Kresley Cole me damnée Les ombres de la nuit – 4 CREPUSCULE Prologue La Nouvelle-Orléans, 24 août 1927 Je te tuerai pour m’avoir repoussé… Faisant de son mieux pour écarter le souvenir des dernières menaces proférées par Louis Robicheaux, Néomi Laress se tenait tout en haut du grand escalier d’apparat et contemplait la salle de bal bondée. Elle serrait dans ses bras, à la façon dont on tient un bébé, les bouquets de roses enveloppés de soie que lui avaient offerts certains hommes invités ce soir. À ses pieds, la foule bigarrée mêlait noceurs invétérés, clients richissimes et journalistes. La brise orageuse venue des bayous entrait par les fenêtres ouvertes, chargée des accords de l’orchestre de douze musiciens qui jouait dehors. … tu imploreras ma pitié. Elle retint un frisson. Ces derniers temps, le comportement de son ex-fiancé était de plus en plus imprévisible, et les cadeaux qu’il lui offrait pour se faire pardonner de plus en plus extravagants. Que Néomi refuse de coucher avec lui avait provoqué la colère de Louis, colère entretenue par la frustration qui le rongeait. Mais qu’elle le quitte l’avait plongé dans une rage folle. L’expression qu’elle avait lue dans son regard si pâle, tout à l’heure… Intérieurement, elle se força à se ressaisir. Elle avait embauché des gardes du corps pour cette soirée. Louis ne pourrait pas rapprocher. Un de ses admirateurs, un élégant banquier de Boston, la remarqua, au sommet de l’escalier, et se mit à applaudir. La foule l’imita et, dans son esprit, ce fut comme si le rideau se levait. — Soyez tous les bienvenus, dit-elle avec un sourire posé, gracieux, avant de descendre les premières marches. Personne ne saurait à quel point elle était nouée par l’angoisse. Elle était danseuse étoile, mais avant tout, elle excellait dans l’art de divertir son public. Cette foule, elle allait la séduire, distribuant ici et là petites touches de sarcasme et pincées de bons mots, charmant les plus critiques, arrachant des éclats de rire aux plus sérieux. Déjà, le poids des bouquets lui faisait mal aux bras, mais sous l’assaut des flashs, son sourire ne faiblit pas. Encore une marche, tout en légèreté. Il n’était pas question que Louis lui gâche sa soirée triomphale. Trois heures plus tôt, elle avait donné la représentation de sa vie, à guichets fermés. Et ce soir, elle fêtait la restauration de la propriété qu’elle s’était offerte, Élancourt. Le manoir de style gothique resplendissait, brillant de mille feux. Représentation après représentation, la danse avait payé la longue et difficile rénovation de sa nouvelle maison, ainsi que tous les somptueux meubles qui la garnissaient. Aucun détail n’avait été laissé au hasard. Tout était parfait. Dehors, une lune argentée éclairait le ciel. Une lune porte-bonheur. La robe qu’elle portait, coupée dans un satin aussi noir que sa chevelure de jais, était une version un peu plus osée de sa tenue de scène. Le corsage ajusté, lacé sur le devant, évoquait les corsets d’autrefois, et la jupe était fendue sur le côté presque jusqu’à l’endroit où les pinces de son porte-jarretelles accrochaient ses bas. Elle était maquillée à la façon des vamps d’Hollywood – trait de khôl autour des yeux, rouge à lèvres écarlate, ongles rouge foncé. Pour parfaire le tout, elle portait un tour de cou incrusté de pierres précieuses et des boucles d’oreilles assorties – l’ensemble lui avait coûté une petite fortune, mais cette soirée le valait bien. Ce soir, enfin, son rêve devenait réalité. Seul Louis pouvait tout faire rater. Elle se força à ignorer l’appréhension qui la minait, l’injuriant intérieurement, en français et en anglais, et cela lui fit du bien. Mais, soudain, elle faillit rater une marche. Il était là. À la lisière de la foule. Et il la regardait. D’ordinaire soigné et bien mis, il avait les cheveux décoiffés, et sa cravate était desserrée. Comment avait-il fait pour entrer ? Avait-il soudoyé un des gardes ? Il était d’une richesse écœurante, après tout. Dans ses yeux injectés de sang brillait la folie, mais elle ne pouvait pas croire qu’il tenterait quoi que ce soit contre elle devant tant de monde. Après tout, il y avait plusieurs centaines de témoins dans sa maison et, parmi ces témoins, bon nombre de journalistes et de photographes. Mais elle le savait capable de provoquer une esclandre et de révéler son passé scandaleux à ses invités. Ses clients de la haute bourgeoisie appréciaient ses pitreries hautes en couleur et celles de ses amis, mais ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’elle était en réalité, et encore moins de ce qu’elle avait été. Elle releva le menton, se redressa et reprit sa descente. Mais ses mains broyaient les bouquets. En elle, le ressentiment le disputait à la peur. S’il gâchait sa soirée, elle lui arracherait les yeux. Vraiment. Elle atteignait les dernières marches lorsqu’il entreprit de se frayer un chemin jusqu’à elle. Elle essaya d’attirer l’attention du garde qui se tenait à côté de la porte du patio, sans succès. Les invités l’enveloppaient. Elle était prise au piège de la foule. Elle voulut aller jusqu’au garde, mais chacun tenait à « être le premier à la féliciter ». Lorsqu’elle entendit Louis bousculer des gens derrière elle, ses excuses à mi-voix – Pardonnez-moi, j’en ai pour une minute – devinrent des injonctions – Laissez-moi passer ! Il approchait. Du coin de l’œil le vit jouer avec quelque chose, dans la poche de sa veste. Encore un cadeau ? Cela promettait d’être très gênant. Lorsque la main de Louis jaillit de sa poche, Néomi fit volte-face et lâcha les bouquets. Le métal scintilla dans la lumière des chandeliers. Les yeux écarquillés, elle hurla… Et il planta son couteau dans sa poitrine. Une douleur… une douleur inimaginable. Elle entendit la lame glisser contre ses os, mue par une force si puissante que la pointe ressortit dans son dos. Agrippant les bras de Louis, elle entendit d’horribles gargouillis monter de sa gorge, vit les gens reculer autour d’elle, horrifiés. Non ! Non, c’est impossible… Elle s’effondra lorsqu’il lâcha le poignard. Des boutons de roses volèrent, leurs pétales retombèrent sur sa poitrine. Elle fixa longuement le plafond, tandis qu’un flot de sang tiède s’échappait de son dos et formait une flaque autour d’elle. Elle perçut le silence, dans la salle, puis la respiration saccadée de Louis qui s’agenouillait à ses côtés et se mettait à pleurer. Non, c’est impossible… Un premier cri hystérique brisa le silence. Puis ce fut la panique. Certains cherchèrent à quitter les lieux le plus vite possible, bousculant tout et tous sur leur passage. Enfin, les gardes se mirent à hurler à leur tour et s’approchèrent. Elle vivait encore. Elle était tenace. De la race des survivants. Elle ne mourrait pas dans la maison de ses rêves, pendant la soirée de ses rêves. Bats-toi… La main de Louis se ferma de nouveau sur le poignard, pour mieux repousser la lame en elle. Trop mal… Je ne peux plus… Elle n’avait plus de souffle pour crier, plus de force pour lever les bras, se défendre. Ravalant un cri, il tourna le couteau dans la plaie. — Je veux que tu le sentes pour moi, Néomi, haleta-t-il à son oreille. Je veux que tu sentes comme j’ai souffert ! La douleur explosa, irradia dans tout son corps. Je n’en peux plus ! La tentation était grande de fermer les yeux. Mais elle les garda ouverts. Et tint bon. Resta en vie. — Tu vois combien je t’aime ? Nous serons ensemble à jamais, maintenant. Il y eut un bruit de succion lorsqu’il retira le poignard d’un geste brusque. Il eut juste le temps de se trancher la gorge avant que les gardes n’arrivent sur lui et ne le plaquent à terre. Quand un médecin s’accroupit enfin à côté de Néomi, son sang avait déjà refroidi. — Je ne sens pas de pouls, dit-il, haussant la voix pour couvrir le brouhaha qui régnait autour d’eux. C’est fini. Mais non, elle n’était pas morte ! Pas encore ! Elle était jeune, elle avait encore tant de choses à découvrir ! Elle méritait de vivre. Je ne suis pas en train de mourir. Elle sentit ses mains se crisper. Je ne veux pas mourir ! Mais tandis que la brise se levait de nouveau, la vue de Néomi se brouilla, vacilla comme une flamme. Non, non… je suis en vie… Je n’y vois plus rien… plus rien… J’ai si peur. Une bourrasque souleva les pétales de roses, qui retombèrent sur son visage. Elle sentit la fraîcheur de chacun de leurs baisers. Puis ce fut le noir. Chapitre 1 La Nouvelle-Orléans, de nos jours Surtout, ne pas céder à la folie, scande-t-il intérieurement, tout en remontant le ponton délabré. De part et d’autre, l’eau, noire comme du goudron. Devant lui, les lumières de la taverne du bayou. Un bar du Mythos. Une enseigne au néon clignote ; des éclats de rire et de la musique s’élèvent dans la nuit. Surtout, ne pas céder à la folie… juste étouffer la rage. Jusqu’au dernier moment. À l’intérieur. — Un whisky. Sa voix est grave, rugueuse, à force de ne plus servir. Le visage du barman se décompose. Comme hier soir. Dans la salle, un malaise. Sentent-ils que j’ai besoin de tuer ? Les murmures lui font l’effet d’un bout de métal rayant un tableau noir et mettent ses nerfs usés à vif. — Conrad Wroth, autrefois seigneur de guerre… plus fou que tous les vampires que j’ai croisés au cours des siècles. — Un tueur à gages. S’il entre dans votre ville attendez-vous à voir disparaître les créatures du Mythos qui y habitent. Disparaître ? Seulement si je ne veux pas qu’on les trouve. — On dit qu’il les vide avec une telle sauvagerie qu’il ne reste plus rien de leur gorge. Je ne suis pas très méticuleux, et alors ? — Je me suis laissé dire qu’il les mangeait. Rumeur infondée. Ou peut-être pas. De nouveau, des murmures sur sa prétendue folie. Je n’ai jamais raté une cible, suis-je donc si fou ? Il se répond à lui-même : Oh que oui. Et plus que cela encore. Les souvenirs l’assaillent. Ceux de ses victimes, toujours plus nombreuses, vidées de leur sang. Qu’est-ce que la réalité ? Comment reconnaître l’illusion ? La plupart du temps, il comprend à peine ses propres réflexions. Il ne se passe pas un jour sans qu’il soit la proie d’hallucinations, jaillissant de l’ombre autour de lui. — Une grenade dégoupillée, disent-ils. Ce n’est qu’une question de temps. Ils ont raison. Ne cède pas à la folie… Comporte-toi normalement. Son verre à la main, il rit sous cape en se dirigeant vers une table dans l’ombre, au fond de la salle. Normalement ? Enfin, aussi normalement que possible pour un vampire dans un bar bourré de changeformes, de démons et de fey aux oreilles pointues. Des guirlandes de Noël accrochées au mur éclairent les orbites de crânes humains disposés autour d’un miroir. Dans un coin, la maîtresse d’un démon caresse les cornes de son amant, l’excitant délibérément. Au bar, un loup-garou immense retrousse les babines pour montrer ses crocs en faisant passer une petite rousse derrière lui, protecteur. Tu n’arrives pas à te décider à attaquer, Lycae ? Eh oui, c’est bien ça. Je ne sens pas le sang. C’est un petit truc que j’ai appris. Le couple s’en va, la petite rousse entraînée par le Lycae. Au moment de sortir, elle se retourne. Ses yeux sont comme des miroirs. Puis tous deux disparaissent – dans la nuit, puisque là est leur domaine. Assis dos au mur, il ajuste les lunettes noires qui cachent ses yeux rouges. Rouges et sales. Tout en balayant la salle d’un regard circulaire, il se retient de passer une main sur sa nuque. Pourtant, cela le démange. Quelqu’un le regarderait-il à la dérobée ? Arrête. C’est toujours l’impression que tu as. Il empoigne son verre, fixe sa main si sûre. L’esprit est dévoyé, mais la main qui manie l’épée m’est fidèle. À eux deux, quels ravages ils font… Il boit le whisky à grandes gorgées. L’alcool atténue le besoin de frapper. Mais rien ne le fait disparaître. D’infimes détails le plongent dans une rage sans nom. Un regard de travers. Des pas trop rapides. Un effleurement. La plus petite provocation lui fait montrer les crocs. Comme si une chose vivante avait faim en moi. Une chose avide de sang et de gorges à déchirer. Chaque fois qu’il agit sous le coup de la rage, les souvenirs des autres viennent encombrer sa mémoire. Il a l’esprit encore suffisamment clair pour traquer ses cibles – ses frères. Il veut se venger. Nikolaï et Murdoch Wroth paieront pour lui avoir fait subir l’insupportable. Sebastian, le troisième frère, n’est qu’une victime, comme lui, mais il doit être éliminé, pour ce qu’il est, simplement. Et mon temps est compté. Comme un animal, il sent venir la fin. Il les a retrouvés dans cet étrange lieu de marais, de brume et de musique. Il a observé Nikolaï et Sebastian en compagnie de leurs épouses. Peut-être a-t-il envié ses frères en les voyant rire avec elles, poser leurs mains sur elles, possessifs. Il a vu l’émerveillement dans leurs regards clairs. Mais la haine étouffe toute jalousie. Ils auront des enfants. Il tuera leurs femmes aussi. Je les élimine. Je m’élimine. Avant que mes ennemis ne me rattrapent. Il remet en place le pansement sous sa chemise, sur son bras gauche. Dessous, les chairs déchiquetées refusent de se refermer. Cinq jours plus tôt, il a été marqué par un démon, qui le suit depuis, grâce à cette blessure. Il lui a promis que la réalisation de son rêve le plus cher et de son pire cauchemar suivrait cette marque. Il fronce les sourcils. Le chasseur sera bientôt gibier – sa fin approche. Un soupir de regret. Quel était son rêve le plus cher ? La mémoire d’un autre explose dans son esprit, le bombarde de ses souvenirs. Sa main monte à son front, le masse… Nikolaï entre dans le bar, suivi de Murdoch. Tous deux ont l’air grave. Ils sont venus pour me tuer. Ainsi qu’il l’avait prévu. Il avait pensé pouvoir les épuiser en revenant ici, encore et encore. Sa main retombe. Ses lèvres découvrent ses crocs. Le bar se vide en un éclair. Et puis… plus rien ne bouge. Ses frères le regardent comme s’ils voyaient un fantôme. Dehors, les insectes bourdonnent. La pluie approche, l’air est lourd. Au moment où un éclair claque au loin, Sebastian entre et vient se placer à côté des deux autres. Il s’est donc allié à eux ? Conrad retire ses lunettes noires, révélant ses yeux rougis. Nikolaï, l’aîné, retient une grimace devant ce spectacle et s’avance. Tous trois semblent surpris de voir qu’il est prêt à en découdre, qu’il ne s’est pas téléporté. Ils sont forts, habiles, mais ils ne reconnaissent pas le pouvoir qui est le sien, ne comprennent pas ce qu’il est devenu. Il peut les massacrer tous les trois sans ciller et savourer cet instant. Ils n’ont pas encore tiré leur épée ? Alors, leur sort en est jeté. Pourquoi les faire attendre ? Il se lève brusquement, saute par-dessus la table et assène un coup à Sebastian, qui s’effondre, inconscient, contre le mur. Le craquement de son crâne n’a échappé à personne. Avant que les deux autres aient pu lever une main pour se défendre, il les attrape par le cou. Un dans chaque main. Et il serre. — Trois cents ans de cet enfer, souffle-t-il sans desserrer les dents. Ils se débattent, mais en vain. La stupeur sur leurs visages lui fait du bien. Et il serre… Derrière lui, le plancher craque. Il se retourne brusquement et jette ses deux frères sur son nouvel ennemi. Trop tard. Le Lycae est revenu et frappe, toutes griffes dehors. Déchire son torse. Le sang jaillit. Dans un hurlement de fureur, il charge le loup-garou, évite griffes et crocs grâce à la vitesse de ses mouvements et parvient à le plaquer au sol. Au moment où ses mains se referment autour du cou du Lycae, la bête lui passe quelque chose autour du poignet droit. Des menottes ? Serrant plus fort le cou du loup-garou, il éclate d’un rire rugueux. — Tu ne penses tout de même pas que ce truc va me retenir ? Sous ses doigts, il sent déjà les os du Lycae céder. La mise à mort est proche, et cela lui donne envie de hurler de plaisir. Le loup-garou menotte son poignet gauche. Qu’est-ce qu’est que ça ? Le métal ne plie pas. Ne casse pas. Bon Dieu, ils me veulent vivant ? Il bondit, se redresse, se prépare à la téléportation. Rien. Sebastian, au sol, pissant le sang, le retient par les chevilles. Il frappe Sebastian en pleine poitrine. Des côtes craquent, se brisent. Il fait volte-face – juste à temps pour attraper la rambarde du bar, que le Lycae manie comme une épée. Il vacille, mais reste debout. — Putain, mais il est quoi, exactement ? hurle le Lycae en agitant la rambarde de toutes ses forces. Frappé au cou, Conrad met un dixième de seconde à se reprendre. Juste assez pour que ses frères l’immobilisent. Il se débat, mord, fait claquer ses crocs. Me libérer… me libérer… Je n’y arrive pas. Par les menottes, ils l’attachent à une chaîne. Il donne des coups de pied dans tous les sens lorsque, à sa grande surprise, ils parviennent à immobiliser ses jambes aussi. Etouffant de rage, il lutte de toutes ses forces. Le métal entame sa chair jusqu’à l’os. Rien. Il est pris au piège. Il rugit, leur crache son sang à la figure, les entend à peine parler. — J’espère que vous avez trouvé un endroit potable où l’emmener, dit Sebastian, haletant. — J’ai acheté un manoir abandonné depuis longtemps, répond Nikolaï. Une propriété nommée Élancourt. Un frisson lui parcourt l’échine, malgré la fureur. Et la douleur de sa blessure au bras le transperce. Un rêve. Un cauchemar. Une sauvage certitude l’habite : il ne peut pas aller dans cet endroit appelé Élancourt. Il est trop fort pour qu’ils réussissent à l’y téléporter. Il a encore une chance de s’en sortir. S’ils l’emmènent là-bas, ce ne sera pas vivant. Sous un ciel nocturne chargé de nuages, l’esprit de Néomi Laress était agenouillé dans l’allée, juste à la limite de sa propriété, et fixait d’un œil avide le journal dans son emballage plastique mouillé. Aujourd’hui, le livreur – ce petit con capricieux – avait une nouvelle fois raté l’allée, et le journal avait achevé son vol plané en plein milieu de la route que fréquentaient si peu de voitures. Néomi devait absolument mettre la main dessus. Elle avait besoin de lire les nouvelles, les enquêtes, les critiques qui venaient rompre la monotonie de sa vie – enfin… de sa vie « d’après », qui durait depuis quatre-vingts ans. Mais quitter la propriété pour s’en saisir lui était impossible. Fantôme, Néomi pouvait manipuler la matière par télékinésie et, dans sa propriété, mon pouvoir était pratiquement absolu. Elle pouvait faire tomber toutes les vitres en miettes ou arracher le toit si elle en avait envie. La météo était calée sur son état émotionnel. Mais en dehors du domaine d’Élancourt, rien. Sa chère maison était devenue sa prison éternelle. Un vieux manoir décrépit sur six hectares de terrain était sa cellule. Entre autres malédictions, chacune semblant destinée à la torturer d’une façon particulière, Néomi ne pouvait plus quitter cet endroit. Elle ignorait la raison d’un tel châtiment. Elle savait juste qu’il en était ainsi depuis qu’elle avait rouvert les yeux, le lendemain matin de son assassinat. Elle se rappelait avoir vu pour la première fois son reflet spectral. Et elle se souvenait aussi du moment exact où elle avait compris qu’elle était morte, et ce qu’elle était devenue. Un fantôme. Elle était devenue quelque chose d’effrayant, même pour elle. Quelque chose de surnaturel. Une créature à qui étaient désormais interdits amour et amitié. Elle qui avait prévu d’avoir des enfants, une fois sa carrière de danseuse terminée, ne serait jamais mère. Tandis que, dehors, la tempête faisait rage, elle avait hurlé en silence pendant des heures. La seule chose dont elle était reconnaissante au destin, c’était que Louis n’ait pas été emprisonné ici avec elle. Elle tendit encore un peu plus le bras. Il… faut… que j’attrape… ce journal ! Néomi ignorait pourquoi il continuait à être livré. Dans un article récent, elle avait lu quelque chose sur les problèmes inhérents aux « autorisations de prélèvement au long cours sur compte bancaire » et supposait qu’elle bénéficiait de l’ordre de paiement existant au nom du précédent occupant de la maison et jamais annulé, par négligence. La livraison du journal pouvait cesser d’un jour à l’autre. Alors, chaque numéro était précieux. Elle finit par renoncer et, abattue, resta assise dans l’allée envahie par les mauvaises herbes. Par habitude, elle se massa les cuisses, mais ne ressentit rien. Néomi ne ressentait plus jamais rien. Elle était incorporelle, aussi immatérielle que la brume qui montait du bayou. Merci bien, Louis. J’espère que tu brûles en enfer, parce que c’est le seul endroit où tu as pu aller… En général, à ce stade-là du combat pour le journal, elle se retenait de s’arracher les cheveux et se demandait combien de temps encore elle allait devoir supporter cette existence, tout en cherchant ce qu’elle avait fait pour mériter ça. D’accord, le soir de sa mort, elle avait refusé de mourir, mais c’était ridicule, là. Malgré tout, si navrée fût-elle de ne pas pouvoir attraper le journal, elle ne se sentait pas aussi mal que d’ordinaire. Car, la veille au soir, un homme était entré chez elle. Un homme grand, beau, au regard grave. Il allait peut-être revenir ce soir. Il allait même peut-être s’installer ici. Il ne fallait pas qu’elle s’emballe, cependant. Trop souvent, son espoir avait été anéanti. Des phares l’aveuglèrent. Un crissement de pneus sur le bitume déchira le silence de la nuit. Une voiture s’engagea brusquement dans l’allée. Par réflexe, Néomi leva les bras pour se protéger le visage et poussa un cri silencieux. La voiture passa à travers elle, son moteur résonnant comme un tremblement de terre lorsqu’il traversa sa tête. Sans ralentir un seul instant, le véhicule remonta l’allée bordée de chênes qui menait au manoir d’Élancourt. Chapitre 2 Néomi cligna des yeux. Lentement, sa vision nocturne, très développée, revint. Même après toutes ces années, elle était encore surprise de s’en sortir indemne. Elle reconnut la voiture basse et élancée aperçue la veille, si différente des camions qui fréquentaient ordinairement la vieille route de campagne. Ce qui signifiait… ce qui signifiait… Il est revenu ! L’homme d’hier est revenu ! Oubliant aussitôt le journal, elle se transporta sur le palier du premier étage d’Élancourt, au-dessus de l’entrée principale du manoir. Elle écarta les bras, faisant mine d’écarter les deux pans de la fenêtre. La voiture était là, garée au pied du perron. La veille, elle avait eu envie de supplier l’homme qui avait visité la maison : Emménagez ici, je vous en prie… Il avait testé la solidité des colonnes, retiré les draps posés sur ce qui restait des meubles, et même tiré sur le radiateur du grand salon. Apparemment satisfait de le voir si robuste, il avait ensuite suivi les tuyaux du chauffage qui couraient sous le sol, en tapant du pied sur les dalles de marbre. Le chauffage marche, pas de problème ! avait-elle crié intérieurement. Dix ans plus tôt, le manoir avait été modernisé par un jeune couple, qui était resté assez longtemps. Mais elle ne pouvait vanter les mérites d’Élancourt à ce mystérieux inconnu. Elle était un fantôme. Parler, du moins de façon qu’on l’entende, lui était impossible, de même qu’il lui était impossible de se rendre visible. Mais c’était mieux comme cela, sans doute. Son reflet était effrayant, même pour elle. Son apparence n’avait certes pas beaucoup changé depuis le soir de sa mort – elle portait la même robe et les mêmes bijoux –, mais sa peau et ses lèvres étaient désormais aussi pâles que du papier de riz. Sa chevelure flottait autour de son visage, indomptée, parsemée de pétales de roses, et des cernes sombres soulignaient le bleu de ses yeux de façon presque monstrueuse. Elle se concentra sur la voiture. De l’intérieur lui parvenaient des voix masculines, graves. L’inconnu n’était donc pas revenu seul ? Peut-être y aurait-il deux célibataires endurcis, comme ceux, très sympathiques, qui avaient occupé les lieux dans les années cinquante… Qui que ce soit, il fallait qu’ils se dépêchent de sortir pour venir se mettre à l’abri. Plusieurs averses étaient déjà tombées dans la nuit, et la pluie menaçait de nouveau. Le tonnerre grondait, de plus en plus proche. Elle espérait que les hommes ne verraient pas la façade à la lumière des éclairs. Avec ses arches et ses auvents, ses vitraux, le manoir pouvait paraître quelque peu… menaçant. Le style gothique qui lui avait tant plu semblait dérouter les visiteurs, qui passaient leur chemin. La voiture se mit à tanguer sur ses roues et, à l’intérieur, le ton monta. Un homme poussa un hurlement. Néomi resta bouche bée lorsque deux pieds bottés firent voler la vitre arrière en éclats. Quelqu’un tira vers l’intérieur celui qui cherchait à s’échapper, puis une des portières arrière sembla vouloir sortir de ses gonds. Les voitures étaient-elles si peu solides aujourd’hui qu’un homme pouvait en déformer les parois ? Non, non, elle avait lu avec intention les rapports de crash tests, et ils disaient tous… La portière, arrachée de ses gonds, vola jusqu’au perron. Néomi poussa un cri en voyant un homme au regard fou jaillir de la voiture. Il était menotté, aux poignets et aux chevilles, et couvert de sang. Il tomba aussitôt dans une grande flaque de boue, et trois autres hommes se jetèrent sur lui. L’un d’entre eux était celui qui avait visité le manoir la veille. Elle vit alors qu’ils étaient tous couverts de sang – celui qui était enchaîné leur crachait le sien à la figure. — Non… non ! hurla-t-il en se débattant pour ne pas entrer dans la maison. Était-il possible qu’il sente qu’il y avait plus à voir ici que les apparences ne le laissaient croire ? Jusque-là, personne ne s’en était rendu compte. — Conrad, cesse de résister ! dit entre ses dents l’homme qu’elle avait vu la veille. Nous ne voulons pas te faire de mal. Son accent semblait russe. Mais le fou nommé Conrad continua de se démener comme un beau diable. — Va te faire foutre, Nikolaï ! Qu’est-ce que tu veux de moi, à la fin ? — Nous allons te débarrasser de cette folie et anéantir ta soif de sang. Conrad éclata d’un rire de dément. — Pauvres idiots ! Personne ne le peut ! — Sebastian, attrape ses bras ! aboya Nikolaï à l’un des deux autres. Murdoch, ses jambes, nom de Dieu ! Tandis que Murdoch et Sebastian s’exécutaient, Néomi se rendit compte qu’ils ressemblaient tous deux à Nikolaï : même expression lugubre, même stature imposante, puissante. Des frères. Et leur prisonnier devait être leur frère aussi. Ils le portèrent et le jetèrent vers la grande porte à double battant. Du sang chez elle. Elle frissonna. Elle détestait le sang, en détestait la vue, l’odeur. Jamais elle n’avait oublié la sensation qu’elle avait éprouvée en baignant dans le sien, chaud d’abord, puis tiède, et enfin épais et froid, formant un tapis autour de son corps mourant. Il y avait eu assez de sang à Élancourt comme cela. Prise de panique, elle se rua dans l’escalier et leva les mains devant elle, exerçant une pression invisible sur la porte d’entrée. De toutes ses forces, elle maintint les deux vantaux clos. Personne ne pourrait entr… Les deux battants s’ouvrirent brusquement. Les quatre hommes s’engouffrèrent à l’intérieur, passèrent à travers elle. Elle frissonna, comme si elle avait traversé une toile d’araignée. Une bourrasque de vent s’engouffra à son tour, soulevant les feuilles mortes et la poussière qui recouvraient le sol. C’était quoi, au juste, cette puissance ? D’accord, ils étaient costauds, mais elle avait tenu les portes avec l’équivalent musculaire de vingt hommes dans la force de l’âge. Une fois à l’intérieur, dans la pénombre, Nikolaï jeta une chaîne sur le sol, sans se soucier le moins du monde du dallage en marbre italien. Le fou se libéra encore une fois et parvint à se relever. Il était… immense ! D’un pas lourd, il se dirigea vers la porte, mais ses chevilles entravées le firent trébucher, et il alla s’écrouler dans une armoire ancienne recouverte d’un drap, qui se brisa sous l’impact. En miettes… Elle avait dû donner deux représentations pour se payer cette armoire et se rappelait l’avoir amoureusement cirée elle-même. C’était l’un des rares meubles d’origine à avoir traversé les époques et à être resté ou manoir. Murdoch et Sebastian sortirent Conrad du tas de petit bois, puis Murdoch passa un bras autour du cou du prisonnier et lui souleva le menton de sa main libre. Il serrait de toutes ses forces, Néomi le voyait. Son visage était tendu par l’effort, les veines étaient gonflées dans son cou. Pendant un long moment, Conrad ne sembla pas en souffrir. Mais il finit par cesser de se débattre et perdit connaissance. Murdoch le déposa sur le sol, et Nikolaï attacha prestement la chaîne au radiateur qu’il avait testé la veille, avant d’en attacher l’autre bout aux menottes qui liaient les mains de Conrad. C’était donc pour cela que Nikolaï avait testé la solidité du radiateur ? Parce qu’il avait l’intention d’enfermer ce dingue ici ? Mais pourquoi ici ? — Tu aurais cherché un endroit plus étrange, tu n’y serais pas arrivé, dit Sebastian en reprenant son souffle. Au même instant, la foudre frappa tout près, dans le jardin. Une lumière colorée passa par les hautes fenêtres en vitraux brisées par endroits, déformant les ombres à l’intérieur. — Pourquoi n’as-tu pas choisi le vieux moulin ? — Quelqu’un aurait pu passer et le voir, répondit Murdoch. Et puis, Kristoff connaît l’existence du moulin. Si lui ou ses hommes découvrent ce que nous préparons… Qui est Kristoff ? Et qu’est-ce que ces types préparent ? — De plus, ajouta Nikolaï, Élancourt m’a été recommandé. — Qui peut bien recommander ça ? demanda Sebastian avec un geste circulaire. On se croirait dans un film d’horreur. Elle aurait aimé pouvoir dire le contraire, mais un éclair claqua alors, et des ombres apparurent, semblant se faufiler et rebondir à l’intérieur. Sebastian regarda ses frères d’un air entendu, comme si cela illustrait parfaitement son propos. — C’est Nïx, finit par répondre Nikolaï, redoutant visiblement leur réaction. Aurait-il droit à des rires, des sarcasmes ou de simples hochements de tête ? Murdoch haussa les épaules, Sebastian hocha la tête. Mais qui est Nïx ? — Moi, en tout cas, il me fout la trouille, ce manoir, dit Sebastian en regardant autour de lui. On dirait qu’il est… hanté. Nouvel éclair. Bien, Sebastian. Tu auras un bon point. — Et tu sais que ce n’est pas mon style de dire un truc pareil. Mais Conrad aussi est mal à l’aise. Oui, parce que, autrement, il serait en pleine forme, c’est évident. — L’orage n’arrange pas les choses, dit Nikolaï en se passant une main dans les cheveux, avant de s’essuyer le visage avec un pan de sa chemise. Et s’il reste quelques esprits ici et là, qu’est-ce que ça peut faire ? N’importe quel fantôme a tout intérêt à nous redouter. Vous redouter ? Aucun être vivant ne peut me toucher. — En fait, c’est l’endroit idéal, parce qu’il fait peur aux gens, reprit Nikolaï, tandis que, dehors, le tonnerre grondait à qui mieux mieux. Et puis, le domaine des Valkyries n’est pas loin, et peu de créatures du Mythos se risquent à en approcher. Valkyries ? Mythos ? Elle se rappelait avoir lu un article sur le langage des gangs, il y avait quelques années de cela. Vu leur façon de parler, ces types devaient appartenir à un gang. Elle ne voyait pas d’autre explication. — Les Valkyries risquent de ne pas apprécier la présence de vampires si près de Val-Hall, risqua Murdoch. Des vampires ? Pas un gang, alors ? Ils sont tous dingues. Hou là, j’ai besoin d’un bourbon bien tassé, moi. — Est-elle seulement habitable, cette vieille baraque ? demanda Sebastian. Nikolaï hocha la tête. La structure, le toit sont impeccables. Bâtis pour durer. Un peu, mon neveu. — Et une fois que nous aurons effectué quelques travaux, elle sera parfaite pour l’utilisation que nous voulons en faire. Il suffit de rénover une ou deux chambres, la cuisine et la douche. J’ai déjà demandé aux sorcières de passer aujourd’hui pour jeter un sort de fermeture tout autour de la propriété. Tant que Conrad portera ces chaînes, il ne pourra pas s’échapper d’ici. Des sorcières ? Ohé, faut arrêter l’alcool, là ! Néomi se massa les tempes, ne ressentit rien, mais se détendit malgré tout. Dans la pénombre, Murdoch traversa le grand salon, écartant les toiles d’araignées. — Conrad savait que nous viendrions au bar. — Oui, c’est certain, répondit Nikolaï en s’approchant d’une vitre obscurcie par la saleté pour jeter un coup d’œil dehors. Il nous attendait. Pour nous tuer. — De toute évidence, il maîtrise bien son sujet, ajouta Sebastian en se frottant les côtes avec une grimace. Et il aime ça. Les observant plus attentivement, Néomi vit qu’ils étaient tous blessés, de différentes façons. Même Conrad semblait avoir été griffé en pleine poitrine par une bête féroce. Il aime tuer ? Un meurtrier dans ma maison… encore. Était-il, comme Louis, du genre de ceux qui poignardent une femme sans défense en plein cœur ? Calme-toi, Néomi… Le vent se leva. Maîtrise tes émotions. — Il est un peu obligé, intervint Murdoch. Si ce que l’on dit de son métier est vrai. Un tueur professionnel ? — Le retrouver maintenant… cela ne pouvait pas tomber plus mal, dit Sebastian. Comment va-t-on faire ? — On va se battre, trahir notre roi, essayer de ne pas s’inquiéter pour Kaderin et Myst, tout en tentant de restaurer la santé mentale de Conrad, répondit Nikolaï d’un ton plat. Murdoch haussa les sourcils. — Et moi qui craignais qu’on soit débordés… Les frères entreprirent d’explorer les pièces adjacentes, testant le bois pour voir s’il n’était pas pourri, retirant les draps qui protégeaient les meubles. Par le passé, elle avait eu de la chance avec les occupants d’Élancourt. Des familles sympathiques s’y étaient succédé, ainsi que quelques vagabonds inoffensifs. Mais rien chez ces hommes n’annonçait : « Nous sommes sympathiques et inoffensifs ! » Le tueur enchaîné, en particulier, ne lui inspirait rien de bon. Il était allongé sur le sol, et de ses lèvres entrouvertes coulait du sang. Plic… ploc… La petite flaque rouge s’agrandissait. On ne voyait qu’elle, sur le marbre. Sur son marbre. Exactement comme avant. Retiens-toi. Calme-toi. Les yeux du fou s’ouvrirent brusquement. Elle ne pouvait prévenir les autres. En un éclair, il fut sur pied et se propulsa en avant à une vitesse surnaturelle. Avant qu’elle ait pu lever les bras et exercer une pression sur lui, il avait tendu la chaîne… et le radiateur pliait sous sa force. Il n’allait quand même pas… Non, imposs… Comme un fouet qui claque, le radiateur céda. Le fou traversa la pièce en direction de la porte où elle se trouvait. Incrédule, elle le regarda arriver, le radiateur brinquebalant derrière lui, rayant, cassant tout sur son passage. Et, tout à coup, le réseau de conduites d’eau installé sous le parquet jaillit dans la pièce, tel un serpent de mer. Mètre après mètre, le métal des tuyaux se tordit en grinçant, faisant exploser le marbre et le bois. Les trois hommes se jetèrent de nouveau sur le fou, et tous quatre glissèrent sur le sol, pour venir s’arrêter… à quelques centimètres de ses chaussons. Elle contempla la scène, bouche bée. En moins d’un quart d’heure, le dingue avait causé plus de dégâts à Élancourt que tous les occupants des quatre-vingts dernières années réunis. Ses poings se refermèrent. Contrôle-toi. Mais, déjà, ses cheveux tourbillonnaient autour de son visage. Tout autour d’elle, des pétales de roses voletaient. Dehors, le vent souffla de plus belle, se faufilant par les vitres cassées, balayant la poussière et la saleté jusqu’à ce qu’elle voie précisément les dégâts. Le marbre ! Lorsque des larmes de frustration lui montèrent aux yeux, la pluie s’abattit violemment à l’extérieur. Calme-toi. Trop tard. La foudre tomba sur la maison, encore et encore, les éclairs illuminant la nuit. Écrasé par ses frères, Conrad leva brusquement la tête vers elle. En un éclair, Néomi fit volte-face et s’évapora, dissimulant son visage dans sa chevelure. Réapparaissant sur le palier, elle le regarda. Conrad fixait toujours l’endroit qu’elle venait de quitter, clignant des yeux, l’air abasourdi. Avait-il… Était-il possible qu’il l’ait vue ? Personne ne l’avait jamais vue, jusqu’à présent. Jamais. Au point qu’elle avait fini par se demander si elle existait vraiment. De près, elle avait pu voir que le blanc de ses yeux était… rouge. Elle avait d’abord cru qu’il avait été blessé, que des vaisseaux sanguins avaient éclaté, mais en réalité, ses yeux, en dehors des iris, étaient entièrement recouverts d’une membrane vitreuse et rouge. Qui étaient ces êtres ? Pouvaient-ils réellement être… des vampires ? Malgré sa propre expérience, elle avait du mal à croire à quoi que ce soit de surnaturel. Conrad secoua la tête, puis recommença à se débattre, cherchant à gagner la porte, coûte que coûte, centimètre par centimètre, malgré les trois autres. — Conrad, tu me pousses à faire ce que je voulais vraiment éviter, dit Nikolaï en plongeant une main dans la poche de sa veste. Tandis que les deux autres plaquaient Conrad, il arracha avec les dents ce qui ressemblait au capuchon d’une seringue, dont il injecta le contenu dans le bras de Conrad. Presque aussitôt, les mouvements de ce dernier ralentirent, et ses yeux recommencèrent à cligner. — Qu’est-ce que tu lui as donné ? demanda Sebastian. — Une potion préparée par les sorcières. Moitié médicament, moitié magie. Ça devrait le faire dormir. Mais combien de temps dormirait-il ? Et combien de temps avaient-ils prévu de le faire séjourner ici ? De le laisser cracher sur ses parquets en point de Hongrie et hurler dans ses salons ? Il n’était pas question qu’un autre monstre de la trempe de Louis salisse de nouveau sa maison ! Ce Conrad était un animal. Il fallait lui régler son compte. Ou alors, au minimum, le faire sortir de là. Elle allait leur montrer, à ces intrus, les pouvoirs qui étaient les siens et les jeter dehors comme des détritus ! Elle allait les prendre par les pieds et les faire tournoyer dans les airs avant de les lancer jusqu’au bayou. Ils allaient voir ce qui arrivait quand un fantôme pétait un câble… — Où… où est-elle ? souffla soudain Conrad d’une voix hachée. Néomi se figea. Il ne pouvait pas parler d’elle, il n’avait pas pu la voir. — De qui parles-tu, Conrad ? demanda Nikolaï. — Une femelle… belle à mourir, articula Conrad, avant de sombrer dans l’inconscience. Chapitre 3 La nuit était passée, le jour s’était levé, et Néomi était toujours sur des charbons ardents. Car Élancourt était désormais occupé par des vampires. Des vrais. Elle n’avait plus aucun doute là-dessus depuis qu’elle avait vu les frères disparaître et réapparaître ici et là tout en remettant la maison en état. Et encore, ce n’était pas la nouvelle la plus surprenante de la nuit. Lorsque Conrad avait dit : « Une femelle… belle à mourir », était-il réellement possible qu’il ait parlé d’elle ? Pour l’instant, elle ne pouvait qu’attendre avec impatience qu’il reprenne conscience. Alors seulement, elle aurait sa réponse. Il était là où ses frères l’avaient laissé, allongé sur le matelas neuf qu’ils avaient apporté, les mains attachées dans le dos. Ils lui avaient retiré ses bottes, ainsi que les chaînes qui entravaient ses chevilles. Sur son torse, les vilaines entailles ensanglantées s’étaient refermées en quelques heures. Elle flottait en position assise au-dessus de lui et se demandait combien de temps encore il allait rester inconscient. D’après ce qu’on racontait, tous les vampires devenaient comateux pendant la journée, mais les frères de Conrad n’arrêtaient pas de sortir, de rentrer, de monter dans les étages, de téléporter différentes affaires dans le manoir. Cette attente était insupportable. Parce qu’il était possible que… Il est possible qu’il m’ait vue. Personne, jusque-là, ne l’avait vue. Et en plus, il l’avait trouvée belle. Peut-être qu’il n’était pas le genre d’homme à rechercher chez une femme un teint de rose et une mine épanouie… Elle avait bien le droit de rêver, non ? Néomi ne cherchait pas nécessairement à faire connaître sa présence en ces lieux. Pour attirer l’attention, elle pouvait toujours faire flotter sur le toit un drap portant la mention « Bien l’bonjour du fantôme ! » tracée avec une bombe de peinture. Non, ce qu’elle désirait vraiment, c’était être vue. Pouvoir échanger avec un autre être lui manquait cruellement. Du coup, temporairement du moins, les plans destinés à faire fuir les vampires n’étaient plus d’actualité, et la rancœur qu’elle avait éprouvée devant les dégâts infligés à sa maison s’était évanouie. Désormais, elle tenait à avoir les quatre frères à proximité, en particulier Conrad. Elle était rongée par la curiosité. Pourquoi, après quatre-vingts années d’occupants divers et variés, le vampire ensanglanté avait-il vu le fantôme d’Élancourt ? Pourquoi lui, et pas ses frères ? Alors qu’ils enchaînaient Conrad pour la journée, elle s’était époumonée, avait agité les bras, s’était même jetée sur eux. Sans aucun effet. Si Conrad pouvait la voir, cela tenait-il au fait que lui seul avait les yeux rouges ? Elle se leva, se mit à aller et venir dans la chambre bleue. Les frères ne s’étaient pas trompés en choisissant celle-ci pour Conrad : c’était la plus masculine de toutes les chambres d’amis. Le papier peint était un peu défraîchi mais encore très présentable, les lourdes tentures étaient bleu marine, et les quelques meubles qui restaient – la tête de lit, la table de nuit et le fauteuil devant la cheminée – étaient robustes, taillés dans un bois sombre. Elle avait pensé qu’ils dormiraient dans des cercueils, mais ils avaient mis Conrad dans le lit. Elle avait aussi cru que la lumière du soleil, même indirecte, leur serait insupportable, les brûlerait, mais quelques rayons de soleil filtraient dans la pièce, puissants au point d’illuminer la poussière. Et lorsqu’un courant d’air écarta les rideaux, la lumière pénétra jusqu’aux pieds de Conrad. Il se retourna au même moment, sur le dos, comme pour lui rappeler combien il était imposant. Sa carrure semblait faire toute la largeur du lit, et à la façon dont ses pieds dépassaient du matelas, on devinait qu’il mesurait près de deux mètres. Elle s’approcha de lui, se pencha un peu pour le regarder de plus près. Il devait avoir une trentaine d’années, mais c’était difficile à dire, avec la boue et le sang séchés qui lui maculaient le visage. Déglutissant avec nervosité, elle se concentra et, par télékinésie, souleva sa lèvre supérieure, lui cognant le nez au passage. Parmi ses dents parfaitement blanches, deux canines acérées ne laissaient aucun doute sur son appartenance à l’espèce vampire. Elle se serait crue dans un de ces films que les derniers occupants du manoir, un jeune couple, aimaient regarder. Comment ces hommes étaient-ils devenus vampires ? Était-ce le résultat d’une transformation ? Etaient-ils nés ainsi ? Soudain, en bas, retentit une puissante détonation. Néomi aurait bien voulu savoir ce que les autres vampires faisaient subir à sa maison, mais elle redoutait que Conrad ne se réveille pendant son absence. Ils avaient déjà condamné avec des planches la plupart des fenêtres qui n’avaient pas de rideaux assez épais et installé des chaises pliantes, des matelas, des draps, et même un réfrigérateur dernier cri. La plomberie avait été remise en état dans la suite principale. Un peu plus tôt, l’électricité était revenue si brusquement que l’ampoule et le plafonnier avaient explosé, provoquant une pluie de verre. Néomi avait fait disparaître les éclats retombés sur le prisonnier – elle s’en félicita en le voyant s’agiter, tourner et se retourner, emmêlé dans les draps. Lorsque sa chemise déchirée remonta de quelques centimètres, Néomi remarqua une fine cicatrice, juste au-dessus de la ceinture de son pantalon. De quelle longueur exactement ? D’un geste, elle fit remonter la chemise un peu plus haut encore. La cicatrice continuait. En se mordillant la lèvre, elle décida de déboutonner carrément la chemise. La cicatrice allait jusqu’au cœur. On aurait dit qu’une lame de rasoir l’avait transpercé à la hauteur de l’estomac, avant de remonter d’un coup sec. Néomi s’arrêta longuement sur cette marque, puis examina le torse dénudé de Conrad. Il avait une poitrine large, à la musculature puissante. Sa position, les bras dans le dos, faisait saillir chaque muscle abdominal. L’ensemble semblait dur comme du roc et évoquait une sculpture de dieu grec. Et sa peau, était-elle douce ? Elle ne le saurait jamais… La taille basse de son pantalon révélait une ligne de poils noirs et bouclés qui descendait de son nombril et semblait la mettre au défi de tirer le pantalon un peu plus bas encore. Mais elle se retint. Avec beaucoup de mal. Les hommes qui avaient séduit Néomi par le passé étaient tous plus âgés, et d’une beauté délicate, cultivée. Le mâle qu’elle avait devant elle n’était qu’âpreté et rugosité. Alors, pourquoi trouvait-elle ce corps balafré si séduisant ? — Allez, réveille-toi, Conrad, lâcha-t-elle avec difficulté. Parler était toujours une entreprise ardue pour elle. La plupart du temps, elle avait l’impression d’essayer de faire passer un son énorme à travers un trou d’épingle, et les mots, quand elle les prononçait, lui semblaient jaillir en une bouillie informe. — Réveille-toi… Allez. Elle avait envie de sauter sur le lit et de lui hurler dans les oreilles. Si elle avait eu un seau d’eau sous la main… Les yeux de Conrad s’ouvrirent soudain. Il revient à lui. La lumière est un supplice pour ses yeux sensibles. La douleur irradie dans son corps tout entier. Il serre les dents, pour tenir. Libère-toi. Il lutte contre ses liens. Ses membres sont engourdis. Tu as été drogué. La fureur monte en lui ; le besoin de tuer l’étrangle comme deux mains autour de sa propre gorge. Depuis combien de temps suis-je inconscient ? Il se souvient de l’endroit où il se trouve. Le manoir, aussi sinistre qu’il l’avait prédit. Lorsqu’il l’a aperçu de la voiture, sa seule vue lui a donné envie de se débattre. Le sentiment d’être observé est particulièrement intense, ici. Sur sa nuque, le picotement est incessant. Il se raidit. Il a vu… A-t-il vu une cascade de cheveux noirs brillants et une femme tournoyant dans la pièce ? Je ne fais plus la différence entre rêve et réalité. Avant qu’elle ne disparaisse, il a croisé, lui semble-t-il, un regard bleu écarquillé par la surprise. Il a senti le parfum des roses et aperçu une épaule dénudée – fine, et d’une pâleur inhumaine. Pourtant, lui seul a réagi à sa présence. Donc, elle n’était pas réelle. Tout ce qu’il voit et que les autres ne voient pas est suspect. Elle n’est probablement que le fruit de son imagination, un reste de la mémoire d’un autre. Une de ses victimes l’aura eue pour épouse, pour maîtresse… ou pour victime. Il tire un peu plus fort sur ses chaînes. Le métal ne devrait pas lui résister de la sorte. À moins que… Les chaînes ont été ensorcelées. Maudits soient ses frères ! Mais pourquoi l’avoir amené ici, bon sang ? Quelque chose cloche, dans cette maison ; une menace y plane. Il ignore laquelle. Peu importe. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut que je me libère. Soudain, le parfum des roses se répand autour de lui. Je ne suis pas seul dans cette pièce. Il ne voit rien, mais sent une présence. Est-ce la femelle qu’il a vue ? Mais a-t-il vraiment vu une femelle ? Il se met à transpirer. Quelque chose se trouve près de lui, quelque chose qui s’approche tout doucement… Il est prêt à jurer qu’il sent un souffle contre son oreille. Il se tortille, découvre ses crocs en guise d’avertissement. Le besoin de tuer monte en lui. Plus près… plus près. Au bord de son oreille, il entend une voix mal assurée. Il ne comprend pas les mots. Mais il perçoit une attente, un désir. Il a le sentiment que sa tête va exploser. Il doit faire quelque chose. — Quoi ? Quoi ? Il ne sait pas. Il ne sait pas ce qu’il doit faire… — Tuuuu me voooooooois ? demande la voix. Il regarde d’un côté, de l’autre. Il ne voit rien. Il se redresse brusquement et sent comme une décharge d’électricité statique. Lorsque le corps de Conrad la traversa brusquement, Néomi poussa un cri et le sentit frissonner. Il se leva en vacillant, visiblement en proie à une confusion croissante. — Il y a quelqu’un dans cette pièce. Quelqu’un de réel ? demanda-t-il d’une voix plus rauque que la veille. — Conrad, reste calme, dit-elle lentement. Ses yeux se mirent à briller d’un rouge plus profond encore. — Montre-toi. Lui répondait-il vraiment ? Ou bien possédait-il simplement un don spécifique aux vampires qui lui permettait de sentir qu’il n’était pas seul ? Avec un grognement, il se plaqua dos au mur, tout en tentant de se débarrasser de ses menottes. Enfin, il parvint à passer ses mains liées par-dessous ses pieds et les ramena devant lui. Visiblement impatient d’en découdre, il balaya la pièce du regard, à la recherche de l’ennemi, de la proie. Néomi, de son côté, se promenait autour de lui. Quand elle agita les mains devant son visage, il secoua violemment la tête. Intriguée, elle lui planta un index dans l’œil et passa à travers. Il ne cilla même pas. Elle recula, comme s’il la repoussait. Il ne me voit pas. La déception était rude. Une femelle belle à mourir ? Ce n’était rien que les élucubrations d’un fou. Elle s’était emparée de ces mots, si absurdes fussent-ils, parce qu’elle était en proie au désespoir le plus total. L’euphorie de la veille laissa place à une tristesse amère. Une dernière fois, elle agita la main devant son visage… Il donna un brusque coup de dents. Un piège à ours n’aurait pas claqué plus violemment. Elle s’écarta en lâchant un cri de surprise et le repoussa des deux mains. Projeté comme un boulet de canon, il tomba à la renverse dans le vieux fauteuil, devant la cheminée. Le fauteuil, à son tour, s’en alla cogner contre le mur opposé et, sous le choc, se brisa. Un nuage de poussière, d’éclats de bois, de rembourrage et de morceaux de plâtre envahit la pièce. Tout en se démenant pour se sortir de cette pagaille, il hurla dans une langue inconnue ce qui n’était assurément qu’un chapelet d’injures. Pourtant, il semblait apprécier la violence ou, du moins, y être habitué. — Conrad… attends ! parvint-elle à articuler. Mais où sont ses frères, avec leurs seringues ? Les trois hommes allaient et venaient, mais ne s’absentaient jamais très longtemps. Debout, Conrad entreprit de détruire tout ce qui l’entourait, tapant sur les murs, défonçant les cloisons de plâtre déjà fragiles. — Arrête d’abîmer ma maison ! Il continua, s’empara du tisonnier et le lança avec une telle force que ce dernier resta planté dans le mur de brique, au fond de l’âtre, et vibra longtemps. Lorsque Conrad posa son regard enflammé par la folie sur l’inoffensive table de nuit, elle lâcha : — Ça suffit, maintenant. Ne t’approche pas de ça. Conrad se jeta sur le petit meuble. Sans réfléchir, elle l’envoya contre le plafond. Il ferma les yeux, les rouvrit, fixant le sol d’un regard stupéfait. Puis il lutta contre l’emprise de Néomi. Il était fort, et elle comprit très vite qu’elle allait devoir le lâcher plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Il tomba à plat ventre, le nez dans la poussière. Lorsqu’il se redressa, une entaille sur son front saignait abondamment, dans ses yeux et le long de son nez. Mince ! Elle n’avait pas voulu lui faire mal ! — Mon Dieu, je suis désolée ! — Conrad ! lança Nikolaï d’en bas. Une demi-seconde plus tard, il apparut dans l’encadrement de la porte et balaya la scène d’un regard incrédule. — Mais qu’est-ce que tu… Il n’eut pas le loisir de terminer sa phrase. De ses deux bras serrés l’un contre l’autre, Conrad lui donna un coup d’une violence extrême. Nikolaï fut projeté hors de la pièce, par-dessus la balustrade du palier, et atterrit dans le hall d’entrée. Conrad se rua dehors, suivi d’une Néomi ébahie. Il se déplaçait toujours avec une rapidité surhumaine, mais elle crut noter qu’il allait un peu moins vite que la veille. Ses frères avaient réussi à l’affaiblir. Comme Nikolaï se relevait en titubant, Sebastian apparut dans l’escalier, mais Conrad bondit par-dessus la rampe et sauta jusqu’en bas. Lorsqu’il se tourna vers la porte d’entrée, Murdoch lui barrait le passage. — Conrad ! hurla Nikolaï. Tu ne peux pas sortir d’ici, c’est impossible ! Le soleil, bordel ! Qu’arriverait-il à Conrad s’il s’exposait directement à la lumière du jour ? Elle poussa un cri lorsqu’il se rua sur Murdoch, l’envoyant cogner contre les battants en acajou. L’un d’eux fut arraché de ses gonds et s’abattit avec les vampires sur le perron. Prudent, Murdoch battit en retraite. Conrad, lui, continua. Devait-elle tenter de l’arrêter ? Nikolaï fit mine de s’élancer derrière lui, mais Sebastian l’en empêcha. — Il n’ira pas loin. Néomi se tenait à côté des frères. Par habitude, elle mit une main en visière au-dessus de ses yeux tandis qu’ils regardaient tous les quatre Conrad courir dans l’allée. Je ne voulais pas le lâcher comme ça. Il a dû se demander ce qui lui arrivait. — Il va brûler, dit Nikolaï d’un ton particulièrement inquiet. Imitant Néomi, Murdoch leva une main pour se protéger les yeux. — Ça lui apprendra. Le soleil sur ses yeux est pire que de l’acide. Ne renonce pas. Le bayou est juste en bas de l’allée, de l’autre côté de la route. Il sent le relent des eaux sombres et immobiles. Sa peau commence à brûler. Il serre les dents, tente d’ignorer la douleur. Le bayou est de l’autre côté de la route. Il peut y arriver. Et une fois à l’ombre, il survivra. La sensation de brûlure devient insupportable. Il approche des limites de la propriété. S’éloigne un peu plus de cette chose, quelle qu’elle soit, qui semble décidée à le tourmenter. Un être qu’il ne peut pas voir, qu’il ne peut pas combattre. Qui n’a pas de gorge à trancher, mais dont il a entendu la voix désincarnée résonner tout autour de lui. J’y suis presque… Je brûle… je brûle… Soudain, il ne voit plus rien. Une force le fait tomber en arrière, sur les fesses. Lorsque sa vision revient, il n’arrive pas à y croire. Autour de lui, des murs bleus. Il hurle son incompréhension. Il est complètement perdu. La même chambre ! Il est… dans la putain de même chambre ! Accroupi, il se tape la tête contre le mur, encore et encore, jusqu’à ce que l’aiguille se plante dans son bras. Chapitre 4 Quelque chose est en train de se produire chez le patient. Au cours de la semaine écoulée, Néomi avait vu apparaître un changement dans ce regard rouge. L’expression étrange d’une certaine conscience. Chaque jour, Conrad avait le regard moins vide. Et elle était bien placée pour le savoir : depuis le retour du vampire dans cette chambre, elle n’avait pratiquement fait que l’observer, ne se retirant que très rarement dans sa propre chambre, son studio secret, en bas. En ce moment, alors que Conrad dormait dans son lit, elle flottait au-dessus de lui et le surveillait sans relâche. Lorsqu’il était revenu, le premier matin, il était dans une rage folle. Il s’était cogné la tête contre les murs, comme pour tenter d’émousser ce qui lui torturait l’esprit, et le plâtre avait plu sur lui, recouvrant ses joues ensanglantées d’une couche blanche. Après l’avoir récupéré, ses frères l’avaient attaché au lit et drogué. Il avait déliré dans cette langue étrangère, de sa voix grave, cassée. Et elle avait été incapable d’entrer en contact avec lui. Cet épisode l’avait plongée dans la confusion, elle aussi : elle l’avait vu courir vers la route et, l’instant d’après, elle avait entendu son horrible rugissement, à l’étage. Néomi n’était donc plus le seul être prisonnier d’Élancourt. Apparemment, les sorcières avaient vraiment jeté un sort de fermeture sur la propriété. Tant que Conrad porterait ces chaînes, il ne pourrait pas la quitter. Les chaînes l’empêchaient aussi de se téléporter – ou de glisser, comme ils disaient. Néomi n’aurait su dire exactement à quel moment elle avait senti un changement en lui. Chaque fois que ses frères étaient venus lui parler, Conrad avait marmonné des propos incohérents, et pourtant, elle avait eu peu à peu le sentiment que ses paroles avaient un sens. De façon intermittente, tout au moins. Parfois, il donnait l’impression de devoir filtrer des millions de pensées pour parvenir à en énoncer une seule, d’où sa difficulté à s’exprimer normalement. À certains moments, même, son accent changeait. Soudain, il se mit à se tordre, bougeant la tête dans tous les sens. À n’en pas douter, il était en proie à un horrible cauchemar. Cela lui arrivait régulièrement. Il montrait les crocs, se recroquevillait, tirait sur les chaînes qui lui entamaient les chairs. Néomi fronça les sourcils. Elle n’aimait pas voir ça. Face à sa détresse, elle avait du mal à rester impassible. Pourtant, tout chez lui aurait dû la rebuter. Il avait détruit une partie de sa maison. C’était un tueur professionnel. Il était régulièrement pris de crises d’agressivité et de violence. Et il était sale. Son visage était toujours souillé de boue, de sang et de plâtre séchés ; ses cheveux étaient emmêlés. Il était couvert de brûlures, et ses vêtements étaient carbonisés à certains endroits. Quand Sebastian avait tenté de lui nettoyer le visage, Conrad lui avait donné un rapide coup de dents, manquant lui arracher plusieurs doigts. Néomi aurait dû détester Conrad. Alors, pourquoi se sentait-elle attirée par cet imposant mâle torturé par de terrifiants cauchemars ? Avait-il connu, comme elle, l’horreur d’être assassiné ? Revivait-il ces instants dans chacun de ses cauchemars ? Conrad était-il simplement une âme perdue qu’il fallait plaindre ? Ou un homme qui méritait d’être secouru ? Les hommes qui avaient besoin d’être aidés n’avaient jamais intéressé Néomi. Il y avait suffisamment de femmes prêtes à se dévouer, de toute façon. Dans un sursaut, il s’éveilla. Son regard était perçant, mais inexpressif. Tout à coup, il découvrit ses crocs et les planta dans son propre bras, avant de se mettre à aspirer, longuement, profondément, comme s’il cherchait du réconfort. Le cœur de Néomi se serra. — Merde… murmura-t-elle. Lorsqu’il émit contre son bras un grognement sourd, rageur, elle s’allongea à côté de lui sur le lit. — Chut, vampire, souffla-t-elle en lui caressant les cheveux par télékinésie. Calme-toi. Il cessa de s’agiter et, peu à peu, lâcha prise, se rallongea et se rendormit, comme si elle était parvenue à l’apaiser. Chaque nuit, jusqu’au lever du jour, tandis que ses frères tentaient d’entrer en contact avec lui, Néomi flottait contre le plafond et écoutait. Le simple rythme de leurs conversations lui faisait du bien, mais elle avait aussi beaucoup appris sur ces gens. Ils étaient originaires d’Estonie, pays balte partageant une frontière avec la Russie, ce qui expliquait leur accent. Des hommes venus des contrées nordiques. Ils avaient été transformés en vampires trois cents ans plus tôt. Avant cela, officiers issus de la noblesse, ils avaient combattu lors de la grande guerre du Nord contre la Russie et avaient fini par prendre le contrôle de l’armée d’Estonie, qui peinait à gagner du terrain. Chaque frère était devenu un seigneur de guerre, menant la défense d’une partie du pays, sous le haut commandement de Nikolaï, l’ainé de la fratrie. Au début, elle était restée dans la chambre de Conrad poussée par l’espoir qu’il la verrait. Désormais, elle restait simplement parce que le vampire fou l’intriguait. Son histoire était comme un puzzle incomplet et, à chaque nouvelle pièce, l’ensemble éveillait un peu plus son intérêt. Il était de haute lignée, mais avait fini par se servir de son expérience dans l’armée et de sa force de vampire pour devenir tueur à gages. Et il avait prévu de tuer ses propres frères pour se venger d’une chose qui n’avait pas encore été évoquée. Depuis des siècles, il vivait seul, sans amis. Son passé était si différent de celui de Néomi ! Elle avait mené une vie rythmée par la danse, les rires et les fêtes. Ils étaient à l’opposé l’un de l’autre. Chaque révélation appelait une nouvelle question. Conrad était de toute évidence un homme puissant : qu’est-ce qui avait bien pu lui briser l’esprit de la sorte ? Et comment pouvait-il rester allongé ainsi jour après jour ? Les vampires n’étaient-ils donc soumis à aucune fonction physiologique ? Chaque soir, ses frères lui apportaient une Thermos sortie du nouveau réfrigérateur, et Néomi était presque sûre de son contenu. Mais où se le procuraient-ils ? Et dans la mesure où Conrad refusait de l’avaler, combien de temps supporterait-il encore une telle privation ? Autre curiosité : elle l’avait regardé dormir pendant plus d’heures qu’elle n’en pouvait compter, et il n’avait jamais eu d’érection, comme la plupart des hommes dans leur sommeil. Lorsque le crépuscule arriva et que les trois autres frères revinrent, les yeux de Conrad s’ouvrirent instantanément. Néomi se dirigea vers la porte et la traversa, s’arrêtant de manière à être moitié sur le palier, moitié dans la chambre. Elle entendait à peine les trois frères, en bas, mais à la façon dont Conrad réagissait, elle comprit que lui les entendait parfaitement, malgré la porte fermée. — Le voir dans cet état m’aide à comprendre pourquoi aucun Déchu n’a jamais guéri de sa soif de sang, disait Sebastian. — Mais personne n’avait les outils dont nous disposons aujourd’hui, répondit Nikolaï. Nous avons décidé de passer un mois à tenter de le désintoxiquer. S’il ne montre aucun signe d’amélioration au terme de cette période, alors nous ferons ce que nous avons à faire. Conrad les écoute. Avec attention. Elle se demanda ce qu’il pensait. — C’était avant que nous le retrouvions, ça, Nikolaï. Peut-être faut-il juste… mettre un terme à sa détresse ? Souffre-t-il ? Conrad serra les dents, son visage revêtant tous les signes de la fureur. Mais ses traits se détendirent un peu, ensuite. Comme s’il envisageait lui aussi cette possibilité. Lorsqu’il referma les yeux, Néomi sentit un nœud au creux de son estomac. Le vampire vit un martyre. Et il est suffisamment sain d’esprit pour en être conscient. Ma détresse ? Mais qu’est-ce qu’ils en savent, putain ? Il secoue violemment la tête, comme pour se débarrasser de cette pensée. Il les entend discuter – en bas. Entend Murdoch expliquer ce qu’il a appris sur les Déchus, ces vampires qui tuent leurs victimes en buvant leur sang. — Les bruits plus sonores que leurs propres cris provoquent en eux une fureur sans nom. Les mouvements brusques aussi. Ils y réagissent comme s’il s’agissait d’une menace, si bénigne soit-elle. Être pris par surprise les plonge également dans une colère folle. Tout sentiment de vulnérabilité physique déclenche une réaction violente. — Et si tu nous expliquais ce qui ne les met pas dans cet état, plutôt ? suggère Sebastian. Si peu de chose, pense-t-il, juste comme Murdoch répond : — La réponse serait des plus succinctes. Il ne les écoute plus, laisse ses pensées divaguer de nouveau du côté de la mystérieuse présence. Il réfléchit. Il peut s’agir de trois choses : de l’écho d’une mémoire brisée, d’une hallucination ou d’un fantôme. Il possède une expérience de près de trois siècles dans les deux premiers domaines, et aucune dans le troisième. Dans les deux premiers cas, il s’agirait des fruits de son imagination tourmentée. Mais un fantôme… Il ne peut pas mettre cela sur le compte de son imagination. Je ne fais plus la différence entre illusion et réalité. Depuis une semaine, la créature hante sa chambre. Il a recommencé à la voir, mais pas comme le premier soir. Ce n’est plus qu’un léger contour scintillant, maintenant. Mais il sent sa présence. En ce moment, par exemple, l’air se charge d’un parfum de roses. Chaque fois qu’elle s’approche de lui, il a des éclairs de lucidité. Il ne comprend pas le lien, il sait juste qu’il cherche de plus en plus à démêler ses pensées. À y voir plus clair. Bizarre… Comment le fruit de son imagination pourrait-il lui éclaircir l’esprit ? Mais, alors même qu’il met en doute l’existence de la créature, il se rend compte que quelque chose rend ses pensées suffisamment cohérentes pour qu’il puisse, justement, mettre en doute son existence. Peut-être le calmant que l’on persiste à lui injecter dans les veines y est-il pour quelque chose. Il ne se souvient plus vraiment du matin où il a essayé de s’échapper. Mais il pense qu’elle essayait de le déshabiller, et peut-être de l’embrasser, avant de le jeter à travers la pièce. Pourtant, elle ne l’a plus jamais attaqué depuis. En général, elle se tient à côté de la fenêtre. Mais il l’a aussi sentie plusieurs fois au pied de son lit. Dérangeant. Pendant des années, il a eu le sentiment d’être observé à son insu, et aujourd’hui, c’est peut-être bien ce qui se passe. Non. Il voit des silhouettes floues tous les jours. Pourquoi penser que celle-ci est différente ? Parce qu’elle a une odeur ? Parce que, pour la première fois, il aimerait que ses hallucinations n’en soient pas ? Il sait qu’il y a un monde entre souffrir d’hallucinations et interagir avec elles. Dans le premier cas, on peut continuer à vivre. Dans le second, on est perdu. Au cours du siècle qui vient de s’écouler, il s’est accroché de toutes ses forces à ce qui lui restait de santé mentale. Reconnaître l’existence de cette créature reviendrait à sombrer dans la folie. Il sait cela, et pourtant, il pense à elle constamment. Si elle existe, alors c’est un fantôme. Si sa mémoire est bonne, les fantômes voient le jour à l’occasion d’une mort violente ou d’un meurtre. Comment est-elle morte ? Et quand ? Est-elle douée de sensations ? Il n’a vu que ses yeux et ses longs cheveux. À quoi ressemble-t-elle, en entier ? Et pourquoi mes pensées sont-elles aussi claires en sa présence ? Il lui semble que ses frères approchent. Il n’en a pas envie. Chaque jour, la créature apparaît plus clairement au coucher du soleil, dans la pénombre de la chambre. Mais quand ses frères arrivent, elle s’efface. Il réalise que l’ampoule nue, au-dessus de son lit, est trop puissante – la lumière artificielle la rend invisible. Dans l’obscurité, elle serait visible. Ce n’était pas dans la lumière des éclairs qu’il l’avait vue, la première nuit. C’était dans le noir le plus total, entre les éclairs. Le crépuscule arrive. Ce qui signifie que si ses frères ne montent pas, il découvrira dans quelques minutes à quoi elle ressemble. Il a faim de cette vision. Dans son dos, ses poings s’ouvrent et se referment, impatients. Chapitre 5 — Je me fais des idées, ou il semble aller beaucoup mieux ? demanda Nikolaï quand les trois frères glissèrent jusqu’à la chambre. — Il n’a plus l’air aussi… dérangé, dit Sebastian. Comme pour leur donner tort, Conrad se mit à marmonner de façon inintelligible, dans une langue que Néomi n’avait jamais entendue, en tournant sans cesse le regard vers la fenêtre. — Et si tu lui parlais seul à seul ? dit Murdoch. Nikolaï opina de la tête, et Sebastian et Murdoch quittèrent la pièce. Après avoir posé la Thermos sur la table de nuit, Nikolaï tira une chaise pliante jusqu’au lit et la posa dossier en avant, pour s’asseoir à califourchon. Néomi adorait voir un homme assis de cette façon. — D’où reviens-tu, mon frère ? demanda-t-il de sa voix grave. Mon frère. L’idée que Conrad puisse être de leur famille continuait à l’étonner. Sebastian semblait déterminé et appliqué, Murdoch était discret et mystérieux, Nikolaï était autoritaire, en bon général qu’il était. Contrairement à eux, le fou était agressif, et elle le soupçonnait d’être déloyal. Dans une bagarre entre gentlemen, elle n’aurait pas été surprise qu’il jette de la terre dans les yeux de son adversaire. — Qu’est-ce que tu veux ? demanda brusquement Conrad. Pourquoi ne pas m’avoir tué ? Apparemment surpris par cette entrée en matière, Nikolaï répondit : — Ce n’est pas notre intention, et ça ne l’a jamais été. — Quelle est votre intention, alors ? Me droguer et me laisser mourir de faim ? Nikolaï se leva et s’empara de la bouteille Thermos. — J’ai apporté du sang. Accepteras-tu d’en boire ? Il dévissa le bouchon et remplit la tasse qui allait avec la bouteille. Lorsque Néomi