1 La chambre baignait dans une lueur argentée qui drapait le lit de mille nuances de gris, de blanc et de noir. Les deux hommes qui y étaient allongés dormaient d'un sommeil si profond que, lorsque je m'écartai d'eux, ils remuèrent à peine. Ma peau luisait sous les rayons de lune blafards, et le rouge sang de ma chevelure prenait une teinte d'ébène. La fraîcheur ambiante m'avait poussée à passer un déshabillé de soie. On évoque souvent le soleil californien, mais, aux heures les plus sombres de la nuit, quand l'aube n'est encore qu'un rêve lointain, il fait plutôt froid. On était en décembre, et la nuit qui planait au-dehors était pour moi comme une bénédiction. Chez moi, dans l'Illinois, il y aurait eu l'odeur de la neige. Cette neige qui fondait en craquant sur la langue, si intensément froide que son souffle glacé vous brûlait les poumons. C'était ainsi que l'air devait être au début de décembre. La brise qui me caressait le dos en s'infiltrant par les embrasures de la fenêtre m'apportait à la fois le parfum piquant de l'eucalyptus et celui, plus distant, de la mer. Un parfum fait de sel, d'eau, et d'autre chose encore, une odeur indéfinissable que seul l'océan sait faire naître. Un lac offre une eau que l'on peut boire ; au bord d'un océan, on peut mourir de soif. C'est là que j'étais restée trois ans, en mourant à petit feu, chaque jour un peu plus. Pas littéralement, non, puisque j'aurais survécu ; mais pour me retrouver extrêmement seule. J'étais née princesse Meredith NicEssus, membre de la haute cour des feys. J'étais une vraie princesse elfe, la seule à être née sur le sol américain. Lorsque j'ai disparu, il y a de cela trois ans, les paparazzi sont devenus fous. Moi, la princesse elfe américaine, j'en arrivais à faire concurrence à Elvis. On croyait me repérer ici ou là dans le monde, alors que je n'avais pas quitté Los Angeles. Je m'étais cachée, en fait, pour n'être plus que la simple Meredith Gentry - Merry, pour mes amis. Juste une autre humaine aux ancêtres feys, qui travaillait pour Grey, une agence de détectives privés spécialisée dans les affaires surnaturelles, les solutions magiques. La légende dit qu'un fey banni de la cour est condamné à se flétrir puis à mourir. C'est à la fois vrai et faux. J'ai, de par mes origines, assez de sang humain dans les veines pour ne pas être gênée par le métal et la technologie qui m'entourent. Certains feys moins évolués s'étiolent littéralement dans une cité érigée par l'homme. Pourtant, la plupart d'entre eux trouvent le moyen de survivre dans une ville ; ils n'y sont peut-être pas heureux mais ils tiennent le coup. Ceux qui s'éteignent sont ceux qui savent que tous les papillons qui volettent autour de nous ne sont pas forcément des papillons. Ce sont ceux qui ont vu le ciel de la nuit frémir aux bruissements d'ailes de chair et d'écailles, qui n'évoquent que dragons et démons à l'esprit des humains. Ce sont ceux encore qui ont vu les sidhes chevaucher des montures irréelles, aussi lumineuses que la poussière d'étoiles. Ce sont ceux-là qui finissent par mourir. Je ne m'étais pas exilée, non. J'avais fui parce que je ne pouvais pas lutter contre ceux qui cherchaient à m'assassiner. Je n'étais ni assez magicienne ni assez intrigante pour me protéger d'eux. Cependant, en sauvant ma vie, j'avais perdu autre chose : le contact avec la cour des feys. J'avais perdu mon univers. A présent, appuyée à la fenêtre, l'odeur du Pacifique caressant mes narines, je regardais les deux hommes allongés sur mon lit et je savais que j'étais chez moi. Tous deux étaient des Unseelie, de la haute cour des sidhes, cette foule obscure que je serai peut-être menée à gouverner si je parviens à échapper à ceux qui veulent ma mort. Rhys gisait sur le ventre, une main retombant hors du lit, l'autre perdue sous son oreiller. Même au repos, celui de ses bras qui restait visible était musclé. Ses cheveux cascadaient en boucles blanches sur ses épaules nues, s'attardant souplement sur les puissants contours de son dos. Pressée contre le coussin, la partie droite de son visage me dissimulait la balafre qui l'avait privé de son œil. Les coins de sa bouche sensuelle étaient légèrement relevés, comme s'il souriait à demi dans son sommeil. Il était d'une incroyable beauté, viril et magnifique, et le resterait à tout jamais. Le corps enroulé autour du sien, Nicca dormait, lui aussi. Eveillé, il était beau, presque joli ; endormi, il avait carrément les traits d'un ange. Il paraissait aussi innocent que fragile, et il émanait de lui plus de douceur que chez Rhys, moins de puissance. Il avait les mains encore rugueuses d'avoir tant manié l'épée, et, sous le satin de sa peau, saillaient de longs muscles. Il avait aussi un corps plus harmonieux que les autres gardes ; un corps de courtisan et non pas de mercenaire. D'une façon étrange, son visage semblait à la fois s'accorder et ne pas s'accorder avec son aspect physique. Son mètre quatre-vingts était surtout dû à ses jambes interminables avec lesquelles s'harmonisaient parfaitement ses hanches étroites et ses longs bras musclés. Sa peau était café au lait, et les cheveux qui lui retombaient jusqu'aux genoux avaient une chaleureuse couleur brune aux reflets acajou. Dans l'obscurité de ma chambre, je ne distinguais pas son dos, ni même le contour de ses épaules, car son corps était presque entièrement dissimulé sous le drap. C'était pourtant son dos qui restait le plus surprenant. Son père avait été un être muni d'ailes de papillon, qui, sans être sidhe, n'en était pas moins fey. Nicca était donc venu au monde avec des traces d'ailes sur le dos, tels de fantastiques tatouages, mais plus vibrants, plus vivants que n'aurait su l'être n'importe quelle encre. Naissant à la hauteur des omoplates, descendant le long de son dos et de ses reins, lui recouvrant les fesses et continuant jusque sous les cuisses pour atteindre le creux des genoux, d'étranges cercles bleus, roses ou noirs jouaient sur un fond de brun et de fauve, évoquant ainsi les ailes d'un papillon de nuit. Dans la pièce à peine éclairée par un pâle rayon de lune, Rhys et Nicca avaient l'air de deux gisants à demi enroulés dans les draps blancs de mon lit ; deux ombres, l'une pâle, l'autre plus sombre. La porte de ma chambre s'ouvrit en silence et, comme si je l'y avais mentalement invité, Doyle pénétra dans la pièce. Il referma doucement derrière lui, sans le moindre bruit, et, une fois de plus, je m'étonnai de la furtivité avec laquelle il se mouvait. Lorsqu'il le voulait, il savait se rendre indétectable, aussi impalpable que la nuit, et je me retrouvais soudain seule dans l'obscurité avec une présence que je ne pouvais pas distinguer. Il avait pour surnom les Ténèbres de la Reine, ou simplement les Ténèbres. Lorsque la Reine demandait : « Où sont mes Ténèbres ? Qu'on fasse venir mes Ténèbres », cela voulait dire que, bientôt, quelqu'un allait saigner, ou mourir. Mais ce soir, étrangement, il était mes Ténèbres. Si Nicca était café au lait, Doyle était noir. Non pas le noir qui caractérisait une des races humaines, mais le noir de l'obscurité totale, celui du ciel au plus profond de la nuit. Il ne disparut donc pas au milieu de la chambre, quand il commença à glisser vers moi, car il était plus noir encore que les ombres dessinées par la lueur blafarde de la lune. Son T-shirt et son jean noirs lui collaient au corps comme une seconde peau. A part les bijoux qu'il arborait et les couteaux qui lui servaient d'armes, jamais je ne l'avais vu porter quelque chose qui ne soit monochrome. Même l'étui de revolver fixé sous son épaule était noir. Je m'écartai de la fenêtre pour le sentir approcher. Arrivé à la hauteur du grand lit, il allait être forcé de s'arrêter car il avait à peine la place de se faufiler entre celui-ci et la porte du placard. Je restai néanmoins impressionnée de le voir se propulser ainsi le long du mur sans même effleurer le bord du matelas. Me dépassant d'environ trente centimètres, Doyle faisait certainement une bonne quarantaine de kilos de plus que moi. Des kilos qui n'étaient pour la plupart que du muscle. Combien de fois avais-je heurté ce lit, en traversant ma chambre ? Doyle, lui, se fraya un chemin dans cet étroit couloir comme si c'était l'enfance de l'art. Mon lit géant occupait la plus grande partie de la chambre ; aussi, quand Doyle parvint enfin à mes côtés, nous nous retrouvâmes pratiquement l'un contre l'autre. Il réussit à garder assez de distance pour que nos vêtements ne se touchent pas. Mais cela restait néanmoins une distance toute virtuelle. Il aurait été en effet plus naturel de se toucher, et le seul fait de s'efforcer de l'éviter ne faisait que compliquer les choses. Je détestais cette situation inconfortable, mais j'avais depuis longtemps cessé d'argumenter avec Doyle sur ce sujet. Si je lui posais la question, j'avais toujours droit à la même réponse : « Je voudrais être quelqu'un de spécial pour toi, qui soit différent de tous les autres. » Au début, cela m'avait paru noble ; à présent, c'était agaçant. Il faisait moins sombre, près de la fenêtre, et j'entrevoyais la courbe délicate de ses pommettes hautes et saillantes, la forme un peu trop pointue de son menton, la finesse de ses oreilles dont le cartilage était paré d'une série de minuscules diamants serpentant jusqu'aux anneaux d'argent qui en ornaient la pointe supérieure. Une pointe singulière qui signifiait que Doyle était, comme moi, et comme Nicca, un sang-mêlé. Il aurait pu les cacher avec la masse de cheveux qu'il avait sur le crâne, mais il ne le faisait pratiquement jamais. Sa crinière couleur d'ébène était, comme la plupart du temps, retenue en arrière par une tresse tellement serrée que, de face, il avait l'air d'avoir les cheveux coupés à ras, alors qu'ils lui descendaient naturellement jusqu'aux chevilles. – J'ai entendu quelque chose, souffla-t-il. Sa voix, basse et sombre, me faisait toujours l'effet d'une liqueur épaisse et sucrée s'écoulant de sa langue. Je levai les yeux vers lui. – Je ne sais pas... c'était peut-être moi qui remuais, suggérai-je. Ses lèvres esquissèrent l'ébauche d'un sourire quand il murmura : – Toi... – J'ai deux gardes dans mon lit ; ça ne suffit pas, comme protection ? – Ils sont très bien, mais ce n'est pas moi. Fronçant les sourcils, je lui rétorquai : – Tu veux dire que tu ne fais confiance à personne pour veiller sur moi ? Nous parlions sur un ton très bas, presque inaudible, comme des parents en train de chuchoter devant leur enfant endormi. Il était rassurant de savoir Doyle à ce point vigilant. C'était l'un des plus grands guerriers sidhes, et c'était bon de l'avoir de mon côté. – Frost... peut-être, suggéra-t-il. – Non, fis-je en secouant la tête. Mes cheveux, qui avaient poussé, commençaient à caresser le haut de mes épaules. – Les Corbeaux de la Reine sont les guerriers les plus redoutables de tout le royaume, et tu dis toujours que personne ne peut t'égaler. Ton arrogance... D'un mouvement imperceptible, il s'avança encore - nous étions déjà si proches l'un de l'autre - si bien que le bas de mon déshabillé lui effleura les jambes. Le faible rayon de lune éclairait le pendentif qui ne le quittait jamais, une délicate araignée d'argent accrochée à une chaînette du même métal brillant. Il abaissa le visage, si près du mien que je sentis son souffle contre ma bouche. – Je pourrais te tuer avant qu'aucun de ces deux-là n'ait le temps de comprendre ce qui arrive. La menace fit battre mon sang plus vite dans mes veines. Je savais qu'il pouvait me faire du mal. Je le savais, et pourtant... et pourtant. J'avais déjà vu Doyle tuer de ses mains, sans l'aide d'aucune d'arme, par la seule force de son corps et de sa magie. Debout devant cet être auquel l'obscurité ambiante me liait si intimement, j'avais la certitude que, s'il voulait ma mort, ce ne serait pas un problème pour lui ; ni moi, ni les deux gardes qui dormaient dans mon lit ne saurions l'en empêcher. Je ne pouvais pas gagner dans un tel face à face, mais, ainsi collée à lui, j'avais d'autres armes pour me défendre ; des armes certainement plus dissuasives que la lame d'un couteau. Imperceptiblement, je tendis le visage vers lui jusqu'à ce qu'il vienne se presser au creux de son cou. Mes lèvres lui caressèrent la peau et je sentis son pouls s'accélérer contre ma joue. – Tu ne me feras pas de mal, Doyle, lui dis-je dans un souffle. Sa bouche effleura le lobe de mon oreille, presque comme un baiser, quand il lâcha : – Je pourrais vous tuer, tous les trois. Il y eut un bruit sec et mécanique, derrière lui, comme si l'on armait un pistolet. Je sursautai. – Détrompe-toi, Doyle, articula soudain Rhys. Je ne crois pas que tu pourrais nous tuer, tous les trois. Sa voix était claire, précise, sans la moindre trace de somnolence. Il était tout simplement éveillé et pointait dans le dos de Doyle ce que j'imaginais être une arme à feu. Je ne voyais pas ce qui se passait derrière lui, et, pour autant que je le sache, il n'avait pas non plus d'yeux dans le dos pour deviner ce que faisait Rhys. – Un revolver à double effet n'a pas besoin d'être armé pour faire feu, Rhys, lui rétorqua-t-il néanmoins d'une voix calme, amusée, même. Mais, ne pouvant distinguer ses traits, j'étais incapable de voir si son expression collait avec le ton qu'il employait ; nous étions tous les deux figé dans une quasi-étreinte. – Je sais, reprit Rhys. Sans vouloir verser dans le mélo, je voudrais quand même te rappeler ce qu'on dit partout : « Un bruit qui fait peur est plus efficace qu'un millier de menaces. » J'intervins alors, ma bouche effleurant toujours le cou de Doyle : – Personne ne dit ça. Doyle n'avait pas bougé et je craignais de déclencher quelque chose d'irréversible. Je ne voulais surtout pas d'accident, ce soir. – Ils ont tort, lança Rhys. Le lit grinça soudain. – J'ai une arme pointée sur ta tête, Doyle, résonna alors la voix de Nicca. Qui, à la différence de celle de Rhys, n'avait rien de calme ni d'assuré. Elle était tissée d'anxiété. Une anxiété qui valait pour deux. Cependant, je n'avais pas besoin de voir Nicca pour savoir qu'il tenait fermement son arme devant lui, le doigt sur la détente. Après tout, n'était-ce pas Doyle lui-même qui lui avait appris à tirer ? Je sentis la tension quitter le corps de Doyle, et il leva légèrement la tête, juste assez pour ne plus articuler directement contre ma peau. – Peut-être que je ne pourrais pas vous abattre, tous les deux, mais je pourrais tuer la princesse avant que vous me descendiez. Alors, vos vies ne vaudraient plus rien du tout. La Reine vous ferait encore plus de mal que je ne saurais le faire, pour avoir laissé massacrer son héritière. A présent, je voyais son visage. La pâle lueur de la lune le montrait détendu mais avec des yeux distants ; il me regardait sans paraître me voir, trop absorbé sans doute par la leçon qu'il donnait à ses hommes pour me porter une quelconque attention. Comme je m'appuyais le dos au mur, il ne parut pas remarquer mon mouvement. Je posai alors une main sur sa poitrine et poussai. A ce geste, il se redressa, mais le peu d'espace qu'il avait derrière lui le bloquait contre le lit. – Arrêtez, vous trois ! lançai-je soudain d'une voix qui envahit la pièce. – Et toi, Doyle, ajoutai-je en le fusillant du regard, écarte-toi de moi. Pour toute révérence, il inclina la tête, puis recula, les mains ouvertes afin de montrer aux deux autres qu'il n'était pas armé. Coincé entre le mur et le lit, il n'avait aucune marge de manœuvre. A moitié allongé, Rhys continuait de pointer son arme sur lui en suivant ses mouvements à travers la pièce. Nicca, lui, se tenait de l'autre côté du lit, tenant son arme à deux mains dans la position classique du tireur. Voyant qu'ils s'entêtaient tous les deux à considérer Doyle comme une menace, j'en eus subitement assez. – Je suis fatiguée de ces petits jeux, Doyle. Soit tu fais confiance à tes hommes pour qu'ils me protègent, soit tu ne leur fais pas confiance. Mais, dans ce cas, trouve-toi d'autres gardes, ou fais en sorte que toi ou Frost soyez toujours à mes côtés. Mais arrête ça. – Si j'étais ton ennemi, tu serais morte pendant le sommeil de tes gardiens. – J'étais réveillé, annonça Rhys, mais, à la vérité, je croyais que tu finirais par revenir à la raison et que tu la prendrais, là, contre le mur. – Comment pouvais-tu penser quelque chose d'aussi grossier ? rétorqua-t-il en fronçant les sourcils. – Si tu la veux, Doyle, tu n'as qu'à le dire. Ça peut être ton tour, demain soir. On s'écarterait discrètement si l'envie te prenait de rompre ton... jeûne. Estompant la blessure de Rhys, le clair de lune faisait l'effet d'un morceau de gaze appliqué là où aurait dû se trouver son œil,droit. – Abaissez vos armes, leur lançai-je. Comme ils posaient sur Doyle un regard interrogateur, je criai plus fort : – Rangez-moi ces armes ! Je vous rappelle que je suis la princesse, héritière du trône ; Doyle n'est que le capitaine de ma garde. Quand je vous ordonne quelque chose, obéissez, par la Déesse Toute-Puissante ! Ils continuèrent de regarder Doyle, qui leur fit un imperceptible signe de la tête. – Sortez ! leur commandai-je alors. Sortez tous ! – Je ne crois pas que ce serait sage, Princesse, objecta Doyle. D'ordinaire, je faisais en sorte qu'ils m'appellent Meredith, mais j'avais évoqué mon statut. Je ne pouvais plus l'ignorer, à présent. – Alors, mes ordres ne signifient rien pour vous, c'est ça ? L'expression de Doyle était neutre, prudente. Rhys et Nicca avaient posé leur arme mais aucun d'eux ne soutenait mon regard. – Princesse, tu dois garder au moins l'un d'entre nous en permanence auprès de toi. Nos ennemis sont... obstinés. – Le prince Cel sera exécuté si ses gens essaient de me tuer pendant qu'il purge encore sa peine pour avoir lui-même tenté de me tuer. Nous avons six mois de répit devant nous. Doyle secoua la tête d'un air dubitatif. Je considérai mes trois gardiens, tous magnifiques, chacun à leur façon, et j'eus soudain l'envie d'être seule. Pour réfléchir, pour évaluer précisément à qui ils obéissaient, à moi ou à la Reine Andais. Je pensais que c'était à moi mais, à présent, je n'en étais plus certaine. Je les observai l'un après l'autre. Rhys croisa mon regard, mais Nicca continua de l'éviter. – Ce n'est pas à moi que vous obéissez, si je comprends bien ? – Notre premier devoir est de te protéger, Princesse, dit Doyle. Le second, c'est de faire en sorte que tu sois heureuse. – Qu'est-ce que tu attends de moi, Doyle ? Je t'ai offert mon lit et tu as refusé. Comme il ouvrait la bouche pour me répondre, je l'en empêchai de la main. – Non, ça suffit, les excuses ! Quand tu m'as dit que tu voulais être le dernier de mes hommes et non pas le premier, je t'ai cru ; mais, si c'est un autre qui me donne un enfant, c'est lui qui, selon la tradition sidhe, deviendra mon mari. Après ça, je serai monogame. Tu as laissé passer ta chance de mettre fin à mille ans de célibat forcé, et tu ne m'as donné aucune raison suffisante à ce genre de risque. Croisant les bras, j'ajoutai : – Parle-moi franchement, Doyle, ou sors de ma chambre. Malgré l'expression toujours aussi neutre qu'il affichait, je décelai sur son visage une vague trace d'irritation. – Tu veux la vérité ? Parfait. Regarde par la fenêtre. Intriguée, je me tournai vers la vitre, derrière laquelle s'offrait toujours à moi le même paysage blanc baigné de lune. – Et alors ? Demandai-je. – Tu es une princesse sidhe. Regarde avec autre chose que tes yeux. Je pris une profonde inspiration et tentai de ne pas réagir à la chaleur de ses paroles. Etre en colère contre Doyle ne donnait jamais rien de bon. J'étais une princesse mais je n'en avais pas plus de pouvoir pour ça. Refusant de faire appel à ma magie, je décidai de laisser tomber l'écran derrière lequel je me protégeais d'habitude pour éviter d'être assaillie par une multitude de visions mystiques. Alors que les médiums humains, et même les sorcières, doivent se concentrer pour discerner la magie d'autres êtres, d'autres réalités, je possédais naturellement ce don qui n'était octroyé qu'aux feys. Ce qui signifiait aussi que je dépensais une énergie folle pour rester hermétique à la magie des êtres et des choses sans rapport avec mon univers, mes objectifs. Mais la magie appelle la magie et, sans bouclier, je risquais aussi de me noyer dans la vague de surnaturel qui s'abat chaque jour sur la Terre. Je laissai pourtant tomber mon écran et regardai avec la partie de mon cerveau qui donne accès aux visions et permet de voir les rêves. De façon étrange, le changement de perception ne fut pas spectaculaire mais je pus soudain voir nettement mieux dans l'obscurité, et je discernai alors la puissance luminescente de la protection dressée autour de ma chambre. Au bout d'un instant, j'aperçus quelque chose à travers les tentures blanches de la fenêtre. Quelque chose de petit, pressé contre la vitre. Mais, lorsque je repoussai le rideau, je ne vis rien que la pâle couleur de l'écran protecteur. Regardant de côté, j'utilisai ma vision périphérique pour observer la vitre. Et là, une frêle empreinte de main, plus petite que ma paume, apparut, gravée dans la barrière magique. Comme je cherchais à m'en approcher, elle disparut. De nouveau, je me forçai à regarder de côté, mais plus près, cette fois. L'empreinte était griffue et humanoïde, mais pas humaine. Je lâchai le rideau et déclarai sans me retourner : – Quelque chose a essayé de franchir l'enceinte magique pendant notre sommeil. – Oui, dit Doyle. – Je n'ai rien senti, lâcha Rhys. – Moi non plus, enchaîna Nicca. Rhys soupira. – Nous avons manqué à notre devoir envers toi, Princesse. Doyle a raison. Tu aurais pu te faire tuer. Je me retournai et les regardai tous les trois, puis je m'adressai à Doyle : – Quand as-tu senti qu'on essayait de forcer la protection ? – Je suis entré pour m'assurer que tout allait bien. – Ce n'est pas ce que je t'ai demandé. Quand as-tu senti que quelque chose cherchait à forcer la barrière magique ? – Je te l'ai dit, Princesse, je suis entré pour voir si tout allait bien. – Je ne marche pas, Doyle. Les sidhes ne mentent jamais, et deux fois tu n'as pas répondu à ma question. Alors, pour la troisième fois, quand as-tu senti qu'on tentait de forcer la protection ? A la fois embarrassé et irrité, il avoua : – Quand je te parlais à l'oreille. – Tu l'as vu à travers les rideaux ? – Oui, lâcha-t-il sèchement. – Tu ne savais pas qu'on essayait de pénétrer dans cette chambre, intervint Rhys. Tu es entré parce que tu as entendu Merry se balader dans la pièce. Doyle n'eut pas besoin de répondre. Son silence était suffisamment éloquent. – Cette barrière protectrice est de mon fait, Doyle, ajouta Rhys. Je l'ai érigée quand je me suis installé dans cet appartement, et je la reconstruis périodiquement. C'est ma magie, mon pouvoir, qui a empêché cette chose d'entrer. C'est mon pouvoir qui l'a brûlée pour qu'on ait son... empreinte. – Ton enceinte a tenu parce que ce n'est qu'une petite puissance qui s'y est attaquée, Rhys. Quelque chose de plus grand saurait pénétrer n'importe quel rempart plus fort que le tien. – Peut-être, mais tu ne savais pas, toi non plus, ce qui se passait. Tu étais dans le noir autant que nous. Tu n'es donc pas infaillible. Je suis heureux de le savoir. – Vraiment ? interrogea Doyle. Tu crois ça ? Alors, réfléchis : ce soir, aucun de nous ne savait qu'une créature féerique s'était glissée jusqu'à cette fenêtre pour pénétrer dans la chambre de Meredith. Aucun de nous ne l'a senti. C'était peut-être une petite puissance, mais qui disposait d'une grande aide pour se dissimuler de la sorte. Je demandai alors à Doyle : – Tu crois que les gens de Cel auraient risqué la vie de leur maître, ce soir, en tentant de mettre de nouveau la main sur moi ? – Princesse, tu n'as toujours pas compris la cour Unseelie ? Cel était le petit chéri de la Reine, son seul héritier depuis des siècles. Dès l'instant où elle a fait de toi la cohéritière de son fils, il est tombé en disgrâce. Celui de vous deux qui enfantera le premier sera maître de la cour, mais que se passera-t-il si vous mourez tous les deux ? Que se passera-t-il si tu es assassinée par les gens de Cel et que la Reine se voit forcée de l'exécuter pour sa traîtrise ? Elle se retrouvera tout d'un coup sans héritier. – La Reine est immortelle, dit Rhys. Elle n'a accepté de se retirer que pour Merry ou Cel. – Et si certains complotent d'éliminer le Prince Cel et la Princesse Meredith, crois-tu sincèrement qu'ils hésiteront devant le meurtre d'une Reine ? Nous le regardâmes tous trois d'un air étonné, puis ce fut Nicca qui prit la parole : – Personne n'oserait risquer la fureur de la Reine. – Ils n'hésiteront pas, s'ils pensent qu'ils ne se feront pas prendre. – Qui aurait cette arrogance ? interrogea Rhys. Doyle hurla de rire, un véritable braillement qui nous surprit tous. – Qui aurait cette arrogance ? répéta-t-il. Rhys, tu es un garde royal, un noble à la cour des sidhes. Il vaudrait mieux poser la question à l'envers : qui n'aurait pas l'arrogance de le faire ? – Dis ce que tu veux, Doyle, lâcha Nicca. La plupart des nobles craignent la Reine, la redoutent, même. Autrement plus que Cel. Tu as été son champion pendant des éternités ; tu ne sais pas ce que c'est que d'être à sa merci. – Moi, je le sais, affirmai-je soudain. Tous trois se tournèrent vers moi dans un même élan. – Je suis d'accord avec Nicca, continuai-je. Il n'y a que Cel qui oserait risquer la colère de sa mère. – Nous sommes immortels, Princesse, lui rappela Doyle. Nous avons le privilège de disposer de tout le temps que nous voulons. Qui sait quel serpent retors attend depuis des siècles que la Reine s'affaiblisse ? Si elle est obligée de tuer son propre fils, elle se trouvera alors en état de faiblesse. – Je ne suis pas immortelle, Doyle, je ne peux donc rien dire de ce genre de patience ou de fourberie. Tout ce qu'on peut affirmer c'est que, ce soir, quelque chose a tenté de forcer la barrière magique, et qu'il porte une brûlure sur sa main, ou sa patte. Une marque, en tout cas. Qui peut être vérifiée exactement comme n'importe quelle empreinte. – J'ai vu des remparts magiques destinés à blesser ceux qui auraient tenté de les briser, ou à marquer l'intrus d'une balafre ou d'une brûlure. Mais je n'ai vu personne encore prendre des empreintes, dit Rhys. – C'était astucieux, reconnut Doyle. Ce qui, de sa part, devait être interprété comme un immense compliment. – Merci. Perplexe, je lui demandai alors : – Si tu n'as jamais vu personne faire la même chose avec une barrière magique, comment savais-tu ce que tu voyais à travers le rideau ? – Rhys dit que lui n'a jamais vu une telle chose, répondit-il. Moi, je n'ai pas dit ça. – Et où avais-tu déjà vu cette... chose ? – Je suis un assassin, un chasseur, Princesse. Les traces forment d'excellentes indications. – L'empreinte de sa main correspondra à celle-ci, mais la chose ne laissera pas de trace en chemin. Doyle haussa légèrement les épaules. – Dommage, ça nous aurait servi. – Tu peux faire en sorte qu'une créature féerique laisse des traces magiques ? lui demandai-je. – Oui. – Mais d'autres les détecteraient avec leur propre magie et rompraient le charme. – Je n'ai jamais trouvé le monde assez grand pour cacher les proies que je traque. – Tu es tellement... parfait, lui rétorquai-je. Il fixa son regard derrière moi, par la fenêtre. – Non, ma Princesse, je suis loin d'être parfait. Et nos ennemis, quels qu'ils soient, le savent, aujourd'hui. Ce n'était plus la brise qui soufflait, maintenant, mais un vent léger qui soulevait les rideaux. Je distinguais nettement la petite empreinte de patte emprisonnée dans la luminescence de l'enceinte magique qui nous entourait. Je me trouvais alors à un demi-continent du bastion féerique le plus proche. Moi qui croyais Los Angeles assez loin pour nous protéger de nos ennemis, je savais à présent que, si quelqu'un désirait vraiment ma mort, il lui suffisait de prendre un avion ou n'importe quel objet possédant des ailes. Après des années d'exil, j'avais finalement récupéré un peu de ce que je considérais comme mon pays. Et les pays ne changent jamais. Ils restent toujours beaux, érotiques, et très, très dangereux. 2 Les fenêtres de mon bureau me laissaient découvrir un ciel quasi immaculé, plus beau et plus bleu que ce que j'avais l'habitude de voir sur Los Angeles. Les immeubles du centre-ville scintillaient sous le soleil. C'était une de ces rares journées où l'on pouvait oser prétendre que la grande cité jouissait d'un éternel été, que le soleil y brillait constamment, que la mer était toujours limpide et tiède, et que les gens étaient beaux et souriants. Mais, à la vérité, tout le monde n'est pas beau. Certains sont même carrément grincheux (L.A. possède encore le taux le plus élevé d'homicides du pays, ce qui a de quoi vous rendre grincheux, tout bien réfléchi) ; l'océan est plus gris que bleu ; et l'eau est toujours froide. Les seules personnes qui se baignent sans combinaison dans les eaux de la Californie du Sud sont des touristes. On voit la pluie de temps à autre, et la brume est pire que n'importe quel ciel plombé de nuages. C'était en fait la plus belle journée d'été que j'avais vue en trois ans. Mais il en faudrait plus d'une comme celle-ci pour que le mythe du soleil éternel survive. Ou alors les gens se contentent-ils de croire à un endroit magique et idyllique, et, pour eux, la Californie du Sud est la région qui le décrit le mieux. Une région plus facile d'accès et nettement moins dangereuse que le monde des feys. Je détestais l'idée de me retrouver enfermée dans un bureau par une journée aussi magnifique. J'étais une princesse, après tout ; cela ne signifiait-il pas que je n'avais pas besoin de travailler ? Hélas, non. Et une princesse elfe, de surcroît ; cela ne signifiait-il pas qu'il me suffisait de désirer de l'or pour qu'il me tombe du ciel ? J'aurais bien aimé... Ce titre que j'avais, comme tant d'autres titres royaux, ne m'apportait pas grand-chose en matière d'argent, de terres ou de puissance. Si je devenais reine, en revanche, il en serait tout autrement. Mais en attendant, je devais me débrouiller toute seule. Enfin, pas exactement toute seule. Doyle était assis sur une chaise près des fenêtres qui se trouvaient derrière moi, tandis que j'étais installée à mon bureau. Il portait les mêmes vêtements que la nuit dernière, un T-shirt et un jean noir, sur lesquels il avait ajouté un blouson de cuir de la même teinte, et d'énormes lunettes noires qui lui mangeaient la moitié du visage. Le soleil qui pénétrait dans la pièce jouait sur les anneaux d'argent de ses oreilles et faisait scintiller les diamants de ses lobes, créant de délicats reflets irisés sur la surface lisse de la table. La plupart des gardes du corps se seraient davantage méfiés de la porte que des fenêtres. Nous étions au vingt-deuxième étage, après tout. Mais les créatures dont Doyle voulait me protéger ne faisaient pas que marcher. Celle qui avait laissé sa minuscule empreinte sur ma fenêtre avait soit rampé comme une araignée, soit volé. Les mains croisées, le dos délicieusement chauffé par le soleil, je contemplais l'arc-en-ciel que projetait l'un des diamants de Doyle sur mes ongles peints de vert. Un vert assorti à ma veste et à la jupe ultra-courte qui disparaissait sous mon bureau. La vive lumière sur mon ensemble couleur émeraude faisait flamboyer l'auburn sang de mes cheveux et mettait en valeur l'iris multicolore de mes yeux, accentué par l'ombre dorée que j'avais appliquée sur mes paupières... avant de peindre mes lèvres de rouge vif. L'un des avantages de ne pas avoir à feindre d'être humaine était que je n'avais pas à cacher mes cheveux, mes yeux, ni ma peau extra-lumineuse. Nous n'avions encore aucun indice sur la chose qui s'était immiscée jusque derrière ma fenêtre, la nuit dernière. Ce matin, en m'habillant pour aller au bureau, j'étais si fatiguée que j'avais mis sur mon visage une petite touche de maquillage supplémentaire, un peu de brillance en plus. Si je mourais aujourd'hui, j'aurais au moins l'air d'être jolie. J'avais aussi ajouté à ma panoplie un couteau d'une douzaine de centimètres, fixé sur le haut de ma cuisse, de sorte que son manche de métal touchait ma peau nue. Le seul contact de l'acier ou du fer pouvait décourager un fey d'utiliser sa magie contre moi. Après ce qui s'était passé la nuit dernière, Doyle avait jugé plus sage de m'en remettre un, et je n'avais pas dit non. J'avais les jambes sagement croisées, non pas à cause du client assis en face de moi mais à cause de l'homme qui se cachait sous mon bureau. Enfin, pas un homme... un gobelin. Sa peau était aussi blanche que la lune, aussi pâle que la mienne, celle de Rhys, ou encore celle de Frost. Ses épais cheveux légèrement bouclés avaient la même noirceur que ceux de Doyle. Avec son mètre vingt, il aurait pu passer pour la parfaite poupée mâle, si ce n'était la bande d'écaillés iridescentes qui lui descendait le long de l'échiné et les énormes yeux bleus et bridés dont la pupille n'était qu'une mince ellipse verticale. Sa bouche aux lèvres cupides était ornée de crocs rétractables et d'une longue langue fourchue qui le faisait zézayer s'il oubliait de se concentrer. Kitto ne se sentait pas très à l'aise dans cette grande ville. Il ne semblait aller mieux que lorsqu'il pouvait me toucher, se blottir contre mes pieds, s'asseoir sur mes genoux ou se rouler contre moi pendant que je dormais. La nuit dernière, il s'était vu chassé de ma chambre parce que Rhys ne tolérait pas sa présence. Les gobelins lui avaient volé un œil quelque mille ans plus tôt, et il ne leur avait jamais pardonné ce geste. Il acceptait Kitto à l'extérieur de la chambre, mais c'était tout. Rhys se tenait au fond de la pièce, près de la porte où Doyle lui avait ordonné de rester. Ses habits disparaissaient presque sous un luxueux trench couleur mastic, comme ceux que portait Humphrey Bogart, mais avec une petite différence, cependant : il était coupé dans de la soie et servait davantage à être vu qu'à protéger son propriétaire des intempéries. Rhys adorait le fait que nous soyons des détectives privés, et il portait pour travailler soit cet imperméable, soit l'un des feutres dont il commençait à faire la collection. Il avait ajouté à sa tenue le bandeau qui lui servait à cacher son œil manquant. Celui-ci était blanc, assorti à ses vêtements et ses cheveux, et orné en son centre de minuscules perles. Kitto passa une main sur ma cheville que gainait un bas ultra-fin. Il ne cherchait nullement à se montrer trop amical, il avait juste besoin de me toucher pour se réconforter. Mon premier client de la journée était assis en face de moi, au milieu de nous tous. Vêtu d'un trois pièces griffé, Jeffery Maison faisait un peu moins d'un mètre quatre-vingts, avait les épaules carrées, les hanches étroites, les mains manucurées et des cheveux bruns parfaitement coiffés. La blancheur de son sourire était telle qu'elle ne pouvait provenir que d'une opération esthétique ruineuse. Il était beau, mais d'une beauté quelconque. S'il était passé sous le bistouri d'un plasticien, il avait perdu son temps et son argent car c'était le genre de visage que l'on trouvait attirant sur le moment mais que l'on avait tôt fait d'oublier. S'il avait porté des vêtements moins onéreux, on aurait pu penser qu'il cherchait à se faire embaucher comme acteur ; mais ceux-ci n'ont précisément pas les moyens de s'offrir des costumes haute couture comme le sien. Malgré le sourire parfait dont il ne semblait pas vouloir se départir, ses yeux, eux, restaient froids. Inquiets, même. Son regard faisait d'incessants allers et retours vers Doyle, et il luttait visiblement pour ne pas se tourner vers Rhys, qui se tenait debout derrière lui. Jeffery Maison était très mal à l'aise de savoir ces deux gardes dans la pièce avec lui. Ce n'était pas le fait que la plupart des hommes évitaient mes gardes du corps, sachant que, s'il y avait une bagarre, ils étaient sûrs de se faire massacrer. Non, c'était le manque d'intimité qui gênait M. Maison. Après tout, j'étais détective privé, pas public. Il semblait à ce point contrarié que je fus un moment tentée de faire sortir Kitto de sa cachette pour lui bondir dessus en criant « Hou ! ». Mais je m'en abstins car cela aurait manqué de professionnalisme. Cependant, je m'amusais un instant de cette idée, tout en essayant en même temps d'inciter Jeffery Maison à ne plus râler après mes gardes et à me raconter plutôt ce qui l'amenait ici. Ce ne fut que lorsque Doyle annonça de sa voix profonde que l'entretien se ferait soit avec nous tous, soit avec plus personne du tout, que Maison se calma. Un peu trop, à mon goût, car il se mit à sourire mais resta muet. Avant de lâcher enfin : – Je ne connais personne dont la véritable couleur de cheveux soit Sidhe Ecarlate. On dirait des rubis. Je souris, hochai la tête et tâchai de me re-concentrer sur mon travail. – Merci, monsieur Maison, mais qu'est-ce qui vous amène à l'agence de détectives Grey ? Il ouvrit sa bouche parfaitement dessinée et fit une dernière tentative : – J'ai reçu l'ordre de vous parler en privé, madame NicEssus. – Je préfère Mme Gentry. NicEssus veut dire fille d'Essus. C'est davantage un titre qu'un nom. Il afficha un sourire nerveux, un air d'auto-dérision qui manquait cependant de naturel, comme s'il s'y était entraîné tous les jours devant le miroir. – Désolé, je n'ai pas l'habitude de traiter avec une princesse fey. Il me décocha cette fois un vrai sourire, et ses yeux se mirent à luire d'un humour franc et sincère, avant de montrer autre chose ; quelque chose que je pouvais accepter ou ignorer. Mais ce regard me suffit pour comprendre comment Jeffery s'achetait ses costumes haute couture. – Les princesses sont plutôt rares, de nos jours, dis-je en m'efforçant de me montrer aimable. Mais je n'avais pas beaucoup dormi et j'étais morte de fatigue. Si on réussissait à inciter Jeffery à partir, on pouvait peut-être espérer s'offrir une petite pause-café... – Le vert de votre veste fait ressortir le vert et le doré de vos yeux, dit- il alors que son sourire se faisait plus chaleureux encore. Je n'ai jamais vu d'iris ayant trois couleurs comme les vôtres. Rhys se mit à rire, sans même se soucier de faire passer cela pour un accès de toux. – J'ai peut-être trois couleurs dans l'iris, mais vous ne m'avez pas dit à quel point j'étais jolie. Rhys avait raison : il était temps d'arrêter là les politesses. – J'ignorais devoir le faire. Il paraissait un peu confus et, cette fois, son expression était franche. Je décroisai les jambes et me penchai vers lui, les mains plaquées sur la table. La paume de Kitto grimpa le long de mon mollet mais s'arrêta heureusement à mon genou. Nous avions décidé d'une limite à ne pas dépasser quand il se dissimulait ainsi sous mon bureau, et cette limite était mon genou. S'il s'aventurait au-delà de cette ligne de démarcation, il ne lui resterait plus qu'à rentrer chez lui. – Monsieur Maison, nous avons retardé le jour de notre rencontre et déplacé un nombre incalculable de rendez-vous pour vous être agréables. Nous nous sommes montrés polis et professionnels, et me complimenter sur ma beauté n'a rien de poli ou de professionnel. Il parut embarrassé mais néanmoins tout à fait sincère. – Je pensais que c'était une politesse de complimenter un fey sur son apparence, et que c'était lui faire gravement insulte que de l'ignorer lorsqu'il cherchait visiblement à séduire. Enfin, il montrait de lui un côté intéressant. – La plupart des gens ne savent presque rien de la culture fey, monsieur Maison, lui dis-je en plongeant mon regard dans le sien. Comment se fait-il que vous sachiez cela ? – Mon employeur voulait s'assurer que je ne vous blesse en aucune manière. Mais devais-je complimenter les hommes, aussi ? Elle ne m'a rien précisé à ce sujet. Elle. Son employeur était une femme. C'était la seule information intéressante que j'avais obtenue depuis qu'il était assis en face de moi. – Qui est-ce ? demandai-je. Il regarda Rhys, posa les yeux sur moi, tourna imperceptiblement la tête vers Doyle, puis revint à moi. – J'ai l'ordre exprès de ne m'adresser qu'à vous, madame Gentry. Je... je suis très ennuyé. Cela avait au moins l'avantage d'être franc. Je me sentais moi-même un peu désolée pour lui. Jeffery n'était manifestement pas doué pour réfléchir autrement qu'allongé. Le formuler ainsi était relativement charitable. – Appelez votre employeur, lui suggéra Doyle. Au son de sa profonde voix de gorge, Jeffery sursauta et, moi, je frissonnai. Lâchant un souffle, j'entendis Doyle ajouter : – Dites à votre employeur ce qui s'est passé, peut-être qu'elle trouvera une solution. De nouveau, Rhys laissa échapper un rire. Qui, devant le regard peu amène de Doyle, s'arrêta aussitôt. Ce qui n'était pas plus mal car j'avais le sentiment que, si on se payait la tête de Jeffery, on serait encore là à minuit. Je tirai le téléphone vers moi, composai le code pour obtenir l'extérieur et lui tendis le récepteur. – Appelez votre boss, Jeffery. On aimerait tous avancer un peu dans notre boulot, pas vrai ? J'avais prononcé son prénom intentionnellement. Certaines personnes aiment qu'on respecte leur titre, mais d'autres ont besoin de se faire secouer les puces pour bouger un peu ; et la meilleure façon de secouer les puces de quelqu'un d'amorphe, c'est de l'appeler par son prénom. Il prit l'appareil et en tapota quelques boutons avant de lâcher : – Oui, Marie... je voudrais lui parler... Quelques secondes de silence, puis il se redressa sur son fauteuil et déclara : – Je suis assis en face d'elle, en ce moment. Elle a deux gardes du corps avec elle, et ils refusent de s'en aller. Est-ce que je parle devant eux ou est-ce que je pars ? Nous attendîmes pendant qu'ils articulait quelques mots, des hum, des oui et des non, par-ci, par-là, puis il raccrocha. Il se recala contre le dossier de son siège et posa les mains sur les genoux tandis qu'une vague impression d'inquiétude se lisait sur son beau visage. – Mon employeur dit que je peux vous formuler sa demande mais que je ne dois pas préciser son nom. Pas encore, tout au moins. Haussant les sourcils, je l'encourageai du regard. – Alors, je vous écoute. Il jeta un dernier regard nerveux à Doyle puis laissa échapper un profond soupir. – Mon employeur se trouve dans une situation assez délicate. Elle aimerait s'entretenir avec vous mais dit que vos... Il grimaça et parut chercher les termes qui convenaient. Comme cela avait l'air de vouloir prendre du temps, je décidai de l'aider un peu. – Mes gardes ? Il sourit, visiblement soulagé. – Oui, oui... vos gardes auraient fini par le savoir tôt ou tard ; alors, allons-y pour le « tôt ». Le voyant tout joyeux d'avoir sorti une phrase aussi brillante, je me dis que, décidément, réfléchir n'était pas le point fort de Jeffery. – Pourquoi ne vient-elle pas elle-même à l'agence pour que nous nous entretenions de vive voix ? Le sourire satisfait disparut, et il sembla de nouveau perplexe. Déconcerter Jeffery ne faisait en somme que retarder les choses ; et moi, je voulais au contraire les faire accélérer. L'ennui, c'était qu'il se laissait si facilement décontenancer que je ne savais pas comment l'éviter. – Mon employeur craint la publicité qui vous entoure, madame Gentry. Inutile de lui demander ce qu'il voulait dire. Je savais qu'à cet instant un essaim de journalistes, de la presse comme de la télé, était planté devant l'immeuble de l'agence. La crainte de leurs téléobjectifs nous obligeait d'ailleurs à garder en permanence les rideaux tirés. Comment les médias auraient-ils pu rester indifférents au retour d'une royale fille prodigue que l'on disait morte ? Cette surveillance de tous les instants n'était certes pas des plus agréables, mais elle ajoutait encore à la dose de romance qui m'entourait, et montrait bien que les journalistes ne pouvaient se lasser de moi - ou de nous. Les gens racontaient que j'étais sortie de ma planque pour trouver un époux à la cour royale. Et la tradition voulait que, pour cela, une héritière royale couche avec les prétendants susceptibles de faire l'affaire. Puis ne se marie que lorsqu'elle tombe enceinte. Les feys n'ayant pas beaucoup d'enfants, les membres de la cour royale en ayant encore moins, un couple qui n'en produisait pas était très mal vu. Pas de rejeton, pas de mariage. Andais régnait sur la cour Unseelie depuis plus de mille ans. Mon père m'avait dit une fois qu'être reine était plus important pour elle que n'importe quoi au monde. Et pourtant, elle avait promis de se retirer si son fils Cel ou moi-même produisions un héritier. Je l'ai déjà dit, fabriquer de la progéniture est d'une importance capitale pour les sidhes. C'était donc l'histoire qu'on racontait partout. Mais ce qui ne se disait pas ouvertement, c'était que Cel avait essayé de me tuer et qu'il s'en trouvait aujourd'hui châtié. Il y avait beaucoup de choses que les médias ne savaient pas, et, comme la reine voulait que cela reste ainsi, aucun d'entre nous n'en parlait. Ma tante m'avait dit qu'elle désirait un héritier issu de sa propre lignée, même s'il s'agissait d'un sang-mêlé comme moi. Elle avait même tenté de me noyer quand j'étais enfant parce que je ne possédais pas assez de magie et que de ce fait, selon elle, je n'étais pas assez sidhe. Mais je n'étais pas non plus réellement humaine. J'avais donc intérêt à la satisfaire et à ne pas l'irriter ; plus elle était heureuse, moins il y avait de gens qui mouraient. – Je peux comprendre que votre employeur n'ait pas envie de se faire coincer au milieu de ce cirque, en bas, répondis-je à Jeffery. De nouveau, il me renvoya un sourire étincelant, mais son regard n'avait cette fois plus la moindre trace de concupiscence. – Ce qui veut dire que vous acceptez de la rencontrer dans un endroit... un peu plus privé ? Hasarda-t-il. – La princesse ne rencontrera votre employeur nulle part toute seule, laissa platement tomber Doyle. – Non, bien sûr, je comprends. Mon employeur souhaite seulement éviter les médias. – A moins de faire usage de sortilèges parfaitement illégaux, dis-je alors, je ne vois pas comment on pourrait les éviter. Comme Jeffery se renfrognait à nouveau, je soupirai. Je ne voulais qu'une chose : qu'il s'en aille. Le client suivant serait sûrement moins déroutant. Après tout, Jeremy Grey, mon boss, disposait d'une provision non remboursable, et les affaires marchaient presque trop bien pour nous. Peut-être que je pouvais tout simplement demander à Jeffery Maison de rentrer chez lui. – Je n'ai pas le droit de prononcer tout haut le nom de mon employeur, articula-t-il alors. Elle pense d'ailleurs que cette petite précision devrait signifier quelque chose pour vous. – Désolée, monsieur Maison, mais cela ne me dit rien. – Elle en était pourtant certaine, lâcha-t-il en se renfrognant davantage. – Je suis désolée, monsieur Maison, répétai-je en me levant. La main de Kitto glissa le long de ma jambe et il s'enfonça plus profond dans la cachette que lui procurait mon bureau. Contrairement à l'idée reçue, il ne fondait pas au soleil, mais il était totalement agoraphobe. – Je vous en prie, insista alors Jeffery, je crois que je ne vous présente pas les choses comme il faut. Je croisai les bras sans prendre pour autant la peine de me rasseoir. – Ecoutez, monsieur Maison, la matinée a été longue pour nous tous, trop longue pour continuer à épiloguer de la sorte. Soit vous m'expliquez exactement quel est le problème de votre employeur, soit vous trouvez une autre agence de détectives. Il tendit la main en avant comme pour la poser sur le bureau puis la laissa retomber sur sa cuisse. – Mon employeur désire revoir des personnes de son espèce. Il me jeta un regard implorant, avec l'air de me supplier de bien vouloir comprendre ce qu'il me déclarait. – Des personnes de son espèce ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? Visiblement déstabilisé, il poursuivit malgré tout : – Mon employeur n'est pas humain, madame Gentry, elle est... très consciente de ce dont est capable la haute cour des feys. Il parlait d'un ton feutré, comme s'il venait de lâcher une information d'une importance capitale, tout en espérant que je saisisse à demi-mot ce qu'il sous-entendait. Heureusement, ou malheureusement, j'avais compris. Il existait d'autres feys à Los Angeles mais, à part moi-même et mes gardes, une seule d'entre eux était de sang royal : Maeve Reed, la déesse d'or qui régnait sur Hollywood depuis plus de cinquante ans. Et puisqu'elle était immortelle et ne devait jamais vieillir, elle pouvait le rester encore une bonne centaine d'années. Longtemps auparavant, elle avait été la déesse Conchenn, jusqu'à ce que Taranis, le Roi de la Lumière et des Illusions, l'exile de la cour Seelie et interdise à tout autre fey de lui adresser la parole. Bannie du monde des feys, elle fut dès lors considérée comme morte. Taranis était mon grand-oncle, et je restai en principe la cinquième dans l'ordre de succession à son trône. Mais, en réalité, je n'étais pas la bienvenue dans cette faune scintillante de prétendants. Dès mon plus jeune âge, on m'avait fait comprendre que mon pedigree n'était pas idéal et que le peu de sang royal Seelie qui coulait dans mes veines n'éclipserait jamais le fait que j'étais à demi Unseelie. OK, la cour Unseelie était depuis ma maison. Je n'avais plus besoin d'eux. A une époque, quand j'étais plus jeune, cela m'avait profondément affectée ; mais, avec les années, j'avais appris à ignorer ce sentiment de douleur. Ma mère faisait partie de la cour Seelie, et elle m'avait abandonnée aux Unseelie afin d'assouvir ses ambitions politiques. Je n'avais pas de mère. Mais ne vous méprenez pas. La Reine Andais ne m'aimait pas non plus follement. Aujourd'hui encore, je ne comprenais toujours pas pourquoi elle m'avait choisie comme son héritière. Peut-être se trouvait-elle à court de descendants pour lui succéder ; ce qui peut arriver, parfois, quand trop d'entre eux meurent. J'allais prononcer le nom de Maeve Reed mais me ravisai subitement. Ma tante était la Reine de l'Air et des Ténèbres ; toute parole prononcée dans l'obscurité arrivait infailliblement à ses oreilles. Je ne pensais pas que le Roi Taranis avait un pouvoir égal au sien mais je n'en étais pas non plus certaine à cent pour cent. Mieux valait faire preuve de prudence. La Reine se moquait pas mal de l'existence de Maeve Reed, mais elle avait très à cœur d'avoir de quoi négocier avec - ou contre - le Roi Taranis. Personne ne savait pourquoi Maeve avait été exilée, cependant Taranis en avait fait une affaire personnelle. Peut-être le fait de savoir qu'elle avait transgressé une interdiction représenterait-il beaucoup pour lui. Elle avait en effet contacté un membre d'une des cours. Et il existe une règle tacite qui précise que, si une cour bannit quelqu'un du monde des feys, l'autre se doit de respecter le châtiment imposé. J'aurais dû renvoyer Jeffery Maison vers Maeve Reed. J'aurais dû dire non. Mais je ne l'ai pas fait. Un jour, lorsque j'étais jeune, j'avais demandé à l'un des membres de la cour ce qu'il advenait de Conchenn. Taranis, ayant surpris notre conversation, m'avait battue presque à mort. Et la faune de courtisans qui l'entourait l'avait regardé faire sans que personne, pas même ma mère, ne tente d'intervenir. J'acceptai donc de rencontrer Maeve Reed un peu plus tard ce jour-là car, pour la première fois, j'avais assez de poids pour défier Taranis. S'attaquer à moi maintenant équivaudrait à une déclaration de guerre entre les deux cours. Taranis avait beau être égocentrique, sa fierté et son orgueil ne valaient pas une guerre totale. Bien sûr, connaissant ma tante, il pouvait ne pas y avoir de guerre, au début. J'étais sous la protection de la Reine, ce qui signifiait que quiconque me ferait du mal devrait en répondre devant elle. Mais Taranis pouvait aussi préférer un conflit général à une vengeance personnelle de la Reine. Après tout, il avait été Roi pendant la guerre, et les Rois voient rarement ce qui se passe en première ligne. S'il enquiquinait assez la Reine Andais, il formerait la ligne de front à lui tout seul. Quant à moi, j'essayais de rester en vie, et l'expérience acquise au cours de ma jeunesse était encore mon pouvoir le plus précieux. 3 Une fois la porte refermée derrière Jeffery Maison, je m'attendis à ce que mes deux gardes me reprochent mon attitude. Je ne me trompais pas. – Loin de moi l'idée de remettre en question tes décisions, Princesse, déclara Rhys, mais que se passera-t-il si le Roi s'aperçoit que tu cherches à rompre l'exil de Maeve Reed ? Ce nom prononcé à voix haute m'arracha une grimace. – Le Roi a-t-il la capacité d'entendre tout ce qui se dit en plein jour, comme c'est le cas pour la Reine dès la tombée de la nuit ? – Je... ne sais pas, me répondit-il sans paraître comprendre. – Alors, inutile de l'aider à découvrir ce qu'on fait en prononçant son nom tout haut. – Je n'ai jamais entendu dire que Taranis avait un tel pouvoir, s'étonna Doyle. Je fis pivoter mon fauteuil pour plonger mon regard dans le sien, puis lâchai : – Espérons que non, car tu viens de prononcer son nom à voix haute. – Ça fait des millénaires que je conspire contre le Roi de la Lumière et des Illusions, Princesse, et la plupart de mes complots, je les ai faits au grand jour. Au cours des siècles, beaucoup de nos alliés humains refusaient tout simplement de rencontrer un Unseelie après la tombée de la nuit. Ils semblaient croire que le fait d'accepter une rencontre en pleine journée était un signe de confiance, de notre part comme de la leur. Et Taranis n'a jamais paru savoir ce que nous faisions, qu'il fasse nuit ou jour. Tandis qu'il me parlait, Doyle avait la tête penchée de côté, et les diamants de ses oreilles projetaient mille rayons irisés à travers la pièce. – Je ne crois pas qu'il possède le don de notre Reine, ajouta-t-il. Andais entend peut-être tout ce qui se dit dans la nuit, mais, à mon avis, le Roi est aussi sourd qu'un humain. Inutile que je lui demande s'il était sûr de ce qu'il avançait, car Doyle n'affirmait une chose que s'il en était absolument certain. S'il ignorait un fait, il le disait. Le faux orgueil n'existait pas chez lui. – OK, fit Rhys, le Roi ne peut pas nous entendre à des milliers de kilomètres d'ici mais, s'il te plaît, Doyle, dis à Merry que ce n'est pas une bonne idée du tout. – Qu'est-ce qui n'est pas une bonne idée ? – D'aider Maeve... Il hésita un instant puis acheva : – ... l'actrice. – Je ne me souviens pas avoir vu quelqu'un de ce nom se faire bannir d'une cour ou de l'autre, lui objecta Doyle. Faisant à nouveau pivoter mon fauteuil, je lui fis face. En ombre chinoise, son visage m'apparut aussi sombre qu'impénétrable. Cependant, et malgré les lunettes noires qui dissimulaient la plus grande partie de ses traits, j'étais prête à parier qu'il avait l'air déconcerté. J'entendis bruire la soie du trench de Rhys lorsqu'il traversa la pièce dans notre direction. Je levai les yeux vers lui, il me regarda puis, ensemble, nous nous tournâmes vers Doyle. – Tu ne sais pas qui elle est ? lui demandai-je. – Ce nom que tu as mentionné, Maeve quelque chose... je suis censé le connaître ? – Elle règne sur Hollywood depuis cinquante ans, répliqua Rhys. – Pendant des années, observa-t-il, les gens de cet Hollywood ont demandé en vain à la Reine et à la cour de venir y tourner des films ou, au moins, de les autoriser à réaliser des films sur leur vie. – As-tu déjà vu un film ? Hasardai-je. – Oui, dans ton appartement. – Il faut vraiment qu'on les emmène tous voir un film au cinéma, dis-je alors à Rhys. Se penchant vers moi, il s'assit sur le coin de mon bureau et répondit : – On pourrait tous s'offrir une nuit dehors, c'est vrai. Kitto tira sur le bas de ma minijupe, et j'écartai mon fauteuil du bureau pour le regarder. Un rayon de soleil tomba sur son visage et, l'espace d'un infime instant, s'abattit sur ses yeux en amande, pâlissant le bleu saphir de ses globes qui prirent la couleur de l'eau. Je crus alors distinguer, loin, très loin dans ces profondeurs bleutées et vibrantes, un point microscopique où dansait une lueur blanche. Puis, très vite, il ferma les paupières, ébloui par la lumière aveuglante pour lui. Il colla son visage contre ma cuisse, sa petite main m'agrippant férocement le mollet, et, sans me regarder, il articula : – Ze ne veux pas voir de film. Il zézayait fort, ce qui trahissait sa contrariété. Kitto faisait d'habitude beaucoup d'efforts pour parler correctement. Mais avec une langue fourchue, ce n'est pas toujours facile. Je lui touchai la tête ; d'ordinaire, les cheveux d'un gobelin étaient rêches, mais ses boucles brunes se révélaient aussi soyeuses que la chevelure d'un sidhe. – Il fait sombre, dans un cinéma, lui assurai-je en lui caressant le crâne. Tu pourras te coucher par terre à côté de moi sans avoir besoin de regarder l'écran. Frottant sa tête contre ma cuisse comme un chat géant, il demanda : – C'est vrai ? – C'est vrai, Kitto. – Tu vas adorer, lui promit Rhys. Il fait sombre et parfois le sol est si sale qu'il te colle aux semelles quand tu marches dessus. – Mais... ze vais salir mes habits, gémit-il. – Je n'aurais jamais imaginé qu'un gobelin se soucie de rester propre, s'étonna Rhys. Leur monde est plein d'ossements et de viande en putréfaction. – Il n'est qu'à demi gobelin, Rhys, lui rappelai-je. – Oui, son père a violé une de nos femmes. Il regardait dans la direction de Kitto bien qu'il ne puisse voir de lui qu'une main pâle ou peut-être un bras. – Sa mère était Seelie, n'oublie pas. – Qu'est-ce que ça change ? lâcha-t-il d'une voix vibrante. Son père a quand même abusé d'une femme sidhe. – Et combien de nos guerriers sidhes ont pris leur pied avec des femmes non consentantes, même des gobelins, pendant les guerres ? interrogea Doyle. De nouveau, je me tournai vers lui mais ne vis rien derrière ses lunettes noires. Levant les yeux vers Rhys, je devinai une légère rougeur sur ses joues. Il jeta un regard furieux à Doyle. – Jamais je n'ai touché une femme sans qu'elle le désire. – Evidemment, tu fais partie de la Garde Royale, les Corbeaux de la Reine ; et c'est la torture et la mort qui vous attendent si vous touchez une femme autre que la Reine ellemême. Mais qu'est-ce qui se passe pour les guerriers qui ne sont pas membres de la Garde Royale ? Rhys se détourna, le rose de son visage virant à présent au cramoisi. – Oui, c'est ça, détourne-toi, comme on a toujours dû le faire depuis des siècles, grommela Doyle. La nuque de Rhys pivota avec une lenteur extrême, comme si chacun de ses muscles avait subitement raidi sous la colère. La nuit dernière, même avec l'arme qu'il brandissait, il n'avait pas eu l'air menaçant ; mais maintenant, assis sur le bord de mon bureau, il me paraissait effrayant. Il ne fit rien. Ses mains étaient tranquillement posées sur ses genoux mais son dos, ses épaules, sa posture tout entière trahissaient soudain une telle tension qu'il semblait sur le point d'avoir une réaction physique terrible - quelque chose de fulgurant, qui exploserait la pièce entière et teinterait les vitres de sang et d'autres matières plus épaisses encore. Rhys ne fit rien, pas un geste. Pourtant, il se mit à flotter autour de nous comme une violence impalpable, aussi légère qu'un baiser sur la peau, mais qui me fit frémir des pieds à la tête tant je sentais le cataclysme imminent. Je voulus regarder derrière moi, du côté de Doyle, mais je fus incapable de me détourner de Rhys, ayant le sentiment que c'était mon regard qui le tenait pour l'instant en échec. Je savais que c'était faux mais je sentais que si je le quittais des yeux, ne serait-ce qu'une micro-seconde, quelque chose de catastrophique allait se passer. Kitto se serrait si fort contre mes jambes que je devinai le tremblement de son corps. Ma main était toujours posée sur ses boucles noires mais je ne pense pas que ce contact ait suffi à le réconforter, cette fois, car mon bras, mes doigts étaient crispés à l'extrême. Le visage de Rhys prit alors une teinte laiteuse, comme si un nuage blanc et lumineux se propageait sous sa peau. Le cercle étincelant qui lui cernait la pupille brillait comme un néon, et le bleu pâle qui l'entourait avait la pureté d'un ciel d'hiver. Son œil luisait, mais ses couleurs ne tournoyaient pas, alors que je savais qu'elles le pouvaient. Ses cheveux, quant à eux, restaient d'un blanc mat, sans le moindre reflet brillant. J'avais déjà vu Rhys en pleine possession de ses pouvoirs, prêt à en faire usage, mais ce n'était pas le cas, aujourd'hui. Pourtant, il en était proche, bien trop proche pour l'homme qui se tenait derrière moi. J'aurais tant voulu me retourner et voir le visage de Doyle, mais je ne bougeai pas. Je ne voulais pas d'un duel ici, maintenant, et surtout pas pour une raison aussi stupide. – Rhys... articulai-je alors. Il ne broncha pas. Son œil unique était braqué sur l'homme assis près de la fenêtre, comme si rien d'autre n'existait. – Rhys ! répétai-je d'une voix forte. Sa paupière cligna, et il abaissa son regard sur moi. Recevant de plein fouet cette énorme charge de colère, je sursautai et fis un bond en arrière avec mon fauteuil. Réalisant ce que je venais de faire, je stoppai brusquement ; je pouvais encore prétendre l'avoir fait exprès. Je me levai donc, ce qui fut la pire des erreurs. Car Kitto émergea subitement de sous le bureau en essayant de rester accroché à mes jambes. Le petit gobelin à peine apparu, le regard furieux de Rhys se braqua sur sa pâle silhouette et se durcit. Kitto parut sentir ce regard car il enroula ses bras autour de mes jambes, si fort que je manquai de tomber. Le temps que je reprenne mon équilibre en me retenant à mon bureau, Rhys se jeta en avant, ses mains nacrées tendues vers le gobelin. Je sentis Doyle se lever derrière moi mais c'était trop tard. J'avais vu Rhys tuer d'un seul geste des doigts. Le saisissant par le col et les pans de son imperméable, je profitai de son impulsion pour le faire glisser de la table où il était encore assis et le précipiter vers le mur, juste aux pieds de Doyle. La paroi de béton vibra sous l'impact et, l'espace d'une nano-seconde, je me demandai ce qui se serait passé s'il avait heurté la fenêtre à la place. Du coin de l'œil, je vis Doyle sortir son arme, et je profitai de l'effet de surprise pour libérer le couteau que je gardais contre ma cuisse. Tandis que Rhys se redressait, j'appuyai la pointe de la lame contre sa nuque. Il aurait été plus judicieux de le plaquer au sol ou de l'empêcher de se retourner pour m'attraper les jambes, mais, dans un laps de temps aussi court, cela me fut impossible. Je savais avec quelle rapidité un garde pouvait récupérer, et je n'avais que quelques secondes pour agir. La tête baissée, la respiration haletante, Rhys se figea. Je sentis les courbes de son corps se raidir contre mes mollets. J'étais si près, tellement près, mais la lame resta pressée contre sa nuque. Sentant alors sa peau céder un peu sous la pression, je devinai que je l'avais fait saigner. Ce n'était pas mon intention, mais, dans ma hâte, j'avais manqué d'habileté. Cependant, Rhys ignorait que c'était involontaire, et il n'y a rien de tel que de voir couler son propre sang pour être convaincu que son adversaire ne rigole pas. – J'aurais cru que tu te montrerais plus tolérant vis-à-vis de Kitto, avec le temps, mais on dirait que c'est plutôt le contraire. J'avais prononcé chaque mot lentement, d'une voix très basse, comme si je craignais d'être incapable de mesurer mes gestes si je me mettais à crier. En vérité, je pouvais à peine articuler tant ma gorge était nouée. Rhys leva la tête et je suivis son mouvement en gardant la lame contre son cou. S'il espérait me voir reculer, il se trompait. Il s'arrêta donc. – Comprends ça, Rhys : Kitto m'appartient, comme vous m'appartenez tous. Je ne laisserai pas tes stupides préjugés le mettre en danger. D'une voix étranglée, comme s'il se rendait enfin compte que j'étais prête à donner tout son sens à cette lame appliquée contre sa peau, il lâcha : – Tu me tuerais pour un gobelin ? – Je te tuerais pour avoir mis en danger ce que je me dois de protéger. En l'attaquant comme ça, tu ne m'as montré aucun respect, aucun. Hier soir, Doyle non plus ne m'a montré aucun respect. Si j'ai appris quelque chose de ma tante et de mon père, c'est bien ceci : un chef qui n'est pas respecté par les siens n'est plus qu'un leader symbolique. Je n'ai pas l'intention de devenir quelqu'un que vous baisez et que vous câlinez. Je serai reine ou je ne serai rien pour vous ! J'avais parlé d'une voix si basse que mes dernières paroles n'étaient plus qu'un souffle rauque sorti de ma gorge. Mais je savais précisément où j'allais : si le fait de verser le sang de Rhys devait me faire gagner la puissance dont j'avais besoin, je n'hésiterais pas à le tuer. Je le connaissais depuis ma plus tendre enfance. C'était mon amant et, à un certain degré, mon ami. Toutefois, je pouvais le tuer, si la nécessité s'en faisait sentir. Il me manquerait et je regretterais certainement d'avoir dû le faire, mais je devais absolument obtenir le respect de mes gardes. J'adorais ces hommes, j'aimais ceux avec qui je couchais, j'avais même été amoureuse de l'un ou de l'autre, mais je n'en imaginais que bien peu d'entre eux sur le trône. Le pouvoir absolu, la vraie vie, la vraie mort - à qui se fier quand on possède ce genre de puissance ? Lequel de ces gardes était incorruptible ? Aucun, en vérité. Chacun d'entre nous a un angle mort, une zone d'aveuglement où on se sent si sûr de soi qu'on est persuadé d'être dans son bon droit. J'avais confiance en moi et, pourtant, il y avait certains jours où je doutais de moi. Et j'espérais que ce doute m'aiderait à rester honnête. Peut-être que je me trompais. Peut-être que personne ne pouvait recevoir un tel pouvoir et rester en même temps juste et loyal. Peut-être ce vieux dicton était-il vrai, finalement : le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt de façon absolue. J'allais faire de mon mieux, mais j'étais au moins sûre d'une chose : si je ne maîtrisais pas la situation maintenant, mes gardes me marcheraient sur les pieds. J'obtiendrais peut-être le trône mais je perdrais tout le reste. Ce trône, je m'en moquais, d'ailleurs ; ce que je voulais, c'était gouverner. Gouverner et tenter d'améliorer les choses. Et ce désir si puissant était sans doute mon angle mort, le début de la corruption. Oser penser que je savais ce qui serait mieux pour tous les Unseelie... Quelle arrogance, en définitive ! Je me mis subitement à rire. Si fort que je dus m'asseoir par terre. Mon couteau ensanglanté dans la main, je levai les yeux vers les deux gardes qui me fixaient d'un air abasourdi. Rhys ne brillait plus. Kitto me toucha le bras - l'effleura, plus exactement, comme s'il craignait une vive réaction de ma part. Mais je le pris contre moi, l'étreignis et, le visage soudain inondé de larmes, sentis les pleurs m'envahir. Kitto blotti entre mes bras, mon arme serrée au creux de ma paume, je tombai en sanglots. Je n'étais pas mieux que les autres. Le pouvoir corrompt, c'est évident. C'est à ça qu'il sert. Me recroquevillant par terre, je laissai Kitto me bercer. Et je ne résistai pas lorsque Doyle s'approcha et s'empara doucement de mon couteau. 4 L'instant d'après, je me retrouvai sur l'un des deux fauteuils réservés à mes clients, une tasse de thé brûlant à la main, et mon boss, Jeremy Grey, à côté de moi. Impossible de savoir ce qui l'avait alerté mais, en tout cas, il avait bondi comme une furie dans le bureau. Il avait alors ordonné à tout le monde de sortir, et Doyle, bien entendu, avait prétendu que Jeremy était incapable d'assurer ma sécurité. – Vous deux non plus, avait-il riposté, furieux. Un lourd silence s'était installé dans la pièce, et Doyle était sorti sans ajouter un mot. Rhys l'avait suivi avec un mouchoir pressé contre sa nuque pour éviter de tacher davantage son trench de soie. Kitto, lui, était resté parce que je m'accrochais à lui, mais je me sentais plus calme, à présent. Assis à mes pieds, il avait un bras posé sur mes genoux, l'autre montant et descendant le long de ma jambe. C'était un signe de nervosité quand un fey touchait quelqu'un trop souvent et de façon trop intime. Mais, comme moi aussi je ne cessais pas de lui caresser les cheveux, nous étions quittes. Appuyé contre mon bureau, Jeremy m'observait. Il était vêtu, comme toujours, d'un costume de marque, parfaitement taillé pour son mètre cinquante. A peine plus petit que moi, il avait un corps nerveux et puissant, et des épaules massives. Le complet anthracite qu'il portait était de trois ou quatre tons plus foncé que sa peau, et ses cheveux, qu'il avait tout aussi gris que le reste, étaient coupés très courts. Ses yeux eux-mêmes étaient gris, et son sourire immaculé se mariait parfaitement avec sa chemise de percale blanche. La seule chose qui clochait avec son allure si parfaite et branchée était le nez. Long et busqué, il n'avait pas eu droit aux soins hors de prix que Jeremy avait consacrés à sa dentition devenue impeccable. Jamais je ne lui avais demandé pourquoi, mais Teresa, elle, l'avait fait. Elle n'était qu'humaine, après tout, et ne comprenait pas que, chez les feys, une question d'ordre personnel pouvait représenter la pire des insultes. Insinuer que quelque chose dans votre aspect physique n'était pas attirant, ce n'était pas de mise. Jeremy lui avait néanmoins expliqué qu'un long nez chez les trows était comme de grands pieds chez les humains. Teresa avait rougi jusqu'aux oreilles et s'était bien gardée d'insister. M'approchant de lui, je lui avais alors frotté le nez du bout des doigts en lâchant un « oh » admiratif qui l'avait fait rire. Les bras croisés, l'or de sa Rolex scintillant sur son poignet, il me regardait. Chez les feys, il était non seulement impoli de demander à quelqu'un pourquoi il avait une crise d'hystérie mais il était aussi très mal vu de paraître s'en apercevoir. Et cette coutume valait surtout chez les membres de la famille royale. Car tous étaient bien évidemment tenus de prétendre que le roi ou la reine n'avaient rien de taré. Pas question d'admettre à la cour que des siècles de consanguinité avaient causé quelques dommages sur la descendance. Jeremy lâcha un profond soupir puis déclara : – En tant que boss, je dois savoir si tu es capable d'assurer les rendez-vous qui te restent pour aujourd'hui. Jolie façon de s'enquérir de mon état mental sans vraiment le demander. Je hochai la tête et levai ma tasse jusqu'à mes narines pour humer le parfum du thé à la menthe. – Ça ira, Jeremy, affirmai-je. Il haussa ses sourcils toujours parfaitement épilés et brossés. Apparemment, les trows étaient dotés sur la tête d'une pilosité genre Néandertal, qui n'était pas forcément du meilleur goût quand on portait des costumes Armani et des mocassins Gucci. J'aurais pu en rester là et, selon la tradition, il aurait pu simplement accepter ce que je lui disais et laisser tomber. Mais Jeremy était mon patron et mon ami depuis des années, bien longtemps avant de savoir que j'étais princesse de quoi que ce soit. Il m'avait offert ce job au vu de mes qualités propres, et non pas pour la publicité que lui aurait apporté le fait d'avoir embauché dans son agence une vraie princesse elfe. Mais, de toute façon, l'acharnement médiatique qui s'en était suivi m'avait empêchée de faire en toute tranquillité mon métier de détective... sauf en ayant recours à mon glamour personnel pour changer d'apparence. La plupart des journalistes spécialisés dans la traque des feys avaient une habileté diabolique, quasi magique. S'ils repéraient mon glamour, celui-ci se volatilisait. Parfois, ce n'était que devant le reporter lui-même, mais il arrivait, si certaines personnes étaient assez douées psychiquement, que ce glamour disparaisse dès l'instant où elles se présentaient devant moi. Et, si cela se passait lors d'une planque ou d'une filature, je me retrouvais alors dans une sale galère. Quoi qu'il en soit, je vivais parmi les humains depuis assez longtemps pour estimer que je devais une explication à mon boss. – Je ne sais pas ce qui m'a pris, Jeremy. Rhys a commencé à délirer contre les gobelins, et puis, comme il menaçait de se jeter sur Kitto, je l'ai précipité contre le mur. Il eut l'air surpris, ce qui n'était ni flatteur ni poli. – Je n'ai peut-être pas leur force ni leur poids, continuai-je, à demi vexée, mais je peux briser la portière d'une voiture d'un coup de poing sans me casser un seul os. – Tes gardes, eux, pourraient soulever cette voiture et la balancer sur quelqu'un. – Oui, fis-je en avalant une gorgée de thé, ils sont plus forts qu'ils n'en ont l'air. Il laissa échapper un petit rire. – Et toi, ma délicate beauté, tu es à mille lieues d'avoir l'air aussi costaud que tu l'es. – Je peux te renvoyer le compliment, lui dis-je en levant ma tasse vers lui. Il sourit, de ce sourire immaculé qu'il s'était offert à prix d'or. – Oui, c'est vrai que j'ai bluffé plus d'un humain, avec ça. L'air soudain plus grave, il ajouta : – Si tu m'avais dit de me mêler de mes affaires, je n'aurais pas insisté ; mais comme tu m'as expliqué tout ça de toi-même, je ne résiste pas au plaisir de te poser quelques questions. Dis-moi juste si tu n'as pas envie de me répondre. – C'est moi qui ai commencé, Jeremy. Vas-y. – Le sang que Rhys avait sur son imper, ça ne vient pas du fait que tu l'as jeté contre le mur. – Ce n'est pas une question. Il haussa les épaules et reformula sa phrase : – Comment s'est-il mis à saigner ? – C'est un couteau... – Doyle ? – Non, moi. Je l'ai coupé. – Parce qu'il a tenté de s'en prendre à Kitto ? – Ils ne voulaient pas m'obéir, hier soir. Si je n'obtiens pas leur respect, Jeremy, j'aurai peut-être le trône mais je n'aurai de reine que le nom. Je ne veux pas risquer ma vie ni celle de ceux que j'aime en n'étant qu'une personnalité de prestige sans pouvoir. – Alors, tu as tailladé le cou de Rhys pour montrer ta détermination. – En partie, oui. Et aussi sans réfléchir, par pur réflexe. Il voulait s'en prendre à Kitto pour une raison stupide, pour quelque chose qui s'est passé il y a des siècles. Mais Kitto ne lui a en fait jamais donné de raison de le haïr à ce point. – Notre garde à cheveux blancs déteste les gobelins, Merry. – C'est de sa faute si Kitto est un gobelin ? Il ne pourra jamais changer ça. – Non, il ne pourra jamais. Nous nous fixâmes un long instant, puis je lâchai : – Qu'est-ce que je vais faire ? – Avec Rhys, tu veux dire ? J'hésitai, puis sentis mon regard attiré vers le bas ; vers les prunelles bleues et implorantes de Kitto. Quel que soit l'endroit où je posais les yeux, je croisais ceux de gens qui attendaient quelque chose de moi. Kitto voulait que je prenne soin de lui, et Jeremy, lui, voulait me voir heureuse, j'imagine. – Je pensais que j'avais leur respect, quand on était dans l'Illinois. Mais on dirait que quelque chose a changé, depuis trois mois. – Qu'est-ce qui a changé ? – Je ne sais pas. Kitto leva la tête, ce qui fit glisser ma main vers la courbe tiède de sa nuque. – Doyle... souffla-t-il. – Qu'est-ce qu'il y a... Doyle ? lui demandai-je. Il abaissa à demi les paupières, comme s'il craignait de me regarder dans les yeux. Ce n'était pas de la timidité mais simplement un geste habituel, qui traduisait sa soumission. – Il dit que tu as bien commencé mais que tu n'as pas respecté le traité avec les gobelins. Levant légèrement les yeux, il poursuivit : – Tu n'as les gobelins pour alliés que pour trois mois encore, Merry. Pendant trois mois, si les Unseelie doivent se lancer dans une bataille, c'est à toi que la Reine s'adressera pour obtenir l'aide des gobelins, et non pas à notre Roi Kurag. Doyle craint que tu ne penses qu'à baiser tout le monde et que tu ne fasses rien contre tes ennemis. – Qu'est-ce que qu'il veut que je fasse ? Que je déclare la guerre à quelqu'un ? Il cacha son visage en le fourrant contre mon genou. – Je ne sais pas, maîtresse. Tout ce que je sais, c'est que les autres obéissent à Doyle. C'est lui que tu dois convaincre, pas les autres. Jeremy s'écarta de mon bureau et s'approcha de nous. – Je trouve un peu étonnant que des guerriers sidhes parlent aussi librement devant toi. Sans vouloir t'offenser, Kitto, tu es un gobelin. Pourquoi se confieraient-ils à toi ? – Ils ne se sont pas confiés à moi, comme tu dis. Mais, parfois, ils parlent devant moi comme si je n'étais pas là. Exactement comme tu viens de le faire. – Kitto, c'est à toi que je m'adresse, en ce moment. – Oui, mais, juste avant, tu parlais comme si j'étais quelque chose qui ne pouvait pas te comprendre, un chien ou une chaise. Vous faites tous ça. Baissant les yeux vers lui, j'aurais voulu nier ce qu'il disait mais je jugeai plus utile de réfléchir à ses paroles. Avait-il raison ? La conversation que je venais d'avoir avec Jeremy était plutôt de style privé. Et Kitto se trouvait là. Mais je n'avais besoin ni de son opinion ni de son aide. Pour tout dire, je n'avais même pas songé qu'il puisse m'être d'un soutien quelconque. Je le considérais comme quelqu'un que j'avais à protéger, un devoir à accomplir, mais pas comme un ami et, pour être franche, même pas comme une personne. Je soupirai et laissai ma main retomber, de sorte que je ne le touchais plus, mais lui continuait à me toucher. L'inquiétude lui écarquilla démesurément les yeux, et il agrippa ma main qu'il se reposa sur la tête. – S'il te plaît, ne sois pas fâchée après moi ! me supplia-t-il. – Je ne suis pas fâchée, Kitto, mais je crois que tu as raison. Je te traite comme un animal de compagnie, pas comme une personne. Jamais je ne ferais ça avec un autre homme. J'ai pris des libertés, je suis désolée. Se dressant sur ses genoux, il déclara : – Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. J'aime que tu me touches, ça me rassure. C'est la seule chose qui me rassure ici, dans cet... endroit. Son regard se fit soudain lointain, comme perdu. Je tendis ma tasse de thé à Jeremy, qui la prit et la posa sur le coin du bureau. Puis je pris le visage de Kitto entre mes mains et le forçai à me faire face. – Tu me dis que je te traite comme un chien ou une chaise ; moi, j'essaie de te traiter comme une personne, et tu ne veux pas de ça non plus. Je ne comprends pas ce que tu attends de moi, Kitto. Il posa ses mains chaudes sur les miennes et les pressa contre son visage. Elles étaient si menues ; c'était le seul homme de ma connaissance qui avait des mains plus petites que les miennes. – Je voudrais toujours que tu me touches, Merry. Ne t'arrête pas. Ça m'est égal si les gens parlent devant moi en m'ignorant. Ça me fait entendre des choses, apprendre des choses... – Kitto, murmurai-je. Il grimpa sur mes genoux comme un enfant, me contraignant à l'entourer de mes bras pour l'empêcher de tomber. Ma main droite glissa sur les écailles brillantes qui lui recouvraient le dos, tandis que ma main gauche se posait sur la courbe lisse de sa cuisse. Si les sidhes n'avaient pas beaucoup de poils, les gobelins serpents en étaient totalement dépourvus. Ce double héritage avait rendu le corps de Kitto aussi poli que s'il avait été passé à la cire de la tête aux pieds. C'était un produit de la dernière guerre entre les sidhes et les gobelins, ce qui signifiait qu'il avait plus de deux mille ans. Je connaissais leur histoire, mais, à le tenir ainsi dans mes bras comme une poupée géante, j'avais du mal à y croire. Comment imaginer que l'homme blotti sur mes genoux était né bien avant le Christ ? Doyle était encore plus âgé, et Frost aussi. Rhys, sous un nom différent qu'il refusait de me révéler, avait été jadis vénéré comme une déité de la mort. Nicca, avec ses quelques centaines d'années, était jeune, en comparaison. Galen, lui, n'avait que soixante-dix ans de plus que moi : à la cour, c'était comme si nous avions été élevés ensemble. J'avais grandi en les voyant tous rester les mêmes. Ils étaient immortels mais, moi, je ne l'étais pas. Je vieillissais un peu plus lentement qu'un véritable humain, c'était tout. Je faisais une dizaine ou une vingtaine d'années de moins que mon âge. Vingt ans de plus à vivre, c'était cool, mais ça ne voulait pas dire l'éternité. Je cherchai dans le regard de Jeremy une solution à mon problème avec le gobelin. Les mains levées, il déclara : – Ne me fixe pas comme ça. Je n'ai jamais eu d'employé qui grimpait sur mes genoux pour me demander de le caresser. – Ce n'est pas exactement ce qu'il veut. Il voudrait surtout être rassuré. – Si tu as réponse à tout, Merry, pourquoi ne le rassures-tu pas, dans ce cas ? – Peut-être qu'un peu plus d'intimité ferait l'affaire, répondis-je. Aussitôt ces paroles prononcées, je sentis le corps de Kitto se détendre contre le mien. Il glissa une paume sous ma veste, qui alla s'appliquer sur le bas de mon dos. Puis il desserra ses genoux de façon à les ramener sous mon bras, dirigeant ainsi ma main sur sa cuisse, vers le bord de son short. Puisque Kitto ne voyait jamais aucun de mes clients, il pouvait s'habiller aussi décontracté qu'il le désirait. Jeremy réarrangea sa cravate, tapota les pans de son costume. Gestes purement nerveux, d'après moi. – Bon, je vous laisse, tous les deux. Mais j'imagine que, dès que Doyle s'apercevra que tu es seule avec Kitto, il fera irruption ici. – On n'a pas besoin de beaucoup de temps, lui dis-je. – Mes condoléances, lâcha-t-il. Il s'apprêtait à ajouter quelque chose mais se ravisa, tira sur les manches de sa veste et se dirigea d'un pas ferme vers la porte, qu'il ouvrit et referma soigneusement derrière lui. Je baissai les yeux vers le gobelin. Nous n'allions pas faire ce que Jeremy pensait manifestement que nous ferions. Je n'avais jamais eu de rapports avec Kitto, et je n'avais pas l'intention de commencer maintenant. J'avais déjà échangé de la chair avec un des gobelins pour cimenter le traité conclu entre eux et moi, mais un tel geste peut vouloir dire beaucoup de choses pour ces petits êtres. Techniquement, une fois que j'avais laissé Kitto imprimer une empreinte parfaite de ses dents sur mon épaule, nous avions échangé de la chair et c'était terminé. Mais ce qui aurait dû être une cicatrice avait fini par s'atténuer avant de disparaître complètement de ma peau. J'avais montré au Roi Kurag la trace de la morsure quand elle était encore fraîche, mais ni Kitto ni moi ne lui avions annoncé ensuite qu'elle avait pratiquement disparu. Sans cette marque, il n'y avait aucune preuve que j' appartenais à Kitto. La douleur que m'avait occasionné la morsure de Kitto était allée se perdre quelque part, au cours d'une relation sexuelle que j'avais eue avec un autre. Elle s'était volatilisée durant l'instant divin où mon corps avait décollé vers le lieu magique où le plaisir et la douleur se confondent. Mais à froid, sans préliminaires, se faire ôter un morceau de chair peut être diablement douloureux. Si on suivait la tradition à la lettre, Kitto pouvait légitimement s'attendre à recevoir du réconfort sous la forme d'un échange de chair, quel que soit le sens de ce partage pour nous. J'avais beaucoup de chance avec mon petit gobelin : il m'était tout dévoué et se trouvait ravi de cette situation. Mon père avait fait en sorte que je comprenne toutes les cultures de la cour Unseelie, et je savais ce qui pouvait rassurer ou ne pas rassurer Kitto. Je me devais de jouer franc jeu avec lui, de ne pas tricher. J'avais toutes les raisons de croire que Kurag serait fort contrarié de constater que je n'avais pas de marque de gobelin visible sur le corps ; et, pour arranger le tout, Kitto n'allait pas avoir de rapport sexuel avec moi. C'est pourquoi je m'efforçais de respecter au maximum les règles et les tabous relatifs à leur culture. Je devais à la fois rassurer Kitto et continuer mon boulot de la journée. J'avais deux clients à voir avant d'aller rendre visite à Maeve Reed. D'après Jeffery Maison, elle avait insisté pour me rencontrer dans l'après-midi, et non le soir. Sinon, cela devrait attendre le lendemain. Kitto se blottit contre moi, ses petites mains me pétrissant le dos et la taille. Il me rappelait doucement qu'il était là et qu'il attendait. La porte s'ouvrit, soudain. Rhys apparut sur le seuil, hésita, et je sentis monter en moi une colère froide. – Entre, Rhys, lui lançai-je d'une voix glaciale. Viens te joindre à nous. – Je vais chercher Doyle, marmonna-t-il en secouant la tête. – Non. Il s'arrêta, se retourna et croisa mon regard. – Tu sais que je ne te partage pas avec le... Il stoppa net avant de prononcer le mot gobelin, puis acheva d'un air maladroit : – ... avec lui. – Et si je te disais que, si, justement, tu allais me partager avec lui ? – Je suis venu m'excuser, Merry. Si j'avais blessé Kitto, ça aurait mis en danger ton traité avec les gobelins. Je regrette d'avoir perdu mon sang-froid. – Si ç'avait été la première fois, j'aurais accepté tes excuses. Mais ce n'est pas la première fois, Rhys. Ni même la quinzième. Les paroles d'excuse ne suffisent plus, à présent. – Qu'est-ce que tu attends de moi, Merry ? demanda-t-il sur un ton de plus en plus irrité. – Que tu me distraies pendant que je réconforte Kitto. Il secoua si fort la tête que sa crinière blanche vola en tous sens. Puis il grimaça et porta la main à sa nuque. Malgré le bandage qu'il avait appliqué sur sa plaie, elle le faisait apparemment encore souffrir. Mais sa blessure ne demeurerait pas longtemps ; quelques heures tout au plus, et elle ne serait plus qu'un mauvais souvenir. – J'ai juré de ne jamais plus laisser la chair d'un gobelin toucher la mienne, Merry. Tu le sais. – C'est moi qu'il va toucher, Rhys, pas toi. – Non, Merry, non. – Alors fais tes bagages et va-t'en. – Qu'est-ce que tu dis ? interrogea-t-il en écarquillant l'œil. – Je dis que je ne peux pas m'offrir le luxe de te voir blesser Kitto et de fiche en l'air mon traité avec les gobelins. – Je t'ai dit que je regrettais. – Pas assez pour faire ami ami avec lui. Pas assez pour te comporter comme un garde du corps et non comme un enfant bigot et pourri gâté. Toujours planté sur le pas de la porte, il m'observa un instant avant de hasarder : – Tu ne veux tout de même pas dire que tu es prête à me jeter dehors pour ce... gobelin ? – Mes ennemis sont les ennemis des gobelins pour trois mois encore. Ça m'a offert une sécurité qu'aucun de vous n'a été capable de m'apporter. Personne n'a intérêt à risquer de se retrouver face à une armée entière de gobelins. Le fait que tu te laisses aveugler par tes préjugés prouve que tu es trop imparfait pour être mon garde. Je passai la main sur le bras de Kitto, appuyai sa tête plus fort contre mon épaule, et forçai Rhys à le regarder. Sur son visage se lisait à présent une fureur intense. Brandissant un doigt vers le gobelin, il rétorqua : – Ce sont eux qui m'ont rendu imparfait. Il arracha alors son bandeau et pénétra dans la pièce d'un pas rageur. – Ce sont eux qui m'ont fait ça ! C'est lui ! Kitto leva la tête suffisamment haut pour protester : – Je ne t'ai jamais fait de mal. Les mains tremblantes de Rhys se refermèrent lentement pour ne plus former que des poings cruels. Il se tenait debout devant nous, menaçant, vibrant de rage, avec le besoin manifeste de frapper quelque chose ou quelqu'un. – Non, Rhys, soufflai-je. Je craignais, si j'élevais le ton, de le faire partir. Je ne voulais sincèrement pas le perdre, mais je ne voulais pas non plus voir Kitto se faire blesser. J'entendis alors un bruit derrière nous, et la voix de Doyle résonna soudain, calme et profonde. – Il y a un problème ? – Hum... grâce à Rhys, je dois maintenant renouveler mes serments avec Kitto. Je lui ai donc dit qu'il devait me distraire pendant ce temps. – Je serais heureux de te distraire, Princesse. – Oh, c'est vrai, tu es très doué pour les préliminaires tant qu'il n'y a pas de suites à donner, Doyle. Mais laisse-moi te dire que ça aussi, ça commence à me taper sur le système. – Frost devrait bientôt rentrer de sa mission. Il a dit à la starlette qu'elle allait devoir trouver quelqu'un d'autre pour la protéger de ses fans. – Je croyais que son job devait durer jusqu'à la fin de la semaine, au moins. – J'ai jugé plus prudent de le faire revenir, après la tentative de la nuit dernière, Princesse. Je l'ai envoyé en éclaireur chez Mme Reed. – En éclaireur ? répétai-je, surprise. – N'oublions que c'est une sidhe de la cour Seelie. Une ancienne déesse, peut-être, mais qui n'appartient plus à aucune cour. Elle pourrait se croire au-dessus de nos lois. Je serais un bien piètre garde, en vérité, de te laisser pénétrer chez elle sans aucune vérification préalable. – Alors, comme ça, tu as débauché Frost qui travaillait pour l'agence, sans en parler à Jeremy ou à moi ? Doyle resta muet. – J'imagine que ce silence veut dire « oui ». Me tournant vers mon autre garde, j'ajoutai : – Ecarte-toi, Rhys, tes petites démos d'intimidation, je commence à les connaître. Elles ne me font plus d'effet. Il parut quelque peu surpris de me voir si peu impressionnée. Mais son show ne m'était peut- être pas destiné, après tout. Kitto, lui, était affreusement pâle et semblait terrifié. – Dégage ! lui criai-je. – Fais ce que te dit la princesse, renchérit Doyle. Alors, seulement, Rhys daigna bouger, mais bien à contrecœur. Je le regardai un instant puis m'adressai à Doyle qui attendait toujours sur le pas de la porte. – Soit Rhys me rend le service de me distraire pendant que je rassure Kitto, soit il fait sa valise et retourne dans l'Illinois. Doyle afficha un air stupéfait. Il est vrai que les Ténèbres de la Reine n'avaient pas souvent droit à ce genre de réponse. Ce qui me mit particulièrement en joie. – Je croyais que tu étais sensible aux attentions de Rhys, Princesse. – C'est vrai, j'adore avoir Rhys dans mon lit, mais ce n'est pas une raison. S'il est incapable de se contrôler quand Kitto est dans les parages, il va finir par exploser et lui faire du mal. Tu sais que Kurag n'a pas voulu traiter avec moi, Doyle. Dès le début, il a essayé de se défiler. Je l'ai forcé à conclure une alliance mais, si Kitto est blessé - ou, pire, tué -, Kurag pourra s'en servir comme d'une excuse pour rompre notre pacte. D'une main posée sur le visage de Kitto, je le forçai à se détourner de Rhys. – Et crois-tu que si Kurag devait nous envoyer un autre gobelin, il serait aussi agréable que Kitto ? continuai-je. C'est la chair de ma chair qui est mise en jeu, ici, pas la tienne, ni celle de Rhys. – C'est tout à fait vrai, Princesse. Mais si tu renvoies Rhys, notre Reine nous enverra aussi un autre garde pour le remplacer ; et j'en connais beaucoup qui seraient autrement moins agréables que lui. – Tant pis, Doyle. Soit Rhys accepte de faire ce que je lui demande, soit il dégage. Je suis fatiguée de cette attitude mélo qu'il prend tout le temps. Doyle inspira si profondément que je pus voir du fond de la pièce sa poitrine s'élever et se rabaisser. – Dans ce cas, je reste ici pour m'assurer de votre sécurité à tous. – Ne me dis pas que je suis obligé de faire ça ? lui demanda soudain Rhys sur un ton indigné. – La princesse Meredith NicEssus, dotée du pouvoir de la Main de Chair, t'a donné un ordre bien précis. Si tu n'obéis pas, tu sais déjà ce qui t'attend. Rhys s'avança vers Doyle, sa colère semblant s'amenuiser doucement. – Tu me rejetterais pour cela ? Je suis l'un de tes meilleurs gardes. – Je détesterais devoir te perdre, Rhys, mais je ne peux pas aller contre les désirs de la princesse. – Ce n'est pas ce que tu disais hier soir, lui opposa-t-il. – Elle a raison, Rhys, tu as compromis notre alliance avec les gobelins. Si tu ne peux pas contrôler ta haine pour Kitto, tu représentes un danger pour nous tous. La princesse a raison de te faire affronter cette peur. – Je n'ai pas peur de lui, lâcha-t-il en montrant le gobelin du doigt. Kitto frémit et se blottit encore plus fort contre moi. – La haine gratuite est issue de la peur, lui rétorqua Doyle. Les gobelins t'ont fait du mal il y a longtemps, et tu redoutes de te retrouver entre leurs mains. Haïs-les à ta guise, crains-les si tu le souhaites, mais ce sont nos alliés, et tu dois les traiter comme tels. – Je n'aiderai pas cette... chose à planter ses crocs dans la chair d'une princesse Unseelie. – Si tu t'étais conduit correctement, je n'aurais pas été contrainte de refaire ça si tôt, Rhys. A cause de toi, je vais souffrir ; et, si je m'y suis résolue, le minimum que tu puisses faire est de me rendre la chose sinon agréable, du moins pas totalement déplaisante. Il se dirigea vers la fenêtre, jeta un coup d'œil absent au-dehors puis, sans se retourner, déclara : – Je ne sais pas si je pourrai. – Essaie, l'encourageai-je, ose, même si ça te répugne. Si ça t'est vraiment insupportable, on en reparlera, mais essaie d'abord. Il appuya un instant sa tête contre la vitre puis la releva, se carra les épaules et se retourna vers nous. – OK, je vais faire de mon mieux. Mais arrange-toi pour qu'il ne me touche pas. A voir le visage effrayé du petit gobelin, je crus bon de répliquer : – Rhys, sans vouloir te froisser, je ne crois pas que Kitto voudrait te toucher non plus. – D'accord, alors on y va. On a des clients qui attendent. Esquissant un sourire forcé, il ajouta : – On a des mystères à résoudre, des sales types à attraper. – Ah, je reconnais bien là ton courage. Doyle ferma la porte derrière lui et s'y appuya avant de déclarer : – Je n'interviendrai pas, sauf s'il y a danger. Pour la première fois, Doyle avait à me protéger non pas d'une force extérieure mais de l'un de mes gardes. Rhys s'avança vers nous, et j'avisai le bandage sur son cou ; il était presque aussi large que ma paume. Je me dis alors que, si Doyle était là pour veiller sur Kitto et moi-même, il était peut-être... peut-être là aussi pour protéger Rhys de la princesse Meredith. 