Chapitre 1 Dieu, comme je déteste ces conférences de presse ! Et d'autant plus quand je suis obligée de camoufler une bonne part de vérité. L'ordre venant de la Reine de l'Air et des Ténèbres, la Souveraine de la Cour sombre de la Féerie. Les Unseelies ne sont pas une puissance à contrarier, même si je suis leur Princesse-Fey. Je suis la nièce de la Reine Andais, un lien de parenté qui ne m'a jamais apporté grand-chose. Et me voilà, souriant à ce mur quasi solide de reporters, m'efforçant à grand-peine de ne pas laisser mes pensées transparaître sur mon visage. La Reine n'avait encore jamais autorisé l'entrée d'autant de journalistes humains à l'intérieur de la colline creuse des Unseelies, notre sithin et refuge, où il était préférable de ne pas laisser entrer la presse. Mais en raison d'une récente tentative d'assassinat à l'aéroport, durant laquelle on avait presque réussi à me descendre, cette invasion médiatique était le moindre des maux. La théorie étant qu'à l'intérieur du sithin, notre magie me protégerait bien plus efficacement. Notre chargée des relations publiques à la Cour, Madeline Phelps, pointa du doigt un premier journaliste et l'interrogatoire put commencer. Princesse Meredith, hier, vous aviez le visage ensanglanté, mais aujourd'hui, la seule blessure apparente semble être votre bras en écharpe. Où sont les autres ? Mon bras gauche était en effet maintenu par une attelle verte, quasiment assortie à ma veste de tailleur. J'étais habillée dans les tonalités de Noël, du solstice d'hiver, rouge et vert. Des couleurs gaies et parfaitement de saison. Mes cheveux d'un rouge plus foncé que mon chemisier constituaient ma caractéristique physique la plus unseelie. Mes cheveux Sidhe Écarlate me donnaient fière allure toute vêtue de noir. Et non pas du mordoré ou roux orangé des cheveux humains. La veste faisait ressortir le vert que recélaient deux des trois cercles de mes iris, celui d'or étincelant parfois à la lumière des flashs comme s'il était véritablement métallique. Mes yeux étaient purement Sidhe Seelie, le seul détail de ma physionomie indiquant que ma mère venait de la Cour Dorée. Du moins en partie. Je n'avais pas reconnu le journaliste qui venait de me poser cette question. Un nouveau visage pour moi, certainement débarqué la veille. Et étant donné que la tentative d'assassinat s'était produite en direct sous les objectifs des médias, eh bien, nous avions été dans l'obligation de refuser l'entrée à certains reporters, la salle principale n'aurait pas pu en contenir davantage. Je participais à ce genre d'événements médiatiques depuis mon enfance. Et celui-ci était jusqu'à présent le plus animé, après la conférence de presse qui avait suivi l'assassinat de mon père. On m'avait appris à faire usage du prénom des journalistes si j'en avais connaissance, mais face à celui-là, je ne pouvais que me contenter de sourire en répondant : Il ne s'agit que d'une entorse. Je l'ai échappé belle. En vérité, mon bras ne s'était pas retrouvé esquinté lors de cet attentat à ma vie qui avait été filmé. Non, il s'était retrouvé amoché lors du second, ou était-ce le troisième, qui s'était produit dans la foulée. Ces deux-là avaient cependant eu lieu à l'intérieur du sithin, où j'étais supposée être en sécurité. La seule raison pour laquelle la Reine et mes gardes du corps m'y croyaient plus à l'abri qu'à l'extérieur, dans le monde des humains, était que nous avions arrêté les responsables. Ces traîtresses, dont l'une avait été tuée, avaient organisé des tentatives de meurtre contre moi, mais également contre la Reine. Nous avions frôlé de près un coup d'État en plein palais, un putsch dont les médias n'avaient pas le moindre indice. Nous méritions bien l'un des anciens noms désignant les Feys : le Peuple Secret. Princesse Meredith, était-ce votre sang qui maculait hier votre visage ? Il s'agissait cette fois d'une femme, dont je connaissais le prénom. Non, lui répondis-je. Je ne pus réprimer un sourire sincère à la vue de sa mine dépitée alors qu'elle constatait qu'elle n'allait sans doute obtenir qu'une réponse laconique. Non, Sheila, ce n'était pas le mien. Elle me sourit, toute blonde et plus grande que je ne le serais jamais. Puis-je développer ma question, Princesse ? Allons, allons, intervint Madeline, une question par personne. Ça ira, Madeline, lui dis-je. Notre attachée de presse se tourna alors pour me dévisager ; elle tourna le commutateur du micro fixé à sa ceinture pour l'éteindre. Je saisis l'occasion pour recouvrir le mien de la main et me décaler sur le côté. Madeline se pencha en travers de la table. Sa jupe était assez longue pour qu'elle ne coure pas le risque de s'exhiber devant les reporters regroupés au pied de l'estrade. La longueur de l'ourlet était complètement à la mode, tout comme sa couleur. Une partie de son travail consistait à prêter attention à ce qui était branché ou ringard. Elle était notre mandataire humaine, bien plus que n'importe quel ambassadeur envoyé par Washington. Si Sheila a l'opportunité de développer sa question, alors ils en feront tous autant. Ce qui compliquera tout, pour vous comme pour moi. Elle avait raison, mais... Mentionnez qu'il s'agit d'une exception. Puis poursuivons. Elle me considéra en arquant ses sourcils parfaitement épilés, avant de dire : OK. Puis elle ralluma son micro en se retournant vers eux, tout sourire. La Princesse autorise Sheila à lui poser une autre question, mais ensuite, vous serez dans l'obligation de vous plier au règlement initial : une seule par personne, annonça-t-elle. Puis elle pointa le doigt vers Sheila en lui notifiant son assentiment d'un signe de tête. Je vous remercie de me permettre de développer ma question, Princesse Meredith. Je vous en prie. S'il ne s'agissait pas de votre sang hier, alors d'où provenait-il ? De mon garde du corps, Frost. Les flashs se mirent soudain à crépiter et je m'en retrouvai aveuglée. Mais l'attention générale s'était portée dans mon dos. Vers mes gardes, alignés contre le mur en rang d'oignons. Ils se déployaient en arc de cercle jusqu'au pied de la table, vêtus de costumes de marque, d'armures intégrales, en passant par l'accoutrement du type adepte des night-clubs tendance gothique. L'unique accessoire en commun de toutes ces tenues diverses et variées était l'artillerie. Hier, nous nous étions efforcés de rester discrets à ce sujet, la moindre bosse gâchant la ligne impeccable d'une veste, et aucune arme n'avait été ostensiblement visible. Mais aujourd'hui, les vestons et les manteaux étaient truffés de revolvers, également portés bien visibles, ainsi que des épées, des dagues et des haches, sans oublier des boucliers. Le nombre de gardes qui m'entouraient avait également plus que doublé. Je jetai un coup d'œil à Frost par-dessus mon épaule. La Reine m'avait interdit tout favoritisme parmi mon escorte. Allant même jusqu'à gentiment me demander d'éviter de lancer de longs regards à certains plus qu'à d'autres. J'avais trouvé cette requête plutôt bizarre, mais elle était la souveraine, et la contredire était à vos risques et périls. Je n'en jetai pas moins brièvement un coup d'œil derrière moi, à Frost, qui après tout m'avait sauvé la vie. Ne méritait-il pas de ce fait un regard ? J'aurais toujours pu justifier vis-à-vis de la Reine, ma tante, que la presse trouverait curieux si je l'ignorais en beauté. C'était la vérité, mais je le regardai en fait parce que j'en avais envie. Sa chevelure argentée lui retombait jusqu'aux chevilles avec toute la brillance et l'aspect métallique des guirlandes de Noël, mais je savais qu'elle était douce et vivante. Elle me donnait une sensation de chaleur intense lorsqu'il la faisait se répandre sur mon corps. Il avait repoussé ses longues mèches de son visage, retenues par une barrette taillée dans de l'os. Ses cheveux étincelaient en voltigeant autour de son costume Armani gris charbon ajusté sur mesure à sa large carrure athlétique. Il avait également été confectionné afin de pouvoir y dissimuler un revolver et une ou deux dagues, mais pas pour planquer un flingue sous chaque bras, ni une épée courte sur la hanche, rangée dans son fourreau en cuir sanglé serré contre sa cuisse. La poignée d'une autre émergeait au-dessus de l'une de ses épaules au travers du déploiement scintillant de sa chevelure. Il semblait « hérissé » de lames, et Frost était toujours muni d'autres armes qu'on ne pouvait voir. Aucun costard n'aurait pu recouvrir un tel arsenal tout en conservant une ligne impeccable. Il ne pouvait plus boutonner sa veste, et les revolvers, épées, ainsi qu'un poignard, étincelèrent sous les flashs. La pièce fut brusquement envahie d'appels scandant son nom, « Frost ! Frost ! », tandis que Madeline sélectionnait la question suivante. Venant d'un homme, un autre qui m'était inconnu. Il n'y avait rien de mieux qu'une tentative d'assassinat pour attirer les médias. Frost, avez-vous été grièvement blessé ? Frost dépassant de peu le mètre quatre-vingts et le micro ayant été réglé pour moi, assise, il dut se pencher, particulièrement bas. Avec n'importe quelle arme, il était distingué. Mais, à cet instant, si près du micro, qu'il avait l'air empoté ! Je me demandai s'il avait déjà eu affaire à ce type d'équipement, puis il répondit à la question de sa voix profonde : Je ne suis pas blessé. Avant de se redresser de toute sa hauteur, et je pus percevoir sur son visage un certain soulagement. Il se détourna des appareils photo, comme s'il pensait s'en tirer à si bon compte. Je savais parfaitement qu'il n'en serait rien. Mais n'était-ce pas votre sang sur la Princesse ? Sa main agrippa le pommeau de son épée courte. Un signe indéniable de nervosité quand cela n'était pas nécessaire en soi. Il se pencha à nouveau au-dessus du micro, et cette fois se cogna contre mon épaule mal en point. Je doutais fort que la presse ait pu repérer un tressaillement aussi imperceptible, mais, même pour Frost c'était bien trop maladroit suffisamment pour le mentionner. Il plaqua une main sur la table pour se retenir, tentant de retrouver son équilibre. Il tourna vers moi ses yeux du gris d'un ciel hivernal, me lançant un regard qui s'enquérait silencieusement : « Est-ce que je t'ai fait mal ? » J'articulai : « Non. » Il laissa échapper un soupir soulagé avant de s'incliner à nouveau vers le micro. Oui, c'était mon sang. Sur ce, il se redressa, le dos bien droit, comme s'il pensait que cela leur suffirait. Mais il aurait dû mieux les connaître. Il avait rempli au fil des ans la fonction d'ornement musclé au service de la Reine lors de bon nombre de ces rencontres événementielles pour savoir qu'il avait été juste un peu trop concis. Au moins, il ne tenta pas cette fois de retourner à sa place. Le prochain était un journaliste que je connaissais, Simon McCracken. Il couvrait depuis des lustres tout ce qu'il se passait aux Cours de la Féerie. Frost, si vous n'êtes pas blessé, alors d'où venait votre sang et comment s'est-il retrouvé sur la Princesse ? Il savait comment formuler à la perfection sa question, celui-là, pour nous empêcher de tourner autour du pot en faisant des claquettes. Les Sidhes ne mentent jamais. Nous peignons simplement la vérité de rouge, de pourpre et de vert, tout en convainquant la galerie que le noir est blanc, mais sans vraiment recourir au mensonge délibéré. Frost se pencha à nouveau vers le micro, s'appuyant d'une main sur la table. Il s'était rapproché imperceptiblement de moi, si près que les jambes de son pantalon vinrent frôler ma jupe, son épée presque coincée entre nos corps. Ce qui craignait s'il était dans l'obligation soudaine de la sortir de son fourreau. Observant sa main sur la table, si large et puissante, je remarquai que l'extrémité de ses doigts s'était marbrée. Il s'agrippait à la table comme on s'accroche à un micro quand on a le trac. On m'a tiré dessus. Il dut s'éclaircir la gorge avant de poursuivre. J'eus juste le temps d'entrapercevoir ce profil parfait en tournant rapidement la tête, et réalisai qu'il s'agissait de bien plus qu'une petite angoisse. Frost, le Froid Mortel de la Reine, avait la trouille ! Avait la trouille de parler en public. Oh, sacré bon sang ! J'ai guéri. Mon sang a jailli sur la Princesse lorsque je l'ai protégée de mon corps. Il s'apprêtait à se redresser, lorsque je lui touchai le bras. Puis je recouvris le micro de la main et me penchai plus près de lui. Je pris une profonde inspiration en aspirant l'odeur émanant de sa peau, avant de lui chuchoter au creux de l'oreille : Agenouille-toi ou assois-toi. Il souffla un bon coup au point que ses épaules tressaillirent, avant de prendre place sur un genou à mon côté. Je rapprochai le micro un peu plus de lui. Puis je fis glisser ma main sur la courbe de son dos, sous sa veste, juste en dessous de la courbure du grand fourreau de son épée qu'il portait au côté. Lorsque nous autres les Feys, quels qu'ils soient, sommes en proie à une certaine nervosité, nous nous réconfortons en nous touchant. Les puissants Sidhes eux-mêmes se sentent revigorés après le plus léger contact tactile, bien que nous ne l'admettions pas tous, de crainte d'estomper la ligne de démarcation entre la royauté et les roturiers. J'avais trop de sang fey inférieur dans les veines pour m'en préoccuper plus que ça. Je sentis que la sueur commençait à lui couler le long de l'échine. Madeline avait entrepris de se rapprocher de nous. Ce que je désapprouvai de la tête. Elle m'adressa un regard interrogateur, mais sans faire aucun commentaire, suscitant une nouvelle question parmi la foule de journalistes. Vous vous êtes donc pris une balle pour protéger la Princesse Meredith ? Je me penchai vers le micro, en rapprochant mon visage de Frost autant que possible, le frôlant délicatement, afin de ne pas le barbouiller de maquillage. Les appareils photo semblèrent exploser en vifs éclats à la blancheur lumineuse. Frost sursauta et j'étais certaine que ce mouvement serait perçu par les appareils. Eh bien ! Nous étions aveuglés, la vision brouillée par des éclairs en pointillés blancs et bleus. Ses muscles se contractèrent, ce qui m'aurait totalement échappé si je ne l'avais pas touché. Salut Sarah ! Eh oui, il s'est pris une balle à ma place, répondis-je. Je crus entendre Sarah me saluer en retour d'un « Salut, Princesse ! », mais je n'en étais pas sûre étant donné que ma vision oculaire laissait quelque peu à désirer et que le brouhaha de tant de voix rendait ma perception auditive plus que confuse. Faire usage de leurs noms, si je les connaissais, détendait l'atmosphère, rendant les relations plus amicales. Une ambiance cordiale plus que nécessaire lors d'une conférence de presse. Frost, avez-vous eu peur ? Il se détendit imperceptiblement contre moi, entre le contact de ma main et de ma joue. Oui, répondit-il. Peur de mourir ? lança quelqu'un sans être invité à l'ouvrir. Frost répondit cependant à cette question non sollicitée: Non. Madeline fit intervenir un autre journaliste, qui demanda : Alors de quoi aviez-vous peur ? J'avais peur que Meredith soit blessée. Il s'humecta les lèvres, puis se contracta à nouveau. Je réalisai qu'il m'avait appelé par mon prénom en omettant mon titre. Un faux pas pour un garde du corps, mais évidemment, il était bien plus que ça. Chaque homme de mon escorte était théoriquement engagé dans la course pour devenir mon prince charmant. Mais étant Sidhes, nous ne nous marions qu'en cas de grossesse. Un couple stérile n'est pas autorisé à sceller son union par les liens du mariage. De ce fait, mes gardes assumaient une autre fonction que de juste « garder » mon corps. Frost, donneriez-vous votre vie pour la Princesse ? Bien sûr, répondit-il sans la moindre hésitation, d'un ton exprimant clairement combien cette question lui semblait futile. La suivante fut posée par un journaliste au fond de la salle à côté d'une caméra de télévision : Frost, comment votre blessure par balle a-t-elle pu se cicatriser en moins de vingt-quatre heures ? Frost laissa à nouveau échapper un profond soupir qui lui fit frémir les épaules. Je suis un guerrier Sidhe. Les journalistes attendirent qu'il en dise davantage, mais ils pouvaient toujours attendre. Pour Frost, le fait d'être Sidhe constituait toute la réponse nécessaire. Cela n'avait été qu'une blessure faite par une balle qui lui avait traversé l'épaule de part en part, tirée par un revolver sans munition spécifiquement magique. Il en faudrait bien davantage pour arrêter un guerrier Sidhe. Je dissimulai un petit sourire puis entrepris de me pencher vers le micro, afin de lui apporter mon assistance pour fournir quelques explications à la presse, lorsque la sueur qui lui coulait dans le dos cessa soudainement d'être moite et chaude. Comme si un courant d'air froid venait de lui passer le long de l'échine. Suffisamment glacial d'ailleurs pour que je retire ma main de saisissement. Mes yeux se portèrent rapidement sur la sienne, gigantesque et posée sur la table. Pour y observer ce que je craignais. Une auréole de givre s'en diffusait, en pleine expansion ! Je remerciai la Déesse que la nappe soit blanche, le seul détail qui nous épargna de nous faire repérer. Les journalistes le remarqueraient sans doute plus tard, lorsqu'ils visionneraient à nouveau leurs séquences filmées, mais là, je n'y pouvais pas grand-chose. J'avais suffisamment de quoi m'inquiéter pour aller me mettre martel en tête. D'une certaine manière, c'était de ma faute. J'avais contribué à faire accéder Frost à un niveau de pouvoir qui lui était absolument étranger. Grâce à la bénédiction de la Déesse. Mais posséder un nouveau pouvoir entraîne de nouvelles responsabilités et de nouvelles tentations. Je sortis la main de sous ma veste pour recouvrir la sienne, tout en tentant de m'exprimer parmi les murmures interloqués des gens de la presse. Je m'armai de courage, alors que je constatai que sa main se faisait aussi glaciale que l'onde de pouvoir que je sentis glisser dans son dos. En même temps, de façon surprenante, elle ne l'était pas tout à fait autant. Les Sidhes guérissent de presque toute blessure, leur expliquai-je. Le givre s'était propagé jusqu'à la base du micro pour y poursuivre son ascension, et celui-ci se mit à grésiller en raison de l'électricité statique. J'étreignis la main de Frost. Il se rendit alors compte de ce que sa peur avait provoqué. Je savais que ce n'était pas délibéré. Sa main se crispa en poing, mais avec la mienne qui l'enserrait, ses doigts s'entremêlèrent aux miens. Je ne souhaitais pas que quiconque remarque le givre avant qu'il n'ait fondu. Je tournai mon visage vers le sien, et il me fit face. Des flocons tombaient en ponctuant l'intérieur de ses iris, semblables à de minuscules boules à neige. Je me penchai vers lui pour l'embrasser. Ce qui le surprit, car il avait eu vent de l'avertissement de la Reine m'interdisant tout favoritisme, mais Andais me pardonnerait. Si elle me laissait le temps de m'expliquer. Elle aurait sans doute fait exactement de même, voire davantage, pour distraire la presse de cette manifestation magique importune. Ce ne fut d'ailleurs qu'une union de lèvres chaste quoique appuyée, étant donné que Frost semblait si mal à l'aise devant tous ces étrangers. De plus, je portais un rouge à lèvres intense qui s'étalerait comme du maquillage de clown si nous nous engagions dans un profond baiser à s'en nettoyer les amygdales. L'explosion de flashs m'apparut comme une pression orangée contre mes paupières closes. Je me reculai la première. Frost, les lèvres relâchées, entrouvertes, les yeux toujours fermés, cligna ensuite des paupières, avant de les rouvrir. Il avait l'air abasourdi, sans doute en raison de toutes ces lumières, ou peut-être s'agissait-il de notre baiser ? Bien que, comme seule la Déesse le sait, c'était loin d'être notre premier, les précédents ayant été bien plus substantiels. Un baiser venant de moi signifiait-il encore autant pour lui, alors que nous nous étions embrassés tant de fois que je n'aurais pu toutes les compter ? L'expression se reflétant dans ses yeux m'indiquait que « oui », bien plus clairement qu'aucun mot n'aurait pu le dire. Les photographes étaient agenouillés devant la table aussi près que les gardes le leur autoriseraient. S'employant à mitrailler mon visage comme le sien. Le givre avait fondu pendant que nous nous embrassions, ne laissant au pourtour de nos mains qu'une légère tache humide qui assombrissait à peine la nappe blanche. Nous étions parvenus à dissimuler la magie, en exposant par la même occasion le visage de Frost au monde entier. Et que faire lorsqu'un homme laisse transparaître à toute la planète combien votre baiser l'affecte ? Eh bien, lui rouler encore une pelle, évidemment ! Ce que je m'empressai de faire, et cette fois, sans plus me préoccuper du risque encouru de se retrouver avec la bouille d'un clown, pas plus que de transgresser les ordres de la Reine. Comme j'aurais simplement toujours voulu voir cette expression sur son visage lorsque nous nous sommes embrassés. Toujours et à jamais. Chapitre 2 Nous nous sommes en effet retrouvés tous les deux barbouillés de rouge, mais nous étions Sidhes, et l'un de nos pouvoirs secondaires était le glamour. Avec un peu de concentration, je remis de l'ordre dans mon rouge à lèvres, sentant que je m'en étais badigeonné tout autour de la bouche. Puis je déversai cette magie subtile sur le visage de Frost, si bien que son apparence précédente recouvrit celle donnant l'impression qu'il s'était frotté le visage en tous sens après l'avoir trempé dans un pot de peinture. Il était illégal de faire usage de la magie sur les médias. La Cour Suprême avait déclaré que cela enfreignait le Premier Amendement, la liberté de la presse et tout le bataclan. Nous étions néanmoins autorisés à faire un usage modéré de magie sur nous-mêmes, à des fins d'ordre cosmétique. Après tout, il n'y avait pas la moindre différence entre ça et se maquiller quotidiennement, ni même avec la chirurgie plastique dont raffolent tant les people. La Cour avait sagement renoncé à ouvrir cette boîte de Pandore spécifique au star-system. J'aurais pu d'ailleurs ne porter que du glamour à défaut de maquillage, mais cela requérait de la concentration et je préférais la réserver en intégralité aux questions qu'on me posait. De plus, si une nouvelle tentative d'assassinat était perpétrée, le glamour disparaîtrait, et la Reine était suffisamment vaniteuse pour m'avoir donné l'ordre de me farder, au cas où. Je suppose que si le pire se produisait, j'aurais belle allure dans la mort. Ou il se pouvait que ce ne soit que du cynisme de ma part. Peut-être n'avait-elle simplement pas confiance en mes compétences en glamour. Ça aussi, ça se pouvait bien. Je chuchotai à Frost qu'il avait répondu à suffisamment de questions pour la journée, et à nouveau se produisit ce tumulte frénétique incantatoire : « Frost ! Frost ! » Il y en eut même d'assez grossiers pour aller beugler des questions du genre : Est-ce qu'elle est bonne au lit... ? Combien de fois par semaine la baisez-vous ? On se doit d'aimer les tabloïds, plus particulièrement certains imprimés en Europe, qui donnent l'impression qu'en comparaison, nos canards américains sont particulièrement remplis de tact. Nous avons tous prêté une oreille indifférente à des questions aussi graveleuses. Frost reprit son poste derrière moi contre le mur. Je percevais la faible aura magique qui l'entourait. S'il s'éloignait trop de moi, le glamour se fragmenterait, mais à cette distance, je pouvais le maintenir en place. Pas pour toujours, mais le temps de nous permettre de nous sortir haut la main de ce merdier. Madeline choisit l'un des grands journaux, le Chicago Tribune, mais sa question me fit me demander si, finalement, nous n'aurions pas mieux fait de répondre à celles des tabloïds. J'ai une question en deux parties... Meredith, si vous permettez ? Il était si courtois que j'aurais dû pressentir qu'il allait nous conduire tout droit dans quelque bourbier loin d'être plaisant. Madeline me consulta du regard, et j'acquiesçai de la tête. Si les Sidhes peuvent guérir de presque toute blessure, alors pourquoi votre bras n'est-il pas guéri ? fut la question. Je ne suis pas seulement de sang Sidhe, de ce fait je guéris plus lentement, davantage à la manière d'un humain. En effet, vous êtes en partie humaine et en partie farfadet, ainsi que Sidhe. Mais n'est-il pas vrai que certains des nobles de la Cour Unseelie semblent penser que vous n'êtes pas suffisamment Sidhe pour les gouverner ? Et que même dans l'éventualité où vous accédiez au trône, ils ne vous reconnaîtront pas en tant que Reine ? Je souris sous les flashs en réfléchissant à toute vitesse. Quelqu'un avait dû lui fournir certaines infos. Quelqu'un qui aurait mieux fait de s'en abstenir. Certains des Sidhes redoutaient ma mortalité, mes origines métissées, certes, et pensaient que si je siégeais sur leur trône, je serais la cause de leur extinction. Que mon sang mortel aurait raison de leur immortalité. Ce qui avait été la raison d'au moins d'une, voire des deux agressions supplémentaires de la veille. Nous avions une maisonnée noble dans sa totalité, ainsi que la chef d'une autre, à présent sous les verrous, qui attendaient de connaître leur peine. Personne ne m'avait briefée sur que dire si la question était soulevée, car personne n'avait songé qu'un Sidhe, quel qu'il soit, voire un Fey inférieur, aurait osé cafarder à la presse, pas même en faisant simplement quelques insinuations. Je tentai une semi-vérité : Il y en a parmi la noblesse qui perçoive mon sang humain et fey comme inférieur. Mais il y a toujours des racistes, monsieur... O'Connel, répondit-il. Monsieur O'Connel, dis-je. Croyez-vous vraiment qu'il s'agisse de racisme ? Madeline tenta de m'arrêter, mais je répondis parce que je voulais évaluer ce qu'il savait vraiment. Si ce n'est pas du racisme, alors de quoi s'agit-il, monsieur O'Connel ? Ils ne veulent pas de quelque bâtarde de sang-mêlé sur leur trône. À présent, s'il insistait lourdement, il aurait l'air de l'être, raciste. Et les rédacteurs du Chicago Tribune préfèrent ne pas donner cette impression. Voilà bien une accusation abjecte, dit-il. Je ne vous le fais pas dire, répliquai-je. Madeline interféra alors. Nous devons avancer. Question suivante ! dit-elle en indiquant du doigt un autre intervenant. Un peu trop impatiemment, mais ça irait. Nous devions changer de sujet. Évidemment, il y en avait d'autres qui craignaient quasiment autant. Est-ce vrai qu'un sortilège a incité le policier à vous prendre pour cible, Princesse Meredith ? Ceci venait d'un homme au premier rang qui me paraissait vaguement familier, comme le semblent souvent les personnalités du petit écran. Les Sidhes ne mentant pas, nous exprimer en frôlant le mensonge est devenu en quelque sorte un sport national. En fait, nous pouvons mentir. Mais si nous y recourons, alors nous nous parjurons. Il fut un temps où cela suffisait pour vous faire virer de la Féerie. La réponse à cette question était « oui », mais je ne voulais pas y répondre ainsi. En conséquence, je m'y employai. Oubliez le « Princesse », les gars ! Cela fait trois ans que je bosse en tant que détective privée à L.A. Je ne suis plus habituée à porter ce titre. Je voulais ainsi éviter que quiconque demande qui avait lancé ce sortilège, première étape de la tentative de putsch au palais. Nous n'allions sûrement pas aller leur faire part du fait qu'une noble Sidhe avait ensorcelé un des policiers affiliés à ma protection pour qu'il me descende. Madeline prit la relève à point nommé, en interpellant un autre journaliste. En voilà un étalage de muscles Sidhes, Princ... Meredith, dit la femme en souriant lorsqu'elle laissa tomber le « Princesse » en cours de route. Ce que j'avais espéré qu'ils apprécieraient. Et d'autant plus que je n'avais aucunement besoin de titre pour savoir qui j'étais. Tous ces muscles supplémentaires sont-ils là parce que vous craignez pour votre sécurité ? En effet, répondis-je, et Madeline interféra pour poursuivre l'interrogatoire. Avec un reporter différent, mais qui réitéra la question tant redoutée. Était-ce un sortilège qui a poussé le policier à vous tirer dessus, Meredith ? Je pris une inspiration, pas vraiment sûre de ce que j'allais pouvoir répondre cette fois, lorsque je sentis Doyle s'avancer à mon côté. Il se pencha au-dessus du micro telle une noire statue sculptée d'un seul tenant - costume noir de marque, chemise de soirée noire à col montant, les chaussures, et même sa cravate, de cette même noirceur uniforme. Puis-je répondre à cette question, Princesse Meredith ? Les anneaux d'argent ponctuant la courbe de son oreille, du lobe jusqu'à sa pointe effilée, scintillèrent à la lumière. Contrairement à tous ceux qui se la jouaient elfes avec leurs implants cartilagineux, ces oreilles pointues le cataloguaient comme n'étant pas purement de la Haute Cour, mais comme étant de rang inférieur, métissé, comme moi. Il aurait pu choisir de dissimuler ses « difformités » avec sa longue chevelure noire, mais elle était tirée en arrière et rassemblée en une tresse qui lui tombait aux chevilles, comme d'habitude, et il ne s'en souciait quasiment jamais. Le diamant ponctuant le lobe de son oreille produisit une étincelle près de mon visage. La plupart de ses armes étaient de la même gamme monochromatique que le reste de sa personne. Il était donc difficile de repérer les poignards et les flingues, autant de tons sombres sur son obscurité. Il avait été les Ténèbres de la Reine, son assassin attitré, pendant plus d'un millénaire. Et à présent, il était mes Ténèbres. Je m'efforçai de préserver l'impassibilité de mon visage comme il maîtrisait parfaitement le sien, en évitant d'y laisser transparaître mon soulagement. Je t'en prie, lui répondis-je. Il se pencha vers le micro placé devant moi. L'attentat perpétré hier contre la Princesse fait toujours l'objet d'une enquête. Je suis navré, mais certains détails ne sont pas encore prêts à être dévoilés au public. Sa voix profonde résonna, amplifiée par le micro. Je pus voir certaines frémir, et non de peur. Je n'avais encore jamais réalisé son efficacité ainsi intensifiée par un micro. Je pensai que lui, tout comme Frost, n'en avait jamais fait l'expérience, mais à la différence de ce dernier, cela ne semblait absolument pas le préoccuper. Comme peu de choses, d'ailleurs. Il était les Ténèbres et l'obscurité ne nous craint pas ; ce qui est loin d'être notre cas face à elle. Que pouvez-vous nous dire au sujet de cette tentative d'assassinat ? demanda un autre journaliste. Je me demandai si cette question était adressée à Doyle ou à moi. Je ne pouvais voir ses yeux au travers de ses grosses lunettes noires, mais j'aurais pu jurer les avoir sentis se poser sur moi. Pas grand-chose, malheureusement. Comme l'a dit Doyle, l'enquête suit son cours. Savez-vous qui en est l'instigateur ? Doyle se pencha à nouveau vers le micro. Je suis désolé, messieurs-dames, mais si vous persistez à poser des questions auxquelles nous ne sommes pas libres de répondre pour ne pas entraver notre enquête interne, alors cette conférence de presse devra être abrégée. D'un côté, c'était finement joué ; mais de l'autre, il venait d'utiliser le mot qu'il fallait à tout prix éviter... « interne ! » C'était donc de la magie sidhe qui a envoûté le policier, lança une femme. Et merde ! Doyle étant le responsable, il tenta d'y remédier. Par « interne », je voulais dire que cela impliquait la Princesse Meredith, l'héritière potentielle du trône de la Reine Andais. Cela ne va pas plus loin dans cette enquête. Pour être plus précis, cela ne concerne pas ceux d'entre nous qui appartiennent à la Princesse. Il essayait délibérément de détourner leur attention en les incitants à s'intéresser de plus près à ma vie sexuelle. Un sujet beaucoup moins périlleux en soi. Madeline coopéra en invitant l'un des types des tabloïds à poser sa question. Si quelqu'un devait se rabattre sur le cul plutôt que sur la politique, c'était bien eux. Et ils mordirent à l'hameçon. Voulez-vous dire que vous appartenez à la Princesse ? Doyle se rapprocha à nouveau du micro, si près que son épaule vint frôler la mienne. Un effleurement des plus subtils et des plus délibérés. Cela aurait pu être encore plus accrocheur si Frost et moi ne nous étions pas déjà bécotés au préalable, mais Doyle savait comment faire joujou avec les médias : on commence en douceur tout en prévoyant son itinéraire. Il n'avait commencé à s'amuser avec eux que depuis ces dernières semaines, mais comme pour tout, il avait appris très vite et y excellait. Nous sacrifierions notre vie pour elle. Les agents des Services Secrets font le serment de donner leur vie pour le Président, mais de là à lui appartenir ! dit un journaliste en portant l'accentuation sur ce dernier mot. Doyle se pencha plus près du micro, ce qui l'obligea à se retenir au dossier de mon siège, et je me retrouvai encadrée par la courbe que formait son corps ainsi contorsionné. Les appareils photo se mirent à canarder et je me retrouvai à nouveau aveuglée. Je m'appuyai sans retenue contre Doyle, en partie pour la photo, et en partie par plaisir. Il se pourrait que je me sois mal exprimé, dit Doyle, aussi étincelant qu'un arbre de Noël plongé dans une noirceur crépusculaire. Couchez-vous avec la Princesse ? s'enquit une journaliste. Oui, répondit-il en toute simplicité. Ils en poussèrent quasiment un soupir collectif d'excitation. Frost, couchez-vous avec la Princesse ? s'enquit une autre femme. Doyle recula d'un pas, laissant Frost s'avancer à nouveau vers le micro, bien qu'à la vérité, j'aurais préféré qu'il en reste éloigné. Mais, comme c'était un mec courageux, il s'en approcha, et de moi par la même occasion. Mais Frost ne jouait pas le jeu face aux objectifs. Le visage arrogant, parfait, ne révélant rien, même si ses yeux gris étaient mis à nu sous leur insistance. Il avait toujours dit que de jouer leur jeu était en dessous de notre rang. Mais à présent, je savais que ce n'était pas l'arrogance qui l'avait retenu d'y participer, mais la peur. Une phobie, si vous préférez, des photographes, des reporters et de la foule. Il se pencha avec raideur au-dessus du micro, pour répondre : Oui. Ce qui n'aurait pas dû constituer pour eux une nouvelle en soi. Il était de notoriété publique que j'étais revenue à la Féerie pour me chercher un époux. Les Sidhes ne sont pas très performants quand il s'agit de procréer, et de ce fait, les membres de la royauté ne se marient que si la dame est enceinte. La Reine et moi avions dû nous charger de l'expliquer à une autre conférence de presse lors de ma dernière visite à la maison. Mais elle avait ordonné aux gardes de se placer à l'écart, loin du micro, et le fait que ceux-ci l'admettent, en direct et publiquement, semblait exciter les médias. Comme si cela était plus salace qu'ils parlent librement. Couchez-vous tous les deux simultanément avec la Princesse ? Non. Frost s'efforça à grand-peine de ne pas sourciller. Nous avions de la chance que le journaliste n'ait pas demandé s'ils dormaient ensemble avec moi. Parce que ça, nous l'avions fait. Les Feys dorment comme une portée de gros chiots. Ce n'est pas toujours une affaire de fesses ; cela arrive que nous ne recherchions que protection et réconfort. Frost se recula vers le mur, raide et l'air tout contrit. Les journalistes hurlaient encore à son intention d'autres questions à connotation sexuelle. Madeline nous porta alors assistance : Allons, messieurs-dames, je pense que Froid Mortel est un peu timide face au micro. Choisissez quelqu'un d'autre. Ce qu'ils s'empressèrent de faire. En se mettant à beugler des noms et des questions à l'adresse de mes hommes. Un ou deux gardes sur le podium n'avaient jamais encore paradé ainsi devant les médias. Je n'étais pas sûre qu'Adair ou Aubépin ait jamais vu une télévision ni même un film. Ils étaient revêtus intégralement d'une cotte de mailles, celle d'Adair semblant façonnée d'or et de cuivre, indéniablement métallique, celle d'Aubépin d'un riche cramoisi, une couleur n'ayant jamais naturellement nimbé aucun métal qui soit. Elle en avait cependant l'apparence, quoique je n'eusse pu dire de quel matériau elle était véritablement constituée. Un matériau magique. Tous deux avaient fait le choix de garder leurs casques. Adair, selon moi, du fait que la Reine l'avait quasiment tondu pour le punir d'avoir refusé de coucher avec moi. La chevelure d'Aubépin retombait quant à elle jusqu'à ses chevilles en épaisses ondulations d'un vert noirâtre. Je n'avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle celui-ci avait décidé de garder son casque. Ils devaient assurément cramer ainsi exposés à tout cet éclairage électrique, mais ayant décidé de s'en coiffer, ils les porteraient jusqu'à l'évanouissement. En fait, parlons plutôt ici d'Adair. Étant donné que je ne connaissais pas tant que ça Aubépin. Ils savaient à quoi ressemblait un appareil photo parce que la Reine avait un certain engouement pour son Polaroïd, mais à part ça et la plomberie domestique, la technologie était pour eux terre inconnue. Je me demandai ce qu'ils pouvaient bien ressentir à se retrouver ainsi dans la fosse aux lions, le visage imperturbable, les Corbeaux de la Reine, experts à dissimuler leurs émotions. Heureusement, personne ne se mit à beugler leurs noms, probablement parce qu'ils étaient pour tous inconnus au bataillon. Madeline sélectionna finalement une question et une victime parmi mes gardes. Brad, vous aviez une question pour Rhys. Le journaliste redressa les épaules, tandis que la plupart des autres se rasseyaient telles des fleurs fanées. Rhys, quelle impression ça fait d'être un vrai détective à Los Angeles ? Rhys était tout au bout du podium, le plus petit des Sidhes pure souche, ne mesurant qu'un mètre soixante-cinq. Ses boucles blanches lui retombaient jusqu'aux reins, coiffées d'un chapeau mou couleur crème avec une bande à peine plus foncée, assorti au trench-coat qu'il portait sur son costume. Son look évoquait un croisement entre ceux d'un privé du bon vieux temps au goût vestimentaire raffiné, un stripteaseur et un pirate. Effeuilleur, en raison du tee-shirt en soie bleu pâle lui moulant la poitrine, qu'il avait plutôt musclée, ainsi que ses abdos en tablettes de chocolat. Pirate, à cause de son cache-œil. Ce n'était pas du chiqué, il voulait épargner aux journalistes la vue de ce qui restait après qu'une Gobeline lui eut arraché un œil, des cicatrices marquant de lignes verticales son magnifique visage à l'aspect juvénile. Celui qui lui restait scintillait de trois anneaux bleutés. Il aurait pu faire usage de son glamour pour dissimuler ses balafres, mais lorsqu'il avait compris qu'elles ne me préoccupaient pas plus que ça, il avait cessé de s'en soucier. Il pensait qu'elles lui conféraient davantage de charisme, et en cela, il n'avait pas tort. Rhys avait toujours été un super fan de films noirs, et le journaliste s'en souvenait, ostensiblement. Je ne l'appréciai que d'autant plus. Il s'appuya d'une main bien à plat sur la table, et me passa le bras sur les épaules avant de se pencher vers le micro, comme l'avait fait Doyle. Mais Rhys savait mieux jouer avec les objectifs parce qu'il le faisait depuis plus longtemps. Il retira son chapeau et secoua sa crinière, qui retomba autour de ses épaules en d'épaisses boucles blanches. J'ai adoré être détective à L.A. Était-ce comme dans les films ? lui demanda-t-on. Parfois, mais pas complètement. J'ai fini par remplir davantage de missions de protection rapprochée que d'investigation. La question suivante ne manquait pas d'intérêt. Des rumeurs ont couru que certaines des célébrités que vous et les autres gardes ont escortées souhaitaient davantage de corps à corps que de protection ? Une question ardue, car bon nombre de nos clients avaient en effet montré un certain empressement pour la bagatelle. Les hommes avaient ignoré ou décliné incitation comme invitation. De ce fait, en théorie, la réponse à donner était « oui », mais s'il répondait par l'affirmative, alors tous les semi-célèbres, voire même les carrément célèbres dont Rhys avait assuré la protection, se retrouveraient placardés le lendemain dans les tabloïds, et nous en serions directement responsables. Notre ancien patron, Jeremy Grey, méritait mieux que ça de notre part. Ainsi que nos clients. Et le type convenable de clientèle s'éloignerait alors de l'agence de détectives Grey, qui attirerait ensuite celle du type à éviter à tout prix, au risque de la décevoir. Je me penchai vers le micro, en disant d'un ton suggestif : J'ai bien peur que Rhys ait été bien trop occupé en tant que garde de mon propre corps pour s'occuper de celui d'autrui. Je parvins à les faire rire et donc à les distraire du sujet. Nous étions de retour aux questions sur notre libido, et à celles-là, nous pouvions répondre en toute franchise. Rhys est-il bon au lit ? En effet, dis-je. La Princesse est-elle bonne au lit ? Particulièrement. En voilà des questions à la simplicité déconcertante ! Rhys, avez-vous déjà partagé un lit avec la Princesse et l'un des autres gardes ? Oui. Puis les journalistes s'associèrent, le premier essayant de savoir avec qui, auquel Madeline rétorqua qu'il avait déjà eu droit à sa question. Le suivant qu'elle choisit demanda alors : Rhys, avec qui avez-vous partagé la Princesse ? Il aurait pu tourner autour du pot mais il opta pour la vérité... pourquoi pas ? Avec Nicca. Les objectifs et l'attention des médias se tournèrent alors vers celui-ci comme des lions ayant repéré une gazelle mal en point. Et cette gazelle-là avait un corps d'un mètre quatre-vingts à la peau profondément brunie et d'épais cheveux d'un brun-auburn soyeux qui lui retombaient droit jusqu'aux chevilles, retenus en arrière par un fin diadème de cuivre. Il était nu jusqu'à la ceinture, à l'exception des sangles en soie d'un riche doré lui ornant le torse qui reprenaient le motif jaune comme atténué du tissu marron de son pantalon de costume où étaient fichés deux calibres 9 mm, étant donné que personne n'était parvenu à le harnacher d'un holster d'épaule, ni à le sangler dans son armure, ni même à fixer ses épées quelque part, sans risquer de lui endommager les ailes. De gigantesques ailes de lépidoptère, comme si une demi-douzaine de variétés de papillons soyeux géants avaient baisé par une nuit sombre avec un elfe, se dressaient, majestueuses, au-dessus de ses épaules et légèrement au-delà de sa tête, lui descendant gracieusement le long des cuisses jusqu'à ce que leur extrémité en vienne quasiment à effleurer le sol. A peine deux jours auparavant, elles n'avaient été qu'une tache de naissance dans son dos, mais lors de nos ébats, elles s'en étaient brusquement arrachées pour devenir réelles, laissant à présent sa peau brune et lisse. Il vint se joindre à nous, tandis que les appareils photo nous aveuglaient de nouveau. Rhys resta à côté de moi. Nicca, du haut de sa taille imposante, considéra la foule, le visage perplexe. Il n'était pas habitué à se retrouver sur le devant de la scène pour la Reine, ni pour moi. Nicca, dormez-vous vraiment en compagnie de la Princesse et de Rhys ? Il se pencha vers le micro, de telle sorte qu'il se retrouva entre Rhys et moi, ses ailes se déployant, brassant l'air au-dessus de ma tête. Oui, répondit-il, avant de se redresser. Les appareils photo cliquetèrent et les questions fusèrent jusqu'à ce que Madeline désigne un journaliste. Comment vous est-il poussé des ailes ? Bonne question. Malheureusement, nous n'avions aucune réponse juste à proposer. Si vous voulez vraiment connaître la vérité : nous n'en sommes pas sûrs, dis-je. Nicca, qu'étiez-vous occupé à faire lorsque ces ailes sont apparues ? Lorsque Nicca s'inclina à nouveau, ses ailes se recourbèrent, et je me retrouvai quelques instants contre cette toile de fond improvisée. Je ne pouvais plus rien voir, à part les flashs. Je faisais l'amour avec Meredith. Les journalistes ne firent rien d'autre que de pouffer comme des collégiens de première année. Les médias américains, ainsi que certains européens, ne s'étaient jamais vraiment habitués à ce que les Feys, dans leur ensemble, n'aient pas une notion aussi négative du sexe qu'eux. En conséquence, admettre avoir couché avec quelqu'un, à moins que cela ne mette mal à l'aise son partenaire, n'est ni mal vu ni scandaleux. Rhys était-il aussi avec vous ? Oui. Techniquement parlant, Rhys s'était trouvé à côté du lit, et non dedans, mais Nicca ne voyait aucune raison de chipoter. Se trouvait-il quelqu'un d'autre dans le lit en votre compagnie et celle de la Princesse lorsque cela s'est produit ? Oui. C'était bien là Nicca, et particulièrement Sidhe. Soit nous détournions l'attention par une histoire n'ayant absolument rien à voir avec la question posée, soit nous y répondions précisément, sans dissertation. Nicca n'était pas fortiche pour raconter des bobards, il ne savait pas broder. Qui ça ? cria quelqu'un. Nicca me sollicita d'un bref regard, ce qu'il aurait mieux fait d'éviter, étant donné que ce fut suffisant pour leur indiquer qu'il n'était pas sûr que je souhaite qu'il leur révèle ce nom. Et merde ! La plupart des femmes Sidhes n'aiment pas devoir admettre qu'elles ont forniqué avec un Fey inférieur, mais personnellement, je n'en avais pas honte. Les médias déduiraient bien plus de ce simple regard que nécessaire. Sacré bon sang ! Le problème était que Sauge, n'étant pas Sidhe, ne se trouvait pas sur l'estrade, et que sa Reine lui avait ordonné de la rejoindre. De plus, la nôtre ne voulait pas qu'il occupe la scène en ma compagnie. Selon ses propres mots : « Une fellation, d'accord, mais il n'a pas le droit de te baiser. Aucun demi-Fey, peu importe leur taille, ne s'assiéra sur mon trône en tant que roi ! » De ce fait, Sauge avait dû rester en coulisse. Ce qui rendait cet instant d'autant plus intéressant. Le troisième, ou serait-ce le quatrième, dis-je avec un sourire, n'est pas sur le podium aujourd'hui. Il n'est pas sûr de souhaiter l'attention que vous lui porteriez. Deviendra-t-il l'un de vos amants, et roi potentiel ? Non. Ce qui était la vérité. Et pourquoi pas ? cria quelqu'un. Je n'y aurais pas répondu, mais Nicca s'en empressa. Il n'est pas Sidhe. Oh, par l'enfer ! Ce qui déclencha une nouvelle frénésie beuglante de questions. Je m'appuyai contre Nicca pour lui intimer de retourner faire tapisserie au fond de l'estrade. Rhys retourna à son poste de surveillance au bord du podium, en s'efforçant de ne pas pouffer. J'en déduisis que cela pouvait après tout tourner à la rigolade. Mais Nicca devrait rester dorénavant loin du micro. Je n'avais pas honte de ce que j'avais fait avec Sauge, mais je ne savais pas la quantité d'explications que ma tante m'autoriserait à relayer aux médias. Elle en avait semblé quelque peu embarrassée. Finalement, Madeline trouva une question à laquelle elle jugea que je saurais répondre, si je le voulais bien. Elle n'aurait pas pu mieux se tromper ! Lequel d'entre eux est le meilleur au lit, Meredith ? Je fis de considérables efforts pour ne pas jeter un coup d'œil furtif à Madeline. Qu'est-ce qu'elle fichait en choisissant des questions pareilles ? Elle aurait dû y réfléchir ! Regardez-les tous. Comment pourrait-on n'en choisir qu'un seul ? Des rires s'ensuivirent, mais ils n'abandonnèrent pas pour autant. Vous sembliez montrer plus tôt une certaine préférence pour Frost, Princesse. Ce n'était pas une question, donc, je n'y répondis pas. Très bien, Princesse, s'il n'y en a pas qu'un seul, alors qui sont vos multiples préférés ? demanda un autre reporter. Ce qui était plus épineux. Tous ceux avec lesquels j'ai couché sont pour moi spéciaux à leur manière. Véridique ! Et avec combien d'entre eux avez-vous couché ? Je me penchai vers le micro. Messieurs, si vous pouviez vous avancer de quelques pas. Rhys, Nicca, Doyle et Frost s'avancèrent. Trois hommes supplémentaires s'écartèrent ainsi du mur. La peau de Galen était presque aussi blanche que la mienne, mais sous l'éclairage approprié, cette pâleur se nimbait de vert, la couleur de ses cheveux bouclés sous n'importe quelle lumière, à part dans l'obscurité, où ils semblaient blondir, et qu'il avait coupés à longueur d'épaules, en ne laissant qu'une longue tresse fine pour rappeler qu'à une époque, ils lui retombaient jusqu'aux chevilles. De tous les hommes de la Féerie, seuls les Sidhes avaient l'autorisation de se les laisser pousser très longs. Galen avait coupé volontairement les siens, contrairement à Adair. Ou à Amatheon, qui était à côté de lui, et dont les épais cheveux roux avaient été tressés à la française pour donner du fil à retordre aux journalistes et éviter qu'ils se rendent compte qu'à présent, ils ne lui arrivaient plus qu'aux épaules. Il avait abdiqué face aux ordres de la Reine plus rapidement qu'Adair. Leur faire une coupe pareille avait été un châtiment, une humiliation qui les avait persuadés de suivre ses ordres à la lettre ; et il était particulièrement étrange que Galen se le soit infligé à lui-même. Le plus jeune des Corbeaux de la Reine, il n'avait que soixante-quinze ans de plus que moi. Ce qui, pour les Sidhes, équivalait quasiment à avoir grandi ensemble. Je pensais idéal ce beau visage rayonnant depuis mes quatorze ans, voire même bien avant. C'était Galen que j'avais souhaité que mon père me donne comme fiancé, mais il en avait préféré un autre. Ces fiançailles n'avaient duré que sept ans, mais aucun enfant n'en était né, et finalement, mon fiancé m'avait balancée que j'étais trop humaine à son goût. Pas suffisamment Sidhe pour lui. Ce qui m'avait fait m'interroger d'autant plus sur la raison pour laquelle mon père n'avait pas voulu me fiancer de prime abord à Galen. Ce dernier tournait en ce moment même ses magnifiques yeux verts dans ma direction en souriant, et je lui retournai son sourire. Comme les autres, il était armé de lames et de revolvers, mais il dégageait une telle douceur, que la plupart avaient perdue des siècles plus tôt, bien avant sa naissance comme la mienne. Il donnerait sa vie pour moi, et aurait fait de même lorsque j'étais enfant, à la différence de tous les autres. Mais en tant que politicien, il était un désastre ambulant, ce qui pouvait se révéler fatal aux Hautes Cours de la Féerie. Je sentis qu'on me touchait l'épaule et sursautai, pour trouver Madeline, qui se pencha pour me murmurer tout en recouvrant le micro de l'autre main : Vous le dévorez des yeux. Évitons de répéter l'incident de Frost, voulez-vous ? Puis elle se recula de quelques pas avec un sourire prêt pour la presse en enclenchant le commutateur à sa ceinture. Je dus détourner le visage de la foule de journalistes parce que je m'étais mise à rougir. Ce qui ne m'arrivait que très rarement, et selon les normes humaines, ce n'était pas digne d'une Princesse. La peau des Sidhes ne rougit pas des mêmes nuances que chez les humains. Évidemment, détourner ainsi le visage des objectifs signifiait que Galen le remarquerait, lui. Certains jours, on n'a pas vraiment le choix, inutile de chercher une vraie échappatoire à notre embarras. La Princesse Meredith est quelque peu fatiguée. Nous allons être dans l'obligation d'abréger, les mecs. Désolée ! annonça Madeline. Un tollé général s'éleva, suivi d'un nouveau crépitement de flashs, ce qui était plutôt moche, car Galen s'avançait vers moi. Il s'agenouilla à côté de mon siège, et était suffisamment grand pour que le haut de son corps n'en demeure pas moins particulièrement exposé aux objectifs. Il m'effleura le menton, très délicatement, juste du bout des doigts. Ce qui m'incita à tourner les yeux vers lui, me faisant dans la foulée oublier que nous nous présentions tous deux de profil aux appareils photo. Lorsqu'il rapprocha son visage plus près du mien, j'en oubliai complètement que nous étions en scène. Je me penchai vers lui, et sa main se recourba contre ma joue. Et j'en oubliai de nouveau tout le reste. Je n'avais aucune explication à fournir. Nous avions partagé mon lit depuis des mois. Galen était d'une incompétence politique notoire, et lui témoigner autant de favoritisme devant tout le monde pouvait le mettre en danger, mais je ne pensais pas à ça lorsque nous nous sommes embrassés. Je ne pensais à rien du tout, tout ce que je parvenais à voir était son visage, ravi, et cette expression se reflétait dans ses yeux. Il m'aimait depuis mes dix-sept ans et, dans son regard, c'était comme si rien n'avait changé depuis, le temps semblait s'être arrêté. La Reine m'avait interdit tout favoritisme. Elle allait être furibarde contre moi, contre lui, contre nous, mais après ce léger « incident de Frost », comme l'avait qualifié Madeline, un de plus ferait-il une quelconque différence ? C'était mal, mais je ne l'en embrassai pas moins. Je voulais récidiver. Encore, juste pour un moment, le monde se rétrécit au visage de Galen, sa main contre ma peau, et sa bouche sur la mienne. En un doux baiser chaste, parce qu'il savait, selon moi, que s'il s'y adonnait trop fougueusement, je perdrais mon contrôle sur le glamour qui nous maquillait, Frost et moi, nous empêchant d'apparaître comme des victimes de la cosmétique labiale. Galen se recula, avec dans les yeux cette surprise atténuée qu'ils recélaient parfois, comme s'il ne parvenait toujours pas à croire qu'il ait eu la permission de m'embrasser, qu'il ait eu l'autorisation de me toucher. J'avais surpris cette même expression sur mon visage dans le miroir de la chambre à coucher en une ou deux occasions. Avons-nous tous droit à un bisou ? Cette voix profonde évoquait le lourd mouvement comme embourbé de la mer. Barinthus s'avança vers nous au cœur du tourbillon de sa chevelure, de la couleur des océans. Du turquoise de la Méditerranée ; du bleu moyen plus profond du Pacifique ; du bleu-gris de la mer avant la tempête, se fondant en un bleu quasi noir, où l'eau circulait en profondeur et épaisse, semblable au sang de géants assoupis. Ces couleurs se mouvaient en s'entremêlant les unes aux autres, donnant l'impression que ses cheveux étaient en mouvement perpétuel, comme l'océan lui-même. Barinthus avait autrefois été un dieu marin. Je n'avais découvert que récemment qu'il avait été Manannan Mac Lir, mais cela devait rester un secret. À présent, il répondait au nom de Barinthus, un dieu de la mer déchu. Il s'avança gracieusement sur la scène, du haut de ses deux mètres dix, ses yeux bleus aux pupilles fendues semblables à celles d'un chat ou d'une créature de l'abîme, sur lesquels une deuxième membrane translucide se rabattait lorsqu'il nageait sous l'eau, et qui se mettait fréquemment à battre par intermittence lorsqu'il se sentait nerveux. Elle tressaillait juste imperceptiblement en ce moment même. Je me demandai si quiconque parmi la foule médiatique savait ce que coûtait à cet homme particulièrement réservé d'avoir ainsi sollicité publiquement un baiser, et de se retrouver l'objet de l'attention de tous ces objectifs. Galen, qui avait fini par comprendre qu'il s'était mal conduit, m'indiqua des yeux qu'il en était désolé. Malheureusement, son visage n'était pas si difficile que ça à décrypter, y compris pour les reporters. La Reine avait dit : « Aucun favori ! » Notre conduite allait me mettre dans l'obligation de prouver que je n'en avais pas le moindre. Mais après ce que Galen et moi venions de faire, cela risquait d'être plutôt difficile. Bon nombre d'hommes à mes côtés auraient joué le jeu pour les photographes, et cela ne leur aurait rien coûté, ni à moi d'ailleurs. Barinthus n'en faisait pas partie. Il avait été un grand ami de mon père et, selon les critères américains, nous n'avions jamais couché ensemble. Pas même en fonction de ceux de Bill Clinton. Si j'avais été à sa place, je serais sagement restée contre le mur, mais, comparé à la plupart des Sidhes, il était fidèle à des valeurs supérieures, surtout lorsqu'il s'agissait de vérité. Je levai les yeux vers lui et, comme j'étais assise et lui debout, il me fallut quelque temps pour remonter tout là-haut, jusqu'à son visage. Si tu veux. Je gardai un ton léger et une mine plaisante. Barinthus et moi ne nous étions jamais embrassés et ce premier baiser n'aurait pas dû se retrouver figé sur une pellicule. Ce fut Rhys qui nous sauva la mise. Si Barinthus reçoit un baiser, alors j'en veux un aussi ! Pour que ce soit juste, nous devrions tous en recevoir un, dit Doyle. Je m'inclinerai devant les besoins du plus grand nombre et recevrai le mien en privé, dit Barinthus en m'adressant un petit sourire. Galen et Frost ont déjà eu leur tour, dit Rhys, et tandis que Galen passait à côté de lui pour retourner prendre sa place parmi les gardes alignés, il fit mine de vouloir lui en mettre une. Après s'être incliné en une courbette gracieuse, Barinthus tenta de revenir furtivement à sa place. Ce qui ne risquait pas d'arriver. Seigneur Barinthus, demanda un journaliste, auriez-vous décidé de passer du statut de Faiseur de Rois à celui de monarque ? Aucun Sidhe n'aurait osé l'appeler « Faiseur de Rois » directement en face, ni même « Faiseur de Reines ». Mais les médias, quant à eux, eh bien, Barinthus ne pouvait pas aller les baffer, tout de même ! Il préféra s'agenouiller à côté de moi que de se pencher vers le micro. Dans cette position, sa tête se retrouva quasiment au niveau de la mienne. Je doute de rester un membre permanent de l'escorte de la Princesse. Et pourquoi ? On a besoin de mes services ailleurs. La vérité était qu'avant qu'Andais ne l'ait accepté à la Cour Unseelie, après que les Seelies l'eurent éjecté, Barinthus avait dû promettre qu'il n'accepterait jamais le trône chez nous, pas même si on le lui proposait sur un plateau. Il avait été Manannan Mac Lir et la Reine comme ses nobles redoutaient ses pouvoirs. Il avait donc prêté solennellement serment que jamais, au grand jamais, il ne s'assiérait en personne sur notre trône. Il fit une courbette à l'assemblée, puis s'en retourna simplement contre le mur. Indiquant clairement qu'il avait répondu à assez de questions pour la journée. Kitto, le Sidhe à moitié Gobelin, était déjà retourné à sa place. Il ne faisait qu'un mètre vingt, ce qui incitait généralement les médias à le décrire comme un enfant. Il était cependant suffisamment âgé pour se souvenir à quoi ressemblait le monde avant que la chrétienté ne devienne un culte religieux. Mais son apparence physique mettait les médias mal à l'aise. Ses courtes boucles noires, la pâleur de sa peau, et ses lunettes de soleil lui donnaient un look ordinaire avec son Jean et son tee-shirt. La Reine n'avait pas de costume de marque adapté à un si petit gabarit. Le temps avait même manqué pour que sa couturière puisse effectuer les retouches nécessaires. Il s'en était sorti à bon compte en se plaquant discrètement contre cette section du mur. Princesse Meredith, comment allez-vous réussir à choisir un époux parmi tous ces hommes magnifiques ? s'enquit un journaliste. Celui qui me fera tomber enceinte remportera la palme, dis-je en souriant. Et que se passera-t-il si vous êtes amoureuse d'un autre ? Que se passera-t-il si vous n'êtes pas amoureuse de celui qui vous fera tomber enceinte ? Je poussai un soupir, que je ne cherchai pas à retenir. Je suis une Princesse, et l'héritière d'un trône. L'amour n'a jamais fait partie des conditions préalables aux mariages princiers. N'est-il pas dans la tradition de coucher avec un fiancé à la fois, jusqu'à ce que vous tombiez enceinte, ou pas ? En effet, dis-je, en pestant intérieurement que quiconque puisse connaître aussi bien nos coutumes. Alors pourquoi ce marathon engageant ces hommes? Si vous en aviez l'opportunité, ne la saisiriez vous pas ? rétorquai-je. Ce qui provoqua l'hilarité générale, mais sans les faire dévier d'un iota. Epouseriez-vous un homme que vous n'aimez pas du simple fait qu'il soit le père de votre enfant ? Nos lois sont claires à ce sujet, répondis-je. J'épouserai le père de mon enfant. Quelle que soit son identité ? demanda un autre journaliste. C'est dans notre législation. Et si votre cousin Cel faisait tomber enceinte l'une de ses gardes en premier ? Alors, selon la Reine Andais, il deviendrait Roi. Il s'agit donc d'une course à la fécondation ? En effet. Où est le Prince Cel ? Personne ne l'a vu depuis environ trois mois. Je ne suis pas la chaperonne de mon cousin. En réalité, il était en prison pour avoir tenté de me tuer une fois de trop, ainsi que pour d'autres crimes que même la Reine ne voulait pas divulguer à sa Cour, car certains d'entre eux auraient dû le faire exécuter. Mais elle avait réussi à marchander pour épargner la vie de son seul enfant. Il avait été condamné à être enfermé pendant six mois, et à être torturé par la magie même dont il avait fait usage contre des humains ayant des ancêtres Sidhes : les Larmes de Branwyn, l'un de nos onguents les mieux gardés, un aphrodisiaque fonctionnant à l'insu de toute volonté. Mais bien plus que ça, il vous envahissait le corps du désir d'être touché, d'être possédé. Cel avait été enchaîné et en avait été recouvert. À la Cour, on pariait que le peu de raison qu'il avait reçu à la naissance n'y survivrait pas. La Reine avait autorisé l'une de ses gardes à aller le soulager, depuis hier seulement, afin de préserver cette raison. Et soudainement, j'avais dû essuyer non pas une, mais deux, non, trois tentatives d'assassinat, ainsi qu'une autre envers la Reine. Beaucoup trop de coïncidences curieuses, mais Andais adorait son fils. Madeline était revenue se placer devant moi et me regardait. Est-ce que ça va, Princesse ? Désolée, je commence à me sentir un peu fatiguée. Aurais-je raté une question ? Elle sourit et acquiesça du chef. J'en ai bien peur, en effet. Ils la répétèrent, et comme j'aurais souhaité la rater une fois encore ! Savez-vous où se trouve le prince, votre cousin ? Il est ici au sithin, mais j'ignore ce qu'il fabrique en ce moment précis. Désolée. Je devais changer le sujet et évacuer cette estrade. Je fis un signe de la main à Madeline, qui mit un terme à la conférence de presse avec la promesse d'une séance photo dans un jour ou deux, lorsque la Princesse serait complètement rétablie. Un elfe minuscule avec des ailes de papillon voleta dans la ligne de mire des objectifs. Une demi-Fey. Sauge, avec qui j'avais « dormi », pouvait grandir jusqu'à avoir une taille humaine, mais la plupart de ses congénères faisaient, de façon permanente, à peu près la taille d'une poupée Barbie, voire plus petite. La Reine serait mécontente que cette petite elfe soit venue papillonner devant les appareils photo. Lorsque les médias étaient reçus au sithin, ceux ayant une apparence moins humaine devaient en rester éloignés, et plus particulièrement des objectifs, au risque de se voir confronter au courroux de Sa Majesté. La silhouette d'un bleu-rose pastel, avec des ailes bleues iridiscentes, voleta au travers d'un barrage de flashs, en se protégeant les yeux de sa main minuscule. Je crus qu'elle allait se poser sur moi, ou sur Doyle, mais elle vola sur toute la longueur du podium pour atterrir sur l'épaule de Rhys, où elle se réfugia dans ses longues boucles blanches pour lui chuchoter à l'oreille, s'en faisant un bouclier comme de son couvre-chef. Rhys se redressa et s'avança vers nous en souriant. Doyle était debout à côté de moi, mais même d'aussi près, je ne pus saisir ce que Rhys lui chuchota. Doyle fit un léger signe de tête, et Rhys quitta la salle avant nous, la minuscule Fey toujours entortillée dans ses cheveux. J'aurais voulu demander ce qui était si important pour que Rhys parte ainsi avant tout le monde et devant toute la presse. Rhys, pourquoi partez-vous ? lui hurla-t-on. Il quitta cependant la salle en souriant et en les saluant de la main. Doyle m'aida à me remettre debout, puis les autres gardes se rassemblèrent autour de moi tel un rempart multicolore, mais les journalistes n'en avaient toujours pas terminé. Doyle, Princesse, que se passe-t-il ? Qu'est-ce que la petite Fey vous a dit ? La conférence de presse était finie ; nous dûmes les ignorer. Il aurait peut-être été sage de leur fournir une explication, mais soit Doyle pensait que nous n'avions pas besoin de nous en soucier, soit il ne savait pas quoi leur raconter. Je ressentais la tension dans son bras qui me frôlait, ce qui indiquait que ce que Rhys lui avait dit l'avait troublé. Qu'appréhendaient donc les Ténèbres ? Mon mur de muscles bigarrés m'escorta en descendant les marches vers la sortie. Lorsque nous fûmes dans l'entrée, débarrassés des médias, je n'en murmurai pas moins. La technologie moderne regorgeait de merveilleuses inventions, et nous n'avions assurément pas besoin de nous faire espionner par quelque micro ultra sensible. Qu'est-ce qu'il se passe ? Il y a deux cadavres dans l'un des corridors près des cuisines. Des Feys ? Demandai-je. Un des deux, oui, répondit-il. Je voulus m'arrêter, vacillant sur mes talons hauts, mais son bras autour du mien nous contraignit à avancer. Et l'autre ? Précisément, dit-il en hochant la tête. Est-ce l'un des journalistes ? L'un d'eux se serait-il aventuré dans le sithin ? Frost se pencha, se démarquant des hommes alignés. Cela ne se peut. Nos sortilèges les rendraient incapables de s'éloigner sans risque du chemin que nous avions délimité pour eux à l'intérieur du sithin. Doyle lui lança un regard. Alors comment expliques-tu qu'un humain y ait trouvé la mort dans notre sithin et, qui plus est, muni d'un appareil photo ? Frost entrouvrit la bouche, avant de la refermer. Je ne le peux. Et moi non plus, dit Doyle en secouant négativement la tête. Eh bien, ne courons-nous pas au désastre ? dit Galen. Nous avions maintenant à gérer un journaliste qui avait trouvé une mort prématurée dans le sithin des Unseelies, en plus d'une foule de ses collègues toujours sur place et bien en vie. Le mot « désastre » ne parvenait même pas à englober l'ampleur critique de la situation. Chapitre 3 J'avais vu davantage de violence aux Cours que durant toutes les années passées à Los Angeles en tant que détective privée, mais j'avais vu bien plus de morts à L.A. Non que je me sois retrouvée impliquée dans des affaires criminelles - les privés ne s'occupent pas de meurtres, du moins pas des récents - mais parce que la plupart des créatures vivant dans les contrées de la Féerie sont immortelles. Par définition, la mort leur pose des lapins. Je pouvais compter sur les doigts d'une main les scènes de crime auxquelles la police nous avait conviés, en ayant encore quelques doigts de disponibles. Ces affaires venant du fait que l'agence Grey pouvait se vanter d'avoir recruté certains des meilleurs employés dotés de facultés psychiques sur la Côte Ouest. La magie, c'est comme tout : si vous pouvez faire de bonnes actions en en faisant usage, certains trouveront immanquablement un moyen de faire des conneries avec. Notre agence était spécialisée dans les Problèmes Surnaturels et Solutions Magiques. Un slogan imprimé sur nos cartes professionnelles et toute la paperasserie. J'avais également appris que tous les cadavres sont désignés par « ça », et non pas par « lui », ni « elle » - par « ça ». Parce que si on en vient à les considérer en tant que tels, ils prennent à vos yeux une tout autre réalité. Ils sont alors identifiables en tant que personnes, alors qu'il n'en est rien, du moins plus maintenant. Ce sont des morts qui, en dehors de circonstances très particulières, ne sont plus que de la matière inerte. On peut éprouver ultérieurement une certaine sympathie pour la victime, mais sur une scène de crime, particulièrement au tout début, on lui rend service en évitant de sympathiser. La compassion vous dérobe votre faculté de penser. L'empathie, quant à elle, correspond en soi à un véritable handicap. Le détachement et la logique, pour leur part, représentent votre salut face à tout meurtre récent. Toute autre émotion conduira à l'hystérie. Or j'étais non seulement la détective la plus expérimentée dans ce corridor, mais également la Princesse Meredith NicEssus, détentrice des Mains de Sang et de Chair, le Fléau de Besaba, ma mère, que ma conception avait obligée à épouser mon père et à prendre résidence, du moins temporairement, à la Cour Unseelie. J'étais une Princesse et serais peut-être un jour Reine. Et les futures reines ne succombent pas à des crises d'hystérie. Encore moins celles ayant également reçu une formation de détective. Le problème étant que l'un de ses corps ne m'était pas étranger. Je l'avais connu vivant et en mouvement. Je savais même qu'elle aimait la littérature classique. Lorsqu'elle avait été bannie de la Cour Seelie et avait dû se rallier à la Cour de l'Air et des Ténèbres, elle avait changé de nom, comme beaucoup le font, même parmi les Seelies, afin d'éviter qu'on leur rappelle quotidiennement qui et ce qu'ils avaient été jadis, et jusqu'à quel point ils étaient déchus. Elle s'était rebaptisée Béatrice, s'inspirant de La Divine Comédie de Dante. De L'Inferno, plus précisément. « Je suis en enfer, je ferais tout aussi bien de porter un prénom qui s'y rapporte », avait-elle expliqué. J'avais choisi la littérature du monde en cours facultatif au collège. Lorsque j'eus terminé, j'avais donné la plupart de mes livres à Béatrice, car elle les aurait lus, elle, contrairement à moi. J'aurais toujours pu racheter d'autres exemplaires des rares qui m'avaient vraiment intéressée. Ce qui n'était pas son cas. Elle n'aurait pu se faire passer pour humaine, et n'appréciait absolument pas qu'on la fixe ostensiblement. Et à présent, c'était pourtant ce que je faisais, mais elle ne s'en formaliserait plus. Elle ne se préoccuperait plus maintenant de quoi que ce soit. Telle une délicate version à l'échelle humaine de la minuscule demi-Fey toujours accrochée aux cheveux de Rhys. Elle avait autrefois eu la capacité de rapetisser, mais un événement dont elle ne parlait jamais s'était produit à la Cour Seelie, et elle avait perdu le pouvoir de changer de taille. Elle s'était retrouvée coincée aux environs d'un mètre vingt, et les ailes délicates de libellule sur son dos étaient devenues inutiles. Les demi-Feys ne lévitent pas, ils volent, et lorsqu'ils grandissent, leurs ailes sont incapables de les porter. Son corps baignait dans une large mare de sang sombre. Quelqu'un s'était approché d'elle par-derrière et l'avait poignardée dans le dos. Pour pouvoir s'approcher d'aussi près, cela devait avoir été quelqu'un à qui elle faisait confiance, ou possédant suffisamment de pouvoir magique pour l'approcher subrepticement. Et qui, évidemment, avait également dû profiter d'une magie importante pour avoir raison de son immortalité. Rares étaient les êtres de la Féerie qui pouvaient parvenir à ces deux faits simultanément. Qu'est-ce qui t'est arrivé, Béatrice ? dis-je doucement. Qui t'a fait ça ? Galen s'avança à côté de moi. Merry. Je levai les yeux vers lui. Est-ce que ça va ? Je secouai la tête, avant de poser le regard sur le second cadavre. Ça ira, dis-je tout haut. Menteuse, me rétorqua-t-il avec douceur. Puis il tenta de se pencher vers moi, de me prendre dans ses bras. Je ne le repoussai pas, mais me reculai. Ce n'était vraiment pas le moment pour un câlin. Selon notre culture, j'aurais dû rechercher un contact tactile, quel qu'il soit. Mais la poignée de gardes qui m'avaient rejointe à L.A. n'avaient travaillé pour l'Agence Grey que quelques mois, alors que j'y étais employée depuis plusieurs années. Et on ne se blottissait pas les uns contre les autres sur une scène de crime. On ne cherchait pas à se réconforter. On faisait simplement son boulot. Le visage de Galen se décomposa imperceptiblement, comme si j'avais heurté sa sensibilité. Je n'avais eu aucune intention de le blesser, mais nous étions confrontés en cet instant à un problème critique. Il s'en rendait assurément compte. Alors pourquoi, comme cela se produisait si souvent, devais-je gaspiller mon énergie à me préoccuper de ses sentiments alors que j'aurais dû ne rien faire d'autre que de me concentrer sur l'affaire en cours ? Par moments, indépendamment du fait que je le portais sincèrement dans mon cœur, je ne comprenais que trop bien la raison pour laquelle mon père ne s'était pas montré enclin à me le proposer comme fiancé. Je m'avançai vers l'autre corps. L'homme était allongé à plat ventre, les bras en croix, à peu de distance de l'intersection du corridor avec un autre, plus large. Une grande tache de sang était visible sur son dos, et davantage s'écoulait en une flaque s'étalant progressivement à côté de lui. Rhys s'était accroupi à côté du cadavre. Il leva les yeux à mon approche. La demi-Fey me jeta un coup d'œil furtif au travers de son épaisse crinière blanche bouclée, avant d'y cacher son tout petit minois, comme si elle avait peur. Les demi-Feys se déplaçaient généralement comme des volées d'oiseaux ou des nuées de papillons. Certains d'entre eux, lorsqu'ils se retrouvaient seuls, étaient intimidés ainsi isolés du groupe. Quelle est l'arme du crime en ce qui le concerne ? m'enquis-je. Rhys pointa du doigt la percée étroite sur le dos de l'homme. Un poignard, je crois. Ce que j'approuvai. Mais l'arme a été emportée. Pourquoi ? Parce que quelque chose de spécifique à ce poignard aurait pu être révélateur de celui ou de ceux qui en ont fait usage. Ou peut-être ne voulaient-ils simplement pas perdre une bonne lame, dit Frost. Il fit deux pas en avant qui le firent passer du corridor large au plus étroit. Il s'était chargé de placer les gardes qui s'assureraient d'éloigner les curieux de la scène de crime. J'en avais suffisamment à disposition pour interdire tout accès d'un bout à l'autre, ce que je m'étais donc empressée de faire. Lorsque nous étions arrivés sur les lieux, le couloir avait été protégé par des pots et des casseroles en lévitation, une assistance gracieusement offerte par Maggie May, la chef de cuisine à la Cour Unseelie. Pour quelque raison que ce soit, les farfadets ont la capacité de faire léviter des objets, mais ne sont pas capables de voler. Elle avait accompagné Doyle en vue d'obtenir un témoignage un peu plus sensé de la fille de cuisine Fey qui avait découvert les corps et qui était hystérique. Maggie ne parvenait pas à savoir si elle avait vu quelque chose qui l'avait effrayée, ou si elle était simplement perturbée par ses découvertes macabres. Doyle allait tenter d'éclaircir cette partie de l'affaire. Il espérait que la Fey réagirait envers lui comme s'il était toujours les Ténèbres assassines de la Reine, en lui relatant la vérité par peur et par la force de l'habitude. Si elle n'était qu'effrayée, il la terrifierait probablement jusqu'à la crise de nerfs, mais je le laissai tenter le coup. Je pourrais jouer au gentil policier après qu'il eut endossé le rôle du méchant flic. J'avais envoyé Barinthus rapporter à la Reine ce qui s'était passé, car de tous les hommes, il avait le plus de chances de ne pas se retrouver châtié d'oser lui transmettre de si terribles nouvelles. Elle avait en effet une forte tendance à blâmer le messager. Probablement par habitude, dit Rhys. On plante la lame, on la retire, on la nettoie avant de la rengainer dans son fourreau. Il indiqua du doigt une tache sur la veste du mort. Il a essuyé la lame, dis-je. Rhys me regarda. Pourquoi « il » ? Je haussai les épaules. Tu as raison, il pourrait s'agir d'« elle ». Je n'avais pas entendu Doyle s'approcher dans le corridor, mais perçus sa présence une seconde avant qu'il ne prenne la parole. Il courait quand ils lui ont lancé le poignard. J'acquiesçai, attendant quelques explications. En vérité, je ne souhaitais absolument pas me retrouver chargée de ce merdier, or, j'avais le plus d'expérience en la matière. Ce qui faisait de cette affaire mon bébé. Qu'est-ce qui te fait dire qu'il courait ? Il s'apprêta à poser la main sur le manteau de l'homme. Ne le touche surtout pas ! l'arrêtai-je. Il me lança un regard, avant de dire : Tu peux voir là que la blessure visible sur sa chemise ne se trouve pas dans l'alignement avec le manteau de ce côté-ci. Je crois qu'il courait, puis, après avoir retiré le poignard, ils lui ont fait les poches, en le repoussant sur le côté. Je parierais qu'ils ne portaient pas de gants. La plupart ne pensent pas aux empreintes digitales, ni à l'ADN. Ici, les gens se soucient bien plus d'être démasqués par magie plutôt que par la science. Précisément, l'approuvai-je. Il a vu quelque chose qui l'a terrifié, dit Rhys en se redressant. Il s'est engagé dans ce corridor dans la tentative de le semer. Mais qu'a-t-il bien pu voir ? Qu'est-ce qui l'a incité à prendre ses jambes à son cou ? Pas mal de créatures effroyables rôdent dans les parages, dit Frost. En effet, dis-je, mais il s'agissait d'un journaliste. Il est venu ici en quête de quelque chose de bizarre ou d'effrayant. Il se pourrait qu'il ait assisté au meurtre de la Fey inférieure, suggéra Frost. Tu veux dire qu'il aurait été témoin de l'assassinat de Béatrice, dis-je. Frost acquiesça. D'accord, disons qu'il en a été témoin. Il s'est alors enfui, ils lui ont lancé le poignard, et l'ont tué, récapitulai-je en opinant du chef. Presque tout le monde porte un couteau. La plupart savent même en faire usage pour punaiser une mouche contre le mur. Cela ne réduit pas notre liste de suspects. Mais la mort de Béatrice peut contribuer à la limiter, intervint Rhys en me lançant un regard éloquent. Devrions-nous discuter de tout ceci ici, où les nouvelles recrues auxquelles nous ne faisons pas entièrement confiance pourraient nous entendre ? Il n'y a aucune raison de le dissimuler, Rhys. Les immortels ne peuvent être tués par une lame, mais elle est morte. Ce qui nécessitait un sortilège, un sortilège puissant, que seul un Sidhe, ou certains des Sluaghs auraient pu invoquer. La Reine a interdit aux Sluaghs de sortir cette nuit. Qu'ils soient vus en vadrouille pendant que les journalistes sont dans notre sithin soulèverait des questions. Les Sluaghs étaient les êtres ayant l'apparence la moins humaine de la Féerie. De véritables cauchemars ambulants que redoutaient les Unseelies eux-mêmes. L'unique Meute Sauvage qui nous restait. Le seul peuple effroyable pouvant donner la chasse aux Feys, et même aux Sidhes, jusqu'à ce qu'ils les trouvent. Ils leur arrivaient à l'occasion de tuer, et d'autres fois, ils se contentaient de vous ramener à la Reine. Les Sidhes craignaient les Sluaghs, et la menace qu'ils incarnaient était l'une des raisons de la redouter, elle. J'avais accepté de coucher avec leur Roi afin d'entériner notre alliance contre mes ennemis. Peu de personnes savaient à la Cour que j'avais conclu cet accord avec eux. Il y avait des Sidhes, et même des Feys inférieurs, qui le considéreraient comme une perversion. Je le considérai pour ma part comme une nécessité d'ordre politique. À part ça, je m'efforçai de ne pas trop m'appesantir sur les détails de la manœuvre. Sholto, leur Roi, le Seigneur de l'Insaisissable, était à moitié Sidhe, l'autre partie de sa constitution génétique ne se rapprochant même pas un tant soit peu de celle d'un humanoïde. Je ne pense pas qu'un des Sluaghs aurait pu se planquer efficacement pour pouvoir se balader cette nuit dans tout le sithin, dis-je en hochant la tête. Pas avec tous les sortilèges en activité dans les corridors permettant de garder tout le monde dans l'enceinte de cette zone restreinte. Tout comme ce journaliste n'aurait pas pu quitter le secteur autorisé, dit Frost, qui avait là un argument valable. Permettez-moi d'exprimer ce que nous pensons tous, et même les gardes qui se refusent à l'admettre. Un Sidhe a tué Béatrice et ce reporter. Ce qui nous laisse cependant plusieurs centaines de suspects, dit Rhys. La fille de cuisine est en proie à une considérable terreur, dit Doyle. Je ne parviens pas à déterminer si elle est effrayée par cette situation en général, ou par un événement plus spécifique. Tu lui as donc fichu la trouille, dis-je. Pas intentionnellement, dit-il avec un léger haussement d'épaules. Je le dévisageai. C'est vrai, Meredith, mais Fleur de Pois a mal supporté la venue des Ténèbres de la Reine. Elle semblait penser que j'étais là pour la tuer. Et pourquoi penserait-elle que la Reine souhaiterait la faire exécuter ? s'enquit Rhys. J'avais ma petite idée là-dessus, une idée affreuse, certes, que la Reine Andais abhorrerait. Je ne la mentionnai pas tout haut, car bien que les nouveaux gardes sachent tout autant que nous qu'un Sidhe était le coupable, il ne leur viendrait toutefois pas à l'esprit ce que moi, je pensais à ce moment précis. Andais m'en avait refilé plusieurs qui m'étaient étrangers, ainsi qu'une paire à qui je ne faisais carrément pas confiance. L'horrible pensée qui m'avait effleurée étant : Et s'il s'agissait des sbires du Prince Cel ? Et si la fille de cuisine, Fleur de Pois, avait vu l'un d'eux quitter la scène d'un double homicide ? Jamais elle ne croirait que la Reine souhaiterait qu'elle le divulgue à quiconque. Le problème étant, je ne parvenais pas à cerner ce que Cel, ou qui que ce soit servant ses intérêts, gagnerait en tuant Béatrice. La mort du journaliste semblait en quelque sorte accidentelle, il s'était simplement trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. À quoi tu penses ? s'enquit Rhys. Je te le dirai plus tard, lui répondis-je, en indiquant vivement des yeux les hommes se trouvant justes à trente centimètres, le dos tourné. Oui, en effet, dit Doyle, nous avons besoin d'un peu d'intimité. Nous devrions dissimuler le corps, dit l'un des nommes derrière nous. La chevelure d'un rouge cuivré d'Amatheon, tressée à la française, lui laissait le visage comme dénudé, mais rien ne pourrait le laisser vraiment ainsi dépouillé car ses yeux n'étaient que couches superposées de pétales rouge, bleu, jaune et vert, comme irisés de fleurs multicolores. La mâchoire carrée, il avait toutefois des traits fins, si bien qu'il parvenait à donner l'impression d'être tout autant masculin que vaguement délicat. Comme si, à l'image de ses yeux, il ne parvenait pas vraiment à décider quel effet il souhaitait produire. La disparition du journaliste sera remarquée, Amatheon, lui dis-je. Nous ne pouvons espérer régler ce problème ainsi, en dissimulant son corps. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement dire que nous ignorons où il est passé ? Ou que l'un des Feys inférieurs l'a vu quitter le sithin ? Parce que tout ceci ne serait que mensonges, répliqua Rhys. Les Sidhes ne mentent pas, ou l'aurais-tu oublié après tant d'années passées dans l'entourage de Cel? Le visage d'Amatheon s'assombrit de colère, mais il parvint néanmoins à la réprimer. Ce que j'ai fait, ou n'ai pas fait, dans l'entourage du Prince Cel ne te regarde pas ! En revanche, je sais ce que souhaitera faire la Reine pour dissimuler ces meurtres aux médias. Se retrouver avec un journaliste humain occis à notre Cour gâcherait irrémédiablement toute la bonne presse qu'elle est parvenue à nous faire acquérir au cours de ces dernières décennies. Et il avait sans doute raison sur ce dernier point. La Reine refuserait d'admettre ce qui s'était passé. Si elle avait le moindre doute que je soupçonnais l'un des partisans de Cel, elle voudrait même le cacher encore davantage. Son amour filial était bien trop dévorant, ce qui n'était pas nouveau. Le fait qu'Amatheon ait suggéré de disposer des corps me fit me demander d'autant plus : Cel se cachait-il derrière ces meurtres ? Et quels seraient ses intérêts ? Amatheon avait toujours été l'un de ses partisans, mon cousin étant le dernier Sidhe pur sang d'une maisonnée qui régnait sur cette Cour depuis trois millénaires, tandis qu'Amatheon était l'un de ceux qui me considéraient comme une bâtarde et une disgrâce pour le trône. Alors que faisait-il ici, voulant coucher avec moi pour s'engager dans la compétition et contribuer à me faire couronner reine ? Parce qu'il avait répondu aux ordres directs d'Andais. Lorsqu'il avait tout d'abord décliné cet honneur suprême, elle s'était assurée qu'il se rallie promptement à son point de vue, par un procédé qui s'était révélé quelque peu pénible, lui notifiant ainsi qu'elle était ici le maître absolu, contrairement à Cel, et qu'Amatheon devrait obéir à ce qu'elle lui ordonnerait de faire, sinon... Ce « sinon » consistant en partie à lui couper au niveau des épaules sa chevelure lui descendant initialement jusqu'aux genoux, ce qui était toujours d'une bonne longueur en vertu des normes humaines, mais synonyme d'une terrible disgrâce en ce qui le concernait. Elle lui avait fait endurer d'autres tourments, beaucoup plus douloureux pour son corps qu'une blessure d'orgueil, mais il n'avait pas pris la peine de nous faire part de ces détails, et pour tout dire, je préférais ne pas le savoir. Si Béatrice avait été la seule assassinée, alors je pourrais être d'accord avec ça, dis-je. Malheureusement, un humain a été tué sur nos terres. Nous ne pouvons le taire. Si, nous le pouvons, persista-t-il. Tu n'as pas eu à te confronter aux médias aussi directement que moi, Amatheon. Ce journaliste est-il venu seul à notre sithin ? Ou faisait-il partie d'un groupe qui se rendra indubitablement compte qu'il manque à l'appel ? Et même s'il était venu non accompagné, ses confrères doivent bien le connaître. Si l'un de notre peuple l'avait assassiné dans le monde des humains, nous pourrions peut-être le dissimuler, en en faisant simplement une autre affaire classée. Mais il a été tué sur nos terres, et ça, nous ne pouvons le garder secret. À t'entendre, on dirait que tu t'apprêtes à aller divulguer sa mort à toute la presse. Je détournai le regard de ses yeux troublants. Il tendit la main comme pour m'attraper par le bras, mais Frost se plaça sur sa trajectoire, l'empêchant de terminer son geste. Tu vas l'annoncer à la presse ?!!! dit-il d'un ton incrédule. Non, mais nous devons contacter la police. Meredith... commença à dire Doyle, que j'interrompis dans son élan. Non, Doyle ! Il a été poignardé. Nous n'arriverons pas à découvrir à qui appartenait cette lame. Contrairement à une équipe médico-légale expérimentée. Il existe des sortilèges pour remonter la piste d'une blessure jusqu'à l'arme qui l'a provoquée, dit Doyle. En effet, et tu as tenté de mettre ces sortilèges en application lorsque tu as retrouvé le corps de mon père dans ce pré. Tu as enclenché tes sortilèges, et pourtant tu n'as jamais pu retrouver les armes qui l'avaient tué. Je fis de mon mieux pour m'exprimer d'un ton neutre, pour que rien ne me revienne à l'esprit à ces mots. Je substituai dans ma tête la capitale de l'Espagne au corps de mon père assassiné. Juste une image anodine, rien de plus. Doyle prit une profonde inspiration. J'ai manqué ce jour-là à mes engagements envers le Prince Essus, Princesse Meredith, comme envers toi. Tu as manqué à tes engagements parce que ce furent des Sidhes qui l'assassinèrent, et qu'ils possédaient suffisamment de puissance magique pour faire échouer tes sortilèges. Ne vois-tu pas, Doyle, que ceux qui ont fait ça ont autant de pouvoir que nous ? Mais ils ignorent tout de la médecine légale moderne. Ils ne pourront pas se protéger de la science. Onilwyn s'écarta des autres gardes pour s'avancer vers nous. Plus râblé qu'aucun autre Sidhe, grand mais trapu, il n'en évoluait pas moins avec une grâce incomparable, comme s'il avait emprunté ses mouvements à un corps plus mince. Sa chevelure, d'un vert si sombre qu'elle présentait des reflets moirés noirâtres, retombait dans son dos en une longue queue-de-cheval qui ondulait sur son costume noir recouvrant sa chemise blanche. Le noir, le coloris de prédilection de la Reine, ainsi que du Prince Cel. Très en vogue ici à la Cour de l'Air et des Ténèbres. Ses yeux étaient d'un vert pâle avec en leur centre une étoile irradiant de la pupille. Tu ne peux vouloir dire qu'il va falloir faire venir des guerriers humains dans notre royaume ? Si tu veux parler des policiers, en effet, c'est précisément ce que j'ai l'intention de faire. Tu nous exposerais à ça à cause de la mort d'un humain et d'une cuisinière ?!!! Penserais-tu par hasard que la mort d'un humain ait moins d'importance que celle d'un Sidhe ? lui demandai-je en le regardant droit dans les yeux, prenant grand plaisir à le voir réaliser qu'il avait fait une gaffe après s'être remémoré que j'étais en partie humaine. Qu'est-ce qu'une mort, et même deux comparées aux dommages que cela causera à notre Cour aux yeux du monde ? répliqua-t-il en essayant de se ressaisir, et il ne se débrouillait pas trop mal. Penses-tu que la mort d'une cuisinière est de moindre importance comparée à celle d'un noble ? lui demandai-je, ignorant sa tentative de rabibochage. Il eut alors un sourire, et arrogant, de surcroît ! Onilwyn tout craché ! Bien évidemment, je pense que la vie d'un Sidhe de souche noble vaut bien davantage que celle d'un domestique, ou d'un humain. Et tu penserais la même chose si tu étais purement Sidhe. Alors je me félicite de ne pas l'être, rétorquai-je. J'étais en colère à présent, et m'efforçai de ne pas la transformer en déploiement de pouvoir, pour éviter de me mettre à scintiller de rage, et faire monter les enchères de ce conflit d'autorité. Cette domestique, du prénom de Béatrice, à propos, m'a témoigné davantage de gentillesse que la plupart des nobles des Cours de la Féerie, quelle qu'elle soit. Béatrice était mon amie, et si tu n'as rien de plus utile à ajouter que des préjugés de classe, alors je suis sûre que la Reine Andais pourrait te trouver à nouveau une place parmi sa garde ! Sa peau passa d'un vert-blanc pâlichon au blanc tout court. Je ressentis une montée furtive de satisfaction en constatant qu'il avait la frousse. Andais me l'avait offert, et si je refusais de coucher avec lui, il en pâtirait. Moi aussi mais, en cet instant, c'était bien le moindre de mes tracas . Comment aurais-je pu savoir qu'elle avait une quelconque importance pour toi, Princesse Meredith ? Que ce soit le seul avertissement de ma part à ton intention, Onilwyn... dis-je en élevant la voix afin qu'on puisse l'entendre dans tout le corridor... et pour ceux d'entre vous qui ne me connaissent pas encore. Onilwyn présume que la mort d'une domestique ne représente rien pour moi. Certains des hommes au fond se retournèrent alors, regardant dans ma direction. J'ai passé pas mal de temps parmi les Feys inférieurs lors de mon séjour à la Cour. La majeure partie de mes amis ici n'étaient pas Sidhes. Vous m'avez plus que clairement notifiée que mon sang n'était pas suffisamment pur pour la plupart d'entre vous. Vous êtes les seuls responsables si mon attitude est un peu trop démocratique à votre goût de noble. Méditez là-dessus avant de déblatérer autant de conneries comme Onilwyn ! Je me retournai vers le garde en question, en baissant le ton. Mets-toi bien ça dans le crâne, Onilwyn, avant d'aller l'ouvrir la prochaine fois pour tenir des propos aussi affligeants ! Il se laissa alors tomber sur un genou en inclinant la tête. Selon moi, sa seule intention par cet apparent signe de respect était de dissimuler la colère qui se reflétait si ostensiblement sur son visage. Comme ma Princesse me l'ordonne, j'obéirai. Relève-toi et casse-toi, loin de moi. Doyle lui intima d'aller se placer à l'autre bout du corridor, où il se rendit, sans un autre mot, les étoiles dans ses yeux scintillant de rage. Je ne partage pas les opinions d'Onilwyn, dit Amatheon, pas complètement, du moins. Vas-tu vraiment rameuter ici des policiers humains ? J'acquiesçai. La Reine n'appréciera pas. Non, je m'en doute. Alors pourquoi irais-tu risquer de te retrouver confrontée à son courroux, Princesse ? Il en semblait véritablement abasourdi. Je ne m'exposerai pas de nouveau à sa colère pour quoi que ce soit, ni quiconque. Pas même pour mon honneur. C'était l'un des Sidhes qui avaient contribué à faire de mon enfance un véritable enfer, mais dernièrement, j'avais découvert un nouveau trait de la personnalité d'Amatheon. Un aspect effrayé, vulnérable, et impuissant. J'avais toujours eu un problème pour haïr ceux qui m'avaient montré qu'ils pouvaient eux-mêmes ressentir de la souffrance. Béatrice était une amie, mais plus que ça, elle faisait partie de mon peuple. Gouverner un peuple signifie le protéger. Je veux qu'on chope ceux qui ont fait ça, qui que ce soit. Je veux qu'ils soient capturés et punis. Je veux les arrêter avant qu'ils ne puissent récidiver. Ce journaliste était notre invité et l'avoir tué comme ça, est une insulte à l'honneur de la Cour. Tu te fiches bien de l'honneur de la Cour, répliqua-t-il ; mais je pus néanmoins l'observer qui s'efforçait à grand-peine de me comprendre. Non, pas vraiment. Il déglutit péniblement, au point que le bruit n'aurait pu m'échapper. La mort ne me fait pas peur, pas même la mienne, pas suffisamment pour faire venir des policiers humains chez nous. Et pourquoi redoutes-tu la police ? Je n'en ai pas peur. Je crains la colère de la Reine quand elle apprendra que tu les as fait venir. Personne ne tuera impunément ceux que j'ai juré de protéger, Amatheon, personne ! Tu n'as rien juré, pas encore. Tu n'as prêté aucun serment à cette Cour, tu ne sièges sur aucun trône ! Si je ne fais pas tout ce qui m'est possible pour résoudre ces crimes, pour protéger chacun dans ce sithin, du plus éminent au plus vulnérable, alors je ne mérite pas de prendre place sur quelque trône que ce soit. Tu es cinglée ! s'exclama-t-il, les yeux particulièrement écarquillés. La Reine te tuera pour ça ! Je jetai un coup d'œil en arrière, au corps de Béatrice, et ne pus m'empêcher de penser à un autre corps, à une époque bien plus éloignée. La seule raison pour laquelle Andais n'avait pas caché le cadavre de mon père aux médias était qu'ils avaient été les premiers à le découvrir. À des kilomètres des monticules de la Féerie, mutilé. Ils l'avaient trouvé et avaient pris des photos. Non seulement ses gardes du corps avaient été trop lents pour lui sauver la vie, mais également pour sauver sa dignité et m'épargner toute cette horreur. La police avait mené une enquête, quoique abrégée, parce qu'il avait été assassiné sur nos terres, mais personne ne les avait aidés. Ils n'avaient pas eu l'autorisation de pénétrer à l'intérieur des monticules. On leur avait interdit d'interroger qui que ce soit. Leur investigation avait été entravée avant même de commencer, parce que la Reine était convaincue que nous découvririons le coupable d'un acte aussi horrible, mais nous avions échoué sur toute la ligne. Je rappellerai à ma tante ce qu'elle a dit lorsque mon père, son propre frère, a été assassiné. Et qu'a-t-elle dit ? demanda-t-il. Ce fut Doyle qui répondit : Que nous découvririons qui avait tué le Prince Essus, que les humains ne feraient que nous gêner dans nos recherches. Je le regardai, et il soutint mon regard. Cette fois, je lui dirai que les humains peuvent des choses dont les Sidhes sont incapables. Que tenir à l'écart la police signifierait qu'elle refuse que ces meurtres soient résolus. Merry, je le présenterais différemment, si j'étais toi, dit Rhys, qui semblait aussi avoir blêmi. Mais tu n'es pas la Princesse, Rhys, contrairement à moi ! lui dis-je avec un hochement virulent de la tête. Il sourit, toujours aussi pâle. Oh, je ne sais pas, je crois que je serais plutôt mignon avec une tiare ! J'éclatai de rire, je n'avais pu m'en empêcher. Puis je lui fis un câlin. Tu serais adorable, en effet ! Il m'étreignit à son tour. Tu discuteras de ça avec la Reine avant d'en parler à la presse et de contacter la police, n'est-ce pas ? Oui, et je ne le signalerai qu'à la police. Nous allons essayer avant tout de nous débarrasser des médias. Il me serra plus fort. Que le Consort en soit remercié. Je suis déterminée, Rhys, pas suicidaire, dis-je en me dégageant de son étreinte. Tu entretiens l'espoir qu'elle ait suffisamment d'affection pour son frère pour ressentir de la culpabilité, dit Amatheon ; et le fait qu'il l'ait pigé le fit remonter dans mon estime. Quelque chose de ce genre, fut ma réponse. Elle ne se soucie de personne, à part du Prince Cel, ajouta-t-il. Je réfléchis à ces mots. Tu as sans doute raison, ou peut-être tort. En ferais-tu le pari sur ta vie ? Demanda-t-il. Je ne parierais pas, mais je prendrais le risque de l'affirmer. Es-tu aussi sûre que ça d'être dans le vrai ? En ce qui concerne la Reine, non, mais j'ai raison sur ce que nous devons faire pour démasquer notre meurtrier. Je sais que c'est la bonne décision et je suis prête à aller l'annoncer à la Reine. Il frissonna. Je préférerais rester ici en faction dans le corridor, si cela ne te dérange pas. Je ne veux de personne dans mon entourage qui soit plus effrayé par la Reine que par la volonté de faire ce qui est juste. Oh, par l'enfer, Merry ! Alors aucun de nous ne pourra t'accompagner, dit Rhys, attirant mon regard. Il haussa les épaules, avant d'ajouter : Elle nous effraie tous. Mais moi, j'irai avec toi, dit Frost. Et moi aussi, dit Galen. As-tu besoin de le demander ? ironisa Doyle. Ce fut Adair qui exprima finalement ce que pensait la majorité d'entre eux. Je pense que c'est de la folie, quoiqu’honorable, mais cela a bien peu d'importance. Tu es notre Ameraudur, un titre que je n'ai pas autorisé à franchir mes lèvres depuis bon nombre d'années. Ameraudur signifiait « chef de bataille » choisi par amour, et non en fonction d'une lignée. Ameraudur signifiait que l'homme vous appelant ainsi donnerait sa vie pour vous protéger. Les Gallois l'employaient pour désigner Arthur, oui, cet Arthur, précisément ! Certains des hommes de mon père le désignaient également ainsi. Les mots me manquaient car je n'avais pas fait grand-chose pour le mériter. Du moins jusqu'à maintenant. Je ne mérite pas un tel titre venant de toi, Adair, pas plus que de quiconque. Ne m'appelle pas ainsi. Tu t'es offerte en personne à notre place la nuit dernière, Princesse. Tu as affronté de ton corps mortel la puissance de la Reine elle-même. Te voir invoquer contre elle ta magie fut l'un des instants de bravoure le plus incroyable dont j'ai jamais été témoin, j'en fais le serment ! Je ne savais pas si je devais en être embarrassée ou essayer d'expliquer que cela n'avait rien à voir avec le courage. Que j'avais eu les pétoches tout du long. Tu es notre Ameraudur et nous te suivrons où tu nous conduiras. Jusqu'au bout, jusqu'à la fin, quelle qu'elle soit. Je mourrai avant d'en laisser un autre te faire du mal. Tu ne peux vouloir dire ça ! s'inquiéta Amatheon. Et j'étais bien d'accord avec lui, pour une fois. Ne prête pas serment pour me protéger de tout mal, Adair, s'il te plaît. Si tu le dois, je préfère que tu prêtes serment de me sauver la vie. À cet instant, j'eus l'impression que je n'existais plus pour lui, ni pour Amatheon. J'étais simplement devenue le sujet de la conversation, et rien de plus. Elle nous a sauvés la nuit dernière, dit Adair. Elle nous a tous sauvés. Elle a risqué sa vie pour sauver la nôtre. Comment pouvez-vous rester plantés là sans lui prêter serment ?!!! Un homme sans honneur n'a aucun serment à faire, fut la réponse d'Amatheon. Adair posa sa main recouverte de maille sur son épaule. Alors viens avec nous voir la Reine, retrouve ton honneur, respecte ton serment. Elle m'a départi de mon courage comme du reste. Je suis bien trop terrifié pour me présenter devant elle avec de telles nouvelles. Une larme unique glissa en scintillant le long de sa joue. Je perçus ce désespoir dans ses yeux et dis la seule chose qui me vint à l'esprit : J'essaierai de jouer sur la culpabilité afin d'arriver à mes fins. Sur sa culpabilité de n'avoir jamais résolu le meurtre de son propre frère. Mais si cela ne marche pas, alors je lui rappellerai qu'elle me doit la vie de son consort et de son serviteur humain. Il n'est pas toujours sage de rappeler à la Reine qu'elle nous est redevable, fit remarquer Doyle. Non, mais je veux qu'elle me donne son assentiment, Doyle. Car si elle me le refuse, alors ce sera un non catégorique, et j'ai besoin d'un oui massif. Il me caressa le visage. Je perçois dans tes yeux une image obsédante. Je vois dans tes yeux la mort de ton père tel un fardeau d'injustice pesant sur ton cœur. Je fermai les yeux en laissant ma joue posée contre la chaleur de sa paume. Sa main usée par des siècles de maniement de l'épée et du poignard. Ce qui la rendait plus réelle, plus stable, plus à même de protéger. Certains Sidhes, ceux dont le sang est suffisamment pur pour ne pas avoir de durillons, les considéraient comme un signe indéniable d'impureté. Connards de racistes ! Sous les caresses de Doyle, je me laissai dériver dans le souvenir de ce jour horrible. Il est curieux de constater comment votre esprit vous protège. Je revis le drap ensanglanté et le brancard. Je tenais la main de mon père, froide mais pas raidie, pas encore. Les miennes étaient maculées de son sang de l'avoir touché, mais ce n'était pas lui. Ce n'était plus que de la chair refroidie. Ce sentiment d'absence, terrible, lorsque je le touchais, s'apparentait à pénétrer dans une maison qu'on pense remplie de personnes chères, pour la trouver vide, même de meubles. On déambule de pièce en pièce, en entendant ses pas résonner en échos sur le sol dénudé. Votre voix rebondit contre les murs vides, où apparaissent encore les contours des photos adorées, similaires à ce cercle autour d'un corps sur une scène de crime. Il avait disparu. Mon magnifique père, grand, fascinant, supposément immortel. Mais il existe des sortilèges qui permettent d'ôter la vie à un dieu même, à un dieu des temps jadis. Si je fouillais un peu trop dans le souvenir de ce jour-là, en m'efforçant de me le remémorer encore plus précisément, ce ne serait pas le corps de mon père ni son sang répandu dont je me souviendrais. Ce serait de son épée. L'un de ses gardes l'avait déposée entre mes mains, comme on dépose un drapeau lors de funérailles militaires. La poignée incrustée d'or était gravée de chaque côté d'un arbre, autour duquel des grues tournoyaient. Et parfois, de minuscules corps ciselés pendaient de ses branches, en saignant sur l'or, petits personnages de sacrifiés qui saignaient littéralement sur la poignée de cette épée, vide de tout en ce jour, froide entre mes mains. Les branches vides de petits sacrifices, car le plus important de tous venait de se produire. La poignée était aussi en cuir et j'avais passé une grande partie de cette journée le visage appuyé contre elle. Respirant cette odeur, ainsi que celle de l'huile avec laquelle mon père nettoyait sa lame, et par-dessus toutes ces senteurs, son parfum à lui. Il avait porté ce fourreau près de son corps pendant des siècles et le cuir s'était imprégné de l'odeur de sa peau. Je pouvais toucher la poignée et sentir l'endroit même où son métal enchanté s'était moulé à l'usage constant de sa paume. J'avais dormi avec cette épée pendant des jours d'affilé, recroquevillée autour comme si je pouvais encore sentir sa main dessus, son corps à côté d'elle. J'avais juré sur l'épée de mon père que je vengerais sa mort. J'avais dix-sept ans. On ne peut pas mourir de chagrin, bien qu'on ait l'impression que cela soit possible. Un cœur ne se brise pas vraiment, quoique parfois la poitrine s'étreigne douloureusement comme prête à le broyer. Cette effroyable tristesse s'atténua cette fois. Ainsi va la vie, par la force des choses. Puis vient un jour où à nouveau, on arrive à sourire, et on se sent comme un traître. Comment osais-je me sentir heureuse ? Comment osais-je être heureuse dans un monde où ne vivait plus mon père ? Et alors de nouvelles larmes affluaient, car il ne me manquait plus autant qu'à une époque et que renoncer au chagrin causé par sa perte s'apparentait à un autre type de deuil. J'avais à présent trente-trois ans. Seize années s'étaient écoulées depuis ce jour où je m'étais endormie avec l'épée de mon père défunt à mes côtés, qui s'était évaporée environ un mois après sa mort. Elle avait disparu comme tant d'autres de nos grandes reliques, comme si, sans Essus, son épée n'aurait pu trouver une autre main apte à la manier. Elle s'était donc estompée d'elle-même pour disparaître en fumée. Il se pouvait que les grandes reliques n'eussent pas vraiment d'autre choix. Il se pouvait que la Déesse les rappelle à elle lorsqu'elles avaient accompli leur mission. Ou peut-être qu'Elle les rappelait jusqu'à ce que se présente quelqu’un qui en soit digne. Je perçus cette subtile sensation de chaleur et de réconfort qui annonçait la Voix de la Déesse. Cette Voix infiniment discrète qui vous informe, intuitivement, que vous venez d'avoir une idée géniale ou que vous venez de vous poser la bonne question. Je tenterais de faire usage de la culpabilité pour inciter Andais à me donner son accord pour contacter la police. J'étais loin d'être sûre qu'elle serait réceptive au chantage émotionnel, mais elle ignorait toujours que l'un des plus importants objets de pouvoir des Cours de la Féerie était de retour. Le Calice, le Chaudron que les souhaits de l'humanité avaient transformé d'abondance en une coupe dorée, était revenu de là où il avait bien pu aller. Il s'était présenté à moi en rêve, et lorsque je m'étais réveillée, il était bien réel. Le Calice avait fait partie des grands trésors appartenant à la Cour de la Lumière et de l'Illusion, et l'une des raisons pour en garder secrète la réapparition était que les Seelies essaieraient sans doute de nous le réclamer. Or, il allait où bon lui semblait et était assurément doté de son propre esprit. J'étais quasi certaine qu'il ne resterait pas bien longtemps à leur Cour, même si nous les autorisions à le reprendre. Et s'il n'arrêtait pas de disparaître par-ci pour réapparaître par-là, les Seelies penseraient que nous l'avions volé. Ou tout du moins, nous en accuseraient, car si le Calice considérait qu'ils ne le méritaient pas, cela risquait fort de ne pas être au goût du Roi Taranis, qui ne l'admettrait jamais. Non, mon oncle nous en ferait le reproche, sans jamais se remettre en question, lui comme sa clique toute scintillante. Si la culpabilité et les connexions interfamiliales ne parvenaient pas à ébranler un tant soit peu la Reine, alors peut-être qu'apprendre que le Calice s'était présenté à moi réglerait l'affaire. J'espérais encore un jour prochain découvrir qui avait assassiné mon père, mais l'affaire avait été classée. En suspens depuis seize ans. En ce qui concernait Béatrice et le journaliste, l'enquête était on ne peut plus tiède, la scène de crime, récente, et la liste des suspects, infinie. Rhys avait dit quelques centaines, comme si cela faisait beaucoup. J'avais offert mon assistance à la police lors de quelques investigations où la quasi-totalité de la population de Los Angeles était considérée comme suspecte. Que représentaient quelques centaines en comparaison ? Nous pouvions le faire. Si nous sollicitions l'assistance d'une méthode policière moderne, nous pourrions les retrouver. Ils ne s'y attendraient pas et ne sauraient comment s'en protéger. Cela marcherait. Bon, d'accord ! J'en étais sûre à 99,9 %. Seul un imbécile pourrait l'être à 100 % quand il s'agit d'un meurtre. Que ce soit pour le commettre ou le résoudre, d'ailleurs. Deux options pouvant être tout aussi risquées que poser de sérieux problèmes de santé. Chapitre 4 La Reine était debout au milieu de sa chambre avec comme seuls atours sa longue chevelure noire et une fourrure grise hérissée. Celle-ci ressemblait à celle d'un loup, quoiqu’aucun loup rôdant sur Terre de nos jours n'ait pu être aussi gigantesque. Au-dessus apparaissaient, blanches et parfaites, une fine épaule dénudée et la courbure de son cou. Elle s'assura que nous ayons tous pu apprécier la vue qu'elle nous offrait avant de tourner la tête pour me regarder bien en face. Charbon, gris d'orage et gris-blanc froid digne d'un ciel d'hiver, telles étaient les couleurs de ses iris qui formaient trois anneaux parfaits autour de ses pupilles. Ces mêmes couleurs s'étendaient à la fourrure qui lui encadrait le visage, faisant sembler ses yeux plus grands qu'ils ne l'étaient en réalité, en en intensifiant chaque nuance. Quelques minutes d'observation me furent nécessaires avant de réaliser qu'une touche d'eye-liner contribuait à accentuer toute cette élégance se déclinant en camaïeu de gris, de noir et de blanc. Pour la première fois, il me vint à l'esprit que je pouvais accomplir par l'intermédiaire du glamour ce qu'elle devait faire avec du maquillage. Je n'avais encore jamais vu la Reine faire usage de son glamour personnel. Je me demandai même si elle en était capable. Ou se pouvait-il qu'elle ait perdu ce pouvoir en même temps que tant d'autres ? Je m'efforçai de garder un visage impassible, vide de toute spéculation. J'allais de toute évidence me retrouver suffisamment dans le pétrin sans en plus me mettre à m'interroger sur ses capacités magiques. Oh, bien sûr, cela nous aurait garanti une période de rapprochement de tante à nièce relativement sensationnelle ! Ou devrais-je plutôt dire de bondage particulièrement pénible ? J'appréciais un peu de souffrance, mais j'étais loin d'en être aussi amatrice que ma Tante Andais. Eh bien, Meredith ! Je peux constater que tu as créé plus de problèmes que nécessaire ! J'ouvris la bouche afin de me lancer dans le discours que j'avais cogité sur le chemin. Mais à présent, je ravalais mes mots, parce que, si elle avait l'intention de me blâmer pour ces meurtres, même indirectement, je coulerais par le fond. Non seulement je pourrais renoncer complètement à l'idée de demander l'assistance de la police pour m'aider à résoudre ces crimes, mais je saignerais plus que probablement avant de ressortir de cette pièce. Un dicton à la Cour Unseelie dit : « Vous rendez visite à la Reine à vos risques et périls. » Quelle notion naïve de la justice m'avait fait me fourvoyer au point de l'oublier ? Je me prosternai sur un genou, imitée par mes gardes qui s'affaissèrent autour de moi comme autant de gracieuses fleurs, quoique dangereuses. Doyle et Frost m'avaient accompagnée, et nous avions laissé le soin à Rhys de gérer la scène de crime. Il serait bien venu avec nous, mais il était, moi mis à part, celui qui avait effectué la plupart des missions de l'agence Grey à Los Angeles. Adair était venu, ainsi qu'Aubépin, revêtus de leurs armures colorées. Et Galen, bien évidemment, qui ne m'aurait jamais laissée faire une visite aussi risquée sans lui. Usna m'avait beaucoup surprise ainsi que Doyle, je crois, en insistant pour se joindre à nous. Ce n'était pas tant que nous doutions de son courage - il prenait souvent des risques insensés dans le simple but de se divertir. Je pense que cela avait à voir avec le fait que sa mère avait été métamorphosée en chatte avant de lui donner la vie, et que son père était, eh bien, un matou ! Ce qui conférait à Usna un point de vue unique en son genre. Chaque centimètre de sa personne correspondait à un mâle Sidhe, à part que sa longue chevelure et son corps à la carnation pâle s'ornaient ce larges taches rouge et noir, comme un chat tricolore. J'avais dû laisser Nicca en arrière car ses magnifiques ailes flambant neuves semblaient bien fragiles. Je n'aurais pu supporter de la voir les mettre en pièces pour me punir moi. Au moment où je réalisai qu'il s'agissait de la raison de cette décision, je compris que je m'attendais à ce qu'elle trouve un moyen de faire passer sur moi sa colère. Elle devrait s'en prendre à quelqu'un, et j'avais toujours été sa cible favorite dans ma tendre jeunesse. Mais uniquement en l'absence de mon père de la cour, jamais lorsqu'il était à proximité pour pouvoir intervenir. Après sa mort, les choses n'avaient fait qu'aller de mal en pis. Réponds-moi, Meredith, dit la Reine, d'une voix ne recélant toutefois aucune colère mais semblant plutôt révéler sa fatigue. Je ne sais comment vous répondre, Tante Andais. Je n'ai pas conscience d'avoir fait quoi que ce soit ayant pu causer la mort de Béatrice et du journaliste. Béatrice ? dit-elle