Kim Stanley Robinson 60 JOURS ET APRÈS 1 Pourquoi fais-tu ce que tu fais ? Je suppose que c’est parce qu’on croit encore plus ou moins que le monde peut être sauvé. « On » ? Les gens avec qui tu travailles ? Oui. Pas tous. Mais la plupart. Les scientifiques sont comme ça. Je veux dire, certains indices semblent indiquer qu’on serait au début d’un événement d’extinction de masse. Qu’est-ce que c’est ? Un moment où de nombreuses espèces disparaissent, par suite d’une modification de leur environnement. Comme quand ce météore s’est écrasé sur Terre, provoquant l’extinction des dinosaures… Alors les gens heurtent la Terre comme un météore. Oui. C’est ce qui attend de nombreuses espèces. Des gros mammifères, surtout. Beaucoup d’entre eux vivent déjà leurs derniers moments. Plus de tigres. Exactement. Plus de tigres et plus de tout un tas de créatures. Alors… la plupart des chercheurs que je connais semblent penser que nous devrions limiter les extinctions au minimum, rien que pour permettre aux labos de continuer à travailler, si l’on peut dire. Le Principe de Frank. (Rires.) C’est ça. Il y a des gens au boulot qui l’appellent comme ça. Qui t’en a parlé ? C’est Drepung qui me l’a dit. Sauver le monde pour que la science puisse continuer. Le Principe de Frank. Voilà. Eh bien, c’est comme le bouddhisme, en somme. Il n’y a pas de mal à essayer de faire un monde meilleur. Oui. Alors, ta Fondation nationale pour la science est très bouddhiste ! Ha ha. Je ne sais pas si j’irais jusqu’à dire ça. La NSF est surtout pragmatique. Elle a un boulot à faire, et un budget pour ça. Un assez petit budget. Mais un nom formidable ! Fondation nationale pour la science… Fondation, comme les fondations, la « base » d’une maison, hein ? Oui. C’est un nom formidable. Mais je ne pense pas qu’elle se considère comme particulièrement formidable. Ni particulièrement bouddhiste. La compassion et l’action juste ne sont pas sa motivation première. La compassion ?! Et alors ? Si on fait des choses bien, est-ce qu’il est important de savoir pourquoi ? Je ne sais pas. Tu crois que c’est important ? Peut-être pas ! Peut-être pas. 2 Le temps que Phil Chase soit élu président, le climat du monde était bien engagé sur la voie du changement irréversible. Il y avait déjà quatre cents parts par million (ppm) de CO2 dans l’atmosphère, et il y en aurait bientôt cent de plus si les hommes continuaient à brûler du carbone fossile – or, à ce stade, il n’y avait pas d’autre solution. De même que Roosevelt avait été élu au milieu d’une crise qui s’était, par certains côtés, aggravée avant de s’améliorer, ils étaient englués dans un moment de l’histoire où le changement climatique, la destruction de la nature et la généralisation de la misère se combinaient pour former un mélange toxique et explosif. Le nouveau président devait envisager des mesures radicales alors qu’il était corseté par un certain nombre de facteurs économiques et politiques, dont le moindre n’était pas la gigantesque dette de l’État, délibérément entretenue par les administrations qui l’avaient précédé. Pour tout arranger, cet hiver-là, le temps passa brutalement d’un extrême à l’autre, tout en restant dans l’ensemble presque aussi froid que l’année précédente, qui avait battu tous les records. Chase affectait d’en rire partout où il allait : « Il fait moins dix. Hein, que vous êtes contents de m’avoir élu ! Vous vous rendez compte à quoi vous avez échappé ? » Et il terminait ses discours en citant un vers de Shelley : « “Ô vent, si vient l’Hiver, le Printemps peut-il tarder ?” — Il pourrait bien se faire attendre, répondait Kenzo avec un sourire entendu. Après tout, nous entrons dans un nouveau Dryas Récent. » Quoi qu’il en soit, c’était un hiver capricieux – venteux, surtout –, et le moral des Américains était un peu chancelant. Ce qui faisait dire à Chase : « Nous n’avons qu’une seule chose à craindre, et c’est un changement climatique soudain ! » Il se mettait à rire, et les gens riaient avec lui, comprenant ce qu’il disait : il y avait bel et bien de quoi avoir peur, mais ils pouvaient y faire quelque chose. Son équipe de transition s’attelait à la tâche avec une ardeur qui ressemblait à l’énergie du désespoir. Le niveau des mers montait ; il n’y avait pas de temps à perdre. La bonne humeur naturelle de Chase, son style décontracté étaient donc bien accueillis – quand ils n’étaient pas vilipendés. C’est ce qui était arrivé à Roosevelt au siècle précédent. « C’est nous qui nous sommes mis dans ce merdier, disait-il. Et nous pouvons en sortir. Les problèmes nous donnent une occasion de revoir notre relation à la nature, et d’imaginer une nouvelle donne. Alors – les jours heureux sont de retour ! Nous sommes en train d’écrire l’histoire, nous empoignons l’histoire de la planète à bras-le-corps, et je vous le dis, nous la changeons pour le meilleur ! » Certains ricanaient ; d’autres en l’écoutant reprenaient courage ; et il y avait tous ceux qui attendaient de voir. Frank Vanderwal, quant à lui, trouvait rassurant de voir le bordel dans lequel sombrait le monde. Du coup, sa propre vie lui faisait l’impression de participer de la tendance générale, pour une part minuscule. Une taupinière à la surface de la planète. Si petite qu’elle en devenait peut-être gérable. Sauf qu’elle n’en prenait pas franchement le chemin. Il y avait de quoi s’en faire, limite paniquer, même. Caroline, son amie, avait disparu le soir des élections, poursuivie par des agents armés appartenant à une agence de renseignements super-secrète. Elle avait volé un plan que son mari avait concocté pour truquer les élections, plan que Frank avait transmis à un ami de la NSF qui avait des contacts dans les services secrets, et il n’avait aucun moyen de contrôle sur le résultat. Il l’avait aidée à fuir ses poursuivants. Pour ça, il avait dû annuler un rendez-vous avec une autre amie, qui était à la fois sa patronne et une femme qu’il aimait – sauf qu’il n’était pas très sûr de savoir lui-même ce que ça voulait dire, compte tenu de l’histoire passionnelle qu’il vivait avec Caroline. Il y avait bien des choses dont il n’était pas très sûr ; et des mois après s’être fait casser le nez, il avait encore ce goût de sang dans l’arrière-gorge. Il n’arrivait pas à se concentrer longtemps sur le même sujet. Il vivait une vie qu’il considérait comme fragmentée, et que d’autres auraient qualifiée de dysfonctionnelle : il était un semi-sans-abri à Washington. Il aurait pu retourner à San Diego, où un poste de professeur l’attendait, et au lieu de ça, il était hébergé par l’ambassade du Khembalung, nation qui avait disparu sous les flots. Bref, tout le monde avait ses petits problèmes ! Pourquoi aurait-il dû faire exception à la règle ? Cela dit, une lésion cérébrale ne serait pas un petit problème. Ce serait une sorte de… de maladie mentale. Pas facile de s’appliquer à soi-même des termes pareils. Mais il se pouvait que sa blessure ait décompensé la tendance à prendre des mauvaises décisions dont il souffrait depuis toujours. C’était difficile à dire. Au fond, sur le coup, toutes ses décisions récentes lui avaient paru bonnes. Ne ferait-il pas mieux de se fier à son jugement, et de penser qu’il suivait une ligne de raisonnement valable ? Il n’en était pas sûr. Et voilà pourquoi il était presque soulagé de pouvoir se dire que ses soucis personnels n’étaient rien à côté des problèmes auxquels la biosphère terrestre – toute la vie sur Terre – était maintenant confrontée. Il y avait des jours où il se réjouissait des mauvaises nouvelles, et il voyait bien qu’il n’était pas le seul dans ce cas. Alors que cet hiver capricieux les plongeait dans un froid glacial ou une douceur digne des Caraïbes, on voyait naître dans la ville un intérêt commun, une cordialité nouvelle, une sorte de solidarité. Solidarité que Frank ressentait aussi dans les locaux de la NSF, où ils s’efforçaient, un certain nombre de ses collègues et lui, de régler le problème climatique. Et pour cela ils devaient essayer de comprendre les répercussions environnementales de causes et d’effets aussi divers que : 1) les résultats jusqu’ici encourageants mais encore flous de leur opération de salage de l’Atlantique Nord ; 2) la prolifération tout aussi incertaine d’un « lichen d’arbre à croissance rapide » génétiquement modifié qui avait été répandu par les Russes dans la forêt sibérienne ; 3) la dislocation de la banquise qui se poursuivait dans l’ouest de l’Antarctique ; 4) la libération annuelle de près de neuf milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, ce qui était en dernière analyse l’origine de beaucoup de leurs problèmes ; 5) la capture consécutive de trois milliards de tonnes de carbone dans les océans ; 6) l’accroissement continu de la population humaine, au rythme de plusieurs centaines de millions d’individus chaque année ; et enfin : 7) les impacts cumulés de tous ces événements, combinés dans des boucles de rétroaction multiples et variées. C’était une liste impressionnante, et Frank se donnait un mal fou pour rester concentré dessus. Mais il commençait à voir que ses problèmes personnels – principalement la disparition de Caroline et la manœuvre de tripatouillage électoral à laquelle elle avait été mêlée – étaient des éléments qu’il ne pouvait pas ignorer. Ils faisaient pression sur son mental. Elle avait appelé l’ambassade du Khembalung, ce soir-là, et lui avait laissé un message disant qu’elle allait bien. Plus tôt, dans le Rock Creek Park, elle lui avait dit qu’elle reprendrait contact avec lui dès qu’elle pourrait. Et depuis, il attendait, mais ne voyait rien venir. L’ex de Caroline, qui était aussi son patron, l’avait suivie, cette nuit-là. Il avait bien vu qu’elle savait qu’il la suivait, et il avait aussi vu qu’elle lui avait échappé grâce à un appui extérieur. Il savait aussi que cet « appui » lui avait lancé une pierre à la tête. Il était donc tout à fait possible que cet homme la cherche encore, et qu’il soit aussi à la recherche de celui qui lui était venu en aide, espérant que ça lui permettrait de la retrouver. Ou du moins, c’était ce qu’il semblait. Frank ne pouvait être sûr de rien. Il était assis à son bureau, à la NSF, il regardait l’écran de son ordinateur en essayant de réfléchir. Et il n’y arrivait pas. Était-ce la difficulté du problème, ou le fait qu’il n’avait pas la tête à ça ? Impossible à dire. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il n’y arrivait pas. Alors il alla voir Edgardo. Il entra dans son bureau et lui dit : — On pourrait parler du résultat de l’élection ? De ce qui s’est passé, ce soir-là, et de ce qui pourrait arriver maintenant ? — Ah, bah, ça pourrait prendre un moment. Et on va courir, aujourd’hui, de toute façon. On en parlera à ce moment-là. Frank saisit l’allusion : évitons d’aborder des problèmes sensibles dans les bureaux. Il était très possible qu’ils soient sous surveillance. Frank était sur la liste de Caroline des sujets à surveiller, et Edgardo aussi. Ils allèrent se changer dans les vestiaires, au deuxième étage, et quand ils furent en tenue, Edgardo prit dans son casier un détecteur de métaux comme ceux qu’on utilise dans les aéroports – comme celui que Caroline avait utilisé. Frank fut surpris de voir un objet de ce genre dans les locaux de la NSF, mais il hocha la tête et laissa, de bonne grâce, Edgardo le passer sur lui. Après quoi il lui rendit le même service. Ils avaient l’air clean. Et puis ils se retrouvèrent dehors, dans la rue. Tout en courant, Frank dit : — Il y a longtemps que tu as ce truc ? — Trop longtemps, mon ami. Edgardo courait en zigzags, s’échauffant les chevilles avec son extravagance habituelle. — Mais il y a un moment que je n’en avais pas eu besoin. — Tu n’as pas peur que ça paraisse bizarre, que tu aies un truc comme ça ? — Personne ne remarque rien dans les vestiaires. — Nos bureaux sont sur écoute ? — Oui. Enfin, le tien, en tout cas. Il faut que tu saches que la couverture est très localisée, en fonction de la nature de l’activité. Les diverses agences qui font ça ont des pôles d’intérêt et des domaines de compétence différents. Il n’y en a pas beaucoup qui pratiquent la surveillance globale, et encore, elles ne le font que dans des cas cruciaux. Le reste est essentiellement de nature statistique, et couvre des aspects variés de la sphère de données. On peut faire l’objet d’une surveillance pendant un moment, et pas à un autre. — Mais… ces systèmes de surveillance globale, comme tu dis… Qu’est-ce que c’est, au juste ? — Ça dépend. La plupart du temps, la « surveillance globale » concerne les « données électroniques ». Et tu pourrais être équipé de différentes sortes de mouchards. Il y en a qui indiquent la localisation GPS, d’autres qui enregistrent les conversations… Tu pourrais être suivi, filmé… tout est possible, bien sûr, mais ça coûte cher. Enfin, pour le moment, on n’est pas espionnés. Alors, tu peux me dire ce qui se passe ? — Eh bien, c’est ce que je te disais. Il s’agit du résultat des élections, et du programme que je t’ai donné. De la part de mon amie. Que s’est-il passé ? Edgardo eut un grand sourire sous sa moustache. — On l’a détourné, ton programme. On l’a désamorcé. Tu pourrais dire qu’on a dé-détourné en plein vol les votes dans l’État d’Oregon. — Vraiment ? — Apparemment. Le programme était un système dynamique stochastique qui avait été installé dans certaines machines de vote, dans l’Oregon et dans l’État de Washington. Mes amis s’en sont aperçus, ils ont réussi à écrire un programme pour le neutraliser et à l’introduire à la dernière minute, de telle sorte que les gens qui avaient installé le dispositif n’ont pas eu le temps de réagir à la modif. Et d’après ce que j’ai entendu, ça s’est déroulé impeccablement. Tout en courant, au fur et à mesure qu’il intégrait toutes ces informations, Frank se sentait envahi par une sorte de lumière intérieure. Non seulement le tripatouillage avait été désamorcé et l’élection s’était déroulée honnêtement – non seulement Phil Chase avait été élu par un vote populaire intègre et non corrompu –, mais encore sa Caroline ne l’avait pas trahi. Elle avait pris des risques et s’était exposée pour son pays ; pour le monde, même. Et donc… Donc, peut-être qu’elle prendrait des risques pour lui aussi. Cette enfilade de réflexions l’amena, par-delà la lumière, vers une nouvelle petite mare noire de peur pour elle. Ça devait plus ou moins se lire sur son visage, parce que Edgardo lui lança : — Alors, ton amie avait dit vrai, hein ? — Oui. — La situation pourrait se compliquer pour elle, maintenant, risqua Edgardo. Si les truqueurs essaient de trouver les cafteurs. Comme on disait à la DARPA. — Oui, fit Frank, qui à cette pensée sentit le rythme de son pouls s’accélérer. — Tu as envoyé un avertissement ? — Je le ferais si je pouvais. — Ah ! fit Edgardo en hochant la tête. Elle est partie, hein ? — Oui, répondit-il. Et tout à coup, les vannes s’ouvrirent, et il lui déballa toute l’histoire : comment ils s’étaient rencontrés, et ce qui s’était passé ensuite. Il n’y était arrivé à aucun moment, avec personne, même pas Rudra, même pas Anna, et voilà, tout se passait comme si l’espèce de pression hydrostatique qui s’était accumulée en lui venait de lâcher, comme si son silence était une sorte de barrage qui se serait rompu, laissant échapper un déluge. Il lui fallut plusieurs kilomètres pour raconter toute son histoire. Leur rencontre dans l’ascenseur en panne, comment il l’avait vainement recherchée, puis repérée sur le Potomac pendant l’inondation, le bref coup de fil qu’il lui avait passé – comment elle l’avait rappelé, leurs rendez-vous, leur… histoire d’amour. Et puis la révélation qu’il faisait l’objet d’un programme de surveillance dont elle s’occupait, que Frank et bien d’autres, y compris Edgardo, étaient pistés et cotés dans une espèce de marché à terme de valeurs virtuelles, où des investisseurs, dont certains étaient des programmes informatiques, procédaient à des investissements spéculatifs, comme dans n’importe quel marché à terme, sauf que dans ce cas ils s’intéressaient aux chercheurs qui travaillaient dans le domaine des biotechnologies. Enfin, comment elle avait dû s’enfuir pendant la soirée électorale, après qu’il l’eut aidée à échapper à son mari et à ses copains, qui étaient maintenant clairement liés à la tentative de trucage des élections. Edgardo rebondissait à côté de lui alors qu’il lui racontait son histoire, hochant la tête à chaque nouveau détail, les lèvres pincées, la tête penchée sur le côté. Autant se confier à une mante religieuse géante, se disait Frank. — Alors, fit Edgardo au bout d’un moment, tu as perdu le contact avec elle ? — Exactement. Elle disait qu’elle me rappellerait, mais elle ne l’a pas fait. — Elle est sûrement obligée de faire très attention, maintenant que son mari a connaissance de ton existence. — Oui. Tu crois qu’il serait capable de m’identifier ? — À mon avis, c’est très possible, s’il a accès à ses dossiers de travail. Tu sais si c’est le cas ? — Elle travaillait pour lui. — Ah. Et il sait que quelqu’un l’a aidée, cette nuit-là ? — Plusieurs personnes, en réalité. Il y avait tous les types du parc. — Oui. Ça pourrait jouer en ta faveur, en contribuant à brouiller les cartes. Mais quand même, mettons qu’il fouille dans ses dossiers pour voir avec qui elle était en contact… est-ce qu’il tomberait sur toi ? — J’étais l’un de ceux qu’elle surveillait. — Tu n’étais sûrement pas le seul. Autre chose ? Frank fit un effort de réflexion. — Je ne sais pas, avoua-t-il. Je pensais que nous avions fait attention, mais… — Est-ce qu’elle t’a appelé sur ton téléphone ? — Oui, quelquefois. Mais seulement à partir de cabines téléphoniques. — Mouais. Vous ignorez si elle n’était pas porteuse d’une puce, à ce moment-là. — Elle essayait de faire bien attention à ça. — D’accord, mais ça ne marchait pas toujours ; c’est toi-même qui me l’as dit. — Exact. Mais… je pense qu’elle n’a jamais prononcé mon nom, ajouta-t-il après réflexion. — Eh bien, si vous aviez tous les deux un mouchard en même temps, il pourrait savoir où et quand vous vous êtes retrouvés. Et s’il a sourcé tous vos appels sur vos portables, il a pu voir que certains étaient passés à partir de cabines téléphoniques, et il aurait pu croiser les coordonnées GPS avec les siennes. — Les cabines sont équipées du GPS ? Edgardo lui jeta un coup d’œil en biais. — Elles ne bougent pas, et on peut déterminer leurs coordonnées GPS. — Ah. Oui. Edgardo eut un ricanement et agita le coude en direction de Frank sans cesser de courir. — Il y a toutes sortes de moyens de repérer les gens ! Il y a tes amis du parc, évidemment. Il pourrait aller les trouver et leur poser des questions en leur montrant une photo de toi. Il pourrait obtenir certaines confirmations. — Pour eux, je ne suis que le professeur Nez-qui-Pisse. — Oui, mais les corrélations… Bon, fit Edgardo après un silence qui s’étira sur cinq cents mètres au moins. À mon avis, tu ferais mieux d’entreprendre des actions préventives… — Comment ça ? — Eh bien, tu l’as suivi jusqu’à leur appartement. Exact ? — Exact. — Ce n’est pas ce que tu as fait de mieux, ce soir-là… Frank n’avait pas envie de lui expliquer que sa faculté de décision – qui n’était déjà pas formidable au départ – était peut-être amoindrie. — Enfin, maintenant, on devrait pouvoir utiliser cette information pour découvrir l’identité sous laquelle il se cache, pour commencer. — Je ne connais pas l’adresse… — Alors, tu sais ce qu’il te reste à faire. Une fois là-bas, relève les noms sur l’interphone, s’il y en a. De toute façon, relève le numéro de l’appartement, bien sûr. — D’accord. Je vais y retourner. — Bon. Sois discret. Avec cette information, mes amis pourraient t’aider à aller plus loin. À la lumière des événements, ils devraient pouvoir faire passer ça en priorité, afin de découvrir pour qui il travaille. — Et pour qui tes amis travaillent-ils ? — Eh bien… un peu tout le monde. C’est une sorte de groupe de contrôle interne. — Et tu leur fais confiance pour un boulot de ce genre ? — Oh oui. Et dans le regard d’Edgardo, Frank distingua une lueur reptilienne qui lui fit froid dans le dos. 3 Les jours suivants, Frank se sentit dans un état second, et peut-être un peu effrayé, tout au fond. Ou plus précisément en proie à une extrême angoisse. Il se réveillait le matin, faisait le point, se rappelait où il était : dans la cabane du jardin, à l’ambassade du Khembalung. Allongé sur le matelas de mousse, par terre. Rudra ronflait sur le lit. Il était généralement réveillé par la lumière du jour filtrant par l’unique fenêtre. Il écoutait la respiration irrégulière de Rudra, il s’asseyait dans son lit et allumait son portable. Il commençait par consulter les gros titres de la presse, les prévisions météo, et il regardait la citation du jour sur le site Emersonfortheday : « Cette réalité ne saurait être prise à la légère, cette émergence dans nos jardins cultivés au cœur du monde. Aucune image de la vie ne saurait avoir la moindre véracité si elle n’admettait les faits odieux. Le pouvoir de l’homme est encerclé par une nécessité qu’il touche de toute part, grâce à de nombreuses expériences, jusqu’à ce qu’il en ait pris la mesure. » Peut-être Emerson avait-il pris un coup sur la tête, comme lui. Frank eut envie d’approfondir cette idée. Et il faudrait qu’il creuse un peu du côté de Thoreau, aussi. Récemment, les responsables du site avaient aussi posté beaucoup de Henry David Thoreau, le jeune ami d’Emerson, et occasionnellement son factotum. Étonnant de voir comment deux esprits semblables avaient vécu à la même époque, dans la même ville – et pendant un moment sous le même toit. Frank s’émerveillait de découvrir, par ses lectures matinales, Thoreau, ce grand philosophe de la forêt, à la lisière de la ville, et donc extraordinairement utile pour lui – souvent davantage, allait-il jusqu’à dire, que le Maître en personne. Ce jour-là, la citation de Thoreau était extraite de son journal : « Je ne me sens jamais inspiré à moins que mon corps ne le soit également. Lui aussi il trame une vie rangée et banale. Certains êtres s’abusent monstrueusement en pensant, alors qu’ils se débattent avec leur esprit, pouvoir supporter que leur corps stagne dans le luxe ou la paresse. L’homme ne pense pas seulement avec son cerveau mais aussi avec ses bras et ses jambes. On a quelque peu exagéré l’importance du siège de la pensée. Croyez-vous donc que la mythologie et la poésie ont été inventées par une race de phtisiques et de dyspeptiques ? Comme dit le poète : “On dirait presque que le corps pense !” C’est absolument ce que je dis. Je pense donc que nous avons un bon corps. » Sauf que, si actif qu’il fût dans sa vie quotidienne de géomètre et botaniste itinérant, Thoreau était phtisique, justement. Il avait écrit ce passage deux ans à peine avant de mourir de tuberculose. Il devait donc savoir, à ce moment-là, que ses poumons étaient atteints et que sa confiance en son corps était bien mal placée. Faute d’un pauvre petit antibiotique, Thoreau avait été privé de trente années d’existence. Et pourtant, il avait vécu intensément chacune de ses journées, il y avait accordé une attention farouche, en tant que savant primitif et très respectable. Et donc il se levait et il sortait ! Et Frank se levait pareillement, d’un bond, en réfléchissant à ce que le tandem de Nouvelle-Angleterre avait dit, il s’habillait et sortait dans le monde, d’humeur à en être un spectateur et un acteur. Si tôt qu’il puisse être, ça ne ratait jamais : quelques-uns des plus vieux Khembalais étaient déjà dehors, dans le potager qu’ils avaient eux-mêmes planté, et ils arrachaient les mauvaises herbes en marmonnant. Frank s’arrêtait parfois pour dire bonjour à Qang si elle était sortie, ou bien il passait la tête par la porte pour lui dire s’il pensait rentrer pour dîner, ce soir-là ; ce qui était rare, mais elle appréciait qu’il la prévienne. Ensuite, il allait à l’Optimodal à pied, en plissant rêveusement les paupières dans la clarté matinale. Wilson Avenue était un fleuve ininterrompu de voitures puantes et bruyantes qui emmenaient les gens au boulot. À pied, ça faisait une sacrée trotte. Washington était faite pour les voitures, comme toutes les villes. Mais la marche le réveillait, et lui permettait de voir de près les nombreux arbres devant lesquels il passait. Même là, dans Wilson, il était impossible d’oublier qu’ils vivaient dans une forêt. Ensuite, au gymnase, il faisait une petite série d’exercices pour se remettre le cerveau en route – dans la mesure où il pouvait espérer faire fonctionner son cerveau par les temps qui couraient. Il y avait quelque chose qui clochait de ce côté-là. Certaines zones étaient dans le brouillard. Il trouvait plus confortable de faire la même chose tous les jours afin de réduire le nombre de décisions qu’il avait à prendre. La routine pouvait être considérée comme un rituel d’adoration du jour. Et c’était tellement plus facile. Diane était parfois là. Encore une créature d’habitudes. Alors il lui disait « salut », avec raideur, et elle lui répondait un « salut » tendu. Ils devaient toujours reprogrammer un dîner pour fêter le salage de l’Atlantique Nord, mais elle avait dit qu’elle le recontacterait pour lui fixer une date, et donc il attendait qu’elle remette le sujet sur le tapis, sauf qu’elle ne le faisait pas. Ce qui ajoutait à son angoisse quotidienne. Comment savoir ce que tout ça voulait dire, en réalité ? Ensuite : au boulot. Diane leur imposait un train d’enfer pour la mise au point du plan d’action qu’elle estimait être leur devoir envers le nouveau président. Ils devaient mettre en évidence le changement climatique abrupt qu’ils subissaient, étudier à fond s’il y avait des moyens d’en sortir – et si tel était le cas, définir les politiques et les activités qui permettraient d’en sortir. Beaucoup pensaient que maintenant qu’ils avaient fait redémarrer le Gulf Stream ils étaient tirés d’affaire, et cette idée exaspérait Diane. Il fallait la voir secouer la tête d’un air funèbre quand elle voyait les autres agences y faire allusion dans leurs communications internes, ou dans les médias. Et ils n’étaient pas aidés par la météo : ils subissaient une vague de chaleur sans aucun rapport avec le froid qu’ils avaient connu l’année précédente, où un hiver implacable s’était refermé sur eux comme un étau en octobre et n’avait pas cédé avant le mois de mai. Cette année, il avait déjà gelé plusieurs fois, mais ils profitaient maintenant d’un été indien très doux, et quasiment sans une goutte de pluie. Tout le monde s’ingéniait à expliquer ça par le redémarrage du Gulf Stream, et il se pouvait qu’il n’y soit pas pour rien, mais ils n’avaient absolument aucune certitude à ce sujet. L’amplitude des variations naturelles était bien trop grande pour permettre une relation bi-univoque entre les causes et les effets climatiques – ce que répétaient aussi à l’envi, hélas, les sceptiques du réchauffement et les supporters du carbone, de sorte que Diane avait du mal à faire la distinction entre les uns et les autres. Mais elle n’en démordait pas : « Nous devons mettre l’action du Gulf Stream de côté, et considérer tout le reste. Chase en aura besoin pour aller de l’avant. » Et donc, assis à son bureau, Frank regardait sa liste de « choses à faire ». Mais rien de tout ça n’arrivait à détourner ses pensées de Caroline. Normalement, sa liste aurait suffi à mobiliser les pensées de n’importe qui. Sa longueur et sa difficulté avaient de quoi vous assommer comme un véritable coup sur la tête. Elle le plongeait dans une épouvante telle qu’elle frisait l’apathie. Ils avaient déjà tellement fait, et pourtant il y avait encore tellement à faire ! Et comme les catastrophes naturelles faisaient exploser le monde un peu partout, sa liste de « choses à faire » n’en finissait pas de s’allonger. Elle ne raccourcirait jamais. Ils étaient comme le petit garçon hollandais qui mettait le doigt dans le trou de la digue. Ce qui était arrivé au Khembalung allait arriver partout. Enfin, il y aurait toujours des terres émergées. Il y aurait toujours des « choses à faire ». Ils devaient tout tenter. Caroline lui avait parlé de son Plan B sur un ton confiant. Elle devait avoir un point de chute, un compte en banque, tout ce qu’il fallait… Frank vérifia les données du groupe d’océanographie. Les océans occupaient à peu près soixante-dix pour cent de la surface du globe. Près de deux cents millions de kilomètres carrés. On estimait que, par suite du détachement des premiers fragments réellement importants de la banquise de l’Antarctique Ouest, le niveau de la mer avait monté d’une vingtaine de centimètres. Les océanographes avaient mesuré une élévation du niveau des océans millimètre par millimètre, principalement due au réchauffement de l’eau, et donc à sa dilatation. Bref, ils étaient complètement dépassés et parlaient de cette montée de vingt centimètres comme d’un déluge digne de Noé. Kenzo, quant à lui, éclatait simplement d’émerveillement et de fierté. Voyons, à la louche, ça faisait quoi ? 0,2 mètre multiplié par deux cents millions de kilomètres carrés, ça faisait dans les quarante mille kilomètres cubes. Mouais, ça faisait beaucoup d’eau. D’après les mesures des dernières années, l’Antarctique avait perdu cent cinquante kilomètres cubes de glace par an, plus trente ou cinquante venant du Groenland. Résultat : l’équivalent de la fonte de deux cents ans s’était détaché en un an. Pas étonnant qu’ils pètent les plombs. La différence, c’était sans doute que, avant, la glace se contentait de fondre, alors que maintenant les icebergs se détachaient de leur perchoir et tombaient dans l’océan. Et ça faisait une sacrée différence au niveau du rythme auquel tout ça pouvait se produire. Frank apporta ses chiffres à la réunion du groupe de stratégie de Diane, cet après-midi-là. Il écouta les autres faire leur présentation. C’étaient des interventions intéressantes, à défaut d’être rassurantes. Il fallait leur laisser ça : elles lui firent oublier Caroline pendant un moment. Enfin, presque. À la fin des exposés, Diane leur dit comment elle voyait la situation. Pour elle, il y avait beaucoup de bonnes nouvelles. D’abord, on pouvait compter sur Phil Chase pour supporter la NSF, et la science en général, plus que son prédécesseur. Ensuite, le salage de l’Atlantique Nord avait apparemment l’effet escompté : le Gulf Stream recommençait à circuler, et il avait à peu près retrouvé sa puissance normale dans la mer de Norvège et la mer du Groenland. Il suivait le circuit habituel, et on ne détectait, pour le moment, aucun signe d’affaiblissement. Ils continuaient à accumuler les données sur la partie plus profonde de la circulation thermohaline : le courant qui redescendait vers le sud en dessous du niveau qui était le sien sur toute la partie orientée vers le nord. Si le courant qui descendait vers le sud était puissant, ils avaient peut-être surmonté ce problème-là. — Vers le nord, la pression de surface est forte, dit Kenzo. Nous pourrions peut-être maintenant nous contenter de monitorer la salinité et les courants, mais il faudrait que nous soyons en mesure d’intervenir assez rapidement, en cas de stagnation du courant, afin de ne pas avoir besoin d’autant de sel qu’à l’automne dernier. On pourrait peut-être mettre sous cocon une certaine partie de la flotte de pétroliers réformés pour le cas où on aurait besoin de faire remonter une « flotte du sel » là-haut, afin de procéder à une nouvelle application. — Ça exigerait un changement de mentalité, répondit Diane. Jusqu’à maintenant, les gens n’acceptaient de payer que pour les désastres déjà consommés, quand ils étaient vraiment sûrs qu’ils ne pouvaient plus faire autrement que de mettre la main à la poche. — C’est vrai, mais maintenant, le vrai coût de cette stratégie devient évident, répondit Kenzo. — Maintenant qu’il est trop tard, ajouta Edgardo. Dont c’était la rengaine favorite. Diane regarda Edgardo en fronçant le nez, comme elle faisait souvent, et débita sa ritournelle : ils n’avaient pas le choix, il n’y avait pas de retour en arrière possible, ils devaient aller de l’avant à partir de l’endroit où ils en étaient. — Bon, surveillons ça. Il faudrait traiter le sujet comme une espèce de modèle d’assurance, ou un fonds d’investissement. Le secteur de la réassurance pourrait peut-être essayer d’imposer un système dans ce genre-là au reste de l’économie. Il faudra qu’on leur en parle. Elle passa à la situation de la banquise de l’Antarctique Ouest. L’un des collègues océanographes de Kenzo fit un topo illustré par des cartes et des photos satellites sur les super icebergs tabulaires qui s’étaient détachés, avaient glissé de leur perchoir sous-marin et dérivaient sur l’océan. — J’aimerais de bons graphes en 3-D de tout ça, pour montrer au nouveau président, au Congrès et au public. — Très bien, dit Edgardo, mais qu’est-ce qu’on peut faire, à part prévenir les populations de ce qui les attend ? Réponse : pas grand-chose ; voire rien du tout. Même s’ils réussissaient, d’une façon ou d’une autre, à abaisser le niveau de CO2 dans l’atmosphère, et donc la température de l’air, la température des océans, qui avait déjà commencé à monter, mettrait du temps à redescendre. Il y avait un effet de continuité. Donc, ils ne pouvaient pas empêcher la banquise de l’Antarctique Ouest de se détacher. Ils ne pouvaient pas empêcher le niveau des eaux de monter. Et ils ne pouvaient pas désacidifier l’océan. Ce dernier problème était particulièrement troublant. Le CO2 qu’ils avaient introduit dans l’atmosphère avait été partiellement réabsorbé par l’océan ; le taux d’absorption était à l’heure actuelle de trois milliards de tonnes de carbone par an, et on estimait l’absorption totale, depuis le début de la révolution industrielle, à quatre cents milliards de tonnes. Avec pour résultat que l’acidité de l’océan avait sensiblement augmenté. Son pH était passé de 8,2 à 8,1 – or c’était une échelle logarithmique, et donc la diminution de 0,1 signifiait un accroissement de trente pour cent des ions hydrogène dans l’eau. On estimait que ça suffisait pour que la coque de calcaire très fine de certaines espèces de phytoplancton soit dévorée. Or la mort de ces micro-organismes entraînerait la disparition d’un certain nombre d’espèces qui constituaient une fraction importante du bas de la chaîne alimentaire marine. Mais ils ne pouvaient envisager de désacidifier l’océan. Pour des raisons chimiques abstruses, l’eau de mer avait tendance à s’acidifier plus qu’à se basifier. Un journal de la Royal Society avait calculé, pour le plaisir de chiffrer la question, que s’ils s’amusaient, afin de neutraliser l’acidification de l’océan, à extraire et à broyer le calcaire et le marbre apparents des Îles britanniques, « des éléments du paysage comme les falaises blanches de Douvres disparaîtraient rapidement », parce qu’il faudrait extraire soixante kilomètres carrés de calcaire sur cent mètres de profondeur, tous les ans, rien que pour maintenir le statu quo. Sans compter que le coût d’excavation évidemment phénoménal ne ferait qu’aggraver la crise qu’ils s’efforçaient de régler. De toute façon, ce n’étaient que des spéculations. Ça ne marcherait jamais ; c’était un problème insoluble. Cet après-midi-là, alors qu’ils passaient en revue ensemble la liste de Diane, il leur apparut que presque tous les changements climatiques et environnementaux qu’ils constataient, ou qu’ils pressentaient, étaient imparables. La grande réussite de l’automne, le redémarrage de la circulation thermohaline, faisait exception à la règle. L’influence du Gulf Stream était encore très près de son point d’inflexion, et les hommes avaient réussi, en mettant en œuvre la solution industrielle la plus ambitieuse à leur portée, à inverser la tendance – au moins temporairement. Avec pour résultat (peut-être) que, sur la côte Est, la température avait été sensiblement plus douce au cours du dernier mois qu’au cours du mois de décembre précédent. Peut-être avaient-ils même réussi à échapper à un nouveau Dryas Récent. Et voilà comment, par l’un de ces bonds dont l’espèce humaine avait le secret (et qui étaient hors de portée de la science), les gens parlaient du problème climatique comme s’ils pouvaient le régler grâce à la terraformation, ou même comme s’ils l’avaient déjà résolu ! Or ce n’était pas le cas. Les problèmes restants étaient, pour la plupart, trop énormes, ils avaient trop d’impact et d’inertie pour que les hommes puissent trouver un moyen de les modérer, et encore moins les inverser. Si bien qu’à la fin de la réunion Edgardo secoua la tête. — Eh bien, c’est gai ! On ne peut pratiquement rien faire, quoi ! Il nous faudrait infiniment plus d’énergie que nous n’en avons à notre disposition pour le moment. Et il faudrait que ce soit une énergie propre, en plus. — L’énergie propre est notre seule porte de sortie, acquiesça Diane. Et qui dit énergie propre dit énergie solaire, ou éolienne, mais des éoliennes, il en faudrait une quantité insensée. Alors, peut-être le nucléaire, juste une dernière génération pour nous permettre de franchir le cap. Ou encore l’énergie marémotrice, si nous arrivions à capter correctement les courants, les marées ou les vagues. Pour moi, au vu des facteurs comme les perspectives de développement technologique, les capacités de production et le coût horaire actuel, sans parler des dégâts et des inconvénients, je dirais que nous avons tout intérêt à mettre vraiment le paquet sur le solaire. Une sorte de Projet Manhattan consacré à l’énergie solaire. « Et quand je parle de Projet Manhattan, ajouta-t-elle en levant le doigt, je ne fais pas allusion au côté “balle d’argent” que ce nom évoque pour le grand public. Je pense à l’aspect du projet qui, non content de concevoir la bombe, a aussi entraîné près de vingt pour cent de la capacité industrielle américaine à fabriquer la matière fissile. À peu près le pourcentage représenté par l’industrie automobile, et cela au moment où ils avaient besoin de mettre toutes leurs forces dans la bataille pour l’effort de guerre. C’est le genre d’engagement dont nous avons besoin à l’heure actuelle. Parce que si nous avions de bons capteurs solaires… Elle eut l’un de ses gestes caractéristiques, un de ceux que Frank en était arrivé à bien aimer : la main tendue, paume ouverte vers le haut, offerte au monde. — … nous pourrions arriver à stabiliser le climat. Creusons tous les aspects. Étoffons le dossier, et présentons-le à Phil Chase afin de l’aider à se préparer pour le moment où il entrera en fonctions. Après la réunion, Frank, qui avait toutes les peines du monde à se concentrer, consulta son courrier électronique, son téléphone portable, son téléphone du FOG, le téléphone du bureau : aucun message. Encore une journée sans nouvelles de Caroline. Impossible de savoir où elle était, et ce qui se passait. Ce soir-là, il remonta Connecticut Avenue vers le nord, passa devant l’hôtel où on avait tiré sur Reagan, devant l’ambassade de Chine, avec ses manifestants tibétains et ses adeptes de la secte Falun Gong qui chantaient sous des pancartes, traversa le grand pont sur le Rock Creek, gardé par ses quatre statues de lions dignes de Disneyworld. Au milieu du pont, on échappait un peu à l’impression d’enfermement que l’on avait dans la ville et la forêt. C’était l’un des rares endroits où le Rock Creek prenait l’aspect d’une grande gorge. Il continua vers la constellation de petits restaurants, de l’autre côté du pont, choisit un indien et mangea en méditant sur les noms des vins listés sur le menu. Des vignobles à Bangalore, et pourquoi pas ? Il lut sur son portable en buvant un thé au lait. Quand il fut suffisamment tard, il repartit vers le nord-ouest et Bethesda, par les rues de derrière, résidentielles, qui mordaient sur la forêt. La nuit dans la ville, le bruit des sirènes au loin. Pour la première fois de la journée, il se sentit complètement réveillé. Ça faisait une longue marche. Sur Wisconsin, il entra dans le royaume des marchands de tapis persans et ralentit l’allure. Il était encore trop tôt. Dans un bar, peur de boire, peur de penser. Un whisky pour se donner du courage. Dehors, à nouveau, dans la nuit lumineuse de Wisconsin, puis vers l’ouest et l’étrange labyrinthe de rues qui se trouvait derrière. La station de métro était une fontaine d’où surgissaient les gens, l’argent et les bâtiments qui poussaient comme des champignons, chassant tout ce qui se trouvait là avant. Des vieilles maisons pas encore démolies rappelaient un petit espace urbain des années 1930, un peu comme les rues de Georgetown quand on s’écartait du centre-ville. C’était le quartier des Quibler, mais il ne voulait pas s’imposer à eux, et de toute façon, il n’était pas d’humeur sociable. Il était trop tard pour débouler chez eux, bien qu’il soit encore trop tôt pour ce qu’il avait à faire. Il passa son chemin et se retrouva sur Woodson, dans un quartier dont il se souvenait bien, celui de Caroline et de son ex-mari. Finalement, il fut assez tard, et en même temps pas encore assez : minuit. Son pouls commençait à battre très fort dans son cou, et il regretta d’avoir pris ce whisky. Les rues étaient complètement désertes ; normalement, dans cette ville, ça aurait plutôt dû se produire vers deux heures du matin. Mais ça lui convenait. Il monta les marches de l’immeuble dans lequel était entré l’ex de Caroline. Les rideaux de la fenêtre du haut étaient tirés. Il éclaira le panneau des occupants avec son stylo lumineux, en prit une photo avec son téléphone portable. Quelques-unes des petites encoches étaient vides. Il photographia aussi l’adresse de la rue, au-dessus de la porte, puis il redescendit la rue en tournant le dos au lampadaire sous lequel il s’était tenu lors de la fatidique soirée des élections. Fatidique pour lui, pour Caroline, pour la nation, pour le monde… Enfin, comment savoir ? Ce n’était sans doute qu’une impression. Son cœur battait la chamade. Se battre ou prendre la fuite, d’accord ; mais qu’est-ce qui se passait quand on ne pouvait ni se battre, ni prendre la fuite ? Il tourna au coin d’une rue, se mit à courir. De nouveau au bureau. Tard dans la journée. Il y avait déjà quelques jours qu’il avait donné à Edgardo les informations recueillies à Bethesda. Il devrait bientôt décider – encore – quoi faire en sortant du travail. Incapable d’affronter cette perspective, il continua à travailler. Si seulement il pouvait travailler tout le temps, il n’aurait jamais besoin de décider quoi que ce soit. Il tapa les notes qu’il avait prises lors des deux dernières réunions de Diane. Et voilà, se dit-il en les parcourant, ils en étaient là : ils avaient tellement foutu le monde en l’air que seuls l’invention et le développement rapide d’une source d’énergie propre beaucoup plus puissante que tout ce dont ils disposaient pourraient les sortir de ce merdier. S’il en était encore temps. Et donc, le solaire ; telle était la conclusion de Diane. Le vent était une source d’énergie trop diffuse, tirer de l’énergie des vagues et des courants marins était trop compliqué. La fusion était une sorte de mirage sur une route déserte, toujours aussi loin devant eux. L’énergie nucléaire classique… bon, c’était encore une possibilité, comme l’avait souligné Diane. Une possibilité bien réelle. C’était dangereux, et ça produisait des déchets qui duraient des générations, mais c’était possible. Certaines analyses coûts/rendement pouvaient faire privilégier cette solution. Mais il avait du mal à imaginer comment en faire une source d’énergie vraiment sans danger. Pour cela, il faudrait qu’ils imitent les Français (glups !), dont quatre-vingt-dix pour cent de l’énergie électrique était d’origine nucléaire : leurs centrales étaient toutes construites selon des critères rigoureux. Pas le scénario le plus vraisemblable pour le reste du monde, mais pas rigoureusement impossible sur le plan technique non plus. La marine des États-Unis menait un programme nucléaire sûr depuis les années 1950. Frank écrivit sur son bloc-notes : L’industrie nucléaire française est-elle sûre ? L’industrie nucléaire de la marine US est-elle sûre ? Que veut dire « sûr » ? Peut-on recycler les déchets et sécuriser le plutonium de qualité militaire, utilisable dans la bombe nucléaire, qui en résulterait en fin de compte ? Il faudrait creuser la question et en débattre. Rien ne pouvait être éliminé pour la seule raison que ça produirait des poisons qui dureraient cinquante mille ans. D’un autre côté, le solaire progressait assez vite pour que Frank se sente autorisé à espérer une accélération encore plus rapide. Il y avait des problèmes, mais en dernier ressort le point crucial demeurait : le Soleil déversait à chaque instant sur Terre une quantité d’énergie incroyable. C’était la même chose que le pétrole, après tout : une petite partie de l’énergie solaire, capturée par photosynthèse au fil de millions d’années – toutes ces plantes qui avaient fixé le carbone et étaient mortes, puis s’étaient concentrées en une sorte de bouillie qui avait été enfouie au lieu de remonter dans l’air. Des millions d’années de lumière solaire capturée de cette façon. Chaque baril de pétrole brûlait à peu près cinquante hectares de ce qui avait été une forêt du carbonifère, ou encore cent ans de production de carbone par une forêt d’un demi-hectare. C’était un résumé très impressionnant ! On comprenait que n’importe quel autre système aurait du mal à soutenir la comparaison, du point de vue du rendement énergétique en temps réel. Sauf que la lumière du Soleil tombait perpétuellement. Près de soixante-dix pour cent de toute la photosynthèse produite sur Terre était déjà exploitée par les besoins humains, mais la photosynthèse n’interceptait qu’une petite fraction de la quantité totale d’énergie solaire qui atteignait quotidiennement la planète. Cette accumulation, jour après jour, réduisait bientôt à des proportions négligeables même ce qui avait été capturé dans le carbone fossile du trias. Tous les deux mois, la capture du trias était dépassée. Il y avait donc là un potentiel bien réel. C’était vrai dans beaucoup de domaines. Le potentiel était là, mais il faudrait du temps pour le mettre à profit, et ils commençaient à avoir l’impression qu’ils n’avaient plus tellement de temps devant eux. La vitesse était cruciale. C’était la raison pour laquelle Diane et les autres songeaient encore au nucléaire. L’idéal serait qu’ils réduisent leurs besoins énergétiques, mais ça, c’était un problème tout différent, qui concernait bien d’autres aspects – la technologie, la consommation, les styles de vie, les valeurs, les habitudes – et aussi le pur et simple nombre d’habitants de la planète. Sept milliards, c’était peut-être trop ; peut-être que six seulement c’était déjà trop. Il se pouvait que trois milliards ce soit déjà trop. Leurs six milliards pouvaient être une espèce de bulle de pétrole. Edgardo n’appelait pas, et Caroline non plus. Désespérément en quête de façons de s’occuper l’esprit – sauf qu’il ne se disait évidemment pas les choses ainsi, pour ne pas rompre le charme –, Frank commença à regarder les estimations de la capacité d’accueil démographique maximale de la Terre. Le sujet se révéla – de façon assez inespérée compte tenu de son but réel – être incroyablement controversé. Il y avait déjà des siècles qu’on se chamaillait sur la question, et personne n’y avait clairement répondu. La littérature regorgeait d’estimations de capacité de population terrestre allant de cent millions d’habitants à douze mille milliards. Une sacrée fourchette ! Cela dit, les valeurs extrêmes étaient clairement des manifestes idéologiques : à l’examen, les estimations hautes étaient tout simplement la traduction directe en calories humaines de la quantité de soleil qui atteignait la Terre, en excluant tous les autres facteurs ; quant aux tenants des estimations basses, ils donnaient l’impression de ne pas aimer les êtres humains, et même de les considérer comme une espèce de parasites. La majorité des estimations sérieuses se situaient entre deux et trente milliards ; ce qui resserrait l’écart d’une façon autrement plus satisfaisante que les sept puissance de dix qui séparaient les estimations extrêmes, mais sur le plan pratique, ça représentait encore un large éventail, surtout quand on considérait l’importance du nombre réel. Si la capacité d’accueil démographique de la planète était de deux milliards d’individus, ils étaient largement au-dessus, et donc mal partis. Ils étaient menacés d’une extinction majeure qui pouvait mener à un quasi-anéantissement. À contrario, si le bon chiffre était trente milliards, ils avaient une certaine marge de manœuvre. Mais pratiquement aucune organisation scientifique ou gouvernementale ne se penchait sérieusement sur la question. Le groupe Croissance Zéro était l’un des plus petits groupes de lobbying de Washington, ce qui en disait long ; et le groupe Croissance négative (un mauvais nom, de l’avis de Frank) se révéla être un groupuscule familial qui fonctionnait dans un garage. Bizarre. Il lut un article où l’auteur, qui aurait aussi bien pu être un Martien, suggérait que si l’humanité voulait partager la planète avec d’autres espèces, notamment des mammifères – et pouvait-elle réellement survivre sans eux ? –, elle devait limiter ses effectifs à deux milliards environ, n’occupant qu’une fraction minutieusement interconnectée de la nature, laissant une fraction beaucoup plus vaste aux autres animaux. C’était un article assez convaincant. La faim était sur le point de l’envoyer regagner le monde lorsqu’une nouvelle idée l’incita à s’intéresser aux théories de stratégie politique à long terme. Il se disait que cela pourrait lui fournir des instruments de réflexion. Encore un domaine qui, à la lumière des événements, paraissait important, et en même temps sous-étudié, pour ce qu’il en voyait. Il découvrit que la plupart des théoriciens de ce domaine s’entendaient pour penser que le but ou la méthode de réflexion stratégique à long terme devait être la « robustesse », ce qui voulait dire qu’il fallait trouver des choses à faire, dont on était quasi sûrs qu’elles seraient bénéfiques, quoi qu’il puisse arriver dans l’avenir. S’ils y arrivaient, ils auraient bien travaillé ! Sauf que certains théoriciens avaient bel et bien mis au point des grilles de notation pour évaluer la robustesse des politiques proposées. Ça pouvait être utile. C’était quand il s’agissait de mettre les politiques en application que ça devenait plus flou. Fais ce qui s’impose, Vanderwal. Fais le nécessaire et c’est tout. Diane agissait déjà comme le préconisaient la plupart des théories de stratégie à long terme, parce que, selon tous les scénarios envisageables, disposer de quantités importantes d’énergie solaire, propre, serait quasi certainement bénéfique. Un plan robuste, en l’occurrence. Donc, l’énergie solaire : 1) Il y avait les panneaux photovoltaïques, qui transformaient la lumière solaire en courant alternatif grâce aux photons qui stimulaient des cristaux de silice piézoélectriques. 2) Il y avait le moteur Stirling, un moteur à combustion externe qui utilisait des miroirs paraboliques contrôlés par ordinateur afin de réfléchir la lumière du Soleil vers des éléments fermés, pleins d’hydrogène, portant leur température à 700 degrés centigrades, actionnant des pistons qui généraient l’électricité. Le moteur avait été conçu en 1816 par l’Écossais Stirling. Le rendement de toutes les technologies solaires était mesuré selon le pourcentage d’énergie solaire photonique transformée en courant alternatif. Ils avaient obtenu de très bons résultats avec des panneaux solaires, jusqu’à vingt pour cent, mais le moteur Stirling arrivait à trente. Compte tenu de la quantité de photons qui arrosaient la Terre, c’était excellent. Et ça grimperait vite. Et puis il trouva un lien vers un site qui expliquait que la SCE – la Southern California Edison – avait construit un système Stirling pour alimenter une centrale de cinq cents mégawatts. La plupart des centrales à énergie classique étaient des unités de cinq cents ou mille mégawatts, c’était donc un essai en vraie grandeur. Et donc, ça voulait dire qu’ils tenaient, dans le monde réel, une expérimentation pratique avec des versions commerciales de cette technologie. Et aussi des capacités de production, prêtes à être déployées. Que des bonnes nouvelles, compte tenu de l’urgence du problème ! Bannissant la pensée (qui revenait toutes les heures à peu près) selon laquelle il y avait longtemps qu’ils auraient dû s’y mettre, Frank appela la SCE et posa une longue série de questions sur le CPM, ou Cognizant Program Manager – c’est-à-dire « gestionnaire de programme intelligent » –, un acronyme utile que la NSF était apparemment seule à utiliser. Il apparut que son interlocuteur ne demandait qu’à parler – il aurait parlé toute la journée, et peut-être même toute la nuit. Frank réussit non sans mal à l’interrompre. Le système Stirling suscitait beaucoup d’enthousiasme à la SCE. Eh bien, encore du grain à moudre ! Pendant l’année écoulée, Frank avait consacré près du quart de son temps aux énergies alternatives, et il allait être obligé d’augmenter cette proportion. Tout, à partir de maintenant, serait propulsé au niveau « urgent ». Ce n’était pas un sentiment confortable. Mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. C’était une sorte de condition existentielle ; il était devenu le lapin blanc d’Alice : « Je suis en retard ! En retard, en retard ! » Et la plupart du temps, il réussissait à chasser de ses pensées conscientes la véritable source de son angoisse. Plus tard dans la semaine, alors qu’il s’abrutissait de travail, Diane se pointa dans l’ouverture de sa porte, le faisant sursauter. Il fut d’abord content, puis nerveux. Ils n’avaient pas encore retrouvé un équilibre. Quand Caroline avait appelé Frank au secours, il avait aussitôt joint Diane pour annuler leur dîner sans prendre le temps de trouver une raison plausible ne faisant pas intervenir une autre femme, et ne lui avait donc fourni aucune explication – opacité suspecte, et probablement plus impolie que l’annulation même. L’opacité était rarement un facteur favorable aux rapports humains. — Hé, salut, Diane ! dit-il, comme si de rien n’était. Que se passe-t-il ? Elle le regarda avec une expression curieuse. — Phil Chase vient de m’appeler. — Waouh ! Et qu’est-ce qu’il voulait ? — Il m’a demandé si je voulais être sa conseillère scientifique. Frank s’aperçut qu’il était debout. Il lui serra la main, puis il la serra sur son cœur. — Il faut fêter ça ! déclara-t-il, sautant sur cette occasion pour vider l’abcès. Je suis vraiment désolé, pour l’autre soir. Je vous dois toujours un dîner. Je peux vous emmener quelque part, ce soir ? — Bien sûr, répondit-elle avec naturel, comme s’il n’y avait aucun problème. Elle était tellement cool ; peut-être qu’il n’y avait jamais eu de problème entre eux. Frank ne savait plus. — On se retrouve à… six heures, d’accord ? dit-elle après avoir regardé sa montre. Là, il faut que j’appelle mes enfants. Et puis, au moment de sortir, elle se ravisa et le regarda à nouveau bizarrement. — Vous devez avoir quelque chose à voir là-dedans, dit-elle tout à coup. — Moi ? Je ne vois pas… Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Vous n’avez pas parlé à Charlie Quibler ? — Oh non. Enfin, je veux dire, si, bien sûr. Je lui ai parlé de certains de nos dossiers, de façon générale… — Et c’est le spécialiste de l’environnement de Phil Chase… — Oui, évidemment, mais vous savez, Charlie fait partie d’une grande équipe, et il était retourné travailler chez lui, depuis l’arrivée de Joe, alors il y avait un moment qu’il n’était plus son principal spécialiste de l’environnement, si j’ai bien compris. C’est surtout une voix au téléphone. Il dit qu’on ne l’écoute pas. Il dit qu’il est un peu comme le Jiminy Cricket de Pinocchio, quand le nez de Pinocchio s’allonge… Diane éclata de rire. — C’est ça, oui. On se retrouve à l’Optimodal, d’accord ? Disons plutôt sept heures. Je voudrais décompresser un peu, avant. S’il y avait une chose qu’il pouvait comprendre, c’était bien celle-là. — Parfait. On se retrouve là-bas. Frank se rassit en se sentant gonflé à bloc. Encore un cliché qui se révélait être une traduction précise de l’effet des émotions sur l’organisme. Tout le monde était pareil. Il lui vint à l’esprit que Charlie y était peut-être pour quelque chose, tout compte fait. Quelqu’un avait bien dû conseiller Chase sur la personne à choisir pour le poste, et pour autant que Frank le savait, Chase et Diane ne s’étaient jamais rencontrés. Alors… alors, ça, c’était intéressant. Frank alla à l’Optimodal juste après six heures, fit un signe à Diane qui était sur un elliptique – un croisement de rameur et de vélo d’appartement – et se défoula sur le Stairmaster, gravissant l’équivalent de près de mille pieds de déclivité. Après quoi il se doucha et s’habilla, enfilant pour l’occasion une de ses plus « jolies » chemises, et retrouva Diane à l’entrée à l’heure dite. Elle aussi, elle avait mis quelque chose de joli, et l’espace d’une seconde, Frank envisagea la possibilité qu’elle vive entre son bureau et l’Optimodal, exactement comme il avait lui-même songé à le faire avant de construire sa cabane dans l’arbre. Quels indices avaient-ils, lui ou n’importe qui d’autre, pour prétendre le contraire ? Quand ils arrivaient, le matin, elle était là ; quand ils repartaient, le soir, elle y était encore. Il y avait des canapés dans son grand bureau, et elle allait à l’Optimodal tous les matins de la semaine, pour ce qu’il en savait… Enfin, elle avait sûrement une maison quelque part. Comme tout le monde, sauf lui. Et sauf les potes, dans le parc. Et sauf les freegans et les férals, qui proliféraient dans la métropole. En réalité, vingt ou trente millions de gens, en Amérique, d’après ce qu’il avait lu. Mais on pensait toujours que tous les autres habitaient quelque part. Bon, ça suffisait – il était temps de se focaliser sur l’instant présent, et sur leur rencard. Parce qu’il fallait bien appeler les choses par leur nom. Leur second rencard, en réalité – le premier avait eu lieu impromptu à New York, après la réunion sur le projet de l’Atlantique Nord aux Nations unies, et maintenant, ils étaient dans un restaurant libanais de Georgetown que Diane avait récemment découvert. Et qui était rudement agréable. Or ce soir-là, ils avaient deux choses à fêter, le salage proprement dit, et son succès : ils avaient réussi à redémarrer la circulation thermohaline. Et même une troisième chose : la proposition faite à Diane de devenir la nouvelle conseillère scientifique du président. Frank voyait bien qu’elle était contente de cette dernière proposition. — Racontez-moi ça, dit-il lorsqu’ils eurent attaqué le plat principal. C’est un bon poste ? Je veux dire, que fait un conseiller scientifique ? En d’autres termes, est-ce qu’il avait un pouvoir ? — Tout dépend du président, répondit Diane. Je me suis renseignée. Apparemment, le poste a été créé sous Nixon, pour faire payer à la communauté scientifique le fait d’avoir publiquement soutenu Johnson contre Goldwater. Il avait relégué la NSF à Arlington, supprimé le comité de conseil scientifique et créé ce poste. Il l’avait réduit à un unique conseiller qu’il pouvait nommer sans demander l’avis de personne, sans mécanisme d’approbation, et ensuite poser sur une étagère, comme une potiche. Ce qui était exactement l’endroit où ces gens s’étaient généralement retrouvés, sauf en quelques rares occasions. Ça ne paraissait pas très prometteur… — Sauf que… ? — Eh bien, en théorie, si le président acceptait de l’écouter, ça pourrait devenir assez intéressant. Je veux dire, le besoin de coordination scientifique se fait clairement sentir au sein du gouvernement fédéral. C’est ce qu’on a vu à la NSF. Idéalement, il y aurait un poste au cabinet, vous voyez, une sorte de Département des Sciences, avec un secrétaire d’État chargé de la Recherche scientifique. — Un tsar des sciences… — C’est ça, fit-elle en fronçant le nez. Ça ferait pas mal de remue-ménage, parce que, en réalité, la plupart des agences fédérales sont déjà censées disposer d’une direction scientifique. La science fait partie de leur domaine de compétence, ou d’action. Alors, si quelqu’un essayait de fonder un Département des Sciences, ça viendrait empiéter sur les plates-bandes de pas mal d’autres agences, et il n’y en aurait pas une pour soutenir ce projet. Elles monteraient une expédition punitive contre ce conseiller, et elles le lyncheraient, comme elles ont fait avec le soi-disant « tsar du renseignement » quand ils ont essayé de coordonner les agences de renseignement… Ce qui donna le frisson à Frank. — Ouais, j’imagine que c’est ce qui arriverait. — Alors, maintenant, peut-être que le conseiller scientifique pourrait faire office de conseiller personnel. Vous voyez le genre. Si nous pouvions présenter un menu d’options qui tienne vraiment la route, et que Chase en choisisse quelques-unes pour les mettre en pratique, eh bien… Eh bien, le président en personne se ferait le champion de la science. — Et ça pourrait bien arriver, compte tenu de la situation. — Oui, c’est l’impression que ça donne, hein ? Sauf que Washington a le chic pour engluer les gens. — C’est le marécage. — Oui, le marécage. Mais si le marécage gèle… Ils éclatèrent de rire. — Alors, peut-être qu’on pourrait voler par-dessus les obstacles en patins à glace ! Frank opina du chef. — À propos, on était censés essayer de patiner ici, quand le fleuve gèlerait. — C’est vrai. On avait dit qu’on ferait ça. Mais voilà qu’on a cette espèce de vague de chaleur… — Exact. Gulf Stream, le retour ! — C’est tellement dingue. Je parie qu’il va de nouveau y avoir des vagues de froid, comme avant. — Oui. Enfin, en attendant, on pourrait aller au bord du fleuve, voir si on ne pourrait pas louer des patins à glace quand il gèlera. — D’accord. Je pense que le club d’aviron de Georgetown va le faire. Il faudrait vérifier. J’ai lu qu’ils allaient se reconvertir quand le Potomac gèlerait. Ils vont installer des projecteurs, délimiter une zone avec des cordes, et tout ce qu’il faut. — Ça c’est bien ! On pourrait aller voir, après. Et donc ils finirent leur dîner dans l’allégresse, en passant d’un plat libanais génial au suivant. Même les ingrédients de base étaient délicieux : les olives, l’houmous, l’aneth – tout. Ils arrosèrent leur repas d’une bouteille de vin blanc sec. Et ensuite, ils descendirent vers le Potomac, bras dessus, bras dessous, comme ils l’avaient fait si brièvement à Manhattan. Ils longèrent la berge du fleuve à Georgetown, avec ses buissons en pots éclairés par de petites guirlandes de Noël. Tout ça avait été submergé pendant les inondations, et on voyait encore, sur les façades des bâtiments, derrière la promenade, le niveau auquel l’eau était montée, mais en dehors de ça les choses étaient plus ou moins revenues à la normale, et le fleuve sous le Key Bridge était aussi calme qu’un ruban de soie noire. Et puis ils parvinrent à l’embouchure du Rock Creek, une petite chose minuscule. En le remontant mentalement, Frank arriva au parc et à sa maison dans l’arbre, dressée au-dessus d’une courbe du Creek – et il en vint à penser : Te voilà en train de folâtrer avec une autre femme pendant que ta Caroline a des ennuis Dieu sait où. Que penserait-elle si elle te voyait ? C’était une pensée à laquelle il était difficile d’échapper. Et Diane vit qu’il avait changé d’état d’esprit. Alors il suggéra très vite qu’ils aillent se réchauffer en buvant quelque chose. Ils se réfugièrent dans un bar qui surplombait le confluent du fleuve et du torrent, du côté de Georgetown. Ils commandèrent des irish coffees. Frank retrouva sa belle humeur, sa soudaine vague de désespoir dissipée par l’immense calme de Diane, par l’aura de réalité qui émanait d’elle. Elle avait une présence rassurante ; exactement le contraire du sentiment qu’il éprouvait quand… Mais non – rester dans l’instant présent. Il acquiesça au commentaire de Diane selon lequel l’irish coffee fournissait le dosage idéal de stimulant et de relaxant, de sucre et de graisse, d’hydratation et de chaleur. — Ça a dû être inventé par des savants, conclut-elle. On dirait une prescription sur ordonnance faite pour atteindre tous les récepteurs à la fois. — Je me rappelle qu’ils en servaient toujours au Salk Institute, à la fin de leurs séminaires, dit Frank. Ils ont un pont patio qui surplombe le Pacifique, et tout le monde y allait avec un irish coffee observer le coucher du soleil. — Super ! Par la suite, alors que Frank la ramenait à travers Georgetown vers sa voiture, elle dit : — Je me demandais si ça vous intéresserait de faire partie de mes conseillers. Ce serait une extension de votre travail à la NSF. Je sais que vous prévoyez de retourner à San Diego, mais avant de repartir… Enfin, vous voyez… J’aurais bien besoin de vous. Frank s’était arrêté. Elle se retourna, leva les yeux vers lui, avec une sorte de timidité, et regarda vers M Street. Ce qu’ils en voyaient évoquait pour Frank la forme platonicienne de la rue principale d’une ville du Middle West. Rien à voir avec le reste de Washington. Et Frank s’entendit répondre : — Bien sûr. Il réalisa que, d’une certaine façon, il ne pouvait pas faire autrement que d’accepter son offre. Il n’avait pas le choix. Depuis un an, s’il était à Washington, c’était parce qu’elle lui avait demandé de travailler sur le problème du réchauffement climatique. Et ils étaient amis, ils étaient collègues, ils étaient… — Je veux dire, il faut que je voie avant avec mon département, à l’université, et tout ça, pour être sûr que ça ne posera pas de problème. Mais je pense que ça pourrait être vraiment intéressant. — Oh, tant mieux. Tant mieux ! J’espérais bien que vous diriez oui. Le lendemain matin, au travail, une ombre se profila dans la porte de son bureau. Il fit pivoter son fauteuil, s’attendant à voir Diane qui venait discuter de leur déménagement vers les bureaux du Conseil scientifique du président… — Tiens, Edgardo ! — Salut, Frank. Tu veux venir manger un bout à la Food Factory ? Et il remua les sourcils d’une façon qui évoquait de façon irrésistible Groucho Marx. — Ouais, d’accord, répondit Frank en s’efforçant de parler d’un ton naturel. Il sauvegarda le document sur lequel il travaillait et le ferma, tout en se retenant d’explorer son bureau du regard. Avant de descendre déjeuner, Edgardo passa discrètement Frank au détecteur, et Frank en fit autant pour lui. Puis ils s’installèrent au bar du restaurant, où ils se bourrèrent de frites trempées dans la salsa. — Qu’est-ce qui se passe ? — Un de mes amis a déterré des infos sur ton amie et son mari. — Ha ha ! Et alors ? — Alors, ils bossent pour un service d’une agence super secrète appelée Advanced Research and Development Agency Prime. L’ARDA Prime. Le type s’appelle Edward Cooper, et elle, Caroline Churchland. Ils dirigeaient une grosse entité d’extraction de données, qui était un cocktail du projet de surveillance globale Total Information Awareness et d’autres programmes ultrasecrets rattachés à la Sécurité du Territoire. — Attends… Elle ne travaillait pas pour lui ?! — Non. Et d’après mon ami, ce serait plutôt le contraire. C’était elle qui dirigeait le programme, mais ils ont fait appel à lui pour donner un coup de main quand il y a eu des problèmes de surveillance. Il venait de la Sécurité du Territoire, et encore avant de la CIA, où il s’occupait de l’Afghanistan. Mon ami dit que le programme est devenu beaucoup plus sérieux au moment de son arrivée. — Comment ça, sérieux ? — Des histoires de surveillance. Ce que ça recouvre au juste, mon ami n’en sait rien. Et puis il y a cette tentative de bidouillage électoral sur laquelle elle t’a tuyauté. — Mais il travaillait pour elle ?! — Oui. — Et quand se sont-ils mariés ? — Deux ans avant qu’il rejoigne le projet. — Et il travaillait pour elle ! — C’est ce qu’on m’a dit. Et puis mon ami pense savoir où elle est allée. — Quoi ?! — C’est ce qu’il m’a dit. La nuit de sa disparition, tu vois, il y a eu un coup de fil d’une cabine téléphonique qu’elle avait déjà utilisée ; un appel vers l’ambassade du Khembalung. J’imagine que c’est toi qu’elle a appelé ? — Elle m’a laissé un message, murmura Frank, de plus en plus ennuyé. Et alors ? — Eh bien, il y a eu un autre appel de la même cabine, vers un numéro dans le Maine. Mon ami a trouvé l’adresse correspondant à ce numéro, et c’est celui d’une fille avec qui ton amie partageait sa chambre, à la fac. Cette camarade de chambre a une maison de vacances sur une île, là-haut, et le courant vient d’être rebranché dans la baraque. Alors il se dit qu’elle est peut-être allée là-bas, et il se dit aussi que s’il a raison, s’il a réussi à la débusquer dans sa cachette, il est probable que son mari soit déjà en route… — Et merde ! fit Frank. Il avait les pieds glacés. — Comme tu dis. Tu devrais peut-être l’avertir. Je veux dire, si elle croit qu’elle a réussi à disparaître… — Ouais, c’est sûr, fit Frank en réfléchissant frénétiquement. Mais… Encore une chose. Si son ex a réussi à la retrouver… il ne pourrait pas me trouver, moi aussi ? — Si, peut-être. Ils se regardèrent. — Il faut qu’on élimine ce type, d’une façon ou d’une autre, dit Frank. Edgardo secoua la tête. — Ne dis pas ça, mon ami. — Quoi donc ? — Éliminer, articula-t-il lentement, sur un ton soudain funèbre. Faire disparaître ? Neutraliser ? Exclure ? Exécuter ? Liquider ? — Je ne voulais pas dire ça, expliqua Frank. Je voulais vraiment juste dire « éliminer le problème ». Faire en sorte qu’il ne puisse pas nous nuire. Qu’il disparaisse de la circulation pour nous. — Je ne vois pas comment faire, répondit Edgardo. Obtenir une injonction d’éloignement ? Tu ne veux sûrement pas aller jusque-là. Ça ne marcherait pas, même si tu réussissais à l’obtenir. — Alors ? — Alors, il va falloir que tu vives avec. — Vivre avec ? Avec quoi ? — Difficile à dire pour le moment, répondit Edgardo en haussant les épaules. — Je ne peux pas « vivre avec » si ça se traduit par le fait qu’il va essayer de lui faire du mal. Or il y a une chance non négligeable qu’il la retrouve. — Je sais. — Il faut que je la retrouve avant lui. Edgardo le regarda en hochant la tête, comme s’il l’évaluait du regard. — Faisable. 4 Chez les Quibler, à Bethesda, pendant cet hiver capricieux, la situation devint plus frénétique que jamais. C’était principalement dû à l’élection de Phil Chase, qui avait évidemment renforcé son bureau sénatorial, de sorte que son état-major faisait maintenant partie d’une équipe de transition très élargie. La période de transition présidentielle était un moment crucial. Il y avait eu, dans le passé, des cas célèbres d’administrations qui avaient raté leur transition. Cette pensée suffisait à les aiguillonner. Ils n’avaient qu’à se rappeler les conséquences redoutables que le ratage de la transition pourrait avoir sur le destin du président. Il était vital de prendre un bon départ, pour recréer le genre de « cent premiers jours » qui avaient impulsé son énergie à la nouvelle administration de Roosevelt, en 1933, fixant un modèle que la plupart des présidents essayaient d’imiter depuis. Des rendez-vous primordiaux devaient être pris, de nouveaux programmes audacieux transformés en lois. Phil connaissait l’histoire ; il était conscient de l’importance du défi, et bien déterminé à le relever victorieusement. — On pourrait appeler ça les Soixante Premiers Jours, dit-il à son équipe. Parce que nous n’avons pas de temps à perdre ! Il n’avait pas levé le pied depuis son élection. En réalité, Charlie Quibler avait même l’impression qu’il avait encore accéléré l’allure, si c’était possible. Il ignorait la plainte pour irrégularités électorales déposée par l’Oregon – ces réclamations étaient devenues la norme depuis les élections controversées du début du siècle –, fort de la certitude que le public américain détestait ce genre de nouvelles troublantes, quel que soit le vainqueur, et il se sentait libre d’aller de l’avant avec un programme de rendez-vous, de réunions qui commençaient à l’aube et se poursuivaient non stop jusqu’à minuit, et souvent au-delà. Il avait la chance de faire partie de ces gens qui peuvent se contenter de très peu de sommeil. Mais ce n’était pas le cas de Charlie, qui était beaucoup trop souvent réveillé en sursaut par des appels de son collègue Roy Anastophoulus, le nouveau directeur de cabinet de Phil, lui enjoignant de venir au bureau pour se mettre au boulot. Comme en cet instant : — Roy, je ne peux pas, répondit Charlie. Je suis avec Joe, ici. Anna est déjà au boulot, et on doit aller au Gymboree… — Quoi, le Gymboree ?! Je n’en crois pas mes oreilles ! Charlie, qu’est-ce qui est le plus important pour le pays, conseiller le président ou aller au Gymboree ? — Faux problème, rétorqua Charlie. Le Gymboree est beaucoup plus important si on veut que Joe dorme bien la nuit, or on veut qu’il dorme bien la nuit. On se parle, là, d’accord ? C’est pour ça qu’on a inventé le téléphone. Qu’est-ce que ça changerait si j’étais là-bas ? — Ouais, ouais, ouais, ouais. T’es un marrant, hein ? Bon, je dois y aller, là, mais écoute : il faut que tu reviennes du froid, ce n’est pas le moment de faire du baby-sitting, le destin du monde repose sur nos épaules, et on a besoin de toi au bureau, et que tu empoignes un de ces dossiers cruciaux dont personne ne peut s’occuper aussi bien que toi. Joe a deux ans, c’est ça ? Alors tu peux le mettre à la crèche, ici, à la Maison-Blanche, ou n’importe où dans la grande région métropolitaine, d’ailleurs, mais il faut que tu sois ici, ou sinon, tu vas louper le coche. Phil ne va pas supporter que quelqu’un reste planqué à Bethesda et téléphone de la maison, comme E. T., alors que le monde sombre en grelottant, en rôtissant, en se noyant et tout ce que tu veux en même temps. — Roy, arrête. On se parle toutes les heures, peut-être même plus. On ne pourrait pas se parler davantage si on était ligotés ensemble à un poteau… — Ouais, c’est chouette, c’est génial, ça fait partie des moments de la journée que je préfère, mais c’est un boulot d’homme à homme, tu le sais parfaitement, et il y a des mois que je ne t’ai pas vu en face, et Phil non plus, et j’ai bien peur que ça ne justifie bientôt le proverbe « loin des yeux, loin du cœur »… — Tu es en train de créer une force d’intervention contre le changement climatique ? — Oui. — Tu vas demander à Diane Chang de devenir conseiller scientifique ? — Oui. C’est déjà fait. — Tu vas organiser une réunion avec toutes les compagnies de réassurance ? — Oui. — Et tu présentes le package législatif au Congrès ? C’était la grande proposition de loi omnibus, ou composite, de Charlie, qui revenait sur le tapis, ou plutôt d’entre les morts… par démembrement. — Bien sûr que oui ! — Alors explique-moi en quoi au juste je serais coupé du monde ? C’est absolument tout ce que je t’ai suggéré ! — Mais, Charlie, je regarde vers l’avant, moi, et je le vois bien : tu vas être coupé du monde ! Il faut que tu mettes Joe à la crèche et que tu sortes du frigo ! — Mais je ne veux pas ! — Faut que j’y aille, retombe sur terre et ramène-toi ici, salut. Il avait l’air vraiment ennuyé. Mais Charlie pouvait parler franchement à Roy, et ce n’était pas le résultat des élections qui allait y changer quelque chose : quand il se réveillait le matin et se disait qu’il avait le choix entre aller au Mall, pour parler politique avec des politicards toute la journée, et rentrer très tard chez lui tous les soirs ou passer ses journées avec Joe, à se promener dans les parcs et les librairies de Bethesda, en appelant le bureau de Phil de temps en temps pour avoir les mêmes conversations politiques sous forme condensée – grâce au Ciel ! –, il savait très bien quel genre de journées il préférait. C’était un job facile, qui ne lui prenait pas le chou. Il aimait passer du temps avec Joe. Avec tous ses problèmes et ses crises, il aimait ça plus que tout ce qu’il avait jamais fait de sa vie. Joe grandissait à vue d’œil, et Charlie voyait que ce qu’il aimait le plus au monde – leur petite vie ensemble – ne durerait pas au-delà de son entrée au jardin d’enfants – et encore, si ça durait jusque-là ! Ça passait si vite… De fait, depuis une semaine à peu près, Joe donnait l’impression de changer très vite, et si Charlie tenait à passer du temps avec lui, c’était autant parce que ça lui faisait plaisir que parce qu’il s’inquiétait. Il avait l’impression d’avoir affaire à un autre enfant. Mais il réprimait ce sentiment et essayait de se raconter que s’il préférait rester chez lui, c’était uniquement pour des raisons positives. Il n’arrivait que très rarement à y réfléchir honnêtement, et encore de façon très fugitive. Le problème n’avait rien d’évident, même quand il essayait de l’aborder sous un autre angle. En réalité, depuis leur voyage au Khembalung, Joe n’était plus tout à fait le même. Au retour, Anna l’avait trouvé fiévreux – bien que seul le thermomètre ultrasensible qui lui servait à déterminer ses périodes d’ovulation ait réussi à détecter cette fièvre –, en tout cas agité, et irritable d’une façon qui tranchait sur son irritabilité précédente, qui faisait alors à Charlie l’impression d’une sorte d’énergie cosmique, une force en lutte contre des contraintes. Depuis le Khembalung, il était plutôt grognon, presque chagrin. Tout ça coïncidait avec l’intérêt, inopportun selon Charlie, que les Khembalais portaient à Joe. Il avait poussé Drepung à admettre qu’ils pensaient que Joe était la réincarnation d’un de leurs grands lamas. C’était comme ça que ça se passait, chez eux. Après cette nouvelle, sur l’insistance de Charlie, ils s’étaient livrés à une sorte de rituel d’exorcisme qui ne disait pas son nom, conçu pour chasser l’âme incarnée dans le corps de Joe, y laissant l’habitant original, qui était le seul que Charlie voulait y voir. Mais il commençait à se demander si c’était une si bonne idée que ça, et si ce n’était pas la personnalité du vrai Joe que les Khembalais avaient chassée. Cela dit, Joe n’était pas si différent. Selon Anna, il n’avait plus de fièvre, il était plus détendu, et s’il était renfrogné, ça ne signifiait pas grand-chose. Charlie était seul à le trouver vraiment changé, d’une façon sur laquelle il avait du mal à mettre le doigt, mais principalement, il lui trouvait l’air trop satisfait de l’état des choses. Son Joe n’avait jamais été comme ça, pas un jour depuis sa naissance, qui l’avait, selon toute apparence, mis très en colère. Au moment où Anna l’avait expulsé, Charlie se rappelait avoir vu son petit visage tout rouge, royalement furibard et hurlant. Il n’y avait plus rien de tel, maintenant. Pas de crises, pas d’ordres impérieux. Il était calme, docile ; il acceptait même de faire la sieste. Ce n’était tout simplement plus son Joe. Compte tenu de tout cela, Charlie n’était absolument pas disposé à mettre Joe dans une situation nouvelle, ce qui aurait encore compliqué le problème. Il voulait être avec lui, voir ce qu’il faisait, comment il prenait les choses ; il voulait l’étudier. C’était parfois à ça que se ramenait l’amour parental, surtout avec un petit bout de chou qui savait à peine marcher, un être humain qui se trouvait à l’une des étapes les plus stupéfiantes et les plus fugitives de son existence : l’accession à la conscience ! Mais le monde ne respectait pas la sensibilité de Charlie. Plus tard, ce matin-là, son téléphone portable sonna à nouveau, et cette fois, c’était Phil Chase en personne : — Alors, Charlie, comment ça va ? — Ça va, Phil. Et vous ? Vous arrivez à vous reposer un peu ? — Oh oui, oui. Je suis encore en vacances post-campagne, alors c’est très calme. — Mais oui, mais oui, je vous crois. Ce n’est pas ce que Roy me raconte. Comment s’annonce la transition ? — Oh, bien, bien, je crois. Je pensais que c’était plutôt votre rayon. Charlie eut un rire, mais il sentait un nœud se former au creux de son estomac. Le changement de statut de Phil commençait déjà à peser sur lui, et la conversation lui paraissait de plus en plus irréelle. Il y avait longtemps qu’il travaillait pour Phil, mais il n’était à l’époque que sénateur ; Charlie était depuis longtemps habitué au pouvoir considérable et en même temps hautement circonscrit que Phil exerçait dans le cadre de son mandat. C’était ce que Charlie lui répétait souvent : que son pouvoir était complètement circonscrit ; c’était devenu une sorte de gag récurrent entre eux. Sauf que ça ne marchait plus. Le président des États-Unis pouvait être bien des choses, mais il n’était assurément pas sans pouvoir. Nombreuses étaient les administrations qui avaient précédé celle de Phil et qui s’étaient démenées pour accroître les pouvoirs de la branche exécutive au-delà de ce que les Pères de la Constitution avaient prévu – ce qui faisait de leurs campagnes une parodie du discours « purement constitutionnaliste » débité par les mêmes lorsqu’ils débattaient, devant la Cour suprême, des principes que devait défendre la justice, démontrant qu’ils préféraient une dictature exécutive secrète à la démocratie, surtout si le président était une marionnette manipulée par les parties intéressées. Enfin, peu importait ; le résultat de leurs efforts était un appareil qui, s’il était correctement compris et utilisé, pouvait par bien des façons diriger le monde. C’était bizarre mais vrai : le président des États-Unis pouvait diriger le monde, aussi bien par décret qu’en fixant un ordre du jour que tous les autres devaient suivre – sous peine d’aller au diable. Le chef du monde. Pas vraiment, bien sûr, mais personne n’en serait jamais plus près. Et comment pouvait-on blaguer avec ça, hein ? — Vos vêtements sont encore visibles ? demanda Charlie. — Disons que moi, je les vois, mais écoutez, poursuivit Phil, changeant rapidement de sujet, comme prévu depuis le début, je voulais vous parler de votre situation dans notre dispositif. Roy dit que vous rechignez un peu, mais nous avons absolument besoin de vous. — Eh bien, je suis là. On peut parler douze heures par jour, si vous voulez. — D’accord, mais une grande partie de ce boulot exige autre chose. Il y a des missions qui reposent beaucoup sur les relations personnelles, vous savez. — Comment ça ? Lesquelles, par exemple ? — Eh bien, par exemple, la direction de l’Agence de protection environnementale… — HEIN ?! hurla Charlie. Il manqua littéralement tomber à la renverse, dut faire un effort pour reprendre son équilibre. — Ne me faites pas des peurs pareilles, Phil ! J’espère que vous ne pensez pas procéder à des nominations aussi stupides que ça ! Seigneur, vous savez parfaitement que je ne suis pas taillé pour ce boulot ! Il vous faut un savant de premier plan pour ce poste, un chercheur important, qui aurait une expérience politique et administrative… Nous en avons déjà parlé ! Toutes les agences doivent se sentir appréciées et soutenues pour maintenir l’esprit de corps et fonctionner au niveau le plus élevé, vous le savez parfaitement ! Roy ne vous le répète pas tous les jours ? Vous n’êtes pas en train de procéder à des nominations politiques idiotes, j’espère ? Phil se marrait. — Vous voyez ? C’est pour ça qu’on a besoin de vous ici ! Charlie s’obligea à respirer. — Oh… Ah, ah ! Très drôle, Phil. Ne me faites plus des coups comme ça. — J’étais sérieux, Charlie. Vous seriez très bien à la tête de l’APE. À ce poste, il nous faut quelqu’un qui ait une vision globale des problèmes environnementaux à l’échelle planétaire. Enfin, nous le trouverons. Mais je suis d’accord, nous pouvons vous utiliser à quelque chose de mieux. — Ouf. Charlie avait l’impression d’avoir senti le vent du boulet passer très près de sa tête. Il dut faire un effort pour empêcher sa voix de trembler et répondre, avec toute la fermeté souhaitable : — En ce qui me concerne, j’aimerais que les choses restent en l’état… — Non, ce n’est pas ce que je voulais dire non plus. Écoutez, vous ne pourriez pas venir ici, qu’on en parle enfin tous les deux ? Vous pourriez caser ça dans votre emploi du temps ? Et merde ! Comment pouvait-il refuser ? C’était son patron, et c’était aussi le président des États-Unis qui lui parlait. S’il fallait absolument qu’ils discutent face à face… il soupira. — Oui, oui. Bien sûr. Vos désirs sont des ordres. — Amenez Joe, si vous voulez. Ça me ferait plaisir de le voir. On pourrait l’emmener faire un tour sur le Bassin de marée… — Oui, oui. Que pouvait-il dire d’autre ? Le problème, quand le président des États-Unis vous demandait poliment quelque chose, c’est que vous pouviez difficilement répondre autre chose que « oui, oui ». Peut-être certains présidents avaient-ils établi une limite dans ce domaine, en demandant l’impossible et en attendant de voir ce qui se passait. Le pouvoir pouvait rapidement réveiller des pulsions sadiques latentes chez les puissants. Mais si un président sain d’esprit et intelligent voulait toujours s’entendre répondre « oui », il pouvait assurément formuler ses questions afin d’obtenir ce qu’il voulait. C’était comme ça. Quoi qu’il en soit, vous pouviez difficilement dire non à un président élu qui vous invitait avec votre marmot à faire un tour sur le Bassin de marée dans l’un des pédalos, d’un bleu étincelant, rangés le long du rivage est. Et une fois sur l’eau, il devint vraiment difficile de dire non à Phil. Joe était coincé entre eux, avec un gilet de sauvetage, et il avait été attaché par des agents des services spéciaux d’une façon que même Anna aurait considérée comme sûre. Il regardait autour de lui d’un air extatique ; il s’était même laissé enfiler le gilet de sauvetage et mettre la ceinture de sécurité avec complaisance et bonne volonté. Rien que de voir ça, Charlie en avait eu un début de mal de mer. Et voilà que Phil semblait faire avancer l’engin tout seul en pédalant. Et c’était aussi lui qui tenait ce qui servait de barre. Phil était toujours de bonne humeur sur l’eau, il parlait de tout et de rien avec volubilité, regardait Joe, regardait l’eau qui les séparait du Jefferson Memorial, le plus élégant mais le moins émouvant des monuments de la ville. Il regardait tout, radieux, sublimement inconscient des promeneurs, sur le bord, qui l’avaient repéré et poussaient des cris excités dans leur téléphone portable, ou les prenaient en photo. Il y avait des gars des services spéciaux perchés sur la jetée des pédalos, et un nombre inhabituel de gens en costume qui marchaient sur le bord, parmi les touristes et les joggeurs. — J’aurai besoin que vous soyez là, dit tout à coup Phil, quand nous réunirons une force d’intervention sur le réchauffement global. Je serai perdu dans cette meute qui avancera toutes sortes d’informations et de projets. C’est là que j’aurai besoin de vos impressions, en temps réel et après, pour m’aider à croiser les informations et à y voir clair. Ça ne marchera pas s’il faut que je vous décrive tout ça après coup. Nous n’aurons pas le temps, et puis le plus important pourrait m’échapper. — Euh, oui, mais… — Il n’y a pas de mais ! Je voudrais que cette force d’intervention ressemble autant que possible à un Département de la Science ou un Département de l’Environnement. Elle fixera les grandes lignes de beaucoup des choses que nous entreprendrons. Ce sera mon groupe de stratégie, Charlie, et ce que je suis en train de vous dire, c’est que j’ai besoin de vous. Bon, je me suis renseigné sur les crèches de la Maison-Blanche. Elles sont très bien, et nous pourrions encore les améliorer. Joe sera mon public cible. Hein, Joe, que tu aimerais jouer toute la journée avec d’autres enfants, hein, mon gars ? — Oh ouais, Phil, répondit Joe, tout content d’être inclus dans la conversation. — On mettra en place le meilleur système pour toi. Qu’est-ce que tu en dis, Joe ? — J’aime ça, répondit Joe. Charlie commença à marmonner quelque chose où il était question des femmes chinoises qui, chaque jour, enterraient leurs enfants jusqu’au cou dans la boue de la rive pour aller travailler dans les rizières, mais Phil lui coupa la parole : — Le Gymboree au sous-sol, s’il faut en passer par là ! Des pointeurs laser, des parties de paintball, ce que vous voudrez ! Tu aimerais jouer au paintball, pas vrai, Joe ? — Gros camion, observa Joe en indiquant la circulation sur Independence Avenue. — Des gros camions. D’accord. On en aura aussi. On pourrait organiser une compétition de camions géants sur la pelouse de la Maison-Blanche. — Camion géant ! répéta Joe, ravi. Charlie poussa un soupir. Normalement, se disait-il, Joe aurait dû se mettre à hurler « Gros camions tout de suite ! », il aurait dû essayer de se détacher et de ramper sous le pédalier, sous leurs pieds, ou de sauter par-dessus bord pour aller nager. Au lieu de quoi il écoutait paisiblement le baratin de Phil, avec une expression qui disait qu’il comprenait juste ce qu’il voulait, et qu’il l’approuvait pleinement. Enfin. Tout le monde changeait. À vrai dire, c’était même le but de la cérémonie que Charlie avait demandé aux Khembalais d’organiser ! C’est lui qui l’avait voulue, il avait même insisté pour ça ! Mais il se rendait maintenant compte qu’il n’en avait pas vraiment imaginé les conséquences. — Alors, vous allez accepter ? demanda Phil. — Je ne sais pas… — Vous êtes plus ou moins obligé, d’accord ? Je veux dire, c’est vous qui avez suggéré que je sois candidat, pour commencer, quand on était au Lincoln Memorial. — Tout le monde vous le demandait. — Non, pas vrai. Et puis, vous avez été le premier. — Non, c’était vous. Je me suis contenté de penser que ça pouvait marcher. — Il faut croire que vous aviez raison. — Apparemment. — Alors, vous avez une dette envers moi. C’est vous qui m’avez fourré dans ce merdier. Phil eut un sourire, fit de grands signes à des touristes tout en effectuant un large demi-tour pour regagner l’autre rive du bassin. Charlie poussa un soupir. S’il acceptait, il verrait moins – beaucoup moins – Joe, et il détestait cette idée. D’un autre côté, s’il le voyait un peu moins, il ne remarquerait plus autant à quel point il avait changé. Or il détestait ce changement. Il y avait tellement de choses qu’il détestait ! Malheureux, il dit : — Il faut d’abord que j’en parle avec Anna. Mais je pense qu’elle sera d’accord. Elle est plutôt pro-active. Alors… Et merde ! Je vais tenter le coup. Je me donne quelques mois, et on verra comment ça marche. À ce moment-là, votre force d’intervention devrait être opérationnelle, je verrai comment ça se passe, et s’il le faut, je pourrai me retirer et rester de tout cœur avec vous, mais ne plus être en prise directe. — D’accord. Phil se remit à pédaler avec un enthousiasme farouche, au point que Charlie manqua se retrouver les genoux sous le menton. — Regarde, Joe ! s’exclama Phil. Tous les gens qui te font signe ! Joe leur rendit leurs signes. — Hou-hou, les gens ! hurla-t-il. Gros camion, là-bas ! Regarde ! J’aime le gros camion ! C’est un bon camion ! Et voilà : le changement. L’inexorable passage du temps. Devenir. L’un des mystères fondamentaux. Charlie détestait ça. Il aimait être ; il détestait devenir. Il pensait que ça indiquait bien à quel point il était heureux de l’état des choses. Papa poule, il adorait ça. Au mois de mai, alors qu’il marchait le long de Leland Street, il avait croisé Djina, l’une des mamans du Gymboree, qui passait à bicyclette, et il lui avait crié : « Bonne fête des mères ! » Elle lui avait répondu : « Bonne fête à vous aussi ! » Et il s’était senti envahi d’une lumière qui avait brillé pendant une bonne heure dans son cœur. Quelqu’un l’avait compris. Évidemment, la vie routinière des mamans des années 1950 avait été un cauchemar, une dinguerie tellement efficace qu’il n’en revenait pas que toutes les mamans de cette génération ne soient pas devenues rigoureusement folles. Cela dit, la plupart l’étaient devenues, d’une façon ou d’une autre, parce que, sous sa forme la plus pure, cette vie se limitait aux corvées quotidiennes vitales mais décervelantes de l’élevage d’enfants et du ménage. Un « travail non rémunéré », comme disaient les économistes, mais dans un sens bien plus large que ce qu’ils entendaient avec leur stupide comptabilité de bouts de chandelle. Dans les années 1950, juste après la Seconde Guerre mondiale, ce gigantesque espace de dislocation et de liberté chaotique qui avait battu toutes les normes en brèche, les jeunes femmes avaient dû croire qu’elles retournaient en prison après une longue permission de sortie. Mais ce n’était pas la vie que menait Charlie. En dehors des courses, du ménage et de tout ce qu’il faisait autour des enfants, il avait son « vrai » travail d’assistant d’un sénateur. Travail, qui, même s’il se bornait à quelques conversations téléphoniques tous les jours, venait étayer la tâche « non réelle » de Papa poule dans une curieuse action duelle. Pour finir, la question devenait : quel était son « vrai travail » ? Le résultat final était qu’il se sentait satisfait, avec une vie bien remplie. Peut-être même trop remplie ! Mais c’était ce qui arrivait quand les besoins essentiels de l’existence selon Freud – le travail et l’amour – tournaient à plein. Il avait eu tout ça. Alors, maudit soit le changement ! Charlie voulait vivre cette vie pour toujours. Ou sinon pour toujours, du moins aussi longtemps que les étoiles dureraient. Le changement lui faisait peur. Il pensait que c’était la dégradation probable d’une situation qui ne pouvait être améliorée. Mais il aurait beau faire, il était acculé, dos au mur. Pas moyen d’y échapper. Toutes les répétitions du schéma étaient superficielles ; le moment était toujours nouveau. Il devait être vécu, après quoi on embrassait le moment suivant quand il arrivait. C’était ce que disaient toujours les Khembalais. C’était l’un des fondamentaux du bouddhisme. Maintenant, Charlie devait essayer d’y croire. Or donc le jour vint où il se leva, laissa Anna partir au travail et Nick à l’école, et où, au lieu du « moment de Joe et Papa » – toute la journée étendue devant eux comme un grand parc vert –, ce jour-là, il se prépara et prépara Nick à sortir, tout en décrivant à haute voix le changement de routine : — C’est le grand jour, Joe ! On va à l’école et au travail, à la Maison-Blanche ! Ils ont une super crèche, là-bas ! Ce sera comme le Gymboree ! Joe leva les yeux. — Gymboree ? — Oui, comme le Gymboree. Enfin, presque. L’humeur de Charlie tomba en chute libre alors qu’il réfléchissait aux différences, pas une heure mais cinq, six ou huit – ou douze – et pas de parents avec les enfants, tout le monde ensemble, non : l’enfant tout seul au milieu d’une foule d’étrangers. Et il n’aimait même pas le Gymboree ! De plus en plus déprimé, Charlie attacha Joe dans sa poussette et alla jusqu’au métro. Les parois des tunnels étaient encore sales et même humides par endroits, et Joe vérifia tout, comme n’importe quel autre jour. C’était l’une de leurs habitudes. Phil, qui n’était pas encore installé à la Maison-Blanche, avait néanmoins tout organisé pour que Joe puisse aller à la crèche, après quoi Charlie devait se rendre dans les bureaux des sénateurs, dans le vieux bâtiment du syndicat des charpentiers. Ressortir du métro, donc, dans l’air chaud, sous les nuages bas, poussés par le vent tumultueux. Les gens filaient précipitamment d’un abri à l’autre avant de prendre l’averse. Charlie était descendu à la station Smithsonian, et le Mall était presque désert, en dehors de quelques joggeurs. Il poussa Joe de plus en plus vite, se sentant de plus en plus désolé, presque désespéré, sans raison particulière, surtout que Joe continuait à babiller, dopé par le Mall et l’orage qui couvait, espérant sans doute quelque chose comme leur pique-nique habituel, et leur séance de jeu. Des heures qui leur avaient paru ennuyeuses sur le coup faisaient maintenant figure de précieux îlots d’éternité, de minuscules paradis perdus. Et il était impossible d’expliquer à Joe qu’aujourd’hui ce serait différent. — Joe, je vais te déposer à la garderie, là, à la Maison-Blanche. Il va falloir que tu joues avec les autres enfants et les maîtresses, et que tu fasses ce qu’on te dira, pendant très longtemps. — Chic, papa. Jouer ! — Ouais, c’est ça. Peut-être que ça va te plaire. Après tout, c’était une possibilité. Le récit d’Anna quand elle avait déposé Nick à la crèche pour la première fois était encore présent à l’esprit de Charlie – cette expression de résignation stoïque qui lui avait percé le cœur. Charlie avait lui-même vu ce regard, quand il y avait emmené Nick, au tout début. Mais Joe n’était pas stoïque, et il ne se résignerait jamais à quoi que ce soit. Charlie anticipait plutôt une sorte de chaos et de désordre, peut-être même une authentique panique, Joe passant de la protestation à la harangue, et enfin au saccage. Enfin, comment savoir ? Quand il voyait comment Joe se comportait ces temps derniers, il se disait que tout était possible. Il se pouvait qu’il adore ça. Il se pouvait qu’il fasse preuve d’instinct grégaire ; après tout, il aimait les foules et les fêtes. Le problème était plutôt, en réalité, qu’il les aimait trop, qu’il poussait les choses trop loin. Quoi qu’il en soit, ils entrèrent dans le bâtiment. Passèrent le contrôle de sécurité, suivirent un long couloir jusqu’à la crèche, un endroit bien aménagé et très propre. Avec beaucoup de petits gamins qui couraient partout entre les structures de jeu, avec plein de jouets, des trains, des étagères à livres, des Lego et tout ce qu’il fallait. Joe ouvrit de grands yeux. — Hé, papa ! Grand Gymboree ! — C’est ça, comme le Gymboree ! Sauf qu’il va falloir que je m’en aille, Joe. Il va falloir que je te laisse ici et que j’y aille… — Au revoir, papa ! Et il partit en courant, sans un regard en arrière. 2 Au Phil de la plume Si vous pensez que c’est utopique, demandez-vous donc pourquoi. BRECHT 5 Phil Chase n’était pas un homme sans passé. Au Congrès, il faisait partie des vétérans du Vietnam, qui formaient un groupe du genre plutôt exubérant. Ils avaient le droit d’être un peu dingues. Tous ne profitaient pas de ce droit, mais si l’envie leur en prenait, ils pouvaient le faire. Et l’envie en prenait à Phil. Il avait toujours joué cette carte à fond. Imprévisible, non conventionnel, insouciant, ami de McCain. Et depuis plus de dix ans, le Sénateur du Monde. C’était son originalité : il travaillait par téléphone, il arrivait à Washington en jet, au dernier moment, pour procéder aux votes qu’il ne pouvait déléguer. Tout cela avait été clairement exposé aux électeurs de Californie, c’était la politique qu’il affichait, et ceux qui n’aimaient pas ça étaient invités à voter contre lui, pour l’éjecter de son poste. Mais ils aimaient ça. Comme nombre d’hommes politiques californiens qui avaient fait irruption sur la scène nationale, il bénéficiait d’un fort soutien chez lui. Il avait beaucoup de mauvais côtés, d’accord, mais ses bons côtés l’emportaient sur les mauvais à deux contre un. Maintenant qu’il était le président, les positions s’étaient encore radicalisées, comme toujours dans la politique américaine, où tout le monde était accro au soap opéra qui consistait à acclamer ou à conspuer les personnalités. Un passé coloré constituait donc un énorme avantage car il permettait de créer le spectacle. Dans cette enfilade particulière de clichés, Phil avait été journaliste au Times de Los Angeles, fabricant de cire pour planches de surf (c’est cette entreprise qui avait financé le lancement de sa carrière politique), travailleur social au Département des Anciens Combattants, maître assistant en fac d’histoire, fabricant de sandales et apprenti maçon – le travail qui était le sien lorsqu’il avait posé sa candidature à la députation dans le comté de Marin, et emporté le siège en tant qu’outsider démocrate. Ça n’avait pas été tout seul. Les démocrates détestaient les indépendants qui adhéraient au Parti et remportaient une élection au premier essai ; pour eux, on devait partir du bas de l’échelle et gravir un à un les échelons, de façon à être complètement lobotomisé, et reconnaissant. Le plus grave, c’est que Phil s’était ensuite lancé dans une course aux sénatoriales des plus délicates et avait fait son entrée au Sénat avec une forte majorité démocrate, alors que le Parti, qui lui en voulait encore, ne l’avait pas soutenu. Peu après, celle qui avait été sa femme pendant vingt-trois ans, qu’il avait connue à l’université et qui avait servi comme infirmière au Vietnam pour rester près de lui quand il avait été enrôlé, était morte dans un accident de voiture. C’est là que Phil avait commencé à voyager, et était devenu le Sénateur du Monde. Et comme il s’était tenu à distance de Washington pendant toutes ces années, personne dans la capitale ne connaissait vraiment sa vie personnelle. On n’en savait que ce qu’il voulait bien dire, et qui se résumait à des voyages, du golf, des réunions avec des politiciens étrangers, souvent des ministres de l’Environnement, souvent en Asie centrale. « J’aime les Stans, disait-il. Le Dagghes, l’Ousbeki, etc. » Lors de ses fréquents retours en Californie, il était plus ou moins toujours égal à lui-même. Pendant un moment, il avait poursuivi son projet OWE – pour « Ongoing Work Education », autrement dit son programme de formation continue en entreprise, mais aussi owe comme devoir, parce que, disait-il, il devait à ses électeurs de savoir à quoi ressemblait leur vie. À noter que son équipe avait rebaptisé le programme « Aïe », à cause des blessures qu’il s’était faites en effectuant diverses missions d’un, deux ou trois mois au service de l’État, tout en continuant à siéger à Washington, ce qui agaçait ses collaborateurs au-delà de toute expression. Au cours de cette phase, il avait successivement été emballeur aux caisses d’une épicerie, caissier, ouvrier du bâtiment, agent immobilier, plombier (ou plutôt aide-plombier, comme il se plaisait à le dire), couturier dans une entreprise textile (du barrio), égoutier, éboueur, agent de change, et il avait effectué un passage qui devait marquer les esprits comme mendiant à San Francisco, au cours duquel il avait dormi dans des endroits dont il refusait de donner l’adresse, dans le Golden Gâte Park et partout ailleurs dans la ville, en faisant la manche pour son parti. C’était aussi à cette époque qu’il avait demandé aux Californiens de lui envoyer toutes les pièces oubliées dans leurs tiroirs. Le plan avait étonnamment bien marché, rapportant des tonnes de pièces, pour un montant de près d’un million de dollars, ce qui lui avait permis de financer sa seconde campagne sénatoriale, menée à peu de frais, essentiellement par Internet. Il avait aussi marché de San Francisco à Los Angeles, escaladé les Sept Sommets (et voté la loi antipollution de l’air du haut de l’Everest), nagé de Catalina à la côte de Californie du Sud en traversant la baie de Chesapeake, et fait la route des Appalaches en stop d’un bout à l’autre (« Totalement sans intérêt, avait-il conclu. La prochaine fois, je fais la route de la côte Pacifique »). Toutes ces activités étaient extérieures à son travail au Sénat, et très chronophages. Mais surtout, il avait beau faire tous les kilomètres qu’il voulait, à pied ou à la nage, pendant ses deux premiers mandats, on le considérait à l’intérieur du Beltway – le périphérique de Washington – comme un farfelu, un politicien d’opérette et un poids plume dans le vrai monde du pouvoir (traduction : de l’argent). Pourtant, ses projets de loi étaient déjà intéressants par leurs concepts (son apport), écrits avec rigueur (l’apport de son équipe), intelligemment amenés, et supportés par tout le monde, de sorte qu’un pourcentage beaucoup plus important que la moyenne finissait par passer au Sénat et devenir des lois. Mais ça, les médias se gardaient bien de le dire. Ils privilégieraient toujours les trains qui arrivaient en retard, le sensationnel, l’éphémère. Pourtant, à la fin de son troisième mandat, il commença à devenir évident pour les gens du sérail qu’il avait finement joué le coup en se faisant passer pour plus naïf qu’il ne l’était. Il avait acquis de solides appuis au sein de son comité, noué de fortes alliances dans l’appareil du Parti démocrate, et des alliances encore plus fortes de l’autre côté de la Chambre, avec les républicains modérés, McCain et autres vétérans du Vietnam. Il s’était aussi fait d’excellents ennemis : des sénateurs extraordinairement nuls comme Winston, Reynolds et Kerry la Gaffe, dont la dégringolade dans l’opinion, suite à des accusations de corruption, ou tout simplement des politiques désastreuses, avait rétroactivement confirmé les allégations de Phil selon lesquelles ce n’étaient pas seulement des crétins politiques, mais aussi des dangers pour la République. En fin de compte, tout ce qu’il avait fait pendant plus de vingt ans semblait avoir été calculé pour le préparer à la course – victorieuse – à la présidence, et à occuper formidablement le poste, point crucial que bien des candidats avaient oublié dans le passé. Les voyages aux quatre coins du monde, le réseau global d’alliés et d’amis, le programme OWE, les lois qu’il avait proposées et fait passer, son travail au comité, tout ça finissait par faire une image, à croire qu’il avait eu un projet depuis le début. Ce qu’il niait catégoriquement, et son équipe le croyait. Ses collaborateurs disaient généralement qu’ils l’avaient vu prendre la décision de se présenter juste un an avant la campagne (à peu près au moment, pensa Charlie, qui ne le dit jamais à haute voix, où il s’était entretenu pendant vingt minutes avec les responsables du Khembalung). Y pensait-il ou non depuis toujours ? personne ne le savait vraiment. Personne ne pouvait lire dans ses pensées, et il n’avait pas de confident parmi ses collaborateurs. Veuf, de grands enfants, des amis inconnus du grand public, et qui n’habitaient pas la ville : pour Washington, il était aussi solitaire et impénétrable que Reagan, Roosevelt ou Lincoln – tous des gens amicaux et charmants, mais fondamentalement distants, en fin de compte. Quoi qu’il en soit, il était aux commandes, et il entendait bien utiliser la fonction en président fort : pas seulement comme le bras exécutif du gouvernement, qui cravachait les deux autres branches pour faire le boulot, mais aussi comme une tribune d’où il pourrait s’adresser aux citoyens du pays et du reste du monde. Il ne laissait pas indifférent ; on le haïssait ou on l’adorait, avec la même violence, et aux États-Unis le débat était plus polarisé que jamais, au moins dans les médias. Mais à l’extérieur, l’opinion mondiale était plus positive que pour n’importe quel président des États-Unis depuis Kennedy. Et il suscitait un très vif intérêt. On retenait son souffle et on observait les quelques semaines qui le séparaient de sa prestation de serment, tout cela dans un soudain sentiment d’immobilité, comme si le pendule qui emportait le monde, impuissant, dans un sens puis dans l’autre, s’était figé à un point extrême, juste avant de reprendre ses oscillations. On commençait à penser sérieusement qu’il allait peut-être arriver quelque chose. 