5 Rhys posa son trench de soie sur mon bureau et se planta devant nous. Quant à Kitto, il se roula en boule sur mes genoux, regardant mon garde comme une souris regarde un chat, en espérant que, si elle se fait toute petite, il ne lui sautera pas dessus. Son étui de revolver blanc ressortait de façon très élégante sur sa chemise ouverte jusqu'à la taille, la crosse noire contrastant vivement avec ce camaïeu de crème et de blanc. – Rhys, donne ton arme à Doyle, s'il te plaît. Il se tourna vers son capitaine, qui, de la chaise près de la fenêtre où il avait repris sa place, lui lança : – Je crois que tu rends le petit homme un peu nerveux, Rhys. – Dommage pour lui, rétorqua-t-il sur un ton cruel. Comme je lui jetai un regard furieux, je sentis les premières manifestations du pouvoir qui s'emparait de moi. Je ne tentai pas de lutter contre la colère ou la magie. Je les laissai emplir mes yeux, sachant que les couleurs de mon iris commençaient à vibrer et luire au milieu de la pièce sombre. – Fais très attention, Rhys, sinon tu sais ce qui t'attend : tu pars d'ici et tu ne reviens plus. De nouveau, je me mis à parler lentement et à voix basse. Je m'accrochais à ma magie comme on retient son souffle ; surtout me contrôler, pour ne pas me mettre à hurler. J'avais dû me montrer assez persuasive car Rhys s'avança vers Doyle. Il lui tendit son revolver par la crosse puis resta un instant planté devant lui, les épaules bien droites et les poings serrés, comme s'il se sentait dépouillé et vulnérable sans son arme. S'il avait à affronter un danger mortel, j'aurais compris, mais Kitto ne représentait pas ce genre de menace pour Rhys. La respiration haletante, il se tourna vers nous. Sa colère avait quasiment disparu, pour laisser place à une crainte à peine déguisée. Doyle ne se trompait pas : Rhys avait peur de Kitto, ou, plus exactement, des gobelins. C'était un peu comme une phobie pour lui. Une phobie basée sur un fait réel ; quelque chose qu'il est donc pratiquement impossible de maîtriser. Pour la deuxième fois, il se planta devant nous, me dévisagea d'un air si hésitant, si peu assuré que je ne fus pas loin de lui dire : « Non, tu n'es pas obligé de faire ça. » Mais j'aurais menti. Il devait le faire. Si l'on n'agissait pas, Rhys exploserait une fois de trop, et Kitto n'en ressortirait peut-être pas vivant. On ne pouvait pas mettre ce traité en péril. Et c'était à moi de prendre soin du petit gobelin. Que ferais-je si Rhys le tuait dans un accès de panique ? Je ne me voyais pas en train d'ordonner l'exécution de celui que je connaissais depuis le berceau. J'eus envie de rassurer Rhys, de lui dire que tout allait bien, mais je ne voulais pas passer pour une faible non plus. Je m'abstins donc de prononcer la moindre parole, et je gardai Kitto roulé en boule contre moi. – Je suis toujours sorti quand tu faisais tes petites affaires avec ce... avec lui, déclara Rhys. Qu'est-ce qui se passe, aujourd'hui ? Là, c'en était trop. Tout à coup, je ne me sentis plus aucune compassion pour lui. M'adressant à Kitto, je laissai tomber : – Je t'offre de la petite chair ou du petit sang ? Petite chair voulait dire une légère excitation, en argot gobelin. Petit sang signifiait entamer à peine la peau, y laisser juste une marque. Il y avait toutes les chances pour que Kitto choisisse une chose pour laquelle je n'aurais pas besoin de distraction. Avec le temps, je lui avais appris d'autres façons de caresser et d'exciter, autrement moins stressantes pour chacun de nous. En prenant soin de ne rencontrer le regard de personne, il souffla : – De la petite chair. – D'accord. – Qu'est-ce que vous faites ? demanda Rhys, déconcerté. – On négocie toujours avec un gobelin avant l'amour, Rhys. Sinon, on risque de se retrouver très mal. – J'ai été prisonnier d'eux une nuit entière, répliqua-t-il en grimaçant. Je n'avais aucune possibilité de négocier. Je soupirai et secouai la tête. La plupart des sidhes, qu'ils soient Seelies ou Unseelies, avaient une très pauvre connaissance des cultures qui n'étaient pas la leur. Ils étaient persuadés que tout ce qui n'était pas sidhe ne valait pas la peine d'être étudié. – Selon la loi des gobelins, tu avais cette possibilité, Rhys. S'ils t'avaient torturé, alors, effectivement, tu n'aurais eu qu'à subir ce qu'ils te faisaient... bien qu'en réalité il soit aussi possible de négocier sous la torture. Pour le sexe, en revanche, tu as toujours la possibilité de négocier. C'est une coutume, chez les gobelins. La grimace de Rhys s'accentua. Son œil unique paraissait si perdu, si chargé de douleur. Je posai Kitto sur ses pieds et me levai pour faire face à mon garde. Pour une fois, Rhys ne parut pas se rendre compte que Kitto se trouvait si près de lui. – Les gobelins violent, c'est vrai, et tu n'as aucun moyen d'y échapper ; mais tu peux imposer certaines conditions, dire ce que tu veux ou ne veux pas qu'on te fasse. Sa main se leva lentement vers ses cicatrices puis s'arrêta juste avant de les toucher. – Tu veux dire... Il n'acheva pas sa phrase. – …que tu aurais pu leur interdire de te défigurer à vie, oui, terminai- je pour lui. Je lui parlais très doucement. Je voulais tout lui dire et j'en avais peur, en même temps. Car j'avais découvert quelques mois plus tôt comment il avait perdu son œil. Une expression d'horreur se dessina sur son visage. Je lui touchai les joues, me hissai sur la pointe des pieds et pris sa tête entre mes mains pour l'attirer vers la mienne. Je lui posai alors un léger baiser sur les lèvres - juste un effleurement de ma bouche contre la sienne - et me tendis au maximum afin que mon corps vienne se coller au sien. Puis je déposai un autre baiser, sur sa cicatrice, cette fois. Rhys bondit subitement en arrière. Comme je perdais l'équilibre, le bras de Kitto me retint juste à temps pour m'empêcher de tomber. – Non, fit-il, non... – Viens à moi, Rhys, lui soufflai-je en tendant la main vers lui. Il continua de reculer. Mais Doyle s'était avancé derrière lui sans qu'aucun de nous le remarque, et Rhys s'arrêta quand il heurta le corps de son capitaine. – Si tu lui refuses cela, Rhys, tu devras retourner dans l'autre monde. Il considéra un instant Doyle, puis fixa sur moi son unique œil. – Je n'ai pas refusé, je... je ne savais pas. – La plupart des sidhes ne savent rien de la culture des gobelins, lui dis-je alors. C'est pour ça qu'ils sont de si redoutables guerriers ; parce que personne ne les comprend. Nous aurions pu gagner la guerre contre eux des siècles plus tôt, si on avait pris le temps d'étudier leur comportement et leurs habitudes. Et je ne veux pas dire par là, les torturer. On n'apprend pas la culture de quelqu'un en le torturant. Doyle posa une main sur l'épaule de Rhys et le poussa doucement vers nous. Sa peur semblait l'avoir quitté, à présent, mais il paraissait en état de choc, comme si une partie de son univers s'était brisée, le laissant à moitié dans le vide. Quand il fut à nouveau devant nous, je lui touchai la joue. Il sursauta, cligna des yeux, visiblement surpris de me trouver face à lui. – Tu n'es pas esquinté, Rhys. Tu es magnifique. Je tentai d'abaisser son visage vers le mien, mais les quinze centimètres qui nous séparaient me freinèrent dans mon élan. Je pus lui embrasser la bouche mais ne parvins pas à atteindre ses yeux. Je me hissai donc une nouvelle fois sur la pointe des pieds, ce qui tendit mon corps contre le sien. Le bras de Kitto, resté autour de ma taille, se trouvait maintenant emprisonné entre nous deux. Comme Rhys ne semblait éprouver aucune répulsion à ce contact, je m'enhardis dans la tentative. J'allais finir ce que j'avais commencé. Je laissai mes lèvres remonter lentement vers le haut de son visage, jusqu'à ce qu'elles effleurent sa cicatrice. Malgré lui, il bondit en arrière et, seule la main de Doyle sur son épaule l'empêcha de s'enfuir à nouveau. Il ferma les yeux avec force, comme un condamné qui ne veut pas voir la balle fondre sur lui. Continuant de promener ma bouche le long de sa balafre, je posai un léger baiser sur son orbite vide, là où aurait dû se trouver l'autre de ses très beaux yeux. Rhys était si tendu sous mes mains qu'il en tremblait presque. Je l'embrassai plus profondément et laissai mes lèvres s'ouvrir et se refermer sur l'emplacement de l'œil disparu. Il lâcha un petit cri, à peine audible. Alors, avec une infinie douceur, je léchai sa cicatrice, et un nouveau son s'échappa de sa gorge, qui n'avait rien à voir avec de la douleur. Et qui fut bientôt suivi de petits halètements, aussi légers que brefs. Les poings qu'il tenait contre ses cuisses étaient crispés, mais pas par la colère. Je passai à nouveau la langue et les lèvres sur sa balafre, jusqu'à ce que ses genoux commencent à se dérober sous lui. Et ce fut Kitto qui le prit par la taille, le soutenant comme s'il ne pesait aucun poids pour lui. J'embrassai Rhys sur la bouche, et, comme il me rendait mon baiser, il parut se noyer en moi, chercher dans ma bouche un souffle de vie salvateur. Nous nous retrouvâmes bientôt accroupis par terre, Doyle debout au-dessus de nous, et Kitto toujours agrippé à la taille de Rhys. Me glissant les mains dans le dos, celui-ci m'attira contre lui, avec assez de puissance pour que, malgré le bras de Kitto entre nos deux corps, je devine son sexe dur et ferme contre mon bas-ventre. Une boucle de ceinture ou une attache de pantalon avait dû érafler la peau de Kitto car il émit un bref gémissement. Ce léger bruit alerta Rhys, qui jeta un coup d'œil inquiet autour de lui et aperçut le bras du gobelin plaqué contre sa taille. Il lâcha un cri de stupeur et s'écarta de moi d'un fulgurant bond en arrière. J'allais annoncer à Rhys qu'il en avait assez fait pour me satisfaire, lorsque Kitto articula le premier : – Je me déclare satisfait. – Mais... tu n'as rien eu, lui rétorquai-je sur un ton surpris. Clignant des paupières, il me répondit : – Je suis satisfait. Il semblait sur le point d'ajouter quelque chose, quand il se ravisa et secoua la tête d'un air pensif. Ce fut Rhys qui dit alors : – Tu n'as pas encore eu ton morceau de chair. – Non, mais c'est mon droit d'y renoncer, répliqua-t-il simplement. – Et pourquoi ferais-tu ça ? insista Rhys, toujours accroupi, tel un animal paniqué. – Merry a besoin de tous ses gardes pour être en sécurité. Je ne permettrais pas qu'elle en perde un seul à cause de moi. – Tu... tu abandonnerais la chair et le sang qui te reviennent pour que je reste ? – Oui, fit-il en fixant le sol. – Tu as pitié de moi, c'est ça ? demanda-t-il avec une pointe de colère dans la voix. Kitto leva la tête, manifestement surpris par cette question. – Pitié de toi ? Pourquoi ? Tu es magnifique et tu partages le corps de Merry aussi bien que son lit. Tu as l'espoir de devenir roi un jour. Ces balafres dont tu crois qu'elles te font du tort sont une marque de beauté chez nous, les gobelins ; et une marque de valeur aussi, car elles montrent que tu as surmonté une grande douleur. Il hésita un instant puis continua : – Tu es un guerrier sidhe. Personne, à part la reine, ne t'intimide. Regarde-moi, guerrier. Regarde-moi ! Il tendit en avant ses petites mains. – Je n'ai pas de griffes, je n'ai pas de jolis petits crocs. Je suis comme un humain, chez les gobelins. Pour la première fois, l'amertume était palpable dans la voix de Kitto. Une amertume due à des années d'abus, piégé dans un corps trop tendre, au milieu d'un monde où la violence et les prouesses physiques sont vénérées. Il était né victime parmi les gobelins. Il avait ses petites mains tendues vers Rhys, mais c'était de la colère qui se lisait sur son visage aux traits délicats. De la colère, et de la vulnérabilité, aussi. Kitto savait très bien ce qu'il était, et ce qu'il n'était pas. Chez les gobelins, il était le souffre-douleur de tous. Inutile de se demander pourquoi il voulait rester près de moi, même au cœur de cette grande ville cruelle. 6 Demandez aux gens, surtout aux touristes, où vivent les personnes fortunées et célèbres de la Californie du Sud ; ils vous répondront : à Beverly Hills. Mais Holmby Hills est tout aussi truffé d'argent, de célébrités, et de luxueuses propriétés clôturées par de hautes palissades qui empêchent le vulgum pecus de voir ce qui se passe du côté des riches. Cet endroit n'est cependant plus le lieu branché qu'il était autrefois ; ce n'est plus là où les stars montantes viennent habiter. Une chose n'a pas changé, pourtant : il faut de l'argent pour ériger ces murs et ces portails infranchissables autour de votre maison. Beaucoup d'argent. Et, finalement, c'est peut-être la raison pour laquelle les toutes nouvelles vedettes du show-biz ne viennent plus s'installer à Holmby Hills ; elles n'en ont pas les moyens. Maeve Reed, elle, pouvait s'offrir ce luxe. C'était une super-star. Et, heureusement pour nous, elle ne faisait pas partie de la minorité la plus riche. Si elle avait été, disons... Julia Roberts, on aurait dû user de ruses de Sioux pour esquiver l'armée de journalistes qui l'auraient traquée comme ils me traquaient moi-même. Un lot de reporters enragés, ça suffisait pour la journée, merci. Il existait plusieurs moyens de se débarrasser des médias sans avoir forcément recours à la magie. Par exemple, un vieux van blanc piqué de taches de rouille et stationné en permanence dans le garage. L'agence Grey s'en servait pour sa surveillance quand l'autre n'était pas assez discret pour l'endroit où on devait planquer. Si c'était un quartier chic, on prenait le van neuf et reluisant. Si c'était un quartier populaire, on utilisait la vieille camionnette, qui passait alors inaperçue. Les journalistes avaient donc pris l'habitude de suivre le beau van chaque fois qu'il sortait, en considérant que pouvaient s'y cacher la princesse et son entourage. Ce qui nous laissait la jouissance du vieux véhicule, même s'il devait passer pour une véritable épave dans les rues de Holmby Hills. Les cartons scotchés sur les vitres arrière servaient à dissimuler aux regards indiscrets les caméras et autres équipements de surveillance. Quant aux points de rouille disséminés sur la peinture blanche de la carrosserie, ils pouvaient, en cas d'urgence, servir de viseurs à une arme à feu. C'était Rhys qui conduisait, le reste d'entre nous étant caché à l'arrière du van. Il avait fourré la masse de ses cheveux blancs sous une casquette, tandis qu'une barbe et une moustache postiches dissimulaient une bonne partie de sa balafre. Mes gardes étant devenus presque aussi détectables que moi-même par les caméras, ils devaient être parfaitement déguisés. Et Rhys adorait jouer les détectives. Il portait une tenue parfaitement banale et avait, pour une fois, décidé de mettre ses émotions de côté. Tapi par terre, Kitto se cachait sous mes jambes. Quant à Doyle, il se tenait loin de moi, à l'extrémité de la banquette, alors que Frost avait pris place entre nous deux, sur le siège du milieu. Assis l'un à côté de l'autre, les deux hommes avaient pratiquement la même taille. Debout, Frost dépassait Doyle de quelques centimètres. Il avait les épaules un peu plus carrées et le corps un peu plus musclé. La différence n'était pas grande, cependant, et on ne la remarquait pas quand ils étaient habillés. Mais elle existait malgré tout, même si la Reine Andais les traitait comme les deux faces d'une même pièce. Ses Ténèbres et son Froid Mortel... Mais Doyle avait un nom, à part ce surnom que lui donnait la Reine, alors que Frost n'en avait pas. Il s'appelait simplement Frost, ou Froid Mortel, c'était tout. Il était vêtu d'un pantalon anthracite dont les jambes démesurément longues recouvraient la presque totalité de ses mocassins gris foncé, polis comme des miroirs. Il portait une chemise blanche, ornée de nervures sur le devant, dont le col enserrait étroitement son cou long et mince. Un gilet gris pâle dissimulait l'étui de son Magnum .44 plaqué de nickel. Une arme si énorme que je pouvais à peine la tenir d'une main, et encore moins tirer avec. Ses cheveux d'argent étaient retenus en arrière par une queue-de-cheval qui lui faisait le visage lisse, puissant et presque trop beau à regarder. Retombant souplement sur le dossier de son siège, elle s'étalait en partie sur ses épaules, et, lorsque quelques mèches m'effleurèrent quand il se tourna vers Doyle, je ne pus m'empêcher de les toucher pour en sentir la douceur entre mes doigts. Malgré son aspect métallique, sa chevelure avait la texture de la soie ; une soie qui, bien souvent, avait caressé mon corps nu. J'ai toujours pensé que la crinière d'un homme devrait lui descendre jusqu'aux genoux. A la haute cour des sidhes, on mettait beaucoup de fierté dans ses cheveux. La hanche de Frost était pressée contre la mienne, et je devais avouer qu'il était difficile de faire autrement dans l'étroitesse de notre habitacle. En revanche, sa cuisse collée à la mienne, ça, il n'y était pas obligé ! Ayant saisi une mèche de sa queue-de-cheval pour la porter devant mes yeux, je m'amusais à discerner le monde derrière l'écran fluide qui me caressait le visage, lorsque Doyle demanda : – Tu nous écoutes, Princesse Meredith ? Je sursautai et lâchai les cheveux de Frost. – Oui, j'écoute. A son expression, il était clair qu'il ne me croyait pas. – Alors, répète ce que nous venons de dire, si tu le peux. J'aurais pu lui rétorquer que j'étais une princesse et que je n'avais pas à répéter quoi que ce soit, mais ç'aurait été faire preuve d'infantilisme. Par ailleurs, il se trouvait que j'avais réellement écouté une partie de leur conversation. Aussi articulai-je, d'un air absent : – Frost a aperçu des gens de Kane et Hart derrière les murs. Ce qui veut dire qu'ils bossent pour elle : ils font soit un boulot de garde du corps, soit quelque chose requérant un talent psychique quelconque. L'agence Kane et Hart était, à Los Angeles, la seule à pouvoir prétendre rivaliser avec l'agence Grey. Kane était un expert en parapsychologie et en arts martiaux. Les frères Hart, quant à eux, étaient deux des plus puissants magiciens que je connaissais. Leur société travaillait davantage que nous dans la protection rapprochée - ou le faisait, tout au moins... jusqu'à l'arrivée de mes gardes personnels. – Et ? insista Doyle en me fixant. – Et, quoi ? interrogeai-je. Frost éclata d'un rire sensuel et viril, qui, mieux que les mots, traduisait une satisfaction... dont je connaissais la raison, sans même avoir à la demander. Il était heureux de me voir distraite par sa présence à mes côtés. Et, pour être franche, c'était lui que je trouvais le plus distrayant parmi les gardes avec qui je couchais. Il tourna vers moi ses yeux gris couleur d'orage, où flottait encore la trace d'un rire malicieux. Un rire qui adoucissait ses traits trop parfaits, qui lui donnait l'air plus humain. Je posai délicatement mes doigts sur sa joue, et son sourire s'effaça lentement, pour ne laisser sur son visage qu'un regard grave, chargé d'une tendresse à la fois muette et prometteuse. Je plongeai mes yeux dans les siens. Ils étaient gris, mais sans posséder trois nuances différentes, comme les miens ou ceux de Rhys. Un gris qui avait la couleur d'un jour de pluie et qui, comme les nuages, pouvait changer et tourbillonner selon ses humeurs. Son regard avait ainsi pris la teinte perle du ventre d'une colombe quand Frost se pencha sur moi pour m'embrasser. En s'accélérant, mon pouls me compressa la gorge et me laissa incapable de respirer. Ses lèvres effleurèrent les miennes avant d'y déposer un baiser soyeux qui frissonna contre ma chair. Puis, lentement, il releva la tête, et nous nous regardâmes pendant un instant. Un instant de reconnaissance. Nous avions partagé le même lit durant trois mois. Il avait veillé sur ma sécurité. Je lui avais fait connaître le XXIe siècle. J'avais vu le Frost solennel réapprendre à sourire et à rire. Nous avions vécu ensemble des moments délicieusement intimes, des parties de rigolade aussi, et nous avions fait mille découvertes sur le monde en général, dont aucune n'avait été assez intense pour assouvir notre appétit. Et voilà qu'un seul regard de lui, un seul baiser, me désarmaient littéralement ; comme si, sans le savoir, j'avais attendu cet ultime contact pour fondre devant lui. J'aimais Frost et, au regard surpris qu'il posa sur moi, je compris que lui aussi éprouvait la même chose. La voix de Doyle tomba alors comme un couperet, nous faisant tous les deux sursauter en même temps. – Ce que tu n'as pas entendu, Meredith, c'est que la propriété de Maeve Reed est cernée de barrières magiques. Et seule une déesse qui vit sur le même sol depuis plus de quarante ans peut s'en offrir de telles. Toujours aussi distraite par Frost, je clignai des yeux dans l'espoir d'enregistrer ce que Doyle était en train de m'expliquer. Je l'avais entendu mais je n'étais pas certaine d'avoir intégré tout ce qu'il venait de me dire. Si Frost et moi avions été seuls, nous aurions parlé de tout cela ensemble. Mais nous n'étions pas seuls, et ce n'était pas le fait d'être amoureux qui changeait quelque chose. Je dirais plus exactement que cela changeait tout, et rien. Le fait d'aimer quelqu'un vous fait changer, c'est vrai, mais les membres d'une famille royale se marient rarement par amour. Ils se marient pour cimenter des traités, pour empêcher ou pour stopper des guerres, ou pour forger de nouvelles alliances. Dans le cas des sidhes, on se marie pour procréer. Je couchais avec Rhys, Nicca et Frost depuis plus de trois mois, et jamais je ne m'étais retrouvée enceinte. A moins que l'un d'eux ne parvienne à me donner un enfant, je n'aurais jamais le droit d'en prendre un pour époux. Il faut en général au moins un an à un sidhe pour concevoir un héritier. Ce qui ne m'inquiétait pas... jusqu'à aujourd'hui. Et, pour être tout à fait franche, ce n'était pas l'idée de ne pas avoir d'enfant qui m'inquiétait, mais bien le fait que, si je n'en avais pas, cela voudrait dire que je perdrais Frost. Pourtant, assise dans le van à côté de lui, je savais que je ne pouvais pas me permettre de penser de la sorte. J'allais devoir donner mon corps à l'homme qui serait capable de m'ensemencer. Mon cœur pouvait bien voguer où il voulait, mon corps, lui, n'avait pas le choix. Si Cel devenait roi, il aurait droit de vie ou de mort sur n'importe quel membre de la cour. Il devrait alors me tuer, et supprimer tous ceux qu'il considérait comme une menace pour son pouvoir. Frost et Doyle n'y survivraient pas. Quant à Rhys et Nicca, je n'en savais rien. Cel ne semblait pas les redouter autant, et il pouvait décider de les laisser en vie... comme il pouvait décider de les éliminer également. Je m'écartai de Frost et secouai tristement la tête. – Qu'est-ce qu'il y a, Meredith ? me demanda-t-il. Il saisit ma main au moment où je l'ôtai de son visage, la garda dans la sienne et la serra, si fort que j'eus l'impression qu'il venait de lire dans mes pensées. Si je ne pouvais pas parler d'amour devant les autres, je pouvais encore moins évoquer ce qu'il m'en coûtait d'être princesse. Je devais tomber enceinte. Je devais être la prochaine reine de la cour Unseelie, sinon nous courions tous vers une mort certaine. – Princesse... murmuraDoyle. Je penchai la tête par-dessus l'épaule de Frost pour rencontrer son regard sombre. Et quelque chose dans ses yeux me dit qu'au moins il avait compris mes pensées. Ce qui voulait dire qu'il comprenait aussi ce que je ressentais pour Frost. Je n'étais d'ailleurs pas ravie que cela se voie autant. L'amour, comme la douleur, devrait rester privé jusqu'au moment où l'on décide de son plein gré d'en parler. – Oui, Doyle, lui répondis-je d'une voix rauque. – Des barrières magiques de cette puissance empêchent tout fey de discerner la magie qui peut planer dans un lieu fermé comme celui-ci. Frost a exploré l'endroit du mieux qu'il a pu, mais la force de l'écran protecteur est telle que nous ignorons quelle surprise nous attend à l'intérieur de la propriété de Mme Reed. Il parlait de choses tout à fait banales, mais sur un ton presque trop doux. Si doux que, chez n'importe qui d'autre, j'aurais pris cela pour de la pitié. – Tu veux dire par là qu'on ne devrait pas y entrer ? demandai-je en arrachant ma main à celle de Frost. – Non, je veux seulement dire que je trouve très intrigant son désir de te rencontrer en même temps que nous tous. Le van stoppa devant un immense portail, et Rhys se tourna vers nous, autant que le lui permettait sa ceinture de sécurité. – Je propose de faire demi-tour, dit-il. Si le Roi Taranis découvre que nous lui avons parlé, il sera furax. Est-ce que ça vaut vraiment la peine de prendre ce risque ? – Son bannissement de la cour a été un grand mystère à l'époque, déclara Doyle. – Oui, lâcha Frost. Le regard distant, il se cala contre son dossier, comme s'il cherchait à se détacher de moi. Je m'étais écartée, et cela ne lui avait manifestement pas plu. – Le bruit courait à l'époque qu'elle devait être la prochaine Reine des Seelies, et puis elle a soudain été exilée. Il ramena sa jambe vers lui, installant de toute évidence une distance physique entre nous. Je vis son visage se refroidir, se durcir, se teinter d'arrogance. C'était le masque qu'il avait porté à la cour durant tant d'années, et cela m'insupportait. Je pris sa main dans la mienne. Il me regarda d'un air à la fois contrarié et confus. Je levai alors ses doigts vers ma bouche et les embrassai, un par un, jusqu'à ce que son souffle se fasse presque haletant. Pour la deuxième fois de la journée, je sentis mes yeux s'emplir de larmes. Toutefois, en les gardant bien ouverts, je parvins à m'empêcher de pleurer. Frost souriait à nouveau, visiblement soulagé. J'étais contente de le voir heureux. On voudrait toujours voir sourire ceux qu'on aime. Quant à Rhys, il nous contemplait d'un visage neutre. Il avait eu son tour, la nuit dernière ; ce soir, c'était celui de Frost, et il n'y voyait absolument rien à redire. Doyle intercepta mon regard, et son visage, loin d'être neutre, paraissait plutôt inquiet. Kitto leva la tête de sous mes jambes, mais son expression resta pour moi parfaitement transparente. Bien qu'il ait tout d'un sidhe, il était différent, et il y avait des moments où je n'avais pas la moindre idée de ce que qu'il ressentait ou pensait. Frost, lui, tenait ma main et s'en trouvait fort satisfait. Seul Doyle semblait comprendre ce que j'éprouvais. – Quelle importance y a-t-il à connaître la vraie raison de son exil ? interrogea Rhys. – Peut-être que ça n'a pas d'importance, répondit Doyle, ou peut-être que ça en a beaucoup, au contraire. On ne le saura pas tant qu'on ne le lui aura pas demandé. – On lui poserait la question comme ça ? m'étonnai-je. Sans avoir eu l'autorisation préalable de demander quelque chose d'aussi personnel ? Il hocha la tête. – Tu es une sidhe, mais tu es aussi humaine, en partie. Tu peux demander ce que nous ne pouvons pas demander, Meredith. – Désolée, je ne lui poserai pas une question aussi directe, rétorquai-je. Ce n'est pas dans mes habitudes. – Nous savons que ce n'est pas dans tes habitudes, mais Maeve, elle, ne le sait pas. Je le regardai tandis que les doigts de Frost ne cessaient de caresser les miens. – Qu'est-ce que tu veux dire ? Que je fais trop de manières, c'est ça ? – Je dis que nous devrions utiliser toutes les armes dont nous disposons. Ton double héritage pourrait nous être d'une utilité cruciale, aujourd'hui. – Ce serait presque la même chose que de mentir, Doyle. – Presque, oui, me concéda-t-il avec un sourire en coin. Les sidhes ne mentent jamais, Meredith ; mais dissimuler la vérité est un de nos passe-temps favoris, rappelle-toi. – Oh, je n'ai pas oublié, rassure-toi, répondis-je avec ironie. Son sourire flasha soudain comme un éclair dans l'obscurité du van. – Nous non plus, Princesse, nous non plus. – Je ne crois pas que ça vaille le risque, insista Rhys. – Nous en avons déjà parlé, lui rappelai-je. Moi, je pense que ça vaut le risque. Et toi, Frost, qu'en penses-tu ? Il préféra se tourner vers Doyle pour déclarer : – Pour rien au monde je ne mettrais en péril la sécurité de Meredith, mais nous avons sérieusement besoin de nous trouver des alliés. Et un sidhe banni du royaume depuis un siècle serait peut-être prêt à courir un gros risque pour rentrer chez lui. – Alors, d'après toi, Maeve accepterait d'aider Meredith à devenir reine, lâcha Doyle. – Si Meredith est reine, elle pourra offrir à Maeve l'occasion de revenir à la cour des feys. Je ne crois pas que Taranis risquerait une guerre totale pour un simple retour d'exil. – Et tu penses vraiment qu'un ex-membre de la cour Seelie accepterait de faire un comeback chez les Unseelie ? demandai-je d'un air sceptique. Frost se tourna vers moi et plongea son regard dans le mien avant de répliquer : – Quels que soient les préjugés que puisse avoir Maeve envers les Unseelies, elle a perdu tout contact avec les feys depuis un siècle. Il leva ma main vers sa bouche et m'embrassa les doigts en y laissant la traînée tiède de son souffle. Ce qui déclencha chez moi une série de frissons délicieux. Puis il murmura tout contre ma peau : – Je sais ce qu'il en est de vouloir toucher un sidhe et de se voir refuser ce geste. Mais j'avais au moins la cour et ses membres pour me réconforter. Alors qu'elle... je n'arrive pas à imaginer la solitude qu'elle a dû endurer pendant toutes ces années. La fin de ses paroles ne fut plus qu'un soupir. Ses yeux avaient pris la couleur d'un ciel d'orage. Non sans effort, je parvins à m'arracher de son regard pour me tourner vers Doyle et lui demander : – Tu crois qu'il a raison ? Tu crois qu'elle cherche à retourner à la cour des feys ? Il haussa les épaules, ce qui fit légèrement grincer le cuir de son blouson. – Qui sait ? Mais si c'était moi, après un siècle d'exil, je rêverais de revenir à la cour. – Alors, d'accord, fis-je en hochant la tête. On entre. – Non, pas d'accord, riposta Rhys. Je m'y oppose catégoriquement. – Parfait, oppose-toi à tout ce que tu veux. Tu seras de toute façon en minorité. – S'il nous arrive quelque chose, je pourrai au moins dire que je vous avais avertis. – Et si on vit assez longtemps pour te laisser dire ça, on t'assomme, lui rétorquai-je. – Et si on y passe, jolie Princesse, il ne me restera plus qu'à revenir te hanter. – S'il y a quelque chose là-bas qui doit te tuer, Rhys, je serais morte bien avant toi. – Ce n'est pas ça qui me réconforte, Merry, loin de là ! marmonna-t-il en grimaçant. Ce qui ne l'empêcha pas de se pencher à la fenêtre du van pour appuyer sur le bouton de l'interphone et annoncer notre présence. Cependant, j'étais certaine qu'elle savait que nous étions là. Elle avait eu quarante ans pour enchanter cette propriété. Conchenn, déesse de la beauté et du charisme, savait que nous étions devant sa porte. 7 Ethan Kane n'était pas aussi grand qu'il le paraissait. Mesurant à peu près la même chose que Rhys, il semblait néanmoins occuper plus de place partout où il se trouvait, sans que cela ait à voir avec sa taille. Il avait les cheveux bruns, coupés très courts, et portait des lunettes sans monture, qui étaient presque invisibles sur son visage. Il avait dû être beau, autrefois, avec ses larges épaules, sa musculature athlétique, ses puissantes mâchoires, sa petite fossette au menton et ses yeux noisette garnis de longs cils noirs. Ses costumes étaient taillés de façon à lui épouser parfaitement le corps lorsqu'il courait avec les stars qu'il protégeait. Il avait tout pour lui, hormis l'affabilité ; affichant en permanence un air contrarié, il semblait toujours en désaccord avec son entourage, ce qui lui ôtait tout charme. Les mains croisées à hauteur du bassin, planté sur ses jambes légèrement écartées, il fronçait les sourcils en nous observant du haut du porche. Nous nous tenions au pied de l'escalier de marbre qui menait au perron à colonnes blanches. Malgré sa taille imposante, l'endroit n'était manifestement pas prévu pour accueillir une table et des chaises afin d'y prendre le thé par les tièdes nuits d'été. Il était fait pour observer, pas pour s'y prélasser. Quatre malabars se tenaient en rang de chaque côté des marches, entre nous et Ethan. Je reconnus l'un d'eux, Max Corbin. Agé d'une cinquantaine d'années, il avait été garde du corps à Hollywood durant presque toute sa vie d'adulte. Avec son mètre quatre-vingts, il était bâti comme une armoire à glace et avait pour mains de véritables battoirs. Ses cheveux gris, qui lui retombaient dans le cou, avaient tout de la coupe macho, ce qui lui donnait un petit côté stylé, même s'il portait la même coiffure depuis quarante ans. Son nez, salement cassé à plusieurs reprises, était tordu et un peu écrasé sur le dessus ; il aurait pu choisir de se le faire refaire, en troquant par exemple ses costumes chics contre une bonne chirurgie esthétique, mais il estimait que cela lui donnait un air dur. Et il avait raison. – Bonjour, Max, lui lançai-je. – Madame Gentry, articula-t-il en hochant la tête dans ma direction. Ou devrais-je plutôt dire princesse Meredith ? – Mme Gentry me convient très bien. Max eut le temps de me faire un bref sourire avant que la voix d'Ethan ne nous interrompe sèchement. Son visage se referma alors pour retrouver l'expression absente de tout garde du corps qui se respecte. Une expression qui signifiait dans notre métier qu'on ne voyait rien, qu'on ne se souvenait de rien, mais qu'on voyait tout et qu'on était prêt à réagir au moindre clin d'œil. Un garde du corps ne travaillait pas à Hollywood s'il avait la réputation de faire des commérages devant la presse ou n'importe qui d'autre. – Que faites-vous ici, Meredith ? Ethan et moi ne nous connaissions pas assez intimement, à mon avis, pour nous appeler par nos prénoms, mais cela ne me gênait pas car j'allais m'adresser à lui de la même façon. – Nous sommes venus sur l'invitation de Mme Reed, Ethan. Et vous, pourquoi êtes-vous ici ? Il eut l'air surpris par ma question, et le léger fléchissement de ses épaules m'indiqua que quelque chose l'ennuyait ; ou alors, c'était l'étui de son revolver qui le gênait. – Nous sommes les gardes du corps de Mme Reed, annonça-t-il. – J'avais compris, merci. Ça ne fait pas très longtemps que vous êtes sur ce job, je me trompe ? – Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? – Vous avez fait venir ici la plupart de vos gros bras. Si l'agence Kane et Hart était si débordée, on récupérerait des clients. Il grimaça. – J'ai bien plus de quatre employés, Meredith, vous le savez parfaitement. Il articulait mon nom comme il aurait prononcé un mot obscène. – Est-ce une raison pour nous laisser dehors, Ethan ? Mme Reed était très impatiente de nous voir aujourd'hui. Et je dis bien aujourd'hui, pas ce soir. Je regardai le soleil qui commençait à descendre derrière le rideau d'eucalyptus bordant le mur d'enceinte. – On est en fin d'après-midi, ajoutai-je. Si vous nous laissez ici encore longtemps, il fera bientôt nuit. C'était un peu exagéré, je le conçois. Il restait des heures avant le coucher du soleil, mais ma patience avait des limites. – Expliquez-moi ce que vous venez faire, et peut-être que je vous laisserai entrer. Je soupirai. J'étais prête à me montrer grossière, même pour un humain. Pour un fey, cela allait bien au-delà de la grossièreté mais je m'en moquais. Je n'avais qu'une envie : m'en aller, me réfugier dans un endroit tranquille pour y réfléchir. Frost se tenait légèrement en retrait, sur ma droite, et Doyle lui faisait pendant de l'autre côté, tous deux bien campés sur leurs jambes face aux gardes de Kane. Rhys, debout en face de Max, lui souriait. Ils étaient tous les deux aussi fans d'Humphrey Bogart. Ils avaient passé tant de longs après-midi ensemble à jouer les gardes du corps pour des clients différents, échangeant leurs émotions à propos des films noirs qu'ils adoraient. Cela avait fini par en faire des amis. Kitto, qui ne faisait pas le poids même devant le moins costaud des gardes, se tenait lui aussi derrière moi, pratiquement planqué. Il détonnait de façon étrange avec son short, son T-shirt court et moulant, et ses Nike de la pointure d'un enfant. Malgré des lunettes noires qui lui mangeaient presque tout le visage, il aurait pu passer pour le neveu de l'un d'entre nous ; un neveu qui aurait fait office de jouet. Car il s'arrangeait toujours pour donner l'impression d'être servile, d'être le joujou de quelqu'un, ou même sa victime. Souvent, je me demandais comment il avait fait pour survivre parmi les gobelins. Observant tout ce petit monde qui se faisait face, Kane allant jusqu'à me faire penser à une version un peu plus grande de Napoléon en personne, je déclarai : – Ethan, vous voulez savoir pourquoi Mme Reed nous a appelés alors qu'elle a déjà fait appel à vous ? Vous vous demandez si vous allez tous vous faire remplacer, c'est ça ? Il commença à protester mais je l'en empêchai. – S'il vous plaît, gardez vos humeurs pour les âmes sensibles. Je ne chercherai pas à jouer votre rôle. Mme Reed ne nous a pas dit exactement pour quelle raison elle nous a fait demander, mais elle voulait me parler. A moi, pas à mes gardes, si ça peut vous rassurer. On peut donc être en droit de penser qu'elle ne nous a pas fait venir pour prendre le travail de ses gardes du corps. Sa grimace ne fit que s'accentuer quand il dit : – Nous ne faisons pas que de la protection rapprochée, Meredith. Nous sommes détectives, aussi. Pourquoi a-t-elle besoin de vous ? Ce qu'il n'avait pas dit - puisqu'elle nous a déjà - flottait dans l'air entre nous. Je haussai les épaules et répondis : – Je ne sais pas, Ethan, franchement. Mais si vous nous laissez entrer, nous pourrons le découvrir ensemble. Son visage se détendit légèrement, lui lissant les traits, lui donnant aussi l'air plus jeune. – C'est presque... gentil à vous, Meredith. Puis il afficha une expression soupçonneuse, comme s'il se demandait où je voulais en venir. – Je peux être très gentille si on m'en donne la possibilité, Ethan. – Et jusqu'où pouvez-vous être gentille ? souffla Max, sur un ton si bas qu'Ethan ne put l'entendre. Ce fut Rhys qui lui répondit, d'une voix encore plus basse : – Très, très gentille... Ils partagèrent alors ce rire si particulier aux hommes, auquel une femme ne semblait jamais pouvoir participer mais dont elle était toujours le sujet. – Il y a quelque chose de drôle ? demanda Ethan d'une voix redevenue sèche. Max secoua la tête, comme s'il n'osait parler. Ce fut de nouveau Rhys qui répondit : – On fait juste passer le temps, monsieur Kane. – Nous ne sommes pas payés pour faire passer le temps, rétorqua-t-il, nous sommes payés pour protéger nos clients. Nous serions des gardes du corps archi-nuls si nous vous laissions entrer dans cette maison, surtout armés comme vous l'êtes. – Vous savez que Doyle ne me laisse aller nulle part sans mes gardes du corps, lui répliquai-je. Vous savez aussi qu'ils ne se sépareront jamais de leur arme. – Dans ce cas, vous n'entrez pas, répondit-il avec un sourire mauvais. Debout au bas du perron sur mes talons de sept centimètres, ma peau perlant de transpiration sous le soleil encore chaud, je commençais à en avoir plus qu'assez. Je fis alors la chose la moins professionnelle de toute ma carrière - je me mis à hurler d'une voix suraiguë : – Maeve Reed, Maeve Reed, venez jouer avec nous ! En criant à son tour, Ethan essaya de me faire taire, mais j'avais de l'entraînement - des années de parlote en public - et ma voix couvrit largement la sienne. Aucun de ses hommes ne sut comment réagir. Je ne faisais de mal à personne, je hurlais, simplement. Quelques minutes de confusion, puis une jeune femme ouvrit la porte. C'était Marie, l'assistante personnelle de Mme Reed. Est-ce qu'on désirait entrer ? Bien sûr. Il fallut encore dix minutes pour nous faire passer le pas de la porte parce qu'Ethan voulait nous enlever nos armes. Il ne céda que sous la menace suggérée par Marie que sa patronne allait tous les virer s'il insistait. Max et Rhys riaient si fort que nous dûmes les laisser dehors, pendus l'un à l'autre comme un couple d'ivrognes. Il y avait au moins quelqu'un qui s'amusait, ici. 8 Le living de Maeve Reed était plus vaste que mon appartement tout entier. Une moquette vanille dévalait comme un ruisseau les trois marches qui descendaient au salon, dont un des murs était occupé par une cheminée assez grande pour y faire rôtir un éléphanteau. Un gigantesque canapé à plusieurs éléments, jonché de coussins dorés, blancs ou fauves, se déployait au milieu de la pièce, avec, face à lui, deux fauteuils du même cuir crème. Au milieu se trouvait une table de bois blond, sur laquelle était posé un échiquier aux pièces démesurées, subtilement éclairé par une lampe Tiffany, la seule note de couleur dans ce camaïeu de beiges pâles. A droite de la cheminée, on découvrait une grande fresque qui semblait faire écho à la lampe multicolore, tandis que le living se prolongeait loin sur la gauche pour former une salle à manger surélevée de deux marches. Entouré d'une série de chaises recouvertes de tissu clair se dressait un grand arbre de Noël, artificiellement blanchi et décoré de minuscules lampes dorées et clignotantes, censées peut-être donner un peu de vie et de chaleur à cette trop grande pièce, mais sans succès. Ce n'était en fait qu'une décoration de plus dans un espace vide et sans âme. Sur une table, visiblement poussée de côté pour faire de la place au sapin, se trouvaient des carafes, remplies de ce qui ressemblait à du soda et du thé glacé. Plusieurs autres tableaux étaient pendus un peu partout sur les murs, dont la plupart s'harmonisaient avec le graphisme de la lampe Tiffany. Ce salon empestait en fait la « décoration d'intérieur » et ne révélait sans doute pas grand-chose de Maeve Reed, sinon qu'elle avait beaucoup d'argent et pouvait s'offrir le luxe de laisser aux autres le soin de décorer sa maison. Lorsqu'il n'y a pas le moindre objet dépareillé, que tout, du sol au plafond, est quasiment parfait, l'endroit devient irréel. Et ne sert manifestement qu'à épater la galerie. Longue, mince et souriante, Marie était vêtue d'une combinaison pantalon gris perle qui ne flattait ni son teint mat ni ses cheveux d'ébène coupés assez courts. Avec ses boots aux talons vertigineux, elle devait dépasser le mètre quatre-vingts, une taille assez immense pour une jeune femme qui semblait avoir à peine plus de vingt ans. – Mme Reed sera là dans un instant. Puis-je vous proposer un rafraîchissement ? demanda-t-elle en nous indiquant la table où reposaient les carafes. J'aurais bien aimé, effectivement, mais la règle nous imposait de ne jamais accepter de nourriture ou de boisson d'un fey dont on n'était pas certain qu'il ne nous voulait aucun mal. Ce n'était pas du poison qu'on devait s'inquiéter mais de ces potions mélangées à du citron, et des sortilèges qui les accompagnaient le plus souvent. – Merci, non... Marie, c'est ça ? lui répondis-je. Tout est parfait. Elle sourit et déclara : – Dans ce cas, asseyez-vous, je vous en prie. Mettez-vous à l'aise pendant que j'annonce votre arrivée à Mme Reed. D'une démarche gracieuse, elle sortit du salon puis disparut dans un couloir baigné de lumière. Je me tournai vers Ethan et ses deux malabars. Il avait laissé un de ses hommes à l'extérieur, avec Max et Rhys. Marie ne leur avait pas offert de rafraîchissement car l'habitude voulait qu'on ne s'occupe pas de divertir les extras. Ce qui amenait tout naturellement cette question : si nous n'étions pas des extras, à quoi allions-nous servir ? Maeve Reed désirait-elle simplement recevoir la visite de membres de la haute cour des sidhes ? Etait-elle prête à briser un siècle de tabou pour s'offrir juste un brin de conversation avec nous ? Je ne le pensais pas, mais j'avais vu des membres des hautes cours faire des choses encore plus stupides pour des raisons bien moindres. Suivie comme mon ombre par Kitto, je me dirigeai vers le grand canapé à éléments. – Allez, les garçons, lançai-je alors au groupe d'hommes qui m'accompagnaient, on s'assied tranquillement et on prétend qu'on s'aime tous. Je m'installai, ajustai autour de moi les coussins dorés et fauves, puis lissai ma jupe. Kitto se roula à mes pieds, même s'il y avait largement la place pour tout le monde sur ce divan gigantesque. Je ne le fis pas grimper sur moi, cependant, parce que, sous ses grandes lunettes noires, je devinais sa nervosité. Cette immense pièce toute blanche semblait avoir donné libre cours à son agoraphobie. Il préférait se serrer contre mes jambes, en les entourant de ses petits bras comme si j'étais son nounours. Les hommes, eux, toujours plantés sous l'arche qui formait l'entrée du salon, s'observaient mutuellement comme des animaux sauvages. – Messieurs, insistai-je, asseyons-nous, s'il vous plaît. – Un bon garde du corps ne se détend pas pendant son travail, me rétorqua aussitôt Ethan. – Vous savez qu'on ne représente aucune menace pour Mme Reed, lui dis-je. J'ignore de quoi vous êtes censé la protéger, mais ce n'est certainement pas de nous. – Ils peuvent paraître clean devant la presse, mais je sais qui ils sont, Meredith. – Ah oui ? Et qui sont-ils ? La voix de basse de Doyle venait de résonner si fort dans la pièce qu'Ethan sursauta. Je dus me détourner pour dissimuler un sourire. – Des Unseelies, laissa-t-il tomber dans un souffle. Je levai la tête pour les regarder. Doyle lui faisait face, ne me laissant voir que son dos. Impossible de deviner ce qu'il pensait, même si j'avais pu voir son visage. Mieux que quiconque, il avait l'art de dissimuler ses émotions. Frost, lui, se tenait plus près de l'homme bardé de muscles, affichant le masque arrogant qu'il avait pris l'habitude de montrer à la cour. Face à lui, l'autre avait une expression parfaitement neutre, si ce n'était un léger frissonnement autour de ses yeux. Quant à Ethan, les mains tremblantes de colère, il considérait Doyle comme s'il le haïssait. – Vous êtes jaloux, articulai-je. Jaloux du fait que presque toutes les grandes stars préfèrent avoir un guerrier sidhe pour les protéger plutôt que vous. – Vous les avez ensorcelées. – Moi ? Personnellement ? demandai-je, étonnée. – Non, eux, lâcha-t-il avec un petit geste irrité dans la direction de Frost et de Doyle. Un geste plus ample aurait sans doute suscité chez le capitaine de mes gardes une réaction violente, c'est pourquoi Ethan s'en abstint. – Ethan, Ethan, résonna soudain une voix masculine à travers la pièce. Je t'ai déjà dit que c'était faux. Un seul coup d'œil m'assura que nous avions devant nous un des frères Hart. Le temps qu'il descende les marches dans ma direction, et je sus qu'il s'agissait de Julian Hart. Jordon et Julian étaient de vrais jumeaux, portant tous les deux des cheveux bruns rasés sur les côtés, et suffisamment longs sur le sommet du crâne pour pouvoir les façonner en piques avec du gel. Tout à fait tendance, je devais le reconnaître... Mesurant tous les deux autour d'un mètre quatre-vingt-cinq, ils étaient assez beaux pour poser comme top-modèles, ce qu'ils avaient d'ailleurs fait à vingt ans, afin de récolter un peu d'argent pour monter leur agence de détectives. Julian portait une veste de satin bordeaux, sur un pantalon à fines rayures du même ton. Il était pieds nus dans ses mocassins noirs, de sorte qu'on discernait un peu de sa peau mate lorsqu'il se déplaçait de son élégante démarche. Ses yeux étaient cachés derrière des lunettes aux verres teintés de jaune qui, sur n'importe qui d'autre, auraient fortement juré avec sa tenue. Mais sur lui... J'allais me lever pour le saluer, quand il déclara : – Non, non, ma jolie Merry, restez assise, je vous en prie. Il fit le tour du canapé, non sans jeter un coup d'œil avisé aux quatre hommes qui se tenaient toujours à l'entrée du salon. – Ethan, mon chou, je t'ai dit maintes et maintes fois que les guerriers sidhes ne cherchaient nullement à nous voler notre clientèle. Ils sont simplement un peu plus exotiques, plus beaux que ceux qui travaillent pour nous. Il me prit la main et y déposa un baiser nonchalant avant de se laisser tomber gracieusement à ma droite, en me passant un bras sur les épaules comme pour former avec moi un couple harmonieux. – Tu connais Hollywood, Ethan, poursuivit-il en se tournant légèrement vers lui. Toute vedette protégée par un guerrier a sa publicité garantie. J'irai même jusqu'à penser que certaines d'entre elles inventent n'importe quoi pour se faire escorter. – C'est ce que j'ai cru comprendre, intervint Frost, en faisant grimacer le malabar à côté de lui. Quelles histoires Ethan pouvait-il bien raconter à ses hommes sur les Unseelies ? – Et qui ne souhaiterait pas se faire escorter par vous, Frost ? interrogea Julian. Impassible, mon garde se contenta de le fixer de son regard gris acier. En riant, Julian me déclara alors : – Vous êtes la fille la plus chanceuse que je connaisse, Merry. Vous êtes sûre de ne pas vouloir partager vos hommes avec moi ? – Comment va Adam ? demandai-je dans l'espoir de détourner la conversation. Il se mit à rire de nouveau. – Adam va meeerveilleusement bien. Adam Kane était le grand frère d'Ethan et l'amant de Julian. Ils se fréquentaient depuis cinq ans, maintenant, et, lorsqu'ils étaient en petit comité, sans risque donc de provoquer des commentaires hostiles chez des étrangers, ils se comportaient comme des jeunes mariés. – Venez, messieurs, leur lança Julian en levant la main vers eux. Venez vous asseoir avec nous. Personne ne broncha. – Doyle et Frost ne bougeront pas tant qu'Ethan et ses hommes ne l'auront pas fait, lui dis-je. Se tournant à demi vers eux, il annonça soudain : – Au fait, je vous présente Frank, notre nouvelle recrue. Grand, efflanqué, il avait l'air d'un petit jeunot. Il portait mal son nom ; il n'avait pas l'allure d'un Frank. – Enchantée, Frank, répondis-je. Jetant un coup d'œil à Ethan qui ne quittait pas son air renfrogné, il hocha imperceptiblement la tête, comme s'il craignait pour sa place toute neuve s'il se montrait trop amical avec moi. – Ethan, déclara alors Julian, tous les associés ont discuté de ton point de vue sur les guerriers sidhes. Il y a eu un vote et tu as été battu aux voix. Sa voix avait soudain perdu toute trace de séduction, pour devenir grave et teintée d'une touche de menace. Mais quelle menace ? Ethan Kane était l'un des associés-fondateurs de la firme. Est-ce qu'on virait un associé-fondateur ? – Ethan, insista Julian, viens t'asseoir. Il parlait sur un ton péremptoire que je ne lui avais jamais entendu. L'espace d'un instant, je me demandai si je m'étais trompée de jumeau. Jordon était plus du genre à opter pour la force, alors que Julian penchait plutôt pour la diplomatie. J'examinai son profil et... non, la fossette au coin de sa bouche était un tout petit peu plus profonde, les joues un tout petit peu moins émaciées. C'était bien Julian. Qu'avait-il bien pu se passer dans les coulisses de Kane et Hart pour que sa voix prenne subitement une telle dureté ? Quoi que ce soit, cela avait dû être assez violent car Ethan se décida enfin à descendre les marches du salon. Frank le suivit, sous le regard hésitant de Doyle et de Frost, qui, finalement, l'imitèrent. Kane prit place à l'autre bout du canapé par rapport à moi, tandis que Frank s'installait à l'opposé de lui, comme s'il n'était pas sûr d'en avoir la permission, et suffisamment loin d'Ethan pour ne pas le gêner. Doyle vint s'asseoir à ma gauche, son corps formant ainsi une barrière entre Frost et moi. – Meredith a besoin de se concentrer, murmura-t-il. Alors seulement je me rendis compte qu'il m'appelait Meredith depuis un moment. D'habitude, j'étais « la princesse », ou « Princesse Meredith », même s'il m'avait appelée par mon prénom dès le début, en débarquant à Los Angeles. Ce n'est que plus tard qu'il avait commencé à prendre une certaine distance verbale, bientôt accompagnée de la même distance physique. Frost n'était manifestement pas heureux de la façon dont nous nous étions installés dans le canapé, mais je doutais que quiconque, à part Doyle, s'en soit aperçu. La légère raideur de ses épaules en disait long... si on savait quel livre on lisait. Et j'avais passé beaucoup de temps à lire ce livre, précisément. Quant à Kitto, il n'avait peut-être rien remarqué, mais allez savoir ce que pouvait penser ce petit gobelin. Julian resta pressé contre moi, bien plus près que ne l'était Doyle, en fait, même s'il avait ôté sa main en laissant l'épaule de mon garde toucher la mienne. Si bien que cette main était à présent posée sur le dossier du canapé, effleurant le dos de Doyle. Julian était amoureux d'Adam, je le savais, mais je savais aussi qu'il ne plaisantait pas quand il me demandait de partager mes hommes avec lui. Peut-être lui et Adam avaient-ils un arrangement, ou peut-être personne ne pouvait-il approcher un sidhe sans craquer devant lui. Peut- être... Je sentais Julian plus tendu à côté de moi, à présent, comme s'il s'efforçait de ne pas trop bouger la main. Doyle tolérerait ce contact, à condition qu'il ne soit pas trop insistant. Il observait avec un homme le même protocole qu'avec une femme. Mille ans de célibat forcé l'avaient amené, ainsi que beaucoup d'autres gardes, à établir des conventions sur cette façon de séduire, qui n'étaient pas du tout celles des feys. Si on ne pouvait pas conclure, ce genre d'aguichage devenait une véritable torture. Rhys et Galen, eux, voyaient les choses autrement : ils préféraient en faire un peu, plutôt que pas du tout. Ethan posa un regard renfrogné sur mes deux gardes puis considéra Kitto d'un air parfaitement dégoûté. – Vous avez un problème, Ethan ? lui demandai-je. – Je n'aime pas les monstres, qu'ils soient mignons ou pas. Julian ôta son bras du dossier et se pencha en avant vers son associé. – Vais-je devoir te faire rentrer à l'agence ? – Tu n'es pas mon père... ni mon frère. Il prononça ces derniers mots d'une voix particulièrement vibrante. En voulait-il à Julian de sortir avec son frère ? Celui-ci se renfonça légèrement dans le canapé, la tête inclinée de côté comme s'il venait d'avoir une idée. – On ne va pas argumenter devant tout le monde, Ethan, mais si tu ne te crois pas capable d'assumer cette mission, j'appelle Adam et vous pourrez tous les deux échanger vos jobs. Cela ne le gênera pas du tout de voir Meredith ici. – Il n'y a pas beaucoup de choses qui le gênent, lâcha-t-il avec aigreur. – J'appelle Adam et je lui dis que tu viens le rejoindre, dit Julian en sortant un portable de sa poche intérieure. – Je suis responsable de cette opération, je te rappelle. Tu n'es là que pour nous seconder avec ta magie, si besoin est. – Si tu es responsable, soupira-t-il, agit comme tel. Parce qu'en ce moment, tu te ridiculises devant ces gens. – Ces gens ? répéta-t-il en se levant comme s'il cherchait à nous dominer tous de sa taille. Ce ne sont pas des gens, ils ne sont même pas humains. C'est alors qu'une voix claire et musicale résonna derrière Ethan. – Si c'est votre sentiment, monsieur Kane, peut-être me suis-je trompée en faisant appel à vos services. Maeve Reed se tenait à l'entrée du living, en haut des marches moquettées de vanille. Elle paraissait fort irritée. 9 Maeve Reed utilisait sa magie pour paraître plus humaine. Elle était mince et élancée, avec cependant une infime trace de capiton sur les hanches, qui gâchait un peu la ligne épurée de son pantalon couleur fauve. Son lumineux chemisier jaune pâle, décolleté jusqu'au milieu du buste, offrait un séduisant aperçu de sa peau halée et laissait deviner de petits seins jeunes. Si j'avais essayé de porter quelque chose de ce genre, j'aurais littéralement débordé de partout. Elle était faite comme un top-modèle, sauf qu'elle n'avait pas à s'affamer ou à faire du sport pour avoir cette silhouette. Elle était ainsi, voilà tout. Un fin bandeau marron maintenait en place son épaisse crinière blonde qui lui descendait aisément jusqu'à la taille. Son teint avait une jolie couleur bronze ; après tout, quel risque les immortels avaient-ils de s'attraper un cancer de la peau ? Quant à son maquillage, il était si léger et si savant que, d'abord, je crus qu'elle n'en avait pas. Son visage était joliment sculpté, et ses yeux scintillaient d'un bleu à s'y noyer. Elle s'avança vers nous, splendide, mais d'une beauté humaine. Trop humaine. Manifestement, elle se protégeait de nous. Peut-être était-ce devenu une habitude, ou peut-être avait-elle des raisons pour cela. Julian fut debout pour l'accueillir avant qu'elle n'ait atteint le canapé. Il lui murmura quelques mots ; sans doute des paroles d'excuse pour Ethan et son malheureux commentaire sur notre « non-humanité ». Elle secoua la tête, faisant tinter ses fines boucles d'oreilles en or. – Si c'est vraiment ce qu'il pense des feys, je crois qu'il serait plus à l'aise en travaillant ailleurs. – Je n'ai aucun problème avec vous, madame Reed, s'empressa de répliquer Ethan en nous montrant du doigt. Mais eux... ce sont des cauchemars ambulants. Ils devraient être interdits de séjour, ici. Ils sont dangereux, pour vous et pour tous ceux qui les entourent. – Combien de clients avez-vous perdus à cause de nous ? lui demandai-je d'une voix qui résonna plus fort que je ne l'aurais voulu. Ethan se tourna vers moi, sans doute pour me répliquer quelque chose de désagréable. Mais Julian lui agrippa le bras. Violemment, à ce qui me parut, car son associé réagit comme s'il l'avait frappé. Durant quelques secondes, je crus même qu'ils allaient en venir aux mains. – Va-t'en, Ethan, lui dit simplement Julian. Il dégagea son bras avec rage, s'inclina sèchement devant Mme Reed puis lâcha : – Je m'en vais. Mais pas avant de vous rappeler ceci : je sais que les Seelies sont différents des Unseelies. – Cela fait plus d'un siècle que je n'ai pas mis les pieds à la cour Seelie, monsieur Kane. Plus jamais je n'en ferai partie. Ethan parut déçu. Il devait sans doute penser que Mme Reed serait d'accord avec lui. Normalement, il était maussade et désagréable, mais pas à ce point-là. On devait vraiment marcher sur leurs plates-bandes pour qu'il réagisse ainsi. Il bafouilla encore quelques excuses puis sortit d'un pas furieux. Lorsque la porte eut claqué derrière lui, je demandai : – Il est souvent comme ça ? Julian haussa les épaules avant de répondre : – Il n'y a pas beaucoup de gens qu'il aime, à vrai dire. – Julian, je me sens terriblement délaissée, à présent, se lamenta Maeve. Surprise, je considérai son visage souriant et presque trop parfait. Elle avait l'air si sincère, ses beaux yeux bleus luisaient de façon si intense. Elle forçait juste un peu trop pour paraître humaine et charmante, ce qui aurait été autrement plus facile si elle avait laissé tomber le glamour qu'elle gaspillait pour ça. Julian me regarda puis sourit à Maeve Reed. A sa façon, lui aussi faisait agir sa magie. En les observant en train de travailler à s'éblouir l'un l'autre, je compris que le charme qu'ils échangeaient n'allait pas agir en notre faveur. Je jetai alors un coup d'œil du côté de Frank. Il la regardait comme s'il n'avait jamais vu de femme de sa vie, ou, du moins, pas une de ce genre-là. Maeve Reed essayait d'être inhumainement charmante tout en restant humainement jolie. Mais pour faire plaisir à ses gardes du corps humains, pas pour nous. Elle aurait utilisé d'autres effets si son show nous avait été destiné. – Madame Reed, articula Julian en lui prenant le coude pour l'attirer à l'écart, jamais nous ne vous délaisserions. Vous êtes non seulement notre cliente mais l'une des personnes les plus précieuses que nous ayons eues à protéger. Nous donnerions notre vie pour vous. N'est-ce pas le minimum qu'un homme puisse faire quand il vénère une femme ? Je trouvais qu'il en faisait un peu trop, lui aussi, mais je ne connaissais pas vraiment Maeve Reed. Peut-être adorait-elle qu'on pousse le compliment un peu loin. Elle se fabriqua une délicate rougeur qui n'était due qu'à la magie, je le savais. L'atmosphère ambiante me l'assurait. Parfois, les changements physiques les plus simples sont ceux qui exigent le plus de magie. Elle glissa son bras sous celui de Julian et abaissa la voix de façon à ce que nous n'entendions pas ce qu'elle lui disait. Bien sûr, nous aurions pu tendre l'oreille mais ç'aurait été faire preuve d'impolitesse, et elle aurait pu sentir la magie que nous mettions en œuvre pour ça. Nous ne voulions pas contrarier la déesse ; pas encore, tout du moins. Ils se tournèrent enfin vers nous, souriants, charmants, Maeve toujours pendue au bras de Julian, dont le regard semblait cependant m'envoyer un message. Que je fus incapable de lire derrière le jaune sombre de ses lunettes ultra-branchées. – Mme Reed me demande de rester à ses côtés pendant la durée de votre visite, annonça-t-il. Enfin, je captai son message. Mme Reed avait loué les services de Kane et Hart pour la protéger de nous. Elle craignait la cour Unseelie au point de ne pas vouloir rester seule avec nous sans protection, qu'elle soit magique ou physique. Bien que sa magie soit quasiment palpable partout dans sa maison et dans le reste de sa propriété, elle avait peur de nous. Les feys sont plus superstitieux qu'on ne croit, même vis-à-vis d'autres feys. Mon père disait que cela venait du fait que l'on ignorait tout des autres cultures feys, que l'on ne connaissait que celle qui nous avait vus naître. Et l'ignorance engendre la peur, c'est bien connu. Il y avait tant de magie entre les murs de la résidence de Maeve que pratiquement dès l'instant où nous en avions franchi les portes, j'avais commencé à ne pas « l'entendre ». C'était un don que l'on n'acquérait qu'en passant beaucoup de temps au milieu d'un brouhaha magique permanent. Il fallait alors apprendre à le neutraliser, sinon on passait son temps à ressentir l'atmosphère de magie qui nous entourait, et celle-ci finissait par nous rendre sourds aux nouveaux sortilèges, aux dangers les plus immédiats. C'était comme d'être bombardé par une centaine de stations de radio en même temps. Si on essayait de les écouter toutes, on n'entendait rien. J'observai le sourire de Maeve Reed, tentai d'étudier son expression indéchiffrable. Rien. Je me tournai alors pour regarder Doyle, essayant de lui demander du regard jusqu'où je pouvais pousser l'humanité et le manque de politesse. Il parut comprendre car il me fit un petit signe de la tête. Qui signifiait que je pouvais me montrer aussi impolie et humaine que je le voulais. J'espérais avoir bien compris, néanmoins, parce que je m'apprêtais à déverser sur la déesse d'Hollywood un flot d'insultes mortelles. 10 Je fis le tour du canapé pour saluer la déesse. Comme Kitto faisait mine de me suivre, je dus lui demander de demeurer à sa place. Si je l'avais laissé faire, il serait resté collé à mes jambes comme un petit chien trop attaché à sa maîtresse. Un immense sourire aux lèvres, je m'approchai de Maeve et de Julian. – C'est un véritable honneur de vous rencontrer, madame Reed, lui dis-je en lui tendant la main. Otant son bras de celui de Julian, elle ne m'offrit cependant que le bout de ses doigts. A peine un contact, en fait. J'avais vu beaucoup de femmes qui ne savaient pas serrer la main, mais Maeve n'avait même pas essayé. Peut-être étais-je censée prendre la sienne et m'agenouiller devant elle. Mais si elle espérait une génuflexion, elle allait être déçue. J'avais une reine, et une reine seulement. Maeve Reed avait beau être la reine d'Hollywood, cela n'avait rien à voir. Intriguée, je ne parvenais pas à discerner ce qui se passait derrière ce ravissant visage. Et il fallait que je le sache. Que nous le sachions. – Vous avez loué les services de Kane et Hart pour qu'ils vous protègent de nous, n'est-ce pas ? Maeve me gratifia d'un regard à la fois lisse, agréable, amusé et incrédule, avec des yeux légèrement écarquillés et une bouche arrondie de surprise. Une physionomie faite pour une caméra, pour dévorer un écran de six mètres de haut, pour gagner les faveurs d'un public et se faire ouvrir toutes grandes les portes des studios. C'était un beau visage, mais qui n'avait rien d'exceptionnel. – Je me contenterais d'un « oui » ou d'un « non », madame Reed. – Je regrette, dit-elle sur un ton d'excuse. Son expression était douce, légèrement confuse, mais elle étreignait un peu trop fort le bras de Julian. Ce qui faisait mentir son attitude prétendument tranquille. – Avez-vous engagé Kane et Hart pour qu'ils vous protègent de nous ? insistai-je. Elle émit ce rire-à-un-million-de-dollars, si cher au magazine People, qui aimait l'attribuer aux stars les plus sexy, selon lui. Un rire qui fit pétiller son regard et s'entrouvrir ses lèvres luisantes. – Quelle idée étrange, madame Gentry. Pourquoi chercherais-je à me protéger de vous ? Vous ne me faites pas peur. Elle évitait une réponse directe. Elle n'avait pas peur de moi, c'était évident, car le mensonge est tabou chez nous. Si Doyle ne m'avait pas suggéré, dans le van, de me montrer impolie, j'aurais laissé tomber. Car insister de cette manière aurait été plus que grossier. Combien de duels avaient commencé pour bien moins que ça ? Mais seul un sidhe de haute naissance était censé connaître ce genre de règles. Et nous comptions bien sur Maeve Reed pour assumer que j'avais été éduquée par des sauvages - des Unseelies et des humains. – Alors avez-vous peur de mes gardes ? lui demandai-je. Son rire fut tout aussi resplendissant quand elle s'exclama : – Quelle idée absurde ! Qu'est-ce qui vous fait croire cela ? – Vous-même. Elle secoua la tête en faisant ondoyer sa crinière blonde autour de son buste élancé. Une trace de sourire lui éclairait toujours le regard, qui était devenu juste un peu plus bleu. Je compris alors que ce n'était plus son rire qui illuminait son visage mais le voile très subtil du glamour particulier dont elle s'entourait. Elle se faisait briller à dessein, et juste ce qu'il fallait. Elle utilisait sa magie pour me convaincre de la croire. Ce qui me contrariait, parce que je ne sentais aucun charme utilisé contre moi. D'habitude, quand un sidhe se sert de sa magie, l'autre s'en rend compte. Je me tournai vers mes gardes. Doyle et Frost étaient là, immobiles derrière moi, mais ils avaient une expression indéchiffrable, impérieuse même. Kitto se tenait toujours au pied du canapé, où je l'avais laissé. Une de ses mains en agrippait férocement l'accoudoir, comme si le fait de toucher n'importe quoi était mieux que de ne rien sentir du tout sous sa paume. Je me demandai s'il percevait des choses que je ne percevais pas. Je n'étais fey qu'en partie, et donc toujours prête à croire que mon double héritage me privait finalement de quelques gênes que j'estimais cruciaux. D'un autre côté, cela me procurait certains avantages - être capable, par exemple, d'utiliser ma magie alors que j'étais entourée de métal. Mais, à gagner d'un côté, on peut perdre de l'autre. – Madame Reed, encore une fois, avez-vous engagé Kane et Hart pour vous protéger de mes gardes ? – J'ai dit à Julian et à ses hommes que j'étais harcelée par des fans trop zélés. Je ne cherchai même pas à trouver confirmation dans le regard de Julian. – Je vous crois, madame Reed. Maintenant, pour quelle raison précise avez-vous fait appel à eux ? Elle me considéra avec une horreur feinte. Ou alors... était-elle réelle ? S'adressant à Doyle et Frost, elle demanda : – Vous ne lui avez donc jamais enseigné les bonnes manières ? – Elle a les manières nécessaires, répliqua Doyle. Une lueur aussi fulgurante qu'un éclair passa dans ses yeux ; de la peur, sans doute. Quand elle se retourna vers moi, je vis à son expression que je ne me trompais pas. Plus que de la peur, c'était de la panique. Mais pourquoi ? – Avez-vous vraiment engagé Julian et ses hommes à cause de fans trop impétueux ? – Arrêtez, soupira-t-elle. – Croyez-vous réellement que nous vous voulons du mal ? – Non... Elle avait admis cela un peu trop vite, à mon goût, comme si le fait de me donner enfin une réponse directe la soulageait. – Alors, pourquoi avez-vous peur de nous ? – Pourquoi me faites-vous cela ? se lamenta-t-elle sur le ton d'une femme délaissée par son amant. Ce qui, malgré moi, me noua la gorge. L'air accablé, Julian déclara alors : – Je crois que vous avez posé assez de questions, Meredith. – Non, je n'ai pas fini. De nouveau, mon regard rencontra les yeux trop bleus de Maeve, et j'ajoutai : – Madame Reed, vous n'avez pas à vous cacher de nous. – Je ne sais pas de quoi vous parlez. – Ce que vous me dites est bien trop proche du mensonge. Son visage parut soudain se couvrir de cristal, tant il était voilé par des larmes contenues. Des larmes qui, bientôt, s'écoulèrent le long de ses joues, tandis que la couleur de ses yeux se brouillait, s'altérait, pour prendre peu à peu trois nuances différentes comme les miens. Son iris se cercla d'un bleu saphir intense, dont l'intérieur se borda lentement d'un mince liséré couleur cuivre, de plus en plus brillant à mesure qu'il rejoignait le point noir de sa pupille. Mais ce qui la différenciait des autres sidhes, c'étaient les traînées d'or et de cuivre qui formaient comme un feu d'artifice sur le lapis-lazuli de son iris, créant des éclats métalliques et scintillants sur un fond bleu nuit teinté de gris. Ses yeux faisaient penser à un ciel d'orage strié d'éclairs. Durant les quarante ans qu'elle avait passés à jouer les stars de cinéma, jamais aucune caméra n'avait capté ce regard si particulier. Son vrai regard. J'étais même prête à parier que ses agents ou certains producteurs tout-puissants l'avaient depuis longtemps persuadée de dissimuler les moins humaines de ses caractéristiques. J'avais moi-même caché ce que j'étais pendant trois ans seulement, et cela m'avait salement meurtrie. J'imaginais donc ce que pouvait ressentir Maeve Reed, qui avait dû agir ainsi durant plusieurs dizaines d'années. Elle évita de croiser le regard de Julian, comme si elle ne voulait pas qu'il remarque le changement dans ses yeux. Doucement, je pris la main qu'elle lui avait passée sur le bras. Elle tenta de me résister, et je n'insistai pas. Je me contentai de garder une légère pression sur son poignet, jusqu'à ce qu'elle me tende sa paume de son plein gré. Je la saisis alors et la gardai dans la mienne, avant de m'agenouiller devant elle et d'effleurer ses phalanges de mes lèvres. – Vous avez les yeux les plus merveilleux qui soient, Maeve Reed, lui dis-je enfin. Elle ôta son autre main du bras de Julian et me regarda, des larmes de cristal continuant de s'écouler sur ses joues. Puis, lentement, elle laissa se dissiper le reste de son glamour. Son teint de bronze commença à pâlir, pour prendre une douce nuance dorée. Ses cheveux s'éclaircirent aussi jusqu'à devenir cendrés, presque blancs. Je ne comprenais pas comment elle avait pu changer cette teinte naturelle et ravissante pour un blond absolument standard. Je gardai ses deux mains dans la mienne pendant qu'elle se débarrassait de cent ans de mensonges, en rayonnant de tout son être. Soudain, il parut y avoir plus de couleurs dans la pièce, une sorte d'effluve fleuri et odoriférant qui surgissait de nulle part. Maeve s'agrippa alors à moi comme à une ancre, comme si elle craignait, si je la lâchais, d'être submergée par la lumière et le parfum qui nous entouraient. Elle rejeta sa tête en arrière, ferma les paupières, et son éclat doré emplit le salon tout entier, tel un soleil se levant soudain devant nous. Elle resplendissait et elle pleurait en même temps, me serrant les mains si fort que j'en avais mal. Alors seulement, je me rendis compte que je pleurais, moi aussi, et que son rayonnement avait appelé le mien, si bien que ma peau semblait luire comme sous un clair de lune. Maeve se laissa tomber à genoux à mes côtés, contemplant mes mains et les siennes avec un étonnement émerveillé. Puis elle éclata d'un rire joyeux, presque hystérique, et articula ces mots : – Et moi qui... pensais que c'étaient les hommes qui... étaient dangereux. Alors, sans crier gare, elle se pencha vers moi et pressa ses lèvres contre les miennes. Je fus si stupéfaite par ce baiser que je me figeai pendant quelques secondes. Qu'aurais-je fait si elle m'avait laissé le temps de réfléchir ? Je ne le saurai jamais, car elle s'arracha subitement à moi et, sans explication aucune, s'enfuit en courant. 