Chapitre premier Je tirai sur la bandoulière en tissu pour remonter le bidon d’eau sur mon épaule et me dressai sur la pointe des pieds pour amener la buse à la hauteur de la plante suspendue. Le soleil entrait à flots. Je sentais sa chaleur à travers mon bleu de travail réglementaire. D’étroits panneaux vitrés donnaient sur une petite cour qu’entouraient les bureaux des huiles. Clignant des yeux à cause du soleil, je pressai la poignée de la lance d’arrosage, et un infime jet d’eau s’en échappa en sifflant. Il y eut un cliquetis frénétique de touches d’ordinateur, et je passai à la plante suivante. Une conversation téléphonique étouffée me parvenait du bureau qui se trouvait au-delà du comptoir de l’accueil, accompagnée d’un rire gras qui sonnait comme l’aboiement d’un chien. Les garous ! Plus ils étaient haut placés dans la meute, plus ils réussissaient à paraître humains ; mais ils étaient toujours repérables à leur rire. Je laissai mon regard glisser le long de la rangée de plantes suspendues devant les panneaux vitrés, jusqu’à l’aquarium sur pieds qui trônait derrière le comptoir de la réceptionniste. Ouaip ! Des nageoires couleur crème. Un point noir sur le flanc droit. C’était le bon. M. Ray élevait des koï et les faisait concourir au salon du poisson d’aquarium qui se tenait chaque année à Cincinnati. Le vainqueur de l’année précédente était toujours exposé dans son hall d’entrée, mais aujourd’hui, il y avait deux poissons derrière la vitre. Et, d’après mes sources, la mascotte des Hurleurs était portée disparue. M. Ray était, à la tête des Rôdeurs, l’un des rivaux de l’équipe de base-ball cent pour cent Outre de Cincinnati. Il ne fallait pas beaucoup de matière grise pour additionner deux et deux et trouver où était le poisson volé. — Alors…, dit la fille à l’humeur joyeuse, derrière le comptoir. (Elle se leva pour remettre une ramette de papier dans le bac de l’imprimante.) Comme ça, Mark est en vacances ? Il ne me l’avait pas dit. Je hochai la tête sans regarder la secrétaire dans son ensemble beige très chic, et traînai mon matériel d’arrosage d’un nouveau mètre en direction de l’aquarium. Mark prenait de courtes vacances dans la cage d’escalier de l’immeuble où il avait arrosé les plantes juste avant celui-ci, étendu pour le compte par une potion « doux-sommeil » à effet instantané. — Oui, ma’ame, répondis-je, plaçant ma voix un peu haut et couronnant le tout par un léger zézaiement. Mais il m’a dit quelles plantes arroser. Je fermai soudain les poings, dissimulant mes ongles laqués de rouge avant qu’elle les repère. Ils n’allaient pas avec le personnage de jardinière. J’aurais dû y penser plus tôt. — Toutes celles à ce niveau, ajoutai-je, et ensuite, celles de l’arboretum, sur le toit. La fille sourit pour me montrer des dents un peu plus larges que la normale. C’était un garou, plutôt haut placé dans la meute du bureau, à en croire le vernis. M. Ray n’allait pas se contenter d’un mâle comme secrétaire alors qu’il pouvait payer une femelle. Un léger parfum de musc, pas désagréable, entourait la fille. — Mark vous a-t-il parlé de l’ascenseur de service à l’arrière de l’immeuble ? dit-elle, serviable. C’est plus facile que de traîner ce chariot dans tous les escaliers. — Non, ma’ame, dis-je en enfonçant un peu plus l’horrible casquette au logo de la société d’entretien de plantes. Je crois qu’il rend tout assez difficile pour que je n’essaie pas de lui prendre son boulot. Mon pouls s’accéléra quand je poussai le chariot de Mark – avec ses cisailles, les pastilles d’engrais et le matériel d’arrosage – un peu plus loin le long de la rangée. J’étais au courant pour l’ascenseur, tout comme pour les six issues de secours, les détecteurs de fumée, et l’endroit où ils gardaient les beignets. — Ah, les hommes ! gémit-elle en roulant des yeux. (Elle se remit devant son écran.) Se rendent-ils compte que, si nous voulions dominer le monde, nous le pourrions ? J’eus un hochement de tête évasif et envoyai une petite giclée d’eau dans le pot suivant. J’avais idée que nous le faisions déjà. Un vrombissement aigu me parvint par-dessus le ronron de l’imprimante et le bruit de fond des conversations en provenance des bureaux. C’était Jenks, mon associé. Il sortit en volant du bureau du patron et se dirigea vers moi, visiblement de mauvaise humeur. Sous le coup de l’agitation, ses ailes de libellule étaient d’un rouge vif, et il laissait derrière lui une traînée de poussière pixie qui chatoyait dans les rayons du soleil. — J’en ai fini avec les plantes, dit-il d’une voix assez forte en venant se poser sur le bord du pot suspendu devant moi. Il s’arrêta, les mains sur les hanches. Avec sa petite combinaison bleue, on aurait dit un Peter Pan médiéval ayant fait carrière comme éboueur. Sa femme lui avait même cousu une casquette pour aller avec. — Elles ont juste besoin d’eau, continua-t-il. Est-ce que je peux t’aider ici ? Sinon, je retourne au camion piquer un roupillon, dit-il sur un ton acerbe. Je décrochai le bidon de mon épaule et le posai pour en dévisser le bouchon. — J’aurais besoin d’une pastille d’engrais, suggérai-je, tout en me demandant quel était son problème. Il vola jusqu’au chariot en maugréant et se mit à tout retourner. Des liens verts, des tuteurs et des bandelettes de test de pH usagées fusèrent dans toutes les directions. — Ça y est, j’en ai une ! s’exclama-t-il. Il revint avec une pastille blanche aussi large que sa tête et la laissa tomber dans le bidon, où elle se mit à pétiller. En fait, ce n’était pas de l’engrais, mais un oxygénateur et un restaurateur de mucus. Quelle était l’utilité de voler un poisson s’il mourait durant le transport ? — Oh, mon Dieu, Rachel, souffla Jenks en se posant sur mon épaule. C’est du polyester. Je porte du polyester ! Ma tension redescendit quand je compris d’où venait sa mauvaise humeur. — Ça va aller. — Je fais une éruption cutanée ! dit il en se grattant vigoureusement sous son col. Je ne peux pas porter de polyester. Les pixies sont allergiques au polyester. Regarde. (Il pencha la tête pour dégager ses cheveux blonds de son cou, mais il était trop près pour que je voie quoi que ce soit.) Ma peau est boursouflée. Et en plus, ça pue. Ça sent le pétrole. Je porte du dinosaure mort. Je ne peux pas porter un animal mort. C’est de la barbarie, Rach’, continua-t-il d’une voix plaintive. — Jenks ? (Je remis le bouchon sans le visser à fond et repassai la bandoulière sur mon épaule, délogeant Jenks du même coup.) Je porte exactement la même chose. Alors laisse pisser. — Mais ça pue ! Je le regardai voleter devant moi. — Va donc te faire une plante, lui lançai-je entre mes dents. Il me fit un doigt de chaque main, reculant prudemment en même temps. Je tâtai la poche arrière de ma combinaison et trouvai mon sécateur. Pendant que miss Office Pro tapait une lettre, je dépliai un petit escabeau et commençai à tailler dans les feuilles de la plante accrochée à côté de son bureau. Jenks vint m’aider, et, après quelques secondes, je lui soufflai : — On est au point, là-dedans ? Il hocha la tête, les yeux rivés sur la porte grande ouverte du bureau de M. Ray. — La prochaine fois qu’il consulte ses mails, tout le système de sécurité Internet va se planter. Ça prendra cinq minutes à redémarrer si elle sait ce qu’elle fait, quatre heures dans le cas contraire. — Je n’ai besoin que de cinq minutes. Je commençais à transpirer dans la chaleur du soleil qui entrait par les étroits panneaux vitrés. Ces bureaux sentaient le jardin. Un jardin avec un chien trempé haletant sur le carrelage frais. Mon pouls s’affola et je passai à la plante suivante. J’étais derrière le comptoir, et la fille se raidit. J’envahissais son territoire, mais il fallait qu’elle le tolère. J’étais la porteuse d’eau. J’espérai qu’elle mettait ma propre tension sur le compte de notre proximité et je continuai mon travail, une main posée sur le bouchon du bidon d’eau. Une torsion, et il se détacherait. — Vanessa ! Le cri en provenance du bureau du patron était furax. — C’est parti, dit Jenks, et il s’envola vers le plafond et les caméras de sécurité. Je pivotai pour voir un homme en colère, à moitié penché hors du bureau. C’était bien un garou, comme le confirmait sa silhouette élancée et musclée. — Ça recommence, dit-il, le visage congestionné et les mains agrippées au chambranle. Je hais ces machines. Qu’est-ce qu’il y avait de mal avec le papier ? J’aime le papier. Un sourire professionnel fendit le visage de la secrétaire. — Monsieur Ray, vous lui avez encore crié dessus, n’est-ce pas ? Je vous l’ai déjà dit, les ordinateurs sont comme les femmes. Si vous leur criez dessus ou leur demandez de faire trop de choses à la fois, ils se bloquent, et vous ne pouvez plus rien en tirer. Il grogna une réponse et disparut dans son bureau, inconscient ou indifférent à la menace qu’elle venait de proférer. Mon pouls s’accéléra encore, et je tirai mon escabeau juste à côté de l’aquarium. Vanessa soupira. — Que Dieu lui vienne en aide, murmura-t-elle en se levant. Ce type pourrait briser ses boules avec sa langue. (Elle eut une mimique excédée à mon intention, puis se dirigea vers le bureau en faisant claquer ses talons sur les dalles.) Ne touchez à rien, dit-elle d’une voix forte avant de disparaître. Je vais m’en occuper. Je pris une inspiration rapide. — Les caméras ? murmurai-je. Jenks se laissa tomber à mon niveau. — Une boucle de dix minutes. Tu peux y aller. Il vola jusqu’à la porte principale et se percha sur la moulure au-dessus du linteau pour surveiller le vestibule. Ses ailes battaient tellement vite qu’elles disparurent, et il me fit un signe, le pouce en l’air. Ma peau se tendit sous l’excitation. Je retirai le panneau supérieur de l’aquarium et sortis une épuisette verte de l’une des poches intérieures de ma combinaison. Perchée sur mon escabeau, je remontai ma manche au-dessus du coude et plongeai le filet dans l’eau. Immédiatement, les deux poissons s’enfuirent vers le fond. — Rachel ! siffla Jenks, soudain près de mon oreille. Elle est bonne. Elle est presque à la moitié. — Contente-toi de surveiller la porte, Jenks, dis-je, en me mordant la lèvre. Combien de temps faut-il pour attraper un poisson ? Je poussai un rocher pour les déloger. Ils fusèrent vers la vitre de devant. Le téléphone se mit à sonner avec un bruit doux. — Jenks, tu peux t’en occuper ? dis-je calmement tout en inclinant l’épuisette. Les poissons étaient coincés. — Ça y est, je t’ai… Jenks vola comme une flèche de la porte vers le téléphone, et atterrit pieds joints sur le bouton qui clignotait. — Bureau de M. Ray. Un instant, s’il vous plaît, dit-il d’une voix aiguë. — Merde, jurai-je quand le poisson s’enfuit de nouveau le long du filet vert. Allons, viens. J’essaie seulement de te ramener chez toi, espèce de saleté gluante