6 Frank se disait qu’avec un Phil Chase comme président, théoriquement, être le conseiller de sa conseillère scientifique devrait être intéressant. Mais ce nouveau poste présentait aussi des inconvénients. Il ne pourrait plus se consacrer vraiment à la science, ça l’éloignerait de ce pour quoi il était vraiment fait. Mais c’était ça, entrer dans l’administration. Y avait-il quelqu’un qui faisait bien de la politique ? Son interaction avec les Khembalais était un autre problème. La santé de Rudra se dégradait, et c’était un problème. Le coup qu’il avait lui-même pris, et l’état mental incertain qui en résultait (si tel était le cas) était un problème très crucial – peut-être le problème. Quitter la NSF, c’est-à-dire Anna, et toutes les relations et habitudes qu’il s’y était créées (sauf Edgardo et Kenzo, qui intégraient aussi l’équipe de Diane), était un problème. Les problèmes exigeaient des solutions, et pour trouver des solutions, il fallait prendre des décisions. Or il était incapable de décider. Et donc, des jours difficiles s’annonçaient pour lui. Parce que, d’abord et avant tout, il y avait la nécessité absolue et immédiate d’avertir Caroline que sa couverture était insuffisante pour empêcher même un nouveau venu sur la scène comme l’ami d’Edgardo de la localiser. Il fallait absolument qu’il la prévienne ! Or il ne savait pas où elle était. Elle pouvait être sur cette île dans le Maine, mais à moins d’aller voir sur place, il n’avait aucun moyen d’en être sûr. Et s’il y allait, il ne devait rien faire qui risque d’attirer l’attention de son mari sur elle (et sur lui, par la même occasion). Son van était équipé d’un transpondeur GPS – c’était Caroline qui le lui avait dit –, de sorte qu’on pouvait le suivre à la trace, où qu’il aille. Il n’était pas difficile d’imaginer un programme qui donnerait l’alerte chaque fois que son van quitterait la zone métropolitaine. C’était un sérieux inconvénient, parce que c’était son dernier refuge, sa chambre à coucher mobile, et, l’un dans l’autre, la pièce la plus versatile de la maison délocalisée et modulaire qu’il avait projetée dans le tissu de la ville. — Il n’y aurait pas un moyen de désactiver la puce de mon van ? demanda-t-il à Edgardo, le lendemain, pendant leur jogging, après qu’ils se furent tous les deux passés au détecteur. De l’inactiver à coup sûr ? Comme s’il y avait un problème technique, un bug, tu vois ce que je veux dire ? — Sûrement, répondit Edgardo. Pour ça, tu aurais peut-être besoin d’un coup de main. Laisse-moi me renseigner… — D’accord, mais je voudrais partir bientôt. — Pour le Maine ? — Oui. — Bon. Je vais faire de mon mieux. Les gens à qui je pense ne sont pas spécialement à ma disposition. Et je ne peux les rencontrer que dans des situations comme celle-ci. Pourtant, le soir même, alors que Frank allait se coucher dans la cabane de jardin qu’il partageait avec Rudra, lequel dormait déjà, Qang vint lui dire qu’on demandait à le voir. Les battements du cœur de Frank s’accélérèrent à un rythme affolant. Ce n’était qu’Edgardo, accompagné d’un petit bonhomme qui lui adressa un salut laconique, après quoi il ne parla plus qu’à Edgardo, en espagnol. — Umberto est porteño, comme moi, dit Edgardo. C’est à lui que je fais appel pour ce genre d’affaire. Umberto leva les yeux au ciel dans une attitude théâtrale. Il prit les clés de Frank, s’approcha de son van exactement comme s’il l’avait acheté, tapa dessus un peu partout, retira le tapis de sol, effectua divers diagnostics à l’aide d’un ordinateur portable, tout ça sans cesser de se plaindre à Edgardo. Il finit par ouvrir le capot et, après avoir fouiné dedans pendant un moment, ôta un boîtier serti sur le côté gauche d’un moteur passablement en fouillis. Lorsqu’il eut fini, il remit le boîtier à Frank et s’éloigna dans la nuit en continuant à houspiller Edgardo par-dessus son épaule. — Merci ! lança Frank dans son dos, avant de dire à Edgardo : J’ai essayé de bien regarder comment il s’y prenait, pour pouvoir le remettre ensuite, mais… Il examina le moteur, le boîtier, les boulons qu’il avait dans la main et les trous dans lesquels ils allaient. Il lui sembla qu’avec une clé il devrait y arriver. — D’accord. Et maintenant, où est-ce que je vais le mettre ? — Laisse-le à l’endroit où ton van devrait se trouver, pour qu’on ait l’impression qu’il n’a pas bougé. Tu remettras ça dedans en revenant. — Là, dans la rue ? — Il n’y a pas une allée qui mène vers la maison ? — Ouais, je devrais pouvoir le laisser là-bas. Enterré dans le gravier. Et à part ça, je suis clean ? — C’est ce qu’Umberto m’a dit. Mais il ne parlait que de ton van, bien sûr. — Ouais. Pour mes affaires, j’ai le détecteur. Mais tu crois que ça suffit ? Et le van ne va pas avoir l’air bizarre, aux péages, sans transpondeur ou je ne sais quoi ? — Non. Tous les véhicules ne sont pas encore équipés de trucs comme ça. La société de l’information globale n’est pas encore complètement connectée. Quand elle le sera, on ne pourra plus faire ce genre de trucs. On ne pourra plus jamais sortir des écrans radar, et si on le faisait, ça paraîtrait tellement bizarre que ce serait encore pire que d’y rester. Il faudra tout repenser. Frank fit la grimace. — Mouais, d’ici là, je ne serai plus embarqué dans ce genre d’histoire. Écoute, je pense que je vais partir tout de suite et prendre quelques heures d’avance. Il me faudra bien toute la journée de demain pour aller là-bas… — C’est vrai. Bonne chance, mon ami. Rappelle-toi, n’utilise pas ton téléphone portable, pas de distributeur de billets, pas de carte de crédit. Tu as assez de liquide sur toi ? — J’espère, répondit-il en palpant son portefeuille. — Tu ne devrais pas être longtemps parti, de toute façon. — Non. Ça devrait aller. Merci pour tout. — Bonne chance. Ne téléphone pas ! Frank monta dans son van en marmonnant et prit la 95 vers le nord. Des transpondeurs incrustés dans le pare-brise de tous les véhicules… enfin, est-ce que ça arriverait vraiment ? Ce projet de surveillance globale était assez dingue pour finir par échouer de lui-même, non ? D’un autre côté… est-ce qu’on pouvait encore arrêter ça ? Et s’ils allaient trouver Phil Chase ? Est-ce qu’ils ne pourraient pas lui raconter toute l’histoire, lui faire dégommer l’ex de Caroline et son opération, quelle qu’elle puisse être ? Éradiquer l’intégralité du dispositif, du haut en bas ? Les agences d’espionnage étaient-elles tellement imbriquées dans la trame gouvernementale (et militaire) qu’elles échappaient au contrôle du président, et même à sa connaissance ? Ou à ses questions ? S’il ne cherchait pas à échapper à toute détection, il aurait appelé Edgardo pour lui poser la question. Mais les choses étant ce qu’elles étaient, il ne pouvait que continuer à réfléchir, à se tracasser, à conduire. Quelque part dans le New Jersey, il se prit à penser que, puisqu’il était sur la route qui allait vers le nord, c’était qu’il avait dû décider d’y aller. Il avait pris une décision ! Et sans s’en rendre compte. Alors, peut-être que décider était une chose qu’on faisait sans y prendre garde, sans se poser de questions. Comment savoir ? Cela dit, dans ce cas particulier, il n’avait pas le choix. Il devait l’avertir. Alors plutôt qu’une vraie décision, disons que c’était comme s’il avait court-circuité un moment de sa vie. Peut-être qu’on traversait la vie en faisant les choses qu’on avait à faire, poussé par la nécessité, en réservant les décisions aux options, et que donc ce n’était pas un facteur vraiment important de l’existence. Une mauvaise pensée, ou une bonne ? Il était incapable de le dire. Une mauvaise pensée, décida-t-il enfin. Une mauvaise pensée au cours de ce qui devait être une longue nuit de mauvaises pensées. Il était bien plus de minuit, et il continuait à suivre les feux de position des voitures, devant lui. La circulation se raréfiait lentement, se réduisant surtout à des camions divers et variés. Il franchit ainsi la Susquehanna, puis l’Hudson, suivant, le reste du temps, une espèce de tunnel dans la forêt interminable. Finalement, sentant qu’il risquait de s’endormir au volant, il prit une route latérale et trouva un petit parking, vide, noir et anonyme, où il estima pouvoir tranquillement se garer sous un arbre, avant de verrouiller les portières et de ramper à l’arrière pour grappiller quelques heures de sommeil. Il fut réveillé par la lumière, à l’aube, et reprit sa route vers le nord, à travers la Nouvelle-Angleterre, après s’être administré le plus mauvais café de restoroute qu’il ait jamais ingurgité – un café si mauvais qu’il en devenait bon, façon coup de fouet. L’idée qu’il puisse être empoisonné lui procura un sursaut supplémentaire. Quelqu’un avait sûrement versé dedans de l’acide de batterie pour lui faire une blague. Il réfléchissait trop. Si Caroline était la patronne, et si son ex travaillait pour elle, alors… La 95 n’en finissait pas, une trouée sans fin dans la forêt sans fin, une bande d’herbe et deux autres de béton, éternellement déroulées, kilomètre après kilomètre. Il finit par arriver à Bangor, dans le Maine, prit à droite, entre les collines, par-dessus des petites rivières, et traversa la zone de magasins d’usine d’Ellsworth. Au cours de la nuit, il était entré dans l’hiver ; tout ici disparaissait sous un mince linceul de neige sale. Il entrevit une zone touristique complètement fermée, des motels, des baraques à homards, des boutiques d’antiquités et des golfs miniatures, tous misérablement blottis sous ce fardeau de glace et de neige – tous, sauf un magasin de décorations de Noël, dont le parking était complet, et qui grouillait de chalands à l’air réjoui. Il arriva bientôt à un pont qui enjambait un bras de mer et menait à l’île de Mount Desert. À ce moment-là, les sommets de 111e – une petite rangée de dents grises – avaient fait plusieurs apparitions au-dessus de l’eau de Frenchman’s Bay. Les pics étaient plus bas que Frank ne les imaginait, mais c’étaient tout de même des montagnes de roche nue, sculptées en courbes gracieuses par l’immense force des glaciers de la dernière ère glaciaire. Frank s’était renseigné sur 111e, dans un cybercafé ; il avait lu pas mal de choses, assez surprenantes pour différentes raisons. Apparemment, cette petite île était à plus d’un titre le berceau du mouvement américain pour la nature. C’est là que le peintre paysagiste Frederick Church était venu s’installer vers 1840. Il avait inventé ce qu’il avait appelé le rusticisme et qui consistait à faire le tour de l’île et à se promener dans les montagnes, rien que pour le plaisir. Il s’était indigné des coupes claires pratiquées dans 171e, et s’était démené pour les faire interdire dans l’État du Maine. Ces mesures étaient parmi les premières lois environnementales de la nation. Tout cela s’était passé au moment où Emerson et Thoreau écrivaient. Ça devait être dans l’air. C’est ce qui avait fini par mener au système des parcs nationaux : l’île de Mount Desert avait été le troisième, le premier à l’est du Mississippi, et le seul jamais créé par des citoyens qui avaient fait don de leurs propres terres. Le parc national d’Acadie occupait maintenant près des deux tiers de l’île, selon un schéma imbriqué. Quand Frank prit le pont, il était sur un terrain privé, mais la majeure partie de l’île, du côté de la mer, était dans les limites du parc. Il ralentit, alors qu’il était encore dans la forêt, en suivant une carte imprimée à partir d’un site web. La côte du Maine, à cet endroit, était plus ou moins orientée vers le sud. Elle était vaguement carrée, et presque coupée en deux, du nord au sud, par un fjord appelé le Somes Sound. La maison de l’amie de Caroline était sur la moitié ouest de 111e. Frank traversa en proie à une grande nervosité le village de Somesville, en haut du Sound. Ce n’était qu’un éparpillement de maisons blanches sur des pelouses enneigées, de part et d’autre de la route. Il cherchait quelque chose qui ressemblait à une rue commerçante, mais il n’y en avait pas. Il commençait à paniquer à la seule idée de la revoir. Il ne savait pas comment l’aborder. Dans son incertitude, il dépassa le virage à droite qui donnait vers sa maison, continua vers une ville appelée Southwest Harbor ; il voulait manger quelque chose et réfléchir. Dans le seul café ouvert, il prit un sandwich et un café. Il ne voulait pas lui tomber dessus à l’improviste. Ça pourrait lui causer un choc désagréable. D’un autre côté, il ne voyait pas comment faire autrement. Assis dans le café, à déguster son expresso – un velours après l’acide de batterie –, il mastiqua son sandwich en essayant de réfléchir. En réalité, il ruminait les mêmes pensées que pendant tout le trajet. Il ne pouvait pas faire autrement que de la surprendre ; avec un peu de chance, il arriverait à lui expliquer tout de suite pourquoi il était là – le danger qui la menaçait peut-être –, et elle n’aurait pas le temps de s’imaginer qu’il l’espionnait. Ils pourraient parler. Il lui demanderait ce qu’elle envisageait, il pourrait peut-être même l’aider à s’installer ailleurs, si c’était ce qu’elle voulait. Sauf que, dans ce cas… Bref, il avait tourné et retourné ces pensées mille fois dans sa tête en conduisant. Tous les scénarios menaient à un point au-delà duquel il était difficile d’imaginer quoi que ce soit. Il devait retourner travailler lundi. Enfin, ça vaudrait mieux. Alors… Il finit son déjeuner, fit quelques pas sur le port. Southwest Harbor était une petite baie entourée par des collines boisées, avec des bateaux de pêche et des docks où des gens s’affairaient. Il y avait aussi un petit poste de gardes-côtes, sur une pointe, à gauche. C’était un endroit calme, glacé, désert. Pittoresque, mais d’une façon positive. Un port de pêche. Il devait prendre le risque de lui tomber dessus. D’après le détecteur, il n’avait pas de mouchard. D’après l’ami d’Edgardo, son van était clean, lui aussi. Il avait conduit toute la nuit. Il n’était plus qu’à sept ou huit kilomètres d’elle. Là, il avait assurément dû prendre une décision ! Alors il reprit son van, la route, tourna à gauche et suivit une route qui tournicotait entre les arbres dépouillés. Longea un étang gelé, sur la droite, un autre, sur la gauche, plus étroit et qui s’étendait vers le sud sur des kilomètres, déroulant son ruban plat et blanc au fond d’une vallée glaciaire classique, en forme de U. Peu après, il s’engagea, à gauche, sur une allée de gravier. Il roulait très lentement, sous un dense réseau de branches en surplomb. Les maisons sur la gauche étaient orientées vers le long lac gelé. La maison de l’amie de Caroline était sur la droite, où elle devait donner sur un autre bras du lac. La carte montrait un lac en forme de Y, avec une branche longue et droite d’où partait, à la moitié à peu près, une autre branche, plus courte. Il n’y avait pas de numéro à l’entrée de l’allée, mais d’après les numéros des maisons situées avant et après, ça devait être la bonne. Il fit demi-tour un peu plus loin, rebroussa chemin. Inspecta l’endroit. Au bout d’une courte allée de gravier, sans voiture, se dressaient à gauche une maison et à droite un garage. Tous les deux vert foncé, avec des encadrements de fenêtre blancs. Une voiture aurait pu être rangée dans le garage. Ah, le numéro de la maison était sur le côté du garage. Il ne voulait pas remonter l’allée en voiture. Cela dit, s’il y avait quelqu’un à l’intérieur pour le voir, ça ferait bizarre qu’il vienne à pied de la route, comme pour jeter un coup d’œil. Il continua lentement sur la route, en direction de la chaussée pavée. Puis il se gara, en jurant tout bas, sur le bas-côté, à un endroit où la route s’élargissait. Il descendit de voiture et se dirigea rapidement vers l’allée, puis vers la maison. Il s’arrêta entre la maison et le garage, sous un gros arbre aux branches dénudées. La neige écrasée formait des échardes de glace sur les dalles de pierre, comme si quelqu’un avait marché dessus et qu’elle avait regelé après. On ne voyait personne par la fenêtre de la cuisine. Il avait peur de frapper à la porte de derrière. Il fit le tour de la maison en regardant par les fenêtres. À l’intérieur, il y avait une grande pièce, avec, derrière, un porche qui donnait sur le lac, vers lequel on descendait par un sentier étroit, flanqué par des terrasses, avec des murets de pierre enneigés pleins de mauvaises herbes noires. Au bord de l’eau, au bout du sentier, il y avait une petite maison devant laquelle un petit bateau blanc était amarré à un petit ponton blanc. La porte de la petite maison s’ouvrit de l’intérieur. — Caroline ? appela Frank. Silence. Et puis : — Frank ? Elle jeta un coup d’œil au coin du garage à bateaux et leva les yeux vers lui avec exactement l’expression surprise, chagrinée, qu’il craignait de s’attirer. Elle remonta le sentier vers lui. — Frank ? Que se passe-t-il ? s’exclama-t-elle en pressant le pas. Qu’est-ce que tu fais là ? Il se rendit compte qu’il était déjà à mi-chemin de la pente. Ils se rencontrèrent entre deux buissons de myrtilles, lui, la main levée dans un geste d’avertissement, elle l’ignorant et se jetant à son cou. Elle le serra sur son cœur, se cramponna à lui. Ils restèrent ainsi un moment, blottis l’un contre l’autre. Frank ne s’était pas permis de penser à ça – sauf qu’il l’avait fait quand même : comment ce serait de la serrer dans ses bras. À quel point il avait envie de la voir. Elle se rétracta un tout petit peu, regarda la maison, derrière lui. — Pourquoi es-tu venu ? Que se passe-t-il ? Comment m’as-tu retrouvée ? — Je voulais t’avertir de quelque chose, répondit Frank. Enfin, je pensais que je devais le faire. Mon ami à la NSF, celui qui m’a aidé avec le CD concernant les élections que tu nous as donné… Eh bien, il a un ami qui s’est renseigné sur ton ex, et ce qu’il fait maintenant. Tu comprends, à son boulot, ils ne voulaient pas en rester là, avec cette tentative de fraude électorale. Il voulait t’en parler, et mon ami lui a dit que tu avais disparu, et ce type a dit qu’il pensait savoir où tu étais… — Oh, mon Dieu ! fit-elle en portant la main à sa bouche. Encore une réponse corporelle commune à tout le monde. Elle regarda à nouveau autour de lui, vers l’allée. — Alors j’ai voulu voir s’il avait raison, continua Frank. Et s’il avait raison, je voulais t’avertir. Et puis de toute façon, j’avais envie de te voir. — Oui. Ils se tinrent un moment par les mains, puis ils s’enlacèrent à nouveau. Se serrèrent très fort l’un contre l’autre. Frank sentit la peur et l’isolement qui étaient en elle. — Alors, fit-il en reculant légèrement pour la regarder, tu devrais peut-être penser à repartir d’ici… — Ouais. Sans doute. Possible. Enfin… D’abord, dis-moi tout ce que tu sais. Surtout, dis-moi comment l’ami de ton ami m’a retrouvée. Allez, viens. Rentrons. Elle le prit par la main et ensemble ils remontèrent le sentier vers la maison. Elle le fit entrer en passant sous le porche, qui était séparé du salon par une porte vitrée. Une vieille maison de vacances, de construction artisanale, impeccablement entretenue, avec de vieux meubles et, sur tous les murs, des tableaux qui semblaient être l’œuvre d’un seul et même enthousiaste. Pour Frank, la vue du lac semblait être la principale attraction. — La première fois que je suis venue voir mon amie Mary ici, fit Caroline avec un geste de la main englobant la vue, nous avions six ans. — Ben dis donc… — Et puis nous nous sommes perdues de vue pendant des années, et Ed ne connaissait pas son existence. Je ne lui avais jamais parlé d’elle. En réalité, je ne vois vraiment pas comment l’ami de ton ami a pu faire le lien avec moi… — Il a dit que tu avais appelé une vieille camarade de fac, et que le numéro correspondait à cette adresse. Elle fronça les sourcils. — C’est vrai. — C’est comme ça qu’il a retrouvé cet endroit. Et s’il y est arrivé, ton ex devrait pouvoir le faire aussi. À propos, ajouta-t-il sèchement, à leur grande surprise à tous les deux, pourquoi m’as-tu dit que c’était ton patron ? Elle le regarda sans répondre. — L’ami de mon ami m’a dit qu’en réalité c’était toi le chef de ton ex, expliqua-t-il. Alors je voudrais comprendre. Elle détourna le regard, la bouche pincée. — Allez, viens, dit-elle en le conduisant vers la cuisine. Elle prit un broc de thé glacé dans le réfrigérateur. — Assieds-toi, dit-elle en indiquant la table de cuisine. — Je ferais peut-être mieux de garer mon van dans l’allée, suggéra Frank après réflexion. Je ne voulais pas te faire peur en arrivant avec, et je l’ai laissé sur la route. — C’était gentil. Ouais, il vaudrait mieux que tu le rentres. Pour le moment, du moins. Ce qu’il fit, la cervelle en ébullition. Cette Caroline était dingue de rester aussi exposée. Ils feraient probablement mieux de repartir tout de suite. Il rentra dans la cuisine et la trouva assise à la table, devant deux verres de thé glacé, en train d’admirer le lac. Sa Caroline. Il s’assit en face d’elle, prit un verre. Elle le regarda. Séparée de lui par la largeur de la table. — Ed n’était pas sous mes ordres, dit-elle. Il a été réaffecté à une autre mission. Quand j’avais pris ce boulot, j’étais dans son équipe. Je travaillais pour lui. Mais quand le programme de marché à terme a été lancé, on m’en a donné la responsabilité, et je dépendais de gens extérieurs à l’agence. Ed continuait son propre travail de surveillance, et son groupe utilisait nos informations quand ça leur paraissait utile. On en était là quand on s’est rencontrés, tous les deux. Et puis il est reparti, comme je te l’ai dit, à la Sécurité du Territoire. Elle avala une gorgée de thé, le regarda à nouveau dans les yeux. — Je ne t’ai jamais menti, Frank. Je ne l’ai jamais fait, et je ne le ferai jamais. J’ai trop souvent vu ça. Plus souvent que tu ne peux l’imaginer. Je ne supporte plus ces dissimulations. — Bon, fit maladroitement Frank. Mais dis-moi… je voudrais savoir… il y a une chose qui m’intrigue, vraiment, et j’oublie toujours de t’en parler… Qu’est-ce que tu faisais sur ce grand bateau, pendant l’inondation, sur le Potomac ? — C’est le bateau d’Ed, répondit-elle, surprise. J’allais le retrouver à Roosevelt Island. — C’était un sacré moment pour faire du bateau sur le fleuve. — Pour ça oui. Il aidait des gens à récupérer leur bateau, à la marina ; nous en avions déjà emmené quelques-uns vers Alexandria, et pendant l’une des rotations il était resté là-bas pour aider à dégager un bateau pendant que je remmenais un autre groupe en aval. Je faisais la navette. — Ah. Frank posa sa main sur la table, la fit glisser vers elle. — Je suis navré, dit-il. Je ne savais pas quoi penser. Tu sais… on n’a jamais eu beaucoup de temps à nous. Chaque fois qu’on se voyait, on avait trop à se dire pour le peu de temps qu’on avait. — On était trop occupés par toutes sortes de choses, dit-elle en souriant et en posant sa main sur la sienne. Il tourna la paume de sa main vers le haut, et ils croisèrent leurs doigts. C’était une catégorie de questions et de réponses toutes différentes. Est-ce que tu m’aimes encore ? Oui, je t’aime encore. Est-ce que tu as encore envie de moi ? Oui, j’ai encore envie de toi. Oui. Tout ce qu’il avait brièvement ressenti avant, pendant cette dure étreinte sur le sentier du jardin, trouvait une confirmation. Frank inspira profondément. Une onde de calme remonta de sa main tendue dans son bras, se communiqua à tout son corps. Presque tout son corps. — C’est vrai, dit-il. Nous n’avons jamais eu le temps. Mais maintenant, nous l’avons, alors… dis-m’en davantage. Dis-moi tout. — D’accord. Et toi aussi. — Oui, bien sûr. Mais assis là, comme ça… Ça paraissait trop artificiel pour commencer à se raconter l’histoire de leur vie ou quoi que ce soit. Alors, à la place, ils laissèrent leurs mains parler pour eux pendant un moment. Ils burent leur thé. Et puis elle se mit à parler de son enfance, quand elle venait là. Et elle lui raconta qu’elle était une sportive, comme elle disait, et que ça ne lui avait pas vraiment réussi, d’un certain point de vue. — Il faut croire que je m’amourachais toujours des types qu’il n’aurait pas fallu. Les sportifs de haut niveau ne sont pas tous des types bien. Il y a une certaine proportion de trous du cul, et je ne m’en rendais jamais compte à temps. Elle lui raconta comment, quand elle était petite, elle adorait les histoires policières, les aventures d’Alice, de Kinsey Millhone et de V. I. Warshawski, et comment tout ça l’avait amenée sur le chemin du renseignement, d’abord à la CIA (« Je regrette vraiment d’en être partie »), et puis, après une promotion, ou ce qui paraissait en être une, à la Sécurité du Territoire, où elle avait rencontré Ed. Elle l’avait trouvé tellement calme et compétent, et il s’intéressait pile aux mêmes choses qu’elle à l’époque : tout ce que l’espionnage avait de stimulant pour l’esprit. La façon dont ça lui permettait de travailler dehors, ou au moins d’aller et venir – au début. Comme une sorte de sport. — Ah oui, commenta Frank, pensant à ce que traquer des animaux pouvait avoir d’amusant. J’ai fait des trucs comme ça, moi aussi, des fois. J’adorais ça. Et puis les choses avaient changé, et mal tourné, dans son travail et dans son mariage. C’était devenu vraiment moche. Là, elle devint vague et parut réprimer une agitation ou un coup de cafard. Elle regardait par la fenêtre, et Frank suivit son regard. Une voiture passa, et ils furent trop distraits pour continuer. — Enfin… C’est là qu’on s’est retrouvés coincés dans l’ascenseur, reprit-elle. Elle s’interrompit, pensant peut-être à ce qui s’était passé à ce moment-là. Secoua la tête. Regarda, par la fenêtre de la cuisine, l’allée, dehors. — Sortons d’ici, dit-elle brusquement. Je ne voudrais pas… Si on allait faire un tour avec ton van ? Je pourrais te montrer un peu l’île, et ça me laisserait le temps de mettre de l’ordre dans mes idées. Je n’arrive pas à réfléchir, là, tout de suite. Ça me fout la trouille que tu sois là, enfin, tu vois ce que je veux dire… Et puis on pourrait garer ton van ailleurs, si je décide de revenir ici. Juste au cas où, tu comprends. En réalité, ma voiture est à l’autre bout du lac. Quand je veux aller quelque part, je vais la récupérer en bateau. — En bateau ? — À glace. — Ah. Bon. Ils se levèrent. — Mais…, reprit Frank. Tu penses qu’il faut qu’on revienne ici ? Elle fronça les sourcils. Il vit qu’elle commençait à être agacée, ou perturbée. Son arrivée avait fichu en l’air ce qu’elle pensait être un bon plan. Son refuge. — Je n’en suis pas sûre, dit-elle, mal à l’aise. Je ne pense pas qu’Ed arrive à remonter à l’origine du seul et unique coup de fil que j’ai passé à Mary. Je l’avais appelée d’une cabine téléphonique que je n’avais jamais utilisée avant, et que je n’ai pas réutilisée depuis. — Mais… Et s’il cherchait quelque chose ? Une vieille connexion ? — Oui, je sais. Enfin non, je ne sais pas, fit-elle en lui jetant un drôle de regard. Allons-y. Je réfléchirai mieux quand on sera sortis d’ici. Il vit que c’était bien ce qu’il craignait ; pour elle, son arrivée n’était qu’une mauvaise nouvelle. Il se demanda, l’espace d’une seconde, si elle avait jamais envisagé de reprendre contact avec lui. Ils remontèrent l’allée pour récupérer le van de Frank, et il conduisit vers Somesville, en suivant ses instructions. Elle regardait toutes les voitures qu’ils croisaient. Ils prirent la route de la côte, firent le tour du cap, puis retournèrent vers l’est à travers la forêt, en longeant d’autres lacs. Elle lui dit enfin de se garer près d’un endroit qu’elle appela Bubble Rock : un gros bloc erratique, perché en équilibre précaire sur le côté d’un dôme de granit poli. Frank regarda, stupéfait, les parois rocheuses de part et d’autre de la route. C’était la première fois qu’il voyait du granit sur la côte Est. À croire qu’un petit bout de la Sierra Nevada avait été détaché par un dieu et jeté dans l’Atlantique. Le granit était un peu plus rose que dans la Sierra, mais en dehors de ça, il lui ressemblait beaucoup. — On va remonter la piste de la Chèvre, dit-elle. Ça devrait te plaire, et j’ai quelque chose à faire. Elle le ramena le long de la route jusqu’à un lac gelé, juste en dessous du Bubble, puis ils traversèrent et se dressèrent face à la pente de granit qui longeait le lac. — C’est le Jordan Pond, et ça, c’est Pemetic Mountain, fit-elle en indiquant la paroi au-dessus d’eux. La piste de la Chèvre part de quelque part, par là. Un fouillis de roche abrupte se dressait devant eux. Un endroit très improbable pour le départ d’une piste. Le granit gris-rose était noirci par le lichen, la paroi était pleine de défauts, comme toutes les structures de granit érodées par un glacier. La glace qui avait pesé dessus à cet endroit faisait un bon kilomètre et demi d’épaisseur. — Le père de mon amie connaissait les pistes de l’île. Il nous y emmenait, et il nous en parlait tout le temps, dit Caroline. Ah, là ! Elle lui indiqua un bout de fer rouillé qui dépassait d’une grande dalle de pierre, à hauteur de la tête. Elle commença la grimpette sans plus tarder. — C’est plutôt un itinéraire balisé qu’une vraie voie. Elle n’est plus sur les cartes. Regarde, la marque suivante ! dit-elle en tendant le doigt. — Ah oui. Frank la suivit. Il la regardait de tous ses yeux. C’était bien sa Caroline. Elle grimpait avec assurance. C’était la première fois qu’ils faisaient quelque chose de normal ensemble. Elle lui avait dit qu’elle faisait du vélo, qu’elle courait. Cette pente était facile mais raide, et verglacée par endroits ; une sportive de haut niveau… Tout à coup, il sentit s’éveiller en lui la pulsion qui le poussait vers elle et qui sommeillait là, en attente, depuis le début. Bientôt, la roche sombre se cabra, s’arc-bouta contre une muraille de créneaux déchiquetés, de trente ou quarante pieds de haut, l’un au-dessus de l’autre. Caroline ouvrit la voie en passant par des trouées dans la muraille, suivant une route jalonnée par de petits empilements de pierres plates. Dans l’un de ces goulets, le fond de la faille était plein de grosses pierres plates posées les unes sur les autres, afin de former un escalier rudimentaire, mais évident. C’était ce que Frank avait vu jusque-là qui ressemblait le plus à une piste. — Le père de Mary n’aurait jamais mis les pieds sur ces pierres, dit Caroline en riant. Il disait que ce serait comme marcher sur un tableau ou je ne sais quoi. Une œuvre d’art. On se moquait tout le temps de lui. — À mon avis, celui qui a créé cette piste serait content qu’on l’emprunte. — Oui. C’est aussi ce qu’on lui disait. En montant, ils virent encore trois ou quatre de ces petits escaliers, qui facilitaient toujours l’escalade dans un passage difficile. Au bout d’une heure à peu près, la pente recula selon une courbe gracieuse, et ils se retrouvèrent au sommet arrondi de la colline. Pemetic Mountain, disait une pancarte en bois clouée sur un piquet enfoncé dans un monticule de pierres géant. L’endroit culminait à trois cent quatre-vingts mètres. Le sommet était une vaste crête aplatie, qui courait vers le sud et l’océan ; la roche nue, pleine d’aspérités, était une marqueterie de buissons bas et de traînées sablonneuses. Comme les grands blocs erratiques – de granit ou de schiste – abandonnés par le glacier, elle était tachetée de lichens de toutes les couleurs. Sur la pierre exposée, on voyait les balafres provoquées par le passage des glaciers et une partie du poli glaciaire subsistant. Ça ressemblait à toutes les surrections rocheuses de la Sierra, sauf que la végétation était un peu plus verte. En outre, l’air avait une odeur salée, piquante, caractéristique, et au sud, à quelques kilomètres à peine du pied de la crête, il y avait la vaste plaque lisse de l’océan, aussi bleu qu’on peut l’être. Stupéfiant. Des îles boisées ponctuaient la mer, au large. Plus loin, des volutes de brume mariaient la terre et l’eau. À droite et à gauche, plus près, s’élevaient d’autres sommets rocheux, arrondis comme autant de dos de baleine. Les pics, à l’est et à l’ouest, étaient plus hauts que celui sur lequel ils se trouvaient, et une route escaladait le plus important, à l’est. Des émetteurs radio dépassaient de la forêt qui coiffait le sommet. La calotte glaciaire, en s’insinuant dans les lignes de faille du granit, entre les dômes, avait sculpté des stries profondes entre les pics. Derrière eux, au nord, ondulaient les collines du Maine, couvertes de forêts, arbres verts sur le sol enneigé. — C’est magnifique. La montagne et l’océan à la fois. Je n’en crois pas mes yeux ! Caroline le serra dans ses bras. — J’espérais que ça te plairait. — Oh oui ! Je ne savais pas qu’il y avait des endroits comme ça sur la côte Est. — Il n’y a rien qui ressemble tout à fait à ça, dit-elle. Ils se serrèrent l’un contre l’autre si longtemps que ça commençait à devenir autre chose. Alors ils se séparèrent et se promenèrent un moment sur le plateau du sommet. Il faisait froid, dans le vent. Caroline frissonna et suggéra qu’ils redescendent. — Il y a une vraie piste là-bas. Elle suit une combe, dans le granit. — D’accord. Ils se dirigèrent vers l’épaulement du côté nord-est, redescendirent rapidement entre des arbres rabougris. À cet endroit, la glace avait heurté la roche comme un bélier, et les énormes pressions avaient formé le versant amont caractéristique d’un drumlin, une bosselure de roche lisse, arrondie, polie, dont toutes les failles avaient été arrachées. Il y avait à peine dix mille ans qu’elle était exposée aux intempéries ; il n’y avait donc presque pas de terre sur la pente, et tous les arbres étaient nanifiés. Dans cette forêt de krummholz, ils descendirent comme deux géants le long d’une bonne piste. L’expérience était familière pour Frank, sauf que cette fois il suivait la silhouette déliée, gracieuse, de son amante, sa petite amie – il n’aurait su dire –, qui descendait à vive allure devant lui, comme une dryade. Une sorte de bonheur, de joie ou de désir commença à coloniser son angoisse. Décidément, il avait eu une bonne idée de venir ici. Il devait le faire ; il n’aurait pas pu ne pas le faire. La piste menait vers le haut d’un étroit goulet dans le granit, une faille d’où toutes les pierres libres avaient été arrachées. Des troncs de cèdre avaient été placés transversalement dans le fond de la ravine, formant de grosses et solides marches sur lesquelles il y avait un peu de neige. Les parois étaient couvertes de lichen, de mousse, de glace. Lorsqu’ils en ressortirent, les marches, sous leurs pieds, laissèrent place à un long escalier fait d’immenses blocs de granit rectangulaires. — Ça ressemble plus à la piste habituelle du côté est, dit Caroline en indiquant ces monstrueuses pierres. Il y a eu une période où ils faisaient des escaliers en granit dans toutes les lignes de failles qu’ils pouvaient trouver. Ça faisait parfois des enfilades de quatre ou cinq cents marches… — Tu veux rire ! — Eh non. Autour de chacun des pics, du côté est, il y a trois ou quatre pistes comme ça qui remontent sur les parois, parfois juste à côté les unes des autres. La redondance ne les ennuyait pas le moins du monde. — D’où l’expression « ouvrage d’art » ! — Oui. Mais le Parc national n’a pas suivi, et quand ils ont repris cet endroit, ils ont fermé beaucoup de voies et les ont effacées de la carte. Mais ces grands escaliers tiennent bon. Entretenus ou non, ils sont toujours là. Le père de Mary collectionnait les vieilles cartes, et il faisait partie d’un groupe qui passait son temps à repérer les anciennes pistes. Le parc a commencé à en restaurer quelques-unes. — Je n’ai jamais rien vu de pareil. — Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose comme ça ailleurs. Et même ici, ils ne l’ont fait que pendant quelques années. C’était une sorte de toquade. Mais les toquades en granit ne s’effacent pas facilement. — On dirait un truc que les Incas auraient pu faire, dit Frank en riant. — Oui, hein ? Elle s’arrêta et regarda les marches de pierre enneigées, tachetées de lichen vert pâle par endroits. — Je comprends que tu aies voulu venir te cacher ici, dit prudemment Frank quand ils repartirent. — Oui. J’adore cet endroit. — Mais… — Je ne crois pas être en danger dit-elle. Pendant un moment, ils revinrent là-dessus, répétant plus ou moins ce qu’ils avaient dit à la maison. Si Ed s’intéressait aux sujets qu’elle surveillait, s’il arrivait à retrouver la trace de Mary… Pour finir, Frank haussa les épaules. — Tu n’as pas envie de partir. — Non, dit-elle. Je suis bien, ici. Et j’ai l’impression d’être à l’abri. — Mais maintenant, tu sais à quoi t’en tenir. Quelqu’un qui te cherchait t’a retrouvée. Ça devrait suffire à te faire changer d’avis. — Je suppose, marmonna-t-elle. Ils arrivèrent à la route sur laquelle ils s’étaient garés. Ils récupérèrent le van et elle lui dit d’aller vers le sud, le long du Jordan Pond. — Certains de mes premiers souvenirs remontent à cet endroit, dit-elle en regardant le lac, par la vitre. On venait là presque tous les étés. J’ai toujours adoré ça. Ça a duré des années, et puis les parents de Mary ont divorcé, j’ai arrêté de la voir, et je ne suis plus venue ici. — Ah. — Ensuite, on s’est retrouvées à la fac, et on a partagé une chambre, la première année. Si tu veux tout savoir, je n’avais pas pensé à elle depuis des années. Et puis j’ai repensé à elle quand je me suis demandé où je pourrais disparaître pour de bon. Je n’ai jamais parlé de Mary à Ed, et je ne lui ai passé qu’un coup de fil, d’une cabine. — Qu’est-ce que tu lui as dit ? — Je lui ai exposé la situation dans les grandes lignes. Elle était toute disposée à me laisser la maison. — C’est bien. Sauf que… Écoute, je ne sais pas. Tu comprends, tu me dis à quel point ces types sont dangereux. Il y a eu des coups de feu, cette nuit-là, dans le parc, quand tu es partie. C’est mes amis qui ont commencé, mais ton ex et ses acolytes ont riposté. Alors, compte tenu de ça… Elle avait l’air vraiment catastrophée. — Je ne savais pas. — Ouais. Et puis aussi… J’ai lancé une pierre à ton ex, dit-il lamentablement. — Quoi ? — Je lui ai lancé mon biface. Mon silex taillé. Il avait une expression qui ne me revenait pas, alors voilà, j’ai fait ça. Pour l’heure, la pierre était dans la boîte à gants de son van. Elle lui serra la main. Elle avait de nouveau l’air attristé qu’elle prenait quand elle pensait à son ex. — Je connais cette expression, marmonna-t-elle. Moi non plus, je ne peux plus la supporter. Et puis elle ajouta : — Je suis désolée de t’avoir entraîné là-dedans. — Il ne faut pas. De toute façon, je l’ai raté. Heureusement. Mais il a vu la pierre filer le long de sa tête, ou il l’a sentie. En tout cas, il a dévalé l’escalier du métro en courant. Il sait, sans doute possible, qu’il se passe quelque chose. Frank ne lui dit pas qu’il était allé à son appartement, après, et qu’il avait appuyé sur le bouton de l’interphone. Il était déjà assez honteux pour le silex taillé. — Ce qui m’ennuie le plus, c’est que s’il commence à fouiner et qu’il tombe sur le même indice que l’ami de mon ami… — Je vois ce que tu veux dire, fit-elle dans un soupir. Enfin, j’espère qu’il est moins acharné à me retrouver. Je l’ai fait équiper d’un mouchard. Il est toujours à Washington, au bureau, et il va de pièce en pièce. J’ai fait couvrir ses déplacements de plusieurs façons – une caméra espion dans l’entrée de son appartement, des choses comme ça, et apparemment, il ne s’écarte pas de ses habitudes. — Quand même. Il pourrait continuer à faire ça et envoyer des gars de son équipe ici pour vérifier certaines hypothèses. Elle réfléchit. Poussa un gros soupir. — L’idée de partir d’ici alors qu’il n’y a peut-être pas de quoi me fait horreur. Frank ne répondit pas. Sa seule présence ici était un argument suffisant. Et donc, son apparition avait été une mauvaise chose. La règle de transitivité s’appliquait indéniablement aux émotions. Elle lui avait fait faire des tours et des détours, mais ils retournaient à présent vers l’entrée du Sound, et sa maison. Alors qu’il ralentissait pour traverser Somesville, il demanda : — Où veux-tu que je mette mon van ? Elle passa les mains dans ses courtes boucles et sembla réfléchir. — On va le garer avec ma voiture. Je suis à l’extrémité sud du Long Pond, près de la station de pompage. Mais dépose-moi d’abord à la maison, je t’indiquerai comment y aller et puis je viendrai te chercher avec le bateau… Il la ramena donc chez elle, la déposa et repartit en proie à une grande tension. Il retourna en suivant ses instructions vers Southwest Harbor, puis à nouveau vers l’ouest, sur une petite route tortueuse. Il n’avait que vaguement conscience de l’endroit de la forêt où il se trouvait, mais alors qu’il descendait une longue pente, la surface blanche, lisse, du Long Pond apparut entre les arbres. La pointe sud du bras le plus long était encadrée des deux côtés par des parois de granit abruptes, de plus de deux cents mètres de haut : une pure vallée glaciaire en U, dont le fond accueillait un lac. Il se gara sur le petit parking, à côté de la station de pompage, et descendit de voiture. Le vent du nord le gifla avec violence. Loin, sur le lac, il vit une petite voile apparaître comme si elle sortait de la paroi rocheuse, à gauche. On aurait dit une sorte de surf. La voile grandit à une vitesse incroyable, et le surf de glace frôla le rivage. Caroline – car c’était elle – lui fit décrire une jolie boucle à la fin, pour perdre de la vitesse et dériver lentement vers la jetée. — Stupéfiant ! dit Frank. — Attends, mets plutôt ton van entre les arbres, là-bas, juste après le panneau stop. Frank s’exécuta, monta sur le bateau et posa son sac à dos au pied du mât. Le surf de glace avait une coque triangulaire en bois manifestement bricolée, qui évoquait davantage une caisse à savon qu’un bateau. Trois lourds montants partaient du cockpit, un vers l’avant et deux sur les côtés, à l’arrière de la boîte qui servait de poste de pilotage. Le mât et les voiles semblaient avoir été récupérés sur un sloop ordinaire. C’était un drôle d’esquif, mais Caroline paraissait avoir l’habitude de le manœuvrer. Elle avait le visage rougi par le vent, et un air de contentement que Frank ne lui avait encore jamais vu à ce point. Elle tendit la voile, tourna le gouvernail afin d’orienter les grands patins de métal, au bout des montants, à l’arrière. Il y eut un claquement métallique ; ils s’élancèrent dans un chœur de raclements, prirent rapidement de la vitesse. Le surf de glace ne gîtait pas dans le vent ; quand une bourrasque le frappait, il se contentait de grincer et de filer encore plus vite, les patins produisant un bruit qui tenait du sifflement et du claquement. Lorsqu’il prenait un coup de vent particulièrement fort, le surf bondissait en avant avec une secousse perceptible. Les assauts du vent faisaient pleurer Frank à chaudes larmes. Quand Caroline le lui demandait, il faisait le dos rond, ils rapprochaient leurs têtes, la bôme passait au-dessus d’eux et ils amorçaient une large courbe. Pour remonter l’étroit lac contre le vent, ils allaient être obligés de tirer des bords. Leur embarcation n’avait pas l’air de pouvoir remonter très près du vent. Tandis qu’ils se dirigeaient ainsi vers le nord, Caroline expliqua que le grand-père de Mary avait construit le surf avec le bois qui était resté après la construction du garage. — C’est lui qui a tout fait de ses mains, ici. Même certains meubles. Il a creusé la cave, construit la cheminée, les terrasses, le ponton, les barques… C’est le père de Mary qui le leur avait raconté. Caroline n’avait rencontré son grand-père qu’une seule fois, quand elle était toute petite. — Ce dernier mois, j’ai eu l’impression de sentir sa présence dans la maison, comme un fantôme, mais un fantôme bienveillant. La première nuit, l’électricité était coupée, et il n’y avait pas un bruit. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point on pouvait être habitué au bruit. Il y a toujours un son quelque part, quand ce ne serait que la vibration du réfrigérateur… — Sauf que généralement, c’est bien plus fort que ça, dit Frank en pensant à la rumeur de Washington qu’il entendait de sa maison dans l’arbre. — Oui. Mais cette fois-là, c’était complètement silencieux. Je commençais à m’entendre respirer. J’entendais même battre mon cœur. Et puis il y a eu un oiseau sur le lac, un plongeon. C’était magnifique. Alors j’ai pensé au grand-père de Mary, qui avait construit tout ça, et j’ai eu l’impression qu’il était là. Pas comme une voix, plutôt comme s’il faisait partie de la maison, je ne sais pas comment t’expliquer. C’était réconfortant. — C’est bien, dit Frank. Il aimait le bruit de ces instants, et aussi le fait qu’elle l’ait remarqué. Il se reprit à penser qu’il en savait tellement peu sur elle. Elle regardait la glace, devant le bateau, maintenait l’écoute de grand-voile, barrait l’embarcation en procédant à de petits ajustements, les pieds écartés dans le cockpit, et c’était comme si elle esquissait une figure de danse avec le vent. Ils filaient ainsi sur le lac gelé qui jetait des éclairs sous le soleil bas, assourdi, diffusé par les longs bancs de nuages transparents. Les gifles glacées du vent le traversaient de part en part, et il eut soudain l’impression que les bourrasques reflétaient la violence des sentiments qu’il avait pour elle, pour sa débrouillardise, pour l’amour qu’elle portait à cet endroit. Elle était bien comme il pensait. Ils avaient passé tellement peu de temps ensemble qu’il ne pouvait pas en être sûr avant, mais maintenant il le voyait. Sa Caroline, bien réelle dans le soleil et le vent. Et chaque coup de vent était une vague de sentiment. Elle fit à nouveau virer le surf, épousant une douce courbe vers l’ouest, et ils foncèrent dans le chenal par lequel s’ouvrait l’autre bras du lac. Cet endroit était un peu abrité du vent du nord par la péninsule qui séparait les deux bras du lac, et le surf glissait moins vite, et moins bruyamment. Une autre courbe, et ils se dirigèrent à nouveau face au vent, sur le bras plus court du lac, filant vers une petite île appelée l’île du Rhum, une masse arrondie de neige et d’arbres au milieu d’un rétrécissement du lac. Ils s’apprêtaient à passer devant l’île lorsqu’un bip se fit entendre dans la poche de la veste de Caroline. — Et merde ! lança-t-elle. Elle attrapa un petit système, comme un GPS de poche, ou un téléphone portable, et, tout en maintenant la barre avec le genou, leva l’objet devant son visage pour le regarder à la lumière du soleil. Elle poussa un nouveau juron. — Il y a quelqu’un au camp de base ! Elle obliqua, conservant 111e du Rhum entre l’embarcation et la maison. En approchant de l’île, elle fit tourner le bateau dans le vent et amena la voile, de sorte qu’ils dérivèrent dans une petite anse, sur une plage de gravier tout juste assez grande pour accueillir le surf. Ils descendirent sur le gravier gelé, attachèrent le bateau à un arbre et traversèrent 111e. Les arbres craquaient et hurlaient dans la tempête, un million d’aiguilles de pin entonnant leur grand chant choral, caressant. C’était étrange de voir la surface du lac parfaitement immobile et blanche sous les claques d’un tel vent. De l’autre côté de l’étendue blanche, la maison verte et son petit garage à bateau blanc n’étaient pas plus grands que des timbres-poste. Caroline avait des jumelles dans le bateau, et ils virent avec une parfaite netteté, derrière les grandes vitres, quelqu’un bouger dans la maison. — Il y a quelqu’un à l’intérieur. — Oui. Ils s’arrêtèrent derrière un gros bloc de schiste. Caroline récupéra les jumelles, les posa en équilibre sur la roche et regarda un long moment dedans. — On dirait Andy et George, dit-elle à voix basse, comme si elle craignait qu’ils ne l’entendent. Oh oh… Baisse-toi ! Elle le tira derrière le rocher. — Il y a deux autres personnes à côté de la maison, avec une espèce de lunette. Les jumelles à infrarouge avec lesquelles tu repères les animaux permettent-elles de distinguer la chaleur à cette distance ? — Oui, répondit Frank. Il en utilisait souvent quand il traquait les animaux au Rock Creek. Il lui reprit les jumelles et regarda par l’autre côté du rocher, en se couchant presque à terre, et en n’exposant qu’un oculaire. Ils étaient bien là – et ils regardaient vers l’île. Puis ils dévalèrent le sentier et s’engagèrent sur la glace, leurs longs manteaux noirs claquant au vent. — Seigneur ! dit-il. Ils viennent vers nous, voir ce qui se passe ! Ils ont dû détecter notre chaleur. — Et merde, merde, merde ! s’exclama-t-elle. Bon, on y va. Ils retournèrent en courant de l’autre côté de l’île, vers la plage. Caroline appliqua une forte poussée sur la coque du surf, lui faisant quitter la plage de gravier. Ils montèrent à bord et repartirent en rongeant leur frein le temps que l’engin reprenne de la vitesse. Ce qu’il fit dans un crissement de plus en plus fort alors qu’ils quittaient le côté sous le vent de l’île et filaient vers le sud. — Tu en as vu quatre ? demanda Frank. — Oui. Voguer sous le vent semblait moins rapide, mais ils atteignirent le bout de la péninsule et Caroline fit décrire une large courbe à l’esquif, qui prit de la vitesse et fila comme une fusée dans l’espace dégagé qui menait vers la partie la plus longue du lac. Frank jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit que les hommes traversaient le lac. Ils les avaient repérés. L’un d’eux porta un téléphone cellulaire à son oreille. Frank vit deux autres hommes déboucher de l’arrière de la maison, qui était toute petite maintenant. Puis l’extrémité de la péninsule leur bloqua la vue. — Ceux qui étaient encore à la maison se sont dirigés vers l’allée, dit-il. Je parie qu’ils vont faire le tour du lac en voiture. Tu penses qu’ils pourront arriver à la pointe sud avant nous ? — Ça dépend du vent, répondit Caroline. Et puis, ils pourraient s’arrêter un instant au bout, pour jeter un coup d’œil et voir si on ne sort pas de ce côté-là. — Ce serait complètement idiot. Jamais on ne ferait ça. — Sauf si on était garés là. Mais ils ne s’arrêteront qu’un instant, parce qu’ils pourront nous voir. De là-bas, on a une vue imprenable sur toute l’étendue du lac. Et ils verront vers quel côté on se dirige. — Et après ? — On devrait pouvoir les gagner de vitesse. Il faudra qu’ils fassent le tour par la route. Si le vent se maintient, je suis sûre qu’on peut les battre. Le bateau émergea du chenal sur la partie la plus longue du lac, où le vent soufflait encore plus fort. En regardant comme il pouvait à la jumelle, compte tenu des secousses, Frank vit un van sombre s’arrêter au bout du lac et repartir presque aussitôt. Il avait fait le même trajet quelques heures plus tôt, et il lui avait fallu un quart d’heure, peut-être une vingtaine de minutes, pour arriver à l’extrémité sud du lac par les petites routes qui serpentaient dans les bois. Or il n’était pas pressé, à ce moment-là. S’ils mettaient les gaz, ils pourraient y arriver en moitié moins de temps. Mais le surf était maintenant propulsé par le puissant vent du nord qui s’engouffrait entre les parois de granit abruptes, et les bourrasques paraissaient plus puissantes que jamais. Leur embarcation ne reposait que sur ses patins, qui effleuraient la glace avec des stridences de sorcières. L’attention de Caroline était concentrée sur la voile. Penchée en avant sur la barre et l’écoute, elle sentait le vent comme une opératrice de télégraphe. Frank se gardait bien de la déranger. Il se contentait de rester assis sur le bastingage, du côté opposé à la voile, comme elle le lui avait dit. Il lui semblait qu’ils avaient encore des kilomètres à parcourir. S’ils avaient été dans un bateau à rames, ils auraient été en difficulté. Mais ils filaient comme dans un catamaran de rêve, presque sans frottements, malgré le bruit assourdissant des lames de métal sur la glace. Frank estima qu’ils allaient à trente-cinq kilomètres/heure. Peut-être quarante ou cinquante. C’était difficile à dire. Assez vite, en tout cas, dans cette soufflerie de granit, parfaitement conçue pour la vitesse dont ils avaient le plus grand besoin. Sur les pentes abruptes de chaque côté, les arbres nanifiés crissaient et rebondissaient dans le vent. Le soleil presque caché derrière la falaise, à l’ouest, embrasait le ciel pâle, strié, délavant les nuages de chaque côté. Caroline prit un instant pour jeter un coup d’œil à Frank, et il crut qu’elle allait lui dire quelque chose, mais elle secoua la tête et se contenta d’englober le paysage d’un geste, les lèvres pincées. Frustrée. — Le fait qu’ils se soient pointés si vite semble indiquer que c’est moi qui les ai menés vers toi, d’une façon ou d’une autre, dit-il. — Oui. Elle regardait la voile. — Je suis vraiment navré. Je croyais que je devais t’avertir. Elle resta la bouche crispée. Ne dit rien. Le temps s’écoulait. D’après la montre de Frank, huit minutes seulement avaient passé lorsqu’ils arrivèrent à l’extrémité sud du lac. Deux grosses maisons étaient nichées dans la forêt, sur la gauche. Caroline tira sur la barre, exécutant un virage au dernier moment, avec une telle virtuosité et si sec que Frank eut peur que l’engin ne se retourne, mais l’appareil fila vers la plage, juste à côté de la station de pompage. Un vrai surf ou un catamaran serait assurément parti comme une boule de bowling, mais l’esquif se contenta de gémir, de racler et de grincer avant de tourner dans le vent, puis il revint en arrière avec un bruit strident, s’arrêta enfin et monta en mourant sur la plage. — Vite ! fit Caroline. Elle sauta à terre et courut vers le van de Frank. Qui la suivit. — Et le bateau ? — On le laisse ! fit-elle avec une grimace. Ensuite, quand ils furent dans son van : — J’appellerai Mary, quand j’aurai une ligne sécurisée, pour lui dire où il est. Je n’aimerais pas que le bateau de Harold disparaisse à cause de ce merdier ! fit-elle âprement. Et puis elle retrouva son efficacité, donnant des instructions à Frank. Ils débouchèrent sur une route pavée, tournèrent à droite, et Frank accéléra autant qu’il jugea pouvoir le faire. Il gelait encore, la route était dans l’ombre par endroits et devait donc être verglacée. Ils arrivèrent à une bifurcation, et elle lui dit de prendre à droite. — Ma voiture est là, la Honda noire. Il va falloir que je m’en aille. — Pour aller où ? — J’ai un endroit où aller. Il faut que je me dépêche. Je ne veux pas qu’ils me voient au pont. Tu devrais y aller directement, et quitter l’île. Rentre chez toi. — D’accord, dit Frank. Il sentait qu’il entrait à nouveau dans une phase d’indécision, et il lui était reconnaissant d’avoir une idée aussi précise de ce qu’il fallait faire. — Écoute, je suis vraiment désolé pour tout ça. Je pensais que je devais te prévenir. — Je sais. Ce n’est pas ta faute. Rien de tout ça n’est ta faute. C’était gentil de ta part d’essayer de m’aider. Je sais pourquoi tu l’as fait. Elle se pencha, lui planta un rapide baiser sur la joue et descendit de voiture. — J’étais pourtant à peu près sûr que mon van était clean, dit Frank. Et toutes mes affaires, aussi. On avait tout vérifié. — Il se peut qu’ils te tiennent à l’œil autrement. Des caméras satellites, ou juste des gens qui te filent. — Des caméras satellites ? C’est possible, ça ? — Évidemment, dit-elle d’un ton las, comme ennuyée qu’il puisse être aussi ignorant. Frank haussa les épaules, réfléchit. Il faudrait qu’il demande à Edgardo. Pour le moment, il était simplement soulagé qu’elle lui donne des instructions à suivre. Elle fit le tour du van, vint s’appuyer à la portière de son côté. Frank vit qu’elle était en colère. — Tu pourras revenir ici un jour, dit-il. — Espérons-le. — Tu sais, dit-il, au lieu de te terrer quelque part, tu pourrais rester chez des gens qui te garderaient cachée et te couvriraient. — Comme Anne Frank ? Surpris, Frank répondit : — Eh bien, oui, quelque chose comme ça. Elle secoua la tête. — Je ne supporterais pas ça. Et je ne voudrais pas risquer d’attirer des problèmes à qui que ce soit. — D’accord. Et moi ? Je suis hébergé chez les Khembalais un peu de cette façon-là. Pourtant, ils sont déjà à l’étroit. Ils m’aident beaucoup. Elle secoua à nouveau la tête. — J’ai un Plan C, qui n’a rien à voir avec ça. Quand j’y serai, je reprendrai contact avec toi. — Si on arrive à trouver un système sécurisé… — Oui. Je vais m’en occuper. On pourra toujours décider d’une boîte aux lettres mortes. — Mes amis du parc vivent un peu partout dans la ville… — J’ai un plan ! coupa-t-elle sèchement. — D’accord. Il avala sa salive. Sentit un goût de sang dans son arrière-gorge. — Quoi ? dit-elle. — Rien, répondit-il automatiquement. — Mais si, je vois bien qu’il y a quelque chose, dit-elle en lui effleurant la joue. Dis-moi à quoi tu pensais. Dis-le-moi vite, parce qu’il faut que j’y aille, mais je n’aime pas quand tu fais cette tête-là. Il le lui dit aussi vite qu’il pouvait. Le goût du sang. L’incapacité à prendre des décisions ; au risque de lui donner l’impression qu’il cherchait des excuses au fait d’être venu la prévenir. Elle fronçait les sourcils. Lorsqu’il eut fini, elle secoua la tête. — Frank ? Va voir un docteur. — Je sais. — Ne dis pas ça ! Je veux que tu me promettes de le faire. Prends rendez-vous et va voir un docteur. — D’accord. Je vais le faire. — Bon. Maintenant, il faut vraiment que j’y aille. Je pense qu’ils t’ont mis une puce. Fais attention et rentre directement chez toi. Je te recontacterai. — Comment ? Elle fit une grimace. — Allez, vas-y ! Cet échange le hanta tout le long de la route vers le sud. Rentrer chez lui. Retourner au travail. Retrouver Diane. Rentrer, c’est tout ! Il n’arrivait pas à saisir à bras-le-corps la réalité de ce qui s’était passé ; l’île était un rêve. C’est-à-dire qu’elle était terriblement vivace et réelle, mais dépourvue de signification évidente. Lourdement symbolique de quelque chose qu’il n’arrivait pas à décoder. Ils s’étaient étreints avec force, et pourtant sans jamais vraiment s’embrasser ; ils avaient escaladé ensemble une paroi rocheuse, ils avaient fait du surf de glace par un vent de folie, mais, pour finir, elle était en colère, peut-être contre lui, et il avait l’impression qu’elle s’était retenue de lui dire des choses. Il n’en était pas sûr. Les kilomètres défilaient, les minutes passaient et les kilomètres devenaient des dizaines, des centaines. Lorsque le soir tomba et que son monde se réduisit à un jaillissement de lumières rouges et blanches, certaines immobiles, d’autres mouvantes, et de pancartes vertes, fluorescentes, sur lesquelles des lettres blanches égrenaient des noms, le sentiment de sa localisation sur le globe se fit rigoureusement abstrait pour lui, et tout devint de plus en plus étrange. Une sorte d’état de fugue, les mêmes pensées qui revenaient, encore et encore. Une obsession sans compulsion. Les phares dans le rétroviseur ; toujours les mêmes, ou d’autres ? Comment savoir ? Il commençait à avoir du mal à croire qu’il y avait quelque chose en dehors de la bande éclairée de l’autoroute. Une fois, Kenzo lui avait montré une carte de l’Institut géographique américain qui traduisait la densité de population humaine en volume, sous forme de montagnes. Sur cette carte, la 95 apparaissait comme une sorte d’immense Himalaya, d’Atlanta à Boston, et montait vers un Everest – New York. Mais en redescendant de cette pointe, il ne voyait rien, que les murailles d’arbres qui bordaient les deux côtés de cet interminable couloir. Il aurait aussi bien pu traverser la Sibérie, ou se déplacer à la surface d’une planète couverte de forêts, déserte, sur une gigantesque route circulaire qui le ramènerait à son point de départ. La forêt cachait tant de choses. 7 Malgré le redémarrage du Gulf Stream, le jet stream décrivait toujours des sinusoïdes sur l’hémisphère nord sous l’effet de sa propre pression. Un front froid, fort, le rabattit vers le sud à partir de la baie d’Hudson et arriva juste au moment de l’investiture. Au lever du jour, le thermomètre, autour de la capitale, était descendu à moins quinze ou vingt. Le ciel était dégagé, il y avait un beau soleil, et le vent du nord soufflait à vingt-cinq kilomètres/heure. Tous ceux qui se trouvaient dehors étaient emmitouflés dans des vêtements qui compliquaient les procédures de fouille, à tous les points de contrôle. Le public s’amassait sur les gradins d’aluminium glacés dressés sur le côté est du Capitole, et Phil Chase et son entourage prirent place sur l’estrade, discrètement protégée par des vitres à l’épreuve des balles. L’air froid et l’attitude heureuse, détendue, de Phil rappelaient à Charlie la prestation de serment de Kennedy, et les images de JFK, Earl Warren et Robert Frost lui tournaient dans la tête alors qu’il sentait Joe lui donner des coups de pied dans le dos. Il n’avait que quelques années de plus que Joe quand il avait vu la scène à la télévision ; les générations s’enchaînaient, et maintenant son fils était blotti dans son dos, aussi lourd qu’une pierre, l’attirant vers le bas mais lui tenant chaud. — Au zoo, papa ! Veux aller au zoo ! — D’accord, Joe. Après ça, d’accord ? C’est un moment historique ! — Maman… ? Après la prestation de serment administrée par le président de la Cour suprême, un homme qui avait une dizaine d’années de moins que lui, Phil resta debout, face à la foule. Il eut un geste de sa main gantée, et se fendit de son beau sourire. — Peuple américain, mes amis, commença-t-il en scandant son discours pour l’accorder à l’écho des haut-parleurs. Je reçois comme un honneur le fait que vous me fassiez confiance pour assumer la présidence en cette période difficile. Le changement climatique brutal et les ravages infligés à la biosphère constituent assurément une crise très grave. Mais nous ne sommes en guerre avec personne, et, en réalité, le défi auquel nous sommes confrontés, c’est à l’humanité dans son ensemble qu’il appartient de le relever. Sur cette estrade même, Franklin Roosevelt a dit : « Cette génération a rendez-vous avec le destin. » Eh bien, c’est encore vrai aujourd’hui. Nous sommes la génération qui devra gérer la profonde destruction provoquée par le réchauffement global déjà amorcé. La désintégration potentielle de l’équilibre naturel est telle que les scientifiques nous annoncent un événement d’extinction de masse ; les pertes à cette échelle mettraient l’humanité tout entière en danger, et nous ne pouvons faire autrement que de répondre à la menace. La vie de nos enfants, et de tous leurs descendants, dépend des actions que nous allons entreprendre. « Alors, comme Roosevelt et sa génération, nous devons relever le grand défi de notre époque. Nous devons faire appel à notre gouvernement pour organiser une réponse sociale globale au problème. Il a fallu du courage à l’époque, et il va nous en falloir à nous aussi. Depuis que notre gouvernement nous a aidés à sortir de la Grande Dépression, pendant toutes ces années on s’est parfois plu à réduire le gouvernement américain à une espèce de fardeau étranger qui pesait sur nos épaules. Cette attitude n’est qu’une attaque contre l’histoire américaine, délibérément conçue pour priver le peuple américain de pouvoir. Je veux que nous nous rappelions ce que disait Abraham Lincoln : « Ce gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne périra pas tant que la terre existera. » C’est le concept crucial de la démocratie américaine : le gouvernement exprime ce que la majorité d’entre nous veut faire en tant que société. C’est nous. C’est ce que nous nous faisons à nous-mêmes, et c’est pour nous que nous le faisons. Je crois qu’il est tellement important de nous le rappeler que j’ai l’intention d’ajouter cette formule, « du peuple, par le peuple et pour le peuple », chaque fois que je prononcerai le mot « gouvernement », et je compte bien faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour la justifier. Ça rendra mes discours encore plus verbeux qu’ils ne l’étaient déjà, mais je suis disposé à payer ce prix, et il faudra que vous le payiez avec moi. « Et donc, dès cet hiver, avec votre approbation et votre soutien, j’ordonnerai à mon équipe de la branche exécutive du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, d’initier une série d’actions et de réformes fédérales conçues pour prendre à bras-le-corps le problème du changement climatique global. Nous les mènerons comme une société unissant ses efforts, et œuvrant avec le reste du monde. C’est un projet global, et je vais aller aux Nations unies annoncer que les États-Unis sont disposés à se joindre à l’effort international. Nous aiderons aussi les pays en voie de développement à utiliser des technologies propres, afin que les bons aspects du progrès ne soient pas noyés sous ses effets néfastes. Dans notre propre pays, en attendant, nous ferons tout ce qu’il faut pour passer à des technologies propres aussi vite que possible… Il s’interrompit pour parcourir la foule du regard. — Eh bien, qu’est-ce qu’il fait froid, aujourd’hui ! Vous sentez en ce moment même, dans la moelle de vos os, que je dis vrai. Et ce que je vous dis, alors que nous sommes là, debout dans le froid, c’est que nous devons changer de façon de faire. Or ce n’est pas qu’un problème technologique, uniquement lié à nos machines. La dévastation de la biosphère résulte aussi du fait qu’il y a trop d’êtres humains sur cette planète pour qu’elle les supporte à long terme. Si la population humaine continue à croître comme elle l’a fait jusque-là, tous les efforts que nous pourrons consentir seront réduits à néant. « Mais ce qu’il est très frappant d’observer, c’est qu’en tous les endroits de cette Terre où l’on peut estimer que la justice est satisfaisante, le taux de natalité est à peu près équivalent au taux de remplacement. Alors que partout où la justice et l’ensemble des droits décrits par la Déclaration des droits de l’homme des Nations unies sont déniés à une partie de la population, et surtout aux femmes et aux enfants, soit le taux de natalité crève le plafond et atteint un niveau impossible à soutenir, soit il s’effondre complètement. Vous pourrez m’opposer tous les arguments que vous voudrez sur les raisons de cette corrélation, il n’en demeure pas moins qu’elle est frappante et indéniable. Il s’agit donc d’une de ces situations où le bien fait dans un domaine se révèle profitable dans un autre. C’est une boucle de rétroaction positive aux implications très profondes. Réfléchissez : si nous voulons que le climat se stabilise, la population doit se stabiliser ; et pour que la population se stabilise, la justice doit régner. Tous les individus de cette planète doivent bénéficier de tout l’éventail des droits humains auquel les nations ont déjà souscrit en adhérant à la charte des Nations unies. Quand nous y serons arrivés, alors, et alors seulement, l’humanité commencera à se reproduire à un rythme supportable pour la planète. « Pour que cela soit possible, j’ai l’intention de faire en sorte que les États-Unis adhèrent au projet de justice globale, pleinement, et sans restriction. Ce qui implique que nous acceptions la juridiction de la Cour internationale de justice, et du Tribunal pénal international de La Haye. Cela implique que nous acceptions toutes les clauses de la charte des Nations unies et de la Convention de Genève, que nous avons tous signées, d’ailleurs. Cela implique que nous soutenions les forces de maintien de la paix des Nations unies, et que nous apportions notre soutien au concept général des Nations unies en tant qu’organisme de résolution des conflits internationaux. Cela implique de soutenir l’Organisation mondiale de la santé et tous ses droits dans les domaines de la natalité et de l’effort de réduction de la population. Cela implique que nous apportions notre soutien à l’éducation et aux droits des femmes partout, même dans les sociétés où la tyrannie masculine passe pour une sorte de tradition. Tous ces engagements de notre part seront cruciaux si nous voulons sérieusement construire un monde viable. Et, mes amis, il y a trois pans à cette entreprise : la technologie, l’environnement, et la justice sociale. Aucun des trois ne peut être négligé. « Une partie de ce que nous ferons pourra paraître peu conventionnelle au départ. Et il se peut que cela paraisse menaçant pour la poignée d’individus qui ont essayé, de fait, d’acheter notre gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, et de l’exploiter pour se remplir les poches pendant que le monde se délite. Mais vous voulez que je vous dise ? Ces gens devront changer aussi. Ils ont froid aujourd’hui, exactement comme nous tous ici. Alors, nous allons avancer, en espérant que ceux qui sont contre en viendront à voir les avantages que cela comporte aussi pour eux. « Et donc, nous allons explorer tous les moyens pacifiques susceptibles d’initier des changements positifs dans nos systèmes, afin de transmettre aux générations à venir un monde aussi beau et prodigue que celui qui nous a vus naître. Nous ne sommes que les gestionnaires temporaires d’une ressource puissante, qui recèle les vies de toutes les générations à venir. Nous en sommes responsables envers nos enfants et les enfants de nos enfants. Ce que nous faisons maintenant en dira long sur notre caractère et sur nos valeurs en tant que peuple. Nous devons profiter de cette occasion. Nous pouvons le faire, et je pense que nous allons le faire. Je vais me jeter dans la bagarre de tout mon cœur, et avec exaltation, comme si je partais pour un long voyage sur un océan tumultueux… — Bon, dit Charlie dans son téléphone. Il dit encore ce qu’il faut. — Tu parles qu’il dit ce qu’il faut ! répondit Roy, dans son oreillette. Mais tu connais le vieux dicton : « Un doigt de loi vaut mieux qu’une main de rhétorique. » C’était Roy qui avait inventé ce dicton et il le sortait à tout bout de champ. Il était assis dans la partie des gradins située en face de Charlie et de Joe, et Charlie pensait le voir, loin, là-bas, en train de parler dans son téléphone portable, mais avec tous les capuchons, les cagoules de ski et les cache-oreilles sous lesquels disparaissaient les têtes, dans cette cohue, il ne pouvait pas en être sûr. Roy continuait : — On verra bien si on arrive à secouer le cocotier ou non. Les choses ont souvent tendance à s’enliser dans cette ville. — Je pense que c’est le cocotier qui va nous secouer, dit Charlie. En fait, le cocotier, c’est nous. Nous sommes le cocotier du peuple, par le peuple et pour le peuple. — On verra bien. En tant que directeur de cabinet de Phil, Roy avait déjà tellement travaillé sur la transition que Charlie avait peur qu’il n’ait plus une vision claire de l’ensemble du tableau. — Tout dépendra du départ qu’on prendra. — C’est sûr que ça nous aiderait de prendre un bon départ, répondit Charlie. Mais quoi qu’il arrive, il va falloir persévérer. Pas vrai, Joe ? — Allez, Phil ! Hé, papa ? Il fait froid. L’équipe de transition avait concocté ses « Soixante Premiers Jours » – une liste géante de « choses à faire », fragmentée entre les nombreuses agences de l’Exécutif. Chacune avait sa propre équipe de transition, et sa propre liste, qui commençait généralement par un rapport d’état. Beaucoup d’agences avaient été délibérément neutralisées par les administrations précédentes, et elles devraient être complètement réarmées pour recommencer à fonctionner. Pour d’autres, le changement au sommet suffirait à faire redémarrer les équipes permanentes restantes, constituées de technocrates professionnels. Les atouts et les points faibles de chaque agence devaient être évalués, afin d’ajuster les moyens qui lui seraient attribués. Pour Charlie, ça impliquait qu’il travaille à plein temps, comme il avait accepté de le faire en novembre. Tous les autres avaient passé la surmultipliée, et il se sentait obligé de faire comme eux. Levé avant le soleil, donc, groggy dans l’obscurité glacée du cœur de l’hiver, quand (Frank dixit) les hominidés qui vivaient aussi loin au nord étaient habitués à se plonger dans un état quasi onirique proche de l’hibernation. Lever Joe, ou au moins le transférer encore endormi dans sa poussette. Marcher rapidement avec Anna jusqu’au métro de Bethesda – de conserve, comme s’ils étaient encore au lit ensemble, ou comme s’ils faisaient le même rêve : Charlie arrivait presque à faire le trajet en dormant. Puis descendre avec elle dans les profondeurs de la Terre, crépusculaires et pourtant mieux éclairées que le monde de la surface d’avant l’aube. S’effondrer dans un siège de vinyle de couleur vive, somnoler contre Anna jusqu’à la station de Metro Center, où elle changeait de ligne, et remonter par les ascenseurs à la surface, où il effectuait une dernière marche à vive allure avec Joe, souvent réveillé et babillant, jusqu’à G Street et la Maison-Blanche. Là, franchir le contrôle de sécurité, plus rapidement à chaque fois, et descendre vers la crèche, où Joe faisait des bonds impatients dans sa poussette jusqu’à ce qu’il réussisse à passer par-dessus bord et à filer s’amuser. Il était toujours l’un des premiers gamins arrivés, et l’un des derniers à repartir, ce qui en disait plus long qu’un roman. Mais il ne le remarquait pas et n’avait pas l’air de s’en soucier. Il était gentil avec les autres gosses. Le personnel d’encadrement disait même à Charlie à quel point il s’entendait bien avec les autres. Charlie trouvait ces rapports déprimants. Il voyait bien, de ses propres yeux, le début et la fin des journées de Joe à la garderie, mais il n’y avait pas tellement d’enfants à ces moments-là. Et il se rappelait le Gymboree. Il avait été traumatisé par certains incidents qui s’étaient déroulés là-bas. Maintenant, comme tout le monde s’accordait à le dire, Joe était d’un calme qui frisait le détachement. Serein. Dans sa bulle. Il avait un peu le même comportement à la garderie qu’à la maison, quand il était assis par terre, dans le salon. Tranquille. Peut-être un peu moins en confiance. Ce qui inquiétait Charlie plus qu’il ne pouvait le dire. Anna ne comprenait pas pourquoi il se tracassait et, en dehors d’elle… Dans le temps, il aurait pu en parler à Roy, quand ils se téléphonaient, mais maintenant, Roy était débordé, complètement obsédé par le boulot, et Charlie n’avait personne d’autre à qui parler du fait que Joe n’était plus lui-même. Ce n’était pas une chose qu’on pouvait raconter à n’importe qui. Il abordait parfois la question avec Anna en prêchant le faux pour savoir le vrai, et elle reconnaissait que Joe avait changé depuis qu’il avait eu de la fièvre, mais elle paraissait considérer cela comme normal ; les enfants changeaient, c’était typique de la croissance et de l’apprentissage du langage. Sa théorie était qu’en apprenant à parler Joe évacuait sa frustration. S’il piquait des colères, avant, c’était parce qu’il était frustré de ne pas pouvoir communiquer ses pensées. Mais sa théorie présupposait que le Joe d’avant n’avait pas de moyen de s’exprimer, et qu’il pensait des choses qu’il voulait communiquer au monde et ne pouvait pas. Or ça ne correspondait pas à l’expérience de Charlie. À son avis, Joe avait toujours communiqué exactement ce qu’il sentait ou pensait. Même avant, il avait un langage, ses pensées étaient parfaitement explicites, même s’il ne les traduisait pas en mots. C’étaient des sentiments précis, et il les exprimait avec la précision et la virtuosité d’une diva. Quoi qu’il en soit, maintenant, c’était différent. Radicalement différent, pour Charlie. Anna ne le voyait pas, et si Charlie avait réussi à le lui faire voir, ça l’aurait perturbée, alors il n’essayait pas. Il n’était même pas sûr de ce qu’il ressentait. Il ne croyait pas vraiment que le vrai Joe était parti à la suite de la cérémonie que les Khembalais avaient organisée pour lui. Quand Charlie avait fait cette demande, il se disait plus ou moins que la cérémonie chasserait plutôt l’intérêt que les Khembalais portaient à Joe, et leur croyance qu’il hébergeait l’esprit d’un de leurs lamas, réincarné. Modifier l’attitude des Khembalais envers Joe aurait ensuite changé Joe lui-même, mais de façon mineure – façon que Charlie n’avait pas complètement imaginée, ainsi qu’il s’en apercevait maintenant ; après tout, pourquoi pensait-il au juste que Joe n’était « plus lui-même », en dehors du fait qu’il avait été fiévreux, et peut-être un peu amorti, craintif et sur ses gardes ? Était-ce vraiment la conséquence de l’intérêt des Khembalais ? Et si leur intérêt devait changer, pourquoi Joe redeviendrait-il tel qu’il était auparavant, courageux, audacieux, plein d’assurance ? Peut-être qu’il ne redeviendrait pas comme ça. Ça n’avait pas marché comme prévu, et Charlie en venait à penser qu’il s’était trompé. Il devait essayer de mettre le doigt sur ce qu’il voulait exactement, sur ce qui s’était passé lors de la cérémonie, sur ce qui se passait maintenant, à son avis. Il avait du mal à y arriver, et sa nouvelle charge de travail n’arrangeait pas les choses. Il ne voyait plus Joe que quelques heures par jour, pendant leurs déplacements, dans des wagons de métro et alors qu’ils étaient souvent somnolents, le matin, ou fatigués et distraits par les événements de la journée, quand ils rentraient chez eux. Charlie asseyait Joe à côté de lui ou sur ses genoux, et ils parlaient. Il trouvait que Joe était plus ou moins redevenu lui-même, il babillait en voyant les choses par la vitre, ou il faisait allusion à des événements qui s’étaient déroulés dans la journée, racontant des histoires à moitié incohérentes. Il était difficile à comprendre, la plupart du temps, sauf que les jouets, le personnel d’encadrement et les autres gamins formaient assez clairement la base de la plupart de ses conversations. Et puis ils rentraient chez eux à pied, ils arrivaient à la maison, la vie avec Anna et Nick reprenait, et c’était souvent le dernier moment où ils étaient ensemble jusqu’à l’heure d’aller au lit. Alors, comment savoir ? Ce n’était pas comme avant, quand ils étaient toujours ensemble, un peu comme des frères siamois, et qu’ils avaient de longues journées devant eux, des semaines, des saisons, qui les attendaient. Charlie n’avait plus maintenant que des indices fragmentaires. Il était difficile d’être sûr de quoi que ce soit. Enfin, quand même… Il savait bien ce qu’il voyait. Joe était différent. Et donc, piégée à l’arrière-plan de ses pensées (mais toujours là), il y avait la crainte d’avoir, d’une certaine façon, mal compris, demandé le contraire de ce qu’il fallait pour son fils – et de l’avoir obtenu. Alors qu’ils approchaient du cœur de l’hiver, le chauffage de la maison se faisait de plus en plus cher. Le prix du mazout devenait un problème politique, mais le président Chase essayait de se concentrer sur le développement des sources d’énergie alternatives. Chez les Quibler, Anna programmait le thermostat des pièces et chorégraphiait leurs soirées : ils commençaient par se réunir dans la cuisine et le salon, et elle remontait la température dans les chambres une heure avant qu’ils aillent se coucher ; la chaleur s’ajoutait alors à celle qui s’était accumulée au rez-de-chaussée. Ça marchait assez bien. C’était plus ou moins ce qu’ils auraient fait de toute façon. Mais, par une soirée exceptionnellement froide du début du mois de février, il y eut une coupure de courant, et tout fut soudain différent. Anna avait une réserve de lampes torches et de bougies dans un placard de la salle à manger. Elle alla les chercher, et alluma des bougies dans toutes les pièces. Elle mit en marche un transistor à piles, et Nick tournicota le bouton pour trouver une station qui donnait des informations. Pendant que Charlie faisait du feu dans la cheminée, ils écoutèrent une voix lointaine, crépitante, dire qu’un front froid comme celui de l’hiver précédent avait fait chuter la température de trente degrés en vingt minutes dans l’État de New York, la Pennsylvanie et le New Jersey, déclenchant un pic de demande ou une surtension sur le réseau, qui avait provoqué une coupure d’électricité. — Heureusement qu’on est rentrés avant, dit Anna. On aurait pu rester coincés dans le métro. Ils entendaient les stridulations des sirènes un peu partout dans la ville. Le métro avait un système de générateurs de secours, pensa Charlie, mais les rues devaient être complètement encombrées, comme ils le voyaient dans Wisconsin, juste devant chez eux. Quand Charlie sortit pour aller chercher du bois sous le porche, il sentit l’odeur caractéristique des périodes de coupure de courant, qui lui était devenue étrangement familière depuis l’hiver précédent : l’essence brûlée dans les groupes électrogènes, la fumée du bois vert. À l’intérieur, les gamins réclamaient à grands cris des marshmallows. Anna en avait exhumé un sachet du fond d’un placard de la cuisine. Elle en goûta un, à la stupéfaction de Joe, et retourna dans la cuisine préparer une salade tardive, ouvrant la porte du réfrigérateur pendant le minimum de temps, tout en se demandant à quelle vitesse la température pouvait remonter dans un réfrigérateur même non ouvert. Elle décida d’acheter quelques thermomètres pour vérifier. L’information pourrait se révéler utile. Charlie retourna dans le salon après avoir allumé toutes les bougies de la maison, extravagance qui procurait une belle lumière, surtout qu’elles étaient disposées dans les coins des pièces où les ombres du feu s’accumulaient normalement. En montant à l’étage avec une bougie, Anna regarda les ombres changer et vaciller à chaque marche, et se demanda s’ils auraient assez chaud cette nuit-là. Elle avait l’impression qu’il faisait plus froid dans les chambres que dans le réfrigérateur. Question : un frigo réussirait-il à empêcher les choses de geler dans une maison où la température serait tombée en dessous de zéro ? — On ferait peut-être mieux de dormir dans les canapés en bas, suggéra-t-elle en redescendant dans le salon. On a assez de bois pour faire du feu toute la nuit ? — Je pense, répondit Charlie. Si le bois veut bien brûler. L’hiver précédent, après la vague de froid, le bois de chauffage avait fini par revenir moins cher que l’essence ou le pétrole, et le stock de bois sec avait rapidement été épuisé. Cette année, on ne trouvait pratiquement plus que du bois vert, qui brûlait très mal, ainsi que Charlie venait de le découvrir. Il mettait parfois une bûche de sciure et de paraffine dans la cheminée, et posait – avec ses pinces en fer forgé – les lourdes bûches récalcitrantes sur les fausses pour les sécher et entretenir le feu. — Rappelle-moi d’acheter du bois sec, la prochaine fois. Anna ramena son saladier dans la cuisine. Il y avait encore de l’eau, mais ça ne durerait pas. Elle remplit des pots, et quelques récipients de vingt litres qu’ils avaient dans la cave. Ceux-là aussi finiraient par geler, à moins qu’elle ne les place près du feu. Il fallait qu’ils mettent sur pied une meilleure stratégie pour les coupures de courant, se dit-elle. Elle remmena tout son petit monde dans le salon et vit que les garçons s’installaient. Ça devait être comme ça, il y avait bien longtemps : on se regroupait, la nuit, pour se tenir chaud. Elle serait probablement obligée de rester travailler chez elle, demain, bien que la batterie de son ordinateur portable soit à plat. Dommage que les batteries ne durent pas plus longtemps. — Rappelez-moi de vérifier le congélateur, demain matin. Je veux voir si rien ne s’est décongelé. — Si tu l’ouvres, le froid va partir. — À moins qu’il ne fasse plus froid dans la cuisine que dans le congélateur. Je me posais justement la question… — On ferait peut-être mieux de laisser la porte du congélateur ouverte, alors. — Peut-être qu’on pourrait faire le feu dedans ! Ils éclatèrent de rire, mais Anna était un peu tendue. Ils construisirent une ville sur la table basse, avec les cubes de Joe, puis ils lurent à la lumière des bougies. Charlie et Nick remontèrent du sous-sol un grand vieux matelas qu’ils appelaient « le lit des tigres » et le posèrent juste devant la cheminée, où Joe l’utilisa comme trampoline au risque de se jeter droit dans le maigre feu. Quand tout fut arrangé, Charlie lut à haute voix quelques pages de L’Épée dans la pierre, celles qui décrivaient la migration des oies au-dessus de la mer de Norvège – passage qui mit Anna et les garçons en transe. Finalement, ils soufflèrent les bougies et s’endormirent. Ils se réveillèrent tous en même temps, surpris et désorientés, quand le courant revint. Il était deux heures du matin et, hors de portée des braises grisonnantes, la maison était glacée, mais éclairée comme en plein jour, et toutes les machines bourdonnaient. Anna et Charlie se levèrent pour éteindre les lumières. Le temps qu’ils redescendent au rez-de-chaussée, les garçons étaient déjà rendormis. Le lendemain, les choses étaient plus ou moins revenues à la normale, à part la fumée qui planait dans l’air. Tout le monde voulait raconter où il se trouvait au moment de la panne de courant, et ce qui lui était arrivé. — En fait, c’était plutôt chouette, dit Charlie, le lendemain soir, au dîner. Une petite aventure. Anna ne put faire autrement que d’acquiescer, mais elle était encore mal à l’aise. — On ne dirait pas ça si le courant n’était pas revenu. 3 Retour à la vie sauvage Le retour du mauvais temps ne changera pas mon état d’esprit. Et dans l’ombre je croirai ce qu’au soleil j’aimais. THOREAU 8 Contre la pression qui s’exerçait sur le front de ses pensées il fallait maintenir, comme un bouclier, le pouvoir de cognition. Une cognition capable de discerner ses propres points faibles et de tenter de les contourner. Cela dit, s’il en croyait la littérature sur le sujet, il y avait des illusions cognitives aussi fortes, sinon davantage, que des illusions d’optique. C’était une analogie instructive. On avait beau en comprendre pertinemment le mécanisme et l’effet, et essayer de les compenser, il y avait des illusions d’optique contre lesquelles on ne pouvait rien. Si on faisait tourner un disque sur lequel étaient tracés des schémas noir et blanc, l’œil percevait indéniablement des couleurs. Si on se tenait au pied d’une falaise, quelle que soit sa hauteur réelle, elle paraissait faire trois cents mètres de haut ; les montagnards appelaient ça le raccourci, et Frank savait que c’était un phénomène inévitable. Au pied d’El Capitan, qui faisait mille mètres de hauteur, on aurait dit qu’il en faisait trois cents. Quand on était à la Petite Scheidegg et qu’on levait les yeux vers la face nord de l’Eiger, il avait l’air de faire trois cents mètres de haut. On n’y pouvait rien, même en se concentrant sur les détails étrangement compacts de la paroi. Quand on allait à trente kilomètres de là, dans le Thun, et qu’on voyait le lac au sud, la face nord de l’Eiger était une paroi stupéfiante, de deux mille mètres de haut – et ça se voyait. Mais si on retournait dans la Petite Scheidegg, on le voyait en raccourci. On ne pouvait pas adapter sa vision. Il y avait beaucoup d’erreurs cognitives comme ces illusions d’optique. L’esprit humain avait grandi dans la savane, et il y avait des modes de pensée qui ne lui étaient pas naturels. Le calcul de probabilités, penser aux effets statistiques. Les spécialistes de la cognition avaient concocté un certain nombre de problèmes logiques, ils les avaient testés sur un vaste échantillonnage, dont un certain nombre de statisticiens, et ils s’étaient rendu compte que l’immense majorité des sujets étaient enclins à des erreurs cognitives assez basiques, auxquelles ils avaient donné des noms comme ancrage, faculté de représentation, loi des petits nombres, logique fallacieuse, similitude asymétrique, heuristique de disponibilité, négligence des taux de base, etc. Frank s’était fait avoir – malgré sa vigilance – par le test des trois boîtes : trois boîtes, toutes les trois fermées, un billet de un dollar caché dans l’une d’elles. L’expérimentateur sait laquelle. Le sujet choisit une boîte, à ce stade fermée. L’expérimentateur ouvre l’une des deux autres boîtes, qui est toujours vide. Le sujet se voit alors proposer une chance de s’en tenir à son choix initial, ou de choisir l’autre boîte restée fermée. Que doit-il faire ? Frank avait décrété que ça n’avait aucune importance. Cinquante-cinquante, que ce soit l’une ou l’autre. Il avait bien réfléchi. Sauf que… Au départ, chaque boîte avait une chance sur trois d’être la bonne. Quand le sujet en choisissait une, les deux autres avaient deux chances sur trois d’être la bonne. Quand l’expérimentateur ouvrait l’une de ces deux boîtes, toujours vide, les deux boîtes avaient encore deux chances sur trois, maintenant concentrées sur la boîte restante, non choisie, alors que le choix originel du sujet conservait son pourcentage de chance de départ, qui était d’une sur trois. Et donc, il fallait toujours changer son choix de départ ! Et merde ! Pourtant, présenté comme ça, c’était indéniable, même si ça paraissait encore fallacieux. Et c’était justement le problème : la cognition humaine avait toutes sortes de taches aveugles. L’un des analystes de l’étude avait conclu que nous simulions dans nos actes ce que nous aurions voulu voir arriver. Bref, on agissait en projetant ses désirs. Bon, d’accord. Évidemment. C’était tout le problème, non ? Mais il était clair que ça pouvait induire des erreurs. D’où la question : pouvait-on définir ses désirs de façon à suggérer des actions qui allaient véritablement les aider à se réaliser dans l’un des futurs encore possibles, compte tenu des réalités du présent ? Et pouvait-on y arriver quand on avait une zone engourdie derrière le nez – une pression sur le front de ses pensées –, une suspension de sa faculté de décision ? Et ces erreurs cognitives pouvaient-elles concerner la société dans son ensemble aussi bien que l’individu ? On parlait parfois de « cartographie cognitive » dans le domaine de l’interaction sociale, et Frank croyait savoir que ce concept avait été transféré de la géographie à la politique, et même à l’épistémologie : on cartographiait l’inconcevable immensité de la civilisation (ou de la réalité) postmoderne non en la connaissant entièrement, ce qui était impossible, mais en y traçant des routes balisées. Ce n’était donc pas une sorte de GPS ou de système radar, mais plutôt le contrôleur de trafic, ou le pilote. À ce stade, il devenait clair que même la cartographie était une analogie. Anna n’en pensait pas grand bien. Mais tout le monde avait besoin d’un ensemble de procédures opérationnelles pour naviguer du matin au soir. Une théorie totalisante, qui fournissait la justification d’une rubrique consacrée aux décisions quotidiennes. La science de ce mercredi particulier. Utiliser un matériel défectueux (le cerveau, la société) pour optimiser les résultats. La plupart des pratiques adaptatives. La robustesse. Un peu d’écologie : Ce qui est bon est ce qui est bon pour la terre (Aldo Leopold[1]). Un peu de Rudra (même s’il disait que c’était du dalaï-lama, ou de Bouddha) : Essayez de faire du bien aux autres. C’est là qu’est le bonheur. Essaie et tu verras bien. Fais l’expérience et analyse-la. Réessaie. Agis conformément à tes désirs. Alors, qu’est-ce que tu veux vraiment, au fond ? Et peux-tu vraiment décider ? 9 Un matin, en se réveillant dans la cabane de jardin qu’il partageait avec Rudra, Frank mit un moment à se rappeler où il était. Si longtemps que, lorsqu’il se rassit, il fut réellement soulagé d’être Frank Vanderwal, ou tout du moins quelqu’un. Puis il eut du mal à décider quel pantalon mettre – question qu’il ne s’était jamais posée de sa vie avant ce jour ; et il se rendit compte qu’il n’avait pas envie d’aller travailler (sauf qu’il y était bien obligé). Était-ce inhabituel ? Il n’en était même pas sûr. Tout en mastiquant une barre énergétique en attendant que le café coule de la machine, à côté de son lit, il pianota sur son ordinateur portable. Un chœur majestueux lui annonça le commencement de sa cyberjournée, et il se connecta sur Emersonfortheday.com. — Hé, Rudra, vous êtes réveillé ? — Toujours. — Écoutez ça. C’est d’Emerson, et ça parle de notre théorie de l’esprit fragmenté : « La plus grande partie de l’homme n’est pas encore inventoriée. L’individu comporte beaucoup de parties énumérables : il est social, professionnel, politique, sectateur, littéraire, et il est tel ou tel ensemble et association. Mais après que la censure la plus épuisante s’est exercée, il en reste autant, tellement que la langue ne saurait le dire. Et c’est ce reste qui est intéressant. La meilleure partie de l’esprit n’est pas celle qu’il connaît, et de loin, mais celle qui plane, visible par éclairs et suggestions, tentante, non possédée, avant lui. Ce chœur dansant de pensées et d’espoirs est la quête de son futur, sa possibilité. » — Peut-être, dit Rudra. Mais la vision globale est bien, aussi. Être un. — Il est néanmoins intéressant qu’il en parle dans ces termes, non ? — C’est de notoriété publique. Tout le monde sait ça. — Sans doute. Je pense qu’Emerson sait beaucoup de choses que j’ignore. C’était aussi un homme qui avait passé du temps dans la forêt. Frank aimait en retrouver les signes : « L’homme qui erre dans les bois semble être le premier homme à avoir jamais pénétré dans un bosquet, tant ses sensations et son monde sont nouveaux et étranges. » C’était vrai ; Frank connaissait ce sentiment. Les promenades dans la forêt, l’hiver, tellement irréelles – Emerson connaissait ça. Il avait vu les bois au crépuscule. « Jamais on n’a vu dans la nature une débauche de couleurs plus éblouissantes qu’hier après-midi ; à quatre heures, un topaze et un rubis incroyablement fabuleux ; froid et dépouillé à six heures. » La rapide étrangeté du monde, qui vous tombait dessus tout d’un coup – maintenant, pour Frank, le sentiment commençait lorsqu’il se réveillait, le matin. Arriver vide, l’homme primai, le premier homme qui s’était jamais éveillé. Bizarre, en vérité, de ne pas savoir qui ou ce qu’on est. Souvent, ces jours-ci, il se disait qu’il devrait retourner vivre dans le parc, dans sa cabane perchée. Mais ça l’aurait obligé à quitter les Khembalais, et ça, c’était mauvais. D’un autre côté, ce serait, par certains aspects, un soulagement. Il vivait avec eux depuis près d’un an, maintenant. Difficile à croire. C’était pourtant vrai, et la maison était surpeuplée. Ils sauraient quoi faire de la place ainsi libérée. Et puis il avait l’impression que le moment était venu de retourner vivre au grand air, dans le vent. Le printemps arrivait, le printemps et tout le reste. Mais il fallait penser à Rudra. Frank, qui partageait sa chambre, s’occupait de lui. Il était vieux, fragile, et il dormait beaucoup. Frank était son compagnon et son ami, son professeur d’anglais et son élève de tibétain. Partir casserait forcément quelque chose. Il lut un moment, puis il se rendit compte qu’il avait faim. En lisant des trucs par-ci par-là, sur Emerson, Thoreau et les taches aveugles cognitives, plus d’une heure avait passé. Rudra était sorti. — Aack ! Il était temps de se lever ! De cueillir le jour ! Et donc, debout et dehors. Une nouvelle journée. Il devait voir Edgardo pour lui parler de la situation de Caroline. Mieux valait manger quelque chose avant. Mais… où ? Il n’arrivait pas à se décider. Une minute ou deux plus tard, furieux, et avant même de se lever vraiment, il prit son téléphone portable et appela. Il appela son docteur et découvrit que celui-ci ne pouvait pas le recevoir avant une semaine. Ce qui convenait à Frank. Il avait pris la décision, passé le coup de fil. Caroline n’aurait pas de reproches à lui faire. Il pouvait reprendre le cours normal de sa journée. Et de toute façon, il ne pouvait pas rester comme ça. Ça devenait ridicule. C’était un… un obstacle. Un handicap. Une lésion, pas seulement cérébrale, mais mentale. Cet après-midi-là, la situation de Caroline lui inspira une angoisse tellement vive et récurrente qu’il organisa un jogging avec Edgardo. Il faisait froid au point que personne ne voulut sortir avec eux, excepté Kenzo, qui ne pouvait pas parce qu’il avait une conférence. Et donc, après avoir vérifié qu’ils ne portaient pas de mouchard (à l’aide du détecteur dont Frank se demandait maintenant si c’était un indicateur si fiable que ça), ils sortirent. Ils couraient côte à côte dans les rues d’Arlington, équipés comme pour aller au pôle Nord, leurs gros bonnets de laine juste assez roulés pour dégager le bas des oreilles, ce qui leur permettait de s’entendre malgré le vacarme de la circulation sans être obligés de hurler et sans se geler complètement lesdites oreilles. Ils allaient très bientôt s’installer avec Diane dans les anciens bureaux de l’Exécutif, juste à côté de la Maison-Blanche. Ce serait l’une des dernières fois qu’ils courraient sur cette route. Enfin, c’était un circuit tellement minable qu’ils ne le regretteraient pas. Frank raconta à Edgardo ce qui s’était passé dans le Maine en phrases brèves, rythmées par sa course. C’était un tel soulagement de pouvoir en parler à quelqu’un. Un soulagement presque physique. Jamais la formule « évacuer la pression » ne lui avait paru plus appropriée. — Alors, comment est-ce qu’ils ont réussi à me suivre ? demanda-t-il à la fin de son histoire. Ton ami avait pourtant bien dit que j’étais clean… — Il le croyait, dit Edgardo. Et rien ne prouve que tu as été suivi. C’est peut-être une coïncidence. Frank secoua la tête. — Eh bien, reprit Edgardo, il peut y avoir d’autres espèces de puces, à moins qu’ils ne t’aient purement et simplement filé le train. On va vérifier ça, mais la question devient maintenant : qu’est-ce qu’elle a fait, elle ? — Elle a dit qu’elle avait un Plan C absolument sans faille. Et elle a dit que ça la ramènerait dans le secteur. Qu’elle reprendrait contact avec moi. Je n’ai aucune idée de ce qui va se passer. De toute façon, maintenant, ce que je me demande, c’est comment on pourrait, tu sais, se débarrasser de ces mecs. Peut-être que si on leur lâchait le président dessus… — Eh bien…, fit Edgardo en laissant traîner ces deux syllabes sur une bonne centaine de mètres. Ce genre d’opération hyper-secrète est conçu pour être cloisonné, tu vois ce que je veux dire ? Pour éviter de mouiller ceux qui sont au-dessus. — Quand même. Et s’il y avait un problème, si quelqu’un voulait suivre les opérations d’en haut, contrôler le circuit de financement, par exemple ? — Pff… Il y a des caisses noires partout. Tu en as parlé à Charlie ? — Non. — Tu devrais peut-être, si tu te sens assez à l’aise avec lui pour ça. Phil Chase a des millions de choses à faire. Il faudrait que quelqu’un comme Charlie attire son attention sur un problème pareil. Frank hocha la tête. — Enfin, quoi qu’il arrive, il faut qu’on stoppe ces types. — « On » ? — Je veux dire, il faut mettre fin à leurs agissements. Et il n’y a personne d’autre pour le faire. Je ne sais pas… Peut-être que toi et tes amis du temps où vous étiez à la DARPA, ou je ne sais quoi, vous pourriez donner le coup d’envoi. Enfin, je veux dire, le coup d’envoi, vous l’avez déjà donné, alors vous pourriez continuer. — Mouais, fit Edgardo. Je ne sais pas trop. Frank se concentra sur la course. Ils étaient maintenant sur le sentier qui longeait le fleuve. Le Potomac avait regelé et ressemblait à une plaque blanche, sans couleur, qui aurait été tendue à la surface du fleuve et vaguement attachée sur les rives. Cette vue lui rappela le Long Pond et, au souvenir choquant des hommes qui s’étaient avancés à grandes enjambées vers eux, sur la glace, son pouls s’accéléra. Il sentit qu’il avait les pieds et les mains gelés. Le bout de son nez, encore un peu engourdi dans le meilleur des cas, était plus insensible que jamais. Il le pinça et le tordit pour y ramener le sang, et des sensations. — Le nez encore engourdi ? — Oui. Edgardo entonna « Comfortably Numb », des Pink Floyd : — « Je, je suis entré dans une douce torpeur », avant de singer le fameux solo de guitare : Da daaa, da da da dada-da daaaa, exagérant le phrasé de Gilmour : « Salut, salut, salut ! Y a-t-il quelqu’un à la maison ? » Puis il s’interrompit brutalement. — Bon, écoute, je vais parler à l’ami que tu as rencontré l’autre jour. Il s’occupe de ce genre de chose et ça l’intéresse. Son groupe est sûrement encore sur le problème du tripatouillage électoral… — Tu crois que tu pourrais me le faire rencontrer à nouveau ? Pour explorer des stratégies ? Et lui poser un tas de questions, mais ça, il le garda pour lui. — Peut-être. Je vais lui parler. Il n’est pas forcément utile que vous vous revoyiez. Ça dépend. En attendant, tu devrais réfléchir aux autres options. — Je ne crois pas en avoir. — Toujours ce problème de prise de décision ? Tu as vu ton docteur ? — C’est fait ! Je veux dire, j’ai pris rendez-vous. Dans pas longtemps. Edgardo se mit à rire. — Je t’en prie, fit Frank. Je fais des efforts. J’ai passé le coup de fil. En réalité, quand vint le moment du rendez-vous chez le docteur, il y alla sans enthousiasme. Enfin quoi, se disait-il obstinément, il avait décidé d’aller voir un docteur, oui ou non ? Ça voulait dire qu’il était capable de prendre des décisions, et donc qu’il allait bien ! C’est donc en se sentant parfaitement ridicule qu’il exposa son problème à l’homme de l’art, un jeune type à l’air plutôt dubitatif. Frank eut l’impression que la description de ses symptômes était au mieux vague, parce qu’il n’avait plus que rarement ce goût de sang dans l’arrière-gorge. Mais comme il ne pouvait pas se plaindre uniquement de son indécision, il souligna l’arrière-goût un peu plus que la situation présente ne le justifiait vraiment, ce qui le fit se sentir encore plus idiot. Il avait toujours détesté aller chez le docteur, alors que faisait-il là, à exagérer un symptôme occasionnel ? Peut-être sa capacité de prise de décision était-elle affectée, après tout ? Donc, il avait bien fait de prendre rendez-vous. Pourtant, il maquillait la vérité. Alors qu’il essayait seulement de ramener le problème à ses aspects physiques, se disait-il. De décrire des symptômes tangibles. Quoi qu’il en soit, le docteur réserva son diagnostic, et se contenta de le renvoyer chez un ORL. Celui que Frank avait vu, juste après l’agression. Frank s’arma de courage et prit rendez-vous (deux décisions ?). L’ORL ne pouvait pas le recevoir avant un mois. Tout content, il nota la date et n’y pensa plus. C’est-à-dire qu’il aurait cessé d’y penser s’il n’avait pas été renvoyé dans la dure réalité quotidienne de devoir décider quoi faire. Espérant tous les matins qu’Emerson ou Thoreau l’y aideraient. Alors il n’oublia pas vraiment le rendez-vous, mais puisqu’il était programmé, et pour dans longtemps, il pouvait s’estimer satisfait. Satisfait jusqu’à ce qu’il sente à nouveau ce vague goût de sang dans son arrière-gorge, comme si cette amertume était la peur même, et c’est avec un mélange de peur et de soulagement qu’il voyait la date se rapprocher. Une fois, il y repensa en bavardant avec Anna. Elle disait qu’ils auraient du mal à passer l’hiver avec certains produits de première nécessité que les gens avaient recommencé à stocker. Elle avait fait des recherches sur la question dans les publications de sciences sociales. Faire des stocks, disait-elle, c’était une rupture du contrat social que même leur capacité économique à la surproduction dans bien des domaines ne pouvait compenser. — Encore le dilemme du prisonnier, dit Frank. Tout le monde choisit l’option « ne pas coopérer », comme si c’était la plus sûre. Ou du moins celle qui permet de moins dépendre des autres. — Peut-être. Anna n’appréciait guère les analogies. Elle prenait tout au pied de la lettre, à un point inimaginable. Frank n’avait jamais vu ça. Il ne fallait pas oublier qu’elle avait démarré dans la carrière scientifique comme chimiste. Les métaphores rebondissaient sur elle comme des lances sur une vitre pare-balles. Si elle voulait comprendre pourquoi les gens faisaient des réserves, elle regardait « stockage » sur Google, et quand elle voyait des liens renvoyant vers des travaux mathématiques de dynamique sociale et économique de « stockage en période de pénurie », elle cliquait dessus, même s’il s’agissait souvent de vieux articles sur l’ère socialiste et post-socialiste. Ces périodes avaient, hélas, fourni beaucoup de matériau à étudier, et elle trouvait leurs modélisations intéressantes. Elle parlait à Frank de choix multiples et de variables de pondération ; elle pensait qu’il pourrait les traduire en algorithmes. — Ça s’appelle « ne pas coopérer », insista Frank. — D’accord, mais regarde à quoi ça mène. — D’accord. Anna était visiblement indignée de voir à quel point les gens pouvaient être irrationnels. Pour elle, tout se ramenait à une seule question : être logique ou rationnel. « Pourquoi est-ce qu’ils ne font pas tout simplement le calcul ? » demandait-elle. Question de pure forme, pour Frank. Mais à laquelle il aurait bien aimé pouvoir répondre d’une façon pas trop déprimante. Ses investigations dans le domaine des études de cognition n’étaient pas spécialement encourageantes. La logique était à la cognition ce que la géométrie était à la nature. Après cette conversation, Frank se rappela qu’Anna avait évoqué « la fin de l’hiver » comme si elle était proche, et il vérifia sur son agenda de bureau – la date de son rendez-vous chez l’ORL était entourée, elle se rapprochait. Tout à coup, il se rendit compte qu’en Amérique, en matière de santé – la plus importante de toutes les denrées –, ils fonctionnaient constamment sous un régime de pénurie. Le jour dit, il alla chez le docteur. Oto-rhino-laryngologiste… où était-il question de cerveau là-dedans ? Il lut Walden dans la salle d’attente, et on le fit entrer dans un cabinet d’examen où il attendit encore un peu en lisant, puis il subit cinq minutes de questions et d’inspection, et le verdict tomba : il devait aller voir un autre spécialiste. Un neurologue, en fait, qui lui ferait passer des radios, peut-être un scan crânien, une tomographie par émission de positons, une IRM, une tomographie monophotonique. C’était le type du cerveau qui aurait le dernier mot. L’ORL allait l’envoyer en voir un. Frank verrait bien ce qu’il lui raconterait. Les scans ? c’était au type du cerveau de les déchiffrer et de les analyser. Et puis peut-être que l’ORL devrait le revoir ensuite. Combien de temps ça prendrait, tout ça ? On verrait bien. Ils essayaient toujours d’accélérer les choses quand il s’agissait du cerveau, mais bon, dans les limites du possible. Il y avait des tas de gens, chez ce genre de spécialistes, qui avaient des problèmes au moins aussi sérieux, et souvent pires. Eh bien, se dit Frank en retournant au travail, on pouvait acheter un lecteur de DVD pour trente dollars, une télé à écran plat pour cent, et un million d’autres objets de consommation qui vous permettaient de contempler des expériences de la vie que votre travail et votre salaire ne vous permettaient pas de vivre (ce tee-shirt qu’il avait vu sur Connecticut Avenue, « Les paysans du Moyen ge travaillaient moins que vous »), tout était bon marché, l’offre pléthorique, sauf qu’on vivait dans un monde où on manquait perpétuellement de docteurs – pénurie artificiellement entretenue. Quand un accident ou la maladie vous tombait dessus, vous aviez beau payer une fortune en assurance maladie – si vous aviez la chance d’en avoir une –, vous deviez attendre des semaines ou des mois pour passer des examens et savoir enfin ce que vous aviez. On était pourtant capable de faire des estimations statistiques des besoins en soins médicaux de la population, et de les lui fournir, bon sang ! Mais il n’y avait rien à faire. Juste penser à autre chose, ou du moins essayer. Et quand on n’y arrivait pas, ronger son frein et essayer de travailler comme tout le monde. Ça avait été tous les genres d’hiver à la fois : le plus chaud, le plus sec, le plus froid, le plus tempétueux. Mauvais pour l’agriculture, mais bon pour la conversation. Pendant la première semaine de mars, un front froid balaya le Sud et les renvoya au plus dur de l’hiver, avec fleuve gelé, cité gelée, bouches de métro fumantes de givre retombant au sol sous forme de poussière blanche. La ville entière était prise en glace, et avec toute la vapeur qui sortait en volutes du sol, on aurait dit qu’elle avait été construite sur une source chaude géante. Washington-les-Bains. Au lever du soleil, tout étincelait de blancheur, puis la fonte s’amorçait, la ville s’emplissait d’arcs-en-ciel, et quand les nuages bas passaient devant le soleil, tout devenait gris. Pour Frank, c’était une nouvelle ascension dans ce qu’il pensait être une altitude ou une latitude élevée : un retour dans les hauteurs, d’une façon ou d’une autre, parce que le temps était le paysage – à ceci près que le paysage, on l’avait sous les pieds, et que c’était grâce au temps qu’il faisait qu’on sentait où on était. Quand la température descendait en dessous de moins quinze, on était dans l’Arctique. On se retrouvait sur le flanc glacé d’une colline, dans un paysage de rêve d’une profondeur inimaginable. Chaque fibre de l’être se rappelait que l’inflation cérébrale d’un million d’années, avec son expansion finale qui avait culminé dans une explosion langagière, artistique et culturelle, s’était produite au cœur d’une ère glaciaire, où c’était tout le temps comme ça. Dans une atmosphère pareille, pas étonnant que l’esprit s’embrase comme une fusée ! Frank sortait ses raquettes, ses jambières et ses bâtons de ski, et il allait se balader au Rock Creek Park, comme l’hiver précédent. Il n’avait plus l’impression de découverte qu’il avait éprouvée cette année-là, et pourtant il faisait aussi froid, ou presque. Le vent déboulait du nord dans la grande ravine – la nouvelle déchirure glacée dans le canyon, qui avait l’air, vu du bord, tout aussi dévasté par l’immense déluge que le jour où les eaux avaient reculé. Mais le parc était encore plus vide, cet hiver-ci. Peut-être parce qu’il n’y avait plus personne à l’aire 21. Beaucoup des autres aires étaient vides aussi. Peut-être que c’était seulement parce que pendant les semaines de froid glacial les gens se mettaient à l’abri. C’était ce qui s’était passé l’hiver précédent. En théorie, on pouvait dormir dehors par des températures pareilles, quand on avait le matériel et l’expérience nécessaires. Mais on n’y arrivait pas par hasard ; il fallait beaucoup de temps et d’énergie pour y parvenir, il fallait en faire son activité principale, et ça restait dangereux. Il y avait des gens qui le faisaient, bien sûr, mais la plupart se réfugiaient dans les cafétérias le jour, et les abris et les maisons férales la nuit. Ils passeraient le plus fort de l’hiver à l’intérieur. Comme il le faisait lui-même, depuis qu’il était hébergé par les Khembalais. Pendant ces journées glaciales, seuls les animaux restaient dehors. Il vit l’aurochs, une fois, et le lynx du Canada (« Je l’appelle le lynx de Concord », disait Thoreau), aussi immobile qu’une statue de lui-même. Quatre ou cinq renards dans leur blancheur hivernale, un élan, un porc-épic, un coyote, et des flopées de cerfs à queue blanche. Et des lapins, aussi. Ces deux dernières espèces servaient manifestement de nourriture aux prédateurs. La plupart des espèces férales exotiques avaient disparu – soit on les avait recapturées, soit elles étaient mortes –, même si, une fois, il avait repéré ce qu’il pensait être un léopard des neiges. Et on disait que le jaguar était toujours en liberté. De même que les joueurs de frisbee. Un samedi, Frank les entendit – des hurlements sur une pente, au nord. Le hurlement caractéristique de Spencer : il avait fait un « trou en un ». Réjoui par ce son, Frank gravit, en poussant sur ses bâtons, la paroi de la ravine, ses raquettes s’enfonçant profondément dans les congères, et tout à coup il tomba sur eux, courant sur leurs petites raquettes de plastique, sans bâtons, lançant des frisbees rouges, roses et orange qui sifflaient dans l’air comme les rayons laser d’un autre univers. — Salut, les gars ! héla Frank. — Hé, Frank ! glapirent-ils. Allez, viens ! — Et comment ! répondit Frank. Il déposa ses bâtons et son sac à dos sous un arbre, à l’aire 18, emprunta un disque à Robert, et c’était reparti. Il eut rapidement la confirmation que, quand la neige était aussi dure, avec des raquettes, courir n’était pas beaucoup plus efficace que de marcher. On avait tendance à rebondir au bout de chaque pas, avant que la raquette ne se soit complètement enfoncée, et on remontait un peu plus haut que normalement. Frank effectua un drive droit dans un tronc d’arbre, et le disque se cassa en deux. Robert se contenta de hurler de rire, et Spencer lui lança un disque de rab. Les gars n’attachaient pas une valeur exagérée à leurs disques. Ils étaient faits pour être perdus, comme les balles de golf. Quand on s’activait aussi violemment, on transpirait – à peine –, après quoi, quand on s’arrêtait, on était glacé de sueur. Et donc, dès qu’ils eurent fini, Frank leur demanda quand ils pensaient rejouer au snow golf, leur dit au revoir et fila récupérer son sac à dos et ses bâtons. Après quoi il marcha d’un bon pas pour se réchauffer, enfonçant ses bâtons dans la neige pour se haler vers le haut de la colline, puis pour se retenir en descendant ; de petites glissades, des traversées risquées, des montées de manchot empereur. Il se réchauffa très vite, et se sentit fort, et d’une certaine façon gonflé à bloc, la joie du frisbee bourdonnant jusqu’à la fin de l’après-midi. La joie de la chasse, de la course, et du froid. Il retourna près de son arbre, le regarda avec nostalgie. Il serait bien revenu s’y installer, mais il avait aussi envie de rester auprès de Rudra. Et l’ex de Caroline montait peut-être la garde dans le coin. Cette pensée le fit s’arrêter et regarder autour de lui. Personne en vue. Il faudrait qu’il passe son arbre au détecteur pour voir s’il n’y avait pas un mouchard là-haut. Les planches de bois de la cabane étaient repérables, quand on savait où regarder, et Frank, qui le savait, avait du mal à juger de leur visibilité pour les autres. Où qu’il aille dans le parc, si son arbre était dans son champ de vision, il voyait des bouts du petit triangle noir qui était sa vraie maison. Le lundi suivant, il s’arrangea pour retourner courir avec Edgardo. Avec leur besoin de parler sans risquer que leur conversation soit surprise, ils allaient tenir une sacrée forme ! Tout en suivant Kenzo et Bob le long du sentier étroit qui longeait la 66, il dit : — Tu as eu des nouvelles de ton ami ? — Oui. Pas grand-chose, j’allais t’en parler. — Alors ? — Alors, il dit que le problème avec l’approche par le haut, c’est qu’il se pourrait que l’opération soit légale, voire légalement secrète, de sorte que même le président pourrait avoir du mal à savoir vraiment ce qui se passe. — Tu veux rire ?! — Non. Il dit que la plupart des présidents préfèrent cet état de chose, parce que comme ça, si l’opération décide de faire quelque chose d’illégal dans l’intérêt supérieur du pays, ils ne sont pas mouillés. Conclusion : Chase pourrait être amené à ordonner à un groupe puissant qui se trouverait placé juste sous ses ordres de chercher ce genre de chose. — Jésus ! Il y a des groupes aussi puissants que ça ?! — Oh, pour ça oui. Il aurait même le choix entre trois ou quatre. Mais ça présuppose que tu réussisses à l’intéresser à l’affaire. N’oublie pas qu’un président des États-Unis est toujours débordé. Il a un état-major qui filtre tout et décide de ce qui doit remonter jusqu’à lui. Alors il y a des niveaux à franchir. Les gens qui nous préoccupent le savent, et donc ils sont tranquilles : jamais il ne s’intéressera à quelque chose d’aussi petit. — D’aussi petit que le tripatouillage d’une élection présidentielle ?! — Pourquoi pas ? D’un autre côté, que crois-tu qu’il a envie d’entendre, alors qu’il vient de la remporter ? Ils continuèrent à courir pendant que Frank essayait de digérer l’information. — Alors, ton ami, il a d’autres idées ? — Oui. Il dit qu’il pourrait être possible de faire intervenir une agence un peu moins secrète pour leur chercher des poux dans la tête, à ces types. Une espèce de guerre de tranchées, ou quelque chose dans ce goût-là. — Aaah… Frank commença à entrevoir des possibilités. À la NSF, Diane se bagarrait à tout bout de champ contre des agences, généralement dans des combats du genre pot de terre contre pot de fer, la plupart de ses ennemis naturels dans la bureaucratie fédérale étant beaucoup plus gros que la NSF. Or la taille n’était pas indifférente, pas plus chez les fédéraux qu’ailleurs, à cause des budgets en jeu. Le petit gang d’hommes de main avec lesquels Frank s’était colleté marchait sûrement sur les plates-bandes d’agences beaucoup plus légitimes. Allez savoir, il se pouvait même qu’ils aient démarré ensemble dans une agence et soient passés dans la clandestinité à l’insu de leur autorité de tutelle. — C’est une bonne idée. Il a un plan ? — Il a une suggestion à faire, et il en cherche d’autres. Il se trouve qu’il a des raisons de détester ces types, au-delà du discours sur le danger pour la démocratie. — Ah, très bien. — Oui. Il vaut mieux se méfier des gens qui agissent par principe. — C’est bien vrai, ça, fit Frank avec amertume. Ce qui lui valut un rire rauque d’Edgardo et son petit entrechat de délectation cynique. — Ah oui, tu en apprends, des choses ! Tes yeux se dessillent ? Mon ami me dit qu’il me donnera bientôt un choix d’options. — J’espère qu’il ne traînera pas trop. Parce que mon amie à moi est dans la nature, en train de mettre en action son Plan C, et je me fais du mouron pour elle. Je veux dire, quand on va au fond des choses, elle est analyste de données. Ce n’est pas un agent de terrain. Et si son Plan C est du même tonneau que son Plan B… — Ça, ce serait vraiment très mauvais. Mais mon ami y a aussi pensé. Je lui ai posé la question, il a regardé, et il a dit qu’il ne retrouvait plus sa trace. On dirait que cette fois elle échappe à toute détection. — Tant mieux. Mais son ex est peut-être mieux renseigné sur elle que ton ami. En plus, elle m’a dit qu’elle reviendrait dans le coin à un moment ou à un autre. — Oui. Enfin, je vais revoir mon ami le plus vite possible. Mais je dois respecter un certain protocole, à moins qu’il n’y ait vraiment urgence. Nous avons généralement un contact par semaine. — Je comprends, répondit Frank, en se demandant si c’était si vrai que ça. 10 Maintenant que Chase était aux affaires, le niveau d’activité de la nouvelle administration était démentiel mais concentré. Entre autres déménagements remarqués, Diane et son équipe du Conseil scientifique s’installèrent dans les anciens bureaux de l’Exécutif, juste à côté de la Maison-Blanche, dans les limites de son périmètre de sécurité. C’est ainsi que Frank abandonna son bureau à la NSF, bureau qui avait été le salon de sa maison fragmentée. En le quittant, il se sentit un peu assommé, presque désemparé. Il devait se faire une raison : il ne restait rien de l’ensemble d’habitudes qui avait été cette maison modulaire. Il suivit Diane dans leur nouveau bâtiment, se demandant s’il avait pris la bonne décision. D’accord, sa vraie maison, maintenant, était la cabane de jardin de l’ambassade du Khembalung. Il n’était pas vraiment sans abri. Peut-être qu’il aurait mieux fait de louer quelque chose quelque part. S’il avait continué à chercher, il aurait bien fini par trouver. Puis Diane organisa une semaine de rencontres avec les agences et les Départements avec lesquels elle voulait travailler sur une base régulière, et il constata au cours de cette semaine que se trouver dans le périmètre de la Maison-Blanche présentait des avantages, et qu’il ne pouvait pas faire autrement que d’être là pour Diane. Elle avait besoin de son aide ; pour faire ce qu’ils avaient en tête, ils devaient faire intervenir des dizaines d’agences, dont la direction avait souvent été nommée à une époque où l’Exécutif était opposé à l’atténuation climatique. Même après le long hiver de cette année, tout le monde n’était pas convaincu du besoin de changement. — Ils sont activement passifs-agressifs, fit Diane avec un sourire tordu. C’est la guerre des agences, et pas pour rire ! — Ils tripent à mort sur de vraies conneries, geignit Frank, qui n’en revenait pas du calme de Diane. L’Agence de protection environnementale essaie d’empêcher l’Institut géologique national d’interpréter les niveaux de pesticides qu’ils trouvent, parce que l’interprétation est sa prérogative. L’Énergie et la Marine se chamaillent pour savoir qui va gérer les problèmes liés au nucléaire. Des bagarres de cour de récréation ! Diane évacua tout ça d’un geste de la main, comme si c’était sans importance. — C’est navrant, mais les guerres de tranchées, ça compte à Washington. Il va falloir qu’on fasse avec, parce qu’on a besoin de tous ces gens-là. Si on veut y arriver, Chase doit prendre beaucoup de rendez-vous très vite. Et il faudra qu’on veille à ne marcher sur les pieds de personne. Ce n’est pas le moment de révolutionner la bureaucratie. On a d’autres chats à fouetter. J’ai l’intention de faire en sorte que tout le monde soit très heureux de conserver sa base de pouvoir, tout en les embarquant dans le même bateau que nous pour faire avancer notre cause. Dit comme ça, ça tenait debout, et il comprenait mieux son comportement avec la vieille garde de la technocratie, à laquelle ils avaient si souvent affaire. Elle se montrait conciliante et sans prétention, faisait passer ses idées sous forme de questions plutôt que d’ordres, s’en tenant à la destination particulière de l’agence concernée. — Je n’agis pas toujours comme ça, répondit Diane, l’air un peu confuse, alors que Frank lui en faisait la remarque. — Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. — Eh bien, j’ai eu une réunion avec Holderlin, le sous-secrétaire du Département de l’Énergie, et ça s’est mal passé. C’est un rescapé de l’administration précédente, et il essayait de dénigrer les programmes alternatifs. Alors je l’ai fait virer. — Vraiment ? — J’en ai bien l’impression. J’ai envoyé une note au président pour exposer le problème que je rencontrais, et je n’avais pas eu le temps de dire ouf que le bonhomme avait pris ses cliques et ses claques… — Les gens savent comment ça s’est passé ? — Je pense. — Eh bien… tant mieux ! Elle eut un rire attristé. — C’est ce que je me suis dit, moi aussi. Mais c’est un sentiment bizarre. — Il faut s’y faire. On va probablement être obligés de virer toutes sortes de gens. C’est vous qui avez toujours dit que c’était la guerre entre les agences… — Oui mais, avant, je n’avais pas le pouvoir de renvoyer le personnel des autres agences. Frank changea de sujet pour alléger l’atmosphère : — Je crois que j’arrive à intéresser l’armée. C’est le gorille de quatre cents kilos de notre zoo. S’ils adoptaient notre projet comme faisant partie des aspects critiques de la Défense nationale, les autres agences ne tarderaient pas à suivre le mouvement, ou alors ça n’aurait plus d’importance. — Oui, peut-être, répondit Diane. Mais qui sont les « ils » dont vous parlez ? Le comité des chefs d’état-major ? — Eh bien, plus ou moins. Enfin, j’ai commencé par prendre contact avec des gens que je connais, comme le général Barrack, et j’ai aussi rencontré certains des principaux scientifiques. Ils ne pèsent pas lourd dans la chaîne de décision, mais ils pourraient être plus faciles à convaincre sur l’aspect scientifique. Je leur ai mis sous le nez le rapport Marshall qu’ils avaient concocté en interne, et dans lequel le changement climatique était considéré comme constituant une menace plus importante pour la Défense nationale que le terrorisme. Disons que ça n’a pas fait mal dans le tableau. — Vous pourriez m’en faire une copie, que je le fasse circuler ? — Oui. Et je me suis dit qu’il ne serait peut-être pas idiot de prendre contact avec tous les scientifiques du gouvernement pour leur demander d’abord d’appuyer la déclaration de l’Académie nationale sur le climat, et ensuite de nous aider à travailler au corps les agences avec lesquelles ils travaillent. — D’accord. Mais ils n’ont pas de pouvoir de décision, et il y a des directions qui seront contre nous, quoi que leurs savants puissent dire, parce que c’est pour ça qu’ils ont été nommés, au départ. — Et là, le fait que vous ayez eu la peau d’un de leurs collègues pourrait les faire réfléchir… Ceci dit avec un grand sourire, et Diane fit la grimace. — Bon, très bien. Alors ce serait peut-être le moment d’aller discuter avec l’Énergie. La peur de perdre leur financement pourrait être le commencement de la sagesse. — Nous devrions peut-être aller discuter avec l’OMB[2] ? dit Frank. — Absolument. Il faut que nous nous le mettions dans la poche. Ça devrait être possible, si Chase a nommé les gens qu’il faut à sa tête… — Et les commissions budgétaires. — C’est notre meilleure chance de parler à leurs équipes, et de remporter de nouveaux sièges dans l’élection de mi-mandat. Pour les deux premières années de Chase, c’est un but un peu élevé, en ce qui concerne le Congrès. — Au moins, il a le Sénat. — Oui, mais nous avons besoin des deux. — Hmm. Frank voyait les choses sous un nouvel angle : le gouvernement fédéral comportait des centaines d’organes, qui tenaient chacun une pièce du puzzle et intriguaient pour définir le genre de tableau qu’ils formaient tous ensemble. La guerre des agences, un combat sans merci qui devrait être changé en une espèce de danse. Rendue cohérente. Comme la lumière d’un rayon laser. Ses plages de temps libre ayant été considérablement amputées, Frank avait du mal à passer ne serait-ce que quelques heures avec Nick, qui, en dehors de toutes ses activités à l’école et à la maison, était souvent occupé avec d’autres gens du FOG, notamment un groupe de jeunes. Ils tenaient encore, un samedi matin par mois à peu près, une réunion au zoo qui commençait par une heure à l’enclos des tigres, à prendre des notes et des photos, puis à suivre un cours sur le froid, ou à marcher jusqu’à la mare aux castors pour voir ce qu’il y avait à voir. Mais ces instants filaient vite, et après Nick s’en allait. Frank regrettait les longues journées qu’ils passaient dehors ensemble, mais il ne pouvait pas bousculer les choses. Son amitié avec les Quibler était déjà assez inhabituelle pour qu’il se sente un peu mal à l’aise, et il ne voulait pas qu’ils commencent à se demander s’il n’y avait pas un truc particulier avec Nick – c’était vraiment la dernière chose qui lui viendrait à l’esprit, même s’il appréciait beaucoup la compagnie du gamin. C’était un drôle de gamin. Il aurait été plus vraisemblable qu’on le soupçonne de quelque chose avec Anna, parce que ça n’aurait pas été tout à fait faux. Il ne l’avouerait jamais, il n’en laisserait jamais rien paraître, et d’ailleurs ce n’était qu’une sorte d’admiration sublimée pour une amie, admiration qui incluait une conscience aiguë de sa silhouette agréable, de la passion qu’elle mettait en toute chose, et surtout de son esprit rapide et acéré. Une conscience de son intelligence pure. À vrai dire, c’était un domaine où Frank se disait qu’il devait la connaître mieux que Charlie lui-même, car celui-ci n’avait pas les éléments pour mesurer l’intelligence d’Anna. C’était comme quand Frank essayait d’évaluer Chessman comme joueur d’échecs. Une fois, alors qu’il attendait que Nick finisse de se préparer, Frank avait posé le problème des trois boîtes à Anna. Elle avait répété minutieusement son scénario, plissé les yeux, et dit : « Je suppose qu’il faut changer pour l’autre boîte, hein ? » Il avait ri, tendu les mains, et s’était incliné : chapeau bas ! Et ce n’était qu’une minuscule indication de sa rapidité d’esprit – une qualité de pensée que Frank aurait qualifiée d’audacieusement méthodique. Charlie, qui avait suivi l’échange en souriant, s’était contenté de dire : « Elle raisonne tout le temps comme ça. » Il ne comprendrait jamais suffisamment son mode de pensée pour savoir à quel point elle était admirable. En réalité, quand il disait qu’elle « pinAnnaillait », il ne faisait souvent que traduire sa propre incapacité à voir qu’elle mettait le doigt pile sur le problème qui lui avait échappé. Elle avait épousé un homme qui avait une tache aveugle à l’endroit où elle était la plus éblouissante. Enfin, il n’y avait pas de relations complètes. Quant à ce qu’il éprouvait pour Anna, peut-être que c’était simplement comme ça, l’amitié avec certains compagnons de travail du sexe opposé. Nietzsche avait décrété que l’amitié entre les hommes et les femmes était impossible, mais il avait écrit beaucoup de bêtises parmi une foultitude d’idées brillantes, et puis il avait eu des relations terribles avec certaines femmes ; ça l’avait rendu dingue. À coup sûr, dans la savane, toutes sortes d’amitiés auraient été possibles entre les sexes. Dans la savane, les limites des choses auraient été un peu plus souples. Mais il ne voulait pas que Charlie se méprenne, alors tout ça restait très intellectuel. Essayer de comprendre les choses. Les sentiments et les comportements. La sociobiologie était une lumière verte projetée sur leurs visages nus. Parfois, il classait ces pensées parmi celles qui l’amenaient à s’inquiéter pour son état mental. En tout cas, maintenant, au travail, Anna lui manquait beaucoup. Il essayait de se concentrer sur les diverses rubriques de sa principale liste de « choses à faire ». Deux fois par jour, si elle avait été là, il serait allé lui poser une question ou une autre. Mais ce n’était plus possible. En réalité, la liste de « choses à faire » était maintenant celle de Diane, qu’ils avaient établie ensemble. Frank s’attaquait plus particulièrement au problème de l’énergie solaire, qu’il considérait comme crucial. Si l’énergie solaire ne montait pas en puissance immédiatement, ils seraient obligés de soumissionner et de construire toute une batterie de nouvelles centrales nucléaires. Faute de quoi, ils finiraient par brûler leurs cinq cent quatre-vingts gigatonnes de carbone et à élever le niveau du CO2 atmosphérique à cinq cents ppm, et ils feraient frire la planète. Vu sous cet angle, il était assez évident qu’il fallait mettre le turbo sur l’énergie solaire. Il était stupéfiant de voir le peu d’argent qui avait été investi dans ce domaine au cours des trente dernières années. Enfin, ce qui était fait était fait. Quand on se projetait dans l’avenir, on pouvait trouver plutôt encourageant, et même rassurant, de voir que les expériences financées au cours des deux dernières années commençaient à produire des résultats, parce que certains des nouveaux prototypes avaient vraiment fière allure. Il y avait de nouveaux panneaux photovoltaïques dont le rendement frisait les quarante-deux pour cent. Ils se rapprochaient du Saint Graal. Et, à plus grande échelle, les moteurs Stirling faisaient presque aussi bien, pour un coût encore moindre. Les résultats étaient sans ambiguïté : ce n’était plus qu’une question d’argent, et de temps. Ils pouvaient y arriver. Une énergie propre. Parfois, Frank passait même aux autres rubriques de la liste. En termes d’émission de carbone, les transports et l’agriculture étaient sur les marches du podium, à côté de la production d’énergie. Là encore, le coût du renoncement à une technologie aussi énorme et fondamentale serait exorbitant – jusqu’à ce qu’on le compare au coût du statu quo. C’était l’argument que Diane voulait avancer devant les compagnies de réassurance, les Nations unies et le monde entier. Mettons que l’installation de centrales énergétiques propres et le changement de la flotte de transport coûtent un trillion de dollars, et comparons avec l’avantage financier pour l’humanité de conserver un climat, un environnement, des océans et des mers à leur niveau actuel, ou à peu près ; sans oublier l’économie, difficile à chiffrer mais indéniable, d’énormes souffrances humaines. Et sans parler de l’éviction, pour l’ensemble de la biosphère, d’un événement d’extinction de masse qui pourrait bien menacer leur survie même. Les calculs feraient forcément ressortir tout ça, non ? En réalité, si ça ne ressortait pas, c’était probablement que le système de calcul était erroné. Comparons ces montants avec le budget de l’armée des États-Unis. Deux trillions de dollars, c’était trois ou quatre années de budget du Pentagone, pas davantage. Ce qui causa à Frank un double choc – un, que le budget de l’armée soit tellement élevé, bien sûr, et deux, qu’ils puissent passer à une énergie et à des transports propres pour si peu, par rapport à l’économie globale. Aujourd’hui, l’électricité coûtait six cents le kilowattheure à peu près, et ils envisageaient une énergie propre qui coûterait une dizaine de cents… et on disait que ce n’était pas possible ? Pour des raisons financières ?! — Il ne faudrait pas une grosse réglementation sur le plafond des émissions de carbone pour que le bénéfice de l’opération ressorte immédiatement, dit Frank à Diane lors d’une conversation téléphonique. Des compagnies comme la Southern California Edison devraient implorer à genoux un strict plafonnement des émissions. Ce sera le jackpot quand ça arrivera. Ils s’en mettront plein les poches. — C’est vrai. — Je me demande ce qui se passerait si les compagnies de réassurance refusaient d’assurer les compagnies pétrolières qui ne respecteraient pas immédiatement le plafonnement ? — Ça, c’est une idée, soupira-t-elle. Ah là là ! Quel dommage qu’on ne puisse pas les lancer aussi sur la Banque mondiale et le FMI ! — On pourrait peut-être. Phil Chase est président, maintenant. — Oui, peut-être qu’on pourrait… Hé, il est déjà deux heures. Vous avez déjeuné ? Dans son bureau, Frank eut un sourire. — Non. Vous voulez manger un morceau ? — Oui. Laissez-moi cinq minutes. — On se retrouve devant l’ascenseur. C’est ainsi qu’ils déjeunèrent ensemble, et parlèrent entre autres choses du déménagement vers la Maison-Blanche, et de ses implications. Du danger qu’ils se trouvent relégués au rôle d’organe de conseil, sans budget pour agir… et de l’avantage potentiel d’être en mesure de dicter leur comportement à toutes les agences fédérales, et d’une certaine façon au gouvernement tout entier. — Pour moi, commença Diane, Chase essaie encore de se faire une idée de ce qui est vraiment possible. Il a beaucoup parlé, mais maintenant il est aux commandes, et c’est une grosse machine qu’il a à manœuvrer. Il m’a posé toute une série de questions sur les agences techniques, et aujourd’hui, il m’envoie un mail me demandant de soumettre une analyse détaillée du volet scientifique du New Deal. Je n’ai pas idée de ses intentions. Cela dit, elle s’était renseignée. Il y avait eu cinq New Deal, lui rappela-t-elle. Autant de projets distincts, aux buts et aux résultats différents. Elle en dressa la liste sur une serviette en papier : 1) les Cent Jours, en 1933, 2) la sécurité sociale, en 1935, 3) la stimulation de l’activité économique keynésienne, en 1938 (package législatif, lui expliqua-t-elle, mis en œuvre en partie pour faire redémarrer l’économie, en partie pour restaurer ce que la Cour suprême avait bloqué à partir du deuxième New Deal), 4) le budget de la Défense, en 1940-1941, 5) la loi sur la reconversion des anciens combattants, en 1944… — Le 5, c’était l’idée de Roosevelt. Les analyses prouvent qu’on n’en a jamais fait davantage pour les Américains ordinaires. C’est ce qui est à l’origine de la classe moyenne de l’après-guerre, et du baby boom. — Encourageant, commenta Frank en regardant la liste. — Très. D’accord, tout ça a pris douze ans, mais quand même. Et encore, ça ne tient pas compte des mesures à l’international, comme la préparation de la guerre, ou la victoire. Ou la création des Nations unies ! — Impressionnant, ajouta Frank. Espérons que Chase réussira à faire aussi bien. Là, Diane eut l’air dubitative. — Il y a déjà une chose qui paraît claire, avoua-t-elle. Il est trop occupé pour que je puisse lui exposer nos arguments en personne. C’est tout juste si j’ai réussi à le rencontrer… — Ça, ce n’est pas bon, fit Frank, surpris de cette nouvelle. — Cela dit, il est excellent pour ce qui est des réponses à ses mails. Et quand je pose des questions ou que je demande quelque chose, son staff me répond. — C’est pour ça qu’il faudrait que je demande de l’aide à Charlie… Il pourrait peut-être intervenir sur l’emploi du temps de Chase… — Oui, ce serait bien. En la regardant, et en réfléchissant à d’autres choses, dans un autre registre, Frank eut l’impression qu’elle avait oublié la façon abrupte dont il avait annulé leur rendez-vous, après le salage de l’Atlantique Nord. Ou – après tout, on n’oubliait jamais vraiment ce genre de chose – qu’elle ne lui en voulait pas. Pas l’oubli, le pardon. Il ne pouvait espérer mieux. En tout cas, c’était un soulagement, après son expérience avec Marta, qui n’oubliait jamais et ignorait le pardon. Ce qui lui rappela qu’il devrait lui téléphoner pour lui parler de l’expérience russe de Small Delivery Systems. Et merde ! L’idée de devoir reprendre contact avec son ex-compagne plongeait Frank dans un cocktail à base d’angoisse et d’une espèce d’anticipation perverse : il essayait de deviner ce qui pourrait tourner mal cette fois-là. Parce que ça ne pouvait que mal tourner. Ils avaient toujours eu une relation orageuse, et Frank en était venu à soupçonner que toutes les relations intimes de Marta étaient comme ça. Ce qui était sûr, c’est que ses relations avec son ex-mari avaient été enflammées ; ça avait même été l’une des raisons pour lesquelles Frank et elle avaient aussi mal rompu. Marta ne voulait pas que son nom figure sur les papiers de la maison qu’ils avaient achetée ensemble, afin qu’elle ne rentre pas dans le calcul du divorce et du merdier financier dans lequel était plongé l’éternellement futur ex de Marta. La maison étant à son seul nom, Frank avait pu signer une troisième hypothèque, récupérant toutes les billes qu’ils avaient investies ensemble pour les perdre dans un projet de biotech super sûr qui avait capoté dans les grandes largeurs. Une idée brillante. L’une des innombrables mauvaises décisions qu’il avait prises ces années-là, beaucoup à cause de Marta. Il devait y avoir un soupçon de nostalgie pour ces temps difficiles dans le désir que Frank avait de lui parler. Quoi qu’il en soit, il devait l’appeler, parce qu’elle était son contact dans le projet de lichen russe, et qu’il avait besoin de savoir ce qui se passait. Compte tenu de l’opacité actuelle du gouvernement et de la recherche russes – l’étrange mélange de kremlinocratie et de secret industriel qui caractérisait le nouveau capitalisme russe –, il était crucial de disposer d’un informateur (semi) fiable s’il voulait apprendre quelque chose de solide. Il devait donc l’appeler, ou plutôt, lui rendre visite. Parce qu’il voulait aussi voir leurs nouvelles installations. La NSF avait reloué les locaux qui avaient jadis été ceux de Torrey Pines Generique, et la commission chargée du projet avait proposé des contrats à toute une brochette de gens formidables, chacun dans son domaine, et notamment Yann et Marta. Les géosciences étaient très en vogue, ces temps-ci, et la nouvelle direction de l’Institut avait organisé une conférence tournant autour de diverses propositions d’actions nouvelles. Frank ne fut pas surpris de voir que Yann et Marta figuraient au programme. Il appela le bureau de voyage pour qu’ils lui réservent un billet d’avion. 