11 Julian s'était éclipsé à la suite de Maeve. Ce qui laissa le jeune Frank tout seul à l'entrée du salon, l'air complètement perdu. Ses yeux étaient trop grands au milieu de son visage blême et ahuri. Je doutais qu'il ait jamais vu un sidhe dans tout l'éblouissement de sa puissance. J'étais toujours à genoux, la brillance commençant à disparaître de ma peau, lorsque Doyle s'approcha de moi et me dit : – Princesse, tu vas bien ? Je levai la tête vers lui et compris que je devais avoir l'air passablement secouée pour qu'il s'inquiète de la sorte. Je sentais encore sur mes lèvres la chaleur de la bouche de Maeve, un peu comme si je venais d'avaler un rayon de soleil. – Princesse ? – Oui... ça va, soufflai-je d'une voix rauque. Puis, j'ajoutai en hésitant : – Je n'avais jamais... Elle avait le goût du soleil. Et, jusqu'à maintenant, j'ignorais que le soleil pouvait avoir un goût. Il s'agenouilla à mes côtés et murmura : – Il est toujours difficile d'être touché par celui qui possède des pouvoirs aussi fondamentaux. – Elle a dit qu'elle pensait que... c'étaient les hommes qui étaient dangereux. Qu'est-ce qu'elle voulait dire par là ? – Rappelle-toi comment tu étais après seulement quelques années de solitude là-bas... et multiplie cela par un siècle humain. – Tu veux dire qu'elle s'est sentie attirée par moi ? Par le premier sidhe qu'elle aurait touché en cent ans ? – Sans vouloir te décevoir, Meredith, je n'ai jamais entendu dire que Conchenn était une amoureuse de femmes. C'est donc le contact d'une peau sidhe dont elle a soif. – Pourquoi l'en blâmerais-je ? soupirai-je. C'est alors qu'une autre idée me vint à l'esprit. – Crois-tu qu'elle nous aurait fait venir ici pour me demander si j'accepterais de te partager, toi ou un autre de mes gardes, avec elle ? Les sourcils sombres de Doyle se haussèrent jusqu'au-dessus de ses lunettes noires. – Je n'y ai pas songé une seconde. Mais... cela pourrait être possible, en effet. Il resta pensif un instant puis continua : – Te demander une telle chose serait néanmoins de la plus grande impolitesse. Nous ne sommes pas que des amants, pour toi, nous sommes des époux potentiels. Ce n'est pas ordinaire. – Tu l'as dit toi-même, Doyle, ça fait un siècle qu'elle est seule. Cent ans, ça peut aisément émousser le sens de la politesse chez n'importe qui. Un mouvement brusque, derrière nous, attira notre attention. Nous nous retournâmes dans un même élan pour voir Frost debout à l'entrée du salon, prêt à bondir. Mais ce n'était que Rhys qui nous rejoignait. Il nous lança d'un air étonné : – Mais qu'est-ce que vous faites ici ? – Quoi, « qu'est-ce qu'on fait » ? lui demandai-je. Son doigt se pointa sur Doyle et moi, toujours à genoux par terre. Il restait des traces brillantes sur ma peau, comme une pâle traînée de clair de lune. Je laissai Doyle m'aider à me relever ; je me sentais étrangement déstabilisée. Maeve m'avait prise par surprise, c'était vrai, mais j'avais été touchée bien plus fort que cela par d'autres sidhes, sans avoir été aussi secouée pour autant. – Maeve Reed a laissé tomber son glamour, déclarai-je simplement. – C'est bien ce que j'ai cru sentir, dehors, reconnut Rhys. Et tu prétends que tout ce qu'elle a fait, c'était de se débarrasser de son glamour ? – Je ne prétends pas, je te l'assure. – Par la Déesse Toute-Puissante ! Siffla-t-il. – C'est précisément le cas, observa Doyle. – Qu'est-ce que tu veux dire ? – Nous avons tous été vénérés, dans le passé. Mais, pour la plupart d'entre nous, il s'agit d'un passé très lointain. Pour Conchenn, cela fait moins de trois cents ans. Elle était encore très vénérée en Europe quand on nous a demandé de... partir. – Alors, tu dis qu'elle aurait plus de pouvoir parce qu'elle était vénérée ? interrogea Rhys. – Pas plus de pouvoir, dit Doyle, mais plus de... – ... de niaque, suggérai-je. – Je ne connais pas ce mot, fit Doyle. – Plus de peps, si tu préfères. Du charisme, du mordant, je ne sais pas... Rhys voit certainement ce que je veux dire. Il descendit les trois marches qui menaient au salon. – Oui, je vois ce que tu veux dire, Meredith. Sa magie a une sacrée charge d'énergie. – L'expression me convient, dit finalement Doyle. Frost s'avança vers nous à son tour. Sous l'œil critique de Doyle qui le considérait de derrière ses verres fumés, il déclara : – J'aurais quelque chose à ajouter, mon capitaine. Comme les deux hommes commençaient à se scruter mutuellement, je préférai intervenir : – Qu'est-ce que vous avez, tous les deux ? Si Frost a quelque chose à dire, laisse-le parler, Doyle. Frost continua de le regarder, semblant attendre l'autorisation de s'exprimer. Finalement, Doyle lui fit un petit signe de tête. – J'ai regardé des films sur la télévision de Meredith. J'ai vu comment les humains réagissaient devant les stars de cinéma. L'adoration envers les acteurs représente un genre de vénération. Nous tournâmes vers lui un regard étonné, et ce fut Rhys qui murmura : – Par la Déesse Toute-Puissante, si quelqu'un peut prouver qu'elle a été révérée... Il s'arrêta de lui-même, et Doyle acheva pour lui : – …il y aurait de quoi nous bannir tous de ce pays. S'il y avait une chose qui nous était interdite, c'était bien de nous laisser révérer comme des dieux. – Elle n'a pas cherché à se faire vénérer comme une déité, assurai-je alors. Elle essayait seulement de gagner de quoi vivre. Les trois hommes restèrent pensifs un instant, puis Doyle déclara : – La Princesse a raison, selon la loi. – Je ne crois pas que Maeve ait tenté d'aller contre la loi, en effet. – Je ne me permettrais pas d'insinuer le contraire, reprit Doyle. Mais, quoi qu'elle ait tenté, elle a aujourd'hui l'avantage d'avoir été révérée par des humains pendant ces quarante dernières années. Une star de cinéma humaine ne peut pas tirer profit d'un partage d'énergie de ce genre ; mais Maeve est une sidhe, et elle saura exactement comment faire usage de cette énergie. – Et que peut-on dire des acteurs européens qui ont du sang sidhe en eux ? demandai-je. Ou même des familles royales d'Europe ? Les sidhes doivent s'unir à toutes ces royautés d'Europe pour consolider le dernier grand traité. Est-ce qu'ils tirent tous un avantage de l'admiration que leur portent les humains, là-bas ? – Je ne peux pas discuter de cela, répondit Doyle. – Moi, je veux bien essayer de deviner, fit Rhys. – Nous ne sommes pas payés pour jouer aux devinettes, lui objecta Doyle d'un ton sec. Rhys sourit sous sa fausse barbe. – Considère ça comme un extra, quand tu m'engageras. Doyle abaissa ses lunettes de façon que Rhys voie ses yeux. – Oooh, fit celui-ci en riant. J'imagine que n'importe qui ayant assez de sang sidhe en lui peut tirer de la puissance de toute cette adoration humaine. Ils ne s'en rendent peut-être pas compte, mais comment expliquer le succès de ces familles régnantes sinon par le pourcentage de sang sidhe qui circule dans leurs veines ? Tous sont encore en activité, alors que les maisons qui n'ont accueilli les sidhes que pour les traiter comme de la racaille avant de les chasser ont toutes fini par s'éteindre. Julian choisit cet instant pour revenir au salon. – Mme Reed propose que cette réunion se continue au bord de la piscine, à moins que l'un de vous ne s'y oppose formellement. – Je ne vois aucun problème à bavarder dehors par une si belle journée, répondis-je. – Moi non plus, ajouta Doyle. Les autres tombèrent également d'accord, sauf Kitto, toujours accroupi au pied du canapé. Comme je m'approchais de lui pour le prendre par la main, il me souffla : – Ça va être très découvert et très brillant, dehors ? Il avait passé des siècles à évoluer dans les tunnels étroits et sombres de la colline où séjournaient les gobelins, et je m'étais souvent demandé pourquoi, dans les vieilles histoires que l'on racontait, ceux-ci se battaient toujours sous un ciel noir, comme s'ils emportaient partout avec eux l'obscurité de la terre. S'ils étaient aussi gênés par la luminosité, peut-être étaient-ils incapables de se battre sans leurs ténèbres. Ou alors, cela ne touchait-il que Kitto ? Mais je ne pouvais me permettre ce genre de conclusion en ne me basant que sur un seul gobelin. Je pris sa main dans la mienne et le tirai comme un enfant. – Tu resteras près de moi. Et, si ça devient trop insupportable, Frost pourra te ramener dans le van. – Il y a un problème ? interrogea Julian. – Il est agoraphobe. – Oh, diable... – S'il veut rester à Los Angeles, il faudra bien qu'il s'y habitue, lui dis-je. – Comme vous voudrez. C'est votre... employé. Kitto était l'un des rares gardes qui ne travaillaient pas pour l'agence. Il n'était tout bonnement pas fait pour ce job. J'ignorais, d'ailleurs, quel genre de boulot il était capable de faire, mais ce n'était en tout cas pas celui de garde du corps ou de détective. Je ne jugeai pas utile, cependant, de corriger Julian. – Vous êtes sûre de vouloir aller dehors, insista-t-il poliment. – Certaine, fis-je en agrippant plus fort la main de Kitto. – Dans ce cas, Princesse, messieurs, suivez-moi. Il monta les trois marches vers le couloir par lequel s'était enfuie Maeve, et nous le suivîmes d'un pas docile. Doyle exigea de passer le premier, tandis qu'il demandait à Frost de fermer la marche. Je me retrouvai donc au milieu, avec Kitto d'un côté, et Rhys de l'autre. Saisissant ma main libre, il essaya alors de me faire sautiller le long du corridor pendant qu'il fredonnait un air du Magicien d'Oz. 12 Julian nous fit traverser plusieurs pièces, plus luxueuses les unes que les autres, avant d'aboutir devant une vaste baie vitrée qui ouvrait sur la piscine. D'un bleu intense, l'eau renvoyait la lumière du soleil comme un miroir brisé. Assise à l'ombre d'un grand parasol crème, Maeve portait un peignoir de soie blanche, qu'elle laissa bâiller un bref instant, juste le temps pour nous d'apercevoir sur son corps longiligne un maillot de bain blanc et doré. Puis elle le serra frileusement autour d'elle, de façon à ne plus laisser apparaître que deux pieds aux ongles vernis de rouge. Elle fumait, tirant de furieuses bouffées sur une cigarette qu'elle finit par éteindre alors qu'elle n'était qu'à demi consumée. Julian avait eu l'honneur peu enviable de la lui allumer avec un briquet d'or posé sur un petit plateau. Mais allumer les cigarettes de sa patronne n'était pas l'élément le moins enviable de son travail ; il devait aussi se charger de calmer Maeve, ce qui n'était pas une mince affaire. Elle s'était revêtue de son glamour, comme on revêt un vieux T-shirt dont on ne peut plus se séparer. Toujours magnifique, elle avait cependant récupéré le look de l'actrice Maeve Reed, dans sa version la plus stressée. Une anxiété quasi palpable émanait en effet de sa personne. Les autres gardes du corps, dont le jeune Frank et Max, nous avaient rejoints pour se planter autour de la piscine, non sans nous fixer d'un air menaçant. En ce qui me concernait, je n'en faisais pas toute une affaire mais, pour mes hommes, c'était peut-être autre chose. Néanmoins, quoi qu'ils puissent en penser, ils s'efforçaient de ne pas le montrer. Maeve nous proposa de nous asseoir en plein soleil, et je devinai aisément pourquoi. Une superstition voulait que la cour Unseelie ne supporte pas la pleine lumière. C'était vrai pour certains, mais aucun de ceux qui m'accompagnaient n'avaient de problème avec ça. Et les yeux de Kitto avaient beau être ultra-fragiles, il se protégeait très bien avec des lunettes noires. Je ne cherchai pas à contrarier Maeve. Elle semblait encore secouée, s'assurant en permanence que son joli corps était bien à l'abri sous son peignoir de soie, et passant nerveusement de la cigarette à la boisson pendant que nous nous installions. L'alcool n'envahissant jamais mon estomac sans mon consentement, je me dis que c'était peut-être un bon moyen de l'approcher. Si Maeve s'enivrait, je pouvais changer d'avis et, cette fois, la bousculer un peu. A sa demande, Julian s'assit tout près de la chaise longue où elle s'était installée, de façon que son épaule vienne en toucher le dossier. Les autres hommes de Kane et Hart prirent place derrière elle, telles trois suivantes... bien musclées et armées. Maeve avait aussi exigé que j'aie ma propre chaise longue. J'étais un peu trop petite - ainsi que ma jupe, d'ailleurs - pour ce genre de fauteuil, mais j'acceptai sans mot dire. Je dus seulement veiller à ne pas exhiber trop de jambes et de sous-vêtements. Il n'y aurait eu que des feys autour de nous, je n'y aurais pas prêté tant d'attention. Mais avec tous ces humains présents, il nous fallait faire preuve d'un minimum de politesse... selon leurs standards. Par ailleurs, j'avais découvert des années plus tôt que si je laissais un troupeau d'hommes humains apercevoir mes dessous, ils avaient une fâcheuse tendance à s'imaginer tout un tas de trucs. Les mâles feys, eux, auraient apprécié le spectacle, sans jamais me faire la moindre remarque. Doyle et Frost se tenaient derrière moi, comme de bons chiens de garde. Rhys était parti avec Marie, l'assistante, pour se débarrasser de son accoutrement. Maeve avait paru fascinée de le voir utiliser un déguisement humain au lieu d'un voile magique pour échapper à l'attention de la presse. Soit son glamour était plus puissant que le nôtre, soit les reporters ne la voyaient pas autrement que Maeve Reed, la star de cinéma. Le terme glamour cherchant à donner l'idée d'un éclat féerique, peut-être le fait de voir la vérité derrière la façade d'une vedette n'était-il pas ce que désirait la presse. Assis près de moi sur une petite chaise, Kitto ne tenta pas un instant de grimper sur l'un de mes accoudoirs mais s'assura de pouvoir rester en contact permanent avec l'une ou l'autre partie de mon corps. Julian, quant à lui, essaya de garder un minimum de distance entre lui et Maeve. Une femme humaine, d'environ la soixantaine, émergea alors d'une maisonnette qui jouxtait la piscine. Revêtue de la parfaite panoplie de servante, elle portait un tablier, une jupe noire à hauteur du genou et des souliers de cuir souple à petits talons. Elle nous offrit des rafraîchissements, que nous refusâmes. Seule Maeve continua de siroter un scotch aussi noir que du vin. Elle avait commencé avec de la glace mais, une fois celle-ci fondue, elle n'en rajouta pas. Bien qu'elle en soit à son cinquième verre, cela ne parut avoir aucune influence sur elle. C'était une fey, et, comme nous, elle pouvait boire pas mal sans être le moins du monde pompette. Toutefois, un cinquième scotch reste un cinquième scotch, et j'espérais qu'elle en aurait bu assez pour se calmer les nerfs et s'en tenir là. Ce qu'elle ne fit pas. – Je vais prendre un rhum-coca, annonça-t-elle. Quelqu'un voudrait-il quelque chose ? – Non, merci, répondis-je. – Je sais que vos hommes et les miens sont au travail et qu'ils ne doivent pas boire. Cela émousse un peu leurs réflexes. Elle mit une touche de ronronnement à la Maeve Reed dans sa voix - une pâle imitation, cependant, de la séduction dont elle savait se revêtir d'ordinaire. Je ne l'avais pas totalement cassée. – Mais vous et moi n'avons pas besoin de nous priver, n'est-ce pas ? – Ça ira très bien, lui répliquai-je. Merci. Un léger froncement apparut entre ses deux sourcils épilés à la perfection. – Je n'aime pas être toute seule à boire. – Je ne suis pas folle du scotch, ni du rhum. – Nous avons une excellente cave, vous savez. Je suis certaine que nous pouvons trouver quelque chose qui siéra à vos goûts. Elle sourit. Ce n'était pas le sourire éblouissant qui nous avait accueillis un peu plus tôt, mais c'était un sourire quand même. Un signe encourageant. – Je regrette, Maeve, mais je ne bois jamais si tôt dans la journée. – Si tôt ? répéta-t-elle d'une voix étonnée. Ma chère, il n'est pas tôt pour Los Angeles. Nous sommes l'après-midi ; il est tout à fait acceptable de boire. – Merci, mais je suis parfaitement bien ainsi. Elle grimaça puis fit un signe à la servante qui partit vers la maison, sans doute pour aller chercher ce que Maeve lui demandait. – Franchement, je déteste boire seule, insista-t-elle. – Vous devez avoir un mari, quelque part, qui peut peut-être vous accompagner. – Vous ferez la connaissance de Gordon plus tard, quand nous aurons réglé nos affaires. Elle ne plaisantait plus du tout, à présent. – Et de quelles affaires peut-il s'agir ? Demandai-je. – C'est privé. – Nous avons déjà parlé de cela avec votre envoyé, tout à l'heure, à l'agence. Mes gardes du corps me suivent comme mon ombre. Considérant le rempart de muscles qui la protégeait, j'ajoutai : – Je suis certaine que vous comprenez. – Bien sûr, je comprends, rétorqua-t-elle avec impatience. Mais ne pourraient-ils pas s'écarter un peu, pour que nous puissions toutes les deux... parler entre filles ? Parler entre filles. Cette expression m'étonna, mais je ne relevai pas. Je m'adressai alors à Doyle et Frost : – Qu'est-ce que vous en pensez, les garçons ? – Je crois qu'on pourrait s'asseoir à l'ombre, sous l'auvent, pendant que toi et Mme Reed vous parlerez... entre filles, me répondit Doyle de l'air le plus sérieux du monde. Je dissimulai un sourire puis tournai les yeux vers Kitto. Mais, certaine qu'il allait refuser de s'asseoir avec eux, je ne pris même pas la peine de le lui proposer. – Doyle et Frost vont s'installer un peu plus loin, annonçai-je à Maeve, mais Kitto doit rester avec moi. – Impossible, me répondit-elle. – Vous n'obtiendrez rien de plus si vous tenez à rester ici, en plein air et en pleine lumière. Elle inclina la tête d'un air stupéfait, puis lâcha : – C'est tout à fait irrévérencieux, pour une princesse sidhe. En fait, vous vous êtes montrée très impolie, voire grossière, pour une princesse de sang. Réprimant une furieuse envie d'interroger Doyle du regard, je répondis calmement : – Je pourrais dire pour ma défense que j'ai été éduquée parmi les humains. – Je ne vous croirais pas pour autant. Elle s'exprimait d'une voix si calme qu'elle ne pouvait cacher que de la colère. Dans un murmure, elle ajouta : – Personne d'aussi humain n'aurait pu être considéré comme vous l'avez été il y a quelques instants. Elle frissonna et ramena son peignoir autour de ses épaules. Il faisait près de 21°, le soleil était encore chaud. Si vraiment elle avait froid, ce n'était pas son peignoir de soie qui pouvait la réchauffer. Je lui fis un profond signe de tête, autant que me le permettait ma position assise. – Merci. – Ne me remerciez pas, car je ne vous remercierai pas pour ce que vous m'avez fait. J'allais lui dire qu'il s'agissait d'un malentendu, mais je me ravisai. Maeve s'était délibérément servie de sa magie pour tenter de me convaincre, et, d'un noble sidhe à un autre, cela représentait une grave insulte. Nous n'usons jamais d'autant de ruse à l'encontre d'un autre noble. Cela montrait clairement qu'elle me considérait comme une fey de moindre importance. Je pouvais donc en conclure que les règles de la chevalerie sidhe ne s'appliquaient pas à moi. Elle me regardait d'un air curieux, et je compris que je me taisais depuis trop longtemps. Avec un sourire forcé, je lui dis : – Depuis des siècles, les sidhes se demandent pourquoi vous nous avez quittés. – Je ne vous ai pas quittés, Meredith, j'ai été bannie du royaume. Enfin une information intéressante. – Votre exil a été considéré comme une menace terrible par les jeunes sidhes de la cour Seelie. Si vous ne plaisez pas au Roi, vous finirez comme Conchenn, voilà ce qui se disait, autour d'eux. – Est-ce vraiment ce qu'ils croyaient ? Que j'avais été exilée parce que je déplaisais au Roi ? – Quand on le lui demande, c'est du moins ce qu'il répond. Que vous lui déplaisiez. Elle se mit à rire, avec tant de dérision que j'en eus de la peine pour elle. – Oh, j'imagine bien que je lui déplaisais, mais personne n'a donc osé penser que c'était un châtiment bien sévère pour le simple fait de ne pas plaire au Roi ? – Je me suis laissé dire que certains avaient été étrangement surpris par la sévérité de ce châtiment, avouai-je. Vous aviez beaucoup d'amis, à la cour. – J'avais des alliés, à la cour, corrigea-t-elle. Personne n'a vraiment d'amis, là-bas. – D'accord, vous aviez beaucoup d'alliés à la cour, lui concédai-je. Et c'est vrai que le châtiment qu'on vous a infligé nous a tous étonnés. – Et ? demanda-t-elle avec peut-être un peu trop d'empressement. Elle paraissait avoir très envie de savoir. Je voulus lui répliquer : Vous répondez à mes questions, et je réponds aux vôtres, mais cela aurait pu risquer de la braquer. C'était de subtilité que nous devions jouer, plutôt. Même si ce n'était pas une de mes plus belles qualités, j'avais fini par apprendre à en faire usage. – J'ai été battue pour avoir osé m'enquérir sur votre sort, lâchai-je tout à trac. – Quoi ? – Quand j'étais enfant, j'ai demandé un jour pourquoi vous aviez été exilée, et le Roi lui-même m'a battue pour avoir posé une telle question. – Personne ne l'avait jamais fait, auparavant ? – Si. A son expression, elle me suppliait de lui dire la suite, mais je fis mine de ne pas comprendre. Je voulais éviter de détourner la conversation, car je tenais à savoir pourquoi elle avait été exilée. Si elle avait gardé le silence pendant cent ans, rien ne me disait qu'elle se livrerait aujourd'hui. – Mais quand je suis arrivée, les gens avaient cessé de poser la question, lui dis-je. – Que sont devenus mes alliés de la cour ? C'était une question très directe, et je ne pouvais pas prétendre ne pas la comprendre. – Le Roi a tué Emrys, déclarai-je. Après cela, plus personne n'a osé demander ce qu'il advenait de vous. Elle pâlit sous son hâle doré et baissa la tête. Puis elle voulut boire une gorgée de rhum-coca mais trouva son verre vide. – Nancy ! appela-t-elle. La servante apparut, comme par magie. Elle avait un plateau à la main, où reposaient un grand verre de rhum brun et une paire de lunettes noires à monture blanche. Elle portait aussi trois maillots de bain sur le bras. Luxueux, ravissants et d'une taille quasiment micro. Le monceau de lingerie que je possédais me couvrait bien davantage que ces élégants bouts de tissu. Aussi jolis soient-ils, ils avaient l'air ordinaires, mais les apparences peuvent être trompeuses. On peut traficoter les vêtements comme on veut, de sorte que le sortilège ne marche qu'après les avoir passés sur soi, par exemple. Ce qui me poussa à me demander si certains, à la cour Seelie, désiraient ma mort. Celle-ci suffirait-elle à mettre fin à l'exil de Maeve ? Peut-être, si c'était le Roi lui-même qui cherchait à m'éliminer. Mais, à ma connaissance, si Taranis ne m'aimait pas, il ne me craignait pas non plus. Aussi ma disparition ne signifierait-elle rien pour lui. Maeve avait cessé de parler. Elle fixait le bleu de la piscine d'un œil vide. Elle demeura muette si longtemps que je me vis obligée de rompre le silence : – Pourquoi ces maillots de bain, madame Reed ? – Je vous ai dit de m'appeler Maeve, rétorqua-t-elle sans me regarder, d'un air toujours aussi absent. – Très bien. Pourquoi ces maillots, Maeve ? – J'ai pensé que vous vous sentiriez plus à l'aise avec, c'est tout. Sa voix gardait la même platitude, comme s'il s'agissait d'un dialogue qu'elle avait prévu depuis longtemps, mais dont elle se moquait, à présent. – Merci, mais je me sens très bien ainsi. – Je suis sûre que je peux en trouver pour vos hommes, aussi, déclara- t-elle sur un ton morne. – Non, merci. Je mis assez de force dans mon merci pour qu'elle comprenne que j'avais parfaitement deviné ses intentions. Maeve posa son verre vide sur le plateau, se glissa ses lunettes sur le nez puis saisit la boisson que venait de lui apporter sa servante. D'une longue gorgée, elle en avala le quart, puis me regarda. Les verres qui lui cachaient les yeux miroitaient assez pour que j'y voie mon propre reflet, légèrement distordu. Son visage se dissimulant presque entièrement derrière ses épaisses montures blanches, elle n'avait plus besoin de son glamour, à présent. Elle remonta son peignoir sur sa gorge et avala une autre lampée de rhum. – Taranis lui-même n'oserait pas faire exécuter Emrys, souffla-t-elle. Sa voix était grave mais claire. Je pense qu'elle faisait tout pour ne pas me croire. Après l'épisode des maillots, elle avait eu assez de temps pour réfléchir à ce que je venais de lui dire. Elle n'aimait pas ce qu'elle venait d'entendre, aussi allait-elle tenter de me prouver que c'était faux. – Il n'a pas été exécuté, lui dis-je en espérant qu'elle m'en demande davantage. On obtient souvent plus en en disant peu. Levant les yeux de son verre, Maeve me regarda et ses lunettes scintillèrent sous le soleil. – Mais vous avez dit que Taranis l'avait fait tuer. – Non, je vous ai dit qu'il avait tué Emrys. Je crus deviner qu'elle fronça les sourcils sous ses verres fumés. – Vous jouez avec les mots, Meredith. Emrys était un des rares personnages à la cour en qui je pouvais vraiment avoir confiance. S'il n'a pas été exécuté, alors quoi ? Suggéreriez-vous qu'il a été assassiné ? – Pas du tout. Le Roi l'a provoqué en duel. Elle bondit comme si je venais de la frapper, en envoyant une giclée de rhum sur son peignoir de soie. La servante lui proposa une serviette de lin, et Maeve, après lui avoir confié son verre, s'essuya la main d'un geste parfaitement indifférent. – Le Roi ne relève jamais de défis personnels. La cour a trop besoin de lui pour qu'il risque sa vie dans un duel. Je haussai les épaules, voyant mon reflet m'imiter dans ses lunettes. – Je ne fais que rapporter ce qu'on m'a dit, je ne l'explique pas. Elle posa la serviette sur le plateau mais refusa de reprendre sa boisson. Se penchant en avant, une main serrée sur le haut de son peignoir, elle me dit : – Jurez-moi, faites-moi le serment solennel que le Roi a vraiment provoqué Emrys en duel. – Je vous en fais le serment, Maeve. Elle se laissa tomber contre son dossier, comme si toute énergie l'avait soudain quittée. Ses mains agrippaient faiblement le col de soie blanche autour de son cou, et elle paraissait près de défaillir. – Vous allez bien ? lui demanda la servante. Puis-je vous apporter quelque chose ? – Non. Ça va... Elle avait inversé les réponses, une étourderie qui prouvait qu'elle n'était pas bien, justement. – Alors, j'avais raison, murmura-t-elle. – Vous aviez raison... à quel propos ? demandai-je en m'asseyant au bord de ma chaise longue pour qu'elle m'entende clairement. – Non, sourit-elle alors, vous ne me soutirerez pas des secrets aussi facilement. – Je ne vois pas de quoi vous parlez. – Pourquoi êtes-vous venue, aujourd'hui, Meredith ? interrogea-t-elle d'une voix nettement plus sûre. – Parce que vous me l'avez demandé. Elle lâcha un profond soupir, non par comédie mais parce qu'elle en avait, semblait-il, sincèrement besoin. – Vous avez risqué la colère de Taranis simplement pour rendre visite à un autre sidhe ? Je ne crois pas. – Je suis l'héritière du trône Unseelie. Pensez-vous vraiment que Taranis oserait s'en prendre à moi ? – Il a provoqué Emiys en duel parce qu'il lui avait demandé la raison de mon exil. Vous avez vous-même été battue, étant enfant, pour vous être renseignée sur mon destin. Et vous voilà maintenant en train de me parler. Jamais il ne croira que je ne vous ai pas révélé la raison de mon exil. – Mais vous ne m'avez rien dit, Maeve, lui rétorquai-je en m'efforçant de ne pas lui montrer mon impatience. Une impatience qu'elle dut deviner, malgré tout. – Il ne croira jamais que je n'ai pas partagé mon secret avec vous, sourit-elle. – Il peut penser ce qu'il veut. S'en prendre à moi ne signifierait rien d'autre qu'une guerre entre les deux cours. Je ne crois pas que votre secret, quel qu'il soit, en vaille la peine. De nouveau, elle eut un rire de dérision. – Moi je crois, au contraire, que le Roi serait prêt à risquer une guerre pour cela. – Une guerre qu'il suivrait tranquillement assis, à l'abri derrière ses troupes... Mais la Reine Andais serait alors tout à fait dans son droit de le défier pour un combat face à face. Je ne crois pas que Taranis oserait se risquer à un tel duel, en revanche. – Vous êtes l'héritière du trône des Ténèbres, Meredith. Vous n'imaginez pas quelle puissance recèle celui de la Lumière. – J'ai vu la cour Seelie, et je reconnais que si vous avez eu des ennuis avec elle, vous pouvez avoir peur de la lumière. Mais tout le monde craint l'obscurité, Maeve, tout le monde. – Insinueriez-vous que le roi de la cour Seelie aurait peur de la cour Unseelie ? interrogea-t-elle sur un ton à la fois sceptique et outré. – Je sais que tous à la cour Seelie redoutent les sluaghs. Se calant contre son dossier, Maeve déclara : – Tout le monde craint les sluaghs, Meredith Que ce soit dans une cour ou dans l'autre. Elle avait raison. Si la cour Unseelie incarnait l'obscur et le terrifiant, les sluaghs étaient pires encore. Cette Légion constituée de ce qu'il y avait de plus vil chez les feys personnifiait tout ce que craignaient les Unseelies. C'était le dépotoir de cauchemars bien trop terribles pour que quiconque ose même les imaginer. – Et qui tient les rênes de cette Légion ? demandai-je Elle hésita, puis finit par lâcher d'une voix sourde : – La Reine. – Les sluaghs peuvent intervenir pour punir certains crimes, sans préavis ni procès. Et, parmi ces crimes, figure l'assassinat d'un membre de sa famille. – Ces châtiments ne sont, hélas, pas toujours respectés, remarqua Maeve. – Mais si Taranis éliminait le successeur de la Reine, ne pensez-vous pas qu'elle se rappellerait ce petit décret ? – Andais elle-même n'oserait pas lancer les sluaghs contre le Roi. – Et moi je répète que Taranis n'oserait pas tuer l'héritière du trône d'Andais, insistai-je. – Je crois que vous vous trompez, là-dessus, Meredith. Car, selon moi, il n'hésiterait pas. – Et, pour avoir commis ce crime, Andais pourrait lui envoyer sa Légion. Le Roi de la Lumière et des Illusions n'aurait alors pas d'autre choix que de la fuir. Elle reprit son verre sur le plateau que la servante tenait toujours à côté d'elle. Après en avoir avalé une longue rasade, elle déclara : – Je ne crois pas que le Roi y réfléchirait aussi clairement. Je... jamais je ne serai la cause d'une guerre entre les deux cours. Elle absorba une autre lampée de rhum. – J'ai longtemps désiré que l'arrogance de Taranis soit punie, mais jamais par les sluaghs. Je ne souhaiterais cela à personne, pas même à lui. Ayant été moi-même pourchassée par les sluaghs, je devais reconnaître que ceux qui composaient cette Légion étaient cruels, mais pas aussi diaboliques qu'on le disait. Au moins se contentaient-ils de vous tuer - ou de vous dévorer vivant -, mais vous mouriez vite. Ce n'était ni la torture, ni cette épouvantable mort lente que tous redoutaient. Il y avait plus terrible que de tomber entre les mains des sluaghs. Et je savais à ce propos quelque chose que Maeve ignorait peut-être. Le roi des sluaghs, Sholto, Seigneur de l'Insaisissable, n'avait aucune loyauté envers Andais, ni envers personne d'ailleurs. Il restait fidèle à sa parole, mais la Reine, qui s'était montrée un peu trop laxiste, dépendait bien trop fortement des sluaghs. Qui ne servaient en principe qu'en dernier recours. Mais j'avais appris, en discutant avec Doyle et Frost, que ceux qu'on appelait la Légion étaient devenus une arme très exploitée. Trop exploitée. Cela traduisait nettement la faiblesse d'Andais, qui les utilisait trop souvent. Cependant, Maeve ignorait cela. Et personne, à la cour Seelie, ne le savait non plus... à moins qu'il y ait eu des espions. Ce qui, tout bien réfléchi, était fort possible. Mais cela non plus, Maeve ne l'imaginait pas. – Croyez-vous que le Roi apprendra que nous avons eu une conversation ensemble ? lui demandai-je. – Je ne peux en être certaine, mais c'est un dieu - ou du moins l'a-t-il été, un moment donné. C'est ce qui me fait craindre qu'il finisse par découvrir un jour ou l'autre que nous nous sommes parlé. – Résumons-nous, donc : je voudrais savoir pourquoi vous avez été exilée, mais, en contrepartie, vous attendez quelque chose de ma part. Une chose pour laquelle vous semblez prête à risquer votre propre vie. Qu'est- ce que c'est, Maeve ? Qu'est-ce qui peut avoir une telle importance à vos yeux ? Elle se pencha en avant, son peignoir toujours frileusement serré contre son corps. Elle se pencha jusqu'à ce que je sente le parfum du beurre de cacao qu'elle avait étalé sur sa peau, et la puissante odeur de rhum que dégageait son haleine. Puis, approchant son visage tout près du mien, elle me souffla à l'oreille : – Je voudrais un enfant. 13 Je restai penchée en avant, mon épaule touchant presque celle de Maeve, car je ne voulais pas qu'elle voie mon expression stupéfaite. Un enfant ! Elle voulait un enfant ! Et pourquoi me dire ça, à moi ? J'avais imaginé mille choses qu'elle pouvait désirer, mais... jamais un bébé. Je finis par me tourner vers elle et lui demander : – Qu'attendez-vous de moi, Maeve ? Elle se cala de nouveau contre le dossier de sa chaise longue, avec des petits gestes affectés que je lui reconnus aussitôt. – Je vous ai dit ce que j'attendais de vous, Meredith. – Je sais ce que vous avez dit, mais je ne vois pas... Je ne sais pas comment je pourrais vous aider. Je mis un peu d'emphase sur le je car je venais de songer à une chose que j'avais et qu'elle n'avait pas : les hommes. Elle regarda ceux qui nous entouraient, tous, même ses gardes du corps. – Vous comprenez maintenant pourquoi je voulais que notre conversation reste privée ? Devinant une trace de supplication dans sa voix, je soupirai. Et moi qui voulais faire preuve avec elle de jugeote, de tactique et de prudence... Mais je comprenais pourquoi elle avait besoin de me parler en privé. Et certaines choses prévalaient sur la tactique, l'une d'elles étant l'appel qu'une femme lance à une autre. Maeve avait lancé cet appel, muet peut- être, mais je l'avais bien entendu. Et, par la Déesse Toute-Puissante, je ne pouvais l'ignorer. – D'accord, laissai-je tomber. – D'accord, quoi ? – D'accord pour l'intimité que vous réclamez. Je sentis Doyle et Frost remuer derrière moi. Ou, plus exactement, se tendre si brusquement qu'ils en sursautèrent presque. – Princesse... commença le capitaine de mes gardes. – Ça va, Doyle. Tu peux aller t'asseoir à l'ombre avec les autres, pendant que nous parlons entre filles. Les lèvres peintes de rose de mon interlocutrice se retroussèrent en une jolie moue. Elle semblait décidément avoir retrouvé son calme. Ou peut- être avait-elle passé tant d'années à jouer le rôle de Maeve Reed, la déesse du sexe, qu'elle ne savait plus comment se comporter autrement. – J'espérais un peu plus d'intimité que ces quelques mètres que vous m'offrez, Meredith. Avec un sourire, je lui répondis : – Vous avez clairement montré que vous cherchiez à m'impressionner avec votre magie. Il serait stupide de ma part de vous faire une totale confiance. La moue disparut, remplacée par des lèvres serrées, presque pincées. – Vous avez prouvé que votre magie était plus forte que la mienne, Meredith. Je ne suis pas assez sotte pour tenter ma chance une seconde fois. Là aussi, j'étais à peu près certaine de ne pas avoir surpassé Maeve. Simplement, en utilisant sa magie, elle avait directement agi sur mon côté métaphysique, réveillant ainsi sans le savoir mes capacités naturelles. Cela n'avait pas été délibéré de ma part, et, en fait, je n'étais même pas sûre de pouvoir refaire la même chose, si j'essayais. Mais Maeve pensait que je pouvais le faire sur commande, et j'allais bien me garder de l'en dissuader. Autant lui laisser croire que j'étais super-puissante, et parano, par la même occasion. Parce que je n'avais pas l'intention de laisser mes hommes me perdre totalement de vue. Puissance et paranoïa - voilà une excellente recette pour qui cherche à régner. – Mes gardes peuvent s'asseoir à l'ombre pendant que nous discutons ici, lui dis-je. Cela vous laisse toute l'intimité nécessaire à notre petite conversation. – Vous ne me faites pas confiance, Meredith. – Quelles raisons aurais-je de vous faire confiance ? – Aucune, en effet, sourit-elle. Aucune... Elle secoua doucement la tête, sirota un peu de son rhum puis me regarda par-dessus le bord de ses lunettes. – Vous avez refusé tout rafraîchissement. Vous craignez le poison, ou la magie. – Vous avez tout compris. Elle partit d'un délicieux rire de gorge. Un de ces rires ultra-fabriqués qu'on n'entend qu'au cinéma. – Je peux vous jurer solennellement qu'à aucun moment je ne vous nuirai à dessein. A dessein... Cela signifiait peut-être que, s'il m'arrivait quelque chose, ce ne serait pas sa faute. Mais qu'il pouvait quand même m'arriver quelque chose. C'était trop comique. Ce genre de double langage était typique de la cour, où la parole d'honneur était quelque chose que l'on était prêt à défendre jusqu'à la mort. – Je veux votre parole d'honneur que rien, personne, ni aucun animal que ce soit ne cherchera à me faire du mal pendant que je serai ici. Aussitôt, la moue fut de retour. – Un serment aussi solennel, Meredith ? Je vous donne ma parole d'assurer votre sécurité du mieux que je pourrai. – Ça ne suffit pas, rétorquai-je. Je veux votre parole que rien, personne, aucun animal ni aucun être que ce soit ne cherchera à me faire du mal. – Pendant que vous serez ici, ajouta-t-elle. – Pendant que je serai ici. – Si vous n'aviez pas mentionné cette dernière précision, j'aurais donc été responsable de votre sécurité toujours et tout le temps, observa-t-elle en frissonnant. Mais vous allez à la cour Unseelie, et ce n'est certainement pas l'endroit où je souhaiterais me porter garante de votre sécurité. – Tout le monde pense ainsi, Maeve, ne culpabilisez pas. – Je ne culpabilise pas. Il n'est pas de mon ressort de veiller à votre sécurité dans ces longs couloirs obscurs, voilà tout. – Vous savez, il y a de la lumière et des rires dans une assemblée de ténèbres, comme il y a de l'ombre et du chagrin dans une assemblée rayonnante. – Je refuse de croire que la cour Unseelie recèle les joyeuses merveilles que nous trouvons à la cour Seelie. Je me tournai vers Doyle et Frost, et les regardai longuement pour m'imprégner de leur beauté, avant de refaire face à Maeve. – Vous savez, lui répondis-je, il peut y avoir beaucoup de joie à vivre dans le royaume des ténèbres. – J'ai eu vent de la débauche qui infestait la cour de la Reine Andais. Ce fut à mon tour de rire. – Vous avez vécu trop longtemps parmi les humains pour employer le terme débauche avec autant de dégoût. Les joies de la chair sont un bienfait à partager, et non pas une malédiction à redouter. Portant son regard derrière moi, elle me répliqua : – Votre garde volage et ma douce Mary ont l'air de s'en être aperçus, dirait-on. Le couple se dirigeait vers nous. Rhys avait laissé retomber dans son dos ses longues boucles blanches, et son beau visage viril était débarrassé des postiches sous lesquels il le dissimulait. Son bandeau blanc orné de perles avait retrouvé sa place devant son œil manquant. Il arborait un sourire heureux, proche du rire, comme s'il s'apprêtait à raconter une plaisanterie. Marie, elle, marchait légèrement en retrait. Sa coiffure avait perdu de sa netteté, et son chemisier blanc était déboutonné. Cependant, elle était loin de paraître ravie. Si l'allusion de Maeve était vraie, Marie aurait dû avoir l'air réjouie, elle aussi. Rhys avait ses défauts, mais ne pas savoir mettre un sourire sur le visage d'une fille n'en faisait pas partie. On pouvait ne pas le prendre aussi au sérieux que certains autres gardes mais, au lit, on ne s'ennuyait pas avec lui. S'il avait fricoté avec Marie, que devais-je en penser ? Après tout, il m'appartenait. Exclusivement, selon la Reine. J'aurais bien aimé me sentir blessée, jalouse ou vexée qu'il ait pu la bécoter en cachette, mais... impossible. Sans doute était-ce parce que je couchais avec d'autres hommes. Peut-être que, pour être vraiment jaloux, il fallait avoir quelque prétention à la monogamie. J'ignorais pourquoi, mais leurs petites cachotteries ensemble ne me troublaient pas plus que cela. En revanche, si Rhys se l'était vraiment envoyée, cela m'aurait déplu ; parce que c'était moi qu'il était chargé d'engrosser, pas la simple assistante d'une star de cinéma. Sinon, le reste ne me gênait pas. Il se laissa tomber devant moi sur un genou, bousculant un peu Kitto au passage. Mais le fait qu'il accepte de toucher le petit gobelin était très bon signe. Il prit ma main, la porta à ses lèvres et m'annonça en souriant : – La charmante Marie m'a offert ses faveurs. – Et ? – Et il aurait été impoli d'ignorer une telle offre. Du point de vue fey, il avait raison. – Elle est humaine, pas fey, lui rétorquai-je. – Jalouse ? – Non, répondis-je avec un sourire. Il se redressa d'un geste souple et me planta un baiser sur la joue. – Je savais que tu étais plus fey qu'humaine. Agenouillée devant sa star de patronne, Marie évitait soigneusement de nous regarder. Ce fut Maeve qui nous déclara d'un air furieux : – Marie me dit que vous avez refusé ses avances, garde. – Je lui ai bien fait comprendre que je la trouvais ravissante, lui répliqua aussitôt Rhys. – Mais vous n'avez pas profité d'elle. – Je suis l'amant de la Princesse Meredith. Pourquoi regarderais-je ailleurs ? J'ai montré à votre assistante toute l'attention qu'elle méritait, pas plus, pas moins. L'humour avait disparu de son visage, et il semblait presque en colère, à présent. Maeve caressa les cheveux de la jeune femme et la renvoya doucement dans la maison. Comme elle s'éloignait, elle prit soin de ne pas croiser le regard de Rhys, sans doute très gênée par ce qui venait de se dire. Peut-être n'avait-elle pas l'habitude de se voir repoussée de la sorte, ou peut-être sa maîtresse lui avait-elle assuré que ce serait du gâteau. – J'ai assez joué, Maeve, lui dis-je soudain en me levant. Elle tendit la main vers moi mais sans pouvoir m'atteindre. – S'il vous plaît, Meredith, je ne cherchais aucunement à vous faire offense. – Vous avez chargé votre employée de séduire mon amant. Vous avez vous-même tenté de me séduire, non par simple désir charnel mais par calcul, pour me manipuler à votre guise. Elle se leva à son tour et répondit : – Cette dernière assomption est fausse. – Mais vous ne niez pas avoir envoyé votre assistante séduire mon amant. Elle ôta ses lunettes, sans doute pour me montrer à quel point elle était troublée. Encore de la comédie, bien évidemment. – Vous appartenez à la cour Unseelie, et toutes sortes de tentations vous y sont offertes. C'était à mon tour d'être confuse. – Quel rapport cela a-t-il avec ma cour ? Vous m'avez insultée, moi et les miens. – Vous êtes de la cour Unseelie, répéta-t-elle. – Je ne vois toujours pas le rapport. – Vous n'avez pas voulu essayer ces maillots de bain, murmura-t-elle, les yeux baissés. – Quoi ? – Si Marie l'avait vu nu, elle aurait su que son corps était pur, excepté pour ses cicatrices. – Mais, par la Déesse Toute-Puissante, de quoi parlez-vous ? – Vous êtes tous de la cour Unseelie, Meredith. Je dois m'assurer que vous n'êtes pas... impurs. – Vous voulez dire difformes ? demandai-je sans chercher à dissimuler plus longtemps ma colère. Elle acquiesça d'un signe de tête. – Pourquoi l'aspect de nos corps vous importerait-il ? – Je vous ai dit ce que je voulais, Meredith. – Oui... Bien qu'elle ne l'ait nullement mérité, j'eus l'infinie courtoisie de ne pas hurler son secret devant tout le monde. – Si ceux qui viennent m'aider dans une telle entreprise sont impurs, alors... Elle s'interrompit, me laissant le loisir d'achever moi-même sa phrase. – L'enfant sera mal formé, c'est ça ? Aucun glamour, aussi puissant soit-il, ne pouvait cacher l'odeur de beurre de cacao, d'alcool et de cigarette qui flottait autour d'elle. Une soudaine vague de nausée m'envahit. Je reculai vivement, et je serais tombée en arrière si Rhys ne m'avait pas rattrapée à temps. – Qu'est-ce qui se passe ? me souffla-t-il. – Je ne supporte plus d'être ici avec cette femme. – Alors, nous partons, rétorqua Doyle. – Pas encore, murmurai-je en m'accrochant au bras de Rhys. Puis, me tournant vers Maeve, je lui jetai : – Vous me dites pourquoi vous avez été exilée. Vous me dites la vérité ici, maintenant, ou nous disparaissons pour ne jamais revenir. – S'il apprend que j'en ai parlé à quelqu'un, il me tue. – S'il découvre que je suis venue vous voir ici, croyez-vous vraiment qu'il attendra de savoir si vous m'avez parlé ? Elle avait l'air paniquée, à présent. Mais c'était bien le dernier de mes soucis. – Parlez-moi, Maeve. Racontez-moi tout, ou nous partons, et vous ne trouverez jamais personne en dehors du royaume pour vous aider. – Meredith, je vous en prie... – Inutile. La cour Seelie, dans sa grandeur et sa pureté, ne sait que nous mépriser. Si un enfant naît difforme, il est tué - ou l'était, du moins, jusqu'à ce que vous ayez tous arrêté de faire des bébés. Dès lors, même les monstres devenaient précieux. Et savez-vous ce qui finissait par arriver aux nouveau-nés, au bout d'un temps, Maeve ? Savez-vous ce qui arrivait aux enfants Seelies mal formés, durant ces quatre cents dernières années ? Parce que, il ne faut pas se leurrer, les croisements, cela peut vous jouer de vilains tours, même avec les immortels. – Je ne... sais pas. – Bien sûr que si, vous savez. Tous ces Seelies lumineux et éclatants de lumière le savent. Ma propre cousine a été gardée parce qu'elle était en partie brownie. Vous ne l'avez pas rejetée car les brownies sont des Seelies - pas issus de la cour, mais des créatures de la lumière. Mais quand les sidhes eux-mêmes engendrent des monstres, quand les purs, les sidhes rayonnants de la cour Seelie produisent des êtres difformes et monstrueux, qu'arrive-t-il, alors ? Où vont-ils ? Elle pleurait, maintenant. Des larmes d'argent s'écoulaient sur ses joues devenues blêmes. – Je ne sais pas... – Si, vous le savez, Maeve. Les bébés sont envoyés à la cour Unseelie. Nous prenons les monstres, ces purs produits d'origine Seelie. Nous les acceptons parce que nous accueillons tout le monde. Personne, personne ne se voit jamais rejeté par la cour Unseelie, et surtout pas les petits êtres, les nouveau-nés dont le seul crime est d'avoir été engendrés par des parents incapables d'étudier d'assez près un arbre généalogique pour éviter d'épouser leurs propres frères et sœurs ! Je pleurais aussi, mais ce n'était pas de chagrin, c'était de colère. – Si je vous donne ma parole que Frost, Rhys et moi-même sommes purs de corps, cela vous rassure-t-il ? Si vous vouliez simplement coucher avec un de mes hommes, vous vous seriez moquée de me voir ou non en maillot de bain. Mais ça vous intéressait beaucoup, au contraire. Vous voulez un rite de fertilité, Maeve. Vous avez besoin de moi, et au moins d'un homme. J'étais trop scandalisée pour m'inquiéter de savoir si quelqu'un à part Maeve avait entendu ou compris ce que je disais. Je m'en moquais éperdument. M'écartant de Rhys, je me plantai devant elle pour lui cracher au visage : – Dites-moi pourquoi vous avez été exilée, Maeve. Dites-le-moi tout de suite, ou on vous laisse comme on vous a trouvée. Seule ! – D'accord, d'accord, pleura-t-elle. Que les dieux me protègent, mais je vais vous dire ce que vous voulez savoir... Si vous jurez de m'aider à avoir un enfant. – C'est à vous de jurer, d'abord. – Je jure que je vais vous dire la vérité sur la raison pour laquelle j'ai été bannie de la cour Seelie. – Et je jure que, dès que vous m'aurez dit pourquoi vous avez été bannie de la cour Seelie, mes hommes et moi ferons notre possible pour vous aider à procréer. Elle se frotta les yeux du dos de la main, un geste purement enfantin. Elle semblait assez secouée, à vrai dire, et je me surpris à me demander si l'un de ces malheureux bébés difformes était né de Conchenn, déesse de la beauté et du printemps. L'idée d'avoir abandonné l'unique enfant qu'elle aurait sans doute jamais la hantait-elle depuis ? Je l'espérais. 14 D'une voix solennelle, Maeve se lança dans son récit. – Il y a cent ans de cela, Taranis, le puissant maître du royaume des feys, était prêt à évincer son épouse, Conan de Cuala. Ils étaient mariés depuis cent ans mais n'avaient pas de progéniture. Alors il se disait qu'il devait l'écarter du trône. J'adorais qu'on me raconte des histoires en s'exprimant à la façon d'antan, mais ce soleil commençait à me gaver et je ne voulais pas passer des siècles ici. C'est pourquoi je l'interrompis assez vite. – Alors il l'a évincée. Ensuite ? Maeve eut un sourire agacé puis continua : – Il m'a demandé de prendre la place de sa femme. J'ai refusé. Elle me parlait directement, à présent, semblant oublier qu'elle me contait une histoire. Tant mieux, car cela irait plus vite. – Ce n'était pas une raison pour vous envoyer en exil, Maeve. Une autre, avant vous, avait déjà refusé l'offre de Taranis, et elle fait toujours partie de la communauté rayonnante de la cour. Sirotant la limonade que j'avais fini par accepter, j'attendis la suite de son récit. – Edain, elle, était amoureuse de quelqu'un d'autre. Moi, j'ai été exilée pour une raison différente. Les yeux dans le vague, elle ne semblait plus me voir, l'esprit sans doute envahi par une multitude de souvenirs. – Et quelle était cette raison ? – Conan était la seconde épouse du Roi. Il avait vécu une centaine d'années avec elle, et ils n'avaient toujours pas d'enfants. – Et ? demandai-je sur un ton impatient. Elle avala une bonne lampée de rhum et poursuivit : – J'ai dit non à Taranis car je pensais qu'il était stérile. Ce ne sont pas les femmes qui sont infertiles, c'est lui qui est incapable de produire un héritier. Manquant de m'étrangler avec ma limonade, j'en aspergeai à la fois mes cuisses et le pauvre Kitto, qui leva vers moi un regard absolument consterné. La servante apparut avec des serviettes en papier. J'en pris une poignée et lui fis signe de s'éloigner car nous étions en train de parler de quelque chose qu'elle ne devait surtout pas entendre. Quand je pus m'exprimer à nouveau et que Kitto et moi fûmes à peu près secs, je lui demandai : – Vous avez osé dire cela à Taranis en face ? – Oui. – Vous êtes plus courageuse que vous n'en avez l'air. Ou plus stupide, ajoutai-je pour moi-même. – Il cherchait sans cesse à savoir pourquoi je ne voulais pas de lui pour époux. J'ai fini par lui avouer que je désirais un enfant et que je ne pensais pas qu'il puisse m'en donner un. Je la considérai d'un air songeur puis lui déclarai au bout d'un moment : – Si ce que vous dites est vrai, les membres de la cour pourraient exiger du Roi qu'il accomplisse le sacrifice ultime, qu'il se laisse tuer, selon le rite des grands jours sacrés. – Oui... La nuit même, il me chassait du royaume. – De peur que vous ne révéliez ce secret à quelqu'un ? – Je n'étais vraisemblablement pas la seule à m'en douter, pourtant. Adaria avait fini par avoir deux enfants de deux autres hommes, en étant restée stérile pendant des siècles avec notre Roi. Je comprenais à présent pourquoi Taranis m'avait battue quand je lui avais demandé la raison de l'exil de Maeve. La vie de mon oncle était en jeu. – Il pourrait tout simplement abdiquer, suggérai-je. Elle abaissa son verre et me jeta un regard cinglant. – Ne soyez pas naïve, Meredith. Cela ne vous va pas du tout. – C'est vrai, vous avez raison. Taranis ne l'admettrait pas. Pour l'y obliger, il faudrait l'amener devant les nobles. Ce qui signifie que vous devriez de votre côté en persuader une bonne partie de voter en votre faveur. – Meredith, je ne peux pas croire que je sois la seule à le soupçonner de stérilité. Sa mort restaurerait la fertilité de notre peuple. Tous nos pouvoirs nous viennent de notre Roi et de notre Reine. Je pense que l'incapacité de Taranis à procréer nous a tous condamnés à demeurer sans enfants. – Il y a encore des enfants à la cour, pourtant. – Mais combien d'entre eux sont de pure souche Seelie ? – Je ne sais pas, répondis-je au bout d'un moment. La plupart d'entre eux sont nés bien avant mon arrivée. – Moi, je sais, reprit-elle d'un air grave. Aucun. Tous les enfants qui nous sont nés au cours des derniers six cents ans sont des sang-mêlé. Ils sont soit le résultat de viols commis durant les guerres contre les Unseelies, soit des enfants tels que vous-même, issus de croisements prémédités. Qui dit sang-mêlé dit race plus solide, Meredith. Notre Roi nous a condamnés à mourir parce qu'il est trop orgueilleux pour reconnaître sa stérilité et abdiquer. – S'il abdiquait parce qu'il est stérile, les autres membres de la cour pourraient encore exiger qu'il soit tué afin d'assurer la fertilité de ceux qui restent. – Et ils n'hésiteraient pas à le faire, s'ils découvraient que je lui ai déjà parlé, il y a cent ans, de son... problème. Maeve avait raison. Si Taranis avait ignoré son handicap, ils auraient pu lui pardonner et le laisser abdiquer tranquillement. Mais connaître ce secret depuis un siècle et n'avoir rien fait... Ils auraient dû arroser de son sang toutes les terres alentour. Des murmures derrière nous attirèrent notre attention. Un nouveau venu, qui plaisantait avec mes hommes assis à l'ombre autour de la table, se retourna alors et nous gratifia d'un sourire étincelant. Il semblait néanmoins si maladif que cet artifice ne faisait qu'accentuer le teint cireux de sa peau et la maigreur de son visage dont les yeux étaient enfoncés dans leur orbite. Il était à ce point dévoré par la maladie qu'il me fallut quelques secondes pour reconnaître en lui Gordon Reed. Gordon Reed, le metteur en scène qui avait propulsé Maeve Reed vers la célébrité. Une violente image s'imposa alors à mon esprit : son cadavre, pourri de toutes parts, gisant au fond de sa tombe, ses dents blanches demeurant la seule partie saine de son corps. Je compris à cet instant que cette vision macabre n'était autre qu'une prémonition, et qu'il était à l'agonie. Mais, eux, le savaient-ils ? Maeve lui tendit une main hâlée par le soleil, qu'il prit entre ses paumes flétries pour y déposer un baiser délicat. Que devait-il penser en se voyant mourir ainsi à petit feu quand elle restait intacte ? Sans lâcher sa main, il se tourna vers moi. – Princesse Meredith, c'est si gentil à vous d'être venue nous voir. Ses paroles étaient polies, banales, comme s'il s'agissait d'un après-midi comme les autres, au bord de la piscine. – Assieds-toi, Gordon, lui dit Maeve en se déplaçant pour lui laisser sa chaise longue. Elle s'agenouilla à ses pieds, un peu comme Kitto l'avait fait plus tôt avec moi. Gordon s'assit avec peine, et seul un tressaillement de ses paupières trahit la douleur qu'avait dû lui causer ce mouvement. Maeve ôta alors ses lunettes et le considéra avec intensité, dévorant des yeux ce qui restait du grand et bel homme qu'elle avait épousé. Cette expression m'en dit assez. Elle l'aimait. Elle l'aimait réellement, et tous deux savaient qu'il était mourant. Elle posa la tête sur sa main décharnée et tourna vers moi son regard bleu. Un regard qui brillait juste un peu trop dans la vive lumière environnante. Ce n'était pas son glamour, je le savais ; c'étaient des larmes cachées. – Gordon et moi désirons un enfant, Meredith, articula-t-elle d'une voix basse mais claire. – Combien... Je m'interrompis brusquement. Je ne pouvais pas dire cela devant eux. – Combien de temps reste-t-il à Gordon ? demanda-t-elle pour moi. Je hochai la tête. – Six... Sa voix se brisa, et ce fut Gordon qui acheva à sa place : – Six semaines... peut-être trois mois, tout au plus. Il parlait sur un ton calme, comme s'il acceptait son sort, en caressant tranquillement les cheveux de Maeve. Mais elle n'avait pas l'air tranquille. Elle paraissait paniquée, au contraire. Je savais maintenant pourquoi, après cent ans, Maeve ne craignait pas d'affronter la colère de Taranis pour avoir demandé l'aide d'un autre sidhe. Conchenn, déesse de la beauté et du printemps, n'avait plus de temps à perdre. 15 La nuit était tombée quand nous regagnâmes mon appartement. J'aurais préféré dire mon chez-moi, mais ce n'était pas vraiment ça. Ce ne serait jamais chez moi. C'était un deux-pièces pour une seule personne, dans lequel je n'étais pas censée accueillir le moindre colocataire. Et nous étions cinq à le partager ! Dire qu'on s'y sentait un peu à l'étroit était un doux euphémisme. Etrangement, nous n'avions pas prononcé un mot sur le chemin du retour, que ce soit en regagnant l'agence pour y récupérer ma voiture, ou en continuant ensuite vers mon appartement. Je ne sais pas ce qui trottait dans la tête de chacun, mais le fait de voir Gordon pratiquement mourant m'avait mis le moral à plat. Pour être franche, ce n'était pas son état à lui qui m'avait bouleversée, mais plutôt la façon dont Maeve n'avait cessé de le regarder. Une immortelle folle amoureuse d'un mortel. Cela finissait toujours mal. Je m'étais frayé un chemin dans le trafic de façon presque automatique, notre trajet n'étant animé que par les hoquets étouffés de Doyle. Il supportait très mal de se faire balader en voiture, mais, puisqu'il ne possédait pas de permis, il n'avait pas le choix. D'ordinaire, j'adorais ses petits accès de panique ; cela faisait partie des rares instants où je le voyais perdre son beau contrôle. Et c'était étrangement rassurant. Mais, aujourd'hui, en me retrouvant entre les quatre murs rose pâle de mon living, j'avais l'impression que rien ne pouvait me réconforter. Et, comme souvent ces derniers temps, je me trompais. D'abord, il y eut ce riche parfum de ragoût et de pain tout chaud qui me chatouilla les narines. Puis ce fut Galen qui apparut à la porte de ma micro-cuisine. D'habitude, c'est son superbe sourire que je remarque en premier. Ou peut-être sa chevelure dont le vert clair lui retombe en boucles dans le cou. Mais, ce soir-là, ce fut sa tenue qui me frappa. Il était torse nu et portait un petit tablier de dentelle, sous lequel je devinais les rondelles brunes de ses mamelons, les poils vert sombre qui ornaient ses pectoraux, et la ligne plus foncée encore qui partait de son nombril pour aller disparaître sous la ceinture de son jean. Comme il nous tournait le dos pour achever de mettre la table dans le coin du living qui me servait de salle à manger, sa peau nacrée aux reflets vert pâle nous apparut en pleine lumière. Les bretelles de son tablier ne cachaient rien des puissants muscles de ses épaules et ajoutaient encore à la proportion parfaite de ses bras galbés et puissants. Quant à la fine trace de pilosité qui lui descendait sous la taille, elle était comme une caresse sur ses hanches étroites. Figée devant cette beauté sculpturale, je sursautai lorsque Rhys me souffla : – Si tu avances un petit peu, on pourra peut-être entrer, nous aussi. Rougissant malgré moi, je m'écartai et les laissai passer. Galen continua à aller et venir entre la cuisine et la salle à manger, comme s'il n'avait pas remarqué ma réaction. Et sans doute n'avait-il rien vu, d'ailleurs. Ses impressions étaient souvent difficiles à deviner. Il ne semblait jamais comprendre à quel point il était beau. Ce qui, tout bien réfléchi, faisait sans doute partie de sa séduction. L'humilité était une qualité rare chez les sidhes de la noblesse. – Le ragoût est prêt, mais le pain a besoin de refroidir un peu avant qu'on le coupe. Il retourna dans la cuisine sans vraiment porter attention à l'un ou l'autre de nous. Il fut un temps où je lui aurais offert un baiser en guise de bonjour, avant d'en recevoir un de sa part. Mais il y avait un petit problème technique, à présent. Galen avait été blessé au cours d'un de ces châtiments infligés par la cour, juste avant Samhain, Halloween. Je revoyais encore la scène : Galen enchaîné à un rocher, son corps disparaissant presque sous les ailes des demi-feys. Ces créatures ressemblaient à de vrais papillons s'abreuvant au bord d'une mare, leurs ailes remuant lentement au rythme de leur succion. Mais ce n'était pas de l'eau qu'ils aspiraient, c'était son sang. Ils avaient ôté des petits morceaux de sa chair et, pour une raison connue de Cel seulement, ils avaient reçu de lui l'ordre de s'occuper plus particulièrement des parties génitales du malheureux Galen. Cel avait fait en sorte que je ne puisse l'inviter dans mon lit tant qu'il n'était pas complètement guéri de ses blessures. Mais c'était un sidhe, et les sidhes guérissent pendant que vous les regardez, leur corps absorbant les plaies comme des plantes fleurissant en sens inverse. Chaque petite morsure s'était refermée pour disparaître sous une peau de nouveau intacte, excepté la blessure de son entrejambe. Galen était donc ressorti de cette attaque quasiment émasculé. Nous étions allés voir tous les guérisseurs possibles et imaginables, médicaux ou métaphysiques. Les docteurs étaient restés confondus devant un tel mystère ; et les sorciers s'étaient contentés de dire qu'il s'agissait là de quelque chose de magique. Au XXIe siècle, ils hésitaient à utiliser le mot malédiction. Personne ne prononce jamais de sortilège ; c'est trop mauvais pour le karma. Chaque fois qu'on jette un sort, il vous revient comme un boomerang. On ne peut pas pratiquer la vraie magie noire - celle qui n'est destinée qu'à faire du mal - sans en payer le prix un jour ou l'autre. Personne n'échappe à cette règle, même pas les immortels. C'est la raison pour laquelle il est si rare de lancer un véritable sortilège. Je regardai Galen s'affairer entre la cuisine et la salle à manger, dans son petit tablier à trou-trous. Comme ses yeux s'efforçaient de ne pas croiser les miens, j'en fus mortifiée. Je m'approchai de lui, passai les bras autour de sa taille et me pressai contre la tiédeur de son dos. Il se tendit d'abord à ce contact puis, lentement, ses mains glissèrent le long de mes bras pour les appuyer contre mon corps. Je collai alors mon visage à la peau veloutée de ses épaules. C'était sans doute l'étreinte la plus intense que j'avais eue avec lui depuis des semaines. Il trouvait en effet les contacts particulièrement pénibles, à plus d'un égard. Comme Galen faisait mine de s'écarter, je l'en empêchai. Il aurait pu me repousser sans peine, mais il ne fit rien, se contentant simplement de lâcher mes bras. – Merry, s'il te plaît... murmura-t-il. – Non, fis-je en le tenant encore plus serré contre moi. Laisse-moi contacter la Reine Niceven. Il secoua la tête, m'envoyant sa crinière en plein visage. La senteur de ses cheveux était douce et propre, et je me rappelai l'époque où ils lui descendaient jusqu'aux genoux, comme pour la plupart des sidhes de la haute cour. J'avais tellement regretté, alors, qu'il les coupe. – Je ne te laisserai pas contracter une dette envers cette créature, me dit-il avec une solennité dans la voix qui ne lui ressemblait pas. – S'il te plaît, Galen, je t'en prie. – Non, Merry, non, répliqua-t-il en tentant de me repousser. Mais je ne lâchai pas prise. – Et si tu ne peux pas te soigner sans l'aide de Niceven ? Il remit ses mains sur mes bras, non pas pour les caresser, cette fois, mais pour les repousser de façon à se libérer. Galen était un guerrier sidhe ; il pouvait trouer le mur d'un immeuble par la seule force de son poing. Je n'avais aucun moyen de le retenir, s'il ne voulait pas. Il recula vers la cuisine, hors d'atteinte de mes mains. Evitant de croiser mon regard, il considéra la peinture pendue au mur de la salle à manger. Cela représentait un paysage où voletaient des papillons. Ces insectes lui rappelaient-ils les demi-feys ? Ou regardait-il simplement ce tableau pour ne pas avoir à me regarder, moi ? Ce n'était pas la première fois que je demandais à Galen la permission d'aller voir Niceven, afin de savoir ce qu'elle lui avait fait, exactement. Mais il me l'interdisait. Il ne voulait pas que je lui doive quoi que ce soit pour simplement tenter de l'aider. Je l'avais maintes fois supplié, mais en vain. Il ne voulait pas être responsable de la dette que j'aurais envers elle et ses demi-feys. Je restai là à le regarder, à admirer ce corps magnifique que j'aimais depuis que j'étais enfant. Galen avait été mon premier amour. S'il guérissait, nous pourrions ensemble assouvir le désir torride qui nous liait l'un à l'autre depuis que j'avais atteint la puberté. Je compris soudain que je me trompais depuis le début. Kitto m'avait dit que Doyle me soupçonnait de vouloir baiser tout le monde sans même utiliser le pouvoir que j'avais acquis. Il ne parlait pas seulement des gobelins. Etais-je, oui ou non, la future reine des Unseelies ? Si je devais régner, pourquoi m'embêtais-je à demander à tout le monde la permission de faire ci ou ça ? Que je contracte une dette envers l'un ou l'autre, ça ne regardait pas Galen, que je sache. Pas vraiment... Je me détournai de lui et retournai dans la salle à manger. Tous les autres nous observaient. S'ils avaient été humains, ils auraient prétendu n'avoir rien vu, mais ils étaient feys. Si vous faites quelque chose devant un fey, il vous regarde. Si vraiment vous voulez un peu d'intimité, vous vous cachez. Cela fait partie de notre culture. Il ne manquait que Kitto. Et je savais où il était : dans le grand panier de chien qui lui servait de lit. C'était pour lui comme une tente douillette, installée dans un coin du salon de façon à ce qu'il puisse regarder la télévision, une des rares merveilles technologiques qu'il semblait apprécier. – Doyle, lançai-je subitement. – Oui, Princesse. – Contacte la Reine Niceven pour moi. Il me fit une demi-révérence et se dirigea vers la chambre à coucher, là où se trouvait le plus grand miroir de l'appartement. Il allait essayer d'entrer en contact avec les demi-feys d'abord à travers la glace, comme on le faisait pour les autres sidhes. Cela pouvait marcher ou ne pas marcher. Les demi-feys ne restaient pas beaucoup à l'intérieur de leur colline. Ils aimaient l'air libre. S'ils n'étaient pas près d'une surface réfléchissante, le charme du miroir n'agirait pas. Avec un peu de chance, cependant, on pouvait surprendre la petite reine en train de voleter aux alentours d'une mare. – Non ! s'exclama Galen en le saisissant par le bras. Je ne la laisserai pas faire ça ! Les yeux de Doyle croisèrent les siens l'espace d'une seconde, mais Galen ne broncha pas. Et pourtant, j'avais vu des dieux frémir devant le regard qu'il pouvait porter sur eux. Soit Galen était plus courageux que je ne le pensais, soit il était plus sot. Je pariai plutôt pour la seconde hypothèse. Il ne comprenait pas les intrigues, personnelles ou autres. S'accrochant au bras de Doyle, il allait l'empêcher de quitter la pièce, même si cela devait provoquer un duel entre eux. J'avais vu Doyle se battre, et j'avais vu Galen se battre. Je savais qui, des deux, allait gagner, mais Galen ne réfléchissait pas. Il réagissait, seulement. C'était là sa grande faiblesse, et c'était pour cela que mon père m'avait donnée à un autre. Il n'avait tout bêtement pas les ressources pour survivre aux intrigues de cour. Toutefois, Doyle ne s'offensa pas de ce geste. Son regard passa de Galen à moi, puis il haussa un sourcil surpris, comme s'il me demandait quoi faire. – Tu agis comme si tu étais déjà roi, Galen, lui jetai-je sur un ton plus brusque que je ne l'aurais voulu. Je savais qu'il ne pensait pas à mal, mais je devais le maîtriser avant que Doyle ne s'en mêle. C'était à moi de diriger les débats, ici, pas à Doyle. L'air étonné que Galen afficha me parut d'une sincérité désarmante quand il se tourna vers moi. La totalité ou presque des Corbeaux de la Reine parvenaient à contrôler l'expression de leurs sentiments. Lui, ses émotions étaient peintes sur son visage. – Je ne comprends pas ce que tu veux dire. – J'ai donné un ordre à l'un de mes gardes, soupirai-je, et tu l'as empêché de l'exécuter. Qui, à part un roi, saurait contrer les ordres d'une princesse ? L'air embarrassé, il relâcha le bras de Doyle. – Ce n'est pas ce que je voulais faire, articula-t-il d'une voix jeune et mal assurée. Il avait peut-être soixante-dix ans de plus que moi, mais, côté réflexion, c'était encore un enfant ; et il resterait toujours ainsi. C'était son innocence qui faisait une grande partie de son charme, mais c'était aussi son plus dangereux défaut. – Fais ce que je te demande, Doyle. Le capitaine de mes gardes exécuta la plus belle révérence qu'il m'ait jamais faite, et se dirigea de nouveau vers le miroir de la chambre. Galen le regarda faire puis se tourna vers moi. – Merry, je t'en supplie, ne te jette pas entre les griffes de cette créature à cause de moi. – Galen, je t'adore, tu sais, mais, pour ce qui est de la diplomatie, tu es vraiment nul. – Qu'est-ce que ça veut dire ? – Ça veut dire, mon cœur, que je vais négocier avec Niceven. Si ce qu'elle me demande est trop cher, je ne paierai pas. Mais, fais-moi confiance, je ne commettrai aucune imprudence. – Je n'aime pas ça, répliqua-t-il avec une grimace. Tu ne sais pas coment est devenue Niceven depuis que la Reine Andais a perdu de sa poigne sur la cour. – Si Andais laisse filer son pouvoir, les autres vont se précipiter pour s'en saisir. Je le sais parfaitement, Galen. – Comment ? Comment sais-tu ça alors que tu n'étais pas là quand c'est arrivé ? De nouveau, je soupirai. – Si le pouvoir d'Andais lui échappe assez pour que son fils Cel se mette à comploter contre elle, s'il s'est assez effrité pour qu'elle utilise les sluaghs dans l'espoir de contrôler sa cour au lieu de se servir d'eux comme d'une menace, tout le monde doit déjà être en train d'intriguer à droite et à gauche pour récupérer les morceaux. Et, crois-moi, chacun sera prêt à tout pour garder ce qu'il aura ramassé. Galen fixa sur moi un regard des plus perplexes. – C'est exactement ce qui se passe depuis trois ans, mais... tu n'étais pas là. Comment astu pu... ? Une expression stupéfaite se dessina sur son visage quand il ajouta : – Tu avais un espion ? – Non, Galen, je n'avais pas d'espion. Je n'ai pas à être là-bas pour deviner ce que fera la cour si le pouvoir de la Reine s'affaiblit. La nature a horreur du vide, tu devrais le savoir. Il me jeta un regard dégoûté. Il n'avait aucun désir de pouvoir, aucune ambition politique, comme si cette notion lui était totalement étrangère. Et, de ce fait, il ne comprenait pas que les autres puissent penser ainsi. Je savais cela de lui, mais je n'avais pas réalisé à quel point ce manque de compréhension était ancré en lui. Il ne pouvait concevoir que je puisse assembler un puzzle sans en avoir vu auparavant toutes les pièces. Parce qu'il était incapable de le faire lui-même, il n'imaginait pas que quelqu'un d'autre puisse le faire. Avec un sourire triste, je m'approchai de lui et touchai son visage du bout de mes doigts. Il fallait que je le fasse pour m'assurer qu'il était bien réel, que c'était bien le Galen que je connaissais. Sa joue se révéla aussi tiède, aussi réelle que d'habitude. – Galen, je vais négocier avec Niceven. Je vais le faire parce que l'état d'impuissance dans lequel elle a laissé un de mes gardes est une insulte pour moi et pour nous tous. Cette demi-fey n'aurait jamais dû émasculer un guerrier sidhe. Il frémit à ces mots et se détourna. Lui prenant le menton, je l'obligeai à me faire face. – Et je te veux, Galen, tu m'entends ? Je te désire comme une femme peut désirer un homme. Je ne vais pas hypothéquer mon royaume pour te soigner, mais je vais faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour te reconstruire. Une légère rougeur lui colora le visage, assombrissant en même temps le vert de sa peau, qui prit alors une teinte quasiment orange. – Merry, je ne... – Non, Galen, dis-je en lui posant un doigt sur les lèvres, tu ne m'en empêcheras pas. Car je suis la princesse. Je suis l'héritière du trône, et toi tu es mon garde. Je l'ai peut-être oublié un temps, mais je ne l'oublierai plus, je t'en fais la promesse. L'air terriblement inquiet, il ôta ma main de ses lèvres, la retourna et y déposa un baiser qui, malgré moi, me fit frissonner. Il était si ignorant en politique que faire de lui un roi équivaudrait presque pour lui à une sentence de mort. Ce serait désastreux non seulement pour Galen, mais aussi pour la cour et pour moi-même. Non, je ne pouvais pas faire de Galen mon roi, mais je pouvais l'avoir. Pendant une courte période, avant que je ne trouve mon vrai roi, je pouvais avoir Galen dans mon lit. Je pouvais étouffer le feu qui brûlait entre nous, l'éteindre avec la chair de nos corps entremêlés. Comme il écartait ma main de sa bouche, l'expression que je lus dans ses yeux suffit à me donner envie, quelques instants seulement, d'abandonner mon royaume. Sans bien sûr aller jusque-là, je savais néanmoins que je ferais tout pour que ce regard vert pâle s'abaisse un jour sur moi lorsque nous ferions enfin l'amour, Galen et moi. De peur d'en faire juste un peu trop, je déposai un rapide baiser sur ses phalanges. – Va, finis de mettre le couvert. Le pain doit avoir assez refroidi pour qu'on le coupe, maintenant. Il me sourit soudain, puis déclara : – Je ne sais pas... ça a l'air assez chaud, d'ici. Me mettant à rire, je le poussai vers la cuisine en songeant que, peut- être, je pourrais le garder comme maîtresse royale ou l'équivalent masculin. Après tout, les sidhes étaient là depuis plusieurs millénaires, et il y avait sûrement des précédents de ce genre, à la cour. 16 Pendant le dîner, on discuta ensemble de ce qu'on ferait lorsque Niceven répondrait. Doyle lui avait laissé un message lui précisant qui l'avait appelée. Il était sûr qu'elle serait trop intriguée pour négliger de nous répondre, et qu'elle comprendrait tout de suite ce qu'on désirait. – Niceven attendait notre appel, nous dit-il. Elle a un plan en tête. Je ne sais pas lequel, mais elle en a un, c'est sûr. Doyle était assis à ma droite, de sorte que son corps se trouvait entre moi et la fenêtre. Il m'avait demandé de tirer les rideaux, tout en laissant la vitre entrouverte pour laisser passer un peu d'air. C'était décembre en Californie, et le vent délicieusement frais était celui qui soufflait dans l'Illinois au printemps ou au tout début de l'été. Pas besoin d'un gros effort pour imaginer qu'en hiver, il pouvait être glacial, là-bas. – Niceven est un animal, déclara Galen en repoussant sa chaise en arrière. Il emporta son assiette vide pour la déposer dans l'évier et y fit couler de l'eau. – Ne sous-estime pas les demi-feys à cause de ce qu'ils t'ont fait, Galen, lui lança Doyle. Ils se sont servis de leurs dents parce que ça leur plaisait, pas parce qu'ils n'ont pas d'épée. – Une épée de la taille d'une épingle... fit alors Rhys. Tu parles d'une menace. – Je te pourfends n'importe quel type avec une lame pas plus grande qu'une épingle, lâcha Doyle de sa voix profonde. – Oui, mais tu es les Ténèbres de la Reine, reprit Rhys. Tu as étudié de près toutes les armes que peuvent posséder les hommes ou les immortels. Je doute que l'équipe de Niceven en ait fait une étude aussi approfondie. – Et si c'était ta seule arme, Rhys, lui répondit-il, tu ne chercherais pas à savoir comment l'utiliser au mieux contre ton ennemi ? – Les sidhes ne sont pas les ennemis des demi-feys, lui rappela-t-il. – Les demi-feys, comme les gobelins, sont tout juste tolérés, à la cour. Et les petits feys n'ont pas la féroce réputation de ces derniers pour les protéger contre les coups du sort. Cette mention des gobelins me fit tourner la tête vers Kitto. Ayant refusé de se mettre à table avec nous, il s'était accroupi dessous pour y avaler son ragoût, puis avait rampé sans bruit vers son panier à chien. Il paraissait épuisé par cet après-midi passé au bord de la piscine de Maeve Reed. C'était sans doute trop de soleil et d'air frais pour un gobelin... – Personne ne s'attaque aux demi-feys, déclara Frost. Ce sont les espions de la Reine. Un papillon, une mite, un colibri, n'importe quel insecte ou petit oiseau peut être un demi-fey. Leur glamour est presque indétectable, même par les meilleurs d'entre nous. Doyle enfourna une cuillerée de ragoût puis but une gorgée de vin rouge avant de répliquer : – Tout ce que tu dis est vrai, mais les demi-feys étaient autrefois bien plus respectés à la cour. Ce n'étaient pas de simples espions mais de véritables alliés. – C'est vrai, ajoutai-je. Si les demi-feys quittaient la cour Unseelie, tout ce qui reste du royaume commencerait à disparaître. – Ça, c'est des racontars de bonnes femmes, objecta Rhys. C'est l'histoire de l'Angleterre qui se casse la figure si les corbeaux quittent la Tour de Londres. L'Empire britannique est déjà tombé, et on continue pourtant à rogner les ailes de ces pauvres corbeaux et à les bourrer de nourriture. Ces bestioles deviennent aussi grosses que des petites dindes, à la longue. – Il est bien connu que, là où vont les demi-feys, la cour va aussi, reprit Doyle. – Qu'est-ce que ça veut dire ? interrogea Rhys. – Mon père disait que les demi-feys étaient les plus fidèles alliés de la sauvagerie de faërie - précisément ce qui fait la différence entre nous et les humains. Les demi-feys sont l'incarnation même de sa magie. Ils ne peuvent pas être exilés du royaume de faërie parce que faërie voyage avec eux où qu'ils aillent. Galen s'appuya au comptoir de la cuisine, les bras croisés sur son torse nu. Il s'était débarrassé de son tablier, sans doute pour cesser de me troubler, j'imagine. Je ne sais pas pourquoi sa poitrine dénudée n'était pas aussi attirante que lorsqu'elle se devinait sous ce peu de tissu, mais j'avais été incapable de manger devant lui pendant qu'il portait ce costume ridicule. La deuxième fois où j'avais manqué de m'étrangler, Doyle lui avait demandé d'ôter ce fichu accessoire décoratif. – Ça ne marche pas pour la plupart des autres petits feys, expliqua Galen. La règle veut que, plus tu es petit, plus tu es dépendant du royaume, et plus tu risques de mourir si tu t'en éloignes. Mon père était un lutin ; je sais de quoi je parle. – Grand comment ? demanda Rhys. – Assez grand, sourit Galen. – Il y a toutes sortes de lutins, dit Frost, sans comprendre la plaisanterie ou en l'ignorant, tout simplement. J'adorais Frost, mais son sens de l'humour n'était pas ce qu'il y avait de plus brillant chez lui. Cela dit, le rire n'est pas forcément la première chose que demande une fille... – Je n'ai jamais connu d'autre lutin qui ne soit pas de la cour Seelie, reprit Rhys. Tu n'as jamais su ce qu'avait fait ton père pour se faire exiler par Taranis et sa bande ? – Il n'y a que toi pour dire « Taranis et sa bande » en évoquant l'assemblée rayonnante. Rhys haussa les épaules, sourit puis demanda : – Alors, Galen, ton père, qu'est-ce qu'il avait fait ? Le visage grave, il répondit : – Mes oncles disent que mon père avait séduit une des maîtresses du Roi. Galen n'avait jamais connu son père car Andais l'avait fait exécuter pour avoir osé forniquer avec une de ses dames d'honneur. Jamais la Reine ne l'aurait fait si elle avait su qu'un enfant devait naître de cette union. En fait, le lutin aurait été élevé au rang de la noblesse, et il y aurait même eu un mariage. C'était déjà arrivé avec d'autres unions aussi étranges. Mais la colère d'Andais lui avait fait décider trop vite de la sentence de mort, et c'est ainsi que Galen avait été privé de père. S'il y avait eu des humains dans cette pièce, ils se seraient excusés d'avoir déballé un sujet aussi pénible. Mais il n'y en avait pas, et, pour nous, c'était égal. Si Galen avait eu du chagrin, il l'aurait exprimé, et nous l'aurions écouté. Mais il ne fit aucune observation et personne ne chercha donc à s'apitoyer sur lui. – Traite Niceven en reine, comme une égale, me dit alors Doyle. Cela lui plaira et lui fera abaisser sa garde. – C'est une demi-fey. Elle ne sera jamais l'égale d'une princesse sidhe. C'était Frost, assis près de la chaise vide de Galen, qui venait de parler. Son beau visage était sévère et hautain, comme jamais je ne l'avais vu. – Ma grand-mère était une brownie, Frost, lui rappelai-je. Je lui dis cela d'une voix douce, afin qu'il ne croie pas que je le réprimandais, car il l'aurait sans doute très mal pris. A beaucoup, il paraissait indifférent, mais, à la longue, j'avais appris que c'était sans doute le plus sensible et le plus susceptible de mes gardes. – Les brownies sont très utiles et respectés à la cour, commenta-t-il. Ils ont une histoire. Les demi-feys sont des parasites. Je suis d'accord avec Galen : ce sont des animaux. Je me demandais ce qu'il qualifierait de la même façon. Quels autres membres du royaume rejetterait-il ainsi ? – Rien n'est superflu, à la cour, observa Doyle. Chaque chose a son utilité et sa place. – Et quelle utilité ont les demi-feys ? interrogea Frost. – Je crois qu'ils sont l'essence même du royaume. S'ils devaient partir, la cour Unseelie se désagrégerait encore plus vite qu'elle ne le fait déjà. Acquiesçant en silence, je me levai pour aller poser mon assiette dans l'évier et déclarai : – Mon père croyait la même chose, et, souvent, ce qu'il croyait s'avérait être juste. – Essus était un sage, approuva Doyle. – C'est vrai, fis-je. C'était un sage. Me prenant mon assiette des mains, Galen me dit : – Laisse-moi, je m'en occupe. – Tu as fait le dîner ; ce n'est pas à toi de t'occuper de ça, maintenant. – Je ne suis pas capable de faire grand-chose d'autre, pour l'instant, lâcha-t-il avec un sourire qui n'atteignit pas ses yeux. Une main sur sa joue, je lui assurai : – Je ferai tout ce que je pourrai, Galen. – C'est bien ça qui me fait peur, murmura-t-il. Je ne veux pas que tu sois redevable à Niceven à cause de moi. Ce n'est pas une raison suffisante pour te retrouver avec une dette envers cette créature. – Mais pourquoi la traiter de créature ? demandai-je soudain en m'écartant de lui. Je ne crois pas me souvenir qu'elle ait eu aussi mauvaise réputation, avant que je quitte la cour. – La cour de Niceven n'est plus guère qu'une agence de messagerie pour la reine ou pour Cel. Tu ne peux pas inspirer le respect si tu n'es plus qu'une menace et rien de plus. – Je ne comprends pas. Quelle menace ? Vous dites tous que les demi-feys n'en constituent pas une. – Je n'ai pas dit cela, objecta Doyle. Mais ce que Niceven a infligé à Galen... ce n'était pas la première fois. Pourtant, ce jour-là, elle a sévi plus fort que d'habitude. Plus de chair a été enlevée que les autres fois. A ce souvenir, Galen se détourna pour s'affairer devant le lave-vaisselle. Il semblait faire plus de bruit que nécessaire, comme s'il ne voulait plus entendre un traître mot de notre conversation. – Tu sais qu'à la moindre petite contrariété, la Reine peut nous envoyer directement dans le Couloir de la Mort, pour nous faire torturer par Ezekial et sa police. – Oui. – Elle peut aussi menacer de nous livrer aux demi-feys. Mais, au fond, la cour de Niceven, autrefois respectueuse du cérémonial et des règles, n'est plus qu'une vue de l'esprit, une sorte de fantasme obscur, qui attend qu'on le sorte de l'ombre pour tourmenter les autres. – Les sluaghs ne sont pas qu'une vue de l'esprit, lui rappelai-je. Ils ont une cour, avec ses propres règles, et ils ont représenté pendant mille ans une très grande menace pour l'armée Unseelie. – Bien plus que mille ans, renchérit Doyle. – Et ils sont toujours une menace pour nous ; ils ont gardé leurs coutumes et leur pouvoir. – Les sluaghs constituent le reste de ce qu'était la cour Unseelie, à l'origine. Ils étaient Unseelies avant même que ce terme n'existe. Ce ne sont pas eux qui se sont joints à nous, mais nous qui nous sommes joints à eux... même s'il n'y en a que très peu parmi nous qui s'en souviennent, aujourd'hui, ou qui avoueront s'en souvenir. – Je suis d'accord avec ceux qui disent que les sluaghs constituent l'essence même de la cour Unseelie, déclara Frost. Et, s'ils partent, nous nous éteindrons. Ce sont eux, et non les demi-feys, qui sont à l'origine de nos tout premiers pouvoirs. – Personne ne peut en être sûr, lui objecta Doyle. – Je ne crois pas que la Reine se risquerait à le découvrir, remarqua Rhys. – Non, reprit Doyle. – Ce qui veut dire que les demi-feys se trouvent dans une situation similaire à celle des sluaghs, hasardai-je. – Explique-toi, me dit Doyle. Le poids soudain de son regard noir me donna envie de crier, mais je parvins à me retenir. Je n'étais plus une enfant, pour me laisser intimider par ce grand guerrier sidhe qui bossait pour ma tante. – La Reine ferait n'importe quoi pour garder les sluaghs à sa botte. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose des demi-feys ? Si vraiment elle craint que leur départ ne sonne le déclin des Unseelie, elle devrait être prête à tout pour les garder à la cour, non ? Doyle me regarda pendant ce qui me parut être une éternité puis finit par lâcher : – Peut-être. Il se pencha vers moi, les mains crispées sur le bord de la table et ajouta : – Galen et Frost ont raison sur un point : Niceven ne réagit pas comme une sidhe. Elle a l'habitude d'obéir aux ordres d'une autre reine. Elle a, en fait, abandonné son autorité royale à un autre monarque. Il faut qu'on l'incite à penser à toi dans ce cens, Meredith. – Qu'est-ce que tu entends par là ? – Il faut qu'on lui rappelle par tous les moyens que tu es l'héritière d'Andais. – Je ne comprends pas. – Quand Cel s'adresse aux demi-feys, il est le fils de sa mère. Ses exigences sont aussi sacrées que celles de sa mère. Mais toi, c'est une guérison, c'est de l'aide que tu viens chercher. Ce qui nous met automatiquement en situation de faiblesse, car nous demandons une faveur à Niceven, et nous avons très peu à lui offrir en retour. – D'accord, je comprends, mais qu'est-ce qu'on peut y faire ? – Prélasse-toi au lit avec tes hommes. Fais de nos corps une enveloppe charnelle dans laquelle tu t'enrouleras, exactement comme le ferait la Reine. C'est une façon de se montrer puissant, car Niceven envie à la Reine la volée d'hommes qu'elle s'offre. – Elle n'a pas elle-même un grand choix d'hommes parmi les demi-feys ? – Non, elle a eu trois enfants du même homme, qui est son roi. Elle ne peut pas se libérer de lui. – Je ne savais pas que Niceven avait un roi, dit Rhys. – Peu de gens le savent. Il n'a d'ailleurs de roi que le nom. Cette idée n'était pas aussi réjouissante qu'elle le paraissait. Coucher avec tous mes gardes, c'était charmant. Mais être obligée d'en épouser un simplement parce qu'on avait fait un enfant ensemble... Et si le père était quelqu'un que je ne respectais pas ? Imaginer le doux Nicca enchaîné à moi pour toujours, cela m'effrayait plus qu'autre chose. Il était adorable, mais loin d'être assez puissant pour me seconder dans mon rôle de reine. Il avait plus de chances de subir ce qui se passait que de m'aider. Ce qui me rappela soudain quelque chose. – Nicca travaille toujours comme garde du corps ? lançai-je tout à trac. – Oui, dit Doyle. Il a pris la place de Frost. – Comment sa cliente a-t-elle réagi en changeant de garde à mi-course ? Doyle interrogea Frost du regard, qui haussa les épaules. – Elle n'est pas en danger. Ce qu'elle veut, c'est un guerrier sidhe à son bras pour bien montrer qu'elle est une star. Que ce soit moi ou Nicca, pour elle, ça ne fait pas de différence. – Et jusqu'où peut-on aller pour en remontrer à Niceven ? Demandai-je. – Tant que tu te sens à l'aise dans ton jeu, tu peux y aller, me répondit Doyle. Pendant que je réfléchissais à la chose, Galen intervint en disant : – Ne comptez pas que je participe à votre petit spectacle, surtout. Je ne veux plus voir une de ces créatures, de près ou de loin. Comme il venait de mettre le lave-vaisselle en route, le ronron tranquille de la machine l'accompagna tandis qu'il reprenait place à table avec nous. Apparemment, il était prêt à nous aider dans notre mise en scène, tant qu'on ne lui demandait pas d'y prendre part. – Ça ne facilite pas les choses, lui dis-je. Toi et Rhys, vous êtes les seuls du groupe à ne pas reculer devant un gros flirt en public, alors que Frost et Doyle seraient plus... timides, disons. – Pour ce soir, je veux bien faire un effort, proposa celui-ci. – Tu t'ébattrais comme ça, devant les demi-feys ? s'étonna Frost. – Je crois que c'est incontournable, en effet. – Je veux bien aller au lit, comme je l'ai fait plusieurs fois pour la Reine, mais, de là à forniquer pour le bon plaisir de Niceven... – C'est ton choix, Frost. Mais si tu refuses de jouer le rôle de l'amant de Meredith - ce que tu es, en fait -, ne chamboule pas notre petit show, s'il te plaît. Tu devrais peut-être attendre au salon pendant qu'on parle à la demi-fey. Le regard acier de Frost se durcit quand il riposta : – Tu m'as empêché de venir en aide à Meredith, tout à l'heure. Deux fois, aujourd'hui, tu m'as mis de côté. Et maintenant, tu voudrais m'éloigner de son lit pendant que tu t'amuses à jouer son amant ! Qu'est-ce que tu me réserves, encore, Ténèbres ? Tu vas enfin rompre ton jeûne et me voler ma nuit avec Meredith, pour de vrai, cette fois ? – Je suis parfaitement en droit de le faire, Frost. J'observai Doyle. Son visage était neutre, impassible. Venait-il de dire qu'il partagerait mon lit ce soir, ou était-il simplement en train d'argumenter avec Frost ? Celui-ci se leva et se pencha au-dessus de la table. Doyle resta assis et le considéra de l'air le plus calme du monde. – Je crois qu'on devrait laisser Meredith décider elle-même de celui qui partagera son lit ce soir. – Nous ne sommes pas là pour la laisser choisir quoi que ce soit, rétorqua Doyle. Nous sommes là pour veiller à ce qu'elle produise un enfant. Vous aviez chacun trois mois pour lui en donner un, et son ventre est toujours vide. Tu voudrais lui ôter toute chance de procréer et d'être reine ? En sachant que, si Cel réussit et que Meredith échoue, il la fera tuer ? Le visage de Frost passa par toutes les couleurs de l'émotion, puis il articula enfin : – Jamais je ne laisserai personne faire du mal à Meredith. Je tendis la main vers lui et lui pris le bras. Quand il se tourna vers moi, je vis ses yeux emplis d'un tel chagrin que je compris : il était jaloux. Cependant, malgré l'amour que je lui portais, j'estimais qu'il n'avait pas le droit de l'être. Pas de cette façon. Pas encore. Ce qui ne m'empêchait pas de frémir à l'idée de ne plus jamais l'avoir dans mes bras. Mais je ne pouvais m'offrir le luxe de ressentir ce genre de peine, pas plus qu'il ne pouvait se permettre d'être jaloux. – Frost... murmurai-je avant d'être interrompue par une sonnerie stridente venant de la chambre. Mon cœur battant à tout rompre, je lâchai le bras de Frost. Nous échangeâmes un regard intense pendant que tous, sauf Galen et Kitto, s'approchaient de la chambre à coucher. – Je dois y aller, Frost. Je voulus m'excuser mais me ravisai au dernier moment. Je ne lui devais rien, et il ne le méritait pas. – Je viens avec toi, me dit-il. Devant mon air surpris, il ajouta : – Je veux faire pour ma Reine ce que je ne ferais jamais pour personne d'autre. J'eus la certitude, alors, qu'il ne parlait pas d'Andais. 17 A genoux sur le couvre-lit bordeaux, Doyle s'adressait au miroir lorsque Frost et moi pénétrâmes dans la chambre à coucher. – Nous entrerons en communication visuelle avec vous dès que notre princesse sera à mes côtés, Reine Niceven. Le miroir n'était plus qu'un tourbillon de brume lorsque je rampai sur le lit pour rejoindre Doyle qui, s'écartant un peu, me laissa se coller contre lui. Rhys était assis derrière nous deux, ou, plus exactement, vautré sur un amas de coussins bordeaux, mauves, roses et noirs, dont certains ne dissimulaient qu'à peine sa nudité. Eberluée, je me demandai comment il avait pu se déshabiller aussi vite. Frost, lui, s'assit au bord du matelas, puis s'allongea à côté de moi en s'appuyant sur un coude, de sorte que j'étais maintenant encadrée par lui et Doyle. Ce dernier fit un geste de la main, et la brume se dissipa. Niceven apparut alors, assise sur une chaise si délicatement sculptée que ses ailes se glissaient sans s'abîmer au travers des alvéoles pratiqués dans le bois. Son visage à la peau nacrée formait un triangle parfait, mais sa blancheur n'était pas la même que la mienne, celle de Frost ou de Rhys, car on y devinait quelques nuances de gris. Sa chevelure blanche était coiffée en savantes anglaises qui rappelaient celles des petites filles d'autrefois. Un fin diadème les retenait en arrière, scintillant de la chaleur glacée que seuls les diamants peuvent dégager. Une longue robe, souple et laiteuse, flottait autour d'elle. Assez ample pour dissimuler ses formes, elle était néanmoins totalement transparente, et l'on devinait dessous la pointe sombre de ses seins, la minceur quasi squelettique de son buste, la finesse excessive de ses membres. Elle avait les jambes croisées et portait aux pieds des escarpins qui semblaient avoir été cousus dans des pétales de rose. Une souris blanche, aussi grande pour elle que le serait un berger allemand pour moi, se tenait près de sa chaise, et, d'un geste lent, elle la caressait entre les deux oreilles. Un trio de dames d'honneur se tenait derrière elle, chacune vêtue d'une robe dont la couleur s'harmonisait avec la brillance de ses ailes : le rouge d'une rose, le jaune d'un narcisse ou le violet d'un iris. Leurs chevelures, qui leur dégringolaient jusqu'à la taille, étaient respectivement noire, blonde et auburn. Niceven s'était manifestement donné plus de peine que nous pour réussir sa petite mise en scène. Je me sentais tout à fait ordinaire dans mon ensemble vert émeraude, mais je m'en moquais, pour tout dire. C'était ma tenue de travail, après tout. – Reine Niceven, lui déclarai-je, c'est gentil à toi de répondre à notre appel. – A la vérité, Princesse Meredith, cela fait trois mois que j'attends de tes nouvelles. L'affection que tu portes à ton chevalier vert est connue de toute la cour. Je suis fort surprise que tu aies mis si longtemps à me contacter. Elle y mettait les formes, c'était le moins qu'on puisse dire, mais je compris assez vite qu'il n'y avait pas que ses paroles qui étaient solennelles. Elle portait sa couronne, et moi je n'en avais pas encore. Elle siégeait sur son trône alors que, moi, j'étais avachie sur un lit à demi froissé. Elle avait des dames d'honneur dressées autour d'elle comme un chœur de Grecques. Et une souris ; surtout ne pas oublier la souris. Moi, je n'avais que Doyle et Frost à mes côtés, et Rhys, affalé sur les coussins derrière moi. Niceven cherchait-elle à me rabaisser ? C'était ce qu'on allait voir. – A la vérité, répétai-je en l'imitant, nous avons d'abord cherché l'aide de soigneurs ici, dans ce monde de mortels. Ce n'est que récemment que nous avons jugé nécessaire de faire appel à toi. – Pur entêtement de ta part, Princesse. – Peut-être, mais tu sais pourquoi je t'ai appelée, et ce que je désire. – Je ne suis pas une marraine fée à qui l'on demande d'exaucer des souhaits, Meredith. Voilà qu'elle laissait tomber mon titre, maintenant. Quelle insulte ! Et délibérée en plus. Parfait, on allait toutes les deux outrepasser les limites de la politesse. – Comme tu voudras, Niceven. Dans ce cas, tu sais ce que je veux. – Tu veux un remède pour guérir ton beau chevalier vert, articula-t-elle en effleurant le bord rosé de l'oreille de sa souris. – Oui. – Le Prince Cel tenait pourtant à ce que Galen garde sa blessure. – Tu m'as dit un jour que le Prince Cel ne régnait pas encore sur la cour Unseelie. – C'est la vérité, mais rien ne m'assure que tu vivras assez longtemps pour être reine, Meredith. De nouveau, elle me dépouillait de mon titre. Doyle s'écarta de moi pour venir s'appuyer le dos contre Rhys, non sans veiller à rester dans mon champ de vison et celui de la reine. Comme s'ils s'étaient entendus d'avance, Rhys se redressa sur ses genoux et montra clairement qu'il était nu. Il enroula alors la longue natte de Doyle autour de son bras puis commença à défaire le lien qui la retenait. Les yeux de Niceven se braquèrent sur lui puis revinrent précipitamment sur moi. – Que font-ils ? – Nous nous préparons à nous coucher, répondis-je... sans en être certaine à cent pour cent. Une délicate grimace se dessina sur son visage. – Il est, voyons... neuf heures, là où vous vous trouvez. C'est encore très tôt pour dormir. – Je n'ai pas dit que nous allions dormir. Elle poussa un soupir si profond que je vis sa maigre poitrine se lever et se rabaisser comme si elle pesait une tonne. Elle essayait de garder son attention rivée sur moi, mais son regard ne cessait de dévier vers les hommes qui m'entouraient. Avec des gestes tranquilles, Rhys continuait de libérer l'épaisse chevelure de Doyle. Une seule fois, j'avais vu celui-ci ainsi, sa longue crinière noire éparse sur ses épaules et son dos, lui enveloppant le corps comme une cape d'ébène. Niceven les observait furtivement, ne gardant avec moi qu'un contact visuel sporadique. Je ne savais pas si c'étaient les cheveux de Doyle ou la nudité de Rhys qui la fascinait ainsi. Une nudité qui, pourtant, n'était pas inhabituelle chez les membres de la cour. Mais, effectivement, ce pouvaient être ses pectoraux et son ventre plat qu'elle admirait... ou ce qui se trouvait juste en dessous. Frost choisit ce moment pour ôter sa veste et se débarrasser de son étui de revolver. Aussitôt, les yeux de la demi-fey se braquèrent sur lui. – Niceven, lui dis-je doucement. Je dus répéter son nom deux fois avant qu'elle ne daigne me regarder. – Comment puis-je soigner Galen ? – Il n'est pas certain que tu sois reine, Meredith, et si le Prince Cel devient roi, il m'en voudra à mort quand il saura que je t'ai aidée. – Et, si je suis reine, je t'en voudrai à mort de ne pas m'avoir aidée. Elle sourit. – Alors, il me faut trouver le moyen de ménager la chèvre et le chou. Et je veux bien t'aider car j'ai déjà aidé Cel. Ainsi, cela équilibrera les choses. Je me rappelai les hurlements de Galen, la peine que je lisais dans ses yeux, ces derniers mois, et je ne pensai pas du tout que le fait de réparer ce qu'elle avait détruit équilibrerait les choses. Mais nous faisions de la politique fey, pas de la thérapie ; c'est pourquoi je ne ripostai pas. Le silence n'est pas un mensonge ; un péché par omission, peut-être, mais pas un mensonge. On peut, par tradition, omettre tout ce qu'on veut, du moment que ça nous arrange. – Comment Galen va-t-il guérir ? lui demandai-je. Elle secoua la tête, faisant voleter ses anglaises et scintiller son diadème. – Nous allons parler argent, d'abord. Qu'es-tu prête à m'offrir pour que ton chevalier vert se retrouve entier ? Dans un même élan, Frost et Doyle se collèrent à moi. – Tu obtiendras la bienveillance de la Reine des Unseelies, cela devrait être suffisant, déclara Frost avec sécheresse. – Elle n'est pas encore reine, Froid Mortel, lâcha Niceven sur un ton glacé. Un ton dans lequel je sentais un goût amer de rancœur. Niceven en voulait-elle à Frost personnellement ? Voyant Doyle tendre le bras vers lui, je l'arrêtai aussitôt d'un regard bien senti. Il y avait de la tension entre eux, ce soir. Et nous disputer devant la reine ne pouvait que nous affaiblir à ses yeux. Doyle se figea mais continua de fixer Frost. Avec une expression qui n'avait rien d'amical. Je serrai alors avec fermeté le bras de Frost. Il sursauta, se raidit, regarda Doyle puis comprit que c'était moi qui l'avais fait tressaillir. Alors, il se détendit, laissa échapper un soupir et se glissa davantage encore derrière moi. Me tournant vers le miroir, je trouvai Niceven en train de nous observer d'un œil fébrile. Je m'attendis à ce qu'elle nous gratifie d'un petit commentaire, mais non ; elle resta muette et me laissa parler la première. – Que désirerait Niceven, Reine des Demi-Feys, de la part de la Princesse Meredith de la cour Unseelie, en échange de la guérison de son chevalier ? J'avais volontairement inclus nos deux titres dans la même phrase, insistant sur le fait qu'elle était reine et que je ne l'étais pas. J'espérais ainsi atténuer un peu le récent éclat de Frost. Elle me considéra l'espace de quelques battements de cœur, puis inclina la tête. – Que nous offrirait en retour Meredith, Princesse de la cour Unseelie ? – Tu as dit un jour que tu donnerais beaucoup pour boire un peu plus de mon sang. Une lueur de surprise passa sur son visage, puis elle se recomposa à la hâte une expression neutre et polie avant de déclarer : – Le sang n'est que du sang, Princesse. Pourquoi apprécierais-je le tien? Là, elle commençait à me crisper. – Tu as dit aussi que j'avais le goût de la magie et du sexe. Ou alors, m'as-tu déjà oubliée, Reine Niceven ? Baissant délibérément les yeux, j'ajoutai : – Cela avait-il si peu d'importance pour toi ? Mes cheveux me retombaient devant le visage, à présent, et luisaient comme un voile tissé de rubis. – Si le sang de l'héritière du trône ne signifie rien pour toi, continuai-je, je n'ai donc rien à t'offrir. Je levai les yeux vers elle, sachant parfaitement quels effets leur iris tricolore mêlé à l'albâtre de ma peau pouvait avoir à travers le rideau de ma chevelure rouge sang. J'avais grandi parmi des femmes et des hommes qui se servaient de leur beauté comme d'une arme. Jamais je n'aurais osé rêver faire de même avec un autre sidhe, car ils étaient tous plus beaux que moi. Mais, avec Niceven et ses yeux affamés qui suivaient chacun des gestes de mes hommes, je pouvais user de mes pouvoirs autant qu'elle usait des siens. Sa main délicate se plaqua sur l'accoudoir de sa chaise, assez durement pour faire sursauter la souris blanche, à côté d'elle. – Par Flora, tu as le sang de ta tante. Le Prince Cel n'a jamais su maîtriser sa beauté comme Andais et toi-même savez le faire. Je lui accordai une légère révérence, toujours difficile à exécuter en position assise. – Joli compliment de la part d'une si belle reine. Elle se rengorgea, sourit, caressa le crâne de son animal et se cala contre son dossier, si bien que sa robe transparente laissait maintenant deviner un peu plus de son corps. Un corps d'une maigreur cadavérique, qu'elle croyait néanmoins très beau, ce dont je devais évidemment l'assurer par un regard admiratif. Frost restait immobile derrière moi. Il avait ôté sa veste, sa ceinture, son étui de revolver, mais rien d'autre, même pas ses chaussures. Il n'avait pas l'intention de se déshabiller pour les beaux yeux de Niceven. Doyle, quant à lui, s'était aussi débarrassé de son étui et de sa ceinture, en y ajoutant sa chemise. L'anneau d'argent fixé à son mamelon gauche brillait assez pour que Niceven l'aperçoive, même de profil. Rhys, lui, continuait de travailler l'épaisse crinière noire de Doyle, comme s'il était en train de lisser la traîne d'une robe. Mes gardes s'affairaient autour de moi comme des suivantes se préparant au coucher. Ils me laissaient me débrouiller avec Niceven. Ce qui signifiait que je ne m'en tirais pas trop mal, pour l'instant. C'était bon à savoir. Je la gratifiai soudain d'une petite moue, aussi rouge que la plus rouge des roses. – Un peu de mon sang pour guérir mon chevalier... accepterais-tu ? – Tu offres très librement le fluide de ta vie, Princesse, me répondit- elle, prudente. – Je n'offre que ce que je possède. – Le Prince, lui, pense qu'il possède la cour entière. – Je sais, moi, que je ne possède que le corps que j'habite. Tout le reste n'est que prétention. La Reine se mit à rire. – Viendrais-tu chez moi pour me nourrir de ton sang ? – Conviens-tu que cela suffira à guérir mon chevalier ? – J'en conviens. – Dans ce cas, qu'obtiendrai-je en échange d'une coupe de sang une fois par semaine ? Je sentis se raidir les hommes derrière moi et l'atmosphère de la chambre s'épaissir, tout à coup. Je m'efforçai de ne pas les regarder. J'étais princesse, et je n'avais pas à demander à mes gardes la permission de faire quoi que ce soit. J'avais tout pouvoir sur eux. Des petites flammes se mirent à danser dans les yeux de Niceven. – Qu'est-ce que cela veut dire ? Ton sang une fois par semaine ? – Exactement. – Pourquoi me ferais-tu une telle faveur ? – Afin de conclure une alliance entre nous. – Meredith, non... me souffla Frost en pesant sur moi de tout son poids. Il allait prononcer une phrase malheureuse et tout gâcher. Une idée me vint alors. – Non, Frost, lui lançai-je, tu n'as pas à me dire « non ». C'est moi qui te dis « non » ou « oui ». N'oublie pas ça. Je lui jetai un regard appuyé que, j'osais espérer, il allait comprendre. Il voulait dire : ferme-la et ne fous pas tout en l'air. Contrarié, malheureux, Frost serra les lèvres et se mit à bouder. Au moins, il n'insista pas. Sentant Doyle manifester tout contre moi son désaccord, je me tournai vers lui et plongeai mon regard dans le sien. Ce qui fut amplement suffisant. Un bref signe de tête et il laissa Rhys continuer de lui lisser sa longue crinière noire. Rhys, qui paraissait si pâle, si parfait contre la masse ténébreuse du corps qu'il avait devant lui. Abîmée dans la contemplation de ce spectacle fascinant, je tressaillis lorsque Doyle se racla la gorge pour me rappeler de regarder vers le miroir. – Hum... Excuse-moi, Reine Niceven, j'étais distraite. – Oh, si j'avais moi-même de telles gourmandises à ma portée, je n'hésiterais pas à abréger notre petite conversation. – Et si, en guise de gourmandise, je t'offrais une coupe de mon sang ? Que dirais-tu ? Son visage retrouva tout à coup son sérieux. – Tu es obstinée. Ce n'est pas dans la nature d'un fey. – Je suis en partie brownie, et ces gens-là sont autrement plus obstinés que les sidhes. – Tu es aussi humaine, en partie. Je ne pus réprimer un sourire. – Les humains sont comme les sidhes ; certains sont plus tenaces que d'autres. Elle ne daigna pas me renvoyer mon sourire. – Pour goûter une nouvelle fois à ton sang, j'accepte de guérir ton chevalier vert, mais c'est tout. Une coupe, une guérison, et nous serons quittes, toutes les deux. – Pour une coupe de mon sang, Kurag, le Roi des gobelins, s'est fait mon allié pendant six mois. La surprise lui fit hausser ses délicats sourcils. – Ces affaires entre sidhes et gobelins ne nous regardent pas. Nous sommes des demi-feys. Personne ne se soucie des pactes que nous pouvons conclure, ni avec qui. Nous ne livrons pas de batailles. Nous ne provoquons personne en duel. Chacun s'occupe des problèmes qui le concernent. – Alors, tu refuses une alliance avec moi ? – Je crois que c'est la prudence qui prévaut ici, Princesse... que ton sang soit exquis ou non. Dans les négociations, il faut toujours être le premier à se montrer gentil. Mais si la gentillesse ne marche pas, il existe heureusement d'autres options. – Tout le monde t'oublie, Reine Niceven, car ils considèrent que vous êtes trop petits pour que l'on se soucie de vous. – Le Prince Cel nous trouvait bien assez grands pour anéantir tes projets avec le chevalier vert. Je commençais à percevoir dans sa voix une trace d'irritation. – Oui, et que t'a-t-il offert en échange de ce petit travail ? – Le goût de la chair sidhe, la chair et le sang du chevalier. Nous avons festoyé cette nuit-là, Princesse. – Il vous a payés avec le sang d'un autre, alors que, dans ses veines, circulait un sang pratiquement égal à celui de la Reine. As-tu jamais goûté au sang de la Reine ? Niceven me parut soudain nerveuse, presque apeurée. – La Reine ne le partage qu'avec ses amants, ou ses prisonniers. – Un liquide aussi précieux, gaspillé ainsi... cela doit te rendre malade. Une moue se dessina sur ses lèvres argentées. – Si seulement elle acceptait d'accueillir certains de mes sujets dans son lit, mais nous sommes... – ... trop petits, achevai-je pour elle. – Oui, soufifla-t-elle, toujours trop petits. Notre pouvoir est trop petit pour conclure une alliance. Trop petit pour tout, sauf pour être ses espions et ses mouchards. Elle serra soudain ses poings menus, décroisa les jambes, et sa souris, sentant ce qui risquait d'arriver, s'écarta prudemment. Derrière son trône, ses trois suivantes elles-mêmes se mirent à frissonner comme si un vent glacé venait de souffler au-dessus de leur tête. – Et maintenant tu accomplis du sale boulot pour son fils, articulai-je d'une voix égale, presque douce. – C'est lui qui est venu nous chercher pour cela ! corrigea-t-elle sur un ton plein de colère. Une colère qui, chez un personnage aussi malingre et fluet, était assez terrifiante. La fureur qui l'envahissait lui procurait une ampleur inexplicable et parfaitement inattendue. Elle était très royale, dans sa rage. – Reine Niceven, je t'offre ce que ni la Reine Andais ni le Prince Cel ne t'offriront jamais. – Et qu'est-ce donc ? – Du sang royal, du sang provenant tout droit du trône des Unseelie. Scelle une alliance avec moi, Reine Niceven, et tu auras ce sang pour toi. Pas seulement une fois, beaucoup d'autres fois encore. Ses yeux redevinrent d'étroites petites fentes noires, qui brillaient aussi fort que les diamants de son diadème. – Et quel avantage tirerait-on, toi et moi, d'une telle alliance ? demanda- t-elle. – Tu gagnerais l'attention et l'aide de mes alliés. – Les gobelins n'ont rien à voir avec nous, objecta-t-elle sur un ton aigre. – Et que dis-tu des sidhes ? – Les sidhes ? – En tant qu'alliée de l'héritière de leur trône, tu bénéficierais d'un statut important. Ils n'oseraient plus t'exclure, de peur que tu ne leur en gardes rancune et que tu ne viennes me révéler leurs manigances. – Et toi, Princesse, quel avantage tirerais-tu de cette alliance ? – Tu jouerais les espions pour moi, et aussi pour la Reine. – Et Cel? – Tu cesserais d'espionner pour lui. – Il ne va pas apprécier la chose. – Peu importe. Si tu es mon alliée, te faire insulte sera me faire insulte à moi aussi. La Reine a décrété que j'étais sous sa protection. Qui cherche à me nuire encourt la peine de mort. – Imaginons qu'il m'insulte ; tu interviens, et ensuite ? – Tu menaces d'installer ta cour tout entière ici, à Los Angeles, auprès de moi. Elle frissonna. – Pour rien au monde je ne voudrais entraîner mon peuple dans la cité des hommes. Elle parlait comme s'il n'y avait qu'une cité d'hommes. La cité. – Tu pourrais vivre dans les jardins botaniques, des terrains qui s'étendent sur des kilomètres. Il y a de la place pour toi, ici, Niceven, je t'assure. – Mais je ne veux pas quitter la cour. – Là où vont les demi-feys, la cour les suit, lui répliquai-je. – La plupart des sidhes ne s'en souviennent pas. – Mon père m'a bien enseigné l'histoire des feys. Les demi-feys sont très liés avec le monde des fées, c'est précisément ce qui nous différencie des humains. Vous n'êtes pas des lutins pour vous laisser dépérir loin du royaume. Vous en faites partie intégrante. Ne dit-on pas que, lorsque les derniers demi-feys se seront éteints, il n'y aura plus de fées sur Terre ? – Ce n'est qu'une superstition. – Peut-être, mais, si tu quittes la cour Unseelie et que la cour Seelie garde ses propres demi-feys, les Unseelies seront affaiblis. Cel peut ne pas se rappeler cet élément de nos traditions, mais la Reine, elle, s'en souviendra. Si le prince t'insulte assez fort pour que tu décides de partir avec armes et bagages, Andais interviendra en votre faveur. – Elle nous ordonnera de rester. – Elle ne peut rien ordonner à un autre monarque. Cela fait partie de nos lois. Niceven paraissait inquiète, nerveuse. Elle craignait Andais. Comme tout le monde, d'ailleurs. – Je ne voudrais pas irriter la Reine. – Moi non plus, lui assurai-je. – Crois-tu vraiment qu'elle punirait son fils s'il nous chassait, plutôt que de déverser sa colère sur nous ? Les jambes à nouveau croisées, les bras repliés sur la poitrine, elle oubliait toute séduction, elle perdait toute attitude royale. – Où se trouve Cel, en ce moment ? demandai-je. Elle eut un rire mauvais. – Il est puni pour six mois. On dit même que sa santé mentale ne survivra pas à six mois d'isolement et de supplices. – Il aurait dû réfléchir à cela avant de jouer les mauvais garçons. – Je te trouve bien désinvolte, Meredith. Pourtant, si Cel devient fou, c'est ton nom qu'il hurlera. C'est toi qu'il aura envie de massacrer. – Je traverserai ce pont lorsque je l'aurai devant moi. – Quoi ? – C'est un adage humain. Cela veut dire que je m'occuperai du problème quand il se présentera. Elle parut réfléchir un instant puis déclara : – Comment m'offriras-tu ce sang ? Je n'imagine pas que toi ou moi apprécierions un voyage hebdomadaire entre le royaume et l'Océan de l'Ouest. – Je pourrais le mettre sur un morceau de pain, et l'essence pourrait t'en être envoyée d'un petit tour de magie. Elle secoua la tête, faisant ondoyer ses boucles neigeuses sur ses épaules étroites. – L'essence n'est jamais la même. – Que suggères-tu, alors ? – Si je t'envoie un de mes sujets, il pourrait agir en tant que substitut. Je restai pensive un moment, percevant la tension de Frost, à mes côtés, écoutant le bruit rêche que faisaient les doigts de Rhys en lissant les cheveux de Doyle. – Très bien. Dis-moi quel remède guérira mon chevalier, et envoie-moi ton substitut. Le rire qu'elle émit alors me fit penser au son d'un carillon fêlé. – Non, Princesse, tu n'obtiendras ce remède que de mon substitut. Si je t'en révélais le secret maintenant, avant d'être payée, il pourrait ensuite te prendre l'envie de changer d'avis. – Je t'ai donné ma parole. Je ne peux plus revenir dessus. – J'ai commercé assez longtemps avec les grands de ce monde pour savoir que beaucoup ne tiennent pas parole. – C'est une de nos lois les plus rigoureuses, lui rappelai-je. Manquer à notre parole nous condamne à l'exclusion. – A moins d'avoir des amis haut placés, qui s'arrangent pour que personne ne l'apprenne. – Que dis-tu, Reine Niceven ? – Je dis que la Reine aime tant son fils qu'elle n'a pas hésité à briser certains tabous afin de le disculper. Nous échangeâmes un long regard qui m'assura au moins d'une chose : Cel avait fait des promesses et n'avait pas tenu parole. Cette seule faute aurait dû lui coûter l'exclusion et lui interdire à jamais de monter sur le trône. Je savais qu'Andais avait toujours gâté son fils, mais à ce point... – Quand pouvons-nous espérer la venue de ton substitut ? Elle prit ma question en considération et tendit une main machinale vers l'endroit où s'était tapie sa souris. L'animal rampa vers elle, les moustaches et les oreilles en alerte, comme s'il n'était pas certain de l'accueil que sa maîtresse lui réservait. Mais Niceven lui caressa doucement la tête et me répondit : – Dans quelques jours. – Nous ne sommes pas toujours à la maison pour accueillir les visiteurs. Nous préférerions offrir à ton envoyé la meilleure hospitalité possible. – Laisse un pot de fleurs près de ta porte, cela le nourrira. – Le nourrira ? – Je crois qu'un être du sexe masculin te comblera davantage, non ? J'acquiesçai, sans être vraiment certaine de me soucier de la chose. Je partageais du sang, pas de l'amour. C'est pourquoi le sexe de son envoyé m'était égal. Ou, du moins, le croyais-je. – Je suis sûre que le choix de la Reine saura me satisfaire. – Jolie réponse, Princesse. Il reste maintenant à voir si tes actes sauront être à la hauteur de tes paroles. De nouveau, ses yeux se reportèrent sur les hommes qui m'entouraient, et se posèrent sur Doyle et Rhys. – Fais de beaux rêves, Princesse. – Et toi de même, Reine Niceven. Une lueur de dureté passa sur son visage, accentuant encore ses traits émaciés, lui donnant l'air de porter un masque. Dans un murmure, elle articula : – Mes rêves ne regardent que moi, et je les garderai ainsi, comme je les aime. – Oh, ne vois là aucune insulte, Reine Niceven, lui répliquai-je avant de me courber pour la saluer. – Je l'ai bien compris, Princesse. C'était juste l'envie qui pointait sa tête odieuse. Sur ces mots, le miroir se lissa et retrouva son aspect normal. Comme je considérais mon reflet dans la glace, un mouvement derrière moi attira mon attention. Je vis alors Rhys, toujours à genoux, les muscles de ses bras roulant sous sa peau tandis qu'il continuait de coiffer Doyle, assis à ses côtés. Frost n'avait pas bougé mais m'observait dans le miroir, d'une façon si intense que je me retournai pour lui faire face. Il me rendit mon regard, mais les deux autres parurent ne pas remarquer que la séance était terminée. – Niceven est partie, leur dis-je. Vous pouvez cesser de faire semblant. – Je n'ai pas fini de brosser tous ces cheveux, répliqua Rhys. C'est pour ça que j'ai arrêté de laisser pousser les miens jusqu'aux chevilles. C'est carrément impossible de s'en occuper tout seul. Saisissant une longue mèche noire, il se mit à la lisser avec l'air studieux d'un enfant. Silencieux, Doyle le laissa faire et, moi, je les regardai, fascinée. A part l'application que montrait Rhys, il n'y avait rien d'enfantin dans l'attitude de cet homme nu, entouré d'une montagne de coussins multicolores. Son corps était, comme toujours, merveilleusement musclé, pâle et luisant. C'était un spectacle tout à fait jouissif, même s'il n'était pas excité. Nudité n'était pas toujours synonyme de sexe, chez les sidhes. Pas toujours. Je me tournai alors vers Frost. Ses yeux avaient, comme souvent, la couleur d'un ciel d'orage. Il était en colère, cela se voyait à son visage, à la tension de ses épaules, à la façon dont il se tenait assis, immobile et étincelant d'énergie, en même temps. – Désolée de t'avoir contrarié, Frost, lui dis-je, mais je savais ce que je faisais avec Niceven. – Tu as clairement fait comprendre que tu la dominais, et je me suis contenté d'obéir, répondit-il d'une voix vibrante. Je lâchai un soupir. Il était encore tôt mais la journée avait été longue. J'étais trop fatiguée pour écouter les jérémiades de Frost. D'autant qu'il se trompait en estimant avoir été blessé par mes agissements. – S'il te plaît, Frost, je ne peux pas me permettre de paraître faible devant qui que ce soit, en ce moment. Même Doyle se retient de dire ce qu'il ressent devant tout le monde, quoi qu'il ait en tête. – J'ai approuvé tout ce que tu as fait aujourd'hui, me lança soudain Doyle. – Je suis heureuse de te l'entendre dire. Il me fixa alors de son regard sombre, dans lequel je crus deviner une trace de reproche. Mais il ne trouva chez moi que des yeux vides ; j'étais lasse de jouer à des jeux qui, même si je les pratiquais bien, ne me plaisaient pas forcément. – J'ai eu ma dose de coups de force pour aujourd'hui, Doyle. Je n'en ai pas besoin de plus, surtout de la part de mes gardes. – Arrête, Rhys, s'il te plaît, ordonna-t-il tout à coup. Il faut queje parle avec Meredith. Docilement, sans lâcher sa brosse, Rhys s'écarta et se cala contre les coussins. – En privé, précisa Doyle. Frost bondit comme s'il venait de recevoir un coup. Ce fut sa réaction, plutôt que les paroles de Doyle, qui me fit penser qu'il s'agissait d'autre chose que de simples secrets. – C'est mon soir avec Meredith, dit-il soudain. Sa colère semblait s'être évanouie, envolée sur les ailes de nouvelles possibilités qu'il n'avait pas prévues. – Si c'était Rhys, il aurait dû attendre pour avoir son tour, de nouveau. Mais, moi, je n'ai pas eu le mien ; aussi ai-je le droit de demander cette soirée à Meredith. Il se leva et lança brusquement à Doyle : – D'abord, tu m'empêches de l'aider, aujourd'hui, et maintenant tu prends ma place dans son lit ce soir. Si je ne te connaissais pas, je te taxerais de jalousie. – Tu peux m'accuser de ce que tu veux, Frost, mais tu sais que je ne suis pas jaloux. – Peut-être que oui, peut-être que non, mais tu es quand même quelque chose. Et ce quelque chose a à voir avec notre Merry. Doyle poussa un lourd soupir. – Peut-être que je pensais exciter les sens de la princesse en lui faisant attendre mon bon vouloir, avoua-t-il. Mais, aujourd'hui, j'ai vu qu'il y avait plus d'une façon de perdre les faveurs d'une femme. – Explique-toi clairement, Ténèbres. – Je ne suis pas aveugle, Frost. J'ai vu comment elle te regardait, dans le van. Et tu l'as vu aussi. – Tu es jaloux. – Non, mais tu as eu trois mois avec elle, et il n'y a pas d'enfant. C'est une princesse ; elle deviendra reine. Elle ne peut pas se permettre de donner son cœur là où il n'y a aucune chance de mariage. – Alors tu entres en scène et tu lui offres ton cœur à la place ? Jamais je n'avais entendu Frost parler sur un ton aussi vibrant, en dehors du lit. – Non, je vais lui laisser le choix. Si j'avais été plus attentif, je serais intervenu plus tôt. – C'est vrai que, dans tes bras, elle oublierait tout de moi, c'est ça ? – Je n'ai pas cette prétention, Frost. Je te l'ai dit, aujourd'hui j'ai compris qu'il existait plus d'une façon de perdre le cœur d'une femme. Et le fait d'attendre trop longtemps en est une. S'il doit y avoir une chance que Meredith ne se tourne pas vers toi, ou vers Galen, il faut que quelque chose change. Et tout de suite. – Qu'est-ce que Galen a à voir là-dedans ? – Si tu poses cette question, ce n'est donc pas moi qui suis aveugle. Interloqué, il secoua nerveusement la tête et laissa tomber : – Je n'aime pas ça. – Tu n'as pas à aimer, lui rétorqua-t-il. Aussi captivante que soit leur petite discussion, j'en eus tout d'un coup assez. – Ça suffit ! m'écriai-je. Vous parlez comme si je n'étais pas là, ou comme si je n'avais pas mon mot à dire. Doyle se tourna lentement vers moi et me demanda : – Vois-tu quelque objection à ce que je partage ton lit ce soir, Princesse ? Il me posa cette question sur le ton qu'il aurait pris pour commander un plat dans un restaurant ou s'entretenir avec un client. Comme si, en somme, ma réponse n'avait aucune importance. Mais je savais que, s'il parlait ainsi, c'était parfois pour dissimuler des émotions qu'il ne voulait pas laisser paraître. Intriguée, je le regardai. Je contemplai la largeur de ses épaules, l'anneau d'argent qui scintillait sur son mamelon, la fermeté de son ventre plat et musclé, ce jean qui lui descendait si bas sur ses hanches... Jamais je n'avais vu Doyle nu, jamais. Il n'était pas de ceux qui affichaient une nudité décontractée à la cour. Pas plus que Frost, d'ailleurs. Je me tournai vers ce dernier. Ses cheveux d'argent étant toujours tirés en arrière, son visage était net et sans fioriture - si l'on pouvait qualifier ainsi quelque chose d'aussi beau. Sa veste et son étui de revolver sur le bras, il avait retrouvé son masque arrogant, celui derrière lequel il se cachait si souvent à la cour. Le fait qu'il ressente le besoin de le porter ici, devant nous, me bouleversa. J'éprouvai soudain le désir d'aller vers lui, de l'entourer de mes bras, de poser ma joue contre son torse et de lui murmurer : ne pars pas. J'eus envie de sentir son corps contre le mien, et de me réveiller le lendemain, drapée dans le nuage de ses cheveux d'argent. Je m'avançai donc et me plantai devant lui. Mais, alors, je n'osai pas le toucher. Car je craignais ensuite de ne plus pouvoir le lâcher. – Ce soir, lui soufflai-je, j'ai l'occasion de pouvoir satisfaire ma curiosité ainsi que celle de beaucoup de femmes de la cour. Evitant de croiser mon regard, il articula sans conviction : – Je te souhaite beaucoup de plaisir. – Je te veux, ce soir, Frost. Il tourna vivement la tête et me considéra d'un air stupéfait. – Malgré ce que Doyle attend manifestement de moi, c'est toi que je veux, continuai-je. Mon corps souffre quand tu n'es pas avec moi. Je n'avais pas compris, jusqu'à aujourd'hui, ce que cela voulait dire. Incapable de dissimuler plus longtemps ce que je ressentais, je cessai de prétendre. Il plongea son regard dans le mien, leva une main vers mon visage mais s'arrêta juste avant de le toucher. – Si c'est vrai, me dit-il, Doyle a raison. Tu vas être reine. Et il y a certaines choses... que tu ne peux pas... faire comme les autres. Tu dois être reine avant tout. Je posai ma joue sur sa paume ouverte, et ce simple contact me fit frissonner. Frost retira sa main et la passa doucement contre son pantalon, comme pour en effacer l'impression que ma peau avait laissée sur la sienne. – Demain soir, Princesse. – Demain soir, mon... Je m'interrompis net, de peur de prononcer le mot qu'il ne fallait pas. Sans rien ajouter, il s'écarta de moi et quitta la pièce, fermant soigneusement la porte derrière lui. Un bruissement derrière moi me fit alors sursauter. C'était Rhys qui se glissait de l'autre côté du lit pour récupérer les habits qu'il avait à la hâte jetés par terre. – Une première nuit, ça doit se passer dans l'intimité. – Il ne m'était pas venu à l'esprit qu'on fasse cela à trois, lui répliqua Doyle. – Moi non plus, rétorqua-t-il avec un petit rire. Ses vêtements sur le bras et sa brosse à la main, il fit le tour du lit en prenant soin de dissimuler à mes yeux ce que je trouvais, ma foi, fort agréable. – Quelqu'un m'ouvre la porte, s'il vous plaît ? Au ton qu'il venait d'employer, je devinai qu'il se sentait comme rejeté. Il exhibait ses charmes, et je l'ignorais. Une insulte mortelle, chez les feys. Je me levai pour lui ouvrir, sachant parfaitement qu'il aurait pu passer ses vêtements sur l'autre bras et le faire lui-même. Néanmoins, je m'arrêtai devant le battant ouvert et me hissai sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Une main glissée entre les boucles blanches de sa nuque, je laissai l'autre se promener sur son torse avant de descendre vers son ventre et ses hanches. Je voulais qu'il sente à travers mes gestes à quel point je le trouvais beau. Cette réaction le fit sourire et, de son œil unique, il posa sur moi un regard faussement gêné, dans lequel je ne lus malgré tout aucun plaisir. Je restai sur la pointe des pieds, assez longtemps pour poser et garder mon front contre le sien. Mes mains jouèrent avec les longues mèches blanches qui lui dégringolaient dans le dos, et il frissonna à ce contact. Alors, lentement, je retombai sur mes talons, m'écartai et le laissai passer devant moi. – C'était son idée pour me dire bonsoir, Doyle, articula Rhys avant de s'éclipser. Prenez bien votre pied, les enfants. Son expression sérieuse n'allait pourtant pas du tout avec la désinvolture de ses paroles. Avant de sortir, il m'offrit la brosse qui avait servi à coiffer son capitaine. Je refermai la porte derrière lui et me rendis soudain compte que je me trouvais seule, vraiment seule avec Doyle. Doyle que je n'avais jamais vu nu. Doyle qui me faisait si peur quand j'étais enfant. Doyle qui avait été le bras droit de la Reine pendant mille ans. Il m'avait protégée, avait veillé sur moi, sur ma vie, mais n'avait jamais vraiment été à moi. D'une façon étrange, il ne devrait m'appartenir que lorsque j'aurais touché à ce corps sombre, lorsque je l'aurais eu totalement nu devant moi. J'ignorais pourquoi cela avait une telle importance à mes yeux, mais c'était ainsi. En ne se donnant pas à moi d'emblée, c'était un peu comme s'il avait évité de s'engager ; comme s'il croyait qu'une fois passé à l'acte, il devrait ensuite me rester fidèle. Ce qui était faux, bien sûr. J'avais passé sept ans avec Griffin, mon fiancé de l'époque, et cela ne l'avait pas empêché de se trouver tout un tas de possibilités... avec d'autres femmes que moi. Coucher avec moi n'avait en rien altéré sa vie sexuelle. Pourquoi serait-ce différent avec Doyle ? – Meredith... murmura-t-il d'une voix qui me parut étrangement chargée d'émotion. D'émotion et d'incertitude aussi. Ce mot résonna à mes oreilles comme une question, presque un espoir. Tandis qu'il prononçait une nouvelle fois mon nom, je me tournai vers le lit et je le vis, offert à mes bras. 18 Assis sur les draps de satin bordeaux, Doyle semblait perdu dans le rêve noir de sa chevelure. Pratiquement tous les sidhes que je connaissais avaient les cheveux qui contrastaient avec leur peau ou leurs yeux, mais lui semblait être fait d'une seule pièce. Sa crinière défaite, qui l'auréolait d'un nuage sombre, se mêlait intimement à sa peau d'ébène. Une longue mèche lui retombait sur le visage, cachant une partie de ses yeux couleur de nuit. D'une main, il la repoussa derrière son oreille pointue, ce qui fit scintiller les boucles d'argent pendant à ses lobes. Je m'avançai jusqu'à ce que mes genoux viennent buter contre le lit, emprisonnant les longs cheveux de mon garde entre le matelas et mes jambes. Il tourna alors la tête vers moi, et son regard m'enveloppa comme un manteau de ténèbres. Ses yeux brillaient d'une lueur étrange, sans éclat, mais les couleurs que j'y découvris étaient indicibles. Elles se mirent à danser autour de moi, et, l'espace d'un instant, je crus sombrer au milieu d'une nuée de lucioles. Soudain étourdie, je perdis l'équilibre, et Doyle me rattrapa avant que je m'effondre par terre. Je me réveillai entre ses bras, assise sur ses genoux. Lorsque je pus enfin articuler une parole, je lui demandai : – Pourquoi ? – Je suis une force avec laquelle il faut compter, Meredith, tu ne dois jamais l'oublier. Un roi devrait avoir davantage à offrir que sa semence. Lui passant les bras autour du cou, je lui murmurai : – On dirait que tu passes une audition. – C'est un peu cela, oui, sourit-il. Nous le faisons tous, Meredith. Certains, au plus fort de l'extase, peuvent l'oublier, mais, toi, tu ne peux pas te le permettre. Tu es en train de choisir un père pour ton enfant, un roi pour ta cour, et quelqu'un à qui tu seras liée pour toujours. J'enfouis mon visage dans le creux de son cou. Sa peau était chaude, son pouls battait contre ma tempe. – Oui, j'y pensais... – Et tu en as conclu... ? Je m'écartai légèrement pour le regarder. – Que Nicca serait une véritable catastrophe pour le trône ; que Rhys est charmant au lit mais que je ne le vois pas en roi ; que mon père avait raison en affirmant que Galen serait, lui aussi, une catastrophe ; qu'il y a une masse de chevaliers à la cour que je préférerais tuer plutôt qu'épouser. Il posa ses lèvres sur mon cou, sans vraiment m'embrasser, puis murmura contre ma peau : – Il y a Frost, et... moi. A ce contact, je frissonnai des pieds à la tête. Devinant mon trouble, Doyle lâcha un lourd soupir tandis que ses mains s'enroulaient autour de ma taille avant d'aller se poser sur mes cuisses. – Merry... souffla-t-il. Il me malaxait de façon si délicieuse que mon sang paraissait grimper à la surface de ma chair. J'avais l'impression qu'il me pelait comme un fruit mûr et sucré. Un fruit qui attendait ses mains depuis si longtemps. Alors il me souleva puis, d'un mouvement souple, sans violence aucune, me jeta sur le lit. M'attendant à ce qu'il vienne presser son corps contre le mien, je le vis, non sans surprise, se mettre à quatre pattes au- dessus de moi, comme l'aurait fait une jument avec son poulain. Toutefois, il n'y avait rien de maternel dans la façon dont il me regarda, subitement. Il avait rejeté sa crinière en arrière, de sorte que son torse ressortait maintenant en pleine lumière, sa peau luisant comme de l'ébène poli. Son souffle court et puissant soulevait sa poitrine en faisant scintiller l'anneau de son mamelon. Je levai la main pour le toucher, pour effleurer du doigt ce morceau d'argent, quand un son rauque s'échappa de la gorge de Doyle ; un grognement grave et sourd, qui semblait émaner du plus profond de son corps nerveux et musclé, qui résonnait presque comme une menace. Mon pouls s'accéléra mais je n'avais pas peur pour autant. Pas encore, du moins. Il se pencha alors vers mon visage et rugit : – Cours ! Je lui jetai un regard interloqué. Alors, il balança la tête en arrière et hurla... comme un loup. Une panique soudaine s'empara de moi, et, l'espace de quelques secondes, je cessai de respirer. Car je connaissais ce cri. Ce cri solitaire n'était autre que le hurlement maléfique des Gabriel Ratchets, les chiens noirs de la meute sauvage. Le visage à quelques millimètres du mien, à présent, Doyle s'écria de nouveau : – Cours ! Fuis ! Je me ruai à l'extrémité du lit, et il me contempla de ses yeux sombres, le corps immobile, mais si tendu, si vibrant qu'il semblait prêt à exploser. Dans ma hâte, j'avais fui du mauvais côté du lit, et je me retrouvais maintenant piégée contre le mur, à l'opposé de la porte... avec Doyle qui me barrait le chemin. J'avais joué au chat et à la souris, avant, à la cour Unseelie, mais c'était pour m'amuser, ou lors d'ébats sexuels que la chose rendait plus excitants encore. Mais, là, le regard du capitaine de mes gardes était affamé, et cela ne me disait rien qui vaille. Des mots s'échappèrent difficilement de ses dents serrées : – Tu... tu ne... t'enfuis pas ?! Puis il se rua en avant et je vis fondre sur moi une masse noire et floue. Je bondis en arrière, roulai de côté et dégringolai du lit, pour me retrouver par terre devant la porte. J'eus à peine le temps de me relever et de faire mine de l'ouvrir que, déjà, le corps de Doyle s'écrasait sur le mien, me fracassant le dos contre le battant derrière moi. D'un geste brutal, il arracha ma main de la poignée et je fus incapable de résister à la force bestiale qui se dégageait de lui. Je me mis à hurler. Il me saisit par le bras et me jeta sur le lit. Je tentai de me glisser de côté, mais, d'un bond, il me rejoignit et me plaqua contre le matelas, me laissant allègrement percevoir la fermeté de son entrecuisse. A cet instant, la porte s'ouvrit derrière nous, et Rhys glissa dans l'entrebâillement un visage à la fois curieux et inquiet. Doyle grogna en l'apercevant. – Tu as crié ? me demanda Rhys. Il avait un revolver à la main, qu'il tenait à plat contre sa cuisse. – Sors d'ici ! rugit Doyle. – Je ne partirai que sur ordre de la princesse, désolé. Tu t'amuses, Merry, ou... ? Il indiqua l'arme qu'il tenait contre lui. – Je... je n'en sais rien, balbutiai-je d'une voix haletante. Sentir le corps de Doyle tout contre le mien était excitant ; la promesse d'un peu de violence était excitante aussi... mais seulement si cela restait un jeu. Ses mains tremblaient sur mes hanches, son corps entier frémissait dans l'attente d'achever ce qu'il avait commencé. De mes doigts, je lui effleurai le visage. Il sursauta comme si je l'avais frappé, puis plongea son regard dans le mien. Un regard qui n'avait plus rien d'humain, à la vérité, et qui me rappelait celui d'un tigre à l'affût, magnifique et affamé. – Est-ce qu'on s'amuse, Doyle, ou... est-ce que tu comptes me dévorer toute crue ? lui demandai-je sur un ton à peine rassuré. – C'est la première fois que j'hésite à poser ma bouche en de tels endroits. Il me fallut quelques secondes pour réaliser qu'il ne m'avait pas comprise. – Je ne voulais pas dire « me dévorer » dans le sens euphémique du terme, Doyle. Je voulais savoir si tu me considérais comme un bout de viande à croquer. Le regard toujours aussi sauvage, il eut l'air confus. De toute évidence, je lui en demandais trop. Il s'était laissé aller comme il le faisait rarement, et, dans cet état, il lui était difficile de penser. Il fit quelque chose avec ses jambes qui renforça la pression de son corps sur le mien. Ce qui m'arracha un cri... qui n'était sûrement pas un cri de douleur. – Tu veux de moi ? interrogea-t-il d'une voix presque normale. Presque normale mais haletante. Essayant de trouver dans ses yeux quelque chose qui me rassurerait, je discernai au plus profond de ses pupilles une lueur, un éclat, une infime trace du Doyle que j'avais connu jusque-là. Prenant une longue respiration, je soufflai : – Oui... – Tu l'as entendue, Rhys ? Alors, sors d'ici. – Tu es sûre, Merry ? J'avais presque oublié qu'il était là, dans la chambre, à nous observer. – Oui, je suis sûre. – Alors, on ferme la porte, on ignore le ramdam, et on estime que tout va bien ? Je cherchai les yeux de Doyle et n'y trouvai rien d'autre que du désir. Un désir que je n'avais encore vu chez aucun humain. C'était une véritable exigence, une nécessité, aussi violente que peuvent l'être la faim ou la soif. Si je me détournais de lui maintenant, nous pourrions, malgré tout, finir un jour ou l'autre comme amants, mais je savais que jamais il ne se lâcherait plus de cette façon. Il était capable de refermer à tout jamais cette trappe qui s'était ouverte en lui, ce qui se traduirait pour lui par une mort lente. J'avais moi-même enduré cela pendant des années, mourant à petit feu sur les rives de l'océan humain. C'est là que Doyle m'avait découverte avant de me ramener à la cour. Il avait réuni et récupéré tout ce que j'avais dû laisser derrière moi afin de passer pour une humaine, pour une fey moins évoluée. Si je me détournais de lui maintenant, parviendrait-il à se retrouver lui- même ? – Ça ira, Rhys, lui dis-je sans le regarder. – Tu es sûre ? répéta-t-il. Ce fut Doyle qui lui répondit, d'une voix quasi animale, presque trop grave pour être compréhensible. – Tu l'as entendue. Sors d'ici. Rhys exécuta un bref salut et ressortit en fermant soigneusement la porte derrière lui. Doyle grogna alors : – Tu veux de moi ? Il m'offrait une dernière chance de dire non, mais son corps vibrait d'impatience contre le mien, ses doigts me labouraient les cuisses. Son esprit et sa bouche essayaient de me repousser, mais ses bras, ses mains faisaient tout pour me garder. Je dus fermer les yeux tant je tremblais sous l'ardente pression qu'il exerçait sur moi, arrachant à ma gorge des gémissements de délice. – Tu veux de moi ? Insista-t-il. – Oui, je te veux. Sa main glissa de ma cuisse vers mon slip, et la soie se déchira avec un bruit humide, comme si c'était de la chair que l'on entaillait. Lentement, Doyle la repoussa de côté puis pressa l'étoffe rugueuse de son jean contre ma peau nue, m'écrasant avec une telle force que je ne pus réprimer un cri de douleur et de plaisir mêlés. M'entraînant au milieu du lit, il se redressa de façon à pouvoir se débarrasser de son pantalon. La ceinture se défit, le bouton sauta, la fermeture de la braguette descendit comme une fusée et, en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, il se retrouva nu devant moi... pour la première fois. Elancé, superbement musclé, il était la perfection faite homme. Il glissa un doigt en moi et m'arracha un nouveau cri. Lorsqu'il me trouva mouillée et offerte, il me pénétra avec une puissance à la fois brutale et délicieuse, m'emplissant tout entière de sa glorieuse virilité. Alors, lentement, il se retira de moi, puis me prit de nouveau, et les ondes du plaisir commencèrent à me submerger. Incapable de m'en empêcher, je baissai les yeux et, voyant son long membre sombre entrer et sortir de ma chair blanche, je poussai un cri. Peu à peu, ma peau se mit à briller, tandis que celle de Doyle prenait lentement un aspect luisant, argenté, telle une étendue d'eau sombre reflétant la pâleur de la lune. Toutes les couleurs que j'avais aperçues un peu plus tôt dans ses yeux semblaient maintenant ondoyer sur sa peau, et la pièce elle-même scintillait, comme si nous étions tous les deux consumés par des milliers de flammes. L'ombre que formaient nos deux silhouettes fondues ensemble dansait sur les murs autour de nous et, bientôt, nous nous embrasâmes pour ne plus former qu'un tourbillon de lumière incandescente. Je chavirai vers les abysses de sa sombre luminance tandis qu'il se laissait absorber par ma brillance étincelante, et entraînée dans ce vortex lumineux, je plongeai dans un plaisir si intense qu'il en devenait presque douloureux. Doyle poussa alors un rugissement sauvage, mais je m'en moquai royalement. Il aurait pu m'arracher la gorge, je serais restée la plus heureuse des femmes. Lorsque je revins à moi, je le trouvai complètement affalé sur mon corps, la respiration haletante, le dos perlant de sang et de sueur. Passant la main sur ma peau blanche, j'y découvris aussi du sang, aussi fluorescent qu'un néon. Au plus fort de notre extase, je lui avais donc déchiré le dos de mes ongles... et lui avait laissé sur mon épaule la trace de ses dents plantées dans ma chair. Une légère blessure que je sentais à peine. Pour l'instant. Rien ne pouvait me faire du mal quand le corps de Doyle était encore écrasé contre le mien, quand son sexe était encore enfoui au plus profond du mien, tandis que nous réapprenions tous les deux à respirer, que nous récupérions peu à peu nos facultés. – Je t'ai fait mal ? articula-t-il d'une voix rocailleuse en découvrant la légère morsure sur mon épaule. Je laissai glisser mes doigts ensanglantés le long de son dos puis les lui montrai en disant : – Je crois que je devrais te poser la même question. A son tour, il se passa une paume dans le dos, se redressa sur un coude et considéra le sang laissé sur ses mains avec un air parfaitement indifférent. Puis il rejeta la tête en arrière et se mit à rire. Si fort qu'il commença à trembler, avant de s'effondrer à nouveau sur moi et... de se mettre à pleurer. 19 Couchée entre les bras de Doyle sur le lit de fourrure que formait sa chvelure éparse, la tête blottie contre son épaule, je caressais son corps soyeux et musclé. Mes doigts couraient sur ses hanches, le long de ses cuisses galbées, dans un geste plus possessif que sexuel : je l'avais à moi, je pouvais le toucher à ma guise. Une main glissée sous mon dos, il me tenait contre lui, sans trop me serrer afin de ne pas entraver mes caresses amoureuses, dont il semblait ne pas pouvoir se rassasier. Je savais que les humains pouvaient souffrir d'un manque de contact physique, que les bébés pouvaient même en mourir, même si tous leurs autres besoins étaient comblés. Mais j'ignorais cela des sidhes, surtout de celui que l'on appelait les Ténèbres de la Reine. Et il était là, allongé à mes côtés, souriant, ses doigts se promenant sur mon ventre et jouant avec mon nombril. Les yeux tournés vers la commode, derrière Doyle, j'aperçus mon chemisier qui pendait négligemment sur le miroir. Intrigué, Doyle me caressa la joue et dit: – Qu'est-ce que tu regardes ? Je lui souris et répondis : – Je me demandais par quel miracle mon chemisier avait pu atterrir sur le miroir. – Et ton soutien-gorge, tu sais où il est ? Intriguée, je me redressai sur un coude pour mieux apercevoir la commode. – Derrière toi, regarde, ajouta-t-il en me calant l'épaule de sa main. Je me laissai retomber entre ses bras en éclatant de rire. Mon soutien-gorge de dentelle verte, si bien assorti à mon chemisier et à mon slip, était suspendu, telle une vulgaire déco de Noël, aux branches du philodendron posé sur le petit meuble de laque noire qui ornait le coin de la chambre. – J'étais si pressée que ça ? – Moi, j'étais pressé, me dit-il en m'attirant doucement contre lui. Je voulais te voir nue. Je voulais te sentir nue contre ma peau nue. Je frissonnai de délice à ces paroles. Mais ce qui me fit carrément chavirer, ce fut de le sentir grandir contre mon bas-ventre. Glissant les paumes sous ses fesses, je l'attirai plus près de moi encore. Ses mains imitèrent les miennes et, bientôt, nos deux corps n'en formèrent qu'un seul. Gémissant de plaisir, je le laissai alors s'engager jusqu'au plus profond de mon intimité. Comme je sentais les premières étincelles de l'extase me picoter la peau, une voix venue d'ailleurs emplit soudain la pièce : – Oh, le charmant spectacle que voilà ! Dans un même élan, nous roulâmes de côté, pour découvrir Andais, ma tante, la Reine de l'Air et des Ténèbres, la protectrice de Doyle, assise au bout de son propre lit, en train de nous observer. 20 Vêtue d'une robe sombre ornée de volants et de rubans de satin reflétant joliment la lumière des candélabres, la Reine portait de longs gants noirs qui remontaient jusqu'à ses épaules laiteuses. Sa chevelure était relevée sur le sommet du crâne, quelques boucles brunes retombant çà et là sur son front et sa nuque. Ses lèvres avaient la couleur du sang frais, et ses yeux aux trois nuances de gris étaient tellement soulignés de khôl qu'ils semblaient dévorer son visage trop mince. La voir ainsi sur son trente et un n'était pas nouveau. Andais adorait les petites fêtes, et toute occasion était bonne pour en inventer. Ce qui était nouveau, en revanche, c'est le lit où elle avait pris place : il était vide. D'ordinaire, la Reine ne dormait jamais seule. Nous la regardâmes d'un air interloqué. Doyle me serra alors discrètement le bras, et je lâchai sans réfléchir : – Majesté, quelle... agréable surprise ! Ma voix était aussi neutre que possible. En général, il était bien vu d'avertir une personne avant de faire ainsi irruption chez elle. On ne savait jamais ce qu'elle pouvait être en train de faire. – Devinerais-je quelque reproche dans tes paroles, ma nièce ? Sa voix était glaciale, presque agressive. A ma connaissance, je n'avais rien fait qui puisse la mettre en colère. Je m'installai un peu plus confortablement contre le corps de Doyle. J'aurais aimé avoir un déshabillé à ma portée, mais le fait de me couvrir alors qu'elle avait montré tant d'impolitesse impliquerait forcément que je n'aimais pas la Reine ou que je ne lui faisais pas confiance. Même si c'était vrai, cela ne concernait que moi. – Absolument pas, tante Andais. Ce n'était qu'une constatation de ma part. Je n'attendais pas ta visite cette nuit, voilà tout. – Cette nuit ? C'est déjà l'aube, ma nièce. Et je vois que tu n'as pas plus dormi que moi. – J'avais, comme toi, ma tante, bien mieux à faire que de dormir. Elle effleura sa longue jupe de satin et dit : – Oui, encore une fête... Ce qui ne semblait pas la rendre plus heureuse pour autant. Je voulus lui demander si la soirée ne s'était pas passée comme elle l'aurait désiré, mais je me ravisai. C'était une question trop personnelle à poser à la Reine, qui était bien trop susceptible. Elle prit une longue inspiration, et le bustier de sa robe parut se décoller de sa poitrine comme s'il n'en épousait pas assez intimement les formes. Sans l'opulence nécessaire, ce genre de tenue se mettait à flotter autour de vous comme un corset qu'on aurait négligé de serrer. Quant à moi, ainsi vêtue, j'aurais été hantée par la crainte d'une catastrophe imminente. Il y a une nette différence entre le fait de se montrer délibérément nue et celui de voir le haut de sa robe s'effondrer par manque de soutien. Elle posa sur nous ses yeux charbonneux. Sa mine contrariée changea soudain, pour prendre une expression que je ne connaissais que trop : celle de la méchanceté. – Tu saignes, mes Ténèbres, articula-t-elle d'une voix mauvaise. Je tournai les yeux vers Doyle et me rendis compte qu'il offrait maintenant à Andais la vue de son dos labouré jusqu'au sang par mes ongles. – Oui, ma Reine, dit-il sur un ton aussi prudent qu'impassible. – Qui a blessé mes Ténèbres ? Mais son regard était déjà braqué sur moi, totalement dénué de sympathie. – Je ne considère pas cela comme une blessure, ma Reine, répliqua- t-il. Elle le fixa un instant de ses pupilles sombres puis revint sur moi et lâcha : – Tu es une fille très active, Meredith. Je m'écartai de Doyle, de façon à m'asseoir bien droite devant ma tante. – Je pensais que tu aurais aimé me voir très active, tante Andais. – Je ne sais pas si je t'ai déjà vue les seins nus, Meredith. Ils sont un peu grands pour une sidhe, mais néanmoins assez jolis. Il n'y avait aucune lubricité, aucune gentillesse non plus dans son regard ; seule y frémissait une lueur dangereuse. Tout ce qu'elle avait dit jusque-là pouvait être pris pour de la politesse. Ne m'ayant jamais vue la poitrine dénudée, elle se devait donc de m'en faire le compliment ; mais seulement si je cherchais à la séduire, ce qui n'était pas le cas. Il se trouvait juste que je n'avais rien sur moi. Je ne cherchais pas à émoustiller ma chère tante, car, pour cela, il en aurait fallu bien davantage que de simples ébats hétérosexuels. – Et toi, mes Ténèbres, je ne t'ai pas vu nu depuis tant de siècles que je ne me rappelle plus ce que tu étais. Y a-t-il une raison pour que tu me tournes ainsi le dos ? Y a-t-il une raison pour que tu te dissimules à ma vue ? Y a-t-il quelque... aberration dont je ne me souviendrais plus, qui gâcherait les ténèbres de ton corps ? Elle avait le droit de le complimenter mais, insinuer qu'il était difforme, exiger de lui qu'il s'exhibe devant elle, était d'une totale incorrection. S'il ne s'était pas agi de la Reine, je lui aurais crié d'aller au diable. – Il n'y a rien d'abîmé, chez lui, tante Andais, répondis-je d'une voix vibrante. Après voir séjourné si longtemps loin de la cour, j'avais perdu le tour de main pour garder un ton neutre en toute circonstance. Il allait falloir que je réapprenne tout cela. Et vite. Posant sur moi un regard froid, elle me rétorqua : – Je ne te parlais pas, Princesse Meredith. Je parlais à mes Ténèbres. Voilà qu'elle m'appelait par mon titre ; ce n'était plus ni « ma nièce », ni simplement mon nom, mais mon titre. Ce qui ne promettait rien de bon, à la vérité. Doyle me serra de nouveau le bras, un peu plus fort, cette fois, comme pour me conseiller de me tenir à carreau. Il répondit à Andais, mais de façon muette. Roulant sur le dos, les genoux repliés de façon à lui cacher les parties intimes, il abaissa une jambe, lentement, comme un rideau en train de descendre. Les yeux de la Reine prirent subitement feu, trahissant la faim ardente qui la torturait. – Mes Ténèbres, tu m'as caché des secrets. – Rien que tu n'aurais su découvrir par toi-même, au cours de ces mille ans. Un léger vibrato dans sa voix trahissait son trouble, à lui aussi ; un changement à peine perceptible dans son timbre, juste une petite inflexion de réprimande, mais jamais je ne l'avais vu à ce point déstabilisé devant Andais. Ce fut à moi de poser une main apaisante sur le ventre de Doyle, histoire de lui rappeler à qui nous parlions. Je ne pense pas, cependant, que mon visage ait montré la moindre trace de la peur qui me vrillait l'estomac. Si le Roi Taranis hésitait à s'en prendre à moi par crainte de la Reine, Andais, dans un accès de colère, pouvait très bien me faire du mal. Le regard qu'elle jeta à Doyle suffit à crisper ma main sur sa peau. Comme mes ongles commençaient à se planter dans sa chair, je les retirai vivement, en espérant toutefois qu'il avait compris. – Fais attention, Ténèbres, ou je vais être distraite et oublier la raison de ma venue. – Quelle est donc cette raison, Reine Andais ? demandai-je pour donner le change. Elle me regarda, le feu quittant peu à peu ses yeux pour être remplacé par de la confusion, sous laquelle je sentis flotter une certaine lassitude. D'habitude, Andais n'était pas aussi facile à décoder, sans doute parce qu'elle n'avait pas à faire attention à qui que ce soit autour d'elle. – L'Innomé est libre. D'un geste sec, Doyle glissa les jambes de côté et s'assit au bord du lit. Subitement, qu'il soit nu ou pas n'avait plus aucune importance ; tout le monde s'en moquait. L'Innomé était la pire des entités pour les Seelies et les Unseelies. C'était le dernier grand sortilège sur lequel les deux cours avaient travaillé de concert. Elles s'étaient dépouillées de tout ce qu'elles avaient de plus terrible, de plus cruel, pour nous permettre de vivre dans ce nouveau pays. Personne ne l'avait exigé des sidhes, mais, afin de ne pas nous voir chassés de notre dernière terre d'accueil, nous avions sacrifié un peu de ce que nous étions, pour devenir plus... humains. Certains prétendaient que l'Innomé était la cause de notre dépérissement, mais c'était faux. Les sidhes avaient commencé à dépérir depuis des siècles. L'Innomé était juste un mal nécessaire. Pour que nous ne transformions pas l'Amérique en un nouveau champ de bataille. – Est-ce toi qui l'as libéré, ma Reine ? lui demanda Doyle. – Certes non ! – Mais qui, alors ? – Je pourrais te raconter une belle histoire mais, à la fin, la réponse serait toujours la même : je ne sais pas. De toute évidence, elle n'aimait pas avouer cela, et, de toute évidence, elle disait la vérité. D'un geste exaspéré, elle ôta un de ses gants et le fit glisser nerveusement entre ses doigts. – Il existe très peu de gens dans le royaume qui soient capables d'une telle chose, observa Doyle. – Tu crois que je ne le sais pas ? lui rétorqua-t-elle. – Qu'attends-tu donc de nous, ma Reine ? – Je ne sais pas, mais la dernière fois que nous l'avons vu, il se dirigeait vers l'ouest. – Crois-tu qu'il viendra par ici ? – C'est peu probable, répondit-elle en faisant claquer le gant sur son bras. Mais l'Innomé est pratiquement invincible. Il est tout ce que nous avons abandonné, et cela représentait une bonne dose de pouvoir. S'il a l'intention de s'en prendre à Meredith, il va falloir te préparer à sa venue. – Penses-tu qu'il aurait été libéré afin de se lancer à la poursuite de la Princesse ? – S'il avait simplement été relâché, il aurait déjà ravagé le pays entier. Mais ce n'est pas le cas. La Reine se leva, nous offrant à voir le dos de sa robe dont le décolleté plongeait en pente vertigineuse vers le bas de ses reins. Puis elle se tourna brusquement vers nous et poursuivit : – Il a disparu, comme ça, tout d'un coup. Il nous est impossible de retrouver sa trace, ce qui veut dire que cette entité obtient de l'aide de quelqu'un de très haut placé. – Ma tante, lui dis-je alors, l'Innomé provient des deux cours, de ce que vous étiez tous. Tu devrais pouvoir le suivre comme tu peux suivre ou précéder ton ombre. J'avais à peine achevé ma phrase que je regrettai aussitôt de l'avoir prononcée. Une véritable fureur s'empara d'elle, et ses mains se serrèrent convulsivement. Elle tremblait d'une telle rage que je crus un instant qu'elle serait incapable de parler. Doyle se leva pour se placer entre elle et moi. – En as-tu parlé à la cour Seelie, ma Reine ? – Inutile de la cacher derrière toi, Ténèbres. Avec le mal que je me donne pour la garder en vie, ce n'est certainement pas moi qui chercherais à la tuer. Et, pour répondre à ta question, oui, les Seelies sont au courant. – Est-ce que les deux cours vont unir leurs efforts pour prendre l'Innomé en chasse ? demanda-t-il. Il n'avait pas bougé, ce qui m'obligeait à tendre le cou de côté pour regarder ce qui se passait. Je parvins à distinguer l'image d'Andais, dans le miroir, mais tous deux m'ignorèrent. – Non. – Ce serait pourtant utile aux deux parties, objecta Doyle. – Taranis se fait tirer l'oreille. Il agit comme si l'Innomé ne provenait que de l'énergie Unseelie ; il prétend que sa lumière n'a aucune souillure. Avec une grimace de dégoût, elle continua : – Il ne revendiquera pas sa parenté avec cette chose, et ne nous apportera donc aucune aide. Car nous aider c'est admettre sa part de responsabilité dans... la fabrication de cette chose. – C'est de la folie. – Je suis bien d'accord. Il a toujours été plus intéressé par l'illusion de la pureté que par la pureté elle-même. – Qu'est-ce qui peut résister à l'Innomé ? demanda Doyle à voix basse, comme s'il pensait tout haut. – Nous l'ignorons, car nous l'avons enfermé sans le tester au préalable. Mais il était plein de magies très anciennes, des éléments que nous ne tolérons plus, même parmi les Unseelies. Se rasseyant à l'extrémité de son lit, elle ajouta : – Celui qui l'a libéré et le garde caché, s'il peut le contrôler, détient une arme d'une puissance à toute épreuve. – Qu'attends-tu de moi, ma Reine ? Elle le considéra d'un air presque amical. – Si je te demandais de rentrer... pour me protéger ? Si je te disais que je ne me sens pas en sécurité sans toi et Frost à mes côtés ? Il se laissa tomber sur un genou, son visage disparaissant à demi sous sa chevelure. – Je suis encore le capitaine des Corbeaux de la Reine. – Tu viendrais ? insista-t-elle d'une voix doucereuse. – Si tu l'exiges, je viendrais. Toujours cachée derrière le corps de Doyle, les jambes repliées contre ma poitrine, j'essayais de ne pas penser, de garder une expression impassible. – Tu dis que tu es toujours le capitaine de mes Corbeaux, mais es-tu toujours mes Ténèbres, ou appartiens-tu à quelqu'un d'autre, maintenant ? La tête baissée, Doyle demeura silencieux. Comme je tournais mon regard vers elle, Andais me jeta : – Tu m'as volé mes Ténèbres, Meredith. – Que veux-tu que je dise, tante Andais ? – C'est gentil de me rappeler que nous sommes du même sang, toi et moi. Et, à voir dans quel état tu as mis son dos, j'ose espérer que tu tiens de moi davantage que ce que je croyais. Rien, rien, je ne devais penser à rien. J'imaginai alors que je regardais à travers une vitre, derrière laquelle se trouvait une autre vitre, et encore une autre vitre, tout cela à l'infini. Rien, la transparence totale. – L'Innomé a été libéré pour une raison, mes Ténèbres. Tant que je ne connaîtrai pas cette raison, je protégerai mes biens. Et la jolie Meredith fait partie de mes biens. J'espère encore récupérer un enfant par son entremise. Elle me jeta un regard pour le moins hostile et interrogea : – Est-il aussi merveilleux qu'il en a l'air ? – Oui. La Reine soupira. – Dommage, mais je ne voulais pas donner naissance à des chiots, n'est-ce pas ? – Des chiots ? répétai-je, interloquée. – Il ne te l'a pas dit ? Doyle a deux tantes dont les formes véritables sont celles de chiens. Sa grand-mère faisait partie de la grande meute sauvage. Les chiens de l'enfer, comme les appellent aujourd'hui les humains, même si nous n'avons rien à voir avec l'enfer. Un système religieux complètement différent. Je me souvins alors de l'étrange aboiement qui était sorti de la gorge de Doyle, pendant qu'il me faisait l'amour. Je me rappelai avec effroi son regard de bête sauvage, alors. – Je savais que ce n'était pas un sidhe pur. – Oui, son grand-père était un phouka, si maléfique qu'il s'était fabriqué une progéniture en s'accouplant avec les chiennes de la meute, et qu'il avait vécu assez longtemps pour le raconter. Un sourire malveillant se dessina sur ses lèvres écarlates. – Doyle est tout aussi sang-mêlé que moi, articulai-je, en me félicitant intérieurement d'avoir pu m'exprimer sur un ton aussi égal. – Mais tu savais qu'il était en partie chien, avant de le prendre dans ton lit ? Toujours agenouillé, Doyle gardait la tête baissée, le visage dissimulé derrière sa longue crinière noire. – Je savais, avant qu'il me pénètre, qu'il descendait de la meute sauvage. – Vraiment ? s'étonna Andais. – J'ai entendu un hurlement de chien sortir de sa bouche, lui dis-je. Ecartant mes cheveux, je lui montrai la morsure sur le haut de mon épaule, presque à la base de mon cou, puis j'ajoutai : – Je savais qu'il rêvait de ma chair, dans tous les sens du terme, avant même de le laisser assouvir sa faim. Son regard se durcit à nouveau. – Tu me surprends, Meredith. Je n'aurais jamais cru que tu avais assez de tripes pour apprécier la violence. – Je n'aime pas faire du mal aux gens, Andais. La violence en chambre, quand tout le monde est d'accord, c'est totalement différent. – Je n'ai jamais trouvé cela différent. – Je sais. – Comment fais-tu cela ? me demanda-t-elle alors. – Comment est-ce que je fais quoi, ma Reine ? – Comment peux-tu avoir l'air aussi impavide alors que tu arrives à me dire « va au diable» avec ton seul regard ? – Ce n'est pas délibéré de ma part, tante Andais, crois-moi. – Au moins ne cherches-tu pas à le nier, marmonna-t-elle. – Nous n'avons pas l'habitude de nous mentir, lui répliquai-je d'une voix lasse. – Lève-toi, mes Ténèbres, et montre à ta reine ton dos labouré par les ongles de ma nièce. Doyle s'exécuta sans un mot, tourna le dos à la glace et repoussa ses cheveux de côté. Andais s'approcha du miroir et y avança une main gantée, qui, l'espace d'une seconde, me fit l'effet d'une image en 3-D. – Je t'avais pris pour un dominant, Doyle, et je n'aime pas être dominée. – Tu ne m'as jamais demandé ce que j'aimais, ma Reine. – Je n'avais jamais imaginé que tu étais si bien constitué. Elle semblait mélancolique, à présent, comme une enfant qui n'avait pas reçu le cadeau souhaité pour son anniversaire. – Tu descends de chiens et de phoukas, continua-t-elle, et ils ne ressemblent pas vraiment au spectacle que tu m'offres. – La plupart des phoukas possèdent plus d'une forme, ma Reine. – De chien, de cheval, et parfois d'aigle, je sais. Quel rapport cela a - t-il avec... Elle s'interrompit brusquement, et un nouveau sourire lui étira le coin des lèvres. – Prétendrais-tu que ton grand-père avait le pouvoir de se transformer en cheval aussi bien qu'en chien ? – Oui, ma Reine, murmura-t-il. Elle éclata de rire puis lâcha : – Pas étonnant, donc, que tu sois paré comme un étalon. Doyle ne répondit rien et se contenta de hausser les épaules. Et moi, j'avais si peur pour lui que je fus incapable de rire avec elle. Il n'était pas toujours bon d'amuser la Reine. – Mes Ténèbres, aussi merveilleux que tu sois, tu n'en es pas pour autant un cheval. – Les phoukas changent de forme à volonté, ma Reine. Retrouvant un peu de son sérieux, Andais lui déclara : – Cela veut-il dire que tu peux changer la taille de tes attributs ? – Ai-je l'air d'insinuer cela ? Une série d'émotions passèrent sur le visage d'Andais à la vitesse de l'éclair : l'incrédulité, la curiosité et, enfin, un désir acéré. Elle regarda Doyle comme un avare contemple son or. Elle le convoitait, le voulait pour elle, c'était on ne peut plus clair. – Quand tout ceci sera fini, mes Ténèbres, et si tu n'as pas réussi à ensemencer la princesse, nous ferons en sorte que tu te montres digne de tes prétentions. Je crus un instant que mon visage, si impassible jusque-là, allait se décomposer, mais non. – Je ne prétends rien, ma Reine, souffla Doyle. – Je ne sais quoi souhaiter, pour le moment, mes Ténèbres. Si tu fais des enfants avec Meredith, je ne connaîtrai jamais le plaisir de te goûter. Et je persiste à croire ce que j'ai toujours cru ; je sais ce qui t'a vraiment tenu éloigné de mon lit. – Oserais-je te demander ce que c'est ? – Tu peux oser, je peux ne pas répondre. Il y eut un silence, puis Doyle répliqua : – Que crois-tu m'a tenu éloigné de ton lit toutes ces années ? – Le fait que tu puisses devenir roi, et pas seulement de nom. Et le fait que je ne désire en aucun cas partager mon pouvoir. Dirigeant ses yeux vers moi, elle ajouta : – Et toi, Meredith ? Que penses-tu du fait d'avoir un vrai roi, qui exigerait de partager bien davantage que ton lit ? Hésitant entre plusieurs réponses, je finis par répondre en toute honnêteté : – Je sais mieux partager que toi, tante Andais. Elle posa sur moi un regard indéchiffrable, que la sincérité de ma réponse m'aida cependant à soutenir sans problème. – Tu sais mieux partager que moi... Qu'est-ce que cela veut dire, quand je sais que je ne partage jamais ? – Exactement ce que cela veut dire, ma tante. Ni plus, ni moins. Elle me considéra un long moment, puis déclara : – Taranis ne partage pas non plus son pouvoir. – Je sais. – Tu ne peux pas te conduire en dictateur si tu ne commandes pas. – Je suis en train d'apprendre qu'une reine doit savoir commander à ceux qui l'entourent, sans pour cela dicter à tout un chacun ses quatre volontés. Et je découvre en même temps que les conseils de mes gardes, que tu m'as si judicieusement envoyés, valent la peine d'être écoutés. – J'ai des conseillers, moi aussi, Meredith. – Taranis en a aussi. Andais paraissait au bord de s'effondrer, sa main dénudée jouant mécaniquement avec les rubans noirs de sa robe. – Mais aucun de nous n'écoute personne. L'empereur est nu. Cette dernière remarque me saisit, ce qui dut se voir car Andais ajouta : – Tu as l'air surprise, ma nièce. – Je ne savais pas que tu connaissais cette histoire. – Il y a longtemps, j'ai eu pour amant un humain qui adorait les contes pour enfants. Il m'en faisait la lecture quand je ne pouvais pas trouver le sommeil. Il y avait de la mélancolie dans sa voix, comme une trace de regret. Elle continua néanmoins, sur un ton plus neutre : – L'Innomé a été libéré. La dernière fois que nous l'avons vu, il se dirigeait vers l'ouest. Je doute qu'il aille jusqu'à la côte, mais je préférais vous prévenir. Sur ces paroles, elle fit un geste lent de la main, et son image disparut de la glace, y laissant à la place mon visage sur lequel se dessinait une expression incrédule. – Tu peux faire quelque chose à ce miroir pour que personne ne le traverse sans nous avertir avant ? demandai-je à Doyle. – Oui. – Alors, fais-le. – La Reine pourrait s'en irriter. – Fais-le quand même, Doyle, rétorquai-je en ignorant ma peur. Je ne veux plus de surprise de ce genre, ce soir. Se plantant devant le miroir, il en effleura les bords à plusieurs reprises, et je sentis le sortilège me picoter la peau tandis que je m'allongeais sur le lit. – As-tu toujours besoin de compagnie ? me demanda mon garde en se tournant vers moi. Je lui tendis les bras et répondis : – Viens au lit, et serre-moi fort pendant que je m'endors. Il sourit, se glissa sous les draps à mes côtés et me fit un berceau moelleux de son corps. Blottie contre lui, je m'entourai alors de la soyeuse fourrure que formait sa chevelure. Pendant que je m'abandonnais au sommeil, il me parla doucement. – Cela t'est égal que ma grand-mère ait fait partie de la meute sauvage et que mon grand-père ait été un phouka ? – Oui, soufflai-je. Puis je lui demandai : – Je risque vraiment d'avoir des chiots pour bébés ? – C'est peu probable, Princesse. – Mmh... cool. 21 Il était rare qu'on fasse appel à l'agence Grey pour une affaire de crime. Nous avions aidé la police, par le passé, lorsqu'il y avait du maléfice dans l'air, mais nous intervenions alors en tant que conseillers ou leurres. J'aurais pu compter sur les doigts d'une seule main les scènes de crime que j'avais vues. Aujourd'hui, néanmoins, je pouvais ajouter un doigt à mon compte. Le corps de la femme était déjà allongé sur une civière lorsque je l'approchai. Quelques mèches de ses cheveux blonds lui collaient au visage, dont certaines, trempées par l'océan, paraissaient nettement plus sombres. Sa très courte robe bleu pâle était, elle aussi, mouillée par endroits. Un large ruban à la couleur incertaine, placé juste sous la poitrine, accentuait son profond décolleté. Ses longues jambes étaient nues et bronzées, et les ongles de ses orteils étaient vernis du même bleu que ceux de ses mains. Quant à l'étrange teinte bleue de ses lèvres, elle était due à son maquillage fantasque et non à la pâleur de la mort. – Cette couleur s'appelle asphyxie. Je me tournai vers la voix qui venait de résonner derrière moi. Grande et mince, les mains plongées dans les poches de son pantalon, l'inspecteur Lucinda Tate s'avança vers moi. Elle essaya de m'offrir le sourire tranquille que je lui connaissais, mais je ne marchai pas. Habituellement empreint d'humour et d'une pointe de cynisme, son regard était aujourd'hui préoccupé, et son expression reflétait une gravité que je ne lui avais jamais vue. – Excusez-moi, Lucy, vous parliez de... ? – ... la couleur du rouge à lèvres. Elle s'appelle asphyxie. Elle est censée imiter la teinte que prennent les lèvres d'un corps qui est mort par étouffement. C'est drôle, n'est-ce pas ? J'observai de nouveau la victime. Elle avait des traces violacées et blanches autour des yeux, du nez et de la bouche. Saisie de l'envie soudaine de lui ôter son bleu à lèvres pour voir si la même couleur demeurait en dessous, je me gardai pourtant de toucher à son cadavre. – Alors, elle est morte asphyxiée ? Demandai-je. – Oui. – Elle ne s'est pas noyée ? – J'en doute. Aucun des autres ne s'est noyé. – Les autres... ? – Jeremy a dû emmener Teresa à l'hôpital. – Teresa ? Mais, qu'est-ce qui s'est passé ? – Elle a touché le rouge à lèvres que l'une des femmes allait se mettre avant de mourir, et elle s'est brusquement mise à tousser et à cracher, son cœur s'est affolé. Si on n'avait pas eu d'auxiliaire médical sur place, elle pouvait y passer. J'aurais dû réfléchir à deux fois avant d'attirer dans ce merdier l'une des meilleures extralucides du pays. Elle regarda Frost, qui se tenait légèrement en retrait, les deux mains croisées devant lui, tout à fait dans la peau d'un garde du corps. Mais l'effet était quelque peu gâché par sa crinière d'argent qui volait au vent en cherchant à s'échapper de son catogan. Il portait un costume de soie blanche, dont la poche de poitrine était ornée d'un mouchoir rose pâle assorti à sa chemise. Avec sa fine ceinture métallique et ses mocassins de cuir fauve, il ressemblait davantage à un mannequin qu'à un ange gardien, même si le vent, en soulevant les pans de sa veste, dévoilait parfois l'étui de son revolver plaqué contre son flanc. – Jeremy m'a dit que vous étiez en retard aujourd'hui, remarqua Lucy Tate. Vous dormez suffisamment, ces derniers temps, Merry ? – Non, pas assez. Inutile de lui expliquer que ce n'était pas Frost qui avait assuré ma protection, la nuit dernière. Nous bavardâmes donc de choses et d'autres, n'importe quoi, du moment que cela comblait le silence glacé qui entourait cette femme morte. Je baissai les yeux sur son visage, charmant malgré son état. Le corps paraissait plutôt mince, maigre même, comme si elle avait cherché à perdre un maximum de kilos pour atteindre un poids donné. Si elle avait su qu'elle devait mourir la nuit dernière, aurait-elle jeûné, la veille ? – Quel âge avait-elle ? – Vingt-trois ans, d'après ses papiers. – Elle en paraît plus. – Trop de régime et trop de soleil, voilà le résultat, Merry. Il n'y avait pas une trace d'humour dans son expression. Levant les yeux vers le promontoire qui dominait la plage, elle ajouta : – Vous êtes prête à voir le reste ? – Oui, mais je suis un peu étonnée que vous ayez fait appel à Jeremy. Elle a été tuée, étranglée, asphyxiée, ou je ne sais quoi ; c'est horrible, mais pourquoi nous avoir demandés, nous ? – Je n'ai pas demandé vos deux gardes du corps, en revanche. Pour la première fois, je décelai de l'hostilité dans son regard. Elle me montra Rhys, qui allait et venait sur le sable. Si Frost paraissait vaguement mal à l'aise, lui semblait s'amuser de la situation. Il souriait et chantonnait en observant les hommes en uniforme qui s'agitaient au bord de l'eau. A un moment donné, son feutre fauve à la main pour l'empêcher de s'envoler, il se retourna, nous fit un petit signe de la main puis continua sa balade, son trench blanc flottant comme des ailes autour de lui. – Rhys a un comportement inquiétant, sur les scènes de crime, remarqua l'inspecteur Tate. Il semble y trouver tellement de plaisir ; on dirait qu'il se réjouit de la mort des gens. Comment lui expliquer qu'il avait été autrefois vénéré comme un dieu de la mort ? Ce n'était donc pas une situation qui le perturbait beaucoup. Mais inutile de préciser ce genre de chose à la police. – Vous savez comme il aime les films noirs, lui dis-je simplement. – On n'est pas au cinéma, que je sache. – Qu'est-ce qui vous chagrine tant, Lucy ? Je vous ai vue sur des scènes de crime autrement plus gore que celle-ci. Qu'est-ce qui vous tracasse ? – Attendez de voir, vous allez vite comprendre. – Vous ne voulez rien me dire ? Déjà Rhys revenait vers nous, le visage aussi rayonnant que celui d'un enfant devant un arbre de Noël. – Bonjour, inspecteur Tate, lança-t-il. Il n'y a pas de vaisseaux éclatés dans les yeux de la victime, et je n'ai trouvé aucune trace d'hématome sur elle. Quelqu'un sait comment elle a été asphyxiée ? – Vous avez examiné son corps ? lui demanda-t-elle d'une voix glaciale. – Oui, sourit-il. On est venus pour ça, non ? – On ne vous a pas personnellement invité à ce spectacle, je vous signale, lui balança-t-elle en lui appuyant son index sur sa poitrine. On a invité Merry, Jeremy et Teresa, mais pas vous. Tout sourire disparut du visage de Rhys, et son regard aux trois teintes de bleu se figea. – Merry doit avoir deux gardes du corps auprès d'elle en permanence, vous le savez très bien. – Oui, je le sais. Mais je n'aime pas vous voir traîner sur mes scènes de crime. – Je connais les règles, inspecteur. Je n'ai pas touché à vos indices, si ça peut vous rassurer. Et j'ai bien pris soin de ne pas rester dans les pattes des légistes et des photographes. Un brusque coup de vent plaqua les cheveux bruns de Lucy sur son visage, ce qui l'obligea à sortir la main de sa poche pour les repousser en arrière. – Eh bien, faites en sorte de ne pas rester dans les miennes non plus, Rhys. – Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? – Vous prenez votre pied devant ce genre de spectacle, et ça ne me plaît pas. Nous plantant là, elle partit vers le fond de la plage, en direction de l'escalier qui menait à la route, au parking et au club construit sur un promontoire dominant l'océan. – Qu'est-ce qui l'a mise dans cet état ? interrogea Rhys, médusé. – Ce qu'il y a de l'autre côté de cet escalier la révulse, manifestement, et elle a besoin de se défouler sur quelqu'un. Ce quelqu'un, c'est toi. – Et pourquoi moi ? – Parce qu'elle est humaine, lui expliqua Frost qui venait de nous rejoindre. Et les humains n'aiment pas la mort. Ils ne s'en réjouissent pas comme toi. – Ce n'est pas vrai, riposta-t-il. Beaucoup d'inspecteurs adorent leur job, les légistes aussi. – Mais ils ne vont pas traîner leurs guêtres autour des scènes de crime, lui répliquai-je. – Parfois, si. – Si les humains plaisantent ou chantonnent devant les morts, c'est pour évacuer leur peur. Toi, tu chantes parce que tu es heureux. Ça ne te gêne pas. Il jeta un coup d'œil au cadavre de la femme puis déclara : – Elle s'en fout, elle est morte. On pourrait faire jouer un opéra de Wagner sur son corps, ça ne lui ferait ni chaud ni froid. – Rhys, fis-je en lui prenant le bras, ce ne sont pas les morts qu'il faut chercher à apaiser, ce sont les vivants. Il me considéra sans comprendre. – Montre-toi moins gai devant les humains quand tu regardes leurs morts, lui expliqua Frost. – D'accord, mais je ne vois pas pourquoi je devrais faire semblant. – Fais comme si l'inspecteur Tate était la Reine Andais, repris-je, et dis-toi que ça l'ennuie de te voir glousser devant les morts. Il demeura pensif un instant puis haussa les épaules. – Je veux bien paraître moins gai devant elle, mais je ne pige toujours pas pourquoi. Avec un soupir, je me tournai vers Frost et lui demandai : – Et toi, tu comprends pourquoi ? – Si c'était ma reine sur cette civière, oui, j'aurais de la peine de la voir comme ça. – Tu vois, Rhys ? – OK, je vais me montrer triste devant l'inspecteur Tate. – Prends en l'air, au moins, ça suffira. Je l'imaginais déjà tombant à genoux et pleurant à chaudes larmes devant le prochain cadavre qu'il verrait. – N'en fais pas trop, non plus, ajoutai-je. Son sourire m'assura qu'il comprenait parfaitement ce que je craignais de lui. – Je suis sérieuse, Rhys, si tu ne changes pas d'attitude, Tate pourrait bien te virer des scènes de crime. – D'accord, d'accord, je vais être sage. Pffff... Surgissant en haut du promontoire, Lucinda Tate nous appela soudain, d'une voix qui me rappela le cri d'une mouette porté par le vent. – Dépêchez-vous ! On n'a pas toute la journée ! – En fait, si, rétorqua Rhys. Traversant le sable pour rejoindre l'escalier, je commençais à pester contre les talons hauts de mes bottes quand Frost me rattrapa et m'offrit son bras. – En fait « si »... quoi ? demandai-je à Rhys. – En fait, on a toute la journée. On a l'éternité. Les morts ne vont nulle part. Intriguée, je le vis observer l'inspecteur d'un air rêveur, presque absent. – Tu sais quoi, Rhys ? lui dis-je alors. – Non, mais tu vas me le dire, Princesse. – Lucy a raison. Tu as une attitude un peu flippante, sur les scènes de crime. – Pas autant que je le pourrais. – Comment est-ce que je dois traduire ça ? Il ne me répondit pas et se contenta de marcher devant nous. – Qu'est-ce qu'il voulait dire, Frost ? – Autrefois, on l'appelait le Seigneur des Reliques. – Et ça signifie quoi, exactement ? – Relique, c'est un mot poétique ancien. Ça se rapporte à tout ce qui reste d'un cadavre. Je l'arrêtai d'une main sur le bras et plongeai mon regard dans le sien, essayant d'apercevoir ses yeux derrière la mèche argentée qui lui barrait le visage. – Quand un sidhe est appelé seigneur de ceci ou de cela, ça veut dire qu'il a tout pouvoir sur la chose. Tu me dis donc que Rhys peut causer la mort ? Je le savais, Frost. – Non, Meredith, je dis qu'il était capable à une époque de réveiller les morts, ceux dont le corps est depuis longtemps refroidi, pour qu'ils viennent combattre à nos côtés pendant les batailles. – Je... j'ignorais que Rhys possédait ce genre de pouvoir. – Il ne le fait plus. Quand l'Innomé a été créé, Rhys a perdu le pouvoir de lever une armée de cadavres. On n'en avait de toute façon plus l'utilité, et puis, combattre les humains de cette manière aurait conduit à nous faire expulser de ce pays. Il hésita puis ajouta : – Beaucoup d'entre nous ont perdu leurs pouvoirs quand l'Innomé a été conçu, mais je ne connais personne qui ait été aussi perdant que Rhys, dans l'histoire. Je regardai celui-ci monter l'escalier devant nous, les boucles blanches de son catogan voletant librement dans le vent. D'un dieu qui pouvait lever des armées à sa guise, il était passé à ce... simple Rhys. – C'est pour ça qu'il refuse de me dire son vrai nom ? Le nom sous lequel il était révéré ? – Quand il a perdu ses pouvoirs, il a pris le nom de Rhys en disant que l'autre était mort en même temps que sa magie. Tous, même la Reine, ont toujours respecté cette conversion. N'importe lequel d'entre nous aurait pu ainsi perdre ses pouvoirs pour nourrir le sortilège duquel est né l'Innomé. – Et comment avez-vous obtenu de chacun qu'il accepte la création de l'Innomé ? – Ceux qui étaient au pouvoir ont promis la mort à tous ceux qui s'y opposeraient. J'aurais dû m'en douter. – Et comment Andais a-t-elle réussi à persuader Taranis d'accepter ça ? – C'est un secret que seuls Taranis et la Reine connaissent. Délicatement, il repoussa les cheveux de mon visage et déclara : – A la différence de Rhys, je ne me complais pas du tout dans la tristesse et la mort. J'ai hâte d'être à ce soir. – Moi aussi, dis-je en lui embrassant le dos de la main. – Merry ! appela Lucy Tate du haut des marches. Rhys l'avait pratiquement rejointe, et elle disparut de notre vue en l'entraînant à sa suite. En l'entraînant ou en le tolérant ? – On ferait mieux de se presser, dis-je alors à Frost. – Oui, je crains un peu l'humour dont Rhys est capable en présence de l'inspecteur. Nous échangeâmes un regard entendu puis achevâmes de grimper les marches, espérant tous les deux arriver sur la scène du crime avant que Rhys n'ait le temps de faire quelque réflexion malheureuse. 