à nageoires. (Je susurrais à travers mes dents serrées.) Presque… Presque… Il était juste entre le filet et la vitre. S’il restait immobile une seconde… — Hé ! La voix grave venait du hall. L’adrénaline me fit redresser la tête d’un coup. Un petit homme avec une barbe soignée et un dossier à la main se tenait à l’entrée du couloir qui menait vers les autres bureaux. — Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il, agressif. Je jetai un coup d’œil à l’aquarium et à mon bras plongé dedans. Mon épuisette était vide. Le poisson m’avait encore échappé. — Euh… J’ai laissé tomber mon sécateur ? Du côté du bureau de M. Ray, j’entendis un bruit de talons et le hoquet de Vanessa. — Monsieur Ray ! Enfer. Fini la méthode douce. — Plan B, Jenks, grognai-je. J’attrapai le haut de l’aquarium et tirai. De l’autre pièce, Vanessa cria quand l’aquarium bascula, libérant cent litres d’eau saumâtre puant le poisson qui finirent sur son bureau. M. Ray apparut à côté d’elle. Je sautai de l’escabeau, trempée des pieds à la taille. Personne ne bougeait ; ils étaient tétanisés. J’examinai le sol. — Je t’ai ! hurlai-je en me précipitant pour récupérer le bon poisson. — Elle en a après le poisson ! gueula le petit homme tandis que d’autres personnes sortaient du couloir. Arrêtez-la ! — Tire-toi ! ordonna Jenks. Je vais les retenir. Haletante, je poursuivis le poisson à quatre pattes, essayant de mettre la main dessus sans l’abîmer. Il se tortillait et sautait partout. J’expulsai une grande bouffée d’air quand je refermai enfin mes doigts sur lui. Je jetai un coup d’œil autour de moi et le laissai tomber dans le bidon d’eau avant d’en visser soigneusement le bouchon. Jenks était une véritable luciole surgie de l’enfer, sautant d’un garou à l’autre, brandissant des crayons et les lançant sur des parties sensibles. Un pixie de dix centimètres tenait trois garous à distance. Rien d’étonnant. M. Ray se contenta de regarder, jusqu’à ce qu’il prenne conscience que j’avais pris l’un des poissons. — Qu’est-ce que vous foutez avec ce poisson ? demanda-t-il, rouge de colère. — Je l’emmène. Il se précipita sur moi, ses mains épaisses tendues en avant. Obligeamment, j’attrapai l’un de ses battoirs et m’en servis pour tirer son corps sur mon pied. Il tituba en arrière en se tenant l’estomac. — Cesse de jouer avec ces canidés, lançai-je à Jenks tout en cherchant une issue. Il faut se tirer. Je saisis l’écran de Vanessa et le jetai dans les panneaux vitrés. Ça faisait longtemps que j’avais envie d’en faire autant avec celui d’Ivy. Le verre explosa dans un fracas satisfaisant. L’écran avait un drôle d’air sur le gazon. Des garous se précipitèrent dans la pièce, très en colère et dégageant une odeur musquée. J’attrapai le bidon et plongeai à travers la fenêtre. — Attrapez-la ! hurla quelqu’un. Mes épaules touchèrent l’herbe soigneusement taillée, et je roulai pour me remettre debout. — Monte ! me cria Jenks dans l’oreille. Par là. Il se précipita vers l’autre bout de la cour intérieure. Je le suivis, passant la bandoulière du lourd bidon par-dessus ma tête pour qu’il pende en travers de mon dos. Les mains libres, j’escaladai le treillis, ignorant les épines qui s’enfonçaient dans ma peau. Mon souffle était haché quand je parvins au sommet. Des bruits de branches cassées m’indiquèrent qu’on me suivait. Me hissant sur le toit plat goudronné, je me redressai et me mis à courir. À cette hauteur, le vent était chaud. Les toits de Cincinnati s’étendaient devant moi. — Saute ! cria Jenks quand j’arrivai à l’extrémité du toit. J’avais confiance en Jenks. Je continuai ma course et me retrouvai au-dessus du vide, les bras battant l’air. L’adrénaline grimpa, et mon cœur se coinça dans ma gorge. C’était un parking ! Il m’avait fait sauter du toit pour atterrir sur un parking ! — Jenks, je n’ai pas d’ailes ! hurlai-je. Les dents serrées, je fléchis les genoux. La douleur explosa quand je touchai le sol. Je tombai en avant, me râpant les paumes. Le bidon cogna le sol et roula plus loin quand la bandoulière céda. Je fis une roulade pour amortir le choc. Le bidon à poisson continuait à rouler. Haletant de douleur, je titubai à sa poursuite. Mes doigts le frôlèrent, mais il glissa sous une voiture. Je poussai un juron et me jetai à plat ventre, tendant un bras pour l’attraper. — Elle est là ! lança une voix. Il y eut un « pling » sur la voiture au-dessus de moi, puis un autre. Et puis, soudain, un trou rond dans le sol, à côté de mon bras. Une volée d’éclats m’atteignit. Ils me tiraient dessus ? Avec un grognement, je me tortillai pour passer sous la voiture et réussis à sortir le bidon. Ramassée autour du poisson, je reculai. — Hé ! (Je rejetai les cheveux de mes yeux.) Vous faites quoi ? Ce n’est qu’un putain de poisson ! Et il n’est même pas à vous ! Trois garous perchés sur le toit me regardaient. L’un d’eux porta son arme à hauteur de ses yeux. Je fis demi-tour et me mis à courir. Ce truc valait désormais plus de cinq cents dollars. Cinq mille peut-être. La prochaine fois, me jurai-je en me précipitant à la suite de Jenks, je me renseigne sur les détails avant de proposer le tarif standard. — Par ici ! retentit la voix perçante de Jenks. Des morceaux de ciment volaient autour de moi, faisant écho à chaque nouveau « pling ». Le parking n’avait pas de clôture. Les muscles tremblant sous la montée d’adrénaline, je traversai la rue au pas de course et me fondis parmi les piétons. Le cœur battant, je ralentis pour regarder derrière moi. Ils se découpaient sur le ciel, en haut de l’immeuble. Ils n’avaient pas sauté. Ce n’était pas nécessaire. J’avais laissé du sang sur tout le treillis. Mais je ne croyais toujours pas qu’ils se lanceraient à ma poursuite. Ce n’était pas leur poisson, c’était celui des Hurleurs. Et l’équipe de base-ball Outre de Cincinnati allait payer mon loyer. Les poumons fonctionnant à plein régime, j’essayai d’adopter l’allure des gens autour de moi. Le soleil était brûlant, et je transpirais dans mon sac en polyester. Jenks veillait probablement sur mes arrières, et je m’arrêtai dans une ruelle pour me changer. Je posai le poisson par terre et ma tête contre le mur frais d’un immeuble. J’avais réussi. J’avais le loyer pour un mois de plus. Je levai une main pour arracher l’amulette de déguisement de mon cou. Je me sentis immédiatement mieux. L’illusion de la femme à la peau sombre, aux cheveux bruns et au gros nez s’effaça, révélant ma peau claire et mes cheveux roux frisottés, mi-longs. Je jetai un coup d’œil à mes paumes éraflées et les frottai l’une contre l’autre avec précaution. J’aurais pu apporter une amulette pour la douleur, mais j’avais voulu avoir un minimum de charmes sur moi. Si je m’étais fait prendre, l’« intention de vol » se serait transformée en « vol avec intention de nuire physiquement ». J’aurais pu me tirer de la première, mais ç’aurait été plus difficile pour la seconde. J’étais une Coureuse. Je connaissais la loi. Tandis que des gens passaient devant l’entrée de la ruelle, j’enlevai la combinaison trempée et la fourrai dans une poubelle. Ça faisait du bien. Je me penchai pour déplier le bas de mon pantalon de cuir et le remettre sur mes bottes noires. En me redressant, je remarquai une nouvelle éraflure sur mon pantalon et me contorsionnai pour voir l’ampleur des dégâts. Le produit d’entretien d’Ivy arrangerait un peu les choses, mais le béton et le cuir ne faisaient pas bon ménage. En même temps, mieux valait le pantalon que moi. C’était pour ça que je le mettais. À l’ombre, l’air de septembre était agréable. Je rentrai le bas de mon dos nu noir sous la ceinture de mon pantalon et ramassai le bidon. Me sentant de nouveau moi-même, je retournai au soleil et lâchai ma casquette sur le crâne d’un gamin qui passait. Il la regarda, puis sourit et m’adressa un timide signe de la main tandis que sa mère lui demandait où il l’avait eue. En paix avec le monde, je fis bouffer mes cheveux et partis en direction de la place de la Fontaine en faisant claquer les talons de mes bottes sur le trottoir. J’y avais laissé mes lunettes de soleil le matin même, et, avec un peu de chance, elles y seraient encore. Que Dieu me garde, j’aimais cette indépendance. Il y avait presque trois mois que j’avais craqué suite aux missions pourries que m’assignait mon ancien patron du Service de Sécurité de l’Outremonde. Me sentant utilisée et grossièrement sous-estimée, j’avais rompu la règle tacite d’engagement à vie et quitté le SO pour ouvrir ma propre agence. À l’époque, cela m’avait semblé être une bonne idée, mais survivre à la condamnation à mort qui avait suivi quand je n’avais pas pu payer le pot-de-vin nécessaire à la rupture de mon contrat avait agi comme un révélateur. Je ne m’en serais pas sortie sans Ivy et Jenks. Assez curieusement, à présent que je commençais à me faire un nom, cela devenait plus difficile, et non plus facile. Bien sûr, je mettais mon diplôme en application, je fabriquais des sorts que j’achetais auparavant et d’autres que je n’avais jamais eu les moyens de me payer. Mais l’argent était un vrai problème. Ce n’était pas que je ne trouvais pas de boulot, mais l’argent semblait ne jamais rester très longtemps dans la boîte à gâteaux secs posée sur le frigo. Ce que j’avais gagné en prouvant qu’un renard-garou avait été empoisonné par une bande adverse était parti dans le renouvellement de ma licence de sorcière. Auparavant, c’était le SO qui la payait. J’avais aussi retrouvé le familier volé à un mage et englouti son règlement dans le supplément mensuel à ma cotisation santé. Jusqu’alors, j’ignorais que les Coureurs étaient presque impossibles à assurer. Le SO me fournissait une carte et je l’utilisais. Et puis il avait fallu que je paie un type pour qu’il retire les sorts mortels de mes affaires encore stockées dans une réserve, que j’achète à Ivy une robe en soie pour remplacer celle que j’avais bousillée, et que je m’offre quelques nouvelles tenues, puisque à présent j’avais une réputation à défendre. Mais la plus grande ponction sur mes finances venait des déplacements en taxi. La plupart des chauffeurs de bus de Cincinnati me connaissaient de vue et refusaient de me laisser monter. C’est pourquoi Ivy avait prévu de venir me chercher. Mais ce n’était pas juste. Cela faisait presque un an que j’avais accidentellement fait perdre leurs cheveux à tous les occupants d’un bus en essayant de mettre la main sur un garou. J’en avais marre d’être continuellement fauchée. L’argent pour la récupération de la mascotte des Hurleurs me mettrait à l’abri pour un nouveau mois. Et les garous ne me suivraient pas. Ce n’était pas leur poisson. S’ils portaient plainte auprès du SO, ils devraient expliquer d’où il venait. — Hé, Rach’, dit Jenks en se laissant tomber de je ne sais où. Plus personne derrière. Et quel était le