en s'avançant vers moi, vers nous. Ses pieds pâles étaient nus à l'exception du vernis gris argenté au bout de ses orteils. Ses jambes, longues et fines, apparaissaient par intermittence hors de la fourrure. On n'aurait pu dire qu'elle avait des cuisses. Les femmes Sidhes sont en effet les mannequins idéaux de notre ère ; elles n'ont pas de rondeurs, ce qui n'est pas dû à un régime draconien. Les Sidhes n'en ont aucune nécessité, étant tout simplement surnaturellement sveltes par nature. Et même pour une Sidhe, Andais était grande, un mètre quatre-vingts, aussi grande que la majeure partie de ses gardes. Elle me toisa de toute cette hauteur, en laissant l'une de ses jambes dénudées gracieusement exposée, fléchie de telle sorte que la ligne reliant le haut de sa cuisse à l'orteil était élégamment encadrée par le gris charbon de la fourrure. Qui est cette Béatrice ? J'aurais préféré penser qu'elle se moquait de moi, ce qui n'était nullement le cas. Elle ignorait vraiment le prénom de sa propre chef pâtissière. Elle connaissait celui de sa chef cuistot, Maggie May, mais à part ça, je doutais fort qu'elle connaisse les autres membres du personnel. Elle était la Reine et il se trouvait entre elle et quelqu'un comme Béatrice des strates et des strates de domestiques et de Feys inférieurs. Aucun Sidhe n'aurait été capable de prononcer son prénom pour la simple raison qu'ils l'ignoraient. Ce qui m'énerva. Je m'efforçai d'en réprimer les inflexions de ma voix lorsque je répondis : La Fey qui a été assassinée. Votre chef pâtissière. Elle s'appelait Béatrice. Ma chef pâtissière ? Mais je n'ai pas de chef pâtissière ! dit-elle d'une voix dense de dérision. Je poussai un soupir. La chef pâtissière de la Cour Unseelie, alors. Elle se retourna en faisant tournoyer autour d'elle sa fourrure, comme s'il s'était agi d'une houppelande ultralégère, alors qu'elle devait être si lourde à porter que je n'aurais jamais eu la force de la faire voltiger comme ça. J'étais plus costaude qu'un humain, mais pas autant qu'un Sidhe pur sang. Je me demandai si elle avait fait ce petit mouvement afin de me rappeler ce détail particulier, ou simplement pour faire sa coquette. Elle nous tourna le dos avant de poursuivre : Mais tout ce qui appartient à la Cour Unseelie m'appartient, Meredith. Ou l'aurais-tu par hasard oublié ? Je compris qu'elle me cherchait des poux dans la tête. Ce qu'elle n'avait jamais fait auparavant. Généralement, elle laissait exploser sa fureur contre quelqu'un d'autre, ou moi. Elle m'avait tourmentée parce qu'elle adorait ça. Elle se disputait avec moi si je n'étais pas d'accord avec elle, ou elle démarrait l'offensive la première, mais jamais encore elle n'avait commencé une dispute avec moi comme ça. Je ne savais que faire. Je n'ai pas oublié que vous, ma Tante, êtes la Reine de la Cour Unseelie. C'est ça, Meredith, rappelle-moi que je suis ta Tante. Rappelle-moi que j'ai besoin de ton sang pour garder ma famille sur le trône. Je n'appréciai pas du tout la façon dont elle le formula, mais comme il ne s'agissait pas d'une question, je ne tentai même pas d'y répondre, donnant la préférence au mutisme et à la prosternation. Si tu avais été assez puissante pour te protéger toi-même aujourd'hui, il n'y aurait eu aucun journaliste dans mon sithin ! Sa voix reflétait le premier embrasement de la colère. Il était de mon devoir d'assurer la protection de la Princesse, dit Doyle. Mon bras indemne se tendit vers lui, avant même de pouvoir réprimer ce geste, mais il était juste hors de portée. « N'attire pas sa colère sur toi », tentai-je de lui communiquer du regard tout en secouant négativement la tête. De notre devoir, intervint Frost à l'opposé de moi. Je le regardai, de l'exaspération dans les yeux. Si elle était déterminée à céder à son emportement coutumier, je ne souhaitai pas que cela rejaillisse sur eux deux. Ce n'était pas tant que je les aimais, mais j'avais besoin d'eux. Si nous avions le moindre espoir de résoudre ce merdier, et de me garder en vie en dépit de certains ennemis particulièrement déterminés, j'avais besoin de mon Capitaine de la Garde et de son Lieutenant. Elle se retrouva brusquement à nouveau devant moi, sans que je n'aie même eu le temps de la voir approcher. Soit elle m'avait brouillé les neurones, soit elle était simplement super rapide, même entortillée dans autant de fourrure. Puis elle s'agenouilla devant moi dans une flaque de plissés pileux laissant entrapercevoir sa chair blanche. Tu m'as volé mes Ténèbres, Meredith. Tu as fait fondre le cœur de mon Froid Mortel. Mes deux meilleurs guerriers, dérobés, comme par un voleur dans la nuit ! Je m'humectai précipitamment les lèvres, qui s'étaient desséchées, pour dire : Je n'avais aucune intention de prendre quoi que ce soit ayant de la valeur pour vous, Tante Andais. Elle me caressa doucement le visage. Ce qui me fit grimacer, non que cela soit douloureux, mais je redoutais que cela le devienne. C'est ça, Meredith, rappelle-moi que j'ai négligé mes Ténèbres et mon Froid Mortel, dit-elle en me caressant le visage tour à tour du bout des doigts puis du revers de la main. Que j'ai négligé tant de choses qui m'appartenaient. Elle me prit le menton au creux de sa paume, et resserra peu à peu sa prise. Elle aurait pu m'écrabouiller les os en échardes. Je peux sentir le glamour, ma fille, laisse-le tomber. Laisse-moi voir ce que tu cherches tant à dissimuler ! Je laissai donc le glamour sur Frost et moi se dissiper, si bien que le rouge à lèvres qui nous maculait le visage fit une réapparition progressive. Elle m'obligea à me remettre debout, utilisant mon menton en guise de poignée de soutien. Ce qui fit mal, et me vaudrait probablement une ecchymose. Elle me fit me redresser si vite qu'une fois debout, j'eus quelques difficultés à me stabiliser. Seule sa forte poigne me maintint en équilibre. Les hommes se redressèrent alors simultanément. Je ne vous ai pas donné l'ordre de vous relever ! leur hurla-t-elle. Mais ils n'en demeurèrent pas moins debout. Je ne pouvais détourner les yeux d'elle pour voir ce qu'ils faisaient, mais cela sentait le roussi. La profonde voix de Barinthus nous parvint de quelque part au fond de la pièce. Il avait dû s'y trouver pendant tout ce temps, sans que je le remarque. Il faut une présence pleine d'autorité pour occulter celle d'un demi-dieu de deux mètres dix totalement Bleu, une présence qu'incarnait magistralement Andais. Avec sa main me contusionnant le menton, m'obligeant à la regarder droit dans ses yeux gris et fixes à quelques centimètres de distance à peine, elle était plus qu'autoritaire, elle était effroyable ! Reine Andais, Meredith n'a rien fait d'autre que ce que vous lui aviez ordonné de faire. Silence, Faiseur de Rois ! En hurlant ces mots, elle avait jeté un coup d'œil dans sa direction et je compris qu'elle avait dû le faire s'agenouiller car il disparut de ma vue. Elle se retourna alors vers moi et ses yeux brillèrent comme s'ils étaient illuminés de l'intérieur. C'était comme regarder la lune transparaître à l'arrière de nuages gris, diffusant sa luminescence au travers des couleurs animant ses iris, mais ces yeux mêmes ne scintillaient pas véritablement. Produisant un effet que je n'avais jamais vu dans les yeux d'autres Sidhes. Alors qu'est-ce que cette beurrée de rouge sur ta bouche et sur le visage de mon Froid Mortel ? Elle laissa la fourrure dont elle s'était jusque-là enveloppée retomber au sol, tandis qu'elle posait le pouce contre mes lèvres pour les frotter si rudement que je dus réprimer un faible gémissement de douleur. Il y avait encore suffisamment de rouge sur ma bouche pour en laisser une tache sur son pouce à la blancheur spectrale. Elle était plantée là, nue, pâle et effroyable. Si elle était belle, je n'aurais pu le voir. Andais se dévêtait la plupart du temps avant de s'adonner à une séance de torture, afin de ne pas souiller ses vêtements. Sa nudité ne me semblait pas de très bon augure. Je réalisai finalement qu'elle avait l'intention de laisser libre cours à sa colère parce que j'avais joué le rôle d'enfant chérie des médias. Elle allait piquer une crise et me punir d'avoir bécoté Frost, au lieu de se concentrer sur la résolution des meurtres. Le transfert est un excellent mécanisme pour s'en sortir, quoique généralement éloigné de tout bon sens. Aucune logique ne me sauverait. Tous les arguments que j'avais cogités n'étaient plus que poussière face à son incompréhensible fureur. Penses-tu que je donne des ordres pour qu'ils soient simplement ignorés ? Je m'exprimai prudemment, le menton toujours pris en étau dans sa poigne : J'ai été obligée de détourner l'attention des médias... Elle me lâcha si brusquement que j'en vacillai. Doyle me rattrapa par le bras, avant de m'enlacer en m'écartant un peu plus d'elle, plus près du centre, entre mes hommes. Je n'aurais pu m'opposer à cette précaution. Le comportement d'Andais ne semblait pas lui correspondre. Elle était d'humeur imprévisible, sans oublier sadique, ce qu'elle n'oubliait jamais d'utiliser de façon terrible dans les affaires de sa Cour. Nous avions un reporter humain mort et des appareils photo encore en actifs à la Féerie. Il s'agissait d'une situation à traiter d'urgence et nous devions agir rapidement afin de minimiser les dégâts, peu importait la décision que nous prendrions. Même si ce choix consistait à dissimuler les corps et à faire comme si de rien n'était, cela devait être mis en œuvre illico presto. Plus il y aurait de gens au courant de ce secret, et moins il y aurait de chances de pouvoir le garder tel quel. Si la police faisait intervenir une équipe médico-légale sur la scène des crimes, chaque minute la contaminait. Chaque seconde pourrait nous faire perdre de précieux indices. Madeline m'a dit que notre Frost a perdu son contrôle devant les objectifs. Elle rétrécit le cercle de ses déambulations de quelques pas, puis se retourna pour regarder Frost. Comme si n'importe quelle cible, n'importe quel autre problème, valait mieux que de se confronter aux meurtres. Pensait-elle que les sbires de Cel en étaient responsables ? Était-ce pourquoi elle refusait de décider quoi faire ? Craignait-elle de découvrir la vérité ? De démasquer le commanditaire ? Les journalistes sont-ils partis, alors ? demandai-je tout doucement. Ils étaient prêts à s'en aller en file indienne, tout mignons tout beaux, jusqu'à ce qu'un groupe vienne à réaliser qu'un photographe manquait à l'appel, dit-elle d'une voix allant en s'intensifiant au rythme de ses paroles et de ses pas, nue et dangereuse. Un photographe ! Et elle hurla ce dernier mot. Comment a-t-il pu traverser les sortilèges qui étaient supposés l'empêcher d'aller divaguer hors des zones sous surveillance ? Elle ne sembla pas poser cette question à quiconque en particulier, et de ce fait, personne ne lui répondit. A-t-on retrouvé un appareil photo ? s'enquit-elle, d'une voix quasiment revenue à la normale. En effet, ma Reine, dit Doyle. Contiendra-t-il des photos du meurtre ? Cela se pourrait, répondit-il. Nous devrons les faire développer à l'extérieur de la Féerie, dis-je. N'avons-nous personne ici en mesure de le faire ? Non, ma Reine. Qu'as-tu appris d'autre sur ce reporter ? Nous n'avons pas fouillé le corps méticuleusement, lui répondis-je. Et pourquoi ne l'avez-vous pas fait, méticuleusement ? demanda-t-elle, une colère quasi hystérique couvant sous ce dernier mot. Je déglutis, en expirant avec lenteur. C'était maintenant ou jamais. Doyle me serra le bras, comme pour me dire : « Ne fais pas ça ! » Mais si je devais être un jour Reine, Andais devrait renoncer au trône pour me le céder. Elle était immortelle, contrairement à moi, et de ce fait, elle serait toujours une présence incontournable à la Cour. Je devais instaurer un semblant de contrôle entre elle et moi dès maintenant, ou ne serais jamais véritablement Reine. Ne serais jamais vraiment protégée de ses accès de colère subite. Il y a des indices sur le corps qu'une équipe scientifique pourrait découvrir. Moins nous y toucherons, mieux la science pourra opérer. Qu'est-ce que tu racontes, Meredith ? Doyle resserra son étreinte sur mon bras. Vous souvenez-vous de ce que vous avez dit à la mort de mon père ? Elle s'arrêta dans ses déambulations pour me regarder. Avec des yeux où se lisait une certaine prudence. J'ai dit beaucoup de choses à la mort d'Essus. Vous avez dit que nous ne permettrions pas à la police de pénétrer dans les monticules de la Féerie. Que personne ne devrait leur dire quoi que ce soit ni répondre à leurs questions, car les assassins seraient retrouvés grâce à la magie. Elle se figea, me regardant à présent avec une expression indéniablement inamicale, mais n'en répondit pas moins : Je me souviens de mes paroles. Nous avons échoué avec la magie car les assassins étaient aussi bons, voire meilleurs, que ceux qui ont tenté de retrouver leur trace en ensorcelant les blessures et le corps. Elle acquiesça. Je pense depuis longtemps que parmi les membres souriants de ma Cour, parmi mes nobles lèche-bottes, siège le meurtrier de mon frère. Je le sais, Meredith, et que cet assassinat soit demeuré impuni est un tourment lancinant permanent. Comme pour moi, lui dis-je. Je veux résoudre ces meurtres, Tante Andais. Je veux que celui ou ceux qui en sont responsables soient capturés et punis. Je veux montrer aux médias qu'il y a une justice à la Cour Unseelie et que nous ne craignons pas de nouveaux savoirs ni de nouvelles méthodes. Qu'est-ce que tu es encore en train de déblatérer ? dit-elle en croisant les bras sous ses seins fermes et pointus. Je souhaite contacter la police et faire intervenir une équipe médico-légale. Une quoi ? Des scientifiques spécialisés qui collaborent avec les forces de l'ordre en vue de résoudre les crimes chez les humains. Je ne veux pas que des policiers humains viennent déambuler par ici ! dit-elle en secouant obstinément la tête. Moi non plus, mais quelques policiers, accompagnés d'une poignée de scientifiques. En nombre limité, juste suffisant pour collecter les preuves. Tous les Sidhes sont de sang royal, porteurs de titres ; ils bénéficient tous de l'immunité diplomatique. Donc, en théorie, nous sommes en mesure de contrôler l'implication des policiers humains. Et tu penses que cela permettra d'attraper celui qui a fait ça ? Je le pense. Je me dégageai de l'étreinte de Doyle. Quels que soient les coupables, ils sont inquiets que nous puissions retrouver leur piste par magie, mais il ne leur viendra jamais à l'esprit que nous utilisions la science à l'intérieur même des terres de la Féerie. Ils ne se prémuniront pas de ça, et en vérité, ils ne pourront pas s'en protéger, du moins pas complètement. Que veux-tu dire par là ? Nous autres, et cela inclut les Sidhes, perdons des cellules de peau, des cheveux, de la salive ; tout cela peut être d'une grande utilité pour remonter la piste jusqu'à un individu. La science peut faire usage d'une particule plus infime qu'il n'est nécessaire pour invoquer un sortilège. Non pas à partir d'une mèche de cheveux, mais de sa racine. Non pas à partir d'une livre de chair, mais d'un fragment microscopique. Es-tu sûre que cela marchera ? Es-tu certaine que si j'autorise cette intrusion, cette invasion de notre vie privée, la science des humains résoudra ce crime ? Je m'humectai les lèvres. Je suis certaine que si on doit trouver des indices, elle saura les découvrir. « Si », dit-elle en se mettant à nouveau à arpenter la chambre de long en large, mais lentement, plus calmement cette fois. « Si » signifie que tu n'en es pas sûre. « Si » signifie, ma nièce chérie, que tu risques plutôt de nous imposer tous ces désagréments et que le meurtrier ne sera jamais pris. Si nous faisons intervenir la police et qu'elle ne résout pas l'assassinat de ce journaliste, cela réduira en poussière toute la bonne presse que j'ai acquise pour nous tous au cours des deux dernières décennies. Je pense que cela marchera, mais d'un côté comme de l'autre, les médias seront impressionnés par votre empressement à laisser entrer la police moderne dans votre monticule. Personne ne l'a encore fait, pas même la Cour Dorée. Elle me lança un regard par-dessus son épaule, tout en avançant, lentement, vers Barinthus, qui était en effet agenouillé au pied de son lit sur une fourrure noire. Tu penses que nous gagnerons de bons points médiatiques contre Taranis et sa multitude scintillante. Je pense que cela montrera que nous n'entretenons aucune mauvaise intention à l'encontre de quiconque, et que de telles actions ne sont pas tolérables chez les Unseelies, contrairement à ce qui fut dit durant tous ces siècles. Elle toisait à présent Barinthus, tout en s'adressant à moi : Tu crois vraiment que les médias nous pardonneront d'avoir laissé l'un des leurs se faire occire du simple fait que nous fassions intervenir la police ? Je pense que certains d'entre eux sacrifieraient leurs propres photographes, avec de l'encens et des prières, pour avoir l'opportunité de couvrir cette affaire. Judicieux, Meredith. Particulièrement judicieux ! Puis elle se tourna vers Barinthus, lui caressa la joue, comme on caresse un amant, alors qu'il était de notoriété publique qu'elle ne l'avait jamais accueilli dans sa couche. Pourquoi n'as-tu jamais essayé de faire de mon fils un Roi ? lui demanda-t-elle. À moins que Barinthus et la Reine ne se soient trouvés engagés dans une tout autre conversation, cette question semblait venir de nulle part. Vous préférez ne pas connaître la réponse, Reine Andais, lui répondit-il de sa voix profonde, en un soupir. Oh si, dit-elle, lui caressant toujours le visage, oh que si ! Vous ne l'apprécierez pas. Dernièrement, j'ai eu du mal à apprécier bon nombre de choses. Réponds à la question, Faiseur de Rois. Je sais que si mon frère, Essus, l'avait souhaité, tu l'aurais aidé à me trucider et à prendre place sur le trône. Mais il n'aurait jamais assassiné sa propre sœur. Il n'aurait jamais entretenu un tel péché au fond de son cœur. Et cependant, tu pensais qu'il ferait un meilleur Roi que moi une Reine, n'est-ce pas ? Que de questions périlleuses ! Tu ne veux pas connaître la vérité, ma Reine, réitéra Barinthus. Je connais la vérité à cette question. Je la sais depuis des siècles, mais ce que j'ignore, c'est pourquoi tu n'as jamais eu de considération pour Cel. Il t'a sollicité après la mort d'Essus. Il t'a proposé de t'aider à te débarrasser de moi, si tu l'aidais à le faire accéder au trône plus tôt. Je crois qu'à l'autre bout de la chambre, nous avons tous retenu notre souffle. Voilà bien un fait qui m'était inconnu. L'expression se reflétant sur le visage de chaque homme qui m'entourait indiquait clairement qu'aucun d'eux n'avait été au courant non plus. Seuls ceux d'Adair et d'Aubépin à l'arrière de leur casque dissimulaient encore leur surprise. Je vous avais prévenue de sa duplicité, dit Barinthus. Oui, et je l'ai fait torturer pour ça. Je m'en souviens, ma Reine. Le sourire d'Andais n'était nullement assorti à ses propos, pas davantage d'ailleurs que le mouvement constant de sa main caressante sur son visage et ses épaules. Lorsque Meredith eut atteint l'âge de la maturité, tu t'es ensuite tourné vers elle. Si elle avait alors eu en sa possession la magie qu'elle possède à présent depuis son séjour dans les Terres Occidentales, tu lui aurais offert ce que tu avais proposé à Essus, n'est-ce pas ? Vous connaissez la réponse, ma Reine. En effet, oui, dit-elle. Mais Cel a toujours eu le pouvoir de devenir Roi. Pourquoi ne l'as-tu pas mis sur le trône ? Pourquoi as-tu préféré épauler une Princesse bâtarde à moitié humaine plutôt que mon fils au sang purement Sidhe ? Ne me demandez pas de répondre à cela, dit-il. Elle le gifla alors par deux fois. Si violemment que cela le fit vaciller, même à genoux. Si fort que du sang apparut à la commissure de ses lèvres. Je suis ta Reine, que tu sois maudit ! Réponds à ma question ! Réponds-moi dans l'instant ! Elle hurla ces derniers mots au visage de Barinthus, qui lui répondit alors, la bouche ensanglantée : Vous êtes un meilleur Roi que Cel ne le sera jamais. Et qu'en est-il de Meredith ? Qu'en est-il de l'enfant de mon frère ? Elle fera une bonne Reine. Meilleure que Cel s'il devenait Roi ? Oui, répondit-il, et ce seul mot tomba dans le silence qui régnait dans la chambre comme une pierre jetée d'une grande hauteur, dont on sait qu'elle produira un bruit, mais uniquement après une chute interminable. Un bruit qui se produisit lorsqu’Andais prit la parole. Meredith, tu ne feras rien avec Barinthus qui risquerait de te faire tomber enceinte par ses soins. Rien du tout ! Me suis-je bien fait comprendre ? Oui. Et ma voix semblait tendue et rauque, comme si c'était moi qui venais de hurler. Contacte la police. Fais ce qui te semble le plus approprié. J'annoncerai à la Cour et aux médias que tu es chargée de gérer ce léger problème. Ne m'importune plus avec ça à l'avenir. Ne viens pas me faire de rapport à moins que je ne l'exige. À présent, partez, tous, hors de ma vue !!! Et nous nous sommes exécutés. Tous, y compris Barinthus. Nous nous sommes éclipsés, nous félicitant de nous en tirer à si bon compte. Chapitre 5 J'appelai donc le Commandant Walters du département de police de Saint-Louis, chargé de notre sécurité à notre arrivée la veille à l'aéroport, de la seule ligne directe disponible dans tout le sithin des Unseelies, c'est-à-dire du bureau de la Reine. Cette pièce me faisait invariablement penser à une version en noir et argent du bureau de Louis XIV, s'il avait eu une quelconque prédisposition à fréquenter les night-clubs goths pour riches menant une vie de patachon. D'une sombre élégance, luxueux et excitant à vous faire remonter des frissons le long de l'échiné ; une imitation du style nouveau-riche tendance contemporaine, mêlé à une déco ambiance antiquité. Et un peu trop claustrophobique à mon goût. Avec une profusion de tons noirs et gris dans un espace trop petit, donnant l'impression qu'un représentant en rideaux tendance gothique s'était montré suffisamment persuasif pour qu'on en recouvre chaque centimètre carré. Le téléphone blanc me faisait toujours penser à un os posé sur le bureau noir de la secrétaire. Ou se pouvait-il que je ne fasse que transposer ? Ce soir, l'humeur de la Reine m'avait semblé incompréhensible. Alors que nous nous rendions à son bureau, j'avais demandé à Barinthus si elle lui avait fourni quelque indice sur la raison pouvant expliquer son étrange comportement, et il avait répondu par la négative. Pas le moindre. Et pour quelle raison allais-je contacter la police de Saint-Louis alors que les contrées de la Féerie sont dans l'Illinois ? Parce que le Commandant Walters était l'officier de liaison du moment entre le pays de la Féerie et la police humaine. À une époque, quelques centaines d'années plus tôt, une unité de police complète nous avait été assignée. Et pourquoi ? Parce que tout le monde en Amérique n'était pas d'accord avec la décision du Président Jefferson d'accueillir les Feys. Les locaux qui allaient se retrouver à vivre à proximité en étaient d'ailleurs particulièrement inquiets, ne souhaitant pas que des monstres de la Cour Unseelie viennent s'installer dans leur État. En ce temps-là, Saint-Louis était la plus grande ville du coin ayant un département de police. Et bien que nous étions géographiquement dans l'Illinois, les problèmes du ressort des forces de l'ordre avaient été transférés dans le Missouri et à Saint-Louis, qui avaient ainsi bénéficié de la mission jubilatoire de nous protéger des humains à tendance belliqueuse tout en surveillant le périmètre délimitant nos terres, pour que nous n'en sortions pas en catimini pour aller foutre le bordel. Si les Cours de la Féerie ne s'étaient pas manifestées avec des pots-de-vin conséquents à l'intention de diverses branches du gouvernement et de certaines personnalités d'envergure, nous n'aurions sans doute pas pu rester bien longtemps dans le coin. Personne ne souhaitait d'embrouilles avec l'une ou l'autre des Hautes Cours, surtout après la dernière grande guerre en Europe ayant opposé les humains aux Feys. Nous nous étions montrés bien trop puissants pour qu'ils se sentent en pays conquis. Ce que personne n'avait vraiment compris à notre sujet - de Jefferson lui-même jusqu'à la foule hystérique - était qu'un cordon de flics n'allait pas vraiment réussir à empêcher les Feys, quels qu'ils soient, de quitter le secteur. Ce qui les y retenait, et les incitait à se comporter correctement, était les menaces et malédictions allègrement échangées entre leurs Rois et Reines respectifs. Mais la police empêchait les humains d'y ajouter leur grain de sel. Lorsque rien de terrible ne sembla troubler l'ordre, la présence policière avait été progressivement réduite, jusqu'à disparaître purement et simplement, et nous ne faisions appel à leur service qu'en cas de nécessité absolue. Alors que les résidents humains réalisaient que ce que nous souhaitions était qu'on nous fiche la paix, nous eûmes de moins en moins souvent recours à notre police privée. Bientôt, les policiers qui nous avaient été assignés remplirent d'autres fonctions dans divers domaines jusqu'au moment d'être réquisitionnés pour remplir leur « devoir féerique », comme on avait fini par le baptiser. Et, au jour d'aujourd'hui, cette unité s'était réduite à un seul inspecteur ou officier. La dernière fois où nous l'avions sollicité avait été à la mort de mon père, mais étant donné que cela s'était passé sur des terres agricoles appartenant à l'État, on avait empêché les locaux de passer, par deux fois. En une occasion, les agents fédéraux s'en étaient chargés, et nous avions pris la suite. Bon d'accord, par l'intermédiaire de la Reine. J'aurais moi-même mené une troupe de soldats à l'intérieur des monticules si j'avais cru un seul instant qu'ils auraient pu capturer les meurtriers de mon père. Après que cette organisation ait brillé par son inefficacité à résoudre son assassinat, j'avais pensé que ce poste avait été abandonné. Mais je m'étais trompée. Doyle avait découvert que le Commandant Walters était toujours notre officier de liaison. Le dernier vestige d'une unité créée par Thomas Jefferson en personne. Nous n'avions jamais eu non plus d'officier de police d'un rang aussi élevé que celui de Commandant pour se charger de nos affaires. Le Commandant Walters s'était porté volontaire à ce poste, son prédécesseur s'étant également chargé de notre protection lors des conférences de presse. Cela lui assurait pour sa future retraite un gros salaire en tant que chef de la sécurité d'une grande compagnie. Les dirigeants de ce genre de firme appréciaient d'être protégés par quelqu'un qui a assuré la sécurité de la royauté. Cela ajoute un certain panache sur un C.V., mais le déprécie s'ils se font amocher alors que vous étiez chargé de leur sécurité. Doyle ayant aussi appris que Walters avait en vue un boulot particulièrement bien payé, je me demandai ce que cette grosse société pensait de lui après ce qui s'était passé hier. Non, les grands pontes seraient probablement quelque peu anxieux de se retrouver sous la protection d'un individu qui avait laissé la Princesse Meredith se faire tirer dessus par l'un de ses propres officiers de police. Les humains croient aux phénomènes magiques, mais ce n'est pas une raison pour merder. Ils préfèrent blâmer quelqu'un d'autre plutôt que quelque entité. Walters devrait se rattraper. Il était dans l'obligation de se racheter aux yeux du public. Bien que mes gardes et moi sachions qu'il n'aurait pas eu la moindre chance de changer ces événements, les humains ne le prendraient jamais pour argent comptant. Le Commandant avait été chargé de cette mission. Il s'était planté. C'était leur façon de voir les choses. Christine, la secrétaire de ma tante, était petite, la poitrine généreuse, et bien plus grassouillette que ce que préconisait la tendance. A une époque, sa silhouette avait été parfaite. Son visage juvénile encadré d'une chevelure blonde qui bouclait au-dessus de ses épaules serait éternellement mignon. L'un de nos nobles lui avait comme envoûté le cœur des siècles plus tôt, avant de s'en lasser. Afin de pouvoir rester à la Féerie, elle avait dû se montrer utile, et s'était donc formée en sténo et en informatique, devenant probablement la personne aux deux Cours la plus au jus techniquement parlant. Elle suggéra que nous contactions le Bureau des Affaires Humaines et Feys. Ce qui semblait logique, je suppose, quoique davantage utile pour répondre aux troubles sociaux ou aux incidents diplomatiques. Si vous voulez du concret, n'allez pas solliciter un politicien ni un bureaucrate. Appelez de préférence un flic. Je pris une profonde inspiration, en adressant une courte prière à la Déesse, puis je composai le numéro que m'avait communiqué la secrétaire. Il répondit dès la deuxième sonnerie. Votre Altesse, entendis-je. Il devait être équipé de l'option affichage d'appels. Non, pas précisément, lui dis-je. C'est la Princesse Meredith, en fait. Ses premiers mots avaient été énoncés avec une formalité toute professionnelle, mais les suivants recélaient de la suspicion. Princesse, que me vaut cet honneur ? En fait, son intonation était positivement hostile. J'ai le sentiment que vous avez une dent contre moi, Commandant Walters. Les journaux ont imprimé que vous ne faisiez pas confiance à mes hommes pour garantir votre sécurité. Que les flics humains ne sont pas assez compétents pour assurer votre protection. Je ne m'étais absolument pas attendue à autant de brusquerie. Il était bien plus flic que politicien, celui-là ! Je n'ai jamais suggéré aux médias que je doutais de la compétence de vos hommes. Alors pourquoi avons-nous été évincés de la conférence de presse suivante ? Hum, en voilà un terrain glissant ! Vous comme moi savons que c'était un sortilège qui a incité votre officier à me tirer dessus, non ? Ouais, le médium affilié à notre unité a trouvé sur lui des vestiges de cet envoûtement. Je suis plus en sécurité dans le sithin mais ce n'est pas le cas de vos officiers. Quelqu'un a pu invoquer un sort dans un bâtiment constitué de poutres métalliques et saturé de technologie. Si on place ce même ensorceleur dans le sithin, à l'intérieur du royaume de la Féerie, sans aucun métal ou autre technologie moderne pour freiner ses pouvoirs, vos officiers seront encore plus susceptibles de se retrouver envoûtés. Et qu'en est-il des journalistes humains ? Ne le sont-ils pas aussi, en danger d'être envoûtés ? Ils ne sont pas armés, lui répondis-je. Ils ne pourront pas faire autant de dégâts. Nous ne répondons donc pas à vos critères, est-ce bien cela ? Il était furibard et la raison m'échappait. La secrétaire de la Reine avait dû surprendre quelques bribes de notre conversation pour m'en fournir un indice. Elle exhiba les gros titres du St. Louis Post Dispatch : LA POLICE ÉCHOUE À PROTÉGER LA PRINCESSE. Allons bon ! Commandant Walters, on vient juste de me montrer le journal. Toutes mes excuses pour ne pas avoir compris l'impact que cette situation a eu sur votre vie. J'étais juste un peu trop préoccupée par ma sécurité. Épargnez-moi vos excuses, Princesse. J'ai besoin que mes hommes soient assez efficaces pour vous protéger lors de vos apparitions publiques. À quelle ampleur de conneries êtes-vous confronté depuis ce qui s'est produit ? Essaierait-on de vous faire porter le chapeau ? Cela ne vous regarde pas ! dit-il, ce qui équivalait quasiment à un oui massif. Je pense que nous pourrions nous entraider, Commandant. Et comment ? Êtes-vous assis ? Ouais. Et ce seul mot manquait remarquablement de jovialité. Je lui servais la version courte de l'affaire du journaliste et de Béatrice et ce que la Reine m'avait demandé de résoudre. Un silence total s'ensuivit à l'autre bout du fil et se prolongea tellement qu'au final, je demandai : Commandant, êtes-vous toujours là ? Je suis là, fut sa réponse, la voix rauque. Je suis désolée que d'être chargé du devoir féerique soit devenu une affaire aussi compliquée. Je suis désolée que cela ait fichu vos projets en l'air. Et qu'en savez-vous, de mes projets ?!!! Je suis au courant que vous souhaitez accéder au poste de chef de la sécurité pour une certaine société lorsque vous prendrez votre retraite en début d'année prochaine. Je sais que vous avez accepté ce poste d'officier de liaison pour nous afin d'étoffer votre C.V. Et je sais que de ne pas avoir pu éviter que je me fasse canarder ne vous a pas, plus que probablement, fait gagner de bons points pour votre poste à venir. Vous en connaissez un sacré rayon pour une Princesse. Je laissai couler, ne sachant s'il s'agissait là d'un compliment ou d'un reproche. Mais que se passerait-il si j'indiquais clairement que j'aie toute confiance en vous, Commandant Walters ? Mais qu'attendez-vous donc de moi ? La suspicion était suffisamment épaisse pour marcher dessus. Je veux qu'une Unité Spéciale experte en homicides vienne ici. J'ai donné l'ordre que la scène de crime soit isolée, mais sur cette affaire, j'ai besoin de la science, et non de la magie. Ne venez-vous pas juste de me faire tout un blabla sur le fait que mes hommes risquent un envoûtement si nous nous rendons sur les lieux ? En effet, et c'est pourquoi je ne requiers que votre présence, celle de l'équipe d'identification médico-légale, et peut-être d'un ou deux officiers, les meilleurs. Mes gardes pourront assurer votre protection, individuellement, contre tout enchantement, si vous venez en groupe suffisamment restreint. Le département tout entier s'est retrouvé crucifié aux gros titres, et particulièrement par les journaux de Saint-Louis. Je viens de l'apprendre. Montrons-leur que la Princesse Meredith et ses gardes n'accordent aucun crédit à toute cette mauvaise presse. J'ai confiance en vous, Commandant Walters. En vous et en une bonne équipe de la police scientifique. Qu'en pensez-vous, Commandant ? Voulez-vous jouer le jeu, ou dois-je vous laisser tranquille ? Je pourrais prétendre ne pas avoir appelé, et me rabattre sur le chef de la police. Et pourquoi n'avez-vous pas commencé par le contacter, lui ? s'enquit Walters. Parce que vous êtes mon officier de liaison. J'ai beaucoup de respect pour votre fonction. Vous êtes la personne que je suis supposée contacter en priorité. De plus, vous êtes presque plus motivé que moi pour résoudre cette enquête. Et qu'est-ce qui vous fait dire ça ? Ne jouez pas les naïfs, Commandant Walters. Le département a eu chaud aux fesses. Et la tête de quelqu'un va tomber. La vôtre, plus que probablement. Laissez-moi leur démontrer que vous bénéficiez toujours de ma confiance et ils vous ficheront la paix. Ils vont vouloir désespérément résoudre ce nouvel épisode et trouver un coupable à punir. Ils vont se marcher dessus pour vous donner tout ce que je demanderai. Vous semblez savoir comment ça fonctionne ! La politique reste de la politique, Commandant, et j'ai été élevée en plein dedans. Je m'assis au bord du bureau et essayai de me délasser l'épaule, dont les muscles meurtris s'étaient contractés au cours de mes pourparlers avec la Reine. À présent mon bras me faisait mal, ce qui était quelque peu curieux, et absolument pas drôle. De tout ce qui me manquait en étant en partie humaine, la capacité de guérir instantanément était celle que j'enviais le plus. J'ai besoin de l'assistance d'un flic, Commandant Walters, et non d'un politicien. J'ai besoin de quelqu’un qui comprenne que ma scène de crime vieillit en ce moment même, pendant notre entretien. Les précieuses preuves pourraient se retrouver contaminées à cette minute précise. J'ai besoin de quelqu'un qui se souciera davantage de résoudre ce merdier que de ses ramifications politiques. Je pense que vous êtes l'homme qu'il me faut, et à présent que votre étoile carriériste file à côté de la mienne, vous serez doublement motivé. Qu'est-ce qui vous rend aussi sûre de ça ? Qu'est-ce qui vous fait penser que je n'essaierais pas de sauver les meubles et de me débiner vite fait ? J'y réfléchis, avant de répondre : L'expression dans vos yeux hier à l'aéroport lorsque vous étiez en rogne d'avoir à partager le commandement avec Barinthus. Le fait que vous ayez exprimé de la colère envers moi au téléphone au lieu de tenter de flagorner. Je n'en étais pas sûre avec quelqu'un d'un rang aussi élevé que vous, mais vous êtes bien plus flic que politicien, Walters. Si vous saviez comme je porte peu la politique dans mon cœur, vous sauriez qu'il s'agit d'un compliment. Vous semblez plutôt douée pour quelqu'un qui n'aime pas ce type de jeu. Je suis efficace à pas mal de choses que je n'apprécie pas plus que ça, Commandant Walters. Tout comme vous, j'en suis sûre. De nouveau le silence. Si nous ne résolvons pas cette affaire, mon cul est sur la touche, et aucune once de confiance qu'on me témoignera, par vos soins ou par ailleurs, ne le sauvera de la mélasse. Et si nous la résolvons... suggérai-je. Il éclata de rire, en un gloussement caverneux. Alors je deviendrai la star du département et les gros patrons se piétineront pour m'offrir un salaire encore plus juteux. Yeah ! Êtes-vous mon homme, ou dois-je prétendre n'avoir jamais passé cet appel ? Je suis votre homme. Je souris. Fort bien. Commencez par passer quelques coups de fil, en faisant rappliquer ici dès que possible les gus de la police scientifique. Et comment vais-je expliquer au Chef pourquoi vous nous laissez pénétrer dans votre précieux pays des fées ? s'enquit-il. Ah ouais ! Il était assurément meilleur flic que politicien ! Expliquez-lui que, quel que soit le coupable, il bénéficie de l'immunité diplomatique, mais que nous autorisons cette investigation en raison de notre désir mutuel de coopération et de justice. Vous voulez le bâtard qui a fait ça, n'est-ce pas ? N'en doutez pas, répondis-je. Vous ne vous souvenez probablement pas de moi... j'étais juste un autre uniforme retenant la foule. Mais moi, je vous ai vue le jour de la mort de votre père. Ils vous ont donné son épée. Si je doutais encore de ne pas avoir contacté la personne qu'il me fallait, cette seule phrase aurait instantanément éliminé cette hésitation de mon esprit. Oui, oui, ils me l'ont donnée, dis-je en élevant la voix. Choper ce salaud ne fera pas capturer l'assassin de votre père. Voilà bien une remarque particulièrement perspicace pour un homme que je n'ai eu l'occasion de rencontrer que deux fois. Eh bien, j'ai été par intermittence l'officier chargé du devoir féerique. Autant pour moi, mais ce n'en était pas moins perspicace, quoique plutôt inconfortable. Désolé. Quand nous aurons chopé ce type, et si les Princesses-Feys peuvent prendre un verre avec des commandants de police de bas étage, je vous raconterai pourquoi je suis devenu flic. Ce fut à mon tour de faire preuve de perspicacité. Vous avez perdu quelqu'un et on n'a jamais attrapé le salopard. Vous étiez déjà au courant ! dit-il d'un ton accusateur. Absolument pas, je vous le jure. Alors c'était une sacrée bonne déduction. Disons simplement que ceux d'entre nous portant ce genre de blessure la reconnaissent chez autrui. Il émit un « humpf », suivi d'une sorte de grommellement : En effet, ouais, je crois que c'est vrai. Que ferez-vous pendant que je passe ces coups de fil pour rallier tout le monde chez vous ? Je vais interroger les témoins. Vous savez, ça serait sympa que j'assiste à ces interrogatoires. Les Feys ayant pu être témoins de quelque chose ne voyagent quasiment jamais en dehors de la Féerie. Ils se sentent quelque peu intimidés par les humains, et plus particulièrement ceux portant l'uniforme. Ils se rappellent tous la dernière grande guerre qui nous a opposés. Cela fait presque quatre cents ans, dit-il. J'en ai tout à fait conscience. Je ne m'y habituerai jamais. À quoi ? Au fait que vous autres ayez l'air aussi jeune, mais que vous vous souvenez encore de ce pays avant l'époque même où mon arrière-arrière-arrière-grand-mère y a débarqué. Pas moi, Commandant. Je ne suis qu'une simple mortelle. Simple, mon cul ! laissa-t-il échapper. Je vous tiens au courant si nous apprenons des infos d'une quelconque utilité des témoins. J'aimerais pouvoir décider de ce qui est utile et de ce qui ne l'est pas. Alors dépêchez-vous, Commandant. Mais je ne peux vous promettre qu'un Fey voudra s'adresser à vous. Je ne peux même pas vous promettre que vous serez dans la pièce où je les interrogerai. Certains d'entre eux ne parlent simplement pas à la police. Alors pourquoi voulez-vous que je vienne ? Afin que, lorsque la presse nous pistera, nous restions côte à côte en leur montrant que vous m'aidez à résoudre l'enquête. Et à propos, faites venir cet officier qui m'a tiré dessus. Et pourquoi, bon sang ?! ! ! Parce que sa carrière est foutue, à moins qu'il n'ait une chance de la sauver en participant aussi aux festivités. Ne risque-t-il pas plutôt de représenter un danger pour votre sécurité ? Nous lui donnerons une amulette qui contribuera à intensifier ses défenses psychiques protectrices. Si je pense qu'il est trop fragilisé pour cette mission, je vous le notifierai et nous l'escorterons à la frontière de la Féerie. Et pourquoi semblez-vous vous soucier de l'avenir de ce jeune flic ? Parce qu'il aurait pu poursuivre toute sa carrière sans que jamais rien de ce style ne lui tombe dessus, si seulement il était resté éloigné du peuple de la Féerie. Le moins que nous puissions faire est de minimiser ce dommage. Je passe les coups de fil dans l'instant, mais j'avoue que vous me surprenez, Princesse Meredith. Vous êtes presque trop sympa pour l'être en réalité. Puis il raccrocha. Je reposai le combiné sur son support. « Trop sympa pour l'être en réalité ? » Mon père m'avait enseigné à me montrer initialement sympa, parce qu'il est toujours temps de devenir mesquin, mais lorsque vous vous montrez mesquin immédiatement, on ne vous croit plus capable de sympathie. Alors sois sympa, sois sympa jusqu'à ce qu'il soit temps d'arrêter les frais, puis élimine-les. Je me demandai s'il avait suivi ses propres conseils en ce jour d'été, ou s'il avait hésité, parce que celui qui l'affrontait avait été son ami. J'aurais donné beaucoup pour retrouver cet individu et lui poser la question. Chapitre 6 Il y avait un autre appel que je devais passer. Auriez-vous la gentillesse d'attendre dehors quelques instants, Christine ? lui demandai-je, en regardant son visage avenant tout souriant. Ses yeux bleus clignèrent, elle prit une profonde inspiration et se leva de son bureau en faisant froufrouter toutes ses jupes, puis quitta la pièce sans un seul mot. Je n'aurais su dire si je l'avais offensée, mais elle avait toujours été difficile à décrypter. Qu'elle soit capable de sourire et sourire pendant tout ce que la Reine faisait en direct sous son nez m'avait invariablement fait m'interroger à son sujet. Appréciait-elle les légers divertissements de Sa Majesté, ou bien ignorait-elle quelle autre attitude adopter ? Une fois Christine sortie, je restai en compagnie de Doyle, de Barinthus et d'Usna. Frost, Galen, Aubépin et Adair s'étaient postés à la porte afin de s'assurer que nous ne soyons pas dérangés. De plus, le bureau n'aurait pu tous nous contenir. Du moins pas confortablement. Je leur faisais tous confiance, sauf à Usna, que je ne connaissais pas suffisamment pour ça. Usna, va attendre dans le couloir, lui dis-je. Il me fit un léger sourire, sans protester, hésitant simplement près de la porte. Veux-tu que je t'envoie un remplaçant ? J'y réfléchis et lui répondis : Galen. Il m'adressa un petit salut du chef, ouvrit le battant et invita Galen à entrer. Celui-ci me lança un regard interrogateur lorsqu’Usna eut refermé la porte derrière lui. Je vais appeler Gillett. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, dit Galen en secouant la tête. Et qui est Gillett ? s'enquit Barinthus. L'un des agents fédéraux ayant enquêté sur l'assassinat du Prince Essus, répondit Doyle. J'ignore pourquoi je suis surprise que tu t'en souviennes, mais c'est le cas, lui dis-je. Doyle me regarda, tournant vers moi ce visage que je trouvais si indéchiffrable, sombre et impénétrable. Gillett a été l'un des enquêteurs humains les plus persistants. Oui, en effet, dis-je en approuvant de la tête. Tu es restée en contact avec lui ? s'enquit Doyle. C'est plutôt lui qui est resté en contact avec moi, Doyle. J'avais dix-sept ans, et il semblait être le seul ayant envie de résoudre le meurtre de mon père plutôt que de répondre aux ordres de la Reine ou de ses supérieurs. Doyle prit une bonne bouffée d'oxygène, qu'il exhala avec lenteur. Et Galen était au courant ? Oui, répondit l'intéressé. Et il ne t'est jamais venu à l'esprit d'aller relater à ton Capitaine que la Princesse gardait contact avec un agent fédéral ? Cela aidait Merry à se sentir mieux, et juste après la mort d'Essus, j'aurais tout fait pour contribuer à son bien-être. Et ensuite ? poursuivit Doyle. Ils s'envoient des cartes deux fois par an, c'est tout. Le sombre regard de Doyle se tourna dans ma direction. Je haussai les épaules, avant de le regretter instantanément, parce que cela fit mal. Il m'a envoyé une carte tous les ans aux environs de l'anniversaire de la mort de mon père. Quant à moi, je lui en envoie une à Noël. Et comment se fait-il que personne ne l'ait remarqué ? s'enquit Doyle. La Reine ne se souciait pas suffisamment de moi pour y prêter attention, et quant à toi, tu portais ton attention là où elle te l'ordonnait. Comme vous tous, d'ailleurs. Il se frotta les yeux du pouce et de l'index. Est-ce que ton bras te fait beaucoup souffrir ? Juste un peu. Il prit à nouveau une inspiration, qu'il exhala lentement. Tu dois te reposer, Princesse. Tu n'es pas fâché contre moi ni Galen, lui dis-je. Tu es en rogne contre toi-même pour ne pas l'avoir su. En effet, dit-il avec dans la voix un infime soupçon de colère. Lorsque mon père est mort, à quel autre garde aurais-je pu faire confiance, à part Galen ? Ne me faisais-tu pas confiance ? demanda Barinthus. Je le regardai, lui qui avait été l'ami le plus proche de mon père. Tu étais quasiment aussi affolé par sa mort que moi, Barinthus. J'avais besoin de quelqu'un qui soit touché par le chagrin sans se laisser consumer. Galen représentait pour moi ce soutien. En disant cela, je tendis la main vers ce dernier. Il la saisit, le plus naturellement du monde. Si tu parviens à te marier avec celui que tu aimes, dit Doyle, je redoute les conséquences que cela aura à la Cour. Je le regardai, essayant de discerner ce qui pouvait bien se passer derrière son visage prudent. J'étreignis la main de Galen et l'attirai contre moi. À une époque, Doyle aurait eu raison. À une époque, Galen était celui que je portais dans mon cœur, et personne d'autre, mais c'était avant que je n'aie suffisamment grandi pour comprendre ce que signifierait de l'avoir à mes côtés. Une position qui se révélerait plutôt dangereuse, une position périlleuse. Je le serrai contre moi, non pas parce qu'il représentait le seul nom gravé dans mon cœur à présent, mais parce qu'il n'y était plus. Une partie de moi en était attristée, et une autre presque soulagée. J'avais compris ce que mon père avait su des décennies plus tôt ; pour Galen, le titre de Roi équivaudrait à une condamnation à mort. J'avais besoin à mes côtés d'un homme endurci et redoutable, et non pas bienveillant et apaisant. Je scrutai le visage de Doyle tout en étreignant Galen. Doyle ignorait-il que la liste de mon cœur s'était allongée, et que son nom y figurait ? Au vu de son comportement, il semblait jaloux, ou envieux, ou en colère. Il dissimulait ses émotions si efficacement que je ne parvenais pas à me décider sur leur nature, seulement qu'elles étaient si intenses que je ne voulais pas les partager. Être capable de les percevoir signifiait que le contrôle légendaire des Ténèbres n'était plus au top. Je vais appeler Gillett. Je me retournai vers le téléphone et étant donné que je n'avais qu'une main valide, je dus lâcher Galen. Qui resta là, à me frôler le dos, son corps s'insinuant contre le mien. Il s'y ajusta impeccablement, comme toujours, comme s'il était né pour se caser précisément à cet endroit. Si tout ce que j'aurais vraiment voulu dans mon lit était des rapports amoureux tout en douceur, alors Galen aurait merveilleusement fait l'affaire. Mais après avoir couché ensemble depuis des mois, nous avions réalisé que sa notion de la passion ne concordait pas avec la mienne. Il ne comprenait pas mon désir de rudesse, ni de souffrance, ni même simplement qu'il pouvait se montrer un peu plus violent. Galen me regardait de ses yeux pâlis d'incompréhension, quand je lui demandais de me faire certaines choses. Je composai le numéro de Gillett, que je connaissais par cœur, bien qu'il ait changé au fil des années. Je l'avais toujours mémorisé, de crainte que quelqu’un ait pris soin de feuilleter tout carnet d'adresses que j'aurais pu posséder. Un souci que j'aurais pu m'épargner. La réaction de Doyle montrait sans équivoque que personne ne m'avait accordé une attention aussi rapprochée. Ce qui était un peu triste et quelque peu frustrant. Quel gaspillage d'énergie pour se planquer d'individus qui s'en foutaient royalement ! J'attendis d'entendre la tonalité à l'autre bout de la ligne. Je lui avais fait la promesse que si quiconque mourait dans des circonstances similaires à ce qui était arrivé à mon père, je l'en aviserais. Celles-ci ne l'étaient pas précisément, mais une promesse reste une promesse. Je me sentis tout aussi idiote qu'excitée, comme si, d'une certaine manière, passer ce coup de fil en particulier pouvait changer quelque chose. J'avais plus de trente ans, mais une partie de moi n'avait toujours que dix-sept ans et voulait que justice soit faite. J'aurais dû me montrer plus perspicace que ça. Gillett, répondit-il. Hello, lui dis-je. Merry ? C'est moi. Comment ça va ? Au fil des ans, il avait adopté envers moi une attitude protectrice. Comme s'il se sentait redevable de ma sécurité depuis la mort de mon père. Si seulement il savait... mais je ne lui avais pas fait part de toutes les tentatives d'assassinat dont j'avais fait l'objet. Ces duels sans fin qui m'avaient fait fuir la Féerie pendant des années en laissant tout le monde penser que j'étais partie à jamais. C'était la première fois que je lui parlais depuis que j'avais refait surface. Un peu plus usée de jour en jour, mais ça roule. J'ai cru qu'ils t'avaient tuée, toi aussi, il y a de cela trois ans. Pourquoi n'as-tu pas appelé ? Parce que si tu avais prononcé mon véritable nom après la tombée de la nuit, la Reine de l'Air et des Ténèbres nous aurait surpris. Notre conversation serait arrivée à ses oreilles. Ce qui t'aurait mis en danger. Comme tout le monde, d'ailleurs. Un soupir me parvint dans le combiné. Et à présent, tu es à nouveau « Princesse » et en quête d'un époux. Mais tu ne m'appelles pas seulement pour tailler la bavette, n'est-ce pas ? Aurais-tu eu vent de quelque chose ? D'une rumeur disant que les journalistes ont quitté le monticule de la Féerie, mais sont tous à présent rassemblés dans le parking. La conférence de presse étant terminée, alors pour quelle raison autant de types des médias nationaux et internationaux sont-ils en train de poireauter dans l'Illinois en plein milieu d'un champ de blé ? Je lui énonçai le problème dans les grandes lignes. Je peux être là-bas avec une équipe dans moins de... Non, pas d'équipe. J'ai déjà quelques policiers qui vont arriver avec une unité médico-légale. Tu peux venir, mais n'amène pas des dizaines d'agents. Ceci s'est passé à l'intérieur du sithin et pas sur des terres fédérales cette fois. Nous pourrions t'aider. Sans doute, ou peut-être d'autres humains se feront-ils amocher. Nous avons un journaliste mort, et c'est amplement suffisant. Nous ne pouvons nous permettre qu'un agent du FBI se fasse tuer par l'un de nous. Nous parlons de ça depuis des années, Merry. Ne me court-circuite pas sur ce coup-là. L'assassinat de mon père remonte à seize ans ; c'est secondaire, Raymond. La priorité, ce sont ces meurtres récents. A t'entendre, je ne suis pas sûre que ce serait le cas pour toi. Tu ne me fais pas confiance, dit-il d'une voix blessée. Je suis sur les rangs pour accéder au trône à présent, Raymond. Le bien-être de la Cour l'emporte sur la vengeance personnelle. Et que dirait ton père en entendant parler ainsi sa propre fille ? Il dirait que je me suis assagie. Il serait d'accord avec moi. Je commençai à regretter de l'avoir appelé. Je réalisai que l'agent Raymond Gillett faisait partie d'un rêve d'enfant. Un rêve que je ne pouvais me permettre, plus maintenant. Je me sentis brusquement fatiguée, mon bras me faisait souffrir de l'épaule au poignet. Je me retournai pour me soutenir contre le bureau, en partie assise dessus, obligeant Galen à s'écarter un peu de moi, ce qui me convenait parfaitement. Sa main continua à me tripoter le contour de la cuisse, faisant monter et descendre le bord de la jupe. Ce qui était d'un grand réconfort, et comme j'en avais besoin ! Doyle m'observait et l'expression dans son regard adoucissait son visage. Je dus détourner les yeux face à la gentillesse que j'y perçus, n'étant pas certaine de comprendre pourquoi un tel regard venant de lui m'étreignait la gorge ainsi. Ne viens pas, Gillett. Je m'excuse de t'avoir dérangé. Merry ne fais pas ça, pas après quasiment vingt ans ! Lorsque nous aurons résolu celle-là, si je suis encore vivante et ai toujours carte blanche dans ce secteur, je t'appellerai, et nous pourrons discuter pour que tu viennes nous rejoindre. Mais seulement s'il s'agit de la mort de mon père. Ne penses-tu pas que le FBI serait utile sur un cas de double homicide ? J'ignore ce que nous avons à gérer ici, Gillett. Si nous avons besoin de quelque chose de plus folichon que ce que le labo local peut nous fournir, je t'en aviserai. Et il se pourrait même que je réponde au téléphone... ou pas. Comme tu veux, lui dis-je, en m'efforçant de ne pas laisser ma voix trahir combien ma gorge s'était nouée, ni que mes yeux me brûlaient. Mais réfléchis à ça, Gillett. As-tu commencé tout ceci avec une gamine de dix-sept ans parce que tu as eu pitié de moi, ou parce que tu étais en rogne que la Reine t'ait évincé de l'enquête ? Était-ce la pitié qui t'a ému, un désir de justice, ou simplement le ressentiment ? Tu voulais lui montrer. Tu résoudrais l'affaire sans l'aide de la Reine. Tu allais utiliser la fille d'Essus pour t'aider dans cette entreprise. Cela n'avait rien à voir avec ça ! Alors, pourquoi es-tu en colère contre moi à présent ? Je n'aurais jamais dû t'appeler, mais je t'ai fait une promesse. La promesse d'une enfant : t'appeler si jamais un meurtre similaire se produisait. Les détails n'en sont pas identiques, mais quel que soit le responsable, il possède une magie du même genre. Si nous résolvons cette affaire, cela pourrait nous apprendre des éléments nouveaux concernant le meurtre de mon père. Je pensais que tu apprécierais de le savoir. Merry, je suis désolé, c'est... Que ce meurtre t'a miné toutes ces années ? lui balançai-je. C'est ça, admit-il. Je t'appelle si quoi que ce soit de pertinent se présente. Appelle-moi si tu as besoin d'une meilleure équipe médico-légale que celle du coin. Je peux te faire parvenir des résultats d'ADN dont ils ne pourraient pas rêver. J'eus un sourire. Je ne manquerai pas de mentionner au Commandant Walters que le FBI a une telle confiance dans la police locale. Il laissa échapper un petit rire sec. Désolé de te compliquer la tâche. J'ai tendance à être quelque peu obsessionnel. Au revoir, Gillett. Tchao, Merry. Je raccrochai et m'avachis sur le bureau. Galen me soutenait contre lui, en faisant attention à mon bras blessé. Pourquoi n'as-tu pas laissé Gillett descendre ici ? Je relevai la tête pour scruter ce visage, cherchant un indice me prouvant qu'il avait compris ce qui venait de se passer. Ses yeux verts étaient écarquillés, innocents. J'étais prête à éclater en sanglots, en proie à un besoin irrépressible de pleurer. J'avais appelé Gillett parce que les meurtres avaient réveillé mes fantômes, ils me hantaient à nouveau. Pas de véritables fantômes, mais ces souffrances émotionnelles qu'on croit disparues pour de bon jusqu'à ce qu'elles ressurgissent pour vous obséder, peu importe à quelle profondeur elles sont enfouies. Doyle s'avança vers moi. Je t'ai observée t'améliorer de jour en jour afin de te préparer au rôle de Reine, Meredith, de minute en minute. Il effleura mon bras indemne, semblant douter que je me laisse toucher. Mon souffle s'exhala en un cri perçant, et je me jetai contre lui. Il m'entoura de ses bras puissants, m'étreignant presque douloureusement pendant que je pleurais. Il avait compris ce que cela m'avait coûté de renoncer à ces bribes d'enfance. Barinthus vint à son tour nous rejoindre et nous enlaça tous deux, nous serrant contre lui. Je levai les veux, pour voir que lui aussi avait les joues sillonnées de larmes. Tu es bien plus la fille de ton père en ce moment que tu ne l'as jamais encore été. Galen nous enlaça du côté opposé, si bien que nous nous sommes retrouvés douillettement blottis les uns contre les autres. Mais je réalisai en cet instant que Galen, comme Gillett, n'avait été qu'un rêve d'enfant. Retenue entre leurs bras, je laissai libre cours à ma tristesse. Pleurer ne l'enfouirait pas. Je pleurai sur les derniers vestiges de mon enfance. J'avais trente-trois ans ; ce qui semblait relativement tard pour y renoncer, mais certaines blessures nous lacèrent si profondément qu'elles nous entravent. Nous empêchant de lâcher prise, de grandir, de percevoir la vérité. Je m'abandonnai à mes sanglots entre leurs bras, pendant que Barinthus pleurait, lui aussi. Je m'abandonnai à leur étreinte, tout en sachant que Galen, et seulement Galen, ne comprenait rien à ce qui était en train de se passer. Lui qui avait été mon confident le plus proche parmi les gardes. Mon ami, celui pour lequel j'avais eu mon premier béguin, et il avait demandé : « Pourquoi n'as-tu pas laissé Gillett descendre ici ? » Je pleurai en les laissant me réconforter ainsi, mais ce n'était pas seulement de la perte de mon père que je faisais le deuil. Chapitre 7 Je nettoyai les restes de maquillage épargnés par mes larmes, me débarrassant du rouge à lèvres qui dessinait une grimace clownesque quelque peu passée, et tendis une lingette nettoyante à Frost pour qu'il se débarbouille. Nous étions propres et impeccables et présentables lorsque nous sommes retournés sur la scène de crime. Je me sentais comme vidée de l'intérieur, ayant l'impression qu'une partie de ma personnalité manquait à l'appel. Mais cela importait peu. Walters arriverait bientôt avec l'équipe d'expertise médico-légale. Il était impératif que nous ayons terminé d'interroger les témoins avant leur arrivée, au cas où ils nous communiqueraient certains détails que nous préférions que la police n'apprenne pas. Je voulais la justice, sans pour autant encourager les mauvaises critiques en partageant avec les humains quelque sombre secret. Doyle s'arrêta si brusquement que nous entrâmes en collision. Il me repoussa contre Galen et dans les bras d'Usna. Il avait sans aucun doute fait un signal qui m'avait échappé. Avec Doyle et Adair devant, et Galen et Usna qui m'encadraient, je ne pouvais voir ce qui semblait les avoir tous tétanisés. Fermant la marche, Barinthus, Aubépin et Frost s'étaient retournés vers l'autre bout du corridor, s'attendant à ce que quelque intrus se soit rapproché de nous en traître. Que se passait-il ? Quoi encore ? Je ne parvenais même pas à ressentir le moindre soupçon de peur. Sans savoir s'il s'agissait de bravoure ou plutôt d'épuisement. Je me sentais simplement trop fatiguée émotionnellement et physiquement pour avoir peur. À cette seconde, je n'étais même pas sûre de ressentir quelque chose en cas d'attaque. Je tentai de me secouer de ma léthargie, de cet abattement. Doyle, qu'est-ce que c'est ? le hélai-je. Ce fut Barinthus qui répondit : Les Corbeaux de la Reine sont dans le couloir. Ils nous bloquent le passage. Il est vrai que de mesurer deux mètres dix représente un avantage certain pour bénéficier d'une vue dégagée. Je réalisai alors que ma garde se méfiait à présent de tous les Sidhes. Et ils avaient bien raison. L'un d'eux avait commis ces meurtres et j'étais chargée de capturer cet assassin. Fantastique ! Je venais juste de donner à quelqu'un une nouvelle bonne raison de m'assassiner. Mais une de plus ou de moins, qu'est-ce que cela pouvait bien faire, après tout ? Adair se plaça au milieu du corridor, m'offrant ainsi un rempart de son dos recouvert d'armure, tandis que Doyle s'avançait dans le couloir. Barinthus répondit à ma question avant même que je n'aie eu le temps de la formuler, ne serait-ce que par la pensée. Doyle va s'entretenir avec Mistral. Mistral, le Maître des Vents, le Déclencheur de Tempêtes, nommé nouveau Capitaine des Corbeaux de la Reine, l'avait remplacé lorsqu'il était devenu plus qu'évident que les Ténèbres n'allait pas réintégrer ses anciennes fonctions. Qu'est-ce qui se passe ? s'enquit Galen, d'une voix suffisamment anxieuse pour deux. Usna se pencha au-dessus de moi, pour me renifler les tifs. Tu sens bon. Concentre-toi sur les affaires en cours, lui dit Galen, en scrutant l'endroit où était allé Doyle. Il avait sorti son flingue, le canon baissé le long de sa cuisse. Si j'avais eu à choisir entre l'épée et le revolver, j'aurais fait le même choix. Lors de mon retour à la Féerie, le port d'armes à feu avait été déclaré illégal à l'intérieur des monticules. Mais à la suite des récents attentats, ma tante avait décidé que mes gardes ainsi que les siens auraient besoin de toute l'aide qu'ils pourraient obtenir. Nos hommes avaient donc été autorisés à porter des revolvers, du moment qu'ils savaient s'en servir. Doyle et Mistral avaient été juges de ceux compétents en la matière, et de ceux devant s'en abstenir. Certains d'entre eux considéraient les armes à feu comme d'autres l'idée de se balader avec un serpent venimeux dans la poche. Utiles, certes, mais que se passerait-il si elles se retournaient contre vous ? Usna pointait un braquemart d'un bout à l'autre du corridor. Ses yeux gris, le détail le plus ordinaire en soi de sa physionomie, restaient vigilants, mais son visage s'appuyait contre le sommet de ma tête. Tout d'abord d'une joue, puis de l'autre, contre mes cheveux. Il scrutait les deux extrémités du couloir, tout en me marquant de son odeur. Comme un chat, et de manière complètement inappropriée en vue de la situation, s'il avait pensé comme un humain. Mais c'était Usna, et je savais qu'il restait conscient de ce qui pouvait se passer aux alentours, tout en essayant de conférer l'odeur de sa peau à mes cheveux. Je trouvai cela d'ailleurs étrangement réconfortant. Contrairement à Galen. Usna, arrête ça ! Celui-ci émit une subtile sonorité, entre un ronronnement et un grognement. Tu te fais trop de bile, mon petit lutin. Et toi pas suffisamment, mon chaton, rétorqua Galen avec un large sourire. Et de voir Usna se faire ainsi chambrer nous détendit tous. Silence, vous deux, dit Frost dans notre dos. Ils la bouclèrent donc, avec un petit air penaud néanmoins plus jovial. Usna cessa toute tentative de se frotter le visage contre mes cheveux. Ce qui révélait qu'il avait agi ainsi bien plus pour asticoter Galen que pour moi. Doyle semblait prendre tout son temps. Si quoi que ce soit avait horriblement mal tourné, Barinthus et Adair nous auraient prévenus. Mais comme cela s'éternisait ! Le calme surnaturel commençait à se débiner en catimini, laissant la place à l'anxiété. J'avais un permis de port d'armes en Californie. Ainsi qu'une dérogation diplomatique qui me couvrait pratiquement partout, à tout moment, au motif que je menais une vie suffisamment dangereuse pour qu'être armée soit considéré comme une nécessité. J'avais donc des flingues. Mais Andais ne m'autorisait pas à m'en munir lors des conférences de presse. J'étais une Princesse ; et les Princesses ne se chargeaient pas de leur propre défense, d'autres s'assuraient de ça à leur place. Je trouvais cette idée archaïque, sans discernement, et d'autant plus ironique venant d'une Reine dont la réputation était fondée sur son passé de déesse guerrière. Debout, là, avec Galen et Usna appuyés contre moi, les autres m'entourant de remparts de chair, je me fis le serment que la prochaine fois que je quitterais ma chambre, je serais armée. Doyle revenait vers nous, et Adair s'écarta pour le laisser passer, avant de se replacer au milieu du corridor comme quelque mur doré. Je réalisai qu'il n'était que ça, une forteresse de chair et de métal destinée à éloigner la mort de moi. Il avait dit que j'étais son Ameraudur parmi tous les membres de la royauté des deux Cours. Cette appellation impliquait davantage d'honneur que ne le conférait le fait d'être appelé Roi, parce qu'on était choisi par ses hommes, et qu'ils vous suivaient par amour, de ce type d'amour que les guerriers partagent entre eux depuis la nuit des temps sur le champ de bataille. Les serments engageaient un garde à risquer sa vie pour assurer sa mission de protection d'une reine ou d'une princesse, mais Ameraudur signifiait qu'il la remplirait de son plein gré. Ce qui voulait dire que revenir vivant d'un combat alors que son chef ne l'était plus était pire que la mort. Une honte telle qu'il ne pourrait jamais l'oublier. Deux des gardes de mon père s'étaient suicidés sous le coup de l'opprobre d'avoir laissé leur Prince mourir. Offrir ainsi sa vie à son Ameraudur était le plus grand des privilèges. Et de voir Adair debout, si droit, si fier, si prêt à mourir si nécessaire, me fit réfléchir à mon nouveau titre. À m'en effrayer. Jamais je n'aurais souhaité que quiconque sacrifie sa vie pour moi. Je ne le méritais pas. Je n'étais pas mon père et ne le serais jamais. Je ne pourrais jamais chevaucher au cœur de la bataille à leur commandement en espérant y survivre. Comment alors pouvais-je être leur Ameraudur, si je ne pouvais accomplir cela ? Le sombre visage de Doyle m'était impénétrable. Quoi qu'il pense de ce nouveau petit nom affectueux dont Adair m'avait affublée, il le gardait pour lui. Il semblait à présent si dénué de toute expression que j'étais sûre de ne courir aucun danger imminent. À part ça, il aurait pu arborer le même air en toutes circonstances. J'aurais voulu lui hurler de me montrer ce qu'il ressentait, mais il parla avant que je ne pète les plombs. La Reine les a envoyés pour venir te chercher lorsque tu en auras terminé avec « tes affaires de meurtre », comme elle l'a exprimé. C'est suffisamment vague pour qu'ils ne puissent t'embarquer aussitôt, dit-il en m'adressant un sourire empreint d'ironie tout en hochant la tête d'un air entendu, avant de poursuivre : En vérité, Mistral est à présent chargé de la scène de crime. Quoi ?!!! nous exclamâmes Galen et moi à l'unisson. La Reine a-t-elle résilié la proposition qu'elle a faite à Meredith ? s'enquit Barinthus. Mistral serait-il à présent chargé avec elle de ces meurtres ? Non, répondit Doyle. Rhys a pensé à un autre sortilège qui permettrait de retrouver la trace de notre meurtrier. Il souhaitait explorer ce nouvel indice magique, mais avait besoin de quelqu'un pour monter la garde sur la scène de crime. Lorsque Mistral et les autres sont arrivés, il les a placés en faction dans le corridor. Voilà une action irréfléchie, commenta Frost. Et j'étais bien d'accord avec lui, tout en sachant qu'ignorer les messages ou les messagers de la Reine n'était pas très judicieux. Nous l'avons quittée depuis une heure à peine. Qu'est-ce qu'elle peut bien vouloir encore ? Toi, dit une voix profonde dans notre dos. Doyle me lança un regard interrogateur et je lui transmis mon assentiment d'un signe de tête. À son signal, lui et Adair s'écartèrent comme les pans d'un rideau pour révéler Mistral à ma vue. Sa chevelure rassemblée en queue-de-cheval qui lui dégageait le visage était du gris d'un ciel annonciateur de pluie. Je n'eus qu'un bref aperçu de ses yeux évoquant un nuage pesant d'orage avant qu'il ne se prosterne sur un genou, la tête si basse que je ne pouvais qu'en voir l'arrière. C'était la première fois qu'un autre Sidhe, quel qu'il soit, m'avait volontairement témoigné un tel... respect. Mes yeux ronds d'étonnement se posèrent sur la courbe de sa large carrure revêtue d'une armure en cuir, m'interrogeant sur la raison de ce comportement. Relève-toi, Mistral. Il secoua la tête, envoyant ses longs cheveux gris retombé telle une cascade dans son dos, retenus lâchement sur sa nuque par une lanière de cuir. Je te dois au moins ça, Princesse Meredith. Je n'avais pas la moindre idée d'où il voulait en venir. Je regardai Doyle, qui me fit un léger sourcillement, une subtile rotation de tête, sa version à lui d'un haussement d'épaules. Et pourquoi me devrais-tu une telle vénération ? lui demandai-je. Il releva le visage juste assez pour me regarder, les yeux écarquillés. Si j'avais pu rêver que tu aurais interprété aussi sérieusement un simple regard venant de moi, je me serais comporté plus prudemment envers toi, Princesse. Je t'en fais le serment. Je compris alors ce qu'il voulait dire, car c'était son regard empli de mépris la nuit dernière qui m'avait aidée à affronter bravement Andais alors qu'elle était sous l'emprise d'un sortilège maléfique. Un sortilège l'ayant transformée en véritable danger pour tous ceux se trouvant dans son entourage et qui l'avait incitée à massacrer ses propres hommes. Un complot particulièrement ingénieux. Mistral m'avait alors fait comprendre d'un seul regard que je n'étais qu'un autre membre sans intérêt de la royauté, et qu'il nous haïssait tous autant que nous étions. Ce ne fut pas cette haine, mais le fait qu'il sous-entendait que j'étais inutile qui m'avait motivée à agir. Parce que sur ça, j'étais bien d'accord avec lui. À cet instant, j'avais décidé que je préférais mourir que de les voir se faire tous massacrer sans lever le petit doigt. Es-tu aussi certain qu'un seul de tes regards m'a décidée à intervenir ? Je le dis sur le ton de la plaisanterie mais j'avais oublié le temps qui s'était écoulé depuis que certains des Corbeaux de la Reine avaient eu l'occasion de blaguer avec une femme. Il baissa vivement la tête, dissimulant son visage, sa voix incertaine reflétant un certain malaise. Je suis désolé, Princesse, j'ai fait trop de suppositions. Ma vanne était non seulement tombée à plat mais l'avait mis dans l'embarras. L'idée ne m'avait pas effleurée que mes paroles auraient pu produire sur Mistral un tel effet. Je touchai sa tête courbée, la bague de la Reine à ma main droite : le signe de sa souveraineté, le cadeau qu'elle m'avait offert, et un objet de pouvoir. Je lui effleurai des doigts le visage avant que la bague ne le fasse. Ses yeux gris d'orage se levèrent alors vers moi. Ses lèvres s'entrouvrirent comme s'il avait eu l'intention de dire quelque chose, mais lorsque le métal lui frôla la peau, il n'eut plus le temps de dire quoi que ce soit. Je savais que je me trouvais encore physiquement debout et Mistral agenouillé dans le corridor à l'intérieur du monticule de la Cour Unseelie. Je le savais, parce que cela s'était déjà produit lorsque les magies du Calice et de la bague s'étaient unies. Cependant, nous nous trouvions parallèlement au sommet d'une colline couronnée par un gigantesque arbre mort. Cette colline, cet arbre, m'étaient apparus sous une forme ou une autre dans mes rêves et visions. Mistral était agenouillé devant moi, la joue au creux de ma paume. Sa main vint se poser sur la mienne, en la retenant contre son visage, tandis qu'il regardait fixement tout autour de nous la plaine qui s'étendait à perte de vue. Verdoyante et magnifique, mais étrangement désertique. Qu'as-tu fait, Princesse ? Moi ? Rien du tout, lui répondis-je. Son regard fixe se leva vers moi, et j'y discernai de la perplexité. Je ne comprends pas. Regarde l'arbre. Il se retourna, ses mains retenant à présent les miennes, plutôt qu'appuyées contre son visage. L'arbre était immense, noirci, son écorce se fragmentant sous le souffle du vent qui allait en s'intensifiant. La première fois où j'avais vu un arbre aussi mort, il était largement fendu par le milieu. Contrairement à celui-ci. Il m'avait fallu quelque temps pour comprendre que cet arbre n'était pas réel, pas plus que la colline. Et de même, ils ne se situaient sur aucune carte qui vous aurait permis de vous y rendre. Cet arbre symbolisait la Déesse, et le pouvoir de la Féerie ; la colline était La Colline. Nous étions au centre du monde, mais le centre du monde changeait en fonction des pensées des dieux. En cet instant, il s'agissait du centre, où Mistral et moi nous trouvions. Debout main dans la main, tandis que le vent soufflait en rafales en tourbillonnant dans les nues. Ces bourrasques transportaient les effluves de fleurs de pommier et de roses - un parfum floral suave, frais et agréable, où je perçus qu'y était transportée une voix. Ou ne s'agissait-il que d'une furtive pensée ? Mistral ne semblait pas l'avoir entendue. Ne s'adressait-elle peut-être qu'à moi ? « Embrasse-le, me susurra le vent, embrasse-le. Laisse-le goûter au Calice. » Mais le Calice n'est pas ici, pensai-je. Et le vent de poursuivre : « Tu es le Calice. » Oh, bien sûr ! En cet instant, cela semblait parfaitement logique, bien que je sache que plus tard, cela semblerait particulièrement incongru. Mistral, lui dis-je, tandis qu'au son de ce nom, le vent s'intensifia, plus puissant, plus suave. Il tourna les yeux vers moi, et j'y perçus un soupçon de peur. Cela faisait-il si longtemps qu'il n'avait été touché par la Déesse? « Oui », dit la voix qui résonnait à l'intérieur de ma tête, « oui, en effet ». Embrasse-moi, Mistral, lui dis-je. Il me dévisagea, le regard fixe. Qui es-tu ? Je suis Merry. Il secoua la tête, tout en me laissant l'attirer contre moi. Je constatai que mon bras n'était plus blessé en ce lieu de rêve et de vision. J'enlaçai la puissance lisse de son dos, par-dessus le cuir de son armure. Ses mains glissèrent autour de ma taille. Non, tu n'es pas la Princesse, dit-il en secouant de nouveau négativement la tête. Je le suis, mais je suis encore davantage, c'est vrai. Ma voix était empreinte de cette douceur que j'avais déjà pu percevoir et qui sonnait à mes oreilles comme n'étant pas la mienne. Qui es-tu ? me murmura-t-il. Bois au Calice, Mistral. Le vent aux effluves floraux nous enveloppa tels des bras invisibles, nous entravant jusqu'à ce que nos corps se retrouvent aussi pressés l'un contre l'autre que cela était possible avec nos vêtements. Il me retint, tout en semblant effrayé, et la peur n'est pas un super aphrodisiaque pour la plupart. Ce que la Reine n'était jamais vraiment parvenue à piger. Il inclina le visage vers moi, mais son corps était tendu, et il tenta de ne pas se pencher plus près. Le vent le poussa, l'obligeant à courber la tête. Je compris en cet instant qu'il avait été autrefois le Maître des Vents, le Déclencheur de Tempêtes. À une époque, il avait tout contrôlé, comme un homme maîtrise un cheval, mais à présent, Mistral était devenu ce cheval se faisant chevaucher, et il ne l'appréciait pas. Il résista contre la poussée de ce vent suave. Il résista en tentant d'écarter son corps du mien, mais le vent s'apparentait à des chaînes, et le mieux qu'il put faire en se rebellant contre toute cette puissance fut de maintenir sa bouche en suspens au-dessus de la mienne. Juste hors de portée. Pourquoi résister alors que c'est ce que tu veux ? dit la voix en s'exprimant par mes lèvres. Tu ne peux être le Calice. Tu ne peux être la Déesse ! Elle nous a chassés depuis longtemps ! Si je ne suis pas réelle, alors tu ne pourras m'embrasser. Tu ne peux être réelle. Tu as toujours été comme saint Thomas, sceptique, Mistral. Embrasse-moi, embrasse-moi et découvre la vérité. Qui de tes doutes ou de moi sont réels ? La pression du vent s'intensifia tellement que l'air en devint quasi irrespirable. Embrasse-moi ! La voix qui provenait de moi résonnait en échos portés par la bourrasque et le parfum entêtant des fleurs écloses. Sa bouche effleura alors la mienne, et en cet instant, il abandonna toute résistance. Il s'abandonna à ce baiser de ses lèvres, de sa bouche, de ses bras, de tout son corps. Le vent n'était plus à nouveau que le vent, mais Mistral ne le remarquait pas. Il me souleva dans ses bras puissants, ses mains me pressant contre son corps, m'enserrant le cul de l'une d'elles, me broyant presque et m'arrachant un faible gémissement. Ce qui sembla l'encourager. Le baiser avait été auparavant profond, tout en recélant une certaine délicatesse ; à présent, il m'embrassait si fougueusement, comme s'il avait l'intention de grimper à l'intérieur de mon corps par mes lèvres entrouvertes. Il m'embrassa goulûment, ses dents contre ma bouche, me mordant la lèvre inférieure jusqu'à ce que je pousse un cri qui lui rappelle ma présence. Le parfum de fleurs avait disparu et le vent sentait l'ozone. Chaque poil sur mon corps s'était dressé, en une chair de poule généralisée. Mistral nous poussa au sol, plaquant son corps sur le mien. Je me demandai si c'était dans l'intention de me protéger, ou de presser contre moi son entrejambe gonflé. Nous étions cependant allongés à même la terre une seconde avant que la zébrure blanche d'un éclair ne surgisse, tombant du ciel limpide pour venir frapper l'arbre mort. Une succession d'éclairs tomba du ciel, venant le marteler, et à chaque coup de tonnerre l'écorce morte s'en détachait, révélant en dessous une nouvelle enveloppe, plus pâle. Mistral couvrait mon corps du sien, me protégeant tandis que la foudre creusait de sillons la terre au pourtour de l'arbre, alors même qu'il se dévêtait de son enveloppe morte. Jusqu'à ce que, enfin, il se dresse nu, régénéré et vivant. Ses branches tortueuses se mirent à se rallonger, s'épaississant, des bourgeons se formant à leurs extrémités. Les fleurs écorent, blanches et roses, et la senteur de pomme se fit dense et sucrée. À la fin de cette vision, la voix de la Déesse nous parvint. Allez, mon Saint Thomas sceptique, secoue les morts des vivants. Nous nous sommes ensuite retrouvés dans le corridor, Mistral toujours agenouillé devant moi, ma main contre son visage, mon bras blessé dans son attelle. Les hommes de Mistral nous encadraient cependant en plus grand nombre encore, mais Doyle et Barinthus les retenaient en arrière. Je doutais que beaucoup de temps se soit écoulé, mais j'entendis Barinthus qui disait : La Princesse a contribué au retour de certains de mes pouvoirs par le simple contact de sa main. Retireriez-vous cette chance à votre Capitaine, simplement du fait que vous ne comprenez pas ce qui est en train de se passer ? Mistral releva alors la tête en souriant, exhibant des dents féroces. Ses yeux bouillonnaient de la noirceur des nuages orageux, à en sembler aveuglés. Il se remit brusquement debout, m'empoignant toujours par la main, et m'attira brusquement contre lui, si brutalement qu'il me cogna le bras, ce qui m'arracha un faible gémissement de douleur. Puis un son émergea du plus profond de sa poitrine, un son qui démarra quasiment comme un ronronnement, pour se terminer en un grognement sourd à la tonalité de basse évoquant un lointain roulement de tonnerre. Ses doigts me parcoururent les cheveux, avant de les empoigner violemment à pleine main, trop serré, bien trop, et je ressentis une douleur, aiguë. Puis il baissa les yeux vers moi, fixement, le visage empli d'un désir sauvage, sans détour, semblant aussi distant et primitif comme les ténèbres et la lumière. Comme cette étincelle divine qui se projeta dans l'obscurité primale et généra la vie. Ce pouvoir reposait entre les mains de Mistral, dans la pression de son membre, dur et impatient même au travers du carcan de son cuir. Il me donnait la sensation d'être si énorme, si gonflé, contre mon corps. Sa pression, la force de ses mains me firent frissonner contre lui. Il resserra sa poigne sur mes cheveux, m'obligeant, au risque de m'infliger à moi-même une véritable souffrance, à réprimer la réaction de mon corps qui voulait ruer et se débattre contre son empoignade, mais il me laissait le choix de me contrôler ou de me faire mal. Il connaissait le jeu, notre Mistral. La sensation d'être piégée, d'être impuissante contre sa force, son désir, et ce que désirait mon corps était presque insoutenable. Mes yeux se refermèrent sous l'effort de ne pas me débattre sous la dureté de sa poigne. Il murmura à nouveau contre mon visage, et je ne parvenais pas à focaliser mon regard pour me permettre de le voir. Veux-tu chevaucher la tempête ? De nouveau, son souffle était chaud contre ma peau. Sa voix ne laissait augurer aucune douceur, aucun compromis. Je connaissais le genre de sexe qu'il me proposait, et cette pensée fit se contracter certaines parties de mon corps, au niveau de mon bas-ventre, en m'extirpant un autre gémissement faible de la gorge. Oui, dis-je dans un murmure, oui. Un roulement de tonnerre retentit alors en échos dans le corridor, ébranlant les murs de pierre et semblant résonner hors de son corps pour pénétrer le mien, comme si celui-ci était un diapason qu'on aurait fait tinter contre le bord d'une large coupe de métal. Il poussa un grognement contre ma peau, recélant la saveur de l'orage. Bien ! dit-il en m'obligeant à me mettre à genoux. Chapitre 8 Mistral me maintint fermement dans cette position, la tête immobilisée par sa poigne, tandis que de l'autre main il défaisait sa braguette. J'en eus une réaction physique si violente en le voyant s'y activer que j'aurais pu en tomber à quatre pattes s'il ne m'avait maintenue agenouillée. La plupart de mes amants ne me laissaient pas me pencher sur eux pour les prendre dans ma bouche parce que cela ne me ferait pas tomber enceinte. Une fellation ne ferait pas de l'un d'eux un Roi pour la Reine que je pouvais devenir et ils refusaient de gaspiller leur semence sur aucune partie de mon corps. Je l'avais pourtant proposée en tant que préliminaires, mais la plupart l'avaient refusée de peur que je les fasse jouir et qu'une opportunité soit ainsi perdue. Me laissant implorante, désireuse d'obtenir cette sensation qu'aurait pu m'offrir leur membre dans ma bouche. Mistral ne semblait quant à lui pas particulièrement inquiet de devenir Roi ni de m'engrosser. En ce moment même, il me désirait sans aucun plan en tête, sans arrière-pensée, seulement pour satisfaire son désir depuis trop longtemps ignoré. Qu'il pense initialement au plaisir et ensuite aux enjeux politiques me fit l'aimer, juste un peu. Ma peau se mit à luire doucement. Cette danse de la magie s'animant en dessous circula sur sa main avant de pénétrer son corps en un rayonnement blanc diffus qui émergea sous son épiderme, rappelant un halo de lumière apparaissant juste au coin d'une rue. Non pas de la brillance irradiant intégralement de ma peau, mais en une émanation lumineuse plus estompée, moins sûre d'elle. Je me demandai si son scintillement avait toujours été aussi hésitant. Son membre avait surgi hors de son pantalon. Il m'obligea à engloutir cette longue hampe épaisse se ramifiant de son corps et que je suçai longuement et intensément, ce qui le fit rejeter la tête en arrière en arquant le dos, et la lumière éclata de sa peau. En un feu blanc froid qui s'embrasa à l'intérieur de son corps, si bien que le temps d'un instant, mes yeux en furent tout éblouis. Si je ne l'avais pas tenu ainsi dans ma bouche, sa main m'empoignant par les cheveux comme une souffrance réconfortante, j'aurais pu croire qu'il incarnait la lumière et le pouvoir et la magie, sans ne plus avoir réellement d'autre substance. Mais il poussa d'un bon coup de reins si profondément dans ma gorge ce morceau large et particulièrement affermi de sa personne que respirer en devint problématique. J'aimais la virilité de mes hommes de ce gabarit, mais encore plus de pouvoir reprendre mon souffle. Je ne pus que me mettre à me débattre sous sa poigne, mon corps se rebellant pour pouvoir respirer. Je le repoussai et ses mains se relâchèrent, permettant à ma bouche de remonter en glissant le long de son épaisse turgescence jusqu'à ce que, arrivée à son extrémité, je puisse reprendre ma respiration. Je m'attendais à ce qu'il s'en retire entièrement, mais il n'en fit rien. Il en laissa la pointe entre mes lèvres. Lorsque je fus parvenue à m'oxygéner suffisamment, je fis délicatement passer ma langue sous le rebord ourlé de son prépuce, là où il était étiré serré sur son membre rigidifié. Ce qui le fit frissonner, de sa main agrippée à mes cheveux, à ce morceau de chair entre mes lèvres et à ses hanches sous la pression de mes mains. Son corps émergea du rayonnement de sa silhouette, devenant solide au cœur de cette intense luminescence. Sa chevelure s'était échappée de sa lanière de cuir, qu'elle avait fait céder, et retombait autour de lui telle une cascade de blanche luminosité. Le reste de sa personne semblait pulser de lumière et d'énergie, à l'exception de la partie que je retenais dans ma bouche. Peut-être n'aurais-je pu le retenir ainsi si tout son corps avait scintillé comme quelque statue de pouvoir. Il se poussa vigoureusement plus profondément à l'intérieur de ma bouche, et je redoutai qu'il se pousse trop loin comme il l'avait fait précédemment. Je l'en dissuadai par une légère morsure. Ce qui le fit hésiter, me permettant à nouveau de remonter jusqu'à son extrémité. Je logeai ma langue délicatement mais fermement plus loin encore en dessous de son prépuce, si bien que je pouvais simultanément lécher l'intérieur de cette peau étirée et le dessus de cette hampe, ce qui le fit frémir et se tortiller au-dessus de moi. Lorsque ses yeux se posèrent sur moi, ils étaient exorbités et comme fous sous l'emprise de la sensation que cette caresse lui procura. Le vent se mit à souffler dans le corridor, faisant se gonfler dans les airs sa chevelure étincelante de blancheur, tel un nimbus lui enveloppant le corps. Ce vent s'intensifia au point de s'engouffrer dans le couloir dans les deux sens, me rappelant que j'avais affaire à Mistral. Mes mains glissèrent de ses hanches à son pantalon, que j'entrouvris davantage en tirant délicatement sur les lacets de cuir, jusqu'à venir effleurer la douceur de ses testicules qui se retrouvèrent suffisamment libérés pour que je puisse en titiller la peau et faire rouler au creux de mes mains ces délicates boules de chair tendre. J'en oubliai ma peur initiale, faisant glisser ma bouche le long de sa verge, en m'efforçant d'y contenir l'intégralité de cette large turgescence, qui s'était encore raffermie, et était de ce fait plus difficile à ingurgiter. Mais poser mes lèvres contre ces parties de peau tendres, charnues, jusqu'à ce que je puisse encercler la chaleur vibrante tangible de son membre en valait la peine. Je ressentis des picotements en frôlant de si peu de ma personne cette partie centrale scintillante de son corps, et tandis que ma bouche glissait le long de cette raideur, j'eus la sensation que ce pouvoir tremblotant me suivait. Comme si cette caresse buccale l'avait en quelque sorte incité à circuler le long de cette ultime longueur. Je terminai par un petit coup de langue et lorsque je le laissai glisser hors de ma bouche, il ne se rebella pas. Il posa sur moi ses yeux semblant emplis de démence, d'où surgissait de la lumière par intermittence. Il me fallut une seconde pour comprendre que ce que je perçus alors était des éclairs. Des éclairs jaillissaient des yeux de Mistral ! Puis arriva au loin le premier souffle d'ozone, comme un orage qui se rapproche, dont le parfum chevauchait le vent, avec la promesse de terribles événements à venir. Un gémissement sourd s'échappa de sa gorge, et en réponse, l'orage tonna dans tout le corridor. Ma peau scintillait comme si la lune s'était levée à l'intérieur de mon corps et tentait de se fondre au travers. Nous projetions des ombres sur les murs. Il me tira par les cheveux pour me remettre debout. Ma chevelure semblait saigner d'un rouge luminescent et j'avais conscience que mes yeux n'étaient qu'un embrasement de vert et d'or en fusion, évoquant des guirlandes lumineuses de Noël voilées par des flocons de neige. Il me retourna si brutalement contre le mur que seules mes mains plaquées précipitamment sur les pierres m'évitèrent de m'y cogner le visage de plein fouet. M'empoignant toujours d'une main par les cheveux, il fit glisser l'autre sous ma jupe jusqu'à ce que ses doigts aient localisé les bords de ma petite culotte, dont il agrippa le satin, et je n'eus que le temps d'un souffle pour me préparer un tant soit peu avant qu'il ne me l'arrache. La violence avec laquelle il la déchira me fit tituber, et seule sa main me retenant par les cheveux me maintint debout contre la muraille. Je réalisai que je faisais usage de mon bras blessé, qui ne me faisait plus mal. Les paumes contre la pierre froide, Mistral m'attira alors contre lui par la taille. Son membre se glissa entre mes jambes, mais sans me pénétrer. Cette sensation de lui si raffermi qui se glissait entre mes cuisses m'arracha un gémissement, mais il faisait plus de trente centimètres que moi. Il n'aurait eu aucun moyen de me pénétrer alors que j'étais ainsi tournée face au mur, du moins pas sans qu'on m'amène un escabeau sur lequel grimper. Il se poussa d'un grand coup contre moi, faisant glisser toute cette longueur rigidifiée tout contre mes parties les plus intimes. Cette sensation de son membre érigé glissant d'avant en arrière entre ces zones les plus tendres de ma féminité déclencha entre mes jambes l'amorce de cette pesante chaleur. Ce n'était pas seulement la douceur de sa peau et la rigidité de son érection, mais le pouvoir. Le pouvoir agissait telle une sorte de vibration contre mon corps. Et je sentis que s'il ne s'arrêtait pas bientôt, il me ferait jouir. Ce que je souhaitais sans vraiment le vouloir. Mon orgasme déclencherait-il le sien, avant même qu'il ne me pénètre ? Voulais-je vraiment qu'il répande sa semence en dehors de mon ventre, ou profondément à l'intérieur ? J'hésitais encore lorsque Mistral fit ce choix pour moi. Il me tira d'un coup en arrière par les cheveux, m'écartant si violemment du mur que j'en vacillai, puis me remit d'aplomb de l'autre main en me soutenant le bras, comme s'il n'avait pas vraiment eu l'intention de se montrer aussi brutal. Il me força à m'agenouiller, relâchant sa prise sur mes cheveux. Et je tombai à quatre pattes. Sur le dos ! dit-il alors, la voix rauque, suivie d'un écho de tonnerre qui résonna entre les murs de pierre. Je veux te prendre sur le dos ! Je tentai donc de répondre à sa requête en roulant par terre, ce qui ne sembla pas assez rapide à son goût. Ses mains localisèrent précipitamment mes hanches et il me fit me retourner sur le sol dallé de pierre. Il les glissa ensuite sous mes fesses pour me tirer en avant, les genoux repliés. Je me retrouvai allongée sur le dos, sur ma veste. Des éclairs jaillirent de ses yeux, si lumineux qu'ils clignotaient autour de nous comme un éclairage stroboscopique. Ce qui m'éblouit, et lorsque je recouvrai l'usage de la vue, il était en train de se pousser contre ma fente. Sa peau, sa chevelure, tout en lui resplendissait de blancheur, en raison de la lumière et du pouvoir en pleine expansion. La seule couleur qui lui restait était celle de ses yeux, digne d'un ciel orageux zébré de blanc électrique. Puis il me pénétra, maintenant mon corps là où il le souhaitait. La sensation qu'il me procura à cet instant me fit battre des paupières avant qu'elles ne se ferment, tout en m'entrouvrant les lèvres, mes hanches se soulevant à la rencontre de son membre. Qui frémit à l'intérieur de moi, et lorsque je rouvris les yeux, la moitié de cette longueur restait encore à me pénétrer. Ses doigts s'étaient douloureusement resserrés sur mon corps, qu'il immobilisait de ses mains seules m'agrippant les fesses. Ne m'aide pas, me dit-il d'une voix presque égarée en un grondement de tonnerre. Si tu m'aides, je ne durerai pas bien longtemps, et je veux que ça dure. Je veux prendre tout mon temps ! dit-il en resserrant encore davantage les doigts au point de m'arracher un cri. J'acquiesçai de la tête, ne faisant plus aucune confiance à ma voix. Il fit une ultime tentative pour me pénétrer d'un grand coup de reins, mais il ne s'était pas ménagé suffisamment d'espace. Il dut faire des pieds et des mains, en poussant des hanches profondément en moi sa dure turgescence, me pénétrant de toute son épaisseur. Il semblait me remplir sur chaque centimètre, me donnant l'impression que je n'aurais jamais pu accueillir plus. Il se retira presque de moi, puis à nouveau, je ressentis cette lente pénétration rigide à l'intérieur de mon ventre. Cette sensation de lui me remplissant ainsi fut de trop. Je me mis à crier, le corps arc-bouté, avant qu'il ne parvienne enfin à me faire m'ouvrir suffisamment pour pouvoir véritablement satisfaire son désir. J'avais cru que mon plaisir le ferait jouir, mais lorsqu'il se fut estompé, Mistral était toujours ferme entre mes jambes. Mon orgasme avait néanmoins accompli une chose : j'étais plus ouverte. Il bénéficiait à présent d'assez de marge de manœuvre pour me pénétrer complètement de plusieurs poussées, et il sut profiter pleinement de cette aisance supplémentaire. Il me laissa glisser par terre, mais je gardai les jambes relevées, les genoux pliés, et il se soutint sur les bras, les mains plaquées de part et d'autre de moi. Je l'observai qui me pénétrait et se retirait, tandis que la lueur jumelée de nos pouvoirs respectifs s'intensifiait de plus en plus. J'avais toujours décrit ce scintillement issu de mon corps comme un clair de lune qui, en ce moment, s'apparentait davantage à l'éclat du soleil. Mes cheveux et mes yeux se réfléchissaient autour de nous comme du sang embrasé et des émeraudes et de l'or portés à si haute température qu'ils s'étaient liquéfiés en se fusionnant en une intense luminosité. Mistral avait trouvé son rythme, dur, rapide et profond. Il procédait comme s'il aurait pu continuer toute la nuit. Je sentis de l'ozone. Ce qui me donna la chair de poule, et l'air se fit oppressant autour de nous. Je ressentis entre mes jambes cette chaude escalade de la pression, et au moment où elle me submergea, se répandant dans tout mon être, il se poussa une dernière fois à l'intérieur de moi. En cet instant je sus qu'il s'était auparavant montré délicat, car il me pénétra alors si profondément que cela me fit décoller du sol en hurlant. Mes ongles s'enfoncèrent dans ses bras, en partie de plaisir, et en partie de douleur. Des éclairs grésillaient en tous sens d'un bout à l'autre du corridor, ne provenant pas à proprement parler du corps de Mistral, mais du scintillement qu'il diffusait. Son membre frémit dans mon ventre, puis la foudre s'abattit dans le couloir, le tonnerre martelant contre les pierres comme si toute cette énergie déployée allait faire s'écrouler les murailles qui nous entouraient. Et je m'en fichais éperdument ! J'étais piégée, sous l'emprise de sa puissance physique comme magique, aveuglée et rendue sourde par la déflagration provoquée par cette dernière. Mon corps se fit lumière, se fit magie, se fit plaisir. J'en oubliai mon enveloppe charnelle de peau, de chair et d'os. N'incarnant plus que le plaisir. Lorsque je repris conscience de mon corps, Mistral s'était effondré sur moi de tout son poids, toujours à l'intérieur de moi, mais plus aussi dur ni présent. Il avait rejeté de côté ses larges épaules, afin de m'éviter de suffoquer sous sa pesante corpulence. Je pouvais percevoir les battements de son cœur qui martelaient en résonnant dans tout son corps tandis qu'il s'efforçait de reprendre son souffle. Ses cheveux étaient de leur gris habituel et sa peau avait repris sa carnation normale d'un léger blanc cassé, pas aussi pure que la mienne. La pièce d'armure revêtant le seul bras que je parvenais à voir était déchirée, et du sang transparaissait au travers. Je tentai de lever la main pour l'effleurer, mais je semblai toujours incapable de bouger. Un mouvement dans le corridor attira mon attention vers l'endroit où Doyle et les autres s'étaient placés. Doyle était agenouillé à proximité du mur du fond, hébété. La plupart des autres étaient allongés par terre, certains immobiles. J'aperçus Frost qui se redressait péniblement à quatre pattes en secouant la tête, tentant visiblement de reprendre ses esprits. Rhys apparut à l'angle du couloir, Kitto dans son sillage. Il dégaina son revolver, pensant de toute évidence qu'il s'agissait d'un nouvel attentat. Je n'aurais pu l'en blâmer. Du sexe, dit Doyle d'une voix enrouée, du sexe et de la magie entremêlés. Il s'éclaircit la gorge distinctement avant de faire une nouvelle tentative : La Déesse et le Consort nous ont tous donné leur bénédiction. Et merde ! On a tout raté ! s'exclama Rhys. La voix de Galen retentit alors, dense d'une sensation diffuse de bien-être. Il était allongé sur le dos, l'avant de son pantalon présentant une tache sombre. Ça fait un peu mal. Je n'aime pas baiser de manière aussi brutale. Des grognements sourds me parvinrent de l'autre bout du corridor et, à présent, il me semblait que je pouvais tourner la tête. Les hommes de Mistral étaient tous sur le carreau. Certains tentaient péniblement de se rasseoir. Adair essaya de se remettre sur pied en prenant appui contre le mur, avant de retomber lourdement dans un fracas métallique. Je distinguai une trace de brûlure noirâtre sur le plastron de son armure. Que la Déesse nous vienne en aide, dit une voix enrouée de plaisir. C'est ce qu'elle vient juste de faire. Mistral bougea lentement, avec l'intention de se redresser, puis son regard se posa sur moi. Il souriait et ses yeux étaient du bleu du ciel printanier où flottaient de petits nuages duveteux. Jamais je n'aurais cru qu'ils puissent recéler une telle limpidité céleste. Aubépin était assis dans sa cote de maille verte, le dos appuyé au mur. Lui aussi avait une marque de brûlure sur la poitrine. La prochaine fois que tu as l'intention d'invoquer la foudre, merci de prévenir ceux portant du métal. Par la Mère des Dieux, qu'est-ce que ça fait mal ! Et qu'est-ce que ça fait du bien, renchérit une autre voix. Aubépin retira son casque, révélant un visage blafard et sa chevelure vert foncé qui avait été tressée afin de pouvoir y rentrer. Et ça fait du bien, reconnut-il en opinant du chef. Puis il me regarda et le temps d'un infime instant, à l'intérieur des triples couleurs rose, vert et rouge de ses yeux, je vis apparaître un arbre. Un arbre au sommet d'une colline, et cet arbre était nimbé de toute blancheur par des fleurs. Puis il cligna des paupières et à nouveau, il n'y eut plus que les couleurs habituelles de ses iris. Je me souvins de la vision et comment la foudre avait dissipé tout ce qui était mort sur cet arbre. Venions-nous ici d'éliminer le vieux bois ? Avions-nous fait davantage que de leur donner du plaisir et de la souffrance ? Seul le temps le dirait. Pour l'instant, il nous restait un double homicide à élucider. La police était en chemin et nous n'avions même pas encore commencé à interroger les témoins. Je fis une courte prière : Déesse, pourrions-nous reprendre les révélations mystiques une fois que nous aurons résolu les meurtres. Ou du, moins quand nous serons un peu présentables pour accueillir la police ? Je n'obtins aucune réponse, pas même sous forme de cette pulsation chaleureuse qui m'indiquait qu'elle était à l'écoute, et j'en déduisis qu'il s'agissait d'un « non ». Ce n'était pas faute d'avoir compris que de faire revenir la magie à la Féerie était une affaire importante, sans doute bien davantage que de résoudre ces meurtres. Mais ce que je ne voulais surtout pas, c'était que les policiers nous découvrent tous étalés dans ce corridor, offrant le spectacle navrant d'une orgie terriblement décadente. Quelqu'un bougea tout au bout du couloir. L'individu qui tentait de se rasseoir, même dissimulé sous son armure, était assurément de sexe féminin. Elle retira son casque, cherchant à prendre un grand bol d'air. Ses cheveux noirs bouclés étaient coupés très court, ce qui avait changé depuis notre dernière entrevue, mais le visage appartenait sans équivoque à Biddy. Elle faisait partie de la Garde de Cel, moitié humaine et moitié Sidhe Unseelie, alors même qu'elle n'avait jamais été une grande fan de mon cousin. Elle avait été autrefois l'une des gardes de mon père et, à sa mort, lorsque Cel en avait récupéré un bon nombre, elle s'était retrouvée embrigadée malgré elle dans ce remaniement imposé. Mais qu'est-ce qu'elle faisait ici ? Son visage s'assombrit et cet obscurcissement furtif se diffusa sur l'argent scintillant de son armure, faisant apparaître une silhouette, une minuscule silhouette. Un bébé, tel quelque sombre fantôme, émergea en spirale devant elle. La bague se fit soudainement chaude à mon doigt, comme si on venait de souffler sur le métal. Je ne quittai pas le bout du corridor des yeux, toujours coincée sous le corps de Mistral. Biddy était assise à l'intersection avec le couloir menant aux cuisines. Je n'aurais pu la voir aussi nettement sous cet angle. Mais elle paraissait accentuée sous mon regard scrutateur, comme si les contours de son corps étaient en quelque sorte plus tangibles que ceux des autres qui y étaient présents. Est-ce que tu le vois ? me murmura Mistral au-dessus de moi. J'allais te poser la même question, lui murmurai je à mon tour. Un enfant, dit-il. Un bébé, précisai-je. Va vite la rejoindre, car cette vision ne saurait durer. Quelque part dans ce corridor se trouve son partenaire idéal. Le père de cette ombre d'enfant. Qu'est-ce que c'est que ça, là, devant Biddy ? s'enquit Galen, qui était parvenu à se redresser sur les coudes. Mistral se remit debout, me libérant de son poids. Va la voir, Merry, va la voir avant que la magie de la bague ne s'estompe, dit-il en me tirant par la main pour m'aider à me relever, son pantalon toujours délacé. Dépêche-toi ! L'urgence discernable dans sa voix m'incita à me ruer précipitamment dans le couloir, quelque peu instable juchée sur mes talons hauts. Le sexe avait été trop magnifique pour que mes jambes n'aient eu le temps de retrouver leur stabilité. Je trébuchai et dus me rattraper de justesse contre le mur. Des mains m'aidèrent à recouvrer mon équilibre, et je baissai les yeux pour trouver celles d'Aubépin sur mes hanches. Est-ce que ça va, Princesse ? Oui, acquiesçai-je. Je fixai à l'autre bout du corridor cette ombre tangible en lévitation devant Biddy. Avec l'impression que ce fantôme d'enfant me chuchotait quelque chose. Me chuchotait: « Je suis ici. » Seuls quelques-uns pouvaient voir cet enfant évanescent. Des mains me frôlèrent tandis que je pressais le pas en trébuchant, semblant me pousser à m'activer tout autant qu'elles tentaient de me retenir pour m'empêcher de tomber. La bague était devenue d'un tel poids, chaude à mon doigt, pesante de pression. La pression d'un sortilège en train de s'amorcer, se matérialisant progressivement en une issue d'envergure. Je devais toucher Biddy avant qu'il n'atteigne son paroxysme. Mais comment pouvais-je le savoir ? J'étais intimement convaincue que la bague avait besoin d'être appliquée contre sa peau avant que le sortilège n'ait pris fin. Car sinon, si j'échouais, quelque chose serait perdu à tout jamais. Biddy était parvenue à se remettre péniblement debout et à s'adosser pesamment contre le mur, bien que ses yeux gris tricolores soient quelque peu dans le vague. Je réalisai que mes jambes pouvaient bouger tandis que la pression s'intensifiait dans la bague, telle quelque créature chaude s'animant contre ma peau. Je m'étais mise à courir à toute vitesse, et les yeux de Buddy s'écarquillèrent, terrifiés. Elle ne pouvait pas percevoir le sortilège, tout en ayant conscience que quelque chose ne tournait pas rond. Je tendis la main pour prendre la sienne, qu'elle me tendit machinalement, la resserrant sur la mienne juste au moment où le sortilège éclatait au-dessus de nos têtes. On eut l'impression que le monde venait de retenir son souffle, que le temps comme la magie s'étaient arrêtés, et en quelques secondes Biddy et moi nous nous sommes retrouvées transportées en dehors de tout ça. Il n'y avait plus aucun bruit, pas même le chuchotis de mon propre pouls. Elle me fixait de ses yeux agrandis par la peur, ou par autre chose que je ne pouvais percevoir. Ce sortilège ne m'était pas destiné. Je n'en étais que le conducteur. Je n'avais aucune idée de ce qui arrivait à Biddy. Tout ce que je savais était que ça ne faisait pas mal, et que c'était bénéfique, mais ce qu'elle entendit en cet instant lui était exclusivement réservé. La Déesse s'adressa à elle et je lui tins la main, laissant la magie s'en charger pendant que je gardais le silence, parce que tout simplement, je n'avais pas besoin de savoir de quoi il retournait. Un bruit se fit à nouveau entendre avec un « pop » ostensible. Le changement de pression fut si tangible que lorsque la magie relâcha son emprise sur nous, nous en avons vacillé. Nos mains enserrées furent prises de convulsions, comme si le contact de la chair était tout ce qui nous empêchait de tomber. Ses yeux s'écarquillèrent de plus belle et elle en blêmit sous le choc. Biddy était plutôt grande, avec de larges épaules, et était revêtue du reste de son armure. Ses gantelets et son casque, ainsi que d'autres pièces, étaient éparpillés autour d'elle, donnant l'impression qu'elle avait commencé à retirer ces protections bien avant que je ne l'aie rejointe. Elle était vêtue de morceaux d'armure et du gambaison que même les Sidhes sont obligés de porter sous ce type d'accoutrement. Ses cheveux courts étaient tout ébouriffés à cause du casque qu'elle venait de retirer et de cette puissance magique qui l'avait propulsée dos au mur. Elle était néanmoins toujours mignonne - rien n'aurait pu le lui retirer - mais je l'avais vue avec une meilleure mine. Et cependant, en considération de la manière dont les hommes dans le corridor la mataient, on aurait pu penser qu'en cet instant aucune femme n'avait été plus désirable qu'elle. Leurs visages reflétaient un émerveillement diffus, comme s'ils voyaient ce que moi, je ne voyais pas. Une certaine vision de la beauté féminine qui leur en coupait la chique et les tétanisait, littéralement éberlués par ce qu'ils contemplaient ou ressentaient. Cette magie ne m'était pas destinée, parce que si je m'étais retrouvée aussi entichée de Biddy comme ils le semblaient tous en ce moment précis, je n'aurais assurément pas parcouru des yeux le couloir sur toute sa longueur pour les fixer sur l'homme qu'il lui fallait. Le temps d'un instant, je crus qu'il allait s'agir de Doyle, et cette pensée m'étreignit intensément le cœur, mais c'était simplement parce que son visage ne reflétait pas l'expression hébétée des autres. En réalité, il avait plutôt l'air soupçonneux, semblant tenter d'analyser ce qu'il voyait, ou reniflait, le nez au vent. Frost se tenait immobile contre le mur, mais, lui aussi, n'affichait aucun émerveillement. Il semblait en colère, voire maussade. Quant à Galen, il était aussi hagard que les autres. Je réalisai que Mistral voyait la même chose que moi, car il s'était avancé dans le couloir, au-delà d'où mon regard était fixé, comme si lui aussi, il y voyait quelque chose. Je portais la bague, mais il avait contribué au déploiement magique qui avait déclenché ce phénomène. Il s'arrêta quelques instants près de Doyle et Frost, puis me jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, sans doute pour s'assurer que je les voyais. La raison pour laquelle cela semblait lui importer m'échappait, mais il hocha la tête d'un air satisfait lorsqu'il constata que je pouvais effectivement bien les voir. Rhys était debout au bout du corridor. L'air triste, loin d'être ensorcelé. Je considérai les hommes, les uns après les autres, avec la même hyper-concentration que Biddy un peu plus tôt. La magie s'était mise en quête, mais de quoi ? Kitto était accroupi aux pieds de Rhys, semblant assommé par la magie, avec sur le visage ce même émerveillement visible sur celui des autres. Je croyais rechercher quelqu'un qui ne soit pas affecté, mais ce fut Mistral qui me montra que je recherchais en fait l'homme qui le semblait le plus, tout du moins. Il arrêta sa progression devant la lueur colorée que diffusaient les ailes de Nicca, toujours agenouillé et à qui il tendit la main. Nicca s'en saisit, mais ses yeux, à présent que je pouvais les apercevoir, semblaient aveugles à tout sauf à ce qu'ils voyaient en Biddy. Son visage ne m'avait jamais semblé aussi magnifique qu'en cet instant, d'une beauté délicate, quasi féminine, généralement camouflée par sa large carrure et son corps de guerrier d'un mètre quatre-vingts. Dans son sommeil, il pouvait se révéler aussi doux et délicat qu'il l'était en vérité, mais réveillé, sa personnalité semblait toujours décuplée. Mistral l'aida à se remettre debout en le tirant par la main et Nicca fut soudainement lui-même, ayant repris contact avec la réalité, et la puissance lisse de son torse nu où se mouvaient les muscles, ses ailes immenses semblables à un brillant cadre coloré, tout contribuait à mettre en valeur sa beauté empreinte de douceur. Je dois bien admettre que, pendant quelques instants, je ressentis comme un regret à l'idée de le perdre, qu'il ne reviendrait plus jamais parer mon lit de son corps. Mais cette impulsion égoïste se retrouva submergée par un sentiment d'une telle chaleur, d'une telle sérénité, que je ne pouvais pas le regretter, pas vraiment. Ce que je vis sur son visage tandis que Mistral le guidait vers nous était ce que j'avais ressenti au lit en sa compagnie. Il était trop délicat à mon goût, sans parler de celui de la Reine. La seule chose qu'il aurait pu accomplir en tant que Roi aurait été de passer de vie à trépas. Je scrutai le visage de Biddy, et vis dans son regard ce que j'avais perçu dans celui de Nicca. Chacun des deux voyait dans les yeux de l'autre tout l'univers, un monde agréable, sans risques et rempli de merveilles. Nous étions tous les quatre au bout du corridor, les femmes d'un côté, les hommes à l'opposé. Je m'attendais à ce que Biddy ou Nicca tende la main l'un vers l'autre, mais ils demeuraient immobiles. Ce fut Mistral et moi qui leur joignîmes les mains. Cette ombre d'enfant que j'avais vue au début était de retour, mais plus sous une forme spectrale. Je vis une frimousse souriante avec les yeux marron chaleureux de Nicca et les boucles noires de Biddy. Je vis leur enfant rire, réel au point que j'aurais quasiment pu caresser son visage poupin. Je pressai ma main, ainsi que la chaleur se diffusant de la bague, contre leur chair, avant que la grande paluche de Mistral ne la recouvre. Nous avons tous joint les mains par l'intermédiaire de la magie, ainsi que par les larmes que je versais alors. Je vis leur enfant, sus qu'il était réel et que ce que nous devions faire pour que cette vision se réalise était simplement de les laisser tranquilles, ensemble. J'eus l'impression que Mistral avait lu dans mes pensées lorsqu'il dit : Si la Reine le permet. Je clignai des paupières en le regardant, tandis que nous retirions nos mains en laissant Nicca et Biddy à leur premier enlacement. Ils s'embrassèrent, en une étreinte fusionnelle de corps et de caresses, avant de se reculer de ce tout nouveau baiser en riant. Je regardai Mistral en sourcillant, les joues encore humides de larmes. La bague est à nouveau en activité. C'est ce qu'elle a souhaité. La vie est de retour aux Cours de la Féerie. Il secoua la tête et il avait l'air triste. Elle veut que sa lignée règne sur les Cours bien plus qu'elle ne désire que les Cours prospèrent. Si cela était faux, elle aurait fait d'autres choix des