11 Pour les Quibler comme pour les autres habitants de la capitale, les coupures de courant de l’hiver avaient entraîné leurs propres routines, et les inconvénients de la situation étaient compensés par des plaisirs rares : le feu dans la cheminée, les bougies, les couvertures, les cubes de Joe et les livres. Anna s’était remise à tricoter, elle se fourrait sous une couverture et faisait cliqueter ses aiguilles. Charlie leur faisait la lecture. Ils se demandaient, Anna et lui, s’ils devaient se procurer des téléphones satellite, afin de pouvoir rester en contact s’ils se retrouvaient coincés quelque part. Les coupures étaient de plus en plus fréquentes ; on s’interrogeait un peu partout sur leurs causes : demande excessive, pannes techniques, sabotages, virus informatiques, entente entre les producteurs, vague de froid ? Quoi qu’il en soit, personne ne pouvait nier que ça devenait une habitude ; et il arrivait qu’elles durent jusqu’à deux jours d’affilée. Pendant l’une de ces soirées dans le noir, Anna venait de récupérer le matériel consacré dans les placards et tiroirs quand on frappa à la porte. C’était vraiment très inhabituel, au point que Nick dit : — Ça doit être Frank. C’était bien lui. Il entra, l’air gelé, et leur posa le dos de sa main sur les joues pour les faire crier. — Ça va ? demanda-t-il d’un air incertain à Charlie. — Oui, oui, ça va. Pourquoi ça n’irait pas ? — Je ne sais pas. Charlie avait un peu l’impression que la cervelle de Frank avait gelé en cours de route ; il parlait avec lenteur, il semblait ailleurs. Il était sorti, en raquettes, dans le Rock Creek Park, leur dit-il, voir comment s’en sortaient ses amis sans abri, puis il avait décidé de passer les voir. — Tu as bien fait. Tu vas prendre le thé avec nous. — Merci. Nick et Joe étaient aux anges. Frank apportait un nouvel élément à la soirée-dans-le-noir, une touche de mystère et d’étrangeté. — L’homme-tigre ! s’exclama Joe. Nick parla avec lui des animaux du zoo encore en liberté dans le parc. Tout en bavardant, Joe sortit ses animaux en plastique de leur grande boîte et les aligna par terre comme à la parade, pour qu’ils les inspectent. — Tigre tigre tigre ! dit-il. Ce qui plut beaucoup à Charlie. Joe faisait preuve, dernièrement, d’une prédilection pour les zèbres, les dauphins et les hippopotames. Frank et Nick disaient qu’il y avait très peu d’animaux retournés à la vie sauvage encore en liberté, et que presque tous les réfractaires étaient soit des espèces arctiques, soit des espèces des montagnes. Les autres animaux exotiques venaient de régions froides, ou étaient morts. Charlie remarqua que Nick changeait de sujet en douceur. — Et tes amis ? Les humains retournés à la vie sauvage, répondit Frank, étaient encore assez faciles à retrouver. — Mon propre groupe est dispersé, mais d’une façon générale, je pense qu’il y aura de plus en plus de gens comme eux, avec le temps. Le logement coûte simplement trop cher. Il paraît logique, par bien des côtés, d’essayer de s’organiser autrement. — Les coupures de courant n’auraient plus d’importance, remarqua Charlie. Par la suite, quand les garçons se furent endormis, Frank se blottit auprès du feu, tendit les mains vers les flammes et les regarda danser. — Charlie, dit-il d’un ton hésitant, est-ce que quelqu’un, dans l’équipe de Chase, a regardé le résultat des élections, et ces rumeurs d’irrégularités dans certains bureaux de vote ? — Pas que je sache. — Ça m’étonne. — Je peux savoir pourquoi ? — Et s’il y avait un groupe qui avait essayé de truquer l’élection, et qui avait échoué ? — Eh bien, tant mieux, répondit Charlie, l’air surpris. — D’accord, mais… Et s’ils étaient toujours là, aux aguets ? — Je suis sûr qu’ils y sont. Le monde où on vit… ça fout le cafard. Frank jeta un rapide coup d’œil à Charlie et les coins de sa bouche se pincèrent. — Un monde de cafards, oui. — D’espions, tu veux dire, précisa Anna. Frank hocha la tête, les yeux toujours rivés sur les flammes. — Il y a dix-sept agences de renseignement dans le gouvernement fédéral, maintenant. Certaines échappent à tout contrôle. — Hein ? Comment ça ? — Tu sais bien. Des agences secrètes. Tellement secrètes qu’elles ont disparu, comme des trous noirs. — Disparu ? releva Charlie. — Aucune trace. Aucun lien. Je me demande si le président connaît seulement leur existence. Je pense que personne n’est au courant, en dehors des agents qui bossent dedans. — Mais comment sont-elles financées ? Anna éclata de rire, mais Frank fronça les sourcils. — Je ne sais pas. Par des caisses noires, j’imagine. — Eh bien, ceux qui ont les clés de ces caisses doivent être au courant. — Ils savent peut-être seulement que… Peut-être qu’elles sont dirigées par des gens qui disposent de fonds discrétionnaires, alors ils sont au courant, mais ils émargent aussi à leur budget, ou ce sont eux qui les dirigent. Qui les forment… Je ne sais pas. Tu en sais plus long que moi sur ce genre de chose. Mais il y a sûrement des gens qui ont accès à des caisses noires, hein ? Surtout dans les agences de renseignement, tu ne crois pas ? — Le budget du renseignement est de quarante milliards par an, acquiesça Charlie. Le financement de certains programmes secrets pourrait être subdivisé. J’ai entendu dire que ça arrivait. — Eh bien… Frank marqua une pause, comme s’il pesait soigneusement ses mots. — La République est en danger. — Ouah… Charlie n’avait jamais entendu Frank dire une chose pareille. — Désolé, dit Frank en haussant les épaules, mais c’est vrai. Si on veut être un gouvernement constitutionnel, alors il va falloir qu’on supprime certains de ces groupes. Parce qu’ils sont un danger pour la démocratie et le gouvernement ouvert tels que nous les imaginons. Ils essaient de reléguer toutes les choses importantes dans l’ombre. — Alors… — Alors je me demande si tu ne pourrais pas attirer l’attention de Chase là-dessus. Lui en faire prendre conscience, et l’inciter à les éradiquer. — Tu crois qu’il pourrait ?! — J’espère bien ! répondit Frank, l’air troublé par la question. Je veux dire, s’il suivait l’argent à la trace, s’il demandait aux secrétaires et aux directeurs d’agence de rendre des comptes détaillés pour tout… Il pourrait peut-être exiger de l’OMB qu’il justifie l’utilisation des fonds secrets, qu’on sache qui dépense quoi, et pour faire quoi… Tu ne pourrais pas faire ça ? — Je ne sais pas trop, avoua Charlie. Pourquoi pas toi ? — Le Pentagone ne peut pas expliquer ses dépenses, intervint Anna d’un ton funèbre, tricotant comme ces femmes, sous la guillotine, clic, clic, clic ! Ils ont un pourcentage de fonds occultes plus important que le budget de la NSF. — Du fric qui disparaît ? — Sans justificatif. Injustifiable. Alors oui, on peut dire qu’il disparaît. La réprobation d’Anna était comme de la neige carbonique : fumante de froid. Gelez tout le CO2 en excès dans l’atmosphère, faites-en un gros gâteau de glace sèche, drapez-le autour des épaules d’Anna et vous aurez une idée des rares moments où elle exprimait un mépris professionnel. — Mais si c’était fait par une équipe compétente, insista Frank, composée de gens honnêtes, et qui auraient le soutien présidentiel pour enquêter sur tout ça ? Charlie était encore dubitatif, mais il dit : — En théorie, ça pourrait marcher. Légalement, ça devrait. — Mais… ? — Eh bien, le gouvernement, tu sais… C’est énorme. Il y a des tas de recoins et de ramifications. Comme ce dont tu parles, là… des programmes secrets protégés derrière des murs pare-feu, des branches secrètes dans les agences secrètes, des super secrètes, des super super secrètes. Avec des comptes secrets, et des contributions politiques réservées, de sorte que l’argent est à l’abri en Suisse, ou chez Wal-Mart… — Seigneur ! Il y a des programmes gouvernementaux qui bénéficient de ce genre de financement ?! — Peut-être, répondit Charlie en haussant les épaules. Frank le regardait, surpris, presque effrayé. — Dans ce cas, on pourrait tous avoir de gros problèmes. Anna secouait la tête. — Un audit complet mettrait tout ça en évidence. Ça pourrait inclure les comptes de tous les employés fédéraux, ou au moins de toutes les unités, et ce qu’ils font à chaque heure de leur temps de travail. Bon Dieu, ce ne serait pas un organigramme si compliqué à faire ! — Ce serait facile à trafiquer, objecta Charlie. — Eh bien, il faudrait trouver des moyens de vérifier les données. — Mais il y a des centaines de milliers d’employés… — Je suppose qu’il faudrait utiliser une méthode statistiquement valide. — C’est juste le genre de méthode derrière laquelle on pourrait le plus facilement dissimuler des programmes secrets ! — Hmm… Maintenant, même Anna fronçait les sourcils. Elle jetait aussi des regards curieux en direction de Frank. Cette requête ne lui ressemblait pas, et c’était étrange, aussi bien dans la forme que dans le fond. — Bon, il faudrait peut-être exiger l’exhaustivité spécifiquement pour les agences de renseignement et de sécurité. Exiger que tout ce qui les concerne soit justifié. — Les choses étant ce qu’elles sont, ces agences ne sont probablement pas cachées là, dit Charlie. Elles sont probablement dans le Commerce, les garde-côtes ou le Trésor, une autre organisation titanesque ; avec la banque, tu sais… — Alors ce n’est peut-être pas possible, dit Frank. Charlie et Anna ne répondirent pas. Chacun réfléchissait. Frank soupira. — Et si on mettait le doigt sur un problème spécifique et qu’on en parlait au président ? Qui serait le plus à même de donner un coup de pied dans la fourmilière ? Le président, non ? — Je pense que le président sera toujours le mieux placé pour ce genre de chose, dit Charlie. Mais on attend tellement de lui… — C’est ce que tout le monde répète. Mais ça pourrait être important. Même… tu sais, crucial. — Alors j’espère que quelqu’un s’en occupera. Peut-être qu’il y a une unité qui est spécialement consacrée à ça. Dans les services secrets, ou je ne sais où… — Peut-être que tu pourrais lui parler, alors ? demanda Frank. Quand tu sentiras que c’est le moment. Parce que je ne sais pas par où démarrer la chasse. Charlie et Anna échangèrent un regard, virent qu’aucun des deux ne savait de quoi il parlait. — Qu’est-ce que tu veux dire ? lâcha Charlie. — Je suis tombé sur certaines choses, répondit Frank en remettant une bûche en place dans la cheminée. Le courant revint, avec un vacillement et un bourdonnement, et au bout d’un moment Frank s’excusa et prit congé, l’air toujours distant et pensif. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? interrogea Charlie. — Je n’en sais rien, répondit Anna. Mais je me demande s’il a retrouvé la femme de l’ascenseur. Anna avait été contente que Diane lui demande de rejoindre l’équipe de conseillers scientifiques du président, mais elle n’avait pas eu besoin de réfléchir longtemps pour décliner l’offre. Elle savait qu’elle avait raison de le faire, mais elle avait eu un peu de mal à expliquer pourquoi à Diane et à Frank. Elle ne pouvait pas se contenter de leur dire « Je préfère faire les choses plutôt que de conseiller les gens sur les choses à faire », ou « Je préfère la science à la politique ». Ça n’aurait pas été courtois, et puis de toute façon elle n’était pas sûre que ce soit la bonne raison. Alors, elle avait mis en avant un intérêt sans faille pour son travail à la NSF, ce qui n’était pas faux. Il fallait toujours dire la vérité, quand on mentait. — Mais c’est toi qui as trouvé tous ces programmes qui font travailler les agences fédérales ensemble ! objecta Frank. Tu serais parfaite pour coordonner un projet comme celui-ci. Tu pourrais venir pour un an ou quelque chose comme ça, en profitant d’une bourse… Ce qui confirma le soupçon d’Anna selon lequel c’était Frank qui avait eu l’idée de l’inviter à la Maison-Blanche. Très gentil de sa part, ça lui faisait plaisir – mais elle répondit : — Je peux continuer à faire ça de l’endroit où je suis, et chapeauter ma division en même temps. — Peut-être. Frank s’était renfrogné, avait failli dire quelque chose, s’était ravisé. Anna n’avait pas idée de ce que ça pouvait être. Une insistance personnelle ? Il avait l’air un peu rouge. Mais peut-être que la pensée du peu de temps qu’il avait maintenant à consacrer à ses travaux sur les algorithmes biologiques, son véritable domaine de recherche, le réduisait au silence. Ce transfert l’avait fait passer du côté des affaires publiques – de l’administration. De la politique, en un mot. D’accord, les circonstances exigeaient probablement, à titre de mesure d’urgence, une sorte de glissement de la science vers la politique. Et aussi, une application de la science à la politique ; Anna savait que c’était l’idée que Frank avait derrière la tête. Il était souvent bien vu dans la communauté scientifique de jouer les snobs de la science, et de soutenir qu’aucun travail au monde ne valait la recherche. Anna ne voulait pas succomber à cette tentation, même si elle ressentait fortement la même chose, ou si, du moins, elle se sentait meilleure scientifique que n’importe quoi d’autre. Tout cela lui inspirait des sentiments mitigés. Elle faisait parfois des listes d’arguments pour et contre, avec leur importance relative, dans le but de quantifier et donc de clarifier ses impressions. En tout cas, elle s’en tenait à son refus, et à son boulot à la NSF. Dans le métro, alors qu’elle rentrait chez elle, elle pensait un peu mélancoliquement qu’il était dommage que Charlie ait cédé, lui, et qu’il n’ait pas refusé la proposition qui lui avait été faite. Parce que là, elle allait rentrer chez elle tôt, chercher Nick à l’école et l’emmener à son cours de piano. Certes, la situation de Charlie était différente : soit il retournait au boulot, soit il n’avait plus de boulot. Et pourtant, s’il avait tenu bon, la vie aurait été autrement plus facile pour elle. Et pour les enfants, aussi. Pas tellement Nick, mais surtout Joe. Elle s’en faisait énormément parce que Joe allait à la crèche de la Maison-Blanche. Était-il prêt à ça ? Est-ce que ça le rendrait encore plus étrange – plus étrange et plus difficile, pour dire les choses clairement – qu’il ne l’était déjà ? Ou bien est-ce que ça le normaliserait ? Peut-être était-il autiste ? Ou juste grognon ? Et pourquoi était-il grognon ? Et quel effet aurait sur lui (et sur les autres enfants) le fait de rester enfermé toute la journée dans une pièce, dans un groupe, dans une situation donnée ? Même Charlie, avec son énergie et sa souplesse, n’avait pas pu supporter l’exigence de nouveauté de Joe. Elle avait peur qu’à la crèche ils ne deviennent tous dingues, lui et ceux qui l’entouraient. Enfin, elle ne se disait pas tout à fait les choses comme ça. Elle s’efforçait consciemment de se concentrer sur l’accumulation de changements et les problèmes particuliers, en évitant les questions métaphysiques. La conscience n’était pas tout – son sommeil troublé en était une preuve suffisante –, mais c’était ce à quoi elle pouvait réfléchir et c’était ce qu’elle faisait. C’était l’une des nombreuses différences entre Charlie et elle, différences souvent accentuées quand ils travaillaient tous les deux à la maison. C’était un mauvais système pour d’autres raisons, parce que ça voulait dire que Joe était aussi dans leurs pattes, faisant tout pour attirer son attention alors qu’elle essayait de travailler. Mais il y avait des moments où ils ne pouvaient pas faire autrement, comme quand le métro était fermé pour ce qu’on prétendait être la dernière vague de réparations consécutives à l’inondation. Et donc elle était là, devant son ordinateur, à regarder un tableau dans lequel elle entrait des données sur la teneur en pesticides des cours d’eau, dans le cadre d’un projet destiné à mesurer leurs effets sur les amphibiens : une liste interminable de produits chimiques et de noms de marque récupérés à partir d’un large éventail d’études, de telle sorte que les données devaient être harmonisées et recalculées. Cela impliquait un échange nourri de mails techniques avec des collègues, abordant toutes sortes de points à traiter : des questions, des commentaires, des critiques sur certains détails de la méthodologie mathématique, chimique ou statistique, autant de données exprimées en parties par milliard… Cela en écoutant Charlie, à l’étage en dessous, essayer d’occuper Joe tout en poursuivant une conversation au téléphone avec son ami Roy, hurlant des choses du genre : — Roy, tu n’as pas affaire à des CRÉTINS, tu ne peux pas leur MENTIR ! QUOI ?! Bon, d’accord, peut-être que tu peux leur mentir à EUX, mais faut le faire INTELLIGEMMENT. Reste au niveau du mythe, on est à guignol, là, et ton équipe veut taper sur le gendarme ! Fous-leur un coup de marteau pilon sur la tête ! JOE, ARRÊTE ÇA TOUT DE SUITE ! Et ainsi de suite. « Fous-leur un coup de marteau pilon sur la tête » ? Non, franchement, Anna ne pouvait pas supporter d’entendre ça. Mais c’était le travail de Charlie, maintenant, un travail à temps complet, et même plus – ce qui voulait dire même le soir, comme au bon vieux temps. D’accord, Anna passait souvent elle aussi ses soirées à travailler, mais Charlie ne l’avait plus fait depuis l’arrivée de Joe. Il passait son temps au téléphone. À quoi pouvaient bien servir ces conversations interminables ? Évidemment, la nouvelle administration devait réussir ses Soixante Premiers Jours, et ça expliquait une partie de la frénésie, mais Anna doutait qu’il en sorte grand-chose. Comment voulait-on que ça donne quoi que ce soit ? Le système avait simplement trop d’inertie pour ça. On ne pouvait pas aller plus vite que la musique. Alors, alors… Avant, elle rentrait chez elle, le plus souvent pour trouver la maison plongée dans la panique : Charlie faisait la cuisine, d’une façon assez théâtrale, pendant que Joe tapait sur les casseroles et que Nick lisait sous la lampe, dans son coin du canapé, et le dîner arrivait bientôt sur la table. Maintenant, quand elle rentrait, vers sept heures du soir, Nick était assis dans un coin, à lire dans le noir, comme une chouette – et son cœur se serrait en le voyant tout seul dans la maison vide, à douze ans… « Tu vas t’abîmer les yeux, disait-elle. — Maman… ! » protestait-il joyeusement. Elle l’embrassait sur la tête, allumait la lumière et fonçait dans tous les sens, se cognait les orteils au passage, allait dans la cuisine préparer quelque chose à la va-vite avant de mourir de faim. Il arrivait qu’il n’y ait rien dans le frigo, rien dans les placards, à cuisiner ou tout prêt. Alors elle mettait son sac à dos en ronchonnant, elle disait à Nick de répondre au téléphone, si elle n’avait pas besoin qu’il l’accompagne pour l’aider à porter les courses, et elle descendait la rue jusqu’à la supérette, en ronchonnant toujours, au départ, mais appréciant la marche… Sauf qu’à l’épicerie il n’y avait plus un bout de viande en rayon, plus beaucoup de légumes et encore moins de fruits. Et donc elle oubliait sa liste, elle arpentait les allées à la recherche de quelque chose de comestible, encore une fois sidérée de voir tant de rayons vides – on aurait pu espérer que, comme tout le reste, ce serait temporaire –, en vitupérant les gens et leur instinct de stockage égoïste. Avant cet hiver, avant le déluge, en fait, les gens stockaient certaines denrées essentielles, mais maintenant ils allaient bien au-delà du papier hygiénique et de l’eau en bouteille, ça concernait presque tous les rayons du magasin. Et surtout ce qu’elle aimait manger. Ça avait atteint un tel paroxysme, un jour, qu’elle avait pris la voiture, et elle était allée jusqu’à la petite épicerie de Woodson, où ils n’avaient plus d’aubergines non plus, alors qu’elle en mourait d’envie. Alors elle avait pris des courgettes et une fois rentrée à la maison, à une heure impossible et morte de faim, elle avait fait du bouillon de poulet. Tout ça l’empêchait de se concentrer sur les données de ses études biostatistiques, mais ça l’amenait aussi à réfléchir à la situation. Elle avait décidé de rester à la NSF parce qu’elle avait l’impression qu’elle pourrait y faire plus de choses, et que la NSF avait encore un rôle crucial à jouer dans l’effort global. C’était une petite agence, mais elle était centrale, et elle coordonnait les recherches scientifiques de base – qui étaient en réalité au cœur des solutions. Alors elle continuait à faire son travail : elle dirigeait la division et organisait le processus d’attribution des subventions. Et quand elle pouvait, elle travaillait sur le programme FCCSET qu’elle avait découvert – rebaptisé « Fix-it », « arrangez-moi ça ». Diane allait essayer d’obtenir de l’OMB qu’il persuade Chase de le remettre en vigueur. Ce processus de coordination de tous les départements fédéraux et agences impliqués dans l’architecture de projet recelait un énorme potentiel. Mais elle devait pouvoir faire d’autres choses encore. Elle en parlait à Alyssa et aux autres dans son bureau, elle parlait à Diane et à Edgardo, elle parlait à Drepung et à Sucandra. Elle trouvait Sucandra particulièrement intéressant. Il avait été en quelque sorte son directeur de programme cognitif à l’Institut des hautes études khembalaises, et c’était de loin le personnage le plus déconcertant avec qui elle avait jamais parlé des buts sous-jacents de la science. Il était lui-même docteur en médecine tibétaine, une espèce de professeur de bouddhisme, son mentor – si une chose pareille pouvait exister – et son professeur de tibétain, ce qui était la plus directe de leurs interactions, celle qu’elle préférait. C’est dans ce contexte qu’elle lui avait parlé, un jour, de son désir d’équilibrer son travail scientifique avec quelque chose de plus vaste, même si c’était amorphe. Il lui avait dit : « Allez voir du côté de la Chine. » 4 Le sublime technologique 12 L’« économie de pénurie » institutionnalisée qu’Anna avait découverte avait eu un pionnier : un économiste hongrois appelé Janos Kornai, qui avait connu le socialisme en Europe centrale, alors sous la botte soviétique. Ses travaux portaient essentiellement sur la période 1945-1989, qui lui avait fourni la plupart de ses données. Anna trouvait des parallèles intéressants avec leur situation actuelle, et notamment tout ce qui concernait le syndrome de stockage. Un jour, après une réunion de crise dans les anciens bureaux de l’Exécutif, elle alla voir Frank et Edgardo, et leur montra le livre qu’elle avait trouvé. Edgardo se pencha allègrement sur le livre et parcourut les graphiques et les tableaux en ricanant. — Attends, je veux photocopier cette page… Edgardo était le plus jubilatoire des diffuseurs de mauvaises nouvelles qui se puisse imaginer. Il avait récemment avoué que c’était lui qui avait donné le coup d’envoi à la tradition de scotcher les informations particulièrement calamiteuses aux murs de la salle de photocopie de la NSF, ce qui avait valu à ce lieu le surnom de Département des statistiques désastreuses – révélation qui ne surprit pas ses deux amis. — Tu vois, fit Anna en indiquant le haut du schéma qu’il regardait. C’est un arbre de décision. Il cartographie la réaction des consommateurs confrontés à la pénurie. — Un algorithme du shopping, fit Frank avec un rire bref. — Et c’est nous qui effectuons ces choix ? demanda Edgardo. — À toi de me le dire. La pénurie vient d’une demande excessive – un déséquilibre qui mène à un marché vendeur, créant ce que Kornai appelle la succion. — Ouais, comme dans « it sucks » ! fit Edgardo. — Exact : ça pue. Les rayons se vident, parce que les gens achètent dès qu’ils en ont l’occasion. Et des queues se forment. Soit des queues physiques, devant les magasins, soit des listes d’attente. Alors, pour n’importe quel article à vendre, il y a trois possibilités. Soit il est immédiatement disponible, soit on peut l’avoir après avoir fait la queue, soit il n’est pas disponible. C’est la première division de l’arbre. Si le produit n’est pas disponible du tout, on passe au choix suivant. Soit l’acheteur fait une substitution forcée, exemple : il achète des pommes à la place d’artichauts, soit il cherche plus frénétiquement l’article original, soit il retarde l’achat jusqu’à ce que l’article redevienne disponible, faisant ce que Kornai appelle des « économies forcées », soit il abandonne complètement le projet d’achat. — J’aime l’expression « investissements tendus », fit Edgardo en regardant plus loin sur la page. Quand il n’y a pas assez de machines pour fabriquer ce que les gens veulent. Ce n’est sûrement pas la situation dans laquelle nous sommes en ce moment. — Tu es sûr ? demanda Frank en feuilletant le document. Et en cas de pénurie d’énergie ? — Ça devrait marcher de la même façon, dit Anna. Tu vois, dans une « économie de pénurie », tu as des pénuries générales, fréquentes, intensives ou chroniques. Dans les systèmes socialistes classiques, tu les avais toutes. Cela dit, Kornai signale qu’avec le capitalisme on a des pénuries chroniques dans les domaines de la santé et du logement urbain. Maintenant, on a aussi des pénuries intensives, avec les coupures de courant. Peu importe la nature du produit ou du service, on a des consommateurs qui ont une « demande notionnelle », c’est-à-dire ce qu’ils achèteraient s’ils pouvaient, et une « demande complètement ajustée », qui est ce qu’ils ont vraiment l’intention d’acheter quand ils connaissent toutes les contraintes, en vertu de ce qu’il appelle une « théorie des anticipations ». Au milieu de tout ça, on a « la demande partiellement ajustée », où le consommateur est dans l’ignorance de ce qui est possible, ou dans le déni de la situation, et pas encore complètement ajusté. Si bien que le passage de la demande notionnelle à la demande complètement ajustée est émaillé d’échecs, de frustration, de rumeurs, de choix forcés, et ainsi de suite ; il y en a toute une liste. Pour finir, l’ajustement est complet, l’acheteur a renoncé à certaines intentions, et pourrait même les oublier si on le lui demandait. Kornai compare ce moment à celui où, en économie capitaliste, les travailleurs arrêtent de chercher du travail et ne sont donc plus comptabilisés comme chômeurs. — Ça, j’en connais, dit Frank. « Un curieux état d’équilibre peut être atteint », lut-il en riant. Alors on renonce à ses désirs ! C’est quasiment du bouddhisme. — Je ne sais pas, fit Anna en fronçant les sourcils. L’équilibre d’ajustement forcé ? Pour moi, ça ne ressemble pas au discours des Khembalais. — Non. Encore qu’ils s’obligent à un ajustement forcé, fit Frank d’un ton rêveur. Et ils seraient probablement d’accord pour dire qu’on est bien obligés de s’adapter à la réalité, si on veut l’équilibre. — Écoutez ça, reprit Edgardo. « Moins la perspective d’obtenir des marchandises est probable, plus les acheteurs se sentent contraints de stocker. » Oh mon Dieu ! Là, nous sommes dans une demande partiellement ajustée, pas du tout en situation d’équilibre, et nous ne sommes pas en situation de « surplomb monétaire », comme il dit, ou même de marché gris ou noir, ce qui répondrait en partie à l’excès de demande. — Alors, il n’y a pas beaucoup d’ajustements possibles, nota Frank. — J’ai vu des exemples de ce comportement dans les magasins d’alimentation, dit Anna. Ce qu’il y a de frustrant, c’est que la production est suffisante, mais la demande excessive, à cause de l’instinct de stockage. Les gens croient qu’ils vont manquer ; ils n’ont pas confiance. — Peut-être que d’un point de vue global ils ont raison, souligna Edgardo. — Tenez, écoutez ça…, poursuivit Anna. Il dit que le socialisme est un marché vendeur, alors que le capitalisme serait un marché acheteur… Je me demande pourquoi le capitalisme ne voudrait pas être aussi un marché vendeur ? À mon avis, les vendeurs n’auraient sûrement rien contre, et comme la majeure partie du capital est contrôlée par les vendeurs, vous ne pensez pas que le capital voudrait un marché vendeur s’il pouvait l’obtenir ? Comme ça, s’il y avait vraiment une pénurie, au départ réelle, ou juste temporairement réelle, les capitalistes sauteraient sur l’occasion pour essayer d’entretenir l’impression que la pénurie guette, vous ne croyez pas ? Ils créeraient peut-être même de nouvelles pénuries, pour que tout le système bascule d’un marché d’acheteurs à un marché de vendeurs, alors même que la production serait en réalité suffisante, si seulement les gens avaient confiance. Vous ne croyez pas que ça augmenterait les profits ? — Ce qui est sûr, c’est que les prix augmenteraient, répondit Edgardo. Ce serait l’inflation. Encore une fois, l’inflation fait plus mal aux petits poissons qu’aux gros, parce qu’ils peuvent tirer un meilleur parti de l’accumulation différentielle. Or c’est l’accumulation différentielle qui compte. Tant qu’on s’en sort mieux que le système dans son ensemble, tout va bien. — Quand même…, répondit Frank. Anna parle d’une fausse pénurie occasionnelle. Ou juste d’activer la peur. Créer des croque-mitaines, faire comme si c’était la guerre, tout ça. Pour nous garder dans l’anxiété. — Pour nous amener à stocker ! insista Anna. — Mais bien sûr, fit Edgardo en riant. Les soins médicaux et l’immobilier, par exemple ! — Alors, dit Frank, nous avons tous les jouets et pas les biens de première nécessité. — Ça ne va pas dans le sens du progrès, hein ? fit Anna. — C’est dingue, répondit Frank. Edgardo souriait. — Je vous l’ai toujours dit, on est vraiment des cons. Et cons comme on est, on n’est pas sortis de ce merdier ! 13 Frank reprit donc l’avion pour San Diego. Sur l’escalator de la coursive vitrée de l’aéroport, il constata avec émerveillement que rien n’avait changé : le seul signe qu’on était en hiver était une certaine qualité claironnante de la lumière, qui donnait à la mer une couleur d’ardoise et teintait les falaises de Point Loma d’une radieuse teinte abricot. La sublime côte méditerranéenne du Pacifique. Là où était son cœur. Il n’avait pas pris la peine de réserver une chambre d’hôtel. Il allait louer un van, point final. Monsieur Optimodal, le Fils de l’Homme des Alpes, n’allait tout de même pas payer des centaines de dollars la nuitée, pour le douteux plaisir de se retrouver enfermé au coucher du soleil ! La lumière, au crépuscule, sur le Pacifique, était trop précieuse et superbe pour qu’il la rate, par irréflexion. Et par ce climat méditerranéen, on pouvait dormir à la belle étoile, ou du moins laisser les vitres de son van ouvertes à la brise marine. L’air qui sentait le sel et l’eucalyptus, la chaleur fraîche, autant de caresses sensuelles, d’un autre monde. Sa planète-maison. Dans la journée, il passa à son box d’entreposage d’Encinitas, prit un peu de matériel et, cette nuit-là, il gara son van sur La Jolla Farms Road puis marcha jusqu’à la falaise entre Scripps Canyon et Black’s Canyon. Le plateau plus ou moins carré, qui appartenait à l’université de San Diego, était une mesa côtière restée complètement déserte – ce qui était devenu très rare. En réalité, c’était peut-être la seule mesa côtière non construite qui restait entre le Mexique et Camp Pendleton. La falaise sur la mer, la plus élevée de toute la Californie du Sud, avec ses cent mètres de hauteur, tombait directement dans la mer, ce qui la faisait paraître encore plus impressionnante. Une étrangeté de la nature et de l’histoire, et l’un des endroits que Frank aimait le plus au monde. Il n’était pas le premier à avoir ressenti ça ; il y avait des tombes, dessus, que la datation au carbone 14 faisait remonter à sept mille ans, ce qui en faisait le plus vieux site archéologique de Californie du Sud. Il réalisa, en marchant vers le bord de la falaise, que la nuit où il avait perdu son appartement et où il était allé pour la première fois dans le Rock Creek Park, il espérait quelque chose comme ça : une nature urbaine instantanée, rigoureusement vide, surplombant le monde. Il avait eu un sacré choc quand il était tombé sur ses potes dans l’enfermement de la forêt. Au bord de la falaise proprement dite, il y avait des espèces d’écaillé dans le grès qui faisaient comme des petites chambres secrètes. Il y avait dormi quand il était étudiant, juste pour le plaisir. Il reconnut l’anfractuosité la plus au sud comme l’endroit où il avait l’habitude d’aller. Il n’y avait pas dormi depuis vingt-cinq ans. Il se demanda ce que le gamin qu’il avait été penserait en le voyant là, maintenant. Il y dormit à nouveau, d’un sommeil agité, et dans l’aube grise, humide, retourna déposer son sac de couchage et son matelas dans son van de location, puis il se dirigea vers le campus et l’énorme nouveau gymnase appelé le RIMAC. Sa carte de la fac lui permit d’accéder aux toilettes des hommes, impeccables, où il prit une douche et se rasa, après quoi il marcha jusqu’au Revelle College pour une session de rattrapage au bureau du département. En donnant un coup de collier tout de suite, il éviterait une bonne dose de travail pénible quand il finirait par revenir. Après ça, il prit un petit déjeuner dehors, à la cafétéria qui surplombait le terrain de softball des filles, et il mangea en regardant l’équipe s’échauffer. Seigneur, ce qu’il pouvait aimer les sportives américaines ! Ces créatures archétypiques se lançaient le ballon comme si elles avaient pleinement intégré la simple joie de lancer quelque chose à quelqu’un. Les balles évoquaient les intrusions d’un univers plus euclidien, un petit exemple du sublime technologique au sein duquel des pierres comme son biface acheuléen devenaient des Idées de l’Ordre. Les sphères d’un blanc pur que les filles faisaient voler n’illustraient pas la gravité ou le vent, comme les frisbees, mais plutôt un point traçant une ligne. Whack ! Whack ! Dieu, cette bloqueuse avait un sacré bras ! Frank se dit qu’il devait être un peu pervers de rester assis là à regarder des femmes s’exercer au softball et à y voir une sorte de danse érotique, mais tant pis, il ne pouvait s’en empêcher. C’était un truc très sexuel. Après ça, il descendit La Jolla Shores Road vers Scripps et le Centre de visualisation. C’était une salle située en haut d’une tour de bois de cinq étages. Les deux ou trois niveaux inférieurs étaient occupés par un ordinateur, un monstre unique superpuissant qu’on aurait dit échappé d’un film des années 1950. C’était assez troublant de considérer les capacités des superordinateurs d’aujourd’hui. Ils avaient dû entrer dans le royaume des pétaflops – un million de milliards d’opérations par seconde… La salle du haut – le Centre de visualisation proprement dit – consistait en une salle de projection circulaire en 3-D qui occupait trois murs. Deux jeunes femmes en short, des étudiantes du professeur qui avait invité Frank à passer, le saluèrent, programmèrent le spectacle, dirent à Frank de se placer au centre de la salle et lui donnèrent des lunettes en 3-D. La lumière s’éteignit, l’écran disparut, et Frank se retrouva debout par deux mille mètres de profondeur sur le sol ondulé de l’océan Atlantique, juste au sud du sill pareil à une rangée de collines semées entre l’Islande et l’Écosse. De petites différences de température étaient simulées en fausses couleurs, qui parcouraient toute l’étendue du spectre, mais toutes transparentes, si bien que l’air semblait transformé en écharpes rouges, orange, jaunes, vertes, bleues et indigo. Le courant principal montait à peu près à la hauteur de la poitrine de Frank. Comme s’il était debout dans une coulée de lave, suggéra l’une des techniciennes, mais Frank avait plutôt l’impression de voler dans un arc-en-ciel qui serait passé dans un broyeur. Le rythme du courant était accéléré, mais c’était encore une agitation majestueuse de rubans rouges ombrés d’orange qui coulaient vers le sud à travers les bleus et les bleu-vert, ondulaient comme autant de serpents, roulaient en douceur par-dessus une couche bleu et violet et redescendaient comme s’ils survolaient un barrage. — Ça, c’était il y a cinq ans, dit l’une des étudiantes. Maintenant, regardez. Voilà ce que ça donnait l’année dernière… Le flux se raréfiait, devenait plus ténu, ralentissait. N’était bientôt plus qu’une feuille jaune bouillonnant sous une couverture verte dans une pièce bleu nuit. Puis le jaune se réduisait à rien. Le vert et le bleu palpitaient doucement, d’avant en arrière, comme des algues oscillant au gré des flots dans une mer d’un violet profond. — Waouh, dit Frank. La stagnation. — Exact, dit la femme au clavier de l’ordinateur. Et maintenant… L’image s’éclaircit. Des radicelles jaunes, puis orange, apparurent. Enfin, des rubans rouges se concrétisèrent en une large bande. — On retrouve à peu près quatre-vingt-dix pour cent des mesures de départ, au niveau du sill. — Waouh…, répéta Frank. Tout le monde devrait voir ça. C’est… c’est tellement… spatial. — On pourrait en faire des DVD, évidemment, mais ça ne ferait pas le même effet qu’ici, vous comprenez. Se retrouver debout au milieu… — Oui. Enfin, non. Sûrement pas. L’espace d’un moment, il resta debout, se fondant avec allégresse dans le courant de couleurs qui coulaient autour de lui et à travers lui. Ça ressemblait à une projection au super ralenti du voyage dans l’hyperespace à la fin de 2001 : Odyssée de l’espace. Le dessous du Gulf Stream coulait à travers sa tête… — Très joli, dit-il enfin, en s’ébrouant. Dites merci pour moi à Mark de m’avoir permis de voir ça. Ensuite, il fit à pied le kilomètre et demi – même pas, et pourtant il était le seul piéton sur la route – qui le séparait des anciens locaux de Torrey Pines Generique, au nord du campus. C’était maintenant le centre régional de recherche sur le climat et les sciences de la Terre de la NSF, le RRCCES, qu’ils prononçaient évidemment « recess », la récré – fine allusion à la gigantesque utopie du siège de Google, à Mountain View : « Ils ont le terrain de jeu, mais nous avons la récré. » À l’intérieur, la réception n’avait pas beaucoup changé. La construction des labos n’était pas encore tout à fait terminée, mais sa première réunion devait avoir lieu dans l’un d’eux, avec Yann Pierzinski. Frank avait toujours bien aimé Yann, et c’était plus facile maintenant qu’il savait que Yann et Marta n’étaient qu’amis, et pas ensemble. Quand il croyait qu’ils vivaient en couple, ça n’avait pas vraiment d’importance pour lui, la vie en couple ne lui disant de toute façon pas grand-chose, mais maintenant qu’il savait que Yann n’était que le colocataire de Marta, et une espèce de génie gay, comme Léonard de Vinci ou Wittgenstein, ça lui parlait ; peut-être parce que Yann était bizarre. Les gens créatifs étaient différents. Enfin, peut-être pas tous. Yann, lui, l’était, et d’une façon étrangement attirante ; c’était comme si l’attraction qu’il pouvait exercer sur ses partenaires était devenue visible pour Frank. Ils discutèrent des nouveautés concernant le RRCCES, le comparant aux instituts Max Planck sur le modèle desquels il était construit. C’était un assemblage bizarroïde de science et de technologie, auxquelles on aurait demandé de collaborer. Les chercheurs allaient des théoriciens les plus abscons aux expérimentateurs les plus rivés à la paillasse. Dans cette symbiose, Yann s’intégrait parfaitement, étant à la fois un mathématicien de premier rang travaillant sur les algorithmes d’expression des gènes et un chercheur avec une réelle expérience du terrain, puisqu’il avait conçu et libéré un organisme modifié dans la nature. Il allait donc jouer un rôle clé dans l’application complète de la biotechnologie moderne à l’atténuation du climat ; ça devenait intéressant d’y réfléchir. La spécialité de Yann était aussi celle de Frank, qui avait été dans son jury de thèse de doctorat et brièvement son employeur. Il connaissait la nature de ses travaux. Mais, depuis deux ans que Frank était parti, Yann avait beaucoup travaillé. Il avait bien avancé sur les nouveaux développements, au point qu’il faisait assurément partie des leaders dans ce domaine, et il était assez difficile à suivre. Il dut s’expliquer un certain temps pour mettre Frank au courant, d’autant qu’il avait tendance à parler trop vite, défaut de prononciation dont il souffrait depuis l’enfance et qui le reprenait quand il était excité ou qu’il perdait son sang-froid. Il gratifia donc d’un cours accéléré, professoral, un Frank qui dut s’accrocher pour le comprendre et suivre son cheminement mental. En réalité, c’était très marrant : un grand plaisir que d’arriver à entrer dans son mode de pensée, dans ce qui semblait pouvoir en découler comme applications dans le vrai monde. À un certain niveau, les protéines utilisées par Yann avaient leur propre espèce d’arborescence ; dans son algorithme, ça passait pour une sorte de choix, comme si elles avaient leur libre arbitre – à moins que ce ne soit aléatoire. Ce fut ce que Frank lui dit, en se demandant à quoi il pouvait bien penser quand il avait écrit cette partie de l’équation. — Si on pouvait forcer, ou influencer la protéine à faire toujours le même choix, suggéra-t-il. Ou simplement le prévoir… Ils pourraient alors obtenir la protéine spécifique dont ils avaient besoin. Ils pourraient inciter une protéine particulière à sortir des profondeurs immenses d’un gène particulier. Ils réussiraient à la faire venir sur commande. — Oui, acquiesça Yann. Peut-être. Enfin, je suppose. Je n’y avais pas réfléchi sous cet angle. Ce genre de vision fragmentaire orientée avait toujours été caractéristique de Yann. — Enfin, pourquoi pas ? Il faudrait procéder à des essais. Prendre les codons palindromiques et les répéter, pour voir s’ils refont le même choix au cours de l’opération si c’est le seul codon disponible ? Ce que Frank nota. Tout ça paraissait exiger beaucoup de travail de labo. — Vous avez récupéré Léo Mulhouse avec vous, hein ? — Ouais, en effet, répondit Yann en s’illuminant. — Eh bien, si on allait lui demander ce qu’il en pense ? Ils allèrent donc voir Léo, ce qui fit encore à Frank l’effet d’une sorte de flash-back. Ça ressemblait tellement à la dernière fois où il l’avait vu… Les mêmes gens, le même bâtiment – tout ce qui s’était passé à Washington était-il vraiment arrivé ? Et s’ils étaient seulement en train de rêver d’un autre monde, là ? Un autre monde où les projets prometteurs pour la santé humaine étaient convenablement financés ? Mais il ne tarda pas à voir que ce n’était pas le même Léo. C’était comme avec le labo : Léo avait l’air pareil, extérieurement, mais à l’intérieur il avait changé. Il était moins optimiste, paraissait plus réservé. Moins naïf, se dit Frank. Il avait probablement vécu une période de recherche d’emploi stressante, dans un marché du travail très resserré. Ça pouvait vous changer. Vous marquer pour la vie, parfois. Quoi qu’il en soit, Léo regarda les diagrammes de protéines de Yann, qui illustraient sa modélisation de la façon dont s’exprimaient les codons palindromiques à l’origine du gène KLD. Il hocha la tête d’un air incertain. — Alors, à la base, vous dites qu’il faudrait répéter les codons pour voir si ça force l’expression ? — Et aussi, peut-être se concentrer sur ce groupe, là, intervint Frank. Parce que si ça marche comme Yann le pense, alors vous devriez avoir des palindromes ici aussi… — Ouais, ce serait un beau résultat. La perspective d’une expérience aussi clairement décrite réveilla un écho de l’enthousiasme du Léo d’autrefois. — Ce serait vraiment super, dit-il. Si ça marchait… Bon sang ! Certes, ça ne réglerait pas le problème d’insertion, mais vous savez, le Département de la Santé est vraiment intéressé par la résolution de cette question… L’introduction de gènes modifiés dans des organismes humains vivants afin qu’ils se substituent à l’ADN endommagé ou défectueux était l’un des obstacles sérieux à une thérapie génique vraiment puissante. La meilleure méthode à leur disposition consistait à fixer les gènes modifiés à des virus et à contaminer le sujet avec, mais elle comportait tellement d’inconvénients qu’elle n’était pas toujours utilisable. Et c’est ainsi que des dizaines, pour ne pas dire des centaines de thérapies potentielles, et même de traitements réels, en restaient au stade de l’idée, à cause de cet obstacle particulier. Ça projetait une ombre sur tout le domaine ; c’était, en fin de compte, la raison pour laquelle le capital-risque avait quasiment déserté ce domaine de recherche, pour partir en quête de retours sur investissement plus rapides et plus assurés. Et si ce problème n’était pas résolu, il se pouvait que la thérapie génique ne voie tout simplement jamais le jour. À la grande surprise de Frank, ce fut Yann qui prit alors la parole : — On a du neuf, et plutôt cool, de Johns Hopkins à propos de l’insertion. Ils ont travaillé sur les nanotiges métalliques. Des tiges de quelques centaines de nanomètres de long, moitié nickel, moitié or. L’ADN modifié est fixé côté nickel, et de la protéine transferrine est fixée côté or. En atteignant la paroi des cellules, les tiges se lient à des récepteurs en creux et elles adhèrent à des vésicules qui migrent dans les cellules. Ensuite, l’ADN se détache, il pénètre dans le noyau, et voilà ; votre gène modifié est livré et s’exprime. Il joue son rôle. — Vraiment ? demanda Léo. Il avait exploré de nombreuses pistes dans ce domaine, dans son labo de Torrey Pines Generique, et aucune n’avait marché. — Et les métaux ? — Ils restent dans les cellules. Ils sont trop petits pour que ça ait la moindre importance. À Johns Hopkins, ils font des essais avec le platine, l’argent et d’autres métaux aussi, et ils peuvent faire une nanotige trimétallique incluant une molécule qui contribue à détacher plus vite l’ADN modifié des vésicules. Ils cherchent un quatrième métal susceptible de s’attacher à une molécule qui serait attirée dans le noyau. Et, comme les tiges en nickel sont magnétiques, ils ont essayé d’utiliser les champs magnétiques pour guider les nanotiges vers des zones spécifiques du corps… — Waouh ! Ça, ce serait génial ! Léo avait l’air vraiment intéressé. Il semblait suggérer, à sa façon, que l’insertion était le dernier problème restant. Si c’était vrai, se dit Frank… Pendant un moment, il se perdit en conjectures sur les possibilités. Frank voyait que Léo avait moins de mal que lui à suivre Yann. Pour lui, Léo était un homme de labo, mais, encore une fois, le travail de labo consistait à appliquer la théorie aux expériences, alors Léo était dans son élément. Il n’était pas qu’un technicien, même s’il se savait capable de faire marcher le laboratoire, de concevoir des expériences spécialement pour ses machines et son programme. Il s’arrêtait parfois pour couver ses nouvelles machines du regard, et on aurait dit un gamin qui vivait un rêve : il était dans l’atelier du Père Noël, et ça le rendait méfiant, comme s’il craignait de se réveiller d’une seconde à l’autre. D’un enthousiasme prudent, si une chose pareille était possible. Frank éprouva une pointe d’envie : le travail tangible que le chercheur pouvait effectuer dans son labo n’avait rien à voir avec le travail amorphe, pour ne pas dire complètement illusoire, qui le dévorait à Washington. Faisait-il encore vraiment de la science, à côté d’eux ? N’était-il pas, d’une certaine façon, tombé du chariot ? Et une fois qu’on était tombé, la caravane poursuivait son chemin. Les minutes passaient, et c’est tout juste s’il comprenait ce qu’ils se racontaient ! Et puis Marta entra dans la salle, et il n’aurait pas pu les suivre, même s’ils avaient récité l’alphabet ou le tableau périodique des éléments. C’était l’effet qu’elle lui faisait. Elle le savait ; et elle ne faisait absolument rien pour arranger les choses. — Oh, salut, Frank, dit-elle après une pause d’une microseconde, uniquement perceptible par lui. Après quoi elle se joignit allègrement aux deux autres et repoussa les limites de la discussion, de sorte que Frank n’avait aucune chance d’y comprendre quoi que ce soit. C’était agaçant, pour ça oui. Mais encore une fois, c’était un sujet qui l’intéressait au plus haut point. Alors il continuait à se concentrer sur ce que disait Yann. C’était Yann qui menait le jeu, et se focaliser sur ce fait de toutes ses forces était la meilleure façon que Frank avait de détourner son attention de Marta. Ils se poussaient du coude, de vrais gamins se bourrant les côtes, tandis que Yann inventait le calcul protéomique sous leurs yeux, et que Léo approfondissait certaines des expériences auxquelles ils pourraient se livrer pour affiner leurs manipulations biochimiques de la perméabilité de la paroi cellulaire. Une heure très compliquée, au bout de laquelle Frank avait la tête comme un melon, et les côtes endolories. Il en conclut néanmoins que le RRCCES avait pris un bon départ. S’ils arrivaient à combiner ces travaux avec ceux de l’UCSD et de tout le complexe de biotechnologie de San Diego, sans parler du reste du monde, ils pourraient obtenir des résultats assez extraordinaires. Une nouvelle biotechnologie puissante, qu’il leur appartenait de définir et d’orienter. Et c’est là qu’ils avaient un rôle à jouer à la Maison-Blanche : il fallait qu’il y ait un endroit où les gens discuteraient sérieusement des avancées continuelles de la science. Il fallait fixer des priorités, sans considération de rentabilité immédiate pour d’éventuels investisseurs extérieurs. S’ils avaient encore besoin de dix ans de recherches non rentables avant d’accéder à un royaume de soins médicaux vraiment efficaces, menant à de longues vies saines, ne faudrait-il pas trouver, dans leur gigantesque économie, un moyen de les financer ? Si. Et c’était pourquoi il n’avait pas à se sentir inutile, ou sur la mauvaise voie, à penser qu’il perdait son temps, ou qu’il faisait l’imbécile. Comme Marta le laissait sous-entendre avec ses petites piques. Et puis elle dit, sur un ton désinvolte, qui se voulait presque insultant : — On va dîner, pour fêter le redémarrage du labo. Tu veux en être ? Surpris, Frank répondit : — Oui, bien sûr. Ah, Seigneur ! Ces trois mots lui promettaient une soirée embarrassante, beaucoup moins sereine que s’il était resté à manger des tacos au bord de Black’s Cliffs. Ah, décider… Pourquoi si vite ? Pourquoi si mal ? Maintenant, il allait passer la soirée avec Marta, qui allait le faire bisquer en lui lançant ses vannes et ses regards. En même temps, il était content d’être avec eux, Homo sapiens esclave de la sociabilité universelle. Et puis aussi, pour dire la vérité, il avait l’impression que la donne avait changé : non que Marta lui ait pardonné, parce qu’elle ne lui pardonnerait jamais, mais elle semblait moins lui en vouloir. De même qu’il lui en voulait moins. Des sentiments mitigés, des boissons mitigées, des signaux mitigés. Ils dînèrent à Del Mar, dans un des restaurants sur la plage, près de la gare. Le patio du restaurant et la salle principale étaient illuminés par le coucher de soleil, et l’océan, les murs, les plafonds, les miroirs se renvoyaient la lumière à la fois directe et réfléchie. L’endroit était hyper-éclairé, comme un décor de cinéma, et tous ceux qui étaient là semblaient aussi vivaces et distincts que des vedettes de cinéma. Le brouhaha des voix, le cliquetis des couverts ponctuant le rugissement sourd des vagues. L’air était plein d’un brouillard salé, la glorieuse odeur de la terre natale de Frank. Peut-être qu’il était le seul à venir d’un endroit qui lui permettait de voir à quel point tout ça était magnifique. Mais quand il y pensait, Marta et Yann revenaient juste d’une année à Atlanta, une année qui aurait pu se prolonger indéfiniment. Eux aussi semblaient un peu soûlés par la scène. Et puis le restaurant comportait une charge supplémentaire, comme un courant sous-jacent, poignant, derrière les réjouissances, comme s’ils buvaient du champagne sur un paquebot en train de couler. Parce que, pour cette rangée de bâtiments, c’était certainement la fin des temps. Cette plage allait disparaître sous les eaux, ainsi que toutes les autres plages du monde. Et qu’arriverait-il aux civilisations des plages quand elles auraient disparu ? Elles aussi, elles disparaîtraient. Tout un mode de vie englouti. Des endroits comme ça, d’abord. Quelqu’un mentionna qu’à marée haute les vagues montaient jusqu’au mur du patio, qui leur arrivait à la hauteur de la taille, avec un escalier ouvert qui descendait vers la plage. Frank dorlotait sa margarita en écoutant parler les autres. Il sentait le coude de Marta à la fois métaphoriquement et parfois de façon littérale dans ses côtes. Il sentait sa chaleur, et il était physiquement conscient de sa présence, tout comme il l’avait été, plusieurs années auparavant, quand ils avaient commencé à sortir ensemble, se rencontrant dans des situations rigoureusement identiques à celle-ci, lorsqu’il allait prendre un verre après le travail avec elle, la femme sauvage du labo, aussi experte à la paillasse que dans les vagues. Passionnée. Après dîner, ils allèrent sur la plage. Del Mar était pratiquement la seule plage du comté sur laquelle il restait assez de sable pour se promener. Avec la promotion immobilière, toutes les plages de Californie du Sud avaient perdu leur sable, mais il en restait suffisamment à cet endroit pour fournir une belle promenade blanche à la foule du soleil couchant. Des surfeurs, des gamins en maillot de bain qui criaient, des bâtisseurs de châteaux de sable, des gens qui couraient, se promenaient en couple, paradaient par groupes. Frank avait joué tous ces rôles en son temps. Ils arrivèrent à l’embouchure de la Del Mar River et firent demi-tour. Marta marchait à côté de Frank. Léo et Yann bavardaient devant eux. Ils les laissèrent prendre un peu d’avance. — Vous êtes contents d’être revenus ici ? risqua Frank. — Oh, mon Dieu, oui ! Tu n’en as pas idée ! Et tout d’un coup, elle le prit par le cou et lui administra une rapide étreinte faite pour lui faire mal. Il la connaissait bien, et il pouvait interpréter cette attitude avec précision. Il savait aussi qu’elle avait ingurgité plusieurs margaritas et que l’effet s’en faisait sentir. Cela dit, le seul fait d’être de retour à San Diego suffisait sans doute à expliquer son humeur, l’exaltation, l’exubérance dont il se souvenait si bien. Elle avait toujours été très physique. — Si, j’imagine, dit Frank. — Évidemment, dit-elle avec un grand geste vers la mer qui grondait, avançait, reculait, sur leur droite. Alors, Frank, et toi ? Comment ça va, là-bas ? Comment se fait-il que tu y sois encore et pas revenu ici aussi ? — Eh bien… Que dire, au juste ? Ses rouages de décision grippèrent et se figèrent avec un déclic perceptible. — Je fais un travail intéressant. Je suis au bureau de la conseillère scientifique du président, maintenant. — J’en ai entendu parler. Qu’est-ce que tu vas faire, exactement ? — Bah, tu sais, conseiller la conseillère. — Diane Chang ? — C’est ça. — Elle a l’air de faire du bon boulot. — Oui, il me semble. — Eh bien, tant mieux… Mais quand même : — Je parie que tu pourrais faire tout ça d’ici, ajouta-t-elle avec un grand geste en direction de la mer. Tu ne seras pas bientôt obligé de revenir à l’université de San Diego ? — Oui, en fin de compte oui, bien sûr. Mais je crois que le département et l’administration sont contents d’avoir quelqu’un là-bas. — Ça, c’est sûr. On les comprend. Elle réfléchit tandis qu’ils continuaient à marcher derrière les deux autres. — Et… et le reste ? Et les filles, Frank ? Tu as une amie ? Oh, mon Dieu. Coincé. Pas idée de ce qu’il devait révéler, ou comment. Et il n’avait qu’une seconde avant qu’elle comprenne qu’il y avait anguille sous roche… — Ah, ah ! s’écria-t-elle. Elle lui flanqua un coup d’épaule, comme dans le temps – exactement comme Francesca Taolini à Boston, quelque chose de tellement familier et intime. Sauf que dans ce cas c’était vrai : elle le connaissait bien. — Tu as une copine ! Allez, raconte, raconte ! — Eh bien, en quelque sorte… — En quelque sorte ! Oui ? Alors ? Qui c’est ? Il ne lui vint pas à l’idée que ç’aurait pu être Diane Chang, bien qu’il lui ait dit qu’il l’avait suivie de la NSF à la Maison-Blanche. Mais non, bien sûr – ce n’était pas comme ça que pensaient les gens. Et Frank n’en avait parlé à personne, sauf peut-être à Rudra. Et encore, même pas. Mais que pouvait-il dire ? J’ai deux quasi-amies ? Ma patronne, pour qui je travaille, qui est plus vieille que moi, et que je n’ai jamais embrassée ou à qui je n’ai jamais rien dit de romantique, mais que j’adore, et aussi une espèce de Fantômette qui s’est évaporée dans la nature, une sportive qui aime la vie au grand air (comme toi), avec qui j’ai fait l’amour à la belle étoile (comme on le faisait), et c’était cosmique, mais elle a disparu des écrans radar, je n’ai pas idée où, et je n’ai aucun moyen d’entrer en contact avec elle ? Je crève de trouille pour elle et je voudrais désespérément la voir ? Oh, et en plus de tout ça, je suis tétanisé par une attraction instantanée pour une star du MIT qui me prend pour un tricheur professionnel, et oui, je te trouve encore beaucoup trop attirante, je me souviens trop bien de nos séances de baise passionnées, quand on était ensemble, je regrette que tu m’en veuilles autant, et en fait je vois et je sens en cet instant même que peut-être tu m’en veux moins, et que tu n’es plus aussi en colère qu’à Atlanta… Lui aussi avait pris quelques margaritas, au restaurant. — Alors ? Allez, Frank ! Dis-le-moi. — Eh bien, ce n’est pas tout à fait comme ça… — Comme quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? — J’ai été très pris. Elle éclata de rire. — Tu veux dire que tu étais trop pris pour les rappeler après ? C’est ce que ça veut dire pour moi, « très pris ». — Hé ! Son rire devint croassant, et Yann et Léo regardèrent derrière eux pour voir ce qui se passait. — Tout va bien ! lança Marta. Frank me racontait juste comment il néglige sa petite amie ! — Mais non, se défendit Frank. Yann et Léo virent qu’ils n’avaient rien à faire dans leur conversation et reprirent leur propre échange. — Moi, je parie que tu la négliges, continua-t-elle en gloussant. C’est ce que tu faisais avec moi. — Mais non. — Mais si. — Mais non. — Mais si. Frank haussa les épaules. C’était reparti. — Tu ne venais même pas danser avec moi. — Mais je ne sais pas danser, dit-il. Et de toute façon, on y allait quand même, tout le temps. Sauf quand tu voulais y aller seule pour rencontrer de nouveaux types et peut-être disparaître avec eux pour la nuit. — Bon, d’accord. Alors, dis-moi, qui c’est ? Et pourquoi es-tu si pris ? Que fais-tu en dehors du travail ? — Je cours, je fais de l’escalade, de la marche, je joue au frisbee-golf… — Tu fais de la marche ?! — En raquettes. Je traque des animaux… — Tu traques des animaux ?! Son rire était devenu une sorte de reniflement. — Oui. On suit les animaux qui se sont enfuis du Zoo national, on essaie de retrouver ceux qui sont retournés à la vie sauvage. C’est vraiment intéressant. Elle renifla à nouveau. Elle pensait comme la Californienne qu’elle était : les animaux, ça n’existe pas. — Je fais du patin à glace. Je referai du kayak quand la rivière aura dégelé. Je suis vraiment occupé, crois-moi. — Quand la rivière aura dégelé. Enfin, tout ça… On n’est jamais trop occupé pour sortir avec quelqu’un… — Apparemment, si. — Bon. D’accord. Elle comprit qu’il n’allait pas lui parler d’elle. Elle lui flanqua un nouveau coup de coude. Il laissa passer. Elle pressa le pas et ils rattrapèrent les deux autres. Le soleil était presque couché, maintenant, et l’océan avait l’éclat vitreux qu’il prenait souvent à cette heure-ci, avec ses vagues translucides, verdâtres. — Tu as déjà repris le surf ? demanda-t-il. — Oui, bien sûr. Et toi ? — Pas cette fois. Ils se retrouvèrent devant le restaurant, retournèrent au parking, se tinrent debout, en paquet, pour se dire au revoir. — On va danser, Yann et moi, annonça Marta à Frank. Tu veux venir avec nous ? — Pas le temps, répondit très vite Frank. Il eut un grand sourire alors qu’elle poussait les hauts cris et lui flanquait un coup sur le bras. — Oh, allez, viens ! Tu es en visite, là, tu n’as absolument pas de boulot ! — D’accord, dit-il. Après tout, danser figurait sur sa liste paléolithique de « choses à faire ». — Qu’est-ce que c’est ? Encore une espèce de rave ? Il va falloir que je me grille les neurones à l’ecstasy pour accompagner le rythme ? — Une rave ! Personne ne prononce plus ce mot-là. C’est juste un orchestre au Belly-Up. — Un orchestre de rave, confirma Yann. Frank hocha la tête. — Forcément. C’était le truc de Marta. — Allez, dit Marta. Ça veut juste dire que tu sauras t’y prendre. Pas de swing ou de tango. Juste s’agiter sur place, en rythme. Ça te ferait du bien, si tu es tellement occupé là-bas. — D’accord, dit-il. Léo était déjà reparti. Il était hors de la sphère d’influence de Marta. Frank suivit Yann et Marta sur la Coast Highway vers Solana Beach et tourna vers l’intérieur des terres et le Belly-Up, un vieux baraquement près des rails de chemin de fer, qui hébergeait des concerts et des raves, et avait été transformé en boîte de nuit des années auparavant. Il eut l’impression que le programme de la soirée s’adressait en priorité à un public gay et lesbien, à moins que ce ne soit à ça que la faune du Belly-Up ressemblait tout le temps. Quant à l’orchestre, c’était une espèce de bande de filles acide-reggae plutôt gouines. Il devait y avoir une vingtaine de personnes sur la petite scène, et quelques centaines qui se trémoussaient sur la piste de danse. Il accompagna Yann et Marta sur la piste et commença à danser – ah, l’étrange moment où les règles du mouvement changeaient, où on commençait à danser. Ensuite, ce fut bop, rave, bop, rave, bop, sur des rythmes puissants, sous les lumières clignotantes. Facile de perdre la tête là-dedans, ce qui était toujours bon, une libération dionysiaque dans la transcendance chamanique, sauf dans la mesure où ça impliquait d’oublier complètement ce qui s’était passé entre Marta et lui (Yann n’était pas loin). Et risquer de la considérer simplement comme une femme sexy qui dansait avec lui, apparemment indifférente à lui mais toujours là, profondément investie dans le rythme, et qui lui donnait occasionnellement un léger coup de hanche ou d’épaule. (Au bon vieux temps, ces chocs auraient pu aussi venir du pubis.) Il avait toujours aimé la façon dont elle bougeait. Mais ils avaient une histoire commune, il devait faire un effort pour se le rappeler. Une sale histoire. Il l’avait fait revenir à San Diego pour essayer de compenser le fait d’avoir pris l’argent de leur maison sans la prévenir, point final. Ils étaient quittes ! Plus d’imbroglios avec elle ! Sauf qu’il avait envie d’elle. Maudites soient ces joueuses de softball ! — Tiens, avale ça ! lui hurla-t-elle à l’oreille en lui tendant une pilule entre le pouce et l’index. De l’ecstasy, sans aucun doute. Comme au bon vieux temps. — Non ! — Si ! Les hommes du paléolithique étaient complètement, invraisemblablement stone, se rappela-t-il, pendant leurs raves dionysiaques. Certains de leurs pétroglyphes le montraient avec une parfaite clarté, dépeignant des gens qui volaient hors de leur propre tête sous forme d’oiseaux et de fusées. Il se souvenait du sentiment de paix et de bien-être que cette drogue particulière lui procurait quand il dansait sous son influence ; et il se laissa fourrer la pilule entre les dents. Lui mordilla les doigts au passage. Saute sans regarder. Il dansa en lui tournant le dos, sentit qu’elle lui flanquait des coups de fesses alors qu’il regardait les autres danseurs. Une scène assez radicale pour ce bon vieux San Diego, que Frank considérait comme une monoculture du soleil et du sport, une resucée des Beach Boys, désespérément en dehors de tout en termes culturels. Peut-être qu’il fallait rester dans l’eau tout le temps pour que ça soit encore vrai. Sauf qu’en fait la culture surf était dingue aussi. Ce qui était sûr, c’est que dans le Belly-ventre de la bête, dans le rythme-sueur-cacophonie de la rave, toutes sortes de styles de vie alternatifs se déroulaient juste sous ses yeux. La plupart assez provocants, en fait. Il y avait des embrassades et d’autres démonstrations tout ce qu’il y a de sérieux, la danse comme simulation verticale du sexe, et merde, du vrai sexe debout, si on n’était pas trop strict sur les définitions. Un très mauvais contexte pour ne conserver que des pensées pures sur son ex surfeuse-chercheuse tressautante, qui avait toujours été une fêtarde, et qui donnait maintenant l’impression de ne pas très bien se rappeler les aspects négatifs de leur passé commun. La danse, ce n’était pas ça. Peut-être qu’il y avait une chose comme « l’excès de pardon ». Des pensées vagabondes commençaient à rebondir, à danser la sarabande dans sa tête. Oh mon Dieu, il sentait le bourdonnement. Est-ce qu’on pouvait s’en sortir avec juste une nuit de baise sans conséquences ? Aller à Black’s Cliffs, par exemple, et prétendre par la suite que ce n’était qu’un moment d’égarement, ou même qu’il ne s’était rien passé du tout ? Marta l’avait déjà fait. C’était carrément un mode de vie, pour elle. Mais des problèmes pratiques se posaient – elle avait à nouveau loué une maison avec Yann, qui serait au courant : mauvais. Il n’avait pas de chambre d’hôtel et ne voulait pas que Marta le sache : mauvais. Alors, nulle part où aller, et pourtant les falaises auraient été tellement formidables, un lieu de rendez-vous galant dont il gardait un souvenir mémorable, en réalité il y avait emmené deux ou trois filles pendant ses années d’études, parmi lesquelles certaines des femmes les plus agréables qu’il lui ait jamais été donné de rencontrer. Ça avait été tellement bon, ça serait tellement bon, tout ça rebondissait dans sa tête, Caroline, Diane, la danse, deux jeunes beautés tout près de là, se papouillant parmi les corps écrasés les uns contre les autres, sautant, rebondissant, oh mon Dieu, ça lui faisait de l’effet – un effet incroyablement fort. La dernière fois qu’il avait eu une érection sur une piste de danse, c’était au cours des vacances, au printemps de 1973. Une séance inoubliable, dans un bar, sur la Colorado River. Ce n’était pas l’effet que l’ecstasy lui faisait d’habitude. Il devait vraiment ressentir les vibrations de Marta, et son cul. Et – oui – son pubis, aussi. Peut-être que c’était ça qui le faisait bander. Il se tourna vers elle, et naturellement, lorsqu’elle le heurta à nouveau, elle toucha quelque chose d’autre, le sentit, eut un grand sourire. Ils devaient se hurler à l’oreille pour se faire entendre dans le vacarme environnant, les basses assourdissantes. — On dirait que tu as aimé la pilule ! — Je ne me souvenais pas que l’ecstasy faisait cet effet-là ! — Ils y ajoutent du Viagra, maintenant ! lui cria-t-elle en riant. — Et merde ! — C’est des copains de Yann qui le fabriquent. Ils sont géniaux ! — Enfin, putain, quoi, Marta ! — Ouais, quoi ? — Pas question ! Tu te fous de moi ?! Furieux, presque terrifié, il arrêta de danser et la regarda rebondir devant lui. — Je n’aime pas ça ! Ça me rend malade ! — Tu vas t’y faire ! — Non, non ! Il faut que je sorte ! Salut ! — Bon, eh bien, salut ! Elle avait l’air surprise, mais pas horriblement mécontente. Amusée par sa réaction. Peut-être que c’était seulement – vraiment – la nouvelle drogue de danse. Peut-être qu’elle se vengeait. Ou que c’était une expérience. Ou que pour Marta il y avait encore tout un tas de partenaires potentiels, là, pour danser ou n’importe quoi, alors peu importait ce qu’il pouvait bien faire. Qui aurait cru que San Diego avait à ce point sombré dans la débauche ? Les gens faisaient ça là, au vu et au su de tous. Et ils étaient tellement nombreux à le faire que la masse leur assurait une sorte d’intimité. — Allez, à plus ! lui hurla Marta à l’oreille, en le gratifiant d’une étreinte rapide, gluante de transpiration, et d’un baiser, cherchant déjà Yann – ou n’importe qui d’autre – du regard. Heureuse, pensa-t-il, peut-être même heureuse d’être libérée de sa colère contre lui – ou heureuse de ce dernier petit mouvement de revanche. Heureuse de le voir déguerpir ! Peut-être qu’il était le seul à avoir eu toutes ces idées lubriques, d’elle et lui ensemble… et que la pilule n’était que la nouvelle lubie de ce genre de boîtes. C’était ce qu’il ruminait en traversant le parking de gravier plongé dans l’obscurité pour récupérer son van de location. Il fut vite refroidi par la transpiration et l’air salé de la nuit, son érection comme un roc dans son pantalon. Elle s’en foutait pas mal ! L’érection était une sensation inconfortable, ni naturelle, ni sexuelle. Normalement, Frank était aussi content qu’un autre de bander, c’est-à-dire très content, mais là, c’était ridicule. Il était intoxiqué par une drogue, ça n’avait rien à voir avec les sentiments – il aurait aussi bien pu être chez le docteur, à s’entendre porter un horrible diagnostic. Les gens étaient tellement stupides. La technologie remplaçant les plaisirs naturels, ha ! C’était vraiment le pompon ! Il maudit haineusement Marta tout en conduisant. Des bourrasques d’air marin entraient en coups de vent par la vitre, la lumière de la ville, au loin, et la mer plus sombre, seulement éclairée par la lune. Marta, furieuse contre lui : est-ce que ça lui manquerait quand ce serait fini ? Un sentiment était une relation. Il était à nouveau furieux contre elle. Quelque chose faisait encore plus pression que d’habitude sur son cerveau ; il allait avoir un mal de tête comme il n’en avait jamais eu. Une migraine, peut-être. Et en même temps une érection induite par une drogue, et qui lui faisait mal. Une sorte de priapisme – peut-être que c’était ça : du priapisme ! Un des effets indésirables que les spots télé mentionnaient en passant. Tu parles ! Un danger réel et sérieux, oui. Des dégâts terribles, irréversibles, pouvaient en résulter. Et merde ! Il allait falloir qu’il trouve des urgences quelque part, et qu’il leur avoue tout. Qu’il ne savait pas ce qu’il prenait, au risque qu’on se foute de lui en le traitant de menteur. Il remonta la longue colline de Torrey Pines en jurant de plus belle, passa devant leurs nouveaux locaux et l’UCSD. Se gara sur La Jolla Farms Road et partit à pied sur la falaise dans le noir, ses affaires dans un petit sac à dos. Il avait passé des nuits plutôt sexe, à cet endroit, se dit-il, la tête palpitante. Et maintenant, tout ce qu’il voulait, c’était débander. Juste embrasser la falaise et faire l’amour à la Terre Mère. Mais il avait mal, il avait la tête comme une pastèque, et ça lui faisait peur. Il avait l’impression qu’un orgasme ferait exploser ses petits sacs, ou lui ferait exploser la cervelle, et sa moelle épinière jaillirait par le haut de son crâne. Des images de film d’horreur. Satanée Marta ! Qu’elle aille au diable ! Quelle horrible drogue, qui gâchait le meilleur de tous les sentiments. Certains types devaient être tellement désespérés… Forcément. Tout le monde avait désespérément besoin d’amour. Et voilà qu’on pouvait l’acheter. Bien sûr, mais ça faisait mal. Allait-il être obligé d’aller aux urgences, se résigner à leur expliquer – se laisser planter des aiguilles là pour l’aspirer ? Il passa par-dessus la lèvre de sa petite anfractuosité de rocher, descendit à flanc de paroi. Et voilà, il était suspendu là, dans l’espace, il pouvait glisser et mourir à tout moment. Ce n’était pas vraiment un bon mouvement. Peur. Une vraie peur le poignarda comme un coup de poignard entre les côtes, et le sang se mit à rugir dans tout son corps, rapide, chaud. Ce fut comme si le grès était illuminé de l’intérieur. Il avait le pied gauche appuyé sur une prise granuleuse, légèrement glissante. Il agrippa un buisson dont une branche dépassait par-dessus le rebord, se demanda s’il supporterait son poids. C’était une roche terrible à escalader, granuleuse, friable, et tout à coup, il fut aussi en colère qu’effrayé. Le bruit des vagues qui s’écrasaient en dessous – cent mètres plus bas. Suspendu par un buisson sur Black’s Cliffs. Il posa les pieds sur des prises et se hissa en douceur au-dessus de l’anfractuosité : un petit mouvement désespérément gracieux. En attendant, le sang avait bel et bien évacué son pauvre pénis. Débander, un nouveau plaisir qu’il n’avait jamais éprouvé comme ça jusqu’à présent. Un sacré soulagement. Même sa tête lui faisait l’impression d’aller un peu mieux. Par un effort de volonté, il avait réussi à surmonter l’effet d’une drogue puissante, et de Marta, aussi. Avec un peu de chance, il réussirait à survivre sans dégâts. Des petits sacs débordants ; il aurait des courbatures, il le savait. Il ressentait un peu la même chose que l’hiver précédent, quand il avait souffert d’engelures au pénis. Retour à la normalité par la peur. Pas très futé. Les margaritas n’étaient peut-être pas étrangères à l’affaire. Saute sans regarder. Bien sûr. Mais pas pour de vrai. Il inspira profondément, se sentant complètement idiot pour de multiples raisons. On ne connaissait jamais les limites de sa propre folie. De retour dans son renfoncement, il s’assit sur son sac de couchage, inspira profondément, tout tremblant, secoua la tête comme s’il chassait un cauchemar. Au temps pour Marta. Elle n’aurait pas pu le guérir plus efficacement de son désir momentané si elle lui avait donné un philtre de désamour. Un poison homéopathique ; tout à fait elle. Il repensa à la dernière fois où il avait pris de la mescaline, à l’époque où il dormait là, vomissant et se disant qu’il était stupide de s’empoisonner pour planer. Mais c’était comme ça, la vie avec Marta. Il l’aimait d’une certaine façon, il aimait son énergie et son esprit, mais il y avait tellement de choses qu’il n’aimait pas chez elle. Et une surdose de ses qualités devenait vite totalement délétère. Il voulait sa Caroline. Elle aussi, elle était toute seule, quelque part dans l’Est, et elle pensait à lui. Il savait que c’était vrai, au moins une partie du temps. Comme il aurait voulu lui parler ! De portable à portable – ils pourraient sûrement s’en procurer un, sur un compte inconnu de son ex ? Il avait absolument besoin de lui parler ! Comme il pouvait toujours parler à Diane. Lentement, le murmure des vagues l’apaisa, puis son corps se détendit enfin. Pendant un long moment, il resta assis là. À Washington, il était trois heures du matin. Diane et Caroline. Son Washington. Il souffrait du décalage horaire. San Diego – ou plutôt ce campus, ces falaises mêmes –, ce magnifique endroit… c’était là, chez lui. L’océan le rendait heureux. Le sol, à cet endroit, était bon. Être là, sentir l’air, sentir le martèlement des vagues qui se brisaient, entendre leur grondement, leur sifflement perpétuel… Respirer. L’air salé, brumeux, dans le clair de lune. La Jolla, galaxie de lumières étincelantes. Ah, si seulement il savait quoi faire ! 14 Au départ, Phil Chase voulait appeler son blog « Bavardage au coin du feu », mais quelqu’un lui fit remarquer qu’il faisait déjà ça à la radio, alors il opta pour « Au Phil de la plume ». Il écrivait tard le soir, avant de dormir, et postait ses messages sans même procéder à une vérification orthographique. Résultat : son équipe encaissait d’horribles secousses en prenant le café du matin. Phil annonçait pourtant la couleur : il était bien spécifié, en haut de la page d’accueil, qu’il ne s’agissait pas de réflexions politiques formelles de son administration, ce n’étaient que ses rêveries personnelles, privées, affichées pour faire connaître à l’électorat la pensée du citoyen qu’il était. Aucun impact que ce soit sur rien du tout, juste le blog du président. AU PHIL DE LA PLUME [23 :35] Nous, les Américains, ne voulons pas être dans un état de déni en ce qui concerne notre relation au monde et ses problèmes ; si nous représentons cinq pour cent de la population mondiale et si nous brûlons un quart du carbone consommé tous les ans, il faut que nous le sachions et que nous nous demandions pourquoi, et ce que ça veut dire. Ce n’est pas un problème insignifiant et nous ne pouvons pas nous contenter de le mer. C’est une espèce d’obésité. Il y a différentes espèces de déni. Il y en a une qui consiste à se mettre la tête dans le sable. On réussit à ne rien savoir. Comme cette publicité pour les services publics, où l’on voit une bande d’autruches sur une plage : toutes les grosses ont la tête dans le sable, et certaines des petites aussi, mais il y en a beaucoup de petites qui courent dans tous les sens. Elles voient qu’une vague géante arrive, et elles commencent à hurler dans les trous, pour prévenir les grosses : « Il y a une vague qui arrive ! » Alors l’une des grosses relève la tête et répond : « Ne t’inquiète pas, tu n’as qu’à mettre la tête dans le trou, comme ça. » Les petites se regardent, se disent que si leurs parents le font, c’est que ça doit être bien, alors elles se mettent la tête dans le sable aussi – et dans la dernière image on voit que tous les trous dans le sable sont des fenêtres faites de petites télévisions et d’écrans d’ordinateur. Ça dit tout. Et ça, on le voit à la télévision – que vous regardez. Mais il y a d’autres formes de déni encore pires. Il y a une réaction qui consiste à dire « je n’admettrai jamais que j’ai tort, je préférerais encore détruire le monde entier, alors allons-y ». C’est le Götterdämmerung, le Crépuscule des dieux : les dieux condamnés, sentant qu’ils sont en train de perdre le combat, décident de déchiqueter le monde. La malédiction du monde. Hitler pendant les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, quand il fut clair que l’Allemagne allait perdre la guerre. D’accord, les gens sont choqués par la comparaison avec Hitler. Mais réfléchissez à la quantité d’espèces qui ont déjà disparu, et demandez-vous combien d’autres mourront si nous continuons à agir comme nous le faisons. Il se peut que ce ne soit pas un génocide, mais c’est moche. Un spécicide. Comme si rien d’autre n’avait d’importance en dehors de nous, et plus particulièrement ceux d’entre nous qui gobent tout ce qu’on dit. Il suffit pour s’en rendre compte d’observer notre civilisation du Ravissement, ces gens qui s’attendent à voir le monde s’écrouler d’un moment à l’autre : il est clair que nous avons nos prophètes du Crépuscule des dieux, sacro-saints, bien sûr, comme le sont toujours les destructeurs du monde. Et c’est moche. Les pays peuvent devenir dingues, on l’a vu plus d’une fois. Et les empires finissent toujours par devenir dingues. Mais en ce qui nous concerne, ce n’est pas le moment ; nous ne pouvons pas nous permettre de sombrer dans la folie. Nous ne voulons pas que les États-Unis d’Amérique se retrouvent devant la Cour mondiale, accusés de Götterdämmerung. Nous ne pouvons pas laisser ça arriver, parce que C’EST L’AMÉRIQUE, le pays de la liberté, la nation des braves – le pays fait de gens de tous les autres pays –, cette grande expérience que l’histoire du monde entier a menée jusque-là ! Si nous nous plantons, si l’Amérique se plante, l’histoire du monde entier pourrait être considérée comme un échec. Nous ne voulons pas de ça. Nous ne voulons pas passer de l’état d’espoir du monde à celui de condamnés par la Cour mondiale pour tentative de Götterdämmerung. [5 392 691 réponses] 15 Quand Frank regagna Washington, il faisait encore tellement froid que l’idée qu’il aurait pu faire du surf la veille lui parut grotesque. Traverser le continent au mois de mars revenait à changer de planète. Le monde était plus grand qu’on ne pensait. C’était tout un tas de planètes à la fois. L’Hyperniño avait quitté la Californie et suivi la vague de chaleur océanique du Pacifique vers l’ouest, annonçant le début d’une Niña qui allait dévaster l’Asie du Sud-Est. Maintenant, toute la Californie subissait une sécheresse qui avait d’abord frappé la moitié nord de l’État, plusieurs années auparavant. En attendant, la côte Est était plongée dans une sorte de vague de froid, caractérisée par des chutes de neige qui avaient la consistance du polystyrène expansé. Comme la neige de l’Antarctique, lui avait dit Wade, le collègue de Charlie, lors d’une communication téléphonique. Frank l’appelait assez souvent. Il trouvait que c’était le meilleur informateur qu’il pouvait avoir sur la situation dans l’Antarctique. De temps à autre, à la fin d’une conversation, ils abordaient pendant une minute ou deux des questions personnelles – ce qui était intéressant, parce qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Mais il s’était passé une chose ou une autre, Wade lui avait peut-être décrit ses projets pour la semaine à venir, et depuis, ils paraissaient tous les deux aimer parler de ce genre de sujet à quelqu’un qu’ils n’avaient jamais rencontré en chair et en os. Wade aussi avait une petite amie qu’il voyait trop peu. Il se décrivait comme un rat du désert qui endurait un froid polaire dans l’espoir de la revoir. À l’ambassade, seuls les Khembalais les plus âgés étaient accoutumés au froid. Les plus jeunes étaient des créatures tropicales qui erraient, les lèvres bleuies, alors que ceux de la génération de Rudra semblaient ne même pas le remarquer. Ils se promenaient bras nus par des températures glaciales. Quand Frank rentrait, Rudra était souvent au lit, en train de lire ou de regarder des livres d’images. Et puis, un jour, Qang lui avait apporté un ordinateur portable, et depuis il pianotait dessus en ricanant : il regardait des collections de photos de toutes sortes, parfois pornographiques. D’autres fois, Frank le trouvait en train de fredonner tout seul, ou endormi, un livre retourné sur la poitrine. Quand il se levait, il marchait plus lentement que jamais. Quand ils allaient se promener, Frank et lui, ils prenaient le fauteuil roulant, sous l’escalier. Comme s’ils l’avaient toujours fait. — Écoutez ça, dit Frank. « S’il avait la terre pour pâturage et la mer pour étang, il serait encore misérable. N’est riche que celui qui possède le jour. Il n’y a pas de roi, de riche, de fée ou de démon qui ait un plus grand pouvoir. » — Emerson ? avança Rudra. — Exact. Ils avaient un jeu : Frank lisait une citation à Rudra, qui essayait de deviner lequel des deux auteurs de la Nouvelle-Angleterre l’avait écrite. Il s’en sortait vraiment bien. — Brave homme. Ça veut dire qu’on va se promener ? On aurait dit un chien qui tirait sur sa laisse pour sortir. — Bien sûr ! Et donc ils sortaient, Rudra emmitouflé dans une veste de duvet et des couvertures pour résister au froid qu’il prétendait ne pas sentir, Frank dans un échantillonnage satisfaisant de son propre équipement contre le froid. Ils avaient un itinéraire qui les emmenait vers le nord et le Potomac, sous les grands chênes qui bordaient Irving Street et Fillmore Street. Ils arrivaient au fleuve, à l’embouchure de Windy Run, qui n’était pas souvent pris en glace, et était donc un trou d’eau temporaire fréquenté par les cerfs, les renards, les castors et les rats musqués. Ils cherchaient ces habitués, et d’autres visiteurs plus rares, puis le vent les obligeait à tourner le dos et à partir vers l’aval pendant un moment, sur un vieux trottoir asphalté plein de trous, après quoi ils pouvaient rentrer chez eux par la 24e Rue. La promenade durait une heure à peu près. Parfois ils s’arrêtaient près du fleuve une heure de plus. Un jour, alors qu’ils s’apprêtaient à repartir, Frank vit un éclair de flanc sombre, et eut l’impression que ça pouvait être une espèce d’antilope. Ç’aurait été la première fois en Virginie qu’il voyait un animal exotique retourné à la vie sauvage, et ça valait la peine d’appeler Nancy pour le faire entrer dans le GIS. Mais il n’en était pas sûr, alors il laissa tomber. Le quartier tranquille situé entre le Rock Creek Park et Connecticut Avenue était plus désert que jamais. Il avait toujours paru vide, par rapport à la majeure partie de Washington, mais trois ou quatre maisons qui avaient brûlé n’avaient jamais été reconstruites, et d’autres étaient condamnées avec des planches depuis la grande inondation. La nuit, ces sombres demeures donnaient un aspect fantasmagorique à tout l’endroit. On voyait de la lumière filtrer de certaines de ces maisons, de la fumée monter de leur cheminée. Si, après une promenade dans la ravine, au crépuscule, Frank avait faim ou voulait de la compagnie, il appelait Spencer et allait voir s’il n’était pas dans l’une d’elles. Une fois, ils découvrirent qu’il était dans la maison même devant laquelle se trouvait Frank. Il y entra, un peu hésitant au départ. Mais on le connaissait de vue, maintenant. Alors, sans autre forme de procès, il aida à suspendre un grand chaudron sur le feu, mangea de la viande braisée et finit par taper sur une poubelle vide pour accompagner Spencer qui chantait en jouant des percussions sur sa chaise. Robert et Robin se montrèrent, mangèrent, chantèrent en duo, Robert jouant de la guitare, puis ils insistèrent pour sortir faire une partie de golf de nuit avec Spencer et Frank. La lune était pleine, et une fois qu’ils eurent commencé, Frank constata qu’ils n’avaient pas besoin d’y voir pour effectuer leur parcours. Ils l’avaient fait si souvent qu’ils connaissaient tous les tirs possibles. Quand ils lançaient, ils sentaient viscéralement l’endroit où le frisbee allait atterrir, ils couraient le récupérer, et neuf fois sur dix ils le ramassaient. Cette nuit-là, ils perdirent tout de même l’un des frisbees de Robert et passèrent quelques minutes à le chercher avant que Spencer ne crie, comme toujours dans ce genre de situation, « AINSI SOIT-IL ! », puis ils repartirent. Les chaussures et les chaussettes trempées par la neige fondue. Pas de raquettes, ce soir-là. Frank sautait dans les ornières, abandonnant ses pieds à leur destin gadouilleux. S’il avait escaladé une montagne, ç’aurait été une catastrophe. Mais en ville, ça ne faisait rien. Il y avait même un certain plaisir à abdiquer toute prudence et à se précipiter dans de grandes congères, à se jeter dans la neige tantôt poudreuse, tantôt compacte comme de la glace. Et puis, lors d’un de ces bonds, il se prit le pied dans quelque chose et retomba sur une tanière de cerf, affolant une créature qui gigota en dessous de lui. Frank tenta de se relever, glissa et retomba sur la biche. L’espace d’une seconde, il sentit sous son corps le flanc chaud, frémissant, de l’animal. On aurait dit une femme qui essayait de rejeter un manteau de fourrure de ses épaules. Son cri de surprise sembla les catapulter tous les deux hors du trou dans deux directions différentes, et les potes se moquèrent de lui. Mais tout en courant il sentait encore dans son corps cette soudaine intimité, cette secousse cinétique. Une soudaine collision avec une femelle d’une autre espèce ! Les coupures de courant étaient particulièrement pénibles. Pour les rares animaux exotiques qui passaient ce deuxième hiver dans la nature. Les abris chauffés du Rock Creek Park étaient opérationnels, et tous équipés de groupes électrogènes pour les coupures de courant plus longues, mais ils faisaient du bruit, ils recrachaient des vapeurs méphitiques, et aucune des créatures ne les aimait, même pas les humains. Cela dit, le froid intense de ces nuits du début du printemps pouvait tuer, et de nombreux animaux venaient s’y réfugier quand la température était vraiment glaciale, mais ils n’étaient pas très heureux. Il aurait été plus simple qu’ils soient enfermés, se disait parfois Frank. Du reste, c’était à peu près ce qui se passait : ils étaient rivés aux abris par le froid. Tant d’animaux différents réunis dans un même lieu – c’était si beau et si peu naturel que Frank en était toujours surpris. Ce genre de rassemblement offrait aux spécialistes du zoo une chance de se livrer à toutes sortes d’observations sur ces animaux redevenus sauvages, et les volontaires du FOG qui avaient leur certification « froid » étaient les bienvenus. Avec l’aide de Frank, Nick était devenu le plus jeune certifié « froid » du FOG, ce dont il semblait très fier à sa façon tranquille. Frank était assurément content – même s’il essayait aussi d’être là chaque fois que Nick était de sortie avec le FOG quand il faisait extrêmement froid, pour s’assurer que tout se passait bien. Le froid rigoureux était dangereux ; ils le savaient tous, maintenant. Les tabloïdes étaient pleins d’histoires de gens qui avaient gelé dans leur voiture à un feu rouge, ou sur le pas de leur porte, en essayant de trouver leurs clés, ou même dans leur lit, la nuit, après une panne de couverture électrique. Il y avait aussi les lauréats réguliers du Darwin Award[3], qui nourrissaient l’avidité insatiable des tabloïdes pour les catastrophes imbéciles. Frank se demandait si le moment viendrait jamais où les gens connaîtraient assez de désastres dans leur propre vie pour ne plus éprouver le besoin de vampiriser ceux des autres. Mais ça n’avait pas l’air de s’être déjà produit. Frank et Nick avaient mis sur pied une routine : Frank passait le samedi matin et ils emportaient des mugs de voyage, fermés, de café et de chocolat bouillant fournis par Anna. Ils partaient du fort de Russey, au nord. Ce matin-là, ils repérèrent, parmi la meute habituelle de cerfs et de castors, un tapir qui était sur la liste des animaux recherchés par le zoo. Ils appelèrent le zoo et attendirent, pas très à l’aise, que l’équipe arrive avec les fusils à flèches soporifiques, les filets et les sangles. Ils avaient vécu une triste expérience de ce genre : Frank avait atteint un gibbon avec une flèche de tranquillisant, et il s’était tué en tombant. Ils n’y avaient plus jamais fait allusion, ni l’un ni l’autre, mais ils parlèrent peu jusqu’à l’arrivée de l’équipe du zoo. L’un des gars tira sur le tapir, les autres animaux bondirent, et les hommes approchèrent. Ils insérèrent une puce à haute fréquence sous la peau épaisse du tapir. Les signes vitaux de l’animal semblaient bons, mais ils décidèrent de l’emmener quand même. Trop de tapirs étaient morts. Nick et Frank aidèrent à soulever l’animal inconscient, à le déposer sur un grand chariot, et à le transporter dans la neige comme s’ils portaient un cercueil. Les aurochs contemplèrent la procession du haut d’une crête, à bonne distance. Après ça, Nick et Frank redescendirent vers le zoo en suivant le cours d’eau. Le Rock Creek était pris en glace, et ils dérapaient sur les sections lisses. Les parois de la gorge mises à nu par le courant subissaient un cycle gel-fonte-regel qui laissait des éclaboussures de boue jaune sur le ruban blanc, gelé. Souvent la glace formait des amas ou était comme fouettée en une sorte de meringue mousseuse. Ensuite, ils remontèrent et se retrouvèrent au parking du zoo. Le zoo proprement dit s’éveillait à peine dans la lumière de magnésium du matin. Des nuages de buée givrée montaient des naseaux des animaux et des bouches d’aération des systèmes de chauffage. On se serait cru dans une source chaude en hiver. Il y avait plus d’animaux que de gens. Cela dit, comparé au Rock Creek, il y avait foule. C’était un bon endroit pour se reposer au soleil, et prendre un chocolat chaud. Les tigres étaient de sortie. Ils étaient allongés sous l’un des puissants appareils de chauffage à rayonnement. Ils ne s’en écarteraient pas tant que le soleil ne serait pas sur eux, alors il valait mieux aller voir les léopards des neiges, qui adoraient ce genre de temps et auraient été tout à fait capables de retourner à la vie sauvage dans ce biome et ce climat. Il y avait des gens, au FOG, qui prêchaient pour leur libération, et celle de certaines autres espèces prédatrices adaptées à l’hiver, ne serait-ce que pour juguler l’invasion de cerfs qui proliféraient dans la ville. Mais d’autres, au zoo, étaient contre. Ils invoquaient la sécurité des êtres humains et des animaux de compagnie, et le statu quo avait de bonnes chances de se prolonger encore un moment. Le zoo avait déjà assez de problèmes avec les animaux sauvages en liberté ; s’ils se faisaient les avocats des prédateurs, ça deviendrait vraiment dingue. Après déjeuner, ils demandaient à un employé du zoo de les ramener au van de Frank, ou bien ils y retournaient en raquettes. Si la température remontait au-dessus de zéro, la forêt devenait un arc-en-ciel dégoulinant de petites taches de couleur difractant la lumière où que porte le regard. Ensuite, ils retournaient chez les Quibler. Nick avait des devoirs à faire, ou un tennis prévu avec Charlie. Frank restait parfois déjeuner. Après quoi, Charlie le raccompagnait. Comme aujourd’hui : — Alors, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? — Eh bien, je ne sais pas. Je pourrais… Une longue pause. Le temps de la réflexion. — Tu ne t’en sortiras pas comme ça, Frank. On veut t’entendre choisir. — Bon, d’accord ! Je vais aider les Khembalais à déménager leur ferme, voilà ! dit-il sous le coup d’une impulsion. — Pas mal. Quand retournes-tu chez le docteur, déjà ? Réponse, sur un ton funèbre : — Lundi. — Bon. C’est bien. Il faut que tu saches à quoi t’en tenir. — Oui. Sans enthousiasme. — Tu nous diras ce qu’ils auront trouvé, hein ? Et si on peut faire quelque chose pour t’aider. S’il faut que tu te fasses déboucher les sinus au motoculteur, ou recasser le nez pour remettre les choses en l’état ou je ne sais quoi. — Promis. Frank trouvait étrange que les Quibler soient au courant de ses problèmes de santé. Mais il avait essayé d’entretenir un courant d’échange dans certains domaines avec Anna, et apparemment, tout ce qu’il lui disait, Charlie finissait par l’apprendre. Et Nick aussi, dans une certaine mesure. Frank n’avait pas prévu ça, mais il ne voulait ni se plaindre, ni y changer quoi que ce soit. Il s’y faisait. Et c’était bien que Charlie lui ait posé la question ; sans ça, il n’aurait peut-être pas su quoi faire. La pression devenait une espèce de mur. Alors : aller chez les Khembalais et remplir son van d’un tas de trucs pour la ferme. Dehors, dans la campagne enneigée, la construction du nouveau domaine avançait. Beaucoup de Khembalais avaient des licences dans toutes sortes de corps de métier et pouvaient faire eux-mêmes presque tout le boulot légalement. Le travail progressait comme dans une grande famille, ou une équipe de base-ball : tout le monde mettait la main à la pâte, et les travaux échappaient à l’économie monétaire. C’était impressionnant ce qu’on arrivait à faire de cette façon. Frank lorgnait le bouquet d’arbres dressé sur le point le plus haut de la ferme ; principalement des chênes rouvres. Comme celui de sa maison dans l’arbre, en beaucoup plus gros. Ils formaient un dais qui couvrait presque un demi-hectare de terrain. Il lui semblait que les grosses branches entrelacées seraient parfaites pour les fondations d’une extravagance digne des Robinsons suisses, et cette idée plut à Padma et Sucandra. C’était donc une chose à envisager. Le printemps n’allait plus tarder, et il y avait des matériaux et tous les bras qu’on voulait à portée de main ; rien de tel que le moment présent ! Saute sans regarder !… Enfin, jette peut-être un petit coup d’œil avant, quand même. Les divers scans que le docteur avait demandé à Frank de faire avaient été effectués, à un rythme accéléré parce qu’ils semblaient trouver des choses qui exigeaient une certaine rapidité ; et maintenant le moment était venu de rencontrer le spécialiste du cerveau. C’était un docteur qui faisait de la neurologie, de la chirurgie faciale et cérébrale ; donc, pour monsieur Tout le Monde, un personnage très impressionnant, et pour un homme du paléolithique un chaman de l’espèce la plus rare : un guérisseur qui guérissait vraiment. Terrifiant. Plus effrayant que n’importe quel médecin sorcier. Quand le sublime technologique était évident, la peur revenait au premier plan. Le bureau du docteur était assez ordinaire, et le bonhomme aussi. Il avait à peu près l’âge de Frank, il perdait ses cheveux, il était briqué à mort, très propre, rasé d’ultra près, les mains impeccables. Habitué à voir les mains des frangins, et de Rudra, Frank n’arrivait pas à croire à la perfection des mains de cet homme. Des outils très importants. Elles lui donnaient vaguement l’aspect d’un mannequin de cire. — Asseyez-vous, fit-il en indiquant le fauteuil devant son bureau. Puis il lui décrivit ce qu’il avait trouvé dans son dossier. — On observe un hématome subdural chronique, dit-il en indiquant une tache claire dans une zone qui avait vaguement la forme d’une coupe de cerveau – le cerveau de Frank. Le scan crânien et l’IRM faisaient tous deux apparaître cet hématome, poursuivit le docteur, et il était clair qu’il résultait du traumatisme que Frank avait subi. — Beaucoup de vaisseaux sanguins ont été rompus. La plupart étaient extérieurs à la dure-mère. Le sac qui contient l’encéphale. Frank hocha la tête. — Mais il y a des veines appelées « pontantes », entre la dure-mère et la surface du cerveau. Certaines se sont rompues, et semblent suinter encore. — D’où le goût de sang que je sens parfois ? — Ça doit venir du sang encapsulé dans le tissu cicatriciel à l’extérieur de la dure-mère, là, fit le spécialiste en indiquant un point de l’IRM. Votre système immunitaire s’emploie à l’éliminer, et avec le temps il devrait y arriver, mais parfois, quand vous tournez très fort la tête, ou quand le rythme de votre cœur s’accélère, il doit fuir de cette encapsulation dans le sinus, et descendre dans votre arrière-gorge. C’est ce que vous sentez. Et comme l’hématome subdural est à l’intérieur de la dure-mère, là, il doit exercer une certaine pression sur votre cortex frontal, du côté droit. Vous n’avez pas remarqué un changement dans votre pensée, dans vos sentiments ? — Eh bien, oui, répondit Frank, à la fois soulagé et inquiet. C’est ce qui m’a amené à consulter, au départ. Je n’arrive pas à prendre de décisions. — Ah. Ça, c’est intéressant. C’est vraiment sérieux ? — Ça dépend. J’ai parfois du mal à décider, même pour les choses les plus triviales. Il arrive que ça me paraisse impossible. D’autres fois, ça va, c’est plus facile. — De la dépression associée ? Vous êtes déprimé ? — Non. Enfin, je suis un peu surmené en ce moment. Mais je me sens souvent assez exalté. Et en même temps… confus. Et préoccupé. Je m’en fais parce que je n’arrive pas à prendre de décisions. Et… j’ai peur de faire… n’importe quoi. Quelque chose de stupide, ou dangereux. Mal, ou dangereux. Je n’ai pas confiance en mon jugement. Et j’ai des raisons de m’en méfier. — Hmm, hmm, faisait le docteur en prenant des notes. Oh, super. Et pourquoi ne pas aller raconter tout ça à sa compagnie d’assurances ? Quelle idée, vraiment ! Peut-être encore une mauvaise décision, ici et maintenant, dans cette pièce. Un échantillon de ce dont il était capable. — Des changements dans votre perception du goût ? — Non. Je ne peux pas dire que j’aie remarqué quoi que ce soit. — Et quand vous sentez ce goût de sang, est-ce que ça correspond à des périodes de décision ou d’indécision ? — Je ne sais pas. Mais c’est une question intéressante. — Vous devriez tenir un journal de vos symptômes. Consacrer un calendrier rien qu’à ça, le mettre à côté de votre lit, et noter les jours où vous arrivez à prendre des décisions ; de un à dix, selon l’échelle classique. Et puis, aussi, notez les saveurs et autres phénomènes inhabituels – les vertiges, les maux de tête, les pensées ou les états d’esprit étranges, ce genre de chose. Les états d’esprit peuvent être caractérisés et notés, eux aussi. Frank commençait à bien aimer ce type. Maintenant, il allait devenir sa propre expérience, une expérience de conscience. Il allait observer ses propres pensées, en une sorte de méditation quantifiée. Rudra allait adorer ; Frank entendait déjà son rire profond, entendait la façon dont il dirait : « Bonne idée. » — Je vais essayer, dit-il au docteur. Oh, j’allais oublier : je ne sens rien sous mon nez, et derrière. Il est tout engourdi. C’est comme si un nerf avait été… Je ne sais pas. — Tiens ? Voyons un peu ça… Il regarda les scans. — Il y a peut-être quelque chose au niveau de la neuvième paire de nerfs crâniens. Le nerf glossopharyngé est juste à l’endroit de l’encapsulation. — Est-ce que je vais retrouver la sensation ? — Peut-être ou peut-être pas, répondit le docteur. Ils lui avaient tous dit la même chose ; ça devait être la réplique standard en cas de traumatismes nerveux, comme le couplet sur le président qui avait beaucoup de pain sur la planche. Les gens aimaient rabâcher. — Et l’hématome ? — Eh bien, il y a un moment que vous avez été blessé, alors il est probablement stabilisé. Il est hypodense. On pourrait suivre son évolution avec des scans séquentiels. Il se peut qu’il se résorbe tout seul. — Et s’il ne se résorbe pas ? — On pourrait le drainer. Ce n’est pas une opération compliquée, compte tenu de l’endroit où il est localisé. On pourrait intervenir en passant par le nez. Ça devrait être assez simple, fit-il en regardant à nouveau les clichés. Évidemment, avec la neurochirurgie, il y a toujours un risque. Il faudrait qu’on envisage ça en détail, si vous voulez qu’on en arrive là. — Bien sûr. Mais vous me conseillez de le faire ? — Ça dépend de vous, répondit le spécialiste en haussant les épaules. Les problèmes cognitifs que vous signalez sont assez habituels en cas de pression sur cette partie du cerveau. Il semblerait que certaines composantes de la prise de décision soient localisées dans ces gyrus du cortex cérébral. C’est lié aux composantes émotionnelles de l’estimation du risque, etc. — J’ai un peu regardé la littérature, dit Frank. — Bon, alors vous savez ce qui peut arriver. Il y a des cas assez inhabituels. Ça peut être débilitant. Certains cas de très mauvaises prises de décisions, accompagnées par une diminution ou une disparition complète de l’affect. Mais votre hématome n’est pas très important ; il devrait être assez facile à drainer, ce qui vous débarrasserait du caillot encapsulé. — Et je ressentirais des modifications dans ma pensée ? — Oui, c’est possible. C’est généralement le cas, alors ça plaît aux patients ; ils sont soulagés. Mais il y en a d’autres qui sont perturbés par la perception de la différence. — Est-ce que ça disparaît, ou est-ce qu’on s’y habitue ? — Eh bien, l’un ou l’autre. Ou rien du tout. Je ne peux rien affirmer, sur ce point précis. Concentrons-nous sur le drainage de l’hématome et la suppression de la pression. Ensuite, ça marchera, ou ça ne marchera pas. — Alors si je ne suis pas très désespéré, peut-être que je ne devrais rien y changer, hein ? avança Frank. Il ne voulait pas s’embarquer dans une opération du cerveau ; le seul fait de se dégager les sinus lui paraissait déjà assez terrible. Le docteur eut un sourire imperceptible. Il le comprenait parfaitement. — C’est normal que vous ne preniez pas ça à la légère. Cela dit, il y a une masse de sang, là-dedans, et souvent le premier signe de son gonflement est une modification de la pensée ou des sentiments, ou un sérieux mal de tête. Il y a des individus qui n’ont pas envie de subir ça. Et les problèmes de prise de décision peuvent être assez handicapants. Alors, certaines personnes préfèrent prendre les devants et décident de se faire opérer. — Bon sang ! fit Frank. C’est juste le genre de décision que je ne peux plus prendre. Le docteur eut un rire bref, mais son regard était compatissant. — Ce ne serait pas une décision facile à prendre. Vous devriez vous fixer un certain délai pour voir ce que vous ressentez. Faites une liste d’arguments pour et contre, notez sur votre calendrier les symptômes, les pensées que ça vous inspire. Faites-le pendant une dizaine de jours. Vous verrez bien si une ligne de décision se dégage de façon perceptible. Frank poussa un soupir. Il pourrait peut-être construire un algorithme qui déciderait à sa place, en indiquant la ligne de conduite la plus robuste. Une sorte d’aide. Parce que c’était une décision qu’il ne pouvait éviter ; et il était le seul à pouvoir la prendre. Et ne rien faire était une décision, aussi. Mais peut-être la mauvaise. Alors il devait décider, il devait prendre une décision consciente. Sans doute la plus importante qu’il aurait à prendre dans l’avenir. — D’accord, dit-il. Je vais essayer ça. 16 De retour au travail, Frank essaya de se concentrer ; mais il en était tout simplement incapable. Ou alors, quand il se concentrait, c’était sur le mot « hématome ». Hématome subdural chronique. Il y a une pression sur mon cerveau. J’arrive à me concentrer, se disait-il. J’arrive à me concentrer pendant des heures d’affilée. C’est juste que je ne peux pas prendre de décision. Il prit un stylo, ferma les yeux et le pointa sur sa liste de « choses à faire ». Voilà à quoi il en était réduit. Enfin, en réalité, il avait mis trois choses à faire dans une rubrique « armée », et – c’est malin – il se rendait compte qu’il aurait dû pointer la ligne « ALLER AU PENTAGONE » de sa liste, parce que Diane lui avait dit de le faire. Il avait pris des rendez-vous, c’était le jour J, alors il n’avait aucun choix à faire. Commencer par vérifier son agenda, afin d’éviter ce genre de torture. 1) la marine, 2) l’armée de l’air, 3) le corps des ingénieurs de l’armée, disait son agenda. D’abord le secrétaire du Département de la Marine : le principal responsable du nucléaire, heureux de rencontrer le conseiller de la conseillère scientifique du président, lui avait dit Diane. Déjeuner au Pentagone. Le Pentagone avait sa propre station de métro, juste à l’ouest du Potomac. Frank émergea des profondeurs et parcourut à pied la courte distance qui menait aux marches montant vers les grandes portes du bâtiment, face au fleuve. De là, on n’avait pas idée de l’immensité du Pentagone. On aurait dit n’importe quelle bâtisse de béton, imposante, mais pas très haute. À l’intérieur, il y avait une salle d’attente. Il franchit un portail de détection, comme dans les aéroports, et un MP lui fit signe de passer. Puis un autre MP assis à un bureau lui demanda son permis de conduire, vérifia sur son ordinateur que son nom figurait sur une liste et prit une photo de lui avec une petite caméra sphérique fixée en haut de son écran. Il récupéra le tirage et fixa la photo sur un badge d’identité tout neuf où figuraient un code barre, le nom de Frank et le nom de celui qui allait le recevoir. Frank prit le badge, le clipsa sur sa chemise et s’installa dans la salle d’attente. Il y avait une table avec des documents promotionnels sur les différents services de l’armée et leurs missions, et même des brochures sur les deux dernières guerres. Le responsable nucléaire de la marine était un certain capitaine Ernest Gamble. Il avait été professeur de physique à Annapolis. Un homme cool, professionnel. Ils suivirent un couloir interminable. Gamble lui fit monter un escalier menant vers une fenêtre qui donnait sur le parc intérieur du Pentagone, baigné par le soleil. Puis ils retournèrent vers l’intérieur, le long d’un autre très long couloir. — Il y avait, dans le temps, des petites voitures de golf pour circuler dans le bâtiment, lui expliqua Gamble, mais les gens avaient tout le temps des accidents, et les réparations prenaient un temps interminable. On raconte une blague, ici : il a fallu dix-huit mois pour construire le Pentagone, et dix ans pour le restaurer. Ils passèrent devant un petit centre commercial, que Frank fut surpris de voir à l’intérieur du Pentagone même, et ils arrivèrent à un restaurant, situé comme le reste dans les profondeurs du bâtiment. Ils s’assirent, passèrent commande et allèrent se servir à un bar à salades. En mangeant, ils discutèrent des capacités de production d’énergie nucléaire de la marine. Depuis que l’amiral Rickover avait pris le commandement de la flotte nucléaire, dans les années 1950, le programme nucléaire de la marine avait été maintenu au niveau de sécurité le plus élevé possible, et le dossier était sans faille, sans un seul accident (non classifié) relâchant plus de cinquante rads. — Et les accidents classifiés ? — Je ne suis pas au courant, répondit Gamble, platement. Quoi qu’il en soit, après un demi-siècle d’opérations de conception et d’exploitation, la marine n’avait jamais connu d’accident de réacteur. Ils envisagèrent la possibilité que la marine dirige des opérations de conception, et éventuellement de supervision, d’un certain nombre de « centrales nucléaires de sécurité nationale » financées par le gouvernement fédéral, afin d’éviter les désastres auxquels mènerait inévitablement une énergie nucléaire privatisée, qui rognerait sur les prix. Les nouvelles centrales seraient aussi exonérées des réglementations environnementales dont les militaires étaient exemptés. Généralement, ces dispenses étaient une mauvaise idée, mais dans ce cas, peut-être pas. De fait, poursuivre ce projet reviendrait à nationaliser une partie des ressources énergétiques du pays, souligna Gamble. Un petit mouvement à la Hugo Chavez, suggéra-t-il, qui leur vaudrait un édito embrasé du Wall Street Journal et consorts. Ajoutez à ça les objections environnementales, et ce ne seraient pas les adversaires à un tel projet qui manqueraient. Mais la marine, suggéra Frank, n’avait pas de raison de craindre les critiques, quelles qu’elles soient. Elle faisait ce que le Congrès et le président lui disaient de faire. Gamble était d’accord. Sans le dire ouvertement, il donna même à Frank l’impression que les têtes pensantes de la marine pourraient être heureuses d’être chargées de la sécurité énergétique de la nation. Ces temps-ci, la stratégie militaire globale et la technologie s’étaient combinées de telle sorte que les marines nationales étaient indispensables mais pas très glamour ; elles fonctionnaient comme des taxis d’eau géants pour les autres services. L’ambition de faire plus était répandue dans le cabinet du ministre, et jusqu’à Annapolis. — Génial, dit Frank. Tout en écoutant cette présentation habile, vague mais suggestive, une idée lui était venue à l’esprit. — En cas de coupure de courant, la flotte nucléaire pourrait peut-être faire office de générateurs de secours ? — Certainement, si je comprends bien ce que vous voulez dire. On a déjà fait ce genre de chose, en Afrique et en Asie du Sud-Est, dépanner des villes ou des districts, en se connectant sur le réseau. — Des villes de quelle taille ? — Les bâtiments peuvent fournir des dizaines de mégawatts. Je pense qu’un transporteur de classe Roosevelt pourrait alimenter une ville de cent mille habitants, peut-être davantage. — J’aimerais avoir des chiffres sur tout ça. Après le déjeuner, il passa au point 2 de son programme : l’aviation. Un aide de camp apparut et lui fit parcourir deux angles du Pentagone, vers l’aile dévolue à l’armée de l’air. Sur les murs étaient accrochés des tableaux géants représentant toutes sortes d’appareils, des avions étincelants souvent engagés dans des combats aériens, où les avions ennemis abattus plongeaient sous des colonnes de flammes et de fumée. Frank avait l’impression de se retrouver dans la chambre d’un ado fou de guerre. L’expert scientifique en chef de l’armée de l’air était un universitaire, nommé pour deux ans. Frank l’interrogea sur la possibilité d’impliquer l’armée de l’air dans une énergie solaire basée dans l’espace et appelée à se déployer rapidement. L’expert scientifique en chef se montra optimiste. Le principe était simple : des capteurs solaires faisant du photovoltaïque en orbite, renvoyant l’énergie sous forme de microondes vers la Terre, où elle serait captée par des centrales énergétiques qui deviendraient des centres de capture et de transfert plutôt que des usines génératrices proprement dites. Il faudrait qu’ils trouvent le moyen d’éviter de griller trop d’oiseaux et d’abeilles avec les micro-ondes – de ce point de vue, le problème se rapprochait de celui des éoliennes –, mais à part ça c’était assez simple, techniquement, et cette solution présentait l’avantage potentiel d’être exceptionnellement, presque incroyablement, propre. Mais… ? — Il vous faudrait un sacré booster pour emporter tout ce matos dans l’espace, dit l’expert scientifique en chef. Peut-être un appareil à décollage et à atterrissage verticaux, une sorte de ramjet. En tout cas, un nouveau et énorme booster, comme la vieille fusée Saturn – si stupidement annulée à la fin du programme Apollo –, modernisée par un demi-siècle d’améliorations dans le domaine des matériaux et de la conception. Un bon booster reléguerait la navette spatiale au rang d’engin ahurissant et dangereux – ce qu’elle avait toujours été. — Beaucoup de progrès à faire de ce côté-là, alors ? demanda Frank. La question avait été étudiée, et de nouveaux départs pris, mais on ne pouvait pas dire que la machine était vraiment lancée. C’était pourtant une partie cruciale d’une solution énergétique complètement propre. — À quoi pensent les gens depuis dix ou vingt ans ? s’étonna Frank. Pourquoi ne pas faire ce qui est évident ? L’expert scientifique en chef haussa les épaules. C’était une question qui n’appelait pas de réponse. Seul Edgardo se serait donné la peine de hurler : « Parce qu’on est complètement cons ! » — L’armée de l’air pourrait-elle commanditer un gros lanceur, à titre de priorité pour la Défense ? demanda Frank. — Eh bien, normalement, ce serait la prérogative de la NASA. Il y a des tas de gens que l’idée de ce qu’on appelle la militarisation de l’espace rend très nerveux. — La NASA pourrait faire ça ? Encore un haussement d’épaules, très expressif. La NASA était un petit organe compliqué, souvent inextricable. L’armée de l’air pourrait peut-être travailler main dans la main avec la NASA, sur la base du partenariat. Lui apporter son concours sans se montrer trop intrusive. — Et même le financer ? suggéra Frank. Évidemment, ça soulevait le problème de la reprogrammation budgétaire dont le général Barrack lui avait parlé, l’année précédente. Et – encore une fois – ça ne pouvait se faire que sous l’égide du Congrès. Mais l’armée de l’air était prête à défendre ce projet devant le Congrès. Ils serviraient comme on le leur demanderait. Bon. Frank remercia l’expert scientifique puis fut escorté vers l’aile de l’armée, pour sa réunion avec le point 3 : le Corps des ingénieurs de l’armée. Là, il apparut que le général Barrack avait été appelé ailleurs précipitamment, et on le ramena à la salle d’attente, qui était le seul endroit par où on pouvait quitter le bâtiment. Dans le métro (qui l’avait construit, celui-là ?), il essaya de faire un peu le tri dans tout ça. La marine venait à la rescousse de l’Énergie, l’armée de l’air épaulait la NASA, le génie militaire coopérait à toutes les infrastructures basées sur terre, et notamment la séquestration du carbone et la stabilisation des lignes de côte. Avec tous ces efforts d’atténuation, ils allaient finir par terraformer la Terre. C’était une question de Défense nationale. De défense de toutes les nations, mais peu importe. La République était en danger. L’armée devait être impliquée. Surtout compte tenu de son budget. Une armée aussi grande que toutes les autres armées de la planète réunies travaillait pour un pays qui avait explicitement renoncé à toute ambition impériale, et à toute responsabilité de police mondiale, mission qu’elle souhaitait refiler aux Nations unies dans le cadre du projet de monde globalisé. Ça voulait dire qu’il y avait maintenant un budget gigantesque et une capacité de production, qui s’étendait au secteur privé grâce aux nombreux sous-traitants de l’armée, qui n’avaient pas grand-chose à faire. C’était un dépassement de budget instantané. Peut-être que ça pourrait être imputé au projet d’atténuation. L’armée suisse fonctionnait comme ça. Frank se demanda si le programme FCCSET pourrait être mis à contribution pour coordonner tous ces efforts fédéraux, peut-être sous la responsabilité de l’OMB. Échafauder une architecture de mission supérieure. Il se demanda si les gars du FBI ne pourraient pas traquer les programmes super secrets qui avaient été mis en place de leur propre initiative, et dissimulés au sein de l’intelligence supérieure et du magma sécuritaire. Frank avait du mal à se représenter comment ça marcherait, et dans ce cas précis il sentait que sa perplexité n’était pas due à ses problèmes cognitifs personnels, mais à la taille et à la complexité du gouvernement fédéral – et du dossier même. En tout cas, ce qui était clair, c’est que le Pentagone distribuait beaucoup d’argent. Si l’armée avait envie d’entrer dans la danse, ça pourrait être une ressource incroyable. En attendant, dans la sphère privée, il était temps de trouver et d’aller voir de gros détenteurs de capitaux. Comme, par exemple, les compagnies de réassurance, qui disposaient de fonds dont le total devait friser les dix trillions de dollars. Le prochain sujet sur sa liste. S’il arrivait à rester tout le temps aussi occupé, il n’aurait pas besoin de décider quoi que ce soit. Ou de se demander où était Caroline, et pourquoi elle n’avait pas encore repris contact avec lui. Les compagnies de réassurance, qui avaient financé l’essentiel de la flotte de sel, l’année passée, étaient habituées au coût énorme de tels projets. C’étaient aussi les spécialistes mondiales du coût encore bien supérieur de l’ignorance des problèmes. En fin de compte, c’étaient elles qui avaient fait les frais du long hiver, elles avaient leurs propres algorithmes coûts-bénéfices, et elles connaissaient bien le concept de prise de décision robuste – qui était très important pour elles, parce que moins dévastateur pour leurs affaires, à long terme. Diane avait invité des représentants des quatre principales compagnies de réassurance à rencontrer sa force d’intervention sur le réchauffement global. Il y avait une vingtaine de personnes dans la salle de conférences des anciens bureaux de l’Exécutif, dont Anna, qui était venue de la NSF pour la journée. Diane leur souhaita la bienvenue puis entra dans le vif du sujet conformément à son style habituel en invitant Kenzo à leur exposer ce qu’on savait de la situation dans l’Atlantique Nord et, plus globalement, dans le monde entier. Kenzo fit défiler et commenta ses diapos PowerPoint comme un chef d’orchestre pop. Ensuite, l’un des experts ès catastrophes naturelles de Swiss Re – l’une des compagnies de réassurance – fit un topo aux termes duquel il était clair que, du point de vue des assurances, l’élévation du niveau des mers était la pire de toutes les conséquences du réchauffement : un quart de la population du globe vivait le long des côtes. Si le niveau de la mer s’élevait ne serait-ce que de deux mètres, un cinquième des infrastructures humaines étaient menacées. Et c’était l’estimation la plus optimiste de ce qui les attendait au cours des dix ans à venir. Si la rupture de la banquise de l’Antarctique Ouest se poursuivait à ce rythme, ils craignaient une élévation de sept mètres du niveau des eaux. On pouvait être au courant de ce genre de chose sans le comprendre vraiment. Tous, autour de la table, essayèrent de se le représenter. Frank prit son stylo, le serra comme s’il obligeait son cerveau récalcitrant à phosphorer. — J’ai regardé les chiffres, commença-t-il d’une voix hésitante. Imaginons une seconde que nous avons mis au point une production d’énergie suffisamment propre, et que le volume d’eau déjà déplacé par la banquise de l’Antarctique est de l’ordre de quarante mille kilomètres cubes. Bon. Il y a un certain nombre de bassins : le Sahara, l’Asie centrale, le Grand Bassin d’Amérique du Nord et l’Afrique du Sud. De fait, la position actuelle des continents et le schéma des vents dominants ont asséché toutes les surfaces terrestres autour de trente degrés de latitude nord et sud. Dans le Sud, ça ne veut pas dire grand-chose, mais dans le Nord, ça représente une énorme zone désertique. Tous ces bassins réunis ont une capacité potentielle de soixante mille kilomètres cubes environ. Il releva brièvement les yeux de son portable, et constata qu’ils le regardaient comme s’il était un insecte, mais il s’y attendait. Il réprima un haussement d’épaules et poursuivit sa présentation PowerPoint. — Et donc, on pourrait pomper beaucoup de l’eau de mer excédentaire pour la mettre dans les bassins vides autour du trentième parallèle, ce qui permettrait peut-être de stabiliser le niveau des océans. — Houlà, fit Kenzo dans le silence, quand Frank eut fini de parler. Ça modifierait considérablement le climat de ces régions… — Ça, c’est sûr, dit Frank. Et alors ? Le climat est complètement détraqué, de toute façon. Vu le contexte général, est-ce qu’on pourrait encore distinguer cet effet de tout le reste ? Kenzo éclata de rire. — Bon, dit Frank, sur la défensive, dans la salle redevenue silencieuse. Je me suis dis que je devais au moins vous communiquer les chiffres. — Il faudrait une sacrée quantité d’énergie pour pomper autant d’eau vers l’intérieur des terres, ajouta Anna. — Je n’ai pas idée de la modification du climat que ça induirait, dit Kenzo avec jubilation. — Est-ce que la mer de Salton a changé quoi que ce soit, du côté abrité du vent ? demanda Frank. — C’est de mille mers de Salton qu’il s’agirait là, dit Kenzo. Cette idée lui faisait encore ouvrir des yeux ronds ; il n’aurait jamais imaginé une telle intervention sur la nature, et il regardait Frank comme pour dire : « Pourquoi n’as-tu jamais évoqué une idée aussi géniale quand on allait courir ? » — Ce serait un vrai test de nos programmes de modélisation…, dit-il, l’air de plus en plus ravi. Puis : — Ça pourrait tout changer ! s’exclama-t-il, pour le coup pratiquement ivre de joie. — Cela dit, poursuivit Frank, les gens pourraient juger que ces changements sont préférables au déplacement d’un quart de la population du globe. Rappelez-vous ce qui s’est passé à La Nouvelle-Orléans. On ne peut pas se permettre de vivre ça dix mille fois, hein ? — Si on disposait de l’énergie illimitée dont tu parlais tout à l’heure, intervint Anna, pourquoi ne pas se contenter de repomper l’équivalent de l’eau déplacée sur la banquise, dans l’Antarctique ? La laisser regeler sur place, à l’endroit d’où elle vient, à quelque chose près ? Le silence se fit à nouveau dans la pièce. — Ça, c’est une idée, dit Diane, souriante. Frank, où sont ces bassins désertiques, déjà ? Frank cliqua sur la carte de son diaporama PowerPoint. Si tous les bassins étaient remplis, ils pourraient absorber vingt pour cent à peu près de l’élévation du niveau de la mer envisagée si toute la banquise de l’Antarctique Ouest se détachait. Le déplacement de l’eau exigerait une énergie de trente terawatts environ. L’équivalent carbone de cette énergie serait de dix gigatonnes. Pas bon, mais seulement une fraction du budget carbone total à ce stade. Il vaudrait mieux utiliser une énergie propre, bien sûr. Quant aux effets sur l’écologie et le climat locaux de la création d’aussi vastes lacs, ils étaient impossibles à calculer, comme l’avait dit Kenzo. — Ce sont des pays très secs, dit Diane après avoir regardé la carte de Frank. Secs et pauvres. Si on leur offrait une compensation pour accepter de recevoir toute cette eau et créer de nouveaux lacs, je suppose que certains décideraient de prendre le pari du risque environnemental. Après tout, les effets nets pourraient se révéler positifs en fin de compte. Ça pourrait leur fournir des opportunités qu’ils n’ont pas en ce moment. Il ne se passe pas grand-chose dans le Takla Makan, ces temps-ci, que je sache. Le patron de Swiss Re revint au commentaire d’Anna suggérant un essai en vraie grandeur dans l’Antarctique, qui pourrait – s’il marchait – donner aux pays signataires une meilleure idée de ce qui les attendait. Les opérations dans l’Antarctique entraîneraient un surcoût dû au chauffage des pompes et des pipelines. D’un autre côté, les impacts environnementaux et les problèmes liés à la relocalisation des populations seraient probablement minimes. L’eau de l’océan pourrait peut-être même être complètement relocalisée sur la calotte polaire antarctique. Ça reviendrait à déplacer l’eau issue de la fonte de l’Antarctique Ouest sur la banquise de l’Antarctique Est. — Évidemment, si nous disposions d’une énergie nouvelle, gratuite et en quantité importante, souligna Anna, toutes sortes de choses deviendraient possibles. On pourrait dessaler l’eau de mer à l’endroit des pompes, ou à la sortie, et constituer des lacs d’eau douce autour du trentième parallèle, comme ça on éviterait les problèmes posés par la mer de Salton. Ça ferait des réservoirs d’eau potable, qui pourrait servir à l’irrigation, ça permettrait de remplir les nappes phréatiques, on pourrait construire des briques de sel, et tout ce qui s’ensuit. — C’est vrai, acquiesça Diane. — Mais ces nouvelles sources stupéfiantes d’énergie propre, nous ne les avons pas, reprit Anna. Il existait de bons photovoltaïques, leur rappela obstinément Frank. Et aussi un bon moteur Stirling. De bonnes éoliennes. Et des systèmes extrêmement prometteurs de production d’électricité à partir de l’océan. Tout ça, c’était très bien, acquiesça Diane ; très prometteur. Restait le problème d’investissement, donc de capital, sans parler du coût de la transition vers l’une de ces énergies propres, renouvelables. Qui allait payer ? C’était la question à un trillion de dollars. Et le rayon des gens de la réassurance. Ils avaient payé le salage de l’Atlantique Nord en puisant dans leurs réserves, et ils avaient relevé leurs primes. Ils disposaient de réserves gigantesques, afin de faire face à leurs obligations envers les nombreuses compagnies d’assurance qui se réassuraient auprès d’eux. Mais le changement de source d’énergie était un problème cent fois plus important que celui de la flotte du sel. Il était impossible de faire face à ce genre de dépense – et à peu près impensable d’imaginer que l’on puisse collecter des sommes pareilles, pour commencer. — Ce n’est que quatre fois le budget annuel de l’armée des États-Unis, souligna Frank. Les autres haussèrent les épaules. Une paille… — Il faudra passer par la voie législative, dit Diane. L’investissement privé ne peut pas le faire. Il n’en a pas les moyens, ou il ne le fera pas. Acquiescement général. Air malheureux des pontes de la réassurance. — Ce serait bien si ça avait un sens en terme de marché, dit le patron de Swiss Re. Ce qui les conduisit à une discussion macroéconomique, mais même à ce stade ils en revenaient toujours à l’idée de travaux publics majeurs. Peu importait le modèle d’idéologie économique qu’on mettait sur la table, le monde qu’ils avaient fabriqué était résolument keynésien : une économie mixte où le gouvernement et les affaires coexistaient dans une interaction maladroite. Les projets de travaux publics étaient parfois cruciaux, surtout en cas d’urgence, mais ça impliquait de réglementer l’activité économique, et s’ils en arrivaient là, ils auraient besoin de la compréhension et du soutien politiques. Ce qui leur permettrait de légiférer l’investissement et de faire fonctionner la planche à billets. C’était la pratique keynésienne standard, une sorte d’amorçage de la pompe auquel les gouvernements avaient recours depuis 1938 et le troisième New Deal, leur rappela Diane. La Seconde Guerre mondiale en était un exemple encore plus énorme. D’autres stimulations économiques pouvaient venir à l’appui de cet antique état des choses. Edgardo avait procédé à plusieurs études sur la question, qui pourraient être remises à Chase et constituer une espèce de programme, une feuille de route. Une liste de « choses à faire ». Après ça, ils écoutèrent un rapport du ministère de l’Environnement russe. Le lichen d’arbre modifié qui avait été diffusé en Sibérie l’été précédent avait survécu à l’hiver comme n’importe quel lichen ordinaire. La dispersion avait été vaste, et il avait rapidement pris sur les arbres, ainsi que l’espéraient les ingénieurs de Small Delivery Systems. Le seul problème apparent, pour les Russes, c’était qu’ils risquaient d’être dépassés par le succès. Leurs observations les amenaient à se demander s’ils n’en avaient pas trop disséminé. La majeure partie du lichen modifié ayant survécu, la forêt sibérienne autour de la zone concernée récolterait, à l’été, ce que le vent et les Russes avaient semé. En labo, il apparaissait qu’il poussait moins comme un lichen ordinaire que comme une floraison d’algues incluse dans un champignon. — Nous appelions ça « lichen rapide », expliqua le Russe. Nous ne pensions pas que c’était possible, mais nous constatons que c’est ce qui arrive. Tout ça était très intéressant. Mais quand Frank regagna son bureau, il se rendit compte que son ordinateur ne voulait pas démarrer. Lorsque les techniciens arrivèrent pour voir ce qui se passait, ils blêmirent, isolèrent rapidement la machine et l’emportèrent. — C’est un virus dévastateur, dit l’un d’eux. Très dangereux. — Alors j’étais spécialement visé ? demanda Frank. — Généralement, ce virus-là, on le voit chez des victimes désignées. En plein dans le mille. Vous aviez fait une sauvegarde de votre disque dur ? — Euh… — Je l’espère pour vous. Vous avez perdu toutes vos données, là. — Le disque dur est complètement flingué ?! — Irrémédiablement. Il va falloir que vous fassiez un rapport, et ils ajouteront votre cas au dossier. Quelqu’un vous a fait ça volontairement. Frank se sentit glacé. 