre heures, disons entre 21 heures et 1 heure, si bien qu’elle n’est arrivée à Manhattan qu’un peu avant 2 heures. Je suppose que nous savons exactement quand elle est sortie du tunnel Holland. Il ne nous reste plus qu’à remonter l’embouteillage jusqu’à l’endroit où sa voiture est restée immobilisée jusqu’à minuit. — En quoi cela peut-il nous aider ? — Parce qu’à minuit, elle a jeté la clef USB par la fenêtre. — Comment diable le savez-vous ? — Parce que lorsqu’elle est arrivée dans New York, elle n’avait pas de portable sur elle. Sansom jeta un coup d’œil à Lee. Lee acquiesça. — Des clefs, un portefeuille, c’est tout. Et pas dans sa voiture non plus. Le FBI a fait l’inventaire de ce qu’elle contenait. — Tout le monde n’a pas un téléphone portable, m’objecta Sansom. — C’est vrai, dis-je. Moi, par exemple. Je suis même le seul type au monde qui ne possède pas de portable. Quelqu’un comme Susan devait en avoir un. — Elle en avait un, dit Jacob Mark. — Et alors… ? — Les Hoth lui avaient fixé une heure limite. Très certainement minuit. Susan n’est pas arrivée à temps, les Hoth se sont mises au travail. Elles avaient proféré des menaces, elles les ont mises à exécution. Et elles en ont donné la preuve. En envoyant une photo via un téléphone portable. Peut-être même en retransmettant une image vidéo en direct. Peter allongé sur la dalle, la première entaille sur le corps. La vie de Susan a basculé sur le coup de minuit. Elle était impuissante, prisonnière d’un embouteillage. Le téléphone dans sa main était soudain devenu un objet obscène, répugnant. Elle l’a jeté par la fenêtre. En le faisant suivre par la clef USB, symbole de tous ses ennuis. Ils sont toujours là-bas, au milieu des détritus, au bord de la I-95. Pas d’autre explication. Personne ne dit mot. — Dans la séparation centrale de la chaussée, continuai-je. Inconsciemment, Susan a dû emprunter la voie la plus rapide, à gauche, parce qu’elle était pressée. Nous aurions pu trianguler le téléphone portable, mais il est probablement trop tard. La batterie doit être morte. Nouveau silence dans la pièce. Une minute entière. On n’entendait que le bourdonnement et les bips du matériel médical. — C’est du délire, dit Sansom. Les Hoth devaient bien savoir que ce serait fichu dès qu’elles auraient envoyé la photo par téléphone. C’était renoncer à leur seul moyen de pression. Susan aurait pu aller voir la police. — Deux réponses, dis-je. Les Hoth étaient vraiment cinglées, à leur manière. C’étaient des fondamentalistes. Elles arrivaient à jouer un rôle en public, mais sous le vernis, pour elles, tout était noir ou blanc. Aucune nuance. Une menace était une menace. Minuit, c’était minuit. De plus, le risque était minime. Un homme à elles filait Susan. Il aurait pu l’empêcher de changer d’avis. — Mais qui ? — Le vingtième type. Je ne crois pas que ce soit par erreur s’il s’est retrouvé à Washington. Et il n’a pas non plus raté sa correspondance à Istanbul. Il y a eu un changement de plan de dernière minute. Elles ont dû se rendre compte soudain que pour une affaire pareille, elles avaient besoin de quelqu’un sur le terrain, à Washington. Ou plus probablement de l’autre côté du Potomac, dans l’un des dortoirs du Pentagone. Si bien que le vingtième homme s’y est rendu directement. Puis il a filé Susan jusqu’à New York. À cinq ou dix voitures derrière elle, comme vous faites. Ce qui a très bien marché, jusqu’au moment où il y a eu l’embouteillage. Se retrouver entre cinq et dix voitures derrière ou à un kilomètre dans ce contexte, ça revient au même. On est pris en sandwich, peut-être derrière un gros quatre-quatre ou un van qui vous bouche le paysage. Il n’a pas vu ce qui s’est passé. Mais il a continué à la suivre. Il était dans la rame, habillé d’un tee-shirt de la NBA. Sa tête m’a dit quelque chose quand je l’ai revu. Mais je n’ai pas pu le confirmer parce que je l’ai atteint en pleine figure une fraction de seconde plus tard. C’était pas beau à voir. Nouveau silence. Sansom le rompit le premier. — Dans ce cas, où était Susan à minuit ? — À vous de le trouver. Temps, distance, vitesse moyenne. Procurez-vous une carte, une règle, du papier et un crayon. Jacob Mark était du New Jersey. Il