plan B ? Je haussai les sourcils et le regardai de travers. Il volait à côté de moi, calquant son allure sur la mienne. — Prends le poisson et tire-toi. Il rigola et se posa sur mon épaule. Il s’était débarrassé de son minuscule uniforme et était de nouveau vêtu de sa chemise à manches longues et de son pantalon en soie verte habituels. Un bandana rouge lui ceignait le front, indiquant aux pixies et aux fées dont nous pourrions traverser le territoire qu’il ne faisait que passer. Des étincelles scintillaient sur ses ailes, restes des traces de la poussière pixie produite par l’excitation de la course. Je ralentis le pas en atteignant la place de la Fontaine et la parcourus du regard, cherchant Ivy. Je ne la vis nulle part. Sans m’inquiéter, j’allai m’asseoir sur le côté sec du bassin de la fontaine et passai mes doigts sous le rebord pour y récupérer mes lunettes de soleil. Elle allait arriver. Cette nana vivait et mourrait sur planning. Pendant que Jenks volait à travers le rideau de gouttelettes d’eau pour se débarrasser de l’« odeur de dinosaure mort », j’ouvris mes lunettes d’un mouvement sec et les posai sur mon nez. Mon front se détendit quand la lumière éblouissante du soleil de septembre s’en trouva estompée. J’allongeai mes longues jambes devant moi, pris avec précaution l’amulette anti-odeurs accrochée à mon cou et la laissai tomber dans l’eau. Les garous suivaient une piste grâce à leur odorat ; s’ils étaient sur la mienne, elle s’arrêterait ici dès que je serais dans la voiture d’Ivy. Espérant que personne n’avait remarqué mon geste, j’examinai les gens qui m’entouraient : le laquais d’un vampire, nerveux et anémié, s’occupait des obligations diurnes de son amant ; deux humains gloussaient en regardant son cou sévèrement balafré ; une sorcière fatiguée – non, une magicienne, rectifiai-je en constatant l’absence d’un fort parfum de séquoia – mangeait un pain au lait assise sur un banc voisin ; et moi. Je pris une lente inspiration et me détendis enfin. Devoir attendre mon chauffeur me faisait l’effet d’une douche froide. — Si seulement j’avais une voiture…, dis-je à l’intention de Jenks, tout en calant le bidon du poisson entre mes pieds. À vingt mètres, la circulation avançait par à-coups. Elle s’était intensifiée, et j’en déduisis qu’il devait être aux alentours de 14 heures, au tout début de cette plage horaire durant laquelle humains et Outres menaient leur bataille quotidienne pour coexister. Les choses devenaient sacrément plus simples quand le soleil se couchait et que la plupart des humains rentraient chez eux. — Qu’est-ce que tu ferais d’une voiture ? demanda Jenks. (Il se percha sur mon genou et se mit à nettoyer ses ailes de libellule avec de longs gestes soigneux.) Je n’ai pas de voiture. Je n’en ai jamais eu. Et je me déplace sans problème. Les voitures, c’est juste des emmerdes, ajouta-t-il. (Mais je ne l’écoutais plus.) Il faut remplir le réservoir, les faire réparer, passer du temps à les nettoyer, et il te faut un endroit où les garer. Et par-dessus tout, il y a l’argent qu’elles te font dépenser. Pis qu’une petite amie. — Quand même… (Je remuai le pied pour l’irriter.) Je voudrais bien en avoir une. (J’observai les gens autour de moi.) James Bond n’a jamais eu à attendre le bus. J’ai vu tous ses films, et il n’a jamais attendu un bus. (Je clignai des yeux en regardant Jenks.) Il en aurait perdu sa classe. — Ouais, si tu veux, dit-il, son attention fixée derrière moi. Je vois aussi ce que ça pourrait apporter en termes de sécurité. À 11 heures. Des garous. Ma respiration s’accéléra. Je tournai la tête, et ma tension remonta vite fait. — Merde, soufflai-je en ramassant le bidon. C’étaient les trois mêmes. J’en étais convaincue par leur posture voûtée et leur souffle court. Je serrai les dents, me levai et mis la fontaine entre nous. Mais ou est Ivy ? — Rach’ ? demanda Jenks. Pourquoi te suivent-ils ? — Je ne sais pas. Mes pensées revinrent sur le sang que j’avais laissé sur les rosiers. Si je n’arrivais pas à briser la piste, ils allaient me suivre jusqu’à la maison. Mais pourquoi ? La bouche sèche, je leur tournai le dos et me rassis, sachant que Jenks continuait à les surveiller. — Est-ce qu’ils m’ont repérée ? Il s’éleva dans un cliquetis d’ailes. — Non, affirma-t-il une seconde plus tard. Ils sont encore à deux cents mètres, mais tu ferais mieux de bouger. Je me trémoussai et pesai le risque de rester où j’étais pour attendre Ivy contre celui de me lever et de me faire repérer. — Bon Dieu, si seulement j’avais une voiture ! murmurai-je. Je me penchai pour regarder le long de la rue, cherchant le toit bleu d’un bus, un taxi, n’importe quoi. Bon sang, où peut bien être Ivy ? Je me redressai, le cœur battant. Le bidon serré contre moi, je me dirigeai vers la chaussée avec l’intention de me faufiler dans les bureaux en face et de me perdre dans le labyrinthe du bâtiment en attendant Ivy. Mais une grosse Crown Victoria noire ralentit et s’arrêta juste sur mon chemin. Je foudroyai le chauffeur du regard. Mon visage crispé s’affaissa quand il abaissa la vitre et se pencha par-dessus le siège passager. — Mademoiselle Morgan ? dit l’homme à la peau sombre d’une voix profonde un rien belliqueuse. Je risquai un œil vers les garous derrière moi, puis revins vers la voiture et son conducteur. Une Crown Victoria noire conduite par un homme en costume noir ne pouvait signifier qu’une chose. Il faisait partie du Bureau Fédéral de l’Outremonde, l’équivalent humain du SO. Que peut me vouloir le BFO ? — Ouais. Et vous, vous êtes qui ? Il sembla ennuyé. — J’ai parlé à Mlle Tamwood tout à l’heure. Elle m’a dit que je vous trouverais ici. Ivy. Je posai une main sur le bord de la vitre ouverte. — Elle va bien ? Il pinça les lèvres. Les véhicules s’accumulaient derrière lui. — Elle allait bien quand je l’ai eue au téléphone. Jenks vint faire du surplace devant moi. Je lus de l’effroi sur son minuscule visage. — Ils t’ont sentie, Rach’. J’inspirai bruyamment par le nez et regardai derrière moi. Je repérai l’un des garous. Voyant que je l’observais, il héla ses copains. Tous les trois convergèrent dans ma direction, avançant avec une grâce tranquille. Je déglutis avec difficulté. J’étais de la pâtée pour chien. C’était ça. De la pâtée pour chien. « Game over ». Appuyez sur le bouton « Reset ». Je pivotai et attrapai la poignée de la portière et tirai dessus. Je me propulsai à l’intérieur de la voiture et claquai la portière derrière moi. — Démarrez ! hurlai-je tout en me retournant pour regarder par la lunette arrière. Il jeta un coup d’œil vers l’arrière, et son visage allongé prit un air dégoûté. — Ils sont avec vous ? — Non ! Ce truc roule, ou vous restez assis dedans à vous faire des mignardises ? Avec un grognement irrité, il accéléra en douceur. Je pivotai de nouveau. Les garous s’étaient arrêtés au milieu de la rue. Un concert de Klaxon s’éleva des voitures contraintes de freiner pour les éviter. Je me retournai vers l’avant, serrant mon bidon contre moi, et fermai les yeux de soulagement. J’aurais la peau d’Ivy. Je le jure, je vais utiliser ses précieuses cartes comme compost pour le jardin. Elle était censée venir me chercher, pas m’envoyer un quelconque larbin du BFO. Mon pouls ralentit, et je pris le temps d’examiner mon chauffeur. Il faisait bien une tête de plus que moi, ce qui n’était pas rien. Large d’épaules, des cheveux noirs frisés coupés ras, une mâchoire carrée, et une attitude rigide qui me donnait envie de le frapper. Bien musclé sans rien d’exagéré, il n’avait pas un poil de brioche. Avec son costume noir bien coupé, sa chemise blanche, sa cravate noire, il aurait pu servir de modèle pour les affiches du BFO. Sa moustache et sa barbe étaient taillées à la dernière mode, si court qu’elles étaient presque inexistantes, et je me dis qu’il ferait mieux d’y aller mollo sur l’après-rasage. Je remarquai la pochette à menottes accrochée à sa ceinture, et me pris à regretter les miennes. Elles étaient la propriété du SO, et elles me manquaient vraiment. Jenks se percha à sa place habituelle, sur le rétroviseur, où le vent ne pourrait pas déchirer ses ailes. L’homme un tantinet obtus le surveillait avec une intensité qui m’indiqua qu’il ne fréquentait pas beaucoup de pixies. Le veinard. Un appel passa sur la radio, au sujet d’un voleur à l’étalage au centre commercial. L’homme l’éteignit. — Merci pour la balade, dis-je. Ivy vous envoie ? Il s’arracha à l’observation de Jenks. — Non. Elle a dit que vous seriez ici. Le capitaine Edden veut vous parler. Ça concerne le conseiller Trent Kalamack, ajouta-t-il d’un air indifférent. — Kalamack ! criai-je. Puis je me morigénai pour avoir réagi ainsi. Ce salaud plein aux as voulait que je travaille pour lui ou me voir morte. Ça dépendait de son humeur et des indices boursiers de son portefeuille d’actions. — Kalamack, hein ? (Je m’étais calmée et me trémoussai, mal à l’aise sur le siège en cuir.) Pourquoi Edden vous a-t-il envoyé me chercher ? Vous êtes sur sa liste de corvéables, cette semaine ? Il ne répondit pas, mais ses mains puissantes agrippèrent le volant si fort que ses ongles devinrent tout blancs. Le silence s’éternisa. Il passa à un feu alors que l’orange virait au rouge. — Euh… et vous êtes qui ? demandai-je finalement. Il eut un ricanement qui venait du fond de sa gorge. J’avais l’habitude de la méfiance de la plupart des humains. Mais ce type n’avait pas peur, et ça m’agaçait. — Lieutenant Glenn, ma’ame, dit-il. — Ma’ame, rigola Jenks. Il t’a appelée « ma’ame ». Je lui fis une grimace peu amène. Ce type semblait un peu jeune pour être déjà lieutenant. Le BFO devait être au bout du rouleau. — Eh bien, merci, lieutenant Gaine, dis-je. Vous pouvez me déposer où vous voudrez. Je prendrai le bus. Je viendrai voir le capitaine Edden dès demain. Mais là, je suis sur une affaire importante. Jenks ricana, et le type rougit – ce qui était presque invisible sur sa peau noire. — C’est Glenn, ma’ame. Et j’ai vu votre affaire importante. Vous voulez que je vous ramène à la fontaine ? — Non, dis-je, m’affaissant sur mon siège à l’idée des jeunes garous en colère. J’apprécierais vraiment que vous m’emmeniez jusqu’à mon bureau. C’est dans le Cloaque, prenez la première à gauche. — Je ne suis pas votre chauffeur, dit-il sur un ton aigre, visiblement vexé. Je suis votre livreur. Il remonta ma vitre et je rentrai vite fait mon bras à l’intérieur. L’atmosphère fut tout de suite plus confinée. Jenks voleta jusqu’au plafond, pris au piège. — Qu’est-ce que tu fous ? cria-t-il d’une voix suraiguë. — Ouais ! m’exclamai-je, plus furieuse qu’inquiète. Vous jouez à quoi ? — Le capitaine Edden souhaite vous voir maintenant, mademoiselle Morgan, pas demain. (Ses yeux quittèrent brièvement la rue pour me regarder : ses mâchoires étaient serrées et son