22 Certains corps étaient déjà dans des sacs, ces cocons de plastique dans lesquels personne ne risquait jamais de se réveiller. Mais comme il n'y en avait pas assez, on avait commencé à étaler le reste des cadavres par terre, à l'air libre. Il me fut impossible, d'un seul regard, d'évaluer leur nombre. A première vue, une centaine, peut-être même davantage. Incapable de me résoudre à les compter, comme s'il s'agissait de marchandises à enregistrer, je décidai de ne plus penser, de me blinder au maximum. J'imaginai que j'étais revenue à la cour, pour assister à un des « divertissements » dont la Reine était friande. Lors de petites fêtes de ce genre, on n'avait pas intérêt à montrer dégoût, crainte ou horreur ; sinon, elle se faisait un plaisir de vous faire participer au show. Un show qui, à vrai dire, relevait plus de la torture et du sexe que de la mort. Mais l'asphyxie ne faisant pas partie des perversions d'Andais, elle n'aurait sans doute pas apprécié le spectacle sordide que j'avais sous les yeux, et qu'elle aurait probablement considéré comme un gâchis. Tous ces gens qui auraient pu l'admirer, qu'elle aurait pu terroriser à sa guise... Je me persuadai alors que ma vie dépendait de ma capacité à rester impassible, à ne rien éprouver. C'était, à ma connaissance, le seul moyen de déambuler parmi ces cadavres sans devenir hystérique. Je ne cessai donc de me répéter, comme un mantra : ne pète pas les plombs, ta vie en dépend ; ne pète pas les plombs, ta vie en dépend... Ce qui m'aida, finalement, à circuler entre ces rangées de morts, à les regarder sans hurler d'horreur. Les corps qui n'étaient pas recouverts de plastique avaient tous les lèvres bleutées comme la femme de la plage, sauf que, là, il ne s'agissait pas de maquillage. Ils étaient tous morts d'asphyxie, mais pas instantanément. Ils ne s'étaient pas affalés d'un coup par terre. Il y avait des traces de griffures sur le cou de certains d'entre eux, sur leur poitrine, aussi, comme s'ils avaient cherché à insuffler de l'air à leurs poumons qui ne marchaient plus. Neuf cadavres semblaient différents des autres, cependant. Sans savoir ce qui les caractérisait exactement, j'allais et venais devant eux. Frost avait fait la même chose, un peu avant moi, puis il s'était écarté pour laisser les enquêteurs et les légistes faire leur travail. Une foule de gens s'agglutinait en général sur le lieu d'un crime, et je me rappelle avoir été extrêmement surprise par l'essaim qui pouvait bourdonner autour de la ou des victimes, la première fois que j'avais approché une scène de ce genre. Derrière Frost, il y avait une forme recouverte d'une toile cirée, mais ce n'était pas un corps. Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agissait d'un arbre de Noël ; un arbre que quelqu'un aurait masqué pour qu'il ne voie pas ces cadavres étalés par terre, comme on aurait bandé les yeux d'un innocent afin qu'ils ne soient pas ternis par ce spectacle morbide. Cela aurait dû paraître ridicule, mais ça ne l'était pas. D'une certaine façon, il semblait normal d'avoir dissimulé les décorations de cette salle ; pour ne pas les gâcher, sans doute. Frost parut ignorer le sapin, comme tout le reste autour de lui, d'ailleurs. Quant à Rhys, fidèle à son habitude, il avait l'air de s'intéresser au moindre détail. Il se tenait à mes côtés, mais sans chantonner ni sourire. Le carnage au milieu duquel nous venions de pénétrer devait l'impressionner, quelque part. Mais ce n'était pas le terme approprié pour qualifier cette scène. Par carnage, on entendait sang, chair torturée, arrachée. Alors qu'il ressortait de cet endroit une étrange impression de propreté, de calme glacé. J'avais vu des gens qui adoraient les massacres, qui prenaient un réel plaisir à découper quelqu'un en morceaux, à sentir la lame taillader la peau, la chair et les muscles. Mais il n'y avait aucune trace de délectation sauvage, dans cette scène macabre. Il n'y avait que la mort, la mort froide, comme si la Faucheuse était simplement passée par là pour faire son office. – Qu'est-ce qui différencie ces neuf-là des autres ? me demandai-je à voix basse sans me rendre compte que Rhys m'avait entendue. – Ils sont partis tranquillement ; pas de trace de griffures, aucun signe de lutte. Ceux-là, seulement ces neuf-là... se sont effondrés pendant qu'ils dansaient. – Mais, par la Déesse Toute-Puissante, qu'est-ce qui s'est passé ici, Rhys? – Bordel, qu'est-ce que vous faites là, Princesse Meredith ?! résonna soudain une voix au fond de la salle. Râblé, musclé, le crâne dégarni, l'homme qui s'avança vers nous en se frayant un chemin parmi les cadavres avait l'air furax. – Lieutenant Peterson, n'est-ce pas ? lui dis-je en lui tendant la main. La première et la dernière fois que je l'avais vu, c'était le jour où j'avais tenté de persuader la police d'enquêter sur le fait qu'un aphrodisiaque fey pouvait avoir été introduit parmi la population humaine. On m'avait alors gentiment répondu que les aphrodisiaques ne marchaient pas plus que les philtres d'amour. En réussissant à leur prouver le contraire, j'avais provoqué une véritable émeute au sein du poste de police. Le lieutenant Peterson avait été l'un de ceux dont je m'étais servie pour authentifier mes dires, et on avait été obligé de lui passer les menottes pour l'arracher à moi. – Ne vous forcez pas à être aimable, Princesse. Qu'est-ce que vous foutez là ? – Je suis vraiment ravie de vous voir, lieutenant, lui répondis-je en souriant. – Fichez le camp d'ici, sinon c'est moi que vous fais jeter dehors. Comme Rhys se rapprochait insensiblement, les yeux de Peterson se posèrent un instant sur lui, puis revinrent sur moi. – Je vois bien vos deux gorilles. S'ils tentent quoi que ce soit, immunité diplomatique ou pas, je les fais coffrer. Jetant un coup d'œil derrière moi, je vis Frost s'avancer, lui aussi. Je secouai alors la tête, et il s'arrêta, non sans faire la grimace. Il était visiblement contrarié, mais, tant pis ; je lui demandais juste de me laisser un peu d'air. – Avez-vous déjà vu autant de morts ? interrogeai-je d'une voix calme. – Quoi ? fit Peterson. Je répétai ma question. – Qu'est-ce que ça peut vous faire ? me claqua-t-il au nez. – C'est affreux. – Oui, c'est affreux, mais qu'est-ce que ça peut vous foutre ? – Vous seriez plus aimable si vous n'aviez pas devant vous une abominable scène de crime. Il partit d'un rire grinçant. – Mais, Princesse, je suis aimable. C'est ma façon à moi d'être aimable avec les meurtriers comme vous, qui se planquent derrière une foutue immunité diplomatique. J'avais été une fois soupçonnée d'avoir tué un homme qui avait tenté de me violer. Je n'avais rien fait, bien sûr, mais, sans immunité diplomatique, je me serais retrouvée derrière les barreaux. J'aurais même probablement fini devant un jury. Je ne cherchai donc même pas à nier, certaine que Peterson ne me croirait pas plus qu'il ne m'avait crue avant. – Pourquoi ces neuf corps sont-ils les seuls à être morts tranquillement ? lui demandai-je. – Quoi ? Grimaça-t-il. – Pourquoi ces neuf corps sont-ils les seuls à ne pas porter de traces de lutte? – C'est une enquête policière, je vous signale. C'est mon enquête, et je me fiche pas mal de savoir si vous êtes là pour me refiler vos conseils métaphysiques de merde ! J'en ai même rien à foutre de savoir si vous nous avez aidés, dans le passé. J'en ai jamais vu le résultat, et, vos histoires de magie, vous pouvez vous les mettre là où je pense ! Alors, pour la dernière fois, foutez-moi le camp d'ici. Je m'étais efforcée d'être aimable, professionnelle. Mais quand la gentillesse ne suffisait pas, on pouvait toujours essayer d'être méchant. Je levai la main vers lui, comme pour lui toucher le visage. Et il fit ce que j'espérais. Il recula. – Qu'est-ce qu'il y a, lieutenant ? – Ne me touchez pas. Sa voix était plus calme, maintenant, et donc, autrement plus menaçante. – Ce n'est pas le contact de ma peau qui vous a rendu fou, la dernière fois, lieutenant. C'étaient les Larmes de Branwyn. – Ne... recommencez pas... à me toucher, répéta-t-il sur ton vibrant. Il y avait quelque chose d'effrayant dans ses yeux. Il avait peur de moi, il était même terrifié, et il me haïssait pour cela. Rhys fit un pas en avant, sans tout à fait s'interposer entre le lieutenant et moi, cependant. Et je ne l'en empêchai pas. Il n'est jamais très rassurant d'avoir en face de soi un regard aussi haineux. – Nous ne nous sommes rencontrés qu'une fois, lieutenant. Pourquoi me haïssez-vous ? C'était une question si directe que même un humain n'aurait pas osé la poser. Mais je ne comprenais pas, je n'arrivais pas à comprendre ; alors, il fallait que je demande. Il abaissa les yeux, comme s'il ne s'était pas attendu à ce que je voie aussi profond dans son âme. D'une voix si basse qu'elle en devenait rauque, il articula : – Vous avez oublié, peut-être... ce que vous avez laissé sur ce lit ? Un tas de viande découpé en lambeaux. Sans les empreintes de ses dents, on n'aurait jamais reconnu cet homme. Et vous vous demandez pourquoi je ne veux pas que vous me touchiez... Il releva la tête et me fixa, de son regard de flic, transparent, indéchiffrable. – Maintenant, sortez, Princesse. Emmenez vos deux nounous, et fichez- moi le camp. Je dirige cette enquête, et je ne veux pas de vous ici. Sa voix avait retrouvé son calme, à présent. Un calme qui n'augurait rien de bon. – Lieutenant, c'est moi qui ai fait appeler l'agence Grey, annonça soudain Lucy Tate en surgissant de la terrasse. – Et qui vous en a donné l'autorisation ? – Je n'ai jamais eu besoin d'autorisation pour les faire venir, les autres fois. A son tour, elle se fraya un chemin parmi les corps allongés par terre et, lorsqu'elle arriva à sa hauteur, il s'avéra qu'elle avait au moins une tête de plus que Peterson. – L'extralucide, je comprends, rétorqua-t-il. M. Grey aussi, parce que c'est un magicien de renom. Mais pourquoi elle ? – Les sidhes sont connus pour leur usage de la magie, lieutenant. Je pensais que, plus nous aurions d'experts sur le lieu du crime, mieux ce serait. – Vous pensiez, vous pensiez... Eh bien, arrêtez de penser, inspecteur. Contentez-vous de suivre la procédure. Et la procédure, c'est que vous en parliez d'abord au responsable de l'enquête. Et le responsable de l'enquête, c'est moi. Et moi, je ne vous dis qu'une chose : elle n'est pas la bienvenue ici. – Lieutenant, je... – Inspecteur Tate, si vous voulez rester dans cette équipe, vous faites ce que je dis et vous ne discutez pas. C'est clair ? Je vis Lucy se débattre un instant avec ce qu'il venait de lui balancer, puis elle répondit : – Oui, monsieur, c'est clair. – Bon, parce que les galonnés, ils peuvent penser ce qu'ils veulent, c'est moi qui suis sur l'affaire. C'est mon cul qui se joue, et moi je dis que c'est un genre de gaz toxique, ou du poison. Quand on aura fini les analyses toxicologiques sur les autres corps, on saura ce que c'est. Mais, d'abord, on cherche le responsable. Pas besoin d'aller au pays des fées pour résoudre ces meurtres en pagaille. C'est encore un putain de taré qui a fait ça, aussi mortel que tous les autres dans cette salle. Il inclina la tête de côté, puis posa les yeux sur moi, sur Rhys et enfin sur Frost. – Désolé... mortel comme tous les humains de cette salle. Maintenant, vous me virez d'ici vos culs d'immortels et vous dégagez. Et si j'entends que quelqu'un sous ma direction vous a parlé, ce sera le conseil de discipline. C'est clair pour tout le monde ? – Oui, monsieur, dit Lucy. Je lui adressai mon plus charmant sourire. – Merci, lieutenant. Cela me révulsait de me trouver au milieu de tous ces morts. Je n'ai jamais rien vu de pire, alors, merci de me laisser partir ; d'autant que j'ai dû me retenir à quatre pour ne pas m'enfuir en courant. Je continuai de sourire tout en ôtant l'unique gant de caoutchouc que j'avais enfilé en arrivant. A la différence de Rhys, je n'avais touché aucun corps, parce que je ne voulais pas emporter avec moi la sensation repoussante de leur chair morte. Rhys ôta aussi les siens, et nous les jetâmes dans le sac réservé aux gants usagés. Avant de sortir, je ne pus m'empêcher de lancer : – Merci encore, lieutenant, de me laisser partir. Je suis d'accord avec vous, je ne sais pas ce que je fiche ici. Sur ce, je sortis, Rhys et Frost me suivant à quelques pas, comme des ombres pâles. 23 – Où va-t-on ? demandai-je, assise au volant de l'Acura, la clé de contact à la main. Installés à l'arrière, mes deux gardes échangèrent un regard étonné, puis Rhys déclara : – Laisse-moi conduire, Merry. Tendant le bras entre les deux sièges avant, il me prit doucement les clés des doigts. Je ne protestai pas. La journée avait été éprouvante et je me sentais épuisée. Rhys descendit de voiture, attendit que je me sois glissée sur le siège côté passager, et prit ma place au volant. Heureusement que je l'avais car Frost ne savait pas conduire. – Attache-toi, m'ordonna-t-il. Cela ne me ressemblait pas d'oublier ma ceinture, et il me fallut deux tentatives avant de réussir à la boucler. – Qu'est-ce que j'ai, aujourd'hui ? demandai-je sur un ton à la fois inquiet et agacé. – C'est le choc, répliqua-t-il en mettant le moteur en route. – Le choc ? Le choc de quoi ? Ce fut Frost qui me répondit, en se penchant vers mon siège. La plupart des gardes ne s'attachaient jamais. Comme ils pouvaient se faire décapiter sans mourir pour autant, j'imaginais qu'un petit voyage à travers le pare-brise ne leur faisait pas peur. – Tu l'as dit toi-même au policier : tu n'avais jamais vu quelque chose d'aussi horrible. – Et toi, tu as vu pire ? Il hésita un instant puis lâcha : – Oui. Je tournai la tête vers Rhys, qui venait de nous faire pénétrer sur Pacific Highway, avec sa vue magnifique sur l'océan. – Et toi ? – Quoi, « et moi » ? demanda-t-il en souriant. – Tu as vu pire que ces meurtres ? – Oui. Et, non, je ne raconterai rien là-dessus. – Même si je te le demande gentiment ? – Surtout si tu me le demandes gentiment. Si j'étais en colère contre toi, je pourrais essayer de te choquer avec les horreurs que j'ai vues. Mais je ne suis pas en colère contre toi, et je ne veux pas te faire de mal. – Et toi, Frost ? – Je suis sûr que Rhys a vu bien pire que moi. Je n'étais pas en vie pendant les toutes premières batailles, quand notre peuple combattait les Firbolgs. Je savais que les Firbolgs étaient les premiers habitants semi-divins des îles Britanniques et de l'Irlande. Je savais que mes ancêtres les avaient défaits, et avaient ainsi gagné le droit d'être les nouveaux chefs de ces terres. Il y avait plus de mille ans de cela. Mais ce que j'ignorais, c'était que Rhys était plus âgé que Frost et la plupart des autres sidhes. Et qu'il avait été l'un des premiers parmi nous à s'installer dans ces îles, que l'on considérait aujourd'hui comme la terre d'origine de tous les sidhes. – Tu es plus jeune que Rhys ? – Oui. Comme je scrutais son visage, celui-ci parut soudain très concentré sur sa conduite. – Rhys? – Oui, fit-il en fixant la route devant lui. Il prit un virage un peu trop vite et dut lutter avec le volant pour redresser. Etait-ce une feinte pour éviter de me répondre ? – Combien d'années as-tu de plus que Frost ? – Je ne me souviens pas. – Si, tu te souviens. – Non, je ne me souviens pas, Merry. Ça fait trop longtemps. Je ne me rappelle pas quand Frost est né. Il ne souriait plus du tout, à présent. Il paraissait même irrité par ma question. – Tu te rappelles ton année de naissance ? demandai-je alors à Frost. Il réfléchit un instant puis secoua la tête. – Pas vraiment. Rhys a raison sur un point. Au bout d'un certain temps, ça devient trop long pour qu'on y pense. – Tu voudrais dire que vous finissez tous par perdre des bribes de mémoire ? – Non, mais l'année durant laquelle tu es né n'a plus d'importance. Tu sais qu'on ne fête pas les anniversaires. – Oui, mais je ne m'étais jamais demandé pourquoi. Une fois encore, je me tournai vers Rhys. Il avait l'air particulièrement sombre. – Alors tu as vraiment vu pire que là-bas, dans ce club... ou ce restaurant, peu importe ? – Oui, lâcha-t-il sur un ton sec. – Si je te demandais de me raconter, tu le ferais ? – Non. Il y a des non qui peuvent être proches du oui. Mais le non de Rhys était un NON radical. Je laissai tomber. Et puis, je n'étais pas certaine de vouloir entendre parler de morts affreuses, surtout si elles étaient pires que ce à quoi je venais d'assister. Jamais je n'avais vu autant de cadavres à la fois, et je crois que, là, j'avais eu ma dose. – D'accord, dis-je à Rhys. Si tu préfères ne pas m'en parler, je respecte. – C'est énorme de ta part, me rétorqua-t-il comme s'il ne me croyait pas. – Inutile de jouer les hypocrites. – Désolé, Meny, mais je ne me sens pas au mieux de ma forme, en ce moment. – Je croyais que j'étais la seule à avoir du mal à encaisser ça. – Ce ne sont pas les corps qui me chagrinent, c'est le fait que le lieutenant se trompe. Ce n'était ni un gaz, ni un poison, ni rien de ce genre. – Qu'est-ce que tu veux dire, Rhys ? Qu'est-ce que tu as vu... que je n'ai pas vu ? Derrière moi, Frost se renfonça dans son siège. – D'accord, qu'est-ce que vous avez vu, tous les deux, que je n'ai pas vu? Rhys garda les yeux fixés droit devant lui, et, sur la banquette arrière, ce fut le grand silence. – Quelqu'un veut bien me répondre ? – On dirait que tu te sens mieux, tout d'un coup, observa Frost. – Oui. Il n'y a rien de mieux que de se sentir un peu énervé pour évacuer. Alors, qu'est-ce que vous avez vu et qui m'a échappé ? – Tu te protégeais trop pour voir quelque chose de mystique, me répondit Rhys. – Tu m'étonnes... Tu as une idée du bordel métaphysique qui peut se balader là où on vient de commettre un meurtre ? Un massacre, plutôt... Il y a une multitude d'esprits qui sont attirés sur ce genre de scène. Ils affluent comme des vautours pour se bâfrer de restes encore vivants, pour se nourrir de leur horreur, de leur douleur. Tu peux entrer tout propre dans un endroit pareil, et en ressortir couvert de ces chasseurs. – On sait de quoi sont capables les esprits qui chevauchent les airs, Merry, me dit Frost. – Mieux que moi, sans doute. Mais vous êtes des sidhes ; les chasseurs ne s'en prennent pas à vous. – Les petits, non, précisa Frost. Mais j'en ai vu certains comme nous se faire littéralement posséder par des êtres incorporels. Ça arrive, surtout si quelqu'un pratique la magie noire. – Et moi, je suis assez humaine pour m'en prendre plein la gueule sans effort. Je n'ai pas grand-chose à faire pour les attirer, à part négliger de me protéger. – Tu essayais de ressentir le moins de choses possibles, quand tu étais là-bas, me fit remarquer Rhys. – Je suis détective privé, pas devin professionnel. Je ne suis même pas magicienne ou sorcière. Je n'avais rien à faire là-bas, aujourd'hui. Je ne pouvais rendre service à personne. – Tu aurais pu, si tu avais juste un petit peu laissé tomber ton écran. – D'accord, j'essaierai d'être un peu plus courageuse, la prochaine fois. Alors, qu'est-ce que vous avez vu ? Frost poussa un soupir assez profond pour que je l'entende. – J'ai senti les traces d'un sortilège puissant, très puissant. Elles s'accrochaient un peu partout dans cette salle comme un écho. – Tu l'as senti dès qu'on a pénétré à l'intérieur ? – Non, je ne voulais pas toucher les morts, alors j'ai fouillé l'endroit avec d'autres sens que mon toucher et ma vue. J'ai laissé tomber mon écran, comme tu dis. C'est à ce moment-là que j'ai senti le maléfice. – Tu sais de quel sortilège il s'agissait ? demandai-je à Frost en me tournant légèrement vers lui. – Oui, répondit la voix de Rhys. – Qu'est-ce que tu viens de dire ? – Il suffisait de se concentrer un petit peu, pour renifler les restes de magie qui flottaient dans cette salle. Merry aurait pu s'en rendre compte, si elle avait voulu. – Ça ne l'aurait pas interpellée plus que moi, lui objecta Frost. Et ça aurait pu, en revanche, lui rendre le spectacle encore plus pénible. – Je ne discute pas ça, dit Rhys. Ce que je veux dire, c'est que j'ai observé les corps de près. Neuf d'entre eux sont tombés sur place, alors que les autres ont eu le temps de résister, d'avoir peur, de tenter de fuir. Mais ils n'ont pas couru comme ils auraient couru si, par exemple, ils avaient été poursuivis par un animal sauvage. Ils ne se sont pas rués vers les portes, ils n'ont pas cherché à casser de fenêtre parce que... ils ne voyaient rien. – Tu parles par énigmes, lui dit Frost. – Oui, parle comme tout le monde, s'il te plaît, Rhys. – Et s'ils ne s'étaient pas mis à courir tout simplement parce qu'ils ignoraient qu'il y avait « quelque chose » dans la salle ? – Qu'est-ce que tu veux dire ? lui demandai-je. – La majorité des humains n'ont pas la capacité de voir tous les esprits. – C'est vrai, mais de là à insinuer que des esprits aient pu tuer tout le monde dans ce club, je ne suis pas d'accord. Ces êtres incorporels, ces chasseurs, peu importe leur nom, n'ont pas l'énergie physique pour anéantir autant de gens comme ça. Ils peuvent peut-être tuer une personne plus réceptrice, plus sensible à leur influence ; et encore, c'est discutable. – Pas des êtres incorporels, Merry, mais des esprits d'un genre différent. – Tu veux dire... des fantômes ? Il hocha la tête. – Les fantômes ne font pas des choses comme ça, Rhys. Ils sont capables d'effrayer quelqu'un jusqu'à la crise cardiaque, si cette personne a le cœur fragile, mais c'est tout. Les vrais fantômes ne font pas de mal aux gens. Si on en arrive à des attaques physiques, c'est qu'on a affaire à autre chose qu'à des fantômes. – Tout dépend de quels fantômes on parle, Merry. – Qu'est-ce que tu racontes ? Il n'y a qu'une sorte de fantôme. Il me regarda, obligé de tourner la tête presque complètement à cause du bandeau qui lui barrait le visage. Il faisait souvent ce geste quand il conduisait, mais cela ne servait à rien parce que son œil droit avait disparu ; il ne pouvait pas me voir. Mais, maintenant, il s'efforçait de m'apecevoir de son œil gauche. – C'est vrai que tu sais tout, railla-t-il. J'avais toujours cru que Rhys était un des sidhes les plus jeunes, parce qu'il s'arrangeait en permanence pour que je n'aie pas l'impression de me trouver dans le mauvais siècle. Il était l'un des rares à avoir une maison en dehors du royaume, à posséder un permis de conduire. Et il me regardait maintenant comme si j'étais un enfant qui ne comprendrait jamais. – Arrête, lui dis-je. – Quoi ? demanda-t-il en reportant son œil sur la route. – Je déteste quand vous me regardez comme ça, tous, avec l'air de penser que je suis trop jeune pour comprendre ce que vous avez vécu. C'est vrai, je n'aurai jamais mille ans, mais j'en ai plus de trente et, selon les critères humains, je ne suis plus une enfant. Alors, s'il te plaît, ne me traite pas comme une gamine. – Dans ce cas, cesse de te comporter comme une gamine, rétorqua-t-il sur un ton chargé de reproches. Mais, ces airs de prof déçu, j'en avais eu ma dose avec Doyle. Inutile que Rhys en rajoute. – J'ai agi comme une enfant en faisant quoi, exactement ? En refusant de laisser tomber mon écran magique pour ne pas voir toutes ces horreurs ? – Non, en affirmant qu'il n'y a qu'une sorte de fantôme. Comme s'il n'y avait qu'une vérité. Crois-moi, Merry, il n'y a pas que les ombres humaines qui nous cavalent autour. – Qu'est-ce qu'il y a d'autre, alors ? Il inspira profondément puis demanda : – Qu'est-ce qui arrive à un immortel quand il meurt ? – Il est réincarné, comme tout le monde. – Non, Merry, sourit-il. S'il peut être tué, par définition il n'est pas immortel. Les sidhes disent qu'ils sont immortels, mais ils ne le sont pas. Il y a des choses qui peuvent nous tuer. – Pas sans une aide d'origine magique. – La façon dont c'est fait n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est que ça peut être fait. Ce qui nous ramène à la question : qu'est-ce qui arrive aux immortels quand ils meurent ? – Ils ne peuvent pas mourir, ils sont immortels. – Exactement. – D'accord, dis-je avec impatience, j'abandonne. Ça nous mène où ? – Si quelque chose ne peut pas mourir mais qu'il meurt quand même, qu'est-ce qui lui arrive ? – Tu veux parler des « anciens » ? demanda Frost, derrière nous. – Oui, répondit Rhys. – Mais ce ne sont pas des fantômes, c'est juste ce qui reste des premiers dieux. – Allons, Frost, réfléchis un peu. Un fantôme humain est ce qui reste d'un humain avant qu'il ne s'en aille vers une autre vie, celle d'après la mort. Mais il arrive parfois qu'une petite partie de lui reste là, parce que c'est trop difficile de tout laisser. Il s'agit alors des vestiges spirituels d'un être humain, on est d'accord ? – On est d'accord, répondis-je en même temps que Frost. – Donc, les restes des premiers dieux, ce sont bien les fantômes de ces dieux ? – Non, répondit Frost, parce que si quelqu'un découvrait leur nom et le révélait à leurs fidèles, ils pourraient, théoriquement, reprendre vie. Les fantômes humains n'ont pas cette option. – Et est-ce que ça prive pour autant les anciens dieux de leur fantôme ? poursuivit Rhys. Je commençais à avoir la migraine. – OK, admettons qu'il y ait des fantômes d'anciens dieux qui nous tournent autour. Qu'est-ce que ça a à voir avec notre affaire ? – J'ai dit que je connaissais le sortilège. En fait, non, pas exactement. Mais il m'est arrivé de voir les ombres des anciens être lâchées sur des feys ; elles ont tout simplement aspiré la vie qui était en eux. – Les feys sont immortels, laissai-je tomber. – Merry, tout ce qui peut être tué, même s'il se réincarne, est mortel. La longueur de la vie n'y change rien. – Alors, tu prétends que des fantômes ont été lâchés dans ce club ? – Les feys sont plus difficiles à tuer que les humains. Si l'endroit avait été plein de feys, certains auraient pu survivre... en se protégeant. Mais, oui, c'est bien ce qui s'est passé, à mon avis. – Alors, les fantômes de dieux morts - ces « anciens », comme vous dites - auraient tué une centaine de personnes dans un night-club de Californie ? – Ont tué, oui. – Ça pourrait être l'Innomé, d'après toi ? Il parut soupeser cette éventualité puis répliqua : – Non. Le bâtiment ne serait plus debout, si c'était lui. – Il est si puissant ? – Destructeur, plutôt. – Tu as dit que c'était arrivé quand, la première fois ? – Avant la naissance de Frost. – Ça fait quelques milliers d'années, environ. – Oui. – Qui a fait appel aux fantômes, alors ? Qui a lancé ce sortilège ? – Un sidhe, qui était mort bien avant que les Anglais et leurs descendants ne se voient gouvernés par les Normands. Après un calcul rapide, je déclarai : – Alors, avant 1066. – Oui. – Il y a encore quelqu'un en vie aujourd'hui, qui pourrait lancer ce sortilège ? Hasardai-je. – Sans doute, mais c'est interdit. Si tu te fais prendre, c'est l'exécution immédiate, sans procès, sans appel. Tu es mort, point final. – Qui risquerait un tel sort pour détruire une poignée d'humains sur la Côte Ouest ? demanda Frost. – Personne, répondit Rhys. – Mais comment peux-tu être sûr que ce sont ces fantômes de dieux qui ont fait le coup ? Insistai-je. – Il reste toujours la possibilité qu'un magicien humain ait découvert un nouveau sortilège dont les effets ressemblent à ceux qu'on vient de voir, mais je suis prêt à parier que ce sont bien les anciens. – Et cette vie qu'ils prennent, c'est pour la donner à leur maître ? interrogea Frost. – Non, ils la gardent et ils s'en nourrissent. Théoriquement, si on les laissait se nourrir chaque nuit à leur gré, ils deviendraient... ils redeviendraient vivants, pour ainsi dire. Il leur faut l'aide d'un mortel pour le faire, mais il est possible pour certains anciens de retrouver toutes leurs forces s'ils prennent assez de vies. Pour y parvenir, l'un d'eux ira, par exemple, persuader les membres d'une secte quelconque qu'ils représentent le mal incarné, afin de les inciter à se sacrifier eux-mêmes. Ça marche de temps en temps, mais il faut une énorme quantité de vies pour ça. Il est plus facile d'aspirer la vie de quelqu'un en la lui arrachant par la bouche, et ça gâche moins d'énergie, comme lorsqu'on boit le sang dans un bol rituel. – Est-ce que l'un d'eux a pu, un jour, récupérer toutes ses forces ? demandai-je. – Non, ils ont toujours été stoppés avant. A ma connaissance, ils n'ont jamais été lâchés pour se nourrir directement, sauf une fois, je me souviens ; mais alors, ils ont été maîtrisés avant même que le sortilège ne soit parachevé. Si on les avait laissés sortir sans aucun contrôle, ils auraient... – Qu'est-ce qui peut les arrêter ? l'interrompis-je malgré moi. – Il faut inverser le sortilège. – Et... on fait ça comment ? – Je ne sais pas. Il faudrait que j'en discute avec les autres, à l'appartement. – Rhys, dis-je doucement, car une idée affreuse venait de me traverser l'esprit. – Oui? – Si la seule personne qui ait jamais été capable de lancer ce sortilège était un sidhe, ça voudrait dire qu'aujourd'hui il s'agit encore de l'un de nous ? Un silence tendu s'installa, puis il me répondit : – C'est bien ce que je crains. Parce que si c'est un sidhe et que la police s'en rend compte - à condition qu'ils arrivent à le prouver, bien sûr -, ça pourrait leur donner une excellente raison de nous virer tous du sol américain. Il y a un addenda au traité conclu entre nous et Jefferson, qui dit que, si l'un de nous use de magie au détriment de l'intérêt de la nation, on sera considérés comme des hors-la-loi, et on devra dégager. – C'est pour ça que tu n'as pas parlé de ça devant la police, murmurai-je. – C'est une des raisons, oui. – Quelle est l'autre ? – Merry, ils ne peuvent rien faire, ils ne peuvent pas stopper ces choses, ces fantômes... appelle ça comme tu veux. Je ne suis même pas certain qu'il existe un sidhe vivant qui puisse les arrêter. – Il doit y avoir au moins un sidhe capable de les arrêter, repris-je. – Et comment ça ? – S'il a le pouvoir de les lâcher, il doit être capable de les récupérer. – Peut-être... Peut-être aussi que, s'ils ont accompli ce carnage en quelques minutes, c'est que le sidhe en question n'a pas su les maîtriser, justement. – OK, et si c'est bien un sidhe qui a réveillé ces anciens, pourquoi sont-ils en Californie et non pas dans l'Illinois, où se trouvent tous les autres sidhes ? Se tournant aux trois quarts vers moi, Rhys me rétorqua : – Merry, tu ne comprends pas ? Et si on cherche à te tuer de façon à ce que ça ne remonte jamais jusqu'à la cour ? – Mais, on est déjà remonté jusqu'à la cour, rétorquai-je sans comprendre. – Seulement parce que je suis là. A la cour, ils ont presque tous oublié qui j'étais ; et je ne peux pas le leur rappeler parce que - merci, l'Innomé - je n'ai plus le pouvoir d'être celui que j'étais. Partant d'un rire amer, il ajouta : – Je suis peut-être l'un des rares sidhes encore vivants à avoir vu ce qu'Esras a fait. J'étais là, et celui qui s'est amusé à rappeler les anciens a oublié que j'existais. Ils m'ont tous oublié. Mais je vais leur faire regretter cette petite négligence. Je lui jetai un regard stupéfait. Jamais je ne l'avais entendu parler sur un ton aussi grave, aussi dépourvu de moquerie. Tout le reste du trajet vers l'appartement où nous attendait Kitto, il garda un visage impassible, le corps raide, les mains anormalement crispées sur le volant. Je compris à cet instant que je ne le connaissais pas vraiment. Il se dissimulait en permanence derrière un écran d'humour, de légèreté, mais, sous ce voile, il semblait y avoir tellement plus. C'était mon garde du corps, mon amant, et je ne savais pratiquement rien de lui. Toute réflexion faite, j'ignorais si je devais des excuses à Rhys, ou si c'était lui qui m'en devait. 24 Peu avant d'arriver à El Segundo, je repensai à Kitto, resté seul chez moi. Ce matin, au réveil, je lui avais trouvé les yeux cernés et la peau aussi fine que du papier, comme s'il avait brusquement maigri pendant la nuit. Dès que j'avais appris où se trouvait le lieu du crime, ne l'imaginant pas une seconde en train de crapahuter sur le sable en pleine lumière, je lui avais laissé le choix de m'accompagner ou de rester, et il avait préféré retourner bien au chaud à l'abri dans son panier de chien. Nous laissâmes la voiture sur le parking et nous dirigeâmes vers le petit immeuble, Frost devant moi, Rhys derrière. – Si le petit ne se met pas à profiter un peu, tu vas devoir le renvoyer à Kurag, me déclara Frost alors que nous contournions la piscine par la galerie qui menait aux appartements. – Je sais. Je me demande seulement ce qu'il va m'envoyer, la prochaine fois. Il s'attendait tellement à m'offenser en m'offrant Kitto, qu'il doit enrager à l'idée que je l'aie accepté sans protester. – C'est vrai que, selon les critères gobelins, il est carrément laid, commenta Rhys, derrière moi. Me tournant vers lui, je constatai qu'il avait la mine toujours aussi lugubre. Je m'abstins donc de lui demander comment, alors qu'il ignorait tout de la culture des gobelins, il pouvait savoir ce qui était beau ou pas, chez eux. A la vérité, ils aimaient les difformités en tout genre ; des yeux et des membres en plus étaient pour eux un signe de beauté. Et Kitto n'avait rien de tout cela. – Je sais, lui répondis-je, il n'a rien à voir avec les membres de la famille royale. Kurag s'attendait à ce que je refuse de le garder, ce qui lui aurait donné une bonne raison de rompre notre traité. Devant la porte nous attendait un petit pot de géraniums rose pâle, sans doute posé là par Galen. C'était lui qui s'occupait de l'entretien de la maison, et de nous chercher un appartement plus grand. Mais il ne trouvait rien car, d'une part, les prix étaient prohibitifs et, d'autre part, la majorité des propriétaires imposaient une limite quant au nombre de locataires. Et, six adultes, c'était toujours trop. Je persistais à refuser l'argent que me proposait la cour, car personne ne prête jamais sans attendre une faveur en retour. Frost me reprochait mon entêtement, mais Doyle convenait comme moi que tout service se payait. Et j'avais une petite idée du genre de faveur qu'Andais attendrait alors de moi : que je ne tue pas son fils Cel, si je montais sur le trône. Et, cela, je ne pouvais pas le lui garantir. Je savais qu'il ne m'accepterait jamais comme reine, et si Andais était incapable de comprendre cela, c'était par pur aveuglement maternel. Cel était un être abject à l'esprit tordu, mais sa mère l'adorait. Ce que je ne pouvais pas dire de la mienne, en revanche. Frost ouvrit la porte et entra le premier, après s'être assuré que les barrières magiques étaient intactes. Une agréable odeur de lavande et de sauge nous chatouilla les narines. L'autel se dressait au fond du living pour que chacun puisse l'utiliser à sa guise. On n'en avait pas besoin, en réalité. On pouvait se tenir au milieu d'une prairie, d'un bois ou même d'un métro bondé, on avait toujours une divinité avec soi - si on y prêtait un peu attention et si on l'invitait dans son cœur. Toutefois, l'autel restait un joli rappel, un lieu paisible devant lequel on pouvait démarrer la journée avec une petite communion spirituelle. On pensait souvent que les sidhes n'avaient pas de religion. Mais eux-mêmes avaient été des dieux, un jour. Enfin, en quelque sorte. Ils étaient vénérés en tant que tels, mais la majorité d'entre eux reconnaissent aujourd'hui des divinités plus puissantes qu'eux. Nous plions tous le genou devant la Déesse et son Epoux, ou des déités similaires. La Déesse donne la vie, son Epoux représente tout ce qui est mâle. Ils constituent l'essence même de tout ce qui descend d'eux. Elle, et surtout elle, surpasse tout ce qui est chair, sur la planète, quelle que soit la spiritualité que cette chair ait pu avoir un jour. Malgré le discret parfum d'encens qui s'échappait de l'autel, et le petit bol d'eau qu'on y avait posé, l'appartement semblait vide. Un vide apparent, cependant. Car il planait une odeur de magie autour de nous ; non pas la grosse artillerie, mais la magie de tous les jours. Doyle devait être devant le miroir, en train de parler à quelqu'un. Il avait préféré rester là, aujourd'hui, pour essayer d'en savoir un peu plus sur l'Innomé. La magie de Doyle était assez subtile pour qu'il passe inaperçu en se baladant parmi nos amis de la cour. Jamais je n'en aurais été capable. Refermant la porte derrière nous, Rhys lut l'un des deux messages qui y étaient collés. – Galen est parti visiter des appartements, annonça-t-il. Il espère qu'on aime les fleurs, dehors. Puis il passa à l'autre : – Nicca pense terminer aujourd'hui son job de garde du corps. – L'actrice n'est plus en danger, dit Frost en se débarrassant de sa veste. J'ai vaguement l'impression que c'est son agent qui a monté cette histoire. Un petit coup de pub pour booster un peu sa carrière chancelante, j'imagine. – C'est vrai que ses deux derniers films ont chacun fait un flop, à la fois financier et artistique, commentai-je. – Ça, je ne le savais pas. Mais, en attendant, c'est nous, plus qu'elle, que la presse vient photographier. – Elle vous emmène dans tous les endroits chauds où on risque de vous apercevoir, dis-je avant d'aller voir ce que devenait Kitto. Arrivée devant son panier, je m'accroupis en prenant soin de ramener ma jupe sous moi pour que les boucles de mes chaussures n'aillent pas accrocher mes bas au passage. Il était roulé en boule, ne me montrant que son dos arrondi. – Kitto, tu es réveillé ? lui demandai-je. Il ne broncha pas. Je lui touchai le dos et lui trouvai la peau froide. – Par la Déesse Toute-Puissante, Frost, Rhys, il se passe quelque chose ! Frost arriva en trombe à mes côtés, Rhys sur ses talons. Il le toucha à son tour et déclara : – Il est glacé. Lui posant une main sur le cou, il lui prit le pouls, puis attendit un moment, un très long moment, avant de lâcher : – Son sang circule, mais ultra-lentement. Avec douceur, il souleva Kitto et le sortit du panier. On aurait dit un poids mort entre ses mains. – Kitto ! me lamentai-je. Il avait les yeux clos mais je crus deviner un bleu vibrant derrière ses paupières, comme si leur peau était transparente. Elles s'ouvrirent alors à demi, et il roula des yeux blancs avant de murmurer : – Merry, Merry... Il s'était déshabillé pour ne garder que son short sur lui, et, sous sa peau d'albâtre, j'apercevais ses veines, ses muscles. Une forme sombre remuait au niveau de sa poitrine, et je compris que c'était son cœur. Je le voyais nettement. C'était comme s'il fondait, ou... Je levai vers Frost un regard désespéré. – Il dépérit, il s'estompe... – Oui... souffla-t-il. Appelé par Rhys, Doyle, qui était dans la salle de bains, accourut aussitôt. – Ce n'est pas désespéré, lui dis-je alors. On doit pouvoir faire quelque chose. Comme il demeurait muet et échangeait un regard inquiet avec les deux autres, je lui pris le bras et répétai : – On doit pouvoir faire quelque chose, Doyle ! – On ne sait pas ce qui peut empêcher un gobelin de dépérir. – Sa mère était une sidhe, insistai-je. Sauve-le comme tu sauverais un autre sidhe. Il me considéra d'un air dédaigneux, estimant sans doute que je les avais tous insultés en disant cela. – Ne joue pas les choqués, Doyle, s'il te plaît. Ne le laisse pas mourir sous prétexte qu'il est un peu moins sang-mêlé que nous. Se radoucissant subitement, il me répondit : – Meredith, Merry, un sidhe ne disparaît que s'il le souhaite. Une fois que le processus est entamé, on ne peut pas l'arrêter. – Si ! On doit pouvoir faire quelque chose ! – Tenez-le pendant que j'essaie d'entrer en contact avec Kurag, nous dit-il après un instant d'hésitation. Si on ne peut pas le sauver en tant que sidhe, on essaiera de le sauver en tant que gobelin. Observant un instant Kitto, toujours dans les bras de Frost, il précisa : – C'est Merry qui doit le tenir. Puis il alla se planter devant le miroir de la chambre. Je m'assis par terre, et Frost me posa le gobelin sur les genoux. Collant ma joue sur son front, je lui dis : – Kitto, s'il te plaît, reviens. Reviens de là où tu as voulu t'en aller. Je t'en prie, Kitto, c'est Merry qui te parle. Il avait cessé de murmurer mon nom. Il ne faisait plus de bruit, et son poids, son poids sur mes genoux... Il semblait mort. Il était si lourd. Au bout d'un moment, Doyle revint auprès de nous en marmonnant : – Kurag n'est ni devant son miroir, ni devant un corps liquide. Je ne peux pas le joindre, Merry. Je regrette. – Si Kitto était un sidhe, qu'est-ce que tu ferais pour le sauver ? – Les sidhes ne dépérissent pas sous prétexte qu'ils sont trop éloignés du royaume. Ils ne dépérissent que lorsqu'ils le souhaitent. Son corps froid entre mes mains, je sentis des larmes me picoter les yeux. Mais ce n'étaient certainement pas mes pleurs qui allaient aider Kitto. Il fallait que je parle à Kurag. Tout de suite. Quel était l'objet que les guerriers gobelins portaient en permanence sur eux, déjà ? – Frost, donne-moi ton poignard, lui dis-je soudain. – Quoi ? – Le mien est coincé sous le corps de Kitto. Il me faut un couteau tout de suite. – Fais ce qu'elle te dit, lui ordonna Doyle. Frost n'aimait pas faire quelque chose qu'il ne comprenait pas, mais il sortit néanmoins un poignard qu'il cachait dans son dos et me le tendit. La lame devait faire au moins la longueur de mon avant-bras. Extirpant une main de sous la jambe de Kitto, je lui dis alors : – Tiens-le bien droit. Frost tomba sur un genou, le poignard serré entre les mains. Prenant une longue inspiration, j'appliquai l'index sur la pointe de la lame puis le fis glisser d'un seul coup vers le bas. Il fallut une petite seconde avant que le sang ne se mette à couler. – Merry, arrête... – Tiens ta lame bien droite, Frost, c'est tout ce que je te demande. Je ne peux pas tenir Kitto et le couteau en même temps. A contrecœur, il resta immobile tandis que je passais mon doigt sanguinolent sur la surface métallique et brillante. Mon sang y laissa quelques traînées qui s'arrondirent en fines gouttelettes cramoisies. Je laissai tomber l'écran qui m'empêchait de voir les esprits, de répandre ma magie tout autour de moi comme de la vieille peau. Une fois libérée, elle s'illumina un instant, avant que je la dirige vers la lame du poignard. Je me représentai alors Kurag, son visage, sa voix, ses manières grossières, et je lançai : – Kurag, je t'appelle. Kurag, le Tueur, je t'appelle. Kurag, roi des Gobelins, je t'appelle. Trois fois invoqué, trois fois nommé, viens à moi, Kurag, viens répondre à la lame qui t'appelle. Celle-ci scintilla soudain à travers le sang qui la maculait, mais ce n'était que le reflet du métal. – Ça fait des siècles qu'un sidhe n'a plus appelé un gobelin par l'entremise d'une lame, observa Rhys. Il ne répondra pas. – Prononcer son nom trois fois peut avoir un effet très puissant, lui objecta Doyle. Si Kurag l'ignore, d'autres gobelins peuvent l'entendre. – Moi, j'ai quelque chose qu'il ne pourra pas ignorer, dis-je en me penchant vers la lame pour souffler dessus. La surface métallique s'embua d'un seul coup, et, lorsqu'elle s'éclaircit à nouveau, le sang que j'y avais laissé se clarifia comme s'il avait été bu. Je me concentrai alors sur l'image trouble qui commençait à s'y dessiner. Peu à peu, le reflet d'une peau jaune et grumeleuse apparut à la base de la lame. Le haut était moins net mais laissait deviner les yeux orange de Kurag, dont le troisième ressortait comme un astre pâle au milieu de son visage hideux. Sa voix de stentor, qui tonna soudain, me fit sursauter. – Meredith, Princesse des Sidhes, est-ce ton doux souffle que j'ai senti me caresser la joue ? – Bonjour à toi, Kurag, Roi des Gobelins, et à toi aussi, Jumeau de Kurag, Chair du Roi des Gobelins. Kurag avait un jumeau parasite constitué d'un gros œil violet, d'une bouche, de deux bras maigrelets, de deux jambes atrophiées, et de petits organes génitaux en parfait état de marche. La bouche pouvait respirer mais ne parlait pas, et, à ma connaissance, j'étais la seule à savoir que cette créature avait une vie indépendante de celle du roi. Aujourd'hui, je me rappelle encore l'horreur que j'ai ressentie en réalisant qu'il y avait une personne entière emprisonnée dans le flanc de Kurag. – Cela fait bien longtemps qu'un sidhe n'a plus fait appel aux gobelins par la lame et le sang. Presque tous les guerriers qui se sont battus à nos côtés après le grand traité ont oublié cette vieille combine. – Mon père m'en a enseigné une multitude, lui dis-je. Kurag se souvenait comme moi que mon père, Essus, était entré en contact avec lui par la lame et le sang. Il avait été l'ambassadeur officieux d'Andais auprès des gobelins, parce que personne d'autre ne voulait faire ce job. Alors que j'étais encore enfant, il m'avait mille fois emmenée jusqu'à la colline des petits hommes. Partant d'un rire qui explosa comme un roulement de tonnerre, il me demanda : – Qu'attends-tu de moi, Merry, fille d'Essus ? Il m'offrait son aide, c'était tout ce que je demandais. Je lui décrivis l'état dans lequel nous avions retrouvé Kitto, et terminai par ces mots : – Il est en train de dépérir. Kurag lança une série de jurons dans le langage guttural des grands gobelins. Je n'en compris que quelques bribes, quelques mots ayant trait à des mamelons noirs. – Les morsures vous ont liés l'un à l'autre, toi et Kitto. Ta force seule devrait suffire à le soutenir. Sa main passa devant son visage tel un fantôme jaunâtre, quand il ajouta : – Cela ne devrait pas arriver. – Et si la blessure avait complètement guéri ? Hasardai-je. – Elle ne devrait pas guérir, Merry, elle devrait se cicatriser, c'est tout. – Elle a guéri, Kurag, Kitto n'a pas laissé de cicatrice. Ses yeux orange s'approchèrent si près de la lame qu'ils en devinrent énormes. – Cela ne devrait pas arriver, répéta-t-il. – J'ignorais que la guérison pouvait être un problème. Kitto ne m'a rien dit, là-dessus. – La marque d'un amant se cicatrise toujours, Merry. Toujours. Du moins parmi notre peuple. Je ne pouvais deviner son expression à travers cet étroit miroir flou, mais il laissa soudain échapper un puissant grognement qui me renseigna sur ce qu'il devait penser. – N'a-t-il eu la permission de marquer cette chair blanche qu'une seule fois ? – Oui. – Et le sexe ? demanda-t-il d'un air soupçonneux. – Le traité exigeait seulement un partage de chair. Cet acte a plus de valeur que le sexe, chez les gobelins. – Que les Chiens de Gabriel m'emportent ! Oui, nous apprécions la chair, mais que vaut une petite morsure sans un petit coup de baise à côté ? Enfoncer les dents et la queue dans la chair, Merry, ma toute belle, c'est cela qu'il faut. – Kitto partage mon lit, Kurag, et il reste avec moi la plupart du temps. Il me touche sans cesse, il en éprouve en permanence le besoin. – Evidemment, s'il n'a eu que ta peau à toucher... De nouveau, il employa son langage guttural auquel je ne comprenais pas grand-chose ; ce que peu de gobelins faisaient, à la vérité, car cela pouvait paraître impoli vis-à-vis d'un interlocuteur qui ne saisissait pas leurs paroles. Mon père m'avait bien enseigné un peu de leur langue, mais il y avait si longtemps de cela, et Kurag parlait bien trop vite pour moi. Quand il eut assez soliloqué, il reprit son souffle et se décida à s'exprimer de façon compréhensible pour nous tous. – Ainsi, les gobelins, ces puissants sidhes, seraient bons pour faire la guerre à vos côtés, mais pas pour baiser. Parfois, je vous hais tous. Même toi, Merry, qui restes pourtant une de mes favorites. – Je t'aime aussi, Kurag. – N'essaie pas de m'amadouer, s'il te plaît. Si tu avais baisé Kitto régulièrement, la marque serait restée. Il lui faut un apport constant de chair pour survivre sur les Terres de l'Ouest. De la vraie chair ou de la baise, mais son lien avec toi est trop faible pour le nourrir assez. C'est pour cela qu'il meurt. Je baissai les yeux sur la forme immobile que j'avais sur les genoux, avant de me rendre compte qu'elle n'était plus aussi froide qu'avant. Elle était moins glacée, en tout cas. – On dirait qu'il se réchauffe, murmurai-je sur un ton incrédule. Doyle toucha le visage de Kitto et confirma : – Oui, il est plus chaud. – C'est toi, Ténèbres ? demanda Kurag. – C'est moi, Roi des Gobelins. – Est-ce qu'il dépérit vraiment ? Je ne crois pas que Merry ait déjà vu quelqu'un dépérir. – Il dépérit, répondit Doyle. – Alors, pourquoi est-il plus chaud ? S'il dépérissait vraiment, il devrait être de plus en plus froid. – Merry le tient dans ses bras depuis un moment, déjà. Je pense que c'est cela qui le réchauffe. – Peut-être qu'il n'est pas trop tard, alors. Est-il assez fort pour baiser ? – Il est à peine conscient, reprit Doyle. Kurag lâcha un mot bref, qui signifiait ce qu'aucun gobelin ne pouvait souhaiter à personne : l'impuissance. C'était la pire insulte qu'ils pouvaient s'envoyer entre eux. – Est-ce que, de ses dents, il peut lui arracher de la peau ? Nous regardâmes tous la silhouette immobile sur mes genoux. Kitto semblait moins froid, c'était indéniable, mais il n'avait pas bougé d'un millimètre. – Je ne pense pas, lui répondis-je. – Le sang, alors. Est-ce qu'il peut prendre du sang ? – Peut-être. – Si on lui en passait sur les lèvres, on pourrait lui en faire avaler un peu, suggéra Doyle. A condition que cela ne l'étouffe pas. – C'est un gobelin, Ténèbres. Il ne peut pas s'étouffer avec du sang. – Est-ce que ça doit être le sang de Merry ? interrogea Rhys. – Rhys... ? Je t'ai connu en d'autres temps... Un lourd silence s'installa subitement, dans lequel résonna un nom que personne n'utilisait plus, aujourd'hui. – Reviens nous voir, un jour, sidhe. Les femmes ne cessent de parler de toi, tu sais. Venant des gobelins, tu peux considérer cela comme un inestimable compliment. Soudain très pâle, Rhys préféra ne pas relever. Après un éclat de rire désagréable, Kurag répondit enfin à sa question : – Oui, cela doit être le sang de Merry. Plus tard, si l'un de vous souhaite partager du sang et de la chair avec Kitto, libre à vous. Les sidhes ont toujours été de bons mangeurs. Fixant sur moi son regard orange, il continua : – Si le sang paraît le ranimer, donne-lui de la chair, Merry. Mais de la vraie chair, cette fois. Ses yeux devinrent soudain énormes, comme s'il venait de coller son nez sur la lame. – Tu pensais peut-être avoir les gobelins pour alliés pendant six mois sans avoir à coucher avec l'un de nous ? Tu as fait le partage de la chair, aussi je ne peux pas dire que tu aies rompu notre alliance. Mais tu l'as un peu arrangée à ta manière. Tu le sais aussi bien que moi. Tout en m'adressant à son roi, je posai mon doigt ensanglanté sur les lèvres de Kitto. – Si je le prends dans mon lit, cela lui donne une chance d'être roi. Roi de tous les Unseelies. Cela vaut autrement plus qu'une alliance de six mois. Les paupières de Kitto tremblotèrent, sa bouche remua légèrement. Je continuai de lui passer mon index sur les lèvres, puis sur les gencives, et son corps tressauta. Une seule fois. – Oh, non, tu ne m'auras pas comme ça, Merry, ma toute belle. Tu lui donnes de la chair comme tu aurais dû le faire depuis longtemps, et tu obtiens trois mois supplémentaires. Après cela, tu devras te battre toute seule. Kitto se mit à me sucer le doigt comme un bébé, d'abord doucement, puis de plus en plus fort, ses dents commençant à m'érafler la peau. – Il me suce le doigt, Kurag. – Je l'enlèverais avant de le perdre, si j'étais toi. Il n'a pas tous ses esprits, Merry. Souviens-toi que les gobelins peuvent mordre du fer. Les dents de Kitto essayaient de m'aspirer le doigt, effectivement. Le temps que je parvienne à l'ôter de sa bouche, ses yeux essayaient déjà de s'ouvrir. – Kitto... soufflai-je. Il ne réagit pas à la mention de son nom, mais il était plus chaud, et il remuait un peu. – Il bouge, et il se réchauffe encore, annonçai-je à Kurag. – Bien, très bien, j'ai fait ma B.A. La balle est dans ton camp, maintenant, Merry. Lâchant Kitto des yeux, je regardai la lame et demandai : – A présent, tu vas t'asseoir et attendre de voir qui va gagner, c'est ça ? – Franchement, celui qui est sur le trône Unseelie, on s'en moque. Ce qui compte pour nous, c'est de voir qui règne sur les gobelins. – Et si les fidèles de Cel préparaient une guerre contre les Seelies ? résonna la voix grave de Doyle. Il s'agenouilla à mes côtés, et me posa une main sur l'épaule, me signifiant sans doute par là de ne pas l'interrompre. – Qu'est-ce que tu me racontes là, Ténèbres ? – J'en sais sur les sidhes bien plus que tu ne penses. – Tu n'es pourtant pas à la cour, en ce moment. – Peut-être, mais j'ai des oreilles. – Des espions, tu veux dire. – Je n'ai pas utilisé ce terme. – D'accord, emploie les mots que tu veux avec les autres, mais parle-moi clairement, s'il te plaît. – Il y en a certains, à la cour Unseelie, qui croient qu'Andais n'attend q'une chose, c'est de voir Meredith lui succéder sur le trône. Mais il craignent que le règne d'une mortelle ne signe leur fin à tous. Ils parlent de déclarer la guerre aux Seelies avant de devenir tous des mortels sans puissance. Notre force nous vient de notre Reine et de notre Roi, comme tu le sais. – Ce que tu me dis là m'inciterait à allier mon destin à celui des amis de Cel. – Si les gobelins étaient les alliés de Merry, personne à la cour Unseelie n'oserait l'affronter. S'ils se risquent à défier les Seelies, c'est seulement parce qu'ils pensent qu'ils peuvent obtenir l'appui des gobelins. – Que se passera-t-il pour nous si les sidhes s'entre-tuent ? – Tu t'es engagé par la parole, le sang, la terre, le feu, l'eau et l'air à soutenir l'héritière légitime du trône Unseelie, quel que soit le conflit. Si Merry siège sur le trône et que les rebelles Unseelies se battent contre elle pendant que tu les regardes sans rien faire, ton serment se retournera contre toi, Kurag. – Tu ne me fais pas peur, sidhe. – L'Innomé court à nouveau la campagne, et tu penses que c'est moi que tu devrais craindre ? De terribles choses vont surgir des profondeurs, descendre du ciel, pour faire payer ceux qui, comme toi, auront renié leur serment. Malgré l'image floue que me renvoyait la lame, Kurag me parut inquiet. – Je t'entends, Ténèbres, mais pourquoi Merry ne dit-elle plus rien ? Serais-tu devenu son maître ? – Je soigne ton gobelin, Kurag, et j'ai mieux à faire avec ma langue que de l'user à te dire ce que tu sais déjà. – Je me souviens toujours de mes promesses, Princesse. – Non, Kurag, ce n'est pas ce que je te demande. Les sidhes ne racontent peut-être rien aux gobelins, mais je sais comme toi que tu as d'autres moyens pour rester informé. Je me gardai bien de préciser que les demi-feys de la cour, serviteurs ou pas, parlaient aux gobelins, parfois contre de l'argent, parfois pour le sentiment de pouvoir que cela leur donnait. Mon père avait peut-être promis de ne jamais évoquer les méthodes d'espionnage de Kurag, mais, moi, je n'avais pas fait ce serment. J'étais libre de révéler le secret des gobelins, et pourtant, je ne le faisais pas. – Exprime-toi librement, Princesse, et cesse de jouer avec ce vieux gobelin. – Je me suis exprimée aussi librement que je le souhaitais, Kurag, Roi des Gobelins. – Merry, ma belle, tu es bien la fille de ton père. Essus était mon préféré, parmi les sidhes. Sa perte a été dure pour tous les Unseelies, car il était l'ami de beaucoup d'entre nous. – C'est un beau compliment, venant de toi, Kurag. Je ne le remerciai pas directement car cela ne se faisait pas, avec un vieux fey. Certains jeunes l'acceptent, aujourd'hui, mais, parmi nous, cela reste presque comme un tabou. – Honores-tu tous les serments qu'a faits ton père ? – Non, car il y en a certains que je n'acceptais pas, et d'autres que j'ignorais. – Je croyais pourtant qu'il te disait tout. – Je ne suis plus un bébé, Kurag. Je sais que mon père avait aussi ses secrets. J'étais jeune quand il est mort. Il y a certaines choses que je n'étais pas en âge de savoir. – Tu es aussi sage que pulpeuse, Merry. Quelle tristesse. Parfois, je crois que je t'aurais préférée... un peu plus stupide. J'aime que mes femmes soient moins brillantes que moi. – Kurag, tu n'es qu'un vieux charmeur. Il partit d'un éclat de rire bruyant, puis déclara : – Je vais réfléchir à ce que Ténèbres vient de me dire, à ce que tu m'as dit, et même à ce que ton ami a dit. Mais tu dois fournir une véritable nourriture à mon gobelin, sinon, dans trois mois, je me libérerai de tout serment. – Tu ne te libéreras jamais de moi, Kurag. Jamais, tant que tu ne m'auras pas baisée ; c'est du moins ce que tu m'as dit quand j'avais seize ans. De nouveau il rit, mais retrouva très vite son sérieux pour me rétorquer : – Je pensais que je serais plus en sécurité si tu acceptais de devenir ma reine. Mais je commence à croire que tu es trop dangereuse pour qu'on te laisse approcher un trône, quel qu'il soit. 25 Couché sur le couvre-lit bordeaux, Kitto avait l'air d'un fantôme, son visage blême contrastant vivement avec ses boucles noires. Ses paupières ne cessaient de trembloter, s'ouvraient de temps à autre sur des yeux ultra bleus, puis se refermaient comme un voile derrière lequel se devinait encore l'intense couleur de ses iris. Je touchai son épaule nue. – Il paraît... presque translucide. – Quand ils dépérissent, les demi-feys se désincarnent, en fait, déclara Doyle qui m'avait suivie dans la chambre. – N'y vois là aucune offense, Merry, mais il ne me paraît pas très en forme pour batifoler, observa Rhys, debout au pied du lit. Je levai les yeux vers lui. Il semblait toujours aussi contrarié, mais sans plus. – Tu ne vas pas me reprocher de partager mon lit avec un gobelin, j'espère, lui dis-je. – Ça me soulagerait, d'après toi ? – Non. Il m'offrit une pâle version d'un sourire habituellement radieux. – Dans ce cas, autant en prendre mon parti. De toute façon, je n'ai pas à m'inquiéter de te voir grimper aux murs avec lui, ce soir. Avec ce qui lui reste... – Merry doit partager la chair avec Kitto pour qu'il retrouve ses capacités, reprit Doyle, de l'air le plus sérieux du monde. Je m'assis sur le bord du lit, et Kitto roula vers moi comme une vague sur le sable. Puis il se blottit contre mes cuisses avec un soupir qui avait tout d'un gémissement. – Il ne peut pas mordre dans ma chair, s'il est inconscient. – Insuffle-lui de l'énergie comme tu l'as fait avec le poignard, me suggéra Doyle. Fais-toi entendre de lui comme tu t'es fait entendre de Kurag. Je contemplai la pauvre petite chose qu'était devenu mon gobelin. Il semblait endormi, et sa peau paraissait toujours aussi fine et dénuée de vie. Je lui passai une main sur le dos ; il se serra plus fort contre moi mais ne se réveilla pas. Me penchant alors sur lui, je posai ma bouche juste au-dessus de son épaule. J'avais automatiquement dressé mon écran protecteur dès que j'avais achevé d'utiliser ma magie pour contacter Kurag. Ce glamour était comme de l'oxygène, pour moi ; le laisser tomber exigeait une concentration de tous les instants. J'avais appris à me protéger de la sorte à peu près en même temps que j'avais appris à lire. Mais il ne s'agissait pas d'un sortilège, à ce moment. Les sorcières humaines appelaient cela de la magie naturelle, une habilité innée, dont on pouvait faire usage sans pratique ni grand effort. Lentement, je pompai l'énergie que j'avais en moi puis la restituai en la soufflant sur la peau de Kitto. Par ce geste, je lui ordonnais de se réveiller, de me voir, penchée sur lui. Ses paupières s'ouvrirent en hésitant, et, cette fois, il m'aperçut. D'une voix rauque, il souffla : – Merry... Je lui souris, effleurai les boucles qui entouraient son visage encore très pâle, et lui répondis : – Oui, Kitto, c'est moi. Il grimaça alors, comme s'il éprouvait de la douleur, et demanda : – Que... qu'est-ce qui m'arrive ? – Tu dois me prendre de la chair, Kitto. Il parut ne pas comprendre. J'ôtai ma veste et entrepris de déboutonner mon chemiser. J'aurais pu remonter ma manche de façon à dégager mon épaule, mais je ne voulais pas faire gicler du sang sur l'étoffe. Mon soutien-gorge était blanc, lui aussi, mais j'étais sûre de pouvoir m'arranger pour ne pas le tacher. Les yeux de Kitto s'arrondirent de stupeur. – De... la chair ? – Oui, il faut que tu laisses ta marque sur mon corps, Kitto. – Nous avons contacté Kurag, lui expliqua Doyle. Il a dit que, si tu dépérissais, c'était parce que la marque que tu avais faite sur Meredith avait guéri. C'est son énergie qui doit te nourrir pendant que tu es loin du royaume. Mais, pour cela, il vous faut à tous les deux un nouveau partage de chair. – Je ne comprends pas, murmura-t-il. – Ce n'est pas grave, Kitto, lui dis-je avant de me laisser tomber à genoux devant lui. Rien n'a d'importance, à part la senteur de ma peau, n'est-ce pas ? Lui passant un bras derrière la tête, j'approchai l'autre de sa bouche, de façon à lui en présenter la partie supérieure, à la hauteur de l'épaule. Pendant l'amour, les morsures, et même un léger écoulement de sang, cela n'est jamais désagréable. Mais, là, l'ambiance n'était pas au sexe ni au plaisir, et je ne me sentais pas vraiment prête pour ce genre d'échange. J'allais avoir mal, et je préférais donc choisir un endroit de mon corps assez charnu. Les pupilles de Kitto étaient redevenues de longues fentes noires. Malgré son immobilité apparente, il n'était pas statique ; tenaillé par une soif intense, il vibrait de tout son petit corps. Et, tandis que son regard affamé découvrait la chair tendre et blanche que je lui offrais, je me rappelai soudain que, comme son père, il était un gobelin serpent. A la fois mammifère, avec cet intense besoin de téter, et reptile. Un reptile prêt à bondir sur sa proie. Je crus en être effrayée, mais Kitto ne m'en laissa pas le temps. Il se jeta sur moi à une telle vitesse que j'eus l'impression d'être attaquée par une bête féroce. Je sursautai sous l'impact mais ne ressentis aucune douleur, sur le moment. Du sang se mit alors à couler de ses lèvres, pour glisser lentement le long de mon bras. Puis, Kitto enfonça les canines plus profond dans ma chair et y fourragea en secouant la tête, comme l'aurait fait un chien pour briser le cou de sa proie. Lâchant un cri, je m'effondrai au pied du lit, mais Kitto resta accroché à moi, ses dents plantées dans mon bras. Du sang coula alors sur ma poitrine et macula de rouge mon soutien-gorge de dentelle blanche. Je me retins pour ne pas hurler. Kitto était un gobelin ; crier et se débattre pendant qu'ils se gorgent de sang ne fait que les exciter davantage. Aussi me contentai-je de lâcher mon souffle tiède sur son visage pendant que, les yeux clos, l'air absolument comblé, il restait pendu à mon bras. Pour l'en détacher, j'essayai autre chose : je lui soufflai sèchement sur le nez, comme je le ferais avec un chiot qui se met à mordiller trop fort. La plupart des êtres vivants, qu'ils soient animaux ou humains, n'aiment pas qu'on leur souffle sur le nez, et encore moins sur les yeux. Kitto ouvrit brusquement les paupières et, dans son regard, je vis le reptile s'estomper pour laisser place au petit guerrier sidhe que je connaissais. Il lâcha mon bras. Je m'écartai du lit et allai m'appuyer contre la commode, derrière moi, quand la douleur me saisit, violente et immédiate. Contenant à peine le désir fulgurant de déverser sur Kitto un flot d'injures, je me laissai glisser au sol et l'observai. Il avait la bouche, le menton et la gorge barbouillés de sang. Ses yeux avaient retrouvé leur vivacité et il était de nouveau lui-même, mais il continuait de passer sur ses dents sa longue langue fourchue. Il se laissa alors tomber en arrière sur le matelas et resta ainsi, sans bouger, comme rassasié et en extase. Et moi, je demeurai affalée par terre, à saigner comme une malade. Doyle vint s'agenouiller auprès de moi, une petite serviette à la main. Il me souleva le bras, y enroula le tissu éponge, moins pour stopper le saignement que pour récupérer le sang et l'empêcher de tout salir autour de moi. C'est alors qu'un puissant parfum fleuri se dispersa à travers la chambre. Doyle leva les yeux vers la glace. – Quelqu'un demande la permission de parler dans le miroir, annonça- t-il. – Qui ? – Je ne sais pas. Niceven, peut-être. Je considérai mon bras sanguinolent et demandai : – Ça lui suffira comme spectacle ? – Si tu ne manifestes pas ta douleur pendant qu'on bande ta blessure, oui. – Génial, soupirai-je. Aide-moi à me relever, s'il te plaît. Comme il me soulevait dans ses bras pour me déposer délicatement au bord du lit, j'ajoutai : – Je ne t'en demandais pas tant, Doyle. – Désolé, Princesse, je voulais éviter de te faire mal. – Merci, je survivrai. Je pris la serviette et la maintint serrée sur ma plaie. Kitto se roula à mes côtés, son visage encore maculé de mon sang. Il avait tiré le couvre-lit autour de lui, de sorte que, du miroir, on n'apercevait pas son short. Paraissant ainsi totalement nu, il se tortilla contre moi et, de sa langue fourchue, continua de se lécher les lèvres, tandis que ses mains me malaxaient la taille et les hanches. Kurag pouvait dire ce qu'il voulait, prendre de la chair de cette façon équivalait à une véritable partie de jambes en l'air pour un gobelin. – Réponds-leur, Doyle, puis donne-moi quelque chose pour stopper ce foutu sang. Il me sourit, me gratifia d'une petite révérence et s'approcha du miroir qui, tout à coup, s'anima, dévoilant un homme au nez busqué et à la peau couleur de jacinthe. C'était Hedwick, le secrétaire particulier du Roi Taranis. Non seulement ce n'était pas Niceven, mais il n'allait pas du tout apprécier le spectacle. 