entendit le glouglou sirupeux du liquide épais et sombre, elle se demanda si un fantôme pouvait vomir. — Toi, me nourrissant de sang… lâcha Conrad de sa voix rauque. Ça me rappelle quelque chose. Nikolaï sembla se raidir un peu, réprima une grimace et approcha la tasse des lèvres de Conrad. Ce dernier, obéissant, aspira une longue gorgée. Il boit du sang. Je vais vomir… Une fois sa bouche remplie, Conrad cracha le sang au visage de Nikolaï, puis éclata d’un rire sinistre de dément. Ses yeux rouges brillaient d’une haine virulente, que seule la mort pourrait effacer, pensa Néomi. Nikolaï s’essuya avec un pan de sa chemise. Devant une telle patience, Néomi éprouva de la compassion pour lui. Fallait-il qu’il tienne à son frère pour supporter pareil traitement ! Pourtant, Nikolaï ne lui donnait pas l’impression d’être quelqu’un de particulièrement indulgent. Bien sûr, Néomi ne prenait pas la peine de dissimuler son expression de dégoût. Bizarrement, chaque fois que Conrad tournait les yeux dans sa direction, il lui semblait qu’il devenait plus agité. Justement, son regard se posait de nouveau sur la fenêtre. — Tu n’auras rien d’autre que des poches de sang, dit Nikolaï. Si tu n’en veux pas, tant pis pour toi. — Je chasse. Je bois à la veine, moi. Contrairement à vous, traîtres sans maître, lança Conrad d’un ton cinglant. Je sais que vous me cachez à votre roi. Votre roi russe. Il te fera exécuter pour ça. — C’est possible. Maintenant, tu sais le risque que nous prenons. — Pourquoi ? — Nous voulons t’aider… — Comme la dernière fois ? hurla Conrad. Ses muscles saillaient sous sa chemise tant il tirait sur ses chaînes. Sans se laisser impressionner, Nikolaï poursuivit : — Nous allons t’aider à lutter contre ta soif de sang. Les crocs de Conrad semblèrent soudain plus acérés. — Personne ne peut en guérir. Le rouge de mes yeux ne partira jamais. — Il partirait si je te vidais de ton sang complètement. Mais tu persisterais à vouloir retrouver cet état, et à tuer encore plus qu’avant. Et tu perdrais tout le pouvoir que tu as acquis. — Je le sais ! — Mais savais-tu qu’on peut apprendre à contrôler les souvenirs si l’on n’en engrange pas de nouveaux en permanence ? Devant le regard légèrement surpris de Conrad, Nikolaï continua : — Nous savons, pour les souvenirs. C’est comme une maladie. Tu ne fais plus la différence entre ceux de tes victimes et les tiens. À cause d’eux, tu as en permanence des hallucinations, et le sentiment que ta tête va exploser sous leur pression. Que voulait-il dire ? Conrad était malade ? Il y avait donc une raison médicale à toute cette folie ? — Mais que dirais-tu si tu pouvais les contrôler, y avoir accès à ta guise ? Ta vie ne serait-elle pas bien plus belle sans ces souvenirs pour te tourmenter ? Si nous arrivons à te stabiliser, tu pourras apprendre à les tenir à distance. Conrad secoua violemment la tête. — Je veux boire à la veine de mes victimes. Il n’y a qu’à la veine que… — C’est pour cette raison que nous allons t’aider à trouver ta promise. Parce qu’il existe une pulsion plus forte que celle du sang. Sa promise ? Nikolaï voulait-il parler de pulsion sexuelle ? — Et le besoin de tuer ? aboya Conrad. J’y trouve un tel plaisir… Je meurs d’envie de te tuer, toi, ici, maintenant. — Tout comme il existe une pulsion plus forte que celle du sang, il existe un besoin plus fort que celui de tuer. — Et c’est quoi ? — Tu le sauras lorsque tu l’éprouveras. Conrad regarda une nouvelle fois en direction de la fenêtre. — Qu’est-ce que vous me mettez dans les veines ? Parfois, lorsqu’il parlait, il hésitait, comme s’il était surpris de s’entendre dire des choses sensées. Il devait être fou depuis très longtemps. — Une espèce de sédatif qu’un devin s’est procuré pour nous auprès des sorcières. Il t’affaiblit physiquement, mais d’ici quelques jours, il ne devrait plus te plonger dans la même stupeur. — Vous n’avez pas le droit de me droguer ! — Nous ferons ce qu’il faudra, rétorqua Nikolaï d’un ton cassant. Tu étais un homme bon, autrefois, et tu peux le redevenir. — Je ne suis plus un homme ! Je suis un tueur, et rien d’autre ! — La plupart des créatures du Mythos te croient perdu. Elles pensent que le rouge de tes yeux ne nous laisse d’autre choix que celui de te détruire. Je ne suis pas d’accord. Écoute bien ce que je vais te dire, Conrad : un jour, tu seras guéri de tout cela. Nous avons à notre disposition des ressources que tu n’imagines même pas. Nikolaï avait dit cela d’un ton fier. Son regard gris s’était nettement assombri, comme voilé par l’émotion. Quoi qu’il se fût passé entre eux, Néomi fut certaine à cet instant que Nikolaï aimait son jeune frère. Sa réponse était juste assez mystérieuse et assenée avec assez d’assurance pour intriguer Conrad, qui demanda : — Et je vais être emprisonné et drogué combien de temps encore, exactement ? — Pendant un mois en tout. Nous allons t’empêcher de tuer pendant un mois. Si nous n’observons aucun changement d’ici là, nous… réfléchirons. Dans le regard de Conrad, l’intérêt diminua. — Je n’ai pas autant de temps devant moi. — Pourquoi ? Que veux-tu dire ? Conrad ne répondit pas. Il parut se perdre dans ses pensées, son regard dérivant une nouvelle fois vers elle. Elle aurait juré que, depuis quelques instants, il suivait même ses mouvements. Elle se déplaça, mais le regard de Conrad resta à l’endroit qu’elle venait de quitter. Elle saisit avec précision le moment où Nikolaï comprit qu’il n’obtiendrait rien de plus et perçut sa déception. Le visage grave, il eut un mouvement de tête à l’intention de Conrad et glissa hors de la pièce. Quelques instants plus tard, Murdoch apparut. Il remit la chaise pliante à l’endroit et s’y assit, puis se pencha en avant, coudes sur les genoux. — Tu nous as manqué, Conrad, dit-il doucement. Ce frère-là, Néomi le trouvait inquiet, comme un homme qui entreprend un long et pénible voyage. Il donnait en permanence l’impression de se dire que le pire était à venir. — Je sais que tu nous détestes, Nikolaï et moi, à cause de ce qu’on t’a fait, dit-il. Mais on ne peut pas revenir en arrière et effacer ce qui s’est passé. Qu’ont fait Nikolaï et Murdoch ? Ces sous-entendus, ces tensions, ces non-dits, Néomi devait admettre qu’elle trouvait cela de plus en plus fascinant. — Tu peux nous traiter comme tu veux, Nikolaï ne cédera pas. Tant qu’il sera convaincu qu’il te reste une chance de salut, il tiendra bon. Conrad sourit, les dents encore rouges de sang, les crocs saillants. C’était le sourire le plus menaçant que Néomi avait jamais vu, et cela la fit frissonner. — Alors, persuade-le du contraire, mon frère. Rien ne me délivrera du mal. Chapitre 6 Mais quand est-ce qu’il se couche, le soleil, à la fin ? Conrad suit la course du soleil vers l’horizon. Il lui semble qu’il n’a pas bougé depuis la dernière fois qu’il l’a regardé, vingt secondes plus tôt. Puis il étudie le visage fatigué de son frère. — Écoute, Conrad, dit Murdoch. Je ne peux pas faire changer Nikolaï d’avis à ton propos, je pense comme lui. Coopère, et tu verras, la vie vaudra de nouveau la peine d’être vécue. Murdoch a beaucoup changé par rapport à l’humain qu’il était. À l’époque, il était gai ; les femmes le trouvaient charmant. Mis à part toutes les servantes un peu jolies à cent kilomètres à la ronde, il n’avait guère de préoccupations. Je n’avais que des préoccupations, moi, pas un instant à consacrer aux femmes, et pas une once de charme. — Dis-moi ce que tu as fait pendant ces trois cents ans. Je n’ai plus entendu parler de toi depuis la nuit qui a suivi ta mort et ta métamorphose. Il déteste qu’on lui parle de cela. Épée en main, Sebastian et lui ont bataillé pour défendre leur père et leurs quatre sœurs, gravement malades, contre des soldats russes en maraude. Deux, contre des bataillons entiers. Ils n’avaient aucune chance de réussir. Quand Nikolaï et Murdoch sont rentrés, ils ont trouvé cinq victimes de la peste, et deux frères gravement blessés, dont la vie ne tenait plus qu’à un fil. Inconscient, Conrad n’a pu repousser Nikolaï lorsque celui-ci a fait couler son sang de vampire dans sa gorge. Il s’est réveillé monstre. Pas plus que Sebastian, il n’a souhaité être transformé. Transformé en une créature qu’on m’avait enseigné à détester et formé à détruire… — Tu ne veux pas me le dire ? insiste Murdoch. Très bien. Ce soir, je partirai chercher la réponse de mon côté, maintenant que je sais ce que tu étais… — Ce que je suis. Je suis toujours un tueur à gages. Murdoch ravale un soupir d’exaspération. — Regarde-toi. Qui voudrait t’embaucher ? — Va te faire foutre, Murdoch. À entendre son frère, il n’est qu’un pauvre raté. Il se contrefiche de l’avis de Murdoch, mais il ne veut pas que la créature pense la même chose. Celle qui n’est pas réelle. Celle que je suis sur le point de voir. Le soleil est presque couché. C’est une question de secondes, maintenant. À la fenêtre, elle clignote dans les derniers rayons et, peu à peu, il distingue une forme plus nette. — Très bien, dit Murdoch en se levant. Tu peux nous résister parce que tu détestes ce que nous sommes ou ce que nous faisons. Mais ne lutte pas juste par orgueil ou entêtement. Il sourit, et soudain, c’est le Murdoch d’avant qui se tient là, devant lui. — Mais que je suis bête ! reprend-il. Si tu n’étais pas orgueilleux et têtu, tu ne serais pas Conrad Wroth. Sur quoi, il glisse et disparaît. Peu de temps après, Sebastian entre et allume le plafonnier. Un flot de lumière se répand dans la pièce, et la forme disparaît. — Éteins ça ! — Quoi ? Mais pourquoi ? — Ça me fait mal aux yeux. Éteins. Sebastian s’exécute avec un haussement d’épaules, puis s’assoit et allonge les jambes devant lui. — Je comprends la colère que tu éprouves à l’égard de Nikolaï et Murdoch, commence-t-il d’un ton diplomate. Moi aussi, je les ai détestés, tu sais. Pendant longtemps, je n’ai aspiré qu’à me venger. Mais la vie peut redevenir agréable. Encore plus qu’avant, même. — Pour toi, peut-être. Mais moi, ma vie me va très bien. Je n’ai pas envie d’en changer. Rien ne me va dans cette vie… Combien de temps encore avant de la revoir ? — Alors, elle te plaira encore plus lorsque tu la partageras avec celle qui t’est destinée, reprend Sebastian. Ton épouse t’apaisera, t’aidera à trouver la clarté. Moi-même, j’étais au bord du gouffre avant de rencontrer la mienne. Je n’avais plus rien, plus de vrai foyer, plus d’amis, plus de famille. Mais à l’instant où je l’ai reconnue comme mienne, tout cela est redevenu possible. À voir l’expression satisfaite de Sebastian, il est évident qu’il pense à son épouse. Écœurant. — J’aimerais que tu rencontres Kaderin. Bientôt. Dès que tu seras sur pied. Ils parlent comme si ma guérison était acquise. Impossible. Il le saurait, s’il existait un moyen de se défaire de la soif de sang. Personne n’y est jamais arrivé. Mais l’assurance de ses frères le pousse à s’interroger. — Kaderin a… comment dire… pas mal d’expérience avec les vampires déchus, même pour une Valkyrie. — Kaderin la Sans-Cœur ? C’est une tueuse, comme moi. On raconte qu’elle arrache les crocs des vampires après les avoir décapités et qu’elle les attache ensemble pour en faire une collection. J’ai entendu plus apaisant, comme perspective, Bastian. Il fait plus sombre, dehors… La créature apparaît, éclairée dans le dos par une source de lumière opaline. Il ne distingue pas encore ses traits, mais il voit le contour de sa silhouette. Il voit le contour de ses seins. Malgré lui, il reste bouche bée. — Je te l’ai dit, poursuit Sebastian en haussant les épaules. Elle les a beaucoup côtoyés. Ce qui signifie que nous nous battons dans le même camp. Qui sait ? Peut-être que tu auras toi aussi une épouse valkyrie. De plus en plus sombre… La voilà. Même si son image est vacillante, et en noir et blanc, comme dans un vieux feuilleton télévisé, il distingue sa robe, ses bras et ses épaules nues. Elle est de côté – on la dirait assise sur le rebord de la fenêtre, la tête posée contre la vitre. Peu à peu, il se rend compte qu’elle n’est pas entièrement en noir et blanc. Ses ongles, son tour de cou, les liens de son corset sont tous d’un rouge profond. S’agit-il de pétales rouges, dans ses cheveux ? Plus il découvre de détails sur cette silhouette floue, plus il… l’apprécie. Elle est assez petite, mais sa poitrine est généreuse. Dans son dos, Conrad serre les poings. Ses crocs commencent à le démanger, mis en appétit par cette chair rebondie. Il n’a jamais bu aux veines d’une femme… Pourquoi, d’ailleurs ? Il se pose la question, tout à coup. Il distingue le brillant de ses ongles vernis et les reflets des rubans de ses chaussons de danse, noués autour de sa cheville. Une fente, le long de sa robe, monte le long de sa cuisse et révèle un porte-jarretelles. Pour quelque obscure raison, cette vision lui fait hausser les sourcils. Vampire qui n’a jamais rencontré son âme sœur, il ignore ce que sont le sexe et le désir. Les seins et le porte-jarretelles de la créature ne devraient éveiller aucun intérêt en lui. Pourtant… Et puis, pour la première fois… il voit son visage. Et ravale un juron. Il n’a pas rêvé, ce premier soir au manoir. Elle est belle à mourir. De grands yeux bleus constituent une autre tâche de couleur dans cette image en noir et blanc. Son nez est fin, un peu retroussé, et sa peau est lisse, translucide. Ses lèvres sont pâles, mais charnues, en particulier celle du bas. Elle se tourne vers lui, comme si elle sentait son regard, et se lève. Une grâce surnaturelle. Il affiche une expression impassible, mais ne la quitte pas des yeux. Elle penche la tête sur le côté. Est-elle en train de me regarder ? Peut-elle me voir malgré l’obscurité ? Non, elle n’a rien de réel. Il y a une limite entre avoir des hallucinations et entrer en contact avec elles. Une limite à ne pas franchir. On dirait qu’elle marche, mais elle flotte juste au-dessus du sol. Et elle s’approche du lit. Que veut-elle ? Plus près, plus près… Il entend vaguement Sebastian, qui lui demande : — Sais-tu ce qui t’arrivera lorsque ton épouse t’animera ? Ton cœur se remettra à battre, et tu recommenceras à respirer. L’air sera froid et lourd dans tes poumons, mais cette pression te fera du bien si tu ne lui résistes pas. Ensuite, avec quelques encouragements de sa part… ton être tout entier reviendra à la vie. Ce sera comme si un feu était allumé en toi. Un feu allumé. En d’autres termes, il pourrait de nouveau avoir des érections. Mais, contrairement à tous les vampires qu’il a croisés jusqu’à présent, il ne veut pas être animé. Il aime le calme absolu qui règne en lui, et s’y accrochera de toutes ses forces. Mourir n’est pas si terrible lorsqu’on a déjà fait la moitié du chemin… La créature baisse la tête. Elle est tout près, maintenant. Elle pose l’oreille sur ma poitrine ? Elle a entendu Sebastian expliquer l’absence de battements de cœur et a décidé de vérifier par elle-même. Ce qui signifie qu’elle est douée de sensations. Il avait espéré qu’elle serait un esprit dénué d’âme, inconscient de ses actes. Ou qu’elle serait comme lui lorsqu’il s’abandonne à sa soif de sang : agissant instinctivement, sans réfléchir. Au lieu de cela, elle est tout à fait consciente de la situation. Et soudain, sa position gêne Conrad. Enchaîné au lit, à la merci des autres, jamais il ne s’est senti aussi vulnérable. Sauf une fois… De près, il voit des reflets dans sa chevelure spectrale qui tombe en cascade sur ses épaules. Il déglutit, ferme les yeux, attendant de sentir ses cheveux sur son torse. Il ne perçoit que de petites décharges électriques. Il n’a pas mal. Ce n’est pas désagréable. Lorsqu’elle s’éloigne, il soulève à demi les paupières. Elle a la bouche entrouverte, une expression de surprise sur le visage. — Comme c’est étrange… Ton cœur est vraiment silencieux, le fou. Il réprime de justesse un mouvement de recul, parce que le fantôme s’adresse à lui. Ça y est. Il a vraiment perdu la tête. Ses mots lui parviennent lentement, comme s’ils arrivaient de très, très loin, relayés par l’écho. Il les perçoit à peine. Personne d’autre ne pourrait les entendre. Il a l’ouïe dix fois plus fine que ses frères, cent fois plus fine qu’un humain. Il sait qu’elle ne s’adresse pas à lui dans l’espoir d’une réponse. On dirait plutôt qu’elle s’essaie à parler, qu’elle goûte les mots, savoure la façon dont ils roulent sur sa langue. Attends… Elle m’a traité de fou, non ? Il sent la colère monter en lui. Bien que, la plupart du temps, il réagisse comme un animal, il lui arrive parfois, même si c’est très rare, d’éprouver des émotions dont il ne se croyait plus capable – comme la honte. Il y a une limite… Mais est-ce ainsi qu’elle me voit ? — Mais tout cela, tu le sais, n’est-ce pas ? conclut Sebastian dans un soupir. Tu n’es même pas curieux de savoir ce que ça fait d’être animé ? Nous avons été forcés de nous en passer pendant si longtemps… Une épouse pourrait tant faire pour toi. Conrad détourne brusquement son attention du fantôme pour regarder son frère. Tais-toi, Sebastian ! Ne parle pas de ça… Chapitre 7 Sebastian baissa la voix pour poursuivre : — Tu n’as pas envie de mettre de nouveau une femme dans ton lit ? Ce n’est pas comme si tu avais beaucoup d’expérience dans ce domaine. Si tu es comme moi, tu peux les compter sur les doigts d’une main, les fois où… Conrad ne contredit pas son frère. Il serrait les dents, faisant saillir les muscles de sa mâchoire. S’il pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où… Quelle horreur ! pensa Néomi en flottant jusqu’au pied du lit, où elle resta en position assise. Même si, de son côté, elle n’avait pas eu autant d’amants qu’elle l’aurait voulu – pour une danseuse, tomber enceinte était la pire des malédictions –, elle avait largement profité de ceux qu’elle avait eus. Malgré la saleté qui couvrait le visage de Conrad, malgré les cicatrices sur son corps, elle voyait bien qu’il était séduisant. Assez séduisant pour avoir eu la possibilité de mettre une femme dans son lit chaque fois qu’il en avait eu envie. Et Sebastian était bel homme, lui aussi. Pourtant, d’après ce qu’il avait dit, on les avait contraints à l’abstinence. Elle les avait entendus parler de leur petit pays, décimé par une épidémie de peste, dévasté par d’interminables guerres. N’y restait-il donc aucune femme auprès de qui trouver du réconfort ? — Le fou n’est pas un homme d’expérience, murmura-t-elle de sa voix désincarnée, étrange. C’est intéressant. Elle avait encore du mal à parler, mais sentait avec émerveillement que cela revenait, les mots sortant plus facilement à chaque tentative. Dommage que, malgré ses progrès, personne ne lui réponde. Toutefois, parler lui donnait le sentiment d’être plus… réelle. Il lui arrivait parfois de se sentir comme l’arbre qui tombe dans la forêt et que personne ne voit ni n’entend. Puisque personne ne l’avait vue ni entendue depuis sa mort, cela voulait-il dire qu’elle n’existait pas ? Elle soupira et ramena ses genoux contre sa poitrine. Quand la fente de sa robe remonta sur sa cuisse, elle eut l’étrange réflexe de se couvrir les jambes. Mais pourquoi ? Personne ne la voyait et, de son vivant, elle n’avait jamais été très pudique. Bien au contraire. Toute inhibition avait été effacée chez elle dès son plus jeune âge. Elle avait grandi dans un appartement minuscule au-dessus d’un cabaret, élevée par sa maman chérie, qui avait fini par devenir la meilleure danseuse de la troupe. Très tôt, Néomi avait hanté la loge des danseuses, fascinée par leurs soieries, leurs fards, leurs parfums exotiques, envoûtée par les accents sensuels d’une musique sur laquelle elle ne pouvait s’empêcher de se balancer… Bizarre… Elle aurait juré avoir aperçu dans le regard du vampire un éclair de concupiscence. Mais non. Le moment était venu de regarder les choses en face. Soit il la trouvait belle mais refusait de reconnaître sa présence, soit il était exactement comme tous ceux qui avaient mis un pied dans cette maison au cours des quatre-vingts dernières années. Elle eut un petit rire amer. — Si j’avais su que tu pouvais me voir, je t’aurais montré bien plus qu’un porte-jarretelles. De toute façon, Conrad ne s’intéresserait jamais à elle sous cet angle. Pas une fois depuis son arrivée, une semaine auparavant, il n’avait eu d’érection. Était-il impuissant ? Quel genre de « feu » son épouse pourrait-elle allumer, alors ? De tous les sujets abordés par les frères, ce concept d’épouse était bien celui qui l’intriguait le plus. Un peu plus tôt, elle avait entendu Sebastian s’entretenir au téléphone avec la sienne, lui assurant que sa présence ici n’était pas requise, qu’elle devait continuer à travailler avec ses sœurs et qu’il serait bientôt de retour. Le seul fait de parler avec elle avait semblé le mettre dans un état d’intense émotion. Nikolaï avait lui aussi appelé son épouse, une autre Valkyrie prénommée Myst, et lui avait parlé de façon également attentionnée. En revanche, il avait paru nettement moins certain de la guérison de Conrad. En baissant la voix, il avait dit : — Il est possible que nous devions utiliser le cadeau de Riora. C’est qui, cette Riora ? Encore un mystère. La dévotion des deux hommes pour leurs femmes avait ravivé les propres envies de Néomi, car rien n’était plus sexy à ses yeux qu’un homme profondément amoureux. Elle parlait d’envies à propos de son désir, dans la mesure où il s’agissait de quelque chose de différent du désir charnel éprouvé lorsqu’elle était vivante. Elle avait toujours faim de contact physique, mais désormais, le manque était semblable à une stimulation électrique, une charge qui augmentait, encore et encore. C’était un peu comme sentir des picotements, des démangeaisons de partout, sans avoir le moyen de se gratter. Depuis quatre-vingts ans, ces envies s’accumulaient en Néomi. Comme il lui était impossible de les satisfaire, ne fût-ce que partiellement, elle se faisait l’effet d’une bombe à retardement. Une bombe en forme de Néomi affamée de sensualité. Confrontée à cet abîme de frustration, elle avait tendance à se comporter de façon quelque peu… déplacée. Et lorsque les frères de Conrad réapparurent dans la chambre, résister à la tentation lui fut impossible. Quand elle quitte le lit, il attend un instant, puis jette un nouveau regard dans sa direction. Et manque s’étrangler. La pince à billets de Sebastian sort de sa poche et flotte jusqu’à la main ouverte du fantôme. Et à la place, elle dépose… un petit caillou ! Sebastian ne s’aperçoit de rien, même lorsqu’elle emporte la pince à billets. De la télékinésie ? Exactement. Et parfaitement maîtrisée, avec ça. Après un regard suspicieux dans sa direction – aussitôt, il affiche une expression neutre –, la créature s’attaque à sa proie suivante. Elle tourne autour de ses frères. Malgré la rapidité de ses déplacements, il arrive que l’un d’entre eux passe une main ou un coude à travers elle. Chaque fois, elle se fige, puis frissonne de tout son être, comme si elle avait froid. Nikolaï est le suivant. D’un geste de la main, elle fait sortir son téléphone mobile de sa poche. Cette fois encore, elle dépose un petit caillou à la place, avant d’envoyer le téléphone dans un coin de la pièce. Ce petit jeu du chat et de la souris plaît beaucoup à Conrad, qui aimerait la voir dépouiller ces enfoirés. C’est bien plus distrayant que Sebastian et son sermon sur la famille, l’honneur et le pardon. Il se demande où Fantômette emporte son butin. Et pourquoi elle agit de la sorte. Est-ce simplement un jeu ? Ou une compulsion, comme le besoin de tuer qu’il éprouve, lui ? C’est maintenant le tour de Murdoch, et elle tire de sa poche un peigne de femme serti de pierres précieuses. Tiens, tiens. À qui Murdoch destine-t-il pareil bijou ? Elle arbore un sourire ravi devant cette prise. Mmm, ce sourire… Ses yeux brillent, ses lèvres s’incurvent. La découverte d’un trésor ne lui aurait pas fait plus d’effet. Tout en flottant jusqu’au coin de la pièce, elle lève ses bras fins et nus et exécute une pirouette impeccable, puis une autre. Ses jupons se gonflent d’air, il les entend froufrouter. Un pétale de rose s’échappe de sa chevelure et retombe sur le drap, à côté de lui. Son corps svelte, sa façon de bouger, ces chaussons… elle devait être danseuse. Une tantsija. Bien sûr. Lorsqu’elle virevolte une nouvelle fois, elle éclate de rire. Pour une raison qu’il ignore, ce rire arrache un sourire à Conrad. Sourire qui disparaît bien vite, lorsque Sebastian le regarde comme s’il avait complètement perdu l’esprit. Le sourire sans âme d’un fou. Car il est fou – il n’y a là aucun esprit à chevelure de jais cherchant à lui montrer un peu plus que sa jarretelle. Et pourtant, il ne parvient pas à la quitter des yeux, malgré Sebastian, qui recommence avec ses sermons. Comme souvent lorsqu’il est fatigué et souhaite être seul, Conrad répète ce qu’il dit en marmonnant, dans une autre langue. — Nikolaï est rongé par le remords… Ils combattent la Horde depuis trois siècles… Nous pouvons rejoindre leur armée… les éliminer… Tous les vampires ne sont pas mauvais. Il cligne des paupières quand Sebastian se tait. Ce dernier le fixe, les yeux plissés. — Tu n’es pas en train de te parler à toi-même. Tu répètes tout ce que nous disons. En grec, cette fois ! Tu n’étais pas en proie à une hallucination, tu écoutais ! Je me demande ce que tu sais faire d’autre et que nous ignorons, s’exclame-t-il, voyant là des signes d’encouragement. Je peux voir des fantômes. — À ta droite, dit Conrad en estonien, est-ce que tu vois quelque chose de bizarre ? Tu ne vois pas de femme dans la pièce ? Sebastian regarde autour de lui. — Il n’y a que nous quatre dans la pièce, Conrad, répond-il lentement, sur le même ton que s’il expliquait : « Mon frère, il faut que je te dise une chose : le ciel n’est pas vert. Il est bleu. » Fantômette, de son côté, semble en avoir terminé avec les poches de ses frères et paraît plus floue. Est-elle fatiguée ? — Conrad, est-ce que toi, tu vois quelqu’un ? demande Sebastian. Ton espèce est connue pour souffrir de sévères hallucinations… L’hallucination en question est pour l’instant en train d’écouter la conversation que Murdoch et Nikolaï ont en privé, à mi-voix. — Il pue le sang et la boue, dit Nikolaï. Il va mieux, peut-être, mais aux yeux des autres, cela sera difficilement évident. Si jamais nous devons défendre notre plan… Sans prévenir, elle s’installe sur le lit, à côté de lui. Tout près de son oreille, elle demande : — Est-ce vrai, vampire ? Les mots sortent bien plus vite, presque normalement. Il parvient même à distinguer un soupçon d’accent français. — Est-ce vrai que tu pues, le fou ? Je ne sens rien, moi. Mais sale comme tu es… ça paraît logique. Il réalise alors avec acuité que son visage est couvert de sang et de boue séchés, que ses cheveux sont poisseux du même mélange. Le fou. Est-ce ainsi qu’elle le voit ? Comme un fou qu’il faudrait ignorer ? Ou, pire, plaindre ? Oui, c’est bien ainsi qu’elle le voit. Comme un dingue crasseux qui ne connaît rien au sexe. Elle l’a vu cracher du sang. L’a-t-elle vu aussi se frapper la tête contre les murs ? Maudite soit cette lucidité ! Une nouvelle fois, il voudrait pouvoir se perdre dans les souvenirs des autres. Il est plus facile de se laisser engloutir par eux, de haïr, de blesser… Mais la créature installée à côté de lui ancre son esprit dans le présent. L’empêche de fuir. — Ils devraient te donner un bain, murmure-t-elle. Au même moment, Sebastian déclare : — Repose-toi, Conrad. Les hallucinations disparaîtront avant que tu n’aies le temps de… — Laissez-moi ! aboie-t-il. Il a failli dire : « Laissez-nous. » Fantômette s’éloigne aussitôt, réunit son butin, se prépare à partir. Non, pas toi ! Lorsqu’elle disparait avec ses petites affaires, tout ce qui reste d’elle est le pétale, sur le lit. Conrad se penche un peu, pour le toucher. Mais, déjà, le pétale pâlit. Et disparaît. Conrad se met à s’agiter, se débat, tire sur ses chaînes. Je veux qu’elle reste. — Très bien, dit Sebastian en se levant. On y va. Appelle-nous si tu as besoin de quelque chose – si tu as envie de boire. Ils le laissent dans la chambre plongée dans pénombre. — Vous n’avez pas vu mon mobile ? demande Nikolaï en sortant. Avant qu’il ait eu le temps de comprendre pourquoi l’absence du fantôme le touche à ce point il sent les souvenirs de ses victimes jaillir en lui comme une source. Au cours des siècles, il n’a jamais tué de gens honorables. En réalité, il a liquidé de pires monstres que lui. Et leurs souvenirs, désormais siens, lui glacent le sang. Il voit des supplices qu’il n’a pas infligés, des meurtres de femmes et d’enfants qu’il n’a jamais commis. Des regards vitreux, sans vie, le fixent, mais ne le voient pas. Ces souvenirs exigent d’être pris en compte, d’être reconnus. Pour disparaître, tous doivent être revécus, et c’est ce qui le plonge dans la démence. La démence dont il ne pourra bientôt plus sortir. Chapitre 8 Néomi n’avait pas grand-chose à cacher, sur sa sexualité, son corps, ses opinions. Pas grand-chose hormis deux petits secrets. L’un d’eux était son penchant pour le déplacement, ici et là, d’objets qui ne lui appartenaient pas. Dans son studio caché, derrière l’entrée secrète dite « gothique », elle installa ses nouvelles acquisitions sur la grande table. Là se trouvaient les babioles et autres trésors dérobés durant toutes ces années aux habitants de la maison. Il n’y avait pratiquement plus de place sur la table – ce n’était pas si mal, dans la mesure où Élancourt n’avait été occupé qu’un tiers de ces quatre-vingts dernières années. Bientôt, elle devrait utiliser la table basse. Bon, d’accord, je pique beaucoup. Elle ne jetait pas forcément son dévolu sur des objets de grande valeur, mais plutôt sur ceux qui l’intriguaient. Son butin comptait ainsi une télévision à piles (lesdites piles étant depuis longtemps fichues), un soutien-gorge assez récent, un gramophone, et une boîte de préservatifs pour laquelle elle aurait payé une fortune dans les années vingt. Elle avait aussi des pochettes d’allumettes et des doublons de carnaval, des bonbons qu’elle ne margerait jamais, et une bonne dizaine de bombes de peinture confisquées à une bande d’adolescents vandales. À coups de portes qui claquent, de draps qui volent et de tempêtes de feuilles, elle avait fichu une telle trouille aux artistes graffiteurs qu’ils avaient filé sans leur matériel, bien contents de ne pas avoir fait dans leur pantalon. Élancourt, c’était la maison de Néomi, son univers. Elle refusait de passer son éternité à contempler sur ses murs un « art » piètrement pratiqué. Comme un oiseau tapisse son nid de plumes, elle avait récupéré diverses choses à l’extérieur et les avait rapportées dans son repaire. Cette pièce équipée de barres d’exercice, entièrement parquetée et tapissée de miroirs, avait autrefois été son studio de danse. Rien n’avait vraiment changé, en dehors des piles de journaux qui s’accumulaient un peu partout, et des miroirs, modifiés pour s’adapter à sa nouvelle apparence. En d’autres termes, elle les avait brisés. Dans les jours qui avaient suivi sa mort, lorsque les déménageurs avaient apporté des cartons pour y mettre ses affaires, elle avait si ardemment souhaité pouvoir les garder dans cette pièce qu’elles s’y étaient effectivement dirigées. C’était ainsi qu’elle avait découvert son pouvoir : elle pouvait faire bouger les choses à distance, rien qu’en y pensant. Dans une folle précipitation, elle avait ainsi dirigé vers son studio tout ce à quoi elle tenait : ses bijoux, ses vêtements, ses albums de souvenirs, sa réserve d’alcool prohibé, et même son coffre-fort, si lourd. Pourtant, elle ne pouvait rien faire d’autre que regarder toutes ces choses vieillir. Comme sa maison. Elle ne les sentait pas. La douceur liquide de la soie, le chatouillement d’une plume, elle ne percevait plus rien de tout cela… — Bon, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? dit-elle tout haut. L’écho moqueur sembla lui répondre. Seule… seule… seule… Néomi envisagea de se matérialiser dans la chambre du vampire – de glisser là-bas, comme ils disaient. Elle tenta de se convaincre que c’était le silence oppressant qui la poussait à vouloir y retourner, et non le fou lui-même. Mais force lui était de reconnaître qu’il semblait percevoir sa présence mieux que tout autre être ayant pénétré dans Élancourt depuis sa mort. Même fou et sale, quelque chose l’attirait en lui. Et elle avait vraiment très envie de retourner lui parler. Pourtant, elle y renonça. Elle était fatiguée, avait trop puisé dans ses réserves d’énergie pour se déplacer, et déplacer les objets. Elle flotta jusqu’à son lit de camp pour se reposer. Il était dans le studio depuis très longtemps. Même si elle ne sentait ni le lit ni les couverture qu’elle avait jetées dessus, elle dormait là presque toutes les nuits. Dans la mesure du possible, et pour tout, elle aimait faire comme lorsqu’elle était en vie. Sauf quand il s’agissait de passer à travers les murs et de se téléporter, bien sûr. Elle s’installa en chien de fusil à environ trois centimètres au-dessus du lit de camp, prête pour sa rêverie. Néomi appelait ainsi son sommeil spectral, tant il était différent de ce qu’elle avait connu quand elle était en vie. Elle n’était pas obligée de dormir chaque jour. Si elle n’avait pas eu recours à la télékinésie pour autre chose que faire bouger le journal, elle pouvait se passer de son sommeil pendant des jours. Ses réveils étaient instantanés, et en dehors de son énergie retrouvée, rien ne changeait. Elle portait les mêmes vêtements ses cheveux n’étaient pas décoiffés, et elle n’avait jamais plus besoin de se raser les jambes ou les aisselles. D’ordinaire, elle perdait conscience pendant environ quatre heures. Mais ça, c’était jusqu’à la lune d’argent. Chaque mois, la nuit de la lune d’argent, une force incontrôlable s’emparait d’elle et la poussait à danser. Telle une marionnette, elle tourbillonnait sans s’arrêter. Le petit matin la trouvait épuisée et ébranlée, appelant de ses vœux une vraie mort. Il ne restait que trois jours avant la prochaine représentation… Sa mère lui avait toujours dit que la lune d’argent était un porte-bonheur pour les gens comme elles, et c’était pour cette raison que Néomi avait programmé sa grande fête un soir de lune d’argent. « Porte-bonheur » n’était pas le premier mot qui lui venait à l’esprit pour décrire cette soirée destinée à fêter sa réussite et la réalisation de tous ses rêves. À vingt-six ans, Néomi avait acheté seule cette propriété, après avoir réussi à s’extirper du quartier populaire du Vieux Carré dans lequel elle avait grandi, et ce tout en gardant secrètes ses origines très discutables. Ses admirateurs de la haute société n’avaient jamais su que Néomi était la bâtarde d’une immigrée française, ni qu’elle était née dans le Vieux Carré, quartier mal famé s’il en fut. Ils n’avaient jamais fait le lien entre Néomi Laress et Marguerite L’Are, vulgaire strip-teaseuse. Ils n’avaient pas découvert non plus que, pendant quelque temps, elle aussi en avait été une. Après le décès de sa mère, morte de la grippe alors que Néomi venait d’avoir seize ans, elle était à son tour montée sur scène. Avec ses formes déjà très féminines, le bon maquillage et le bon costume, elle passait facilement pour une fille de vingt ans. Les temps étaient durs, et cela payait bien. Elle n’avait pas d’inhibitions particulières, ni de préventions morales contre de tels spectacles. Chacun y trouvait son compte, et cela ne faisait de mal à personne. Elle n’avait jamais eu honte de ce qu’elle faisait, mais s’était abstenue d’en parler, consciente que d’autres n’auraient pas vu la chose sous le même angle qu’elle. Après un an passé à mettre de l’argent de côté, Néomi était partie. Elle avait toujours rêvé de devenir danseuse de ballet. Sa mère s’était saignée aux quatre veines pour lui payer des cours de danse classique, et Néomi avait beaucoup travaillé pour que ce sacrifice ne soit pas vain. Afin de ne pas gâcher tant d’efforts, elle s’y était remise… et avait réussi. Et puis… je suis morte. Elle aurait aimé que Conrad la voie sur scène vêtue d’un costume luxueux, les joues roses de fierté, applaudie par tous. L’aurait-il trouvée jolie ? Elle soupira. Elle ne le saurait jamais. Que serait le lendemain avec Conrad, le tueur vampire au corps puissant et à l’esprit malade ? Pouvons – nous le sauver s’il ne désire pas l’être ? se demanda-t-elle tout en s’abandonnant à la rêverie ? Nous ? Le fantôme n’est pas revenu de toute la nuit. Et il lui en veut. Ce n’est que le lendemain, en fin d’après-midi qu’il sent de nouveau le parfum des roses. Le soleil éclaire la chambre, mais il voit la créature traverse la porte fermée en flottant. Il sait ce qu’il doit chercher, désormais, et comment le chercher – elle comme un message dissimulé dans une image. Elle se comporte comme si elle n’était jamais partie et s’allonge, l’air absent, en travers du lit. Ses cheveux longs se répandent autour de sa tête, leur noir brillant contrastant fortement avec le blanc du drap. Sa poitrine diaphane est à peine contenue par le corsage de sa robe. Elle est pardonnée. Puisqu’elle ne peut l’animer, alors pourquoi se spectacle le captive-t-il à ce point ? Pourquoi ses crocs sont-ils douloureux ? Il persiste à se demander s’il s’agit d’un fragment de mémoire, d’une hallucination ou d’un spectre. Mais la thèse du fragment de mémoire ne le convainc pas – elle correspond trop à ce lieu, à cette situation. Et si elle n’est que le fruit de son imagination, pourquoi imagine-t-il une femme à l’opposé de celles qui l’attirent d’ordinaire ? Il aime les filles de type nordique, grandes, blondes, aux joues rougies par la vie en plein air. Mais elle est frêle, pâle, mesure à peine plus d’un mètre cinquante, et ses cheveux sont noirs comme la nuit. Au cours de sa rude vie d’humain, il ne lui aurait guère adressé plus qu’un regard apitoyé, certain qu’une créature aussi délicate ne survivrait pas à l’hiver dans leur pays déchiré par la guerre. D’ailleurs, elle n’a pas vécu très longtemps. Elle semble avoir à peine plus de vingt ans. Si les spectres naissent dans la violence, qu’a-t-il pu lui arriver pour qu’elle meure si jeune ? Elle ne serait pas morte si elle avait eu un protecteur puissant. J’étais puissant. Il étouffe un grognement. Elle aurait été en sécurité, avec moi. À sa façon un peu rude, il aurait en tout cas tenté de la protéger. Après tout, il était officier, noble, et cela voulait dire quelque chose – du moins jusqu’à ce qu’éclate la grande guerre du Nord. Peut-être l’aurait-elle accepté. Seigneur, avoir pareille femme pour épouse… la prendre chaque nuit… Il imagine très bien ce que cela aurait été. Pendant la journée, ses cauchemars ont été remplacés par d’étranges rêves dans lesquels il lui tient les bras au-dessus de la tête et s’allonge sur son petit corps lascif. Il y a une ligne à franchir… il y a une ligne à franchir… Est-il possible que cette femme soit réelle ? Cela signifierait non seulement que le fantôme n’est pas le fruit de son imagination, mais aussi que, depuis trois jours, il n’a pas eu une seule hallucination. Il n’a pas connu de tel répit depuis au moins cent ans. Faut-il comprendre par là qu’il est en train de… guérir ? Brusquement, il se souvient enfin de ce qu’il regrettait, de ce qu’il convoitait si intensément… Sebastian et Nikolaï entrent, le visage fermé. Pourquoi Nikolaï tient-il une seringue ? — Pourquoi encore une piqûre ? demande-t-il d’une voix grave, menaçante. Je n’ai rien fait. — Non, mais nous redoutons que tu fasses quelque chose, répond Nikolaï. Nous devons te sortir de la chambre, et cela te permettra de ne pas te blesser. Lorsque Nikolaï approche, Conrad hurle : — Éloigne cette putain de seringue ! Non ! Il refuse de perdre conscience, refuse que cela se reproduise. Je ne veux pas qu’elle me voie comme ça. — Que le diable t’emporte ! J’ai dit non ! Chapitre 9 La façon dont Conrad lutta contre ses frères stupéfia Néomi. De la tête, il frappa Sebastian, tandis que ses crocs manquaient d’arracher la main de Nikolaï. Au bout du compte, cela ne servit à rien. Ils lui firent une nouvelle piqûre. Juste avant de perdre pied, Conrad regarda dans sa direction, sourcils froncés, mâchoires serrées, et le voir ainsi la désola. À quel moment exactement ma curiosité est-elle devenue de l’intérêt ? Ses frères l’avaient traité comme un animal, parce que c’était ainsi qu’il s’était comporté ces derniers jours. Elle comprenait qu’il soit nécessaire de le maintenir entravé. Une telle puissance physique pouvait s’avérer dangereuse si on la laissait libre. Mais son état s’était tellement amélioré… et ils n’avaient pas voulu en tenir compte. Tandis que Nikolaï et Sebastian le guidaient en direction de l’immense salle de bains, Conrad, yeux mi-clos, docile et pieds nus, se mit à parler de sa voix grave, étrange. Il avait toujours les poignets liés dans le dos. Sans doute avaient-ils l’intention de le laver. Curieuse, elle les suivit. Le second secret de Néomi ? Depuis qu’elle était devenue fantôme, elle s’adonnait fréquemment au voyeurisme. Il lui était déjà arrivé de regarder un homme prendre sa douche, mais jamais, jusque-là, elle n’avait été aussi curieuse de découvrir un corps. Tandis que Sebastian réglait la température de l’eau et sortait un savon de son emballage, Nikola arracha ce qui restait de la chemise de Conrad. De son poste d’observation à mi-chemin entre le plancher et le plafond, Néomi soupira, admirant le physique de Conrad. Elle ne s’était pas vraiment rendu compte de sa taille imposante, l’ayant vu essentiellement couché. Debout à ses côtés, elle aurait l’air minuscule. Ses hanches étroites et ses épaules carrées semblaient faites pour qu’une femme puisse s’y agripper pendant l’amour. Ses mains menottées dans le dos étiraient les muscles de ces mêmes épaules ainsi que ses pectoraux, les offrant au regard. Il n’était que virilité, avec toutes ces cicatrices qui marquaient sa chair, comme celle, assez fines qui remontait sur son torse. Elle commençait à trouver séduisants les stigmates de cette existence formidable, imaginait même un scénario pour chaque blessure. Elle avait vu Conrad se battre avec une férocité qui l’avait étonnée. Elle n’avait aucun mal à l’imaginer brandissant une épée, trois siècles plus tôt robuste seigneur de guerre combattant sans peur. Un vilain pansement, sur son bras, attira l’attention de Néomi. Sebastian lui aussi fronça les sourcils en voyant le bandage. Il l’ôta, découvrant une blessure étrange, noircie. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il. On aurait dit que Conrad avait été attaqué, mordu par une bête féroce, et que la peau, autour de la marque, était morte. Mais si les estafilades sur sa poitrine s’étaient refermées, pourquoi cette blessure-là n’était-elle pas guérie ? Nikolaï plissa les yeux. — Avec sa force, il aurait dû cicatriser facilement, et depuis longtemps. Peut-être faut-il la nettoyer. — Seigneur, regarde toutes ces cicatrices, Nikolaï ! — J’ignorais qu’il avait été touché autant de fois, répondit ce dernier en contournant Conrad pour examiner son dos. — Peut-être ces cicatrices datent-elles d’avant la guerre, dit Sebastian en défaisant la ceinture de Conrad pour la lui retirer. Réfléchis, on ne le voyait jamais sans sa chemise, et il disparaissait régulièrement, seul. Il aurait pu être un bandit de grand chemin que nous n’en aurions rien su… Devant l’expression de Nikolaï, il se tut. — Quoi ? — Viens voir ça. Néomi suivit Sebastian et regarda le dos de Conrad. Tous trois affichèrent une moue impressionnée devant le tatouage sophistiqué qui recouvrait la totalité de son omoplate droite. C’était un dessin peu ordinaire, fait à longs traits rapides. Un dessin fascinant, d’une certaine manière. — Ce ne serait pas le symbole du Kapsliga Uur ? C’est quoi, le Kapsliga Uur ? Et pourquoi blêmissent-ils à sa simple évocation ? — C’est impossible, déclara Nikolaï d’une voix qui manquait d’assurance. Nous l’aurions su. Ils recrutent leurs adeptes très jeunes. Conrad n’aurait pas pu nous cacher son appartenance à l’ordre pendant deux décennies. Apparemment perdu dans son propre univers, Conrad continuait à marmonner. Il ne semblait pas s’être rendu compte de ce que ses frères venaient de découvrir. — Il faisait toujours cavalier seul et éludait les questions quand on lui demandait où il était et avec qui… reprit Nikolaï. Mon Dieu ! Il chassait les vampires avec les Kapsliga. Pas étonnant que la transformation l’ait rendu fou. — On l’a entraîné à haïr les vampires et à les tuer dès son plus jeune âge, dit Sebastian. — Et moi, je l’ai transformé en ce qu’il méprise le plus au monde, termina Nikolaï dans un soupir douloureux. Quelles souffrances il a dû endurer ! — Et leur serment ? Quel serment ? Nikolaï pâlit encore un peu plus, si c’était possible. — Conrad a beaucoup de défauts, mais il n’a jamais rompu un serment. À moins que ce ne soit arrivé avant qu’il ait treize ans… Avant que quoi ne soit arrivé ? Les deux frères restèrent silencieux un long moment. Sur le visage de Sebastian, on lisait l’inquiétude ; sur celui de Nikolaï, le remords. — Il avait voué sa vie à une cause plus importante que lui. J’aurais dû… j’aurais dû lui parler. J’aurai dû lui donner – vous donner à tous les deux – le choix, cette nuit-là. — Je n’aurais pas choisi la transformation, dit Sebastian. Mais alors, je n’aurais pas rencontré Kaderin. Il parlait comme s’il avait échappé à la pire des catastrophes. Visiblement, son épouse était tout pour lui. — De toute façon, reprit-il, Conrad n’était pas en état de choisir. Il était trop mal en point. Les soldats l’avaient éviscéré avant moi, des heures avant que Murdoch et toi n’arriviez. Je ne pense pas qu’il aurait repris conscience. Néomi flotta jusqu’à Conrad, se plaça face à lui. Il avait été poignardé au ventre, et elle, au cœur. Ensuite, contre leur volonté, ils avaient tous deux été transformés en des êtres radicalement différent de ce qu’ils étaient jusque-là. Aucun d’eux n’avait demandé à vivre ce qu’il vivait aujourd’hui. Il avait été un héros, sacrifiant sa vie à une cause qui le dépassait. Elle soupira, approcha la main de sa joue pour le caresser doucement. Que t’est-il arrivé en ce bas monde, vampire ? — Jamais il n’acceptera son sort de vampire si nous ne parvenons pas à le convaincre que nous ne sommes pas l’incarnation du mal, dit Sebastian. — Nous ne pourrons le convaincre de rien du tout tant que son esprit ne sera pas en meilleur état. Finissons-en avec le bain, pour l’instant. Ils lui retirèrent son pantalon. Il était nu. Néomi vacilla légèrement. Le fou est superbe. Son regard glissa vers son nombril, suivit le chemin de poils sombres. Mazette. Même au repos, il affichait une taille impressionnante. — Conrad, regarde-moi, dit Nikolaï en agitant une main devant le regard vide de son frère. Conrad cligna des yeux, regarda autour de lui comme s’il ignorait où il se trouvait et comment il était arrivé là. — Désires-tu te laver ? demanda Nikolaï. Nous pouvons t’attacher les mains par-devant. Conrad secoua la tête, comme pour chasser la confusion qui régnait dans son esprit, et ralentit le débit de son soliloque. Une étincelle s’alluma dans son regard rouge. Il est en train de mijoter quelque chose. Enfin, il lâcha d’une voix rauque : — Seul. Les deux frères échangèrent un regard. À n’en pas douter, ils passaient en revue tous les moyens qui empêcheraient Conrad de s’échapper. — Très bien, dit Nikolaï. Conrad tendit les bras dans son dos, et Nikolaï lui retira les menottes, pour les lui remettre aussitôt, devant. Puis il rallongea la chaîne afin que Conrad ait une plus grande liberté de mouvement. Comme ce dernier ne tentait pas de s’enfuir, Nikolaï et Sebastian se regardèrent de nouveau, visiblement convaincus que Conrad faisait beaucoup de progrès. Ce qui, supposa-t-elle, était le cas. — Je t’ai laissé une serviette et des vêtements propres sur le porte-serviettes, dit Sebastian. Ils devraient être à ta taille. Mais si ce n’est pas le cas, nous en avons apporté plein d’autres… — Seul ! aboya Conrad. Lorsque, enfin, ils se retirèrent, il pénétra dans la cabine de douche. Toujours face à elle, il se plaça sous le jet et laissa l’eau couler le long de son dos. Le médicament semblait l’avoir épuisé, ses mouvements étaient lents, lourds, maladroits, mais l’eau qui glissait sur son corps parut lui procurer un réel soulagement. S’il savait comme je l’envie ! Il prit le savon, le huma et, satisfait, le fit mousser sur son visage, adossé contre le carrelage pour que l’eau coule cette fois sur le devant de son corps. Elle ne pouvait rien faire d’autre que regarder, car tandis que le sang, la saleté et les marques sombres disparaissaient de son corps en un ruissellement épais et sale, un visage magnifique apparaissait. Non, pas seulement magnifique. Pas simplement beau. Extraordinaire. Elle savait qu’il avait des traits plaisants, mais n’avait pu passer au-delà des yeux au rouge surnaturel et de la saleté pour apprécier ses lèvres charnues et larges, sa mâchoire si masculine, et son nez fort, aristocratique. Un petit peu pompette. Voilà comment elle se sentait devant ce visage propre et ce corps dénudé avait entendu des femmes raconter leur rencontre avec un homme si beau qu’elles en avaient eu le souffle coupé. Maintenant, elle comprenait ce qu’elles avaient voulu dire. Elle réalisa que, de tous les hommes qu’elle avait déjà observés à leur insu, aucun ne s’était avéré aussi sexy que celui qui lui faisait l’honneur de se prélasser sous sa douche en ce moment même. Il se savonna la poitrine et les aisselles, ses pectoraux roulant sous sa peau. Puis le savon descendit. Elle déglutit. Encore un peu plus bas… Continua-t-elle à respirer tandis qu’il se lavait l’entrejambe, ses grandes mains abîmées passant et repassant sur sa longue verge sans sembler y prêter attention, alors qu’elle était au bord de l’apoplexie ? Elle n’en était pas sûre. Est-ce que je tremble ? En quatre-vingts ans, jamais elle n’avait eu envie de toucher quelque chose autant que ce corps. Elle savait qu’elle ne le sentirait pas, mais c’était plus fort qu’elle. Les mains de Conrad s’immobilisèrent brusquement sur son sexe, et son beau visage rougit. Son regard se posa directement sur Néomi, avant de glisser au-delà. On eût dit un homme réservé, inexpérimenté, qui se rend soudain compte qu’il se lave devant quelqu’un. Néomi écarquilla les yeux. Merde, mais il me voit ! Elle fit la moue. Ce qui signifie qu’il… m’ignore. — Vampire, regarde-moi. S’il te plaît, parle-moi. Mais il ne réagit pas. Le seul homme sur terre avec lequel elle avait une chance de communiquer refusait de lui parler. Bien… — Est-ce que tu me trouves jolie, Conrad ? Belle, même ? Après tout, tu me vois, non ? Et je sais que tu m’entends, aussi. D’ailleurs, je vais te le prouver, tout de suite. Tu oses mépriser une femme qui gagnait sa vie en distrayant les hommes comme toi ? Mais tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça. Peu de gens savaient qu’une seconde raison avait poussé Néomi à quitter la voie tracée par sa mère et à poursuivre son rêve de ballet. Mettre l’eau à la bouche des hommes en jouant la femme fatale, faire d’eux des bêtes baveuses, béates et hypnotisées, elle avait trouvé cela trop… facile. D’un petit rire de gorge et d’un bout de langue passé sur sa lèvre supérieure, Néomi pouvait faire plonger un homme respectable en direction de son chapeau pour couvrir une érection inopinée. Trop facile. Néomi avait toujours aimé les défis. Avec un sourire coquin, elle décida qu’il était temps de s’inspirer de son passé interlope, temps de ranger les carabines à bouchon et de sortir l’artillerie lourde. Et elle possédait un arsenal caché dont il n’imaginait même pas l’étendue. Chapitre 10 — Je n’ai peut-être pas été assez… stimulante ? lâcha Néomi dans un souffle. Pourtant, je t’ai promis que je te montrerais plus que mon porte-jarretelles si tu me voyais, n’est-ce pas, vampire ? Lentement, elle tira sa jupe vers le haut, froissa l’étoffe dans son poing. — Figure-toi que j’ai une petite idée de ce que les hommes aiment… voir. Lorsqu’elle découvrit la dentelle marquant le haut de ses bas, elle reprit : — Toujours pas assez stimulant ? Peut-être que Conrad aimerait voir ma culotte, plutôt ? Au moment de dévoiler le dessous de soie, elle flotta jusqu’au coin de la pièce le plus éloigné de Conrad. Il lui faudrait se tourner complètement pour la voir. — La ligne… la ligne, murmura-t-il précipitamment. Il devait parler d’une ligne qui les séparait et ne devait pas être franchie. — Oui, Conrad, la ligne ! Franchissons-la ! Mais peut-être faut-il que je fasse le premier pas ? Très bien, soupira-t-elle. Tu es dur en affaires, mais je me sens un peu trop habillée pour la circonstance, de toute façon, et dans la mesure où tu es si délicieusement nu… Le corps de Conrad se redressa brusquement, se tendit. Les muscles roulèrent sous la peau de ses épaules. — Me voilà, dans le coin, je délace ma robe, dit-elle d’une voix rauque de sensualité, sur fond d’étoffe froufroutante. Lentement, très… très… lentement… Ne venait-il pas de pousser un grognement ? Elle avança un peu, pour agiter sa robe dans son champ de vision, puis la fit disparaître. Comme un leurre destiné à un animal. De nouveau, il émit un grognement, comme s’il s’avouait vaincu, puis il regarda dans sa direction. Sa bouche s’ouvrit… et ne se referma pas. Elle lui tournait le dos et le regardait par-dessus son épaule, vêtue en tout et pour tout de son porte-jarretelles, de ses bas et de sa culotte noire. — Je le savais, vampire, dit-elle avec délices. Le regard de Conrad s’attarda quelques instants sur son visage, avant de descendre le long de son dos, jusqu’à ses fesses, puis ses jambes, avant de remonter lentement. — Retourne-toi, pour moi, dit-il enfin d’une voix cassée. Son accent avait-il déjà été aussi prononcé ? Il lui parlait. Pour la première fois en quatre-vingts ans, quelqu’un lui adressait la parole. Elle en tremblait de joie et de reconnaissance, auxquelles se mêlaient l’euphorie et le désir devant le regard enflammé qui la parcourait. Elle se tourna pour lui faire face, les bras croisés sur la poitrine, sans timidité, mais sans provocation non plus. Il se passa une main sur le visage. — T… tes bras, maintenant. Debout contre le mur, elle retira un bras, puis l’autre, les leva au-dessus de sa tête. Le regard rivé sur ses seins, il serra et desserra les poings à plusieurs reprises, comme s’il s’imaginait en train de les pétrir. Elle sentit un frisson la parcourir lorsqu’il passa le bout de sa langue sur ses crocs. Ses yeux rougeoyaient comme des braises. — Tu croyais que je bluffais ? Sans lever les yeux, il acquiesça d’un mouvement de tête, comme s’il ne se sentait pas capable de parler. — Je ne bluffe jamais. Et puisqu’il a fallu que je me dénude pour te prouver que tu me vois, rince-toi l’œil, Conrad. Lorsque, enfin, il leva les yeux et croisa son regard, elle pencha la tête sur le côté et lui adressa un sourire enjôleur. — Juste une petite question : pourquoi m’avoir ignorée ? — Parce que tu n’es pas… tu n’étais pas réelle, répondit-il avant de grimacer, comme s’il trouvait sa réponse idiote. Il l’avait prise pour une hallucination ! Pauvre vampire ! S’il l’avait ignorée, c’était uniquement pour se protéger et ne pas sombrer dans la folie. — Est-ce que tu veux que je sois réelle ? Elle s’éloigna du mur, avança vers lui, sans le quitter des yeux. Il ne sembla pas s’apercevoir qu’elle approchait. Le jet de la douche coulait toujours. — Je m’appelle Néomi, susurra-t-elle. — Néomi, répéta-t-il d’un ton absent. Tu n’as pas froid aux yeux. Elle secoua la tête, faisant glisser sa chevelure sur ses épaules, puis sur sa poitrine. Lorsque les boucles frôlèrent le bout de ses seins, le regard de Conrad descendit de nouveau. — Je ne vais pas regretter de m’être déshabillée, quand mon vampire m’offre un regard aussi… envoûtant. Elle vit sa pomme d’Adam monter, puis redescendre tandis qu’il déglutissait. — Je… t’envoûte ? Elle fit oui de la tête. — Aimerais-tu que je te rejoigne ? Il se rembrunit. — Pourquoi voudrais-tu faire une chose pareille ? — Parce que là, tout de suite, tu es l’homme que j’aime le plus au monde. Un fantôme à demi nu, doté d’une poitrine généreuse et ferme, veut le rejoindre sous la douche. Et il n’a pas la moindre idée de ce qu’il est censé faire. Il a des bouffées de chaleur, il grince des dents. Il n’a aucune expérience dans ce domaine, alors comment savoir ? Il est né et a été élevé dans un milieu conservateur. Adulte, il ne s’est jamais déshabillé, encore moins lavé, devant une femme. Et voilà que Néomi se tient devant lui, vêtue en tout et pour tout de son porte-jarretelles, de ses bas et d’une petite culotte très coquine, noire, bordée d’une dentelle de la même couleur qui laisse exposée en partie la courbe généreuse de ses fesses. Ses magnifiques seins nus s’offrent fièrement à son regard. Elle se comporte avec le plus grand naturel, comme s’ils étaient mari et femme. Et je ne connais même pas son nom de famille. Incapable de s’en empêcher, il la parcourt une nouvelle fois d’un regard appuyé, affamé. Ses courbes sont étonnamment nettes, ses jambes toniques, musclées, sa silhouette élancée. Elle a un corps de danseuse, avec des hanches à peine marquées, et une taille si fine qu’il doit pouvoir en faire le tour de ses deux mains. Et ces seins… Il secoue la tête. Elle est trop jolie. Une beauté à demi nue qui atterrit dans sa douche ? Dans sa vie ? Cela ne cadre tout simplement pas avec l’existence qu’il mène depuis des siècles. — Tu n’es probablement pas réelle. Quand elle sourit, il maudit sa maladresse. Il aimerait avoir l’aisance de Murdoch avec les femmes. Jamais auparavant il ne lui a envié cela, même après avoir découvert, assez jeune, qu’il n’avait guère de charme. — Est-ce que tu vois souvent des choses qui ne sont pas réelles ? — Tous les jours. Mais, après tout, si elle est vraiment réelle… — Viens. Si tu en as envie. Elle flotte jusqu’à lui sans baisser les yeux. Son regard bleu est sensuel, porteur de promesses. Envoûtant. Il réalise que son corps se tend vers elle, de son propre chef. Elle entre dans la cabine de douche. L’eau ne la mouille pas, rebondit sur elle comme une multitude d’étincelles semblables à des paillettes. Un rêve. Un rêve érotique. Est-il réellement possible qu’il se trouve nu sous une douche avec une danseuse presque nue elle aussi ? Profites-en. Et comment, bordel ? Il n’éprouve aucun désir. Il n’a pas d’érection. Et… c’est un fantôme ! Cela ne semble pas arrêter la créature. Il perçoit l’énergie qui se dégage d’elle par vagues, cogne contre lui et repart. — Le fou a un corps magnifique, n’est-ce pas ? dit-elle en français. Si puissant, si viril… Il sent cette chaleur sur sa nuque, de plus en plus familière. — Cesse de m’appeler ainsi. — Donc, tu parles français, en plus de toutes les autres langues que je t’ai entendu utiliser. Il hoche la tête, et elle reprend : — Comment veux-tu que je t’appelle, alors ? Conrad le Dément ? Conrad le Dingue ? Ou alors, je pourrais dire « mon vampire » ? J’ai dans l’idée que cela te plairait, ajoute-t-elle plus doucement. Comment fait-elle pour lire ainsi en lui ? — Si tu m’entends, murmure-t-elle, et si tu me vois, je me demande si d’autres choses sont possibles, et lesquelles… Peut-être puis-je… peut-être puis-je essayer de te sentir ? Je ne sens rien, tu comprends. Mes mains passent à travers tout ce qu’elles rencontrent. Il y a dans sa voix une faim, un désir qui le bouleverse. Elle ne peut rien toucher, il ne peut pas avoir d’érection. Mais au moins connaît-il encore certains plaisirs – le goût du sang sur sa langue, l’euphorie d’un vent de tempête. — Peut-être qu’en me concentrant vraiment, peut-être qu’avec toi… je pourrai sentir. Devant lui apparaît une main fragile et pâle aux ongles sombres et brillants. Un pétale est posé sur son poignet. Il tombe, disparaît. — Est-ce que je peux essayer de te toucher ? Au moins pose-t-elle la question, cette fois. — Fais comme bon te semble, répond-il d’une voix rauque. Sa main se met à trembler en approchant. Un frisson électrique parcourt Conrad. Peut-elle le sentir ? Souhaite-t-il réellement qu’elle le fasse ? Oui, bon Dieu, oui, il le veut. Mais la main passe sans heurt à travers sa poitrine. Il sent un léger chatouillis à l’endroit où elle passe, provoquant la tension de ses muscles, mais aucune sensation de contact. On dirait qu’elle s’affaisse, accablée par la déception. Elle essaie une nouvelle fois, et sa main passe encore à travers le torse de Conrad. Il sent le même chatouillis, qui n’est pas complètement désagréable. — J’aurais dû m’en douter, lâche-t-elle tristement. Il n’aime pas cette tristesse. Il a le sentiment de l’avoir déçue. Après un toussotement, il propose, hésitant : — Je pourrais essayer de… te toucher, moi. Aussitôt, le visage de la créature s’éclaire. Et c’est lui qui a provoqué cela. Si facilement ? — Où aimerais-tu me toucher, Conrad ? Il ne peut empêcher son regard de s’arrêter sur ses seins. — Alors, touche-les, murmure-t-elle, prononçant chaque mot avec une sensualité provocante. L’énergie qu’elle dégage le déstabilise. D’étranges envies l’assaillent. Il n’a pas seulement envie de la toucher là, il veut aussi embrasser cette chair jusqu’à ce qu’elle s’agrippe à lui, passer sa langue sur ses mamelons dressés. Aimerait-elle cela ? Est-il capable de la faire gémir ? Il se rend compte soudain qu’il la pousse peu à peu contre la paroi carrelée de la cabine de douche, comme mû par le besoin de lui faire un rempart de son propre corps, pour l’empêcher de s’en aller. Elle aurait pu flotter à travers la paroi, mais elle le laisse faire. Il lève un genou contre sa cuisse et passe ses mains enchaînées au-dessus de sa tête. Dans cette position, il plonge le regard dans les yeux les plus charmants qu’il ait jamais vus. Il a le sentiment qu’une brise a ouvert un chemin dans son esprit à travers le brouillard des souvenirs et de la confusion, un chemin qui se précise lorsqu’il regarde ce visage. Il se sent concentré… Tout semblait plus clair, à présent. Ses pensées étaient plus nettes, elles aussi. Parfaitement distinctes les unes des autres. Et Conrad voulait comprendre pourquoi. Cela venait-il d’elle ou de la drogue qu’on lui administre ? Qu’était-elle pour lui, exactement ? Une idée vint titiller sa conscience, mais il la repoussa. Les paupières de Néomi s’alourdirent, sa respiration devint plus rapide, comme si elle s’abandonnait à cet instant de douceur. Elle était petite, et parfaite. Et malgré le regard rouge de Conrad, malgré son corps imposant et couvert de cicatrices, elle posait sur lui un regard… affamé. Un fantôme pouvait-il éprouver du désir ? Elle n’était pas seulement un fantôme – créature avec laquelle il n’avait pas d’expérience –, elle était aussi une femme sensuelle – créature avec laquelle il n’avait pas non plus d’expérience. Conrad avait envie de la toucher parce qu’elle était les deux. Il déglutit bruyamment et avança lentement les mains vers ces seins si tentants. Ne venait-elle pas de se cambrer ? Il couvrit le contour de sa poitrine de ses grandes mains, mais ne sentit que le même petit chatouillis électrique. Il la vit baisser les yeux, comme pour vérifier sa réaction. Honteux de ne pas être en érection, il retira ses mains, les laissa tomber. — Je ne suis pas excité, dit-il en reculant sous le jet de la douche. Cela fait trois cents ans que je ne l’ai pas été. — Tu n’as pas envie de l’être ? — Veux-tu que je le sois ? — Oui, répondit-elle avec un sourire. Je me disais que ce serait plutôt chouette à voir. Il avait été si fier, autrefois. Aujourd’hui, une créature qui ne possédait même pas de corps parvenait à lui faire éprouver de la honte. — Seule une femelle particulière pourra m’attirer de nouveau vers la vie. Je parle d’une femelle en chair et en os. Donc pas de toi. — Tu parles de ton épouse ? — Sois soulagée de ne pas être celle qui m’est destinée. Mais était-il bien sûr de penser ce qu’il disait ? Maintenant qu’il avait l’esprit un peu plus clair, il se posait la question. Ce soir, Conrad s’était rappelé ce qu’il convoitait tant autrefois, ce qu’il avait amèrement regretté de ne pas posséder. Je voulais une femme qui m’appartienne. Une femme qui aurait été sienne et qu’il aurait pu protéger. Dans sa vie de mortel, il n’avait cessé de rechercher cela. Et si cette créature était la femme que le destin lui réservait ? Sous le jet, sa blessure au bras redevint sensible. Si la malédiction disait vrai… Ce fantôme minuscule était-il l’être vers qui sa vie l’avait amené ? Il se souvint du frisson qui l’avait parcouru lorsqu’il avait entendu Nikolaï prononcer le nom de sa maison. Conrad avait été installé de force ici. Dès le début, il avait senti qu’il s’engageait sur un funeste chemin. La réalisation de son rêve entraînerait la perte de la créature. — Il ne faut plus que tu t’approches de moi. Pour ton bien. Je dois quitter cet endroit à tout prix. Elle fronça les sourcils. — Je ne suis pas sûre d’y arriver, vampire. Nikolaï entra soudain, suivi de Sebastian. — Que se passe-t-il ? Conrad plongea devant elle, montrant les dents à ses frères. La fureur bouillait en lui à l’idée qu’elle se trouve nue dans la même pièce qu’eux. À l’intention de Néomi, il émit un grognement plus doux, presque un sifflement, par-dessus son épaule. — Va-t’en. Immédiatement. — Mais ils ne me v… — J’ai dit immédiatement ! hurla-t-il. Elle ferma les yeux devant la violence de son cri. Son image clignota, puis disparut. Il lui avait fait peur. Il fallait qu’il lui fasse peur. — Mais enfin, que se passe-t-il, Conrad ? demanda Nikolaï, prêt à lui planter une nouvelle seringue dans le bras. Non, pas une autre dose, ce n’est pas possible. Il devait réfléchir à ce qui venait de se produire avec la femelle. Se prenant la tête dans les mains, il ravala sa fureur avec difficulté, ravala les souvenirs qui accompagnaient la colère. Nikolaï hésita. C’était lui qui avait dit à Conrad qu’il pouvait maîtriser ses souvenirs. Et telle était son intention, là, tout de suite… Les secondes s’écoulèrent… Maîtrise-toi. Il y parvint sans doute, au moins en partie, car Nikolaï rempocha la seringue. — Tu as eu le dessus, dit Sebastian fièrement. C’est une première étape. — À qui parlais-tu ? demanda Nikolaï, plus circonspect. — Laissez-moi m’habiller, répondit Conrad d’un ton las, le corps fatigué par les batailles de l’esprit. Vous ne me croiriez pas si je vous le disais. Maintenant que le fantôme était parti et que son odeur s’était dissipée, Conrad avait lui aussi des doutes sur ce qui venait de se passer. Ses frères n’insistèrent pas. Hésitants, ils finirent par quitter la salle de bains pour attendre devant la porte. Conrad arrêta l’eau, s’essuya. Pour la première fois en trois cents ans, il décida d’observer son reflet dans le miroir. Barbe naissante, yeux rouge sang, cheveux trop longs et mal coupés. Son apparence le mettait mal à l’aise lui-même. Et pourtant, c’était plutôt mieux par rapport à ces derniers jours. Il réprima un juron. Humain, il n’avait jamais accordé beaucoup d’importance à son apparence. Mais il n’avait jamais cherché à impressionner qui que ce soit non plus. Il enfila le pantalon que ses frères avaient laissé pour lui. En revanche, impossible de mettre la chemise, avec les menottes. Il envisagea de régler leur compte à Nikolaï et Sebastian, mais il était trop faible. Et puis, il avait une meilleure idée. — Qu’est-ce qui t’a mis dans un état pareil ? demanda Sebastian lorsqu’il sortit de la salle de bains. Il faut qu’ils pensent que je suis sur le chemin de la guérison. — Rien. Suis-je sur ce chemin ? Il obéirait à ses frères, jusqu’à ce qu’il trouve un moyen de leur échapper. Lorsque Sebastian lui montra une bande de gaze avec un regard interrogateur, Conrad hésita, puis tendit son bras blessé. — Comment t’es-tu fait cela ? demanda Nikolaï tandis que Sebastian