17 Les sorties de Charlie avec Joe étaient maintenant réservées aux week-ends. Les Soixante Premiers Jours étaient passés, et ils s’en étaient bien sortis, mais ils essayaient de rester sur leur lancée et ils étaient sans arrêt confrontés à des problèmes qui risquaient de faire dérailler le projet, parfois provoqués intentionnellement par l’opposition, parfois seulement occasionnés par la taille et la complexité du système. Roy y allait tellement fort qu’il lui arrivait de perdre son calme. Charlie n’avait jamais vu ça, et il aurait pensé que c’était impossible, au moins sur le plan professionnel. Quant au plan personnel, Roy et Andréa avaient vécu une rupture spectaculaire, au bureau, et Charlie avait essuyé les longues tirades amères de Roy. Mais quand il s’agissait du boulot, Roy se targuait de toujours garder son calme. Le calme dans la rapidité, c’était son style particulier, comme chez certains champions de surf. Et en ce moment précis, il s’en tenait à ce style, ou du moins il essayait ; mais la charge de travail était tellement énorme qu’il avait du mal à garder et le rythme et son calme. Ils n’en étaient plus, depuis longtemps, au stade où ils pouvaient, Charlie et lui, bavarder de tout et de rien comme au bon vieux temps. Maintenant, leurs conversations téléphoniques donnaient quelque chose du genre : — Charlie c’est Roy, t’as vu l’IPCC ? — Non, on a prévu de se voir vendredi avec la Banque mondiale. — Tu pourrais pas remettre ça à six heures aujourd’hui ? — J’avais prévu d’être à la maison à cinq heures. — Alors on dit six heures ? — Eh bien si tu penses… — Bon d’accord, alors salut. — Salut. Ce dernier mot dit dans le vide, parce que l’autre avait déjà raccroché. Charlie regarda son portable et lâcha un juron. Il maudissait Roy, Phil, le Congrès, la Banque mondiale, le Parti républicain, le monde et l’univers entier. Parce que ce n’était la faute de personne. Il appuya sur la touche ad hoc et appela la crèche. Il allait falloir qu’il trouve le temps de discuter en tête à tête avec Roy de ce qu’il pouvait et ne pouvait pas faire. Ce serait un entretien inhabituel. Charlie passait cinquante heures par semaine à la Maison-Blanche, mais il ne voyait jamais Roy en personne ; il était toujours ailleurs. Ils communiquaient par téléphone, même quand ils étaient à moins de cent mètres de distance, l’un dans les bureaux de la présidence et l’autre dans les anciens bureaux de l’Exécutif. Ça ne dura qu’une seconde, mais Charlie se demanda tout à coup quelle tête avait Roy. Il ne savait même plus à quoi il ressemblait. Enfin… Donc, appeler la garderie pour prévenir qu’il viendrait chercher Joe plus tard que prévu, ce à quoi le personnel était habitué. Encore une exception au programme établi. Parce qu’ils avaient besoin que la Banque mondiale exécute le programme de Phil. Dans la guerre des agences, qui faisait maintenant rage, la Banque mondiale et le FMI figuraient au nombre de leurs adversaires passifs-agressifs les plus obstinés. Phil avait le pouvoir de recruter et de virer les responsables des deux agences, ce qui lui conférait un certain moyen de pression, mais il semblait préférable d’opter pour des solutions moins radicales si on ne voulait pas que les niveaux inférieurs s’effondrent. Cette réunion avec l’IPCC, le Panel intergouvernemental sur le changement climatique – une organisation des Nations unies –, pourrait être un bon moyen d’exercer une certaine influence. Il y avait des années que l’IPCC prêchait l’action sur le front du climat, et pendant tout ce temps-là la Banque mondiale les avait superbement ignorés. S’il y avait maintenant une confrontation, un grand moment de vérité dans une petite salle, alors ça pourrait être intéressant. Mais la réunion qui eut lieu de l’autre côté de la rue, au quartier général de la Banque mondiale, fut décevante. Les deux groupes étaient issus de deux visions du monde tellement différentes qu’ils ne parlaient pas la même langue, et quand, par hasard, ils employaient les mêmes mots, ils n’avaient pas le même sens pour eux. Ils étaient conscients, à un certain niveau, de cet obstacle sous-jacent, mais ne pouvaient aborder ouvertement le problème. Et donc, tout le monde était tendu et ruminait de vieilles rancunes non explicitées et pourtant bien vivaces. Les représentants de la Banque mondiale soutenaient qu’aucune énergie ne serait meilleur marché que le pétrole pendant les cinquante ans à venir, ignorant ce que les types de l’IPCC venaient de dire sur les effets dévastateurs qu’auraient cinquante années de consommation de pétrole supplémentaires. Ils n’avaient apparemment rien entendu de tout ça. Ils se défendirent d’avoir investi quatre-vingt-quatorze pour cent des investissements énergétiques de la Banque mondiale dans l’exploration pétrolière en affirmant que c’était indispensable compte tenu de la dépendance pétrolière mondiale – apparemment inconscients du fait que leurs arguments tournaient en rond. Et ces économistes externalisaient encore les coûts sans paraître le remarquer, alors qu’il avait été démontré sans ambiguïté que cette externalisation faussait les comptes pertes et profits – mais ça non plus ils ne voulaient pas le reconnaître. C’était comme si le monde n’était pas réel – comme si on pouvait ignorer le monde matériel, réel, observable par tout un chacun et tel que décrit par la communauté scientifique. Et comme leurs calculs rigoureusement fictifs tombaient juste, personne ne pouvait se plaindre. Charlie écoutait en grinçant des dents et prenait des notes. L’éternel combat de la science contre le capitalisme. Les types de l’IPCC parlaient pour la science et disaient des choses évidentes, insistant sur les contraintes physiques de la planète, sur le fait que le taux de carbone atmosphérique modifiait complètement la donne, et présentant la nécessité résultante d’investissements lourds en technologies de remplacement propres par tous les intéressés, dont la Banque mondiale, comme l’un des grands moteurs de la globalisation. Mais ils avaient déjà dit tout ça, en pure perte, et voilà que ça recommençait. Les gars de la Banque mondiale répondaient retour sur investissement, fardeau imposé aux investisseurs et doublement inacceptable du prix du kilowattheure. Tous ceux qui étaient là avaient déjà tenu les mêmes discours, avec la même absence de résultats concrets. Un dialogue de sourds. Encore une réunion pour rien, se dit Charlie. Il pensait à Joe, à la garderie. Il n’y était jamais resté assez longtemps pour se rendre compte de ce qu’il faisait toute la journée. La culpabilité le frappa comme la lame d’une faux. Joe au milieu d’une foule d’étrangers, quatorze heures d’affilée. Le type de la Banque parlait des coûts différentiels : — … voilà pourquoi ce sera le pétrole pendant les vingt, les trente, peut-être les cinquante ans à venir. Il n’y a pas d’autre solution compétitive… Charlie cassa la mine de son crayon. — Compétitive par rapport à quoi ? demanda-t-il. Il n’avait pas dit un mot jusque-là, et le tranchant de sa voix interrompit les débats. Tout le monde le regarda. Il leur rendit leur regard. — Les dégâts provoqués par les émissions de CO2 coûtent environ trente-cinq dollars la tonne, mais dans votre modèle, personne ne les paye. La facture du carbone brûlé tous les ans par British Petroleum, lors de l’extraction et de la production de produits finis, se monte à cinquante milliards de dollars. BP annonce vingt milliards de bénéfices, mais en réalité ils devraient afficher un déficit annuel de trente milliards. Shell annonce un bénéfice de vingt-trois milliards, mais si on leur faisait payer les dégâts, ils se retrouveraient dans le rouge pour huit milliards. Huit milliards de déficit ! Ces compagnies devraient être en faillite. Vous soutenez leur externalisation des coûts, alors votre comptabilité, c’est de la foutaise. Vous contribuez à provoquer la plus grande catastrophe de l’histoire humaine. Si les compagnies pétrolières brûlaient les cinq cents gigatonnes de carbone que vous prétendez être indispensables dans votre jeu de casino gratuit, les deux tiers des espèces de la planète seraient menacées de disparition, y compris l’espère humaine. Mais vous continuez à parler de discipline fiscale, d’avantages compétitifs et de différentiels de profit. Vous faites les autruches, et votre réponse est la plus stupide qui soit. Les types de la Banque mondiale accusèrent le coup. — Eh bien, tenta l’un d’eux, nous ne voyons pas les choses comme ça, nous… — C’est bien le problème, rétorqua Charlie. Vous les voyez sous le même angle que l’industrie bancaire, qui fait de l’argent en manipulant l’argent, sans se soucier des effets dans le monde réel. Depuis que la Banque existe, vous avez dépensé un trillion de dollars pris dans les poches des contribuables américains, et qu’est-ce qu’on voit ? Rien. Vous allez dans les pays pauvres, vous les obligez à vendre leurs terres à des investisseurs étrangers et à passer de l’agriculture vivrière à des cultures financièrement rentables, et quand les prix de ces récoltes s’effondrent, vous dites que c’est la jolie compétition du marché mondial. Les populations locales meurent de faim, et vous préconisez des mesures d’austérité, alors que vous avez, par vos actions, anéanti leur économie. Vous leur ordonnez de réduire les services sociaux afin de pouvoir payer les dettes qu’ils ont contractées envers vous et vos investisseurs de la communauté financière, vous dévaluez la valeur de leurs biens, vous les rachetez à vil prix et vous les revendez ailleurs en faisant du profit sur leur dos. Vous avez dépouillé ces pays de tous leurs biens, et maintenant ils appartiennent à la finance internationale. Voilà votre idée du développement. Vous devriez être le Plan Marshall, vous n’êtes que la World Company. — Dites-nous plutôt ce que vous avez à proposer, marmonna l’un des types de la Banque mondiale en remettant ses papiers dans son attaché-case. Son compagnon eut un rictus ironique, ce qui lui donna le courage d’ajouter : — Je ne vais pas rester pour écouter ça, dit-il. — Allez-y, dit Charlie. En partant tout de suite, vous prendrez de l’avance pour chercher un nouveau job. L’homme le regarda d’un air hostile, les paupières papillotantes, et ne bougea plus. Charlie lui rendit son regard, en s’efforçant de reprendre son sang-froid. Il baissa le ton et poursuivit, aussi calmement qu’il pouvait. Il esquissa les grandes lignes de la nouvelle feuille de route, y compris le rôle que la Banque mondiale devait jouer ; mais il ne pouvait entrer dans les détails avec des gens qui étaient maintenant furieux contre lui, et ne l’écoutaient même pas. Le moment était venu de ce que Frank appelait la discussion restreinte. Alors Charlie remballa ses affaires, leur donna quelques exemplaires de la feuille de route, de gros bouquins qui avaient été reliés dans la semaine. — La partie du projet qui vous concerne est là, dans les grandes lignes. Rapportez ça chez vous, parlez-en avec vos collaborateurs et revenez avec votre plan pour le mettre en œuvre. Nous avons hâte d’entendre vos idées. Je vous ai fait programmer une réunion le 6 du mois prochain, et j’attends votre rapport pour cette date. Sauf que, comme nous allons décapiter votre organisation, ce rapport, ce n’est pas vous qui le ferez, les gars. Mais ça, il s’abstint de le leur dire. Sur ce, il rassembla ses papiers et quitta la salle. Enfin, merde. Quelle perte de temps pour tout le monde ! Il avait piqué une suée, et maintenant, dans la rue, il grelottait. Il avait les mains tremblantes. Il s’était énervé. Étonnant comme il avait pu perdre son sang-froid. Phil lui avait dit de botter quelques culs, mais pas de gueuler sur les gens comme ça. C’était un manque de professionnalisme ; manque de contrôle de soi ; contre-productif. Il n’y avait que les sénateurs qui pouvaient s’emballer à ce point. Pas les hommes d’appareil. Enfin, ce qui était fait était fait. Il allait pêcher Joe et rentrer à la maison. Quand il raconterait ça à Anna, elle ne voudrait pas le croire. En réalité, il se rendit compte qu’il ne pourrait pas le lui dire ; pas tout. Elle serait trop choquée. Elle dirait « Oh, Charlie ! » et il aurait honte de lui. Enfin, au moins, c’était l’heure de récupérer Joe. Il était à la garderie depuis douze heures exactement. — Et merde ! fit hargneusement Charlie. Furieux, tout d’un coup, comme il l’avait été à la réunion, et puis heureux de les avoir engueulés. Il avait laissé libre cours à des années de colère réprimée devant la fatuité destructrice de la Banque mondiale et du système pour lequel ils travaillaient. Le miracle, c’est qu’il ait été aussi poli. Il bouillonnait encore d’une colère inutile, toxique pour ses pauvres tripes. Joe ne donnait pas l’impression d’avoir trouvé le temps long. Il était dans le coin des cubes et des camions, où une jeune femme qui rappelait à Charlie leur vieille amie Asta, du Gymboree, s’occupait de lui. — Salut, papa ! dit-il joyeusement. On joue aux échecs ! — Waouh ! fit Charlie, impressionné. Mais à voir le doux sourire de la fille, et les pièces étalées sur l’échiquier et par terre, il vit que c’était la version joésienne du jeu d’échecs, et qu’il y avait de la casse. — C’est génial, Joe. Mais maintenant, je suis là, et c’est l’heure, alors tu donnes un coup de main pour ranger, et on y va ? — D’accord, papa. Dans le métro, en rentrant, Joe avait l’air fatigué, mais content. — On a eu des Cheerios, au déjeuner. — Ah, super. Tu aimes bien les Cheerios. Tu as faim ? — Non, pas faim. Et toi, papa, tu as faim ? — Oui, un peu. — Tu veux un cracker ? Il tira d’une poche de son pantalon un bout de biscuit mâchouillé, couvert de peluches. — Merci, Joe. C’est adorable. D’accord, je vais le manger. Quand on est démuni et qu’on demande la charité, on ne peut pas faire la fine bouche, hein ?… Il prit la chose et la grignota. — La sarité ? — Quand on n’a rien et qu’on demande de l’argent. — L’arzent ? — Tu sais bien, l’argent. Le truc avec lequel on paye quand on achète des choses. — Achète ? — Ça va, Joe. Ça suffit. Ce n’est pas facile d’expliquer l’argent. Les dollars. Les pièces. Les gens démunis sont des gens qui n’ont pas beaucoup d’argent, et ils n’ont pas beaucoup de moyens d’en gagner. Ils n’ont que la Banque mondiale, qui leur arrache le cœur et dévore leurs vies. Ce que ça veut dire, c’est que quand on demande quelque chose et qu’on nous le donne, on ne peut pas faire le difficile. — Et Han ? Elle est trop… difficile ? — Je ne sais pas. Qui c’est, Han ? — La maîtresse du matin. Elle aime pas les bagels. — Je vois ! Eh bien, apparemment, oui : elle est difficile. — C’est vrai, dit Joe. Il faut faire avec ce qu’on a. — Absolument, approuva chaleureusement Charlie. — Il faut faire avec ce qu’on a et on ne pique pas de crise ! déclara Joe avec un sourire rayonnant. C’était manifestement quelque chose qu’on lui répétait souvent à la garderie. Une espèce de mantra. — C’est bien vrai, fit Charlie. Sauf que, si tu veux tout savoir, je viens de piquer une crise. — Oh. Ah bon. Joe regardait les gens monter à Van Ness-UDC, et Charlie leva aussi les yeux. Des étudiants et des gens qui rentraient tard chez eux. — Ça arrive, dit Joe. Il était abandonné contre Charlie, murmurant des choses au petit soldat en plastique qu’il tenait dans son poing crispé, et observant les gens assis dans leurs fauteuils rose vif. Ils descendirent du métro à Bethesda, prirent le long escalator qui montait vers la rue, suivirent Wisconsin au milieu du rugissement des voitures. — Papa, on va acheter un cookie ! Le Starbucks, à côté de chez eux. L’un des endroits préférés de Joe. — Oh, mon Joe, il faut qu’on rentre à la maison, tu sais. Maman et Nick veulent nous voir, on leur manque. — Bien sûr, papa. Tout ce que tu veux, papa. — Je t’en prie, Joe, ne dis pas ça ! — D’accord, papa. Charlie secoua la tête et ils continuèrent. Il avait la gorge serrée. Il serra la main de Joe plus fort et laissa Joe lui balancer le bras d’avant en arrière, en haut, en bas. 5 Indécision 18 Le plaisir est un mécanisme cérébral. C’est un produit de la sélection naturelle, et donc il doit être favorable à l’adaptation. L’attraction sexuelle est un indice de plaisir sexuel potentiel. Frank arrêta de lire. Vraiment ? C’était l’introduction d’un recueil d’articles de sociobiologie sur l’attraction sexuelle exclusivement féminine, parce qu’on avait plus de données sur la question. Ben voyons. Et puis l’attraction sexuelle exercée par les femmes était plus facile à voir, à décrire et à quantifier, parce qu’elle était davantage liée à des qualités physiques qu’à des attributs abstraits comme le statut, la réussite ou le sens de l’humour. Ben tiens ! Et que dire du fait que les auteurs de l’article étaient tous des hommes ? Hrdy aurait-elle approuvé ces justifications ? Ou se serait-elle marrée comme une baleine ? La psychologie évolutive étudiait les adaptations réalisées pour régler les problèmes de traitement de l’information auxquels nos ancêtres avaient été confrontés au cours des deux derniers millions d’années. Les problèmes ? Trouver à se nourrir ; choisir un habitat ; assurer sa sécurité ; sélectionner un compagnon/une compagne. Le cerveau avait toutes sortes de problèmes à régler dans un tas de domaines différents. Aucun mécanisme cérébral universel ne pourrait régler tous les problèmes, de même qu’aucun organe à tout faire ne pourrait régler tous les problèmes physiologiques. Aucun rapport, par exemple, entre le choix de la nourriture et la sélection du/de la partenaire. Ah bon ? La conscience n’était-elle pas précisément le mécanisme cérébral universel dont ce bonhomme prétendait qu’il n’existait pas ? Peut-être que c’était comme le sang, une chose qui circulait entre tous les organes. Ou toute la personne même, en tant que gestalt de prise de décision. Une décision après l’autre. Enfin… Donc, la sélection du/de la partenaire : ou plutôt, la sélection de la femelle par le mâle. L’attraction sexuelle jouait un rôle là-dedans. (Sans blague ?) Les partenaires potentielles n’avaient pas toutes la même valeur. La valeur de la partenaire pouvait être définie en fonction du succès reproducteur qu’elle assurait au mâle qui effectuait la sélection. (Ah bon ?) Le succès reproducteur potentiel pouvait être déterminé par un certain nombre de critères. On pouvait obtenir des informations sur certains de ces critères en observant les caractéristiques spécifiques du corps féminin. Les hommes faisaient donc toujours très attention. (Là, d’accord.) Les critères de reproduction : l’âge, le statut hormonal, la fécondité, l’histoire génésique. Une femme nubile était une femme qui avait commencé à ovuler mais n’avait encore jamais enfanté. Chez les populations primitives, l’âge moyen des premières règles était de 12,4 ans ; l’âge de la première procréation, 16,8 ans. Le pic de fertilité se situait entre 20 et 24 ans. L’âge des dernières naissances était de 40 ans environ. Dans un environnement primitif, les femmes étaient presque toujours mariées avant de devenir nubiles (vraiment ?). Le père biologique des enfants était vraisemblablement leur mari. Les femmes commençaient à se reproduire peu après leurs premières règles, un enfant tous les trois ou quatre ans, chaque enfant nourri de façon intensive pendant quelques années, ce qui empêchait la conception. Un homme qui épousait une femelle nubile avait le maximum d’occasions d’engendrer des rejetons pendant ses années les plus fécondes, et monopoliserait ces années depuis le début, de sorte qu’il y avait peu de risques qu’il intervienne dans la progéniture d’un ou de plusieurs autres hommes. Si la sélection du partenaire n’était qu’à court terme, la fécondité maximale était préférée à la nubilité parce que les chances de grossesse étaient meilleures. L’attraction sexuelle de la nubilité plutôt que la fécondité maximale indiquait que c’était plus le critère de détection d’une partenaire que le détecteur à court terme de la mère d’un enfant unique. Ah bon ? Dans l’environnement primitif, la période de reproduction féminine durait 26 ans environ, de 16 à 42 ans, avec une moyenne de 6 années de grossesse et 18 années passées à allaiter. Les femmes étaient donc enceintes ou allaitantes pendant 24 des 26 années en question, soit 92 % de leur vie reproductive. Ainsi, entre l’âge moyen de la première naissance et l’âge de la dernière conception (39 ans), en moyenne, la femme était non enceinte et non allaitante pendant deux années ; ce qui faisait un total de 26 ovulations. En prenant trois jours de fécondité par cycle, les femelles n’étaient donc en mesure de concevoir que 78 jours sur 8 030, soit 1 % du temps. Et donc, sur une centaine de copulations de hasard, une seule pouvait potentiellement aboutir à une conception. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Frank avait l’impression que plusieurs parties d’un algorithme avaient été concentrées en un seul calcul, biaisant toutes les conclusions. Des nombres pour l’amour des nombres : des caractéristiques suivant une moyenne, c’était un signe, les « copulations de hasard » en étaient un autre, parce que ce genre de chose n’existait pas ; mais c’était leur seule façon d’arriver à un chiffre aussi faible que 1 %. En tout cas, si on suivait ce raisonnement, une femme nubile qui n’avait pas encore enfanté avait un meilleur potentiel reproducteur qu’une femme déjà féconde d’une petite vingtaine d’années, si on considérait son potentiel sur toute la durée de son existence. Et donc les signes de nubilité étaient des indices de fertilité, les mâles n’envisageant leur avenir que comme pères. (Était-ce si vrai que ça ?) Et donc la sélection naturelle accordait le maximum d’attraction sexuelle aux signes de nubilité. Et cette attirance pour la nubilité plutôt que pour la fécondité indiquait des tendances monogames : le mâle voulait une cohabitation à long terme, et avoir la certitude d’être le père d’autant de rejetons que possible. Et quels étaient les indices de nubilité ? La texture de la peau, la tonicité musculaire, les marques de vergetures, la forme des seins, la configuration du visage et la répartition des tissus adipeux. Autant de critères d’âge et de fécondité. L’attraction sexuelle féminine variait en raison inverse du rapport taille/hanches, qui était le plus faible à la nubilité. Il était supérieur quand on était plus jeune, et quand on vieillissait. Et ainsi de suite. Même le visage était un indicateur physique fiable. (Frank éclata de rire.) La sélection faisait apparaître une préférence pour les traits moyens. D’ailleurs, c’était prouvé : on avait fait passer un test à des étudiants mâles et femelles. On leur avait demandé de choisir leur composite préféré, et le « composite de beauté » obtenu avait le bas du visage typique d’une fillette de douze ans, plus court que la moyenne ; des lèvres pleines dans la dimension verticale, mais une bouche plus petite que la moyenne. Des pommettes plus hautes, des yeux de grande taille par rapport au visage ; une mâchoire plus fine ; une distance plus courte entre le nez et la bouche, et entre la bouche et le menton. Les pommettes hautes, le bas du visage relativement court et la mâchoire gracile étaient des critères de jeunesse, d’un ratio testostérone/œstrogènes faible, et de la nulliparité. La symétrie bilatérale était plébiscitée. Les déviations des tissus durs réduisaient l’attraction sexuelle plus que la même proportion de déviations dans la forme du nez, par exemple, qui aurait pu résulter d’accidents mineurs, ne livrant que peu d’indices sur la qualité de la conception. Ah, le beau nez busqué de Francesca Taolini, enfin expliqué ! Tout comme l’« efficacité masticatoire » qui avait tellement fait rire Frank et Anna, le jour où Frank était tombé sur cette étude. La mastication sexy ! Dans l’environnement primitif, il y avait probablement une corrélation entre la graisse corporelle totale et la santé, et donc l’accumulation de graisse était un critère favorable. Maintenant, c’était le contraire ; la minceur était synonyme de jeunesse et de santé. Deux lectures possibles, donc, la primitive et la moderne. Ce qui pouvait expliquer pourquoi toutes les femmes trouvaient grâce aux yeux de Frank, chacune à sa façon. Il était adaptable, il était optimodal, il était le paléolithique postmoderne ! Les femmes évaluaient-elles les hommes en tant que partenaires de la même façon ? Oui – mais pas exactement. Une femme savait toujours que ses enfants étaient biologiquement les siens. La sélection du partenaire pouvait donc se concentrer sur d’autres critères que la capture effective de toute la fécondité du mâle. C’est là que la sociobiologiste Hrdy avait ouvert la voie, en examinant et en théorisant la sélection opérée par les femelles. Le patriarcat pouvait donc être considéré comme une tentative de groupe menée par les hommes pour être plus sûrs de leur paternité, en contrôlant l’accès aux femmes. Les hommes devenaient des geôliers, ils allaient au-delà de la monogamie vers une polygamie de confinement, en tant qu’extension de la logique adaptative originelle – mais une extension qui était un raisonnement par l’absurde, qui se terminait au sérail. Le patriarcat n’éliminait pas la compétition entre les mâles pour les partenaires ; au contraire : raisonnement par l’absurde oblige, la compétition entre les mâles devenait plus nécessaire que jamais. Et plus il y avait de forces en présence, plus la compétition devenait intense. Et donc, le patriarcat en tant que solution au problème de paternité menait à la haine, à la guerre, à la misogynie, à la gynophobie, aux harems, au contrôle du mâle sur les droits de reproduction, y compris les lois anti-avortement (photos d’une douzaine de gros bonshommes souriants en train de signer une loi sur une estrade). En fin de compte, tout bien considéré, le patriarcat menait directement à la folie générale, non adaptative, dans laquelle ils vivaient maintenant. Ah bon ? La sociobiologie montrait-elle comment et pourquoi l’espèce était devenue dingue ? Pouvaient-ils, en utilisant cette connaissance, revenir en arrière, redevenir sains d’esprit ? Avaient-ils jamais été sains d’esprit ? Pouvaient-ils conquérir la santé mentale pour la première fois, en comprenant toutes les folies des époques précédentes ? En observant l’adaptation et ses sous-produits accidentels, ses exagérations de paons faisant la roue, outrepassant la vraie fonction ? Et Frank découvrirait-il jamais comment régler ses propres problèmes de partenaires ? Son indécision lui procurait une espèce de nausée. 19 La plupart des Khembalais qui se trouvaient encore à Washington s’installaient maintenant dans leur ferme du Maryland. Les travaux étaient presque terminés, et malgré la mince couche de neige durcie qui couvrait le sol, on voyait bien que le printemps pointait son nez. Ils commençaient à dégager la zone qu’ils avaient l’intention de cultiver. Ils avaient déjà loué un motoculteur géant, et leur petit tracteur allait arriver. Sucandra était tout excité : — J’ai toujours voulu être fermier, disait-il. J’en ai rêvé pendant des années, quand nous étions en prison. Nous allons essayer différentes cultures pour voir celles qui vont marcher. C’est exactement comme dans mon rêve, dit-il avec un grand geste. — Quand le sol aura dégelé, rappela Frank. — Le printemps arrive. C’est presque l’équinoxe. — Mais la saison des cultures commence tard, ici, non ? — Pas par rapport au Tibet. — Ah. — Vous allez vous installer ici avec nous ? demanda Sucandra. Et vous reconstruirez votre maison dans l’arbre ? — Je ne sais pas. Il faut que j’en parle avec Rudra. — Il dit qu’il voudrait bien. Qang se demande s’il ne devrait pas rester plus près de l’hôpital. — Ah. Et qu’est-ce qu’il a ? On le sait ? Sucandra haussa les épaules. — Il est vieux. Usé. — Eh oui. — Il ne restera plus très longtemps dans ce corps. — Il a quelque chose… ? commença Frank, surpris. Vous savez, une maladie évolutive ? Sucandra eut un sourire. — C’est la vie qui est évolutive. — Je vois. Mais il n’a que quatre-vingt-un ans, pensa Frank, puis il se ravisa. Ça pouvait être beaucoup plus que la durée de vie moyenne des Tibétains. Il sentit quelque chose se serrer en lui. — Je ne sais pas ce que je vais faire, dit-il enfin. Je veux dire, je viendrai habiter là où il sera. Alors, peut-être que pour l’instant je vais m’occuper de la maison dans l’arbre, et je resterai à Arlington avec lui. Si ça vous convient. — Ce serait formidable, évidemment. Merci à vous de penser en ce sens. Troublé, Frank remonta la colline vers le bouquet d’arbres qui coiffait le point le plus haut. Il fit le tour du bosquet en essayant de se concentrer. C’étaient de beaux arbres, grands, vieux, le dais de leurs branches entrelacées ombrageait le sommet de la colline. La neige comblait toutes les rides de l’écorce, au nord. Dommage que les hommes ne vivent pas aussi longtemps que les arbres. Il retourna à son van, récupéra son matériel d’escalade et de laveur de carreaux, remonta lourdement la colline. Le soleil brillait, mais il faisait froid. Il y avait du vent ; un fort vent d’ouest. Il savait que dans les branches il ferait encore plus froid. Il n’était pas vraiment d’humeur à grimper dans les arbres, or il fallait avoir la tête à ça. D’une façon générale, c’était plus dangereux que d’escalader les rochers. Enfin, puisqu’il était là… Autant mettre son matériel pour monter et s’enfiler un petit remontant, comme disaient les laveurs de carreaux – le remontant en question consistant souvent à téter un énorme joint avant d’engloutir des gobelets super géants de café. Il fallait bien se mettre dans l’ambiance, et ça favorisait la concentration. Crampons, harnais, s’assurer, donner un coup de talon pour s’enfoncer, respirer à fond. Et grimper, grimper, grimper, toujours plus haut ! Le vent glacé le faisait pleurer. Il cligna plusieurs fois des yeux pour dégager sa vision, monta à travers les énormes branches du bas jusqu’au niveau du dais formé par l’entremêlement des grosses branches. Il distinguait les mouvements indépendants des branchages agités par le vent. Difficile d’imaginer, comme ça, l’impact sur une cabane perchée. Une maison plus vaste, qui reposerait sur les ramures de plusieurs arbres différents, ne risquait-elle pas de vibrer ou de rebondir à contretemps au lieu de se balancer tout d’une pièce, comme sa petite cabane du Rock Creek ? Un schéma d’interférences pourrait donner l’impression de vivre dans un tremblement de terre perpétuel. Pas bon. Ce qu’il fallait, c’était une grande salle centrale, solidement arrimée autour d’un gros tronc, les autres pièces indépendantes étant fixées sur les branches individuelles. Oui, tout à fait comme la maison des Robinsons suisses, à Disneyland. Il avait entendu dire que c’était la maison de Tarzan, maintenant, mais il ne voulait pas le savoir. De toute façon, c’était une conception envisageable. Il voyait les branches plausibles, et fit, suspendu là, un premier croquis sur un petit calepin. Ça pouvait marcher. En même temps, ça ne l’emballait pas. Et puis il vit, sur les rameaux autour de lui, plein de petits bourgeons verts. De ce vert clair, vibrant, particulier, qui était encore nouveau pour lui. Il l’avait vu pour la première fois au printemps précédent, dans le Rock Creek Park : le vert des bourgeons. Celui des arbres à feuilles caduques, un phénomène de la côte Est. Vert printemps. Ah oui, le printemps ! Le printemps pouvait-il jamais tarder ? Les moments soi-disant figés, les moments de stase, n’étaient pas complètement immobiles. Visible ou non, le changement était constant. Alors, mieux valait se concentrer sur les bourgeons verts qui explosaient partout. Thoreau disait la même chose, le lendemain matin. Frank le lut à haute voix : — « Mars l’évente, Avril le bénit, Mai enfile son pantalon et son gilet. Il ne grandit jamais mais s’épanouit toujours, le bourgeon suit bientôt la feuille, et quand l’hiver vient, il n’est pas annihilé mais rampe comme la taupe sous la neige, pointant occasionnellement son nez par les sources fumantes et les cours d’eau. » — Henry comprend les choses, approuva Rudra. La fleur s’ouvre, et voilà ! Une autre année. Les jours suivants, Frank eut souvent des pensées de printemps, en partie à cause du vert qui était maintenant partout dans la ville, et en partie parce que Chase n’arrêtait pas de faire allusion à ses soixante premiers jours comme à un nouveau printemps. Cela frappa Frank quand il alla avec Diane et Edgardo à la Maison-Blanche pour assister au lancement des projets solaires. Phil avait demandé que des panneaux photovoltaïques soient installés (ou plutôt remis en place, parce que Carter l’avait déjà fait en son temps) sur la Maison-Blanche. Il y avait eu un débat quant au système à installer, et il avait ordonné d’en poser trois ou quatre différents afin de procéder à une espèce de test. Le bleu-violet des panneaux photovoltaïques devenait comme une nouvelle couleur printanière, qui s’épanouissait dans les parterres enneigés. Phil fit un petit discours, après quoi il dut partir pour la station navale de Norfolk ; il avait déjà demandé aux Services spéciaux de changer les véhicules de son escorte, si bien que la file des voitures qui franchirent la grille de sécurité n’était pas faite de gros 4 × 4, mais de Prius noires à l’épreuve des balles. Elles avaient l’air tellement petites que tout le monde rigolait. On aurait dit des corbillards miniatures. Chase riait plus fort que tous les autres. Il se mit à faire la circulation, de sorte que les petites voitures tournaient en rond autour de lui. Alors qu’il faisait de grands au revoir à la foule, Frank remarqua qu’il portait deux alliances, une à l’annulaire gauche, l’autre au petit doigt de la main droite. Le projet-démonstration de la Maison-Blanche n’était qu’une infime partie du débat sur le solaire qui faisait rage à la NSF, au Département de l’Énergie et dans le monde en général, du moins Frank le supposait-il. Une soudaine quête du Saint Graal. Cela ressemblait à du désespoir, et c’en était dans une certaine mesure. Mais c’était aussi le temps fugitif qui préludait à l’histoire de toute nouvelle technologie, quand de la confusion générale émergeaient les décisions qui engageaient beaucoup de structures et de méthodes de base. Compte tenu de sa petite échelle, ce test tournerait au désavantage des moteurs Sterling par rapport aux panneaux photovoltaïques. On pouvait fabriquer des panneaux PV de n’importe quelle taille, ce qui les rendait plus propices à l’usage domestique, alors que, pour élever complètement la température de l’élément chauffant et pousser les pistons au rendement maximal, le moteur à source de chaleur externe exigeait un groupe de miroirs assez grands. C’était un système adapté aux centrales électriques. Ce test n’était donc qu’une opération de relations publiques. Enfin, ce n’était pas une mauvaise idée. Voir les systèmes créer de l’électricité même quand il y avait des nuages, c’était comprendre tout à coup qu’ils avaient à portée de main le moyen de délivrer le monde. Chose paradoxale, les modules mis en place sur la pelouse, au sud, détournaient l’attention de la technologie vers la finance. Mais Chase parlait de crédits d’impôts pour les installations domestiques suffisants pour que le coût d’un système représente l’équivalent de trois ans de factures d’électricité. Ce genre de subvention changerait beaucoup les choses. Montant pour le budget fédéral : le dixième environ du coût de la dernière guerre. Le plus gros problème consisterait à fabriquer suffisamment de silicone. L’un des ouvriers, juché sur un échafaudage au coin sud-ouest de la Maison-Blanche mais assuré à partir du toit, était en difficulté. Frank secoua la tête et se dit : Je m’en sortirais mieux que ça. Cutter et ses amis s’en sortiraient mieux que ça. Faire du kayak, c’était drôle. La glace s’était rompue, et Frank, Charlie et Drepung s’étaient inscrits à un programme au garage à bateaux de Georgetown, où on leur donnait quelques leçons, après quoi Charlie et Drepung pouvaient louer des kayaks à des conditions privilégiées ; Frank avait un vieux kayak bleu à lui. Ils essayaient de se retrouver un week-end sur deux pour pagayer et s’amuser dans les rapides du Potomac, en amont du Key Bridge. Mais ces rapides, bien que modestes par rapport aux chutes de Great Falls, représentaient un immense volume d’eau courante, et c’était marrant d’essayer de les remonter et de les dévaler à toute vitesse. Ils allaient s’exercer là jusqu’à ce qu’ils soient de taille à attaquer Great Falls, disait Frank. Il y avait là-bas, du côté du Maryland, plusieurs déversoirs dont l’eau mousseuse offrait toute une gamme de difficultés. Cette déclaration faisait hocher la tête avec ensemble à Charlie et Drepung, qui échangeaient un coup d’œil, absolument solidaires pour résister à tout progrès de cette espèce. Charlie trouvait que Drepung s’en sortait bien, malgré l’effervescence qui régnait à l’ambassade ; il était très exalté par le déménagement vers la ferme, par la prise de fonction de Phil, et probablement parce que c’était le printemps. Il était jeune, les cerisiers étaient en fleur, les Wizards étaient encore dans la course et il avait un iPod sur lequel il programmait de tout, des Dixie Chicks au Sutra du Diamant. Charlie le voyait souvent rebondir sur le trottoir avec ses énormes chaussures de sport, en claquant des doigts à l’écoute d’un truc sur son iPod, ni rapide, ni lent, mais en rythme. Le bopper qui ressemblait à Betty Boop, avec son regard étrangement frais, direct, chaleureux, ouvert – une sorte de salut, de défi, peut-être –, un regard inhabituel à Washington, la capitale mondiale de la sincérité hypocrite. Drepung passa en pagayant et dit : — Quand Phil Chase nous avait dit « Je vais voir ce que je peux faire », il se contentait de répéter la phrase codée à Washington pour « Non ». C’est ce que vous avez dit, je m’en souviens. Mais je pense maintenant qu’il le pensait peut-être vraiment. — Possible, acquiesça prudemment Charlie. Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ? — Eh bien, apparemment, il a téléphoné au Département d’État et il a dit à quelqu’un, à la division de l’Asie du Sud-Est, de s’occuper de nous et d’organiser une réunion avec lui. Il y a même des gens de Chine qui doivent y participer. — Des Chinois ? — Non. Des gens de la Chine. Les gens des services extérieurs du Département d’État qui s’occupent de la Chine. Il y avait des mois que Sridar essayait d’organiser une réunion avec eux, sans succès, et voilà que nous avons une date et un ordre du jour. Tout ça grâce à cette intervention du président Chase. — C’est stupéfiant comment les choses arrivent. — Oui, hein ? On va voir ce qu’on peut faire ! Plus tard, ce printemps-là, quand le moment fut venu d’emménager dans le Maryland, Frank y emmena Rudra. Tout ce qu’ils avaient dans leur cabane de jardin tenait à l’aise à l’arrière du van. C’était une bonne nouvelle, mais quitter leur cabane fut désagréable. Lorsque Frank ferma et verrouilla la porte pour la dernière fois, il eut un pincement au cœur. Encore une page qui se tournait. Certains sentiments étaient comme de vagues nuages qui passaient les uns à travers les autres, d’autres étaient aussi spécifiques que la piqûre d’une aiguille d’acupuncture. Il n’en était pas encore remis lorsqu’ils s’engagèrent sur le George Washington Parkway, et il eut l’impression que Rudra était dans le même état. Il avait quitté la cabane de jardin sans un regard en arrière, mais maintenant il regardait le Potomac en silence. Difficile de savoir ce qu’il pensait. Enfin, on pouvait en dire autant de tout le monde, alors… La ferme grouillait de gens. Ils avaient fini la maison dans l’arbre, en haut de la colline, d’après le dessin de Frank, mais en l’améliorant de toutes sortes de façons. Une fois, juste après le début des travaux, il avait essayé de leur donner un coup de main, mais quand il avait vu des charpentiers khembalais retirer une poutre qu’il avait clouée, il s’était dit qu’il valait mieux les laisser faire. Ils avaient construit la cabane très vite, pas en bambou, mais avec du bois, et dans le style d’un dzong, une forteresse perchée sur un éperon rocheux. L’ensemble était très lourd, et chaque pièce enduite d’une peinture épaisse, aux couleurs tibétaines traditionnelles, si bien qu’on aurait dit des coffres à jouets géants semés dans les branches. Plutôt merveilleux, mais rien à voir avec les structures aériennes du chef-d’œuvre digne de Disneyland que Frank imaginait. Il n’était pas très sûr d’aimer leur version. Cela dit, on retrouvait la conception générale : il y avait une grande pièce centrale, comme une chaumière à travers laquelle le plus gros arbre aurait poussé, la soulevant de dix mètres, de sorte qu’elle était maintenant suspendue au milieu du bosquet. Cette pièce circulaire était entourée d’un balcon ou d’un patio, ouvert, d’où partaient des passerelles et des escaliers avec des rambardes, qui conduisaient au-dessus des branches ou du vide vers des chambres plus petites. Une douzaine en tout. Sucandra leur indiqua l’une des pièces suspendues les plus basses, située sur le pourtour, du côté de la colline qui donnait sur le fleuve : celle de Frank et de Rudra. Les compagnons de chambrée hochèrent solennellement la tête ; ce serait bien. Vraiment très bien. Plus tard, ce soir-là, quand ils furent installés, ils regardèrent dans les frondaisons depuis leur petit balcon, et ils virent toutes les autres pièces avec leurs fenêtres pareilles à des lampions dans le crépuscule. Leur chambre n’était pas grande, et pourtant, leurs possessions paraissaient plutôt maigres, entassées dans des cartons, dans un coin. Sucandra, Padma et Qang étaient sur le pas de la porte, l’air soucieux. Rudra avait beau leur assurer que le large escalier circulaire et l’étroite passerelle sur la branche basse ne lui poseraient aucun problème, ils ne le croyaient pas. Frank ne savait pas non plus s’il devait le croire ou non, mais jusque-là, le vieil homme était monté et redescendu rien qu’en se tenant à la rampe, et en poussant quelques marmonnements sulfureux. De toute façon, en cas de souci, il y avait une sorte de monte-charge géant ou d’ascenseur ouvert à côté du tronc, par lequel on pourrait le faire monter et descendre. Ils l’utilisaient en ce moment précis pour monter leurs meubles – deux lits d’une personne, une table, deux chaises et deux petits coffres. Une fois que tout ça fut installé dans la chambre, elle sembla plus grande et plus normale. Et voilà. Ça y était. Rudra s’assit devant la fenêtre, regarda le fleuve, en contrebas. Son ordinateur portable était posé devant lui, sur la table ; et il avait l’air content. — Très belle vue, dit-il en tendant le doigt. C’est bien d’avoir une belle vue comme ça. — Oui, répondit Frank en pensant à sa maison perchée du Rock Creek. Elle aurait plu à Rudra. Il aurait pu l’attacher à Miss Piggy et le hisser à l’aide du treuil. Il ne devait pas peser plus de cinquante kilos. Enfin, ils étaient là. Et en réalité, la vue était bien plus dégagée qu’au Rock Creek. La surface du Potomac était maintenant d’un gris argenté, vitreux, avec des rehauts de bronze le long de la rive opposée. Très joli. L’espace au-dessus du fleuve, cette grande bande de ciel ouvert, procurait à Frank la sensation frappante d’une espèce de soulagement physique, comme un long aahhh. C’était une chose qu’on n’avait jamais dans la forêt, ce genre d’espace ouvert. Pas étonnant que les habitants des forêts aiment leurs rivières. Pour eux, ce n’étaient pas seulement des voies de circulation, c’étaient aussi des endroits où il y avait du ciel et des étoiles ! Pendant plusieurs jours, Frank se réveilla à l’aube pour admirer la vue. Il vit sur l’eau, selon les moments, des ombres jaunes, roses ou saumon, et même, une fois, une plaque d’or fondu. Ces aurores magnifiques étaient à peu près le seul moment de la journée où il pouvait profiter de la vue ; le reste du temps, il était ailleurs. C’est peut-être pour cela qu’il se levait si tôt, généralement aux premières lueurs de l’aube. Souvent, le brouillard coulait sur le ruban de verre, et le vent déroulait ses volutes. Les matins où il y avait du vent, les vagues remontaient comme une marée, et il ne voyait que le hachis du vent. Ça suffisait parfois à créer de petites crêtes écumantes sur les vagues et à faire rebondir et osciller doucement leur chambre, pas du tout comme son ancienne cabane perchée. Là-bas, il était sur un tronc vertical, ici sur une branche horizontale ; ça changeait tout. Dans leur nouvelle chambre, Rudra parlait moins qu’à Arlington. Il dormait beaucoup. Parfois, quand Frank rentrait, le soir, il était assis dans son lit et il fredonnait, ou il lisait, ou bien il regardait son écran d’ordinateur, et ils bavardaient comme avant. Comme cette fois-là : — Bonne journée ? — Oui. — Plus de sel dans l’océan ? — Oui, plus de sel. Et vous ? — Oh, très bonne journée. Soleil scintille si joliment sur l’eau. Et des sites web tantriques, mmm… — Comme si vous étiez de retour à Shambhala, alors. — Pas comme. C’est Shambhala. — Alors, il vous suit ? C’est une espèce de, quoi ? de phase spatiale – dans l’espace, un champ magnétique autour de vous, ou quelque chose comme ça ? — Le champ du Bouddha, je pense que vous voulez dire. Non, Shambhala ce n’est pas comme ça. Le champ du Bouddha est toujours là, oui. Mais ça peut être là où on le fait. Shambhala est un endroit particulier. La première vallée cachée. Mais la vallée se déplace de temps en temps. Nous avons fait la cérémonie pour savoir si elle devait être ici. Les esprits ont dit oui. — Vous étiez le… comment dites-vous, déjà ? — La voix ? L’oracle ? Non. Je ne suis plus assez fort. En retraite, comme je vous ai dit. Mais Qang a bien fait. Gourou Rinpoche est venu la voir et lui a parlé. Le Khembalung est inondé pour de bon, il a dit. Shambhala est maintenant juste ici, fit-il en agitant la main en direction du fleuve. — Waouh, fit Frank. Et lorsqu’il regarda par la fenêtre, il vit la lumière de la lune montante couler, comme si elle attendait ce signal, sur le fleuve en formant de grands S liquides. Soudain, tout prit une mystérieuse beauté. Une autre fois, Frank était sur le fleuve avec Drepung et Charlie. Ils avaient mis leurs kayaks à l’eau au niveau du garage à bateaux, à l’endroit où le Rock Creek se jetait dans le Potomac. C’était encore un petit chenal indifférencié, tout juste abandonné après la grande inondation : que du sable, du grès et des arbres contorsionnés. Ce jour-là, le courant était pratiquement nul dans le chenal principal, et ils purent pagayer tout droit jusqu’à l’île Roosevelt et entrer dans les nombreux petits surplombs, là-bas, pour regarder, entre les arbres de la forêt, le parc qui couvrait les pentes. Des cerfs à queue blanche, des cerfs à queue blanche, des cerfs à queue blanche… Frank trouvait dérangeante cette prolifération. On aurait dit une épidémie. Les prédateurs naturels qui commençaient seulement à revenir et les quelques animaux exotiques redevenus sauvages (le jaguar ?) n’étaient pas assez nombreux, et de loin, pour limiter ce pullulement. De grands lapins, comme tout le monde les appelait. Il fallait faire un effort pour se rappeler que c’étaient des créatures sauvages, de gros mammifères, et donc qu’on devait les aimer. Cette accolade vivace avec la biche. L’éternelle erreur qui consistait à tenir pour quantité négligeable la vie sauvage commune. C’était ce qu’ils avaient fait avec les gens, et regardez le résultat. Alors des cerfs ; parfois un porc-épic ; des renards ; une fois, un lynx ; et des oiseaux. La vieille forêt dépeuplée d’avant l’inondation était presque revenue. Frank trouvait ça déprimant. Il en était presque arrivé à détester la vue des cerfs, Parce qu’ils étaient en quelque sorte les avatars des êtres humains, ils faisaient partie de la surpopulation humaine. Cela dit, encore une fois, c’était toujours mieux que de contempler des forêts quasiment vides. Et de temps en temps, il entrevoyait autre chose : une fourrure rayée, un flanc strié, l’éclair coloré d’un singe tamarin doré, plus rarement d’autres brefs signes de vie cachée. De toute façon, avec les ponts routiers, l’île Roosevelt n’était plus vraiment une île mais une espèce de grande péninsule sauvage. En ce sens, Teddy Roosevelt avait le plus grand de tous les monuments de Washington. Mais ce jour-là, alors qu’ils pagayaient pour redescendre de la pointe en amont de l’île vers le garage à bateaux, Frank sentit tout à coup de l’eau glacée couler sur ses pieds, ses cuisses et ses fesses – une fuite catastrophique ! — Hé ! hurla-t-il. Il s’extirpa précipitamment, en se tortillant, de la jupe du kayak, et droit dans le fleuve. Le kayak se remplissait vite. Il dut se mettre à nager. Charlie et Drepung se rapprochèrent, très inquiets, suffisamment près pour que Frank réussisse à se cramponner d’une main à l’arrière du kayak de Charlie et à rattraper de l’autre main l’avant du sien qui coulait. Il donna des coups de pied pour maintenir sa position de lien entre les deux, tandis que Charlie pagayait très fort pour les ramener vers le ponton. Froid, mais pas glacé. Tout à coup, il s’était retrouvé en train de nager ! Comme à San Diego. Sauf que le fleuve avait un goût de vase. De retour au ponton, ils remontèrent le kayak de Frank et le retournèrent pour le vider et inspecter le fond. Là, vers l’avant : la coque était fendue par le milieu. Une fente assez large. Pas étonnant qu’il ait engouffré suffisamment d’eau pour couler. — Un défaut de fabrication, conclut rapidement Frank d’un ton réprobateur. Regardez, une couture s’est défaite. La soudure devait être défectueuse. Je vais faire regretter sa négligence au fabricant ! — Bien d’accord ! s’exclama Charlie. Ça va, toi ? — Oui oui. Je suis juste trempé. Je vais chercher des vêtements de rechange dans ma voiture. Frank retourna le kayak. Ni Charlie ni Drepung n’avaient remarqué qu’il était fait d’une seule pièce de plastique, sans couture ou quille susceptible de se décoller. Ils avaient pris son explication pour argent comptant. À son grand soulagement, parce qu’il aurait eu du mal à leur expliquer pour quelle raison quelqu’un aurait fragilisé une soudure de son kayak afin qu’elle cède sous la pression de l’eau. Il avait déjà assez de mal à répondre à cette question lui-même. Il prit ses vêtements de rechange dans son van et regarda à l’intérieur avec curiosité, se sentant de plus en plus préoccupé – à la fois préoccupé et furieux. Quelqu’un tentait de le harceler – de l’intimider – mais pourquoi ? Quelle réaction espérait-on provoquer chez lui, si tel était le cas ? Et comment pouvait-il réagir en évitant cette réaction particulière ? L’ex de Caroline – son visage, son rictus, lorsqu’il avait regardé par-dessus son épaule, dans cet escalier du métro. Et Frank qui lui avait lancé son biface. Tout à coup, le même sentiment le submergea : il le relancerait s’il en avait l’occasion. Il voulait la retrouver. Il se rendit compte qu’il était furieux et il essayait de ne pas éprouver cette sensation. Il avait peur, aussi. Pour Caroline, surtout, mais aussi pour lui. Comment savoir de quoi ce trou du cul était capable ? Il se changea et fit, avec son van, le court trajet qui remontait du Rock Creek Parkway jusqu’au zoo, se gara à côté de Broad Branch et alla, à pied, entre les arbres verts, jusqu’à Connecticut Avenue. Il était au Delhi Dabai, assis à une table de coin, en train de regarder le menu, lorsqu’il réalisa qu’il n’avait pris aucune décision depuis qu’il avait quitté le garage à bateaux. Il avait agi comme s’il avait branché le pilote automatique. Mais là, maintenant, il avait un menu à partir duquel choisir, et il ne pouvait pas. Les arbres de décision. Plus de pilote automatique. Quelque chose de chaud et de furieux ; commander le curry, tout simplement, comme d’habitude. Plus faim avant même d’avoir commencé à manger. Puis dehors, à nouveau, dans le soir encore jeune. Les journées rallongeaient, la température était douce. Il passa le crépuscule en haut de la ravine, puis vérifia le bloc de sel pour les animaux, au pied du surplomb. De grosses masses dans l’infrarouge ; surtout des cerfs à queue blanche, mais pas seulement. Une antilope d’Éthiopie, un ibex, un porc-épic. Le Rock Creek était encore l’épicentre de la population retournée à la vie sauvage. De retour dans son van, il découvrit que son moteur ne voulait pas démarrer. Surpris, il jura, descendit du véhicule, regarda sous le capot. Les câbles de la batterie avaient été coupés. Il essaya de remettre de l’ordre dans ses idées. Regarda d’un côté, de l’autre, dans les rues sombres. Le van était verrouillé. Pas moyen d’ouvrir le capot sans entrer dans l’habitacle. Pas moyen d’entrer dans l’habitacle sans clé. Enfin, les dealers avaient des passe-partout. Les espions aussi, sûrement. Ça devait vouloir dire qu’Edward Cooper savait qui il était. Savait que c’était lui qui avait donné un coup de main à Caroline, et présumait sans doute qu’il était plus qu’un allié occasionnel ; l’homme qui lui avait lancé un caillou à la tête, etc. Il lui avait posé un mouchard, à lui ou au moins à son van. Les poils du dos de sa main le picotaient. Il avait les pieds glacés. Il regarda autour de lui avec circonspection, appela l’AAA sur son téléphone du FOG et attendit qu’on vienne le dépanner. Le gars, dans la dépanneuse, jeta un coup d’œil sous le capot, fit « Ah ! », prit sa caisse à outils et installa un câble de remplacement. Frank le remercia, signa la feuille, se remit au volant. Le moteur toussa, repartit. Il prit la route de la ferme des Khembalais. Il ne voyait pas quoi faire d’autre. Cette nuit-là, alors qu’il tournait et retournait l’affaire dans sa tête, il commença à se sentir à la fois plus furieux et plus terrifié. S’ils l’avaient retrouvé, est-ce que ça voulait dire qu’ils avaient trouvé Caroline aussi ? Et dans ce cas, qu’allaient-ils faire ? Où s’arrêteraient-ils ? Quel était leur but ? Et où était Caroline ? Il fallait qu’il reparle à Edgardo. C’est ce qu’il fit, lors de leur jogging de midi, le lendemain même. Ils coururent le long du Mall vers le Lincoln Memorial. C’était une bonne route pour courir, presque une vraie piste : trois kilomètres d’herbe ou de granit effrité, du Capitole au monument de Lincoln. Il y avait d’autres joggeurs dans le périmètre de la Maison-Blanche et il leur arrivait d’aller courir avec des gars de l’OMB, mais Edgardo et Frank couraient généralement tout seuls. Ce n’était pas pareil sans Kenzo et Bob, mais c’était comme ça, et ça leur permettait de parler. Ils s’étaient passés au détecteur avant de partir, et quand ils eurent commencé à courir, Frank raconta à Edgardo ce qui se passait. — Le plantage de mon ordinateur, ça pouvait être eux aussi. Peut-être qu’ils ont fait ça pour effacer tout signe d’intrusion dans mon système. — Peut-être, fit Edgardo en secouant la tête d’avant en arrière comme Stevie Wonder, les lèvres pincées en une moue malheureuse. Je suis d’accord, si c’est eux qui vandalisent ton matériel, alors ils ont probablement découvert que c’était toi qui avais aidé Caroline à leur échapper. Mais s’ils l’ont fait, je me demande comment ils s’y sont pris. — Et s’ils ont réussi à retrouver Caroline, aussi. — Ça n’a rien à voir, souligna Edgardo. Tu n’essaies pas de te cacher, alors qu’elle, si. — Je sais. Je m’interroge, c’est tout. Je suis inquiet. Parce que je ne sais pas comment ils m’ont retrouvé. Ils firent quelques foulées en réfléchissant. — Tu n’as aucun moyen d’entrer en contact avec elle ? — Non. — Il faudrait que tu trouves un moyen. Ça devrait faire partie de la procédure, normalement. La prochaine fois qu’elle te contactera, dis-lui que tu as besoin d’une boîte aux lettres, d’un numéro de portable dédié, ou d’un autre moyen d’entrer en contact avec elle. — C’est ce que je lui ai dit dans l’île, à Mount Desert, crois-moi. — Et qu’est-ce qu’elle a dit ? — Elle n’avait pas l’air enthousiaste. Elle a dit qu’elle me recontacterait. Mais ça fait quatre mois. — Hmm. Ils coururent encore un peu. Maintenant, ils étaient dehors depuis assez longtemps pour que Frank commence à transpirer. — Je me demande…, reprit Edgardo. Elle t’a dit qu’elle surveillait son ex. Alors je me demande si tu ne pourrais pas utiliser sa surveillance à elle pour te connecter et lui faire passer un message… — Comme si… comme si je punaisais un message sur sa porte à lui, en espérant qu’elle le verrait à la caméra et qu’elle le lirait avant qu’il rentre chez lui ? — Un truc comme ça. Tu pourrais te montrer sur le pas de sa porte à lui, lever une pancarte et t’en aller. Ta nénette pourrait faire un arrêt sur image, si elle a la vidéo, là où elle est, et lire ton message. — Et s’il avait une caméra devant chez lui aussi ? — Oui, bien sûr, mais pourquoi s’observerait-il comme ça ? Je doute que beaucoup de gens aillent jusque-là. — Je ne crois pas non plus. De toute façon, c’est une idée. Et même s’il voyait aussi mon message, il n’en saurait pas plus qu’avant. Je vais y réfléchir. — Bon. Et puis, si rien d’autre ne marche, tu pourrais retourner voir cet endroit, dans le Maine. Si elle l’aimait autant qu’elle te l’a dit, peut-être qu’elle y est revenue, ou qu’elle n’en est jamais partie. Il y a des moments où rester près de l’endroit où on se trouvait, mais pas trop près, est le meilleur endroit où se cacher. — Intéressant, répondit Frank. Mais il ne faudrait pas que je le ramène vers elle. Comment en être sûr ? — Ça… Encore quelques foulées. Frank secoua la tête, eut un reniflement plein d’amertume. — C’est trop compliqué, cette histoire de surveillance. Je déteste ça. Je voudrais juste pouvoir l’appeler. — Il vous faut un système de boîte aux lettres. C’est facile à mettre sur pied, avec la technologie actuelle. — D’accord. Mais encore faudrait-il que je la retrouve. — Ouais, ouais. Il faudrait que tu changes de van, aussi, si c’est vraiment comme ça qu’ils t’ont suivi dans le Nord. Mon ami n’y croit toujours pas. — Ouais, ben, ils l’ont retrouvé quand même. Il va falloir que je m’en débarrasse. — Attends un moment où tu auras besoin d’être sûr que tu n’as pas de mouchard, achète une vieille caisse et paie-la cash. Ou vas-y sans voiture. — J’ai besoin d’une voiture ! Et même d’un van, en réalité. Ah, putain… ! — Allez, on va juste courir encore un moment. C’est tout ce qu’on peut faire pour l’instant. — D’accord. Désolé. Merci. — Pas de problème. On va bien trouver quelque chose qui marche. Le monde et ta vie amoureuse le méritent amplement. — Et merde ! — Tu as programmé cette opération du nez, au fait ? — Nan ! Allez, on court ! 20 Le sentiment d’impuissance et d’indécision monta en lui au point de l’empêcher de dormir. Pendant les longues heures glacées d’insomnie, en écoutant, malheureux, le ronflement inégal de Rudra, il se rendit compte qu’il fallait qu’il fasse quelque chose pour retrouver Caroline, si futile que ça puisse être, juste pour échapper un peu à l’angoisse de la situation. Alors, la nuit suivante, quand Rudra se fut endormi, il alla en voiture à Bethesda – à trois heures du matin –, se gara, descendit de voiture et alla rapidement dans les rues vides vers l’immeuble où Caroline vivait avec son ex avant sa disparition. Le vide. Le lampadaire sur le trottoir d’en face ; la vague lumière d’une entrée de porte éclairant les marches de l’immeuble. Si Caroline faisait surveiller l’endroit, elle avait probablement fait équiper la caméra d’un détecteur de mouvement, ou bien il y avait un système équivalent au niveau des données enregistrées. Si elle le voyait dans cette entrée de porte, elle saurait qu’il voulait qu’elle le contacte. Il craignait seulement qu’il n’y ait aussi une caméra de sécurité d’une sorte ou d’une autre, peut-être placée par l’ex de Caroline. Ça n’aurait rien eu d’étonnant, compte tenu du boulot qu’il faisait, et de sa façon de penser. Enfin merde ! Elle surveillait forcément l’immeuble, alors qu’il était seulement possible que son ex le fasse. Il devait tenter le coup. Il gravit rapidement l’escalier de l’entrée, regarda le panneau nominatif comme s’il cherchait quelqu’un. Secoua doucement la tête, regarda la rue et les maisons d’en face, dit « Appelle-moi » en se sentant complètement idiot et repartit dans la nuit. Des tas de gens s’étaient approchés de cette porte, des gens perdus, ou qui cherchaient Dieu sait quoi. C’était ce qu’il pouvait faire de mieux. Il était incapable de décider si c’était bien ou non. Le seul fait d’essayer de réfléchir à ce qu’il devait faire lui nouait les tripes. Il retourna au travail, le lendemain, en se demandant si elle le verrait. Se demandant où elle était et ce qu’elle pouvait bien penser. Se demandant comment elle pouvait rester aussi longtemps loin de lui. Il ne lui aurait pas fait ça. Au travail, ils abattaient le boulot tout en s’installant dans les anciens bureaux de l’Exécutif. Diane et les autres avaient l’air contents d’être là. Frank était toujours sidéré que la proximité matérielle joue un rôle aussi crucial dans les problèmes d’influence et de pouvoir au sein de l’appareil exécutif. Des primates, voilà ce qu’ils étaient, parce que ça n’avait pas de sens avec les technologies actuelles. Mais un précédent président avait viré son conseiller scientifique des anciens bureaux de l’Exécutif, et Phil Chase avait aussitôt donné l’ordre que sa conseillère réintègre le quatrième étage de la vieille monstruosité, et qu’elle en occupe toute une aile, ce qui était très bon signe. Dans le fond, ça présentait un aspect pratique dans la mesure où, une fois à l’intérieur du périmètre de sécurité de la Maison-Blanche, ils pouvaient aller librement d’un endroit à l’autre pour s’entretenir de vive voix avec les divers membres du cabinet du président, et même avec le président en personne, si nécessaire. Leur nouveau bâtiment portait officiellement le nom du président Eisenhower, mais en réalité on ne disait jamais autrement que « les anciens bureaux de l’Exécutif ». C’était une bâtisse d’une laideur spectaculaire, défigurée par d’innombrables piliers parfaitement inutiles, certains montant du niveau du sol jusqu’au troisième étage, d’autres remplissant les embrasures des étages supérieurs, tous noircis par un smog plus noir qu’à Londres. Frank n’avait jamais rien vu de pareil. À l’intérieur du monstre, ce n’était qu’un emboîtement de bureaux vieillots, moisis, réaménagés en fonction des exigences de la modernité il y avait déjà de trop longues années de cela, et à peu près aussi sombres et poussiéreux que l’extérieur le laissait supposer. Très concrètement, c’était une véritable décadence pour ceux qui venaient de la tour lumineuse que la NSF occupait à Arlington, mais c’était un coup politique en faveur de la science, et ils auraient eu mauvaise grâce à se plaindre. En réalité, de quoi avaient-ils besoin ? De pièces équipées de l’électricité et d’un accès Internet à haut débit ? Eh bien, ils les avaient. Et force était d’admettre que c’était intéressant de voir les coulisses de la Maison-Blanche rien qu’en regardant par la fenêtre, juste là, de l’autre côté d’un petit gouffre de béton. Le siège du pouvoir proprement dit ; et donc un signe que Phil Chase comprenait l’importance de la science dans la crise qu’ils traversaient. Ce qui était un encouragement pour eux à prendre les problèmes à bras-le-corps, avec une énergie renouvelée. Et donc, Diane semblait au moins s’en accommoder. Elle avait réquisitionné une pièce avec une fenêtre qui donnait sur la Maison-Blanche et placé son bureau de façon à la voir quand elle regardait sur la droite. Elle ne voyait pas vraiment Phil Chase, il était trop occupé, mais il lui envoyait régulièrement des questions par mail, et Charlie Quibler et tous les membres de son cabinet en charge des problèmes environnementaux passaient sans arrêt dans le coin. La principale salle de conférences se trouvait juste de l’autre côté du couloir, et dès qu’elle fut convenablement installée, elle convia le groupe climatique à y discuter de leurs prochaines actions. Frank prenait obstinément des notes, en s’efforçant de rester concentré. La banquise de l’Arctique n’avait pas l’air de vouloir se disloquer cet été ; elle fournirait donc la base d’un plateau glaciaire plus épais l’hiver prochain. Par conséquent, le bras nord du Gulf Stream conserverait probablement son taux de salinité pendant quelques saisons, et le petawatt de chaleur annuel du Gulf Stream serait à nouveau transféré par vingt degrés de latitude nord, apportant, à son tour, la chaleur dans l’Arctique, et contribuant au réchauffement global, continu, qui dominait encore le climat du monde malgré les hivers rigoureux de l’est de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Pour Frank, ça commençait à ressembler à une situation perdant-perdant : quoi qu’ils fassent, les choses menaçaient de se dégrader. C’était une guerre de boucles de rétroaction, très difficiles à modéliser. Kenzo indiqua les graphiques de sa dernière diapo et haussa simplement les épaules. — Je ne sais pas, dit-il. Personne ne sait. Il y a trop de facteurs en jeu. La seule chose que je peux dire avec certitude, c’est que nous devons réduire les émissions de carbone le plus vite possible. Tant que nous n’aurons pas obtenu une énergie et des transports propres, nous serons au mieux passés en mode « contrôle des dégâts ». Le changement de pH de l’eau de mer constitue à lui seul un problème énorme, parce que si la chaîne alimentaire de l’océan s’effondre, eh bien… — Ce risque peut-il être quantifié ? demanda Diane. — C’est en cours, bien sûr. Beaucoup des meilleurs produits de la mer ont déjà disparu, mais il se peut que des espèces plus résistantes prolifèrent et comblent la niche. Donc, on a des paramètres, mais assez larges. Ce qui est clair, c’est que si le plancton et les récifs de corail meurent les uns après les autres, la situation pourrait devenir catastrophique dans les océans. Une extinction de masse, majeure, dont on ne se remettrait pas. Pas avant plusieurs millions d’années. Kenzo n’affichait pas son air habituellement ravi d’imprésario d’un cirque particulièrement spectaculaire. Rien de tout ça ne pouvait être vu comme une espèce d’événement cocasse, trop intéressant pour qu’on s’en afflige. Impossible de s’en amuser : c’était simplement désastreux, terrible. Voir Kenzo aussi grave surprit Frank et réussit même à l’effrayer. Kenzo Hayakawa lançant un avertissement désespéré ? Pouvait-il y avoir un signe plus inquiétant ? Et pourtant, il y avait des affaires courantes à traiter, de nouvelles stratégies à tenter. D’après les rapports de printemps qui leur parvenaient de Sibérie, le lichen modifié que les Russes avaient disséminé l’été précédent continuait à proliférer plus vite que prévu. « Comme l’écume sur une mare », pour reprendre l’expression de l’un des chercheurs russes. Ça ne ressemblait pas du tout au rythme de croissance et de dispersion des lichens ordinaires, et ça paraissait confirmer l’hypothèse selon laquelle la version génétiquement modifiée se comportait plus comme une algue ou un champignon que comme le faisait typiquement la symbiose des deux. C’était intéressant, peut-être inquiétant. Kenzo pensait que, si ça continuait, ce lichen pourrait constituer un puissant attracteur de carbone atmosphérique. — À moins qu’il ne détruise complètement la forêt sibérienne, et là, qui peut dire ce qui se passera ? Peut-être qu’au lieu d’un magma gris, on mourra d’un magma vert… — Je t’en prie, Kenzo. Sur les autres fronts, les nouvelles étaient tout aussi ambiguës. De sérieuses empoignades au Département de l’Énergie, où les partisans du nucléaire faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour mettre des bâtons dans les roues des tenants des énergies alternatives. Diane essayait de convaincre le président d’ordonner à l’Énergie de mettre au point, le plus vite possible, des énergies propres – d’abord en trouvant les technologies de transition, pour abandonner progressivement les énergies fossiles et passer à la prochaine grande source d’énergie, l’itération prochaine sur la voie d’une technologie complètement viable. Diane pensait que deux ou trois itérations majeures seraient nécessaires. Beaucoup d’agences fédérales seraient impliquées dans cet effort, bien sûr, mais le Département de l’Énergie jouait évidemment un rôle clé. En réalité, tout dépendrait du nouveau secrétaire d’État que Phil devait nommer. S’il adoptait le programme, il le ferait décoller. S’il y était opposé, la guerre des agences se poursuivrait. On ne pouvait qu’espérer que Phil ne couperait pas les ailes de ses équipes. Mais il y avait des dettes de campagne à rembourser, et les grands pétroliers avaient encore beaucoup d’hommes à eux en position de pouvoir. Or Phil n’avait pas encore nommé son secrétaire d’État. Après une réunion consacrée à peigner la liste des candidats possibles pour ce poste capital dans le cabinet, Diane passa dans le nouveau bureau de Frank, qui n’avait rien à voir avec son « salon » de la NSF ; en réalité, on aurait dit qu’il avait été condamné à un emploi de gratte-papier dans un enfer bureaucratique, entre Bartleby, le scribe de Melville, et un Bob Cratchit échappé d’un roman de Dickens. Même Diane sembla s’en rendre compte, au point qu’elle lui dit : — Incroyablement désuets, ces bureaux… — Oui. Je ne crois pas que j’arriverai à m’y plaire autant qu’à la NSF. — On a eu de la chance, avec le bâtiment. Sauf que c’était aussi un exil politique. — C’est ce qu’Anna m’a dit. — Vous voulez sortir, partir en quête d’un nouvel endroit où prendre un café ? — Et comment ! Frank décrocha son coupe-vent. Ils quittèrent le bâtiment, puis le périmètre de la Maison-Blanche. Juste au sud se trouvait l’Ellipse, et le Washington Monument qui dominait la scène comme le gnomon d’un énorme cadran solaire sur une pelouse anglaise. Tout autour, les gros bâtiments blancs du Trésor, de la Banque mondiale, et un certain nombre d’autres, donnaient l’impression que toutes les rues étaient murées. Ces grandes masses de granit, de béton et de marbre étaient désastreuses sur le plan humain. Même Arlington était plus vivant. Mais il y avait beaucoup de cafétérias et de restaurants, qu’ils explorèrent en bavardant. Rien n’avait l’air très alléchant, et Diane finit par suggérer l’un des petits kiosques pour touristes du Parc national, sur le Mall même. Dans leurs pérégrinations, ils étaient arrivés à l’est de la Maison-Blanche, et quand ils ressortirent sur le grand espace dégagé, alors que le soleil commençait à descendre sur l’horizon, ils eurent une autre perspective des bâtiments officiels, où le Capitole et le Washington Monument dominaient tout le reste. C’était l’impression que Frank avait du centre-ville, impression due au fait que les bâtiments privés ne pouvaient faire plus de douze étages, bien moins que le Monument. Le centre-ville ressemblait à un gâteau tranché par un couteau, et cette vision inhabituelle dans une ville moderne lui conférait un aspect étrangement XIXe siècle. Comme Paris avant l’arrivée de la tour Eiffel. Une fois que l’on sortait du quartier fédéral, ce plafond invisible donnait aux choses une échelle plus humaine que les gratte-ciel du centre des autres villes, et Frank aimait cette qualité, même si le résultat était un peu mastoc et étouffant. Il essaya d’exprimer ces sentiments complexes à Diane, qui hocha la tête et lui indiqua les statues de lions qui entouraient celle de Grant devant le Capitole. — Regardez, on dirait les lions de Walt Disney ! — Comme ceux du pont de Connecticut Avenue. — Je me demande qui a inspiré qui : Disney, ou ces types ? — Ceux-ci ont dû venir en premier, non ? — Je ne sais pas. Les lions de Disney ont la même tête depuis Jumbo. — Walt Disney est peut-être venu ici et il a vu ceux-là. Une petite semaine de promenades plus tard, ils avaient établi une sorte de rituel. Un après-midi, alors qu’ils prenaient un café, Diane suggéra qu’ils retournent au travail en passant par une annexe de la National Gallery. Là, ils tombèrent sur une exposition de Frederic Church. — Hé ! fit Frank. Il dut mentir un peu, et lui expliquer qu’il avait découvert Church dans l’île de Mount Desert, il y avait longtemps. La traversée de l’exposition lui remit en mémoire les moments intenses qu’il avait vécus dans l’île. Il la voyait maintenant par les yeux du peintre. Ses tableaux étaient superbes, bien meilleurs que ceux de Bierstadt, de Homer ou de tous les paysagistes américains qu’il lui avait été donné de voir. Church avait réussi à apporter une technique presque hyperréaliste au service d’un regard transcendantaliste ; c’était le paysage visionnaire, sacré, d’Emerson et de Thoreau qui s’étendait là, devant ses yeux, sur les murs de la National Gallery. — Mon Dieu ! s’exclama Frank. C’était aussi l’époque de Darwin et de Humboldt. Le Cœur des Andes de cinq mètres de haut et six mètres de large qui occupait tout un mur évoquait vraiment une diapo PowerPoint illustrant la sélection naturelle d’un coup d’œil – la théorie et les faits en même temps. — Mon… Dieu ! — On se croirait dans un film IMAX de l’époque, dit Diane. Dans les salles, derrière, ils virent Church voyager, vieillir, employer des couleurs presque hallucinogènes, comme Galen Rowell après qu’il eut découvert le Fujichrome. C’étaient les meilleurs tableaux de paysages que Frank eût jamais vus. Un gros plan géant de l’eau jaillissant du bord des chutes du Niagara ; le Parthénon au coucher du soleil ; les vagues qui se brisaient sur le rivage, dans le Maine. Chaque scène bondissait du mur, et Frank regardait tout ça en ouvrant de grands yeux. Diane se moquait de lui, mais il ne pouvait se retenir. Comment était-il possible qu’un artiste pareil lui ait échappé ? C’était donc ça, l’éducation américaine ? On pouvait grandir sans tout savoir sur Emerson, Thoreau, Audubon et Church ? C’était comme s’ils avaient hérité de milliards de dollars et les avaient oubliés. Diane finit par le prendre par le bras pour lui faire quitter la galerie et regagner leurs bureaux. Retrouver le vieux bâtiment noirci, sinon bras dessus bras dessous, au moins épaule contre épaule. Leur réunion de ce soir-là portait sur les dernières données concernant l’Antarctique, compilées par la division Antarctique de la NFS. L’été austral venait de prendre fin. Les recherches consistaient pour l’essentiel à tenter de déterminer quelle part de la banquise de l’Antarctique Ouest risquait de se détacher, et à quelle vitesse. Le résumé de l’exposé faisait nettement apparaître que plusieurs gros glaciers avaient accéléré leur mouvement, encore plus que lors des deux événements précédemment répertoriés au cours des décennies écoulées. La première accélération avait suivi le rapide détachement des deux grosses banquises flottantes, les plates-formes de Ross et de Weddell. Leur absence avait déstabilisé la ligne d’ancrage de la banquise de l’Antarctique Ouest, l’endroit où elle reposait sur le sol, un peu en dessous du niveau de la mer, et dont les bords étaient donc sensibles au soulèvement des vagues et à l’arrachage par les courants. Au fur et à mesure que les marges glaciaires s’arrachaient et suivaient les banquises sur la mer, l’ancrage était davantage exposé aux marées et aux courants. Ils avaient découvert, l’été précédent, que toutes les températures de l’Antarctique – l’air, l’eau et la glace – s’étaient élevées, avec pour conséquence que l’eau fondue à la surface de la banquise coulait dans les trous et les fissures, où elle gelait et fendait encore davantage la glace. Quand ces « coins de glace d’eau » descendaient jusqu’au fond de la glace, elle s’accumulait en dessous, soulevait un peu la glace brisée et la faisait glisser dans la mer. On ne savait pas encore vraiment pourquoi les glaciers en mouvement se déplaçaient tellement plus vite que la glace environnante, mais selon certaines hypothèses il y avait des bassins hydrographiques sous la glace, et l’eau de fonte coulant vers l’aval entraînait la glace. Ça expliquait peut-être pourquoi les glaciers en mouvement se comportaient plutôt comme des fleuves. Les différences hydrodynamiques avaient pour conséquence des vitesses différentes. Diane interrompit les deux glaciologues qui faisaient l’exposé avant qu’ils entrent trop en détail dans les arcanes de leur métier. — Alors, à quel degré d’élévation du niveau de la mer pouvons-nous nous attendre ? demanda-t-elle. Combien, et quand ? Les glaciologues et les gens de la NOAA, la météo nationale, se regardèrent et esquissèrent une sorte de haussement d’épaules collectif. Frank ne put retenir un sourire. — Difficile à dire, répondit enfin l’un d’eux. Ça dépend de toutes sortes de paramètres, et nous n’avons pas toutes les données. — Alors donnez-moi vos paramètres et vos meilleures estimations. — Eh bien, je ne sais pas. Je ne suis pas à l’aise pour vous répondre, là, mais je dirais que la moitié de la banquise pourrait se détacher au cours des années à venir. Ça nous amènerait au milieu, du côté de la mer de Ross, où il y a un grand trou d’eau sous le glacier en mouvement. Tout ça pourrait couler, entraînant la glace… Là, et là, fit-il en éclairant la carte avec un laser rouge comme un gamin agitant un stylo lumineux, sous la glace, il y a des crêtes qui font le lien entre la Chaîne péninsulaire et les Transantarctiques, et elles créent des bassins de retenue qui vont probablement ancrer un bon morceau de ces régions, fit-il en décrivant de grands cercles rouges. Ayant avoué son ignorance, il sculptait maintenant la carte comme un professeur de géographie. Diane ignora ces contradictions, comme tous les autres. Il était acquis qu’ils en étaient au niveau des hypothèses, et que ces cercles rouges n’étaient pas des données, mais reflétaient plutôt ses cogitations. — Alors… ça implique quoi ? Quelques mètres d’élévation du niveau de la mer ? — Disons deux. — Bon. D’accord. Ce n’est vraiment pas bon. Et une idée du temps que ça pourrait prendre ? — Difficile à dire. Peut-être… si ces chiffres tiennent, trente ans ? Cinquante ? — Bon. Alors… fit Diane en parcourant la pièce du regard. Des idées ? — On ne peut pas se permettre une montée du niveau de la mer aussi importante. — Comme si nous avions le choix ! Autant nous y préparer ! Ils considérèrent avec un intérêt renouvelé l’idée de Frank d’inonder les bassins désertifiés du monde. La discussion porta sur les parties d’une étude informelle de la NSF qui suggérait que les grands lacs salés provoqueraient en fait des nuages et des précipitations du côté abrité du vent, de sorte que les bassins hydrographiques situés à l’est recevraient encore plus d’eau. Les schémas climatiques locaux changeraient avec l’élévation générale du taux d’humidité, mais comme ils étaient en train de changer de toute façon, les modifications risquaient d’être difficiles à distinguer du contexte. Les effets ultimes étaient impossibles à prévoir. Frank remarqua le nombre d’études qui arrivaient à cette conclusion. Comme tout le reste, dès qu’il s’agissait du climat. En cela, ça ressemblait aux lésions neurologiques. Ils se regardèrent. Peut-être, suggéra quelqu’un, s’il fallait en arriver là pour empêcher l’inondation des côtes, la communauté mondiale pourrait-elle dédommager les nations qui hébergeraient les nouveaux lacs pour les dégâts causés à l’environnement. On pourrait créer un marché de l’eau de mer comparable au marché du carbone. Ils pourraient même être liés. Le quart le plus prospère de l’humanité pourrait sûrement dédommager les gens, souvent pauvres, qui souffriraient des impacts négatifs provoqués par la création de ces réservoirs. — On a fait des estimations à la louche, dit Frank. La valeur des principales cités portuaires et autres installations côtières tournerait autour des cinq cents trillions de dollars. Le général Barrack, qui était un membre actif du groupe de conseillers de Diane, joignit les mains dans une attitude de révérence. — Un demi-quadrillion de dollars, dit-il avec un grand sourire. Ça en fait, du crédit foncier ! — Oui. D’un autre côté, pour l’amour des comparaisons, la valeur de l’immobilier dans les bassins super secs d’Afrique, d’Asie et du Grand Bassin américain arrive bien en dessous de dix milliards, à moins qu’on n’y ajoute Salt Lake City, or la hauteur limite à laquelle on laisserait monter le Grand Lac salé ne serait pas très différente de sa hauteur actuelle. De toute façon, en termes généraux, il n’y a rien dans ces bassins. Des populations statistiquement négligeables à déplacer, et on pourrait construire des colonies auprès des nouvelles étendues d’eau. Le climat local serait perturbé, mais il l’est déjà. Alors… Le général hocha la tête et posa des questions sur le pompage de l’eau sur la banquise de l’Antarctique Est, qui était très haute et très stable. Le rapport de la NSF abordait en partie ces problèmes. L’eau de mer pompée gèlerait et reposerait de façon précaire sur la banquise d’eau douce, où elle formerait une sorte de calotte glaciaire salée. Ces kilomètres cubes d’eau de mer gelée abaisseraient d’autant le niveau des océans, en évitant les changements radicaux impliqués par la création de nouvelles mers salées sur toute la longueur du trentième parallèle, au nord et au sud. On pourrait ne pomper que la moitié de l’année en utilisant l’énergie solaire. Le problème de l’énergie nécessaire au pompage et au transfert n’était pas encore résolu ; ils seraient amenés à construire beaucoup de systèmes de production d’énergie puissants et propres. Mais ils n’y couperaient pas, de toute façon, ainsi que le firent remarquer plusieurs intervenants. Le pétrole facile à extraire serait bientôt épuisé, et la combustion du charbon et du pétrole restants ferait rôtir le monde. Donc, si on arrivait à maîtriser une combinaison d’énergies solaire, éolienne, marémotrice, houlomotrice, nucléaire et géothermique, elles se substitueraient à la combustion des carburants fossiles, dont le remplacement était impératif, de toute façon, et ça pourrait peut-être aussi sauver le niveau de la mer. Certains prônaient le nucléaire, d’autres la fusion. Mais plusieurs défendaient des énergies propres, renouvelables. Les tenants de l’énergie marémotrice affirmaient que de nouvelles technologies étaient déjà disponibles, et prêtes à passer la vitesse supérieure, des technologies d’une conception presque aussi simple que la vis d’Archimède, à base de turbines et de pompes faites dans des métaux vitreux résistants à la corrosion par l’eau de mer. Il suffisait d’ancrer ces unités en place et l’océan coulait à travers, générant de l’énergie. Il n’y avait plus qu’à procéder aux investissements nécessaires, et c’était bon. — Mais où trouver l’argent ? demanda quelqu’un. — Le budget militaire mondial se monte à un trillion de dollars par an, répondit Frank. Dont la moitié vient des États-Unis. Nous ne pouvons plus nous permettre de jeter cet argent par les fenêtres. Peut-être que ces sommes pourraient être redistribuées. Nous avons besoin d’une très grande capacité de production, là. Et si tout le complexe militaro-industriel financé par ces énormes budgets était redéployé vers le genre de projets que nous envisageons ? Combien de temps faudrait-il pour que les effets globaux soient mesurables ? — Dans tes rêves, marmonna quelqu’un. D’autres réfléchirent, ou pianotèrent sur leur calculette, chiffrant différentes options. Bien sûr, l’idée de redistribuer les budgets militaires mondiaux était « irréaliste ». Mais elle valait la peine d’être envisagée, estima Frank, ne serait-ce que pour avoir une idée de la capacité industrielle mondiale. De ce qu’on pourrait faire si l’humanité n’était pas engluée dans ses propres institutions. — Pour arracher la Liberté à la poigne de la Nécessité, dit Frank. Qui a dit ça ? Les participants à la réunion recommençaient à le regarder bizarrement. Rêve donc, ô imbécile désespéré, disaient leurs regards. Mais il n’était pas le seul à être désespéré. — Tu commences à parler comme les Khembalais, remarqua Anna. Ce qui ne lui déplaisait pas ; elle l’approuvait, même. Et si Anna était d’accord, Frank avait l’impression qu’il devait être sur la bonne voie, d’une certaine façon. Le temps qu’ils sortent de la réunion, il était tard et le vent s’engouffrait dans les rues vides du district fédéral. — Si on allait dîner quelque part ? demanda Diane à Frank quand ils se retrouvèrent seuls un instant. Je ne connais pas encore les restaurants du quartier, mais on pourrait regarder. — Peut-être du côté du Capitole, acquiesça Frank. Parce que le coin autour de l’université George Washington est plutôt mort, le soir. — Bon, on verra bien. Et ils partirent, pour un nouveau rencard dans la capitale de la nation. Ce fut un tête-à-tête amusant. Ils trouvèrent un restaurant grec, s’assirent face à face à une petite table et parlèrent de la réunion, de la journée, et de tout le reste. Frank but un verre de résiné, un verre d’ouzo et une tasse de café grec, pour arroser des feuilles de vigne farcies, des calmars à l’huile d’olive et de la moussaka. Il rit beaucoup. Il regardait, de l’autre côté de la table, le visage rond de Diane, si vivace, intelligent, charismatique et puissant, et il se disait : J’aime cette femme. Il ne pouvait pas réfléchir à ce sentiment. Il fuyait cette idée, il se contentait de la ressentir. Tout le reste, à cet instant, était irréel, ou au moins non présent. Il se concentrait sur le présent, comme Rudra l’y encourageait toujours. Se concentrer ainsi présentait des avantages évidents : il se sentait envahi de calme, un sentiment qui pouvait être du bonheur. À moins que ce ne soit l’alcool, les plats, la caféine. Les saveurs, les regards, les sons. Son visage. Était-ce cela, le bonheur ? Un sourire, un regard – comme disait le vieil homme, quels grands dispensateurs d’éternité ! Après, ils retournèrent à pied vers la Maison-Blanche, et Frank la raccompagna à sa voiture, dans le parking souterrain. — Bonne nuit. C’était vraiment bien. — Oui, c’était bien. Elle leva les yeux. Frank se pencha, leurs lèvres se rencontrèrent en un parfait petit baiser, et il partit. Il conduisit vers la ferme des Khembalais avec l’impression d’avoir des papillons dans le cœur. Il ne savait pas ce qu’il pensait. Rudra dormait déjà, et il s’en réjouit, puis en fut désolé. Il essaya de dormir, mais rien à faire. Il finit par se rasseoir et ralluma son ordinateur portable. Thoreau était un solitaire. Il était tombé amoureux de la petite amie de son frère et l’avait demandée en mariage après qu’elle eut refusé d’épouser son frère. Mais elle avait également éconduit Henry. Selon la rumeur, le père de la fille pensait que les Thoreau n’étaient pas assez bons pour elle. Mais si elle l’avait vraiment voulu… Quoi qu’il en soit, Henry était devenu un solitaire. « Je trouvai enfin chaussure à mon pied. Je tombai amoureux d’un chêne kermès. » Cette nuit-là, son site officiel citait un extrait de son journal : Je passe une partie considérable de mon temps à observer les habitudes des animaux sauvages, mes frustes voisins. Par leurs mouvements divers et leurs migrations, ils font venir l’année à moi. Très significatifs sont les vols des oies et les migrations des grues, etc., etc. Mais quand je pense que les animaux plus nobles ont été exterminés ici – le couguar, la panthère, le lynx, le blaireau, le loup, l’ours, l’élan, le cerf, le castor, la dinde, etc., etc. –, je ne puis m’empêcher d’avoir l’impression de vivre dans un pays apprivoisé et comme émasculé. Les mouvements de ces animaux plus gros, et plus sauvages, n’auraient-ils pas été plus significatifs encore ? La nature qui m’est familière n’est-elle pas estropiée et imparfaite ? Comme si je devais étudier une tribu d’Indiens qui aurait perdu tous ses guerriers. Quand je pense à ce qu’étaient les divers sons et notes, les migrations et les travaux, les changements de fourrure et de plumage qui se produisaient au printemps et marquaient les autres saisons de l’année, je me rappelle que ma vie dans la nature, cette ronde particulière de phénomènes naturels que j’appelle l’année, est lamentablement incomplète. J’écoute un concert où manqueraient moult parties. Le pays civilisé tout entier est dans une certaine mesure changé en ville, et je suis ce citoyen que je plains. Tous les grands arbres et les bêtes, les poissons et les oiseaux sauvages ont disparu. Son journal, en date du 23 mars 1856. Il avait trente-huit ans. Qu’aurait-il pensé aujourd’hui, après un siècle et demi de gaspillage et de destruction ? Peut-être n’aurait-il pas été surpris. Il avait déjà vu le début de tout ça. Frank gémit. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — Oh rien. Pardon. Désolé de vous avoir réveillé. — Je ne dormais pas. Je ne dors pas beaucoup. — Vous aviez l’air de dormir. — Non. — Peut-être que vous rêviez. — Non. Qu’est-ce qui ne va pas ? — Je pensais à tous ces animaux en danger. Menacés d’extinction. Thoreau avait écrit quelque chose sur l’extermination des prédateurs. — Ah bon. Vous voyez encore des animaux dans le parc ? — Oui, mais surtout des cerfs, maintenant. — Ah bon. Rudra se rendormit. Au bout d’un moment, Frank sombra dans des rêves agités. Puis il se réveilla à nouveau et repensa à Diane. Il n’arriverait pas à dormir. Il était quatre heures. Il se leva, sortit de sa maison dans l’arbre, traversa la ferme et alla récupérer son van. Dans la ville, le Beltway, déjà encombré, puis Connecticut. À gauche, Brandywine, et puis, sur Linnean, une place libre. Il descendit de voiture, traversa Broad Branch et entra dans le Rock Creek Park. Il fit, par en haut, le tour de la nouvelle gorge et ne vit qu’un unique cerf. Il monta jusqu’au fort de Russey, redescendit la partie est, sauvage, et ne vit rien, sinon un trio de cerfs, plantés à flanc de coteau comme des statues méfiantes. Il décida, en les regardant, d’être le prédateur – il allait effrayer ces créatures, et en même temps tester son habileté, voir combien de temps il arriverait à les suivre, pas comme un pisteur, mais comme un prédateur lancé à leur poursuite. Il remit le chrono de sa montre à zéro, appuya sur le bouton et s’élança après eux dans la forêt, le sol noir sous ses pieds, courant à toute vitesse. Ils filèrent jusqu’à la plus proche crête et il vola vers elle – pas un cerf en vue ! La forêt – vide ! Mais où étaient-ils… ? Il arrêta son chrono. 4 secondes 82 centièmes. Il aboya un rire, resta un moment debout, là, haletant. Il repartit vers l’aire 21, voir si les potes s’y trouvaient, et jeter un coup d’œil à sa maison dans l’arbre. Sauf que, d’assez loin déjà, il vit qu’il y avait quelque chose qui clochait. Il courut vers son arbre, essayant de comprendre cet espace vide, là-haut. Lorsqu’il y arriva, il vit qu’il avait été abattu. Il inspecta le tronc. Sectionné par une scie sauteuse, une petite apparemment, à en juger par les marques de dérapage. L’arbre était tombé en travers du Rock Creek. On aurait pu franchir le cours d’eau en marchant dessus. Peut-être que quelqu’un avait eu besoin d’un tronc pour aller de l’autre côté. Sauf que non. On pouvait traverser le torrent à peu près partout. Sa cabane gisait, dévastée, sur l’autre rive. À un moment donné, l’année précédente, il en avait retiré tout son matériel, à part le treuil. Il passa le torrent à gué, sur les pierres, jeta un coup d’œil. Le treuil avait disparu. Il ne restait que des plaques d’agglo, des tasseaux, tous horriblement tordus, les planches, éparses par terre. Il s’assit à côté. Ce n’étaient que des bouts de bois. Il n’aurait plus jamais vécu dans sa maison. Alors ça n’avait pas d’importance. C’était probablement Edward Cooper qui avait fait ça, ou qui l’avait fait faire. Évidemment, ç’aurait pu être l’œuvre d’étrangers intéressés par ce qu’il pouvait y avoir de récupérable dans sa maison, comme le treuil, par exemple. Sauf que ce Cooper aurait sûrement laissé le treuil en signe de vengeance, de moquerie. Enfin, peut-être pas. Comment savoir ? Il semblait y avoir un schéma – l’ordinateur, le kayak, le van. Ses affaires et sa vie. Ça ressemblait à une action délibérée. Il ne savait pas quoi faire. 21 Un samedi, les Quibler mirent à exécution un projet qu’ils caressaient depuis un certain temps : l’installation de jardinières dans le jardin, derrière chez eux. Plus de pelouse suburbaine pour gâcher le peu d’espace dont ils disposaient ! Charlie prit, à vrai dire, un grand plaisir à découper de grands rectangles de pelouse, à les transporter avec la brouette dans la rue et à les jeter dans les bennes de compostage. Il en avait assez de tondre cette pelouse. Il y avait des vieux bouts de bois empilés au fond du garage. Ils les disposèrent, Nick et lui, sur la pelouse restante pour faire des bordures. Puis ils transportèrent des brouettes de terreau (coûteusement amendé) du tas que le camion de livraison avait déposé dans l’allée, en évitant d’écraser Joe en cours de route. Les jardinières surélevées étaient noires et riches, et avaient l’air hautement productives et artificielles. Charlie réalisa que l’herbe, entre les parterres, serait difficile à tondre, et envisagea de la recouvrir complètement de copeaux de bois, au fil des saisons, ne laissant subsister qu’une bande d’herbe décorative autour des parterres. Ensuite, Nick et Anna travaillèrent le terreau et semèrent leurs premiers légumes. C’était le printemps, le milieu du mois de mai, vert et moite, et ils plantèrent les légumes d’été classiques : tomates, courgettes, aubergines, poivrons, citrouilles, concombres, melons, basilic, coriandre, et même des framboises. Nick resta debout à regarder un plant de brocoli, petit et délicat, entre ses pieds. — Et d’où les brocolis vont-ils sortir ? demanda-t-il à son père. Charlie regarda la chose. On aurait dit une plante ornementale. — Je ne sais pas, avoua-t-il avec une pointe de crainte. Ils ne savaient rien du tout. Nick leva les yeux au ciel. — Enfin, avec un peu de bol, ils ne pousseront même pas. — Allons, les brocolis sont bons pour la santé. Ils étaient convenus de planter des légumes que Nick et Joe aimaient manger, ce qui était une sévère contrainte, mais ce n’était pas exclusif : ils plantaient pour Anna et Charlie aussi. Pour les gamins, ça se ramenait essentiellement à des pommes de terre, tout un parterre, et des carottes. Joe voulait bien manger des légumes, mais pas Nick, et il était chargé des plantations de carottes. Qui devaient être semées – en graines, oui –, et apparemment le sol devait être spécialement enrichi. La terre sablonneuse était préférable, et il était conseillé de recouvrir le sol avec un linge blanc pendant la germination. En tout cas, c’est ce que leur recommandait Drepung, qui leur servait de consultant sur ce projet. « Sauf que ça ne devrait pas être moi, disait-il tout le temps. En réalité, je ne connais rien aux travaux de jardinage. Chez nous, c’est Qang qui fait tout. C’est elle que vous devriez faire venir pour les choses comme semer les graines de carottes. Je pense que ça, c’est compliqué. Elle ferait un feu puja et tout ce qu’il faut. » Il les aida quand même, creusant joyeusement, à quatre pattes dans la terre, montrant les vers à Joe. Après les plantations, le travail consistait surtout à arroser et à enlever les mauvaises herbes. Et à retirer les escargots et les limaces. Joe les emportait délicatement au fond du terrain, où ils pourraient reprendre leur vie dans les mauvaises herbes qui longeaient la pelouse. — N’arrose pas trop, conseilla Charlie à Nick. Il ne faut pas noyer ces pauvres petites plantes. L’arrosage est une chose précise. Je dirais… jusque-là, exactement. — Tu veux dire exactement, ou précisément ? demanda Anna depuis l’un des nouveaux parterres. — Le pinAnnaillage n’est pas autorisé. — Je ne pinAnnaille pas ! C’est une distinction importante. — Allons, qu’est-ce que tu racontes ? Précis et exact, c’est pareil. — Absolument pas ! — Alors quelle est la différence ? demanda Charlie en gloussant. — L’exactitude, répondit-elle, c’est la distance qui sépare une estimation de la valeur réelle. Si tu estimes que quelque chose se situe à cinq pour cent, et que la vraie valeur est huit, alors ce n’est pas exact. — Ça, c’est des statistiques. — Voilà. Alors que la précision définit la fourchette d’estimation. Par exemple, si tu estimes qu’une valeur se situe entre cinq et huit pour cent, ce n’est pas très précis, mais si tu fixes une fourchette entre quatre virgule neuf et cinq virgule un pour cent, c’est une estimation plus précise. — Je vois, fit Charlie en hochant solennellement la tête. — Ça suffit ! C’est une distinction très importante ! — Mais bien sûr. Ce n’est pas de ça que je rigolais. — Alors, qu’est-ce qui te fait rire ? — Toi ! — Et pourquoi ? — Oh, comme ça. — C’est une distinction réelle, fit Nick en tendant le doigt vers Charlie. — Mais oui, mais oui ! C’était donc devenu l’un des leitmotivs des Quibler lorsqu’ils étaient en patrouille, une distinction applicable, une fois qu’on en avait admis l’existence, à un nombre stupéfiant de situations. Appeler de la maison, sur son portable, celui qui était au magasin pour préciser la liste d’épicerie : Rapporte des pommes de terre. Combien ? Une demi-douzaine. C’était précis, ou exact ? Ou, quand quelqu’un faisait remarquer que Nick était très précis, Charlie rétorquait : « Il n’est pas précis, il est exact. » Et ainsi de suite. En retournant à la jardinerie, où ils allaient chercher des plantes, des tuteurs et d’autres choses, Charlie dit : — Je me demande combien de mètres cubes de compost il va nous falloir si nous voulons remplir les quatre parterres. Voyons, ils font deux mètres sur quatre, sur cinquante centimètres de profondeur, à peu près, ça fait plus ou moins… — Maman va te le dire tout de suite. — Non, ça va, je vais le faire de tête… — Quatre mètres cubes, répondit Anna, tout en conduisant. — Je t’avais bien dit qu’elle y arriverait ! — Ce n’est pas juste, dit Charlie en regardant encore ses doigts. Elle utilise tous les tours qu’elle a appris dans son club de matheux. — Allez, fit Anna. Nick était mort de rire. — Ouais, c’est ça, papa, elle utilise tous ces trucs de sorcière rusée… comme la multiplication par deux ! Et ils rigolèrent jusqu’au magasin, Anna et lui. Hélas, trois fois hélas, leur nouveau printemps tout neuf devint rapidement le plus chaud et le plus sec jamais répertorié dans le bassin hydrographique du Potomac, et bientôt, comme l’hiver avait déjà été plutôt sec, la région dut se résoudre à rationner l’eau. Entre la sécheresse et les moustiques, tout le monde commença à repenser avec nostalgie au long hiver et à se demander si ça avait été une si bonne idée que ça de redémarrer le Gulf Stream. Après tout, qu’est-ce qui était le pire ? Un long hiver, ou le manque d’eau ? Les fleuves étaient au plus bas, les rivières complètement à sec, les cultures mouraient, les populations avec. C’était terrible. Un peu de neige et des températures basses auraient été du gâteau à côté de ça. Quand il faisait froid, on pouvait toujours enfiler une couche de vêtements supplémentaire, mais par cette chaleur… ! Sauf qu’ils n’avaient plus le choix, maintenant. Il était trop tard. Les Quibler firent ce qu’ils pouvaient pour micro-irriguer leurs cultures, et ils avaient assez d’eau pour arroser un si petit jardin. Mais beaucoup de plantes moururent quand même. — Nous n’aurons qu’un taux de survie de cinquante pour cent, et encore ! — C’est précis, ou c’est exact, ça ? — Ni l’un ni l’autre, j’espère ! Anna allait faire un tour sur des sites sur le réchauffement climatique et entrait les données statistiques concernant leur maison pour voir comment ils se situaient en termes de consommation de carbone. Elle s’intéressait aux différentes méthodes de calcul. Certains sites se contentaient d’une description générale, d’autres exigeaient les montants des factures de chauffage et d’électricité, les relevés du compteur kilométrique de la voiture et sa consommation réelle. Les distances parcourues en avion. Il y avait des tableaux qui indiquaient la distance entre les principales destinations. — Les voyages en avion sont vraiment meurtriers, marmonna Anna. Moi qui pensais que c’était un moyen de transport économe en énergie. Lui donner des chiffres avec lesquels jouer revenait à donner de l’herbe aux chats à un matou, et Charlie la regardait affectueusement, quoique avec un peu d’inquiétude, taper à toute vitesse dans un tableau qu’elle avait adapté à partir de leurs schémas. En dépit de la contribution de leur jardin à leur alimentation, contribution qu’elle estimait à moins de deux pour cent de leur apport en calories, et du programme énergétique qu’ils avaient signé avec leur fournisseur d’électricité, ils consommaient encore près de soixante-quinze tonnes de carbone par an. L’équivalent de huit terrains de football de forêt tropicale brésilienne, disait le site. Tous les ans. — On ne peut pas obtenir un bon ratio dans une maison de banlieue, avec une voiture et tout ce qui s’ensuit, disait-elle, ennuyée. Surtout que tu prends l’avion. — C’est vrai. Charlie regarda les chiffres. — Je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. — Je sais. Mais je voudrais bien trouver un moyen. Nick ! Éteins cette lampe, s’il te plaît ! — Maman, c’est toi qui m’as dit de l’allumer. — C’était quand tu en avais besoin. Là, tu ne t’en sers plus. — Maman… 6 Espace sacré 22 Étant argentin, il était en colère. Non que tous les Argentins fussent en colère, mais beaucoup l’étaient, et à juste raison, après toutes les erreurs et tous les crimes, mais surtout après la sale guerre et son sale règlement : l’amnistie générale de tous les crimes, même les plus horribles, pour tout le monde. En d’autres termes, le passé était refoulé, et l’idée même de justice avec. Or le retour du refoulé est garanti, et c’est toujours un cauchemar, un déchaînement de monstres. Edgardo Alfonso avait laissé l’Argentine derrière lui, comme tant d’autres enfants de desaparecidos, incapable de vivre parmi les meurtriers et les tortionnaires connus et inconnus qui arpentaient librement les rues de Buenos Aires et prenaient le tram, regardaient Edgardo par-dessus leurs journaux, qui publiaient en dernière page les articles qu’il avait écrits et qui les dénonçaient nommément. Il avait dû partir pour ne pas devenir fou. Et comme de bien entendu, ce soir-là, il était au Kennedy Center pour un spectacle de tango argentin : la troupe de Bocca en tournée mondiale – Julio Bocca faisait ses adieux et devait, pour la dernière fois, danser avec une échelle et grimper jusqu’au ciel sur « Soledad » de Piazzolla. La danse, Edgardo n’en avait rien à faire, et il méprisait le tango – la danse – comme certains Écossais de sa connaissance fronçaient le nez en entendant jouer de la cornemuse. Mais Edgardo était un piazzollista, et il devait y aller. On n’avait pas souvent l’occasion d’entendre la musique d’Astor Piazzolla en live. D’accord, ce ne serait plus jamais pareil maintenant qu’Astor avait disparu, mais ses compositions gardaient toute leur force, c’était prouvé par la façon dont les nouveaux orchestres qui accompagnaient les danseurs, qui reprenaient principalement des tangos tirés des two-steps, des ballades, de la musique d’église et des valses populaires, tout ça assemblé pour donner le bon vieux tango à l’ancienne. Et puis ils attaquaient un morceau d’Astor, et tout à coup l’univers devenait plus grand – plus profond, plus sombre, plus tragique. Une seule phrase au bandonéon et tout Buenos Aires défilait d’un seul coup devant ses yeux. C’était un sentiment aussi précis que si la musique avait été une sorte d’acupuncture qui, appliquée à des nerfs particuliers de la mémoire, l’éveillait aussitôt en entier. La salle du Kennedy Center était pleine de Latino-Américains qui regardaient avec attention les évolutions des danseurs sur le fond noir. Bocca était un bon chorégraphe, qui veillait à ce que les danses soient intéressantes – des hommes avec des hommes, des femmes avec des femmes, de petits combats, des mélodrames, du sexe, mais intelligent, sauf que pendant tout ce temps-là l’orchestre était caché derrière le rideau du fond, et Edgardo commençait à se sentir à nouveau en colère, furieux que quelqu’un dissimule pendant si longtemps les musiciens. Leur absence l’exaspérait, il se mettait à détester les danseurs, il aurait voulu les chasser de la scène sous les huées, il se demanda même pendant une seconde si ce n’était pas de la musique enregistrée, si ce n’était pas un spectacle au rabais, comme la tournée européenne du Bolchoï, en 1985. Mais ils finirent par tirer le rideau. L’orchestre était bien là : bandonéon, violon, piano, basse, guitare électrique. Edgardo savait que c’était un groupe assez restreint, jouant de bonnes versions des chansons de Piazzolla, fidèles à l’original, et intenses. Une formation ramassée, une musique incandescente – c’était étrange d’observer à quel point ils étaient jeunes, de contempler les curieuses contorsions qu’ils devaient faire pour obtenir ces sons ; étrange mais merveilleux ; de la musique, enfin, le point culminant de la soirée. Un immense soulagement. On avait levé le rideau pour les voir jouer « Adios Nonino », évidemment, l’adieu de Piazzolla à son père mort, et même si ce n’était pas le meilleur morceau, ni même le préféré d’Edgardo – qui était « Mumuki », bien sûr –, c’était encore le plus chargé d’histoire personnelle. Le père d’Edgardo avait disparu. Dieu seul savait ce qui lui était arrivé, Edgardo se refusait à y penser, ça faisait partie du poison, partie de la torture dont les années et les générations se renvoyaient l’écho, raison parmi tant d’autres pour laquelle la torture était ce qu’il y avait de plus pervers et, quand l’État y avait recours et l’excusait, la mort de l’estime de soi d’une nation. C’est pour ça qu’Edgardo avait dû partir, et aussi parce que sa mère retrouvait, tous les jeudis après-midi, sur la Plaza de Mayo, à Buenos Aires, les autres mères et les femmes des desaparecidos avec leurs foulards blancs symboliques des couches de leurs enfants perdus, pour rappeler à l’Argentine et au monde (à Buenos Aires, c’était la même chose) les crimes qui avaient encore besoin qu’on se les remémore et les criminels qui devaient encore affronter la justice. C’était plus qu’Edgardo ne pouvait en supporter sur une base hebdomadaire. Maintenant, même dans son bel appartement à l’est de Dupont Circle, il devait fermer les persiennes, le dimanche matin, pour ne pas voir les bons Américains bien gentils, sur leur trente et un, surtout des Blacks, qui marchaient dans les rues, vers l’église du coin, pour ne pas faire repartir l’enchaînement de pensées qui le menait aux souvenirs et à la colère. Il devait regarder ailleurs ou ça le tuerait. Il avait des problèmes de santé. Il devait courir au moins soixante-quinze kilomètres par semaine pour s’empêcher de mourir de colère ; s’il ne le faisait pas, il n’arrivait pas à dormir, et très vite sa tension grimpait en flèche. On pouvait évacuer pas mal de colère en courant. Pour le reste, il y avait Piazzolla. Son propre père l’avait emmené voir Piazzolla au Teatro Odeon, en 1973, peu avant de disparaître. Cinq ans plus tôt, Piazzolla avait dissous son grand quintet et s’était embarqué pour l’Europe avec Amelita, embarqué dans le mélodrame de cette relation, de sa rupture et d’une succession d’orchestres, à la recherche d’un son Europop, essayant le synthé et les quartettes à cordes, et de plus en plus furieux des résultats (bien qu’ils soient très bons, de l’avis d’Edgardo). Bref, quand il était revenu à Buenos Aires pour l’été 1973-1974, et qu’il avait réuni à nouveau le vieux quintet (avec ce fou de Tarantino sur le tabouret du piano), il n’était plus le même, plus le compositeur sûr de lui, voué à la destruction du tango et à sa refondation à partir de rien, pour l’amour de ses ambitions musicales modernistes, mais un homme sombre, déséquilibré, un exilé rentré chez lui, pourtant déterminé à continuer, quoi qu’il arrive. Et plus prêt maintenant à admettre le tango en lui, lui avait expliqué le père d’Edgardo, prêt à admettre que son génie était à la fois argentin et transcendant. Il pouvait maintenant s’abandonner au tango, fusionner avec lui. Après la dispersion du quintet, son public avait enfin compris qu’il avait vu et entendu quelque chose de nouveau dans le monde, pas seulement un génie : une grande âme, sauf que, le temps qu’il comprenne, c’était fini, bien sûr. Et voilà que c’était revenu. Peut-être pour une seule nuit, tout le monde pensait que ce n’était que pour une nuit, tout le monde savait tout d’un coup que la vie même était une chose fragile et évanescente, qu’aucun orchestre ne durait éternellement. L’atmosphère dans la salle était devenue absolument électrique, l’attention du public frémissante, hallucinatoire, les applaudissements déments, comme des remerciements à l’église, comme si on pouvait enfin faire ce qu’il fallait à l’église, applaudir follement, acclamer et siffler pour manifester son appréciation de l’incroyable boulot de Dieu. À la fin du spectacle, ils s’étaient levés d’un même élan, fous de joie et de regrets. En regardant autour de lui le jeune Edgardo avait compris que les adultes étaient encore aussi pleins de sentiment que lui, qu’ils ne « grandissaient » pas vraiment tant que ça, et qu’il ne perdrait jamais les sentiments énormes qui montaient en lui. Une vision terrifiante, inoubliable. Peut-être son premier vrai souvenir. Et là, à Washington, la capitale de tout et de rien, les danseurs dansaient sur la scène et le jeune orchestre au fond attaquait lubriquement l’un des morceaux les plus furieux et les plus heureux, « Michelangelo 70 », d’une rapidité frénétique. Magnifique. Astor avait compris mieux que personne comment gérer la tragédie de Buenos Aires, et Edgardo n’avait jamais cessé d’appliquer sa leçon : il fallait charger la tristesse et la dépression bille en tête, rageusement, il fallait la traverser en dansant dans un état d’énergie absolue ; ça vous emmenait au-delà d’une espèce d’équilibre, jusqu’à cette exaltation même que le tohu-bohu précipité des notes du bandonéon exprimait si souvent, cette joie qui aurait dû être basique mais qui dans ce monde devait être atteinte, ou comme extirpée d’un avenir meilleur : la vie devait être la joie, un jour ce serait la joie, et ce soir nous célébrons cette joie par anticipation, nous en capturons un écho par avance, une sorte de ricochet. C’était ce qu’ils pouvaient faire de mieux dans cette époque prétendument avancée du monde, ce qui était drôle en soi, drôle et terrible. Et il n’y avait plus tellement de choses à la fois vraies et drôles, alors il fallait s’accrocher pour y croire. C’était vraiment drôle : ils auraient pu être comme des dieux dans un monde plus beau et plus juste que l’humanité ne pouvait l’imaginer, et à la place, il y avait des tortionnaires sur une planète où la moitié des gens vivaient dans une misère extrême pendant que l’autre moitié tuait, de peur de se retrouver dans cette misère, et était toujours prête à regarder ailleurs pour ne pas voir le génocide, le spécicide et le biosphéricide qu’ils commettaient, tout ça sans nécessité, par trouille et par appât du gain. Hilarant ! On ne pouvait pas faire autrement que de rigoler ! Pendant l’entracte, les gens qui s’étaient mis sur leur trente et un se répandirent dans les couloirs et descendirent à toute vitesse des petites flûtes de vin. Le bruit de trois mille voix parlant toutes en même temps dans un grand espace clos était peut-être la plus belle de toutes les musiques. Cette nuit-là, on parlait beaucoup espagnol, alors c’était encore plus vrai que d’habitude. Une glossolalie bondissante. C’était comme ça que les apôtres s’étaient mis à parler quand les langues de feu étaient descendues sur eux, essayant de s’exprimer directement en scat, chantant l’épiphanie de la gloire du monde. L’une des phrases au bandonéon de Piazzolla semblait même rebondir dans les conversations. Aucun doute que l’un des côtés séduisants de cette fine note nasale venait du fait que c’était un son typiquement humain, comme la voix d’un amant enrhumé. Et tous les visages. Edgardo était au balcon, les coudes posés sur la rambarde, et il regardait en bas la foule, ces coiffures si parfaites, l’éclair bleuté de la lumière sur les tresses noir aile de corbeau, luisantes, les tenues colorées, les traits forts, si pleins de caractère, de l’Amérique latine. C’était comme ça qu’ils étaient, il n’y avait rien dont ils aient à rougir dans ce monde. Où, de fait, pouvait-on trouver de plus beaux visages ? Son ami Umberto était debout, là, près de la porte, tenant deux flûtes de vin. Quand il leva les yeux et croisa le regard d’Edgardo, Edgardo leva le menton en signe d’acquiescement. Umberto inclina à peine le visage sur le côté – il souhaitait une rencontre. Edgardo hocha la tête. Pendant la seconde partie, l’orchestre resta visible derrière les danseurs, et Edgardo fut plus heureux. Maintenant, le rideau noir était ses propres paupières, il pouvait les fermer, ignorer les danseurs qui, de toute façon, faisaient connaître leurs limites, et écouter seulement Piazzolla. Dans cette seconde partie, sur les huit morceaux il y en avait quatre d’Astor, comme dans la première partie ; c’était typique des spectacles de tango qui tournaient aux États-Unis : avec le maestro ils étaient sûrs de captiver le public. Une fois, le chef d’orchestre d’une de ces troupes avait un problème avec Piazzolla, peut-être de nature politique, mais plus probablement personnel – le maître pouvait être cinglant –, et pour éviter d’imprimer le nom de Piazzolla, alors qu’il jouait sa musique, il n’avait mentionné le nom d’aucun compositeur sur le programme. Le stratagème avait mis Edgardo en rage, mais il avait trop envie d’écouter la musique pour sortir de la salle – l’orchestre était excellent, avec quatre joueurs de bandonéon pour recréer les effets qu’Astor réussissait à produire tout seul. Un meilleur orchestre que ce soir-là, et pourtant ces jeunes gens étaient très bons, surtout la jeune femme qui sciait sa basse – stupéfiant, la différence que ça pouvait faire. Et ils allaient finir avec les « Quatre Saisons de Buenos Aires », une suite de quatre morceaux, un pour chaque saison, sur le modèle de Vivaldi. Edgardo les aimait tous. Ils figuraient parmi les chefs-d’œuvre de Piazzolla. Depuis qu’il était à Washington, et ça faisait des années, à chaque changement de saison, il passait en boucle celui qui correspondait à la saison dans l’hémisphère sud pour rester convenablement orienté, ou plutôt australisé. Et donc, quand Phil Chase avait été élu, en novembre, il avait passé « Primavera Porteño » à fond la caisse, parce que c’était le printemps à Buenos Aires, et aussi peut-être parce que ce soir-là marquait l’arrivée d’un printemps d’un nouveau type dans le monde politique américain, la naissance depuis longtemps espérée d’une nouvelle donne. Piazzolla avait parfaitement capturé les sensations du printemps, le bourgeonnement magique d’un monde plein de vie et dansant. Maintenant, c’était l’été dans la capitale du monde, on cuisait comme dans un sauna, mais sec, sans une goutte de pluie, alors chez lui il passait « Invierno Porteño » pour exprimer le monde froid, cru, du Sud. Et là, tout de suite, l’orchestre ne s’en sortait pas mal du tout, même le joueur de bandonéon, qui semblait tout à coup possédé. Et puis la coda : le pianiste piqua les derniers trilles comme une petite pluie suspendue, sur un parfait petit tempo. Ça pouvait être un amant s’éloignant pour toujours ; ça pouvait être la fin de l’hiver et le passage d’une autre, précieuse, année. Les deux danseurs tombèrent par terre, tout emmêlés – très joli, mais pas l’image qu’Edgardo s’en faisait. Il ferma à nouveau les yeux et écouta l’orchestre attaquer « Primavera Porteño », le dernier de la séquence. Il fit des bonds sur son siège et tapa du pied, les yeux toujours clos, se fichant pas mal de ce que les gens pouvaient penser autour de lui ; la salle entière aurait dû être debout, en cet instant. Elle le fut pour l’ovation finale, une belle chose à laquelle participer, une chose latine, des tas de cris, de sifflets, d’applaudissements, au moins pour le public du Kennedy Center. Il y avait même un groupe au-dessus de lui, à droite, qui criait « As-tor – As-tor ! ». Edgardo se joignit avec le plus grand bonheur à ce groupe d’enthousiastes, hurlant et faisant de grands gestes appréciateurs. Il n’avait jamais eu l’occasion d’acclamer Astor, de scander son nom, et ça paraissait bien, sa bouche aimait ça. Il se demanda s’ils faisaient pareil à Buenos Aires en ce moment, ou si c’était quelque chose qui n’arrivait qu’en Europe, ou ici – Astor, le perpétuel exilé, même dans la mort. En tout cas, maintenant, il était un héros de la musique argentine, et la raison pour laquelle ces tournées avaient tellement de succès. Enfin, ça et la perspective de voir de la nudité chorégraphiée et du sexe sur scène, ce qui était aussi une petite attraction, certes. Mais on pouvait voir plus de sexe, même sans chercher sur Internet, en une soirée que le tango ne vous en montrerait pendant toute votre vie, à moins que vous ne croyiez à la sublimation – ce qui était le cas d’Edgardo. Le retour du refoulé était une chose volcanique, une force stupéfiante explosant dans le monde. Les géants déchaînés. Mais ça, l’Amérique avait encore à l’apprendre, hélas, à sa grande confusion. Elle avait refoulé la réalité du reste du monde, et voilà que le reste du monde revenait. Fin du spectacle. Tout le monde se dirigea vers la sortie en se mélangeant. Dehors, il faisait encore une chaleur étouffante. Et toujours de l’espagnol dans le chœur somptueux des langues. Edgardo suivit la foule qui remontait vers le nord, puis il s’arrêta brièvement devant l’étrange statue dressée sur la pelouse, une sorte de Don Quichotte mourant tirant une dernière flèche par-dessus son épaule, plus ou moins dans la direction de l’ambassade d’Arabie Saoudite. Une allégorie de la futilité du combat contre les grands groupes pétroliers peut-être. En tout cas, Umberto était là, qui s’approchait de lui, allumant une cigarette et toussant, et ensemble ils flânèrent sur l’herbe, vers la rambarde qui surplombait le fleuve. Ils se penchèrent, les coudes sur la rambarde, et regardèrent les lames d’obsidiennes de l’eau qui glissait au-dessous d’eux. Ils eurent une conversation en espagnol : — Alors ? — On cherche toujours des moyens d’isoler ces types. — Elle continue à vous aider ? — Oui. Elle sert de leurre pendant que nous essayons d’éradiquer ces gars. Elle joue au bonneteau avec eux. — Et tu penses que Cooper est le chef ? — Ça, on n’en est pas sûrs. Il se peut qu’il ait le bras très très long. C’est l’une des choses que nous essayons encore de déterminer. — Mais il est à l’ARDA ? — Oui. — Et où est-ce qu’ils ont relocalisé ce programme absolument fascinant ? — Il y a un groupe de travail qui fonctionne le cul entre deux chaises, entre la Sécurité du Territoire et le Conseil national de sécurité. Le fin du fin de TARDA. Edgardo éclata de rire. Il esquissa un petit pas de tango tout en chantant le riff sauvage, amer, par lequel s’ouvrait « Primavera Porteño ». — Ah, mon ami ! Ils sont tellement foutrement cons ! Est-ce que ça pourrait être plus byzantin ? — C’est le problème. C’est chef-d’œuvresque. — C’est un putain de bordel, oui. Ils doivent crever de trouille, à condition qu’ils aient jamais eu un cerveau, ce que je ne crois pas. Je veux dire, s’ils se font pincer… — Sauf qu’ils seront difficiles à pincer, justement. Je pense que le mieux qu’on puisse faire, c’est de les éliminer. Mais s’ils voient venir le coup, ils se rebifferont. — Tu m’étonnes ! Toute TARDA est dans le coup ? — Non, je ne crois pas. — Tant mieux. J’ai connu certains de ces types, quand j’étais à la DARPA. Je les aimais bien. Enfin, certain d’entre eux. — Je sais. Je suis sûr que ceux que tu aimais bien sont blanc-bleu sur ce coup-là. — C’est sûr, fit Edgardo en riant. Enfin, qu’ils aillent se faire foutre. En attendant, qu’est-ce que je raconte à Frank ? — Dis-lui de se cramponner. — Tu penses que je peux lui dire que sa petite copine est impliquée dans une éradication ? — Je ne sais pas. Umberto tira sur sa cigarette et exhala un long panache de fumée blanche. — Pas si tu penses que ça lui ferait modifier son comportement. 