siècles plus tôt. La voix profonde de Doyle résonna à mes oreilles tandis qu'il s'avançait vers nous : Mistral a raison. Je les considérai tous les deux, les sourcils froncés. Elle ordonnerait que Nicca reste dans mon lit, jusqu'à quand ? Que je tombe enceinte ? Ils échangèrent un regard, avant d'acquiescer en chœur. Leur expression grave était bien similaire pour me rassurer. Au moins, dit Mistral. Je reportai mon attention sur Nicca et Biddy, oublieux de nos petits tracas, qui se touchaient mutuellement comme s'ils n'avaient jamais vu auparavant un individu du sexe opposé, avec un émerveillement atténué, comme s'ils n'arrivaient pas à croire qu'ils soient autorisés à toucher cette personne, tout simplement comme ça. Je poussai un soupir, puis eus l'impression que le vent venait de s'engouffrer dans le couloir. La magie flottait toujours dans l'atmosphère, toujours prégnante de promesse juste à l'arrière des battements de mon cœur, affleurant sous ma peau. Je pouvais la sentir. Mais aussi puissante soit elle, elle était aussi fragile. Je réalisai que la bague, comme le Calice, avait décidé de partir, ou choisi de s'estomper. Elle avait décidé que nous ne méritions plus son influence. Si la Reine n'autorisait pas Biddy et Nicca à s'unir, la magie serait sans doute capable de repartir, pour de bon. De nous laisser nous éteindre en tant que race, car les dieux n'accordent qu'un certain nombre de deuxièmes chances avant d'aller chercher quelque autre peuple à combler de leurs bénédictions. Ils nous offraient une seconde chance, et je ne voulais vraiment pas qu'Andais la gâche. Je me mis à parler tout haut, malgré moi. Si j'avais su que nous nous retrouverions enfoncés jusqu'au cou dans autant d'évènements occultes, je n'aurais sans doute pas appelé la police, dis-je en hochant la tête, essayant de réfléchir à un moyen de contourner l'obsession que la Reine avait pour sa lignée. Mais rien ne se présenta à mon esprit. J'ai une idée, dit Rhys. Quoique je ne sois pas sûr que tu vas l'apprécier. Eh bien, Rhys, avec ce genre d'introduction, comment pourrais-je y résister ? Dis-moi tout. Si tu dis à la Reine que tu veux bien accueillir Nicca et Biddy en même temps dans ton plumard, il se pourrait qu'elle laisse couler. En effet, cela se pourrait. Elle l'a fait assez souvent elle-même, dit Doyle en tournant dans ma direction ses yeux noirs empreints de gravité. Cela lui donnera une meilleure opinion de toi. Une meilleure opinion de moi, et en quoi ? dis-je, interloquée. Tu lui ressemblerais davantage, dit-il. Elle cherche en toi des signes d'elle-même. Des signes que tu sois véritablement de son sang. Je n'aime pas ça, dit Frost en secouant négativement la tête, mais cela la divertira. Ça pourrait marcher. Si Biddy est d'accord, dis-je en considérant l'heureux couple. Pour être ensemble une fois que la bague nous a réunis, dit Mistral, on ferait n'importe quoi. N'importe quoi pour être avec son véritable amour. La tristesse dans ses yeux était visible, palpable. Je n'avais pas besoin d'aller m'enquérir si à une époque, la bague avait désigné son véritable amour, et que pour quelque raison que ce soit, il l'avait perdu. Très bien, dis-je, c'est réglé. Frost me toucha l'épaule, avant de laisser retomber sa main comme s'il n'en avait pas eu la permission. Je la lui pris, le retenant ce geste avorté contre moi. Ce qui me valut un triste sourire. Je sais que tu n'as pas de penchants particuliers pour les femmes, me dit-il. C'est très généreux de ta part d'accueillir Biddy dans ton lit nuit après nuit jusqu'à ce qu'elle et Nicca aient conçu. Ils n'ont besoin que de s'aimer une seule fois et ils feront un bébé, lui dis-je en lui étreignant la main. J'en suis convaincue. Et même la Reine ne pourra les séparer si Biddy est enceinte. Andais sait que tu n'as pas de prédispositions particulières pour les rapports homosexuels, dit Doyle. Elle insistera peut-être pour assister à vos ébats. Qu'il en soit ainsi, dis-je avec un soupir et un haussement d'épaules. Doyle et Frost me lancèrent tous deux un regard. Meredith, dit Frost, participeras-tu vraiment à la divertir ? Je les veux ensemble, Frost, et je dois m'y inclure la première fois, en laissant la Reine nous mater, si il n'y a pas d'autre moyen. Quand feras-tu ta proposition à la Reine ? s'enquit Doyle. Lorsque nous aurons interrogé les témoins et fait entrer la police saine et sauve dans le sithin. Et seulement si elle exprime des objections à ce qu'ils forment un couple. Je lissai de la main ma minijupe. J'allais avoir besoin de sous-vêtements. La police a généralement tendance à ne pas tenir compte de votre autorité si vous vous promenez les fesses à l'air. Je pense que la plupart d'entre nous a besoin de vêtements de rechange, dit Doyle. Je ne pus m'en empêcher, et jetai un coup d'œil à son entrejambe. Difficile à dire dans la lumière blafarde du sithin. Le noir une couleur qui dissimule à merveille, dit-il avec un petit rire typiquement masculin. Ce qui n'est pas le cas du gris, dit Frost en écartant les pans de sa veste, juste assez pour révéler une tache suspecte. Seriez-vous en train d'insinuer que la magie a fait jouir tous ceux se trouvant dans le corridor ? leur demandai-je en les dévisageant. Tous ceux qui étaient ici, dit Rhys. Nous avons raté le coche de quelques secondes à peine. De nouvelles voix se firent entendre d'un bout à l'autre du couloir, acquiesçant ou maugréant au sujet des couleurs plus claires qu'ils avaient regrettablement choisi de porter. Nous ne pourrons pas tous aller nous changer en même temps, dit Doyle. Certains doivent rester ici. Les policiers humains vont arriver, et ce qui vient de se passer a réquisitionné la majeure partie de notre temps. Je ne portais pas de montre ; personne d'autre non plus, d'ailleurs, car celles-ci, tout comme les horloges, fonctionnaient bizarrement à la Féerie. Si bizarrement d'ailleurs que de tenter d'estimer l'heure par leur intermédiaire était en soi une perte de temps. Comment pouvait-on savoir où on se trouvait et à quel moment ? On avait recours à des approximations, en passant un temps considérable à être en retard, sans abuser. Très bien ! Divise chacun en équipe de relais pour qu'ils aillent se changer, et quelqu'un pourrait-il m'apporter des sous-vêtements de rechange ? Je n'ose supposer que ceci ferait l'affaire. Je m'excuse de l'avoir abîmée, dit Mistral en me tendant ma petite culotte toute déchirée. Je suis désolée, lui dis-je en lui serrant la main partiellement enfouie sous le satin. Une expression ravie lui emplit le regard, y remplaçant la tristesse. Ses doigts tremblotèrent en froissant ce morceau de tissu satiné. Je remarquai qu'il avait trouvé le temps dans toute cette agitation de se reculotter, lui. Puis-je la garder en signe de faveur de ma dame ? Je t'en prie, lui concédai-je avec un hochement de tête. Il porta la main à son front en un salut quelque peu démodé, mais l'expression de ses yeux me fit frissonner. Puis il se retourna, le sourire aux lèvres, ordonna à ses hommes de se remettre sur pied et leur distribua leurs tâches. Frost s'était détourné. Je l'attrapai par le bras. Qu'est-ce qui ne va pas ? Rien, je vais me changer. Mais il refusait de me regarder. Frost avait une forte tendance aux sautes d'humeur. Si j'avais eu davantage de temps, je lui aurais posé certaines questions, mais les humains allaient se pointer incessamment sous peu, donc trêve de tergiversation. Je me fis la promesse de découvrir ce qui allait de travers s'il continuait à faire la tronche. Tout en entretenant l'espoir qu'il ne s'agissait que de quelque humeur passagère. Laisse-le partir, il a besoin d'un peu de temps pour s'adapter, dit Doyle. Pour s'adapter à quoi ? lui demandai-je, interloquée. Doyle m'adressa un sourire bien plus triste qu'heureux. Plus tard, si tu as encore besoin de le demander, je te l'expliquerai, mais à présent, il ne nous reste pas beaucoup de temps pour interroger nos témoins. Tu as invité les policiers à notre sithin, Princesse, et nous devons nous préparer à leur arrivée. Il avait raison, mais j'aurais bien voulu savoir ce que j'avais raté. Cela ne pouvait pas être uniquement dû au fait d'avoir baisé avec Mistral, étant donné qu'ils m'avaient tous vue baiser avec d'autres. Mais si ce n'était pas ça, alors de quoi s'agissait-il ? Je hochai la tête en lissant ma minijupe, me sortant cette question de l'esprit. Nous avions un double homicide à résoudre, si la Déesse nous accordait suffisamment de loisir pour cela. Je ne semblais pas être en mesure de contrôler la magie qui nous revenait, mais je pouvais néanmoins prétendre contrôler cette enquête. Quoique la contraction insidieuse au creux de mon estomac me signalât que je n'avais pas beaucoup plus de contrôle à ce sujet. Chapitre 9 Certains des hommes s'en furent donc faire un brin de toilette, tandis que les autres allaient attendre les policiers à la porte du sithin. Ils n'auraient jamais pu trouver tout seuls comment y pénétrer étant donné la mobilité déconcertante de cette porte et le fait qu'elle n'appréciait pas du tout les intrusions étrangères. Seule la magie pouvait la maintenir ouverte pour un mortel n'ayant jamais franchi son seuil. Les tâches déléguées, nous remarquâmes que quelqu'un manquait à l'appel. Onilwyn ne s'était pas trouvé dans le corridor. Il n'avait pas accompagné Rhys et n'était donc pas revenu en sa compagnie. Il avait tout bonnement disparu. Il est vrai que depuis des siècles, il faisait partie de la clique de Cel. Je n'aimais pas qu'il s'éclipse ainsi juste après une telle manifestation de pouvoir. Je me dis qu'il avait dû filer pour cafarder à son véritable maître, ou à qui que ce soit qui lui communiquait les rapports dans sa cellule. Nous nous frayâmes un chemin entre les deux corps qui attendaient toujours la police. Lorsque nous arrivâmes à proximité de la grande porte des cuisines, des hurlements et des aboiements nous parvinrent. L'accent de Maggie May était particulièrement prononcé, elle était furibarde. T'es qu'un bambocheur, l'Homme-Arbre, c'est c'que t'es ! Fiche le camp d'ma cuisine ! Ses petits terriers donnaient également de la voix. C'est ce que j'essaie de faire, lui répondit haut et fort une voix masculine. Nous parvînmes à la porte juste à temps pour voir un poêlon en fonte du diamètre d'un petit bouclier s'écraser contre le dos d'Onilwyn, qui en trébucha, avant que d'autres pots et récipients en tout genre eussent raison de lui en le faisant tomber à quatre pattes. Des casseroles de cuivre et en inox à la brillance polie lui tombèrent dessus en avalanche, mais ce furent les poêles, de diverses tailles, en fonte d'un noir profond qui l'obligèrent à se recroqueviller par terre. Le métal froid résistant aux Feys depuis fort longtemps, les Sidhes pouvaient bien régner sur la Féerie, ce matériau avait toujours la capacité de leur créer des ennuis. Maggie May était plantée dans sa cuisine au beau milieu d'une tornade tourbillonnante de pots, casseroles, louches, cuillères, fourchettes et couteaux, telle une malfaisante tornade métallique dont le centre était sa petite silhouette tout en bruns. Les louches se joignirent à l'offensive. Onilwyn était maintenant affalé à plat ventre, se protégeant la tête des bras. Trois terriers de la Féerie se jetaient par roulement sur lui pour le mordiller. Le chien le plus rondouillet avait plongé les dents à l'extrémité de sa botte qu'il s'acharnait à secouer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Son épée était tombée près de l'immense fourneau noir. Si vous avez l'intention de chercher querelle à un farfadet, évitez à tout prix de le faire sur son territoire. Elle est devenue bogart, dit Galen par-dessus le fracas métallique. Je dévisageai plus intensément Maggie. Les farfadets de ce type ressemblent à des crânes car leurs visages sont dénués de nez, ils n'ont que des narines. Mais si leur physionomie ressemble autant à une vilaine tête de mort grimaçante, cela signifie qu'ils sont devenus de méchants... bogarts. Les farfadets sont capables de faucher un champ de blé en une journée, ou de construire une grange en une nuit. Pensez alors à tout ce pouvoir utilisé pour détruire, et de manière insensée. Dans une région isolée d'Ecosse, on raconte encore l'histoire d'un laird qui avait violé et assassiné une fille du coin. Il n'avait pas réalisé que sa famille avait été adoptée par un farfadet. Le laird et toute sa maisonnée furent débités en menus morceaux. Maggie May n'avait pas vraiment encore tout à fait pété les plombs, mais s'y employait assurément. Non, confirma Doyle, pas bogart, du moins pas encore. Mais nous devons trouver un moyen de la distraire avant qu'elle ne se mette à faire valser les couteaux. Comme c'est dommage, dit Rhys. Ce que j'approuvai, mais les véritables bogarts font partie des Sluaghs, nos invités maléfiques, ne faisant plus vraiment partie de la Cour Unseelie. Maggie méritait mieux, peu importaient mes sentiments pour Onilwyn. Maggie May, c'est Rhys ! cria celui-ci. Tu m'as envoyé chercher, rappelle-toi ! Les cuillères tourbillonnèrent pour aller rejoindre les louches, il ne restait donc plus que les lourdes fourchettes de fer, suffisamment grandes pour pouvoir retourner un quartier de bœuf, et les couteaux. Le temps pressait. Je dis alors la seule chose qui me passa par la tête et qui aurait pu la choquer au point qu'elle me prête l'oreille. Tante Maggie, que s'est-il passé, qui t'a contrariée ? Les pots ralentirent, tel un tourbillon de lourds flocons de neige portés par une douce brise, les reposant en rangées bien alignées sur la lourde table en bois. Qu'est-ce que tu dis ? demanda-t-elle, d'une voix remplie de suspicion. Je disais, Tante Maggie, qu'est-ce qui t'a contrariée ainsi ? Vas-y que j'te fiche d'être ta Tante Maggie, ma fille, dit-elle en fronçant les sourcils. Tu es la sœur de mon arrière-grand-mère du côté maternel. Ce qui fait de toi ma grand-tante Maggie. Toujours l'air grincheux, elle acquiesça finalement de la tête, en disant : Hay ça serait p't'êt'ben vrai. Mais tu es une Princesse Sidhes, de quelqu'sang qu'tu sois ou pas. Les Sidhes ne nous prennent pas en compte. Et pourquoi cela ? lui demandai-je. Elle frotta de ses doigts velus son visage sans nez en sourcillant de plus belle. Princesse Meredith, tu frais ben de faire plus gaffe devant qui tu dégoises, dit-elle en reluquant Onilwyn, qui se remettait péniblement sur pied, sa peau blanche maculée de sang. En effet, il est la créature de Cel. Mais Cel connaît mes origines. Les Sidhes n'savent que ce qu'ils veulent ben savoir du sang qui leur coule dans les veines. Au fur et à mesure qu'elle se calmait, son accent s'estompait. Elle s'était entraînée à prendre une intonation cultivée typique du Midwest, quoique à des lieues d'une présentatrice télé, en bavassant au téléphone avec d'autres fanas de terriers de la Féerie venant du monde entier. On n'aurait pas pu faire admettre ce type de clebs aux Clubs Canins des États-Unis si personne ne pouvait comprendre de quelle race il s'agissait. Nier mes ancêtres ne changera en rien ce que je suis, dis-je. Cela ne me fera pas grandir d'un autre centimètre, ni avoir l'air plus Sidhe royal. Ça s'pourrait, dit Maggie, en lissant des mains sa robe informe. Mais c'n'est pas du sang d'farfadet qui te fera monter sur l'trône. J'enserrai alors la queue froide du grand poêlon en fonte posé sur la table, qui demeura inerte sous ma main, en métal, tout simplement. Je soulevai ce pesant ustensile, en l'ajustant bien à ma prise, jusqu'à ce qu'il soit plus ou moins équilibré. Mais ce sont mes origines farfadets qui me permettent de faire ça. Ses yeux se rétrécirent tout en me fixant. Ouais, ou humaines. Ou humaines, en effet, approuvai-je. Onilwyn tangua avant de s'effondrer à nouveau sur les genoux. S'il avait été humain, il ne serait probablement plus de ce monde. Qu'est-ce qui t'a fait l'attaquer, toi et tes chiens ? demandai-je à Maggie. Deux de ses terriers s'étaient placés à ses pieds, le rondouillet grognant toujours sur Onilwyn. Je réalisai qu'il n'était pas en fait grassouillet, mais engrossé. La chienne était si pleine qu'elle dandinait du popotin en allant rejoindre Maggie qui l'avait rappelée. Dulcie est allée lui r'nifler les bottes, dit-elle. Elle a alors commencé à lui grogner d'ssus. Elle l'aurait pas mordu. Ses puissantes mains fines se crispèrent en poings. Elle semblait essayer de se maîtriser avec difficulté. Puis elle poursuivit : Il lui a flanqué un coup d'pied, alors qu'elle attend des p'tits ! Il a frappé ma p'tite chienne ! Mon premier souvenir était de m'être retrouvée dans un minuscule placard obscur en compagnie de chiots qui piaillaient. L'un d'eux était d'un gabarit trop imposant pour que je puisse le prendre sur mes genoux. Une énorme chienne était assise près des rideaux dissimulant l'entrée de notre trou, entre lesquels filtrait une mince ligne de lumière. La fourrure soyeuse des chiots terriers de la Féerie et de cette chienne vigilante demeurait encore un souvenir des plus vifs. Mon père m'avait relaté ce que, alors à peine âgée de dix-huit mois, je ne pouvais me rappeler. Il avait dû s'absenter en compagnie de Barinthus, et il m'avait donc laissée en charge à Maggie May. L'intendant de la Reine était arrivé sans prévenir pour inspecter les plats préparés pour le banquet du soir. Si la Reine avait appris que mon père me cachait dans les cuisines, elles n'auraient bientôt plus été un refuge pour moi. J'étais allée à quatre pattes me blottir dans le placard avec les chiots et leur mère, comme je le faisais d'ailleurs fréquemment. Même à cette époque, j'étais particulièrement délicate à leur égard, comme me l'avait mentionné à l'occasion Maggie. Lorsque l'intendant était arrivé, elle avait simplement refermé les rideaux pour nous cacher, moi et les chiots. L'intendant n'ayant pas cru qu'ils ne faisaient que dissimuler une portée avait tenté de jeter un coup d'œil inquisiteur, et la chienne l'avait chiqué. Me protégeant tout comme sa progéniture. Jusqu'à ce jour, l'odeur et le contact des terriers m'étaient réconfortants. J'ignore ce que j'aurais dit ou fait à Onilwyn vu de son comportement car il en décida pour moi. Ne fais pas ça ! hurlèrent à l'unisson Rhys et Galen. Je perçus que Doyle et les autres s'avançaient, mais j'étais à côté d'Onilwyn agenouillé quand il leva la main en invoquant sa magie, pour la diriger contre Maggie May. Je ne réfléchis pas, je réagis. Ma main enserrait toujours la queue du poêlon en fonte, je lui assénai en pleine gueule de toutes mes forces. Je ne suis pas aussi costaude qu'un Sidhe pur sang, ni même qu'un farfadet, mais je peux traverser la portière d'une voiture d'un bon coup de poing, et sans me faire mal en plus. Ce que j'avais dû faire en une occasion afin de décourager un agresseur. Du sang jaillit au pourtour du poêlon, en une surprenante pulvérisation vivement écarlate. Onilwyn s'effondra sur le côté, en gémissant faiblement. Son nez ressemblait à présent à une tomate écrasée, et pissait tellement le sang qu'il était difficile de discerner les autres dommages que j'avais dû lui infliger. Un silence pesant régnait dans la pièce. Je crois bien avoir surpris tout le monde, y compris moi-même. Rhys secoua la tête en s'accroupissant au côté de l'homme affalé. Tu ne l'aimes vraiment pas, on dirait ? Non, répondis-je en réalisant que la pensée de laisser Onilwyn me toucher me répugnait. Il avait été l'un de mes principaux tortionnaires lorsque j'étais enfant. Je haïssais encore suffisamment Cel et certains de ses potes pour ne rien ressentir d'autre qu'une totale satisfaction face à son visage particulièrement amoché. Après tout, ce n'était pas comme s'il n'en guérirait pas. Le petit terrier qu'il avait frappé s'approcha de lui en grognant. Elle flaira son sang, avant d'éternuer sèchement comme si Onilwyn dégageait une odeur aigre. Puis elle lui tourna le dos. Ancrant ses pattes au sol, elle s'ébroua en envoyant gicler le sang sur son museau dans les airs, en une attitude de domination et de défi, selon moi. Puis elle s'en fut rejoindre sa maîtresse et les deux autres chiens. Les trois cabots s'assirent en « souriant », en une rangée bien alignée agitant la queue en rythme aux pieds de Maggie May qui me souriait de toutes ses dents d'un jaune puissant. Oh ben, t'es ben gentille ! J'acquiesçai en lui tendant le poêlon ensanglanté. Oui, en effet, je le suis. Je lui retournai son sourire et elle éclata d'un rire tonitruant, puis m'enlaça en me serrant bien fort. Ce qui, le temps d'un battement de cœur, me surprit, avant que je l'étreigne à mon tour tout aussi fermement. Voilà quelqu'un qui me touchait sans espérer obtenir quoi que ce soit. Elle m'enlaçait parce que... parce que, tout simplement. Ces étreintes désintéressées étaient charmantes et, depuis quelque temps, on ne m'en faisait pas suffisamment. Chapitre 10 Une sonnerie aiguë retentit. Nous inspectâmes tous la pièce des yeux, mais rien ne pouvait expliquer ce son. Il se reproduisit. Il rappelait le son émis par un verre du cristal des plus fins frappé avec un objet métallique, résonnant tel un carillon. Rhys tira son épée courte de son fourreau. J'ai laissé Crystall se charger de la police à l'extérieur, dit-il en levant sa lame dénudée devant son visage, avant de dire : Tu as appelé ? Le visage de Crystall apparut sur la lame, estompé et pâle. Rhys, je ne suis pas certain de la procédure à suivre. Qu'est-ce qui ne va pas ? s'enquit Rhys. Je crois que nous avons besoin de quelqu'un ici qui soit plus à même de converser avec la police et au jus avec la politique des temps modernes. Je ne t'ai pas demandé ce dont tu avais besoin, lui dit Rhys en secouant la tête. J'ai demandé ce qui n'allait pas. Tout autant que je puisse le certifier, les humains sont en train d'ergoter entre eux au sujet de qui est le responsable. Mais le responsable de quoi ? De tout, dit Crystall. On dirait qu'ils n'ont pas de hiérarchie officielle. Comme dans un jeu où il y aurait trop de princes. J'arrive dès que possible, Crystall, dit Rhys avec un soupir. Je suis désolé, Rhys, mais aucun d'entre nous n'a passé beaucoup de temps en dehors de la Féerie. Ça ira. J'arrive, dit Rhys, qui coupa la communication en passant la main sur sa lame, avant de s'adresser à Doyle : je n'avais pas pensé que nous aurions besoin de quelqu'un issu d'une époque plus moderne pour discuter avec la police ; j'aurais dû. Ne t'excuse pas, lui répondit Doyle. Contente-toi d'y remédier. Rhys le salua d'une courbette et se dirigea vers la porte. Il passa à côté de moi, mais quelque chose à l'autre bout de la pièce attira son attention. Quelque chose que j'aperçus par-dessus l'épaule de Maggie May. Un mouvement furtif. Le rideau sous l'évier, où je m'étais cachée dans mon enfance, avait tressailli. Quelque chose se trouvait derrière ce pan de tissu, quelque créature plus grande qu'un petit chien. L'adrénaline se rua si intensément et rapidement au travers de mon corps que j'en ressentis des fourmillements jusqu'au bout des doigts. J'avais supposé que quelqu'un avait fouillé le secteur à la recherche de l'assassin. Avais-je eu tort de m'être montrée si confiante ? Je me dégageai de l'étreinte de Maggie May en la serrant affectueusement et brièvement une dernière fois, tout en m'efforçant de contrôler l'expressivité de mon visage et de ma gestuelle. J'aurais voulu alerter Doyle et les autres sans le signaler à qui que ce soit pouvant être planqué là. Doyle se retrouva instantanément à côté de moi, comme s'il avait lu en moi à livre ouvert, ayant probablement perçu une hésitation ou un mouvement subtil. Il ouvrait la bouche, quand je lui effleurai les lèvres des doigts. Il comprit sur-le-champ et resta silencieux devant moi sans m'interroger sur ce qui m'effrayait, du moins pas de vive voix. De ses yeux sombres, il me demanda : « Qu'est-ce qui ne va pas ? » Sans un mot. Je jetai un coup d'œil derrière moi, essayant d'indiquer l'angle de vue approprié, sans être sûre qu'il comprendrait. Il s'agenouilla près de la masse avachie gémissante que formait Onilwyn en disant : Pourquoi nous as-tu faussé compagnie, Onilwyn ? Pourquoi t'es-tu présenté avant nous aux témoins ? La seule réponse qui nous parvint fut une plainte étouffée, noyée de gargouillis. Doyle se plaça de façon à voir la zone où se trouvait l'évier pendant qu'il interrogeait l'homme effondré. Je dus m'efforcer autant que possible de ne pas jeter un coup d'œil furtif dans mon dos. Doyle se pencha plus près d'Onilwyn. Serais-tu en train de me dire qu'un farfadet et une Princesse à moitié humaine t'ont flanqué une telle raclée que tu en restes sur le carreau ? À ma connaissance, il ne fit aucun geste, mais Galen appela : Fleur de Pois, Mug, sortez de là et venez vous entretenir avec nous. Il contourna la table et, pendant un moment, je crus que les deux petites Feys s'étaient cachées là dessous et que je m'étais simplement montrée trop suspicieuse. Je me retournai pour le suivre des yeux tandis qu'il se dirigeait vers les placards ouverts au-dessus de l'évier. Mug, la Fey bleu pâle qui était venue chercher Rhys, et une autre minuscule silhouette ailée jetaient des coups d'œil furtifs entre les tasses. Ce fut la voix de Mug, aussi haut perchée et gazouillante, évoquant le chant d'oiseaux traduite en parole humaine, qui répondit : Nous avons peur et avons pensé que Maggie nous oublierait dans sa colère, ô Galen, Chevalier Vert. Il se trouvait proche à présent, les yeux levés vers elles. Alors vous vous êtes cachées parmi les tasses. A moins qu'elle ne soit devenue bogart pour de bon, elle n'aurait pas fracassé de la bonne vaisselle en porcelaine. Elle n'aurait jamais fait ça ! Mug s'avança prudemment entre les tasses et prit son envol en battant de ses ailes bleu ciel pour descendre se poser sur l'épaule de Galen. Je me souvenais de Mug, à présent ; elle avait été la mascotte de plusieurs Sidhes à une époque. Mais lorsque son dernier maître s'était fatigué d'elle, Maggie l'avait invitée à la rejoindre en cuisine afin qu'elle puisse honnêtement gagner sa vie sans avoir à satisfaire les caprices libidineux de l'un des « gros balaises », une expression péjorative employée par les Feys inférieurs pour désigner les Sidhes. Mug était arrivée aux cuisines au moment de mon départ de la Féerie. Par contre, Fleur de Pois, elle, je la connaissais bien. Fleur de Pois, l'appelai-je, il n'y a nullement besoin de te cacher. Frost s'était avancé de l'autre côté de l'évier, à l'opposé de Galen, qui discutait allègrement avec la minuscule elfe bleue perchée sur son épaule, qui s'était pelotonnée tout contre son cou, lui caressant le contour de l'oreille de ses mains aussi délicates que des pétales bleu pâle. Mug en pinçait vraiment pour les hommes Sidhes. Je n'avais jamais demandé, ni n'aurais voulu faire de suppositions, quels avaient été les plaisirs qu'elle et ses maîtres s'étaient mutuellement prodigués. Elle était plus petite qu'une poupée Barbie et d'apparence plus délicate. Je n'avais pas besoin qu'on me fasse un dessin. J'étais en mesure de les voir, tout en gardant un œil sur le rideau sans avoir à le fixer. Galen nous donna à tous un bon prétexte pour tourner les yeux dans cette direction. Descends, petite, pour que nous t'interrogions, dit Frost. Le minuscule minois se renfonça précipitamment parmi la porcelaine, comme une souris rentrant vivement dans son trou. Sa voix ressemblait au soupir du vent, une délicate brise printanière qui réchauffait la peau en vous incitant à croire que les fleurs étaient seulement assoupies sous la neige, pas irrémédiablement flétries. Une voix qui fit apparaître un sourire sur mon visage avant même que je n'aie eu le temps de penser au glamour. Je n'avais pas souvenir que tu avais une voix aussi suave, dit Galen. J'ai peur, dit-elle, comme si cela pouvait l'expliquer. Lorsque les demi-Feys ont les pétoches, traduisit Maggie May, ils font usage de tous les moyens défensifs qu'ils possèdent. Leur glamour, dis-je. Ouais, dit-elle. Elle nous surveillait de ses yeux rétrécis. Ayant compris qu'il y avait anguille sous roche. Allez venez, les petites, les appela Frost, allant même jusqu'à tendre la main comme s'il offrait un perchoir à un oiseau. J'ai peur de toi, Froid Mortel, et j'ai peur des Ténèbres, dit la voix parmi les tasses. As-tu peur de moi, Fleur de Pois ? lui demandai-je. Le silence s'éternisa quelques instants, puis : Non, non, je n'ai pas peur de toi. Alors viens à moi, dis-je en tendant la main, lui démontrant ainsi que je lui réservais de préférence un perchoir moins intime. Tu me protégeras des Ténèbres et de Froid Mortel ? s'enquit-elle. Je réprimai une envie de sourire. J'avais besoin de me concentrer pour résister à ses agréables inflexions. Le contact tactile rendrait la tâche encore plus difficile, mais je voulais l'éloigner de l'évier. C'était une civile, et si ce qui se trouvait en dessous opposait une quelconque résistance, je ne voulais aucun civil dans la ligne de tir. Viens, Fleur de Pois, je ne les laisserai te faire aucun mal. Tu me le promets ? Elle ne peut t'en faire la promesse, car nous ignorons si tu es innocente, intervint Doyle. Innocente ! répéta-t-elle, élevant la voix sous l'effet de la peur, telle une sonorité métallique produite par le vent agitant des carillons. Innocente de quoi, les Ténèbres ? Il était toujours agenouillé près d'Onilwyn, qui n'avait pas mordu à l'hameçon ni n'avait répondu aux questions. Soit il était sérieusement mal en point, soit il faisait semblant de l'être. Il n'y a qu'un pas entre découvrir un corps et prétendre l'avoir découvert alors qu'on l'a placé là soi-même. Je lui lançai un regard réprobateur. Pas étonnant qu'il l'ait terrifiée. Il me jeta rapidement un coup d'œil, comme s'il ne voyait rien de mal dans ce qu'il venait de dire. Fleur de Pois s'était mise à geindre de terreur, hystérique. Le vent d'illusion n'était plus chaud, mais froid, telle la menace glaciale de l'orage. Les tasses s'entrechoquèrent dans sa tentative frénétique de se renfoncer encore davantage au fond du placard. Je dus élever la voix, pour m'assurer qu'elle pouvait m'entendre. Je te promets que ni Frost ni Doyle ne te feront de mal. Merry ! dit Doyle, comme si je l'avais surpris. Silence dans la porcelaine. Puis une voix tout aussi blanche émergea : Tu me le promets ? Oui, dis-je. Je ne pensais pas qu'elle soit coupable de quoi que ce soit, mais au cas où, j'avais seulement promis que Frost et Doyle ne lui feraient pas de mal. Si elle l'interprétait comme impliquant que mes autres gardes l'épargneraient, je n'en serais pas responsable. J'étais suffisamment Sidhe et Fey dans l'âme pour faire la part des choses, sans culpabiliser. Chaque Fey, du plus petit au plus éminent, connaissait le type de jeux que nous jouions tous. Y perdre signifiait manquer de vigilance. Ce qui était sacrément de votre faute, et de personne d'autre. Elle se faufila entre les tasses pour s'avancer au bord de l'étagère, l'une des rares demi-Feys ayant une peau semblant humaine. Le visage encadré de cheveux châtain foncé ondulés, seules les délicates lignes noires des antennes gâchaient sa parfaite apparence de poupée. Ainsi que les ailes qui s'ouvraient en mouvement rapide dans son dos. Sa robe semblait être confectionnée de feuilles aux nuances marron et pourpre, bien que lorsqu'elle fit un pas hors de l'étagère, les « feuilles » en question se mirent à frémir avec la fluidité du tissu. Elle voleta vers moi, et un rapide regard de Doyle me fit m'écarter un peu plus de la table, plus loin du rideau. Maggie May, appela l'un des gardes, pourrais-tu venir ici quelques instants ? Je crois que si elle n'avait pas entretenu certains soupçons, elle s'y serait vigoureusement opposée, mais elle se laissa attirer hors de la zone de danger. Fleur de Pois ajusta l'angle de sa trajectoire pour me suivre, pour atterrir sur ses pieds délicats au creux de ma paume. Ils n'étaient pas aussi doux que la peau d'un bébé, comme ceux de Sauge, mais son poids était similaire au sien, plus lourd qu'il n'aurait dû, comme s'il y avait davantage de substance dans ce corps de poupée ailée. Hedera et Aubépin s'avancèrent devant moi, me bloquant la vue et m'offrant leur corps comme boucliers afin de me protéger. Je n'aurais pu m'en plaindre. J'espère que je pourrais te baiser avant que tu me fasses zigouiller, me chuchota Hedera. Aubépin lui frappa la poitrine de son poing recouvert de mailles. Hedera produisit un oumpf, puis j'entendis du tissu se déchirer et des hurlements retentirent. Fleur de Pois se rua comme une flèche sur mon épaule, pour se cacher dans mes cheveux, poussant des hurlements de terreur dénués de mots. Comment une créature si minuscule pouvait-elle faire un tel boucan ? J'entendis les hommes crier, mais leurs clameurs se perdaient dans ses hurlements perçants. Mes gardes me protégeaient de leurs larges carrures, tout en me cachant ce qu'il se passait. Du coup, je restai dans l'ignorance, ne pouvant rien voir, ne pouvant que garder l'espoir que rien de trop moche n'était en train de se produire. J'interprétai comme étant de bon augure qu'ils soient toujours debout devant moi sans ressentir le besoin de me plaquer au sol. Les événements ne semblaient pas représenter un danger mortel, du moins pas encore. Fleur de Pois s'accrochait à mes cheveux et à ma veste, poussant des cris perçants juste à proximité de mes tympans. Je résistai à l'envie irrépressible de l'attraper pour faire cesser ce vacarme, tout en redoutant de lui broyer les ailes, car depuis la mort de Béatrice, je n'étais plus très sûre de ce qui guérissait ou non chez les Feys inférieurs. Je tentai de me boucher l'oreille de la main mais la retirai vivement car quelque chose m'avait piquée, comme une épingle. Elle arrêta de hurler pour se confondre en excuses. Apparemment, mes doigts avaient effleuré son bracelet en épines de rose et à l'extrémité de l'un d'eux apparut une minuscule perle de sang. La voix profonde de Doyle me parvint, interrompant les excuses bredouillantes de Fleur de Pois : Pourquoi te cachais-tu de nous ? Je ne me cachais pas de vous, répondit une voix rude, masculine. Je me cachais de lui, là ! Je tentai de jeter un œil par-delà Adair et Aubépin, qui, lorsque j'essayai de les contourner, se déplacèrent simultanément, me bloquant la vue en me faisant un rempart de leurs corps. Doyle, appelai-je, y a-t-il un danger ? Aubépin, Adair, laissez la Princesse voir notre prisonnier ! Prisonnier ? s'étonna la voix rude. Princesse, il ne faut quand même pas pousser ! Cette voix me semblait vaguement familière. Les deux gardes s'écartèrent et je fus enfin en mesure de voir la silhouette assez petite et velue que Frost et Galen retenaient entre eux. Il s'agissait d'un Hobbit, parent des farfadets. Harry Hob, qui travaillait en cuisine depuis des années, quoique par intermittence. Il était généralement congédié lorsque Maggie May le surprenait bourré au fourneau, et de nouveau embauché lorsqu'il était parvenu à se reprendre en main. Il mesurait moins d'un mètre et était recouvert d'une sombre pilosité si dense qu'il me fallut une minute avant de réaliser qu'il était à poil. Pourquoi as-tu peur d'Onilwyn ? s'enquit Doyle. J'ai cru qu'il était venu me faire la peau, comme il a zigouillé ma Béa. Je crois que nous avons tous oublié de respirer. L'as-tu vu le faire ? lui demanda Doyle, sa voix profonde résonnant dans le silence comme une pierre jetée dans un puits. Nous avons attendu que la pierre touche le fond. Mais ce fut la voix d'Onilwyn qui se fit entendre la première. Ce n'est pas moi qui ai fait ça ! Une voix chargée, non pas d'émotion, mais de sang et de cette multitude d'os brisés qui avait été son appendice nasal. Je ne la connaissais pas suffisamment pour vouloir la tuer. Il se remit péniblement sur pied, et sans que personne ne vienne à son aide. Adair et Amatheon le saisirent par les bras, comme s'il était déjà prisonnier. A cet instant, je sus que je n'étais pas la seule à avoir Onilwyn dans le nez. Il continua à proclamer son innocence de cette même voix pâteuse donnant l'impression qu'il souffrait d'un gros rhume de cerveau, mais je savais que c'était son propre sang qui le faisait tousser et suffoquer. Silence ! dit Doyle, sans hausser le ton, mais sa voix n'en portait pas moins pour autant. Onilwyn resta quelques instants silencieux, jusqu'à ce qu'Harry Hob dise : J'ai vu... Il ment ! l'interrompit Onilwyn. Harry se fit alors entendre, en beuglant suffisamment fort pour faire trembler les tasses sur leurs étagères : Je mens ! Je mens !!! Il faut être Sidhe pour être un fieffé raconteur de balivernes ici à la Féerie ! Doyle s'interposa, les invitant tous deux au silence. Hob, as-tu vu Onilwyn tuer Béatrice ? demanda-t-il avant de se tourner parce qu'Onilwyn émit un bruit. Toi, si tu nous interromps encore, je te fais sortir ! Onilwyn émit un son, puis cracha du sang sur le sol de la cuisine. Maggie May s'avança vers lui d'un pas raide, un petit pot de fer à la main. Non, Maggie, dit Doyle, nous avons eu notre compte de ton accès de bogartise. De mon accès de bogartise ? Eh ben dis donc, les Ténèbres, si tu penses que c'était ça, tu n'as assurément jamais vu de véritable bogart. Une expression menaçante se reflétait dans ses yeux dorés. Ne m'oblige pas à te faire bannir de tes propres cuisines, Maggie May. Tu n'oserais pas ! ! ! Il se contenta de la regarder et ce regard suffit. Elle recula, en marmonnant dans sa barbe, reposa le pot et alla se placer dans l'angle au fond de la pièce. Ses chiens semblaient en ébullition à ses pieds, telle une pelucheuse marée. Doyle reporta son attention sur Harry Hob. Bon, maintenant, une fois encore, as-tu vu Onilwyn tuer Béatrice ou le journaliste ? Si ce n'était pas pour finir le boulot, pourquoi est-il arrivé avant vous tous dans les cuisines ? Pourquoi ne pas le lui demander, à lui ? La voix de Doyle était grave, avec des inflexions quasiment malfaisantes, accompagnées d'un grognement de puissance. Je te pose la question une dernière fois, Harry. Si tu n'y réponds pas sans détour, je laisserai Frost te secouer le paletot jusqu'à ce qu'une réponse sorte. Ah ! Vas-y mollo, les Ténèbres, pas besoin de menacer le vieil Harry. Le vieil Harry, ah oui ? dit Doyle en souriant. Tu ne peux revendiquer ton ancienneté ici, pas parmi nous autres. Je me souviens de toi en langes, Harry. Je me souviens lorsque tu avais une famille humaine et une exploitation agricole. Harry lui jeta un regard mauvais, tout aussi hostile que celui dont il avait gratifié Onilwyn. Pas besoin de faire réémerger de mauvais souvenirs, les Ténèbres, dit-il d'une voix maussade. Alors réponds-moi franchement, et personne ici n'aura besoin d'ouïr les circonstances de ta déchéance. Tu diras rien ? lui demanda Harry. Dis-moi la vérité, Harry Hob, sinon je vais t'en donner, moi, de la vérité, et que tu ne souhaiteras pas partager. Harry se renfrogna en baissant les yeux. Il semblait diminué et plus délicat qu'il n'aurait dû, retenu ainsi entre les deux gardes de haute stature. Peut-être tentait-il de susciter de la sympathie, mais si c'était le cas, il s'adressait au mauvais public. Doyle s'accroupit devant lui. Une toute dernière fois, Harry : as-tu vu Onilwyn tuer Béatrice et/ou le journaliste humain ? Le « et/ou » était finement joué car, sans cela, Harry aurait pu s'en dépatouiller s'il n'avait été témoin que d'un meurtre, et non des deux. Non, répondit-il, le regard toujours fixé au sol. Non, quoi ? insista Doyle. A cette question, Harry releva les yeux, qui étaient sombres et pétillants de colère. Non, j'ai pas vu le Seigneur des Arbres trucider ma Béatrice ou l'humain ! Alors pourquoi t'es-tu planqué à son approche ? Je n'savais pas qu'il s'était caché là, dit Maggie May. Y s'pourrait, les Ténèbres, qu'c'était pas du Seigneur des Arbres dont il s'planquait. Fort bien, dit Doyle, en en prenant bonne note d'un hochement de tête, avant de se redresser et de poser la question que venait de lui suggérer Maggie : Pourquoi t'es-tu caché, Harry ? Je l'ai vu, dit-il en faisant un mouvement de tête, étant donné que ses bras étaient toujours emprisonnés, pour indiquer Onilwyn, également retenu captif. Nous attendions qu'il nous en apprenne davantage, mais il sembla penser qu'il en avait assez dit. Et pourquoi la simple vue d'Onilwyn t'a-t-elle fait te planquer ? l'invita Doyle à poursuivre. J'pensais qu'il était son amant Sidhe, voilà ! Je ne pus m'en empêcher : j'éclatai de rire. Harry me regarda de travers. Je suis désolée, Hob, mais Onilwyn considère que mon sang n'est pas suffisamment pur. Je ne peux l'imaginer avec une maîtresse qui ne soit pas totalement Sidhe. Merci, Princesse, dit Onilwyn de cette voix toujours aussi pâteuse. Je lui lançai le regard qu'il méritait en lui disant : Ce n'était pas un compliment. Je ne t'en suis pas moins reconnaissant de cette vérité, dit-il. Qui donc à part son amant Sidhe viendrait discrètement seul par ici ? s'enquit Harry. Bonne question, dis-je en regardant Doyle. Qui me fit un léger signe de tête en demandant : Pourquoi nous as-tu faussé compagnie, Onilwyn ? Je ne voyais aucun intérêt à mater la Princesse s'envoyer en l'air avec un autre. La Reine m'a guéri depuis des lustres du voyeurisme. Personne n'alla le contredire, mais Doyle s'enquit : Alors tu es parti devant avec l'intention d'interroger les témoins par toi-même, sans la permission de ton Capitaine ni même de tes supérieurs ? Vous sembliez tous si... occupés. Et même avec le nez brisé, le sarcasme émergea distinctement. Tu ne l'as pas frappé assez fort, Merry, dit Galen, mon doux chevalier arborant une expression parfaitement antipathique. Tu es parti en avance pour trouver des réponses, ou les dissimuler ? s'enquit Doyle. Je ne suis l'amant de personne. Et je n'irais assurément pas risquer de me retrouver à la merci de la Reine pour qui que ce soit de moins qu'une Sidhe. Le dédain dans sa voix était suffisamment dense pour que l'on puisse marcher dessus. Qui parmi vous était au courant que Béatrice avait un amant Sidhe ? s'enquit Doyle. Personne, dit Maggie May, j'ai dit à tous mes gens de laisser les gros balaises tranquilles. Ils ne nous apportent que des embrouilles. Alors, si Béatrice avait accueilli un Sidhe, elle te l'aurait caché ? lui demandai-je. Ah ça, oui, probablement ! Je repérai la silhouette bleue gracile disparaissant quasiment à l'arrière du cou de Galen. Mug ? La Princesse te pose une question, Mug, dut lui faire remarquer Galen. Elle avait été trop occupée à jouer avec les bouclettes sur sa nuque pour faire attention à quoi que ce soit d'autre. Elle était loin d'être stupide, mais je l'avais vue dans cet état auparavant, comme si toucher un Sidhe l'enivrait. Elle jeta un coup d'œil de l'arrière de sa nuque, ses ailes frémissant nerveusement. Quoi ? Dit-elle. Béatrice avait-elle à ta connaissance un amant ? Lui, répondit-elle en indiquant Harry du doigt. Avait-elle un amant Sidhe ? lui demandai-je. Les yeux de Mug s'écarquillèrent. Un Sidhe pour amant ? Béatrice... dit-elle en secouant la tête. Si j'avais su, je lui aurais demandé la permission de me laisser le toucher. Béatrice n'en aurait jamais parlé à Mug, dit Fleur de Pois. Je la cherchai des yeux et la repérai perchée sur les pots suspendus contre le mur. T'en a-t-elle parlé ? En effet. Qui était son amant Sidhe ? s'enquit Harry, avec de l'impatience dans la voix. Aucun de nous ne pipa mot car nous souhaitions tous le savoir. Elle refusait de me le dire, il lui avait fait promettre de ne rien raconter à personne, sinon il romprait avec elle. Et pourquoi le fait de le révéler mettrait-il un terme à leur liaison ? demanda Doyle. A moins que... Ce fut Frost qui termina sa phrase : À moins qu'il ne s'agisse d'un garde royal. Mais qui risquerait la mort par tortures pour quelque chose d'inférieur à de la chair sidhe ? s'enquit Amatheon. Je lui lançai un regard noir. Je ne mérite pas cette expression courroucée, Princesse ; ce n'est que la vérité. Je m'apprêtai à en débattre mais eus un instant d'hésitation. J'avais eu comme amants des Feys inférieurs à Los Angeles, et cela avait été merveilleux, mais... mais j'avais désiré d'autres chairs. Une fois que l'on a reçu l'attention d'un Sidhe, toutes les autres semblent sans intérêt. J'aurais vraiment aimé le contredire, mais j'en étais incapable, j'aurais manqué de sincérité. Je n'en débattrai pas avec toi, Amatheon, lui dis-je. Parce que tu ne le peux, répliqua-t-il, tout en maintenant sa prise sur Onilwyn, alors que toute son attention semblait m'être exclusivement réservée. Je le reconnus d'un hochement de tête. Mais s'il ne s'agit pas de l'un des gardes, s'enquit Galen, alors pourquoi cela lui importerait-il qu'on apprenne sa relation avec Béatrice ? Je le regardai, scrutant son visage, cherchant quelque indice montant qu'il avait conscience de la naïveté de sa question, mais n'en trouvai pas. Ce qui était quelque peu regrettable. Mug se pelotonnait lascivement contre son cou et dit ce que la plupart d'entre nous pensaient tout bas : Oh, comme il est mignon ! Quoi ? demanda Galen. Y en a pas mal qui fricotent avec ceux du peuple inférieur, dit Maggie May, mais rares sont ceux qui vont le crier sur les toits. Et pourquoi cela ? demanda Galen, les sourcils froncés. Vis-tu à la même Cour que nous ? s'impatienta Amatheon. Galen haussa les épaules, éjectant quasiment Mug. Il l'aida à recouvrer son équilibre en lui offrant ses doigts pour qu'elle puisse s'y accrocher. L'amour est bien trop précieux pour qu'on en ait honte. Si je ne l'avais pas déjà aimé, en cet instant, j'en serais tombée frappadingue. Tu as raison, mon ami, dit Doyle. Mais ce n'est pas toujours comme ça que nos frères libres voient les choses. De l'arrogance, une telle arrogance, d'avoir ainsi honte de ce que nous autres, nous donnerions tant pour obtenir, dit Adair. Qui voudrait admettre coucher avec quelque créature dotée d'ailes ? fit remarquer Onilwyn. Assez bons pour baiser, mais pas pour aimer ? lui balança Maggie May. Certains des hommes n'osaient affronter ses yeux, durs et mordorés. À l'exception de Doyle. Harry Hob était-il son amant ? Ouais, acquiesça-t-elle. Oui, répondirent à l'unisson Mug et Fleur de Pois. Doyle se retourna vers Harry. Un Hobbit n'aurait pas pu partager une maîtresse avec un Sidhe. Une maîtresse, pas du tout, j'aimais cette fille. Et qu'as-tu ressenti d'avoir à partager avec un autre celle que tu aimais ? Béatrice avait rompu avec Harry, dit Fleur de Pois. Mais on s'était rabibochés, affirma Harry. Ce que Fleur de Pois confirma de la tête. Elle avait rompu avec le Sidhe, ajouta-t-il. Elle a largué un Sidhe pour toi ?!!! dit Mug en s'esclaffant d'un rire gazouillant et haut perché. Arrête donc de te foutre de lui, Mug, lui lança Maggie May. Il arrive parfois qu'l'amour dépasse la magie ou même un grand pouvoir. Savais-tu que Béatrice avait laissé tomber Harry ? lui demandai-je. Ouais, et qu'elle l'avait récupéré aussi. Si elle avait rompu avec lui, dit Doyle, alors pourquoi Harry l'attendait-il planqué dans les cuisines ? Béatrice avait dit que son amant Sidhe voulait qu'elle fasse d'horribles choses. Elle avait tout d'abord été d'accord, avant d'se rétracter. Quelles choses horribles ? s'enquit Doyle. Ça, elle voulait pas dire. Disant qu'c'était si horrible, que personne n'irait le croire venant d'lui. Nous étions Unseelies et non Seelies, ce qui signifiait que nous étions prêts à admettre la majeure partie de ce que bon nous semblait. Qu'est-ce qui serait terrible au point d'en devenir incroyable ? Quel degré de perversion aurait pu effrayer Béatrice ? Son seigneur Sidhe a requis un dernier rendez-vous, pour tenter d'persuader Béatrice de reconsidérer sa proposition. Je l'ai suppliée de ne pas y aller. Et pourquoi ? Craignais-tu pour sa sécurité ? demanda Doyle. Non, pas pour ça. Si j'avais jamais imaginé un truc pareil, je ne l'aurais jamais laissée aller le rencontrer toute seule, répondit Harry. Et pourquoi ne voulais-tu pas qu'ils se rencontrent ? J'étais jaloux, v’là pourquoi ! J'avais peur qu'il la reconquière. Que la Déesse me vienne en aide, mais tout c'que j'pouvais voir c'était ma jalousie. Doyle avait dû taire un signal, car Frost et Galen lâchèrent Harry. Celui-ci resta planté là, en frottant le bras que Frost avait retenu dans sa poigne. Et tu t’es caché quand tu as vu Onilwyn arriver, pensant qu'il était son amant. Nous avons pensé qu'il était revenu pour tuer Harry, dit Fleur de Pois. Si Béatrice avait mentionné son secret à quelqu'un, cela aurait été à Harry. Je lui ai dit de se planquer. Si tu avais seulement peur d'Onilwyn, alors pourquoi n'es-tu pas sorti de ta cachette à notre arrivée ? s'enquit Doyle. Voudrait-on que tout le monde sache qu'on s'est planqué au lieu d'affronter l'homme qu'on soupçonne d'avoir tué la femme qu'on aime ? Aurais-je vraiment voulu que les Ténèbres ou Froid Mortel apprenne que j'étais une telle mauviette ? dit Harry, au bord des larmes. Je n'savais même pas moi-même que j'étais un tel froussard ! Onilwyn, dit Doyle, quelle est la véritable raison pour laquelle tu nous as faussé compagnie ? Il ouvrit la bouche, et dut s'éclaircir vivement la gorge avant de dire : Alors la voilà, la vérité ! Je sais que la Princesse me hait. Avec tous ces hommes qu'elle mène au doigt et à l'œil, elle aurait pu me garder éloigné de son lit pendant pas mal de temps encore. Mais je voulais tant toucher à nouveau une femme. Et j'ai pensé que si je découvrais quelque indice, et contribuais ainsi à résoudre tout ce merdier, cela m'aiderait peut-être. Je fixai son visage ensanglanté et son regard furieux rencontra le mien. Et pourquoi je n'arrive pas à le croire ? lui dis-je. Ses yeux maussades laissaient voir sa colère dans le masque sanglant de son visage. Irais-je jusqu'à t'avouer une telle faiblesse, si c'était du pipeau ? Je m'accordai quelques secondes de réflexion. Tu me hais tout autant, lui rappelai-je. Je ferais presque tout pour satisfaire ce désir, Princesse. Quoi que j'aie pu ressentir autrefois, l'opportunité de pouvoir étancher cette soif dépasse de loin toute loyauté que je pensais pouvoir éprouver. Nous avons échangé un regard, et je ne saurais jamais ce que j'aurais répondu car brusquement, Doyle dit : Est-ce que vous sentez cette odeur? Chapitre 11 Doyle flaira l'air et, à peine un instant plus tard, je le sentis aussi. Du sang frais. Je m'avançai vers lui. Qu'as-tu senti, les Ténèbres ? s'enquit Maggie May. Il porta la main à son épée, et les autres sortirent précipitamment leurs armes. Je ne pense pas qu'aucun d'eux ait senti ce que nous avions repéré, mais ils faisaient entièrement confiance aux instincts de Doyle. Ça va, dit-il. Mais il n'en sortit pas moins son arme, ce qui ne rassura pas du tout ceux qui se trouvaient dans le secteur. Lorsque sa lame fut complètement sortie de son fourreau, du sang y afflua, comme si elle saignait. Harry recula vivement, trébuchant pour s'écarter de lui et de cette épée ensanglantée. Je n'aurais pu l'en blâmer. Fleur de Pois se mit à hurler et Mug enfouit son minois dans le cou de Galen. Que la Déesse nous vienne en aide, dit Frost. Qu'est-ce que c'est que ça ? Crom Cruach, répondit Doyle. Il me fallut quelques secondes pour réaliser qu'il venait de prononcer le nom divin de Rhys. Crom Cruach, les Griffes Rouges. Tout en regardant le sang couler goutte à goutte sur le sol bien briqué de la cuisine, je commençai à comprendre d'où ce nom pouvait bien venir. Crom Cruach, ouais. Eh bien, qu'est-ce qu'il raconte ? dit Maggie May. Le sang formait des lettres par terre : PORTERAIS-TU UNE ARME MAGIQUE PAR HASARD ? Oh ! dit Doyle, et j'aurais pu jurer qu'il avait l'air presque embarrassé. Puis-je emprunter un couteau de cuisine, Maggie May ? Elle le regarda, ses yeux se rétrécissant, suspicieux. Néanmoins, elle acquiesça : Ouais ! Il prit donc l'un des longs couteaux tranchants d'apparence si sinistre et posa un doigt sur le plat de la lame, dont l'argenté s'embruma instantanément. Le visage de Rhys se refléta alors sur la surface brillante. Est-ce que tu te rends compte de la quantité de sang que j'ai dû gaspiller pour essayer de te contacter ? Je ne pensais pas que je transportais des lames enchantées. Et à nouveau, j'eus le rare plaisir de voir Doyle tout penaud de ne pas y avoir pensé plus tôt. Et à qui appartient ce sang dont tu as fait usage ? lança Galen. C'est le mien. Je suis en train de guérir, mais cela n'en fait pas moins mal pour autant, et ça a foutu une de ces paniques parmi les flics. De combien d'hommes supplémentaires as-tu besoin ? lui demanda Doyle. Je n'en suis pas sûr. Cela dépend essentiellement du nombre de policiers que Merry autorisera à pénétrer dans le sithin. Je me plaçai à côté de Doyle, afin que Rhys puisse me voir. Combien de policiers sont arrivés ? En comptant les flics locaux ou les fédéraux ? demanda Rhys. Les fédéraux ? dis-je. Tu veux dire le FBI ? Ouais. Je ne les ai pas sollicités, ceux-là ! Ils disent que tu as appelé un certain Agent Gillett. En effet, mais pas pour les inviter. Eh bien, l'Agent Gillett a appelé le contingent local de fédéraux pour les convier aux réjouissances. Il leur a dit, ou du moins leur a laissé entendre, que tu souhaitais une assistance fédérale. Est-ce que tu nous as appelés pour demander si les fédéraux peuvent entrer ? Pas précisément. J'appelle car la zone autour des terres de la Féerie est une propriété fédérale, et que les fédéraux essaient de raconter aux flics du coin qu'ils n'ont pas le droit de s'y trouver. De grâce, dis-moi que tu exagères ! dis-je. Son image se fit floue quelques instants, avant que je réalise qu'il avait hoché la tête. Je n'exagère pas ! Nous sommes prêts à nous affronter en une compétition d'envergure du style « qui c'est qu'a la plus grosse » ! Peux-tu me passer l'officier en chef ? Non. As-tu une idée du nombre de fois où j'ai dû me taillader pour badigeonner suffisamment de sang sur la lame afin d'écrire ce message ? Aucun d'eux ne se risquera à approcher de cette épée. Si tu veux t'entretenir avec les humains, tu vas devoir choisir un moyen de communication plus courant. Quoique je ne pense pas qu'un coup de fil fera l'affaire. Et que suggères-tu, alors ? s'enquit Doyle. Fais venir la Princesse ici parce que c'est elle qui a passé les appels. Le peu de crédibilité qui me restait encore a disparu dans la neige avec mon sang. Ils ont peur de moi à présent, dit-il en poussant un si gros soupir qu'il en embruma la lame quelques instants. J'avais oublié cette expression dans les yeux des humains. L'un des aspects de la personnalité de Crom Cruach qui ne m'a pas vraiment manqué. Pardonne-moi de rendre de telles mesures nécessaires, dit Doyle. Je vais accompagner la Princesse et nous allons te rejoindre sous peu. Alors à tout à l'heure, dit Rhys, et la lame reprit son apparence de métal brillamment poli. Je crois que ton Agent Gillett t'a mal comprise. Il ne m'a pas mal comprise, dis-je en secouant négativement la tête. Il ne m'a pas vue en personne depuis mes dix-huit ou dix-neuf ans. Il a réagi comme si j'étais la même. Il a l'espoir de s'imposer dans cette investigation, dit Doyle. J'approuvai de la tête. Il serait préférable de ne pas nous mettre à dos les fédéraux, dit Galen. Il y a de fortes chances que le labo de la police locale ait besoin d'un peu d'aide avec ce qu'il va découvrir cette nuit. Il s'avança alors vers moi, obligeant Mug à relever la tête pour se maintenir en équilibre. En voilà une bonne remarque, un bon argument particulièrement lucide. Je m'avançai à sa rencontre tout sourire, et lui caressai la joue à l'opposé de celle près de laquelle elle était assise. Toujours en train de conclure la paix. Il posa la main sur la mienne, et la pressa contre son visage. Simplement tout autant qu'il m'est possible. Je me haussai sur la pointe des pieds et il se pencha vers moi, me permettant ainsi de lui déposer un délicat baiser sur les lèvres. Mug émit un son, non pas désagréable, mais qui disait quasiment « miam-miam », comme si elle appréciait grandement de se trouver si proche de nous. Fais-nous de la place, Mug, lui dis-je. Elle fit une moue dépitée, avant de s'envoler. Je me laissai aller tout contre lui pendant un moment, en laissant ses bras puissants m'enlacer. Si nous vivions à une autre époque, à une période moins dure, Galen aurait été parfait - si la paix était réellement ce que nous recherchions. Mais ce n'était pas vraiment le cas. Que vas-tu faire au sujet du FBI ? Doyle avait pigé que je n'allais pas précisément faire ce qu'avait suggéré Galen. Je vais aller me présenter à l'officier local et lui transmettre un message à relayer à Gillett. Et de quel message s'agit-il ? Demanda-t-il. Que je ne suis plus une gamine qu'il peut manipuler. Tu as invité la science des humains à pénétrer dans notre sithin pour nous aider à résoudre l'enquête sur ces meurtres, dit Frost en fronçant les sourcils. Je n'y vois pas d'inconvénient, mais je connais suffisamment bien leur système pour être du même avis que Galen. Nous ne pouvons nous permettre de nous les mettre à dos. Parce que nous en aurons peut-être besoin plus tard, dis-je. En effet, approuva Frost d'un hochement de tête. Il était rare que Galen et Frost soient d'accord, ce qui signifiait qu'ils étaient probablement dans le vrai. Je ferai de mon mieux pour ne pas contrarier le FBI, mais si nous allons les voir en ayant l'air d'avoir des faiblesses, ils ne nous lâcheront pas et retarderont la procédure. Nous manquons de temps pour que tout le monde se retrouve à faire mumuse dans une guerre de territoire. Et d'autant plus qu'il s'agit ici du nôtre. Alors allons clarifier ce point avec les autorités, locale comme fédérale, dit Doyle. Il m'offrit son bras, que je pris, appréciant la fermeté des muscles sous le cuir de sa veste. Je réalisai alors que mon manteau était resté à l'aéroport, à moins que quelqu'un n'ait eu la présence d'esprit de le récupérer. J'allais avoir besoin d'un vêtement chaud pour me protéger du froid de décembre, me demandant à qui je pourrais bien en emprunter un. Nous avons envoyé Onilwyn consulter un guérisseur. Je ne savais toujours pas si je devais le croire. Nous avait-il précédés afin de solliciter mes faveurs, ou avait-il tout autre chose en tête ? Un projet plus sinistre ? Ou se pouvait-il encore que je ne recherchais qu'un prétexte pour ne pas avoir à coucher avec lui ? Possible, ou peut-être qu'après tout, Onilwyn méritait bien ma méfiance. Chapitre 12 Doyle et Frost m'escortèrent à ma chambre pour que je me change et surtout que j'enfile des vêtements plus chauds. J'ignore à qui appartenait le manteau que j'empruntai, mais il m'allait pile-poil, l'ourlet effleurant à peine le plancher. La fourrure était beige, ambre et d'un doré quasi auburn. Absolument magnifique ! Mais à son contact, je ne pouvais m'empêcher de songer, comme avec tout manteau confectionné en fourrure, qu'il aurait eu meilleure allure sur l'animal auquel il appartenait. J'avais tenté d'en discuter dans l'espoir qu'on m'en propose un en cuir, ou en laine, mais cela faisait des siècles que les Sidhes n'avaient pas eu d'élevage d'animaux, ils manquaient de matière première. De plus, Frost m'avait assurée que lorsque cette malheureuse créature avait été tuée, ils l'avaient mangée. Et de quoi s'agissait-il ? lui demandai-je, n'ayant jamais vu quoi que ce soit portant naturellement une fourrure de cette couleur. D'un troll, répondit-il. Je m'abstins instantanément de la caresser. Je n'avais jamais vu de troll, mais je savais qu'il s'agissait d'un type de Fey, et bien que pas des plus intelligents, ils avaient encore leur propre culture, composant toujours un peuple à part entière. Il ne s'agit pas vraiment d'un animal ; et, de ce fait, c'est du cannibalisme. Il n'a jamais dit qu'il s'agissait d'un animal, dit Doyle, c'est toi qui l'as supposé. Bon, est-ce qu'on peut y aller ? La police attend. Si j'ai un problème à porter la fourrure d'un animal, ne vous vient-il pas à l'esprit, vous deux, que porter une pelisse confectionnée avec la dépouille de l'un de notre peuple m'embêterait encore davantage ? Frost poussa un soupir en se renfonçant dans un gigantesque fauteuil noir malheureusement assorti au nouveau style décoratif choisi par la Reine pour ma chambre. Elle ressemblait à un décor de film porno-gothique, ou à un hall funéraire, où le corps bénéficierait d'un peu trop d'attention. J'ai tué ce troll. Sa fourrure est un trophée. Je ne vois pas pourquoi ça te pose un problème de la porter. Frost semblait d'une pâleur spectrale contre le cuir noir du siège et étrangement décadent dans son manteau en renard argenté qui lui tombait jusqu'aux chevilles et lui avait été renvoyé de l'aéroport. Ce qui me fit penser que ceux en cuir avaient disparu parce que personne ne savait avec certitude à qui ils appartenaient. Alors que cette difficulté ne s'était pas posée pour ceux en fourrure car, si longs et larges, à qui pourraient-ils appartenir à part à l'un de mes hommes ? Je me tournai vers Doyle. C'est comme porter la peau d'une personne en guise de manteau ! Doyle m'attrapa alors violemment par le bras, à m'en faire des bleus, son visage exprimant autant de colère que sa main meurtrissant ma chair. Tu es une Princesse de la Cour Unseelie ! Tu régneras un jour prochain ! Tu ne peux montrer autant de faiblesse, pas si tu as l'espoir de survivre ! De petites touches colorées scintillaient dans ses yeux noirs, semblables à des lucioles psychédéliques. Je ressentis un instant de vertige, avant de me retrouver bien ancrée dans mes après-ski, et je pus le regarder dans les yeux sans me mettre à tanguer. S'il avait agi ainsi intentionnellement, il ne m'aurait pas été si facile de le contrer mais c'était sa colère, et elle seule, qui avait fait surgir son pouvoir. La colère est plus facile à dévier. Frost s'était levé d'un bond. Doyle, ce n'est pas un gros problème, comparé à tout le reste ! dit-il d'une voix incertaine, et j'en connaissais la raison. Il s'adressait à Doyle, leur Capitaine, les Ténèbres impassibles, insensibles. Qui ne connaissait pas les sautes d'humeur, jamais. Doyle m'attira brusquement contre lui et je ressentis une onde d'énergie se faufiler entre nous tandis que son pouvoir prenait son essor. Tu ne veux pas porter les peaux de nos honorables ennemis ! me gronda-t-il férocement en plein visage. La police nous attend, nos hommes sont dehors dans le froid, et tu ne trouves pas ce manteau à ton goût ! Quelle sensibilité délicate pour quelqu'un qui vient tout juste de s'envoyer en l'air avec un complet étranger, et sous nos yeux ! Je le fixai, bouche bée, trop estomaquée pour faire ou dire quoi que ce soit. Doyle ! intervint Frost qui se rapprochait de nous en me tendant la main, comme s'il voulait m'éloigner des Ténèbres. Mais il la laissa retomber, car il ne savait pas plus que moi quelle serait la réaction de Doyle s'il tentait de nous séparer. Son comportement était si inhabituel que j'en étais effrayée, tout comme Frost, je crois. Doyle rejeta alors la tête en arrière et se mit à hurler, en une plainte emplie d'angoisse, d'une solitude absolue qui se termina par un hurlement à m'en donner la chair de poule ! Il me lâcha brusquement, me propulsant à moitié contre Frost. Celui-ci me rattrapa et me fit me retourner pour se placer entre moi et son Capitaine. Puis Doyle s'effondra dans une mare de cuir noir, sa tresse s'enroulant tel un serpent autour de ses jambes. Il me fallut quelques instants pour réaliser qu'il sanglotait. Frost et moi échangeâmes un regard. Aucun de nous n'avait la moindre idée de ce qui pouvait bien arriver à nos stoïques Ténèbres. J'allai m'avancer vers lui, lorsque Frost me retint en secouant catégoriquement la tête. Il avait raison. Mais mon cœur se serrait à l'écoute des sanglots entrecoupés de Doyle. Frost alla s'agenouiller à côté de lui, posant sa main blanche sur son épaule sombre. Mon Capitaine, Doyle, qu'est-ce qui t'affecte ainsi ? Doyle se couvrit alors le visage des mains en se penchant en avant, jusqu'à ce qu'elles en viennent à toucher le sol. Puis il se recroquevilla sur lui-même, et sa voix se fit entendre, dense de larmes, et encore davantage de colère. Je n'y arrive pas ! Il se redressa à quatre pattes, la tête basse. Je ne peux pas le supporter ! Il leva les yeux et agrippa Frost par le bras, quasiment comme il avait agrippé le mien, implorant presque. Je ne peux pas redevenir ce que j'étais ici. Je ne peux rester à ses côtés et regarder un autre la prendre. Je ne suis pas aussi fort que ça, ni aussi parfait ! Frost eut un hochement de tête compréhensif puis l'attira dans ses bras, l'étreignant avec force, et le visage qu'il tourna vers moi était saisissant de tristesse. J'avais raté quelque chose. Un détail important. Pour Doyle, quelque chose était arrivé mais pour Frost également. Ce n'était pas l'expression de sa mauvaise humeur habituelle ; mais plutôt d'un deuil. Mais de quoi faisaient-ils leur deuil ? Que s'est-il passé ? demandai-je. Doyle secoua la tête, se soutenant contre l'épaule de Frost. Elle ne comprend pas. Elle ne sait pas ce que cela veut dire ! Hein? La peur commençait à me chatouiller l'estomac, à me grimper le long de l'échiné. Ma peau s'était refroidie sous le coup de l'émotion. Frost me regarda et je ne pus manquer de remarquer que ses yeux scintillaient de larmes retenues. La bague a choisi ton Roi, Meredith. Qu'est-ce que tu racontes ?!!! m'exclamai-je. Mistral, dit Doyle en relevant la tête, et je pus voir son visage. La bague a choisi Mistral. Et je ne peux me résoudre à le laisser t'avoir ! Je le fixai, abasourdie. Qu'est-ce que tu racontes ? Il n'y a qu'un moyen pour que mon Roi soit choisi, et je ne suis pas enceinte ! En es-tu aussi sûr que ça ? demanda Frost. Son visage était si calme, vide de toutes les émotions que je pensais y voir. Quasiment comme si, Doyle ayant perdu tous ses moyens, Frost devait se maîtriser malgré lui à tout prix. Oui, je veux dire... commençai-je avant de réfléchir à ce qu'il venait de dire. Il est trop tôt pour en être sûr. Doyle secoua si violemment la tête que sa lourde tresse glissa en bruissant contre le cuir. La bague ne s'est jamais autant activée pour aucun d'entre nous ! Jamais tu n'as baisé ainsi avec aucun de nous ! Qu'est-ce que cela peut signifier d'autre si ce n'est qu'elle a porté son choix sur lui ? Je ne sais pas, mais... Ainsi confrontée à sa souffrance, je ne trouvais plus mes mots. Je les regardai l'un après l'autre. Leur conviction apparaissait clairement sur leurs visages. Je les regardai enlacés, la lumière et l'obscurité entremêlées, et ma poitrine se contracta. J'éprouvai soudainement des difficultés à respirer. La pièce me semblait surchauffée et hermétique. Si j'étais enceinte de Mistral, je les perdrais, tous les deux. Je serais liée à Mistral, et lui serais fidèle, et à lui seul. Le sexe avait été d'excellente qualité, voire même bien au-delà, mais ce n'était que du sexe, et... Je ne l'aime pas. Et au moment où je disais ces mots, je sus qu'il s'agissait d'un raisonnement bien puéril. Le souhait d'une enfant. Une Reine ne se marie pas par amour. La voix caverneuse de Doyle indiquait qu'il était au bord des larmes. Mais attendez ! Je croyais que la bague désignait votre véritable amour, votre partenaire idéal ? Et c'est ce qu'elle a fait, dit Frost. Nicca et Biddy sont complètement gagas l'un de l'autre, dis-je. Ils se regardent comme si le monde n'existait pas en dehors d'eux-mêmes. Ce à quoi ils acquiescèrent tous deux. C'était toujours comme ça avec ceux que la bague contribuait à réunir, dit Frost. Mais Mistral et moi ne nous regardons pas comme ça ! Tu n'as pas vu son visage après coup, dit Doyle. Moi si ! Et moi aussi, ajouta Frost. Je repoussai cet argument d'un geste. J'étais la première qu'il a baisée depuis des siècles. Et c'était une baise magique, du sexe entraîné par une puissance magique. Autant dire que ça monte à la tête ! N'importe quel homme me regarderait comme ça, mais il s'agissait de lubricité, et non d'amour. Frost me regarda en sourcillant. Doyle me fixait, le regard absent, comme si son désarroi émotionnel l'avait drainé. Et je ne ressens pas ce type d'engouement pour Mistral. Et comment ne peux-tu vouloir ce que nous vous avons vu faire dans le corridor ? demanda Doyle, d'une voix quasiment vidée de toute émotion, comme si tout cela avait été de trop pour lui. C'était super, mais ne vous est-il pas venu à l'esprit qu'il se pouvait que le sexe ait été aussi magique parce que c'est la première fois que je baise à la Féerie en portant la bague ? Doyle cligna des yeux, essayant de réajuster sa vision. Je l'observai qui s'efforçait de résister au désespoir qui tentait de l'engourdir. Ce fut Frost qui parla pour eux deux : Tu as certainement fait l'amour avec l'un de nous à la Féerie. Je ne crois pas, dis-je en démentant de la tête, et si c'est le cas, je ne portais pas la bague. Même à Los Angeles, je ne la portais pas souvent pendant nos ébats. Parce que son pouvoir était trop imprévisible, dit Doyle, puis il leva les yeux vers moi. Aurions-nous été stupides de l'avoir rangée dans un tiroir ? La bague à mon doigt vibra une fois, comme si elle me serrait la main. Je déglutis péniblement puis opinai du chef. C'est ce qu'elle semble penser. Doyle essuya les sillons qu'avaient tracés les larmes sur ses joues. Tu n'aimes vraiment pas Mistral ? Non. Tu pourrais cependant être enceinte de lui, dit-il. La bague favorise la fertilité, mais bien plus encore, dit Frost. Si Meredith n'aime pas Mistral, alors il se pourrait qu'il ne soit pas son partenaire idéal. Et lui, qu'en pense-t-il ? J'observai Doyle se ressaisir, rassemblant toute sa sombre réserve. Qu'il l'est, plus que probablement. Je sais que Rhys le pense, parce qu'il me l'a mentionné, dit Frost. Et Galen ? Il était plus que submergé par le pouvoir de la bague. Les hommes ensorcelés ne risquent pas d'avoir les idées claires. Seuls toi, Rhys, Doyle et Mistral en personne n'ont pas semblé enivrés par ce pouvoir. Mistral était la source de cette magie. Rhys n'est pas arrivé à temps. Mais pourquoi vous deux ? Ils échangèrent un regard. Frost parla tandis que Doyle me fuyait des yeux. La bague n'a aucun pouvoir sur toi si tu es déjà amoureux. S'il s'agit bien d'un amour véritable, précisa Doyle. Et lorsqu'il se résolut à affronter mon regard, j'aurais presque souhaité qu'il s'en soit abstenu. Ses yeux révélaient la souffrance qu'il m'avait laissée entrevoir. Cette souffrance qui avait dû s'amorcer et s'intensifier alors qu'à Los Angeles aucun d'eux n'était parvenu à me faire tomber enceinte. Je les regardai en réalisant pour la première fois que si j'avais le choix entre le trône ou perdre ces deux hommes, j'étais loin de savoir lequel je ferais. Je n'étais pas convaincue d'être suffisamment reine dans l'âme pour sacrifier autant à la royauté. Mais tant que Cel resterait en vie, il s'efforcerait à tout prix de me tuer. Et je ne pouvais lui abandonner la Féerie, même s'il jurait de m'épargner ainsi que ceux qui m'étaient chers. Je ne pouvais lui abandonner mes gens. En comparaison, Andais semblait curieusement remplie de bon sens et de bienveillance. Je ne pouvais nous livrer au sadisme de Cel. J'étais bien trop la fille de mon père pour cela. Mais je n'en restai pas moins plantée là, face à mon impuissance, mon monde s'effritait autour de moi à la pensée de perdre Doyle et Frost. Une idée m'effleura alors. Si Galen s'est retrouvé envoûté, cela signifie qu'il n'est pas amoureux, pas véritablement ? dis-je. L'air interloqué, ils échangèrent un regard, puis tous deux opinèrent du chef. Je suis sûr que ce jeunot va le contredire, dit Frost, mais oui, en effet, c'est bien ce que cela veut dire. Je m'imaginai mon doux et gentil Galen entre les bras d'une autre, et cette pensée ne m'emplit pas de regrets. En réalité, je fus soulagée de savoir que quelque part, la bague lui dégoterait quelqu'un et qu'il ne me regretterait en rien. Pourquoi ce sourire ? s'enquit Doyle à la vue de celui que j'arborais. Parce que cette pensée est loin d'être désagréable. Je m'avançai vers eux et leur effleurai le visage du bout des doigts. Par contre, la pensée de vous perdre tous les deux... est comme une blessure en plein cœur. Je posai mes mains en coupe sur leur joue, tout en prenant soin de ne pas frôler le visage de Frost avec la bague. Je voulais les toucher sans que la magie interfère. Depuis la nuit où il avait redécouvert ses capacités anamorphiques, la peau de Doyle était plus chaude que celle des humains, alors que celle de Frost était légèrement plus froide. Pas toujours, mais, le plus souvent, il était froid au toucher. Je l'avais déjà remarqué à Los Angeles lorsqu'il avait obtenu une certaine forme de pouvoir divin grâce au Calice. En les retenant ainsi au creux de mes paumes, chaud et froid, sombre et pâle, je me demandai s'il se trouvait réellement un homme à la Féerie qui parviendrait à me les faire oublier, en me faisant tourner vers lui des yeux enamourés. Cet amour que nous avions construit lentement au fil des semaines et des mois, au prix d'efforts et de confiance, était très précieux à mon cœur. Et je savais que, même si toute magie disparaissait de la surface de la Terre, je les aimerais encore. Et après ce qu'ils m'avaient montré ce soir, je pensais qu'eux aussi m'aimeraient toujours. Je rapprochai leurs visages pour y déposer en même temps un baiser. Je me penchai au-dessus d'eux, mon visage entre les leurs. Je murmurai la vérité tout contre le soyeux de la chevelure de Frost et la chaleur de la peau de Doyle. Pour vous avoir dans mon lit le restant de ma vie, je renoncerais à la Féerie, au trône, à tout ce que je suis, à tout ce que je pourrais devenir. Ce fut le bras de Doyle qui me trouva en premier, suivi de celui de Frost, et ils m'attirèrent vers eux, à genoux, où ils m'enlacèrent, à l'abri tout contre leurs corps. S'il existait une autre personne capable de régner, je te laisserais partir, dit Doyle, la joue appuyée sur le sommet de ma tête, contre mes cheveux. Son étreinte était presque douloureuse dans sa férocité. Pour le parfum de tes cheveux sur mon oreiller, je donnerais ma vie, mais j'ai été au service de cette Cour depuis trop longtemps pour aller la remettre entre les mains de Cel. Celles de Frost glissaient sur mon corps, caressant lascivement la courbe de ma hanche sous le pantalon que j'avais enfilé. Les histoires que rapportent les gardes du Prince... Et il tressaillit, ses mains se contractant sur mon corps. Je m'écartai d'une poussée et les dévisageai. Je croyais que les gardes étaient trop terrifiées par Cel pour aller jaser sur son compte. Doyle m'attira à nouveau contre lui, en me faisant pivoter, et je me retrouvai quasiment allongée sur ses genoux. Certaines ont accès à la presse humaine, dit-il. Elles ont remarqué que tes gardes semblent passer bien plus de bon temps que les Corbeaux de la Reine ou les Grues du Prince. Je n'arrive toujours pas à m'habituer à les entendre appeler les « Grues ». C'était l'oiseau protecteur de mon père. Bon nombre d'entre elles appartenaient à l'origine à la Garde d'Essus, dit Frost, en retenant ma main dans la sienne. Elles furent données à Cel à sa mort. Leur a-t-on laissé le choix ? demandai-je. A cette époque, le cadet de mes soucis avait été la Garde de mon père. Ne l'avait-elle pas laissé tomber ? Ne l'avait-elle pas laissé se faire assassiner ? À présent, je me demandai combien d'entre elles auraient renoncé à leur serment de gardes royales si elles en avaient eu l'opportunité. Doyle prit ma joue au creux de sa paume, attirant mon attention. Lorsque tu as envoyé chercher les autres la nuit dernière, cela a encouragé certains gardes de Cel à venir nous parler de leur vie sous sa tutelle. Et pourquoi est-ce que leurs langues se sont déliées ? Parce que cela leur a montré que tu prenais soin de tous tes gardes, et non pas seulement de tes préférés. Elles n'ont pas été l'objet d'une telle attention depuis bon nombre d'années. Je sentis Frost frissonner contre moi. Et moi qui croyais que ce que nous avions dû endurer sous l'emprise de la Reine était super dur... dit-il en hochant la tête. Mais ces histoires ! Nous ne pouvons lui confier la Cour, Meredith, dit Doyle. Je crois qu'il est réellement cinglé. Être emprisonné et torturé ne risque pas d'arranger son cas, fis-je remarquer. En effet, non, approuva-t-il. Raconte-nous la suite, dit Frost. Doyle poussa un soupir avant de poursuivre : Vous vous rappelez que la Reine a autorisé que le désir de Cel soit soulagé par l'une de ses gardes ? En effet, dis-je en hochant la tête, et ce soir-là on a attenté à ma vie et à celle d'Andais. Oui, mais nous ne sommes toujours pas absolument sûrs que ce soit Cel qui l'ait ordonné. Ses loyaux partisans, par désespoir, auraient pu tout simplement décider de lui venir en aide avant qu'il ne devienne aussi maboul, au point que tout le monde le perçoive dans toute sa splendeur. Vous pensez que les nobles refuseraient de le suivre ? S'il essaie de faire à la Cour ce qu'il a infligé à sa Garde, oui, en effet, dit Doyle. Je me réinstallai confortablement au creux de leurs corps vêtus de fourrure et de cuir. Et qu'est-ce qu'il leur a fait ? Non, Meredith, dit Doyle, peut-être plus tard lorsque nous aurons le temps et que l'heure de dormir sera loin. Aucun de ces récits ne correspond à de belles histoires réconfortantes pour trouver le sommeil. Nous avons à régler une enquête sur un double homicide ; fais-moi confiance, nous ne risquons pas de roupiller avant des plombes, lui rétorquai-je. Ce que tu dois savoir, dit Doyle, est qu'il fait une fixation sur toi. Et comment ! dis-je. Ils échangèrent à nouveau un regard. Doyle secoua négativement la tête, mais Frost ajouta : Elle doit être mise au courant, Doyle. Alors dis-lui. Pourquoi devrais-je être toujours le porteur de telles nouvelles ? Frost le regarda en clignant des paupières, s'efforçant de ne pas laisser paraître sur son visage ce que lui tout comme moi pensions en cet instant précis. Nous ignorions que transmettre les mauvaises nouvelles avait enquiquiné Doyle. Il avait été les Ténèbres de la Reine, et les Ténèbres pouvait dire la vérité, aussi hideuse soit-elle, tout en demeurant imperturbable, ou, tout du moins, c'est ce que j'avais toujours cru. On aurait dit que cet unique emportement avait départi Doyle d'une certaine partie de sa personnalité. Comme tu veux, alors, dit Frost, avant de poser les yeux sur moi. Il a appelé l'une de ses gardes par ton prénom et a juré que si sa mère restait aussi déterminée à te voir fécondée, ce sera par sa propre semence. Je scrutai ce visage magnifique, prête à lui demander s'il plaisantait, tout en sachant qu'il ne rigolait pas du tout. Ce fut à mon tour de frissonner. Plutôt mourir. Je doute quelque peu que cela le préoccupera, fit doucement remarquer Doyle. Que veux-tu dire ? Une Fey inférieure est morte au cours des viols orchestrés par Cel. Doyle soupira à nouveau et une expression que j'y avais rarement vue apparut dans ses yeux... la peur ! Il a fortement apprécié qu'elle en meure et a continué à violer le cadavre... jusqu'à ce qu'il soit dans un état de décomposition avancé. Je sentis le sang quitter mon visage. Ou du moins, c'est ce que ses gardes ont raconté, dit Frost. Tu as vu leurs yeux, crois-tu vraiment qu'elles aient menti ? Frost expira longuement, puis il secoua la tête avant de répondre : Non. Il se pencha, m'étreignant et me dissimulant sous la cascade de sa chevelure argentée. Je suis désolé, Meredith, mais nous avons pensé que tu devais être mise au courant. J'avais peur de Cel auparavant, dis-je. Sois encore plus effrayée à présent, dit Doyle. On ne peut confier les rênes de la Cour Unseelie à quelqu'un dans son état, surtout maintenant que nos pouvoirs semblent nous revenir. Avec le pouvoir, nous sommes plus dangereux. Trop dangereux pour être livrés à un dément. Le pouvoir est de retour grâce à Meredith, dit Frost. En effet. Mais lorsque ce pouvoir se sera régénéré chez les Sidhes, ce sera comme une bombe. Peu lui importera de quelle manière il en sera fait usage. La Déesse pourrait nous abandonner pour toujours si ce pouvoir est mal employé, dis-je. Je suis arrivé à la même conclusion, mais je pense aux dommages que nous pourrions faire avant qu'elle ne nous retire ses nouveaux bienfaits. Nous étions assis par terre, occupés à contempler ces nouvelles perspectives de désastres futurs encore plus considérables. Doyle me serra fort contre lui, avant de se redresser et de se secouer comme un chien. Il réajusta son manteau de cuir, en disant : J'avais pensé garder pour moi la nouvelle concernant ce récent acte de folie de Cel jusqu'à ce que nous ayons laissé entrer la police dans le sithin, mais... Il abrita ses yeux sous ses lunettes noires, redevenant les Ténèbres, grand, sombre et impénétrable. Seul l'éclat argenté de ses boucles d'oreilles apportait à sa personne une touche de couleur. Nous allons t'escorter auprès de la police et du FBI. Je suis désolé d'avoir perdu mon contrôle, Princesse, et de nous avoir retardés encore davantage. Frost m'aida à me relever. Une crise en plus d'un millénaire, je crois que tu la mérites bien. Doyle hocha la tête. C'est de ma faute si Rhys et les policiers nous attendent dehors dans le froid. Inexcusable. Ma main se posa sur son bras, si ferme et musclé, enserré dans du cuir, comme s'il ne pouvait se permettre aucune mollesse. Je ne pense pas que cela soit inexcusable. Si elle nous réconforte encore, nous serons d'autant plus en retard, fit remarquer Frost. Doyle eut un large sourire, semblable à un éclair blanc. C'est plus agréable d'être réconforté plutôt que d'être châtié, dit-il en ramassant le manteau de fourrure. S'il te plaît, c'est juste pour parer au plus pressé. Nous trouverons bien quelque chose d'autre davantage à ton goût, mais enfile ça pour le moment. Je n'appréciais toujours pas l'idée de porter cette dépouille en guise de manteau mais, après ce que je venais d'entendre au sujet de Cel et de sa garde, cela semblait le moindre des maux. Je le laissai donc m'aider à l'enfiler. Et de quoi ai-je l'air ? demandai-je. Le mur se mit brusquement à frémir comme la peau d'un cheval où une mouche se serait posée. Doyle me repoussa vivement dans son dos avant de pointer son revolver sur la muraille de pierre. Frost avait déjà sorti son épée de son fourreau. Un miroir plain-pied entouré d'un cadre doré à la feuille émergea alors de la roche, brillant dans l'obscurité qui régnait dans la chambre. Je lui jetai un coup d'œil par-delà le corps de Doyle, mon pouls martelant ma gorge. D'où ça sort ? ! ! ! Je l'ignore, dit Doyle, le revolver toujours fermement braqué sur la surface réfléchissante. Une grande majorité de Feys font usage de miroirs afin de passer un coup de fil, en quelque sorte. Doyle et certains Sidhes pouvaient même voyager au travers. Nous restâmes figés, indécis, attendant qu'y apparaisse une silhouette, ou que quelque événement terrible se mette en branle. Mais le miroir restait simplement accroché au mur, comme si on l'y avait juste fixé, et rien de plus. Frost abaissa alors son épée. Doyle nous lança un bref regard. Pourquoi est-il apparu ? Qui l'a envoyé ? Frost s'en rapprocha. Meredith, regarde-toi dans la glace. Doyle semblait dubitatif, mais se décala afin que je puisse m'y admirer. Le rouge et le doré de la fourrure étaient assortis à mes cheveux et à ma peau, accentuant l'anneau d'or dans mes yeux. Avec la capuche, je paraissais fragile, légèrement éthérée, comme quelque créature tout droit sortie d'une carte de Noël victorienne croisée avec une princesse barbare. En fait, une petite princesse barbare. Bon maintenant, remercie le sithin de t'avoir offert ce miroir et dis-lui que tu n'en as plus besoin. Je fronçai les sourcils mais m'exécutai. Merci pour le miroir, sithin. Je n'en ai plus besoin. Le miroir resta sur le mur, comme s'il s'y était toujours trouvé. S'il te plaît, sithin, un miroir pourrait être utilisé pour lui faire du mal, s'il te plaît, reprends-le, dit Frost. On eut alors l'impression que l'air même haussait les épaules, puis le mur trembla à nouveau, et le miroir se renfonça progressivement à l'intérieur. Lorsqu'il ne resta plus que de la pierre, j'expirai, n'ayant pas réalisé avoir retenu mon souffle jusque-là. Me dis-tu que le miroir est apparu parce que j'ai demandé de quoi j'avais l'air ? Chut ! dit Frost, avant d'acquiescer de la tête. Alors là, dit Doyle, voilà qui est intéressant ! Le sithin n'a pas répondu aux désirs depuis... Frost s'interrompit comme s'il tentait de se remémorer la dernière fois où cela s'était produit. Depuis suffisamment longtemps, mon ami, pour que moi non plus, je ne sache plus avec certitude à quelle occasion. Alors, est-ce que c'est bien, demandai-je, ou pas ? C'est bien, dit Doyle. Mais dangereux, crut bon d'ajouter Frost. Doyle hocha la tête. Sois prudente lorsque tu t'exprimes à haute voix à partir de maintenant, Meredith. Un commentaire lâché de façon anodine pourrait avoir de sérieuses répercussions, si le sithin est véritablement revenu à la vie. Qu'est-ce que tu racontes ? Le sithin est un organisme vivant, mais ne pense pas comme toutes les autres créatures vivantes que je connaisse. Il interprétera ce que tu dis à sa manière. Tu as demandé de quoi tu avais l'air, et il a mis un miroir à ta disposition. Qui sait ce qu'il pourrait t'offrir, en fonction de tes requêtes. Et si j'appelais bruyamment à l'aide, agirait-il en conséquence ? Demandai-je. Je l'ignore, dit Doyle. J'ai entendu dire qu'il propose les objets qu'on réclame, mais sans jamais toucher quiconque. Il y a des accessoires enchantés enfermés à l'intérieur de ses murailles, des objets qui ont simplement disparu. Certains ont pour théorie qu'ils ne sont pas retournés aux dieux, mais sont à l'intérieur même de ces murs. Des objets que je préférerais ne pas voir apparaître sous ton nez sans avoir davantage de protection qu'en ce moment. Tu veux dire davantage de protection que ta présence et celle de Frost ?!!! Il acquiesça. Je m'apprêtai à lui demander ce qui pouvait être aussi dangereux pour que Froid Mortel et les Ténèbres de la Reine se trouvent impuissants à me protéger, mais m'en abstins. Un désastre à la fois. On aurait dit que quelque chose désirait nous garder vissés ici toute la nuit, distraits par une succession d'événements semi-importants. Je hochai la tête, dubitative. Ça suffit, nous devons y aller. Rhys et la police nous attendent. Lorsque nous franchîmes la porte, nous nous retrouvâmes dans le corridor principal, juste dans l'encadrement vers la sortie. Ma chambre aurait dû se trouver trois étages plus bas, absolument pas dans cette zone-là. Les gardes qui attendaient pour nous escorter nous fixaient quand nous sortîmes. Cette porte n'était pas là il y a une seconde à peine, dit Galen. Non, en effet, confirma Doyle. Et il attribua une place à chacun, moi au centre, dissimulée une fois encore à l'arrière d'une phalange de gardes. J'aurais dit d'hommes, mais au moins trois d'entre eux étaient de la gent féminine, incluant Biddy, qui serait probablement inutile en cas de grabuge, ainsi que Nicca. Ils étaient encore trop grisés par la magie mais nous avions eu trop peur de les laisser en arrière. J'étais quasi certaine que, sans personne pour les arrêter, ils baiseraient comme des bêtes, et jusqu'à ce que j'en aie débattu avec la Reine, cela signifierait pour eux deux la mort par torture. Doyle leur avait conseillé de ne pas se tenir par la main, pensant que la police pourrait se poser des questions. Cathubodua et Dogmaela s'étaient jointes à notre petite équipe. J'avais soudainement trois femmes dans mon entourage immédiat qui pouvaient tout aussi bien accorder leur allégeance à Cel ou à moi. Doyle laissa échapper quelques réflexions sur le fait que j'avais besoin de dames de compagnie et « ne serait-ce pas utile si elles étaient aussi des guerrières compétentes ? ». Mais je connaissais la véritable raison. Nous les avions acceptées parce que la Reine pouvait à tout moment changer d'avis et les réquisitionner à nouveau pour les renvoyer au service de Cel. Nous les avons donc entraînées dehors, dans la neige, à la rencontre de la police, parce qu’ainsi, elles seraient en sécurité en notre compagnie. Chapitre 13 Je ne vis pas les policiers mais les entendis. Un brouhaha sourd de voix masculines qui portaient d'autant mieux par cette nuit paisible. Le froid mordant me picotait les joues, mon haleine s'exhalant en brume pour venir geler sur la fourrure de la capuche. Barinthus m'avait gardée au chaud pendant notre périple jusqu'aux monticules de la Féerie après la tentative d'assassinat, mais à présent, je marchais toute seule comme une grande. Je m'enfonçais dans la neige jusqu'aux genoux, mes après-ski ne parvenant pas vraiment à éviter qu'elle n'imbibe mon jean. J'essayai d'invoquer la sensation du soleil d'été avec l'espoir de l'intégrer à ma barrière protectrice, ce qui contribuerait à repousser le froid, mais j'avais l'impression de ne pas me souvenir de ce qu'était l'été. La nuit sans lune était éclairée par une multitude d'étoiles parsemées sur le sombre firmament, comme autant de scintillants fragments de glace, d'éclats de diamants épars sur du velours noir. Je me concentrai en levant péniblement un pied après l'autre, m'efforçant de me frayer un passage dans les congères que les Sidhes plus grands, quant à eux, traversaient sans effort. C'était particulièrement indigne d'une Princesse de se rétamer de tout son long, d'où ce déploiement d'énergie pour éviter de me couvrir de ridicule. Je suppose que déambuler aussi gauchement dans la neige n'en était pas moins indigne pour autant, mais je n'y pouvais pas grand-chose. Et ce fut Biddy qui trébucha. Nicca la rattrapa de justesse avant qu'elle ne s'affale dans la poudreuse. Je ne sais pas ce qui ne va pas. J'ai si froid, l'entendis-je s'excuser. Arrêtez, tous, arrêtez-vous ! dis-je. Tout le monde obéit, certains scrutant les environs enneigés, prêts à dégainer. Qu'est-ce qui ne va pas, Merry ? s'enquit Galen. Biddy et moi sommes-nous les seules ayant du sang humain ? Je crois. J'ai essayé de penser à la chaleur estivale, mais j'ai l'impression de ne plus me souvenir à quoi ça peut ressembler. Doyle était revenu sur ses pas pour me rejoindre. Qu'est-ce qui ne va pas ? Vérifie que Biddy et moi ne sommes pas sous l'emprise d'un sortilège, un sortilège n'affectant que ceux ayant du sang humain. Il retira l'un de ses gants noirs pour passer la main juste au-dessus de mon visage, sans l'effleurer, dans le but de percevoir mon aura, ma barrière protectrice, ma magie. Il étouffa un grognement dont la sonorité me fit dresser les poils sur la nuque. Dois-je en déduire que tu as trouvé quelque chose ? m'enquis-je. Il acquiesça, puis se tourna vers Biddy qui semblait à moitié évanouie dans les bras de Nicca. Je suis désolée, Doyle. Je résiste généralement mieux que ça, parvint-elle à lui dire. C'est un sortilège, lui annonça-t-il en lui retirant son casque, qu'il confia à Nicca, avant de placer la main au-dessus de son visage. Puis il se retourna vers moi, incapable de réprimer dans ses yeux une étincelle de colère. Il tentait de maîtriser la flambée de pouvoir qu'elle déclenchait. Plus probablement contre lui-même, pour avoir laisse un nouvel enchantement être lancé sous son nez. Nous étions parfois la proie de sortilèges véritablement subtils. L'un de nous aurait pu repérer quelque chose d'important, mais il était plus difficile de se prémunir de sorts aussi sournois. Il est lié au sang mortel. Il te pompe ton énergie en faisant baisser progressivement la température de ton corps. Pourquoi Biddy est-elle davantage affectée que Merry ? s'enquit Nicca. Il était entièrement recouvert d'une épaisse houppelande, à l'exception de ses ailes, repliées bien serrées comme si elles étaient plus au chaud ainsi, ce qui, après tout, était bien possible. Nicca avait le sang chaud ; les ailes de papillon n'y changeaient rien. Elle est à moitié humaine et j'ai moins d'un quart de sang humain dans les veines. S'il est en quête de sang humain, elle en a plus que moi. Les policiers semblent-ils affectés ? s'enquit Aubépin. Doyle passa la main autour de moi, et cette fois, je sentis une chaude palpitation magique frissonner sur mes barrières protectrices. C'est comme une maladie contagieuse inoculée à Biddy ou à la Princesse, et qui s'est transmise de l'une à l'autre. Si nous ne l'éradiquons pas, elle va s'étendre aux policiers. Je levai les yeux vers lui, sentant tel un souffle cette chaleur que diffusait sa magie contre ma peau, puis demandai : Qu'est-ce que ça fera à des humains pures souches ? Ça a fait trébucher une guerrière Sidhe dans la neige. Elle est désorientée, et ne sera d'aucune utilité en cas de pépin. Frost et un groupe de gardes, les yeux fixés sur l'obscurité, scrutaient le cœur de la nuit froide. Sa voix me parvint : Serait-ce le début d'une attaque frontale ? Qui serait assez téméraire pour aller attaquer des policiers humains ? interrogea Amatheon tout haut. Il s'était montré particulièrement enthousiaste à l'idée de sortir dans la neige, surtout pour s'éloigner le plus possible de la Reine, je crois. Mais je me rappelai à nouveau qu'il était depuis des lustres l'une des créatures de Cel. Quelques actions honorables et bienveillantes avaient-elles contribué à effacer ces siècles d'allégeance ? Et tout aussi proche de Cel qu'il soit, il devait avoir été témoin de certaines des atrocités dont avaient parlé ses gardes, non ? Je pris mentalement note de le questionner plus tard, avec Doyle et Frost. Onilwyn était resté à l'intérieur du monticule, ne s'étant pas à proprement parlé rétabli de la raclée administrée par Maggie May et par mes soins. Le métal ralentit le processus de guérison des Sidhes au même rythme que celui des humains. Et je ne lui faisais aucune confiance, à celui-là. Quant à Amatheon, je commençais à moins me méfier de lui ; mais peut-être avais-je tort ? Bien évidemment, cette question signifiait également que je n'avais pas complètement confiance en lui non plus. Qui en effet ? dis-je, en m'efforçant de ne pas le regarder pour éviter qu'il comprenne, par mes mouvements, que je le soupçonnais. Soit je finis par me trahir, soit il se sentit déstabilisé, car il dit : Je te promets sur l'honneur que j'ignorais tout de ceci. Tu disais que tu étais un homme sans honneur, lui rappela Adair. Un homme sans honneur ne peut rien promettre. Ça suffit ! dit Doyle. Nous n'allons pas nous chamailler, pas aussi près des humains. Doyle a raison. Nous discuterons de tout ça plus tard, dis-je en levant les yeux vers lui, avant de poursuivre : Peux-tu nous en débarrasser pour que Biddy et moi n'allions pas contaminer les policiers ? Probablement. Alors vas-y, qu'on en finisse. Tu sembles en colère, fit remarquer Galen. Je suis fatiguée de celui qui provoque tout ça. Fatiguée de ces jeux. C'est plutôt bon signe, dans un sens, dit Doyle. Qu'est-ce que tu veux dire ? lui demandai-je en le dévisageant. Cela signifie que notre meurtrier a peur de la police humaine, a peur qu'elle le retrouve alors que notre magie a échoué. Il fourra ses gants dans la poche de son manteau puis fit retomber ma capuche, si bien que l'air glacé m'enveloppa le visage. Je frissonnai. J'ai bien peur que tu sois frigorifiée avant que j'ai terminé. J'acquiesçai. Enlève-moi ça et je me réchaufferai. Il repoussa mon manteau de mes épaules. Le froid s'y engouffra, dérobant l'enveloppe de chaleur qu'il m'offrait. Je m'efforçai de ne pas frissonner tandis qu'il ouvrait les mains au-dessus de moi, sans même effleurer ne serait-ce que mes vêtements, tout en les passant, caressantes, à peine éloignées de mon corps. Son pouvoir tremblota au-dessus de mon aura, et j'eus la sensation qu'il avait prélevé quelque chose en moi, comme s'il avait fait valdinguer d'une chiquenaude un insecte de ma peau. Puis il tourna les paumes vers le haut, semblant vraiment y retenir quelque chose. Il invoqua sur ses mains ce feu d'un vert nauséeux, cette flamme douloureuse que j'avais vue consumer un corps. Elle pouvait provoquer la mort d'un mortel et démence et douleur atroce chez un immortel. A présent, il en faisait usage pour carboniser le sortilège qui s'était accroché à mes basques. La voix de Rhys nous parvint derrière nous. Qu'est-ce qui ne va pas ? Il avait dégainé son revolver, mais le tenait à bout de bras le long de son corps, probablement pour que la police ne puisse pas le voir à distance. Il aperçut alors la lueur verdâtre. Qu'est-ce que c'est ? dit-il, avec une note alarmée dans la voix. Qu'est-ce que je n'arrive pas à sentir ? On a jeté un sort à Merry, lui répondit Galen. Aux deux ayant du sang humain, précisa Frost. Cela aurait été contagieux pour les flics, dit Doyle. La flamme verte disparut, assombrissant encore un peu plus la nuit. Il se retourna vers Biddy, qui était à moitié avachie entre les bras de Nicca. Lâche-la, Nicca. Mais elle risque de tomber ! Seulement à genoux dans la neige. Elle ne risque pas de se faire mal, lui dit Doyle d'une voix remarquablement douce. Nicca la retenait néanmoins toujours contre lui. Ses ailes s'écartèrent une fois, avant de se refermer, serrées l'une contre l'autre. Ça va aller, Nicca, lui dit Biddy d'une voix affaiblie, quelque peu haletante. Doyle va m'aider. Ce fut Aubépin qui vint vers lui, et entreprit avec douceur de l'éloigner d'elle en disant : Allez viens ! Laisse le Capitaine s'occuper de ta dame. Nicca se laissa faire, mais lorsque Biddy s'écroula dans la neige, il voulut se ruer vers elle pour lui porter secours et seuls Aubépin et Adair, l'entourant, l'empêchèrent de la rattraper avant que ses genoux n'aient eu touché le sol enneigé. Rhys émit un sifflement atténué. Ça aurait fait des trucs moches à nos gentils policiers ! En effet, dit Doyle en s'agenouillant dans la neige, son long manteau recouvrant toute cette blancheur d'une flaque d'obscurité. Il passa les mains au-dessus de Biddy, comme il l'avait fait avec moi, puis hésita, à proximité de son ventre. Que quelqu'un puisse invoquer un tel sortilège sur elle alors qu'elle porte autant de métal... dit-il en hochant la tête. Cela indique clairement un immense pouvoir. Ou des origines métissées, dis-je. Ceux d'entre nous ayant un peu de sang humain ou farfadet ou de quelque autre espèce peuvent manipuler le métal et la magie bien mieux qu'un Sidhe pur sang. Sa bouche se crispa. Je te remercie de me le rappeler, parce qu'en fait, tu as raison. Peux-tu remonter la piste jusqu'à l'ensorceleur ? lui demandai-je. Doyle pencha la tête de côté, comme un chien surpris. Oui. Ses mains se contractèrent au-dessus du corps de Biddy. Je peux l'éliminer, mais je peux aussi y intégrer ma magie et l'obliger à reprendre son envol vers son propriétaire. Tu veux dire pas seulement le traquer, mais le faire revenir rapidos à la maison ? s'enquit Rhys. C'est ça. Tu n'as pas pu faire ça depuis fort longtemps, dit Frost. Mais à présent, je le peux, répliqua Doyle. Je peux le sentir dans mes mains, dans mon ventre. Tout ce que j'ai à faire est de l'extraire de Biddy, et y ajouter mon pouvoir au moment où il sortira. Ce sera une véritable course-poursuite de le suivre à la trace, mais cela va fonctionner. Qui va t'accompagner ? demanda Frost. Je dois rester avec la Princesse. D'accord. J'irai avec toi, dit Usna. Aucun chien ne saurait distancer un chat. Marché conclu, dit Doyle en le gratifiant de l'un de ses sourires féroces. Moi aussi, j'irai avec vous. C'était Cathubodua qui venait de parler. Autrefois déesse guerrière, elle était à présent l'une des réfugiées de l'escorte de Cel. Sa houppelande était confectionnée en plumes noires. On avait l'impression qu'il s'agissait de fins cheveux quand on la regardait vite fait, comme si elle faisait partie intégrante de son corps. Elle était Cathubodua, la corneille véloce des batailles et, quoique ses pouvoirs soient affaiblis, elle était encore l'une des rares aux Cours ayant conservé son nom d'origine. La rumeur disait qu'elle n'avait pas été aussi maltraitée par Cel, parce qu'il la redoutait. En revanche, Dogmaela, qui était debout à ses côtés, revêtue de son armure, avait été surnommée la Chienne de Cel, car il lui confiait toutes les tâches horribles qui lui passaient par la tête. Elle lui avait publiquement fait l'affront de refuser de baiser avec lui, ce qu'il ne lui avait pas pardonné. Cathubodua avait fait de même, sans souffrir plus que ça de cette rébellion. Quelque chose se dégageait d'elle, debout là dans la neige, tout en noir et en plumes, avec un certain air de... pouvoir qui ferait hésiter tout homme, et des plus braves que Cel, encore. Tu penses pouvoir suivre, ma caille ? s'enquit Usna. Elle lui adressa un sourire suffisamment glacial pour congeler celui qu'il arborait. Ne te préoccupe pas de moi, mon minou, je ne serai pas en queue de peloton dans cette course. Usna émit un feulement. N'oublie pas qui est le prédateur, mon oisillon. Le sourire de Cathubodua s'élargit de plus belle, remplissant ses yeux d'une férocité jubilatoire. C'est moi, rétorqua-t-elle. C'est nous, dit Doyle. Garde-la en sécurité, Frost. C'est tout comme. Oh, ne vous préoccupez surtout pas de moi, intervint Rhys. Je ne suis pas assez rapide pour suivre le rythme, et apparemment, pas assez fiable pour assurer la sécurité de la Princesse. Aide-la à gérer les humains, Rhys, dit Doyle avant de jeter un coup d'œil à Cathubodua et Usna en ajoutant : Vous êtes prêts ? Prête, répondit Cathubodua. Comme toujours, confirma Usna. Puis Doyle se tourna vers Biddy pour lui dire : Cela va sans doute faire mal. Vas-y. Elle rassembla ses forces, les mains ancrées dans la neige. Doyle recourba les doigts telles des serres noires contre l'argenté de l'armure qu'elle portait. La respiration de Biddy s'emballa. Sa magie se répandit et perça mes barrières protectrices, celles que je maintenais en place pour ne pas être submergée par les phénomènes magiques de la Féerie. Son aura, son armure métaphysique, s'embrasa en un éclair luminescent qui recouvrit son corps intégralement. Doyle plongea les mains dans ce scintillement éclatant pour en ressortir une boule de lumière, qui n'était pas de ce jaune-blanc brillant de l'aura de Biddy mais d'un jaunâtre foncé nauséeux recélant une touche de flammes orangées. Doyle recourba encore plus les mains, jusqu'à ce que ce frémissement ambré enflammé se déverse entre ses doigts. Puis il se remit précautionneusement debout, comme s'il tenait au creux de ses paumes un bol rempli à ras bord d'un potage bouillant. Il contourna Biddy, et les autres gardes s'éparpillèrent, ne laissant entre lui et les monticules qu'une étendue de neige désertique. Usna et Cathubodua s'avancèrent pour se placer de part et d'autre de lui. Usna déboutonna son long manteau et resta là debout, vêtu de cuir, son souffle embrumant l'air glacé, impatient, les yeux brillants d'anticipation. Le visage de Cathubodua semblait taillé dans du marbre pâle, parfait, magnifique et froid. Loin d'aller balancer sa houppelande, elle s'en enveloppa plus résolument. Je pus observer que son souffle n'embrumait pas l'atmosphère, et je m'interrogeai quelques instants. Doyle leva alors brusquement les mains vers le ciel, et le globe enflammé se transforma alors en oiseau, un faucon de flammes rouge orangé, qui déploya des ailes étincelantes une fois, deux fois, avant de gagner de l'altitude. Doyle retira son long manteau noir, qu'il laissa tomber au sol, puis se délesta de ses armes, qu'il balança dans la neige. Le faucon battit encore deux fois des ailes avant de nous fixer de ses yeux embrasés, en un regard empreint d'arrogance qui semblait nous signifier : « Jamais vous ne me rattraperez. » Puis il prit son envol, enflammant de son passage le ciel nocturne, telle une comète. Doyle avait tout simplement disparu. Je compris qu'il était déjà parti, grande silhouette sombre courant en bondissant sur l'étendue neigeuse, et c'était comme essayer d'observer la tombée du crépuscule. Un phénomène qu'on ne pouvait pas vraiment voir se produire. Cathubodua tenait la cadence, bien qu'elle ne semblât pas courir, mais plutôt léviter au-dessus du sol immaculé. Enfin, c'est l'impression que donnait sa longue houppelande emplumée. Usna les suivait tous les deux à la trace, de quelques pas. Sa chevelure multicolore scintillait à la lumière des étoiles, étincelant comme de la neige colorée, tandis qu'il fendait l'air, gracieux, derrière eux. Il peut toujours courir ! fit remarquer Rhys. En effet, dit Frost, on ne peut distancer les Ténèbres. Et la colère voyage sur le vent même, dit Dogmaela. La colère ? M'étonnai-je. Elle est la Corneille des Batailles, l'insatisfaction qui conduit les hommes au combat. Elle initie le combat, puis s'en nourrit, dit Biddy que Nicca aidait à se remettre sur pied. C'est ce qu'elle faisait autrefois, dit Frost, mais cela est révolu. N'en crois rien, répliqua Dogmaela. Cathubodua apprécie toujours une bonne querelle, ne va pas te méprendre là-dessus, Froid Mortel. Elle a tendance à s'ennuyer, quand règne la paix. Cela n'a rien à voir avec la paix, rétorqua Frost. Peut-être, renchérit-elle, mais ce n'est pas non plus la guerre. Espérons que cela va durer, dit Rhys. Et maintenant, les enfants, allons discuter avec les gentils policiers avant que leurs badges ne se retrouvent tout givrés. Leurs badges ? s'enquit Dogmaela. S'agiraient-ils d'un mot d'argot pour désigner leurs roubignoles ? Rhys lui sourit de toutes ses dents. Et lorsque nous irons patouiller là-bas, ils sortiront tous leurs badges pour les exhiber à la Princesse. Rhys ! nous exclamâmes Frost et moi dans un bel ensemble. Quelle étrange coutume, dit Dogmaela, qui se révélait une littéraliste confirmée quasiment dénuée de tout sens de l'humour. Rhys risquait de mal tourner avec celle-là. Je me chargeai donc de lui fournir des explications claires à ce sujet, tandis que nous nous dirigions tous vers le parking. Elle lui lança un regard noir. Et Rhys lui sourit, tel un ange lascif. Un peu de tenue, lui dis-je à voix basse. Je me suis bien tenu, dit-il doucement. Lorsque tu te seras entretenue avec le chef des fédéraux, tu penseras de moi que je suis un saint. Et pourquoi ? Parce que lui, déconner, c'est sacrément pas son fort ! Je le regardai en essayant de décider s'il me taquinait. Mais son visage semblait sérieux. Jusqu'à quel point un agent du FBI pouvait-il se montrer pénible ? Comme le dit un vieux proverbe, nous allions voir ce que nous allions voir. Chapitre 14 Les policiers, et il y en avait pour tous les goûts, étaient plantés dans le froid de décembre. Il était possible que certains d'entre eux se soient réfugiés dans leurs véhicules avec l'espoir de rester au chaud, et n'en soient ressortis qu'en nous voyant arriver. Mais ils donnaient l'impression d'être restés exposés aux intempéries pendant un bout de temps. Si ce n'était pas pour nous accueillir, alors pourquoi n'étaient-ils pas à l'abri dans leurs voitures ou leurs fourgons avec le chauffage ? Parce que leurs chefs étaient dehors dans le froid. Et on ne restait pas confortablement assis dans une bagnole bien chauffée pendant que ses officiers étaient en train de poireauter et de se les geler, enfoncés jusqu'aux chevilles dans la neige. Le vent en avait de toute évidence recouvert le parking que nous avions pourtant fait déneiger. Je repérai la large carrure et la haute stature du Commandant Walters. L'homme auquel il faisait face, se frôlant quasiment des orteils, faisait à peu près quinze centimètres de moins et m'était totalement inconnu. Mais j'aurais parié qu'il faisait partie du FBI. Et, à la façon dont il s'adressait en beuglant à Walters, il était plus que probablement le chef des fédéraux. Lorsque j'avais dit à l'Agent Raymond Gillett de ne pas se pointer, je ne lui avais pas spécifié de ne pas envoyer ses collègues. Je me souviendrais d'être plus précise si je lui reparlais à l'avenir. Rhys tentait d'attirer leur attention, mais ce fut la voix de Frost qui interrompit ces chamailleries. La Princesse Meredith NicEssus, annonça-t-il, les mots résonnant dans l'air froid et stagnant. Ils cessèrent d'un coup leur dispute pour se tourner vers nous, surpris, comme s'ils avaient oublié ma venue. Puis tous les deux tentèrent simultanément de m'adresser la parole. Allons, messieurs, messieurs, s'il vous plaît, chacun son tour, leur dis-je en levant les mains, contrainte par ce geste à les sortir de mon manteau où elles étaient enfouies bien au chaud. Ils essayèrent alors chacun d'être le premier à parler. Je dus choisir pour eux. Commandant Walters, que faites-vous encore ici dans ce parking ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté à l'entrée ? lui demandai-je en souriant. Il agita le pouce dans la direction de l'autre homme. Il a refusé qu'on mette un pied hors du parking, prétextant qu'il s'agit de terres fédérales et donc que le cas qui nous préoccupait était de son ressort. Je m'adressai, toujours avec le sourire, à l'agent fédéral en question : Et vous êtes ? Agent John Marquez, dit-il en faisant une courbette. Honoré de faire votre connaissance, Princesse Meredith. Je m'efforçai de ne pas pouffer de rire. Cette révérence me semblait quelque peu exagérée. J'aurais souhaité pouvoir dire de même, Agent Marquez. Il releva la tête, la perplexité se lisant sur son visage sombrement magnifique. Aurions-nous fait quelque chose pour vous offenser, Votre Majesté ? Le titre de Majesté ne s'applique qu'aux souverains régnants, ce que je ne suis pas encore, lui précisai-je avec un hochement de tête. J'ai appelé le Commandant Walters pour lui demander de venir avec ses officiers, mais n'ayant pas appelé le FBI, votre présence ici me fait quelque peu m'interroger. Le pays de la Féerie est en territoire fédéral, Princesse. Ce qui fait que ces crimes se sont produits dans notre juridiction, comme je viens de le signaler au Commandant ici présent. Ah ! Mais, théoriquement, c'est le royaume de la Féerie, et aucun de vous n'a ici de juridiction. Marquez eut un sourire condescendant avant de répliquer : Mais vous avez fait appel à une assistance policière, et étant donné que vos monticules se trouvent sur le territoire fédéral, cela signifie que c'est nous qui sommes censés vous l'apporter. Uniquement si nous avions requis votre assistance, dis-je en désapprouvant de la tête. Et jusque-là, ce sont nos affaires. Vous nous avez sollicités, Princesse, dit-il, déterminé. L'Agent Gillett a reçu votre message qu'il nous a ensuite transféré. J'avais deviné juste, mais cela n'en demeurait pas moins navrant d'en avoir confirmation. J'ai appelé Gillett par courtoisie et en mémoire du bon vieux temps. Je réalise à présent que j'aurais dû m'en abstenir. Mais nous sommes ici maintenant et l'équipe d'identification médico-légale locale de Saint-Louis ne saurait rivaliser avec la nôtre. Une femme s'avança du groupe ténu des policiers locaux. Ses cheveux d'un blond jaune, un peu trop parfait, semblaient irréels, voire même inhumains. Des lunettes noires traversaient son joli minois, si bien que quelques instants me furent nécessaires pour y discerner ses grands yeux frangés de longs cils. Je suis le Docteur Caroline Polaski, médecin-légiste en chef pour le Comté de Saint-Louis, et je désapprouve cette remarque. Vous ne pouvez comparer votre labo au nôtre, lui lança Marquez. J'ai fait mon internat chez vous. Et de ce fait, si, je le peux. L'internat ! Alors vous n'étiez pas assez calée pour grimper les échelons. Elle lui lança un regard particulièrement inamical. Je vous suggère de vérifier vos renseignements. J'ai abandonné parce que mon mari a obtenu un meilleur poste ici et qu'on m'a proposé la direction de ce labo. Dans votre boutique, je ne serais qu'un larbin. Parce que vous n'étiez pas suffisamment douée pour assumer la direction de notre boutique, comme vous dites, renchérit Marquez. Cela ne nous menait nulle part. Arrêtez, leur dis-je, attirant leur attention. Vous souhaitiez savoir qui commande ici, c'est bien pourquoi vous vous disputiez, est-ce que je me trompe ? Polaski et Marquez acquiescèrent. Walters se contenta de me regarder. C'est une question à laquelle il est facile de répondre, messieurs-dames : c'est moi, leur annonçai-je en souriant. Marquez me lança un regard qui, même sous l'éclairage blafard, exprimait clairement que je n'étais qu'une gamine qui ferait mieux d'éviter de jouer dans la cour des grands. Allons, Princesse, votre appel à l'aide semble indiquer que vous ainsi que votre peuple doutiez d'être capables de gérer un double homicide. Je suis chargée de cette investigation, Officier Marquez. Je vous sais grée de votre offre d'assistance et accepterais volontiers, mais ne laissons aucune confusion s'installer entre nous, lui rétorquai-je en laissant mon regard fixe s'attarder sur Walters et le médecin légiste. C'est moi la responsable ici, et quiconque ayant un problème avec ça ne mettra pas un pied sur notre territoire. Marquez protesta, comme je m'y attendais. Vous n'êtes pas officier, sans parler d'un grade quelconque, Princesse. Sans vouloir vous offenser, cette enquête nécessite bien davantage qu'un simple détective privé pour s'en charger. Ma licence de détective privé n'est pas valable en dehors de la Californie, Agent Marquez. Vous n'avez donc aucune légitimité juridique ici. Je m'avançai vers lui si soudainement qu'il en recula d'un pas avant de se ressaisir. Il me dépassait de plusieurs centimètres, je levai donc les yeux à la rencontre des siens, le laissant contempler l'ovale délicat de mon visage encadré de cette douce fourrure. Aucune légitimité juridique, Marquez ? Je suis la Princesse Meredith NicEssus. La seule ayant un rang supérieur au mien dans cette contrée est la Reine de l'Air et des Ténèbres en personne. Vous et vos hommes vous trouvez ici uniquement parce que je le tolère, et je commence sérieusement à penser que vous allez atteindre mes limites. Vous ne pouvez vouloir dire que vous allez tous nous renvoyer parce que j'ai blessé votre susceptibilité ? Par la Déesse, quel culot ! Aucunement. Je vais demander au Commandant Walters et à ses hommes de nous accompagner, et les laisser faire leur boulot. Et lorsqu'ils ne parviendront pas à l'assumer et que notre assistance vous paraîtra alors nécessaire, vous ne l'obtiendrez peut-être plus, Princesse. En effet, nous aurions peut-être besoin de leur aide. Je ne le souhaitais pas, mais cette éventualité n'en était pas moins indéniable. J'eus soudain une illumination et me retournai vers Walters. Avez-vous un portable ? Il me le tendit, l'air cependant quelque peu incertain. Puis-je passer un appel longue distance ? Qui allez-vous appeler ? Washington D.C. Walters prit une profonde inspiration. Je vous en prie. Je composai un numéro que j'avais fait rechercher par la secrétaire de la Reine avant de nous pointer ici. J'avais espéré de ne pas avoir à en faire usage mais j'avais été témoin de suffisamment de disputes « territoriales » à L.A. pour savoir que les fédéraux et les locaux pouvaient continuer longtemps, même si cela freinait considérablement l'enquête au lieu de la faire progresser. Surtout si la compétition du « qui pissera le plus loin » était sérieuse. Et Marquez semblait prendre celle-ci très au sérieux. Vous n'allez quand même pas appeler le Président des États-Unis ? ! ! ! s'exclama-t-il, après avoir écouté mes salutations et requête initiales. Non. En effet, je ne vais pas l'appeler, dis-je pendant la musique d'attente. Marquez me regardait, sourcillant encore davantage. Une voix de femme se fit alors entendre dans le combiné. Madame la Présidente, dis-je. Comme je suis ravie de m'entretenir à nouveau avec vous. Les sourcils de Marquez s'arquèrent de plus belle. J'avais rencontré Joanne Billings lorsque son époux était sénateur. Ils avaient assisté aux funérailles de mon père et leurs condoléances avaient semblé des plus sincères parmi toutes celles que m'avaient adressées les politiciens présents ce jour-là. Par la suite, le Sénateur Billings et son épouse avaient fait plusieurs visites à la Féerie et j'avais réalisé que Joanne Billings était une elfophile. Mon père m'avait appris ce qu'étaient les avantages politiques, et de plus, j'aimais bien Joanne. Elle faisait preuve d'une grande ouverture d'esprit face à la presse défavorable à la Cour Unseelie et s'assurait personnellement de nous présenter sous un jour positif à la première occasion. Nous nous envoyions des cartes postales de vacances, et je m'étais assurée qu'elle soit invitée à ma célébration de fiançailles officielles, celle destinée au public. Elle m'avait en fait rendu visite au collège une fois, sans son mari, dans le simple but de savoir où j'en étais dans mes études. À cette époque, elle et son époux tentaient d'obtenir les votes de la jeunesse. Des photos la montrant en compagnie de la Princesse-Fey ne nuisaient en rien. Je l'avais pigé, sans m'en offenser. Je l'avais même invitée à la cérémonie de remise de mon diplôme, à laquelle ils avaient tous deux assisté. Nous nous étions retrouvées ensemble pour des séances photo. L'une de mes dernières apparitions avant mon escapade de la Féerie fut sur un podium en leur compagnie lors de deux meetings politiques. Nous papotâmes un peu, puis elle dit : Je présume que vous n'appelez pas à cette heure-ci pour faire la conversation. Non, en effet. Et je lui décrivis la situation le plus brièvement possible, dans les grandes lignes. Elle demeura silencieuse pendant quelques secondes. Que puis-je pour vous ? Je lui expliquai ce qu'avait dit Marquez et ajoutai : Et il menace de ne plus nous offrir l'aide du FBI lorsque nous en aurons besoin si je ne lui autorise pas immédiatement l'accès au sithin. Pourriez-vous lui en toucher un mot pour moi ? Vous auriez pu appeler les services diplomatiques, dit-elle en s'esclaffant, ou vous adresser à votre ambassadeur. Vous auriez pu appeler une dizaine de personnes, mais vous avez pensé à moi en premier. Vous m'avez appelée en premier, n'est-ce pas ? En effet, lui assurai-je. Elle rit à nouveau et je sus qu'elle appréciait que je l'aie sollicitée en premier, et aussi que je ne lui aie pas demandé de parler à son mari. Passez-le-moi, dit-elle, et sa voix avait déjà subtilement pris cette intonation cultivée et quasi ronronnante qu'elle avait à la radio comme à la télévision. Je tendis donc le cellulaire à Marquez, qui sembla blêmir. La fin de leur conversation se résuma principalement à : Oui, M'dame. Non, M'dame. Bien sûr que non, M'dame. Puis il me repassa le téléphone, réussissant à avoir l'air tout aussi colérique que malade. Je pense qu'il saura quel comportement adopter à l'avenir, dit-elle. Je vous remercie beaucoup, Joanne. Lorsque vous aurez choisi un époux, vous feriez bien de m'inviter à vos fiançailles. Puis elle garda le silence quelques secondes avant de poursuivre : Je suis désolée de ce qui s'est passé avec Griffin. J'ai vu les photos qu'il avait données à la presse people. Je ne trouve pas les mots pour vous dire combien je suis désolée qu'il se soit révélé un tel salopard. Cela ne me préoccupe pas plus que ça. Et heureusement encore. Et je vous enverrai une invitation pour la célébration des fiançailles, et du mariage. Elle se remit à rire avec un plaisir authentique. Toute la Féerie se met sur son trente et un pour un mariage ! Ma patience va être mise à rude épreuve. Merci, Joanne. La communication terminée, je me retournai vers Marquez. Y a-t-il autre chose que vous souhaitiez savoir, Agent Marquez ? Non, j'ai pris connaissance de tout ce que je peux supporter pour ce soir, merci beaucoup, Princesse Meredith, dit-il, en me lançant un regard indiquant clairement que je venais de me faire un ennemi de plus. Eh bien, au moins un ennemi qui n'essaierait pas de me tuer ! Ce qui était quelque peu rafraîchissant. Vous et votre labo resterez donc à notre disposition si nous avons besoin de vos compétences ? lui demandai-je, en maîtrisant la neutralité de ma voix. C'est ce que j'ai promis à madame Billings. Super ! dis-je, avant de m'adresser au Commandant Walters, qui s'efforçait de ne pas avoir l'air trop content... et y échouait lamentablement. Il rayonnait quasiment en me souriant de toutes ses dents. La police locale passait un temps considérable à s'écraser devant les fédéraux ; et pour une fois, la balle venait de changer de camp, ce que Walters trouvait absolument jubilatoire. Il parvint à se contrôler jusqu'à ce que nous nous soyons suffisamment avancés dans la neige au milieu des gardes pour être dissimulés à la vue des fédéraux, avant d'éclater de rire. En voilà un homme avec une maîtrise de soi en béton armé ! Chapitre 15 Frost fit apparaître une porte, la main plaquée contre la colline recouverte de neige, et elle s'entrouvrit avec un carillon musical qui fit sourire les policiers, et même le Commandant Walters. C'était la porte menant à la Féerie, que tous les humains franchissaient le sourire aux lèvres, mais par laquelle ils ne ressortaient pas nécessairement aussi joyeux. A l'intérieur de cette colline creuse se trouvait d'ailleurs l'un de ces humains, qui allait en ressortir les pieds devant, dans une housse mortuaire. La porte s'élargit considérablement en irradiant une forte luminosité. Habituellement blafarde, elle sembla s'intensifier à notre entrée, lorsque nous avons émergé de la pénombre enneigée. Les policiers firent irruption dans le corridor faiblement éclairé et, immédiatement, ils se mirent à pousser des exclamations de surprise. Une émotion que les flics ne montrent généralement pas, du moins pas ceux ayant de la bouteille qui excellent depuis toujours à afficher une expression de fatigue blasée, ou d'ennui, du style « on connaît le scénario, on était juste passés prendre un café ». Oh, mon Dieu ! Ces couleurs sont magnifiques ! s'exclama l'un des agents. Alors que les murs étaient d'une nudité grisâtre, sans la moindre touche colorée. Le Commandant Walters, les yeux levés, scrutait attentivement ces murailles aveugles, comme s'il y voyait quelque chose de fantastique. Leurs visages reflétaient le ravissement et l'émerveillement, certains l'exprimant vocalement par des « ooh ! » et des « aah ! », comme s'ils assistaient à un feu d'artifice. Quant aux gardes et moi, nous regardions ces parois qui nous paraissaient vides et grises. Rhys, aurais-tu par hasard oublié de badigeonnner d'un peu d'huile les gentils policiers pour les protéger de tels enchantements ? Les journalistes n'en ont pas eu besoin, répondit-il. Comment aurais-je pu savoir que des policiers durs à cuire et la police scientifique seraient davantage sensibles à la magie de la Féerie ? Ils n'auraient pas dû l'être, dit Frost. Que veux-tu dire ? M'enquis-je. La Reine a donné aux gardes des fioles d'huile de manière préventive, au cas où les reporters se retrouvent les neurones brouillés par la magie du sithin. Mais ses principaux corridors n'ont pas affecté ainsi les humains depuis plus d'un demi-siècle. Eh bien ! dis-je, en considérant ceux qui regardaient tout autour d'eux, hypnotisés, comme s'ils se trouvaient à la fête foraine. Quelle que soit la cause de cette réaction, nous devons l'arrêter, sinon ils ne nous seront pas d'une grande utilité. Ils ne pourront pas mener l'enquête dans cet état. Est-ce un sortilège qui a provoqué ça ? s'enquit Arzhel en repoussant la fourrure sombre de sa capuche de son visage encadré d'épaisses boucles noires qui lui retombaient jusqu'aux genoux. Sa dense crinière n'était retenue que par un bandeau d'argent. Il était revêtu d'une armure en cuir renforcé, ornée de-ci de-là de rehauts argentés. Son corps était tatoué de fourrure, comme les ailes de Nicca à une époque, quand elles n'avaient été que tracées sur son dos. Ce tatouage ressemblait à s'y méprendre à un trompe-l'œil : il incitait à passer la main dans ce pelage qui n'existait pas réellement. Son visage et la majeure partie de l'avant de son corps dénudés et pâles rappelaient le clair de lune, tout comme ma peau. Assombrissant par contraste le brun et l'or de la fourrure. Avec son armure et son manteau, il aurait presque pu passer pour un humain, à part quand on regardait ses yeux, d'un brun rougeâtre, une couleur qui aurait pu être humaine, mais ne l'était pas. Il ne s'agissait pas non plus des yeux d'un Sidhe, mais ceux d'un animal, en quelque sorte. J'avais trouvé une photo dans un livre, les yeux d'un ours en gros plan imprimés sur deux pages. En la contemplant attentivement, je sus que j'avais vu ces yeux-là sur le visage d'Arzhel. Il ne s'agit pas d'un sortilège, dit Frost. Nous l'aurions perçu. Êtes-vous partis à sa recherche ? dit Arzhel en hochant la tête. En effet. Tout comme moi, dit Crystall, toujours dissimulé à l'arrière de sa houppelande blanche, dont la voix résonnant comme des carillons au vent. Applique de l'huile sur eux, dis-je. Sur les oreilles, les yeux, la bouche, les mains, et tout le bataclan. Et tout le bataclan ? s'enquit Arzhel. La Princesse nous demande de nous assurer qu'ils puissent être complètement en état de fonctionnement sans être affectés par le sithin, lui expliqua Rhys. Il déboutonna son trench-coat pour ressortir de la poche intérieure de son veston une petite bouteille sombre. Il déboucha la fiole avant de se placer devant le Docteur Polaski, à qui il demanda de retirer ses lunettes. Mais elle semblait ne pas l'entendre et, en effet, cela pouvait bien être le cas. Il les lui retira donc, avec délicatesse. Elle cligna des yeux tandis qu'il lui effleurait la paupière juste en dessous de l'arcade sourcilière. Que vous puissiez voir véritablement, dit-il. Elle recula d'un bond, regardant les murs qui l'entouraient, avant de se couvrir les yeux des mains. Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Laissez-moi procéder de la même manière avec l'autre œil, vous ne vous en sentirez que mieux, lui affirma Rhys. Gardez-les simplement fermés jusqu'à ce que j'aie terminé. Il dut repousser les mains dont elle s'était couvert le visage, mais elle garda les yeux clos. Pour voir véritablement, dit-il en lui touchant l'autre paupière. Puis il repoussa ses cheveux derrière ses oreilles, où il passa de l'huile le long de la courbe du pavillon, puis de l'autre, en disant ces mots : Que vous puissiez entendre véritablement. La musique s'est arrêtée, dit-elle, et des larmes se mirent à couler sous ses paupières closes. Il lui effleura ensuite les lèvres. Pour que vous puissiez parler en toute vérité de ce que vous découvrirez. Il lui retourna les mains, la paume vers le haut. Que vous puissiez toucher et être véritablement touchée. Il s'agenouilla ensuite pour passer le doigt sur le dessus de ses après-ski trempés de neige. Afin que vous puissiez marcher véritablement en toute connaissance de ce qui se trouve devant vous. Puis il se redressa, terminant en appliquant de l'huile sur son front. Afin que vous puissiez savoir et penser véritablement. Il fit davantage que de la toucher à cet endroit : il y dessina un symbole protecteur. Pendant quelques instants, je vis la magie scintiller en spirale avant d'être absorbée par sa peau. Elle cligna des yeux, puis regarda autour d'elle comme si elle ne savait pas vraiment où elle se trouvait. Par l'enfer, qu'est-ce que c'était que ça ?!!! Bienvenue à la Féerie, Docteur Polaski, lui dit Rhys en lui rendant ses lunettes. Frost me tendit un flacon. Doyle m'a confié le sien. Je pris la petite bouteille en me demandant où était passé les Ténèbres, et ce qu'il avait bien pu découvrir. Je me sentirais rassurée si Doyle ou les autres nous avaient contactés. Tout comme moi, dit Frost en se mettant à appliquer de l'huile sur Walters. Je me retournai vers la seule femme du groupe. À peine plus grande que moi, ce qui était l'une des raisons pour laquelle je l'avais choisie. Lorsque je retirai sa casquette en tissu, elle révéla des cheveux raides et châtains retenus en une queue-de-cheval, quelque peu en vrac en raison de ce couvre-chef. Elle avait des yeux marron profond dans un visage délicat en triangle, assez mignon, mais je m'étais trouvée dans l'entourage des Sidhes trop souvent ces derniers temps. Elle me paraissait inachevée, comme si ses cheveux ou ses iris auraient eu besoin d'une autre couleur pour acquérir une certaine tangibilité. Fermez les yeux, lui dis-je. Elle ne m'entendit pas, mais ce n'était pas à cause des murs qu'elle fixait. Elle regardait Frost qui s'employait à appliquer de l'huile sur le visage du Commandant Walters. J'effleurai finalement ses yeux, juste au-dessus de sa paupière ouverte et elle eut un sursaut de recul. Docteur Polaski, pourriez-vous m'aider à la faire se tenir tranquille ? lui demandai-je. Il s'agissait de l'une des assistantes de l'équipe médico-légale et non d'un policier. Polaski vint nous rejoindre, en disant : Carmichael, ceci aidera. Fermez les yeux et laissez la Princesse vous toucher. Carmichael affichait curieusement un certain dégoût, mais n'en obéit pas moins à son chef. Elle tressaillit sous mes doigts comme un cheval nerveux, la peau frissonnante. Elle s'était un peu calmée quand je terminai d'immuniser ses mains et sembla plus apaisée encore quand je touchai le dessus de ses chaussures de marche, juste sous l'ourlet trempé de son jean. Lorsque je me redressai pour passer le doigt sur son front, sa voix semblait être revenue à la normale : Je préférerais une croix comme symbole, dit-elle. Une croix ne fonctionnera pas, lui dis-je, en traçant sur son front un signe bien plus ancien. Ces yeux bruns s'écarquillèrent tandis qu'elle me regardait faire. Que voulez-vous dire par « une croix ne fonctionnera pas » ? Nous ne sommes pas démoniaques, Carmichael, mais simplement autres. Contrairement à ce qu'affirme un mythe populaire, les symboles sacrés ne peuvent arrêter notre magie, pas plus que brandir une croix ne pourrait empêcher un blizzard de vous nuire. Oh ! dit-elle, quelque peu embarrassée. Je n'avais pas l'intention de vous offenser. Pas de problème. L'Église tente de nous diffamer depuis de nombreux siècles, mais si jamais vous avez besoin de protection contre la Féerie, je vous conseille de retourner votre veste au lieu de faire une prière. Prier ne fait pas de mal, mais abandonner votre foi sera bien plus efficace. Je terminai la dernière courbe de mon dessin puis me reculai de quelques pas. Et en quoi retourner sa veste peut-il aider ? À la Féerie, la plupart ne peuvent voir que ce qui est apparent ; en cas de modification, la magie aura quelques problèmes à vous localiser. Et pourquoi ? S'enquit-elle. Eh bien, cela ne fonctionne pas si l'individu vous connaît particulièrement bien et n'a jamais essayé de vous tromper. N'a jamais essayé de vous tromper... que voulez-vous dire ? N'a jamais essayé de paraître autre que ce qu'il est véritablement. Oh ! s'étonna-t-elle à nouveau. Le ravissement désertait les visages des autres humains au fur et à mesure qu'ils étaient oints d'huile. Je crois que j'aimais mieux comme c'était avant, fit remarquer l'un des policiers. Ce n'est plus que de la rocaille grise ! D'où provient cette lumière ? s'enquit Polaski. Personne ne le sait, lui répondis-je. Je pensais que cette huile était supposée rendre nos perceptions normales, dit Carmichael. En effet, dis-je. Alors pourquoi est-il toujours aussi beau ? dit-elle en indiquant Frost du doigt. Je ne pus m'empêcher de sourire lorsque le visage de celui-ci afficha une froideur empreinte d'arrogance. Ce qui ne le rendait pas pour autant moins attrayant. La Déesse avait rendu impossible qu'il en soit autrement. Il se pourrait que « normales » ne soit pas le terme approprié, fis-je remarquer. L'huile vous aide plutôt à voir la réalité. Il est trop beau pour être vrai, dit Carmichael en hochant la tête avec virulence. Sa chevelure est d'un argent métallique, et non grise, ni blanche, ni poivre et sel. Des cheveux ne peuvent être d'argent. C'est pourtant leur couleur naturelle, lui assurai-je. Le reste d'entre nous devraient-ils s'en formaliser ? demanda Rhys. Peut-être devrais-tu, en effet, mais elle n'a pas vu la plupart d'entre nous sans leurs armures ni leurs manteaux, dit Hedera. Sur ce, il repoussa en arrière la capuche de sa houppelande et retira le cache-nez qui lui dissimulait le visage, qu'il avait un peu trop fin à mon goût et je trouvais ses épaules un peu trop étroites. Cependant, le vert pâle de sa chevelure était tout orné de feuilles de vigne et de lierre, comme si ces motifs avaient été peints pour célébrer son nom : Hedera (Hedera est l'autre nomdu lierre (N.d.T.)). Lorsque cette chevelure était libre, elle évoquait au moindre de ses mouvements les feuilles bruissant sous le vent. Son regard était du vert saisissant des émeraudes. Je devine que quand on n'a pas été élevé parmi des êtres aux yeux multicolores, la couleur vibrante de ses iris valait le coup d'œil, voire plusieurs. Carmichael semblait le penser, car elle le fixa délibérément, semblant ne plus pouvoir en détacher les prunelles. Crystall repoussa vivement sa houppelande pour révéler une chevelure sur laquelle se réfléchit l'éclairage blafard du corridor, la transformant en arc-en-ciel, comme s'il s'agissait d'un prisme transparent fragmentant la lumière en un chatoiement coloré. Sa peau était plus pâle encore que la mienne, d'un blanc si pur qu'il en semblait artificiel. Il repoussa d'un geste son ample manteau d'un blanc moins pur sur son bras dénudé. Je n'eus qu'une seconde pour m'interroger sur ce qu'il portait en dessous. Son bras scintillait à la lumière, comme du métal chauffé à blanc, d'une lueur qu'aucune chair ne pouvait refléter réellement. Le regard fixe de la femme se reporta à nouveau sur lui, magnétisé. Arrêtez, tous autant que vous êtes, dis-je. Laissez-la tranquille ! Je ne lui ai rien fait, fit observer Frost. Je regardai son visage empreint d'arrogance en étant convaincue qu'il le pensait sincèrement. Sachant qu'une certaine partie de lui n'avait jamais vraiment pigé à quel point il était magnifique. Les siècles de rejet infligés par la Reine avaient provoqué de profonds traumatismes chez notre Froid Mortel. Je lui tapotai le bras puis me tournai vers Rhys. Étant donné qu'elle semble moins impressionnée par toi et Arzhel, je charge l'un de vous de l'escorter en Féerie. Puis-je faire partie de l'escorte ? dit Galen, attirant mon attention, et ajoutant en m'adressant un sourire ironique : elle ne s'extasie pas non plus sur moi. Lequel d'entre nous veux-tu lui assigner ? demanda Rhys en secouant la tête à la vue de Carmichael qui regardait les hommes l'un après l'autre, son expression oscillant entre celle d'une gamine aux anges dans une confiserie ou d'un petit animal entouré de prédateurs ; tout aussi excitée qu'effrayée. Je te laisse choisir, Rhys. Tu es chargé de protéger la police pendant qu'elle se trouve à l'intérieur du sithin. Et pas Frost ? Il est chargé de ma sécurité jusqu'au retour de Doyle. Ces mots me firent à nouveau m'interroger : où pouvait être passé mes Ténèbres ? Et où son sortilège avait-il bien pu l'embarquer ? Je vais envoyer quelqu'un à sa recherche, dit Frost, me donnant l'impression d'avoir lu dans mes pensées. J'approuvai de la tête. Galen, dit-il alors. Va voir où Doyle est passé, et ce qu'il a découvert. Je m'apprêtai à protester. Si Doyle, Usna et Cathubodua s'étaient fait rétamer, alors Galen seul ne ferait pas le poids pour rééquilibrer la balance, du moins, c'est ce que je craignais. Je pris une grande inspiration avant de leur faire part de mes intentions, mais Galen se retourna vers moi, avec un sourire pas particulièrement jovial. Ça ira, Merry. Je ferai tout ce qui sera nécessaire pour te le ramener sain et sauf. J'ouvris la bouche, et il m'effleura les lèvres des doigts. Chut ! me dit-il, en se penchant pour déposer un baiser là où ses doigts avaient diffusé leur chaleur. Tu as montré au monde entier les sentiments que tu me portes. C'est amplement suffisant. Je n'ai pas à posséder ton cœur en exclusivité. Puis il partit au pas de course, la main sur le pommeau de son épée, sa tresse fine tressautant en cadence dans son dos. Galen ! m'écriai-je. Mais il ne jeta pas le moindre regard en arrière, puis, au virage du corridor, il disparut. Un mauvais pressentiment me submergea alors. La prédiction n'avait jamais été l'un de mes dons, mais je ressentis en cet instant une peur si soudaine que je ne parvenais plus à respirer comme il le fallait. Il ne doit pas y aller seul ! dis-je en agrippant Frost par le bras. Quelque chose va mal se passer. Quelque chose va mal tourner ! Frost ne me contredit pas. Adair, Crystall, allez avec lui ! À l'instant même où les deux hommes disparaissaient dans le couloir, la panique qui m'avait saisie s'atténua, et je pus à nouveau respirer. C'est alors qu'un objet me tomba dans la main, toujours dissimulée sous ma fourrure. J'attrapai le pied pesant métallique du Calice, lâchai Frost, ramenant précipitamment mon autre main sous le manteau pour me permettre de soutenir cette lourde coupe. Jusqu'à cet instant, je n'avais pas réalisé son poids. Le pouvoir est bel et bien un fardeau. Est-ce que ça va ? me demanda Rhys. Oui, oui, dis-je en opinant du chef. Je ne voulais pas que quiconque dans le corridor puisse voir ce que j'avais entre les mains, tout en sachant que si ma panique avait été réelle, c'était parce que le Calice m'avait avertie. J'avais eu l'intention de mentionner à la Reine qu'il s'était présenté à moi, mais le moment ne semblait jamais le mieux choisi pour le faire. Il est vrai qu'elle ne semblait jamais assez sensée pour avoir une discussion d'ordre métaphysique ou politique. A présent que le Calice s'était matérialisé, cela signifiait généralement qu'il avait une intention précise. Il souhaitait quelque chose, immédiatement. Quelque chose que moi, je devais faire. S'il n'avait voulu qu'aider Galen, il n'aurait pas semblé aussi lourd dans ma main. Il était parfaitement capable d'intervenir magiquement et de manière bénéfique sans se matérialiser. Alors qu'est-ce qu'il faisait ici maintenant ? Quel événement imminent annonçait-il ? La contraction entre mes omoplates me le dit : quelque chose de moche. Je pris une profonde inspiration et, en écartant les pans de mon manteau, je laissai entrevoir à Frost et Rhys ce que je dissimulai. L'œil de Rhys s'écarquilla démesurément et le visage de Frost se fit plus arrogant, plus furieux. Rhys transforma sa surprise en ce demi-sourire de plaisantin qu'il arborait lorsqu'il cherchait à dissimuler ses pensées. Il m'avait fallu des mois pour en comprendre la signification. La voix d'Hedera se fit entendre, saturée de rire et d'un soupçon de gouaillerie qui dissimulait tant de choses : Oh, grand Dieu ! dit-il. Et je compris qu'il l'avait aperçu, lui aussi. Je m'attendais à moitié qu'il aille raconter à toute la galerie ce qu'il venait de voir, mais il n'en fit rien. Il se contenta de me regarder avec un sourire surpris sur le visage, comme s'il gardait pour lui une très bonne blague. Aubépin et Amatheon l'encadraient de part et d'autre, et ne pipaient mot. Les yeux en pétales de fleurs de ce dernier s'écarquillèrent, mais je doutais fort que quiconque, à part Frost et moi, puisse voir son visage pâle, qui semblait s'être drainé de sang, à l'ombre de la capuche qu'il n'avait pas rabattue afin de dissimuler à la femme sa beauté. La réaction d'Aubépin, même s'il avait vu quoi que ce soit, demeurait bien mystérieuse sous son casque. Qu'est-ce qui ne va pas ? s'enquit Arzhel. Rien, lui répondit Amatheon. Je n'étais simplement pas au courant que la Princesse possédait le don de prédiction, c'est tout. Mis à part un léger halètement, sa voix semblait normale, même un peu blasée. On ne survit pas aux Hautes Cours de la Féerie en montrant ses sentiments ou ses pensées. Nous sommes le Peuple Secret, et la plupart d'entre nous méritent bien cette appellation. Arzhel pencha la tête de côté, comme s'il n'était pas vraiment convaincu par Amatheon, mais il ne dit rien. Je ne le connaissais pas tant que ça, mais j'étais sûre qu'il n'aurait jamais deviné que sous ma houppelande, j'avais le Calice entre les mains. Carmichael s'approcha d'Hedera, comme on s'approche subrepticement d'une statue dans un musée d'art, effrayé de la toucher, tout en éprouvant une envie irrésistible de laisser courir ses mains le long de ses courbures lisses, en craignant de se faire rappeler à l'ordre. Carmichael ! l'appela le Docteur Polaski. Carmichael ! Elle effleura le bras de son assistante, mais elle aurait aussi bien fait de toucher le mur, pour tout l'effet que cela lui fit. Rhys, choisis quelqu'un d'autre qu'Hedera pour veiller sur elle, lui dis-je. Rhys vint se placer tout souriant entre la main de la femme et le corps d'Hedera vers lequel elle se tendait avec hésitation. Andais me l'aurait ordonné. J'apprécie une Reine qui sait déléguer. Elle n'est pas encore Reine, fit remarquer Hedera. Le vert vif de ses yeux contenait encore cette étincelle d'humour qui avait contribué à donner le change après les premiers moments de surprise. Qu'est-ce qui ne va pas chez elle ? s'enquit Walters, qui était venu prêter main-forte à Polaski, en prenant Carmichael par l'autre bras. Celle-ci ne se rebella pas mais ne lâchait pas non plus mes hommes des yeux. Elle est atteinte d'Elfitude, dit Rhys. Elfitude ? dit Walters. Mais cela implique de coucher avec l'un de vous, est-ce que je me trompe ? Habituellement oui, lui dis-je. Mais notre histoire est parsemée d'individus nous ayant entraperçus brièvement dans les sous-bois et qui ont passé le restant de leur existence fascinés par les Feys. Je poussai un soupir à la vue des expressions qui se peignaient sur la plupart des visages qui s'étaient brusquement tournés vers moi. Je vous fais le serment qu'il ne me serait jamais venu à l'esprit que l'un de vous serait sensible à la Féerie. La Princesse dit vrai, ajouta Amatheon. Des siècles se sont écoulés depuis que je me rappelle avoir vu un humain aussi envoûté juste en pénétrant dans la contrée de la Féerie. Il s'adressait aux humains mais son visage était fixé sur moi, ainsi que sur Frost qui se tenait derrière moi. Son regard tentait de poser une dizaine de questions que ses mots ne faisaient qu'insinuer. S'il n'avait vu cette réaction depuis des siècles, qu'est-ce qui avait donc changé ? J'avais pigé que le pouvoir revenait aux Sidhes, mais n'avais pas compris ce que cela signifierait pour les humains que j'avais si allègrement invités ici. Qu'avais-je fait ? Et pourrait-on y remédier ? Elle doit partir, tout de suite, dis-je. Polaski me regarda, interloquée. Qu'est-ce que vous autres avez fait à Jeanine ? Rien, absolument rien, je vous le promets. Certains humains sont davantage affectés que d'autres par la Féerie, expliqua Rhys, mais ce ne sont généralement pas des policiers, ni des personnes ayant vécu ou assisté aux choses cruelles de la vie. Quand on est blindé, on ne croit simplement plus aux fées. Il l'exprima avec le sourire, mais il avait quelques difficultés à ne pas montrer combien il était inquiet en réalité. Moi, je pouvais le dire, ou peut-être ne faisais-je que projeter. Carmichael est une nouvelle recrue, dit Polaski. Elle est efficace, mais elle est avant tout un rat de laboratoire. L'anxiété et la culpabilité transparurent sur son visage. J'ignorais qu'il aurait mieux valu ne pas l'emmener. Et nous de même, dis-je. Ce n'est pas de votre faute. Il ne nous est simplement jamais arrivé d'avoir affaire à quelqu'un qui se retrouve aussi affecté juste après avoir franchi notre porte. S'agit-il d'une condition irréversible ? s'enquit Walters. Je regardai les hommes. Je n'ai fait qu'entendre des histoires relatant ce type d'envoûtement. Par conséquent, honnêtement, je n'en sais rien. Je ne les quittai pas des yeux. Messieurs, pouvez-vous répondre à la question du Commandant Walters, en toute sincérité ? Absolument en toute sincérité ? s'enquit Hedera. J'acquiesçai. Il y répondit donc avec un petit sourire moqueur, mais je savais que cette dérision lui était destinée, à lui, plutôt qu'à n'importe qui d'autre. Alors, je n'en suis pas si sûr que ça. Et qu'est-ce qui est si marrant, bon sang ? Rien, répondit Hedera, rien du tout. J'admets avoir apprécié la fascination que je semblais exercer sur la dame, parce que je n'aurais jamais pensé revoir une telle obsession hanter instantanément le visage d'une femme. L'humour s'estompa pour céder la place à la tristesse qui se cachait le plus souvent derrière la gouaillerie d'Hedera - une tristesse semblable à une blessure profonde qui transperçait celui, quel qu'il soit, qu'il avait pu être autrefois. Tout ce qui restait d'Hedera n'était plus que cet humour grinçant nimbé d'amertume. C'est malsain, fit remarquer Polaski. Le visage d'Hedera révéla alors qu'il lui restait cependant une autre émotion en réserve : l'arrogance. Et comment vous sentiriez-vous, Docteur, si à une époque vous étiez si belle que les hommes en pleuraient quand vous déambuliez dans une allée en été, et puis qu'un jour, ils ne semblaient plus vous voir du tout ? Une fleur est parfois belle, mais une personne ne l'est jamais vraiment, à moins que les yeux d'une autre ne lui révèlent sa beauté. Escortez-la au labo, loin de ces êtres mirifiques, intima Walters à l'un de ses policiers. Miller, accompagnez-les. Ramenez Jeanine à la maison, dit Polaski, mais ne l'y laissez pas toute seule. Restez avec elle toute la nuit. Lorsque le soleil se lèvera, elle aura peut-être retrouvé ses esprits. Je fronçai des sourcils à l'intention de Polaski. J'ai lu certaines choses concernant ce qui peut aller de travers quand on a affaire à votre peuple. Rien de ce que j'ai pu lire ne déconseille d'amener des novices, sinon je l'aurais laissée au labo. Les innocents ont toujours été plus sensibles à notre présence, dit Aubépin. Elle n'est jamais tombée amoureuse. Et c'est ce qu'elle désire, dis-je, surprise de m'entendre tenir ces propos. Polaski me lança un drôle de regard. Et comment le savez-vous ? Je haussai les épaules, tenant fermement serrés entre mes doigts les pans de mon manteau sur le Calice. Hedera se rapprocha plus près pour dévisager Carmichael. Prenez garde à ce que vous pourriez désirer, ma petite, vous pourriez l'obtenir, et ne plus savoir que faire lorsque vous déballerez votre cadeau. De nouveau, ces mots étaient entremêlés d'amertume. Jeanine Carmichael fondit alors en larmes. Laissez-la tranquille ! intervint Polaski. Je la laisse en compagnie de la tristesse, Docteur, et non de la lubricité, ni du bonheur, ni de la beauté. Je veux m'assurer, autant que faire se peut, que lorsqu'elle se réveillera demain, elle s'en souvienne comme d'un mauvais rêve. Je souhaite qu'elle ne se souvienne de rien qui lui donnerait envie de nous retrouver. Vous êtes quelque peu perturbant, le saviez-vous ? lui lança Polaski. Hedera lui adressa son sourire moqueur. Vous n'êtes pas la première à le dire, quoique je croie que la dernière à l'avoir mentionné l'avait formulé différemment. Elle a dit que j'étais dérangé. Polaski le regarda, semblant ne pas parvenir à savoir s'il plaisantait ou dévoilait une amère vérité. Chapitre 16 Nous avons attendu le retour des policiers qui étaient partis escorter leur collègue envoûtée vers la sortie. Le chemin menant au corridor aurait dû être rapide, mais le couloir de pierre grise s'était rallongé. À présent, un virage dissimulait l'entrée du sithin. Je crois que le sithin souhaite que nous ayons quelques instants en privé, dit Frost. Le Calice sous mon manteau se réchauffait contre ma peau. Je laissai échapper un soupir, et hochai la tête. Je n'aimais pas qu'il apparaisse comme ça à l'improviste. Il amplifiait la magie, et des événements particulièrement étranges et puissants s'étaient produits entre mes gardes et moi à cause de lui. Comme si le Calice ne voulait pas me laisser seule pour résoudre ces meurtres. Il vibra si fort contre moi que j'en eus le souffle coupé. Aubépin tendit la main pour m'aider à recouvrer mon équilibre, mais Frost s'en saisit en désapprouvant discrètement du chef. Trop dangereux avec les humains qui allaient revenir incessamment sous peu. Nous ne souhaitions pas devoir certaines explications à la police. Certains phénomènes ne pouvaient être expliqués à quiconque. Si tous ceux qui étaient présents dans le corridor avaient aperçu le Calice, la conversation aurait été abrégée, mais certains gardes étaient postés à un endroit où ils ne pouvaient rien pu voir, et nous discutions donc autour comme des conspirateurs. Je suis partant pour résoudre ces meurtres, commença par dire Hedera. Mais je pense aussi que nous devrions tenter de faire de la Princesse une Reine au lieu de jouer aux flics. Une puissante vibration émana alors du Calice, circula le long de ma peau en me donnant la chair de poule, puis me fit finalement m'écrouler à genoux. Frost et Aubépin empêchèrent les autres de me toucher. Qu'est-ce qui ne va pas chez la Princesse ? s'enquit Dogmaela. Et pourquoi ne voulez-vous pas qu'on la touche ? Cette question provenant d'Aisling, encore dissimulé sous sa capuche et son cache-nez, si bien que seules apparaissaient les spirales de ses yeux. Il avait été l'un des hommes de la Reine, et jamais le mien avant, ni même maintenant. Ses iris ne présentaient pas les trois anneaux colorés si communs chez les Sidhes, mais une spirale peinte par des volutes de couleurs, avec la pupille au centre de ce motif. Quand j'étais enfant, je lui avais demandé comment il pouvait voir avec des yeux comme ça une fois. Il avait souri et répondu qu'il n'en savait rien. Frost, Aubépin et moi échangeâmes un regard. Tous les autres gardes me regardaient agenouillée là, et attendaient. Attendaient que je prenne une décision. Le parfum suave des fleurs de pommier envahit l'atmosphère, tout comme je ressentis cette sérénité que l'on peut éprouver quand on prie. Je n'étais pas sûre que ce soit une bonne idée, mais je me remis debout en repoussant en arrière les pans de mon manteau, révélant à tous le Calice que j'avais entre les mains. Ce n'est pas... !!! bredouilla Dogmaela. Cela ne se peut !!! s'exclama Aisling. Mais c'est bien lui !!! Hedera me regarda très sérieusement sans un soupçon de sa moquerie habituelle. Tu l'avais quand tu es revenue aux Cours, n'est-ce pas ? dit-il en secouant la tête, incrédule. J'acquiesçai. Et comment ? demanda Dogmaela. Comment ? Il s'est présenté à moi dans un rêve, et lorsque je me suis réveillée, il était bien réel. Plusieurs d'entre eux hochèrent la tête, abasourdis. Puis le visage d'Hedera s'illumina soudainement d'un large sourire. Tu es tombée à genoux lorsque j'ai dit que nous devrions essayer de faire de toi une Reine au lieu de jouer aux flics. Le Calice vibra entre mes mains, et mon corps y réagit. Pendant un instant, ma peau émit une lueur blanche, mes cheveux formant une auréole cramoisie, et mes yeux se mirent à scintiller, vert et or, si bien que le temps d'un battement de cœur, j'en perçus les couleurs à la limite de mon champ de vision. Le pouvoir s'évanouit aussi soudainement qu'il était apparu, m'emballant le pouls dans la gorge. Hum, c'était marrant, ça, dit Hedera. Tu veux simplement la baiser, lui lança Dogmaela. Et son ton laissait entendre qu'il s'agissait d'un acte immonde. Une réaction plutôt inhabituelle chez les Feys. Oui, admit Hedera, mais cela ne m'en rend pas mauvais pour autant. La police sera bientôt de retour, dis-je, la voix toujours quelque peu haletante après cette flambée de pouvoir. Et lorsqu'ils seront revenus, l'investigation retiendra toute ton attention, dit Frost. Quel que soit le sujet dont nous devons débattre, il faut le faire immédiatement. Mes yeux se levèrent vers son visage, d'une arrogance absolument maîtrisée. Suggérerais-tu par hasard que j'abandonne l'enquête sur un double homicide pour une petite partie de jambes en l'air ? La voix calme d'Aubépin se fit entendre : Je suis désolé de la mort de Béatrice et du journaliste, mais Frost est dans le vrai. Ma vie et celle des autres ne changeront pas si ces meurtres demeurent non résolus. En revanche, si Cel devient Roi, tout changera. Il retira son casque, révélant sa chevelure bouclée, tressée, ainsi que le vert, le rose et le rouge de ses yeux. Il était mignon, comme tous les Sidhes. Je n'avais jamais vraiment pensé à le comparer aux autres. Comme si je ne l'avais jamais réellement regardé auparavant, n'avais jamais remarqué qu'il était pâle de visage, large d'épaules, même en fonction des normes physiologiques sidhes. Frost fit un mouvement qui retint mon attention. Meredith, tu te sens bien ? Sa main resta en suspens juste au-dessus de mon épaule, comme s'il avait eu l'intention de me toucher mais redoutait de le faire. Je parvins à détacher mon regard d'Aubépin, et ressentis brusquement des vertiges. Est-ce l'effet du Calice ? Aubépin ! dit Frost, et ce seul rappel à l'ordre suffit. Je n'ai pas tenté de l'ensorceler ! J'ai simplement pensé combien j'aurais désiré recevoir le même traitement de faveur que celui auquel Mistral a eu droit dans le corridor. Et non pas uniquement ce petit avant-goût. Je ne peux pas te le reprocher, dit Frost avec un soupir. Mais le fait que ton désir se soit transformé aussi facilement en magie signifie que tu as obtenu davantage qu'un « petit avant-goût ». Autant je désire mettre un terme à mon célibat, dit Aisling, mais le Calice est là devant nous. Comment pouvez-vous parler de quoi que ce soit d'autre ? Tes besoins doivent être plus faiblards que les miens, rétorqua Aubépin. Amatheon prit finalement la parole, comme s'il monologuait : Le Calice est revenu entre les mains de Merry. Comment cela est-il possible ? Je levai le regard vers lui, et pus observer le conflit intérieur qui se reflétait dans ses iris en pétales de fleur. Tu veux dire que le Calice ne devrait jamais être apparu entre les mains de quelque bâtarde de sang-mêlé comme moi ? Il déglutit si fort qu'on eut l'impression qu'il s'étouffait sur des années de préjugés. En effet, dit-il, sa voix telle un murmure rauque. Puis il s'effondra à genoux, comme si quelque puissance titanesque l'y avait contraint, ou il se pouvait que ses jambes se soient dérobées sous lui, privées de force. Il leva les yeux vers moi, et leurs multiples couleurs scintillèrent à la lumière, non pas de magie, mais de larmes. Pardonne-moi, dit-il de ce même murmure rauque, comme si les mots lui étaient arrachés de la gorge, pardonne-moi ! Mais je ne pense pas que c'était de moi qu'il implorait ainsi le pardon. Le Calice s'avança vers lui, pas par ma volonté, car je tentai de le retenir. Amatheon enfouit son visage entre ses mains. Je ne le peux ! Sa large carrure fut secouée de tremblements et je compris qu'il pleurait. Je lâchai le Calice d'une main pour la poser sur son épaule. Il sanglotait et m'enlaça par la taille, me serrant si fort et si soudainement que je manquai tomber sur lui. Le Calice frôla alors ses cheveux et ce fut suffisant. Je me retrouvai debout dans une gigantesque plaine déserte, Amatheon m'étreignant toujours par la taille, la tête enfouie contre mon corps. Je n'étais pas sûre qu'il ait remarqué que quoi que ce soit ait changé. À nouveau, je sentis le parfum des fleurs de pommier, et me tournai dans la direction d'où il semblait provenir. La colline que j'avais vue et revue dans mes visions se dessinait au loin. Je pouvais y distinguer l'arbre au sommet. L'arbre à côté duquel Mistral et moi nous étions trouvés lorsque la foudre avait frappé. La colline d'où j'avais vu cette plaine, sans jamais y avoir posé le pied. Amatheon recula en relevant la tête, et ses yeux se levèrent vers moi. Ses cheveux tressés effleurèrent les rebords de la coupe. Lorsqu'il sentit la dureté du métal, il s'y appuya, comme si elle le caressait. Ce ne fut qu'à cet instant qu'il sembla voir la plaine. En prenant grand soin de ne pas bouger ainsi pris entre mon corps et l'effleurement du Calice, il tendit la main pour en toucher la terre. Quand il la leva à nouveau, elle était grise d'une poussière si sèche qu'elle glissait entre ses doigts comme du sable. De nouveau, il me regarda, les yeux scintillant des larmes qu'il refusait de laisser couler, ou qu'il était incapable de libérer. Elle n'était pas ainsi autrefois. Il appuya de nouveau sa tête contre le Calice, semblant trouver par cet intermédiaire un peu de réconfort. Rien ne poussera ici, dit-il en ouvrant largement la main, laissant la poussière disparaître sous le souffle du vent. Il n'y a plus aucune vie en ce lieu. Puis il leva vers moi sa paume recouverte de la terre sèche et morte, comme un enfant ayant un bobo auquel j'aurais pu remédier. J'ouvris les lèvres pour le rassurer, mais ce qui en émergea n'était pas ma voix et encore moins réconfortant. Amatheon, tu as gardé ton nom, alors que tu as oublié qui tu es, ce que tu es, dit la voix, plus profonde que celle qui est la mienne en temps normal, les voyelles plus sonores. La terre est morte, dit-il, en laissant enfin libre cours à ses larmes. Ai-je l'air mort ? Il fronça les sourcils, avant de secouer négativement la tête. À nouveau, le Calice lui frôla les cheveux, mais cette fois, je sentis leur caresse soyeuse sur ma peau, le long de mon corps. Ce qui m'anima de frissons. Déesse ? Je lui caressai la joue. Cela fait-il si longtemps, Amatheon, que tu ne me reconnais plus ? Il hocha la tête, et la première larme glissa en suivant la ligne de sa mâchoire. Cette unique goutte tomba sur la terre grisâtre, y laissant un minuscule point noir. Et on eut l'impression que la terre sous nos pieds exhalait un soupir. Nous avons besoin de toi, Amatheon. Et j'étais bien d'accord avec la Déesse. La terre avait besoin de lui, j'avais besoin de lui, nous avions besoin de lui. Je t'appartiens, murmura-t-il. Puis il sortit l'épée qu'il portait à la ceinture et me la tendis telle une offrande. Il rejeta ensuite la tête en arrière, me présentant sa gorge les yeux clos, comme dans l'attente d'un baiser. Mais ce n'était pas ce qu'il attendait. Je pris alors conscience que si une seule de ses larmes était aussi bénéfique à la terre, alors d'autres fluides corporels le seraient d'autant plus. Je compris enfin ce qu'il offrait et, avec la Déesse qui m'habitait, je sus que c'était son sang qui ferait revenir la terre à la vie. Il était Amatheon (Dieu magicien et fils de la déesse Don, ses propriétés touchent la flore, mais aussi les semences qui donnent naissance aux plantes. Ce dieu peut accroître la fertilité et implanter (magiquement parlant, cela va de soi) les semences de la transformation et du changement chez le praticien. (N.d.T.)), un dieu de la nature, mais il était bien plus encore. Il était l'étincelle, le stimulateur, qui permettait à la semence de croître à l'intérieur du sol. Il était ce pont magique entre la graine dormante, l'humus sombre et la vie. Ce que sa « mort » ramènerait à la terre. Je viens juste de lui sauver la vie, dis-je en désapprouvant de la tête. Ce n'est pas pour la lui prendre à présent. La voix de la Déesse s'exprima à nouveau par mes lèvres. Il ne mourra pas comme meurent les hommes, mais comme meurt le blé. Pour se régénérer encore, et nourrir son peuple. Je n'en doute pas, dis-je, et si c'est votre Volonté, qu'il en soit ainsi, mais pas par ma main. J'ai fait trop d'efforts pour garder mon peuple en vie pour me mettre à les trucider maintenant. Mais il s'agit ici d'une mort symbolique. Il s'agit de visions et de rêves. Ce n'est pas réellement de la chair et du sang que t'offre Amatheon. Celui-ci avait rouvert les yeux, avant de baisser la tête, puis son épée. La Déesse a raison, Princesse. Il ne s'agit pas d'un lieu réel, comme nous n'y sommes pas véritablement. Ma mort ne sera pas réelle. Tu n'as pas vu les visions que j'ai eues, Amatheon. J'ai rêvé du Calice et me suis réveillée pour le trouver solide et concrètement dans mon lit. Je préférerais vraiment ne pas avoir à te tuer ici pour retrouver ton corps sans vie dans le corridor. Laisseras-tu cette terre infertile ? dit la Voix, par mes lèvres. Dialoguer avec quelqu'un qui répondait également par ma bouche était suffisamment schizo en soi pour me mettre mal à l'aise. Et l'énergie de la Déesse, me donnait l'impression d'être de plus en plus oppressante, et de ne plus vraiment être une présence réconfortante. Ne seriez-vous pas satisfaite de moi ? Je suis très contente de toi, Meredith, bien plus contente que je ne l'aie été de quiconque depuis fort longtemps. Je vous entends, mais je peux ressentir votre... impatience. Et ce n'est pas à cause de ce que nous sommes en train de faire mais de ce que je fais de manière générale. Elle réfléchit à sa réponse, mais j'étais mortelle, et femme, et je dus le mentionner haut et fort : Vous pensez que je gaspille vos bienfaits en essayant de résoudre les meurtres. Tu as ta police humaine. Et maintenant, même Crom Cruach en personne s'assure qu'ils œuvrent pour toi. Il me fallut un peu de temps pour réaliser qu'elle faisait référence à Rhys, sous son nom d'origine. Ce n'est pas son véritable nom, dit-elle par ma bouche, mais le dernier qu'il possédait. Rhys a un nom plus encore ancien que Crom Cruach ?!!! Autrefois. Rares sont ceux qui s'en souviennent. J'allais me renseigner quand je perçus son sourire, et elle ajouta : Tu es distraite par des trivialités, Meredith. Pardonnez-moi, lui dis-je. Je ne voulais pas parler du véritable nom de Crom Cruach, mais de ces morts. Ils renaîtront, mon Enfant. Pourquoi fais-tu ton deuil ainsi ? Même la mort véritable n'est pas une fin en soi. D'autres pourront découvrir tes assassins et tes indices, mais il y a des devoirs que toi seule peux accomplir, Meredith, seulement toi. Et que seraient ces devoirs précisément ? Elle désigna alors Amatheon : Fais revivre ma terre. Amatheon m'offrit à nouveau son épée en fermant les yeux, basculant la tête en arrière, exposant ainsi son cou sous un angle qui me faciliterait la tâche pour le trancher proprement. Tu as déjà fait cela auparavant, lui dis-je. Il entrouvrit juste un peu les yeux et me regarda. Dans des visions, et dans la réalité. Est-ce que cela fait mal ? Oui. Puis il referma les yeux, en levant l'épée plus haut, comme pour m'inciter à la prendre plus vite. Il va volontairement au sacrifice, Meredith. Il n'y a aucun mal à ça. Je hochai la tête, dubitative. Comment se fait-il que vous, qui avez toute l'éternité devant vous, soyez aussi impatiente, et que moi, à qui il ne reste que quelques décennies, je souhaite prendre la voie la plus longue ? En cet instant, je la sentis qui exhalait un soupir, et simultanément, du bonheur. C'était un test, non pas pour savoir si je choisirais bien contre le mal, mais quelle direction allaient prendre nos nouveaux pouvoirs. Elle me proposait un moyen plus rapide et radical de faire revenir son pouvoir à la Féerie. Je savais avec une certitude aussi solide que les fondations de l'univers qu'Amatheon en mourrait. Que ce serait une véritable mise à mort. Le fait qu'il se relèverait de la tombe et renaîtrait à sa « vie » ne changeait rien au fait que ce serait ma main qui lui trancherait la gorge. Ma main qui contribuerait à déverser son sang chaud sur la terre, sur ma peau. Mon regard se posa sur lui tandis qu'il s'agenouillait, les yeux clos, l'air serein. Je pris l'épée de ses mains, qui retombèrent alors le long de son corps, flasques, seule une légère tension des doigts me révélant qu'il résistait à l'envie de parer le coup. Après m'avoir haïe pour mes origines métissées, il m'offrait à présent sa chair pure de Sidhe, en me laissant répandre sur le sol ce sang tout aussi pur en un chaud courant. Je me penchai alors au-dessus de lui pour plaquer ma bouche contre la sienne. Ses yeux s'ouvrirent, écarquillés de surprise. Je crois que ce baiser le surprit davantage qu'aucun coup ne l'aurait fait. Je lui souris, le regard posé sur lui. D'autres moyens existent pour faire pousser l'herbe, Amatheon. Il me fixa, les yeux levés vers moi, semblant un instant n'y rien comprendre. Puis l'ombre d'un sourire lui effleura les lèvres. Tu rejetterais l'appel de la Déesse ? Jamais de la vie, lui dis-je en désapprouvant de la tête. Mais la Déesse se présente sous de multiples aspects. Pourquoi choisir la souffrance et la mort quand on peut avoir le plaisir et la vie ? Son sourire s'élargit encore un peu. Puis il redressa le cou de sa position offerte semblant presque douloureuse, avant de considérer l'épée dans ma main et le Calice que je tenais dans l'autre. Qu'attendez-vous de moi, Princesse, Déesse ? Oh non ! dit-elle, et cette fois, ce n'était pas par mes lèvres. Une silhouette encapuchonnée se tenait tout près de nous, ses pieds n'effleurant pas le sol nu. En vérité, elle était floue, et malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à la distinguer nettement. La main retenant la capuche n'était ni vieille ni jeune, ni même entre deux âges. Elle était toutes les femmes et aucune en particulier. Elle était la Déesse. Oh non, Amatheon, elle a fait son choix. Je la laisserai face à cette décision. Elle n'a pas besoin de moi pour terminer cette tâche. Elle laissa échapper un petit gloussement recélant un soupçon de la sécheresse d'une voix de vieillarde, la sonorité riche et mélodieuse d'une femme dans la fleur de l'âge, et la légèreté d'une petite fille. Je ne suis pas souvent d'accord avec Andais, mais dans des circonstances telles que celle-ci, je le pourrais. Satanées déesses de la fertilité ! Puis à nouveau, elle éclata de rire. J'ignorais qu'Andais s'adressait encore à vous, Déesse. Je n'ai pas cessé de parler à mes gens, ils ont cessé de me prêter l'oreille, et après quelque temps, sont devenus sourds à ma Voix. Mais je n'ai jamais cessé de leur parler. Par l'intermédiaire de leurs rêves, ou en cet instant, entre l'éveil et le sommeil, là se fait entendre ma Voix. Dans une chanson, par le contact de la main d'un autre dans la leur, je me trouve. Je suis la Déesse, je suis partout, et en tout. Je ne peux partir, et vous ne pouvez me perdre. Mais vous pouvez me quitter, et me tourner le dos. Nous n'avions pas l'intention de vous laisser seule, Mère, dit Amatheon. Je n'étais pas seule, mon Enfant. Je ne peux être seule, quoique je puisse ressentir la solitude. Que puis-je faire, Mère, en signe de repentir ? Le repentir est un concept qui nous est étranger, Amatheon. Mais si tu souhaites vraiment te rattraper... Oui, Déesse, de tout mon cœur. Fais revivre la terre, Amatheon. Répands ta semence sur ce qui en est dénudé et fais-la revivre. Elle s'estompa alors telle la brume au soleil. Déesse ! appela-t-il. Sa Voix dériva vers nous : Oui, mon Enfant. Vous reverrai-je à nouveau ? C'était simplement sa Voix à présent, jeune et vieille tout à la fois. Dans le visage de chaque femme que tu rencontreras. Puis elle disparut. Il avait le regard fixé là où elle s'était trouvée, et ce ne fut que lorsque je laissai tomber l'épée au sol qu'il se tourna vers moi. Que puis-je faire pour toi, Princesse ? Je t'appartiens de quelque manière que ce soit. Que ce soit ma vie, mon sang, ou mon puissant bras droit, je te servirai. On dirait, à t'entendre, que tu t'apprêtes à me prêter serment sur ton honneur comme un chevalier de l'ancien temps. Ce que je suis, Meredith. Et si c'est mon honneur que tu veux, tu l'auras. Tu as pourtant dit à Adair que tu n'as pas d'honneur, que la Reine t'en avait « amputé », comme de tes cheveux. J'ai touché le Calice et vu le Visage de la Déesse. De telles bénédictions ne sont pas données à ceux qui ne les méritent pas. Es-tu en train de dire que ton honneur est sauf du fait que la Déesse t'a considéré comme un être honorable ? Une expression interloquée traversa ses iris multicolores, puis il dit : Oui, je suppose que c'est ça. Dis-moi à quoi tu penses. Il sourit, laissant brièvement apercevoir son véritable sens de l'humour, qui atténua la perfection de son beau visage, tout en le rendant plus réel, plus précieux à mes yeux. Mon honneur n'a jamais disparu, car personne ne peut déposséder autrui de son honneur, à moins qu'on ne le leur abandonne. J'allais dire que tu me l'avais rendu, mais je comprends mieux à présent. Personne ne peut t'enlever ton honneur, mais tu peux le donner, dis-je en lui souriant. Son sourire quant à lui s'atténua légèrement. En effet. J'ai laissé la peur me le dérober. J'approuvai de la tête. Puis il sourit à nouveau, embarrassé. Je voulais dire que ma peur avait acquis plus d'importance que mon honneur. Je le fis taire par un baiser. Mes mains se refermèrent sur son dos, le Calice toujours dans la droite. Il leva les bras, avec hésitation, comme s'il ne savait par où commencer. Je me pris à penser que le sexe avec lui serait lent et délicat, mais je tenais toujours le symbole de la Déesse, et j'incarnais Son symbole vivant. Celui d'une Déesse impatiente. Le Calice nous attira en arrière comme si quelque gigantesque aimant se trouvait sous terre, et lorsqu'il toucha le sol, il s'y enfonça, ma main se retrouvant vide. Le dos d'Amatheon frappa l'endroit même où le Calice avait disparu, et sa colonne vertébrale s'arc-bouta, ses yeux s'ouvrant et se refermant par intermittence, ses doigts se convulsant dans mon dos, son corps se poussant contre le mien. La puissance de ses mains, la solidité de sa présence, et ce désir sauvage sur son visage, tout conspira à m'attirer contre lui. Et ma bouche se plaqua sur la sienne, mes mains impatientes sur son corps. Lorsque l'une d'elles se glissa entre nous pour se saisir de son épaisse et longue turgescence, il frissonna et poussa un gémissement, les yeux comme fous lorsqu'il les leva de nouveau vers moi. De grâce, Princesse. Sa voix était si rauque qu'elle semblait ne pas lui appartenir. De grâce quoi ? murmurai-je contre ses lèvres. Je ne peux promettre combien de temps je pourrai me retenir. Qu'est-ce que tu veux, Amatheon ? Te servir. Je secouai la tête, si proche au-dessus de lui que mes cheveux lui effleurèrent le visage. Dis-moi ce que tu veux, Amatheon. Il ferma les yeux, et déglutit si fort que cela en semblait pénible. Lorsqu'il les rouvrit, il avait l'air plus calme, mais dans ses iris en pétales de fleur demeurait néanmoins un soupçon de prudence. Sa voix n'était plus qu'un murmure, comme s'il ne voulait pas exprimer trop fort son souhait, au cas où on l'entendrait. Je veux que tu me chevauches, que tu enlaces si fort mon corps qu'il se fonde dans la poussière. Je veux voir tes seins onduler au-dessus de moi. Je veux sentir ton corps glisser sur mon sexe tel un fourreau sur l'épée. Je veux contempler le scintillement de ta peau, de tes yeux et de tes cheveux, danser en rythme avec l'essor du pouvoir lorsque je te pénétrerai aussi profondément et aussi souvent qu'il me sera possible. Je veux t'entendre crier mon nom de cette voix dont font exclusivement usage les femmes à l'apogée du plaisir. Je veux déverser ma semence à l'intérieur de toi jusqu'à ce qu'elle en déborde de ton corps et sur mes hanches. Voilà ce que je veux. Ça me semble absolument merveilleux, lui dis-je. Il me regarda, les sourcils légèrement froncés. Je souris, et touchai les lignes entre ses yeux qui auraient dû être des rides si sa peau avait eu la capacité de se flétrir. Ce que je veux dire, Amatheon, est oui. Faisons tout cela. Tu veux dire que mon souhait sera exaucé ?!!! s'étonna-t-il. N'était-ce pas ce que nous avions pour habitude de faire, exaucer les souhaits, lui murmurai-je en souriant. Non, dit-il, aucun d'entre nous, n'exaucions jamais de souhaits. C'était juste pour rire, lui dis-je. Oh, je... Je posai un doigt sur sa bouche pour le faire taire. Faisons pousser l'herbe, veux-tu ? Il fronça les sourcils. Baise-moi, ajoutai-je en retirant mon index de ses lèvres. Il sourit alors, de ce sourire rayonnant qui lui donnait l'air plus jeune et plus... humain. Si c'est ce que tu souhaites. À présent, qui est-ce qui propose d'exaucer les souhaits ? J'exaucerai tout ce qui est en mon pouvoir de t'offrir. Je me redressai en appuyant mon sexe contre le sien et, même au travers de l'épaisseur de nos vêtements, cette sensation se révéla surprenante. Il était si ferme, tellement d'ailleurs, que la souffrance devait frôler le plaisir. Donne-le-moi, lui dis-je ; et à présent, c'était ma voix qui s'était faite rauque. Volontiers. Déshabillons-nous, et ce sera fait. Je le dévisageai, fixement, avec cette dureté impatiente pressée contre mon jean. En voilà un bon plan ! Chapitre 17 Nos vêtements tombèrent au sol, à l'image de cette pluie qui avait oublié cette terre sèche, aride, contre laquelle Amatheon était allongé sur le dos tel un joyau posé sur un tissu rêche gris. Sa peau avait commencé à luire avant même qu'il soit nu. Lorsque ma main effleura son bras, il se mit à scintiller sous mes doigts comme si des éclairs étincelaient sous son épiderme, comme si leur plus léger effleurement sur les parties les plus neutres de son corps était quasiment de trop. Je me demandai ce qu'il se passerait si je caressais ces zones plus érogènes... Je posai le bout de deux de mes doigts contre le renflement de ses pectoraux. La lueur s'intensifia à ce contact, étincelle orange et rouge, telle une véritable flamme. Tout son corps scintillait d'une vive lumière blanche, et là où je l'avais touché, il se réchauffa, cette chaleur torride embrasée suivit le parcours de mes doigts le long de sa peau. Que je fis glisser sur son ventre, et à cette simple caresse, son pouls s'emballa, le faisant se tordre contre le sol dur. Ses yeux s'ouvrirent et se refermèrent par intermittence, avant de demeurer clos, ses mains creusant la terre dénudée, et tout ce que j'avais fait avait été de laisser mes doigts glisser sur son ventre. Je perdis alors patience, et voulus voir ce qu'il ferait lorsqu'ils enserreraient sa partie la plus intime. Je pense qu'il s'attendait à ce que je caresse cette longueur gonflée, un avant-goût en quelque sorte, mais je n'en fis rien. Je refermai mes doigts autour de son membre et serrai, lui arrachant un gémissement. Il décolla le buste du sol, et la sensation de lui ainsi serré dans ma main me fit fermer les yeux, arquer le dos, car il était beaucoup plus dur que je ne l'avais imaginé. Si dur, si terriblement dur, qu'il donnait l'impression d'être en marbre dur et lisse, mais brûlant. Oh non, ne fais pas ça, Merry ma fille, sinon je ne saurais tenir le coup bien longtemps. Si dur, dis-je, ma voix semblant haletante et enrouée. Je sais, murmura-t-il, trop dur. Je ne vais pas résister longtemps. Alors ne te retiens pas, lui dis-je. Il me regarda, les sourcils froncés, les yeux toujours fous. Quoi ?!!! Ne te retiens pas, pour cette première fois, satisfais tes désirs. Tu me prouveras ton endurance la prochaine fois. La prochaine fois ! Et il éclata de rire. Je ne crois pas aux prochaines fois. Tout ce qui est réel pour moi est toi, ici et maintenant. Il s'assit, puis se pencha vers moi. Nous ne nous touchions plus à présent, simplement proches l'un de l'autre. Si je ne suis pas assez bon, tu ne voudras plus de moi. Je me penchai à mon tour vers lui, rapprochant nos visages pour qu'ils se frôlent. Vous jugeait-elle tous en une seule nuit ? Ses yeux s'écarquillèrent. Oui, murmura-t-il. Eh bien, pas moi ! Il eut un sourire. Serais-tu en train d'insinuer que Frost et Doyle furent moins que spectaculaires la première fois ? Je ne pus m'empêcher de sourire à mon tour. Non. Alors de qui parles-tu ? Je secouai la tête. Tous ont été merveilleux, et certains sont simplement devenus spectaculaires avec un peu de pratique. Il se recula assez pour me dévisager. Tu es vraiment sincère en disant cela ? Oui. Ils n'ont pas tous pu être surprenants. S'ils ne l'avaient pas été, je ne te l'aurais jamais mentionné. Tu ne le diras pas, alors ? murmura-t-il. Je m'apprêtai à lui caresser le visage, mais il se recula juste assez pour demeurer hors de ma portée. Je ne dirai pas quoi ? lui demandai-je. Il m'adressa un regard, amplement éloquent. Oh ! lui dis-je, en souriant à nouveau, mais d'un sourire plus bienveillant. Non, Amatheon, je ne le dirai à personne. Il m'enlaça alors en m'attirant contre lui. Son dos était recouvert de la poussière terreuse aride et poudreuse. Je m'attendais à ce qu'elle soit rugueuse, mais il n'en était rien. Elle était lisse et fine comme le plus doux des talcs, et ne me distrayait pas de la douceur chaude de sa peau, semblant même y ajouter de la texture comme le glaçage recouvrant un gâteau chaud et sucré. Je me penchai suffisamment en arrière pour lui montrer mes mains couvertes de cette poudre douce et sèche. Si douce. Je levai les yeux vers lui. Est-ce que ce sera aussi doux à d'autres endroits que ça l'est sur mes mains ? Il m'attira plus près de lui, et me murmura, juste avant que ses lèvres ne m'effleurent : Découvrons-le ensemble. Chapitre 18 Nous nous sommes roulés dedans jusqu'à ne plus ressembler qu'à de mornes spectres. Notre scintillement magique en était atténué, rappelant celui des décorations lumineuses de Noël au travers d'une averse de neige. Sa dure turgescence s'appuya contre l'avant de mon corps et mon arrière-train, presque douloureusement érigée, ainsi pressée entre nous. Il se poussa contre mon ventre, mes fesses, mais sans me pénétrer. Il se frotta contre moi comme si sa virilité était un autre instrument pour me caresser. Même ses couilles étaient surélevées et tendues, et les rares fois où il me laissa les toucher, il tressaillit, frissonnant comme son désir. Ma main localisa un deuxième pouls battant contre son aine, contre ma paume, qu'il écarta de lui. Il s'appuyait contre moi en m'allumant, mimant des positions érotiques, les unes après les autres, mais sans me pénétrer. Il ne s'abandonnerait ni à ma main ni à ma bouche. Lorsqu'il nous eut recouverts quasiment de la tête aux pieds de cette fine poussière terreuse en me faisant la démonstration des promesses qu'avait à offrir son membre viril, ainsi que de la puissance de celui-ci, il se poussa contre et en travers de mon corps, et je le suppliai alors de me pénétrer. De grâce, Amatheon, de grâce, arrête de m'exciter. Pénètre-moi, prends-moi ! Je pensais que tu allais t'asseoir sur moi. Sa voix était taquine et empreinte de plaisir. Allonge-toi pour moi et je me mettrai sur toi. Je tentai de le repousser pour qu'il se couche, mais il resta agenouillé et résista, refusant de s'allonger. Ses cheveux encadraient son visage en riches ondulations cuivrées, caressant ses larges épaules. Même le blanc grisâtre de la poussière ne parvenait pas à en atténuer l'intensité. Les couleurs superposées dans ses yeux brillaient comme autant de joyaux distincts : saphir, émeraude, rubis, ambre et améthyste. Et même le noir de ses pupilles semblait poli et luisant d'énergie. Lorsque ses cheveux se furent libérés de leur tresse, Amatheon tenta d'arrêter et de s'écarter, comme si sa chevelure raccourcie à longueur d'épaules était en quelque sorte honteuse. Je lui avais pourtant montré de mon regard, de mes mains, combien toute sa personne était pour moi magnifique. Au moment où il se retrouva agenouillé scintillant de pouvoir au travers de son revêtement de poussière, il ne restait plus rien de son orgueil blessé. Mais cependant, il se refusait toujours à moi. De grâce, Amatheon, s'il te plaît, allonge-toi pour moi, ou prends-moi ! S'il avait porté une chemise, je l'aurais chopé par là, mais ce que je tentais d'attraper pour l'en persuader, il refusait de me laisser le toucher. Cela fait un temps infini qu'une femme, quelle qu'elle soit, ne m'a pas imploré pour recevoir mes caresses, dit-il en m'emprisonnant les mains avant de les presser contre sa poitrine en fermant les yeux, son souffle s'exhalant en un soupir prolongé. La terre a été depuis trop longtemps négligée, Meredith, depuis trop longtemps mal aimée. Elle craint qu'il ne soit trop tard et qu'il ne reste plus de vie à faire renaître. Tu es la terre, Amatheon, lui dis-je, et tu vis. Abandonne-toi à moi et je t'aimerai. S'il te plaît, de grâce, Amatheon ! De grâce, laisse-moi t'aimer ! Tu parles si librement d'amour, veux-tu parler de sexe ? Je fermai les yeux et posai le front contre ses mains qui emprisonnaient toujours les miennes. Je ne suis plus sûre de ce dont je parle. Je crois que je dirais quasiment n'importe quoi, ferais presque n'importe quoi, en cet instant, si seulement cela te faisait acquiescer. Acquiescer à quoi ? Mais sa voix recélait à nouveau ce soupçon de taquinerie. De me baiser, lui dis-je, les yeux toujours clos, le front appuyé contre ses mains. Il me fit me retourner en profitant de sa prise sur mes poignets. Puis il me jeta à terre. Je me rattrapai de justesse en plaquant vivement les mains dans la poussière, parvenant tout juste à garder mon visage au-dessus du sol. Je pris une inspiration avec l'intention de protester, mais son poids se trouva soudainement sur moi, me pressant contre terre. Puis il me fit brutalement me redresser à genoux, si bien que je me retrouvai à quatre pattes. Il se poussa alors contre mon corps, et je crois qu'il avait eu l'intention de me pénétrer d'une poussée, mais l'angle n'était pas le bon, et il dut modifier un peu la position de mes hanches. À nouveau, je m'apprêtai à m'indigner, mais il sembla avoir trouvé l'angle qui lui convenait, et se poussa à l'intérieur de moi, aussi vite et vigoureusement que possible. Il me pénétra d'une poussée jusqu'à ce que ses couilles en claquent contre mon cul. Je poussai un cri, parce qu'il était trop dur. Je savais que malgré mon désir, s'il conservait cette position, je l'implorerais de se retirer avant. J'avais senti auparavant des hommes durs et impatients, mais jamais autant. Tellement dur, d'ailleurs, que je m'interrogeai si cela le blessait, lui aussi. Est-ce que tu la sens ? Oui, haletai-je. Est-ce vraiment ce que tu veux ? Une position différente, plutôt, oui. Laquelle ? Moi sur toi. Et pourquoi ? Pour contrôler jusqu'à quelle profondeur tu pourras me pénétrer. Jamais je n'ai senti quelque chose d'aussi dur. Il se retira alors, aussi brusquement qu'il était entré. Il me fit me retourner, ne me retenant que par une main tandis qu'il s'allongeait sur le dos. Puis il m'attira sur lui, mais il fallut nos efforts réunis pour que je glisse sur son membre, pour faire pénétrer cette turgescence frissonnante à l'intérieur de mon ventre. Je rejetai brusquement la tête en arrière, les yeux clos, savourant la sensation qu'il me procurait en glissant à l'intérieur de moi. Je résistai pour rester surélevée afin de ne pas le laisser me pénétrer plus encore, du moins pas avant que je sois prête. Ses mains se posèrent sur mes hanches, détournant mon attention de la partie de lui qui me pénétrait. Je veux voir ton visage pendant que tu me chevauches. Je regardais ses yeux et y perçus enfin cette expression. Cette expression sombre, impatiente et totalement lubrique, mais recélant autre chose aussi. De la possession. Cet instant, dans les yeux d'un homme, représente leur certitude qu'on ne dira pas non. Qu'on est à eux. Je fixai ses yeux où se reflétait la passion torride, non pas la chaleur de la magie, de la Féerie, mais la magie éternelle du masculin et du féminin, en cette danse éternelle qui faisait véritablement pousser l'herbe, s'épanouir les fleurs, mûrir les récoltes. Tout cela se voyait sur son visage, cette étincelle qui enclenche tout. Amatheon, lui dis-je d'une voix saturée de soupirs. Il leva les yeux vers moi, les sourcils froncés. Qu'est-ce qui ne va pas ? Rien, rien du tout, lui dis-je en souriant. Et je fis rouler mes hanches vers l'avant et entrepris de le chevaucher. Je le chevauchai jusqu'à ce que son bassin se mette à monter et descendre en rythme avec le mien. Jusqu’à ce que ses mains soient prises de convulsions autour de mes seins, m'arrachant des gémissements. Je le chevauchai jusqu'à ce que son corps commence à en perdre la cadence, et que la terre sous mes genoux se transforme. Je pris appui sur la surface durcie pour me soulever, et brusquement, je n'eus plus le support nécessaire pour maintenir le rythme que je souhaitais. Ce qui fut mon premier indice que le sol s'ameublissait, et Amatheon commença à s'y enfoncer. J'hésitai au-dessus de lui, et ses mains m'agrippèrent par la taille. N'arrête pas, Déesse, n'arrête pas ! Je cessai de me rebeller et fis usage de mes genoux et de mes hanches à la place. De mes hanches et de mes abdominaux pour me soulever en enserrant son membre, tandis que le sol commençait à s'affaisser en dessous de nous. Je ne pouvais plus en garder l'extrémité juste au bord de mon ouverture, mais à présent, cela n'était plus douloureux. À présent, j'étais moite, ouverte et prête. Je le chevauchais maintenant, aussi vite et aussi énergiquement que possible, d'avant en arrière, m'écrasant contre lui, sur lui, autour de lui, encore, encore et encore, jusqu'à ce que ses mains en tremblent sur ma taille et qu'il se mette à hurler : Merry, regarde-moi ! Mes yeux rencontrèrent les siens qui étaient devenus comme fous une seconde avant que son corps s'arc-boute en dessous du mien, un corps qui s'efforçait d'expirer un dernier souffle avant l'orgasme. Je résistai à cet apogée du plaisir, m'efforçant de ne pas détourner ni fermer les yeux, de ne pas rejeter la tête en arrière, tandis que celui-ci m'envahissait, me faisant tanguer, grimpant sur ma peau par des ondes de chaleur, agitant de convulsions mon vagin contre son sexe érigé, jusqu'à ce que nous nous mettions tous deux à hurler, alors que je m'efforçai de maintenir encore notre contact oculaire. Que je m'efforçai de le laisser voir dans mes yeux frénétiques cette expression semblant empreinte de souffrance perceptible sur le visage d'une femme dans ces moments-là. Je lui donnai tout ce que je pus aussi longtemps que possible, mais finalement, l'orgasme fut si fulgurant que j'en hurlai, à pleins poumons, la tête rejetée en arrière, les yeux clos. Je hurlai tandis qu'il se poussait à l'intérieur de moi, et la terre sombra en dessous de nous en une noire déliquescence. Je sentis que son membre se retirait, puis j'ouvris les yeux et me retrouvai agenouillée sur un sol sombre et riche, que je touchai là où il avait été allongé. Il s'effrita, noir et moite dans ma main. Je fixai l'étendue de plaine, qui était devenue un riche terreau moelleux d'une noirceur humide, où je restai agenouillée en l'appelant : Amatheon, où es-tu ? J'étais seule. Puis je me retrouvai agenouillée sur de la pierre brute, dans le corridor à peine éclairé du sithin. Un moment au cœur de la vision, et le suivant de retour à la Féerie. Si je n'avais déjà été à genoux, je serais tombée. Mais je me retins d'une main pour ne pas plonger face contre terre, et Frost me retint par le bras. Que le Consort nous soit miséricordieux ! marmonna-t-il. Et ce fut le premier indice que quelque chose ne tournait pas rond. Avant même que je puisse inspecter les alentours, je me retrouvai brusquement plaquée au sol sous le poids de Frost, qui me faisait un bouclier de son corps. Cela ressemblait beaucoup trop à un remake de la tentative d'assassinat lors de la conférence de presse. Mon pouls se retrouva soudainement propulsé dans ma gorge, et je combattis deux pulsions opposées : regarder aux alentours, ou me faire aussi petite que possible. Frost ne m'en laissa pas le choix. Avec son corps sur le mien, m'appuyant de sa poitrine le visage contre les dalles, je ne pouvais absolument pas bouger. Il se redressa juste assez pour dégainer le revolver niché qu'il braqua ensuite vers l'extrémité du corridor. Je pouvais en voir suffisamment pour reconnaître qu'il ne s'agissait pas de l'entrée du couloir. Allongée là, son corps m'oppressant douloureusement contre le sol dallé, je le sentis réagir au coup de feu qui retentit. Puis il tira à nouveau, ce qui le fit tressauter au-dessus de moi. Un homme cria, une voix qui m'était inconnue. Je vais te faire sortir de là, me dit Frost comme si j'allais en débattre avec lui, ce que je me gardai bien de faire. Sortir de là me semblait une idée géniale. Mais où étaient passés tous les autres ? Pourquoi Frost était-il le seul à être là avec moi ? Il tira deux fois encore rapidement, sa main libre déjà sur mon bras. Puis il se remit debout, en m'attirant avec lui, nous entraînant tout de suite dans le corridor plus large, en plaçant ainsi un pan de mur entre nous et nos ennemis. Mais je pouvais voir à présent un corps allongé dans le couloir plus étroit. Je trébuchai, et me serais sans doute rebellée contre la poigne de Frost s'il m'en avait offert l'opportunité. Mais il s'en était douté, selon moi, et il bougea avec toute la vitesse et la force que le fait d'être purement Sidhe lui conférait. Il m'avait plaquée contre le mur, à l'angle du couloir, hors de vue, afin que je ne sois pas prise pour cible par les agresseurs que je n'étais toujours pas parvenue à voir. Ce que j'avais vu, en revanche, était Crystall, les mains diffusant une lumière blanche, et Adair se frayant un passage parmi les hommes, l'épée ensanglantée. Mais ce n'était pas ça qui m'avait fait me jeter contre le bras de Frost qui me maintenait irrévocablement plaquée au mur : Galen, allongé au sol, dans une mare de sang qui se répandait en dessous de son corps, et qui ne bougeait plus ! Laisse-moi y aller ! criai-je à Frost. Il déclina de la tête, de l'anxiété dans les yeux. Non ! Ta sécurité avant tout ! Je me mis à lui hurler dessus, en me débattant contre sa poigne, mais autant se débattre contre du métal enrobé de muscles. Je n'aurais pu le faire bouger à moins qu'il ne se laisse faire. Il me clouait littéralement au mur, son corps contre le mien ; je n'avais même pas le moindre espace pour tenter de le cogner pour qu'il me lâche. Il avait anticipé, ayant prévu que je chercherais à me débattre. Je hurlai le seul nom qui m'importait le plus en cet instant : Galen !!! Je hurlai son nom jusqu'à ce que ma gorge en soit à vif... sans qu'aucune réponse me parvienne. Chapitre 19 On perçut un bruit de cavalcade. Frost me maintint plaquée de son torse contre le mur pour sortir un revolver fixé dans son dos. Il pointa ses armes à feu dans deux directions opposées, de chaque côté du corridor. Afin de dégainer, il avait été obligé de se déplacer légèrement, si bien que je fus en mesure de saisir le flingue fiché au creux de mes reins. Il avait eu raison de me coincer, car mon premier réflexe avait été de me ruer vers Galen. Sans réfléchir, sans aucune logique. Frost m'avait accordé ces quelques instants de réflexion. Je braquai mon arme loin de l'angle où était allongé Galen, entendant des pas précipités. Ils seraient sur nous dans quelques secondes. Je n'avais plus peur. J'étais calme, de ce calme sans souffle et glacé en partie constitué de colère, de terreur et d'autres émotions pour lesquelles il n'existe aucun mot. Galen était blessé, et je leur rendrais la pareille. Quelque part, au cœur de mes pensées, s'en trouvait une ne disant pas « blessé » mais un tout autre mot, que je réprimai avant de viser. Mon doigt venait tout juste de se crisper sur la détente lorsque je vis qu'il s'agissait de Nicca et de Biddy, accompagnés des gardes qui s'étaient trouvés avec Frost dans le corridor avant qu'Amatheon et moi-même n'entreprenions notre petit voyage. Je relevai prudemment le canon en poussant un soupir de soulagement. Et je me mis à trembler presque instantanément, en réalisant que j'avais bien failli transpercer d'une balle la poitrine de Nicca. Si ce revolver avait eu la détente facile... Un bras ou une épaule ainsi blessée pouvait guérir, mais avec une en plein cœur, eh bien, parfois oui, et parfois non. Nicca et Biddy restèrent avec nous, le flingue à la main pour lui, et une épée pour elle. Ils faisaient tous les deux partie des Sidhes les plus délicats, mais à présent, ils avaient un air sinistre, grands, musclés, et dangereux, comme des fauves. Dangereux simplement parce qu'ils étaient Sidhes. Jamais encore je n'avais perçu autant de résolution sur le visage de Nicca. Frost resta avec moi, m'offrant toujours un rempart de son corps. La pensée d'un autre homme que j'aimais se faisant blesser à cause de moi me semblait considérablement plus que je n'aurais pu supporter. Si je ne m'étais pas accrochée au revolver des deux mains afin de m'assurer qu'il ne soit braqué que sur la paroi de pierre, j'aurais repoussé Frost. Ce qui était stupide, mais jusqu'à ce que j'évalue la gravité des blessures de Galen, je ne souhaitais risquer la vie de quiconque. D'autant plus stupide, étant donné que les autres gardes venaient juste de débouler. De la magie envahit alors l'atmosphère, me rampant sur la peau. La sonorité du métal sur du métal. Un homme poussa un cri, puis une femme, non pas de douleur, mais de rage. Je ne voulais plus que quiconque risque encore aujourd'hui sa vie, alors que je ne faisais rien d'autre que de les mettre tous en danger. Mes yeux étaient brûlants et saturés d'émotions diffuses que je me refusais à exprimer par les larmes. Je captai un faible gémissement. Tout ce que je percevais d'autre n'était que sonorités atténuées ; un frottement de métal contre la pierre, des bruits de pas, une certaine agitation, mais pas due au combat, qui était terminé. La question étant : qui en était le vainqueur ? Si Doyle et Frost avaient été avec eux, je n'aurais pas douté de l'issue, mais Frost était là, debout, tendu et aux aguets devant moi, inspectant toujours de ses yeux gris le corridor d'un bout à l'autre, comme s'il ne faisait confiance à personne d'autre pour demeurer vigilant. En l'absence de Doyle, moi non plus, d'ailleurs. Les deux hommes ne se fiaient à personne, à part l'un à l'autre. Quand avais-je commencé à penser que seuls ces deux-là me garderaient en sécurité ? Quand avais-je commencé à placer ma foi en ces hommes et à la perdre vis-à-vis d'autres ? Aubépin apparut à l'angle du couloir, son armure cramoisie présentant quelques légères taches de sang, comme éclaboussée par un stylo à encre rouge. Il nettoyait sa lame avec un morceau de tissu donnant vaguement l'impression d'avoir été arraché du corps de quelqu'un. C'est fini. Adair était derrière lui, le casque sous le bras. Sans sa chevelure, son front et son cou présentaient des marques, là où il avait frotté. Ils se sont rendus ou sont aussi morts que nous pouvions les rendre, Frost, Princesse. Je me ruai en avant, le revolver toujours brandi, au cas où. Frost m'arrêta dans mon élan. Relève le canon de ton arme, Princesse. Je regardai son visage hautain, et perçus dans ses yeux la souffrance. Pourquoi ? Demandai-je. Parce que je ne fais aucune confiance à ce que tu feras avec, s'il est aussi grièvement blessé qu'il paraît l'être. Soudainement, mon cœur se mit à me marteler douloureusement la poitrine, comme si mon souffle ne parvenait pas vraiment à le contourner pour sortir. J'ouvris la bouche avec l'intention de dire quelque chose, pour finir par la refermer. Je déglutis et cela me fit mal, comme si je m'efforçais de ne pas étouffer. J'acquiesçai simplement de la tête, avant de rengainer le revolver à sa place habituelle. Puis je réajustai mon manteau par-dessus, par la force de l'habitude. Ne voulant pas irrémédiablement gâcher la ligne de mes vêtements si je pouvais y remédier. L'habitude est d'une grande utilité lorsque le cerveau est en train de hurler, et que nous sommes tellement terrifiés que la peur reste sur la langue avec un arrière-goût métallique. Frost s'éloigna de moi de quelques pas en relevant le canon de ses flingues, mais je ne m'attardai pas pour le regarder terminer ce geste souple ambidextre, courant déjà. Un mot persistait à me traverser le crâne, encore et encore : Galen, Galen, Galen. Trop effrayée pour terminer cette pensée. Trop effrayée pour faire quoi que ce soit d'autre que de me ruer vers lui. J'aurais dû prier la Déesse avec plus de ferveur qu'auparavant. Je m'étais simplement trouvée en sa présence, et elle m'aurait prêté l'oreille. Mais je ne lui adressai pas de prières, ni à aucune autre divinité de ma connaissance. S'il s'agissait d'une prière, elle était adressée à Galen. Je dépassai l'angle du corridor, et le vis. Sur le dos, les yeux clos, les bras en croix, une jambe repliée sous lui, et partout du sang ! Se déversant hors et autour de son corps, en une mer sanguine qui s'étalait sur le sol de pierre. Tant de sang, beaucoup trop de sang ! Cette pensée se termina dans mon crâne par la seule prière que j'avais à offrir... Galen, ne meurs pas, ne meurs pas, Galen, de grâce, ne meurs pas... Chapitre 20 Je m'effondrai à genoux à côté de son corps, cerné par le rouge vif de son sang, ses cheveux semblant plus verts que d'habitude. Un instant plus tôt, j'avais voulu le tenir dans mes bras plus que n'importe qui d'autre dans toute la Féerie. Mais maintenant, j'hésitais, la main en suspens au-dessus de son visage. Je voulais le toucher, voulais qu'il ouvre les yeux et me sourit. J'avais peur de ce contact, peur qu'il soit froid sous ma main, peur de savoir. Je m'obligeai à lui effleurer la joue. Sa peau était tiède, pas froide. La contraction qui me broyait la poitrine s'atténua alors, imperceptiblement. Je posai les doigts sur le côté de son cou, les appuyant contre sa peau, cherchant. Rien ! Rien !!! Puis un palpitement affaibli. Mes épaules s'avachirent de soulagement, ma main glissant sur son cou jusqu'aux bouclettes sur sa nuque, poisseuses de sang. Lorsque je la levai devant mes yeux, mes doigts en étaient devenus brillants. D'où tout cela vient-il ? Je ne réalisai que j'avais parlé tout haut que lorsqu’Adair me répondit : Nous n'avons pas eu le temps d'examiner ses blessures, Princesse. Je lui notifiai de la tête que je l'avais bien entendu. Nous devons arrêter le sang ! Adair s'agenouilla à côté de l'épaule de Galen. J'ai envoyé quérir un guérisseur. Sa peau est tiède, dis-je avec un hochement de tête. Au lieu d'attendre son arrivée, nous devons arrêter l'hémorragie, tout de suite ! Un Sidhe qui peut mourir suite à une perte de sang n'a rien d'un Sidhe. Je levai les yeux pour trouver Kieran, le Seigneur des Lames, à genoux, les mains liées dans le dos, qu'Hedera gardait néanmoins sous la pointe de son épée. Kieran ne possédait qu'une Main de Pouvoir, l'unique capacité magique qui lui restait, ce qui faisait que bon nombre de Sidhes le considéraient comme faible. Mais cette Main de Pouvoir était fatale. Il pouvait faire usage de sa magie comme d'une lame pour poignarder profondément un corps, même à distance. Je sus alors comment Galen était tombé sans même avoir eu le temps de dégainer une arme. Mais pourquoi tendre une embuscade à Galen ? Mon regard détailla les trois autres agenouillés là, qui étaient toutes des femmes appartenant à la Garde de Cel. Ce qui ne me surprenait guère. Il y avait aussi un autre seigneur richement vêtu, allongé sur le côté, et qui gémissait, les mains attachées. On distinguait sous lui une mare de sang, qui commençait à s'étaler lentement. Son visage était tourné, et peu importait de qui il s'agissait. Plus tard, cela importerait peut-être, mais à présent, à moins qu'il ne puisse guérir Galen, son identité était le cadet de mes soucis. Adair m'aida à faire rouler le corps de Galen sur le côté, flasque comme celui d'un mort. Je rencontrai à nouveau quelques problèmes à respirer, au-delà de la panique. On discernait deux blessures dans son dos, profondes et nettes. Miraculeusement, le cœur avait été épargné. Elles n'en étaient pas moins affreusement profondes, mais une hémorragie aussi rapide ne pouvait provenir d'une telle blessure, d'autant plus si le cœur n'avait pas été atteint. Nous le retournâmes sur le sol luisant d'hémoglobine, et alors, une nouvelle coulée rapide de sang s'échappa de l'une de ses jambes, vers lesquelles je m'avançai à quatre pattes, pour y découvrir une troisième blessure, tout en haut de la cuisse, qui lui avait tranché l'artère fémorale. Un humain aurait pu en être exsangue en vingt minutes. Le sang aurait dû gicler. Le fait qu'il coulait peu signifiait qu'il en avait déjà perdu la plus grande partie. Et que même si on parvenait rapidement à refermer ses plaies, il ne s'en remettrait peut-être jamais. Les Sidhes sont en mesure de supporter pas mal de dommages physiques, y compris une perte de sang conséquente, mais il doit en rester suffisamment pour que le corps fonctionne encore, et que le cœur pompe. Frost était resté debout devant moi durant tout ce temps, me protégeant. Je n'aurais pu contredire sa répartition des tâches, pas avec Galen couché là par terre, flasque et blafard. J'étais bien plus facile à zigouiller que lui. Mais Frost ne nous en avait pas moins observés lorsque nous avions localisé les blessures. Où est le guérisseur que tu as envoyé chercher ? Je n'en sais rien, répondit Adair en secouant négativement la tête. Il ne nous reste pas beaucoup de temps, dis-je. Nous devons refermer les plaies afin de préserver le peu de sang qu'il lui reste. Je peux m'en charger, dit alors une voix féminine. Nous avons essayé de repérer d'où elle provenait, avant de remarquer parmi les prisonniers agenouillés une femme qui nous souriait. Sa chevelure était de la couleur jaune soyeux du blé, ses yeux présentant les triples couleurs de bleu et d'argent, avec un cercle intérieur luminescent, si cette lueur pouvait s'apparenter à une couleur. Jamais je n'avais su comment définir précisément les yeux d'Hafwyn. Non... Tu ne peux les aider, dit l'autre femme. Tu trahirais notre maître... Et d'ajouter tout une ribambelle de commentaires beaucoup moins aimables. Hafwyn haussa les épaules, les mains toujours liées dans le dos. Nous avons été faites captives et notre maître est lui-même en prison. Je pense que ce ne serait pas une erreur de glaner quelques faveurs par ailleurs. Elle arqua l'un de ses sombres sourcils. Elle était particulièrement blonde et, chez un humain, j'aurais pensé qu'il s'agissait d'une coloration. Mais chez une race où les yeux pouvaient présenter trois couleurs différentes, qu'y avait-il de si surprenant à avoir des sourcils noirs et des cheveux blonds ? Tu trahiras notre serment si tu fais ça ! dit Melangell. Un coup avait fendu son casque et du sang lui coulait sur le visage. Si elle avait été humaine, sa cervelle s'en serait déversée, mais elle saignait à peine. Je n'ai jamais prêté serment au Prince Cel, dit Hafwyn. C'était au Prince Essus que j'avais fait le serment de servir. Lorsqu'il est mort, personne ne nous a demandé si nous servirions Cel, on nous a simplement données à lui. Aucune personne vivante n'a reçu mon serment de loyauté. En disant ces mots, ses yeux se tournèrent vers moi, et sur son visage passa une expression diffuse, transmettant une certaine nécessité, un certain message. Peut-elle vraiment le guérir ? Demandai-je. Elle peut refermer les plaies, dit Adair, mais c'est tout. Ce qui est bien davantage qu'aucun d'entre nous ne pourrait faire pour lui, dit Aubépin. Quoique, en vérité, il ne m'est jamais venu à l'esprit de demander aux assassins de Galen s'ils pourraient contribuer à le guérir. Je scrutai son visage afin d'y repérer l'ironie sous-jacente qui devait accompagner ces propos, mais il semblait énoncer un fait, tout simplement. Peut-on lui faire confiance ? s'enquit Nicca. Je posai une main contre la peau de Galen qui se refroidissait. Non, répondis-je, mais détache-la, de toute façon. Plus tôt dans la journée, j'avais été quasiment prête à abandonner Galen à toute inconnue qui l'aimerait. C'était bien différent de l'abandonner à la mort. Je pouvais vivre en sachant que son sourire serait désormais réservé à une autre, du moment que je savais qu'il était heureux. Mais ne plus jamais revoir ce sourire, ne jamais plus sentir sa main chaude au creux de la mienne... je ne pouvais le supporter ! Frost me toucha l'épaule, m'incitant à lever les yeux vers lui. Tu dois t'écarter avant que je n'autorise Hafwyn à le toucher. Je protestai, mais il me caressa le visage en désapprouvant de la tête. Il pourrait s'agir d'une ruse pour se rapprocher de toi. Je n'irais pas risquer ta vie pour sauver la sienne. Sur ce, il m'empoigna par le bras, et je n'eus d'autre choix que d'obtempérer, bien que toujours réticente de devoir m'éloigner de Galen. Si nous ne pouvions le sauver, ce serait mes derniers instants pour le toucher alors qu'il semblait encore... vivant ! Hafwyn s'agenouilla dans son armure de cuir dans la mare de sang qui séchait. Elle retira ses gantelets de même nature, qu'elle coinça dans son ceinturon où était fixée son épée. Elle ajusta plus fermement son braquemart contre sa hanche, et je résistai à l'envie irrésistible de lui hurler de se manier. Elle était beaucoup trop calme, elle avait été complice de cette tentative d'assassinat. Pour quelle raison voudrait-elle le sauver ? S'agissait-il simplement d'une feinte ? Elle nous rendait service, mais si cela ne marchait pas, elle pourrait courtiser nos faveurs tout en ne perdant pas celles de mon cousin ni de ses partisans. Que la Déesse nous vienne en aide ! Il y avait des moments parfois, où j'aurais souhaité ne pas entrevoir autant de mobiles possibles dans mon entourage immédiat. C'était loin d'être une vision rassurante du monde. Je me blottis contre Frost, mes bras s'agrippant à sa taille, la joue pressée si fort contre sa poitrine que je pouvais entendre son cœur battre. Il m'enlaça, malgré le fait que notre proximité le forcerait, si besoin, à me dégager pour sortir l'une de ses armes de son arsenal. En tant que garde du corps, il aurait dû m'écarter d'office sur le côté, en se préservant un peu de marge de manœuvre, mais en tant qu'amant, qu'ami et que pote de Galen, je savais qu'il ne s'accrochait pas à moi simplement pour mon petit confort. Il était impossible de ne pas ressentir de l'affection pour Galen. C'était l'un de ses dons. La tension dans le corps de Frost tandis qu'il me tenait entre ses bras m'indiqua plus clairement qu'aucun mot n'aurait pu l'exprimer que je n'étais pas la seule à qui Galen manquerait. Ce qui en disait long au sujet de notre Galen, qui était même parvenu à faire fondre Froid Mortel. Hafwyn appliqua ses mains sur la blessure de sa cuisse. Elle commençait au moins par celle qui risquait d'être fatale. Elle avait une peau qui m'avait semblé blanche, mais qui était en fait dorée, comme celle de Galen était verte, si pâle qu'on se demandait ce qui vous permettait vraiment d'en percevoir la subtile coloration. Ses cheveux s'animèrent sous le souffle de sa propre magie qui nimbait son teint d'un or pâle solide, tandis qu'elle scintillait, des mèches rebelles tentant de s'échapper du lacet qui les retenait. Elle est guérisseuse, dit Aubépin. Pourquoi perdre de telles capacités en tenant une épée ? Nous nous étions attendus à ce qu'Hafwyn possède quelque compétence en guérison, mais ce qui étincelait et dansait le long de sa peau était puissant. Aucun guérisseur doté d'une telle faculté magique n'était autorisé à prendre les armes, du moins pas sur le front. Leurs talents étaient trop précieux et trop rares parmi nous actuellement, pour risquer de les perdre au combat. En regardant ses mains scintillantes s'élever du corps de Galen, je connus un regain d'espoir. Sa voix faisait écho à la magie quand elle demanda : Quelqu'un peut-il le retourner ? Cela évitera que je gaspille l'énergie guérisseuse sur des détails. Cela fait maintenant si longtemps qu'on ne m'a pas autorisée à faire un usage maximum de mes pouvoirs que je suis quelque peu rouillée. Aubépin et Adair retournèrent donc Galen pour lui faciliter la tâche, Aubépin retenant entre ses bras sa tête et ses épaules afin que son visage ne se retrouve pas à baigner dans son sang. Je me souviendrai de ce petit geste d'attention qu'il eut pour lui en cet instant à sa juste valeur. Hafwyn posa les mains sur le dos de Galen et ma peau me picota quand elle concentra sur lui sa magie. Elle aurait pu juste refermer ses blessures, mais à en juger par les vives sensations que son don de guérison faisaient circuler sur mon épiderme, je crois qu'elle accomplissait en réalité bien davantage. NON ! cria l'une des autres gardes, toujours agenouillée et ligotée. Tu es en train de lui sauver la vie ! Aisling lui posa la pointe effilée de son épée contre la gorge. Et elle dut s'arrêter de parler, au risque de se faire transpercer. Siobhan s'assurera que tu périsses pour ceci ! lança Melangell. Siobhan avait été la Capitaine de la Garde de Cel. En compagnie d'une poignée d'autres, elle m'avait également attaquée ouvertement. J'avais tué deux des agresseurs, plus accidentellement qu'intentionnellement, et elle s'était rendue. J'avais présumé qu'elle était morte. Comme elle aurait dû, ayant tenté de tuer une héritière royale. Lorsque nous ne risquerions plus d'être entendus par tant d'oreilles ennemies, je poserais la question. Hafwyn se redressa, un sourire aux lèvres. Siobhan est enfermée dans un cachot de l'Antichambre de la Mort. Elle ne risque pas de tuer quiconque pendant quelque temps encore. Galen tressaillit alors dans les bras d'Aubépin. La première inspiration qu'il prit était sonore et haletante, et il se redressa, les yeux hagards. Pour s'effondrer quasi instantanément. Seuls les bras d'Aubépin l'empêchèrent de se retrouver à plat ventre. Tu es en sécurité, lui dit Aubépin. Tu es en sécurité. Frost me permit enfin d'aller vers lui. J'ignore si, à présent, il faisait confiance à Hafwyn, ou s'il savait qu'il n'aurait pu m'arrêter sans que je me rebelle. Il me restait suffisamment de bon sens pour me placer à l'opposé du corps de Galen, plus près du mur que d'Hafwyn. Aubépin aida Galen à s'adosser mollement contre mes genoux. Je le berçai au creux de mes bras, le berçai en scrutant ces yeux verts, ce visage, ce sourire. Des larmes lui coulaient sur les joues, alors qu'il riait. J'étais en proie à tant d'émotions que je m'en sentais ivre. Je n'avais pas été autorisée à guérir qui que ce soit depuis des décennies. Quelle sensation merveilleuse ! Je levai les yeux vers la femme toujours agenouillée dans tout ce sang répandu. Elle pleurait, elle aussi, et j'en ignorais la raison. Pourquoi quiconque irait t'interdire de faire usage de tes dons ? lui demandai-je. C'est un secret, et je ne me remettrais pas aux bons soins d'Ezekial pour personne. Mais je peux au moins dire une chose : j'ai essayé de guérir quelqu'un que le Prince Cel ne souhaitait pas voir guérir. Je me suis ainsi opposée à ses ordres express. Il m'a dit que je ne donnerai que la mort jusqu'à ce qu'il m'autorise à préserver la vie de nouveau. Un véritable gaspillage de pouvoir ! s'offusqua Aubépin. Elle lui lança un bref regard, bien que toute son attention me soit réservée. Mais aujourd'hui, pour toi, je me suis opposée à cet ordre. Il te fera violer et écorcher vive pour ça ! lui lança l'une de ses collègues. Hafwyn et moi ne nous préoccupâmes même pas de tourner les yeux vers elle. Et pourquoi risquerais-tu un tel châtiment pour moi ? lui demandai-je. Tu viens juste d'essayer de tuer Galen, alors pourquoi le guérir maintenant ? Parce que je suis guérisseuse, c'est ce que je suis, et je ne veux plus être ceci, dit-elle en touchant son épée. L'avoir sauvé m'apportera-t-il quelque chose en retour ? Je ne promettrai rien jusqu'à ce que j'aie pris connaissance de ce que tu veux. Pas même pour Galen. Mais en effet, cela devrait te rapporter quelque chose, dis-je en acquiesçant de la tête. Elle m'adressa un léger sourire. Fort bien. Puis elle prit une profonde inspiration qu'elle exhala comme si elle s'armait de courage avant de faire des efforts considérables. La Reine Andais a annoncé aujourd'hui à la Cour que tu avais besoin de davantage de gardes, poursuivit-elle. Elle a dit que quiconque le souhaitant pouvait t'offrir ses services, mais que seuls ceux qui coucheraient avec toi pouvaient rester avec toi. J'étais au courant de la première partie, mais pas de la seconde, lui dis-je. Elle a dit tous les gardes. Et que me demandes-tu là, Hafwyn ? Elle se pencha vers moi, les mains posées de part et d'autre de mon corps. Je réprimai un mouvement de recul face à son approche en notant qu'Aubépin interrogeait Frost du regard pour savoir s'il devait intervenir. Je ne pus voir ce que Frost lui répondit, car le visage d'Hafwyn remplissait mon champ de vision. Elle m'embrassa alors avec douceur, les yeux ouverts. Ce baiser ne recélait aucune passion, aucune promesse particulière, juste un effleurement de lèvres. Prends-moi, me murmura-t-elle, prends-moi dans ton lit, prends-moi ici, prends-moi où tu veux, mais de grâce, Déesse, de grâce, ne me laisse pas ici à la merci de Cel. Je ne lui dois aucun serment d'allégeance et ne brise de ce fait aucun serment en te faisant cette requête. J'ai servi le Prince Essus en tant que guérisseuse pendant des siècles. Lorsqu'il est parti en exil lorsque tu as eu six ans, si j'avais su que la Reine me donnerait à Cel, je me serais exilée avec vous. Mais je pensais que l'exil de la Féerie était la pire des destinées. Je te demande donc, à toi sa fille, de ne pas me laisser ici. À présent que la Reine a permis que je puisse faire cette requête, je te le demande, et t'en implore. Ses yeux brillaient de larmes, et quand elle ne put les refouler, elle baissa la tête afin de me les dissimuler. Ce fut Galen qui tendit la main en premier pour l'effleurer, et j'en fis autant. Elle s'effondra alors contre nous, les épaules tremblantes de sanglots, dans un silence absolu. Combien d'années lui avait-il fallu pour apprendre à pleurer ainsi sans bruit ? Pour dissimuler autant de souffrance ? Je caressai sa tête blonde, en disant ce qui me parut évident : Je te l'accorde. Chapitre 21 Adair vacilla en se redressant et se rattrapa de justesse contre le mur. Du sang coulait sous son plastron de cuirasse. Tu es blessé ? M'enquis-je. Les guerriers d'Innis sont depuis toujours très compétents, répondit-il, d'une voix quelque peu tendue par la souffrance. J'eus un léger sursaut de surprise. Innis avait toujours fait partie de la noblesse la plus neutre. Il n'avait pas semblé se préoccuper de celui qui serait amené à gouverner, du moment que lui et son clan étaient laissés en paix. Ils se spécialisaient dans la nécromancie. A une époque, certains d'entre eux pouvaient soulever de véritables armées de macchabées. Le don d'Innis consistait depuis toujours à faire lever des troupes fantômes qui pouvaient vous saigner, vous tuer. On avait beau les découper en morceaux, ces recrues étaient immortelles. Je comprenais à présent la raison pour laquelle il était l'un de ceux allongés par terre. Ils avaient dû le blesser assez grièvement pour l'empêcher d'utiliser ses talents occultes. Hafwyn releva la tête de la poitrine de Galen, des larmes traçaient encore des sillons sur sa peau d'un doré pâle. Il me reste encore un peu de pouvoir ce soir. Je ne parviendrais pas à guérir totalement quelqu'un trop mal en point, mais je peux examiner quelques blessures. Puis elle me regarda, avant de poursuivre : Je saurais t'être utile, Princesse Meredith, je t'en fais la promesse. Et je te crois, Hafwyn. Occupe-toi d'Adair, à moins qu'un autre soit encore plus gravement blessé. Mon regard se posa sur Crystall, son épée toujours pointée vers Kieran. Après la démonstration de bravoure d'Adair, je crus bon de poser simplement la question : Est-ce que quelqu'un d'autre est blessé ? Kanna, la seule des prisonnières n'ayant pas une épée contre la gorge, prit la parole, d'une voix particulièrement neutre : Le Seigneur Innis, le Conjurateur de Fantômes, l'est gravement. Sa longue queue-de-cheval brune commençait à se défaire, laissant deviner la lourde cascade qu'elle formerait en encadrant son visage pâle. Ses yeux étaient écarquillés, comme si elle était sous le choc, bien que sa voix n'en laissait rien deviner. Et pourquoi devrais-je me soucier de ses blessures ? lui demandai-je. C'est un seigneur indépendant de la Cour sur laquelle tu cherches à régner, répondit-elle. Il s'agit d'un seigneur parmi tant d'autres, Kanna. Je ne vois en lui rien de plus même s'il a suffisamment de pouvoir et de bon sens politique pour ne pas être membre de la Garde. D'autres perçoivent ces nobles indépendants comme plus précieux que les autres. C'est parce qu'ils ont oublié qu'autrefois, c'était un honneur d'être invité à rejoindre la Garde Royale. À une époque, ce n'était pas une punition, mais une récompense. Tu parles d'un temps trop ancien pour qu'on puisse même s'en souvenir, rétorqua Kanna. Tu n'étais même pas de ce monde. Tu ne peux savoir ce dont tu parles. J'ai prêté l'oreille à nos récits, Kanna. Je me souviens de notre histoire. Bon nombre de nos guerriers les plus accomplis n'étaient pas obligés de se joindre à la Garde, mais y étaient invités. Cela ne devint un fardeau et un châtiment que... bien plus tard. Tu laisserais donc un seigneur libre se vider de son sang ? Si j'ai le choix entre un homme ayant risqué sa vie sur mon ordre pour en sauver un que j'aime, et un autre ayant tenté de prendre la vie de celui qui m'est cher, alors oui, en effet, laissons-le mourir, s'il le peut. N'était-ce pas toi, Seigneur Kieran, qui disait qu'un Sidhe pouvant succomber à une hémorragie n'avait rien d'un Sidhe ? Crystall dut légèrement écarter son épée pour lui permettre de respirer et de répondre : Innis est du sang le plus pur et non pas quelque bâtard de farfadet ! C'est drôle comme tous les sangs semblent similaires lorsqu'ils sont répandus, lui dis-je. D'autres de mes gens sont-ils blessés, à part Adair ? En disant cela, je regardai Kieran, scrutant son visage. Et j'en fus récompensée car il eut l'air abasourdi. Tu laisserais vraiment Innis mourir ?!!! Donne-moi une bonne raison pour agir autrement, répliquai-je. Il n'est pas suffisamment important à mes yeux pour marchander, dit Kieran. Alors il restera allongé là à pisser le sang jusqu'à ce que je change d'avis, éventuellement. Le clan d'Innis est puissant, Princesse. Tu ne devrais pas t'en faire des ennemis. J'éclatai de rire. Comme s'il n'était pas déjà mon ennemi ! Nous ne t'avons pas attaquée, dit Kieran. Adair était appuyé contre le mur, saignant encore. Examine sa blessure, vois si c'est grave. Pour la dernière fois, je vous demande si quelqu'un d'autre est blessé ? Aisling prit la parole, enveloppé dans sa houppelande qui lui dissimulait quasiment tout le corps. J'ai laissé celle-là m'effleurer, dit-il, accentuant ses paroles en appuyant un peu plus fort la pointe de son épée contre la gorge de Melangell jusqu'à ce qu'un fin sillon cramoisi se mette à couler. Est-ce toi qui lui as quasiment fendu le casque en deux jusqu'au crâne ? lui demandai-je. En effet, mais seulement après qu'elle m'a fait saigner, répondit-il comme s'il se dégoûtait lui-même. Frost, trouve quelqu'un pour remplacer Aisling, afin que nous puissions le soigner. Aubépin, appela Frost, et ce seul appel de son nom suffit pour qu'il réintègre son casque et aille prendre la place d'Aisling. Dogmaela était plantée là entre les deux groupes, indécise. Melangell était son Capitaine. À moins qu'elle ne souhaite faire la même proposition qu'Hafwyn, elle devrait retourner sous sa tutelle. Se retrouver en plein milieu d'une telle lutte de pouvoir était plutôt épineux. Dogmaela était comme Galen, son visage, sa posture, révélait nettement son conflit intérieur. Elle avait combattu avec les autres, mais à présent, ne pouvait décider quel camp choisir. Le fait qu'elle se retrouve aussi partagée me fit la ranger dans la catégorie de ceux à qui ne pas se fier. Hafwyn et les blessés se rassemblèrent, me laissant bercer Galen adossé contre mes genoux. Je fis glisser mes mains sur le devant de sa chemise. Tu devras dorénavant porter une armure. À moins qu'il ne s'agisse d'une armure enchantée, cela n'aurait pas vraiment aidé, fit remarquer Adair. Hafwyn et Aisling l'aidaient à retirer la sienne, pièce par pièce. Le gambaison rembourré en dessous était imbibé de sang, à en être cramoisi. Une entaille propre et nette y était bien visible, en bas sur son flanc. Il est parvenu à m'entailler, même avec mon armure. Ton armure est encore digne de son façonneur, dit Kieran. Je n'ai pu la percer. J'ai dû trouver une couture. Aucune véritable épée n'aurait pu localiser l'ouverture dont tu as profité, dit Adair. Le rembourrage pelait, couche par couche. La chemise en lin qu'il portait à même la peau n'était plus qu'une masse rouge imbibée de sang. Et c'est bien pourquoi la magie sera toujours victorieuse contre tout arsenal, dit Kieran. Ce n'était pas de la magie qui a arrêté Innis, dit Crystall. C'était de la magie humaine, précisa Kieran. Les armes à feu ne sont pas magiques, contra Crystall, ce ne sont que des armes. Ce que Kieran désapprouva du chef. Qu'est-ce que la science humaine si ce n'est un autre terme pour désigner la magie ? Même à présent, la Princesse a introduit des jeteurs de sorts humains dans notre sithin. Elle a autorisé de la magie humaine à se déployer librement à l'intérieur du seul refuge qu'il nous reste. C'est une bonne raison pour déclencher une offensive contre moi, dis-je, mais pas pour vous en prendre à Galen. Pourquoi lui ? Nous aurions attaqué n'importe lequel de tes gardes que nous aurions trouvé isolé, dit Kieran. Non, dit Galen, la tête toujours sur mes genoux. Lorsque je suis arrivé à l'angle du corridor, Melangell a dit : « Tu nous as fait attendre, l'homme vert. » Puis tu m'as frappé dans le dos. Où étais-tu planqué ? Je dois être passé juste à côté de toi. Innis peut se dissimuler à la vue de tous, ainsi qu'un ou deux de ses sbires par la même occasion, s'ils demeurent immobiles, expliqua Frost, toujours sur le qui-vive, assurant ma sécurité. Il n'avait pas examiné une seule blessure, ni participé à la conversation. Il faisait son boulot, et cela se voyait. Alors Kieran ? Pourquoi Galen ? M'enquis-je. Seigneur Kieran, corrigea l'intéressé. Je hochai la tête, ma main glissant un peu plus bas sur le torse de Galen, au point où les battements de son cœur me furent perceptibles. Fort bien, Seigneur Kieran de la Main Tranchante, réponds à ma question. Il me regarda alors, le visage magnifiquement arrogant, une expression particulièrement fréquente chez les Sidhes. Mais sa beauté était froide. Il se pouvait aussi que je ne fasse que projeter. Tu as réussi à me capturer, mais tu ne pourras me faire répondre à tes questions. Livre-moi à la Reine Andais que je puisse terminer ma nuit. Je le fixai, le cœur de Galen battant sous ma paume. Kieran se montrait-il d'un courage à toute épreuve, ou était-il sincèrement convaincu que la Reine le laisserait tranquille ? Tu t'es attaqué à un garde royal. Tu ne risques pas de passer la nuit, Seigneur Kieran. Siobhan est presque parvenue à tuer une héritière royale et elle vit encore. En prison, certes, mais vivante. Le bourreau favori de la Reine redoute tout contact avec la peau de Siobhan, et elle n'a donc pas été torturée. Elle restera dans sa cage jusqu'à ce que le Prince Cel soit libéré, puis elle redeviendra son bras droit. Si c'est tout ce que fait la Reine à un assassin coupable de crime de lèse-majesté, alors que pourrait-elle nous faire ? La maisonnée de Nerys vit toujours, alors même que tous ses membres sont devenus des traîtres. Ils ont attenté à ta vie comme à celle de la Reine en personne, et sans rien y perdre. Il me souriait d'un air méprisant, toute cette beauté se transformant en véritable laideur. Et c'est pourquoi toi et Innis vous êtes associés dans cette entreprise, lui dis-je. Tu as remarqué que les gens de Nerys s'en étaient bien tirés, et tu crois que toi aussi, tu t'en tireras à si bon compte. La Reine ne peut se passer de ses alliés, Princesse. Comment peux-tu être son allié tout en léchant les bottes de Cel ? Je ne lèche les bottes de personne, mais j'admets avoir une certaine préférence pour lui plutôt que pour toi. Et il y en a pas mal qui sont du même avis. Je n'en doute pas. Je le regardai, si sûr de lui. Je devais le déstabiliser. Je devais obtenir les infos qu'il cachait et il était vital que la Cour me redoute. Qu'elle redoute de s'en prendre à mes gens. Si