lui refaisait un pansement. — Accident du travail. Avec les compliments de Tarut, un démon onirique ancien et puissant qui travaillait avec les Kapsliga. Depuis des siècles déjà, Conrad et lui cherchaient à se tuer l’un l’autre, mais aucun n’y était jamais parvenu. Pourtant, à peine deux semaines plus tôt, Tarut avait remporté une victoire cruciale. Il avait marqué Conrad de ses griffes. Si ce que l’on racontait à propos des démons oniriques était vrai, chaque fois que lui et le démon s’assoupissaient en même temps, Tarut pouvait récupérer dans l’esprit de Conrad des indices sur l’endroit où celui-ci se trouvait. Conrad avait toujours pensé que la malédiction de la marque relevait du folklore et que les démons s’en servaient pour effrayer leurs ennemis. Mais la blessure refusait de se refermer. Et ce n’était là que la première partie de la malédiction. Selon la légende, il ne pourrait guérir que lorsque le démon serait abattu, ou quand il verrait se réaliser à la fois son rêve le plus cher et son pire cauchemar. — Il faut avoir un rêve pour le perdre, avait dit Tarut lors de leur dernier affrontement. Il était tout à fait possible qu’un rêve se dessine à l’horizon pour Conrad, justement. Il retint un frisson. La réalisation de mon rêve entraînera la perte de la créature. — Tu as bien meilleure mine, après cette douche, dit Sebastian. Tu es indéniablement plus lucide. Il répondit d’un haussement d’épaules. Peu lui importait. En dehors de Tarut, au moins une demi-douzaine de contingents étaient à sa poursuite et le voulaient mort ou vif. Les Kapsliga, son ancien ordre, l’avaient condamné à mort : pour eux, un vampire qui portait leur symbole tatoué dans le dos était une abomination. Ils avaient fait de lui leur priorité, envoyant Tarut et d’autres tueurs à ses trousses. Il y avait aussi les innombrables descendants des victimes de Conrad, qui cherchaient tous à venger leurs pères. Enfin, ce n’était qu’une question de temps, mais il allait devenir la cible de Rydstrom Woede, le roi déchu des démons féroces, et de Cadeon, l’héritier du trône. Conrad avait en sa possession des renseignements pour lesquels ils étaient prêts à tuer. Des dizaines de démonarchies tenaient Conrad pour leur ennemi numéro un, mais aucune ne l’inquiétait en dehors de celle des Woede. Aucun de ces adversaires n’hésiterait à supprimer quiconque se mettrait en travers de leur route. Il était possible que Conrad et ses frères soient éliminés avant même d’avoir pu lever le petit doigt. — Es-tu prêt à boire ? demanda Nikolaï. — La seule chose que j’accepte de boire qui ne coule pas directement d’une veine, c’est du whisky, mentit Conrad. Par le passé, il lui était arrivé de boire des poches de sang, mais il s’y refusait désormais. Même si sa soif se faisait de plus en plus pressante, il n’avait pas besoin de se nourrir aussi souvent que les autres vampires, et il n’était pas question qu’il leur cède sur ce point. Murdoch l’avait accusé d’être têtu, et Conrad ne pouvait le nier. Ils l’avaient capturé, enchaîné et drogué ; il n’allait pas en plus leur faire le plaisir de marcher dans leurs plans idiots, en particulier dans la mesure où il ne comptait pas moisir ici. Il avait remarqué que chacun de ses frères possédait une clé de ses menottes. Quand Fantômette reviendrait, il lui demanderait d’en voler une. Et il prendrait la poudre d’escampette. Simple comme bonjour. Chapitre 11 Deux satanés jours. La femelle n’était pas réapparue dans sa chambre pendant deux jours. Durant tout ce temps, Conrad avait oscillé entre un désir brûlant de liberté et le besoin de découvrir ce qu’elle était pour lui. Chaque nuit, ses frères étaient revenus et avaient tenté d’établir un contact avec lui, mais il n’avait pas de temps à leur consacrer. Même si son état s’améliorait, la partie de son être qui aurait pu renouer avec sa famille était morte. De toute façon, son esprit était occupé par une seule personne : Néomi. Mais il était pris au piège, incapable de partir à sa recherche. Il serra les dents, luttant pour garder son calme. S’il se mettait encore en colère, ses frères pourraient tenter de le forcer à quitter cet endroit et l’enfermer ailleurs. Or, il ne voulait pas partir d’ici avant d’avoir découvert si Néomi avait ou non un effet sur son esprit. Même s’il connaissait encore des épisodes de violence incontrôlable, son agressivité et sa colère étaient de plus en plus gérables. Le simple fait qu’il soit parvenu à se retenir, dans la salle de bains, le prouvait. Peut-être n’est-ce pas elle. Peut-être cela a-t-il à voir avec la maison. Après tout, il était lucide, en ce moment, et elle n’était pas là… Peut-être, mais il sentait constamment sa présence. Hier, une fine bruine était tombée toute la journée, et il aurait juré l’avoir sentie… triste. Régulièrement, il l’entendait, tard dans la nuit, arpentant les couloirs de sa maison. Il parvenait à distinguer le froufrou de ses jupons, ou même, parfois, un soupir. Lorsqu’elle passait devant la porte de sa chambre, il percevait un changement dans l’air, et avait appris à chercher ce léger parfum de roses qui l’accompagnait. Il l’avait appelée, mais chaque fois, c’était Nikolaï qui s’était précipité dans la chambre. — À qui parles-tu ? avait-il demandé d’un ton inquiet. Conrad avait désormais le sentiment de souffrir d’une nouvelle sorte de folie. Il faut que je la trouve. Je veux qu’elle vienne ici. Il ne cessait de se poser des questions sur elle. Elle portait des bijoux – boucles d’oreilles, tour de cou, un large anneau à l’index –, mais pas d’alliance. S’il s’agissait des siens, elle avait dû être riche, mais apparemment, elle n’était pas mariée. Or, il ne l’imaginait pas issue d’une famille fortunée – il y avait quelque chose dans son comportement qui trahissait le passé de quelqu’un qui n’a rien à perdre. Une danseuse aurait-elle pu gagner suffisamment d’argent pour se payer une maison pareille ? Tu parles, avec sa sensualité et son absence totale d’inhibitions, elle a très bien pu être une demi-mondaine. Et là, elle aurait gagné une fortune. Qui qu’ait été cette Néomi, elle était morte, aujourd’hui. Désirer le fantôme d’une femme, était-ce un symptôme de maladie ? Ces deux derniers jours, il avait repensé à son corps nu, encore et encore. Il n’avait peut-être pas eu d’érection pour elle, mais ce n’était pas faute de l’avoir voulu. Il était malade. Vraiment. Pas seulement fou, mais malade. S’il avait un tant soit peu de jugeote, il écarterait de son esprit l’obsession grandissante que lui inspirait Fantômette et poursuivrait son objectif : la fuite. Mais c’était plus fort que lui. Sans cesse, il revoyait la façon dont elle s’était cambrée pour avancer sa poitrine jusqu’à ses mains. Le reste n’avait plus d’importance. Au crépuscule, les derniers rayons du soleil teintèrent le bayou de reflets brumeux. Le long des berges, la mousse dégoulinait des branches des cyprès chauves. Une folie délabrée tenait encore bon, juste au bord de l’eau. Plusieurs décennies auparavant, la petite anse d’Élancourt avait été navigable, mais avec les années, divers débris s’y étaient accumulés, finissant par en bloquer l’accès et la transformant en un marais à l’eau presque stagnante. La faune y prospérait. Serpents, alligators et visons y nichaient. Des ragondins, gros rongeurs aquatiques, gambadaient entre les larges feuilles de nénuphars en montrant leurs dents orange. Cet endroit était un de ceux que Néomi préférait dans la propriété. Elle avait passé la journée entière sur la berge, accroupie au bord de l’eau, à regarder pousser les membres des têtards. Elle n’avait rien trouvé de mieux pour s’occuper et ne pas retourner dans la chambre du vampire. — Va-t’en, lui avait-il dit. Bonne idée, avait décidé Néomi. Mais il l’attirait. Attendrie par son passé de héros, impressionnée par son corps nu, elle sentait grandir cette attirance. Leur échange l’avait enivrée, et elle n’avait qu’une chose en tête : recommencer. Malgré l’ordre aboyé si violemment. Et elle pressentait que les choses ne feraient qu’empirer. Qu’arriverait-il quand il partirait ? De nouveau, elle serait seule dans sa maison vide, confrontée à son existence vide, sans vampire fou mais sexy pour la distraire. Pour quelqu’un d’aussi sociable que Néomi, s’habituer à la solitude et aux journées interminables, à sa mort, avait été terrible. Lorsque les occupants de la maison s’en allaient, c’était encore pire. Et ils partaient toujours. Conrad Wroth partira, lui aussi. Cette idée la déprimait tant qu’elle s’était juré de rester à l’écart jusqu’au départ des quatre frères. Mieux vaut que je ne m’habitue pas à leur présence. Garder ses distances aussi longtemps avait mobilisé toute sa volonté, et la bataille n’était pas gagnée. Bientôt, la lune d’argent ferait un accroc dans la toile du ciel et, comme toujours à ce moment-là, elle se sentirait vulnérable. Néomi avait dit à Conrad qu’elle n’éprouvait rien, mais ce n’était pas tout à fait vrai. Quand elle danserait, à minuit, elle sentirait la douleur de sa mort, revivrait son agonie. Je ne veux pas être seule. Pas ce soir. Lorsque la nuit tomba, elle se dirigea vers la maison, vers lui, sans même s’en rendre compte, comme si un fil invisible la tirait. Alors qu’elle hésitait, devant la porte de sa chambre, il lança : — Viens à moi, fantôme ! Profite de sa compagnie, s’ordonna-t-elle. Mais ne t’y habitue pas, c’est tout. — Je sais que tu es là. As-tu peur de moi, maintenant ? Sa voix semblait inquiète. Elle n’oublierait jamais son terrible hurlement, ce grognement agressif, menaçant, rappelant sa nature profonde à qui l’aurait oublié. Mais elle n’avait pas peur de lui. Elle se mordit la lèvre. Quand j’entrerai, je ne le trouverai pas aussi beau que dans mon souvenir. Elle traversa la porte fermée, et ses yeux s’écarquillèrent. Non, il était encore plus beau que ça. Pourquoi le trouvait-elle si séduisant ? Elle avait toujours préféré les hommes plus âgés, à la position sociale établie, et dont l’enthousiasme avait déjà été érodé par la vie. Conrad, lui, n’était que feu… et beauté. — Mais où étais-tu, bordel ? lança-t-il aussitôt. Ses yeux rouges parcouraient le corps de Néomi, son visage, ses seins, ses jambes, puis ses seins, encore. C’était un regard affamé, impatient, comme celui des hommes qu’elle avait connus avant de mourir. Comment allait-elle faire pour supporter encore des décennies sans un regard de braise comme celui-là ? — Je t’ai manqué ? demanda-t-elle sans se laisser intimider par le ton de Conrad. Tu aurais préféré que je sois là ? Elle se forçait à feindre l’insouciance. Il ne fallait pas qu’il sache à quel point elle luttait pour garder ses distances. — Tu venais tous les jours, avant, répondit-il en grommelant. — Mais tu m’as demandé de partir, tu te souviens ? Et tu m’as hurlé dessus comme un ours enragé. — Un ours enragé ? Je ne voulais pas que mes frères te voient nue. — Conrad, ils ne pouvaient pas me voir. Il se renfrogna. — Je ne… je ne m’en souvenais pas ! Enfin, sur le moment, ça m’a échappé. C’est difficile, parfois… Et puis, ils venaient de me faire une injection ! Elle éprouva un élan de compassion pour lui, malgré elle. De nouveau. — Qu’est-ce que ça peut te faire, qu’ils me voient nue ? — Si seulement je le savais, murmura-t-il en détournant le regard. Néomi retint un sourire. L’attirance était réciproque. — Que faisais-tu, dehors, tout à l’heure ? demanda-t-il d’un ton accusateur. — Comment sais-tu que j’étais dehors ? — Je ne t’ai pas entendue de la journée. — Il t’arrive de dormir, quand même ? — Pas si je peux faire autrement. Néomi avait remarqué qu’il ne dormait que trois à quatre heures par période de vingt-quatre heures. — Et tu ne dors jamais au même moment. Je n’ai remarqué aucune régularité. — Si tu n’as rien remarqué, alors personne n’a pu le faire. Sans lui laisser le temps de l’interroger là-dessus, il répéta : — Alors, dis-moi ce que tu faisais dehors. — Puisque tu tiens à le savoir, j’observais les têtards. Je voulais déterminer précisément le temps qu’il leur fallait pour avoir des pattes. À la minute près. — Des têtards. Et pourquoi ? — Donne-moi une autre idée, Conrad. Que pourrais-je faire ? Il n’avait visiblement pas de réponse. — Le dernier journal que j’aie pu récupérer dans l’allée est lu depuis belle lurette. La maison n’abrite ni jeunes mariés insatiables ni adolescents en mal d’émotions équipés de bombes de peinture, donc je n’ai personne à épier ou à effrayer. Mais je suis ici, maintenant, alors dis-moi ce que tu voulais. À court de mots, il ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit. — Rien ? dit-elle d’un air dégagé. Bon, eh bien, à Pl… — Reste ! dit-il enfin. Je veux que tu restes. — Pourquoi ? Je suis plus marrante que la peinture qui s’écaille au plafond ? — Non. J’aimerais te parler. Redressant le menton, elle traversa nonchalamment la pièce pour aller s’asseoir sur le rebord de la fenêtre. — Je resterai peut-être, si tu acceptes de répondre à quelques-unes de mes questions. — Par exemple ? — J’ai saisi des bribes de conversation entre tes frères, mais la plupart du temps, je n’ai rien compris à ce qu’ils disaient. Tu peux peut-être m’éclairer ? Un peu décontenancé, il hocha la tête. — Que veulent-ils dire, lorsqu’ils parlent de tes « souvenirs » ? — Quand un vampire boit le sang directement à la veine, le sang est vivant, chargé de tous les souvenirs d’une vie. Les souvenirs de mes victimes se sont accumulés en moi, au point que je ne parviens plus à les contrôler. Je ne les distingue plus de mes propres souvenirs. — Chaque soir, Murdoch revient avec un peu plus d’informations sur toi. Il dit que toutes sortes de gens sont à tes trousses, veulent ta mort. — C’est la vérité. — Il dit aussi qu’il te soupçonne d’avoir joué avec tes victimes avant de les tuer. — Je n’ai fait que ce l’on me demandait de faire, contre rémunération. — Tu as été payé pour décapiter des gens tout en les vidant de leur sang ? — En buvant à la veine d’un autre, on intègre ses souvenirs. Saigner l’autre tout en le tuant te donne aussi une grande partie de sa force, et même quelques-uns de ses pouvoirs magiques. Et le décapiter est une des seules façons d’éliminer un immortel. — As-tu déjà tué des femmes et des enfants ? Ou des humains ? — Non. Pourquoi me compliquer la vie ? sembla-t-il s’étonner. Quelque peu rassurée par cette réponse, Néomi poursuivit : — Comment es-tu devenu un vampire ? La colère se peignit sur les traits de Conrad. — Nikolaï a décidé de laisser couler son sang contaminé dans ma gorge juste avant que je ne meure. — Il n’était pas obligé de te mordre pour te transformer en vampire ? — Ça, c’est seulement au cinéma. Le sang est l’agent de transformation, et la mort en est le déclencheur. Il en va ainsi pour la transformation de toutes les espèces du Mythos. — C’est aussi facile que cela, de devenir vampire ? — Facile ? Cela ne marche pas tout le temps. Et si cela ne marche pas, tu meurs. — Qui l’a fait à Nikolaï ? — Kristoff, un vampire de souche. Et quelqu’un d’autre, dont je n’ai pas envie de parler. Pose-moi une autre question. — Bon. Peux-tu encore manger normalement ? — Oui, mais j’en ai à peu près autant envie que toi de boire du sang. Devant la grimace de Néomi, il ajouta : — Exactement. Mais je ne dis pas non à un bon whisky. Elle aussi, elle avait aimé le whisky. Elle en avait même une provision, dans son studio. — Et la téléportation ? Vous dites « glisser », c’est ça ? Vous pouvez aller loin, comme ça ? — À l’autre bout du monde. Nous ne sommes pas limités au salon d’un manoir hanté. Mais nous ne pouvons-nous rendre que dans des endroits où nous sommes déjà allés, ou que nous pouvons voir. — Et l’Accession ? — Un phénomène propre au Mythos, qui se produit tous les cinq cents ans environ. Des batailles éclatent, diverses factions du Mythos se font la guerre. Beaucoup d’immortels meurent. Néomi avait entendu les vampires parler du Mythos, qu’ils décrivaient comme un univers à part réunissant des êtres aussi différents que des Valkyries, des sorcières, des démons, et aussi des fey, êtres nobles. Il y avait également des loups-garous et des Furies et, d’après ce qu’elle avait compris, tous ces êtres entretenaient des relations – bonnes ou mauvaises. — Est-ce que les sirènes existent vraiment ? demanda-t-elle. — Oui. Elle écarquilla les yeux, incapable de dissimuler son excitation. — Tu en as déjà vu une ? Est-ce qu’elles ont une grande queue ? Avec des écailles ? Et le monstre du loch Ness ? Il existe ? Il mord ? Est-ce que c’est vraiment un… — Quel âge avais-tu lorsque tu es morte, fantôme ? coupa Conrad d’un ton supérieur. As-tu jamais été un être doué de maturité ? Elle se redressa, annonçant fièrement : — J’avais vingt-six ans. Il fronça les sourcils. — Qu’est-il arrivé pour que tu meures si jeune ? Comment lui répondre ? Elle ne pouvait guère déclarer qu’elle avait été assassinée sans donner un minimum de détails. Or, à entendre ces détails, il en déduirait qu’elle était quelqu’un de faible. Car, après tout, mourir assassiné, c’était bien l’expression de la faiblesse ultime. Seule une personne ayant connu une mort violente pouvait comprendre. Ce mâle comprendra, lui chuchota son inconscient. Il comprendrait mieux que personne la douleur qu’elle avait endurée. — J’ai été assassinée, répondit-elle enfin. — Comment ? — À ton avis ? — Une épouse délaissée a abattu la jolie maîtresse de son mari. — Tu me trouves jolie ? Conrad eut un regard impatient, comme si cette question avait déjà été traitée, et réglée. Elle en éprouva un réel plaisir. — Je n’ai jamais fréquenté d’homme marié. — Un amant éconduit t’a poussée du haut d’un escalier. — Pourquoi supposes-tu qu’il s’agit d’un crime passionnel ? — Une impression. — Une bonne impression. Mon ex-fiancé… m’a poignardée en plein cœur. S’entendre le dire à voix haute lui donna des frissons. — Ça s’est passé ici même. Puis je me suis réveillée prise au piège de la propriété, sans pouvoir partir, sans pouvoir sentir… Les yeux rouges du vampire parurent s’adoucir. — Pourquoi a-t-il fait une chose pareille ? demanda-t-il d’une voix grave. — Il n’acceptait pas que j’aie rompu. Louis lui avait répété encore et encore qu’il préférait mourir plutôt que de vivre sans elle, que rien ne pourrait l’obliger à la laisser partir. — Il s’est planté le poignard dans le ventre, juste après. Conrad se tendit, affichant de nouveau une expression belliqueuse. — Est-il ici aussi ? — Non. J’ignore pourquoi j’y suis, moi, et pas lui. Mais c’est une des rares choses dont je sois reconnaissante. Il se détendit un peu. — Quand est-ce arrivé ? — Le 24 août 1927. Le soir de la grande fête que je donnais pour célébrer mon emménagement à Elancourt, dont la restauration venait de se terminer. La propriété délabrée l’avait séduite jusqu’au plus profond de son âme. Elle avait amoureusement supervisé chaque détail de sa restauration, ramenant lentement le manoir et les jardins à la vie. Elle ignorait que ce serait le lieu de son repos éternel… — Mais assez parlé de lui, dit-elle en écartant de son esprit le souvenir de Louis. Elle était désormais ici, avec Conrad, bien décidée à profiter de cette conversation. La deuxième seulement pour elle depuis qu’elle s’était réveillée fantôme. — À ton avis, pourquoi es-tu devenue un fantôme ? demanda-t-il. — J’espérais que vous auriez un début de réponse, tes frères et toi. — Je n’ai pas souvent entendu parler de fantômes, dans le Mythos – les fantômes, c’est un phénomène humain –, mais je crois savoir que vous êtes très peu nombreux. Tu es la première que je vois, et j’ai eu une vie longue et bien remplie. — Ah. Elle n’attendait pas de lui qu’il l’introduise aux mystères de la vie de fantôme, mais quelques informations supplémentaires auraient été bienvenues. — Es-tu… es-tu enterrée à Élancourt ? — Quelle question étrange, non ? À moins d’un énorme pépin, j’ai été enterrée en ville, dans une crypte du vieux cimetière de la communauté française… Les « restes » de Néomi se trouvaient dans un cercueil, sous une voûte imposante, en compagnie d’une bonne trentaine d’autres macchabées. — … à moins que des pilleurs de tombes n’aient volé mon corps pour des rituels vaudous. — Comment peux-tu plaisanter avec cela ? gronda-t-il. — Dis-moi, Conrad, quel est le protocole, quand c’est le défunt qui parle de son propre corps ? On ne plaisante pas avec les histoires d’os ? Ça ne se fait pas, c’est ça ? Le regard qu’il lui lança disait qu’il n’arriverait jamais à la comprendre, et n’essaierait peut-être même pas, d’ailleurs. — Comment es-tu devenue propriétaire de cet endroit ? — Je l’ai acheté. Toute seule comme une grande. — Tu en avais les moyens ? demanda-t-il, incrédule. Typique. — Je travaillais, dit-elle, incapable de dissimuler sa satisfaction. J’étais danseuse classique. — Tu étais danseuse. Et maintenant, te voilà fantôme. — Tu étais un seigneur de guerre. Et te voilà vampire. On forme un sacré couple, tous les deux, commenta-t-elle avec un petit rire. Il l’observa un instant. — Ton rire… il semble incongru. — Pourquoi ? — Les fantômes ne sont-ils pas censés être malheureux comme les pierres ? — Pour l’instant, je trouve agréable de bavarder avec toi, donc je suis heureuse. J’aurai tout le temps d’être malheureuse plus tard. — En général, tu es malheureuse ? — Ce n’est pas dans ma nature, mais on ne peut pas dire que mon existence ici soit paradisiaque. — Alors, nous avons cela en commun. Néomi, quand mes frères reviendront, je veux que tu voles la clé de mes menottes. — Voler ? Moi ? Jamais ! souffla-t-elle. — Je t’ai déjà vue le faire. Elle regarda le plafond, honteuse. — Pourquoi as-tu laissé des petits cailloux à la place des objets que tu as dérobés ? — Prendre quelque chose à un vivant est une chose, donner en est une autre. Je voulais entendre quelqu’un demander : « Mais d’où vient ce caillou ? » longtemps après les faits – c’était une façon de laisser une trace tangible de mon existence. Je pensais que, du coup, cela prouverait que j’étais réelle. — Et maintenant, parce que je suis en contact avec toi, tu es sûre que c’est le cas ? Comme elle hochait la tête, il reprit : — Alors, on pourrait penser que tu serais plus compréhensive, plus encline à m’aider. Néomi, je deviens fou à rester ainsi allongé toute la journée dans cette chambre. — Mais tu es déjà fou. Il la fusilla du regard. — Ceux de ton espèce ont la réputation de défendre chèrement leur territoire, non ? Donne-moi cette clé, et tu auras de nouveau la maison pour toi toute seule. — Je ne suis pas toujours seule ici. Des familles s’y installent de temps en temps. Et contrairement à ce que racontent la plupart des histoires de fantômes, j’adore avoir de la compagnie. Même si personne ne me voit ni ne m’entend, au moins, ça me distrait. — Quand le manoir a-t-il été occupé pour la dernière fois ? — Il y a dix ans. Un couple charmant s’est installé ici. Éblouis par l’incroyable bonne affaire qu’ils avaient réalisée en achetant Élancourt, ignorant que la maison avait été le théâtre d’un « fait divers dramatique », ainsi que l’avaient écrit les journaux, les jeunes mariés s’étaient lancés dans la rénovation et la modernisation de la maison, faisant le plus possible de travaux par eux-mêmes. Lorsque leur premier enfant était né, Néomi avait veillé sur la petite fille, la berçant quand c’était nécessaire, montant des spectacles de marionnettes flottantes, aidant les parents épuisés dans la mesure de ses moyens. Mais quand la petite fille avait réclamé en pleurant un marionnettiste invisible, les parents avaient pris peur et avaient déménagé. Néomi en avait eu le cœur brisé… et avait passé les dix années suivantes dans la plus aride des solitudes. Jusqu’à l’arrivée de Conrad et de ses frères. — Tu n’as jamais délibérément effrayé quelqu’un pour qu’il s’en aille ? demanda-t-il comme si c’était précisément ce qu’il aurait fait à sa place. — À dire vrai, quand des vandales s’introduisent ici, je revendique haut et fort mon territoire. Je leur fais peur, et ils ne reviennent jamais, déclara-t-elle fièrement. — J’ai déjà fait beaucoup plus de dégâts ici que n’importe quel vandale. Et pourtant, tu refuses de m’aider à partir ? Si elle lui donnait cette clé, il disparaîtrait avant que ses chaînes ne soient retombées sur le sol. Et elle savait qu’elle n’entendrait plus jamais parler de lui. Merde, ça fait mal. Intérieurement, elle se ressaisit. — En admettant que je prenne cette clé, pourquoi te la donnerais-je ? Pour que tu puisses mettre à exécution les menaces que tu as proférées contre tes frères ? — Si tu ne me la donnes pas, je serai ton prisonnier autant que le leur. — Pourquoi souhaites-tu tant couper les liens, Conrad ? Ce sont tes frères, ils cherchent juste à t’aider. — Tu parles sans savoir. — Alors, dis-moi pourquoi tu les détestes à ce point. Parce qu’ils t’ont transformé ? Il eut un rire amer. — Ça ne te suffit pas ? — C’était il y a longtemps, et maintenant, ils font tant pour toi ! Ils ne dorment jamais. Ils glissent d’un continent à l’autre, combattent de méchants vampires quand il fait jour ici, puis reviennent en toute hâte pour s’occuper de toi. — Est-ce que tu éprouves de la haine ? demanda-t-il, impassible. — Pardon ? Tu veux dire, est-ce que je déteste quelqu’un ? — Oui. Imagine la personne que tu détestes le plus au monde. — C’est facile. Louis. L’homme qui m’a poignardée. — Imagine que tu meures, puis que tu te réveilles, mais que tu sois unie à ce salopard pour l’éternité. Tu n’en voudrais pas un peu à celui qui t’aurait mise dans ce pétrin ? Diantre. Il faut reconnaître que son raisonnement se tient. — Ils m’ont arraché à ma mission, à mes camarades, à la vie que je connaissais et que j’aimais… — Tu préférerais être mort ? — Sans aucun doute. Elle comprit qu’il était inutile de chercher à le faire changer d’avis sur ce point. — Tu as entendu mes frères raconter que j’avais à mes trousses toutes sortes de guerriers qui veulent ma tête. Ils me trouveront, ce n’est qu’une question de temps. J’ai besoin de cette clé, Fantômette. — Je ne m’appelle pas « Fantômette ». — Et moi, je ne m’appelle pas « le fou ». — Touché, le fou. — Bon sang ! Je viens de te dire de ne pas m’appeler… Murdoch entra soudain dans la chambre. Chapitre 12 — T’appeler quoi ? demanda Murdoch. Conrad répondit d’un haussement d’épaules. — Tu parles tout seul, mais il n’empêche que tu as l’air d’aller mille fois mieux. Mais Murdoch n’était pas suffisamment surpris par ses progrès. Il aurait dû l’être beaucoup plus. Ils ont un atout dans leur manche, pensa Conrad. Ils savent une chose que j’ignore sur la soif de sang. — Puisque je vais si bien, libère-moi. — Impossible. Tu peux faire une rechute. Tant que tu ne bois pas de poches de sang et que tes accès de rage ne s’espacent pas d’au moins deux semaines, c’est hors de question. — Et je devrai rester ici pendant tout ce temps ? demanda Conrad, qui peinait à se contrôler. — Non, bien sûr que non. À la fin de cette semaine, nous te ferons glisser jusqu’à une réunion à propos de l’Accession. On attend beaucoup de monde. Des créatures du Mythos venues du monde entier seront là. Des milliers de femelles, aussi – Valkyries, sirènes, nymphes… Il est possible que ton épouse soit parmi elles. Tu as d’autant plus de chances de la trouver que le temps de l’Accession approche. Et puis, nous tâcherons de mettre la main sur Nïx, une Valkyrie devineresse. Elle nous aide, pour toi. Quand nous arrivons à la trouver. Conrad avait entendu parler de Nïx la Savante. Elle était puissante, et apparemment aussi folle que lui. Mais là où son esprit était encombré des souvenirs des autres, le sien débordait de visions du futur. — Et pourquoi diable vous aide-t-elle ? Ce n’était pas parce que Sebastian et Nikolaï avaient épousé des Valkyries que le reste de cette espèce acceptait les vampires. Les « sangsues » étaient unanimement détestées dans le Mythos, même celles qui n’avaient pas les yeux rouges. — Nous n’en sommes pas tout à fait sûrs, reconnut Murdoch. Mais elle pourrait nous aider à localiser ton épouse. — Et la tienne, d’épouse, Murdoch ? Ton cœur bat. Sebastian et Nikolaï le savent. Tu ne peux pas le cacher. Quand Murdoch se leva pour aller se placer devant la fenêtre, Néomi quitta son endroit favori et s’installa sur le lit, à côté de Conrad. C’est la première fois qu’une femme s’éloigne de Murdoch pour se rapprocher d’un autre Wroth. Conrad en éprouva une bouffée de satisfaction. — J’ai fait le serment à mon épouse de ne jamais parler d’elle à personne, et les Wroth tiennent toujours parole, répondit Murdoch, mal à l’aise. Je te demande de ne pas aborder le sujet avec eux. — Ce ne sont pas mes affaires – du moment que mon épouse n’est pas la tienne. — Mais nous pensons que te trouver une femelle pourrait t’aider à guérir complètement. — Guérir complètement ne m’empêchera pas de rester un vampire. — C’est vrai. Tout ce que nous faisons ne servira à rien si nous ne parvenons pas à te convaincre que tous les vampires ne sont pas forcément mauvais. Tous ceux de notre espèce ne doivent pas forcément être éliminés. — Que voulait dire Nikolaï lorsqu’il parlait de contrôler les souvenirs, de les solliciter à la demande ? — Tu peux apprendre à faire cela. Mais avant tout, il faut que tu retrouves une stabilité. Stabilité ? À quand remontait la dernière fois qu’il s’était senti stable ? — Que m’injectez-vous dans les veines ? — Un sédatif et un myorelaxant concoctés par les sorcières. Elles y ont aussi mis un produit censé te rendre plus réceptif à l’influence de ton épouse. Si nous parvenons à t’aider à la trouver. L’enfoiré. — Ben voyons. Son regard se posa sur Néomi, qui pencha la tête sur le côté. Était-elle… Était-ce pour cela que sa présence avait un tel impact sur lui ? Mais alors, pourquoi ne l’avait-elle pas animé ? En particulier si les injections l’avaient rendu plus sensible à son charme… Intérieurement, il s’ordonna de se ressaisir. Non, c’était impossible. Elle n’était pas réellement vivante. — Quelles sorcières ? demanda Conrad. Mariketa l’Attendue ? — Comment connais-tu la Sorcière dans le verre ? Il ne se souvenait pas personnellement de Mariketa, mais connaissait son existence par l’intermédiaire des souvenirs d’une de ses victimes. — Une de mes victimes l’aura sans doute rencontrée. Devant le ton décontracté de Conrad, Murdoch haussa les sourcils. — Nous n’avons pas pu demander l’aide de Mariketa, en l’occurrence. Son mâle est Bowen MacRieve, le Lycae qui nous a aidés à te capturer. Il se trouve qu’il cherche à te faire manger la poussière. À la taverne, il nous a dit qu’il nous laissait deux semaines pour te remettre dans le droit chemin et que sinon, il viendrait te détruire lui-même. — Pourquoi attendre ? Pourquoi vous aider ? — Sebastian a sauvé la vie de MacRieve récemment. Il a aussi épargné au Lycae un destin que ce dernier considérait comme pire que la mort. — Alors, pourquoi vouloir ma peau malgré tout ? — Tu es un vampire déchu qui a fait des siennes non seulement dans sa ville, mais aussi dans un endroit que lui et sa moitié fréquentent. Un peu trop près de lui pour qu’il se sente tranquille. Donc, MacRieve est compréhensif, mais seulement jusqu’à un certain point. Et la sorcière du Lycae pouvait facilement trouver Conrad. Encore un ennemi qui s’était juré de l’éliminer. Faites la queue, messieurs. — Conrad, nous nous sommes juré, tous les trois, de t’éloigner du gouffre, que tu le veuilles ou non. Tout ce que je te demande, moi, ton frère, c’est d’essayer, au moins. Jusqu’où sont-ils prêts à aller ? Conrad secoua la tête. Mais qu’est-ce que je m’imagine ? Que je vais guérir ? De ça ? Il avait fait des choix. Il en assumerait les conséquences. Et quand bien même il y aurait eu un moyen pour lui de guérir, il n’avait plus de temps. Dans son bras, la douleur le lançait, comme pour ponctuer ses pensées. Si la malédiction de la marque était vraie, alors le fait que Conrad rêve de Néomi pouvait avoir une signification bien plus grande qu’il ne l’avait imaginé. Il devait à tout prix s’échapper et chasser ce salaud. S’il arrivait à battre Tarut et à boire son sang, Conrad deviendrait réellement le mâle le plus puissant du Mythos. Rien ni personne ne pourrait plus l’arrêter. Ce qui lui serait utile pour vaincre les ennemis qui arrivaient ensuite sur la liste : les Woede. Plusieurs mois auparavant, Conrad avait sans y prendre garde bu le sang d’un seigneur de guerre détenteur d’un important secret : la seule façon de vaincre l’usurpateur qui occupait le trône de Rydstrom. Aujourd’hui, Conrad était le dernier être vivant à connaître ce secret, même s’il était incapable de l’énoncer ou de le déceler dans ses souvenirs. Rydstrom était prêt à tuer pour ce qui se trouvait dans l’esprit de Conrad. Et son frère, Cadeon le Faiseur de Rois, était dans les mêmes dispositions. Ce démon mercenaire avait installé cinq rois sur leur trône, mais il ne parvenait pas à récupérer la couronne de son frère. — Vous prenez un grand risque, en m’emmenant à cette réunion. — Ce sera de la folie, là-bas, et nous resterons en périphérie de la foule, pour voir si une femelle attire ton regard. Conrad allait devoir déambuler entre les massifs de fleurs, pendant une sorte de fête en plein air, et chercher une femme. C’est le pompon. Je tombe de plus en plus bas. Il se retint de regarder Néomi. — Je n’ai aucune envie de devoir protéger et chérir une femme que je n’aurai pas choisie moi-même. Mais même en prononçant ces mots, il se plaisait à imaginer ce qui arriverait si le destin avait choisi Néomi pour lui… Conrad parviendrait-il à trouver un moyen d’unir leurs existences ? Il avait rêvé qu’il la prenait, et si la réalité était seulement à moitié aussi agréable que son rêve… — Conrad ! Murdoch claquait des doigts. Conrad cligna des yeux. — Quoi ? — Je disais que nous étions au courant pour ton allégeance au Kapsliga Uur. Nous savons aussi quels vœux prononcent ses membres. Conrad écarquilla soudain les yeux. — Tais-t… — Nous savons que tu n’as jamais été avec une femme. Chapitre 13 Cadeon Woede, démon féroce, aurait préféré qu’on lui arrache les griffes ou qu’on lui lime les cornes plutôt que d’entrer dans ce bar – un repaire de motards fréquenté presque exclusivement par des démons mâles. Mais si Cade n’avait pas accompagné son frère et son équipe, il serait sorti pour la suivre, et Rydstrom se doutait déjà de quelque chose à propos de ses activités nocturnes. De plus, ils avaient un rendez-vous d’affaires avec une devineresse, ce soir. — Ah, voilà la colombe du jour, marmonna Cade lorsque Nïx entra, accompagnée d’une autre Valkyrie. Ils la cherchaient depuis déjà plusieurs jours, et un ami commun avait organisé la rencontre. Rydstrom se retourna à temps pour voir un démon pathos accoster les deux petites femelles. Le démon était un motard baraqué, mais semblait bien jeune, trop jeune pour s’attaquer à la Valkyrie, beaucoup plus âgée. — Bouge de là, lui dit Nïx en regardant plus loin. Comme il ne s’écartait pas, la compagne de Nïx se tendit. — Dégage, ou ça va faire mal. Elle portait un chapeau de cow-boy à large bord qui lui cachait les yeux. Tout le monde savait que le chapeau était là pour garder dans l’ombre le visage lumineux de Regina la Radieuse, une Valkyrie qui adorait la bagarre. — Ma copine est en manque, ça fait plusieurs semaines qu’elle ne s’est pas battue, dit Nïx. À cran comme elle est, elle est capable de frapper d’innocents gamins pour leur piquer leur seau. Je te suggère de nous laisser passer. — Holà, les belles, répondit le démon pathos avec un accent cockney prononcé. Des belles plantes comme vous qui traînent dans un endroit comme ça, je m’dis qu’elles ont ben envie d’un démon ent’ les cuisses. Nïx leva les yeux au ciel. — Oh, ça, c’est ben vrrrai. Du moment qu’il a pas ta gueule, conclut-elle, exaspérée. Le démon lui barra le chemin d’un bras. — C’est pas ben gentil, ça. Cade secoua la tête. Ce connard n’a aucune idée de ce qu’il est en train de provoquer. — Non, fit Regina. T’arracher les cornes et te les planter dans le cul, ce s’rait pas ben gentil non plus. — Est-ce qu’on intervient ? demanda Rydstrom. — Laisse-les s’occuper de lui, répondit Cade. C’est un con, et la Valkyrie est toujours de meilleure humeur, après une bonne bagarre. Et puis, le spectacle s’annonçait intéressant, et lui changerait les idées. En un éclair, Nïx saisit la main du démon et sourit, révélant ses petites canines bien pointues. Il écarquilla les yeux, réalisant, trop tard, à qui il avait affaire. Nïx lui broya la main, pulvérisant chaque os. Il hurla, attirant l’attention d’un autre démon qui décida bêtement de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Le visage balafré de Rydstrom s’illumina d’un sourire. — On ne s’ennuie jamais, quand il y a une Valkyrie dans les parages. — Hé, Nïx, lança Regina quelques minutes plus tard. Mon démon braille comme une diva qui se serait pris les doigts dans le piano. Et le tien, il crie comment ? — Presque pareil, répondit Nïx sur le ton de la conversation. Mmm… mais il n’a plus de balloches, c’est normal. Tandis que Nïx plongeait la corne gauche de son adversaire dans une prise de courant, Regina distribua une série de ces petits coups faciles qu’elle aimait tant, jusqu’au moment où elle perdit son chapeau dans la bagarre. Son visage radieux provoqua un mouvement de recul général. Nïx était plus âgée, et donc plus forte, mais Regina avait un penchant connu pour les coups vicieux. Dans la salle, plus d’un murmura à mi-voix : — Oh non, pas Regina. Un poivrot accroché au bar grommela : — Elle m’a fait avaler un poste de radio, une fois, celle qui brille. Profitant d’un instant de flottement, les deux adversaires des Valkyries s’éclipsèrent. Regina haussa les épaules, ramassa son chapeau, l’épousseta, puis lança à Nïx un sourire resplendissant. — Eh ben, t’as une sacrée pêche, toi, en ce moment ! Nïx ramena une mèche de ses cheveux noirs derrière son oreille pointue. — Et toi, tu es plus diabolique que jamais ! Comme prévu, les deux donzelles sont maintenant d’excellente humeur. Constatant que le spectacle était terminé, Rydstrom se leva pour aller à leur rencontre. Cade l’imita. — Nïx ? Devant Rydstrom, même les piliers de bar les plus costauds s’écartèrent. Nïx et Regina durent lever la tête pour pouvoir le regarder en face. — Roi Rydstrom, dit Nïx en souriant. Accompagné de son fidèle garde, Cadeon le Faiseur de Rois. — Et si vous veniez vous asseoir avec nous ? Rydstrom entraîna Nïx vers leur table, Regina et Cade dans leur sillage. — Tu voudras bien excuser les mercenaires de Cade. Sans chercher à cacher sa désapprobation, Rydstrom indiqua la bande de Cade. — Ils sont en ville pour une durée indéterminée. Rydstrom pouvait être aussi violent que Cade et ses hommes, mais il ne dérogeait jamais à son code d’honneur personnel. Cade se demandait où Rydstrom avait bien pu trouver ce code, car lui-même avait perdu le sien. Nïx les salua d’un geste exagérément marqué, mais ce qui les intrigua tous, c’était qu’elle semblait connaître deux des cinq démons : le démon fumée Rôk, en fuite dans deux dimensions, sous le coup d’une « condamnation à mort avec supplices raffinés », et Grimslade, assis dans le coin le plus sombre du bar. Grim, qui appartenait à la race démoniaque des guerriers et avait été élevé dans le monde souterrain dans les conditions les plus terribles, sembla au bord de l’apoplexie lorsque Regina vint s’asseoir à côté de lui. Elle ignorait que Grim ne redoutait vraiment que deux choses : la lumière et la beauté. Regina était les deux. — Mariketa l’Attendue m’a dit que tu voulais me parler ? dit Nïx à Rydstrom en s’asseyant. — Oui. J’ai besoin de ton avis. — Mon avis ? s’étonna-t-elle en pointant un index sur sa poitrine. Mais c’est toi qui as dit récemment que j’étais une dingue avec de la bouillie à la place du cerveau, je me trompe ? Sniff, sniff. Ça m’a fait tellement de peine que j’en ai mangé trois pots de Ben & Jerry’s. Sauf que c’est pas vrai puisque les Valkyries ne mangent pas. — C’est Bowen qui t’a dit ça ? demanda Rydstrom, suspicieux. — Va savoir. — Alors, tu dois savoir aussi que j’ai dit que tu étais très belle, déclara Rydstrom avec une douceur tout à fait inattendue dans sa bouche. Nïx était effectivement un beau brin de fille, mais les Valkyries n’étaient-elles pas toutes canon ? Cade avait neuf ans lorsqu’il avait vu sa première Valkyrie et, depuis, elles n’avaient pas cessé de le fasciner. Nïx fit bouffer ses cheveux longs. — Bon, tu ne fais que souligner l’évidence, et ta manière de flirter est terriblement agressive, mais tu es pardonné. Je suppose que maintenant, tu vas vouloir coucher avec moi, ajouta-t-elle avec un soupir résigné. Comme Rydstrom s’étranglait, elle reprit : — Hélas, mon grand, je suis prise. — C’est pas vrai, intervint Regina. — Un peu que c’est vrai. Mike Rowe, le présentateur de Dirty Jobs, ne va pas tarder à réaliser qu’il est fou de moi. Il a même demandé à ses avocats de me contacter, sous prétexte que je le harcèle. Elle se tourna de nouveau vers Rydstrom, qui la regardait d’un air amusé. — Bon, pour en revenir à cette histoire d’avis… tu veux trouver la femelle qui t’est destinée ou vaincre ton usurpateur, Omort l’Immortel ? Qu’est-ce que tu préfères ? Ta reine ou la couronne que ton frère a perdue pour toi ? Cade reposa bruyamment son verre sur la table poisseuse. Il s’était planté dans les grandes largeurs avec cette histoire de couronne. Il en était conscient, et on se chargeait de le lui rappeler en permanence. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour rétablir la situation, sans jamais y parvenir. — Jamais vous me lâcherez avec ça, hein ? aboya-t-il, son accent populaire ressortant nettement. En général, il parvenait à le corriger, mais là, il s’était laissé emporter. Il aurait voulu être comme son frère aîné. Vraiment. Souvent, il imaginait ce qu’aurait été sa vie s’il avait été respecté et consulté pour sa sagesse et l’équité de ses jugements. Au lieu de cela, il était « violent, impulsif, et manquait de jugement », à en croire Rydstrom. La bande de Cade gagnait sa vie en exécutant les plus basses besognes, celles que même les « méchants » rechignaient à accepter. Il n’avait pas de morale, voilà tout. Rydstrom a ses petits secrets, je le sais. Et Cade en avait sans le vouloir appris quelques-uns. Par exemple, certaines choses faisaient perdre son sang-froid au roi Rydstrom, dans des proportions catastrophiques. — Non, j’ai vérifié, tu vivras toute ta vie avec ça, lui répondit Nïx avec l’autorité de la devineresse qui ne s’est pas trompée une seule fois en au moins trois mille ans. Les autres démons affichèrent des sourires en coin, excepté Grim, qui lançait des regards nerveux en direction de Regina et sculptait le bois de la table du bout de ses griffes sans s’en rendre compte. Rydstrom répétait à qui voulait l’entendre qu’il avait perdu son royaume à cause de Cade et que ce dernier ne s’était jamais excusé. La plupart des frères auraient échangé un « désolé » contre un « on trouvera une solution ». Mais pas eux. Entre eux, les disputes éclataient fréquemment, parfois même rien qu’en marchant ensemble, et les coups de poing volaient. Pourtant, ils s’étaient rarement séparés au cours des derniers siècles. — Pourquoi ce choix ? demanda Rydstrom. Tu pourrais me dire comment obtenir les deux. — Oui, mais ça ne serait pas… drôle ? Après un regard interrogateur en direction de Cade, elle se concentra sur Rydstrom, attendant sa réponse. — Je veux… ma couronne. Nïx le fusilla du regard. — Et voilà, la décision du siècle. Quatre mots, et le cours de vos deux vies vient de changer profondément. Elle se tourna vers Cade. — Et toi ? Tu ferais quoi pour remettre ton frère sur le trône ? — Tout… N’importe quoi. Elle soupira, comme si cette réponse ne lui plaisait pas mais ne la surprenait pas non plus. — Tu donnerais ta vie, pour ça ? — Oui, répondit Cade sans hésiter. La vie est trop longue, de toute façon. Il avait plus de mille ans, et aucune famille en dehors de Rydstrom et de leurs sœurs. Au moins, en mourant, Cade pourrait-il se racheter. Si quelqu’un devait mourir pour sauver leur royaume, mieux valait que ce soit lui. — Renoncerais-tu à celle qui t’est destinée ? demanda Nïx. Autour de la table, les démons se turent. Ça, ce n’était pas si facile d’y renoncer. Réponds, bordel. Cade ne pouvait pas l’avoir, de toute façon. Elle lui était interdite à jamais. Rydstrom me regarde. Était-il au courant ? Réponds ! — Oui. — Très bien. Nïx se tourna vers Rydstrom. — En ce qui concerne ta couronne… Avec la bande de Cade, vous cherchez depuis des mois un seigneur de guerre particulièrement méchant qui est le seul à savoir comment Omort l’Immortel peut disparaître. — Nous n’avons parlé de cela à personne, dit Rydstrom, méfiant. Elle écarta sa remarque d’un geste. — Ne t’inquiète pas, moi, j’en ai parlé à tout le monde. Mais y a un problème. — C’est-à-dire ? — Le seigneur de guerre a été… assassiné. Elle mit une main en coupe derrière son oreille. — Hou là ! J’entends tous vos espoirs qui s’écroulent ! Cade se passa une main sur le visage. — Comment ? — Saigné à blanc par un vampire aux yeux rouges. Rydstrom et Cade se raidirent. — Cette sangsue… est-elle encore en vie ? demanda Cade en se penchant en avant. Il imaginait déjà les tortures qu’il infligerait au vampire pour obtenir les souvenirs volés au seigneur de guerre. Les Woede ne portaient pas les vampires dans leur cœur. — Oui ! répondit Nïx. Et je sais même où elle se trouve. D’un geste impérieux de la main, Rydstrom lui fit signe de continuer. Nïx se figea. Cade but à longues gorgées. Rydstrom, putain, tu viens de tout foutre en l’air… Les yeux de Nïx lançaient des éclats argentés sous l’effet de la colère. — Tu oses me dire ce que je dois faire ? Comme si j’étais un vulgaire devin de cour ? Ou le devin stagiaire, chargé du café ? J’ai plus de deux fois ton âge, et deux de mes trois parents sont des dieux, précisa-t-elle à mi-voix. Rydstrom savait qu’il avait fait une gaffe, mais il s’entêta. — Nix… commença-t-il lentement, sur un ton d’avertissement. Elle le gratta sous le menton avec un sourire embarrassé. — Oh, Rydstrom… cette créature a tellement de bouillie dans la tête qu’elle a oublié où elle a rangé la sangsue ! Sur ce, elle se leva d’un bond. — Allez, c’est pas tout ça, mais la nuit tire à sa fin, et Regina et moi, on a pas mal de pagaille à mettre un peu partout. Bye bye ! — Reste, Nïx. C’est moi qui m’en vais. Tu peux continuer à parler avec Cade, dit Rydstrom, pensant visiblement que son frère aurait plus de chance que lui. D’une manière générale, avec les femmes, Cade était nettement plus délicat que son aîné. Même si Rydstrom adorait lui rappeler quel idiot bredouillant il avait été la seule fois où il s’était trouvé en compagnie de la femelle qui lui était destinée. D’accord, il n’était pas au mieux de sa forme ce jour-là, mais idiot bredouillant ? Certainement pas. Sur un signe de Rydstrom, le reste de la bande se dirigea vers le bar. Sauf Rôk, qui poussa tout à coup un affreux juron. — Ras le bol qu’on me dise ce que je dois faire. Et il glissa. Merde, c’est lui qui devait me ramener. Ni Cade ni Rydstrom ne pouvaient plus se téléporter. Ils étaient sous le coup d’un sort qui les en empêchait – une punition pour avoir tenté un coup d’État. Je vais la lui récupérer, sa foutue couronne, même si je dois y laisser la vie… Lorsqu’il se retrouva seul avec les Valkyries, Nïx demanda : — Tu seras au rassemblement, ce week-end, n’est-ce pas ? Il répondit d’un hochement de tête. — Comment se présente l’alliance ? Il avait entendu dire que Nïx préparait activement cette Accession. Le fait qu’elle manifeste un tel intérêt pour l’événement signifiait qu’il avait des chances d’être apocalyptique. Sinon, à l’heure qu’il était, Nïx la Devineresse aurait été en train de faire du shopping. Les Valkyries aimaient beaucoup cela. — Pour l’instant, dans notre équipe, nous avons les Lycae, les Abstinents, les Furies, les Spectres, les fey, des myriades de démonarchies, la Maison des Sorciers, peut-être la CIA et probablement un baron de la drogue colombien. Les nymphes hésitent encore. — Et… euh… tu peux me dire quoi sur le vampire ? demanda Cade d’un ton aussi détaché que possible. — Je ne sais pas si tu pourras le vaincre, celui-là. Il est d’une puissance inimaginable. Cade serra les dents. — Tu aurais dû voir ce que j’ai fait à mon dernier ennemi. Et sans forcer, en plus. Nïx fixa le plafond un instant, puis regarda de nouveau Cade, avec une expression de surprise. — Super ! Mais je ne vois pas ce que tu as fait de sa colonne vertébrale. Elle voyait le passé aussi ? Il y avait eu certaines rumeurs… — Je l’ai fait ramper pour l’attraper, avant de le décapiter. Qu’est-ce que tu fais, toi, quand tu arraches une épine dorsale ? — Comme toi. Classique mais efficace. Tiens, en parlant d’épine dorsale, comment ça va, avec ton amoureuse, Cade ? Il but une gorgée, étudiant Nïx par-dessus son verre. Nïx sent ce que j’éprouve. Elle sait. Cade était un démon redouté, réputé pour être un mercenaire brutal. Pourtant, il lui arrivait parfois d’avoir mal au ventre à force de désirer sa femelle, une femme trop jeune, trop humaine – la seule espèce qui lui soit interdite. Car la mortelle ne pourrait survivre à l’initiation, lorsqu’il la prendrait pour la première fois et perdrait tout contrôle de lui-même. Cade n’essayait plus de nier que c’était bien elle et ne cherchait plus à poursuivre d’autres femelles. Chaque fois qu’il l’apercevait, il en était plus convaincu. Nïx savait-elle qu’il avait une photo d’elle sur sa table de nuit ? La Valkyrie sourit à cet instant précis. Cade lâcha un juron. — Devineresse, Cade, dit-elle, l’air narquois. C’est mon boulot. Il feignit le détachement. — Parle-moi du vampire, ma belle. Ou ne me dis rien. Mais ni toi ni moi n’avons envie d’être ici ce soir. — Je vais te répondre, commença la Valkyrie en fixant ses cornes. Mais seulement si tu me laisses lécher tes cornes dures comme le roc… — Nïx ! Regina avait toujours une oreille qui traînait. Les yeux écarquillés, Nïx hurla : — Mais qui a dit ça ? Je n’ai jamais dit une chose pareille ! Bon, bon, très bien… Le vampire s’appelle Conrad Wroth. Fais très attention. Il a supprimé Bothrops le Lich d’une seule main. — C’était Wroth ? Il avait entendu parler du tueur. Avait même reconnu, à contrecœur, que la sangsue faisait du bon boulot, donnant la mort avec un savoir-faire unique. C’était une signature, dans le milieu. — Où est-il ? — Pour le trouver, tu dois suivre celle qui le cherche dans le sommeil. — Tu me parles en langage de devineresse, là. J’ai pas appris, moi. Mais Nïx ne donna pas d’autre précision. — C’est tout ce que tu as à me dire ? — Tu veux en savoir plus ? Fallait me laisser lécher tes cornes. Chapitre 14 Quand les yeux de Conrad se fermèrent et que ses mâchoires se serrèrent, Néomi comprit qu’il ne contredirait pas son frère. Elle en resta bouche bée. Il n’a jamais connu de femme ? Si elle avait jusque-là trouvé Conrad séduisant, il était désormais irrésistible à ses yeux. Cet homme, avec ce corps incroyable fait pour satisfaire et protéger une femme, était puceau. Mais une telle révélation n’était visiblement pas du goût de Conrad. Son vampire si secret, si fier se consumait de honte, au comble de la nervosité. Il devait serrer les poings dans son dos, car ses muscles saillaient. Qu’elle sache cela était de toute évidence humiliant pour lui. Or, son orgueil avait déjà pris de sacrés coups. Elle connaissait les hommes et savait que montrer leur vulnérabilité devant une femme qui leur plaisait était une véritable épreuve pour eux. Elle eut mal pour lui. Murdoch se rembrunit devant la réaction de son frère. — Réfléchis, Conrad. Si tu rencontres ton épouse au rassemblement, en une semaine à peine tu pourras t’accoupler. N’es-tu pas curieux de savoir ce que cela fait ? — Laisse-moi, ordonna Conrad. — Les choses se gâtent, là-bas. Nous ne serons de retour que demain en fin de journée. Désires-tu boire, avant que je m’en aille ? Une nouvelle fois, Conrad chercha à se libérer de ses chaînes. Dans son cou, l’effort faisait enfler ses veines. — Hors de ma vue ! Lorsqu’il roula sur le côté, Néomi vit du sang à l’endroit où les menottes entamaient ses poignets. — Conrad, calme-toi, dit Murdoch en se levant. Je m’en vais. Lorsque Murdoch eut disparu, Néomi inspira doucement, puis vint se mettre un peu plus près de Conrad. — Tu sembles mortifié, mais tu ne devrais pas l’être. Qu’est-ce que ça peut faire ? Ce n’est pas si grave. On ne… — Fiche le camp. — Conrad, ton frère a l’air convaincu que tu trouveras rapidement ton épouse et que tu la posséderas dans la foulée, mais il me semble qu’il oublie un détail qui a son importance : il faut qu’elle te désire elle aussi. Je pourrais t’apprendre ce que les femmes aiment. Je pourrais te montrer comment la séduire. La colère de Conrad ne fit qu’augmenter. — Écoute, reprit-elle prestement. C’est ta chambre, et je respecte ton intimité, mais peut-être que ce soir, je pourrais rester un moment avec toi ? Je ne dirai pas un mot. C’est juste que je n’ai pas envie d’être seule. — Et tu sais ce dont j’ai envie, moi. Elle avait remarqué que ses crocs semblaient plus pointus lorsqu’il se sentait agressé. C’était le cas maintenant. — Alors, sois gentille et promets-moi… que tu me trouveras une putain de clé ! hurla-t-il. — Tu as dit que tu voulais tuer tes frères. Que tu brûlais de le faire. — Et alors ? Elle eut un soupir impatient. — Alors, si je te libère tu pourras faire semblant de dormir, les attendre et les attaquer quand ils viendront te voir. Et je serai complice d’un meurtre. — Je ne le ferai pas ici, dit-il exaspéré. Elle secoua la tête. — Il est hors de question que j’envisage de t’apporter cette clé tant que tu ne m’auras pas juré que tu ne leur feras jamais de mal. — Mais qu’est-ce que ça peut te faire ? — J’ai l’impression de les connaître maintenant, et je pense que ce sont des gens honorables. Ils ne méritent pas de mourir, encore moins pour avoir voulu t’aider. — Je jure que si tu ne me donnes pas cette clé, je mettrai le feu à cette baraque pourrie ! — Pourquoi dire une chose pareille ? — Parce que c’est vrai. Maintenant fiche le camp ! Et ne reviens qu’avec la clé ! — Je suis chez moi ici. Rien ne m’oblige à partir ! — Même si tu le pouvais, tu resterais ici, hein à suivre les vivants partout où ils vont comme un gentil toutou ? — Un t… un toutou ? Venait-il réellement de la traiter de toutou ? — Exactement. Tu fais tes petits tours de magie, tes strip-teases, prête à n’importe quoi pour une miette d’attention… Elle s’étrangla, tentée par un lancer de Conrad au plafond. — Passe ton chemin, Fantômette. Mais je ne t’ai peut-être pas lancé suffisamment de cacahuètes ? Avec un dernier regard noir, elle pivota et disparut. Qu’il aille au diable ! Pourquoi les hommes se mettaient-ils toujours en colère après avoir révélé une faiblesse ? Qu’est-ce que ça coûtait donc, de tomber le masque ? Elle se fichait complètement, non, mais de toute évidence, elle ne réagissait pas comme il l’aurait voulu. Et si j’y retournais et que je lui disais que je le trouve séduisant ? Et que cette information ne change en rien mes sentiments ? Pour qu’il lui hurle dessus encore plus fort ? Pour qu’il l’insulte ? Était-elle le genre de femme à préférer être insultée plutôt que de se retrouver seule ? Sûrement pas. Que faire, maintenant ? Où aller ? Les commentaires de Conrad résonnèrent longtemps en elle tandis qu’elle arpentait les couloirs de sa maison. À la fin de la semaine, tous les frères s’en iraient… et pas elle. Autrefois, Néomi adorait sortir, aller à des fêtes, des dîners ; elle adorait se faire belle pour ces événements. Avoir une vie sociale trépidante lui plaisait. Elle se remémora toutes les choses agréables qu’elle avait vécues. Feux de joie sur la plage, soirées en bateau sur le Mississippi, fêtes de Mardi gras en compagnie d’artistes hédonistes. Un jour de fête nationale, un 4 juillet, elle s’était baignée dans la fontaine de Jackson Square. Sous les feux d’artifice, dans une atmosphère bercée par le jazz, elle avait embrassé un total inconnu – ses lèvres avaient le goût de l’absinthe. J’étais la reine de la fête. Mais c’était fini, tout ça. Désormais, elle devait quémander quelques miettes d’attention, comme un toutou. Son humeur s’améliora un instant lorsqu’elle entendit une voix, en bas. Murdoch n’était pas encore parti. Elle glissa jusqu’à lui, le trouva occupé à composer un numéro sur son mobile. Elle décida de voir si ses poches contenaient d’autres peignes raffinés. — Décroche, Danii, grommela-t-il. Comme Danii ne répondait pas, il donna un coup de poing dans le mur le plus proche. Si un des frères Wroth fait encore un trou dans ma maison… Il était si préoccupé qu’il ne sentit absolument rien lorsqu’elle lui fit les poches… Et en sorti une clé. Pendant des heures, Conrad voulut la rappeler. Quelque chose dans son expression l’avait troublé. On aurait dit qu’elle venait d’être condamnée aux galères. Il avait lu sur son visage de la peur, et de la résignation. Ses yeux étaient si tristes, si différents de ce qu’ils avaient été dans les moments d’excitation qu’elle avait connus en sa compagnie. Comme lorsqu’elle l’avait interrogé sur les sirènes. Pourquoi les sirènes ? Ce n’était pas sa faute si elle avait appris l’embarrassant secret de Conrad, mais il s’était comporté comme si ça l’était. Parce qu’il en avait assez de se sentir impuissant, dans tous les sens du terme. Assez d’être impuissant. Il allait ravaler son orgueil et lui lancer un appel lorsqu’il sentit une odeur de chandelle allumé et… d’amidon ? Les petits cheveux se dressèrent sur sa nuque. Quelque chose était sur le point de se produire. Un événement dont elle connaissait l’imminence et qui la concernait elle. Tout ce qu’elle aurait voulu, c’était rester avec lui pendant la journée, parce qu’elle avait peur. De quoi ? Il l’avait cruellement renvoyée à la solitude. Une panique inattendue envahit Conrad, si violente qu’il se mit à trembler. Et à transpirer. Néomi ne devait pas avoir peur. Jamais. Tant qu’il lui restait de l’énergie, il y veillerait. Lorsque les notes de musique montèrent d’en bas, sa perplexité grandit. Ça ne va pas. Pris d’une sorte de frénésie, il se mit à se balancer sur lui-même, tirant sur ses chaînes, concentrant toute son énergie dans un seul bras. Et il tira encore et encore… jusqu’à ce qu’il entende un claquement sec : Il avait réussi à se déboîter l’épaule. Cela lui donna juste assez de longueur pour passer ses mains sous ses pieds et détacher la chaîne du lit. Il se leva, cogna son épaule contre un mur pour la remettre en place, puis se rua en bas. Humant l’air en quête d’un parfum de roses, il entra dans la salle de bal. L’endroit avait subi les outrages du temps… et de Conrad. Pourtant, il lui apparut tel qu’il devait être quatre-vingts ans plus tôt. Le sol en marbre, intact, reflétait la lumière de mille chandelles. Partout étaient disposées des roses fraîches. Les tables étaient recouvertes de nappes amidonnées, le reste du mobilier était luxueux. Et la musique qu’il avait entendue provenait d’une source inconnue. Irréel. Cette situation avait toutes les caractéristiques d’une hallucination. Mais Conrad doutait que c’en fût une. Il vit alors Néomi entrer dans la salle. Elle semblait plongée dans une profonde transe. — Néomi ? Elle ne répondit pas, mais se mit à danser. Lentement, d’abord, sans bouger le torse ni les bras, juste les jambes. Longtemps, elle tourna sur elle-même. Puis le rythme s’accéléra, et ses bras s’élancèrent dans l’espace. Chaque mouvement était incroyablement fluide et précis. Elle bougeait comme de la soie. Comme si elle n’avait plus de squelette. — Tantsija, murmura-t-il, stupéfait. Même lui put reconnaître quelques pas de ballet classique, mais Néomi les enrobait de sensualité. Il y avait quelque chose de… suggestif dans sa façon de danser, comme si elle dansait pour séduire un homme. Et ça marchait. Lorsqu’elle bougeait, il ressentait quelque chose. Néomi restait un spectre, c’était indubitable. Malgré tout, il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Sa peau était lumineuse, ses lèvres pâles formaient un petit arc sur son visage. Le noir autour de ses yeux soulignait le bleu de ses iris. La lumière accentuait ses pommettes. Son visage rayonnait de bien-être, d’une joie sans limites. La voir ainsi calma Conrad, apaisa son sentiment de frustration. Les souvenirs des autres ne parvenaient pas à prendre le pas sur ce qu’il voyait. Ils se firent de plus en plus flous et, pour la première fois en plusieurs siècles, ils s’effacèrent tous. Une danseuse morte au visage joyeux lui faisait éprouver… de l’impatience. Il en voulait plus. Il voulait encore la regarder danser, il voulait parler avec elle. Jusque-là, il avait vécu en paix avec l’idée que la mort pouvait survenir n’importe quand. Il avait même fini par croire qu’il la méritait. Il était un vampire, et on lui avait appris dès son plus jeune âge à détester les vampires. Mais là… il n’était plus du tout prêt à mourir. En la regardant, il se disait : Il est possible que je n’arrive plus à me passer d’elle. Il plissa les yeux. Je veux… la danseuse. Dans la douche, avec elle, il avait admis qu’il éprouvait quelque chose de spécial pour elle. Ce soir, la possibilité qu’elle soit sa fiancée s’imposait à lui. Elle n’avait pas pu l’animer puisque, techniquement, elle n’était pas vivante. Néomi est mienne. Avoir une telle femme auprès de soi… Pour tenter sa chance avec elle, pouvait-il laisser de côté ses projets de vengeance – et mettre de côté la certitude de sa mort prochaine ? Elle tournoya sur ses pointes, sans effort apparent, sa jupe noire et ses longs cheveux fouettant l’air. C’était d’une beauté telle qu’il en eut le cœur serré. Oui, il pouvait le faire. C’est elle. Et je la posséderai. Les obstacles étaient nombreux, mais il était passé maître dans l’art d’éliminer tout ce qui se mettait en travers du chemin qu’il choisissait. Bientôt, elle se mit à tourner plus vite, puis plus vite encore. Ce n’est pas normal. Dehors, les éclairs se succédèrent devant le croissant de lune et le vent se leva, sifflant à travers les branches, emportant les feuilles. La pièce perdit de son lustre lentement, se délabra devant lui. La musique cessa brusquement. Des pétales de roses jonchaient le sol. Conrad se rua vers Néomi, incapable de glisser à cause des chaînes. Mais avant qu’il ait pu l’atteindre, elle se mit à tournoyer à une vitesse infinie. — Néomi ! L’air se fit plus lourd. Son expression changea. Sur son visage, rêve et séduction laissèrent la place à la terreur. — Néomi, arrête ça tout de suite ! hurla-t-il en arrivant près d’elle. Elle ne le regarda pas – elle en semblait incapable. Ses yeux étaient vides, son souffle court. Lorsqu’il essaya de l’immobiliser, elle le traversa. Une décharge électrique le fit frissonner. Son instinct lui hurlait de faire quelque chose. Mets-la en sécurité… près de toi. Il n’y parvint pas. Et poussa un rugissement de frustration lorsqu’elle le traversa de nouveau. Combien de temps pourrait-elle supporter ce rythme effréné ? La façon d’une toupie incontrôlable, elle tournoyait toujours plus vite. Puis elle s’éloigna de lui… avant de disparaître. Lentement, il regarda autour de lui et hurla son nom. Mais seuls les bruits continuèrent, des bruits qu’il reconnut avec horreur : le frottement humide du métal contre les os ; son cri, brutalement interrompu. Soudain, une mare de sang se répandit sur le sol, noyant les pétales de roses, qui finirent par disparaître, eux aussi. Chapitre 15 Il l’avait vue. Elle ignorait comment, mais le vampire s’était libéré. Quand Conrad s’était mis à hurler son nom partout dans la maison, elle avait quitté son studio pour aller se réfugier dans la folie, près du bayou. Elle prévoyait de dormir là, à l’écart de toute agitation. Les criquets et les chouettes la berçaient, une douce brise soufflait. Elle ne sentait pas le vent, mais il jouait dans les épines du cyprès au-dessus d’elle, créant une sublime symphonie. Elle allait tomber en rêverie lorsqu’il arriva. Il s’arrêta net, ferma brièvement les yeux. — Que veux-tu ? murmura Néomi. Il contourna des branches basses et s’approcha d’elle. — Tu es blessée ? demanda-t-il en s’agenouillant pour l’examiner. Le reconnaître ne lui plaisait guère, mais Néomi trouva sa présence réconfortante. — Ne sois pas ridicule, vampire. Je ne peux pas me faire mal. Pourtant, son énergie était au plus bas. Et revivre la douleur l’avait ébranlée. En général, c’était ce qui arrivait, quand on prenait un couteau dans le cœur. Et quand le couteau tourne dans la plaie… Elle frissonna. Combien de fois encore faudra-t-il que je subisse cette épreuve ? — Mais c’était quoi, cette folie, tout à l’heure ? Elle répondit d’un haussement d’épaules. — Tu es encore plus pâle que d’ordinaire, plus… floue. — Tu en as encore beaucoup, des insultes dans ce genre ? Tu devrais pourtant savoir que je ne suis pas de ces femmes qui préfèrent être méprisées plutôt qu’ignorées. Essayait-elle de s’en convaincre ? — De toute façon, je ne veux pas discuter avec toi, conclut-elle. — Je ne cherche pas à t’insulter. Il ne la quittait pas des yeux, comme s’il redoutait qu’elle ne disparaisse de nouveau. — Ma présence t’insupportait, tout à l’heure. Peut-être que c’est à mon tour de ne plus supporter ta compagnie. Il scruta son visage. — Je pense… je pense que non. — Hou… quelle suffisance ! Le fou révèle une nouvelle facette de sa personnalité. Il avait vu juste, le savait, et cela ne plaisait pas à Néomi. Peut-être était-elle aussi pathétique qu’il l’avait dit. — Comment t’es-tu libéré ? — Je me suis déboîté l’épaule, répondit-il comme si le sujet ne méritait pas qu’on s’y attarde. Elle haussa les sourcils. Cet homme était décidément… extrême. — Naturellement, dit-elle. — Allez, rentre avec moi. Nous serons mieux à l’intérieur. — Ah, il faut rentrer le toutou ? Et je n’ai même pas gémi pour qu’on m’ouvre. Pourquoi te préoccuper ainsi de ce qui m’arrive ? — C’est comme ça, c’est tout. Rentre avec moi. Le soleil se lève. Néomi voyait bien qu’il aurait voulu l’attraper par le bras et la tirer dans la maison. Elle se tapota le menton. — Ça alors, jamais je ne m’en serais doutée… Cette grosse boule orange qui monte à l’horizon, c’est donc ça ? — Si tu ne rentres pas, je n’aurai d’autre choix que de rester dehors avec toi. — Et le soleil, alors ? Tu es fou ? Non, je veux dire, tu es inconscient ? — Dis-moi ce qui s’est passé ce soir ou rentre. Un des deux. — Va au diable. — Alors, je reste avec toi. Il se laissa tomber à côté d’elle, dans une nouvelle manifestation de sa personnalité obstinée. — Dans ce cas, je m’en vais. — Pour aller où ? N’est-ce pas ici que tu viens, en général, quand tu n’es pas avec moi ? — Non, je suis ici parce que tu n’arrêtais pas de crier dans ma maison ! lança-t-elle, exaspérée. Je ne sais pas pourquoi cela se produit. Au même moment, chaque mois, je danse. Je ne peux pas m’en empêcher, je ne contrôle plus mes mouvements. Et une fois que j’ai dansé à en perdre le souffle, on me transperce le cœur. Mois après mois, c’est toujours la même chose. — Tu disais que tu étais seule, dans la maison. — Je le suis. Je ne vois pas Louis. Je ne vois pas le poignard. Je sais juste que… je le sens. — J’ai entendu parler de fantômes contraints de « revivre » certains aspects de leur mort. — Ah, maintenant que je sais que je ne suis pas la seule à vivre ce cauchemar, ça va nettement mieux. Tu peux t’en aller. Adieu. Si Néomi lui avait paru jusque-là désinvolte et sûre d’elle, elle semblait désormais fragile, et désireuse de se réfugier dans la solitude pour panser ses blessures. Pourtant, Conrad était certain de ce qu’il avait avancé : elle souhaitait sa présence à ses côtés, même si elle se conduisait avec lui de façon un peu agressive. Bien sûr, elle lui en voulait encore de ce qui s’était passé