23 Frank n’arrivait plus à penser qu’à une seule chose : comment entrer en contact avec Caroline. Apparemment, pointer son nez sur sa vidéosurveillance n’avait pas marché ; et il n’avait aucun moyen de savoir pourquoi. Elle avait sûrement des détecteurs de mouvement qui lui signalaient les intrusions, apparitions et autres modifications à vérifier. C’était comme ça que marchaient les caméras de surveillance ; on ne pouvait pas tout filmer en temps réel et regarder après coup. Personne n’aurait jamais eu le temps de faire ça. Et donc… Il devait y avoir quelque chose qui clochait. Il pouvait aller dans 111e de Mount Desert. Il y avait une chance non négligeable qu’Edgardo ait raison, et qu’elle soit restée là-haut. C’était une grande île, et elle l’avait manifestement aimée. Si elle était allée s’y cacher, c’est qu’elle se sentait liée à cet endroit. Et si elle évitait la maison de son amie, si elle restait à l’écart, dans un autre coin de l’île, son ex supposerait (peut-être) qu’elle avait filé ailleurs, et elle serait tranquille. Mais dans ce cas, comment Frank la retrouverait-il ? Voyons, de quoi aurait-elle besoin ? Qu’est-ce qu’elle serait obligée de continuer à faire, même si elle ne faisait plus rien d’autre ? Acheter à manger ? Boire du café ? Faire de la bicyclette ? Il ne le savait pas vraiment ; il ne la connaissait pas assez pour ça. Elle avait dit qu’il y avait de grandes balades à bicyclette à faire dans la montagne, des routes de gravier qui tournaient autour des moignons de granit de la moitié est de l’île, sur lesquelles on pouvait circuler sans voir personne, à part les autres cyclistes. Est-ce que ça voulait dire qu’il devait y aller, louer un VTT, pédaler sur ces petites routes, ou se planter à un carrefour, au milieu des bois, et attendre que le hasard la fasse passer par là ? Non. Ça prenait un temps fou d’aller là-haut en voiture et d’en revenir. Et s’il ne pouvait pas y aller en avion, il fallait bien qu’il prenne la voiture. Mais il se passait tellement de choses en ce moment, à Washington et partout ailleurs dans le monde ; il allait être obligé de retourner à San Diego, il allait être obligé d’aller à Londres, il fallait qu’il aille voir ce site en Sibérie, ce serait une bonne idée, et il faudrait aussi qu’il aille dans l’Antarctique, et qu’il voie Wade si possible. D’un autre côté, son arbre avait été abattu, les câbles de sa batterie coupés, son kayak vandalisé, son ordinateur détruit. Il fallait qu’il fasse quelque chose. C’était comme un mur qui se dressait devant lui, qui occupait toutes ses pensées ; il ne pouvait pas y échapper. Il devait faire quelque chose. Mais, au lieu d’agir, il restait assis dans le jardin, à la ferme, et il arrachait les mauvaises herbes. Il se réveillait à l’aube et voyait Rudra à la fenêtre, en train de regarder le fleuve. Du vif-argent, épais, sous les lambeaux de brouillard fugaces. Les arbres, sur la rive opposée, ressemblaient à des fantômes. Il aidait Rudra pour sa leçon d’anglais du matin. Rudra faisait les exercices d’un livre préparé sous la tutelle du dalaï-lama et qui servait à apprendre l’anglais aux enfants de langue tibétaine : — « Il y a de bons ancrages dans la réalité et de mauvais ancrages dans la réalité. Essayez d’éviter les mauvais. » Ha ! renifla Rudra. Merci de cette infinie sagesse, ô Grande Sainteté ! Regardez, il les appelle les Quatre Mauvais D. C’est comme les Chinois, ils ont toujours des Quatre Ceci et des Six Cela… — Les Huit Nobles Vérités ? avança Frank. — Bah. C’est le bouddhisme chinois. — Intéressant. Et que sont, au juste, les Quatre Mauvais D ? — La Dette, la Dépression, la Douleur, le Décès. — Ouais, ce sont vraiment de mauvais D. Et il y a quatre bons D ? — Les enfants, la santé, le travail, l’amour. — Mon ami, vous faites un sacré sociobiologiste. Vous pourriez peut-être ajouter les habitudes ? — Non. Le nombre est très important. Il n’y a la place que pour quatre. Frank éclata de rire. — C’est pourtant un tellement bon ancrage ! C’est ce qui permet d’aimer sa vie ; on aime ses habitudes comme on aime sa maison ; comme une sorte de gravité, qui inclut d’autres émotions. Même la haine. Rudra haussa les épaules. — Je suis un exilé. — Moi aussi. Rudra le regarda. — Vous pouvez retourner chez vous ? — Oui. — Alors, vous n’êtes pas un exilé. C’est juste que vous n’êtes pas chez vous. — Oui, vous avez raison. — Si vous pouvez rentrer chez vous, qu’est-ce qui vous en empêche ? — Le travail ? risqua Frank. C’était une bonne question. Cette nuit-là, alors qu’ils s’endormaient dans l’obscurité de leur chambre suspendue, doucement bercée par le vent qui faisait frémir les feuilles du bosquet, Frank reprit leur conversation du matin : — J’ai réfléchi aux bonnes corrélations. Il nous en faut une liste numérotée. J’ai une bonne corrélation qui se situe entre vivre aussi près que possible d’une vie préhistorique et être heureux, et avoir une meilleure santé tout en réduisant sa consommation, et donc son impact sur la planète. C’est une très bonne corrélation. Phil Chase en a proposé une autre lors de sa prestation de serment. Il a dit que la justice sociale et les droits des femmes étaient corrélés avec un taux de remplacement régulier de la population, ce qui impliquait la fin de la prolifération humaine, et aurait pour effet de réduire notre empreinte écologique sur la planète. C’était aussi une excellente corrélation. Alors, je pensais les appeler les Deux Bonnes Corrélations. — Deux, ça ne suffit pas. — Pardon ? — Deux n’est pas un nombre assez grand pour ce genre de chose. Il n’y a jamais de Deux Ceci ou de Deux Cela. Il en faut au moins trois, peut-être plus. — Mais je n’en connais que deux. — Vous devez penser à d’autres. — D’accord. Bon, d’accord. Frank commençait à s’endormir. — Il va falloir que vous m’aidiez. La question est : quelle est la Troisième Bonne Corrélation ? — C’est facile. — Alors ? Qu’est-ce que c’est ? — Il vous suffit d’y réfléchir. Il n’y avait personne, ces jours-ci, à l’aire 21. Peut-être la chaleur et les moustiques ; comment savoir ? À la ferme, Frank désherbait des rangs de cultures. Il coupait l’herbe de la pelouse avec une faucille, qu’il faisait aller et venir comme un club de golf, comme s’il envoyait des balles les unes après les autres vers un green éloigné. Le soir, dans la salle à manger, il mangeait au bout d’une table en lisant, plongé dans une mer de voix tibétaines. Parfois, il bavardait avec Padma ou Sucandra, puis il allait se coucher et il lisait un moment sur son ordinateur portable. Les potes et leurs grosses vannes lui manquaient. Il se prit à penser, un soir, dans la salle à manger, que non seulement être en mauvaise compagnie valait mieux que pas de compagnie du tout, mais encore qu’il y avait des moments où être en mauvaise compagnie valait mieux qu’être en bonne compagnie. Sa vie était différente, maintenant. Au travail, Frank proposait à Diane de grands projets à transmettre au président. Le convertisseur qui devrait être intégré dans toutes les voitures neuves pour leur permettre de rouler avec de l’éthanol à quatre-vingt-cinq pour cent pourrait être adapté aux véhicules existants, comme l’avait été le pot catalytique. Rendre cette mesure obligatoire réduirait immédiatement leurs besoins en fuel, et excéderait leur capacité de production d’éthanol, qui était limitée. Mais le Brésil avait montré qu’on pouvait l’augmenter très rapidement. Et du RRCCES leur provenaient des avancées sur ce front – encore un fruit du travail d’Eleanor, poursuivi depuis par ses collègues : une enzyme modifiée permettait de se passer du maïs et de commencer à produire de l’éthanol avec des copeaux de bois, et bientôt de l’herbe. Cette percée de la biotechnologie était encore une espèce de Saint Graal. Brûler de l’éthanol libérait du carbone, certes, mais c’était un carbone récemment extrait de l’atmosphère par la croissance des plantes, et en refaisant pousser la matière première, ils attireraient à nouveau le carbone dedans. C’était donc, pratiquement, un circuit clos, dont les transports humains ne constituaient qu’un segment, contrairement à la libération du carbone fossile qui était si commodément séquestré dans le sol sous forme de pétrole et de charbon. Sur ce front aussi, il y avait des développements intéressants. Jusque-là, quand on parlait de charbon propre, ça consistait à capturer les particules libérées dans l’atmosphère par la combustion du charbon. Voilà ce qu’on appelait « propre ». Drôle de façon de voir les choses. En réalité, les particules montaient probablement dans la haute atmosphère où elles réfléchissaient le soleil, provoquant au moins en partie le soi-disant « obscurcissement planétaire », c’est-à-dire la diminution du rayonnement solaire qui atteignait la surface de la Terre, diminution que l’on avait constatée au cours des dernières décennies. En réalité, nettoyer de cette façon le charbon qui brûlait risquait de laisser passer davantage de lumière, et d’ajouter au réchauffement global. Quant au CO2 libéré lors de la combustion du carbone, il était exclu du calcul de ce qu’ils appelaient le charbon propre. Or les plans de leur prototype prévoyaient un projet complet de combustion du charbon et de capture des particules et du CO2. Ce n’était pas de la spéculation : tout cela existait déjà et pouvait être combiné. Ce serait cher ; chaque centrale à charbon deviendrait une usine complexe, et coûteuse. Bon, et alors ? On pouvait y voir un avantage supplémentaire pour les constructeurs de ces centrales. Services publics ou investisseurs privés, en fin de compte, quelle importance ? Il fallait y passer, il faudrait le financer, quelqu’un serait payé quand la société effectuerait le règlement. C’était un travail à faire, point final. En attendant, sur un autre front, le CO2 capturé était comprimé, congelé et renvoyé dans les puits de pétrole à sec. La glace sèche était injectée sous pression dans les vieux tuyaux des derricks et venait combler les pores de la roche libérés par le pétrole. C’est ce qu’ils faisaient au Canada, au large de la Norvège, dans la mer du Nord, et ils commençaient maintenant à le faire au Texas. Y stocker le gaz carbonique était une façon élégante à la fois de le séquestrer, pour des milliers d’années au moins, et aussi de mettre les dépôts de pétrole restants sous pression, facilitant son extraction. Parce que, même si on cessait de brûler du pétrole, on en aurait toujours besoin comme matière première pour les plastiques et les pesticides. Ils continueraient à en porter et à en manger ; ils arrêteraient seulement de le brûler. Tous ces projets affluaient à la NSF, au Département de l’Énergie et dans bien des agences fédérales. Ils étaient passés au crible par la commission de Diane et intégrés à la feuille de route qui listait leurs besoins du haut en bas de la structure de leur nouvelle technologie. Il y avait très peu de points faibles ou de points d’interrogation dans cette architecture ! Ils pouvaient passer d’une énergie et d’un mode de transport à l’autre en moins de dix ans ! Mais même s’ils stabilisaient immédiatement les émissions de carbone, même s’ils arrêtaient complètement d’en brûler, ce qui n’était qu’une éventualité, un projet sur le papier, la température globale continuerait à monter pendant des années. Il y avait un phénomène de continuité, comme on disait, et c’était un problème épineux. On ne savait pas si la température, même dans les scénarios les plus favorables, ne s’élèverait pas suffisamment pour franchir le seuil des rétroactions positives continues qui la feraient encore monter. Les modèles n’étaient pas assez précis sur ce point. Ils devaient donc continuer à parler du problème des océans, notamment. Lors d’une réunion, Diane interrogea Frank sur l’étude dite de « bassin échantillon » qui envisageait la mise en eau des bassins lacustres à sec, et Frank leur parla d’un mail qu’il avait reçu : — Cette idée plaît à la Chine. Ils disent qu’ils ont déjà fait des choses similaires. Au barrage des Trois Gorges, bien sûr, mais aussi à quatre autres barrages, principalement destinés à l’hydroélectricité et au contrôle des inondations. Ils observent des effets sur le climat, mais ils pensent avoir une expérience du processus, et ils disent qu’ils sont prêts à remettre ça. Or les plus grands bassins désertiques de la Terre sont chez eux. — Mais l’eau salée ? — Tous les lacs favorisent la formation des nuages, et ils apporteraient de l’eau dans les déserts grâce aux précipitations. — Quand même, on imagine mal qu’ils sacrifieraient une telle surface… — Ça, c’est sûr. Mais il est clair qu’il y aura quelque chose de comparable aux crédits de carbone, du genre crédits d’eau de mer, accordés aux pays qui accepteront d’en recevoir. Peut-être même combinés avec des crédits de carbone, de sorte que prendre de l’eau de mer vous vaudrait des crédits de carbone. Ou le financement d’usines de désalinisation sur le nouveau rivage du bassin. Ou je ne sais quoi encore. Une compensation d’une espèce ou d’une autre. — Je suppose qu’on pourrait conclure une sorte de traité avec eux, dit Diane. Ils travaillèrent ensuite sur l’aspect Antarctique du projet. Les bassins désertiques du monde entier n’avaient pas une capacité suffisante pour maintenir le niveau de la mer à sa hauteur actuelle, de toute façon, alors ils devaient aussi pousser l’idée de l’Antarctique. Si ça finissait par marcher, la banquise de l’Antarctique Est pourrait – en théorie – supporter toute l’eau en excès, et les bassins désertiques du Nord ne seraient remplis que si cela paraissait avantageux pour le pays concerné. — Ça paraît bien. Mais quand même, ça fait beaucoup d’eau. Cette nuit-là, Frank quitta les anciens bureaux de l’Exécutif par la sortie sécurisée de la 17e Rue, et la première chose qu’il vit fut, sur le trottoir d’en face, une femme qui donnait l’impression d’attendre que le feu passe au rouge. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, comme un enfant qui tente de s’échapper. Il ouvrit de grands yeux. Se pouvait-il que ce soit vraiment elle ? Elle eut un hochement de tête, puis un mouvement sur le côté : Suis-moi. Elle remonta G Street, et Frank fit de même, sur le trottoir opposé. Son cœur battait la chamade. Une réponse physique stupéfiante – mais enfin, elle avait été hors de contact, et voilà qu’elle était là, son visage tellement vif, si distinctement le sien, faisant irruption dans la réalité. Oh mon Dieu, oh mon Dieu… Elle avait dû le voir apparaître dans sa vidéosurveillance, ou entendre ses appels mentaux. La télépathie paraissait si souvent réelle. À moins qu’elle n’ait été découverte, et obligée de fuir à nouveau. Elle avait besoin de son aide. Ça pouvait être n’importe quoi. Il dut s’arrêter à un feu rouge. Elle s’était arrêtée aussi, mais ne traversa pas pour le rejoindre. Elle avait l’air de vouloir qu’ils marchent un moment sur des trottoirs parallèles, vers l’ouest, sur G Street. Le feu n’en finissait pas. Si on ressentait chaque seconde avec une telle intensité, une durée de vie normale deviendrait interminable. Peut-être que c’était ça, quand on était amoureux, ou bien c’était la récompense. Oh mon Dieu… Il sentait les échos de ses battements de cœur dans son nez. Il la suivit le long de G Street, devant le bâtiment du Watergate, de l’autre côté de la quatre-voies, vers le parking du centre nautique, puis dans les arbres à l’entrée du Rock Creek, où ils purent enfin converger, tomber dans les bras l’un de l’autre, se serrer fort, fort, fort. Oh, mon Dieu, sa partenaire d’exil, sa compagne réfugiée de la réalité, enfin là, aussi réelle qu’une pierre entre ses mains. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix rauque, qu’il ne contrôlait pas. Il venait seulement de se rendre compte à quel point il avait eu peur pour elle. — J’avais tellement peur ! se plaignit-il. Écoute… Il faut que j’aie un moyen d’entrer en contact avec toi, il le faut. Il faut qu’on aie une boîte aux lettres, ou ce que tu voudras, un moyen de se contacter. Je ne peux pas supporter qu’on reste comme ça. Je ne le supporte plus ! Elle recula un peu, surprise de sa véhémence. — Désolée. J’ai appliqué mes routines, j’ai essayé de voir ce que je pouvais faire, et ce que je ne pouvais pas. Ils ne me lâchent pas, et je n’étais pas vraiment sûre d’échapper à leur surveillance, alors… Je ne voulais pas t’impliquer dans je ne sais quoi. — Je suis déjà impliqué dedans. Je suis complètement impliqué ! — D’accord, d’accord. Je sais. Mais il fallait que je sois sûre qu’on n’avait de mouchard ni l’un ni l’autre. Généralement, tu n’en as pas. Ils sont au courant, pour l’ambassade du Khembalung, et leur endroit dans le Maryland aussi. — Je sais ! Ils savent tout ça. Mais là, tout de suite ? Je n’ai pas de mouchard ? Elle prit un détecteur dans sa poche et le promena sur lui. — Pour l’instant, ça va. Tu es généralement clean quand tu quittes ton travail. Les puces sont surtout dans les objets que tu laisses aux autres endroits où tu as tes habitudes. Mais il fallait que je te voie. J’avais besoin de te voir. — Eh bien… C’est… c’est bien. Puis il lut, sur son visage, ce qu’elle ressentait, et il se sentit très exalté : à ce premier éclair de réciprocité, il se sentit à nouveau embrasé. L’amour était comme un rayon laser qui rebondissait entre deux miroirs. Elle lut ses sentiments sur son visage, sourit, puis ils s’enlacèrent et commencèrent à s’embrasser. Frank fut submergé par une gigantesque vague de passion, une sorte de tourbillon qui l’aurait saisi. Ils se laissèrent emporter, mais c’était plus que de la passion, une chose plus vaste et plus cohérente, un sentiment pour elle, sa Caroline, une émotion qui l’envahissait complètement. — Oh mon Dieu, murmura-t-il. Elle eut un petit rire, et il la sentit frémir dans ses bras. Ils s’étreignirent plus fort que jamais. Il était amoureux, elle était amoureuse, ils étaient amoureux l’un de l’autre. S’embrasser était une sorte d’orgasme sentimental. Il respirait lourdement, et elle aussi – le cœur battant, le sang puisant dans les veines. Frank passa la main dans ses cheveux, sentit ses boucles serrées, leur épaisseur, leur élasticité. Elle inclina la tête, l’appuya dans la paume de sa main, s’abandonna à lui. Ils étaient dans un nœud d’arbres où il faisait sombre. Ils s’assirent sur le matelas de feuilles de l’année précédente, s’y enfoncèrent tout en s’embrassant. Un long moment passa ainsi, passa ou n’arriva même pas. Elle était musclée, tendue, mais tous les endroits doux qu’il y avait en elle étaient de velours. Elle murmurait, elle frémissait, suivait ses mouvements, toute volonté abolie, contre lui. Au bout d’un moment, elle rit à nouveau, secoua la tête comme pour se dégager les idées. — Allons quelque part où on pourra parler, dit-elle. On n’est pas si bien cachés, ici. — Exact… De fait, le Rock Creek Parkway, au-dessus d’eux, derrière les arbres, était plein de voitures et, de l’autre côté, les lumières des immeubles le long du fleuve, à Georgetown, clignotaient entre les branches. Quand ils furent debout, elle prit son visage entre ses mains, et le serra. — Frank, j’ai besoin de toi. — Mooe oossiii, dit-il, les lèvres pincées verticalement. Elle éclata de rire, lui lâcha le visage. — Allez, on va boire quelque chose. Il faut que je te parle. Ils marchèrent jusqu’au pied du pont qui enjambait le Rock Creek et suivirent la promenade le long du Potomac. Descendirent dans une sorte de patio en contrebas – du béton coincé entre les immeubles de bureau –, une rangée de tables devant un bar. Ils flottèrent en bas des marches, main dans la main, et s’installèrent à une table. Après avoir commandé (un bloody mary pour elle, un verre de vin blanc pour lui), elle lui enfonça le bout de son index dans le haut de la cuisse. — Écoute, l’une des raisons pour lesquelles il fallait que je te voie… je voulais te dire, je suis à peu près sûre qu’Ed sait qui tu es, et qu’il est après toi. — Il a fait plus que ça, dit Frank. C’est pour ça que je voulais te retrouver. Je suis harcelé depuis quelques semaines. Il lui raconta tout ce qui s’était passé, lui décrivit chacun des incidents, en observant les commissures de ses lèvres qui se pinçaient. Le temps qu’il ait fini, elle avait la bouche retournée comme un bec d’aigle. — C’est bien lui, dit-elle amèrement. Ça lui ressemble bien. Frank hocha la tête. — J’en étais à peu près sûr. Il ne lui avait jamais vu une expression aussi sévère. C’était effrayant, pour toutes sortes de raisons. Quand elle était comme ça, on n’avait pas envie qu’elle vous en veuille. Ils restèrent assis là quelques instants. Puis leurs verres arrivèrent et ils commencèrent à boire. — Alors… ? demanda Frank. Après une autre pause, elle dit lentement : — Je pense qu’il va falloir que tu t’évanouisses dans la nature. Viens avec moi, disparais quelque temps. Mon Plan C marche vraiment bien. Je suis dans la région, par ici, j’ai une identité de couverture très solide, avec un compte en banque, un appartement en location, une voiture et tout ce qu’il faut. Je ne pense pas qu’il arrivera à me retrouver. Il a bel et bien perdu ma trace. À ce stade, c’est moi qui le surveille, et je vois qu’il me cherche toujours. — Mais il suit les gens que tu surveillais, avança Frank. — Ça, c’est probable. — Alors, il a dû comprendre que c’était moi qui t’avais aidée à fuir ? — Eh bien, à en juger par ce qu’il te fait, je pense qu’il n’en est pas encore sûr. Il se peut qu’il te teste, tu comprends, pour voir ta réaction. Voir si tu as compris que c’était lui. Auquel cas il aurait la réponse qu’il attend. Et puis tu pourrais le conduire vers moi. — Dans ce cas… si je disparais, il sera sûr du rôle que je joue. Parce que j’aurai réagi, comme il s’y attendait. — C’est vrai. Mais d’un autre côté il doit bien s’en douter. Et puis il ne pourra pas te retrouver. Ce qui vaudrait mieux, parce que j’ai… j’ai vraiment peur de ce qu’il pourrait faire. Frank aussi, mais il ne voulait pas l’admettre. — Bon. Mais je ne peux pas… — J’ai une identité toute prête pour toi. Avec un passé et une couverture plausibles. Aussi solide que la mienne. — Mais je ne peux pas partir, objecta Frank. Je veux dire, j’ai mon travail. Je ne peux pas laisser tomber maintenant. Et ce n’est pas ton putain d’ex qui m’y obligera, pensa-t-il. Elle fronça les sourcils. Hésita. Peut-être que son ex était plus dangereux que Frank ne le pensait. Encore que… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il n’irait quand même pas jusqu’à… jusqu’à… Elle secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées et réfléchir à fond. — Il n’y a pas quelqu’un à ton travail en qui tu as confiance, à qui tu pourrais expliquer la situation ? Tu pourrais mettre un système sur pied, leur envoyer ton travail, et tout ce qui s’ensuit… — Beaucoup de choses se passent dans les réunions. Je ne pense pas que ça marcherait. — Mais… Elle fronça les sourcils, se rembrunit. — Il sait où tu es, et je n’aime pas ça ! — Je sais. Mais tu comprends… Frank était perturbé, déconcerté – déstabilisé. Coincé. Il entrait dans une zone de confusion, il n’arrivait pas à aller au bout de ses pensées. — Il faut que je continue à faire mon travail, s’entendit-il dire. Peut-être que je pourrais faire un gros effort pour rester en dehors des écrans radar. Tu sais… me montrer au boulot en sortant de nulle part, être là, dans les bureaux, au milieu de tout le monde, toute la journée, dans un environnement hautement sécurisé. Et puis disparaître à la fin de la journée, dans un endroit qu’il ne pourrait pas trouver. Peut-être que je pourrais faire ça. — Peut-être. Ça fait beaucoup de moments d’exposition à éviter tous les jours. — Je sais. Mais… Je ne peux pas faire autrement. Elle secouait la tête, l’air malheureuse. — Ça va aller, dit-il. Je peux le faire. Vraiment. Le périmètre de la Maison-Blanche est un environnement sûr. Alors quand je serai là où ils savent que je suis, je serai en sécurité. Et quand je ne serai pas en sécurité, ils ne sauront pas où je suis. Tu comprends ? Je préfère faire comme ça plutôt que d’arrêter tout ce que je fais. — C’est bien ce que j’ai été obligée de faire, moi ! — Oui, mais c’était à cause de l’élection et tout ça. Parce que tu étais mariée avec ce type, pensa-t-il. Elle avait à nouveau sa bouche en bec d’aigle. — Écoute, fit-elle, tu es mouillé là-dedans, toi aussi, d’accord ? Par ma faute. Je suis désolée, mais c’est comme ça, tu ne peux pas l’ignorer. Tu es dans le même état d’esprit que moi quand tu t’es montré et que je ne voulais pas lever le camp… Elle trempa ses lèvres dans son verre en réfléchissant. Puis elle finit par secouer la tête, l’air toujours aussi malheureuse. — J’ai peur de ce qu’il pourrait faire. — Ça vaut pour toi aussi, souligna Frank. Peut-être que tu devrais retourner dans l’île de Mount Desert. Mais pas chez ton amie. Je me disais que là-bas, mais ailleurs, ça pourrait être une bonne cachette. Elle secoua la tête avec véhémence. — Je ne peux pas faire ça. — Et pourquoi pas ? — Parce que j’ai des choses à faire ici. Elle lui jeta un coup d’œil, hésita, prit une nouvelle gorgée de son bloody mary, fronça les sourcils, comme si elle réfléchissait. Leurs genoux se touchaient étroitement, leurs mains s’étaient trouvées toutes seules et s’étreignaient fortement, comme si elles protestaient contre les projets que leurs propriétaires pourraient faire pour les séparer. — Je pense vraiment que tu devrais venir avec moi, dit-elle. Disparaître complètement du tableau. Frank essayait de se concentrer. — Je ne peux pas, dit-il enfin. Elle fit la grimace. Elle donnait l’impression de le trouver agaçant, la pression de ses mains sur celles de Frank devint presque douloureuse. Et pire encore, elle le lâcha, se redressa. Lui devenant, d’une certaine façon, étrangère, en retrait. Presque en colère contre lui. Une invitation à être avec elle, tout le temps… — Écoute, dit Frank, angoissé, ne m’en veux pas. Dis-moi plutôt comment on va rester en contact, maintenant. Il faut qu’on trouve un moyen. J’en ai besoin. — Ouais, d’accord. Bien sûr. Mais elle avait l’air ailleurs, contrariée par son refus de partir avec elle. — On peut décider d’une boîte aux lettres, dit-elle, les sourcils toujours froncés. C’est simple. Choisis un endroit secret où on se laissera des notes, et ne t’y rends que lorsque tu seras sûr de ne pas être suivi, et de ne pas avoir de mouchard. Disons une fois par semaine. — Deux fois par semaine. — Si je peux. Elle avait encore la bouche pincée dans une expression funeste. Elle secoua la tête. — Il vaudrait mieux décider d’une fréquence régulière que tu es sûr de pouvoir tenir, et de t’y tenir. — D’accord. Une fois par semaine. Alors, où ? — Je ne sais pas. Elle semblait plus fâchée au fur et à mesure qu’elle réfléchissait. — Que dirais-tu de l’endroit où on l’a fait… là-bas, dans les arbres ? suggéra Frank en essayant de la faire sortir de cet état d’esprit. Tu te souviens ? Tu saurais le retrouver ? Elle lui jeta un regard implacable qui lui rappela Marta. Les femmes n’avaient pas le sens de l’orientation – il ne voulait pas le dire comme ça. Enfin, quand même, certaines femmes avaient vraiment du mal à se spatialiser. — Évidemment, répondit-elle. Là-bas, auprès de l’entrée du torrent. Mais… il vaudrait mieux trouver un endroit où on pourrait mettre des notes à l’abri de la pluie, où on serait sûrs de pouvoir les retrouver, tout ça. — D’accord, eh bien, on pourrait y retourner et enfoncer un sac en plastique dans les feuilles, sous un arbre. Elle hocha la tête sans enthousiasme. L’air distante. — Tu es sûre que tu ne veux pas retourner dans l’île de Mount Desert ? demanda Frank. — Bien sûr que j’en ai envie ! lança-t-elle. Mais je ne peux pas, d’accord ? J’ai des choses à faire par ici. — Quoi ? Peut-être que je peux t’aider… — Tu ne peux pas m’aider. Surtout pas si tu restes exposé dans ton boulot comme ça ! — Mais je ne peux pas faire autrement. — Bon. Eh bien voilà. Il hocha la tête, hésitant. Il ne comprenait pas, et il n’était pas sûr de ce qu’il devait faire. — Tu veux qu’on retourne là-bas et qu’on trouve un endroit ? — Pas la peine. Il y a deux racines avec un trou entre. Je le sais, je les ai senties, je les avais sous la tête. Tu n’auras qu’à mettre quelque chose dans le trou, je le trouverai. Bon, maintenant, il faut que j’y aille. Elle jeta un coup d’œil à sa montre, puis autour d’elle, se leva brusquement. Sa chaise de métal racla le sol de béton. — Caroline… — Fais attention à toi, dit-elle en se penchant pour le regarder bien en face. Elle tendit la main entre leurs visages, pointa le doigt vers son nez. Il vit que sa main tremblait. — Je ne parle pas à la légère. Il va falloir que tu fasses vraiment attention. Je peux comprendre que tu veuilles continuer à aller au travail, mais ce n’est pas un jeu. — Je sais ! Mais on est coincés, là. Ne m’en veux pas. Je t’en prie. C’est juste qu’on a des choses à faire, tous les deux. — Je sais. Sa bouche était encore une ligne fine, mais au moins, maintenant, elle le regardait dans les yeux. — D’accord. On se laissera des choses dans la boîte aux lettres. Une fois par semaine. Je passerai le samedi ; tu n’auras qu’à passer le mercredi. — D’accord. Et si je ne peux pas passer, je relèverai la boîte la semaine suivante. Je ferai de mon mieux. Un baiser sur le sommet de son crâne, et elle disparut dans l’obscurité de Georgetown. Frank restait assis là, abasourdi. Un peu pompette. Il ne savait pas quoi penser. Il était désorienté et sentait l’indécision s’abattre sur lui, le submerger. Quand on éprouvait de l’amour, de l’exaltation, de l’inquiétude, de la peur et de la perplexité, tout ça en même temps et avec une égale intensité, les sentiments donnaient l’impression de s’annuler mutuellement, créant un vide, ou plutôt un trop-plein. Il se sentait… caroliné. — Et merde, dit-il à mi-voix. En réalité, c’était comme ça depuis l’instant où ils s’étaient retrouvés. Seulement là, c’était intensifié, complètement présent à son esprit, ressenti dans son corps. Il finit très vite son verre et partit dans le noir. Sur le pont au-dessus du torrent, à l’endroit où ils s’étaient embrassés. L’un des arbres, sur le côté de la rivière où ils s’étaient étreints, avait bien les deux racines dont elle avait parlé. Elles plongeaient dans la terre noire, riche, en formant une fourche, et se rejoignaient à nouveau, faisant comme un réceptacle plein de feuilles mortes. Il déchira de son portefeuille l’une des pochettes en plastique transparent prévues pour les cartes de crédit, prit un reçu dans sa poche et écrivit au dos : JE T’AIME JE REGARDERAI TOUS LES MERCREDIS ÉCRIS-MOI Puis il glissa la note dans la pochette et l’enterra dans le trou, sous les feuilles. Recouvrit le tout avec d’autres feuilles en espérant qu’elle se servirait de leur boîte et lui écrirait. Ça paraissait vraisemblable. Ils s’étaient étreints avec une telle passion, ici, à cet endroit même, une heure plus tôt à peine. Pourquoi, maintenant, cette pointe de discorde entre eux ? Eh bien, ça paraissait assez clair : elle voulait le voir disparaître avec elle. Elle avait l’impression que c’était important, et qu’il se pouvait même qu’il soit en danger s’il ne la rejoignait pas. Sauf qu’il ne pouvait pas. Ce sentiment était intéressant en soi, maintenant qu’il y réfléchissait. Était-ce un signe de capacité de décision, ou juste une échappatoire ? Avait-il eu le choix ? Peut-être que pour se cacher il fallait ne pas pouvoir faire autrement. C’était probablement l’une des causes de l’irritation de Caroline : elle devait se cacher, alors qu’il n’y était pas obligé. Sauf qu’il aurait peut-être dû, et qu’il ne le savait pas, voilà tout. Un gros soupir. Il ne savait pas. L’espace d’une seconde, il perdit le fil de ses pensées et il ne sut plus rien du tout. Qu’est-ce qui venait de se passer ? Il regarda le lit de feuilles sur lesquelles ils s’étaient allongés. Caroline ! cria-t-il mentalement, et il gémit tout haut. 24 Il était assis avec Rudra à la petite table, devant leur fenêtre, chacun tapotant sur son portable, leur chambre oscillant agréablement, doucement bercée par le vent d’ouest. Après la chaleur de la journée, l’odeur fraîche qui montait du fleuve était un baume. La lune se leva à pas légers sur le ruban noir, miroitant, y traçant des pattes de mouche. Frank, qui lisait Thoreau, se mit à rire et lut tout haut : — « Nous étreignons la terre – comme il est rare que nous prenions de la hauteur ! M’est avis que nous pourrions nous élever un peu plus. Nous pourrions au moins grimper à un arbre. J’ai retrouvé le compte rendu de l’escalade d’un arbre que j’ai faite, un jour. C’était un grand pin blanc, en haut d’une colline ; et quoique je fusse fort incliné, j’en fus bien récompensé parce que je découvris sur l’horizon de nouvelles montagnes que je n’avais encore jamais vues – tellement plus de terre et de ciel. J’aurais pu faire le tour des arbres à pied pendant trois fois vingt ans et dix de plus que je ne les aurais certainement jamais vues. » Rudra hocha la tête. — Henry aime les mêmes choses que vous, observa-t-il. — C’est vrai. — Une maison dans les arbres, c’est une bonne idée, dit Rudra en regardant, derrière la vitre, la rivière sombre. — Oui, hein ? Frank lut un moment, puis : — Tenez, écoutez ça, il pourrait aussi bien être assis à la table, avec nous… « Je vis tellement dans mes pensées habituelles que j’oublie qu’il y a un dehors à ce monde, et je suis étonné quand je l’observe comme maintenant – au-delà des collines et du fleuve, les monstres au clair de lune. Pourtant il est salutaire de traiter de la surface des choses. Que sont ces fleuves et ces collines, ces hiéroglyphes que mes yeux contemplent ? Il y a quelque chose de revigorant dans l’air, qui, j’y suis particulièrement sensible, est un vrai vent, soufflant à la surface d’une planète. Je regarde en dehors de moi-même, je vais à ma fenêtre, et je sens et je respire l’air frais. C’est aussi glorieux que l’expérience intérieure la plus profonde. Pourquoi avons-nous rabaissé l’extérieur ? » — Que dire ? demanda Rudra. Sur ça ? ajouta-t-il avec un geste englobant la vue. Peut-être que c’est votre Troisième Bonne Corrélation. L’extérieur et l’intérieur. — Je voudrais quelque chose de plus spécifique. — Peut-être qu’il veut dire : arrêtez de lire et regardez le fleuve. — Ah oui. C’est vrai. Ce qu’ils firent. Mais quand le lendemain soir, tard, en rentrant du travail, Frank se gara dans le parking de la ferme, descendit de son van et se dirigea vers sa maison dans l’arbre, Qang sortit de la grande ferme et se précipita vers lui. — Frank ! Désolée… vous pourriez entrer, s’il vous plaît ? — Bien sûr. Que se passe-t-il ? — Le Rinpoche Rudra Cakrin est mort. — Hein ? — Rudra. Il est mort aujourd’hui, après votre départ. — Oh non ! Non ! — Si, hélas. Elle le prit par le bras, le regarda attentivement. — Où est-il ? Je veux dire… — Nous avons mis son corps dans la salle de prière. — Oh non ! L’énormité de l’événement commençait à l’atteindre. — Oh non, dit-il à nouveau, impuissant. — Je vous en prie, dit-elle. Restez calme. Rudra ne doit pas être dérangé, maintenant. — Quoi ? Alors il avait mal entendu… — C’est un moment important pour son esprit. Nous devons faire silence, ici, et le laisser se concentrer sur son travail dans le bardo. Que dire… L’aider sur son chemin, en disant les bonnes prières. Frank eut une impression de vertige. Ses genoux ployaient sous son poids – oui, encore une réaction physiologique universelle. Une mauvaise nouvelle s’abattait sur vous, et vos genoux vous lâchaient. — Oh non, dit-il. Elle était tellement calme, debout là, à parler d’aider Rudra quelques heures seulement après sa mort… Tout à coup, il se rendit compte qu’il vivait avec des extraterrestres. Ils n’avaient même pas l’air humains. Il alla s’asseoir sur les marches, devant la maison aux couleurs tibétaines. Tout était encore impeccable, la peinture toute neuve. Qang disait quelque chose, mais il ne l’entendit pas. Un moment plus tard, Drepung était à côté de lui. Il passa son bras autour des épaules de Frank, le serra brièvement. Puis ils restèrent assis côte à côte. Des minutes passèrent. Dix minutes. Peut-être un quart d’heure. — C’était un ami, expliqua Frank. C’était mon ami. — Oui. Il était mon professeur. — Quand… quand l’avez-vous rencontré ? — J’avais dix ans. Drepung lui expliqua une partie du rôle de Rudra au Khembalung, un peu de son histoire personnelle. À un moment, Frank leva les yeux et vit que des larmes avaient roulé sur ses larges joues, sans que sa voix, son attitude en laissent rien paraître. Ce fut un réconfort pour lui. — Dites-moi ce qui va arriver, maintenant, demanda-t-il lorsque Drepung se tut. Drepung lui expliqua leurs coutumes funéraires. — Nous allons dire les premières prières pendant une journée et demie. Puis, plus tard, il y aura d’autres cérémonies, à intervalles voulus. Rudra était un gourou important, alors il y en aura un certain nombre. La plus importante, après quarante jours, comme pour tout le monde, et puis une dernière au quarante-neuvième jour. Ils finirent par se lever et montèrent dans la maison perchée, en tournant autour du tronc de l’un des arbres principaux. Puis ils descendirent la passerelle qui menait dans la chambre de Frank. D’autres y étaient déjà venus. C’était probablement là que Rudra était mort. À la vision du lit vide, sans draps, Frank fut parcouru par une nouvelle vague de chagrin. Il s’assit dans le fauteuil auprès de la fenêtre, regarda le fleuve qui coulait en contrebas ; il pensa que s’ils n’avaient pas quitté leur cabane de jardin Rudra ne serait peut-être pas mort. Enfin, ça n’avait pas de sens. Frank comprit tout de suite qu’il ne pourrait pas rester là. Ce serait trop triste. Et puis, en repensant à sa conversation avec Caroline, il se dit que déménager l’aiderait à fuir Cooper. Il était libre de partir et de faire ce qu’il fallait. Les jours suivants, Frank enleva ses affaires de la maison dans l’arbre des Khembalais pour les mettre dans son van, qui était maintenant le dernier élément restant de sa maison modulaire, décidément bien compromise. Il se garait généralement dans le petit parking de la ferme, pour être près de Drepung, Sucandra et Padma. Il trouvait cette proximité réconfortante, et il ne voulait pas qu’ils pensent qu’il les avait abandonnés, qu’il était devenu dingue ou n’importe quoi. « Vous avez besoin de la place, répétait-il à propos de la chambre qu’il avait occupée. Et je préfère dormir dans mon van, maintenant. » Ils acceptèrent, et quatre personnes s’installèrent dans la pièce. Au fil des jours, ils procédaient à l’une ou l’autre des diverses étapes du passage de Rudra dans le bardo – Frank perdit le fil des détails, mais il essaya de se rappeler la dernière date des funérailles, qu’on disait être la plus importante pour ceux qui voulaient honorer la mémoire de cette incarnation particulière. Il n’avait pas idée de ce qu’il devait faire quand il n’était pas au travail. Les anciens bureaux de l’Exécutif, s’ils offraient l’avantage d’être beaucoup plus près du centre de pouvoir, étaient infiniment moins confortables pour un éventuel squatteur que le bâtiment de la NSF. Par exemple, il n’était pas possible d’y dormir sans que la sécurité le remarque et vienne voir ce qui se passait. Or son van était probablement toujours équipé d’un GPS qui devait permettre à Edward Cooper de le suivre à la trace. Il en avait besoin comme chambre à coucher, et pour aller voir les Khembalais, et pourtant il voulait pouvoir échapper à la détection radar tous les soirs, quand il quittait le boulot. Il ne savait pas. Se montrer au travail. Travailler. Disparaître, puis se montrer à nouveau le lendemain. C’était important, compte tenu de ce qui arrivait. Et si Edgardo l’aidait à éliminer tous les transpondeurs de son van… ? Ça risquait d’alerter Cooper. Il comprendrait que Frank savait qu’il avait des mouchards, et qu’il s’en était débarrassé. Mieux valait peut-être que les choses restent en l’état pour l’instant et qu’il ne les élimine que le jour où ce serait vraiment nécessaire pour disparaître de la circulation. Il pourrait avoir besoin de son van si Caroline retournait à Mount Desert, et s’il voulait la retrouver. D’une façon générale, c’était plutôt un atout. C’était ce qu’Edgardo voulait dire. Frank ne savait pas quoi faire. Il n’arrivait pas à réfléchir, et il n’avait pas d’endroit à lui. Comment vivre ? Cela avait toujours été un problème, mais jamais à ce point. Il pouvait faire ci, il pouvait faire ça. Tout le monde pouvait ; personne n’était obligé à quoi que ce soit. Fais le devoir de ce jour (Emerson). Le plus simple était de travailler le plus longtemps possible. C’était une sorte de mode par défaut, et il avait besoin de ça. Moins il aurait besoin de décider, mieux ce serait. Il avait besoin d’un boulot qui remplisse toutes les heures éveillées de la journée, et il l’avait. Mais là, maintenant, l’Optimodal n’était pas l’optimum, il n’avait pas vraiment envie d’aller à la ferme, et il n’avait plus sa cabane perchée. Sa maison avait été emportée par le déluge d’événements. Tout ce qui lui restait, c’était son van, et son van était équipé d’un mouchard. Par habitude, il retourna à l’aire 21. C’était le cœur de l’été, et tout était vert. Mais le site était désert, ces temps-ci, et Sleepy Hollow avait été démantelé. Il s’assit à la table de pique-nique en se demandant quoi faire. C’est alors que Spencer et Robin déboulèrent, et Frank bondit pour les rejoindre. — Dieux du Ciel ! fit-il en les serrant sur son cœur, l’un, puis l’autre. C’est ce qu’ils faisaient toujours, mais là, ça comptait vraiment. Ils firent le parcours dans une sorte d’extase, comme d’habitude mais, pour Frank, avec un élément supplémentaire, de soulagement et d’abandon. Courir, c’est tout, lancer, c’est tout, la vie jaillissant de la verdure partout présente autour d’eux. Ils couraient dans un tourbillon de devenir. Tout le monde mourait un jour ; mais c’était la vie qui comptait. Après, Frank s’assit avec Spencer près du torrent gargouillant, brun et mousseux. — Je me demande si je ne pourrais pas rejoindre tes freegans, dit-il. — Ben ouais, bien sûr, fit Spencer, surpris. Je pensais que tu vivais avec les Khembalais. — Oui. Mais l’ami avec qui je cohabitais là-bas est mort et… et je ne peux pas rester. Il y a des complications. Je suis sous une espèce de sale surveillance, et je veux y échapper. Alors, je me demandais si ça ne t’ennuierait pas, peut-être… je ne sais pas. Me présenter à des gens, ou bien… tu vois. Comme les fois où on est allés dîner… — Sûr, répondit Spencer. Il y en a tous les soirs. Aucun problème. — Merci. — Alors tu fais un truc top secret, c’est ça ? — Je ne sais pas. Spencer éclata de rire. — Enfin, ça n’a pas d’importance. La vie au grand air est une valeur en soi. Ça va te plaire, tu vas voir. Il suivit donc Spencer, à pied, vers la maison choisie ce soir-là – un monstre aux portes et aux fenêtres barricadées par des planches, pas une maison d’habitation, mais un complexe immobilier grand comme un demi-pâté de maisons, qui avait été dévasté par l’inondation et jamais rénové. Il y en avait beaucoup, et les férals et les freegans avaient maintenant des cartes et des listes, des verrous et des clés, des codes et des téléphones. Toutes les deux ou trois nuits, ils changeaient d’endroit, vaste communauté dont la plupart des membres étaient éminemment mobiles. Spencer appelait Frank sur son téléphone du FOG pour lui faire savoir où ils seraient le soir venu. Frank quittait le bureau plus ou moins à l’heure normale, en utilisant un détecteur qu’Edgardo lui avait donné pour voir s’il n’avait pas chopé une puce. Il rencontrait Spencer dans le parc, ils faisaient un parcours de frisbee, puis ils allaient à pied quelque part dans le Nord-Ouest, vers le lieu de rendez-vous du jour. Une fois ou deux, Frank se joignit aux équipes qui faisaient les poubelles, et apprit avec intérêt que la plupart des boîtes à ordures des restaurants étaient maintenant fermées à clé. Mais c’était plus pour se mettre en règle avec les assurances que pour empêcher les gens d’accéder à la nourriture, parce que de toutes ces poubelles ils avaient la clé ou la combinaison, fournies par des employés des cuisines qui étaient soit sympathisants, soit eux-mêmes adeptes de cette forme de vie. Et donc ils allaient dans les parkings ou les dépendances, derrière les meilleurs restaurants de la ville, l’un d’eux montait la garde, ils déverrouillaient les poubelles, prélevaient la nourriture utilisable, qui était souvent soigneusement posée dans un coin par les employés des cuisines, et de toute façon mise en évidence. L’opération n’était même pas forcément puante, ainsi que le découvrit Frank. Ensuite, ils détalaient avec des sacs à dos pleins de steaks à demi décongelés, de grands sacs de laitues, de pommes de terre – à peu près tous les ingrédients nécessaires aux merveilleux plats que les restaurants n’avaient pas encore faits, mais qu’ils ne pouvaient plus conserver. Le temps qu’ils arrivent au lieu de rendez-vous, la cuisine était alimentée par un groupe électrogène disposé dans la cour, ou bien on avait fait une grande flambée dans la cheminée, et les cuisiniers préparaient un repas qui nourrirait trente ou quarante personnes au cours de la soirée. Frank flottait sur tout ça comme une méduse. Il se laissait porter par la marée de l’humanité. D’un côté, de l’autre. Ballotté par le courant. Il vivait de rapines dans les bas-fonds de la ville. Et puis vint le moment des derniers rites funéraires pour Rudra. Frank fut surpris de voir la date s’afficher sur sa montre. Eh bien, ça, c’était intéressant. Quarante-neuf jours avaient passé, et il ne s’en était pas rendu compte. Enfin, c’était le jour dit. Il ne savait pas quoi faire. Il n’avait pas envie d’y aller. Il ne voulait pas admettre que Rudra était mort, il ne voulait pas être happé par ces sentiments à nouveau. Il ne voulait pas penser que Rudra était vivant mais dans un horrible autre-monde, où il devait négocier toutes sortes de terreurs pour prendre le départ d’une éventuelle vie future. C’était absurde. Il voulait que rien de tout ça ne soit réel. Il s’assit à son bureau, paralysé par l’indécision. Il ne pouvait pas décider. Quelqu’un l’appela sur son téléphone du FOG. Nick Quibler. — Frank, ça va ? Tu as oublié que c’était le jour de l’enterrement de Rudra ? Ni accusateur, ni inquiet, ni quoi que ce soit. Ce gamin avait le don de prendre un air détaché de tout sentiment. La platitude d’affect de l’adolescence. — Ah oui, répondit Frank en essayant de prendre un ton normal. J’avais oublié. Merci de m’avoir appelé. Je vais venir. Mais ne les laisse pas retarder quoi que ce soit pour moi. — Je pense que même s’ils le voulaient ils ne pourraient pas. Le timing est plutôt strict, pour ce que j’en sais. Nick s’était intéressé à la séquence supposée des événements que Rudra avait traversés au cours de ces quarante-neuf jours dans le bardo. Il avait lu Le Livre tibétain des morts et il avait raconté à Frank trop de détails qui rappelaient de façon suspecte un de ses jeux vidéo. Tout à coup, Frank eut l’impression d’un cruel canular, une fiction géante censée réconforter les victimes d’un deuil. Les gens qui mouraient disparaissaient pour de bon. Leur âme avait été dans leur cerveau mais leur cerveau s’était décomposé, et son activité électrique avait cessé. Et eux aussi, ils avaient disparu, sauf pour la part d’eux-mêmes qui restait dans l’esprit des autres. Voilà, c’était comme ça. Il irait à l’enterrement. Il avait décidé d’y aller. Ou plutôt, Nick l’avait décidé. Soudain, il comprit qu’il allait – assis là – le rater. Il était tellement invalidé qu’il avait failli rater l’enterrement d’un ami ; il l’aurait raté, sans un coup de fil d’un autre ami. Avant de partir, il attrapa le téléphone et appela le cabinet du neurologue. — C’est le docteur Mandelaris qui m’adresse à vous. Je dois me faire opérer, expliqua-t-il. J’aimerais programmer la date de l’intervention. J’ai décidé de le faire. 25 Tous les étés, Charlie retournait en Californie, pour passer une semaine dans la Sierra Nevada, où il faisait un trek avec un groupe de vieux potes. La plupart étaient amis depuis le lycée, et quelques-uns étaient même allés ensemble à l’université de San Diego, il y avait des années de cela. Ils avaient découvert lors d’un dîner chez les Quibler, l’hiver précédent, qu’ils avaient été étudiants à l’UCSD en même temps que Frank Vanderwal, ce qui avait provoqué un moment de surprise, puis un haussement d’épaules. Ils avaient peut-être suivi les mêmes cours, ils ne s’en souvenaient plus. Et puis ils avaient changé de sujet. C’était l’une de ces coïncidences comme il s’en produisait tout le temps à Washington. Il y avait tellement de gens qui venaient d’ailleurs que parfois les ailleurs étaient les mêmes. Mais cette coïncidence n’était certainement pas étrangère au fait que Charlie ait invité Frank à se joindre au groupe pour l’expédition de cet été-là. Et peut-être que ça joua un rôle dans l’acceptation de Frank aussi. Charlie avait du mal à le dire. La réserve habituelle de Frank avait atteint des sommets, depuis quelque temps. Cette invitation était une idée d’Anna. Frank devait se faire opérer du nez, disait-elle, et s’il ne partait pas juste après, il reprendrait tout de suite le travail. Elle avait l’impression qu’il n’avait pas très bien vécu le déménagement de la NSF vers la Maison-Blanche, où il faisait pourtant de très longues journées. Et depuis la mort de Rudra, elle le trouvait très solitaire. C’était une nouvelle pour Charlie, bien qu’il soit souvent allé faire du kayak avec Frank et que tout le monde ait pu voir que la mort de Rudra Cakrin l’avait ébranlé. Il était apparu très tard pour la cérémonie du quarante-neuvième jour – la flopée de prières était presque terminée –, et il était visiblement en détresse. Il était arrivé à temps pour le moment où chacun prenait trois bouchées des petits gâteaux qu’on leur avait distribués et rendait le reste pour nourrir l’esprit de Rudra – une idée magnifique –, mais Frank avait mangé entièrement son morceau, n’ayant pas compris. C’était toujours un choc que de voir quelqu’un que l’on considérait comme aussi imperméable aux émotions succomber tout à coup à la détresse. Et donc, peu après ça, Frank s’était fait opérer pour remédier au problème qu’il avait derrière le nez suite à son accident. « Une intervention bénigne », disait-il. Mais Anna avait secoué la tête. « C’est tout près du cerveau », avait-elle dit à Charlie. Ils allèrent tous le voir à l’hôpital, et il dit qu’il allait bien, que tout s’était bien passé, d’après ce qu’on lui disait. Et oui, il se joindrait à la randonnée, merci. Ça lui ferait du bien de partir un peu. Est-ce qu’il pourrait aller en haute altitude ? lui demanda Charlie. Il répondit que oui. Après ça, tout le monde retourna à ses occupations : le camp d’été et les leçons de natation de Nick, la Maison-Blanche pour Charlie et Joe, la NSF pour Anna ; et ils ne revirent pas Frank pendant quelques semaines, jusqu’à ce que, tout à coup, ce soit le moment de partir pour le trek dans la Sierra. Les amis californiens de Charlie étaient d’accord pour emmener un nouveau compagnon d’aventure. Ils l’avaient déjà fait de temps à autre, et ils avaient hâte de le rencontrer. — Il est plutôt calme, les avertit Charlie. Cette équipée annuelle posait un problème à Charlie, sur le front familial, depuis la naissance de Nick, parce que c’était lui le papa poule qui restait à la maison. L’arrivée de Joe avait encore aggravé – sérieusement aggravé – la situation. Deux étés consécutifs avaient passé sans que Charlie puisse partir ; Anna avait vu à quel point il était déprimé les jours où ses amis faisaient leur balade dans la Sierra sans lui, et c’était elle qui avait suggéré qu’il prenne les dispositions nécessaires pour les enfants afin de pouvoir y aller. Charlie avait sauté sur la proposition avec reconnaissance – et à son cou. Avec un peu d’aide d’Asta, leur vieille amie du Gymboree, pour le centre aéré d’été de Nick, et un prolongement de la garderie de la Maison-Blanche pour Joe, il se rendit compte qu’ils arrivaient à occuper les deux garçons pendant le même nombre d’heures par jour, ce qui voulait dire qu’Anna pouvait continuer à travailler presque à temps complet. C’était crucial ; la perte de ne serait-ce que deux heures de travail par jour lui faisait plisser le front verticalement et sa bouche se figeait dans une expression réprobatrice très spécifique des empêchements professionnels. Charlie connaissait bien cette expression, mais essayait de ne pas la voir alors que le moment de son départ approchait. « C’est bien pour Frank, disait-il. Ça lui fera du bien. Tu as vraiment eu une bonne idée. — Ça te fera du bien à toi aussi », répondait Anna. Ou bien elle ne lui répondait pas du tout et se contentait de le regarder. En réalité, Charlie se disait qu’elle n’aurait rien trouvé à redire à son départ si elle n’avait pas eu des craintes résiduelles concernant Joe. Quand il s’en rendit compte, en l’entendant tenir des propos incohérents, sauter du coq à l’âne, il fut surpris ; il pensait être le seul à s’en faire pour Joe. Anna aurait dû être pleinement rassurée par la disparition de la fièvre. Ça avait toujours été le point important pour elle, plutôt que les problèmes d’humeur et de comportement qui le préoccupaient, lui. Mais au fur et à mesure que le moment de l’équipée en montagne se rapprochait, il voyait passer sur le visage d’Anna tous les symptômes de l’inquiétude, visibles par rapides éclairs alors qu’ils parlaient de choses et d’autres, ou quand elle était fatiguée. Charlie lisait beaucoup de choses sur le visage d’Anna. Il ne savait pas si ce n’était que l’effet habituel d’une longue familiarité, ou si elle était particulièrement expressive ; en tout cas elle avait une gamme d’expressions soucieuses extrêmement nuancées et, force lui était de le reconnaître, belles, aussi. Peut-être parce qu’elles étaient limpides pour lui. Quand elle s’inquiétait comme ça, on voyait que la vie voulait dire quelque chose ; ses pensées parcouraient son visage comme les flammes des charbons ardents. On aurait dit une actrice du muet d’une beauté rêveuse, capable de tout exprimer par ses seules expressions. La déchiffrer, c’était l’aimer. Charlie pensait qu’elle pouvait être parfois un peu dingue avec le boulot, mais même ça, ça faisait partie de ce qu’il aimait, ce n’était qu’une manifestation comme une autre de l’intensité avec laquelle elle se préoccupait des choses ; on ne pouvait pas s’en faire plus qu’elle et rester sain d’esprit. Mais Anna n’avait jamais admis, ou même semblé remarquer, la connexion entre les Khembalais et les divers changements subis par Joe. Pour elle, les maladies métaphysiques, ça n’existait pas, car la métaphysique, ça n’existait pas, et les maladies psychosomatiques chez les gamins de trois ans, ça n’existait pas. Un gamin qui savait à peine parler n’était pas assez vieux pour avoir des problèmes, comme disait son amie Cecilia, du Gymboree. Ça devait donc être une poussée de fièvre, point final. Ou bien c’était le raisonnement qu’elle devait faire inconsciemment. C’était ce que Charlie en était réduit à déduire des espèces d’appréhensions qu’il voyait en elle. Il se demandait quelle aurait été la réaction d’Anna si elle avait vu Joe entrer dans une de ses transes, ou dire « Namaste » à un bonhomme de neige. Est-ce qu’elle connaissait assez bien le comportement de Joe, dans la journée, pour remarquer la myriade de menus changements qui s’étaient produits dans son humeur au quotidien, depuis la soirée électorale chez les Khembalais ? Bon, d’accord, bien sûr qu’elle le remarquait ; quant à savoir si elle reconnaîtrait que certains de ces changements étaient liés aux Khembalais, c’était une autre affaire. Peut-être qu’il valait mieux qu’elle ne s’en laisse pas convaincre. Charlie lui-même ne voulait pas croire qu’il y avait du vrai dans ce raisonnement. C’était l’une de ses préoccupations personnelles, essayer de trouver une autre explication qu’une maladie non diagnostiquée, ou un problème mental. Même si l’autre explication pouvait, d’une certaine manière, être pire. Ça le perturbait, ça lui faisait parfois froid dans le dos. Il n’arrivait à y penser que très fugitivement, par brèves bouffées, et puis il passait très vite à autre chose. C’était trop dingue pour être vrai. Mais il y avait plus de choses sur terre et dans les cieux… Et il y avait indubitablement des gens très intelligents, dans sa vie, qui croyaient à ce genre de chose et agissaient conformément à ces croyances. Ce qui, en soi, les rendait réelles, ou leur conférait des effets bien réels. Si Anna invitait les Khembalais à dîner pendant que Charlie serait en vadrouille, peut-être qu’elle s’en apercevrait. Même si la seule chose « vraie » là-dedans, c’était que les Khembalais croyaient qu’il se passait quelque chose, ça suffisait, potentiellement, à poser problème. Enfin, la crise, si crise il devait y avoir, n’éclaterait pas pendant son absence ; il ne partait qu’une semaine, et Joe avait été à peu près pareil, semaine après semaine, tout l’hiver, le printemps, et cet été-là, jusqu’à ce moment. Charlie avait donc fait ses préparatifs pour la balade sans parler ouvertement à Anna de Joe, et sans la regarder dans les yeux quand elle était fatiguée. Elle aussi, elle évitait le sujet. C’était plus difficile avec Joe : « Quand tu pars, papa ? hurlait-il de temps à autre. Combien de temps ? Tu vas faire quoi ? Marcher ? Je peux venir ? » Quand Charlie lui expliquait qu’il ne pouvait pas l’emmener, il haussait les épaules et disait : « Ah bon. » Et il faisait une petite grimace. « On se revoit quand tu rentres, papa. » Ça lui brisait le cœur. Le matin de son départ, Joe lui tapota le bras. — Au revoir, papa. Fais bien attention, hein. Exactement sur le même ton exaspérant sur lequel Charlie lui disait toujours ça, exactement comme son propre père le lui disait aussi, comme si le projet par défaut était de prendre des risques, et qu’on avait besoin d’un perpétuel rappel à la prudence. Anna le serra sur son cœur. — Fais bien attention à toi. Amuse-toi bien. — Compte sur moi. Je t’aime. — Moi aussi, je t’aime. Fais bien attention, hein. Charlie et Frank prirent l’avion ensemble de Dulles jusqu’à Ontario, en Californie, avec une correspondance à Dallas. Il y avait dix-huit jours que Frank s’était fait opérer. — Alors, comment ça s’est passé ? demanda Charlie. — Oh, tu sais. Ils t’endorment. — Combien de temps ? — Quelques heures, je pense. — Et après ? — Ben ça va. Sauf que Charlie vit qu’il semblait encore moins loquace qu’avant. Alors, pendant la deuxième étape du vol, alors que Frank, assis à côté de lui, regardait par le hublot, et après avoir lu toutes les pages du Post du jour, Charlie s’endormit… Quelle merde, cette opération… Charlie mourait d’angoisse, mais Joe, allongé sur son lit d’hôpital, leva les yeux vers son père et essaya de le rassurer. « Ça va aller, papa. » Ils lui collèrent des électrodes sur le crâne et les relièrent à une énorme machine, auprès du lit. On ne lui avait pas rasé tous ses cheveux, et sous le casque de métal il avait une expression résolue. Il serra la main de Charlie, la lâcha, serra les poings et pinça la bouche, s’apprêtant au pire. Le docteur, de l’autre côté du lit, hocha la tête ; le moment était venu d’administrer le traitement. Joe s’en aperçut et pour se donner du courage il commença à chanter un de ses petits chants de marches sans paroles, « Pa, pa pa pa, pa ! ». Le docteur bascula l’interrupteur de la machine, et instantanément Joe se réduisit à une petite chose noire, calcinée, sur le lit… Charlie se réveilla en sursaut, étouffant un cri. — Ça va ? demanda Frank. Charlie frémit, s’efforça de dissiper l’image. Il se cramponnait de toutes ses forces aux accoudoirs du fauteuil. — Un mauvais rêve, dit-il pour s’en sortir. Il se redressa sur son siège et inspira profondément, à plusieurs reprises. — J’ai juste fait un petit cauchemar. Ça va. Pourtant, l’image s’attardait, comme un goût de poison. Un symbole très évident, bien sûr, grossier, comme parfois dans les rêves – le reflet d’une peur qu’il avait en lui, exprimée visuellement –, mais avec quelle violence, quelle horreur ! Il se sentait trahi par son propre esprit. Il n’arrivait pas à croire qu’il était capable d’imaginer une chose pareille. D’où venaient de telles monstruosités ? Un ami lui avait dit, un jour, qu’il prenait du millepertuis pour lutter contre les cauchemars. Sur le coup, Charlie avait trouvé ça un peu idiot ; quand on avait fait un mauvais rêve et qu’on se réveillait, on savait que ce n’était pas la réalité. Alors à quel point un cauchemar pouvait-il être mauvais ? Maintenant il le savait, et enfin, il compatit avec son vieil ami Gene. Quand ses vieux amis et camarades de chambrée, Dave et Vince, les accueillirent à l’aéroport d’Ontario et les conduisirent vers le nord du comté de San Bernardino, Charlie et Frank étaient un peu amortis. Ils s’assirent sur les sièges arrière du van et laissèrent Dave et Vince faire presque toute la conversation à l’avant. Ces deux-là étaient plus que disposés à occuper les heures de route avec leurs histoires de boulot – l’un était avocat criminaliste, l’autre urologue. Vince se tournait parfois vers l’arrière et posait une question à Charlie, qui répondait de quelques mots, essayant de chasser le traumatisme du cauchemar et de se mettre au diapason de l’allégresse qu’il aurait dû éprouver. Ils allaient dans la montagne – l’extrémité sud de la Sierra Nevada, qui apparaissait déjà devant eux, à gauche, et sur leur droite on voyait l’étendue désertique, sauvage, de la Vallée de la Mort. Ils entraient dans Owens Valley, l’une des plus géniales vallées de montagne. C’était typiquement l’un des grands moments de leurs expéditions, mais cette fois il n’arrivait pas à se mettre dans l’ambiance. À Independence, ils retrouvèrent le van de deux autres membres du groupe, Jeff et Troy, qui venaient du Nord. Ils allèrent en colonie au petit magasin général qui faisait de l’épicerie, acheter les vivres ou les objets de première nécessité qu’ils avaient oubliés, heureux de ces retrouvailles avec leurs compagnons de jeunesse – des retrouvailles avec eux-mêmes, plus jeunes. Même Charlie se laissait gagner par la joie. Il réussit peu à peu à repousser l’horrible rêve de sa mémoire vive et de son humeur, à l’oublier. Ce n’était, en fin de compte, qu’un rêve. En attendant, Frank était une présence sans complication, qui arpentait les allées étroites du magasin rustique en regardant les choses, à l’aise avec leurs histoires de matériel, de nourriture et de bois à brûler pour le début de l’équipée. Charlie était content de voir que, bien qu’il soit encore très silencieux, un petit sourire ensoleillait ses traits alors qu’il longeait les rangées de corned-beef, de briquets et de cartes postales. Il avait l’air détendu. Il était chez lui dans cet endroit. Sur le parking, les montagnes, à l’est et à l’ouest, ourlaient le ciel de la fin de l’après-midi et leur disaient qu’ils étaient déjà dans l’espace défini par les Sierras, qui incluait la majeure partie d’Owens Valley. À l’est, les montagnes Blanches, sèches, étaient d’un orange poussiéreux dans le coucher du soleil ; à l’ouest, l’énorme escarpement de la Sierra se profilait au-dessus d’eux comme une muraille striée, stupéfiante. Ensemble, les deux chaînes donnaient l’impression que la vallée était une grande pièce sans toit. Pièce qui aurait pu se trouver dans un musée, illustrant ce à quoi la Californie ressemblait, cent ans plus tôt. Il y avait à peu près un siècle, Los Angeles avait volé l’eau de la vallée. C’est ce qu’on voyait dans Chinatown, le film. Paradoxalement, ça avait été un merveilleux cadeau pour la région : ce coup d’arrêt à son développement en avait fait une espèce de capsule temporelle. Ils allèrent à deux voitures vers le début de la piste. Le grand escarpement tombait directement de la crête de la Sierra vers le fond d’Owens Valley : un plongeon de plus de trois mille mètres, juste là, devant eux – l’une des plus grandes falaises de la planète. Un mur très complexe, caractérisé par des ondulations majeures, des coins et des recoins, des pics et des gouffres, des stries, des arcs-boutants, des masses isolées gigantesques. Chaque point bas de la crête constituait un passage potentiel vers l’arrière-pays, et beaucoup de cols un peu plus élevés avaient aussi été utilisés comme trouées à travers le pays. L’un des jeux auxquels le groupe d’amis de Charlie se livrait au fil des ans consistait à essayer de traverser la crête par le plus grand nombre de points possible. Cette année, ils allaient tenter la passe de Taboose, « avant qu’on soit trop vieux pour ça », avaient-ils dit à Frank. Taboose était l’une des Quatre Mauvaises Passes, comme les appelait Troy (Frank avait eu un sourire en entendant ça). Elles étaient mauvaises parce que les pistes partaient toutes au niveau du fond d’Owens Valley, c’est-à-dire à près de mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, alors que les cols de la crête, qui étaient généralement à une quinzaine de kilomètres du départ des pistes, étaient à près de trois mille trois cents mètres d’altitude. Ça leur faisait donc mille huit cents mètres de dénivelé à parcourir, généralement le premier jour, quand leurs sacs étaient les plus lourds. Une fois, ils étaient montés par Baxter Pass et redescendus par Shepherd’s Pass. Il ne restait plus que Sawmill et Taboose, qu’on disait être la plus dure de toutes : de mille à trois mille quatre cents mètres d’altitude en une douzaine de kilomètres. Ils allèrent donc en voiture jusqu’à un petit terrain de camping, près de Taboose Creek. Il était vide, ce qui ajouta encore à leur bonne humeur. Le torrent était presque complètement à sec – ça, c’était mauvais signe, parce qu’il était alimenté par l’un des plus grands canyons du côté est. Il n’y avait de neige nulle part, ni sur les sommets de la chaîne, ni au sommet des montagnes Blanches. Frank mit la main dans l’eau du torrent et hocha la tête d’un air entendu. — Le sang du glacier, dit-il. — Il va falloir qu’ils les rebaptisent les montagnes Brunes, dit Troy. Il était intarissable sur le chapitre de la sécheresse qui frappait la majeure partie des Sierras depuis quelques années, et allait en empirant au fur et à mesure qu’on montait vers le nord. Troy allait beaucoup dans les Sierras, et il avait constaté les dégâts de ses propres yeux. — Tu ne le croirais pas, dit-il d’un ton sinistre à Charlie. Ils firent la fête au coucher du soleil autour d’une table de pique-nique couverte de matériel, de bière et de casse-croûtes. L’un des nuages lenticulaires caractéristiques de la chaîne, suspendu comme une sorte de vaisseau spatial au-dessus de la crête, vira à l’orange pâle puis au rose alors que le soir s’avançait. La passe de Taboose, au-dessus d’eux, formait un gigantesque U dans la crête. Les populations indigènes primitives avaient dû reconnaître sans mal un col permettant de passer de l’autre côté de la chaîne, et Troy leur raconta ce qu’il avait lu sur les découvertes archéologiques dans la région. Tout en l’écoutant, Vince faisait griller du filet mignon et des poivrons rouges sur une vieille grille de fer bien épaisse. Frank titilla la grille avec curiosité. — On dirait que ces trucs-là sont partout pareils, dit-il. Ils dînèrent, burent, parlèrent de leurs expéditions précédentes, de ce qu’ils avaient fait pendant l’année. Charlie se réjouit de voir Vince poser à Frank des questions sur son travail, auxquelles Frank répondit sans s’étendre, mais aimablement. Charlie voyait bien qu’il n’avait pas envie d’en discuter, mais il avait l’air content quand même. Lorsqu’ils eurent fini de manger, il alla se promener tout seul le long du torrent, en regardant autour de lui. Charlie se détendait, en présence de ses vieux amis. Vince les fit bien rire avec ses histoires ahurissantes du système juridique de Los Angeles, après quoi ils firent une partie de frisbee, plus ou moins à l’aveuglette dans le crépuscule. Frank sortit de l’obscurité pour se joindre à eux. Il se révéla très doué. Enfin, comme il commençait à être tard, ils se glissèrent dans leur sac de couchage, en se promettant de partir tôt le lendemain matin, et même, comme l’ascension qui les attendait était très ardue, de partir vraiment vraiment tôt, en mettant le réveil ; au contraire de leurs légendaires départs matinaux habituels, où ils ne mettaient pas le réveil, et qui pouvaient attendre onze heures ou midi. Ils se levèrent avant l’aube en gémissant et emballèrent rapidement leurs affaires tout en prenant leur petit déjeuner. Ils firent en voiture le dernier tronçon de piste couverte de gravier qui menait à un petit parking au départ d’une piste, et se garèrent le plus près possible de l’escarpement. Celui-ci montait tout droit à partir du fond de la vallée. Ils allaient gravir les parois intérieures d’une ravine de granit profonde, en pente raide. La piste commençait par courir en haut d’une moraine latérale abandonnée par le glacier qui l’avait formée, à l’ère glaciaire. La glace avait disparu depuis dix mille ans, mais la moraine était toujours parfaite, et ses parois aussi lisses que si elles avaient été taillées au bulldozer. La piste les mena vers les contreforts de granit qui flanquaient la ravine sur sa droite, et ils attaquèrent la montée à vive allure. La voie était vraiment raide, et la pure verticalité de l’escarpement était de plus en plus apparente. Le granit poli, au-dessus d’eux, marquait la hauteur à laquelle le glacier avait couru dans la ravine. La glace y avait sculpté un couloir de granit orange, dur. Au bout d’une heure à peu près, la piste redescendait dans la gorge et longeait le lit du torrent à sec. Les remparts orange stupéfiants des parois latérales montaient à la verticale de chaque côté, limitant leur champ de vision à une bande de ciel au-dessus d’eux, et à un coin de plus en plus étroit du fond de la vallée, en contrebas derrière eux. Aucun des canyons qu’il leur avait été donné d’escalader jusque-là n’était aussi immense et abrupt. Troy parlait souvent en marchant. Charlie, derrière lui, n’entendait qu’une phrase sur deux. Il était question du grand U de la passe de Taboose, qui était un champ de glace plutôt qu’un simple glacier. Rares étaient les endroits de la crête qui s’étaient trouvés sous la glace, même au cœur de l’ère glaciaire, leur dit-il. Une importante calotte de glace avait recouvert de grandes parties de la chaîne, surtout à l’ouest de la crête. À l’est, il n’y avait eu que ces glaciers dans les ravines. La glace s’étendait sur ce qui était maintenant les meilleures zones d’escalade et de camping. Les sommets des plutons granitiques avaient été évidés, mais la glaciation avait été moins rigoureuse que dans les Alpes, et les sommets des plutons étaient restés intacts. Ils n’avaient pas été creusés par la glace jusqu’à ce qu’il n’en reste que des cirques, des cornes et de profondes vallées forestières ; des lacs et des étangs avaient pu s’y installer. Les chutes de neige plus importantes dans les Alpes, et leur élévation, avaient provoqué l’usure des bassins d’altitude. Ce qui, conclut triomphalement Troy, expliquait l’infinie supériorité de la Sierra Nevada pour les randonnées sac à dos. Et ainsi de suite. Troy était leur homme des cimes, celui dont la vie était la plus concentrée sur la montagne. Il leur servait de navigateur, de découvreur de matériel, d’historien, de géologue et plus généralement de gourou de la Sierra tous azimuts. Il marchait beaucoup en solitaire, et bien qu’il soit content d’avoir de la compagnie, il avait encore tendance à tenir de longs dialogues avec lui-même, comme il le faisait probablement quand il était en balade tout seul. La thèse favorite de Troy était que si on prenait le trek comme critère, la Sierra Nevada de Californie était un paradis sans égal, un pur et simple Paradis sur Terre. Toutes les chaînes de montagnes étaient belles, bien sûr, mais la randonnée en tant qu’activité ayant été inventée dans la Sierra Nevada par John Muir et ses amis, il était normal que ça marche mieux à cet endroit que n’importe où ailleurs. Ils pouvaient citer n’importe quelle montagne, Troy leur donnait, du tac au tac, ses inconvénients par rapport à la Sierra. C’était devenu un jeu auquel ils jouaient de temps en temps, Charlie et lui. « Les Alpes. — La pluie, trop abrupt, pas de bassins, dangereux. Trop de gens. — Mais c’est beau, non ? — Très beau. — Les Rocheuses du Colorado. — Les grizzlys, la pluie, la forêt. Trop grandes. Pas assez de granit. Mais jolies. — Les Andes. — Le système des maisons de thé, besoin de guide, pas de lacs. Mais j’aimerais bien les faire. — L’Himalaya. — Trop grand, le système des maisons de thé. Cela dit, j’y retournerais bien. — Le Pamir. — Les terroristes. — Les Appalaches. — Les moustiques, les gens, la forêt, pas de lacs. Ennuyeux. — Les monts transantarctiques. — Trop froid. Trop cher. Enfin, j’y jetterais volontiers un coup d’œil. — Les Carpates ? — Trop de vampires ! » Et ainsi de suite. Il n’y avait que les Sierras qui trouvaient grâce aux yeux de Troy pour la randonnée, pour camper, grimper, et contempler la beauté des montagnes. Charlie ne discutait pas, et pourtant il remarquait qu’elles avaient l’air aussi sèches que les chaînes désertiques de l’Est. Elles semblaient concernées par l’effet de fœhn, même à cette distance. Les chaînes du Nevada devaient être complètement grillées. Ils grimpèrent toute la journée dans la grande gorge. Elle tournait et s’élargissait, mais changeait peu, en dehors de cela, au fur et à mesure qu’ils montaient. La pierre orange bondissait à l’assaut du ciel d’un bleu intense, et les murailles semblaient vibrer sur place, alors que Charlie s’arrêtait pour les regarder, sentant battre son cœur dans sa poitrine. Monter monter monter. C’était un sentiment étrange, se disait-il, de savoir que pendant l’heure à venir on ne ferait rien d’autre que monter, et qu’après cette heure on ferait une pause puis on continuerait à monter, les heures succédant aux heures, toute la journée. C’était tellement différent des journées à la maison qu’il fallait un moment pour s’y habituer. C’était un autre état de conscience. S’il y replongeait aussi facilement, c’était grâce à l’expérience de ses randonnées précédentes. Le temps de la montagne ; ralentir. Faire attention à la roche. Regarder autour de soi. S’immerger dans la lente rumination de la pensée qui se traînait à son allure pédestre, souvent interrompue par l’examen attentif du granit, ou des détails de la piste lorsqu’elle traversait le maigre cours d’eau qui faisait, au soulagement général, des excursions occasionnelles hors des champs de roche, tout en bas, dans les profondeurs. Ou un bref échange avec l’un ou l’autre de ses compagnons alors qu’ils entraient et sortaient d’un lacet et se rapprochaient suffisamment pour parler. En général, ils montaient chacun à son rythme, et la colonne s’étirait le long de la piste. Une journée était un long moment. Le soleil à la verticale au-dessus d’eux était écrasant. Charlie et parfois les autres, surtout Vince, chantaient des chansons de marche pour garder la cadence. Charlie fredonnait ou entonnait l’un des nombreux thèmes résolus, déterminés, de Beethoven, et le répétait interminablement. Il se trouvait inhabituellement réceptif à la mauvaise pop et aux génériques télé de sa jeunesse ; ils lui venaient spontanément à l’esprit, et lui tournaient dans la tête pendant une heure sinon davantage. Alors il essayait de les remplacer par autre chose – des trucs comme « Red Rubber Ball », des Cyrkle. « Le soleil levant brille comme une balle de caoutchouc rouge… » Une grande chanson, en fait. Ou la chanson du générique des Pierrafeu. Il montait méthodiquement, en frappant le sol des talons, en rabâchant : « Ce sera le bon vieux – le bon vieux – le bon vieux temps ! » — Charlie, par pitié, tais-toi. Maintenant, je vais avoir ça dans la tête, moi aussi… — Siffler en travaillant ! Siffler en travaillant ! Et c’est ainsi que la journée passa. Charlie avait parfois l’impression que c’était une bonne allégorie de la vie elle-même. On ne faisait jamais que monter la colline. Frank marchait parfois en tête, parfois il traînait derrière. Il semblait perdu dans ses pensées, ou absorbé par la vue, jamais particulièrement conscient des autres. Il ne semblait pas non plus remarquer la pénibilité de la marche. Il dérivait vers le haut en regardant, bouche bée, les grandes parois orange de la ravine. À la fin de l’après-midi, ils franchirent les derniers éboulis de pierre de la falaise et s’engagèrent dans la passe. Elle était exactement aussi immense que la vue d’en dessous le suggérait : un vaste U profond dans le rideau de roche, six cents mètres en contrebas des pics qui en constituaient les parois. Ces pics étaient éloignés l’un de l’autre de près de deux kilomètres, et la dépression de la passe faisait un bon kilomètre et demi d’est en ouest, ce qui n’était pas fréquent dans la Sierra. La plupart des cols retombaient immédiatement des deux côtés, de façon parfois très abrupte, mais ce n’était pas le cas ici. C’était un à-plat de granit irrégulier, ponctué d’un certain nombre de mares cerclées de noir. — C’est tellement immense ! — On se croirait dans l’Himalaya, remarqua Frank en continuant à marcher. Troy laissa tomber son sac à dos et s’aventura vers la montée sud de la passe en inspectant les petites mares de neige enfoncées entre les pierres. Puis il poussa un hurlement et appela les autres. Ils se relevèrent en gémissant et en se lamentant et s’approchèrent, les jambes en caoutchouc. Il leur indiqua triomphalement un anneau peu élevé de blocs de granit empilés sur un pli de granit décomposé. — Regardez, les gars ! Je suis tombé sur un archéologue du parc national, l’été dernier, et il m’a parlé de ça. Ce sont les fondations de l’abri d’été d’un indigène américain. Ils construisaient des espèces de maisons de roseaux sur cette base. On les a datées. Elles remontent jusqu’à cinq mille ans, et d’après l’archéologue, il se pourrait même qu’elles soient deux fois plus anciennes. — Comment tu peux dire si ce n’est pas un campement de l’an dernier ? demanda Vince de sa meilleure voix d’avocat pénaliste. C’était un vieux jeu, et Troy rétorqua immédiatement : — Tous les éclats d’obsidienne, dans la Sierra, sont des chutes de pointes de flèche taillées. On peut les dater grâce au taux d’hydratation. La méthode standard, universellement acceptée ! Et puis… Il se pencha, ramassa quelque chose sur le granit décomposé, aux pieds de Vince, le leur montra triomphalement : — Un éclat d’obsidienne ! Une preuve absolue ! Fin du débat. — Pas tant que tu ne l’auras pas fait dater, marmonna Vince en regardant par terre, comme les autres. Il y a peut-être eu un cours de fabrication de pointes de flèche la semaine dernière par ici… — Ha, ha, ha ! C’est comme ça que tu renvoies des criminels dans les rues de Los Angeles, mais ici, ça ne marche pas. Il y a de l’obsidienne partout, où qu’on regarde. C’était vrai. Ils en trouvaient tous. Ils poussaient des exclamations, des cris, marchaient à quatre pattes, le visage à quelques centimètres du granit. — N’en emportez pas ! les avertit Troy alors que Jeff commençait à en mettre dans un sac. Ça perturbe le décompte. Peu importe qu’il y en ait des milliers, cet endroit est un site archéologique, dans un domaine fédéral. Tu enfreins la loi, Jeffrey ! Tu es sous le coup d’une arrestation ! Vincent, tu es témoin ! Quoi, tu n’as rien vu ? Puis il se replongea dans la contemplation de l’anneau de pierre. — Terrifiant, dit Charlie. — Ça les rend tellement réels… Le type disait qu’ils passaient probablement tout l’été ici. Ils ont fait ça pendant des siècles, peut-être des milliers d’années. Les gens de l’Ouest apportaient de la nourriture et des fruits de mer, et les gens de l’Est, du sel et de l’obsidienne. Ça te fait vraiment voir à quel point ils étaient exactement comme nous. Frank était à quatre pattes, le visage juste au niveau de la première pierre de fondation, le nez au ras du granit couvert de lichen. Il écoutait Troy en hochant la tête. — C’est un beau mur de pierre sèche, commenta-t-il. On voit, au lichen, qu’il est là depuis longtemps. On dirait une œuvre de Land Art. Et puis : — C’est un endroit sacré. Finalement, ils allèrent récupérer leurs sacs à dos, repassèrent les bras dans les courroies et descendirent en titubant vers un petit bassin d’altitude, à l’ouest de la passe, où des pelletées de sable et des arbres nains apparaissaient entre de gros blocs erratiques. La marche de la journée à l’assaut de la grande muraille les avait vidés. Lorsqu’ils trouvèrent un endroit plat, avec suffisamment d’étendues de sable pour servir de campement, ils posèrent les sacs à dos et s’assirent par terre. Quand ils eurent sorti leurs vêtements chauds, leurs provisions et le reste de leur matériel, il leur restait juste assez d’énergie et de lumière pour aller chercher de l’eau à la mare la plus proche, puis faire cuire et manger leur dîner. Ils se relevèrent avec raideur, en gémissant, pour procéder aux derniers arrangements, et se félicitèrent de la bonne journée d’escalade. La nuit n’était pas complètement tombée qu’ils étaient déjà dans leur sac de couchage et s’apprêtaient à dormir. Avant que l’épuisement ne l’assomme complètement, Charlie regarda du côté de Frank. Il était assis dans son duvet et regardait, vers l’ouest, le ruban bleu électrique de ciel au-dessus des pics noirs. Il n’avait pas l’air fatigué par l’escalade, ou la soudaine montée en altitude ; juste absorbé par les immenses espaces qui les entouraient. Emmitouflé dans ses pensées. Charlie espérait que son nez allait bien. Les étoiles s’épanouissaient au-dessus d’eux, surpassant en nombre et en éclat toutes les prairies d’étoiles qu’il leur était donné de voir chez eux. La Voie lactée était une sorte de moraine solaire. Un bruit d’eau clapotante, au loin, dans un petit coin de prairie. Le vent dans les pins. Un horizon noir, crénelé, tout autour, et la faille lisse, aérée, de la passe derrière. C’était une bénédiction que de se sentir aussi fatigué dans un tel endroit. Ils avaient fait ce qu’il fallait pour se réunir, et ils étaient à nouveau là, dans un endroit tellement sublime que personne ne pouvait vraiment se rappeler à quoi ça ressemblait après s’en être éloigné, de sorte que chaque retour était une espèce de surprise, comme la réintégration d’un miracle. Et ça faisait chaque fois la même impression. C’était la Californie qu’on ne pourrait jamais leur enlever. Sauf que ce n’était pas impossible, justement. Charlie avait lu des choses sur la sécheresse qui frappait la Sierra depuis quelques années, et il savait que, selon certains modèles climatiques, la Sierra devait être l’un des endroits les plus affectés par le réchauffement global. La saison humide, en Californie, allait de novembre à avril, et le reste de l’année était aussi sec que dans n’importe quel désert ; le climat dit « méditerranéen » classique. Même pendant l’Hyperniño, ce schéma s’était plus ou moins maintenu, sauf que les conditions créées par el Niño provoquaient des précipitations plus importantes dans la moitié sud de l’État et moins importantes dans la partie nord, et que les Sierras tenaient un peu des deux. Cela dit, dans le passé, la pluie, quelle que soit sa quantité, tombait sur la Sierra sous forme de neige, créant en hiver un couvert neigeux dense qui mettait la majeure partie de l’été à fondre, alimentant les réservoirs au pied des collines, qui desservaient les villes et les fermes. Le manteau neigeux de la Sierra constituait de fait un réservoir beaucoup plus important que les bassins de retenue créés par les barrages dans les collines. Mais avec l’élévation globale de la température, une partie plus grande des précipitations hivernales tombait sous forme de pluie et s’écoulait immédiatement. Les réservoirs annuels de neige étaient moins importants, même les bonnes années ; et en cas de sécheresse, c’est à peine s’il s’en formait. Ça faisait un sacré raffut en Californie : on construisait de nouveaux barrages, dont le barrage Auburn, situé juste sur une faille de rupture ; et le projet visant à supprimer le barrage de Hetch Hetchy avait avorté, en dépit du fait que le réservoir suivant, situé sur la Tuolomne, avait la capacité de recevoir toute l’eau de Hetch Hetchy. L’État suppliait aussi l’Oregon et Washington d’autoriser la construction d’un pipeline pour transporter l’eau vers le sud de la Columbia River. La Columbia en déversait une énorme quantité dans le Pacifique, cent fois le débit maximal du fleuve Colorado, qui se jetait dans l’océan, en pure perte. On entendait souvent dire que c’était immoral. Mais comme de bien entendu, les citoyens de l’Oregon et de Washington avaient refusé la construction du pipeline, sautant sur cette occasion de tenir la dragée haute à la Californie. Seule la perspective de voir de nombreux Californiens du Sud émigrer vers le nord, emportant leurs capitaux avec eux, leur faisait reconsidérer leur position. L’ennui, c’est que l’analyse coût/bénéfice n’était pas le sport national, et la bataille risquait fort de se poursuivre dans l’avenir. En tout cas, quelles que soient les mesures politiques et hydrologiques que l’on pourrait prendre dans les basses terres, les prairies de la High Sierra étaient en train de mourir. Le changement survenu depuis trois ans, depuis la dernière fois que Charlie était monté là, était choquant. Il descendit la piste, le deuxième matin, l’estomac tellement noué qu’il dut resserrer la courroie de son sac autour de sa taille. Ils descendirent sur la paroi d’une grande gorge glaciaire jusqu’à la John Muir Trail. Une fois arrivés là, ils la suivirent vers le nord sur une brève distance, en montant gentiment la piste qui longeait la branche sud de la Kings River, vers le bassin supérieur et la Mather Pass. Plus ils marchaient, et plus il était évident que les prairies du bassin supérieur étaient beaucoup trop sèches pour un début de mois d’août. Complètement brûlées. Les étangs étaient souvent réduits à des étendues de terre craquelée. L’herbe était brunie. Les arbres, les buissons, les herbes et même les mousses : toutes les plantes étaient mortes. Il n’y avait pas une marmotte en vue, et peu d’oiseaux. Seuls les lichens avaient l’air normaux. Encore que… comme le souligna Vince, c’était difficile à dire. — Si le lichen meurt, est-ce qu’il se décolore ? Personne ne le savait. Après quelques kilomètres décourageants, ils tournèrent vers la gauche et suivirent un sentier tributaire complètement desséché qui remontait vers le nord-ouest et la Vennacher Needle – un pic proéminent, extrêmement large pour une aiguille, ainsi que le leur fit remarquer Vince. — Une de ces fameuses aiguilles émoussées. Sphériques. Toujours plus haut, sur le granit fracassé, beaucoup plus blanc que la roche orange, à l’est de la passe de Taboose. C’était le Cartridge Pluton, leur dit Troy alors qu’ils en amorçaient l’escalade. Une bulle de granit très pur. Le batholithe, c’est-à-dire le gros de la chaîne, était composé de vingt ou trente plutons : les bulles de granit individuelles qui composaient la masse plus vaste. Le Cartridge était l’un des plus distincts, car il était séparé par des gorges glaciaires de tous ceux qui l’entouraient. Il n’y avait pas de voie facile pour franchir la crête extérieure incurvée et passer dans le bassin des lacs, la zone granitique du haut de la chaîne. Ils gravissaient à présent l’un de ces passages à un endroit appelé le col Vennacher. L’approche par l’est du col devenait plus raide au fur et à mesure qu’ils avançaient, jusqu’à ce qu’ils doivent mettre les mains pour s’aider à gravir les blocs entassés. Et on disait que l’autre côté était plus escarpé ! Mais on était récompensé, à l’arrivée, par un bassin à perte de vue, sans une piste, pas âme qui vive, et ponctué de lacs – beaucoup de lacs –, des lacs si grands, se dit Charlie avec soulagement en émergeant de la passe au milieu des airs, qu’ils avaient survécu à la sécheresse et étaient toujours là. Ils luisaient dans le granit blanc, en dessous d’eux, comme des taches de soie cobalt. Loin, très loin en bas. Vers le côté ouest du col Vennacher, il y avait une paroi glaciaire très abrupte : une falaise qui tombait à la verticale sur cent cinquante mètres, juste sous leurs pieds, avant de s’incurver. Un néant aérien. Troy les avait prévenus. Les guides de la Sierra classaient ce côté de la passe « niveau trois ». En terme d’escalade (glups !) ou de montagne, c’était le passage difficile de leur semaine. Normalement, ils évitaient tout ce qui était plus difficile que le niveau deux, et maintenant, ils se souvenaient pourquoi. — Troy ? fit Vince. Pourquoi on est là ? — On est là pour souffrir, entonna Troy. — Hé, Aspirine Bayer, c’était ton idée de faire ça. Qu’est-ce que ça veut dire ? — Je suis venu par ici avec des types, une fois. Ce n’est pas aussi dur que ça en a l’air. — Tu crois que tu es venu par ici, rectifia Charlie. C’était il y a vingt ans, et tu ne te rappelles plus ce que tu as fait au juste. — Ça devait être ici. — C’est classé niveau deux ? demanda Vince. — Ce côté a une petite section de niveau trois, que tu vois ici. — Tu qualifies cette falaise de petite ? — C’est une falaise de niveau deux, principalement. — Mais on ne classe pas le terrain par son niveau de difficulté le plus élevé ? — Si. — Alors, c’est un passage de niveau trois. — Techniquement, oui. — Techniquement ? Tu veux dire que, dans un autre sens, cette falaise n’est pas une falaise ? — Exactement. Charlie soutenait que la distinction entre le niveau deux et le niveau trois résidait précisément dans ce qu’ils voyaient à présent : au niveau deux, on utilisait ses mains pour garder son équilibre, mais le terrain n’était pas très abrupt, de sorte que si on tombait, on ne risquait rien de plus grave qu’une cheville cassée. Alors c’était marrant de grimper. Tandis que le niveau trois indiquait un terrain assez raide pour que, même si on pouvait encore grimper et redescendre assez facilement, en cas de chute ça pouvait être dangereux – voire mortel –, ce qui rendait l’escalade éprouvante nerveusement. On pouvait même se faire des frayeurs par endroits. La description classique du guide Roper disait que c’était comme « gravir un vieil escalier abrupt et sans rampe à l’extérieur d’une tour ». Mais ça pouvait être bien pire que ça. La distinction entre les niveaux deux et trois était donc floue sur le plan rocheux, mais claire sur le niveau émotionnel, la frontière se situant entre le « marrant » et le « terrifiant ». Dans ce cas précis, la vraie voie de niveau trois pour la descente de la falaise, telle que décrite par les guides – celle dont Troy avait gardé le souvenir, vingt ans plus tôt –, était une entaille abrupte tranchant transversalement la paroi du nord au sud. Une sorte de goulet. Ils voyaient bien que s’ils réussissaient à s’introduire dans ce goulet ils seraient protégés. Le pire qui pourrait alors leur arriver, s’ils glissaient, serait de dégringoler sur une certaine distance. Le truc était d’entrer dans le goulet par en haut. Le passage de niveau trois, en effet. Et personne n’aimait la tête que ça avait, pas même Troy. Les cinq vieux amis firent anxieusement des allers et retours sur les rochers géants de la passe, en regardant le problème d’en haut et en discutant. La paroi intérieure de l’anfractuosité était une falaise à pic, lisse – inenvisageable. La voie de niveau trois semblait exiger qu’on descende en rappel les énormes boulets empilés sur la paroi extérieure de la faille. Personne n’était heureux à la perspective d’emprunter l’empilement de rochers de la paroi extérieure. Avec ou sans sac à dos, c’était très risqué. Charlie aurait bien voulu trouver ça sympa, mais ce n’était pas le cas. Troy l’avait gravi, une fois, disait-il, mais monter était généralement plus facile que de descendre. Troy pourrait peut-être redescendre par là ; et Frank, qui faisait de l’escalade, y arriverait aussi. Mais les autres, sûrement pas. Charlie se retourna pour voir ce que Frank en pensait. Il le repéra, assis sur le sommet aplati de l’un des rochers de la passe. Il regardait vers l’ouest, l’air de se fiche éperdument de ce qu’ils pourraient bien décider. En tant qu’alpiniste, il existait dans un univers différent, dans lequel le niveau trois était le genre de pente qu’on dévalait après avoir gravi le vrai truc. La véritable escalade commençait au niveau cinq, et de toute façon on arrivait à ce que les alpinistes dignes de ce nom considéraient comme sérieux qu’à partir de cinq-huit, cinq-neuf, cinq-dix, voire cinq-onze. En regardant à nouveau l’empilement de blocs de pierre, Charlie se demanda à quoi le niveau cinq-onze pouvait bien ressembler, l’effet que ça pouvait faire de se trouver dessus ! Il ne s’était jamais senti moins inspiré pour entreprendre une escalade qu’en ce moment précis. Frank donnait l’impression de ne même pas penser à la descente. Il était assis sur son bloc et regardait le bassin des lacs en mordant dans une barre énergétique. Charlie était impressionné par son tact, si c’était de ça qu’il s’agissait. Parce qu’ils étaient dans une espèce de merdier, et que Charlie était à peu près sûr que Frank aurait pu les conduire dans la faille, ou les faire passer par une autre route s’il avait voulu. Mais ce n’était pas son expédition. Il n’y était qu’invité, et il gardait ses conseils pour lui. À moins qu’il ne soit simplement dans les nuages, au point d’être inconscient du problème auquel les autres étaient confrontés. Il était assis là, à regarder la vue, à mastiquer comme un ruminant, le corps détendu. Un homme en paix. Charlie s’aventura vers le haut de la passe et s’approcha de lui. — C’est beau, hein ? — Oh oui, répondit Frank. Magnifique. Quel beau bassin. — Pour ça oui. — C’est drôle de penser que si peu de gens le verront jamais, ajouta Frank. Il n’en avait jamais dit autant depuis qu’ils s’étaient retrouvés à Dulles, et Charlie s’accroupit à côté de lui pour l’écouter. — Quoi, une centaine d’individus dans l’histoire du monde ont vu ça. Et si on ne le voit pas, on ne peut vraiment pas l’imaginer. Alors, c’est quasiment comme si ça n’existait pour personne. Ce bassin est une sorte de secret. Une vallée secrète. Qu’on pourrait ne jamais trouver, même en la cherchant. — Possible, dit Charlie. On a de la chance. — Oui. — Comment va ta tête, ici ? — Oh, bien. Bien. Oui, oui. Intéressant ! — Pas de saignement postopératoire, de psychose, rien du tout ? — Ben non. Pour autant que je le sache. — Alors, c’est tout ce qui compte, fit Charlie en riant. Il se leva et retourna vers les autres, qui continuaient à envisager des options. — Et si on descendait tout droit à partir du point le plus bas, ici ? suggéra Vince. — Ça ne marchera pas, objecta Charlie. Regarde la chute. Il voulait tenter l’empilement de rochers. — Mais de l’autre côté de ce contrefort, là-bas, dit Dave en tendant le doigt. Il y a sûrement un moyen de contourner… — Qu’est-ce qui te fait dire ça ? — Je ne sais pas. C’est toujours comme ça, dans la Sierra, voilà pourquoi. — Ouais, sauf quand ce n’est pas comme ça. — Je vais essayer, déclara Jeff. Et il partit avant que les autres aient eu le temps de répliquer que, comme il était de loin le plus téméraire du groupe, sa faculté à emprunter une voie descendante ne préjugeait en rien de ce dont les autres seraient capables. — N’oublie pas ton peigne ! lança Vince. C’était une allusion à la fois où Jeff avait utilisé un peigne en plastique pour tailler des marches dans une paroi de neige verticale sur laquelle personne n’osait se risquer. Dix minutes plus tard, il avait descendu une bonne partie de la voie vers le pied de la falaise, assez loin sur la gauche quand ils regardaient vers le bas, là où la roche verticale faisait un angle vers l’extérieur et semblait exempte de complications par rapport à l’endroit où ils se trouvaient. Il leur hurla : — Du gâteau ! Du gâteau ! — Ouais, c’est ça ! hurlèrent-ils en réponse. Mais il était là-bas, et il y était arrivé si vite qu’ils devaient essayer. Ils trouvèrent, cachées sous le contrefort, des corniches très étroites qui menaient vers le bas, à gauche, et en se maintenant au granit blanc, fracturé, de la paroi et en se frayant un chemin prudemment le long de ces corniches, passant de l’une à l’autre, ils rejoignirent bientôt Jeff sur une bosse moins escarpée de la falaise. À partir de là, chacun suivit un chemin différent vers un horrible magma de roches dans une dépression plate, au fond. Ils se rassemblèrent sur un gros bloc de roche blanche, à côté d’une petite cuvette de poussière noire, colmatée, qui avait jadis été une mare. — Waouh ! fit Charlie. C’était niveau deux ! Je me trompais. Ce n’était pas si terrible ! Hein, c’était pas niveau deux ? demanda-t-il à Troy et Frank. — Probablement, répondit Troy. — Alors, vous, les gars, vous avez trouvé une voie de niveau deux sur une paroi que tous les guides décrivent comme niveau trois ! — Comment est-ce possible ? s’émerveilla Vince. Comment se fait-il que ce soit nous qui l’ayons découverte ? — Nous étions désespérés, répondit Troy en relevant la tête. D’en dessous, la falaise paraissait encore plus abrupte que d’en haut. — C’est probablement ça, fit Charlie. Les classifications de cet endroit ont été principalement établies par des grimpeurs, et quand ils sont arrivés à cette passe, ils ont dû voir la grande faille sur la paroi, et ils se sont rués dessus sans réfléchir, parce que ça paraissait tellement évident ; le fait que ce soit niveau trois n’avait aucune importance pour eux, ils s’en fichaient complètement, alors ils l’ont classée trois, ce qui colle si on ne parle que de la faille. Ils n’ont pas repéré qu’il y avait une voie de niveau deux beaucoup moins facile à voir sur le côté, parce qu’ils n’en avaient pas besoin. — Ça se tient, acquiesça Frank. — Il faudrait qu’on écrive aux auteurs du guide et qu’on leur demande de reclasser le col Vennacher comme niveau deux ! Et on pourra appeler la voie la Jeffrey Direttissima… — Très cool. Tu n’as qu’à le faire. — En fait, souligna Vince, c’est mon refus de descendre par la faille qui a poussé Jeff à prendre la nouvelle voie, et c’est moi qui l’ai repérée le premier, alors je pense qu’il faudrait l’appeler la Salami Direttissima. Ça sonne mieux, de toute façon. Ce soir-là, dans un site merveilleux, à côté du plus grand des lacs du bassin (aucun n’avait de nom), ils firent un dîner extrêmement animé. Ils avaient franchi une passe difficile – une passe impossible –, et ils étaient au cœur de la beauté, allongés sur des tapis de sol, vêtus comme des pachas de vêtements de soie colorés, s’octroyant un ou deux gorgeons de leurs réserves de gnôle soigneusement économisées, à regarder le soleil dorer le paysage – l’eau de cuivre, le granit de bronze, le ciel de cobalt. Sur la paroi nord du bassin, une unique langue de nuages léchait la pente comme une créature sinueuse, la teintant lentement de rose. Chacun prépara son dîner sur le petit réchaud, d’un modèle ou d’un autre, qu’il avait dans son sac à dos, et dans divers styles typiques de la randonnée : Dave et Jeff s’en tenaient à la vieille soupe chinoise et au cheeseburger. Vince aux repas lyophilisés les plus ahurissants disponibles dans les magasins de camping ; Troy engloutissait un magma de sa propre invention, un mélange super sain et hyper vitaminé de poudres sorties des bidons de sa coopérative alimentaire ; Charlie tentait de vaincre le manque d’appétit dont il souffrait parfois en altitude grâce à la théorie du goût suprême des langues d’alouette en aspic. Frank semblait privilégier un régime qui ressemblait plutôt à celui de Troy : un cocktail enrichi de graines, de sachets de fruits secs et de barres nutritives. Après dîner, les bleus à la Maxfield Parrish du crépuscule laissèrent place aux étoiles et à la Voie lactée. La lune ne se lèverait pas avant quelques heures, et à la lumière des étoiles, ils voyaient encore l’étrange langue de nuages basse, maintenant grise, qui caressait la paroi nord du bassin. Le lac, à côté d’eux, était d’une immobilité telle qu’on aurait dit un miroir noir où se miraient les étoiles. Très vite, le froid commença à s’insinuer dans les petites enveloppes de chaleur créées par leurs vêtements, et ils se coulèrent dans leur sac de couchage pour continuer à observer le feu que Dave entretenait en mettant de minuscules brindilles et des aiguilles de pins dans un réchaud à pastilles. La conversation divaguait, devenait parfois graveleuse. Dave leur exposa une théorie plus que convaincante selon laquelle la soi-disant crise de la quarantaine avait une base biologique, et les aveux généraux d’attirance déplacée pour certaines jeunes femmes furent rapidement illustrés par une ou deux études de cas individuels de bonnes occases au travail ou à la gym. Des rires dans le noir, et de longs silences, aussi. Des voix à la face des étoiles. Mais c’est stupide. Ce ne sont que vos gènes qui poussent un dernier cri désespéré en sentant qu’ils s’effondrent. Obsolescence programmée des cellules. Apoptose. Elles veulent que vous ayez plus d’enfants pour accroître leurs chances d’immortalité, elles se foutent pas mal de vous, de votre bonheur ou Dieu sait quoi. Si vous ne faites ça que pour vous amuser, si vous n’avez pas l’intention de quitter votre femme et de partir avec cette autre personne, alors, c’est comme si vous vous masturbiez dans le corps de quelqu’un d’autre. Berck ! Oh, putain ! Quelle horreur ! Des cris horrifiés, des rires, qui se répercutaient sur les falaises, de l’autre côté du lac. C’est tellement énorme que je ne pourrai plus jamais envisager d’avoir une aventure ! Alors je t’ai guéri. Et maintenant, tu es vieux. Tes gènes ont abandonné la partie. Mes gènes ne renonceront jamais. Le petit réchaud à pastilles s’éteignit. Les randonneurs se turent et s’endormirent bientôt, sous la grande et lente roue des étoiles. Le lendemain, ils explorèrent le bassin et suivirent un tributaire appelé le Dumbbell Basin, qui descendait vers les chutes du Cartridge Creek, avant de remonter vers la tête du bassin proprement dit. C’était une belle journée, le cœur de l’équipée, exactement comme c’était le cœur du pluton, et ce pluton le cœur de la Sierra. Pas une piste, personne, aucune visibilité en dehors de la chaîne. Ils marchaient sur le cœur du monde. Par des journées de ce genre, une sorte de liberté entrait en eux. Les matins étaient froids et clairs. Ils les passaient à paresser dans leur sac de couchage, autour du café du matin, en parlant à bâtons rompus de la qualité de leur sommeil. Ils demandèrent à Charlie ce que ça faisait de travailler pour le président, et Charlie leur fournit son petit témoignage. — C’est un type bien, leur dit-il. Ce n’est pas un type normal, mais c’en est un bon. Il est encore réel. Il a été doté d’un tempérament heureux. Il voit la drôlerie des choses. Frank l’écoutait attentivement, la tête penchée sur le côté. Quand ils eurent remballé leurs affaires, ils repartirent, seuls ou par deux, pour échanger des nouvelles de l’année, de leurs femmes, de leurs enfants, de leur travail, de leurs jeux, du monde en général. Ils s’arrêtaient souvent pour admirer le paysage et s’émerveiller du constant changement de perspective autour d’eux. Il faisait très sec, et la végétation des fellfields et des prairies était brune, mais les lacs étaient bien là, et entourés de verdure, comme toujours. Les crêtes, dans le lointain, les nuages d’orage qui s’accumulaient l’après-midi, la hauteur du ciel lui-même, l’air froid, ténu, le tic-tac des secondes, au fond de la gorge, tout se combinait pour créer une impression d’immensité qui n’avait rien à voir avec ce qu’ils avaient pu sentir jusque-là. C’était un autre monde. Mais ce monde-ci n’arrêtait pas de faire irruption dans l’autre. Ils prévoyaient de quitter le bassin par la Cartridge Pass, au sud du col Vennacher, sur la même crête frontalière que le pluton. Cette passe était la route originelle de la John Muir Trail, route qui avait été abandonnée en 1934, après la construction de la piste de remplacement qui passait par la Mather Pass. L’ancienne piste ne figurait plus sur les cartes, et, d’après Troy, les guides disaient qu’elle avait disparu. Mais il ne le croyait pas, et dans une autre de ses quêtes archéologiques, il voulait voir s’ils pouvaient en retrouver des traces. — Je pense que ce qui s’est passé, c’est que quand les géologues ont fait la vérification au sol de leurs cartes, en 1968, ils ont essayé de trouver la piste de l’autre côté, mais comme il n’y a que de la forêt et des broussailles, ils n’ont pas pu la repérer et ils ont décrété qu’elle n’existait plus. Alors que de ce côté-ci il n’y a rien, que de la roche, jusqu’en haut. Je ne vois pas ce qui aurait pu arriver à une piste, là-haut. De toute façon, je veux en avoir le cœur net. — Alors, fit Vince, il y a un autre passage à travers la Sierra, c’est ce que tu dis ? — Peut-être. Ils étaient donc, encore une fois, en quête. Ils montaient lentement à flanc de colline, se séparant dans leurs bulles individuelles. Puis, sur la pente sud-est de la paroi, où les cartes montraient que l’ancienne piste avait disparu, leurs cris retentirent à nouveau. Exactement à l’endroit où on aurait marché en suivant simplement le chemin de plus forte pente, une piste apparut. Ils la suivirent, et elle devint de plus en plus nette, jusqu’à ce que, en haut de la paroi, elle commence à revenir sur elle-même dans un large goulet, entre deux énormes contreforts de granit. Dans ce goulet, la piste devenait aussi évidente qu’une chaussée romaine, parce que depuis longtemps personne n’était venu écraser, l’été, son lit fait de granit décomposé, arasé par des années d’intempéries. On aurait dit les sentiers bétonnés que les paysagistes du monde entier créaient avec du granit pulvérisé, mais ici la matière première avait été laissée in situ et façonnée par les semelles des bottes. Les gens n’y avaient marché que pendant une trentaine ou une quarantaine d’années – à moins que les indigènes américains n’aient aussi emprunté cette passe – et peut-être l’avaient-ils fait parce que c’était encore une voie évidente, et peu éloignée de Taboose, auquel cas elle avait peut-être été foulée pendant cinq ou dix mille ans. Quoi qu’il en soit, une grande piste, avec une composante archéologique en plus de sa pure grandeur physique. — Il y a des pistes perdues comme ça sur une île du Maine, remarqua Frank à l’intention de personne en particulier. Il regardait autour de lui avec ce que Charlie considérait maintenant comme son expression habituelle de randonnée. Il semblait marcher dans une sorte de transe. La passe leur procurait de longues perspectives dans toutes les directions – vers le nord et le bassin, le sud et la faille géante du Muro Blanco, un canyon aux parois de granit. Et au-delà, des pics, de tous côtés. Ils prirent leur temps pour déjeuner au soleil, remirent leur sac à dos et repartirent vers le bas et le Muro Blanco. La piste oubliée continuait et se perdait dans les hautes prairies, de plus en plus indistincte au fur et à mesure qu’ils descendaient, et pourtant toujours là. À cet endroit, l’herbe était brune. La pente était orientée au sud, et on se serait cru à la fin de l’automne. Pas tout à fait, parce que la végétation d’automne dans la Sierra était marquée par des couleurs flamboyantes, et notamment un rouge éclatant visible sur les pentes éclairées à contre-jour par le soleil. Les plantes qui couvraient le sol étaient simplement brunes. Elles étaient mortes. En dehors de franges vertes autour des mares mourantes et des matelas d’algues sur le fond visible des étangs, toutes les plantes sur cette pente étaient mortes. Brûlées, comme toutes les chaînes du Nevada. L’un des plus beaux paysages de la planète, mort sous leurs yeux. Ils marchaient chacun à son rythme, chacun seul dans le paysage rocheux, plissé. Banc après banc, terrasse après terrasse, graben après graben, fellfield après fellfield. Chacun dans sa bulle. Charlie se laissa distancer par les autres, trébuchant de temps en temps dans sa détresse, ne regardant pas où il mettait les pieds alors que son regard s’aventurait d’un minuscule désastre écologique au suivant. Il aimait ces prairies d’altitude de tout son cœur, et il aimait aussi les fellfields qui les séparaient. Tous tellement parfaits, de véritables œuvres d’art, comme si des centaines de jardiniers bonzaï avaient passé des siècles à tailler et à arranger chaque cours d’eau, chaque touffe de mousse. Planté chaque brin d’herbe pour obtenir le meilleur effet, disposé chaque pierre à sa vraie place. Charlie ne s’était jamais dit que tout ça pourrait disparaître un jour. Et pourtant c’était là, mort. Il se sentait envahi par le désespoir. Celui-ci s’accumulait en lui, le ralentissait, l’engourdissait, le faisait tituber. Non, pas la Sierra. Tout ce qu’il aimait de vivant dans ce monde alpin allait disparaître et ce ne serait plus la Sierra. Tout à coup, il pensa à Joe et un pieu de peur géant le transperça comme une épée. Il tomba à la renverse, s’assit sur une pierre, abattu comme par une hache. Ne jamais douter que nous sommes gouvernés par nos émotions. Quoi que nous fassions, disions ou décidions, un sentiment peut nous anéantir comme une épée en plein cœur. Une prairie morte – l’image d’une chose noire, calcinée, sur un lit… Charlie poussa un gémissement, posa son visage sur ses genoux. Il essaya de revenir dans le monde. Derrière lui, Frank errait toujours, seul comme un nuage, enfermé dans sa bulle ; bientôt, il le rattraperait. Charlie inspira profondément, fit un effort sur lui-même pour reprendre le dessus. Encore quelques profondes inspirations. Personne ne saurait jamais à quel point il avait été ébranlé par ces pensées. Si vaste était la partie de la vie qui relevait de l’expérience privée. Frank était debout au-dessus de lui. Il le regardait, la tête penchée sur le côté. — Ça va ? — Ça va. Et toi ? — Ça va. Une sacrée sécheresse, fit-il avec un grand geste englobant le paysage. — Tu l’as dit ! Ça me rend triste, ça me fait peur ! fit Charlie en secouant violemment la tête. C’est vraiment terrible. On dirait que tout pourrait disparaître pour de bon. — Tu crois ? — Bien sûr ! Pas toi ? Frank haussa les épaules. — Il y a déjà eu des périodes de sécheresse ici, avant. Ils ont trouvé des arbres morts à quelques mètres de profondeur dans le lac Tahoe. Et d’autres signes de grandes sécheresses. Apparemment, ça devient complètement aride, ici, de temps à autre. — Oui. Mais… enfin, tu vois. Et si ça durait cent ans ? Mille ans ? — Ouais, c’est sûr. Ce serait vraiment grave. Mais nous avons un tel impact sur le temps. Et c’est assez chaotique, de toute façon. Espérons que tout se passera bien. Charlie haussa les épaules. Piètre réconfort. Frank le regarda à nouveau. — Et à part ça, ça va ? — Ouais, bien sûr. Ça ne ressemblait pas à Frank de poser ce genre de question, surtout pendant cette équipée. Charlie éprouva le besoin de s’épancher : — Je m’en fais pour Joe. Rien de particulier, tu sais. Je suis juste inquiet. C’est difficile d’imaginer, parfois, comment il va s’en sortir dans ce monde. — Ton Joe ? Tout ira bien pour lui. Tu n’as pas à t’en faire. Frank était debout au-dessus de Charlie, les mains repliées sur ses bâtons de marche, regardant l’étendue du Muro Blanco, le grand canyon muré par les longues falaises de granit blanc. À l’aise, distrait. Ou du moins c’est ce qu’il semblait. Alors qu’il repartait, il répéta : — Tout ira bien pour tes enfants. 