la Reine ne transmettait pas clairement le message, alors il fallait que je trouve un moyen de le faire moi-même. Un bruit évoquant un gigantesque gong retentit. Qu'est-ce que c'est que ça ? demandai-je. Il résonna à nouveau avant même que les premiers échos se soient dissipés. Frost porta la main à son ceinturon, pour se saisir de son poignard. Je reçois un appel. C'était Rhys. Qu'est-ce que tu fabriques, Merry ? C'est tout ce que j'ai pu faire pour empêcher Walters et les flics de se précipiter en entendant tes hurlements. Comment va Galen ? Tu as tellement braillé son nom. Je suis très touché que tu t'en inquiètes, lui répondit Galen, toujours adossé contre mes genoux. Ne dirait-on pas qu'il se porte comme un charme, dit Rhys en gloussant. Il a néanmoins été agressé, lui précisai-je. Par qui ? Des nobles, et devine, les gardes de qui ? Laisse-moi réfléchir... de Cel ? Et qui cela pourrait-il être d'autre ? Mais pourquoi n'arrête-t-il pas de harceler Galen ? Je vais le découvrir incessamment sous peu. Comment se déroule la collecte des preuves ? Plutôt bien. J'ai assigné un garde à chaque humain, selon tes ordres. Nous avons compris comment le journaliste a traversé les barrières magiques que nous avions établies. Et comment ? Demandai-je. Il avait de petits clous dans les semelles de ses chaussures. Du métal froid, dis-je. Il avait dû faire des recherches. Le reflet de Rhys se brouilla lorsqu'il acquiesça. Et il est venu ici avec l'intention d'essayer de voir quelque chose que nous ne voulions pas qu'il voie. Il ne faut pas aller chercher bien loin. Ça fait partie du job d'un journaliste. C'est bien ce que je pense, dit-il avec un soupir qui s'avéra particulièrement sonore. Qu'est-ce qui ne va pas, Rhys ? Le Commandant Walters insiste pour te voir en personne. Il dit que ce reflet ne pourrait être qu'une illusion. Je suis un peu occupée en ce moment, dis-je en jetant un coup d'œil à nos prisonniers. Je m'en doute, mais si tu ne fais pas une apparition rapidement, il va vouloir se lancer à ta recherche. C'est juste un conseil. J'arrive dès que possible. Je vais essayer de le garder d'humeur sereine. Puis, soudainement, l'épée ne refléta plus que mon image distordue. Je tendis sa lame à Frost et considérai les prisonniers. Si j'avais été certaine de la réaction de la Reine, j'aurais pris quelques mesures drastiques à rencontre de l'un de ces nobles au moins. Mais Kieran avait raison, elle avait besoin de ses alliés. Je ne pensais pas que Kieran soit de ceux-là, mais elle le penserait peut-être, et je préférais sincèrement éviter qu'elle se mette en rogne contre moi. Cependant, le raisonnement de Kieran signifiait qu'Andais perdait petit à petit sa prise sur la noblesse de sa Cour. Ce qui était mauvais signe, car je ne faisais pas le poids politiquement pour prétendre au trône sans soutien, quand bien même je faisais partie de la lignée régnante. Si la Reine était désavouée, je serais perçue comme une menace, et peu importe la question de la succession. Laisse-moi examiner ta blessure, Aisling ! dit Hafwyn, sur un ton un poil énervé. Je n'ose te laisser entrevoir davantage de mon corps. Je suis guérisseuse. Nous sommes immunisées contre la plupart des enchantements de contact. Sans cela, nous ne pourrions guérir les Sidhes ! Aisling enveloppait étroitement de sa houppelande blanche sa tunique ensanglantée. Retire ta tunique pour que j'évalue la gravité de ta blessure ! Il secoua négativement la tête, faisant retomber sa capuche, révélant un voile qui ressemblait à ceux que portent les femmes de certains pays arabo-musulmans. Sa tête et ses traits apparaissaient au travers du tissu vaporeux et doré, telle une brume légère. Seuls ses yeux étranges apparaissaient non masqués, présentant une carnation pâle et une rangée de cils incolores. J'avais oublié que tu te couvrais le visage, lui dis-je, sans avoir vraiment eu l'intention de l'exprimer tout haut. Beaucoup de choses sont tombées dans l'oubli, dit-il, les mains retenant toujours les pans de sa houppelande contre son flanc ensanglanté. J'ai dit que j'avais oublié que tu te couvrais le visage, sans en demander la raison. Oui, oui, dit Hafwyn, le plus bel homme du monde. Tellement beau que si une femme - ou certains hommes - voit ton visage, elle se retrouverait brusquement envoûtée et dans l'incapacité de te refuser quoi que ce soit. Sur ces mots, elle empoigna sa houppelande et tenta de la lui arracher des mains, puis insista, les dents serrées : Mais je ne te demande pas de retirer ton voile, simplement ta tunique ! Je redoute l'impact que cela pourrait avoir sur un mortel. Hafwyn cessa de se battre avec ce vêtement, pour se redresser en prenant appui sur ses talons, trop surprise selon moi pour savoir que faire. Je réalisai alors qu'il venait de faire référence à moi. Comment pouvais-je régner s'ils me considéraient comme une simple humaine ? Kieran exprima mes pensées à haute voix. Même ta Garde te considère comme n'étant qu'une mortelle, et non une Sidhe. J'en aurais volontiers débattu avec lui, si seulement j'avais pu. Es-tu en train de me dire, Aisling, que la vue de ton torse dénudé suffirait à m'envoûter ? J'en ai déjà fait l'expérience avec des humains. Je le fixai, Galen toujours adossé contre mes genoux. Aisling, me considères-tu comme humaine ? Il baissa les yeux, se refusant à affronter mon regard, ce qui était amplement suffisant. J'en déduis que oui. Sauf ton respect, Princesse Meredith, ce serait super que tu sois suffisamment Sidhe pour me regarder, mais que se passera-t-il si je t'envoûte ? Il n'existe qu'un seul remède à cet enchantement. Et qui serait ? L'amour véritable. Tu dois être amoureuse de quelqu'un d'autre si tu veux poser les yeux sur moi. Ce n'est pas tout à fait vrai, dit Aubépin qui se trouvait à côté de Melangell. La magie d'Aisling est capable de submerger même l'amour véritable s'il le souhaite et y met le paquet. Autrefois, il pouvait faire de n'importe qui un amoureux transis. Amoureux de la luxure, plutôt que de l'amour, dit Adair. C'est bien là toute la différence, Aubépin. Cela fait si longtemps que je n'aie connu ni l'un ni l'autre que je ne suis pas sûr de pouvoir saisir la nuance, dit celui-ci. Adair s'appuya contre le mur dans les lambeaux déchirés de son gambaison et de sa chemise. Il sourit, les traits tirés par la fatigue et un soupçon de souffrance. Ouais, je comprends. Je ressentis une horrible envie de l'embrasser, afin d'effacer de son sourire cette note douloureuse et pour voir si j'en obtiendrais un en retour. Peux-tu te redresser en position assise ? demandai-je à Galen. Oui, mais j'apprécie beaucoup toute cette attention que tu me portes, répondit-il en m'a dressant un sourire rayonnant. Je me penchai au-dessus de lui, l'éteignant de tout mon corps tandis qu'il était appuyé contre mes genoux, en lui murmurant contre la peau : Je suis si heureuse que tu sois en vie. Moi aussi, me dit-il en se frottant le visage contre mes seins, si commodément situés. Puis il se redressa et j'attendis pour m'assurer qu'il soit bien stable. De simplement voir son dos ensanglanté m'étreignit à nouveau la poitrine. Je déglutis difficilement, comme si quelque chose de dur m'écrabouillait la gorge. Je me tournai vers Adair, qui saignait toujours, qui souffrait toujours, sur mon ordre. Je n'avais pas porté le coup, mais l'avais néanmoins mis en danger. Je m'agenouillai devant lui, en lui tendant la main, dans l'intention de lui caresser le visage. Il sursauta comme s'il n'était pas certain de vouloir être touché, ou se demandait si ce geste lui ferait mal. Connaissant ma tante, je pouvais comprendre. Tu as l'air triste, lui dis-je. Et je ne veux pas que tu le sois. Je suis trop grièvement blessé pour être bon à grand-chose, Princesse. Ses yeux étaient écarquillés, révélant trop de blanc. T'ordonnait-elle de coucher avec elle alors que tu étais aussi mal en point ? lui demandai-je en hochant la tête, incrédule. Il comprit à qui « elle » se référait. Elle l'a requis auparavant, pas de moi, mais... d'autres. Aller leur proposer des ébats sexuels après des années d'abstinence, alors qu'ils étaient trop amochés pour pouvoir même l'apprécier, ou pour y participer activement... Tante Andais était décidément une sacrée sadique ! Un baiser, Adair, rien d'autre. Juste un baiser, parce qu'il semblerait que tu en aies besoin. Ses yeux d'un jaune tricolore se posèrent sur moi, perplexes. Simplement parce que j'en ai besoin ? Je ne comprends pas. Serais-tu un Fey inférieur pour donner un baiser pour la seule raison que quelqu'un en a besoin, m'apostropha Kieran. Ce n'est pas dans les habitudes des Sidhes. Non. Parce que nous avons oublié qui nous sommes, ce que nous sommes, lui rétorquai-je. Et que sommes-nous ? s'enquit Kieran, la voix pleine de sarcasme. Je me penchai vers Adair. Ses yeux étaient encore trop écarquillés. Je ne sens pas capable de supporter la quantité de pouvoir que nous avons générée un peu plus tôt, ce ferait douloureux, Princesse. Sa voix était haletante, mais ainsi appuyé contre le mur, il n'avait nulle part d'autre où aller. Il ne s'agit pas de pouvoir, juste d'une caresse. Et je posai mes douces lèvres chastes sur sa bouche. Il en oublia momentanément de respirer, et je sentis en lui, bien plus que le désir, la peur. Elle se transforma en émerveillement étonné lorsque je me reculai pour le dévisager. Je ne te comprends pas, Princesse. Parce qu'elle n'est pas Sidhe. Tu as demandé ce que nous étions, Kieran, dis-je en me retournant pour regarder l'homme à genoux. Nous sommes des divinités de la nature, ou, en quelque sorte, la nature personnifiée. Nous ne sommes pas humains, peu importe combien notre physique puisse les imiter. Nous sommes autres, et beaucoup trop parmi nous l'ont oublié. Comment oses-tu nous faire la leçon sur ce que sont les Sidhes, alors que tu es la plus humaine d'entre nous, la plus inférieure de nous tous réunis ? Je me remis debout, étirant mes jambes quelque peu raides d'avoir soutenu le poids de Galen. Lorsque j'étais enfant, j'aurais tout donné pour être l'un des grands et sveltes Sidhes, mais en atteignant l'âge adulte, j'ai accordé de plus en plus de valeur à mes origines métissées. Je suis fière de mon sang de farfadet, de mon sang d'humain, et non pas simplement du sang sidhe qui coule dans mes veines. Bon ! Aisling, retire ta chemise. Si je suis trop mortelle pour pouvoir supporter la vue de ton torse nu, alors je serais trop mortelle pour être votre Reine. Laisse Hafwyn établir son diagnostic afin que l'un de vous puisse être soigné. Il se remit à protester. Je suis la Princesse de la Chair et du Sang, fille d'Essus, et je serai Reine. Tu feras ce que je t'ordonne de faire. Adair est en train de perdre son sang pendant ton petit numéro de vierge effarouchée ! Et même au travers du voile, je pouvais dire que je l'avais piqué au vif, et tous les mâles se ressemblent dans ces moments-là. Il repoussa sa houppelande qui tomba par terre, puis fit passer d'un geste brusque sa tunique par-dessus sa tête un seul mouvement. Il n'attendit pas que je lui dise de retirer son maillot de corps dont il se dévêtit simplement, ne marquant une hésitation qu'afin de maintenir son voile en place. Je ne lui demandai pas d'enlever ce voile ; son visage avait à une époque ensorcelé des déesses aussi bien que des Sidhes. Ce n'était pas la vue de son torse dénudé qui me faisait le fixer, quoiqu'il fût particulièrement magnifique, avec une large carrure et un ventre à croquer, si on exceptait la coupure sanglante le traversant des côtes à la taille. Ce qui me faisait le fixer ainsi était sa peau pailletée de poussière d'or, étincelante à la lumière. Sous l'éclat du soleil, elle serait éblouissante. J'avais vu son dos nu au milieu des autres gardes lorsque la Reine avait été envoûtée par un philtre magique. Elle leur avait ordonné de tous se dévêtir, ce qu'ils avaient fait, redoutant sa colère. C'est bien ce que je craignais, dit-il. Je secouai la tête. Je t'ai déjà vu nu, Aisling, à moins que d'autres aient la peau parsemée de poudre d'or. Lorsqu'elle nous a sauvés, dit Adair, tu étais agenouillé à terre. Aisling frissonna, sans que je parvienne à savoir si c'était le contact des mains d'Hafwyn sur sa blessure ou au souvenir de ce que la Reine avait bien failli leur faire. J'avais oublié. Pas si mortelle, après tout, dit Galen de là où il s'était appuyé contre le mur. Ou peut-être que le grand Aisling a perdu son pouvoir, persifla Melangell, et qu'il se cache sous son voile non pas pour ne pas nous ensorceler, mais parce qu'il en est dorénavant incapable. Il se raidit, et cette fois, j'étais quasi certaine que cela n'avait rien à voir avec les soins que lui prodiguait Hafwyn. Sa blessure est superficielle. Adair doit être soigné en priorité. Alors fais-le. On a besoin de moi avec les policiers. Aisling enlaçait son buste dénudé de ses bras croisés, comme s'il ressentait de la douleur. Melangell se mit à rire. Aubépin approcha sa lame un peu plus près de sa peau, et le rire s'atténua, mais Melangell continua de ricaner entre ses lèvres. Pourquoi avez-vous attaqué Galen ? Pourquoi lui ? Ce fut Hafwyn qui nous apporta la réponse. Il a été pris pour cible parce que c'est le seul homme vert parmi tes gardes. Tu n'en sais pas assez pour pouvoir les aider, lui lança sur un ton menaçant Melangell. Elle a raison, dit Hafwyn, tout en incitant Adair à soulever le tissu recouvrant sa blessure. Je sais pourquoi ils l'ont choisi, mais pas pourquoi le fait qu'il soit un homme vert l'ait placé dans la ligne de mire. Melangell le sait-elle ? Elle sait quasiment tout ce que la Garde planifie, dit-elle en acquiesçant de la tête. Peut-être pas tout ce que le Prince a fait avant de se retrouver sous les verrous, mais elle en connaît un rayon. Fort bien, approuvai-je. Je m'avançai vers elle, tout en restant prudemment hors de portée, car même avec ses mains liées dans le dos, je ne voulais pas courir de risque inutile. Elle avait eu autrefois la capacité de faire l'amour à un homme jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce n'était pas tant en raison du sexe, mais du contact de sa peau. Un pouvoir qu'elle avait perdu, c'est du moins ce qu'on m'avait dit, mais la prudence était de mise. Je te donne une toute dernière chance, Melangell. Dis-nous donc pourquoi vous avez pris Galen pour cible, non pas une, mais deux fois, car nous savons déjà que Cel a payé les demi-Feys pour le mutiler. Pourquoi est-il si important pour Cel que je ne couche pas avec Galen ? J'intimai à Aubépin de se reculer un peu afin qu'elle puisse parler si elle le désirait. Je ne trahirai pas mon maître car j'ai prêté serment à Cel. Jamais je n'ai servi ton incapable de père ! Je lui adressai un sourire suave. Mon père est suffisamment éminent pour supporter tes insultes mesquines. Tu refuses de répondre à mes questions ? Aucune magie ni torture que tu pourrais concevoir ne me feront oublier à quel camp j'appartiens ! Sur ce, elle lança un regard malveillant à Hafwyn, qui s'employait à soigner Adair. Aisling, te sens-tu assez d'attaque pour venir ici quelques instants ? Ce n'est qu'une égratignure, rien de plus. S'il avait été humain, cette égratignure aurait nécessité au moins dix points de suture, voire davantage. Ce n'est pas ainsi que je l'aurais décrite, mais après tout, ce n'était pas de mon corps qu'il s'agissait. Il vint donc me rejoindre, l'épée à la main. Relève ton épée, Aisling. Ce qu'il fit, n'hésitant qu'un instant. Que requerras-tu de moi, Princesse, si ce n'est mon épée ? Si tu présentes ton visage à une Sidhe, te dira-t-elle tout ce que tu voudrais savoir ? Tu veux dire de l'ensorceler afin que nous puissions l'interroger ? C'est ça. Les yeux de Melangell s'étaient écarquillés. Jamais je n'ai fait usage de mes pouvoirs dans ce but. Cela peut-il marcher ? Oui, répondit-il en prenant néanmoins le temps d'y réfléchir. Alors voyons si elle nous dira par lubricité ce qu'elle refuse de dire par loyauté. Je m'avançai vers l'homme qui surveillait Kanna, une autre membre de la Garde de Cel, afin de la faire se tourner face au mur du fond. Dogmaela s'était déjà rendue à l'autre bout du couloir. Tout en ne sachant pas encore quel parti prendre, elle ne l'était cependant pas encore suffisamment pour aller rejoindre ses consœurs agenouillées. Ni d'ailleurs pour les protéger. Que Melangell et Kanna ne se soient adressées qu'à Hafwyn, comme si Dogmaela n'existait pas, était plutôt intéressant. Les mains d'Aisling se levèrent vers son voile doré. Tu ferais bien de détourner aussi les yeux, Princesse. J'approuvai et reculai. Je dois bien admettre avoir ressenti une envie quasi insoutenable de voir son visage. Un mec si beau qu'un seul coup d'œil vous rend instantanément fou de désir pour lui. Une beauté si impressionnante qu'un seul regard furtif, et vous seriez prêt à trahir tout ce qui vous est le plus cher. Je m'interrogeai. Et Frost me connaissait si bien, qu'il me prit par le bras pour me faire reculer juste encore un peu derrière Aisling. Puis il me regarda et je haussai les épaules. Que pouvais-je en dire ? Aisling retira alors son voile, et tout ce que je pus voir étaient ses cheveux dorés, telle une cascade de miel, et aussi brillants que l'or qui lui pailletait la peau. Ils étaient tressés de façon élaborée, semblant beaucoup plus courts qu'ils ne l'étaient en réalité. Mais si personne ne pouvait le regarder en face, qui donc les avait coiffés ? Elle a fermé les yeux, dit-il. Aubépin, coupe-lui les paupières. Elles finiront par repousser. Melangell fit alors ce que j'espérais : dès le premier effleurement de la pointe du poignard, elle rouvrit les yeux. Qui clignèrent, et Aubépin éloigna sa lame. Puis le regard fixe de Melangell glissa en remontant le long du corps d'Aisling, comme attiré contre son gré. Je sus à quel moment elle arriva à son visage, car je le perçus dans ses yeux. J'y vis apparaître le choc qu'elle ressentit. Elle eut une expression effrayée, comme si elle ne contemplait pas une grande beauté, mais une extrême laideur ! Aubépin détourna la tête. Imité par le Seigneur Kieran. Seul Crystall regardait le visage nu d'Aisling sans broncher. Il souriait même, semblant fasciné par ce merveilleux spectacle. Sa peau claire et blanche irradiait intensément, cette vision ayant enflammé sa magie. Ce ne fut que lorsque sa chevelure se retrouva traversée en tous sens de couleurs semblables à des prismes sous la lumière qu'il se détourna, comme s'il ne pouvait plus en supporter la vue. Melangell hurla alors, en une plainte de perte irrévocable, dont l'écho finit par s'estomper sur les pierres. Puis ses yeux s'emplirent... d'amour! Et non de lubricité, indépendamment de ce qu'Adair avait affirmé. Ses yeux s'emplirent de la dévotion béate des ados face à leur premier béguin, ou des jeunes mariés lors de leur lune de miel. Elle regardait Aisling comme s'il représentait tout son univers. Melangell n'avait jamais aimé Aisling, qui ne lui avait jamais semblé d'une grande utilité. Et maintenant, elle le contemplait comme une fleur fixe le soleil, à m'en donner envie de gerber. Je n'aimais pas du tout Melangell, mais ceci me semblait... inapproprié. S'il n'existait vraiment aucun remède, alors j'avais infligé bien pire qu'aucune torture que j'aurais pu imaginer. Se retrouver ainsi désespérément et totalement amoureux de quelqu'un qui vous hait est bien au-delà des niveaux des tourments de l'Enfer de Dante. Frost sembla comprendre la situation, car il dit : Aisling, pose-lui la question. Pourquoi avez-vous agressé Galen ? Pour le tuer. Après tout, il se pouvait qu'elle ne soit pas aussi entichée qu'elle en avait l'air. Pourquoi vouliez-vous le tuer ? Parce que le Prince Cel veut l'éliminer du lit de Meredith. Et pour quelle raison ? Melangell secoua violemment la tête, comme si elle tentait de s'éclaircir les idées. Aisling s'agenouilla alors en rapprochant d'elle son visage et son buste. Et pourquoi Cel veut-il que Galen soit éliminé du lit de la Princesse Meredith ? De nouveau, elle ferma les yeux. Non, dit-elle, non ! Tu ne peux me faire sortir de tes pensées, Melangell. Tu m'as vu. Tu ne verras plus que moi. Sa voix, aussi imperceptible qu'un murmure, sembla néanmoins glisser sur ma peau, m'animant de frissons, alors qu'il ne s'adressait pas à moi. Le pouvoir de Melangell fut à une époque similaire au sien. Elle parviendra peut-être à s'y soustraire, me chuchota Frost à l'oreille. Elle peut tuer d'un simple toucher. Et comment incite-t-on un homme à vous toucher, Meredith ? En éveillant son désir. Ce qui semblait avoir du sens, quoique, franchement, Melangell était suffisamment belle pour ne pas avoir à se lancer dans un numéro de charme. Aisling se pencha vers elle, et je crus qu'il allait l'embrasser, mais elle eut un vif mouvement de recul, se repoussant aussi loin qu'Aubépin le lui permit. Ne me touche pas ! lui lança-t-elle. Tu disais que mon pouvoir s'était affaibli, Melangell. Alors pourquoi redoutes-tu que je te touche si je ne suis rien de plus que le fantôme de ce que je fus jadis ? Pourquoi Cel veut-il éliminer Galen du lit de Meredith ? Il lui prit alors le visage entre ses mains, et elle hurla, mais pas de douleur. Je suis plus que curieux de confronter nos magies, Melangell. Puis il l'embrassa, longuement et langoureusement. Frost s'était contracté à côté de moi. Ce qui signifiait qu'il fut un temps où recevoir un seul baiser de Melangell avait été très risqué. Ce dont je ne doutais pas. Périlleux, on pouvait le dire, en effet ! Aisling se redressa, et le visage de Melangell n'était que désir irrépressible. Mon ange, dis-moi pourquoi le Prince Cel souhaite que Galen sorte du lit de Meredith ? Elle déglutit si bruyamment qu'on avait dû le percevoir de l'autre bout du couloir, mais elle répondit : La prophétie a dit que l'homme vert contribuerait à la régénérescence de la Cour. Quelle prophétie ? s'enquit Aisling. Cel a eu recours aux services d'un prophète pour lui dire si Meredith représentait réellement une menace. Elle ramènera la vie à la Cour avec l'aide de l'homme vert et du Calice. Galen était le seul homme vert qu'elle a pris avec elle. Lorsque nous avons vu ce qu'elle a provoqué à la conférence de presse, nous avons compris qu'il était son chevalier vert. Est-il venu à l'esprit de l'un d'entre vous que l'homme vert correspondrait à une métaphore se référant aux divinités végétales en général, ou même à une autre dénomination pour désigner le consort ? lui demandai-je. Melangell m'ignora, mais lorsque Aisling lui reposa la question, elle lui répondit, à lui : Le Prince Cel a dit que la prophétie faisait référence à Galen. Et crois-tu tout ce que te raconte Cel ? lui demandai-je. Ce ne fut que lorsque Aisling lui eut reposé la question qu'elle répondit par l'affirmative. Quelle idiote ! lança Hafwyn dans notre dos. Et que racontait encore la prophétie ? s'enquit Aisling. Que si quelqu'un de chair et de sang prenait place sur le trône, Cel mourrait. Et comment interprétait-il « de chair et de sang » ? Mortel. Vous avez dû être dans tous vos états lorsque la Princesse est revenue avec les Mains de Chair et le Sang. En effet, confirma Melangell. Y a-t-il encore autre chose qu'aurait fait Cel et qui devrait nous être mentionnés ? demanda Aisling, et je pris note mentalement qu'il se montrait particulièrement méticuleux. Elle se pencha en avant comme si elle avait ressenti de la douleur. Aubépin s'était reculé, ne semblant pas vouloir se retrouver en contact avec elle. Son pouvoir n'ayant rien de similaire, il risquait de se faire envoûter. Lorsqu'elle bougea les mains, le lien qui les ligotait se défit et, étant donné qu'Aubépin s'était détourné, il ne s'en rendit pas compte. Aisling tenta vivement de saisir son épée, mais il était agenouillé et mal positionné. Melangell leva les mains... pour se labourer les yeux avec les ongles, sous notre nez ! Ce ne fut que lorsque le sang et d'autres fluides lui dégoulinèrent sur le visage qu'elle s'arrêta. À présent, vous ne pourrez pas m'extirper d'autres secrets, nous dit-elle, la voix emplie de sa rage habituelle. Aisling rentra dans son fourreau son épée à peine sortie. Melangell, tu verras pour toujours mon visage. Je te l'ai pourtant dit. Je n'aurais pu dire si elle pleurait ou s'il s'agissait de ce qu'il restait de ses yeux. La vue de ton visage rayonnant sera la dernière que je verrais à jamais. Je te hais pour ça, mais ne peux le regretter. Oh, Melangell, dit-il, et il lui caressa la joue. Qu'elle posa dégoulinante de sang contre sa main, comme l'aurait fait une amante. Pendant quelques instants, elle le laissa prendre son visage entre ses mains, avant de se reculer brusquement, en disant : Emmenez-moi à la Reine, emmenez-moi dans une cellule, peu m'importe. Mais emmenez-moi loin de lui ! Aubépin la fit se remettre debout et lui lia à nouveau les mains, en vérifiant bien les nœuds. Que dois-je faire d'elle, Princesse ? me demanda-t-il. Il est dans mon droit d'être livré à la Reine, dit Kieran. Oui, en effet, mais ce n'est pas le cas de Melangell. Si Cel était libre, alors nous la lui remettrions, mais... Je hochai la tête, ne pouvant que détourner les yeux face à son visage ravagé. Frost, appelai-je, et j'enfouis le mien contre sa poitrine. Frost, je ne sais pas quoi faire d'elle. Jette-la en prison, dit-il à Aubépin. Dis à Ezekial de ne pas y toucher jusqu'à ce qu'il reçoive des nouvelles de la Princesse. Et que faire de Kanna ? Emmène-la aussi. Et les Seigneurs ? Emmène-les à la Reine, et vois ce qu'elle en fera. Il confia cette tâche à plusieurs gardes. Il envoya Dogmaela accompagner les Seigneurs. Tout en poussant Kieran, elle me dit en passant à côté de moi : Je n'ai pas de préférence pour les femmes. Un commentaire tellement étrange que j'y répondis simplement par : Moi non plus. Mais Hafwyn... Je compris alors que pendant que nous tentions de résoudre le mystère de la tentative d'assassinat perpétrée contre Galen, ainsi que de la machination de Cel, elle s'était inquiétée de sa vertu. Elle voulait bien se libérer de mon cousin, mais pas encore suffisamment pour aller jusqu'à coucher avec une femme. Pour m'en dépatouiller, j'aurais dormi avec des créatures qui n'avaient même jamais été d'apparence humaine, et ne le seraient jamais. Je reconnaissais un moindre mal quand je le repérais. En scrutant le visage de Dogmaela, je ne savais toujours pas si je devais rire ou pleurer. J'avais encore des visions des yeux de Melangell qui me tourbillonnaient dans la tête. J'en ferais plus que probablement des cauchemars. Je coucherai avec Hafwyn comme avec quiconque souhaitant venir avec moi, et non pas parce que j'aime faire l'amour avec des femmes, mais parce que je ne laisserai personne sous l'emprise du pouvoir de Cel si je peux contribuer à les en prémunir. Bon ! Emmène Kieran devant la Reine et fais-lui un rapport complet et honnête au sujet des crimes qu'il a commis. Elle sortit et les autres lui emboîtèrent le pas, deux des gardes portant le Seigneur Innis, toujours inconscient, qui laissa sur le sol une trace de sang frais avant de disparaître au virage. Aisling avait à nouveau enveloppé son visage et ses cheveux de son voile doré, l'entaille sanguinolente sur son flanc semblant quasiment guérie. Tu en as profité pour utiliser ton pouvoir, lui dis-je, toujours à moitié dissimulée contre la poitrine de Frost. J'ai eu le plaisir de la battre à son propre jeu, en effet. Il fut un temps où elle était presque à égalité avec moi. Elle a perdu beaucoup de ce qu'elle a été, dit Frost. À une époque, on l'appelait Poison Suave. J'aurais voulu lui demander si ce qu'avait fait Melangell l'avait affecté. Cela ne l'importunait-il pas qu'une femme se crève les yeux plutôt que de se pâmer devant sa belle gueule ? Mais je me gardai bien de le mentionner tout haut. Je lui en avais donné l'ordre après tout. La responsabilité m'en incombait donc. Aller dire maintenant que je n'avais pas compris n'aurait rien d'un argument convaincant. On ne faisait pas usage d'une magie qu'on ne comprenait pas au risque de se retrouver dans ce genre de merdier. J'enfouis mon visage contre la poitrine de Frost, pour ne plus voir Aisling, même sous son voile. Il s'esclaffa alors, d'un rire profondément masculin. Quant à moi, on m'appelait Terrible Beauté. Et sa voix révélait sa satisfaction. Je faillis lui faire part de mon incompréhension, mais m'en abstins. Cela n'aurait de toute façon convaincu personne. Chapitre 22 Le Commandant Walters, ses officiers et l'équipe médico-légale dirigée par leur médecin légiste, le Docteur Polaski, n'arrêtaient pas de geindre. Leur ordinateur portable s'obstinait à déconner. Tout comme leurs cellulaires. En fait, tout le matériel qu'ils avaient apporté et marchant à l'électricité, ou même à pile. Était-ce moi qui avais hurlé plus tôt, et pourquoi avais-je hurlé le nom de Galen ? Le glamour permet de dissimuler une multitude de péchés, et Galen, tout comme moi, en étions suffisamment adeptes pour cacher le sang. Du moment que personne ne nous touchait pour découvrir que nos vêtements en étaient tout englués, tout irait pour le mieux. Nous n'étions pas sûrs de ce qui arriverait à votre technologie moderne ici. Je suis désolée que ça ne marche pas, leur dis-je. Je préférais éviter le sujet des hurlements, et qu'on se mette en colère contre moi. La police n'apprécie pas qu'on se foute d'elle, particulièrement s'ils viennent tout juste d'emmerder les fédéraux locaux par votre faute. Peu importe combien Walters ait apprécié que je remonte les bretelles à Marquez, cela risquait cependant de lui compliquer l'existence. D'effrayantes créatures rôdent à l'intérieur du sithin. L'une d'elles a failli s'en prendre à Galen. Et j'ai eu la frousse, c'est tout. Je me détournai, dans l'espoir de me débarrasser de Walters et de ses questions, n'étant pas disposée à ce moment précis à jouer sur les mots. Le visage de Melangell revenait sans cesse me hanter. Frost assurait que ses yeux redeviendraient comme avant si on l'autorisait à demeurer à la Féerie plutôt que dans l'Antichambre de la Mort. Cela m'était de peu de réconfort si elle demeurait désespérément fascinée par Aisling. Nous avions dérobé quelque chose à Melangell si elle ne pouvait s'auto guérir de cet amour obsessionnel. Walters m'attrapa par le bras. Ce à quoi je ne m'attendais pas du tout. Princesse Meredith, pourquoi ne faites-vous pas... Sa voix se fit traînante car le bras qu'il avait attrapé était tout poisseux de sang. Il m'alpagua brusquement en me soulevant presque de terre et ma concentration s'en retrouva amoindrie. Frost s'avança pour me protéger, mais le glamour se dissipa, donnant à Walters un bref aperçu de ce que j'avais tant cherché à dissimuler. Par-dessus mon épaule, il regarda les autres, tous occupés à faire leur travail, prélevant des indices, en l'absence de leurs gadgets en bon état de fonctionnement. Sans me lâcher le bras. Nous devons parler, ajoutai-je. II acquiesça. Lâchez la Princesse, intervint Frost. Ça ira, Frost. Je les précédai en suivant le couloir, m'y enfonçant un peu plus. Du marbre blanc brillant veiné d'or et d'argent remplaçait la pierre grise là où Mistral et moi avions fait l'amour. Nos ébats semblaient avoir contribué à transformer la nature même du sithin. La Reine n'en serait pas ravie. Mais un problème à la fois. Lorsque nous nous retrouvâmes seuls, à l'exception de mes gardes, il dit : Montrez-moi la vérité, Princesse, parce que cela me semble différent de ce que je vois. Aurais-je dû en profiter pour le rouler dans la farine ? Sans doute. Mais j'étais fatiguée de ces jeux. Nous ignorions toujours où était passé Amatheon. Le Calice aussi avait disparu de la circulation. Qui savait quand et où il réapparaîtrait ? La seule raison pour laquelle je m'étais retrouvée avec Frost lorsque je m'étais brusquement matérialisée dans l'autre corridor était qu'il m'avait attrapée alors que je commençai à m'estomper. Sans cela, je serais apparue seule, sans garde pour me protéger, en plein milieu d'un combat. Je laissai le glamour se dissiper, et eus l'infime satisfaction d'observer les yeux du Commandant Walters qui s'écarquillaient avant qu'il ne reprenne son visage de flic. Mais j'avais perçu ce court moment, et je pris conscience que je devais être encore plus tordue que je ne le pensais. Mais qu'est-ce qui vous est arrivé, sacré bon sang ?!!! Il m'avait lâché le bras et du sang en train de coaguler lui maculait à présent la main. Il y a eu une nouvelle tentative d'assassinat, lui dis-je, en omettant de lui préciser que pour une fois, elle n'était pas dirigée contre moi. Galen a été blessé pendant l'assaut. Et voilà bien la vérité, tout autant qu'on pouvait en dire. Walters regarda Galen, à qui je fis un signe de tête pour qu'il ôte son glamour. Galen alla même jusqu'à lui montrer son dos afin de lui présenter le pire. Comment se fait-il qu'il soit déjà sur pied ? Les Sidhes guérissent plus rapidement que les simples mortels, lui répondis-je. Il a perdu tout ce sang, et il est guéri ?!!! Je me sens un peu étourdi, dit Galen, mais si vous me laissez une heure ou deux, je serai complètement rétabli. Doux Jésus ! Comme je souhaiterais que nous puissions guérir comme ça ! Et moi donc, dis-je. J'avais oublié, dit-il en tournant les yeux vers moi, que vous êtes mortelle, comme nous. Ce ne sont que des rumeurs, dis-je en haussant les épaules. Vous ne guérissez pas aussi rapidement qu'eux ? Non. Votre bras n'est plus dans son attelle, pourtant, dit-il en venant l'inspecter de plus près. Non, il a été guéri lors d'un rituel. C'est-à-dire lors du sexe partagé avec Mistral, mais je n'allais sûrement pas faire du zèle en lui faisant part de ces détails. Est-ce qu'il s'agit en partie de votre sang ? dit-il en l'indiquant d'un mouvement de tête. Non, dis-je en secouant négativement la mienne. C'était le sien la dernière fois, dit-il en pointant le doigt vers Frost, avant de le tendre vers Galen en ajoutant : et à présent c'est le sien. Vous allez bien réussir à en faire tuer un. Je ne l'espère pas. Je ne dissimulais pas dans ma voix le degré de fatigue et de tristesse qui m'avaient submergée à cette pensée. Retournez à L.A., Princesse. Emmenez vos hommes et partez. Et pourquoi ? Parce qu'il y a eu deux tentatives d'assassinat en deux jours, plus un double homicide. Quelqu'un veut vous voir morte et ne se soucie pas des dommages collatéraux. Si quelqu'un est autant déterminé à vous tuer, il y parviendra. Peut-être pas ce soir, ni demain, mais si vous restez ici, on finira bien par vous assassiner. Seriez-vous en train d'essayer de me faire peur, Commandant Walters ? J'essaie d'éviter que vous passiez dans l'autre monde en étant sous ma surveillance. J'ai accepté de me rendre sur votre scène de crime, en partie pour booster ma carrière, je l'admets. Mais si vous mourez alors que je me trouve dans le royaume de la Féerie, je ne pourrai jamais le faire oublier. Je serai à tout jamais celui qui vous a laissée mourir. S'il me tue, Commandant Walters, la seule chose que vous pourrez faire pour les arrêter sera de mourir avant moi. Et je ne crois pas que cela sera particulièrement utile. Vous plaisantez ? Je poussai un soupir et me frottai le front, refrénant une envie irrésistible de me mettre à hurler. Non, Commandant, je ne plaisante pas. Ce qui m'a pourchassée ici n'est rien que vous pourrez arrêter ni contre lequel vous pourrez me protéger. J'ai besoin de votre aide pour résoudre ces meurtres, mais en toute honnêteté, si j'avais su que c'était aussi dangereux actuellement à la Féerie, jamais je ne vous y aurais invité. Nous sommes de la police, Princesse Meredith. Nous avons l'habitude de prendre des risques. Avez-vous rassemblé suffisamment de preuves ? dis-je avec un hochement de tête. Avez-vous le nécessaire ? Le Docteur Polaski souhaite savoir ce qu'il se passera si nous vous fournissons les preuves indiquant un coupable potentiel. Et a-t-elle trouvé quelque chose ? Elle voulait savoir quel... Il s'interrompit avant de reprendre : … quel usage ferez-vous des preuves que nous avons rassemblées ? Nous les utiliserons pour traquer et punir le meurtrier, lui répondis-je. Il opina du chef, frottant sa grande main sur le côté de sa veste. Et y aura-t-il un procès ? J'eus un sourire, que je savais loin d'être plaisant. Les procès n'existent pas à la Féerie, Commandant Walters. Alors vous ferez usage de nos preuves pour tuer quelqu'un ? La punition chez nous pour un meurtre équivaut généralement à la peine de mort, et du même coup, à une exécution, en effet. Nous allons devoir retourner au labo et nous vous contacterons ultérieurement. Vous avez trouvé quelque chose ? lui demandai-je à nouveau. Il acquiesça. Si cela doit être suivi d'une poursuite judiciaire, nous souhaitons le ficher électroniquement. En revanche, si ces indices sont utilisés pour exécuter quelqu'un sans autre forme de procès, nous préférons rester prudents. Et qu'avez-vous trouvé ? M'enquis-je. Rien pour le moment, dit-il en secouant négativement la tête. Vous réalisez sûrement que le meurtrier pourrait être celui se trouvant derrière les attentats dont j'ai été victime. En me dissimulant celui que vous suspectez, vous pourriez tout aussi bien signer mon arrêt de mort. Au moment où vous aurez analysé vos données, il se pourrait fort bien qu'il soit trop tard pour moi. Il serra les poings, puis ferma les yeux. J'ai parlé de ces risques au Docteur, exactement en ces termes. Elle refuse de changer d'avis. Alors vous n'êtes au courant de rien non plus ! lui dis-je. Je sais qu'il s'agit d'une empreinte et que les seules auxquelles nous avons eu accès appartenaient à ceux qui se trouvaient dans le périmètre. Vous voulez dire les gardes ? M'enquis-je. Et le personnel des cuisines, dit-il. L'une des femmes de la Garde Royale, c'est ce que vous pensez, n'est-ce pas ? dis-je en le dévisageant. C'est d'elles dont je me méfierais, si j'étais à votre place. Je pourrais l'obliger à me révéler tout ce qu'elle sait, ou confier cette tâche à l'un de mes gardes. Faire usage de la magie sur tout individu appartenant à la police, ou assimilé, est un crime, Princesse. Je bénéficie de l'immunité contre toutes poursuites judiciaires. Vous n'obtiendrez plus jamais l'assistance de mon département, ni de quiconque de ce côté du fleuve. Vous n'obtiendrez même peut-être jamais d'aide de quelqu'un d'autre. Aucune autre institution de mise en application de la loi ne vous fera confiance. Nous faire venir ici pour nous violer cérébralement, non mais ! dit-il en hochant catégoriquement la tête. Je ne suis peut-être pas d'accord avec Polaski, mais je me battrai pour qu'elle conserve son libre arbitre comme sa liberté de choix ! Je scrutai ses yeux pâles et compris qu'il était sérieux. Peut-être pourrais-je glaner quelques infos utiles de Polaski, et risquer de ne plus jamais avoir la confiance de la police, ou je pouvais les laisser partir en espérant que le Docteur savait ce qu'elle faisait. Si leur expertise ne m'était pas nécessaire, alors pourquoi les avais-je introduits dans le sithin. ? Je fais confiance au jugement du Docteur Polaski et à votre entêtement. Je me conformerai au règlement. Frost s'avança à côté de moi, prêt à polémiquer. Nous nous y conformerons tous, est-ce bien clair ? ajoutai-je. Certains opinèrent du bonnet. Hedera souriait comme s'il ne parvenait pas vraiment à me croire. Ou peut-être s'amusait-il simplement de quelque bonne blague de son propre cru. On ne savait jamais avec lui. Compris, dit Frost. Je ne suis pas d'accord, mais je m'y conformerai. Walters hocha la tête. Je demanderai au Docteur et à ses assistants de s'activer pour vous les faire parvenir dès que possible, mais une empreinte ne constitue pas une preuve indiscutable de meurtre. Ce n'est pas suffisant pour faire exécuter quelqu'un. Pas dans un tribunal humain, lui précisai-je. Allons, présenter les choses comme ça ne fera qu'inciter Polaski à garder pour elle ses preuves. Vous ne les obtiendrez jamais. Mais ce n'est pas à elle que je le mentionne, non ? Et vous pensez que je vous les donnerais, si je les avais en ma possession ? Je pense que vous comprenez, bien davantage qu'elle, combien la situation est dangereuse actuellement pour moi et mes gardes. Son regard s'attarda sur moi, un long moment. Peut-être, mais je me suis mis d'accord avec Polaski sur un point : je préférerais ne pas être celui qui vous transmette juste assez d'éléments pour condamner à mort un innocent. Quand quelqu'un est mort, Princesse Meredith, on ne peut y remédier. On ne peut faire marche arrière. Je voudrais être absolument sûr d'avoir chopé le bon avant qu'on ne sorte la hache. Tout comme moi, Commandant, et je vais m'efforcer d'obtenir le maximum de preuves. Vous disiez qu'ils les utiliseraient pour l'exécuter. J'ai dit qu'ils le pourraient et le feraient sûrement, mais moi, tout comme vous, je préfère m'en assurer. Par éthique et tout le bataclan, mais bien plus que ça, Commandant Walters, lorsque quelqu'un est exécuté pour meurtre, l'enquête est terminée. Si nous exécutons un innocent, alors le meurtrier sera toujours libre de se remettre à tuer. Ce que je ne souhaite pas. Le problème pour vous n'est pas tant d'exécuter un faux coupable, mais plutôt de laisser filer le vrai ? Un meurtrier qui pourrait s'en sortir une fois risque de récidiver. Ce qu'il approuva du chef. S'ils s'en sortent une fois, la plupart semblent y prendre un malin plaisir, en effet, dit-il en me dévisageant. Si tout le monde à part vous est supposément immortel ici, alors comment se fait-il que cette Béatrice soit morte ? Cela pose un autre problème, n'est-ce pas ? Peut-être... dit Aisling. Je me refusai à le regarder. Et je pris conscience que j'avais une dent contre lui à cause de ce qu'il avait fait à Melangell. En colère qu'il ne semble pas éprouver de culpabilité après ça. Son ton laissait même deviner qu'il l'avait vivement apprécié. Soudainement, Mistral nous rejoignit. Toutes mes excuses, Princesse. La Reine Andais souhaite ardemment s'entretenir avec toi. Son visage demeura absolument impassible en disant ces mots. Trop impassible. Cela cachait quelque chose. Princesse Meredith, pourquoi ne pas faire directement appel à ce docteur ? suggéra Aisling. Je pris une bonne bouffée d'oxygène que j'exhalai lentement, puis me retournai très lentement pour lui faire face. C'est loin d'être une mauvaise idée, lui dis-je d'un ton plus anodin que mon expression. J'aperçus son visage au travers de la gaze et constatai qu'il me souriait. Je détournai les yeux en m'efforçant de le faire à la cool, mais je ne crois pas que lui, ni aucun des autres, ne s'y trompa. Il se pouvait que Mistral ne comprenne pas pourquoi je ne voulais pas voir ce sourire fantomatique, mais il n'était pas au courant que j'avais permis à Aisling de le décocher à quelqu’un d'autre. Absolument pas, dit Walters. Nous avons tous tourné les yeux vers lui. Et pourquoi pas ? M'enquis-je. Je n'aurais jamais dû vous le mentionner. Vous êtes bien chargé de l'affaire ici, non ? Du moins du côté humain. Théoriquement, mais elle est le médecin-légiste en chef, et elle dirige son équipe. Si j'étais l'inspecteur-chef, ouais, en effet, mais je ne le suis pas. Vous ne pouvez donc pas l'inviter à coopérer ? s'enquit Frost. Walters le lui confirma en secouant négativement la tête. Cela va l'énerver si elle apprend que je vous en ai raconté autant. Et si elle s'énerve, il sera encore moins probable qu'elle souhaitera partager ses découvertes. Alors pourquoi nous en avez-vous parlé ? lui demanda Aisling. Cette fois, je ne quittai pas Walters des yeux lorsqu'il dit : Parce que ce doit être l'un de ceux qui se trouvaient dans le corridor avec nous. Parce que ce sont les seuls dont nous avons relevé les empreintes. Je ne vous citerai aucun nom sur le simple fait que leurs empreintes se trouvaient là où elles n'auraient pas dû être. Pas si vous allez l'exécuter. Mais, en même temps, je ne veux pas que vous vous fassiez tuer. Eh bien, Commandant Walters, vous m'en voyez touchée ! Et je ne souriais pas en disant cela. Donnez-moi votre parole que le suspect ne sera pas mis à mal de quelque manière que ce soit, et je vous aiderai à parlementer avec Polaski. Je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour empêcher que soit mis à mal quiconque sera considéré comme suspect. Faire tout ce qui est en votre pouvoir n'est pas la même chose que de promettre qu'il ne lui arrivera rien de désagréable, surenchérit Walters. Non, en effet. Mais je suis la Princesse Meredith, et non la Reine. Je ne suis pas la souveraine absolue ici. Vous pouvez me faire de belles promesses, mais si le chef de la police prend la relève en ne tenant plus compte de vous, alors où est-ce que je me situe ? Très bien, dit-il en hochant la tête. Allez parler à Polaski, mais elle ne va pas être plus réjouie que moi. Et pourquoi devrait-il en être autrement ? Comment ? Demanda-t-il. Contentez-vous de m'ignorer, Walters, je ne suis pas au meilleur de ma forme, lui dis-je avec un hochement de tête. Si je m'étais retrouvé confronté à une double tentative d'assassinat perpétrée à mon encontre en deux jours, j'en aurais ma claque moi aussi. J'y réfléchis. Ce n'était pas la pensée de me faire tuer qui m'ennuyait tant ; mais de faire tuer tous les autres. Il y a une raison pour laquelle le Président et sa famille ne sont pas supposés fixer de rendez-vous galants aux agents des Services Secrets qui les protègent. La main de Galen était toujours ensanglantée, son sang, coagulé, mais toujours légèrement collant. Trop de sang. Trop d'événements s'étaient enchaînés en trop peu de temps. Le simple fait de tenir la main de Galen déclencha une crise de tremblements. Je réalisai en cet instant que j'allais craquer. Pourriez-vous nous accorder quelques minutes, s'il vous plaît, Commandant ? lui demandai-je d'une voix légèrement tremblotante. Il commença par protester mais, en voyant mon expression, il se contenta d'acquiescer avant de faire demi-tour dans le corridor. Je résistai jusqu'à ce qu'il soit quasiment hors de vue, puis le premier sanglot émergea. Je m'agrippai à Galen, sentis le glamour qui se dissipait, puis lâchai prise. Je fondis en larmes jusqu'à ce que je me mette à hyperventiler. Je ne pouvais plus respirer, et mes genoux commencèrent à flancher. Galen me fit asseoir par terre, s'appuya le dos au mur, et me laissa lui entourer la taille de mes jambes, me laissa l'étreindre aussi près que possible, sans la moindre incitation d'ordre sexuel. Ça va aller, ça va aller, dit-il en me caressant les cheveux. Respire longuement et profondément, Meredith, me conseilla Frost, qui s'était agenouillé à côté de nous. Ralentis ta respiration, sinon tu risques de t'évanouir. Je résistai à la panique galopante, dénuée de mots et hurlante. Je m'efforçai péniblement de respirer... sans y parvenir ! Galen me caressa les cheveux et me mentit : Tout va bien, nous sommes en sécurité, je suis sauvé. Des mensonges, que de mensonges ! Mon corps hurlait : Peux plus respirer ! Peux plus respirer ! Peux plus respirer ! Frost m'attrapa le visage entre les mains, me retenant si fort que cela me fit mal, m'obligeant à le regarder. Meredith ! Meredith ! Puis il m'embrassa. Peut-être simplement pour faire cesser mes cris, ou parce qu'il ne savait quoi faire d'autre. Les Corbeaux de la Reine sont entraînés au maniement des armes, au corps à corps, à la stratégie militaire, et même politique. Gérer des femmes hystériques ne se trouve pas au programme de formation. Sa bouche se rapprocha de la mienne, et je me débattis contre lui. Je manquais d'air ! Je parvins à me libérer des bras de Galen pour griffer Frost, qui exhala un souffle froid à l'intérieur de ma bouche. Au moment où il m'effleura, je m'immobilisai, comme si mon corps avait simplement cessé de fonctionner. Je crus même que le sang s'était arrêté de couler dans mes veines. En un instant de néant absolu, silencieux, immobile, glacial. Comme si on m'avait balancée dans de l'eau glacée ; le choc que je ressentis mit un terme à la crise d'hystérie, figeant tout quelques instants. Frost se recula alors, et mon souffle resurgit en un halètement phénoménal, à m'en déchirer la poitrine. Je pris dans la foulée plusieurs inspirations profondes et douloureuses, le visage entre ses mains, tandis qu'il me fixait droit dans les yeux, comme s'il cherchait à m'y localiser. Son regard gris recélait à nouveau ce minuscule paysage enneigé, et je me sentis tomber en avant, en avant dans les yeux de Frost. Qui clignèrent, et cette sensation de chute cessa, mais une nuit, je devrais voir ce qui se passerait si je ne quittais pas du regard ces iris où tombait la neige. Mais pas cette nuit. Pas cette nuit ! Princesse Meredith, dit une voix, de femme, je m'excuse de vous déranger. J'essuyai rapidement les sillons des larmes sur mes joues, ce qui n'aida en rien, étant donné que tout ce que je parvins à faire fut d'y étaler encore plus le sang de Galen. Je devais avoir une mine horrible lorsque je me retournai, et me retrouvai face au Docteur Polaski. Qui en eut le souffle coupé, avant de le laisser s'exhaler laborieusement, me confirmant combien mon apparence devait être épouvantable. Généralement, ceux qui bossent dans la médecine légale ne se retrouvent pas souvent le souffle court. Le Commandant Walters m'a briefée sur certains des événements qui se sont produits ici aujourd'hui. Elle hocha la tête et retira ses lunettes, pour s'essuyer le front du revers de la main. Nous ne souhaitons pas que le grand public apprenne ce qu'il se passe au royaume de la Féerie, dit Frost. Je sais tenir ma langue, dit-elle en me regardant, et sur son visage apparut ce qui ressemblait à de la pitié. Êtes-vous en mesure de vous entretenir avec moi, Princesse Meredith ? Je pris une profonde inspiration, qui tremblota un peu. Ma voix sonnait rauque, et je dus l'éclaircir, pour y parvenir, enfin : Parlez, Docteur Polaski, je vous écoute. Les gardes s'écartèrent, lui permettant de se rapprocher de nous. J'étais toujours assise sur les genoux de Galen, les jambes enroulées autour de sa taille. Si cette position quelque peu intime mit le Docteur Polaski dans l'embarras, elle n'en laissa rien paraître. Je restai où j'étais parce que je voulais encore tenir Galen aussi près de moi que possible. C'était un moyen de rester accrochée à lui sans en avoir l'air, ses mains posées au bas de mon dos. Polaski s'accroupit à côté de nous, si bien que nous nous retrouvâmes au même niveau. J'ai besoin de connaître certains détails et vous êtes la seule personne à pouvoir me renseigner. Mais en vous interrogeant, je vous révélerai le suspect qui me paraît le plus probant. Compris, lui dis-je. Elle remit ses lunettes avec un hochement de tête. Je ne pense pas que vous compreniez. Walters m'a dit que vous ne ferez pas passer en jugement celui ou celle que je pourrai démasquer. Que vous le torturerez ou le tuerez sans plus ample forme de procès. Est-ce vrai ? En effet, lui répondis-je. Elle attendit que je m'étende sur le sujet. Puis elle eut un sourire, avant de poursuivre : À ma connaissance, aucun humain n'aurait répondu par l'affirmative à ce type de question sans ressentir le besoin de se justifier. Il se poserait beaucoup plus de questions avant de prendre une vie. Ses yeux frangés de longs cils ne me quittaient pas. Mais vous ne ressentez pas la même chose que nous. Ce n'est pas tant une affaire de Feys contre les humains, Docteur, qu'un détail culturel. J'ai été élevée dans un monde où la torture est la norme pour les crimes, et où l'exécution est appliquée si nécessaire, quoique rarement. Au moins, nous ne gardons personne dans le couloir de la mort pendant vingt ans en attendant qu'ils trouvent des failles dans la législation. J'ai pu voir de terribles choses au cours de ma carrière, Princesse Meredith, et je dormirais d'autant mieux si je savais que certains individus avaient été exécutés, dit-elle en soupirant. J'ai besoin de votre promesse que vous n'exécuterez pas la personne dont je m'apprête à vous révéler l'identité. Je ne peux vous le promettre, pas sans mentir ouvertement. Votre promesse qu'elle ne sera pas exécutée jusqu’a ce que j'aie analysé les preuves que nous avons rassemblées. Je m'adressai à Frost et Mistral, à côté de lui : Pensez-vous que je peux le promettre sans me parjurer ? Je pense que la Reine respectera ta parole, et toute décision qui a pour but d'éviter d'offenser les policiers humains, dit Frost. Ce n'était pas un « oui » franc et massif, lui fis-je remarquer. Un simple « oui » ne pourrait pas être franc, dit-il, affichant son visage le plus arrogant, vide, prudent ; ce qui, selon moi, s'adressait plus au Docteur qu'a moi. Mistral ? L'interpellai-je. Dernièrement, la Reine semble porter un intérêt tout particulier à courtiser de bonnes relations publiques. La mort du journaliste est suffisamment moche. Elle ne souhaitera pas que soit mentionné dans les journaux que nous avons exécuté quelqu'un sans preuves. Alors c'est oui ? dis-je. Il regarda Frost, et tous deux me regardèrent. Cela incombe à Andais, la Reine de l'Air et des Ténèbres, dit Mistral, avant de hausser les épaules. Votre promesse que vous ne les laisserez pas exécuter quiconque jusqu'à ce que j'aie pu analyser les preuves, réitéra Polaski. Je réfléchis à ce que je pouvais lui promettre, et dis finalement : Ma parole que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour m'assurer que personne ne soit irrémédiablement blessé avant que vous nous ayez recontactés. Irrémédiablement blessé, dit-elle, et elle en sourit presque. Jamais encore auparavant je ne l'avais entendu formuler comme ça. Je me contentai de la regarder, m'efforçant de préserver toute impassibilité. Bon d'accord, j'accepte votre parole. Ne me décevez pas. J'essaierai, rétorquai-je. Les petits Feys peuvent-ils changer de forme ? Bon nombre de Feys sont multiformes, c'est vrai. Mais les petits, peuvent-ils grandir, jusqu'à la taille humaine, par exemple ? Lorsque vous dites «petits», vous référez-vous aux demi-Feys ailés ? Elle approuva du chef. Certains d'entre eux peuvent changer de forme pour grandir quasiment à cette taille, en effet. Mais c'est plutôt rare chez eux. Galen entreprit de me masser le dos. Je n'étais pas sûre de savoir qui il tentait de réconforter, lui ou moi. Rare comment ? Suffisamment pour que jusqu'à tout récemment, nous pensions qu'ils en avaient perdu la capacité. Nous n'avons actuellement connaissance que d'un demi-Fey en étant capable, dit Frost. Polaski leva les yeux vers lui. Et voici l'autre question. Quelque sortilège ou embryon de magie féerique pourrait-il influencer mes perceptions ? Frost, Galen et moi échangeâmes un regard. Je fais confiance à Rhys pour avoir fait tout son possible pour vous protéger des sortilèges. Mais quelqu'un pourrait-il superposer magiquement une empreinte digitale à une autre ? S'enquit-elle. Ils devraient être en mesure de comprendre comment fonctionnent les empreintes, lui dis-je, ce qui écarte d'office tous ceux ne regardant pas la télé, c'est-à-dire la plupart des gardes. Mais s'ils en comprennent le principe, ils en seraient alors peut-être capables. Pourraient-ils les intervertir ? Je ne crois pas, mais je n'en mettrais pas ma main au feu, dit Frost. J'ignore comment cela marche précisément, mais il semblerait qu'elles ressemblent aux traces que laisse un animal. Ce n'est pas une mauvaise analogie, reconnut Polaski. Je suis d'accord avec Frost, il serait plutôt difficile de les transposer dans la réalité. Ils seraient donc plus que probablement enclins à interférer avec ce que je pense voir plutôt qu'avec ce que je vois réellement ? Nous étions tous d'accord sur ce point. Alors je dois sortir de la Féerie pour aller analyser mes découvertes avec un ordinateur en état de marche. Vos questions précédentes semblent faire référence à l'une des demi-Feys du personnel de cuisine, lui dis-je. Elle acquiesça. Mais uniquement si elles peuvent grandir jusqu’à votre taille. L'empreinte de main fait approximativement la taille de la mienne, mais correspond à l'une des demi-Feys. Laquelle ? M'enquis-je. Je ne vous le dirai pas, dit-elle en secouant négativement la tête, résolument. Si vous ne nous le dites pas, nous les emprisonnerons simplement toutes. Toutes ? s'étonna-t-elle. J'opinai du chef. Rester prudent pour vous équivaut à ne pas emprisonner quelqu'un à tort. Pour nous, cela équivaut à en emprisonner trop afin de nous assurer de mettre le coupable derrière les barreaux. Elle soupira, puis hocha à nouveau la tête. Bon d'accord ! Il s'agit de Fleur de Pois. Ma surprise apparut clairement sur mon visage avant que je n'aie eu le temps de la réprimer. Et pourquoi cet air étonné ? Parce qu'elle et Béatrice étaient très proches. Je la connais depuis longtemps, selon les critères humains. Et je ne parviens pas à imaginer Fleur de Pois faisant du mal à Béatrice. Alors quelqu'un s'amuse à mes dépens, parce que j'ai prélevé cette empreinte sur le dos de la victime. Puis elle leva les yeux vers les hommes. Puis-je requérir l'assistance de l'un de vous pour en faire la démonstration ? Aisling fit un pas en avant, mais j'appelai : Hedera. Qui s'avança avec une expression taquine dans les yeux que je n'appréciai pas plus que ça. Aisling se recula, avec un sourire en coin. Si vous voulez bien vous retourner, s'il vous plaît ? dit Polaski à Hedera, qui lui obéit sans un mot, lui présentant son dos. Pouvez-vous retirer votre houppelande, s'il vous plaît ? Avec plaisir, dit-il d'un ton aussi ronronnant que suggestif. Il défit l'encolure de son vêtement, le laissant tomber à terre où il recouvrit les pieds du Docteur Polaski, qui contemplait à présent la cascade intégrale de sa longue chevelure, d'un vert moyen à foncé, avec ses motifs de vigne blanche et de lierre qu'évoquait son nom. Elle tendit la main avec l'intention de repousser ses longs cheveux sur le côté, mais au moment même où elle l'effleura, elle se figea. Arrête ça, Hedera, lui dis-je. Je n'ai rien fait, dit-il, mais son sourire était maintenant satisfait, comme s'il jubilait de l'effet qu'il lui faisait. Écarte-toi d'elle, lui intima Frost. J'obéis à la Princesse, pas à toi ! Écarte-toi d'elle ! dis-je à mon tour. Il afficha son sourire moqueur, ses yeux verts recelant la conviction féroce que je n'y comprenais que dalle. Toutefois, il obéit. Au moment où Polaski retira sa main de ses cheveux, elle sembla se réveiller, clignant des yeux. Pardon, mais où en étions-nous ? Que s'est-il passé ? demandai-je à Frost. Il a récupéré certains de ses anciens pouvoirs. Ce qui veut dire ? Quand on disait de quelqu'un qu'il était comme les cheveux d'Hedera, cela équivalait à dire qu'il était captivant, que vous le vouliez ou non. Être pris dans du lierre signifiait être piégé. Être recouvert de lierre signifiait que votre amant, d'une certaine manière, vous détruisait, m'apprit Frost. Je ne me souviens d'aucun de ces dictons, dis-je. Et tu n'as aucune raison de les connaître, dit Aubépin. Des siècles se sont écoulés depuis que nous parlions d'Hedera en ces termes. Pas étonnant que tu aies l'air aussi terriblement satisfait de toi, lançai-je à l'intéressé. J'ai beaucoup gagné en étant dans le corridor avec toi pendant que tu... Ça suffit ! trancha Frost. Nous ne sommes pas seuls ! Hedera se laissa tomber à genoux devant moi. Je ferais tout pour me trouver dans ton lit pour une nuit, ou même pour une heure. À présent, ses yeux n'étaient plus moqueurs, son visage aussi sérieux qu'il ne l'avait jamais été. Relève-toi, lui dis-je. La Reine nous préfère agenouillés. Eh bien, pas moi ! Je regardai Frost. Qui peut-elle toucher sans problème, au cas où ? Aubépin fera ce qu'on lui dira de faire, et son pouvoir ne se déclenche que s'il le veut, dit Frost. J'approuvai. Aubépin, va prêter assistance au Docteur pour sa démo. Il alla la rejoindre, devant contourner la mare capillaire qui s'était répandue autour d'Hedera agenouillé. Tu dois choisir deux des hommes verts, laisse-moi être l'un des deux, me dit celui-ci. N'oblige pas la Princesse à se répéter. Relève-toi ! lui intima Mistral. Aubépin présenta au Docteur son dos recouvert de métal. J'en déduis que l'armure ne fera aucune différence pour cela. Elle toucha la surface lisse cramoisie d'une main hésitante, puis avec plus d'assurance, comme si elle s'attendait à ce que quelque chose se produise. Béatrice a été poignardée ici, dit-elle en pointant le doigt vers une zone sur son dos où on serait quasi certain de la frapper en plein cœur. Le couteau est rentré profondément. Elle laissa deux doigts à l'endroit précis où le poignard avait pénétré, puis posa l'autre main à plat à côté. J'ai trouvé une empreinte de main presque parfaite à cet endroit, là où quelqu'un s'est appuyé pour ressortir une lame profondément enfoncée. J'en ai trouvé une autre quasiment identique sur la deuxième victime. Mais j'ai également des empreintes digitales partielles là où le couteau a été nettoyé. Elles pourraient être celles de Fleur de Pois, ou peut-être pas. Si nous sommes sûrs qu'il s'agit des siennes, c'est peut-être notre meurtrière, dis-je. Oui, mais si elle l'est, alors où est passée l'arme du crime ? Rhys en a remonté la piste jusqu'à votre puits sans fond. L'autre aide de cuisine a dit que lorsque Fleur de Pois a découvert les corps, elle n'a pas quitté les lieux. Elle n'a pas eu le temps de se rendre jusqu'au puits pour se débarrasser du couteau. Quelqu'un s'en est chargé pour elle, en déduisit Mistral. Nous avons trouvé une empreinte de main, bien nette, sur le mur à côté du corps du journaliste. Elle ne correspond à aucune de celles des gardes trouvées dans le corridor, mais la main est de taille similaire. Sidhe ? demanda Adair. Probablement, répondit-elle. Alors, soit Fleur de Pois n'est qu'une meurtrière sans pitié et avait un complice, soit l'assassin est parvenu à transposer l'empreinte de la demi-Fey sur la sienne afin de se dissimuler. Elle acquiesça. Ne pouvons-nous l'examiner pour localiser les sortilèges ? s'enquit Galen. Nous n'avons personne avec nous qui en connaisse suffisamment sur ce type de magie, dit Frost en secouant la tête. Les humains ont tendance à puer la magie une fois qu'ils sont restés sous terre une heure ou plus. Pour différencier les sorts accidentels et ceux qui sont délibérés, nous aurions besoin de Doyle, de Crystall, ou de Barinthus. Je peux le faire, dit Aisling. Non, lui dis-je. Ne me fais-tu pas confiance ? me demanda-t-il, avec ce sourire fantomatique. Pas dans les parages du Docteur Polaski et de ses assistants, non. Tu as pu regarder mon corps dénudé sans en être envoûtée. Se pourrait-il que j'aie perdu un peu de mon charme aux yeux des mortels ? Ou il se pourrait que Meredith soit une Princesse Sidhe, dit Mistral, et pas mortelle. Utiliser de nouveau tes pouvoirs en application semble t'avoir enhardi la langue, Aisling, lui fit remarquer Aubépin. Personne ne semblait l'apprécier plus que ça. Se pouvait-il que tous aient été aussi secoués que moi par sa petite démonstration de charme ? Aisling tourna son attention vers Aubépin. Tu m'as regardé en face. Ce qui est un exploit digne d'un héros, ou était-il plus difficile de résister à ma beauté que tu ne l'as dit ? Il poussa un soupir, et abandonna son ton taquin, cédant la place à la tristesse. Après avoir vécu aussi longtemps sans la possibilité de satisfaire nos désirs, il n'y a aucune honte à se sentir attiré par ceux qui, à une époque, ne nous auraient fait ni chaud ni froid. Nous désirons tous intensément le contact d'un Sidhe. Je pense parfois devenir fou de ne pas sentir le contact d'un autre être. Aubépin fit alors un acte courageux, en assénant une bonne claque sur l'omoplate d'Aisling, en un geste affectueux, fraternel. Je me demandai bien s'il s'y serait risqué s'il avait toujours été torse nu. Nous avons l'occasion de briser notre abstinence prolongée. Avec la Princesse, dit Aisling. Ce qu'approuva Aubépin. Aisling s'éloigna de quelques pas, hors de portée de ce dernier, pour s'avancer vers moi. Il me fallut une maîtrise considérable pour ne pas reculer à son approche. Puis il s'agenouilla à côté de Galen et moi. Il n'y aura pas de Princesse en ce qui me concerne. Elle ne s'y risquera plus maintenant, dit Aisling, avant de poser les yeux sur moi en ajoutant : n'est-ce pas, Princesse ? Je ne savais que dire parce qu'il avait raison. Je ne voulais pas qu'il me touche. Je parvins néanmoins à exprimer la seule pensée qui me vint alors à l'esprit : Je ne l'exclus pas complètement, mais j'ai peur de toi à présent, Aisling, ce qui n'était pas le cas auparavant. Aurais-je raté quelque chose ? demanda Polaski. Et vous pouvez vous en féliciter, lui dis-je. Elle s'avança vers moi. Non, vous me faites trop de cachotteries, Princesse. J'ai besoin de savoir ce qu'il se passe ici, sinon vous n'obtiendrez rien de moi, ni de mes assistants. Tandis qu'elle se rapprochait pour venir nous toiser de toute sa hauteur, elle frôla Aisling et faillit tomber. Galen et moi réagîmes, sachant qu'Aisling ne devait en aucune façon la toucher de sa peau nue. Je me relevai entre eux et la repoussai en arrière. Galen se mit à genoux et parvint à rattraper de justesse le Docteur Polaski, avant qu'elle ne s'affale par terre. Elle était saine et sauve avec Galen. Quant à moi, je me retrouvai malgré moi entre les bras d'Aisling, et pas plus rassurée que ça. Chapitre 23 Aisling se maintint en équilibre de justesse, en me retenant par la même occasion. Peut-être me serra-t-il un peu plus fort que nécessaire, mais ce ne fut assurément pas lui qui m'obligea à glisser ma main sous sa tunique pour le caresser. La peur me fit suffoquer, me parcourant l'épiderme de légers chocs électriques et de fourmillements au bout des doigts. Je vis le visage de Melangell, ses yeux crevés sanguinolents, et attendis que sa magie prenne possession de moi. Je fixai ces étranges iris, avec leur nœud intérieur, noué en quatre boucles évidées. On n'y voyait aucun signe de bleu. Comme s'il en manquait des morceaux. Je parcourus de la main la courbure de sa colonne vertébrale, si chaude, si ferme, si réelle. Il se pencha au-dessus de moi, semblant vouloir m'embrasser au travers de son voile vaporeux. Je me penchai en arrière, ses mains se resserrèrent sur mon corps, m'étreignant contre le sien. Si je n'avais pas été témoin de ce qu'il avait fait à Melangell, je me serais simplement laissé porter, mais certaines choses une fois connues ne peuvent plus être ignorées. Je sentis un parfum de roses, et me retrouvai soudainement submergée dans leur senteur suave, à en être presque écœurée. Aisling hésita. As-tu senti ça ? Oui, murmurai-je. « Avec Amatheon, je t'ai intimé de te presser, mais tu ne l'as pas fait, préférant choisir la route la plus longue, me murmurait une voix dans ma tête. Tu as risqué de perdre ce que tu chérissais. » Galen, murmurai-je. Les bras d'Aisling relâchèrent leur étreinte, mais je tentai de me rattraper à lui, me retrouvant soudainement prise de vertiges. « À présent je te dis que ceci doit attendre, sinon tu perdras quelqu'un à nouveau. » Doyle. « Les Ténèbres ne peut être perdu, car il est toujours avec nous, mais il existe d'autres pouvoirs bien plus fragiles. Dépêche-toi. » Qui ça ? M'enquis-je. À qui parles-tu ? s'étonna Aisling. «Dépêche-toi», dit la voix dans mon esprit et, accompagnée d'une dernière bouffée de rose, disparut de nouveau. Où ça ? demandai-je. Ce n'étaient pas des mots. Cela ressemblait davantage au pressentiment qui m'avait submergée lorsque j'avais dit à Frost que Galen ne pouvait aller seul à la recherche de Doyle. Mais il ne s'agissait pas de panique, juste d'une connaissance intuitive. Je savais simplement où je devais me rendre. Sans aucun doute, aucune logique, en suivant juste cette intuition. À qui parles-tu ? réitéra Aisling, la voix tremblotante, presque effrayée. Je n'ai pas peur de te toucher, lui dis-je, mais le temps presse. Nous devons nous rendre à la Salle du Trône, tout de suite. Et pourquoi ? Galen retenait toujours le Docteur Polaski d'un bras, à l'aise, comme s'il enlaçait un autre Sidhe. Elle me regardait, avec l'air de ne m'avoir jamais vue. Pourquoi tout semble-t-il dégager un parfum floral ? s'enquit-elle. Je hochai la tête, et tout en descendant le corridor, appelai Rhys en hurlant. Il se présenta au bout du couloir, laissant en arrière les scientifiques, les policiers et les corps. L'empreinte de Fleur de Pois se trouve où elle ne devrait pas, mais il se pourrait qu'un Sidhe fasse usage de sa magie pour la mettre en cause. Enferme-la délicatement dans une cage jusqu'à ce que nous ayons une vision plus nette des choses. Mais... Pas de discussion ! Contente-toi d'obéir, Rhys ! Son visage nous présenta un rare spectacle d'arrogance, se faisant de plus en plus froid. Comme me l'ordonne la Princesse. Je n'ai pas de temps à consacrer à la flatterie égotique, Rhys. Et je me mis à courir. Je n'aurais pu expliquer pourquoi, mais je dévalai le couloir avec ses taches de marbre scintillant tels de brillants joyaux apparaissant par intermittence hors de leur gangue grise minérale. Frost et Galen couraient à mes côtés, m'entourant. Mistral nous suivait, lui-même suivi des autres. Nous étions en effectif réduit, dix gardes, mais cela ne serait pas une question de chiffres. Un événement terrible allait se produire, que nous ne pourrions empêcher qu'en arrivant à temps. Je pensais au miroir qui était apparu dans ma chambre, du simple fait que j'avais souhaité me mirer dans le manteau de fourrure. Tout en me mettant à courir à fond, je murmurai dans un souffle : Nous devons arriver au trône sans délai ! Rien ne se produisit pendant quelques battements de cœur, puis les dalles de pierre commencèrent à se déchausser sous mes pieds. Je n'hésitai pas une seule seconde, ne m'arrêtant pas le moindre instant. Sans perdre l'équilibre. Je faisais toute confiance au sithin pour me faire arriver à bon port. Je courais, tandis que le monde défilait autour de moi, des pierres grises filant pour se faire marbre blanc, comme si les murs s'étaient liquéfiés. Puis nous poursuivîmes notre course sur un sol desséché et infertile. J'eus une seconde pour reconnaître le bassin et la fontaine devant les gigantesques doubles portes menant à l'antichambre de la Salle du Trône. Mais la fontaine était à présent au milieu d'un immense jardin à la française qui s'étendait tout autour, alors qu'elle s'était pourtant toujours trouvée au milieu d'un large corridor vide. Crystall et les gardes que j'avais envoyés escorter les Seigneurs chez la Reine étaient plantés au beau milieu de ce jardin et tournèrent vers moi des yeux effrayés. Je n'avais pas la moindre idée de ce qui, en ce lieu, semblait autant troubler Crystall, et je ne m'en enquerrai pas. La panique m'envahit, l'adrénaline, semblable à un excellent Champagne, se ruant en hurlant au travers de mon corps. Les deux battants s'ouvrirent seuls. Mon cœur emballé me faisait suffoquer, me bouffant mon oxygène. Je résistai contre un point de côté afin de rester bien droite et de poursuivre mon sprint. Les rosiers grimpants de l'antichambre, remplissant l'obscurité de leur efflorescence cramoisie, se tortillaient et glissaient lentement au-dessus de nos têtes, tels de gigantesques serpents épineux. Je courais, et ces tiges mouvantes ne tentèrent pas de nous arrêter. Les dernières doubles portes se trouvaient juste devant nous. Et au-delà, se trouvait la Salle du Trône. Ouvrez-vous, murmurai-je, et les battants pivotèrent sur leurs gonds vers l'intérieur. Je passai à fond la caisse de la pénombre emplie de roses à l'intense luminosité de la Cour, et trébuchai, quasi éblouie par la différence d'éclairage. Je ne pouvais rien voir à part cette intensité lumineuse et des ombres, ainsi que des semblants de formes, l'épuisement animant mon champ de vision d'étoiles grises et blanches. Au travers du grondement de tonnerre que produisait le sang me martelant les tympans, j'entendis la Reine Andais qui hurlait. Arrêtez... tout ceci ! hurlai-je à mon tour. Ce qui consuma l'ultime souffle qu'il me restait. Galen me soutint par le coude, sinon je me serais écroulée. Ma vue me revint, fragmentée. Je pus voir que les courtisans s'étaient habillés pour une fête, ou des funérailles de luxe. Avec beaucoup de noir, pas mal d'argent, et une profusion de bijoux. Andais se tenait sur les marches qui menaient à son trône, les yeux fixés sur moi, sur nous. Tout comme le regard de Barinthus debout au pied de ces marches, aussi vigilant sur la Reine que sur nous. Je sus en cette seconde ce qui était en train de se dérouler ici, tout en en ignorant ce qui l'avait provoqué. Ce qui n'avait d'ailleurs aucune importance. De quel droit m'empêches-tu de jeter des défis à qui me chante, ma nièce ? Sa voix recélait un soupçon de rage, ce qui rendit l'air d'autant plus pesant sur ma langue. Elle était la Reine de l'Air et des Ténèbres. Elle pouvait rendre l'oxygène si dense que mes poumons de mortelle l'auraient trouvé irrespirable. Elle m'avait presque tuée ainsi en une occasion. Était-ce la nuit dernière, déjà, ou celle d'avant ? Je vous supplie de m'accorder une audience privée, Tante Andais, parvins-je à dire, hors d'haleine. Si Galen ne m'avait pas retenue par le bras d'une poigne de fer, je ne suis pas sûre que mes jambes seules eussent suffi à me soutenir. La puissance surnaturelle et la magie c'était super, mais je n'avais pas vraiment l'habitude de courir à toute berzingue. Elle sourit. Supplier ne se fait pas debout, Meredith. Puis elle retourna à son trône, ses longues jupes noires glissant derrière elle, telle la traîne d'un long manteau d'obscurité, qu'elle arrangea d'un geste expert, en les faisant tournoyer et voltiger autour d'elle. Leur couleur encadrait toute cette carnation pâle et cette chevelure noire, ainsi que ces yeux gris tricolores au maquillage dramatique. Des diamants et des saphirs d'un bleu sombre de minuit ornaient sa gorge et son poignet recouvert d'un gant vénitien. Je me prosternai sur un genou. Une génuflexion que Galen contribua à rendre gracieuse, avant de s'agenouiller avec moi, comme tous ceux qui m'accompagnaient, simultanément. Je vous supplie de m'accorder une audience privée, Tante Andais, Reine de l'Air et des Ténèbres. Et pourquoi toi et Galen êtes-vous couverts de sang ? J'ai beaucoup d'éléments dont je voudrais vous faire part, ma Reine, mais certaines de ces informations seraient, de préférence, à divulguer à vos oreilles seules. Y a-t-il eu une nouvelle tentative de meurtre contre toi ? Pas cette fois, non. Elle hocha la tête, comme pour se débarrasser d'une mouche importune. Tu parles par énigmes. Je m'adresserai à vous plus clairement en privé. Gérons tout d'abord nos affaires publiques, veux-tu ? dit-elle, avant de pointer le doigt vers Barinthus toujours debout entre le trône et le groupe que nous formions, et d'ajouter : la bague l'a reconnu, et tu l'as aidé à briser le vœu d'abstinence qu'il m'avait fait. La bague a reconnu le Seigneur Barinthus. Vous aviez dit que je devais coucher avec autant de gardes et aussi souvent que possible. N'était-ce pas l'ordre que vous m'aviez donné ? Son visage s'amincit, se ciselant d'arêtes dures. Il se pourrait que j'aie parlé trop vite, ou que tu ignores que Barinthus m'avait fait ce serment avant que je ne l'autorise à se joindre à cette Cour. Un serment que lui seul a fait, et qu'à présent, il a brisé. Il n'a rien fait pour devenir Roi. Prends garde, Meredith ! Je sais que vous avez copulé ! Le sexe partagé était plus magique que réel, rien qui pourrait me faire concevoir un enfant. Il a éjaculé en toi. Non, il a éjaculé, mais nos vêtements sont restés en place, et il ne m'a jamais pénétrée, pas même du bout d'un doigt. Tu peux le jurer ? Demanda-t-elle. Je le jure. On m'a dit que Barinthus était passé de Faiseur de Rois à Roi potentiel. Je vous assure qu'il n'a pas brisé le serment qu'il a fait à cette Cour. La bague reconnaît et accorde ses cadeaux où et à qui bon lui semble, mais il n'a brisé aucune promesse. Et pourquoi ne me l'as-tu pas mentionné, Barinthus ? lui demanda-t-elle. Vous ne m'auriez pas cru, Reine Andais. Elle sembla y réfléchir quelques secondes, avant de le lui concéder d'un imperceptible mouvement de tête. Cela se pourrait, certes. Puis elle me lança le même regard qu'un faucon jette dans l'herbe quand il est quasi certain d'y trouver un bon petit morceau dont se régaler. J'ai eu vent de bon nombre d'histoires au sujet de tes activités. À présent, je m'interroge sur la proportion de vérité qu'elles contiennent, et sur la proportion d'exagération dont le but était de me montrer contre mes alliés, et contre toi. Jusqu'à ce que j'apprenne ce qu'on vous a raconté, je ne saurais que dire, Tante Andais. Nous sommes dans la Salle du Trône, Meredith ! Emploie mon titre ! Ma Reine. Et je courbai la tête, afin de lui dissimuler mon visage. Cela s'annonçait mal, très, très mal. Chapitre 24 La bague a-t-elle choisi un couple parmi les gardes ? s'enquit-elle d'une voix particulièrement neutre. Je me félicitai d'avoir les yeux fixés au sol, car avec une telle succession d'événements, j'en avais presque oublié Nicca et Biddy. Les meurtres, les déploiements de phénomènes métaphysiques, la Déesse, le Calice, la disparition d'Amatheon, l'agression perpétrée contre Galen, la prophétie de Cel au sujet de l'homme vert, les Seigneurs qui attendaient juste là-dehors, tant de choses, et c'était par ça qu'elle commençait ! Pour quelle raison ? Oui, Reine Andais, la bague a choisi un couple. Une vague de murmures se produisit parmi les nobles sur leurs sièges de chaque côté de la salle. Décris-nous ce qu'il s'est passé. Et j'obéis. Je relatai l'enfant fantôme, et ce que j'avais vu et ressenti. La bague revit, dit quelqu'un. Andais regarda l'homme qui venait de s'exprimer. As-tu autre chose à apporter à ce débat, Seigneur Leri ? Seulement qu'il s'agit assurément de très bonnes nouvelles, ma Reine. Je suis la seule à pouvoir en juger, Leri ! Comme le souhaite ma Reine, dit-il en s'inclinant en une courbette. Elle tourna à nouveau toute son attention vers moi. La bague revit après des siècles. Elle a choisi un couple potentiellement fécond, et tu penses que cela n'est pas suffisamment important pour m'en faire part ! Beaucoup s'est produit depuis que la bague les a choisis, Reine Andais. J'ai pensé que retrouver le meurtrier, ou les meurtriers, représentait une priorité. Je suis seule à décider de ce qui est prioritaire ici, et non toi ! dit-elle en se redressant de toute sa hauteur. Je suis encore la Reine ! Je plaçai alors l'autre genou à terre, et Galen fit de même. Jamais je ne l'ai mis en doute. Menteuse ! persifla-t-elle, et la salle retentit de l'écho de ce seul qualificatif. Allons bon ! Cela tournait au vinaigre, et sérieusement. Qu'ai-je pu faire pour provoquer votre courroux, Reine Andais ? Dites-le-moi et je ferai de mon mieux pour y remédier. Je gardai la tête baissée, les yeux fixés sur le sol dallé de pierre particulièrement usé, ne faisant aucune confiance à l'expression de mon visage. Y voir de la peur aurait pu l'exciter, tout comme l'étonnement aurait pu déclencher sa colère. En fait, toute expression nous aurait assurément créé des problèmes. Mistral. Viens ici, Capitaine de ma Garde ! Il se redressa pour répondre à ses ordres. Je le suivis des yeux tandis qu'il gravissait les marches pour aller la rejoindre. Il émit un cri de surprise plus que de douleur lorsqu'elle agrippa à pleine poignée ses épais cheveux d'un gris profond pour l'obliger à se prosterner devant elle. L'as-tu baisé ? me demanda-t-elle. Je tentai de cerner quel piège se cachait derrière sa question, mais sans succès, et répondis sincèrement : Oui, ma Reine. Elle le lâcha si brusquement qu'il en dégringola presque des marches, se rattrapant de justesse d'une main. Il resta maladroitement à genoux, le visage dissimulé en grande partie par sa splendide chevelure. Il baissa les yeux, mais pas avant qu'un roulement de tonnerre n'ait retenti en échos dans toute la Salle du Trône. Les nobles s'agitèrent nerveusement, regardant en l'air et tout autour de la pièce. La voix d'Andais se fit ronronnante tandis qu'elle s'agenouillait à côté de Mistral, lui caressant les cheveux. Il en tressaillit tel un cheval nerveux. Était-ce toi, Mistral ? Pardonnez-moi, ma Reine, je n'ai pas eu autant de pouvoir depuis des années, mon contrôle n'est plus ce qu'il était, je m'en excuse, ma Reine. Deux fois « ma Reine » en une seule phrase... tu dois en effet te sentir bien coupable. Je n'ai rien fait dont je me sente coupable, ma Reine. Elle continuait à lui caresser les cheveux, tout en me regardant. Ah vraiment ? Il garda la tête prudemment baissée. Mistral n'avait jamais été particulièrement doué pour dissimuler ses émotions. Qu'ai-je pu faire pour provoquer votre colère, ma Reine ? demanda-t-il d'une voix quasi neutre. Le roulement lointain de tonnerre, quant à lui, était loin de l'être. Ses pouvoirs s'étaient régénérés, et il résistait à leur impulsion. Serait-ce la Princesse qui t'a rendu ton pouvoir ? Elle continuait à le caresser machinalement, comme s'il n'était qu'un chien. Je l'avais déjà vue agir ainsi avec un garde, parfois. Elle le caressait et le câlinait toute la nuit devant tout le monde, puis le laissait avec seulement ces caresses, et rien de plus. Je l'avais vue réduire aux larmes silencieuses certains de nos plus grands guerriers. Elle cajolait Mistral, mais la colère qui se reflétait sur le visage d'Andais m'était réservée, exclusivement. Pourquoi le fait que j'ai baisé avec lui la rendait-elle furibarde ? Qu'avions-nous fait de mal ? Elle descendit les marches, la traîne de sa robe noire glissant à sa suite. Pourrais-tu rendre à chacun de nous nos pouvoirs ? Baiser avec toi une seule fois suffirait-il vraiment ? La fureur la rendait blême, tel le premier soupçon de lueur du clair de lune. Ses yeux gris tricolores se mirent à scintiller, comme si la lumière pouvait habiter les ténèbres. Je me prosternai jusqu'à venir effleurer le sol de mon front. Je m'abaissai devant elle, parce que je n'avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle elle était aussi en colère contre moi, ni des rumeurs qu'on avait pu lui rapporter. Elle s'approcha si près que le bord de sa traîne me frôla tandis qu'elle passait à côté de moi. Réponds-moi, Meredith. Je réfléchis à plusieurs réponses à lui apporter, avant de les rejeter toutes en bloc, pour dire finalement : J'ai agi selon le souhait de la Déesse. Elle revint précipitamment vers moi, ses talons claquant sur les dalles. Puis elle s'agenouilla, me soutint le menton de sa main gantée pour m'obliger à me redresser, et je dus affronter son regard. Ce n'est pas une réponse. Ma voix s'était faite haletante, s'efforçant d'ignorer les battements frénétiques de mon pouls qui m'étreignaient la gorge quand je dis : Je n'en ai pas d'autres. Si j'avais ne serait-ce qu'insinué être capable de rendre leur pouvoir à d'autres Sidhes en couchant avec eux, elle aurait pu exiger l'un de ses shows public. Et je dois avouer que je n'étais pas certaine de pouvoir y survivre. Il y avait des nobles ici avec lesquels je pouvais à peine avoir une conversation polie, alors coucher avec eux J'étais loin d'être sûre que de rendre à mes ennemis leurs pleins pouvoirs soit une idée aussi géniale que ça. Son autre main glissa dans mes cheveux, qu'elle empoigna brutalement pour me remettre debout. Je résistai pour ne pas laisser la fureur transparaître dans mon regard, tout en sachant que j'y échouais en beauté. Ce ne sont pas uniquement mes pouvoirs qui me reviennent, dit Mistral en haut des marches. Elle tourna les yeux dans sa direction, et je compris qu'il l'avait fait délibérément pour que je ne sois plus la cible de sa colère. Elle n'en maintint pas moins sa prise douloureuse, me caressant la joue, de la même façon qu'elle avait caressé sa chevelure. Qu'est-ce que tu racontes, Mistral ? La plupart des gardes ayant fait l'expérience du pouvoir magique de la bague ont pu récupérer un peu de la magie qui avait été perdue. Elle resserra sa prise sur mes cheveux jusqu'à ce que je sois obligée de réprimer un gémissement de douleur. Sinon, Andais aurait adoré, et je ne souhaitais vraiment pas l'encourager. Es-tu en train de dire qu'elle a fait revenir leurs pouvoirs à d'autres de ma Garde ? Oui, ma Reine. Elle se retourna alors vers moi, et je n'aimai pas du tout ce que je perçus dans ses yeux. Elle relâcha juste un peu sa prise forcenée, tandis qu'elle me caressait la joue de sa main gantée de soie en poursuivant son parcours glissant le long de mon cou. Dans d'autres circonstances, cela aurait pu être excitant. Mais en ce moment, cela me fichait une de ces frousses ! Combien de mes gardes as-tu baisés, Meredith ? me demanda-t-elle en rapprochant son visage du mien, comme si elle avait l'intention de me faire un bisou. A combien de mes gardes as-tu permis d'éjaculer ? Elle articula ce dernier mot en effleurant juste mes lèvres, et je réalisai, avant même que les siennes ne s'y posent, qu'elle allait réellement m'embrasser. Je perçus une certaine agitation tout autour de moi, et compris que les gardes s'étaient redressés. Tous ceux qui m'accompagnaient s'étaient trouvés dans le corridor lorsque Mistral et moi avions baisé ensemble, et de ce fait, ils s'étaient tous levés en guise de réponse à sa question. Et aussi afin d'attirer vers eux son attention. Mes gardes du corps, mes hommes et mes femmes. Certains d'entre eux avaient passé des siècles comme des souris armées. Silencieux, planqués, essayant de se faire oublier. Mais à présent, ils étaient debout, se mettant intentionnellement sur le devant de la scène. Elle s'écarta alors de moi, laissant sur ma bouche le goût de son rouge à lèvres. Elle vous a tous baisés ? ! ! ! s'exclama-t-elle, semblant avoir du mal à le croire. Vous avez demandé qui avait éjaculé, dit Frost. Lorsque le pouvoir magique a envahi le corridor, il a effleuré tous ceux qui s'y trouvaient. Tu veux dire que le pouvoir qu'a déclenché l'orgasme simultané de Mistral et de Meredith a fait jouir tous les gardes présents à ce moment-là ? ! ! ! En effet, dit Frost. Elle éclata de rire et me lâcha. Combien de divinités de la fertilité as-tu dans ta lignée ? Cinq, répondis-je. Cinq, répéta-t-elle, en s'éloignant de nous à pas mesurés. Alors maintenant, tu n'as même plus besoin de les toucher pour leur apporter du pouvoir, est-ce ce que tu es en train de dire ? Je pensais que vous seriez ravie du retour de la magie chez le peuple Sidhe, lui dis-je prudemment. Afagdu, l'un des nobles, prit alors la parole. Ses yeux constituaient la seule touche de couleur au milieu de la blancheur de son visage et la noirceur de sa chevelure et de sa barbe. Notre magie nous revient, n'est-ce pas ce que nous souhaitions tous, Reine Andais ? Sa voix était douce, prudente. Afagdu et toute sa maisonnée ne s'étaient affiliés à personne, représentant l'une des quatre ou cinq vraiment neutres. Dylis se leva, vêtue d'une robe d'un jaune complémentaire à sa chevelure qui accentuait ses yeux bleus tricolores. Elle dirigeait l'une des seize maisonnées, et n'avait jamais été mon amie, ce qu'elle confirma : Vous savez que je n'ai jamais aimé la fille d'Essus. J'étais d'accord avec vous, ma Reine, lorsque vous avez tenté de la noyer dans son enfance. Mais si la bague s'est ravivée à son doigt et permet aux Sidhes d'enfanter de nouveau, alors je la suivrai. Une sorte d'adhésion mitigée que néanmoins, je n'allais pas refuser. Tu me suivras, Dylis, jusqu'à ce que j'en aie décrété autrement ! La femme lui fit une révérence. Vous êtes notre Reine. Je me suis mal exprimée. Je voulais simplement dire que si Meredith peut nous rendre féconds, alors je reconsidérerai mes objections à son égard. Politiquement correct, Dylis. Mais si tu veux parler de Nicca et de Biddy, il s'agit de deux gardes m'ayant prêté serment et qui m'appartiennent, et à personne d'autre. Les gardes sont à mon service, et à celui de mon sang ! dit-elle, péremptoire, en claquant des mains contre sa poitrine pour appuyer encore ses propos. Interdiriez-vous l'union charnelle à un couple choisi par la bague ? demanda Afagdu. Les gardes royaux servent la royauté, c'est leur fonction ! rétorqua Andais. Ils vous serviront, dit-il, adoptant une inflexion prudente. Pas s'il y a un enfant, dit-elle en secouant la tête. Mais un enfant serait une grande bénédiction. Une remarque qui venait de l'une des dames de la maisonnée de feu Nerys. La chef de ta maisonnée a attenté à la vie de Meredith la nuit dernière, ou l'aurais-tu oublié, Elen ? Celle-ci lui fit une courbette si prononcée qu'elle en disparut presque derrière la table. Si la bague est vraiment revenue à la vie à son doigt, alors Nerys a eu tort, particulièrement tort. Si la Déesse a béni Meredith de ses dons, alors nous avons tous eu tort. Exigeriez-vous que nous restions tous sans enfant comme le reste votre lignée ? s'enquit Maelgwn, le Seigneur des Loups. Son poitrail était dénudé, à l'exception d'une capuche faite d'une peau de loup, complète avec la majeure partie du museau de l'animal posé au-dessus du sien. Tous ses gens avaient été des animorphes, jusqu'à ce qu'ils en perdent la capacité. Je suis Reine et mon sang héritera de ce trône ! Le sang de votre frère coule en ce moment même devant vous, dit Maelgwn, m'intégrant au débat de son sourire moqueur et de ses yeux joviaux et paisibles. Il est là, votre sang. Si votre nièce peut régénérer la puissance de notre peuple, alors votre lignée possède en effet une puissante magie. J'ai maintenu les gardes dans la chasteté depuis plus d'un millénaire. Ils sont à ma disposition, attendant mon bon vouloir, pour répondre à mon plaisir, et à celui de mon fils. Et au plaisir de votre nièce, dit Afagdu. Il me donnait l'impression de vouloir m'aider, mais je ne lui faisais aucune confiance. En vérité, il n'aidait personne, à part lui-même et son clan. Andais rejeta ce commentaire d'un geste, comme s'il n'avait aucune importance. Oui, oui, et au plaisir de Meredith. Puis ses yeux se posèrent sur moi. Bien que je n'aie nullement eu l'intention que cela se révèle aussi... agréable. Elle redescendit les marches, semblant glisser vers moi sur ses talons. Les gardes sont réservés à notre plaisir, Meredith, et non pas nous pour le leur. Je ne suis pas sûre que tu l'aies compris, ma nièce. Elle me dépassa, et je devinais où elle se dirigeait. Elle s'arrêta à côté de Nicca et Biddy, là où ils s'étaient agenouillés. Je jetai un coup d'œil derrière pour découvrir qu'ils se tenaient par la main. Ils avaient également les yeux irrévocablement fixés au sol, sans doute dans l'espoir qu'elle ne leur ferait aucun mal s'ils ne les relevaient pas. Si seulement c'était aussi simple que ça ! Elle passa les doigts au travers de la masse pesante de la chevelure brune de Nicca. Qui se tétanisa sous cette caresse. Je l'appréciais dans mon lit, mais pas pour le sexe. Il s'effarouche si facilement. Il n'aime pas la souffrance, n'est-ce pas, Nicca ? Si je ne m'étais pas trouvée agenouillée à un mètre de là, je n'aurais sans doute pas pu entendre sa réponse : Non, Reine Andais. Je le lui ai appris en une seule nuit, le savais-tu, Meredith ? Que lui avez-vous appris, ma Reine ? De répondre à toute question que je lui pose par oui ou non, et de ne jamais, jamais abandonner la Reine Andais, dit-elle en laissant courir sa main le long de sa joue avant de lui prendre le menton au creux de sa paume. Puis elle se redressa pour toiser Biddy. Voudrais-tu une nouvelle leçon, Nicca ? Cela fait bien longtemps que je n'aie pas eu l'occasion de faire l'amour avec un homme ailé. Cela pourrait se révéler intéressant. Reine Andais, l'appelai-je. Elle ne daigna même pas me jeter un seul regard. Ma Reine, vous avez dit que les gardes qui viendraient me rejoindre dans mon lit m'appartiendraient, que je pourrais les garder. Je fis en sorte que ma voix demeure aussi neutre que possible, tout en sachant que de l'avoir mentionné était la pire des idées. Ne souhaiterais-tu pas le partager avec moi ? Je me donnai le temps de la réflexion. C'est à voir, mais après que Biddy et lui ont eu leur nuit ensemble. Elle effleura Biddy, l'obligeant à tourner son visage vers le haut, et elle les toisa tous les deux, fixement. Mais si elle tombe enceinte, alors ils se marieront et deviendront monogames, et même la Reine de l'Air et des Ténèbres ne sera plus en mesure de les obliger à briser leurs vœux de mariage. Ma Reine, Tante Andais, si Nicca et Biddy peuvent concevoir, alors cela pourrait vouloir dire que d'autres Sidhes le pourraient aussi. Ce qui est un bienfait. Elle lâcha leurs visages pour s'avancer entre eux, les obligeant ainsi à se lâcher la main. Puis elle suivit du doigt le contour supérieur des ailes de Nicca. Mais ce beau joujou est à moi, Meredith. Et je ne partage pas mes jouets. Vous avez dit que tout garde qui se présenterait dans le lit de la Princesse serait à elle, dit Afagdu. Nicca est à présent son joli joujou. Elle se retourna brusquement, et entreprit de s'avancer vers Afagdu et sa tablée de seigneurs, en déclamant : Ce que donne la Reine, la Reine peut reprendre ! La Reine même est tenue d'honorer sa parole, dit Afagdu, et vous aviez donné votre parole devant la Cour que les gardes rejoignant la couche de Meredith lui appartiendraient. Le fait qu'il aille jusqu'à exprimer si honnêtement une telle vérité à une Andais en colère montrait le degré de confiance qu'il avait en lui et en ses capacités à survivre à une attaque punitive. Rares étaient les magiciens parmi nous qui pensaient pouvoir se montrer à la hauteur face à la magie d'Andais ; et visiblement, Afagdu en faisait partie. Peu nombreux sont ceux qui me feraient ravaler mes propos si ouvertement devant toute la Cour, Afagdu. Ne laisse pas ta magie te donner trop de hardiesse, au risque de te surestimer. Est-ce si hardi de dire la vérité, ma Reine ? Mais évidemment, ce jeu se jouait à deux. Très bien ! Nicca appartient dorénavant à Meredith, mais ce n'est pas le cas de Biddy. Meredith peut faire ce que bon lui semble avec lui, mais elle ne peut pas offrir Biddy à un autre homme puisqu'elle ne la possède pas. Biddy appartient à mon fils, au Prince Cel, dit-elle en me regardant. Irais-tu jusqu'à lui dérober ses femmes ? On ne peut dérober ce qui a été offert, dis-je. Et qu'est-ce que cela signifie, Meredith, à tes yeux de Seelie ? Je déglutis péniblement, en me jurant de bien réfléchir avant de l'ouvrir la prochaine fois. La bague a donné Biddy à Nicca. Comme tu l'as dit ! Mais moi je dis que les gardes ne serviront que ma lignée. Alors que proposes-tu pour satisfaire à la fois la bague à ton doigt et ta Reine ? Vous avez dit que je pouvais garder tous ceux venant me rejoindre dans mon lit, n'est-ce pas ? Oui, comme me l'a rappelé Afagdu. Alors j'accueillerai Biddy et Nicca dans mon lit. Nicca toujours en tant qu'amant, qui sera également celui de Biddy. Cela vous paraît-il satisfaisant, Tante Andais ? Je n'avais pas remarqué que Nicca était capable de satisfaire plus d'une personne par nuit. Je peux le rendre opérationnel d'une simple caresse, lui dis-je. Ah vraiment ? Sa voix était pleine de dérision. Et ses yeux s'étaient à nouveau emplis de colère. Je n'aimai pas ce regard, ni le ton de cette voix. Néanmoins, je lui répondis, car ne pas répondre serait probablement pire encore. Oui, ma Reine, je le peux. Serait-ce quelque capacité que tu aurais nouvellement acquise ? Non, Tante Andais. Cela a toujours fait partie de mes talents. Je n'arrête pas d'oublier que tu es une déesse de la fertilité. J'en descends, en effet. Je ne pensais pas que tu aimais les femmes, Meredith. Je commençais à ressentir des contractions dans le cou, agenouillée ainsi le nez en l'air à la regarder du bas de son mètre quatre-vingts. En règle générale, ce n'est pas mon inclination, mais si cela est le seul moyen de satisfaire simultanément la bague et ma Reine, alors je le ferai. Elle se rapprocha de moi, m'obligeant à courber encore plus le cou en arrière, comme si elle savait à quel point était ardu ce type de contorsion. Serais-tu prête à tout pour les voir faire de cet enfant potentiel une réalité ? Je perçus le piège dans ses propos et tentai de l'esquiver. Pas tout, non. Mais beaucoup, dit-elle en me toisant, menaçante, de toute sa hauteur. Tu ferais beaucoup pour qu'ils baisent ensemble, non ? Je résistai à l'envie irrépressible de m'asseoir sur mes talons, tout pour me sortir les cervicales de cette curieuse position. Je ne souhaitai pas répondre à cette question, rien de bon n'en sortirait. Réponds-moi, Meredith ! Oui, Tante Andais, je ferais beaucoup afin qu'ils puissent concevoir l'enfant qu'a promis la bague. Et pourquoi le soucies-tu qu'ils soient féconds ? La vie frétille en eux. Je l'ai vu, l'ai senti. C'est un cadeau de la Déesse. Comment pourrais-je faire autrement que d'honorer cette offrande ? Vous portiez la bague autrefois lorsqu'elle était en possession de ses pleins pouvoirs. Vous devez vous souvenir de cette sensation. Elle m'agrippa alors par les cheveux, en me tirant violemment la tête encore plus en arrière, comme si elle avait l'intention de me briser le cou net. Je ne suis pas une déesse de la fertilité, grogna-t-elle sourdement, tout près de mon visage. J'ai arraché cette bague du doigt de mon ennemi ! C'était un butin de guerre, et elle a travaillé pour moi, mais sa magie et la mienne ne sont pas complémentaires. Je n'ai jamais vu l'ombre d'un enfant. Mais j'ai vu le sexe, l'obsession, l'amour, mais quant aux enfants... Elle me fit me relever en me tirant par les cheveux. Je portai ma main à l'arrière de mon crâne, pour tenter d'atténuer la douleur. Je n'ai jamais vu d'enfants ! Nos visages se touchaient presque à présent. J'avais l'impression qu'elle allait m'arracher les cheveux avec la racine. Pourquoi est-il si important pour toi que Nicca et Biddy baisent ? Je répondis, les dents serrées, en réprimant des gémissements de douleur : Parce que je suis une Princesse de cette Cour et que j'aie l'opportunité d'apporter aux Sidhes leur premier enfant depuis un siècle. C'est mon devoir, mon honneur, d'amener cet enfant à l'existence. Elle me lâcha si soudainement que j'en tombai, et seul le bras de Galen m'évita de m'affaler face contre terre. Elle lui toucha alors le visage, l'obligeant à lever les yeux vers elle. Oh, comme il est en colère ! Il n'apprécie visiblement pas que je t'ai rudoyée. Je ne l'ai jamais encore essayé, celui-là. J'ai toujours pensé qu'il serait comme Nicca, trop doux au pieu, quoiqu'il ne semble pas s'effaroucher aussi facilement. Un désastre politiquement parlant, mais courageux, du style du « héros destiné à mourir pour une cause », dit-elle en lui prenant le menton au creux de sa paume. Est-il un tant soit peu bon au lit ? Si je répondais par l'affirmative, elle voudrait probablement me l'emprunter. Si je répondais par la négative, ce ne serait qu'un mensonge. Il était également trop délicat pour moi, mais lorsque j'étais d'humeur pour une petite session empreinte de douceur, Galen était on ne peut plus idéal. Je pense en effet qu'il sera trop délicat à votre goût, Tante Andais. Mais pas pour le tien ? Elle s'agenouilla dans une mare de soierie noire qui s'étala sous mes yeux baissés. J'ai une gamme d'intérêts plus étendue que la vôtre dans la chambre à coucher, ma très chère Tante. Et comment se fait-il que toute parole aimable venant de toi me donne toujours curieusement l'impression que tu me dis d'aller me faire foutre ? Je n'avais nullement l'intention de vous manquer de respect. J'ai entendu dire que tu aimes que ça soit brutal, Meredith, dit-elle en se penchant, avant de murmurer : mais pas aussi brutal que moi, ni que Cel, mais en comparaison, un petit peu, non ? Pas toutes les nuits, Tante Andais. Je ne relevai pas les yeux au-delà de ses genoux recouverts de soie. J'avais mal et j'étais fatiguée de ses petits jeux sans queue ni tête. Il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'elle pourrait percevoir toute cette recrudescence de magie comme une menace personnelle. Tant d'événements s'étaient produits que nous n'avions pas eu le temps de la tenir au courant. Mais elle était notre Reine, et je venais de la faire paraître faible, publiquement. Étant donné qu'elle avait reçu des rapports d'autrui, la Cour entière savait que je ne la respectais pas assez pour la garder informée ni même demander son opinion. Si elle pétait autant les plombs pour des détails, que ferait-elle alors lorsqu'elle apprendrait que le Calice était de retour et que je ne le lui avais pas dit ? Mais je n'allais sûrement pas le révéler devant toute la Cour. Bien trop risqué. Si tu ne tombes pas enceinte, jamais tu ne seras Reine, me souffla-t-elle dans les cheveux d'un ton menaçant. Et empêcher Nicca et Biddy de concevoir leur enfant ne m'en donnera pas un, lui rétorquai-je. Donner des enfants à chaque couple de notre Cour ne te fera pas obtenir mon trône. Si je pouvais apporter des centaines d'enfants à la Cour Unseelie, je n'aurais aucun besoin de la gouverner. Cel te tuera. Je le sais. Veux-tu régner ? dit-elle comme s'il ne lui était jamais venu à l'idée de s'en enquérir. Je n'ai d'autre choix que de régner ou de mourir. Sur ce, elle m'attrapa par les épaules, et Galen tenta de m'éloigner d'elle en me retenant, une erreur qui me coûta des ecchymoses tandis qu'elle m'alpaguait fermement, m'écartant de lui de force. Veux-tu régner ? S'il s'agit de choisir à qui confier La Cour entre Cel et moi, je vote pour moi. Et s'il y avait une troisième possibilité ? Demanda-t-elle. Je n'en vois aucune, lui dis-je. Ah non, Meredith ? Ignorerais-tu vraiment celui qui régnerait ici s'il le pouvait ? Je devais avoir l'air aussi interloqué que je l'étais, car elle se mit à me crier dessus, tout en pointant du doigt Barinthus, à côté des marches : Barinthus régnerait ici si je l'y autorisais ! Il a toujours conseillé à Essus de me supprimer pour prendre le trône, car c'était l'un de ses vœux les plus chers ! Je vous ai dit que nous n'avions rien fait qui pourrait le faire devenir Roi. Je prêterai tous les serments que vous souhaitez. Qui vous a chuchoté ces mensonges ? S'agit-il de mensonges, Meredith, tous autant qu'ils sont ? J'ignore ce que l'on vous a rapporté, mais Barinthus tentant d'être mon Roi n'est que fabulation. Alors dis-moi donc quoi d'autre est une invention, Meredith ! La bague a choisi un couple, mais j'ai dû l'apprendre d'une autre bouche que la tienne. Tu as fait emprisonner les gardes de mon fils sans me consulter. Tu as un suspect pour ces meurtres, mais tu ne m'as pas révélé son identité. Tu as baisé mon nouveau Capitaine de la Garde en réduisant ainsi sa loyauté envers moi. Les Ténèbres et les autres ont disparu au pas de course dans la nuit, et j'en ignore la raison ! Elle s'avança à nouveau vers moi d'un pas guindé, pour m'empoigner par le bras et me hurler en plein visage : Je suis la Reine ici ! Et pas toi ! ! ! Je m'exprimai avec douceur, trop effrayée pour me mettre en colère, beaucoup trop effrayée pour me soucier de sa poigne de fer qui me meurtrissait la chair : J'étais venue avec l'intention de vous relater tout ceci et bien plus encore, mais vous ne m'en avez pas donné l'opportunité. Vous ne vouliez pas me recevoir en privé. Et de quoi as-tu honte, pour requérir une conversation privée ? Je n'ai honte de rien du tout, mais il y a des traîtres parmi nous qui n'ont aucun besoin d'être mis au courant de tous nos secrets. Elle me tira brusquement jusqu'à ce que je me retrouve sur la pointe des pieds. Nous avons châtié les traîtres. Puis-je vous en indiquer d'autres, ma Reine ? Ceux qui ont attaqué mes hommes tout comme moi. Tu as dit qu'il ne s'agissait pas d'une nouvelle tentative d'assassinat, dit-elle en m'attirant plus près d'elle. J'ai dit qu'elle n'avait pas été perpétrée directement contre moi. Ils ont essayé de tuer Galen. J'étais suffisamment proche d'elle pour voir ses yeux en gros plan, et y remarquer un cillement, imperceptible. Elle était au courant de la prophétie. Et c'était pourquoi elle avait insisté pour que je couche avec des dieux végétaux lorsque j'étais entrée à la Féerie en cette occasion. Tout était là, dans ses yeux, et j'y discernai autre chose encore, avant qu'elle ne parvienne à le réprimer. De la peur. Je la perçus, et je crois bien qu'elle comprit que j'en avais trop vu. Elle me repoussa alors si violemment que si mes hommes ne s'étaient pas trouvés là pour me rattraper, je me serais étalée. Frost me retint quelques instants, avant de me confier à Galen tout en nous éloignant tous les deux hors de portée de la Reine. Pour s'approcher de moi, il lui fallait à présent frayer un passage entre les gardes. Je n'étais pas sûre que le fait d'agir aussi ostensiblement soit une bonne idée, mais je ne voulais pas non plus qu'elle continue à me malmener. Devons-nous amener les traîtres devant la Reine ? s'enquit Frost. Elle acquiesça en retournant à son trône, sans un seul regard en arrière. Je crois qu'elle profita de ce parcours pour recomposer son expression, afin de ne pas se montrer surprise, qui que soient ceux que nous traînerions à ses pieds. Je me demandai alors qui la Reine s'attendait à ce que nous lui présentions. Savait-elle quelque chose que nous ignorions, et que nous aurions dû connaître ? A quoi correspondait cet imperceptible éclair de peur dans son regard ? Crystall se présenta à mon ordre. Les gardes qui l'accompagnaient aidèrent le Seigneur Kieran à s'avancer, mais ils durent traîner le Seigneur Innis, qu'ils laissèrent choir aux pieds d'Andais, dont le visage était d'une impénétrabilité froide et arrogante. Ne révélant rien tandis qu'elle se tenait debout sur les marches. Mistral était toujours agenouillé derrière elle, là où elle l'avait laissé. Barinthus toujours planté là où elle l'avait momentanément oublié. Je crois même qu'il redoutait d'attirer à nouveau son attention. Kieran de la Main Tranchante, ta femme m'a rapporté de terribles choses. Elle m'a raconté que Barinthus avait l'intention de prendre mon trône, et que je devrais le tuer avant qu'il ne récupère ses pleins pouvoirs. J'admets que cette pensée m'a effleurée lorsque j'ai réalisé qu'il avait couché avec Meredith. Barinthus a de multiples facettes, mais il est inimaginable qu'il trahisse son honneur. Il m'a donné sa parole, et je crois qu'il s'y tiendra. En vérité, je l'ai accepté à notre Cour sur cette seule conviction. Elle descendit les marches, jusqu'à ce qu'elle se retrouve juste au-dessus de lui. Alors pourquoi ai-je donné autant de poids aux propos malfaisants de ta femme ? Et après quelques instants, elle appela : Mistral. Ma Reine. Relève-toi et viens ici. Ce qu'il fit, obéissant, en dissimulant son visage derrière l'écran de sa chevelure, comme s'il ne faisait aucune confiance à son expression. Je n'aurais pu l'en blâmer. Amène la femme de Kieran devant moi. La maisonnée de Kieran était dirigée par Blodewedd, qui avait été conçue à partir des fleurs printanières du chêne, du genêt et de la reine-des-prés par Gwydion et Math pour devenir la fiancée de Lleu Llaw Gyffes. Pourquoi la Cour Unseelie acceptait-elle une femme qui avait trahi son époux et ses vœux conjugaux, et n'avait échoué à être une meurtrière que parce que son mari était parvenu à tuer son amant ? Parce que le mariage forcé n'est pas reconnu chez nous. Elle avait été conçue, puis offerte en cadeau, comme on fait l'acquisition d'un chien ou d'un cheval. Même à notre époque, où les femmes n'avaient toujours pas le droit de choisir leurs partenaires, c'était quelque peu arbitraire. Le seul détail à ne surtout pas oublier en ce qui concernait Blodewedd étant que si on était juste avec elle, elle l'était aussi à votre égard, mais n'allez pas la trahir. N'allez surtout pas faire quoi que ce soit qu'elle puisse interpréter de travers. Elle avait appris de ses erreurs passées. Et se chargeait dorénavant de ses propres règlements de comptes, généralement sanglants. Blodewedd se leva tandis que Mistral s'avançait vers sa tablée, et vers une personne en particulier. Sa chevelure était de ce jaune époustouflant des fleurs ayant constitué son corps dans son intégralité. Sa peau était d'une douce couleur pastel se situant quelque part entre le blanc et le doré. Elle ressemblait presque à une poupée dans sa beauté. Ce type de femme que créeraient les hommes s'ils en avaient la possibilité, avec des seins haut perchés un peu plus volumineux qu'il n'était habituel pour une Sidhe. Ses yeux gigantesques étaient d'une couleur sombre semblant liquide, à s'y noyer, et lustrés, des yeux de chouette dans ce minois aux traits délicats. Selon toute vraisemblance, ils lui avaient échu par l'entremise d'une malédiction, la vouant à prendre l'apparence de cet oiseau nocturne. Si cela était vrai, alors elle était parvenue à remédier personnellement à cet aspect, à l'exception des globes oculaires. Il m'appartient de protéger Madenn, Reine Andais. Je vais m'entretenir avec elle avant que vous ne l'emmeniez. Ta maisonnée m'aurait-elle trahie comme celle de Nerys, Blodewedd ? Jamais je ne trahirais une sœur des ténèbres. Blodewedd pouvait passer des années à la Cour sans prononcer le moindre mot, puis elle vous sortait ce genre de phrases. Et je ne tolérerai pas davantage une telle traîtrise dans ma maisonnée. Tu peux aller t'entretenir avec elle, mais publiquement, lui concéda Andais. 