un peu plus tôt, mais sans doute était-elle aussi furieuse qu’il l’ait vue danser. Conrad imaginait ainsi les femmes : chaque manifestation de vulnérabilité était suivie d’un coup de griffes. — Viens avec moi, Néomi. Sa main délicate monta à son front. Elle semblait épuisée. Son image vacillait, et son regard était las, moins lumineux que d’ordinaire. Les changements dans la maison, la musique, tout cet environnement fantomatique avait dû être alimenté par elle, par son essence même. — Et pourquoi le ferais-je ? Parce qu’il avait besoin de la sentir près de lui. Parce que ce dont il venait d’être le témoin avait changé quelque chose en lui. Il n’était plus le même. Cela allait au-delà de sa conviction qu’elle était sa promise. Au-delà de sa résolution d’agir en conséquence, au-delà de ce besoin, nouvellement éclos, de la protéger. Il avait l’impression qu’une émotion inconnue s’était frayé un chemin dans sa poitrine et se cognait un peu partout, exigeant plus de place. Mais il répondit juste : — Pourquoi pas ? Malgré son évidente fatigue, elle redressa le menton. — Tu me plains. Tu te dis qu’il faut t’occuper de moi. Mais je n’ai pas besoin d’un baby-sitter. C’est une situation dont je me suis déjà sortie, et souvent. — J’en suis bien conscient. Chaque mois, depuis quatre-vingts ans, elle revivait sa propre mort. Seule. Plus jamais ça. — Tu pourrais rentrer juste pour m’éviter de me consumer sur place. Parce que je peux être aussi têtu que toi, tantsija. — Qu’est-ce que ça veut dire, tantsija ? — Danseuse. — Ah. Très bien. Et tandis que le soleil dardait ses premiers rayons sur eux, elle se leva et le suivit jusqu’à la maison. À l’intérieur, elle se laissa entraîner en marmonnant jusqu’à la chambre de Conrad. Sans doute était-elle trop faible pour résister. Elle flotta directement vers le lit et se recroquevilla au-dessus des draps. Un peu plus tôt, il avait remarqué qu’elle flottait au-dessus des chaises, lorsqu’elle était « assise ». Il savait désormais qu’elle faisait de même pour « dormir ». Quelques secondes plus tard, elle était plongée dans le sommeil. Pendant la journée qu’il passa à veiller sur elle, il constata que son image se renforçait et en éprouva une satisfaction profonde. Il ressentit aussi des désirs inconnus jusqu’alors, des besoins inexplicables… Il avait envie de s’allonger derrière elle, de serrer le corps frêle de Néomi contre le sien. Encore et encore, il passa les mains au-dessus de ses cheveux, imaginant la douceur des mèches brillantes. Il avait envie d’acheter cette propriété, de la rénover et d’y garder Néomi en sécurité, mais seulement s’il parvenait à lui éviter de devoir danser comme elle venait de le faire. Repensant à la malédiction qui lui faisait revivre la douleur, il serra les poings. Conrad possédait les connaissances nécessaires pour jeter quelques sorts. Il s’agissait essentiellement de sorts de protection et de camouflage, et il était rare qu’il parvienne à user de ses pouvoirs sans y être préparé. Quand il avait besoin d’un souvenir particulier, celui-ci prenait souvent un malin plaisir à lui échapper, à devenir vague. S’il arrivait à maîtriser et à utiliser à volonté toutes les connaissances qu’il avait acquises, réussirait-il à découvrir parmi elles un moyen de la protéger ? La réponse était peut-être déjà en lui, attendant d’être trouvée. Nikolaï avait dit qu’il pouvait y arriver. Que seul le sexe pouvait apaiser la soif de sang. Et qu’une seule chose pouvait dépasser le besoin de tuer. Désormais, Conrad savait qu’elle était cette chose : le besoin de protéger. À force de volonté, d’efforts, et avec l’aide d’un râteau à feuilles déniché dans une cabane à outils délabrée, Conrad récupéra plusieurs journaux que Néomi n’avait pas pu attraper. Son intention était de lui en faire cadeau. N’ayant aucune expérience d’aucune sorte avec les femmes et disposant de moyens limités, il n’avait pas trouvé mieux. Il venait de finir de ranger les journaux et s’asseyait pour attendre le réveil de Néomi lorsque ses frères glissèrent dans la pièce. Nikolaï faillit s’étrangler en constatant que Conrad était libre de ses mouvements. — Comment as-tu fait ? — Je me suis déboîté l’épaule. Presque simultanément, ils posèrent tous les trois le regard sur la pile de journaux. — Tu t’es déboîté l’épaule pour attraper les journaux qui traînaient sur la chaussée ? Tu aurais pu nous les demander, si tu avais envie de lire à ce point. — Non, ça n’a aucun rapport avec ça. Pourquoi ne pas le leur dire ? Ils pensaient déjà qu’il était fou. Et si l’un d’entre eux a déjà rencontré un fantôme ? Et s’ils le croyaient ? — Je les ai récupérés pour une femme qui habite ici. Elle aime bien lire les nouvelles. Il était suffisamment sain d’esprit pour savoir ce que ce genre de réponse pouvait laisser comme impression. — La maison est abandonnée, Conrad, dit Nikolaï en se pinçant l’arête du nez. Tu le sais très bien. — Je suis le seul à la voir. En ce moment même, elle est allongée sur le lit. Ses trois frères échangèrent un regard inquiet. — S’il y a réellement un fantôme ici, demande-lui de déplacer un objet, dit Murdoch. Peut-il faire claquer une porte ? Ou faire grincer quelque chose dans le grenier ? — Oui, elle peut faire bouger les choses par télékinésie. Sebastian lui fit signe de poursuivre. — Alors, prouve-le-nous… Conrad la regarda, puis regarda ses frères. — Elle… elle dort. Et il ne pouvait pas la secouer pour la réveiller. — Ben voyons, grommela Sebastian. Il avait toujours été le plus sceptique de la fratrie. Conrad voyait mal comment cela aurait pu changer, même en trois siècles. — Mais c’est la vérité ! — Pourtant, tu ne peux pas la réveiller ? Conrad envisagea de leur expliquer pourquoi elle était si fatiguée, puis décida que cela ne ferait qu’aggraver la situation. — Qu’est-ce qui nous dit que tu n’es pas victime d’une nouvelle hallucination ? demanda Murdoch. Tu es censé être assailli par les visions. — C’était le cas. En permanence. Mais plus maintenant. Elle est réelle. Tout près de son oreille, il murmura : — Néomi, réveille-toi ! Pas de réponse. — Réveille-toi ! répéta-t-il un peu plus fort, conscient que ses frères le regardaient parler à un drap. Murdoch hésitait visiblement entre rire et pleurer. — Kristoff a annoncé qu’il y aurait un combat, ce soir, dit-il enfin. Nous ne serons donc pas de retour avant deux ou trois jours. — Nous allons te laisser libre de tes mouvements dans la propriété. Il y a dans le réfrigérateur assez de poches de sang pour tenir plusieurs semaines, et je demanderai à ma femme de passer… — Je me débrouillerai très bien tout seul, coupa Conrad. — Parfait. Étonné par toutes ces concessions, Conrad demanda : — Libérez-moi complètement. Le regard de Nikolaï alla de la pile de journaux à Conrad, puis il poussa un long soupir. — Nous ne pouvons pas. Tu as fait trop de progrès pour risquer une rechute. Bientôt, je te demanderai de prendre une décision. Une décision importante. Mais pour cela, tu dois absolument être stabilisé. Conrad eut un rire amer. — Depuis quand me demandes-tu de prendre une décision plutôt que de la prendre à ma place ? — Depuis que j’ai retrouvé mon frère après l’avoir cherché pendant près de trois siècles, répondit gravement Nikolaï. Chapitre 16 — Es-tu joueur, Conrad ? demanda Néomi, étonnée que sa voix ne tremble pas. Il s’était rasé, révélant la finesse de ses traits. Elle ne s’y attendait pas. Elle était entrée dans la pièce et s’était figée, muette, en le voyant ainsi, allongé sur le lit. Cet homme est renversant. Et elle qui se demandait pourquoi elle n’arrivait pas à rester fâchée contre lui ! Il fronça les sourcils devant sa réaction. De toute évidence, il n’avait aucune idée de l’effet qu’il avait sur les femmes. — Ça dépend. La veille, quand elle s’était éveillée de sa longue et profonde rêverie, elle avait trouvé une pile de journaux sur le sol. — J’ai réussi à récupérer une partie de ceux qui étaient hors de ta portée, avait-il annoncé d’un ton bourru. Elle s’était dit que, pour un homme comme Conrad, cela équivalait largement à partir ramasser des fleurs pour lui faire un bouquet. Le geste l’avait mise de meilleure humeur, mais elle avait tout de même hésité lorsqu’il avait émis le désir de rester auprès d’elle. — Et si je n’en ai pas envie, moi ? avait-elle demandé. Tu vas encore te moquer de moi ou recommencer à me harceler pour que je te procure cette clé. La clé qu’elle avait volée à Murdoch, et cachée. — Mes frères sont venus, tout à l’heure, avait répondu Conrad. Ils m’ont dit qu’ils ne seraient pas de retour avant deux jours. Donc, un moratoire a pour ainsi dire été décidé à propos de la clé. Et je promets de ne pas t’insulter. Apparemment, ses frères avaient accepté de le laisser libre, mais avec les menottes attachées devant lui. Et cela même après qu’il leur avait parlé d’un fantôme habitant dans la maison. Qu’il ait dû demander audit fantôme de se réveiller pour prouver son existence était tout bonnement hilarant. L’imaginer hurlant quelque chose à un drap amusait Néomi au plus haut point. Elle avait décidé de lui donner une seconde chance. Raison pour laquelle elle avait apporté un jeu de cartes avec elle. — Je te prends au vingt-et-un. En vingt et un coups. Celui qui perd doit répondre à une question, sans mentir ni omettre de détail. N’importe quelle question. Il s’assit au bord du lit. — D’accord. Elle se plaça au pied du lit pour lui faire face. Il avait un peu de mal à tenir les cartes, à cause des menottes, mais se refusa à demander de l’aide. Quant à Néomi, le recours à la télékinésie exigeait d’elle une concentration intense, et il lui faudrait bientôt redormir. Malgré tout, ils s’en sortaient. Conrad remporta le premier coup et eut du mal à retenir un franc sourire. — J’ai gagné, dit-il simplement. Ça, oui. Au jeu de la séduction, des lèvres pareilles auraient motivé un handicap. Mais à quoi pensaient les femmes de son époque, pour laisser passer un homme pareil sans rien lui faire ? Elle se retint de s’éventer avec ses cartes. — Vas-y, pose ta question, dit-elle d’un air détaché. — As-tu encore de la famille ? — Non. Je n’ai jamais connu mon père. Maman est morte juste après mes seize ans. J’étais fille unique. Elle distribua de nouveau. Il avait un as, elle était à dix-sept. Je mène. — Merde, lâcha-t-elle lorsqu’il tira un dix de trèfle. — Comment se fait-il que tu n’aies pas connu ton père ? Comme elle hésitait à répondre, il répéta ce qu’elle avait dit : — N’importe quelle question, sans mentir ni omettre de détail. — Je ne l’ai pas connu parce que c’était un salaud. C’était le rejeton d’une famille noble de Nîmes, en France, chez qui ma mère avait été bonne. Il était marié, mais il l’a séduite. Quand elle lui a annoncé qu’elle était enceinte de lui, il lui a répondu : « Prends le bateau pour l’Amérique, je t’y rejoins dès que mon divorce sera prononcé. Nous formerons une famille, là-bas, et nous élèverons ensemble notre enfant. » Mais il ne l’a jamais rejointe. Elle l’a attendue, coincée ici, enceinte, sans avoir de quoi se payer le billet de retour. — Peut-être est-il mort pendant la traversée. Qui sait ? — Non. Il envoyait à maman une pension suffisamment dérisoire pour qu’elle comprenne qu’elle s’était fait avoir. On avait éloigné l’objet du scandale pour sauver la mise aux yeux de la bonne société. Jusqu’à sa mort, elle a cru qu’il viendrait un jour la chercher. À cause de cela, elle ne s’est jamais mariée. Et pourtant, dans sa branche, elle avait dû en avoir, des propositions. Des propositions honnêtes, même. Néomi n’avait jamais réussi à comprendre pourquoi Marguerite refusait la vie meilleure à laquelle elle aurait pu avoir accès, et qui aurait permis à une danseuse française et à sa bâtarde de quitter le quartier mal famé du Vieux Carré. Dans son esprit, si une femme était stupide au point d’attendre qu’un homme vienne la sauver, elle ne pouvait pas se permettre de faire la difficile quand un homme le lui proposait effectivement. La vie de Marguerite avait servi de leçon à Néomi. Elle s’était très tôt juré que jamais elle ne se retrouverait dans la même situation, que jamais elle ne dépendrait d’un homme. Elle distribua une nouvelle fois. Elle avait dix-neuf, Conrad avait un valet de cœur retourné. — Carte, dit-il. Elle lui en donna une autre. — Carte. Et encore carte. Il retourna ses cartes. Valet, deux, trois, six. Elle se pinça les lèvres. Cette partie de cartes ne tournait pas du tout comme prévu. Elle avait espéré en apprendre un peu plus sur Conrad, découvrir comment il avait fait pour vivre aussi longtemps sans sexe, pas subir un interrogatoire. — Vingt et un ! Je gagne encore une fois. Si ta mère ne s’est pas mariée, de quoi viviez-vous, toutes les deux ? — Elle travaillait. — Ce n’est pas une réponse complète. — Elle était danseuse de revue. Effeuilleuse. J’ai grandi dans une chambre au-dessus du cabaret où elle travaillait. Il haussa les sourcils. — Voilà qui explique beaucoup de choses. Sur ton absence de pudeur, en particulier. Mais avec ton physique, pourquoi ne pas avoir suivi la même voie ? Son regard, qui était descendu sur la poitrine de Néomi, remonta prestement. Elle sourit. — Qui te dit que je ne l’ai pas fait ? Il sembla stupéfait. — Mais tu étais ballerine. Dans un ballet classique. — Pas toujours, murmura Néomi. — Tu ne peux pas en rester là. — Alors, tu dois gagner le tour suivant. Vingt pour elle, dix-sept pour lui. — J’ai gagné. Enfin. Et puisqu’il avait décidé de fouiller dans son passé… — Comment se fait-il que tu sois aussi peu loyal envers ta famille ? — Tu remets en cause mon sens de la loyauté ? — Oui. C’est exactement ce que je viens de faire. — J’ai été dans les Kapsliga pendant dix-neuf ans. Et ensuite, mes frères m’ont transformé. J’ai combattu à leurs côtés pendant plus de dix ans, et ils ont fait de moi un monstre. — Pourquoi te vois-tu comme un monstre ? Je trouve dommage que tu aies une image si négative des vampires. Je t’apprécie, moi… Je suis folle de toi, oui. — … et je pense que tes frères sont des gens très honorables. Le fait que vous soyez des vampires est secondaire. — Secondaire… Tout ce en quoi je crois résumé en un seul mot. Si tu me voyais quand je suis en proie à la soif de sang, tu comprendrais que je suis un monstre. Maintenant, distribue. J’ai encore des questions et j’ai envie de les poser. Elle distribua. — Ah ! C’est moi qui gagne. Pourquoi tes trois frères sont-ils… différents de toi ? Pourquoi n’ont-ils jamais bu à la veine ? — Sebastian s’en est empêché en devenant ermite, en restant à l’écart de toute tentation. Les deux aînés se sont engagés dans l’armée des Abstinents. Leur règle numéro un est de ne jamais boire le sang directement à la veine. Même si j’ai entendu dire qu’ils avaient le droit de boire au cou de leurs épouses immortelles. — Les Abstinents, c’est l’armée du roi Kristoff, n’est-ce pas ? Il hocha la tête. — Pourquoi ne l’as-tu pas rejointe en même temps que tes frères ? — Kristoff est un enfoiré de Russe, rétorqua Conrad en se raidissant. J’ai combattu ces salauds pendant plus d’une décennie, livré contre eux des batailles quasi quotidiennes, et pour finir, j’ai été tué par de l’acier russe. Et lorsque je me suis réveillé, le sang d’un autre coulait dans mes veines, et mes frères juraient une éternelle allégeance à ce Russe doublé d’un vampire. La combinaison que je déteste le plus. — Si ces Abstinents luttent sans relâche contre les vampires du mal… — Kristoff a transformé des milliers d’humains. Jusqu’ici, le Mythos est toujours parvenu à garder un certain équilibre, mais ça ne durera pas s’il continue à créer des vampires comme ça. Conrad fit un effort visible pour se calmer, puis reprit : — Allez, distribue. — Ah, on dirait que le vent tourne. Vingt et un. Parle-moi de ta famille. — Mes parents s’aimaient sincèrement, commença-t-il d’un ton impatient. Ma mère est morte en donnant le jour à la dernière de quatre sœurs cadettes beaucoup plus jeunes que nous. Mon père était beaucoup plus âgé qu’elle et ne s’est jamais remis de son décès. — Trois frères et quatre sœurs ? Tu as sept frères et sœurs ? Moi qui rêvais d’avoir ne serait-ce qu’un frère ou une sœur… — Mes sœurs n’ont pas vécu longtemps. Elles ont toutes succombé à la maladie. L’aînée n’avait que treize ans. — Oh. Je suis désolée. — Je n’étais pas très proche d’elles. Pas autant que j’aurais dû l’être, en tout cas. Je me battais pour les Kapsliga depuis déjà plusieurs années quand est née la première. Sebastian était plus proche d’elles. — Pourquoi t’a-t-on choisi, toi, parmi tes frères, pour rejoindre les Kapsliga ? — Nikolaï était l’héritier, Sebastian l’érudit, Murdoch l’amoureux, et moi, je ne montrais d’intérêt particulier pour rien. On a fait de moi le tueur. — Pourquoi ne te considérais-tu pas comme un protecteur ? Tu sauvais des vies humaines. Tu leur épargnais un destin horrible. — Mais plus tard, j’ai provoqué des destins horribles. Distribue, maintenant. — Merde, grommela-t-elle encore lorsqu’elle perdit la partie à un point près. Allez, vas-y, pose ta question. — Tu t’es réellement déshabillée en public ? Devant des hommes ? — Oui. Ma mère est morte subitement. J’avais le choix entre danser dans un cabaret le soir et continuer à prendre des leçons de danse classique le jour, ou entrer à l’usine de papier et y travailler jusqu’à la fin de mes jours. À l’époque, elle n’avait aucune proposition de mariage en vue. Mais après tout, elle n’avait que seize ans. — Tu as dit que ta mère était morte quand tu avais seize ans, remarqua-t-il d’un ton suspicieux. — Et ? Il avait les lèvres entrouvertes, et ses canines dépassaient légèrement. Des canines qu’elle trouvait de plus en plus sexy. — Mais… seize ans ? — Et alors ? Je ne vais pas m’excuser non plus. Les choses étaient différentes, à l’époque, et pour l’essentiel, j’ai vraiment aimé ce que j’ai fait. Plus tard, j’ai préféré passer sous silence cette période-là de ma vie. Pas parce que j’avais honte, mais parce que je savais que les gens auraient la même réaction que toi. Et ferme la bouche, vampire, s’il te plaît. — Tu n’étais pas vierge, n’est-ce pas ? Elle lui fit un clin d’œil. — Non, je suis Capricorne. — Et pas mariée ? poursuivit-il, ignorant la boutade. Comme elle secouait la tête, il la regarda, l’air de dire : « Ah… c’est donc une de ces femmes…» — Oui, Conrad, je suis une de ces femmes, dit-elle avec un sourire, tout en distribuant. Et je n’ai pas honte de ma vie de célibataire non plus. Il gagna une nouvelle fois. Mais comme il hésitait à poser sa question, elle comprit qu’il s’apprêtait à lui demander combien d’hommes elle avait connus. Et elle savait qu’il n’aimerait pas la réponse… Chapitre 17 — Combien d’hommes as-tu connus ? demanda-t-il enfin. — Tu veux vraiment le savoir ? Conrad hocha la tête, même s’il n’en était pas tout à fait certain. Il avait encore un peu de mal à se faire à l’idée qu’elle se déshabillait devant un public masculin dans les années vingt. — Moins de vingt, mais plus d’un, répondit-elle. — Sans mentir ni omettre de détail, lui rappela-t-il. — Très bien. À vingt-six ans, j’avais eu quatre amants. — Tant que ça ? Il se renfrogna, agacé par l’idée que quatre hommes aient connu le corps de Néomi, et pas lui. — Si peu, oui, hélas. Mais si les moyens de contraception avaient été plus fiables, j’en aurais eu bien plus. Elle semblait tellement à l’aise sur ce sujet, presque fière de son expérience. Au moins en a-t-elle, de l’expérience, se dit-il tristement. La sienne était inexistante. Et le pire, c’était que Néomi le savait. Il avait tout juste treize ans lorsqu’il était entré dans le Kapsliga Uur. Il était trop jeune alors pour comprendre ce que cela entraînerait exactement pour lui. Malheureusement, il avait les souvenirs sexuels d’autres hommes, et aucun ne correspondait à ce qu’il avait envie de voir, de connaître. Certains, même, lui donnaient la chair de poule. Il faisait de son mieux pour les ignorer dès qu’ils se frayaient un chemin jusqu’à son cerveau. — Est-ce la raison pour laquelle tu as rompu avec ton fiancé ? Parce que tu ne voulais pas te cantonner à un seul amant ? — Oh non ! J’étais scrupuleusement monogame. — Alors pourquoi ? — Il n’avait rien fait de particulier, mais je sentais en lui quelque chose de trouble, d’inquiétant. Malheureusement, le besoin que j’avais depuis toujours de n’aspirer qu’au meilleur avait été plus fort que mon instinct. Or, Louis était le célibataire le plus en vue de la ville. Il était très beau, et riche. Il avait fait fortune dans le pétrole. Un pincement noua le ventre de Conrad. — Et donc ? Qu’est-il arrivé au magnat du pétrole ? — J’ai compris que j’avais négligé mon instinct trop longtemps à son propos. Et je me suis rendu compte que je n’étais pas obligée de me marier. Ni avec lui ni avec personne d’autre. Ma vie de célibataire était bien trop excitante pour que j’y renonce, et financièrement, je m’en sortais très bien. Alors, après avoir passé six mois à tout faire pour qu’il m’épouse, j’ai changé d’avis. Pour Louis, c’était impardonnable. — Et comment fait une femme pour pousser un homme à l’épouser ? Conrad faisait de son mieux pour ne pas paraître intrigué et troublé. Mais il ne cessait de l’imaginer usant sur lui de stratagèmes pour obtenir quelque chose, et cela… l’excitait. Il aurait refusé de lui donner ce qu’elle voulait le plus longtemps possible. — Je l’ai… appâté. Et ensuite, j’ai refusé de lui donner le sourire de la crémière. Le sourire de la crémière ? — Ah. Oui, je vois. Au moins n’avait-elle pas couché avec le roi du pétrole. — Vingt et un. C’est moi qui marque. Maintenant, parle-moi de la blessure à ton bras. Comme il hésitait, elle ajouta : — N’importe quelle question, sans mentir ni omettre de détail. — Tarut, un démon kapsliga, m’a donné un coup de griffes. La blessure ne guérira que lorsqu’il mourra. Peut-être Tarut serait-il à ce rassemblement. Si Conrad parvenait à se débarrasser de ses menottes, il pourrait passer à l’offensive et éliminer le démon. — Pourquoi t’a-t-il fait cela ? — Il pense que je dois mourir. Je ne suis pas d’accord. — Comment a-t-il fait pour t’échapper ? Il doit être très fort. — Tarut dirige une bande. Parmi les nombreuses espèces de démons que contenait le Mythos, un grand nombre chassait en meute. — Conrad devrait faire attention à eux aussi, au rassemblement. — D’une manière générale, les démons sont une des espèces les plus fortes du Mythos, et Tarut est l’un des plus vieux et des plus puissants. — Pourquoi es-tu devenu un tueur ? — Ça payait bien. — Toi, vénal ? Je n’y crois pas, Conrad. — Qu’en sais-tu ? J’avais besoin de cet argent. Quand les Kapsliga sont devenus mes ennemis, je n’avais nulle part où aller, j’ignorais comment me nourrir. Ils m’ont chassé comme un loup enragé, moi qui ne savais même pas comment survivre en tant que vampire. Jamais il n’avait été si faible, si perdu. La moitié de sa famille avait été éliminée, l’autre moitié était devenue l’incarnation de ce qu’il haïssait, et lui-même était transformé pour toujours. — Je mourais de faim, et je sentais le sang partout autour de moi. Chaque nuit, je devais lutter pour ne pas prendre un humain et me nourrir sur lui. — Et ensuite ? Qu’est-il arrivé ? — On pouvait acheter du sang, collecté auprès de donneurs, mais c’était cher. Je suis tombé sur une proposition de récompense importante pour la mise à mort d’un changeforme, un être que personne d’autre ne voulait chasser. — Pourquoi ? — Parce que vaincre un changeforme est compliqué. Le temps que tu trouves la meilleure manière de l’attaquer, il a changé de forme. J’étais épuisé par la soif, et l’enfoiré m’a bel et bien eu. Mais au moment où j’allais mourir, un instinct nouveau, puissant, a pris le dessus. Ses crocs s’étaient plantés dans le cou du changeforme, et le sang avait jailli devant ses yeux, coulé dans sa gorge… Perdu… Il était définitivement perdu. — Conrad ? Conrad ! Ohé ! Lorsqu’il la regarda enfin, elle soupira. — Tu parlais d’un instinct… — Un instinct de vampire. Il me dirigeait. Je suis allé récupérer la prime avec la tête du changeforme dans un sac en toile de jute, mais aussi avec ses souvenirs dans ma mémoire. Et soudain, j’ai été très demandé. Néomi se mordit la lèvre. — Combien de fois as-tu tué ? — Je l’ignore. Il y a aussi les victimes que j’ai faites quand j’étais humain. J’ai tué mon premier vampire lorsque j’avais treize ans. — Si tôt ? Elle était comment, ta vie d’humain ? — Pour l’essentiel, terrible, froide, désespérée. À cette époque, quand des soldats russes en maraude ne vous attrapaient pas, la peste le faisait à leur place. On n’embrassait plus un être aimé à son retour parce qu’il pouvait rapporter la mort avec lui. Nous étions riches, mais il n’y avait pas de nourriture à acheter, rien. — Je suis désolée que la vie ait été si dure pour ta famille et toi. — Au moins, c’est du passé. Comment était la tienne ? — C’était tout le contraire. Pour moi, la vie était sensuelle, agréable, passionnée, commença Néomi, le regard rêveur. Je me souviens de la chaleur étouffante qui régnait dans le Vieux Carré, en été. Il y avait de la musique dans chaque rue. Je m’amusais dans les fontaines, me laissais entraîner par le jazz… Je me demande ce que tu aurais pensé de cet endroit et de cette époque. — Pour moi, ç’aurait été un autre monde. De mon temps, on vénérait l’armée et la discipline. — Et du mien, on vouait un culte au jazz, à l’alcool et à la poursuite effrénée du plaisir. Le seigneur de guerre et la ballerine… on ne peut pas faire plus différents. — Être une ballerine, ça voulait dire quoi, exactement ? — Ça voulait dire représentation sur représentation. J’aimais cela, mais même lorsque je n’étais pas en tournée, je m’entraînais six jours par semaine, quoi qu’il arrive. — Ça se voit. — Ah oui, c’est vrai. Tu m’as vue danser. Avant-hier, c’était une assez mauvaise journée, pour Néomi le toutou. Il se renfrogna, mais demanda malgré tout : — Pourquoi es-tu si… patiente avec moi ? Après tout ce que je t’ai dit ? — Parce que je sais que tu ne le pensais pas vraiment. Et parce que je suis persuadée que tu n’es pas aussi mauvais que tout le monde semble le penser. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il était réellement. Mieux valait mettre un terme maintenant à l’intérêt amusé qu’elle lui portait. — Néomi, tu t’es fait une image idéaliste de moi. Je vais te dire les choses telles qu’elles sont. Il y a moins de deux semaines, j’ai tué un être et j’ai bu son sang à son cou comme une bête boit dans un caniveau. Elle écarquilla les yeux. — Eh bien, je dois dire que cette image tempère nettement ton pouvoir de séduction. Mais, heureusement, tu as la voix grave, ce qui me plaît beaucoup plus que de raison, donc on peut dire qu’il se crée un certain équilibre entre ça et ton histoire de bête et de caniveau. Cette façon qu’elle avait de se comporter comme si elle était attirée par lui… Il détestait et adorait ça tour à tour. — Dans ta bouche, ces faits semblent si faciles à oublier… — Le passé est le passé, Conrad. Il faut en tirer les leçons et passer à autre chose. Si j’avais eu la même mentalité que toi, je serais restée strip-teaseuse. Je n’aurais jamais aspiré à devenir ballerine, alors que c’est un métier qui ne m’a apporté que de la joie. Imagine tout ce que tu rates. Ta promise, une famille, le bonheur. Contrairement à moi, tu peux avoir un avenir. Il est là, il attend juste que tu le revendiques. Tu as tant de choses à vivre ! Mais pour cela, tu dois cesser de regarder en arrière. Voilà exactement pourquoi elle était dangereuse pour lui – parce qu’elle le poussait à imaginer ce que l’existence pourrait être. Ce que pourrait être la vie avec elle. Réaliser mon rêve causera sa perte. Il secoua la tête. La malédiction ne pouvait pas l’atteindre. Néomi ne pouvait être blessée physiquement. Mais il tenait malgré tout à affronter Tarut. — Néomi, quand mes frères reviendront, tu dois prendre cette clé. Elle eut un haussement d’épaules évasif, qui pouvait signifier tout et son contraire. — Je suis fatiguée, mon grand. Je vais me coucher. Mon grand. Expression à la fois taquine et affectueuse. — Où vas-tu ? En parcourant la maison à sa recherche, il avait constaté que la chambre principale était meublée – chichement, mais meublée –, mais ce n’était pas là qu’elle allait lorsqu’elle n’était pas avec lui. Elle avait forcément un endroit secret où se cacher. — Oh, ici et là… — Reviendras-tu demain ? Elle sautilla jusqu’à lui et, d’un revers de main nonchalant, balaya la mèche de cheveux qui lui barrait le front. — Franchement, vampire, si tu continues à être aussi charmant, comment veux-tu que je ne revienne pas ? Sur ces mots, elle disparut. Mais elle reviendrait. Parce qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher. Conrad sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres. Chapitre 18 — Tout allait si bien, marmonna Néomi. Cela ne fit qu’accroître la colère de Conrad. Ces trois derniers jours, le chemin de la guérison avait été sinueux et chaotique. Parfois, même, il était reparti en sens inverse. Comme en ce moment, précisément. Au comble de l’énervement, il allait et venait devant la fenêtre sur le rebord de laquelle elle était assise. — Néomi, jure-moi que tu iras prendre cette clé ! Mes frères seront à coup sûr de retour ce soir. Ils avaient déjà un jour de retard sur ce qui était prévu. — Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas parler de ça. Il était hors de question pour elle de lui donner la possibilité de se libérer. Murdoch avait dit que si on lui rendait la liberté trop tôt, Conrad risquait une rechute, et elle craignait qu’il n’attaque ses frères si la rage s’emparait de lui au mauvais moment. Au cas où sa résolution vacillerait, il lui suffirait, de se souvenir que Conrad avait craché du sang à la figure de Nikolaï moins de deux semaines plus tôt. Pendant des siècles, ses frères l’avaient cherché sans relâche. Néomi se refusait à être l’imbécile de fantôme qui l’avait libéré alors que son état s’améliorait. Elle prenait des risques en lui cachant que la clé était déjà en sa possession. Stricto sensu, elle ne lui avait jamais menti, elle avait plutôt éludé le sujet, mais elle imaginait sans peine sa réaction s’il l’apprenait. S’il découvrait que la clé de sa liberté était cachée dans un chausson, dans son studio, sa colère serait violente dans un premier temps, puis il reviendrait à la charge sans arrêt, insisterait, encore et encore, la harcelant. Et elle ne voulait pas de cela. Pas maintenant, alors qu’il avançait sur la voie de la guérison, lentement mais sûrement. — Je sais que tu vois mes frères comme des héros, poursuivit-il en cessant son va-et-vient. Mais si mon état ne s’améliore pas, ils me tueront, Néomi. Elle ne le croyait pas, mais savait qu’il était inutile d’essayer de le convaincre du contraire. — Tu penses vraiment que je laisserais quelqu’un te faire du mal ici ? Quiconque tenterait de tuer son vampire se retrouverait projeté dans les airs, direction le bayou et les alligators. — Tu ne comprends pas ce qui est en jeu ! rétorqua-t-il brusquement, mais sans crier. Au cas où tu ne les aurais pas entendus, leur intention est de mettre fin à mon malheur. Les muscles de sa mâchoire se tendirent, signe précurseur de l’éruption de fureur. Il était encore, hélas ! sujet à ces crises de colère. Un mâle comme lui ne pouvait tout simplement pas supporter d’être pris au piège. Il se sentait impuissant en permanence et ne parvenait pas toujours à maîtriser son agressivité. Parfois, il lui semblait avoir affaire à un baril de poudre sur le point d’exploser. Malgré tout, elle voyait une certaine pureté dans cette rage. Louis n’avait été que dissimulation, tromperie, hypocrisie. La rage de Conrad était brute, sans apprêt. On savait exactement à quoi s’attendre. Cela ne signifiait pas pour autant qu’elle se soumettrait s’il cherchait à lui faire mal. Elle avait lu un jour un article sur la nécessité d’établir des limites entre soi et les personnes de son entourage, y compris les plus proches. Quand leur comportement s’avère inacceptable pour soi, il faut les sanctionner en leur accordant moins d’attention. Chaque fois que Conrad se conduisait de façon désagréable, elle s’en allait, tout simplement – ce qui avait malheureusement pour effet de redoubler sa colère. Au bout d’un certain temps, il se calmait et venait la retrouver dans la folie, ou dans le jardin. Sans oser la regarder en face, il lui tendait la main en disant d’un ton bourru : « Allez, viens » ou bien : « Ne reste pas à l’écart comme ça. » — Bon sang, Néomi, mais pourquoi ne veux-tu pas faire cela pour moi ? Lorsqu’il donna un coup de poing dans son mur, le vase déborda. — Je t’ai dit et répété de ne pas abîmer ma maison, Conrad, dit-elle du ton le plus calme possible. Elle ne ressemble peut-être pas à grand-chose, mais c’est tout ce que j’ai. Si tu ne veux pas respecter ma volonté, alors je n’ai plus envie d’être avec toi. Pour qu’il ne puisse pas la suivre, elle glissa dehors, dans le soleil de la fin d’après-midi. Après avoir traversé le jardin, plus touffu que jamais, elle suivit le chemin qui menait à la folie. Comme elle s’en approchait, elle entendit des créatures invisibles glisser sous l’eau. Elles percevaient facilement sa présence, alors pourquoi les autres n’y parvenaient-ils pas ? Pourquoi seuls Conrad et les animaux en avaient-ils conscience ? Chaque fois qu’il tentait de se maîtriser, il sortait lui aussi et marchait dans le jardin. Lorsqu’elle aperçut dans les hautes herbes, contournant les cyprès pour suivre la rive, le chemin qu’avaient tracé ses bottes, elle eut un pincement au cœur. Que vais-je faire ? Il faisait tant d’efforts. Et des progrès, aussi. Elle l’avait vu prendre un chiffon et nettoyer ses bottes crottées du mieux qu’il pouvait, comme le soldat qu’il avait été autrefois. Il se douchait chaque jour, se brossait les dents, se rasait. Bon, il ne se rasait que tous les deux jours, mais elle aimait son visage assombri par une barbe naissante. Chaque jour au coucher du soleil, elle surmontait sa répugnance et lui apportait une tasse du sang laissé par ses frères, que Conrad ne buvait que parce que l’effort fourni par Néomi le touchait. Déjà, il avait meilleure mine ; ses muscles retrouvaient leur souplesse. Mieux il allait, plus ils parlaient. Tous deux en avaient terriblement besoin. Souvent, ils trouvaient un rythme, et la conversation allait bon train, les arguments s’échangeaient, s’emboîtaient, comme si leurs pensées étaient des pièces d’un même puzzle. — J’aime la façon qu’ont nos paroles de se rencontrer, quand nous discutons, lui avait-elle dit. Pas besoin d’explications ni d’éclaircissements – c’est comme si nous savions tous les deux que nous nous comprenons. Un peu comme la danse. — Ou le sexe ? Elle avait souri. — Seulement si c’est bien. Il avait eu un hochement de tête confiant. — Alors nous, ça serait bien. Seigneur, oui… Ils s’entendaient sur tous les points. Oui, il était à demi fou, mais elle, fantôme de l’ère de la Prohibition doté d’un faible pour les préservatifs, les biscuits chocolat-guimauve et les soutiens-gorge, n’était pas à proprement parler en contact avec la réalité. Conrad la voyait, et sa présence semblait être la seule chose à pouvoir calmer son esprit. Il guérissait, et elle était plus heureuse qu’elle ne l’avait été pendant ces quatre-vingts dernières années. Deux âmes brisées, ensemble dans ces lieux abîmés, avaient trouvé une certaine forme de contentement. La présence de Conrad n’était peut-être pas le fruit du hasard, comme Néomi l’avait d’abord cru. Peut-être était-il censé la sauver de cette existence maudite ? Et peut-être n’avait-elle pas retenu la leçon enseignée par Marguerite L’Are. Si quelqu’un devait la sauver, ce ne pouvait être qu’elle. Au crépuscule, Conrad la rejoignit. — Je n’endommagerai plus ta maison, dit-il d’un air à la fois fier et contrit. — Je t’en remercie d’avance. Il lui tendit la main. — Je voudrais que tu rentres avec moi. — Non, Conrad. Pas ce soir. Il serra les dents. Elle savait que son refus le frustrait non seulement parce qu’il avait envie d’être auprès d’elle, mais aussi parce qu’il éprouvait, au plus profond de lui-même, le besoin de la protéger. Comme s’il considérait que c’était son droit. Chaque fois qu’il posait les yeux sur elle, désormais, son regard s’assombrissait et devenait plus possessif. — J’ai peut-être abîmé des choses, mais j’en ai aussi réparé d’autres, fit-il remarquer. — C’est vrai. Ayant trouvé dans la vieille cabane à outils de quoi redonner au manoir un peu de sa prestance, il avait réparé et cloué les fenêtres qui en avaient besoin et avait remis en place la porte d’entrée principale. Ensuite, comme s’il obéissait à un instinct qui lui ordonnait d’assurer le confort et la sécurité de Néomi, il s’était occupé de rendre la grande chambre vivable. Le nouveau matelas avait été installé sur le lit à baldaquin, et divers meubles trouvés ici et là avaient été disposés dans la pièce. Au grenier, il avait déniché une coiffeuse ancienne et un fauteuil assorti dont même Néomi ignorait l’existence. Après avoir miraculeusement réussi à nettoyer le conduit de cheminée, il avait allumé un feu – même s’il ne semblait pas souffrir du froid, et elle encore moins – et lui avait annoncé qu’elle dormirait désormais dans cette chambre, avec lui. Il avait dit cela sur un ton qui rappelait ses origines aristocratiques et son statut de seigneur de guerre d’un autre siècle. Conrad Wroth avait l’habitude d’être obéi. Il était donc resté perplexe devant l’éclat de rire de Néomi, qui avait qualifié son attitude de « charmante », avant de lui rappeler qu’elle avait déjà un endroit à elle. Le fait qu’elle dispose d’une cachette dans laquelle elle retournait chaque jour l’agaçait profondément. En l’occurrence, cela le plongea dans une colère noire. — Alors, viendras-tu ? Elle ne fit pas mine d’obtempérer. À voir l’expression de Conrad, il était clair que s’il l’avait pu, il l’aurait ramenée de force à l’intérieur. Si elle avait été réelle, il l’aurait jetée sur son épaule comme un vulgaire sac de farine pour la faire entrer dans cette chambre, elle en était certaine. Cet homme, qui était la puissance incarnée, était en train de découvrir que le pouvoir considérable qui l’avait jusque-là sorti de tous les mauvais pas n’avait aucun effet sur Néomi. Pour une fois, être fantôme était un avantage. S’il souhaitait sa compagnie, il devait parvenir à la convaincre de revenir, ou l’empêcher de partir. — J’ai dit pas ce soir. Se séparer de lui était tout aussi difficile pour Néomi. Mais elle ne pouvait pas tolérer qu’il passe sa colère sur sa maison, encore moins sur elle. — Fais donc comme tu veux, lâcha-t-il d’un ton glacial en s’en allant. Tard dans la nuit, alors qu’elle venait de s’assoupir, elle l’entendit crier. Avant même de comprendre ce qu’elle faisait, elle glissa jusqu’à lui. À la seconde où elle entra, il se redressa dans son lit en hurlant une nouvelle fois, si fort que les vitres vibrèrent. Comme elle s’approchait de lui en toute hâte, il s’assit au bord du lit. — Conrad, tout va bien, ce n’est qu’un cauchemar. La tête entre ses mains attachées, les coudes sur les genoux, il se mit à se balancer d’avant en arrière. — Ma tête… il y en a trop… Il semblait serrer si fort que Néomi redouta un instant que son crâne ne se brise. — Chuuuut. Chuuut, mon cœur. C’est fini, dit-elle en lui caressant le dos par télékinésie. — Je ne… je ne veux plus être comme ça ! s’emporta-t-il. — Mais tu vas beaucoup mieux, murmura-t-elle. Bientôt, ces cauchemars auront cessé. Il fronça les sourcils et se tourna vers elle, comme s’il remarquait soudain sa présence. — Tu as été… assassinée. Tu me rappelles tout ce que j’ai fait… et ce que cela a provoqué. Et tu me montres ce que j’aurais pu avoir, si j’avais été différent. Tu es ce qui n’allait pas dans mon passé. Et ce qui doit disparaître de mon avenir. Elle savait qu’il ne se souviendrait de rien, ou presque. Mais elle, si. — Conrad, ton avenir n’est pas défini. Tu peux encore connaître le bonheur. — Tu es la punition parfaite pour moi. — Oh. Sous le choc, elle se leva pour s’en aller. Il tendit un bras pour l’en empêcher. Lorsque son poing se referma sur le vide, il se retourna et frappa la tête de lit, à bout. — Un homme a-t-il déjà souhaité son châtiment à ce point ? demanda-t-il, hagard, le visage enflammé. Sans répondre, elle reprit sa place à côté de lui et lui caressa le front. Elle ne supportait pas de le voir souffrir de la sorte. Si seulement elle avait pu calmer sa douleur ! Il avait été un héros autrefois, un homme qui avait sacrifié sa vie à une cause supérieure. Mais aujourd’hui, il souffrait. Néomi avait compris très vite que Conrad était un homme brisé à la recherche de son salut. Au cours des trois derniers jours, elle avait acquis la certitude qu’il méritait ce salut. Il lui vint alors à l’esprit que c’était peut-être à elle de le lui apporter. Mais comment ? Elle soupira, le força à se rallonger. Autrefois danseuse, élevée dans un monde interlope où peu de choses comptaient en dehors de s’amuser et boire, que pouvait-elle pour un vampire en quête de rédemption ? Elle allait simplement devoir se servir des moyens à sa disposition. On avait trop souvent tendance à sous-estimer les vertus médicales du whisky et du rire. Chapitre 19 — Qui est ta meilleure amie, mon grand ? Susurra-t-elle en faisant léviter deux bouteilles. C’est qui la préférée de Conrad ? Agenouillé devant la cheminée, il finissait d’allumer le feu. Dehors, la nuit était sinistre, mais à l’intérieur, ils seraient bien. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en se relevant, nettoyant son pantalon d’un revers de main avant de s’asseoir dans un des fauteuils disposés devant l’âtre. — Un cadeau. Pour toi. — Un… cadeau ? s’étonna-t-il. — Oui. Un cadeau. Un présent, une surprise, quoi. Il prit les bouteilles qu’elle lui tendait, effaça la poussière qui recouvrait l’étiquette de l’une d’elles… et resta bouche bée. — Du Glen Garioch 1925 ! Après une hésitation, il découvrit la seconde étiquette et eut un soupir incrédule. — Du Macallan 1924… Seigneur, mais il y en a pour cent mille dollars au bas mot ! Néomi, je ne peux pas boire ça. Tu devrais revendre ces bouteilles. Ou demander à quelqu’un de le faire pour toi. — Et que ferais-je de l’argent ? J’ai tout ce qu’il me faut dans un coffre. Et te voir boire ces whiskys me procurera un plaisir bien plus grand. Elle se plaça juste derrière lui, regardant par-dessus son épaule, et ajouta d’une voix douce, dans le creux de son oreille : — En plus, tu vas me décrire très précisément, très lentement les sensations qu’ils feront naître en toi. Tu m’en parleras de ta voix grave et rocailleuse. Est-ce un whisky fumé ? tourbé ? Est-il long en bouche ? Combien de temps faut-il pour qu’il répande sa chaleur en toi ? Elle lirait l’annuaire téléphonique que ce serait tout aussi érotique. — Tu es sûre ? — À la tienne ! Santé ! dit-elle avec un drôle de petit sourire. — Alors, je veux boire en te regardant danser. Sa requête sembla l’enchanter. Jamais je ne me lasserai de ce regard, songea-t-il. — Je vais danser et regarder mon vampire boire. Mon vampire… Bon sang, qu’il aimait l’entendre parler de la sorte ! Il savait qu’il s’agissait là au mieux d’un réflexe de séductrice, mais c’était si bon… Il déboucha le Macallan et le laissa se décanter. Le parfum du whisky arriva jusqu’à lui, et un sourire se dessina sur ses lèvres. Ce whisky-là, il n’allait pas simplement l’avaler, comme il l’avait fait par le passé. D’abord, il n’en avait pas besoin pour adoucir sa colère autant qu’avant. Et surtout, un nectar pareil exigeait d’être dégusté. — Je reviens, dit-elle avant de disparaître. Il se tendit, toujours nerveux lorsqu’elle partait. Mais elle réapparut à peine quelques minutes plus tard, avec un gramophone et un gobelet en cristal. Elle lui tendit ce dernier, puis installa le gramophone par terre, le remonta et posa le bras muni de l’aiguille sur la galette. Une ballade jazzy s’éleva, sur fond de chuintements et de craquements. En bon maître de cérémonie, elle annonça : — Et maintenant, pour une séance en matinée, l’immmmmmense Mlle Laress va se produire devant un public privilégié constitué d’une seule personne ! Avec un sourire enjôleur, elle ajouta : — Je me suis souvenue d’une danse que je faisais lorsque j’étais jeune. Je pense qu’elle te plaira. Tandis que son whisky d’exception décantait, Conrad se carra dans son fauteuil et regarda la plus belle femme qu’il ait jamais rencontrée danser pour lui et lui seul. Même si Néomi était toujours aussi livide, il la trouvait absolument charmante, en particulier lorsqu’elle bougeait. Envoûtante. Elle dansait sans effort apparent, se tournant vers lui entre deux pirouettes ou arabesques pour lui lancer un sourire ou un clin d’œil. Néomi savait savourer l’instant présent, riait facilement, flirtait constamment. Le bonheur était son état naturel, et cela stupéfiait Conrad, tout en l’attirant. Jamais, de toute sa longue existence, il n’avait connu cet état. Mais elle avait une théorie là-dessus : « Les gens pensent que le bonheur va leur tomber tout cuit dans le bec, disait-elle. Mais en fait, il faut aspirer au bonheur. Et il faut savoir le saisir quand il se manifeste. » Néomi avait été assassinée, ne possédait plus de corps, mais continuait à saisir au vol chaque petit bonheur qui se présentait. Conrad trouvait cela admirable. Pour l’heure, elle dansait comme si, instinctivement, elle savait ce qui allait le séduire, lui, comme si elle savait comment se rendre irrésistible à ses yeux. Alors, pourquoi lui résister ? Pourquoi lutter contre cette attirance ? Pourquoi ? Parce que, même si elle partageait ses sentiments, il finirait de toute façon par la décevoir. Son état s’améliorait, mais il était loin d’avoir trouvé l’apaisement de l’esprit auquel il aspirait. Il était encore sujet à de violentes colères et de terribles cauchemars. Comment ferait-il, une fois libéré et rendu à la réalité ? Pourrait-il s’empêcher de boire aux veines de ses ennemis alors qu’il était habitué à engranger leurs pouvoirs ? Pendant des siècles, ses adversaires avaient cherché à découvrir ce à quoi il tenait. Mais après tout, c’était là la règle tacite dans le Mythos. La mort pouvait finir par laisser indifférents des êtres qui vivaient depuis si longtemps, et le plus « stimulant » devenait alors la vengeance contre la famille ou les proches. Or, pendant toutes ces années, il n’avait eu personne dans sa vie. Aujourd’hui, les choses avaient changé. Quelqu’un comptait pour lui. Il secoua la tête. Non. Ses ennemis n’avaient pas la faculté de faire du mal à Néomi. Jamais ils ne pourraient l’enlever ni la blesser. Peut-être était-ce en partie pour cela qu’il se sentait si à l’aise avec elle : il savait qu’il ne pouvait pas lui attirer d’ennuis. Même libre, il ne pourrait pas lui faire de mal s’il perdait le contrôle de lui-même. Mais comment retrouver la liberté ? Aucun de ses frères n’était revenu depuis le jour où il avait tenté de les convaincre de l’existence de Néomi, le jour où ils étaient partis pour Mont Oblak, le château des Abstinents. Cela pouvait signifier que Kristoff avait découvert que Conrad était vivant et que ses frères le cachaient quelque part. Dans l’ordre des Abstinents, la règle numéro deux était : « Les Déchus tu élimineras sans relâche. » En le gardant en vie, ses frères avaient trahi l’ordre. Kristoff les avait sans doute emprisonnés et refusait de les libérer tant qu’ils ne lui auraient pas avoué l’endroit où il se trouvait. Chose qu’ils ne feraient jamais. Ses frères avaient de nombreux défauts, mais ils avaient le sens de la loyauté. Il y avait une autre possibilité : ils étaient morts au combat. Et Conrad ne savait que penser de cette éventualité. Au cours des jours qui venaient de s’écouler, il s’était rendu compte que, sans ses frères, il n’aurait jamais rencontré Néomi. Maintenant qu’il avait recouvré l’essentiel de sa raison, qu’il était capable de canaliser sa colère, la perspective de perdre ses trois frères le troublait profondément. Parler de son passé à Néomi l’avait forcé à se remémorer des temps anciens, et meilleurs. Il s’était souvenu de la façon dont Nikolaï l’avait tiré d’affaire, mauvaise passe après mauvaise passe, il avait repensé au jour où les quatre frères avaient pris la décision fatidique de mener la défense de leur pays. Personne d’autre n’y parvient. Conrad avait été fier, car aucun d’eux n’avait hésité une seconde. Si ses frères sortaient vivants de cette mésaventure, il ne pourrait plus les éliminer, comme il avait prévu de le faire. Il ne voulait plus avoir affaire à eux, mais il ne pouvait pas non plus les supprimer… — Tu ne goûtes pas le whisky ? demanda Néomi en s’arrêtant. — Comment ? Ah, oui. Il avait eu l’intention de le laisser se décanter une minute par année d’âge, mais elle avait l’air tellement impatiente… Une demi-heure devait suffire largement, et le goût évoluerait, de toute façon. Il s’en servit une rasade, la fit tourner dans le gobelet, laissa l’alcool tapisser les parois de cristal. Lorsqu’il avala sa première gorgée, il eut du mal à ne pas fermer les yeux de plaisir. — Seigneur… un whisky devrait toujours être aussi bon. Puissant et doux à la fois, avec des parfums distincts et complémentaires. — Il est meilleur que ce que tu bois d’habitude ? — Tu parles de whisky ou de sang ? — Des deux. — Il bat tous les autres whiskys à plate couture, et il est meilleur que le sang que j’ai bu dernièrement. Instinctivement, Conrad savait que ce whisky ne serait de toute façon pas à la hauteur du sang de Néomi. — Parfait, dit-elle en reprenant ses pas de danse. En la suivant des yeux, il se demanda ce que cela ferait de percer cette peau diaphane avec ses crocs. Que ressentirait-il s’il pouvait caresser ses seins tout en buvant son sang ? Il n’avait jamais touché les seins d’une femme. Souvent, il s’était demandé quelles sensations provoqueraient en lui ceux de Néomi. Ils seraient si doux contre ma main calleuse, si moelleux… Il avait toujours espéré avoir une femme à lui. Il aurait passé des journées entières au lit, à explorer son corps pour découvrir comment la satisfaire. Il avait rêvé d’une femme qui le retiendrait s’il devait partir et qui crierait son nom quand il entrerait en elle. Qui crierait son nom d’une voix fiévreuse teintée d’un accent français. Les fantasmes se déchaînèrent soudain dans son esprit, et il s’imagina lui tenant fermement les fesses tout en aspirant le bout de ses seins, caressant son corps frêle et pâle pendant des heures jusqu’à ce qu’elle jouisse, encore et encore, pour lui… — Tu as l’air à ton aise, mon trésor. Il toussa. — Je dois reconnaître que j’ai connu pire, comme prison. Et la partager avec une détenue aussi désirable n’était pas pour lui déplaire non plus. Le besoin de pourchasser Tarut se faisait de plus en plus pressant, mais il sentait également naître en lui une légère angoisse à l’idée de la laisser seule, même pour peu de temps. Soudain, elle fit une pirouette et vint frôler sa joue d’un baiser. Il eut un regard méfiant, auquel elle répondit par un éclat de rire. — Cela s’appelle de l’affection. Répète avec moi ! Af… Il avait cru qu’elle flirtait avec lui parce que c’était dans sa nature. Mais… était-il possible qu’elle… qu’elle soit réellement intéressée, peut-être même attirée par lui ? Malgré ses yeux rouges ? Peut-être même désirait-elle encore plus, comme lui. Mais après tout, il n’y avait personne d’autre ici qui fût susceptible de la séduire. Conrad n’avait pas de concurrent. — Pourquoi me manifesterais-tu de l’affection ? — Parce que… c’est ce que j’éprouve ? — Pourquoi ? — Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? dit-elle en riant. Faut-il vraiment que tu t’interroges sur tout ce qui est bon ? — Oui, quand c’est complètement illogique. Tu ne connais rien de moi… — J’en connais plus sur toi que n’importe quelle autre femme. Je me trompe ? Inutile de t’armer de courage pour m’avouer tes secrets, tout souhaitant que je ne m’enfuie pas en hurlant. Je les connais tous. Et je suis encore ici. Les yeux brillants, un sourire aux lèvres, elle ajouta : — Et je sais que tu es l’homme que je préfère au monde. — Parce que je suis le seul à pouvoir te voir et t’entendre. Elle eut ce haussement d’épaules mystérieux. Il savait que, probablement, elle jouait avec lui, que tout cela ne comptait pas vraiment pour elle. Mais, bon sang, ce qu’elle venait de dire… cela le touchait. Et prétendre que ces sentiments étaient bien réels était de plus en plus facile. — Le problème, c’est que tu ne sais pas quoi faire de cette affection, n’est-ce pas ? — C’est vrai, reconnut-il. J’ignore comment l’appréhender. À cause d’elle, je me sens faible. C’est un peu ce que je ressens avec toi, parfois. — Comment un homme aussi puissant que toi peut-il se sentir faible ? C’est une chose que je ne comprendrai jamais. Que pourrais-je faire, à ton avis, pour que cela change ? Pour que tu ne te sentes pas faible ? Il se passa une main sur le visage, peinant à exprimer ce qu’il éprouvait. — Tu me mets mal à l’aise, parfois, parce que ce que tu fais m’est totalement étranger. — Ce que je fais ? Comme quoi, par exemple ? — Comme cette façon que tu as de rire tout le temps. On dirait que tu attends en permanence le moment où tu vas pouvoir rire ou plaisanter. — Hou là, quelle horreur ! Comment fais-tu pour supporter ma présence ? Ce doit être ta patience d’ange et ton calme qui te permettent de tenir le coup… Et, sans lui demander son avis, elle remplit son verre à ras bord. Chapitre 20 Après avoir fini de danser, Néomi flotta jusqu’au fauteuil qui se trouvait à côté de celui de Conrad. Attentionné, celui-ci en avait installé deux devant la cheminée. Il persistait à la traiter comme une femme et non comme un fantôme. Il ouvrait les portes pour elle et, même si elle ne pouvait jamais la prendre, lui tendait la main pour l’aider. De petites choses comme celle-ci accroissaient son pouvoir de séduction, déjà considérable. — Conrad ? Dis-moi comment c’était, dans les Kapsliga. — Comme dans un régiment, répondit-il, devinant assurément où elle voulait en venir. — Et l’abstinence, est-ce que c’était très difficile ? Elle voulait en savoir plus sur cette époque de la vie de Conrad et y revenait sans cesse. Sa ténacité égalait celle de Conrad à propos de la clé. Quoique… Il ne lui avait pas demandé de la voler depuis un moment. Et pour cause, ses frères ne revenaient pas. Il ne l’avouerait jamais, mais elle avait le sentiment que cela l’inquiétait. Il devait se demander ce qui avait pu leur arriver. — Pourquoi cela t’intéresse-t-il autant ? demanda-t-il en avalant une gorgée de whisky. Elle s’était presque attendue à le voir boire à la bouteille, mais non. Il buvait au verre, proprement, en prenant son temps. — Je voudrais en savoir plus sur toi. — Alors, pourquoi ne pas me poser de questions sur la grande guerre du Nord, sur notre plus belle victoire ou notre plus accablante défaite ? — Parce que je suis aussi une femme ? — Ah. C’est un argument imparable, en effet. Bon, vas-y, pose tes questions, dit-il en levant son verre dans la direction de Néomi. Elle fit mine de s’asseoir. — Tu es resté chaste uniquement parce que tu avais prêté serment ? — Tu as entendu mon frère : les Wroth tiennent toujours parole. Mais il n’y avait guère de tentations, de toute façon. Près du front, les femmes en bonne santé étaient rares. Et celles qui n’étaient pas déjà sous le charme de Murdoch l’étaient encore plus. Et puis, mon engagement tirait à sa fin. On ne sert dans les Kapsliga que de treize à trente-sept ans. — Tu devais compter les jours, non ? — Pendant les périodes de calme, quand les combats s’espaçaient, oui. Et ensuite, je suis mort. — Et tu n’as jamais croisé de fille qui t’ait plu ? Tu n’es jamais tombé amoureux ? — Nous n’avions pas de temps à consacrer à ce genre d’émotion. La seule chose qui nous occupait l’esprit, c’était la survie. Quant à moi, non seulement je livrais bataille toute la journée, mais la nuit, je combattais les vampires. Il avala une gorgée de whisky, le regard perdu dans le vide pendant un long moment. Repensait-il à certaines des horreurs vécues sur ces champs de bataille ? Elle allait lui demander de poursuivre lorsqu’il cligna des yeux et se tourna vers elle. — Et toi ? Tu l’aimais, le magnat du pétrole ? — Absolument pas. Et il ne l’avait pas aimée non plus. Le soir où Louis l’avait assassinée, Néomi l’avait compris mieux que jamais. Louis avait sombré dans la folie non pas parce qu’il avait besoin d’être à ses côtés, mais parce qu’il voulait la punir. Même s’il avait fait étalage de ses sentiments en pleurant sur son corps ce soir-là, c’était par dépit qu’il l’avait tuée. — Les autres hommes que tu as connus… les as-tu aimés ? — J’ai éprouvé beaucoup d’affection pour eux, mais pas un amour inconditionnel. — Pourquoi ne parvenaient-ils pas à gagner cet amour ? Il se pencha pour écouter la réponse, comme si elle était particulièrement importante pour lui. — Oh, ils n’ont jamais rien fait de mal. Je n’ai pas rencontré mon âme sœur, c’est tout. — Est-ce qu’ils te… satisfaisaient ? Ceux qui n’y étaient pas parvenus au début avaient toujours fini par y arriver. — Je faisais en sorte que oui. J’ai toujours exprimé sans fausse pudeur ce que j’attendais d’un homme. Il haussa les sourcils. De toute évidence, il aurait aimé la questionner de manière un peu plus précise sur ce point, mais elle préféra en revenir à lui. — Conrad, j’aimerais savoir comment tu as maîtrisé le besoin physique d’être avec une femme. Le voyant rougir comme un premier communiant, elle s’en voulut. — Oh. Je vois. — Très souvent, dit-il de sa voix rauque. — Tu devais te demander ce que cela faisait, non ? Il hésita, puis la regarda dans les yeux. — Je me le demande encore. Pour la première fois, Néomi se dit qu’il était très possible qu’elle soit folle d’un homme. Elle avait pensé pouvoir affronter Conrad sans difficulté, parce que jamais les hommes ne lui avaient posé problème jusque-là. Et aussi parce qu’elle avait de l’expérience, et lui, non. Mais Conrad n’était pas un homme comme les autres. D’ailleurs, à y regarder de plus près, ce n’était pas vraiment un homme. C’était un mâle immortel qui n’avait jamais eu de femelle alors qu’il en avait eu très envie. Elle sentait en lui une passion violente, instable, qui n’attendait que d’être libérée. Plus que tout, elle rêvait d’être la femme qui ouvrirait les vannes de cette passion. Jamais elle n’avait regretté son incorporalité comme elle la regrettait aujourd’hui. — Tu n’as jamais caressé une femme intimement ? Jamais même… embrassé une femme ? Il se redressa, plus tendu. — Ça suffit, les questions. Je t’ai dit que je ne voulais pas discuter de cela avec toi. Même pas vrai. — Pourquoi ne pas en parler ? Le sujet te met mal à l’aise ? Seigneur… dire qu’aucune femme ne lui a jamais offert ses lèvres. — Ça ne devrait pas ? Un homme peut-il souhaiter qu’une jolie femme sache cela de lui ? — Si je ne te connaissais pas, je dirais que ce genre de remarque est ta façon de flirter avec moi. Il secoua la tête. — Ma façon de flirter ? Par opposition à la façon dont un homme expérimenté procéderait ? Moi, je pense que tu te sers de ça pour me mettre à cran. L’idée que je ne puisse jamais être à égalité avec toi sur ce plan te plaît. — Conrad, c’est ridicule, enfin. — Vraiment ? — Mais oui ! Je vais être franche : si je le pouvais et que tu le pouvais, je te séduirais, là, sans perdre une seconde. Il serra les poings, entrouvrit les lèvres, révélant ses dents blanches et ses crocs si sexy. — Tu aimes vraiment te payer ma tête, n’est-ce pas ? Tu ne devrais pas dire des choses que tu ne penses pas. Il s’était levé et, planté devant la fenêtre, regardait la nuit tumultueuse. — Je ne dis que ce que je pense. Ce mâle était un immortel beau comme un dieu qui n’avait jamais connu l’amour. Et elle aurait fait n’importe quoi pour endosser le rôle de l’initiatrice. — Alors, tu dois être attirée par moi parce qu’il n’y a personne d’autre ici. — C’est faux, dit-elle en se levant pour le rejoindre. — Vraiment ? Donc, je suis comme les hommes que tu laissais entrer dans ton lit ? — Tu es à l’opposé. — Mais pourquoi vouloir me séduire, alors ? Elle ne s’était pas attendue à cette question. — C’est parce que je n’ai jamais connu d’homme comme toi que je te désire. — Un homme comme moi ? Tu veux dire, un vampire aux yeux rouges ? — Un mâle fort, viril, dans les muscles duquel j’ai envie de planter mes ongles. Il posa calmement son verre sur le rebord de la fenêtre, mais elle le vit déglutir. Puis il s’avança vers elle, imposant, presque menaçant. Comme elle l’avait fait dans la douche, elle recula jusqu’à se trouver dos au mur. Il leva ses mains attachées, les passa par-dessus, la tête de Néomi et l’enveloppa de son corps. — Et si moi, j’avais envie de te séduire ? demanda-t-il. Pas de souci de ce côté-là. Avec son caractère dominateur, il était fait pour ça. — Pourquoi faut-il que tu me mettes en cage, chaque fois ? — Si tu ne disparaissais pas tout le temps, je n’aurais pas à le faire. Tu es aussi insaisissable que l’air, et c’est terriblement frustrant, koeri. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire « leurre ». Elle ferma les yeux. — Ton attachement pour moi est synonyme de leurre ? — Un leurre qui m’éloigne de la folie. La seule chose qui puisse me tenter au point de quitter ce chemin, ajouta-t-il en baissant la voix. — Est-ce que tu me suivrais n’importe où ? — Jusqu’au soleil s’il le fallait. Conrad n’était qu’intensité. Ces sentiments étaient nouveaux pour lui, et retenir les mots lui était impossible. — Tu disais que tu pourrais m’apprendre à séduire ma promise. Je veux ma première leçon. Elle n’arrivait plus à penser. Il était trop séduisant pour qu’elle lui résiste. — Une leçon ? Ah oui, c’est vrai… Eh bien, pour commencer, tu pourrais lui faire des compliments. Il baissa les yeux sur elle. — Lui dire qu’elle a des yeux stupéfiants ? Que je pense sans cesse à leur couleur ? — Elle aimerait beaucoup, beaucoup cela. Ensuite, tu pourrais prendre son visage entre tes mains, et peut-être effleurer sa lèvre inférieure avec ton pouce. Ses biceps se durcirent, et elle comprit que, dans son dos, il devait serrer les poings. — Et comment saurais-je si elle s’intéresse à moi ou non ? — Si elle est intéressée, elle passera sans doute les bras autour de ton cou pour t’attirer contre elle. Mais Néomi ne bougea pas, garda les bras le long du corps, serra les poings. Elle mourait d’envie de faire glisser ses doigts dans ses cheveux, de lui caresser la nuque, de le toucher, enfin. Mais c’était impossible. Jamais je ne sentirai ces muscles rouler sous cette peau tandis qu’il amène mon corps jusqu’au plaisir. Jamais je ne verrai dans ce regard le moment exact où la jouissance l’emporte sur tout le reste. Néomi ne connaîtrait jamais le plaisir avec lui… et supportait assez mal l’idée que d’autres le puissent. — Et ensuite ? demanda Conrad d’une voix que le whisky rendait à la fois plus âpre et plus douce. Elle se sentit ivre, comme si elle aussi avait bu. — Ensuite, tu pourrais la regarder dans les yeux et te pencher sur elle pour effleurer ses lèvres avec les tiennes. — Effleurer ? Et si j’ai envie de quelque chose de plus fort ? Il se prenait au jeu, lui aussi, et perdait sa réserve naturelle. Néomi adorait ça. Plus fort ? Oui ! Elle se retint. — Mais la plupart des femmes chercheront la douceur, au début. Tu dois attendre, prolonger l’instant. Quand tu sentiras ta belle se pâmer, tu pourras prendre sa bouche de manière un peu plus rude. — Comment ? — Glisse lentement ta langue entre ses lèvres, va chercher la mienne… euh, la sienne, je veux dire. Et titille-la. Il passa sa langue sur ses canines, et Néomi se sentit fondre. — Titiller ? — Tu… tu peux rendre une femme folle juste en l’embrassant, si tu t’y prends bien. Il faut… comment dire… faire monter la pression, mais tout en douceur. Il s’approcha un peu plus d’elle. Entre eux, l’électricité devint tangible. — Et à quel moment est-ce que je peux la toucher ? Elle leva les yeux. Ceux de Conrad n’étaient plus rouge sang, mais rouge feu. — Si elle gémit, tu peux lui caresser la nuque. Peut-être faire glisser le dos de ta main de son oreille jusqu’à la naissance de son cou, et ensuite plus bas encore, jusqu’aux premières rondeurs de sa poitrine. Et si cela semble vraiment lui plaire, tu peux essayer de parcourir le même chemin avec tes lèvres. — Et ensuite ? souffla Conrad. — Que te dicte ton instinct ? Le regard brûlant de Conrad s’attarda sur son oreille, puis plongea vers son cou, et jusqu’à la naissance de sa poitrine. — Mon instinct me dit… de continuer à descendre. De faire tout ce qu’il faudra pour pouvoir poser mes lèvres sur tes seins… enfin, ses seins. À cette évocation, Néomi se cambra, redressa la poitrine. — Et comment les embrasserais-tu ? — Je commencerais par les embrasser partout, tout autour de leur pointe. En laissant traîner mes lèvres sur sa peau. Est-ce qu’elle aimerait cela ? — Elle s’agripperait probablement à ton cou en gémissant. — Ensuite, je refermerais les lèvres sur un de tes mamelons… — Tu veux dire sur un des siens. De ta promise. Lentement, il secoua la tête. — Quand je m’imagine en train d’embrasser quelqu’un, c’est toujours à toi que je pense. À toi et à personne d’autre. Je ne peux pas le nier. — Cela me ravit, Conrad, murmura Néomi. Parce que moi, je ne veux pas que tu embrasses une autre femme. — Pourquoi ? — Je serais jalouse, j’aurais envie de lui arracher les yeux. Il fit la moue, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais elle l’en empêcha. — Je suis sérieuse. Maintenant, dis-moi ce que tu me ferais, ensuite. Il sembla hésiter un instant à la croire, puis dit enfin : — Je prendrais le bout de ton sein entre mes lèvres, et je l’aspirerais… — Fort ? demanda-t-elle, le souffle court. — Tu aimerais ? Comme elle hochait la tête, il émit un grognement. — Alors oui, je l’aspirerais de toutes mes forces, en le léchant en même temps. Elle se retint de fermer les yeux. Il était si masculin, si sexy. Comment avait-elle pu être attirée par tous ces hommes d’affaires fades, dociles, avec leur mentalité à la « oui, ma chérie » ? — J’ai fantasmé sur la sensation de tes lèvres sur mes seins. Un son rugueux, bref, sortit de la gorge de Conrad. — J’essaie d’imaginer ce que ce serait de les embrasser, d’après ce que tu m’as montré. — Voudrais-tu les toucher, aussi ? — Seigneur, oui, répondit-il aussitôt, avant de rougir. — Tu penses à eux souvent ? Il pencha son front vers celui de Néomi. — Certaines minutes un peu moins que d’autres. Elle eut un petit rire, et il sembla surpris de l’avoir amusée. — Que ferais-tu pendant que je les embrasserais ? demanda-t-il. — Mes mains se promèneraient sur ta nuque, dans tes cheveux. Elle ferma les yeux quand il baissa les mains pour la toucher. Ses paumes étaient si larges qu’elles recouvraient entièrement la forme de ses seins. Elle laissa échapper un gémissement lorsqu’elle sentit de petites décharges électriques en parcourir la surface. — Je soupirerais en sentant tes muscles rouler sous mes doigts. Puis je m’agripperais à tes hanches pour te faire comprendre que j’en veux plus. Comme il haussait les sourcils, elle ajouta : — À ce stade-là, je serais très impatiente, murmura-t-elle. — Donc, tu ne dirais rien si je… si j’essayais de remonter la main sous ta robe ? — Dire quelque chose ? Je te prendrais la main pour la poser sur ma culotte ! Nouveau grognement. — Je glisserais un doigt sous la dentelle noire, et je l’écarterais. De toute évidence, il n’avait pas pensé qu’à ses seins… — Conrad, je serais trempée pour toi. — Et moi, je serais si dur pour toi. — Est-ce que tu voudrais me mordre ? — Oui ! Tu me laisserais faire ? Tout ce qu’il voulait. — Je ne te refuserais rien. — Alors, je te mordrais le cou, puis la poitrine. Et ensuite, je mordrais tes cuisses si blanches, juste au-dessus des bas. Elle étouffa un petit cri plaintif. — On se comprend si bien, tous les deux… — C’est comme danser ensemble. Elle secoua la tête et murmura : — Non. C’est comme faire l’amour. Il la dévora des yeux, et elle eut le sentiment de sombrer dans le feu. — Néomi, avec toi, j’ai envie d’être animé. Mais seulement par toi. Chapitre 21 C’était la seconde expérience sexuelle de Conrad, si l’on comptait ce qui s’était passé dans la douche avec Néomi. Cette femelle n’avait pas de corps qu’il puisse sentir, il ne parvenait pas à avoir d’érection, et pourtant, il se passait entre eux quelque chose d’intense. Il n’osait imaginer ce que cela aurait été s’ils avaient tous deux appartenu au monde des vivants. Bien sûr, il avait eu vent de l’existence du plaisir, mais jamais il ne s’était figuré une telle montée du désir, et jamais il n’aurait imaginé la joie qu’il y avait ; à découvrir qu’une femme le désirait, que son corps s’ouvrait pour lui, exigeant d’être possédé. Elle leva la tête et effleura le visage de Conrad avec sa joue. Il sentit la même électricité le parcourir, mais n’eut aucune perception de sa peau. Il tenta d’imaginer la douceur de sa chair. — Je veux te sentir, Néomi. Je veux être en toi. Elle ferma les yeux, frotta ses lèvres près des siennes. — Je ne désire qu’une chose en cet instant : être de chair et de sang pour toi. Le désir dans sa voix arracha un grognement à Conrad. La frustration était trop grande. Il était certain qu’elle l’aurait animé si elle avait été en vie. Il était certain aussi qu’elle l’aurait accueilli. Mais je ne peux pas la prendre… Conrad lâcha un juron, amer, laissa tomber ses bras à travers elle et se détourna. Il se mit à aller et venir dans la pièce, ne s’arrêtant que pour donner un coup de poing… Il s’immobilisa à quelques centimètres du mur et lança un regard en direction de Néomi, qui lui répondit d’un sourire lumineux. Bon Dieu, des regards comme celui-ci, il était très possible qu’il s’y habitue. Le trouverait-elle ridicule s’il lui demandait d’aller plus loin avec lui ? Après tout, ils ne se connaissaient pas depuis longtemps ; elle avait de l’expérience, et pas lui… Au diable les inquiétudes, il fallait qu’il sache. — Est-ce que tu aimerais être avec moi ? Si tu pouvais ? Pas seulement pour le sexe, je veux dire ? Cette fois, le sourire qu’elle lui offrit était triste. — Tu as une promise qui t’attend quelque part. — Néomi, il est possible que… ce soit toi. En entendant ces mots, le cœur de Néomi fit un bond. — Alors, pourquoi ne t’ai-je pas animé ? Ton cœur n’a pas recommencé à battre, et tu ne respires toujours pas. Tu ne réagis pas physiquement à ma présence. — Je pense que mon instinct de vampire ne reconnaît pas ma promise en toi parce que, techniquement, tu n’es pas vivante. J’ai besoin de savoir si tu ne fais que jouer avec moi, juste parce que tu m’as sous la main et que ça t’amuse. — Je ne joue pas avec toi, Conrad. Mais même s’il n’y avait pas de limites physiques entre nous, je ne sais pas si ça fonctionnerait, nous deux. Nous sommes trop différents. — Comment ça, différents ? — Tout ce que j’ai jamais aimé, c’était la vie. En fait, j’aime tellement la vie que, parfois, j’ai envie de le crier. Mais toi… tu la détruis. Et tu la traites… avec mépris. — Je tue. C’est ce que je fais le mieux. — Si c’était pour te défendre, ou pour une cause à laquelle tu crois, je pourrais comprendre. Mais prendre des vies pour de l’argent ? Jamais je ne pourrais accepter cela. — Et si… je m’arrêtais ? Si je te disais qu’à tes côtés, j’ai envie d’être un homme meilleur ? Cela ne compterait pas ? — Mais bien sûr que si, ça compterait ! Mais c’est un point accessoire, de toute façon. À moins que tu ne connaisses un moyen de ressusciter les fantômes… — Non, je n’en connais pas. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas. Je chercherai pendant des siècles, s’il le faut. Des siècles. Des centaines d’années de lune d’argent et de torture, chaque mois. — Et comprends-moi bien, Néomi : je le ferai, que tu veuilles de moi ou pas. Alors, ne laisse pas cela entrer en ligne de compte quand tu me donneras ta réponse. — Conrad, tu penses vraiment ce que tu dis ? Elle n’arrivait plus à parler. J’ai besoin de toi… Je veux qu’on essaie… Il allait répondre lorsqu’il se figea. — Il y a quelqu’un dehors. S’approchant de la fenêtre, il écarta légèrement le rideau et fit la moue. — Génial. Mes belles-sœurs passent me rendre une petite visite. Néomi se glissa à côté de lui pour regarder à son tour. Deux femmes minuscules descendaient d’une voiture de sport et bravaient la tourmente de la nuit. — Ce sont des Valkyries ? Elles sont magnifiques. Toutes les femmes du Mythos sont comme ça ? — Certaines seulement. La rousse, c’est Myst la Convoitée, la femme de Nikolaï. La blonde, c’est Kaderin la Sans-Cœur, et c’est celle de Sebastian. Néomi avait tellement entendu parler d’elles qu’elle avait l’impression de les connaître. — J’avais prévu de les tuer, elles aussi. Comme Néomi le fusillait du regard, il leva ses mains enchaînées. — J’ai dit « j’avais ». Tu vois, j’ai fait des progrès, déjà ! Elle le regarda attentivement. Il avait l’air sincère. Des éclats de voix montèrent jusqu’à eux. Les Valkyries se disputaient au milieu de l’allée boueuse. Myst semblait déterminée à empêcher Kaderin d’entrer dans le manoir. Lorsqu’elles en vinrent aux mains, Néomi ouvrit de grands yeux. Hou là. Non, je ne les connais pas du tout. — Mais elles se tapent dessus ! lâcha-t-elle, incrédule. Je me disais bien qu’elles ne devaient pas être faciles, vu que Kaderin est une tueuse, mais de là à se tabasser entre elles ! Conrad haussa les épaules. — C’est dans leur nature, j’en ai peur. Elles aiment se battre. — Je ne te laisserai pas faire une chose pareille ! hurla Myst en décrochant un direct du droit dans la mâchoire de Kaderin. D’un revers de manche, cette dernière essuya le sang qui coulait de sa lèvre ouverte. — C’est comme pour la première Quête du Talisman ! Tu continues à parler avec tes poings ! — Et je ferai pire ! Si tu dénonces Conrad à Kristoff, les frères ne nous le pardonneront jamais. S’ils avaient voulu que Kristoff sache où il est, ils le lui auraient dit eux-mêmes. — Je ne sais pas ce que tu cherches, mais moi, je veux récupérer mon mari ! dit Kaderin en la poussant. Kristoff avait emprisonné les frères Wroth ? Et il ne les libérerait que lorsqu’il aurait Conrad ? Néomi le regarda. — Eh bien, au moins, nous savons ce qui est arrivé à mes frères, dit-il, impassible. — Moi aussi, je veux récupérer mon mari ! lança Myst en poussant Kaderin à son tour. Mais ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Nikolaï a recherché Conrad pendant des siècles. Et tous ces efforts n’auraient servi à rien ? Apparemment, Nikolaï continuait sur le chemin de l’effort… Il n’avait pas trahi Conrad. — Attends une seconde. Mais qu’est-ce qu’on fabrique ? On est des Valkyries, on prend ce qu’on veut quand on veut. — Comment ça ? — Kristoff refuse de laisser partir nos hommes ? Eh bien, on va lui donner une petite leçon de savoir vivre. Je suggère qu’on prenne son foutu château. Il y avait une lueur dangereuse dans le regard de Kaderin. — Putain, c’est génial, comme idée. — Rien que dans notre coven, Regina, Cara et Annika donneraient n’importe quoi pour se battre contre des vampires, quels qu’ils soient. Et si, en même temps, elles en aident quelques-uns, elles s’en ficheront. En plus, je connais l’intérieur de Mont Oblak comme ma poche. Un sourire menaçant se dessina sur les lèvres de Kaderin. — Hé hé, je sens que je vais agrandir ma collection de crocs. Et elles repartirent aussi vite qu’elles étaient arrivées. — Allez, les filles, à l’attaque, murmura Conrad. — Ces petites bonnes femmes peuvent vraiment déclencher une guerre ? — Elles sont peut-être petites, mais elles sont capables de déplacer des montagnes, répondit Conrad d’un air absent. Kristoff habite à l’autre bout de la planète… et il ignore encore que le ciel s’apprête à lui tomber sur la tête. Chapitre 22 Quand la folie est là, le mieux est de simplifier les choses. Pour s’accommoder de son existence, Conrad l’avait organisée en un système de récompenses et d’obstacles à ces récompenses. Il avait identifié la récompense qu’il visait : Néomi en chair et en os, pour la faire sienne. Les obstacles étaient nombreux : sa captivité, l’incorporalité de Néomi, et la malédiction que lui avait jetée Tarut. En résumé, Conrad avait une liste de choses à faire. Me libérer. Exécuter Tarut. Trouver un moyen de ressusciter Néomi. Le dernier point n’était pas irréalisable. Il fallait juste trouver le bon sorcier. Conrad savait qu’il n’en existait que très peu, sur terre et dans les autres dimensions, qui soient capables de ressusciter des êtres. Ceux qui acceptaient de le faire étaient encore moins nombreux. Quant à sa captivité… le fond du problème était que ses frères ne reviendraient pas, en tout cas pas dans un avenir proche. Pas avant une guerre. Et encore faudrait-il qu’ils en sortent vivants. Les Valkyries pouvaient-elles prendre Mont Oblak ? Sans doute, oui. Mais une telle entreprise demandait du temps. Il fallait se préparer. Or, du temps, il n’en avait pas. Ses provisions de sang n’étaient pas inépuisables, et la malédiction de Tarut pesait sur lui. Ce soir, Conrad devait s’attaquer à sa liste. À son réveil, le matin, Néomi lui avait apporté une tasse de sang puis était partie à la pêche au journal. Parfait. Il préférait qu’elle ne soit pas là. S’emparant d’une serviette de bain, il descendit l’escalier. D’une manière ou d’une autre, il fallait qu’il se débarrasse de ses chaînes. Les briser étant impossible, il ne restait qu’une solution. Dans la cabane à outils, il avait repéré une hache et un billot. S’il buvait beaucoup de sang, sa main pourrait repousser en trois ou quatre jours. Pour les deux, il fallait donc compter au moins six jours, puisqu’il ne pouvait procéder qu’une main après l’autre. Cela signifiait qu’il raterait le rassemblement, qui aurait pourtant été un terrain de chasse très propice. Mais sans mains, tuer risquait d’être délicat… Il s’immobilisa soudain, croyant avoir entendu… un téléphone sonner. Perplexe, il reprit sa descente, cherchant à suivre le son étouffé. Il semblait venir d’un petit salon, en bas. Arrivé dans le salon, il constata… que la sonnerie venait d’un mur. Jetant la serviette sur son épaule, il leva ses mains jointes et frappa contre le mur. Il sonnait creux. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Un panneau mobile, un passage secret. Il avait déjà vu cela dans de vieilles maisons. Il repéra les contours du panneau, puis chercha un loquet. Dans le lambris, peut-être ? Ses doigts glissèrent le long du panneau de bois peint en blanc. Trouvé. Il actionna le loquet, et un léger déclic se fit entendre. Il poussa le panneau, qui résista un instant, car des piles de journaux étaient posées juste derrière. Bien sûr. Néomi n’avait pas besoin de recourir au système d’ouverture. La pièce dans laquelle il pénétra était un studio de danse – son studio, équipé de barres d’exercice et de miroirs. Voilà donc où elle se réfugie quand elle disparaît. Son repaire secret. L’endroit était résolument féminin, décoré dans des tons de vieux rose et de rouge. Les tissus, soies et dentelles, étaient en lambeaux, et les miroirs étaient tous cassés, comme si quelqu’un avait donné un coup de poing dedans – ou un coup de télékinésie. Contre le mur du fond se trouvaient un lit de camp, et des couvertures qui ne la réchaufferaient jamais. Une paire de chaussons de danse neufs avait négligemment été posée dessus. Sur le sol, à côté d’un coffre-fort, il découvrit un petit tas de cailloux blancs et des caisses de whisky empilées. Sur une table, exposés comme autant de petits trésors, se trouvait une multitude d’objets divers, parmi lesquels Conrad repéra la pince à billets de Sebastian, le mobile de Nikolaï – qui avait cessé de sonner – et le peigne ouvragé de Murdoch. Néomi l’avait sans doute gardé parce qu’elle le trouvait joli. Je lui en offrirai des milliers, de peignes. Il était tombé par hasard sur un petit nid de fantôme bourré de babioles dérobées aux vivants, une façon d’établir un lien avec ce monde qui n’était plus le sien. Sous le choc, il se laissa tomber sur le lit de camp. C’est tout ce qu’elle possède. Élancourt est son univers. Et toi, tu as menacé de le brûler. Il essaya de s’imaginer seul dans cet endroit, prisonnier, tenta de se mettre à la place de Néomi. Lui aussi était prisonnier, mais il avait toujours su que, tôt ou tard, il retrouverait la liberté. Pas étonnant qu’elle se soit attachée à lui à ce point. Elle mourait de solitude. Du talon, il heurta quelque chose sous le lit. Il se pencha et ramassa un album relié de cuir raidi par les années. Après avoir soufflé dessus pour en ôter la poussière, il l’ouvrit. À l’intérieur, soigneusement rangés et collés, il trouva des programmes de spectacle et des articles relatant les succès de Néomi. Il leva brièvement les yeux, s’attendant presque à la voir apparaître et à l’entendre lui reprocher, furieuse, son intrusion. Mais elle était certainement occupée à récupérer son journal, aussi acharnée qu’un fox-terrier convoitant un os. Alors, il lut… Un des articles titrait : Le ballet démocratisé ? La danse classique n’est plus réservée à l’élite. Néomi avait fait en sorte que les enfants du Vieux Carré et de Storyville puissent assister à ses représentations. D’après un autre article, Mlle Néomi Laress avait enfreint plus d’une fois les lois de la décence avec sa bande d’amis. Une danseuse de chez nous courtisée par un prince russe, annonçait une manchette. Les ongles de Conrad s’enfoncèrent dans le cuir. Ces Russes, quelle engeance ! À la question : « Comptez-vous partir vous installer en Russie prochainement ? », Néomi avait répondu : « Quitter La Nouvelle-Orléans ? Jamais, et surtout pas pour un homme, qu’il soit prince ou non. Je l’ai dans la peau, cette ville. » Sans le savoir, elle avait prédit sa propre fin. Même la mort n’avait pas pu lui faire quitter cette ville. Pourquoi aurait-elle choisi Conrad alors qu’elle avait repoussé un prince ? La déception était comme un poids sur sa poitrine, tout à coup. Elle avait dit qu’ils étaient trop différents. Dans n’importe quelle autre situation, elle ne lui aurait pas accordé plus, d’un regard. Mais à l’époque, tous les Russes étaient des princes ! Il allait reposer l’album lorsqu’un article faillit s’en échapper. Le papier était abîmé et manqua de se déchirer lorsqu’il le déplia. Certaines parties de l’article avaient disparu, mais il lut néanmoins : Une célèbre danseuse sauvagement assassinée par un millionnaire éconduit. Néomi Laress, citoyenne haute en couleur et très respectée de La Nouvelle-Orléans, est morte chez elle samedi soir après avoir été poignardée par Louis Robicheaux, fils d’une grande famille de la ville. Aussitôt après son geste meurtrier, ce dernier a retourné l’arme contre lui et s’est tranché la gorge. … d’un passé encore très mystérieux, Laress s’était hissée au plus haut niveau de la danse professionnelle, jusqu’à obtenir la reconnaissance du pays tout entier en tant que danseuse étoile… « C’était horrible, a déclaré un témoin, sous couvert d’anonymat car l’alcool de contrebande coulait à flots pendant cette soirée. Elle respirait encore quand il a retourné le couteau dans son cœur en lui demandant de bien sentir la lame pour lui. Il y avait du sang partout, elle en était couverte. J’ai cru que j’allais défaillir. » Conrad serra les poings. Levant la tête vers un miroir, il vit que ses yeux étaient plus rouges que jamais. Non seulement elle avait été assassinée, mais le monstre avait fait en sorte qu’elle souffre. Conrad savait qu’elle avait été poignardée, et il avait imaginé sa douleur des milliers de fois. Mais savoir que le meurtrier avait retourné la lame dans la fragile poitrine de Néomi, tout en lui disant qu’elle devait souffrir… Et je ne peux même pas massacrer ce misérable connard. Abasourdi, il prit un des chaussons, minuscule dans sa large paume, en caressa la soie du pouce. Elle avait connu une mort horrible, l’existence qui était la sienne depuis ne valait guère mieux, mais il pouvait faire quelque chose pour changer tout cela. Dès qu’il serait libre. Même si elle ne voulait pas de lui autant qu’il voulait d’elle, c’était quelqu’un de bien, et elle méritait mieux. Plus de gentillesse, à coup sûr, qu’il ne lui en avait témoigné jusque-là. Résolu, il reposa le chausson, se leva et quitta le studio. Lorsqu’il fut devant le billot, il se saisit de la hache. Avec la chaîne des menottes, l’opération n’allait pas être facile, mais il devait pouvoir lever suffisamment la main pour frapper un coup puissant, et net. Était-il mû par la folie ? Non. Il allait faire cela pour elle. Alors, qu’est-ce que tu attends ? Il leva la hache, regarda sa main, sans ciller. C’est un obstacle. Chapitre 23 — Je peux peut-être l’atteindre, murmura Néomi en fixant le journal. Ou peut-être pas. Finalement, elle décida que cela n’en valait pas la peine. Elle renonçait à un journal, et cela ne lui faisait rien. Tandis qu’elle flottait le long de l’allée, en direction de la maison, une brise légère se mit à souffler. Les nuages désertèrent le ciel, laissant apparaître les étoiles. Et Néomi sourit en repensant à la veille. Elle avait décidé de donner la clé à Conrad, ce soir, parce qu’elle était convaincue qu’il promettrait de ne pas s’en prendre à ses frères. Et puis, cette expression, dans ses yeux… Elle y avait lu qu’il aspirait réellement à un avenir avec elle, si impossible cela fût-il. Tout comme elle aspirait à beaucoup plus avec son fascinant vampire. Serait-il en colère, pour la clé ? Sans aucun doute. Mais il retrouverait vite son calme. Et si ses frères étaient prisonniers quelque part, il n’y avait vraiment pas d’autre solution… Comme elle approchait du manoir, elle vit quelque chose bouger du côté de la cabane à outils. Apercevant Conrad à l’intérieur, elle fit la moue. Que fabriquait-il ici ? Elle plissa les yeux pour tenter d’y voir un peu mieux. Il se tenait devant le billot, la hache à la main… Mais à quoi joue-t-il ? Qu’est-ce que… Elle comprit ce qu’il faisait au moment où la hache s’abattit. Autour d’elle, tout se mit à tourner. Le bruit mat du choc résonna dans sa tête alors que le sang jaillissait. Conrad vacilla, sans rien dire. Il ne veut pas risquer de m’alerter en poussant un cri. Il ne veut pas que je le voie en train de couper sa propre main, dans la pénombre. Sainte Marie mère de Dieu. Néomi sentit son énergie monter en flèche, puis s’évanouir. Conrad enveloppa une serviette autour de son bras. Le tissu blanc devint rouge en quelques secondes. Le sang coulait, coulait. C’est de la folie. Au-dessus d’eux, le tonnerre gronda. C’est trop. Au moment où la pluie commençait à tomber, Néomi trouva assez d’air pour hurler. Conrad redressa brusquement la tête, et son corps immense avança vers elle en titubant. Il serrait les dents pour ravaler la douleur. — Ne sois pas inquiète, koeri, lâcha-t-il, à l’agonie. Elle… elle va se régénérer. Elle l’entendait à peine, tant le rugissement dans ses oreilles était puissant. — Mais… mais… — Je l’ai fait pour nous. — Seigneur… Comme il devait souffrir ! La pluie lui mouilla le visage, plaquant des mèches de cheveux noirs sur ses joues. — Est-ce que… Penses-tu pouvoir m’aider, pour l’autre ? — Conrad ! Non ! — Tu en es capable, Néomi. Cela nous fera gagner plusieurs jours… de guérison. Je dois me débarrasser de ces foutues menottes. Elle se mit à pleurer. — Pourquoi ? — C’est la première étape. J’ai pris une décision en toute conscience. Tu me regardes… comme si j’avais de nouveau sombré dans la folie. Il hésita puis, balbutiant, demanda : — T… tu p… penses que c’est le cas ? — Je… Ce n’est pas ça qui m’inquiète ! Des pétales de roses virevoltaient autour d’elle. Ses cheveux se mirent à fouetter l’air, mais pas au rythme du vent qui forcissait. — Alors, pourquoi me regardes-tu ainsi ? Il se pencha vers elle, réalisant que la réaction de Néomi était au-delà de l’horreur. — Que t’arrive-t-il ? Et dans le ciel, que se passet-il ? Elle le regarda, les yeux baignés de larmes. — Conrad… v… viens, rentrons à la maison, que je puisse te soigner. Il faut que je te dise quelque chose. D’accord ? La foudre tomba tout près. — Non. Dis-le-moi maintenant. Malgré ce qu’il venait de faire, il avait cette expression entêtée qui lui était devenue familière. — S’il te plaît, laisse-moi juste te soigner… — Dis-le-moi maintenant, Néomi ! — Je… je reviens. Elle glissa, un peu chancelante, jusqu’à son studio. Il lui fallut trois essais avant de retrouver la clé. Lorsqu’elle revint, la peur qu’elle éprouvait pour lui s’était installée en elle, froide et lourde dans sa poitrine. — Je… j’avais prévu de te la donner ce soir, murmura-t-elle en lui tendant la clé. Il fronça les sourcils, comme s’il ne comprenait pas ce qu’elle lui donnait. Puis il écarquilla les yeux, renversa la tête en arrière. Son rugissement de fureur résonna dans la nuit. Elle retint un cri, sentant son énergie lui échapper. — Qu’est-ce que c’est ! Néomi, qu’est-ce que c’est, bordel ? Elle se concentra sur le visage de Conrad. Tout tournait autour d’elle. — L… laisse-moi t’aider, je t’en prie. — Ne m’approche pas ! — Conrad, écoute-moi, s’il te plaît ! J’allais te la donner… — Arrête tes conneries ! Arrête de raconter n’importe quoi ! tonna-t-il. Elle ferma les yeux et ne les rouvrit que lorsqu’elle entendit le cliquetis des chaînes. Il jeta les menottes à ses pieds. Elle comprit alors ce qu’était vraiment la fureur. Incompréhensible… Comment a-t-elle pu ? La colère bouillonnait dans ses veines, étouffant la douleur. Elle l’avait délibérément gardé ici. Avait menti à propos de la clé. Encore, et encore. Pas elle. J’aurais voulu qu’elle ne me trahisse jamais. Il s’entendait commencer des phrases, mais ne comprenait pas les mots, ne sentait que cette rage qu’il devait évacuer avant qu’elle ne le brûle de l’intérieur. Comme la pluie redoublait, les étincelles qui brillaient autour de Néomi s’intensifièrent. À chaque mot, son visage pâlissait un peu plus, son image vacillait. — T… tu vas prononcer des paroles que tu regretteras, quelque chose que tu ne pourras jamais effacer, l’entendit-il murmurer. Ce fut sans doute ce qu’il fit. — Oh… souffla-t-elle comme s’il l’avait frappée. Les larmes roulèrent sur ses joues. Juste avant de disparaître, elle murmura : — Au revoir, vampire. Quelque part dans la nuit, il l’entendit sangloter. Un rugissement de douleur lui arracha la poitrine. Ce fut là sa réponse. Chapitre 24 Libéré des menottes, Conrad pouvait enfin glisser. Ignorant la douleur lancinante dans son bras, il regagna sa maison aux confins des marais estoniens. À l’intérieur, il jeta un regard autour de lui. Heureusement, elle ne verra jamais ça. C’était en tout point conforme à l’idée que l’on pouvait se faire de la maison d’un fou. Des écrits ésotériques avaient été reproduits directement sur les murs ; divers objets gisaient à terre, cassés, résultats d’innombrables crises. Des livres étaient éparpillés sur le sol, leurs pages déchirées, froissées. Des draps noirs étaient accrochés n’importe comment aux fenêtres. Au-dessus de la porte étaient cloués des crânes de démons. Il possédait pour tout mobilier un canapé aux coussins usés jusqu’à la trame, une table, une chaise et un matelas posé à même le sol. Les seules choses rangées étaient ses armes, et il y en avait des centaines. Sur la table se trouvaient les notes prises lorsqu’il recherchait ses frères. De la main qu’il lui restait, il les feuilleta. Ces renseignements ne lui servaient plus à rien. Cette maison non plus. Il les avait traqués tous les trois dans le monde entier, depuis Mont Oblak, en Russie, jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Mais ces notes n’avaient plus de sens pour lui, désormais. Il avait changé. Dans ces papiers, il n’y avait rien d’autre qu’une soif inextinguible de vengeance. Et cette soif-là avait disparu. Il s’allongea sur le matelas, mais ne trouva le sommeil qu’après plusieurs heures. Des protubérances rouge vif avaient commencé à jaillir de son bras, signe que la régénération de sa main était en cours. La douleur était expiatoire. Il s’était coupé la main pour elle. Pour eux. Il avait été fier d’endurer cette douleur. De faire un pas de plus vers la possibilité d’un avenir commun. Elle t’a trahi, t’a délibérément gardé prisonnier, pour jouer avec toi. Pourquoi, chaque fois qu’il s’attachait à quelque chose ou à quelqu’un, finissait-il avec un couteau dans le dos ? Elle s’était moquée de lui, l’avait détourné de son objectif. Et il s’était laissé faire, sous le charme de chacun de ses mouvements, aveuglé, incapable de voir ce qui se passait en réalité. Il se réveilla en sursaut, en pleine nuit, poussant un cri. Il serrait son bras contre lui et dégoulinait de sueur. Il avait vu Néomi hurler de terreur, prise au piège de ténèbres dans lesquelles il ne pouvait l’atteindre. Elle n’était pas à ses côtés. Ne lui murmurait pas d’apaisantes paroles. « Au revoir, vampire », avait-elle dit, la veille. Arrête de penser à elle ! s’ordonna-t-il. Elle l’avait calmé, l’avait adouci par ses rires incessants, l’avait poussé à remettre en question sa haine aveugle. Tu ne la reverras pas. Quand on trahissait sa confiance, il ne l’accordait plus jamais. Il se dégoûtait lui-même. Elle l’avait trompé, mais sa présence lui manquait. Plus que sa main. Le silence qui régnait chez elle pénétrait Néomi à la manière d’un froid humide. Elle sentait la folie poindre en elle, exactement comme elle l’avait imaginé. Depuis trois jours, elle errait sans but de pièce en pièce, spectre désespéré, abrutie de regrets. Où était Conrad ? Était-il en sécurité ? Guérissait-il ? Buvait-il dans un verre… ou au cou de ses victimes ? Pense-t-il à moi ? Jamais elle n’aurait imaginé qu’un être pourrait lui manquer à ce point. Il ne reviendrait pas, et elle ne pouvait rien y faire. Il ne lui restait plus qu’à attendre… attendre que les années passent, espérer l’arrivée de quelqu’un d’autre – n’importe qui. Elle n’avait aucun moyen d’apaiser ses propres souffrances. Elle était impuissante et pathétique. C’était ce que Conrad avait dit, et il avait raison. Poussant un long soupir, elle sortit sous la pluie pour aller chercher le journal. Elle avait depuis longtemps lu tous ceux que Conrad avait récupérés pour elle, et elle devait absolument se changer les idées. Elle n’avait rien d’autre pour se distraire de son chagrin, aucune amie à qui se confier, aucun moyen de s’évader. Elle ne pouvait pas s’enivrer, ne pouvait pas regarder la télé et n’avait aucun livre à lire. Aux limites de la propriété, une nouvelle fois, son espoir fut battu en brèche. Devant ce journal indéniablement hors de sa portée, ses larmes se mirent à couler. Je suis dans l’allée, et je pleure pour un journal. Elle touchait le fond de son existence de fantôme. Le jugement de Conrad, malgré la folie, malgré la fureur, était juste : elle était faible et pathétique. À ce train-là, dans cinq minutes, elle allait se promener dans sa maison en faisant « hou hou hou…». Ah ça, non, alors ! Elle ne se traînerait pas comme un… un satané fantôme ! Sa tristesse devint colère. Elle refusait d’éprouver des remords pour ce qu’elle avait fait. Elle n’avait rien voulu d’autre que protéger Conrad et ses frères. Pendant des années, ces derniers avaient tenté de le sauver. C’était lui qui avait décidé de se couper la main, sans en parler à Néomi. La colère lui fit prendre conscience de certaines choses. Avait-elle vraiment cru qu’il lui fallait un homme pour devenir réelle ? Pour la sauver de cette malédiction qu’était la vie spectrale ? Allait-elle attendre son retour, comme Marguerite L’Are avait attendu le père si méprisable de Néomi ? Pathétique, avait dit Conrad. Et il avait eu raison. Elle avait tellement changé ! Dans sa vie d’avant, elle avait toujours été intrépide, prenant son destin en main sans attendre d’aide. Après un an de strip-tease, elle avait annoncé à toutes les filles du cabaret qu’elle voulait devenir danseuse classique, et toutes avaient ri. Passer au vaudeville, peut-être, oui, quelques filles y étaient déjà parvenues. Mais entre le strip-tease et le ballet, il y avait un gouffre infranchissable. Et c’était justement pour cela que Néomi avait décidé de réussir. Comment aller d’un point A à un point B ? s’était-elle demandé, jour après jour. Elle avait trouvé un moyen, et même si cela lui avait demandé des années, elle y était arrivée. À force de persévérance, elle était passée d’un cabaret des quartiers populaires de La Nouvelle-Orléans aux plus belles salles du monde entier ! Je veux redevenir la Néomi d’avant ! Il fallait qu’elle agisse. Réfléchis. Réfléchis, bon sang ! Mais en quatre-vingts ans de réflexion, elle n’avait trouvé aucun moyen de changer les choses… Attends un peu… Aujourd’hui, Néomi possédait deux choses qu’elle n’avait jamais eues jusque-là. La première était un outil : le téléphone portable de Nikolaï. L’autre était la certitude qu’au moins une personne sur terre pouvait l’entendre et la voir. Et si quelqu’un d’autre en était capable ? Quelqu’un comme Conrad, une créature du Mythos ? Elle ne savait pas grand-chose de ce monde-là, sinon que tout y était possible, ou presque. Les frères de Conrad avaient parlé de sorcières aux pouvoirs extraordinaires, comme cette Mariketa. Peut-être les sorcières pouvaient-elles entendre les fantômes ? Et peut-être que les poules ont des dents. Elle se renfrogna, fâchée contre elle-même. Pourquoi riait-elle de son audacieuse idée ? Parce qu’elle n’était plus la Néomi d’avant, celle qui adorait relever les défis. Sans doute était-ce un effet secondaire de la désincarnation. Après tout, elle n’en connaissait pas beaucoup, des histoires de fantômes que l’on avait envie de soutenir et d’aider, ou de fantômes intrépides qui partaient à la conquête de quelque chose. Mais qu’est-ce que j’ai à perdre ? Elle eut un petit rire. Mon temps, si précieux ? Et si cette Mariketa était assez puissante pour… la réincarner ? Il fallait absolument qu’elle trouve son numéro de téléphone. Mais comment ? Elle flotta longuement à travers le jardin en friche, jusqu’à la petite folie, au bord de l’eau, tournant et retournant cette question dans sa tête. Comment ? Comment ? Nikolaï avait eu recours aux services des sorcières… donc, avec un peu de chance, leur numéro serait encore dans la mémoire de son téléphone ! En un éclair, elle glissa jusqu’à son studio et leva l’appareil jusqu’au niveau de ses yeux. Tandis que, dehors, la pluie cessait et que la nuit s’éclaircissait, comme pour s’accorder à son changement d’humeur, Néomi s’ordonna de garder la tête froide. Ne t’emballe pas. Même si elle parvenait à comprendre le fonctionnement du téléphone, ce serait extrêmement compliqué, et épuisant, de le faire marcher par télékinésie. Mais je peux sûrement trouver ! En 1927, téléphoner était difficile, mais plus aujourd’hui. Et puis, elle avait vu les frères de Conrad se servir de leur mobile, appuyer sur des touches sans même les regarder. Dans les journaux, elle avait lu plusieurs articles à propos des derniers modèles d’appareils et de leurs nombreuses fonctions. Elle plissa les yeux pour mieux voir l’écran. Par exemple, elle savait très bien reconnaître le symbole de la batterie. Et celui-ci était d’un rouge alarmant. Merde ! Non, non, non, garde ton énergie ! Ne te vide pas tout de suite ! Appuyer sur ces touches minuscules n’était pas facile, encore moins quand on était en proie à la panique. Concentrée, elle fit « défiler » le menu, jusqu’à ce qu’elle atteigne le carnet d’adresses. À l’intérieur, elle trouva des cartes de visite semblables en tout point à de vrais bristols qui auraient été recopiés dans le téléphone. Au S, elle trouva : Maison des Sorciers Depuis 937 Sorts, malédictions, sortilèges, potions en tout genre Le meilleur au meilleur prix ! Tél. : (504) SOR-CIER info@maisondessorciers.com affiliation ABL La gorge serrée, elle sélectionna la carte et pressa la touche « appel ». Mon Dieu, ça sonne ! Mais le téléphone émettait aussi un bip inquiétant. Tiens bon, batterie. Deux sonneries. Personne ? Trois, quatre. Il était 17 heures bien passées : sans doute les bureaux fermaient-ils aussi dans le Mythos. À l’écran, le symbole de la batterie se mit à clignoter frénétiquement. Au moment où elle s’apprêtait à raccrocher pour économiser ce qu’il restait de batterie, une femme décrocha et demanda d’une voix tremblotante : — Allôôô, Clarice. Néomi en resta bouche bée. Ça marche ? Je suis en train de passer un coup de fil ? Qui est Clarice ? Derrière son interlocutrice, on aurait dit qu’une dizaine de femmes étaient en train de chanter à tue-tête, plutôt dans les aigus. « Caprinin… C’est finnin ! » hurlaient-elles en chœur. — Allô ? Allô ? C’est un canular ? demanda la voix, plus normale soudain. Parce que si c’est le cas, j’ai le regret de vous dire que vous avez choisi le mauvais coven. Je peux vous convaincre à distance de vous mettre l’index là où le soleil ne brille jamais. Pour faire un numéro, ça risque de vous poser problème. Pigé ? Priant pour être comprise, Néomi se lança : — Ce n’est pas Clarice. Pourrais-je parler à Mlle Mariketa ? Je m’appelle… La sorcière éloigna le téléphone et lança à la cantonade : — Hé, les filles ! Est-ce que quelqu’un parmi vous parle la langue de l’Au-Delà ? Néomi ouvrit des yeux comme des soucoupes. Seigneur, j’adore le Mythos ! De retour au téléphone, la sorcière éclata de rire. — Je plaisante ! C’est moi, Mari. Dites-moi, comment vous faites pour passer un coup de fil, vous les esprits ? C’est parce que vous n’êtes qu’électricité, et tout, non ? Néomi ne parvenait plus à articuler quoi que ce soit. — Je… euh… électricité ? bredouilla-t-elle. — Attends une seconde, il faut que j’intervienne, là. Hé ! Regina ! D’abord, tu arrêtes de regarder mes cartes, et ensuite, tu vas te chercher tes cigares à toi, OK ? Et écoute un peu ça : j’ai un fantôme en ligne, et elle va passer par le fil du téléphone pour venir nous voir ! — Aaaaaahhh ! hurla une femme. Néomi entendit des bruits de pas précipités, puis un claquement de porte. Mariketa riait de bon cœur. — Regina n’a pas peur des basilics, ni des millepattes de cinq mètres, mais les fantômes, ça la fait flipper un max. On vient de faire piquer un sprint à la Valkyrie la plus téméraire de la planète. J’adore ! Le volume de la musique augmenta, et une chanson au tempo entraînant passa, dont les paroles se résumaient à un mot : tequila. Délicieux pandémonium. Elle aurait tout donné pour en faire partie. Le téléphone émit un nouveau bip. — Alors, c’est quoi, ton nom, esprit ? — N… Néomi. Néomi Laress. — Naaaaan… c’est vrai ? Je te connais ! T’es une danseuse, c’est ça ? De la Belle Époque, un truc du genre. T’as refusé de te faire passer la corde au cou et t’as pris une lame dans le palpitant. On étudiait ton histoire dans mon cours sur les féministes de Louisiane. Les gens m’étudient ? D’un ton faussement agacé, la sorcière ajouta : — Cours que j’aurais peut-être validé si tu avais appelé deux ans plus tôt. Enfin bon. Qu’est-ce que tu veux ? — J’ai besoin de… euh… j’aimerais beaucoup retrouver une enveloppe corporelle, et je pensais que vous pourriez peut-être m’aider. — Tu as de l’argent ? demanda Mariketa, retrouvant aussitôt son sérieux. Je ne bosse pas pour la gloire. — J’ai un tiroir plein de bijoux anciens. Le téléphone bipait avec de plus en plus d’insistance. — Mouais. C’est ma seule soirée entre filles de la semaine, là. Et en plus, j’ai un jeu d’enfer, je vais pouvoir me refaire… — Il y a plus de cinquante diamants ! Dont un de quatre carats. Vous pouvez les prendre tous ! — Aaah… Tu chauffes, tu chauffes, esprit. Biiiip. — Dans mon coffre, j’ai des actions de quand… j’étais vivante. Elles valaient entre vingt et trente mille dollars il y a quatre-vingts ans. Aujourd’hui, elles doivent valoir une fortune, parce que les entreprises existent encore. — C’est quoi, ces entreprises ? Cette Mariketa ne plaisantait décidément pas avec le business. — Euh… il y a General Electrics, et International Business Machines. Je crois que ça s’appelle IBM, maintenant… — OK, mes yeux sont sortis de leurs orbites et j’ai des dollars dessinés dedans. J’arrive. Donne un petit coup sur le miroir le plus proche de toi pendant que je suis encore en ligne. Mariketa avait besoin de miroirs pour que sa magie opère ? Le cœur de Néomi se serra. — Mais ils sont tous cassés… — Ça n’a pas d’importance. Un éclat me suffit. Néomi s’exécuta, frappa sur un morceau de miroir. — Et… voilà ! dit Mariketa. Je l’ai. Très bien. Quand une sorcière d’une beauté inégalable et inégalée sortira de ton miroir, ne cherche pas à la faire fuir en criant « hou hou », d’accord ? Sortira de mon miroir ? — Oh, je vous assure que… Cette fois, le bip était continu, et sourd. — Dépêchez-vous, je vous en prie, mademoiselle Mariketa ! — Appelle-moi Mari, va. Et dis-moi « tu », ce sera plus simple. Moi, je t’appellerai… mon Amie Esprit. Néomi raccrocha avec un sourire béat et jeta le téléphone sur son lit. Elle se sentait toute chose. Elle avait… de l’espoir ! En attendant l’arrivée de Mariketa… non, de Mari, elle fit les cent pas. Avec leurs chansons, leur musique, leurs jeux de cartes, ces femmes lui rappelaient les bons vivants dont elle avait tant aimé la compagnie. Et l’une d’elles venait lui rendre visite ! La vie prenait soudain un tour nouveau, différent, plein de promesses. Cela paraissait trop beau pour être vrai. Mais pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Chapitre 25 Conrad, accroupi au sommet d’un arbre, observait le chaos du rassemblement. Il cherchait Tarut dans la foule – sans succès jusque-là. Même dans une telle cohue, le démon serait facile à repérer. Il mesurait deux mètres quarante. Conrad prenait un gros risque en venant ici, mais il se sentait prêt. La régénération de sa main était presque terminée, les médicaments faisaient toujours effet, et il se sentait fort mentalement. Conneries. Il était en manque de Néomi. Je suis accro à un fantôme. Conrad ne percevait plus sa présence, ne sentait plus son odeur, et cela le rendait fou. Derrière les verres teintés de ses lunettes de soleil, ses yeux ne perdaient rien de ce qui se passait en bas. Seule comptait sa survie, se répétait-il. Néomi ne comptait pas. Elle ne compte pas, bordel ! Pourtant, ces trois derniers jours, à mesure que sa colère s’apaisait, il avait réalisé qu’en ne le libérant pas, Néomi n’avait pas agi par méchanceté, ni par intérêt. Lorsqu’elle lui avait tendu la clé, il avait vu son expression tourmentée. Tant qu’il vivrait, il garderait le souvenir de sa silhouette sous la pluie battante, du scintillement électrique autour de son adorable visage. Plus le temps passait, plus il se souvenait de sa tirade enragée. Il l’avait accusée de le mettre en danger, à la merci de ses ennemis. Pourtant, elle avait veillé sur lui comme une sentinelle pendant son sommeil. Si quelqu’un avait essayé de l’attaquer à Élancourt, elle l’aurait assurément envoyé valser au plafond. Il avait sous-entendu qu’elle l’aurait laissé mourir de faim après l’épuisement des réserves de sang, insinuant que cela lui était égal, alors qu’en réalité, c’était Néomi qui l’avait poussé à accepter de boire le sang. Chaque jour, au coucher du soleil, elle lui en avait apporté une tasse pleine à ras bord, alors que la simple vue de ce sang la révulsait. « Chaque fois, cela me rappelle que, le soir de ma mort, je baignais dedans…» disait-elle. Conrad savait cela ; il avait vu le sang se répandre sur le sol, le soir où elle avait dansé. « Alors, pourquoi continues-tu à m’en apporter ? » avait-il demandé, exaspéré. « Parce que tu en as besoin », avait été la réponse de Néomi. Pourquoi Néomi aurait-elle libéré un assassin ? Elle avait été la victime d’un assassin. Retourne auprès d’elle, lui souffla son inconscient. Mais pour faire quoi ? Il ne savait comment apaiser une femme blessée. Il n’avait pas l’aisance de Murdoch avec les mots. Après ce qu’il lui avait dit, jamais elle n’accepterait de partager quoi que ce soit avec lui. Il avait été si dur ! Il lui avait même dit d’aller pourrir en enfer… ce à quoi elle avait répondu qu’elle s’y trouvait déjà. Il se prit la tête entre les mains. Mais qu’est-ce qui ne va pas, chez moi ? Elle avait supporté quatre-vingts ans d’enfer, pour finir par regarder un vampire détruire sa maison, défoncer ses murs à coups de poing. Mais elle avait déjà souffert avant. Le salaud qui l’avait tué avait fait en sorte de la torturer. Robicheaux n’avait pas juste planté son couteau en elle pour ensuite la regarder mourir. Non, il avait enfoncé sa lame et l’avait tournée, sadique qu’il était. Conrad aurait aimé torturer et massacrer ce salaud. Mais cela aussi lui était interdit. Il ouvrit soudain les yeux. Il pouvait profaner sa tombe, en revanche ! Et, bien sûr, pour que Néomi sache ce qu’il avait fait pour elle, il devrait retourner à Élancourt, rien que pour le lui dire ! Cette idée lui redonna du courage. Être là, dans cet arbre, devint alors un tout petit peu plus supportable. Lorsque le miroir enfla, ondula, comme s’il devenait souple, Néomi lâcha un petit cri. Une valise jaillit du miroir et tomba sur le sol avec un bruit sourd. Puis apparurent des mains, qui écartèrent le miroir comme si elles écartaient un rideau. De cette ouverture sortit une ravissante rousse souriante, suivie d’une femme à la beauté étrange, aux cheveux noirs, aux yeux dorés et aux oreilles pointues. Le miroir se referma derrière elles, ne gardant aucune trace de leur passage. — Je suis Mari MacRieve, dit la rousse avant de pointer un pouce derrière elle et d’ajouter : Ça, c’est Nïx la Savante. Une Valkyrie. — Je suis ravie de vous rencontrer ! dit Néomi en s’efforçant de masquer son étonnement. Nïx ? ajouta-t-elle en se tournant vers la femme brune. Je connais des gens qui vous cherchent. — On me cherche toujours, partout, ma chérie, soupira Nïx avant de souffler sur ses ongles et de les frotter sur le revers de sa veste. Des ongles qui, d’ailleurs, n’étaient pas sans évoquer d’élégantes petites griffes. — Comment tu te sens, avec tous ces miroirs ? demanda-t-elle à Mari. — Ça va. Je tiens bon. — Elle est captromancienne, expliqua Nïx à l’intention de Néomi. Elle se sert des miroirs pour jeter ses sorts et pour voyager. — Mais j’ai en moi cette espèce de pouvoir étranger et avide qui me fige en transe dans les miroirs si je ne fais pas attention, ajouta Mariketa. Donc, je ne les supporte pas, mais je ne peux pas me passer d’eux. Elle pivota sur elle-même. — Dis donc, c’est un sacré endroit, ici ! Néomi remarqua qu’elle avait un morceau de papier scotché dans son dos, sur lequel était écrit « Accro aux vamps ». — Je… euh… dit-elle en montrant le papier du doigt. Mari, tu as un… Mari se tâta les fesses et le dos jusqu’à ce qu’elle trouve le papier et l’arrache. — Pff, encore une blague hilarante de Regina. Elle lut le papier, le roula en boule et lança un regard noir à Nïx. — Quand est-ce que Lucia rentre ? Je n’en peux plus de m’occuper d’elle toute seule. Nïx haussa les épaules. — T’inquiète, j’ai fait ce qu’il fallait. Folly, une Valkyrie rebelle et ennemie jurée de Regina, arrive vendredi prochain à 16 h 15. Mari poussa un soupir de soulagement. — Ton don de voyance est vraiment remarquable. Si seulement le mien était moitié aussi puissant… — Pas besoin de don, en l’occurrence. J’ai payé un billet d’avion à Folly. Première classe, sans escale depuis la Nouvelle-Zélande. Regina va piquer une colère d’anthologie, dire que je l’ai trahie, tout ça. Mais il faut parfois faire du mal pour faire le bien. — Quelle sagesse, dit Mari, avant de se tourner vers Néomi, qui ne cachait pas son amusement. — Comment se fait-il que vous voyiez les fantômes, toutes les deux ? leur demanda-t-elle. — Moi, c’est parce que je suis sorcière, répondit Mari. Et elle, c’est parce qu’elle est bougrement vieille et puissante. — Aussi vieille que le carbone, confirma Nïx. Et tellement puissante que je travaille à l’obtention de mes badges de demi-déesse, c’est te dire… Néomi lui aurait donné le même âge qu’à Mari, mais après tout, elle n’y connaissait rien. — Est-ce que l’une ou l’autre d’entre vous peut me dire comment j’ai fait pour devenir fantôme ? Mari secoua la tête. — Personne ne connaît vraiment la réponse à cette question, mais j’ai entendu dire que cela se produit quand une âme est trop forte, trop puissante pour disparaître après la mort. Et aussi, souvent, il faut avoir une ancre spirituelle très solide. — Une ancre spirituelle ? — Oui. Si tu meurs dans un endroit que tu aimais ou qui avait de l’importance pour toi, cela peut ancrer ton esprit dans ces lieux. Néomi avait adoré Élancourt. Cette propriété était tout ce qu’elle possédait de permanent et de durable. Elle avait souhaité y planter ses racines, y regarder ses enfants jouer, y vieillir entourée de ceux qu’elle aimait. Pourquoi le visage de Conrad venait-il de lui traverser l’esprit ? — Alors… qu’est-ce que tu fais, ici, quand tu veux t’amuser ? demanda Mari. — M’amuser ? Euh… je lis le journal. Et puis aussi, parfois, il y a des chats qui s’installent ! Et tous les hivers, une famille de ragondins niche dans la maison. Ils sont tellement drôles, je pourrais les regarder pendant des heures… Elle se tut, fronça les sourcils, puis ajouta : — À vrai dire, c’est ce que je fais. Je les observe pendant des heures. Mari lança un regard entendu à Nïx. — Eh ben, on arrive juste à temps ! — C’est mon impression, en effet, répondit Nïx. — Donc… vous avez entendu parler de moi ? demanda Néomi. — Oui, j’avais même envisagé de faire mon mémoire de fin d’année sur toi. — Mais tu ne l’as pas fait ? Néomi avait du mal à cacher son intérêt. — Une autre sorcière, plus vieille, avait déjà fait un truc sur une suffragette de Baton Rouge. J’ai préféré pomper. Mais je me souviens que tu étais une strip-teaseuse devenue danseuse classique. — Strip-teaseuse ? Ça s’est su, alors ? Mais les gens ne comprennent pas… Qu’allaient-elles penser d’elle ? se demanda Néomi. Conrad, lui, avait été horrifié. Et si, à cause de son passé, elles refusaient de prendre au sérieux sa demande ? — Je n’ai fait ça que pendant trois mois. Quatre, peut-être. Un an tout au plus. Et je n’étais jamais complètement nue. Enfin, vraiment pas souvent. Et en général, on avait des grands éventails, ou des plumes d’autruche… — Mais c’est justement ce que les gens aimaient chez toi, dit Mari. Cette époque, qu’est-ce que c’était top ! Tout le monde était bien plus cool. Quand ton secret a été révélé, on t’a appelée l’étoile à l’âme d’effeuilleuse. Tu étais totalement Nouvelle-Orléans. — Ah. Bon. C’est bien, alors, souffla Néomi. — Parfait. Maintenant, il faut qu’on se mette au travail. — Voulez-vous vous asseoir ? Avoir des invitées, dans son studio, lui semblait tellement surréaliste ! Mari hocha la tête et poussa sa valise en direction du lit de camp, sur lequel elle s’assit. Nïx se hissa sur la table aux trésors de Néomi, s’installant à l’endroit sans poussière où avait été posé le gramophone. Elle observa la collection de préservatifs, de soutiens-gorge et d’articles de carnaval, mais ne dit rien. — Je vous offrirais bien du café, mais… — Je n’ingère ni aliments ni boissons, déclara Nïx, impassible. — Et puis, sur les margaritas, le café, c’est très risqué, ajouta Mari en sortant un crayon et un bloc de papier. Alors, Néomi, dis-moi tout. Que j’en sache un peu plus. Pourquoi me contacter maintenant ? C’est vrai, tu es fantôme depuis des décennies, non ? — À vrai dire, j’ignorais l’existence du Mythos jusqu’à ce que des vampires viennent s’installer ici, il y a quelques semaines. Je ne savais pas qu’il existait des sorcières et des Valkyries… — Des vampires se sont installés ici ? coupa Mari en lançant un regard à Nïx. C’est bizarre. J’ai vu un vampire étranger, il n’y a pas longtemps, dans un bar du bayou. Drôle de coïncidence. Nïx feignit l’étonnement, articulant : « Qui ? Naaaan ! » — Oui. Ils sont estoniens, reprit Néomi. Et elle leur raconta toute l’histoire. — … alors Conrad s’est coupé la main, puis il m’a traitée de fantôme pathétique. Quand j’ai compris qu’il avait raison, je n’ai pas pu supporter cette idée. C’est à ce moment-là que je t’ai appelée. — Ce n’est pas à cause du vampire que tu veux te réincarner, n’est-ce pas ? demanda Mari. Ce n’est pas pour lui montrer qu’il a fait une belle connerie ? Parce que c’est vraiment sérieux, notre affaire. Même si elle ne revoyait jamais Conrad, Néomi savait qu’elle devait agir, d’une façon ou d’une autre. Parce que je ne supporte plus ce que je suis devenue. — Je le veux parce que le moment est venu pour moi de le faire. — D’accord. Alors, je vais t’expliquer ce qui va se passer, dit Mari en reposant son stylo. Je peux t’aider pour ce qui est de ton problème de corporalité, mais ce ne sera qu’une solution temporaire, et elle est très coûteuse. Pas seulement du point de vue financier. En gros, je vais faire apparaître une enveloppe charnelle. Tu auras les mêmes traits et les mêmes sensations que l’humaine que tu étais, mais tu… comment dire… tu seras tuée peu après. — Pourquoi ? — Certains appellent ce dont nous parlons une fuite en avant. Tu pourrais vouloir te servir de ce que tu as appris dans ta vie de fantôme pour réparer des torts anciens, et donc mettre la pagaille dans le présent. Le destin n’aime pas beaucoup ce genre d’actions et y met un terme violemment. Pour toi, ce sera un peu comme si tu te baladais avec une cible dans le dos. Un « accident » t’arrivera – du style tramway fou, crash aérien ou électrocution par sèche-cheveux. Quelque chose d’assez horrible se produira alors : ton enveloppe charnelle expirera, puis disparaîtra, et ensuite, ton esprit mourra. Vraiment. — Combien de temps est-ce que j’aurai ? — Deux semaines, une nuit, quelques mois peut-être… C’est impossible à dire. Mais la durée la plus longue dont j’aie entendu parler, c’est un an. Néomi déglutit. — Et… que se passe-t-il après la mort, vraiment ? — C’est le hic. Personne ne le sait. En gros, c’est une affaire qui se règle entre toi et ton dieu, tes dieux, tes déesses, etc. — Est-ce que c’est une question de moyens ? demanda Néomi. En admettant que j’aie assez d’argent pour une résurrection totale, serait-il possible de me redonner vie, vraiment ? Mari et Nïx échangèrent un regard. — Ça, je n’y touche pas. Mais ce que tu me demandes n’est pas une résurrection. Ton esprit est ici, bien vivant, si je puis dire. Le problème n’est donc pas de le faire revenir dans cette dimension. Ce dont tu as besoin, c’est d’une incarnation, et c’est extrêmement dangereux en soi. Il faudrait remplir une bonne dizaine de conditions, et même si elles étaient toutes réunies, je ne serais pas assez qualifiée pour essayer. Pas encore. — Tu n’as jamais essayé ? — Sur un humain ? Jamais autrement que dans un simulateur. Elle hésita, puis ajouta : — Enfin, récemment, j’ai essayé sur le fantôme de mon chat. — Et ? — Tu as déjà vu Simetierre ? Néomi secoua la tête. — Non ? Eh bien, mon Tigger est revenu tout… différent ! s’écria-t-elle en se mordant le poing. Nïx se leva pour rejoindre Mari et lui tapota l’épaule. — Allons, allons, ma petite sorcière préférée… Mari s’essuya les yeux en grommelant : — J’ai… euh… une poussière dans l’œil. — Mari a d’immenses pouvoirs, expliqua Nïx à Néomi. Mais ce que tu lui demandes, là, c’est du niveau… Quel genre de niveau, au fait ? demanda-t-elle à Mari. — Ça, c’est du cinq, au moins, répondit Mari, qui s’était ressaisie. — Pourquoi ne pas t’entraîner sur moi ? Je suis partante, proposa Néomi. Nïx secoua la tête. — Pour faire du cinq, Mari devrait se fondre dans le miroir afin de déployer toute sa puissance. Il est probable qu’alors, elle entrerait en transe dans son propre reflet et serait incapable d’en sortir. Peut-être resterait-elle piégée ainsi pour l’éternité. — Mais quand je serai plus forte et plus expérimentée, d’ici cinquante ans, je saurai faire face à mon reflet et lui résister. C’est déjà prévu, on l’a noté dans le calendrier. Si tu peux attendre, je te mets en premier sur la liste, pour une somme forfaitaire et unique de… — Non. Merci, mais non. Cinquante autres années de solitude et de lunes d’argent ? Sa mort revécue six cents autres fois ? L’autre option ? Au maximum, une année de vie. Son choix était fait. — Je suis désolée, Néomi. Si j’essayais de te réincarner maintenant, je serais probablement envoûtée, et tu en sortirais pire que morte. Je sais que tu te dis qu’on ne peut pas être pire que mort, mais… — Non, ce n’est pas ce que je pense. Néomi venait de connaître quatre-vingts ans d’une existence pire que la mort. Elle connaissait le concept et savait pourquoi il était sage de l’éviter. — Il existe une autre solution, intervint Nïx. Dans le Mythos, il y a des spectres, une espèce d’immortels qui incarnent qui ils veulent, quand ils veulent, comme des changeformes, entre vie et mort. Si tu parviens à exister suffisamment longtemps dans cette dimension en tant que fantôme, tu retrouveras progressivement une forme physique et tu accumuleras des forces pour devenir comme eux. Ensuite, tu auras la capacité de lâcher ton ancre spirituelle, tout en conservant ton don de télékinésie. Mais c’est parfait ! — Combien de temps ? Combien de temps faudrait-il que j’attende avant de pouvoir reprendre forme humaine ? — Oh, une paille, répondit Nïx en claquant des doigts. Quatre ou cinq siècles à peine. Devant la façon qu’avait Nïx de considérer le temps, Néomi se demanda quel pouvait être vraiment son âge. — Dans ce cas, c’est fichu pour moi, j’en ai peur. Je revis ma mort chaque mois, et l’option cinquante ans m’était déjà insupportable. Alors, l’option cinq siècles… — Ah, l’éternel recommencement spectral, soupira Nïx avec un air entendu et compatissant. Ton ancre spirituelle sera probablement détruite avant, de toute façon. Incendie, démolition… — Existe-t-il quelqu’un d’autre qui puisse procéder à l’incarnation ? — Quelqu’un de fréquentable ? Non, j’en ai peur. Une poignée de sorciers en sont capables, mais ce qu’ils exigent en échange est effroyable : ton premier-né, ce genre de chose. — Écoute, Néomi, ajouta Mari, tu n’as aucune raison de me faire confiance, mais je peux te fournir une liste de références, si tu veux. Toutes ces personnes seraient heureuses de… — Non, non. Je te fais confiance. Dans quel délai pourrais-tu me faire une enveloppe charnelle ? Mari sembla surprise qu’elle soit encore partante. — Euh… ce soir. Mais vraiment, tu sais, je ne suis pas convaincue que ça vaille le coup… Je veux dire… ça n’a pas l’air si mal que ça, ici, non ? Néomi la fixa du regard. — Je suis prise au piège d’un enfer interminable et je ne peux même pas me tuer pour en sortir. Je ne perçois rien, sauf une nuit par mois, pendant laquelle je sens qu’on me plonge un couteau dans le cœur et qu’on le retourne dans la plaie. — OK, d’accord, on va le faire ! Mari sortit papiers et formulaires de sa valise. — Alors, pour le paiement… D’un geste, Néomi désigna le meuble à bijoux derrière elle, et un tiroir doublé de feutre s’ouvrit. Il était plein de bijoux. Quatre autres mouvements du bras ouvrirent le coffre-fort. — Fais de ton pire. Avec un air de connaisseuse, Mari choisit des diamants et quelques actions, qu’elle déposa dans un compartiment séparé, à l’intérieur de sa valise. Nïx ne regarda même pas le scintillement intense des pierres, se contentant d’explorer le studio. Elle lançait sans arrêt des regards étonnés en direction de Néomi. — Alors ? demanda Mari en étalant les contrats sur la table basse. Tu lis quelque chose sur Néomi, ici ? — Je ne trouve rien du tout sur elle, répondit Nïx. — C’est bon ou mauvais ? s’enquit Néomi. — C’est rare, dit Nïx. Mari tendit un stylo à Néomi. — Si veux bien signer ici, et ici. Un X suffira. Par télékinésie, Néomi traça un X un peu tremblé. — Parfait… Et ici, aussi. Nïx, tu veux bien être notre témoin ? Nïx griffonna sa signature, « Nïx la Savante, proto-Valkyrie et devineresse inégalée ». — Faut-il que je me prépare d’une manière ou d’une autre ? demanda Néomi. — Il n’y a pas d’urgence, si ? En général, je laisse quarante-huit heures à mes clients pour qu’ils mûrissent bien leur décision. La magie, c’est irrévocable. — Je sais. Mais j’aime vraiment le Mythos, et je voudrais en savoir un peu plus sur cette dimension. Et puis, il y a ce rassemblement, ce soir… — Ah, le Liv der Lanking. Une sacrée fiesta. C’est Nïx qui l’a organisée. Nïx hocha la tête, ravie. — C’est une soirée VATS. Viens Avec Ton Sacrifice. — Tiens, tiens, pourquoi est-ce que mon intuition me souffle que Conrad Wroth y sera sûrement ? dit Mari. — Quoi ? Il y sera, vraiment ? fit mine de s’étonner Néomi. — Naturellement, tu vas vouloir qu’il te voie en train de flirter avec d’autres hommes et qu’il regrette ses vilaines paroles, ajouta Nïx. À dire vrai, Néomi ignorait ce qu’elle ferait si elle le voyait. D’un côté, elle mourait d’envie de savoir si elle pouvait l’animer. D’un autre côté, elle voulait voir s’il tenait bon après trois nuits. Et oui, une certaine partie d’elle-même souhaitait montrer à Conrad qu’elle n’était pas si pathétique que ça et qu’elle ne se morfondait pas dans son manoir hanté. — Tu peux venir avec nous, proposa Mari. Mon chéri y sera, avec ses potes. Il déteste les soirées entre filles et me fait une scène chaque semaine. Me voir débarquer atténuera ses souffrances. — J’aimerais beaucoup, oui ! Et si Conrad y était, elle pourrait lui dire d’aller au diable. Et lui rendre son regard de pitié et de mépris. — Je veux m’habiller pour sortir, et rencontrer des gens nouveaux ! Je veux sentir ! — Cette soirée va être un peu borderline, la prévint Mari. Et tu ne seras qu’une humaine… avec un tout petit pouvoir de fantôme. Tu es certaine que ça ira ? — C’est l’impatience qui me fait avancer ! — Ah. Tu marches à l’adrénaline. Je vois. Donc, on va avoir droit à Cendrillon, le retour. Je me sens des ailes de fée marraine. Tu es sûre que tu veux faire ça ? — Le bal m’attend, répondit Néomi. — Pendant que je me prépare, jette un œil sur ce qui se passe là-bas. Du bout des doigts, Mari toucha le miroir, qu’elle évita de regarder directement tant que rien n’était apparu. Bientôt, des danseurs se trémoussèrent autour d’un feu de joie haut comme un immeuble de cinq étages. Merveilleux chaos, pensa Néomi. Elle était impatiente d’en faire partie, même si elle se demandait comment elle allait parvenir à trouver sa place dans ce pandémonium, mortelle parmi les immortels. — Regarde mon chéri, dit Mari en modifiant la scène pour lui montrer un mâle immense et d’une beauté remarquable, qui regarda autour de lui d’un air furieux, avant de plonger les yeux dans son verre. Purée, ce loup-garou me fait fondre. Il a l’air tellement malheureux ! ajouta-t-elle d’un ton ravi. — C’est Bowen MacRieve, ton mari ? s’étonna Néomi. Il était censé venir affronter Conrad dans deux semaines, si ce dernier n’allait pas mieux. Est-ce que tu pourrais faire en sorte que… qu’il ne blesse pas Conrad ? — Je lui parlerai. Mais je pensais que tu t’en fichais, vu que le vampire t’a traitée de pauvre fille pathétique. — Je ne m’en fiche pas, hélas, soupira Néomi. Et elle ne s’en ficherait probablement jamais. Parce qu’il était très possible qu’elle soit tombée un petit peu, un tout petit peu amoureuse de Conrad. — Pourquoi tu n’y vas pas pour tenter de l’oublier, au contraire ? Après tout, il est possible qu’il rencontre sa promise, ce soir, et ce ne sera peut-être pas toi. Il y aura plein d’autres mâles pour te distraire. Demande à Nïx de te montrer Cade et Rydstrom. Ce sont des potes à moi, les deux frères démons les plus sexy du moment. Elle tira d’une des nombreuses poches de son pantalon un minuscule téléphone. — Bon, faut que je passe un coup de fil. Lorsque Mari s’éloigna, Nïx indiqua dans le miroir deux mâles cornus extraordinairement séduisants. — Ça, c’est Cade, un physique de dieu blond et une ambivalence morale sans pareille. L’inverse exact du roi Rydstrom, avec ses cicatrices et son honneur en acier trempé. — Quels yeux magnifiques, murmura Néomi. Bien que l’un fût blond et l’autre brun, les deux frères avaient les mêmes yeux, d’un vert lumineux. — Ah oui. Il y a aussi leurs yeux, j’oubliais. D’après la rumeur, ce sont ces yeux qui font fondre les femmes. Soit ça, soit leur accent, à mi-chemin entre l’accent australien et le sud-africain. Mais moi, je crois plutôt que ce sont leurs cornes. Lesdites cornes, couleur nacre, à la courbe délicate, naissaient juste au-dessus des oreilles et se recourbaient au-dessus de la tête. Leur forme rappela à Néomi les couronnes de laurier que les hommes portaient dans l’Antiquité – même si les cornes de Rydstrom étaient couvertes de cicatrices, comme le reste de son corps. — Oui, continua Nïx. Ces cornes lisses… dures… qu’on peut lécher… Nïx venait-elle d’émettre un grognement ? — On dirait que tu as des vues sur un des frères… ou peut-être sur les deux ? — Oh non, non, non. C’est Mike Rowe, mon mec. — Et il est à la soirée, ce Mike ? — Non, Mikey se fait désirer, en ce moment. Le regard dans le vague, elle ajouta : — Mais ça ne te mènera à rien… petit galopin ! Au même moment, Néomi entendit Mari, au téléphone. — Salut, Élianna… Ah ah ah, non, je n’ai pas besoin d’une caution ! J’ai juste une petite question à propos de l’enveloppe corporelle, pour les fantômes. C’est corpus carnate, ou cantate corpus ? Merde ! La sorcière avait besoin d’instructions ? — … j’ai carrément envie de me lancer, disait Mari. Mmm… mmm… OK. Et comme ça, je ne serai pas envoûtée, c’est bien ça ? Néomi allait faire part de son inquiétude à Nïx lorsque celle-ci lui déclara, l’air sincèrement étonné : — C’est moi qui ai mis ce vampire dans ta maison, et je ne sais toujours pas pourquoi. En particulier dans la mesure où tu vas mourir. La gorge de Néomi se serra. — Comment connais-tu Conrad ? — Je connais ses frères, dit Nïx d’un ton rêveur. Et j’ai une certaine affinité avec Conrad, je crois. Moi aussi, j’ai des squatters dans la tête. — Bon, ça y est ! Me revoilà ! annonça Mari. Tu as vu quelque chose sur Néomi ? Quelle direction vaut-il mieux qu’elle prenne ? — À vrai dire, je vois très peu de chose sur toi, Néomi, dit Nïx, semblant revenir à la réalité. La seule certitude que j’aie, c’est que le jour où quelqu’un découvrira ce que tu t’apprêtes à faire maintenant sera le dernier de ton existence. — Que veux-tu dire ? — En dehors de nous trois, personne ne doit savoir comment et à quelle condition ta transformation va s’opérer. Personne ne doit découvrir que tu entameras un compte à rebours dès que tu prendras possession de ton enveloppe charnelle. — Conrad va exiger de savoir comment j’ai pu m’incarner, commença Néomi, avant d’ajouter précipitamment : S’il est là, et si je l’anime, et s’il me présente des excuses pour son comportement, bien sûr… Et s’il s’est débarrassé de ce fichu sentiment de trahison. Nïx eut un petit rire. — Je suis sûre que tu trouveras un moyen de contourner le problème, si tu… euh… je sais pas, moi… si tu veux vivre plus longtemps. — Donc, nous jurons de ne jamais parler à personne de ce qui va se passer, dit Mari. Jamais nous ne révélerons que le temps de Néomi est compté, ni comment elle a été transformée. Marché conclu ? Néomi acquiesça d’un vigoureux hochement de tête. — Marché conclu. — Conclu, dit Nïx à son tour. J’adore ces alliances contre nature. — Parfait, alors tout est réglé, dit Mari en tirant d’une autre poche un petit poudrier à miroir. Je suis prête. Tu es sûre de toi, Néomi ? Des décennies, des siècles même, comme les années que je viens de passer, contre ne serait-ce qu’une seule journée de vie ? — Certaine, répondit Néomi. Mari ouvrit le poudrier au creux de sa main. — Très bien. Alors, on va commencer par la question existentielle entre toutes. Elle frotta son pouce sur le miroir. Ses yeux prirent la couleur de l’argent, devinrent miroirs à leur tour, reflétant l’expression stupéfaite de Néomi. — Qu’est-ce que tu veux mettre ? Chapitre 26 Conrad était là depuis des heures et avait de plus en plus de mal à maîtriser ses pensées. La frénésie qui régnait autour de lui provoquait un véritable maelström dans son esprit. Les Déchus supportaient mal les mouvements rapides et les bruits forts. Ce rassemblement, c’était une version de l’enfer, pour lui. Retourne auprès d’elle… Il aurait juste aimé lui dire qu’il aurait voulu n’avoir jamais prononcé les paroles qui l’avaient blessée. Au moment précis où il s’apprêtait à glisser jusqu’à Élancourt, il aperçut Tarut. L’impressionnant démon se démarquait par sa taille, au centre d’un groupe de ses semblables de différentes espèces. Lui comme toutes les fines lames des Kapsliga qui l’entouraient étaient torse nu, la poitrine ceinte d’un large bandeau de cuir. Autrefois, Conrad avait lui aussi arboré fièrement ce bandeau. Soudain, un nuage de fumée apparut tout près, et un groupe de sept démons en sortit. Conrad reconnut les Woede parmi eux. Il avait entendu dire qu’ils avaient perdu leur pouvoir de téléportation. Rôk l’infâme fugitif, devait s’occuper de les faire glisser. D’ailleurs, quelques instants plus tard, Rôk ouvrit la bouche et ravala la fumée. Tarut et les Woede. Ses trois cibles, là, sous ses yeux. Faciles à atteindre, en plus. Quand Conrad provoquerait la rage des Woede, ils ne monteraient pas complètement en puissance, pour ne pas risquer de lui prendre la vie, laissant ainsi échapper les informations qu’il détenait. En état démoniaque absolu, les démons féroces étaient d’une puissance incroyable, mais perdaient toute capacité de réflexion. Quant à Tarut, Conrad n’avait plus à s’inquiéter de recevoir un de ses coups de griffes. Les Woede et Tarut n’échangèrent pas le salut viril qui consistait à se prendre par les avant-bras. Leurs mains restèrent posées sur la poignée de leurs épées. Puis Conrad vit Cade se raidir, fixant Tarut comme s’il comprenait soudain quelque chose. Il entraîna son frère à l’écart et se mit à lui parler avec force gesticulations tandis que Rydstrom lançait vers Tarut des regards suspicieux. Bien. Les démons savaient donc qu’ils poursuivaient le même gibier. Tarut cherchait à tuer Conrad, mais les Woede le voulaient vivant, au moins pour un temps… Conrad se tendit, prêt à l’attaque, ses crocs s’allongeant sous ses lèvres. Il allait bondir lorsqu’il entendit le rire de Néomi. — C’était obligé, cette dernière bouteille de vin ? demanda Nïx à mi-voix. Malgré le brouhaha et son propre rire, joyeux, Néomi l’entendit. Du feu. Des créatures mythologiques. Une fête à tout casser. Elle était au paradis ! Pour la première fois en quatre-vingts ans, elle avait quitté Elancourt ! Et oui, elle était un peu pompette – le merlot avait-il toujours été aussi bon ? Au bruit venaient s’ajouter les sensations : le craquement des feuilles sous ses nouvelles bottines de cuir, l’odeur du jasmin en fleur et des gardénias, un orchestre accordant ses instruments, un peu plus loin, la délicieuse caresse de sa nouvelle robe sur sa peau. À la question de Mari sur ce qu’elle voulait mettre, Néomi avait répondu : — N’importe quoi d’autre que cette innommable robe de soirée en satin noir ! Quelque chose de coloré, de court, et de très sexy ! Mari avait fait apparaître un fourreau rouge écarte très près du corps. Ce vêtement impudique avait les manches longues mais le dos nu, et montait très, très haut sur les jambes de Néomi. Pas tout à fait un modèle pathétique ! La douleur qu’éprouvait Néomi lorsqu’elle repensait aux paroles de Conrad s’apaisait de minute en minute. Parce qu’elle n’était pas pathétique. Elle venait de reprendre sa destinée en main. Seigneur, tout cela lui tournait la tête. Je suis redevenue la Néomi d’avant, celle qui était maîtresse de sa vie et riait au visage du destin. Elle allait y rester, et elle s’en fichait complètement ! — J’étais bien obligée, pour les bouteilles, répondit Mari à voix basse. T’as bien vu comme elle paniquait. Au début, le changement avait été bouleversant. Soudain projetée dans un monde de perception, Néomi, debout dans son studio, les yeux écarquillés, avait peiné à s’adapter à cette avalanche de sensations. Son corps avait soudain pesé lourdement sur ses pieds et, sous elle, le sol lui avait paru effroyablement rigide. Ses épais et longs cheveux avaient tiré sur sa tête, pesant sur son dos. Et des frissons l’avaient parcourue de toutes parts. Néomi n’avait pas tant eu l’impression de changer que de voir le monde changer autour d’elle, comme si, jusque-là, elle avait vécu dans une bulle de savon. Son nouveau corps avait frémi, ivre de sensations. Stupéfaite, elle avait tâté son visage, avant de murmurer : — C… ce n’était peut-être pas une bonne idée… D’après Mari, elle souffrait d’hypersensibilité. Elle-même était passée par là peu de temps auparavant. Cela finirait par se dissiper, avait-elle dit. — On ne serait jamais arrivé à la faire passer par le miroir, sinon, ajouta Mari. Autant essayer de plonger un chat dans un bain d’acide. Des femmes avec de petites boîtes attachées à des colliers passèrent près d’elles. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Néomi, un peu trop fort, à en croire le regard que lui lança Mari. Chaque boîte était décorée différemment. Parfois, quelque chose était écrit dessus. — Ce sont des modulateurs vocaux. Les sirènes ont décidé de bien se conduire. Si elles se mettaient à chanter, tous les mâles célibataires ici présents tomberaient sous leur charme. Ça ne serait pas très fair-play. Sur l’une des boîtes, Néomi lut : « C’est quand tu veux », et sur une autre : « Paf, j’ai attrapé ton mec ! » Elle éclata de rire. Des sirènes ! Bien sûr ! Un groupe de femmes aux corps d’elfes arriva. Vêtues de jupes légères, elles avaient la poitrine nue peinte de feuillages enchevêtrés. — Hou, super, murmura Nïx. Les dendrophiles. — Les dendro quoi ? demanda Néomi. — Les amies des arbres. Les nymphes arboricoles. Celle qui était visiblement leur chef lâcha en les regardant : — Tiens, mais on dirait Siphonnïx et la routarde du sortilège. — Tiens, mais on dirait les allumeuses, répliqua Nïx d’un ton neutre. Je suis désolée, les nymphettes, mais pour l’orgie, vous vous êtes trompées d’adresse. — Sache que toute fête est une orgie en puissance, Hystérïx. Nïx ouvrit la bouche pour répondre, puis renonça et entraîna Mari et Néomi un peu plus loin. — Sur ce coup, elle avait raison, dit-elle avec un haussement d’épaules. Et des nymphes ! s’enthousiasma Néomi. Mais presque aussitôt, son excitation laissa la place à une pointe d’angoisse. Et si Conrad s’éprenait de l’une de ces charmantes créatures et en faisait sa femme ? Heureusement, il y avait aussi de très beaux spécimens mâles, et Mari, Néomi et Nïx se retrouvèrent bien vite entourées d’hommes, tous de taille impressionnante. Deux d’entre eux étaient même plus grands que Conrad. Néomi se sentait minuscule, mais ils semblaient prendre garde à ne pas l’effrayer, sans doute parce que Nïx l’avait présentée en disant « Néomi la mortelle ». Tout en souriant à la ronde, elle jetait des coups d’œil dans la foule, à la recherche du vampire. — Je te présente Uilleam et Munro, dit Nïx en lui montrant deux jumeaux écossais d’une beauté animale. On les appelle juste Sexy et Supersexy. À moins que ce ne soit le contraire ? Enfin, bref. Ce sont des Lycae. Et là, ce sont les démons Cade et Rydstrom, frères eux aussi – je t’ai parlé d’eux, tu te rappelles ? — Enchanté, ma belle, dit Cade. Mais il semblait ailleurs, préoccupé, et caressait d’un air absent la barbe blonde naissante qui lui couvrait le menton. — C’est un grand plaisir, Néomi, dit Rydstrom avec un sourire qui n’atteignait pas tout à fait son regard vert. Les deux frères partageaient les mêmes traits, mais pas l’apparence générale. Leur façon de se tenir, leur accent, même, étaient différents. Celui de Rydstrom était beaucoup plus raffiné. — Je voulais te parler, Valkyrie, dit-il à Nïx. — Ah bon ? Pourquoi ? Tu as trouvé celle qui le cherche dans son sommeil ? — À vrai dire… Il l’attrapa par le bras et l’entraîna sur le côté. — À l’aide ! Au secours ! cria Nïx par-dessus son épaule. Un démon m’enlève ! Néomi se lança à leur poursuite – comme si elle pouvait faire quelque chose ! –, mais Nïx articula : « Je plaisantais. » — Tiens, voilà Bowen, dit Mari. On aurait dit qu’il cheminait en se guidant à l’odeur. Lorsqu’il vit Mari, il fendit la foule dans sa direction et la prit dans ses bras. Après un long et langoureux baiser qui donna des bouffées de chaleur à Néomi, Mari lui présenta son compagnon. Il sourit à Néomi, puis fusilla du regard Cade, qui lui répondit de la même façon. Intéressant. Ayant fini d’accorder leurs instruments, les musiciens se mirent à jouer une ballade mélodieuse au rythme marqué que, bien sûr, Néomi ne reconnut pas. Mais la chanson l’enveloppa littéralement, les percussions résonnèrent au creux de son ventre et, pour la première fois en huit décennies, elle eut envie de danser. — Vas-y, danse, Néomi, lui dit Mari. On t’attend ici. Ne t’éloigne pas trop, c’est tout. Néomi s’éloigna joyeusement. Près du feu, la nuit s’empara d’elle et elle se laissa porter. À chaque seconde, elle s’habituait un peu plus à son corps, se rappelait comment le faire bouger, onduler, glisser. Tout lui faisait l’effet d’un rêve. C’était une nuit magique. Bientôt, elle eut la sensation qu’on l’observait. Elle pivota brusquement sur elle-même et distingua, dans le noir, deux yeux rouges qui suivaient le moindre de ses mouvements. Conrad. Tel un lion traquant une gazelle. C’était forcément une hallucination. Elle ne peut pas être réelle. Conrad n’y comprenait rien. Il avait voulu la rejoindre, ce soir. Durant tout le temps qu’il avait passé à ses côtés, il avait rêvé de pouvoir la toucher. Et voilà qu’elle apparaissait, sous ses yeux, comme un cadeau des dieux, en chair et en os, et tellement vivante. Il n’y avait plus de fantôme, plus de noir et blanc. Ses joues étaient roses, ses lèvres aussi rouges que sa robe courte. Comment était-ce possible ? Avec ses cheveux qui virevoltaient autour d’elle, on aurait dit une païenne dansant à côté du feu. Son corps bougeait, tournoyait de façon décadente, provocatrice. — Tantsija, murmura Conrad. Comme chaque fois qu’elle bougeait, il fut envoûté. Mais cette fois, au lieu d’apaiser son esprit, cette danse réveilla son propre corps, le tendit comme la corde d’un arc. Fantôme, elle était magnifique. Femme, elle était au-delà de la beauté. Il allait pouvoir prendre le baiser qu’il brûlait de prendre, toucher ses seins généreux… Mais non, il ne pourrait pas. Elle devait le détester, maintenant. Malgré la distance, il sentit le cœur de Néomi battre d’excitation dans sa poitrine. Mais un cœur battant, cela signifiait que le sang coulait dans ses veines. Donc qu’il pouvait lui faire du mal, voire la tuer. Il avait fantasmé sur son cou, s’était imaginé buvant à sa veine. Pourquoi serais-je capable aujourd’hui de m’arrêter à temps ? S’il s’était senti si bien avec elle à Élancourt, c’était parce qu’il savait qu’il ne pouvait pas lui faire de mal. Mais là, c’était différent. Il pouvait la blesser. Et il le redoutait. Pour ne rien arranger, désormais, ses ennemis pouvaient s’en prendre à elle aussi. Justement, il avait perdu Tarut de vue, réalisa-t-il avec inquiétude. Il ravala un juron de douleur quand la blessure, à son bras, se réveilla sous le pansement. Parce que mon rêve le plus cher vient de se matérialiser. Ce qu’il désirait le plus au monde dansait sous ses yeux. Il faut avoir un rêve pour le perdre… Malgré tout, son propre cœur était toujours aussi mort, dans sa poitrine. Et aucun souffle ne sortait de ses poumons. Il voyait Néomi en chair et en os, mais cela ne déclenchait pas l’animation. Il sentit croître en lui le désenchantement. Allez, va-t’en. Il était sur le point de glisser lorsque quelqu’un hurla : — À l’attaque ! Chapitre 27 En quelques secondes, ce fut le chaos. La bagarre se répandit comme un incendie de forêt par grand vent. Certaines créatures se transformaient, la couleur des yeux virait, les comportements changeaient brusquement, des armes surgissaient de nulle part. Les nymphes si délicates avaient réussi à cacher des poignards sous leurs jupes légères et les brandissaient en lançant des cris guerriers. Au loin, Néomi vit Cade et Rydstrom tirer leurs épées. Les sirènes bricolèrent leurs modulateurs vocaux de manière à pouvoir lancer des cris tellement perçants que leurs assaillants en tombaient à terre, les oreilles en sang. Elle vit Mariketa et Bowen qui couraient vers elle. — Ne bouge pas ! lui lança Mari. — D’accord, répondit-elle d’une toute petite voix. De toute façon, elle était bien trop abasourdie pour bouger. Quand Mari fut heurtée malencontreusement par un coude qui la projeta plusieurs mètres plus loin, Bowen devint une bête sauvage, se transforma en loup-garou. Néomi lâcha un cri. C’était terrifiant, et elle fut soulagée que le Lycae l’oublie. Et puis, dans la frénésie générale, elle fut emportée par un mouvement de foule. Comment avait-elle pu imaginer une seule seconde qu’elle s’en sortirait ? Un coup de coude ne tuerait pas Mariketa l’immortelle, mais elle, Néomi, s’en remettrait-elle ? Était-ce ainsi qu’elle allait perdre la vie ? Si tôt ? Elle essaya de courir, d’esquiver les obstacles, mais la foule était trop dense. Et chaque fois, elle était poussée un peu plus près du feu. L’orchestre jouait toujours, aussi fidèle au poste que celui du Titanic. Et là, elle le vit. Comment aurait-elle pu le rater, alors qu’il chargeait de toute sa puissance dans sa direction, dominant de sa haute taille les combattants ? Il portait des lunettes noires, mais elle savait qu’il ne la quittait pas des yeux. Sans jamais dévier de la trajectoire rectiligne qui le menait à elle, il mettait à terre tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Jamais elle n’avait vu personne se battre de la sorte, méthodiquement, rageusement… professionnellement. Ses crocs étaient de vrais rasoirs ; les muscles de son cou et de sa poitrine roulaient sous sa peau. À ceux qui s’avisaient de lutter, il tordait le cou avant de les envoyer dans les airs. Dieu merci, sa main s’est régénérée… Un poing s’abattit sur son visage avec une force impressionnante. Ses lunettes noires s’envolèrent, mais il ne ralentit même pas. Sa crinière de jais lui fouettait le visage. Sauvage, et immortel… Néomi éprouva une fierté bien hors de propos à l’idée qu’un mâle tel que lui vienne à son secours. C’est moi qu’il veut. Son regard rouge sang, brûlant, ne la quittait pas. Il la fixait comme si elle lui appartenait. À jamais. Il avait évoqué devant elle ses instincts de vampire, des instincts bestiaux. Ce que disait ce regard était parfaitement clair. Quiconque le séparerait de ce qui lui appartenait perdrait la vie. Conrad ne pouvait pas prendre le risque de glisser jusqu’à elle, véritable cible vivante au milieu du champ de bataille. Je ne dois pas la quitter des yeux un seul instant. Je dois courir, courir plus vite… Il trébucha soudain, avec le sentiment qu’une mine venait de lui exploser sous les pieds. Se redressant, il reprit sa course. Nouvelle explosion. Cette fois, il tomba en avant et perdit Néomi de vue quelques secondes. Putain, mais qu’est-ce qui m’arrive ? Alors, il comprit. Des explosions, encore et encore. Des coups de tonnerre, qui retentissaient à un rythme régulier. Néomi… c’est elle. Ce rythme, il le reconnaissait… C’était celui des battements de son cœur. Pour la première fois en trois cents ans, Conrad entendait battre son propre cœur. Elle est mienne ! Tout en courant, Conrad éprouva un immense sentiment de victoire. Ses poumons se gonflèrent, s’éveillèrent. Elle le ramenait à la vie. Elle n’est plus qu’à quelques mètres. Encore un obstacle… Son corps fut plaqué au sol par ce qu’il aurait pu comparer à un train de marchandises. Puis des mains puissantes s’emparèrent de lui, le tirèrent pour l’aider à se relever. Deux démons l’avaient attrapé. Néomi le regardait, bouche bée. Sauvée, pour cette fois. Trop faible… Je ne peux pas me dégager. Pendant ces quelques secondes de transition, il était vulnérable. Je ne peux pas me libérer. — Un Déchu aux yeux rouges à La Nouvelle-Orléans, dit Cadeon en se plantant devant lui. C’est toi qui as saigné à blanc le sorcier ? La poitrine de Conrad se souleva, ses poumons s’emplirent d’air. À chaque respiration sa force revenait, un peu plus grande. Une puissance qu’il n’avait jamais imaginée se répandit en lui. — Sois un peu plus précis, Cadeon, dit-il avec un sourire méchant. Il y en avait plusieurs. — Ça fait un moment qu’on te cherche, vampire. Les yeux du démon étaient complètement noirs. Ses cornes grossissaient à vue d’œil, se dressaient, menaçantes. Mais il n’irait pas jusqu’au bout, ne céderait pas à la rage. Conrad entendit Néomi murmurer : « Sainte Marie mère de Dieu ! » Et Cadeon était encore loin d’être transformé complètement. D’ordinaire, celui qui était témoin de cet état démoniaque perdait la vie dans les minutes qui suivaient. Mais Conrad avait enfin retrouvé son souffle, et son cœur battait. Il était prêt. Il écarta brusquement les bras, repoussant ceux qui le tenaient. Puis il se jeta sur Cadeon et referma les mains autour du cou du démon, serrant de toute cette puissance nouvellement accumulée. Le rouge lui obscurcit la vue. Le besoin de tuer et de boire était bien là, indéniable. Ses frères s’étaient trompés, la soif de sang ne disparaissait jamais. Il avait fait le mal, et il le ferait encore. Il jeta Cadeon au sol, et celui-ci perdit connaissance. Conrad sentait le sang du démon, entendait battre son cœur. Encore plus de puissance… il n’y a qu’à se servir. Il n’était plus mû que par son instinct. Il saisit la tête de Cadeon, la renversa en arrière, exposant son cou. La peau de Cadeon s’assombrit jusqu’à devenir rouge foncé. Ses crocs se mirent à pousser. Le démon achevait enfin sa transformation, mais il était trop tard… — Conrad, non. Il leva les yeux, croisa le regard égaré de Néomi. Il savait exactement quel spectacle il devait offrir, les crocs dégoulinants, les yeux brillant dans le noir, animés par la soif de sang. — Maintenant, tu sais ce que je suis. Et il baissa la tête pour finir ce qu’il avait commencé. — Maintenant, je sais ce que tu étais. Conrad, je t’en prie, ramène-moi à la maison. Le besoin de protéger. Il hésita, regarda le cou du démon. Un besoin plus fort que celui de tuer. Si tu me voyais quand je suis en proie à la soif de sang, tu comprendrais que je suis un monstre. Conrad n’avait pas exagéré. Si Néomi ne l’avait pas connu, elle aurait été terrifiée. Mais elle le connaissait et avait compris qu’il se retenait pour elle. Elle voyait Conrad dans son état le plus effrayant, et tout ce qu’elle éprouvait, c’était de la fierté et de la tendresse… Soudain, Cade reprit l’avantage et cogna de toutes ses forces son front contre la tête de Conrad, qui vit trente-six chandelles. Aussitôt, deux autres démons apparurent et lui sautèrent dessus. Privée de ses pouvoirs de télékinésie, Néomi ne pouvait rien faire pour les arrêter. Dans la foule, certains avaient cessé de se battre pour regarder ce combat. La rumeur s’était répandue que le vampire déchu ne buvait pas et que le démon féroce ne s’était pas complètement transformé. Rydstrom, ainsi que quatre autres mâles costauds, approchèrent. — Tu connais ce vampire ? demanda Rydstrom à Néomi. Soudain, elle les trouva tous sinistres et inquiétants, avec leur regard qui virait au noir. Son estomac se serra. — Euh… comme ça. Un peu. — Tu es sa promise, n’est-ce pas ? Est-ce que je suis sa promise ? Autour d’elle, on se mit à murmurer, à la regarder avec plus d’intérêt. Pourquoi ? Elle recula de quelques pas et, comme la bande de Rydstrom la suivait, se tourna vers Conrad. Il bataillait toujours contre ses trois adversaires. — Conrad ! cria-t-elle. Il fut devant elle en un éclair et la plaqua contre son dos d’un mouvement de bras. Son corps massif n’était que muscles en mouvement, ses larges épaules se soulevaient au rythme de sa respiration… Sa respiration ? Elle posa une oreille contre son dos. Son cœur battait. Je l’ai animé ! — Une nouvelle responsabilité, Conrad ? demanda Cade en essuyant d’un revers de manche son visage ensanglanté. Tu ne nous présentes pas ta promise ? — Si tu envisages une seule seconde de lui faire du mal, prépare-toi à mourir, dit Conrad en la prenant par le bras pour la plaquer à son côté. Néomi se sentit toute drôle lorsque certaines femmes, autour d’eux, lui lancèrent des regards compatissants. Que savent-elles que j’ignore ? Que va-t-il me faire ? Elle était aux côtés d’un tueur immortel qui venait de se priver d’une victime à cause d’elle. Il y avait dans ses yeux une lueur possessive, sauvage, mais aussi une rage immense, comme si le fait de ne pas éliminer ces démons l’avait dépossédé de quelque chose. Personne ne tenait à le défier. Un vampire protégeant sa promise était plus dangereux que tout. Il posa sa main sur la nuque de Néomi, afin que tout le monde voie qu’elle lui appartenait. — Elle est mienne. Et je protège ce qui m’appartient. Sur quoi, ils disparurent. Chapitre 28 Conrad les téléporta jusqu’à la grande chambre, Élancourt. Il ne dit pas un mot en chemin, se contentant de la regarder. Dans son expression, on lisait colère et désir, tous deux si intenses qu’elle frissonnait alternativement de peur et d’impatience. Il la posa et se mit à tourner autour d’elle, l’examinant de toutes parts. Elle fit de même autour de lui, dansant avec lui un étrange ballet. — Comment as-tu fait pour te transformer ? — J’ai de la ressource, Conrad. Et peut-être que je ne suis pas aussi seule et pathétique que tu le pensais. Il eut un rire amer. — Pathétique ? C’est bien le dernier adjectif que j’emploierais pour te qualifier, koeri. — Que vas-tu faire de moi ? — Tu le verras bientôt. Sa voix était si grave qu’elle la sentait résonner dans tout son être. Ils continuèrent à se tourner autour. Les sens endormis de Néomi reprenaient vie, et elle se sentait à chaque seconde plus attirée, plus excitée. — Pourquoi certaines femelles me regardaient-elles d’un air compatissant ? — Elles croient savoir ce qui t’attend, en tant que promise d’un vampire déchu qui a dû renoncer à une victime. Il se passait certaines choses dans l’esprit de Conrad que Néomi ne pouvait pas saisir. Mais cette bestialité qu’elle percevait en lui, jamais elle ne l’avait connue chez un homme. — Et que pensent-elles qu’il va m’arriver ? Elle était convaincue que Conrad ne lui ferait pas de mal délibérément. Mais ce qu’il venait de dire l’inquiétait un peu. Il était d’une force hors du commun, et elle ne possédait qu’un corps bien vulnérable. — Que je vais te jeter à terre et me glisser entre tes cuisses tout en buvant frénétiquement à ton cou. De toute évidence, l’idée elle-même l’excitait beaucoup. Sans prévenir, il la saisit par les épaules et l’attira contre lui. — Lâche-moi, Conrad ! Qu’est-ce que tu veux ? Elle sentait son érection grandir contre son ventre. — Je vais prendre possession de ma promise, pour qu’elle devienne ma femme. Tu m’as été donnée, à moi et à moi seul. C’était toi que je voulais. Il referma un poing autour de ses cheveux et lui tira fermement la tête sur le côté. Les yeux rivés sur son cou, il passa sa langue sur ses crocs. — Je vois ta veine qui bat. Elle est magnifique. — Tu me fais mal, Conrad, dit Néomi en ravalant un cri. Essaie de paraître calme. Instinctivement, elle savait qu’elle n’aurait qu’une chance. Une seule chance que cela se passe bien avec lui. S’il lui faisait du mal, elle était certaine qu’il ne se le pardonnerait pas. — As-tu l’intention de me punir, pour la clé ? Ou est-ce que tu perds de nouveau le contrôle de toi-même ? Sans quitter son cou des yeux, il fronça les sourcils. — Je te fais mal ? Lorsqu’elle secoua la tête pour lui faire lâcher prise, il n’opposa aucune résistance. — Jamais je ne te ferai de mal. Mais alors même qu’il disait cela, son autre main agrippait le bras de Néomi. — Je me suis trompé, pour la clé. Je regrette ce que je t’ai dit. Et comme ça, avec deux petites phrases simples et claires, la colère de Néomi s’envola. — Si tu veux obtenir autre chose de moi, alors ne procède plus de cette façon, dit-elle en se dégageant complètement. Ne blesse pas le corps que je viens de recevoir. Il inspira profondément, cherchant visiblement à se maîtriser, et n’y parvenant qu’au prix d’efforts intenses. — Si j’arrive à… à me contrôler, là, maintenant… tu me pardonneras de m’être mis en colère pour la clé. D’accord ? — D’accord. Si tu es capable de faire cela pour nous. Alors seulement, Néomi osa lever les yeux et faire glisser ses doigts sur sa joue. Une décharge électrique la parcourut – c’était la première fois que leurs peaux se touchaient. Et ce vampire si violent, si brutal avec les autres, pencha son beau visage vers elle, alla au-devant de sa caresse. Elle posa son autre main sur son cœur battant. — Conrad, je crois en toi. J’ai confiance. Va jusqu’à la folie. Comme il hésitait, elle ajouta : — Je te promets d’être ici lorsque tu reviendras. Il hocha la tête et disparut. Il était de retour dans le bayou embrumé, parcourant une allée désormais familière, en proie au plus grand tumulte, tant psychologique que physique. Il inspira profondément et frissonna lorsque l’air froid se fraya un passage jusqu’à ses poumons. Il se sentait exactement comme ses frères l’avaient dit : lourd… et bien. Il s’était passé de cela pendant trois cents ans, mais désormais… Conrad avait été animé. Par la petite danseuse pleine de vie qu’il avait désirée plus que toute autre femelle. Seigneur ! Elle sentait si bon le feu de bois, le vin et la femme. C’était trop beau pour être vrai. Peut-être était-ce encore un rêve, un reste de folie… Il l’avait laissée à contrecœur, redoutant qu’elle disparaisse, mais s’il ne lui avait pas obéi, il lui aurait fait mal. Il n’avait qu’une envie : lui arracher ses vêtements et plonger en elle, explorer ce corps bouleversant. Elle était si délicate, si mortelle. Il pouvait lui briser les os sans même y penser. Et il préférait mourir plutôt que de lui infliger une douleur, quelle qu’elle fût. Il était peut-être déchu et nouvellement animé, mais c’était de Néomi qu’il s’agissait, de la femme qu’il avait tant convoitée et qu’il avait retrouvée en chair et en os. Même s’il brûlait de savoir comment elle avait réussi à changer d’état, il ne parvenait à penser qu’à une chose : la pression de son sexe engorgé contre le tissu de son pantalon. À chaque battement de cœur, il durcissait un peu plus. La pression devint douloureuse, lui arrachant une grimace, l’empêchant de se concentrer, de réfléchir aux changements stupéfiants qui se produisaient en lui. Il lui semblait que trois siècles de désir inassouvi gonflaient son sexe au point de vouloir le faire exploser. Sa verge le lançait, et alors qu’il croyait que la pression ne pourrait pas grandir encore… … ce fut ce qu’elle fit. Mieux valait qu’il s’en aille. Mais pouvait-il renoncer, ce soir ? Néomi était dans leur chambre, attendant d’être touchée. D’être prise. Elle pense que je peux la satisfaire. Elle voulait plus, avec lui, elle le lui avait dit. Avec elle, il pouvait enfin franchir ce pas. Connaître l’amour. La seule chose qui l’arrêtait, c’était la menace que, malgré tout, il restait pour elle. Il devait absolument s’assurer qu’il ne lui ferait pas de mal. Mais il devait aussi lui donner du plaisir. Auparavant, il ne se posait pas de questions ; sa colère et son instinct dictaient sa conduite. Désormais, il se demandait comment parvenir à satisfaire Néomi. Il ravala un juron. Il n’avait jamais embrassé de femme. Elle m’attend. Il se souvint alors qu’elle lui avait expliqué très précisément comment procéder, comment attiser son désir, éveiller son impatience et faire en sorte qu’elle ait faim de lui. Comme Conrad s’approchait d’elle, elle observa son visage. Il semblait plus calme, ou peut-être cachait-il simplement mieux sa frénésie. Il la poussa doucement jusqu’au mur et leva la main. Elle eut un pincement d’appréhension. Que va-t-il faire ? Mais il se contenta de poser sa main sur son visage, d’un geste tendre, délicat. Lorsqu’il lui demanda de passer les bras autour de son cou, elle comprit à quoi il voulait en venir. Il faisait tant d’efforts pour elle ! Et c’est justement pour cela que je suis folle de toi… C’était exactement à cet endroit qu’ils s’étaient entraînés à s’embrasser, sans pouvoir se toucher. Lorsqu’elle referma les bras autour de son cou, ce fut un geste absolument naturel. Elle avait tellement rêvé de pouvoir glisser ses doigts dans ses cheveux, sur sa nuque, qu’elle le fit sans hésiter, avec délices. — Ma Néomi, souffla-t-il en effleurant sa lèvre du bout de son pouce. C’est si doux. Plus que tout ce que j’avais imaginé. Elle battit des cils. La main de Conrad tremblait. Il n’a jamais touché de femme avant moi. Tout cela était nouveau pour lui. Il fallait qu’elle s’en souvienne. — Pendant trois cents ans, jamais la main qui tient mon épée n’a tremblé. Si je dois m’avouer vaincu, je veux que ce soit par une petite danseuse. Son odeur, sa chaleur… Seigneur, il sentait si bon. — Conrad, j’ai envie que tu m’embrasses. Tu ne veux pas effleurer mes lèvres avec les tiennes ? — Et si je voulais quelque chose d’un peu plus… fort ? — La montée en puissance doit être progressive, se força-t-elle à répondre. Il se contrôlait à peine, et elle le savait. Il la fixa d’un regard brûlant et se pencha pour lui donner ce qu’elle demandait. Lorsqu’il posa ses lèvres sur celles de Néomi, une onde de chaleur la parcourut. Elle lâcha un petit cri, et il glissa sa langue dans sa bouche. Mais il la laissa diriger les opérations. Elle le lécha, le titilla, lui arrachant un grognement. Malgré cela, Conrad ne tarda pas à vouloir un baiser plus profond et, à son tour, frotta sa langue contre celle de Néomi. Elle se tenait à lui, ivre de la puissance qu’elle sentait dans ses muscles, et chaque fois qu’il faisait quelque chose d’agréable, elle enfonçait ses ongles dans sa peau. Il apprenait vite. Au point que, bientôt, ce fut lui qui la guida, faisant tourner sa langue, suscitant son plaisir. Mon vampire est intelligent. Son baiser était ardent, érotique… exigeant. Lorsqu’il fit descendre ses doigts le long de son cou et jusqu’à la naissance de ses seins, elle frissonna de tout son être. Le simple contact charnel était une expérience délicieuse pour ses sens affamés, mais les caresses de Conrad allaient bien au-delà de ce délice… Il s’écarta, la laissant haletante, en proie au vertige. Comme ses lèvres suivaient le même chemin que ses doigts, elle se sentit si excitée qu’elle fut prise de panique. Elle n’avait plus simplement envie de lui. Elle le désirait de façon animale. Elle sentit sa poitrine se gonfler, la pointe de ses seins durcir. Au creux de son sexe, elle était moite. — Je veux poser ma bouche sur toi, dit-il en refermant les poings sur le décolleté de sa robe, sur le point de la déchirer. — Attends, Conrad, je m’en occupe. En se tortillant, elle la défit et la descendit jusqu’à la taille, révélant ses seins nus. Un son rauque monta de la gorge de Conrad tandis qu’il se penchait sur sa poitrine. Comme il en avait rêvé, il embrassa ses seins tout autour des pointes, effleurant du bout des lèvres la peau hypersensible. Elle s’agrippa à lui, prit sa tête entre ses mains. — Pour la montée en puissance progressive… laisse tomber. Il frotta son visage contre elle, mais continua ses caresses. Lorsque, enfin, il passa la langue sur un de ses tétons, elle poussa un long gémissement. — Tu voulais que je les aspire fort ? dit-il en prenant ses deux seins dans les mains. Elle répondit en geignant, et il reposa sa bouche sur un mamelon pour en aspirer profondément la pointe, tout en la titillant du bout de la langue. — Oui… oh, oui, gémit Néomi en se cambrant, plaquant son bassin contre lui. Lorsqu’il changea de sein, c’en fut trop pour elle. Elle le prit par les hanches. Et il se souvint. Il glissa sa grande main sous sa robe. Sa peau était délicieusement râpeuse sur l’intérieur de sa cuisse. — Plus haut, haleta-t-elle. Touche-moi. Tandis qu’il remontait lentement sa main, elle déboutonna sa chemise avec frénésie et la lui ôta. Posant ses mains à plat sur son torse, elle le parcourut, en explora tous les monts, toutes les vallées, la peau ferme et tendue, la ligne de poils un peu rêches juste en dessous de son nombril… C’était divin. Tandis que la main de Conrad montait, celles de Néomi descendaient. Il se redressa brusquement lorsqu’elle libéra son pénis en érection et referma sa paume autour. C’était la première fois qu’une femme le touchait à cet endroit. Elle se mit à le caresser, lentement. Conrad sentit ses paupières s’alourdir. Il entrouvrit la bouche et, retenant ce qui aurait été un juron, glissa ses doigts entre la dentelle et la peau de Néomi, écarta la soie. D’un geste hésitant, il glissa un doigt sur son sexe. Néomi vacilla. — Néomi… tu es… trempée, souffla-t-il d’une voix rauque. Il la caressa, répandant le fluide amoureux entre ses jambes, comme si la réaction de son corps le fascinait. — Et toi… tu es… dur, souffla-t-elle à son tour dans un gémissement. La main de Conrad s’arrêta. Leurs regards se croisèrent. Ils savaient tous deux ce qui allait suivre. — Je ne sais même pas si… Je suis au bord de l’explosion… — Alors, porte moi jusqu’au lit. Il la prit dans ses bras et la déposa sur le lit. Elle le libéra de sa ceinture, tandis qu’il lui retirait ses bottines, avant de se déchausser à son tour. Avec un soupir de soulagement, il retira son pantalon. C’était la première fois qu’elle le voyait ainsi. Son sexe se dressait, énorme, battant au rythme des pulsations de son cœur. Le gland était découvert, visiblement mouillé. Elle avait le sentiment d’avoir déballé un cadeau formidable, mais ne put s’empêcher d’éprouver devant sa taille un peu d’inquiétude. Qu’elle balaya très vite. Je suis redevenue la Néomi d’avant, se dit-elle. Elle s’assurerait qu’ils soient tous les deux prêts lorsqu’il entrerait en elle. Confiante, elle s’allongea sur le dos et ouvrit les bras pour l’inviter à faire de même. Il la rejoignit, l’air un peu inquiet. — Mon Dieu, faites que ce soit bien réel. Chapitre 29 — C’est réel, murmura-t-elle entre deux baisers. Je suis vraiment là. — Comment as-tu fait ? — Je désirais tellement être avec toi… que j’ai fini par y arriver. Elle prit la main de Conrad pour la poser sur sa poitrine. Avec un grognement de plaisir, il caressa un sein, puis l’autre. Son souffle se fit plus court. Néomi le désirait, mais elle était un peu perdue. Elle avait beau avoir envie de lui, elle s’inquiétait. Elle sentait son érection contre sa hanche, le gland si large, si chaud et lisse qu’on eût dit un fer rouge contre sa peau. Comme il devenait un peu brutal avec sa poitrine, elle s’écarta. — Conrad… plus doucement. Il lâcha son sein, en effleura la pointe du bout d’un ongle, puis de la partie charnue de son doigt. — C’est mieux ? demanda-t-il lorsqu’elle lâcha un gémissement. Elle fit oui de la tête. Un tueur était en train de promener délicatement ses mains calleuses sur son corps… Quel contraste après cette bagarre sanglante ! Il continua, s’attardant sur un sein, puis sur l’autre. Le plaisir était presque douloureux. — Dis-le-moi… Dis-moi que tu aimes ça. — Mmm… j’aime ça, oui. — Je les sens battre entre mes doigts, koeri. Elle gémit de nouveau, se cambra. Il répondit en prenant son sein entre ses lèvres, le suçant, l’aspirant encore et encore. Puis il remonta une main le long de sa cuisse et, lentement d’abord, frotta son sexe contre la hanche de Néomi. — Écarte les cuisses, s’il te plaît, murmura-t-il sans quitter son sein. Je veux te toucher, te découvrir… Elle se raidit un peu. Elle n’était plus vierge, mais il pouvait malgré tout lui faire mal. Il poussa son genou du plat de la main. — Ouvre les cuisses, pour moi. Elle hésita, puis obéit. — Ah, voilà. Laisse-moi te regarder, maintenant. Après un dernier coup de langue, il abandonna sa poitrine et se redressa. Lorsqu’il baissa les yeux sur le sexe de Néomi, il poussa un long soupir, et son membre tapa contre son ventre, impatient. Néomi se sentait étourdie par le désir. Elle passa une main sur le dos musclé de Conrad et, au même moment, il fit glisser son index le long de son sexe. Elle avait envie de l’embrasser, de le lécher, d’écarter encore plus les cuisses pour lui… Il introduisit son majeur en elle. La sensation de plénitude la fit s’arcbouter, et gémir un peu plus fort encore. Il s’aventura plus loin, lentement. Lorsqu’il s’arrêta, elle poussa un cri. — Je t’ai fait mal ? s’inquiéta Conrad. — Non ! Non, je t’en prie, ne t’arrête pas ! — Tu es étroite. Tu es tellement étroite, murmura-t-il en faisant aller et venir son doigt en elle. Jamais elle n’avait vu d’homme aussi excité, aussi dur, et pourtant, il prenait son temps, prenait le temps de découvrir son corps, de le préparer, comme elle le lui avait recommandé. La montée en puissance doit être progressive… Mais jusqu’où ? — Conrad, je t’en prie… — Tu jouiras, comme ça ? — Oui, et très vite… Les lèvres entrouvertes, le souffle court, Conrad regardait son doigt glisser dans le sexe lubrifié de Néomi. — Oh, Conrad… oui… oui ! gémit-elle, se laissant aller au plaisir. Il était stupéfait de voir à quel point le corps de Néomi était prêt pour lui, de sentir ses chairs intimes presser son doigt. — C’est parfait, souffla-t-il. Jamais il n’aurait imaginé qu’une femme puisse s’abandonner de la sorte. Et il ne s’agissait pas juste d’une femme. C’est ma femme. Des désirs inconnus l’assaillaient. Il éprouvait le besoin puissant de la plaquer sur le lit, pour qu’elle ne puisse lui échapper ; l’envie de lui dire combien elle le satisfaisait. Il se pencha pour le lui murmurer à l’oreille, mais ses mots devinrent gémissements lorsqu’elle s’arc-bouta pour aller au-devant de son doigt. — Plus haut… avec ton pouce, lâcha-t-elle, haletante. Ravi de constater à quel point le petit clitoris avait gonflé sous l’effet du plaisir, il entreprit de le caresser, le contourna de son pouce. — Oh, oui… Conrad. Grâce au doigt qu’il avait laissé en elle, il sentait le sexe de Néomi se contracter, au bord de l’orgasme. Il voulait la faire jouir. En avait absolument besoin. Rien qu’en la caressant. L’idée de glisser son sexe dans ce gant étroit et moite le rendait fou, mais il voulait d’abord sentir ce qu’il se passerait lorsqu’elle jouirait. Elle frémissait, tremblait, au sommet de la vague. Puis, soudain, elle se raidit, et tandis que ses lèvres s’ouvraient sur un cri silencieux, elle écarta plus largement encore les cuisses, sombrant dans le plaisir. Il dut faire un effort prodigieux pour ne pas se répandre contre sa hanche lorsqu’il sentit combien elle retenait son doigt, l’enserrait de sa chair trempée, encore et encore. Stupéfiant… Cette fois, il ne pensait plus qu’à une chose : il fallait qu’elle fasse la même chose autour de son membre. Dès qu’il la sentit se détendre, il s’agenouilla entre ses cuisses. Néomi flottait encore dans les brumes de l’orgasme mais elle avait toujours faim de lui, et ses hanches ondulaient, comme pour lui demander de la combler, de se glisser en elle. Il plaqua ses hanches contre les siennes, donna un coup de reins pour la pénétrer. Au même moment, elle bascula le bassin. Il lâcha un cri lorsque son gland glissa sur ses chairs intimes, chaudes et humides. Elle perdit tout contrôle, agitant la tête contre l’oreiller. En sueur, serrant les dents pour se maîtriser, il tenta de nouveau de la pénétrer, mais elle bascula le bassin de la même manière. Il la maintint par les hanches pour s’enfoncer en elle, mais la plaquer ainsi sur le matelas la fit se cambrer un peu plus. La pointe durcie de ses seins vint effleurer le torse de Conrad. — Arrête, koeri ! Sinon, je vais me répandre sur toi ! — Je m’en fiche, grogna-t-elle. — Tu es… Tu vas… jouir, encore ? — Oui ! Oh, oui ! Lorsque le gland de Conrad glissa jusqu’à son clitoris, elle referma les poings sur les draps, se frotta frénétiquement contre lui. — Conrad ! hurla-t-elle. Elle bougeait follement, sa poitrine dressée tressautant au rythme de ses mouvements. C’en était trop. À sa plus grande honte, Conrad explosa. — Tu me fais jouir aussi ! lâcha-t-il dans un cri, projetant de longs jets de semence sur le ventre et la poitrine de Néomi. Jamais il n’avait connu tel plaisir. De nouveau, il se frotta contre le clitoris de Néomi et continua de jouir, le corps secoué par des coups de reins incontrôlés. Quand, enfin, il retrouva son calme, il enfouit son visage dans ses cheveux. Bouleversé par le plaisir qu’il venait d’éprouver, il s’enivra de son parfum. Et soudain, il prit conscience de ce qu’il venait de faire. Il avait tenté de s’accoupler à sa promise et s’était humilié en n’y parvenant pas, perdant sa semence avant de la pénétrer. La frustration s’empara de lui, et il tapa du poing sur le matelas. Pourtant… elle l’embrassait. Semblait heureuse. — Nous avons toute la nuit, mon trésor, murmura-t-elle en lui mordillant le lobe de l’oreille. À la cinquième ou à la sixième fois, je suis sûre que tu tiendras aussi longtemps que tu le souhaiteras. Va chercher une serviette… À contrecœur, il se leva et se dirigea vers la salle de bains, avec le sentiment qu’il partait pour une chevauchée de plusieurs années en quête du Graal. Oui, la quitter, même quelques instants, était difficile à ce point. Il redoutait encore qu’elle disparaisse. Comment Néomi avait-elle pu se réincarner ? Cette question le taraudait. Un tel miracle avait de quoi le faire douter de sa santé mentale. Une nouvelle fois. Sa seule certitude était que, quelques jours plus tôt, elle était… morte. Et qu’aujourd’hui, elle vibrait de vie. Mais, à y repenser, il avait vu des choses bien plus étranges, dans le Mythos, et il avait du temps devant lui pour découvrir son secret. Pour l’heure, une seule chose lui importait : se glisser de nouveau contre elle, entrer en elle et la faire jouir encore. Il avait toujours entendu dire que satisfaire une femme était du domaine de l’impossible, du fantastique, même. À cette idée, il se redressa, fier de lui. Il n’avait peut-être pas fait de Néomi sa femme au sens où on l’entendait d’ordinaire, mais il lui avait donné plusieurs orgasmes dès le premier essai. À cette évocation, il sentit sa verge se raidir. Il s’était vidé de sa semence, mais lorsqu’il attrapa une serviette, son sexe était de nouveau en érection. Cinq ou six fois ? Au moins, koeri. Lorsqu’il regagna la chambre, Néomi dormait profondément, les lèvres entrouvertes, ses longs cils frôlant ses joues rosies par l’amour, un bras replié sous la tête, la paume contre son visage. Il devrait attendre. Mais il imaginait sans peine la fatigue qui devait être celle de Néomi après une nuit comme celle qu’elle venait de vivre. Réincarnée, attaquée, et probablement enivrée – sur ses lèvres rouge sombre, il avait vu et goûté le vin. Il se pencha sur elle et l’essuya délicatement, s’émerveillant de ses formes. Son corps était à la fois robuste et souple. Un corps de danseuse, qui avait répondu à ses caresses comme s’il y avait été préparé. Rien ne lui avait jamais été plus agréable. Ma femme, pensa-t-il avec une bouffée d’orgueil. Aucun vampire n’en a de si belle. Après l’avoir essuyée, il l’examina à loisir. À quatre pattes, au-dessus d’elle, il la parcourut du regard. Il redoutait d’être bientôt obsédé par ses seins, par leur façon de bouger, leur douceur, et par cette façon qu’ils avaient de durcir, de se diriger vers lui comme pour réclamer la caresse de ses lèvres et de sa langue. Il émit un grognement et caressa son sexe dressé, encore étonné par cette raideur inconnue. La prochaine fois qu’il jouirait, ce serait en elle, en l’écoutant hurler son plaisir. Il avait toujours regretté de ne pas avoir fait l’amour au moins une fois dans sa vie. La curiosité l’avait toujours animé – désormais, elle le taraudait. Prendre Néomi serait à coup sûr une expérience hallucinante. Il ne s’y connaissait pas encore assez pour savoir comment il réagirait lui-même. Une expérience hallucinante ? Il n’était pas sûr que ce fût la meilleure des choses pour un vampire fou. Et comment devrait-il s’y prendre pour ne pas faire de mal à ce petit corps ? Ce soir, il avait découvert combien le sexe de Néomi était étroit, et il redoutait de ne pouvoir s’introduire en elle sans la faire souffrir. Il tenta de mettre de côté ses doutes. Ignorant le battement lancinant dans sa verge, il s’allongea et attira Néomi contre lui. Lorsqu’elle glissa sa jambe si douce par-dessus ses genoux et un bras sur son torse, il eut un soupir de contentement. C’était exactement ainsi qu’il les avait imaginés partageant ce lit. Il savait que son érection durerait toute la nuit, mais il décida de savourer cela, comme le reste. Toute la nuit, il sentirait le contact de la peau de Néomi, le parfum de ses cheveux, sentirait battre son cœur contre lui et se laisserait bercer par son rythme régulier… Au petit matin, il se réveilla en sursaut et se redressa dans le lit. Penché sur elle dans un mouvement protecteur, il regarda autour d’eux, tendit l’oreille. Mais il n’y avait personne. Juste le vent. Elle murmura quelque chose dans son sommeil, se tourna contre lui. Sa femme était si fragile, si… mortelle. Elle avait perdu son invulnérabilité de spectre. Il la mettait en danger rien qu’en la gardant à ses côtés. Les Woede savaient désormais qu’il avait une faiblesse, et ils essaieraient sans relâche de l’enlever. Dans leur esprit, elle était aussi importante que la couronne de Rydstrom. Conrad leur donnerait avec plaisir l’information qu’ils cherchaient, s’il parvenait à la tirer de son esprit, mais jamais ils ne croiraient qu’il ne la possédait tout simplement pas. Et pour cette raison, ils représentaient une menace pour Néomi. Quant à la malédiction de Tarut, il avait vécu jusque-là avec elle comme avec un fardeau pesant en permanence sur ses épaules. Désormais, il était absolument impératif d’éliminer le démon. Conrad avait vu son rêve se réaliser. Existait-il une force qui chercherait maintenant à le lui reprendre ? S’il croyait ne serait-ce qu’en partie au pouvoir de la malédiction, pouvait-il faire courir ce risque à Néomi ? Était-ce juste pour elle ? Mais peut-être que le mal avait déjà été fait. Dans ce cas, l’abandonner maintenant, ne serait-ce pas la laisser sans défense, vulnérable ? Quoi qu’il en soit, conclut Conrad, Néomi ne serait pas en sécurité tant qu’il n’aurait pas obtenu la tête de Tarut. À contrecœur, il la laissa dormir et glissa au rez-de-chaussée. Il connaissait un moyen de la protéger, du moins tant qu’elle resterait à Elancourt. Devant la grande porte d’entrée, il effleura du bout des doigts le plâtre du mur et s’en servit de craie pour tracer la formule ancienne. Quand il fut certain que personne ne s’aventurerait chez eux, il retourna se coucher. Dès son réveil, il s’occuperait de trouver pour Néomi tout ce dont elle semblait manquer : nourriture, vêtements, accessoires féminins… En la reprenant dans ses bras, il repensa à la nuit qui venait de s’écouler. Néomi l’avait regardé comme un héros, un protecteur, malgré ce qu’elle savait de lui. Elle lui avait dit qu’elle croyait en lui. Cette nuit, il ne l’avait pas déçue. Jamais il n’oublierait la conviction absolue avec laquelle elle avait dit : « Maintenant, je sais ce que tu étais. » Elle plaçait une telle confiance en lui… Mais elle ignorait qu’il rêvait, en secret, de boire à son cou. Je suis la pire menace qui pèse sur elle. Même au plus fort du plaisir qu’elle lui avait procuré ce soir, il avait eu peur pour elle. Elle faisait sourdre en lui des pulsions dangereuses. Si tu tiens à elle, tu la laisseras partir, lui murmura sa conscience, éteinte depuis si longtemps. Mais il resserra son étreinte autour de Néomi, pour la sentir plus près encore. Elle est mienne. Chapitre 30 Quand il rentra après avoir fait quelques courses, Conrad entendit la douche couler, et Néomi soupirer doucement. Jetant ses emplettes sur la table, il repoussa à plus tard la discussion sur la façon dont elle était parvenue à passer de l’état de fantôme à celui de mortelle. Quelques secondes plus tard, il était nu et glissait silencieusement jusqu’à la cabine carrelée. Néomi, les yeux clos, explorait son corps avec des gestes tranquilles. Léchant l’eau qui coulait sur ses lèvres, elle soupesa ses seins, comme si elle les redécouvrait. Sans faire de bruit, Conrad l’observa, fasciné. Elle avait ramené ses cheveux sur son épaule. Un de ses seins en était recouvert, mais sa pointe durcie apparaissait entre deux mèches. Il arrêta probablement de respirer lorsque la main de Néomi descendit le long de son ventre plat et que ses doigts glissèrent dans le triangle de soie noire, au creux de ses cuisses. Le cœur de Conrad battait si fort qu’il redouta d’être entendu. Elle avait légèrement écarté les jambes et se caressait. Ravalant un grognement, il empoigna son propre sexe. Elle concentra ses caresses sur son clitoris, glissant à diverses reprises un doigt en elle, comme pour y chercher un lubrifiant. Il observa, émerveillé, le visage de Néomi se transformer tout au long de la montée vers le plaisir, et se dit que c’était cette expression qu’il voulait retrouver lorsqu’il entrerait en elle. L’expression de l’abandon. Jamais il n’avait rien vu d’aussi bouleversant que cette femme en train de se caresser. Mais, bien qu’il fût conscient qu’en l’observant ainsi, il apprenait comment la satisfaire, il ne pouvait s’empêcher de regretter qu’elle ne l’ait pas attendu. Il l’avait satisfaite, cette nuit, alors pourquoi était-elle si pressée ? Peut-être devait-il lui prouver qu’elle avait tort… Néomi gémissant de plus en plus, il l’interrompit avant qu’elle jouisse. Néomi était au bord de l’orgasme lorsqu’elle entendit Conrad. — Tiens, tiens… Elle ouvrit les yeux. Il était là, avec elle, et elle ne l’avait pas entendu arriver. Presque aussitôt, elle baissa le regard sur le sexe en érection de Conrad. La dernière fois qu’ils s’étaient trouvés sous la douche ensemble, elle avait admiré sa virilité. En érection, il était impressionnant. Et ce gland énorme, elle le savait, n’allait pas tarder à s’humidifier. Mais lorsqu’elle tendit la main pour le caresser, il la saisit par les poignets, qu’il maintint dans son dos, et se plaqua contre elle, le souffle court. — Pourquoi tu ne m’as pas attendu ? demanda-t-il, l’air tendu, presque dangereux. — Quand je me suis réveillée… les draps, sur mon corps… sur mes seins… Elle frissonna. — Si c’est ce dont tu as besoin, je peux te satisfaire. — J’ignorais quand tu rentrerais. Mais tu es là, maintenant. Se hissant sur la pointe des pieds, elle tendit les lèvres pour l’embrasser. Ce qui commença comme un doux baiser devint bientôt une caresse plus profonde, plus énergique, plus exigeante. Il écrasa ses lèvres sur celles de Néomi tandis que leurs langues s’enlaçaient, roulaient l’une autour de l’autre. Lorsqu’ils se séparèrent, haletants, elle murmura : — Conrad, j’ai besoin que tu me fasses l’amour. À ces mots, son membre battit contre sa cuisse. — Je crois que je vais mourir, si tu ne le fais pas. Il lâcha ses poignets, pour empoigner fermement ses fesses et la soulever de terre. En un instant, il la plaqua contre la paroi et la hissa jusqu’à sa bouche comme si elle n’était qu’une poupée entre ses mains. Elle glissa ses doigts dans les épais cheveux de Conrad et s’y agrippa, renversant la tête sur le rebord carrelé. La barbe naissante de Conrad lui fit l’effet d’un abrasif sur l’intérieur des cuisses, provoquant en elle un frisson de volupté. Toutes ses sensations lui semblaient exacerbées ; chaque goutte d’eau éclaboussant sa peau augmentait son plaisir. Aimerait-il la prendre avec sa langue ? Il n’avait jamais goûté une femme ainsi. Explorer du bout de la langue les plis veloutés du sexe de Néomi lui arracha un grognement de satisfaction. Puis, plaquant ses lèvres sur sa corolle intime, il glissa sa langue en elle et s’enfonça loin, la lécha profondément. — Oui ! hurla-t-elle, écartant un peu plus ses cuisses, posées sur les épaules de Conrad. — Je n’en aurai jamais assez, souffla-t-il avant de recommencer à aspirer, lécher, déguster. Ses doigts lui faisaient presque mal, tant ils la maintenaient fermement. Sa langue s’agitait maintenant sur son clitoris, le faisait vibrer, l’aspirait. — Là ! Oui, oui… Plus haut ! Oh, Conrad… Encore, encore. Plus fort, plus loin… Lorsqu’elle jouit dans un cri, ondulant contre sa bouche, il fut pris de frénésie et ne la laissa respirer que quand un deuxième orgasme la secoua, plus violemment encore. Cette fois, Néomi ouvrit grands les yeux, presque surprise de se sentir fondre sous les caresses de cette langue qui l’explorait. Longtemps, ses hanches s’agitèrent contre cette bouche affamée. Le calme revenu, elle dut repousser doucement Conrad, qui continuait à la lécher, s’attardant en divers endroits avec de petits grognements. Enfin, il la laissa glisser à terre, l’aida à retrouver l’équilibre. Elle sentit son sexe, toujours aussi dur. Pourtant, Conrad ne faisait pas mine de vouloir la prendre. Son expression était insondable. Seul son membre trahissait son désir. — Tu ne veux pas me faire l’amour ? Bien sûr, il était naturel qu’elle ait envie de le sentir en elle, d’être comblée par lui. D’aller jusqu’au bout. Mais, désormais, il y avait autre chose. Elle en avait envie parce que, pour la première fois de son existence, elle désirait se donner à l’homme qu’elle aimait. J’aime Conrad. Elle ne l’avait jamais vraiment admis, mais ces sentiments n’étaient pas nouveaux. Ils grandissaient en elle depuis le premier soir, quand elle l’avait découvert chez elle, plus bête sauvage qu’homme. — Conrad, est-ce que tu en as envie ? Il secoua la tête. — Oh. Je vois, dit-elle, visiblement déçue. En fait, non, je ne vois pas, reprit-elle avec une moue. — J’ai peur de te faire mal. J’ai senti comme tu étais étroite, hier. Je n’ai pensé qu’à cela ce matin, et je ne vois pas comment je pourrais ne pas te faire mal. — Tu renoncerais à la possibilité de posséder une femme par considération pour elle ? — Bien sûr. Elle ouvrit la bouche, posa une main sur le visage de Conrad. — Tu ne cesses de me surprendre, vampire. Tu es une merveilleuse surprise à toi seul. Elle laissa glisser une main le long de son corps. — Je n’ai jamais connu d’homme aussi… imposant que toi, dit-elle en prenant délicatement la verge dans sa paume, provoquant un soubresaut chez Conrad. À tout point de vue. Mais si tu me prépares comme il faut, tout ira bien. Conrad serra les dents. Comment faire ? Il l’ignorait ! Il pouvait faire comme la veille, mais cela suffirait-il à la préparer ? Il s’était contenté de glisser un doigt en elle, et elle était déjà trempée. Néomi dut lire dans ses pensées, car elle lécha une goutte d’eau sur son torse et murmura : — Si tu me portes jusqu’au lit, je te montrerai exactement ce dont j’ai besoin… Déjà, il la soulevait dans ses bras. Sans prendre le temps de la sécher, il glissa jusqu’au lit et l’y déposa, avant de s’allonger à côté d’elle. Elle souriait. — Bon. Donc, l’idée ne te déplaît pas ? Si elle lui montrait comment faire… Seigneur, être en elle, enfin… Comme il se penchait sur elle, à genoux, elle lui prit doucement l’index et s’en servit pour se caresser, lentement, très lentement, le guidant à l’intérieur, où il pratiqua un va-et-vient léger. — J’ai besoin de deux doigts, murmura-t-elle bientôt. La gorge serrée, il s’exécuta. — C’est parfait, Conrad. De ses deux petites mains, elle plaqua celle de Conrad contre son sexe, pour qu’il s’enfonce en elle plus loin encore. Puis, les paupières lourdes, elle souffla : — Écarte-les en moi. Un frisson de plaisir le parcourut lorsqu’elle s’arcbouta contre sa main. — Maintenant, va et viens, en les gardant écartés. — Comme ça ? — Oui… Oh, oui. Encore. Continue. Il continua. — Maintenant, Conrad. — Tu es prête ? — Je… je m’en fiche. Je te veux en moi. Mais il fallait qu’il soit sûr. Alors, il prit son temps, la caressa encore et encore, s’attarda au fond d’elle jusqu’à ce qu’elle s’agrippe à ses épaules, au comble de la frustration. — Tu as encore peur ? haleta-t-elle. — Je ne suis toujours pas… sûr de pouvoir… — Laisse-moi te montrer que c’est possible, chéri. Laisse-moi te montrer que je peux t’accueillir. Elle repoussa sa main, le fit rouler sur le dos et se plaça à califourchon sur lui. Le souffle court, elle enfonça ses ongles dans le torse de Conrad, ainsi qu’elle l’avait envisagé, puis le caressa doucement. Le regard qu’elle posa sur lui provoqua en Conrad un plaisir violent. Mon corps balafré peut servir à autre chose qu’à tuer. Il servait à l’exciter. Bientôt, elle referma une main sur son membre dressé et le guida en elle, entre les plis veloutés de son sexe. Il retint un cri. Enfin… Impatient, il bascula le bassin, redoutant déjà de ne pas pouvoir se retenir très longtemps. Il sentait la pression augmenter, et son sexe gorgé de semence le lançait, réclamant l’assouvissement. — C’est si fort… Lorsqu’elle s’empala sur lui, il la saisit par les hanches. — Néomi, je… Le sexe chaud et moite de Néomi l’enveloppa soudain. Conrad s’abandonna. Chapitre 31 Existait-il quelque chose de plus sexy qu’un homme amoureux ? Oui, un homme amoureux qui n’avait jamais fait l’amour. Et Néomi était folle de cet homme-là. Malgré son impatience, elle savourait la réaction de Conrad. Lorsqu’il redressa la tête pour regarder leurs deux corps se rejoindre, il émit un petit grognement. Tout cela était nouveau pour elle aussi. Elle était profondément éprise. Et elle faisait l’amour avec l’homme qu’elle aimait. — Est-ce que c’est ce que tu espérais ? — Mmm… c’est… Je n’espérais pas… quelque chose d’aussi bon. Le regard étonné qu’il posait sur elle tandis qu’elle le chevauchait lui donnait le sentiment d’être plus sexy que jamais. Le corps de Conrad était si puissant… et pourtant, en cet instant, elle lui imposait ses propres désirs et s’apprêtait à en jouir. Cette délicieuse sensation de pouvoir la fit gémir tandis qu’elle s’empalait un peu plus profondément sur le sexe de Conrad. — Tu es sexy… murmura-t-il. Et si étroite… Elle sentit ses mains trembler sur ses hanches et comprit qu’il était au bord de l’explosion. Déjà, son corps se raidissait, les veines de son cou saillaient. — Plus loin, Néomi, enfonce-la plus loin. Elle se mordit la lèvre, se redressa un peu pour mieux le glisser en elle. Elle aussi voulait le sentir plus loin, mais la taille de ce sexe nécessitait quelques précautions. — Encore, gémit-il d’une voix grave. Encore… Elle fit rouler son bassin vers l’avant, puis l’enfonça encore plus loin. Mais il donna un coup de reins au même moment, et cette fois, son membre la pénétra d’un coup. La douleur fut déchirante. — Ah… Néomi ! Elle grimaça, incapable de retenir un sanglot. — Tu as les larmes aux yeux. Tu m’as dit que tu n’aurais pas mal, mais je t’ai fait mal ! — Accorde-moi juste une seconde, Conrad, murmura-t-elle. Tu crois que tu peux ? Elle était si étroite qu’au tréfonds de son corps, elle sentait battre le gland impétueux de son amant. Elle laissa passer un moment, puis reprit ses mouvements de va-et-vient, lentement d’abord, puis plus rapidement. Chaque fois, elle accueillait le sexe dressé avec plus de facilité. Son corps s’adaptait à celui de Conrad. Très vite, le plaisir prit le pas sur la douleur, un plaisir démultiplié par la réaction de Conrad. Lorsqu’elle se mit à le chevaucher en effectuant des mouvements longs, profonds et réguliers, il cria son nom. Bientôt, elle le força à lâcher ses hanches et posa ses larges mains sur ses seins, qu’il se mit à pétrir avec frénésie. Lorsqu’elle lui griffa du bout des ongles l’intérieur des cuisses, il se rua à sa rencontre pour s’enfoncer plus loin en elle, toujours plus loin. Quand il fut au bord de l’explosion, elle n’en était plus très loin non plus. Alors, elle se déchaîna. C’était donc cela qu’il avait raté toutes ces années. C’était de cela qu’il avait tant eu envie. Jamais il n’avait connu de plaisir aussi grand. Il avait attendu cela toute sa vie… Néomi renversa la tête en arrière, se cambra. Ses longs cheveux effleurèrent les cuisses de Conrad tandis qu’elle le chevauchait à une cadence de plus en plus effrénée, ses seins tressautant chaque fois qu’elle s’empalait sur lui. Apparemment perdue dans son propre plaisir, elle ondulait sur lui, dansait en levant les bras, joignant les mains sur sa tête. Ses hanches menaient un train d’enfer. Il était envoûté. — Tu bouges si bien… À chaque mouvement, il sentait la pression monter dans son membre, mais tenait à ce qu’elle jouisse en premier. — Je veux te voir… Les mots s’étranglèrent dans sa gorge lorsque Néomi baissa les bras. Lentement, elle laissa ses mains descendre lascivement sur son buste, sur ses reins, pour s’arrêter sur son sexe. Il cessa un instant de respirer lorsqu’elle commença à se masturber. — Néomi ! Cette fois, il perdait le contrôle. D’un nouveau coup de reins, il la fit rebondir sur lui. — Mmm… encore ! s’écria-t-elle avec délices. Abandonnant ses seins, il referma ses mains sur ses fesses et leur imposa son rythme. — Tu aimes ça ? — Oh, oui ! hurla-t-elle en se caressant de plus en plus vite. — Viens, viens, ma belle. Je veux te regarder jouir. — Oui ! Néomi battit des cils, se lécha les lèvres en gémissant. Et s’abandonna à l’orgasme. Conrad sentit le sexe de Néomi enserrer son membre avec une puissance sans égale, le presser encore et encore, comme s’il avait faim de sa semence. Résister était quasiment impossible. L’instinct chercha soudain à prendre le dessus en lui. Et tout le poussait à y céder. Marque-la. Fais-la tienne. Mords-la. Il avait besoin de l’imprégner de son odeur, besoin de sentir son sang sur sa langue. Avant qu’il ait pu s’en empêcher, il la renversa sur le dos, la plaqua sur le lit et se mit à aller et venir en elle avec frénésie et puissance. — Je ne peux plus… tenir… Néomi ! Il avait un regard de fou. Son corps immense était au-dessus d’elle, déchaîné. Il pouvait lui faire tout ce qu’il voulait. Néomi avait craint de ne jamais connaître Conrad dans cet état, fier guerrier prisonnier de son propre désir. Mais cela avait fini par se produire. Alors, elle se laissa faire. Comme s’il avait senti ce total abandon, il se mit à genoux pour la prendre avec plus de puissance encore. En la tenant par les épaules pour qu’elle ne bouge pas, il plongea en elle, s’enfonça encore, plus loin, plus fort. Jamais elle n’avait été prise ainsi, sauvagement, sans pouvoir faire autre chose qu’accepter le plaisir. À chaque coup de reins, Conrad poussait un petit grognement. Progressivement, les grognements montèrent en puissance, jusqu’à devenir hurlements. Néomi se laissa tomber sur l’oreiller. — Conrad… gémit-elle, submergée par un nouvel orgasme. — Je sens que tu jouis… souffla Conrad en la prenant par le cou pour qu’elle se redresse. Tu es à moi, Néomi. Il plongea son regard dans celui de Néomi et éjacula. Lorsqu’elle sentit sa semence se répandre en elle, l’extase se lut sur son visage. Il soutint son regard longtemps, puis l’énergie lui manqua. La puissance de l’orgasme était telle qu’il courba le dos, rejeta la tête en arrière. Mais il continuait à l’inonder. — Rien… rien de meilleur, l’entendit-elle murmurer. Avec un dernier coup de boutoir, il tomba sur elle, soufflant bruyamment dans son cou. Son érection avait baissé en intensité, mais n’était pas retombée, et il continua d’aller et venir, comme s’il ne pouvait renoncer à cette nouvelle découverte. — C’est incroyable… murmura-t-il. Je peux mourir heureuse, maintenant, pensa-t-elle. Mais non, elle ne considérerait pas cela comme une mort. Elle allait partir pour une autre existence, voilà tout. Partager de la sorte son corps avec Conrad, connaître avec lui le plaisir charnel – et quel plaisir ! – la rendait encore plus heureuse d’avoir pris cette décision. Jamais il n’aurait vécu cela si je ne l’avais pas animé… — Comment ai-je pu vivre sans connaître cela ? Je n’avais pas idée… dit Conrad d’une voix rauque. Il avait tout exigé d’elle. Elle l’avait vu dans ses yeux lorsqu’il avait joui. Il avait voulu qu’elle lui cède, qu’elle le désire, qu’elle l’aime. Et elle l’aimait, son vampire. De toute son âme. Il se redressa et lui décocha un sourire en coin très coquin qui lui fit battre le cœur. — J’ai été bon, non ? Elle lui caressa le visage. — Le meilleur que j’aie jamais connu ou imaginé. C’est la vérité, ajouta-t-elle comme il se figeait. Certains hommes sont meilleurs amants que d’autres, instinctivement. Le sourire de Conrad revint. — Imagine quand je me serai entraîné cinq fois par nuit. — J’ai hâte de voir ça. Ces derniers mots murmurés réveillèrent le sexe de Conrad, toujours en elle. Son membre grossissait, se raidissait avec une telle rapidité qu’elle lâcha un petit cri de surprise. — C’est l’heure de l’entraînement, koeri. Chapitre 32 — Où étais-tu ? s’enquit Néomi après avoir dégusté le croissant le plus délicieux jamais fabriqué par l’homme. Après avoir fait l’amour une deuxième fois, il aurait volontiers recommencé, mais elle avait demandé grâce. — Il faut que je mange. Ta mortelle a besoin de se nourrir de temps en temps, avait-elle supplié. Il lui avait demandé ce qu’elle aurait aimé manger, si elle avait pu avoir ce qu’elle voulait. — Un croissant au beurre frais, du café au lait et une orange pressée. Alors, tout naturellement, il avait glissé jusqu’en France et lui avait rapporté ce qu’elle désirait. — J’avais des courses à faire, dit-il. Elle remarqua alors qu’il s’était fait couper les cheveux. Même s’ils étaient encore un peu trop longs, cela lui plaisait. Il s’était changé, aussi. Et ses vêtements étaient neufs. Discrets, noirs, mais indéniablement de prix. Il était beau comme le diable, et ses yeux brillants lui donnaient un air malicieux. La couleur rouge lui évoquerait à jamais l’incendie. — Des courses ? Quoi donc ? — Je t’ai acheté des choses, dit-il en lui tendant des sacs imprimés du nom Harrods. Beaucoup de sacs. Apparemment, il avait fait un saut à Londres, aussi. — Tu avais besoin de vêtements. Et puis il y a… des cadeaux. Il toussota, un peu mal à l’aise. Et elle comprit que cela aussi, c’était une première fois pour lui. Il y avait de tout : chaussures, robes, pulls, pantalons… Elle trouva aussi un nécessaire de toilette avec du shampooing, des parfums et des lotions. — Une vendeuse m’a dit qu’il y aurait là-dedans tout ce dont tu pourrais avoir besoin. Néomi explora d’autres sacs, admirant les différents tissus et les objets de luxe. Et pas une seule robe de soirée en satin noir pour gâcher la surprise ! — Vampire, tu as un goût remarquable ! dit-elle, ravie. Il haussa les épaules, mais elle vit bien qu’il était content de lui avoir fait plaisir. Dans une petite boîte recouverte de velours, elle découvrit un peigne serti de pierres. — Oh ! Conrad, il est magnifique ! Impressionnée par le scintillement des pierres, elle fronça les sourcils. — Ce ne sont pas des pierres précieuses, n’est-ce pas ? — Bien sûr que si. — Mais tu es riche, alors ? — Beaucoup trop. Je n’en donne pas l’impression ? demanda Conrad en se redressant. — Non, ce n’est pas ça. Mais cela a dû coûter si cher… J’adore ce genre de peignes. — Je sais. Tu en as volé un à Murdoch. Elle eut un petit sourire gêné, puis continua de déballer ses cadeaux. Le paquet suivant contenait un minuscule string noir. Elle haussa les sourcils. — Laisse-moi deviner. C’est la dernière mode, à Londres ? — Il m’en a beaucoup coûté, de te l’acheter. — Ah bon ? C’était très cher ? Il rougit. — Il m’en a coûté parce que j’avais le plus grand mal à marcher après t’avoir imaginée portant ce truc. Je vois les dessous féminins sous un tout nouveau jour depuis que j’ai caressé ce qu’ils cachent. Elle se mordit la lèvre. — Tu as eu une érection dans la boutique de lingerie ? Il détourna le regard et fit oui de la tête. Elle aurait adoré voir ça. — La prochaine fois, je viendrai avec toi. Comme ça, je pourrai les essayer devant toi. Il la regarda de nouveau, d’un air sérieux. — Néomi, dis-moi comment tu as pu changer. Et, sans réfléchir, Néomi inventa une réponse. — Ça, c’est mon affaire, Conrad. C’est un secret que j’ai juré de ne jamais révéler. Je suis désolée, mais c’est ainsi. — Tu refuses de partager ce secret avec moi ? s’étonna-t-il. — Oui, répondit-elle fermement. Et si tu insistes, je ne dirai toujours rien et nous nous disputerons. — Donc, je ne saurai rien de la façon dont ma femme est passée de l’état de spectre à celui de mortelle ? — Je te demande de renoncer à le savoir et de le faire pour moi. J’ose espérer que tu ne chercheras pas à découvrir mes raisons et que tu te contenteras d’accepter cette chose merveilleuse qui nous est arrivée à tous les deux. — Je ne peux pas me contenter de faire comme si rien ne s’était passé. — Alors, je vais devoir faire de ce point une des conditions nécessaires au bon fonctionnement de notre couple, annonça-t-elle d’un ton très professionnel. — Une des conditions ? Parce que tu en as plusieurs ? — À dire vrai, oui. Tu dois me promettre que tu ne commettras aucun meurtre quand je serai avec toi. À moins qu’il ne s’agisse de légitime défense. — Je peux te promettre cela, oui. — Et j’ai une dernière condition. Le matin, à son réveil, elle s’était rendu compte qu’il avait été sur le point de planter ses crocs dans son cou. Si Conrad buvait son sang, il lui prendrai ses souvenirs, aussi. Et son secret, si bien gardé fût-il, n’en serait plus un. Alors, c’en serait fini de Néomi. Pour que sa nouvelle existence dure aussi longtemps que possible, il fallait que Conrad ignore qu’elle était programmée pour durer peu de temps. — Je t’avais dit que je ne te repousserais pas si tu voulais boire mon sang, mais j’ai changé d’avis. — Compris. Cela n’arrivera pas. Elle le regarda, interloquée. C’était la réponse qu’elle attendait, mais le ton résolu de Conrad la surprenait. — Je pensais que tu en avais envie. As-tu peur de prendre mes souvenirs ? Ceux que j’ai d’autres hommes, peut-être ? — Un vampire ne voit jamais ces souvenirs-là chez sa femme. Vu comme nous sommes jaloux, nous ne pourrions pas supporter cela. Je ne boirai pas ton sang parce que je pourrais te tuer. — Mais tes frères, ne boivent-ils pas le sang de leurs épouses ? — Leurs épouses sont immortelles, elles ne peuvent pas mourir comme ça. Je pourrais te vider de ton sang en quelques secondes. — Et tu ne te laisseras jamais… emporter par ton élan ? — C’est impossible. Elle scruta son visage. — Donc, tu es d’accord avec les conditions de notre liaison ? — Tu posais toujours des conditions précises liées à l’utilisation de ton corps ? Elle eut une moue pincée. — Oui. Et dans la mesure où j’ai l’intention d’utiliser le tien, j’attends que tu fasses de même. Il se leva et se mit à faire les cent pas. — J’aurai parfois besoin de m’absenter, mais je le ferai pendant ton sommeil. J’ai mis en place un sortilège de protection sur Élancourt, pour en barrer l’accès à d’éventuels intrus, donc tu dois me promettre que tu resteras dans la maison quand je serai absent. — Très bien, mais je ne dormirai pas beaucoup. J’aurai tout le temps de me reposer quand je serai morte. — Pourquoi devras-tu t’absenter, si tu ne travailles plus ? Devant son hésitation, elle reprit : — J’ai été témoin de ta guérison, Conrad. Je ne veux pas te voir rechuter. — Je dois retrouver le démon qui m’a marqué au bras et le détruire avant qu’il ne m’élimine. — Ce sera donc de la légitime défense ? Il fit oui de la tête. — Tu boiras son sang ? — Je ferai tout ce que je peux pour l’éviter. — Et Cade et Rydstrom ? Ils vont