7 Emerson.com Certaines journées sont le carnaval de l’année. Les anges revêtent un corps charnel et deviennent visibles à plusieurs reprises. L’imagination des dieux est excitée, et prend forme précipitamment de toutes parts. Emerson 26 Se réveiller, un dimanche matin, dans son van, devant une maison freegan de Foggy Bottom où il y avait eu un potluck. Mettre les vêtements qu’on porterait pour donner une conférence : « savant élégant », c’est-à-dire pas un tee-shirt mais une vraie chemise avec col, un pantalon Docker beige et des chaussures noires. Aller à pied à l’Optimodal déniché par Diane près de la Maison-Blanche. Après l’exercice, se doucher, se raser, et prendre G Street vers l’est. Trouver un deli ouvert, la plupart étant fermés le week-end. Déjeuner, et repartir vers l’est et le MCI Center, la salle omnisport où les Wizards disputaient leurs matchs de basket. Un immeuble comme les autres dans le quartier. Celui-ci occupe un pâté de maisons entier, et au lieu de bureaux et de boutiques, il s’ouvre sur la rue par des dizaines de portes de verre, et entre les portes, des panneaux d’affichage annoncent toutes sortes d’événements. Devant, des tas de gens font la queue. Beaucoup d’Asiatiques, beaucoup en tenue traditionnelle. Faire la queue, puis tendre à un employé un billet pris à une borne. À l’intérieur, suivre le couloir en regardant les entrées de tunnel, vérifier le numéro de la section. Le couloir est bordé, comme dans tous les stades du pays, d’éventaires de souvenirs, de toilettes et de baraques à bouffe. Bière, vin, hot dogs, bretzels, nachos. Comme à un match de basket ou à un concert de rock. Drôle de voir ça pour une conférence du dalaï-lama. Marcher dans une erreur de catégorie. Peut-être que c’était toujours comme ça. Prévu de retrouver les Quibler à leur place. Sage décision ; il ne saurait dire s’il a fait le quart ou le tiers du tour du stade. Et où est le nord ? Impossible à savoir. Après avoir quasiment décrit un tour complet, arriver à la bonne rangée et montrer le billet au contrôleur. Se faire conduire à sa place. De bonnes places pour un match de basket : au milieu, juste au-dessus du parquet, à présent envahi par des rangées de chaises, certaines déjà occupées. Une estrade, tout au bout, à l’emplacement d’un panneau de basket. Des sièges vides, probablement ceux des Quibler. Une heure et demie avant le début de la conférence. Qui voudrait être en retard pour le dalaï-lama ?! Le stade est encore pratiquement vide. Et très grand. Un très grand ovale de gradins, montant haut de tous les côtés. Cette rangée vitrée est-elle ce qu’on appelle les loges de luxe ? Peut-être que le dalaï-lama ne se vend pas bien ? Eh bien si. Le stade se remplit. Les Quibler se montrent une demi-heure à peu près avant le début. Serrer la main à Charlie et aux garçons, embrasser Anna. Elle aussi s’est un peu habillée – comme si elle devait intervenir à la conférence, oui. Elle est belle. Toutes les femmes dans le stade sont belles. S’asseoir et bavarder, parler de la foule, des participants, de l’événement, les garçons arborant la même expression curieuse que l’on ressent sur son propre visage. Regarder la foule. Fascinant de voir autant de gens se déverser par les tunnels des couloirs et gagner leurs sièges. Charlie dit que le stade a une capacité de vingt mille personnes, mais comme la section qui se trouve derrière l’estrade a été isolée par des cordons et reste vide, disons plutôt treize mille seulement. Treize mille êtres humains. Tous les groupes ethniques, raciaux, nationaux semblent représentés. Tout le monde réuni pour entendre parler un homme. C’est Washington, la Capitale du Monde. Un grand écran derrière l’estrade. Ils testent un système vidéo qui montre, énormément agrandi, un fauteuil installé sur la scène, lequel semble soudain tout petit à côté de celui de l’écran. Il y a deux fauteuils, en fait, et entre les deux un tapis et une table basse. Un petit arbre en pot, derrière. Des bouquets de fleurs entourent la base d’un lutrin, placé sur le côté. Des gens apparaissent sur scène. La rumeur s’amplifie, des applaudissements éclatent. Une Américaine de la Société des amitiés américano-tibétaines salue la foule, qui remplit maintenant complètement le stade. On ne voit pas un siège libre, à part dans la section derrière l’écran. Une députée démocrate présente longuement le dalaï-lama, sans trop d’éloquence. Puis une pause ; le silence se fait dans le stade. — Quoi ? demande Joe en regardant autour de lui, les yeux exorbités. Un groupe de gens en robe marron montent les marches de l’estrade, sous les acclamations de la foule. Tout le monde se lève, absolument tout le monde. Joe monte sur son siège, puis dans les bras de Charlie. Sa tête arrive juste un peu plus haut que celle de son père. Tout d’un coup, on voit à quel point ils se ressemblent. Le dalaï-lama est sur l’estrade. Tonnerre d’applaudissements. Il porte une sorte de robe qui lui laisse les bras nus. Il joint les mains, s’incline lentement, plusieurs fois, dans toutes les directions, avec un sourire radieux. La scène est monstrueusement agrandie sur l’écran, derrière lui. Le visage que les photos ont rendu familier. Un moine tibétain ordinaire, comme il le dit toujours lui-même. Sur scène, avec lui, apparaît un Tibétain plus petit, en costume trois pièces, à l’occidentale. Il s’assied dans le fauteuil de droite et regarde monter sur l’estrade une vingtaine ou une trentaine de personnes vêtues de costumes nationaux, colorés, ethniques ou religieux, d’allure asiatique. Bouddhistes, sans doute, avec beaucoup de blanc, et de nombreuses éclaboussures de couleurs vives. Ils semblent avoir une prédilection pour le mauve. Ils se placent en rang face au dalaï-lama, et l’Américaine qui leur a souhaité la bienvenue retourne vers le lutrin pour expliquer au public que ce sont des représentants de toutes les communautés bouddhistes d’Asie, qui considèrent le dalaï-lama comme leur chef spirituel. Encore des applaudissements. Les représentants s’approchent à tour de rôle du dalaï-lama, chacun tenant une écharpe blanche. Avec une courbette, le dalaï-lama prend l’écharpe, s’incline à nouveau, touche parfois le front de la personne et lui met l’écharpe autour du cou. Après un échange verbal qui n’est pas retransmis à la foule, les représentants se déplacent sur le côté. Certains ont l’air littéralement renversés par cet échange avec le dalaï-lama. Ils s’avancent vers lui en crabe, ou marchent quasiment pliés en deux. Mais le dalaï-lama les salue avec un grand sourire amical, et quand ils repartent, ils se tiennent droits et sont plus détendus. Le dernier dignitaire qui s’avance est Drepung, dans une robe blanche, ample. Ils regardent le grand écran pour s’assurer que c’est lui. Oui, c’est bien leur Drepung. Joe s’agite dans les bras de Charlie, tend le doigt. Nick aussi tend le doigt. L’effet presque stéréoscopique des deux images, la petite en trois dimensions, l’énorme en deux dimensions, provoque une sorte d’hyperréalité, un vertige en cinq dimensions. Sur l’écran, on voit que sous sa robe de cérémonie, blanche, Drepung porte ses éternelles chaussures de sport, qui paraissent plus énormes que jamais. Il rebondit vers le dalaï-lama avec un gigantesque sourire auquel le dalaï-lama fait écho, point par point ; on dirait qu’ils se connaissent. Le dalaï-lama s’incline en regardant Drepung approcher, et Drepung s’incline aussi, de sorte qu’ils restent les yeux dans les yeux. Ils se rencontrent, se touchent le front, Drepung devant se pencher davantage pour ce contact, alors même que le dalaï-lama n’est pas un petit homme. La foule est en délire. Beaucoup d’Asiatiques, autour d’eux, sont en larmes. Drepung tend son écharpe blanche au dalaï-lama, qui la porte à son front et la passe autour du cou de Drepung, lequel s’incline très bas pour la recevoir. Cela fait, ils parlent un instant en tibétain, riant parfois. Le dalaï-lama pose une question, Drepung penche la tête sur le côté, opine, plaisante ; le dalaï-lama se retourne en riant, prend une écharpe blanche à l’un de ses assistants debout derrière lui et la tend à Drepung. Drepung la porte à son front, la passe par-dessus la tête baissée du dalaï-lama et la lui met autour du cou. Le dalaï-lama se redresse, et Drepung fait voleter l’un des bouts de l’écharpe qui retombe sur l’épaule du dalaï-lama, comme un boa de plume. Le dalaï-lama rit, fait la vamp pendant une seconde – le public s’esclaffe – puis il fait signe à Drepung de redescendre de l’estrade, comme s’il chassait une mouche. Les représentants des différentes communautés quittent eux aussi l’estrade. Le dalaï-lama s’assied dans le fauteuil de gauche, en face de son compatriote. Il allume un micro émetteur qui marche bien, comme on le constate lorsqu’il salue la foule de sa voix grave : — Salut ! L’amplification dans le stade est d’une netteté inespérée. — Salut, répond la foule. Le dalaï-lama ôte ses sandales du bout du pied, sans se baisser, les laisse sur le tapis et replie ses jambes sous lui, dans une position de méditation ou simplement confortable. Avec ses bras nus, on pense qu’il doit avoir froid, mais il doit y être habitué, car il ne semble pas y prêter attention. De toute façon, il fait chaud, dehors. Il commence à parler, mais en tibétain. Ses paroles amplifiées retentissent dans le silence. Le bruit de soufflerie du système de ventilation devient audible : une disjonction irréelle entre le mutisme de la foule et la présence visible de treize mille personnes. Tout est silencieux, tous écoutent intensément un homme qui parle dans une langue qu’ils ne connaissent pas. Un tibétain grave, sonore, contrairement au chinois ou aux autres langues asiatiques de l’Est. Oui, sa voix rappelle celle de Rudra Cakrin. Puis il s’interrompt, et l’homme dans l’autre fauteuil prend la parole en anglais. Ah, l’interprète. Il résume probablement les paroles du dalaï-lama. Encore un micro émetteur exceptionnel. Sa voix retentit depuis le gigantesque tableau d’affichage noir suspendu au-dessus du court central. L’interprète finit de traduire ce qui était apparemment un message de bienvenue rigoureusement conventionnel, et le dalaï-lama se remet à parler en tibétain. Ça promet d’être une longue intervention. Puis, tout d’un coup, le dalaï-lama passe à l’anglais : — J’espère que nous pourrons parler de tout cela pendant le temps qu’il nous reste à passer ensemble. Comment vivre dans ce monde. Comment atteindre la paix et l’équilibre. Il parle un anglais parfaitement clair. Il dit qu’il a des lacunes dans cette langue et de temps en temps il revient au tibétain, apparemment soucieux d’exprimer avec précision les choses importantes. Il se pourrait que ses tentatives en anglais soient plus intéressantes que la formulation plus habile de l’interprète. Quoi qu’il en soit, ils rebondissent d’une langue à l’autre, font des allers et retours, suscitant des rires. Le dalaï-lama parle de la situation dans laquelle ils se retrouvent, « un moment difficile de l’histoire », dit-il, soulignant cette vérité d’un haussement d’épaules. La réalité n’est pas facile ; en tant que Tibétain, ça a été évident pour lui, toute sa vie ; et pourtant, c’est une raison de plus de ne pas désespérer, ni même seulement de s’inquiéter. Il faut se concentrer sur ce qu’on peut faire soi-même, et le faire. Nous sommes des visiteurs sur cette planète. Nous sommes ici pour quatre-vingt-dix ou cent ans, tout au plus. Pendant ce laps de temps, nous devons essayer de faire quelque chose de bien, quelque chose d’utile de notre vie. Essayer d’être en paix avec soi-même, et aider les autres à partager cette paix. En contribuant au bonheur des autres, vous trouverez le vrai but, le vrai sens de la vie. On dirait vraiment Rudra Cakrin. Tout à coup, il devient difficile de croire qu’un esprit aussi idiosyncrétique que celui de Rudra a pu disparaître. Beaucoup de ceux qui sont là ne le croient probablement pas. L’homme qui parle passe pour être la quatorzième réincarnation de cette âme, de cet esprit particulier. Bien que, dans un entretien publié le matin même dans le Post, le dalaï-lama, à qui on demandait quand il s’était pour la première fois remémoré ses vies antérieures, ait répondu : « Je n’ai jamais eu cette expérience », avant d’ajouter : « Je suis un être humain ordinaire. » Ne revendiquant même pas des connaissances particulières, ou une quelconque expertise dans le domaine métaphysique. Et maintenant il dit : — Ce qui arrive au-delà de nos sens, nous ne pouvons pas le savoir. Tout ce que nous pouvons voir nous indique que tout est transitoire. Ce n’est pas le genre de chose qu’on s’attend à entendre de la part d’un chef religieux – l’aveu d’ignorance, les plaisanteries sur les erreurs de traduction. La situation a quelque chose d’irréligieux, on dirait plus une conversation au coin du feu que le Sermon sur la Montagne. Peut-être le Sermon sur la Montagne faisait-il cette impression aussi. — La connaissance est importante, mais ce qui est beaucoup plus important, c’est l’usage qu’on en fait. Ça dépend du cœur et de l’esprit de celui qui en use. C’est une raison pour être toujours généreux. Même si vous ne réussissez qu’à aimer votre propre ADN, il existe de façon diffuse, extensive, dans toute la biosphère. Tous les eucaryotes partagent les gènes de base ; toute vie n’est qu’une. Si vous vous aimez, ou si vous voulez survivre – à moins que ce ne soit la même chose –, alors l’amour doit se diffuser dans toute chose, rien que pour être précis. Aimer précisément. Le dalaï-lama parle de consommation consciente. Nous mangeons le monde de la même façon que nous le respirons. Il faut être reconnaissant, il faut faire preuve de dévotion. Faire attention, faire ce qu’il faut pour la vie. Autant de choses qu’un sociobiologiste recommanderait, s’il pouvait parler de ce qui devrait être aussi bien que de ce qui est. Le bouddhisme, ou la science du dalaï-lama. La science, ou le bouddhisme du savant. Encore une fois, comme lors de l’intervention de Rudra Cakrin à la NSF, tout devient clair. Le temps passe dans un courant d’idées. Deux heures, en fait ; aucune concession à ceux dont les pensées vagabonderaient. L’assistance est silencieuse et attentive. Le temps a passé vite, et maintenant le dalaï-lama répond à quelques questions envoyées par mail, son interprète lisant un tirage d’imprimante. — Une dernière question, de Rebecca Sampson, élève de CM2 : « Pourquoi la Chine veut-elle tellement le Tibet ? » Des petits rires nerveux dans la foule. Le dalaï-lama incline la tête sur le côté. — Le Tibet est beau, dit-il sur un ton qui fait rigoler tout le monde, dissipant une certaine tension. Il y a beaucoup de forêts au Tibet. Des animaux, des minéraux – pas tellement de légumes. Un rire surpris, non amplifié, parcourt à nouveau la foule, comme le vent dans un feuillage. — Et surtout, au Tibet, il y a de la place. La Chine est un grand pays, mais il y a beaucoup de gens dedans. Trop de gens pour qu’ils se contentent de leur propre terre, à long terme. Et le Tibet est le toit de l’Asie. Quand vous êtes au Tibet, personne ne peut vous attaquer d’en haut ! Alors, il y a des raisons stratégiques. Mais la plupart, quand vous les examinez, ne sont pas très importantes. Et je vois à certains signes que les Chinois commencent à s’en rendre compte. Il y a des façons de satisfaire les désirs de tous, et je vois des progrès de ce point de vue. Ils sont prêts à parler, maintenant. Ça viendra, en son temps. Peu après, c’est fini. Tout le monde est debout et applaudit. Un moment d’union. Treize mille êtres humains, tous reconnaissants, en même temps. Dire au revoir aux Quibler. Partir avec la foule. Un moment de désorientation, d’indifférence ; peu importe par où on sort du bâtiment. Sortir, c’est tout, et regarder après où on est. Dehors. Vers l’ouest, sur H Street. S’éloigner rapidement de la foule avec laquelle on a assisté – ensemble – à un événement pareil : retourner parmi les étrangers de la ville. Fini l’union. Sur G Street, et vers l’ouest, passer devant la Maison-Blanche avec son périmètre de sécurité, passer devant l’horrible bâtiment des anciens bureaux de l’Exécutif, ne pas tourner là comme pour aller travailler. Juste penser à cet endroit du dehors. Du point de vue du dalaï-lama. Pourquoi le dalaï-lama a-t-il donné à Drepung une écharpe à bénir et à lui passer autour du cou ? Il n’a fait ça avec personne d’autre. Il faudra qu’il demande à Drepung. Une espèce de pouvoir. Qu’a dit le dalaï-lama à propos de la compassion ? Les paroles se sont enfuies, le sentiment demeure. A-t-il vraiment utilisé le mot ocytocine, a-t-il vraiment dit tomographie par émission de positrons, en riant avec l’interprète qui écorchait la formule ? Que s’est-il passé, au juste ? On peut toujours tourner le dos. Le dalaï-lama l’a dit, c’est sûr. Les choses que vous n’aimez pas, les choses qui vous semblent mal, vous pouvez toujours leur tourner le dos. Vous serez plus heureux. L’amour, la compassion sont des nécessités, pas des luxes. Sans eux, l’humanité ne peut survivre. Mais la compassion n’est pas qu’un sentiment. Elle exige d’agir. 27 Les nuits sans domicile dans la ville. Se faufiler, au coucher du soleil, par les issues sécurisées, disparaître des écrans radar, s’insinuer dans les interstices, suivre le vieux système de chemins, d’allées et de voies ferrées qui sillonnent la forêt urbaine comme autant de pistes tracées par les animaux. Rejoindre dehors, dans le vent, les animaux retournés à la vie sauvage. Dans la semaine, Frank travaillait de l’aube au crépuscule. Le reste du temps, il errait dans les rues, les parcs, les cafés. Il revendit son van à la concession Honda d’Arlington, acheta en liquide, à un freegan, un combi Volkswagen dont le moteur était foutu et demanda à Spencer de remplir la demande de carte grise. Il dormit dedans pendant que Spencer, Robin et Robert s’occupaient de remplacer le moteur. Coup de chance, Robin et Robert connaissaient la mécanique VW et ça ne les ennuyait pas de s’installer dans une allée, après avoir fait un parcours, pour farfouiller dans les pièces détachées. Apparemment, c’était une distraction post-frisbee homologuée. — Le moteur VW est le dernier élément de technologie que les êtres humains peuvent vraiment comprendre. Quand on regarde sous le capot d’une nouvelle voiture, c’est… ouah ! — J’ai vécu dans un combi comme ça pendant trois ans. — Je me suis fait dépuceler dans un de ces trucs-là. Rire général. — « Je me battrais pour des poulettes hippies, chanta Spencer. Je mourrais pour des poulettes hippies ! » — D’accord. Regarde si tu arrives à mettre la courroie de ventilateur sur ce truc-là. S’il y a une chose que nous cherchons avec une insatiable avidité, c’est bien l’oubli de nous-même, être surpris hors de notre réserve, perdre la mémoire et faire quelque chose sans savoir comment ou pourquoi ; bref, tracer un nouveau cercle. La façon de vivre est merveilleuse ; c’est l’abandon. Un homme ne s’élève jamais autant que quand il ignore où il va. Si c’était vrai, alors tout devait l’être. Il devait vraiment planer, en vérité. La décision était un sentiment. Le matin, il se réveillait à l’arrière de son combi VW, il voyait son biface sur le tableau de bord, et toute sa vie et son identité lui sautaient dessus, aussi concrètes que ce morceau de quartzite. L’aube : le moment de manger une barre énergétique en guise de petit déjeuner, de lire un peu d’Emerson. Ce qu’il faisait. Aucune pression, là, pour freiner son avance dans le temps ; il coulait avec une parfaite équanimité. Osons la contradiction : la liberté est une nécessité. S’il vous plaît de vous planter sur le côté du Destin et de dire : le Destin est tout ; alors, disons-le, une partie du Destin est la liberté de l’homme. Pour toujours surgit l’impulsion de choisir et d’agir. C’était bien vrai. D’une main sûre, il ouvrait la portière sur le jour. Il se débarrassa de son téléphone portable. Il cessa de faire des chèques ou d’utiliser ses cartes de crédit ; il prenait du liquide au distributeur du bureau, et envoyait tous ses mails de là. Il garda son téléphone du FOG, mais ne l’utilisa plus. Il quitta le système des signes. La plupart de ses heures de veille, il les passait à travailler aux anciens bureaux de l’Exécutif. Comme son combi VW était toujours immobilisé, quand il avait une heure, il prenait le métro jusqu’à Ballston et allait voir Drepung et quelques autres Khembalais à leur bureau, dans le bâtiment de la NSF. En repartant, il allait parfois à pied jusqu’à l’ambassade d’Arlington. Une fois, il retourna voir la cabane de jardin. Lorsque le combi VW fut remis en état (il faisait le même bruit que la vieille Ford noire de Laurel et Hardy), Frank alla aussi à la ferme, voir toute la bande, et donner un coup de main au jardin. Il ne restait jamais longtemps. Au bureau, il commençait à travailler avec une équipe de l’OMB, la direction du Budget, sur des propositions de subventions. Ils avaient fait des macrocalculs portant sur une programmation stratégique, et il apparaissait que le coût de sortie de l’infrastructure de production d’électricité se montait à trois cents milliards de dollars environ – « Une paille ! » ainsi que le fit remarquer un des gars de l’OMB. La stabilisation du niveau des océans reviendrait sûrement plus cher, parce que la quantité d’eau impliquée était tout simplement stupéfiante. D’un autre côté, une agriculture responsable ne coûtait cher qu’en main-d’œuvre. Elle exigeait beaucoup plus de travail si elle n’était pas alimentée par des énergies fossiles. Ils avaient besoin de davantage de fermiers, ils avaient besoin de ranchers pour diriger des cultures intensives d’herbe. En d’autres termes, si incroyable que ça puisse paraître, ils avaient besoin de cow-boys. Ça faisait réfléchir, quand on pensait aux territoires fédéraux dans l’Ouest américain, et aux emplois publics potentiels. Les prairies d’altitude qui se désertifiaient – on pouvait repeupler une région où les villes mouraient les unes après les autres. La restauration du paysage, de l’habitat, du biome des buffles, des loups et des ours. Des grizzlys. Coût : cinquante milliards de dollars environ. « Une paille ! » s’exclamait constamment le type du Budget. Ce n’était pas si cher de démarrer la pompe ! Qui l’eût cru ? En fin de journée, à moins d’une urgence particulière, Frank quittait les anciens bâtiments de l’Exécutif et le périmètre de sécurité et s’aventurait dans les rues. Il vérifiait qu’il n’était pas suivi, piquait quelques sprints aux moments stratégiques dans des petites rues transversales, pour semer ses éventuels poursuivants. Personne n’aurait pu le suivre sans qu’il s’en aperçoive. Il prenait parfois le métro jusqu’au zoo ; d’autres fois, il marchait jusque-là. Ça ne faisait que trois kilomètres, à peu près une demi-heure de marche. Il y serait arrivé moins vite en voiture, avec les embouteillages. Quand on était au volant, la ville paraissait plus grande qu’elle ne l’était en réalité, à cause de tous ces feux rouges, virages et bâtiments ; quand on marchait, les distances étaient un peu trop longues. Il fallait la parcourir en courant pour se rendre compte à quel point elle était compacte. Sortir des limites de la carte en courant, entrer dans la forêt… « En bonne santé, l’air est un cordial doté de vertus incroyables. En traversant une prairie nue, dans des flaques de neige, au crépuscule, sous un ciel nuageux, sans avoir à l’esprit aucune pensée spécialement heureuse, j’ai éprouvé une parfaite exaltation. Un bonheur à la limite de la peur. » C’était exactement ça : à la limite de la peur. Ça vous emplissait. Le vent en plein visage. Ah, ces gars de Concord ! Ces premiers grands penseurs américains déliraient sur la mystique de la nature, qui n’était pas accidentelle, pensaient-ils, mais inévitable. La terre s’exprimait à travers eux. Ils vivaient au grand air, dans l’immense forêt de pierre de la Nouvelle-Angleterre, avec son climat himalayen. Le bleu du ciel, l’abîme de la peur derrière toute chose. Un jour au bord de la rivière, plonger nu comme un ver avec Ellery Channing[4]. Un soir, alors qu’il passait près de l’aire 21, il vit que la vieille bande était revenue, comme si elle n’était jamais partie. — Zeno, Fedpage, Andy, Cutter ! — Hé, salut, professeur Nez-qui-Pisse ! Qu’est-ce tu deviens ? — Comment ça va, les gars ? Où vous étiez passés ? — On n’est jamais partis, déclara Zeno. — Quoi ?! s’écria Frank. Mais vous n’étiez pas là ! Cutter agita la main en direction de deux de ses amis du parc municipal, assis à sa table. — Bah, par-ci, par-là, tu sais. — Qu’est-ce tu veux dire, où on était ? hurla Andy. Et toi, t’étais où ? — J’habitais chez quelques amis, répondit Frank. — Ouais, c’est ça. Nous aussi, grommela Zeno. — Vous avez vu Chessman ? — Non. Vraiment une question idiote. — Vous faites toujours des trucs avec le FOG ? — Avec le FOG ? Tu rigoles ? Ils se mirent à parler tous ensemble, mais Zeno finit par avoir le dessus. — Et Fedpage leur cherche encore des poux ! — C’est sûr que le gouvernement fédéral lui fait pas de cadeaux. — Tu veux dire que c’est lui qui leur fait pas de cadeaux ! C’est un vrai bâton merdeux ! — J’suis pas un bâton merdeux ! C’est juste que je suis le seul à défendre mes droits en matière de politique du personnel, et à m’y tenir. — Tu devrais être plus ignorant, lui conseilla Zeno. — Mais je l’suis ! Faudrait que j’arrête de lire toute cette merde, mais j’peux pas. Dit Fedpage, qui lisait le Post au même moment, et les autres se moquèrent de lui. En réalité, ainsi que l’apprit Frank, il travaillait toujours pour le FOG, bien qu’il ait une dent contre eux : il aidait Nancy à organiser des expéditions de baguage d’animaux. Comme de bien entendu, les potes avaient adoré qu’on leur donne des petits pistolets qui lançaient des fléchettes pas plus grosses que des plombs de chasse. Ils aimaient les grandes battues, quand ils sortaient en rang, traquer les animaux non encore bagués qu’ils arrivaient à repérer. — Le problème, dit Zeno, c’est que la moitié des animaux sont déjà équipés de puces à haute fréquence et que normalement on ne devrait pas les estourbir une deuxième fois, mais c’est tellement tentant, une fois qu’on les a dans sa ligne de mire… — Alors vous leur tirez dessus quand même ?! — Non, on se tire dessus ! firent-ils avec un rire triomphant à cette saillie. C’est comme ces combats de paintball… Andy doit avoir dix puces dans le lard, maintenant. — C’est juste parce qu’il tire sur tellement de gens d’abord ! — Maintenant, y a des écrans de surveillance dans la ville où il fait comme s’il était douze personnes au même endroit. — Il est tout un jury ! — Alors n’essaie plus de nous envoyer en mission d’espionnage, dit Andy. On brille tous comme des sapins de Noël. — Le camouflage idéal, avança Frank. Je devrais passer vous voir tous les soirs. — Ne fais pas ça, l’avertit Zeno. On profite de l’occasion pour dire non au Docteur No. — Ouais, enfin, désolé, les potes, je voulais vous remercier, et je sais que ça fait longtemps, mais chaque fois que je suis passé ici, il n’y avait personne, alors je ne savais pas. — On était pas loin, dit Zeno. Un ange passa. Frank s’assit sur son vieux banc. — Alors, comme ça, tu as une dent contre le FOG ? demanda-t-il à Fedpage. Qu’est-ce que tu as au juste contre les Amis du Zoo national, ce méchant Big Brother ? — Le service de sécurité de Parkland, tu veux dire ? Écoute, tout ce que je dis, c’est qu’on faisait un travail régulier pour le Parc national sur la base du volontariat, et du coup ça faisait de nous des employés fédéraux, ce qui veut dire qu’on devait signer une décharge en cas d’accident, faute de quoi le Service des parcs nationaux aurait pu être tenu pour responsable en cas de problème, alors qu’avec cette décharge, ça retomberait sur le dos des responsables du personnel de l’Intérieur, et si tu voulais toucher des indemnités journalières, c’est lui qui casquerait ! Sauf que, qu’est-ce que j’y connais, hein ? Zeno dit : — Alors, vas-y, Nez-qui-Pisse. On veut que ce soit arrangé. — D’accord. Alors, voilà, les gars. Je faisais que passer, je vais retrouver les gars du frisbee. Mais c’était cool de vous revoir. Je repasserai. Je fais des comptages au coucher du soleil pour le FOG, et des patrouilles à l’aube, aussi, alors je serai par ici. Il y a beaucoup de gens dans le coin, ces temps-ci ? Pas de réponse, comme d’habitude. Les potes ne s’étendaient jamais beaucoup sur leurs projets. — Bon, eh bien, à la revoyure ! dit Frank. — Je viendrai te chercher pour une balade pour le FOG, dit Fedpage d’un ton sombre. Il faut que t’entendes toute la vérité à leur sujet. Le coucher du soleil dorait maintenant les feuilles d’automne de jaunes ternes et de bruns. Les feuilles mortes couvraient les flancs des coteaux environnants, à perte de vue, d’un tapis qui montait jusqu’aux chevilles. Cutter fit un geste englobant le paysage, d’une main qui tenait une canette de bière. — C’est pas beau, tout ça ? Toutes ces feuilles, et personne a besoin de les ramasser. Fedpage le rejoignit, un matin, à l’aube, pour une patrouille. Il se massait le visage pour se réveiller. Ils remontèrent lentement la ravine en scrutant entre les arbres, cherchant les animaux qu’ils voyaient avec leurs détecteurs du FOG à puce émettrice. Fedpage parlait tout bas, la plupart du temps. C’était peut-être un obsessionnel compulsif, avec dans la tête des systèmes gigantesques, trop compliqués pour qu’il les explique à qui que ce soit. Il ressemblait un peu à Anna, pour cette intense attention aux systèmes, mais il n’avait pas le don de leur attribuer l’importance correcte, de leur assigner des priorités et de discerner un chemin dans un schéma, bref, tout ce qui faisait qu’Anna était si bonne à la NSF. Faute de cette composante, Fedpage vivait dans la rue et pleurait dans sa bière, ruminant interminablement des batailles perdues dans des conflits bureaucratiques dérisoires semi-hallucinatoires. Un excès de raison est une forme de folie en soi. On avait besoin que tout ça marche. Autrement, ça devenait bizarre. L’indécision était une sorte de vertige temporel, un déséquilibre dans le mouvement qui nous entraînait vers l’avenir. Quand on n’était pas vraiment dans cet état, on avait du mal à se rappeler l’effet que ça faisait. « Pour toujours s’enfle l’impulsion du choix. » On pouvait avoir cette impression quand tout allait bien. Fedpage et lui tombèrent sur un vieil homme comateux dans un abri de fortune, la peau cyanosée, manifestement en détresse. Ils s’agenouillèrent auprès de lui, pour voir s’il était encore en vie, appelèrent Nancy et la police, puis se demandèrent s’il valait mieux essayer de le transporter vers Broad Branch Road ou attendre sur place l’arrivée des secours. Fedpage bredouillait furieusement des imprécations contre les secours et leur lenteur de réaction pendant que Frank, regrettant de ne pas en savoir davantage sur les problèmes médicaux, se promettait (pour la énième fois) de suivre au moins un cours de secourisme. Ce qu’il dit à Fedpage, qui eut un reniflement. — Comme Bill Murray, dans Un jour sans fin. Bill Murray avait essayé d’empêcher un sans-abri de mourir de froid. Encore une vérité de ce film qui en recelait tant : si on voulait vraiment aider les autres, il fallait consacrer des années de sa vie à apprendre à le faire. C’est ce que Frank essaya de faire comprendre à Fedpage, juste pour passer le temps qui se figeait autour d’eux. Fedpage hochait la tête en écoutant la respiration stertoreuse du pauvre homme. — Peut-être que ce sont juste des apnées du sommeil. Quel sacré putain de film ! Zeno et moi, on discutait du nombre d’années que ce jour devrait durer pour Bill Murray. Pour moi, ça ne pouvait pas durer moins de dix ans, à cause des leçons de piano, de l’école de médecine, et le reste, quoi. Et il débitait l’interminable litanie des exploits du personnage, supputait le nombre d’heures qu’il fallait pour acquérir tous ces dons, calculait le temps qu’il avait eu à leur consacrer dans n’importe quelle version de cette journée à répétition. — Et puis, quand on y réfléchit, si Bill Murray peut faire des trucs différents tous les jours, et obtenir une réaction différente des gens qui l’entourent, quelle différence est-ce que ça fait avec n’importe quelle journée ordinaire, hein ? Eh ben, à peu près aucune, voilà ! Les autres ne se rappellent pas ce que tu as fait la veille, ils s’en foutent complètement, ils ont leur propre journée à vivre ! Alors, au fond, on vit tous notre Jour de la Marmotte, pas vrai ? Tous les jours c’est toujours le même putain de jour. — Tu devrais être bouddhiste, dit Frank. Tu devrais parler avec mes amis bouddhistes. — Ouais, c’est ça. Je mords pas dans ce trip hippie. — C’est pas un trip hippie. — Bien sûr que si. Qu’est-ce que t’en sais, de toute manière ? — Je leur parle, voilà comment je le sais. J’ai vécu chez eux. — Oh. Bon. Alors, ça va. Sauf que ça prouve bien que j’ai raison à leur sujet : c’est rien que des hippies. Je veux dire, on vit pas chez les gens, hein ? Tout ça pendant que le vieil homme blotti entre eux hoquetait, ou ne hoquetait pas. Les secours finirent par arriver, et sous une diatribe cinglante de Fedpage, ils embarquèrent le vieux clodo dans leur ambulance. Puis Fedpage essaya de les asticoter à propos de la paperasse que l’opération exigerait de toutes les personnes impliquées, mais les secouristes lui firent signe de dégager et s’éloignèrent au volant de leur véhicule. Parler à Fedpage, parler à Rudra Cakrin, même combat. Frank connaissait vraiment de drôles de gens. Et certains avaient de sacrés problèmes. C’était particulièrement vrai, par exemple, de la blonde du parc. Frank la revit, un soir, à l’aire 21, avec d’autres. Il lui dit « Salut », s’assit à côté d’elle et lui demanda comment ça allait. — Oh, c’est mon dix-huitième jour, dit-elle avec un regard en coin. — Bon. Dix-huit jours, c’est déjà ça, répondit Frank. — C’est vrai. — Vous savez, depuis tout ce temps, je pense qu’on ne nous a jamais présentés. Je m’appelle Frank Vanderwal. Il tendit la main, qu’elle lui serra, délicatement, du bout des doigts. — Deirdre. Ravie de vous connaître, ha, ha. — Ouais, les potes ne sont pas très portés sur le protocole. Dites, Deirdre, vous avez eu des nouvelles de Chessman ? — Non. J’l’ai jamais revu. Sûr qu’il a déménagé. Et ainsi de suite. Elle était contente de bavarder. Il se passait des tas de choses quand on vivait dehors. Il recommençait à faire froid. Elle dormait au refuge de l’université, où toute la bande avait passé la majeure partie de l’été. Là, ou au camp des férals, à Klingle Park. Beaucoup de gens devenaient férals – retournaient à la vie sauvage, dans le Nord-Ouest –, des centaines de gens. C’était plus sûr par certains côtés, plus dangereux par d’autres. Ça pouvait être drôle ; ça pouvait même être trop drôle. — Vous êtes déjà allée voir dans cette maison sur Linnean ? — Oui, je pense que je vois celle que vous voulez dire. Des tas d’enfants. Ils ne veulent pas de vieilles femmes alcooliques, là-bas. — Oh, je ne sais pas. Ils m’ont fait l’impression d’être amicaux. Toutes sortes de gens. Je pense que vous seriez bien avec eux. — Je ne suis pas sûre. Ils boivent beaucoup. — Qui ne boit pas ? répondit Frank, ce qui la fit partir de son rire rauque de fumeuse. Ou alors un de ces groupes d’aides de l’église, si vous préférez. Il ne risque pas d’y avoir à boire, là-bas. — D’accord, d’accord. J’irai peut-être me renseigner, pour ces gamins, finalement ! Le lendemain matin, Emerson : Hier soir, un quart d’heure après huit heures, la vie de mon petit Waldo a pris fin. Son fils unique. La scarlatine. Six ans. Frank errait dans les rues de la ville. Étrange d’éprouver tellement de peine pour un homme mort depuis si longtemps. En lisant toutes ses phrases extatiques, on aurait pu conclure qu’Emerson était une espèce de cadet de l’espace, qui menait une sorte de vie de cadet de l’espace, sans problèmes. Mais il n’en était rien. « Pour échapper à la guerre, aux dettes, à la sécheresse, au cafard, aux mains des dentistes, aux arrière-pensées, aux mortifications, aux remords qui infligent de tels tiraillements et des douleurs si lancinantes – à l’hiver prochain, aux prix trop élevés, et à une compagnie en dessous de ses ambitions… » C’était le monde dans lequel ils vivaient tous. Emerson avait aimé un monde où la mort pouvait frapper n’importe qui, n’importe quand. Une jeune épouse – une amie précieuse – et même son petit garçon. Un garçon comme Nick, ou Joe. Et c’était toujours comme ça, encore aujourd’hui. Les chances étaient meilleures, mais rien n’était certain. Les chirurgiens lui avaient retiré un caillot de sang du cerveau. Sans la science, il serait mort, ou il serait l’un de ces individus mystérieux qui merdaient toujours, qui ne pouvaient pas mener une vie correcte. Tout ça à cause d’un coup sur le nez. Alors que là, il se promenait dans les rues de Washington, un sans-abri travaillant à la Maison-Blanche, avec, en guise d’amis, des vétérans du Vietnam carbonisés, et une petite amie fantôme qu’il ne savait pas comment retrouver. Les miracles de la médecine moderne ! Enfin, ce n’était pas sa faute. Une sorte de destin. Étape par étape, il se justifiait. Ce n’était qu’une situation. On pouvait la gérer. On pouvait surfer dessus. Tous les siens étaient en vie, après tout – sauf Rudra Cakrin, et encore, il faisait de son mieux pour le garder en vie dans ses pensées. Rudra aurait dit ça, Rudra aurait pensé ça. Bonne idée ! Remonter la 19e Rue jusqu’à Dupont, puis Connecticut, dans son quartier de restaurants et de librairies, et la laverie automatique près de l’université de Washington. Certains quartiers devenaient son quartier, alors que le restant de la cité demeurait un terrain diversifié qu’on traversait. Rares étaient les habitants de la ville qui avaient de chez eux une connaissance digne d’un chauffeur de taxi londonien. Il suivait ses itinéraires dans la grande métropole. Il n’allait pas souvent à l’Optimodal. C’était l’un des endroits où on savait le trouver quand il n’était pas au travail, et donc à éviter. Ça voulait dire qu’il n’y voyait pas Diane, à ces moments-là, ce qu’il regrettait, mais ils faisaient un tour en déjeunant, presque tous les midis. Les nombreuses façons dont les choses avaient tendance à s’enliser commençaient à lui faire éprouver de la frustration. Il alla à la boîte aux lettres sous l’arbre, retrouva son dernier mot à Caroline tel qu’il l’avait laissé. Il le chiffonna et en écrivit un autre. SALUT ! ÇA VA ? ÉCRIS-MOI Il le laissa, s’éloigna. La semaine suivante, le mot y était encore. Seul. Il resta debout là, dans le nœud d’arbres. Sur le tronc était gravée une silhouette, une sorte de croisement de tête à Toto et de Kokopelli. Le chaman, qui le regardait. La forêt d’automne, cuivrée par la lumière de l’après-midi, l’encerclait. Où était-elle, que faisait-elle ? Même sans caillot dans le cerveau, on pouvait se sentir désorienté. Ils s’étaient allongés là, ils s’étaient étreints. Deux créatures blotties l’une contre l’autre. Quelque chose l’empêchait de venir à la boîte aux lettres. L’AIA, le service de renseignement de l’armée de l’air. L’INSCOM, le service de renseignement et de sécurité militaire. La CIA. Le NCS, le service des opérations clandestines. Le CGI, le renseignement de la garde côtière. La DIA, l’agence du renseignement pour la Défense. Le bureau du renseignement du Département de l’Énergie (non, vraiment ?). Le BIR (INR), le bureau de renseignement du Département d’État. L’agence de renseignement sur le terrorisme et le renseignement financier du Département du Trésor. La division de la sécurité nationale du FBI. L’IAIPD, la direction de la protection de l’analyse et de l’infrastructure de l’information. Le MCIA, le service de renseignement du corps des marines. La NGIA, l’agence de renseignement géospatial nationale. Le NIC, le conseil national du renseignement. Le NRO, service national de reconnaissance. La NSA, l’agence pour la sécurité nationale. L’ONI, le bureau de renseignement de la marine. L’USSS, les services secrets des États-Unis. Le CAS, le service des actions clandestines. L’OIA (DHS), le bureau de renseignement et d’analyse de la Sécurité du Territoire. La DO, la direction des opérations. La DEA, l’agence de répression des stupéfiants. L’ONSI, le bureau de renseignement de la sécurité nationale. La communauté de renseignement des États-Unis (une fédération de coopératives). En courant avec Edgardo, le lendemain, il demanda : — Il y a vraiment autant d’agences de renseignement qu’on le dit ? — Non. Une pause de quelques foulées. — Il y en a bien plus. — Putain… Lentement, haletant, Frank lui parla de la situation, de Caroline et de leur boîte aux lettres. — Elle a dit qu’elle l’utiliserait. Alors je me fais du mouron. Je me sens impuissant. Ils coururent en silence du Washington Monument jusqu’au Capitole, puis ils retournèrent au Washington Monument. Un silence d’une longueur sans précédent, et pourtant Frank en avait parcouru, des kilomètres, en courant avec Edgardo. Il attendit, curieux de la suite. Finalement, Edgardo dit : — Tu devrais peut-être envisager qu’elle ait quitté la ville. Il se pourrait qu’elle soit impliquée dans les tentatives de négociation avec ces types, et qu’elle doive rester planquée. — Ah. C’était comme si on lui avait ôté une masse qui comprimait son cerveau. « Je me réjouis qu’il y ait des chouettes, disait Thoreau. Laissons-les pousser les hululements idiots et déments à la place des hommes. C’est un son qui convient admirablement aux marais et aux bois, au crépuscule, qui jamais n’illustre le jour et suggère une nature vaste, non développée, non reconnue par les hommes. Il représente le crépuscule rigoureux et les pensées insatisfaites communes à tous. » Oooouuuup ! Et le chœur des gibbons, à l’aube ? Il représentait la joie. Il disait : « Je suis vivant ! » Bert lui donnait le coup d’envoi, tous les matins où il était dehors, dans l’enclos, à l’aube. May aussi était une enthousiaste. Quand il dormait dans son combi VW garé sur Linnean, il pouvait célébrer le début de la journée en se joignant au chœur, au zoo. Il n’y avait pas de meilleure façon de commencer la journée. « Tandis que l’homme qui a tué mon lynx (et bien d’autres) le croit échappé d’une ménagerie, tandis que les naturalistes l’appellent le lynx du Canada, et que dans les montagnes Blanches on lui donne le nom de lynx de Sibérie – oubliant, ou ignorant, dans tous les cas, qu’il est d’ici – je le nomme le lynx de Concord. » Il n’y avait plus de lynx dans le Massachusetts. Mais les hominidés du Rock Creek subsistaient. Ooouup ! On pouvait suivre le Rock Creek du Potomac jusqu’au zoo, au prix de quelques petits détours. Au nord, il y avait l’étang aux castors, et l’aire 21. Retourner sur Connecticut, dîner tôt, payer en liquide, un gros pourboire. Tout simplement. Et repartir dans le parc. Là – comme prévu – tomber sur Spencer, Robert et Robin. Grandes embrassades. C’était un groupe très affectif. Lancer le frisbee, courir et hurler dans le monde jaune, brumeux, se retrouver rapidement en sueur. Surprendre et faire détaler une harde de cerfs à queue blanche. Ensuite, se tenir debout, sentir le sang battre dans tout son corps. Les couleurs de l’automne dans le Rock Creek n’étaient pas celles de la Nouvelle-Angleterre, elles étaient plus sourdes, plus variées – pas Norman Rockwell mais Cézanne, ou Vuillard, comme le suggéra Diane quand Frank lui en fit la remarque. — Vuillard ? demanda-t-il. Elle le remmena déjeuner dans la salle Mellon de la National Gallery. Manger des hot dogs, assis sur les marches, puis aller regarder des petites toiles de Vuillard, subtiles, couleur de boue. Se promener côte à côte, leurs bras se frôlant, leurs deux têtes toutes proches. Était-ce ambré, fauve, ou autre chose ? Imaginer sa palette, à la fin de la journée. Comme quelque chose que le chat aurait vomi. Elle aussi était affective. Elle le prenait par le bras pour le faire avancer. Quelque chose comme ça : — Alors, comment va votre tête, aujourd’hui ? — À peu près comme hier. Elle lui serra le bras. — Je ne vous le demande pas tous les jours. Vous vous sentez mieux ? — Oui. Vous savez, Yann fait des choses stupéfiantes, là-bas, à San Diego. Ça devait donner l’impression qu’il voulait changer de sujet, mais ce n’était pas le cas. — Ah oui ? Quoi, par exemple ? — Eh bien, je crois qu’ils ont réussi à trouver comment faire entrer leur ADN modifié dans l’organisme humain. Il se pourrait que le problème d’insertion soit résolu, et toutes sortes de choses pourraient en découler. La thérapie génique, vous voyez. — Hé ! Ça fait du bien de penser qu’il y a des choses qui marchent ! — En effet. — C’est tout de même ironique. Vous vous rendez compte ? Et si, juste au moment où nous mettons au point de vrais soins, bons pour l’humanité, nous avions carbonisé la planète… Il éclata de rire. — Ne riez pas, ou je vous saigne dessus, dit-elle d’un ton funèbre, reprenant l’expression qu’il utilisait peu après son agression. Elle aussi, elle avait perdu quelqu’un de jeune, se rappela-t-il. Son mari, mort d’un cancer à quarante ou cinquante ans. — Alors, insista-t-elle, vous avez retrouvé la sensibilité dans votre nez ? — Non. — Peut-être qu’ils sauront un jour faire repousser les nerfs. — Ça se pourrait bien. Certaines recherches convergent en ce sens. — Super, soupira-t-elle. — Il faut que je rentre, dit Frank. J’ai un rendez-vous téléphonique avec Anna, pour parler de la coordination de toutes ses agences Fix-it au niveau de la feuille de route. Vous devriez y assister. — Entendu, répondit-elle. Et alors qu’ils repartaient, elle ajouta : — Je suis contente que ça aille mieux. Il laissait la plupart du temps son combi VW dans une allée, derrière la maison férale de Linnean où se tenait le potluck. Quand il le conduisait, généralement pour aller à la ferme, il le vérifiait à fond avant. Edgardo appelait ça le nettoyage à sec. Il n’avait jamais trouvé de mouchard, de puce, d’émetteur ou de transpondeur. Facile à croire rien qu’en le regardant : les combis VW étaient généralement de vieux tas de boue. Mais quelle maison géniale ! Assis dans le siège de vinyle incurvé, le soir, son ordinateur portable devant lui sur la petite table arrondie, il lui semblait que Thoreau faisait écho à ses pensées : En ce temps-là, quand la perspective de gagner ma vie honnêtement tout en conservant la liberté de poursuivre mes aspirations était une question qui me tracassait encore plus que maintenant, je voyais près de la voie de chemin de fer une grande caisse, six pieds de long par trois de large, dans laquelle les ouvriers enfermaient leurs outils, la nuit. Je pensais que tout homme placé dans une situation d’extrême nécessité pourrait en obtenir une semblable pour un dollar, et, y ayant percé quelques trous pour laisser passer l’air, s’y enfermer quand il pleuvait et, la nuit, rabattre le couvercle, le coincer, et jouir d’une totale liberté d’esprit. Être une âme libre. Ça ne paraissait pas être la pire des solutions, ni à aucun point de vue une ressource méprisable. Je n’y aurais pas été dans une plus mauvaise posture que bien des hommes actuellement. Il avait absolument tout compris. Mettez une caisse de ce genre dans un arbre, et vous aviez en plus une vue plongeante. Mettez-la dans un livre et vous aviez Walden. Mettez-la sur des roues et vous aviez votre combi VW. Frank imprima le passage et le colla sur un mur, lorsqu’il retourna au potluck freegan. Eux aussi, ils avaient trouvé la clé. Il dînait avec eux trois fois par semaine à peu près, dans l’une ou l’autre des maisons du Nord-Ouest. Il y avait des sous-cultures férales : il y avait les adeptes du « marché des fermiers », un courant « chasseurs », des puristes des poubelles, et quantité d’autres façons de retourner à la vie sauvage en pleine ville. Au travail, Frank avançait à pas de géant avec le type de l’OMB qui encadrait le programme Fix-it qu’Anna avait redécouvert. C’était un dénommé Henry, qui travaillait avec Roy, Andréa et les autres membres du brain-trust de la Maison-Blanche. Pour le moment, Frank et lui étaient en tandem sur la partie énergie propre de la feuille de route. La marine avait conclu un accord avec la nation Navajo pour produire et faire fonctionner un prototype de centrale nucléaire à haut niveau de sécurité qui réutiliserait des baguettes de combustible. Pendant ce temps-là, la SCE, la Southern California Edison, avait accepté de construire encore une douzaine de générateurs Stirling à énergie solaire, pour eux, pour d’autres producteurs d’électricité de l’ouest des États-Unis, et pour certaines centrales fédérales qui devaient être construites sur le terrain de l’administration des Domaines, grâce à un programme fédéral de subventions. La SCE avait aussi remporté le contrat pour la construction de la première grande génération de centrales à charbon complètement propres, qui captureraient à la fois les particules, le CO2 et les autres gaz de serre, si bien que tout ce qui sortirait des tuyaux serait de la vapeur d’eau. Les premières centrales devaient être construites dans l’Oklahoma, et le CO2 recueilli à l’issue du processus devait être réinjecté dans les puits de pétrole vides de la région. On vérifierait au niveau des puits de pétrole voisins encore en exploitation si on constatait une augmentation du différentiel de pression, en effectuant un test complet des systèmes. — Sympa, commenta Henry, de l’OMB. Frank lui donnait une trentaine d’années. C’était un jeune homme frais et déterminé. Il n’était pas impressionné par le passé, il en était même inconscient. Les défaites, les obstructions, le début cauchemardesque du siècle, tellement timoré et pétrifié ; tout ça ne voulait rien dire pour lui. Et il y avait à Washington des centaines de ces gamins prêts à prendre les problèmes à bras-le-corps. Le monde en était plein. — C’est un bon gros élément de la feuille de route qui marche comme sur des roulettes, dit-il. — C’est vrai, dit Frank. Je pense que la question, maintenant, est de savoir à quelle vitesse nous pouvons monter la production au niveau voulu. — Je me demande surtout quel niveau d’investissement ça représente en terme de capital. Ou si c’est plutôt de main-d’œuvre qualifiée qu’on aura besoin. — Bah, on verra bien. — Voilà. C’est comme ça qu’il faut voir les choses. Et le jeune Henry eut un grand sourire. Le soir, dans le parc. Frank appela Spencer et le rejoignit, avec Robin et Robert, dans une nouvelle maison freegan, dans un quartier où il n’avait jamais mis les pieds : à l’est, une sorte de frontière entre l’embourgeoisement et la décrépitude urbaine, où les bâtiments condamnés, parfois incendiés, dressaient leur masse silencieuse entre des tours rénovées, gardées par des vigiles. Un mélange pas très heureux, et pourtant, une fois à l’intérieur, la coquille de cet immeuble de briques brunes barricadé par des planches se révéla constituer un aussi bon abri de la vie de la cité que n’importe quelle autre bâtisse. Chez soi, c’était l’endroit où on trouvait à manger. La foule habituelle : un mélange de jeunes et de vieux. Des néo-hippies et des post-punks. Un nouveau courant sur lequel Frank n’arrivait pas à mettre une estampille homologuée par les médias. Le mode de vie freegan. Un mélange de races, d’ethnies, de façons de vivre. Potluck : à la fortune du pot, en effet. C’était comme ça, tous les soirs, dans une foultitude d’endroits différents dans le Nord-Ouest. Qu’arrivait-il à Washington ? Que se passait-il partout ailleurs, tout le temps ? Personne ne pouvait le dire avec certitude. Les médias étaient une mixture frelatée, qui ne rendait compte que d’une petite partie de la civilisation. Comment auraient-ils encore pu saisir le zeitgeist quand la civilisation s’était fragmentée, et qu’ils étaient devenus non un miroir, mais un artefact parmi tant d’autres ? Les choses s’étaient-elles jamais passées autrement ? Y avait-il quelque chose de nouveau là-dedans ? Si les gens s’éloignaient de l’ancienne culture de la consommation de masse, si tout le monde faisait pousser quelque chose chez soi, quelle allure ça prendrait ? — Combien de maisons de freegans y a-t-il, à ton avis ? demanda Frank à Spencer alors qu’ils mangeaient, assis par terre. — Des tas, j’imagine, répondit Spencer en haussant les épaules. — Comment tu choisis celle où tu vas aller ? — Les amis font passer l’info. Je le sais généralement à cinq heures. Moi ou Robert. — Pas Robin ? — Généralement, Robin va où on va. Tu le connais. C’est tout juste s’il sait dans quelle ville on est. — Et notre planète, c’est laquelle ? demanda Robin, dans leur dos. — Tu vois ? Il ne veut pas qu’on l’enquiquine avec des futilités. De toute façon, tu peux toujours m’appeler. — Je n’ai plus que mon téléphone du FOG, maintenant, répondit Frank. Et même celui-là, j’essaie de ne pas trop l’utiliser. Je veux être indétectable quand je ne suis pas au travail. — Je sais, dit Spencer tout en mastiquant. Il jetait à Frank des coups d’œil spéculatifs. Il avala. — Il faut que je te dise… Personne ne peut te garantir que, dans ce groupe, toutes les différentes sortes d’informateurs ne sont pas représentées. Tu sais bien. C’est un groupe informe, et les forces publiques sont assez nerveuses quant à cette histoire de retour à la vie sauvage. Les férals. J’ai entendu dire qu’il y avait des gens qui touchaient du fric du FBI et que rien que pour se faire quelques billets, ils leur raconteraient n’importe quoi. — J’imagine, répondit Frank en parcourant la salle du regard. Personne n’avait l’air d’un informateur. Spencer se remit à dévorer son repas. Il y avait beaucoup de monde, ce soir-là, et il n’y aurait pas assez à manger. Au début de chaque potluck, ils s’étaient mis à dire une sorte de petite prière d’action de grâces. Dans la plupart des maisons, ils la disaient tous ensemble : « Assez est aussi bon qu’un festin. » Ils la répétaient parfois trois ou quatre fois. Peut-être que c’était la troisième grande corrélation : assez et le bonheur. À moins que ce ne soit la science et le bouddhisme. Ou la compassion et l’action. Non, trop général. C’était encore là, dehors. Quelques amis de Spencer vinrent s’asseoir auprès d’eux, et il les présenta à Frank, qui se pencha en avant et répéta leur nom en plissant les paupières. Il participa à leur conversation sur l’automne venteux, le parc, les flics – le bavardage féral. Apparemment, le groupe retournait, le lendemain soir, vers l’ouest de Connecticut. — Vous avez déjà vu le jaguar ? leur demanda Frank. — Ouais, je crois l’avoir vu une fois, mais c’était la nuit. Les jeunes femmes étaient contentes que Spencer s’intéresse à elles. Elles considéraient Frank comme tous les autres mâles plus âgés, célibataires, c’est-à-dire avec une certaine distance – quand elles leur prêtaient attention. Frank finit par s’en aller. Son ancienne maison dans l’arbre n’était pas loin. Une longue marche sur Piney Branch Parkway jusqu’à son combi, dormir sur ce bon matelas, le vent frais s’engouffrant par la vitre, à l’arrière du toit ouvrant. La vie férale : l’ensemble d’habitudes le plus extrême que Frank avait jamais suivi. Une vie debout, au jour le jour, parmi des amis et des étrangers. Peut-être que c’était comme ça que tout le monde vivait, en fin de compte, quoi que l’on fasse. Il regarda sur Google si on avait procédé à des études pour déterminer à quelle vitesse les nouvelles habitudes étaient internalisées comme une norme. Tous les mercredis, il allait à la boîte aux lettres, et il y trouvait son mot de la semaine passée. C’était troublant, mais il ne pouvait rien y faire. Il devait se rappeler ce qu’Edgardo avait dit à ce sujet et penser qu’il lui avait dûment transmis la réalité de la situation, et non des spéculations. Il avait été assez clair. Le moment était venu de se reconcentrer sur l’instant présent. Surfer sur la vague. AU PHIL DE LA PLUME Réponse à la réponse 4 : Non, ce n’était pas un sujet facile à aborder, parce que ça donnait l’impression d’être soit l’un, soit l’autre. Les gens se demandaient : « Est-ce qu’il n’est pas trop tard ? », et il semblait que la réponse se résumait à l’alternative : S’il n’est pas trop tard, on n’a rien à faire. D’un autre côté, s’il est trop tard, on ne peut plus rien faire. Et donc, dans un cas comme dans l’autre, ne faisons rien. C’était l’inconvénient de poser le problème de cette façon. Nous en sommes arrivés à comprendre que c’était un faux problème, ou une question mal posée, parce qu’on ne pourrait jamais dire : « Il est trop tard. » La question est et sera toujours : « Est-ce que ce serait mieux ou pire ? » Il vaudrait mieux se demander : « D’accord, à quelle vitesse peut-on agir ? Que peut-on sauver ? » Voilà les questions qu’il faut se poser. Réponse à la réponse 5692 : Parce qu’il n’y a pas de parti pris médiatique libéral, voilà pourquoi ! Ce n’était qu’un mythe. Les règles du capitalisme favorisent la taille et les économies d’échelle. Et les grands groupes, sautant sur toutes les occasions légales, ont acheté les médias généralistes. Conclusion : le message diffusé est formaté par une rétroaction constante, et passe par un discours qui fait appel à un certain vocabulaire, selon une logique limitée, tout ça dans le cadre d’une sorte de modèle de pensée, si bien que tous les médias disent la même chose : achetez, achetez, achetez ! Ce moment de l’histoire est bon et il durera toujours ! Rien ne peut changer, alors achetez, achetez, achetez ! Et puis le problème climatique est apparu, démentant la réalité à laquelle nous croyions. Et tout a commencé à prendre une allure un peu suspecte. Réponse à la réponse 1 à la réponse 5692 : Les journalistes, qui sont souvent jeunes, sont bloqués dans une détestation œdipienne de la génération du baby-boom. Ils nous détestent pour tout ce qui nous a été donné quand nous étions jeunes, ce bref moment où le monde a été plongé dans la folie sexe, drogue et rock’n’roll, où nous tenions la révolution, la guerre et l’histoire, là, entre nos mains, cette période de joie et de tous les excès, l’impression que les choses pouvaient encore changer – une liberté tellement extrême que tous ceux qui l’ont vécue n’arrivent même pas à s’en souvenir, et que ceux qui ne l’ont pas vécue ne peuvent tout simplement pas l’imaginer, parce que c’était avant que le sida, le crack, la méthadone, le terrorisme ne renvoient tout à une sorte d’état de peur sauvage et violent, victorien, de répression/transgression dans lequel nous vivons tous depuis quelques années. Et je discerne une pointe de ressentiment. Je vois leurs yeux qui disent : Toi, le vétéran du Vietnam, toi, le vieux hippie, tu as eu la chance de naître dans un bon petit créneau, tu as saisi tout le surplus de bonheur que l’histoire a jamais produit, et tu as tout foutu en l’air, tu es resté planté là les bras ballants pendant que la droite reaganienne reprenait le pouvoir et privait toute une génération de la possibilité d’évoluer. Vous n’avez appris ni à faire du clientélisme, ni à démanteler la machine. Aucun de vous n’a su ce qu’il fallait faire. Et ça a été le choc en retour, la structure de pouvoir réactionnaire, plus forte que jamais. Et maintenant, c’est nous qui devons payer l’addition. On comprend qu’il puisse y avoir un peu de ressentiment. D’accord. Admettons. Enfin, quoi d’étonnant à ça ? Nous ne savions pas ce que nous faisions. Nous n’en avions pas la moindre idée. Il n’y avait pas de modèle à suivre, on était dans le vide d’une réalité nouvelle, on s’envoyait en l’air et on est retombés sur Terre – c’était une époque dingue. C’est allé trop vite. Nous n’avons compris que trop tard ce qu’il aurait fallu faire. Où était le pouvoir, comment nous pouvions l’utiliser, et pourquoi il était important de mieux le répartir. Enfin. On ne va pas se lamenter sur le passé, ça ne sert à rien. Maintenant, nous sommes là, alors soyons-y à fond. Nous savons à quoi nous en tenir ; voyons si nous pouvons mieux faire. Après tout, si nous, les baby-boomers, nous essayions de remettre les choses sur pied, ça pourrait être mieux que jamais. Nous pourrions arranger les choses pour nos petits-enfants et obtenir une rédemption. En tout cas, c’est mon projet. 28 Un jour, Spencer appela Frank sur son téléphone du FOG. — Hé, Frank, tu as vu l’Emerson du jour ? Frank le faisait lire à tout le monde, maintenant : Diane, Spencer, Robin. Et même Edgardo, qui se contentait de lever les yeux au ciel et de mettre en doute l’intelligence des optimistes. — Non, répondit-il à Spencer. — Bon, eh bien, écoute ça : « Je me souviens d’un savant étranger, à qui je dus une semaine de bonheur lors de sa visite. “Les sauvages dans les îles, disait-il, se régalent de jouer avec les vagues, de se laisser emporter en haut des rouleaux, puis d’en ressortir en nageant, et ils répètent pendant des heures cette manœuvre délicieuse.” Eh bien, la vie humaine est faite de tels allers et retours. » Tu entends ça, Frank ? — Oui. — Ralph Waldo Emerson dit que la vie, c’est comme le surf ! C’est génial, non ? — Oui. C’est plutôt génial. C’est notre homme. — Qui était ce type ? Tu penses que quelqu’un invente ces citations ? — Non. Je pense que c’est vraiment Emerson qui a dit tout ça. — C’est tellement parfait. Comme ton dalaï-lama. — C’est bien vrai. — Le Waldo Lama. Le grand chaman de la forêt. — C’est exactement ça. Sauf que son grand copain Thoreau était encore plus comme ça, côté forêt. — Ouais, c’est vrai. Ton gourou de la cabane perchée. L’homme dans la caisse. Ils te donnent de sacrées leçons, gamin ! — C’est toi qui me donnes une leçon. — Oui, c’est vrai. Bon, ben, voilà, mon pote, surfe jusqu’ici, et on démarre vers cinq heures. — D’accord. J’essaierai d’y être. Dans toute cette errance, le travail était son ancrage, sa fonction normative. La seule chose identique, d’un jour sur l’autre. Ces temps-ci, il passait des heures sur les nombreux problèmes qui se présentaient à eux alors qu’ils essayaient de convaincre les agences et institutions concernées de jouer leur rôle sur les diverses parties de la feuille de route. Ils obtenaient aussi l’accord des pays concernés et des Nations unies concernant les projets de relocalisation de l’eau de mer. La Hollande était en pointe sur le projet, ainsi que l’Angleterre, et comme la plupart des pays voulaient la stabilisation, la volonté était là, mais les problèmes étaient sans fin. La guerre des agences faisait rage dans certains secteurs et atteignait même une sorte de paroxysme, parce que les Départements du Trésor, de l’Intérieur et du Commerce – autant de grandes agences – faisaient de la résistance à la feuille de route de Diane et aux efforts de coordination du Fix-it. Les aspects techniques de l’alimentation en énergie nécessaire pour déplacer massivement l’eau de mer étaient de plus en plus dépouillés. Ils impliquaient surtout de purs et simples problèmes d’échelle ou de nombre. On pouvait ancrer près d’une côte des plates-formes flottantes, pareilles à des radeaux géants, et mobiles ; rien ne les obligeait à rester fixes. Les pompes étaient relativement standard, à ceci près que ce serait la première fois qu’on en fabriquerait d’aussi énormes et puissantes. On pourrait adapter les pipelines utilisés par l’industrie pétrolière, la seule différence étant qu’ils apprécieraient d’avoir des tuyaux beaucoup plus gros s’ils arrivaient à les alimenter en énergie. L’énergie, justement, restait le problème le plus important, mais si les plates-formes flottantes étaient équipées de panneaux solaires assez vastes, elles pourraient constituer des unités autonomes, déplaçables aux endroits où on en aurait besoin. Les pipelines de l’hémisphère nord devraient être transférés par voie de terre vers les playas qu’ils voulaient remplir. La Chine, le Maroc, la Mauritanie avaient été les premiers à accepter de faire fonctionner des systèmes prototypes, et d’autres pays d’Asie centrale avaient pris le train en marche. Dans l’Antarctique, ils pouvaient les positionner n’importe où, autour de la grande moitié est du continent, et faire circuler des pipelines chauffés jusque sur la calotte glaciaire, où plusieurs dépressions serviraient de bassins de retenue. Le froid risquait de compliquer les choses à cet endroit, sur le plan technologique, parce que, politiquement, c’était infiniment plus facile. Le SCAR, le Comité scientifique pour la recherche dans l’Antarctique, avait approuvé le principe du projet. Le SCAR était dans l’histoire de l’Antarctique ce qui ressemblait le plus à un gouvernement, les nations signataires du Traité Antarctique ne se rencontrant jamais et ne respectant aucune des règles du traité. Par bien des côtés, la NSF était le vrai gouvernement de l’Antarctique, et les individus concernés à la NSF étaient partants. Ils en voyaient le besoin. Sauver le monde pour que la science puisse continuer : le Principe de Frank était la règle de base, à la NSF. Ça allait sans dire. Une semaine plus tard à peu près, après une nouvelle longue journée de travail, Diane lui demanda s’il voulait manger quelque chose, et il répondit que oui, bien sûr. Pendant le dîner, dans un restaurant de Vermont Avenue, elle évoqua quelques-uns de ses problèmes de boulot, à commencer par la tendance qu’avait l’innovation à s’enliser dans les groupes trop importants – au-delà de quelques individus –, phénomène qu’elle qualifiait de retour à la norme. Ce qui fit rire Frank. Il se voyait déjà partager cette bonne blague avec Edgardo. Il mangeait en l’écoutant parler. De temps en temps, il hochait la tête, posait une question, faisait un commentaire. Phil Chase était trop occupé pour consacrer beaucoup de temps à leurs problèmes. Il avait du mal à faire passer les lois et leur financement par le Congrès. Il était injoignable ; Roy Anastophoulus et Andréa Blackwell faisaient barrage. D’après eux, il était toujours intéressé par la science et le climat, mais il comptait sur Diane et les agences pour faire leur boulot pendant qu’il se consacrait au sien, qui couvrait l’ensemble de l’éventail. Son temps était précieux. Il n’était pas facile d’en grappiller ne serait-ce que des miettes, et encore bien moins d’avoir un bon entretien avec lui. Débrouillez-vous, semblaient-ils dire. Diane n’était pas satisfaite des priorités qu’ils semblaient fixer. Elle demanda à Frank s’il ne pourrait pas demander à Charlie de demander à Roy de demander certaines choses directement à Chase. Elle riait en lui disant ça. Frank sourit et hocha la tête. Il en parlerait à Charlie. Il pensait pouvoir faire passer des messages. Peut-être qu’à Washington, dit-il, les six degrés de séparation censés séparer deux individus, n’importe lesquels, n’étaient pas un maximum mais un minimum. Diane se remit à rire. Frank la regarda, et se sentit empli par des océans de nuages. 29 Anna Quibler avait effectué des recherches sur la situation en Chine, et elle avait fait des découvertes troublantes. Ils avaient une Agence nationale de protection de l’environnement dotée de bureaux de protection de l’environnement, et des lois sur la protection de l’environnement. Il y avait même des organisations non gouvernementales censées veiller à la propreté des campagnes surpeuplées du pays. Mais le gouvernement de Pékin avait donné tout pouvoir sur le développement économique aux gouvernements locaux, lesquels étaient évalués par Pékin en fonction de critères de croissance économique uniquement, de sorte que tout le monde ignorait les lois et que personne n’avait de prise sur la situation globale. Rien que de très familier, mais en Chine, tout était amplifié, tout allait plus vite. Une ONG appelée Han Hai Sha (« Océan de Sable Illimité ») envoyait des rapports à la division de l’Académie des sciences chinoise qui ordonnait ou du moins collationnait les informations relatives aux études environnementales effectuées en Chine. Il n’y en avait pas beaucoup pour un pays de cette taille. En théorie, la division de l’Académie était un organe de conseil, et c’était la direction politique du Parti communiste qui arbitrait toutes les décisions, de sorte que les spécialistes de l’environnement faisaient leur rapport et y incluaient un avis, mais pour autant que les contacts d’Anne pouvaient le dire, leurs conseils avaient rarement été suivis de décisions majeures. Il y avait trente ans que le principe directeur à Pékin était de faciliter la croissance économique rapide. Avec plus d’un milliard d’habitants sur un territoire à peu près équivalent à la superficie du Brésil ou des États-Unis, le déchaînement de ce moteur d’activité économique laissait peu de place aux considérations sur le paysage. Les savants chinois avaient dressé une liste phénoménale de problèmes environnementaux, mais d’après le contact d’Anna, un certain professeur Fengzhen Bao – qui lui écrivait maintenant à partir d’une adresse e-mail en Australie –, les grands territoires de l’Ouest qui avaient été militarisés ne faisaient l’objet d’aucune observation et d’aucune étude. On savait que des tempêtes de lœss soufflaient de l’est, mais en dehors de cela, il n’y avait pas grand-chose à analyser et aucune certitude en ce qui concernait la situation dans ces régions. Le gouvernement avait accepté de remplir le bassin du Tarim, la plus grande playa sèche du Takla Makan, avec de l’eau de mer pompée de la mer de Chine, mais ce n’était pas un problème ; en réalité, on pensait même que ça pourrait avoir un effet positif, parce que ça recouvrirait certains des lits de poussières toxiques mis au jour par les vents forts et chauds qui balayaient maintenant si fréquemment le pays frappé par la sécheresse. Le danger, c’était l’impact de toutes les activités économiques : l’exploitation des mines à ciel ouvert, les centrales à charbon, la déforestation, l’urbanisation des vallées fluviales, les cimenteries, les aciéries et l’utilisation de pesticides dangereux, interdits partout ailleurs. Tous ces facteurs s’amassaient en aval, dans la moitié orientale du pays, avec un impact sur les grandes vallées fluviales et les côtes, et les nombreuses mégacités qui remplaçaient les terres agricoles. D’après Fengzhen, beaucoup de gens voyaient là les signes d’un désastre en approche. Des effets cumulatifs, pensait Anna avec un soupir. C’était l’un des sujets les plus complexes et les plus perturbants de son propre monde de biostatistiques. Et le problème chinois était un exercice de macrobiostatistiques. Fengzhen faisait allusion dans ses mails à ce qu’il appelait un « effondrement général du système ». Il parlait d’espèces indicatrices déjà éteintes, et d’autres symptômes indiquant que l’effondrement n’en était probablement qu’à son début. C’était une théorie sur laquelle il travaillait. Il comparait la situation des vallées fluviales chinoises à celle des récifs coralliens, qui étaient tous morts en cinq ans. Anna lut cela et déglutit péniblement. Elle répondit en lui demandant s’ils pourraient, ses collègues et lui, identifier les deux ou trois impacts les pires qu’ils observaient, leurs causes, les atténuations possibles, et elle cliqua sur « Envoyer » avec l’impression d’avoir un hérisson de glace dans l’estomac. La NSF avait une composante internationale au sein de laquelle les savants américains faisaient équipe avec des savants étrangers sur des projets partagés, et les infrastructures mises sur pied pour ces recherches restaient à la disposition des équipes étrangères après l’épuisement des subventions. C’était une bonne idée ; mais ça paraissait très insuffisant pour traiter le problème chinois. Très tôt, un dimanche matin, Charlie retrouva Frank et Drepung sur le Potomac, au petit ponton près du garage à bateau, à l’embouchure du Rock Creek. Ils mirent leurs kayaks à l’eau juste après l’aube, alors que le soleil pareil à une orange flottait sur l’eau. Ils ramèrent en remontant le courant du côté du Maryland, en regardant entre les arbres s’ils voyaient des animaux. Puis de l’autre côté de la lame de cuivre, vers la côte de la Virginie, pour inspecter une étrange surrection qu’il y avait à cet endroit. — C’est là que j’amenais Rudra Cakrin, dit Frank en indiquant le petit belvédère de Windy Run. Puis il remonta le courant à grands coups de rames, coulés et sans éclaboussures. Il n’était pas plus bavard que dans les Sierras, et regardait autour de lui en pagayant silencieusement. Ce matin-là, ses habitudes convenaient particulièrement à Charlie. Il ralentit dans le sillage de Frank, et ils se laissèrent bientôt distancer, Drepung et lui. Ils durent remettre un peu la gomme pour ne pas se laisser complètement semer. — Drepung ? — Oui, Charlie ? — Je voudrais vous demander quelque chose. C’est au sujet de Joe. — Oui ? — Eh bien… Je me demande comment vous définiriez ce qui se passe en lui maintenant, après la… cérémonie que vous avez effectuée, Rudra et vous, l’année dernière. Drepung fronça les sourcils par-dessus ses lunettes de soleil. — Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire. — Voilà… Je ne sais pas, mais c’est comme si une sorte de… un esprit avait été expulsé ? — D’une certaine façon. — Alors, fit Charlie en inspirant profondément, je voudrais qu’il revienne. — Que voulez-vous dire ? — Je veux retrouver mon Joe. Celui qu’il était avant la cérémonie. Je veux qu’il revienne. C’est le vrai Joe. J’ai fini par le comprendre. J’ai eu tort de vous demander de lui faire quelque chose. Quoi qu’il ait pu être avant, c’était lui. Vous comprenez ? — Je ne suis pas sûr… Vous voulez dire qu’il a changé ? — Oui ! Bien sûr que c’est ce que je veux dire ! Il a changé. Et je ne m’étais pas rendu compte… je ne savais pas que ça lui enlèverait tout, même les parties que… je ne sais pas, ce qui fait de lui ce qu’il est. J’ai été égoïste, je crois, parce qu’il me demandait tellement de travail. Je pensais que ce n’était pas lui, que ça le rendait malheureux, mais c’était bien lui, et il n’était pas malheureux du tout. C’est maintenant qu’il a l’air malheureux, en fait. À moins que ce ne soit pas du tout lui. Je veux dire, il est plus facile qu’avant, mais il a l’air de ne plus s’intéresser autant aux choses. Il n’a plus la même étincelle. Qu’est-ce que vous avez chassé de lui, d’abord ? Drepung le regarda pendant quelques coups de pagaie. Et répondit lentement : — Les gens disent que certains esprits Bon s’accrochent à la nature intrinsèque d’une personne, et que les cérémonies bouddhistes les délogent difficilement. Toute l’histoire du bouddhisme qui est venu au Tibet est une succession de combats, pour chasser les esprits Bon de la terre et du peuple, afin que les préceptes bouddhistes et la non-violence puissent prendre le dessus. C’était difficile, et ça comportait de nombreuses contradictions, comme toujours, quand on essaie de lutter contre des adversaires violents. Ça peut rapidement devenir une autre violence en soi. Certains des lamas primitifs avaient beaucoup de colère en eux. Alors je pense qu’on pourrait dire que le combat n’avait pas de fin. — Ce qui veut dire qu’il y a encore des esprits Bon qui habitent votre peuple ? — Eh bien, pas tout le monde. — Mais certains individus ? — Oui, évidemment. Rudra était souvent harcelé. Il ne pouvait pas se débarrasser de l’un d’eux. Il les a invités en lui si souvent, quand il faisait office d’oracle, que ça l’a rendu pour ainsi dire vulnérable. Quoi qu’il en soit, celui-ci ne voulait pas le lâcher. C’était l’une des raisons pour lesquelles il était tellement irritable à son âge avancé. — Je ne m’en étais pas rendu compte, soupira Charlie. Enfin, où est cet esprit Bon, maintenant, hein ? L’âme de Rudra a-t-elle toujours affaire à lui dans le bardo ? — Peut-être. On ne peut pas le dire d’ici. — Il renaîtra probablement à un moment donné. — À un moment donné. — Mais alors… Il y a des cérémonies pour appeler des esprits en soi ? — Bien sûr. C’est ce que fait l’oracle, chaque fois qu’il y a une cérémonie de visite. — Ah. Ah. Alors, écoutez, vous pourriez rappeler l’esprit que vous avez exorcisé de Joe ? Vous pourriez lui expliquer que c’était une erreur, et l’inviter à revenir ? Drepung pagaya un moment. Le silence s’éternisa. Devant eux, Frank dérivait maintenant dans les hauts-fonds, derrière une souche. — Drepung ? — Oui, Charlie. Je vais voir ce que je peux faire. — Drepung ! Ne me servez pas cette réponse ! — Non, je le pense vraiment. Dans le cas présent, je pense que je vois ce que vous voulez dire. Et j’ai le bon profil en tête. Celui qui était en Joe. Un esprit très énergétique. — Ouais, exactement. — Et je connais la bonne cérémonie, aussi. — Oh, bien. Bien. Alors, vous allez me dire ce que je peux faire ? — Oui. Il faudra que j’en parle à Sucandra, mais il nous aidera. Je vous dirai quand nous aurons pris les dispositions nécessaires et deviné le bon moment pour ça. — Le bon moment pour quoi ? demanda Frank lorsqu’ils l’eurent rattrapé, ou du moins qu’il fut à portée de voix. Sur l’eau, c’était parfois difficile à définir. — Le bon moment pour remettre Joe Quibler en contact avec son esprit. — Ha, ha ! C’est toujours le bon moment pour ça, non ? — Pour tout, c’est le bon moment. — Bien sûr. Hé, regardez, il y a un des tapirs du zoo, là-bas dans ces buissons. Vous le voyez ? — Non… — Là, il est de la même couleur que les feuilles. Un animal d’Amérique du Sud. Mais je suppose que les feuilles mortes sont de la même couleur partout. Enfin, c’est bon de le voir, non ? — Ouais. Comment s’en sortent généralement les férals ? Les animaux redevenus sauvages ? — Ça va. Tout dépend de leur habitat naturel. On a repéré certains spécimens à mille kilomètres du zoo, et jusqu’à trente degrés de latitude hors de leur habitat naturel. Tu as sûrement entendu Anna parler de ça à Nick. Elle aide son groupe à dresser une carte de leurs couloirs de migration afin d’établir le réseau de la vie sauvage restante. Le tout sera utilisable par le GIS, le système d’information géographique. — Alors, si on voulait, on pourrait récupérer les animaux. — Oui, on pourrait. Ce qui serait bien, ce serait que le président soutienne les initiatives concernant la forêt et la vie sauvage qui émanent de la communauté des défenseurs des droits de l’animal. Le genre « Frères des Loups », tu vois ? Charlie éclata de rire. — Il n’est pas sorti de l’auberge ! Je ne suis pas sûr qu’il ait le temps de s’occuper de ça en ce moment. On a un peu de mal à capter son attention, là, tout de suite. Pour Frank, c’était nouveau, mais Charlie se bagarrait avec ça depuis des années, bien avant que Phil ne devienne président. Il n’était vraiment pas facile d’obtenir qu’un personnage aussi puissant et important vous sacrifie un peu de son temps. Et Charlie voyait que Frank se heurtait à la même difficulté. Diane avait beau être la conseillère scientifique du président, installée dans les anciens bureaux de l’Exécutif et donc capable de venir tout de suite, en cas de besoin, pour discuter avec le président et ses collaborateurs, elle ne le voyait pas très souvent. Chaque minute de son temps était occupée. Peu importait la sympathie qu’Andréa et Roy pouvaient avoir pour la cause de la science, le président n’avait que très peu de temps à consacrer à des réunions avec eux. Ils devaient aller de l’avant, en se serrant les coudes, pendant que les jours défilaient comme les feuilles des calendriers dans les vieux films en noir et blanc. Mais, un après-midi où Frank avait appelé Charlie pour lui demander d’intervenir sur le dossier de la réglementation nucléaire, Charlie passa le mot à Roy, puis reçut une réponse de cet homme tellement occupé. C’était juste après l’heure du dîner. — Le patron est le premier à reconnaître que c’était une dure journée, mais il voudrait parler à votre équipe de cet allégement de réglementation. Alors il a proposé une de ses petites balades dans le Bassin de marée. On emporte de quoi manger à bord des pédalos bleus, et on pique-nique sur l’eau. — Très bien, dit Charlie. J’appelle Frank et on se retrouve là-bas. — Pas moi, j’ai des choses à faire. Mais Andréa va y aller. Charlie appela Frank et lui exposa le projet. — Bonne idée, répondit Frank. Le président devait arriver avec son équipe des Services de sécurité, et comme c’était après les heures normales d’ouverture au public, il serait facile de sécuriser discrètement le périmètre de la jetée et du bassin. À vrai dire, c’était presque devenu une petite tradition présidentielle, et même les médias anti-Chase les plus virulents n’avaient pas réussi à faire des gorges chaudes de ces expéditions. C’est-à-dire qu’ils avaient bien essayé, mais les ripostes rigolardes de Phil les avaient fait passer pour des cuistres et des imbéciles, et ils avaient renoncé, sur ce front-là en tout cas. Comme l’heure de récupérer Joe à la garderie approchait, Charlie décida de l’emmener avec lui. Il le trouva absorbé dans un jeu avec une fille de son âge, mais il ne se fit pas prier pour se joindre à la caravane présidentielle, dans l’une des petites Prius noires blindées. Après s’être garés sur la 15e Rue, ils allèrent à pied jusqu’au ponton des pédalos, où Phil, Andréa et certains des types de la sécurité étaient déjà plantés. Charlie suivit Joe sur le sentier du bord du bassin, et ils tombèrent d’accord : lancer de gros cailloux dans l’eau était juste la chose à faire. Puis Joe trouva des gravillons et découvrit qu’en lancer des poignées dans l’eau était tout aussi drôle. En regardant vers le Mall, au nord, Charlie vit Diane, Frank, Kenzo et Edgardo arriver à pied sur la 17e Rue. En traversant directement le Mall, ils avaient pris la caravane de voitures de vitesse. Leur petit groupe avait fière allure, se dit Charlie. Edgardo gesticulait dans une sorte de soliloque comique, faisant rire les autres. Frank et Diane marchaient un peu en retrait, du même pas, proches l’un de l’autre. Au moment de traverser Independence Avenue au feu rouge, Diane glissa son bras sous celui de Frank, et alors qu’ils arrivaient de l’autre côté, il l’aida avec ce qui ressembla presque à une petite tape sur les fesses. Ils riaient, eux aussi. Un couple en balade, par une soirée d’automne radieuse. Charlie et Joe les rejoignirent à mi-chemin du ponton. Les rangers du Parc national remettaient à l’eau un groupe de pédalos bleus. Le petit lac rond, sur lequel se reflétait la coupole du Jefferson Memorial, était vide. Le Roosevelt Memorial était invisible, caché dans un nœud d’arbres sur la rive opposée. La lumière rasante du soleil dorait toute chose. Sur le ponton, Charlie voyait chez les rangers comme chez tout le monde le regard d’excitation contenue qui environnait le président à chaque instant. Ils auraient une histoire à raconter, par la suite, disaient les visages. Encore un nouvel épisode de la vie de Phil Chase à ajouter à tous les autres. Phil, qui était expert dans l’art d’ignorer tout ça, criait de grands « Bonjour ! » aux rangers qu’il connaissait déjà de vue, en client habitué qu’il était. Son personnel de sécurité formait une barrière humaine à peine visible, interceptant les touristes qui approchaient pour observer la scène, établissant autour de lui une frontière immatérielle. Joe se précipita vers les pédalos alignés le long du ponton et tenta de monter dans le premier, mais Charlie le retint de justesse par le bras. — Attends une seconde, mon grand, il faut te mettre un gilet de sauvetage. Tu sais bien, tu es tellement drôle avec, dit-il, ravi de retrouver cet éclair de son ancien enthousiasme. — Hé, Joe ! s’exclama Phil. Content de te voir, mon vieux copain ! Allez, viens, on va être les premiers à partir ! Je crois que j’ai vu Pédalo One, juste là, sur le devant. Et il monta dedans. Il tendit les bras à Joe, ce qui voulait dire que Charlie allait devoir se joindre à eux. Celui-ci prit le gilet de sauvetage pour enfant que lui tendait un ranger et essaya de faire passer les bras de Joe dans les sangles. Un rapide échange de feintes, perfectionné par une longue pratique d’insertion dans le sac à dos pour bébé, lui donna un bon départ. Quand il releva les yeux, il vit que Frank avait pris Diane par le haut du bras et s’était faufilé à travers le groupe vers le bord du ponton. — Allez, dit Frank en poussant Diane dans le pédalo de Phil. Il faut que j’aille avec Joe. Je le lui ai promis la dernière fois que j’ai emmené Nick. Alors, Diane, vous allez avec le président. Vous avez des choses à vous dire, tous les deux. — Bonne idée, dit Phil en l’aidant à prendre place à bord. On va prendre de l’avance sur eux, ajouta-t-il avec son célèbre sourire. — D’accord, dit Diane en s’asseyant, un peu surprise. Frank se détourna pour faire signe à Joe et Charlie de prendre un autre pédalo. Phil et Diane s’éloignèrent du ponton. Charlie et Frank montèrent dans le pédalo suivant, Joe attaché entre eux. Le temps qu’ils soient prêts à partir, Phil et Diane étaient déjà au milieu du bassin et s’éloignaient comme un petit bateau à vapeur sur l’eau cuivrée. Frank leur fit des grands signes, mais ils ne les voyaient pas. Ils riaient, déjà intéressés par autre chose. 8 Demande partiellement ajustée 30 PC : Bonjour, Charlie. Prenez un café. Joe, tu veux un café ? JQ : Sûr, Phil. CQ : Tu ne veux pas plutôt un chocolat ? PC : Tiens, oui. Je vais prendre ça, moi aussi. JQ : Sûr. PC : La patrouille de l’aube a pris l’averse. Dommage. Cela dit, la pluie est plus que jamais un bienfait, pas vrai ? CQ : C’est une conséquence de la sécheresse. PC : Eh oui. Or, voici l’hiver de notre dérèglement climatique… [5] Tiens, Joe. Tenez, Charlie. Ces fenêtres orientées au sud sont vraiment grandes, hein ? J’aime bien regarder la pluie tomber par la fenêtre. Allez, Joe, mets ça par terre, sur le tapis. C’est bien. (Pause. Bruits de déglutition.) PC : Voilà, Charlie, je me suis dit que nous ne pouvions pas nous permettre de laisser la situation s’enliser comme elle le fait plus ou moins. Nous devons aller vite, alors peut-être que nous n’avons plus les moyens de nous bagarrer comme ça contre la capitale. C’est eux qui font la loi et qui truquent les chiffres. CQ : D’accord. Laissez-moi deviner : vous voudriez faire du sauvetage du monde un projet capitaliste ? Une sorte d’opportunité d’investissement pour initiés futés, avec un super taux de retour sur investissement à six mois ? PC : C’est pour ça que vous êtes un de mes fidèles conseillers, Charlie. Vous devinez ce que je pense juste après que je l’ai dit. JQ : Ha, papa ! CQ : Ha toi-même. PC : Bon, donc, oui, voilà ce qu’il faut faire. Ça ne veut pas dire que la privatisation du bien public est une chose positive, ni même simplement sensée, mais juste que ça nous permettra de gagner du temps sur les trente prochaines années. Bon sang ! Tout se passe comme si le monde devait marcher ainsi jusqu’à la fin des temps. On essaiera de changer ça plus tard. Pour le moment, nous devons exploiter le système, le gagner à notre cause et l’utiliser pour résoudre notre problème. De toute façon, si nous y arrivons, le capitalisme ne sera plus jamais pareil. L’opération de sauvetage est tellement plus énorme que tout ce qui a jamais été entrepris que ça changera tout. CQ : Enfin, ça, c’est ce que vous espérez ! PC : C’est ce que je vais tâcher de faire. Je pense que nous y sommes plus ou moins obligés. Je ne vois pas d’autre solution. Vraiment, si nous ne changeons pas l’infrastructure et le système de transport aussi vite que c’est matériellement possible, le monde est cuit. C’est comme si nos soixante premiers jours n’étaient pas finis, et qu’ils continuaient à courir. Comme si on faisait tous les jours le compte à rebours : nous n’avons plus que soixante jours devant nous, plus que cinquante, et ainsi de suite, sans arrêt. Et donc, nous devons nous appuyer sur ce que nous avons maintenant. Et pour le moment, nous avons le capitalisme. Alors nous devons nous en servir. CQ : Je ne vois pas comment. PC : D’abord, le capital a beaucoup de capital. Et beaucoup sous forme liquide et prêt à être investi. Ça se chiffre en trillions de dollars. Qui ne demandent qu’à être investis. En même temps, il y a un problème de surproduction. Notre capacité de production est supérieure à notre capacité de vente, dans des tas de domaines. Et donc, le capital sous toutes ses formes est à la recherche de bons investissements, de biens matériels ou de services non encore surproduits. À la recherche de la maximisation des profits, conformément au but légitime de tous les dirigeants d’entreprise, s’ils ne veulent pas se faire virer et poursuivre devant les tribunaux par leur conseil d’administration. CQ : D’accord, mais la sortie de crise n’est pas profitable, alors où voulez-vous en venir ? PC : Ce que je veux dire, c’est qu’il y a une immense masse de capital qui ne demande qu’à s’investir dans de nouvelles productions ! Parce que l’accumulation de capitaux marche vraiment bien, au moins au départ, si bien même qu’elle répond à tous les besoins pour une population cible, et donc à tous les désirs, de sorte que sa croissance se ralentit ; or si la croissance n’est pas maximale, on ne peut obtenir un profit maximal. D’où la nécessité de trouver de nouveaux marchés. C’est comme ça que ça s’est passé au cours des siècles derniers : le capital s’est déplacé d’un produit à l’autre, mais aussi géographiquement, d’un endroit à l’autre, et le résultat qu’on observe là, maintenant, c’est un développement monstrueusement inégal. Certains endroits ont été développés il y a des siècles, d’autres ont été abandonnés depuis, comme les ceintures de rouille, ces anciennes régions industrielles maintenant en friche. Certaines zones nouvellement développées tournent à plein régime, d’autres sont en cours de développement, et de transition. Et puis il y a des endroits qui n’ont jamais été développés, qui en sont encore plus ou moins au Moyen ge alors que leurs ressources ont été extraites. C’est à ce stade de la globalisation que nous en sommes : le capital se déplace vers de nouvelles zones de retour sur investissement maximisé. Les gouvernements de certaines nations seraient prêts à des allégements d’impôts ou à payer pour le lancement d’une industrie, et certainement à céder du terrain. Et il y a généralement aussi une main-d’œuvre très disponible – pas complètement sans ressources ou analphabète, mais qui a faim. Alors le capital afflue, et alimente encore l’investissement parce qu’il y a des synergies propices pour tout le monde. Et donc les régions se développent follement, connaissent une croissance à deux chiffres pendant une génération à peu près. C’est le cas de la Chine actuellement, et c’est ce qui est en train de les tuer. Enfin, la nouvelle zone est rapidement aussi complètement développée ! Les besoins basiques des gens sont satisfaits, ils ont généré un capital local qui se bagarre pour faire du profit. Du coup, on a une nouvelle main-d’œuvre avec des exigences revues à la hausse. Et donc la marge bénéficiaire baisse. Il est temps d’aller voir ailleurs, mon pote ! Alors ils regardent autour d’eux où ils pourraient bien aller se poser, ils décollent et c’est reparti. CQ : La Banque mondiale, en d’autres termes. C’est ce que je leur ai dit. J’ai perdu la tête. J’ai enlevé ma chaussure et j’ai tapé sur la table avec. PC : C’est vrai, on m’a parlé de cette réunion, et je regrette de ne pas avoir vu ça. D’abord, vous éclatez de rire au nez de leur président, et puis vous hurlez de rage à la figure de la Banque mondiale. Enfin, tout ça, c’est du passé ; peu importe. Je suis content que vous l’ayez fait. Je pense que la décapitation aura eu des effets positifs. Le middle management regorgeait de jeunes idéalistes qui y allaient pour changer les choses de l’intérieur, eh bien, ils vont pouvoir s’en donner à cœur joie. CQ : J’espère que vous n’enregistrez pas ces conversations. PC : Pourquoi pas ? Ça me faciliterait beaucoup les choses pour mon blog. CQ : Allons, Phil. Vous voulez que je parle franchement, oui ou non ? PC : Je vous en laisse juge, mais pour le moment, je me plais à vous rappeler les dernières données de géo-économie. La théorie du développement inégal, vous avez lu ces types ? CQ : Non. PC : Vous devriez. D’après eux, le capital cherche un endroit plausible pour son développement, et où il pourra prospérer, vous voyez. D’endroit en endroit. Les populations restées en arrière peuvent soit s’ajuster au fait de se retrouver livrées à elles-mêmes, soit sombrer dans la récession, soit s’effondrer complètement – c’est le modèle ceinture de rouille. Quoi qu’il puisse leur arriver, le capital d’investissement global ne sera plus intéressé. C’est à ce stade qu’on commence à voir les gens théoriser le biorégionalisme, quand ils imaginent ce que la région peut leur fournir localement. Ils font de nécessité vertu, parce qu’ils se sont développés et ne sont plus aussi profitables. Et que le processus a recommencé ailleurs. CQ : De sorte que, bientôt, toute la planète sera développée, modernisée, et que nous serons tous heureux ! Sauf qu’il faudrait huit Terres pour nourrir tous les êtres humains vivants à notre niveau de consommation moderne ! Et donc, on est foutus ! JQ : Papa. PC : Non, c’est vrai. C’est ce qu’on observe. Le changement climatique et l’effondrement de l’environnement sont un signal : nous atteignons les limites. Nous sommes en train d’excéder la capacité d’accueil de la planète, ou son niveau de consommation, appelez ça comme vous voudrez. CQ : Oui. PC : Et pourtant, le capitalisme continue à vampiriser le globe. Il est déterminé à rester inconscient du problème qu’il crée. Certains individus qui sont dans le système le remarquent, mais le système lui-même ne le remarque pas. Et il y a des gens qui se débattent pour empêcher le système de le remarquer, allez savoir pourquoi. J’imagine que c’est un mode de vie. Alors le système crie : Ce n’est pas moi ! Comme si ça pouvait être autre chose, vu que ce sont les êtres humains qui le font, et que le capitalisme est la façon dont les êtres humains s’organisent – là, maintenant. Mais c’est quand même ce que le système proclame : Ce n’est pas moi, moi, je suis le remède ! Et ainsi de suite, et bientôt, nous nous retrouverons dans un monde dévasté. CQ : Je me demande où vous voulez en venir. Jusque-là, ce n’est pas très encourageant. PC : Eh bien, réfléchissez aux deux parties de ce que je vous disais. La biosphère est en danger, les êtres humains aussi. Et en attendant, le capitalisme a besoin de régions sous-développées mûres pour les investissements. Alors – le sauvetage de l’environnement EST le prochain pays sous-développé ! C’est sa viabilité qui fait office de prochaine grande opportunité d’investissement ! C’est massif, avide de croissance, les gens en veulent. Les gens en ont besoin. CQ : C’est les récifs de corail qui en ont besoin. Les gens, eux, ils s’en fichent. PC : Mais non, les gens ne s’en fichent pas ; ils en veulent, c’est évident. Et le capital aime les désirs qu’il peut transformer en marchés. Enfin quoi ! Il fabriquerait des désirs à partir du néant s’il le fallait, alors les vrais besoins sont les bienvenus. C’est donc une bonne corrélation, un couple parfait problème/solution. Un mariage conçu au paradis ! CQ : Je vous en prie, Phil, ne soyez pas pervers. Vous dites que le problème est la solution, c’est de la langue de bois. Si c’était vrai, pourquoi est-ce qu’on ne le voit pas en action ? PC : Ce n’est pas encore l’argent le plus facile. Le capital choisit toujours les fruits qui pendent les plus bas en premier, c’est-à-dire les meilleurs retours sur investissement à un moment donné. Le profit maximal se trouve généralement sur le chemin de plus forte pente. Il y a encore en ce moment des tas d’endroits sous-développés, et qui ont faim. Et nous ne sommes pas encore à court de carbone fossile à brûler. Enfin, vous savez bien comment ça marche : ça reviendrait sensiblement plus cher d’investir dans le pays appelé développement durable, la marge bénéficiaire serait plus faible au démarrage, et comme il n’y a que le prochain dollar qui compte pour le système, ça ne se fait jamais. CQ : Bon, et alors ? PC : Alors, c’est là que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple entre en jeu ! Et nous, aux États-Unis, avons le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple le plus grand, le plus riche et le plus puissant du monde ! C’est une grande réussite pour la démocratie, qui passe souvent inaperçue – nous devons attirer l’attention du peuple là-dessus, Charlie. Nous, le peuple, avons une bonne partie du capital du monde. Il est à nous, dans ce marécage. Le gouvernement est au peuple. Enfin quoi, nous sommes si forts que nous imprimons de l’argent ! Il a fallu que Keynes apprenne aux économistes la façon d’utiliser ce pouvoir, mais en réalité, les gouvernements du peuple, par le peuple, pour le peuple, savent depuis le début ce que ça veut dire. C’est le pouvoir de faire les choses. Alors, nous, le peuple, pouvons orienter le capitalisme dans la direction que nous voulons, d’abord en fixant les règles de son fonctionnement, et ensuite en ouvrant la voie avec notre propre capital dans de nouvelles zones, créant de nouvelles régions de profit maximal. Et par conséquent, si nous pouvons amener le Congrès à engager le capital fédéral en premier, et aussi à ériger certaines petites barrières stratégiques pour entraver le flux naturel du capital sur le chemin de moindre résistance mais de destruction maximale, alors nous pourrions changer tout le bassin hydrographique. CQ : Combien de métaphores allez-vous touiller dans ce ragoût ? PC : Elles participent toutes d’une posture à l’évidence héroïque, en rapport avec le paysage et la gravité. Une posture très héroïque, si je puis me permettre de le dire. JQ : Héroïque ! PC : Exactement, Joe. Tu es un bon gamin ! Tu es un petit Américain patriote. Alors, Charlie, vous pourriez m’écrire des discours qui mettraient ça dans une terminologie politiquement correcte et de taille à inspirer le public ? CQ : Qu’est-ce qui vous oblige à être encore politiquement correct ? Vous êtes le président ! PC : En effet. Encore un peu de café ? Du chocolat ? 31 Un jour, Léo Mulhouse leur envoya de San Diego, par mail, un article sur l’insertion non virale. Le laboratoire du RRCCES avait obtenu de très bons résultats en introduisant une séquence d’ADN modifié dans des souris à l’aide de nanotiges tri ou quadrimétalliques. Fondamentalement, se dit Frank, le système d’apport ciblé tant attendu était à portée de main. Il ne pouvait détacher son regard de l’article. Il avait toutes sortes de raisons de retourner à San Diego. Et San Diego n’était que l’un des nombreux endroits où il aurait dû se rendre en personne, soit par envie, soit par nécessité. Toutes ces raisons additionnées impliquaient beaucoup trop de déplacements compte tenu du peu de temps dont il disposait ; il ne savait pas très bien quoi faire, donc il n’allait nulle part, et le problème ne faisait que s’aggraver. Ce n’était pas tout à fait l’état de fugue psychique dans lequel le plongeait l’indécision ; ce n’était qu’un problème. Mais Diane avait suggéré qu’il enchaîne tous ses déplacements en une succession de sauts de puce autour du monde, allant de Pékin au Takla Makan, puis en Sibérie et en Angleterre. Il pourrait commencer par San Diego, et le bureau de voyage de la Maison-Blanche lui goupillerait ça de telle sorte qu’il ne soit pas absent plus de deux semaines grand maximum : une réunion, deux conférences et trois inspections de sites. Il avait donc accepté. Le jour de son départ approchait, et il devait exhumer son passeport, demander ses visas et autres documents au bureau de voyage, préparer son sac et sauter dans la navette de la Maison-Blanche qui allait à l’aéroport de Dulles. Dans l’avion, dès qu’il put rallumer son portable, il regarda un document vidéo joint à un mail que Wade Norton lui avait envoyé juste avant son départ. Le petit film semblait incrusté comme un timbre-poste au milieu de son écran, miniaturisé par Wade afin d’en montrer le plus possible. Il y avait même une piste sonore : le plan d’ouverture, une vue de la côte de l’Antarctique, était accompagné par un fond sonore artificiel de vent et de cris d’oiseaux, alors que la mer était calme et qu’il n’y avait pas un volatile en vue. La roche noire de la ligne de côte était bordée d’écume blanche givrée, une frontière déchiquetée séparant la glace blanche et l’eau bleue. C’était l’été dans l’Antarctique. Le plan avait dû être pris d’un hélicoptère faisant du surplace. Puis la voix de Wade se superposa à la bande sonore : « Vous voyez, là, au milieu du plan ? C’est l’une des installations côtières. » Frank finit par distinguer une rangée de carrés bleu métallisé. Le bleu des panneaux photovoltaïques. « Ce que vous voyez fait à peu près la surface d’un terrain de football. En ce moment, le soleil brille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Et voilà le prototype de pompe, là, dans l’eau. » Encore du bleu métallisé : ce coup-ci, des lignes fines, qui partaient du bord de l’océan et couraient sur les roches noires, dépassaient le champ de panneaux solaires, s’aventuraient sur la glace voisine et suivaient la vaste route inclinée du glacier Leverett vers la calotte polaire. À ce niveau de définition, les lignes devenaient très vite invisibles à l’œil nu. « Les pompes et les pipelines chauffés. Le dernier cri de la technologie pétrolière, mis au point pour l’Alaska et la Russie. Ça a l’air de marcher, mais maintenant, il nous en faut beaucoup plus. Et beaucoup plus de débit. Les tuyaux sont énormes. Ça ne se voit probablement pas sur l’image, mais ils sont aussi gros que des conduites d’égout. Ce sont les plus gros tuyaux qu’on sache fabriquer et mettre sur des bateaux. Apparemment, la taille est importante, compte tenu des conditions thermiques. Le débit horaire est de trois millions et demi de litres, et l’eau remonte à une quinzaine de kilomètres/heure vers le haut du glacier. Le pipeline court sur la banquise, parallèlement à la route du pôle, ce qui règle le problème des crevasses. J’ai suivi la route avec Bill pendant quelques jours, c’est vraiment cool. Ça y est, vous le tenez, votre projet pilote. Ça marche exactement comme vous vouliez. Toutes les déclivités de la glace polaire ont été cartographiées, et les compagnies pétrolières fabriquent les pompes, les tuyaux et tout ce qu’il faut. Le projet les enchante, comme vous pouvez l’imaginer. Le seul vrai goulot d’étranglement dans le processus est maintenant la vitesse de production, d’expédition et d’installation. Ils n’ont pas assez de spécialistes formés. Il va falloir monter en puissance. J’ai bien regardé les chiffres avec Bill et son équipe. Chaque installation de ce genre pourrait transporter dix kilomètres cubes d’eau par an sur la calotte polaire. Et donc, selon la vitesse à laquelle la banquise de l’Antarctique Ouest se délitera, il faudra quelques milliers de ces systèmes pour faire remonter l’eau sur le plateau polaire, sauf qu’en réalité il vaudrait mieux les répartir un peu partout dans le monde, parce que ceux de l’Antarctique ne fonctionneront que pendant les six mois d’éclairement. » À ce stade, la curiosité de Frank était suffisamment excitée pour qu’il prenne le téléphone de bord et appelle directement Wade. Il n’avait pas idée de l’heure qu’il pouvait bien être dans l’Antarctique, il ne savait même pas comment ils tenaient compte du passage du temps au pôle Sud, mais il se disait que, depuis le temps, Wade devait être habitué à recevoir des appels aux heures les plus incongrues, et qu’il coupait probablement son téléphone quand il ne voulait pas être dérangé. Mais Wade décrocha, et la communication était assez bonne, malgré une seconde de délai de transmission. — Wade, c’est Frank Vanderwal. Je suis en train de lire votre mail, celui avec la vidéo du prototype de système de pompage… — Ah oui ! Salut, Frank. Comment ça va ? C’est cool, hein ? J’y suis allé en hélico, avant-hier, je crois. — Ouais, c’est vraiment cool, répondit Frank. Mais, dites-moi, est-ce que quelqu’un, là-bas, a une idée de la façon dont la glace d’eau de mer va se comporter sur la calotte polaire ? — Oh, oui, bien sûr. C’est plutôt le bordel, en fait. Vous savez, quand l’eau gèle, la glace qui se forme est de la glace d’eau douce, et le sel est extrudé, de sorte qu’il se forme des couches de sel au-dessus, en dessous et à l’intérieur de la nouvelle glace. Elle est à moitié gelée, et donc plutôt boueuse. Résultat : ce qui est déversé par les pompes s’étale à la surface de la banquise, ce qui est bien, parce que comme ça, elle ne s’entasse pas, elle ne forme pas de gros dômes. Et puis, dans cette couche, le sel a tendance à s’agglomérer et à monter d’un bloc, avant d’être repoussé vers la surface, et on se retrouve plus ou moins avec une couche de glace d’eau douce compacte, avec une croûte de sel sur le dessus, comme une sorte de terrain de golf diabolique. Ensuite, le vent souffle le sel vers le bas de la calotte polaire, et le disperse sous forme de poussière qui fond ou abrase la surface de la glace. Ce qui est pulvérisé est soufflé hors de la calotte polaire par les vents catabatiques. Et ça retourne dans l’océan ! C’est super, hein ? — Intéressant, répondit Frank. — Ouais. Si on arrive à construire suffisamment de ces systèmes de pompage, ce sera vraiment une sorte d’exploit. Je veux dire, imaginons que tout le plateau Antarctique Ouest finisse par tomber dans l’océan, ou du moins la majeure partie. Personne, à l’heure actuelle, ne peut anticiper la fin du processus. Eh bien, on pourrait repomper l’équivalent pour le mettre sur la banquise de l’Antarctique Est, où il gèlerait et resterait stabilisé. — Alors, quid des bassins désertiques autour du trentième parallèle, dans l’hémisphère nord ? demanda Frank. Il y en a beaucoup qui se changent en lacs salés. Ça va ressembler à un tas de mers de Salton géantes. — Et c’est mauvais ? — Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous en pensez ? La mer de Salton est vraiment en mauvais état, non ? — Je suppose, mais c’est parce qu’elle se dessèche à nouveau, ce qui accroît son taux de salinité. Appliquez un de ces systèmes à la mer de Salton, et ça réglerait le problème. Je pense qu’il faut continuer à déverser de l’eau dans cette espèce de mer, pour l’empêcher de devenir trop salée et de finir par se transformer en playa. On pourrait peut-être laisser ça arriver d’ici quelques centaines d’années, si on voulait. Mais je parie qu’à ce moment-là, on n’en aura pas envie. Ces régions inondées apporteraient de l’eau dans les zones à l’abri du vent, vous ne pensez pas ? — Et ce serait bien ? — Un apport d’eau ? Pour les gens, probablement, vous ne croyez pas ? Ça le serait sûrement beaucoup moins pour les biomes des zones arides, désertiques. Mais on peut se dire que ce n’est pas ce qui manque. Je veux dire, la désertification est un gros problème dans certaines régions. Si on créait des lacs importants dans l’ouest du Sahara, ça pourrait ralentir la désertification du Sahel. Je pense que c’est de ça que les écolos parlent aujourd’hui. C’est un sujet de conversation majeur dans les labos, par ici. Tout le monde raffole de ces projets. J’ai parfois l’impression qu’ils adorent l’idée que le monde est en train d’exploser. Ça fait des sciences de la terre la grande folie du moment. Ils se prennent pour les physiciens atomistes de la Seconde Guerre mondiale. — Ce qui n’est pas faux. D’un autre côté… — Ouais, je sais. L’idéal serait qu’on n’ait pas à faire tout ça. Mais comme on y est bien obligés, autant qu’on ait quelques options. — J’espère que ça ne donnera pas aux gens l’impression qu’on n’a qu’à tirer sur tous les problèmes avec une balle en argent pour continuer exactement comme avant. — Non. Enfin, si ça se produit, on avisera. — C’est sûr. — Et maintenant, vous allez où ? — Je fais le tour du monde. — Ah, cool ! Quand est-ce que vous allez parler de ces pompes à Phil ? — C’est Diane qui va le faire. — Oh, très bien. Saluez-le pour moi, ou dites-lui de le saluer pour moi. Il est assez difficile à joindre, depuis son élection. — Certes ! — Je n’arrête pas de lui dire de descendre jusqu’ici pour se rendre compte, et il répond chaque fois qu’il va le faire. — Je suis sûr qu’il ne demanderait pas mieux. — Ouais. Il adorerait ça. — Au fait, Wade, vous voyez toujours cette femme, là-bas ? — C’est compliqué. Et vous, vous voyez toujours cette femme, à Washington ? — C’est compliqué. Le sifflement des satellites, alors qu’ils replongeaient tous les deux dans leurs pensées personnelles, et puis des rires brefs, sans joie, et ils raccrochèrent. À San Diego, Frank loua un van et se rendit à l’université, où il passa à son département pour récupérer son courrier et rencontrer ses derniers étudiants. De là, il prit North Torrey Pines Road à pied pour aller au RRCCES. Les labos étaient complètement installés, remplis de monde, et tournaient à plein régime. Pas la frénésie, mais de l’activité. Un labo en fonctionnement était une chose magnifique à contempler. Une sorte d’œuf de Fabergé : fragile, rococo, avide de soins et de protection. Une bulle dans une chute d’eau. La science en action. C’est là qu’ils changeaient le monde. Et là… Yann arriva, et ils échangèrent les dernières nouvelles. — Il faut absolument que tu ailles en Russie, dit Yann. — J’y vais. — Ah ! C’est bien. La forêt sibérienne est stupéfiante. Elle est tellement immense que même les Soviets n’ont pas réussi à la raser complètement. On est allés en avion de Tchelabinsk à Omsk, et ça continuait, ça continuait, ça paraissait interminable. — Et le lichen ? — Il est très à l’est de l’endroit où on l’a dispersé. Il a pris d’une façon stupéfiante. Ça fait même presque peur. — Presque ? Yann eut un petit rire, comme sur la défensive. — Ouais. Eh bien, compte tenu des problèmes que vous me paraissez avoir, les gars, pour passer du carbone à autre chose, une petite captation de carbone pourrait ne pas être inutile, hein ? Frank secoua la tête. — Comment savoir ? C’est une expérience plutôt énorme. — Pour ça, oui. Enfin, tu sais, comme toutes les autres séries d’expériences, d’une certaine façon. On verra ce que celle-là va donner, et on essaiera autre chose. — Le risque est assez élevé. — C’est vrai. Les bonnes planètes ne courent pas les rues. Enfin, peut-être qu’il y a toujours eu un risque, ajouta Yann. Ou alors, peut-être que c’est juste qu’avant on ne le savait pas. Mais comme maintenant on le sait, alors peut-être qu’on va… Je ne sais pas. Faire un peu plus… — Un peu plus attention ? Par exemple en introduisant des gènes suicide, ou d’autres contraintes de rétroaction négative ? Ou encore des sauvegardes environnementales ? Yann haussa les épaules, embarrassé. — Ouais, sûrement. Il leva les yeux au ciel, l’air de dire que les actes des Russes échappaient à son contrôle, et changea de sujet : — Mais regarde, ici, j’ai continué à travailler sur ces algorithmes d’expression des gènes, et j’ai repéré une faille dans le calcul palindromique. J’aimerais que tu y jettes un coup d’œil, je voudrais savoir ce que tu en penses. — Bien sûr, répondit Frank. Ils entrèrent dans le bureau de Yann, un box comme tous les autres, sauf qu’il était à cent mètres d’altitude, avec vue sur le Pacifique. Yann cliqua sur sa souris, aussi vite que s’il jouait à un jeu vidéo, et fit défiler des pages comme les images d’un diaporama, un schéma coloré après l’autre, jusqu’à ce que ça ressemble au métro de Londres reproduit plusieurs fois autour d’un axe vertical. Il cliquait toujours, faisant pivoter le plan autour de son axe, créant une vraiment bonne – mais fausse – impression de relief. Il réduisit la taille de l’image pour l’incruster dans le haut de son énorme écran, et commença à écrire, en bas, les équations des étapes intermédiaires de son algorithme. On aurait dit qu’il essayait de déchiffrer un cryptogramme dont la solution, à chaque étape, projetait une onde de probabilités qu’il devait explorer et dans certains cas résoudre avant de pouvoir formuler l’étape suivante. Et ainsi de suite, par une série d’itérations et d’arbres de décision. Bref – si l’on peut dire –, des algorithmes. Ils continuèrent à creuser, puis, sans cesser de bavarder, Yann ouvrit un tableau blanc et continua à cliquer sur sa souris, à pianoter comme un fou et parler à toute vitesse, procédant à des associations libres et gratifiant Frank d’une rapide mise à jour de ses dernières idées, tout ça en même temps. Frank fronçait les sourcils, plissait les paupières, posait des questions, hochait la tête, griffonnait, posait d’autres questions. Yann était maintenant le chef de la meute, aucun doute à ce sujet. C’était comme s’il avait regardé Richard Feynman mettre la chromodynamique quantique en équations pour la première fois, à la craie, sur un tableau noir. Une compréhension nouvelle d’un certain aspect du déroulement du monde dans le temps. Là, ils étaient au cœur de la science, l’activité de base, l’alchimie des mathématiques, découverte dans les équations, comparée à la réalité et considérée pour sa propre logique interne. — Il faut que j’aille pisser, annonça Yann au milieu d’une équation. Et ils arrêtèrent là pour la journée. Tout à coup, c’était l’heure de dîner. — C’était génial, dit Frank. Bon Dieu, Yann… Je veux dire, tu sais ce que tu racontes, là ? — Eh bien, je crois. Ou plutôt, c’est à toi de me le dire. Je ne saurai ce que tout ça signifie que quand tu me le diras. Quand vous me le direz, Léo et toi. — Parce que ça dépend de ce qu’il peut faire… — Exact. Sauf que ce n’est pas lui le spécialiste de l’insertion, comme il dit toujours. — Or c’est de ça qu’on a besoin maintenant. — Et ça, ce serait plutôt le rayon de Marta et Eleanor. Elles font leur truc, et elles sont reliées à tout un réseau de gens impliqués là-dedans. — Alors, ces nanotiges marchent ? demanda Frank en regardant l’une des séquences génomiques. — Ouais. Allons prendre un verre au Paradigme et elles nous le diront. La bande s’y retrouve généralement, à peu près à cette heure-ci, le vendredi. — Super. — Mais d’abord, on va aller parler à Léo, et puis on pourra lui dire de se joindre à nous aussi. — Bonne idée. Léo était dans son bureau où il lisait un article en ligne avec des tas de tableaux et de photos en fausses couleurs. — Oh, salut les gars, salut Frank. Alors comme ça, vous revoilà. — Oui. Je fais d’autres choses en parallèle, mais je voulais voir comment ça avançait de votre côté. — Ça avance bien. Léo avait l’air satisfait du chien qui ronge un os, les pattes bien appuyées par terre. Il ne quitta pas son écran du regard tout en leur parlant. — Eleanor et Marta ont appliqué les nanotiges trimétalliques à toute cette série d’essais. — Et donc, c’est enfin la nanotechnologie. — Ouais, exactement. Sauf que je n’ai jamais compris en quoi la nanotechnologie était autre chose que la bonne vieille chimie. Enfin, quoi qu’il en soit, ça marche. — Alors ces nanotiges introduisent votre ADN dans les souris ? — Oui. La captation est vraiment bonne, et les tiges se contentent de transporter et de délivrer l’ADN attaché, ce qui en fait apparemment d’excellents agents d’insertion. Les meilleurs que j’aie vus, en tout cas. — Waouh… Yann décrivit à Léo certains de ses nouveaux travaux sur l’algorithme. — Combiner les deux approches, murmura Frank, et… — Oh oui, fit Léo avec un sourire carnassier. Très complémentaire. Ça pourrait vouloir dire… Il esquissa un geste expressif. Ça pouvait vouloir tout dire. — Allez, on va le boire, ce verre, dit Yann. Frank trouva Marta très en beauté, et pourtant il était vacciné. Elle était allée nager, ce jour-là, et il y avait un truisme parmi les surfeurs selon lequel l’eau salée faisait boucler les cheveux d’une façon séduisante. Les cheveux les plus moches devenaient beaux, et les beaux cheveux devenaient magnifiques. Les gens payaient des fortunes dans des salons de coiffure pour obtenir exactement le même résultat. Sans parler du balayage naturel du soleil, de l’éclat qu’il donnait à la peau. — Salut, Frank, fit-elle en lui plantant sur la joue un baiser très dur, comme si elle en prélevait une bouchée. Alors, ça boume, dans la capitale de la nation ? Il lui retourna un regard noir. — Ça va, merci. Miss Poison. — Ben voyons ! Elle rigola et ils entrèrent dans le bar. Eleanor se joignit à eux ; elle aussi, elle avait l’air en forme. Frank commanda une frozen margarita, un cocktail qu’il ne buvait jamais à plus d’un kilomètre de la côte de Californie. Ils décidèrent tous de se joindre à lui, et ça devint un pichet, puis deux. Frank leur raconta ce qui se passait à Washington, et ils le mirent au courant de l’avancement des travaux en Russie, au labo et dans le comté. À ce moment-là, Léo prit le relais, car il était en première ligne : ils vivaient, sa femme et lui, juste sur les falaises de Leucadia, et ils étaient au cœur de la bataille juridique entre la région et la ville d’Encinitas. La ville était une fiction politique, faite de trois villages côtiers, Leucadia, Encinitas et Cardiff, qui s’enorgueillissait du nom de Cardiff-by-the-Sea, maintenant souvent changé en Cardiff-in-the-Sea – Cardiff-dans-la-Mer –, depuis que ses restaurants sur la plage avaient été emportés par les flots. On commençait à avoir l’impression que la procédure de divorce était en cours, dit Léo. Toutes les maisons sur les falaises de Leucadia avaient été condamnées, ou du moins la falaise avait été légalement abandonnée par la ville, et personne ne savait ce qui se passait au milieu de tous les procès. Ce qui était sûr, c’était que ça soulevait d’énormes problèmes d’assurances et de responsabilité, et que la Commission côtière de Californie et la législature de l’État étaient dans l’affaire jusqu’au cou. Le sort de Leucadia dépendait en grande partie de l’issue du litige. — Ça paraît terrible. — Bah, vous savez… C’est encore un endroit génial, pour vivre. Quand je suis au lit et que j’entends les vagues, quand les amateurs de deltaplane passent devant notre porche et nous demandent l’heure de la marée – ou quand on voit le rayon vert, et les dauphins qui font du surf –, eh bien, vous savez, ça fait paraître les problèmes juridiques plutôt mesquins. Je pense que le pire est derrière nous, maintenant. — Alors, vous n’essayez pas de vendre ? — Sûrement pas ! Ce serait encore plus compliqué. Non, j’y suis, j’y reste ! Jusqu’à ce que la maison tombe dans l’eau, du moins. Et je ne pense pas que ça arrivera. — Il doit bien y avoir des gens qui essaient de vendre ? — Oui, évidemment. Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines, avec la position que la ville a prise. Il y en a qui arrivent encore à trouver des acheteurs, mais les deux parties doivent signer toutes sortes de papiers, à cause des procès et tout ce qui s’ensuit. Les maisons sont pratiquement toutes à vendre, mais ceux qui réussissent à trouver preneur en tirent des queues de cerises. Les agences immobilières ne veulent pas y toucher. Les gens ont trop la trouille. — Et vous pensez que ça va aller ? — Eh bien, matériellement, oui. S’il y a une autre vraiment grosse tempête, on verra. Mais, pour tout vous dire, je pense que notre partie de la rue est sur une sorte de côte de grès résistante. Nous sommes un peu en hauteur. Ça fait comme un petit cap. — Vous avez de la chance. Et comme Marta le regardait, il lui demanda : — Et ton lichen, il se plaît, en Sibérie ? Elle roucoula : — Il va super bien ! Il se prépare à une ère glaciaire ! — Hmm hmm. Mais elle n’était pas d’humeur à en rabattre, surtout pas après l’arrivée du deuxième pichet. Le lichen était comme chez lui dans la forêt sibérienne, à l’est de Tchelabinsk. On estimait que plusieurs milliers d’hectares étaient colonisés, ce qui représentait des millions d’arbres, chacun captant potentiellement plusieurs centaines de kilos de carbone de plus que la norme. — Il n’y a qu’à faire les calculs. — Si ça continue, on va être obligés de libérer du méthane pour ne pas crever de froid, ironisa Léo. — À moins que les arbres n’y passent avant, dit Frank, mais tout bas, de sorte que personne ne l’entendit. Quant à Yann, il avait l’air un peu mal à l’aise. Il savait que Frank pensait que l’expérience était irresponsable. — Ça devient vraiment dingue, dit Eleanor. Roxanne, la femme de Léo, les rejoignit, et ils allèrent dîner dans un restaurant sur la plage, près de la gare. C’était très convivial. Merveilleux de voir comment des résultats de labo pouvaient réjouir un groupe de chercheurs. Après, Léo et Roxanne rentrèrent chez eux, et Frank accepta l’invitation de Marta et de Yann à les suivre, avec Eleanor, au Belly-Up encore une fois. — Bien sûr. Ils allèrent donc au Belly-Up. Dans l’entrepôt géant, bruyant, étouffant. Danser danser danser. Surtout ne pas accepter de pilule de Marta. Eleanor dansait bien. Elles dansèrent ensemble, Marta et elle. Elle avait sur le bras un tatouage que Frank voyait nettement pour la première fois : une tête de Méduse avec ses cheveux pareils à des serpents, son regard, et une inscription en cercle, autour : en haut « Noli mi tangere », et en dessous « Me faites pas chier ». Yann disparut, Eleanor et Marta dansèrent à côté de Frank, se retournant parfois vers lui pour un bref pas de trois, entrechoquant leurs hanches, leurs ventres, leurs poitrines, eh oui. Pas difficile quand on avait avalé l’antidote ! Et puis ils s’en furent dans la nuit. Un schéma, déjà. Une habitude formée par la seconde itération. Frank prit sa voiture, alla à son casier de stockage et prit l’autoroute qui longeait la côte, vers Black’s, au sud, en repensant à ce trajet de folie, quand il avait eu cette horrible érection. Sacrée Marta… Il s’allongea sur son lit, dans la vieille anfractuosité de la falaise, et s’endormit lentement. Peut-être que la troisième bonne corrélation était le développement simultané de l’algorithme protéomique avec l’apport ciblé. Il y avait des mois qu’il n’avait pas aussi bien dormi. 32 Son vol ne repartait que dans l’après-midi, alors, le lendemain matin, il alla à son casier pour ranger son matériel de couchage et reprendre ses affaires de surf, après quoi il se rendit au bureau du département, à l’université, pour finir ce qu’il avait à y faire. Lorsqu’il eut terminé, il passa un coup de fil à Léo. — Dites, Léo, quand Derek était en quête d’un repreneur, juste avant la vente de Torrey Pines, est-ce que vous êtes allé faire votre numéro avec lui ? — Oui, quelquefois. — Vous avez rencontré quelqu’un d’intéressant en cours de route ? — Eh bien… attendez que je réfléchisse… C’était une époque plutôt dingue… Après une longue pause, il dit : — On a rencontré un type, vers la fin, un dénommé Henry Bannet, qui était dans le capital-risque. Il avait un bureau à La Jolla. Il a posé quelques bonnes questions. Il savait de quoi il parlait et c’était un gars… comment dire ? intense. — Vous vous rappelez le nom de sa boîte ? — Non, mais je peux regarder sur Google. — Laissez, je vais le faire tout de suite. Frank le remercia, raccrocha, regarda sur le Net. En deux secondes et trois dixièmes, il eut toute une liste de liens pour « Henry Bannet ». Celui d’une boîte appelée Biocal paraissait le plus pertinent. Quelques instants plus tard, la standardiste de Biocal répondait au téléphone, lui passait quelqu’un et, moins d’une minute après le début de sa recherche, Frank avait le bonhomme en ligne, de portable à portable, apparemment. Frank se présenta et lui expliqua l’objet de son appel. Bannet accepta de regarder la question et de le rencontrer la prochaine fois qu’il passerait dans le secteur. Après ça, Frank mit sa combinaison de surf et ses palmes dans son sac à dos, prit La Jolla Farms Road, puis la vieille route goudronnée qui descendait vers Black’s Beach. La plage se trouvait juste sous la falaise de grès géante, ce qui lui conférait quelque chose de spécial. Il enfila sa tenue et plongea dans les flots. — Ooouuup ! Ooouuup ! Il s’élança, propulsé par ses palmes, savourant le goût de sel familier. L’Océan-Mère, salé, frais. Les vagues étaient petites et venaient du sud. Il n’y avait pas vraiment de brisants à Black’s, juste des bancs de sable qui se déplaçaient, à une centaine de mètres au large, et hachaient la houle, surtout quand elle venait du sud. Le sable des hauts-fonds venait sans doute de la grande falaise, comme celui de la plage, beaucoup plus large que la plupart des plages du comté, même Del Mar. Au-delà, il retrouvait la Black’s qu’il connaissait. Les lames de fond se cabraient brusquement, se creusaient lentement, s’écrasaient avec un fracas clair et net, longues et lentes à gauche, courtes et rapides sur la droite. Frank nageait et chevauchait la vague, nageait et chevauchait la vague, nageait et chevauchait la vague. C’était comme la bicyclette, ça ne s’oubliait pas – une fois qu’on était dedans, on n’y pensait plus. Que disait Emerson, à propos du surf ? Toute la vie humaine était comme ça. Sur la plage, un jeune couple venait d’arriver. Le type avait un pantalon blanc, flottant, une chemise blanche à manches longues, un chapeau blanc à larges bords et une grande écharpe jaune, ou un châle, enroulé très haut autour du cou. Il avait même des gants blancs. Un problème avec le soleil, apparemment, et ce que Frank voyait de son visage avait la roseur de l’albinos. Sa compagne tourbillonnait autour de lui en cercles extatiques, faisant voltiger ses longs cheveux noirs. Elle ôta ses vêtements – la chemise passée par-dessus la tête, le pantalon tiré –, tendit l’un et lança l’autre à l’homme. Elle esquissa encore une petite danse autour de lui, nue, les bras tendus, et fila vers l’eau. Eh bien, c’était ça, Black’s Beach. Frank nagea vigoureusement et prit une autre vague, en chantant la chanson de Spencer qui était devenue l’hymne de son combi VW : « Je me battrais pour des poulettes hippies, je mourrais pour des poulettes hippies. » Vers la plage, la femme plongeait dans les vagues qui se brisaient sur le rivage pendant que son compagnon restait debout, dans l’eau jusqu’aux genoux, et la regardait avec impassibilité. Drôle de couple… Enfin, tous les couples ne l’étaient-ils pas ? Après ça, il partit pour l’Asie. Mais d’abord Seattle, où il prit un long courrier vers Pékin. Frank dormit autant qu’il pouvait, puis il entrevit les Aléoutiennes entre les nuages, suivies par un passage au-dessus des chaînes volcaniques enneigées du Kamtchatka. Le symposium de Pékin, intitulé Carbon Expo Asia, était intéressant. C’était à la fois une foire industrielle et une conférence sur le marché des émissions de carbone, sponsorisées par l’AIEDE, l’Association internationale pour l’échange des droits d’émission. Les intervenants étaient des représentants des gouvernements impliqués dans l’établissement et la régulation des droits. Le carbone était une matière première comme les autres, avec un marché à terme. Maintenant que Phil Chase était aux affaires, le monde supposait que les États-Unis rejoindraient le marché global de capture et d’échange du carbone, attirant les récalcitrants (comme l’Australie) dans l’AP6[6]. La valeur des émissions de carbone avait fait un bond sur le marché à terme. Tous les pays allaient se mettre à spéculer, les échanges seraient complètement globalisés, les prix décolleraient. En théorie. Parce que, pour le moment, les traders spécialisés dans les marchés à terme commençaient à se demander si le carbone pourrait être vraiment capitalisé, ou si en brûler ne risquait pas de devenir tellement ringard que les émissions cesseraient complètement et perdraient toute valeur, le marché s’étant effondré. Des pressions contraires s’exerçaient donc sur le cours quotidien et ses pronostics, comme dans tous les marchés à terme. Les discussions, lors de ce symposium, avaient fait monter le cours sur le marché européen de quelques euros par action, à vingt-deux euros. Toutes ces pressions étaient étalées au grand jour, sous les yeux de Frank. Naturellement, les traders chinois étaient en première ligne, et derrière eux le gouvernement chinois semblait tirer les ficelles. Le représentant américain du commerce expliqua à Frank qu’ils essayaient de faire monter les enchères en menaçant le monde de maintenir leur consommation à son niveau actuel, brandissant ainsi une sorte de menace écologique géante. Ils espéraient obtenir toutes sortes de concessions, et d’abord le financement de leur prochaine génération de centrales par le reste de la communauté globale. Tel était du moins le sens de la manœuvre, et les bureaucrates chinois se promenaient, le ventre en avant et l’air agressif, dans les salles de conférences, comme des bombes humaines, bardées d’explosifs, laissant entendre par leur allure et leurs commentaires énigmatiques que si on ne satisfaisait pas à leurs exigences ils allumeraient la mèche et carboniseraient le monde. En attendant, c’étaient toujours les États-Unis qui brûlaient le plus de carbone, et ils soutenaient parfois, dans les négociations, qu’il était plus difficile de s’en passer qu’ils ne le pensaient. Telles étaient les cartes que les gros joueurs avaient en main. Quant à l’enjeu de la partie, c’était la destruction mutuelle générale assurée. Tout le monde devait se mettre d’accord sur la nécessité d’agir, sinon ça ne marcherait pour personne. Et donc les traders et les diplomates étaient dans les couloirs, à négocier, les Américains comme les autres. En réalité, ces nouveaux venus dans la partie semblaient les plus désireux de conclure un accord global. C’était une sorte de jeu géant de « je te tiens, tu me tiens par la barbichette ». Et à ce jeu-là, tout le monde pensait que la Chine allait gagner. C’étaient, d’une façon générale, des joueurs durs à cuire, avides de sang, et il suffisait que dix ou douze joueurs gardent leur sang-froid – pas trois cents millions ; ça faisait une différence de l’ordre de dix puissance huit, et ça confortait la Chine dans l’idée qu’elle n’avait qu’à tenir bon. Il suffisait d’accorder foi à la théorie selon laquelle un petit nombre d’individus auraient toujours plus de volonté qu’un grand nombre. Du point de vue de Frank, c’était un test intéressant de la vraie force de l’Amérique. La masse du capital mondial résidait-elle encore aux États-Unis ? La puissance militaire US avait-elle une importance quelconque dans cet autre monde qu’était la technologie de l’énergie ? Était-ce une domination sans hégémonie, comme on le disait parfois, si bien qu’en absence de guerre l’Amérique n’était rien qu’un empire en déclin, qui avait chu sur le bas-côté de l’histoire ? Si l’Amérique arrêtait de consommer vingt-cinq pour cent du carbone brûlé tous les ans, en sortirait-elle affaiblie ou renforcée sur le plan géopolitique ? Il faudrait trouver une perspective permettant de mesurer les situations en prenant en ligne de compte beaucoup de facteurs disparates qui n’étaient généralement pas considérés ensemble. C’était un bordel géopolitique digne de rivaliser avec la sortie de la Seconde Guerre mondiale et les délicates négociations qui avaient abouti à la fondation des Nations unies. À la fin du sommet, de nombreux échanges d’émissions avaient été négociés, mais on n’avait pas beaucoup avancé en direction du traité global qui prendrait le relais de Kyoto et limiterait strictement la quantité totale d’émissions autorisées annuellement dans le monde. Le représentant américain dit à Frank avec lassitude que ça devenait le mode de fonctionnement habituel de ce genre de sommets. On avait fait un pas en avant – traduction, pour Frank : on avait trouvé une nouvelle façon de gagner de l’argent –, et ça n’intéressait personne d’essayer d’obtenir des mesures plus radicales. Ensuite, Frank prit un avion chinois vers le Takla Makan, un désert de l’ouest de la Chine. Il atterrit, à l’issue d’un vol turbulent de quelques heures, à Khotan, une ville-oasis à la limite sud du bassin du Tarim. Là, il fut embarqué dans un minibus, avec quelques ingénieurs civils hongrois, et conduit vers le nord et les rives de la nouvelle mer salée. Pendant tout le trajet, ils virent monter dans le ciel devant eux des panaches de poussière qui semblaient crachés par une explosion volcanique. Alors qu’ils approchaient, la muraille de poussière jaune devint plus transparente, et se révéla produite par une rangée de bulldozers géants qui construisaient une digue dans un désert rigoureusement vide en dehors de ça. On aurait dit une reproduction de la Grande Muraille de Chine à l’échelle dix – dix fois plus grande ! Frank descendit devant un méli-mélo de tentes, de yourtes, de maisons mobiles et de structures de mâchefer entassées à côté d’une antique ruine poussiéreuse de murs de briques brunes. Là, il fut accueilli par un archéologue sino-américain appelé Eric Chung, avec qui il avait échangé des mails. Chung l’emmena en jeep faire le tour du site ancien. Les fouilles actuelles n’en occupaient qu’une petite partie. Les ruines s’étendaient sur près de cinq cents hectares, lui dit Chung, et ils n’en avaient dégagé que cinq. Tout, d’un horizon à l’autre, était brun, d’un ton ou d’un autre, mais brun : les montagnes de Kunlun, au sud, les plaines et les briques des ruines, celles des fouilles nouvellement exposées étant un peu plus claires. — C’était donc Shambhala ? demanda Frank. — En effet. — Dans quel sens, exactement ? — C’est comme ça que les Tibétains l’appelaient, au temps de son existence. Cet arroyo – vous voyez ses alluvions, en bas de la piste – était un tributaire du Tarim, et il coulait toute l’année. Le climat était plus humide, la neige accumulée sur les Kunlun était plus épaisse, et il y avait des glaciers. On dit que la mise en eau du bassin du Tarim pourrait faire revenir les glaciers, et que ce cours d’eau se remplirait à nouveau. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous devons construire très vite une digue aux points les plus bas. Quoi qu’il en soit, à l’époque, c’était une ville très avancée ; le centre du royaume de Khocho. Une ville puissante, de premier plan. Elle était située sur le tracé de ce qui allait devenir la Route de la Soie, et elle vivait du commerce et tout ce qui va avec. Une civilisation très riche. Le peuple Bon du Tibet considérait que c’était le pays du lait et du miel. Quand les monastères bouddhistes se sont implantés ici, ils ont été à l’origine d’une légende selon laquelle c’était une cité magique, et le gourou Rinpoche a lancé le motif de Shambhala dans leur iconographie. Ça rappelle le mythe de l’Atlantide tel que Platon l’a dépeint, mille ans après l’explosion de Théra : certains aspects de la colonie minoenne étaient encore assez précis, surtout la forme circulaire de l’île. On a à peu près le même écart de temps ici, et Shambhala a toujours été décrite dans la littérature comme étant carrée, avec les coins aux quatre points cardinaux, et entourée d’eau. Et qu’est-ce qu’on trouve ici ? Des fossés d’irrigation qui partent du fleuve en amont, font le tour du site et rejoignent le fleuve en aval. Et la ville est construite sur un plan carré orienté nord-sud-est-ouest. Ce qui correspond au schéma. Elle en porte le nom, et c’est la bonne période ; voilà ce qui nous fait dire que c’est Shambhala. — Waouh ! Alors, c’est comme si on avait trouvé Troie, ou Théra… — Exactement. C’est une découverte très excitante. Jusque-là, les Chinois font de l’excellent travail. La digue qui retient cette partie de la nouvelle mer a été réorientée de façon à maintenir le site hors de l’eau. Et entre le site et le nouveau lac, ils espèrent apparemment créer une nouvelle destination touristique, liée aux visites du Tibet. On voit déjà surgir du sol, ici et là, des hôtels et des agences de voyage Shangri-La. — C’est très impressionnant, répondit Frank. Je me demande si ça va prendre. — Qui sait ? Enfin, au moins, nous n’avons pas besoin de nous dépêcher d’exhumer un site qui va être inondé. J’ai fait ça en Turquie, une fois, et c’est une expérience terrible. Frank se promena un instant avec Chung. — Vous m’avez dit que ça datait de quelle époque ? — Du VIIIe siècle. — Et la ville aurait été fondée par un certain Rudra Cakrin ? — Oui, absolument. Bravo ! — Mais j’ai lu qu’il avait fondé la ville en mille six cents avant notre ère ? — Oui, répondit Chung en riant. C’est ce qu’on dit, mais c’est comme quand Platon disait que l’Atlantide avait dix mille ans et faisait cent cinquante kilomètres d’un bout à l’autre. Ces histoires sont généralement grossies par un facteur dix. — Intéressant. Ils longèrent une grande zone de fouilles dégagées. — C’était l’emplacement d’un temple ? — Oui, c’est ce que nous pensons. Frank prit dans son sac à dos un flacon contenant une partie des cendres de Rudra que Qang lui avait données. Il l’ouvrit et lança la fine poussière grise dans le vent. Le petit nuage se dispersa et dériva sur le sol, un peu de poussière à ajouter au reste. Peut-être que ça fausserait un poil les chiffres s’ils devaient jamais tenter une datation au carbone 14. Dans l’avion de l’Aeroflot, il vit la mer d’Aral, déjà deux fois plus étendue qu’avant le début du projet de remise en eau : elle avait presque retrouvé la taille qu’elle avait avant le début du détournement des fleuves qui l’alimentaient, cent ans plus tôt. Les Kazakhs et les Ouzbeks menaient toutes sortes d’expériences de restauration du paysage le long du nouveau rivage, juridiquement défini par avance et déjà presque atteint. Vue d’avion, la ligne de côte était un anneau vert, puis brun, autour d’un lac marron clair près du bord, mais qui prenait des tons vert olive, vert foncé boueux, et enfin bleu, à mesure qu’on approchait du centre. On aurait dit une mare printanière. Plus tard, Frank fut réveillé par une cacophonie de craquements et de gémissements. L’avion se posait. Frank était attendu par une équipe américano-russe de l’ancienne boîte de Marta et de Yann, Small Delivery Systems. Il faisait froid, et le sol était maculé de neige sale. L’hiver en Sibérie ! Sauf qu’il ne faisait pas si froid que ça, et que tout paraissait plutôt sec et brun. Ils formaient une caravane de quatre longs vans, des espèces de grands breaks gris – l’équivalent soviétique de la Land Rover, apparemment –, aussi grinçants et brinquebalants que l’avion, dans lesquels il faisait une chaleur étouffante. Les gens recommençaient à circuler sur les rivières gelées, à ce qu’on lui dit. Pour le moment, ils suivaient une route recouverte de gravier tout neuf, saupoudré de givre, et devaient rester à une certaine distance les uns des autres pour éviter les projections de gravillons dans le pare-brise. Peu après l’aéroport, la route entrait dans une forêt de pins noueux. Pour un peu, Frank se serait cru sur la 95, dans le Maine, sauf que la route était plus étroite, non goudronnée, et que les arbres étaient tout gris à cause de la poussière soulevée par la circulation. Ils étaient dans la région de Tchelabinsk 56, lui dit quelqu’un. Un endroit à fuir, ajouta un Russe. L’un des gros gâchis de Staline. Quelque part au sud-est de l’Oural, lut Frank, qui avait affiché une carte sur son portable. La caravane s’arrêta dans une clairière, sur un parking en gravier, devant une rangée de cabanes. Ils descendirent de voiture et prirent un large chemin qui s’enfonçait entre les arbres. Frank vit très vite que la poussière de la route et le givre avaient masqué le fait que tous les arbres de la forêt étaient couverts d’autre chose : de lichen. Le lichen de Small Delivery Systems… Frank comprit alors pourquoi Marta n’était pas précisément triomphante, déconcertée, enthousiaste ou sur la défensive, plutôt un étrange mélange de tout ça. C’était l’équipe qu’elle formait avec Eleanor qui avait conçu ce lichen d’arbre pour les Russes, en manipulant la partie fongique du symbiote afin de lui faire coloniser plus vite ses arbres hôtes, modifiant leur équilibre de lignine et donc leur métabolisme. C’est ce que les lichens d’arbres avaient toujours fait, mais ceux-là le faisaient plus vite, et à une tout autre échelle. Plus l’arbre emmagasinerait de lignine, mieux ce serait, et plus robuste serait le système racinaire, ce qui accroîtrait de sept à dix pour cent la captation nette de carbone. Cumulativement, ça faisait une très grosse capture potentielle. Le lichen réussissait son coup au-delà de toute espérance, à en juger par ce qu’il voyait. Au point que l’équilibre était manifestement rompu. Frank avait vu au Canada des forêts où les mousses et les lichens couvraient la plupart des troncs et des branches. Il se rappelait en particulier une mousse vert fluo, pelucheuse, qui avait envahi certains endroits. Mais ce lichen recouvrait tout : les troncs, les branches, les rameaux – absolument tout, à part les aiguilles de pin. Cette pellicule grise semblait malsaine. Une colonne de lumière trouait les nuages selon un angle oblique et tombait sur les arbres, faisant briller leur revêtement lichénique de telle sorte qu’on eût dit des arbres de bronze dont les aiguilles auraient été peintes en vert. Les gens de Small Delivery étaient confiants. Pour eux, il n’y avait pas de problème ; les arbres n’étaient pas en danger. Et même si certains mouraient, ce ne serait qu’un petit inconvénient, à côte du piégeage de carbone qui semblait déjà marcher si bien. Si la formation de lignine était tellement rapide dans un certain pourcentage d’arbres au point que leur tronc se fendait ou que leurs racines se brisaient, sous terre, ou si d’autres étaient étouffés par le lichen qui envahissait les bourgeons des nouvelles aiguilles, ça ralentirait la croissance du lichen. Et la situation finirait par trouver un point d’équilibre. Frank n’en était pas si sûr. Il ne pensait pas que ce soit sain sur le plan écologique. Il se pouvait que le lichen continue à prospérer sur des arbres morts. Et de toute façon, il pourrait contaminer d’autres arbres. Mais ce n’était sûrement pas aux gens de Small Delivery qu’il pouvait parler de cette éventualité. Le nouveau lichen était kaki au départ, puis il se recouvrait d’une seconde couche de couleur bronze qui finissait par dominer. Comme le lichen crustacé de la High Sierra qu’on voyait partout sur le granit, c’était assez beau. Les petites bulles de la texture de surface avaient un aspect vernissé qui rappelait des élytres d’insectes. C’était le partenaire fongique de l’association lichénique. Frank repensa à un passage de Thoreau : « Le champignon le plus simple et le plus grumeleux recèle un intérêt particulier pour nous, parce qu’il est tellement organique et relié à nous-mêmes ; une matière non point dormante mais inspirée, une vie pareille à la mienne. C’est, à sa façon, un poème réussi. » On n’aurait su mieux dire. Mais le voir cannibaliser ainsi la vie avec laquelle il établissait généralement une symbiose n’était pas une bonne chose. Ça rappelait les parties de la Géorgie où le kudzu avait pendant un moment tout envahi. — Ça donne la chair de poule, remarqua Frank en grattant une bulle vernissée du bout de l’ongle. C’étaient les minuscules plutons d’une espèce différente de batholithe. — Oui, un peu, hein ? — À quoi ressemblent les racines ? — Venez voir par vous-même. Ils l’emmenèrent à un endroit où ils avaient gratté le sol sous certains arbres témoins. Les racines étaient visibles avant et après : certains arbres avaient été préservés, abattus, et leur souche exposée, ce qui leur donnait un élément de comparaison. Non loin de là, d’autres arbres encore vivants, ou qui allaient mourir parce que l’essentiel de leurs racines étaient à nu, se tenaient en équilibre dans des trous, sur la résille de leurs racines inférieures, fines. La souche était maigre, comme souvent chez les arbres à feuilles persistantes, mais les racines des arbres infestés par le lichen étaient sensiblement plus épaisses que celles des arbres non contaminés. — Nous avons commencé par traiter une zone de mille kilomètres carrés au départ, et maintenant elle en fait près de cinq mille. — À peu près la surface du Delaware. Ce qui voulait dire que des dizaines de millions d’arbres avaient été affectés, et donc que des dizaines de millions de tonnes de carbone avaient été capturées. Disons, pour fixer les idées, cent millions de tonnes – c’est-à-dire à peu près un pour cent de ce qu’ils avaient rejeté dans l’atmosphère l’année où le lichen avait été relâché. Évidemment, si la forêt en mourait, une grande partie de ce carbone serait ensuite dévoré par les microbes qui le rejetteraient dans l’atmosphère, certains très vite, d’autres au fil des années, parfois des dizaines d’années. Le risque valait la peine d’être couru compte tenu des circonstances, ainsi que ses hôtes l’assurèrent à Frank. Ce n’était pas une solution parfaite, ni même parfaitement sûre, mais, encore une fois, aucune ne l’était. Intéressant d’entendre ce discours irréfléchi dans la bouche des Russes comme dans celle des gens de Small Delivery Systems, se dit Frank. Qui avait persuadé qui ? La question ne se posait probablement pas ; c’était devenu une vraie folie partagée. Il s’était dressé comme un géant au-dessus de l’Atlantique ; maintenant, il avait l’impression d’avoir été miniaturisé, et de se frayer un chemin à travers une forêt de moisissure dans une boîte de Pétri. — Ça donne vraiment la chair de poule, déclara-t-il. Le moment était venu de passer en mode de discussion limitée. Il était impossible de démêler les ramifications de tout ça ; elles dépendaient tellement de ce qui arriverait aux divers symbiotes qui se nourrissaient les uns des autres, s’entre-dévoraient. Il faudrait une espèce de session de modélisation de Kenzo, au cours de laquelle tout l’éventail des possibles pourrait être cartographié, et les probabilités de chacun estimées. Une rétroaction de rétroactions. Il se pouvait que ce soit absolument impossible à calculer, qu’ils ne le découvrent qu’en observant ce qui se passait en temps réel, dans l’espace réel. Comme l’histoire elle-même. L’histoire en cours de fabrication, juste là, au milieu de la Sibérie. Ensuite, Londres, via Moscou, dont il ne vit rien. Dans son hôtel londonien, après tous ces vols, le décalage horaire semblait le promettre à une nuit d’insomnie, et il ne réussit pas à fermer l’œil. Ça faisait drôle d’avoir une chambre et un grand lit comme ça à sa disposition – oppressant, presque décadent. Il vérifia sa boîte mail, puis alla faire un tour sur Internet. La page d’accueil de son navigateur affichait une information concernant Phil Chase et Diane : ils ouvraient ensemble une réunion de l’Académie nationale des sciences. Il eut un sourire attristé, presque grimaçant, et cliqua sur Emersonfortheday.com, où une recherche sur le mot « voyage » donna ceci : Le voyage est un paradis de fou. Nos premiers voyages nous dévoilent l’indifférence des lieux. Chez moi, je rêve qu’à Naples, à Rome, je pourrai, ivre de beauté, oublier ma tristesse. Je fais ma malle, embrasse mes amis, vogue sur l’océan et m’éveille enfin à Naples, et là, près de moi, est le sinistre fait, le triste moi, implacable, identique, que j’ai fui. Je cherche le Vatican et les palais. J’affecte d’être soûlé de visions et de suggestions, mais je ne suis pas grisé. Mon géant m’accompagne, où que j’aille. Extrait de Self-Reliance. Autosuffisance, hein ? Frank rit, prit une douche et alla se coucher. Et au milieu de son bourdonnement de géant las, le luxe d’être vraiment allongé de tout son long s’empara soudain de lui. La conférence à laquelle il devait assister avait lieu à Greenwich, près de l’Observatoire, ce qui leur permit de visiter – c’était au programme – le barrage sur la Tamise. Admirer la nature de la bête. Le barrage était levé en permanence, ces temps-ci. C’était une digue incurvée, étrangement séduisante, composée de modules en forme d’arcs rainurés qui remontaient depuis le fond du fleuve. On pouvait marcher sur la première partie du large croissant de béton, et de là, il était visible à l’œil nu que le plan d’eau qui s’ouvrait comme un entonnoir vers l’estuaire de la Tamise était plus haut que le fleuve qui se trouvait du côté de Londres. C’était le contraire de ce que l’on voyait habituellement de part et d’autre d’un barrage, et ça rappela à Frank la promenade qu’il avait faite avec les Quibler sur la digue, au Khembalung, juste avant le retour de la mousson qui avait noyé l’île. Maintenant, il marchait dans cet état déraciné caractéristique du profond décalage horaire : les yeux pleins de sable, la bouche ouverte en une expression de stupeur vaseuse, la vulnérabilité face aux chocs émotifs. Il ne faisait pas particulièrement froid, dehors, mais le vent était mordant ; c’était ce qui le gardait éveillé. Quand le groupe rentra et reprit le travail sur le problème du niveau des océans, il s’endormit, ratant malheureusement la majeure partie d’une conférence qui l’intéressait vraiment, sur les dernières mesures altimétriques effectuées à partir de stations laser en orbite. Une flotte entière de satellites. Une bardée d’universités et de départements ministériels avaient entrepris de mesurer le niveau des océans dans le monde entier. Juste avant que Frank ne s’endorme, le panéliste disait que la montée des eaux s’était ralentie, dernièrement, ce qui voulait dire que le pompage, qui avait démarré, avait peut-être un effet, parce que les autres mesures montraient que la fonte des pôles se poursuivait rapidement, en une boucle de rétroaction que beaucoup considéraient comme impossible à stopper. C’était fascinant. Frank s’endormit quand même. Il se réveilla navré, mais découvrit qu’il pouvait lire le texte de l’intervention en ligne. Le résultat général de la conférence semblait être qu’ils ne pourraient vraiment endiguer l’élévation du niveau des océans qu’en captant suffisamment de CO2 pour ramener son taux atmosphérique à deux cent cinquante ppm environ, des niveaux constatés pour la dernière fois pendant la petite ère glaciaire, entre le XIIIe et le XVe siècle de notre ère. Le conférencier avait parlé de « nouvelle ère glaciaire », ce qui avait suscité pas mal de murmures, mais, comme certains le firent aussitôt remarquer, s’ils avaient trop froid, ils pourraient toujours brûler du carbone pour se réchauffer. Encore une raison d’économiser une partie du pétrole non encore consommé. — Je peux vous dire tout de suite que ma femme voudra que vous remontiez le thermostat, dit quelqu’un en guise de préambule à sa question, s’attirant des ricanements. Ils paraissaient tous beaucoup plus confiants dans les capacités de terraforming de l’humanité que celles-ci ne semblaient le justifier. C’était un public de chercheurs plus que de politiques, et il y avait beaucoup d’étudiants et de jeunes professeurs. Les membres les plus mûrs de l’assistance échangeaient des regards et haussaient les sourcils. Dans l’avion qui ramenait Frank de Londres, il y avait des téléphones dans le dossier des sièges, et en voyant la pointe du Groenland, cette banquise stupéfiante, Frank eut envie de rappeler Wade Norton. Il composa son numéro, attendit. Il allait bientôt parler à quelqu’un qui se trouvait dans l’Antarctique, alors que lui était à dix mille mètres au-dessus de la pointe du Groenland. Le sublime technologique pouvait être vraiment planant. Wade décrocha. — Hé, salut, Frank. Où êtes-vous ? — Dans un avion qui va de Londres à New York. Je vois la pointe du Groenland, et elle est encore couverte de glace. Elle a l’air plus ou moins comme toujours. — Il faut des lasers pour voir la différence, à part dans certains fjords. — Et en bas, c’est pareil, ou la différence est visible ? — Eh bien, on voit surtout que la plate-forme de Ross a disparu. Il y a encore beaucoup de glace sur la terre ferme. Et il y en a de plus en plus, à cause de nous, pas vrai ? — Exact. Ça va toujours ? — Oh oui. Il y a un peu de maintenance à faire aux points d’entrée, mais dans l’ensemble les prototypes pompent, et il devrait y en avoir encore davantage la saison prochaine. On parle de kilomètres cubes par-ci, de kilomètres cubes par-là – il n’est plus question de litres et de mètres cubes à la seconde, vous avez remarqué ? — Ouais, c’est sûr. Il fallait bien. Ça finissait par ressembler aux prix en lires italiennes. — Exactement ! Et puis quand on enlève quelques zéros, on a moins l’impression que ça échappe à tout contrôle. — C’est vrai. Peut-être que c’est pour ça que les responsables des modèles, à cette conférence, avaient tellement confiance en notre possibilité de stabiliser le climat. — Peut-être. Il faudrait qu’ils viennent ici et qu’ils voient se détacher des pans entiers de la banquise. — Vous pensez que s’ils assistaient à l’expérience, ça changerait leurs calculs ? — Bonne question. Mais je crois surtout que le but de beaucoup de calculs est en fait de quantifier certaines hypothèses, non ? Comme en économie ? De façon moins médiocre, bien sûr, mais quand même. — On pourrait peut-être organiser une conférence à McMurdo… — Ça, c’est une riche idée ! Je veux dire, la NSF détesterait probablement ça, mais pas forcément. Ça pourrait nous faire de la publicité. Ce serait bon pour le budget. — Je vais voir ça avec Diane. — Super. Hé, comment va-t-elle ? — Ils ont l’air de bien s’entendre, Phil et elle. — Ah oui. Tant mieux. Phil avait besoin de quelqu’un. — Diane aussi. Hmm. Et avec Val, comment ça va ? — Oh, euh… bien, bien. Bien quand je la vois. Je dois la revoir d’ici un mois. — Waouh. Alors, elle est avec… — Oui. Je pense qu’elle est avec X, une partie du temps, en tout cas. Elle est dans une espèce de village flottant sur la calotte glaciaire. — Hein ? Qu’est-ce que vous dites ? — Des tentes sur de gros patins, comme des catamarans. Ils hissent les voiles quand le vent est bon, et ils se déplacent. — Comme des chars à glace ? — Oui, comme ça, je suppose. Enfin, plutôt comme de gros radeaux. Ils sont plusieurs, qui se déplacent ensemble. Une sorte de camp volant. — Hé bé ! Ça a l’air intéressant. — Ouais. Un genre de Huckleberry Finn sur la calotte glaciaire. — Mais… mais ça ira bien quand vous la verrez. — Oh oui. Sûr. J’ai hâte. — Et le… l’autre type ? — X. Je l’aime bien. On s’entend bien. Je veux dire, on est amis. On ne parle pas de Val, c’est un accord tacite entre nous. À part ça, on est comme tous les amis du monde. On se comprend. On n’en parle pas, mais on comprend. — Intéressant, dit Frank en fronçant les sourcils. C’est… un peu difficile à imaginer. — Je n’essaie même pas. C’est comme ça, c’est tout. — Je vois. Sauf qu’il avait du mal à voir, justement. — Vous savez comment c’est, poursuivit Wade. Quand on est amoureux, on fait avec ce qu’on a. — Aah… Son avion atterrissait à JFK dans la matinée, et Frank avait prévu une escale de plusieurs heures avant de repartir pour Washington. Sa demande avait intrigué l’employée de l’agence de voyage de la Maison-Blanche, mais il s’était contenté de dire : « J’ai quelque chose à faire à New York, ce jour-là. » Il prit donc un taxi et donna au chauffeur l’adresse d’un YMCA à Brooklyn. Il s’assit sur la banquette arrière, se cala au dossier et regarda la cité infinie défiler derrière la vitre, interminablement. On n’en voyait pas le bout. Frank se sentait complètement abruti par le décalage horaire, mais lorsque le chauffeur de taxi l’arrêta le long du trottoir, devant un bâtiment de cinq étages comme il y en avait tant, il était étrangement tendu. Le tournoi d’échecs avait lieu dans un gymnase prévu pour un seul terrain de basket, avec des gradins sur un côté. Ça sentait comme dans tous les vestiaires du monde. Il y avait pas mal de gens assis. Frank gravit les marches de métal jusqu’au dernier rang et prit place derrière deux types qui portaient des casquettes des Yankees. Il ne voulait pas qu’on le voie, il n’aurait su dire pourquoi. Il voulait seulement voir… En bas, à l’une des tables, Chessman jouait contre une fille. Frank eut un frémissement, surpris de le voir, alors même qu’il s’y attendait plus ou moins. Clifford Archer, disait le site officiel du tournoi, section des moins de seize ans, etc. Tout laissait penser que ça devait être lui. Et c’était bien lui. Il avait l’air d’avoir grandi, mûri, et il portait une chemise à carreaux. Frank sentit un sourire se former sur son visage. Le gamin était penché sur son échiquier comme aux tables de pique-nique. Peut-être qu’il était venu s’installer là, avec sa famille, comme Deirdre l’avait supposé. À moins qu’il ne soit parti tout seul, suivant sa destinée de champion d’échecs. Toutes les parties en cours étaient figurées de façon schématique sur un écran dressé au bout de la salle, et Frank put suivre son jeu, mouvement après mouvement. Perturbé par le décalage horaire comme il l’était, et compte tenu de son niveau médiocre, Frank avait du mal à juger de l’issue du match. Ils étaient dans une configuration insolite, au milieu d’une partie, Chessman jouant les noirs et semblant repoussé sur les bords d’une façon un peu inhabituelle, ou peu sûre. Frank étudiait la partie, en essayant de comprendre ce qu’il mijotait. Cela lui rappela d’une façon aiguë le long hiver où il avait rencontré les potes pour la première fois, et construit sa cabane dans l’arbre. Il se fichait, alors, de ce qui se passait sur les échiquiers. Maintenant, il était pour Chessman, mais dans l’ignorance. Les deux joueurs avaient perdu à peu près le même nombre de pièces, et de valeur équivalente. La fille prit alors l’un des fous de Chessman, mais c’était un sacrifice (ce que Frank non plus n’avait pas vu), et après ça, le piège devint évident. Il l’avait prise plus ou moins en tenaille, alors qu’elle avait beaucoup de pièces au milieu. Ce qui provoqua les marmonnements des deux gars assis devant lui. Frank se pencha vers eux et dit tout bas, avec un geste : — Il joue bien, ce jeune homme ? Ils hochèrent la tête avec ensemble, sans se retourner pour le regarder. L’un d’eux murmura du coin de la bouche : — Il est très patient. L’autre hocha la tête. — Il joue avec les noirs, même quand il devrait jouer avec les blancs. Il est vraiment doué pour attendre ; il va gagner cette partie, alors qu’elle est maître d’échecs junior. Et, bien que Frank ne puisse pas le voir, ils avaient raison. Chessman fit un mouvement, appuya sur le bouton de l’horloge de son côté et se recula sur sa chaise. La fille fronça les sourcils et rendit les armes, serra la main de Clifford avec un sourire tordu et alla rejoindre son coach, sans doute pour un debriefing. Chessman se leva. Personne ne le rejoignit, et il ne regarda pas autour de lui. Il s’approcha de la table des officiels et certains de ceux qui se trouvaient là le félicitèrent. Frank se leva, descendit les gradins, s’approcha lui aussi de la table des officiels. Il s’arrêta en voyant le gamin en grande conversation avec quelqu’un, parlant échecs, manifestement. Chessman était animé, même chaleureux. Il avait un regard que Frank ne lui avait jamais vu. Frank hésita, observa la situation pendant un instant. Finalement, il tourna les talons et quitta le gymnase. 33 Le lendemain, Frank alla courir avec Edgardo. Il lui raconta son périple puis passa à autre chose : — Tu sais, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit au sujet de Caroline, et j’ai essayé de la contacter en faisant irruption sur ses écrans de surveillance. Ça n’a pas marché, et je commence à avoir peur. Et j’ai pensé qu’il se pouvait que tes amis soient plus ou moins en contact avec elle, si j’ai bien compris ce que tu m’as dit, et dans ce cas-là ils pourraient lui dire que je voudrais vraiment, vraiment la voir. J’ai besoin de la voir, si c’est possible. Parce que sans ça, c’est juste trop… enfin. J’ai peur, voilà. — Oui, oui oui oui oui, répondit Edgardo comme si cette idée ne lui disait rien qui vaille. Et puis il resta silencieux, comme s’il réfléchissait. Il n’ajouta pas un mot sur la question, mais alors qu’ils tournaient sous le Lincoln Memorial, il changea de sujet et parla des difficultés que Chase rencontrait avec le Congrès. Le mercredi suivant, après dîner, quand Frank se rendit à l’embouchure du Rock Creek pour vérifier la boîte aux lettres, il y avait un message : NOTRE PREMIER ENDROIT MINUIT JE T’AIME C Dans deux heures à peine, si elle voulait parler du soir même ! Un coup de bol qu’il ait pensé à venir voir ! Merci, mon Dieu ! Et merci, Edgardo. Frank courut vers son combi VW, qui était garé sur le parking du garage à bateaux, et prit Wisconsin vers le nord, à toute vitesse, dans un état de grande excitation. À Bethesda, il tourna à droite et se gara dans un coin sombre, près du petit parc où ils s’étaient retrouvés pour la première fois. Il marcha jusqu’au banc, sous la petite statue de la fille avec son cerceau, signe vide, là, dans le noir. Il attendit. Et tout à coup, elle fut debout devant lui. Ils bondirent l’un vers l’autre, s’étreignirent. — Où étais-tu passée ? demanda brutalement Frank, le visage dans ses cheveux. J’avais tellement peur. Elle secoua la tête pour le faire taire, promena un détecteur sur lui. — C’est ce que j’ai entendu dire, dit-elle enfin en le serrant à nouveau contre lui. J’ai dû partir. Mais j’étais en contact avec les amis de tes amis, et ils m’ont dit que tu t’inquiétais. — Ah. Ce bon vieil Edgardo. — Oui. Mais il faut que tu comprennes, aussi. Je dois éviter tout ce qui pourrait leur permettre de me retrouver. Et la plupart du temps, tu avais un mouchard. — J’essaie de rester complètement intraçable quand je ne suis pas au travail. Je me suis débarrassé de mon van et j’en ai pris un autre. Un vieux, je veux dire, et il n’a pas de puce émettrice ou de GPS. — Tu es venu avec ? — Oui. — On va le vérifier. Il la conduisit vers le véhicule en la tenant par la main. En voyant le combi, elle dit : — Ah, sympa ! Et le vérifia avec son détecteur, puis avec un autre système qu’elle prit dans une banane accrochée à sa taille. — Ça va, pas de problème. Ils s’embrassèrent, montèrent dans le combi sans cesser de s’embrasser, se coulèrent sur le petit matelas, à l’arrière. Tout le reste disparut, et il s’abîma dans le petit monde qu’ils formaient ensemble, bulle emportée par une vague. Rien de plus excitant, sexuellement, qu’un matelas à l’arrière d’un combi VW. Il y avait quelque chose là-dedans, une qualité – la présence de draps, d’oreillers normaux –, et puis elle était sortie de sa cachette pour le rassurer. Il y avait aussi leur nudité complète, pour la première fois – le confort et la chaleur de ce petit refuge –, et aussi le fait que Diane était avec Phil, maintenant, et Frank totalement investi avec Caroline, plus de confusion possible, l’esprit dégagé, absolument là, absolument lui, intact et entier. La lueur dans son regard. Tout cela contribuait à en faire le meilleur moment qu’ils aient jamais vécu. Le plus calme, le plus profond, le plus amoureux. Après, elle s’endormit dans ses bras. L’espace d’une heure ou deux, il resta là, à la tenir, à respirer avec elle. Et puis elle bougea et s’ébroua. — Wouah… C’était bon. J’en avais bien besoin. — Moi aussi. — Il faut que j’y aille, dit-elle. Elle roula sur lui, tendit le doigt vers son nez engourdi, appuya dessus. — Je vais être de nouveau hors de contact. J’ai encore des choses à faire. Apparemment, les amis de ton Edgardo devraient pouvoir nous aider, le moment venu, alors attends-toi à ce qu’il te fasse signe. — D’accord. Je serai aux aguets. — On va bientôt pouvoir passer à l’action. En attendant, il va falloir que tu sois patient. — Ça marche. Je saurai attendre. Elle roula sur le côté, farfouilla à la recherche de ses vêtements. Il la regarda bouger dans le noir. Elle passa les pieds dans son slip, s’allongea sur le dos et souleva les fesses pour l’enfiler, tout cela en souplesse, ce qui le fit souffrir de désir. Il tira sur sa culotte comme pour la ramener sur le matelas, mais elle lui donna une petite tape sur la main et continua à se rhabiller comme si l’habillage sous une tente, dans un van ou n’importe quel espace bas de plafond, était un talent qu’elle avait eu l’occasion de perfectionner. Très sexy. Et puis ils s’embrassèrent à nouveau, mais elle avait déjà l’air ailleurs. Enfin, sur un baiser final et une promesse, elle disparut. 34 Un après-midi, au travail, juste avant de partir, Anna Quibler reçut un mail de Fengzhen, son correspondant chinois. C’était un long mail, et elle décida d’attendre de le lire sur son portable, en rentrant dans le métro. Tout en le lisant, elle regretta de ne pas être restée au bureau pour y répondre aussitôt. Le message était signé Fengzhen, mais il disait clairement qu’il parlait pour un groupe de l’Académie chinoise des sciences qui ne pouvait pas s’exprimer officiellement, leurs travaux ayant été considérés comme sensibles par le gouvernement, et maintenant classifiés confidentiels, pour ne pas dire enterrés. Le groupe voulait qu’Anna et la NSF sachent que la sécheresse qui frappait l’ouest de la Chine avait amorcé ce qu’ils décrivaient comme une réaction en chaîne écologique jusqu’aux sources du Yangtsé et du fleuve Jaune. L’« effondrement général du système » envisagé par Fengzhen dans son dernier mail était sur le point de s’amorcer. Toutes les espèces témoins des zones concernées étaient éteintes, et des zones sinistrées apparaissaient dans les niveaux supérieurs de plusieurs bassins hydrographiques. Fengzhen évoquait des cartes, mais il n’y avait pas de pièces jointes dans son mail. Il revenait sur une question qu’Anna lui avait posée, et disait que, d’après son groupe d’études, les trois mesures à prendre immédiatement étaient la construction de centrales à charbon propres, la réduction drastique de l’apport en pesticides et la révision complète du système de canalisation d’eau. Mais comme il l’avait déjà dit, c’était une question d’impact cumulatif, et tout était lié. Le printemps à venir pourrait bien ne jamais arriver. Il ajoutait que son groupe voulait aller au-delà de l’étape du diagnostic et appeler à l’aide. La NSF américaine pouvait-elle faire quelque chose, leur prêter main-forte, ou leur suggérer des mesures à prendre, compte tenu de l’état d’urgence ? — Et merde ! fit Anna en fermant son portable. À Bethesda, elle s’assura que Nick allait bien et se rendit à pied à l’épicerie, voir s’il restait des légumes des maraîchers du jour. Elle réfléchissait furieusement. Dans le parking, devant l’épicerie, elle appela Diane Chang à son travail. Pas de réponse. Puis elle l’appela sur son portable. Pas de réponse non plus. Peut-être qu’elle était avec le président. Anna lui laissa un message : « Diane, c’est Anna Quibler. Un de mes contacts à l’Académie des sciences chinoise m’a envoyé des rapports concernant les problèmes environnementaux qu’ils constatent sur place. Je pense que nous devons réagir, et je voudrais qu’on en parle le plus vite possible. Merci. À bientôt. » Elle venait de rentrer de l’épicerie avec tout ce qu’il fallait pour préparer un goulasch (le paprika était très bien pour masquer le goût des légumes un peu sur le retour), et elle faisait bouillir de l’eau en tannant Nick pour qu’il fasse ses devoirs quand Charlie et Joe firent irruption par la porte en poussant de grands hurlements pour attirer leur attention… et le courant fut coupé. — Et merde ! — Maman ! — Je voulais dire « zut » ! La barbe ! — Karmapa ! — Sacrebleu ! Je ne peux pas faire la cuisine sans électricité ! — Et moi, je ne peux pas faire mes devoirs, dit Nick avec jubilation. — Si, tu peux. — Je ne peux pas, le texte du devoir est en ligne ! — Tu as l’intitulé des exercices dans ton cahier de textes. — Ouais, mais ce soir, il y avait un nouveau devoir qui est en ligne. — Tu n’as qu’à faire l’exercice suivant sur ton cahier de textes. — Oh, maman ! — Il n’y a pas de « oh, maman ! » qui tienne. Et puis j’essaie de trouver les bougies. Charlie, tu ne pourrais pas m’aider un peu ? — Mais bien sûr… Wouah, elles ont l’air bizarres… — J’espère qu’elles ne sont pas toutes… Pff, eh si ! Elles sont toutes fondues comme la Méchante Sorcière de l’Ouest. Ah, zut ! Pourquoi… — Il n’y avait pas d’allumettes, avec ? Charlie se déplaça à tâtons dans la cuisine plongée dans le noir et la serra dans ses bras. Joe se colla à ses jambes comme une moule à son rocher en geignant : — Maman maman maman… — Salut, les gars, dit-elle, résignée. Allez, les garçons, aidez-moi à allumer quelques-unes de ces bougies. On devrait bien y arriver, tout de même ! On ne va pas rester dans le noir ! Ils allumèrent des bougies tordues et les disposèrent dans le salon, à la cuisine, et sur la table de la salle à manger. Anna fit cuire des spaghettis sur leur réchaud de camping, réchauffa une sauce en boîte, Charlie fit du feu dans la cheminée et ils se mirent à table. Nick épuisa la batterie de sa Game Boy et lut à la lumière de deux bougies. Charlie pianota sur son portable, Anna itou. Les écrans de leurs ordinateurs faisaient comme des lanternes directionnelles, ajoutant leur lueur bleue à la lumière jaune des bougies. Ils mangèrent des yaourts et des glaces en guise de dessert. Anna essayait de limiter les ouvertures de la porte du réfrigérateur, mais ça ne marchait pas vraiment. Elle avait mis des thermomètres dans les deux bacs, et vérifiait la température chaque fois que quelqu’un allait chercher à manger. Dehors, le silence tranchait par rapport à la rumeur habituelle de la ville. Il y avait un moment qu’il n’y avait pas eu de coupure d’électricité, et c’était réconfortant de reprendre les bonnes vieilles habitudes. Un signe que l’hiver revenait. Enfin, si : il y avait eu quelques coupures, pendant les moments les plus chauds de l’été. Des sirènes au loin. Les nuages, par la fenêtre, étaient sombres – pas de lune, apparemment, et pas de lumières de la ville pour les éclairer par en dessous. Ç’aurait été intéressant de savoir si la coupure était étendue, ce qui l’avait provoquée, et combien de temps on prévoyait qu’elle allait durer. — On allume la radio ? — Non. Ils allaient économiser le générateur aussi. Ils ne le mettraient en route que s’ils y étaient obligés. Au bout d’un moment, ils sortirent le jeu des concordances et firent quelques parties. Joe joua avec eux tout en continuant à dessiner avec Anna sur une feuille de papier qu’ils avaient étalée par terre. Il s’était récemment mis à faire de grands dessins, surtout des esquisses de créatures filiformes – souvent rouges, d’allure vaguement précambriennes, survolant des forêts de bâtons bleus ou verts. Il continuait à ajouter des lignes et des gribouillis tout en insistant pour jouer avec les autres, si bien qu’ils lui distribuèrent un paquet de cartes qu’Anna l’aida à lire en lui murmurant à l’oreille, ce qui semblait l’enchanter. Le jeu – niveau junior, par égard pour lui – consistait à distribuer aux joueurs des cartes sur lesquelles étaient imprimés des mots divers. Chacun retournait, à tour de rôle, une carte d’adjectif, et les autres devaient fournir des noms, sur des cartes retournées. Le joueur mélangeait les cartes, les lisait tout haut en leur accolant l’adjectif, et choisissait la combinaison qu’il préférait. L’adjectif en cours était gluant ; Nick lut à haute voix les combinaisons fourmis gluantes, guimauves gluantes et fifi brindacier gluante. On choisissait les noms en fonction du joueur qui devait juger, ou simplement pour faire rigoler tout le monde. C’était un bon jeu, et bien que Joe soit un peu dépassé, ce qu’il refusait d’admettre, son choix de mots avait souvent une qualité dadaïste très inspirée, et il gagnait à peu près aussi souvent que les autres. Ce soir-là, il reçut un jeu qui ne lui plaisait pas, pour une raison ou une autre, et il jeta ses cartes par terre en disant : — Mauvaises cartes ! Je fais caca dessus ! — Joe ! — Faut que je gagne ! — Ça n’a pas d’importance, celui qui gagne, dit Charlie, comme chaque fois. Et chaque fois aussi, Nick demandait, invariablement : « Alors pourquoi on garde les adjectifs qui gagnent ? » Et Charlie : « On fait ça parce qu’ils nous décrivent si bien quand on les lit tout haut à la fin. » C’était un ajout de son cru. Comme par exemple, à la fin de cette partie : — Je suis bruyant, doux, heureux, étrange, gluant et vieux ! lut-il. Hé, hé, pas faux, comme d’habitude. — Je suis bizarre, lut Nick, merveilleux, utile, osseux, glissant et débraillé… Anna était bonne, dure, effrayante, aiguë et importante. Depuis qu’elle était tombée sur les cartes « sale » et « grasse », elle n’était pas fanatique de cette règle du jeu additionnelle. Joe était grand, petit, lisse, fantaisiste, joyeux, fort, répugnant et bruyant. C’était lui qui avait remporté le plus de manches. — Qu’est-ce que ça veut dire quand une personne illettrée gagne à un jeu écrit ? s’émerveilla Charlie. — Sois gentil, dit Anna. Après ça, ils restèrent assis devant le feu, à regarder les flammes. Les groupes électrogènes des voisins faisaient presque autant de bruit que la circulation sur Wisconsin Avenue. Charlie sentait planer dans l’air froid, derrière la porte d’entrée, l’odeur des moteurs deux-temps et des flambées dans les cheminées. Les odeurs de l’hiver. Les sirènes ululaient toujours dans le lointain. Ils étaient bien, blottis devant le feu. Il gelait depuis quelques semaines, d’où, probablement, la coupure d’électricité. Il allait faire très froid dans les étages, avec le vent qui secouait les fenêtres, et au petit matin il n’y aurait plus de feu dans la cheminée. Après une brève discussion, ils décidèrent de dormir à nouveau dans le salon. Les canapés feraient parfaitement l’affaire pour Nick et Joe, et Anna et Charlie remontèrent le matelas des tigres par l’escalier de la cave. C’était devenu un rituel, maintenant ; il arrivait qu’ils le fassent même sans le prétexte d’une coupure. Leurs visages à la lumière vacillante des flammes rappelèrent à Charlie ses parties de camping dans la Sierra, alors qu’ils ne faisaient plus jamais de feu. Anna lut Bonsoir, Lune à Joe pour la énième fois (ces soirs-là, il demandait de vieux livres favoris), pendant que Nick et Charlie lisaient chacun de leur côté. Ils s’endormirent rapidement. Le lendemain matin, ils constatèrent qu’il avait un peu neigé. Ils commençaient à s’installer pour la journée, Charlie prévoyant de brûler du bois vert sur les flammes du bois plus sec, quand le courant revint avec son déclic et son bourdonnement habituels. La coupure avait duré onze heures. Ils apprirent, aux informations, qu’à Baltimore l’électricité indispensable aux hôpitaux et autres services de première nécessité avait été fournie par un porte-avions nucléaire, l’USS Theodore Roosevelt, ce qui avait permis à la compagnie d’électricité de rétablir le courant plus vite. La journée était déjà bien compromise, alors Charlie emmena Nick à l’école et rentra à la maison où ils essayèrent, Anna, Joe et lui, de s’organiser. Aucun d’eux n’avait l’air d’apprécier la situation, Anna et Charlie travaillant alternativement, par petites salves rapides, pendant que l’autre occupait Joe, qui était curieux de savoir pourquoi il n’allait pas à la garderie. Au bout de quelques heures de bagarre, Charlie proposa d’emmener Joe en promenade pendant qu’Anna continuait son travail. C’était une journée fraîche et claire. D’après le petit thermomètre accroché au porte-bébé (une idée d’Anna : encore des données), il faisait près de zéro. Les conditions idéales pour emmener Joe dans le sac à dos – au moins ils se seraient tenu chaud –, mais Joe refusa de monter dedans. — Je veux marcher, dit-il. Je suis trop grand pour ça, maintenant, papa. Ce qui n’était pas tout à fait vrai. — D’accord, mais on se tiendrait plus chaud, dit-il. — Non. — Bon, d’accord. Charlie se dit alors qu’il y avait un moment déjà que Joe ne voulait plus aller dans le sac à dos pour bébé. De toute façon, il était un peu petit, maintenant. Peut-être que la dernière fois que Joe y avait pris place était la toute dernière fois, et Charlie ne s’en était pas rendu compte. Avec un pincement au cœur, il le rangea au fond du placard de l’entrée. Ce qu’il avait pu aimer emmener Nick et Joe partout comme ça… ! Des sacs à dos, il en avait pas mal porté, dans sa vie, mais aucun fardeau ne lui avait paru plus léger que celui de ses garçons. Au lieu de peser sur lui, ils l’allégeaient. Et voilà que c’était fini. Enfin… Ils partirent se promener, à pied, donc, dans le quartier vallonné à l’est de Wisconsin Avenue. 35 Peu après, par un samedi matin éclatant et frais, Charlie retrouva Drepung et Frank sur le Potomac, cette fois juste en aval de Great Falls, du côté du Maryland. Le matin, le fleuve était baigné par une lumière bleue, vitreuse, qui n’existait nulle part ailleurs dans la ville, à cette époque de l’année. Les feuillus étaient dénudés, les arbres à feuilles persistantes saupoudrés de neige. Frank pagayait généralement devant les deux autres, silencieux, comme il l’était souvent, absorbé par le paysage. Charlie et Drepung le suivaient à une certaine distance, parlant des événements de la semaine et échangeant des nouvelles. — Frank vous a raconté qu’il avait visité le Shambhala des origines ? demanda Drepung à Charlie. — Non. Que voulez-vous dire ? Drepung lui expliqua. — Ça paraît étrange que Shambhala ait été construit à cet endroit, répondit Charlie. Comme ça, au milieu de nulle part… — Oui, hein ? Mais au VIIIe siècle, c’était différent, et puis, quelle que soit la façon dont c’est arrivé, c’est là que ça s’est produit. — Et Shambhala a fini par se retrouver au Khembalung. — Oui. Mais Khembalung n’est que le nom sherpa de Shambhala. La ville a pris ce nom quand elle s’est installée dans une vallée cachée, à l’est de l’Everest. — Et puis les Chinois sont arrivés. — Oui. Et les habitants sont allés dans l’île. — Qui est maintenant au fond de la baie du Bengale ! — Oui. — Alors, où est le Khembalung, aujourd’hui ? Drepung eut un sourire et agita ses pagaies. — Toujours ici et maintenant, hein ? Et à la ferme du Maryland, de toute façon. — D’accord, si vous le dites. Et le site originel va être inondé aussi ? Est-ce que ça ne fait pas trois sur trois ? — Non. Frank a dit qu’il serait près de la rive du nouveau lac, mais ils vont construire une digue pour que l’emplacement ne soit pas inondé. — Encore une digue ? Drepung se mit à rire. — Oui, ça vous rappelle quelque chose, hein ? Mais j’ai regardé les cartes, j’ai entendu parler des projets, et il semblerait que la digue soit énorme, plus que suffisante pour faire ce qu’on en attend. — Pourquoi les Chinois font-ils ça ? — Je pense qu’ils y voient une attraction touristique possible. Ils vont faire des fouilles approfondies pour exhumer l’ancienne ville, la nettoyer pour les visiteurs, et l’appeler Shangri-La. Ils espèrent attirer de nombreux touristes. Et puis, aussi, peut-être qu’on pourra faire du bateau ou aller nager dans la mer, quand elle sera remplie. — Stupéfiant. — Oui, hein ? Mais c’est une bonne chose, aussi. Shambhala est l’idée bouddhiste de l’utopie. Alors, plus cette idée sera vivante dans le monde, plus il y aura de gens pour y penser et se demander pourquoi ils ne vivent pas comme ça. C’est une autre façon de vivre. — Oui. — Et puis, dans un sens politique, il me semble que c’est un peu une concession faite par la Chine au dalaï-lama. Ça fait partie de leur campagne de réconciliation avec lui. Charlie fut surpris. — Vous pensez qu’il y a une campagne de ce genre ? — Oui. Je pense qu’ils veulent que ça arrive. Même si ça ne sert que leurs propres intérêts, ils paraissent y tenir sérieusement. — Première nouvelle ! Je n’en reviens pas. Vous êtes sûr ? Drepung hocha la tête. — J’ai été informé de conversations informelles avec les Chinois. Pendant un moment, ils pagayèrent énergiquement pour rattraper Frank, qui traversait pour retourner du côté de la Virginie afin de jeter un coup d’œil dans la passe entre Arlington et l’île Theodore Roosevelt. Charlie regarda Drepung ramer devant lui, dans un mouvement apparemment coulé et sans effort. — Drepung ? Vous pourriez me dire où c’en est pour Joe ? À propos de ce dont nous avons parlé ? — Oh oui, j’oubliais : Sucandra dit que Qang et lui pourront servir de voix à Milarepa. Qang a procédé à une divination pour localiser l’esprit que nous avons chassé de Joe, et elle dit qu’il est prêt à revenir. Il n’était pas heureux d’être expulsé. Charlie rit à cette idée. Ça ressemblait bien à son Joe. Et si son esprit revenait encore plus en colère qu’avant ? Mais il insista : — Qang… ? — Oui, elle est la servante de Tara, et elle a repris une bonne partie du travail de Rudra Cakrin, maintenant qu’il est parti… — Et… vous savez quand ça pourrait avoir lieu ? — Oui, répondit Drepung en se tournant pour le regarder. La cérémonie marquant la reconnaissance de la ferme du Maryland comme étant la manifestation actuelle de Shambhala doit avoir lieu samedi prochain. — Ah oui, nous avons reçu votre invitation au courrier. Merci ! Je pensais qu’il s’agissait d’une « pendaison de crémaillère »… — C’est la même chose. Alors, si vous voulez venir plus tôt, le matin, nous pourrons avoir des cérémonies privées. Et l’après-midi sera consacré à célébrer tout ça. — D’accord, répondit Charlie en déglutissant. On va faire comme vous dites ! — Vous êtes sûr ? — Oui. Je veux retrouver Joe. Le Joe originel. — Bien sûr. L’esprit originel ! C’est ce que nous voulons tous. Drepung eut un sourire chaleureux et appela : — Hé, Frank ! Et il enfonça ses pagaies dans l’eau pour le rattraper avant qu’il disparaisse derrière la pointe de l’île Roosevelt. Ainsi donc, ce samedi-là, les Quibler se mirent sur leur trente et un, ce qui était assez inhabituel pour les mettre tous d’humeur festive, comme s’ils se préparaient pour un bal costumé, ou même Halloween : les garçons et Charlie avec une vraie chemise, Anna en robe… Dingue ! Charlie les emmena en voiture à la ferme des Khembalais, en prétextant, pour partir très en avance, qu’il avait besoin de discuter avec Drepung. Ce n’était pas loin de la vérité, et Anna ne lui posa pas de questions. Ils arrivèrent donc vers dix heures et découvrirent la ferme décorée de grandes banderoles de tissu aux couleurs tibétaines, tendues entre les différents bâtiments, drapées dessus, accrochées à des poteaux afin de former un grand auvent, ou une tente, qui faseyait dans le vent, sur la pelouse en pente vers la rivière. — Maman ! s’exclama Joe. Papa ! Une maison en couleur ! Un château fort dans le ciel ! Regardez ! Il partit en courant vers la tente. — D’accord ! fit Charlie. Fais attention ! — Tu ne veux pas aller avec lui et le surveiller ? demanda Anna. Je voudrais voir comment Sucandra et Qang ont refait la cuisine… — Bien sûr. Va voir. Je crois qu’ils sont sous la tente. Je vais leur dire que tu vas faire un tour à la cuisine, et ils vont remonter, j’en suis sûr. — Super. Elle disparut dans la maison. Charlie resta à côté de Nick, qui regardait le groupe procéder aux préparatifs. — Je voudrais que Frank habite encore ici, dit Nick. — Moi aussi. Mais je suis sûr qu’il ne va pas tarder à arriver. — Tu crois que je pourrais monter dans la maison dans l’arbre ? — Bien sûr. Personne ne te dira rien. Vas-y. Mais ne tombe pas. — Papa… — Bon. Fais attention. Et Nick s’en alla. Tout marchait comme sur des roulettes. Charlie descendit vers le grand auvent multicolore, le cœur battant à se rompre. Joe était debout au milieu d’un cercle de Khembalais âgés, et regardait autour de lui avec curiosité. Sucandra était le plus jeune du groupe. Qang chantait d’une voix plus grave que celle de la plupart des hommes. Joe hochait la tête en rythme. Une fumée blanche montait en bouillonnant des encensoirs géants et des bols disposés autour d’une table basse, couverte de bougies, sur laquelle était dressée une grande statue du bouddha Adamantin, le bouddha à l’air grave, la main tendue comme un agent de la circulation. Les flammes des bougies dansaient dans une brise que Charlie ne sentait pas. Un vieil homme, du côté opposé du cercle par rapport à Qang, cria quelque chose. Joe ne parut pas l’entendre. Il regardait Qang et ceux qui l’entouraient avec la concentration qu’il mettait à suivre une de ses vidéos préférées, pleines de camions. La main levée, il semblait diriger le chant de Qang. Elle le regardait farouchement, en louchant presque, avec un air un peu fou. Charlie se demanda si elle n’était pas possédée par l’esprit en cause. Finalement, elle prit le bol de poudre safran que lui présentait l’homme debout à sa droite et le soumit à l’inspection de Joe. Il mit son doigt dedans, le regarda, le renifla. Qang aboya quelque chose. Il releva les yeux sur elle, tendit les mains devant lui. Elle eut un hochement de tête solennel, théâtral, et prit un bol de pétales de fleurs des mains de la femme qui se trouvait à sa gauche. Elle le tendit à Joe qui en préleva une poignée, maculant les pétales roses de jaune safran. Le cercle de Khembalais âgés se joignit au chant, et se mit à esquisser autour de Joe une sorte de danse faite de traînements et de tapements de pieds, ponctuant leur chant de brèves exclamations rythmiques, un peu comme les « HA ! » que Rudra avait criés au visage de Joe, l’année précédente. Certains entrechoquaient des cymbales à main, et tenaient les petits disques vibrants au-dessus de leur tête. Joe commença une petite danse, une sorte de déhanchement, les mains nouées dans le dos, rappelant à Charlie la danse des Munchkins quand ils accueillent Dorothy à Oz. Puis, alors que les chants atteignaient un paroxysme, Qang s’avança et mit la main sur la tête de Joe. Il se figea. La femme au bol déposa les pétales de fleurs restants sur le dos de la main de Qang, qui les fit voltiger. Joe tomba sur les fesses, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Charlie se précipita vers lui, rompant le cercle de danseurs. — Joe ! Joe ! Ça va ? Joe leva la tête vers lui. Il avait les yeux ronds, exorbités, comme les yeux des masques démoniaques de la ferme, en haut de la pente. Sans un mot, il se leva, ignorant la main que Charlie tendait vers lui. Il flanqua une tape dessus et se mit à crier : — Non, Papa ! Veux le faire tout seul ! Veux partir ! Veux m’en aller ! — D’accord ! s’écria Charlie. Instantanément inquiet qu’Anna ne s’inquiète de cette régression linguistique. Mais ça arrivait parfois aux jeunes enfants, et ça ne durerait sûrement pas longtemps. — C’est bon, Joe, ça va. Content de te revoir, mon vieux. Allez, on va jouer. Il jeta un coup d’œil à Qang, qui lui adressa un léger hochement de tête avant de regarder à nouveau Joe. Elle semblait être redevenue elle-même. — Paaapaaaa ! Allez, VIENS ! — D’accord, d’accord ! On y va. On va essayer de retrouver Nick dans la maison perchée, hein ? La maison dans l’arbre ? Qu’est-ce que tu en dis ? — La maison arbre ? Bon ! Son visage se crispa, grimpeur anticipant l’épreuve, et il quitta la tente, minuscule Popeye en mission. — Bon ! fit Charlie à l’intention de Qang. Je ferais mieux de le rattraper. Hé, Joe ! Attends un peu ! Quand Anna ressortit de la ferme des Khembalais où elle avait discuté avec Padma de la refondation de l’Institut khembalais des hautes études et de la possibilité de redéployer vers les travaux sur la baie de Chesapeake les fonds coopératifs khembalais-NSF initialement alloués à la baie du Bengale, elle trouva ses trois hommes dans la maison perchée, courant d’une pièce à l’autre dans le réseau de passerelles. L’une d’elles était aussi flexible qu’un pont de singe, et ils étaient occupés à trouver l’endroit qui rebondissait le mieux et qui enverrait Joe le plus haut quand Charlie et Nick sautaient. Anna aurait pu leur dire, de ses nombreuses observations préalables au sol, qu’il y avait deux points comme ça, chacun situé à peu près à mi-distance du milieu et des extrémités, mais ils semblaient devoir redécouvrir chaque fois ce phénomène physique. Charlie était exubérant, comme souvent dans les situations de ce genre. Il ressemblait plus à un gamin de l’âge de Joe que Joe lui-même. Cela dit, à ce moment précis, ils auraient été difficiles à départager, compte tenu du fait que Joe rigolait sans pouvoir s’arrêter et qu’il poussait des cris d’extase à chaque rebondissement. Il avait toujours aimé l’apesanteur. Quand il n’était encore qu’un tout petit bébé de quelques semaines, alors que les coliques le laissaient si souvent désespéré et inconsolable, elle n’avait qu’à le faire sauter légèrement en le soutenant, ne relâchant jamais vraiment sa prise ni sur son corps ni sur sa tête, pour qu’il se fige et ouvre de grands yeux, l’air absolument fasciné. Elle supposait que l’apesanteur lui rappelait l’état dans lequel il nageait dans son utérus, avant que le monde extérieur ne lui inflige des maux de ventre et toutes sortes d’autres tortures. Maintenant, en le regardant voler, elle pensait que c’était peut-être encore vrai. Alors que Charlie aimait seulement jouer. Un rien l’amusait. Faute de mieux, il lançait des pennies contre un mur, il retournait des cartes dans une casserole posée par terre ou se bagarrait avec les gamins, surtout Joe. Il faisait des avions en papier avec le journal. Il jetait des cailloux, de préférence dans l’eau. Tout le monde aimait ça. Elle était sûre que tôt ou tard, ce jour-là, elle les retrouverait au bord du Potomac, à chercher des galets pour faire des ricochets. 9 La théorie des dominos Il ne suffit pas de bien viser, encore faut-il bander l’arc de toutes ses forces. THOREAU 36 La tuberculose progressa chez Thoreau jusqu’à ce qu’il fût clair qu’il allait mourir. Il avait quarante-quatre ans, et commençait à être connu comme auteur. Avec le sans-gêne à la limite de la morbidité qui était de coutume à l’époque, les gens passaient le voir sur son lit de mort. Ça devint une espèce de destination touristique pour l’intelligentsia de la Nouvelle-Angleterre. On racontait des histoires illustrant son caractère inflexible. Dieu sait ce qu’il en pensait. Il jouait son rôle. Quelques semaines avant sa mort, un ami de la famille s’enquit de son « attitude face au Christ ». Thoreau répondit, ainsi qu’on put le lire plus tard dans le Christian Examiner, qu’une « tempête de neige lui importait plus que le Christ ». Lorsque sa tante Louisa lui demanda s’il avait fait la paix avec Dieu, il répondit : « J’ignorais que nous étions fâchés. » Parker Pillsbury, un abolitionniste, ami de la famille, passa, vers la fin, et lui dit : « Vous avez l’air si près du bord de la rivière noire que je me demande presque comment la rive opposée peut vous apparaître. » Et Thoreau avait répondu : « Un monde à la fois. » Sa mort fut, pour Emerson, une nouvelle tragédie dans une série de morts prématurées, catastrophiques, qui frappaient ceux qu’il aimait. La femme, l’enfant, l’ami. En parcourant l’essai d’Emerson sur Thoreau, Frank sentait le soin extrême que le vieil homme apportait à dresser de lui un portrait juste et complet. « En lisant le journal d’Henry Thoreau, je suis très sensible à la vigueur de sa constitution. Cette force de chêne que je remarquais quand il marchait, quand il travaillait ou quand il inspectait des plantations forestières, Henry la démontre dans son œuvre littéraire. Il a des muscles puissants, et il prend des risques et accomplit des exploits que je suis obligé de décliner. En le lisant, je trouve la même pensée, le même esprit qui sont en moi, mais il va un pas plus loin, et illustre son propos par d’excellentes images que j’aurais traduites par une généralité somnolente. C’est comme si, entrant dans un gymnase, je voyais des jeunes bondir, grimper et se balancer avec une force inégalable – alors que leurs prouesses ne sont que la continuation de mes efforts et de mes sauts. » Emerson poursuivait ainsi : « Il connaissait la contrée comme un renard ou un oiseau, et la traversait librement sur des chemins à lui. Sa faculté d’observation semblait traduire des sens additionnels. Il voyait comme avec un microscope, entendait comme avec un cornet acoustique, et sa mémoire était un enregistrement photographique de tout ce qu’il voyait et entendait. Il pensait que si on le faisait sortir de sa transe, dans ce marécage, il pourrait dire, en regardant les plantes, à quelle époque de Tannée on était, à deux jours près. « Pour lui, la taille n’existait pas ; la mare était un petit océan ; l’Atlantique, un grand étang comme celui de Walden. Il rapportait chaque fait minuscule à des lois cosmiques. » Bref, un savant. Le chagrin d’Emerson était parfois mordant : il comportait à l’égard du destin une sorte de colère qui frisait la hargne envers Thoreau même : « Je ne puis m’empêcher de considérer comme un défaut de sa personne le fait qu’il n’ait eu aucune ambition. Qu’il ait voulu cette vie, au lieu de se faire ingénieur pour l’Amérique entière. Il était le capitaine des myrtilles. » Waouh. Plutôt rude. Et Frank avait des raisons de penser que ce n’était pas la première fois qu’Emerson utilisait cette formule – et que, la première fois, il l’avait prononcée devant Thoreau même. Ils se disputaient beaucoup, pour des choses qui comptaient vraiment pour eux, par exemple comment vivre dans une nation où l’esclavage était légal. Dans le journal de Thoreau, chaque fois qu’il récriminait contre les terribles inadéquations de l’amitié, il était assez clair que c’était généralement d’Emerson qu’il se plaignait. Tout spécialement quand il écrivait sur l’Ami. Ça se comprenait, compte tenu de leur nature, à l’un comme à l’autre ; Emerson avait un énorme éventail de relations et se dispersait beaucoup, alors que Thoreau souffrait de ce que Frank pensait qu’on définirait aujourd’hui comme une phobie sociale, et s’appuyait sur quelques proches. Il ne devait pas être facile pour un ami de satisfaire à ses exigences. Emerson disait : « Je pense que la rigueur de cet idéal concourait à le priver d’une saine quantité de société humaine. » Quoi qu’il en soit, leur relation devint conflictuelle, deux penseurs profonds, avec des idées bien arrêtées. Ils se virent moins, et Emerson désapprouvait le repli sur lui-même de Thoreau, et le fait qu’il passait sa vie à herboriser. Thoreau ne répondit aux critiques venimeuses d’Emerson que dans l’intimité de son journal ; ce qui amenait Frank à penser qu’Emerson les avait proférées directement – peut-être même hurlées : il imaginait les deux hommes dans la cour d’Emerson, Thoreau, qui était passé à l’improviste, en retrait et contrarié, fonçant dans les bois, et le vieux scrogneugneu devenu solitaire, blessé par son attitude, et frustré de voir cette grande voix potentielle de l’époque se perdre dans les marécages : « Tu aurais pu être l’ingénieur de l’Amérique entière, et au lieu de ça, tu es le capitaine des myrtilles ! » Thoreau écrivit : « À ce stade de notre civilisation et de la division du travail on en arrive à ceci : un cueilleur de myrtilles professionnel, A, loue un champ à B ; C, qui se pique de savoir cuisiner, supervise la cuisson d’un pudding fait avec les baies ; pendant que le professeur D, à qui le pudding est destiné, est enfermé dans sa bibliothèque où il écrit un livre. Ce livre, qui devrait être le fruit ultime du champ de myrtilles, ne vaudra rien. On n’y retrouvera pas l’esprit des myrtilles. Sa lecture sera éprouvante pour la chair. Je crois en une autre sorte de division du travail ; je crois que le professeur D devrait partager son temps entre la bibliothèque et le champ de myrtilles. » Quatre jours plus tard, ruminant toujours cette riposte, il poursuivit : « Nous qui vivons dans les champs de myrtilles, nous ne sommes pas prompts à adopter les notions de grandes villes et de cités, et on pourrait peut-être, avec un peu de chance, nous surnommer le peuple des myrtilles. » En fin de compte, malgré ces prises de bec, les deux hommes étaient amis. Ils étaient conscients qu’un caprice du destin les avait projetés ensemble à la même époque et au même endroit, et ils chérissaient tous les deux cet échange. De son employeur, professeur, mentor et ami, Thoreau disait : « Emerson a des dons spéciaux et sans égal. Le divin qui est en l’homme n’a pas eu d’expression plus aisée, plus méthodiquement distincte. Une influence personnelle sur les jeunes plus grande qu’aucune autre. Dans son monde, tout homme serait un poète, l’Amour régnerait, la Beauté aurait droit de cité, l’Homme et la Nature seraient en harmonie. » Intéressant de voir comment, même ici, Thoreau fait allusion à ce point de désaccord entre eux, la question de savoir comment laisser son empreinte sur le temps. Emerson pensait que Thoreau avait disparu dans les bois et que sa vie n’avait pas tenu ses promesses ; il ne pouvait prévoir que Thoreau serait universellement lu. Il fallut attendre des dizaines d’années pour que ses journaux soient transcrits, et c’est alors seulement que sa pleine réussite fut révélée, chose très rare : la transcription d’un esprit sur la page, de sorte que c’était comme si le lecteur, devenu télépathe, pouvait entendre enfin les pensées de quelqu’un d’autre ; et quelles pensées ! Comment être un Américain, et comment voir la nature et les animaux, comment se montrer à la hauteur du nouveau monde, et devenir un indigène de cet endroit. Walden était une espèce de distillât glorieux de son journal, et ce livre grandit et grandit encore dans la conscience américaine, devint un monument vivant et un défi pour toutes les générations les unes après les autres. L’Amérique serait-elle à la hauteur de Walden ? L’Amérique serait-elle un jour à la hauteur d’Emerson ? La question était d’actualité ! Et tous les jours, elle trouvait une nouvelle réponse. Frank, totalement bluffé, avait enfin trouvé chez eux la véritable sociobiologie, une lecture des espèces susceptible d’être exploitée, qui aidait à vivre. Il regardait autour de lui les individus retournés à la vie sauvage parmi lesquels il vivait, le conclave de polyglottes qu’étaient les gens de la cité ; il regardait les animaux revenus à la forêt, et pensait à ce qui aurait pu être ; et il voyait que ça pourrait arriver : ils pourraient apprendre à bien vivre dans ce monde, et devenir enfin un peuple des myrtilles. Quoi qu’il en soit, Emerson poursuivit sa vie. Il charriait un fardeau de chagrin et d’amour, et son tribut à son jeune ami s’acheva sur l’amour et non le reproche, comme toujours. « Il menait des études sur une échelle tellement énorme que cela exigeait une certaine longévité, et nous étions les moins préparés à sa soudaine disparition. Le pays ignore encore, n’a pas la moindre idée, du grand fils qu’il a perdu. Le fait qu’il soit parti au milieu de sa tâche, la laissant brisée alors que personne d’autre ne pourra l’achever, est une sorte de blessure. Mais où il y a du savoir, où il y a de la vertu, où il y a de la beauté, il trouvera un foyer. » Frank essayait de construire un tel foyer. Il lisait Emerson et Thoreau pour apprendre des choses sur lui-même. Il envoyait le lien du site Emersonfortheday dans tous ses mails, et répandait la bonne nouvelle. Il en placardait des passages aux potlucks où il se rendait, pour que les férals en profitent aussi, et il en lisait des extraits à Edgardo et à Anna. En fin de compte, beaucoup de ses amis se mirent à lire et à apprécier Emersonfortheday.com. Diane en était une grande fan, et elle avait réussi à y intéresser Phil Chase aussi. Phil, qui était en quête du passé de l’Amérique, et d’une figure exemplaire susceptible de l’inspirer et de lui donner de l’espoir, était encore concentré sur Roosevelt, pour des raisons évidentes ; mais il était également capable d’apprécier le tandem de Nouvelle-Angleterre, surtout quand Diane lui brandissait un passage devant le nez au petit déjeuner. C’était devenu un échange routinier. Un jour, il la battit d’une longueur et lui dit en riant : — Bon sang ! Mais c’était un radical ! En 1846, il parlait de ce qui arriverait quand l’esclavage aurait été aboli. Écoute ça : « Toutes les réformes ne sont qu’un masque à l’abri duquel avance une réforme terrible, qui n’ose pas encore dire son nom. L’esclavagisme et l’anti-esclavagisme, c’est la question de la propriété et de la non-propriété, du loyer et de l’anti-loyer ; et l’anti-esclavagisme n’ose pas dire que tout homme doit faire son propre travail. Enfin, là est pourtant le progrès. » — Stupéfiant, répondit Diane. Et on y est. Phil hocha la tête en buvant son café. — Tu as intérêt à aimer ça. Diane le regarda par-dessus ses lunettes. Un couple entre deux âges, au petit déjeuner, lisant chacun sur son ordinateur portable. — Tu as intérêt à le faire, rectifia-t-elle. Phil eut un grand sourire : — On essaie, ma chère. On fait ce qu’on peut. Diane hocha la tête distraitement, retourna à sa lecture. Comme Emerson, elle était déjà concentrée sur la prochaine série de problèmes. De la même façon que Phil se concentrait tous les jours, jour après jour ; sa vie diurne était programmée quart d’heure par quart d’heure. Et il y avait des choses qui se faisaient. Malgré le chaos et le désordre qui régnaient en Amérique et dans le monde, dans les violents changements météorologiques, climatiques et politiques, l’administration Chase essayait tout ce qui lui passait par la tête, tentant la « succession d’expériences audacieuses et persistantes » que Roosevelt avait voulue en son temps ; et ils réussissaient bel et bien à avancer. Phil Chase livrait le bon combat. Et donc, forcément, quelqu’un lui tira dessus. 37 Un « tireur isolé », selon la formule consacrée, et par bonheur un fou, de sorte qu’il tira follement, depuis la foule, et ne réussit à atteindre Phil qu’une fois, au cou, avant que les gens qui l’entouraient le jettent à terre et le maîtrisent. Phil fut emmené précipitamment à l’hôpital de la marine, à Bethesda. Ses gardes du corps s’occupèrent de lui en cours de route, si bien qu’il arriva vivant aux urgences. Les médecins et les infirmières prirent le relais. Les nouvelles, hors de l’unité de soins intensifs, étaient vagues, et les rumeurs allaient grand train. À ce moment-là, il était près de huit heures du soir. Phil se rendait au Hilton de Washington pour le dîner annuel des Correspondants de la Maison-Blanche, également appelé « Heure Colbert », qu’il devait illuminer de sa présence. Après l’attentat, les participants restèrent plantés là, par petits groupes silencieux, attendant les nouvelles avec angoisse, se souvenant que c’était déjà arrivé, et avec quelles suites. Les Quibler étaient chez eux quand Roy les appela. Ils étaient en train de dîner. Charlie bondit pour allumer la télé, et ils eurent droit aux images habituelles, montées en boucle, comme un cauchemar dont on ne peut pas sortir : les médias devant l’hôpital, les porte-parole de l’administration, Andréa en tête, l’air tendue à bloc, le visage blême, s’efforçant de parler calmement. Et forcément, les images heurtées, saccadées, de l’attentat proprement dit, prises pour la plupart aussitôt après, qui ressemblaient à un film d’art et essai, ou à un reality show. Charlie et Anna étaient assis sur le canapé devant la télé et se tenaient les mains, Anna serrant si fort celles de Charlie qu’il devait lui rendre sa pression, de crainte qu’elle ne lui brise les os. Nick était assis, le nez collé à l’écran, l’air solennel et les yeux ronds. Joe ne comprenait rien à toute cette excitation et commençait à s’énerver. Très bientôt, il commencerait à réclamer son propre projecteur sur la scène. Anna se mit à prier, bondit et alla dans la cuisine, en proférant des jurons sulfureux à mi-voix. Elle n’avait jamais fait montre d’une grande considération pour Phil Chase, ou pour les politiciens en général, Charlie le savait bien, mais là, elle pleurait dans la cuisine et elle tapait avec la théière sur la cuisinière comme si elle écrasait un animal nuisible. — Il n’est pas encore mort ! lança Nick en direction de la cuisine. Son menton tremblait ; le désespoir d’Anna était contagieux. Charlie se cramponnait à l’espoir. C’était tout ce qu’il avait, pour le moment. Il savait qu’Anna détestait espérer ; pour elle, c’était une émotion éperdue, furieuse, une attitude de dernier ressort. Et puis elle passa devant eux comme un vent de tempête, alla vers la porte d’entrée, arracha son manteau du placard sans rien voir. — Putain de pays ! dit-elle. Je n’en peux plus. Je vais faire un tour. — Prends ton téléphone ! s’écria Charlie alors que la porte claquait derrière elle. Les enfants Quibler se regardèrent. — Ne vous en faites pas, dit Charlie en avalant péniblement sa salive. Elle va revenir. C’est juste qu’elle a besoin de… d’évacuer la pression, fit-il avec un geste en direction de la télé. Toutes les chaînes étaient passées sur le mode tabloïde qui était le seul mode de fonctionnement dont les médias américains étaient encore capables. La lutte pour la survie de Phil était devenue le leitmotiv qui annonçait les pubs, le moment où ils restaient en suspens, au bord de leurs sièges, jusqu’à ce que le spectacle reprenne et que l’histoire trouve un épilogue, quel qu’il soit. Tout ça était parfaitement familier, répété un million de fois, un cocktail d’Urgences et d’À la Maison-Blanche. Charlie regardait les infos, malade d’angoisse, mais aussi avec un dégoût croissant, se disant que toutes ces émissions de télé provoquaient en quelque sorte ce genre d’événement. La vie imitait l’art, mais toujours le plus mauvais. Son estomac était un poing crispé. Pour lui, comme pour tous les téléspectateurs assez âgés, il y avait d’autres raisons que les images de télévision d’éprouver cette familiarité maladive : pas seulement les grands assassinats des années 1960, ou le 11 Septembre, mais aussi les tentatives d’assassinat de Ford et de Reagan. Ça arrivait tout le temps. Ça faisait partie de l’Amérique. En réaction, ils articuleraient tous les mêmes platitudes déjà cent fois redites. Le tireur isolé serait un être insignifiant, qui n’avait jamais attiré l’attention de personne jusque-là. Personne ne ferait remarquer que les médias de droite, en vomissant constamment leur exécration sur Phil, avaient créé les conditions d’émergence de ce genre de dingues, et peut-être même directement inspiré celui-ci, de la même façon exactement qu’on s’était bien gardé de le dire à propos de la bombe humaine d’Oklahoma City, dans l’interrègne entre la fin de la guerre froide et le 11 Septembre, quand, faute de meilleur objet de haine, la détestation avait été dirigée contre le gouvernement fédéral. Leur civilisation était un cristallisoir dans lequel la haine et le meurtre étaient volontairement alimentés par des gens avides d’en tirer profit. Et voilà comment l’histoire se répétait, et pourtant les gens qui avaient farci d’idées pernicieuses la tête de ce déséquilibré, qui l’avaient armé et qui ricanaient en ce moment même en disant que Phil Chase l’avait bien cherché, après tout, en prenant tant de risques et en bafouant tant de gens, et que le plus étonnant était que ça ne soit pas arrivé plus tôt – ces gens ne reconnaîtraient jamais, ne comprendraient jamais qu’ils étaient complices de l’attentat. C’était un carambolage de pensées sinistres dans la tête de Charlie, qui tremblait sous le choc des nouvelles, de la soudaine révulsion d’Anna et de sa sortie précipitée. Il grelottait, plié en deux. Il vint s’asseoir à côté de Nick, prit Joe dans ses bras, mais celui-ci se débattit, et il le lâcha – cela dit, pour une fois, il n’alla pas très loin. Alors Nick se pencha sur lui, le serra dans ses bras. Ils regardèrent les journalistes répéter, à bout de souffle, face aux caméras, ce qu’ils avaient déjà dit cent fois, en attendant d’autres nouvelles. Charlie baissa le son et essaya d’appeler Roy, mais sa ligne était occupée. Il devait être submergé sous les coups de fil. Le fait qu’il ait appelé Charlie était un mouvement réflexe, une main tendue à la recherche d’une bouée. Roy avait besoin que Charlie sache ce qu’il savait. Mais il était sûrement plus que débordé, maintenant. Rien d’autre à faire, qu’attendre. — Allez, Phil, murmurait, implorait Charlie. Mais ça ne paraissait pas bien de dire ça. — Cramponnez-vous. Plus longtemps il tiendra, dit-il à Nick, plus il y a de chances qu’il s’en tire. Ils font des choses stupéfiantes, aux urgences, maintenant. Nick hochait la tête, les yeux ronds. Les phrases volaient en éclats dans l’esprit de Charlie. Il regardait ses garçons en essayant de réfléchir. Il aurait bien débité un chapelet de jurons, sans penser à rien, de façon répétitive, mais par égard pour les garçons il s’y refusait. Joe savait qu’il était en colère, et s’absorbait, comme toujours dans ces cas-là, dans ses cubes et ses dinosaures. Nick était appuyé sur lui comme pour l’étayer. Charlie fut envahi par une vague d’amour pour eux, puis par la peur. Qu’allaient-ils devenir dans un monde de tordus comme celui-ci ? — Ça va pas ? demanda Joe en observant Charlie avec curiosité. — Quelqu’un a essayé de faire du mal à Phil. — Un type lui a tiré dessus, précisa Nick. Joe ouvrit des yeux ronds. — Eh bien, dit-il en les regardant l’un et l’autre, alternativement. Au moins, il n’a pas tiré sur le monde entier. — Ça, c’est vrai, dit Nick. — Il faut faire avec ce qu’on a, leur rappela Joe. Anna fit irruption par la porte de devant. — Pardon, les garçons. Il fallait que je sorte une minute. — Pas de problème, dirent-ils à l’unisson. — Des nouvelles ? demanda-t-elle avec appréhension. — Rien de neuf. — Il est toujours en vie, souligna Nick. Et puis : — On devrait appeler Frank. Vous pensez qu’il est au courant ? — Je ne sais pas. Ça dépend où il est. La nouvelle a dû se répandre comme une traînée de poudre. — Je pourrais l’appeler sur son téléphone du FOG. — Bien sûr. Essaie toujours. Anna se laissa tomber lourdement sur le canapé. — Quoi, vous avez coupé le son ? — Je ne supportais plus de les entendre répéter la même chose. Elle hocha la tête. Les coins de sa bouche étaient pincés sur un rictus amer. Elle referma ses bras autour d’elle. — Mon pauvre bonhomme. C’est ton ami. — Je pense qu’il va s’en sortir, déclara Charlie. — Espérons-le. Mais Charlie savait ce qu’elle voulait dire. L’espoir était un souhait dont on doutait qu’il se réalise. C’était ce qu’elle lui avait dit lors d’une des rares occasions où elle avait bien voulu en parler. Elle avait cité un philosophe qu’elle avait étudié, peut-être Spinoza, Charlie avait oublié, et ce n’était pas le moment de lui poser la question. Il trouvait que c’était une définition glaçante. Il y avait mieux à espérer que ça. Pour lui, c’était une émotion plutôt commune, en fait, une sorte de mode par défaut, ou de façon d’être. Il espérait toujours quelque chose. Il espérait le mieux. Il y avait quelque chose d’important là-dedans, un principe qui était plus qu’un vœu dont on doutait qu’il se réalise, une composante essentielle de la façon de prendre la vie. L’attraction du futur. La raison pour laquelle on tentait des choses. Il fallait espérer des choses, non ? La vie espérait vivre, et elle essayait de vivre. — Il va s’en sortir, insista Charlie, comme si quelqu’un avait dit le contraire. Il se leva et alla dans la cuisine, la gorge soudain nouée. — S’il avait dû mourir, ce serait déjà fait ! cria-t-il en direction du living-room. Quand on amène quelqu’un aux urgences, il ne meurt presque jamais ! C’était faux, et il le savait. Ce n’était vrai qu’à la télé, pas dans la vie réelle. Il ouvrit la porte du réfrigérateur à la volée et regarda dedans pendant un moment avant de se rendre compte qu’il n’y avait rien dont il ait envie. Il n’avait pas dîné, mais il n’avait pas faim. — Et meeerde ! marmonna-t-il. Il referma le réfrigérateur et alla vers la fenêtre. Dans l’immeuble, derrière leur maison, presque toutes les fenêtres clignotaient de la même lueur bleutée : tout le monde regardait la télévision, pris dans le même drame. — Et merde merde merde ! Il retourna auprès de sa famille. 38 Phil survécut. Les choses tournèrent comme Charlie l’avait espéré. Un vrai coup de chance. Dès qu’il fut en soins intensifs, on le transfusa, les médecins refermèrent la plaie, qui n’était, par bonheur, pas aussi grave qu’elle aurait pu l’être – ils le stabilisèrent, comme on dit, et ils l’aidèrent à passer les heures critiques. Après ça, « il se reposa tranquillement », sauf que, comme le dit Roy à Charlie, lorsqu’il l’appela à cinq heures du matin, cette nuit-là, ils étaient loin d’être tranquilles, tout le monde étant encore plongé dans l’horreur de ces heures terribles, et guère d’humeur à se reposer. La balle avait effleuré le bord de son gilet en kevlar et remonté le long de son cou, déchirant les chairs mais évitant la carotide, la jugulaire et les cordes vocales. Il avait eu de la chance. Mais il souffrait beaucoup, malgré les anti-douleur. Le vice-président avait officiellement pris les commandes du bateau, et Roy, Andréa et le reste de l’équipage étaient sur le pont. Le temps que Charlie passe voir Phil, plus d’une semaine plus tard, il était revenu à la Maison-Blanche. Charlie le trouva assis dans un lit médicalisé, dans le bureau Ovale, une masse de papiers étalés sur les genoux, et un casque téléphonique sur la tête. Il n’était pas impossible qu’il essaie délibérément de ressembler à Roosevelt, le micro de son casque évoquant, sous un certain angle, le fameux fume-cigarette, mais ce n’était peut-être qu’une coïncidence. — Heureux de vous voir, fit Charlie en lui serrant délicatement la main comme s’il avait peur de la casser. — Content aussi de vous voir, Charlie. Vous arrivez à le croire, ça ? — Pas vraiment. — C’était complètement surréaliste, je vous assure. — Vous vous souvenez de ce qui s’est passé ? — De tout ! Il a fallu qu’ils m’assomment avec leurs drogues pour m’opérer. Je déteste être anesthésié. — Je vous comprends. Phil le regarda, et Charlie eut l’impression que, l’espace d’une seconde, Phil cherchait à se rappeler qui il était. Enfin, ça n’avait rien d’étonnant ; il avait fait un long voyage. — On a toujours l’impression qu’on risque de ne pas se réveiller, dit-il alors. — Oui. Il pinçait la bouche d’une façon qui paraissait nouvelle à Charlie, et lui rappelait une expression d’Anna. Et puis il était très pâle. Il avait les cheveux propres, comme toujours ; les infirmières devaient les lui laver. — Enfin, ça suffit, reprit Phil en se redressant. Vous avez une idée de la façon dont on pourrait exploiter ça pour faire le hold-up sur le Congrès aux élections de mi-mandat ? — Ce n’est pas un peu tôt pour y penser ? répondit Charlie en riant. — Non. — Bon, admettons. Que diriez-vous d’une loi sur les armes de poing ? Vous pourriez remettre ça sur le tapis avec ce Congrès, et exploiter leur absence de réaction pour leur rappeler leur inertie au moment de la campagne. — Il nous faudrait des sondages là-dessus. Si je me souviens bien, ce n’est pas gagné. Charlie ne put s’empêcher de rire devant la bravoure de Phil, sa posture « tout est politique ». Il savait que Phil n’était pas dupe, mais, d’un autre côté, il n’avait pas l’air de plaisanter. Charlie eut l’impression d’avoir affaire à un nouvel homme. — Je n’ai aucune certitude à ce sujet, dit Charlie. C’est ce que le lobby des armes à feu voudrait que nous pensions, mais je ne peux pas croire que la majorité des Américains soit en faveur des armes à feu. Et vous ? — En réalité, si, je le crois, répondit Phil en le regardant. — Bon. Admettons. Mais quand même, je m’interroge. Je n’y crois pas. Ça ne colle pas avec ce que je vois. — Les gens veulent pouvoir penser qu’ils seraient capables de se défendre en cas de besoin. — La défense ne vient pas des armes. Elle vient de la loi. La plupart des gens le savent. Phil lui jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes. — Charlie, je vous trouve très confiant dans l’électorat américain. — Je pourrais en dire autant de vous. — Exact, convint Phil en hochant la tête, ce qui lui arracha une grimace. Il repoussa son casque téléphonique avec son bras droit, en s’efforçant visiblement d’éviter de bouger la tête. — Vous faites bien de me le rappeler, soupira-t-il. Tout ça m’a un peu ébranlé. — Bon Dieu ! Je veux bien le croire. — S’il avait tiré un peu plus haut, je ne serais plus là. Il n’était qu’à une dizaine de mètres de moi. J’ai vu quelque chose, du coin de l’œil, et j’ai regardé dans sa direction. C’est probablement ce qui m’a sauvé la vie. Je le vois encore. Il n’avait pas l’air si dingue que ça. — Et pourtant, il l’était. Il a passé un certain temps dans des services psychiatriques, à ce qu’on dit, et encore plus de temps chez sa mère, à écouter des discours à la radio. — Tiens donc ! Comme le gars qui avait tiré sur Reagan. — Exactement. — Le même endroit et tout ça… L’histoire se répète, on dirait. « Salut, chérie, j’ai oublié de me baisser ! » — C’est vrai. Et il avait aussi dit à ses chirurgiens : « J’espère que vous n’êtes pas démocrates, les gars ! » Phil éclata de rire et dut faire un effort pour se dominer. — Le pauvre type se croyait dans un film. Pour lui, tout ça, c’était du cinéma. — Oui. — Au moins, il pensait être dans le rôle du gentil. Il avait une araignée au plafond, mais il pensait agir pour la bonne cause. — Belle épitaphe. Phil parcourut le bureau du regard. — Je me dis que Kennedy n’a vraiment pas eu de chance. Beaucoup de ces types sont tellement dingues qu’ils en deviennent incapables de faire quoi que ce soit, mais son assassin était un vrai tireur d’élite. Un tireur de compétition, quand on y réfléchit. Un tir à longue portée, une cible mouvante… J’ai réfléchi, et peut-être que les tenants de la conspiration avaient raison à son sujet. C’était un tir trop exceptionnel pour être vrai. N’importe quoi, pensa Charlie. Mais il se garda bien de le dire, et à la place il lâcha : — Possible. C’était un sujet morbide. D’un autre côté, il était assez normal que Phil s’y intéresse en ce moment précis. De fait, il récita méthodiquement la liste : on avait tiré sur Lincoln à bout portant, Garfield et McKinley, pareil ; et Reagan aussi ; alors qu’on ne pouvait pas vraiment qualifier de tentatives celles de la femme qui avait tiré un peu à l’aveuglette sur Ford, et du type qui avait essayé de faire voler un petit avion jusque dans la Maison-Blanche. — Vous saviez que Roosevelt aussi s’était fait tirer dessus ? Le type l’avait raté. Roosevelt avait dormi à poings fermés, cette nuit-là, et n’en avait jamais reparlé. Mais le maire de Chicago, qui avait été touché, en était mort. — Comme John Connally, mais à l’envers. — Ouais, dit Phil en secouant la tête. Roosevelt était un drôle de bonhomme. Je veux dire, je l’aime bien et je respecte sa mémoire, mais il n’est pas comme Lincoln. Lincoln, on peut le comprendre. On peut lire en lui comme dans un livre. Ça ne veut pas dire qu’il n’était pas complexe, parce qu’il l’était, mais d’une façon visible, analysable. Alors que Roosevelt n’était que mystérieux. Après sa polio, il avait mis un masque. Il jouait un rôle, exactement comme Reagan. Il ne laissait personne voir derrière ce masque. On l’appelait même le Sphinx, et il adorait ça. Il s’interrompit, comme s’il réfléchissait, et ajouta : — Je vais être comme ça, dit-il tout à coup en jetant à Charlie un coup d’œil pénétrant. — J’ai du mal à vous imaginer dans ce rôle-là. Phil eut un fantôme de son célèbre sourire, et Charlie se demanda s’ils en reverraient jamais la version originale. Puis on frappa à la porte, et Diane Chang entra. — Salut, chérie, dit Phil. J’ai oublié de me pencher ! Et le sourire reparut en entier. — Je t’en prie, dit sévèrement Diane. Arrête. C’est ce qu’il dit chaque fois que j’entre ici, expliqua-t-elle à Charlie. Alors, arrête, répéta-t-elle à l’intention de Phil. Comment ça va ? — Mieux, maintenant que tu es là. — Tu fais toujours le Reagan, ou tu es juste content de me voir ? Les hommes rigolèrent, et Phil tiqua à nouveau. — J’ai besoin de mes médocs, dit-il. Le président accro aux médocs ! — Rush Limbaugh[7] est outré. Ils éclatèrent à nouveau de rire, mais Phil avait vraiment l’air de souffrir. — Je vais vous laisser, dit Charlie. — D’accord, acquiesça Phil. Mais, écoutez, Charlie… Il avait maintenant une expression que Charlie ne lui avait jamais vue. Intense – une sorte de colère contenue, ce qui se serait compris, sauf que Phil était d’ordinaire d’une grande douceur. Hyperactif, mais doux. En apparence, du moins. Peut-être que c’était avant de se faire tirer dessus qu’il portait un masque, se dit tout à coup Charlie ; peut-être que maintenant ils n’en voyaient pas moins de lui mais davantage… — Je veux exploiter ça, dit Phil. On a pris un bon départ sur le problème climatique, mais il y a d’autres dossiers tout aussi sérieux. Alors je veux en profiter au maximum. Je ne reculerai devant rien pour faire avancer les choses. — D’accord, dit Charlie. Je vais réfléchir à ce qu’on pourrait essayer. Et comment ! se dit-il. Il regarda Phil serrer la main de Diane. Tester les limites, tenter une expérience en politique, en histoire, même. Jusqu’où Phil irait-il au juste ? Jusqu’où pouvait-il aller ? 39 Tout le monde fut un peu secoué pendant quelques jours, après la tentative d’attentat contre Phil, même si, quand il devint évident qu’il s’en remettrait, chacun récupéra plus ou moins de cette histoire alternative désastreuse, brièvement entrevue, et repassa en mode par défaut, dans le monde tel qu’il était avant, oubliant que tout aurait pu être différent. Après tout, ça ne l’était pas, différent, et il était trop difficile d’imaginer à quoi ça ressemblerait si Phil Chase n’était pas là. Ce n’était qu’une réalité qui avait failli être, mais ça avait tourné autrement. Sauf que tout le monde ne réagissait pas comme ça. À la grande surprise de Frank, l’un de ceux qui semblaient avoir été le plus ébranlés était Edgardo. Juste après l’attentat, son visage saturnin avait adopté une expression meurtrière qui ne l’avait plus abandonné, et lorsqu’ils retournèrent courir pour la première fois, avec Kenzo et deux gars de l’OMB dont ils avaient fait la connaissance dans le vestiaire de la Maison-Blanche, il avait fait deux fois le tour du Mall, coudes au corps, sans desserrer les dents, ce qui était tellement rare que Kenzo et Frank se regardaient, mal à l’aise, et même un peu inquiets. — Qu’est-ce qu’il y a, Edgardo ? demanda enfin Kenzo. Tu as avalé ta langue ? — Vous êtes des imbéciles, les gars. Vous tuez toujours vos meilleurs chefs. Vous pourriez aussi bien être une république bananière d’Amérique latine ! Enfin, c’est vous qui avez mis toutes les juntes au pouvoir, là-bas, alors j’imagine que vous êtes aussi mauvais qu’elles. Les bons, vous les tuez, et les mauvais, vous leur filez tout votre pognon ! Il n’y a qu’à dire qu’ils sont bons, et à leur lécher le cul ! — Enfin, je te rappelle que ce coup-ci, le type s’est contenté de le blesser. Et c’était un dingue. — C’est toujours des dingues. Ce n’est pas ce qui manque, ici. Vous n’avez que l’embarras du choix. — Bon, écoute, je propose qu’on change de sujet. Tu as réfléchi à un nouveau best-seller ? Pendant longtemps, Edgardo avait égayé leurs joggings en leur racontant les best-sellers qu’il voulait écrire afin de mettre à la portée du grand public les récentes découvertes scientifiques. — Allez, l’encouragea Kenzo. C’était quoi, déjà, le dernier ? Pourquoi on merde tout ? — Ce serait trop long à écrire, répondit Edgardo. Ce serait au moins l’Encyclopédie britannique. Les gars de l’OMB ralentirent un peu afin de se laisser rattraper. — Quoi, Edgardo, tu parles encore politique ? — Quoi, je « parle politique » ? C’est un pléonasme. Quand est-ce qu’on ne parle pas politique ? Parler, c’est parler politique. — Ah bon. Je ne vois pas les choses de cette façon. — Ce que tu penses n’a aucune importance. Tout est politique. Vous ne savez pas la chance que vous avez, dans ce pays, de pouvoir parler politique tout le temps sans être obligés de tirer un coup de feu. Alors, vous faites ce genre de choses, et vous ne voyez même pas à quel point c’est dangereux. Un jour, vous déchaînerez les furies de la violencia sur vos crânes d’imbéciles, et là, vous comprendrez ce que vous avez perdu. Phil commença à envoyer au Congrès une nouvelle salve de lois, toutes sortes de projets de lois qui obligeaient les membres soit à voter pour son programme, soit à manifester leur opposition. Cela donnerait le coup d’envoi à une campagne électorale de mi-mandat claire et nette, visant à les éjecter du pouvoir. Le public ne le remarquerait pas forcément, mais les partis politiques s’en apercevraient, eux, et ils redirigeraient l’attaque sur les représentants qui faisaient obstruction. Ce serait un moyen de pression, et l’équilibre des partis à la Chambre des représentants était assez étroit pour que Phil fasse déjà passer beaucoup de choses. Avec un certain élan, et des résultats au moment des élections de mi-mandat, il serait possible de construire une majorité solide, et de passer la vitesse supérieure. Et donc, les nominations à la législature et les mesures exécutives étaient intensifiées et coordonnées en une seule et même campagne plus vaste, orchestrée par Roy et son brain-trust. La consommation standard à trois litres trois ou trois litres quatre au cent. Le doublement de la taxe sur les produits pétroliers. Le retour à l’impôt progressif. La fin de toutes les niches fiscales et des profits offshore. Un gros soutien financier aux efforts de stabilisation de l’OMS, en particulier pour l’éradication du sida et de la malaria. Une législation anti-armes à donner des cauchemars au lobby des armes. Il devenait clair que son équipe avait adopté la tactique, qualifiée ironiquement de « dégelée », qu’avaient employée les criminels qui avaient pris la présidence en otage au début du siècle. C’était comme une grêle de coups de poings : les coups se succédaient, au rythme de trois ou quatre par semaine, tant et si bien que l’opposition n’avait pas le temps d’organiser sa réaction, ni aux claques individuelles ni à la dégelée générale. Les conseillers de droite se demandaient si Chase ne s’était pas débrouillé pour se faire tirer dessus pour profiter de cet avantage. Pourquoi le tireur avait-il utilisé une vingt-deux, et puis d’ailleurs, qu’est-ce qui prouvait qu’il s’était vraiment fait tirer dessus, et est-ce qu’on ne pourrait pas insérer une minicaméra dans la blessure d’entrée ? Non ? C’était suspect, non ? Dans les commissions, et au Congrès, le martèlement se poursuivait. Roy dit à Charlie : — Les médias sont à la loi ce que les lutteurs professionnels sont à la lutte gréco-romaine. Les vrais mouvements sont difficiles à voir. On réussit à bien les occuper. Alors, qu’est-ce que vous avez de nouveau ? Le besoin d’un flux constant d’initiatives devenait tel que Roy harcelait son brain-trust pour le faire phosphorer. « Ce n’est qu’un début, disait-il à la fin de ses conférences de presse, évacuant d’un geste toutes les questions qui impliquaient qu’il se radicalisait. Tout ça doit être fait. Personne ne dit le contraire, sauf les défenseurs des intérêts privés, pour qui l’enjeu consiste à faire en sorte que rien ne change. Nous, le peuple, avons l’intention de retourner ces tendances destructrices, alors prenez le tigre par la queue et tenez bon ! » 40 Un samedi, quelques semaines plus tard, les trois kayakistes firent une nouvelle sortie sur le Potomac, juste en aval de Great Falls. Les canaux de débordement du côté du Maryland avaient été irrémédiablement déchiquetés par la cavitation, lors des inondations, et les chutes dévalaient, par un nouveau chenal, des marches très régulières dans le gneiss. Ce chenal avait été détourné, redessiné à la dynamite et bétonné afin de le régulariser et d’aménager les marches de sorte que les kayakistes puissent, en forçant bien sur les rames, le remonter, niveau par niveau, en se reposant sur les plats avant d’escalader les chutes. — Il y a des gens qui réussissent à remonter l’échelle à poissons jusqu’en haut, et qui la redescendent jusqu’en bas. — Des gens, hein ? releva Charlie en regardant Drepung, puis en levant les yeux au ciel. Tu le fais, toi, Frank ? — Moi, non, répondit Frank. Pas jusqu’en haut. C’est difficile. Je ne suis pas allé plus loin que les deux tiers de la cascade. Après la courbe qui menait à Mather Gorge, les chutes apparurent et l’air s’emplit d’un grondement sourd et de nuages de brume. La surface du fleuve se mit à siffler et à bouillonner. La première marche de l’échelle à poissons ne disait rien qui vaille à Charlie et Drepung. Frank, lui, se précipita dessus à toute vitesse, arriva au niveau de l’eau mousseuse et réussit à atteindre le premier plat, puis il leur fit signe d’essayer. Ce qu’ils firent, mais ils se retrouvèrent bloqués. Ils repartirent en arrière, vers l’eau du bas des rapides, et ils durent se démener rien que pour ne pas chavirer. Frank dévala la première chute et pagaya pour se rapprocher d’eux. — Il faut accélérer dans la cascade, expliqua-t-il. — En ramant plus vite ? Et ça suffit ? demanda Drepung. — Oui, très vite et très fort. Il faut vraiment mettre la gomme. — D’accord. Et si on n’y arrive pas et que le courant nous renvoie en arrière, qu’est-ce qu’on fait ? On repart en marche arrière ou on essaie de se retourner pour redescendre dans le bon sens ? — On se retourne, évidemment. — Bon, d’accord. Drepung et Charlie firent encore quelques tentatives au niveau de la première marche, essayant de se retourner lorsqu’ils sentaient qu’ils repartaient en arrière, ce qui était déjà une sacrée performance en soi. Au bout d’une heure à peu près, ils arrivèrent tous les deux au premier niveau. Ils poussèrent de grands hurlements pour se faire entendre malgré le rugissement de l’eau, se retournèrent, respirèrent un bon coup et prirent le toboggan rapide pour regagner la lame mousseuse d’eau brune, effervescente. Yahou ! Pendant ce temps, Frank gravit six des dix étages de la cascade, puis il fit demi-tour, redescendit, marche par marche, et les rejoignit, le visage rouge et luisant de sueur. Après ça, ils se laissèrent porter par le courant vers l’endroit où ils avaient mis leurs kayaks à l’eau, en regardant du côté de la Virginie les grimpeurs qui attaquaient les parois sombres de Mather Gorge. Frank s’intéressa à une femme qui grimpait en solo le Balcon de Juliette, et les emmena la regarder un moment. Charlie et Drepung se rappelèrent la leçon d’escalade qu’ils avaient prise sur ces parois, comme s’ils étaient partis en expédition dans l’Everest ou le Denali[8]. Tout en pagayant paresseusement vers la rive opposée du fleuve, Frank demanda : — Dites, Drepung, je voulais vous demander… L’autre jour, au MCI Center, vous avez passé une écharpe blanche autour du cou du dalaï-lama avant le début de sa conférence… — Ouais, qu’est-ce que ça voulait dire ? demanda Charlie, en écho. Drepung pagaya un instant en silence avant de répondre. — Eh bien, vous savez, dit-il enfin en plissant les paupières, aveuglé par le soleil qui se reflétait sur le fleuve, ce qui lui permettait d’éviter le regard des deux autres. Tout le monde a besoin que quelqu’un le bénisse, même le dalaï-lama. Et le Khembalung est un endroit très important dans le bouddhisme tibétain. Frank et Charlie échangèrent un coup d’œil. — On le savait, mais important comment ? insista Charlie. — Eh bien, c’est un centre de pouvoir. Comme le Potala de Lhassa. — Alors, au Potala, il y a le dalaï-lama, et au Khembalung, il y a vous ? — Oui. C’est ça. — Et comment le panchen-lama s’intègre-t-il là-dedans ? demanda Charlie. Quel est son centre de pouvoir ? — Pékin, répondit Frank. Charlie éclata de rire. — Il se situait plutôt du côté d’Amda, non ? — Non, pas toujours, rectifia Drepung. — Mais c’est de lui qu’on disait qu’il était sur un pied d’égalité avec le dalaï-lama, non ? insista Charlie. J’ai lu qu’ils incarnaient les deux courants principaux, et qu’ils s’aidaient mutuellement à se choisir quand ils en trouvaient de nouveaux. Une sorte d’échange de bons procédés. — Oui, confirma Drepung. — Bon, mais il y en a un troisième ? Je veux dire, c’est ce que vous dites ? — Non. Il n’y a que nous deux. Drepung les regarda. Charlie et Frank lui retournèrent son regard, bouche bée. Ils se regardèrent pour se confirmer qu’ils recevaient tous les deux le même message. — Alors…, coassa enfin Charlie. Vous êtes le panchen-lama, c’est ce que vous voulez dire ? — Oui. — Mais… mais… — Je pensais que le nouveau panchen-lama avait été enlevé par les Chinois, dit Frank. — Oui. — Mais alors… ça veut dire que vous vous êtes enfui ! s’exclama Charlie. — J’ai été sauvé. Frank et Charlie pagayèrent pour se positionner chacun d’un côté du kayak de Drepung, le regardant de trois quarts. Ils posèrent leurs pagaies sur les kayaks pour les arrimer comme un radeau un peu lâche, et alors qu’ils dérivaient lentement vers l’aval, portés par le courant, Drepung entama son histoire : — Charlie, vous vous rappelez ce que je vous ai dit à propos de la mort du panchen-lama, en 1986 ? Charlie hocha la tête, et Drepung récapitula rapidement pour Frank : — Le dernier panchen-lama avait collaboré avec les Chinois pendant la majeure partie de sa vie. Il vivait à Pékin, il participait au gouvernement de Mao, et il avait approuvé la conquête du Tibet. Mais après ça, le peuple tibétain avait perdu tout attachement pour lui. Alors que pour les Chinois il n’était qu’un instrument. Ils traitaient le Tibet avec une telle brutalité que le panchen-lama avait fini par protester, en privé puis publiquement, et il avait passé les dernières années de sa vie assigné à résidence. « Quand il est mort, le monde en a entendu parler, et les Chinois ont dit au monastère de Tashilhunpo de localiser le nouveau panchen-lama, ce qu’ils ont fait. Mais ils ont contacté le dalaï-lama en secret afin d’obtenir son aide pour l’identification définitive. Et donc le dalaï-lama identifia publiquement l’un des enfants, qui vivait près de Tashilhunpo, pensant que, comme le garçon vivait sous le contrôle des Chinois, ils accepteraient sa désignation. Et que le panchen-lama, bien qu’étant sous contrôle chinois, continuerait à être choisi en partie par le dalaï-lama, comme ça avait toujours été le cas. — Et c’était vous, dit Charlie. — Oui. C’était moi. Mais les Chinois n’étaient pas satisfaits de la situation, et ils m’ont enlevé. Et un autre garçon a été désigné par eux comme le vrai panchen-lama. Drepung secoua la tête en pensant à cet autre garçon, puis il poursuivit : — Nous avons tous les deux été maintenus en détention, et élevés secrètement. Personne ne savait où nous étions. — Vous étiez avec l’autre garçon ? — Non. J’étais avec mes parents. Nous vivions tous ensemble dans une grande maison avec un jardin. J’avais huit ans quand mes parents ont été enlevés. Je ne les ai jamais revus. J’ai été élevé par des précepteurs chinois. J’étais très seul. Je garde un pénible souvenir de cette période. Et puis, quand j’avais dix ans, une nuit, j’ai été réveillé par des hommes qui avaient des masques à gaz. Une main s’est posée sur ma bouche pour m’empêcher de crier ; on aurait dit des insectes, mais l’un d’eux m’a parlé en tibétain et m’a dit qu’ils étaient là pour me sauver. C’était Sucandra. — Sucandra ! — Oui. Padma était aussi là, avec eux, et certains autres hommes que vous avez vus à l’ambassade. La plupart avaient été prisonniers des Chinois à un moment ou à un autre, et ils connaissaient leurs habitudes, ce qui leur a permis d’aider au sauvetage. — Mais comment vous avaient-ils retrouvé ? demanda Frank. — Le Tibet avait des espions à Pékin, longtemps avant cela. Il y a un courant militaire au Tibet. Des gens qui restaient tranquilles parce que le dalaï-lama avait mis l’accent sur la non-violence. Même si tout le monde n’était pas d’accord avec ça. Et donc, ces gens ont commencé à me rechercher juste après mon enlèvement par les Chinois, ils ont fini par trouver un informateur, et découvrir où j’étais retenu prisonnier. — Et ils ont fait une espèce de… — Oui. Certains des Tibétains qui ont pris part à la rébellion que votre CIA avait soutenue, avant le voyage de Nixon en Chine, sont encore vivants. Ils avaient l’habitude d’entrer en Chine pour effectuer des opérations, et ils étaient ravis de se remettre à la tâche, et d’entraîner une nouvelle génération. Il y avait ceux qui disaient qu’en interdisant la violence le dalaï-lama ne faisait que permettre au monde de nous oublier. Ils voulaient se battre, ils pensaient que ça attirerait davantage l’attention sur notre cause. Et donc ils se réjouissaient de cette occasion de faire quelque chose. Quand ces vieux commandos me racontaient mon évasion, et ils l’ont fait plusieurs fois, ils étaient très contents d’eux. Apparemment, ils avaient surveillé l’endroit et espionné pour apprendre les habitudes des Chinois, ils avaient loué une maison à côté, et ils avaient creusé un tunnel qui passait sous le mur du domaine. La nuit de mon sauvetage, ils sont entrés par le souterrain, ils ont empli l’air de la maison avec le gaz que les Russes ont utilisé pendant la crise des otages dans un théâtre, mais à la dose correcte, ce que les Russes n’ont pas fait, d’après Sucandra. C’est pour ça que, quand ils m’ont sauvé, on aurait dit des insectes, mais ils parlaient tibétain. Je n’avais pas entendu parler tibétain depuis que j’avais été séparé de mes parents. Alors je leur ai fait confiance. Vraiment, j’ai tout de suite compris ce qui se passait, et comme je voulais m’enfuir, j’ai mis un masque et je les ai conduits hors de la maison ! Il a fallu qu’ils me disent de ne pas aller si vite ! Il eut un petit ricanement, mais avec une expression ombrageuse – morose, attristée. Anna avait parlé à Charlie d’une expression qu’elle avait vue, tout au début, sur le visage de Drepung et qui lui avait percé le cœur, mais c’était la première fois que Charlie la voyait. — Alors, dit-il, vous êtes le panchen-lama. Putain de Dieu ! — Oui. — C’est pour ça que vous la jouiez profil bas à l’ambassade. Garçon de bureau, standardiste ou je ne sais quoi. — Oui, c’est ça. Et d’ailleurs, vous ne devez le dire à personne. — Oh non, on n’en parlera pas. — Alors votre vrai nom est… — Gedhun Choekyi Nyima. — Et Drepung, c’est… ? — Drepung est le nom d’un gros monastère du Tibet. Ce n’est pas un vrai nom de personne. Mais il me plaît. Ils se laissèrent un moment porter par le courant. — Alors, si j’ai bien compris, fit Charlie, tout ce que vous nous avez dit en venant ici était faux ! Vous, l’employé de bureau, vous êtes en réalité le chef. Votre supposé chef se révèle n’avoir jamais été qu’un domestique mineur, une sorte d’attaché de presse. Et vos moines comparses sont une espèce de couple gay. — Eh bien, c’est à peu près ça, répondit Drepung. Sauf que je ne vois pas Padma et Sucandra comme un couple gay. — Je ne voudrais pas donner l’impression de cataloguer qui que ce soit, dit Frank, mais j’ai vécu dans la chambre voisine de la leur pendant quelques mois, et vous savez, ils sont définitivement, comment dire ?… ensemble. — Oui, bien sûr. Ils ont partagé une cellule de prison pendant dix ans. Ils sont très proches. Mais… Drepung haussa les épaules. Ses pensées suivaient déjà un autre cours. La bouche pincée, encore une fois, ce fond de colère rentrée. Bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ? Une fois, Drepung avait dit à Charlie que ses parents n’étaient plus de ce monde. Il avait probablement des raisons de croire que les Chinois les avaient tués. Peut-être les recherches qui avaient mené jusqu’à lui l’avaient-elles confirmé. Charlie n’avait pas envie de l’interroger à ce sujet. — Et l’autre panchen-lama ? demanda-t-il. Le garçon que les Chinois ont sélectionné ? Drepung eut un haussement d’épaules. — Nous ne sommes même pas sûrs qu’il soit encore vivant. Nos informateurs n’ont pas réussi à le retrouver. Il a disparu. Quelqu’un a dit que s’il était toujours en vie, ils l’élèveraient comme un imbécile. Charlie secoua la tête. C’était une sale histoire. En droite ligne avec les siècles de sombres intrigues sino-tibétaines, qui allaient des attaques de propagande à la guerre en bonne et due forme – et maintenant, depuis un demi-siècle, une sorte de génocide au ralenti, les Tibétains étant submergés sur leurs propres terres par des millions de colons Han, quand ils n’étaient pas purement et simplement assassinés. Ce qui était stupéfiant, c’était la non-violence de la réaction tibétaine. Une campagne de terrorisme pure et dure, ou une insurrection, leur aurait peut-être mieux réussi. Mais pour ces gens-là, les moyens importaient plus que la fin. C’était vraiment une forme de pensée stupéfiante, se dit Charlie. Il supposait que c’était à cause du dalaï-lama, ou de leur culture bouddhiste, si ce n’était pas la même chose. Ils partageaient un système de croyances dans lequel suivre la route de la violence aurait été une défaite, même s’ils avaient gagné. S’ils pouvaient l’emporter, ce serait à leur façon. Et donc Drepung avait été arraché à sa captivité avec une habileté digne d’un commando israélien ou de Mission impossible, et maintenant il était là, dans le monde. Occupant la scène devant treize mille personnes, avec le dalaï-lama en personne. Combien de gens, à ce moment-là, savaient ce qu’ils voyaient ? — Mais, Drepung, les Chinois ne savent pas qui vous êtes ? — Si. Il est assez clair qu’ils sont au courant. — Et vous n’êtes pas en danger ? — Je ne crois pas. Il y a un moment qu’ils savent. Je suis une sorte d’enjeu dans les négociations en cours avec les leaders chinois. Ce sont de nouveaux leaders, et ils cherchent une issue au problème. Le dalaï-lama est en pourparlers avec eux, et j’ai été impliqué aussi. Phil Chase a été informé de mon identité, et j’ai reçu des assurances. J’ai même une sorte d’immunité diplomatique. — Je vois. Alors, maintenant… Quoi ? Maintenant que le dalaï-lama est venu ici, et que Phil a soutenu sa cause ? — On part de là. Certaines factions du gouvernement chinois sont furieuses, maintenant, contre nous et Phil Chase. D’autres voudraient trouver une solution. C’est une période d’instabilité. Les négociations se poursuivent. — Waouh, Drepung… — On peut continuer à vous appeler comme ça ? demanda Frank. — Non, vous devez m’appeler Votre Sainteté, fit Drepung avec un grand sourire et en leur projetant un peu d’eau au visage du bout de sa rame. Charlie vit qu’il était heureux d’être en vie, heureux d’être libre. Il y avait des problèmes, il y avait du danger, mais il était là, sur le Potomac. Ils se séparèrent et retournèrent à la rame vers le rivage. AU PHIL DE LA PLUME Message du jour : Je me rappelle la peur que j’ai eue. Ça m’a fait réfléchir à ce qu’endurent beaucoup de gens, en ce monde, qui vivent dans la peur, quotidiennement. Peut-être pas une peur aiguë, mais chronique, et forte. Tout le monde connaît la peur, bien sûr, on ne peut pas l’éviter. Mais quand même… Avoir peur pour ses enfants. Avoir peur de tomber malade parce qu’il n’y a pas de soins médicaux. Cette peur même vous rend malade. Cinquante millions de gens, dans notre pays, vivent comme ça. C’est une peur que nous pourrions éliminer. Il me semble maintenant que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple devrait annihiler autant de peurs que possible. Il y aura toujours des peurs basiques que nous ne pourrons éradiquer – la peur de la mort, la peur de perdre un être cher –, mais nous devrions pouvoir mieux faire pour éviter la peur du dénuement, la peur pour nos enfants et la peur du monde dont ils vont hériter. L’un des moyens d’y parvenir serait de garantir l’assurance maladie. Mettons sur pied un système simple, comme celui du Canada, de la Hollande ou du Danemark, et veillons à ce que tout le monde en bénéficie. Nous avons parfaitement les moyens de le financer. C’est ce que font les pays les plus sains. Admettons une fois pour toutes que le libéralisme a tout foutu en l’air, et que nous avons besoin de remettre de l’ordre dans la maison. La santé ne devrait pas être une chose qui vous met sur la paille. Ce n’est pas une marchandise. Admettre ça supprimerait l’une des plus grandes de toutes les peurs. Nous pourrions aussi instituer le plein emploi. Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple pourrait proposer un emploi à tous ceux qui en ont besoin. Ce serait comme la Works Progress Administration, l’agence créée dans le cadre du New Deal et qui a permis à des millions de chômeurs victimes de la Grande Dépression de s’en sortir, mais en plus ambitieux ; parce qu’il y a une quantité monstrueuse de travail à faire. Nous avons les moyens de faire redémarrer les choses. Nous pourrions le faire. L’un des aspects les plus intéressants du plein emploi, c’est la vitesse à laquelle il révèle la peur qui est au cœur de notre système actuel. Vous remarquerez que chaque fois que le chômage descend en dessous de cinq pour cent, la Bourse flanche, parce que le capital commence à craindre qu’une baisse du chômage ne provoque une tension sur les salaires : le management se retrouverait confronté à une pénurie de main-d’œuvre, ce qui entraînerait une hausse des salaires – et une baisse des profits. Réfléchissez une minute à ce que ça veut dire sur le système dans lequel nous acceptons de vivre. Cinq pour cent de notre main-d’œuvre, ça fait près de dix millions de gens. Dix millions de gens sans boulot, et beaucoup sans logis, par conséquent, et sans assurance maladie. La faim et la misère. Mais c’est structurel, ça fait partie du plan. On ne peut les embaucher sans que les grandes entreprises ne redoutent la perspective de devoir se disputer la main-d’œuvre en proposant des salaires plus élevés et une part des profits supérieure. C’est pour ça que le taux de chômage ne descend jamais en dessous de cinq pour cent sans que ça ait un effet baissier sur le marché, ce qui a un effet négatif sur les investissements, les nouvelles embauches – et, résultat : le chômage remonte. Personne n’a rien à faire – ça se fait tout seul –, mais ça entretient la peur, et les profits restent élevés. Les gens continuent à avoir faim, et sont dociles. Et voilà comment, à la base, ces attitudes et ces réactions permettent aux grosses entreprises et à leurs actionnaires d’agir comme un cartel pour continuer à faire marcher un système économique dans lequel le chômage est un élément intrinsèque, afin que les plus petits salariés restent dans la misère et le désespoir, et que les autres salariés prennent les boulots qu’ils arrivent à trouver, à n’importe quel salaire, même en dessous du minimum vital, parce que ça vaut mieux que rien. Et donc, tous les salariés payés à l’heure et la plupart des mensualisés restent sous la pression du capital et n’ont aucun moyen d’améliorer leur sort dans le système. Mais si le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple offrait à tous les citoyens un emploi à un salaire qui leur permette de vivre, les entreprises privées devraient en faire autant, ou elles ne trouveraient pas de main-d’œuvre. L’offre et la demande, les gars. Cela seul suffirait à élever les revenus et le niveau de vie pour près de soixante-dix pour cent de notre population plus vite que n’importe quelle autre mesure imaginable. La plus grande bénédiction serait pour les trente pour cent du bas, à peu près – ça fait combien ? cent millions de gens ? Ou pourrions-nous simplement dire : l’Amérique qui travaille ? Ou encore, plus simplement, l’Amérique ? Évidemment, le marché du travail étant globalisé, il faudrait que d’autres pays mettent en œuvre des programmes similaires, mais nous pourrions faire en sorte que ce soit le cas. Nous pourrions être les chefs de file et peser de tout notre poids, comme l’Amérique a l’habitude de le faire. Nous pourrions faire plier les pays qui ne joueraient pas le jeu en refusant d’y investir notre capital et ainsi de suite. La globalisation est allée assez loin pour que nous ayons les moyens d’agir sur le système de différentes façons. On pourrait les appliquer à la justice aussi facilement qu’à l’extraction et à l’exploitation. En réalité, ce serait même plus facile, parce que les gens aimeraient le projet et le soutiendraient. Je pense que ça vaut la peine d’essayer. Je vais aller trouver mes conseillers et le Congrès pour en parler et voir ce que nous pouvons faire. Post précédent : On me demande l’effet que ça fait de se faire tirer dessus. C’est plus ou moins comme on peut s’y attendre. C’est moche. Ce n’est pas tant la douleur, qui est trop forte pour qu’on puisse la ressentir – on est immédiatement choqué, ou du moins c’est ce qui m’est arrivé –, j’ai eu plus mal que ça en me cognant le doigt de pied. C’est la peur. Je savais qu’on m’avait tiré dessus et j’ai pensé que j’allais mourir. Quand j’ai perdu conscience, j’ai cru que c’était fini. Je savais que j’avais été touché au cou. Et donc, ça faisait peur. J’ai cru que c’était fini. Quand j’ai senti que je perdais conscience, j’ai pensé : Au revoir, Diane. Je regrette qu’on ne se soit pas connus plus tôt ! Au revoir, monde, j’aurais bien voulu rester plus longtemps ! Je pense que c’est à ça que ça doit ressembler quand ça arrive vraiment. Quand on est vivant, on veut vivre. Voilà. Mais ils m’ont sauvé. J’ai eu de la chance. Au départ, ça a paru miraculeux, mais les docteurs m’ont dit que ça arrivait plus souvent qu’on ne le pensait. Les balles vont si vite, elles filent et elles touchent. Et c’en était une petite. On dit que j’ai payé ce type pour me tirer dessus avec un petit calibre, je sais. Je vous en prie, fichez-moi la paix. On me dit que George Orwell s’était fait tirer dans le cou et s’en était sorti. J’ai toujours aimé La Ferme des animaux. La fin, quand on ne peut plus distinguer les cochons des hommes – c’est vraiment un sacré truc ! J’ai toujours pensé à ce que voulait dire cette fin, pas les cochons et la façon dont ils avaient changé, mais les hommes des autres fermes. Ça pourrait être nous. Des gens qu’on ne pourrait pas distinguer des cochons. Orwell a encore beaucoup à nous dire. 41 Frank passa le dimanche après-midi avec Nick et certains membres du FOG, à diriger une battue au nord du fort de Russey. Le fort dominait une piste de cerfs, et il n’était pas rare qu’ils repèrent des prédateurs des cerfs et autres gros mammifères – loups, coyotes, lynx, aurochs, renards, tapirs et tatous. Celui qui les amenait là, et qu’on avait repéré quelques jours auparavant, était, disait-on, mais rien n’était moins sûr : le jaguar ! Oui, on mentionnait encore des observations du félin. En réalité, s’ils étaient là, au fort, c’était dans l’espoir de le voir. Ça n’arriva pas ce jour-là. On parla beaucoup de la façon dont le jaguar avait pu survivre aux hivers : avait-il élu domicile dans l’une des grottes creusées dans les parois de grès de la ravine, en mangeant les cerfs dans leurs demeures hivernales, ou avait-il trouvé refuge dans une construction abandonnée et fait les poubelles comme tous les autres férals de la ville ? Les spéculations excitées allaient bon train (dès qu’il était question de la vie férale, Frank restait coi). En tout cas, ils ne le repérèrent pas. Nick rentra chez lui avec son ami Max, et Frank repartit à pied vers le sud, le long de la ravine qui menait au zoo. Et il était là, tapi sur le surplomb, il regardait vers le bas, le bloc de sel maintenant disparu. Frank se figea en douceur. Il était noir, mais sa fourrure courte avait des reflets bruns. Son corps était allongé et mince, sa tête carrée, et grosse par rapport au corps. Glups ! Frank prit son biface dans sa poche, le faisant tourner automatiquement afin d’assurer sa prise comme pour le lancer, et commença à reculer pas à pas. Il était sous le vent. L’une des oreilles du félin se coucha vers l’arrière et se tourna vers lui. Frank ne bougea plus. Si seulement un autre animal pouvait s’aventurer par là et lui fournir une diversion… Le jaguar était sûrement devenu extrêmement craintif depuis que le déluge l’avait libéré. Frank en était arrivé à se dire qu’il était mort, et était devenu une légende. Mais il était bel et bien là, allongé dans le crépuscule. Le sang de Frank courait dans ses veines comme un torrent chaud : un grand prédateur dans le crépuscule, une conscience viscérale totale. On arrivait à y voir dans le noir, quand il le fallait. Il battit ainsi en retraite sur la pointe des pieds, gagna encore quelques mètres, puis se retourna et courut comme un cerf, vers l’ouest et la piste de la crête. Il sortit sur Broad Branch et s’élança vers Connecticut. Tout semblait palpiter. Il appela Nancy et lui raconta l’événement. Après ça, il arpenta un moment Connecticut Avenue en exultant, revivant ce qui venait de se passer, le fixant dans sa mémoire. Il finit par se rendre compte qu’il avait faim. Un restaurant espagnol sur T Street s’était révélé excellent dans le passé. Il s’y rendit, s’assit à une table, en terrasse, près de la rambarde, et regarda les passants aller et venir sur le trottoir. Il lisait sur son portable quand tout à coup l’ex de Caroline s’assit en face de lui. Edward Cooper, là – en chair et en os –, grand et menaçant. Frank, surpris, reprit son empire sur lui-même. Il foudroya l’homme du regard. — Quoi ? demanda-t-il sèchement. L’homme lui rendit son regard sombre. — Eh bien, je vais vous le dire, répondit-il. Je veux parler à Caroline. Il avait une belle voix de baryton. Une voix d’animateur de radio. — Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, dit Frank. Le blond fit une grimace chagrine. Celle du gars excédé, qui n’a été que trop patient. — Arrêtez ça, dit-il. Je sais qui vous êtes, et vous savez qui je suis. Frank sauvegarda, éteignit et referma son ordinateur. C’était étrange. Peut-être dangereux. Sauf que l’entrevue avec le jaguar plaçait l’incident sous une perspective différente ; tout à coup, il n’avait plus l’air aussi dangereux que ça. — Alors, pourquoi vous dirais-je quoi que ce soit au sujet de qui que ce soit ? Il sentit le sang battre plus fort dans son cou et ses poignets. Il devait être tout rouge. Il mit son portable dans son sac à dos, par terre, à côté de sa chaise, s’appuya à son dossier. Mit, machinalement, la main dans la poche de son veston, prit son biface, le retourna pour assurer sa prise dessus. Soutint le regard de l’autre. Cooper continuait à le regarder dans les yeux. Il croisa les bras sur sa poitrine, se cala sur son dossier. — Vous n’avez peut-être pas compris. Si vous ne me dites pas comment entrer en contact avec elle, il va falloir que je la retrouve en employant des moyens qu’elle réprouverait. — Je ne vois absolument pas ce que vous voulez dire. — Oh, elle comprendra. Frank l’étudia. Il était rare de voir quelqu’un afficher sa colère pendant un laps de temps prolongé. Le monde ne marchait pas conformément aux critères de ce gaillard, c’était clair à voir le pli de sa bouche, de tout son visage. Il était sûr de son bon droit. Le droit d’être furieux. Ce fut un petit choc pour Frank de constater que Caroline avait épousé un type pas parfaitement intelligent. — Que voulez-vous ? demanda Frank. Cooper écarta la question d’un geste. — Qu’est-ce qui vous permet de faire irruption dans une situation pareille, et de penser que vous y comprenez quelque chose ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui vous permet de penser que vous savez seulement ce qui se passe ? — Vous faites ce qu’il faut pour que ce soit clair, répondit Frank. L’homme écarta son objection. — Je sais qu’elle vous a raconté toute une histoire à notre sujet. C’est son truc. Vous croyez vraiment être le premier à qui elle fait ce genre de truc ? — Quel genre de truc ? — Vous entortiller autour de son petit doigt ! Vous utiliser pour obtenir ce qu’elle veut ! Sauf que, cette fois, elle est allée trop loin. Elle a enfreint le National Security Act, son serment de loyauté, son contrat, la loi électorale – ça commence à faire une sacrée liste. Elle pourrait tirer trente ans avec tout ça. Si elle ne se montre pas, si elle se fait prendre, c’est ce qui pourrait bien arriver. — Je comprends qu’elle cherche à vous éviter, dit Frank. — Écoutez, fricoter avec les élections, c’est un crime fédéral. C’est grave. — Pour ça oui. Le type eut un sourire, comme si Frank lui avait livré un renseignement. — Vous pourriez être accusé de complicité, vous savez. C’est un crime aussi. Nous avons ses ordinateurs, et toutes les preuves nécessaires pour la faire condamner ; elle est la seule à avoir eu le programme qui a fait basculer les votes dans l’Oregon. Frank haussa les épaules. Cause toujours. — Quoi, vous vous en fichez ? Ça vous est égal d’être impliqué dans un crime fédéral ? — Pourquoi devrais-je vous croire ? — Parce que je n’ai aucune raison de vous mentir. Contrairement à elle. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous la couvrez. Elle vous ment depuis le début. Elle se sert de vous. Frank le regardait en ouvrant de grands yeux, la main crispée sur son biface. Il commença à le tapoter légèrement contre sa cuisse. — Rien qu’à votre façon de bavasser, on peut voir que vous êtes un sac à merde, dit-il enfin. Les joues de l’homme s’empourprèrent. Frank insista : — Si je connaissais une femme comme ça, je ne la tromperais pas, je ne l’espionnerais pas et je n’essaierais pas de la faire arrêter pour des crimes que j’aurais moi-même commis. — Je vois qu’elle a bien réussi à vous embobiner… Il était inutile de discuter. Et Frank ne voyait pas comment il allait s’en tirer. L’homme était peut-être armé. Mais ils étaient là, dans un restaurant public, sur le trottoir. Il ne pouvait sûrement pas envisager quelque chose d’aussi dramatique. — Pourquoi me harcelez-vous ? demanda Frank. Que représente-t-elle pour vous ? Vous la connaissez ? Vous croyez savoir quelque chose à son sujet ? Vous l’aimez ? Cooper fut pris de court. Son visage s’empourpra encore davantage. Les gens à peau fine, se dit Frank, avaient souvent l’épiderme… fragile. — Arrêtez, marmonna Cooper. — Non, je pense ce que je dis, insista Frank. Vous l’aimez ? Vraiment ? Parce que moi je l’aime. — Pour l’amour du ciel, dit l’homme, excédé. Elle fait toujours comme ça. Elle pourrait charmer un serpent. Vous n’êtes que sa dernière conquête. Mais il demeure qu’elle s’est fourrée dans de gros ennuis. — C’est vous qui avez de gros ennuis, dit Frank en se levant. Il serrait toujours son biface dans la poche de son veston. Quoi qu’il arrive, au moins, il était paré. Cooper se tortilla sur sa chaise. — Putain, qu’est-ce que… ? Asseyez-vous, on n’a pas fini. Frank se pencha et récupéra son sac à dos. — Vous, vous êtes fini, dit-il. Le serveur s’approcha. — Salut, dit-il à Cooper. Vous voulez quelque chose ? — Non. Cooper se leva brusquement et s’avança vers Frank d’une démarche chaloupée. — À vrai dire, si. Vous pouvez me débarrasser de ce type, fit-il avec un geste méprisant en direction de Frank. Et il sortit du restaurant. Frank se rassit. — Un verre de vin rouge de la maison, s’il vous plaît. C’était pour se donner une contenance. Il était déstabilisé, et même un peu effrayé. Il n’avait plus faim. Avant que le garçon revienne prendre sa commande, il avait vidé son verre, mis un billet de dix dollars sous le pied et quitté le restaurant. Après avoir regardé d’un côté puis de l’autre, il s’engagea dans la rue et retourna dans le parc. Il n’avait pas de mouchard, pour autant qu’il pouvait le dire grâce au détecteur qu’Edgardo lui avait donné. Il ne vit personne le suivre. Il n’avait laissé aucun des agents de sécurité de la Maison-Blanche voir dans quelle direction il allait après avoir quitté le périmètre et traversé la route. Il n’avait pas utilisé son téléphone du FOG. Il n’avait pas mangé avec les freegans depuis un moment. Et pourtant, Cooper avait réussi à le retrouver… Alors, le lendemain matin, il appela Edgardo et ils décidèrent de faire leur jogging à l’heure du déjeuner. Ils sortirent par la porte sécurisée de la 17e Rue et coururent vers le sud, passèrent devant l’Ellipse, s’engagèrent sur le Mall et se dirigèrent vers le Lincoln Memorial. Edgardo prit un détecteur dans sa banane et contrôla Frank, qui lui rendit le même service. — C’est bon. On est clean. Qu’est-ce qui se passe ? Frank lui raconta l’incident. Edgardo se tut un moment. Puis : — Alors, tu ne sais pas comment il t’a localisé ? — Non. Edgardo courait maintenant en soufflotant, comme s’il chantait tout bas. — Too-too-too-too, too-too-too-too-too. C’est pas bon, ça. — Et puis, je l’ai revue deux fois, mais je n’ai aucun moyen de la joindre. Elle n’a utilisé la boîte aux lettres qu’une seule fois. Cela dit, pour ça, reconnaissance éternelle… Edgardo hocha la tête. — C’est bien ce que je t’ai dit. Elle doit être ailleurs. Ils coururent un long moment. Passèrent devant une enfilade de monuments : le mémorial de la guerre du Vietnam, celui de Lincoln, celui de la guerre de Corée et le Washington Monument. Finalement, Edgardo dit : — Ça peut vouloir dire qu’il ne faut pas attendre plus longtemps. Imagine qu’il veuille te forcer à agir et que tu fasses un mouvement qui pourrait paraître précipité, eh bien, tu aurais eu une raison de le faire… Alors c’est peut-être le bon moment, tu comprends ? Je voudrais te faire rencontrer à nouveau mon ami Umberto. Il en sait davantage sur ton amie, et j’aimerais qu’il te parle d’elle. Elle n’est pas en ville, comme je te l’avais laissé entendre. — Bon, d’accord. J’aimerais bien lui parler. Edgardo tira un téléphone portable de sa banane et appuya sur une touche de raccourci. Un rapide échange en espagnol, puis : — Ok, on se retrouve là-bas. Il rangea son portable et dit : — On va revenir sur nos pas. Rendez-vous auprès du Kennedy Center. — D’accord. Ils repassèrent devant le mémorial aux victimes de la guerre du Vietnam, continuèrent jusqu’au Potomac et s’engagèrent sur la promenade, le long du fleuve. Ils approchaient de l’une des échauguettes en saillie sur le mur lorsqu’ils tombèrent sur un homme en noir qui fourrait dans sa poche intérieure un gros badge d’identification. Umberto. Frank se demanda s’il sortait du Département d’État, au coin de la 23e et de C Street. Quoi qu’il en soit, ils allèrent tous les trois jusqu’à un point de la rambarde où ils étaient seuls, à l’ombre et dans le vacarme du Roosevelt Bridge. Umberto et Edgardo se passèrent mutuellement au détecteur, échangèrent quelques mots en espagnol, et Umberto se tourna vers Frank. — Votre amie Caroline n’était pas en ville. Elle était partie s’occuper du problème de trucage des élections. Nous avions des raisons de craindre pour sa sécurité, et nous avons aussi, depuis peu, des raisons de soupçonner que les gens dont nous nous occupons sont mouillés dans la tentative d’assassinat du président. Du coup, nous avons pris contact avec une autre unité qui est à même de nous aider à régler ce genre d’affaire… — Laquelle ? demanda Frank. Cette interminable liste d’agences de renseignement… — Une force d’intervention spéciale. Une branche des Services secrets qui travaille avec le GAO[9]. — Bon, alors…, fit Frank en secouant la tête, essayant d’y comprendre quelque chose. Alors, qu’est-ce qui se passe avec Caroline ? — Des tas de choses. Comme vous le savez – ou pas –, avant de disparaître de la circulation, elle était responsable d’un programme de surveillance de la Sécurité du Territoire en relation avec l’unité qui nous inquiète, une agence de pointe de TARDA, l’Advanced Research Development Prime. Elle est venue à nous, ou nous nous sommes trouvés, quand elle vous a donné les disques de l’élection, qu’Edgardo nous a transmis. — Alors, depuis, vous travaillez avec elle. C’est ça ? — Oui. Mais nous n’avons pas eu beaucoup plus de contacts avec elle que vous, d’après ce que me dit Edgardo. Elle est très soucieuse de ne travailler qu’avec des gens absolument fiables, et c’est compréhensible, compte tenu des événements. Alors nous avons dû faire les choses à sa façon, pour lui montrer qu’elle pouvait nous faire confiance. Elle nous a transmis certains des résultats qu’elle avait obtenus de son côté : toutes sortes d’informations, et des rapports de surveillance concernant certains individus, qui nous permettront d’étayer les dossiers que nous montons contre eux. Nous avons maintenant l’impression d’être en mesure de mettre ces types hors circuit, ou du moins on peut l’espérer. En tout cas, l’intervention de ce personnage auprès de vous peut nous forcer à agir. — Tant mieux, dit Frank. Umberto jeta un coup d’œil à Edgardo et dit : — Le problème, c’est qu’ils sont inactifs depuis la tentative d’assassinat. Je ne pense pas que ce soit eux qui en aient eu l’idée, au départ, et ça leur a foutu la trouille. Ils sont très calmes, en ce moment. N’empêche qu’ils représentent toujours une menace. Nous savons qui ils sont, mais ils ont eu l’habileté de la mettre en veilleuse. Sans renoncer forcément à leurs activités, ils ne font plus rien qui nous permettrait de les coincer, et nous pensons que votre amie a le même problème, de son côté. Elle n’a rien à se mettre sous la dent, et elle tient à éviter son mari… Umberto s’interrompit et regarda Frank comme si c’était son tour de dire quelque chose. — Il est venu me trouver dans un restaurant et m’a demandé où elle était. — C’est ce qu’Edgardo m’a raconté. — Et… elle ne laisse rien dans notre boîte aux lettres. — Je peux lui faire parvenir un message. Frank hocha brièvement la tête. Ça, il le savait. C’était agaçant qu’elle entre en contact avec eux et pas avec lui. Qu’il ait besoin de l’aile noire du GAO pour contacter sa petite amie. Et c’était le monde auquel elle appartenait… — Pour lui dire quoi ? demanda Frank. — Nous pensons que, puisque ce groupe veut la retrouver, ça pourrait être le moyen de les faire sortir du trou où ils se terrent. — En faire la chèvre dans un piège, vous voulez dire ? — Oui. Faire de vous deux des appâts, en fait. Nous organiserions un traquenard. Vous êtes sous surveillance, alors qu’ils donnent l’impression d’avoir perdu sa trace. Vous pourriez feindre de contacter Caroline en vous efforçant de faire preuve de discrétion, mais en révélant accidentellement à son mari le lieu de votre rendez-vous. S’ils réagissent en essayant de l’enlever, ou de vous enlever tous les deux… — Ou de nous tuer ? — Eh bien, espérons qu’ils ne commenceront pas par ça, qu’ils n’en arriveront pas à de telles extrémités, ou tout au moins qu’ils ne prendront pas le risque d’attirer l’attention sur elle tant qu’ils ne la tiendront pas. Nous pensons qu’ils veulent lui faire porter le chapeau pour la tentative de tripatouillage, afin de se dédouaner. Bref, l’idée est de poster des hommes à nous pour les appréhender à la minute où ils se pointeront. Le risque serait minime. — Vous ne pourriez pas vous contenter de les appréhender et de les accuser de ce dont ils sont coupables ? De surveillance illégale et de tentative de fraude électorale ? Umberto hésita. — Il se pourrait que la surveillance soit légale, dit-il enfin. Quant à la fraude électorale, en réalité, on dirait bien qu’ils ont réussi à compromettre votre amie. Les indices en notre possession remontent jusqu’à son bureau et son ordinateur. — Mais c’est elle qui vous a remis le CD ! — Nous le savons, et c’est pour ça que nous marchons avec elle. Mais tous les éléments dont nous disposons l’impliquent, elle, et pas eux. Et TARDA Prime est un vrai groupe, qui travaille légalement sous le parapluie de la NSC. Alors, il faut que nous trouvions quelque chose de concret pour continuer. Frank essaya de se rappeler si Caroline lui avait dit qu’elle sortait le programme de tripatouillage électoral de son propre ordinateur ou non. — Edgardo ? fit-il, troublé. Si je m’engage dans une combine pareille, je veux être sûr que c’est pour de bon, et que ça va marcher. Il se rappela l’équipe du SWAT sur laquelle ils étaient tombés dans le parc, et qui avait tabassé les potes avec une violence stupéfiante. — Je veux être sûr que c’est fait par des gens compétents. Edgardo hocha la tête. — Ils pourront te briefer. Tu jugeras par toi-même. Et elle aussi. Elle participera au briefing. Tu n’auras pas à décider pour elle. — J’espère bien que non. — Il faudra aussi que nous approfondissions la situation jusqu’à ce que nous ayons compris comment ils t’ont pisté, de façon à pouvoir en tirer parti, retourner ça contre eux. — Parfait. — Reste travailler tard, ce soir, dit Umberto. Je vais essayer de te faire passer une confirmation. — Une confirmation ? — Oui. Je ne peux rien te garantir pour ce soir, mais je vais essayer. Reste tard. Pour qu’on puisse t’obtenir les engagements que tu réclames. — D’accord. — Retournons au bureau, suggéra Edgardo. Je crois que nous avons assez couru pour aujourd’hui. — D’accord. Sur le chemin du retour, après un long silence, Frank dit : — Edgardo, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tout ça viendrait de son ordinateur ? — C’est ce qu’ils ont découvert. — Ils auraient pu la piéger comme ça ? — Oui. Je pense. — D’un autre côté, est-ce qu’elle n’aurait pas pu échafauder tout ça elle-même ? Écrire le programme de traficotage, je veux dire, et nous le faire passer pour qu’on le neutralise, faisant basculer l’élection en faveur de Chase ? Edgardo lui jeta un coup d’œil, peut-être surpris qu’il ait pu avoir une telle idée. — Je ne sais pas. Elle est programmatrice ? — Je ne pense pas. — Eh bien alors… L’écriture d’un programme pareil n’est pas à la portée du premier venu. — Mais s’il vient de son ordinateur… — Il peut avoir été fait ailleurs, téléchargé sur son ordinateur, et on ne verrait plus que ça, maintenant. Ça ferait partie du complot. Je pense que c’est son mari qui a tout monté depuis le début. — Hmm. Frank n’était plus sûr de pouvoir se fier à ce qu’Edgardo lui disait ; parce qu’Edgardo était son ami. Frank regagna son bureau, et essaya vainement de se concentrer sur son travail. Rien à faire. Diane passa lui annoncer que les Pays-Bas faisaient équipe avec les quatre grandes compagnies de réassurance pour financer une extension massive du projet de pompage de l’Antarctique, avec la bénédiction du SCAR[10]. Le nouveau consortium voulait aussi s’allier avec tous les pays désireux de créer des lacs d’eau salée pour prélever une partie de l’océan en excès, et leur fournir les capitaux, le matériel et le savoir-faire concernant la construction des digues. Frank hochait la tête, mais il avait du mal à écouter ce que Diane lui racontait. Elle le regarda, la tête un peu inclinée sur le côté, et dit : — Si on sortait déjeuner ? Vous avez besoin de faire une pause, on dirait. — D’accord, répondit Frank. Lorsqu’ils furent dans l’un des petits delis bruyants sur G Street, il constata qu’il arrivait mieux à centrer son attention sur Diane, et même sur leur travail. Ils parlèrent des modèles de Kenzo, de sa tentative d’évaluation de l’effet des nouveaux lacs, et Diane dit : — Il y a des moments où je trouve ça tellement étrange, ces grands projets d’ingénierie de pays entiers. Vous voyez ce que je veux dire ? Chacun de ces lacs va poser un problème écologique pendant toute la durée de son existence. Nous prenons, en ce moment, des mesures qui engageront l’humanité pour, quoi ? mille ans d’homéostase planétaire ? — Les mesures, nous les avons déjà prises, répondit Frank. Nous essayons juste d’empêcher le désastre. — Nous n’aurions probablement jamais dû prendre les premières mesures, pour commencer. — Personne ne savait. — Oui, c’est vrai. Enfin, je vais parler à Phil de cette affaire du Nevada. Le Nevada pourrait devenir un endroit complètement différent si nous mettions tous les projets à exécution. Ça pourrait devenir le Minnesota, sans tous ces sites d’essais atomiques. — Un Minnesota qui brillerait la nuit, alors. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne le sens pas. Le gouvernement de l’État aime cette idée ? — Bien sûr que non. C’est pour ça qu’il faut que je parle à Phil. C’est essentiellement un territoire fédéral, et les habitants du Nevada ne sont pas seuls à décider, c’est le moins qu’on puisse dire. — Je vois, dit Frank. Et puis : — Ça va, Phil et vous ? — Oh oui. Elle regardait son assiette, maintenant. Enfin, elle releva les yeux sur lui. — Nous pensons nous marier. — Sacré nom d’une pipe ! fit Frank en sursautant. C’est ce qui s’appelle une affaire qui roule ! — Oui, répondit-elle avec un sourire. — Je pensais bien que vous étiez faits pour vous entendre. — Oui. Tout simplement, comme si son opinion sur la question n’avait pas la moindre importance. Frank détourna le regard et mordit dans son sandwich. — Nous avons pas mal de choses en commun, poursuivit Diane. Enfin, nous avons un peu rusé avec les médias. Nous devrions pouvoir continuer comme ça, mais vous savez… Si la presse en avait vent, ils en feraient tout un plat, alors qu’il n’y a vraiment pas de quoi. Nous sommes tous les deux vieux, nos enfants sont adultes. Ça ne devrait pas faire toute une histoire. — Le fait que vous deveniez Première Dame des États-Unis ? releva Frank. Ça ne serait pas important ? — Eh bien, ça n’a pas besoin de l’être. Je resterai conseillère scientifique, et personne ne fait attention à ces gens-là. — Avant, non ; personne n’y attachait d’importance. Mais vous en avez déjà fait un poste en vue. Maintenant, ça va devenir une affaire d’État. Ils vous accuseront de tous les maux de la Terre. — Peut-être. Peut-être pas. On verra. — Enfin, quoi qu’il arrive… Frank mit sa main sur la sienne, la serra. — … on s’en fiche. Félicitations ! Je suis heureux pour vous. — Merci. Je pense que ça va être bien. — Oh, bien sûr. Le principal, c’est que vous soyez heureux. Le reste s’arrangera toujours. — C’est ce que je dis aussi, répondit-elle en riant. Enfin, j’espère que ça s’arrangera. Et je suis heureuse. — Alors, tant mieux. Elle le regarda d’un air scrutateur. — Et vous, Frank ? — J’y travaille. Frank eut un bref sourire et changea de sujet, revenant aux lacs salés et au boulot qui les attendait. Alors il retourna au travail et resta tard. Et vers onze heures du soir, alors qu’il s’endormait, le nez sur son bureau, on frappa à sa porte – Umberto, Phil Chase en personne, et un grand Noir que Frank n’avait jamais vu, qu’ils lui présentèrent : Richard Wallace, du GAO. Ils s’assirent et examinèrent la situation pendant près d’une heure. Chase laissa le plus souvent parler les autres : il avait l’air fatigué, et peut-être même de souffrir. Il avait encore un pansement sur le devant du cou. Il ne sourit pas une seule fois, et ne lança pas une seule de ses blagues dont Charlie disait qu’il était coutumier. — Il faut qu’on fasse le ménage, dit-il à Frank pour conclure la réunion. C’est le bordel complet dans nos agences de renseignement, et c’est dangereux. Il faut qu’on y mette bon ordre, et discrètement, c’est la nature de la bête. Voilà les hommes sur qui je compte pour donner un coup de balai. Ils me rendent compte directement, et j’apprécierais que vous fassiez tout ce qui est en votre pouvoir pour les aider. — Comptez sur moi, promit Frank. Ils se serrèrent la main sur le pas de la porte. Chase lui jeta un regard sombre et un hochement de tête. Il n’avait pas idée que Frank avait pu jouer un rôle dans son histoire avec Diane. Il y avait quelque chose de satisfaisant là-dedans. 42 Un après-midi, quand Charlie alla à la garderie de la Maison-Blanche chercher Joe, toute l’équipe pédagogique vint à sa rencontre. — Oh oh…, fit Charlie en les voyant converger vers lui. Pendant que Joe regardait avec application le terrain de jeu, par la porte vitrée. — Qu’est-ce qu’il a encore fait ? demanda Charlie. Quel plaisir de poser cette question ! Mais la partie de lui qui se réjouissait ne devait pas se trahir, et il la réprima. Il devait avoir l’air sur la défensive, ce qui paraîtrait naturel, quoi qu’il éprouve en réalité. Et en réalité, il éprouvait des sentiments mitigés. La jeune femme responsable ce jour-là, une assistante de la directrice, fit la liste des bêtises de Joe sur un ton calme, pratique : il avait renversé une petite fille de trois ans, lancé des jouets, de la nourriture, poussé des rugissements à l’heure de la sieste, juré. — Juré ? répéta Charlie. Que voulez-vous dire ? Une jeune femme noire eut la grâce de sourire. — Quand on essayait de lui dire de se calmer, il n’arrêtait pas de répéter : « Reculez ! » — C’est-à-dire que certains d’entre nous ont distinctement entendu autre chose, ajouta l’assistante de la directrice. — Hein ?! fit Charlie. Je ne vois vraiment pas où il a pu entendre ça. Son frère ne parle pas comme ça. — Hmm hmm. Enfin, de toute façon, ce n’est pas le principal problème. — Non, bien sûr. — Le problème, dit la jeune femme, c’est que nous avons ici vingt-cinq enfants auxquels nous devons donner une bonne éducation. Leurs parents veulent qu’ils soient en sécurité, et dans une bonne ambiance, pendant qu’ils sont sous notre responsabilité. — Naturellement. Je vais voir ce que je peux faire, ajouta Charlie, sentant peser sur lui le regard des quatre jeunes femmes. Puis Joe se jeta sur lui et se cramponna des deux bras à sa jambe droite. — Papa ! Papa ! Papa ! — Salut, Joe. Alors, qu’est-ce que j’apprends ? Tu n’as pas été gentil, aujourd’hui ? Joe avança la lèvre inférieure. — J’aime pas ici. — Joe, sois poli ! — J’AIME PAS ICI ! Charlie regarda les femmes d’un ton suppliant. — Il a l’air fatigué. Je pense qu’il n’a pas très bien dormi, la nuit dernière… — Moi, je dirais qu’il a changé, observa l’une des femmes. Il était beaucoup plus calme et détendu, avant. — Je ne sais pas si j’emploierais ces termes pour décrire Joe, fit Charlie. Mais ce n’était pas le moment de discuter. En réalité, il était temps d’exfiltrer les Quibler de la scène du crime le plus vite possible. Charlie entra en mode diplomatique et obliqua vers la sortie, en s’excusant et en promettant que ça s’arrangerait. Acceptant le principe d’une réunion de stratégie, selon les termes employés par l’assistante de la directrice. Dans le métro, sur le chemin du retour, Charlie coinça Joe entre la vitre de la voiture et lui pour le neutraliser. Joe se mit debout sur le siège et se cramponna au dossier du siège devant lui, en se balançant d’avant en arrière et sur le côté quand le train tournait, heurtant Charlie ou la vitre. — Attention, papa ! Attention ! — Je fais attention, espèce de petit singe. Hé, fais attention toi-même ! Désolé, dit-il à l’homme assis devant lui. Joe, arrête. Tu embêtes tout le monde. Charlie était à la fois heureux et malheureux. C’était le Joe qu’il connaissait et qu’il aimait qui revenait en force. Charlie éprouvait un soulagement et un amour intenses. Son Joe était revenu. Tout ce qui comptait, c’était d’y aller avec enthousiasme, de prendre la vie à pleines mains. Charlie aimait ça. Il voulait en tirer un enseignement, il voulait être davantage comme ça, lui aussi. Mais c’était un problème quand même. Il fallait s’en occuper. Et sur le long terme, ce Joe, son petit sauvage adoré, devrait apprendre à composer ; sinon, il aurait des ennuis. Avec le temps, les aspérités, les points sensibles des gens s’adoucissaient, étaient lissés par leur interaction avec les autres, jusqu’à ce qu’ils ressemblent aux blocs de roche roulés par les rochers dans la Sierra, arrondis par des années passées à s’entrechoquer. À deux ans, à trois ans, le caractère profond était visible. Et puis la vie amorçait son processus d’abrasion. Des journées entières, assis dans des classes, à recevoir une instruction, des consignes… Charlie se sentit envahi de désespoir alors qu’il entrevoyait tout ça d’un coup d’œil : ce qu’on faisait aux gamins pour qu’ils s’en sortent. L’éducation, ce conditionnement comportemental. Un lavage de cerveau qu’on appelait « socialisation ». Comme ce qu’on faisait aux chevaux pour les dompter. Leur mettre des sabots jusqu’à ce qu’ils apprennent à marcher avec ; leur mettre le mors dans la bouche pour qu’ils aillent dans la direction où on voulait les faire aller. Pour dresser un cheval, on commençait par le casser. Soudain, tout ça paraissait horrible. Le Joe originel valait mieux que ça. — Tu sais, Joe, dit Charlie d’un ton incertain, il va falloir que tu te calmes un peu, là-bas, à la garderie. Les gens n’aiment pas qu’on les bouscule. — Non ? — Non. — Je te bouscule, ha ! — Oui, mais nous, c’est la famille. On peut jouer à la bagarre parce qu’on sait que c’est un jeu. Il y a un moment et un endroit pour ça. Mais les autres gamins, à la garderie, tu comprends… Non. Ils ne savent pas à quel point tu es fort. — Fort, et dur ! — C’est ça. Mais il y a des enfants qui n’aiment pas ça. Et personne n’aime être surpris par ce genre de chose. Rappelle-toi quand tu m’as donné un coup de poing à l’estomac alors que je ne m’y attendais pas ? — Papa a dit aïe, gros bobo ! — Oui. Ça peut faire mal aux gens, quand tu fais ça. Tu ne peux le faire qu’avec moi, ou avec Nick, s’il veut bien. — Et maman ? — Eh bien, si tu y arrives… Mais je ne suis pas sûr. Ce n’est peut-être pas une bonne idée, ou… Je ne sais pas. Je ne crois pas. Tu lui demanderas ; tu verras bien. Mais il faut lui demander. Il faut toujours demander avant de faire ça. Parce que généralement, jouer à la bagarre, c’est juste pour les papas. C’est la spécialité des papas, on peut leur taper dessus pour tester ses muscles, tu comprends ? — Quand on rentrera à la maison ? — Oui, bien sûr. Quand on rentrera à la maison. Charlie regarda son plus jeune fils avec un sourire attristé. — Faut faire avec ce qu’on a, tu te souviens ? — Faut faire avec, et on ne pique pas une crise ! — Exactement. Alors, tu ne piques pas de crise. Et on va faire en sorte que ça marche, hein, Joe ? D’accord ? Joe lui tapota l’épaule avec sollicitude. — Bon papa. Pourtant l’incident se répéta, encore et encore. Charlie commençait à redouter le moment d’aller chercher Joe à la garderie. Qu’aurait-il encore inventé, cette fois ? Mettre un chapeau en pâte à modeler à une fillette qui dormait ? Escalader la barrière et déclencher l’alarme de sécurité ? Boucher l’évier avec de la pâte à modeler et grimper dans la petite « baignoire » ainsi formée ? Il faisait preuve d’une grande créativité avec la pâte à modeler, ainsi que l’avait remarqué une sympathique jeune Black, en essayant de faire baisser la tension lors d’une séance de debriefing. Mais faire baisser la tension devenait de plus en plus difficile. La responsable de la garderie demanda à Charlie de faire voir Joe au médecin, ce qui lui valut une évaluation par un pédopsychiatre, lequel préconisa une batterie de tests qui ne leur apprirent rien, et furent suivis par la suggestion qu’ils envisagent peut-être de lui administrer une de ces nouvelles drogues qui marchaient vraiment très bien, notamment la Ritaline, au nom paradoxal, mais dont les succès cliniques étaient avérés. — Non, dit poliment mais fermement Charlie. Il n’a même pas trois ans. Beaucoup d’enfants sont comme lui à cet âge-là. J’étais probablement pareil, à l’époque. Il n’en est pas question. — Bon, répondirent unanimement les médecins et les responsables de la garderie en conservant une expression soigneusement atone. Charlie avait peur d’apprendre ce qu’Anna pensait de tout ça. La scientifique qui était en elle risquait d’approuver. Or il apparut que la scientifique en elle doutait fortement que le traitement ait été assez rigoureusement étudié. Le fait qu’ils ne sachent pas par quel mécanisme ces stimulants calmaient certains enfants leur valait de sa part un mépris glacial qui était assez dans son style. À vrai dire, Charlie l’avait rarement vue cracher ainsi sur les travaux scientifiques des autres. Pas de traitement médicamenteux, dit-elle. Enfin quoi ?! Ils n’avaient pas idée de la façon dont ils fonctionnaient. Son dédain glacé, instantané, fit sourire Charlie. Comme il l’aimait, sa scientifique ! — Écoutez, dit un jour Charlie à la directrice de la garderie, je l’aime comme il est. — Eh bien, vous n’avez qu’à vous en occuper, alors, dit-elle. Ce qu’il trouva un peu insolent, mais elle le regarda droit dans les yeux ; elle avait une garderie à gérer. Et elle avait vu ce qu’elle avait vu. — Ça vaudrait peut-être mieux. Dans le métro, en rentrant à la maison, Charlie observait Joe qui regardait par la fenêtre. — Joe, tu aimes la garderie ? — Sûr, papa. — Tu l’aimes autant que le parc ? — On va au parc ! — D’abord, on va à la maison. 43 Les trois kayakistes étaient de nouveau à Great Falls, et attaquaient l’échelle à poissons. Charlie et Drepung avaient fait des progrès : ils arrivaient à escalader trois ou quatre « marches » avant d’en avoir plein les bras, de se retourner et de redescendre. Frank allait presque jusqu’en haut. Après, quand ils regagnaient leur point de départ en se laissant porter par le courant, ils commentaient les derniers événements : les nouvelles mesures introduites par Phil Chase, l’avancement des négociations entre le dalaï-lama et le gouvernement chinois. Drepung était tout excité par les possibilités qui s’offraient à eux. Alors qu’ils se rapprochaient du rivage, Frank lui demanda : — Dites, Drepung, est-ce que vous… vous savez… vous croyez à la réincarnation et tout ça ? — Que voulez-vous dire ? — Vous croyez que vous êtes la réincarnation du dernier panchen-lama, et de tous les autres avant ? En entendant la question, Charlie eut l’impression de voir une certaine ressemblance physique entre le jeune homme et les photos qu’il avait vues des précédents panchen-lamas, sauf que le dernier était obèse (mais Drepung se donnait beaucoup de mal pour ne pas grossir). C’était une lueur dans les yeux – un peu comme quand Frank lui avait donné des leçons d’escalade. Une expression méfiante, inquiète, de peur réprimée, presque, et de concentration intense. En même temps, ça se comprenait. Le gouvernement chinois se considérait comme le maître du panchen-lama. — Vous participez donc aux négociations avec les Chinois ? demanda Charlie. — Oui. — Mais vous pourriez, comment dire ?… retomber entre leurs griffes, non ? — Ça n’arrivera pas. J’ai le peuple et le dalaï-lama derrière moi. — Vous ne devriez pas annoncer publiquement qui vous êtes, par sécurité ? — C’est l’une des cartes que j’ai dans ma manche, c’est certain. — Vous avez intérêt à ne pas la jouer trop tard ! — Non. Charlie réfléchit. — Seigneur ! Mais dans quel monde on vit ! — Oui. — Alors, insista Frank, vous avez déjà eu des, euh… des souvenirs de vos précédentes incarnations ? — Non. Frank hocha la tête. — C’est ce que le dalaï-lama disait aussi, dans l’article. Il disait qu’il était un être humain ordinaire. — Je suis encore plus ordinaire que lui, vous savez. — Alors, qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes la réincarnation de quelqu’un d’autre ? — Nous sommes tous des réincarnations. De nos parents, déjà, vous voyez. — Oui, mais là, vous parlez d’autre chose. D’un esprit vagabond, allant de corps en corps… — Il y en a aussi. — Mais identifiable, de vie en vie ? Drepung marqua une pause et répondit : — Personnellement, je pense que ce n’est qu’un moyen heuristique. — Un moyen d’enseignement ? avança Charlie en riant. Une métaphore ? — C’est ce que je pense. Charlie y réfléchit un instant, à la lumière de ce qui était arrivé à Joe. — Et qu’est-ce que ça nous apprend ? demanda Frank. — Eh bien, qu’en réalité on subit différentes incarnations, en effet. Que pendant la vie, le corps change, l’endroit où on vit change, les gens que l’on connaît, son travail, ses habitudes. Tout change, au moins dans les faits, on traverse plusieurs incarnations dans une durée de vie biologique. Et ce que je pense, si vous voulez voir les choses de cette façon, c’est que ça nous aide à ne pas trop nous attacher. On va de vie en vie. Chaque jour est une nouveauté. — C’est bien, dit Frank. Ça me plaît. La théorie de ce mercredi particulier. Charlie pensait toujours à Joe. Quelques semaines plus tard, après moult supplications, Charlie réussit à obtenir de Roy qu’il lui accorde une entrevue de dix minutes avec Phil, un dimanche matin, très tôt. La patrouille de l’aube : non seulement le meilleur moyen de lui faire passer un message, selon les termes de Phil lui-même, mais aussi, traditionnellement, le moment où ils se rencontraient, Charlie et lui. Le jour dit, Charlie arriva à la Maison-Blanche après avoir très peu dormi. Phil l’attendait en voiture, devant les portes sécurisées, et on les conduisit à Constitution Hall et devant le Lincoln Memorial. — On va s’arrêter là et marcher, suggéra Phil. J’ai besoin de faire de l’exercice. Ils descendirent donc de voiture et traversèrent, suivis par l’équipe des Services de sécurité, le mémorial de la guerre de Corée. Il était tellement tôt que le soleil n’était pas encore levé. Dans la lumière d’étain, la patrouille remontait la colline à travers le brouillard humide, à jamais figée dans un terrible moment de tension et d’angoisse. Sur un long mur noir, du côté du Potomac, des petits visages blancs regardaient depuis ce qui paraissait être des profondeurs différentes à l’intérieur de la pierre, portant témoignage des horreurs de la guerre. En haut du mémorial, un bassin de pierre était adossé à un mur sur lequel était gravée une inscription : FREEDOM IS NOT FREE. Chère liberté… Phil resta un moment en contemplation devant le monument. Charlie le laissa à ses pensées et s’avança vers le point culminant du mémorial, où il put lire : « Nous qui passons ici honorons nos fils et nos filles qui ont répondu à l’appel pour défendre un pays qu’ils ne connaissaient pas et un peuple qu’ils n’avaient jamais rencontré. » Et puis Phil fut à nouveau à côté de lui. — C’est étrange, hein ? — Oui. — Tant de guerres. Tant de morts. — Oui. — Je me demande comme faire en sorte que ça vaille le coup. Est-ce seulement possible ? — Mais bien sûr, répondit Charlie. Vous ouvrez la voie. — Vous croyez que quelqu’un pourrait y arriver ? — Oui. Les gens adorent épouser une cause. Et les Américains aiment aimer leur président. — Ou le détester. — C’est sûr, mais ils préfèrent l’aimer. Regardez. Votre cote est au plus haut, en ce moment. — On a toujours de très bons sondages quand on se fait tirer dessus. — Il paraît. Enfin, vous êtes là. Phil secoua la tête. — Vous ne trouvez pas que ces mémoriaux s’améliorent vraiment ? Cet endroit vous noue les tripes. — Oui. Ils ont dégotté un sculpteur de génie. — On va descendre voir Roosevelt. Il me met toujours du baume au cœur. — À moi aussi. Il leur fallut plusieurs minutes pour aller du monument commémoratif de la guerre de Corée au Roosevelt Memorial. Quand on arrivait au bouquet d’arbres qui l’entourait, il ne faisait pas une impression formidable ; Roosevelt s’était un peu fait avoir par rapport aux autres. C’était une sorte de parc entouré de murs, ou d’une galerie, ouverte au ciel, dont les murs étaient taillés dans un granit rouge, rugueux. Une petite mare avec une chute d’eau était visible plus loin. Rien de transcendant. On aurait dit un terrain de jeu pour enfants dans une banlieue du Middle West. Et puis ils arrivèrent à la première statue de Roosevelt – en bronze, presque grandeur nature, posée sur un étrange petit fauteuil à roulettes : il regardait aveuglément devant lui à travers des lunettes rondes, en bronze bien sûr. Il avait l’air tellement humain, se dit Charlie, à côté de la gravité monumentale de la statue de Lincoln. Un être humain comme tant d’autres, voilà ce que voulait dire la statue. Derrière, sur une bande de granit poli, étaient gravées des paroles d’Eleanor Roosevelt qui confirmaient ce point de vue : « La maladie avait donné à Franklin une force et un courage qu’il n’avait pas avant. Elle l’avait contraint à réfléchir à l’essence de la vie, et à apprendre la plus grande de toutes les leçons – une patience et une ténacité infinies. » — Oui, murmura Phil tout en parcourant l’inscription. Réfléchir à l’essence de la vie. Il avait quarante ans quand il a eu la polio, vous le saviez ? Il avait vécu, jusque-là, une vie d’homme normal, sans handicap, je veux dire. Il a dû s’adapter. — Oui, répondit Charlie en pensant à ce que Drepung leur avait dit sur le fleuve. C’était une nouvelle incarnation, pour lui. — Et puis il a fait tant de choses. Il y a eu cinq New Deal, vous le saviez ? — Oui, vous me l’avez dit. — Cinq ensembles de réformes majeures. Diane les a toutes analysées en détail. — Il avait des majorités énormes au Congrès, souligna Charlie. — Oui, mais quand même. Ce n’était pas gagné pour autant. On est toujours obligé de réfléchir à de nouvelles choses à essayer. Il y a des gens qui ont eu une majorité très confortable au Congrès et qui ont tout foutu en l’air. — C’est vrai. — Qu’est-ce qu’il ferait, aujourd’hui ? Je me le demande. C’était un type assez créatif. Les quatrième et cinquième New Deal reflétaient plutôt ses idées personnelles. — C’est ce que vous m’avez dit, aussi. Phil se pencha un peu vers la statue pour regarder bien en face le visage stoïque, à l’air aveugle. Le président actuel, venant chercher l’inspiration auprès de Franklin Delano Roosevelt. Quelle photo on aurait eue là ! Et pourtant, il n’y avait que Charlie et les gars de la sécurité pour voir ça. Ainsi qu’un joggeur, qui les regarda, un peu étonné, mais ne s’arrêta pas. Aucun vrai témoin, que Charlie ; et Charlie s’apprêtait à quitter le navire. Il se sentait trop coupable pour poursuivre la promenade sans aborder le sujet. Alors, comme ils s’avançaient vers la salle suivante de la galerie ouverte, il essaya de ramener la conversation sur lui. Mais Phil était absorbé par les statues de la Dépression, que Charlie trouvait moins puissantes, malgré leur pathos intrinsèque : des Américains debout à la queue leu leu, un homme assis en train d’écouter la radio. « Je vois une nation dont un tiers est mal logé, mal habillé, et ne mange pas à sa faim… » — On pourrait presque dire le contraire, à notre époque, observa Phil. Je vois une nation dont un tiers est trop gros, trop habillé, trop grandement logé, et le tiers mal nourri et mal logé est toujours là. — Et ils sont tous endettés jusqu’au cou, les uns comme les autres. — Exact, mais qu’est-ce qu’on peut y faire ? Sous quel angle aborder le problème ? — Peut-être comme vous le faites, là, tout de suite. En ce moment, Phil, je crois que vous pouvez vous permettre de dire tout ce que vous pensez. Comme sur votre foutu blog. — Vous croyez ? — Oui. Mais, écoutez, Phil. Je vous ai demandé un peu de votre temps aujourd’hui pour pouvoir vous parler de mon travail. Je voudrais donner ma démission. — Quoi ? fit Phil en le regardant fixement. J’ai bien entendu ? Vous avez parlé de démission ? — Eh bien, pas exactement démissionner. Ce que je voudrais, c’est retourner travailler chez moi, comme avant. Comme Phil le regardait en ouvrant de grands yeux, il essaya de s’expliquer : — Je voudrais recommencer à m’occuper de Joe. Il a des problèmes à la garderie. Ce n’est vraiment pas leur faute, mais ça ne se passe pas très bien. Je pense qu’il vaudrait mieux que je reste à la maison encore un an, jusqu’à ce qu’il aille au jardin d’enfants. Ça vaudrait mieux pour lui, et pour vous dire la vérité, je crois que ce serait mieux pour moi aussi. J’aime passer du temps avec lui, et j’ai l’impression de mieux m’en sortir avec lui que la plupart des gens. Et ça ne durera pas toujours, vous comprenez ? J’ai déjà vécu ça avec Nick. Ça file à la vitesse de l’éclair. D’ici quelques années, tout sera différent, et je me sentirai moins mal quand je devrai le laisser seul toute la journée. — Ce sont les années critiques, convint Phil. — Exactement. Bon, peut-être qu’elles le sont toutes. Comme pour illustrer cette pensée, ils poursuivirent leur déambulation dans le mémorial et passèrent de la Dépression à la Seconde Guerre mondiale. Dans la salle ouverte était dressée une autre statue de Roosevelt, plus grande et classiquement drapée dans le plissé dramatique d’une cape navale, sans lunettes et regardant héroïquement au loin. — Je ne veux pas arrêter de vous aider, dit Charlie. Pas du tout. Mais l’essentiel de mon travail, je pourrais le faire par téléphone, comme avant. Je m’en sortais bien, à ce moment-là, enfin, je pense, et tous les conseils techniques que vous pouvez désirer, vous les avez ; je me contenterai de donner un avis politique… — C’est important, dit Phil. Tous ces changements doivent être inscrits dans la loi, et c’est à nous de nous en occuper. — D’accord, mais je suis convaincu d’arriver à le faire par téléphone. Je travaillerai en ligne, et le soir, quand Anna sera rentrée à la maison. — Peut-être, dit Phil. Il n’était pas content, Charlie le voyait bien. Il s’approcha de la deuxième grande statue de Roosevelt, qui était flanquée, sur un côté, d’un chien, un terrier écossais. Le bronze de cette version de Roosevelt était vert-de-grisé, sauf l’index de la main tendue vers les visiteurs : tant de gens l’avaient touché qu’il brillait comme de l’or. Phil le caressa aussi, puis Charlie en fit autant. — Le doigt magique, dit Phil. C’est émouvant. Tous ceux qui touchent ce doigt croient encore en l’Amérique. Ils croient au gouvernement et à la justice. C’est une sorte de sentiment religieux. Vous pensez que les Républicains le touchent ? — Je ne suis même pas sûr qu’ils viennent jusqu’ici, dit Charlie, soudain déprimé. Il se rappelait avoir lu que Roosevelt ne prenait pas de gants avec les collaborateurs qui ne servaient plus ses desseins. Ils disparaissaient de l’administration, comme s’ils passaient par une trappe. — Nous sommes deux pays, maintenant, je suppose. — Mais ce n’est pas comme ça que ça risque de marcher, dit Phil en se cramponnant au doigt poli comme de l’or. Puisse l’esprit de Roosevelt nous rassembler, fit-il en feignant de joindre les mains. Ou du moins me donner une solide majorité pour travailler. — Ha ha ! Encore une fois, Charlie s’émerveilla de l’absence de photographes. — Vous devriez faire venir les médias ici, pour parler de tout ça. Ça pourrait être un grand moment de l’histoire américaine, vous ne croyez pas ? Vous devriez dire que ça l’est – jusqu’à maintenant, en tout cas. Faites-leur faire une visite guidée de la Rooseveltitude, et un tour dans vos pensées. Ce que vous admirez chez Roosevelt, et dans l’Amérique de ces années-là. Vous vous souvenez quand nous étions allés au Lincoln Memorial avec Joe, et qu’il y avait une équipe de télé, pour tout autre chose ? Ça pourrait ressembler à ça. D’ailleurs, vous pourriez refaire le coup de Lincoln. Faites les deux. Emmenez les journalistes visiter les deux monuments, parlez-leur de ce que vous trouvez important chez ces deux bonshommes. Donnez-leur une leçon d’histoire, faites-leur partager vos idées sur le point où nous en sommes actuellement. Dites-leur, répétez-leur que ces années sont un rendez-vous avec la destinée. Proclamez un nouveau New Deal. C’est une époque éprouvante pour les âmes, et ainsi de suite. — Je ne pense pas qu’il y ait un monument à Thomas Paine[11] dans cette ville, dit Phil avec son célèbre sourire. — Peut-être qu’il devrait y en avoir un. Peut-être que vous pourriez en faire ériger un. — À mes moments perdus, qui sont nombreux, comme chacun sait. — C’est ça. Phil flanqua une tape dans la main de Roosevelt et repartit. Ils tournèrent au coin de la dernière salle de la galerie, où une statue étonnamment vivante d’Eleanor Roosevelt les regardait depuis une alcôve ornée de l’emblème des Nations unies. — Les Nations unies n’étaient pas son idée, mais celle de son mari, objecta Phil. Elle a œuvré à leur fondation, mais c’est lui qui en avait eu l’idée, avant même la guerre. La paix dans le monde, la force de la loi et la fin de tous les empires. C’est incroyable à quel point il a pu imposer sa vision à Churchill et à de Gaulle sur ces questions. Il n’aurait pas levé le petit doigt pour les aider à garder leurs vieux empires après la guerre. Ils le tenaient pour quantité négligeable, ou une espèce de bouffon, mais il était très sérieux. C’est juste qu’il ne voulait pas se la jouer « Je suis plus saint que vous ». Comme sa jolie femme, ici présente. — Mais par rapport à Churchill et de Gaulle ? — C’était de Gaulle le petit saint de la bande. Roosevelt était un dirigeant, et tout le monde était plus saint que Churchill. — Voilà ce que vous devriez dire. Hein ? Qu’est-ce que vous en pensez ? — De me recycler dans les visites de monuments ? — Non, de me laisser reprendre mon travail chez moi ? — Eh bien, Charlie, je pense que vous faites du bon boulot. Il faut que nous arrivions le plus vite possible au développement durable, vous le savez. Nous avons beaucoup de pain sur la planche. Mais bon sang ! Si vos enfants ont besoin de vous, alors il faut que vous le fassiez. — Je pense qu’il le faut. Pour lui et pour moi, pour tous les deux. — Eh bien voilà. — Je pourrai toujours avoir une conférence téléphonique tous les jours avec Roy, et rester avec Joe comme j’en avais l’habitude. Et nous aurons une grande majorité au Congrès à mi-mandat, et puis vous serez réélu, et puis… — Vous croyez ? — J’en suis sûr. Et à ce moment-là, Joe sera au jardin d’enfants et même à l’école, et cette phase sera passée. Je serai vraiment impatient de revenir travailler ici, alors, et je ne veux pas que vous reteniez ça contre moi et que vous me laissiez tomber, vous voyez ? C’est ce que Roosevelt faisait avec ses collaborateurs. — Je suis moins dur que lui. — Je n’en suis pas sûr. Mais j’aurai envie de revenir. — On verra à ce moment-là, répondit Phil. On ne peut jamais savoir ce qui va arriver. — Exact. Charlie avait l’air déçu, même inquiet. Que ferait-il s’il ne pouvait plus travailler pour l’équipe de Phil ? Il y avait douze ans qu’il faisait ça, maintenant. Mais il voulait rester avec Joe. En réalité, il voulait tout. Et personne ne pouvait tout avoir. Il avait déjà de la chance d’avoir tout ce qu’il avait. Il allait falloir qu’il en mette un coup pour rester innovant chez lui, au téléphone. Enfin, c’était possible ; il l’avait déjà fait. Phil fit signe à ses sbires, qui les suivaient à une distance pas si respectable que ça, et moins d’une minute plus tard une voiture vint les chercher. Retour à la Maison-Blanche ; retour au travail ; retour dans le monde ; retour à la maison. Phil ne dit pas un mot pendant le trajet. Il semblait penser à autre chose, et Charlie ne savait pas ce qu’il ressentait. 44 Par une journée d’hiver étrangement douce, Frank apprit la nouvelle de la bouche d’Edgardo alors qu’ils faisaient leur jogging. Le moment était venu de passer à l’action. Ils avaient tout mis au point et répété, c’était le bon moment. Bon. Mais entre le déjeuner et le dîner, les nuages d’orage s’étaient accumulés, et de grandes nouvelles étaient arrivées de Chine ; une sorte de crise avait éclaté, la loi ordinaire et toutes les activités normales avaient été suspendues. La flotte de sous-marins nucléaires américaine et plusieurs porte-avions avaient massivement mis le cap vers les ports de Chine. Mais c’était sur invitation des Chinois : les bâtiments s’étaient aussitôt connectés sur le réseau électrique chinois, et avaient commencé à produire de l’électricité pour les services essentiels dans certaines régions, le réseau s’étant effondré dans le pays. Et Phil Chase était arrivé à Pékin, pour s’entretenir avec les dirigeants chinois. Le secrétaire général des Nations unies, des dignitaires et des représentants des autres pays avaient aussi débarqué. Tout semblait indiquer que les Chinois tentaient une espèce de transformation quasi instantanée de leur infrastructure – le Grand Bond en Avant, comme disait l’une des brèves qui défilaient en bas des écrans de télé –, mais seulement pour éviter de sombrer dans un gouffre insondable. Et donc, le monde entier était attentif, captivé. Tout ça était très intéressant. Et pouvait être tout bon ou tout mauvais, du point de vue de l’impact potentiel sur leurs propres activités. Mais pour autant que Frank le savait, il n’y avait pas de mécanisme de garantie, et il ne pouvait que serrer les dents en attendant l’heure H. Enfin, elle arriva. Il était dans son bureau, porte fermée ; il savait seulement que son téléphone du FOG était buggé, et par qui. Le moment était venu de jouer son rôle. Il ramassa le téléphone, composa le numéro qu’on lui avait donné. Caroline répondit. — Salut, dit Frank. — Hé, salut ! Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi me… — Il faut que je te voie. J’ai la preuve que tu voulais. On se retrouve au même endroit que la dernière fois, près du fleuve, à neuf heures. — D’accord, dit-elle avant de raccrocher. Il se leva. Prit son gilet pare-balles sur son bureau et l’enfila. Le Kevlar. Voilà à quoi Phil Chase en était réduit tout le temps. Le sentiment d’être une cible potentielle. Le souvenir de s’être fait tirer dessus et d’en avoir réchappé. Il quitta le périmètre de la Maison-Blanche, uniquement conscient qu’un des vigiles en faction à la porte lui avait collé un nouveau modèle de puce. Il leur avait fallu un moment pour comprendre, et trouver la parade. Le type n’était pas tout le temps là, mais il y était souvent et ils s’étaient assurés qu’il serait bel et bien là ce soir : un visage étroit, impassible, évitant le contact visuel. Refais-moi le coup, trou du cul. Cette fois, ils avaient besoin qu’il le fasse. Une fois sur le trottoir, il mit les oreillettes de son pseudo iPod dans ses oreilles. — Il l’a fait ? — Oui, entendit-il dans son oreille droite. Il prit G Street vers l’ouest et le Watergate, traversa le Rock Creek Parkway, le parking du club nautique Thompson, où son combi VW était garé, le laissa où il était, prit le petit pont qui enjambait le torrent et se dirigea vers le front de mer de Georgetown. Il était à peu près vingt heures trente. C’est alors qu’il y eut une coupure de courant dans la ville. — Et merde ! s’exclama Frank. Il faisait un noir d’encre sur le front de mer, et les gens s’appelaient et se dirigeaient à tâtons dans l’obscurité subite. — Ce n’est pas bon…, commença-t-il. — Continue, dit la voix dans son oreille droite. Elle dit qu’elle y arrivera sans problème. Frank poursuivit vers le bord de l’eau et regarda la ligne irrégulière que les phares des voitures dessinaient du côté de la Virginie. Le George Washington Parkway, les rues d’Arlington au-dessus de lui. Des groupes électrogènes ramenaient la lumière çà et là, dans la ville, des deux côtés du fleuve. Dans cette lumière fragmentée, Caroline apparut, l’air animée et intense. Ils s’étreignirent et débitèrent leur dialogue comme des acteurs amateurs, avec des voix forcées, se coupant parfois la parole dans leur précipitation. Ils se regardaient et levaient les yeux au ciel, essayant de trouver le bon tempo. Deux mauvais comédiens dans le noir. Il vit qu’elle portait un gilet pare-balles sous son blouson, et se dit que son ex pouvait être capable de n’importe quoi. Il lui tendit une clé USB, au bout d’une chaîne. Il passa maladroitement un bras autour de ses épaules, et ils s’appuyèrent un moment à la rambarde, le long du fleuve, en proie à une sorte de démangeaison – le transfert, indiscernable, du nouveau type de mouchard appliqué par le vigile : une puce à haute fréquence, en quartz et plastique, qui émettait sur une fréquence non couverte par les détecteurs. Une puce mobile, programmable, réglée pour sauter au premier contact et rester fixée : un nano-événement qu’aucun des deux ne pouvait sentir, sauf dans la tension de leurs muscles, une sorte de démangeaison à l’intérieur du crâne. Ils s’avancèrent ensemble vers le petit pont, s’arrêtèrent auprès du combi de Frank. Ils s’étreignirent et s’écartèrent l’un de l’autre, se regardèrent avec impuissance, à peine visibles l’un pour l’autre, à la seule lumière des phares des voitures qui passaient sur l’autoroute. C’était une partie sombre de la ville, même sans coupure d’électricité. Frank lui lâcha la main et la regarda s’éloigner. Elle marchait maintenant au milieu des hommes d’Umberto et de Wallace, déguisés en citoyens ordinaires et en touristes, d’où les sacs à dos, les appareils photo, les oreillettes d’iPod, la déambulation aléatoire et la façon de regarder vaguement autour d’eux. C’était une équipe très professionnelle, beaucoup plus experte que les commandos ordinaires du SWAT. Des spécialistes des opérations spé… Et en même temps… Frank se réfugia précipitamment au volant de son combi, s’attendant à moitié à se faire agresser ou tirer à vue. La présence des gars d’Umberto, tranquillement assis à l’arrière, ne le réconfortait guère. La coupure d’électricité n’était pas prévue. Il faisait vraiment noir, et les coupures induisaient toujours un peu de chaos. Caroline allait vers le Watergate, puis le Kennedy Center. Les équipes d’intervention spéciale allaient la suivre aussi longtemps qu’il le faudrait. Ils savaient que le groupe de Cooper avait surpris la conversation de Frank, ils savaient que Frank avait été suivi. Parce qu’ils étaient presque seuls dans la zone, ils étaient tranquilles : ils repéreraient tous ceux qui s’approcheraient d’elle dans des intentions répréhensibles, et les prendraient de vitesse. Dans leur stratagème, Frank était censé lui faire passer des informations vitales, la preuve d’un crime fédéral, aussi n’était-il pas tranquille. Il était assis là, peu réconforté par ses gardes, à l’arrière, s’attendant à prendre une balle ou à exploser, mais le combi et toute la zone étaient complètement sécurisés, bien sûr. Un des agents spéciaux passa sur lui un détecteur plus gros que tous ceux qu’il avait jamais vus. Il avait une nano-puce sur le dos de son blouson. Une tique, plus petite, même. Ils ne l’auraient jamais trouvée sans cela. — Je vais laisser mon blouson là et la suivre, dit Frank. Le type se rembrunit. — Il y a quelqu’un qui me piste ? demanda Frank. — Non, répondit l’un des types à l’arrière. Apparemment, ils ne suivent qu’elle. — J’y vais, dit-il. Il prit son biface dans la poche de son blouson et sauta du véhicule dans le noir. — Ne vous mêlez pas de ça. Il entendait toujours les échanges de l’équipe, dans son oreillette. Quelqu’un disait que la puce de Caroline « pinguait ». Source non encore identifiée. La portée de ces mouchards était de quelques centaines de mètres au maximum. Frank se mit à courir, traversa le Rock Creek Parkway comme un fou en slalomant entre les voitures et fonça dans l’herbe noire vers Virginia Avenue, tellement plus sombre que d’habitude. C’était normalement une rue très bien éclairée. Les phares des véhicules nuisaient à sa vision nocturne sans éclairer grand-chose en dehors de la chaussée ; ils ne faisaient qu’aggraver la situation. Une autre voix se plaignait de la densité de puces émettrices qui compliquait l’identification des sources. Il se pouvait que ce soit des leurres. Frank éprouva un pincement de peur et pressa l’allure. Des leurres ? L’ex de Caroline avait-il flairé l’embuscade et pris les mesures nécessaires pour la déjouer ? Il avait du mal à distinguer qui disait quoi. Une voiture de police fonça, toutes sirènes hurlantes, dans la circulation momentanément arrêtée. La lumière revint dans certains bâtiments équipés de groupes électrogènes. — Vous pouvez me connecter à son oreillette ? demanda Frank. — Ouais. Il y eut un déclic, puis il l’entendit chuchoter : — Je passe devant le Watergate. Je ne sais pas très bien quoi faire. C’est très bien éclairé, ici. — Tenez-vous-en au plan, répondit quelqu’un. — Je viens de les voir, dit-elle. Je vais entrer dans la cafétéria sur le côté du bâtiment. Il y a un générateur. — D’accord. Restez calme. Ils ne voudront pas faire de grabuge. — Cible en visuel ! annonça quelqu’un d’autre. — Elle, ou ses poursuivants ? — Les deux ! Frank courut de toutes ses forces vers le coin du Watergate, son biface à la main, se disant qu’un homme atteint par un Taser pouvait être pris de spasmes tellement violents qu’il risquait d’appuyer sur la détente de son pistolet, de tirer dans la tête de la personne qu’il suivait… Caroline ressortit de la cafétéria, encadrée par deux hommes qui la tenaient chacun par un bras. Ils lui tournaient le dos. Frank s’arrêta net, comme il l’aurait fait dans les bois. Cooper, qui était à la droite de Caroline, lui dit, en la regardant, quelque chose entre ses dents. Frank leva son biface, le tint comme s’il s’apprêtait à faire des ricochets sur l’eau. — Allez, les gars, venez, murmura-t-il. Cooper se figea, regarda autour de lui en mettant la main dans son veston comme pour y prendre quelque chose. Des silhouettes surgirent de l’obscurité à l’instant où Frank lançait son biface. Un lancer parfait, mais le temps qu’il fuse dans la nuit vers sa cible, Cooper s’était aplati par terre ; la pierre vola au-dessus de lui et des deux hommes qui l’avaient plaqué au sol, heurta un des agents du SWAT en plein dans son gilet pare-balles. L’homme leva son flingue, le braqua sur Frank, et trois ou quatre autres en firent autant. L’espace d’un instant, tout se figea. Frank se rendit compte qu’il avait les mains levées au-dessus de sa tête, les paumes tournées vers eux. Personne ne tira. Et puis, cinquante mètres plus loin, le long de la route, on entendit une brève salve. Quelques armes furent pointées de ce côté-là. Un autre groupe se matérialisa soudain hors de la nuit, des hommes armés qui traînaient deux types neutralisés. Et tout redevint silencieux. Caroline s’écarta prudemment de ses sauveteurs. Elle promena autour d’elle un regard sidéré. Vit Frank. Il s’approcha d’elle et ils se serrèrent brièvement les mains, très fort. Elle était d’une pâleur mortelle, et regardait son ex, à plat ventre par terre, menotté, comme si c’était une bête qui pouvait encore se libérer et bondir sur elle. Umberto apparut devant eux, boudiné dans son gilet en kevlar. — Au Watergate, dit-il. On a un des apparts, et ils ont mis le groupe électrogène en marche. 45 Vers la fin du debriefing, alors que Cooper et ses acolytes avaient été évacués depuis longtemps, voyant qu’Umberto et son groupe étaient absorbés dans la procédure de neutralisation des autres membres de la bande, Frank et Caroline comprirent qu’on n’avait plus besoin d’eux. Umberto leur fit signe qu’ils pouvaient s’en aller. L’opération se passait bien, leur dit-il. Plus personne ne les embêterait. Au moment où ils sortaient, l’homme que Frank avait atteint avec son biface le lui rendit. Il le lui lâcha lourdement dans la main en fronçant les sourcils. — Vous pourriez blesser quelqu’un, dit-il. Vous devriez laisser ça chez vous, sur la cheminée. — Sur mon tableau de bord, promit Frank. Ils se retrouvèrent seuls, dans le hall de l’hôtel du Watergate. L’électricité n’était pas encore revenue, mais les immeubles de cette partie de la ville étaient maintenant éclairés par des groupes électrogènes. Des sirènes, au loin, gémissaient dans la nuit. — Alors, tu lui as encore lancé ta pierre… — Oui. Et j’ai bien failli l’avoir. — Tu aurais pu tout fiche en l’air. — Je sais, mais on ne suivait plus le plan, n’importe comment. Je ne voulais pas qu’il te tire dessus ou qu’il prenne un coup de Taser, se mette à convulser et fasse feu par accident. Alors je l’ai fait, c’est tout. — Bon, mais ce type avait raison. Tu devrais ranger ça. — Je vais le mettre dans la boîte à gants du combi, répondit Frank. Ce sera le système de sécurité de ma maison. — Bon. — Tu sais, reprit Frank, ton ex n’arrête pas de dire que c’est toi qui as truqué l’élection toute seule. Elle le regarda. — Tu m’étonnes ! Il a monté le coup pour essayer de me faire porter le chapeau. Mais j’ai des preuves de tout ce qu’il a fait depuis le début pour me piéger. Et maintenant, ces types l’ont coincé. — Tant mieux. Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit plus tôt que tu travaillais avec eux ? fit Frank avec un geste en direction de l’embouchure du Rock Creek. Tu aurais pu m’en parler cet été, ou même dans le Maine… — Dans des situations pareilles, il vaut toujours mieux en dire le moins possible. J’essayais de te tenir à l’écart de tout ça. — J’étais déjà dedans jusqu’au cou ! Tu aurais dû me le dire ! — Je ne pensais pas que ça t’aiderait. Alors, n’en parlons plus. Ça a été dur. Il y a plus d’un an que j’ai dû disparaître, tu te rends compte ? — Et comment… J’ai l’impression que ça fait dix ans. Frank leva la main. Le moment était manifestement venu de limiter la discussion. Il tendit prudemment la main vers elle, la paume tendue. Sa main rencontra la sienne, ils croisèrent les doigts. — Bon, dit-il. Je suis désolé. J’ai eu peur. — Moi aussi. Ils suivirent l’allée, sous l’auvent de Virginia Avenue. Ils voyaient les phares des voitures sur le Key Bridge. Pendant un long moment, ils restèrent simplement là, debout sur le trottoir, à regarder autour d’eux, leurs mains froides tenant une conversation à elles. — Tu crois que c’est vraiment fini ? demanda-t-elle à voix basse. — Je pense que ça se pourrait bien. Elle inspira profondément, laissa échapper un souffle frémissant. — Je ne sais plus quoi dire. Le groupe dont il faisait partie était assez étendu. Je ne sais pas si je vais me sentir en sécurité, juste… Tu sais. Ressortir au grand jour… — Tu n’y seras peut-être pas obligée. Ils t’aideront à rebâtir quelque chose de nouveau. Comme dans les programmes de protection des témoins. Je le leur ai demandé. — Ouais, moi aussi. — Je voudrais te montrer San Diego. Elle le regarda durement, ses yeux scrutant son visage, essayant d’y lire quelque chose. Leurs mains étaient toujours nouées. Il vit que les choses n’étaient pas redevenues normales entre eux. Peut-être qu’elle lui en voulait d’avoir mis sa parole en doute au sujet du programme de tripatouillage électoral. D’avoir voulu savoir ce qui se passait. — D’accord, dit-elle enfin. Montre-moi San Diego. 10 Il faut faire avec Mais nos pensées icariennes retombèrent à terre et nous remontâmes au ciel en faisant le grand tour. THOREAU 46 AU PHIL DE LA PLUME Message du jour : Je pense que nous avons oublié un moment ce qui était possible. Notre façon de vivre a obéré notre faculté d’imaginer autre chose. Peut-être que nous n’avons pas souvent le don d’imaginer que les choses pourraient être différentes. Peut-être que c’est ce qu’on veut dire quand on parle d’Illumination. Pendant un instant, nous avons compris que la source ultime de pouvoir est l’imagination. « Les nouvelles pratiques des sociétés, des banques et des entreprises, du nouveau machinisme industriel, du travail et du capital – autant de choses dont les Pères fondateurs n’auraient jamais rêvé –, ont complètement façonné la structure de la vie afin de la mettre au service des royalistes de l’économie. Il était naturel et peut-être humain que les princes privilégiés de ces nouvelles dynasties économiques, en lutte pour le pouvoir, tendent vers le contrôle du gouvernement même. Ils ont créé un nouveau despotisme qu’ils ont revêtu des oripeaux de la légitimité. À son service, de nouveaux mercenaires se sont efforcés d’embrigader le peuple, son travail et sa propriété. Avec pour résultat que l’homme moyen affronte une fois de plus le problème auquel étaient déjà confrontés les combattants pour l’Indépendance américaine. Un trop grand nombre d’entre nous ne vivaient plus libres ; la liberté n’était plus réelle, la conquête du bonheur n’était plus à la portée des hommes. Contre une telle tyrannie économique, le citoyen américain ne pouvait faire appel qu’au pouvoir organisé du gouvernement. » Ainsi Franklin Roosevelt s’adressait-il en tant que président à la nation en 1936. Dans le même discours, il dit : « Les événements humains parcourent un cycle mystérieux. Quelques générations reçoivent beaucoup. D’autres attendent beaucoup. Cette génération d’Américains a rendez-vous avec le destin. » Et puis nous avons à nouveau oublié. Nous nous sommes remis à penser que les choses ne pouvaient être que telles qu’elles étaient. Nous avons recommencé à vivre dans cet étrange nouveau féodalisme injuste et destructeur, qui nous était présenté comme la seule réalité possible, en nous disant « Les gens sont comme ça », « La nature humaine ne changera jamais », « Nous sommes tous coupables du péché originel », ou « C’est ça la démocratie, c’est ça le libéralisme, voilà la réalité ». Nous avons adopté cette analyse qui est devenue la loi de la terre. Le monde entier était légalement tenu d’adopter comme loi cette injustice féodale. Et comme elle était globale, elle donnait l’impression d’être universelle. L’avenir avait été acheté, sous forme de dettes, d’hypothèques, de contrats – tous dictés par la loi et appliqués par la police et les armées. Les autres options étaient inconcevables. Le seul fait d’envisager qu’il puisse en être autrement vous aurait aussitôt valu l’accusation d’être irréaliste, stupide, naïf, fou ou utopiste. Ce n’était que de la poudre aux yeux. Les choses n’arrêtent pas de changer radicalement en quelques années, nous n’arrivons même pas à nous rappeler comment, ni ce que ça veut dire. Le changement est réel et inévitable. Et nous pouvons organiser nos affaires comme bon nous semble. On ne nous impose aucune contrainte physique. Nous avons notre libre arbitre. C’est une chose terrifiante, cette liberté, au point qu’on parle de « fuir la liberté », et que nous nous réfugions dans des cages où nous nous enfermons à double tour, parce que la liberté est tellement profonde qu’elle est quasiment abyssale. Choisir vraiment, à chaque moment, comment vivre, c’est trop effrayant pour qu’on arrive à le supporter. Nous vivions donc comme des somnambules. Mais le monde ne dort jamais, lui, et hors de notre rêve, le changement s’est poursuivi. Essayer de façonner ce changement n’est pas une mauvaise chose. D’aucuns prétendent que la planification est du communisme instantané, et l’œuvre du diable, mais il n’en est rien. Nous faisons toujours des plans. L’économie libérale est un plan – elle prévoit d’abandonner toutes les décisions à la main aveugle du marché. Mais ce n’est pas la main aveugle qui paye l’addition, jamais. Et elle est bel et bien aveugle, vous savez. Affronter la crise écologique globale à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés sans faire d’autre projet que nous fier au marché reviendrait à dire : « Nous devons d’abord régler ce problème, alors commençons par fermer les yeux. » Et pourquoi ? Pourquoi ne pas regarder les choses en face ? Pourquoi ne pas utiliser notre cerveau ? Parce qu’il va bien falloir que nous trouvions une façon de nous en sortir. C’est pour ça que nous avons signé le traité avec la Chine. C’est l’un des plus grands traités d’ensemble gagnant-gagnant de tous les temps. Réfléchissez que nous avions un déficit commercial massif avec la Chine, et qu’ils ont racheté, du coup, une partie importante de notre dette. Or, à cause de leur population, de leur capacité de production et de leurs salaires très bas – qui, soit dit en passant, ont fait baisser les salaires de tous les travailleurs du monde –, le moyen de sortir de ce gigantesque déséquilibre n’était pas évident. Ils nous tenaient. Nous prenions, dans le cadre de ce prétendu « marché libre », une branlée administrée par une structure politique de commandement et de contrôle communiste capable d’infliger des mesures d’austérité à son propre peuple, ce qui fait qu’elle partait gagnante dans cette partie. Ce qui en dit long, au passage, sur ce qu’était la « liberté » de ce marché libre : les dictatures s’en sortaient mieux que les démocraties ! Je laisse aux bloggeurs le soin de méditer là-dessus, mais en attendant, dans le monde réel, c’était un gros problème ! Or donc, les Chinois remportaient leur soi-disant succès en partie en traitant leur peuple et leur nature comme autant d’objets jetables, ce qui n’était tout simplement pas la vérité, et cette fausse donne économique commençait à provoquer un choc en retour de plus en plus violent. Des problèmes physiques terribles, pires que les nôtres, vraiment, parce qu’il y a des dizaines d’années maintenant que nous nettoyons notre pays, notre air et notre eau, grâce à la vision programmatique astucieuse du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, de sorte que nos problèmes étaient surtout théoriques. Les Chinois, eux, avaient traité leur propre pays comme une décharge d’ordures, et ils couraient droit vers l’effondrement majeur de leurs systèmes écologiques. Le réchauffement global et la sécheresse terrible qui frappe le centre et l’est de l’Asie auront peut-être été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ; en tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’ils ont été submergés par leurs habitudes délétères, et que les impacts cumulatifs allaient tuer des régions entières et mettre en danger la vie d’un sixième de l’humanité. Ce qui n’aurait été bon pour personne. Je sais que certains d’entre vous émettent l’opinion marginale selon laquelle plus ça irait mal pour les Chinois, mieux ça vaudrait pour nous, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Le carbone et les particules qu’ils envoyaient dans l’air allaient partout sur Terre, même si la Chine était la première à payer les pots cassés. Et de toute façon, ils étaient assez désespérés pour avoir besoin de notre aide, et comme ils nous l’ont demandée, nous ne pouvions pas faire autrement que de leur donner un coup de main, en tant qu’êtres humains et compagnons de route sur cette planète. Le fait que ça nous ait donné une monnaie d’échange que nous n’avions pas, jusque-là, avec eux, n’était que la cerise sur le gâteau – un très très gros gâteau très très noir. Et donc, nous avions tous intérêt à aider les Chinois à stopper ce qui faisait vraiment aux communautés scientifiques américaine et chinoise l’impression d’être un événement d’extinction régional aigu et imminent. L’Académie des sciences chinoise avait transmis tous les éléments d’analyse à notre NSF, qui est venue me trouver et m’a exposé la situation dans toute sa clarté. Nous ne pouvions pas faire autrement que de les aider, et la situation était tellement grave que les procédures ordinaires ne pouvaient convenir. Alors je me suis entretenu avec le président Hu (eh oui, d’abord il était là, et oui, c’était sur le Phil du rasoir), et nos équipes diplomatiques nous ont concocté en un temps record un traité que le Sénat a approuvé immédiatement par 71 voix à 29, parce que c’était vraiment un excellent traité. Sur l’invitation du gouvernement chinois, nous avons amarré une soixantaine de bâtiments de notre flotte nucléaire dans les ports chinois, et nous leur avons fourni près de cinq cents mégawats d’électricité afin d’assurer les services essentiels. Ce qui les a aidés à fermer leurs centrales à charbon dans les bassins hydrographiques concernés, et à les remplacer par de nouvelles centrales propres construites à toute vitesse, parfois en quelques semaines – centrales au financement desquelles nous avons même contribué. Nous avons aussi accepté d’apporter à la Chine toute l’aide scientifique et technologique possible, tout ce que notre communauté scientifique avait appris dans le domaine environnemental, du contrôle parasitaire intégré jusqu’à l’agriculture organique, en passant par l’extraction des déchets toxiques du sol et des fleuves. Le Corps d’ingénieurs de l’armée et le Département de l’Agriculture se sont rendus sur place en consultation, et nos équipes ont mis à leur service leur savoir-faire dans le domaine de la sécheresse et concernant plus précisément leurs projets pour la mer de Salton. Nous allons aussi envoyer une équipe de choc d’experts dans le domaine de la sécurité qui les aidera à suivre les investissements, afin d’éviter les problèmes de corruption que l’on a pu constater sous des administrations laxistes précédentes. La réorganisation de nos services de renseignement, à laquelle j’ai procédé récemment (voir le message précédent), a provoqué des redondances, ce qui nous a permis de dégager le personnel nécessaire pour assumer certaines tâches cruciales concernant la sécurité de la coopération sino-américaine, tant à Pékin que sur place, dans les régions frappées par la sécheresse. Nous faisons donc beaucoup pour eux et, oui, ils font beaucoup pour nous, et tout le monde en bénéficie. Que font-ils pour nous ? Ils ont accepté une limitation incroyablement draconienne de leurs émissions de carbone, ce qui fait d’eux des acheteurs sur le marché du carbone, au moins pour un moment encore. Ils vont pousser les cinq autres pays de l’Asia Pacific 6 – l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde et nous – à réduire leurs émissions afin d’arriver au même niveau qu’eux, et ils se sont engagés à encourager cette réduction en investissant dans des énergies propres, renouvelables, dans les cinq autres pays du groupe. Dans cette optique, la Chine va construire aux États-Unis, sur des terres fédérales, un certain nombre de leurs centrales à charbon propres qui seront gérées par le Département de l’Énergie. Les énergies propres, renouvelables, vont rapidement faire partie intégrante du patrimoine national. Les Chinois ont aussi négocié un accord satisfaisant avec le dalaï-lama, et le Tibet va prendre la place qui lui revient de droit : celle de région ethnique semi-autonome, sur le modèle de nos réserves amérindiennes. Ce statut est une caractéristique importante de la Chine comme des États-Unis. On peut dire qu’avec cette partie du traité les dirigeants chinois ont « embrassé la diversité ». Le monde se réjouit du règlement de la question tibétaine, et j’apprécie particulièrement l’extension des libertés civiles et de la sécurité personnelle à tous les groupes religieux chinois, comme le Falun Gong et les moines bouddhistes, ainsi que leurs responsables au Tibet et partout ailleurs. Tout cela constitue une excellente réponse à l’intérêt général. J’y reviendrai plus tard, mais pour le moment Diane me dit que c’est l’heure d’aller me coucher. Au fait, merci à tout le monde pour vos bons vœux ! Réponse à la réponse 3 581 332 : Je me réjouirai au dernier degré de tous les sièges que nous remporterons à la Chambre et au Sénat lors des élections de mi-mandat. J’y verrai un vote de confiance du peuple américain envers les programmes que nous avons essayé de mettre en œuvre ensemble depuis le début des Soixante Jours. On dit que j’ai mis le turbo sur beaucoup de ces questions depuis que je me suis fait tirer dessus. Eh bien, je vais vous dire… c’est vrai. Alors, faites-moi un procès ! (Enfin, non.) Je sais qu’on dit aussi que j’en suis sorti un peu comme Paul Revere (c’est-à-dire un peu fêlé) – mais ce n’est pas vrai. Je suis plus sain d’esprit que je ne l’ai jamais été. Alors, merci d’avance. Une partie importante de notre travail continuera à mettre la productivité stupéfiante du peuple américain et de la communauté globale au service de la stabilisation du climat de la Terre. Et il en sera ainsi pendant bien des années. Mais les élections sont encore loin, et je veux répéter ici ce que je dis depuis le début, afin que personne ne puisse prétendre plus tard avoir mal compris : Une partie importante du développement durable relève de la pure et simple justice sociale, ici comme partout. Disons les choses ainsi : la justice est une technologie. C’est comme une sorte de programme informatique que nous utiliserions pour gérer le monde et nous entendre les uns avec les autres, et l’un des programmes les plus efficaces que nous ayons jamais inventés, parce que nous sommes tous dans le même bateau. Quand tout le monde aura compris qu’agir avec justice et générosité est la technologie la plus efficace pour traiter avec les autres, nous aurons fait un grand pas en avant. Message précédent : Ce que je fais, c’est que je fais un mélange sauce au soja et vin blanc sec, à peu près moitié-moitié, j’ajoute un bon trait de vinaigre d’estragon, quelques cuillères bombées de sucre brun, une cuillère à soupe d’huile d’olive, une cuillère à café de gingembre, une autre de moutarde en poudre, et une pincée de poudre d’ail. Mélangez le tout, et plus longtemps vous ferez mariner, mieux ce sera, mais vous pouvez vous contenter d’un aller et retour dans la sauce. Cette marinade convient particulièrement aux légumes, au poulet et aux steaks. Saisissez la viande, et laissez cuire à feu doux. [56 938 222 réponses. Livre de recettes en préparation.] Réponse à la réponse 34 : Pourquoi, me demandez-vous ? Pourquoi ? Parce que nous brûlions un quart du charbon consommé sur Terre alors que nous ne représentions que cinq pour cent de la population mondiale, voilà pourquoi ! Fallait-il que nous soyons riches et stupides ! Imaginez un type qui allumerait ses cigares avec des billets de cent dollars et qui soufflerait la fumée au nez de tout le monde… Eh bien, nous étions comme ça. Et nous ne le faisions que pour montrer que nous en avions les moyens. Notre imagination s’est atrophiée à force de ne pas servir. Parce que le pouvoir corrompt, qu’un peu de pouvoir corrompt un peu et que le pouvoir absolu corrompt absolument. Nous étions donc plutôt corrompus. Comme tous les empires. Lisez les études postcoloniales si vous voulez savoir combien de temps les dégâts persistent dans les colonies après la fin de l’impérialisme ! D’après les archives historiques, les dégâts dureraient près de mille ans ; les empires sont l’un des systèmes humains les plus néfastes et les plus destructeurs ; nous ne pouvions pas devenir un empire et continuer à être l’Amérique qui aura été l’une des plus grandes réussites de l’histoire : un pays fait de peuples de tous les autres pays, un pays qui avait une idée nouvelle de la justice et s’est efforcé de vivre conformément à cette idée. Ça a si bien marché que nous sommes devenus un empire par accident. Et puis nous avons dû descendre de notre piédestal. Nous avons dû nous serrer la ceinture. [13 576 990 réponses] Réponse à la réponse 589 : Parce que, dans notre système, c’est tout simplement impensable ! On ne connaît que l’accumulation du capital. Vous savez comment ça marche : les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. Il n’y a pas de mot ou d’expression dans la langue pour décrire le processus inverse. Preuve, s’il en était besoin, de la vacuité de notre imagination. Une ou deux fois, je suis tombé sur l’expression « désaccumulation du capital », mais appliquée à une sorte d’accident ou d’erreur, et ce n’est pas ce que j’ai en tête. Je parle d’une action délibérée, positive. J’ai essayé d’appeler ça dispersion du capital – dissémination du capital – déboursement du capital – éparpillement du capital… Vous voyez le problème. Ça sonne faux, même au niveau du langage. Redistribution des profits… vous voyez comment tous les termes à notre disposition pour ça décrivent des actions qui viennent après l’accumulation du capital. Disperser le capital au moment précis de sa création – ça paraît presque contradictoire, en réalité, et d’une certaine façon, c’est bien le cas ; dans notre système, il n’y a pas de mot ou de théorie pour expliquer la dispersion du capital sans obligation d’une sorte ou d’une autre. Préemption de dividendes ? Usufruit ? Je laisse le soin aux bloggeurs de chercher, à titre d’exercice, le terme le plus approprié. [33 322 518 réponses] Message précédent : Je dis que c’est simple, au niveau des fondamentaux, au moins. Tout le monde fait partie de l’équipe et devrait avoir un rôle à jouer. Le capital est créé par tout le monde, et devrait appartenir à tout le monde. Les gens devraient recevoir l’équivalent de leur valeur ajoutée. Ce qu’ils apportent à l’humanité contribue d’une certaine manière à rendre la vie possible, et mérite qu’on leur donne de quoi vivre et même plus. Et nous devons à la Terre notre attention permanente. Nous avons la capacité de nous occuper de la Terre et d’offrir à chacun de quoi boire et manger, s’abriter, se vêtir et satisfaire ses besoins en matière de soins médicaux, d’éducation et de droits de l’homme. Notre système économique, qui prive l’individu de ces valeurs et de ces buts, est malade. Il faut le changer si nous voilions faire ces choses qui sont dans les limites de nos possibilités, sur le plan technologique. Nous les avons imaginées, et elles sont possibles. Nous pouvons faire en sorte qu’elles deviennent réelles. Bien sûr qu’elles peuvent se réaliser. Vous pensiez que non ? Mais pourquoi ? Parce que nous n’étions pas assez bons pour y arriver ? Ça faisait partie de l’illusion. Derrière l’illusion, nous l’avons toujours fait. C’est ce que nous faisons dans l’histoire. Appelez ça l’invention de la permaculture. Par permaculture, j’entends une culture qui peut être entretenue de façon permanente. Pas sans changement, c’est impossible, nous devons rester dynamiques, parce que les conditions vont changer et qu’il faudra bien que nous nous y adaptions, et que nous continuions à essayer d’améliorer encore les choses – et je me plais à penser que la permaculture du monde implique aussi la permutation. Nous procéderons à des adaptations ; le changement est donc inévitable. En fin de compte, je pense que ce qui va arriver, c’est que nous construirons une culture dans laquelle personne ne sera sans travail, sans abri, sans soins médicaux, sans éducation ou sans avoir droit à sa propre vie. Prendre soin de la Terre et de sa splendeur biologique miraculeuse deviendra alors le travail à long terme de notre espèce. Nous partagerons le monde avec toutes les autres créatures. Ce sera un projet continu, qui ne finira jamais. Les gens craignent, à juste raison, de vivre une vie sans but ou qui n’aurait pas de sens, mais en réalité, ils n’ont pas à s’en faire : inventer une civilisation viable donne un sens à la vie. Et nous ne sommes pas près d’y arriver. En fait, ça durera tant qu’il y aura des hommes sur Terre. Tout ça est inhérent à ce que nous avons initié, et c’est pourquoi j’espère que l’électorat américain apportera une grande majorité progressiste au Congrès, lors des élections. Nous devons devenir les gestionnaires de la Terre. Et nous devons commencer à le faire alors que nous ne savons pas, dans les détails, comment il faut nous y prendre. Nous devons apprendre à le faire au fur et à mesure ; prouver le mouvement en marchant. Il va falloir que nous l’inventions. « Cette génération a rendez-vous avec le destin. » Notre époque doit être comprise comme une porte étroite, une fenêtre de tir, un moment propice – un point crucial de l’histoire. Celui où nous prendrons la responsabilité de la vie sur Terre. Voilà ce que j’ai à dire. Et j’aurai encore beaucoup à dire. 47 Frank et Caroline prirent l’avion ensemble pour San Diego. Il y avait entre eux une sorte de gêne que Frank ne comprenait pas. C’était comme si, maintenant qu’ils étaient libres de leurs mouvements, ils ne savaient pas quoi faire de cette liberté. Ça rappelait à Frank, d’une façon assez effrayante, son ancienne incapacité à décider – et l’impression que ça lui faisait. Ils n’avaient pas d’habitudes. Ils étaient assis côte à côte, et de longs silences se prolongeaient. Avant leur départ, Frank était passé au bureau. Il était allé voir Edgardo et l’avait serré très fort sur son cœur. « Merci, Edgardo », avait-il dit, la joue collée contre la poitrine osseuse du grand Argentin. Celui-ci avait eu son sourire torve. « C’était un plaisir, mon ami. Un grand plaisir, crois-moi. » Ils avaient alors discuté de la situation qu’Umberto leur avait résumée : tout semblait bien se passer. Phil démantelait le microcosme du renseignement, et ce n’était pas du gâteau. Ensuite, Frank lui avait exposé son projet, et Edgardo avait levé le doigt et l’avait mis en garde. Elle ne voudrait peut-être pas parler de cette dernière année. Il se pourrait qu’elle ne veuille jamais en parler. Ça arrivait. Je ne sais pas si elle est comme ça, lui avait-il dit, mais si c’est le cas, ne t’étonne pas. Il se peut que la discussion, sur ce sujet, reste limitée. Frank avait hoché la tête, songeur. Et même, avait continué Edgardo, même si c’était elle qui avait tripatouillé l’élection toute seule, pour piéger son ex en donnant l’impression que c’était lui qui avait monté le coup, qui pourrait y faire quoi que ce soit, maintenant ? L’accolade un peu maladroite de Frank avait provoqué chez Edgardo un rire à la fois cynique et ravi qui retentit dans la mémoire de Frank tout le temps qu’il traversa le pays. À San Diego, Frank conduisit leur voiture de location jusqu’à La Jolla. Ils montèrent d’abord sur le mont Soledad, pour voir la région d’en haut ; puis ils redescendirent vers l’université de Californie, où ils se garèrent. Ils traversèrent la plantation d’eucalyptus en long et en large. Ils suivirent la grande promenade parmi les grands et beaux bâtiments, entre lesquels l’océan se montrait parfois, à l’ouest. Ensuite, le long du chemin incurvé sur le côté de la bibliothèque, ils virent un tronçon de sculpture censé évoquer le dos d’un serpent. Une citation de Milton gravée dans la tête du serpent en explicitait la nature : la Bibliothèque centrale, ou l’Arbre interdit de la Connaissance du Bien et du Mal. Très approprié. Caroline eut un sourire et planta un baiser sur la joue de Frank. — Tu veux une pomme ? C’était le signe le plus favorable qu’il avait reçu d’elle de toute la journée, ce qui lui mit un peu de baume au cœur. Alors, de l’autre côté de la rue, sur la falaise qui dominait le Pacifique, il lui montra l’anfractuosité qui lui servait de chambre à coucher, la regarda admirer la vue, le mont Soledad sur l’horizon, à cent kilomètres au large. Il vit que ça lui plaisait. Ils repartirent par une enfilade de rues, et remontèrent Torrey Pines vers le nouvel institut. Dans le labo de Léo, Frank leur présenta Caroline. — Léo, c’est mon amie… — Carrie Barr, dit Caroline en lui tendant la main. — Bonjour. Léo Mulhouse, fit-il en la regardant avec intérêt. Ravi de faire votre connaissance. Après quelques échanges sur leur voyage : — Les insertions se passent bien ? demanda Frank. — Pas mal, répondit Léo. Les résultats sont vraiment bons, maintenant. Frank expliqua à Caroline les grandes lignes de ce qu’ils faisaient, et essaya de répondre à ses questions avec le dosage adéquat de détails techniques, ce qui n’était jamais facile à apprécier. Frank la trouva différente, comme si elle était instantanément devenue californienne, à la minute où elle avait mis les pieds en Californie. Peut-être parce qu’il l’avait rarement vue en plein soleil. Il avait du mal à croire combien peu de temps ils avaient passé ensemble. Il ne savait pas quel était son niveau de connaissance en biologie, ou même seulement si ça l’intéressait. Après ça, Frank avait une réunion, sur le campus. — Tu veux y assister avec moi, ou tu préfères faire un tour pendant ce temps-là ? — Je vais faire un tour. — D’accord. On se retrouve au labo de Léo d’ici une heure, d’accord ? — Très bien. Et elle partit. Frank alla au kiosque à café dans la plantation d’eucalyptus, au centre du campus, où il avait rendez-vous avec Henry Bannet, de Biocal. Ils se serrèrent la main, et regardèrent très vite le portable de Frank et la présentation PowerPoint qu’il avait préparée. Tout en parlant, Frank ajouta quelques informations que Léo venait de lui donner. Bannet se révéla tel que Léo le lui avait présenté : agréable, amicalement professionnel, rien que de très classique, mais il avait une rapidité de regard qui semblait traduire une sorte d’impatience. Une ou deux fois, il interrompit les explications de Frank par des questions sur les méthodes de Yann et d’Eleanor. Il en connaissait un rayon, se dit Frank. Ce type voulait visiblement que la thérapie génique marche. — Vous en avez déjà parlé à vos responsables des transferts de technologie ? demanda Bannet. — C’est Eleanor Dufours qui est la chef de projet, répondit Frank. S’il doit y avoir une start-up, c’est elle qui s’en occupera. — Bon, fit Bannet, un peu surpris. On pourrait en discuter plus tard. Le temps que Frank retourne au labo de Léo, Caroline y était déjà, de même que Marta et Eleanor. Marta avait l’air très intriguée. — Frank ! dit Marta. Je ne savais pas que tu allais revenir ici si vite. — Eh oui, répondit Frank. Salut, Eleanor. Je vois que vous avez fait la connaissance de mon amie… — Oui, dit Caroline. Léo a fait les présentations. Et pendant une seconde, tout le monde parla en même temps. Après un bref rire, ils se turent. — Eh bien, dit Marta avec dans le regard une lueur que Frank avait déjà vue. C’est parfait ! On allait justement proposer à Léo d’aller dîner à Del Mar pour fêter les derniers résultats. Il t’en a parlé ? Ça vous dirait de vous joindre à nous ? — C’est-à-dire que…, commença Frank. — Mais bien sûr, répondit Caroline. Ça paraît super ! Ils se retrouvèrent donc dans l’un des restaurants sur la plage de Del Mar, à parler à bâtons rompus. Compte tenu des résultats du labo, ils avaient toutes les occasions de se réjouir. Frank était assis entre Caroline et Marta, ce qui le mettait mal à l’aise, mais il n’y pouvait rien. Et puis de toute façon, il avait aussi de bonnes nouvelles, après le rendez-vous avec Henry Bannet. — Alors, ça veut dire que tu reviens ? demanda Marta à Frank pendant que les autres parlaient entre eux. — Oui, je crois. — Tu es resté parti longtemps. Ça fait combien ? Trois ans ? — Presque, répondit Frank. Mais ça m’a paru plus long. Après dîner, Marta leur proposa de les accompagner au Belly-Up, et Caroline accepta à nouveau avant que Frank ait eu le temps de décliner. Ils étaient donc là, dans la meute de danseurs qui s’écrasaient sur la piste du Belly-Up. Frank dansait avec trois femmes, en regardant Marta et Caroline se hurler à l’oreille pour couvrir le vacarme, rire de bon cœur et s’esquiver, direction les toilettes. Frank observait la scène avec consternation. Il n’avait jamais imaginé la rencontre de Marta et de Caroline, et encore moins qu’elles feraient ami-ami. Et il était surpris de voir qu’elles se ressemblaient un peu, ou du moins qu’elles présentaient certaines similitudes. À vrai dire, en y réfléchissant, il était content que Marta apprécie Caroline – c’était comme une sorte de reconnaissance de son jugement, ou de sa vie à Washington. L’ébauche d’une espèce d’amnistie plus générale. Mais ça augurait aussi de problèmes potentiels, d’une obscure façon sur laquelle il n’arrivait pas à mettre le doigt. Ça voulait au moins dire qu’il allait sûrement pas mal se faire chambrer. Enfin, peu importait. Il n’y pouvait rien. Et il avait connu pire. Frank avait réservé une chambre dans un motel d’Encinitas, mais pour une raison ou une autre, il s’en faisait ; et puis, il voulait emmener Caroline à Leucadia. Il ne pourrait pas dormir tant qu’il ne l’aurait pas fait. C’est ce qu’il lui expliqua lorsqu’ils quittèrent le Belly-Up. Elle hocha la tête et il prit l’autoroute de la côte vers le nord. — Alors ? Ça te plaît ? demanda Frank. — C’est magnifique, répondit-elle. Et j’aime bien tes amis. Mais, tu sais… Je ne vois pas vraiment ce que je pourrais faire ici. — Eh bien, tout ce que tu veux, non ? Je veux dire, il va falloir que tu fasses autre chose, de toute façon. Tu ne vas pas retourner dans le renseignement… Sauf qu’elle y croyait peut-être. Peut-être que c’était ça. Elle ne répondit pas, alors il laissa tomber, se sentant plus déconcerté que jamais. Il tourna à gauche, quittant l’autoroute de la côte à Leucadia, dans la rue qui menait vers Neptune. Il se gara un peu en dessous de la maison de Léo, et ils remontèrent la rue. Par des trouées, sur leur gauche, se révélait à nouveau l’énorme étendue vaste et grise du Pacifique tavelé par le clair de lune. On aurait dit une vision onirique. Il l’avait enfin amenée là. Les vagues se brisaient avec fracas dans le brouillard rugissant, en dessous d’eux. Il retrouvait la saveur salée habituelle. Il s’arrêta devant l’une des maisons de la falaise. Les grandes tempêtes l’avaient en partie emportée, et la façade était même fendue. Apparemment, l’un des coins, du côté de la falaise, était dans le vide. Une pancarte « À vendre » était plantée à côté, dans la pelouse. — Léo a dit quelque chose qui m’a fait réfléchir, dit Frank. J’ai consulté l’étude que l’Institut géologique a faite de cette partie de la côte, et il avait raison : il y a un petit contrefort, à cet endroit, un petit cap. Tu vois ? On est un poil plus haut que sur les côtés, et d’ailleurs, l’herbe pousse moins bien sur la falaise. Il y a une certaine érosion, mais la pointe elle-même tient bon. Je pense que la falaise ne reculera plus avant un bon moment. Et il y a toutes sortes de moyens possibles pour l’étayer. Et puis, en mettant les choses au pire, on pourrait raser complètement la maison et la reconstruire plus près de la rue. En plus petit, et plus coquet. — Dans cet arbre, par exemple ? avança Caroline en indiquant le grand eucalyptus incliné au-dessus d’eux. Frank eut un large sourire. — Eh bien, on pourrait peut-être l’incorporer dedans. Il faudrait le sauver, de toute façon. Elle sourit, hocha la tête. — Mon homme et sa cabane perchée. Elle s’approcha du bord de la falaise, regarda vers le bas avec curiosité. En n’importe quel autre endroit de la Terre, ç’aurait été une falaise importante, cabrée sur la mer ; ici, avec sa vingtaine de mètres de hauteur, elle était un peu plus basse que la moyenne pour le comté. Partout, les falaises sur la mer s’érodaient plus ou moins vite. — Il y a un escalier qui descend vers la plage, juste après chez Léo et Roxanne, dit Frank en tendant le doigt. Et la piste cyclable qui part d’ici descend jusqu’à l’université par la route de la côte. Ça doit faire une quinzaine de kilomètres. Tu pourrais trouver un travail là, au campus, ou dans le coin, et on irait travailler à vélo. Si nécessaire, on pourrait toujours prendre le Coast Cruiser. C’est un bus qui fait le tour. Ça pourrait être bien. — Y a intérêt, répondit Caroline en le regardant sous le clair de lune. Parce que je suis enceinte. 48 Frank rêvait que Charlie venait le voir à la fin d’une journée de travail et lui disait : « Phil veut voir le Rock Creek. » Et ils partaient dans le parc, avec une caravane de Prius noires. Il y avait autant de neige qu’au cœur du long hiver, et ils marchaient en raquettes sur la neige craquante, dans l’air pareil à de la glace sèche. À l’aire 21, les potes avaient fait un grand feu. Frank leur présentait Phil, emmitouflé, comme un vieil ami, et les potes ne faisaient pas attention à lui. Ils étaient concentrés sur leur feu et sur leur conversation – tous, sauf Fedpage, qui venait de mettre le Post au feu. Il releva quand même le nez. Regarda Phil une seconde. Haussa les sourcils. Et fit : « Ouah ! » Il remonta ses lunettes sur son nez pour mieux le voir. « C’est quoi, ça ? Qu’est-ce tu nous as ramené ? Une espèce de Prince Henry[12] ? » Il eut un mouvement de tête pour attirer l’attention de Zeno sur le visiteur. « Tiens, salut », fit Zeno en le reconnaissant. Frank eut peur qu’il se mette à bafouiller et à raconter des bêtises, comme il faisait souvent avec lui, mais tout ça glissa sur un Phil impérial. Ils alimentèrent le feu, ils parlèrent du Vietnam, et Zeno se comporta très bien. Ce qui emplit Frank de plaisir et de chaleur. Sauf qu’il faisait quand même froid, à moins de s’asseoir très près du feu, et il se faisait tard. Mais les vétérans du Vietnam continuaient à évoquer leurs souvenirs. Frank échangea un regard avec le type du service de sécurité assis à côté de lui, un Noir qu’il n’avait jamais vu (et en se réveillant, il se rappellerait nettement son visage, il était tellement distinct, un type de visage qu’il n’avait jamais vu – d’où venaient les visages comme ça, qui étaient-ils ?), et le coup d’œil qu’ils échangèrent disait qu’ils voyaient bien tous les deux que le président aimait ce genre de scène, que c’était un déconneur, au fond, comme Clinton, comme… – À quand est-ce que ça remontait ? À Washington ? Et donc, ils allaient y passer la nuit, à parler du Vietnam. Et puis Spencer, Robin et Robert déboulèrent avec fracas, et Frank bondit pour se joindre à leur golf de nuit. Ils allaient loin, lui annoncèrent-ils. C’était trop magnifique. Ils lancèrent dans de nouveaux trous jusqu’au Rock Creek et au-delà du Watergate. Un lancer courbe dans le Lincoln Memorial atteignit le genou gauche de Lincoln, puis ils continuèrent vers le monument commémoratif de la guerre de Corée, où l’une des statues maudites tendait la main comme pour rattraper le frisbee. Ensuite, ils prirent vers le Bassin de marée, sous les cerisiers, le long de la rive ouest, ce qui exigeait autant de finesse que de force pure. Ils arrivèrent enfin au Roosevelt Memorial, où le dernier trou fut défini comme étant l’index doré de la deuxième statue de Roosevelt. Frank lança son frisbee et comprit, alors que son lancer s’incurvait, qu’il était tellement parfait qu’il allait atteindre pile le bout du doigt, et c’est là qu’il se réveilla. 49 Ils rentrèrent à Washington juste à temps pour une fête à la ferme des Khembalais. C’était un samedi, et Frank avait une matinée au zoo prévue avec Nick, alors il arriva chez les Quibler vers dix heures. — C’était comment, à San Diego ? lui demandèrent-ils. Ils savaient qu’il prévoyait d’y retourner. — C’était bien. Il eut ce qu’Anna appelait son « vrai sourire ». — J’ai appris que ma petite amie était enceinte. — Enceinte ? s’écria Anna. — Petite amie ? s’exclama Charlie. Ils se regardèrent en riant, amusés à la fois par la simultanéité de leurs réactions et par leur ignorance mutuelle. Puis Anna claqua des doigts et tendit le doigt vers Frank. — Je parie que c’est celle que tu as rencontrée dans cet ascenseur ! — Eh bien, oui, c’est ça. — Ha ! Je le savais ! Dis donc, fit-elle en le serrant contre son cœur, je suppose que tu es content, maintenant, d’être allé à cette causerie du midi, à la NSF ! — Et d’être venu à la soirée chez vous, après. Oui. C’était une sacrée journée. Vous avez bien fait d’organiser ça. Tout a changé à partir de là. Il secoua la tête à ce souvenir. Anna se tapa dans les mains. — C’est une super bonne nouvelle, Frank ! Alors quand est-ce que tu nous la présentes ? — Elle vient à la fête, cet après-midi, alors vous allez la voir. Mais elle ne pouvait pas venir au zoo, elle avait quelque chose à faire. — Bon, eh bien, on y va. Ils prirent le métro à Bethesda, descendirent à la station du zoo. Ils entrèrent par la porte principale – que Frank et Nick n’utilisaient jamais –, passèrent devant les pandas, puis descendirent jusqu’aux tigres, Joe filant devant eux, menaçant à chaque instant de trébucher et de tomber la tête la première. — Joe, pas si vite ! criait Charlie, inutilement, en lui courant après. Frank marchait entre Nick et Anna. Ils cherchaient tous les trois les tamarins dorés et les autres petits animaux retournés à la vie sauvage qui pullulaient autour d’eux, en liberté dans les arbres. Le temps qu’ils arrivent à l’enclos des gibbons pour voir lesquels étaient de sortie, et qu’ils continuent jusqu’aux tigres, Joe avait grimpé sur les épaules de Charlie et se penchait dangereusement par-dessus les douves. Leurs tigres nageurs se prélassaient au soleil. Le mâle était enroulé autour du pied de l’arbre comme une couverture en peau de tigre, la gueule béante. La femelle était affalée de tout son long et contemplait le vide d’un regard de sphinx. Pendant un long moment, personne ne bougea. Des gens passèrent, vaquant à leurs occupations. — J’ai vu le jaguar, leur dit Frank. Ça n’avait rien d’extraordinaire, sur le coup, enfin, ce n’est pas ce que je veux dire – j’ai cru mourir de peur et je me suis mis à courir dès que j’ai pu –, mais j’ai mis quelques jours à me rendre compte à quel point ç’avait été génial de le voir. — Waouh, fit Nick. Tu as obtenu ses coordonnées GPS ? — C’était au surplomb. — Non !? — Si. — Waouh ! Un peu plus tard, ils allèrent chercher des glaces, bien que ce soit presque l’heure du déjeuner. Frank prit citron vert ; Nick un mélange root beer, cerise et banane. Et puis Frank alla chercher sa petite amie, et les Quibler repassèrent chez eux avant de repartir pour la ferme. La fête des Khembalais était une superbe chose. En réalité, ils fêtaient plusieurs événements : l’arrivée de Shambhala et la fête bouddhiste des fleurs de prunier, qui célébrerait désormais le jour faste où le dalaï-lama et le gouvernement chinois s’étaient mis d’accord pour son retour au Tibet. Le traité avait été signé là – à Washington –, à la Maison-Blanche, pas plus tard que la veille. C’était aussi une fête pour le départ de Frank, et pour annoncer l’arrivée du futur bébé ; et enfin, mais ce n’était pas le moins important, Phil et Diane devaient faire une apparition. Leur présence ajouterait au prestige de la manifestation, et ferait de la fête une espèce de cérémonie de mariage, parce que le président et la Première Dame s’étaient mariés dans la plus stricte intimité, quelques jours plus tôt. Une partie des médias poussaient les hauts cris : on les mettait devant le fait accompli, et c’était une alliance impie de la science et de la politique, mais Phil s’était contenté de rigoler : « Bon, et qu’est-ce que vous allez y faire ? » Quand ils arrivèrent, il y eut la frénésie habituelle ; mais après avoir accepté un toast à leur santé, ils insistèrent pour que l’accent de la fête se concentre sur les Khembalais, le retour du dalaï-lama au Tibet et son implication pour le peuple tibétain – la reconquête d’une espèce d’autonomie. Ou plutôt de semi-autonomie, ainsi que le leur rappela brièvement Phil : — De toute façon, un individu, une institution, une nation n’est jamais plus qu’à moitié autonome. Alors, c’est vraiment bien, un événement opportun, qui ramène à de justes proportions les raisons personnelles que nous pouvons avoir de nous réjouir. Bien que les causes personnelles, dans ce cas précis, soient toutes parfaitement glorieuses. Ce qui lui valut de chaleureuses acclamations. Frank et Caroline se promenèrent ensemble dans le domaine, tombèrent sur des gens que Frank connaissait et bavardèrent avec eux en buvant du champagne et en dégustant des amuse-gueules impossibles à identifier. Padma les guida à travers toutes les pièces de la maison dans l’arbre, et Caroline rit en voyant la tête de Frank alors qu’il admirait les nouvelles pièces du haut. Il l’emmena voir où ils avaient vécu, Rudra et lui, après quoi on lui fit faire le tour des plantations de la ferme, et notamment du verger de jeunes pommiers, tout récemment plantés, pendant que Qang prenait Caroline par la main pour lui faire rencontrer les autres Khembalaises. Quand Frank la rejoignit, elle était en grande conversation avec Qang, qui répondait à ses questions de bonne grâce. — Oui, disait Qang. C’est probablement ce qu’ils ont toujours représenté. Nous disons que ce sont des démons, mais bien sûr, on pourrait aussi dire que ce sont simplement de mauvaises idées. — Alors, parfois, quand vous faites une cérémonie pour chasser les démons, on pourrait dire que dans un certain sens c’est pour chasser les mauvaises idées ? — C’est tout à fait ça. C’est exactement ce qu’est, pour nous, un exorcisme de démons. — J’aime beaucoup ça, dit Caroline en jetant un coup d’œil à Frank. Ça dit bien les choses, et oui, c’est religieux. Et ça… vous dites que ça marche ? — Oui, très souvent. Il arrive qu’il faille recommencer plusieurs fois, bien sûr. On a dû exorciser deux fois l’ami de Frank, Charlie, par exemple, pour chasser les mauvaises idées qui avaient pris racine en lui. Mais je crois que ça a fini par marcher. Elle se tourna vers Frank pour l’inclure dans la conversation. — Je me demande si ça ne serait pas bien pour moi, dit Frank. — Oh non. Je pense que vous n’avez jamais été contaminé par des mauvaises idées ! Le regard joyeux de Qang lui rappela celui de Rudra, et il se mit à rire. — Je n’en suis pas si sûr ! — Vous n’êtes contaminé que par les bonnes idées, et vous vous débattez avec très habilement, dit Qang. C’est ce que dit Padma. — Je n’étais pas au courant. — Ça me paraît juste, fit Caroline en passant son bras sous celui de Frank. D’un autre côté, je n’aurais pas volé un exorcisme complet. En réalité, j’aimerais bien pouvoir commander une réincarnation complète, enfin, pas exactement, mais vous voyez ce que je veux dire. Une nouvelle vie. — Mais c’est possible, répondit Qang en la regardant avec bienveillance. C’est ce qu’on fait tous. Et surtout quand on a un enfant. — On peut dire ça. Sucandra les rejoignit. — Alors, Frank, dit-il. Voilà que vous retournez chez vous. — Oui, c’est vrai. Sauf que ça va être différent, maintenant. — Évidemment. Vous serez deux – très bien. Et vous travaillerez pour l’institut que vous avez contribué, d’ici, à créer ? — Je vais travailler avec eux, mais je serai basé à l’université. J’avais juste pris un congé ; il faut que j’y retourne. — Mais vos travaux seront liés à ceux de cet institut ? — En effet. Certains de mes collègues, là-bas, explorent de nouvelles possibilités. Un de mes anciens étudiants fait des choses remarquables. D’abord, dans le domaine de la génomique, et maintenant il se lance dans ce qu’on pourrait appeler la protéomique. On dirait qu’ils vont créer une petite boîte à eux. À vrai dire, j’ai évoqué avec Drepung la possibilité que vous investissiez dans cette compagnie. Si le Khembalung a une espèce de portefeuille d’actions, il pourrait être intéressant que vous leur parliez. Parce que si les choses évoluent pour eux comme je pense qu’elles vont le faire, ça débouchera sur des traitements médicaux très importants. — Bien, bien, fit Sucandra. C’est Qang qui dirige ce comité. — Oui, confirma Qang. Je vais leur parler. Si nous procédons à des investissements qui feront du bien à la santé, c’est une bonne chose. Mais Sucandra est notre docteur, alors il faudra qu’il ait un droit de regard. Sucandra opina du chef. — Et vous ? Vous allez investir dans cette nouvelle compagnie ? Frank éclata de rire. — Je voudrais bien, mais pour ça, il faudrait que j’aie quelque chose à investir ! Et pour le moment, je n’ai que mon salaire. Ce qui me convient. Sauf que nous achetons une maison, alors il ne me restera pas grand-chose. Enfin, tout va bien. Si ça marche, il y en aura assez pour tout le monde. — C’est une jolie pensée. Puis Drepung s’approcha d’eux avec son maillot des Wizards, ses énormes Reebok, et le cordon de son iPod entortillé dans son collier de turquoise et de corail. — Et vous, Drepung ? demanda Frank. Vous allez retourner au Tibet ? — Oh non, je ne crois pas, non, répondit Drepung avec un grand sourire. Il n’y a de place que pour un lama à Lhassa ! Et puis, j’aime bien, ici. De toute façon, il faut que je reste. Ça fait plus ou moins partie de l’accord avec les Chinois. D’ailleurs, le Khembalung, c’est ici, maintenant ! Et pas seulement la ferme, mais tout le district de Columbia. Alors, j’ai du travail, en tant qu’ambassadeur. — Tant mieux, dit Frank. Ils vont pouvoir faire appel à vous. — Merci. Je vais essayer de faire du bon travail. Et vous, Frank ? Cet endroit ne va pas vous manquer, quand vous repartirez pour San Diego ? — Oh si, mais il faut que je retourne là-bas. Et on revient toujours à Washington. Pour toutes sortes de raisons. — C’est bien vrai. — Peut-être qu’on se reverra. — J’espère bien. J’essaierai de venir vous voir. Aucun des deux ne se faisait d’illusions sur la fréquence à laquelle ça se produirait. Frank parcourut la foule du regard. Il connaissait beaucoup de ceux qui se trouvaient là. S’il s’en était tenu à son plan, qui était de rester un an, et s’il avait vécu cette année-là comme un fantôme, il serait rentré chez lui sans regrets. Personne n’aurait même eu conscience de son passage. Mais ça ne s’était pas passé comme ça. Ça dépendait tellement des gens qu’on rencontrait. Cette impression fut accentuée quand les Quibler arrivèrent. Charlie fit mine de prendre avec jovialité le départ de Frank, mais il secouait la tête d’un air chagrin. — Je me demande qui va bien pouvoir nous emmener sur le fleuve, maintenant. Anna était simplement triste. — Tu vas nous manquer, dit-elle en le serrant contre elle. Les garçons vont te regretter. Nick regardait ailleurs. Il parla des derniers développements du programme de recherche sur les animaux retournés à la vie sauvage, et affecta de se concentrer sur les détails d’un nouveau tableau qu’Anna l’avait aidé à dresser et sur lequel il notait toutes les observations, espèce par espèce. Ce n’était pas qu’un inventaire ; il pouvait aussi y entrer des paramètres qui permettaient d’estimer les espèces réellement capables de retourner à la vie sauvage. Il y avait aussi un dispositif d’information géographique qui permettait d’identifier et de représenter les corridors d’habitation. C’était vraiment intéressant. Frank hocha la tête et fit quelques suggestions. — On restera en contact par e-mail, dit-il quand il vit que Nick détournait le regard. Et puis, hé, peut-être que quand tu iras à la fac, tu pourras venir à l’université de San Diego. C’est une fac marrante… — Oh oui ! fit Nick en s’illuminant. Bonne idée ! Anna fut surprise par cette suggestion, et Charlie tiqua. Aucun des deux n’avait envisagé l’idée que Nick grandissait. Et pourtant, il était là, presque aussi grand qu’Anna, et il faisait bien dix ou quinze centimètres de plus que quand Frank l’avait vu pour la première fois. Il changeait de jour en jour, d’heure en heure presque. Les Quibler se promenèrent dans la fête. Nick et Anna parlèrent des tigres nageurs avec Sucandra, debout sous la maison dans l’arbre, en regardant Charlie courir après Joe sur les diverses passerelles. — C’est devenu tellement grand. — Oui. Les gens aiment vivre là. Et y travailler, aussi. — Ça doit être cool, commenta Nick. Sucandra hocha la tête. — Vous devriez penser à venir vous installer ici avec nous, leur dit-il. Nous serions heureux de vous avoir. Vous êtes déjà khembalais, en ce qui nous concerne. Et je pense que ça vous plairait. Une communauté telle que celle-ci est une sorte de famille étendue. Et bien sûr, la vie de groupe est plus économique, ajouta-t-il avec un sourire à Anna. La consommation d’énergie n’est qu’une fraction de celle que vous utilisez pour une maison de banlieue normale. — Ça, c’est vrai, dit Anna. — MAMAN ! hurla Joe, d’une des plus hautes passerelles. — Hé, petit singe ! répondit-elle. Tu as perdu papa ? — Ouais, je l’ai perdu ! — Oh, mon Dieu, marmonna-t-elle. En réalité, Charlie n’était pas très loin au-dessous de Joe, mais sur une passerelle différente. Son fils lui avait échappé à une intersection. Il revint sur ses pas, tourna à un embranchement… et tomba sur Roy Anastophoulus. — Roy ! — Charlie ! Ils s’embrassèrent. Par-dessus l’épaule de Roy, Charlie vit Andréa Blackwell. Charlie ne savait pas qu’ils étaient de nouveau ensemble, ce que paraissait proclamer son sourire. — Ça fait plaisir de vous revoir, tous les deux ! fit Charlie. Je n’étais pas au courant que vous deviez venir ! — Non, mais, bon, quand on a entendu dire que Phil et Diane allaient passer pour recevoir la bénédiction nuptiale du dalaï-lama, on a demandé si on pouvait venir avec eux. — Alors… vous voulez dire que… Roy hocha la tête. — Oui. On s’est mariés hier, au palais de justice. Ils lui montrèrent leurs alliances toutes neuves et bien brillantes. — Et voilà. On est venus pour la bénédiction. — C’est génial ! s’exclama Charlie. Quand Anna va savoir ça… Hé, Anna ! appela-t-il en direction du sol, tout en bas. Puis : — Juste une seconde. Il faut que je rattrape Joe. En fait, tu pourrais prendre cette passerelle, là-bas, et m’attendre ? Tu pourrais peut-être m’aider à l’intercepter. — Bien sûr ! Anna fut vraiment ravie de la nouvelle. Ils se retrouvèrent tous sur la pelouse, devant le bâtiment principal, et acclamèrent le dalaï-lama qui faisait son entrée sous la grande tente avec Drepung, suivi par Phil et Diane, puis Roy et Andréa. Une troupe de Khembalais dans leurs plus beaux atours traditionnels effectuèrent, dans des panaches d’encens, une petite danse, au son des tambours et trompettes, qui rappela soudain à Anna la première fois qu’elle les avait vus se livrer à une cérémonie semblable devant leur bureau dans le bâtiment de la NSF. Le dalaï-lama, sublimement chaleureux, comme toujours, prononça pour Phil et Diane une brève série de vœux de mariage bouddhistes. Ensuite, il répéta la cérémonie pour Roy et Andréa. Tant qu’ils y étaient, Drepung fit signe à Frank et Caroline de s’approcher, et ils sortirent de la foule sous les applaudissements. Diane échangea, au passage, une rapide tape dans la main avec Frank. C’est Drepung qui effectua la cérémonie des vœux de mariage pour Frank et Caroline, concluant par une bénédiction : — Ce couple est enfin réuni. Il est une présence qui donne les dons. L’esprit de Tara nous a sauvés des démons. Vous êtes le vent. Nous sommes le souffle qui donne forme à la poussière. Vous êtes l’esprit. Nous sommes les mains entrelacées. Vous êtes la clarté. Nous sommes le langage qui essaie de la dire. Vous êtes la joie. Vous êtes les différentes formes de rires. Quand l’océan gronde, ne me laissez pas seulement l’entendre. Qu’il rejaillisse dans ma poitrine ! Ensuite, côte à côte, Drepung et le dalaï-lama tendirent les mains vers celles des trois couples. L’espace d’un moment, tout fut silencieux ; et puis les longues trompes barrirent, et la fête commença pour de bon. Comme les Quibler s’apprêtaient à repartir, Nick fourra une enveloppe dans la main de Frank. — Tiens, dit-il. Le FOG a fait une carte pour ton départ, à partir des données de ton téléphone. Presque tout le monde l’a signée. Jason était en déplacement. — Merci, dit Frank. La plupart de ces gens n’étaient que des voix au téléphone, ou des noms sur le tableau des observations. Il ne les avait jamais rencontrés en chair et en os. — Tu leur diras qu’ils vont me manquer. Et aussi que je vais essayer d’instaurer quelque chose comme ça à San Diego. — Il y aura des animaux à observer, là-bas ? — Non. Pas vraiment. Tu as de la chance d’en avoir autant ici. Là-bas, il n’y a que des oiseaux et des lapins, malheureusement. Je vais peut-être organiser une évasion au zoo de San Diego. Joe, qui dormait presque sur l’épaule de Charlie, entendit le mot « zoo » et tourna la tête sur le côté. — Tigre, murmura-t-il. Et il flanqua un bon coup dans les côtes de Charlie. Charlie posa son menton sur la petite tête blonde, ronde. — C’est toi, mon petit tigre, dit-il. Joe se rendormit. 50 Dès qu’ils furent rentrés chez eux, les Quibler se changèrent, mirent des vêtements qui ne craignaient rien et ressortirent dans le jardin de derrière, s’occuper de leurs plantations. À cinq heures, on sonna à la porte, et Cutter, l’ami de Frank, apparut. C’était un grand Black costaud avec un bon sourire amical et de grosses pattes couturées de cicatrices. Derrière lui, son équipe déchargeait du matériel d’un camion. Les panneaux photovoltaïques étaient enfin arrivés. Joe fit le tour de la maison en courant, venant aux nouvelles, et Charlie et lui regardèrent, fascinés, les hommes assembler des échelles et les escalader. Les grimpeurs agiles disparurent sur le toit et laissèrent tomber des cordes jusqu’à terre, pour se stabiliser, et aussi pour hisser des choses. Les supports et les câbles avaient été installés depuis quelques semaines déjà, mais il y avait une liste d’attente pour les panneaux solaires proprement dits. Et maintenant, ils les accrochaient à une ligne pour les hisser. La partie du toit orientée au sud que Charlie et Joe pouvaient voir fut bientôt couverte de matériel. Un ensemble de seize panneaux photovoltaïques capables de produire toute l’électricité de la maison quand il y aurait du soleil. L’excédent d’électricité serait renvoyé sur le réseau, et leur serait payé par la compagnie qui leur fournissait leur courant. Ça allait beaucoup faire chuter leur consommation de carbone, et Charlie était sûr qu’Anna et Nick en seraient enchantés. Cutter et son équipe firent un signe à Joe, et repartirent. Les panneaux PV effectuèrent, en effet, un miracle au niveau de leur consommation de carbone, et leur jardin améliorait un peu la situation, mais pas suffisamment, et Anna en était chagrinée. — On ne peut pas y arriver dans une maison de banlieue, quand on a une voiture, un téléphone et tout ce qui s’ensuit. — On fait des progrès, lui rappela Charlie. — Ouais, mais on atteint la limite, fit Anna en regardant son tableur. Je ne vois pas comment on pourrait faire mieux ici, compte tenu de notre mode de vie. Je me demande si nous ne devrions pas accepter l’offre des Khembalais et aller nous installer chez eux… Charlie leva les yeux au ciel. — J’ai l’impression qu’ils sont déjà assez nombreux comme ça, là-bas. — Eh bien, ils ont renvoyé une partie de leur groupe en Inde. Ils disent qu’ils ont de la place. — Ah bon. Ça te dit, toi ? — Je ne sais pas. D’une certaine façon, je me dis que ça serait sympa. Charlie ne répondit pas. Il savait qu’Anna était préoccupée par le bilan énergétique de leur maison. Les chiffres la consternaient, comme d’habitude. Pour obtenir un résultat acceptable, elle envisagerait à peu près n’importe quoi. Et pour être juste, Charlie se rappelait, maintenant, comme elle s’était sentie proche des Khembalais depuis le début – les invitant à la maison, se liant d’amitié avec Sucandra et Qang, les aidant pour leur Institut des hautes études – apprenant plus de tibétain qu’eux tous réunis. — On va en parler aux garçons, dit-il pour gagner du temps. — D’accord. Et peut-être en parler avec les Khembalais, la prochaine fois qu’on ira dîner à la ferme. Voir ce que ça supposerait. — Si c’est possible. On n’y arrivera peut-être pas en une seule visite. — Non, bien sûr. — Et, tu sais, lui rappela-t-il, on s’en sort mieux, ici, que la plupart des gens qui vivent dans une maison individuelle. — C’est sûr. Mais ça ne suffit peut-être plus. Après ça, Charlie fit le tour de la maison en se sentant bizarre. Le soleil se couchait, dehors, et à l’intérieur il commençait à faire sombre. Les autres étaient dans la cuisine, et il entendait les bruits des préparatifs du dîner. Charlie resta debout dans le salon et regarda autour de lui. Quelque chose attira son regard. Une qualité de la lumière du soir. On aurait dit un endroit inhabité depuis longtemps. Il y avait un embouteillage de camions sur le tapis, mais en dehors de ça, c’était rangé. Tout avait l’air un peu fauché. C’était peut-être le commentaire sur le fait que Nick pourrait aller à la fac à San Diego qui l’avait mis dans une étrange disposition d’esprit. Évidemment que ça devait arriver un jour. Mais les années, depuis la naissance de Nick, avaient été tellement intenses ; et depuis l’arrivée de Joe, elles l’étaient encore plus. Ça lui avait occupé l’esprit, chassant tout le reste ; ça paraissait être la seule réalité. Il aurait pu dire : « Il était une fois une île dans le temps, juste à côté de Wisconsin Avenue : un papa, une maman, deux garçons, deux chats, et on aurait dit que ça allait durer toujours. Et puis un jour… » Voilà, il suffisait d’un « et puis », d’un autre « et puis », et d’un autre encore. Suffisamment de « et puis », et l’île disparaîtrait. Un jour, d’autres gens vivraient dans cette maison. C’était une drôle de pensée. Charlie fit le tour de la pièce du regard comme si elle allait s’évanouir. Un jour, il casserait le canapé sur lequel il était assis, il le réduirait en échardes pour qu’il tienne dans les poubelles et qu’on puisse l’emporter. Île après île, tout ça disparaîtrait, et le petit Khembalung partirait pour un autre endroit. Le téléphone sonna. — Charlie, tu peux répondre, s’il te plaît ? Il faut que je… Joe ! Non, Joe, on va le faire… Bon… Bon, ça va, d’accord ! Charlie, laisse tomber, Joe a décroché ! 51 Frank descendit vers le Potomac pour une dernière balade sur l’eau avant leur départ. C’était une chaude journée de printemps, le monde était vert et plein de vapeur. Charlie n’avait pas pu venir ; Drepung non plus. Plus tard, Caroline arriva, en voiture, de la ferme, avec un panier pique-nique. Elle aussi, elle était occupée, et elle disait qu’elle voulait aller à Great Falls pendant qu’il remontait l’échelle à poissons. Elle allait s’asseoir sur la falaise qui surplombait la dernière partie en aval de Mather Gorge, près de l’endroit où il avait mis son kayak à l’eau. Une heure plus tard, alors qu’il se reposait après ses sauts de saumon vers le haut de l’échelle, il leva les yeux vers la falaise mais ne la vit pas. Lorsqu’il regarda de nouveau les cascades, la kayakeuse qu’il avait déjà vue deux fois était trois marches au-dessus de lui, et gravissait l’échelle tel un martin-pêcheur ou un merle d’eau. Comme les fois précédentes, elle s’imposa à sa vision : les épaules larges, les muscles puissants, une grosse tresse de cheveux noirs rebondissant sur son cou – son profil, l’espace d’un instant – c’était peut-être ça – ou sa façon de bouger. Magnifique. Il s’élança après elle, il n’aurait su dire pourquoi. Sans intention particulière. Il savait que sa Caroline serait bientôt là, c’était juste la curiosité qui le poussait à la suivre, une démangeaison, le désir de voir. Pagayant dur dans la première mare blanche, poussant contre le courant pour avoir assez d’accélération pour glisser sur le plat suivant. Recommencer. Recommencer encore. Chaque plat avait une longueur légèrement différente, l’eau du bassin une vitesse différente. Les chutes étaient plus dures, bien qu’en réalité elles fussent presque égales, comme des marches. Mais pas tout à fait. Et près du sommet, la remontée de celles qui étaient juste un tout petit peu plus hautes exigeait un effort terrible. Mais il arriva bel et bien en haut. Ses poumons le brûlaient, il avait les bras en feu. C’était la première fois qu’il réussissait, mais il était là, sur la grande courbe du Potomac supérieur. Et elle aussi, elle était là, négociant une courbe en amont, pagayant toujours très fort. Frank se lança à sa poursuite, confiant : maintenant qu’il avait gravi l’échelle à poissons, rien ne l’empêcherait de la rejoindre. Il s’élança à une vitesse fulgurante. Mais elle aussi. Lorsqu’il contourna la première courbe, elle était déjà à la suivante, et quand il y arriva, les muscles des bras hurlants, pleins d’acide lactique, elle était encore plus loin devant, dans la longue section rectiligne d’après. Elle atteignit bientôt la prochaine courbe, et elle pagayait toujours plus fort. Frank poussa encore une dernière fois sur les rames, à bout de souffle, maintenant, transpirant à en avoir les yeux qui le brûlaient, essayant d’ignorer la souffrance qui lui déchirait les muscles des bras et de la poitrine, jusqu’à ce qu’il ait l’impression qu’ils étaient transformés en blocs de bois. Son kayak ralentissait. Lorsqu’il doubla la courbe au bout du détroit, elle disparaissait devant lui. C’était fini. Il devait renoncer. Il s’arrêta et inspira profondément, en nage, essuyant la sueur sur ses sourcils avec le dos de ses mains. Des crampes lui poignardaient les muscles. Il se laissa emporter par le courant. Il était complètement vidé. Pourchasser la beauté à contre-courant jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Une déesse très rapide. Enfin. Maintenant, il fallait négocier les chutes du Potomac. Très rares étaient ceux qui descendaient les plus grandes cascades en kayak ; on pouvait y rester. Seuls les meilleurs professionnels osaient seulement y penser. Tous les autres empruntaient des cours moins dangereux, l’échelle à poissons ou diverses parties du réseau de cascades plus ou moins difficiles, du côté du Maryland. Il opta pour la chute appelée le Ping Pong, en bataillant dans la section médiane, avec l’impression que les muscles de ses bras se fendaient en deux, presque trop épuisé pour effectuer les corrections de trajectoire nécessaires – mais trop exténué pour risquer de se retourner. Il ne pouvait pas se permettre de chavirer. Il haletait, les poumons en feu. Mais il devait garder son assiette ! Il franchit les chutes. Dans les tourbillons sifflants de l’eau mousseuse, en bas des chutes, il se laissa porter avec soulagement, fourbu. Il avait juste assez de force pour pagayer vers la rive de la Virginie. Sur la falaise, en haut, Caroline l’observait. Il attrapa le gros rocher sur le rivage, se hissa péniblement. Défit son tablier, s’efforça de suivre sa pagaie vers le haut, sur l’amas rocheux, en bas de la falaise. Endolori et courbatu. Le front luisant de sueur. Il tituba dans les hauts-fonds et s’assit dans la rivière, s’allongea et laissa l’eau couler sur lui. Aahh, l’eau fraîche. Juste ce qu’il lui fallait. Il remonta en crachotant et en hoquetant. Rafraîchi. Il remonta la petite faille raide dans la falaise. S’assit à côté de Caroline, la serra rapidement contre lui. Il était ruisselant de l’eau du fleuve. Et il transpirait encore. Caroline le regarda. — Alors, dit-elle. Tu es revenu. — Comment ça ? demanda Frank. Je ne suis jamais parti. — Je suppose, en effet. Ils restèrent assis là, à regarder le fleuve en contrebas. Au-dessous d’eux, deux kayakistes se mettaient à l’eau. L’un d’eux remonta le courant à reculons. Une brise griffa la surface de l’eau, et sur la rive opposée le mur d’arbres verts s’agita et dansa. Au nord, un nuage montait très haut dans le ciel, ses lobes blancs frémissant de la promesse des orages à venir. — Je t’aime. FIN Remerciements Merci, cette fois, pour leur aide à : Charles V. Brown, Joy Chamberlain, Rita Colwell, William Fox, Doug Fratz, Anne Groell, Jennifer Holland, Jane Johnson, Mark Lewis, Rich Lynch, Lisa Nowell, Michael Schlesinger, Jim Shea, Darko Suvin, Ralph Vicinanza, Paul J. Werbos et Donald Wesling. * * * [1] Aldo Leopold (1887-1948) est le père de la gestion de l’environnement aux États-Unis. (N.d.T.) [2] L’Office of Management and Budget : direction du Budget, organisme directement rattaché au président et chargé de préparer le budget. (N.d.T.) [3] « Prix » créé en 1993 et remis chaque année aux individus qui ont réussi à se retirer du pool génétique humain – c’est-à-dire à mourir ou à se faire stériliser (!) de la façon la plus stupide possible, contribuant par leur élimination du patrimoine génétique humain à son amélioration globale. (N.d.T.) [4] William Ellery Channing (1818-1901), poète transcendantaliste américain. (N.d.T.) [5] Référence à « l’hiver de notre déplaisir », dans le Richard III de Shakespeare. (N.d.T.) [6] L’Asia-Pacific Partnership on Clean Development and Climate. (N. d. T) [7] Animateur de radio américain très populaire, récemment impliqué dans une affaire de consommation de drogue. (N.d.T.) [8] Parc naturel situé en Alaska, où se trouve le plus haut sommet d'Amérique du Nord, le mont McKinley, qui culmine a 6 194 mètres. (N.d.T.) [9] Le Government Accountability Office : équivalent de notre Cour des Comptes. (N.d.T.) [10] Le Scientific Committee on Antarctic Research, soit le Comité scientifique pour la recherche dans l’Antarctique (N.d.T.) [11] Intellectuel et révolutionnaire anglais naturalisé américain (1737-1809), partisan, durant la révolution américaine, de l’indépendance des treize colonies britanniques en Amérique du Nord. (N.d.T.) [12] Fine allusion au prince Henry, futur quatrième du nom, qui fait les quatre cents coups avec Falstaff, dans Henry IV, de Shakespeare. (N.d.T.) Table des Matières 1 Une réalité nouvelle 1 2 3 4 2 Au Phil de la plume 5 6 7 3 Retour à la vie sauvage 8 9 10 11 4 Le sublime technologique 12 13 14 15 16 17 5 Indécision 18 19 20 21 6 Espace sacré 22 23 24 25 7 Emerson.com 26 27 28 29 8 Demande partiellement ajustée 30 31 32 33 34 35 9 La théorie des dominos 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 10 Il faut faire avec 46 47 48 49 50 51 Remerciements