26 Hedwick ne daigna même pas nous regarder à travers le miroir. Le visage baissé, il consultait une liste. – Salut à toi, Princesse Meredith NicEssus, de la part du Grand Roi Taranis le Grondeur. Par la présente, Sa Majesté te convie au grand bal de Noël, qui se tiendra dans trois jours. Elle sera heureuse de t'y voir. Pas une seule fois il n'avait levé les yeux vers nous, pendant son annonce. Alors qu'en attendant ma réponse il nettoyait la glace d'un geste absent, je lâchai : – Non. Le seul mot, sans doute, qu'il ne s'attendait pas à entendre. Sa main retomba d'un coup, et son regard, cette fois, balaya la pièce. Son expression passa de la surprise au dégoût. Peut-être était-ce le fait de voir Kitto se prélasser sur mon lit, ou de me découvrir barbouillée de sang. Quoi qu'il en soit, il n'apprécia pas ce qu'il vit. – Tu es bien la Princesse Meredith NicEssus, n'est-ce pas ? interrogea-t-il d'une voix teintée de mépris. – Oui. – Dans ce cas, nous te verrons au bal. – Non, répétai-je. Pointant sur moi un index sévère, il déclara : – J'ai beaucoup d'invitations à adresser aujourd'hui, Princesse. Je n'ai pas de temps à perdre avec des hystériques. Malgré le sourire que j'esquissai, je sentis mon regard se durcir. Mais, sous ma prétendue colère, c'était du plaisir que je ressentais. Hedwick avait toujours été un lèche-bottes empressé, et je savais qu'il distribuait ces invitations à tous les petits feys, les gens de moindre condition. Il y avait un autre sidhe pour se charger des contacts sociaux importants. Je me sentais donc insultée, non seulement du fait que cette invitation me soit délivrée par Hedwick, mais aussi par la façon dont il me la donnait. – Je ne suis pas une hystérique, Hedwick. Mais je ne peux pas accepter cette invitation telle que tu me la présentes. Il se hérissa, et ses doigts se mirent à tripoter nerveusement son jabot blanc. Vêtu comme au XVIIIe siècle, il avait au moins la décence de ne pas porter de perruque, ce dont je lui étais reconnaissante. – Le Roi exige ta présence, Princesse, me précisa-t-il sur un ton déférent, comme s'il s'agissait pour moi d'un immense honneur. – Je suis Unseelie, et je n'ai pas de roi, lui rétorquai-je. De retour dans la chambre, Doyle s'agenouilla à mes pieds et déposa près de moi un petit panier empli de flacons et de pansements. Nous avions pris l'habitude de les garder à portée de main, même si les morsures de mes gardes n'étaient jamais aussi féroces que celle que venait de m'infliger Kitto. Le regard d'Hedwick se fixa sur Doyle puis revint sur moi en grimaçant. – Tu es une princesse Seelie. Mon garde me prit le bras, ôta la serviette qu'il y avait posée et appliqua à la place une compresse fraîche. Je retins de justesse un cri de douleur tandis qu'il la pressait sur ma blessure. Et ma voix resta heureusement normale quand je répondis au messager de Taranis : – Il était entendu que mon titre Unseelie surpasserait mon titre Seelie. Maintenant que je suis l'héritière du trône Unseelie, je ne peux plus reconnaître mon oncle comme roi. Pour cela, il faudrait qu'il soit aussi roi de la cour Unseelie ; ce qui n'est pas le cas. Hedwick parut soudain très perplexe. Il était impeccable pour suivre les ordres, flatter ses supérieurs et jouer aux garçons de courses. Par mon attitude, je le forçais soudain à réfléchir, et il n'avait pas l'habitude de faire quelque chose d'aussi compliqué. De nouveau, il tripota son jabot puis, d'une voix nettement moins sûre, il déclara : – Comme tu voudras, Princesse. Dans ce cas, le Roi Taranis t'ordonne de venir au bal qui aura lieu dans trois jours. Doyle leva vers moi un regard inquiet. Je lui souris et plissai discrètement les yeux pour lui assurer que j'avais compris. – Hedwick, le seul personnage royal qui puisse exiger ma présence quelque part, c'est la Reine de l'Air et des Ténèbres. – Le Roi peut exiger la présence de n'importe qui ayant un titre moindre que lui ; et tu n'es pas encore reine, Princesse Meredith. Doyle souleva le morceau de gaze pour voir si ma blessure avait cessé de saigner. Apparemment oui, car il saisit un flacon d'antiseptique pour nettoyer la plaie. – Si j'étais l'héritière du Roi Taranis, il pourrait me donner des ordres. Mais je ne suis pas son héritière, je suis celle d'Andais. Elle seule peut me donner des ordres, parce qu'elle seule me surpasse de par son rang. Il tiqua à la mention du vrai nom de la reine. Tous les Seelies étaient ainsi ; jamais ils n'osaient évoquer son nom, de peur sans doute que cela la fasse apparaître devant eux. – Oserais-tu prétendre que tu surpasses le Roi de par ton rang ? demanda-t-il sur un ton indigné. Doyle commença à nettoyer la plaie, chaque pression de sa main, aussi délicate qu'elle soit, me faisant frémir de douleur. Mais je serrai les dents et m'efforçai de ne rien montrer à Hedwick. – Je dis simplement que les rangs à la cour Seelie, qu'ils soient hauts ou bas, ne signifient plus rien pour moi. J'aurais pu être princesse à la cour Seelie, comme je l'étais à la cour Unseelie. Mais je vais être reine. Je ne peux donc pas être d'un rang inférieur à celui de quiconque, dans l'une ou l'autre cour. – Il y a un bon nombre de reines à la cour qui reconnaissent Taranis comme leur roi. – Je sais cela, Hedwick, mais elles appartiennent à la cour Seelie, et elles ne sont pas sidhes. Moi, j'appartiens à la cour Unseelie, et je suis sidhe. – Tu es la nièce du Roi, articula-t-il en cherchant à se retrouver dans le labyrinthe politique que je venais de créer dans son esprit. – C'est gentil de me le rappeler, mais ce serait comme si Andais demandait à Eluned de la reconnaître comme sa reine. – La Princesse Eluned n'a aucun lien avec la cour Unseelie, rétorqua Hedwick sur un ton extrêmement offensé. Je lâchai un soupir, qui faillit virer au cri de douleur quand Doyle acheva de nettoyer ma blessure. – Hedwick, lui dis-je, essaie de comprendre. Je vais être Reine de la cour Unseelie. Mais le Roi Taranis ne peut rien m'ordonner, parce que ce n'est pas de lui que j'hériterai mon trône. – Tu refuses donc de te plier aux ordres du Roi ? insista-t-il sur un ton incrédule. – Le Roi n'a aucun ordre à me donner. Pas plus qu'au président des Etats-Unis en personne. – Tu te tiens au-dessus de ton rang, Meredith. – Et tu sembles oublier le tien, Hedwick ! lui jetai-je en ne réprimant plus rien de ma colère. – Tu refuses donc d'obéir aux ordres du Roi ? – Oui, je refuse car il n'est pas mon roi et ne peut donner d'ordre à quiconque n'appartient pas à son royaume. – Prétends-tu par là renoncer aux titres que te confère ton appartenance à la cour Seelie ? Comme Doyle m'effleurait le bras, je me tournai vers lui et il me jeta un regard m'incitant à la prudence. – Non plus, Hedwick. Ce que tu me dis là est tout bonnement insultant. Tu n'es qu'un fonctionnaire mineur, un simple messager, rien de plus. – Je suis le secrétaire particulier du Roi, protesta-t-il en tentant de redresser chaque centimètre de sa courte taille. – Tu portes des messages aux petits feys et aux humains peu influents. Toutes les invitations importantes passent par Rosmerta, tu le sais. M'en faire parvenir une par toi et non par elle est une véritable insulte pour moi. – Tu ne mérites pas l'attention de la Duchesse Rosmerta. – Ton message est incomplet, Hedwick. Tu ferais mieux de retourner vers ton maître et d'en apprendre un autre ; un qui aura des chances d'être mieux reçu. Je fis un discret signe de tête à Doyle, qui se leva et obscurcit le miroir au beau milieu du caquetage d'Hedwick. – Bien parlé, me dit-il en se retournant. – Tu viens d'insulter le Roi de la Lumière et des Illusions, me lança Rhys, le visage blême. – Non, Rhys, c'est lui qui m'a insultée. Et, plus grave encore, si j'avais accepté d'obéir à Taranis, cela voulait dire qu'en montant sur le trône Unseelie, je reconnaissais d'office qu'il règne aussi bien sur les Unseelies que sur les Seelies. – Est-ce que cela pourrait être une erreur de son secrétaire ? demanda Frost. Est-ce qu'il n'a pas tout simplement employé les mêmes mots avec toi qu'avec tous les autres de sa liste ? – Peut-être ; mais, dans ce cas, c'est tout aussi insultant pour moi. – Oui, Merry, c'est insultant, en convint Rhys. Mais on peut sans doute avaler quelques couleuvres de ce genre si on veut éviter de le contrarier, non ? Il s'assit au bout du lit comme si ses jambes se dérobaient sous lui. – Non, on ne peut pas, lui répondit Doyle. Tu ne saisis donc pas ? Merry va diriger le royaume rival de celui de Taranis. Elle doit imposer ses règles dès maintenant, sinon il la traitera comme une quantité négligeable. Pour notre bien à tous, elle ne doit pas montrer le moindre signe de faiblesse. Et, cela, dès aujourd'hui. – Et comment va réagir le roi, d'après toi ? interrogea Frost. – Franchement, je n'en ai pas la moindre idée. – Est-ce qu'on l'a déjà défié comme ça ? – Je l'ignore. – Non, laissai-je tomber. Devant leurs regards interdits, j'ajoutai : – Tout le monde s'écrase devant Taranis, exactement comme ils le font devant Andais. – Il ne paraît pourtant pas aussi terrifiant qu'elle, s'étonna Frost. – Il est comme un gamin trop gâté, lui expliquai-je. S'il n'a pas ce qu'il veut, il se fiche en rogne. Les serviteurs et les laquais redoutent ses colères comme la peste, car tout le monde sait qu'il est capable de tuer n'importe lequel d'entre eux pendant ses accès de rage. Parfois, il le regrette ; parfois, non. – Et toi, tu lui balances ce défi à la figure, s'étonna Rhys. Tu n'as pas peur? – Il y a une chose que j'ai remarquée, chez Taranis, c'est que, lors de ses crises de colère, il ne frappe jamais quelqu'un de plus fort que lui. Pourquoi s'en prend-il toujours à ceux qui lui sont inférieurs, que ce soit magiquement ou politiquement, ou à des gens qui n'ont pas d'alliés puissants parmi les sidhes ? Devant leur silence, j'ajoutai : – Non, Rhys, je n'ai pas peur. Il sait toujours à qui il s'en prend, dans ces moments-là. Il ne me fera pas de mal sous prétexte que je lui ai résisté. Il me respectera, au contraire. Peut-être même qu'il commencera à se poser des questions. – A se poser des questions ? répéta-t-il sans comprendre. – Il craint Andais. Et Cel, aussi, parce qu'il est fou et que Taranis ne sait pas ce qu'il fera une fois qu'il sera sur le trône. Il pensait peut-être pouvoir me contrôler ; maintenant, il va commencer à douter. – C'est surprenant que son invitation arrive juste après notre visite à Maeve Reed, observa Doyle. – Oui, c'est intéressant, même... Tous les trois échangèrent un regard tandis que Kitto, toujours roulé en boule contre moi, semblait apaisé, à présent. – Je ne pense pas qu'il serait sage pour Meredith d'assister à ce bal, suggéra alors Frost. – Moi non plus, fit Doyle. – Pareil pour moi, déclara Rhys. – Je n'ai pas l'intention d'y aller, je vous rassure. Mais pourquoi avez- vous tous l'air aussi grave ? Doyle se rapprocha de moi, obligeant Kitto à s'écarter légèrement. – Taranis est-il aussi doué en politique que tu le supposes ? – Je l'espère. Pourquoi ? – Pensera-t-il que tu as refusé son invitation pour les bonnes raisons, ou se demandera-t-il si tu l'as fait à cause de ce que t'aurait dit Maeve Reed ? Je ne leur avais encore rien dévoilé du secret de Maeve, et ils ne m'avaient d'ailleurs rien demandé à ce sujet. Ils devaient supposer qu'elle m'avait fait promettre de ne rien dire, ce qui n'était pas le cas. Si je m'étais tue, c'était parce qu'en général ce genre de secret peut coûter la vie de celui qui le dévoile. Et voilà que Taranis déboulait tout d'un coup avec son invitation. Merde ! – Je ne voulais pas vous révéler ce que Maeve m'avait dit, parce que c'est dangereux. Je pensais qu'il nous suffisait à tous d'éviter la cour Seelie, et que ça ne porterait pas à conséquence. Taranis ne m'a pas envoyé d'invitation depuis des années. Mais si on est obligés d'entrer en pourparlers avec lui, il vaut mieux que vous soyez au courant. Quand j'eus fini de leur raconter pourquoi Maeve avait été exilée, mes gardes restèrent sans voix. Seul Kitto fit ce commentaire : – Taranis a condamné son peuple. – S'il est vraiment stérile, oui, il les a tous condamnés à une mort certaine, dit Doyle. – Leurs pouvoirs magiques meurent parce que leur roi est infertile, ajouta Frost. – Et c'est ce qu'Andais craint pour les Unseelies. Mais elle a eu un enfant, alors que Taranis n'en a eu aucun. – C'est pour ça qu'elle souhaite tellement que Cel ou moi donnions naissance à un héritier. – Bien sûr, reprit Doyle, même si elle ne dit rien des motifs exacts pour lesquels elle cherche constamment à vous monter l'un contre l'autre. – Taranis va tous nous tuer, lâcha soudain Rhys d'une voix blanche. Tous, nous le regardâmes d'un air stupéfait. Levant le visage d'entre ses mains, il continua : – Il est obligé de tuer tous ceux qui savent qu'il est stérile. Si les autres Seelies découvrent qu'il les a condamnés, ils exigeront qu'il fasse le grand sacrifice, puis ils arroseront de son sang les terres qui les entourent afin de retrouver leur fertilité. A voir l'expression sinistre de Rhys, il était difficile de discuter, d'autant que je pensais la même chose que lui. – Dans ce cas, pourquoi Maeve Reed est-elle encore de ce monde ? demanda Frost. Julian nous a dit qu'on n'avait jamais attenté à sa vie. C'est un peu étonnant, non ? – Oui... je ne sais pas, répondit Rhys. C'est sans doute qu'elle n'a aucun moyen de raconter ça à d'autres membres du royaume. On a réussi à la rencontrer, mais elle ne peut parler à personne qui ne soit pas déjà en exil comme elle. Meredith n'est pas en exil, et elle peut révéler ce secret à des gens haut placés. Des gens qui donneraient foi à ses dires et qui agiraient en conséquence. Un long silence s'installa entre nous, que Doyle finit par briser en demandant : – Frost, appelle Julian et dis-lui qu'il risque d'y avoir des problèmes. – Sans lui préciser pourquoi ? – Non, bien sûr. Frost se leva et alla téléphoner du salon. – As-tu parlé de ça à quelqu'un d'autre ? demandai-je alors à Doyle. – A Barinthus, seulement. – Ah, je comprends mieux la présence du bol d'eau sur l'autel, répliquai-je. – Oui, il était autrefois le maître des mers qui entouraient notre île. Le contacter au moyen de l'eau est quasiment indétectable. – C'est comme ça que mon père s'adressait à lui, aussi. Comment va-t-il? – Il continue à sceller des alliances un peu partout pour toi. C'est ton meilleur allié parmi les Unseelies, n'oublie pas. – Je n'oublie pas, Doyle. Mais qu'est-ce que tu ne me dis pas ? Baissant la tête, il ferma les yeux et souffla : – Il fut un temps où tu n'aurais jamais deviné cela sur mon visage. – J'ai de la pratique, Doyle. Qu'est-ce que tu ne me dis pas ? – On a essayé par deux fois de l'assassiner. – Par la Déesse Toute-Puissante, c'était sérieux ? – Assez pour qu'il en parle, mais pas assez pour qu'il se sente vraiment menacé. Barinthus est l'un des plus âgés d'entre nous. Son élément essentiel, c'est l'eau. Et l'eau n'est pas facile à tuer. – Comme tu l'as dit, Barinthus est mon meilleur allié. S'ils le tuent, tout le reste tombera. – C'est ce que je craindrais, Princesse. Mais beaucoup se demandent dans quel état sera Cel quand il émergera de ses six mois de tourment. Selon eux, il est possible qu'il ait totalement perdu l'esprit, et ils ne voudront pas d'un fou sur le trône. Barinthus pense que c'est pour cette raison qu'ils passent outre leur crainte de te voir les contaminer avec ta mortalité. – Ils ont l'air affolés, murmurai-je. – Ce qui les affole, ce sont les rumeurs de déclaration de guerre avec la cour Seelie qui circulent. Une guerre qui aurait lieu indifféremment avec toi ou Cel sur le trône. Et cela, je ne l'ai pas dit à Kurag. Ils pressentent la folie de Cel, ils craignent ta mortalité, et ils considèrent la faiblesse de la Reine comme le signe de l'extinction prochaine des Unseelies. Il y en a certains qui parlent de faire la guerre une dernière fois, tant que nous avons encore une chance de battre les Seelies. – Si une guerre totale se déclare sur le sol américain, remarqua Rhys, l'armée humaine interviendra. Et, première chose, ça mettrait fin au contrat qui nous autorise à demeurer dans ce pays. – Je sais, fit Doyle. – Et ils pensent en plus que Cel est fou... ajouta Rhys. – Barinthus a dit qui était derrière cette idée de guerre contre les Seelies ? – Siobhan. – Le chef de la garde de Cel ? – Il n'y a qu'une Siobhan, dit Doyle. – Heureusement, marmonna Rhys. Siobhan était l'équivalent féminin de Doyle, sans avoir pour autant la moindre ressemblance avec lui. D'une pâleur cadavérique, elle était de petite taille et avait une véritable toile d'araignée en guise de cheveux. Elle était au service de Cel, comme Doyle était au service d'Andais. – Je ne veux pas faire la difficile, mais Siobhan a-t-elle été punie pour avoir suivi les ordres de Cel, quand il a cherché à m'assassiner ? – Oui, répondit Doyle. Mais cela fait des mois, Meredith, et le châtiment qu'elle a reçu est terminé. – Combien de temps a-t-il duré ? – Un mois. – Un mois pour avoir manqué de tuer une héritière royale... Quel genre de message cela envoie-t-il à tous ceux qui désirent ma mort ? – C'est Cel qui en a donné l'ordre, Meredith, et il s'est vu infliger pour cela l'un de nos pires supplices, et pour six mois. Personne ne s'attend à ce qu'il en sorte mentalement indemne, et c'est cela qu'ils estiment être son vrai châtiment. – Tu as déjà passé un mois à goûter aux charmantes attentions d'Ezekial ? me demanda Rhys. Ezekial était, depuis des siècles, le tortionnaire de la cour. Ayant vu un jour ce simple mortel utiliser ses talents au service d'une ville humaine, la Reine avait admiré son travail et sa manière de faire, et lui avait offert un job à sa cour. – Je n'ai pas séjourné un mois dans la salle de la Mort, c'est vrai, mais j'ai quand même fait un petit tour là-bas. Ezekial disait toujours qu'il devait être prudent avec moi. Il avait passé tant de siècles avec les immortels qu'il craignait de me tuer par inadvertance, moi, la princesse si délicate, si fragile, tellement humaine... – Tu comprends donc, Merry, ce qu'a pu endurer Siobhan pendant le mois qu'elle a passé dans cet endroit. – Je comprends, Rhys, mais j'aurais préféré qu'elle soit carrément exécutée. – La Reine préfère ne pas perdre des sidhes de la noblesse, précisa Doyle. – Je sais, elle n'en a pas beaucoup. Ce qui ne m'empêchait pas de regretter que Siobhan soit encore en vie. Quand on tente de tuer une héritière royale, on devrait être puni de mort. Un châtiment moins lourd, et n'importe qui pourrait très bien essayer de remettre ça. Siobhan elle-même, par exemple. – Pourquoi veut-elle la guerre ? Demandai-je. – Elle aime la mort, répondit Rhys. Comme je lui jetais un regard surpris, il me dit : – Je n'étais pas le seul à être vénéré comme une divinité de la mort, et je ne suis pas le seul à avoir perdu beaucoup de mon aura quand l'Innomé a été conçu. Comme moi, Siobhan ne s'est pas toujours appelée ainsi. – Au fait, raconte à Doyle ce que tu as découvert sur la scène du crime, aujourd'hui. A mesure que Rhys lui expliquait l'histoire des anciens dieux et de leurs fantômes, Doyle parut s'assombrir. – Je n'ai pas vu Esras faire ce qu'il a fait, mais je sais que la Reine lui en avait donné l'ordre. Un des accords conclus entre nous et les Seelies était que certains maléfices ne devaient jamais être répétés. Et, celui-là, c'était l'un d'entre eux, justement. – Si on pouvait prouver que c'est un sidhe d'une autre cour qui a lancé ce sortilège, cela réduirait-il à néant le traité de paix conclu entre nous ? Doyle resta pensif un instant puis déclara : – Je ne sais pas. En principe, oui ; mais aucun sidhe ne souhaite une guerre totale, en réalité. – Siobhan, elle, la veut. Et elle voudrait me voir morte. Est-ce qu'elle pourrait être l'auteur de ce sortilège ? – Elle veut la guerre, c'est vrai, reconnut Doyle, et elle n'aura aucun scrupule à la faire. Mais en a-t-elle le pouvoir ? Je l'ignore. Il se tourna vers Rhys comme pour chercher une réponse dans son regard. – Elle l'a eu, autrefois, soupira celui-ci. Et moi aussi, merde ! Elle est tout à fait capable d'avoir lancé ce maléfice, mais ça voudrait dire qu'elle se trouve ici, en Californie. On ne lâche pas les anciens, comme ça, dans la nature, sans se réserver la possibilité de les contrôler. Hors de portée de leur maître, ces fantômes massacreraient tout ce qui bouge. Sans chercher à s'en prendre spécifiquement à Merry. – Tu en es sûr ? interrogea Doyle. – Oui, certain. – Est-ce que Barinthus aurait précisé que Siobhan avait quitté la cour, récemment ? Demandai-je. – Non, il a seulement dit d'elle que c'était une... chieuse. – Alors, elle est à la cour. – Ça ne veut pas dire qu'elle ne l'a pas quittée à un moment ou un autre. – Mais ça n'a pas tué Merry, en tout cas, remarqua Rhys. – Ravie de l'apprendre, lui répliquai-je en souriant. Mais, et si ma mort n'était qu'un à-côté sans importance ? Et si le vrai but, derrière tout ça, c'était de faire naître une guerre entre les deux cours ? – Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir laissé les anciens accomplir leurs horreurs dans l'Illinois, près des deux cours ? demanda Doyle. – Parce que le but de celui qui a fait cela n'est pas de se faire exécuter mais de faire éclater une guerre. – C'est vrai, dit Doyle. Si la Reine découvrait que quelqu'un a osé lancer un des sortilèges interdits, elle le ferait éliminer sur-le-champ, dans l'espoir d'apaiser la colère de Taranis. – Et elle aurait raison, dit Rhys, car aucun dirigeant ne désire une guerre totale. – Alors, repris-je, pour pouvoir commencer leur petite guerre, il faut qu'ils la déclenchent sans se faire remarquer. C'est vrai, quand on y pense : si on réussit à prouver devant les cours que ce sont les sidhes et leur magie qui sont responsables, mais qu'on ne peut pas prouver lequel d'entre eux a lancé ce sortilège, les soupçons vont grimper des deux côtés. – Siobhan n'est pas capable de libérer l'Innomé, assura Rhys. J'en suis certain. – Attends, lui lançai-je tout à coup, la Reine n'a pas dit que Taranis refusait d'aider à sa recherche ? Qu'il refusait de reconnaître qu'une chose aussi épouvantable puisse provenir de sa cour ? – Si, elle l'a dit, répondit Doyle. – Et si c'était un membre de la cour Seelie qui l'avait libéré, est-ce qu'on aurait plus de mal à le traquer ? – Peut-être. – Tu veux dire que le traître serait un Seelie ? – Peut-être, ou alors il y a deux traîtres. Siobhan aurait pu provoquer l'attaque des fantômes, et quelqu'un d'une autre cour aurait pu libérer l'Innomé. – Mais pourquoi libérer l'Innomé ? interrogea Rhys. – Celui qui a la capacité de le contrôler, répondit Doyle comme s'il se parlait à lui-même, peut accéder aux pouvoirs les plus terrifiants qui existent dans le royaume des feys. Et, à ce moment-là, plus rien ni personne ne peut l'arrêter. – Quelqu'un se prépare à la guerre, murmurai-je. Doyle lâcha un lourd soupir puis déclara : – Je dois avertir la Reine de l'existence de ces fantômes. Je lui ferai part également de nos conjectures quant à l'Innomé. Se tournant vers moi, il ajouta : – Et tant que nous ne serons pas certains que les anciens ne représentent pas une menace directe pour toi, tu resteras à l'intérieur des barrières magiques. – Elles sont assez solides pour les retenir ? Il afficha une grimace pensive puis regarda Rhys, qui haussa les épaules en disant : – Je les ai vus être lâchés au cours d'une bataille. Je sais que les barrières magiques sont capables de résister à tout ce qui est dangereux, mais je ne sais pas quelle puissance ces fantômes peuvent acquérir. Surtout si on les laisse se nourrir. Ils peuvent alors se développer suffisamment pour briser n'importe quel écran. – Merci, marmonnai-je, c'est rassurant. – Ce n'est pas censé te rassurer, Merry. C'est juste la vérité. Mais tu sais qu'on est prêts à donner notre vie pour te protéger, et qu'on est quand même assez difficiles à tuer. – Tu ne crois tout de même pas que vous allez gagner, non ? Comment allez-vous faire pour combattre un ennemi invisible et intouchable, qui, lui, peut vous voir et vous toucher ? Un ennemi qui peut aspirer la vie de votre bouche comme on vide une cannette de soda. Comment peut-on lutter contre une entité pareille ? – Pour cela, je dois parler à la Reine, répondit Doyle. Il se leva alors, se dirigea vers la salle de bains où se trouvait un plus petit miroir. Apparemment, il préférait avoir une conversation privée avec Andais. S'arrêtant devant la porte, il lança : – Appelez Jeremy et dites-lui qu'on ne retournera pas à l'agence, aujourd'hui. Tant qu'on ne sait pas si cela représente une menace directe pour Merry, on ne protégera qu'elle, et elle seule. – Et qu'est-ce qu'on fait pour gagner notre vie ? demandai-je. Il soupira et se frotta les yeux d'un air las. – J'admire ta volonté de ne rien devoir à personne. Je suis même tout à fait d'accord avec cela. Mais les choses seraient plus simples si on était payés par la cour et si on n'avait à s'occuper que de politique. Il va arriver un jour, Meredith, où on ne pourra plus travailler la journée durant, et nous dépêtrer en même temps des intrigues politiques. – Je ne veux pas de son argent, Doyle. – Je sais, je sais. Appelle Jeremy, explique-lui que tu restes ici pour veiller sur Kitto. Quand tu lui diras qu'il dépérissait et que tu l'as sauvé, il comprendra. – Tu ne veux pas lui parler des fantômes des anciens dieux ? – C'est une affaire qui concerne les sidhes, Meredith. Jeremy n'est pas sidhe. – Peut-être, mais si les sidhes entrent en guerre, les fey le feront aussi. Mon arrière-grand-mère était brownie. Tout ce qu'elle désirait, c'était rester chez elle et s'occuper de sa maison d'humaine. Mais elle a été tuée au cours d'une des dernières grandes guerres. Si les feys y sont entraînés de force, tu ne crois pas qu'on devrait les mettre au courant ? – Jeremy a été exilé du royaume des feys, il ne sera pas concerné. – Tu fais exprès d'ignorer ce que je te dis. – Non, Meredith, je n'ignore pas ce que tu me dis, mais je ne sais pas quoi te répondre. Et tant que je n'aurai rien trouvé à répondre, je ne répondrai rien. Sur ce, Doyle entra dans la salle de bains et ferma la porte derrière lui. Me tapotant le bras, Rhys me dit alors : – C'est gonflé de ta part de suggérer que les feys qui ne sont pas sidhes devraient avoir droit au vote. Très démocratique. – Oh, ça va, Rhys. – Je suis tout à fait d'accord avec toi, Meredith, sauf que notre avis ne pèsera pas lourd dans la balance. Une fois que tu seras sur le trône, ça changera peut-être. Mais, en attendant, il n'y a pas la moindre chance, dans ce royaume, qu'un dirigeant sidhe accepte d'inclure le reste des feys dans nos discussions. Ils seront avertis quand on décidera d'entrer en guerre, pas avant. – Ce n'est pas juste. – Non, mais c'est comme ça que ça marche. – Mettez-moi sur le trône, et alors, vous verrez si ça ne change pas ! – Merry, on va risquer notre vie pour te mettre sur le trône, et ensuite tu vas fiche en rogne tous les sidhes en bouleversant tout ? On pourra bien en repousser quelques-uns, mais pas tous. – Il y a beaucoup plus de petits feys que de sidhes, Rhys. – Ce n'est pas le nombre qui compte, tu le sais bien. – Qu'est-ce qui compte, alors ? – La force. La force des armes, de la magie, du pouvoir sur le peuple. Tout ce que possèdent les sidhes ; voilà pourquoi, jolie Princesse, nous dirigeons les feys depuis des milliers d'années. – Il a raison, observa doucement Kitto. Je baissai les yeux sur lui. Il était encore très pâle, mais sa peau n'avait plus cette transparence terrifiante. – Les gobelins sont de grands guerriers. – Oui, mais pas de grands magiciens, reprit Kitto. Et Kurag craint les sidhes. Tout ce qui n'est pas sidhe craint les sidhes. – Je ne crois pas que ce soit vrai, dis-je. – Moi, je le crois, fit-il en se blottissant contre moi avant de m'étreindre avec force. Je le crois... 27 Kitto venait de frôler la mort, il ne me restait plus qu'une chose à faire : aller au lit et dormir. Je proposai alors à Doyle de m'y rejoindre, mais Frost choisit cet instant pour piquer une méga-crise de jalousie. J'eus beau lui faire remarquer que Doyle et moi avions à peine dormi la nuit dernière, qu'on mourait de sommeil et que, donc, peu importait qui allait se coucher avec moi, il ne voulut rien savoir. Voyant au bout d'un instant que cette discussion ne nous mènerait nulle part, Doyle accepta de laisser tomber... à condition que Frost non plus ne mette pas les pieds dans ma chambre. Je me retrouvai donc seule dans mon lit à câliner Kitto. Je lui laissai la place que j'occupais habituellement, afin de pouvoir m'enrouler autour de lui sans prendre appui sur mon bras blessé. Malgré l'anti-inflammatoire que j'avais avalé, la douleur restait tenace dans mon épaule. Je ne me souvenais pas avoir eu aussi mal, la première fois que Kitto m'avait mordue, mais je me consolais en me disant que c'était peut-être un bon signe. Je l'espérais, du moins, car, sinon, où était l'intérêt d'avoir autant souffert ? D'abord furieux d'apprendre qu'aucun de nous ne reviendrait à l'agence, Jeremy s'était finalement calmé en découvrant que Kitto était passé à deux doigts de la mort. Après un long instant de silence, comme je n'entendais plus rien au bout du fil, j'avais fini par appeler : – Jeremy... ? – Je suis là, Merry, pardon. Il y a tant d'affreux souvenirs qui me reviennent à l'esprit. J'ai déjà vu des feys dépérir, je sais ce que c'est. Prends bien soin de lui, on va se débrouiller ici. Quant à Teresa, elle reste toute la nuit en observation à l'hôpital. Elle est sous tranquillisants, et je ne sais pas combien de temps ils vont la garder. – Elle va s'en sortir ? Jeremy hésita un instant avant de répondre : – Je l'espère, oui. Mais je ne l'avais jamais vue dans cet état. Son mari m'a gueulé dessus, pour l'avoir mise en danger. Il ne veut plus qu'elle fasse de scènes de crime, maintenant. Je le comprends... – Tu crois que Teresa sera d'accord ? – Ça n'a pas grande importance, Merry. Je suis le directeur de cette boîte, j'ai pris une décision : l'agence de détectives Grey ne fera plus d'investigations policières. Je suis peut-être un bon magicien, mais je n'ai pas la moindre idée de ce qui est arrivé aujourd'hui. J'ai vaguement détecté les traces d'un sortilège, mais ça s'arrête là. J'ai dit à l'inspecteur Tate ce que j'en pensais, mais le lieutenant Peterson n'a rien voulu entendre. Il est persuadé que tout ça n'a rien de surnaturel ; « un peu exceptionnel », a-t-il reconnu, mais pas surnaturel. A sa voix, je le sentais fatigué. – On dirait que tu as besoin de sommeil et de bras réconfortants, toi aussi, lui dis-je. – Tu te proposes comme volontaire ? demanda-t-il en riant. Notre vorace de Merry serait-elle prête à prendre sous son aile tous les pauvres hommes feys de Los Angeles ? – Si tu acceptes de venir jusqu'ici pour te faire câliner, tu es le bienvenu. Il resta silencieux un instant puis lâcha : – C'est vrai, j'avais presque oublié ça. – Oublié quoi ? – Qu'on pouvait se laisser réconforter par ses amis d'une façon qui, aux yeux des humains, prendrait tout de suite un caractère sexuel. Et j'avoue que je serais heureux de venir me blottir contre toi pour m'endormir. – Pas de problème, Jeremy. – Si, il y a un problème, justement, Merry : je suis resté trop longtemps parmi les humains. Je ne pense plus complètement comme un trow, aujourd'hui. Je ne sais pas si je pourrais m'allonger dans le même lit que toi sans que la chose prenne des allures de sexe. Et, franchement, je n'avais pas su quoi répondre à cela. Quand je me réveillai, la lumière derrière les rideaux disparaissait pour laisser place au crépuscule. J'entourais toujours Kitto de mon corps, et lui continuait à m'étreindre de toutes ses forces, comme si aucun de nous n'avait bougé de la journée. Je restai pensive un bon moment, réalisant à quel point mes articulations étaient raides de n'avoir pas remué pendant si longtemps. Je sentais toujours mon épaule, mais la douleur était devenue assez supportable. La respiration de Kitto étant profonde et régulière, je me demandais ce qui avait pu me réveiller. De nouveau, quelques coups discrets résonnèrent à la porte de ma chambre. Qui s'ouvrit sans que j'ai eu le temps de répondre. Galen apparut dans l'entrebâillement, et sourit en voyant que je ne dormais plus. – Comment va Kitto ? demanda-t-il. Je me redressai sur un coude et observai le gobelin. Il laissa échapper un léger bruit et se serra davantage contre moi. – Il a l'air d'aller mieux, et il est chaud. Comme je lui passai les doigts dans les cheveux, sa tête se pressa contre ma paume, mais il ne se réveilla pas. – Il y a quelque chose qui ne va pas ? demandai-je à Galen. – Hum... pas vraiment. – Quoi, qu'est-ce qui se passe ? insistai-je. Il entra dans la chambre, referma doucement la porte derrière lui, et me parla à voix basse pour ne pas déranger Kitto. Debout devant le lit, il portait une chemise à manches longues dont le vert clair mettait parfaitement en valeur la couleur de son teint, et intensifiait le vert foncé de ses cheveux. Son jean était si délavé qu'il paraissait blanc, avec un trou à demi effiloché au niveau de la cuisse, qui laissait apercevoir le teint nacré de sa peau. Captivée par ce spectacle, je ne prêtai pas attention à ce qu'il venait de me déclarer. – Désolée, qu'est-ce que tu viens de me dire ? Avec un sourire éclatant, il m'annonça : – L'envoyé de la Reine Niceven est ici. Il dit qu'il a l'ordre exprès de recueillir le premier paiement avant de nous révéler la façon de me soigner. Mon regard retourna sur le trou de son jean, puis remonta le long de son buste jusqu'à rencontrer ses yeux émeraude. La passion que j'y lus était en parfaite harmonie avec le désir qui, soudain, s'emparait de moi. Kitto s'étira alors à mes côtés et ouvrit ses yeux bleus. Ce n'étaient pas nos paroles, le bruit de la porte ou l'un de mes gestes qui l'avaient réveillé, mais la tension soudaine de mon corps lorsque je m'étais extasiée sur le look de Galen. Je lui expliquai brièvement que le messager de Niceven était là, et, comme je l'avais espéré, il ne manifesta aucune objection à ce que je fasse entrer un demi-fey dans la chambre. Si je le lui avais demandé, c'était par pure politesse. La reine, elle, aurait négligé de le faire, non pas parce qu'elle savait que son interlocuteur s'en moquait mais parce qu'elle-même ne se souciait absolument pas de ce qu'il pouvait penser. Galen alla ouvrir la porte, et une minuscule silhouette, pas plus grande qu'une poupée Barbie, entra dans la chambre en battant des ailes. Le corps fluet de la créature était jaune, strié verticalement de lignes noires, et tacheté par endroits de bleu et d'orange. Comme elle s'approchait de moi, je vis qu'elle était vêtue seulement d'une jupe ou d'un kilt jaune foncé. – Salut à toi, Meredith, Princesse des Unseelies, de la part de Niceven, Reine des demi-feys. Je m'appelle Sage et j'ai l'honneur d'avoir été choisi comme ambassadeur de Sa Majesté sur les Terres de l'Ouest. Sa voix tintait comme un carillon de cristal, et je compris aussitôt que c'était du glamour. – Non, Sage, lui dis-je en souriant, pas de glamour entre nous. Pour moi, ce n'est rien d'autre que du mensonge. Il colla ses petites mains parfaites sur sa poitrine, et ses ailes se mirent à battre si vite qu'elles m'envoyèrent un peu d'air sur le visage. – Du glamour, moi ? Est-ce qu'un humble demi-fey est capable de glamour devant un sidhe de la cour Unseelie ? Soucieux de ne pas me contredire, il se contentait d'esquiver la question. – Tu peux laisser tomber ton glamour, ou on peut te l'enlever, lui dis-je. Tu pourras le remettre ensuite mais, pour notre première rencontre, je voudrais voir à quoi ou à qui j'ai affaire. Sage s'approcha encore, si bien qu'une de ses ailes m'effleurait les cheveux en voletant. – Jolie jeune femme, tes paroles me blessent. Je suis aussi transparent que possible. – Si c'est vrai, lui rétorquai-je, pose-toi sur moi et laisse-moi m'assurer de la véracité de tes paroles. Car si tu es vraiment tel que tu m'apparais, le fait de toucher ma chair ne devrait pas te changer. Mais si tu me mens, un seul contact avec ma peau suffira à me montrer ce que tu es en réalité. Le caractère solennel de mes paroles était déjà un genre de sortilège en soi. J'avais parlé en toute franchise et croyais sincèrement à ce que je disais. Ainsi, lorsqu'il toucherait ma peau, il apparaîtrait forcément tel qu'il était. Comme je m'asseyais sur le lit pour tendre la main vers lui, les draps bordeaux glissèrent de mes épaules et retombèrent autour de ma taille. Kitto se cala de nouveau contre moi, ses grands yeux considérant avec intérêt le fey qui nous voletait autour. Il contemplait la petite créature comme un chat fasciné par un oiseau. Je savais que les gobelins n'étaient pas contre le fait de cannibaliser d'autres feys, et l'expression sur son visage me disait que, peut-être, les demi-feys constituaient un mets de choix. – Ça va, Kitto ? Il cligna des paupières, ses yeux se posèrent sur ma poitrine dénudée, et l'expression affamée qu'il affichait devant Sage s'altéra à peine. Ce regard avide m'effraya. Il dut le remarquer car il vint plaquer son visage contre ma hanche nue avant de l'enfouir sous les draps. – Le goût de la chair a donné de l'audace à notre petit gobelin, articula Doyle, debout sur le pas de la porte. Le demi-fey se retourna d'un coup d'ailes et le salua. – Les Ténèbres de la Reine, je suis très honoré. Doyle lui accorda la plus simple des révérences et déclara : – Sage, je dois avouer que c'est une surprise de te trouver ici. Le messager de Niceven voleta vers lui, mais sans trop s'approcher néanmoins, tel le timide insecte auquel il ressemblait. – Pourquoi une surprise, Ténèbres ? s'étonna-t-il, d'une voix qui n'avait plus rien des joyeuses clochettes du début. – J'ignorais que Niceven pouvait se passer de son amant favori. – Je ne suis plus son amant, Ténèbres, tu le sais. – Je sais que Niceven a eu un enfant d'un autre mari, mais je ne pensais pas que les demi-feys appréciaient à ce point le raffinement. Sage voleta un peu plus haut, un peu plus près de Doyle. – Tu penses que, sous prétexte que nous ne sommes pas sidhes, nous ne connaissons pas la loi ? La colère qui émanait de lui aurait pu paraître ridicule, venant d'une créature aussi insignifiante, mais elle résonna comme un carillon secoué par un vent de tempête. Ce qui produisait, à vrai dire, une musique terrifiante. – Ainsi, reprit Doyle, tu n'es plus l'amant de la reine. Alors, que fais- tu pour t'occuper, Sage ? Jamais je n'avais entendu Doyle aussi mordant. Il aiguillonnait délibérément Sage. Et, comme il ne faisait jamais rien sans un but précis, je le laissai faire. Mais il y avait quelque chose de personnel, dans tout ça, je le sentais. Qu'avait pu faire ce demi-fey aux Ténèbres de la Reine pour mériter une telle attention ? – J'ai toutes les femmes du royaume pour me satisfaire, Ténèbres, lâcha-t-il en lui volant littéralement dans les plumes. Et toi, l'un des eunuques de la reine, que fais-tu pour t'occuper ? – Je veille sur celle qui se couche chaque soir dans ce lit, Sage. Pas un homme, pas un fey ne refuserait de vendre son âme en échange de cet honneur. Sans même daigner se retourner vers moi, Sage répliqua : – Je ne savais pas que tu aimais les gobelins, Doyle. Je pensais que c'était le péché mignon de Rhys. – Montre-toi obtus si tu veux, Sage, mais je sais que tu saisis parfaitement le sens de mes paroles. – Tu sais aussi que les rumeurs vont bon train, Ténèbres. Elles disent que tu veilles sur la princesse, mais que tu ne partages pas son lit. On spécule beaucoup quant à savoir pourquoi tu te dérobes en permanence devant une telle gâterie, alors que tous les autres ne s'en sont pas privés. Le petit fey lui voleta autour du visage, si près que ses ailes l'effleuraient presque. – Le bruit court aussi que si la Reine Andais ne t'a jamais pris dans son lit, c'est pour une bonne raison : tu serais vraiment eunuque, et non pas simplement inemployé, comme le croient certains. Je ne distinguais pas le visage de Doyle derrière les battements d'ailes de Sage. Des ailes qui, même si elles ressemblaient à celles d'un papillon, battaient de façon beaucoup plus rapide. – Je peux te jurer solennellement, lui répondit Doyle, que j'ai pris du plaisir avec la Princesse Meredith, comme un homme peut prendre du plaisir avec une femme. L'espace d'une demi-seconde, Sage parut fondre vers le sol, puis il reprit son vol et remonta à la hauteur des yeux de Doyle. – Alors, tu n'es plus l'eunuque de la reine mais l'amant de la princesse. Soudain sèche et méchante, sa voix ressemblait à présent à un sifflement. Ce qui se passait devant moi avait décidément tout du règlement de comptes. – Comme tu le dis, Sage, les rumeurs vont bon train. Et ces rumeurs disent que Niceven a pris modèle sur Andais. Tu étais son favori, avant qu'une seule et unique nuit d'amour avec Pol ne lui donne un enfant. Puisque, dès lors, ton lit lui était défendu, il t'a aussi été interdit de voir d'autres femmes. Si elle ne pouvait avoir son amant, personne ne le pouvait non plus. – Quelle jouissance ce doit être pour toi, Ténèbres, de voir que nous avons échangé nos rôles ! – Que veux-tu dire ? demanda-t-il, tout en sachant parfaitement ce que signifiaient ses paroles. – Je me suis raillé de vous, toi et les tiens, pendant des siècles. Les grands guerriers sidhes, les Corbeaux de la Reine, réduits à l'état d'eunuques de la cour... Oh, oui, je vous ai tous provoqués. Les paroles par lesquelles je me vantais de mes prouesses auprès de ma reine étaient un murmure diabolique à vos oreilles. Comme Doyle restait muet, Sage s'écarta un peu, le temps de décrire un long cercle autour de lui, puis revint à la charge. – Et à quoi me servent ces belles prouesses, aujourd'hui ? demanda- t-il sur un ton rageur. Quel est l'intérêt pour moi de voir ma reine dans toute sa beauté et d'être incapable de la toucher ? Tu sais, j'ai bien réfléchi, toutes ces années, Ténèbres, sur la meilleure façon de te tourmenter. Ne crois pas que ma rancœur ait disparu sous prétexte que je ne suis pas sidhe. Il revint se coller contre le visage de Doyle et lui cracha : – La rancœur est bien là, Ténèbres, assez puissante pour m'étouffer, pour me tuer... ou pour que j'en tue un autre afin de m'en débarrasser. – Alors, dépéris, Sage. Meurs, et débarrasse-t'en une bonne fois. Le demi-fey recula d'un rapide battement d'ailes. – Meurs toi-même, Ténèbres. Disparais et débarrasse-moi de toi. Je suis ici sur l'ordre de la Reine Niceven pour agir en tant que son substitut. Si tu souhaites un remède pour le chevalier vert, c'est avec moi que tu dois faire affaire. Dans sa voix, la menace devenait pesante. Galen, qui venait d'apparaître derrière la porte restée entrouverte, lança : – Je veux bien être soigné, mais pas à n'importe quel prix. Son habituel sourire avait disparu, et il affichait un visage des plus sombres. – Ça suffit, déclarai-je tout à coup. Ils se tournèrent tous vers moi, et j'aperçus même Nicca qui venait, lui aussi, de se pointer à la porte. – C'est moi qui ai négocié avec Niceven, continuai-je. C'est moi seule qui ait discuté du prix à payer pour soigner Galen. Et le prix, pour ce remède, c'est mon sang. Sage voleta en direction du lit et déclara : – Une coupe de ton sang contre un remède pour le chevalier vert, comme ma Reine me l'a ordonné. Sa voix ne tintait plus comme des clochettes, à présent. Elle était presque normale, légère, haut perchée, tout en étant bien celle d'un homme, néanmoins. Ses yeux sombres étaient redevenus vides et noirs, comme ceux d'une poupée. Il n'y avait rien de bienveillant sur ce joli visage de la taille d'un jouet. Je lui tendis une main et il s'y posa. Il était plus lourd que je ne l'aurais cru, plus compact. Je croyais me souvenir que Niceven était plus légère, plus osseuse, plus cadavérique. Sage, lui, me paraissait plus charnu, plus... substantiel. Ses ailes cessèrent pratiquement de bouger tandis qu'il me regardait, se révélant comme de parfaites ailes de papillon, et je me demandai si elles battaient d'habitude au rythme de son cœur. Ses cheveux jaunes, rêches et broussailleux retombaient en mèches épaisses autour de son visage triangulaire. Il fut un temps où Andais l'aurait puni pour les avoir laissés pousser ainsi. Seuls les hommes sidhes avaient le droit de les porter aussi longs que ceux des femmes. C'était un signe de position sociale, de royauté, de privilège. Ses mains n'étaient pas plus grandes que l'ongle de mon auriculaire. Il en posa une sur sa taille de guêpe et plaça un pied en avant de l'autre, dans une attitude de défi. – Si on nous accorde assez d'intimité, articula-t-il sur un ton irrité, je prendrai ce que tu nous dois et te donnerai en échange le remède pour soigner ton chevalier. Comme je souriais à ces paroles, son expression se teinta de haine. – Je ne suis pas un enfant que l'on doit considérer avec condescendance, Princesse. Je suis un homme. Un petit homme, selon vos critères, mais bien un mâle. Et je n'apprécie guère que tu me regardes comme tu regarderais un vilain gamin. C'était pourtant ce que je pensais ; il était mignon, si minuscule et si arrogant à la fois. Et je ne pouvais que le traiter comme une poupée, un jouet ou un enfant. – Oui, excuse-moi, Sage, tu as raison. Tu es un fey, tu es un mâle, en dépit de ta taille. – Toi, un membre de la famille royale, tu t'excuses auprès de moi ? s'étonna-t-il alors. – J'ai appris qu'il fallait savoir reconnaître le vrai du faux, et admettre les différences. Il tourna la tête de côté, aussi vivement que l'aurait fait un oiseau. – Je me suis laissé dire que tu scellais des pactes magiques avec les autres, comme le faisait ton père, autrefois. – C'est bon de savoir que l'on parle toujours de mon père. – Nous n'avons pas oublié le Prince Essus. – Je suis toujours heureuse de partager avec d'autres son doux souvenir. Bien qu'il ait été très respectueux des demi-feys, mon père ne m'avait jamais emmenée à la cour de Niceven, comme à celle de Kurag ou des autres. Je n'avais donc pas l'habitude de discuter avec eux. – Le Prince Essus a tout notre respect, Princesse, me dit Sage, mais le temps passe et nous ne devons pas nous attarder. Je réprimai un sourire devant son air arrogant et si imbu de lui-même. Pourtant, il n'était ni amusant, ni mignon, à cet instant. Il était, bien que ce soit difficile à croire, une simple personne, comme tous ceux qui se trouvaient là. – Je demande un peu d'intimité pour remplir la mission que m'a confiée ma Reine. Tu auras alors le remède pour ton chevalier, Princesse. Je regardai Doyle et Galen, qui se tenaient dans la chambre, puis les autres, restés à l'extérieur. Déjà, Frost secouait la tête pour me montrer son désaccord. – Mes gardes ne me permettent pas de rester seule avec un membre de la cour, annonçai-je à Sage. – Crois-tu que je sois flatté de voir qu'ils me considèrent comme une menace ? Un doigt levé en direction de Doyle, il poursuivit : – Ténèbres me connaît depuis bien longtemps et sait ce dont je suis capable... ou, du moins, il croit le savoir. Il se retourna pour me faire face, ses pieds nus glissant étrangement sur ma peau. – Cependant, j'aimerais quand même avoir un peu d'intimité pour faire ce que j'ai à faire. – Non, lâcha Doyle. Sage fit volte-face vers lui en s'écartant à peine de ma main. – Tu devrais comprendre cela, Ténèbres. Accéder aux désirs de ma reine, c'est tout ce qui me reste. Ce que je m'apprête à faire ce soir, dans cette chambre, me fera goûter à des délices féminines que je n'ai pas connues depuis des siècles. Je ne pense pas que ce soit abuser de demander un peu d'intimité pour cela. Mes gardes n'étaient pas ravis à cette idée, mais ils finirent par accepter, et s'en allèrent. Seul Kitto resta près de moi, à demi enfoui sous les draps. – Celui-là aussi, déclara Sage en indiquant le gobelin. – Il a commencé à dépérir, aujourd'hui, lui dis-je. – Il semble aller très bien, pourtant. – Kurag, son roi, m'a appris que mon corps, mon sang, ma chair, ma magie constituaient l'essentiel de ce qui fait vivre Kitto parmi les humains. Il a besoin de rester en contact avec ma peau encore un bon moment. – Tu le chasserais de ton lit d'un coup de pied, pour faire place à un de tes guerriers sidhes. – Non, souffla Kitto. J'ai obtenu le privilège de rester pendant qu'ils copulaient. J'ai vu leur lumière dessiner des ombres sur les murs. Leur rayonnement était si fort qu'ils étincelaient. Sage voleta jusqu'au visage de Kitto. – Gobelin, en temps de guerre, tu n'hésites pas à dévorer les miens. – Les plus forts mangent les plus faibles. C'est la loi du monde. – Du monde des gobelins, précisa le demi-fey. – C'est le seul que je connaisse. – Mais tu en es bien loin, maintenant. Kitto se glissa davantage sous les draps, de façon à ne laisser que ses yeux émerger. – Mon monde, c'est Merry, à présent. – Et ce monde, tu l'aimes, gobelin ? – J'y ai chaud, j'y suis en sécurité, et elle porte ma marque sur son corps. C'est un monde dans lequel je me sens bien. Sage voleta un instant en cercle puis revint se poser sur ma main. – Si le gobelin jure solennellement qu'il ne répétera à personne ce qu'il verra, entendra ou sentira, il peut rester. Kitto répéta alors la promesse mot pour mot. – Parfait, dit Sage. Il baissa les yeux sur mon corps et, bien qu'il ne fût pas plus long que mon avant-bras, je frissonnai malgré moi et ressentis l'intense besoin de me couvrir. Telle une minuscule goutte de sang, une fine langue rouge passa alors sur ses lèvres pâles, comme s'il se léchait les babines. – D'abord, la saignée, puis le remède, articula-t-il La façon dont il prononça ces paroles me fit presque regretter d'avoir accepté que mes gardes me laissent seule. Il avait beau n'être pas plus grand qu'une poupée Barbie, à cet instant j'avais réellement peur de lui. 28 Sage voleta de ma main vers ma poitrine et, instinctivement, je plaçai un bras entre lui et mon corps. Il se posa alors sur mon poignet, que j'écartai de moi pour le voir plus aisément, non sans prudemment tirer le drap sur mon buste. L'air indigné, il me dit : – Tu me refuses le sang de ton cœur ? – J'ai vu ce que ceux de ton espèce ont fait à mon chevalier. Je serais folle de te laisser approcher une chair si tendre avant de savoir de quelle façon tu vas t'en nourrir. Il s'assit sur mon poignet, croisa les jambes et se posa les mains sur les hanches. Il semblait peser davantage, dans cette position ; pas beaucoup plus, mais c'était perceptible. – Je vais être très doux, jolie Princesse, me promit-il de sa voix haut perchée. Ses lèvres avaient-elle pris la forme d'une fine fleur rouge, ou est-ce que je rêvais ? Toujours est-il qu'il posa la bouche sur ma peau et la laissa s'y promener avec délices, jouant avec les quelques poils de mon bras comme s'il faisait de la musique. Une musique qu'il était le seul à entendre, j'imaginais, mais que je ressentais tout de même. Et je n'appréciais guère la chose. Sans ménagements, je l'envoyai balader d'un brusque coup de main. – Pourquoi fais-tu cela ? me demanda-t-il, furieux. On s'amusait tant. – Pas de glamour, je te rappelle. – Mais, sans glamour, ça ne pourra jamais t'être agréable, protesta-t-il. Pour moi, ainsi, ça ne change rien. Pour ce que veut en faire Niceven, c'est égal, aussi. Mais pour toi, Princesse, ce n'est pas pareil. Laisse-moi t'épargner de la douleur ; laisse-moi faire de ce partage un échange amical. S'il m'avait demandé cela un autre jour, quand la blessure faite par Kitto ne me faisait pas autant souffrir, j'aurais pu lui dire de se contenter d'aspirer mon sang pour la reine et de s'en aller. Les gobelins n'utilisaient pas de glamour, aussi Kitto n'avait-il pas eu le choix. Mais Sage, lui, m'offrait ce choix. Inspirant profondément, je lui répondis : – D'accord, mets-y juste un peu de glamour pour rendre la chose agréable, mais c'est tout. Si tu essaies quoi que ce soit d'autre, j'appelle mes gardes, et je peux t'assurer que tu n'aimeras pas ce qu'ils te feront. – Ténèbres attend depuis des siècles que je commette une bévue, Princesse. Je sais très bien, et mieux que toi, sans doute, ce qu'il me doit. – J'ai cru remarquer que le différend qui vous opposait était de nature personnelle. – Personnelle ? Tu peux le dire, en effet. Il eut un sourire à la fois satisfait et méchant. Peut-être imaginait-il des tortures, terribles pour son adversaire, mais tellement jouissives pour lui. J'aurais pu lui demander ce qu'il y avait de si personnel entre lui et Doyle, mais je n'en fis rien. Soit mon garde accepterait de me l'expliquer plus tard, soit je ne le saurais jamais. Je ne pensais pas, d'ailleurs, qu'il serait ravi de me révéler un secret qu'il partageait avec un fey aussi haïssable. – Tu peux te nourrir, Sage, et tu peux y mettre un peu de glamour pour m'empêcher de souffrir. Mais, je te rappelle, fais attention à toi. – As-tu vraiment besoin de chercher la protection de tes gardes ? Tu as ton gobelin avec toi. Il ne se gênera pas pour m'attraper en plein air, s'il voit que je triche. – Les gobelins ne peuvent pas faire grand-chose contre un puissant glamour, tu le sais parfaitement. – Je suis un demi-fey, souviens-toi. Je n'ai pas le glamour d'un noble sidhe. Pourquoi un gobelin craindrait-il un personnage tel que moi ? – Les demi-feys ont un glamour très puissant, tu le sais. Ils ont égaré des voyageurs et des imprudents pendant des siècles. – Un marais ne fait jamais de mal à personne. – Sauf si le fond de ce marais s'avère être des sables mouvants. Tu es un fey Unseelie ; cela veut dire que, si le voyageur de passage se fait aspirer par cette boue mortelle, ça n'en est que plus amusant. Il croisa ses bras plus minces que des crayons et demanda : – Et qu'arrive-t-il quand un Seelie un peu fuyant entraîne des voyageurs vers des eaux marécageuses et que ceux-ci se font aspirer par des fonds mouvants ? Ne me dis pas, Princesse, qu'il se précipite pour leur venir en aide en leur tendant une corde. Il peut verser quelques larmes pour les bons mortels qu'ils étaient mais, dès que les dernières bulles de leur souffle remontent à la surface, il s'en va, ravi de son petit tour, en attendant que d'autres voyageurs se montrent. Les Seelies peuvent éviter cet étang, mais ils ne vont pas cesser leur jeu sous prétexte qu'il provoque la mort d'un malheureux humain. Sage décolla de mon bras, se posa sur mon genou recouvert du drap, et ajouta : – Et, est-ce si injuste de conduire à sa mort un collectionneur de papillons, qui, lorsqu'il m'aura attrapé, me plongera dans un pot empli d'effluves mortels, et m'épinglera sur son tableau de chasse en me transperçant le cœur ? – Tu possèdes assez de glamour pour te protéger de cet horrible destin, Sage, voyons. – Oui, mais qu'advient-il des papillons et des insectes que nous, demi- feys, nous imitons ? Un fou armé d'un filet peut dévaster un pré entier. Je dus reconnaître que, là, il marquait un point. – Est-ce que tu utilises ton glamour, en ce moment ? Hasardai-je. – Une princesse sidhe devrait être capable de s'apercevoir quand on essaie de la piéger avec ça, répondit-il. – Très bien, soupirai-je, ce n'est pas du glamour. Mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec toi quand tu parles d'exterminer un entomologiste sous prétexte qu'il collectionne des papillons. – Ah, mais tu n'es pas complètement contre non plus, sinon tu ne m'aurais pas posé ta question sur le glamour. Je soupirai une nouvelle fois. J'avais fait la fatale erreur de suivre des cours d'entomologie à l'université. Je n'avais pas compris, alors, qu'il fallait tuer des insectes pour réussir ses examens. Je revoyais encore ces petites choses prises au piège dans des pots de verre. Vivants, ils étaient magiques ; morts, ils ressemblaient à des bouts de papier collé sur des morceaux de bois. J'avais fini par demander combien de ces bestioles je devais récolter pour avoir une note passable, et je m'étais bien gardée d'en capturer une de plus que nécessaire. Ce fut le dernier cours de bio que je suivis, où l'on était tenu de ramener des échantillons trouvés dans la nature. Contemplant la créature ailée posée sur mon genou, j'éprouvai un vague sentiment d'hypocrisie. Je me refusais à tuer quelqu'un sous prétexte qu'il faisait collection de papillons, mais, si j'avais moi-même des ailes sur le dos et passais le plus clair de mon temps à voleter d'une fleur à l'autre, peut-être considérerais-je sous un autre angle la mort d'un de ces insectes. Si j'avais la taille d'une Barbie, peut-être me serait-il tout aussi insupportable de voir tuer des insectes que de voir tuer des gens. Peut-être... Peut-être pas... Cependant, je ne me sentais pas assez sûre de mon fait pour en discuter. 29 Je tassai les oreillers derrière moi de façon à me tenir à demi assise. Littéralement accroché à moi, Kitto ne quittait pas Sage des yeux. Soit il se méfiait de lui, soit il se demandait quel goût il pouvait bien avoir. Mais, quoi qu'il puisse penser, ce n'était pas positif pour le demi-fey. Qui, lui, semblait ignorer le regard malveillant du gobelin. Il voletait de-ci, de-là en attendant que je m'installe. Après avoir soigneusement plaqué le drap sur ma poitrine, je lui tendis la main afin qu'il aspire sa dose de sang par le bout de mes doigts. Niceven m'en avait pris ainsi une fois, et, si c'était bon pour la reine, ce serait bon pour son envoyé. Et puis, il y avait quelque chose qui me rendait nerveuse, chez Sage. Il était ridicule de craindre un petit être que je pouvais écraser d'une main contre le mur, et pourtant, je ne me sentais pas à mon aise. Mais, sans me poser davantage de questions, je couvris prudemment les morsures faites par Kitto et lui proposai donc ma main. Après s'être posé sur mon poignet, Sage s'agenouilla sur ma paume ouverte et entoura mon majeur de ses doigts minuscules. Il le massa légèrement, ce qui me procura une impression agréable et troublante à la fois. J'avais dû me raidir malgré moi, car il me dit : – Tu m'as donné la permission d'utiliser mon glamour, n'est-ce pas ? J'acquiesçai d'un signe de tête. Le sourire qu'il me renvoya me parut si sincère que je me détendis, comme si une main apaisante avait balayé ma nervosité. Je ne cherchai pas à résister car j'avais accepté ce partage et que de plus la douleur à mon épaule avait disparu. Je n'avais plus mal nulle part. Kitto s'enroula autour de ma taille et glissa ses jambes contre les miennes. Ma main lâcha alors le drap et lui caressa les cheveux. Il fourra son visage dans le creux de ma hanche, et ce doux contact avec ma peau me fit frissonner. Je crois que la moindre caresse sur cette partie de mon corps me fera toujours puissamment réagir. – Tu fais cela très bien, murmurai-je à Sage d'une voix rauque. – Il le faut, dit-il en laissant courir sa main le long de mon doigt. Ce n'était plus agréable, c'était érotique, comme s'il y avait des nerfs dans ce doigt dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. Je savais que c'était le glamour, la magie naturelle tout droit issue du monde des feys, mais c'était si bon, tellement délicieux. S'abandonner au glamour de quelqu'un, si la sensualité était en jeu, pouvait se révéler une expérience merveilleuse. Les sidhes ne le faisaient pas entre eux, car pratiquer le glamour sur un autre sidhe était considéré comme une grave insulte. Mais les petits feys ne s'en privaient pas, même quand ils avaient un sidhe pour partenaire. Peut-être était-ce de l'imprudence. Peut-être était-ce juste une façon de dire : Regarde ce que j'ai à t'offrir. Et Sage avait beaucoup à offrir. Comme il enroulait ses mains autour de mon majeur, je fermai les paupières et j'eus l'impression qu'il touchait d'autres parties intimes de mon corps. Il déposa sur le bout de mon doigt un baiser qui me fit l'effet d'une caresse soyeuse. Je sentis ses lèvres s'entrouvrir sur ma peau, et elles me parurent plus grandes que ce qu'elles étaient. Rouvrant subitement les yeux, je le regardai pour m'assurer qu'il était toujours petit et agenouillé sur ma main. Rassurée, je m'abandonnai alors contre les oreillers. Kitto écarta soudain les jambes et je le sentis se durcir contre ma cuisse. Je commençais à me demander quel effet le glamour du demi-fey pouvait avoir sur le gobelin, lorsque Sage mordit dans ma chair, aussi froidement qu'il aurait mordu dans une pomme. Mais la douleur se dissipa aussitôt et, quand il se mit à aspirer mon sang, ce fut comme s'il venait de tendre un mince fil rouge entre la pointe de mon doigt et l'intérieur de mes cuisses. Chaque mouvement de sa bouche me créait dans le bas du corps des sensations délicieuses. Sage buvait de plus en plus vite, de plus en plus fort. Et la chaleur qui allait grandissant en moi me disait que j'étais à la limite de la jouissance. C'était un peu comme si Sage venait de m'emmener au bord d'une falaise dont j'ignorais l'existence, et que je devais choisir de quel endroit me jeter dans le vide. Incapable de penser, de décider quoi que ce soit, j'étais submergée d'émotions intenses qui, bientôt, explosèrent et déferlèrent en un torrent brûlant à travers tout mon corps. Je lâchai un cri. Un cri traduisant le plaisir que je ressentais, prise entre la langue exquise de Sage et la fermeté du corps de Kitto, pressé contre ma jambe. Kitto qui me chevauchait littéralement, sa main ayant grimpé insensiblement vers l'un de mes seins pour en caresser la pointe, et moi serrant convulsivement le drap. Je criai de nouveau, et, lorsque Kitto plaqua son corps nu contre ma cuisse, je ne protestai pas. Kurag avait dit que je devais offrir à Kitto du vrai sexe, et, pour un gobelin, cela ne voulait dire qu'une chose : s'envoyer en l'air. Je savais aussi que les gobelins ne se sautaient pas sans prendre de sang. Mais, maintenant, rien ne me faisait mal, plus rien ne me ferait mal. Sage rayonnait, à présent. Il brillait d'une douce lumière couleur de miel, ses yeux sombres étincelaient comme des gemmes, et ses ailes colorées dont les veines étaient parcourues d'un fluide noir et brûlant ressemblaient à des vitraux éclairés par un soleil couchant. Usant du peu de lucidité qui me restait encore, je saisis Kitto par les cheveux, le forçai à me regarder et lui rappelai d'une voix sévère : – Du sang seulement, Kitto. S'il me manque un millimètre de chair quand on aura terminé, tu vas m'entendre. – Oui, maîtresse, souffla-t-il. Je le relâchai brusquement, mais ses yeux restèrent fixés aux miens. Des yeux d'un bleu à s'y noyer, avec, pour pupilles, de minces fentes noires. Je savais que c'était l'effet du glamour de Sage, mais je m'en moquais. Je m'y abandonnai, laissai l'illusion s'emparer de mon corps et de mon esprit. Kitto se glissa en moi, plus grand que ce que j'aurais imaginé, et mon sexe humide l'accueillit avec bonheur. Il se dressa sur ses bras et nos deux corps nus se pressèrent l'un contre l'autre. Alors, immobile, il posa son regard sur moi, et une larme, une seule, s'écoula lentement d'un œil bleu. Je levai une main vers lui - une main déjà blanche et rayonnante -, je touchai cette goutte de cristal et je fis ce que font les gobelins avec les précieux fluides corporels. Je le portai à mes lèvres. Je bus le sel de ses larmes, il poussa un gémissement guttural et commença à aller et venir en moi. A chaque coup de boutoir, il semblait s'élargir, gonfler en moi, atteignant des recoins si intimes, si cachés que personne ne les avait encore jamais touchés. Son corps brillait, irradiait, et je savais que ce n'était pas du glamour. Les couleurs de l'arc-en-ciel se mirent à danser sous sa peau transparente, avant d'en percer la surface comme mille feux scintillants. Ma peau aussi avait la pâleur rayonnante d'un clair de lune. Ce qui me parut étrange, car mon corps, d'habitude, ne réagissait ainsi que dans les bras d'un autre sidhe. Les yeux de mon gobelin n'étaient plus qu'une flamme bleue et vibrante. Ses boucles brunes ondoyaient autour de son visage, mues par une brise invisible. Et cette brise, c'était Kitto. Il était sidhe. Par la Déesse Toute-Puissante, Kitto était un sidhe ! Il m'entraîna dans un tourbillon de lumière et de magie qui m'aveuglèrent, l'espace d'un instant. Les yeux clos, je sentis mon corps littéralement verrouillé au sien et, lorsqu'il s'épancha enfin en moi, ce fut comme une vague immense qui nous engloutit tous les deux, nous plongeant dans un océan de joie pure, de bonheur indicible. Revenant lentement à moi, je trouvai Kitto effondré sur mon corps. Nous étions toujours unis l'un à l'autre, nos corps brillant encore d'une pâle lueur iridescente. Des flashes de couleur continuaient de scintiller sur les murs de la chambre... dans laquelle nous n'étions plus seuls. Mes gardes se tenaient de chaque côté du lit, les mains tendues en avant, les paumes tournées vers nous. En me concentrant, je parvins à distinguer la barrière quasi invisible qu'ils venaient de jeter autour de nous. Le cercle sacré du pouvoir. Alors résonna la voix profonde de Doyle : – La prochaine fois que tu décideras d'invoquer assez d'énergie pour faire émerger une île au milieu de la mer, tu seras gentille de nous prévenir, Merry. – Je... on a fait du mal à quelqu'un ? demandai-je en clignant des yeux. – Nous sommes intervenus à temps, je pense, mais la nouvelle lune va provoquer des marées inhabituelles. Il faudra s'assurer que le sol tienne le coup devant un tel assaut. – Je suis désolé, murmura Kitto, le visage enfoui entre mes seins. – Ne sois pas désolé, Kitto. C'est nous qui te devons des excuses. Nous te considérions comme un gobelin parce que tu étais à moitié gobelin ; mais nous n'avions jamais imaginé ce que cela signifiait pour toi d'être à moitié... des nôtres. Il leva la tête pour regarder Doyle puis se cacha de nouveau le visage, et lâcha : – Je ne comprends pas. Sentir son souffle contre ma peau me fit frissonner, même après tout ce qui venait de nous arriver. D'une voix légèrement tremblante, je lui dis : – Tu es sidhe, Kitto. Un sidhe pur. Tu viens d'acquérir tes pouvoirs. Il secoua la tête, sans la redresser pour autant, et articula contre ma peau : – Je n'ai aucun pouvoir. Lui glissant une main sous le menton, je l'obligeai à lever les yeux vers moi avant de lui affirmer : – Tu es un sidhe, tu es de ceux qui rayonnent. Ton pouvoir va se révéler, maintenant. Ses yeux s'écarquillèrent et il eut l'air terrifié. – Nous t'aiderons, le rassura Galen, debout de l'autre côté du lit. Nous t'aiderons à apprendre à contrôler ta magie. Ce n'est pas aussi difficile que tu crois ; si j'en suis capable, n'importe qui en est capable. Cet accès d'autodérision le fit sourire. Mais Kitto ne parut pas convaincu pour autant. Un léger mouvement derrière moi me fit tourner la tête, et je vis Sage, perché sur la montagne d'oreillers. Il brillait encore d'une lueur dorée, et son visage était couvert de larmes scintillantes. – Allez au diable, toi, Princesse, et ton nouveau petit prince ! J'ai eu un aperçu du septième ciel, et me voilà maintenant abandonné sur les rives de la terre. Ton gobelin est sidhe, je ne le suis pas, et je viens juste de comprendre ce que ça voulait dire pour moi ! La tête entre les mains, ses ailes rabaissées sur le dos, il se mit à pleurer en se blottissant contre un coussin de soie. Kitto me toucha la poitrine, et je sursautai à ce contact. Je remarquai alors qu'il m'avait mordue sur le bas du sein gauche et qu'il me restait une marque à cet endroit. Elle n'était pas aussi profonde que celle que j'avais à l'épaule, mais je savais qu'elle y resterait pour toujours. – Je suis désolé, souffla-t-il. – Ne sois pas désolé, Kitto. Je suis très honorée de porter ta griffe sur mon cœur. Il me sourit timidement et se redressa sur les coudes, comme il l'avait fait un peu plus tôt pendant nos ébats. C'est alors que j'aperçus de longues traces rouges allant de son cou jusqu'à sa taille : celles de mes ongles. Ils avaient même entaillé un bout de son mamelon, dont l'extrémité avait saigné plus que le reste. Ce fut à mon tour de dire : – Je suis désolée. – Toi aussi, tu as laissé ta marque sur moi, Princesse. Pour les miens, il n'existe pas de plus beau compliment. Je souhaite qu'elle ne s'efface jamais. – Tu es parmi les tiens, à présent, Kitto, lui dis-je en lui caressant les cheveux. Doyle parut comprendre ce que je souhaitais, car il releva son T-shirt assez haut pour que le gobelin voie les marques que j'avais laissées sur sa peau d'ébène. – Tu es un sidhe Unseelie, lui dis-je. Il s'écarta de moi et s'allongea sur le côté, un bras passé sur ma taille. Puis, regardant les hommes debout autour de nous, il déclara : – Ma mère était Seelie. Un jour, on m'a laissé pour mort à l'extérieur de la colline des gobelins. Doyle rabaissa son T-shirt et se retourna vers le lit. – Nous ne sommes pas Seelies, rétorqua-t-il en s'avançant à l'intérieur du cercle. D'une main glissée sous l'épaule de Kitto, il le souleva doucement. Le gobelin eut l'air apeuré mais ne résista pas. Doyle lui déposa alors un chaste baiser sur le front et lui dit : – Tu as déjà goûté au sang de notre cour, et tu as été goûté en retour. Maintenant, reçois notre baiser et sois le bienvenu parmi nous. Un par un, les autres gardes s'approchèrent et posèrent leurs lèvres sur le front de Kitto. Quand ils furent tous passés devant lui, il se mit à pleurer et à trembler de tous ses membres. Puis, ce fut au tour de Sage de se manifester. D'un battement d'ailes rageur, il décolla au-dessus de nos têtes et cracha : – Je vous déteste tous ! Laissez-moi sortir de ce satané cercle ! Doyle pratiqua une ouverture dans la barrière magique, le demi-fey s'y précipita avant de voler droit vers la porte. J'allais demander à l'un de mes gardes de la lui ouvrir, mais ce ne fut pas nécessaire : le battant s'entrebâilla de lui-même, et Sage s'y engouffra. Brillant encore d'un reste de lumière dorée, il se retourna, et me lança : – La reine a été payée, mais tu n'as pas eu ton remède, Princesse. Celui-ci se trouve dans mon corps, là où elle l'a placé. Si je souhaitais te partager avec le gobelin, c'était pour m'assurer de son silence, pas pour me voir délogé par lui. Il fit le tour du salon dans un vrombissement d'ailes puis feula : – Qui savait qu'un gobelin pouvait être un sidhe ? C'est moi, et non lui, qui aurais dû être dans tes bras. Ce qui aurait pu se faire avec un plaisant glamour va se réduire maintenant à un vulgaire marché. Sur ces paroles, il disparut dans l'obscurité du living, et la porte de la chambre claqua violemment derrière lui. – Qu'est-ce qu'il entend par là ? demanda Galen d'une voix blanche. – On dirait que Niceven serait ravie de forcer une princesse sidhe à satisfaire un de ses petits hommes, dit Doyle. – Donner du plaisir ? répétai-je. Comment ça ? – Mieux vaut ne pas le demander, Merry. Ce soir, on ne pense plus à rien. Nous avons découvert un sang neuf qui appartient à notre famille. Le reste attendra demain. Pour célébrer l'entrée de Kitto à la cour des Sidhes, nous nous commandâmes un repas bien arrosé de vin, et nous fîmes la fête jusqu'au lendemain matin. Ce fut à l'aube que le tremblement de terre secoua la région. D'une puissance de 4,4 sur l'échelle de Richter, il se concentra sur El Segundo. Il n'y a pas de faille importante à cet endroit, et c'est sans doute ce qui évita à la ville d'être entièrement détruite. Il dura une minute, environ, blessant un bon nombre de personnes mais n'en tuant aucune. Toutefois, cet événement chamboula sérieusement l'idée que je me faisais jusque-là du sexe sans risque. 30 Le premier jour de mon « assignation à résidence », alors que je restais planquée derrière nos barrières magiques, Dame Rosmerta, la secrétaire principale de Taranis, nous rendit visite dans le miroir. Ses vêtements rose et or complétaient à merveille la texture dorée de sa peau et sa sombre chevelure aux reflets d'or. Avec ses manières affectées et polies, elle neutralisait aisément l'attitude discourtoise d'Hedwick. Elle ne manqua pas de préciser que le bal auquel le roi m'avait conviée était celui de Noël. Mais je lui répétai que j'étais obligée de refuser cette invitation, car ce n'était pas un bal Unseelie. Rosmerta, néanmoins, parut comprendre la chose. Quant à l'enquête sur les meurtres, nous ne faisions défaut à personne puisque Peterson avait interdit à tout détective de l'agence Grey de mettre son nez dans cette affaire. Jeremy en avait d'ailleurs été si furax qu'il avait demandé à Teresa de ne parler à personne de ce qu'elle avait vu. Mais, toujours prête à aider ses concitoyens, elle s'était empressée, à peine sa sortie de l'hôpital, d'aller tout raconter à la police. Elle avait dit avoir vu des gens suffoquer, en avoir vu mourir, et avoir aussi aperçu des fantômes - des formes blanches, avait-elle précisé, qui semblaient aspirer la vie de la bouche de leurs victimes. Le policier recueillant sa déposition lui avait répondu que tout le monde savait que les fantômes ne faisaient pas de telles horreurs. Peterson, étant arrivé sur ces entrefaites, avait jeté le rapport à la corbeille devant elle. Normalement, la police attend que le témoin ait quitté la pièce pour faire cela. Teresa avait réussi à faire sortir son mari du poste avant qu'il se fasse arrêter pour insulte à agent. Bâti comme une armoire à glace, il avait joué à l'époque avec les Ram, l'équipe de foot de Los Angeles. Comme nous tournions un peu en rond, enfermés dans cet appartement, nous décidâmes, pour nous occuper, de harceler Sage. J'avais beau avoir payé le prix demandé par la Reine Niceven, nous nous retrouvions malgré tout sans remède pour Galen. Pourquoi le demi-fey ne nous l'avait-il pas donné, la nuit dernière ? Pourquoi le fait que Kitto soit devenu sidhe avait-il changé quelque chose pour Sage ? Voulait-il réellement dire qu'il devait faire l'amour avec moi pour que le remède fasse son effet ? Mais Sage refusait de répondre à nos questions. Il volait d'un coin à l'autre de l'appartement pour nous éviter. Mais l'endroit était petit, même pour un être de la taille d'une Barbie. Et, en fin de journée, excédé, il plongea du rebord de fenêtre et s'approcha un peu trop de Galen, qui le repoussa d'un revers de main comme on cherche à claquer un moustique qui vous agresse. L'impact le précipita par terre, et il demeura un instant immobile, ses ailes repliées sur son dos. Cependant, je n'eus pas le temps de l'approcher que, déjà, il se redressait sur un coude. – Ça va ? lui demandai-je sur un ton faussement inquiet. Il me considéra avec tant de haine que je sursautai. Il trébucha un peu avant de se mettre debout mais retrouva son équilibre en écartant ses ailes. Et refusa la main que je lui tendais. Les poings sur les hanches, il nous regarda tous d'un air de défi avant de s'adresser à Galen : – Si je meurs, chevalier vert, le remède meurt avec moi. Tu ferais bien de ne pas l'oublier, quand tu te montres un peu vif avec moi. – Je ne cherchais pas à te faire mal, lui répliqua-t-il. Mais il y avait quelque chose de dur dans son regard, quelque chose qui n'était pas Galen. Peut-être sa virilité n'avait-elle pas été la seule à avoir été abîmée par les demi-feys. – Mensonge, lâcha Sage avant de s'élever dans les airs. En colère, il avait davantage l'allure d'une libellule que d'un papillon. Faisant un brusque demi-tour vers Galen, il fondit droit sur son visage puis stoppa à la hauteur de ses yeux, dans un surplace digne d'un colibri. – Je ne voulais pas te frapper aussi fort, répéta Galen d'une voix sombre. Jamais je ne l'avais entendu s'exprimer avec une telle dureté. Peut-être commençait-il à intégrer les sévères notions qui lui permettraient d'être roi un jour. Ou peut-être apprenait-il simplement comment haïr ; une leçon que je lui aurais bien épargnée, si j'avais pu. Les deux hommes s'observaient d'un regard haineux. Même s'il était minuscule, la colère de Sage ne m'amusait plus du tout. Qu'il arrive à extorquer une telle négativité à mon Galen d'ordinaire si souriant, cela me terrifiait. – Bon, les garçons, on se calme, maintenant, leur lançai-je tout à trac. Ils tournèrent vers moi un regard stupéfait, et la tension qui régnait dans la pièce retomba d'un coup. – Sage, continuai-je, qu'est-ce que tu voulais dire par « si je meurs, le remède meurt avec moi » ? Les bras croisés sur sa poitrine de poupée, il me rétorqua : – Je veux dire par là, Princesse, que la Reine Niceven a laissé un petit cadeau dans mon corps. Le remède pour ton chevalier est enfermé là, dans ce petit paquet. – Explique-toi clairement, Sage, lui demanda Doyle. Dis-nous la vérité. Faisant volte-face en plein vol, il se planta devant Doyle et lui dit : – Tu veux la vérité, Ténèbres ? Toute la vérité ? – Oui. Parle. Sage partit d'un rire joyeux et cristallin qui m'attira presque un sourire. Il était très bon en glamour, bien meilleur que ce que j'aurais cru de la part d'un demi-fey. – Oh, tu seras encore plus furieux quand tu entendras ce que ma chère Reine a fait. – Dis-nous de quoi il s'agit, Sage, insistai-je. Inutile de tourner autour du pot. Il se tourna vivement et s'approcha assez de moi pour que ses ailes me caressent le visage. – Dis-moi d'abord « s'il te plaît », lâcha-t-il avec dédain. Galen frémit de colère, et Rhys lui posa aussitôt une main apaisante sur l'épaule. Je pense que je n'étais pas la seule à craindre ses réactions face à ce demi-fey. – S'il te plaît... articulai-je alors. J'avais beaucoup de défauts, mais l'orgueil mal placé n'en faisait pas partie. Cela ne me coûtait rien de dire « s'il te plaît » à ce petit bout d'homme. Il sourit, manifestement heureux de m'avoir entendue prononcer ces quelques mots. – Puisque tu l'as demandé si gentiment, dit-il en se prenant l'entrecuisse à pleine main à travers sa jupette, je peux te dire que le remède pour ton chevalier se trouve ici, bien caché par la Reine Niceven. Mes yeux s'arrondirent de stupeur. – Comment Meredith va-t-elle pouvoir le prendre ? interrogea Doyle d'une voix blanche. Une expression libidineuse se dessina sur le visage de Sage quand il répondit : – De la même façon que la reine l'y a déposé. – Niceven ne peut avoir de rapport sexuel avec personne d'autre que son époux. – Ah, mais chaque règle a son exception, dit-il d'un air jubilatoire. Tu devrais le savoir mieux que quiconque, Ténèbres. Doyle parut rougir, quoique, sur sa peau couleur de nuit, il soit difficile de le voir. – Si Andais apprend que Niceven a rompu les serments du mariage, ta reine risque de passer un très mauvais quart d'heure. – Les demi-feys n'ont jamais observé cette règle, jusqu'à ce qu'Andais devienne jalouse des enfants de Niceven. Elle a eu trois rejetons, trois pur sang demi-feys. Un seul lui vient de Pol, mais Andais a décidé que le couple ne devait plus se séparer. Elle envie à Niceven ses bébés, et toute la cour le sait. – Moi, je ne raconterais pas ça à n'importe qui, remarqua Rhys, de l'air le plus sérieux du monde. Mais Sage repoussa ses paroles d'un geste méprisant. – Tu as demandé un remède pour ton chevalier vert, Princesse, et il n'en existe qu'un. La Reine a dû coucher avec moi pour faire pénétrer le sortilège dans mon corps. Elle a accepté le fait que le chevalier soit guéri à n'importe quel prix. Et, ce que ça coûtera, elle s'en moque. – Non, rétorquai-je aussitôt, je n'irai pas au lit avec toi. – Alors ton chevalier restera émasculé. – C'est ce qu'on va voir. Déjà, je sentais l'adrénaline monter en moi. Je ne me laissais pas souvent aller à la colère. A la cour, c'était une gourmandise que seuls les plus puissants pouvaient s'offrir. Et je n'avais jamais été assez puissante pour cela. Je le serais peut-être un jour, mais, en attendant... – Doyle, lui lançai-je, appelle Niceven. Je dois lui parler. – Il n'y a pas d'autre solution, Princesse, repartit vivement Sage. Le remède a été donné pour contrer ce maléfice ; il ne peut pas servir deux fois. – Je ne suis pas un morceau de viande qu'on livre en pâture à n'importe qui, mets-toi bien ça dans la tête d'épingle qui te sert de crâne, Sage. Je suis la Princesse de Chair, et l'héritière du trône Unseelie. Je ne ferai pas la pute pour Niceven. – Pour Andais, seulement, articula-t-il avec défi. Je fus à deux doigts de le faire valser d'une chiquenaude, mais, n'étant pas certaine de ma force, je me ravisai. Si je devais le blesser, ce serait de façon délibérée, pas par accident. – Doyle, contacte Niceven tout de suite, s'il te plaît. Il ne discuta pas et partit vers la chambre, bientôt suivi de nous tous, et de Sage, qui n'arrêtait pas de jacasser. – Que cherches-tu à faire, Princesse ? Que peux-tu faire ? Une seule nuit avec moi, est-ce si cher payer pour récupérer la virilité de ton chevalier vert ? Je préférai l'ignorer. Niceven était déjà dans le miroir lorsque j'entrai dans la chambre. Elle portait une robe noire, totalement transparente, si bien que son corps pâle semblait irradier sous l'étoffe sombre. Quelques paillettes discrètes scintillaient sur le col et les manches. Sa chevelure blanche, aussi ténue que les fils d'une toile d'araignée, retombait en cascade jusqu'à ses chevilles, et ses ailes formaient autour d'elle un halo blanc. Ses trois dames d'honneur, qui se tenaient comme d'habitude derrière son siège, avaient les cheveux vaguement ébouriffés et portaient de longues robes de soie qui avaient tout de chemises de nuit. La souris blanche qui se tenait à ses côtés avait le cou orné d'un collier paré de bijoux. Niceven, elle, n'arborait ni joyaux ni couronne ; sans doute notre appel l'avait-il prise par surprise. – Princesse Meredith, à quoi dois-je cet honneur inattendu ? interrogea-t-elle d'une voix maussade. Apparemment, on avait réveillé sa cour entière. – Reine Niceven, tu m'as promis un remède pour Galen si je nourrissais ton serviteur. J'ai rempli mon contrat, mais tu n'as pas rempli le tien. Les mains pliées sur les genoux, les chevilles croisées, elle se redressa un peu sur son siège et demanda d'un air sincèrement étonné : – Sage ne t'a pas donné le remède ? – Non. Son regard quitta mon visage et se posa sur le petit homme, qui venait d'atterrir sur le bord de la commode afin d'être mieux vu du miroir. – Sage, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? – Elle refuse le remède, répondit-il, les mains en avant comme pour signifier que ce n'était pas sa faute. – C'est vrai, Meredith ? – Pensais-tu vraiment que j'allais l'accepter dans mon lit ? – C'est un amant merveilleux, Princesse. – Pour ceux de ta taille, peut-être. Mais, pour moi, c'est franchement ridicule. – Sans parler de ses attributs... commenta Rhys, du fond de la pièce. Je lui jetai un regard incendiaire, et il haussa les épaules d'un air dégoûté. – Si c'est sa taille qui te gêne, on peut remédier à ce problème, proposa Niceven. – Votre majesté, intervint Sage, je ne crois pas que ce soit prudent. Meredith est la seule à avoir juré solennellement de ne pas révéler notre secret. – Alors, qu'ils en fassent tous le serment devant moi. – On ne jurera rien du tout, repris-je. Si tu ne me donnes pas tout de suite l'antidote pour mon chevalier, j'irai crier partout que tu es déloyale. Ceux qui manquent à leur parole ne font pas de longue carrière politique, chez les feys. – Le remède est là, à ta disposition, Princesse. Est-ce ma faute si tu refuses de partager ? Je m'approchai du miroir et déclarai en fulminant : – Faire l'amour est autrement plus gratifiant que de partager son sang, Niceven, tu le sais parfaitement. Son visage parut se rétrécir tandis que ses yeux pâles luisaient de colère. – Tu t'oublies, Meredith, en ne mentionnant pas mon titre. – C'est toi qui t'oublies, Niceven ! Dois-je te rappeler que tu ne gardes ton titre que parce qu'Andais le veut bien ? Si le remède de Galen ne m'est pas donné sur-le-champ, j'irai dire à ma tante que tu n'es qu'une fourbe. – Ce n'est pas ta fureur qui va me faire perdre mon titre, maugréa- t-elle. Découvre-toi, Sage. – Ma Reine, je ne pense pas que... – Je ne te demande pas ce que tu penses, je te demande de le faire, c'est tout. Se penchant en avant, elle ajouta : – Maintenant, Sage. Les ailes du demi-fey se rejoignirent sur son dos puis il décolla de la commode, sans pour cela se mettre à voler. Je crus un instant qu'il allait plonger vers sa mort, mais non. Il se mit à grossir, à la place. A grossir et à grandir. Et, bientôt, il fut presque aussi haut que moi. Ses ailes, si charmantes quand elles étaient petites, ressemblaient maintenant à des vitraux multicolores. Ses muscles apparaissaient sous sa peau jaunâtre et, quand il se tourna de côté pour me regarder, ses yeux noirs avaient pris la forme d'une amande, et ses lèvres étaient devenues rouges et pulpeuses. Je n'avais plus devant moi une espèce de Barbie abeille, mais un être impressionnant de sensualité, dont les ailes emplissaient à présent les deux tiers de la pièce. – Il n'est pas beau, Meredith ? me demanda Niceven d'une voix où perçait l'envie. – Il est beau à voir, c'est vrai, soupirai-je. Et, avec cette taille, le sexe ne doit pas être décevant non plus. Me décalant un peu pour apercevoir la reine derrière les ailes déployées de Sage, je hasardai : – Serait-ce une tentative pour obtenir le trône Unseelie, Niceven ? C'est cela, ton but ? Je ne t'aurais pas crue aussi ambitieuse. – Je ne réclame aucun trône. – Menteuse et fourbe à la fois, marmonna Doyle à mes côtés. – Sois poli, Ténèbres, s'il te plaît, lui jeta-t-elle avec dureté. – Donne à Meredith le remède que tu lui avais promis. – La Reine Andais a dit que le chevalier vert devait être guéri à n'importe quel prix, lui rappela-t-elle. – Jamais elle n'aurait imaginé un prix pareil, tu le sais. Il y a toujours eu des rumeurs disant que les demi-feys pouvaient grandir, mais jamais, jusque-là, on n'avait pu le constater. La Reine n'accepterait jamais un demi-fey comme roi, surtout celui qui te sert de marionnette. Comme elle retroussait les lèvres pour lui feuler au nez, elle parut vraiment monstrueuse. Sa souris blanche avait d'ailleurs dû le sentir, car elle s'était couchée un peu plus loin comme si elle la sentait prête à exploser. – Tu as le choix, Reine Niceven, lui dis-je alors. Tu me donnes le remède pour Galen, comme tu l'as promis, ou je dévoile ta sournoiserie à la Reine Andais. – Si je te donne le remède, tu ne diras rien à Andais ? – Nous sommes alliées, Reine Niceven. Les alliés se protègent mutuellement. – Je n'ai pas conclu d'alliance pour simplement me faire offrir du sang une fois par semaine, Meredith. Fais l'amour avec Sage, et je serai ton alliée. – Donne-moi le remède pour Galen, prends le sang que je t'offre une fois par semaine, sois mon alliée, ou je raconte à Tante Andais comment tu as tenté de me trahir. Niceven ne semblait plus en colère mais effrayée, à présent. – Si je n'avais pas forcé Sage à te montrer son secret, tu n'aurais jamais eu de quoi me faire pareil chantage, Meredith. – Peut-être... ou peut-être aussi qu'une petite graine placée au mauvais endroit peut causer de gros problèmes. – Que veux-tu dire ? – Le père de Galen était un lutin, donc pas plus grand que Sage dans sa taille naturelle. Il y a eu des mélanges autrement plus étranges, dans les différentes cours. Exiger qu'un de tes hommes me baise serait, je crois, considéré par Andais comme un grave abus de confiance. Elle cracha, cette fois, et la souris sursauta dans son coin. Ses suivantes elles-mêmes reculèrent d'un pas. – La confiance ! Qu'est-ce que les sidhes savent de la confiance ? – A peu près autant que les demi-feys, Niceven. Elle me gratifia d'un regard assassin, qui me fit sourire, tant je m'y attendais. – J'avais demandé une alliance pour que toi et les tiens puissiez espionner pour moi, dis-je avant de me tourner vers Sage. Mais j'ai ici la preuve que tu as d'autres talents. Tes épées me semblent plus dangereuses que le dard d'une abeille. Niceven remua nerveusement sur son siège. – Je ne saisis pas ce que tu veux dire, Princesse Meredith. – Tu le saisis très bien, Niceven. C'est une alliance que je désire, mais ta contribution ira bien au-delà de l'espionnage. – Jusqu'où ira-t-elle ? Sage n'est qu'un homme. Avec tes gardes, tu as d'autres épées bien plus grandes pour te protéger. Je touchai l'épaule du demi-fey, qui bondit comme si je lui avais fait mal, ce que je savais être faux. M'appuyant contre son dos, mais gardant les yeux fixés sur Niceven, je lui demandai : – C'est vrai ce que dit la reine, Sage ? Ton épée serait donc si petite ? – Ce n'est pas ce que je voulais dire, Meredith, tu le sais très bien, siffla-t-elle. – Je le sais ? J'effleurai le bras de Sage, qui frissonna à ce contact, tandis qu'une expression de jalousie se dessinait sur le visage maigrichon de la reine. – Niceven, Niceven. n'abandonne pas aux autres ce que tu as de plus précieux. – Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, Meredith. Je touchai alors les cheveux de Sage, qui me parurent plus doux que de la soie. – Ne t'avise jamais de laisser partir ce que tu ne peux pas te permettre de perdre. – Je ne te comprends pas, Princesse, insista-t-elle en secouant vivement la tête. – Tu es entêtée, Niceven, mais sache ceci : je te propose une alliance, une véritable alliance, en échange d'une coupe de sang chaque semaine. Tu arrêtes d'espionner pour Cel et ses gens. – Le Prince Cel est peut-être enfermé, Princesse, mais Siobhan ne l'est pas, je te le rappelle. Et elle est autrement plus dangereuse et terrifiante que ne le sera jamais Cel lui-même. – Terrifiante pour certains, mais pas pour toi, précisai-je. – Je l'admets, oui. La folie de Cel est plus terrifiante que la cruauté de Siobhan. On peut traiter avec quelqu'un de cruel, mais, face à un fou, il n'y a rien à faire. – Ta sagesse te fait honneur, Niceven, lui dis-je doucement. – Pour avoir une chance que l'un de mes hommes devienne Roi des Unseelies, j'aurais tout risqué. Mais, pour une coupe de sang hebdomadaire. .. je vais devoir réfléchir. – Je comprends. En attendant, Niceven, donne-moi le remède pour Galen, et nous en aurons terminé pour aujourd'hui. Se tournant vers le demi-fey, elle déclara : – Sage, donne le remède à la princesse. – Comment faire, ma Reine, si je ne peux pas le lui donner comme vous me l'avez donné ? – Bien que je te l'aie donné lors de contacts plus intimes, il suffit que ton corps pénètre le sien pour qu'elle le reçoive. – Pas de sexe, répétai-je. Elle me jeta un regard souffrant, et dit : – Un baiser, Meredith. Juste un baiser, et tu es libre de n'y prendre aucun plaisir. Je dus m'écarter du côté de Doyle pour que Sage puisse se tourner vers moi. Ses ailes semblaient remplir tout l'espace entre la commode et le lit. Je me plaçai alors face à lui et elles remontèrent au-dessus de ses épaules. Avec ses cheveux de soie légèrement plus dorés que le jaune de sa peau, il paraissait presque irréel de beauté... jusqu'à ce que je rencontre ses yeux. Des yeux noirs et brûlants, chargés de rancœur et de malveillance. Je ne pus alors m'empêcher de songer qu'il n'était que la version grand format des sales créatures qui avaient dévoré le sexe de Galen. – Pas de morsure, pas de sang, lui rappelai-je. Il se mit à rire, exhibant des dents blanches et bien trop pointues à mon goût. – Tes exigences sont bien catégoriques, pour une princesse sidhe. – Je veux être certaine que tu m'as bien comprise, Sage. Je veux que cela soit parfaitement clair entre nous. – Il ne te fera pas de mal, Princesse, me promit Niceven. – Un peu de sang rend toujours un baiser plus épicé, rétorqua-t-il. – Pour nous, peut-être, mais tu dois faire exactement ce que la princesse te demande, Sage. Si elle dit « pas de sang », il n'y aura pas de sang. – Pourquoi céderait-on aux caprices d'une princesse sidhe ? – Tu ne cèdes pas à ses caprices, Sage, tu cèdes aux miens. Ses épaules s'affaissèrent imperceptiblement quand il déclara sur un ton maussade : – Je ferai ce que ma Reine demande. – Il ne te fera pas de mal, m'assura Niceven. Tu as ma parole. – Mais pas la mienne, ajouta Sage. – Ma parole est aussi ta parole, précisa-t-elle dans un murmure. Sage me jeta un regard mauvais, dans lequel je distinguai cependant une lueur, une trace de chagrin presque... humain, oserais-je dire. Elle disparut aussi vite qu'elle était venue mais me laissa un instant pensive. Peut-être la petite cour de Niceven n'était-elle finalement pas plus heureuse que celle d'Andais. Je posai mes mains de chaque côté du visage de Sage, non pas pour le charmer mais pour le contrôler. Sa peau était aussi douce que celle d'un bébé, incroyablement fine sous mes doigts. Jamais je n'avais autant touché un demi-fey, à la vérité ; il y en avait si peu autour de nous. Comme je me penchais sur lui, il ne broncha pas et garda les mains sur les hanches. Il attendait manifestement que je continue ce que j'avais commencé. J'inclinai légèrement la tête de côté puis hésitai, ma bouche flottant juste au-dessus de la sienne. Ses lèvres paraissaient plus rouges que ce que j'avais cru voir, et je me demandais si elles me sembleraient différentes de celles des autres hommes. Mais lorsque ma bouche les effleura, j'eus ma réponse. Elles étaient douces, aussi douces que du satin, et avaient le goût d'un fruit mûr. C'était intéressant, mais il n'y avait eu aucune magie, là-dedans. Je reculai de quelques centimètres, les paumes toujours sur le visage de Sage. Puis, me tournant vers Niceven, je lui déclarai : – Il n'y a eu aucun sortilège, aucun remède. – Son corps a-t-il pénétré le tien ? Demanda-t-elle. – Tu veux dire, sa langue ? – C'est ce que je veux dire, puisque tu sembles si décidée à ne rien avoir d'autre. – Tout à fait décidée. – Embrasse-la, Sage, embrasse-la comme tu sais le faire, et on en aura fini avec ça. Il laissa échapper un lourd soupir puis lâcha : – Comme ma Reine voudra. Ses mains se glissèrent autour de mon corps et m'attirèrent contre le sien. Trop près de lui pour garder les miennes sur son visage, je les laissai glisser dans son dos jusqu'à ce qu'elles rencontrent ses ailes. Embarrassée, je cherchais où les poser quand Sage me dit : – Sous l'attache de mes ailes. Avait-il deviné mon problème, ou avait-il déjà connu ce genre de situation avec d'autres non-demi-feys ? Comme je passais mes bras sous les siens, je sentis, bien sûr l'extraordinaire finesse de sa peau, mais je me demandais où pouvaient bien se trouver les muscles qui devaient lui servir à déployer ses ailes. Inconscient des questions existentielles que je me posais, Sage approcha son visage du mien. Nos lèvres se rencontrèrent enfin et, cette fois, il m'embrassa ; d'abord doucement, puis ses bras se contractèrent autour de mes hanches et sa langue s'enfonça avec violence dans ma bouche. Aussitôt, une intense chaleur, une sorte de fluide incandescent, m'envahit la gorge avant de se répandre dans tout mon corps, jusqu'à ce que ma peau s'enflamme. Ce fut la voix de Niceven qui me ramena sur Terre. – Tu as ton remède, Princesse. Donne-le à ton chevalier vert avant qu'il ne refroidisse. Je m'écartai de lui presque à contrecœur et me tournai vers Galen, qui s'était instinctivement approché de nous. Je posai sur ses bras mes paumes encore brûlantes et, sous l'étoffe de ses manches, je devinai la chaleur qui s'emparait de sa peau. Le souffle court, il se pencha alors pour recevoir son baiser. Nos lèvres se touchèrent, se fondirent ensemble afin de ne pas laisser échapper une seule goutte du précieux fluide que venait de me transmettre Sage. Je le sentis remonter à travers ma gorge, se répandre dans ma bouche, tel un sirop épais et bouillant, avant de se déverser dans celle de Galen, toujours soudée à la mienne. Avidement, il but jusqu'à la dernière goutte l'élixir que je lui offrais. Electrisée par cet échange magique, je poussai un petit cri et grimpai à l'assaut de son corps pour passer mes deux jambes autour de ses hanches. Cependant, lorsque mon bas-ventre entra en contact avec le sien, ce ne fut pas un cri de plaisir qu'il poussa. Il me reposa par terre sans ménagements, mais sans me repousser non plus. D'une voix haletante, il articula : – Je... je ne me sens pas guéri... – Tu seras guéri avant le crépuscule du deuxième jour, lui annonça Niceven. A demi étourdie, oscillant légèrement sur des jambes flageolantes, je tentai, moi aussi, de reprendre mon souffle. Mon cœur battait si fort que j'entendais à peine ce qui se disait autour de moi. Doyle eut alors la délicatesse de parler à ma place. – Je veux ta parole, Reine Niceven, que Galen sera guéri dans deux jours. – Tu as ma parole, répondit-elle. – Nous te remercions, Niceven. – Ne me remercie pas, Ténèbres. Ne me remercie pas... Puis elle disparut du miroir, qui retrouva son reflet habituel. Galen s'assit lourdement au bord du lit. La respiration encore saccadée, il me sourit puis lâcha : – Dans deux jours... Je voulus toucher son visage, mais ma main tremblait si fort qu'elle passa à côté. La prenant alors dans la sienne, il la posa contre sa joue. – Deux jours... répétai-je sur un ton grave. Je ne pus lui rendre son sourire car, du coin de l'œil, je voyais Frost qui nous observait. Une sorte de colère glacée crispait ses traits d'habitude si beaux. Il parut se rendre compte que je l'avais remarqué car il se détourna, sans doute incapable de contrôler son expression. Frost était jaloux de Galen. Ce n'était pas bon signe. 