sourire mauvais ne me plaisait pas.) Et si vous faites ne serait-ce qu’un geste pour essayer de lancer un sort, j’éjecterai vos fesses de sorcière de ma voiture, vous passerai les menottes et vous enfermerai dans le coffre. Le capitaine m’a envoyé pour vous ramener, mais il n’a pas précisé dans quel état. Jenks se posa sur ma boucle d’oreille et lâcha un flot de jurons. J’essayai nerveusement le bouton de la vitre, mais Glenn l’avait verrouillée. Je me laissai retomber sur le siège avec un soupir. Je pouvais lui coller mon doigt dans l’œil et nous faire quitter la route, mais à quoi bon ? Je savais où j’allais. Et Edden veillerait à ce qu’on me ramène chez moi. Dans le fond, ce qui me dérangeait, c’était de croiser un humain plus impudent que moi. Où allait cette ville ? Un silence pesant s’installa. J’enlevai mes lunettes de soleil et me penchai pour voir le compteur. Il était vingt kilomètres à l’heure au-dessus de la limite de vitesse. Ça allait avec le profil. — Regarde ça, souffla Jenks. Il s’envola de ma boucle d’oreille, et je haussai les sourcils. Le soleil d’automne qui entrait par les vitres scintilla soudain. Jenks balançait discrètement une poussière éclatante sur le lieutenant. J’aurais parié ma plus belle petite culotte en dentelle qu’il ne s’agissait pas de la poussière pixie habituelle. Il était vraiment en train de pixer Glenn. Je dissimulai un sourire. Dans vingt minutes environ, les démangeaisons seraient si horribles que Glenn ne pourrait plus tenir en place. — Et comment se fait-il que vous n’ayez pas peur de moi ? demandai-je avec aplomb, me sentant infiniment mieux. — Quand j’étais gamin, nous avions une famille de sorciers pour voisins, dit-il sur la défensive. Ils avaient une fille de mon âge. Elle m’a fait subir à peu près tout ce qu’une sorcière peut faire endurer à un être humain. (Un sourire discret traversa son visage carré, lui faisant perdre son air si BFO.) Le jour où elle déménagea fut le plus triste de ma vie. J’eus une moue boudeuse. — Pauvre chou. Son air renfrogné revint. Mais je n’étais pas satisfaite. Edden l’avait envoyé me chercher parce qu’il savait que je ne pourrais pas l’intimider. Je haïssais les lundis. Chapitre 2 Glenn gara la voiture sur l’un des emplacements réservés devant l’immeuble. La pierre grise de la tour du BFO accrochait les rayons du soleil de l’après-midi, et la rue était animée. Glenn m’escorta avec mon poisson d’une démarche coincée. À la limite de son col, de petites boursouflures d’un rose malsain commençaient à apparaître sur sa peau sombre. Jenks remarqua mon regard et renifla. — Il semblerait que M. le lieutenant du BFO soit sensible à la poussière pixie, souffla-t-il. Ça va remonter tout son système lymphatique et le démanger dans des endroits dont il ne soupçonne même pas l’existence. — Vraiment ? J’étais horrifiée. D’habitude, ça ne vous démangeait que là où la poussière avait atterri. Glenn était bon pour vingt-quatre heures de vraie torture. — Ouais. Il n’enfermera jamais plus un pixie dans sa voiture. Mais je crus déceler une ombre de remords dans sa voix. Et il ne chantait pas non plus son hymne de victoire, parlant de marguerites et d’acier rougeoyant au clair de lune. Mes pas se firent hésitants au moment de marcher sur l’emblème du BFO enchâssé à l’entrée du hall. Je n’étais pas superstitieuse – sauf quand ça pouvait me sauver la vie –, mais j’allais entrer sur un territoire habituellement réservé aux humains. Je n’aimais pas être minoritaire. Les conversations sporadiques et le cliquetis des claviers me rappelèrent mon ancien boulot au SO, et mes épaules se relâchèrent. Les rouages de la justice étaient graissés avec du papier et alimentés par des pieds agiles arpentant les trottoirs de la ville. Que les pieds soient humains ou Outres n’avait que peu d’importance. Tout au moins à mes yeux. Le BFO avait été créé juste après le Tournant pour remplacer les autorités locales et fédérales. En théorie, le BFO avait été instauré pour protéger les humains restants des Outres les plus – hum – agressifs, en général des vamps et des garous. En pratique, la dissolution des anciennes structures légales avait été une tentative paranoïaque de la part des humains pour maintenir les Outres à l’écart des forces de l’ordre. Ouais. Sauf que les agents de police et les fédéraux Outres, sortis de leurs placards mais au chômage, avaient simplement ouvert leur propre service, le SO. Quarante ans plus tard, le BFO était désespérément surclassé. Il se ramassait des gamelles continuelles face au SO dans leurs efforts communs pour garder sous contrôle les divers citoyens de Cincinnati ; et le SO se chargeait des affaires surnaturelles que le BFO peinait à traiter. Tout en suivant Glenn vers le fond du hall, je changeai le bidon de position afin de dissimuler mon poignet gauche. Peu de gens auraient identifié la petite cicatrice ronde au creux de mon poignet comme étant une marque de démon, mais je préférais être prudente. Ni le BFO ni le SO ne savaient que j’avais été impliquée dans l’incident à connotations démoniaques qui, au printemps dernier, avait à moitié détruit le cabinet de livres anciens de la bibliothèque de l’université. Et je préférais largement qu’ils restent dans l’ignorance. Le démon avait été envoyé pour me tuer, mais j’avais réussi à m’en sortir vivante. Je devrais porter cette marque jusqu’à ce que j’aie trouvé un moyen de lui payer ma dette. Glenn se faufilait entre les bureaux pour traverser le hall, et je haussai les sourcils en constatant qu’aucun des officiers présents ne se permettait de remarque grossière sur une rouquine en cuir. Il est vrai que, à côté de la prostituée aux cheveux violets et à la chaîne luminescente allant de l’une de ses narines à quelque part sous son chemisier qui était en train de hurler, Glenn et moi devions être carrément invisibles. Je jetai un coup d’œil vers les cloisons en verre du bureau d’Edden, les stores étaient baissés. Je fis un signe de la main à Rose, son assistante. Ses joues rougirent, mais elle fit semblant de ne pas m’avoir vue. Je reniflai. J’étais habituée à ce genre d’injure, mais c’était quand même énervant. La rivalité entre le BFO et le SO était une vieille histoire, et le fait que je ne travaille plus pour le SO ne semblait pas faire de différence. À la réflexion, il se pouvait aussi qu’elle n’aime pas les sorcières, tout simplement. Je respirai mieux quand nous quittâmes le hall pour passer dans un couloir éclairé par des néons. Dans ce décor d’hôpital, Glenn aussi sembla se détendre, et il ralentit. Je pouvais sentir les relents de politique interne flotter derrière nous comme des courants invisibles, mais j’étais trop démoralisée pour m’en soucier. Nous dépassâmes une salle de réunion déserte, et mes yeux s’attardèrent sur le grand tableau blanc où étaient affichées les affaires urgentes de la semaine. Dominant les histoires habituelles d’humains traqués par des vamps se trouvait une liste de noms. Je me sentis mal et détournai mon regard. Nous marchions trop vite pour que je puisse les lire, mais je savais de quoi il s’agissait. Je lisais les journaux, comme tout le monde. — Morgan ! clama une voix familière. Je virevoltai, mes bottes couinant sur le carrelage gris. C’était Edden. Sa silhouette trapue déboula vers nous dans le couloir, en battant l’air de ses bras. Je me sentis tout de suite mieux. — Que les limaces l’emportent, murmura Jenks. Rach’, je me tire. On se retrouve à la maison. — Non, reste là. (J’étais amusée par la vieille rancune pixie.) Et si tu dis un seul gros mot à Edden, je traite ta souche à l’insecticide. Glenn ricana, et je me félicitai de ne pas entendre ce que Jenks grinça entre ses dents. Edden était un ancien commando de marine et cela se voyait : les cheveux ras, le pantalon kaki parfaitement repassé, et les pectoraux au top de leur forme sous la chemise blanche amidonnée. Bien que son épais tapis de cheveux soit noir, sa moustache était entièrement grise. Il rangea une paire de lunettes de lecture cerclées de plastique dans sa poche de chemise. Un sourire accueillant éclairait son visage rond. Le capitaine de la division du BFO à Cincinnati s’arrêta brutalement devant moi, m’enveloppant d’une odeur de café. Il était presque aussi grand que moi – ce qui était un peu petit pour un homme –, mais sa prestance compensait sa taille. Il haussa les sourcils à la vue de mon pantalon en cuir et de mon débardeur assez peu professionnels. — Morgan ! Je suis content de vous voir. J’espère que je ne vous ai pas dérangée. Je fis glisser le bidon sous mon autre bras et lui tendis la main. Ses doigts courts et épais, familiers et accueillants, engloutirent les miens. — Non, pas du tout, répondis-je sèchement. Edden posa une main pesante sur mon épaule et me poussa vers un couloir étroit. Normalement, j’aurais réagi à une telle démonstration de familiarité par un délicat coup de coude dans l’estomac. Mais Edden était mon âme sœur ; il haïssait l’injustice autant que moi. Bien qu’il ne lui ressemble pas physiquement, il me rappelait mon père, et il avait gagné mon respect en m’acceptant comme sorcière et en me traitant en égale plutôt qu’en ennemie. J’étais une véritable éponge face à la flatterie. Épaule contre épaule, nous empruntâmes le couloir. Glenn lambinait derrière. — Ça fait plaisir de vous voir voler de nouveau, monsieur Jenks, dit Edden, avec un salut de la tête pour le pixie. Celui-ci quitta ma boucle d’oreille, les ailes cliquetant sauvagement. Edden lui en avait un jour cassé une en l’enfermant dans la bonbonne d’un distributeur d’eau, et les rancunes de pixie sont tenaces. — Vous pouvez dire « Jenks », gronda-t-il. Juste « Jenks ». — Très bien, Jenks. Est-ce que vous voudriez quelque chose ? De l’eau sucrée, du beurre de cacahouètes… (Il se retourna, un grand sourire sous sa moustache.) Du café, mademoiselle Morgan ? dit-il d’une voix traînante. Vous avez l’air fatiguée. Son sourire fit disparaître le reste de ma mauvaise humeur. — Ce serait super. Edden adressa un regard très directif à Glenn. Les mâchoires du lieutenant étaient crispées, et de nouvelles zébrures étaient apparues le long de son menton. Edden l’attrapa par le bras quand le lieutenant pivota. Il l’attira vers lui et souffla : — C’est trop tard pour qu’une douche élimine la poussière pixie. Essaie la cortisone. Très raide, Glenn me lança un regard dur en se redressant et repartit dans la direction d’où nous étions venus. — J’apprécie vraiment votre visite, continua Edden. J’ai eu une piste ce matin, et vous êtes la seule à pouvoir la faire fructifier. Jenks eut un ricanement méprisant. — C’est quoi ? Un garou avec une épine dans la patte ? — La ferme, Jenks, lançai-je, plus par habitude qu’autre chose. Glenn avait mentionné Trent Kalamack, et ça me rendait nerveuse. Le capitaine du BFO s’arrêta devant une porte anonyme. Il y en avait une seconde trente centimètres plus loin. Des salles d’interrogatoire. Il ouvrit la bouche pour expliquer quelque chose, puis haussa les épaules et poussa la porte pour me montrer une pièce vide chichement éclairée. Il me fit entrer, attendant que la porte soit refermée avant de se tourner vers le miroir sans tain et de remonter le store. Je regardai fixement dans l’autre pièce. — Sara Jane ! murmurai-je, et mon visage se décomposa. — Vous la connaissez ? (Edden croisa ses bras courts et musclés sur sa poitrine.) C’est une chance. — La chance n’existe pas, aboya Jenks. La brise déplacée par ses ailes m’effleura la joue tandis qu’il faisait du surplace à hauteur d’yeux. Il avait les mains sur les hanches et ses ailes étaient passées de leur translucidité habituelle à un rose léger. — C’est un coup monté, ajouta-t-il. Je me rapprochai du miroir sans tain. — C’est la secrétaire de Trent Kalamack. Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Edden se plaça à côté de moi, les pieds bien écartés. — Elle cherche son petit ami. Je me tournai, surprise par l’expression tendue de son visage rond. — Un magicien nommé Dan Smather, dit Edden. Porté disparu dimanche. Le SO n’interviendra pas avant trente jours d’absence. Elle est convaincue que sa disparition est liée aux meurtres perpétrés par le chasseur de sorciers. Et je pense qu’elle a raison. Mon estomac se noua. Cincinnati n’était pas connue pour ses tueurs en série, mais nous venions de subir plus de meurtres inexpliqués en six semaines que durant les trois dernières années. Ce déferlement de violence avait bouleversé tout le monde, Outres comme humains. Le miroir sans tain s’embua devant mes lèvres et je fis un pas en arrière. — Est-ce qu’il a le profil ? demandai-je, tout en sachant que le SO n’aurait pas envoyé Sara Jane sur les roses si cela avait été le cas. — S’il était mort, certainement. Mais, pour le moment, il est seulement porté disparu. Le frottement sec des ailes de Jenks rompit le silence. — Alors pourquoi mettre Rach’ dans le coup ? — Pour deux raisons. La première est que Mlle Gradenko est une sorcière. (Une lourde frustration dans la voix, il indiqua de la tête la jolie jeune femme de l’autre côté du miroir.) Mes officiers ne peuvent pas l’interroger convenablement. J’observai Sara Jane, qui regarda la pendule en s’essuyant les yeux. — Elle ne sait même pas mélanger un sort, dis-je doucement. Elle ne peut que les invoquer. Techniquement, c’est un mage. J’aimerais que vous autres, humains, vous mettiez ça dans la tête : c’est votre niveau de compétences, pas votre sexe, qui vous fait classer en sorcier ou en mage. — De toute façon, mes officiers ne sont pas capables d’interpréter ses réponses. Un soupçon de colère me traversa. Je me tournai vers lui, les lèvres serrées. — Vous ne pouvez pas dire si elle ment. Il haussa les épaules, faisant rouler les muscles de ses épaules. — Si vous voulez. Jenks voleta entre nous, les mains sur les hanches à la Peter Pan. — D’accord, alors vous voulez que Rach’ la questionne. Et la seconde raison ? Edden s’appuya d’une épaule contre le mur. — J’ai besoin de quelqu’un pour retourner à l’école. Et comme je n’ai aucune sorcière parmi les membres de mon personnel, c’est tombé sur vous, Rachel. Pendant un instant, je ne pus que le regarder fixement, les yeux écarquillés. — Je vous demande pardon ? Son sourire lui donna encore plus l’air d’un troll manipulateur. — Vous avez lu les journaux ? demanda-t-il inutilement. Je hochai la tête : — Toutes les victimes étaient des sorciers ou des sorcières. Toutes célibataires à part les deux premières, et toutes expérimentées en magie des lignes d’énergie. Je retins une grimace. Je n’aimais pas les lignes, et j’évitais autant que possible de les utiliser. Elles constituaient des portes vers l’au-delà et donc, vers les démons. L’une des théories les plus populaires voulait que les victimes aient trafiqué avec les arts noirs. Elles auraient simplement perdu le contrôle. Mais je n’y croyais pas. Personne n’était assez stupide pour lier un démon – mis à part Nick, mon petit ami. Et il ne l’avait fait que pour me sauver la vie. Edden hocha la tête, me montrant le sommet de son crâne et sa brosse de cheveux noirs. — Ce qui a été passé sous silence, c’est que tous, à un moment ou à un autre, ont été des élèves du docteur Anders. Je frottai mes paumes éraflées l’une contre l’autre. — Anders, murmurai-je, ramenant de ma mémoire un visage étroit et amer, une femme aux cheveux trop courts et à la voix trop aiguë. J’ai suivi l’un de ses cours. (Je jetai un coup d’œil à Edden et me retournai vers le miroir, embarrassée.) Elle était professeur invité pendant que l’un de nos enseignants était en congé sabbatique. Elle enseignait les Lignes d’Énergie pour les Sorcières de la Terre. C’est un crapaud condescendant. Elle m’a fichue dehors au troisième cours parce que je ne voulais pas prendre de familier. Edden grogna. — Cette fois, essayez d’obtenir une mention « Bien », que je puisse me faire rembourser les frais de scolarité. — Ouah ! s’exclama Jenks, sa petite voix haut perchée. Edden, vous pouvez aller planter vos graines de tournesol dans le jardin de quelqu’un d’autre. Rachel ne s’approchera pas de Sara Jane. C’est encore un coup de Kalamack pour tenter de lui mettre ses mains manucurées dessus. Edden s’écarta du mur en fronçant les sourcils. — M. Kalamack n’a rien à voir dans tout ça. Et, Rachel, si vous acceptez cette Course dans le but de le prendre en chasse, je propulserai vos fesses de sorcière blanches comme un lys de l’autre côté de la rivière, au fin fond du Cloaque. Notre suspect est le docteur Anders. Si vous voulez cette Course, vous laissez M. Kalamack de côté. Les ailes de Jenks vrombissaient de colère. — Vous avez tous mis de l’antigel dans votre café ce matin ou quoi ? vociféra-t-il. C’est un coup monté ! Ça n’a rien à voir avec les meurtres du chasseur de sorciers. Rachel, dis-lui que ça n’a rien à voir. — Ça n’a rien à voir, dis-je platement. J’accepte la Course. — Rachel ! protesta Jenks. Je respirai lentement, sachant que je ne pourrais jamais lui expliquer. Sara Jane était plus honnête que la moitié des agents du SO avec lesquels j’avais travaillé : c’était une fille de la ferme qui luttait pour trouver sa place à la ville et venir en aide à sa famille, des travailleurs asservis. Bien qu’elle n’ait aucune raison de me reconnaître, je lui devais quelque chose. Elle était la seule personne à avoir fait preuve de gentillesse à mon égard durant mes trois jours de purgatoire, au printemps dernier, enfermée sous la forme d’un vison dans le bureau de Trent Kalamack. Physiquement, nous étions aussi différentes que possible. Là où Sara Jane, assise à la table d’interrogatoire, se tenait bien droite dans son tailleur impeccable, ses cheveux blonds soigneusement coiffés, et son maquillage appliqué avec tant de soin qu’il paraissait invisible, je portais un pantalon en cuir élimé, et mes cheveux roux partaient dans tous les sens. Elle était petite, telle une poupée chinoise avec sa peau claire et ses traits délicats, et j’étais grande, avec un corps athlétique qui m’avait sauvé la vie plus de fois que j’avais de taches de rousseur sur le nez. Elle était largement pourvue en rondeurs où il fallait, alors que je fricotais avec les lignes droites, ma poitrine n’étant guère plus qu’une suggestion. Mais je me sentais proche d’elle. Nous étions toutes les deux des victimes de Trent Kalamack. Et, à présent, elle devait en avoir pris conscience. Jenks plana à côté de moi. — Non, dit-il. Trent l’utilise pour t’atteindre. Irritée, je le repoussai d’un geste de la main. — Trent ne peut pas m’atteindre. Edden, vous avez toujours ce dossier rose que je vous ai confié au printemps dernier ? — Celui avec un disque et une feuille d’agenda, qui contient les preuves que Kalamack est un producteur et un trafiquant de produits génétiques illégaux ? (Le capitaine sourit.) Absolument. Je le garde à côté de mon lit pour quand j’ai des insomnies. Ma mâchoire se décrocha. — Vous n’étiez pas supposé l’ouvrir à moins que je disparaisse ! — Oh, je regarde aussi mes cadeaux de Noël à l’avance, dit-il. Détendez-vous. Je n’en ferai rien, à moins que Kalamack vous tue. Mais je maintiens que le faire chanter est risqué… — C’est le seul moyen de rester en vie ! dis-je avec passion. Je grimaçai en me demandant si Sara Jane avait pu m’entendre à travers le miroir. — Et c’est probablement plus sûr que d’essayer de le traîner devant un tribunal, du moins pour le moment. Mais ça ? (Il montra Sara Jane de la main.) Il est trop intelligent pour ça. S’il avait été question de quelqu’un d’autre que Trent, j’aurais été d’accord. Sur le papier, Trent Kalamack était blanc comme neige, aussi charmant et séduisant en public qu’il était impitoyable et froid derrière des portes closes. Je l’avais vu tuer un homme dans son bureau. Il avait donné au meurtre toutes les apparences d’un accident grâce à un dispositif mis en place rapidement et sans aucune hésitation. Mais aussi longtemps qu’Edden n’interviendrait pas dans mon chantage, cet individu intouchable me laisserait tranquille. Jenks se précipita entre moi et le miroir. Il s’arrêta à hauteur de mes yeux ; l’inquiétude fripait son minuscule visage. — Ça pue encore plus que cette histoire de poisson. Tire-toi. Vite fait. Mon regard se concentra au-delà de Jenks. Sur Sara Jane. Elle avait pleuré. — J’ai une dette envers elle, Jenks, murmurai-je. Qu’elle le sache ou non. Edden vint se placer à côté de moi. Ensemble, nous regardâmes Sara Jane. — Morgan ? Jenks avait raison. Le hasard n’existait pas – à moins que vous l’achetiez – et rien n’impliquant Trent n’arrivait sans raison. Sans quitter Sara Jane des yeux, je répondis : — Ouais. Ouais, je le ferai. Chapitre 3 En face de moi, Sara Jane se tortillait sur son siège. Mon regard fut attiré par ses ongles. La dernière fois que je les avais vus, ils étaient propres, mais rongés jusqu’au sang. À présent, ils étaient longs, soignés et laqués d’un rouge élégant. Je passai du vernis éclatant à ses yeux. Ils étaient bleus. Je n’en avais pas été certaine. — Ainsi, dis-je, vous avez eu des nouvelles de Dan pour la dernière fois samedi ? De l’autre côté de la table, Sara Jane acquiesça. Elle n’avait pas donné le moindre signe de reconnaissance quand Edden nous avait présentées. Une partie de moi en avait été soulagée, l’autre déçue. Son parfum de lilas me rappelait désagréablement l’impuissance que j’avais ressentie sous ma forme de vison, en cage dans le bureau de Trent. Dans la main de Sara Jane, le mouchoir en papier avait été réduit à la taille d’une noix par ses doigts tremblants. — Dan m’a appelée en sortant du travail, dit-elle, le tremblement présent aussi dans