continuer à te traquer, non ? — Pour retrouver son trône, Rydstrom a besoin d’un renseignement que j’ai… acquis. Ils feront tout pour l’obtenir. — Acquis ? Tu veux dire trouvé dans la mémoire du sorcier que tu as vidé de son sang ? Tu ne peux pas simplement le leur donner, ce renseignement ? — Je le ferais si je le pouvais. Mon esprit est plus clair, mais je suis toujours incapable de retrouver des souvenirs quand je le veux. Il vint s’asseoir à côté d’elle, sur le lit. — Comment savais-tu que je ne boirais pas le sang de ce démon, l’autre soir ? — Je le savais parce que tu n’es pas aussi mauvais que le pensent les gens. Et parce que tu commences à regarder devant toi plutôt que derrière. Il soupira. — Néomi, je ne peux pas ne pas chercher à savoir comment tu es revenue à la vie. Elle haussa les épaules et suivit son regard, qui descendait sur ses seins. — Ça, c’est à toi de voir. Si tu as vraiment envie de passer du temps avec moi… — Tu sais bien que c’est le cas, coupa-t-il sèchement. — Ah. Donc, ça t’a plu, notre matinée ensemble ? Il parut agacé, comme si la question de Néomi était absurde. — Réfléchis. Tu peux avoir une jeune femme enthousiaste à disposition. Tu peux me faire tout ce que tu veux, quand tu veux. Toi qui, il y a quelques heures encore, n’avais jamais fait l’amour pourras y goûter chaque fois que l’envie t’en prendra. Et pour cela, il te suffit de laisser une toute petite question de côté. Elle avait fait son offre d’une voix enjôleuse, mais au cas où cela ne suffirait pas, elle était bien décidée à user d’autres arguments, plus… palpables. Et avec grand plaisir, qui plus est. — Dis-moi juste avec qui tu étais au rassemblement. — Je t’ai dit non. Arrête de parler de ça, s’il te plaît. — Je ne peux pas, répondit-il, absorbé par la pointe de ses seins. Je ne veux pas. Il se passa distraitement la main sur la bouche, trouvant soudain très érotique le fait que lui soit habillé et elle complètement nue, sur leur lit. Elle s’approcha de lui. Il y avait quelque chose dans son regard qu’il n’identifia pas tout de suite, mais qui l’excita instantanément. Agenouillée à côté de lui, elle entreprit de lui mordiller le lobe de l’oreille. — On pourrait parler de plein d’autres choses, murmura-t-elle en déboutonnant sa chemise. Comme, par exemple, des fantasmes que tu as peut-être, et que tu voudrais réaliser. Ou alors on peut ne pas en parler et les réaliser là, tout de suite. Tu aimerais ? Elle lui retira sa chemise. Exactement comme il l’avait imaginé, elle se servait de ses charmes pour arriver à ses fins. Il était résolu à résister le plus longtemps possible. Mais le souffle lui manqua lorsqu’elle caressa son sexe en érection à travers le tissu de son pantalon. — J’ai besoin que tu enlèves ça, Conrad. Aussitôt, il se leva, retira ses bottes, puis son pantalon. Son sexe jaillit, et elle le contempla, les paupières lourdes, comme si elle aimait vraiment cette partie-là de son anatomie. — Tu penses que je ne vois pas clair dans ton petit jeu ? demanda-t-il en s’asseyant à côté d’elle, nu à son tour. Tu cherches à me contrôler par le sexe. Tu cherches à me diriger. Comme elle s’agenouillait par terre, entre ses jambes, il oublia de respirer. — Néomi ! Sa voix se brisa sur la dernière syllabe. Elle posa une main sur chacun de ses genoux et les écarta, puis se pencha en avant. — C’est si grave, d’être dirigé, quand on aime la direction vers laquelle on vous emmène ? demanda-t-elle en lui léchant le torse, descendant vers une destination qu’il n’était pas permis d’ignorer. Il écarquilla les yeux. Elle va… Je vais… Lorsqu’elle dépassa son nombril, il referma ses mains dans ses cheveux. Puis il sentit le bout de sa langue humide sur… — Tu es… ah ! s’écria-t-il. Et tandis que, subjugué, il glissait ses doigts dans les mèches soyeuses de sa chevelure, elle lécha amoureusement son gland lisse et humide, avant d’en faire le tour. Dans un grognement, il écarta un peu plus les jambes et se mit à trembler. Elle le prit dans sa bouche. Sa langue était brûlante sur la peau sensible de son sexe qui battait contre sa joue. Il ne put s’empêcher de donner un coup de reins, pour s’enfoncer plus loin entre ses lèvres. Sans jamais ralentir ses caresses, elle lui prit les mains et les posa sur sa poitrine. Lorsqu’il pinça ses tétons et les fit tourner entre ses doigts, elle redoubla d’ardeur. Il aurait aimé que cela ne s’arrête jamais, mais elle se mit à serrer la base de son membre et, dans son sexe engorgé, la pression devint insupportable. Lorsqu’elle gémit, sans le lâcher, il comprit qu’il ne résisterait pas. Je dois la prévenir. Au bord de l’orgasme, sur le point de répandre sa semence, il lâcha : — Je vais… jouir ! Il fut stupéfait de voir qu’elle ne se retirait pas, mais, au contraire, le prenait plus avidement encore. — Néomi ! hurla-t-il en donnant un coup de reins, se répandant dans sa bouche. C’est si bon… Quelques instants plus tard, il l’aida à se lever, la prit contre lui. Il était bouleversé par le plaisir qu’elle était parvenue à lui procurer d’une manière qu’il n’aurait jamais imaginée. Avait-il encore besoin de savoir comment le fantôme était devenu femme ? Bien sûr. Mais lorsqu’elle lui prit la main pour la glisser entre ses cuisses, afin qu’il sente combien elle était excitée, ce besoin devint très secondaire. Ils étaient ensemble et, pour l’instant, c’était tout ce qui importait. Chapitre 33 Néomi tapota le miroir du studio d’un geste hésitant. Quelques secondes plus tard, Mari apparut, évitant habilement son propre reflet dans le miroir de l’autre côté de la pièce. — Attends une seconde, je dois te mettre à l’écran. C’est bon, te voilà ! Néomi savait qu’elle ne pouvait pas franchir le miroir sans Mari, mais elle s’était dit que frapper à la porte devait être possible. — Eh bien, tu en as mis, du temps, à me donner des nouvelles ! dit Mari en lui tendant la main à travers le miroir. Tu veux venir faire un tour ? — Conrad ne va pas tarder à rentrer, et je ne l’entendrais pas. Tu ne peux pas venir, toi ? — Non. Mari claqua des doigts en direction de quelqu’un que Néomi ne voyait pas, et une adolescente lui apporta une tasse énorme sur laquelle était écrit « miam ». — On est en plein bizutage des jeunes sorcières, au coven, aujourd’hui. Les brebis innocentes se disputent mon ancienne piaule. Elle se laissa tomber dans un fauteuil garni de coussins. — Il va falloir qu’on procède par miroir-conférence. Néomi tira le lit de camp plus près du miroir et s’installa à son tour. Elle était ravie de pouvoir parler à Mari. Cela l’aiderait à oublier ses angoisses. Chaque fois que Conrad s’en allait, elle était inquiète. — Je te vois venir, reprit Mari. Tu fais signe quand tu as besoin de ma magie, et puis, pfuittt ! plus de nouvelles pendant cinq jours ! — J’ai été tellement occupée ! Et Conrad ne la laissait seule que lorsqu’elle dormait. C’était un hasard, si elle s’était réveillée plus tôt cet après-midi. — Comment vas-tu, depuis le rassemblement ? J’ai vu que tu avais été frappée. — Oh, ça ? Rien de grave. Mais tu devrais voir le type qui m’a bousculée. Jamais plus il ne donnera de coup de coude malencontreux. Même lorsque son coude aura repoussé. — C’est une bonne chose. Comment Nïx a-t-elle pris le fait que sa soirée tourne au pugilat ? Elle n’était pas trop déçue ? — Je lui ai posé la question, mais elle a éclaté de rire. Et pour finir, j’ai réussi à lui faire avouer que c’était elle qui avait déclenché le chaos. Apparemment, le vampire et toi n’avez pas été le seul couple pris dans la mêlée. Elle se lova dans son fauteuil, replia ses jambes sous elle. — Alors, dis-moi, il paraît que tu as animé le vampire ? Comme Néomi répondait d’un hochement de tête ravi, elle se pencha en avant. — Waouh. Mais dis donc, tu es resplendissante ! Nouvelle coupe de cheveux ? Et nouvelles boucles d’oreilles ? Néomi rougit. — Conrad m’a emmenée faire du shopping. Beaucoup de shopping. Les premières nuits, elle avait parcouru Paris avec frénésie, n’en revenant pas de tout ce que l’on pouvait acheter. Elle s’était fait couper les cheveux là-bas, mais seulement de quelques centimètres, Conrad n’aurait pas supporté plus. — J’ai proposé de payer moi-même, mais il s’est vexé. Je lui ai pourtant dit que j’avais beaucoup d’argent, mais il n’a rien voulu savoir. — Tu as… beaucoup d’argent ? demanda Mari d’un ton innocent. Néomi retint un sourire et prit un air très sérieux. — Oui. J’ai regardé mes actions. Apparemment, mes trente mille dollars en actions IBM et GE des années vingt valent aujourd’hui à peu près cent cinquante millions. Une sorcière m’en a délestée de vingt-cinq, mais bon… — Qui ? Comment ? Quoi ? s’écria Mari. Ah, ces sorcières, c’est vraiment n’importe quoi ! Néomi ne put retenir un petit rire. Elle aurait tout donné à Mari si cette dernière le lui avait demandé. — À propos de sorcières, tu as raté la soirée entre filles, dit Mari en posant sa tasse pour croiser les bras. Je ne sais pas si Nïx te l’a expliqué, mais la SEF n’est pas facultative. Tu auras des gages si tu n’y viens pas. Et les gages, cela consiste à payer à boire aux Wiccae assoiffées. — Je suis encore en pleine lune de miel, je ne pourrais pas avoir une dispense ? Et puis, je ne dois pas aller en ville tant que Cade et Rydstrom y seront. Mari redevint sérieuse. — Ils ne te feraient jamais de mal, Néomi. Ils m’ont sauvé la vie, tu sais, il y a longtemps, avant que je devienne immortelle. — Mais ils feraient du mal à Conrad. — Ça, c’est sûr, admit Mari. La plupart des créatures du Mythos détestent les vampires aux yeux rouges. — Et toi ? demanda Néomi en soupirant. — Aïe, la question qui tue. Comment dire ? J’ai été certaine de les détester pendant un moment. Mais lors du rassemblement, tout le monde a été surpris de voir que Conrad Wroth se retenait de saigner Cade. Même Bowen ne sait plus trop quoi penser. — C’est un réel soulagement ! — Tout de même, j’avais l’intention de passer voir comment ça allait de ton côté. Je pensais te rendre une petite visite, avec un gâteau au A positif ou une douceur de ce style. — Heureusement que tu n’en as rien fait ! Je ne veux pas que Conrad sache que nous nous connaissons. Il chercherait à te faire parler, ensuite. Pour connaître mon secret. Tout en parlant, elle écoutait attentivement tous les bruits de la maison. Lorsque Conrad rentrait, il passait toujours par la cuisine en premier, pour boire une tasse de sang. Elle l’entendait ouvrir le réfrigérateur, puis le refermer d’un coup de pied. Ensuite, il s’asseyait sur les marches de la véranda pour boire et se détendre après la chasse de la nuit. Il ne manquait plus que le « Chérie, je suis de retour ! ». — Au fait, je voulais te demander : Nïx ne se trompe jamais ? — Jamais. — Bien. Donc, nous garderons ce secret pour toujours, et je ne mourrai pas. — Néomi… Mari était visiblement troublée par sa façon de voir les choses. — Je sais, je sais. Excuse-moi. Chaque jour que je vis est un bonus, et je le prends comme tel. Je suis née mortelle, tu sais. La durée de mon passage sur terre était de toute façon incertaine. Mari ne parut pas convaincue. — On fait avec ce qu’on a. Je n’ai absolument aucun regret. — Que lui as-tu dit quand il t’a demandé comment tu étais revenue ? — Je lui ai dit que j’avais un secret, que je refuserais toujours d’en parler et que, s’il insistait, nous nous disputerions. — Et il a laissé tomber ? C’est bizarre. Les vampires ont tous un côté monomaniaque, c’est de notoriété publique. — Oui, mais… je fais en sorte qu’il n’y pense pas. Je le distrais, dit Néomi en se mordant la lèvre. — Tu le… Ah ! Pigé ! Mari claqua une nouvelle fois des doigts, et une autre adolescente apparut avec une boîte en carton. — Tu veux un beignet ? Mari ouvrit la boîte et la tendit à travers le miroir. Néomi avait faim. Ce serait son petit déjeuner. Bien que Conrad l’emmenât au restaurant pour la plupart des repas – il triturait le contenu de son assiette en avalant des whiskys de médiocre qualité –, elle gardait quelques trucs à grignoter dans le réfrigérateur. Les rayons étaient divisés en deux, avec le sang destiné à Conrad d’un côté, et les jus de fruits, les restes et les fruits de Néomi de l’autre. — Café du Monde ? — What else ? Néomi accepta avec bonheur et prit un beignet. Il était encore chaud ! Elle mordit dedans et poussa un soupir de bien-être. — Bon, alors, raconte. Comment c’est, de vivre avec un vampire ? Comme tu l’espérais ? — Encore mieux. En plus du shopping, il m’emmène dans le monde entier. Glisser s’avérait très pratique, pour quelqu’un qui voulait voyager mais ne possédait pas de passeport. Les vampires ne pouvaient glisser que vers des endroits qu’ils connaissaient déjà, mais Conrad avait voyagé dans le monde entier au cours des trois siècles derniers. — La première fois, il m’a dit de fermer les yeux. Quand je les ai rouverts, nous étions sur une plage, au clair de lune, au bord de l’océan Indien. La crête écumeuse des vagues captait la lumière de la lune, et la brise était un doux baiser sur la peau. Néomi s’était alors dit qu’à ce rythme, en un an à peine – si toutefois elle tenait aussi longtemps –, elle pourrait engranger les souvenirs de toute une vie. — Je n’y suis jamais allée. Il faut qu’on parte plus souvent en voyage, Bowen et moi, dit Mari. Et les accès de rage dont tu parlais, comment ça se passe ? — Chaque fois qu’un homme pose un regard un peu appuyé sur moi, j’ai peur qu’il lui saute dessus. Conrad devait encore lutter pour contenir son agressivité et, bien souvent, allait marcher dans le jardin, près de la folie… Les hommes qui la regardaient n’imaginaient pas un instant qu’ils risquaient la colère d’un seigneur de guerre du XVIIe siècle, prêt à frapper si leur regard s’attardait. — Oh, ça, tu t’y feras, dit Mari d’un ton connaisseur. Les mâles du Mythos sont très possessifs avec leurs femelles. Mais après tout, les femelles le sont aussi, non ? Même si Néomi n’appartenait pas au Mythos, elle était extrêmement possessive avec son vampire. La taille de Conrad, sa carrure, ses cheveux de jais attiraient les regards. Ajoutez à cela les lunettes noires, et tout le monde le prenait pour quelqu’un de célèbre. Les femmes de tous âges s’arrêtaient en pleine rue pour le suivre du regard, bouche bée. — C’est vrai. L’autre jour, j’ai failli sauter au cou d’une vieille d’au moins quatre-vingts ans qui lui reluquait le derrière d’un air approbateur. Mari partit d’un éclat de rire. — Est-ce que tous les mâles du Mythos sont aussi protecteurs ? C’en est presque ridicule, non ? — Holà. Ne m’en parle pas. Conrad, si violent avec d’autres, ne supportait pas la moindre égratignure sur elle. — Au début, j’avais du mal à me souvenir que je ne pouvais plus traverser les portes, alors je me cognais, surtout le front… Mari trouva cela hilarant et faillit s’étouffer. — … mais Conrad faisait la tête chaque fois que j’avais une bosse, même petite. Une écharde dans le doigt, et c’était panique à bord ! Mari lui proposa un autre beignet. — Merci, dit Néomi en tendant le bras pour se servir. Malheureusement, il est de plus en plus méfiant quand je dis ou fais quelque chose qui montre le peu de cas que je fais de l’avenir. — C’est-à-dire ? — Il voulait réparer je ne sais plus quoi dans la maison. Faire des travaux dans ce studio pour que je puisse recommencer à danser comme avant. Je lui ai répondu que j’avais bien trop de choses à voir dehors, maintenant que je pouvais quitter Élancourt. Et puis, hier, il m’a demandé pourquoi je ne prenais pas de contraceptif. Ça m’a fait réfléchir. Je devrais ? Mari fronça les sourcils. — Honnêtement, je n’en sais rien. Je poserai la question autour de moi. Et si Néomi tombait enceinte ? Si elle parvenait à mener sa grossesse à terme avant de mourir ? Aurait-elle le courage de confier son enfant à un vampire tueur à demi fou ? Elle repensa au regard brutal, protecteur qu’il posait souvent sur elle. Absolument, oui. Mari but une gorgée et déglutit bruyamment, puis demanda : — Raconte encore… Crois-moi, les donzelles, là-derrière, sont en train de prier Hécate pour qu’on discute tout l’après-midi. — Eh bien… il est très… sérieux, dans tout ce qu’il fait. Il y a quelques nuits, il m’a proposé de profaner la tombe de mon assassin. « Un seul mot de toi, koeri, et c’est chose faite », avait-il dit d’une voix grave. — Oh, c’est plutôt sympa, ça, non ? — C’est ce que je me suis dit aussi. Après réflexion. Car, sur le moment, elle l’avait regardé, ébahie. Puis, comprenant que, de la part d’un homme comme Conrad, il s’agissait d’un témoignage d’affection, elle avait juste dit : « C’est très attentionné de ta part, mais… laissons la tombe de côté pour le moment. Je veux juste profiter de toi. » — Et sinon… c’est un bon coup ? demanda Mari. Néomi soupira. — Oui. Très bon. Non seulement Conrad était insatiable, mais il était endurant. Il découvrait toutes les merveilles de l’amour physique, et elle les redécouvrait avec un homme viril en pleine force de l’âge. — C’est la première fois que je suis avec un immortel. Ça fait une sacrée différence, hein. Il était tour à tour doux et sauvage, mais jamais il ne lui faisait mal. Elle ne savait jamais à l’avance quel Conrad allait lui faire l’amour, et elle adorait ça. Plus il prenait de l’assurance au lit, plus son comportement devenait dominateur. Cette assurance la réjouissait, la faisait frémir de bonheur, car elle savait que cela n’irait qu’en s’améliorant. Puis la réalité lui revenait à l’esprit. Elle allait partir. — J’ai connu une sorcière qui couchait avec un vampire, commença Mari à mi-voix. Elle disait qu’on n’oubliait jamais une seconde qu’on était avec un vampire. — C’est tout à fait vrai. Conrad m’a expliqué qu’il s’était découvert des instincts de vampire qui prenaient le pas sur ses instincts d’homme, et je le vois bien. Il avait toujours besoin de la tenir fermement lorsqu’il l’embrassait ou qu’il la caressait. Et chaque fois, elle pouvait presque l’entendre dire : « Elle est à moi. » — Est-ce qu’il a déjà voulu te boire ? J’ai entendu dire que certaines filles aimaient ça. — Je crois qu’il en a envie, mais il ne l’a jamais fait. Parfois, lorsqu’ils faisaient l’amour, elle le sentait approcher du point de non-retour. Dernièrement surtout, à cause de la fatigue, car il chassait le démon sans relâche. Mais elle se dégageait toujours, et il n’insistait pas. — Il a peur de me faire mal. — De toute façon, il ne peut pas boire ton sang. S’il prenait tes souvenirs, il découvrirait ton secret. C’est le seul moyen qu’il a de le découvrir. — Je sais. Crois-moi, j’y ai pensé. — Et qu’est-ce que tu vas faire, s’il te demande de l’épouser et tout le tintouin ? Je me trompe ou il est du XVIIe siècle ? Les gens du passé ont de drôles d’idées, question mariage, il faut le savoir. Je suis bien placée pour en parler, j’en ai épousé un. — Je me suis posé la question, en effet. Et j’ai décidé que je ne pouvais en aucun cas m’engager de la sorte, alors que mon avenir est si incertain. Elle ne voulait pas que Mari pense qu’elle se plaignait, mais jouer la comédie à Conrad lui était difficile, et elle ne voyait pas comment elle aurait pu supporter une cérémonie de mariage, même réduite à sa plus simple expression. Jusqu’à ce que la mort nous sépare… La semaine prochaine, peut-être bien. — Est-ce qu’il t’a dit qu’il t’aimait ? — Pas encore, non. Heureusement. Néomi savait que Conrad était profondément amoureux d’elle, mais elle redoutait qu’il le lui dise. — Chaque fois que je le sens sur le point de parler sérieusement, je lance une plaisanterie. — Pourquoi ? Ça ne serait pas si terrible, qu’il te le dise, si ? — Je ne pourrais pas m’empêcher de le lui dire à mon tour ! Et une fois qu’il sera certain de mes sentiments pour lui, comment pourrai-je refuser de l’épouser ? — Effectivement, j’entends la conversation d’ici. « Je t’aime de tout mon cœur ! » « Alors, épouse-moi ! » « Euh, ben…» — Exactement ! Néomi se figea soudain. — Il arrive ! Faut que j’y aille ! — Ne nous oublie pas, Néomi, lui lança Mari d’un ton menaçant. Je pèse mes mots. Ne Nous Oublie Pas Ou ma bande et moi, on te présentera une note de bar que tu n’oublieras pas de sitôt ! Néomi éclata de rire, ses angoisses momentanément envolées. En quittant le studio pour remonter dans leur chambre, elle se demanda quelle facette de Conrad elle aurait dans son lit ce soir. Chapitre 34 Un bourreau brutal et assoiffé, pensa Conrad en se laissant tomber sur les marches de la véranda, une tasse de sang à la main. Il poussa un soupir las. Jusqu’à présent, tous ceux qu’il avait interrogés à propos de Tarut avaient cru que le célèbre Conrad Wroth était égal à lui-même. Ce qui n’était pas plus mal, parce que, en réalité, il n’était plus du tout comme avant. Fixant le contenu de sa tasse, il repensa à la chasse dont il revenait. Il avait suivi sa dernière piste valable, et elle n’en avait généré aucune autre. Encore un échec. Conrad n’avait plus aucun indice, et la fatigue se faisait de plus en plus sentir. Lorsqu’il dormait, d’atroces cauchemars hantaient son sommeil. Il rêvait d’une Néomi de nouveau spectrale, en noir et blanc, les joues et les yeux sombres. Il la voyait prisonnière quelque part, hurlant de terreur, s’étranglant à force de crier. Cette image lui était si insupportable qu’il avait fini par se demander s’il ne s’agissait pas d’une sorte d’arme onirique dont se servait Tarut pour l’user. Alors, Conrad avait pratiquement cessé de dormir et se servait du temps ainsi gagné pour chasser plus longtemps, partout dans le monde où il faisait nuit. Il était allé dans tous les repaires du démon, et dans tous ceux de ses semblables, cherchant des pistes sans relâche. Jusqu’à présent, il avait été attaqué deux fois, par des Kapsliga humains qui auraient mieux fait de passer leur chemin. Il leur avait donné une bonne leçon, mais ne les avait pas tués – ils ne présentaient pas un danger suffisant pour qu’il puisse invoquer la légitime défense. Et toujours aucune trace de Tarut. Conrad s’était souvent demandé s’il n’aggravait pas les choses en restant avec Néomi. Mais il avait fini par se rendre à l’évidence : le mal était déjà fait. Elle était en danger depuis le rassemblement. Le rêve de Conrad lui avait été offert et, égoïstement, il l’avait accepté. Même séparée de lui pendant un millénaire, elle resterait son trésor le plus cher, et celui qu’il redouterait le plus de perdre. Si seulement je pouvais la transformer en vampire… Elle ne serait plus aussi vulnérable, alors. Mais il savait que les femelles ne survivaient jamais à la transformation. Aucune de ses quatre sœurs n’y était parvenue. D’une certaine manière, cela l’avait soulagé. Sensibles comme elles l’étaient, comment auraient-elles réagi en revenant à la vie sous cette forme ? Auraient-elles quitté l’enfance ? Se seraient-elles adaptées à leur nouvelle existence ? Il ne le saurait jamais. Il termina sa tasse, puis glissa directement jusqu’à la salle de bains pour se doucher et se raser. Néomi pourrait dormir plus longtemps, ainsi. Sous l’eau chaude, il lâcha un juron. Il avait oublié de prévoir quelque chose pour la soirée. Où vais-je bien pouvoir l’emmener ? Lorsqu’il regagna la chambre, il la trouva debout, et souriante. Rien qu’en la voyant, son cœur se mit à battre. — Déjà levée ? Et habillée ? Mais pas pour sortir, apparemment… Elle portait un négligé rouge qui mettait parfaitement en valeur ses seins à la peau laiteuse. Ses cheveux étaient détachés – c’était ainsi qu’il les préférait. Malgré la fatigue, il sentit son corps se réveiller sous sa serviette. Chaque fois qu’il la prenait, il tombait un peu plus sous son charme. Après trois siècles passés à s’interroger sur l’amour physique, il avait pourtant mis la barre assez haut. Mais chaque fois, elle la tirait plus haut encore. — Je n’ai pas envie de sortir, ce soir, dit-elle. On pourrait rester à la maison, se détendre un peu, non ? Elle s’assit sur le lit et lui fit signe de la rejoindre en tapotant le matelas à côté d’elle. — Je pourrais refaire le pansement de ton bras. Il eut un regard méfiant. — Aurais-tu l’intention d’obtenir quelque chose de moi ? Elle prit le rouleau de gaze. — Mes intentions sont on ne peut plus pures. Il s’installa à côté d’elle, et elle se mit à genoux pour lui faire son pansement. — Cette chasse a quelque chose de spécial, n’est-ce pas ? J’ai l’impression que ce n’est pas juste à qui frappera le premier. Comme il hochait la tête, elle souffla : — Raconte-moi. — Dès que tu m’auras parlé de ton secret. Il ne cessait d’y penser. Cela l’obsédait. — Tu veux qu’on se dispute, Conrad ? Je préférerais passer la soirée à te masser le dos et à faire l’amour, mais si tu insistes… — Tu sais que je ne me contenterai pas éternellement de cette réponse. J’ai encore une affaire à régler, mais lorsque j’en aurai fini avec ce problème, je chercherai à savoir tout ce que tu me caches. Conrad avait deux théories. Il était possible qu’elle ait passé un marché avec un magicien – peut-être même avec un de ceux qu’il avait envisagé de contacter pour la ramener à la vie. Ces magiciens-là savaient comment réincarner les êtres, mais ils avaient tendance à exiger l’impossible en échange. Une sorcière aurait pu le faire aussi, mais Conrad doutait que ç’ait été le cas. Même si Néomi avait dit avoir « beaucoup d’argent », elle n’avait sans doute pas tenu compte des huit décennies d’inflation. Elle ne possédait certainement pas la somme nécessaire à obtenir ne serait-ce qu’un rendez-vous avec une sorcière un peu puissante. Conrad avait entendu parler de tarifs pouvant aller jusqu’à plusieurs millions. Néomi soupira. — C’est dommage. Si tu cherches à percer mon secret, nous nous disputerons souvent. Donc, autant profiter de cette nuit, non ? Dis-moi, jusqu’où ta chasse t’a-t-elle mené ? — Jusqu’à Moscou. — As-tu été prudent ? — Toujours. Il était loin de la vérité. Pour coincer un indic démon, Conrad avait attendu en embuscade dans un repaire de démons et s’était battu contre deux bandes différentes avant de pouvoir tirer sa proie hurlante jusqu’à la surface, par les cornes. Conrad ne pouvait se permettre de laisser croire au reste du monde qu’il avait changé. Pourtant, il n’était plus le même… Ce soir, l’indic avait eu droit à la menace classique : — Parle, sinon je te vide de ton sang, je te prends tes souvenirs et je massacre tous ceux que je vois en eux. Mais l’indic sentait la peur et le gin bon marché. Non seulement Conrad n’avait pas eu envie de boire son sang, mais il avait trouvé cette idée répugnante. La dernière chose à laquelle il avait goûté avant de partir avait été les lèvres sucrées de Néomi. Boire un démon avec la bouche qui embrassait sa femme lui aurait paru sacrilège. Les rumeurs circulant sur sa brutalité passée l’aidaient beaucoup, mais un jour, quelqu’un finirait par découvrir qu’il bluffait. Serait-il contraint de redevenir une bête pour protéger Néomi ? — Voilà, c’est fait. Elle déposa un baiser sur son pansement terminé. C’était étrange. Conrad n’avait pas hésité un seul instant à pénétrer dans l’antre des démons, mais en observant le visage souriant de Néomi, il réalisa que cette danseuse mortelle d’à peine cinquante kilos l’effrayait terriblement. Elle annonçait la fin de l’existence telle qu’il la connaissait. Sa vie était-elle si formidable que cela, avant de la rencontrer ? Certes non. Mais au moins la comprenait-il. Aujourd’hui, il avait le sentiment de ne plus rien comprendre, de devoir tout repenser, réexaminer sous un jour nouveau. Un avenir, une famille, un foyer. Ces choses étaient-elles possibles, désormais, pour un homme comme lui ? — Est-ce que tu t’inquiètes pour moi quand je suis absent ? demanda-t-il. — Toujours. D’après les quelques infos que tu m’as données, j’en ai déduit que tu cherchais à tuer un démon de près de deux mètres cinquante protégé par des hommes en armes prêts à donner leur vie pour le protéger. Je me trompe ? — Non. — Ah bon. Alors, je m’inquiète pour rien, vraiment… Et tu vas le chercher longtemps ? demanda-t-elle en lui faisant signe de s’allonger. — Jusqu’à ce que j’obtienne sa tête, répondit-il en s’allongeant sur le ventre, en travers du lit. — Ça va prendre du temps ? — Si j’en crois mes dernières recherches, plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Peut-être même un an. Elle s’assit à califourchon sur lui et entreprit de lui masser les épaules. — Tant que ça ? Et quand tu pars en chasse, comme ça, tu entends parfois parler de tes frères ? Il ravala un grognement. — Jusqu’à présent, non. — Est-ce qu’il va y avoir une guerre dans le Mythos ? — Il y a toujours la guerre dans le Mythos. — Mais là, ta famille est impliquée. — Pour l’instant, j’ai d’autres soucis. — C’est grâce à tes frères que tu es vivant, ici, avec moi. C’est plutôt sympa, non ? Avec les pouces, elle malaxa les muscles de ses épaules. — Oui, et cela m’ennuie beaucoup. Elle eut un petit rire. Les frères de Conrad lui avaient dit que la vie valait la peine d’être vécue, qu’il lui fallait juste rencontrer sa femme. Et aujourd’hui, si sa vie était loin d’être stable, il lui arrivait d’avoir… de l’espoir. Il n’avait aucune certitude quant à leur bonheur ensemble – Néomi était mortelle, vulnérable et semblait décidée à ne pas s’engager avec lui ; il était encore à demi fou et avait de nombreux tueurs à ses trousses. Mais cette possibilité existait bel et bien. Pour cela, il avait une dette envers ses frères. — Est-ce que cela te ferait plaisir si je te disais qu’après en avoir fini avec Tarut, je me concentrerai sur eux ? — Oui, mon vampire. Cela me ferait très plaisir. Conrad s’occuperait avant tout d’assurer la sécurité de Néomi. La vie et la mort commençaient à prendre un sens nouveau pour lui. Jusque-là, il s’était contenté de tuer. À présent, il était protecteur. La facilité avec laquelle il assumait ce rôle le surprenait. Que ses ennemis aient cherché à savoir s’il avait une femme n’était pas étonnant. Néomi était sa seule faiblesse. Une faiblesse qu’il n’avait pas prévu d’avoir un jour. Il n’avait que rarement exploité cette vulnérabilité chez ses ennemis, parce qu’il n’avait jamais été conscient de son incommensurable pouvoir. La peur qu’il éprouvait pour elle l’emportait sur tout le reste. Car, si elle mourait, il ne pourrait pas la rejoindre, même s’il s’exposait au soleil. Ils n’auraient pas le privilège de se retrouver dans l’au-delà, il le savait. Il voyait trois obstacles à leur bonheur. La malédiction de Tarut, le secret de Néomi, et ses propres désirs, sombres, inavouables. Chaque fois qu’ils étaient ensemble, il devait lutter contre lui-même pour ne pas boire à son cou. Il n’avait pas faim de sang – il buvait poche après poche pour s’empêcher de la mordre, au point que ses muscles avaient commencé à se développer. Son corps devenait plus fort alors même que sa raison faiblissait. Sa nature de vampire le poussait à goûter sa femme. L’instinct lui hurlait que, s’il la mordait, elle serait attachée à lui pour toujours. Mais il était puissant, il pouvait la vider en un instant. Son sang de mortelle s’écoulerait jusqu’à ce qu’elle meure, les crocs de son amant encore plantés dans son cou. Il en frémit. — Je t’ai fait mal ? s’enquit-elle en cessant son massage. — Quoi ? Non, non. Pas du tout, dit-il en se retournant. J’étais perdu dans mes pensées. Il devait à tout prix établir un lien entre eux. Quelque chose de solide. — Néomi, j’aimerais te… — … masser la poitrine ? dit-elle en levant les bras au-dessus de la tête avec un sourire enjôleur. Oui, moi aussi, j’adorerais ça. Ils passèrent toute la nuit au lit. Conrad avait besoin de sommeil, mais il resta éveillé lorsque Néomi s’assoupit. Il la tenait dans ses bras, contre lui, et réfléchissait à la meilleure manière de procéder : il lui avait déjà acheté une bague et attendait le bon moment pour lui demander de l’épouser. Parfois, lorsqu’elle le regardait, il avait la certitude que ses sentiments pour lui étaient sincères et profonds, et qu’elle dirait oui. À d’autres moments, il avait l’impression inverse. Elle gagnait du temps, simplement, et prévoyait de le quitter bientôt. Comment la convaincre de rester ? Et si elle était déjà enceinte ? Cela les unirait plus que toute autre chose. Mais alors, il deviendrait père. Il attendit la vague de dégoût que cette idée aurait dû provoquer en lui, mais, comme elle ne venait pas, il continua d’y réfléchir, s’imaginant Néomi avec leur bébé dans les bras, lui les protégeant contre le reste du monde. Tout bien considéré, cette perspective le séduisait. Lui convenait, même. Elle l’élèverait, et il ferait en sorte qu’ils ne manquent de rien. Il n’avait jamais voulu d’enfant, jusque-là. Désormais, il voulait leur enfant. Mais si elle n’était pas enceinte… Déjà, cela l’angoissait. Il se dégagea, puis se mit à genoux entre ses jambes. Lorsqu’il lui écarta les cuisses, elle se réveilla en sursaut. Les paupières lourdes, elle le regarda empoigner son sexe et le glisser en elle. Elle l’agrippa par les hanches, le guida, alla au-devant de ses coups de boutoir. À chaque poussée, elle enfonçait un peu plus ses ongles dans sa chair. Ses cheveux brillaient, répandus sur l’oreiller, et ses yeux bleus le fixaient, confiants. Mais il y avait autre chose. — Tu es si belle, Néomi. — Conrad… je… j’ai besoin de toi. Elle lui aurait dit « je t’aime » de la même façon, il en était certain. — Moi aussi, j’ai besoin de toi, souffla-t-il de sa voix grave. Néomi lui avait demandé un jour s’il avait déjà aimé une femme, et il avait répondu non sans hésiter. Maintenant, il savait pourquoi. Parce qu’il ne l’avait pas encore rencontrée. N’avoir jamais aimé lui semblait normal, soudain. Néomi était celle qui lui était destinée, celle qu’il lui fallait. Je l’aime… Pendant les heures qui suivirent, ils firent l’amour, encore et encore. Lorsque le soleil se leva à l’horizon, il la laissa dormir et se leva. Elle se retourna en murmurant quelque chose, sembla le chercher et referma ses bras autour de l’oreiller, qu’elle serra contre elle. Le cœur de Conrad se mit à battre à vive allure, à l’étroit dans sa poitrine. Il aurait aimé rester auprès d’elle, sentir son souffle sur sa peau, sa chaleur. Mais il savait à quoi il aspirait, et il connaissait les obstacles qui lui barraient la route. Malgré sa fatigue, il se prépara pour une nouvelle chasse. Elle sera mienne. Dussé-je mourir pour y parvenir. Chapitre 35 Je n’ai plus beaucoup de temps, pensa Néomi au début de leur troisième semaine ensemble. Elle ignorait d’où lui venait cette certitude, mais c’était un sentiment fort. Bientôt, ce sera fini. Peu à peu, la conviction s’était installée en elle qu’elle ne verrait pas la fin de ce premier mois avec Conrad. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il serait probablement le témoin de sa fin. Une fin qui promettait d’être violente. Le remords l’assaillait. Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? Mais, malgré cela, elle ne parvenait pas à se résoudre à se séparer de Conrad pour l’épargner. Elle voulait passer chaque moment avec lui et savait qu’il en allait de même pour lui. La veille, tandis qu’elle caressait d’un revers de la main la cicatrice qui barrait son torse, il avait dit : — Autrefois, je détestais cette cicatrice. Mais plus maintenant. C’est elle qui m’a amené jusqu’à toi, Néomi. Si j’avais su ce qui m’attendait, j’aurais aidé le Russe à plonger son épée en moi. Depuis, elle était convaincue que ce qu’il ressentait pour elle était plus que ce qu’un vampire était censé ressentir pour son épouse. Il l’aimait, autant qu’elle l’aimait. Pourtant, malgré cela, elle avait le sentiment que leur petit univers était en train de se déliter. Conrad était à bout de forces, mais tentait de le cacher, tout comme elle essayait de masquer la tension et la crainte qui l’habitaient. Il semblait décidé à profiter de chaque instant avec elle, comme s’il pressentait ce qui l’attendait. Ce soir-là, il lui offrit une magnifique robe de soirée rouge, et la promesse d’une destination inconnue. Cela suffit à distraire Néomi de ses sombres pensées, au moins pour quelques heures. Lorsqu’il l’emmena en Italie pour le dîner, elle fut réellement ravie. Son vampire avait réservé une terrasse privée à La Pergola, au sommet du Monte Mario. La vue était spectaculaire. À leurs pieds s’étendait Rome. — Conrad, c’est magnifique ! Regarde, là, c’est le dôme de Saint-Pierre, non ? Je ne l’avais jamais vu qu’en carte postale. Quelle merveilleuse surprise tu me fais ! — Ça ? fit-il d’un air faussement blasé. Oh, c’est juste une façon agréable de nourrir ma mortelle préférée avant la vraie surprise. — Encore une surprise ? Qu’est-ce que c’est ? Dis le-moi, je t’en prie ! — Mais ce ne serait plus une surprise, si je te le disais… Lorsqu’ils furent installés, le serveur leur apporta du champagne. Il sembla à peine étonné par les lunettes noires de Conrad, mais ce dernier se raidit. Elle aurait tant aimé que ses yeux ne le gênent pas à ce point. — Tu dois détester mon regard, dit-il quand le serveur s’éloigna. Ce rouge sang… Elle secoua la tête. — Pour moi, tes yeux ont la couleur du feu. Couleur qui change de nuance quand tu me regardes – j’adore ! En plus, avec les lunettes, tu as l’air d’une vedette de cinéma. — Ou d’un camé. — Les deux ne sont pas forcément incompatibles, dit-elle, lui arrachant un sourire. Dis-moi, il doit falloir réserver plusieurs mois à l’avance, dans ce genre d’endroit, non ? — Il le faut, en effet. Pour la plupart des gens. — Mais pas pour toi ? — Depuis le temps, tu devrais savoir que pour toi, je ne recule devant rien. Le repas vint confirmer cette dernière remarque. Les plats se succédèrent, tous accompagnés de vins hors de prix. Tout en savourant la nourriture, Néomi tenta de pousser Conrad à révéler sa surprise. Mais il continua de siroter son whisky, piquant de temps à autre quelques bouchées dans son assiette avec un sourire satisfait. — Tu as l’air tellement content de toi, vampire… — C’est une trop belle surprise pour la gâcher en en parlant trop tôt. Comment trouves-tu la cuisine ? Certains plats étaient très parfumés, d’autres plus subtils. Tous lui caressaient le palais. Elle sourit, levant son verre de vin. — Aussi exquise que tes lèvres. Il se redressa brusquement lorsqu’elle glissa un pied gainé de soie le long de sa jambe. — Tu peux me faire tout le charme que tu veux, souffla-t-il, tandis que son regard, derrière ses lunettes noires, descendait le long du profond décolleté de Néomi. Je ne céderai pas. Pour le dessert, le serveur apporta une commode miniature en argent massif, dans les tiroirs de laquelle se trouvaient différentes sortes de petits fours. — Cette fois, c’est décidé, dit-elle en les goûtant les uns après les autres. Je reste ici pour toujours. — Nous reviendrons, ne t’en fais pas. Quand le dîner fut terminé, Conrad se leva. — Prête pour ta surprise ? — Oui ! Je n’en peux plus d’attendre ! Il lui couvrit les yeux, ainsi qu’il aimait le faire, et ils glissèrent de nouveau. Elle sentit le temps changer, d’autres parfums monter à ses narines. Et une nouvelle langue parvint à ses oreilles – du français. D’une main légère mais ferme, il la guida vers un endroit qui semblait très fréquenté. Là, il lui découvrit les yeux. Elle resta un long moment bouche bée. Elle se tenait devant l’opéra Garnier, siège somptueux du ballet de Paris. Et la représentation de ce soir était Roméo et Juliette. C’était une de ses pièces préférées de Shakespeare, qu’elle avait toujours rêvé de voir chorégraphiée. Les larmes aux yeux, elle se tourna vers Conrad. — C’est la plus belle chose qu’on ait jamais faite pour moi. Et elle lui était offerte par l’homme le plus désirable qu’elle ait jamais connu. — Viens, murmura-t-il en lui tendant le bras. Nous allons être en retard. Elle se laissa guider dans le grand escalier, bouleversée par la splendeur des lieux. — Oh, mon vampire, tu es vraiment… épatant, s’émut-elle lorsqu’ils s’installèrent – dans la meilleure loge. C’est presque comme si tu… comme si tu ne reculais jamais devant rien. Il retira ses lunettes noires et, avec un sourire à se pâmer, répondit : — Je suis content que tu t’en sois rendu compte. Pendant toute la représentation, Néomi fut aux anges, frappée par la façon dont le ballet avait évolué, tout en restant le même. La danse était le moyen d’expression idéal pour cette histoire, et la musique en constituait un partenaire sublime. Mais Conrad, assis les bras croisés, était nettement plus critique. — Ces danseuses ne t’arrivent pas à la cheville, lâcha-t-il. Et Néomi l’aima encore plus. — Je te remercie du compliment, mais à côté de ces danseuses modernes, je me trouve un peu trop petite et trop… développée. — Il se trouve que j’ai un faible pour les danseuses petites et développées. — Je suis ravie de l’entendre. — Est-ce que… est-ce que la danse te manque ? — Oui, beaucoup. J’adorais me produire devant le public. Et l’ambiance de la troupe me manque aussi. On s’entendait bien. Même la sensation de ses muscles endoloris après la répétition lui manquait. — Mais aujourd’hui, je suis heureuse de partager cela avec toi. Il lui prit les mains. Lorsque le rideau tomba, elle éclata en sanglots. La fin tragique de la pièce, bien que connue et attendue, revêtait une nouvelle signification pour elle, désormais. Elle aussi allait être séparée de l’homme qu’elle aimait. Elle l’avait su dès le début, l’avait accepté. Et elle ne le regrettait pas une seconde, car… Conrad glissa une petite boîte de velours noir dans le creux de sa main. La gorge serrée, elle l’ouvrit. À l’intérieur se trouvait un saphir éblouissant, entouré de diamants, monté sur un magnifique anneau de platine. — Épouse-moi, Néomi. Lorsqu’elle parvint à détacher le regard de la bague, elle leva les yeux vers lui. Il lui faisait sa demande ici. Sous le coup de l’émotion provoquée par le spectacle et par l’homme délicieux qui lui avait offert cette merveilleuse soirée, n’importe quelle femme aurait pleuré de joie. Si les circonstances avaient été différentes… — Conrad… Elle aurait tant voulu lui expliquer, lui révéler son secret. Mais elle ne pouvait le faire sans courir le risque d’abréger le temps qu’il lui restait auprès de lui. C’est bientôt fini. Et je ne peux rien te dire. Rendre cette bague fut la chose la plus difficile qu’elle ait jamais faite. — Je suis désolée, murmura-t-elle en lui tendant la boîte. Je ne peux pas. Il la reprit sans un mot. Mais un muscle tressauta dans sa mâchoire. Lorsque Néomi refusa sa bague, le monde de Conrad bascula. Malgré tout ce qu’ils avaient partagé, Néomi avait refusé de s’engager. Sans hésiter une seconde. L’épuisement qu’il avait ignoré jusque-là se fit soudain sentir. La frustration générée par toutes ces chasses sans résultat enfla en lui. Il avait échoué sur tous les plans. Conrad ne parvenait pas à trouver ce qu’il cherchait, ni à garder ce qu’il avait. Plus Néomi s’éloignait, plus il sentait la démence gagner du terrain. Il la voulait. Il la voulait follement. Et il savait exactement ce que cela signifiait. En cet instant précis, il décida qu’il ne la laisserait pas partir. En choisissant cette solution, il redoutait qu’elle ne l’assimile à Robicheaux. Lui aussi avait exigé qu’elle reste à ses côtés. Pourtant, il y avait une différence entre ne pas la laisser partir alors qu’elle aurait aimé rester, et la garder auprès de lui parce qu’il ne pouvait plus se passer d’elle. Dans l’esprit de Conrad, Néomi voulait qu’il l’empêche de partir. Il se plierait donc à sa volonté. Chapitre 36 Il bouillait de fureur. Néomi avait l’impression de côtoyer un animal sauvage – un seul mouvement au mauvais moment pouvait provoquer l’attaque. S’efforçant de dissimuler son malaise, elle fit comme si rien n’avait changé et se prépara pour la nuit. D’ordinaire, ses petits rituels féminins semblaient le fasciner, l’aider à se détendre, presque. Peut-être qu’il en serait de même ce soir. Elle retira ses bijoux, passa une chemise de nuit puis une robe de chambre en soie rouge, et se mit de la crème sur les jambes et les mains avant de s’installer à sa coiffeuse. Tout en prenant une brosse à cheveux, elle jeta un coup d’œil à Conrad dans le miroir. En général, lorsqu’elle se coiffait, il la regardait, assis sur le lit, comme s’il attendait de pouvoir passer ses doigts dans ses cheveux. Il était bien assis sur le lit, ce soir, mais paraissait fatigué. Dehors, la météo semblait refléter le tumulte que Néomi sentait en lui. Le vent sifflait, et les éclairs dansaient déjà dans le ciel. Il ne pleuvait pas encore, mais cela n’allait pas tarder. L’hiver arrivait sur le bayou. Des pluies torrentielles se déversaient pendant la nuit, comme pour balayer les restes de douceur automnale et faire tomber les dernières feuilles. — Que faut-il que je fasse, Néomi ? Qui dois-je tuer pour te garder ? Dis-le-moi, et je le ferai. Elle se tourna vers lui. — Conrad, je t’en supplie, ne recommence pas. Je pensais que nous avions réglé cela ce matin. — Comment pourrais-je oublier tes « conditions » ? Dis-moi ton secret, bon sang ! Quel genre de pacte as-tu passé avec le diable ? Pourquoi refuses-tu de m’épouser ? Il se leva, la rejoignit. — Il est possible que tu portes mon enfant. Qu’arrivera-t-il si je refuse de te laisser partir ? — Si tu refuses de me laisser partir ? fit-elle doucement. J’ai déjà vécu cela. Conrad la souleva brusquement de sa chaise et passa une main derrière sa nuque. — Je t’interdis de me comparer à lui ! Il y a une différence entre garder une femme qui veut rester, et forcer à rester une femme qui veut partir. — Et tu penses que j’ai envie de rester ? — Oui. Avec moi. Tu veux que je trouve un moyen d’empêcher que nous soyons séparés. Elle détourna le regard, incapable de nier. — Donc, désormais, c’est moi qui prendrai les décisions pour nous. Tu es à moi. Et rien ne changera cela. Il semblait sur le point de perdre le contrôle de lui-même, et Néomi sentit que son propre corps répondait déjà à cette sauvagerie. — Tu m’appartiens corps et âme, dit-il en l’asseyant sur la coiffeuse, le souffle court. Et dès que j’aurai tué celui que je pourchasse, tu m’épouseras. — En quoi Tarut est-il concerné ? Il ne s’agit que de nous, non ? — Tu sais que je porte la marque de ce démon, répondit Conrad en se glissant entre ses jambes, remontant la chemise de nuit de Néomi sur ses cuisses. Tu sais que cette blessure ne cicatrisera que lorsqu’il mourra. Mais il y a autre chose. Si je ne parviens pas à le vaincre, mon rêve le plus cher et mon pire cauchemar se réaliseront. Quand tu es apparue au rassemblement, en chair et en os – ça, c’était mon rêve. — V… vraiment ? — Oui. Mon cauchemar, c’est que tu meures de nouveau. — Et c’est pour cela que tu le pourchasses sans relâche, depuis ? — Oui, et c’est ce que je continuerai à faire. Mais après cela, Néomi, je te jure qu’à la seconde où cette marque aura disparu de mon bras… tu seras mon épouse. Une nouvelle fois, un homme au bord de la folie exigeait qu’elle l’épouse. Mais les choses étaient si différentes, cette fois… Conrad ne lui ferait jamais de mal. Il préférerait mourir plutôt que de lui causer du tort. Et Néomi était folle elle aussi. De lui. Elle savait que son propre regard trahissait son désir d’être à ses côtés pour toujours. Elle aurait tant voulu se confier à lui, lui dire qu’elle l’aimait, d’un amour si puissant qu’elle ne parvenait pas à se résoudre à partir, même si elle savait qu’en restant, elle le faisait souffrir. — Conrad… C’est impossible… Il l’interrompit d’un baiser et écarta les pans de sa robe de chambre pour la lui enlever. Puis il sortit la petite boîte de sa poche et prit la bague, qu’il glissa au doigt de Néomi. — Cette bague indique que tu es mienne. Retire la maintenant si tu ne veux pas m’épouser. Le métal était chaud, la bague lui allait parfaitement. Il lui était aussi impossible de la retirer que de cesser de respirer. — Je te veux, Néomi. Pour toujours. Et j’aimerais que tu me veuilles, souffla-t-il avant de prendre ses lèvres. Sans quitter sa bouche, il tira sur la chemise de nuit de Néomi, la remonta jusqu’à sa taille. Lorsqu’il posa sa paume sur son sexe, elle réagit comme s’il avait allumé un feu en elle et fut trempée en quelques secondes. Il défit sa braguette, libérant son sexe raidi par le désir, et frotta son gland lisse contre les plis humides de son intimité. D’une main, il plaqua Néomi contre le miroir de la coiffeuse. Elle remonta les jambes pour prendre appui sur ses talons et s’ouvrir le plus possible, s’offrir autant qu’elle le pouvait. Dans un grognement, il passa les bras sous ses genoux et se pencha en avant. Elle ne pouvait plus bouger, ne pouvait plus que l’accueillir. Il entra en elle et la posséda. — Je sens que tu t’éloignes de moi, souffla-t-il entre deux longs et puissants coups de reins. Ne fais pas cela. Il la regarda, vit l’émotion dans ses yeux. C’est un au revoir. Il était en elle, et elle lui disait adieu. Et je ne sais même pas pourquoi. Il la prit de tout son être, s’enfonçant entre ses cuisses de toute sa puissance. Son membre vibrait dans l’étroit fourreau tandis qu’il se retenait, encore et encore, pour faire durer leur étreinte le plus longtemps possible. Elle s’éloigne… Jamais il ne la laisserait partir. Jamais. Prends-la. Possède-la jusqu’au bout. C’était la dernière barrière qui les séparait. Il devait la mordre, la marquer, comme un animal. Il était bien le monstre que tout le monde pensait. Non ! Il devait lutter, surmonter son instinct. Il sentit ses crocs s’allonger. Tandis que ses reins adoptaient un rythme effréné, il se pencha vers le cou diaphane, attiré par les battements furieux de la veine, là, tout près. Possède-la complètement. Il la lécha, pour la préparer. Perdu… Il perça la peau tendre. Autour de ses crocs affamés, la chair la plus douce qui fût céda. Gémissait-elle ? Il l’entendait, oui. Il ouvrit brusquement les yeux lorsqu’il se mit à boire. Il savait déjà qu’il recommencerait. Comme le sang de Néomi coulait sur sa langue puis dans sa gorge comme un vin soyeux, il poussa un grognement d’extase. La chaleur se répandit dans ses veines. Sa chaleur. Son essence. — Arrête. Sa voix était faible comparée à l’exquis battement de son cœur, qui résonnait dans les oreilles de Conrad. Non. Je veux plus. Il suça plus goulûment encore. — Tu vas me faire mal. Je dois continuer. — Conrad… Avec une volonté qu’il ignorait posséder, il cessa de boire. Mais il laissa ses crocs dans sa chair, grognant contre sa peau moite tandis qu’il la comblait de sa semence, emporté par des vagues successives de plaisir. Le lien. La marque. Elle est mienne… Lorsqu’il se dégagea, il scruta le visage de Néomi. Elle avait les joues roses. Il ne lui avait pas fait mal. Il l’avait mordue, mû par le sentiment qu’ainsi devaient aller les choses. Il avait bu son sang et l’avait entendue gémir. La morsure lui avait procuré du plaisir, à elle aussi. Je ne lui ai pas fait mal… Elle éclata en sanglots. Les lèvres frémissantes, les yeux brillants, elle le fixa et murmura : — Comment as-tu osé, Conrad ? Et elle leva la main pour le gifler. C’était la première fois qu’il la voyait en colère. Chapitre 37 — Mais qu’est-ce que j’ai ? Pourquoi suis-je toujours dans l’erreur ? rugit Conrad dans la nuit. Il errait de nouveau sur les berges du bayou, et toutes les créatures de la nuit restaient silencieuses autour de lui, comme si elles sentaient sa fureur. Néomi n’avait pas été blessée physiquement, mais elle était inconsolable. — As-tu seulement idée de ce que tu viens de faire ? avait-elle hurlé. La main levée contre Conrad ne l’avait pas frappée, retombant sans lui donner le coup qu’il méritait. Sur le visage de Néomi, l’expression qu’il avait l’habitude de lire avait disparu. Il n’y avait plus ni fierté ni désir dans son regard. Il n’y avait que le sentiment d’avoir été trahie. Il avait marché une heure le long de l’eau, remarquant à peine la pluie battante. En quittant la chambre, il lui avait semblé entendre les sanglots de Néomi redoubler. Elle le pleurait. Il avait un vide dans la poitrine. Les battements de son cœur étaient douloureux. La mort aurait-elle été pire ? Il n’en était pas certain. La seule chose qui le réconfortait était qu’elle n’avait pas retiré la bague. Pourtant, il s’était attendu qu’elle la lui lance en plein visage. Il entendit un bruit derrière lui et crut d’abord qu’elle l’avait suivi sous la pluie. Il se retourna, les mots déjà prêts dans sa bouche. Je t’aime. Je ferai des efforts. Je ne te blesserai plus… Huit hommes se tenaient là, épée en main. Au centre, il reconnut Tarut. Ils étaient peu nombreux, les hommes vers lesquels Conrad devait lever les yeux, mais Tarut, avec son mètre quarante, en faisait partie. Bon sang, comment avait-il pu être aussi négligent ? Ses sens ne l’avaient jamais trahi, jusque-là. Or, le démon aurait pu s’avancer et lui couper la tête sans même qu’il s’en rende compte. — Tu préfères glisser, Wroth, ou combattre ? lança Tanit d’une voix puissante. — Enfin prêt à mourir ? riposta Conrad. Un dernier combat, donc. Peut-être valait-il mieux qu’il le perde. Quand Néomi le quitterait, les souvenirs de ses innombrables victimes reviendraient le hanter, et ce serait la fin. Mais s’il était victorieux… Elle n’avait pas ôté sa bague. S’il gagnait, il ne la laisserait pas partir. Que le destin décide de mon avenir. Il avait huit hommes contre lui, et pas d’arme. Mais Conrad allait combattre pour elle, parce qu’il avait juré qu’elle deviendrait sa femme s’il tuait Tarut et se débarrassait de sa marque. Les choses devinrent très simples, soudain : tuer huit hommes ; la garder pour toujours. Les crocs de Conrad apparurent. Il passa la langue dessus, et le goût du sang lui fit l’effet de l’adrénaline. Des obstacles se dressaient entre lui et ce qu’il désirait. Élimine les obstacles. Un sourire narquois se dessina sur ses lèvres. Ces démons n’avaient aucune idée de ce qui les attendait. Il se rua sur le plus proche et, du tranchant de la main, lui ouvrit la gorge. Le sang jaillit. Dans son esprit, ces créatures l’empêchaient d’être avec Néomi. La fureur s’empara de lui. Ces démons étaient une menace pour elle. Il atteignit le deuxième, le saisit par les cornes et fit tourner sa tête d’un coup sec. Les vertèbres craquèrent. Ses doigts plongèrent dans la chair et mirent la bête en pièces. Ils ont osé apporter la mort dans notre maison… Jamais il n’avait senti une telle rage bouillir en lui. Bientôt, il céda à la frénésie et fit ce qu’il faisait le mieux : tuer. Dans le miroir, Néomi examina les deux petits trous dans son cou et frissonna. La morsure qui lui avait procuré un plaisir intense était aussi celle qui annonçait sa fin. Jamais elle n’avait ressenti une telle osmose avec un autre être vivant. Et quand cela avait été terminé, jamais elle ne s’était sentie aussi… trahie. Mais à présent ne restaient plus que les remords. Se mettre en colère contre Conrad, c’était comme reprocher à une bête sauvage de chasser. Il était un vampire, il l’avait mordue. Elle savait qu’il n’avait pas délibérément décidé de le faire. Il avait semblé un peu perdu, atterré par son comportement, et avait dit : « Je suis censé te protéger contre les hommes comme moi. » Elle posa les yeux sur la superbe bague qu’il avait achetée pour elle, mais ne put se résoudre à la retirer. Il lui avait dit de ne l’enlever que si elle ne désirait pas l’épouser. Or elle le désirait. Il voulait se l’approprier, d’une certaine manière, et s’approprier son avenir, aussi. Elle avait envie de faire la même chose avec lui. Mais elle sentait qu’elle allait bientôt partir. Elle ignorait où elle irait, savait juste que ce serait sans Conrad. Partir ? Qui cherchait-elle à tromper ? Elle ne partait pas en voyage. Elle allait mourir. Et elle avait peur. Elle s’éloigna du miroir et attendit le retour de Conrad. Il était probablement allé marcher du côté de la folie. Elle aurait aimé qu’il rentre, maintenant. Le vent tourbillonnait, et la pluie cinglait les vitres. Soudain, un rugissement assourdissant s’éleva au-dehors. — Conrad ! Seigneur, allait-il chercher à se faire du mal ? Elle avait été si dure avec lui ! Lorsqu’elle l’entendit pousser un cri de douleur, elle se leva, mit sa robe de chambre, se rua dehors, et suivit le cri jusqu’à une clairière, près de la folie. Elle s’arrêta net en voyant trois cadavres mutilés sur le sol. Cinq autres créatures, immenses et musclées, encerclaient Conrad. Ses lèvres étaient retroussées, découvrant ses crocs en un rictus féroce. Il faisait signe à ses adversaires d’avancer encore. Un éclair claqua, et elle vit les symboles tatoués sur leurs dos nus. L’ordre du Kapsliga Uur. Chacun leur tour, ils lançaient leur épée en avant. Et chaque fois, le cercle se resserrait, laissant à Conrad un peu moins de place pour manœuvrer. Pourquoi ne glissait-il pas ? Quand l’un des démons planta son épée dans le bras de Conrad, il hurla de rage, lança son poing en avant. Le démon, frappé de plein fouet, s’effondra et lâcha son épée, que Conrad attrapa au passage. D’un geste ample, il décapita son ennemi. Maintenant, au moins, il a une arme. Elle était fascinée par les traits durcis de son visage, par son expression sauvage. Lorsque la bête en lui prit le dessus, ses yeux devinrent plus rouges encore, et Néomi comprit qu’il allait les tuer tous. Elle ne ferait que le gêner. Luttant contre son instinct, elle recula… Conrad l’aperçut alors. Et, soudain, elle entendit une respiration derrière elle l’instant d’après, un bras se referma autour de son cou. Tarut avait pris Néomi. Conrad se tendit pour glisser près d’elle, mais le démon la serra un peu plus. — Elle est fragile, ton humaine… Alors, si tu ne veux pas qu’elle meure… Je ne peux pas l’atteindre. Néomi semblait paralysée par la terreur. C’est à cause de moi, tout ça ! Tout est ma faute ! Elle semblait minuscule, contre le démon. Il suffirait d’une pression pour que Tarut lui brise le cou. — Relâche un peu ta prise, démon. Tu vas l’étouffer. — C’est pas de chance, pour toi, d’avoir décroché une mortelle comme moitié. Ça meurt tellement facilement, ces petites bêtes… La panique s’empara de Conrad. — Tiens bon, Néomi ! Et toi, Tarut, laisse-la partir, si tu as un tant soit peu de respect pour la vie. — Hou, je ne crois pas, non. Deux des hommes de Tarut s’emparèrent de Conrad, qui ne résista pas. — Tu sais ce que je suis venu chercher, reprit Tarut. Je ne la laisserai pas partir avant de l’avoir obtenu. Il ne lâcherait Néomi que quand Conrad pousserait son dernier souffle. Ce dernier regarda autour de lui, scruta le rideau de pluie, en quête d’une issue, d’une solution. Mais il n’y en avait pas. Il n’avait aucun moyen de retirer son pouvoir au démon. Néomi secouait la tête, cherchant à parler. — Va-t’en… glisse ! lança-t-elle d’une voix étranglée. Elle était si vulnérable. — Je jure de la libérer de la malédiction, et de la libérer ce soir, dit Tarut. Tout ce que tu as à faire, c’est me donner ta tête. Récompenses et obstacles… En cet instant, la récompense, c’était la vie sauve de Néomi. Tarut tiendrait parole. Il avait juré. L’obstacle ? Il n’y en avait pas. Tout ce que j’ai jamais aimé, c’était la vie, avait-elle dit. Et à cause du passé de Conrad, elle risquait de la perdre. S’il pouvait sacrifier sa vie pour sauver celle de Néomi, il le ferait. Avec fierté. — Conrad ! Non ! hurla-t-elle dans le vent. Je vais mou… Le démon resserra le bras, lui coupant le souffle. — Arrête ! lui ordonna Conrad lorsqu’il vit Néomi enfoncer les ongles dans le bras énorme de Tarut, luttant pour respirer. Vas-y, démon. Frappe-moi. N’oublie pas que tu as juré. Toi et tes hommes ne lui ferez aucun mal. Tarut eut un hochement de tête solennel. — Je le jure là encore. Sur le Mythos. Néomi pleurait, se débattait, cherchait de l’air pour pouvoir lui dire la vérité. Dans le tumulte de la tempête, Conrad redressa les épaules, prêt à mourir pour elle. Plus elle luttait, plus il appelait sa fin, pour sauver sa bien-aimée. Mais il allait mourir pour rien. Pour la première fois, Néomi réalisa que la force la plus puissante qui animait Conrad était l’amour. Elle le vit dans ses yeux et comprit qu’il voulait le lui montrer. Mais sa vue se voila, et sa tête se mit à tourner. Un épais brouillard enveloppa tout ce qui l’entourait. Sans la lâcher, Tarut s’approcha de Conrad. — Non ! réussit-elle à hurler quand le démon leva son épée. Je… je vais mourir de toute façon ! Va-t’en ! Conrad la regarda, interloqué. Tarut abattit son épée. Chapitre 38 Au moment précis où l’épée de Tarut allait trancher la tête de Conrad, l’arme tomba sur le sol, accompagnée du bras musclé qui la tenait. Le coup avait été si rapide que ce qui restait du bras de Tarut gifla presque le visage de Conrad, l’éclaboussant de sang au passage. Cadeon avait frappé par-derrière, jaillissant juste à temps du nuage soufflé par le démon fumée. Aussitôt, Conrad chercha à se libérer de ceux qui le tenaient. Il fallait qu’il rejoigne Néomi. Le claquement des épées fit écho à celui des éclairs tandis que les hommes de Cadeon affrontaient les Kapsliga. Épouse mortelle de Conrad était au centre d’une bataille d’immortels. Lorsque Tarut pivota sur lui-même pour faire face à Cadeon, il tenait une dague dans la main qu’il lui restait. Ne voyant que l’arme, Cadeon attaqua. — Non ! hurla Conrad. Tarut tient Néomi ! Et il se servait d’elle comme d’un bouclier. Le temps ralentit. Conrad ne voyait plus Néomi, mais il sentit son sang couler… et croisa le regard horrifié de Cade lorsque celui-ci retira son épée. Il avait transpercé Néomi. — Noooooon ! rugit Conrad en se débattant frénétiquement. Quand Cadeon leva de nouveau son épée, Tarut lâcha enfin Néomi pour tenter de bloquer le coup. Trop tard. La tête de Tarut roula dans la boue, juste à côté de Néomi, qui, inerte, les yeux ouverts, perdait son sang par la bouche et le ventre. D’un coup de griffes, Conrad déchira la gorge d’un Kapsliga, puis frappa un autre sous le menton avec une telle violence que son cou se brisa. Ceux qui restaient prirent la fuite. Libre, Conrad se précipita auprès de Néomi, la prit dans ses bras. — Néomi ! Reste avec moi ! Elle sentait que la folie était sur le point de le gagner de nouveau. Il rajustait sa robe de chambre trempée avec des gestes saccadés, comme s’il voulait qu’elle soit couverte et ait chaud malgré la pluie. Bizarrement, Néomi ne souffrait pas. Elle ne sentait plus rien. Mais l’expression du démon lui en avait suffisamment dit la blessure était mortelle. Cadeon se retourna et s’approcha. Des voix étouffées parvinrent jusqu’à elle. — Cadeon a fait quoi ? hurlait Rydstrom. Qu’est-ce que tu dis, Rôk ? — Il a éventré la femme du vampire, répondit Rôk. On ne tirera plus rien de lui, maintenant. C’est la pire des tortures pour un vampire, non ? — Je ne l’ai pas vue, expliqua Cadeon à Conrad. Je ne l’ai pas vue… Elle le plaignait. Après tout, il venait de sauver la vie de Conrad. Si seulement il n’avait pas pris la sienne ! Le regard de Conrad, brûlant de violence, fit frissonner Néomi. — Tu paieras mille fois, démon. Tous ceux que tu aimes périront. Et il glissa avec elle jusqu’à leur chambre. Il tenait sa tête dans le creux de ses bras et parlait tout haut. — Un hôpital. Mais où ? Un hôpital humain… Reste avec moi, je t’en supplie. Tiens bon, pour moi. Il faut que je réfléchisse ! Son visage était tuméfié de toutes parts, ses lèvres avaient éclaté sous les coups. Elle aurait tant voulu le réconforter ! Mais ses bras refusaient de bouger. Je connais ce sentiment. J’ai si froid… Elle mourait, ainsi que l’avait prédit Nïx, le jour où son secret était révélé à Conrad. Mais pas exactement de la façon dont elles l’avaient prévu. Le destin était si cruel, parfois… — Il faut trouver un hôpital… Elle secoua la tête. C’était inutile, la fin était trop proche. Mais elle devait lui parler, pour qu’il ne pense pas que tout était sa faute. — Conrad… allais mourir de toute façon. — Ne dis rien ! Elle entendait de moins en moins bien. Son sang s’écoulait rapidement, comme s’il avait attendu cette occasion de s’en aller. — J… j’ai appelé une sorcière… elle a traversé le miroir… dans le studio. M’a rendu la vie… mais juste pour quelque temps. Je le savais… pas pu te le dire. Tout devenait flou. — Ta réincarnation était un marché passé avec le diable ? Et tu n’as eu que trois pauvres semaines ? — Ça les valait ! Elle toussa faiblement. — Je t’aime. Le sang coula des yeux de Conrad. Et soudain, il se figea. — Quelle sorcière, koeri ? — Mariketa. En la tenant contre lui, il glissa jusqu’au studio. — Tiens bon, je t’en supplie. Reste en vie ! Il l’installa sur le lit de camp, trouva une couverture et la pressa sur sa blessure. — C’est bien. Comme ça. Allez, courage. Puis il se tourna vers le miroir. — Sorcière ! lança-t-il d’une voix de stentor. Viens ici ! Tandis qu’il appelait Mari, Néomi lutta pour rester consciente. Elle aurait aimé lui dire que Mari ne pouvait rien, qu’il était inutile d’espérer. Mais chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, il n’en sortait qu’un gargouillis de sang. — Mariketa ! Viens me voir ! hurla-t-il en tapant du poing sur le miroir. Comme il n’obtenait pas de réponse, il se laissa tomber à genoux à côté de Néomi. — Je t’en prie. Viens pour nous ! Chapitre 39 — Bon sang, mais lâche-moi un peu ! fit la voix de Mariketa quelques instants plus tard. On arrive ! Néomi entrouvrit les yeux lorsque Conrad s’assit à côté d’elle, sur le lit de camp. Il lui prit la tête et la posa délicatement sur ses genoux. — Pourquoi c’est toujours toi qui passes en premier ? demanda la voix de Mari. — Parce que je suis plus grand que toi, répondit Bowen. Lorsqu’ils émergèrent du miroir, le Lycae d’abord, puis Mari, sur ses talons, ils ouvrirent de grands yeux. Mari voulut tout de suite s’approcher de Néomi, mais Bowen la retint et la fit passer derrière lui. Après avoir examiné l’endroit et humé l’air, il se tourna vers Conrad. — Qui a fait ça à ta femme ? — Un démon nommé Cadeon. — Cet enfoiré ! s’emporta Bowen. Tu vois, ajouta-t-il à l’intention de Mari. Tu aurais dû me laisser le massacrer, dans la jungle. — Cade ? Non, c’est impossible ! s’écria Mari en se hâtant vers Néomi. C’était donc lui qui essayait de m’appeler ! Ça ne peut être qu’un accident. Néomi hocha faiblement la tête, puis toussa encore du sang. Conrad lui serra la main, visiblement à cran. — Tu l’as mordue, dit Mari en voyant les deux petites marques dans le cou de Néomi. Donc, tu as vu ses souvenirs ? — Non, c’était il y a quelques heures à peine. — Alors, comment savais-tu qu’on pouvait me contacter via le miroir ? — C’est Néomi qui me l’a dit après… après que… Et puis merde, ça n’a pas d’importance ! Répare ce sort, c’est tout ce qu’on te demande ! — Je suis désolée, vraiment, dit Mari en secouant la tête. Je ne peux rien réparer. J’avais prévenu Néomi. — Guéris ce corps ! — Ce n’est qu’une enveloppe charnelle. Même si je parvenais à la guérir, elle se referait tuer, encore et encore. — Si ce qui lui faut, c’est un corps réel… Je m’en occupe tout de suite. Ça, c’est mon Conrad. Décidé, prêt à tout. — Les conditions sont nombreuses, pour l’occupation du corps d’un autre, dit Mari. Pour commencer, le donneur doit être consentant. Et pas… euh… contraint. — Fais revivre son corps d’avant. J’ai connu un sorcier qui pouvait redonner vie à la chair, créer un corps rien qu’à partir d’une mèche de cheveux. Tu pourrais faire cela avec Néomi, insista Conrad, la voix brisée. — C’est comme ça qu’on fabrique les zombies, ces créatures sans âme. — Mais nous en avons une, d’âme. Ici, avec nous. Néomi sentait qu’elle perdait sa substance. — Reste avec moi, murmura Conrad. Je t’en prie, mon amour. — Donner un corps à un esprit, ce n’est pas une science, c’est un art, et cela dépasse de loin mes compétences actuelles. Redonner vie à son corps est déjà plus dans mes cordes – et encore. Normalement, une sorcière guérirait le corps dans un premier temps, avant de lui implanter l’esprit dans un second temps. Et là, tu voudrais que je fasse les deux