31 Cette nuit était celle de Frost, et il semblait bien décidé à me faire oublier toutes les autres. Je lui léchais le ventre lorsque, émanant du miroir vide, la voix d'Andais retentit comme un mauvais rêve. – Personne ne m'empêchera de voir ce que je désire voir, même pas mes Ténèbres ! Tu as une minute, ensuite je m'ouvre moi-même le passage. Stupéfaite, je ramenai les draps sur nos corps nus et, dans ma hâte, manquai de dégringoler par terre. Ce fut Frost qui répondit à Andais : – Ma Reine, Doyle n'est pas là. Nous allons l'appeler pour vous, si vous acceptez de patienter un instant. – Ma patience est inexistante, ce soir, mon Froid Mortel. Je te donne deux minutes pour le trouver et libérer ce miroir. Sinon, c'est moi qui m'en charge. – Nous allons faire au mieux, ma Reine. Déjà, j'étais à la porte et je criais : – Doyle, le miroir pour la reine ! Viens tout de suite, elle veut te voir ! Ma voix avait dû lui paraître fébrile, car il bondit du canapé-lit, enfila son jean, et déboula, torse nu, dans la chambre. Frost lui demanda alors une petite seconde, le temps que je grimpe sur le lit pour laisser mes deux gardes prendre place face au miroir. Puis Doyle posa une main sur la glace, qui s'illumina violemment avant de devenir translucide. Quelque chose apparut au milieu, que j'eus du mal à distinguer à cause des deux corps masculins qui formaient un véritable rempart devant moi. Et tant mieux, parce que le spectacle qui s'offrait à nous était si gore que je fus heureuse, sur le moment, d'avoir ma vision obstruée. Doyle et Frost avaient sous les yeux une grande salle à peine éclairée par des torches à la flamme vacillante, et dont les sombres murs de pierre suintaient d'humidité. Des lamentations rauques semblaient s'élever de nulle part, comme si celui qui les lançait n'éprouvait même plus le besoin de crier, de lâcher des plaintes qui resteraient ignorées. Enfant, j'avais toujours cru que les gémissements qui résonnaient dans la salle de la Mort devaient ressembler à ceux des fantômes. Mais les fantômes n'émettent pas ces hurlements sinistres ; du moins, pas ceux que j'ai rencontrés. – Comment oses-tu m'interdire l'accès au miroir ?! glapit Andais d'une voix étranglée de fureur. – C'est moi qui ai demandé à Doyle de le fermer, lui lançai-je, à demi dissimulée derrière mes deux gardes. – J'entends notre petite princesse, mais je ne la vois pas. Si nous devons discuter, j'aimerais la regarder en face ! Doyle et Frost s'écartèrent pour me dévoiler, à genoux sur le lit, perdue entre les coussins et les draps froissés. J'aperçus en même temps ma chère tante, plantée au milieu de la salle de la Mort. Son miroir était placé de telle sorte qu'on ne voyait rien des instruments de torture disposés dans la pièce, mais Andais s'était arrangée pour être bien visible. Visible et parfaitement hideuse. Elle était couverte de sang, comme si on lui en avait balancé un seau entier sur la tête. Son visage était constellé de gouttelettes écarlates à moitié sèches, et une partie de ses cheveux était comme engluée dans une étrange matière épaisse et visqueuse. Il me fallut un moment pour me rendre compte qu'elle était imprégnée de sang des pieds à la tête, et nue comme un ver, pour ne rien arranger. Le cœur soulevé, je pris le temps de me ressaisir pendant que Doyle comblait le silence pesant qui venait de s'installer entre nous. – Nous avons eu beaucoup d'appels, ma Reine, lui dit-il. La princesse était fatiguée de se faire surprendre en permanence par des visiteurs imprévus. – Qui d'autre t'a appelée, ma nièce ? – Le secrétaire de Taranis, entre autres, lui répondis-je sur un ton faussement tranquille. – Qu'est-ce qu'il te veut ? Cracha-t-elle. – Il m'a invitée au bal de Noël, mais j'ai refusé. J'ajoutai ces derniers mots à la hâte ; je ne voulais pas qu'elle m'accuse de snober la cour. – Quel despotisme ! C'est si tragiquement typique de la part de Taranis. – Si je peux me permettre, ma Reine, reprit Doyle, tu me sembles d'une humeur... massacrante, malgré le fait que tu te sois manifestement offert du bon temps. Qu'est-ce qui t'a contrariée à ce point ? Doyle avait raison. J'avais vu Andais revenir en chantonnant d'une séance de torture. Couverte de sang, mais chantonnant de satisfaction. Et, là, c'était loin d'être le cas. – J'ai mis la main sur ceux que je croyais soit responsables de la libération de l'Innomé, soit coupables d'avoir invoqué les anciens. Je les ai tous interrogés soigneusement, mais sans résultat. Si l'un d'eux avait commis ces méfaits, il aurait parlé depuis longtemps. Elle paraissait lasse, désabusée, et sa colère semblait la quitter peu à peu. – Je ne doute pas, ma Reine, que ton interrogatoire a été très... approfondi. – Tu te moques de moi, mes Ténèbres ? – Loin de moi cette idée, ma Reine, répliqua-t-il en courbant le dos avec respect. Elle se passa une main sur le front, barbouillant de sang sa peau d'albâtre. – Aucun sidhe de notre cour ne semble avoir commis ces crimes, mes Ténèbres. – Alors, qui, si ce ne sont pas les nôtres ? – Nous ne sommes pas les seuls sidhes, Doyle. – Tu penses donc à la cour de Taranis ? interrogea Frost. – Oui, mon Froid Mortel, répliqua-t-elle en lui jetant un regard noir. C'est exactement ce à quoi je pense. A son tour, il se pencha en avant et déclara, les yeux baissés : – Je ne cherchais nullement à te manquer de respect, ma Reine. – As-tu informé le roi du danger qui le menace ? demanda Doyle, toujours courbé dans une demi-révérence. – Il refuse de croire qu'un membre de sa cour rayonnante ait pu commettre un acte aussi barbare. Il affirme que personne parmi son peuple ne saurait invoquer les dieux anciens, et que pas un seul ne saurait toucher à l'Innomé, car cette entité n'a rien à voir avec eux. Ces deux affaires sont des problèmes essentiellement Unseelies. – Et, d'après toi, ma Tante, en quoi consisterait un problème Seelie ? Je répugnais à attirer son attention sur moi, mais je voulais savoir. Si rien de tout ceci n'était l'affaire des Seelies, qu'est-ce qui les concernait, alors ? – Excellente question, ma nièce. Depuis quelque temps, Taranis ne semble plus disposé à se salir les mains avec la moindre question d'importance. J'ignore ce qui lui arrive, mais il semble vivre de plus en plus dans un monde d'illusion et de magie. Elle croisa sur ses seins ses bras souillés de sang, resta un instant songeuse puis lâcha : – C'est quelqu'un de sa cour. Ce ne peut être que cela... – Que peut-on faire pour le forcer à y voir clair ? – J'aimerais le savoir. Mais, par tous les dieux, redressez-vous, tous les deux ! Cessez ces manières et asseyez-vous. Sans un mot, mes deux gardes vinrent s'asseoir à mes côtés, au bord du lit. Frost était toujours nu, mais son corps splendide avait vaguement perdu de son excitation, depuis l'appel d'Andais. Les mains sagement posées sur les genoux, il essayait presque de se cacher. Assis de l'autre côté, Doyle se tenait très droit, aussi immobile qu'un animal en train de fixer sa proie. Mais, le vrai prédateur, ce soir, c'était celle qui nous observait en ce moment à travers le miroir. – Déplace tes mains, Frost, que je te voie tout entier, ordonna Andais, le regard braqué sur lui. Il hésita quelques courtes secondes puis laissa ses mains tomber de chaque côté de ses cuisses. Il resta ainsi, les yeux baissés, plus du tout à l'aise dans sa nudité. – Tu es réellement magnifique, mon Froid Mortel. Je reconnais que je l'avais un peu oublié. J'ai d'ailleurs tendance à oublier pas mal de choses, ces derniers temps. Elle parut triste un moment, puis sa voix reprit sa dureté habituelle. Instinctivement, je me crispai et sentis que Doyle et Frost faisaient de même. – Je n'ai pas eu de plaisir, aujourd'hui. Voilà des gens que je respectais, que j'aimais, même, et qui ne seront jamais plus mes alliés. Ils me craindront, dorénavant. Mais c'est vrai qu'ils me craignaient déjà, auparavant ; et la crainte, ce n'est pas du respect. J'ai enfin l'occasion de m'en rendre compte. Offrez-moi quelque chose d'agréable, ce soir, dont je pourrai me souvenir. Laissez-moi vous regarder, tous les trois. Laissez-moi admirer la lumière de vos corps, quand ils enflamment la nuit comme des feux d'artifice. Nous restâmes sans bouger, puis Doyle déclara : – J'ai eu ma nuit avec la princesse. Et Frost a clairement laissé entendre qu'il ne voulait pas la partager, ce soir. – Il la partagera si je le lui ordonne, rétorqua-t-elle avec rudesse. Comment discuter avec elle quand elle se présentait ainsi à nous, complètement nue et barbouillée de sang, tel un animal sauvage ? Nous fîmes malgré tout une petite tentative. – Je préférerais m'abstenir, ma Reine, souffla Frost. – Tu préférerais ? Tu préférerais t'abstenir de quoi, mon Froid Mortel ? – De rien, articula-t-il, les yeux baissés. De rien du tout... – Tante Andais, hasardai-je alors, s'il te plaît, nous n'avons rien fait pour te contrarier. Nous avons, au contraire, tout fait pour te satisfaire. En quel honneur devrais-tu nous punir ? – Alliez-vous faire l'amour, ce soir ? – Oui, mais... – Tu vas baiser Frost, ce soir, non ? – Si. – Tu as baisé Doyle, la nuit dernière, pas vrai ? – Euh... oui, mais... – Alors, pourquoi ne les baiserais-tu pas tous les deux ce soir ? De nouveau, elle prenait une voix de crécelle, alors que la mienne se faisait de plus en plus grave. – Je n'ai jamais fait cela avec les deux en même temps, Reine Andais. Dans une partie à trois, il faut faire preuve de finesse, sinon tout le plaisir est gâché. Je pense que Frost et Doyle sont tous les deux trop dominants pour me partager... sans dommage. – Très bien. Je lâchai un soupir de soulagement quand elle ajouta : – Dans ce cas, remplace l'un d'eux par l'un de tes autres gardes. Donne-moi quelque chose à me mettre sous la dent, ce soir, Meredith. Que pouvais-je tenter d'autre ? Elle comprenait ma répugnance et me proposait même une solution de rechange. La mort dans l'âme, je soufflai aux deux hommes assis à mes côtés : – Alors, je vous écoute. Qu'est-ce que vous me suggérez ? Andais penserait-elle que je les laissais choisir celui qui remplacerait l'un d'eux ? Je l'espérais. Mais, au fond de moi, je voulais surtout qu'ils comprennent que je cherchais un moyen d'échapper à ce qu'elle me demandait. – Nicca est moins dominant, dit lentement Frost. Manifestement, il n'avait rien compris ! – Ou Kitto, proposa Doyle. – Kitto a eu son tour, aujourd'hui, dis-je. Et Nicca n'est pas prévu avant deux jours. Je pense qu'ils seront tous d'accord pour qu'on anticipe un peu sa nuit avec moi, histoire que Kitto n'en fasse pas deux de suite. – Qu'ils seront d'accord ? répéta la reine, stupéfaite. Parce qu'ils donnent leur avis, maintenant ? Ce n'est pas toi qui choisis parmi eux, Meredith ? – Pas vraiment. On a un programme et, en général, on s'y tient. – Un programme, un programme... ricana-t-elle. Et, comment en êtes-vous arrivé là ? – On a choisi l'ordre alphabétique. – Elle fait ça par ordre alphabétique... articula-t-elle sur un ton navré. Elle partit alors d'un éclat de rire qui s'acheva par un véritable mugissement. Pliée en deux, elle se tenait le ventre tant elle riait, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues maculées de sang. D'habitude, les crises de rire sont contagieuses. Mais celle-là ne l'était pas ; du moins, pas pour nous trois. Car j'en entendais certains glousser, derrière Andais. Ezekial et ses assistants, par exemple, avaient l'air de trouver cela très drôle. Les tortionnaires avaient un étrange sens de l'humour. Quand ils se furent tous calmés, la reine retrouva une position à peu près digne, et s'essuya les yeux. Frost, Doyle et moi retenions notre souffle, dans l'attente de ce qu'elle allait bien pouvoir nous dire. Encore à moitié étranglée de rire, elle déclara : – Tu viens de m'offrir mon premier vrai plaisir de la journée, Meredith. Tu mérites d'être récompensée, pour cela. Toutefois, je continue à ne pas comprendre ce qu'il y a de mal à faire devant moi ce que tu feras dès que je t'aurai quittée. Je ne vois aucune différence... Nous prîmes garde de ne rien répliquer, sachant pertinemment que si, dès lors, elle ne voyait pas la différence, il n'y avait aucun moyen de la lui expliquer. Andais nous quitta donc, nous laissant tous les trois sans voix devant le miroir vide. Consternée par notre incapacité, à réagir devant elle, je me tournai vers Doyle. Son visage, comme d'habitude, ne reflétait rien. Quant à Frost, il se leva brusquement et poussa un cri ; un cri si rageur que les autres gardes accoururent dans la chambre, l'arme au poing. Rhys regarda autour de lui avec l'air de ne rien comprendre. – Qu'est-ce qui s'est passé ? Frost se tourna vers lui, effrayant et menaçant, dans la splendeur virile de sa nudité. – On n'est pas des animaux, à devoir parader devant elle pour son amusement ! Doyle se leva alors et leur fit signe de sortir. Rhys m'interrogea du regard, et je hochai la tête pour lui indiquer que tout allait bien. Ils s'en allèrent donc, en refermant doucement la porte derrière eux. – On est tranquilles, maintenant, Frost, lui dit Doyle d'une voix apaisante. Elle ne peut pas nous atteindre, ici. Le saisissant par les épaules, Frost lui cria presque : – Tu n'as pas encore compris ?! Si ce n'est pas nous qui donnons un enfant à Merry, on redeviendra les jouets d'Andais. Et ça, je ne le supporterai plus, Doyle. Je ne veux pas recommencer ça, tu m'entends ? Je ne peux pas ! Tandis qu'il lui parlait, il le secouait d'avant en arrière, ses mains blanches serrant convulsivement les épaules noires de Doyle. Je m'attendais à tout moment à ce que celui-ci l'envoie balader. Mais non, il leva simplement les bras pour saisir ceux de Frost, qui s'effondra à genoux, en gardant ses mains dans les siennes. – Je ne peux pas faire ça, Doyle, répéta-t-il. Je ne peux pas. Je préfère mourir. Je préfère me laisser dépérir avant. Il prononça ces dernières paroles en tremblant, puis se mit à sangloter. Des sanglots si intenses, si profonds que je crus un instant qu'ils allaient lui déchirer les entrailles. Doyle le laissa pleurer puis, quand il se fut calmé, nous l'aidâmes à se coucher sur le lit avant de nous allonger de chaque côté de lui, l'un contre son dos, l'autre contre son ventre. Il n'y avait rien de sexuel dans notre attitude, nous attendions simplement qu'il s'apaise et s'endorme. Je me pris à scruter le visage de Doyle, par-dessus le corps de Frost, et ce que je vis dans son regard me parut plus effrayant encore que le spectacle d'Andais nue et couverte de sang. Je me demandai alors quel pouvait être le but réel de toute cette mise en scène. Etait-ce une machination de la reine ? Un complot préparé depuis longtemps, sans que je ne remarque rien ? J'étais au moins certaine d'une chose, cependant : Doyle ne retournerait pas là-bas, lui non plus. Je le voyais dans ses yeux. Tenant Frost contre nous, nous finîmes par nous endormir, malgré tout. Au beau milieu de la nuit, Doyle se leva et nous laissa, Frost et moi. Comme je me réveillais en le sentant bouger, il me déposa un baiser sur le front et passa la main sur la crinière argentée de Frost, toujours endormi. Puis il murmura de sa belle voix de basse : – Je te promets. – Tu me promets quoi, Doyle ? Il se contenta de sourire, secoua la tête et sortit en refermant sans bruit la porte derrière lui. Je me blottis de nouveau contre le corps de Frost, mais sans parvenir à me rendormir. J'avais l'esprit tarabusté par une multitude de pensées négatives. Les premières lueurs de l'aube commençaient à griser la fenêtre lorsque je m'abandonnai enfin à un sommeil agité. Je rêvai alors que je me tenais près de la reine, dans le Couloir de la Mort. Tous les hommes étaient enchaînés aux instruments de torture, encore intacts. Andais s'efforçait de m'inciter à la rejoindre pour les martyriser. Je refusais, bien sûr, et lui interdisais de les toucher. Elle me menaçait, les menaçait aussi, et, d'une façon étrange, mon refus l'empêchait de leur faire du mal. Je tins bon jusqu'à ce que les gémissements de Frost à mes côtés m'arrachent à mon sommeil. Secoué de soubresauts, il avait l'air de lutter dans son rêve. Je le réveillai aussi doucement que je pus, et il ouvrit alors des yeux exorbités, en poussant un cri sauvage. Un cri qui, de nouveau, attira mes gardes à la porte de la chambre. Tout en calmant Frost, je leur fis signe de s'en aller sans bruit. – Ce n'est rien, Frost, lui soufflai-je. Ce n'est rien, c'était juste un rêve. M'étouffant presque de ses bras puissants, il murmura : – Ce n'était pas un rêve, c'était réel. Je m'en souviens... Je m'en souviendrai toujours. Doyle fut le dernier à ressortir. Je rencontrai alors son regard et compris le sens de sa promesse. – Je te protégerai, Frost, lui dis-je. – Tu ne peux pas me protéger. – Je promets que je te protégerai, que je vous protégerai tous. D'une main, il me couvrit la bouche et répondit : – Ne promets pas ça, Merry. Ne promets pas ce que tu ne peux pas espérer faire. Personne ne t'a entendue. Tu n'as rien dit. Le visage de Doyle, près de la porte entrouverte, n'était plus qu'une forme sombre. – Si, je l'ai dit, Frost, et je parlais sérieusement. J'aurais transformé les Terres d'Eté en friche, avant de laisser Andais te reprendre. En prononçant ces derniers mots, j'eus l'impression que la réalité se figeait un instant autour de nous, pour ensuite reprendre son cours, légèrement altérée, toutefois. Rampant hors du lit, Frost me déclara, le dos tourné : – Tu te feras tuer, Merry. Puis, sans un regard, il entra dans la salle de bains. Quelques secondes plus tard, j'entendis couler l'eau de la douche. Doyle rouvrit alors la porte pour me saluer de son arme, en la portant à son front comme une épée. Je lui répondis par un petit signe de tête, il me souffla un baiser de loin et referma le battant derrière lui. Sans comprendre réellement ce qui venait de se passer, j'en saisissais pourtant parfaitement le sens. Je venais de m'engager à protéger mes hommes contre Andais. Mais j'avais senti le monde se décaler autour de moi, comme si le destin lui-même avait eu un soubresaut. Quelque chose avait changé dans la course bien orchestrée de l'univers. Et cela, simplement parce que j'avais fait la promesse de protéger mes hommes. Mais il serait trop tard, bien trop tard, lorsque je saurais si cela avait amélioré ou aggravé les choses. 32 Nous étions en train de discuter du rite de fertilité pour Maeve Reed, lorsque le miroir se fit à nouveau entendre. Cette fois, c'était un clairon qui nous appelait, ou une trompette, plus exactement. – C'est quelqu'un de nouveau, dit Doyle en se levant. Deux minutes plus tard, il revint au salon, l'air intrigué. – Qui est-ce ? demanda Rhys. – La mère de Meredith. – Ma mère ? m'étranglai-je en bondissant, sans prendre garde à mes notes qui s'éparpillaient par terre. Comme je me baissais pour les ramasser, Galen me proposa : – Tu veux que je t'accompagne ? De tous mes gardes, lui seul savait ce que je ressentais réellement pour cette femme. J'allais refuser sa proposition puis me ravisai. – Oui, ce serait sympa de ta part. Il m'offrit son bras, que j'acceptai tout naturellement. – Je peux me joindre à vous, si tu veux, Merry, me lança alors Doyle. J'hésitai un instant, ne sachant pas vraiment si je voulais impressionner ma mère ou l'insulter. Avec tous les hommes qui vivaient chez moi, j'avais le choix. Mais on manquait de place, dans ma chambre, aussi décidai-je de ne prendre que Doyle et Galen avec moi, même si ce n'était pas le genre de protection dont j'avais besoin avec ma mère. Doyle pénétra le premier dans la pièce, pour lui annoncer que la princesse arrivait. J'attendis avec Galen à l'extérieur, puis nous entrâmes à notre tour. Il m'accompagna devant le miroir et s'assit sur le couvre-lit bordeaux, faisant son possible pour se montrer discret. Moins embarrassé que Galen, Doyle resta debout, mais s'écarta au maximum pour me laisser la place devant le miroir. D'ordinaire, la chevelure de ma mère lui cascadait jusqu'à la taille, mais, aujourd'hui, elle était ramenée sur le sommet du crâne en un chignon élaboré, presque entièrement recouvert de feuilles d'or martelé. On aurait dit qu'elle cherchait par là à dissimuler le brun assez terne de ses cheveux. Un brun qui ne pouvait que la trahir - même si quelques rares sidhes pure souche en héritaient parfois - et qu'elle tenait de sa génitrice, ma grand-mère, elle-même mi-brownie, mi-humaine. Et Besaba, ma mère, détestait tout ce qui lui rappelait ses origines. Ses yeux étaient couleur chocolat et ornés de longs, très longs cils noirs. Elle avait une peau soyeuse et délicate, qu'elle passait des heures à entretenir à l'aide de bains de lait, de lotions et de crèmes. Mais aucun de ces soins ne parviendrait jamais à lui procurer le lumineux teint de lune que possédaient les sidhes ; celui qu'avait aussi Eluned, sa sœur jumelle. Et c'était ce teint, précisément, plus que ses cheveux ou ses yeux, qui, au premier regard, la différenciait des purs sidhes. Sa robe couleur ivoire était tissée de fils d'or et de cuivre, et le décolleté carré mettait joliment en valeur sa gorge ronde et crémeuse. Si les sidhes aimaient tant les bustiers qui galbaient ainsi la poitrine, c'était parce leurs femmes n'étaient pas généreusement fournies, de ce côté-là. Elle était maquillée avec art et se montrait, comme d'habitude, ravissante. Jamais elle ne me rendait une seule visite sans me rappeler à quel point elle était la jolie princesse Seelie que je n'avais pas la chance d'être. J'étais trop petite, trop humaine de forme, et mes cheveux... mes cheveux avaient une teinte auburn, quasiment rouge sang, une couleur que l'on ne trouvait qu'à la cour Unseelie. En contemplant ma mère à travers le miroir, je songeai qu'elle aurait pu aussi bien appartenir aux humains. Certains, parmi eux, étaient aussi grands et minces qu'elle, alors que Besaba n'avait que cela pour prouver qu'elle était plus sidhe que moi. Par ailleurs, elle me semblait bien trop richement habillée pour une simple visite à sa fille. Le soin qu'elle avait apporté à sa tenue me poussa à me demander si elle savait à quel point je la détestais. Puis, je me rappelai qu'elle était presque tout le temps arrangée ainsi. Moi, je n'avais passé qu'un short noir et un petit haut moulant couleur cerise, qui laissait apparaître mon nombril. Mes cheveux, dont la longueur avait atteint les épaules, commençaient à onduler légèrement ; pas autant que ceux de ma mère ou de ma grand-mère, bien sûr, mais avec tout de même de jolies vagues, à peine plus foncées que le rouge sang de mon débardeur. Mon corps étant un bijou à lui seul, je n'avais pas besoin d'en porter. Ma peau brillait aussi naturellement que l'ivoire, mes cheveux luisaient comme des grenats, et mes yeux pétillaient de leurs trois couleurs. C'est en considérant la beauté bien trop humaine de ma mère que je me rendis soudain compte d'une chose : elle avait attendu que je grandisse un peu pour me reprocher mon apparence. Bien sûr, elle avait toujours détesté mes cheveux et elle avait toujours été méchante, mais les pires insultes avaient commencé lorsque j'avais dix ou onze ans. Elle devait se sentir menacée, à l'époque. Et, aujourd'hui, alors qu'elle était parée de ses plus beaux atours de Seelie et que j'étais vêtue le plus simplement du monde, j'avais la certitude d'être plus belle que ma mère. En la contemplant ainsi, j'eus un instant la sensation de réécrire une partie de mon enfance. Quand avais-je revu Besaba pour la dernière fois ? Peut-être ne le savait-elle pas elle-même car, pendant un moment, elle me considéra d'un air surpris, presque choqué. Elle avait dû finir par se persuader que je n'étais pas aussi belle qu'elle le craignait. Mais elle ne tarda pas à se ressaisir parce qu'elle est et sera toujours la plus accomplie de toutes les courtisanes. Elle est en effet capable de se composer le visage qu'elle désire, et de contrôler jusqu'à ses battements de cils pour satisfaire les caprices du roi. – Ma fille, quel plaisir de te voir. – Je te salue, Princesse Besaba, Epouse de la Paix. J'avais délibérément omis de rappeler nos liens de sang. La seule mère que j'avais vraiment eue était Gran, la mère de ma mère. Elle, je l'aurais accueillie avec bonheur. Mais celle qui se tenait bien droite devant moi sur son siège tapissé de soie était une étrangère, à mes yeux. Elle parut étonnée, mais ses paroles restèrent aimables. – Tu as le bonjour de la cour Seelie, Princesse Meredith NicEssus. Je ne pus réprimer un sourire. Elle me répondait par une insulte. NicEssus signifiait fille d'Essus. La plupart des sidhes perdaient leur nom à la puberté, ou au moins autour de vingt ans, lorsque apparaissaient leurs pouvoirs magiques. Puisque les miens ne s'étaient pas déclarés à cette époque, j'avais atteint la trentaine, encore affublée du nom de NicEssus. Mais les deux cours savaient que, depuis, mes pouvoirs avaient fini par se révéler. Elles savaient que j'avais un nouveau titre. Et Besaba l'avait délibérément oublié. Mais je devais reconnaître que c'était de bonne guerre. N'avais-je pas été la première à me montrer impolie en ne mentionnant pas nos liens de sang ? – Je serai toujours la fille de mon père, mais je ne m'appelle plus NicEssus. L'air songeur, j'ajoutai : – Le roi, mon oncle, ne t'a donc pas dit que mes pouvoirs s'étaient manifestés ? – Bien sûr, il me l'a dit, répondit-elle, à la fois contrite et vexée. – Oh, je suis désolée. Puisque tu ne mentionnais pas mon titre, j'imaginais que tu ne le savais pas. L'espace d'un instant, une trace d'irritation apparut sur son joli visage, puis elle sourit. D'un sourire aussi sincère que son amour pour moi. – Je sais que tu es maintenant Princesse de Chair. Mes félicitations. – Merci, Mère. Elle remua sur son siège, comme si je l'avais déconcertée, à nouveau. – Eh bien, ma fille, nous devrions nous parler plus souvent. – C'est vrai, dis-je en m'efforçant de garder une expression impassible. – Je me suis laissé dire que tu étais conviée au bal de Noël. – Oui. – Je t'y verrai donc, ce qui nous donnera l'occasion de refaire un peu connaissance. – On ne t'a pas dit non plus que j'ai dû refuser cette invitation. Tu m'en vois surprise. – On me l'a dit, si, et j'avoue que j'ai du mal à le croire. Ses mains restèrent gracieusement posées sur les accoudoirs de son petit fauteuil, mais son buste se pencha en avant, ce qui gâcha un peu sa posture parfaite. – Il y en a beaucoup qui remueraient ciel et terre pour avoir l'honneur de recevoir une telle invitation. – Oui, Mère, mais tu sais que je suis maintenant héritière de la cour Unseelie, n'est-ce pas ? Elle se redressa et secoua la tête. Je me demandai alors si son espèce de couronne de feuilles d'or était lourde à porter. – Tu es cohéritière, corrigea-t-elle. Ton cousin est encore le véritable héritier de ce trône. Je soupirai et cessai de faire la gentille. – Je suis étonnée, Mère. Tu es mieux informée, d'habitude. – Que veux-tu dire ? – La Reine Andais nous a mis, Cel et moi, sur un pied d'égalité. Il reste à voir, maintenant, lequel d'entre nous engendrera un enfant le premier. Si je tiens de toi, Mère, ce sera sûrement moi. – Le roi est très impatient de te voir à ce bal. – Tu m'écoutes, Mère ? Je suis l'héritière du trône Unseelie. Si je reviens au royaume pour y célébrer une fête, ce sera le bal Unseelie. Elle agita les mains puis, semblant se souvenir qu'elle devait garder un minimum de contenance, les reposa sur les accoudoirs. – Si tu venais à notre bal, Meredith, tu rentrerais dans les bonnes grâces du roi. Tu serais de nouveau bienvenue à la cour. – Je suis déjà bienvenue à la cour, Mère. D'autre part, comment pourrais-je rentrer dans les bonnes grâces du roi quand, à ma connaissance, je n'y ai jamais été ? Elle eut un geste agacé et oublia, cette fois, de replacer son bras sur l'accoudoir. Elle était plus agitée qu'elle ne voulait le montrer, pour parler ainsi avec les mains, elle qui avait toujours détesté voir cela chez les autres ; une habitude tellement commune, à ses yeux. – Tu pourrais revenir à la cour Seelie, Meredith. Réfléchis, tu serais enfin une vraie princesse Seelie. – Je suis l'héritière d'un trône, lui rappelai-je. Pourquoi voudrais-je retourner dans une cour où je ne suis que cinquième dans la ligne de succession, alors que le trône m'est offert dans une autre ? – Il n'y a rien de comparable entre le fait d'appartenir à la cour Seelie et celui de diriger la cour Unseelie, Meredith. Elle était si entêtée et partiale... – Prétendrais-tu qu'il est mieux d'être le dernier des membres royaux de la cour Seelie que de diriger la cour Unseelie ? – Prétendrais-tu qu'il est mieux de gouverner en enfer plutôt qu'au paradis ? me demanda-t-elle en riant. – J'ai vécu dans les deux cours, Mère. Ce n'est pas difficile de choisir entre les deux. – Comment peux-tu dire une chose pareille, Meredith ? J'ai passé un certain temps, moi aussi, à la cour des Ténèbres, et je sais combien c'est atroce. – Et moi, j'ai passé un certain temps à la cour de la Lumière, et je sais que mon sang est aussi rouge sur du marbre strié d'or que sur de l'ébène. – Je ne saisis pas ce que tu veux dire. – Si Gran n'avait pas intercédé en ma faveur, aurais-tu laissé Taranis me battre à mort ? Battre à mort ta propre fille, devant tes yeux ? – Ce que tu dis est réellement détestable, ma fille. – Réponds-moi, Mère. – Tu as posé sur le roi une question des plus impertinentes. Ce ne sont pas des choses à faire. Ainsi, j'avais ma réponse. Une réponse que j'avais d'ailleurs toujours sue. Je continuai : – Pourquoi est-ce si important pour toi que j'assiste à ce bal ? – Le roi le désire. – Je ne ferai pas l'insulte à la Reine Andais ou à mon peuple de snober leur fête de Noël. Si je rentre à la cour, ce sera pour le bal Unseelie. Tu comprendras certainement qu'il ne peut pas en être autrement. – Je ne comprends qu'une chose, Meredith : tu n'as pas changé. Tu es toujours aussi déterminée à te montrer difficile à vivre. – Toi non plus, tu n'as pas changé, Mère. Le roi t'aurait-il offert quelque chose pour me persuader de venir à son bal ? – Je ne comprends pas... – Si, tu comprends. Cela ne te suffit pas d'avoir le titre de princesse ? Tu veux sans doute obtenir aussi ce qui va avec : le pouvoir. Dis-moi ce que le roi t'a offert. – Cela reste entre lui et moi, admit-elle. Sauf si tu acceptes de te rendre au bal, bien sûr. Viens, et je te le dirai. – C'est un bien piètre appât, Mère, bien piètre. – Qu'est-ce que cela veut dire ? interrogea-t-elle, sans plus chercher à dissimuler sa colère. Ce qui, venant d'une arriviste de son envergure, constituait l'insulte suprême. Mais pourquoi prendrait-elle cette peine avec moi ? J'étais sans doute l'un des très rares sidhes qu'elle aurait osé insulter de la sorte. Car même avec sa propre sœur, elle filait doux. – Cela veut dire, ma chère Mère, que je n'assisterai pas au bal de la cour Seelie. Je fis un petit signe à Doyle, qui stoppa brusquement la transmission, abandonnant Besaba au beau milieu d'une réplique. Le miroir résonna presque aussitôt, d'un puissant coup de clairon, mais nous savions à présent qui appelait et il n'y eut personne pour lui répondre. 33 Dame Rosmerta appela tôt, le lendemain matin, quand nous étions tous encore au lit. Ce fut le son d'un carillon qui me tira du lit, bientôt suivi d'une odeur de rose assez entêtante - sa carte de visite habituelle. Apparemment, elle essayait de nous réveiller depuis un bout de temps, mais sans résultat. Voilà pourquoi elle s'était résolue à utiliser les clochettes et le parfum fleuri. Je tentai de m'asseoir, mais j'étais si empêtrée dans les cheveux de Nicca et les bras de Rhys que je gesticulai sans y parvenir. Ouvrant son œil valide, Rhys me demanda d'une voix ensommeillée : – Quelle heure est-il ? – Tôt. – Comment, tôt ? – Si tu bougeais ton bras, je pourrais me lever et te dire l'heure exacte. – Oh, désolé... marmonna-t-il, le visage enfoui dans les draps bordeaux. Quand je pus me dégager, je me redressai, jetai un coup d'oeil au réveil et annonçai : – Huit heures. – Par tous les démons, qu'est-ce qu'il peut y avoir de si important ?! Nicca ouvrit un œil à son tour, se redressa sur un coude et tenta de repousser la crinière qui lui encombrait le visage, sans y parvenir car Rhys et moi étions assis dessus. J'adorais la sensation d'être drapée nue dans tous ces cheveux, mais je me rappelais maintenant pourquoi je n'avais jamais laissé les miens pousser aussi longs. Lorsque Nicca eut ramené sa chevelure contre lui, Rhys se recoucha et se cala confortablement la tête contre les oreillers pour voir le miroir de son œil. Quant à moi, je tentai de tirer le plus possible de drap sur ma poitrine et sur leurs corps, afin de montrer un minimum de décence devant notre visiteuse. Si la nudité était chose courante à la cour Unseelie, elle l'était un peu moins à la cour Seelie. La vanité humaine avait laissé quelques traces, là-bas. Un instant plus tard, Dame Rosmerta apparut dans le miroir. Elle avait revêtu une robe de soie brodée d'or, d'un rose légèrement plus pâle que la dernière fois. Ses longues tresses blond foncé étaient entrelacées de rubans fuchsia assortis à sa tenue. Elle ressemblait à une poupée, ainsi, et l'impatience brillait dans ses yeux aux trois couleurs d'or. Son sourire disparut une fraction de seconde quand elle nous aperçut tous les trois sur le lit. Comme elle restait interloquée, je décidai de lui venir en aide. – Tu désires m'entretenir de quelque chose, Dame Rosmerta ? – Ah oui, oui... dit-elle après s'être ressaisie. Le Roi Taranis voudrais te convier à une fête donnée en ton honneur, quelques jours avant Noël. Nous sommes tout à fait désolés de ce malentendu à propos du bal. Nous comprenons parfaitement que tu doives, bien sûr, assister aux festivités de ta propre cour. Derrière son sourire, je devinais l'habituel discours du style, on a commis une bévue, mais on va arranger ça... Des excuses qui pouvaient bien être sincères, d'ailleurs. J'étais fatiguée, à vrai dire. Nicca et Rhys avaient commencé à partager mon lit de façon régulière, sans doute pour profiter chacun de deux nuits d'affilée, et éviter ainsi que l'un ou l'autre n'obtienne ma préférence. Pour moi, cela signifiait, en clair, très peu de sommeil. Puisqu'on n'avait plus à se lever tôt pour aller travailler, pourquoi se soucier de l'heure tardive ? Et voilà que Rosmerta nous rendait visite, fraîche comme une rose, à huit heures du matin. C'était décourageant. Pourquoi le roi souhaitait-il tant me voir avant Noël ? Etait-ce au sujet de Maeve ? Etait-ce pour tout autre chose ? Pourquoi voulait-il que je lui rende visite maintenant ? D'habitude, il se fichait éperdument de mon existence. – Dame Rosmerta, lui dis-je, je vais être franche. Je sais que c'est impoli, mais je dois te poser quelques questions avant de te répondre. – Bien sûr, Princesse, répliqua-t-elle avec une petite révérence. – Je ne comprends pas... Toute la cour se démène depuis des mois pour préparer le bal de Noël, les serviteurs et les courtisans doivent déjà paniquer à l'idée qu'il ne leur reste plus que quelques jours, et voilà que le roi se met en tête de donner une fête en mon honneur. Pourquoi tient-il tant à me voir juste avant Noël ? – Il faudra le demander toi-même au Roi, me répondit-elle sans se départir de son éternel sourire. – Tu serais vraiment gentille de me le passer pour que je lui parle. Ma requête la laissa pantoise. Tout le monde, en effet, savait - et acceptait le fait - que jamais on ne s'adressait directement au roi. Mais il se tramait tellement de choses derrière mon dos que je décidai d'ignorer toute bienséance. De nouveau, Rosmerta se recomposa une attitude, mais pas aussi rapidement que je l'aurais cru. – Je demanderai à Sa Majesté si elle peut te parler, m'annonça-t-elle d'une voix légèrement tremblante. Le Roi a cependant un programme très chargé ; aussi, je ne peux rien te promettre. – Je ne te demande pas de me promettre quoi que ce soit de sa part, Dame Rosmerta. Je suis sûre que son programme est très chargé, mais il me sera impossible de répondre à son invitation sans que lui réponde, avant, à mes questions. Et je pense que le fait de lui parler face à face accélérerait considérablement les choses. – Je lui transmettrai le message, Princesse. Il se peut qu'il te contacte assez rapidement, aussi... oserais-je humblement te suggérer de te présenter à lui dans une tenue plus appropriée à ton rang ? Malgré son sourire, je devinais une sorte de crispation autour de ses yeux, m'indiquant qu'elle regrettait presque de m'avoir dit cela. Ou alors, avait-elle lu mes pensées sur mon visage pendant qu'elle me parlait ? – Je pense que je me présenterai au roi dans la tenue qui me plaira, Rosmerta. J'avais délibérément laissé tomber le Dame. C'était une femme de la noblesse mineure, et l'appeler par son titre n'était qu'un effet de courtoisie de ma part. Que je n'étais pas du tout obligée d'observer. – Ne voyez dans mes paroles aucune offense, Princesse Meredith, reprit-elle sans sourire, cette fois. Elle s'était masqué le visage de cette espèce de beauté glacée dont les sidhes usaient avec tant d'habileté. Si j'avais répondu quelque chose, ç'aurait été pour l'accuser de mensonge. Aussi, préférai-je m'abstenir. Peut-être n'avait-elle aucunement cherché à me manquer de respect. Ou peut-être, au contraire, n'avait-elle pas pu s'en empêcher. – Je veux bien le croire, Dame Rosmerta. J'attends donc de parler à ton roi. Crois-tu qu'il se manifestera avant qu'on ait le temps de se lever ? – Je ne m'étais pas rendue compte que je t'avais réveillée, Princesse. Tu m'en vois navrée. Elle le semblait, en effet. – Je vais faire en sorte de te laisser le temps de te lever et d'accomplir... tes tâches matinales. Elle rougit un peu en disant cela, et je me demandai un instant ce qu'elle entendait par tâches. Puis je compris soudain qu'elle avait dû penser, en nous surprenant à trois dans mon lit, que nous faisions l'amour. Andais répondait plus souvent qu'à son tour aux Seelies en pleine action. Peut-être attendait-on la même chose de moi. – Je te remercie du temps que tu m'as accordé, Dame Rosmerta. Je sais qu'il est difficile de se faire tirer du lit tôt le matin par un roi qui veut vous parler. Elle me répondit par un sourire, et me salua si profondément qu'elle disparut presque sous le bord inférieur du miroir. Rosmerta était d'une absolue correction. Par cette révérence - un très bel éloge, à la vérité - elle me montrait qu'elle comprenait que j'étais à deux doigts de monter sur le trône. Il était agréable de savoir que quelqu'un à la cour Seelie le réalisait enfin. Comme elle mettait un peu de temps à se redresser, je lui lançai : – Je te remercie, Dame Rosmerta. Tu peux te relever, maintenant. J'avais tout bêtement oublié que la cour Seelie ressemblait un peu trop à la cour d'Angleterre ; quand on exécutait une révérence, on ne pouvait se relever qu'après avoir été remercié par le membre de la royauté que l'on saluait. Cela faisait très longtemps que je n'avais pas mis les pieds chez les Seelies, j'avais besoin de me dérouiller un peu quant au protocole. La cour Unseelie était nettement moins cérémonieuse. – Je parlerai à Sa Majesté de ta part, Princesse Meredith. Bonjour à toi. – Bonjour à toi aussi, Dame Rosmerta. Le miroir s'embruma, et je sentis les deux hommes à mes côtés se détendre. Rhys se glissa les mains sous la tête, croisa les chevilles et demanda : – Qu'est-ce que tu en penses ? Peut-être qu'un peu de bijoux par-ci, par-là ferait plus... protocolaire ? Je contemplai son long corps nerveux allongé auprès du mien, je me rappelai la sensation de ma langue courant sur son ventre plat, avant de descendre plus bas. Je dus fermer les yeux et chasser cette pensée de mon esprit afin de pouvoir lui répondre : – Non, Rhys, je crois que des vêtements feraient meilleur effet. On s'occupera des accessoires plus tard. – Hum... je ne sais pas, Merry. Tu ne serais pas tentée de nous avoir tous dans ton lit, quand il appellera ? Toi, drapée de nos corps entremêlés, ce serait top, non ? J'allais lui dire non quand je me rendis compte que ce serait un mensonge. – Oui, c'est tentant, je l'avoue. Mais on va se tenir correctement, Rhys. – Si tu insistes... – Toi qui t'extasies toujours sur le Roi de la Lumière et de l'Illusion, pourquoi ce revirement, tout d'un coup ? – Il est peut-être toujours aussi impressionnant, mais il est devenu tellement pompeux. Avec les siècles, il a un peu trop viré à... l'humain, dans le mauvais sens du terme. Voyant son sourire disparaître, je lui demandai : – Qu'est-ce qu'il y a ? – Je pensais à ce que ça aurait pu être... Taranis aimait rigoler, avant. Et, se péter la gueule pendant des virées nocturnes, il ne détestait pas non plus. – Taranis ? Des virées nocturnes ? Je n'arrive pas à y croire ! – Tu ne le connais que depuis trente ans, Merry. Il a été mieux que ça, je peux te l'assurer. Lentement, il s'extirpa du lit et lança : – Prem's à la douche ! – OK, mais, demain, c'est moi, répliqua aussitôt Nicca. – Seulement si tu vas assez vite, lui rétorqua Rhys en se dirigeant vers la salle de bains. Nicca me passa alors un bras autour de la taille et me susurra : – Laissons-le prendre sa douche, puisqu'il y tient. De sa longue main brune, il me caressa le visage puis, tombant sur le dos, il m'attira sur lui, une main derrière ma tête, l'autre autour de ma taille. Comme le drap avait glissé de son corps, je pus voir qu'il était plus que mûr pour recommencer à batifoler. – Dis donc, lui dis-je en riant, tu n'es jamais fatigué ? – Pour ça, jamais. Son expression se fit plus grave quand il souffla : – Tu es la première femme à qui je me donne sans avoir peur. – Peur de quoi ? demandai-je, interloquée. – La reine est effrayante, Meredith, et elle aime que ses hommes lui soient soumis. Je ne suis pas un dominant mais je n'aime pas non plus l'idée qu'elle se fait du sexe. Je me penchai sur lui et l'embrassai doucement avant de murmurer : – On n'y va pas de main morte non plus, reconnais-le. – Non, Merry, ce n'est pas pareil, répliqua-t-il en m'étreignant soudain. Toi, tu ne me fais jamais peur. Blottie entre ses bras, je ne répondis rien mais je repensai à mon souhait, quelques jours plus tôt, de le renvoyer chez lui, car je ne voulais pas qu'il soit roi. Il n'en était pas capable, et cela n'avait rien à voir avec le fait qu'il soit apte à procréer ou pas. Je le serrai alors contre moi et le caressai jusqu'à ce que sa peur s'en aille. Lorsqu'il fut calmé, je m'offris à lui, à sa bouche, à ses bras, à son corps... tout en espérant que Taranis ne choisirait pas cet instant pour m'appeler. L'amour que je fis à Nicca l'apaisa, et toute trace de panique disparut de son beau regard brun, où je retrouvai bientôt le sourire enfantin que je lui connaissais. Lorsque Rhys ressortit de la salle de bains, une serviette nouée autour des hanches, nous finissions à peine. Lâchant un juron, il demanda : – C'est trop tard pour me joindre à vous ? – Oui, répondis-je avant d'offrir à Nicca un dernier baiser. Et puis, la douche, c'est mon tour, maintenant. Je sortis du lit et me ruai dans la salle de bains sans laisser à Nicca le temps de protester. 34 Cet après-midi-là, Maeve et Gordon Reed vinrent sonner à la porte de l'appartement. Quelques jours à peine s'étaient écoulés depuis notre dernière rencontre, mais Gordon avait l'air d'avoir vieilli de cent ans. Son teint était passé de cireux à gris, et il avait perdu tant de poids que sa haute silhouette, autrefois impressionnante, n'était plus qu'un pauvre squelette recouvert de parchemin. Ses yeux lui mangeaient le visage et on y lisait une douleur constante. C'était comme si le cancer l'asséchait, lui aspirait le peu de vie qui lui restait, en le dévorant de l'intérieur. Maeve nous avait bien dit au téléphone que l'état de Gordon s'était très nettement aggravé, mais nous ne nous attendions tout de même pas à cela. Aucune parole ne pouvait d'ailleurs préparer qui que ce soit à regarder mourir un homme. Frost et Rhys étaient allés les accueillir en bas afin d'aider Gordon à monter les quelques marches menant à notre appartement. Derrière eux, avec ses cheveux blond platine recouverts d'une écharpe de soie, ses énormes lunettes noires qui lui cachaient la moitié du visage et son manteau de fourrure qui lui descendait jusqu'aux chevilles, Maeve incarnait le stéréotype parfait de la star d'Hollywood. Mais qui, mieux qu'elle, pouvait prétendre s'offrir ce look ? Les hommes conduisirent Gordon dans ma chambre afin qu'il s'y repose pendant qu'on procéderait à la première partie du rite de la fertilité, et Maeve, pour s'occuper, commença à faire les cent pas dans le salon. Elle s'apprêtait à allumer une cigarette quand je lui précisai qu'on ne fumait pas chez moi. – Meredith, s'il vous plaît, j'en ai besoin. – Dans ce cas, vous pouvez aller dehors. Elle abaissa ses lunettes et me dévoila son fameux regard bleu. Elle avait remis son glamour humain, sans doute dans l'espoir de cacher au maximum son apparence de sidhe. C'est alors qu'elle ouvrit tout grand son manteau. Hormis les bottes, elle était totalement nue, en dessous. – Est-ce que j'ai l'air correcte, ainsi, pour vos voisins ? – Maeve, le glamour dont vous vous protégez est tellement épais que, même au milieu de la rue, et nue comme un ver, personne ne vous verrait. Alors, fermez-moi cette peau de bique, embarquez vos nerfs et vos cigarettes avec vous, et allez fumer dehors. Elle referma son manteau, laissant une étroite ligne de son corps bronzé apparaître entre les pans de la fourrure, puis demanda : – Pourquoi êtes-vous si cruelle ? – Je ne suis pas cruelle, Maeve. Vous avez passé trop de siècles à la cour pour me croire cruelle juste parce que je ne veux pas de la puanteur de votre cigarette dans mon appartement. La moue qu'elle me renvoya m'irrita au plus haut point, et je lui jetai : – Quand j'aurai accompli le rituel et que je reviendrai, emplie de toute la magie que j'aurai récoltée pour vous, c'est Conchenn, déesse de la beauté et du printemps, que je voudrai voir, et non pas la star pourrie gâtée que vous vous plaisez à imiter. Pas de glamour non plus. Je n'accepterai que votre regard magique et lumineux. Elle ouvrit la bouche pour protester, mais je l'arrêtai d'un geste de la main. – Ça va, Maeve, et faites ce qu'il faut pour que ça marche. C'est tout ce qu'on vous demande. Elle remit ses lunettes et articula d'une petite voix : – Vous avez changé, Meredith. Il y a de la dureté chez vous... qui n'était pas là, avant. – Ce n'est pas de la dureté, intervint Doyle, c'est de l'autorité. Elle va être reine, et elle le comprend depuis peu. – Très bien. Mais qu'est-ce que c'est que ce bikini ? Je croyais que vous alliez baiser, pas vous baigner. – Je sais que vous êtes très inquiète pour votre mari et que cela vous perturbe, mais il y a des limites, Maeve. Ne poussez pas le bouchon trop loin. Elle baissa la tête, tripota son briquet et la cigarette qu'elle n'avait pas encore allumée, puis déclara : – Je n'ai rien à foutre de jouer les prima donna, si vous voulez savoir. Je suis morte de peur pour Gordon, c'est ça que vous ne comprenez pas. – Si, je comprends, Maeve. Mais si je n'étais pas là à discuter avec vous, je serais déjà en train de me préparer au rituel. Je lui tournai délibérément le dos, espérant qu'elle avait compris l'allusion. – Doyle, tu as éloigné les barrières magiques pour y inclure le petit jardin d'en face, comme je te l'ai demandé ? – Oui, Princesse. Le moment que je redoutais était venu. Je devais choisir l'un de mes hommes pour me servir de partenaire pendant le rituel. Mais qui ? Je n'eus même pas le temps d'y réfléchir, car Galen vint à cet instant m'annoncer d'une voix tranquille : – J'ai retrouvé mon entièreté, Merry. Tous les regards, excepté celui de Maeve, convergèrent vers lui. Il eut l'air un peu gêné, puis afficha un sourire radieux, suivi d'une expression que je ne lui avais encore jamais vue. – Je ne voudrais pas casser l'ambiance, intervint alors Rhys, mais comment peut-on savoir s'il est guéri ? Maeve et Gordon n'auront peut- être plus une autre occasion comme celle-là. – Si Galen annonce qu'il est assez guéri pour procéder à ce rituel, je le crois, dit Doyle. Son visage était indéchiffrable, comme à l'accoutumée. Je savais qu'il ne parlait que lorsqu'il était certain de ce qu'il avançait. – Comment peux-tu en être aussi sûr ? lui demanda Frost. – Meredith a besoin d'un partenaire pour l'accompagner dans le rituel. Qui, mieux que le chevalier vert à qui la vie vient d'être rendue, est apte à jouer ce rôle ? C'était à la fois un surnom pour l'époux de la Déesse, et le nom que l'on donnait au dieu de la forêt. Et Galen, tel qu'il était maintenant, représentait très certainement le chevalier vert dont nous avions besoin. – Si Doyle estime qu'il peut jouer le rôle de l'époux de la Déesse, alors que ce soit Galen, leur dis-je simplement. Frost n'avait pas l'air heureux de ce choix, mais tout le monde accepta cette décision, et il ne fit aucun commentaire. Et c'était tout ce que je désirais. 35 J'avais besoin d'être seule pour me préparer au rituel. Doyle n'avait pas aimé me savoir livrée à moi-même, ne serait-ce que pour quelques instants, mais nous avions élargi l'écran protecteur jusqu'au fond du petit jardin à demi sauvage qui faisait face à l'appartement. Qu'il soit mal entretenu était une bonne chose car cela signifiait qu'aucun pesticide ou herbicide n'y avait été pulvérisé depuis longtemps. Nous avions aussi érigé un cercle rituel, un peu plus tôt dans la journée, dans lequel je pénétrai par une porte virtuelle. A présent, je me tenais non seulement à l'intérieur des barrières magiques de la maison, mais aussi au centre d'un cercle protecteur. Rien de magique ne pouvait le traverser, rien qui ne soit une divinité... ou l'Innomé lui-même. Tous les affamés qui s'employaient à massacrer les foules à l'extérieur seraient stoppés par ce rempart magique. Ils n'avaient pas encore gagné le rang de dieux. Les citronniers qui poussaient dans le jardin n'étaient plus entretenus depuis longtemps, mais, si ce n'était plus la saison des fleurs, ils étaient couverts de feuilles vertes. Je les entendais murmurer entre eux comme des vieilles femmes en train d'évoquer le passé, la tête inclinée de côté pour mieux entendre ce que racontait sa voisine. Les eucalyptus qui bordaient la rue, au-delà de l'écran magique, exprimaient un puissant parfum épicé qui se promenait dans l'air pour se mêler à celui, plus chaleureux, des citronniers. Une grande couverture de coton blanc nous attendait sur l'herbe sèche. Maeve avait proposé d'apporter des draps de soie mais nous n'avions besoin que d'une matière naturelle, animale ou végétale ; quelque chose d'assez épais pour recouvrir le sol dur, mais assez fin aussi, pour percevoir le contact de la terre sous nos corps. Je m'allongeai sur le ventre, bras et jambes légèrement écartés, comme pour prendre un bain de soleil. Je goûtai un instant à la douceur du coton contre ma peau puis, au travers du coton, l'herbe, les feuilles, les brindilles, toutes ces choses un peu piquantes, et en dessous encore le sol dur. Il devait y avoir de l'eau ici, malgré tout, sinon les citronniers auraient dépéri depuis longtemps. Et pourtant, la terre avait l'air totalement déshydratée, comme si elle ne recevait jamais de pluie. Le vent me caressait le corps, jouait sur ma peau, soulevant autour de moi les feuilles sèches et les herbes sauvages. Je roulai alors sur le dos afin de voir les arbres remuer avec le vent, et de sentir la chaleur du soleil sur mon ventre. Je ne sais pas si ce fut un bruit qui m'alerta, à cet instant, ou si je devinai la présence de quelqu'un, non loin de moi, mais je tournai la tête. Et je le vis. Galen était là, au milieu des feuilles et des arbres murmurants. Il avait relevé ses boucles vertes en un halo pâle autour de son visage, ne laissant pendre qu'une fine tresse qui lui retombait sur le torse. Comme il s'écartait lentement des arbres au milieu desquels je l'avais d'abord aperçu, je vis qu'il ne portait rien sur lui. Sa peau était d'un blanc lumineux, irisé de la pâle teinte verte que l'on trouve à l'intérieur des coquillages. Il paraissait plus grand, plus élancé, sans vêtements. Son corps musclé se mouvait avec grâce tandis qu'il s'avançait d'un pas tranquille, ses larges épaules compensant harmonieusement l'élégante étroitesse de ses hanches. Il dut sentir mon regard caresser son corps et s'aventurer plus bas, car je le vis grandir, prendre de l'ampleur à mesure qu'il s'approchait. Je crois que je cessai de respirer l'espace d'une seconde ou deux. Je n'avais pas vraiment cru qu'il viendrait. Je n'osais plus espérer. Et voilà qu'il se tenait là, tout près de moi. Le cœur battant, je le dévisageai, et il me sourit. D'un sourire qui, plus jeune, m'avait fait palpiter dès que j'avais été en âge d'éprouver ce genre de chose. Je voulus me lever, courir vers lui, mais j'avais peur de franchir le cercle qui me protégeait. Peur aussi de détacher mon regard de Galen et de le voir soudain se volatiliser, se dissiper comme un songe d'été. Il s'arrêta au bord de la couverture et, lentement, tendit une main vers celle que je venais de lever vers lui, jusqu'à ce que nos doigts se touchent. Ce léger contact déclencha dans mon corps une cascade de frissons et arracha un soupir à mes lèvres. Enfin, il franchit le cercle magique qui m'entourait, et se laissa tomber à genoux devant moi. Je me redressai, m'agenouillai face à lui, et nous nous retrouvâmes si proches l'un de l'autre que nos visages se touchaient presque. Sa main se leva lentement pour venir flotter au-dessus de mon épaule nue. Je sentais son aura, sa puissance, tel un souffle tiède émanant de son corps. De sa paume, il effleura la flamme tremblante de mon énergie, et fit naître entre nous une chaleur soudaine et intense, qui nous poussa davantage l'un vers l'autre. J'avais craint qu'il ne soit difficile de faire naître la magie, mais j'avais oublié. J'avais oublié ce que c'était que d'être fey, d'être sidhe. Nous étions magiques, comme l'étaient les arbres, la terre. Nous brûlions de cette flamme invisible qui tient le monde ensemble. C'était un feu qui montait en nous, qui s'amplifiait, qui palpitait comme un cœur. Galen se pencha vers moi et je levai le visage pour rencontrer ses lèvres. Des lèvres qui me firent l'effet d'une caresse de velours. Je le sentis tiède contre ma bouche, brûlant dans ma gorge quand il insuffla son énergie au plus profond de mon être. Lorsque nous avions partagé le pouvoir guérisseur de Niceven, cet échange m'avait paru ardent, violent, presque douloureux. En comparaison, le baiser que nous partagions aujourd'hui était doux, aussi exquis que le premier souffle du printemps après un long hiver. Ses mains rencontrèrent mon corps et se posèrent sur ma poitrine, qu'il dénuda pour l'offrir au vent et à la lumière. Alors, avec une lenteur infinie, il détacha ses lèvres des miennes, abaissa son visage vers mes seins, les caressa l'un après l'autre du bout de la langue puis les abandonna... pour les reprendre entre ses mains et laisser ses doigts y opérer leur magie avant de m'arracher un cri de plaisir. Haletante, je sentis ses paumes descendre le long de mon dos, puis vers mes reins, où elles s'arrêtèrent un instant pour accrocher le bord de mon bikini et le faire lentement glisser le long de mes cuisses, jusqu'aux genoux où il se trouva piégé. Galen m'allongea alors sur le dos, et se coucha à mes côtés avant de me débarrasser, d'un geste souple, du minuscule morceau d'étoffe qui m'entravait encore. Je me retrouvai nue devant lui pour la première fois, le vent caressant ma peau, effleurant la sienne. Il était dressé sur un coude, son corps longiligne tout contre le mien, et me souriait. Posant une paume sur son torse, je la laissai lentement descendre vers sa taille, ses hanches, son bas-ventre, avant de la poser sur sa virilité retrouvée. Alors que mes doigts se refermaient délicatement, il ferma les paupières et frissonna. Lorsque, un instant plus tard, il rouvrit ses yeux émeraude, j'y vis luire une noirceur lumineuse qui m'électrisa. Comme je le serrai entre mes mains, le caressai avec lenteur, il cambra brusquement le dos et rejeta la tête en arrière, si loin que je n'apercevais plus que la longue courbe de son cou tendu. Insensiblement, je me glissai plus bas vers lui, et le pris dans ma bouche, d'un geste presque violent, qui lui arracha un gémissement rauque. Je dirigeai alors mes yeux vers lui et le vis qui m'observait, les lèvres entrouvertes, le regard sauvage. Il se mit à haleter, murmura mon nom comme une prière et me toucha l'épaule avant de murmurer : – Je ne vais pas tenir longtemps... Mes lèvres quittèrent son corps et je le poussai doucement à s'allonger avant de m'installer à califourchon sur ses hanches. Plongeant mon regard dans le sien, je le contemplai d'un air grave. J'avais attendu si longtemps ce moment. Je le caressai des yeux, m'imprégnai de la délicate carnation irisée de son épiderme, qui contrastait si fort avec le brun sombre de ses mamelons. De nouveau, comme si je ne pouvais m'en rassasier, je lui passai la main sur le torse pour sentir sous mes doigts le velouté de sa peau, la fermeté de sa chair. Mais ce n'était pas de sa chair dont je rêvais depuis des années. C'était de sa magie. Les yeux clos, je commençai alors à invoquer mes pouvoirs. Peu à peu, chaque pore de ma peau exsuda un souffle magique qui, bientôt, se mêla à celui qui flottait autour de Galen. Et nos magies fusionnèrent, tels les courant tourbillonnants d'un torrent, avant de se noyer, de sombrer ensemble. Me pressant contre son corps, je le fis lentement pénétrer entre mes cuisses, jusqu'à le sentir immergé au fond de moi. Il soupira mon nom et je me penchai sur lui pour l'embrasser. Le vent me caressant le dos de sa main fraîche m'arracha soudain à l'extase dans laquelle j'étais en train de plonger. Me redressant légèrement, j'entendis les arbres me raconter les sombres secrets cachés au plus profond de la terre. Je sentis alors le sol se mouvoir sous nos deux corps, exécuter une sorte de danse maladroite, à laquelle nous prîmes part sans même nous en rendre compte. Galen et moi faisions à présent partie intégrante de cette danse, rivés l'un à l'autre, mes hanches bougeant au rythme des siennes, mes mains agrippées à ses épaules, ma chair serrée autour de lui, de peur, peut-être, qu'il ne disparaisse si je ne le retenais pas. De mes lèvres s'échappa un hurlement muet, tandis qu'une vague brûlante jaillissait en moi, partie d'entre mes cuisses, se propageait dans tout mon corps, m'irradiait des pieds à la tête. L'espace d'un instant, nous ne fûmes plus ni chair, ni sang, ni homme, ni femme. Nous n'étions plus que le vent, les arbres ancrés dans le sol, le parfum des eucalyptus et de l'herbe brûlée par le soleil. Nous flottions entre ciel et terre, libres, désincarnés, éthérés. Lorsque je me sentis proche d'oublier mon nom et jusqu'à mon existence, j'ouvris les yeux, et commençai à reprendre possession de moi-même. La seule chose qui m'avait empêchée de perdre tout contact avec la réalité était le corps de Galen encore enfoncé en moi, qui avait, lui aussi, repris sa forme, solide et stable. Essoufflés, pantelants, nous nous observâmes un instant, nous sourîmes puis partîmes d'un éclat de rire joyeux. Je cessai de le chevaucher pour m'allonger à ses côtés, et me blottir au creux de ses bras. La joue contre sa poitrine, je perçus presque avec soulagement les battements sûrs et rapides de son cœur. Au bout d'un long moment, lorsqu'il s'en sentit capable, Galen se releva et m'aida à me mettre debout. Un peu étourdis, nous retournâmes d'un pas tranquille vers l'appartement. Là-bas nous attendaient Maeve Reed et son époux, impatients de recevoir de nos mains la magie que nous avions recueillie pour eux. 36 Ce fut une Conchenn dans toute sa gloire qui m'accueillit dans ma chambre pour le baiser magique que nous devions échanger. Gordon Reed avait tout d'un zombie, à côté de sa présence rayonnante. La douleur qu'exprimait son regard quand il la contemplait faisait peine à voir. Je ne pouvais pas le guérir de sa maladie mais j'espérais au moins atténuer un peu ses souffrances. – Tu respires le parfum de la nature, me dit Conchenn. Le cœur de la terre bat en toi, Meredith. Je le vois, comme une lueur verte, palpiter derrière mes paupières. Versant des larmes de cristal, aussi limpides que lumineuses, elle murmura : – Ton chevalier vert sent le ciel, le vent et le soleil. Il brille comme de l'or dans mon esprit. Les jambes flageolantes, elle s'assit au bord du lit, près de Gordon, et ajouta : – La terre et le ciel, tu nous apportes. Le père et la mère, tu nous apportes. Le dieu et la déesse, tu nous apportes. Je voulus lui dire, ne nous remercie pas tout de suite ; nous ne t'avons pas encore donné d'enfant. Mais je n'en fis rien car je sentais la magie dans mon corps, dans la main de Galen qui tenait encore la mienne. Ce n'était rien d'autre que l'énergie brute de la vie, la danse ancienne de la terre, semée des graines qui donneront naissance aux fruits. Un cycle qu'il était impossible de rompre car, dans ce cas, c'était la vie elle-même qui s'arrêterait. Maeve se tourna vers son époux, prit sa main décharnée entre les siennes, et leva les yeux vers Galen et moi. Je m'agenouillai alors devant Gordon, tandis que Galen s'approchait de Maeve. Nous les embrassâmes en même temps, nos lèvres touchant les leurs comme le dernier mouvement d'une danse parfaitement accomplie. Le pouvoir surgit alors de nos deux corps pour fuser vers eux, dans un éclair fulgurant qui claqua comme la foudre. La pièce fut soudain si imprégnée de magie qu'il devint difficile de respirer. Galen et moi reculâmes de quelques pas, tandis qu'un halo de lumière intense entourait le couple, empli à présent du feu de la terre et de l'or du ciel. Déjà, Maeve se penchait pour embrasser les lèvres pâles de son époux quand nous nous éclipsâmes discrètement de la chambre. Nous devinâmes quand arriva l'instant de l'échange, car un puissant souffle émergea subitement de sous la porte pour venir tournoyer jusque dans le salon, avant de disparaître. Ce fut Doyle le premier qui brisa le silence solennel dans lequel nous étions tous plongés. – Tu as réussi, Meredith. – Ce n'est pas encore certain, lui répliquai-je. Il me regarda comme si je venais de dire quelque chose de grotesque. – Doyle a raison, dit Frost. Un tel pouvoir ne peut pas échouer. – Si j'avais un tel pouvoir de fertilité, pourquoi ne suis-je pas encore enceinte, dans ce cas ? Il y eut un autre silence, moins impressionnant, cette fois, mais gêné, plutôt. – Je ne sais pas, articula enfin Doyle. – Il faut encore essayer, c'est tout, fit Rhys. – Oui, renchérit Galen, il faut continuer à faire l'amour. Et beaucoup. Faisant mine d'afficher une grimace de dégoût, je me mis à rire et déclarai : – Si on continue comme ça, je ne serai bientôt plus capable de marcher. – On te portera, dit Rhys. – Oui, on te portera, ajouta Frost en souriant. L'un après l'autre, je les regardai, en me demandant s'ils plaisantaient. Oui, ils devaient plaisanter... sûrement... 37 Nous finissions de déjeuner, le lendemain, quand Taranis nous appela. Je terminai ma salade de fruits en vitesse pendant que Doyle se levait pour aller lui parler. Maeve était enceinte, la magie ayant rapidement fait son effet en elle. Il était impossible que Taranis le sache encore, mais je craignais sa réaction quand il l'apprendrait. Ce qui ne faisait qu'ajouter au stress que l'on éprouvait tous déjà avant de lui faire face. J'avais choisi de mettre une robe bain de soleil de couleur violet royal, dont le devant remontait jusqu'à la base du cou et dont le dos nu plongeait en douceur vers les reins. Elle était féminine, inoffensive, et d'un style indémodable. La seule chose qui avait changé en était la longueur. Parfois, quand on traitait avec la cour Seelie, il était préférable d'avancer prudemment. Ayant rejoint Doyle dans ma chambre, je m'assis sur le lit fraîchement refait, et ce n'était pas un hasard si le violet de ma robe s'harmonisait avec la couleur du couvre-lit et celle des coussins éparpillés derrière moi. Décidée à la jouer le plus naturel possible, j'avais juste ajouté un peu de rouge à mes lèvres. Les chevilles croisées, même si Taranis ne pouvait pas les apercevoir, je gardais sagement les mains posées sur mes genoux. Tout cela n'avait rien de très officiel, mais comment faire mieux quand on ne disposait pas d'un véritable salon de visite ? Debout à côté de moi, Doyle portait son habituelle tenue noire, à laquelle il avait ajouté des cuissardes de cuir dont il avait rabattu les bords sous les genoux. Il avait aussi fait glisser au-dessus de son T-shirt l'araignée d'argent qui pendait à son cou et ne le quittait jamais. C'était en quelque sorte sa marque de fabrique. Une fois, je l'avais vu exterminer un magicien humain à l'aide de milliers de ces bestioles, dont il l'avait bourré de la tête aux pieds. Après l'avoir littéralement fait exploser de l'intérieur, elles s'étaient déversées de son corps, pour ne laisser de lui qu'une masse grouillante et informe. C'était ce pauvre homme que le lieutenant Peterson m'accusait d'avoir tué. Frost s'était habillé de façon plus traditionnelle, avec une tunique blanche brodée d'or et d'argent, serrée à la taille par une ceinture de cuir crème à boucle d'argent. Baiser d'Hiver, Geamhradh Pog, son épée enchantée, pendait à sa hanche. Il ne l'utilisait pas, la plupart du temps, car elle n'avait pas le pouvoir de stopper les balles d'une arme moderne. Mais, pour une audience avec le roi, elle était parfaitement de mise. Son manche, fait d'os sculpté et incrusté d'argent, avait la patine de l'ivoire ou d'un bois clair poli par les siècles. Frost et Doyle se tenaient de chaque côté du lit, en s'efforçant de ne pas trop m'éclipser par leur stature imposante. Taranis, Roi de la Lumière et de l'illusion, siégeait sur un trône d'or. Il était vêtu d'habits de lumière aux couleurs changeantes, qui évoluaient à chacun de ses mouvements. Sa respiration ellemême les faisait danser et flotter, tels les rayons du soleil lorsqu'ils apparaissent et disparaissent derrières les arbres. Sa chevelure cascadait en vagues lumineuses autour d'un visage si éblouissant que seuls ses yeux aux trois teintes de bleu ressortaient au milieu de cette clarté aveuglante. Il nous offrait une image de lui qui semblait se mouvoir en permanence, sans jamais se stabiliser, donnant l'impression de disparaître et de réapparaître sans que nos pupilles aient le temps de la fixer. Taranis était à lui seul un mélange éclatant de lumières naissant de sources différentes, se rencontrant et s'entrecroisant avant de s'enfuir chacune dans une direction opposée. Cette vision me donnait le tournis, et je dus fermer les yeux pour éviter d'avoir l'estomac à l'envers. Doyle et Frost ressentaient-ils la même chose, ou étais-je la seule à avoir cette impression ? Comme il m'était impossible de leur poser cette question devant le roi, je me contentai de déclarer : – Roi Taranis, mes yeux de demi-mortelle ne peuvent admirer votre splendeur sans que celle-ci m'éblouisse. Auriez-vous donc l'extrême obligeance d'atténuer quelque peu votre gloire afin que je puisse vous regarder en face sans m'évanouir ? Sa voix, quand il me parla, résonna à mes oreilles comme un véritable torrent de musique. Ce n'était certainement pas la plus belle qu'il m'ait été donné d'entendre, mais elle me parut néanmoins tout à fait captivante. – Si cela peut te rendre notre conversation plus plaisante, je veux bien accéder à ta demande. Il est vrai que je suis toujours plein d'indulgence pour des yeux de mortel. Je rouvris les paupières avec prudence. Taranis était toujours aussi brillant, mais sa lumière ne tournoyait plus à m'en donner le vertige. Je distinguais un peu mieux le contour de sa mâchoire, tout en ne voyant toujours aucune trace de la barbe qu'il portait jadis. Ses cheveux aussi étaient moins lumineux, cependant je ne leur retrouvai pas la couleur que je connaissais. Mais au moins pouvais-je maintenant le regarder en face sans être complètement aveuglée. Sauf par ses yeux, toujours aussi bleus, mouvants comme un tourbillon d'eau et de lumière. – Où sont ces merveilleux yeux verts que je voyais dans mon enfance, Roi Taranis ? Je me faisais un tel plaisir de les contempler... Ou alors, est-ce ma mémoire qui me trompe ? Ces prunelles que je croyais être les vôtres appartenaient-elles à un autre sidhe ? Elles avaient la couleur de l'émeraude, le vert tendre des feuilles d'été qui se mirent dans l'eau d'un bassin ombragé. Avec leurs siècles d'expérience, mes gardes avaient pu me donner quelques tuyaux pour m'adresser à Taranis. L'essentiel étant qu'on ne se trompait jamais en flattant Sa Majesté. Si nos paroles étaient douces à ses oreilles, il avait tendance à les croire. Surtout si c'était une femme qui les lui susurrait. Il émit un petit rire musical, et ses yeux furent de nouveau aussi beaux que dans mon souvenir. Son iris n'était plus qu'une fleur, dont chaque pétale avait un vert différent, certains cerclés de blanc, d'autre entourés d'un fin liséré noir. J'avais longtemps cru que les yeux de Taranis étaient les plus beaux de tous les yeux sidhes... jusqu'à ce que je découvre ceux de Maeve Reed. – Ah, repris-je avec un sourire radieux, vos yeux sont maintenant aussi beaux que dans mon souvenir ! Aussi extraordinaires qu'ils soient, ils étaient réels, alors que le reste de sa silhouette ne l'était pas. Uniquement composée de lumière dorée, elle gardait un aspect flou et irréel, que jamais aucun appareil photo n'aurait pu capter. La technologie moderne avait une très mauvaise relation avec la magie. – Salut à toi, Princesse Meredith, Princesse de Chair, comme je me le suis laissé dire. Mes compliments. C'est un pouvoir très effrayant que tu possèdes là. Les sidhes de la cour Unseelie y réfléchiront à deux fois avant de te provoquer en duel. Sa voix avait baissé de plusieurs décibels, pour prendre une tonalité nettement plus agréable... et presque normale. – Oui, c'est rassurant de me sentir enfin protégée. Je crus deviner sur son visage un vague froncement de sourcils, quoique ce soit difficile à voir au milieu de tout cet éclat. – Je regrette que tu te sois sentie à ce point en danger, à la cour des ténèbres. Et je peux t'assurer qu'à la cour Seelie tu jouirais d'une vie plus facile. Je dus prendre sur moi pour ne pas grimacer de dégoût. Je me rappelais ce qu'avait été mon existence, à la cour Seelie, et « facile » n'était peut-être pas le qualificatif qui lui convenait le mieux. Je dus rester silencieuse un tout petit peu trop longtemps, car Taranis déclara : – Si tu acceptes d'assister à la fête que je prévois de donner en ton honneur, je peux t'assurer que tu y passeras un excellent moment. Avec un sourire forcé, je lui répondis : – Je suis plus qu'honorée de cette invitation, Majesté. Une fête donnée en mon honneur à la cour Seelie, c'est... une très grande surprise. – Une surprise agréable, j'espère, articula-t-il en partant d'un rire joyeux. Un rire contagieux, qui finit par m'arracher un sourire. – Oh, très agréable, Roi Taranis. Bien sûr, il était plaisant d'être invitée par cet homme dont la beauté rayonnante me faisait vaciller... et perdre le sens des réalités. Fermant les paupières, je pris une longue inspiration et la gardai le temps de quelques battements de cœur, pendant que Taranis continuait à parler d'une voix de plus en plus mélodieuse. Mais, concentrée sur mon souffle, je ne l'écoutais pas, m'efforçant de retenir l'air le plus longtemps possible dans mes poumons, jusqu'à la limite du supportable. Puis, lentement, je le laissai filer de ma bouche tandis que mon corps se détendait progressivement. J'entendis alors la voix de Doyle flotter dans le silence qui s'était installé autour de moi. – La princesse est intimidée par votre présence, Roi Taranis. Elle est encore très jeune, après tout, et il lui est difficile de se retrouver face à un tel pouvoir sans en être affectée. Doyle m'avait dit que Taranis avait un glamour personnel si puissant qu'il l'utilisait régulièrement contre d'autres sidhes. Toutefois, personne n'osait lui objecter que c'était illégal, car il était le roi et que tous le craignaient bien trop pour lui faire remarquer qu'il trichait. C'était Doyle aussi qui m'avait entraînée à faire cet exercice de respiration, plutôt que de crâner en essayant de me montrer brave. J'avais passé le plus clair de mon existence auprès de gens dotés d'un glamour beaucoup plus persuasif que le mien, aussi avais-je appris peu à peu à m'en libérer. Parfois, cela exigeait que je fasse des petites choses que personne autour de moi ne détectait ; comme celle de retenir mon souffle, par exemple. La plupart des sidhes préféraient se laisser ensorceler plutôt que de montrer à quel point il leur était difficile de résister au pouvoir d'un autre sidhe. Mais ce genre d'orgueil, ce n'était pas mon truc. Je rouvris lentement les yeux et clignai des paupières jusqu'à ce que je me sente redevenue moi-même. – Je vous fais mes plus plates excuses, Majesté, lui dis-je en souriant, mais Doyle a raison. Je suis un tantinet dépassée par votre flamboyante présence. – Moi aussi, je te fais mes excuses, Meredith. Je ne cherchais pas le moins du monde à te mettre mal à l'aise. Peut-être, mais il espérait bien que je vienne à sa petite sauterie ; assez, même, pour tenter de m'en « persuader » grâce à sa magie. Et, moi, je n'avais qu'une envie, c'était de lui demander pourquoi il voulait si fort que j'y assiste. Mais Taranis savait qui m'avait éduquée, et personne n'avait jamais reproché à mon père de manquer de politesse. Il pouvait être trop franc parfois, mais jamais incivil. Je me devais donc d'être polie et ne pas jouer les humaines ignorantes, comme je l'avais fait avec Maeve Reed. On ne trompait pas Taranis comme cela. L'ennui, c'était que je n'avais aucune certitude d'obtenir une réponse à ma question... si je ne la posais pas. Mais cela n'avait pas d'importance, finalement. Le Roi était bien trop occupé à tenter de m'ensorceler pour se soucier d'autre chose. Quant à moi, je n'essayais pas de mesurer mon glamour avec l'un des plus grands illusionnistes que les cours aient connu, je cherchais à trouver la vérité, d'abord. – Je me rappelais que vos cheveux étaient un tissage de vagues ocre entremêlées de fils d'or. Tant de sidhes ont les cheveux blonds, mais vous êtes le seul à posséder les couleurs du soleil couchant. Esquissant l'ombre d'une grimace, je minaudai comme savent si bien le faire les femmes. – Ou bien ma mémoire me fait-elle défaut ? continuai-je. La plupart des souvenirs où je vous vois sans vos habits de lumière me viennent de mon enfance. Peut-être n'ai-je fait que rêver tant de splendeurs et de couleurs. Jamais je n'aurais marché dans ce genre de baratin. Mes gardes non plus, d'ailleurs. Andais, elle, m'aurait carrément giflée pour oser manipuler quelqu'un de la sorte. Mais aucun de nous n'imaginait à quel point Taranis était habitué à se faire dorloter par sa cour. Depuis des siècles, il voyait défiler des courtisans qui lui tenaient ce langage flatteur. Comment ne pas finir par les croire ? Et, dans ce cas, pouvait-on parler de manipulation ? Peu à peu, cela devenait la vérité. Pour être franche, je pensais que sa forme naturelle était nettement plus séduisante que la silhouette aveuglante et irréelle qu'il s'entêtait à nous imposer. Lorsqu'il se décida enfin à se débarrasser de tous ces artifices flamboyants, je retrouvai le Taranis que j'avais connu des années plus tôt. Je n'avais pas menti en disant que la vraie couleur de ses cheveux était plus spectaculaire que l'illusion qu'il cherchait à donner. Ils avaient bien les mille nuances qui strient le ciel au crépuscule, lorsque le soleil commence à sombrer derrière l'horizon. De longues boucles rouge orangé, méchées de blond cendré, formaient un halo ocre autour de son visage, avant de s'écouler en vagues épaisses sur ses épaules. – Cela te convient-il mieux, Meredith ? me demanda-t-il. Sa voix était à présent quasi palpable, et je la sentais qui m'enveloppait, qui m'enrobait comme du miel. Alors que j'allais lui répondre par l'affirmative, Doyle me toucha l'épaule. Je sursautai, me tournai vers lui et, à son regard, je compris. Taranis utilisait autre chose qu'un simple glamour. Le glamour change l'apparence d'un objet, mais on a toujours le choix de l'accepter ou pas. Le glamour peut donner à une feuille séchée l'aspect d'une tranche de gâteau, qui sera automatiquement plus attirant. Mais, là encore, on a le choix de la manger ou pas. Le glamour ne change que la notion. Il ne force pas notre volonté. Alors que Taranis, en m'enrobant de sa voix sirupeuse, essayait d'influencer mon choix. Pire encore, il essayait de le régir. – Vous m'avez demandé quelque chose, Majesté ? – Oui, il t'a demandé quelque chose, répondit Doyle à sa place. Sa voix aussi était épaisse, noire, presque visqueuse, et je réalisai qu'il y avait, là aussi, une touche de glamour. Mais, à la différence de Taranis, Doyle ne tentait pas de me contrôler ; il cherchait seulement à m'aider à lutter contre le pouvoir du Roi. – Je t'ai demandé si tu me ferais la grâce d'assister à une fête en ton honneur. – Je suis flattée de voir quel mal vous vous donnez pour moi, Altesse. Et je serais plus qu'heureuse d'accepter une invitation de votre part... dans un mois, environ. Il y a tant à faire, ces jours-ci, avec les préparatifs de Noël. Je n'ai pas, comme vous, un cortège de serviteurs pour me seconder dans mes diverses tâches. Je lui souris, mais, en fait, je me retenais à quatre pour ne pas lui hurler : Comment oses-tu chercher à me manipuler, comme si j'étais une abrutie d'humaine ou une fey de moindre importance, alors que je suis du même rang que toi ? Je n'aurais pas dû m'en étonner, d'ailleurs. Taranis s'était toujours montré, au mieux, fourbe avec moi. Il ne me considérait pas comme son égale. Alors, pourquoi me traiterait-il comme tel ? Je pouvais changer la couleur de mes cheveux, me foncer la peau, modifier ceci ou cela dans mon apparence. J'étais passée maître dans ce genre de glamour. Mais je n'avais rien pour me protéger de l'implacable pouvoir dont Taranis usait si allègrement contre moi. Qu'est-ce que j'avais qu'il ne possédait