sa voix. (Elle jeta un coup d’œil vers Edden, debout à côté de la porte fermée, les bras croisés, ses manches blanches relevées jusqu’au-dessus des coudes.) En fait, il a laissé un message sur mon téléphone – il était 4 heures du matin. Il a dit qu’il voulait que nous dînions ensemble, qu’il devait me parler. Il n’est jamais venu. C’est pourquoi je sais qu’il est arrivé quelque chose, agent Morgan. Ses yeux s’écarquillèrent et ses mâchoires se serrèrent. Elle essayait de ne pas pleurer. — C’est mademoiselle Morgan, dis-je, mal à l’aise. Je travaille pour le BFO à titre exceptionnel. Les ailes de Jenks se mirent en branle, mais il resta perché sur le bord de mon gobelet en plastique. — Elle travaille à titre exceptionnel tout court, glissa-t-il sournoisement. — Mlle Morgan est notre consultante pour les sujets Outres, dit Edden en faisant les gros yeux à Jenks. Sara Jane se tamponna les yeux. Gardant le Kleenex serré dans sa main, elle repoussa ses cheveux. Elle les avait coupés, et ça la faisait paraître encore plus professionnelle. Ils lui tombaient aux épaules en un rideau droit et doré. — J’ai apporté une photo de lui, dit-elle en fouillant dans son sac pour en tirer un cliché et le pousser vers moi. Je regardai la photo. Sara Jane et un jeune homme se trouvaient sur le pont de l’un des bateaux à vapeur qui promènent les touristes sur l’Ohio. Ils souriaient. Son bras était autour d’elle, et elle s’appuyait contre lui. En jean bleu et en chemisier, elle semblait heureuse et détendue. Je pris mon temps pour examiner Dan. Il était bien bâti, l’air costaud, et portait une chemise à gros carreaux. Exactement le genre d’homme qu’on s’attend à voir ramené chez papa et maman par une fille de la ferme. — Je peux la garder ? demandai-je. (Elle hocha la tête.) Merci. Je mis la photo dans mon sac, pas très à l’aise quand je remarquai la façon dont ses yeux étaient fixés sur le morceau de papier ; comme si elle avait pu ramener Dan par la seule force de sa volonté. — Savez-vous comment nous pouvons entrer en contact avec sa famille ? Il se peut qu’il ait eu une urgence familiale et ait dû partir sans avoir le temps de vous prévenir. — Dan est fils unique, dit-elle en tamponnant son nez avec le mouchoir chiffonné. Ses parents sont morts. Ils étaient asservis dans une ferme, dans le Nord. L’espérance de vie n’est pas très grande pour un fermier. — Oh. (Je ne savais pas quoi dire d’autre.) Techniquement, nous ne pouvons pénétrer dans son appartement avant qu’il soit déclaré disparu. Vous n’auriez pas une clé, par hasard ? — Si, je… (Elle rougit sous son maquillage.) Je fais sortir son chat lorsqu’il travaille tard. Je jetai un coup d’œil sur l’amulette détectrice de mensonges posée sur mes genoux. Elle passa brièvement du vert au rouge. Sara Jane mentait. Mais je n’avais pas besoin d’une amulette pour m’en rendre compte. Je ne dis rien. Je ne voulais pas l’embarrasser encore plus en la poussant à admettre qu’elle avait eu cette clé pour des raisons tout autres, plus romantiques. — J’y suis allée aujourd’hui vers 7 heures, dit-elle, les yeux baissés. Tout avait l’air en ordre. — Sept heures du matin ? (Edden décroisa les bras et se redressa.) Ce n’est pas une heure à laquelle, vous autres… je veux dire, les sorcières, êtes dans votre lit ? Elle leva les yeux vers lui et acquiesça. — Je suis la secrétaire particulière de M. Kalamack. Il travaille tôt le matin et tard le soir. Aussi mon emploi du temps est-il divisé. De 8 heures à midi, et de 16 heures à 20 heures. J’ai mis un moment à m’y habituer, mais avec quatre heures pour moi l’après-midi, j’ai été en mesure de passer plus de temps avec… Dan. S’il vous plaît, supplia-t-elle soudain, son regard allant d’Edden à moi. Je sais que quelque chose ne va pas. Pourquoi personne ne veut-il m’aider ? Mal à l’aise, je changeai de position tandis qu’elle luttait pour se calmer. Elle se sentait impuissante. Je la comprenais mieux qu’elle pouvait l’imaginer. Sara Jane était la dernière sur la longue liste de secrétaires de Trent. Sous ma forme de vison, j’avais assisté à son entretien d’embauche, incapable de la prévenir alors qu’elle était amenée à gober les demi-vérités de Trent. En dépit de son intelligence, elle n’avait pu résister à son charme et à ses propositions extravagantes. Avec ce poste, Trent avait donné à la famille de Sara Jane une chance en or d’échapper à sa servitude. Et Trent Kalamack était vraiment un patron bienveillant, proposant à ses employés de hauts salaires et de nombreux avantages. Il donnait aux gens ce qu’ils désiraient le plus, ne demandant en échange que leur loyauté. Lorsque ceux-ci se rendaient compte de ce qu’impliquait à ses yeux cette loyauté, ils en savaient trop pour s’en sortir. Sara Jane s’était échappée de la ferme, mais Trent avait acheté celle-ci, probablement pour s’assurer qu’elle garderait le silence quand elle découvrirait ses trafics illégaux de Soufre et de médicaments génétiques, interdits depuis le Tournant mais si désespérément recherchés. J’avais presque coincé Trent pour tout cela, mais le seul autre témoin était mort dans l’explosion d’une camionnette. En public, Trent siégeait au conseil municipal, intouchable du fait de son argent et des dons généreux qu’il faisait aux associations caritatives et aux enfants en difficulté. En privé, personne ne savait s’il était Outre ou humain. Même Jenks n’arrivait pas à se prononcer, ce qui était inhabituel pour un pixie. Trent dirigeait tranquillement une bonne partie du milieu de Cincinnati, et le SO comme le BFO auraient vendu leurs patrons pour obtenir un rendez-vous avec lui devant un tribunal. Et, à présent, le petit ami de Sara Jane manquait à l’appel. Je m’éclaircis la voix. Je me souvenais de la tentation qu’avait constituée l’offre que m’avait faite Trent. Voyant que Sara Jane avait repris le contrôle d’elle-même, je continuai : — Vous avez dit qu’il travaillait à la Pizzeria Piscary ? Elle acquiesça. — Il est livreur. C’est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Elle se mordit la lèvre et baissa les yeux. L’amulette détectrice de mensonges était d’un vert serein. La Pizzeria Piscary était un restaurant Outre, servant à peu près de tout, depuis la soupe de tomates jusqu’au cheesecake pour gourmet. On disait de Piscary qu’il était l’un des maîtres vampires de Cincinnati. Assez sympa, d’après ce que j’avais entendu dire : pas trop assoiffé avec ses prises vamps, d’une humeur égale, et mort depuis plus de trois siècles. Il était probablement plus vieux que cela, et, en général, plus un vampire mort semblait aimable et civilisé, plus il était dépravé. Ma colocataire parlait de lui comme d’un oncle aimable, ce qui me laissait toute chose. Je tendis à Sara Jane un nouveau Kleenex, et elle m’adressa un pauvre sourire. — Je pourrais me rendre à son appartement aujourd’hui, avançai-je. Pensez-vous que vous pourriez m’y attendre avec la clé ? Parfois, un professionnel peut remarquer des éléments que quelqu’un d’autre manquerait. Jenks grogna, et je croisai les jambes, heurtant le dessous de la table pour le faire décoller. Sara Jane sembla soulagée. — Oh ! merci, mademoiselle Morgan, laissa-t-elle échapper. Nous pouvons y aller tout de suite. Il faudrait juste que j’appelle mon employeur pour le prévenir que je serai un peu en retard. (Elle agrippa son sac, comme si elle était prête à s’envoler de la pièce.) M. Kalamack m’a dit de prendre tout le temps dont j’aurais besoin cet après-midi. Je jetai un coup d’œil à Jenks, qui vrombissait en faisant du surplace pour attirer mon attention. Il avait son air inquiet à la « je te l’avais bien dit ». C’était si gentil de la part de Trent de laisser sa secrétaire prendre tout le temps dont elle avait besoin pour retrouver son petit copain, alors que celui-ci était probablement prisonnier dans un placard pour qu’elle garde la bouche fermée. — Euh, disons plutôt ce soir. (Je pensais à mon poisson.) Il faut que je règle quelques détails. Et que je mette au point quelques charmes anti-gros bras, que je fasse le plein de mon revolver à balles molles, que je récupère mon salaire… — Naturellement, dit-elle en se radossant à sa chaise. Son expression s’était assombrie. — Et si nous ne trouvons rien, nous passerons à l’étape suivante. (J’essayai d’afficher un sourire rassurant.) Je vous retrouverai à l’appartement de Dan un peu après 20 heures ? Au son de ma voix, elle comprit que nous avions terminé, acquiesça et se leva. Jenks s’envola, et je me levai également. — Très bien, dit-elle. C’est du côté de Redwood… Edden racla le sol de ses pieds. — Je donnerai l’adresse à Mlle Morgan, mademoiselle Gradenko. — Oh, merci. (Son sourire commençait à être un peu figé.) C’est juste que je suis si inquiète… Je rangeai discrètement mon amulette détectrice de mensonges dans mon sac en faisant semblant d’y fouiller pour en tirer l’une de mes cartes. — S’il vous plaît, tenez-moi au courant, ou le BFO, si vous avez de ses nouvelles d’ici là, dis-je en lui tendant le carton. Ivy les faisait imprimer par un professionnel, et elles étaient très classe. — Je n’y manquerai pas, murmura-t-elle. Ses lèvres bougèrent à la lecture de « Charmes vampiriques », le nom que Nick avait donné à l’agence que j’avais créée avec Ivy. Ses yeux rencontrèrent les miens lorsqu’elle rangea ma carte dans son sac à main. Je lui serrai la main, décidant que sa poigne était cette fois plus assurée. Mais ses doigts étaient encore glacés. — Je vous raccompagne, mademoiselle Gradenko, dit Edden en ouvrant la porte. Il me fit un signe discret, et je me rassis pour l’attendre. Jenks fit vrombir ses ailes pour attirer mon attention. — Je n’aime pas ça, dit-il quand nos regards se croisèrent. J’eus un éclair de colère. — Elle ne mentait pas, dis-je, sur la défensive. Il mit ses mains sur ses hanches, et je le fis partir du bord de mon gobelet pour prendre une gorgée de café tiède. — Tu ne la connais pas, Jenks. Elle hait la vermine, mais elle a quand même essayé d’empêcher Jonathan de me torturer, alors que cela aurait pu lui coûter sa place. — Elle avait de la peine pour toi ! Pauvre petit vison avec une commotion cérébrale… — Elle a partagé son déjeuner avec moi quand elle a vu que je ne voulais pas manger ces croquettes répugnantes. — Les carottes étaient droguées, Rach’. — Elle ne le savait pas. Elle en a souffert autant que moi. Le pixie plana à dix centimètres de mes yeux, m’obligeant à le regarder. — C’est bien ce que je dis. Trent pourrait être de nouveau en train de l’utiliser pour t’atteindre, et elle ne s’en apercevrait même pas. Mon soupir le fit reculer. — Elle est coincée. Je dois essayer de l’aider. Je levai les yeux quand Edden ouvrit la porte et passa la tête à l’intérieur. Il avait sa casquette du BFO. Ça faisait drôle avec sa chemise blanche et son pantalon