simultanément ? Alors que je n’ai jamais fait ni l’un ni l’autre ? — Oui ! Il le faut ! Un démon onirique m’a marqué. Je pense que cette malédiction et la blessure de Néomi sont liées. Elle a été touchée juste avant que le démon ne soit tué, ce soir. Mari fronça les sourcils. — Tu veux dire qu’un démon onirique a joué avec ma création ? Ma signature magique était partout sur elle, et un crétin a passé outre ? Bowen posa une main sur son épaule. — Il ne l’a peut-être pas vue, tu sais. — Quiconque maniant ce genre de magie l’aurait vue. Ça me fout les boules, franchement. Je suis censée être la sorcière la plus puissante du Mythos, et mon sort a été foutu en l’air en moins de deux. Réfléchis… Réfléchis. Et contrôle-toi. Jamais Conrad n’avait eu à ce point besoin de se maîtriser. Et jamais il n’avait été à ce point au bord du gouffre. Attends un peu… — Si tu ne fais rien pour rectifier le tir, tout le monde va penser que tes sorts sont faciles à lever. Et qui voudra encore payer pour un sort qui ne tient pas ? — Tu crois que je ne vois pas à quoi tu veux en venir ? fit Mariketa. Malheureusement, ça marche. MacRieve émit un grognement de désapprobation. — Ne me dis pas que tu penses à la même chose que moi. Mariketa lança un regard troublé au Lycae, puis se tourna vers Conrad. — Vampire, tu comprends bien que je n’ai jamais fait cela sur un humain, n’est-ce pas ? Et puis, on a un autre problème : je n’ai même pas son corps. Il faudrait, en plus du reste, que je le retrouve ! — Elle disparaît, répondit Conrad, étreint par l’angoisse. On va manquer de temps ! Agis, sorcière ! Qu’avons-nous à perdre ? — Elle pourrait revenir… différente, dit MacRieve. Conrad soutint son regard. — Si c’est le cas, je ferai le nécessaire. — Mais il n’y a pas que cela, reprit le Lycae. Mari peut s’envoûter elle-même dans le miroir. Ses yeux brûleront alors tout ce qui se trouvera entre elle et son reflet et elle sera prisonnière d’une transe éternelle. Je suis désolé pour toi, vampire, mais je refuse qu’elle prenne ce risque. — Sebastian t’a sauvé la vie et t’a épargné un destin innommable. Tu lui es redevable. Le regard de MacRieve se posa sur Mariketa et changea de couleur, comme sous l’effet d’une puissante émotion. Il se tourna alors vers Conrad. — Pas à ce point. Mariketa se pencha vers Néomi. — Tu voudrais ça, toi, ma belle ? Une vie de mortelle ? Lorsque Néomi répondit d’un faible hochement de tête, Mari se leva et alla jusqu’à MacRieve. — Je pense que je peux y arriver. Je dois essayer, en tout cas. C’est vrai, quoi, regarde le vampire. Néomi avait perdu conscience. Conrad était sur le point de craquer. Bowen refusait de céder. — Nous n’avons pas beaucoup de temps, dit Conrad. Mariketa entraîna Bowen sur le côté. — Tu avais dit que si je t’épousais, tu ne te mettrais jamais en travers de ma carrière. Et là, tu te couches en plein milieu. As-tu une idée de l’effet que ferait un truc pareil sur mon CV ? — J’ai aussi promis à tes parents et à ton coven de ne plus jamais te laisser te perdre dans le miroir. Tu n’es pas encore prête ! Il s’est écoulé trop peu de temps depuis… la dernière fois. Elle lui prit la main, la serra entre les siennes. — Bowen, ce truc me pèse depuis que j’ai jeté le sort à Néomi. Et je sais que tu détestes Cade, mais lui et son frère m’ont tout de même sauvé la vie. Il m’a appelée à l’aide, pour Néomi. Si je la sauve, je pourrai enfin m’acquitter de la dette que j’ai envers Rydstrom et lui. Il faut juste que tu croies en moi. Je peux le faire. Je le sens. Comme il serrait les dents, signe évident de reddition, elle sourit. — Tu veux bien aller me chercher mes gants spéciaux ? Grommelant quelque chose en gaélique, Bowen disparut dans le miroir. Pendant son absence, la sorcière s’adressa à Conrad. — Tout ça va coûter très cher, vampire. Je vais avoir besoin de dix millions. J’accepte les biens immobiliers, les pierres précieuses et les lingots. Les actions des années vingt au cours sous-évalué font très bien l’affaire aussi. Et tu vas devoir jurer sur le Mythos que tu paieras, parce que nous n’avons pas assez de temps pour la paperasse. — C’est d’accord. Dix millions, répondit-il sans hésiter. Je jure sur le Mythos que je les paierai. Mais de ton côté, tu dois accepter de garder tout cela secret. Si les démons venaient à l’apprendre, ils s’attaqueraient de nouveau à elle. — Je suis tenue au secret professionnel par le serment des mercenaires. Mais il était clair que cacher cette histoire à son ami démon – un démon qui, apparemment, lui avait sauvé la vie – la mettait dans une situation inconfortable. — Très bien. Et entre nous, sorcière, je suis persuadé que tu vas y arriver. La sorcière s’assombrit brièvement. — Prépare-toi quand même à faire des choix difficiles, Conrad. Au cas où j’échouerais. MacRieve réapparut, toujours bougon. Il avait entre les mains une étrange paire de gants, dont les paumes semblaient doublées d’une espèce de miroir souple. Mariketa les mit et souffla profondément, comme pour se débarrasser de toute inquiétude. — J’aime bien Néomi, dit-elle à Conrad. J’aurais tenté le coup pour la moitié de la somme. — J’aime Néomi, répondit Conrad. J’aurais donné tout ce dont tu as jamais rêvé. — Oh, flûte ! Mais bon, je le saurai, pour la prochaine fois ! Allez, c’est parti pour une épouse de vampire, ramenée d’entre les morts. Elle tapa dans ses mains gantées, puis les frotta l’une contre l’autre. — Chaud devant ! Chapitre 40 Face au miroir, Mariketa pencha la tête sur le côté. — C’est la première fois en plusieurs mois que je me regarde vraiment. Pas étonnant que tu m’aimes, dit-elle au Lycae. Qu’est-ce que je suis mignonne, quand même… — Arrête de fanfaronner, ça n’effacera pas mon appréhension, répondit MacRieve. Promets-moi de faire machine arrière si tu sens que quelque chose ne tourne pas rond. — D’accord. Maintenant, il me faut deux miroirs, posés de chaque côté de moi. — Les miroirs brisés de ce mur, c’est tout ce que nous avons, dit Conrad en se levant. — Apporte-les. Il arracha un bon morceau de miroir. Le sang coula de ses doigts lorsqu’il le planta dans le plancher. Mari le regarda, troublée. — Ça ira ? — Euh… oui, répondit-elle d’un air absent. Pareil pour le second. Il recommença. Comme elle fixait ses doigts ensanglantés et le sang qui coulait sur le miroir, Conrad demanda : — Tu veux que je nettoie ? Elle hésita un long moment avant de répondre, visiblement mal à l’aise : — Non, laisse. — Qu’y a-t-il, sorcière ? Elle détourna le regard. — Nous sommes prêts. Installée entre les deux miroirs, Mariketa serra les poings et ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, ils étaient devenus miroirs, scintillant et réfléchissant tout ce sur quoi elle posait le regard. Ses mains s’ouvrirent à leur tour. Une lumière brillait dans une de ses paumes. Conrad rejoignit Néomi, mais elle disparaissait. Plus sa silhouette s’atténuait, plus la lumière, dans la paume de Mari, s’intensifiait. Quand les pieds de Mari quittèrent le sol, elle se mit à parler dans une langue que Conrad lui-même ne parvint pas à reconnaître. Mais il sentait que chaque mot était chargé d’énergie. La sorcière ferma la main autour du faisceau de lumière, comme si elle attrapait physiquement l’esprit de Néomi. — Elle va disparaître, maintenant, dit Mari à Conrad. Lorsque la main de Néomi s’évanouit dans la sienne, la folie faillit le submerger. Sa robe de chambre, sa chemise de nuit et la bague qu’il lui avait offerte retombèrent sur le lit de camp. Il déglutit. Reste calme. Il prit la bague, bien décidé à la lui repasser au doigt. — J’ai trouvé sa tombe. La sorcière dirigea l’index de son autre main vers le bas et le tourna. — Je commence le corps. Elle tourna le doigt, encore et encore, avec apparemment beaucoup de difficulté. La magie commençait à la fatiguer. Sa respiration s’accéléra, devint saccadée. — Tu peux le faire, Mariketa, souffla Conrad. Ramène-moi ma Néomi… Dans les mains de la sorcière, la lumière s’intensifia. L’air devint lourd, menaçant. Dans les murs de la pièce, des créatures se mirent à bouger, réveillées par la tension ambiante. MacRieve regarda autour de lui. — Il y a quelque chose qui cloche. Comme si nous faisions quelque chose d’interdit ! — Tais-toi, MacRieve, rétorqua Conrad. Il sentait lui aussi l’atmosphère menaçante qui régnait autour d’eux, comme s’ils défiaient une force bien plus puissante qu’eux et risquaient de payer très cher leur audace. Mari se remit à psalmodier. La lumière gagnait en intensité, encore et encore… Elle tendit les mains en avant, pour donner encore plus de puissance au sort. La maison se mit à craquer de toutes parts. — Je dois… franchir. Besoin d’âge… D’âge ? Elle psalmodiait de plus en plus vite, de plus en plus fort, hurlait presque chaque mot. Les vitres du studio volèrent en éclats, les journaux s’envolèrent. — Bowen ! Je perds le contrôle ! — Mariketa ! Dans un rugissement, Bowen se jeta sur elle pour la sortir d’entre les miroirs. Mais il ne parvint pas à la faire bouger d’un pouce. La sorcière était retenue par les miroirs. Ses yeux argentés foncèrent, comme si on y injectait de l’encre noire. — Ça ne va pas du tout ! s’écria-t-elle. — Non, Mari ! Ne fais pas ça ! Il passa la main devant le visage de Mari, mais sa paume brûla aussitôt. — Oh, Hécate, noooon ! hurla-t-elle. Dans ses mains, la lumière explosa comme une bombe, avec une intensité qui aveugla brièvement Conrad. — Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il. Que se passe-t-il ? Mariketa haletait. — Néomi… a un corps. Il regarda autour de lui. — Mais où est-elle ? Dis-moi ! — Il y a un problème ! Il… Son corps se raidit, s’immobilisa. Elle se mit à fixer le miroir sans ciller. — Non, Mari ! MacRieve se servit de son autre main pour masquer ses yeux, jusqu’à ce que deux trous noirs apparaissent dans celle-ci aussi. Il tenta de nouveau de la tirer, mais malgré sa force, il ne la fit pas bouger d’un pouce. — Quel est le problème, sorcière ? Où est Néomi ? demanda Conrad, impatient. Où s’est-elle incarnée ? Mais réveille ta sorcière, Lycae ! s’emporta-t-il en se dirigeant vers Mari. Bowen se retourna, lèvres retroussées, crocs menaçants. — Fais gaffe, vampire. Je suis à deux doigts de la transformation. — Comment vais-je trouver Néomi ? Mais brise ce foutu miroir, non de Dieu ! — Hors de question. Cela pourrait la tuer. — Mets quelque chose de plus gros devant elle ! — Elle brûle tout ! — Combien de temps peut-elle rester ainsi ? — Elle peut rester comme ça pour toujours, connard ! C’est ce que je t’ai expliqué ! MacRieve rugit. Ses iris étaient devenus bleus, et la silhouette de la bête scintillait autour de lui. Si le Lycae se transformait parce que son épouse était en danger, même Conrad ne parviendrait pas à le vaincre. — Bon Dieu, je ne sais pas où est Néomi ! dit-il en faisant les cent pas dans la pièce. Il avait souvent rêvé qu’elle se trouvait en danger, hors de sa portée. Dans ses cauchemars, elle était… prise au piège, dans le noir ? Il se tapa le front. Elle était prisonnière quelque part. Et c’était pour cette raison que la sorcière n’avait pu la lui ramener. Mais où pouvait-elle être ? Attends une minute. Si la sorcière était parvenue à régénérer le corps de Néomi, puis à y introduire son esprit, avant d’être interrompue… La réponse était là, évidente. — Je sais où elle est ! Mais il ne pouvait pas glisser jusqu’à elle, n’étant jamais allé dans cet endroit. — J’ai besoin d’une voiture ! MacRieve et la sorcière étaient venus par le miroir, Nikolaï était parti avec la sienne. Le Lycae l’ignora, caressa le menton de la sorcière. — Mari, mon amour, cela va être très, très douloureux. Et il se plaça devant elle. La peau de son torse fondit, mais il serra les dents, encaissa. — Il faudra qu’on ait une petite discussion, toi et moi, quand tout sera terminé, souffla-t-il d’un air furieux. Où suis-je ? Néomi ouvrit les yeux. Elle se trouvait dans un espace confiné, humide, et sans lumière. Elle n’avait mal nulle part, sa blessure semblait avoir totalement disparu. Mari avait réussi ! Mais où étaient-ils tous ? Pourquoi était-elle seule ? Une idée horrible tenta de se frayer un chemin dans son esprit, mais elle l’écarta. Respirer était difficile et faisait beaucoup de bruit, dans cet espace fermé. Elle attendit d’être plus calme, puis voulut se redresser, mais se cogna la tête. — Nooon, gémit-elle, prise de tremblements. Ce n’est pas possible. Ses larmes se mirent à couler. Seigneur Dieu, non, pas ça ! Elle était dans son cercueil, dans le carré de la communauté française du cimetière Saint-Louis. Au moins trente autres cercueils se trouvaient à proximité. Conrad va venir me chercher. Il me trouvera, j’en suis sûre. Mais les heures passèrent, interminables, sans qu’il se manifeste. Tout en respirant l’air fétide, elle luttait pour ne pas penser aux corps qui se décomposaient autour d’elle. Il n’y avait aucun os dans son cercueil. Tous avaient repris leur place, dans son corps. Elle avait réintégré ce corps, ce qui signifiait qu’elle était de nouveau en vie. Elle avait retrouvé un corps… mais pour combien de temps ? Puis arrivèrent les insectes. Elle hurla, hystérique, jusqu’à ce que l’air vicié se raréfie. Chapitre 41 — Putain de merde ! hurla Conrad en direction du ciel. Il n’avait pas de voiture, pas de solution pour retrouver Néomi. Il ne pouvait pas glisser jusqu’à elle, n’ayant jamais mis les pieds dans aucun des cimetières de La Nouvelle-Orléans. Le domaine des Valkyries se trouvait tout près d’Élancourt. Il pouvait courir jusque-là et voler une voiture. Mais pour aller où ? Rarement, dans son existence, il avait envisagé de demander de l’aide. Et jamais il ne l’avait fait. Mais maintenant qu’il devait s’y résoudre, un seul nom lui venait à l’esprit. Nikolaï. Au fond de lui-même, Conrad était encore un Wroth, et il avait besoin de l’aide de son frère. Ce frère qui était prisonnier de Kristoff. Conrad glissa jusqu’à Mont Oblak. — Nikolaï ! lança-t-il en déambulant dans les couloirs sombres du château. Sa voix résonna ; des gardes se lancèrent à sa poursuite. Bientôt, un groupe de soldats arriva sur lui, épée en main, surpris, sans doute, qu’un vampire aux yeux rouges se promène librement dans la forteresse des Abstinents. Conrad encaissa leurs coups, attrapa leurs épées de ses mains ensanglantées, les lança au loin. Puis il descendit plus profondément encore dans les entrailles du château, tordant des cous au passage, mais sans jamais tuer les soldats immortels. — Nikolaï ! rugit-il de nouveau. — Conrad ? Conrad suivit la voix jusqu’à une cellule de belle taille. À l’intérieur, derrière d’épais barreaux, se trouvaient ses trois frères. Ils le regardèrent, stupéfaits. Conrad savait qu’il faisait peur à voir. Il avait du sang partout, des blessures ouvertes sur tout le corps, le visage tuméfié par les coups des démons. — Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda Nikolaï. Et c’est le sang de qui, ça ? Conrad examinait les barreaux de la cellule. Des obstacles. — Je n’ai pas le temps de répondre à tes questions. — Tu ne dois pas rester ici, dit Murdoch. Ils t’exécuteront, s’ils te capturent. Conrad eut un rire grave. — Je les mets au défi de faire l’un et l’autre, dit-il en cherchant à écarter les barreaux. Je dois arriver jusqu’à elle. Serrant les dents, il insista, tira… — Ils sont protégés, comme l’étaient tes chaînes, dit Sebastian. Le bois, le métal et la pierre qui les entourent sont tous renforcés. Tu ne peux pas… Conrad tordit les barreaux, fit céder le métal. — Seigneur, murmura Nikolaï. — J’ai besoin que tu m’aides à retrouver ma femme, grogna Conrad en arrachant le reste des barreaux. Je ne suis pas fou, mais j’ai besoin de toi pour glisser jusqu’aux cimetières de La Nouvelle-Orléans. Les connais-tu ? Nikolaï restait bouche bée. — Ta… femme ? — Son cœur bat, dit Murdoch. — Tu les connais, oui ou non ? Nikolaï hocha lentement la tête. — Bien sûr. Je les connais tous. Myst et moi allons souvent y chasser les goules. — Acceptes-tu de m’aider ? — Conrad, écoute, calm… — Va te faire foutre avec ton calme, Nikolaï ! Conrad sentit soudain un pouvoir immense derrière lui. — Voici donc Conrad Wroth, dit Kristoff. Sans se retourner, Conrad eut un sourire narquois. — Tiens, l’enfoiré de Russe. Qu’est-ce que tu veux ? — Je savais que les Wroth étaient génétiquement incapables de saluer un roi, mais une toute petite pointe de respect… Conrad fit face au vampire de souche, encadré par sa garde royale. — Tu as mis à mal tous les gardes du château, ce dont aucun bataillon de la Horde n’est capable. Tes frères ne m’avaient pas dit que tu étais fort à ce point, dit Kristoff d’un ton léger. Ses yeux pâles étaient vides d’expression, mais il essayait d’analyser la situation, Conrad le sentait. Et il pensait savoir ce que voulait Kristoff. — Mais après tout, tu as été animé. — Je n’ai pas de temps à perdre en palabres, rétorqua Conrad. Je te tuerai si c’est le seul moyen de te faire taire. Les gardes se redressèrent, prêts à frapper. — Me tuer ? Mais tu n’aurais jamais rencontré ta femme, si je n’avais pas été là, et si tes frères n’avaient pas été là. Tu serais mort il y a trois cents ans, sans nous. — J’avais compris, merci ! Kristoff se tourna vers Nikolaï. — Il a neutralisé tous les gardes sans en tuer un seul, comme s’il voulait faire passer un message. Tu avais raison, Conrad n’est pas perdu. Il est… pas mal de choses, à vrai dire, mais pas perdu. Il doit pouvoir se racheter. De mon côté, je sais reconnaître mes erreurs. Mais tu aurais dû venir me voir, plutôt que de violer délibérément toutes nos lois. — Je ne pouvais pas prendre le risque que tu dises non, déclara Nikolaï. C’est mon frère, ajouta-t-il, comme si cela expliquait tout. Kristoff reporta son attention sur Conrad. — Jure-moi fidélité, et vous partirez tous les quatre en tant qu’alliés de mon royaume. Sinon, je te combattrai. Il n’avait plus le temps de se battre. — Je jure… de ne jamais vous combattre, ni toi ni ton armée. Kristoff l’observa un moment, puis lâcha : — Bon, pour le moment, cela devrait suffire. À l’intention des frères de Conrad, il ajouta : — Prenez une petite semaine de congé. Et je vous en supplie, demandez à vos femmes de cesser de comploter contre moi. Quand le roi et ses hommes eurent disparu, Nikolaï se tourna vers Conrad. — Tu dois me dire ce qui s’est passé, pour que je puisse t’aider. Qui est ta femme ? — C’est Néomi, une danseuse. Elle est petite, magnifique. Je l’aime tellement que c’en est douloureux. Je dois la trouver. — Mais pourquoi faut-il que tu ailles dans un cimetière ? — C’était un fantôme, celui dont je vous ai parlé. Mais elle ne l’est plus. Elle est morte une nouvelle fois, ce soir, et a probablement été ressuscitée, ou réincarnée – j’ai pas compris la différence –, mais la sorcière, le loup-garou et moi, on a perdu son corps. Enfin, un des corps. Alors, je vais aller dans tous les cimetières de cette foutue ville et je vais essayer d’entendre les battements de son cœur. Il y eut un silence, puis Sebastian haussa les sourcils. — Fantôme, le retour. Au même moment, Murdoch murmurait : — Il est complètement à l’ouest, cette fois. Conrad leur lança un regard haineux. — C’est vraiment arrivé ! — Je ne sais plus trop quoi espérer, dit Sebastian. Soit Conrad est fou à lier. Soit sa femme est un esprit venu de l’au-delà dont on a perdu le corps. Pour moi, c’est du perdant-perdant, cette histoire. — Il n’a jamais rien fait comme les autres, dit Murdoch en donnant une petite tape dans le dos de Conrad. Bon, j’aimerais pouvoir rester, mais j’ai une urgence qui m’attend depuis plusieurs semaines. Bonne chance, Conrad. Et il disparut. — Nikolaï, tu t’occupes de lui ? demanda Sebastian. Il faut que je m’assure que les Valkyries lèvent le pied. Conrad se tourna vers Nikolaï, luttant pour garder son calme. Pendant qu’ils discutaillaient, sa femme était seule dans le noir. Avait-elle peur ? Il retint un frisson. Pour retrouver Néomi, il devait les convaincre qu’il n’avait pas perdu la raison. — Écoutez, je sais que cela paraît fou. Mais je… je vous demande, pour une fois, de me croire. Je veux juste aller dans ces cimetières. — Je n’ai pas souvenir qu’il nous ait jamais demandé quoi que ce soit, remarqua Sebastian. Conrad se prit la tête entre les mains. — Nikolaï, je t’en prie, elle va… elle va avoir peur. Sa voix se brisa sous l’effet de l’émotion. — Vas-y, Sebastian, dit enfin Nikolaï. Et dis à Myst que je serai bientôt de retour. Quand Sebastian eut disparu, Conrad regarda Nikolaï. — Tu… tu me crois, alors ? — Je… Non, répondit Nikolaï, gêné. Je ne suis pas sûr de pouvoir accepter tout ce que tu as dit. — Alors, pourquoi m’aider ? — Pour une raison que j’ignore, tu as terriblement besoin de ce que tu demandes, et tu es venu me chercher afin que je t’aide à le trouver. Parce que je suis encore ton frère, que tu le veuilles ou non. Chapitre 42 Cimetière Saint-Louis, La Nouvelle-Orléans Dans le troisième cimetière qu’ils visitèrent, les tombes avaient connu des jours meilleurs. Beaucoup étaient abîmées par le temps, avec des bas-reliefs en piteux état et des grilles rouillées. Les averses se succédaient, minuit était passé depuis longtemps, mais ce labyrinthe improbable était encore très animé. Des touristes ivres terminaient leur circuit « Fantômes » en braillant. Ils s’arrêtèrent pour tracer trois croix sur le fronton d’une petite tombe. — Ce n’est même pas celle de Marie Laveau, grommela Nikolaï. Mais Myst dit que la prêtresse trouve ça très drôle. Conrad s’approcha du groupe et hurla : — Foutez… le… camp ! Il y eut un silence de mort, puis les touristes détalèrent en trébuchant dans l’allée gravillonnée. — Conrad, dit Nikolaï lorsqu’ils furent seuls, il est possible que tu ne trouves pas ce que tu cherches. Ou bien que tu voies cette tombe et qu’elle ne contienne que ce que cette femme… était. Tu dois te préparer à cette éventualité. Ses restes. Conrad secoua la tête et continua d’avancer, à l’affût du moindre bruit. Il devait faire abstraction des grillons, de la circulation dans le lointain… et de son propre cœur, qui battait à tout rompre… Il tourna soudain la tête vers la gauche. Là. Un battement, à peine audible. — Je l’entends ! — Comment peux-tu être sûr que c’est elle ? — Je connais son cœur. Il se laissa guider jusqu’à un immense caveau blanc contenant au moins sept niveaux. L’angoisse l’étreignit. Était-elle réellement là-dedans, dans un de ces cercueils ? J’ai rêvé qu’elle étouffait de terreur… Non ! Ne pense pas à cela maintenant. Tu dois rester concentré ! Le battement l’amena à un emplacement du troisième niveau. La plaque en marbre qui le refermait était illisible. D’un seul coup de poing, Conrad la fit voler en éclats. À l’intérieur se trouvait un petit cercueil noir. Il le tira, le posa dans l’allée de gravier. — Conrad ! dit Nikolaï en lui tenant l’épaule. Tu dois être prêt à… Conrad hocha la tête, saisit le couvercle et l’arracha. — Néomi ! Elle avait les yeux clos, était inerte. Des lambeaux de dentelle et de rubans étaient éparpillés sur son corps nu. De la poussière tachait son visage et ses cheveux. Dans un cri, Conrad la prit dans ses bras, la serra contre lui. — Néomi ! Parle-moi ! Rien. Conrad lui caressa le visage. Pas de réaction. Mais pourquoi ? Elle semblait parfaite, sa peau était tiède et rose. Il la secoua comme une poupée. — S’il te plaît, mon amour, dis quelque chose. Un battement de paupières. Et elle ouvrit les yeux. Si bleus. Elle toussa. — … savais… tu viendrais… Puis elle éclata en sanglots. Prévenant, Nikolaï s’approcha et donna sa veste à Conrad pour qu’il la couvre. — Je… je sa-savais que t-tu viendrais me chercher, murmura-t-elle en tremblant. Conrad la serrait contre lui. Un peu trop fort, peut-être, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. — Toujours, koeri, dit-il en la berçant. Je serai toujours là pour toi. Tu es si courageuse. Il leva alors les yeux vers Nikolaï, qui les regardait, stupéfait. — Ma vengeance n’est plus, dit Conrad d’une voix brisée par l’émotion. Tu as toute ma reconnaissance, mon frère. — Pardonne-moi d’avoir douté, s’excusa Nikolaï, sincère, avant d’ajouter : As-tu vraiment appelé ta femme « leurre » ? C’est un mot gentil, pour toi, Conrad ? Devant le regard agacé de son frère, il leva les bras. — Pardonne-moi, cela ne me regarde pas. Puis il se tourna vers Néomi et murmura : — Bienvenue dans la famille. Et il disparut. Peu après, Conrad glissa avec elle jusqu’à leur salle de bains, à Élancourt. Sans la lâcher une seconde, il lui fit couler un bain, puis la déposa délicatement dans l’eau. — Est-ce que tu te réchauffes ? lui demanda-t-il tout en la lavant. Elle fit oui de la tête. Elle semblait encore sous le choc, et se remit à pleurer. — Néomi… est-ce que tu as… mal quelque part ? — Non, c’est juste que… j’ai eu peur. Et je n’arrive pas à arrêter de pleurer. — Te voir ainsi est une torture pour moi. Dis-moi ce que je peux faire pour t’aider. — Pardonne-moi. Je savais que tu viendrais, mais être comme ça, dans le cerc… Enfin, c’était dur. Il ramena une mèche de cheveux derrière son oreille. — Je sais. Ce devait être terrifiant. Elle parut intriguée, soudain. — C’était Nikolaï, avec toi ? Comment a-t-il fait pour venir ? — Je… je les ai libérés. — Tu es allé là-bas tout seul ? Comme il hochait la tête, elle eut un petit cri. — As-tu été blessé ? Je ne t’ai même pas bien regardé… — Absolument pas, dit-il, ravi de la voir s’animer un peu. — Mais à quoi songeais-tu en allant te jeter ainsi dans la gueule du loup ? — J’avais besoin de l’aide de Nikolaï pour te retrouver. J’étais prêt à tout. — Il m’a souhaité la bienvenue dans la famille. Lui as-tu dit que nous allions nous marier ? Parce que si la proposition est toujours valable… De nouveau, ses grands yeux bleus brillèrent de larmes. — Nous parlerons de tout cela plus tard, dit Conrad en soupirant. Quand tu te sentiras mieux. — Que… que veux-tu dire ? demanda Néomi en sanglotant de plus belle. — Écoute-moi… Chuuuut, mon amour. C’est ma faute. Les démons continueront à me chercher. Et s’ils découvrent que tu es vivante, ils n’arrêteront jamais. — Alors, mets-moi à l’abri. Je ne sortirai jamais d’ici sans toi. J’ai retenu la leçon, je resterai dans le périmètre protégé par la magie. — Je ne peux pas faire ça, Néomi. Je t’aime. Beaucoup trop pour te faire souffrir encore. Il avait dit « je t’aime ». Et elle n’avait plus à redouter d’entendre ces mots. Parce que, cette fois, elle avait vraiment été ramenée à la vie. Nous allons vivre ensemble… — Et tu… tu pourrais trouver tellement mieux que moi. Tu as toute la vie devant toi, pourquoi devrais-je absolument en faire partie ? — Trouver mieux ? Je peux savoir ce qui cloche avec l’homme que j’aime, exactement ? — L’homme que tu aimes… répéta Conrad, visiblement ravi de ce qu’il entendait, avant de reprendre un ton grave. Jamais je ne marcherai en plein soleil avec toi, jamais je ne partagerai un repas avec toi. Les Kapsliga et d’autres ennemis continueront à envoyer des tueurs à mes trousses. Et puis, je ne suis toujours pas complètement rétabli… dans ma tête. Elle se dressa dans la baignoire, posa ses mains sur le visage de Conrad. — Je n’aime pas avoir la peau bronzée, et je ne partage jamais mon assiette, de toute façon. Et nous serons prêts pour les Kapsliga. Quant à ta tête, tu vas continuer à faire des progrès chaque jour, comme tu l’as fait jusqu’à présent. — J’ai bu ton sang. J’aurais pu te tuer. — Mais tu ne m’as pas fait mal. Conrad, j’ai adoré ça. — Alors, pourquoi étais-tu en colère ? — Parce que Nïx m’avait dit que le jour où quelqu’un découvrirait comment j’étais revenue serait aussi le jour de ma mort. Je ne pouvais pas te le dire ! J’aurais tellement aimé, pourtant… Quand tu as bu mon sang, j’étais persuadée que tu allais t’emparer de mes souvenirs et découvrir la vérité. J’ai cru que j’avais été condamnée à mourir encore plus tôt que je ne l’avais envisagé. Il posa son front contre celui de Néomi. — Jamais je n’aurais imaginé… — Bon, maintenant, laisse-moi voir ton bras. Comme il résistait, elle ajouta : — Tu as juré que le jour où cette marque disparaîtrait, tu ferais de moi ta femme. Il retira son bras. — Mais c’était avant que tu ne meures… encore. — Peu importe, dit-elle en déboutonnant sa chemise d’une main tremblante. Les Wroth tiennent toujours parole, non ? Il retira sa chemise, et elle ôta le pansement. Dessous, la peau était lisse, parfaite. Il soupira, s’avouant vaincu. — Néomi, je t’épouserai à la première occasion si tu m’accordes cette chance. Je ne veux plus jamais que nous soyons séparés. — Même si je ne suis qu’une mortelle ? — Je te veux pour toujours. Je trouverai un moyen pour te garder avec moi, crois-moi. De la poche de son pantalon, il tira la boîte en velours noir. — J’aime tant cette bague, dit-elle lorsqu’il la lui passa au doigt. Et j’aime l’homme qui vient avec. As-tu seulement idée du mal que j’ai eu à la refuser, à l’Opéra ? — As-tu seulement idée du mal que j’ai eu à la remettre dans ma poche ? — Pardonne-moi, mon amour. Je n’avais pas le choix. Comment aurais-je pu te promettre un avenir que je n’avais pas ? Mais maintenant, je peux dire combien je suis fière de t’épouser. — Néomi, je… je redoute de te décevoir, malgré tout. J’ai peur de mal faire, de te heurter… Cela prendra peut-être un peu de temps, mais sache que je ferai tout pour m’améliorer. — C’est tout ce que je demande… En fait, non, ce n’est pas tout. Je voudrais que nous vivions ici, Conrad. Cela te conviendrait-il ? Pouvons-nous racheter Élancourt à ton frère ? — Je t’achèterai la propriété que tu souhaites. Mais es-tu sûre de vouloir rester ici ? C’est l’endroit où tu as été assassinée… — J’y habite depuis quatre-vingts ans, je m’y suis habituée. Et puis, si je n’avais pas été assassinée, je ne t’aurais pas rencontré. Tu m’as dit que tu aurais aidé le Russe à planter son épée en toi pour être avec moi. Moi, je me serais jetée sur le poignard de Louis, pour être avec toi. Conrad était troublé, submergé par l’intensité de ses émotions. Il l’embrassa, prenant possession de ses lèvres, de sa bouche. Lorsqu’ils s’écartèrent l’un de l’autre, le souffle court, il murmura : — Nous resterons donc ici. Mais seulement si tu me permets de faire revivre cet endroit pour toi. — Pourquoi pas ? dit-elle, songeuse. Tu as déjà fait revivre la maîtresse des lieux, après tout… Un bruit fracassant leur parvint soudain d’en bas, suivi d’un hurlement. — C’était Bowen, non ? Ils sont encore là ? s’étonna Néomi. — Oh, merde, la sorcière ! J’avais oublié. Elle est entrée en transe ! — Aide-moi à descendre au studio, Conrad ! Il la sécha, lui passa une robe de chambre et la fit glisser jusqu’au studio. Ils y trouvèrent Bowen, qui tenait Mari dans ses bras. Il était couvert de sang et de plaies à vif. Mari était livide, encore sous le choc. — Ça a marché, alors ? dit Bowen à Conrad. — Oui, tous nos remerciements… — Je ramène Mari à la maison. Et ensuite, dit-il à l’adresse de sa femme, tu es en congé pour une durée indéterminée. Mari hocha faiblement la tête. — Ne jamais regarder dans un miroir. Jamais. Comme Bowen se levait et se dirigeait vers le miroir en la serrant dans ses bras, elle se dégagea un peu, songeuse. Et, juste avant de disparaître, elle posa son index sur ses lèvres, à l’intention de Néomi. Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda cette dernière. Ils s’enfoncèrent dans le miroir, sans laisser de trace. Lorsque Néomi se regarda dedans, le reflet de son visage de spectre lui apparut brièvement, puis disparut. Chapitre 43 Les semaines qui avaient suivi son retour à la vie auraient été les plus heureuses de son existence, Néomi en était certaine, si elle n’était pas revenue… différente, pensa-t-elle en écartant une mèche de cheveux sur le front de Conrad, endormi. Peu après son retour, ils s’étaient mariés, dans l’intimité. Dès qu’elle avait repris des forces, après les événements de cette nuit agitée, Conrad avait fait venir à Élancourt un officiant du Mythos pour qu’il célèbre leur union. Elle s’en voulait d’avoir épousé Conrad sans lui parler de ses doutes. Surtout après avoir découvert que Bowen avait failli ne pas ramener Mari de sa transe dans le miroir. Quelque chose était allé de travers. Néomi le sentait. Elle avait changé. Elle continuait à dormir le jour, comme avant, mais n’avait plus besoin que de quelques heures de sommeil, quatre en général. Elle pouvait manger, ou pas, les mets raffinés que Conrad lui rapportait du monde entier. Elle avait essayé d’entrer en contact avec Mari, mais avait été informée que Bowen et elle se trouvaient sur une île au large du Belize. Néomi aurait aimé confier son nouveau secret à Conrad, mais elle ne voulait pas l’inquiéter. Il était tellement enthousiaste, faisait mille projets, impatient de bâtir leur vie à deux. Il avait déjà entrepris de rénover Élancourt, et il semblait tellement heureux, réellement ravi de ce que l’avenir semblait leur réserver. Pourtant, lorsque Néomi avait constaté qu’une coupure à son doigt avait disparu en une heure, elle avait été si stupéfaite qu’elle avait abordé le sujet, d’un ton hésitant. — Je m’inquiète, Conrad. J’ai parfois l’impression de… ne pas être humaine. — Mais bien sûr que si, tu es humaine, avait-il répondu en la prenant dans ses bras pour la faire tourner jusqu’à ce qu’elle lui sourit. Que pourrais-tu être d’autre ? Le lendemain de son incarnation, elle avait été réveillée par des coups de marteau. Conrad s’attelait très sérieusement à la restauration de la maison. Mais dès que Néomi avait été en meilleure forme, les travaux étaient allés beaucoup moins vite. Elle trouvait le corps de son bricoleur de mari absolument irrésistible. Chaque fois qu’elle le voyait, torse nu, muscles saillants et luisants de sueur, il fallait qu’elle le séduise. « Je suis de nouveau en forme ! disait-elle. Et pour moi, être en forme, c’est être affamée de sexe. » Ce à quoi Conrad répondait : « À ton service ! » Un jour, dans le studio, alors qu’elle l’observait, elle avait éprouvé une fierté et un désir si forts qu’elle en avait été bouleversée. Il avait amoureusement huilé la barre d’exercice en acajou. — Je te regarderai danser, ici, avait-il dit de sa voix grave. Je te regarderai pendant des heures, et ensuite, je lécherai ta peau moite. Ils n’étaient même pas arrivés jusqu’au lit. Une telle attention avait donné à Néomi envie de recommencer à danser, de profiter de ce studio qui avait si peu servi. Dès qu’elle s’en était senti la force, elle avait repris les entraînements. Son amour de la danse était intact. Elle ne pourrait jamais remonter sur scène, mais avait décidé d’ouvrir une école de danse du Mythos. Il n’en existait aucune, et elle avait été très émue d’apprendre que bien des enfants du Mythos, avec leurs cornes, leurs ailes et leurs cris de sirène, ne pouvaient pas s’inscrire dans les écoles humaines. Lorsqu’elle avait demandé à Conrad ce qu’il pensait de son idée, il avait répondu : — Si ça peut te faire plaisir, recrute tous les petiots du Mythos qui aiment le rose ! Mais il faudra que je trouve comment agrandir le studio, moi. Conrad bougea dans son sommeil. Mais pas à cause d’un cauchemar. Il se tourna vers elle, elle lui caressa la joue, et il se rendormit. Les cauchemars se faisaient rares, depuis quelque temps. Il hésitait à boire de nouveau au cou de Néomi une fois avait suffi. Les souvenirs de sa femme avaient été transférés dans son esprit. Néomi avait craint que cela ne réveille la folie en lui, mais en réalité, ils semblaient l’aider. — Je rêve de musique, de rires et de chaleur humaine, lui avait-il dit. C’est… apaisant, d’être dans tes souvenirs. Éveillé, je suis avec toi, endormi, je suis avec toi. Et ça me plaît drôlement. Elle savait qu’il n’était pas guéri pour autant. Pas encore. Il faudrait du temps. Mais l’avenir était tellement prometteur… Si seulement elle avait su ce qu’elle était ! Parfois, lorsqu’elle se regardait dans un miroir ou apercevait son reflet dans une vitre, elle distinguait des bribes de Néomi le spectre l’ombre autour de ses yeux et sur ses pommettes apparaissait par flashs. Sa vision nocturne était aussi bonne que lorsqu’elle était fantôme et, quand elle dormait, elle rêvait qu’elle flottait et déplaçait les objets par télékinésie. Aujourd’hui, elle s’était réveillée avec un pétale de rose serré dans son poing. Nïx venait lui rendre visite régulièrement. Elle examinait longuement Néomi de son regard doré, l’air fasciné. La veille, par exemple, elle était venue et n’avait rien dit de toute sa visite, se contentant de regarder Néomi. — Nïx, qu’est-ce que je suis ? avait finalement demandé Néomi. — Compliquée ? — Je suis revenue différente, c’est ça ? Nïx avait soupiré. — Je n’arrive pas à te percevoir, ni dans le bon sens ni dans le mauvais. Néomi ne se sentait plus rien du tout. Ni humaine ni fantôme. Tu parles d’une réunion informelle… — Assieds-toi, je t’en prie, dit Nikolaï en indiquant un des deux fauteuils en face de son bureau. Sebastian occupait l’autre. Conrad avait glissé jusqu’au château de Blachmount, où habitait Nikolaï, pour y retrouver ses frères. Néomi avait lourdement insisté pour qu’il y aille. Ses frères avaient des questions à lui poser sur son passé, et Conrad voulait racheter officiellement Élancourt à Nikolaï. Il prit place. Savoir Néomi seule, pour la première fois depuis son incarnation, le mettait déjà à cran, mais se retrouver ici ajoutait encore à sa nervosité. — Je croyais que vous seriez là tous les trois, dit-il. Où est Murdoch ? Lui, au moins, aurait su comment détendre l’atmosphère. — Aux abonnés absents, répondit Nikolaï. Nous pensons que cela a quelque chose à voir avec sa promise « secrète ». Je crois que, pour la première fois de son existence, il a des problèmes de couple. — Ça lui fera peut-être du bien, commenta Sebastian. Ça ne te fait pas bizarre de te retrouver là ? ajouta-t-il à l’intention de Conrad. Il hocha la tête. Ce château était l’endroit où Conrad et l’essentiel de sa famille étaient morts. Ses jeunes sœurs avaient pleuré ici, tandis qu’elles succombaient, les unes après les autres. Blachmount était l’endroit où Conrad était né et avait grandi. C’était aussi là qu’il était revenu d’entre les morts. Pendant trois siècles, il avait haï Nikolaï pour la décision qu’il avait prise pour lui en cette nuit fatidique. Aujourd’hui, il lui était redevable, à cause de Néomi. Sans lui et Murdoch, il n’aurait jamais rencontré sa femme. — Ça m’a fait la même chose la première fois que je suis revenu, dit Sebastian. Nikolaï étouffa un rire. — Ça, c’est faux. Tu étais trop occupé à me tabasser. — Bon, la deuxième fois, alors. Un silence gêné s’installa. Conrad regardait autour de lui le bureau lambrissé, Nikolaï jouait avec un stylo, Sebastian bougeait les jambes sans arrêt. Enfin, Nikolaï se leva. — J’ai quelque chose pour toi, dit-il à Conrad. D’un meuble classeur, il sortit une chemise cartonnée et la lui tendit. À l’intérieur se trouvaient l’acte de propriété d’Élancourt ainsi que les contrats de cession. — J’ai fait mettre le domaine à ton nom et à celui de Néomi le soir où tu l’as retrouvée. La tension de Conrad monta encore d’un cran. — Je peux payer, tu sais. — Techniquement, c’est la maison de Néomi, de toute façon, non ? Disons que c’est un cadeau de mariage. Conrad détestait devoir quoi que ce soit à qui que ce soit. — Attends, je reviens. Il glissa jusqu’à Élancourt, vérifia que Néomi dormait bien, remit sa couverture en place, puis alla chercher une bouteille de whisky dans la caisse. Elle lui avait suggéré d’en emporter une, mais Conrad avait refusé en grommelant. De retour à Blachmount, il la tendit à Nikolaï. — Seigneur, dit celui-ci en époussetant l’étiquette. Mais c’est un… c’est un… — Et il est aussi bon que tu l’imagines, termina Conrad. — Alors, arrête de le regarder, et buvons ! dit Sebastian en se levant pour aller chercher des verres. Deux heures plus tard, Conrad se disait que, avec du bon whisky dans l’estomac, parler avec ses frères était beaucoup plus simple. Quand Nikolaï et Sebastian lui demandèrent de raconter ce qu’il avait fait pendant trois siècles, il s’exécuta. Et lorsqu’ils lui posèrent des questions sur Néomi, il raconta fièrement tout ce qu’elle avait fait. — Vous ne verrez jamais personne danser comme elle. Et cette propriété, elle l’a achetée seule. Imaginez un peu ça : dans les années vingt, une célibataire de vingt-six ans, riche, qui savait ce qu’elle voulait… — Ni les chaînes, ni les médicaments, ni la force n’ont réussi à mater Conrad, dit Nikolaï, amusé. Mais une petite ballerine en fait ce qu’elle veut. — Que vas-tu faire, pour sa mortalité ? demanda Sebastian. — Je vais chercher un moyen de la rendre immortelle. Devant leur expression gênée, Conrad ajouta : — Je sais que les chances sont minces, mais c’est toujours plus probable que moi qui l’accompagne au paradis après sa mort, comme scénario. Il vida son verre et en contempla le fond. — Vous ne pensez pas à nos sœurs, quand vous êtes ici ? Nikolaï et Sebastian échangèrent un regard entendu. — Nous allons les ramener, annonça enfin Nikolaï. Nous avons trouvé le moyen de les faire revenir du passé. Pas de changer le cours de l’histoire, juste de revenir avec elles à notre époque. Conrad fronça les sourcils. Nikolaï était-il en train de plaisanter ? — Comment ? — Nous avons une clé magique, annonça Sebastian, avec le plus grand sérieux. Le mot « clé » faisait encore un peu tiquer Conrad. Sebastian les resservit en whisky. — Une déesse nommée Riora m’a accordé un tour de cette clé dans l’unique but de réunir ma famille. Et ça marche, je peux en témoigner. Si Sebastian le sceptique disait que ça marchait, alors… — Et vous vous êtes dit qu’on pourrait faire revenir le Conrad du passé, c’est ça ? — Oui. La proposition tient toujours. Réfléchis. Finis les yeux rouges, finis les souvenirs des autres qui te polluent l’esprit. — Et qu’arriverait-il au Conrad d’aujourd’hui ? — Tu t’évanouirais. — Je savais bien que vous aviez un as dans votre manche… Pour que vous soyez aussi sûrs de ma guérison, il le fallait. Mais cela ne m’intéresse pas. — Tu n’as pas envie de redevenir humain ? demanda Nikolaï. — Plus d’yeux rouges, plus de sang… — Et plus de force pour protéger Néomi, dit Conrad en secouant la tête. Or, je dois absolument pouvoir assurer sa sécurité. Il but d’un trait son whisky, avant de leur demander : — Pourquoi ne pas l’avoir fait, tout simplement ? Pourquoi vous être donné la peine de me capturer ? — Nous voulions que tu sois dans un état stable pour que tu puisses prendre cette décision toi-même. Nous allions t’ôter ton immortalité, et tu aurais perdu trois cents ans de souvenirs. C’était une grave décision. Et je ne voulais pas commettre deux fois la même erreur, conclut Nikolaï à mi-voix. — Il n’y a pas eu d’erreur, déclara fermement Conrad. Tu as pris une décision fatidique, et j’ai une dette envers toi. — Parfait. Alors, tu nous donneras bien un petit coup de main pour élever les filles ? Leurs sœurs allaient revivre ! Il allait avoir la chance de mieux les connaître. Néomi pourrait même leur apprendre la danse, pourquoi pas ? la grande surprise de Nikolaï et Sebastian, un large sourire se dessina sur les lèvres de Conrad. — Bon, quand est-ce qu’on va les chercher ? — Dès que Murdoch sera de retour. Conrad ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se figea. Quelque chose cloche. Aussitôt, un frisson lui parcourut l’échine. — Je reviens, dit-il, disparaissant aussitôt pour Élancourt. Il glissa droit dans le feu. Chapitre 44 Néomi rêvait qu’elle flottait et traversait les murs de nouveau. Mais elle aurait aimé se réveiller, parce qu’elle avait dans la bouche un goût de… fumée ? Elle eut soudain du mal à respirer, se mit à suffoquer. La fumée était partout. Dans un demi-sommeil, elle perçut les flammes, tout autour d’elle, sentit leur chaleur. Un incendie ! Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à me réveiller ? La tête lui tournait… Besoin d’air frais… Enfin, elle parvint à ouvrir les yeux. Et les referma, incrédule. La pièce était noire de fumée ; les flammes léchaient les murs, montaient jusqu’au plafond. Les poutres, au-dessus d’elle, gémissaient sous leur assaut. — Néomi ! Conrad ! Il était rentré ? À travers les flammes, leurs regards se croisèrent. Au même moment, une poutre céda, et une partie du plafond tomba entre eux. Conrad se rua en avant pour la faire glisser hors de la pièce, mais n’y parvint pas. Ses bras s’étaient refermés sur le vide. Lorsqu’il échoua une seconde fois, il plongea dans les flammes, écartant de son passage les poutres rougeoyantes. Pourquoi semblait-il horrifié ? Elle n’était pas blessée, n’avait même pas une égratignure. À vrai dire, elle ne sentait rien. Rien du tout. Puis elle baissa les yeux. Non. Non ! Le bas de son corps était pris dans l’enchevêtrement de poutres et de planches tombées du plafond. Elle était écrasée. Pourquoi suis-je encore consciente ? Pourquoi n’ai-je pas mal ? Elle comprit alors. Je suis morte… encore une fois ? Elle avait retrouvé son incorporalité et portait sa vieille robe noire, ses bijoux d’avant… Un bruit fracassant lui fit lever la tête. Le plafond de la chambre avait presque totalement disparu, et le toit était à son tour la proie des flammes. Déjà, il s’affaissait par endroits. Les énormes poutres se mirent à tomber l’une après l’autre, javelots de flammes venant se planter dans le plancher. Conrad cherchait toujours à la rejoindre. Il évita une poutre, deux… — Conrad ! Non ! La troisième le cloua sur le sol. Quelques secondes plus tard, le toit s’effondra sur lui et l’ensevelit. Néomi hurla et se précipita pour tenter de le dégager, flottant entre les flammes, entre les débris. Elle ne le trouvait pas, ne le voyait pas ! Puis, à ses pieds, un ruisselet de sang se mit à couler d’un amoncellement de débris. Cade connaissait bien l’endroit où il se trouvait ce soir. Assis au bord du toit d’un immeuble du centre-ville, il surplombait l’appartement de sa femelle, dans l’immeuble voisin, et pouvait aisément observer son loft avec piscine, au dernier étage. Cade n’avait pas prévu de venir, ce soir, mais le besoin de la voir avait été plus fort. Elle était là, sur la terrasse. Holly Ashwin. Sa Holly chérie. C’était une forte en maths qui portait des lunettes, pas de maquillage et un chignon strict, mais qu’il trouvait plus sexy que toutes les femmes qu’il avait jamais rencontrées. Comme chaque fois, il resta interdit devant ses manies. Elle était en train de nettoyer un appartement déjà impeccable. Bizarres, ces humains, tout de même. Elle aurait piqué une syncope si elle avait pu voir où il vivait. Ils étaient décidément à l’opposé l’un de l’autre sur bien des points. Holly était érudite, il était inculte. Sa vie était organisée dans les moindres détails ; Conrad n’avait d’autre programme que se lever, manger, faire des trucs, dormir, rien de tout cela n’étant obligatoire. Elle ne buvait même pas, songea-t-il en avalant une gorgée de sa bière. Avait-elle des invités, ce soir ? Son connard de petit ami, peut-être ? Cade serra les poings. Au même moment, il entendit des pas. Enfoiré de Rydstrom. Son frère l’avait retrouvé. — Qu’est-ce que tu fous ici ? demanda Cade. — Je te retourne la question, répondit Rydstrom en lui lançant un regard déçu. Tiens, je le connaissais pas, celui-là. — Tu m’avais dit que tu ne viendrais plus ici. — J’ai eu une rechute, grommela Cade. — Les humaines nous sont interdites, et il y a une raison à cela. Si tu ne t’es pas encore mis ça dans le crâne, il faudrait que tu y travailles. Ce qui s’est produit avec l’épouse du vampire montre justement pourquoi mortels et immortels ne devraient jamais se fréquenter. — Es-tu seulement sûr que Néomi est morte ? — Oui, dit Rydstrom. J’ai demandé à Nïx. Pourquoi les mortels meurent-ils si facilement ? Un tout petit coup d’épée de rien du tout, et elle avait rendu l’âme à jamais. Elle ne méritait pas de mourir comme ça. — Elle est morte, et maintenant, son vampire sillonne le monde à la recherche de quelque chose qui m’appartienne et qu’il pourrait détruire, fit Cade, songeur. « Tu paieras mille fois, démon », avait juré Wroth. Chercher à nouer des liens avec Holly maintenant, c’était la condamner à mort. — Cela te fait une raison de plus de résister à la tentation, dit Rydstrom. Tu dois l’oublier. — Tu crois que je n’ai pas essayé ? Tu crois que je ne me rends pas compte du ridicule de la chose ? Je craque pour une humaine qui a mille ans de moins que moi ! — Par conséquent, c’est une bonne chose que nous quittions définitivement cette ville. Nïx nous donne une dernière occasion de détruire Omort – un boulot à faire pour elle. C’est notre dernier espoir de récupérer ma couronne. — C’est quoi, le plan ? demanda Cade, même s’il s’en fichait royalement. Il aurait accepté n’importe quelle mission pour se changer les idées, oublier ce qu’il avait infligé à Néomi et ce qu’il était tenté de faire à Holly. Même Nïx n’avait pas deviné ses projets. — Nous aurons des instructions dans la semaine. Tiens-toi prêt à partir dans les plus brefs délais. — Je suis toujours prêt, soupira Cade. — Je le répète, mon frère. C’est notre dernière chance. Je dois être certain que tu auras la tête à ce que tu fais. — J’ai dit que je serais prêt ! Le boulot sera fait, quel qu’il soit. Cade se leva et regarda Holly. Une dernière fois. Après un long regard en direction de sa femelle, Cade sauta du toit. À peine eut-il disparu dans la nuit que Nïx apparut sur les dernières marches de l’escalier du toit et rejoignit Rydstrom. — Alors, comment a-t-il réagi ? Rydstrom la regarda, pas surpris une seconde qu’elle les ait trouvés. — Tu ne le sais pas ? — Je suis savante, mais… — … tu ne sais pas tout, oui, oui, soupira Rydstrom. Cade a juré de faire son devoir. Lorsqu’elle vit Holly, Nïx la fixa de son regard doré, et ses pupilles se dilatèrent. — Et s’il découvre que Néomi est encore en vie ? — Lui mentir me pèse beaucoup. Es-tu certaine que je ne peux pas le lui dire ? Nïx le regarda. — J’ai refait cent fois le chemin sur l’arbre de la décision. Des milliards d’événements descendent de cette fourche décisionnelle : lui dire ou pas. Il doit en être ainsi. — Donc, tu as vu mon avenir ? — En partie. C’est du lourd. Top qualité. — Raconte. Elle eut un soupir agacé. — Franchement, Rydstrom, un jour, il faudra que tu apprennes à demander. En attendant, j’ai un truc à faire. Faut que j’y aille. Un mystère doit m’être révélé ce soir, je frémis d’impatience ! — Tu ne peux pas partir comme ça ! Et si nous avons besoin de te contacter ? Elle lui sourit, mais son regard était déjà vide, son esprit ailleurs. — Tu es trop gourmand, démon. Et Nïx ne peut pas être partout. Chapitre 45 Si Néomi était morte, cela signifiait qu’elle avait le pouvoir de sauver Conrad. De nouveau, elle pouvait déplacer les choses par télékinésie. D’un mouvement de la main, elle écarta les morceaux de toit sous lesquels gisait Conrad, inconscient, crucifié par cette poutre pointue comme un pieu. Aussi délicatement qu’elle le put, elle la retira. Conrad poussa un hurlement. Elle lui faisait mal, mais n’avait pas d’autre solution. Les flammes dansaient toujours autour d’eux ; tout le manoir craquait, tremblait sur ses fondations. Centimètre par centimètre, elle ôta la poutre, jusqu’à ce que celle-ci retombe enfin sur le côté. Elle glissa alors avec Conrad jusqu’à un grand chêne, sous lequel ils s’abritèrent des flammèches et des copeaux de suie qui retombaient partout dans le jardin. Elle ne sentait rien. Flottant à côté de lui, elle examina sa blessure, horrifiée de voir la quantité de sang qu’il perdait. — Conrad ! Je t’en prie, ouvre les yeux ! Dis-moi ce que je dois faire pour te sauver ! Il avait dit qu’il ne pouvait pas mourir d’une blessure comme celle-là, mais sa pâleur était alarmante. Il avait besoin de sang. Sans réfléchir, elle posa son poignet sur ses lèvres. Et lâcha un cri. Mon Dieu… Elle sentit les sensations lui revenir progressivement, par le bras, puis tout son corps se réanima, comme une batterie qui se recharge. Peu à peu, elle perçut la brise venue du bayou, et la rosée, sur l’herbe. Comment est-ce possible ? L’instinct de Conrad prit le dessus, et il referma ses crocs sur sa chair. Sa succion était aussi enivrante et délicieuse que dans son souvenir. Lorsqu’un grognement monta de la gorge de Conrad, elle faillit s’évanouir de plaisir. Trop vite, il la relâcha, après un dernier coup de langue. Quelques instants plus tard, il ouvrit les yeux. — Rien que pour ça, souffla-t-il d’une voix rauque, je veux bien être crucifié tous les soirs. Son regard se promena sur Néomi. Il remarqua la robe noire. — Tu étais redevenue un esprit… mais j’ai le goût de ton sang et de ta chair dans la bouche. Que s’est-il passé ? Néomi sentait que la morsure sur son poignet se refermait déjà. Je ne sais plus ce que je suis. — J’ai changé d’état, comme ça, murmura-t-elle. Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Je… je m’étais rendu compte que quelque chose ne tournait pas rond chez moi, mais… Il se redressa, déjà capable de s’asseoir. — Non ! dit-il avec véhémence. Tu vas très bien ! — Alors, que suis-je ? — Je m’en fiche. Du moment que tu es avec moi. — Je ne m’en fiche pas, moi ! Et si je me retrouvais de nouveau prisonnière de cette forme spectrale ? Elle détestait ce monde qui n’en était pas un, où tout n’était que solitude et fadeur. — Je ne pourrais plus te réconforter quand tu es blessé, ni dormir contre toi. Je ne pourrais plus faire l’amour avec toi. Et je voudrais qu’on le fasse tout le temps ! Et puis cette robe… je la déteste ! — C’est donc ça ! s’écria une voix féminine, au-dessus d’eux, dans le chêne. Voilà ce que tu es ! Tout devient clair ! Ils levèrent les yeux. Nïx était perchée sur une branche, son épée en bandoulière. — Tu étais là ? dit Conrad. Et tu ne nous as même pas aidés ! Nïx se leva et quitta sa branche pour atterrir à leurs pieds, sans un bruit. — Qu’est-ce qui est clair ? demanda Néomi, inquiète. Mon état ? Elle vit Conrad déglutir et comprit qu’il n’était pas certain de vouloir savoir. — Tu es un des puissants spectres du Mythos, ceux dont je te parlais. Mais ton vieillissement a été accéléré de plusieurs siècles. Ce qui est plutôt bien tombé. Nïx indiqua le manoir en flammes derrière eux et ajouta en murmurant : — Juste entre nous : ton ancre spirituelle est en flammes. Au même moment, il y eut une explosion, et ce qui restait des vitres du rez-de-chaussée vola en éclats. — Eh oui, c’est bien moi qui ai demandé à cette explosion de venir ponctuer mes propos. Un spectre, donc ? — Spectre ? fit Conrad en se frottant le front. Ancre spirituelle ? — Il y a quelques semaines, Nïx m’a expliqué que je pourrais devenir un spectre du Mythos si je vivais suffisamment longtemps en tant que fantôme. Les spectres peuvent s’incarner quand ils veulent, glisser et déplacer les objets par télékinésie. Et ils ne sont pas prisonniers d’un lieu qui serait leur ancre spirituelle. Mais développer un corps dans lequel s’incarner peut prendre jusqu’à cinq cents ans. De toute évidence, Mariketa a un peu accéléré le processus. — Qu’est-ce qu’elle est futée, cette petite Mari ! s’enthousiasma Nïx, les yeux écarquillés. Non seulement elle jette des sorts, mais en plus, elle rue dans les brancards et contourne le règlement ! Normal que ce soit ma sorcière préférée ! — Je ne… Mais de quoi tu parles, à la fin ? dit Conrad. — Mari a violé les lois de la Maison des Sorciers. Enfin, elle les a… interprétées à sa guise. Les sorcières ne sont pas autorisées à créer des immortels. Mais en théorie, Néomi était déjà immortelle. Donc, elle lui a donné un corps, ce qui a déclenché le processus de vieillissement du spectre. Et je ne sais pas comment, elle est arrivée à ajouter à tout ça une petite dose de sang du Mythos pour activer la transformation humain-créature du Mythos. Peut-être que tu t’es coupé quand tu as installé les miroirs nécessaires à la mise en place du sort ? Je n’en sais rien. — Est-elle en partie vampire, alors ? demanda Conrad. — Non. Ton sang n’a été qu’un agent, un catalyseur. Mari peut faire beaucoup de choses, mais pas fabriquer un vampire femelle. — Pas étonnant qu’elle ait été aussi nerveuse. Elle savait dès le début ce qu’elle allait tenter de réaliser. — Oui. Vous lui devez une fière chandelle, tous les deux. Elle n’a pas complètement enfreint les lois, mais elle en a enfreint l’esprit. Elle pourrait être sévèrement punie pour cela si les autres l’apprenaient. Expulsée de la Maison des Sorciers, même. En d’autres termes, Mariketa l’Attendue ne se vantera pas de ce qu’elle a fait pour vous et mérite que vous lui envoyiez une petite carte. — Est-ce que cela signifie que je peux changer, aller d’un monde à l’autre quand je veux ? — Tu es une changeforme entre la vie et la mort. Pour commencer, concentre-toi sur la désincarnation. Néomi s’exécuta. Conrad, appuyé contre elle, tomba soudain sur le côté. — Oups, excuse-moi ! Elle se concentra de nouveau. Lentement, elle retrouva un corps. — Mais il faut que je te dise une chose, Néomi, annonça alors Nïx d’un ton solennel. Chaque fois que tu te désincarneras… — Oui ? fit Néomi, inquiète. Conrad retint sa respiration. — Tu porteras cette robe. Néomi et Conrad poussèrent un soupir de soulagement. — Considère-la comme ton alter ego de tissu. Une sorte de tenue de scène, avec tes pétales de roses et ton teint gothique. D’ailleurs, à propos d’alter ego… je pense que nous devrions t’appeler l’Incarnatrix. Et te donner une torche, que tu brandirais. — Je suis immortelle ? fit Néomi, encore incrédule. Et je fais partie du Mythos ? Elle n’en revenait pas. Ce royaume lui plaisait tant ! — Oui. Tu ne peux plus passer l’arme à gauche, sauf si tu es décapitée sous ta forme corporelle, évidemment. Sous ta forme spirituelle, tu ne peux pas être tuée du tout. Ton espèce est très enviée dans le Mythos. Vous êtes puissants, et vos faiblesses sont rares. Bon, allez, faut que j’y aille, moi. J’ai au moins encore quatre rendez-vous, ce soir. Ce job de proto-Valkyrie et de devineresse sans égale, c’est pas du gâteau, je vous assure. — Mais j’ai tant de questions… commença Néomi. Nïx soupira. — OK, je vais vous faire une prédiction, parce que je suis sympa. Et parce que je ne vous ai rien offert pour votre mariage. Elle leva une main au-dessus d’elle dans un geste théâtral et murmura : — Je vois, je vois… Puis elle les regarda. — Non, c’est pas possible. Je vois… — Dis-nous ! s’exclamèrent Conrad et Néomi, impatients. — Néomi, épouse, mère et directrice de l’unique école de danse du Mythos dans cette dimension. Conrad, époux attentif et père, qui devient parfois dingo mais fait de gros efforts pour s’en sortir. Il piquera une crise chaque fois que tu iras à une soirée entre filles, se retiendra de péter un câble quand tu rentreras, mais ça ira en s’améliorant. — Nous serons parents ? Je… je peux… Nous pouvons avoir des enfants ? dit Néomi. Conrad lui prit la main et la serra. — Je… je vais vérifier mes sources, bredouilla Nïx. Elle baissa les yeux, les sourcils froncés, comme si elle retournait en arrière dans ses pensées. Et soudain, elle fit la grimace. — Hou… Nouvelle grimace. — Ooooh… Ah ça, c’est pas sympa. — Mais que vois-tu, à la fin ? s’impatienta Conrad. — Vous aurez des enfants, ça, c’est sûr. Et ces deux premiers jumeaux, là… Brrrr… — Jumeaux ? Premiers ? s’étrangla Conrad. Qu’as-tu vu ? — Eh bien, par exemple, chaque fois que vous voudrez leur donner un bain, ils se cacheront dans les murs, ou ils plongeront leurs petits crocs de lait dans la porte pour que vous ne puissiez pas l’ouvrir. Et les bêtises… Non, je préfère ne pas me lancer dans les bêtises. Je vous préviens tout de suite, tatie Nïx n’est pas disponible avant deux décennies, pour le baby-sitting. — Mais c’est… merveilleux ! Ils ont l’air si gentils ! — Heureusement, en grandissant, ils deviendront forts, intelligents et généreux, conclut Nïx, plus enthousiaste. En tout état de cause, vous deux, je veux vous voir en première ligne à l’Accession, compris ? Elle s’éloigna. — Attends ! lança Conrad. Est-ce un de mes ennemis qui a mis le feu au manoir ? Nïx se retourna avec un sourire. — À moins que tu n’aies eu des mots avec une famille de ragondins très portés sur les fils électriques, je pense que non. Et elle disparut dans la nuit. Conrad et Néomi restèrent silencieux, regardant leur maison partir en fumée. Lorsque les larmes roulèrent sur le visage de Néomi, Conrad les essuya. — Pauvre koeri, je suis désolé, pour la maison. Mais elle ne pleurait pas pour cela. Tout va bien. Pas étonnant qu’elle se soit sentie tantôt humaine, tantôt fantôme. Elle était un peu des deux. Elle pleurait, oui, mais de soulagement. Tout va bien. Je suis immortelle, désormais. Elle scruta le visage de Conrad et remarqua que déjà, il retrouvait des couleurs. Sa blessure se refermerait rapidement, il serait sur pied sans délai. Nous allons pouvoir être ensemble pour toujours. Et avoir des enfants in-sup-por-ta-bles. Quand le premier mur s’écroula, elle éclata de rire. Les flammes détruisaient sa maison, et la seule chose qui lui venait à l’esprit, c’était… laisse-la brûler. — Néomi ? Pourquoi ris-tu ? demanda Conrad, inquiet. Elle se sentait libérée, prête à embarquer pour sa nouvelle vie. — Parce que je suis heureuse. — Ah. Et moi, je suis voué à être déconcerté par tes manifestations de joie, c’est ça ? Tu disais qu’Élancourt était la maison de tes rêves. Les rêves, ça peut changer. — Tout ce qui compte, c’est qu’on soit ensemble, dit Néomi. Et maintenant que je suis immortelle, si on se débrouille bien, on sera ensemble pour toujours. — Mais tu adorais cette maison, ce jardin… — Oui. Cet endroit était tout pour moi. Avant. Quand je n’avais rien d’autre. — Et je suppose que cela résout le problème de l’agrandissement du studio, conclut Conrad, faisant mine d’être contrarié. — Exactement ! Elle sourit, lui caressa le visage. — Nous allons tout reconstruire, en prenant notre temps, puisque, apparemment, nous en aurons ! Elle embrassa le vampire qu’elle aimait. Tout contre ses lèvres, il ajouta avec un petit sourire : — Au moins jusqu’à l’arrivée des premiers jumeaux. Extraits du Livre du Mythos Les Abstinents «… dépossédé de sa couronne, Kristoff, le souverain légitime de la Horde, parcourut les champs de bataille de l’Antiquité à la recherche des guerriers les plus forts, les plus valeureux, prêts à rendre leur âme aux dieux. Cette habitude lui valut le surnom de Visiteur des Charniers. Il offrait à son armée toujours plus nombreuse l’immortalité, en échange d’une loyauté éternelle à sa personne. » * Il s’agit en fait d’une armée de vampires constituée d’humains métamorphosés, qui ne boivent pas directement aux veines des êtres vivants. * Kristoff fut élevé comme un humain avant de vivre parmi eux. Lui et son armée connaissent mal le Mythos. * Ce sont eux aussi des ennemis de la Horde. L’Accession « L’heure viendra où tous les immortels du Mythos, des factions les plus puissantes – Valkyries, vampires et Lycae – jusqu’aux fantômes, changeformes, elfes, sirènes et autres, seront condamnés à s’entre-tuer. » * Sorte de système magique de régulation de la population des immortels, qui ne cesse d’augmenter. * Se déclenche tous les cinq cents ans. Maintenant, peut-être… Les Démonarchies « Les tribus démoniaques sont aussi diverses que les tribus humaines…» * Ensemble des dynasties démoniaques. Certains de leurs royaumes se sont alliés à la Horde. * La plupart des races de démons peuvent glisser à la manière des vampires. Certaines espèces répondent aux incantations. * Un démon doit avoir des relations sexuelles avec sa partenaire potentielle pour s’assurer qu’elle lui est vraiment destinée. On parle dans ce cas-là d’essayage. La Horde « Dans le chaos originel du Mythos s’imposa une société de vampires, confiants en leur froideur naturelle, leur logique implacable et leur dureté impitoyable. Originaires des rudes steppes daces, ils émigrèrent en Russie, quoique, d’après la rumeur, il en subsiste en Dacie une enclave secrète. » * Réunit tous les Déchus. * La plupart des autres factions du Mythos sont leurs ennemies jurées. Les Lycae « Un fier et robuste guerrier du peuple keltoï – qui devait plus tard porter le nom de celte – fut tué dans la fleur de la jeunesse par un loup enragé, mais le brave se releva d’entre les morts. C’était devenu un immortel, en qui subsistaient l’esprit latent de la bête et certaines de ses caractéristiques : le besoin de contact, une indéfectible fidélité au clan, un appétit immodéré des plaisirs de la chair. Il arrivait aussi que le loup s’éveille en lui…» * On les appelle souvent loups-garous ou bêtes de guerre. * Ce sont les ennemis jurés de la Horde. La Maison des Sorciers «… les immortels dotés de pouvoirs magiques, pratiquant les arts blancs ou noirs. » * Mercenaires de la magie qui vendent leurs sortilèges. * Il leur est strictement interdit de se créer une fortune personnelle et d’accorder l’immortalité. * Répartis en cinq castes : guerriers, guérisseurs, enchanteurs, illusionnistes, prophètes. * À ce jour, la seule sorcière connue pour posséder les pouvoirs des cinq castes est Mariketa l’Attendue. La Métamorphose « La mort seule permet de devenir autre…» * Lycae, vampires et goules, pour ne citer qu’eux, peuvent transformer les humains – ou les autres créatures du Mythos – en êtres de leur propre espèce. Ils emploient tous des moyens différents, mais la métamorphose nécessite forcément un même catalyseur, la mort, et le succès n’en est jamais garanti. Le Mythos « Les créatures conscientes quoique non humaines constitueront une strate qui coexistera avec celle des hommes, mais restera à jamais dissimulée à leurs yeux. » La Quête du Talisman « Une course aux talismans, amulettes et autres objets magiques, âprement disputée tout autour du monde par des charognards qui rivalisent de traîtrise. » * Le règlement interdit de tuer, sauf lors du dernier tour. Tricher et faire du mal est encouragé. * Se déroule tous les deux cent cinquante ans. * Organisée par Riora, déesse de l’impossible. Les Valkyries « Lorsqu’une jeune guerrière pousse un cri sauvage au moment d’expirer sur le champ de bataille, son appel monte jusqu’à Wotan et Freyja. Les dieux envoient la foudre la frapper, la recueillent en leur demeure et préservent à jamais son courage en sa fille immortelle, une Valkyrie. » * Les Valkyries tirent leur subsistance de l’énergie électrique terrestre, puissance collective qu’elles se partagent selon leurs besoins et qu’elles restituent en cas d’émotion intense sous forme de foudre. * Elles sont douées d’une force et d’une vivacité surnaturelles. * Si elles ne s’entraînent pas à y résister, elles peuvent être hypnotisées par des objets brillants ou des pierres précieuses. * Ce sont les ennemies jurées de la Horde. Les Vampires * Leurs deux factions, la Horde et les Abstinents, se livrent une guerre sans merci. * Chacun d’eux est à la recherche de sa fiancée – son épouse pour l’éternité – et n’est rien d’autre qu’un mort-vivant avant de la trouver. * Leur fiancée les rend pleinement vivants en leur donnant le souffle et en faisant battre leur cœur, un processus appelé l’animation. * Ils se déplacent souvent en se téléportant – en glissant, suivant l’expression consacrée dans le Mythos. Toutefois, ils ne peuvent prendre pour destination que des endroits où ils se sont déjà rendus par le passé, ou qu’ils peuvent voir. * Les Déchus sont ceux qui ont tué en vidant leur victime de son sang. On les reconnaît à leurs yeux rouges. Table des Matières Prologue Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Chapitre 22 Chapitre 23 Chapitre 24 Chapitre 25 Chapitre 26 Chapitre 27 Chapitre 28 Chapitre 29 Chapitre 30 Chapitre 31 Chapitre 32 Chapitre 33 Chapitre 34 Chapitre 35 Chapitre 36 Chapitre 37 Chapitre 38 Chapitre 39 Chapitre 40 Chapitre 41 Chapitre 42 Chapitre 43 Chapitre 44 Chapitre 45 Extraits du Livre du Mythos