11 y a eu suffisamment de cachotteries pour cette nuit. Blodewedd esquissa une légère courbette, avant de se retourner vers la femme en question. Madenn était de petite taille selon les normes sidhes, faisant à peine un mètre soixante-dix. Cependant, assise là dans sa robe noire avec sa chevelure et ses yeux sombres, elle semblait plus petite, comme ratatinée sur elle-même. Son teint habituellement pâle semblait terreux. Ses mains demeuraient immobiles sur les accoudoirs de son siège, où elle resta assise, figée, tout autant que son visage. Madenn, dit Blodewedd d'une voix qui porta dans toute la salle, ton époux a été désigné comme traître. Qu'as-tu à en dire ? Madenn s'humecta les lèvres, qui étaient bien blêmes. Je n'en sais rien, répondit-elle d'une voix haletante, quoique plus maîtrisée que ses gestes. Tu dois dire quelque chose, car les Corbeaux de la Reine vont venir te chercher. Tu dois me donner quelque raison pour te protéger. Si tu me jures que tu es innocente de tous méfaits, je me battrai pour toi, et même contre la Reine en personne. Mais je dois savoir dans l'instant, Madenn. Je dois savoir quel risque je vais prendre pour toi, et si tu en vaux la peine. Je ne pouvais voir le visage de Kieran, mais même avec les mains liées dans le dos, sa posture semblait plus cool et naturelle que celle de sa femme sur son siège sculpté, dont j'observai le visage se drainer lentement du peu de sang qui lui restait. T'évanouir n'arrangera pas tes affaires, lui dit Blodewedd, d'une voix recélant un soupçon du ronronnement caractéristique de celle d'Andais. Peux-tu me donner une seule raison valable pour aller défier notre Reine à ce sujet ? Donne-moi un seul mot pour ta défense, Madenn, et j'en ferai usage. Madenn leva des yeux scintillants de larmes vers son Seigneur, mais elle ne prononça aucun mot. Comme aveu de culpabilité, on ne faisait pas mieux. Blodewedd baissa la tête, puis se retourna vers Mistral. Je ne peux la sauver de ses propres actions. Emmène-la, Mistral, ordonna la Reine. Madenn ne broncha pas ni ne pipa mot, jusqu'au moment où Mistral l'empoigna par le bras. Elle se cramponna alors des deux mains aux accoudoirs, comme une gamine. Elle avait beau être délicate selon les normes sidhes, elle n'en était pas moins suffisamment forte pour que l'obliger à quitter son siège sans la blesser n'en devienne en soi un challenge. Elle ne pépiait qu'un mot, encore et encore, d'une voix fluette, suraiguë : Non, non, non, non... Aubépin, appelai-je. Oui, Princesse. Va prêter main-forte à Mistral. Aubépin m'adressa une courbette, puis s'avança vers eux dans son armure cramoisie. Il remit son casque afin de se libérer les mains et alla se placer à côté d'eux. Mistral fit passer sa chevelure dénouée par-dessus ses épaules, puis lui fit un signe de tête. Comme s'ils s'étaient concertés, fléchissant tous deux les genoux, ils soulevèrent le pesant siège en bois dans lequel Madenn semblait scellée. Ils la transportèrent ainsi, se frayant un passage entre les gens de Blodewedd, vers l'allée centrale. Ils le firent facilement, gracieusement. Si Madenn n'avait pas eu l'air aussi terrifié, on aurait pu croire qu'ils étaient en train de lui faire honneur, la portant comme la Reine de Mai en personne pour être adorée par ses sujets. L'expression de Madenn disait cependant qu'elle s'attendait à être sacrifiée, plutôt que de se retrouver dans le rôle de la belle du bal. Ils la déposèrent ensuite sur son siège à côté de son époux. Ses épaules s'arrondirent, et je pensai qu'elle venait probablement de fondre en larmes. Meredith, dit la Reine, viens ici. Ce qu'elle n'eut pas à me demander deux fois. Elle était retournée s'asseoir sur son trône, me laissant celui vide autrefois réservé au Prince Cel, et qu'elle ne m'avait proposé que depuis vingt-quatre heures. Elle fit se déplacer Eamon, son Consort, de l'arrière du sien pour qu'il prenne place sur celui plus petit se trouvant à un niveau légèrement plus bas sur l'estrade. Il y en avait également un autre plus bas de mon côté, qui n'était pas encore réservé à mon Consort mais au garde du jour. Ou à celui du moment, si on veut. La dernière fois où j'avais pris place ici, ce siège avait été occupé par Sholto, le Seigneur de l'Insaisissable. Ce ne fut que lorsque je m'installai sur mon trône que je remarquai son absence, lui, le Roi de sa propre Cour, ainsi que celle de ses Sluaghs, qui n'étaient pas à leur table près de la porte. Ils n'étaient pas non plus derrière la Reine, officiant en tant qu'escorte. Les Gobelins n'étaient pas là non plus, mais ils étaient souvent absents à moins qu'il ne s'agisse d'un événement planifié d'avance ou d'une période de congé majeure. Et aucun des deux ne s'appliquait à la situation. Cependant, Sholto ne ratait jamais une occasion de paraître à la Cour. Il voulait trop désespérément être accepté en tant que Sidhe pour en manquer une seule. Tyler, l'esclave sexuel humain de la Reine, était recroquevillé à ses pieds. Et où est ton petit Gobelin, me demanda-t-elle, se référant à Kitto. Il est en train d'aider Rhys à superviser les policiers pendant leur séjour à la Féerie. Y aurait-il eu quelque problème ? Elle laissait Kieran mariner dans son jus, ou du moins souhaitait constater si cela ferait son effet. Madenn pleurait sans retenue aucune, et je l'aurais sans doute prise en pitié si elle n'avait pas participé au complot destiné à tuer Galen. Je mentionnai brièvement à ma tante l'impact que d'entrer à la Féerie avait eu sur Walters et son équipe. Un sujet qui sembla particulièrement l'intéresser. Je ne pensais pas que ton petit Gobelin serait un choix judicieux pour protéger la police. C'est quasiment certain qu'il n'ensorcèlera personne par accident. Pas assez Sidhe pour ça, dit-elle. Je réprimai un sursaut de colère à ce commentaire. Il est devenu complètement Sidhe pendant un tremblement de terre en Californie. La terre a bougé pour toi ? Comme c'est charmant ! Elle se montrait tout aussi terriblement courtoise que sournoisement insultante. Je doutais que mes nerfs tiennent suffisamment le coup pour continuer à bavasser ainsi pendant encore longtemps. En as-tu baisé un autre aujourd'hui, à part Mistral ? S'enquit-elle. En couchant avec, non. Alors, Mistral, viens prendre ta place sur l'estrade, car la Déesse sait que ce sera probablement ta dernière chance de venir t'asseoir ici. Je n'aimai pas du tout la menace sous-jacente à cette invitation, tout en ne pouvant nier que Mistral méritait ce siège. Frost avait organisé les autres hommes, qui s'étaient déployés en éventail autour de moi comme de bons gardes... c'est-à-dire, ceux qui ne surveillaient pas nos prisonniers. Barinthus resta à part, debout au pied de l'estrade. Elle le regarda, d'un air peu aimable. Va prendre ta place avec ses gardes, Barinthus. Car c'est là que tu as choisi de te tenir. Il hésita un moment, puis lui adressa une courbette avant de la contourner du plus loin possible, pour venir se placer à l'extrémité opposée de mes gardes alignés. Je pense qu'il allait essayer de se faire invisible, jusqu'à ce que nous soyons parvenus à comprendre ce qui avait pu provoquer le courroux de Sa Majesté. Il avait bien trop d'ennemis pour se faire des illusions. S'il trucidait la Reine, alors la plupart des nobles s'uniraient pour le mettre à mort. Bien évidemment, Andais n'aurait sans doute besoin d'aucune aide en la matière. Seul l'un des gardes, Murmure, demeura posté derrière elle. Lorsqu'elle leur avait proposé de m'aider, je ne m'étais pas attendue qu'elle en vide ses écuries, pour ainsi dire. Et il se pouvait qu'elle en soit elle-même surprise. Elle leur avait donné l'opportunité de se mettre au service d'une autre, et ils s'étaient empressés de la saisir. Proposez une chance à un homme de briser des millénaires de chasteté, et il y a de fortes chances qu'il fasse beaucoup pour vous. Bien évidemment, m'appartenir signifiait qu'ils devraient quitter la Féerie dans quelques jours. Qu'ils en seraient exilés s'ils me suivaient. Avaient-ils compris cela ? Cela les préoccupait-il ? Et si ce n'était pas le cas, alors à quel degré de perplexité devait se trouver Andais en découvrant que sa plus redoutable menace, l'exil de la Féerie, n'était plus aussi épouvantable que ça, après tout ? Mistral prit place sur le trône du Consort, en balayant de la main sa chevelure grise sur le côté, qui telle une cape, caressa le bord du dossier. J'aurais donné beaucoup pour pouvoir voir son visage. Pour le voir parcourir pour la première fois des yeux la Cour de cette position privilégiée sur l'estrade royale. Si les propos de la Reine étaient véridiques et non seulement l'expression de son courroux, elle avait l'intention de s'assurer qu'il n'ait pas une seconde chance d'intégrer ce siège, ce qui signifiait pas de deuxième chance avec moi. S'agissait-il d'un traitement de faveur destiné à Mistral, ou avait-elle fini par piger qu'elle risquait de perdre tous ses gardes à cause de moi et de la bague ? Frost se tenait à côté de moi, et Galen à l'opposé. Il manquait Doyle. Où était-il passé ? Où étaient passés Usna et Cathubodua ? J'agrippai la main de Galen, ne semblant pas me lasser de le toucher. J'avais retenu sa mort entre mes mains, et à présent, je voulais m'envelopper de sa vitalité. Mais je ne lui faisais aucune confiance pour combattre les Seigneurs Sidhes et y survivre. Je croyais que le silence qu'Andais opposait à Kieran et à Madenn avait pour but de les faire craquer. J'attendais qu'elle reprenne les rênes. Je l'avais suffisamment énervée pour la nuit, et ferais tout mon possible pour éviter d'en rajouter. Kieran, tu as tenté d'assassiner l'un de nos gardes royaux. Non pas au cours d'un duel en bonne et due forme, mais dans une embuscade. Si vous pensez m'inciter par cette ruse à lancer un défi à ce jeunot, cela ne marchera pas. Si je le défie, alors il pourra choisir la méthode de duel. Il choisira probablement les armes, et je ne pourrai le vaincre sans l'aide de la magie. Admettrais-tu que l'un de mes gardes les plus faibles est meilleur guerrier que toi, Kieran ? Absolument. Les Corbeaux de la Reine regroupent les meilleurs guerriers que les Sidhes aient jamais eus. Je ne serais pas aussi audacieux pour aller jusqu'à penser pouvoir le vaincre avec du métal. Kieran me regarda alors. Sa barbe claire encadrait le sourire qui n'avait pas quitté son visage. Évidemment, si le jeune roitelet de seigneur pense que je l'aie insulté et souhaite me défier... Et il laissa cette option ouverte. J'étreignis la main de Galen, qui se mit à rire. Le sourire de Kieran s'estompa. Serais-je aussi stupide, dit Galen. Par la Déesse, je ne l'espère pas ! Puis il prit ma main pour déposer un baiser sur mes doigts. Je vis alors sur ses traits une dureté que je n'y avais jamais vue. Je suis aux côtés de Merry et dans son lit, et je n'y renoncerai pas parce que mon orgueil a été blessé. Son large sourire habituel réapparut en un éclair, radieux et lumineux, comme si l'ombre furtive que j'avais surprise sur son visage ne s'y était jamais trouvée. De plus, tu m'en vois flatté. Tu m'as tendu une embuscade avec la complicité de deux magiciens et de quatre guerrières. J'ignorais que tu avais aussi peur de moi. Un lutin prétentieux ne me fait pas peur ! Kieran s'empourprait sous le coup de la colère. Galen se remit à rire, puis posa à nouveau les lèvres sur ma main. Si tu n'avais pas peur de moi, alors pourquoi t'a-t-il fallu tant de guerriers pour tenter de m'éliminer ? Oh, je suis bien d'accord avec ça, dit Andais. Seule la peur inciterait Kieran à rallier autant de complices pour venir à bout d'un seul garde. Si la cible avait été mon Froid Mortel ou mes Ténèbres, j'aurais pu comprendre. Voire même Mistral, notre Seigneur des Tempêtes, mais j'ignorais que tu redoutais tant Galen. Je ne le crains pas, répéta Kieran. Mais une certaine inflexion dans sa voix me fit penser à Shakespeare : « La dame proteste trop pour être honnête. » Qu'est-ce qui, chez Galen, même s'il était l'homme vert capable de faire renaître la vie à la Cour, pousserait Kieran à rassembler une telle puissance de feu simplement pour le tuer ? En voilà une sacrée bonne question. J'avais été trop anxieuse en croyant avoir failli perdre Galen pour vraiment y réfléchir. Si tu n'as pas peur de Galen, alors de quoi as-tu peur, Kieran ? lui demandai-je. Seigneur Kieran, me corrigea-t-il. Non ! Kieran, dit Andais. Elle est l'héritière potentielle de mon trône, et sera peut-être un jour ta Reine si tu vis assez longtemps pour le voir. Je pense qu'elle peut s'adresser à toi comme je le fais, Kieran. Le ronronnement était présent dans sa voix, ce qui annonçait soit du sexe, soit qu'on risquait de se faire amocher, et bien. Et parfois, cela signifiait les deux. De quoi ai-je peur ? dit Kieran. Je redoute l'extinction des Sidhes, en tant que race. Aurais-tu peur que les origines métissées de ma nièce nous condamnent tous à la mortalité ? En effet, comme beaucoup d'entre nous. Ils craignent d'en parler, mais ils agiraient tout comme moi, s'ils en avaient le courage. Le regard d'Andais se porta au-delà de sa personne. Je ne sais pas, Kieran. Je pense que le courage de ta femme s'estompe plutôt vite. Il regarda son épouse, et son visage se fit expressif, recélant quelque question, ou était-ce une imploration ? Si elle pouvait s'exprimer avec courage, cela pourrait bien se terminer. Madenn hoqueta en de bruyants sanglots. Elle avait été jadis une Déesse de la Jeunesse, ce qui lui avait conféré une apparence permanente de jeune fille en fleur, très juvénile. Le visage qu'elle leva vers nous semblait avoir à présent encore plus rajeuni, comme si la peur lui avait retiré nombre d'années. Vous avez dit à de nombreuses reprises que vous purifieriez cette Cour des sang-mêlé, dit-elle d'une voix haletante pâteuse de larmes. Nous ne cherchions qu'à vous aider à faire ce que vous aviez toujours souhaité avant qu'elle ne revienne des Terres Occidentales et que vous vous détourniez de nous. Andais s'était penchée en avant, la colère semblant se dissiper de sa personne. Le visage de Kieran reprit peu à peu son air de suffisance. Crystall, fouille-la pour localiser un sortilège, quelque breloque dirigée contre la Reine. Andais me regarda, les sourcils froncés. Mais de quoi parles-tu, Meredith ? De grâce, Votre Majesté, de grâce, s'écria Madenn, aidez-nous ! Je pus observer que le visage de ma tante, curieusement, se radoucissait, Aubépin, dis-je, si elle l'ouvre encore avant que je la congédie, tranche-lui la gorge. Elle en guérira. Sans hésitation, il sortit son poignard de son fourreau, et l'appuya contre son cou, alors même qu'elle tentait encore de protester. Andais détourna le regard, en s'abritant les yeux. Qu'est-ce que cela signifie ? Crystall fouillait Madenn, et il se montra suffisamment méticuleux pour que Kieran en vienne à protester aussi : Il pose les mains sur ma femme ! Quand elle sera veuve, il n'y aura plus de vœux de mariage à briser, lui rétorqua Andais. Kieran en resta bouche bée quelques instants, avant de la refermer, et je perçus les prémices de la peur qui se reflétaient dans ses yeux. Madenn poussa un faible cri, et Aubépin appuya la pointe de sa lame suffisamment profondément pour faire perler du trou d'épingle une goutte de sang d'un rouge vif cramoisi. Elle pleurnicha, renonçant à toute tentative pour en placer une. Crystall dut se rapprocher particulièrement près de Madenn pour sortir de sous ses seins un petit sac cousu de deux morceaux de tissu, ressemblant presque à un oreiller miniature, de la dimension d'une pièce de cinquante centimes. Je baissai juste assez mes barrières protectrices pour voir ce minuscule coussinet scintiller, relié par une fine ligne rouge à la Reine. Crystall trancha les liens qui le fermaient, et en déversa quelques herbes sèches et sept brins de cheveux noirs, qu'il retint entre ses doigts, le reste du contenu dans l'autre main. Un charme qui vous est destiné, et seulement à vous, Majesté, dit-il. Un Charme d'Éloquence, pour que ses paroles semblent suaves à vos oreilles. Andais regardait Barinthus qui se tenait à l'autre bout de l'estrade. Je te ferais bien ce que je fais rarement à quiconque, Seigneur Barinthus. Et de quoi s'agit-il, Reine Andais ? s'enquit-il en lui faisant une courbette. Des excuses, lui dit-elle avant de revenir à Madenn et Kieran : pourquoi risqueriez-vous la mort pour tuer Galen ? Kieran ne pense pas risquer la mort, lui annonçai-je. Elle tourna alors les yeux vers moi. Il a fait usage de magie pour tenter d'user d'artifices contre moi. C'est une raison valable pour que j'en défie un, voire les deux, en combat singulier. Il m'a dit que Siobhan, après avoir tenté de tuer une Princesse royale, était toujours en vie, sans même avoir été soumise à la torture parce qu'Ezekial la redoute. Il a dit que si vous ne punissiez pas quelqu'un pour ça, qu'il n'y aurait alors aucun châtiment pour avoir tenté d'assassiner un garde à moitié lutin. Elle le regarda, et quelque chose dans ce regard le fit reculer d'un pas, pour venir se cogner contre les gardes. As-tu dit chose pareille, Kieran ? Pas en ces termes, non. En as-tu exprimé l'essentiel ? Il déglutit si bruyamment qu'on l'entendit, puis il hocha la tête. Toute la maisonnée de Nerys s'est révélée traître en tentant de vous tuer, ma Reine, et ils vivent toujours. Pourquoi la vie d'un garde de sang-mêlé serait-elle plus précieuse que la vie de la Reine en personne ? Vois, Meredith, tu as montré de la clémence et ils vont l'utiliser contre toi. Nerys a donné sa vie pour que sa maisonnée survive, dis-je. Elle a payé le prix pour obtenir votre clémence. Cela se pourrait. Puis le regard d'Andais les dépassa tous pour venir se fixer sur une autre maisonnée noble. Dormath ! L'homme qui se leva était grand et d'une incroyable minceur. Sa peau était l'une des plus blanches dont notre Cour pouvait se vanter, quoique de la pâleur livide d'un cadavre. La capuche noire de sa houppelande repoussée en arrière révélait une chevelure aussi blanche que son teint, ce qui le faisait quasiment ressembler à un albinos, à l'exception de ses yeux, gigantesques, sensuels et noirs. Son physique s'apparentait de près à l'idée contemporaine que l'on se faisait de la « Mort ». On m'avait dit qu'à une époque il était aussi magnifique et musclé que tous les autres Sidhes, mais que des siècles de croyance populaire l'avaient transformé physiquement. Le débat était ouvert parmi nous : incarner si parfaitement la figure emblématique de la Mort faisait-il de lui un idiot doté de piètres capacités magiques qui n'avait pas su se prémunir des pensées des mortels ? Ou si cela apportait-il la preuve qu'il était l'un des plus puissants d'entre nous, et donc toujours vénéré par les humains, d'une certaine manière. Sa voix était plus profonde que je ne m'y attendais. Oui, ma Reine, dit-il. Innis est l'un des vôtres, tout comme Siobhan. Seriez-vous aussi félons que ceux de la maisonnée de Nerys ? Que nenni, ma Reine, je vous jure que j'ignorais tout des intentions de Siobhan comme d'Innis. Je vous le jure ! Tu as intercédé en faveur de Siobhan. Tu as imploré ma pitié. Je te l'ai accordée parce que mon fils l'estime aussi, et m'avait demandé d'épargner sa vie. J'ai écouté mon fils et quelqu'un que je pensais être mon allié. Et je suis votre allié, Votre Majesté. Ma maisonnée vous est toujours acquise. Deux traîtres, Dormath, deux venants de la même maison. Comment puis-je te faire confiance et ne pas croire qu'elle n'en contient pas plus encore ? dit-elle en traçant du doigt des cercles lascifs sur l'accoudoir de son trône. N'en est-il pas de même vrai de celle de Blodewedd ? S'enquit-il. Ne m'attire pas dans tout ceci, Dormath, lui lança Blodewedd. Toi qui portes le nom de ton propre chien, car tu as honte de ton véritable nom ! Je n'ai honte de rien du tout ! Allons les enfants ! intervint Andais d'une voix légère, presque mutine, dont l'intonation ne m'en fit pas moins dresser les poils sur la nuque. Tu peux constater où te conduit la clémence chez une souveraine, Meredith. Comprendras-tu à présent ? La clémence est pour les faibles, et les moribonds. J'ai compris comment Kieran a interprété vos actions. Son regard se posa sur moi, et j'aurais assurément préféré ne pas bénéficier autant de son attention quand elle se trouvait dans cette humeur, mais j'y eus quand même droit. Et comment donc ? Que si vous ne tueriez pas quelqu'un ayant tenté de m'assassiner, alors vous feriez encore moins à ceux ayant tenté de tuer Galen. Penses-tu qu'il en avait le droit ? Penses-tu qu'aucune punition ne lui échoira ? Je pense que Siobhan devrait être exécutée et qu'on devrait faire un exemple de Kieran. Un exemple ? Mais comment, si ce n'est en l'exécutant ? s'étonna-t-elle. Je m'humectai les lèvres, qui s'étaient brusquement desséchées. Je n'ai pas réfléchi aussi loin que ça, Tante Andais. Ah ! Mais moi si ! Ce qui fait toute la différence entre une Reine et une Princesse. Puis elle entrouvrit ces lèvres rouges, si rouges, s'apprêtant à prononcer une sentence effroyable, quand les immenses doubles portes s'ouvrirent avec fracas, cédant le passage aux Ténèbres. Chapitre 25 Usna et Cathubodua apparurent à leur tour derrière Doyle, traînant entre eux un corps. Un corps revêtu d'une houppelande de fourrure blanche ornée de points d'un vif cramoisi. Les Ténèbres, dit Andais, comme c'est aimable à toi de te joindre à nous. Qui amènes-tu sans cérémonie devant nous ? Sa voix recélait encore un ronronnement de satisfaction laissant augurer de la souffrance à venir pour quelqu'un. Doyle venait juste de lui offrir une autre victime potentielle. Ah ! Gwennin, le Seigneur Blanc, quelque peu mal en point, dirait-on. Je savais que Gwennin n'était pas pote avec Cel. Il n'était pote qu'avec ceux qu'il considérait comme purement Unseelies. Il était l'un des derniers à avoir été bannis de la Cour de la Lumière et de l'Illusion, il ne s'en comportait pas moins invariablement comme si un jour, il y retournerait. Les Seelies accueillaient parfois un exilé revenant de chez les humains, mais quand on s'était rallié au royaume obscur, on était jugé irrémédiablement souillé et impardonnable. Je suivais des yeux Doyle qui s'avançait vers moi avec raideur. Le grand chasseur ténébreux, la silhouette sinistre qui m'avait tant effrayée dans mon enfance. Mais je dus refréner l'envie irrépressible de lui dire de venir me rejoindre. Je désirais tant me retrouver entre ses bras. Je ressentais un profond désir d'être étreinte, rassurée, siégeant ici, à la Cour, où j'étais loin de me sentir en sécurité. Ce qui m'avait poussée à fuir la Féerie trois ans plus tôt était en train de se reproduire. Beaucoup trop de morts, trop de tentative de meurtre. Et quand suffisamment d'individus veulent vous voir mort, ils y parviennent en général. C'est tout simplement mathématique. Pour survivre à toutes ces tentatives, il fallait faire des choix. Mais leurs auteurs, eux, n'avaient qu'à réussir une seule fois. Gwennin n'était pas un allié des seigneurs que nous avions « arrêtés ». Je ne parvenais pas à imaginer un complot regroupant tous ceux se trouvant devant moi. Se pouvait-il qu'il y en ait plus d'un fomenté contre moi ? Et qu'est-ce que tout cela avait à voir avec les meurtres ? Gwennin, dit Andais, semblant perplexe, tu n'es pourtant pas l'ami de ceux-là. Elle exprimait tout haut mes pensées. Je me demandai si cela était un bon ou mauvais signe. M'étais-je améliorée en politique, ou faiblissait-elle ? Il a dit qu'il avait agi seul. Qu'il reprochait à la Princesse d'avoir invité les policiers humains. C'est dévalorisant pour notre Cour d'accepter leur aide. Il a mis au point un sortilège qui les aurait rendus incompétents, ou les aurait tués, si nous le leur avions transmis. Transmis ? Il l'a lancé sur Biddy, qui est à moitié humaine, et chaque personne ayant du sang humain qu'elle aurait touchée se serait retrouvée contaminée. Gwennin retrouva l'usage de la parole, alors même qu'il était à plat ventre par terre entre Usna et Cathubodua : Que le sortilège ait fonctionné sur la Princesse prouve qu'elle n'est qu'humaine. Cathubodua lui asséna une claque du revers de la main. Tu ne l'ouvriras que lorsqu'on t'y invitera, traître ! Oui, dit Andais, ce sont tous des traîtres. Tous ! Mais aucun d'eux n'a attenté à la vie de Meredith. Ils ont essayé de prendre la vie de Galen, ils ont tenté d'empêcher les humains de pénétrer dans notre sithin, mais ils n'ont pas essayé de tuer Meredith. C'est intéressant, ça ! J'y réfléchis, avant d'admettre qu'elle avait raison. Je regardai Doyle, et nos yeux se rencontrèrent. C'était en effet intrigant, et surprenant. Et pourquoi les gardes de Cel seraient-elles davantage intéressées par le fait de tuer ton chevalier vert que de te tuer, toi ? s'enquit Andais sur le ton de la conversation. J'essayai de conserver l'inflexion badine de ma voix, et y réussis presque. Si l'un de ses sbires avait essayé de me tuer, Cel le paierait de sa vie. Mais tuer mes alliés ne signifie pas automatiquement la peine de mort pour le Prince. Mais pourquoi Galen, Meredith ? Si j'avais l'intention de te déposséder de tes alliés, je porterais mon choix sur les Ténèbres ou Froid Mortel. Ou Barinthus, dis-je. Ce qu'elle approuva. Oui, bien joué ! Elle regarda Kieran et sa femme, qui avait toujours le poignard d'Aubépin piqué contre la gorge. Si j'élimine Barinthus, alors l'un de mes plus puissants gardes sera mort. S'il me tue, lui, alors vous seriez débarrassés de moi, et pourriez être les premiers à demander sa mort pour ses actions téméraires. Elle gigota sur son trône comme pour arranger ses jupes plus confortablement. Oh oui, Kieran, bon plan. Tu n'as fait qu'une seule erreur, malheureusement. Il leva les yeux vers elle. Et quelle est-elle ? Tu as sous-estimé la Princesse et ses hommes. Je ne referai pas la même erreur, dit-il, en me lançant un regard hostile. Kieran, ne dirait-on pas une menace à l'encontre de la Princesse ? dit Andais avant de tourner son attention vers moi et d'ajouter : Cela ne ressemblait-il pas à une menace contre toi, Meredith ? Si, Tante Andais, en effet. Froid Mortel, Kieran vient-il juste de menacer la Princesse ? Oui, répondit Frost. Les Ténèbres ? L'appela-t-elle. Oui, il a menacé la Princesse, ou menacé de mieux s'organiser la prochaine fois qu'il complotera de vous tuer, Votre Majesté. Oui, c'est ce qu'il me semblait avoir entendu. Puis elle considéra les nobles. Blodewedd, l'as-tu entendu me menacer ainsi que les miens ? Blodewedd prit une profonde inspiration, tel un soupir, avant d'acquiescer d'un léger hochement de tête. J'ai besoin de l'entendre dit haut et fort pour toute la Cour, dit Andais. Kieran s'est conduit de manière insensée aujourd'hui. De manière bien plus insensée que moi ou ma maisonnée ne pouvons le supporter, voire même y remédier. Kieran la regarda, semblant pour la première fois effrayé. Ma Dame, vous êtes ma régente, vous ne pouvez vouloir dire... N'essaie pas de me faire la complice de ta stupidité, Kieran. Madenn est ta femme et a toujours été comme ton ombre. Mais si tu avais pu persuader des gens de notre propre maisonnée de se joindre à toi, je ne crois pas que tu aurais demandé l'assistance d'Innis. Voilà une remarque qui ne manque pas d'intérêt. Andais avait les yeux fixés sur le corps avachi d'Innis, toujours inconscient. Dormath, je te propose de faire un choix. L'un de tes gens doit mourir. Innis ou Siobhan, la décision t'incombe. Ma Reine, intervint Doyle, je demanderai qu'Innis soit épargné, et que Siobhan... Je sais qui tu ferais éliminer, les Ténèbres. Elle me regarda ensuite. Je sais même qui tu me ferais exécuter, Meredith, mais tu n'es pas leur régente. Je veux que ce soit Dormath qui choisisse, afin que le reste de sa maisonnée comprenne qu'il ne les protégera pas. Ma Reine, ne m'obligez pas à choisir entre mes seigneurs et mes dames. Voudrais-tu alors prendre leur place, Dormath ? T'offrirais-tu pour sauver à la fois Innis et Siobhan ? Je suis prête à considérer une telle offre, si c'est ce que tu es prêt à me proposer. Le visage de Dormath se fit d'autant plus blafard, ce que je n'aurais jamais cru possible. Il cligna ses grands yeux sombres, lentement. Allions-nous voir Dormath, la Porte de la Mort, tourner de l'œil ? Allons, Dormath, ce n'est pourtant pas une question particulièrement compliquée, dit Andais. Soit tu acceptes de payer le prix pour les crimes des membres de ta maisonnée, soit tu t'y refuses. Nerys a accepté de donner sa vie pour la sienne. La voix de Dormath émergea, fluette et aiguë, comme s'il s'efforçait d'en contrôler l'élocution. Toute sa maisonnée était impliquée. Hormis ces deux-là, la mienne est innocente. Alors décide-toi, Dormath. La Princesse demande une mise à mort comme punition et je ne peux refuser sa requête. Elle est dans son bon droit. Une mort, en effet, dit Dormath, mais pas une exécution. Elle peut légitimement les défier en duel, et leur ôter la vie si elle le peut. Cela pourrait s'appliquer, Seigneur Dormath, lui dis-je, si Siobhan m'avait attaquée seule à seule, mais ce n'est pas ce qu'elle a fait. Elle m'a agressée avec l'aide de deux complices. Elle m'a tendu une embuscade. Ce qui n'a rien d'un combat singulier. Mais plutôt, purement et simplement, d'une tentative d'assassinat. Innis ne t'a même pas attaquée, me contra Dormath, il a attaqué le chevalier vert. C'est à lui de requérir une vie. Et crois-tu qu'il montrera davantage de pitié que la Princesse ? s'enquit Andais. Je pense que Galen a toujours été un homme juste, dit Dormath. Galen m'étreignit la main en soupirant. Un soupir las. J'ai essayé d'être juste, partial et bon, quoi que cela signifie. Siobhan m'a dit autrefois que j'appartenais à la Cour Seelie, où ils essaient tous de paraître ce qu'ils ne sont pas. Je lui ai demandé ce qu'ils prétendaient être. Humains, m'a-t-elle répondu, me donnant l'impression qu'il s'agissait d'une sorte de malédiction. J'observai son visage qui se faisait progressivement grave, si étranger à mon Galen. T'attends-tu vraiment que je t'aide à sauver les vies de ceux qui ont tenté de me tuer ? Ils se regardèrent fixement. Ce fut Dormath qui détourna le premier les yeux. Il parla, tête baissée, afin de se soustraire aux regards. On essaie de connaître ses rivaux et d'utiliser contre eux leurs forces et faiblesses. Et pourquoi serais-je un rival pour toi ? lui demanda Galen. Dormath s'adressa à la Reine comme s'il ne l'avait pas entendu. Ma Reine, je vous demanderai de ne pas m'obliger à choisir parmi mes gens. L'un d'eux a peut-être commis un crime moins grave, mais j'ai plus d'affection pour l'autre. Réponds à la question de Galen, lui intima Andais. Les profonds yeux brillants de Dormath clignèrent avant qu'il ne les pose sur elle, son visage fin ne laissait rien transparaître. Et quelle était la question, ma Reine ? Je me lasse rapidement des devinettes, Dormath, dit-elle. Je te conseille de garder cela à l'esprit. Je ne te le redirai qu'une fois : réponds à la question de Galen. Dormath frissonna et sa longue houppelande noire ressembla à des plumes s'ébouriffant autour de son corps. Je ne pense pas que votre fils souhaiterait que soit apportée devant toute la Cour une réponse à cette question. Je regardai alors Andais, ma tante, ma Reine. J'ignorais de quoi parlait Dormath, mais, elle, cela m'aurait étonnée. Elle avait dissimulé les secrets de son fils depuis des siècles. Son visage était d'une magnificence glaciale, arrogant et parfait, chaque ligne de sa personne évoquant quelque statue incarnant la beauté qui conduit les hommes non pas à l'amour, mais au désespoir. Comme tu veux, Dormath, réponds ou pas à la question. Mais sache que si tu révèles tout ce que tu sais, tu perdras tous les alliés du Prince Cel. Ils considéreront que tu les as trahis. Sache aussi qu'il y en a parmi nous qui te condamneront comme étant le plus sournois des traîtres pour avoir suivi son plan. Dormath se maintint en équilibre en s'appuyant sur la table d'une longue main blême. Ma Reine... Dormath, si tu ne réponds pas à la question, je le considérerai comme un affront, et personnel. Vous me tueriez pour m'empêcher de révéler ce qu'il a fait, dit Dormath. Est-ce ce que j'ai dit ? Je ne le crois pas. Puis elle me regarda, en répétant : Est-ce ce que j'ai dit, Meredith ? J'hésitai quant à la manière de lui répondre. Je ne crois pas que vous ayez menacé Dormath s'il révélait ce que le Prince Cel, mon cousin, a fait. Et je ne crois pas non plus que vous l'ayez encouragé à révéler tout ce qu'il sait. Continue, dit-elle, et elle semblait satisfaite de moi, quoique la raison m'échappât. Mais vous lui avez clairement notifié que s'il ne répond pas à la question de Galen, vous le défieriez en combat singulier jusqu'à la mort. Elle hocha la tête et sourit, comme si ce que je venais de dire était plutôt futé. Précisément. Mon regard glissa de la Reine à Dormath et, un moment, je ressentis de la pitié à son égard. Elle lui avait posé une énigme qui n'avait peut-être pas de réponse en soi, du moins pas une qui, de toute façon, lui sauverait la vie. Il se soutenait toujours sur la table pour se maintenir droit. Son visage montrait clairement qu'il ne voyait aucune issue au labyrinthe de mots dans lequel elle l'avait égaré. Je ne crois pas qu'il existe un moyen de répondre à la question du chevalier vert sans révéler par la même occasion ce que vous souhaitez savoir. Je ne pense pas que tu saches ce que je veux, Dormath. Mais si tu demeures muet, je te tuerai, et il n'y aura aucune injustice, car ce sera un duel, entre toi et moi. Il déglutit, et sa gorge semblait presque trop fine pour retenir les soubresauts de sa pomme d'Adam qui y faisait l'ascenseur. Pourquoi faites-vous cela, ma Reine ? Fait quoi ? S'enquit-elle. Voulez-vous que la Cour l'apprenne ? Est-ce ce que vous voulez ? Je veux un enfant qui estime son peuple et le bien-être de celui-ci avant le sien. Le silence dans la salle s'était approfondi. Comme si tous autant que nous étions avions pris une inspiration que nous avions retenue. Comme si le sang même dans nos veines avait momentanément cessé de circuler. Andais venait d'admettre publiquement que Cel n'estimait rien à part lui-même, ce que j'avais su depuis des années. Elle l'avait éduqué pour croire que la Féerie, les Sidhes et les Feys inférieurs lui devaient tout. Elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux, le chant dans son cœur, l'être le plus précieux de son univers, et cela depuis plus longtemps que l'existence même de ce pays, et maintenant, elle voulait un enfant qui estimait autrui au-delà de lui-même. Qu'avait bien pu faire Cel pour désenchanter ainsi sa mère? Dormath brisa ce silence. Ma Reine, j'ignore comment vous donner ce que vous désirez. Je peux vous donner ce que vous voulez. Maelgwn avait perdu son habituel ton doucereux nimbé d'amusement. Il semblait aussi sérieux que délicat, ce que je n'avais encore jamais perçu chez lui. Andais lui lança un regard et à la seule vue de son profil, je pouvais dire que celui-ci n'avait rien d'amical. Le peux-tu, Seigneur des Loups, le peux-tu, vraiment ? Sa voix recélait un avertissement, comme la pression atmosphérique quelques secondes avant que n'arrive la tempête. Oui, dit-il doucement, et ce mot retentit dans toute la salle. Elle se réadossa sur son trône, les mains immobiles sur les accoudoirs sculptés. Éclaire ma lanterne, loup. Il y a deux descendants de votre lignée qui ont atteint la majorité, Votre Majesté. L'un d'eux a réveillé la bague de la Reine, et offre à présent presque tout afin d'avoir l'autorisation de profiter de sa magie. Elle affirme que de donner des enfants à tous les Sidhes est plus important pour elle que de gagner le trône, voire plus que de protéger sa propre vie, ou de faire grossir son ventre d'une vie à venir. Voilà ce pour quoi la plupart des nobles dans cette salle, et peut-être même tous ceux ici présents, donneraient tout. N'est-ce pas là une enfant qui place le bien-être de son peuple avant le sien ? Je restai assise, immobile, ne voulant pas attirer l'attention d'Andais. Il se pouvait que ce que disait Maelgwn soit vrai, mais la Reine n'appréciait pas toujours ni ne récompensait la vérité. Parfois, un mensonge vous permettait de mieux progresser. Le mensonge le plus prisé d'Andais étant que Cel était apte à régner. Elle-même avait tendu la perche aux nobles qui s'exprimaient à présent : Cel n'aurait été le choix de personne, s'ils avaient eu n'importe quelle autre alternative n'incluant pas une bâtarde de mortelle. Seul mon père avait eu le courage de dire à Andais que quelque chose clochait chez son fils. Quelque chose qui allait au-delà du simple fait d'être trop gâté ou privilégié. Andais s'exprima alors comme si elle avait entendu ma dernière pensée. Lorsque mon frère a mis enceinte sa nouvelle épouse aussi rapidement, certains m'ont pressée d'abdiquer. J'ai refusé, dit-elle avant de tourner les yeux vers moi, en ajoutant : Veux-tu savoir pourquoi je t'ai fait revenir à la maison, Meredith ? La question était tellement inattendue que j'en restai bouche bée, la fixant quelques instants avant de parvenir à y répondre par : Oui. Je suis stérile, Meredith. Tous ces docteurs humains ont fait le maximum pour moi. C'est la raison pour laquelle tu dois prouver que tu es fertile. Quel que soit celui qui me succédera sur le trône, il devra être capable de ramener la vie aux Cours. Maelgwn m'a accusée de vous condamner tous à demeurer sans enfant par le simple fait que ma lignée est stérile. Je ne peux que vous promettre que je l'ignorais jusqu'à tout récemment. Si je pouvais revenir en arrière... Elle poussa un soupir et s'avachit tout autant que le lui permit son corsage trop serré. Je m'interroge sur ce que nous serions à présent, nous, les Unseelies, si j'avais permis à Essus de prendre ce trône il y a trente ans de cela, voire bien avant. Ses yeux contenaient une souffrance qu'elle ne m'avait jamais laissée entrevoir. Ce seul regard répondit à l'une de mes questions. Je savais que mon père avait de l'affection pour sa sœur, mais, jusqu'à cet instant, je ne savais pas si elle l'avait aimé en retour. Et tout était là dans ses yeux, sur les rides de son visage, sous son maquillage. Elle avait l'air fatigué. Tante Andais... commençai-je, mais, d'un «chut», elle m'intima de me taire. J'ai eu vent de rumeurs dans l'obscurité, ma nièce adorée, de rumeurs auxquelles je n'ai pu accorder de crédit. Mais si la bague s'est véritablement remise en activité à ton doigt, si elle a commencé à choisir des couples fertiles pour toi, alors il se pourrait que ces rumeurs aient été fondées. Maeve Reed, qui fut autrefois Conchenn parmi les Seelies, est-elle enceinte ? J'ouvris la bouche, avant de la refermer. Il devait y en avoir un parmi nous qui nous avait espionnés pour le compte de la Cour Seelie. Répondre par l'affirmative mettrait en danger Maeve, que Taranis avait déjà essayé d'éliminer. Elle était actuellement à l'étranger, en sécurité, du moins, autant que nous avions pu lui garantir. Mais il était encore plus dangereux de ne pas répondre, du fait que nous n'avions dit à personne qu'elle avait été exilée de la Féerie parce qu'elle s'était refusée au lit du Roi. Il était stérile. Ce qui signifiait qu'à la différence d'Andais, Taranis était au courant depuis une centaine d'années de son infertilité. Plutôt qu'abdiquer, il avait préféré garder son trône, en condamnant son peuple à s'étioler et s'éteindre. Les Seelies avaient le droit d'exiger sa mort comme véritable sacrifice à la terre pour cette faute. J'avais mis trop de temps à répondre, car Andais dit : Meredith, qu'est-ce qui ne va pas ? Frost m'étreignit l'épaule et Galen s'était figé à mes côtés. Je regardai Doyle, qui me fit un léger signe de tête. Oui, elle porte un enfant, répondis-je dans un murmure, la vérité étant le moindre des maux. Andais se tourna vers Doyle comme si elle n'avait qu'une envie : lui demander pourquoi j'avais tant hésité. Mais elle était bien trop experte en politique pour aller poser la question. Réponds afin que tout le monde puisse t'entendre, ma nièce. Je dus m'éclaircir la gorge afin que ma voix retentisse dans toute la salle. Oui, elle porte un enfant. Une vague de murmures circula parmi les nobles assemblés. Andais sourit, cette réaction semblant la réjouir particulièrement. As-tu accompli un sortilège pour elle, un sortilège de fertilité ? Oui, répondis-je. Les murmures se firent plus virulents, gonflant tel l'océan montant à vive allure vers le rivage. J'ai entendu dire que son mari était alors mourant, est-ce vrai ? Oui, acquiesçai-je. Les traitements anti-cancer peuvent laisser un homme stérile, voire dans l'incapacité même d'agir physiquement. Parfois, dis-je. Mais tu es parvenue à lancer un sortilège qui a permis à un moribond de lui faire l'amour une toute dernière fois ? Oui. Qui a donc joué le rôle du consort pour ta déesse ? Qui a été dieu pour ta déesse pour cela ? Galen, dis-je en serrant sa main contre ma poitrine. La vague de murmures déferla littéralement sur nous en un brouhaha confus. Par des cris, presque des hurlements. Certains n'en croyaient pas leurs oreilles. Je perçus toutefois une voix masculine que je ne parvenais pas vraiment à situer et qui disait : Ça explique tout. Je m'enquerrais plus tard auprès de Doyle ou de Frost s'ils l'avaient reconnue. Andais regardait Kieran toujours debout, les mains liées, au pied des marches. J'ai tué le père de Galen avant d'apprendre que la noble qui avait porté plainte était enceinte, avant qu'elle ne le sache elle-même. Tu as presque tué un guerrier ayant contribué à créer par magie la vie à l'intérieur du ventre d'une Sidhe, et ce avec un humain agonisant. Kieran avait l'air confus, semblant s'employer activement à réfléchir. Je n'en crois rien, mais vous avez exprimé trop de vérité aujourd'hui, ma Reine, pour que j'en doute. Et vous n'appréciez pas assez Galen pour aller jusqu'à mentir pour le sauver. Nous ne mentons jamais, Kieran. Je voulais dire... dit-il en lui faisant une courbette. Je sais ce que tu as voulu dire, l'interrompit-elle en s'adossant sur son trône, confortablement, comme un chat qui s'installe. Que t'ont raconté les partisans de Cel pour que tu acceptes d'agir en traître ? Je m'attendais à ce que Kieran le démente avec véhémence, ou conteste, mais il se contenta de répondre : Que l'homme vert lui apporterait la vitalité, répondit-il en faisant un signe de tête dans ma direction, puisqu'il ne pouvait me montrer du doigt. Le regard d'Andais se porta alors sur Dormath. Et que t'a raconté Siobhan ? Que l'homme vert ferait revenir la vie au pays de la Féerie. La panique transparut sur les traits de Kieran, qui tenta de se laisser tomber à genoux, pour se prosterner encore plus bas, selon moi. Mais des mains l'empoignèrent sans ménagement pour le maintenir debout. Ce n'est pas ce que l'on m'a dit, ma Reine, je vous le jure ! Jamais je ne détruirais une chance que notre Cour puisse revenir à ce que nous avons été autrefois ! Jamais ! Dormath, dit-elle, explique à Kieran la formulation exacte de la prophétie pour laquelle le Prince Cel a payé le médium humain. Dormath lui adressa une courbette, puis énonça : L'homme vert fera revenir la vie au peuple de la Féerie. La souveraine est la terre, et la terre est la souveraine. Leur santé, leur fertilité, leur bonheur, sont la santé, la fertilité et le bonheur de la terre même. Bien dit, Dormath, et particulièrement exact. Si vous aviez réussi à tuer le chevalier vert de Meredith, qui peut être destiné à devenir le Roi qui rendra les Sidhes féconds de nouveau, alors que nous auriez-vous infligé, Kieran, Madenn ? Elle n'attendit pas leur réponse, avant de poursuivre : En le tuant, vous auriez annihilé tous nos espoirs et nos rêves. Mais ce sont Mistral et Meredith qui ont commencé à régénérer les jardins morts, ainsi que les facultés magiques des gardes. Il était avec elle lorsque la bague a lié Nicca et Biddy, dit Kieran. C'est Mistral qui est assis sur le trône de son consort, et non pas le chevalier vert. C'est vrai, et il se pourrait que la bague ait choisi le Seigneur des Tempêtes pour devenir son Roi. J'ai moi-même interprété l'expression « homme vert » comme signifiant l'ensemble de nos dieux végétaux. Mais je me suis peut-être montrée trop littérale. L'homme vert correspond parfois à une autre dénomination pour désigner un dieu, ou un consort, dit-elle avant de hocher la tête. Va aider Nicca et Biddy à concevoir l'enfant que tu as vu. Mais tiens t'en à mes règles ; si j'apprends que tu l'as donné en priorité à Biddy, je sens que j'en serai contrariée. Mais couche également avec Galen et l'un des autres hommes verts cette nuit. Et qu'adviendra-t-il des traîtres, Tante Andais ? M'enquis-je. Contente-toi d'essayer de faire des bébés, je m'en occupe. Je te confierai une Cour unie, Meredith. Ce sera le premier et dernier cadeau que je te ferai. Puis elle agita une main devant son visage en disant : Laisse-moi, emmène les gardes qui sont des hommes verts, en me laissant les autres. Les doigts de Frost se contractèrent sur mon épaule, et j'avais dû laisser échapper quelques mots de protestation, car les yeux d'Andais se braquèrent sur moi. Puis elle lança un rapide coup d'œil à Frost et à Doyle, et de la colère emplit son regard. Emmène tes Ténèbres et Froid Mortel. Ils t'appartiennent, mais j'aurais besoin de quelques-uns de tes gardes pour m'aider à châtier les traîtres. Et Biddy et Nicca ? m'enquis-je discrètement. Oui, oui, maintenant pars, dit-elle en me congédiant impatiemment de la main. Frost relâcha sa prise sur mon épaule. Il fit un léger signe de tête, et je me levai, fis une courbette à la Reine, et nous nous dirigeâmes vers les portes, la laissant punir les traîtres. Elle ne les tuerait probablement pas, mais s'assurerait qu'ils regrettent leurs actions. Sur ce point, je n'entretenais pas le moindre doute. Je n'aurais pas dû regarder en arrière, mais le fis, malheureusement. Pour voir Crystall, Hafwyn, Dogmaela et d'autres qui tentaient de maîtriser leur expression, Mistral et Barinthus étant les seuls parfaitement impénétrables. Je m'arrêtai. Frost me tenant par l'épaule et Galen par la main tentèrent de me faire avancer, mais je résistai. Je ne pouvais pas sauver tout le monde, je le savais, mais... Doyle n'essaya pas de m'arrêter, se contentant de me regarder, impassible. Lui me laisserait de l'espace pour régner. Je pris la parole, les mains de Galen et de Frost se crispant sur moi, la tension perceptible dans celle de Froid Mortel rendant la fermeté de sa poigne presque douloureuse. Puis-je emmener un guérisseur, ma Reine, au cas où il y aurait encore des urgences ? Nous avons dû en envoyer chercher un lorsque Galen a été blessé, mais il n'est jamais arrivé. Elle acquiesça de la tête, mais son attention était déjà essentiellement rivée sur ses victimes. Elle se dressa de toute sa hauteur au-dessus de Kieran, caressant lascivement d'une main la chevelure blonde qu'il avait si méticuleusement tressée à l'arrière de sa tête. Oui, choisis-en un à l'exception de la mienne, répondit-elle. Hafwyn, appelai-je. Et celle-ci ne put réprimer le soulagement qui s'exprima sur son visage tandis qu'elle traversait la salle pour venir nous rejoindre. La Reine la rappela. Meredith, si tu veux un guérisseur, tu dois en choisir un qui possède encore ses pouvoirs, dit-elle en posant les mains sur les hanches, comme si je mettais sa patience à rude épreuve. Hafwyn a guéri Galen et Adair. À présent, elle me regardait, concentrée. Les a guéris comment ? Voilà des années qu'elle en a perdu la capacité. Elle réussit à avoir l'air irrité tout autant que soulagé. Fait-elle partie de ceux à qui tu as rendu leurs pouvoirs ce soir ? Non, ma Reine, Hafwyn a toujours eu la faculté de guérir par apposition des mains. On m'avait pourtant dit qu'elle l'avait perdue, rétorqua la Reine. Hafwyn, dis-je, as-tu jamais perdu la capacité de guérir autrui ? Elle démentit de la tête, sans se retourner, comme si elle redoutait de me quitter des yeux, ou de regarder en arrière. Alors pourquoi est-elle garde ? s'enquit la Reine, en descendant les marches, et je sentis que tous ceux qui m'entouraient se crispaient. Nous aurions pu nous éclipser, nous en sortir, et je nous mettais tous en danger. Mais pour la première fois, Andais semblait disposée à prêter une oreille attentive aux horribles vérités concernant Cel. J'ignorais combien de temps durerait cette nouvelle disposition d'humeur, et certains événements ne pourraient se produire que lorsqu'elle serait enfin prête à accepter que Cel n'était qu'un monstre. Elle a guéri quelqu'un que le Prince lui avait interdit de guérir. Il lui a dit qu'à partir de ce jour, qu'elle n'y serait plus autorisée et n'apporterait plus que la mort. Andais sembla glisser vers nous, sa robe produisant un son sifflant. Hafwyn blêmit. Est-ce vrai, Hafwyn ? La garde déglutit péniblement puis se retourna pour faire face à la Reine. Elle se prosterna sur un genou sans qu'on le lui demande ni le lui ordonne. Oui, Reine Andais, c'est vrai. Tu possédais la capacité de guérir des blessures graves par le toucher et il t'a interdit de faire usage de ce don ? Oui, répondit Hafwyn, la tête toujours baissée. Andais me regarda alors. Elle est à toi, mais je ne peux te permettre d'enlever à Cel toutes ses gardes. Même une Reine ne peut aider un autre Sidhe à briser ses serments de loyauté et de devoir. Hafwyn n'a brisé aucun serment en venant me rejoindre, n'en ayant prêté aucun au Prince. On m'a dit que bon nombre de ses gardes ne lui ont pas prêté serment. Une expression diffuse passa dans les yeux de Doyle me laissant savoir que lui, tout du moins, comprenait pourquoi ce que je faisais en valait la chandelle. Andais me lança un regard accompagné d'un sourcillement courroucé. Ceci ne peut être vrai. Cel a offert aux gardes de mon frère l'opportunité de rejoindre son service à la mort d'Essus. Elles ont prêté serment de le servir. Hafwyn se prosterna encore davantage, en disant : Ma Reine, Cel nous a dit que vous nous aviez données à lui. Il ne nous a pas demandé notre opinion ni si nous souhaitions nous mettre à son service. Il nous a dit à toutes que nos serments avaient été faits à un Prince, et qu'il était Prince. Il m'avait pourtant dit que vous aviez toutes délibérément choisi de le servir, dit Andais d'une voix qui s'était faite caverneuse de surprise. Non, ma Reine, répondit Hafwyn, face contre terre. Le regard d'Andais se porta alors sur Biddy. As-tu prêté serment à Cel ? Non, répondit Biddy en démentant de la tête. Et il ne l'a jamais requis. La Reine se retourna ensuite vers le trône. Et toi, Dogmaela, as-tu prêté serment au Prince ? Non, ma Reine, dit-elle, les yeux écarquillés et l'air quelque peu effrayé. Andais hurla alors, en un cri sonore et aigu, inarticulé, semblant contenir toute l'ampleur de sa frustration. Jamais je n'aurais dû donner la Garde de mon frère à quiconque, pas même à mon propre fils. Toutes celles n'ayant pas prêté serment à Cel sont libres de choisir de quitter ou non son service ! Sommes-nous libres d'aller les offrir là où nous le souhaitons ? s'enquit Hafwyn, relevant juste assez la tête pour lever les yeux vers la Reine. Oui, mais si c'est pour aller rejoindre le service de la Princesse, mon ordre persiste. Pour entrer à son service, vous devrez le faire de la manière dont la Garde a toujours servi mon sang et ma maisonnée. Ce fut Biddy qui crut bon de dire : Le Prince Essus ne nous a pas contraintes à le servir, et pas exclusivement non plus. Andais posa les yeux sur elle, puis hocha la tête, avant de me regarder. Que ferais-tu avec tes gardes si je l'autorisais ? Je libérerais les femmes de leur vœu de chasteté étant donné que, comme vous-même l'avez souligné, elles ne pourront me mettre enceinte. Après que je le sois devenue, et que j'aie identifié le père de mon enfant, je libérerais également les hommes de leur vœu d'abstinence. Et si tu ne concevais jamais d'enfant ? Alors je garderais ceux que je préfère, et laisserais les autres libres de se trouver d'autres partenaires. Une demi-douzaine d'hommes, à peu de chose près, me suffira amplement, je pense. Et qu'en serait-il de ceux que tu ne garderas pas et qui devront me revenir ? Vous m'avez dit à une époque que vous aviez instauré cette règle de célibat car vous vouliez leur semence pour vous seule, mais si vous ne pouvez tomber enceinte, alors pourquoi ne pas les laisser voir s'il y a d'autres femmes à la Cour à qui ils pourraient faire un enfant ? Si juste, si équitable, si semblable à Essus ! Puis elle nous tourna le dos pour s'avancer vers son trône. Emmène les gardes qui t'entourent et pars. Mais sache ceci, tes pseudo-vérités rendront les châtiments de ces traîtres plus cruels. Car ma colère devra être rassasiée de chair et de sang avant d'être apaisée ! A ça, il n'y avait qu'une chose à ajouter : Je me retire et obéirai à vos ordres, Tante Andais. Sur ce, je lui fis une courbette, et encourageai Hafwyn à se redresser, avant de sortir. Je n'avais pour ma part besoin d'aucune invitation pour savoir que je l'avais poussée dans ses retranchements. Elle ne m'autoriserait pas plus cette nuit. Nous l'avons laissée en train de caresser Kieran. Le dernier son que nous avons perçu avant que les portes ne se referment fut le hurlement que poussa Madenn. Je m'apprêtai à jeter un coup d'œil derrière moi, mais Frost et Galen m'empoignaient bien trop fermement. Il n'y aurait plus de regard en arrière pour ce soir. Chapitre 26 Une nuée endiablée de papillons voletaient à la porte de ma chambre, semblables à des fragments de kaléidoscope tourbillonnant en projetant leurs couleurs en tous sens. Pendant un moment, je ne vis pas les minuscules mains et pieds, les robes et pagnes vaporeux. Je ne vis que ce que tentait de me présenter leur glamour. Une nuée de lépidoptères, s'élevant comme la beauté même dans les airs. Je dus cligner fortement des paupières et me concentrer afin de les percevoir sous leur véritable apparence. Galen me tira en arrière, nous arrêtant de justesse à la limite de ce nuage arc-en-ciel. Sa réaction me rappela une autre occasion où j'avais vu une telle flopée de demi-Feys. Galen avait été enchaîné au rocher à l'extérieur de la Salle du Trône. Son corps avait quasiment disparu sous leurs ailes battant lentement au rythme de leur festin, donnant l'impression que des papillons s'abreuvaient au bord d'une flaque. Ils s'abreuvaient non pas d'eau, mais de sang. Galen avait poussé de longs cris déchirants, s'arquant contre les chaînes. Ce mouvement avait délogé certains demi-Feys, et j'avais eu le temps d'apercevoir pourquoi il hurlait tant. Son entrejambe n'était plus qu'une masse sanglante. Ils lui avaient pris de la chair en plus du sang. La main de Galen se resserra douloureusement sur la mienne. Je levai les yeux vers son visage, pour trouver les siens un peu trop écarquillés, les lèvres entrouvertes. Je savais maintenant pourquoi Cel avait marchandé avec les demi-Feys pour tenter d'endommager irrémédiablement la virilité de Galen. À l'époque, cela n'avait semblé qu'une autre expression de sa cruauté. L'écran kaléidoscopique que formait la nuée s'écarta alors tels les pans d'un rideau et la Reine Niceven se présenta en voletant de ses grandes ailes pâles, tel un papillon fantomatique. Sa robe était pailletée d'argent ; les diamants de sa couronne brillaient tellement que l'éblouissement produit obscurcissait ses traits émaciés. Je savais à quoi elle ressemblait parce que j'avais vu auparavant sa beauté fine, quasi squelettique. Ne faisant que la taille d'une poupée Barbie, elle était assez svelte pour Hollywood. En la regardant, tout étincelante et d'une blancheur spectrale, je compris pourquoi les gens croyaient que les Feys étaient des esprits des morts ou des anges. Ce qu'elle évoquait sans vraiment y faire directement référence. Trop solide pour être un fantôme, trop proche de l'insecte pour être un ange. Si Galen ne s'était pas agrippé comme ça à mon bras, je me serais avancée pour discuter avec elle, rencontre au sommet entre membres de la royauté. Mais je ne pouvais demander à Galen de se rapprocher de cette jolie nuée assoiffée de sang. Doyle perçut mon dilemme, et s'avança, pour s'incliner devant elle. Reine Niceven, que nous vaut cet honneur ? De belles paroles, les Ténèbres, dit-elle d'une voix faisant penser à de malfaisantes clochettes tintinnabulantes. Mais quelque peu tardives, ne penses-tu pas ? Un peu tardives ? Mais pour quelles raisons, Reine Niceven ? s'enquit-il, du ton poli et neutre, en usage à la Cour qu'il utilisait quand il ne savait pas dans quelle tempête politique il allait se retrouver malgré lui. Par courtoisie, les Ténèbres, par courtoisie. Elle gagna en altitude afin de mieux me voir au-dessus de la haute silhouette de Doyle. Et maintenant, je ne vaux même plus la peine que la Princesse daigne s'adresser directement à moi. Je l'appelai, la main de Galen étreignant la mienne se retrouvant prise de convulsions. Vous ne sauriez ignorer pourquoi Galen ne souhaite pas se rapprocher de vous et de votre peuple. Et seriez-vous autant attachée à votre chevalier vert ? Ne faites-vous plus qu'un avec lui, au point de ne plus pouvoir vous approcher sans qu'il vous accompagne ? Elle avait penché la tête de côté, et à présent, je parvenais à distinguer ses yeux pâles. Elle n'essayait même plus de dissimuler sa colère. J'avais vu sa couronne des milliers de fois, mais jamais ses joyaux réfléchir si brillamment la lumière. Ce ne fut qu'à cet instant que je réalisai que l'éclairage du corridor était plus lumineux que d'habitude, plus proche de l'intensité des ampoules électriques. Voyez, elle ne nous accorde aucune attention. Le plafond semble pour elle présenter davantage d'intérêt que ma Cour ! Je clignai des yeux avant de les rediriger vers la Reine volante. Toutes mes excuses, Reine Niceven, la brillance de votre couronne m'a quasiment aveuglée. J'ai vu votre beauté en maintes occasions, mais elle n'a jamais attiré autant l'œil que ce soir. Ce qui m'a fait réaliser que la lumière présente dans ce couloir est finalement suffisamment vive pour vous rendre à vous et à votre parure justice, comme il se doit. Que de belles paroles, Princesse Meredith, mais regrettablement vides de sens. La flatterie n'éliminera pas l'affront que vous me faites ainsi qu'à ma Cour. Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'elle pouvait bien raconter. Étais-je fatiguée au point d'avoir oublié un détail important ? Car je l'étais, fatiguée, d'une fatigue à en avoir mal partout, celle qui nous saisit quand on est resté tard debout, ou après que trop d'événements se sont produits en un laps de temps trop court. Je n'avais aucune idée de l'heure non plus. Il n'y avait aucune horloge à la Féerie : à une époque, le temps s'y écoulait différemment qu'à l'extérieur du royaume. Mais à présent, les horloges étaient interdites, sinon elles fonctionneraient. Un autre indice que la Féerie n'était plus ce qu'elle était. Quel affront a-t-il été fait à l'encontre de ta Cour ? s'enquit Doyle. Non, les Ténèbres, c'est elle qui a perpétré cette insulte, laisse-la poser la question. Ses ailes ressemblaient à celles d'un gigantesque papillon, mais ne bougeaient pas de la même manière, du moins pas quand elle était en colère. Elles se firent floues tout en vrombissant tandis qu'elle dépassait Doyle en voletant pour s'arrêter devant moi, en lévitation. Galen me tira si fermement en arrière que je faillis tomber contre lui à la renverse. Il me rattrapa machinalement, ce qui le fit se rapprocher des minuscules Feys en suspension dans les airs. Puis il sembla se figer contre moi, me clouant littéralement les bras des siens. Niceven émit un sifflement menaçant, exhibant en un éclair de minuscules dents aussi fines que des épingles, avant de s'élancer vers nous comme une flèche. Je crois qu'elle n'avait que l'intention d'atterrir sur mon épaule, mais Frost lui barra la route de son bras. Il ne tenta pas de la frapper, mais sa garde réagit, en volant à la rescousse de leur Reine. Ils descendirent sur nous en un tourbillon de feuilles arc-en-ciel, armés de minuscules doigts qui pinçaient et de dents pointues qui mordillaient. Galen se mit à hurler en essayant de les chasser de la main, se retournant en faisant usage de son corps en guise de bouclier. Puis il se mit à courir, mais trébucha avant de s'affaler par terre et je me retrouvai sous lui. Il se rattrapa sur un bras afin de ne pas m'écraser sous son poids, mon visage se retrouvant enfoui dans l'odeur puissante de chlorophylle des feuilles écrasées. Je rouvris les yeux et me retrouvai presque enfoncée dans de la verdure. Un instant, je crus que Galen et moi avions été transportés, mais je sentis sous mes doigts le sol du corridor. Je regardai le mur du fond, et aperçus les autres gardes qui nous entouraient, toujours debout. Des plantes avaient surgi à même la roche ! Galen s'était recroquevillé sur moi, me protégeant de son corps. Il était toujours tendu et attendait le premier coup. Un coup qui ne tomba pas. Je me retournai juste le temps d'apercevoir son visage, les yeux irrévocablement clos. Il avait surmonté l'une de ses plus grandes frayeurs afin de me protéger. Il n'avait pas encore vu les fleurs, mais les autres, si. Méchants Sidhes, méchants, méchants Sidhes ! persiflait Niceven avec furie. Vous les avez ensorcelés. Intéressant, dit Doyle, très intéressant. Des plus impressionnants, commenta Aubépin, mais qui en est l'auteur ? Galen, répondit Nicca. Galen commença à se détendre au-dessus de moi. Lorsqu'il rouvrit les yeux, je fus témoin de sa perplexité effarée quand il regarda la végétation qui avait envahi le couloir. Je n'ai pas pu faire ça !!! Si, si, c'est toi qui as fait ça, dit Nicca, d'une voix particulièrement assurée. Galen se redressa, si bien qu'il se retrouva en quelque sorte assis au-dessus de moi. Puis il se retourna pour regarder derrière nous, et ce qu'il vit lui emplit le visage d'étonnement. Je me redressai à mon tour pour jeter un œil. Une profusion de fleurs avaient poussé dans une zone restreinte du corridor. Les demi-Feys ailés étaient pelotonnés à l'intérieur de leurs corolles, se roulant dans leurs pétales, se recouvrant de pollen, réagissant comme des minous à l'herbe à chats. La Reine Niceven voletait au-dessus d'eux, insensible à l'attirance des fleurs. Moins d'une poignée de ses guerriers ailés étaient encore à ses côtés. Tous les autres avaient succombé à cette floraison subite qu'avait provoquée Galen. C'était un enchantement, c'est tout du moins ce que j'étais parvenue à comprendre, mais à part ça, j'avais l'air aussi paumé que lui. C'était le seul qui n'avait pas encore manifesté de nouveaux pouvoirs, dit Frost en piquant de la pointe de son épée l'une de ces corolles, qui s'abaissa en rythme, semblant hocher la tête. Eh bien ! dit Doyle, en fixant ces fleurs et les demi-Feys enivrés. Ceci s'est assurément manifesté. Il eut un large sourire, ses dents apparaissant en un éclair sur son visage sombre. Si son pouvoir se développe encore, il provoquera certainement la même chose chez les humains, voire sur d'autres Sidhes, sur des armées entières. J'en étais presque arrivé à oublier que nous avions à disposition des moyens aussi pratiques de remporter la victoire. Eh bien, dit une voix derrière nous. Je m'absente quelques minutes pour découvrir à mon retour que vous avez planté tout un jardin ! C'était Rhys, qui revenait après avoir escorté la police en dehors du sithin. Nicca lui raconta les derniers événements. Qu'est-ce que c'est que ça ? La main verte ? demanda Rhys en adressant à Galen un sourire radieux. Il ne s'agit pas d'une Main de Pouvoir, dit Nicca. Mais plutôt d'un talent, d'un talent magique. Tu veux dire comme la pâtisserie ou faire des travaux d'aiguille ? s'enquit Rhys. Non, dit Nicca, ne mordant pas à l'hameçon. Je voulais dire que cela ressemble à ce que fait Mistral lorsqu'il déclenche une tempête. Il s'agit d'un phénomène, quelque chose auquel il a donné existence. Rhys émit un sifflement sourd. Créer quelque chose à partir du néant. Les Unseelies n'ont pas été capables de faire ça depuis très, très longtemps ! Galen effleura l'une des fleurs les plus largement écloses, faisant tomber de ses pétales une minuscule demi-Fey dans sa main ouverte. Il sursauta comme s'il s'était fait mordre, mais sans toutefois la lâcher. Elle était vêtue d'une minirobe marron, avec des ailes marron-rouge-beige qui s'étalaient comme un éventail de part et d'autre de son corps délicat allongé mollement sur le dos au creux de sa paume, qu'elle ne remplissait pas intégralement. Elle était vraiment petite, même selon les normes de son peuple. Un sourire béat sur les lèvres, les yeux roulés en arrière dans leurs orbites, recouverte du pollen noir de la fleur dans laquelle elle avait rampé, elle n'était pas seulement ivre, mais s'était évanouie, comme en un bienheureux sommeil éthylique. Galen semblait de plus en plus interloqué. Il regarda fixement Doyle, lui tendant avec hésitation la petite Fey. Pour ceux d'entre nous âgés de moins d'un siècle, quelqu'un pourrait nous expliquer ce qu'il se passe ici, au nom de Danu ? Je ne l'ai pas fait exprès ! J'ignorais même que c'était possible. Puisque je l'ignorais, comment puis-je avoir fait ça ? La magie a généralement besoin d'une certaine dose de volonté et de contrôle. Pas toujours, dit Doyle. Pas si elle fait simplement partie de toi, précisa Frost. Mais qu'est-ce que cela signifie ? demanda Galen, hochant la tête de perplexité. Peut-être devrions-nous remettre à plus tard les cours de magie, dit Rhys. Lorsque nous serons à nouveau entre nous. Il regardait la minuscule reine qui nous survolait toujours, considérant fixement son armée terrassée. En effet, chevalier blanc, garde tes secrets, dit-elle, car la Princesse a brisé l'accord que nous avions passé. Mes gens n'espionneront plus pour toi dorénavant. Nous servirons le Prince Cel. Je me relevai, en faisant bien attention de ne pas poser malencontreusement les pieds sur les demi-Feys qui s'étaient évanouis. Ce serait malencontreux, à tout point de vue. Je n'ai pas brisé notre marché, Reine Niceven. Vous avez repris Sauge. Il n'a pas pu me prélever du sang étant donné qu'il n'a pas été autorisé à rester à mes côtés. Elle bourdonna en lévitant devant mon visage, ses ailes blanches battant si vite qu'elles étaient floues, une vitesse telle qu'elle aurait mis en lambeaux de véritables ailes de papillon. Sauge m'avait appris que ce rythme accéléré signifiait généralement qu'elle était furibarde. J'ai conclu un marché pour un peu de sang, pour qu'un peu d'énergie sexuelle soit apportée à mon mandataire, et de ce fait à moi par son intermédiaire. Jamais je n'ai négocié qu'il soit transformé en Sidhe ! Jamais je n'ai négocié qu'il en perde l'usage de ses ailes ! Je n'ai pas négocié qu'il... Devienne trop grand pour votre lit, terminai-je. Je suis mariée ! dit-elle, et ce dernier mot résonna comme une malédiction. Je n'ai d'autre amant que mon Roi ! C'est ça ! Et du fait que vous ne pouvez plus profiter de votre amant favori, vous lui avez interdit le plaisir qu'il pourrait connaître ailleurs. La brise produite par ses ailes m'ébouriffait les cheveux en me soufflant au visage. L'air semblait tiédi, contrairement à sa colère. Ce que je fais à ma Cour ne concerne que moi, Princesse ! Il est vrai. Mais vous m'avez accusée de briser notre marché, et cela est faux. Je souhaite toujours vous offrir la saveur du sang royal. Puis je tendis lentement la main, délicatement, en lui offrant mon poignet tourné vers le haut. Je ne voulais pas d'autre malentendu. Souhaitez-vous prélever mon sang personnellement ? Vous aviez envoyé Sauge en tant que mandataire parce que les Terres Occidentales sont éloignées de la Féerie. Mais à présent, je suis ici. Elle siffla à mon intention d'un air menaçant, comme un chat surpris avant de s'élever dans un vrombissement d'ailes très haut au-dessus de moi. Je ne goûterais pas à votre chair de Sidhe pour tout le pouvoir du monde. Vous ne me volerez pas mes ailes, à moi ! Mais Sauge a toujours eu la capacité de prendre taille humaine. Ce qui n'est pas votre cas, et de ce fait, vous ne risquez pas de rester coincée à une taille intermédiaire. Elle siffla à nouveau en secouant la tête, envoyant danser des arcs-en-ciel éblouissants tout autour sur les murs, sur nous et sur les fleurs. Jamais ! Alors choisissez un nouveau mandataire, lui suggérai-je. Et qui prendrait un tel risque ? s'enquit-elle. Une petite voix fluette se fit entendre : Quelqu'un n'ayant aucune aile à perdre. Je baissai les yeux pour apercevoir un groupe de demi-Feys contre le mur du fond. Aucun d'eux n'était ailé, mais ils avaient d'autres moyens de locomotion. Des chars tirés par des rats au poil beige lustré, dont un, particulièrement délicat, auquel étaient attelées plus d'une dizaine de souris blanches. Il y avait deux furets chevauchés par plusieurs cavaliers miniatures, un masque noir standard, et un autre albinos à la fourrure immaculée et aux yeux rouges. Un varan du Nil faisant quasiment un mètre vingt de long, chevauché par deux cavaliers plus corpulents, était non seulement harnaché mais également muselé comme un chien dont on craindrait qu'il morde. Ces lézards pouvaient en effet se révéler vicieux et boulottaient tout ce qui était suffisamment petit pour être chopé. Si j'avais été de la taille d'une Barbie, jamais je n'aurais pu rester à proximité. Un mouvement sur le mur attira mon attention : de minuscules demi-Feys mille-pattes y étaient accrochés. Certains ressemblaient à d'infimes centaures arachnéens, se résumant à huit pattes associées à un corps de Fey replet dissimulé sous un voile de tulle. L'un d'eux évoquait un hanneton noir, tellement, d'ailleurs, que seul une analyse plus poussée permettait de distinguer un visage semblable à une lune blafarde sous ce camouflage d'insecte. C'est moi qui ai parlé, dit l'un des hommes dans l'un des chars tirés par un rat. Une Fey s'y trouvait aussi, le tirant par le bras, dans la tentative de l'empêcher de se manifester. Non, Royal, non ! disait-elle. Ne fais pas ça. Il y a bien pire encore que de ne pas être doté d'ailes ! Il lâcha alors les rênes qui harnachaient un rat magnifique, pour attraper la Fey par les bras. Je le ferai, Penny. Je le ferai ! Mais je ne veux pas te perdre ! dit Penny en secouant désespérément la tête. Tu ne me perdras pas, voyons ! Mais si ! Elle fera de toi un Sidhe ! Mon corps n'est pas extensible, Penny. Elle ne pourra me piéger sous une taille humaine comme elle l'a fait avec Sauge, parce que je n'en ai pas la capacité. Puis il l'étreignit contre lui, en caressant ses cheveux noirs coupés court identiques aux siens, avant de lever les yeux vers moi. Juste du dessous de sa frange émergeaient deux longues antennes graciles, tout aussi noires. Il avait de grands yeux en amande, d'une noirceur absolue comme ceux de Doyle, ou de Sauge, d'ailleurs. Sa peau, extrêmement blanche, contrastait dans toute cette obscurité. Sa compagne tourna la tête pour lever les yeux vers moi. Elle aussi était dotée de longues antennes gracieuses. Il était rare chez les demi-Feys d'en être affublés, mais pour ceux sans ailes, c'était d'autant plus surprenant. Les deux petits visages ovales me fixaient. On distinguait qu'il avait une mâchoire un peu plus carrée, tandis que celle de la Fey présentait en soi une courbe plus délicate. Il était un peu plus grand qu'elle, un peu plus large de carrure, la taille mince, mais au-delà des différences fondamentales les distinguant comme étant de sexe masculin et féminin, leur apparence était identique. Vous êtes jumeaux, dis-je, Penny et Royal. C'était la coutume parmi les demi-Feys de diviser un nom composé entre des jumeaux. Il acquiesça. Elle se contenta de me regarder. Ils étaient bien plus vêtus que la plupart des autres demi-Feys. La robe de Penny et la tunique de Royal en tulle d'un violet profond les recouvraient du cou aux genoux. Je réalisai en regardant ces Feys sans ailes qu'ils étaient tous habillés dans le même style. La tendance chez les Feys ailés de sexe masculin était une déclinaison d'un kilt ou d'un pagne. Leurs consœurs portaient des minirobes, voire encore moins. Seule Niceven portait une robe qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Elle était leur Reine, elle possédait un dressing plus fourni, mais je n'avais jamais noté de différence vestimentaire marquée entre ceux qui étaient ailés et ceux qui ne l'étaient pas. Je n'ai pas donné mon accord, dit Niceven, en venant survoler mon épaule. S'il vous plaît, Votre Majesté, laissez-moi essayer. Vous ne savez pas ce que c'est d'être dénué d'ailes, condamné à marcher ou à chevaucher à tout jamais. Elle croisa les bras sur sa poitrine maigrelette. Ta condition ne m'échappe pas, Royal, de même que celle de tes semblables, mais tu pourrais obtenir bien davantage qu'une simple paire d'ailes en allant toucher celle-là, dit-elle en faisant un geste dans ma direction. Regardez donc ce qui est arrivé au chevalier vert. Que l'un de vos sujets deviennent capables d'invoquer de tels enchantements serait-il considéré comme néfaste, Votre Majesté ? lui demandai-je. Elle se rapprocha de mon visage en voletant. Comment pourrais-je vous faire confiance, Princesse, alors que vous m'avez gravement insultée, ainsi que ma Cour ? Tu as parlé d'une insulte dès ton arrivée. Tu as affirmé que la Princesse en était responsable. Qu'a-t-elle donc fait ? lui demanda Doyle. Niceven fit demi-tour pour se tourner vers lui, avant de voleter en arrière pour mieux nous voir tous les deux lorsqu'elle nous dit : Vous avez arrêté l'un de mes sujets sans me demander mon avis. Béatrice n'était pas Sidhe, elle m'appartenait. Bien qu'emprisonnée sous une taille humaine, elle était demi-Fey. Béatrice était maudite, mais n'appartenait ni à Andais ni à vous. La meurtrière fait partie de mon peuple, tout comme la victime, et vous n'avez même pas eu la courtoisie de m'envoyer un message. Aucune autre Cour n'aurait été ainsi laissée dans l'ignorance ! Elle se rapprocha suffisamment pour que la brise produite par ses ailes repousse mes cheveux en me balayant le visage. Vous auriez contacté Kurag, le Roi des Gobelins. Il n'aurait pas eu, lui, à apprendre de telles nouvelles par la rumeur et les ragots. Sholto, le Roi des Sluaghs, était assis sur le trône du Consort à vos côtés la nuit dernière. Vous n'auriez pas arrêté ses sujets sans l'en informer au préalable ! Elle s'envola jusqu'au plafond, où tel un papillon en colère, elle demeura en battant furieusement des ailes, tout en faisant des allers-retours au-dessus de nos têtes. Je l'observai, toute blanche et scintillante, son orgueil blessé et son arrogance... et sa peur. La peur que sa Cour soit devenue si insignifiante parmi nous qu'elle ne soit plus Reine que de nom. Et elle avait raison. J'aurais dû vous envoyer un messager lorsque nous avons arrêté Fleur de Pois. Comme j'aurais dû vous faire parvenir un message lorsque nous avons découvert que l'une des victimes assassinées était demi-Fey. Vous avez raison, j'en aurais notifié Kurag, le Roi des Gobelins. J'aurais contacté Sholto. Je ne les aurais pas traités comme je vous ai traitée, vous. Tu es une Princesse Sidhe, dit Frost. Tu ne dois aucune justification à quiconque. Frost, j'ai passé un temps considérable à me justifier auprès de tout le monde, lui dis-je avec un hochement de tête tout en lui tapotant le bras. Pas avec les demi-Feys, dit-il, une expression d'arrogance glaciale se reflétant sur son magnifique visage. Frost, les demi-Feys représentent une Cour à part entière et méritent le respect. La Reine Niceven a le droit de trouver cela plus qu'irritable. Il agrippa la poignée de son épée, mais s'abstint de rajouter quoi que ce soit. Les insulter dépasserait les limites et reviendrait à les anéantir en tant que Cour, en tant que peuple. Chose qu'il n'avait nullement l'intention de faire. Merry a raison, dit Galen en se remettant lentement debout, prenant toutes les précautions nécessaires, tout comme je l'avais fait, la minuscule Fey aux ailes brunes toujours endormie au creux de sa paume. Je n'aime pas la Reine Niceven et ses demi-Feys, mais elle est Reine et ils constituent sa Cour. Nous aurions dû envoyer quelqu'un pour lui apprendre les événements qui se sont produits. Il leva les yeux vers la toute petite Reine et ajouta : J'ignore si mon opinion t'intéresse, mais je te fais mes excuses. Elle descendit lentement du plafond. Ses ailes battaient au ralenti, tout en douceur, si bien qu'elle ressemblait de nouveau à un papillon gracieux. Après ce que nous t'avons fait subir, c'est toi qui nous fais des excuses ?!!! Elle le regardait, semblant ne pas en croire ses oreilles. Tu nous crains, nous hais. Pourquoi nous montrerais-tu de la courtoisie ? Il fronça les sourcils et je l'observai qui tentait d'exprimer par les mots ce qui pour lui était naturel. C'était la chose à faire, et pour une fois, cela correspondait au choix politique le plus judicieux. Mais ce n'était pas la raison pour laquelle il avait agi ainsi. Nous te devons des excuses, dit-il enfin. Merry te l'a expliqué. Je n'étais pas sûr que quiconque aurait été d'accord avec elle, alors je me suis dévoué. Niceven se laissa descendre pour venir me faire face. Il nous fait des excuses parce que c'était la chose à faire ? En effet, dis-je. Elle tourna à nouveau les yeux vers lui, puis vers moi. Oh, Princesse, vous devez garder celui-là à proximité, car il est trop dangereux pour être laissé seul parmi les Sidhes. Trop dangereux, dit Galen. Mais dangereux pour qui ? Pour toi-même, pour commencer, lui dit Niceven en voletant vers lui. Elle posa ses fines mains pâlichonnes sur ses hanches enveloppées de sa robe blanche. Je perçois sur ton visage la bonté, de la bonté et de la bienveillance. Tu fais partie de la mauvaise Cour, chevalier vert. Mon père était un Lutin, et ma mère une Sidhe Unseelie. Non, la multitude scintillante ne me toucherait pas, dit-il en secouant la tête avec suffisamment de virulence pour que Niceven juge bon de s'éloigner un peu de lui. Elle baissa les yeux sur les fleurs et ses gens envoûtés. Il se pourrait qu'à présent elle ne soit plus aussi regardante. Non, dit Aubépin, Taranis ne pardonne jamais à un Sidhe d'avoir rejoint la Cour des Ténèbres. Si vous choisissez l'exil et errez parmi les humains pendant quelques siècles, alors oui, peut- être vous pardonnera-t-il. Mais, poursuivit-il en retirant son casque, une fois qu'on a été accepté ici, c'est le point de non-retour. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, dit Niceven. Reine Niceven, l'appelai-je. Elle se tourna vers moi, le visage méticuleusement impassible, ses mains fines croisées devant elle. Que voulez-vous dire par « peut-être bien que non » ? lui demandai-je. Oh, ceux pouvant prendre l'apparence d'une mouche sur un mur sont en mesure d'entendre certaines choses, dit-elle en haussant les épaules. Quel genre de choses ? M'enquis-je. Des choses que je pourrais partager avec quelqu’un qui fut mon allié, et qui a su honorer notre marché. Si vous refusez de me prélever personnellement du sang, alors j'aurais besoin d'un nouveau mandataire, lui dis-je. Elle se retourna en vol, pour regarder Royal et sa sœur dans leur char. Royal ! l'appela-t-elle. Il se redressa, au garde-à-vous, quoique sans ailes il n'aurait pu être engagé dans la Garde de Niceven. Oui, ma Reine. Goûteras-tu au sang de la Princesse pour en partager l'essence avec moi ? Avec joie, ma Reine. Non, Royal, ne fais pas ça ! dit Penny en s'accrochant à lui. Il la repoussa et ses yeux se fixèrent sur son visage. Depuis combien de temps avons-nous rêvé d'ailes ? Elle laissa retomber ses bras le long de son corps avec lassitude. Depuis toujours, répondit-elle. Je n'ai pas donné des ailes à Sauge, leur dis-je. Non, tu lui as donné des ailes, à lui, dit Royal en indiquant Nicca du doigt. Mais Nicca ne goûtait pas mon sang quand cela s'est produit. Ce qu'approuva Royal, avant de descendre de son char. Puis il leva les yeux vers moi. C'était pendant des ébats sexuels. Je le regardai. Il faisait environ vingt-cinq centimètres, un peu moins qu'une poupée Barbie, mais de peu. J'essayai de penser à la manière de le formuler le plus poliment possible, pour finalement me décider : Je pense que la différence de taille est quelque peu exagérée. Il me sourit de toutes ses dents. Sauge a fourni un rapport détaillé à la Cour. Je suis prêt à prélever le sang pendant que vous couchez avec d'autres, dans l'espoir que cela me donnera des ailes. Il se pourrait que Nicca soit un cas à part, lui dis-je en hochant la tête. Royal agrippa l'ourlet de sa tunique en la faisant passer par-dessus sa tête en un mouvement fluide, avant de la laisser tomber par terre. Il était maintenant nu devant moi, en miniature et parfait. Il se retourna, pour me présenter le motif d'ailes tatoué tout aussi parfait qui lui recouvrait le dos jusqu'en haut des cuisses. Les ailes étaient presque noires, traversées de nervures d'un gris charbon. Les contours se recourbaient par-dessus ses épaules comme le bord drapé d'un châle. Un vif écarlate et du noir ornaient le bas de son dos et ses fesses en de douces rayures recourbées, rappelant la bordure froncée d'un jupon. Il se retourna, et je pus voir que le noir et l'écarlate étaient cernés d'une fine rayure sombre, presque en pointillé, coupée de blanc, et d'une fine ligne dorée, qui se recourbait en suivant le contour de sa hanche, si bien que sur ses flancs se présentaient des rayures colorées, également. Les ailes de Nicca appartenaient à une espèce de papillon depuis longtemps éteinte. Un lépidoptère ayant volé dans les cieux d'Europe il y a plus d'un millénaire. Mais je reconnus ce qui s'était ainsi décalqué sur la peau de Royal. Tu es une noctuelle, un Ilia. Il me lança un regard par-dessus son épaule, en souriant. C'est en effet l'un des noms qu'emploient les humains. Il semblait ravi que j'aie pu reconnaître à quel type de lépidoptère appartenaient ses ailes. Son petit minois se fit soudain particulièrement sérieux. Connaissez-vous l'autre dénomination de l'Ilia ? Mon pouls s'emballa juste un peu, ce qui était franchement ridicule. Il n'était pas plus grand qu'un jouet d'enfant. L'embrasement de ses yeux n'aurait pas dû produire un tel effet sur moi, mais ma bouche s'était desséchée et ma voix n'était pas qu'un peu murmurante quand je dis : La noctuelle fiancée. Oui, dit-il. Puis il s'élança vers moi, et si tout cela n'avait pas été aussi absurde, j'en aurais reculé. Un homme plus petit que mon avant-bras n'aurait pu être à ce point intimidant. Mais il l'était, indéniablement. Galen me chuchota près de l'épaule : Il ignore qu'il n'aura pas droit au sexe, n'est-ce pas ? Alors ce n'est pas uniquement moi qui souhaiterais reculer d'un pas ? Non, dit Galen. Tu te débrouilles très bien, dit Doyle. Je le regardai, mais toute son attention était focalisée sur le petit Fey. Que veux-tu dire ? lui demandai-je. C'est du glamour, dit Doyle. Tous les demi-Feys sont-ils aussi doués pour le glamour que Sauge et celui-ci ? s'enquit Rhys. Pas tous, non. Mais pas mal d'entre eux, en effet, dit Doyle. Rhys en frissonna. Je ne partagerai pas un lit avec celui-là. Sauge m'a donné une bonne leçon, je n'en ai pas besoin d'une autre. Tu n'es pas au menu cette nuit, Rhys. Et pour une fois, tu m'en vois ravi, dit-il. Alors avec qui vais-je devoir vous partager ? me demanda Royal. Tandis que mon regard se posait sur lui, la sensation érotique et intimidante se fit d'autant plus intense. Cela s'intensifie quand je te regarde. Royal approuva en opinant du chef. Parce que vous ne faites que me regarder. Bon ! Avec qui vais-je vous partager cette nuit ? Moi, répondit Galen, quoiqu’en vérité, je ne suis pas sûr de pouvoir le faire. J'ai eu beau leur présenter des excuses pour nous tous, je ne veux toujours pas qu'ils me touchent. Tu es pourtant en train de toucher l'une de nous en cet instant précis, lui lança Niceven. Galen jeta un coup d'œil à la Fey toujours endormie au creux de sa paume. Mais c'est différent, dit-il. Et en quoi ? S'enquit-elle. Celle-ci n'est pas effrayante, répondit-il en levant la main vers Niceven. Royal éclata de rire, une sonorité tels les carillons agités par un vent guilleret. Et moi, est-ce que je fais peur, chevalier vert ? J'étais suffisamment près pour voir le pouls de Galen lui marteler le côté de la gorge. Oui, dit-il, d'une voix semblant aussi sèche que la mienne. Le rire de Royal s'estompa vers des contrées plus sinistres. De tels propos donneraient le tournis à un homme, chevalier vert. Son visage révélait combien il se réjouissait que Galen ait peur de lui. Une petite proportion de glamour s'intensifie dès qu'il y a contact physique, dit Adair, toujours coiffé de son casque. T'enquerrais-tu par hasard si le mien est en train de gagner en puissance, le Seigneur des Chênes ? lui demanda Royal. Simple supposition, et non pas une question, lui répondit laconiquement Adair, comme si daigner répondre à un demi-Fey était indigne de lui. Eh bien, Adair pouvait se montrer autoritaire à l'occasion, et il n'allait certainement pas se laisser démonter devant eux ! Ton glamour s'intensifie-t-il par le contact physique ? lui demandai-je. En effet, dit-il avec un grand sourire. Est-ce que Nicca et toi pourriez vous occuper de celui-là ? me murmura Galen contre les cheveux. Je me chargerai du suivant. Je lui lançai un regard par-dessus mon épaule. Si tu le souhaites, pas de problème. Il poussa un soupir, appuyant son front au sommet de mon crâne. Et merde, Merry ! Quoi? Je ne peux te protéger des plus grands dangers si tu fonces dedans. Es-tu sûre de devoir faire cela ? Ne veux-tu pas savoir pourquoi la Reine Niceven a dit que la Cour Seelie t'accepterait peut- être si tu leur offrais davantage de pouvoir ? Si, répondit-il, si. Et merde ! Il leva les yeux vers Niceven. Et elle savait que nous voudrions le savoir ! On ne peut juger un espion que par la qualité de ses renseignements, chevalier vert. Mon nom est Galen, et je te prie d'en faire usage. Et pourquoi ? Parce que les seuls à m'avoir jamais appelé chevalier vert ont une forte tendance à me vouloir du mal. Elle le regarda quelques instants, avant de faire un petit bond en l'air. Fort bien, Galen. Tu as été honnête avec moi, et je le serai également avec toi, mais tu ne trouveras pas ça réconfortant. Comme l'est rarement la vérité, dit-il. Son intonation me fit étreindre son bras libre qui m'enlaçait. Nous ne nous nourrissons pas seulement de sang et de magie. Vous vous nourrissez de la peur, dit Doyle, et quelque chose dans la manière factuelle dont il l'exprima me laissa deviner qu'il existait entre eux une vieille rancune. En effet, les Ténèbres, comme bon nombre de créatures ici, à la Cour Unseelie, dit Niceven, avant de se retourner vers Galen et de poursuivre : Je pense que le chevalier v... que Galen serait un festin digne d'une Reine. Alors commençons les pourparlers, dis-je. Nous avons conclu notre marché, Princesse. Ce que je démentis de la tête. Non, pas le marché concernant ce que peut faire et ne pourra faire Royal, dans mon lit et à mon corps. Sommes-nous si horribles que vous vous sentiez obligée de marchander aussi âprement avec nous comme avec les Gobelins ? Vous m'avez réprimandée pour vous avoir traitée comme inférieure aux Gobelins, Reine Niceven. Si je ne négocie pas avec vous comme je le ferais avec eux, ne serait-ce pas de nouveau interprété comme une insulte délibérée ? Elle croisa les bras sous ses petits seins. Vous n'êtes pas comme les autres Sidhes, Meredith. Vous vous montrez toujours difficile à gérer, retorse. Vous pouvez toujours me faire des yeux innocents pour tenter de me faire croire que Royal et votre Cour êtes inoffensifs. Que vous n'êtes que des personnages tout droit sortis des livres de contes dont vous imitez si bien l'apparence. Oh, que non, Reine Niceven ! Vous ne pouvez prendre le beurre et l'argent du beurre, pas avec moi. Soit vous et les vôtres êtes dangereux, soit vous ne l'êtes pas. Elle me fit une moue parfaitement enfantine. Ai-je l'air dangereux à vos yeux, Princesse ? me demanda-t-elle d'une voix cajoleuse. Et le temps d'un bref instant, j'eus bien envie de lui répondre : « Non, bien sûr que non. » Galen m'agrippa le bras, et le serra. Ce qui me permit d'y réfléchir. J'ai vu ton véritable visage, Reine Niceven, dit-il. Ton glamour ne fonctionnera pas sur moi à présent, pas même en me repoussant comme un rempart. Oui, dit Nicca, jamais auparavant je n'ai senti aussi intensément l'un des demi-Feys. Les demi-Feys représentent la quintessence de la Féerie, dit Doyle. Au fur et à mesure que la Féerie gagnera en puissance, il en sera de même pour eux, apparemment. Et son intonation ne laissait en rien entendre qu'il en soit heureux. Allons bon, les Ténèbres, dit Niceven en se retournant vers lui. Si je ne m'abuse, je dirais que tu as peur de nous, toi aussi. Ma mémoire est aussi longue que la tienne, Niceven. Ce fait énoncé de manière sibylline sembla enchanter la petite Reine. Tu as peur de nous rendre nos pleins pouvoirs, et ne voilà-t-il pas que la Princesse vient juste de négocier pour nous permettre d'obtenir précisément cela. Quelle douce ironie. Attention à l'indigestion, Niceven, elle pourrait nuire à ta santé. Les Ténèbres, s'agirait-il d'une menace ? demanda-t-elle, ne semblant à présent plus du tout câline. Juste un avertissement, lui répondit-il. Serais-je suffisamment importante pour que les Ténèbres de la Reine en vienne à me menacer ? Ça, par exemple ! Aurions-nous donc gravi quelques échelons à la Cour ? Tu ne sauras ignorer le moment où Doyle te menacera, petite Reine, lui dit Frost. Elle bondit dans les airs, et à nouveau, grâce à Sauge, je savais que ce mouvement correspondait à leur version d'un trébuchement. Je n'ai pas peur des Ténèbres ! Frost se pencha alors vers elle, comme on tente d'intimider autrui en envahissant son espace personnel. Un effet en partie gâché par les ailes et la taille de Niceven. Je n'ai pas peur de toi non plus, Froid Mortel, lui lança-t-elle. Mais attends-toi à ce que ça change, lui rétorqua-t-il. Et ce fut le début de nos négociations, qui se terminèrent devant une assemblée de demi-Feys sans ailes dans ma chambre, et pas un seul Sidhes heureux au final. Niceven pensait que les dégâts avaient été provoqués par le fait que Sauge s'était abreuvé quotidiennement de sang sidhe. Je ne pouvais contredire cette logique. Si après cette nuit Royal m'indisposait, je pourrais choisir l'un des autres, mais ils devaient tous se trouver dans le périmètre. Nous avons opté pour un compromis, mais elle se refusa à nous dire ce qu'elle savait de la Cour Seelie jusqu'à ce que nous ayons nourri Royal. Demain, avait-elle promis, quand elle se serait sustentée par son intermédiaire en absorbant notre magie à même sa chair. Demain, nous apprendrions peut-être certains secrets en provenance de la Cour de la Lumière et de l'Illusion. Mais cette nuit, nous devions sceller ces accords par le sang, la chair, et la magie. Et comme d'habitude, quelqu'un viendrait s'abreuver de mon sang, en me prenant un peu de chair. Mais où était donc cette doublure quand elle devenait plus que nécessaire ? Chapitre 27 Rhys faisait les cent pas près de la baignoire, alors que la place manquait pour ça. La salle de bains était plus spacieuse que la plupart de celles de style contemporain, mais une fois que Frost, Doyle, Galen, Nicca et ses ailes, Kitto et moi étions parvenus à nous y entasser, aucune pièce réservée aux ablutions à moins d'être la salle d'eau personnelle de la Reine Andais n'aurait pu sembler assez grande. Kitto fit couler un bain, jouant les domestiques, une fonction qu'il assumait de plus en plus fréquemment. Andais m'avait proposé des serviteurs, que Doyle avait refusés, utilisant comme prétexte ma sécurité. Autant nous pouvions nous faire confiance mutuellement, autant nous ne pouvions nous fier à personne. Ce qui n'en était que partiellement la raison, l'autre aspect étant qu'un serviteur pourrait espionner pour le compte d'Andais, et nous avions bien trop de secrets pour cela. Un sujet que nous nous étions gardés d'aborder avec l'intéressée. Lorsque j'ai escorté le Commandant Walters et le gentil docteur à leurs véhicules, le FBI était toujours sur les lieux. Quels bâtards obstinés ! ne pus-je m'empêcher de commenter. Rhys s'avança à côté de moi en secouant négativement la tête. Non, Merry. Pas obstinés. Carmichael, qui pensait si mignon notre Froid Mortel, venait juste d'arriver aux voitures, également. Que veux-tu dire, Rhys ? demanda Doyle qui s'était appuyé à côté de la porte, Que pour le FBI et ceux qui ont escorté Carmichael vers la sortie, seules quelques minutes s'étaient écoulées quand je l'ai fait sortir du monticule. C'était plutôt des heures qui s'étaient écoulées, fis-je remarquer. J'étais assise à l'angle du large rebord de marbre de la baignoire, essayant de prendre le moins de place possible, dans l'espoir d'éviter que nous nous sentions trop à l'étroit. Pas pour les humains qui étaient à l'extérieur, dit Rhys. Ce qui signifie ? M'enquis-je. Que le sithin se joue du temps, dit Doyle. Le temps s'écoule toujours bizarrement à l'intérieur du Royaume de la Féerie, fis-je remarquer. Mais seulement par plages temporelles, dit Rhys, et seulement de quelques minutes à peine, parfois d'une heure. La Féerie a été assujettie au même créneau horaire que le monde des mortels bien avant notre émigration en Amérique. Il s'appuya contre le double lavabo, parvenant tout juste à s'incruster à côté de Galen. Nicca avec ses ailes déployées occupait à lui seul la majeure partie du fond de la pièce. Qu'est-ce que ça veut dire ? Frost répondit, appuyé contre le mur, de l'autre côté du chambranle de la porte : Cela signifie que ce ne sont pas seulement les Sidhes et les demi-Feys qui récupèrent certains de leurs anciens pouvoirs. Tu m'avais pourtant dit que les humains avaient réagi à leur entrée dans la Féerie comme si le corridor s'était revêtu de son ancien glamour, dit Doyle. Pourquoi devrions-nous être surpris que le sithin récupère aussi d'autres capacités ? Je m'enlaçai les genoux, en essayant d'oublier le sang séché sur mon jean qui grattouillait. Kitto vérifiait la température de l'eau qui avait presque rempli la baignoire. Vous parlez du sithin comme s'il ne s'agissait que d'une construction, et parfois comme s'il était un organisme vivant, et encore d'autres fois comme s'il incarnait la Féerie. J'ai demandé à mon père en une occasion si le sithin était vivant, et il m'a répondu que oui. Puis s'il s'agissait d'une personne, et il a répondu que non. Je lui ai demandé s'il incarnait la Féerie, et il a répondu que oui. S'il représentait l'intégralité de la Féerie, et il a répondu par la négative. Y at-il quelqu'un vivant de nos jours qui sache réellement ce qu'est le sithin ? Tu poses parfois de ces questions complexes, dit Rhys en croisant les bras, la blancheur de son trench-coat encadrant son costume pâle. Une ligne humide sur son pantalon indiquait le niveau où la neige avait imbibé l'étoffe. Il était retourné à deux reprises dehors cette nuit, contrairement à la plupart d'entre nous. Cela veut-il dire que vous ne pouvez répondre à cette question, ou bien que vous ne le souhaitez pas ? Tu es la Princesse Meredith NicEssus, notre future Reine ; et si tu nous l'ordonnes, nous devrons l'apporter une réponse, dit-il. Je ne te l'ai pas ordonné, Rhys, je te le demande, dis-je en le regardant, les sourcils froncés. Il se frotta l'œil de sa paume, et lorsqu'il baissa la main, il avait l'air exténué. Si sa beauté était à tout jamais juvénile, son visage pouvait se marquer de temps à autre de rides dues à la fatigue. Je suis désolé, Merry. Mais si le sithin embrouille le temps, alors nous allons être obligés de placer un garde en faction à l'extérieur de la Féerie, afin de pouvoir nous rendre compte des variations chronologiques entre les deux contrées. Cela nous en apprendra le degré de complexité du moment, mais... Mais pas quelle ampleur prendra ultérieurement cette différence, dit Nicca. Ce que Rhys approuva du chef. Ça pourrait vraiment s'aggraver. J'ai l'impression d'avoir raté quelque chose, dis-je. Pourquoi avez-vous tous l'air aussi inquiet ? Ce n'est pas la peine de me regarder, dit Galen. J'ignore tout autant que toi pourquoi ils font tous une tête d'enterrement. Le sithin produit pas mal de bizarreries, comme il l'a toujours fait. Et si le sithin décidait de marquer la différence entre l'intérieur et l'extérieur de la Féerie, non pas seulement de quelques heures à quelques minutes, mais de plusieurs années à quelques jours ? demanda Rhys. Galen et moi échangeâmes un regard, puis il dit : En est-il seulement capable ? Oh ! M'exclamai-je. Il le pouvait autrefois, dit Rhys. Je pensais que la Reine ou le Roi contrôlait ces variations temporelles, dis-je. À une époque, dit Doyle, mais cette faculté a depuis longtemps disparu. Attendez ! dit Galen. Viens-tu de dire que la Reine pouvait contrôler les différences provoquées par le sithin ? Plus d'un d'entre nous approuvèrent du chef. Les vieux récits ne relatent-ils pas que seules quelques heures s'écoulent à l'intérieur de la Féerie, alors que des siècles se sont écoulés en dehors, dans le monde des humains ? En effet, confirma Doyle en regardant Galen comme si sa remarque avait été particulièrement lumineuse. Nous avons accompli beaucoup au cours des dernières heures, mais le reste du monde n'a vu s'écouler que quelques minutes. De ce fait, notre sithin bouge plus rapidement. N'est-ce pas l'inverse de son mode de fonctionnement habituel ? Le temps des mortels ne s'écoulait-il pas plus vite que le nôtre ? Je pus observer les autres qui échangeaient des regards, à l'exception de Kitto, qui semblait complètement absorbé par sa tâche. Vu la tête que vous faites tous, j'ai bel et bien dû rater quelque chose. Nous avons eu beaucoup à faire cette nuit, dit Galen. Nous avons encore beaucoup à faire, et pendant que nous allons nous employer à tout régler, le monde extérieur tournera au ralenti. La question étant : sommes-nous les seuls à avoir un sithin sujet à cette décélération horaire ? Rhys l'étreignit contre lui d'un bras. Sais-tu que tu es bien plus intelligent qu'il n'y paraît ? Arrête les compliments, Rhys, sinon ça va me monter à la tête, dit-il, tout en souriant. Tournerais-je moi aussi au ralenti, ou seriez-vous tous plus rapides que moi ? leur demandai-je. Précisément, dit Doyle. Précisément quoi ? rétorquai-je, les sourcils froncés. Aurais-tu mentionné par hasard ce soir que tu avais besoin de davantage de temps ? me demanda Doyle. Cela se pourrait, étant donné que le temps nous manque pour enquêter sur les meurtres tout en jouant les courtisans avec la Reine. Pas précisément en ces termes, mais... Je regardai Doyle. Serais-tu en train d'insinuer que je suis peut-être à l'origine de ce phénomène, rien qu'en en ayant exprimé la volonté ? Tu as fait apparaître un miroir dans ta chambre, me rappela Doyle, simplement en émettant le souhait de voir à quoi tu ressemblais dans ce manteau. Je ressentis soudainement une telle frousse qu'une sensation de froid me picota jusqu'au bout des doigts. Mais Doyle, cela voudrait dire que tout ce que je dis pourrait être interprété par le sithin de manière littérale ! Ce qu'il approuva de la tête. Nous devons découvrir à quel rythme s'écoule le temps dans un autre sithin, dit Frost. Si les Gobelins ou les Sluaghs gagnent des heures par rapport au monde des mortels, alors c'est la Féerie elle-même qui a choisi de modifier le temps. Comme ça lui arrive parfois. Et si notre sithin était le seul concerné ? demanda Nicca. Alors Meredith devra faire particulièrement attention à ce qu'elle dit. Frost me regardait, et je pus quasiment remarquer qu'une idée lui passa alors par la tête. A quoi tu penses ? lui demandai-je. Et il n'est pas le seul, dit Rhys. Non, il n'est pas le seul, renchérit Galen, avant de tressaillir, et de se frotter les bras comme s'il avait froid, lui aussi. Pour une fois, je connais la mauvaise nouvelle avant même que quiconque n'en ait parlé. Alors explique-moi, lui dis-je. Si la Reine est la seule capable d'effectuer cette modification temporelle à l'intérieur du sithin, et que Merry a été en mesure de le faire... dit Galen, laissant sa phrase en suspens. À une époque, dit Doyle d'une voix qui semblait plus caverneuse, comme si ces échos de grognements sourds étaient nécessaires pour finir de remplir la petite pièce, même si on accédait au trône en combattant pour y parvenir, ou si on était élu par les autres souverains en tant que Grand Roi, ou Grande Reine, on ne pouvait cependant pas régner sur un monticule de la Féerie. On ne pouvait prendre place sur le trône d'un sithin spécifique, à moins que le sithin en personne ait accepté votre légitimité à gouverner. Cette histoire m'était inconnue, dis-je. C'est une histoire interdite, dit Frost, en lançant un regard à Doyle. Et pourquoi a-t-elle été interdite ? demanda Galen. Et cette fois, j'optai pour la logique. Andais n'a pas été choisie par le sithin, dis-je. Elle l'avait été en Europe, dit Doyle, mais lorsque nous sommes arrivés en Amérique, ce ne fut pas le cas avec le nouveau monticule de la Féerie. Que veux-tu dire par « nouveau » ? demandai-je. La Féerie ne correspond pas seulement à une localisation tangible. Dès l'instant où Andais a mis le pied dans ce nouveau monticule, il aurait dû être identique, mais ne l'était pas. Nous avons tous présumé que c'était à cause du troisième Sortilège d'Etrangeté, celui que le gouvernement américain nous a imposé avant de nous autoriser à nous installer ici, dit Rhys. Bon nombre parmi nous perdirent alors tant de pouvoirs que... Il eut un haussement d'épaules, avant de poursuivre : ... nous nous sommes voilés la face quant à l'accueil moins que chaleureux du sithin vis-à-vis d'Andais. Elle a autorisé les dames nobles à pénétrer dans le sithin en nous ordonnant de les surveiller les unes après les autres, dit Frost. Si le sithin avait réagi envers l'une d'elles davantage qu'envers elle, elle avait accepté d'abdiquer. Ma tante avait concédé de renoncer au trône pour l'une des nobles qu'aurait pu choisir le sithin ?!!! m'exclamai-je. Difficile à croire, je sais, dit Rhys, mais c'est ce qu'elle a fait. Nous avons tous supposé que le dernier Sortilège d'Etrangeté l'avait départie de beaucoup trop de ses pouvoirs pour qu'elle nous gouverne. Puis le pire est arrivé. Le sithin n'a reconnu aucune d'elles, dit Doyle. OK, je comprends bien la gravité que cette situation a pu représenter, mais pourquoi a-t-il été interdit d'en parler ? Demandai-je. Le Prince Essus t'a-t-il jamais expliqué comment furent créées les diverses Cours composant la Féerie ? me demanda Doyle. Je m'apprêtai à répondre par l'affirmative, car évidemment, il me l'avait expliqué, quoique, pas de manière particulièrement détaillée. Je sais qu'à une époque, les Sidhes constituaient non seulement deux Cours, les Seelies et les Unseelies, mais qu'il s'y trouvait regroupées également des dizaines d'autres, avec différents rois et reines, comme la Cour des Gobelins et des Sluaghs, mais plus indépendantes. Tellement, d'ailleurs, que nous nous battions entre nous, jusqu'à ce que nous nous soyons tous mis d'accord sur le fait que nous avions besoin d'un Grand Roi, dit Rhys. Autrefois, il n'y avait qu'un souverain éminent, et non deux. Je connais ce détail, dis-je. Le premier souverain Sidhe Unseelie avait été banni de la Cour Seelie, mais il refusa de quitter la Féerie. Il se rendit de Cour en Cour en demandant l'autorisation de s'y joindre, mais elles redoutaient les Sidhes, et finalement, la seule Cour Fey qui resta fut celle des Sluaghs. Les plus effroyables et les moins humanoïdes de tous les Feys. Ils l'accueillirent, et depuis lors, tout Sidhe banni des autres Cours put s'adresser aux Sluaghs pour les rejoindre. Fort bien, dit Rhys. Mais sais-tu quand les Unseelies devinrent une Cour Sidhe, distincte des Sluaghs ? Lorsqu'il n'y eut plus assez de Sidhes souhaitant être appelés Sluaghs, répondis-je. C'est presque ça, dit Doyle. Pourquoi presque ? lui demandai-je. A une époque, les Feys d'une certaine espèce devenaient simplement assez puissants, assez magiques pour que l'essence même de la Féerie les reconnaisse et crée pour eux un royaume. L'un des Sidhes ayant rejoint les Sluaghs devint notre premier Roi. La Féerie créa un lieu pour qu'il y règne, et les Sidhes quittèrent la Cour des Sluaghs pour former l'une des nôtres. D'accord, dis-je. Nous craignons tous de le mentionner, dit Rhys, parce que nous en sommes tous venus à omettre de citer le détail le plus polémique. Quel détail ? M'enquis-je. Une Cour sans souverain s'étiole, dit Nicca. Ils tournèrent tous les yeux dans sa direction, comme surpris qu'il ait eu le courage de le dire. Il me fallut quelques secondes pour en saisir les implications. Ce fut Galen qui l'exprima tout haut : Que la Déesse nous soit miséricordieuse, c'est ce qui est arrivé à notre Cour. Nous n'avions pas de véritable souverain, si bien que le sithin a commencé à s'étioler. Notre part de Féerie s'est mise à décliner. Pas seulement la nôtre, dit Doyle. Mais de qui d'autre ? Demandai-je. Nos scintillants cousins suivent un Roi que son sithin n'a pas non plus reconnu. Leur sithin n'a-t-il pas davantage reconnu aucun de ses nobles ? M'enquis-je. C'est ce que raconte la rumeur, et ce ne sont que des rumeurs, qu'au lieu d'accueillir à bras ouverts le Sidhe qu'avait reconnu le sithin, il l'a forcé à l'exil, dit Rhys. Ce ne sont pas des rumeurs, dit Doyle. Nous avons tous tourné les yeux vers lui. De qui s'agissait-il ? Demandai-je. D'Aisling, répondit-il. L'expression furtive que je perçus sur le visage de Frost me révéla qu'il était au courant. Les autres semblaient aussi choqués que moi. Ils avaient un véritable Roi et Taranis l'a exilé ? Doyle et Frost acquiescèrent. Mais c'est monstrueux ! s'exclama Nicca. Même Andais était prête à renoncer au trône si une véritable Reine avait pu être choisie. La Cour de Taranis le sait-elle ? demandai-je à Doyle. Non, pour la plupart. Mais certains ? M'enquis-je. Certains, oui, répondit-il. Mais comment peuvent-ils le soutenir? Les Unseelies n'avaient d'autre choix que de dépérir, mais il a fait s'asseoir un nouveau Roi sur le trône des Seelies. Et ils n'ont pas été contraints de dépérir. Notre sithin a-t-il reconnu Aisling lorsqu'il est venu ici ? demanda Galen. Non, répondit Doyle. Et pourquoi pas ? demandai-je. Doyle haussa les épaules, et j'en déduisis que cela devrait faire office de réponse, ou que c'était la seule qu'il avait à apporter. Le bain est prêt, dit Kitto avec l'intonation neutre et détachée typique d'un serviteur. Je lui touchai l'épaule, et il m'adressa un léger sourire. Ce fut alors que j'eus une idée. Le monticule des Gobelins a-t-il reconnu Kurag quand vous êtes arrivés dans ce pays ? Je ne suis pas assez important pour avoir de telles connaissances. Je l'ignore. Les Gobelins semblent moins s'étioler que les Sidhes. Ils sont restés comme nous les avons toujours connus. Mais attendez ! dit Galen. Le pouvoir des Sidhes Seelies s'est moins estompé que le nôtre. Pourquoi ça ? Les deux Cours ne devraient-elles pas s'étioler quasiment au même rythme ? Si, elles le devraient, répondit Doyle. Mais il n'en est rien, dis-je. On ne dirait pas, en effet, dit Rhys. Tu sembles avoir une idée, dit Doyle. Qu'est-ce qui a rendu Taranis si désespéré qu'il décide de lâcher dans le monde des humains L'Innommable, l'une de nos plus dangereuses créatures hybrides magiques, afin de tuer Maeve Reed ? Elle a été exilée de la Féerie depuis plus d'un siècle. Cela n'aurait pu être la visite que Merry lui a faite. Cela l'aurait incité à envoyer quelqu'un pour assassiner Maeve, mais pas à relâcher L'Innommable, dit Rhys en hochant la tête, dubitatif. J'y ai longuement réfléchi, et je n'arrive pas à y voir le moindre sens. Comme l'invitation à son bal qu'il a faite à Merry, dit Galen. Cela n'a pas plus de sens. Il l'a haïe toute son existence. Non pas haïe, Galen. Tu dois penser davantage à quelqu'un pour pouvoir le haïr, et mon oncle n'a jamais pensé à moi. J'étais bien plus insignifiante à sa Cour qu'ici, à la Cour Unseelie. Alors pourquoi est-il aussi enthousiaste de te voir ? Pourquoi maintenant ? Aucun de nous n'a apprécié cette invitation soudaine, dit Doyle, mais nous en avons plus que débattu, et allons l'accepter. Je continue de penser que c'est bien trop dangereux pour Merry, dit Galen. Nous serons là pour la protéger, rétorqua Doyle. Sais-tu qu'il serait particulièrement intéressant qu'Aisling nous accompagne en tant que l'un de mes gardes d'honneur. Je ne crois pas que Taranis l'autorisera à paraître à sa Cour, dit Doyle. S'il refuse l'accès à l'un de mes gardes, quel qu'il soit, il sera dans mon bon droit d'en prendre offense et de décliner l'invitation, dis-je. Ils échangèrent entre eux des regards. Cela présente certaines possibilités, dit Rhys. Ce qu'approuva Galen d'un hochement de tête. J'apprécierai tout ce qui empêchera Merry de participer à ce bal, dit-il. Comment peux-tu dire ça ? demanda Frost. Tu as pu voir ce que le pouvoir d'Aisling a fait à Melangell par un simple contact. Taranis a spécifié que seuls les gardes ayant visité Meredith dans son lit l'accompagnent au bal. Ce n'était pas l'horreur ressentie face aux yeux crevés de Melangell qui me revenait en mémoire, mais l'instant où Aisling m'avait tenue entre ses bras et où j'avais remarqué que les siens étaient vides, comme s'il en manquait des morceaux. Aisling avait tenté de m'embrasser au travers de son voile. La Déesse s'était alors présentée à moi, sans le moindre avertissement mental. Aucune recommandation à la prudence concernant un contact physique avec Aisling. Étais-je suffisamment Sidhe pour coucher avec lui, voilé ou pas ? Ou serait-ce encore plus simple que ça ? Le véritable amour était supposé être le seul préventif contre le charme envoûtant d'Aisling. Étais-je assez amoureuse pour y résister ? Et risquer de me retrouver en contact avec son corps valait-il l'opportunité d'éviter ce que Taranis me réservait ? Si tu ne prends pas ton bain incessamment sous peu, il va refroidir, dit Kitto. Je lui fis un câlin et il me le rendit bien. Kitto a raison. Galen et moi avons grand besoin d'une bonne toilette. Puis de faire l'amour, dit Galen. Oui, et de faire l'amour, répétai-je en lui retournant son sourire. Ainsi que Nicca, dit Doyle, afin qu'il soit libre d'aller rejoindre Biddy. Ce que j'approuvai du chef. Je leur laisse le lit. La première fois où on fait l'amour à quelqu'un ne devrait pas se dérouler dans une baignoire. C'est bien trop inconfortable. Tu ferais l'amour dans une baignoire avec un homme ailé d'un mètre quatre-vingts ! dit Rhys en souriant de toutes ses dents, dubitatif. J'aimerais bien voir ça. N'oublie pas d'y inclure Royal, me rappela Nicca. Je ne l'ai pas oublié, celui-là, dis-je. Nous n'avions simplement aucun besoin qu'il aille rapporter toutes nos nouvelles à sa Reine. Il n'en espionnera pas moins pour Niceven, dit Frost. Je suis bien consciente que le premier devoir de Royal va à sa Reine et à sa Cour. Ta chambre à coucher grouille littéralement de demi-Feys sans ailes, dit Rhys. Ne dirait-on une véritable invasion ? La Reine Niceven ne veut pas que Meredith nourrisse l'un ou l'autre de ses demi-Feys trop souvent, dit Doyle. Je ne veux pas partager son lit avec les demi-Feys ! dit Frost. Oh, Frost ! Soupirai-je. Je ne dis pas que je ne le ferai pas, dit-il en m'interrompant d'un geste, mais je ne pense pas que l'un de nous souhaite la présence d'un demi-Fey à chaque fois que nous ferons l'amour. Ton bain va refroidir, me rappela Kitto. Je me levai, et entrepris de retirer mes vêtements souillés de sang. Tous ceux qui ne rentreront pas dans la baignoire sont priés de sortir. La nuit ne rajeunit pas. Frost grimaça. Cela accélérera ou ralentira-t-il le temps ? J'avais oublié, dis-je, mon chemisier à la main, mon soutien-gorge restant à enlever. J'avais simplement oublié, c'est juste une expression. Tu ne peux te permettre ce genre d'expressions, me rappela Doyle. Je ferai de mon mieux, mais il est quasiment impossible de surveiller tous les mots qu'on dit. Tu dois t'y efforcer, Meredith, tu dois essayer. Découvrons tout d'abord si les Gobelins et les Sluaghs fonctionnent à l'heure des humains ou de la nôtre avant que nous ne fassions paniquer Merry, suggéra Rhys. Doyle approuva. Choisis certains des hommes et sortez. Pourquoi devrais-je être toujours celui qui est obligé de faire des allers-retours dans la neige ? La Mort ne ressent pas le froid, lui répondit Doyle. Non, pas plus que les ténèbres, et tu peux rester confortablement au chaud, dit Rhys en se dirigeant vers la porte. Je vais laisser plus d'hommes que j'en emmènerais. Il s'agit ici davantage d'espionnage que de corps à corps. Mais vous aurez peut-être à vous battre, lui dit Doyle. Emmènes-en au moins deux autres avec toi, lui conseillai-je. Ouais, ouais, Cap'taine, dit-il en parodiant un salut, avant de sortir. Je regardai Frost et Doyle, toujours à l'opposé l'un de l'autre de part et d'autre de la porte. A moins que vous ne restiez pour mater, il est temps de réduire le nombre des effectifs se trouvant encore ici, leur dis-je. Souhaites-tu un public ? me demanda Doyle. Cette question me désarçonna. J'y réfléchis en fait quelques instants, avant de secouer négativement la tête. Non, pas vraiment, répondis-je en le regardant, analysant ce sombre visage. J'ignorais que tu appréciais de jouer les voyeurs. Je ne l'apprécie nullement. Rares sont ceux parmi les gardes qui trouvent du plaisir dans le voyeurisme. La Reine nous l'a bien enfoncé dans le crâne, dit Galen. Doyle confirma. Comme qui dirait. En ce qui me concerne, dit Frost, je ne souhaite pas savoir si tu l'apprécieras, ou pas. Jamais je n'exigerais quoi que ce soit de toi, Frost, que je penserais pouvoir te blesser, pas si j'en avais le choix. Il sembla en prendre offense, ou feignit une certaine incompréhension, puis son visage se radoucit, et il parvint même à ébaucher un sourire. Je le sais. Ce n'est pas Galen ni Nicca cette nuit en ta compagnie qui me taraude. C'est