kaki. Il me fit signe de venir. Jenks se posa sur mon épaule. — Toi et tes élans de saint-bernard, tu vas finir par te faire tuer, souffla-t-il tandis que je passais dans le couloir. — Merci, Morgan. Edden avait pris possession de mon bidon et me précédait. — Pas de problème, dis-je tandis que nous pénétrions sur le plateau de bureaux du BFO. (Le brouhaha des agents au travail me submergea, et ma tension redescendit dans l’anonymat béni qu’il apportait.) Elle n’a pas menti, sauf lorsqu’elle a affirmé avoir la clé pour faire sortir le chat. Mais j’aurais pu vous le dire sans utiliser de charme. Je vous tiendrai au courant de ce que je trouverai dans l’appartement de Dan. Je peux vous appeler jusqu’à quelle heure ? — Oh ! s’exclama Edden tandis que nous passions devant le comptoir d’accueil et nous dirigions vers le trottoir ensoleillé. Ce ne sera pas la peine, mademoiselle Morgan. Merci pour votre aide. Restons en contact. Je m’immobilisai, surprise. Une mèche de cheveux rebelle balaya mon épaule et les ailes de Jenks se frottèrent les unes contre les autres avec un bruit sec. — Qu’est-ce que ça veut dire ? murmura-t-il. Mon visage s’enflamma quand je me rendis compte qu’Edden me donnait congé. — Je ne suis pas venue jusqu’ici pour me contenter d’invoquer un détecteur de mensonges débile, dis-je en reprenant ma marche. Je vous ai dit que je laisserais Kalamack tranquille. Alors, sortez de mon chemin et laissez-moi faire ce que je fais bien. Derrière moi, les conversations s’étaient tues. Edden ne ralentit même pas dans sa progression sereine vers la sortie. — Cela concerne le BFO, mademoiselle Morgan. Laissez-moi vous raccompagner. Je le suivais, juste sur ses talons, sans me soucier des regards noirs que je récoltais. — Cette Course est pour moi, Edden. (J’avais presque hurlé.) Vos agents vont tout foirer. Il s’agit d’Outres, pas d’humains. Vous pourrez garder la gloire. Tout ce que je veux, c’est être payée. Et voir Trent en prison, ajoutai-je en mon for intérieur. Il poussa l’un des battants de la porte en verre. Le béton chauffé par le soleil me renvoya une vague brûlante quand je me ruai derrière Edden. Quand il fit signe à un taxi de s’arrêter, je le collai presque au mur. — Vous m’avez confié cette Course et je la prends ! m’exclamai-je, retirant de ma bouche une mèche que le vent y avait enfoncée. Ce n’est pas pour un quelconque godelureau coincé et arrogant avec une casquette du BFO qui croit être ce qui est arrivé de mieux au monde depuis le Tournant ! — Bien, dit-il avec légèreté. Cette réponse me surprit tellement que je fis un pas en arrière. Posant le bidon sur le trottoir, il plia sa casquette du BFO et la glissa dans la poche arrière de son pantalon. — Mais à partir de maintenant, vous êtes officiellement déchargée de cette Course. Ma bouche s’ouvrit. Je venais de comprendre. Officiellement, je n’étais pas ici. Reprenant ma respiration, je repoussai l’adrénaline hors de mon système. Edden hocha la tête en voyant ma colère s’évanouir. — J’apprécierais votre discrétion sur tout cela, dit-il. Envoyer Glenn seul chez Piscary ne serait pas prudent. — Glenn ! hurla Jenks d’une voix stridente qui me décapa l’intérieur du crâne et me fit monter les larmes aux yeux. — Pas question, j’ai déjà mon équipe. Nous n’avons pas besoin du lieutenant Glenn. — Ouais. (Jenks avait quitté mon épaule et volait entre le capitaine et moi ; ses ailes avaient viré au rouge.) Nous ne jouons pas bien en équipe. — C’est un problème qui concerne le BFO. (Edden avait froncé les sourcils.) Vous aurez quelqu’un du BFO avec vous lorsque cela sera possible, et Glenn est le seul qualifié. — Qualifié !? rigola Jenks. Pourquoi ne pas admettre que c’est le seul de vos agents qui puisse parler avec une sorcière sans pisser dans son froc ? — Non, dis-je fermement. Nous travaillons seuls. Edden se tenait debout à côté du bidon, les bras croisés pour rendre sa silhouette trapue aussi inébranlable qu’un mur de pierre. — C’est notre nouveau spécialiste de l’Outremonde. Je sais qu’il manque d’expérience… — C’est un âne ! cingla Jenks. Un sourire éclaira le visage d’Edden. — Moi, je préfère l’expression « pas encore dégrossi ». Je fis la moue. — Glenn est un macho, sûr de lui… (Je cherchai un terme suffisamment désobligeant.) Un clown débutant qui se fera tuer la première fois qu’il croisera un Outre moins gentil que moi. Jenks hocha vigoureusement la tête et ajouta : — Il a besoin d’une bonne leçon. Edden sourit. — C’est mon fils, et je suis complètement d’accord. — C’est quoi ? m’exclamai-je tandis qu’une voiture banalisée du BFO s’arrêtait le long du trottoir. Edden tendit une main vers la poignée de la portière arrière et l’ouvrit. Le capitaine était clairement d’ascendance européenne, et Glenn… Glenn ne l’était pas. Ma bouche s’ouvrait et se fermait spasmodiquement. Je cherchais des mots qui ne pourraient pas, de près ou de loin, être considérés comme racistes. En tant que sorcière, j’étais sensible à cela. — Comment se fait-il qu’il ne porte pas votre nom ? réussis-je à trouver. — Il a pris le nom de jeune fille de sa mère pour intégrer le BFO, répondit-il doucement. Il n’est pas supposé être sous mes ordres, mais personne d’autre ne voulait s’en occuper. Je plissai le front. À présent, je comprenais la réception glaciale du BFO. Elle ne m’avait pas été destinée. Glenn était un nouveau, et il occupait un poste que tous, à l’exception de son père, jugeaient inutile. — Je ne le ferai pas. Trouvez quelqu’un d’autre pour jouer les baby-sitters pour votre gosse. Edden posa le bidon à l’arrière de la voiture. — Essayez de ne pas trop l’abîmer en lui apprenant le métier. — Vous ne m’écoutez pas, dis-je plus fort, de nouveau énervée. Vous m’avez confié cette Course. Mes associés et moi-même apprécions votre offre d’assistance, mais c’est vous qui nous avez appelés. Alors fichez-nous la paix et laissez-nous bosser. — Super, continua Edden en claquant la portière. Merci d’accepter d’emmener le lieutenant Glenn avec vous à la Pizzeria Piscary. Un cri de dégoût m’échappa. — Edden ! hurlai-je, attirant le regard des passants. J’ai dit « non » ! Il y a un son qui sort de ma bouche. Un son. Trois lettres. Une seule signification. NON ! Edden ouvrit la portière avant, côté passager, et me fit signe de monter. — Encore merci, Morgan. (Il jeta un coup d’œil vers l’arrière.) Et, au fait, pourquoi tentiez-vous d’échapper à ces garous ? Je soupirai lentement. Damnation. Edden gloussa, et je montai dans la voiture. Je claquai la portière, essayant de coincer ses doigts boudinés au passage. Avec une grimace, je jetai un regard vers le conducteur. C’était Glenn. Il semblait aussi heureux que moi. Il fallait que je dise quelque chose. — Vous ne ressemblez vraiment pas à votre père, remarquai-je, narquoise. Son regard était rivé sur le pare-brise. Il était aussi raide qu’un piquet. — Il m’a adopté quand il a épousé ma mère, dit-il entre ses dents serrées. Jenks entra par une fenêtre, laissant derrière lui une traînée de poussière qui scintilla dans le soleil. — Tu es le fils d’Edden ? — Ça te pose un problème ? répliqua Glenn sur un ton belliqueux. Le pixie atterrit sur le tableau de bord, les mains sur les hanches. — Nan. Pour moi, vous autres, humains, vous vous ressemblez tous. Edden se pencha pour passer sa tête par la fenêtre. — Voici les horaires de votre cours, dit-il en me tendant une demi-page jaune avec des bandes caroles sur les côtés. Lundi, mercredi, vendredi. Glenn vous achètera les livres dont vous aurez besoin. — Attendez ! m’exclamai-je, saisie d’inquiétude quand le papier jaune crissa entre mes doigts. Je pensais qu’il s’agissait juste d’aller fourrer mon nez à l’université. Je ne veux pas suivre ce cours ! — C’est celui que suivait M. Smather. Allez-y ou vous ne serez pas payée. Il souriait. Il prenait son pied. — Edden ! hurlai-je quand il recula pour remonter sur le trottoir. — Glenn, emmène Mlle Morgan et M. Jenks à leur bureau. Et tiens-moi au courant de ce que vous trouverez dans l’appartement de Smather. — Oui, monsieur ! aboya le costaud. La crispation de ses doigts sur le volant trahissait une forte tension, et des rondelles de pansement antihistaminique ornaient ses poignets et son cou. Je me fichais qu’il ait entendu la plus grande partie de la conversation. Il n’était pas le bienvenu, et plus tôt il le comprendrait, mieux ce serait. Chapitre 4 — Juste au prochain carrefour. Mon bras était posé sur le rebord de la fenêtre de la voiture banalisée du BFO. Glenn passa le bout de ses doigts dans ses cheveux coupés ras et se gratta le crâne. Il n’avait pas dit un mot de tout le trajet, mais ses mâchoires s’étaient desserrées à mesure qu’il comprenait que je n’allais pas lui demander de me parler. Il n’y avait personne derrière nous ; il mit néanmoins son clignotant avant de tourner dans ma rue. Ses lunettes de soleil sur le nez, il examina le voisinage résidentiel, avec ses trottoirs ombragés et ses pelouses inégales. Nous étions en plein Cloaque, le refuge officieux de la plupart des résidents Outres de Cincinnati depuis le Tournant, quand tous les humains survivants avaient fui vers la ville et son impression trompeuse de sécurité. Il y avait toujours des mélanges, mais, pour la plupart, les humains travaillaient et vivaient dans Cincinnati depuis le Tournant, et les Outres travaillaient et… euh… jouaient dans le Cloaque. Je me dis que Glenn devait être surpris que cette banlieue ressemble à toutes les autres – à vrai dire, seulement jusqu’à ce que l’on remarque les runes tracées dans les grilles de marelle et les paniers de basket un tiers plus haut que ce que le règlement de la NBA précisait. Et aussi, c’était calme. Paisible. Ça pouvait en partie être attribué au fait que les écoles Outres ne lâchaient pas leurs élèves avant minuit, mais ça venait surtout de l’instinct de conservation. Tout Outre de plus de quarante ans avait passé ses plus jeunes années à essayer de dissimuler sa nature. Une tradition qui ne se perdait que lentement à cause de la peur prudente des pourchassés, vampires compris. Alors, les pelouses étaient tondues par des ados boudeurs le vendredi ; les voitures, consciencieusement lavées le samedi, et les ordures, empilées en tas bien nets au bord des trottoirs le mercredi. Mais des balles ou des sorts faisaient éclater les ampoules des lampadaires dès que la ville les remplaçait, et personne n’appelait la SPA quand il y avait un chien errant dans la rue, de crainte que ce soit le fils des voisins en train de faire l’école buissonnière. La dangereuse réalité du Cloaque restait soigneusement cachée. Nous savions que si nous nous démarquions trop des lignes que la culture humaine s’imposait, les vieilles peurs resurgiraient, et les humains nous attaqueraient. Ils perdraient – inévitablement –, mais, dans