commença à nous parler de flics de la route qu’il connaissait bien. À nous dire comment ils pouvaient nous aider. Ils patrouillaient la I-95 jour et nuit. Ils la connaissaient comme leur poche. Ils avaient des caméras de surveillance. Leurs images pourraient servir à calibrer les calculs faits sur le papier. Le ministère du Transport coopérerait. La conversation devint générale. On ne s’intéressait plus à moi. Je me rallongeai sur mon oreiller tandis qu’ils quittaient la chambre. Le dernier à sortir fut Springfield. Il s’attarda sur le seuil, se tourna vers moi et demanda : — Comment vous vous sentez, pour Lila Hoth ? — Ça va, répondis-je. — Vraiment ? Moi, je pourrais pas. Vous avez failli vous faire avoir par deux bonnes femmes. C’était du boulot bâclé. Des trucs comme ça, on les fait bien ou on les fait pas. — Je n’avais pas beaucoup de munitions. — Vous aviez trente cartouches. Vous auriez dû tirer au coup par coup. Ces rafales de trois, c’était rien que de la colère. Vous avez laissé les émotions prendre le dessus. Je vous avais mis en garde. Il me regarda encore pendant une longue seconde, le visage inexpressif. Puis il passa dans le couloir et je ne le revis jamais. * * * Theresa Lee revint deux heures plus tard. Elle avait un sac de commissions à la main. Elle m’expliqua que l’hôpital voulant récupérer mon lit, le NYPD allait me loger à l’hôtel. Elle m’avait acheté des vêtements. Elle me les montra. Chaussures, chaussettes, jean, boxer-short, tout ça était très bien et de la même taille que les effets incinérés par l’hôpital. La chemise était bizarre. Taillée dans un coton blanc et doux, elle avait un aspect usé. Elle donnait presque une impression de fourrure, à un niveau microscopique. Manches longues, étroite. Fermée au cou par trois boutons. On aurait dit un maillot de corps d’autrefois. J’allais ressembler à mon grand-père, là-dedans. Ou à un chercheur d’or de Californie, en 1849. — Merci, dis-je. Elle m’apprit que les autres travaillaient au problème de math. Qu’ils n’étaient pas d’accord sur l’itinéraire emprunté par Susan entre le New Jersey Turnpike et le tunnel Holland. Les gens du coin prenaient des raccourcis par des rues de surface qui paraissaient aller dans le mauvais sens, si on se fiait aux panneaux de circulation. — Susan n’était pas du coin, dis-je. Elle acquiesça. À son avis, Susan avait suivi les panneaux indicateurs. Puis elle ajouta : — Ils ne vont pas trouver la photo, tu sais. — Tu crois ? — Oh, ils vont trouver la clef USB, c’est certain. Mais ils diront qu’elle était illisible, écrasée, cassée, ou qu’elle ne contenait rien de bien sinistre, en fin de compte. Je ne répondis rien. — Tu peux y compter, ajouta-t-elle. Je connais les politiciens et je connais le gouvernement. Après un bref silence, elle me demanda comment je me sentais pour Lila Hoth. — Tout bien pesé, répondis-je, je regrette la manière dont j’ai approché Susan dans le métro. J’aurais dû lui laisser encore deux ou trois stations. — C’est moi qui me trompais. Jamais elle n’aurait pu s’en sortir. — Tout au contraire, dis-je. Y avait-il une chaussette dans sa voiture ? Lee repensa à l’inventaire dressé par le FBI. Et acquiesça. — Propre ? — Oui, dit-elle. — Eh bien, imagine Susan qui se met en route. Elle vit un cauchemar. Mais elle ne sait pas à quel point ce cauchemar est vrai. Elle n’arrive pas à se convaincre qu’il est aussi terrible qu’elle le soupçonne. Il s’agit peut-être d’un canular odieux ou d’une menace vaine. Ou d’un bluff. Elle n’est pas sûre. Elle porte ses habits de travail. Pantalon noir, chemisier blanc. Elle se met en route pour affronter une situation dont elle ne sait rien, et dans la grande et méchante ville. Elle vit seule en Virginie, ça fait des années qu’elle baigne dans le milieu de l’armée. Elle prend donc son pistolet. Il est probablement enroulé dans une chaussette, rangé dans un tiroir de sa commode. Elle le met dans son sac. Elle part. Elle se retrouve coincée dans un embouteillage monstre. Elle appelle. Ou ce sont les Hoth qui l’appellent. Les Hoth ne veulent rien entendre. Ce sont des fanatiques, et des étrangères. Elles ne comprennent pas. Elles jugent qu’un embouteillage, c’est une excuse