le demi-Fey. Je ne l'aime pas. Je ne me fais pas à l'idée qu'une Princesse Sidhes doive faire usage de son corps dans une négociation. Frost, lui dis-je en m'avançant vers lui, c'est précisément ce qu'a représenté le corps d'une femme de sang royal depuis des millénaires. Tout du moins, je n'offre pas ma main. Ce qui serait probablement ma destinée si j'étais humaine. Mariée à cette... créature ! Son visage reflétait un tel choc que cela en était plutôt marrant. J'éclatai de rire, n'ayant pu m'en empêcher. Il en sursauta, comme si je l'avais frappé. Je posai la main sur son bras, qu'il écarta. J'en avais assez. Primo, les demi-Feys font partie de cette Cour. Et la manière dont les traitent les Sidhes, dont les traite tout le monde, est une honte. Soit ils font partie de notre peuple, soit ils n'en font pas partie ! J'observai son visage qui se fermait, observai cette arrogance maussade se refermer autour de moi, mais je ne m'en arrêtai pas pour autant, simplement par égard pour ses sentiments blessés. Je ne pouvais me permettre de m'arrêter chaque fois que sa susceptibilité en prenait un coup, étant donné que cela se produisait un peu trop souvent. Secundo, je suis fatiguée que tu te comportes comme si ton corps et ton sang étaient trop précieux pour faire l'objet d'un marché. Ma chair et mon sang sont suffisamment à ta disposition et à celle des autres. Quant à toi, tu ne nourris personne. Et tu ne veux même pas laisser le moindre demi-Fey nous regarder. Rhys ne veut pas laisser les Gobelins me toucher, pas plus que les demi-Feys, à présent. Il est tombé sous l'emprise du glamour de Sauge, répliqua Frost. Il ne risque pas de s'y frotter à nouveau. Fort bien, mais moi je vais m'y risquer. Galen a bien davantage de raisons de redouter les demi-Feys que Rhys ou toi, et il va le faire pour moi, pour nous, cette nuit même. Je m'approchai de lui, mais sans essayer de le toucher, ne voulant pas à nouveau le voir s'écarter. Je sais que tu m'as protégée de ton corps, que tu as offert ta vie pour la mienne aujourd'hui. Mais tout comme Galen. Il a même failli le payer de sa vie ce soir, et néanmoins, il est maintenant prêt à autoriser un demi-Fey à le toucher. Qu'attends-tu de moi ? s'enquit Frost. Je veux que tu arrêtes de faire la tronche sur le fait que je partage mon corps avec les Feys inférieurs, étant donné que tu ne les laisseras pas toucher ta chair si blanche. Je veux que tu arrêtes de me faire sentir que je ne suis qu'une pute et que toi, tu es trop bien pour ça ! Je réalisai alors que j'étais en colère, très en colère. Mais ce n'était pas contre Frost, j'étais simplement furibarde. J'avais été incapable de l'être contre ceux qui l'auraient mérité et, maintenant, ma colère s'enflammait. Ma peau fut submergée de chaleur, me faisant scintiller au travers de la croûte de sang séché. Je me reculai de lui de quelques pas. Je suis crevée, Frost, et il me reste encore beaucoup à faire cette nuit. Selon notre marché, je dois aller rejoindre Royal. Selon l'ordre de la Reine, je dois aller rejoindre Galen et Nicca. Ainsi qu'un autre homme vert avant l'aube. J'y réfléchis. Je dois coucher avec Sholto avant notre visite demain soir à la Cour des Gobelins, pour que nous puissions compter sur les Sluaghs, ajoutai-je avec un hochement de tête. Je l'ai encore fait, n'est-ce pas ? Avant l'aube, dit Doyle, en effet. Mais il y a tellement à faire, et l'horloge recommencera à tourner à l'aurore. J'offrirai mon sang à ta place si cela pouvait satisfaire Niceven, dit-il en hochant la tête. Je le sais, lui dis-je en souriant, mais les demi-Feys ne semblent pas t'apprécier beaucoup. Plus tard, quand nous en aurons le temps, j'aimerais bien connaître l'histoire qui se cache derrière tout ça. Tu ne l'apprécieras pas, dit Doyle, et je n'aimerais pas avoir à te la narrer. Il avait l'air tellement sérieux, presque triste, que je posai ma main sur son bras, en disant : A moins que je ne sois dans l'obligation de l'apprendre, tu peux garder ton secret sur ta querelle avec la Cour de Niceven. Permettrais-tu vraiment au petit Fey de te toucher ? lui demanda Frost. Oui, si cela est nécessaire, répondit Doyle en regardant son ami. Mais comment peux-tu supporter le contact de ces créatures ? Comment puis-je exiger de la Princesse ce que je ne concéderais pas moi-même ? dit Doyle. Frost baissa alors la tête, en fermant les yeux. Il inspira une bonne bouffée d'oxygène, comme s'il tentait d'en prendre suffisamment pour une plongée en apnée. Son souffle s'exhala en une nuée tremblotante. Puis il rouvrit les yeux, bruts d'émotion, semblables à de grisâtres blessures. Je n'exigerai jamais de toi quelque chose que je ne ferai pas moi-même, Meredith. Je suis désolé. Je lui touchai le bras, et cette fois-ci, il ne l'éloigna pas. Puis je me penchai vers lui, en lui offrant mon visage pour un bisou. Notre différence de taille était assez importante pour que je ne puisse pas l'embrasser s'il ne se penchait pas. Pas sans une chaise sur laquelle grimper. Mais je n'eus pas besoin d'en réclamer une. Frost se pencha vers moi, ses mains m'enserrant les bras, me maintenant ainsi sur la pointe des pieds. Nous nous embrassâmes. J'avais eu l'intention de lui donner un baiser chaste, un baiser du type « bonne nuit », mais il avait une tout autre idée en tête. Ses lèvres se plaquèrent durement, férocement, contre les miennes, entre lesquelles sa langue se poussa, et je les entrouvris pour la laisser glisser à l'intérieur. Son souffle y frissonna, comme s'il m'inspirait, et il m'écrasa contre lui. Il me souleva du sol, m'enveloppant autour de lui. Il se nourrit à ma bouche de la langue, des dents et de la sienne, jusqu'à ce que je me mette à pousser de faibles gémissements sous la force de sa bouche, sous l'emprise quasi douloureuse de ses bras et de ses mains. Puis je fondis contre lui ; et lorsqu'il s'écarta, je me sentis tout étourdie mais tentai de le faire durer encore. J'avais oublié où nous étions, et ce que j'étais censée faire. Je m'y abandonnai comme lors de la conférence de presse. J'oubliai tout à part la saveur de sa bouche, la sensation de son corps. J'en oubliai tout à part le baiser de Frost. Il s'écarta de moi alors que je m'efforçais de l'embrasser à nouveau, en poussant de petits cris de protestation lorsqu'il tenta de me faire glisser de son corps pour me déposer par terre. J'encerclais sa taille de mes jambes, refusant de reprendre contact avec le sol. Meredith, Meredith. Je pense que la voix profonde de Doyle devait tenter depuis quelque temps déjà d'attirer mon attention. Je le regardai. Il me souriait en hochant la tête. Il doit partir maintenant, tout comme moi. Je tournai les yeux vers Frost, qui avait finalement dû m'enlacer, étant donné que je ne l'avais pas laissé me reposer par terre. Il avait l'air terriblement satisfait de lui. Je peux maintenant te laisser aux autres. Je secouai la tête, parce que ce que je voulais exprimer était : « Ne pars pas ! » Mais j'en étais incapable. Ce n'était pas que je ne voulais plus de Galen, mais... Frost semblait toujours avoir cet effet sur moi. Il éveillait mon désir. Si tu pars, alors tu ferais bien de la reposer à terre, lui dit Doyle. Il me laissa glisser le long de son corps et, cette fois, je me laissai faire. Mes genoux semblaient quelque peu instables, et il dut me soutenir quelques instants avant que je puisse me tenir debout toute seule comme une grande. Puis il éclata de rire, d'un rire typiquement masculin. Que la Déesse nous vienne en aide, mais comme je t'aime ! Ça suffit, Frost. Nous avons du pain sur la planche cette nuit, dit Doyle en se dirigeant vers la porte, et cette fois Frost lui obéit et le suivit. Dans l'encadrement, Doyle se retourna vers moi. Je n'essaierai pas de rivaliser avec ça, me dit-il avec un sourire. Je me rehaussai sur la pointe des pieds, les mains posées sur sa poitrine, et dit : Il ne s'agit pas d'une compétition. Son visage se rapprocha du mien. Selon l'expression humaine, par l'enfer, c'est bien vrai ! Puis il m'embrassa profondément, avec fermeté, mais chastement, comparé à Frost, avant de s'écarter de moi. Veux-tu que je fasse entrer le demi-Fey ? Laisse-nous plutôt nous débarbouiller de tout ce sang d'abord. J'enverrai Nicca ou Kitto chercher Royal. Comme tu veux. Ses yeux se portèrent rapidement dans mon dos, puis il me caressa la joue, avant de refermer la porte derrière lui. Je me retournai pour découvrir que deux des autres hommes de ma vie s'étaient déshabillés pendant que je me faisais du souci. Le corps de Galen était maculé de croûtes de sang séché. Ce ne fut pas la lubricité qui me fit aller spontanément vers lui et m'enrouler autour de son corps nu, mais la peur. Plus tard, nous aurions du temps pour la luxure, mais en cet instant, je voulais simplement le tenir dans mes bras, voulais le sentir chaud et vivant entre mes bras. Mes mains ne semblaient pas parvenir à éviter l'aspect rêche du sang desséché. Il y en avait partout, recouvrant la perfection lisse de sa peau. Puis elles localisèrent la blessure en voie de cicatrisation dans son dos. J'en frémis. As-tu froid ? me demanda-t-il en m'étreignant tendrement. Un peu, dis-je d'une voix forcée. En aparté, je reconnaissais que ce n'était pas le genre de froid auquel auraient pu remédier un manteau ni même un bain chaud. Mettons-nous à l'eau, alors. Il me souriait, la tête penchée vers moi, comme si un peu d'eau chaude résoudrait tout. Si seulement la vie était aussi simple que ça. Mon visage avait dû laisser transparaître mon trouble, car il sourcilla. Est-ce que ça va ? Je hochai affirmativement la tête en poussant un soupir. Tant de choses à faire, tant d'alliances à forger et à renforcer, tant d'ennemis à démasquer. J'aurais mieux fait de me dépêcher, j'aurais dû avoir ma liste d'objectifs et me casser le cul pour les atteindre l'un après l'autre. Mais en cet instant, je ne pouvais penser à rien d'autre. Il me semblait plus important d'étreindre Galen autant que possible tout contre moi. Se retrouver nu dans une baignoire serait loin de tout résoudre, mais se retrouver nu en compagnie de quelqu'un qu'on aime est cependant loin d'être désagréable. Chapitre 28 L'eau était encore tiède quand je m'y laissai enfin glisser, ce qui voulait dire que Kitto l'avait fait couler plus chaude que je ne l'appréciais. Il avait su que notre conversation durerait et avait donc anticipé. Comme il avait commencé à anticiper mes désirs, pas à la manière d'un amant ni d'un ami, mais en bon serviteur. Discret, silencieux, juste là si nécessaire. Aucun ami ou amant que j'avais jamais eu n'avait été du genre discret. Exubérant, joyeux, merveilleux à en briser le cœur, mais manquant totalement de discrétion. Je le regardai tandis que Galen se laissait glisser à son tour dans la baignoire. Kitto était l'un de mes hommes les plus âgés, et les plus anciens n'apprécient pas de recevoir des remerciements, et de ce fait, je m'en abstins. Tu as tiré de l'eau trop chaude, pour qu'elle soit juste à point lorsque nous serions prêts à prendre notre bain. Tu savais que la discussion allait s'éterniser. Il baissa vivement la tête, fuyant mon regard. Il y avait beaucoup à dire. Je me penchai par-dessus le rebord de marbre de la baignoire, jusqu'à ce que je sois parvenue à lui toucher l'épaule. Tu sembles toujours savoir ce que je vais faire avant même que je ne le fasse. Il leva ses yeux d'un bleu ciel clair qui ne présentait pas la moindre touche de blanc. J'y perçus de l'incertitude avant qu'il ne les baisse à nouveau. Qu'est-ce qui ne va pas, Kitto ? lui demandai-je, en faisant glisser mes doigts le long de son épaule dénudée. Il s'était dévêtu et ne portait qu'un string, comme il le faisait souvent quand il accomplissait des tâches ménagères salissantes. Afin de préserver ses vêtements, disait-il. J'avais le sentiment que Kitto possédait à présent tout comme moi une garde-robe plus fournie qu'il n'en avait eue à la Cour des Gobelins. Il hocha la tête, ses boucles noires ayant poussé jusqu'à venir lui frôler les épaules. Encore quelques centimètres, et cela pourrait lui valoir la torture. Seuls les Sidhes avaient l'autorisation de se laisser pousser les cheveux. Certes, il était Sidhe à présent, doté de sa propre Main de Pouvoir. Comme les ailes de Nicca et le pouvoir régénéré de Mistral, la magie sidhe de Kitto s'était manifestée après le sexe. Ce nouveau pouvoir aurait dû lui donner plus d'assurance, ce qui était loin d'être le cas. Galen se pencha à son tour par-dessus le rebord de la baignoire pour poser la main sur l'autre épaule de Kitto. Qu'est-ce qui cloche, Kitto ? Tu peux nous en parler. Kitto lui décocha l'un de ses rares sourires. Vous êtes tous deux les Sidhes les plus gentils que j'aie jamais connus. Il lança un regard derrière lui à Nicca, et ajouta : Tous. Tu es Sidhe toi aussi, à présent, Kitto, dis-je. Je ne serai jamais vraiment Sidhe, pas pour certains, dit-il en secouant négativement la tête. Nicca vint s'agenouiller derrière lui, ses ailes traînant par terre. Qui t'a raconté de telles sornettes ? Kitto hocha à nouveau la tête, et les bras de Nicca l'enlacèrent. Il se raidit, comme effrayé. Je me penchai encore davantage pour venir déposer un baiser sur ses lèvres. Lorsque je m'écartai, ses yeux se levèrent vers moi, apeurés. Qu'est-ce qu'on t'a raconté ? lui demandai-je. J'étais très inquiète, à présent. Jamais je ne l'avais vu comme ça auparavant, pas vraiment. Et je n'aimais pas ça. Il baissa à nouveau les yeux, se refusant à me regarder lorsqu'il répondit : Ils ont dit que je ne serais jamais rien d'autre qu'un sale Gobelin. Que seule une putain voudrait coucher avec moi. Il releva alors la tête, me présentant un visage si affligé, si empli de confusion. Je ne pensais pas qu'un Fey pouvait en traiter un autre de putain. Ce n'est pas dans nos coutumes. Oh, Kitto ! lui dis-je. Je ne devrais pas être ici si ma présence risque de gâcher tes chances de devenir Reine. Il commença à se recroqueviller sur lui-même, comme s'il voulait se faire tout petit, mais les bras de Nicca l'en empêchèrent, le retenant fermement mais délicatement contre lui. Ce ne sont que des jaloux, lui dit Nicca. Kitto lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Mais jaloux de quoi ? De toi, dit Galen. Kitto le regarda en clignant des yeux et en secouant la tête, médusé. Non, pas de moi ! Tu es le premier non-Sidhe à avoir révélé ton pouvoir depuis des siècles, lui dit Galen. Peu importe que cela fût courant par le passé, ça ne l'est plus. Ils sont jaloux des accomplissements de Merry, et de ce que tu as pu devenir. Ils ont peur de toi et de ce que cela pourrait signifié si plus de Gobelins aux origines sidhes le devenaient, eux aussi. Mon regard se porta sur Galen. Quoi ? s'étonna-t-il. C'est vrai ! Certes, mais je ne pensais pas... Que je l'avais remarqué ? dit-il. J'eus l'élégance d'avoir l'air quelque peu embarrassé. Disons plutôt que je ne pensais pas que tu aurais remarqué autant de choses, et avec autant de perspicacité. Il eut un sourire, un peu tristounet. Je me rends peu à peu compte que tout le monde pense que je suis sacrément stupide. Pas stupide, jamais de la vie ! tentai-je de le rassurer en posant une main sur son épaule. Idiot, alors, ou inconscient. Inconscient, intervint Nicca. Je ne te le fais pas dire. Je ne pus réprimer un sourire. Tu semblais inconscient de la plupart des enjeux politiques. Galen hocha la tête. Je l'ai été, et le suis sans doute encore, mais nous devons tous rester vigilants. Nous devons tous voir ce qu'il y a à voir, sinon nous allons mourir. Il m'agrippa par les bras, en éclaboussant dans tous les sens. Lorsqu'il ne s'agissait que de ma vie et qu'il n'y avait aucune chance que je puisse jamais me retrouver dans ton lit, je ne m'en préoccupais pas tant. Puis il m'étreignit contre lui. Il y a bien trop à perdre à présent, et je ne veux pas en perdre la moindre miette. Je l'enlaçai, le serrant aussi fort que possible. Mes mains suivaient les croûtes de sang séché, recouvrant la partie de son corps qui n'était pas encore immergée. Et je réalisai que, même dans l'eau, le sang ne partait pas. Tant et tant de sang, quelle horreur ! Je suis désolé de ne pas avoir fait attention auparavant, dit-il, la joue posée contre mes cheveux. Je n'en voyais pas l'utilité si je pouvais t'avoir. Je ne perçois pas tout, pas comme Doyle, ou Frost, ou même Rhys, mais je perçois certaines choses, et je m'efforce d'en remarquer davantage. Une boule se forma dans ma gorge, si grosse que je ne parvenais plus à déglutir. Ma poitrine semblait contractée, et respirer m'était devenu difficile. Mes yeux se firent soudainement brûlants, et je sus que j'allais fondre en larmes, une seconde avant qu'elles ne coulent. Je ne voulais pas pleurer, pourtant. Il était sain et sauf, en sécurité. Mais sentir sous mes mains le sang séché me fit me remémorer le moment où je l'avais vu à terre, baignant dans son sang. Cet instant où mon cœur s'était arrêté, lorsque j'avais cru qu'il nous avait quittés pour toujours. Où j'avais cru que je ne le tiendrais jamais plus chaud tout contre moi. Où j'avais cru que ses bras n'étreindraient plus mon corps. Que je ne verrais plus jamais son sourire ni n'entendrais le son de sa voix ni ne plongerais le regard dans ses yeux emplis de vie. Galen me caressait les cheveux, puis amena mon visage vers le sien. Merry, tu pleures ? Je répondis par l'affirmative d'un hochement de tête, car je ne faisais pas confiance à ma voix. Mais pourquoi ? insista-t-il. Ce fut Nicca qui répondit pour moi : Elle a cru aujourd'hui t'avoir perdu, Galen. Galen me dévisagea, estomaqué. Et c'est pour ça que tu pleures ? ! ! ! Je répondis par l'affirmative d'un nouveau hochement, avant d'enfouir mon visage contre sa poitrine. Il se pencha en arrière tout en me berçant contre lui. Il me caressa, me tapota les cheveux, et murmura : Ça va aller. Je vais bien. Mais qu'en sera-t-il la prochaine fois ? lui dis-je. La Reine a clairement exprimé que je pouvais être celui qui permettrait de redonner des bébés aux Sidhes. Je ne crois pas qu'on me voudra du mal, maintenant. Les sbires de Cel, si, intervint Kitto. Ce qui attira notre attention. J'entends pas mal de choses, parce que personne ne me remarque. Je ressentis un élancement à ces propos, parce que moi aussi, je m'étais comportée ainsi envers lui. Il m'avait accusée une fois de parler en sa présence comme s'il n'était pas plus signifiant qu'un chien ou une chaise. C'était avant qu'il ne devienne mon amant, mais même à présent, il était plus facile de l'oublier que les autres. Il avait survécu au monticule des Gobelins en restant discret, aussi invisible qu'il pouvait l'être. Une habitude qu'il n'avait pas perdue. J'ai entendu certains Sidhes dire qu'ils ne croyaient pas que quiconque de la lignée d'Andais serait capable de contribuer à la régénérescence des Unseelies. Et qui a dit ça ? Ils m'ont repéré après. Je crois bien qu'ils auraient tenté de me faire du mal, mais le Roi Sholto est arrivé dans le corridor. Escorté de quelques-uns de ses Sluaghs. Ça s'est passé aujourd'hui ? lui demandai-je. Oui. S'il était ici, je me demande bien pourquoi il n'est pas venu à la Salle du Trône. Je l'ignore. Mais il était blessé, dit Kitto. Blessé ? répéta Galen. Était-ce grave ? demanda Nicca. Il avait le bras en écharpe, et un bandage lui enveloppait le côté du visage et la tête. Qui aurait pu blesser aussi grièvement un guerrier, et d'autant plus le Roi des Sluaghs ? dit Nicca, comme s'il pensait tout haut. Les Gobelins, par exemple, dit Kitto, s'ils le surprenaient alors qu'il ne peut faire usage de sa magie. Certains guerriers de mon peuple sont capables de battre beaucoup des vôtres, mais pas si vous utilisez votre magie sidhe. Ou un autre Sluaghs pourrait en être responsable, dis-je doucement. Ils me regardèrent tous. Certains parmi son peuple pensent qu'en venant me rejoindre dans mon lit ils deviendront complètement Sidhes, et qu'ils le perdront en tant que Roi. J'ai entendu dire que c'était principalement son harem de Sorcières de la Nuit, dit Nicca. Quelqu'un à part moi savait-il que ses sorcières composent son harem ? demandai-je. Nicca et Galen échangèrent un regard. Nous l'avons envié. Il était le seul garde ayant un moyen d'assouvir ses désirs, dit Nicca. Elles redoutent que le contact de la chair sidhe ne le leur dérobe à jamais, dit Galen. Personne à part Merry n'irait coucher avec lui, dit Nicca. Aucune autre Sidhe ne se risquerait à porter son enfant, de peur d'accoucher d'un monstre. Les Unseelies accueillaient autrefois tous les enfants, dis-je en hochant la tête. C'était dans les us et coutumes de notre Cour. À quel moment sommes-nous devenus un club anthropomorphe ? Depuis quand sont considérées comme idéales une paire de bras et de jambes, et la beauté version humaine ? Bien avant que l'un de vous deux n'ait vu le jour, répondit Kitto. Nicca approuva de la tête. Il câlinait Kitto à présent, plutôt que de se contenter de le tenir dans ses bras. Les yeux de celui-ci reflétaient toujours de la vulnérabilité, comme s'il croyait tout ce que les Sidhes lui avaient raconté. Se faire traiter de tous les noms ne blesse pas cruellement à moins que, quelque part en nous, nous n'y accordions une certaine crédibilité. Si nous sommes suffisamment sûrs de nous, alors ce ne sont que des bruits, mais Kitto manquait totalement de confiance en lui. Je ressemblais presque à un Sidhe quand j'étais bébé, dit-il d'une petite voix basse. Ma mère a dû me garder quelques mois, puis les écailles sont apparues autour de ma colonne vertébrale, et lorsque mes dents sont sorties, les crocs ont poussé avec. Cela a été suffisant pour qu'elle m'abandonne près du monticule des Gobelins, pour y être recueilli, ou tué. Elle m'a laissé là en sachant que les Gobelins aiment bien, à l'occasion, savourer de la chair sidhe. Il se recroquevilla sur lui-même, en attirant les bras de Nicca plus près autour de lui. Celui-ci l'enlaça plus fermement, mais je n'aurais su dire si c'était intentionnel ou si cela découlait de son geste. La majorité des Feys aiment qu'on les touche, cela les réconforte, mais les Gobelins sont une race à part. Ils aiment baiser, mais un contact tactile peut tout aussi aisément les conduire à la violence qu'au sexe. Chez eux, chaque effleurement a une connotation sexuelle. Mais tu te trompes, Meredith. Les Sidhes, et même les Unseelies, n'ont jamais accueilli tous les enfants. On laissait mourir les bébés d'origine Sidhe qui avaient une apparence ne serait-ce que légèrement métissée, à l'extérieur des monticules des Gobelins. Les Gobelins recueillaient leurs enfants d'origine Sidhe, dis-je. Kitto opina du chef, et seuls les bras de Nicca l'empêchèrent de se recroqueviller en boule. Seule la force de Nicca aida l'homme plus petit à se tenir droit. Pas toujours, murmura Kitto. Je voulus lui caresser le visage. Galen, plus grand, pouvait l'atteindre plus facilement. Il localisa l'une de ses mains, et Kitto agrippa celle qu'il lui offrait. Si mon visage n'avait pas frôlé le sien, je n'aurais sans doute pas entendu ce qu'il murmura ensuite. Ils les élèvent parfois jusqu'à ce qu'ils aient suffisamment grossi pour les manger. Il n'y a pas assez de viande sur un bébé. Il leva les yeux vers moi, scintillant de larmes retenues. Lorsque je suis devenu suffisamment grand, la Gobeline qui avait été ma nourrice refusa qu'ils me prennent. Comme j'étais plus petit que la moyenne, il m'avait fallu davantage de temps pour grandir. Si longtemps que je savais parler et qu'elle s'était prise d'une grande affection pour moi. Elle se battait pour moi. Elle saignait pour moi. Elle m'a sauvé la vie, mais lorsqu'elle a eu besoin de moi, j'étais trop faible pour la secourir. Une expression de rage lui traversa le visage, et il ferma les yeux comme s'il voulait l'éliminer. L'un des Sidhes aujourd'hui a dit quelque chose, comme s'il était au courant. Il a dit que je serais à jamais petit, trop petit pour être un vrai Gobelin, trop petit pour être Sidhe, trop petit pour être quoi que ce soit à part un fardeau et un danger pour mon entourage. Kitto leva à nouveau les yeux vers moi. Je ne pensais pas qu'un Sidhe s'était rendu aux monticules des Gobelins à l'exception de ton père, et de toi. Comment pouvait-il savoir ? J'aurais voulu lui expliquer que le Sidhe en question l'avait deviné. En constatant simplement la petite taille de Kitto, il l'avait utilisée pour être cruel. Il ignorait tout de son passé, mais avait fait une supposition éclairée. Mais ne serait-il pas plus dur encore d'aller dire à Kitto que son passé était si évident qu'un étranger pouvait le voir écrit en toutes lettres sur son corps ? Ou de lui laisser croire que son histoire était connue par des Sidhes faisant affaire avec des Gobelins, bien plus qu'ils n'auraient dû ? Galen prit cette décision pour moi. Ils l'ignoraient, Kitto, ils l'ont juste deviné. Ils se sont montrés mesquins. C'est tout. Ils ignoraient que ce qu'ils disaient se rapprocherait autant de la vérité. Deviné ? dit Kitto en le regardant. Deviné ? Ils ont deviné ? Comment ? Comment pouvaient-ils savoir ? Comment ? Il agrippa de ses menottes la main de Galen. Ma honte est-elle inscrite sur mon corps ? Est-il aussi facile de voir que je suis faible ? Que je ne suis qu'un fardeau pour ceux autour de moi ? Je suis même pour toi un danger ! dit-il en tendant la main vers moi, pour agripper la mienne si fort que cela fit presque mal. Si je te fais un enfant, ils ne m'accepteront jamais comme Roi, ni toi comme Reine. Les deux seigneurs ont dit qu'ils s'assureraient de te voir morte avant de laisser un Sidhe mâtiné de Gobelin s'asseoir sur le trône. Je faillis lui demander qui « ils » étaient, mais il ne devait pas connaître leur nom, et m'enquérir semblait à présent cruel. Les deux seigneurs en question n'avaient pas parlé de conspirations. Ils n'avaient fait que laisser libre cours à leurs préjugés. En formulant les vérités les plus cruelles qu'ils aient pu trouver. Mais s'ils avaient réellement planifié de le tuer, ainsi que moi, ils ne l'en auraient pas averti. Ils ne l'auraient pas asticoté avec ça. Ou ne l'auraient pas laissé s'en sortir indemne après qu'il eut surpris leur petite conversation. Sa chair intacte indiquait qu'ils n'avaient pas été vraiment sérieux dans leur propos. Ils n'étaient que des brutes, rien de plus. Je pourrais lui demander de m'en faire la description plus tard. Mais ce soir, je ne voulais pas qu'il se prenne la tête avec ça. Je voulais qu'il l'oublie, du moins pour quelque temps. Je voulais le caresser, le serrer dans mes bras jusqu’à ce que cette expression ait disparu de ses yeux. Mais ce soir, il n'y avait pas de place dans mon carnet de bal, pas à moins de procéder à une réorganisation générale. Galen pouvait s'assoupir empilé avec d'autres, comme en une portée de gros chiots, mais il n'appréciait pas de partager pendant l'amour. Nicca, quant à lui, y parvenait plutôt bien, et je pense qu'il aurait donné son accord à presque tout, juste pour pouvoir rejoindre Biddy dans la pièce à côté. Peu m'importait d'être expédiée en urgence. J'appréciais sa compagnie, mais il ne parlait pas à mon cœur ni à mon corps comme le faisait Doyle, Frost ou Galen. Ce fut ce dernier qui parvint à atteindre de la main Kitto et qui l'attira plus près de la baignoire. Je suis désolé, Kitto, je suis désolé, je n'avais pas l'intention de dire... Il ne put terminer sa phrase, mais en avait amplement dit pour m'indiquer qu'il savait qu'il s'était montré trop volubile. En exprimant tout haut ce que moi, j'avais pensé tout bas. Et qu'il avait compris que ses commentaires avaient blessé Kitto. Il l'avait pigé, et souhaitait réparer la peine que, par inadvertance, il lui avait causée. Bon nombre d'humains considéraient ces caresses occasionnelles que nous nous prodiguions comme des incitations sexuelles, ce qui n'était pas nécessairement le cas. Il arrive parfois qu'on ait juste besoin d'être touché. Parfois, on est témoin d'une telle souffrance, d'une telle solitude dans les yeux d'un compatriote Fey que l'on se doit de faire quelque chose, n'importe quoi, afin de l'en chasser. Et chez nous, le sexe n'a pas pour seul intérêt le sexe même. Il arrive que ce soit simplement le dernier moyen de redonner le sourire à quelqu'un. Chapitre 29 Kitto était allongé dans l'eau, se blottissant contre le renflement musclé du buste de Galen. Celui-ci lui caressait les épaules en faisant glisser ses puissantes mains sur ses bras, les passants ensuite dans les boucles mouillées qui lui encadraient le visage. Kitto semblait flotter, les yeux clos. Je laissai courir le bout de mes doigts sur le devant de sa jambe, poursuivant leur trajectoire sur le dessus de son pied. Je savais qu'il était chatouilleux à cet endroit, ce qui me valut un sourire de sa part, mais ses yeux demeurèrent fermés. Je pris son pied entre mes mains, et passai la langue là où je venais de le caresser. Ce qui le fit se tortiller en gloussant. Il ouvrit alors les paupières, plongeant les jambes sous l'eau pour se redresser assis. Les bras de Galen glissèrent, le stabilisant ainsi contre lui. Je me plaçai contre le corps de Kitto, à califourchon sur ses jambes, me frottant contre le muscle épais relâché de son entrejambe. Ce qui lui fit pousser un petit cri de plaisir. Mais lorsqu'il posa fermement les mains sur ma taille, ce fut pour faire cesser le mouvement qui m'animait les hanches et m'empêcher de me pousser plus fort contre son membre. C'est Nicca qui était supposé être en ta compagnie cette nuit avec Galen, dit-il d'une voix légèrement tendue. Cela ne me dérange pas d'attendre mon tour, dit Nicca de l'endroit où il s'était agenouillé à côté de la baignoire, ses ailes battant en éventant doucement son dos tandis qu'il faisait glisser ses doigts sur l'eau. Kitto secoua la tête, de l'eau perlant sur son visage de ses boucles noires trempées plaquées contre la blancheur de sa peau. J'appuyai mon bas-ventre contre le sien, et ses mains me retenant les hanches ne purent m'en empêcher. Ses doigts se crispèrent, et à nouveau, il dit : Non. Mais d'autres parties de lui répondaient déjà au moindre effleurement qu'il m'autorisait. Ton corps semble dire tout autre chose, lui fis-je remarquer. Il déglutit péniblement et cligna ses yeux bleu sur bleu en me regardant. Je ne peux être ton Roi, Merry. On dit que Kurag, Roi des Gobelins, a annoncé que Fragon et Frêne ont menacé tout Gobelin qui tenterait de remporter le prix avant eux. Je le regardai, les sourcils froncés. Ce qui signifie ? Que tout Gobelin qui tentera quoi que ce soit pour devenir ton Roi avant que Fragon et Frêne n'aient eu leur chance sera défié en duel et tué. Ils n'ont aucun droit de t'ordonner quoi que ce soit, Kitto, lui dis-je. Tu es Sidhe, à présent. Tu possèdes une Main de Pouvoir. C'est de la magie sidhe, et non Gobelin. Il me fit un faible sourire, tristounet. Tu ne les connais pas comme moi je les connais. Je ne risquerais pas leur colère, pour rien au monde de la Féerie. Il caressa le côté de mon visage toujours encroûté de sang. Laissez-moi vous aider, toi et Galen, à vous nettoyer. Il sourit, et cette fois, il s'agissait d'un vrai sourire, pas aussi triste. Je suis honoré que Galen ait été le premier à me tendre la main. Je sais que ce n'est généralement pas son genre. Puis il s'appuya contre lui en lui souriant. Galen lui retourna son sourire, le visage baissé vers lui, faisant glisser ses mains sur ses bras. Je voulais te voir sourire. Kitto s'illumina de plus belle. Cela signifie beaucoup pour moi que tu te soucies de mon bonheur comme de ma tristesse. Puis il tourna les yeux vers moi, le visage grave. Mais tiens compte de ce que je vais te dire, Merry. Sidhe ou pas, Princesse ou pas, tu devrais te méfier de Fragon et de Frêne. Ils viendront coucher avec moi comme vous autres l'avez fait. Ils auront l'opportunité de devenir roi. Je sais précisément quel type de rapport négocier. À part ça, pourquoi devrais-je m'en méfier ? Nous accompagnerons Merry à la Cour des Gobelins, dit Galen. Nous ne permettrons pas que quelque chose de terrible lui arrive. Tu l'exprimes comme si c'était chose facile, dit Kitto, les yeux levés vers lui. À quel point les jumeaux sont-ils dangereux ? s'enquit Nicca. Ils font partie des guerriers les plus redoutables de notre Cour, dit Kitto. Ils avaient pourtant plutôt l'air chétifs à côté des Bérets Rouges, fit remarquer Galen. J'ignore ce que veut dire « chétif », dit Kitto. Petit, faible, lui expliquai-je. Ce qu'approuva Kitto du chef. Mais la taille n'est pas tout dans un combat. Fragon et Frêne ont la réputation chez les Gobelins d'être vicieux. J'arrêtai de caresser Kitto et m'immobilisai, car ce qu'il venait de dire me présentait la situation sous un nouvel angle. Que Fragon et Frêne soient parvenus à se faire une telle réputation parmi les Gobelins indiquait une terrible violence à l'encontre d'un peuple qui s'y adonnait généralement à cœur joie. Les Gobelins sont plus forts physiquement que nous le sommes, dit Galen. Être métisse à leur Cour doit rendre la vie plutôt difficile. Kitto frissonna, et ses mains se relâchèrent sur ma taille, juste assez pour que l'avant de mon corps s'appuie contre le sien. Galen et moi le retenions entre nous ; il m'enlaça, s'accrochant à la sensation que lui procurait ce rapprochement physique. Tu n'en as pas la moindre idée, Galen. Cela te désigne comme victime. Il était déjà suffisamment malchanceux d'être aussi faible que j'en avais l'air. Fragon et Frêne étaient en comparaison de magnifiques enfants, blonds et pâles, et à l'exception des yeux, auraient pu passer comme venant de l'une ou l'autre des Cours Sidhes. Et même avec ces yeux-là, on les y aurait acceptés. Alors pourquoi n'ont-ils pas demandé à rejoindre notre Cour ? demandai-je, le visage appuyé au sommet des cheveux mouillés de Kitto et tout contre la chaleur que diffusait l'épaule de Galen. Je l'ignore, dit Kitto, car ils ont souffert lorsqu'ils étaient plus jeunes. Nos femmes aimaient beaucoup les faire participer à certaines « performances », jusqu’à ce qu'ils se soient suffisamment développés physiquement pour pouvoir se rebeller contre elles. Galen et moi le regardions, les sourcils froncés, mais Nicca semblait avoir pigé. Tu veux dire que les Gobelines les ont violés ? Kitto confirma d'un hochement de tête. C'est pourtant difficile pour une nana de violer un mec, fis-je remarquer. Mais toutefois possible, dit Nicca, et il appuya le visage contre son bras gracieusement replié sur le rebord de la baignoire, l'autre plongé au plus profond, comme s'il recherchait quelque chose sous la surface. La Reine adore la contrainte. J'avançai dans l'eau pour venir poser ma main sur son épaule. Ce qui le fit sursauter, comme s'il s'était attendu à un contact bien moins agréable, ses yeux marron un peu trop écarquillés. Quel que soit le souvenir qui lui était revenu en mémoire, c'était l'un de ceux, désagréables et fort nombreux, que partageaient les gardes, à cause d'Andais. Je lui déposai un doux baiser sur les lèvres, puis me reculai pour le dévisager. Laisse-moi terminer ma toilette, et nous ferons l'amour. Tendrement. Puis tu iras rejoindre Biddy et ce sera empli de tendresse, aussi. Il opina du chef, mais ce mouvement fut un peu trop rapide, et ses yeux recélaient encore l'ombre de la peur. Je sentis un remous dans l'eau avant que Kitto ne vienne se placer à côté de moi afin d'ajouter ses mains aux miennes sur le corps de Nicca. Avant de me joindre à la maisonnée de la Princesse, je n'avais pas compris qu'un Sidhe pouvait être forcé à participer à de telles atrocités, pas à moins d'avoir mérité un tel châtiment, dit-il en lui caressant le visage. Je sais maintenant que la souffrance sévit dans chaque Cour, et que personne n'y est réellement en sécurité. Puis il l'embrassa sur la joue, avant de poursuivre : Laisse-moi les aider à se débarrasser de ce sang, puis la Princesse dissipera cette tristesse de tes yeux. Nicca lui sourit. Il y a d'autres choses que tu peux faire avec Merry à part l'amour. Toi aussi, tu pourrais lui faire faire certaines choses qui contribueraient à éliminer cette tristesse de tes yeux, Kitto. Il lui fit à nouveau brièvement un large sourire, comme s'il avait peur d'être vu en train de se réjouir aussi visiblement. A la Cour des Gobelins, celui qui prodigue un plaisir buccal est considéré comme inférieur. Cela indique qu'il est soumis à celui à qui il offre ce plaisir. Ce n'est pas comme ça chez les Sidhes, dit Galen, se déplaçant pour venir nous rejoindre au milieu de la baignoire. Kitto lui décocha un nouveau sourire éclair. C'est ce que j'ai pu remarquer chaque fois que Merry a pu persuader l'un de nous de la laisser le caresser comme ça. J'aime faire une fellation, dis-je. On sait, dirent-ils à l'unisson tous les trois, ce qui déclencha leur hilarité. En revanche, je n'aime pas l'idée que Fragon et Frêne se permettent de t'imposer leurs quatre volontés, Kitto. Mais si tu ne te sens pas vraiment à l'aise pour faire l'amour, alors laisse-moi terminer ce que j'ai commencé avec vous tous, et réussi à terminer avec Sauge. Mais tu n'étais pas autorisée à coucher avec lui, dit Nicca. La Reine Andais ne veut pas prendre le risque qu'un demi-Fey accède à notre trône. J'approuvai d'un hochement de tête. Nous n'avons donc rien fait qui risquerait de me faire tomber enceinte de lui. Je tournai les yeux vers Kitto, sans tenter de cacher ce que je ressentais. Et à présent, ce que je me propose de faire à Kitto ne me fera pas non plus concevoir un enfant. Kitto en eut le souffle coupé, mais pas de peur. Si tu étais une Gobeline et me regardais ainsi, j'aurais une de ces trouilles ! Mais j'ai appris ce que signifie cette lueur dans tes yeux. Et quoi donc ? lui demandai-je, d'une voix déjà lourde de désir. Que tu t'apprêtes à me faire des choses que je vais apprécier, dit-il. Laisse-moi t'aider ainsi que Galen à vous nettoyer. Et ensuite ? m'enquis-je. Il me lança un regard que j'avais pu voir dans les yeux des hommes auparavant, un regard qui disait qu'ils savaient ce que nous nous apprêtions à faire, qu'on ne changerait pas d'avis, et qu'il n'y aurait pas d'interruption possible. Et ensuite, je te laisserai faire de moi ce que tu veux. Mis à part le peu dont Merry a pu te gratifier, t'a-t-on déjà fait une fellation ? lui demanda Galen. Non, répondit Kitto en tournant les yeux vers lui. Je pris une longue inspiration, tremblotante, frémissant à cette perspective, jusqu'à me retrouver à bout de souffle. Jamais encore je n'avais été la première pour quiconque. J'étais quasi certaine que les autres gardes l'avaient déjà vécu à un moment ou à un autre. Je serais donc la première à avoir jamais pris Kitto dans ma bouche, et à le sucer, le léchouiller et le mordiller, si tel était son désir. Quelle tête tu fais ! dit Galen. Comme si c'était le Solstice d'Hiver et que tu avais eu tous les cadeaux que tu avais demandés. Si tu m'avais laissée me pencher sur toi, tu aurais vu cette expression plus souvent, lui rétorquai-je. Tu es incorrigible, dit-il en me lançant une œillade. Je me penchai en contournant Kitto, tout en me rapprochant de Galen. Si seulement tu m'avais dit oui, tu aurais pu découvrir comment je peux me montrer tout autant incorrigible. Je fus récompensée d'un regard de quasi-souffrance, comme s'il voulait me dire « oui, après tout, mais... ». Nos ébats sexuels étaient devenus notre objectif principal, puisque nous cherchions à ce que je tombe enceinte, comme pour certains couples confrontés à la stérilité. Moi d'abord, dit Kitto. Deuxième, s'empressa de dire Nicca, bien que je pense que la Reine sera contrariée que nous nous adonnions à cette caresse plutôt qu'à ce qui te permettrait de concevoir. Elle s'est montrée particulièrement pointilleuse à ce sujet. Alors oui ! Je ne voudrais pas décevoir Andais, dis-je en acquiesçant de la tête. Nous en avons tous frissonné, et cette fois, cela n'avait rien à voir avec le plaisir à venir. Chapitre 30 Le carrelage était bien trop froid pour s'y coucher, mais les serviettes de toilette y remédièrent sans problème. Kitto s'y allongea, tel un rêve d'ivoire contre toute cette surface éponge d'un bordeaux sombre, les jambes légèrement écartées afin que je puisse l'atteindre plus commodément. Avant même que je vienne m'agenouiller entre ses cuisses, son sexe s'était épaissi. L'anticipation m'avait mâché le travail. Mes lèvres glissèrent sur son extrémité gonflée, ce qui me donna la sensation de prendre complètement en bouche une prune bien mûre, jusqu'à ce qu'elle soit si remplie de cette chair prête et ferme que je ne pouvais plus faire fonctionner ma mâchoire, ni déglutir. Mais, cette prune n'était que le début des réjouissances, tant il restait à ingurgiter. Cette chaude fermeté épaisse du fruit ne se tortille pas tandis que vous glissez dessus. Elle ne pousse pas des gémissements quand vous la léchouillez à l'intérieur de votre bouche. Kitto semblaient labourer des doigts les serviettes en dessous de lui, les chiffonnant, agrippant les seuls objets qu'il avait pu trouver à portée tandis qu'il se laissait chevaucher par le plaisir. Nicca me caressait le cul, me faisant me contorsionner et me pousser en arrière contre lui, tout en m'empêchant d'atteindre la partie de sa personne qui m'intéressait le plus à cet instant. Il m'enserra les fesses au creux de ses mains, et la sensation qu'elles me procurèrent en me tenant ainsi me fit sucer Kitto, fort et vite. Celui-ci laissa échapper un cri. J'attendis que Nicca se pousse contre moi, mais rien ne se produisit, rien à part la promesse de ses mains sur moi. Ce fut Galen qui exprima mes pensées : Que le Consort nous vienne en aide, Nicca, termine, veux-tu ! Ce qui me fit rouler des yeux pour regarder au-delà de Kitto, dans la direction de mon homme vert qui s'agenouillait près de sa tête, au bord des serviettes. Les doigts de Nicca s'enfonçaient dans ma chair, très légèrement, sans ongles, me laissant savoir par leur puissance seule que s'il le désirait, il pourrait les y enfouir. Si fort, tellement fort. Je me tortillai de désir sous ses caresses, et dus faire de grands efforts pour ne pas me montrer trop féroce sur la chair tendre que je retenais à l'intérieur de ma bouche. Je libérai Kitto quelques instants. Je devais reprendre mon souffle, en résistant à l'envie irrépressible de le mordre. Je gardai une main à la base de sa verge, mais modifiai ma prise, afin qu'elle enserre son membre autant que possible. Je me redressai alors en le laissant sortir de ma bouche, ma main prenant la relève en caressant illico sa hampe humide et frémissante. Je tournai les yeux vers Nicca agenouillé derrière moi, mais qui ne me caressait plus. Il était brun et parfait à genoux là, ses cheveux toujours mouillés s'accrochant en un entrelacs de mèches épaisses à ses épaules, ses bras, sa taille et ses jambes. Ses ailes s'élevaient contre toute cette beauté appétissante de la couleur du chocolat, rappelant quelques fantasmagories filées dans du sucre. Je ressentis une pointe de regret en songeant qu'il allait me quitter, mais cela ne dura que quelques instants. Je voulais qu'il soit heureux bien plus que je ne le désirais. Qu'est-ce que tu attends ? Tu m'envoies à ce qui équivaut à mon lit nuptial, Merry. Si c'est la dernière fois où nous couchons ensemble, j'aimerais que cela se passe exactement comme je le désire. Tu ne peux me le refuser. Je ne pus m'empêcher de sourire. Vas-y, demande. Je crois connaître la réponse. Puis, j'eus une idée. Cela te gêne-t-il vis-à-vis Biddy ? Non, répondit-il, mais il fronça les sourcils. Non, mais certaines choses vont me manquer. Comme quoi ? Je n'allais pas à la pêche aux compliments. Je voulais vraiment savoir. Ce fut à son tour d'avoir le sourire. Comme de te regarder t'étirer sous moi, en hurlant ton plaisir empalée par la bouche sur le membre d'un autre, pendant que je te fais jouir, et t'exprime le mien en éjaculant entre tes cuisses. L'entendre ainsi me le décrire avec cette expression dans les yeux suffit pour contracter mon bas-ventre. C'est ce que j'allais t'offrir, lui dis-je. Je veux te prendre allongée sur le dos comme tu étais avec Sauge. Je veux voir tes seins se soulever et s'affaisser au rythme de ta respiration. J'allai vers lui et lui caressai le visage, tentant d'interpréter le mélange de passion et de sérieux qui lui ressemblait si peu. Je veux que Biddy et toi passiez un bon moment. Je ne veux pas qu'il soit triste. Il sourit, mais ce sourire révélait un soupçon d'une émotion qui n'était pas si heureuse que ça. Je me souviens d'une époque où le mariage n'était pas la fin de telles joies mais plutôt le commencement. Les Sidhes ne trompaient jamais leurs partenaires, mais s'ils se mettaient d'accord sur ce point, d'autres pouvaient les rejoindre dans leur lit. Il évoquait une époque avant le règne d'Andais. Avant la chrétienté, qui était alors encore une secte juive hérétique. La plupart des Sidhes évitaient d'en parler, car ils n'aimaient pas évoquer ce qu'ils avaient perdu. Qui voudrait parler d'une période où les Sidhes étaient encore plus nombreux que les humains ? Un temps où nous nous marions par amour et pas uniquement pour avoir des enfants. Une époque où le sexe n'était que joie partagée et non pas une poursuite assidue de la maternité. Où une grossesse non planifiée ne vous condamnait pas à un mariage sans amour. J'avais ressenti un tel bonheur lorsque la bague avait choisi Nicca pour Biddy, et inversement. Mais étaient-ils vraiment faits l'un pour l'autre ? Bien sûr, ils étaient entichés l'un de l'autre, et oui, un bébé pourrait naître de leur union, mais seraient-ils heureux jusqu'à la fin des temps ? Ou bien est-ce que Nicca l'aimerait, coucherait avec elle, concevrait avec elle un enfant, pour le regretter ensuite ? Et ces regrets viendraient-ils au final détruire leur amour ? Soudain, je sentis un parfum de rose. Pouvez-vous sentir les fleurs de pommier ? demanda Galen. Oui, dit Nicca, comme dans le corridor avec Mistral. C'est du chèvrefeuille, précisa Kitto. Le parfum s'intensifiait. J'eus une soudaine inspiration. Ce n'était pas comme si mon corps servait de réceptacle à la Déesse, mais... Quand est-ce que les Sidhes ont cessé d'avoir des enfants, Nicca ? Il me regarda en clignant des yeux. Je peux goûter ce parfum dans l'atmosphère. Réponds à ma question. Je ne sais pas, dit-il, il y a de cela longtemps. Avons-nous cessé d'avoir des enfants après avoir adopté l'habitude humaine de ne nous consacrer qu'à un seul partenaire ? Nous avons adopté le principe de la monogamie parce que les humains ont procréé plus que nous en s'y soumettant, dit Nicca. Ah vraiment ? dis-je. Ou avons-nous commencé à voir notre natalité décliner lorsque nous avons cessé d'être qui et ce que nous sommes vraiment ? Que veux-tu dire, Merry ? me demanda Galen. Je levai la main et leur présentai le scintillement terne et métallique de la bague de la Reine. Andais a dit qu'elle avait pris ceci sur le corps de son ennemie, mais qu'elle n'avait jamais vu de bébés naître grâce à cette bague. La lubricité, l'amour, l'engouement, mais aucun bébé n'avait montré le bout de son nez. Et s'il ne s'agissait nullement de la bague de la Reine, mais plutôt d'un bijou destiné à une divinité de la fertilité ? Nous étions des dieux de la nature à l'origine, avant que les humains ne soient obligés de rendre certains d'entre nous plus civilisés. Nous sommes ce qui est primitif, essentiel. Ce qu'ont cessé d'être les Sidhes depuis très, très longtemps, dit Kitto. Je me retournai vers lui, toujours allongé dans son nid de serviettes froissées, semblant s'être immobilisé. Que veux-tu dire, Kitto ? Les Gobelins furent les derniers de la Féerie à accueillir l'idée de n'avoir qu'une épouse à la fois. À une époque, si le mari pouvait en protéger, nourrir et abriter davantage, alors il était autorisé à en avoir plusieurs, si tout le monde était d'accord. Je n'aurais pas pensé que le mari irait jusqu'à se soucier de l'opinion de sa femme, dit Galen. Théoriquement, le « mari » signifie essentiellement le partenaire dominant, et non précisément le sexe d'un Gobelin, et lui comme elle pouvait introduire qui bon lui semblait dans le ménage sans la permission de son épousé. Mais en réalité, si on introduisait ainsi quelqu'un que votre « femme » détestait, alors la vie domestique devenait un véritable champ de bataille, et même un Gobelin ne le souhaitait pas. Alors, tu aurais pu devenir la « femme » d'une Gobeline ? lui demandai-je. Oui, répondit-il avec un hochement de tête. Mais pas un mari, dit Galen. Je ne suis pas assez fort pour l'être, dit-il en se tortillant sur son lit de serviettes. Mais pourquoi je sens le parfum du chèvrefeuille comme si c'était l'été et que j'étais au soleil ? Il fait si chaud ! Tu te trouvais dans le corridor lorsque Merry et Mistral ont eu leur brève aventure, dit Galen, la voix presque aussi légère que ses propos. Je dirais plutôt qu'il s'agit de fleurs de pommier. On dirait qu'on se trouve dans un verger au printemps, dit Nicca. Les deux hommes échangèrent un sourire. De l'énergie printanière, dit Kitto. Quoi ?!!! m'exclamai-je en le regardant. Tous deux représentent l'énergie du printemps, dit-il. Et toi, que représentes-tu ? L'été, lorsque la terre est chaude et en pleine maturation. Il se tortillait sur les serviettes en disant cela, ses jambes se tendant excessivement comme s'il était proche de l'orgasme. Son membre gonflé semblait à nouveau prêt à consommer. Et moi, qu'est-ce que je représente ? lui demandai-je. L'automne, dit-il. Tu es la terre quand arrive la saison des moissons. Tu représentes la finalité d'une année, Merry. Et que représente l'hiver ? Le long sommeil, répondit Kitto. Je m'allongeai sur lui, utilisant son entrejambe comme oreiller, ce qui lui arracha un cri. Mon regard se reporta derrière moi vers Nicca qui était toujours agenouillé. Dis-moi ce que tu désires, Nicca. Dis-moi précisément ce que tu désires. Je veux te prendre allongée sur le dos. Je veux voir un autre homme se pousser à l'intérieur de ta bouche pendant que je te monte. Je veux que tu hurles ton plaisir autour de son membre pendant que je te baise. J'acquiesçai d'un hochement de tête, en effleurant de l'arrière de mes cheveux, en un mouvement de va-et-vient, l'entrejambe de Kitto qui se tortilla de plus belle. Alors allons-y, dis-je. Nicca eut un sourire. La voix de Kitto se fit entendre, tremblotante mais claire : Je ne sais pas comment me placer pour ce que tu demandes. Où vais-je mettre mes jambes ? Laisse-moi te montrer, lui répondit Galen, la voix assourdie d'envie. Je rejetai la tête en arrière pour le voir toujours assis derrière nous. Ce mouvement fit à nouveau gigoter Kitto. Avec cette caresse, j'avais fait d'une pierre deux coups. Tu avais pourtant refusé auparavant, dis-je. Je n'ai pas dit que je prendrais part à ce type de réjouissance, mais uniquement que j'aiderais Kitto à comprendre où placer ses jambes. Une centaine de mots ne sauraient remplacer une bonne démonstration. Ses yeux étaient de loin beaucoup plus sérieux que ses paroles, sérieux et assombris de désir. Eh bien, à partir du moment où c'est une bonne démonstration, dis-je, et ma voix s'était faite aussi quelque peu haletante. Oh, sans aucun doute, dit-il, avec une expression indéniablement masculine. Et je lui accordai toute mon attention. Chapitre 31 Je me retrouvai allongée à mon tour sur les serviettes. Allongée là à reluquer Galen qui rampait vers moi, son membre déjà gonflé, dur, assombri par le supplément d'afflux sanguin, plus sombre que le reste de son corps. Je désirais tellement Galen ! Et j'étais parvenue à satisfaire la plupart de mes désirs. Mais lui, tout comme les autres, était si déterminé à me faire un enfant qu'il n'accepterait jamais de faire quelque chose qui pourrait le faire jouir s'il ne me pénétrait pas. Je le suivais des yeux tandis qu'il se rapprochait en rampant, et me sentis brûlante de convoitise. Il rit nerveusement sous le coup de l'excitation. Quelle tête tu fais ! Comme si j'étais quelque chose de bon à manger. Elle ne m'a jamais regardé ainsi, commenta Kitto. Aïe, il fallait que je ménage son égo. J'avais remarqué que la chose la plus difficile quand on a autant d'amants n'était pas tant de savoir quelle position nous allions expérimenter, que d'éviter de heurter leur susceptibilité ou encore que l'un d'eux se sente mis sur la touche. Ce n'était pas le nombre de corps dans le plumard qui compliquait les choses, mais la quantité de cœurs sensibles et de mains disponibles. Je tendis le bras pour toucher le genou de Kitto, là où il s'était agenouillé, si proche, pour pouvoir suivre attentivement la démonstration et apprendre où placer ses jambes. Galen est mon tout premier amour, Kitto, le premier homme pour qui j'ai véritablement ressenti du désir. Le premier que j'aie jamais aimé. J'ai vécu mes jeunes années à fantasmer sur lui avant même qu'il ne vienne me rejoindre dans mon lit. Toi, tu es nouveau au menu. Je n'ai pas eu l'occasion de fantasmer sur toi plusieurs années. Ne sois pas offensé, lui dit Nicca. Elle ne me regarde pas non plus comme ça. Mon regard glissa le long de mon corps à l'horizontal pour s'arrêter sur lui. Je n'avais pas réalisé... Il leva une main pour m'interrompre. Je ne suis pas vexé, Merry. Seuls les aveugles ignorent à quel point tu as pu te languir de Galen. Tu le suivais partout comme un petit chien alors que tu étais à peine assez âgée pour simplement comprendre pourquoi tu le trouvais aussi fascinant. J'appréciai moyennement la référence au petit chien, mais je laissai couler, parce qu'à quatorze ans, cette comparaison devait probablement être plutôt exacte, quoiqu’embarrassante. Merry, dit Galen, tu rougis ! Je me cachai le visage des mains, parce que je ne rougissais que très rarement, voire jamais. Je ne rougissais même pas pour moi en cet instant précis, mais pour cette jeune fille, depuis longtemps disparue, que j'avais été alors, et qui aurait été mortifiée d'apprendre que son amour « secret » n'était un secret pour personne. Je sentis qu'on m'effleurait les poignets. Merry. La voix de Galen était aussi douce que ses mains, tandis qu'il m'obligeait à écarter les miennes. Tu as rougi à cause de moi. En fait, je ne pouvais pas le quitter des yeux. C'est simplement à la pensée que tout le monde était au courant. J'ignorais avoir été aussi transparente à quatorze ans. Nous le sommes tous à cet âge, me dit-il en souriant. Quelques siècles se sont écoulés depuis mes quatorze printemps, dit Nicca, mais si ma mémoire est bonne, Galen a raison. Les Gobelins ne sont pas subtils, fut le commentaire de Kitto. Ce qui signifie ? demanda Galen. Que si un Gobelin en désire un autre, tout le monde le sait. Nous ne voyons aucun intérêt à dissimuler notre attirance, à moins que nous ne craignions que l'autre ne le prenne comme une insulte personnelle. Nous ne sommes pas très subtils, mais nous pouvons cependant dissimuler nos sentiments si nécessaire. Je levai la main vers lui, la paume en l'air. Il me la prit, interloqué. Qu'attends-tu de moi, Princesse ? Un sourire, dis-je. Il en eut l'air d'autant plus surpris. Elle veut chasser cette ombre de tes yeux, lui expliqua Galen. Kitto nous gratifia tous les deux d'un sourire timide, avant de secouer la tête. J'aime bien être Sidhe. Je lui étreignis la main et lui aurais dit des propos réconfortants, mais ce fut le moment que choisit Nicca pour passer langoureusement la sienne entre mes jambes, et brusquement, je ne trouvai plus mes mots. Tu n'es pas assez moite, me dit-il. Je dus déglutir à deux reprises avant de parvenir à dire, la gorge soudainement sèche : C'est le bain, ça fait toujours ça. C'est bizarre qu'autant d'eau puisse assécher une femme, dit-il, et son doigt localisa l'ouverture de mon vagin, et s'y glissa. Ce qui me fit haleter, ma main se convulsant autour de celle de Kitto. Puis Nicca fit bouger son doigt à l'intérieur de moi, délicatement, lentement. Je suis loin d'être aussi gros que certains, mais je ne suis pas petit pour autant. Cela fera mal. Alors fais-moi mouiller, dis-je d'une voix plus qu'haletante. Comme me l'ordonne la Princesse, dit-il avec un sourire, en retirant son doigt ; puis s'adressant à Galen : Montre à Kitto où placer ses jambes. Lorsqu'elle sera prête, j'aimerais bénéficier d'une bonne vue. Dis-moi quand ce sera bon, dit Galen. Je n'aurai pas besoin de te prévenir, dit Nicca, tu le sauras. L'odeur florale s'était estompée, tels de subtils effluves de roses dans une pièce depuis longtemps fermée, aussi légers qu'un songe. En ouvrant la porte, on y perçoit un soupçon de parfum, puis il disparaît, et on se demande si on n'a pas rêvé. Il en est de même du passage évanescent de nombreux esprits et pouvoirs dans le monde des humains. Bon nombre de manifestations occultes que ceux-ci prennent pour des fantômes ne sont que les ombres furtives d'êtres qui ne furent jamais mortels. Galen s'était légèrement « estompé », lui aussi, pendant cette longue conversation, ce que j'appréciai d'autant mieux pour les fellations. Tout d'abord, une légère mollesse, un petit peu moins de diamètre pour commencer tout en douceur. Il se plaça à califourchon sur mon buste, et dès qu'il fut suffisamment près, je tentai de le prendre entre mes lèvres. Il se mit à rire, en interposant sa main. Laisse-moi m'installer d'abord ; tu risques de te froisser un muscle à t'étirer le cou comme ça. Puis il rapprocha son membre de ma bouche, s'ancrant plus fermement des genoux de part et d'autre de mes épaules. J'avais son entrejambe en gros plan, son gland, sa hampe, la fermeté tendue de ses testicules, dans leur nid de bouclettes vert foncé. Mes mains se retrouvèrent piégées sous son poids. Je pouvais lui toucher les cuisses, le cul et le bas du dos, mais rien d'autre. Si j'avais été sûre de pouvoir un jour de nouveau le prendre dans ma bouche, je n'aurais jamais été d'accord pour le faire dans cette position. Si j'étais sur lui, je pourrais le guider davantage. Mais ainsi, je devais lui laisser le contrôle. J'aurais voulu avoir une main de libre pour l'aider à trouver le bon angle. Mais j'aurais pu ne pas m'en soucier. Galen avait posé les yeux sur moi, fixement, et ils se remplissaient de ce désir perceptible chez les hommes uniquement dans les moments les plus intimes. Il orienta son sexe de la main. Et lorsque ma bouche glissa sur son extrémité, il déplaça son buste pour me permettre de le sucer sur toute sa longueur. Il était tendre et soyeux à l'intérieur, le prépuce roulant sur ma langue, un petit plus avec lequel jouer. Je le suçai avidement afin de le prendre tout entier, mes lèvres l'enserrant fermement. Je le fis rouler à l'intérieur, le tétant, le caressant et le titillant de la langue, jouant de mes contractions buccales, pendant que je le pouvais encore. Alors même que je prenais grand plaisir à la sensation que son moelleux me procurait, il grossissait. Je sentis ce morceau de chair se faire de mou et soyeux, dur et mûr. Il m'emplit la bouche, puis la gorge, et je dus reculer pour reprendre mon souffle. Galen se retira alors. C'est supposé être des préliminaires, Merry. Tu sais pourtant ce que je veux, lui dis-je. Il hocha la tête. Mes mains glissèrent sur son cul. Nicca viendra entre mes jambes, puis d'une caresse, je l'en ferai ressortir. Il s'occupera de moi et de Biddy cette nuit. Pourquoi ne pourrais-tu jouir deux fois, toi aussi ? C'est ce que je fais généralement. Je me redressai en l'agrippant par les fesses, me relevant suffisamment pour passer légèrement la langue sur ses couilles. Jouis une fois dans ma bouche, et une fois entre mes jambes. De grâce, Galen, je t'en prie ! Les mains de Nicca glissaient, caressantes, le long de mes cuisses, et je le sentis qui s'installait entre mes jambes une seconde avant que sa langue ne m'effleure, en une brève titillation qui me fit me tortiller et enfoncer les ongles, juste un peu, dans la chair de Galen. Qui en ferma les yeux, en se mettant à compter ses inspirations. Je donnerais presque tout pour qu'une femme m'implore comme ça, dit Kitto. Ne refuse pas un tel présent. Je ne le regardai pas, n'ayant d'yeux que pour Galen. La langue de Nicca s'immisça à l'entrée de mon vagin avant de me pénétrer d'une poussée sûre, déterminée. Je dus réapprendre à respirer, et lorsque je rouvris les paupières, Galen était toujours là, les yeux posés sur moi. Nicca se mit ensuite à me lécher, en de langoureux coups de langue assurés, ayant découvert que les rapides ne fonctionnaient que plus tard, et non au tout début. Cette sensation prenante commençait déjà à grandir à l'intérieur de mon ventre. De grâce ! ne pus-je que dire. Galen se réinstalla sur moi, ses mains s'orientant de façon à ce que je l'accueille facilement dans ma bouche. Une Princesse ne devrait pas implorer. Et ce fut son dernier commentaire, avant de se laisser faire... Chapitre 32 Une sensation de pesanteur s'emparait lentement de mon corps à mesure que Nicca me caressait de sa langue en de longs cercles accentués. Au sommet, il localisa ce point, celui qui transformerait en apothéose de plaisir la chaleur qui m'envahissait progressivement. Mais il devait tout d'abord me faire mouiller, sinon le frottement serait plus douloureux que plaisant. Galen était parvenu à surmonter sa réticence. Il posa les mains par terre juste au-dessus de ma tête, afin de préserver la mobilité de ses hanches, comme s'il me faisait l'amour en me pénétrant par la bouche. Et c'était bien me faire l'amour, pas violemment, mais la caresse d'un muscle de velours glissant entre mes lèvres. Une force suave et dure qui me fit les ouvrir largement pour l'y accueillir, afin qu'il puisse s'y glisser entièrement, de son extrémité lisse jusqu'à la base de sa verge. Quoique nous ne soyons pas allés aussi loin. Une grande partie de son membre ne me pénétra pas. Nicca avait cessé ses occupations. Je savais qu'il était toujours allongé entre mes jambes car je pouvais sentir ses mains qui m'enserraient les cuisses, mais il s'était fait immobile, ne me léchant plus qu'occasionnellement, juste assez pour ne pas faire retomber mon excitation, mais pas assez pour me faire jouir. En temps normal, cela aurait été quelque peu énervant, mais cela me libéra pour me concentrer sur la sensation que me procurait Galen dans ma bouche, comme il ne me l'avait jamais permis auparavant. Sauf qu'il se retenait. Pas une seule fois, le doux poids de ses testicules ne m'effleura le visage. Il ne s'abandonnait pas complètement, loin de là. Tu t'es arrêté, dit-il d'une voix étranglée qui révélait la tension, le contrôle qu'il avait gaspillé sur ses mouvements. Nicca, pourquoi t'es-tu arrêté ? J'ai pensé vous laisser tous les deux prendre votre pied sans trop la distraire. Quoique, après l'avoir vue à l'œuvre avec Sauge et Mistral, tu sembles te montrer un peu trop attentionné. Je ne veux pas la blesser. C'était donc ça ! Je parvins à dégager mes mains et le repoussai. Son membre ressortit de ma bouche, se soutenant sans effort au-dessus de moi, comme s'il pouvait rester en équilibre parfait pour toujours. Contempler ainsi fixement sa verge me fit frissonner. Je veux te sentir entièrement dans ma bouche, Galen, entièrement ! Cela ne risque-t-il pas d'être douloureux ? Nicca posa la tête sur ma cuisse, en disant : Tu étais bien dans le corridor, non ? Tu l'as vue avec Mistral. Je l'ai vue, acquiesça-t-il, et ses épaules se voûtèrent. Je laissai glisser mes doigts sur l'avant de son corps, sur sa poitrine, son ventre, et seul le fait qu'il roula alors sur le côté m'empêcha de les refermer sur son membre. Qu'est-ce qui ne va pas ? lui demandai-je. Jamais je ne me sentirai à l'aise de me montrer aussi brutal avec qui que ce soit. Tu n'as pas à être brutal cette nuit, donne-moi simplement ta verge. Laisse-moi te sentir dans ma bouche jusqu'à tes couilles. Je te veux complètement en moi, de toutes les manières possibles et imaginables. S'il existe une ouverture pouvant te retenir, je veux en profiter. Il me lança un de ces regards ! Galen, Galen, nous perdons du temps, ne le comprends-tu pas ? Doyle et Frost croient déjà que la bague a porté son choix sur Mistral en ce qui me concerne. Il eut l'air abasourdi, comme si je venais de le poignarder de toutes mes forces avec une arme en métal. Je ne pense pas qu'ils aient raison, mais encore, je n'en sais rien. Aucun de nous n'en sait rien. Alors pendant que je t'ai tout à moi, je te veux. Ne peux-tu le comprendre ? Il baissa les yeux, et à nouveau son membre se recroquevilla, le prépuce le décapuchonnant. Si ce que tu as fait avec Mistral est ce que tu désires, alors pourquoi me veux-tu, moi ? Je ne veux pas que ce soit brutal toutes les nuits, Galen. Certaines nuits, j'aime que ce soit plus délicat. Certaines nuits, j'apprécie de faire l'amour, plutôt que de baiser. Mais certaines nuits, tu aimes te faire baiser, dit-il. Quant à moi, j'aime généralement faire l'amour. Nous pourrions en débattre, lui rétorquai-je en souriant. Il s'efforça de ne pas sourire, mais échoua. Pas si ce que tu as fait dans le corridor était baiser. Avec Mistral, c'était de la baise. Le sexe dépend de ton partenaire, Galen. Faire l'amour varie en fonction des personnes concernées dans ces ébats, lui dis-je en tendant la main vers lui. Allez, viens à moi. Il déclina de la tête. Si je viens te rejoindre maintenant, je ne serai pas capable de le faire lorsque Nicca te pénétrera enfin. Je pourrais te rendre à nouveau opérationnel avec un chouïa de magie. C'est ça, mais si tu le fais tout de suite, ce sera douloureux. Tu ne me l'avais jamais dit. Je regardai vers Nicca, qui s'était fait particulièrement silencieux, la tête posée sur ma cuisse, mais plus pour s'en faire un oreiller que pour me faire des léchouilles. Est-ce vrai ? Je veux dire, est-ce que ça fait vraiment mal ? Jusqu'à récemment, j'avais le plus souvent partagé mes nuits avec Rhys, du coup, avec deux hommes dans ton lit, nous avions plus de temps entre chaque galipette. Et de ce fait, non, cela ne faisait pas mal. Mais si j'avais dû m'y remettre immédiatement, cela aurait pu être douloureux, en effet, dit-il. Doyle et Frost ne s'en sont jamais plaints, dis-je. Je pense qu'ils aiment un peu de douleur dans la chambre à coucher, plus que moi ou Galen. Je réfléchis quelques secondes. Cela se pourrait. La voix de Galen me parvint, douce. Me voudrais-tu ainsi parce que tu ne veux pas que je sois ton roi ? Je m'apprêtai à répondre que non, mais hésitai. Ce n'était pas ma motivation principale, néanmoins, sa remarque était relativement vraie, ou du moins, l'avait été. Je veux te posséder ainsi parce que je te désire, lui dis-je. Nicca prit la parole, la tête toujours sagement posée sur ma cuisse. Je l'ai vue le faire à d'autres qu'à Mistral. Elle semble beaucoup l'apprécier. Comme à Sauge, tu veux dire ? dit Galen. À sa voix, il n'en semblait pas plus heureux pour autant, comme le laissait deviner son intonation. Quant à son visage, il laissait transparaître ce qu'il reflétait quasiment tout le temps : le défilé de ses émotions. Oui, dis-je, ne sachant que faire pour le rassurer. Cela ne correspondait pas à Galen de tirer une tronche pareille, mais davantage au quart de tour digne de Frost. Sauge, répéta-t-il, en voilà un autre qui ne sera jamais ton roi. Nous nous préparons à une nuit de plaisirs, dis-je avec un soupir, et tu la gâches par des questions pénibles. Cela ne te ressemble pas. Non, c'est plutôt le style de Frost. Il venait précisément de formuler ce que je venais tout juste de penser. Un exploit qu'il avait récidivé plusieurs fois ce soir. Tu t'es plainte de ses sautes d'humeur, tout en donnant l'impression de l'aimer de plus en plus, poursuivit-il. Peut-être aimes-tu que tes hommes soient compliqués. Je ne sus que répondre à ça. Pourquoi aime-t-on un homme et pas un autre ? Pourquoi cet individu en particulier vous emplit d'une vague tremblotante de chaleur, et qu'une même caresse venant d'un autre vous laisse froide ? En voilà un mystère. Mais je pouvais y répondre sincèrement tout en étant rassurante. Je t'aime, Galen. Il se contenta de me regarder. Peut-être ai-je oublié jusqu'à quel point, mais aujourd'hui... lorsque je t'ai vu allongé là-bas... Ma voix me laissa alors tomber, et je dus fermer les yeux pour effacer la vision de Galen baignant dans son sang. Nicca me caressa la cuisse pour me réconforter. Lorsque je t'ai vu là, comme ça, j'ai bien cru mourir de chagrin. De ne plus jamais revoir ton sourire. Mes yeux me semblaient brûlants, et je ne parvenais pas à savoir si pleurer m'aiderait à me sentir mieux ou pire encore. Il me caressa le visage, et sans ouvrir les yeux, je reconnus sa main. Sa main chaude et douce. Contre laquelle j'appuyai la joue. Brusquement, je me souvenais avoir fait pareil avec Doyle à peine quelques heures plus tôt. Galen m'avait déçue, alors, en ne comprenant pas pourquoi la réaction de Gillett m'avait fait fondre en larmes. Mais confier Galen aux mains d'une autre femme qui l'aimerait tendrement était une chose ; le confier à la mort en était une autre. Ça, je n'aurais pas pu le supporter. Je plongeai dans ses yeux, verts, si verts. Mais tu pleures ! s'exclama-t-il, l'air étonné. Pas vraiment, rétorquai-je, mais ma voix me trahissait. Je dus déglutir avec efforts avant de poursuivre : Peut-être me suis-je un peu éloignée de toi. Mais je n'en avais pas l'intention. Je saisi la main qu'il avait posée contre ma joue. Nos ennemis te tueraient si tu devenais Roi, et cela me terrifie. Si je devais choisir des hommes pouvant survivre, tu n'en ferais pas partie, mon doux amour. Comme Dormath qui pensait que je lui pardonnerais d'avoir tenté de me tuer. C'est ça. Ma dernière pensée, ma toute dernière, a été pour toi. J'avais peur que ce soit le commencement d'un assaut contre toute ta Garde. Il baissa les yeux, refusant de me regarder. J'ai pensé : Doyle et Frost s'occuperont d'elle. Que si l'un de nous devait mourir en premier, il valait mieux que ce soit moi. Son sourire était triste. Je crois que ma toute dernière pensée a été : mais pourquoi moi ? Si quelqu'un devait être tué en premier, cela aurait dû être Doyle, et non moi. J'ai prié la Déesse de te protéger, et je suis mort. Pas vraiment, murmurai-je. Il me regarda alors, et son sourire était presque sincère. Comment pourrais-je te reprocher de les considérer comme les plus à même d'accéder au trône alors que, quand j'étais couché, agonisant, c'était à eux que je pensais, moi aussi ? Bon sang ! Être bon ne suffit pas, ici, pas pour nous garder en vie. Je te demande pardon. Je pensais que tu serais en danger si tu devenais roi, Galen, mais à présent, j'ai réalisé qu'ils vont essayer de te tuer, de toute façon. Puis j'ajoutai à la vue de l'expression qui se dépeignait sur son visage : J'ignorais tout de cette prophétie jusqu'à ce que la Reine en parle, mais, dans tous les cas, ils tenteront de supprimer tous mes alliés. Ils me priveraient de tous ceux qui m'aident, s'ils osaient. Donc si ta vie est de toute façon en danger, alors tu pourrais aussi bien être roi. Je suis condamné à mort, dans tous les cas, dit-il avec un sourire de nouveau empreint de tristesse. Je m'assis, et tentai de l'enlacer, mais il s'écarta, juste un peu. Mon mouvement obligea Nicca à déplacer sa tête qui glissa de ma cuisse à mon mont de Vénus. Sans autre intention que d'y poser délicatement sa joue. Viens à moi, Galen, de grâce ! Je ne peux être ton Roi, Merry. Ce serait signer notre mort, à tous ! Une dureté inconnue apparut sur ses traits. En cet instant, je vis apparaître des années d'expérience au plus profond de ses yeux. Renoncerais-tu à ton tour dans son lit ? s'enquit Nicca, avec une inflexion recélant un soupçon de surprise. Non, répondit Galen, la voix aussi sinistre que ce qui transparaissait dans ses yeux. Je ne suis pas assez costaud pour y renoncer, du moins pas encore, pas jusqu'à ce que j'y sois obligé. Mais cela ouvre certaines perspectives. Il sourit, cette obscurité toujours accrochée au regard, loin du Galen que j'avais toujours connu. Mais je pourrais prendre la place de Nicca, et t'embrasser bien plus intensément. Tu l'as déjà fait. Mais jamais là où tu pourrais me rendre la pareille, dit-il. Tu auras d'autres nuits pour ça, dit Nicca. Voudrais-tu me priver de mes derniers moments avec notre Merry ? Non, pas si c'est ce que tu désires. Je sais que si c'était ma dernière nuit en sa compagnie, je voudrais qu'elle se passe exactement comme je le souhaite. Il semblait être redevenu lui-même, mais il restait un scintillement dans ses yeux. J'en étais à la fois soulagée et attristée. Je veux la faire jouir de mes lèvres et de ma langue, et je veux voir un autre homme dans sa bouche. Je veux que nous la baisions tous les deux, jusqu'à ce que nous jouissions en elle. C'est ce que je veux. OK ! dit Galen en acquiesçant de la tête. Peu m'importe lequel d'entre vous est dans sa bouche, mais si c'est toi, Galen, j'ai une requête à faire. Vas-y, demande, lui dit Galen. Comme tu es plus grand que Kitto, si tu pouvais te mettre de côté, plutôt que par-devant. Parce que tu me bloques en partie la vue de ses seins, et étant donné que c'est ma dernière nuit en compagnie de la plus grosse poitrine de toute la Cour, j'aimerais autant pouvoir l'admirer. Eh bien, je me mettrai de côté, dit Galen, accommodant. J'ai besoin d'avoir la tête un peu surélevée si nous faisons comme ça, leur fis-je remarquer. Nous pourrions empiler les serviettes, suggéra Galen. Permettez que je serve d'oreiller à Merry, proposa Kitto. Pose la tête sur mes genoux, Princesse. Nous échangeâmes un regard très éloquent. D'accord, lui dis-je. Le sourire de Kitto s'illumina, tellement radieux de bonheur. De tels détails semblaient lui faire tellement plaisir ! Nicca baissa la tête tout en m'enserrant mes cuisses de ses mains. Bon ! Où en étions-nous ? Ma bouche se dessécha soudainement. Galen n'était-il pas supposé se trouver en haut ici ? Demandai-je. Je ne pourrai pas tenir bien longtemps dans ta bouche si tu te mets à hurler autour de mon membre quand tu auras ton orgasme. J'en serai tout simplement incapable. Laissons-le te faire jouir, puis Kitto et moi ferons ce que veut Nicca. J'aurais pu contester, mais la bouche de Nicca avait repris son activité me privant par sa langue et ses lèvres de mots, de souffle, pour faire disparaître tout ce qui pouvait exister autour de moi. Pendant quelques précieux instants, j'en oubliais que nous étions en danger, qu'il y avait un trône à la clé, ou qu'il y ait quoi que ce soit d'autre, à l'exception de la bouche de Nicca entre mes jambes, qui s'unit à mon corps pour se fondre de plaisir, comme si la peau, les os, toute substance avaient disparu, ne laissant qu'un bonheur orgasmique, frissonnant, qui submergea tout. Chapitre 33 Lorsque mes yeux cessèrent de rouler derrière leurs orbites et que je recouvrai la vue, Nicca me souriait de toutes ses dents. C'était particulièrement réussi cette fois ! Ne pouvant toujours pas parler, je me contentai d'opiner du chef. Tu es vraiment super, dit Galen. Je n'ai jamais parlé à Biddy de sexe. On rencontre parfois certaines femmes, de temps à autre, qui ne vous laissent pas le leur faire. Ma voix ne ressemblait en rien à celle que j'avais habituellement, lorsque je parvins à dire : Ce ne sont que des idiotes. Peut-être, mais juste au cas où ce serait la dernière fois, je voulais que cela soit agréable. Je rencontrai quelques difficultés à fixer mon regard, mais y parvins, enfin. Je ne voudrais pas t'envoyer dans son lit avec des regrets. Il s'approcha sur les genoux, pour venir me recouvrir de sa nudité. La sensation de ses testicules appuyés fermement contre l'endroit précis que venait juste de quitter sa langue me fit me tortiller. Il prit appui sur les bras en redressant le torse, le bas de son corps pressé serré contre moi, et son regard se posa sur moi. Indépendamment de toute la délicatesse que prodigue un amant, l'expression de ses yeux n'en était pas moins identique à celle de tous les hommes. Cette connaissance, cette jubilation féroce, qu'ils vous ont donné du plaisir, et qu'à présent, ils allaient revendiquer le leur. J'ignore pourquoi tous avaient cet air-là quelque part dans les yeux, prêt à apparaître, mais je l'avais vu trop souvent pour ne pas le remarquer. Embrasse-moi, goûte sur ma bouche ta saveur suave. Il rapprocha son visage du mien, et je redressai légèrement la tête pour venir à sa rencontre. Nous nous sommes embrassés, et il était encore tout humide de ma moiteur, et avait un goût frais, comme le premier souffle du matin après une ondée, quand le monde est purifié, trempé de rosée. Il m'embrassa jusqu'à ce que nos langues, nos bras, se trouvent. Il m'embrassa jusqu'à ce que tout ce qui n'était pas de la salive disparaisse. Il se recula alors, à bout de souffle, et parvint à dire : Parfait. Je compris ce qu'il voulait dire, non pas que j'étais parfaite, mais que ce baiser avait été exactement ce qu'il avait désiré en cet instant. Il se redressa au-dessus de moi sur les bras et les genoux, son membre extrêmement tendu et dur, plaqué contre son corps. Je suis prêt. Je vois ça, lui dis-je, d'une voix quelque peu haletante. À vos places, messieurs ! dit Nicca en regardant les autres. Il y avait une note d'autorité dans sa voix que j'y avais rarement perçue, même en plein milieu de nos ébats. Je remarquai que c'était la première fois que je baisais avec lui depuis que son pouvoir lui avait été révélé. Non pas ses ailes, mais son pouvoir. Nous n'étions pas sûrs de ce qu'il avait obtenu suite à ça, mais il avait gagné autre chose qui n'avait rien à voir avec la magie : il se sentait bien dans sa peau. Kitto hésita à côté de ma tête, comme s'il n'était pas sûr de ce qu'il devait faire. Redresse-toi, Merry, dit Galen. Dis-lui où il doit se placer. Sa voix comme son visage étaient empreints de douceur en disant ces mots, comme s'il avait remarqué la nervosité de Kitto. Galen et moi avions passé nos nuits seuls à Los Angeles, et de ce fait, je n'avais jamais pu voir comment il réagissait avec d'autres. On peut en apprendre des tonnes sur un mec dans une chambre à coucher quand on n'est pas seulement deux, mais plusieurs. Quelqu'un qui refuse de partager, eh bien, cela en apprend pas mal sur le bonhomme ! Je me redressai sur les coudes. Allez viens, Kitto, que je pose la tête sur tes genoux. Il se déplaça derrière moi, semblant toujours en proie à une certaine incertitude, comme s'il s'attendait que l'un des deux autres se mette à rouspéter. Puis il s'installa derrière moi, en tailleur. Je ne posai pas illico la tête sur ses genoux, mais la rejetai en arrière de telle sorte que mes cheveux viennent lui effleurer l'entrejambe. Je le caressai en bougeant la tête de droite à gauche jusqu'à ce qu'il gémisse de plaisir. Puis je posai la tête entre ses jambes, pour remarquer que son sexe était appuyé au sommet de mon crâne. Intéressant. Je me frottai la tête contre lui, à la manière d'un chat. Sa respiration s'emballa sous cette caresse, mais cela ne sembla pas exciter Galen, qui lâcha un « hum ! » embarrassé. Et si Kitto se couchait sous Merry, et qu'elle posait la tête sur son ventre ? suggéra Nicca. Nous mîmes aussitôt sa suggestion en pratique, ce qui nécessita quelques manœuvres, particulièrement pour que les jambes de Kitto se retrouvent confortablement installées sous moi. Nicca suggéra qu'il se couche sur le ventre, ce qui aurait en effet été un peu plus simple, mais je refusai. Je voulais sentir son membre s'appuyer contre ma tête. Non seulement je voulais le corps de Kitto comme oreiller, mais je voulais que ce soit une partie bien spécifique de sa personne. J'en désirais la sensation, et souhaitais lui offrir tout autant. Il avait cédé sa place aux autres pour qu'ils me fassent l'amour, chacun à sa façon. Il méritait bien au moins quelques caresses. Je m'allongeai donc contre son corps, et ma tête se retrouva au creux d'un oreiller si chaud, si ferme, si érotique, que je me frottai contre lui. Kitto poussa un cri. Ne bouge pas si lascivement, Merry, sinon il va jouir avant tout le monde, dit Galen. Mais en disant ces mots, il hochait la tête en souriant. Je cessai donc mes câlins, et restai simplement allongée là, la tête contre Kitto. Quoi ? Dis-je. J'observai simplement combien cela te fait plaisir. Aurais-tu un problème avec ça ? lui demandai-je. Non, répondit Galen en me faisant brusquement un large sourire : et je peux te le prouver ! Il se rapprocha de nous en rampant, pour venir s'arc-bouter au-dessus de mon visage, les genoux d'un côté, les mains de l'autre. Mes doigts s'enroulèrent autour de son membre, en le serrant délicatement. Ce qui lui arracha un soupir mêlé d'un rire frémissant. Arrête ça ! Et pourquoi? lui demandai-je, en prenant ses couilles au creux de mon autre main, tout en caressant sa verge sur toute sa longueur. J'avais caressé Galen ainsi des centaines de fois, mais je n'étais pas vraiment parvenue à surmonter l'émerveillement que je ressentais de pouvoir le toucher. Je pense que c'était lié au fait de l'avoir énormément désiré, bien avant les autres gardes. Ils étaient intouchables, et quasi invisibles pour moi, comme je l'avais été pour eux. Mais Galen avait toujours été si présent ! Il regarda Nicca en disant, d'une voix qu'il ne parvenait pas complètement à maîtriser : Je me dépêcherais si j'étais toi, Nicca. Elle ne va pas bien se tenir. Nicca nous laissa entendre ce rire typiquement masculin. Je ne jouirai pas avant elle, autant que tu le saches ! Mon pouce passa sur l'extrémité arrondie de son pénis et, en même temps, je me frottai la tête contre Kitto. Galen me récompensa d'un tressaillement, Kitto me gratifia d'un nouveau gémissement. Nous ferons de notre mieux, dit Galen. Ses yeux se posèrent langoureusement sur moi, quelque peu écarquillés, et il me sourit. Essaierais-tu de mettre notre self-control à l'épreuve ? Non, lui répondis-je. Tu es furieuse que je te l'aie refusé aussi longtemps, n'est-ce pas ? J'y réfléchis une ou deux secondes, puis fronçai les sourcils. Peut-être. Je pense que oui. Je suis désolée. Mais je souhaite que ce ne soit que du plaisir, sans aucune mesquinerie. Mes mains glissèrent loin de lui, mais il me retint par le poignet. Fais de ton mieux, ou de ton pire, et nous ferons de même. Je te présente mes excuses de t'avoir refusé une partie de mon corps. Je te fais la promesse que cela ne se reproduira plus. Fort bien, lui dis-je en l'attirant vers moi. Il ne se rebella pas, se contentant, en prenant appui sur les mains et les genoux, de réajuster sa position, afin que je puisse le guider entre mes lèvres. Il était si gonflé, si épais, que je dus ouvrir largement la bouche, à la limite du confortable, pour qu'il entre plus encore. Il se poussa jusqu'au fond de ma gorge. Je m'obligeai à me détendre tandis qu'il poursuivait son intrusion, quasiment au-delà du supportable. J'adorais la sensation d'un homme aussi profondément enfoui, l'un de mes talents. J'étais bénie de ne pas être encline aux haut-le-cœur, mais d'autres problèmes demeuraient avec ceux qui étaient bien membrés. D'une part, pour respirer, et d'autre part, pour simplement trouver le bon angle afin qu'ils puissent s'en donner à cœur joie sans vous arracher la trachée. Une fellation de style « gorge profonde » mal gérée pouvait donner un tout autre sens à une petite laryngite. Je dodelinai doucement de la tête, juste un peu, sur le corps de Kitto, pour trouver la position idéale, comme je l'avais fait avec Galen. Je savais par expérience que lorsque je serais suffisamment excitée, ce sera moins difficile, rien ne me blessera. Je fis donc ce qu'il fallait pour être sûre que ce ne soit pas douloureux. Galen était au-dessus de moi, essayant véritablement de me baiser la bouche. Ce qui n'était pas la même chose que de se laisser descendre sur un homme dans d'autres positions, parce que là, Galen avait davantage de contrôle. Et il ne pouvait pas sentir mon corps, comme moi, je le sentais. Il ne pouvait pas savoir quand j'aurais à reprendre mon souffle, ni déglutir, ni même quand les deux deviendraient absolument nécessaires. Je lui faisais néanmoins confiance pour se montrer délicat. En fait, j'en dépendais complètement. Il se mit à faire de plus en plus usage de ses hanches, si bien qu'il se retrouva au fond de ma gorge. Je tentais de synchroniser mes respirations avec le moment où son pénis se retirait partiellement de bouche, et déglutissais un coup sur deux. Mes mains glissèrent sur son corps jusqu'à ce qu'elles trouvent ses testicules, avec lesquels je me mis à jouer pendant ses va-et-vient. Je prends ça pour un encouragement, dit-il d'une voix qui ressemblait encore à la sienne. J'acquiesçai d'un léger hochement de tête, le retenant toujours dans ma bouche. Je ne voulais pas trop bouger, nous avions trop galéré pour trouver la bonne position. Galen était doté d'un membre plus long que la plupart des hommes que j'avais sucé. Cela aurait été plus confortable si ça avait été Kitto. Mais pour une fois que Galen me le proposait, je n'allais sûrement pas rater le coche. Je le savais suffisamment délicat pour faire attention. Une certitude que je n'aurais pu avoir avec aucun autre, exception faite, peut-être, de Nicca. Mais Nicca avait d'autres devoirs à accomplir cette nuit. Ses mains me caressaient les cuisses, et ce léger effleurement m'arracha un faible cri. Je crois que Galen le prit pour lui, car il se mit à faire usage de tout son corps, en se poussant entièrement dans ma bouche, si bien que ses couilles vinrent me heurter le visage en ballottant. Mes mains se posèrent sur ses cuisses, non pas pour le caresser, mais pour m'y accrocher. Ma tête bougeait à chaque coup de reins, frottant ainsi contre Kitto, qui n'était que muscle soyeux contre ma joue. Nicca se poussait contre ma fente, où il se glissa lentement, centimètre par centimètre. Sa voix se fit entendre, rauque : Si mouillée ! Galen hésita, son membre enfoui au plus profond de ma gorge. Nicca, dépêche-toi, par la Déesse ! Dépêche-toi! Puis il se retira un peu, et je parvins à prendre une inspiration quasi haletante juste avant son prochain coup de reins. Nicca me pénétra d'un coup, bénéficiant de cette moiteur dont il était en partie responsable. Par le Consort, j'adore ça quand elle me donne cette sensation, dit-il. Quelle sensation ? s'enquit Galen. Étroite et mouillée. Oh, Dieu, oui ! surenchérit Galen. Oui ! Il accéléra et je dus simplement ouvrir plus largement la bouche. J'avais quelques problèmes à déglutir et respirer entre ses rapides coups de reins. Et même sans haut-le-cœur, je me rapprochais à vitesse grand V du moment où je devrais lui demander de s'arrêter le temps de reprendre mon souffle. Nicca, quant à lui, avait adopté un rythme plus rapide, plus soutenu que toutes les fois où nous avions couché ensemble, mais il restait agenouillé, afin d'écarter plus largement les jambes, maintenant les miennes ouvertes quasiment à quarante-cinq degrés. Je lui aurais bien dit de me laisser les allonger car, vu d'ici, son angle de pénétration semblait peu profond, mais lorsqu'il se fut glissé en moi, faire le moindre mouvement me parut superflu. C'était exquis ! Il ne me pénétra pas complètement, mais chaque légère poussée l'amenait juste sur ce point, ce point-G si mal famé, et quelque chose dans sa position, ou dans la mienne, se révéla parfaitement adapté ! Je resserrai la bouche autour de Galen, l'obligeant à ralentir suffisamment la cadence pour que je puisse déglutir et respirer, avant de la rouvrir pour l'y accueillir à nouveau. Si j'avais été en mesure de parler, je leur aurais signalé que l'apothéose ne saurait tarder. Kitto se mit à gigoter contre moi, se frottant sur mes cheveux, la chaleur de son membre me caressant la peau, ses hanches se soulevant et s'affaissant sous moi. Jamais encore je n'avais couché avec autant d'hommes en même temps. J'en avais déjà eu trois dans mon lit mais ça n'avait jamais été aussi intime, nous n'avions baisé tous ensemble en même temps. Nicca fut le premier à scintiller, mais pas de l'éclat irradiant du soleil cette fois, sa peau donnait plutôt l'impression d'être nimbée par la lueur d'une bougie. Il reflétait la couleur de l'ambre, riche et sombre, avec quelques touches d'orange et d'or, évoquant l'étincelle d'un joyau. Je ne pouvais voir Kitto, mais le sentais, incroyablement chaud contre mon corps, tel le feu de cheminée d'une longue nuit d'hiver. Ce que je parvenais à percevoir de sa peau scintillait comme la nacre des perles, d'une douce blancheur lumineuse. Lorsque l'embrasement se transféra à Galen, il chassa toutes ses couleurs à l'exception d'une subtile luminescence, évoquant une veilleuse servant de guide dans une maison plongée dans le noir. Je gardai l'espoir que Nicca accélère, mais il demeurait méticuleux, délicat, du coup, côté variation, macache ! Sûr d'avoir précisément localisé le point qui l'intéressait, qui nous intéressait, il s'y maintenait, tout simplement. Galen, quant à lui, résistait pour ne pas bouger trop vite, trop violemment pour ma bouche et ma gorge. Je pouvais sentir la tension dans ses hanches, un léger tremblement dans ses bras, tandis qu'il résistait contre l'emballement de son désir. Il voulait me baiser, vraiment me baiser mais il était bien trop gros pour ça, et il en avait conscience. Mais la sensation que ses efforts me procurèrent, savoir qu'il voulait me faire des choses qui me blesseraient et me malmèneraient, et que seule sa maîtrise de lui-même, sa volonté, l'empêchait de faire, c'était bien plus excitant que tout le reste ! Ce que faisait Nicca était plus agréable parce qu'il touchait un point bien précis de mon corps. C'était bien cela qui faisait monter mon plaisir de plus en plus. C'était ce frottement qui me ferait jouir. Mais le combat que menait Galen contre lui-même pour se contrôler était ce qui m'émoustillait et me faisait me tortiller. C'est grâce à cela que je pus me détendre et trouver mon propre rythme afin de reprendre mon souffle et dégluti. Je pus alors lui ménager davantage de place dans ma bouche. Il dut sentir que les muscles de ma gorge s'étaient décontractés, et laissa échapper un gémissement sourd venant du plus profond de sa poitrine. Il fut entièrement parcouru de frissons, et s'arrêta à mi-chemin quelques instants pendant qu'il luttait contre les exigences de son corps, contre lui-même. Les mains de Nicca m'empoignèrent par les hanches, m'empêchant de gigoter. Mais le reste de mon corps se contorsionnait à qui mieux-mieux autour de Galen et contre Kitto, là où son membre s'était dressé, dur et frémissant contre mes cheveux. Kitto répondit en se poussant plus fort contre moi, caressant du bord de sa verge la courbe de mon oreille. Cette chaude turgescence se recourba le long de ce creux où le cou la rejoint, cet endroit chaud où le moindre souffle vous fait frissonner, et il y projeta son sexe, encore et encore. Le soyeux de ses couilles m'effleurait la gorge tandis que son membre continuait de cogner derrière mon oreille, pour remonter ensuite dans mes cheveux. De le sentir ainsi me fit me tortiller encore davantage, pour le plus grand plaisir de Galen. Je tentais malgré tout de maîtriser mon corps pour qu'il reste immobile contre Nicca, qui m'avait clairement fait comprendre que si je bougeais, il perdrait ce point précis que nous appréciions tant tous les deux. Quelque part dans tout ça, je pris conscience que la chambre était plongée dans le noir. Que seul notre scintillement contribuait à repousser les ténèbres. Ma peau était d'une blanche luminescence, de cette lueur délicate du clair de lune qui vous guide dans l'obscurité de retour vers votre foyer. La chaleur qui se diffusait entre mes jambes prit son essor pour se faire pesante, et je savais que quelques caresses de plus me suffiraient. Si j'avais pu parler, je les aurais prévenus, mais étant donné que j'avais temporairement perdu l'usage de la parole, j'utilisai le seul moyen de communication qui me restait. Je parvins à émettre des petits cris affamés autour du phallus de Galen, tandis que cette sensation d'extrême pesanteur entre mes jambes s'intensifiait de plus en plus. Galen se poussa plus vigoureusement dans ma bouche, comme si entendre mes cris de plaisir autour de son sexe était plus qu'il ne pouvait en supporter pour continuer de se maîtriser. Je m'apprêtai à lever les mains pour lui intimer de ralentir, lorsque la verge de Nicca me pénétra une dernière fois, et ce fut la goutte d'eau ultime qui fit céder les digues de ma jouissance. Elle déborda en une vague de chaleur qui se répandit sur ma peau, me traversant le corps, et je hurlai autour du membre de Galen tandis qu'il se poussait plus fort dans ma gorge qu'il ne l'avait jamais fait entre mes jambes. Kitto cria en s'arc-boutant contre moi. Nicca me pénétra encore une dernière fois, tandis que Galen éjaculait dans ma gorge, et que Kitto laissait jaillir sa semence tiède contre ma peau, sur mes cheveux. Nos corps semblèrent alors se remettre à respirer, et ce faisant, nos scintillements respectifs s'assombrirent d'un coup, simultanément, si bien qu'un instant, la pièce se retrouva plongée dans une obscurité totale. Puis on eut l'impression que le monde entier exhalait son souffle chaud, pesant et empli de plaisir. Cette expiration sembla sortir de nos corps, si bien que notre scintillement se raviva comme si notre peau ne pouvait pas retenir une telle luminosité éclatante, une telle chaleur irradiante. Nous hurlâmes tous notre plaisir, projetant tant de lumière que nous en fûmes aveuglés. Un fracas épouvantable nous fit tressaillir, un bruit tonitruant qui fit trembler le sol, se répercutant en échos dans mes os. Les murs même du sithin semblaient avoir été agités de convulsions en même temps que nous. Nous nous retrouvâmes avachis les uns sur les autres dans le noir. Galen parvint à grand-peine à se retirer de ma bouche. Et je ne pus m'empêcher de tousser, en tournant la tête de côté. Est-ce que je t'ai fait mal ? Je dus m'éclaircir distinctement la gorge avant de répondre : Oui, mais j'ai adoré. Ma voix était quelque peu enrouée, ne semblant absolument plus m'appartenir. Déglutir m'était douloureux, et j'avais l'impression que ma gorge s'était fait ramoner jusqu'à en être à vif. Pourquoi les lumières se sont-elles éteintes ? s'enquit Kitto. Et pourquoi l'air a un léger goût de pierre effritée ? demanda Nicca. La première lueur à émerger vint d'une flamme tremblotante d'un jaune verdâtre nauséeux. Doyle s'avança, ce feu dans une main et un flingue scintillant de noirceur dans l'autre. Frost était à côté de lui, telle son ombre. Il projeta un globe d'une luminosité éclatante dans la pièce, puis se laissa tomber sur un genou à la recherche de cibles potentielles, revolvers aux poings. Où sont-ils passés ? Demanda-t-il. Mais qui ça ? Demandai-je. Ceux qui vous ont attaqués, répondit Frost. Tous ceux allongés par terre échangèrent de brefs regards, tout aussi délicat que ce soit vue notre position. Nous n'avons pas été agressés, dit Nicca. Alors qui est responsable de ça ? Frost pointa de son arme un point du mur tandis que la sphère de lumière allait l'éclairer. Nous pûmes voir pourquoi il avait demandé qui nous avait attaqués. Le mur en question avait disparu. Des fragments de pierre et des débris révélaient un trou béant empli d'une ombre épaisse. D'autres gardes, y compris Biddy, s'étaient avancés derrière eux, l'arme au poing. La Princesse est-elle blessée ? s'enquit l'un d'eux. Non, répondis-je, d'une voix toujours aussi enrouée, si bien que je me demandai s'ils m'avaient entendue. Je dus m'y reprendre à deux reprises avant de pouvoir me faire distinctement entendre. Ça va. Doyle ordonna à Aubépin et Adair de s'approcher prudemment du mur, leurs propres globes de lumière colorée faisant office de lanternes juste au-dessus de leurs épaules. L'un d'eux nous lança : Il y a un jardin. Un petit jardin avec un bassin asséché. Qu'est-ce qui entoure ce jardin ? demanda Doyle, à côté de nous. De la pierre, lui répondit Adair. C'est une grotte. Doyle avaient les yeux fixés sur nous, tout comme Frost dont le visage avait blêmi sous son masque d'arrogance. Mon regard le contourna pour se poser sur la lourde porte menant à la pièce d'à côté, toute tordue et fracassée dans son chambranle. Nous avons cru qu'on vous avait agressés, expliqua Doyle, et sa voix recélait ce soupçon de peur soulagée que Frost ne parvenait pas vraiment à dissimuler. Nous ne craignons rien, lui dis-je. Pourquoi ta voix est-elle aussi rauque ? me demanda Frost. C'est de ma faute, dit Galen en levant le doigt. Doyle hocha la tête puis releva le canon de son revolver. Il retenait toujours dans l'autre main la flamme fragile qui ressemblait à celle d'une bougie. La seule lumière que je l'avais vu invoquer dans l'obscurité. Eh bien ! Au moins, cela répond à une question, dit-il. Baiser à l'intérieur de la Féerie a un impact différent. La bague ne m'a toujours pas choisie quelqu’un. Il me décocha un bref sourire, semblable à un éclair de blancheur sur son visage sombre. C'est bon à savoir. Oui, renchérit Frost, toujours blême, c'est bon à savoir. Il regardait, sidéré, le chaos qui régnait dans la pièce. Mais si cette énergie sexuelle prenait de plus en plus d'ampleur, comment allons-nous faire pour protéger Merry et faire d'elle une Reine ? Doyle poussa un fragment de roche du bout de sa botte. Il y a un cercle de débris autour d'eux aussi net et précis que s'il avait été tracé au compas. Merry et ses amants étaient en sécurité. Je pense que nous devrions plutôt nous inquiéter des murs et du mobilier. Et de toute personne ne se trouvant pas en sa compagnie à l'intérieur du cercle, fit remarquer Hedera, en tournant son visage pâle sous l'éclairage des lumières multicolores qui bondissaient dans la pièce. C'est du sang ? lui demandai-je. Oui, répondit-il en grimaçant après avoir porté la main à son front. Quand la porte a explosé, des échardes ont été projetées dans toute la chambre. Ta nouvelle guérisseuse s'occupe des blessés. Et les demi-Feys ? J'entrepris de me redresser, mais j'étais toujours piégée sous les autres. Galen et Nicca roulèrent sur le côté, et je pus m'asseoir. Frost me tendit la main, pour m'aider à me remettre debout. Mais il me tira trop fort, ou mes jambes n'étaient pas encore en état de fonctionner, et il dut me rattraper pour m'empêcher de tomber, m'étreignant contre lui. Qu'est-ce que tu as dans les cheveux ? Demanda-t-il. Oh, Kitto... Non, Merry, dit Kitto, ce n'est pas ma semence. Frost tenait toujours un flingue de l'autre main, ce fut donc Doyle qui me toucha les cheveux. Que la Déesse nous soit miséricordieuse. Comment ? m'enquis-je. Mais leur comportement ne me plaisait pas. Doyle m'aida, en rapprochant une de mes mèches plus près de mon visage. Des feuilles y étaient accrochées. Il éteignit d'un geste la flamme au creux de sa paume, comme quand on éteint une allumette en la secouant vigoureusement. La lumière de Frost revint léviter au-dessus de nos têtes, et sous cet éclairage blanc, je pus constater qu'il ne s'agissait pas seulement de feuilles. Du gui s'est entortillé dans ses cheveux, dit Doyle, avant de poser son regard sur Kitto. Est-ce toi qui as fait ça ? C'était ma semence, mais je ne crois pas en être responsable. Brii s'avança à côté de nous, sa longue chevelure jaune décorée de fragments de bois. Puis-je ? me demanda-t-il, en levant la main vers ma tête enguirlandée. J'acquiesçai. Il effleura le gui avec hésitation, comme s'il était effrayé d'être blessé ou que celui-ci disparaisse s'il le touchait. Cette plante était autrefois considérée comme la semence divine. Il caressa les tiges dures et le feuillage dense, effleurant délicatement du bout des doigts les baies blanches. La semence divine, murmura-t-il. C'était plutôt bon signe et laissait augurer une grande bénédiction, mais... Les demi-Feys sont-ils grièvement blessés ? Si des échardes ont pu faire ça à Hedera... quelle est la gravité de leurs blessures ? Demandai-je. Nous n'en sommes pas sûrs, dit Frost. Le souffle de l'explosion nous a tous projetés par terre ou contre les murs. Comme ils sont petits, ils ont été éjectés plus violemment. Je me dégageai de ses bras, et m'apprêtai à me diriger vers la porte du fond, lorsqu'il me souleva, le flingue dégainé s'appuyant froid contre mes jambes dénudées. Il y a des échardes partout, dit-il alors que je tentais de protester. Et là, je n'aurais pu le contredire. Alors porte-moi jusqu'à eux. Laisse-moi voir ce que mon plaisir a coûté à mon peuple. À ton peuple ? s'étonna Brii, ses yeux pâles et doré scintillants sous les globes lumineux magiques. En effet, lui dis-je. Ils sont Feys Unseelies, ce qui en fait mon peuple, tout comme le nôtre. Ce n'est pas le point de vue de la Reine, fit remarquer Hedera, et le sang lui maculant le visage scintilla sous les lumières. Il était venu se placer à côté de Brii, leurs longues chevelures pâles semblant s'entremêler comme autant de plantes grimpantes entortillées. Je secouai la tête et cette illusion, ou cet effet d'optique produit par la lumière, s'estompa, et ils se tenaient maintenant simplement debout l'un près de l'autre. Porte-moi dans l'autre pièce, allons les aider, intimai-je à Frost en lui touchant le bras. Les aider comment ? s'enquit Hedera. Hafwyn pourra les soigner. Tu gaspillerais le don de guérison sidhe sur un demi-Fey ?!!! Ce fut Frost qui répondit à ma place. Que tu lui poses cette question prouve que tu ne connais pas la Princesse. Elle ne le considère nullement comme du gaspillage, ajouta Doyle, avant de faire un signe de tête. Et, comme si cela avait été un ordre, Frost me porta vers la porte brisée en éclats. De faibles hurlements suraigus nous parvenaient de l'autre pièce. Mère aidez-nous, priai-je, aidez-les, guérissez-les ! Ne permettez pas que mon pouvoir soit la cause de leur perte ! Je perçus alors le parfum diffus des roses, ainsi qu'une voix s'exhalant comme un vent chaud. La grâce ne peut jamais être une perte. Et sur cette note cryptique de sagesse, elle disparut, et nous sommes entrés dans ce qui restait de la chambre à coucher. Chapitre 34 On aurait dit un mini champ de bataille. De minuscules corps étaient éparpillés par terre, évoquant des petits soldats ayant mal tournés. D'autres étaient avachis contre les murs, semblant avoir été balayés par une main géante. Le varan du Nil d'un mètre vingt était sur le dos, et je conclus par son apparence contorsionnée qu'il était arrivé au terme des affres de l'agonie. Un morceau de bois de la taille d'une petite dague lui avait transpercé la gorge. Frost m'emmena dans la pièce en me portant dans ses bras, foulant aux pieds des échardes et fragments de métal venant de la porte fracassée. Je ne pouvais détacher les yeux du lézard mort, parce que j'avais peur de regarder ailleurs. Peur de regarder de trop près ces petits corps épars, peur de les découvrir tout aussi rigides, tout aussi morts. Hafwyn les avait disposés en rang. Il m'avait semblé avoir trop d'hommes chargés d'assurer ma sécurité, et bien trop dans mon lit, mais à présent, j'aurais aimé beaucoup plus d'aide. Plus de personne pour nous aider à les sauver tous. La Reine m'en avait enlevé un trop grand nombre. Et Rhys en avait emmené certains avec lui, aussi. Envoyez un message à la Reine, dites que nous avons besoin de renfort et de guérisseurs. Hafwyn leva les yeux vers moi, tout en compressant un morceau de tissu sur une blessure. Davantage de guérisseurs ? Veux-tu appliquer la guérison sidhe aux demi-Feys ? Absolument, lui répondis-je. La Reine ne gaspille pas un tel pouvoir sur les Feys inférieurs. Elle avait malheureusement raison. En vérité, certains guérisseurs Sidhes ne daigneraient même pas toucher un Fey inférieur. Comme si cela pouvait être contagieux. Peux-tu les guérir ? Elle eut l'air surpris. Tu es sérieuse ? Je dois le faire ? N'es-tu pas guérisseuse, Hafwyn ? Pourrais-tu rester assise là à les regarder mourir, et sans en être peinée ? Elle baissa la tête, et je remarquai que ses épaules se mettaient à trembler. Il n'y avait aucun bruit, mais lorsqu'elle tourna à nouveau son visage vers moi, des larmes lui sillonnaient les joues. Oh si ! Cela me cause de la peine de voir une telle souffrance sans être autorisée à y remédier. Alors guéris ceux que tu peux, et je vais aller faire chercher d'autres guérisseurs. Qui vas-tu envoyer les chercher ? s'enquit Frost. Il me portait toujours sans le moindre effort apparent, comme s'il en était capable toute la nuit. Et cela se pouvait bien, d'ailleurs. Je compris où il voulait en venir. Andais était plus que probablement très absorbée par la séance de torture réservée aux traîtres. Et ma tante n'appréciait pas du tout d'être interrompue en plein milieu de sa « récréation ». Ceux qui s'y risquaient avaient généralement tendance à se retrouver obligés de se joindre à la représentation. Allais-je donc lui envoyer celui que j'aimais le moins, ou celui qui avait le plus de chances de se faire entendre ? Et qui recommanderais-tu ? Doyle, répondit-il. Je me retournai dans ses bras, pour le dévisager. Si elle est occupée à assouvir sa soif de sang, alors seul Doyle aura une chance de lui faire entendre raison. Hedera ou Brii n'en réchapperaient pas. Et toi ? Elle ne m'a jamais écouté comme elle écoute Doyle, dit-il sans le moindre soupçon d'amertume exprimant simplement les faits. Je n'en doutais pas. Doyle se faufila alors dans la chambre par la porte brisée, comme s'il nous avait entendus mentionner son nom. Et je lui dis ce que j'attendais de lui. Je serai peut-être capable de contribuer à guérir certains d'entre eux, dit-il. J'avais complètement oublié qu'il possédait un pouvoir de guérison, quoique limité. L'une des premières fois où il m'avait touchée intimement avait été pour me soigner d'une blessure à la cuisse. Il ne pouvait pas guérir par apposition des mains, mais avec sa bouche, et de ce fait, ce n'était pas quelque chose qu'il proposait souvent. Bien trop familier. De plus, sa capacité de guérison n'était pas très puissante. C'est ainsi que l'avaient évaluée les guérisseurs de la Féerie. Tu peux guérir ? s'étonna Hafwyn, en repoussant du poignet une mèche blonde derrière ses oreilles, ses mains étant trop ensanglantées. Un peu, mais pas comme tu le fais. Nodens, dit-elle simplement. C'était l'un de mes noms, dit-il, à la fin. Quel type de blessure peux-tu guérir ? S'enquit-elle. Les blessures superficielles, profondes mais étroites. Peux-tu remettre des os en place ? Il secoua négativement la tête. Elle considéra les patients qui l'entouraient. Je crois que Frost a raison. Je pense que la Reine te prêtera plus facilement l'oreille, et si quelqu’un peut nous ramener davantage de guérisseurs, c'est bien toi. Tu seras le bienvenu lorsque j'aurai du renfort. Nous pourrons préserver ainsi notre énergie, et te laisser terminer de soigner certaines blessures après que nous aurons commencé à y remédier. Avec plaisir, dit-il, si tu en es sûre ? Elle acquiesça. Va voir la Reine comme l'a ordonné la Princesse. Froid Mortel a raison ; c'est notre meilleure chance de les sauver. Doyle acquiesça, me fit une petite courbette et se dirigea simplement vers la porte. Je le retins puis l'attirai pour l'embrasser. J'étais toujours dans les bras de Frost. Ses lèvres étaient chaudes, et douces, mais il se recula avant que je n'aie terminée. Et Doyle va y aller seul ? s'enquit Galen. Tu as averti Rhys de s'attendre à une attaque. Il est les Ténèbres de la Reine, dit Brii. Personne ne s'y risquera. Ce que démentit Galen de la tête. Personne ne doit aller seul, nulle part, pas avant que nous ne soyons de retour à L.A. Régnerais-tu déjà ici en maître, chevalier vert ? lui lança Hedera. Non, mais nous ne pouvons nous permettre de perdre Doyle par négligence. Je sus à l'expression de Doyle qu'il souhaitait remettre ce constat en question. Mais il hocha la tête en souriant. Il a raison. Nous ne pouvons nous permettre de nous montrer arrogant ou négligent. Il regarda Frost et je compris que c'était lui qu'il aurait voulu prendre avec lui, mais je savais également qu'il ne me priverait pas de leurs deux présences en même temps. Je viens avec toi, dit Aubépin, si tu veux. Je viens aussi, si tu le souhaites, mais je pense que ma place est ici, à protéger la Princesse, dit Adair. D'accord, dit Doyle, avant de regarder Galen avec un petit sourire. Es-tu satisfait que ce soit Aubépin ? Emmène Brii aussi, lui dit-il. Le sourire s'estompa. Je ne crois pas que cela sera nécessaire. Il me faudra trop de temps pour m'habiller, sinon je vous aurais accompagnés, dit Galen. Pourquoi tant de soin à ma sécurité, Galen ? lui demanda Doyle. Je me demandai si Galen allait lui répéter ce qu'il avait dit dans la salle de bains. Et c'est ce qu'il fit. J'ai bien cru mourir, et l'une de mes dernières pensées fut : OK. Parce que toi comme Frost étiez toujours en vie. Je savais que vous garderiez Merry en sécurité. Je savais que vous la feriez sortir d'ici et la ramèneriez à L.A. J'ai pensé : pourquoi me tuer en premier ? Si j'étais celui qui a porté ce coup, ce serait toi que j'aurais essayé d'éliminer. Et je ne peux être le seul à y avoir pensé. Nous avions tous les yeux fixés sur lui. Quoi ? S'étonna-t-il. On n'a pas l'habitude de t'entendre raisonner aussi intelligemment, dit Hedera, c'est tout ! Merci beaucoup ! Si vous avez l'intention de les sauver, il va falloir vous activer, intervint Hafwyn. Doyle fit une légère courbette à mon intention, avant de partir, Aubépin et Brii lui emboîtant le pas. Je regardai Hafwyn. Que pouvons-nous faire pour les maintenir en vie en attendant ? Elle nous l'expliqua. Hedera étala sa houppelande par terre afin que je puisse m'y agenouiller sans risque de me blesser, et nous nous employâmes à faire tout notre possible pour empêcher les demi-Feys de se vider de leur sang. Leurs étaient vies entre nos mains. Chapitre 35 Je me retrouvai les yeux fixés sur le corps de Royal. Il respirait encore, mais seulement parce qu'une blessure au ventre prend davantage de temps pour tuer. L'éclat de bois y avait pénétré si profondément que la pointe ressortait de l'autre côté, en ayant raté la colonne vertébrale d'un cheveu. Je comprimai la blessure de part et d'autre à l'aide d'un morceau de tissu. Hafwyn me conseilla de faire attention, et de ne surtout pas le bouger. Pas avant l'arrivée d'un guérisseur moins fatigué. La sœur jumelle de Royal, Penny, était à côté de lui, la robe tachée de sang. Ses mains étaient trop petites pour compresser la blessure, mais ses paroles disproportionnées me poncèrent le cœur comme du papier de verre. Nous sommes venus à toi pour avoir des ailes, et tu nous as apporté la mort ! Elle se laissa tomber sur son frère, en me hurlant : Mauvais, vous êtes tous mauvais ! Vous ne nous avez jamais rien apporté, si ce n'est l'humiliation et la destruction. Je n'aurais pu la contredire, pas avec le corps de Royal sous mes mains, sa vie s'écoulant avec son sang. Elle tenta de l'attirer sur ses genoux, ce qui lui arracha un gémissement de douleur. Hafwyn dut interférer. Penny ! Allons Penny ! Si tu le déplaces, tu vas aggraver sa blessure. Mais Penny avait laissé son chagrin et sa peur la submerger. On n'aurait pu la raisonner. L'un des rescapés demi-Feys s'approcha alors pour l'entraîner. Elle se débattit en pleurant, et le rat couleur crème qui avait été attelé à leur char la suivit comme un chien apeuré. Il avait gardé ses distances avec Royal, ne sachant que faire. Mais elle, il la suivit, comme avec l'intention d'aider l'autre Fey à l'éloigner de là. La main de Royal effleura la mienne, en recouvrant à peine les jointures de mes doigts. Il était l'un des plus grands demi-Feys dans la pièce. Enfin tout est relatif : grand dans un monde de jouets d'enfants. Ses yeux noirs se levèrent vers moi, son visage si pâle lui donnant l'air d'un fantôme. Mais sa poitrine se soulevait