pas ? La Main de Chair, bien sûr, mais c'était un pouvoir qui ne permettait que de tuer, et seulement par contact. Et je n'avais pas l'intention de tuer Taranis ; je voulais simplement le tenir à distance. – Je souhaiterais vraiment avoir ta compagnie avant Noël, insista-t-il d'une voix toujours aussi mielleuse. Comme la main de Doyle se crispait sur mon épaule, je lui effleurai les doigts, et le contact de sa peau me rassura. – Je hais l'idée de devoir décliner votre invitation, Majesté, mais cette visite ne pourrait-elle pas se faire après Noël ? Une nouvelle vague de sa magie me submergea. Si cela avait été du feu, je me serais consumée sur-le-champ. Si cela avait été de l'eau, je me serais noyée. Mais c'était de la persuasion, un genre de séduction, même. Et je me demandai subitement pour quelle raison je refusais de me rendre à la cour Seelie. Bien sûr, je pouvais y aller. Je m'apprêtais à répondre oui à Taranis, lorsque Doyle s'assit derrière moi en m'encadrant de ses jambes et de ses bras. La sensation de ses mains sur les miennes fut plus précieuse pour moi que celle de son corps pressé contre le mien. Cela m'empêcha un instant de parler, mais ce n'était pas suffisant. Il fallait autre chose pour me soutenir. Telle une aveugle, je tendis le bras en avant et rencontrai la main de Frost. Ses doigts se refermèrent sur ma main, et je me sentis, cette fois, plus solide pour affronter l'image éblouissante qui me faisait face. J'osai alors affronter de nouveau le miroir. Taranis était toujours aussi resplendissant, mais sa beauté ne me subjuguait plus. Il paraissait même un peu grotesque, sous son masque étincelant et ses habits de lumière. Pourtant, loin de s'avouer vaincu, il tenta une fois encore de me soumettre à sa magie. Ebranlée par une puissante vague de chaleur, je l'entendis me dire : – Viens à moi, Meredith. Viens me voir dans trois jours, et je t'offrirai une fête comme tu n'en as jamais vu. Ce fut la porte, en s'ouvrant, qui me sauva. C'était Galen. Il observa Doyle, assis derrière moi sur le lit, puis Frost, qui me tenait la main. – Tu as appelé, Doyle ? Je n'avais pas entendu mon garde prononcer le moindre mot, sans doute parce que la voix du roi recouvrait jusqu'au moindre bruit dans la chambre. Je retrouvai néanmoins la mienne. Elle était frêle et haletante, mais je parvins à articuler ces mots : – Galen, envoie-moi Kitto, s'il te plaît. Qu'il vienne tel qu'il est. L'air un peu surpris, il esquissa une légère révérence - invisible, du miroir - et partit chercher le gobelin. Je lui avais réclamé de me l'amener tel qu'il était car je savais que Kitto ne portait pratiquement rien quand il dormait, roulé en boule dans son panier. Je voulais que sa peau touche la mienne, et je ne voulais pas non plus demander à mes gardes de se déshabiller. Kitto se pointa donc dans la chambre, vêtu de son seul short. Du point de vue de Taranis, il devait même paraître nu. Et ce n'était pas plus mal que le roi l'imagine ainsi. Planté devant nous, le gobelin nous considéra d'un air étonné, en prenant soin, toutefois, de ne pas regarder le miroir. Saisissant la paume de Doyle, je la plaçai sur mon cou, puis je tendis le bras vers Kitto. Qui s'approcha sans nous poser de question. Sa petit main s'enroula autour de mes doigts, et je lui fis signe de s'asseoir par terre, à mes pieds. Je ne portais pas de bas, seulement des sandales violettes assorties à ma robe. Blotti contre mes jambes nues, Kitto passa les bras autour de mes cuisses, et sa peau en contact avec la mienne m'apaisa délicieusement. Je commençais maintenant à comprendre la méthode d'Andais, qui, au risque de passer pour une détraquée mentale, s'adressait à la Cour Seelie, couverte de corps nus. J'avais toujours pensé qu'elle cherchait ainsi à insulter Taranis, mais, à présent, je n'en étais plus aussi sûre. Peut-être l'insulte venait-elle en premier lieu du roi, et non de la reine. – Je vous remercie de l'honneur que vous me faites, Roi Taranis, mais il m'est honnêtement impossible d'assister à une fête avant Noël. En revanche, je serais enchantée d'accepter une invitation de votre part dès que la saison sera achevée. J'avais parlé sur un ton ferme, déterminé, presque sec. Doyle avait dû finir par comprendre que je ressentais l'intense besoin d'être touchée, car il continua de me malaxer la nuque, les épaules et les bras. Normalement, le contact de ses mains courant sur ma peau nue aurait dû avoir un caractère de séduction, mais, en ce moment, il ne me servait qu'à me raccrocher à la réalité. Le roi continuait de me fouetter de sa magie, si fort qu'il finit par m'arracher un gémissement rauque. Je me serais jetée contre le miroir, j'aurais même hurlé « oui »... si j'avais pu parler, si j'avais pu bouger. Mais, alors que j'étais près de craquer, trois petits gestes, apparemment insignifiants, m'en empêchèrent : Doyle me déposa un baiser dans le creux de la nuque, Kitto me lécha l'arrière du genou, et Frost s'assit sur le lit pour porter ma main à sa bouche. Le contact de leurs lèvres fut comme trois ancres qui m'évitèrent de dériver. Sans doute pour se cacher de Taranis, Frost se laissa glisser par terre près de Kitto et prit un de mes doigts dans sa bouche. Ce qui me fit l'effet d'un gant de chair autour de ma peau. Je lâchai un soupir tremblant et me rendis compte que je retrouvais - un tout petit peu - ma faculté de penser. D'une main ferme, Doyle entreprit alors de me masser le crâne, et ce qui aurait dû être pour le moins troublant acheva de me clarifier les idées. – J'ai essayé de faire preuve de politesse, Roi Taranis, mais vous avez été aussi brutal avec votre magie que je vais l'être maintenant avec mes paroles. Pourquoi tenez-vous tant à ce que je vous rende visite, que ce soit à l'occasion de Noël ou avant ? – Tu es une parente, Meredith. J'aimerais renouer connaissance avec toi. Noël n'est-il pas le moment rêvé pour cela ? – Vous avez jusque-là pratiquement ignoré mon existence. Pourquoi tenez-vous aujourd'hui à renouer connaissance avec moi ? Son pouvoir se faisait tellement pesant qu'il en devenait suffocant. J'avais du mal à respirer, je ne voyais plus rien, et le monde autour de moi semblait se réduire à un seul point, d'une clarté aveuglante. Une douleur aiguë me ramena si brutalement sur Terre que je poussai un cri. Kitto venait de me mordre la jambe, comme un chien qui aurait essayé d'attirer mon attention. Et c'était ce qu'il attendait. Je me baissai et lui caressai le visage. – Cette entrevue est terminée, Taranis, lui déclarai-je soudain. Vous vous montrez d'une impolitesse inexplicable. Aucun sidhe ne se permettrait d'infliger cela à un autre sidhe, seulement à un fey de moindre importance. Comme Frost se levait pour éteindre le miroir, Taranis lança : – Beaucoup de rumeurs circulent sur ton compte, Meredith. Je voulais voir de mes propres yeux ce que tu étais devenue. – Et que voyez-vous, Roi Taranis ? – Je vois une femme, là où il y avait une enfant. Je vois une sidhe, là où il y avait une simple fey. Je vois beaucoup de choses, Meredith, dont certaines resteront incompréhensibles pour moi tant que je ne t'aurai pas vue en personne. Viens me voir, Meredith. Viens, que nous refassions connaissance. – Pour être franche, Taranis, face à votre pouvoir, je suis incapable de fonctionner normalement. Nous le savons tous les deux. En ce moment, je vous vois à distance. Mais je serais folle de vous approcher en personne. – Je t'en donne ma parole, je ne te déstabiliserai pas de cette manière, si tu viens à la cour avant Noël. – Pourquoi avant Noël ? – Pourquoi après Noël ? – Parce que vous semblez tellement y tenir que je me pose des questions sur vos motivations réelles. – Ainsi, tu me refuserais quelque chose sous le simple prétexte que je le désire ardemment ? – Non. Si je refuse, c'est parce que je crains que vous n'utilisiez vos pouvoirs afin d'obtenir ce quelque chose de moi. Je crus le voir grimacer sous son masque éblouissant. Mon raisonnement me semblait pourtant clair comme de l'eau de roche. – Vous m'avez terrifiée, Taranis. C'est aussi simple que ça. Je ne me laisserai pas prendre entre vos griffes tant que vous ne m'aurez pas fait une promesse : celle de vous conduire dignement avec moi et les miens. – Si tu acceptes de venir avant Noël, je te promettrai tout ce que tu veux. – Je ne viendrai pas avant Noël, Taranis. Mais vous me promettrez néanmoins de faire tout ce que je désire. Sinon, je ne viendrai pas du tout. Il se mit à briller, sa chevelure rousse prenant soudain la couleur rougeoyante du sang. – Tu oserais me défier ? – Je ne peux pas vous défier car vous ne m'êtes en rien supérieur. – Je suis Ard-Ri, le grand roi ! – Non, Taranis, vous êtes le roi des Seelies, comme Andais est reine des Unseelies. Mais vous n'êtes pas mon Ard-Ri. Je ne suis pas de votre cour. Vous me l'avez assez fait comprendre lorsque j'étais enfant. – Tu m'en tiendrais rancune, Meredith, alors que je te tends la main pour faire la paix ? – Vos belles paroles, votre éblouissante prestance, tout cela ne m'impressionne pas, Taranis. Vous m'avez quasiment battue à mort, un jour, dans ma jeunesse. Vous ne pouvez pas me blâmer de vous craindre, aujourd'hui, vous qui avez mis tant de cœur à me l'apprendre. – Là n'était pas mon but, Meredith. Au moins avait-il l'honnêteté de ne pas nier qu'il m'avait battue. – Que cherchiez-vous à m'enseigner, alors ? – A ne pas mettre en doute le pouvoir et l'autorité de ton roi. Je m'accrochai à la sensation de sécurité que produisaient sur moi les mains de Doyle, la langue de Frost et les dents de Kitto. – Vous n'êtes pas mon roi, Taranis. Andais est ma Reine, et je n'ai pas de roi. – Tu cherches un roi, Meredith. C'est du moins ce que disent les rumeurs. – Je cherche un père pour mon enfant, qui sera le roi de la cour Unseelie. – Cela fait longtemps que je répète à Andais que c'est un roi qui lui manque. Un vrai roi. – Et vous prétendez être ce roi, Taranis ? – Oui, rétorqua-t-il sans hésiter. Ne sachant que répondre à cela, je finis par dire : – Dans ce cas, c'est un autre roi que je cherche. Un roi capable de comprendre qu'une vraie reine vaut tous les rois de la Terre. – Tu me fais insulte, par ces paroles, Meredith ! s'exclama-t-il avant de se remettre à briller de mille feux aveuglants. – Non, Taranis, c'est vous que me faites insulte. A moi, à ma Reine et à ma cour. Si vous n'avez pas de mots plus aimables à mon égard, notre discussion s'arrête là. Je fis un signe à Frost, qui éteignit le miroir avant que Taranis ne le fasse lui-même. Nous restâmes silencieux durant quelques longues secondes, puis Doyle déclara : – Il s'est toujours pris pour un homme à femmes. – Tu crois que ça viendrait de son éducation ? Haussant les épaules, il me prit dans ses bras et me répondit : – Pour Taranis, toute personne qui n'est pas impressionnée par lui est une épine dans son pied royal. Il cherchera par tous les moyens à s'en débarrasser. – C'est pour ça qu'Andais lui parle toujours nue et couverte d'hommes ? – Oui, répondit Frost. Je levai les yeux vers lui, toujours debout près du miroir. – C'est sûrement une insulte que de se présenter ainsi à un autre dirigeant ? – Je ne sais pas... Peut-être qu'ils essaient de se séduire l'un l'autre, ou de s'anéantir mutuellement, depuis des siècles. – Séduire ou tuer... répétai-je presque pour moi-même. Est-ce qu'il y a un troisième choix ? – Ils l'ont trouvé, ce troisième choix, me souffla Doyle à l'oreille. Une paix incertaine, difficile à maintenir. Je pense que Taranis cherche à te contrôler et, à travers toi, à contrôler la cour Unseelie. – Pourquoi insiste-t-il tant sur la période de Noël ? – Jadis, on offrait des sacrifices, à Noël, intervint Kitto d'une petite voix douce. Pour s'assurer que la lumière réapparaisse, on faisait périr le Saint Roi, de façon à laisser la voix libre au Roi Chêne. C'était la renaissance de la lumière. Nous échangeâmes tous un regard consterné. Puis Frost demanda : – Vous ne pensez pas que les nobles de cette cour commencent à se poser des questions sur le manque d'enfants ? – Je n'ai jamais entendu la moindre rumeur là-dessus, répondit Doyle. Ce qui voulait dire qu'il avait ses propres espions à la cour. – C'était toujours un roi que l'on sacrifiait pour un autre roi, précisa Kitto. Jamais une reine. – Et peut-être que Taranis a en tête de bouleverser la coutume, suggéra Doyle en continuant de me serrer contre lui. Tu n'iras pas à la cour Seelie avant Noël, Meredith. Aucune raison n'est assez bonne pour cela. – Je suis d'accord, murmurai-je en m'abandonnant à la chaleur réconfortante de ses bras. Quels que soient les projets de Taranis, je n'en ferai pas partie. – On est tous d'accord, reprit Frost. – Oui, tous, souffla Kitto. Bien que cet avis fût unanime, cela ne me rassurait pas pour autant. 38 En retournant au salon, nous y trouvâmes l'inspecteur Lucy Tate, assise dans la bergère rose. Une tasse de thé à la main, elle avait l'air fumasse. En face d'elle, sur le sofa, Galen faisait son possible pour se montrer charmant, ce qu'il réussissait, ma foi, fort bien. Mais Lucy ne marchait pas. A voir la tension de ses épaules, ses jambes nerveusement croisées et la façon dont elle agitait le pied, on devinait une très nette contrariété chez elle. – Enfin ! s'exclama-t-elle en nous voyant sortir de la chambre. Vous n'êtes pas tous un peu habillés, pour une partie de jambes en l'air en plein après-midi ? Alors que Kitto retournait dans son panier sans rien dire, je jetai un coup d'oeil à Rhys et Nicca, occupés un peu plus loin à ne rien faire. N'apercevant pas Sage, je me demandai s'il n'était pas sorti reprendre des forces en butinant les fleurs laissées dehors tout exprès pour lui par Galen. – Qu'est-ce que vous lui avez dit ? leur lançai-je tout à trac. Rhys haussa les épaules puis s'écarta du comptoir où il était appuyé. – Que tu faisais l'amour avec Doyle et Frost. C'était le seul moyen de l'empêcher de venir faire un scandale dans ta chambre pendant... votre petite communication d'affaire. Livide, Lucy Tate se leva d'un bond et fourra sa tasse dans les mains de Galen, qui l'attrapa de justesse. Puis, d'une voix glaciale, elle demanda : – Dites-moi que je me trompe. Vous ne m'avez pas fait poireauter près d'une heure sous prétexte que vous étiez en communication d'affaire ? Galen se leva et emporta à la cuisine la tasse dégoulinante, une main plaquée dessous pour l'empêcher de goutter sur la moquette. – En communication avec le royaume des fées, précisai-je. Et, croyez- moi, j'aurais nettement préféré que vous nous surpreniez en pleine partie à trois plutôt que pendant l'appel que je viens de terminer. – Vous semblez secouée, en effet, reconnut-elle. – Oh, c'est ma famille... Je me dois de les aimer, je suppose. Durant un long instant, elle me considéra d'un air hésitant puis, enfin, déclara : – Rhys a raison. C'est seulement la crainte de vous surprendre en pleins ébats qui m'a retenue ici. Mais les histoires de famille, ce n'est pas l'affaire de la police ; alors, je passe l'éponge. – Vous êtes ici pour une enquête de police ? interrogea Doyle en se glissant à côté de moi pour passer dans la pièce. – Oui, répondit-elle avant de contourner le sofa pour lui faire face. Elle le cherchait, c'était évident. Les bras croisés, elle le défiait carrément du regard. – Qu'est-ce que vous avez, Lucy ? lui demandai-je. Ce disant, j'allai m'asseoir tout au bout du sofa. Si elle voulait garder un contact visuel avec moi, elle devrait le contourner de nouveau pour me faire face. Ce qu'elle fit, non sans manifester un certain agacement. S'étant rassise sur la bergère, elle se pencha en avant et, les coudes sur les genoux, joignit nerveusement les mains. – Qu'est-ce qui se passe, Lucy ? répétai-je sur le même ton. – Il y a eu une autre tuerie, la nuit dernière, annonça-t-elle. D'ordinaire, l'inspecteur Tate ne quittait pas des yeux son interlocuteur. Aujourd'hui, elle avait le regard fuyant, qui se baladait partout dans l'appartement, sans jamais s'arrêter longtemps sur la même chose. – Comme celle qu'on a vue au club house ? Elle hocha la tête, m'observa un très court instant puis tourna les yeux vers la fenêtre où Galen alignait ses petites plantations. – Exactement la même, mais dans un autre endroit. Doyle vint s'agenouiller derrière le sofa, posa les bras sur mes épaules et déclara : – Jeremy nous a dit qu'on était dorénavant indésirables dans cette enquête. Votre lieutenant Peterson ne semble pas nous apprécier. – Je ne sais pas ce qui lui a pris, et je suis d'ailleurs en train de me demander si ça m'est égal ou pas. Si je vous parle de cette affaire, ça peut me coûter mon boulot. Elle se leva et se mit à arpenter le peu de place libre qui restait autour des meubles. – Toute ma vie, j'ai rêvé d'être flic, continua-t-elle en se passant une main nerveuse dans les cheveux. Mais je préférerais perdre mon job plutôt que de revoir une scène de crime comme celle-là. Arrivée devant Fauteuil rose, elle s'y laissa brutalement tomber puis fixa sur moi un regard grave. Elle venait de prendre une décision, cela se voyait à son visage. – Vous avez suivi l'affaire dans les journaux ou à la télé ? – Aux infos, on a annoncé que les décès du club étaient dus à une mystérieuse fuite de gaz, dit Doyle. Comme il parlait avec le menton calé sur mon épaule, sa voix vibrait sur ma peau et jusque dans le bas de mon dos. – L'autre tuerie s'est passée dans une rave, avec ecstasy et autres saloperies à l'appui, j'imagine. – Oui, dit Lucy. C'est du moins l'histoire qu'on a répandue. Pour que la presse ait quelque chose à se mettre sous la dent et ne tire pas des conclusions qui sèmeraient la panique dans toute la ville. Pourtant, le résultat était le même que dans les deux autres tueries. – Les deux autres ? M'étonnai-je. – Oui. La première serait sans doute passée inaperçue si ça n'était pas arrivé dans un quartier chic. Six adultes, seulement ; une petite soirée intime qui s'est mal terminée. Une affaire dont le dossier a bien failli atterrir sur la pile des enquêtes non résolues. Mais les victimes faisaient partie du gratin, aussi, quand il y a eu la tuerie de la plage, ça les a interpellés, et, hop, ils nous ont envoyés là-bas avec tout un bataillon. Ça ne serait jamais allé aussi vite si l'un des tués n'avait pas été ami avec quelques maires et officiers de police. Lucy paraissait abattue et amère à la fois. – Et ces premiers meurtres, ils avaient eu lieu dans une résidence privée ? demandai-je. Elle hocha la tête d'un air las. – Oui, et c'est la première scène de crime qu'on ait pu lier aux deux tueries... tant qu'on n'en a pas découvert d'autres. Je n'ai qu'une trouille, c'est qu'on déniche un atelier clandestin, un squat de crack, un endroit où aurait eu lieu un autre massacre... et qu'on tombe nez à nez avec une douzaine de cadavres pourrissants. La seule chose qui serait pire que ces scènes de crime « fraîches » serait une scène de crime « ancienne ». Elle secoua nerveusement la tête, s'arrangea les cheveux d'une main distraite, et ajouta : – Enfin, la première tuerie a eu lieu dans une résidence privée, oui. Nous y avons trouvé le couple qui y habitait, plus deux invités et deux domestiques. – A quelle distance se trouvait cette maison du club de la plage ? lui demandai-je. – Holmby Hills est à environ une heure de là. Je sentis Doyle se raidir, derrière moi, et un silence consterné s'installa. Evitant de nous regarder mutuellement, nous fixâmes tous l'inspecteur. – Vous avez bien dit Holmby Hills ? fis-je d'une voix étranglée. – Oui, pourquoi ? Ça vous dit quelque chose ? Je me tournai vers Doyle, qui baissa les yeux vers moi. Rhys s'appuya d'un air dégagé contre le mur, mais je voyais bien l'excitation qui naissait sur son visage. Le mystère s'approfondissait ou, peut-être, s'éclaircissait, au contraire. Et Rhys ne pouvait s'empêcher de jubiler, à cette idée. Galen alla se réfugier dans la cuisine et s'occupa à nettoyer la tasse de Lucy. Quant à Frost, il vint simplement s'asseoir près de moi, sans rien montrer de ce qu'il pensait. Nicca, lui, semblait ne rien comprendre, et je me rappelai à cet instant qu'il n'avait aucune idée de l'endroit où habitait Maeve Reed. Il avait aidé à préparer le rite de fertilité, mais il ne connaissait pas son adresse. – Ecoutez, reprit alors Lucy, vos petits airs innocents, ça ne marche pas. Quand j'ai dit Holmby Hills, vous avez tous eu l'air effaré. Alors, maintenant, vous allez me faire le plaisir de me dire ce qui se passe. – Il n'est pas interdit d'avoir l'air effaré, inspecteur, lui rétorqua Doyle. – Vous n'allez pas me laisser comme ça, s'indigna-t-elle en me regardant. Je risque ma carrière en venant vous voir ici. – Justement, fit Doyle, c'est cela qui nous intrigue. Pourquoi risquez-vous votre carrière pour venir nous parler ? Teresa vous a mise au courant, et Jeremy vous a assuré qu'il s'agissait d'un sortilège. Qu'est-ce qu'on pourrait vous dire de plus ? – Je ne suis pas stupide, Doyle. Il y a des feys partout dans cette affaire, même si Peterson ne veut pas le voir. Le premier crime a eu lieu à Holmby Hills, autant dire la porte à côté de chez Maeve Reed. C'est une sidhe royale. Exilée ou pas, elle reste une fey. On a fait tous les hôpitaux pour chercher des patients affichant des symptômes similaires à ceux de nos victimes. On a trouvé une morsure sur une personne vivante, et aucun nouveau décès n'a été déclaré. – Vous avez un survivant ? interrogea Rhys. Le regard de Lucy se fixa sur lui, puis revint sur Doyle et moi. – On ne sait pas, en fait. Il est vivant, et il va de mieux en mieux. Vous accepteriez de me donner quelques tuyaux si je vous disais que notre survivant potentiel est un fey ? J'ignore quelle tête firent les autres mais, moi, je ne cherchai même pas à lui cacher ma stupéfaction. Lucy nous sourit alors, d'un sourire presque malveillant, comme si elle nous avait tous bien coincés. – Le fey en question, continua-t-elle, ne voulait pas contacter le Bureau des Affaires Humaines et Feys. Il semblerait même plutôt vouloir l'éviter. Peterson, quant à lui, affirme que les feys n'ont rien à voir avec tout ça. Il dit que c'est une pure coïncidence si Maeve Reed habite aussi près du premier lieu du crime. Il a interrogé le fey, et assure ne rien trouver de spécial à reprocher à ces gens-là. Il dit aussi que ce gars serait mort s'il avait été mêlé au même genre d'incident. Elle nous regarda tous avant d'ajouter : – Moi, je ne le crois pas. J'ai vu des feys guérir de blessures propres à anéantir n'importe quel humain. J'ai même vu l'un de vous tomber d'une tour et repartir tranquillement sur ses deux pieds. Non, je suis certaine que ces trois affaires ont un rapport avec votre monde. Je me trompe ? J'eus le plus grand mal à ne pas interroger les autres du regard. – Est-ce que vous accepterez de me parler, si je vous laisse interroger le fey blessé ? insista-t-elle. Le lieutenant Peterson a officiellement déclaré qu'il n'avait rien à voir avec les tueries qui ont suivi celle de Holmby Hills. Ce qui fait que, même s'il découvre que je vous ai parlé, il ne pourra pas me virer ni même me punir pour ça. En fait, ce fey blessé me sert de couverture. Puisqu'il ne veut pas se confier aux autorités, je suis obligée de chercher d'autres feys qui accepteront de le voir, de l'aider à s'adapter à la vie dans cette grande ville. – Vous pensez qu'il vient d'une autre ville ? lui demandai-je. – Oh oui, c'est écrit partout sur lui. Il n'a jamais séjourné dans une ville. Il a poussé un cri quand le moniteur de fréquence cardiaque s'est mis à biper. Il vient d'un endroit où la technologie moderne est inconnue. Les infirmières disent qu'elles ont dû lui enlever la télévision parce qu'il a eu une sorte d'attaque en la voyant marcher. Elle nous dévisagea les uns après les autres, puis s'arrêta de nouveau sur moi. – Parlez-moi, Merry, je vous en supplie. Je ne dirai rien à Peterson, vous le savez. Mais aidez-moi à arrêter tout ça, s'il vous plaît. Comme je me tournais vers mes hommes et les interrogeais du regard, Galen émergea de la cuisine, les mains levées, et déclara : – Je n'ai pas fait grand-chose dans le domaine des enquêtes à l'agence, ces derniers temps, donc je ne crois pas que je devrais participer au vote. – La Reine ne va pas aimer, lâcha soudain Nicca à mi-voix, comme s'il avait peur de se faire réprimander. – Elle ne nous a jamais dit de ne pas parler à la police, objecta Doyle. – Ah bon ? fit-il sur le ton d'un enfant. Sa voix paraissait étonnamment jeune, comparée à son grand corps puissant. – Non, Nicca, le rassurai-je, la Reine ne nous a jamais défendu de parler à la police. – Ah... tant mieux, laissa-t-il tomber avec un soupir. – Rhys, lui lançai-je alors, raconte à Lucy ce que tu sais de ce sortilège. Quand il l'eut mise au courant, j'insistai sur le fait que nous ne savions pas si quelqu'un à la cour était encore capable de lancer un tel sortilège ; et qu'il était possible que cela vienne d'un magicien humain ou d'une ensorceleuse. En revanche, nous étions certains que cela ne venait pas de la cour Unseelie. – Comment pouvez-vous en être sûrs ? nous demanda l'inspecteur. – Croyez-moi, Lucy, la Reine ne se prend pas la tête avec les droits civils quand elle fait un interrogatoire. Elle sait faire parler ceux qu'elle soupçonne, elle est rigoureuse, si vous voyez ce que je veux dire. Et si elle n'a obtenu aucun aveu des Unseelies, c'est qu'ils n'avaient rien à lui avouer. – Et vous, êtes-vous aussi rigoureux qu'elle ? – Qu'est-ce que vous entendez par là ? – On m'a raconté ce que votre reine était capable de faire aux gens. Pouvez-vous être aussi efficaces qu'elle... sans laisser de traces ? – Si j'ai bien compris, vous nous demandez de... – Je vous demande d'empêcher que toutes ces horreurs recommencent, Merry. Le fey qui se trouve à l'hôpital refuse de parler au travailleur social envoyé par le Bureau des Affaires humaines et feys. Il a complètement paniqué quand je lui ai suggéré de contacter l'ambassadeur en personne. Ce qui me fait croire qu'il paniquera encore plus à l'idée de vous parler. – Pourquoi ? – L'ambassadeur n'est pas sidhe. – Alors que voulez-vous qu'on fasse avec ce fey ? demanda Doyle. – Je voudrais que vous le fassiez parler. Nous avons plus de cinq cents morts, Doyle, presque six cents. Par ailleurs, d'après ce que dit Rhys, si on n'arrête pas ces choses, si on les laisse se nourrir, elles se régénéreront, ou quelque chose du genre. Je n'ai pas envie de voir cavaler dans ma ville une bande d'anciennes divinités mues par des envies de meurtre. Il faut que ça cesse maintenant, avant qu'il ne soit trop tard. Nous acceptâmes de l'accompagner... mais pas avant d'avoir téléphoné à Maeve Reed pour lui annoncer que les fantômes d'anciens dieux avaient été ressuscités afin de la tuer. Ce qui impliquait ressuscités par un membre de la cour Seelie, qui avait agi en plein accord avec le roi. 39 Lucy dut brandir son badge à plusieurs reprises afin de nous faire franchir les détecteurs de métal, munis de nos armes. Mes hommes durent même montrer leur carte de garde royal avant que l'infirmière nous autorise à monter à l'étage. Enfin, on se retrouva devant l'homme qu'on cherchait. Ou plutôt ce qui ressemblait à un homme. Si Sage était petit, il restait parfaitement proportionné. Lui faisait le double de sa taille, mais il était difforme. De toute évidence, celui qui se cachait presque sous les draps de son lit d'hôpital avait tout du monstre. Je suis de la cour Unseelie, et je reconnais que toutes les formes qu'on y rencontre sont plus ou moins plaisantes. Mais celle-ci était si hideuse qu'elle me faisait dresser les cheveux sur la tête. Je n'étais pas la seule à être impressionnée. En entrant dans la chambre, Rhys et Frost s'étaient aussitôt détournés de lui. A leur réaction, je compris que soit ils le connaissaient, soit ils savaient ce qui lui était arrivé. Avait-il brisé quelque ancien tabou ? Doyle, lui, parut rester de marbre, mais c'était sa nature. Galen échangea un regard avec moi qui m'en dit long sur ce qu'il éprouvait. Et Kitto resta collé à mes basques, une main dans la mienne, comme un enfant cherchant à se rassurer. Je me forçai néanmoins à regarder ce pauvre être, essayant de m'expliquer pourquoi il me mettait si mal à l'aise. Il mesurait à peine plus de soixante centimètres, ses petits pieds formant deux bosses sous le drap. Bien qu'il semblât entier, on aurait dit que son corps avait été raccourci. Sa tête était trop grande pour son torse, et il avait des yeux et un nez si énormes que son visage semblait avoir rétréci autour. Nicca s'approcha alors de son lit et lui tendit la main. – Dis-moi, Bucca, qu'est-ce qui t'est arrivé ? Pendant un instant, il ne réagit pas. Puis, lentement, il leva un bras aussi mince qu'une brindille et posa une petite main brune sur celle de Nicca. Le visage brillant de larmes, Kitto lui demanda alors : – Bucca-Dhu... Bucca-Dhu, qu'est-ce que tu es, ici ? Je crus d'abord que, sous le coup de l'émotion, il alignait mal les mots, mais je dus bientôt me rendre à l'évidence : il lui demandait bien ce qu'il était ici. – Vous le connaissez, tous les deux, constata Doyle d'une voix neutre. Nicca acquiesça d'un signe de tête puis, tenant toujours la main du fey, se mit à lui parler dans un ancien langage celte aux tonalités étrangement musicales. C'était trop rapide pour que j'en saisisse le sens, mais je ne reconnus là ni le gallois, ni l'écossais, ni le gaélique, ni l'irlandais. Ce qui laissait encore bien d'autres dialectes possibles. Kitto se joignit à lui, articulant des paroles proches de celles que prononçait Nicca, mais pas exactement les mêmes. Sans doute ce parler était-il d'une autre époque que la sienne. Observant le visage de mon gobelin, j'y découvris de la surprise, du chagrin aussi. Il était manifestement très triste de trouver cet homme dans un tel état. Mais ce fut tout ce que je pus comprendre. Ce fut Doyle qui m'expliqua enfin ce qu'ils se racontaient : – Nicca l'a connu sous une forme assez proche de celle qu'il a aujourd'hui, mais Kitto se souvient l'avoir vu avec notre silhouette. Celle d'un sidhe. Bucca était autrefois vénéré comme un dieu. Je baissai les yeux sur la petite chose ratatinée et compris alors ce qui m'avait donné la chair de poule. Ces immenses yeux bruns, ce nez puissant et droit, c'étaient ceux de Nicca. J'avais toujours cru que sa pigmentation foncée lui venait de son héritage demi-fey. Mais, maintenant, en découvrant cette malheureuse créature, je me rendais compte que je me trompais. Un nouveau sentiment d'épouvante m'envahit en l'observant, car, à présent, je savais ce qui le rendait aussi impressionnant de laideur. On aurait dit qu'on lui avait compressé le corps pour le réduire à la taille d'un lièvre. Je n'avais aucun mot pour exprimer l'horreur que je ressentais. Et aucune idée de la façon dont on avait pu lui infliger un tel martyre. – Comment... ? murmurai-je, pour aussitôt regretter le seul mot que je venais d'articuler. Posant sur moi ses yeux perdus, le petit homme me répondit d'une voix claire, où résonnait un accent anglais : – Je suis venu ici de moi-même, ma fille. Moi seul en ai décidé ainsi. – Non, lui dit Nicca. Ce n'est pas vrai, Bucca. Le fey secoua la tête, ses cheveux courts et sombres formant une masse épaisse sur son oreiller. – Il y a des visages, ici, que je connais, Nicca, à part le tien et celui du gobelin. Il y en a d'autres aussi, dans cette pièce, que l'on a vénérés jadis mais qui ont fini par perdre leurs fidèles. Et qui n'ont pas dépéri comme moi, aujourd'hui. J'ai refusé d'abandonner mes pouvoirs car je pensais que cela me diminuerait. Il partit d'un rire amer avant de continuer : – Et, regarde-moi, Nicca. Regarde ce que mon orgueil et ma peur ont fait de moi. J'étais totalement désemparée, mais, comme c'est souvent le cas chez les feys, le fait de poser la moindre question aurait pu paraître des plus grossiers. Bucca tourna alors la tête vers Kitto et lui dit : – La dernière fois que je t'ai vu, tu me paraissais bien menu. Tu as changé, gobelin. – Il est sidhe, lui annonça Nicca. Il eut l'air surpris puis se mit à rire. – Tu vois, Nicca, je me suis battu ardemment durant tant de siècles pour maintenir la pureté de notre sang, pour ne le mêler à aucune autre. Et dire qu'à une époque je te considérais comme une chose impure. – Il y a bien longtemps de cela, Bucca. – Je ne voulais pas laisser notre lignée Bucca-Dhu s'altérer au contact d'autres sidhes. Aujourd'hui, il ne reste d'elle que ceux qui, comme toi, n'étaient pas de sang pur. Tournant avec peine sa lourde tête vers Kitto, il ajouta . – Et tout ce qui reste des Bucca-Gwidden, c'est toi, gobelin. – Il y en a d'autres, parmi les gobelins, Bucca-Dhu. Et tu vois la peau couleur de lune de ces sidhes ? Les Bucca-Gwidden ne sont pas oubliés. – Ils ont peut-être la même peau, mais ils n'ont pas nos yeux ni nos cheveux. Non, gobelin, les Bucca-Gwidden sont perdus, et c'est moi qui l'ai voulu. Je ne voulais laisser personne de mon peuple s'unir à d'autres. Pour cela, nous devions rester cachés et maintenir les anciennes traditions. Et il ne reste plus d'anciennes traditions, gobelin. – Il est sidhe, déclara soudain Doyle. Un sidhe reconnu par la cour Unseelie. Bucca sourit, mais sans paraître plus heureux pour autant. – J'ignorais que les sidhe Unseelies s'étaient rabaissés au point d'accepter des gobelins dans leurs rangs. Même mourant, même après avoir vu les derniers des miens mourir devant moi, je ne pourrai voir en lui un sidhe. C'est impossible. Il ôta sa main de celle de Nicca et ferma les yeux, moins pour dormir que pour éviter d'avoir à nous regarder. L'inspecteur Tate, qui s'était montrée particulièrement patiente, demanda alors : – On peut m'expliquer ce qui se passe ? Doyle échangea un regard avec Frost et Rhys, mais aucun d'eux n'ouvrit la bouche. Quant à moi je haussai les épaules et lui dis : – Ne me regardez pas comme ça. Je suis aussi perplexe que vous. – Moi aussi, observa Galen. J'ai reconnu du cornouaillais ou du breton, mais l'accent était beaucoup trop archaïque pour moi. – Du cornouaillais, précisa Doyle. Ils parlaient en cornouaillais. – Je croyais qu'il n'y avait pas de gobelins en Cornouailles. – Les gobelins ne formaient pas qu'un seul peuple, lui dit Kitto, et les sidhes n'étaient pas simplement deux cours séparées. Nous avons tous été un jour plus que cela. J'étais un gobelin cornouaillais parce que ma mère sidhe était une Bucca-Gwidden, une sidhe de Cornouailles, avant de rejoindre la cour Seelie. Quand elle a vu la forme de son bébé nouveau-né, elle a su tout de suite où déposer ce lourd fardeau et m'a abandonné aux serpents de Cornouailles. – Il y a des nids de serpents partout dans les îles, lui dit Bucca d'une voix faible. Même en Irlande, quoi que puissent en penser les fidèles de Padrig. – La plupart des gobelins se trouvent en Amérique à présent. – Bien sûr, parce qu'aucun autre pays ne les accepte. – D'accord, lança soudain Lucy, vos histoires de famille, c'est peut-être passionnant, mais ça ne me renseigne pas. Je voudrais savoir comment ce Bucca, qui se fait appeler Nick Bottom - un nom qui, si je ne me trompe pas, est celui d'un personnage fort charmant du Songe d'une nuit d'été -, a atterri ici, après s'être fait littéralement aspirer la vie. – Bucca, l'appela doucement Nicca. La frêle silhouette ouvrit les yeux. Ils étaient si pleins de souffrance et de lassitude que je me détournai. Dans son regard, il y avait une douleur pire que l'oubli, pire que la mort elle-même. – Je ne peux pas mourir, tu comprends cela, Nicca ? Je ne peux pas mourir. J'étais le roi de mon peuple et je ne peux même pas dépérir comme certains de mes sujets. Pourtant, je dépéris, maintenant... Levant un bras affreusement maigre, il ajouta : – Je dépéris ainsi, comme si une main géante me compressait. – Bucca, s'il te plaît, dis-nous comment tu en es arrivé à te faire attaquer par ces fantômes affamés. – Lorsque cette chair que je suis encore se sera enfin effacée, je serai l'un d'eux, Nicca. Je ferai partie des Affamés. – Non, Bucca... – Si, Nicca, c'est ce qui arrive à tous ceux qui étaient forts, jadis. Nous ne pouvons pas mourir mais nous ne pouvons pas vivre non plus. Aussi resterons-nous entre les deux. – Pas assez bons pour le paradis, pas assez mauvais pour l'enfer, commenta Doyle. – Oui, c'est cela... – J'adorerais me plonger dans l'étude de la culture fey, intervint Lucy, mais revenons à ces attaques. Parlez-moi de ceux qui vous ont attaqués M. Bottom, ou M. Bucca, peu importe. Il cligna lentement des yeux, comme un hibou, puis répondit : – Ils m'ont attaqué au premier signe de faiblesse. – Pourriez-vous nous expliquer cela plus en détail ? demanda-t-elle en sortant son carnet. – Tu les as appelés, dit Rhys. C'était la première fois qu'il se tournait vers Bucca, la première fois qu'il osait le regarder depuis que nous étions entrés dans cette chambre. – Oui. – Pourquoi ? – C'était une part de ce que j'avais à payer pour rejoindre les cours des feys. Cette réponse nous pétrifia tous. Pendant une seconde, cela nous sembla tellement évident : c'était Andais qui avait appelé ces fantômes, ou les avait fait appeler. Voilà pourquoi personne ne pouvait remonter jusqu'à elle. Voilà pourquoi aussi aucun de ses sujets n'en avait jamais rien su. Elle s'était bien gardée d'utiliser l'un des siens pour ce sale boulot. – Payer à qui ? interrogea Doyle d'une voix grave. Je le regardai, en formulant presque tout haut ce que je pensais tout bas, ce que nous savions tous. – A Taranis, bien sûr, souffla Bucca. 40 – Tu as dit Taranis ? lui demandai-je. – Serais-tu sourde, ma fille ? – Non, surprise seulement. – Et pourquoi cela ? interrogea-t-il avec une grimace. – Je ne croyais pas Taranis aussi fou. – C'est que tu n'as pas fait attention. – Elle n'avait pas vu Taranis depuis son enfance, lui précisa Doyle. – Alors je retire ce que j'ai dit. M'observant longuement, il lâcha : – Elle ressemble à une sidhe Seelie. Je ne savais pas trop comment interpréter ce compliment. Mais, au fond, était-ce bien un compliment ? Lucy s'approcha du lit et déclara : – Tu dis que c'est le Roi de la Cour Seelie qui t'a demandé d'appeler ces fantômes affamés ? – Oui. – Pourquoi ? – Il voulait qu'ils tuent Maeve Reed. – OK, je n'y comprends plus rien, marmonna-t-elle en secouant la tête. Pourquoi le roi voudrait-il la mort de la déesse d'Hollywood ? – Je l'ignore, et je m'en moque. Taranis avait promis de me donner assez de pouvoir pour retrouver un peu de ce que j'avais perdu. J'allais enfin pouvoir rejoindre la cour Seelie. Mais sa promesse tenait à deux conditions : que Maeve disparaisse, et que je puisse contrôler les Affamés. Beaucoup d'entre eux étaient de vieux amis. Je pensais qu'ils étaient comme moi, qu'ils accepteraient avec joie l'idée de redevenir ce qu'ils étaient. Mais ce ne sont plus ni des Bucca, ni des sidhes, ni même des feys. Ce sont des morts, des monstres morts. Un son rauque sortit de sa gorge quand il inspira avant d'ajouter : – Au premier faux pas, ils m'ont attaqué. Et, maintenant, ils se nourrissent non pour revenir au passé mais parce qu'ils ont faim. Comme les bêtes sauvages. S'ils prennent assez de vies pour redevenir quelque chose qui se rapprochera d'un sidhe, ce sera si épouvantable que même la cour Unseelie ne sera pas de taille à leur faire concurrence. – Sans vous faire aucun reproche, reprit l'inspecteur, pourquoi ne pas avoir raconté tout ça à l'assistante sociale ou à l'ambassadeur ? – C'est en voyant Nicca, puis le gobelin, que j'ai compris mon erreur. Mon temps est fini, mais mon peuple vit encore. Tant que mon sang continuera de circuler, les Bucca ne mourront pas. Les yeux pleins de larmes, il poursuivit : – J'ai essayé de me sauver, même si cela signifiait détruire ce qui restait de mon peuple. J'ai commis une erreur. Une terrible erreur. Il tendit la main vers Nicca, qui la prit dans la sienne. – Comment peut-on les arrêter ? interrogea Doyle. – Je les ai appelés, mais je ne peux pas les dissiper. Je n'ai pas cette force. – Pouvez-vous nous révéler le sortilège ? – Oui, mais cela ne veut pas dire que vous saurez le prononcer. – Ça, c'est notre problème. Pendant que Bucca nous racontait comment il avait prévu de dissiper les fantômes, Lucy prit toute une série de notes. Quant à nous, on se contenta d'écouter. La question n'était pas de prononcer des mots magiques, mais d'avoir une intention magique, et de savoir comment l'amener à se réaliser. Quand il eut fini de nous expliquer tout ce qu'il savait sur les Affamés, je lui demandai : – Serais-ce toi qui cacherais l'Innomé des regards de la cour Unseelie ? – Tu n'as donc pas prêté attention, ma fille. C'est Taranis qui le cache. – Tu... tu l'as aussi invoqué pour lui ? – J'ai invoqué les Affamés, avec l'aide de Taranis. Mais c'est lui qui a invoqué l'Innomé... avec mon aide. – Ce sont en grande partie ses pouvoirs qui ont aidé à sa conception, dit Doyle. – Et pourquoi Taranis aurait-il fait cela ? – J'ai cru qu'il cherchait à récupérer un peu de ses pouvoirs qui avaient été avalés par cette chose, murmura Bucca. Et peut-être qu'il y est parvenu. Mais cela ne s'est pas passé comme il l'avait prévu. – C'est donc Taranis qui contrôle l'Innomé, conclut Galen. – Non, mon garçon. Tu n'as toujours pas compris ? Taranis l'a libéré, lui a donné l'ordre de tuer cette Maeve, mais il ne le contrôle pas plus que je ne maîtrise les Affamés. Il a caché à tous ce qu'il a fait, mais c'est cette chose elle-même qui se cache, maintenant. Taranis n'a pas eu qu'un peu peur quand il a compris cela, je peux te l'assurer. Il a été pris de panique, et il avait des raisons de l'être. – Que veux-tu dire ? lui demandai-je. – Quand j'ai essayé de précipiter les Affamés au travers des barrières magiques de Maeve, ils n'ont pas réussi à l'atteindre. Ils se sont alors retournés contre moi, et ont trouvé d'autres proies. J'ai vu cette chose que vous appelez l'Innomé. Lui saura briser les barrières dont elle s'entoure. Et, une fois qu'il l'aura tuée, que fera-t-il ? – Je... ne sais pas, fis-je doucement. – Tout ce que bon lui semblera, répondit Bucca. – Ce qu'il veut dire, intervint Rhys, c'est que, lorsque l'Innomé aura tué Maeve Reed, il n'aura plus de but précis. Il ne sera plus qu'une entité hyper-puissante, qui détruira tout ce qu'elle rencontrera sur son passage. – En voilà un qui a compris, commenta Bucca. – Comment peux-tu être sûr de ça, Rhys ? – J'ai donné la plus grande partie de ma magie à cette chose, Merry. Je sais ce qu'elle en fera. Il faut qu'on l'empêche de tuer Maeve. Tant qu'elle est en vie, elle essaiera de l'éliminer. Et elle essaiera aussi de dissimuler sa présence tant qu'elle n'y sera pas parvenue. Une fois qu'elle sera morte, cette chose ira s'éclater à travers tout Los Angeles, comme Godzilla à travers Tokyo. – Comment pourrai-je convaincre Peterson qu'une ancienne déité fey est sur le point de faire un carnage dans la ville entière ? demanda Lucy. – Inutile d'essayer, lui dis-je. Il ne vous croira pas, de toute façon. – Alors, qu'est-ce qu'on va faire ? – Nous allons garder Maeve Reed en vie, déjà. Et peut-être la persuader que l'Europe est sympa à cette époque de l'année. Il faut la pousser à s'éloigner tant qu'on n'aura pas trouvé le moyen d'anéantir l'Innomé. – Ce n'est pas une mauvaise idée, remarqua Rhys. – Oui, reconnut Bucca d'une voix faible. Toi aussi, ma fille, tu sais réfléchir. – Merci... Quelqu'un a un portable ? Lucy me tendit le sien et me donna le numéro de Maeve Reed. Ce fut Marie, son assistante, qui décrocha. Complètement hystérique, elle se mit à hurler : – C'est la princesse ! C'est la princesse ! Puis, Julian lui prit le téléphone. – Allô, Meredith ? – Oui, Julian. Qu'est-ce qui se passe ? – Il y a quelque chose, ici. Quelque chose d'une puissance psychique si grande que je ne peux même pas en sentir la globalité. Il essaie de traverser les barrières magiques, et je crois qu'il ne va pas tarder à y parvenir... – On arrive, Julian, lui dis-je en me dirigeant vers la porte. On vous envoie la police, déjà. – Vous n'avez pas l'air très surprise, Meredith. Ce... cette chose, vous savez ce que c'est ? – Oui. Pendant que nous dégringolions l'escalier et courions vers la voiture, je lui expliquai en quelques mots de quoi il retournait. Mais j'ignorais si ce que je lui disais allait nous aider. 41 En arrivant chez Maeve Reed, nous trouvâmes sa maison cernée par une armada de voitures de police, officielles ou banalisées, deux ambulances, et même un camion blindé. Il y avait des flingues partout, certains pointés sur le mur d'enceinte de la maison. Le seul problème était qu'il n'y avait rien à descendre. Une femme en tenue de combat se tenait derrière un rempart de véhicules, à l'intérieur d'un pentagramme et d'un cercle qu'elle avait dessinés autour d'elle à la craie. Los Angeles avait été l'un des premiers services de police à adjoindre des sorcières ou des magiciens à toutes ses unités spéciales. Dès l'instant où l'on coupa le moteur, je sentis le sortilège de Maeve. Il rendait l'air presque irrespirable. Doyle, Frost et moi étions montés dans la voiture de Lucy. Mais Doyle n'avait pas aimé notre chevauchée sauvage vers Holmby Hills. En descendant du véhicule, il s'était à moitié pris les pieds dans les buissons qui bordaient l'allée, avant de tomber à genoux. Les non-feys auraient alors pu penser qu'il priait - et, d'une certaine façon, c'était ce qu'il faisait : il ravivait son contact avec la terre. Les moyens de transport humains le terrifiaient, le plus souvent. Il pouvait, en revanche, voyager par des chemins mystiques qui m'auraient fait hurler de terreur. Frost, lui, allait très bien. Quant à mes autres gardes, ils nous avaient suivis dans le van, avec Sage. Sur les instances de Doyle, nous étions passés par l'appartement pour y prendre des armes blanches. Lucy avait d'abord clairement manifesté son opposition, jusqu'à ce qu'il lui fasse comprendre que tant que le glamour de l'Innomé n'était pas réduit à néant, les balles n'auraient aucun effet sur lui. Et c'était chez moi que se trouvaient les seules lames capables, peut-être, de briser ce glamour. Lucy, par radio, avait averti son PC que, sans aide magique, la police pourrait très bien ne pas apercevoir l'entité surnaturelle, et encore moins lui tirer dessus. Apparemment, on l'avait écoutée. La sorcière avait probablement essayé quelque chose de simple puis, voyant que cela ne donnait rien, s'était lancée dans ses dessins à la craie. Et soudain, dans une brusque bouffée d'énergie, le sortilège s'éleva et atteignit sa cible. Autour de nous, l'air vibra, comme au-dessus de l'asphalte surchauffé par le soleil d'été, mais sur une hauteur de six ou sept mètres. La police saurait-elle voir quelque chose, sans talent psychique ? Une vague de hoquets et de jurons me fournit assez vite la réponse à ma question. – Est-ce qu'on commence à lui tirer dessus ? demanda Lucy, les yeux rivés sur l'espèce de vibration ondoyante qui montait du sol. – Oui, répondit Frost. Mais notre avis n'avait pas beaucoup d'importance. Quelqu'un lança un ordre, et, soudain, le bruit crépitant des armes à feu nous cerna de toutes parts. Les balles traversèrent l'écran vibrant comme s'il n'existait pas, et je me demandai ce qui pourrait les arrêter, quel serait le premier obstacle à se présenter. Puis des hommes se mirent à crier : – Cessez le feu ! On ne tire plus ! Un silence subit claqua à nos oreilles. Et la vague ondoyante continua de pousser les murs - tout au moins les barrières magiques érigées dans les murs. Sans paraître avoir été affectée par les balles de la police. – Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Lucy. – L'entité a trouvé refuge entre deux temps : celui de maintenant et le suivant, expliqua Doyle qui nous avait rejointes pendant cette fusillade inutile. – Je... c'est... possible ? – Oui, c'est un genre de glamour qui permet aux feys de se dissimuler aux yeux des mortels. – Et... vous sauriez faire ça ? hasarda-t-elle en me regardant. – Non, répondis-je. – Les autres sidhes non plus, enchaîna Doyle. Nous avons renoncé à cette habileté quand nous avons créé l'Innomé. – Jamais je n'en ai été capable, soufflai-je. – Nous avions déjà conçu deux entités semblables à l'Innomé, quand tu es née, Merry. Personne ne te reprochera d'avoir moins de pouvoir que ce que nous avons eu un jour. – La sorcière a brisé un peu du glamour, remarqua Frost. – Oui, mais pas assez, rétorqua Doyle. Comme ils échangeaient un regard, je leur dis : – Non. Quoi que vous soyez en train de mijoter, c'est non. – Meredith, on doit l'arrêter au plus vite. Ici. – Non, répétai-je. Non, on doit garder Maeve Reed en vie. C'est ce qu'on a décidé ensemble, je vous rappelle. Personne n'a jamais parlé de tuer l'Innomé. De toute façon, il ne peut pas mourir, c'est bien ça ? – Non, il ne peut pas mourir, dit Rhys en nous rejoignant. – Est-ce qu'il est... réel ? interrogea Lucy. – Réel ? – Je ne sais pas, moi... Est-ce qu'il a assez de consistance pour être affecté par nos armes ? – Oh oui, bien assez. Mais seulement une fois qu'on lui aura ôté la magie derrière laquelle il se protège. – C'est donc à nous de l'en débarrasser, dit Doyle. – Mais... comment ? demandai-je en redoutant le pire. – En le blessant, au préalable, répondit Frost. Je scrutai son visage arrogant et compris qu'il me cachait quelque chose. – Comment comptes-tu le blesser, Frost ? insistai-je en lui agrippant le bras. Son regard se radoucit dès qu'il l'abaissa sur moi. Ses yeux passèrent de l'anthracite au gris bleuté des nuages juste après la pluie avant qu'un rayon de soleil ne les transperce. – Une arme de pouvoir peut le blesser... si le guerrier qui s'attaque à lui est assez habile. Je lui serrai le bras encore plus fort. – Qu'est-ce que tu entends par « assez habile » ? – Assez habile pour ne pas se faire tuer en tentant la chose, répliqua Rhys à sa place. Devant le regard quasi hostile de Frost et de Doyle, il ajouta : – Ecoutez, les gars, on ne joue plus, là. L'un de nous, suffisamment habile et armé d'une arme de pouvoir, doit faire couler le sang de l'Innomé. Sans lâcher Frost, je me tournai vers Doyle et lui dis : – Qui est sur la liste des « suffisamment habiles » ? – Là, tu es insultante, Merry. Doyle et Frost ne sont pas les seuls, ici, que je sache. De nouveau, il eut droit à deux regards incendiaires. – Je n'ai jamais été le garde favori de la reine, mais, autrefois, c'est moi qu'elle estimait être le meilleur, dans les batailles. – Je suis comme Merry, dit alors Galen. Je suis arrivé bien après les temps anciens. J'ai de bonnes lames, mais aucune d'elles n'a de puissance magique. – C'est parce qu'on a perdu le truc pour les fabriquer, expliqua Frost. – A chaque nouvelle conception d'une entité telle que l'Innomé, reprit Doyle, nous avons gagné de la chair aux dépens de l'esprit pur. Cela nous a permis de survivre, et même de nous développer, mais à quel prix ! Me collant au corps de Frost que je tenais toujours par le bras, je sentis son épée, Baiser d'Hiver, se mettre entre nous. Quoi de plus approprié, pour combattre ce monstre ? songeai-je alors. J'inspectai mes hommes du regard. Frost était le seul à être vêtu d'une tunique. Les autres portaient leurs habits de tous les jours, polo, jean, bottes, excepté Kitto qui avait passé un ample T-shirt sur son short. Ces vêtements étaient nuls, mais les armes étaient parfaites. Frost avait une deuxième épée glissée dans le dos, presque aussi haute que moi ; et je savais que sa tunique cachait d'autres lames. Il en avait toujours une série sur lui, sauf quand la Reine le lui interdisait. Doyle avait gardé son flingue dans son étui, mais il avait ajouté une épée à sa hanche et un fourreau à ses deux poignets. Les couteaux luisaient contre sa peau noire, mais l'épée était aussi sombre que lui. Sa lame n'était pas en acier mais en fer, et j'ignorais de quel métal était fait le manche. Elle avait pour nom Terreur Mortelle. Si un autre que Doyle tentait de la brandir, il était instantanément frappé de folie. Quant aux deux dagues qu'il portait aux poignets dans des fourreaux, elles étaient jumelles. Fabriquées en même temps, ces lames légendaires étaient conçues pour, une fois lancées, atteindre n'importe quelle cible. Bien qu'elles aient chacune un nom officiel, à la cour, on les surnommait Snick et Snack. Galen avait une épée fixée à sa ceinture. Bien que super-efficace, elle n'était pas magique. Sur l'autre hanche un poignard faisait contrepoids. Il avait aussi ajouté à sa panoplie un revolver qu'il portait dans un holster d'épaule, et un autre qu'il avait glissé contre ses reins. Par-dessus ma robe bain de soleil, j'avais bouclé une ceinture à laquelle j'avais fixé l'étui de mon revolver. Cela n'arrangeait pas ma silhouette, mais, au cas où il m'arriverait quelque chose, je préférais survivre mocharde plutôt que de mourir tirée à quatre épingles. J'avais aussi deux couteaux à cran d'arrêt, dans un fourreau plaqué contre ma cuisse, et un petit pistolet dans un étui fixé à ma cheville. Les deux cours m'ayant interdit le port d'une épée, même non magique, je m'en voyais privée, contrairement à mes gardes. Rhys portait la sienne dans le dos, un ancien glaive dont le nom, approximativement traduit, pouvait être Main Mortelle. Il était aussi armé d'une hache, coincée contre sa hanche, car son seul œil valide lui offrait une profondeur de champ assez médiocre pour l'usage d'une épée. Il possédait également plusieurs poignards, mais je préférais, en général, ne pas me trouver près des cibles qu'il visait, car, avec un œil en moins, sa perception n'était peut-être plus à un centimètre près. Nicca avait une épée pratiquement identique à celle de Galen. Issue de l'attirail classique du chevalier, elle était très belle, mortelle, mais tout aussi dépourvue de magie. Ses deux revolvers étaient glissés dans deux étuis fixés à ses aisselles, et j'avais des raisons de croire qu'il se servait aussi parfaitement de la main gauche que de la main droite. Il en avait ajouté un troisième dans le creux de ses reins, ainsi qu'un poignard qu'il portait sur la hanche, à l'opposé de l'épée. Quant à Kitto, il s'y connaissait si peu en armes à feu qu'il était capable de se détruire un pied en tirant dessus par mégarde. Il avait toutefois une courte épée glissée dans la ceinture de son short et dissimulée par l'ample T-shirt qu'il avait attrapé au vol avant de partir. Sage, lui, possédait un glaive aussi minuscule que lui, qui scintillait au soleil. Il l'appelait Douleur d'Argent, et aucun d'entre nous n'avait encore pris le temps de lui demander pourquoi. Il y eut soudain comme un roulement de tonnerre, et le sol parut se gonfler tandis qu'une partie du mur de Maeve s'effondrait devant nous. L'Innomé avait triché : il n'avait pas réussi à traverser la barrière magique de la déesse, mais il avait détruit ce à quoi elle l'avait fixée. Tel un serpent transparent, la vague ondoyante s'immisça à travers le trou qu'elle venait de créer, pendant que résonnaient plusieurs coups de feu. – Ne tirez pas ! hurla un officier. Ne tirez pas ! – Je prends mes dagues, annonça Doyle en bondissant en avant. Si elles jouent bien leur rôle, elles devraient pénétrer franchement cette matière magique. – Tu crois que tu peux t'approcher assez, tout en restant hors de sa portée ? lui demanda Frost. – Je crois, oui, répondit-il avec un sourire en coin. Comme je faisais mine de le suivre, Frost m'en empêcha, d'une main sur le bras. – Non, pas toi, Merry. Moi, je vais avec lui. S'il tombe, il faut que je sois là. – Embrasse-moi avant, lui dis-je. – Non. Si je touche tes lèvres, je ne pourrai plus te laisser. Il me déposa néanmoins un baiser sur le front puis, sans se retourner, courut rattraper Doyle. Sans me laisser le temps de réagir, Rhys me saisit dans ses bras et m'embrassa avec tant d'ardeur que sa bouche se retrouva toute barbouillée de rouge à lèvres. Puis il me déposa à terre, un peu étourdie et haletante. – Ce n'est pas avec un baiser que tu m'ôteras mon courage et mon envie de me battre, Merry, me dit-il alors. Tu ne m'aimes pas assez pour ça. Sur ces douces paroles, il me planta là et courut rejoindre les autres. La police rassembla un commando d'élite pour les envoyer en protection de ceux qui venaient de se lancer à l'assaut de l'ennemi invisible. Ils s'approchèrent du mur effondré, et s'infiltrèrent un par un par le trou avant de disparaître de notre vue. Etrangement, l'Innomé s'était évanoui, lui aussi, comme si, une fois l'enceinte franchie, la chose vibrante et transparente qui l'incarnait n'avait plus lieu d'exister. – Et si on faisait sortir Maeve par l'arrière de sa maison ? suggéra Galen, en coupant le profond silence qui s'était installé. Devant notre air surpris, il ajouta : – On ne peut peut-être pas combattre l'Innomé, mais on est capables de faire ça. – Merde ! lâcha Lucy en se tapant le front. On a vraiment été stupides ! On aurait dû évacuer Mme Reed bien avant cette attaque. – La chose l'aurait suivie, lui dis-je. A moins de lui amener un hélico, on n'arrivera jamais à la faire fuir assez vite. Lucy parut réfléchir un instant à cette éventualité, puis déclara : – C'est peut-être faisable. Les Reed ont pas mal d'amis influents, dans cette ville. – Faites-le, si vous pouvez. – En même temps, donnez-nous quelques hommes et laissez-nous passer par l'arrière, lui dit Galen. – Je vais avec toi, lui lançai-je alors. – Non, Merry, tu restes là. C'est trop dangereux. – Si, Galen, je viens avec toi. Tu sais, j'ai reçu pas mal de principes, au cours de mon éducation, dont celui-ci : un chef n'exige jamais de ses soldats ce qu'il n'a pas l'intention de s'infliger lui-même. – Ton père était un homme bien... mais tu restes mortelle, Merry. Nous, on ne l'est pas. – La police l'est, tous ses hommes le sont, et pourtant ils sont encore là. – Non, Merry, s'entêta-t-il. Après une bonne discussion, je finis par avoir gain de cause. Car tous les hommes qui auraient pu me faire fléchir se trouvaient dans l'enceinte du mur effondré, prêts à affronter l'entité que nous étions tous bien décidés à anéantir. 42 Passer par-dessus le mur se révéla assez facile, en fin de compte. Il n'était pas aussi haut qu'on le croyait, et déconnecter l'alarme n'était plus un problème. La police était déjà sur place, et on m'indiqua une allée étroite bordée de camélias, si rapprochés les uns des autres qu'ils faisaient comme un second mur derrière lequel se dissimulait la maison de Maeve. Ce n'était pas la période de floraison, aussi ne formaient-ils qu'une enfilade de grands buissons aux feuilles luisantes et vert foncé. Et si je savais exactement de quoi avaient l'air ces feuilles, c'était parce que Lucy et Galen m'avaient forcée à me planquer sous ces foutus arbustes. Si je les accompagnais, c'était à la condition expresse que je ne tente rien qui puisse me mettre en danger. Débouchant du coin de la maison, un flic revint annoncer qu'il y avait une porte vitrée, donc un accès facile chez Maeve Reed. On s'apprêtait donc à se faufiler à l'intérieur lorsque survint une chose abominable. L'Innomé devint visible. Son glamour se dissipa dans un effroyable remous magique, qui déstabilisa tout fey se trouvant dans les alentours. Toujours planqués sous les camélias, nous eûmes droit au spectacle de deux policiers ouvrant une bouche à se décrocher la mâchoire avant de se mettre à hurler. Livides, plusieurs de leurs collègues essayèrent de les calmer, mais l'un des deux tomba à genoux et tenta de s'arracher les yeux. Pendant que certains se ruaient sur lui pour l'empêcher de se mutiler, un autre flic se mit à frapper méthodiquement le premier hurleur, en lâchant un « Connard ! » ou un « Crétin ! » à chaque gifle qu'il lui assenait. Enfin, le braillard finit par s'asseoir sur l'herbe avant de tomber en sanglots, le visage entre les mains. Blême, les sens en alerte, Lucy avait sorti son arme. Galen s'était écarté du mur lorsque le glamour avait volé en éclats, et tous les feys qui nous accompagnaient regardaient, fascinés, ce qui s'étalait devant nous. Terrifiée, je me détournai. J'étais en partie humaine, après tout, et peut-être que mon esprit allait craquer comme ceux des deux flics. Cependant, au bout d'un moment, je fus incapable de résister. Comment décrire l'indescriptible ? Il y avait des tentacules, des yeux, des bras, des bouches, des dents en pagaille. Mais chaque fois que je croyais saisir la forme de cette créature, elle changeait. Peut-être ne devrais-je jamais voir à quoi ressemblait l'Innomé, finalement. Peut-être mon esprit était-il incapable d'appréhender son image et de la contenir. Tout ce que je savais, c'était que ce ramassis d'horreurs était la version protectrice que mon cerveau acceptait de capter, et je ne voulais surtout pas voir pire. – On va devoir tuer... ça ? demanda Lucy d'une voix étranglée. – Le contenir, du moins, lui répondit Galen. On ne tue pas une entité magique. Elle secoua la tête d'un air totalement dégoûté, resserra les doigts sur son arme et se tourna résolument vers la forme gigantesque et répugnante qui nous faisait face. Les talkies des policiers se réveillèrent tout à coup pour leur envoyer ce message lapidaire : « Si vous pouvez le voir, vous pouvez le tuer. Faites feu sur lui. » Où est Maeve ? me demandai-je soudain, quand Galen se jeta sur moi pour me plaquer à terre. Un battement de cœur plus tard, des balles fusèrent au-dessus de nous. C'est alors que l'un des policiers qui avaient disjoncté échappa à la vigilance de ceux qui venaient de le ceinturer. Comme il s'arrachait du sol d'un bond furieux, il fut saisi de soubresauts sauvages puis retomba raide mort à côté de nous. En cet instant, les balles qui nous passaient au-dessus étaient plus dangereuses que l'Innomé lui-même. Lucy hurla dans son talkie : – On subit un feu allié, ici ! On n'a pas encore mis les civils à l'abri ! Cessez le feu, putain, vous ne savez même pas sur qui vous tirez ! La fusillade continua, et Lucy cria de nouveau : – Un policier à terre ! Un policier à terre, touché par un feu allié ! Je répète, touché par un feu allié ! Le crépitement des armes commença à se calmer, puis tout s'arrêta d'un seul coup. On resta tous à terre pendant un long moment, attendant d'être sûrs, essayant de reprendre notre respiration. Etait-ce la peur ou la vue de ce flic ensanglanté tout près de moi qui me faisait haleter à ce point ? La peur de finir comme lui... Lorsque le calme fut revenu, Lucy se redressa lentement sur les genoux, bientôt imitée par un des jeunes en uniforme. Comme il ne retomba pas brusquement sans vie, les autres autour de lui finirent par se relever, et nous aussi. – Regardez ! lança un des flics. L'Innomé saignait. Un mince filet de sang s'écoulait de ce qui devait lui servir de tête. – Merde ! fit Lucy. On va avoir besoin d'armes antichar pour exploser cette cochonnerie. – Ça va prendre beaucoup de temps pour faire venir l'arsenal de la Garde Nationale ? lui demandai-je. – Trop de temps. Sa radio crépita de nouveau. Elle écouta une sorte de caquètement inintelligible, puis déclara : – L'hélico est en route. Il faut trouver Mme Reed et lui faire passer ce mur. On n'en eut pas besoin, car ce fut elle qui nous trouva. Elle déboula du coin de la maison, aussi vite que le lui permettait l'homme malade qui l'accompagnait. Julian était derrière eux. Le plus grand danger, dans une situation pareille, était de se tirer les uns sur les autres par pur réflexe nerveux. Nous réussîmes tous à ne pas jouer les idiots, mais mon sang cognait contre mes tempes tandis que je les regardais courir vers nous. Lorsqu'ils furent tous les trois à l'abri, Maeve Reed prit ma main dans les siennes et demanda, haletante : – C'est Taranis ? Est-ce qu'il sait ? – Il ne sait rien pour le bébé, rassure-toi. – Alors... ? – Il a découvert qu'on était venus te voir... – Madame Reed, résonna la voix d'un policier qui lui tendait un bras. Nous allons vous aider à passer de l'autre côté de ce mur. Elle m'embrassa puis laissa le gentil flic la diriger vers un autre gentil flic qui l'attendait en haut du mur. Ce fut au tour de Gordon Reed de grimper. Il n'articula pas un mot tant il paraissait lutter pour trouver son souffle et ne pas s'effondrer entre Julian et le policier qui les aidait. – Où sont ceux qui étaient dans la maison avec vous ? demandai-je à Julian. – Ils sont tous morts, sauf Max. Il est blessé, il ne peut pas marcher. Je lui ai dit de se cacher, pendant que je faisais sortir les Reed. – C'est à vous, monsieur, lui lança alors le policier. Incapable de prononcer un mot, je le regardai grimper le long du mur. La plupart de ceux qui pouvaient encore se déplacer étaient déjà de l'autre côté, lorsque la voix de Lucy me força à me retourner. – Oh, mon Dieu... Les cheveux blancs de Rhys contrastaient spectaculairement avec la couleur sombre de l'Innomé. Un tentacule était enroulé autour de la poitrine de mon garde. La lame de sa hache flasha sous le soleil quand il la plongea dans un œil qui faisait au moins la taille d'une voiture. Le sang gicla, le monstre hurla, et Rhys aussi. – Emmenez Meny ! s'écria Galen avant de se ruer au secours de Rhys. 43 Sans laisser à Nicca ou Lucy le temps de réagir, je me lançai à la suite de Galen. Mes sandales n'étant pas ce qu'il y avait de mieux pour courir, je les enlevai prestement et continuai ma course en avant. Kitto était bien sûr à mes trousses, et Sage perché sur son épaule. Nicca le suivait de près. Puis venait Lucy, accompagnée du dernier homme en uniforme. Mais ce qu'on aperçut alors nous figea tous sur place. L'Innomé n'avait pas de jambes... et en avait, en même temps. Il formait une masse visqueuse et gesticulante, si hideuse que je ne pus en supporter plus longtemps la vue. Je sentis un cri monter dans ma gorge, mais je savais que, si je le laissais s'en échapper, je ne m'arrêterais plus jamais de hurler, comme l'un des deux flics devenus barjos. Parfois, la seule chose qui vous empêche de devenir fou, c'est l'entêtement et la nécessité. Rhys était toujours prisonnier du monstrueux tentacule, mais il avait cessé de bouger. Ses bras pendaient en avant, pâles et sans vie, et je compris que, pour avoir laissé tomber ses armes, il était au mieux inconscient, au pire... Je refusai de penser plus loin. J'aurais le temps, plus tard, de me rappeler l'impensable. Les hommes du commando arrivés en même temps que mes autres gardes gisaient, dispersés un peu partout, comme des jouets abandonnés. La piscine se trouvait juste derrière la masse informe qui, dans son entreprise destructrice, avait anéanti la maisonnette qui la bordait. Un brusque coup de vent souleva les cheveux argentés de Frost, qui formèrent un halo scintillant autour de son visage. Un bras pendait mollement à son côté, mais il avait réussi à atteindre la base de la créature. Il plongea Baiser d'Hiver dans la première chose qu'il vit bouger, et un tentacule s'éleva aussitôt pour le balayer et le précipiter contre le mur derrière lui, au pied duquel il s'effondra. Seule la main de Galen m'empêcha de me précipiter vers lui. C'est alors que Galen s'écria : – Regardez ! Là où s'était plantée l'épée de Frost grossissait une tache blanche. Quand elle eut atteint la taille d'une mare, je compris qu'elle était faite de glace et de givre. Le cadeau de Baiser d'Hiver... Mais l'Innomé ne s'avoua pas vaincu pour autant. Saisissant le glaive avec l'un de ses monstrueux tentacules, il l'arracha de sa chair et l'envoya balader derrière lui. La tache de glace ne disparut pas pour autant, mais elle cessa de grossir. Cherchant Doyle du regard, je découvris sa silhouette sombre étalée au bord de l'eau turquoise, une flaque de sang se formant lentement près de lui. Lorsqu'il tenta de se redresser, la créature le frappa négligemment, et il roula dans la piscine. Il coula presque aussitôt, laissant un bref instant apparaître une main hors de l'eau, puis disparut de notre vue. Me faisant brusquement tourner vers lui, Galen m'agrippa les bras, si fort que je faillis lâcher un cri de douleur. – Jure-moi que tu n'iras pas le chercher là-dedans ! – Galen... – Jure-le-moi, Merry ! Jamais je ne l'avais vu aussi féroce. Je savais qu'il ne me laisserait pas voler à leur secours. Je savais aussi qu'il ne tenterait rien pour les aider tant que je ne lui aurais pas promis de rester sagement ici sans bouger. – Je te le jure. Il m'attira vers lui, m'embrassa avec ardeur puis me poussa doucement vers Kitto. – Reste avec elle, lui dit-il. Couchez-vous par terre, et arrange-toi pour qu'elle reste en vie. Pendant que l'on courait se mettre à l'abri, il échangea un regard avec Nicca, et tous deux sortirent leur revolver. Lucy et le policier resté avec elle firent la même chose, et tous les quatre allèrent s'aligner à quelques mètres du monstre. Plantés devant lui, ils commencèrent à lui tirer dessus, sans craindre de toucher Rhys tant la masse à anéantir était énorme. Ils tirèrent jusqu'à vider leurs armes. Dès que la rafale cessa, la créature se mit à ramper vers eux. Prenant ses jambes à son cou, Lucy parvint à se réfugier dans la maison derrière elle, mais son collègue, moins rapide, se fit piéger par une sorte de main griffue géante, qui lui transperça le corps dans un jaillissement de sang. Le cri qu'il poussa fut bref, aigu, chargé d'horreur et de douleur. Puis ce fut le silence. Un silence de mort, pendant lequel je crus entendre un bruit de tissu déchiré, de chair arrachée, d'os broyés, tandis que les restes du pauvre homme déchiqueté volaient dans toutes les directions, nous aspergeant de gouttelettes cramoisies. Horrifié, Kitto me grimpa carrément dessus et se colla à moi. Lorsque j'osai relever la tête, je vis que Nicca et Galen avaient sorti dagues et épées, une dans chaque main, et qu'ils tentaient d'encercler l'Innomé. Mais comment encercler à deux une chose aussi gigantesque, qui possédait autant d'yeux et de membres ? J'ignorais si les autres lames l'avaient suffisamment blessé pour qu'il n'ose pas les attaquer une nouvelle fois, ou s'il en avait assez de se faire piquer dans tous les sens, mais il cessa de frapper avec ses membres. Il frappa avec sa magie. Nicca se vit soudain couvert d'une brume blanche qui, lorsqu'elle se dissipa, le laissa à terre, totalement pétrifié. Je n'eus même pas le temps de m'assurer qu'il respirait encore car le monstre se rua sur Galen, qui l'attendait de pied ferme. Je hurlai son nom, mais il ne broncha pas. Je poussai Kitto de côté, qui se décida enfin à me lâcher et m'aida même à me relever. Galen ne possédait aucune arme magique ; je devais faire quelque chose. Je partis vers lui, mais Kitto tenta de me retenir. Cherchant à me libérer, je pivotai sur mes pieds nus pour lui ordonner de me laisser tranquille, quand je glissai sur l'herbe imprégnée de sang et me retrouvai les fesses par terre. J'eus à peine le temps de poser les yeux sur ma main toute barbouillée d'un rouge visqueux que ma paume commença à me gratter puis à me brûler. Le sang de l'Innomé, comme sans doute le reste de sa masse monstrueuse, était empoisonné. Je me redressai d'un bond, tentai de me nettoyer la main avec ma robe, mais en vain. Déjà, la brûlure me pénétrait la peau et s'immisçait dans mon corps. J'avais l'horrible impression que du métal fondu circulait maintenant dans mes veines, que mon sang bouillonnait et qu'il me transperçait la chair. Comme je lâchais un hurlement de douleur, Kitto me posa une main sur le bras pour m'apaiser, mais recula aussitôt en poussant un cri. Le devant de son T-shirt était maculé de sang frais, encore très rouge. Il tira dessus et le souleva, assez pour que j'aperçoive les marques laissées par mes ongles. Elles saignaient et semblaient pires, bien pires que les griffures que je lui avais faites quelques jours plus tôt. Mon cousin Cel était Prince du Sang Ancien. Il pouvait donner vie à n'importe quelle blessure, aussi ancienne fût-elle. Mais ce n'était jamais pire que la plaie d'origine. Là, c'était différent. Doyle m'avait dit un jour que j'aurais un deuxième Pouvoir de la Main, mais sans que je sache quand cela m'arriverait, ni comment cela se manifesterait. A mesure que Kitto saignait, je sentais la douleur s'échapper de mon corps. Mais ce n'était pas lui qui devait perdre son sang. C'était l'Innomé. Si je devais le toucher pour que ce nouveau Pouvoir de la Main fasse son effet, cela me tuerait inévitablement. Mais j'allais utiliser ma magie comme on utilisait une arme à feu : tirer d'abord de loin avant d'être forcé de s'approcher. Et, tant qu'il resterait des munitions, continuer de tirer. Je dirigeai ma main gauche vers la créature, la paume tournée vers l'extérieur, et me concentrai sur le goût du sang, salé, métallique, son aspect frais et incandescent à la fois, la façon dont il s'épaississait quand il refroidissait. Je pensai à l'odeur de ce sang, âcre et lourde, comme de la viande crue, encore tiède, fraîchement découpée. Et je m'avançai vers l'Innomé. 44 Je n'avais fait que quelques pas quand la douleur revint et que mon sang se remit à bouillir dans mes veines. Tombant à genoux, les mains encore tendues vers la créature, je compris subitement que Kitto avait cessé de saigner. Je poussai un cri et vis un œil énorme tourner lentement dans ma direction, me fixant sans doute pour la première fois. Ma vue se troubla, et je me mis à suffoquer. Haletante, je me crus au bord de défaillir quand je sentis la souffrance s'apaiser ; légèrement, d'abord, puis un peu plus à chaque seconde qui passait. Et lorsque je retrouvai une vision à peu près normale, je vis du sang dégouliner des blessures de la monstrueuse montagne de chair que j'avais devant moi. Il s'écoulait, non pas comme la matière épaisse et visqueuse qu'il était censé être, mais comme de l'eau, fine et fluide. Tout ce que je ressentais encore de douleur disparut complètement, tandis que le sang continuait de s'échapper des blessures infligées à l'Innomé. De chaque trace de lame ou de balle giclait un liquide vermillon qui, bientôt, forma une sorte de flux continu s'écoulant tout autour de lui. Le monstre se mit alors à avancer vers moi, lourd, pesant, telle une montagne roulant lentement sur elle-même pour m'approcher. S'il m'atteignait, il me tuait. C'était donc à moi de lancer la première attaque. Je me concentrai, non plus sur le sang lui-même, mais sur les blessures. Je ne pensais plus sang, mais mort. Je voulais qu'il meure. Une plaie s'ouvrit alors, comme une nouvelle bouche, lui trouant le flanc. Puis une autre, et une autre encore, comme si l'épée d'un géant l'entaillait ici et là sans plus vouloir s'arrêter. Le sang coulait de plus en plus vite, et l'Innomé fut bientôt couvert d'un voile rouge et brillant, couvert de son propre fluide vital. Mais ce fluide changea d'aspect, soudain, pour prendre une couleur noire et se déverser sur l'herbe, en avançant vers moi à la vitesse d'une avalanche, si bien que je me retrouvai bientôt agenouillée au milieu d'une énorme mare sombre et poisseuse. Plus la créature saignait, plus je me sentais apaisée. Je n'avais pas peur. Je ne sentais plus rien, je n'étais plus rien, seule la magie palpitait autour de moi et en moi. La Main de Sang me dirigeait, m'utilisait, aussi sûrement que je tentais de la contrôler et d'en faire usage. Avec la magie des anciens, on ne sait jamais qui est le maître et qui est l'esclave. L'Innomé se dressa au-dessus de moi comme une gigantesque montagne de sang, et une partie de son corps se tendit vers moi, pour stopper à quelques mètres seulement de mon visage. Je l'entendis respirer, je crus percevoir un bref gémissement, presque une plainte, puis il explosa. Un dernier jaillissement de sang fusa comme un feu d'artifice. Et l'air tout entier devint sang. L'espace d'un instant, incapable de respirer, je crus mourir d'asphyxie. Puis, quelque chose me heurta la tête, et je m'effondrai dans la mare de sang. Même à l'agonie, l'Innomé avait essayé de m'emporter avec lui. Le visage ensanglanté de Kitto, portant sur son épaule un Sage tout aussi barbouillé de rouge, fut la dernière image que captèrent mes yeux avant de sombrer dans le noir. 45 En me réveillant, je me sentis flotter, et je crus un instant que j'étais encore en train de rêver. Puis j'aperçus Galen, flottant non loin de moi, et je découvris tous les autres feys suspendus en l'air, eux aussi, au-dessus de la pelouse de Maeve. Nous baignions en pleine magie, parmi des oiseaux fantastiques qui ne semblaient pas connaître le ciel des mortels. Des forêts entières s'élevaient et retombaient devant nos yeux. Les morts s'éveillaient, marchaient et s'évanouissaient dans la brume. C'était un peu comme si nos rêves et nos cauchemars se mêlaient pour se fondre sous le soleil californien. C'était un enchantement à l'état pur, sans personne pour le commander. C'était de la magie absolue. Et cette magie se déversait sur Rhys, Frost, Doyle, Kitto, Nicca et même Sage. Les morts s'avançaient vers Rhys pendant qu'il criait, Frost se battait contre une matière blanche qui ressemblait à de la neige, Doyle était à demi caché par quelque chose d'obscur et d'ondoyant, et Galen et moi nous trouvions à quelques mètres l'un de l'autre, submergés par des parfums envoûtants. Peu à peu, chacun recouvrait la magie qu'il avait cédée à l'Innomé. Cependant, Galen et moi n'ayant rien sacrifié à sa conception, je pensais que l'effet magique qui planait aux alentours allait nous passer au-dessus sans s'arrêter ; mais je me trompais. La magie sauvage avait retrouvé sa liberté, et elle voulait réintégrer le corps de quelqu'un. Une créature noire ressemblant à un grand oiseau s'éleva de la masse sanglante qui gisait encore devant nous, et vola vers moi d'un coup d'ailes déterminé. – Merry ! s'écria Galen. La forme sombre me fondit dessus, me transperça, mais ne ressortit pas de mon corps. Pendant quelques secondes, je discernai le monde à travers un écran de fumée, puis je sentis une odeur de brûlé, et l'obscurité s'abattit à nouveau sur moi. Lorsque Galen et moi reprîmes conscience, les autres avaient assujetti l'Innomé en le fondant à la terre, à l'eau et à l'air. Ils l'avaient lié comme il aurait toujours dû le rester. Il ne pouvait être tué, mais il ne pouvait non plus ni guérir, ni être libéré. Maeve Reed nous proposa gracieusement d'utiliser son immense propriété pour enterrer l'Innomé, ce que nous ne fîmes pas exactement, à la vérité. Enseveli tout à la fois sur ses terres et nulle part, il était prisonnier d'un endroit flottant entre deux mondes, entre deux espaces. Maeve nous offrit aussi de loger en permanence dans sa maison d'invités, plus vaste que n'importe quelle habitation normale. En nous évitant de courir à la recherche d'un appartement plus grand, cela lui permettait aussi de nous joindre sans attendre, au cas où il viendrait à Taranis la mauvaise idée de s'en prendre de nouveau à elle. Moi qui avais toujours cru qu'Andais était la plus folle des deux, je m'empressai de changer d'avis, après ces événements. Taranis est prêt à n'importe quelle abjection pour se sortir d'une sale situation. Ce n'est pas ainsi qu'un bon roi doit agir, et, pour plus de sécurité, nous avons mis Bucca-Dhu sous la protection des Unseelies. Nous avons dû tout raconter à Andais, également. Nous avons bien un témoin pour appuyer nos dires, mais cela ne suffit pas pour renverser un règne de mille ans. Ce sera un véritable cauchemar politique que de le cerner, mais il ne peut pas, il ne doit pas rester au pouvoir. Taranis insiste encore pour que je vienne lui rendre visite. Mais je n'ai aucunement l'intention de me plier à ses désirs. Rhys n'a pas eu de difficulté à dissiper les Affamés. Il a récupéré les pouvoirs que l'Innomé lui avait dérobés, ainsi d'ailleurs que nous tous. Mais, au fond, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que Rhys parle dans le vide. Mais, pourquoi, alors, des voix lui répondent-elles ? Frost fait des portraits de moi avec de la dentelle de glace, qu'il dépose, l'été, sur ma fenêtre. Doyle peut disparaître de notre vue sans qu'aucun de nous puisse le retrouver. Je sais qu'il n'est pas invisible, mais l'effet est le même. Nicca sait faire fleurir des arbres en plein hiver... juste en s'appuyant contre leur tronc. Kitto parle aux serpents, qui l'accueillent comme on accueillerait un roi. Sage peut cueillir la fleur d'un jasmin et la garder fixée à son oreille, sans eau, pendant plus de deux semaines, sans qu'elle dépérisse. Quant à Galen et moi, nous ne savons pas encore. Doyle pense que notre nouveau pouvoir nous viendra plus tard. Mon deuxième Pouvoir de la Main est bien là, lui. Il ne me suffit que d'une petite blessure pour aspirer tout le sang d'un corps vivant. Je suis Princesse de Chair et de Sang. La Main de Sang n'a pas été considérée comme un pouvoir depuis Balor de l'Œil Maléfique. Pour ceux d'entre vous qui ne connaîtriez pas les légendes pré-celtiques, cela remonte à des milliers d'années avant le Christ. La Reine est contente de moi. Elle était si heureuse qu'elle a accepté de me donner les hommes qui assurent ma protection. Le Prince Cel a sa garde privée, elle a la sienne. Ne devais-je pas avoir la mienne, aussi ? Je les ai donc tous pour moi. J'ai promis à Frost de le protéger, de les protéger tous. Une princesse doit toujours tenir ses promesses. Andais m'envoie d'autres gardes pour veiller sur moi. Je lui ai demandé de les choisir moi-même, mais elle n'était quand même pas assez contente de moi pour accepter. J'ai donc demandé que Doyle puisse les choisir, elle a refusé aussi. Je pense que la Reine de l'Air et des Ténèbres a son agenda, et qu'elle m'enverra ceux qu'elle voudra. Je ne peux rien y faire, mais attendons de voir qui frappera à ma porte. Je passe de douces nuits avec mon chevalier vert. Galen est enfin à moi. Quant à mes Ténèbres, il est toujours aussi dangereux, mais sous ses airs sombres, je devine en permanence le désir d'arranger les choses pour nous tous. Rhys a changé et n'est plus mon amant rieur, pas plus qu'il n'accepte de me partager avec Nicca. On dirait qu'avec le retour de ses pouvoirs, il est devenu plus grave, plus exigeant. Il a simplement plus de magie en lui, plus de désir, plus de puissance. Nicca, lui, reste Nicca. Adorable, doux, mais pas assez fort. Kitto aussi a évolué. Il a pris de l'ampleur. Je l'ai vu grandir dans son pouvoir, non sans une certaine admiration. Et puis, il y a Frost. Que dire de l'amour ? Car c'est d'amour qu'il s'agit. Mais je n'ai toujours pas d'enfant. J'ai accompli le rite de la fertilité qui a déposé la vie dans le sein d'une autre sidhe, mais le mien reste vide. Pourquoi ? Si j'étais vraiment stérile, le sortilège n'aurait pas marché avec Maeve. Il faut que je fasse un enfant bientôt, sinon tout le reste ne vaudra rien. Noël est passé, et Cel n'a plus devant lui que deux mois d'emprisonnement. Sera-t-il devenu fou, en sortant ? Ignorera-t-il toute prudence et tentera-t-il de me tuer ? Autant donc être enceinte avant qu'il sorte. Rhys m'a suggéré de louer les services d'un tueur pour éliminer Cel dès qu'il sera libre. Si je ne craignais pas la colère et le chagrin de la Reine, j'accepterais presque. Presque... Je m'agenouille devant mon autel et je prie. Je prie pour que la fortune me sourie. La bonne fortune. Certains souhaitent bonne chance à quelqu'un, mais sans préciser quelle chance. Mieux vaut toujours se montrer prudent quand on prie, car les déités vous écoutent et vous donneront en général ce que vous avez demandé, non pas ce que vous avez pensé demander. Que la Déesse nous accorde une bonne fortune et un hiver fertile.