du genre « le chien a mangé mes devoirs du soir ». — C’est alors qu’elle reçoit le message de minuit. — Et là, elle change. Détail important, elle a tout le temps de changer. Elle est immobilisée par l’embouteillage. Elle ne peut pas s’envoler. Elle ne peut pas aller voir les flics. Elle ne peut pas se jeter sur un poteau téléphonique à cent trente à l’heure. Elle est prise au piège. Elle ne peut que rester là, à réfléchir. Pas d’autre solution. Elle finit par prendre une décision. Elle va venger son fils. Elle élabore un plan. Elle sort l’arme de sa chaussette. La regarde. Voit un vieux blouson noir jeté sur le siège arrière. Il y était peut-être depuis l’hiver dernier. Elle veut être en noir. Elle l’enfile. Finalement, la circulation reprend. Elle roule jusqu’à New York. — Et la liste ? — C’était une personne normale. Il est possible que l’idée d’aller tuer quelqu’un ait produit chez elle les mêmes symptômes que chez un candidat au suicide. Et c’était ce qu’elle faisait. Mais elle avait encore un peu de chemin à faire. Je l’ai dérangée trop tôt. Alors elle a renoncé. Elle a préféré prendre l’autre voie. Arrivée à la station 59e Rue, elle aurait peut-être été prête. — C’est sans doute aussi bien que cet affrontement lui ait été épargné. — Elle avait une chance de l’emporter. Lila se serait attendue à ce qu’elle prenne quelque chose dans son sac ou dans sa poche. Elle aurait bénéficié de l’effet de surprise. — Elle avait un six-coups. Ils étaient vingt-deux. J’acquiesçai. — Elle y serait restée, c’est certain. Mais elle serait peut-être morte satisfaite. * * * Theresa Lee revint me rendre visite le lendemain, à l’hôtel. Elle m’apprit que Sansom avait délimité une zone probable longue d’environ huit cents mètres, et que le personnel des autoroutes du New Jersey avait fermé le tronçon avec des barrières orange. Après trois heures de recherches, ils avaient retrouvé le portable de Susan. Une seconde après, un mètre plus loin, ils étaient tombés sur la clef USB. Une voiture avait roulé dessus. Elle était écrabouillée. Illisible. * * * Je quittai New York le lendemain. Direction, le sud. Je passai une bonne partie des deux semaines suivantes à me demander ce que cette photo pouvait avoir de si compromettant. Je me livrai à toutes sortes de spéculations, certaines tournant autour de transgressions de la charia, d’autres autour de la présence d’animaux domestiques. Ces images sinistres du campement de la vallée de Korengal étaient entrecoupées de flash-back répétés du moment pendant lequel j’avais frappé Lila Hoth au visage. Le direct du gauche, le craquement des os et des cartilages sous mon poing. Ses traits ravagés. Cet épisode ne cessait de me revenir à l’esprit. Je ne savais pas pourquoi. Je venais de la blesser d’un coup de poignard et je l’avais étranglée ensuite, mais c’est à peine si je me souvenais de ces actes. Frapper ainsi une femme allait peut-être à l’encontre de mes valeurs subliminales. Ce qui était parfaitement absurde. Finalement, ces images s’estompèrent et j’arrivai à en avoir assez de me représenter Ousama ben Laden sautant une chèvre. Au bout d’un mois, j’avais tout oublié. Ma blessure avait très bien guéri. Il me restait une cicatrice fine et blanche. Les points étaient minuscules, sans bavures. Le bas de mon corps relevait de l’illustration de manuel de chirurgie : Voici comment il faut faire, voilà comment il ne faut pas faire. Mais je n’oubliais pas et n’oublierais jamais comment mes points de suture plus anciens et grossièrement posés m’avaient sauvé la vie. Ça va, ça vient. Il s’agissait pourtant d’un souvenir laissé par l’explosion d’un camion piégé à Beyrouth – acte organisé, financé et réalisé par des inconnus. Dans la collection Robert Pépin présente… Pavel ASTAKHOV Un maire en sursis Alex BERENSON Un homme de silence Lawrence BLOCK Entre deux verres C. J. BOX Below Zero Martin CRUZ SMITH Moscou, Cour des Miracles Chuck HOGAN Tueurs en exil Andrew KLAVAN Un tout autre homme Michael KORYTA La Rivière Perdue T. Jefferson PARKER Signé : Allison Murrieta P. J. PARRISH Une si petite mort Henry PORTER Lumière de fin Craig RUSSELL Lennox Roger SMITH Mélanges de sangs Joseph WAMBAUGH Bienvenue à Hollywood