et s'affaissait encore sous mes doigts, son ventre toujours agité de convulsions tandis qu'il fermait les yeux, le visage crispé par un spasme de douleur qui lui vrilla le corps. Je le sentais qui résistait pour ne pas se tordre de souffrance. Je suis désolée, lui dis-je, la seule chose qu'il me restait à lui offrir. Je n'avais eu aucune intention que ceci se produise, mais je n'irais pas jusqu'à faire des excuses. De toute manière, il était condamné à moins qu'un nouveau guérisseur n'arrive dans quelques minutes. Je suis désolée, Royal, si désolée, dis-je à nouveau. Il parvint cependant à me sourire, ce qui m'étreignit le cœur jusqu'à la douleur. J'aurais au moins connu une Princesse Sidhe qui soit désolée pour moi. Et à nouveau, son visage exprima toute la souffrance qu'il ressentait, son corps se contractant sous mes doigts. Ne parle pas, lui dis-je. De l'aide ne saurait tarder. Il me lança un regard, particulièrement éloquent. Je n'en aurais plus besoin. Sa voix s'estompa en un murmure, si bas que je dus me pencher vers lui pour l'entendre. La Reine Niceven m'a nommé... représentant. Laissez-moi goûter à vos... lèvres et à votre sang... juste une fois. Avant que... Un nouveau spasme l'agita, et cette fois, il ne put demeurer immobile. Il se tordit de douleur, ce qui ne fit que l'intensifier encore. Jusqu'à ce qu'il en hurle. Le sang se déversait plus vite autour de mes doigts et des compresses qui en étaient imbibées. Il allait mourir entre mes mains, et il n'y avait rien que je puisse faire pour l'empêcher. Je goûtai le sel de mes larmes avant même de réaliser que je pleurais. Il rouvrit les yeux en clignant des paupières, mais ils s'étaient faits vitreux, comme s'il voyait déjà des choses invisibles aux vivants. Ses lèvres se mirent à bouger, mais je ne pouvais rien entendre. Je me penchai à nouveau plus près de lui, pour l'entendre dire dans un soupir : Embrassez... moi. Et je fis ce qu'il demandait, bien que je n'aie jamais embrassé des lèvres aussi délicates. Ce ne fut pas avant qu'elles n'aient effleuré les miennes, telle la caresse d'une fleur à la corolle recroquevillée serrée, que je perçus son glamour. J'avais laissé la pitié que j'avais ressentie m'aveugler. La pitié, et le fait qu'il était en train de mourir. Il ne nous viendrait pas à l'idée que les mourants iraient gaspiller leur énergie avec le sexe. Ce fut le plus chaste des baisers, certes, mais sa magie en décupla l'impact. Sa bouche se pressa contre ma lèvre inférieure, et en cet instant, son glamour se déversa sur ma peau comme l'eau d'un bain chaud. Je ne parvenais plus à respirer, ne pouvais plus penser, ne pouvais rien faire d'autre que de succomber au plaisir. Rien que ce seul petit bisou équivalait à une heure de préliminaires amoureux ! Sa main se posa sur mon sein nu, et il me mordit la lèvre. La sensation fut tellement plus intense que cette main minuscule n'aurait dû être capable de me procurer, semblant me caresser l'avant du corps comme si elle était aussi large que celle d'un homme. Ce léger pincement de douleur ressembla au dernier coup de reins, à la dernière léchouille, à la dernière caresse, car je plongeais dans l'abîme du plaisir en hurlant avec lui. Sa bouche même donnait l'impression d'avoir grandi, tout comme lui. En cet instant, j'aurais pu jurer que j'étais allongée sur un amant à ma taille, que les mains qui me touchaient appartenaient à un humain, ou à un Sidhe. Que le corps contre lequel se pressait le mien était non seulement proportionné, mais bien membré. J'en oubliai tout, à part la sensation de son corps sous le mien. Ses mains qui m'exploraient. Sa bouche se nourrissant à la mienne. Son pénis entre mes jambes, tentant de trouver ma fente. Je crois que je me serais abandonnée à son glamour si une douleur intense ne m'avait pas vrillé le côté, annihilant les influences de sa magie. Je repris mes esprits, allongée sur lui, tout autant que notre différence de taille le permettait. La douleur ne s'arrêta pas quand son glamour se brisa, s'intensifiant lorsque je tentai de me redresser. J'inspectai le contour de nos corps pour découvrir que la pointe de l'éclisse qui lui transperçait le ventre m'avait poignardé le flanc. Galen et Frost étaient déjà là, essayant de m'aider à me relever. Je m'apprêtai à leur dire d'arrêter lorsque le morceau de bois ressortit. La blessure était superficielle, que la Déesse en soit remerciée, mais je devrais leur dire de bien vérifier avant qu'ils ne me déplacent, aucun d'eux n'ayant l'habitude de gérer quelqu'un qui se blessait aussi facilement que moi. Hafwyn ! appela Galen. Merry est blessée ! Non, dis-je, ça a l'air pire que ça ne l'est en réalité. Il y en a d'autres qui ont davantage besoin d'elle que moi. Mais tu es la Princesse, et ce ne sont que des demi-Feys ! s'exclama Hedera. Je secouai la tête, tandis que Galen me prenait au creux de ses bras, pour m'allonger sur la houppelande d'Hedera. Doyle pourra s'en occuper à son retour, dis-je. Laisse au moins Hafwyn y jeter un œil, dit Galen. Si elle en a le temps, lui dis-je avec un hochement de tête. Et bien évidemment, elle le prit instantanément. Elle s'agenouilla pour nettoyer le sang à l'aide d'un chiffon trempé dans une cuvette d'eau que Kitto lui avait apportée. Elle examina la blessure, qui était douloureuse, et en retira quelques échardes, ce qui fit encore plus mal. Galen m'offrit une main secourable, me laissant la lui serrer lorsqu'elle entreprit de retirer les éclats avec les doigts. Où donc étaient ces pinces stérilisées quand on en avait besoin ? J'ignorais que tu étais aussi forte. Quelle poigne ! dit Galen en me regardant, le sourire aux lèvres. La ruse fonctionna, je lui retournai son sourire. J'aperçus Royal derrière Hafwyn et Galen. Le demi-Fey était allongé, absolument immobile, les yeux clos. Les mains qui m'avaient caressé le corps étaient retombées, sans vie, de part et d'autre du sien. Je repoussai celles d'Hafwyn. Va t'occuper de Royal. Elle eut l'air interloqué. Et je compris qu'elle ne savait pas de qui je parlais, ayant oublié son nom. Royal, le demi-Fey que j'ai essayé d'aider. Hafwyn se pencha au-dessus du corps inanimé, comme je le lui avais ordonné. Elle commençait à poser les mains sur lui, lorsque sa colonne vertébrale s'arqua comme attirée par un fil invisible. Son souffle sembla pénétrer ses poumons en une grande goulée haletante, l'accompagnant d'un cri perçant qui résonna dans toute la pièce. Un hurlement qui sembla se répercuter en écho chez les autres blessés. On aurait dit qu'ils étaient en proie à une crise collective ! Mais qu'est-ce qu'il se passe ? s'enquit Frost. Hafwyn secoua négativement la tête. Je ne crois pas qu'elle en savait davantage. Pas top ! Le petit groupe de demi-Feys rescapés se lança en avant, pour lui porter secours, avant de tomber à genoux et de se mettre à hurler en se tordant en tous sens. S'agit-il d'un poison ? demanda Adair en élevant la voix afin de se faire entendre par-dessus les cris stridents. Je ne sais pas, dit Hafwyn. Que la Déesse nous vienne en aide, je n'en sais rien ! Le sang jaillissait des plaies évoquant une dizaine de fontaines cramoisies. Les demi-Feys jusque-là indemnes se contorsionnaient également, en gémissant, mais ils n'avaient pas de blessures desquelles le sang pouvait être invoqué. Parce que c'était précisément à ça que ça ressemblait. Une autre version de ma Main de Sang. Excepté que je n'y étais pour rien, et que personne d'autre n'était censé posséder ce type de pouvoir. Puis tout d'un coup, comme si un poing venait littéralement de s'engouffrer au travers de leurs plaies, le sang en jaillit. Les éclats de bois furent extirpées en une dernière explosion d'éclaboussures rouge hémoglobine et de cris. Comme si la chair même les expulsait. Le morceau qui avait presque coupé en deux Royal, l'un des plus grands et des plus profondément enfoncés, fut l'un des derniers à ressortir. Est-ce que cela va les aider à guérir ? demanda Frost, en s'assurant que sa voix porte au-dessus des hurlements suraigus que poussaient les demi-Feys. Je ne saurais le dire, dit Hafwyn. Je pense que oui. Même après ces paroles rassurantes, c'était affreux à voir. Puis je me rendis compte d'autre chose. Hafwyn n'avait pas extrait toutes les échardes de ma blessure. Les minuscules éclisses qui lui avaient échappées se frayèrent un chemin hors de ma chair. Galen me regarda. Je crois bien lui avoir à nouveau étreint la main. Il me fixait, m'interrogeant silencieusement, mais je secouai négativement la tête. Si Hafwyn pouvait faire quoi que ce soit pour soulager la douleur, ce n'était pas moi qui en avais le plus besoin. Frost avait un revolver dans une main, et une épée dans l'autre. Adair se tenait un peu éloigné de lui, les armes également sorties. Hedera s'était placé à l'opposé de la pièce, à l'écart, et lui aussi, avait sorti sa lame de son fourreau. L'air tellement sérieux qu'on le reconnaissait à peine. Ils couvraient toute la pièce. Ils pensaient qu'il s'agissait d'une attaque. Je ne le croyais pas, mais ils étaient des gardes du corps, contrairement à moi. De plus, j'étais bien trop occupée à agripper les mains de Galen en tentant de réprimer mes hurlements. Deux minuscules échardes étaient parvenues à s'extirper d'elles-mêmes, faisant jaillir le sang de ma blessure sur mon côté. Me donnant la sensation qu'un poing essayait d'en sortir. Je résistai pour ne pas hurler, me retenant juste à la main de Galen, mais je ne pouvais plus rester immobile alors que le sortilège me traversait ! Frost fut soudain là, agenouillé. Merry ! Quelqu'un appela Hafwyn. Lorsque mon autre main se tendit en l'air, Nicca s'en saisit. Je n'eus que quelques secondes pour m'accrocher à celles de Nicca et Galen, quelques instants où la douleur sembla s'atténuer, et ce fut comme si le monde retenait son souffle. Nous nous sommes tous trois agenouillés dans un puits saturé de silence. Qu'est-ce que c'est que ça ?!!! s'exclama Galen. Et lui, je pouvais l'entendre. De la magie, dit Nicca. Frost s'était redressé au-dessus de nous, à la recherche d'un ennemi à abattre. Biddy était à côté de lui, les yeux sur Nicca, l'épée à la main également. Ils me protégeraient, mais ce n'était pas d'armes dont nous avions besoin. Nous avions besoin de l'assistance de meilleurs magiciens, et non de fines lames. Le silence qui nous enveloppait sembla alors se gonfler jusqu'à ce qu'il explose. Puis la douleur revint à la charge. Comme si un millier de poings essayaient de me traverser le corps. Comme si chaque muscle se rebellait en essayant de se séparer de mes os. On me dépeçait de l'intérieur ! Je hurlai, avant de retomber par terre. D'autres plaintes firent écho à la mienne, et les mains auxquelles je m'agrippais furent agitées de convulsions en se resserrant autour des miennes. Les yeux rétrécis par la souffrance, je pus discerner Galen et Nicca qui s'écroulaient avec moi, la bouche grande ouverte résonnant de hurlements. D'autres cris se joignirent aux nôtres ; les demi-Feys se roulaient par terre, leurs corps minuscules explosant sous mes yeux en une averse de sang. Puis ma propre souffrance m'agita de telles convulsions que tout ce que je semblais pouvoir regarder était le plafond. Du sang jaillit à flots de la blessure sur mon ventre. Se mit à jaillir du bras de Galen. L'épaule de Nicca se transforma en fontaine d'hémoglobine. Tout s'arrêta, et ce fut si soudain, que je crus être devenue sourde. Puis je perçus de faibles gémissements, et quelqu'un cria : Que la Mère nous vienne en aide ! Galen s'était effondré sur moi, nos mains toujours jointes, serrées. Je ne parvenais pas à voir au-delà de son corps, mais je tenais encore celle de Nicca. Frost se matérialisa au-dessus de moi. Merry ! Est-ce que tu m'entends ? Il me fallut m'y reprendre à deux fois avant de pouvoir répondre « oui », d'une voix ne semblant pas m'appartenir, lointaine et sèche. Des mains soulevèrent Galen effondré sur moi, mais je refusai de lui lâcher la main. Ils se contentèrent de l'allonger à côté de moi, si bien que nous nous retrouvâmes tous trois sur le dos, à fixer le plafond. Les petits, regardez les petits, dit une voix féminine. Quelque chose dans cette voix me fit tourner la tête, alors même que j'étais totalement épuisée. Royal, le plus proche de moi, avait roulé sur le côté, se recroquevillant en boule pour étouffer la souffrance irradiant de son ventre. Mais je vis quelque chose dans son dos. Je dus cligner des paupières plusieurs fois pour donner du sens à ce que je voyais. De minuscules ailes froissées se déployaient lentement. Trempées de sang, elles n'en grandissaient pas moins en direct sous mes yeux, s'élargissant à chacun de ses battements de cœur. Ils ont des ailes ! s'écria Hafwyn. Ils ont tous des ailes ! Regarde ton ventre ! s'exclama Hedera, qui s'était agenouillé à nos pieds. Je craignais presque de regarder, redoutant ce que j'allais y découvrir. Mais ce n'était qu'un papillon, à l'endroit précis où avait été la blessure. Une noctuelle fiancée avec les mêmes ailes que celles qui étaient apparues dans le dos de Royal. Ce ne fut que lorsque Hedera s'approcha pour le toucher que je réalisai qu'il n'était pas sur moi, mais en moi. Le papillon s'était incrusté dans ma peau ! Je n'eus pas le temps d'en être effrayée, ni horrifiée, ni quoi que ce soit d'autre. Le monde disparut dans un tourbillon pour finalement plonger dans l'obscurité. Plus de visions, plus un son. Plus rien, à part une bienheureuse inconscience. Chapitre 36 Je clignai des yeux sur un baldaquin d'une noirceur aussi dense que l'obscurité qui m'avait submergée, soutenu en de gracieux drapés par une structure en bois sombrement teinté d'ébène. Je songeai, quasi paresseusement, qu'il me faisait penser au lit de la Reine. La peur me transperça brutalement, à m'en couper le souffle. Ce n'était jamais bon signe de s'y réveiller ! J'avais dû déplacer ma main davantage que je ne l'avais pensé car j'effleurai un bras. Ce qui me fit sursauter et regarder au milieu du lit. Galen y était allongé, les yeux toujours fermés, le visage paisible. Toujours nu, comme nous l'étions tous. Car Nicca était aussi allongé à côté de lui. Que nous soyons tous les trois nus dans le lit de la Reine ne m'aida pas à me sentir mieux. J'inspectai les environs : la chambre était complètement plongée dans la pénombre, à l'exception d'un feu allumé dans un grand brasero métallique placé au centre. Pourquoi rien d'autre n'était éclairé ? Pourquoi la lumière du sithin était-elle éteinte ? Je perçus un mouvement dans ces ténèbres, et je me contractai, m'attendant à ce que ce soit la Reine, mais je ne perçus pas le moindre éclair de sa peau blanche. Je sus de qui il s'agissait avant qu'il ne s'avance dans le scintillement ambré du feu allumé. Doyle, enveloppé d'un manteau aussi noir que sa peau, s'avança devant les contours embrasés que diffusaient les flammes pour s'approcher du lit, sans un bruit. Doyle. Je ne tentai même pas de réprimer le soulagement qui transparut dans ma voix. Comment te sens-tu ? La sienne, profonde, gronda, et cette sonorité si particulière atténua un peu les palpitations de mon cœur. Super bien. Qu'est-ce que nous faisons ici ? La Reine en a exprimé le désir, m'expliqua-t-il. Cette réponse était loin de me plaire. Et mon pouls s'accéléra de plus belle. Quelqu'un se mit à pouffer dans le noir. Ma panique me fit suffoquer. Je sentis que Galen se contractait à côté de moi, et compris qu'il venait de se réveiller, mais il ne bougea pas. Prenant toutes les précautions possibles pour que personne ne le remarque. Je ne le trahis pas, tout en sachant que faire semblant de dormir ne lui rendrait absolument pas service. Le rire se fit à nouveau entendre, et ce n'était pas celui de la Reine. Le rythme de mon cœur se ralentit suffisamment pour que je parvienne à respirer au pourtour. Qui est là ? Je sentis un mouvement se produire dans le coin au fond de la chambre. J'eus le temps d'apercevoir une chevelure et une peau pâles, ainsi qu'une houppelande blanche. Cette silhouette était si pâle la pièce si sombre, qu'on avait presque l'impression qu'elle s'était matérialisée tel un fantôme. Mais bien sûr, il n'en était rien. La lueur du feu me révéla l'intrus. Hedera ! dis-je, furibarde. Il m'avait foutu une de ces frousses ! Tu ne sembles pas très heureuse de me voir, Princesse. Et pourquoi ? J'ai pourtant offert ma houppelande pour protéger ton corps. Et qu'est-ce que tu fais assis là, dans le coin ? Qu'est-ce qui est aussi marrant ? C'était de voir la peur sur ta frimousse quand tu as vu où tu t'es réveillée. J'étais assis dans l'obscurité parce que je suis bien trop pâle pour pouvoir passer inaperçu près du feu. Son sourire avait disparu lorsqu'il arriva au pied du lit, où il s'appuya contre la haute colonne sculptée du baldaquin, se blottissant dans sa houppelande comme s'il avait froid. Sa chevelure pâle avec ses motifs de lierre se retrouva piégée sous son manteau, l'encapuchonnant. Où sont passés tous les autres ? M'enquis-je. Ils recrutent, répondit Hedera. Galen, allongé sur le ventre, se redressa juste assez pour nous regarder tous les deux. Arrête de faire de la rétention d'infos et contente-toi de nous raconter ce qu'il s'est passé pendant notre sommeil. Son intonation indiquait une certaine irritation, contrairement à la mienne, qui n'avait reflété que ma peur. J'entendis s'ouvrir la porte menant à la salle de bains de la Reine, avant d'apercevoir Rhys à la lueur du feu dans l'encadrement, lui aussi portait une houppelande qui lui enveloppait tout le corps, de telle sorte que seuls son visage et ses cheveux étaient éclairés par la luminosité blafarde. Tu as raté quelque chose ! me dit Rhys, l'air crevé. Il s'avança à côté du lit, plus près qu'Hedera qui se tenait à l'angle. Tellement, d'ailleurs, dit Doyle, que je ne suis pas sûr de savoir par où commencer. Tu parles d'un soulagement, dit Galen. Il n'a jamais voulu dire que cela serait le cas, dit Nicca. Voilà bien les Ténèbres, d'une effroyable austérité. Je m'apprêtai à m'asseoir, mais sentis quelque chose bouger sur mon ventre. Je sursautai, en baissant vivement les yeux, pour découvrir que je n'avais pas rêvé. Un papillon était posé là, à l'endroit précis de la blessure. Je demeurai appuyée sur un coude, et tendis prudemment la main pour venir lui effleurer les ailes supérieures, tout en gris charbon et noir. Elles s'agitèrent vivement à ce contact, comme si cela l'avait irrité, en exposant ses ailes inférieures rouge vif et noir, évocatrices de sang et de ténèbres pailletés. Ses ailes me frôlaient le ventre, et j'aurais pu jurer que je ressentais à l'intérieur quelque chose de plus solide. Je tendis à nouveau la main vers lui, vers ses antennes duveteuses. Il ne réagit que lorsque je l'eus touché, puis il battit à nouveau rapidement des ailes, tout en se débattant également un peu. Je pouvais le sentir se tortiller à l'intérieur de moi : la partie inférieure de son corps était enfoncée dans ma chair. Mes doigts s'éloignèrent, teintés à leur extrémité de la couleur provenant de ses ailes, comme si j'avais touché un véritable papillon. Qu'est-ce que c'est que ça, au nom de Danu ? ! ! ! Ce n'est que passager, Merry, me dit Doyle. Il finira par ne devenir qu'un motif sur ta peau. Tu veux dire comme un tatouage ? Quelque chose de ce genre. Et pendant combien de temps encore va-t-il gigoter comme ça ? Quelques heures, me répondit-il. Tu dis ça comme si tu avais vu ce phénomène auparavant. Et c'est bien le cas, dit Nicca, qui se redressa en prenant appui sur un coude, avant de se tourner pour me faire face. Au creux de son épaule se trouvait une fleur blanche au cœur jaune entouré de cinq pétales qui se redressaient en relief au-dessus de sa peau. L'effet était saisissant contre son teint profondément mat. Sa tige disparaissait en lui. Comme le papillon en moi, cette fleur était vivante, plantée dans sa chair. Galen roula pour se placer sur le côté et me montrer son bras droit. Juste en dessous de l'épaule se trouvait un papillon si gigantesque qu'il lui recouvrait tout le biceps. Ses ailes rayées de jaune et de noir se recourbaient autour tandis qu'il les déployait, délicatement et sans précipitation, comme s'il était occupé à se nourrir d'une fleur au nectar sucré. Il ne semble pas effrayer d'être piégé, fit remarquer Galen. J'observai le papillon sur mon corps. Non, en effet, alors qu'ils devraient paniquer, tenter de se libérer. Pourquoi ? Ils ne sont pas réels, répondit Doyle. Mais si, ils le sont ! s'étonna Nicca. Doyle fronça les sourcils, en hochant brièvement la tête. Peut-être que « réels » n'est pas le terme approprié. Disons que ce ne sont pas des insectes libres qui lutteraient contre leur captivité. Je touchai à nouveau les ailes du papillon, qui s'agita à mon contact. « Laisse-moi tranquille », semblait-il exprimer très clairement. La sensation de cette créature vivante qui se tortillait à l'intérieur de mon corps me donna des crampes d'estomac inconfortables. Et plus je lui touchais les ailes, plus le papillon se montrait irritable. Je me rendossai donc contre les oreillers, en fermant les yeux et en respirant, m'efforçant d'ignorer cette déplaisante impression. Peux-tu sentir ses pattes à l'intérieur de toi ? s'enquit Galen d'une voix qui ne semblait pas davantage heureuse que mon estomac. Oui, lui répondis-je. Ce n'est pas très agréable, dit-il. Je rouvris les yeux pour le dévisager. Il semblait avoir le teint un peu plus vert que d'habitude. Arrête de le tripoter et elles cesseront de gigoter, dit Rhys. Je fixai le noir, le rouge, le gris et même le blanc dont s'étaient retrouvés badigeonnés mes doigts. Et qu'est-ce que c'est que ça ? C'est l'ébauche du tatouage, dit Doyle, des traces de pouvoir. Je le regardai, les yeux écarquillés. Tu veux dire les tatouages que portaient autrefois les Sidhes ? Ils ressemblaient davantage à des taches de naissance, non ? Certains naquirent avec ces marques sur leurs corps, mais beaucoup n'en avaient aucune. En général, nous obtenions ces motifs lorsque nous accédions à notre pouvoir à l'adolescence, ou à l'âge adulte, dit Rhys. Je me souviens que mon père disait que nos tatouages étaient la raison pour laquelle notre peuple se parait de peintures guerrières. La marque de la divinité qui les protégeait. Autrefois, il y a fort longtemps, dit Doyle, ces symboles sur leurs corps protégeaient nos serviteurs. Et bien mieux qu'une armure, car ils servaient de canal au pouvoir des Sidhes qu'ils invoquaient. Je réalisai que Doyle s'adressait à moi comme il le faisait avant, distant et formel. Était-ce dû à la présence d'Hedera, ou autre chose était-il arrivé ? Nous étions leurs dieux, dit Rhys. Nous n'étions pas des dieux ! dit Doyle, et sa voix se fit sourde de colère, avant de poursuivre, les yeux fixés sur l'obscurité, comme s'il y voyait se dérouler une époque éloignée, depuis longtemps révolue : nous pensions l'être, mais lorsque les dieux en personne sont partis, nous avons compris la leçon. Ils se déshabillaient pour la bataille, se peignant de nos symboles, et furent massacrés parce que nous n'avions plus le pouvoir de les sauver. Quels sacrés cabochards, ces Celtes ! Ils continuaient à se barbouiller bien après que cela eut même cessé de fonctionner, dit Hedera sur le mode nostalgique. Ils pensaient avoir fait quelque chose qui les avait rendus indignes, et de ce fait, ils se sont efforcés de recouvrer leur dignité, dit Doyle en se détournant, ne me laissant voir que la tresse qui serpentait le long de son sombre manteau. Alors que nous étions ceux qui s'étaient révélés indignes. OK, dis-je. Et pourquoi Doyle se flagelle-t-il ainsi ? Qu'est-ce qui m'a échappé ? Il fait la gueule, dit Rhys. Doyle tourna alors la tête, juste assez pour lancer à Rhys un regard qui aurait fait décamper à toutes jambes en hurlant la plupart des gens. Je ne fais pas la gueule ! Rhys lui sourit de toutes ses dents. Oh, que si ! Tu fais la tronche parce que les marques de pouvoir sont sur les corps de Galen et de Nicca, et non sur le tien. Deux d'entre nous n'ayant jamais eu de tatouages. Et maintenant, ils en ont reçus en premier, alors que nous, que dalle! Le sourire s'était estompé avant même qu'il eût terminé sa phrase. Je ne me rappelle pas qu'on m'ait dit que de recevoir ses marques soit douloureux. Je croyais qu'elles se contentaient d'apparaître. Certaines, en effet, dit Rhys, mais pour les quelques premiers d'entre nous qui les ont obtenues, ce fut sanglant, et atrocement pénible. Nous avons tous trois acquiescé. Tu as été l'un des premiers à recevoir les marques? s'enquit Doyle, sans colère à présent, les yeux fixés sur Rhys. Qui acquiesça. Crom Cruach n'est que le dernier de mes noms, et non le premier, Doyle. Puis Doyle posa une question parfaitement étrange pour un Sidhe, c'est-à-dire terriblement déplacée : Et qui étais-tu avant d'être Crom Cruach ? Les Sidhes les plus âgés ne posaient jamais à quiconque ce genre de question. C'était une remémoration bien trop douloureuse des anciennes gloires perdues. Les Ténèbres, tu en sais trop pour me poser ce genre de question, lui répondit Rhys. Doyle lui fit une courbette. Je suis désolé, pardonne-moi. C'est juste que... s'interrompit-il, indiquant un chouïa frustré. Je vois tout le monde acquérir plus de pouvoir, alors que je suis toujours le même. Serais-tu jaloux ? lui demanda Rhys. Les épaules de Doyle se voûtèrent sous son manteau, puis il finit par l'admettre d'un hochement de tête. Je crois que je le suis, en effet. Pas uniquement vis-à-vis de Merry, mais également de la magie. Vider ainsi son sac en public sembla le soulager, ou du moins lui éclaircir les idées. Car il se secoua comme un chien qui sort de l'eau, avant de tourner vers moi un visage plus serein. La plupart des tatouages sont ce qu'ont été mes ailes. Ils apparaissaient à la naissance, dit Nicca. Je me tournais vers lui car je venais de comprendre ce qui m'avait échappé. Où sont donc tes ailes ? Il roula sur le ventre pour me les montrer. Je m'attendais à ce qu'elles soient redevenues le tatouage que je lui avais toujours connu sur le dos, mais pas du tout. Elles s'élevaient au-dessus de son corps tout comme la fleur, palpables et réelles, mais reposant à plat à présent, si semblables au simple tatouage qu'elles furent. Vont-elles redevenir un tatouage ? M'enquis-je. Peut-être, répondit Rhys. Ils n'en savent rien, dit Nicca. Etes-vous tous les deux réveillés depuis plus longtemps que moi ? leur demandai-je. Non, répondit Galen, mais nous n'avons pas sombré aussi vite dans le sommeil. Je me redressai en m'adossant, très précautionneusement, contre la tête de lit. Le papillon battit rapidement des ailes, me révélant soudain en un éclair leurs couleurs, avant de remettre en place les supérieures noir et gris. Les noctuelles au repos ont tendance à se fondre avec l'écorce des arbres. Ce n'était pas de la faute de ce papillon, qu'ainsi piégé contre la blancheur de ma peau, il soit aussi repérable. La sensation était suffisamment énervante pour qu'il se mette à bouger, juste un peu. L'un de mes nouveaux objectifs dans la vie était d'éviter de lui faire peur. Je ne souhaitais pas le sentir en train de se démener vigoureusement. Car j'avais vraiment la frousse que ce soit particulièrement écœurant s'il se débattait. Si une Princesse n'a pas le droit d'avoir peur, alors vomir est absolument prohibé. Beaucoup trop inconvenant. Doyle sembla comprendre mon problème, car il remonta mes oreillers dans mon dos et sous ma tête afin que je puisse m'asseoir confortablement. Je pourrais ainsi voir ce qui se passait dans la pièce, sans devoir trop me plier. Où sont Royal et ses congénères ? Dis-je. Ton demi-Fey se porte comme un charme, quoiqu'il ait été le seul à refuser de sortir même pour aller se débarbouiller de tout ce sang. Il a insisté pour rester et s'assurer que tu allais récupérer. J'inspectai la chambre assombrie. Mais où est-il ? Dehors, à la porte, avec Adair et Aubépin. Hedera passa un bras autour de la colonne du lit, révélant une ligne de chair pâle. Je réalisai qu'il avait dû être à poil après m'avoir donné sa houppelande. Cela m'avait échappé vu que la pièce avait été remplie de sang et de corps. Il t'a appelée sa Déesse rouge et blanche. Hedera parvint à en faire une plaisanterie tout en manquant d'humour comme s'il souriait tout en restant sérieux. Je ne suis la Déesse de personne, lui dis-je. Oh, je ne sais pas ! dit Hedera, en enroulant encore son corps autour de la colonne de lit, si bien que seul le bois m'empêcha de le voir dans sa totalité. Nous autres Sidhes avons été adorés pour bien moins que ça. Il y a fort longtemps, précisa Doyle, et loin d'ici. Hedera haussa les épaules. Nous étions sur les terres de la Féerie, comme aujourd'hui. Ce n'est pas si différent que ça, les Ténèbres. Mais où sont passés les autres ? Demandai-je. Kitto, Frost et quelques autres sont partis nous chercher à manger, dit Doyle. Galen a fait remarquer que personne ne devait aller où que ce soit non accompagné, dit Rhys avec un haussement d'épaules. Une excellente remarque. Du coup, la nouvelle règle stipule que nous sortions systématiquement par groupe de trois, minimum. Mais nous n'avons pas suffisamment d'hommes pour ça, fis-je remarquer. Maintenant si, dit Rhys. Mais je ne comprends pas, dis-je en le regardant, les sourcils froncés de perplexité. La Reine a accepté de nous donner des renforts, autres que les hommes verts, dit-il. Alors pourquoi cette pièce est-elle vide ? Demandai-je. Notre compagnie ne te suffirait-elle pas ? s'enquit Galen. Ce n'est pas ça, lui dis-je avec un sourire. C'est simplement que si tout le monde était dans cette pièce je serais sûre qu'ils ne courent aucun risque. Pourquoi avons-nous récupéré des insectes ailés alors que Nicca, lui, a une fleur ? demanda Galen. Il a déjà des ailes, lui répondit Rhys en se déplaçant, et j'aperçus quelque chose sous son large manteau. Serait-ce une attelle ? lui demandai-je. Il ouvrit les pans de son manteau, et en effet, il avait le bras droit en écharpe. Que s'est-il passé ? Primo, nous avons découvert que le temps s'écoulait bizarrement dans le sithin. À l'extérieur de notre monticule, les minutes se traînent tant que la police n'est probablement même pas encore de retour à son labo. Va directement à l'épisode où tu t'es fait amocher le bras, lui intimai-je. Nous étions sur le chemin du retour lorsque trois Seelies nous ont ordonné de nous arrêter, pour venir nous parler. Ils n'ont pas dit ça, pas comme ça, intervint Nicca. Galen approuva. C'est un peu trop aimable. Il était allongé sur le côté, appuyé sur un coude, le bras droit soigneusement replié, afin de ne pas déranger son papillon. Rhys leur adressa un large sourire. OK ! Ils nous ont crié de faire halte, et semblaient avoir vraiment très envie de nous parler. Son sourire s'estompa légèrement, puis il poursuivit : J'étais chargé de cette mission. C'est de ma faute s'ils ont pu nous surprendre comme ça, dit-il en lançant à Doyle un regard. J'aurais pu faire tuer les autres. Tuer ? M'étonnai-je. Ils ont fait usage de métal froid. Tu plaisantes ! s'exclama Galen. Rhys appuya le dos plus confortablement contre le pied de lit en secouant la tête. Il avait l'air sinistre. Nous ne nous y attendions pas. Ne te culpabilise pas pour ça, Rhys, lui dit Doyle. Aucune Cour ne se bat avec du métal froid. Sauf en temps de guerre, exclusivement, et nous ne sommes pas en guerre. Du moins, pas encore, rétorqua-t-il. Qu'est-ce que tu veux dire par « pas encore » ? s'étonna Galen. C'est du métal froid qui t'a fait cette blessure au bras ? ! ! ! m'exclamai-je. Il répondit tout d'abord à ma question. L'un d'eux m'a attaqué. Nous étions trois contre trois, mais n'avons pas réalisé tout de suite que ce n'était pas vraiment pour plaisanter, pas avant qu'ils ne passent aux choses sérieuses, dit-il en hochant la tête. Si je ne l'avais pas surpris, cela aurait pu être encore pire. Surpris comment ? L'interrogeai-je. J'ai fait usage sur lui du Toucher de la Mort, mais il s'est protégé. Tout mon bras s'est retrouvé engourdi. C'est super d'avoir eu autant de guérisseurs dans la chambre, cependant. Ils ont guéri les blessures infligées par l'épée et la hache, mais mon bras... ils l'ont mis dans une attelle en me disant d'être patient. Je parviens quand même à sentir quelque chose, des fourmillements, et je dois bien avouer en être content. Qu'est-il arrivé au Seelie que tu as ensorcelé ? lui demanda Nicca. Ils l'ont entraîné avec eux, inconscient. Il s'en sortira dans un jour ou deux, tout du moins. Et pourquoi ne lui as-tu pas fait son affaire ? lui demandai-je. Les Gobelins ne possèdent pas de magie personnelle mais les Sidhes, si, me dit-il, comme si cela expliquait tout. Ont-ils dit pourquoi ils voulaient te tuer ? lui demanda Galen. Il poussa à nouveau un soupir. L'une de leurs dames m'a accusé, moi et deux autres, de l'avoir violée. Quoi ? ! ! ! Je me redressai trop brusquement, avant de m'arrêter à mi-mouvement, craignant d'avoir écrabouillé le papillon. Aurait-elle perdu la raison ? s'exclama Galen. Je l'ignore, dit Rhys, mais eux semblaient très sérieux. Et qui d'autre a-t-elle accusé ? Demandai-je. Galen et Abloec. Mais pourquoi ? M'enquis-je. Nous l'ignorons, dit Doyle, mais je doute fort que la dame en question ait eu l'idée toute seule de faire une telle accusation. Taranis ? Suggérai-je. Ne prononce son nom que si tu y es obligée, dit Rhys, au cas où. Je préférerais qu'il ne surprenne pas notre conversation. Je ne crois pas qu'il puisse nous entendre à la simple évocation de son nom, dit Doyle. C'est ça, fiche-toi de moi, lui lança Rhys. Fort bien, dit Doyle en hochant la tête. Je veux bien croire qu'il est responsable de ce qui est arrivé. Mais pourquoi ? Qu'espère-t-il y gagner ? M'enquis-je. C'est ce que nous chercherons à savoir dès que vous trois aurez mangé. Que veux-tu dire ? lui demandai-je. La Reine a requis ta présence à ses côtés lorsqu'elle contactera Taranis pour l'interroger sur cet outrage. Les hommes de Taranis semblaient penser que nous les laisserions tranquillement nous arrêter. Que nous nous livrerions sans rechigner à la justice Seelie, dit Rhys avant d'éclater d'un rire quelque peu teinté d'amertume. La justice ? Pour les Unseelies à la Cour Seelie ? Par pitié ! Ils croient encore que de rejoindre notre Cour équivaut à être difforme ou à avoir l'apparence de monstres, dit Doyle. Ce que je ne suis jamais parvenu à comprendre, dit Galen. Tous ceux qui ne sont pas aveugles peuvent se rendre compte que nous avons la même apparence qu'eux. Ils croient que nous dissimulons nos difformités sous nos vêtements, expliqua Doyle. Galen arqua un sourcil. La Reine répond au miroir la plupart du temps le corps enfoui parmi ses gardes dénudés. Et tout le monde possédant la faculté de voir peut constater que chaque centimètre d'eux est parfait. Ah ! Mais voilà bien l'illusion malfaisante des Unseelies, dit Rhys. Comprendras-tu, mon jeune ami vert, que l'une des raisons pour lesquelles les Sidhes Seelies préfèrent l'exil parmi les humains plutôt que de se joindre à notre Cour est la croyance, la croyance absolue, que d'être dans le noir nous corrompt ? Nous rend tordus et pervers ? La plupart d'entre eux croient même que nous sommes affublés de queues, de sabots et de pénis monstrueux. Allons bon, gros suffira, dis-je, mais l'expression se reflétant sur le visage de Rhys me fit ravaler ma plaisanterie. Ils ne les considèrent pas comme gros, Merry, mais comme moches et horribles. Ils nous décrivent comme des monstres, parce que si les Seelies arrivaient jamais à croire véritablement que nous étions simplement comme eux... dit-il avant de s'interrompre le temps d'un haussement d'épaules. Je pense que certains d'entre eux ne supporteraient plus autant toutes les conneries qu'il leur impose. Ils auraient alors un autre endroit où aller. Ils redoutent Andais, aussi, mentionna Doyle. Elle a entretenu cette peur par ses orgies sanglantes pendant leurs conversations au miroir. Je me suis déjà entretenue avec le Roi ainsi, Doyle, dis-je. Je sais à présent que le contact de la chair nous aide à repousser son pouvoir. Je pense que la torture a peut-être les mêmes effets que le sexe sur la Reine. En effet, approuva Doyle en hochant la tête. C'est le moyen d'empêcher son pouvoir de nous submerger. Je n'ai en fait jamais assisté à un appel entre eux, dis-je. Est-ce aussi terrifiant que j'en aie l'impression ? Perturbant, dit Rhys, plus que terrifiant. À quel point ? lui demandai-je. Le Roi essaiera d'envoûter notre Reine et nous. Andais fera usage de sa beauté pour lui enflammer les sens, tout en utilisant son entourage pour se protéger du pouvoir du Roi. Nous devrons la prévenir de ne pas exposer tes nouveaux amis, dit Rhys. Tu veux parler des... dis-je en indiquant du geste le papillon. Il acquiesça. Il n'appréciera pas que nous les ayons, contrairement à son peuple. La Reine les a-t-elle vus ? Elle était ici, et a vu ce qu'il y avait à voir, m'apprit Doyle. Et pourquoi ais-je l'impression que ça n'annonce rien de bon ? Elle en a été tout émoustillée, dit Rhys, d'une voix particulièrement sèche. Aurions-nous raté quelque chose ? Et tu ferais bien de t'en féliciter, dit-il. Ce qu'approuva Doyle d'un hochement de tête. Ne t'étonne pas si ta tante suggère que tu viennes la rejoindre dans son lit une de ces nuits, dit-il, les sourcils froncés. Quoique curieusement, elle a levé l'interdit au sujet de Nicca et de Biddy. Ils sont donc libres de faire l'amour ensemble lorsqu'il se sentira suffisamment d'attaque. Elle en était d'ailleurs ravie. Le mur et la porte qui ont explosé. Les demi-Feys gagnant des ailes. Le bassin asséché. Tout ceci a semblé... L'exciter, termina Rhys. J'en frissonnai, et le papillon battit lentement des ailes en m'éventant la peau, comme s'il avait ressenti ma nervosité. Il tenta à nouveau de s'extirper de ma chair. J'avais la sensation de ses pattes à l'intérieur de mon corps. Je dus faire de gros efforts pour déglutir tout en empêchant mon estomac d'exprimer son mécontentement. Est-ce qu'il a encore bougé ? me demanda Galen. J'opinai du chef. Je n'apprécie pas du tout de sentir ses pattes gigoter à l'intérieur de mon ventre, répondis-je avec un nouveau hochement de tête. Ne t'inquiète pas, dit Rhys, ils ne resteront pas aussi agités et vivants. La porte s'ouvrit alors, et Adair passa sa tête coiffée de son casque dans l'entrebâillement en disant : Le repas est arrivé, Doyle. Puis il me regarda en ajoutant : Heureux de te savoir réveillée, Princesse. Et heureuse de l'être, lui dis-je en considérant la pièce, les sourcils froncés. Quoiqu'un peu plus de lumière ne serait pas de refus. Cette lumière qui était partout et nulle part dans la majeure partie du sithin commença alors à se diffuser lentement dans toute la chambre. Ça, par exemple ! s'exclama Rhys. Quoi ? Dis-je. Lorsque tout s'est éteint dans ta chambre, le sithin s'est retrouvé plongé dans une obscurité totale, dit Doyle. Nous avons tout tenté pour rallumer mais rien n'a été efficace, dit Rhys. Je déglutis, repoussant la boule qui s'était formée soudain dans ma gorge. Jusqu'à ce que... Jusqu'à ce que tu ais demandé un peu plus de lumière, dit Rhys. Yeah ! La nouvelle affection que te porte le sithin va faire naître chez notre Reine des sentiments contradictoires... Contradictoires ? M'enquis-je. Heureuse que tu sois aussi puissante mais ennuyée que le sithin ne l'écoute plus dorénavant. Je m'humectai les lèvres, qui s'étaient brusquement desséchées. Bon, ça suffit pour le moment, jusqu'à ce qu'ils se soient restaurés, dit Doyle en ordonnant que la nourriture nous soit servie. Kitto s'avança en portant un plateau, suivi d'autres personnes apportant à boire. Frost apparut, le premier des gardes à ne porter que des armes. Il me regarda en me resservant l'un de ses sourires dont il avait le secret et qu'il me réservait. S'il avait les mêmes appréhensions que Doyle au sujet des nouveaux « tatouages » de pouvoir, ça ne se voyait pas. Peut-être était-il juste particulièrement soulagé de me voir réveillée. Ou peut-être se souciait-il moins du pouvoir que Doyle. Ou il se pouvait encore que je ne comprenne pas mes deux hommes autant que je le pensais. Moi, incapable de comprendre les hommes de ma vie ? Ça, je voulais bien le croire ! Chapitre 37 Le ragoût était riche en bœuf, le bouillon sombre et épais ayant une forte odeur de viande qui équilibrait la suavité des oignons. Maggie May connaissait mes plats préférés, et celui-ci était au menu bien avant notre départ, mon père et moi, de la Féerie, quand j'avais six ans. Mes yeux se firent brûlants, et ma gorge se contracta. C'était le même ragoût, depuis toujours. Et il était agréable de trouver enfin quelque chose qui n'avait pas changé, qui était resté comme cela avait toujours été. Merry, est-ce que tu pleures ? demanda Galen. Je démentis de la tête, avant finalement d'acquiescer. Il passa le bras sur mes épaules et m'étreignit. J'avais dû trop bouger, car le papillon sur mon ventre se mit à battre frénétiquement des ailes. La sensation fit remuer dans mon estomac le savoureux ragoût que je venais d'ingurgiter. Je me redressai bien droite. Je devais adopter une bonne posture, sans m'avachir, jusqu'à ce que le papillon devienne une simple marque. Est-ce que tu as mal ? s'enquit Doyle. Je secouai négativement la tête. Tu as tressailli, me dit-il. Le papillon n'a pas apprécié que je m'avachisse, lui dis-je d'une voix bien plus maîtrisée que mes yeux, n'indiquant pas le moins du monde que je pleurais. Kitto se faufila derrière la table qu'il avait dressée, et leva un doigt vers mon visage. Qu'il retira ensuite avec une goutte scintillante à son extrémité, qu'il porta à ses lèvres, pour lécher la larme unique qui y perlait. Cela me fit sourire, et les suivantes coulèrent un peu plus vite, comme si je m'étais efforcée de les retenir. Ce ragoût est l'un de mes plats préférés. Il n'a pas changé. Alors que tout le reste, oui, et je ne suis pas sûre que tous ces changements soient bénéfiques. Je me laissai aller contre le corps chaud de Galen, tout en regardant fixement les autres. Et soudainement, je sus ce que je voulais. Embrassez-moi, dis-je. À qui t'adresses-tu ? s'enquit Frost. A vous tous. Galen se pencha alors vers moi, et mon visage se leva à sa rencontre. Ses lèvres effleurèrent les miennes, et mon corps bougea de sa propre initiative. Mes bras l'enlacèrent vivement, et nous nous étreignîmes pour un baiser. J'explorai des mains la chaleur de son corps dénudé, non pas en tant que préliminaires, mais parce que par deux fois en un jour à peine j'avais bien cru que la mort engloutirait l'un de nous, voire les deux, et que jamais plus, nous ne nous étreindrions de ce côté-ci de la tombe. Nous nous embrassâmes, ses mains aussi puissantes que délicates sur mon corps, et les larmes se mirent à couler plus vite encore. Ce fut Galen qui s'interrompit le premier, tout en resserrant encore un peu plus son étreinte. Merry, Merry, ne pleure pas ! me dit-il. Laisse-la pleurer, lui dit Rhys. Qu'une femme pleure pour toi n'est pas mauvais. Il fit quelques pas vers moi, là où je m'étais assise au bord du lit. Il m'essuya le visage de sa main valide. Est-ce qu'un peu de ces larmes est également pour moi ? J'acquiesçai, sans un mot, et lui effleurai le bras dans son attelle. Il parvint à remuer un peu les doigts. Ça guérira. Je hochai à nouveau la tête. Je t'ai envoyé dans la neige, sans même prendre le temps de te dire au revoir. Il me regarda, les sourcils froncés, son œil unique reflétant sa perplexité. Tu ne m'aimes tout de même pas au point de pleurer à la pensée d'avoir raté nos adieux ! Puis il essuya de nouvelles larmes de la main, sourcillant encore. Je scrutai son visage, ces cicatrices qui semblaient lui avoir dérobé l'œil, bien avant ma naissance. Je suivis des doigts ces marques sur sa peau. Puis je posai une main sur chacune de ses épaules, et l'attirai plus près de moi, jusqu'à ce que je puisse déposer un baiser sur la surface lisse de la zone cicatrisée, à l'endroit même où son autre œil aurait dû se trouver. La pensée qu'il avait raison, que je ne l'aimais pas avec autant d'intensité, fit redoubler mes sanglots, bien que je ne sache pas vraiment pourquoi. Cela me semblait simplement anormal. Anormal de l'avoir envoyé dehors dans le froid et l'obscurité, sans même me préoccuper de lui dire au revoir. Si quelqu'un souhaite mettre sa vie en jeu pour une autre personne, ne devrait-elle pas s'en soucier? Ne devrait-elle pas s'en soucier plus que ça ? Je m'écartai juste pour venir déposer un doux baiser sur ses lèvres, qu'il me rendit toujours perplexe, hésitant, si bien que même lorsque nous nous embrassâmes, son corps était raide, mal à l'aise. Je l'empoignai par sa veste de soirée, pour l'attirer vers moi, l'obligeant à se rattraper d'une main au lit. Et je l'embrassai comme si j'allais grimper à l'intérieur de lui. Il répondit à ma férocité. Il me laissa l'attirer sur le lit, sur moi, quoiqu'il semblât plutôt gauche avec son bras en écharpe. Son corps était sur le mien, mais j'avais l'impression que ses vêtements m'offensaient. Ce que je désirais, c'était de la chair, nue. J'avais besoin de le sentir nu contre moi. Pour m'assurer qu'il était bien réel, et qu'il allait bien. Que de n'être que le troisième lui convenait. Comme de ne pas être celui que j'aimais le plus, tout en risquant sa vie comme s'il l'était. Je voulais le tenir dans mes bras et lui dire que j'étais désolée qu'il n'y ait pas suffisamment de place dans mon cœur pour tout le monde, et par-dessus tout que, s'il était mort là dehors dans l'obscurité et le froid, nous ne l'aurions jamais su. Que je ne l'aurais jamais su. La Déesse m'avait prévenue de protéger Galen et Barinthus. Mais c'était comme si Rhys n'était pas assez important à Ses yeux pour aller gaspiller un tel pouvoir. Jamais je ne serais capable de l'envoyer à nouveau loin de moi sans me demander si je ne l'envoyais pas à la mort. Je tirai sa chemise de son pantalon. Je devais toucher son corps. Je devais lui faire comprendre qu'il signifiait quelque chose pour moi. Que j'avais remarqué sa présence. Que je ne voulais jamais qu'il meure dans la nuit noire, là où je ne pourrais pas le retrouver. Il se redressa en prenant appui sur son bras valide, afin que je puisse dégager sa chemise. J'avais l'intention de faire courir mes mains librement sur cette peau pâle, mais Rhys se laissa retomber sur mon corps, pressant sa bouche comme affamée contre la mienne. J'en oubliai le papillon. J'en oubliai tout, à part la sensation de son corps qui se pressait contre le mien. Une douleur, aiguë et instantanée, me faisant l'effet d'une micro-piqûre, me transperça. Rhys poussa des jurons, avant de s'écarter, comme s'il s'était fait mordre. Et c'était bien possible. Il se redressa sur les genoux, en exposant son ventre : il ressemblait à une version ensanglantée du papillon posé sur le mien. Il porta la main dessus. Autour des couleurs, la peau boursouflée était striée et rougie, et je pus y discerner le même papillon que moi. Les autres s'étaient attroupés autour de nous. Ce n'est pas la même chose que nous avons, n'est-ce pas ? fit remarquer Galen. Non, dit Doyle, en effleurant l'empreinte très délicatement. Ce qui n'en fit pas moins tressaillir Rhys, qui s'exclama : Aïe ! Doyle eut un sourire. Soit le papillon n'a pas apprécié la pression, soit... C'est ça, dit Frost. Cela ne se peut, dit Aubépin. Qu'est-ce qui ne se peut pas ? demanda Galen. C'est un appel. Doyle sortit son tee-shirt de son pantalon. J'étais sur le point de lui signaler qu'il n'y arriverait jamais sans retirer son holster avant, mais il fit passer l'encolure par-dessus sa tête, sur ses épaules. Seuls sa poitrine et son ventre furent dénudés. Que veux-tu dire par « un appel » ? m'enquis-je. A quoi pensais-tu juste avant d'embrasser Rhys ? me demanda-t-il. Que je ne voulais plus qu'il sorte dans le noir tout seul, où je ne serais pas capable de le retrouver. Rhys se laissa glisser du lit, réagissant comme s'il avait mal, mais il avait à nouveau retrouvé l'usage de ses deux bras. Ce qu'il remarqua, lui aussi, car il retira son attelle, avant de s'étirer les doigts. Guéri. Puis il regarda la boursouflure sur son ventre, et leva le regard vers moi. C'est dommage qu'un couple exhibe des tatouages assortis. Il essaya d'en rire mais son expression n'allait pas avec la légèreté de ses propos. J'effleurai le papillon posé sur moi qui, irrité par ce contact, battit des ailes à qui mieux. Le mien est toujours vivant. Doyle s'avança à quatre pattes sur le lit, et pour une fois, je me reculai à son approche. Explique-nous ça, Doyle. Je levai une main, prête à le repousser, si nécessaire. Il est possible que ta marque de pouvoir ait simplement réagi brutalement pour marquer son irritation. On observe parfois ce type de réactions. A présent, il était à califourchon au-dessus de moi, à quatre pattes, mais sans vraiment m'effleurer. Mais s'il s'agit d'un appel, alors cela te permettra d'agir selon tes désirs : tu seras capable de retrouver Rhys dans l'obscurité comme en plein jour. Tu n'auras qu'à penser à lui, et ta marque te guidera vers lui. Certaines alertent même le porteur de la marque si celui qu'elles ont appelé se trouve en danger ou est blessé. Un véritable appel peut déclencher tout un tas de manifestations, dit Frost. Il n'y a pas eu de véritable appel chez nous depuis des siècles, fit remarquer Aubépin. Et comment peux-tu en douter ? Elle est notre Ameraudur, dit Adair, qui avait retiré son casque, si bien que son sourire convaincu ne m'échappa pas. Doyle s'allongea sur moi, mais je gardai une main entre nous. J'avais encore d'autres questions avant que nous ne poursuivions notre petite expérience. Au moment où ma main effleura sa poitrine nue, la douleur se fit aiguë et instantanée. Mais ce n'était pas ma main qui me faisait ainsi souffrir, mais ma poitrine, précisément là où nous nous touchions. Du sang se mit à couler sur ses pectoraux, juste en dessous de l'anneau d'argent qu'il portait au téton. À l'exception d'une crispation autour des yeux, il ne réagit pas plus que ça à cet élancement. Cela répond à une question, dit Nicca en se déplaçant tout au bout du lit, se prélassant, parfaitement à l'aise en apparence. Ce n'est pas simplement la marque qui n'apprécie pas d'être touchée. Doyle se pencha vers moi pour me donner un baiser. Je n'avais plus mal. Je me rendis compte que j'avais contracté les épaules seulement au moment où je me détendis. Il me regardait, un sourire illuminant d'un éclair blanc son sombre visage. Tu disais que tu voulais un baiser. Et pourquoi cela semble-t-il te faire autant plaisir ? Ça fait sacrement mal ! Le sourire s'estompa. Je ne prends jamais plaisir à te faire mal, Meredith, mais la marque que tu nous apposes est une excellente nouvelle. Et pourquoi ? M'enquis-je. Cela signifie que tu incarnes un certain pouvoir, me répondit Rhys, qui n'avait pas l'air particulièrement heureux. À une époque, je pouvais aussi le faire, mais lorsque je me suis mis au service de la Reine, c'est elle qui m'a apposé sa marque. Et le motif s'est estompé, jusqu'à ce que toute trace ait disparu. Il passa délicatement les doigts sur sa peau rougie et boursouflée. Veux-tu que je leur fasse des bandages ? proposa Hafwyn à voix basse. Jusqu'à ce qu'ils guérissent, oui, dit Doyle en se laissant glisser du lit. La Reine sera contente, contrairement à d'autres, dit Aubépin. Certains croient toujours que les marques étaient un signe de servitude envers quelqu'un de plus puissant qu'eux. Une marque indiquant clairement : cette personne est mon maître. Je le regardai, toujours vêtu de son armure, le casque sur la tête. Est-ce ton sentiment ? Autrefois, oui, répondit-il. Frost remonta la manche de sa veste pour me présenter son avant-bras. Si ces marques agissent comme elles le doivent, il sera important d'être en mesure de les voir. Elles nous permettront de nous transmettre des messages, des avertissements. Même si j'aimerais presser mon corps contre le tien, je préfère tout de même que ce signe apparaisse sur mon bras, là où on pourra facilement le voir. Certes, c'est mieux que sur la poitrine, admit Doyle en soupirant. Je n'y avais pas pensé. Tu étais trop grisé par sa beauté et la promesse d'acquérir du pouvoir. C'est vrai, dit Doyle en poussant à nouveau un soupir. Frost me tendit son bras. Je m'assis avec précaution, préférant toujours éviter que le papillon ne s'agite. Pourquoi cela me fait-il mal à chaque fois ? Il n'y a aucune marque sur ma peau. Tu la portes déjà, dit Frost. Quant à la douleur... s'interrompit-il en me souriant gentiment, les yeux emplis d'une connaissance que je ne possédais pas. Merry, tu devrais maintenant savoir qu'aucun pouvoir ne s'acquiert sans en payer le prix. J'aurais bien aimé le contredire, mais c'était impossible, car il avait raison. Je fixai son bras pâle et musclé, attendant. Puis je pris une profonde inspiration, que j'exhalai en y posant la main. Sa respiration se fit sifflante entre ses dents serrées. Pendant un moment, je ne fis aucun bruit, puis je repris mon souffle en haletant. Je regardai Galen et Nicca toujours sur le lit. Si nous portons tous les trois des marques, alors que se passera-t-il si nous nous touchons mutuellement ? Laissons ça de côté, du moins pour cette nuit, dit Doyle. J'ignore si cela fonctionnera comme prévu entre vous, ou avec nous... fraîchement marqués. Je porterai volontiers ton symbole, Merry, dit Kitto qui s'était avancé à côté de Frost. Je dus lui sourire. Si ces marques pouvaient vraiment nous aider à rester en contact les uns avec les autres, je ne voulais pas que Kitto reste sur la touche. Montre ton bras, alors. Il me le présenta, si confiant. Je m'armai de courage et y posai la main. Il siffla, comme un chat en colère, mais sans le retirer. Lorsque je m'écartai, un papillon ensanglanté était imprimé sur sa peau. Je me touchai le bras, là où j'avais mal. Changeons de bras pour le prochain, d'accord ? Et qui sera le prochain ? s'enquit Hedera. Rien de personnel, Princesse, mais j'ai négocié du sexe, et non l'esclavage. Que veux-tu dire par « esclavage » ? lui demandai-je en le regardant, les sourcils froncés. Les marques signifient que nous sommes tes hommes, dit Doyle. Ce sont des preuves que la Déesse nous a choisis pour toi. Alors cela ne marchera pas nécessairement avec tout le monde ? lui demandai-je. Non, dit-il en secouant négativement la tête. Seulement avec ceux qui sont réellement supposés être tiens. Peux-tu définir « tiens » ? lui demandai-je. Je ne suis pas sûr de savoir l'expliquer, en vérité, dit Doyle en sourcillant. Il arrivait parfois qu'un combattant arrive juste au moment où on en avait besoin, et qu'il prêtait serment. Et parfois, c'était une prophétesse, mais ils étaient précisément ce dont on avait besoin pour réussir dans notre quête, quelle qu'elle soit. Les marques ne se sont mises à rassembler les gens qu'en cas de nécessité majeure, dit Rhys. Mais une fois marqué, c'est définitif, dit Aubépin. La marque de la Reine s'est pourtant estompée, fis-je remarquer. Il vaudrait mieux ne pas répéter que nous te l'avons raconté, dit Rhys. Pas hors de cette pièce. Je prêterais volontiers serment à la Princesse, dit alors Adair. Il avait posé son casque sur la table de chevet et commençait à désangler son armure au niveau des bras et des poignets. Frost alla lui donner un coup de main. Il était plus facile de rentrer et sortir de ce type d'armure, pièce par pièce, avec un peu d'aide. J'appuyai la main sur l'avant-bras dénudé d'Adair, mais rien ne se produisit. Et merde ! dit Rhys. Pour rejoindre Andais et prouver que nous méritions sa marque, dit Doyle en hochant la tête, nous devions nous battre. Je ne pense pas que se battre fonctionnera dans le cas de Merry, dit Frost. Est-il si important de la leur apposer ce soir ? demanda Galen. La Reine va venir la chercher pour appeler, dit Frost. Je me sentirais mieux si nous en marquions au moins un de plus. Si elle couche avec Adair et que sa peau ne prend pas l'empreinte, cela pourrait vouloir dire qu'elle n'a besoin de personne d'autre. Afin qu'il se déshabille plus rapidement, Doyle vint à côté d'Adair également. Frost, après quelques instants, se remit à la tâche. Ils commencèrent à démonter son armure, exposant des zones de chair et les sous-vêtements qui le protégeaient du frottement du métal. Il les regarda l'un après l'autre, en disant : Vous vous moquez de moi ? Non, dit Doyle, tandis qu'avec Frost, il défaisait les sangles retenant la cuirasse, la partie la plus ornée de son armure, qu'ils soulevèrent ensemble pour la lui ôter. Il avait toujours un bandage sur le flanc, là où Hafwyn l'avait soigné sans parvenir à le guérir complètement. Je ne partage pas Meredith de gaieté de cœur, dit Frost. Il venait de lui retirer la dernière pièce d'armure. Puis il entreprit de le dévêtir de son gambaison tailladé taché de sang. Mais que se passera-t-il si nous perdons la bataille uniquement parce qu'il nous manque un puissant guerrier de plus ? demanda-t-il en secouant la tête avec tant de force, que sa chevelure argentée en scintilla sous la lumière blafarde. Je ne laisserai pas ma jalousie risquer sa sécurité, ni celle de mes frères de la Garde. Il regarda fixement la plaie qui saignait toujours sur son bras. Meredith est, entre autres, une déesse de la fertilité. C'est là que réside son pouvoir. Te battre ne te fera pas gagner sa marque. Frost recula de quelques pas, laissant Adair terminer de retirer ses sous-vêtements. Si tu parviens à gagner les faveurs de la dame, alors agis en conséquence, ajouta Frost, d'une voix quasiment dénuée de ressentiment ; du moins, il s'y efforçait. Adair regarda Doyle une dernière fois. Et si la marque ne se transpose pas sur moi ? Alors tu auras mis un point final à ta longue abstinence et tu auras profité des bienfaits que notre dame peut t'apporter. Car elle est notre dame. Qu'elle devienne la tienne n'est pas encore dit. Puis il s'éloigna de quelques pas, comme venait de le faire Frost. Galen et Nicca se glissèrent hors du lit. Quel gigantesque plumard, dit Nicca, mais la première fois, on ne devrait le partager qu'avec la femme choisie. Je réalisai alors que Biddy n'était pas dans la chambre. J'allais demander où elle était, mais Adair avança à côté du lit, nu. Il avait dû se déshabiller pendant que je regardais Nicca. Je l'avais déjà vu auparavant dans le plus simple appareil, et récemment même. La Reine s'était assurée qu'il m'accueille à la Cour ainsi, mais armé. Andais manquait toujours de subtilité, et avait semblé déterminée à ce que je couche avec autant de dieux végétaux que possible. J'ignore si elle avait pensé que le fait qu'ils se présentent à poil devant moi accélèrerait les choses, ou si elle avait cru qu'à leur vue, ainsi dénudés, je serais tout excitée, au point de me lancer dans une débauche de luxure. Il était tout aussi beau maintenant qu'il l'avait été alors. Je m'attendais à voir sur son visage de la lubricité, ou tout du moins une certaine impatience, mais ses yeux étaient baissés, et il semblait plutôt réticent en fait. Je tendis la main pour prendre la sienne. Il ne réagit pas, sans chercher à l'en retirer néanmoins. Adair, lui dis-je, qu'est-ce qui ne va pas ? Cela fait fort longtemps que je n'ai pas été avec une femme. Et à nouveau, il baissa les yeux. Elle sera tendre avec toi si nécessaire, lui dit Nicca, qui se trouvait maintenant au pied du lit. Ou pas, dit Doyle. Elle sera ce dont tu as besoin, dit Frost. C'est bien là sa magie. C'est dû, en partie, à ce qu'elle est, dit Doyle. Adair les regarda. Et qu'est-elle ? Demanda-t-il. Elle est la fertilité de la terre, répondit Doyle. Elle porte en elle la Main de Sang et de Chair, dit Aubépin. De sombres pouvoirs. Oh, allons, Épine Blanche, dit Rhys, le sang et la chair ont fait pousser les récoltes depuis toujours, voire même le depuis plus longtemps que le sexe. Ne m'appelle pas comme ça ! lui lança Aubépin. Rhys haussa les épaules avant de rétorquer : Fort bien, mais elle réunit la fertilité des deux Cours. La Déesse a jugé approprié de donner à chaque Cour autorité sur les diverses applications de la fertilité, lui dit Aubépin. Ce que la Déesse a jugé approprié de diviser, elle peut de même le rassembler, dit Doyle. J'étreignis la main d'Adair. Ce qui le fit se retourner pour me regarder, m'offrant un aperçu de ses yeux, effrayés, qu'il baissa à nouveau. Je ne te blesserai pas, je te le promets, lui dis-je. Je crains bien plus de te blesser, me dit-il, les yeux toujours baissés. Frost se mit à rire. Nous nous tournâmes tous vers lui. Te souviens-tu de ce que je t'ai dit notre première nuit ? me demanda-t-il en hochant la tête. Je souris en le lui confirmant. Oui, et je me souviens aussi de ce que nous avons fait. Tu ne risques pas de lui faire mal, Adair. N'as-tu pas vu ce qu'elle a fait avec Mistral dans le corridor ? Adair s'humecta les lèvres, en me lançant un coup d'œil furtif. Avais-tu un public la première fois ? Ah ! dit Frost, et son visage, se fit plus doux. Ce fut Doyle qui prit la parole. Nous nous sommes tous trouvés dans la même situation que toi. Si longtemps sans toucher une femme... Nous nous sommes tous demandé si nous avions oublié comment donner du plaisir, et comment en prendre. Sur ce, il asséna une claque sur l'épaule d'Adair. Je ne peux pas dire que nous ne nous sommes pas améliorés depuis ce jour avec la pratique mais nous y sommes tous parvenus dès la première fois, et il en sera de même pour toi. Je crois comprendre qu'il préférerait un public plus restreint, dis-je. Qui désires-tu voir rester, ou partir ? me demanda Doyle. Je vous laisse toi et Adair en décider. Ce qui me valut un regard interloqué de ce dernier. Tu me laisserais choisir qui reste et qui part ? ! ! ! La plupart de ces hommes sont mes amis, et mes amants. Mais ils n'entretiennent pas de relation aussi intime avec toi. Cette nuit est réservée à ton plaisir. Je souhaiterais que ce soit aussi un plaisir pour toi. Je lui souris. Tout comme moi. Ce que je voulais dire est que j'ai pris mon pied comme je le souhaitais. Et je voudrais que toi, cette nuit, prenne ton plaisir selon tes désirs. Je me redressai et m'écartai de la tête de lit. Comment me veux-tu ? Qu'est-ce que tu voudrais me faire ? Quel rêve ou fantasme t'a tourmenté le plus ? Qu'est-ce qui t'a le plus manqué ? Il me regarda alors, incrédule, ne parvenant tout simplement pas à croire que je puisse être sincère. Il ne me faisait pas confiance. Il ne savait si je le blesserais, le tromperais, ou affamerais cette partie de son être dont Andais avait abusé tant d'années. Je me mis à genoux, franchissant la distance qui nous séparait, les mains posées sur ses épaules. Embrasse-moi, s'il te plaît. S'il te plaît ! dit-il, en relevant les yeux vers moi, où scintillaient des larmes, mais où s'embrasait aussi la colère. Tu dis « s'il te plaît » ! Serait-ce un piège ? J'ai dit « s'il te plaît », afin que tu comprennes qu'il ne s'agit pas d'un ordre. Je te demande un baiser, parce que j'en veux un, mais uniquement si tu veux bien me le donner. Il regarda les autres hommes présents dans la chambre. Sait-elle ce que cela signifie pour nous d'être ainsi sollicités ? La plupart opinèrent du chef. Elle le sait, lui confirma Doyle. Et c'est pour cela qu'elle agit ainsi, dit Nicca, parce qu'elle ressent notre désir. Adair se retourna vers moi. Que veux-tu de moi ? Seulement ce que tu désires m'offrir, lui répondis-je. Il s'approcha alors de ma bouche en réprimant un sanglot, mais au moment où nos lèvres se touchèrent, tous mes doutes s'envolèrent. Sa bouche se nourrit à la mienne, ses doigts me pétrissant les bras. Il grimpa sur le lit en m'obligeant à m'y rallonger. Puis il se coucha sur moi, avant de réaliser, comme la plupart, qu'il était trop grand pour la position classique du missionnaire. Son membre était gros de désirs inassouvis, mais pas autant qu'il le deviendrait. Il grossissait encore alors même qu'il hésitait au-dessus de moi, se maintenant à bout de bras. Il se soutint ainsi, en faisant des efforts phénoménaux pour n'effleurer aucune partie de mon corps. Je me souvins qu'hier dans le corridor, sa magie avait reconnu la mienne. Être si proche de lui tout habillée avait fait frémir nos auras magiques simultanément. Mais ce soir, on avait l'impression que son corps était froid. Sa main avait été chaude dans la mienne. Il était indéniablement vivant, mais sa puissance magique semblait emprisonnée quelque part. Je parcourus des yeux son corps, sa peau de la couleur de l'éclat du soleil tamisé par les feuillages, cette magnifique nuance mordorée dont aucun bronzage humain n'aurait pu se rapprocher. Embrassée par le soleil, comme l'appelaient les Sidhes, et en effet, elle l'était, embrassée par le soleil ! Mon regard revint sur son visage, et sur ses yeux tricolores. Leur anneau intérieur d'or fondu, suivi d'un cercle d'un jaune pâle solaire, et enfin, bien plus épais, un rouge orangé comme les pétales d'un souci. Ses cheveux châtains avaient été tondus si court que son visage semblait plus nu que son corps, comme si, lorsque la Reine avait massacré sa splendide chevelure, quelque chose de plus important lui avait été dérobé également. Je le dévisageai fixement, puis dis : Tu éloignes ta magie de moi. Pourquoi ? Nous nous sommes à peine effleurée hier et notre magie a fait apparaître la source guérisseuse et y a fait couler l'eau à nouveau. Que se passera-t-il si nous nous touchons davantage ? Je scrutai son visage, ses yeux, et y perçus... la peur. Non pas de la lâcheté, mais la peur de l'inconnu, et autre chose encore. Cette peur que l'on ressent tout en haut des montagnes russes, alors qu'on redoute la descente, tout en en étant excité. On veut le faire, s'abandonner à l'expérience, mais le désir ne la rend pas moins effrayante. Quoique, peut-être d'un chouïa, mais sans effacer complètement la peur. Sans vouloir faire le pointilleux, dit Rhys, mais la sommation de la Reine pourrait arriver à tout moment. Pas avant qu'elle n'ait terminé de torturer Gwennin, dit Frost. Nous avons tous tourné des yeux écarquillés vers lui. J'ai rencontré l'une des servantes de la Reine en revenant des cuisines. Elle et Ezekial semblent porter un intérêt particulier au Seigneur Blanc. Le pauvre bâtard, dit Rhys. Tout en sachant qu'il m'avait jeté un sort, ainsi qu'à Biddy, un sort qui s'était servi de notre sang humain, je ne pouvais qu'être d'accord avec Rhys. La torture était une chose, se retrouver à la merci de la Reine en était une autre. Recevoir toute son attention ainsi que celle de son bourreau favori, équivalait à un tout nouveau niveau sur l'échelle de la douleur. Et je n'avais pas la moindre envie de voir le résultat. Il reste encore un peu de temps, dit Frost. C'est tout ce que je voulais dire. Je levai les yeux vers Adair. Abaisse tes barrières protectrices pour moi, Seigneur des Chênes. Laisse ta magie s'unir à la mienne, et faisons danser sur les murs l'ombre et la lumière. Une expression proche de la souffrance emplit alors ses yeux. Il murmura si imperceptiblement que je crois que personne à part moi ne l'entendit : J'ai peur. Je ne lui demandai pas ce qu'il redoutait tant, car sinon, nous courions le risque que les autres en déduisent ce qu'il venait de me chuchoter, ce qu'il ne souhaitait pas, bien évidemment. Embrasse-moi, Adair. Juste un baiser. Ça ne s'arrêtera pas à un simple baiser avec toi, me murmura-t-il. Je lui souris. Préfères-tu que je fasse cette proposition à Hedera ou à Aubépin plutôt qu'à toi ? Il baissa la tête, m'en effleurant presque du sommet le corps. Non ! Et ce « non » retentit quasiment comme un cri. Puis il releva le visage pour me regarder, et j'y vis la détermination, la colère, l'orgueil... tout ce que l'on voyait généralement se refléter dans ses yeux. Non ! répéta-t-il, en abaissant ses barrières. Chapitre 38 Son aura magique frémissait au-dessus de la mienne, frissonnant sur ma nudité. Je me tortillai sous ce simple effleurement de son pouvoir, alors même que celui-ci ne s'était pas encore manifesté. Il avait tout simplement cessé de se protéger, autant que c'était possible. Pourquoi ton pouvoir me semble-t-il si différent ? lui demandai-je, la voix haletante. Il était toujours au-dessus de moi, prenant appui sur les mains et le bout des pieds. Il dut déglutir à deux reprises avant de parvenir à me répondre : Notre magie est similaire. Qui se ressemble s'assemble, murmurai-je. Je suis le pouvoir qui fait émerger le germe de sa gangue pour s'élever vers le soleil. Puis il se laissa descendre, comme s'il effectuait quelques pompes avec une lenteur exquise, semblant se pousser au travers de multiples strates de pouvoir. Nos auras commencèrent alors à s'embraser telles deux flammes distinctes. Je pouvais le percevoir dans ma tête, sur un plan plus onirique que réel. Et tu es la terre qui accueille la graine, dit-il au travers de ce flamboiement d'énergie. Non, murmurai-je, c'est Amatheon qui est la terre. Il est la charrue, et non la terre, dit Adair. J'approuvai de la tête, frémissant lorsque son pouvoir s'enroula autour du mien. Nos auras, l'enveloppe même de notre puissance magique, se poussaient l'une contre l'autre, les deux moitiés se rejoignant. Amatheon incarne la magie de la terre qui accélère la germination. Et toi, tu es la chaleur du soleil qui appelle la graine à éclore vers sa lumière. Amatheon est le Seigneur de la Pénombre, qui retient la graine dans son sombre berceau jusqu'à ce que tu l'invites à pousser. C'était bien mes paroles, prononcées avec ma voix, mais je savais à présent y reconnaître l'écho de la Déesse. Le pouvoir d'Adair s'enflamma si intensément que nous dûmes fermer les yeux. Cette vision enflammée semblait si réelle que nous nous sentîmes obligés de les protéger du soleil. Mon pouvoir s'embrasa à son tour, en une blanche luminescence contrebalançant sa chaleur dorée. Lorsque la luminosité s'atténua suffisamment pour que je puisse discerner son visage, ses iris n'étaient plus qu'un scintillement d'un jaune uni, comme si son pouvoir avait englouti toute autre couleur. On aurait dit que quelque immense bougie dorée se trouvait allumée sous sa peau, traversant le centre de son corps d'un rayon scintillant, tout en laissant les contours de sa silhouette dans une semi-obscurité. Ma peau luisait comme si la pleine lune s'était levée au travers. Mais le clair de lune n'est que le reflet de l'éclat du soleil. Refléter le pouvoir d'Adair intensifia la lueur du mien. Comme si son pouvoir était supposé le nourrir. Sa bouche effleura la mienne quand il murmura : Je suis ce qui fait germer la graine, et Amatheon est le sol qui la retient, alors qu'es-tu, Meredith ? Qu'es-tu ? Je suis la vie qui surgit de la graine, Adair. Je pousse, je nourris mon peuple, je meurs mais renais. Je croîs et décrois. J'apporte la lumière au cœur de l'obscurité. J'existe depuis toujours, et existerai à jamais. La Déesse, murmura-t-il. Danu. Nos lèvres se rejoignirent, et son souffle s'exhala en une vague de chaleur dans ma bouche. J'eus alors la sensation d'être capable d'inhaler sa quintessence. Sa magie se faufila entre nos lèvres telle une épaisse substance chaude et sucrée lorsqu'il cessa de m'embrasser. Meredith, murmura-t-il au travers de ce déploiement de pouvoir. Je sentis son membre qui appuyait contre mon corps. Meredith, répéta-t-il. Puis il glissa ses jambes entre les miennes, et j'écartai les cuisses pour lui. Meredith. Mon prénom murmuré me réchauffa la peau, tandis que la courbure épaisse de son pénis commençait à se pousser entre mes jambes. Il était si dur que de simplement le sentir se pousser contre moi me fit me tortiller. Mes hanches s'arc-boutèrent pour venir à sa rencontre, pour l'aider à trouver son chemin. Puis il glissa en moi, et je m'attendais à ce qu'il doive forcer un peu pour me pénétrer, car il n'était pas particulièrement petit. Mais il n'en fut rien. Il me pénétra comme une épée ayant trouvé, enfin, son parfait fourreau. La magie sembla se rétracter quelques instants, comme une géante prenant une inspiration. Nous étions allongés sur le lit dans cet enlacement des plus intimes, aussi proches l'un de l'autre qu'un homme et une femme peuvent l'être, et j'avais l'impression d'être de retour à la maison. Comme si j'avais attendu une éternité que cet homme me tienne ainsi, que son membre me pénètre. Je vis le même émerveillement se refléter sur son visage. J'observai la lueur irradiant au centre de son corps qui commençait à se diffuser à nouveau. Je sentis la magie s'étendre. Cette géante s'apprêtait à expirer, au cœur de ce déploiement magique, Adair entreprit de se retirer. Il se retira jusqu'à ce que seule l'extrémité arrondie de son sexe demeure en moi. La magie s'embrasa alors, et un battement de cœur avant que le pouvoir ne nous submerge, il me pénétra à nouveau profondément, comme s'il était chez lui. Je décollai le buste du lit, en hurlant, mes ongles lui labourant la chair, tentant de me raccrocher à quelque chose, n'importe quoi, tandis que sa verge, sa magie, se poussait à l'intérieur de moi, encore et encore. Jusqu'à ce que je ne puisse plus faire vraiment la distinction entre ce qui était chair et ce qui était magie, me pilonnant l'intérieur du corps. Puis le monde se métamorphosa. Au travers de l'éclat brillant de lumière blanche et jaune que diffusaient nos corps, je vis une ombre gigantesque s'élever au-dessus de nous. Doyle, Rhys et Frost s'étaient remis debout, et montaient la garde. Nous n'étions plus dans les quartiers de la Reine. Je me demandai vaguement où le sithin avait bien pu nous embarquer, mais en vérité, je m'en fichais éperdument, ne me préoccupant de rien sauf de la sensation d'Adair entre mes jambes. Notre magie fit exploser l'obscurité, la transformant en pénombre et en lumières dansantes, et Adair s'y poussait encore à grands coups de reins. Le pouvoir s'intensifia encore jusqu’à ce que je croie que ma peau ne puisse plus le contenir. Je hurlai de plaisir, enveloppée des ombres enflammées qu'avaient produites nos ébats et, cependant, je n'étais pas encore arrivée à l'orgasme. Je sentis mes ongles qui lui labouraient la peau, contemplant son corps qui saignait de jaune et d'or, comme autant d'éclatants rayons. Le sol sous moi se mit à bouger sous les coups de reins d'Adair, me donnant l'impression qu'il allait m'engloutir, comme Amatheon dans la vision. Le sol bouillonnait et pendant un moment, la terre se liquéfia, se déversant autour de mon corps en une épaisse et chaude marée, qui se déversa à l'intérieur de moi. Adair dut la traverser, obligeant ce liquide aussi chaud que du sang à pénétrer profondément en moi. Des mains et de la chair surgirent de ce pouvoir, se pressant contre moi, suivant ce courant. Des muscles, de la peau, un corps, complet et palpable, prit forme sous moi. Je sus de qui il s'agissait avant même que le visage d'Amatheon n'ait refait complètement surface et que mes yeux rencontrent les siens irisés de pétales de fleur. Son membre m'avait déjà pénétrée lorsqu'il finit par se matérialiser tandis qu'Adair était encore en moi, de telle sorte que leurs verges me partageaient. J'étais heureuse qu'Adair ait tenu aussi longtemps et avec autant de persévérance en moi. Même avec tout ce qu'ils avaient accompli, c'était plutôt réussi, avec des étirements, des poussées, une sorte de duel entre leurs sexes. Je hurlai à nouveau, et cette fois, d'un cri de plaisir mêlé de souffrance. Ils étaient un peu trop gros, un peu trop larges pour moi. Adair se redressa en prenant appui sur les bras, les mains d'Amatheon s'emparant de mes seins. Puis, ils adoptèrent le même rythme, et j'eus la sensation qu'un membre gigantesque me pénétrait, comme s'ils ne faisaient plus qu'un, aussi large que le tronc d'un jeune arbre. J'ouvris la bouche pour hurler, pour leur dire que c'était de trop, mais je jouis soudainement, transformant la souffrance en plaisir. Mon corps fut agité de convulsions autour d'eux, et je sentis leurs sexes qui se contractaient à l'unisson. Puis je pus les sentir à nouveau, deux hommes à l'intérieur de moi. Et ils s'y poussèrent une dernière fois, en éjaculant encore. J'hurlai, en leur labourant les chairs de mes ongles, leurs hurlements faisant alors écho aux miens. Nous restâmes allongés quelques instants, épuisés dans les bras les uns des autres tandis que notre scintillement s'estompait progressivement. Adair s'était effondré sur moi, et je pouvais sentir les martèlements du cœur d'Amatheon contre mon dos. C'était merveilleux d'être ainsi allongée entre eux, mais presque au moment où cette pensée m'effleura, mon corps m'indiqua que lorsque les endorphines se seraient complètement évaporées, j'allais jongler. Et en effet, je ressentais déjà une douleur diffuse. Pas précisément intense, mais inconfortable, et elle ne pourrait aller qu'en empirant. Ils étaient encore en érection tous les deux, quoique pas aussi ferme qu'auparavant, mais je devais les faire sortir de là avant que les endorphines ne se soient complètement dissipées. Sinon, cela ferait mal. Je n'étais pas totalement certaine de ne pas souffrir de toute façon. Les deux ensembles représentaient ma limite. Absolue. Je pris une inspiration pour leur demander de se retirer, mais une autre voix emplit le silence. Oh, Meredith ! Alors là, bravo ! Et de claquer des mains, accompagné d'autres applaudissements, car quand la Reine applaudit, tout le monde en fait autant. Les endorphines disparurent d'un coup, en me contractant douloureusement autour des deux hommes qui se trouvaient encore là, comme si mon corps resserrait davantage son étreinte sur eux. Ce qui m'arracha une faible protestation. J'allais assurément jongler. Puis Adair, lentement, précautionneusement, entreprit de se retirer, ce qui me fit pousser un autre cri mitigé de douleur. Meredith, dit Andais, j'ignorais que tu l'avais en toi ! Et de s'esclaffer de sa bonne blague, et elle en riait encore lorsque Adair se fût déplacé pour me révéler à sa vue. Le corps d'Andais scintillait à la lumière blafarde, scintillait de sang frais, et de sang qui l'était un peu moins. Elle en était couverte de la tête aux pieds, sa longue chevelure plaquée sur son corps, tout engluée d'hémoglobine et d'autres fragments plus épais. Amatheon tenta à son tour de se retirer, mais il était placé sous le mauvais angle pour ça. Rhys vint à la rescousse et me prit au creux de ses bras, offrant ainsi à Amatheon un peu plus de marge de manœuvre. Je ne pus me libérer de lui que lorsque Rhys se redressa en me soulevant dans ses bras. Je préférais en fait, car je doutais fort de pouvoir me tenir debout. Frost et Doyle étaient à côté de nous, pas tout à fait pour me protéger de la Reine, mais pas loin. Nous sommes venus te chercher, ma nièce. Il semble que nous n'avions nullement besoin de tes policiers, après tout. Que voulez-vous dire ? demandai-je, la voix enrouée. Nous avons obtenu une confession au sujet des meurtres, Meredith, et nous n'avons pas eu besoin de l'équipe médico-légale pour l'obtenir. Elle se pencha alors, quasiment à ses pieds, et ramasser de grosses cordes qui couraient jusqu'à quelque créature par terre. Mes yeux la virent avant même que mon cerveau ne puisse l'enregistrer. Un corps était allongé à ses pieds, recroquevillé sur le côté, et tellement ensanglanté, tellement amoché, que je n'aurais pu dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Andais tira d'un coup et le corps se mit à hurler. Elle ne le retenait pas par des cordes... mais par ses intestins... qui y étaient encore attachés ! Chapitre 39 M'as-tu entendue, Meredith? La torture a résolu tes crimes avant même que la police n'ait eu le temps d'examiner leurs soi-disant preuves. Elle tira à nouveau d'un coup sec sur ce qu'elle tenait à la main, ce qui arracha un cri entrecoupé au corps ensanglanté à ses pieds. J'étais maintenant quasi certaine qu'il s'agissait d'un homme. Je me pelotonnai contre les pectoraux de Rhys, m'efforçant à grand-peine de préserver autant que possible mon impassibilité. Je savais que je n'y étais pas totalement parvenue face à l'horreur de la situation, parce que c'était simplement trop horrible ! C'était la pire des choses que je n’avais jamais vues, et je ne parvenais pas complètement à réprimer mes sentiments. Je m'efforçai de les réprimer, compris que j'avais échoué, pour finalement, ne plus être sûre de m'en soucier. Il arrivait parfois qu'Andais pique une crise si on manquait d'appréciation vis-à-vis de son travail. Je n'aurais jamais pu y prendre plaisir, si bien que tout ce qui me restait à exprimer était que ses talents étaient pour moi terriblement effroyables et cauchemardesques. Elle émit un rire sourd et rauque. Quelle tête tu fais, Meredith ! Trouverais-tu par hasard le sort de Gwennin aussi terrible que ça ? J'acquiesçai de la tête, en me recroquevillant encore plus près de Rhys, qui resserra son étreinte autour de moi. Oui, ma Tante, je trouve que c'est terrible. Mais tu ne peux douter des résultats, ou est-ce que je me trompe ? Si, j'aurais pu, mais je choisis de ne pas répondre directement. Si vous me dites qu'il s'agit là de Gwennin, alors je vous crois. Mais en vérité, je ne l'aurais pas reconnu. Oh, c'est bien lui ! Elle posa les yeux sur le corps allongé à ses pieds, en resserrant sa poigne. Il gémit, ce qui ne lui fit apparemment pas suffisamment plaisir. Elle tira encore d'un coup sec, ce qui le fit hurler une fois encore. Et là, elle sembla satisfaite. Quelle raison a-t-il donnée pour avoir tué Béatrice ? Je posai cette question sans sous-entendre qu'on aurait tout confessé, de l'assassinat de Kennedy aux viols, en passant par le pillage de Rome, simplement pour que la douleur cesse. Personne n'aurait pu supporter ce qu'elle lui avait fait subir. Elle l'a rejoint dans son lit, puis soudainement, elle s'est mise à le refuser. Il a tué Béatrice parce qu'elle a refusé de continuer à coucher avec lui ?!!! Je m'efforçai de réprimer l'incrédulité de ma voix. Andais tira violemment, lui arrachant un nouveau cri perçant. Dis-lui ce que tu m'as raconté ! lui ordonna telle. Il toussa pour s'éclaircir la gorge, et la sonorité produite semblait humide. Puis il cracha du sang, avant de parvenir finalement à s'exprimer. Sa voix était aussi brisée que son corps, rauque et à vif d'avoir tant hurlé. Je n'avais pas l'intention qu'elle meure. Elle était Fey, immortelle. Je n'ai pas utilisé de fer ni de métal froid. Cela n'aurait pas dû être un coup mortel. Il fut pris d'une nouvelle quinte de toux, et commença à se ratatiner par terre, mais Andais raffermit sa poigne sur ses intestins, si bien qu'il dut faire des efforts considérables pour se redresser sur un bras écorché. Lorsqu'il se fut quelque peu stabilisé, je lui demandai : Tu l'as poignardée dans le dos parce qu'elle ne voulait plus être ta maîtresse ? Elle n'était qu'une distraction, et non une maîtresse. Une distraction ? dis-je. Parce qu'en tant que Fey inférieure, elle ne pouvait avoir d'autre statut ? Oui, répondit-il de cette voix rauque. Curieusement, je ne me sentais plus aussi désolée pour lui que quelques instants plus tôt. Cela n'en demeurait pas moins pitoyable, et personne ne devrait mériter un tel traitement, mais... Si elle ne représentait rien pour toi, alors pourquoi son refus t'a-t-il poussé à l'assassiner ? Je n'avais pas l'intention de la tuer. Et sa voix se brisa, pas de remords mais à cause des tortures qu'Andais lui avait fait subir. Mais, Gwennin, si elle n'était vraiment qu'une distraction, tu aurais pu en trouver une dizaine du même genre. Bon nombre de Feys inférieures auraient saisi l'opportunité de batifoler avec un seigneur Sidhe. Son visage défiguré, vague reflet de sa structure osseuse, ne pouvait me montrer aucune émotion. Andais l'en avait départi en même temps que de sa peau et de sa chair. Mais sa voix révélait quelque chose. Elles n'auraient pas été comme Béatrice. Et voilà où se situait la vérité. Il l'avait aimée à sa façon, et elle l'avait dédaigné. Il n'avait pas eu l'intention de la tuer, seulement de la blesser comme elle l'avait blessé. Il l'avait poignardée dans le dos en plein cœur parce qu'elle avait brisé le sien. Il n'avait eu aucun moyen de savoir que la Féerie était devenue si vulnérable, qu'une lame n'étant ni en fer ni en métal froid aurait pu lui être fatale. Et le journaliste humain ? demandai-je. Devait-il mourir, lui aussi ? Il avait tout vu, répondit Gwennin. J'expirai un bon coup, et me pelotonnai contre Rhys, ne souhaitant rien de moins que de me cacher les yeux devant cet épouvantable gâchis. Mais je ne me cachai pas, et ne le quittai pas du regard. Si j'avais été sûre à cent pour cent de pouvoir rester debout toute seule comme une grande, j'aurais demandé à Rhys de me lâcher, mais si c'était pour aller m'affaler dans la boue, cela aurait tout simplement nui au peu d'autorité qu'il me restait encore. Je demande que nous attendions les conclusions de la police humaine et de leur équipe scientifique, juste pour confirmation. La conférence de presse se passera mieux si la police peut y participer en confirmant les résultats de l'enquête. La conférence de presse ? Il ne mourra pas plus tard que demain ! Tante Andais, il a tué un journaliste humain. Si nous ne le présentons pas en état et relativement entier aux médias, cela pourrait ruiner vos décennies d'efforts pour lier de bonnes relations avec la presse. Elle laissa échapper un soupir audible. Tes mots sont empreints de sagesse, Meredith. La presse aura besoin qu'il soit entier, ou tout du moins, plus entier que ça, dit-elle en le regardant avec un rictus cruel. Cela semble néanmoins regrettable d'aller gaspiller une telle énergie guérisseuse sur quelqu'un qui est déjà mort. Je ne pouvais la contredire, mais dis cependant : Nous devrions éviter que les humains le voient dans cet état. Tu crois qu'ils s'en formaliseraient ? Je crois que cela ne ferait que confirmer tout ce que raconte la Cour Seelie à notre sujet. Tu es couverte de boue, et moi de sang... une apparence plutôt semblable finalement, dit-elle. Je regardai ma main posée contre la chemise blanche de Rhys, et réalisai qu'elle avait raison. J'étais recouverte d'une épaisse couche de boue sombre. Amatheon était aussi noir de terre que la Reine l'était de sang, les cheveux collés le long du corps. Lorsqu'il avait disparu, ils arrivaient juste au-dessus de ses épaules ; et à présent, ils semblaient lui descendre au moins jusqu'aux mollets. Adair semblait plus propre, en comparaison, car il s'était trouvé au-dessus de moi. Sa chevelure retombait en de brunes ondulations autour de son visage. Plus longue à présent, elle ne touchait pas encore ses épaules, mais c'était un bon début. Je tournai la tête, pour découvrir que mes cheveux, collés à mon dos et à mes omoplates, étaient aussi plus longs. Ils me retombaient maintenant en dessous du niveau des épaules. Tu as fait des dégâts dans l'antichambre menant à ma Salle du Trône, Meredith. Toutes mes excuses, Tante Andais, je ne l'ai pas fait exprès. Ma voix semblait quasi normale. Je m'efforçai de ne pas regarder ce qui restait de son prisonnier, mais c'était tout aussi difficile qu'impossible. Mes yeux ne parvenaient pas à distinguer le Gwennin fier, grand, beau et arrogant dans ce corps martyrisé, les chairs à vif, ratatiné à ses pieds. Savoir de qui il s'agissait n'aidait pas mon esprit à associer les deux images. Elle l'avait irrémédiablement détruit. Tout le monde, absolument tout le monde, aurait confessé n'importe quoi pour faire cesser des souffrances aussi atroces. Je ne faisais aucune confiance à sa « confession », comme elle l'appelait, mais n'osai pas le mentionner tout haut. Elle était bien trop contente d'elle. Après une bonne et concluante séance de torture, elle était aussi heureuse qu'un pinson. Il est vrai que tout le monde se doit d'avoir un hobby. Il y a maintenant une source là où vous vous êtes ébattus tous les trois, dit-elle. Je regardai par terre et Rhys se déplaça afin que je puisse voir qu'en effet, le sol gargouillait, là où s'était matérialisée une petite source suintante. L'eau se répandait, ayant trouvé un chenal pour former un ruisselet, voire peut-être une mare. Il faudrait du temps pour qu'elle trouve son chemin, et décide de l'aspect que prendrait la terre pour l'accueillir. Qu'elle souhaite qu'elle soit une mare profonde d'eau stagnante, ou un ruisseau. Évidemment, quelques rochers parmi lesquels l'eau pourrait circuler produiraient un bruit charmant. J'aurais dû réfléchir avant d'y songer. Ma seule excuse étant que j'essayais de trouver autre chose à regarder, à quoi penser, que cette pitoyable épave qui autrefois, avait été un seigneur Sidhe. La terre tressaillit comme la peau d'un cheval sur laquelle une mouche a atterri. Des rochers commencèrent à émerger au travers de la boue, se frayant un passage le long du courant. On dirait que le sithin renaît à la vie, dit Andais, d'une voix pas aussi joviale que ça. Je pense qu'une mare profonde, comme celle que nous possédons déjà serait plutôt charmante, ne penses-tu pas, Meredith ? Je ne savais que répondre, car si j'acquiesçais, ce ne serait un mensonge, et répondre non ne serait pas politiquement correct. N'es-tu pas d'accord avec moi, ma nièce ? me demanda-telle, en me fixant, les yeux plissés. Je ne sais que dire, Tante Andais. La vérité serait bienvenue, dit-elle sur un ton exprimant clairement qu'elle ne la souhaitait pas vraiment, préférant un oui franc et massif. Vos propos disent une chose, mais votre ton en dit une autre. Je me demande si je dois obéir à vos paroles, où à la colère qu'elles dissimulent. Elle éclata alors d'un rire qui sembla authentique. Oh, Meredith, non seulement tu as gagné quelques centimètres de plus de chevelure, mais aussi en diplomatie. Puis ses yeux se plissèrent à nouveau, et elle ajouta : Dis-moi la vérité, ma nièce. Penses-tu que la source devrait devenir une mare miroitante ? Je m'humectai les lèvres et jetai un bref regard à Doyle, essayant de trouver dans ses yeux la réponse à donner. Ne sollicite pas son aide ! hurla-telle. Si tu dois devenir Reine un jour, alors comporte-toi comme telle ! Réponds-moi ! Non, je ne pense pas qu'elle devrait devenir une mare. Alors que doit-elle devenir, ma nièce chérie ? Les bras de Rhys se resserrèrent autour de moi en guise d'avertissement, quoique je n'en aie nul besoin. Je pouvais sentir sa colère, elle était en train de me tendre un piège. Si je mentais, quelque chose au plus profond de moi me dit que je trahirais la puissance magique qui avait rassemblé l'eau et la terre. Je ne pouvais me résoudre à mentir, mais elle ne voulait pas savoir la vérité, quoi qu'elle en dise. Elle s'avança alors à grands pas vers nous, en traînant Gwennin, qui se mit à hurler, gémir et supplier tout en crapahutant tant bien que mal sur ses mains brisées. Que penses-tu faire de cette nouvelle source, Meredith ? Quelque ruisseau glougloutant allègrement ? Oui, dis-je. Oui, cela serait bien. La terre se remit à trembler, et cette fois, commença à se plisser pour créer un chenal que l'eau puisse remplir, mettant en forme des talus et le lit d'un ruisseau où pourrait s'écouler l'eau. Davantage de rochers apparurent ensuite pour en briser le courant, qui se mit à glouglouter allègrement. Elle était à présent à côté de la mare stagnante et de sa fontaine. Avec son rocher équipé de chaînes qui y étaient fixées en permanence, attendant ses victimes. Je veux un jardin à la française de part et d'autre de ce ruisseau que tu es en train de créer. Je m'apprêtai à acquiescer, quand elle leva une main ensanglantée. Non, Meredith, ne te contente pas de m'approuver. Dis autre chose, mais assure-toi bien que tu le veuilles ici. Assure-toi que ce soit le décor au travers duquel tu souhaites voir circuler gaiement ton joli petit ruisselet. Je regardai Adair et Amatheon. Vous avez contribué à sa conception, qu'en dites-vous tous les deux ? Meredith, Meredith! intervint-elle. Tu ne peux partager le pouvoir et régner ! Si c'est mon pouvoir qui a fait émerger la terre ici, ou la source, il a fallu que nous soyons trois pour le parachever. Pourquoi n'aideraient-ils pas à le mettre en forme ? Et à ça, elle n'avait pas la moindre réponse à donner, et dut se contenter de me regarder, les sourcils froncés. Et même au travers de toute cette hémoglobine et de ces fragments sanguinolents, sa surprise ne m'échappa pas. Les deux hommes nous regardèrent tour à tour. Rhys s'était complètement figé contre moi, semblant même effrayé de respirer. Répondez-lui, Seigneur des Chênes, Homme-Terre, répondez-lui, dit Andais. Une prairie serait idéale, dit Amatheon. Une belle étendue de plaine avec de hautes graminées, et des fleurs. Un sol riche pouvant faire pousser tout ce que vous souhaiterez. Oui, une belle prairie ensoleillée, approuva Adair avec un hochement de tête, cela serait bien. Je leur souris, ne pouvant m'en empêcher. Oui, une belle prairie fleurie et herbeuse, que le soleil puisse caresser de ses rayons, tout comme la lune. De petits bourgeons verts se mirent à poindre alors dans la terre fraîche. Ils ne se développèrent pas instantanément en de belles plantes, mais ils étaient indéniablement là, et la pièce se retrouva soudainement emplie de cette riche odeur de chlorophylle qui annonce la venue du printemps. La terre se retrouva parsemée de verdure. Après tout ce qui venait de se passer, cela ne me surprit même pas. Puis le plafond disparut et la pièce sembla brusquement recouverte, non par la roche, mais d'un ciel brumeux incertain, au travers duquel on distinguait une boule dorée irradiant de chaleur. Il se trouvait un soleil dans ce nouveau ciel. J'avais entendu des rumeurs, des légendes, disant qu'autrefois nous avions eu des lunes et soleils souterrains, mais n'en avais jamais vu un seul. Je ne l'avais même jamais espéré. Andais avait les yeux levés vers ce nouvel astre solaire. Tu es dans le vrai, du moins il me semble. Vous deviez être trois pour créer cet endroit, et vos trois pouvoirs se sont manifestés avec un bel ensemble. Mais écoute-moi bien, Meredith. Maintenant que le sithin revit, il répondra à d'autres magies que la tienne. Prends garde à ce que tu réveilleras chez autrui, car tout ne correspondra pas à ton goût de Seelie. Je suis Sidhe Unseelie, Tante Andais. Nous verrons bien, Meredith, nous verrons bien. Elle me regarda fixement, puis à ses pieds, semblant avoir oublié qu'elle retenait d'une main un homme par ses intestins. Nous devons aller nous nettoyer. Nous avons un Roi à voir, et un nouveau mystère à résoudre. Et de quel mystère s'agit-il, Tante Andais ? lui demandai-je. Pour quelle raison Taranis risquerait-il la guerre entre nos Cours à cause d'un ragot ? Pourquoi ses hommes ont-ils attaqué les miens, à cause du bobard de quelque catin ? Je l'ignore, Tante Andais, lui dis-je. Tout comme moi, mais nous l'apprendrons, Meredith ! Nous l'apprendrons ! Elle relâcha sa prise sur Gwennin, franchissant la distance qui nous séparait. Elle dépassait Rhys d'au moins quinze centimètres, et semblait même encore plus grande ainsi couverte de sang, ou peut-être simplement plus effrayante. Fais un bisou à Tata, Meredith. J'ouvris la bouche avec l'intention de demander pourquoi, avant de la refermer. Elle le voulait pour se montrer cruelle, mais aussi parce que tous ceux que j'avais touchés aujourd'hui semblaient en avoir retiré des bénéfices. Il se pouvait même que le fait que je ne veuille pas la toucher rende sa demande d'autant plus agréable pour elle. Bien sûr, Tante Andais, dis-je d'une voix quasiment neutre. La pensée de me frôler de ta chair blanche te donne-t-elle la nausée ? En voilà une question dangereuse. Vous m'effrayez, Tantine, dire autre chose ne serait que mensonge. Alors embrasse-moi, ma nièce, et laisse-moi savourer ta peur sur ces lèvres rouges dignes d'une Seelie. Ma main se resserra sur le bras de Rhys, comme celle d'une gamine effrayée par la nuit. Elle se pencha au-dessus de nous, et je levai le visage vers elle, obéissante, et terrifiée de ne pas l'être. Puis elle pressa ses lèvres sur les miennes, mais cela ne fut pas suffisant. Elle m'empoigna à l'arrière de la tête par les cheveux, et pressa fortement sa bouche contre la mienne, m'embrassant si violemment que je dus l'ouvrir au risque de me déchirer les lèvres sur mes propres dents. Je m'ouvris pour l'accueillir, et elle me transmit le goût de sa bouche, de ses lèvres, ainsi que la suavité saline du sang de Gwennin. Je sus par ce baiser qu'elle s'était abreuvée à son sang, elle en avait plein la bouche ! Ce précieux fluide représente la vie même, et peut être un immense cadeau lorsqu'il est partagé, mais ceci n'avait rien d'un partage. C'était plutôt une prise, un viol de tout ce que Gwennin avait été. J'enfonçai les ongles dans la chair de Rhys pour retenir des haut-le-cœur, n'osant montrer un dégoût si ostensible. Je m'efforçai de respirer et de déglutir, résistant pour ne pas me mettre à gerber sur la Reine de l'Air et des Ténèbres. Elle se recula brusquement, les yeux étincelants, le visage extasié. Oh ! Tu n'as pas du tout apprécié, n'est-ce pas ? Je pris plusieurs inspirations profondes et régulières. Je ne gerberais pas. Je ne le ferais pas. Je n'avais aucune idée de sa réaction si je dégueulais, et Gwennin à ses pieds était le rappel à peine vivant de ce dont elle était capable. J'avais encore son goût sur la langue pour me le remémorer. Je m'efforçai de ne pas trop y penser, tentant de maîtriser ma respiration comme mon estomac, tout en sachant que mon visage m'avait trahie. Et là, je n'y pouvais absolument rien. Elle éclata d'un rire à la sonorité aiguë, féroce et satisfaite, comme le cri d'un rapace. Je pense, avant de renoncer à mon trône, que je me dois d'exiger une nuit en ta compagnie, Meredith. Tu es trop humaine, trop Seelie. Et tu n'apprécieras pas ce que je te ferais. Si je l'appréciais, vous ne verriez aucune raison de le faire, lui dis-je, avec davantage de colère que de peur dans la voix. Elle hocha la tête, presque tristement. Voilà que tu recommences, Meredith. Tes paroles semblent gentillettes, mais ton intonation me dit d'aller me faire foutre et baiser par mon cheval. Je la regardai, et pour une fois, je ne tentai même pas de dissimuler quoi que ce soit. Elle aimait bien que je la haïsse. Elle adorerait m'obliger à rentrer dans son lit, parce que je la haïssais autant qu'elle me haïssait. Exprime tes pensées, Meredith. Raconte à ta Tata chérie les mots qui seraient assortis à ces yeux colériques si Seelies, dit-elle avec un ronronnement de voix contenant autant de colère que de séduction et promesse de souffrance. Rhys resserra son étreinte autour de moi, le corps tendu. Nous nous haïssons mutuellement, très chère Tante, et cela depuis toujours. Et que ressens-tu du fait que je t'oblige à me rejoindre dans mon lit ? Que je préférerais être Reine plus tôt que tard. On perçut des souffles entrecoupés. Andais se mit à jubiler. Serait-ce une menace ? Demanda-t-elle. Non. Lorsque je retenais Galen mourant dans mes bras, j'ai pensé que c'était bien cher payer d'être Reine. Et je le pense encore. Néanmoins je vous remercie, très chère Tante, de me rappeler que je deviendrai Reine, ou que je mourrai. Venir me rejoindre dans ma couche n'équivaut pas à la mort, Meredith. Certaines morts, ma Tante chérie, concernent l'âme plutôt que le corps. Serais-tu en train de dire que si je t'y oblige, cela détruira ton âme ? Et de s'esclaffer de plus belle. Je dis que cela détruira quelque chose à l'intérieur de moi, et vous apprécierez cette mort. En effet, sans le moindre doute, dit-elle. Je sentis soudain un parfum de roses, subtil et délicat. Qu'est-ce que c'est que cette odeur ? s'enquit Andais en regardant autour d'elle. Des fleurs, répondis-je. Mais il n'y en a pas ici. Il va y en avoir, lui dis-je en scrutant son visage maculé de sang. Et ces simples mots promettaient que je saurais faire le poids si je prenais le pouvoir. Les roses sont bien fragiles, Meredith. Elles ne poussent pas en dehors des murs sans le savoir-faire d'un jardinier. Les roses sauvages n'ont nul besoin de murs pour les protéger, dit Doyle. Elle se retourna pour le regarder. Qu'est-ce que tu racontes, les Ténèbres ? Ne pouvez-vous le sentir, Reine Andais ? C'est la senteur des roses sauvages, des ronciers, qui n'ont pas besoin de murs pour les protéger, pas plus que de jardinier pour s'en occuper. En réalité, il est presque impossible de les déterrer une fois qu'ils ont pris racine. J'ignorais que tu portais un tel intérêt au jardinage, les Ténèbres. Il s'agit d'un rosier qui crée son jardin là où il décide de s'implanter. Elle le dévisagea fixement, analysant son visage impassible, comme si elle y percevait ce que je ne pouvais y déchiffrer. Ne t'entiche pas trop des roses, les Ténèbres, gare aux épines. Oui, dit-il, nous devons tous nous garder des épines lorsque nous cherchons à les cueillir Et me piquerais-tu de ton épine, les Ténèbres ? Quel intérêt a une épine pour une rose, si elle ne fait pas perler le sang ? Me menacerais-tu ? lui demanda-t-elle. Que se passerait-il si ce morceau d'âme que vous lui déroberiez était celui en accord avec le sithin ? Qu'en serait-il si ce fragment de bonheur que vous détruirez était précisément celui qui la relie à la Déesse ? Détruiriez-vous tout ce qui s'est réveillé juste par caprice ? Je suis la Reine ici, les Ténèbres ! Et votre frère Essus avait beaucoup d'affection pour vous, dit-il. Sa repartie me sembla curieuse, et la Reine fronça les sourcils. Pourquoi fais-tu référence à mon frère ? Pourquoi Essus n'a-t-il pas été Roi ? lui demanda-t-il de cette voix vide. Elle le regarda sévèrement. Il a refusé le trône. Ce n'est pas vrai, dit-il. Elle s'humecta les lèvres. Il s'est refusé à me tuer pour accéder au trône. Essus vous aimait particulièrement, dit Doyle. Elle se retourna vers moi. Et en revanche, sa fille ne m'aime pas du tout ! Est-ce ce que tu veux insinuer, les Ténèbres ? Meredith, fille d'Essus, ne vous aime pas, Andais, Reine de l'Air et des Ténèbres. Ses yeux se rétrécirent avant de se braquer à nouveau sur lui. Serait-ce une nouvelle menace ? Je ne fais que dire que ceux qui auraient vu Essus sur votre trône ne firent rien par respect pour l'amour qu'il vous portait, et qu'à présent, cet amour n'est plus là pour vous protéger. J'aurais tant souhaité pouvoir mieux déchiffrer son expression, mais le sang masquait beaucoup trop son visage. Et moi qui croyais que tu me servais par devoir, les Ténèbres. Non, ma Reine, pas par devoir. Tu ne m'aimes plus maintenant, les Ténèbres. Non, dit-il, vous avez tué cette partie de moi il y a de cela longtemps. Et si je disais que Meredith n'obtiendra jamais mon trône, ne sera jamais Reine, qu'est-ce que tu en dirais ? Alors nous partirons, tous ceux qui le souhaitent, et nous exilerons dans les terres de l'Ouest. Tu n'es pas sérieux ! Je me suis exprimé sincèrement, Andais, ô Reine de l'Air et des Ténèbres. Je me suis toujours exprimé sincèrement avec vous. Et une plainte lui échappa, un sanglot, une larme unique coulant en scintillant le long de sa joue. Je ne... dit-elle avant de s'interrompre, puis de faire une nouvelle tentative. Je ne savais pas. Vous ne me voyiez pas, dit-il, et à présent, sa voix s'était raffermie. Mais tu étais constamment à mes côtés. Mais vous ne me voyiez pas. Et te voit-elle, les Ténèbres ? Te voit-elle vraiment ? Oui, elle me voit, dit-il en acquiesçant de la tête. Elle nous voit tous. Ils se regardèrent fixement, le temps de quelques battements de cœur, et elle fut la première à détourner le regard. Allez, et emmène ta rose et ses nouvelles épines avec toi ! Tous, partez ! Elle n'eut pas à le répéter. Rhys se dirigea vers la porte au fond, m'emportant dans ses bras. J'étais plus que certaine que j'aurais pu marcher, mais être ainsi portée me semblait tout aussi justifié. Je lui enlaçai le cou, en jetant un regard en arrière à ma tante par dessus sa large carrure. Ceux qui s'étaient trouvés avec elle hésitait encore, attendant, incertains d'avoir reçu leurs ordres. Elle se mit à leur crier dessus : Allez, fichez le camp ! Tous autant que vous êtes, dehors ! Ils s'exécutèrent, à toute vitesse. Et même Gwennin tenta de décamper en rampant. Elle posa un pied sur les longues cordes épaisses de ses boyaux, et sa voix se fit entendre en un geignement malfaisant : Pas toi, Gwennin, oh non ! Pas toi ! Nous avons atteint les portes du fond, les avons franchies, et les avons vues se refermer derrière nous avant que le premier hurlement déchirant ne lacère les airs. Si j'avais pu l'emmener avec nous, c'est ce que j'aurais fait. Car jamais je n'aurais laissé de mon plein gré quiconque à la merci de la Reine. Doyle me poussa brusquement derrière lui. Je l'entendis une seconde plus tard : des bruits de pas précipités. Plusieurs personnes accouraient dans notre direction. Adair et Amatheon n'ayant aucune arme à dégainer m'offrirent leurs corps comme boucliers vivants. Je ne pouvais rien voir derrière leurs larges dos et des armes que les autres avaient sorties de leurs fourreaux. Je dus attendre, entourée d'hommes que je ne souhaitais plus voir se placer entre moi et le danger. J'avais besoin de gardes pour lesquels je n'avais pas autant d'affection. J'entendis la voix de Galen : Où est Merry ? Les épaules d'Adair et d'Amatheon s'avachirent quasiment de soulagement de part et d'autre de moi. Je réprimai une envie irrépressible de rire, ou de pleurer, ou de juste repousser tout le monde afin de pouvoir profiter du spectacle. Mais nous attendîmes tous que Doyle nous autorise à bouger. Les hommes s'écartèrent, tels les pans d'un rideau, tous ; ce ne fut qu'à ce moment-là qu'Amatheon et Adair vinrent m'encadrer au lieu de me faire un rempart de leurs corps. Galen et tous ceux que nous avions laissés dans la chambre se trouvaient dans le corridor, s'avançant vers nous. Doyle leur assura que je me portais comme un charme. Galen se fraya un chemin au travers des hommes assemblés et hésita, avant de m'étreindre contre lui. Il riait. Qu'est-ce que vous faisiez, les mecs ? Des pâtés de boue ? Nous échangeâmes un regard tous les trois. Nous avons fait joujou dans la gadoue, dit Adair. C'est Amatheon qui a fourni la matière première. Galen le regarda, interloqué. Plus tard, dis-je, remarquant le visage récemment guéri d'Onilwyn. Quand est-il venu vous rejoindre ? Galen sembla piger de qui je parlais. Nous étions en route pour aller te chercher quand il a montré son nez. Pourquoi ne nous avez-vous pas dit ce qu'il se passait ? s'enquit Hedera. Nous aurions compris pourquoi Merry était partie aussi soudainement. Nous n'en avons pas eu le temps, dit Doyle. Nous les avons rejoints nous-mêmes juste à temps, dit Frost. Et comment avez-vous su où nous étions ? s'enquit Rhys. Kitto émergea de la foule des gardes, une arme à la main. Il leva le bras portant le tatouage du papillon. J'ai suivi ça. Et nous avons suivi Kitto, dit Galen, en m'étreignant tout contre lui, s'étalant ainsi de la boue partout. Puis-je t'approcher, Princesse ? me demanda Onilwyn. Je le dévisageai, essayant de discerner en lui l'arrogance, ou la haine, mais il s'efforçait de maintenir son impassibilité, avec succès. D'accord. Les autres se déplacèrent de sorte à lui ménager spontanément un couloir. Galen m'enlaçait toujours fortement contre son flanc. Amatheon et Adair prirent position autour de moi ; et même sans arme et tout boueux, ils n'en semblaient pas moins dangereux. J'avais cru auparavant qu'Amatheon et Onilwyn étaient potes, mais le message était plus qu'évident. Ils étaient mes gardes, et n'étaient pas convaincus qu'Onilwyn, qui se laissa tomber à genoux devant moi, fasse partie de la bande. J'ai entendu de telles rumeurs, Princesse Meredith. Si la moitié d'entre elles est vraie, alors je ne peux qu'implorer ton pardon et t'offrir mes services. Et qu'en est-il du Prince Cel ? lui demandai-je. Que feras-tu lorsqu'il sera libéré et qu'il exigera ta loyauté ? J'ai prêté serment à la Reine, et non à Cel. Tu lui as offert ton amitié, Onilwyn. Le Prince Cel n'a pas d'amis, seulement des lèche-bottes et des partenaires de lit. Je le dévisageai, tentant de percevoir le mensonge, sans en trouver la moindre trace. Ce retournement me paraît quelque peu suspect, Onilwyn. Dis-moi ce que je dois faire pour te prouver ma sincérité. J'y réfléchis, et rien ne me vint à l'esprit. Un hurlement perçant, lugubre, nous parvint de l'autre côté des portes. Ceux qui ignoraient tout du sort funeste de Gwennin sursautèrent. Onilwyn se fit blafard. Qui est-ce ? murmura-t-il. Je le lui appris. Gwennin était pourtant son allié. Ce n'est plus le cas, dit Doyle. Il n'est plus qu'un tas de viande cru. Onilwyn avait les yeux baissés, et lorsqu'il releva la tête, on discernait autre chose dans son regard. Une expression diffuse proche de la souffrance. Cel a évoqué le jour où il pourra prendre la place de sa mère. Il a l'intention de prendre sa place dans tous les sens du terme, Princesse. Il n'a qu'une envie, que les dames de la Cour deviennent ses jouets. Ses fantasmes sont plus sinistres que tu ne peux l'imaginer, Princesse Meredith. Il rêve de toi, Princesse. Il a dit que si sa mère parvenait à te faire tomber enceinte, ce serait son propre sperme qui te remplirait le ventre. Il dit ces derniers mots d'une voix enrouée par la peur, sans doute inquiet de ma réaction face à ces nouvelles réjouissantes. Je connais les projets que mon cousin a pour moi, lui dis-je. Mais qui... s'étonna Onilwyn. Un ami, lui répondis-je. J'avais répondu avant que Doyle, d'un hochement de tête, ne tente de me conseiller de ne surtout pas révéler que l'une des propres gardes de Cel l'avait trahi. Je n'avais aucune confiance en ce nouvel Onilwyn, plus sincère. Pas davantage que lui. Je serai ton ami, Princesse. Tout ce qui t'intéresse est le sexe, dit Galen, semblant quelque peu hostile à ce sujet. Oui, comme nous tous, mais à présent, je lui offre une loyauté sincère. Et que lui avais-tu offert auparavant ? s'enquit Amatheon. J'étais l'espion de Cel, tout comme toi. Je soutenais sa revendication au trône. Mais je n'ai jamais espionné pour son compte. Comme tu veux, dit Onilwyn en haussant les épaules. Mais je me suis présenté parce qu'on m'a promis du sexe, tout en étant les yeux et les oreilles de Cel. Et maintenant ? lui demandai-je. Je serai ce que tu veux que je sois. Tu devrais lui balancer des poêles en pleine tronche plus souvent, dit Rhys. On dirait que ça lui fait du bien. Un autre cri perçant retentit. Suivi d'une plainte désespérée. Partons d'ici, suggéra Doyle, avant qu'elle ne casse son nouveau jouet et ne veuille le remplacer. Nous lui emboîtâmes le pas dans le corridor, laissant Onilwyn tout seul, agenouillé, juste devant les portes. Je me demandai ce que ferait la Reine si elle sortait et le trouvait là, comme ça. Quelque chose d'horrible, sans aucun doute. Il me regardait intensément, l'air égaré. On aurait dit qu'une autre personnalité avait intégré son corps. Allez viens, Onilwyn, je ne te laisserai pas là devant ces portes telle une offrande à sacrifier. Il m'adressa un faible sourire en se remettant debout, avant de presser le pas pour nous rattraper. Son changement d'attitude ne me plaisait guère. Bien trop soudain. Ou peut-être qu'il était simplement le parfait lèche-culs, et comme tous bons lèche-culs, il donnait son allégeance à celui qui possédait le pouvoir, sur le moment. S'il avait changé de camp, c'était parce qu'il pensait que cela lui ferait obtenir des avantages à la Cour. Et voilà bien la raison pour laquelle tous les lèche-bottes léchaient les bottes. Combien d'entre eux laisseraient tomber Cel pour me rejoindre au cours des prochaines semaines ? Et combien attendraient, sans se manifester, si ce n'est en affichant une fausse neutralité, pour voir qui, au final, resterait dans le jeu ?