leur ensemble, les Outres souhaitaient que les choses restent équilibrées, comme elles l’étaient actuellement. Moins d’humains signifierait que les sorciers et les garous commenceraient à subir le gros des appétits des vampires. Et même si quelques sorciers ou sorcières « appréciaient » un style de vie vampirique, nous nous unirions tous s’ils cherchaient à nous transformer en source d’approvisionnement. Les plus vieux des vampires le savaient ; aussi faisaient-ils le nécessaire pour que tous jouent selon les règles de l’humanité. Heureusement, l’aspect le plus sauvage des Outres gravitait à la périphérie du Cloaque, assez loin des habitations. Les boîtes de nuit alignées des deux côtés de la rivière étaient particulièrement dangereuses. Les humains éméchés qui y grouillaient attiraient les plus prédateurs d’entre nous comme des feux par une nuit froide, telle une promesse de chaleur et de survie. Nous gardions nos maisons aussi semblables que possible à celle des humains. Ceux qui s’écartaient par trop du vernis de M. et Mme Tout le Monde, étaient incités par leurs voisins, lors d’une fête assez particulière, à se fondre un peu plus dans la masse… ou à émigrer vers la campagne où ils ne pourraient pas faire autant de dégâts. Mon regard s’attarda sur une pancarte pleine d’humour qui dépassait d’un parterre de digitales : « Je dors le jour. Les démarcheurs seront bouffés. » Ou, du moins, c’était le cas pour la plupart. — Vous pouvez vous garer là, sur la droite, lui indiquai-je du doigt. Le front de Glenn se fit soucieux. — Je croyais que nous allions à votre bureau ? Jenks s’envola de ma boucle d’oreille et alla se percher sur le rétroviseur. — Tu avais bien compris, dit-il sournoisement. Glenn se gratta le menton. Sa courte barbe produisit un son de râpe sous son ongle. — Votre agence est dans une maison ? — En quelque sorte. (Ma voix avait une intonation condescendante.) N’importe quel endroit par ici fera l’affaire. Il s’arrêta le long du trottoir, devant la maison de Keasley, le « vieil homme sage » du coin. Keasley avait à la fois l’équipement médical et les connaissances pour tenir une minuscule salle des urgences, réservée à ceux qui pouvaient la fermer. De l’autre côté de la rue se trouvait une petite église en pierre, dont le clocher dépassait largement au-dessus de deux chênes gigantesques. Elle trônait sur quatre parcelles et avait son propre cimetière. Louer une église désaffectée n’avait pas été mon idée, mais celle d’Ivy. Avoir une vue directe sur des pierres tombales par la fenêtre en vitrail de ma chambre m’avait demandé un certain temps d’acclimatement. Mais la cuisine avait largement compensé le fait d’avoir des humains enterrés dans le jardin de derrière. Glenn coupa le moteur, et un nouveau silence s’instaura. Avant de descendre, je fis un contrôle rapide des jardins environnants – une manie acquise durant ma période pas si lointaine de condamnée à mort, et que je trouvais préférable de conserver. Le vieux Keasley était sous son porche, comme d’habitude, se balançant dans son fauteuil et gardant un œil attentif sur la rue. Je lui fis un signe et récoltai une main levée en réponse. Convaincue qu’il m’aurait prévenue si cela avait été nécessaire, je sortis et ouvris la portière arrière pour récupérer mon bidon. — Laissez, ma’ame, je m’en charge, dit Glenn tout en claquant sa portière. Je lui lançai un regard fatigué par-dessus le toit de la voiture. — Oubliez le « madame », d’accord ? C’est Rachel. Son attention fut attirée par-dessus mon épaule, et je le vis se raidir. Je pivotai, m’attendant au pire, et me détendis quand un nuage d’enfants pixies s’abattit dans un brouhaha haut perché, trop rapide pour que je puisse suivre. Papa Jenks leur avait manqué, comme d’habitude. Mon humeur morose s’évapora en voyant les petites silhouettes en vert pâle et or virevolter autour de leur père ; un véritable cauchemar à la Disney. Glenn retira ses lunettes. Ses yeux marron étaient écarquillés et il avait la bouche grande ouverte. Jenks émit un sifflement strident avec ses ailes, et la horde se desserra suffisamment pour qu’il vienne planer devant moi. — Hé, Rach’, dit-il. Je serai derrière si tu as besoin de moi. — D’accord. (Je jetai un coup d’œil vers Glenn et murmurai pour Jenks :) Tu crois qu’Ivy est là ? Le pixie suivit mon regard et sourit, imaginant déjà comment Ivy réagirait en rencontrant le fils du capitaine Edden. Jax, le plus âgé des enfants de Jenks, s’approcha pour répondre. — Non, mademoiselle Morgan, dit-il en forçant sa voix préadolescente un ton plus bas qu’elle l’était normalement. Elle fait des courses. L’épicerie, la poste, la banque. Elle a dit qu’elle serait de retour pour 17 heures. La banque, pensai-je en grimaçant. Elle était censée attendre que j’aie le reste de mon loyer. Jax fit trois fois le tour de ma tête, me donnant le vertige. — Au revoir, mademoiselle Morgan, lança-t-il en s’éloignant à toute vitesse pour rejoindre sa cohorte de frères et sœurs. Ils partirent avec leur père vers l’arrière de l’église et la souche de chêne dans laquelle celui-ci avait logé sa famille nombreuse. Je lâchai une bouffée d’air quand Glenn fit le tour de la voiture, proposant une nouvelle fois de porter mon bidon. Je secouai la tête et le soulevai ; il n’était pas si lourd que ça. Je commençais à me sentir coupable d’avoir laissé Jenks pixer l’agent du BFO. Mais à ce moment-là, je ne savais pas que j’allais devoir lui servir de baby-sitter. — Entrez donc, dis-je en traversant la rue pour gagner les larges marches du perron. Le bruit de ses chaussures à semelle dure se fit hésitant sur l’asphalte. — Vous vivez dans l’église ? Mes yeux s’étrécirent. — Ouais. Mais je ne dors pas avec des poupées vaudoues. — Hein ? — Rien. Glenn grogna quelque chose, et ma culpabilité s’accrut. — Merci de m’avoir ramenée, dis-je en escaladant les marches de pierre et en tirant sur le battant droit du portail en bois pour le faire entrer. (Comme il ne répondait pas, j’ajoutai :) Vraiment, c’était très gentil. Il hésita sur le perron en me dévisageant. Je ne pus deviner ce qu’il pensait. — De rien, répondit-il finalement, et sa voix ne me donna pas plus d’indices. Je le précédai pour traverser la nef déserte et le chœur encore plus vide. Avant que nous emménagions, l’église avait été utilisée comme garderie. Les bancs et l’autel avaient été retirés pour dégager un vaste espace de jeu. À présent, il ne restait plus que les vitraux et une sorte d’estrade. Rappel émouvant, la découpe d’une croix géante disparue depuis longtemps occupait tout un mur. Je levai la tête vers la lointaine voûte, appréciant différemment la pièce familière à travers le regard de Glenn. L’église était silencieuse. J’avais oublié combien elle était paisible. Ivy avait étalé des tapis d’entraînement sur la moitié de la surface de la nef, laissant un chemin étroit qui allait du chœur aux pièces du fond. Au moins une fois par semaine, nous nous affrontions pour rester en forme. À présent que nous étions toutes les deux indépendantes et que nous ne passions plus toutes nos nuits dehors, cet exercice était devenu indispensable. Je terminais invariablement ces séances couverte de bleus et trempée de sueur, alors qu’Ivy n’était même pas essoufflée. Ivy était une vamp vivante – aussi vivante que moi, et en possession de son âme. Elle avait été infectée avant sa naissance par sa mère, qui n’était pas encore morte, à l’époque. Ivy était née avec un peu des deux mondes, celui des vivants et celui des morts. Elle était prise dans un territoire incertain jusqu’à ce qu’elle meure et devienne une vraie morte-vivante. Des vivants, elle avait encore l’âme, ce qui lui permettait de vivre le jour, de pratiquer sans souffrir, et d’habiter sur un sol consacré si elle en avait envie. Ce qu’elle faisait pour le plaisir d’embêter sa mère. Des morts, elle tenait ses canines, petites mais pointues, sa capacité à jeter une aura – ce qui me fichait une trouille bleue –, et son pouvoir d’ensorceler ceux qui le voulaient bien. Sa force extraordinaire et sa vitesse étaient moindres que celles d’un vrai mort-vivant, mais largement supérieures aux miennes. Et même si elle n’avait pas besoin de sang pour rester saine d’esprit, contrairement aux vampires morts, elle en avait faim constamment, et combattait cette envie sans répit. En fait, elle était l’un des rares vamps vivants à avoir renoncé au sang humain. J’imaginais qu’elle devait avoir eu une enfance intéressante, mais j’avais peur de le lui demander. — Venez à la cuisine, dis-je en empruntant l’arche située au fond de la nef. J’enlevai mes lunettes noires en passant devant ma salle de bains. Autrefois, ç’avait été celle des hommes. Les installations traditionnelles avaient été remplacées par un lave-linge et un sèche-linge, un petit lavabo et une douche. Celles des femmes, de l’autre côté du couloir, avaient été transformées de façon plus standard, avec une baignoire. C’était celle d’Ivy. Des salles de bains séparées rendent la vie beaucoup plus facile. N’appréciant pas vraiment la façon qu’avait Glenn de juger silencieusement l’endroit, je fermai en passant les portes des deux chambres. Les pièces avaient servi de bureaux pour les religieux. Glenn traîna les pieds jusque dans la cuisine, et s’arrêta un instant sur le seuil pour tout assimiler. C’était ce qui arrivait à tous nos visiteurs. Elle était gigantesque, et c’était la raison principale pour laquelle j’avais accepté de vivre dans une église avec un vampire. J’avais deux cuisinières, un frigo digne d’un régiment et un îlot central surmonté d’un assortiment d’ustensiles resplendissants et de marmites. L’acier inoxydable était éclatant, et l’espace de travail démesuré. En dehors de mon poisson Bêta dans le verre à brandy posé sur le rebord de la fenêtre et de la vieille table en bois massif qu’Ivy utilisait comme meuble d’ordinateur, elle ressemblait à un plateau télé pour une émission culinaire. C’était bien la dernière chose à laquelle on se serait attendu à l’arrière d’une église, et je l’adorais. Je posai le bidon et son poisson sur la table. — Pourquoi ne pas vous asseoir ? dis-je, impatiente d’appeler les Hurleurs. Je reviens tout de suite. (J’hésitai lorsque mes bonnes manières se frayèrent difficilement un chemin jusqu’à mon lobe frontal.) Vous voulez boire quelque chose… manger ? Les yeux marron de Glenn étaient insondables. — Non, ma’ame. Sa voix était sévère, avec plus qu’une once de sarcasme, ce qui me donna envie de lui coller un pain et de lui dire de se détendre. Mais je m’occuperais de son attitude plus tard. Il fallait que j’appelle les Hurleurs. — Asseyez-vous, au moins, dis-je, laissant mon agacement transparaître. Je reviens dans un instant. Le salon était juste en face de la cuisine, de l’autre côté du couloir. Tout en fouillant dans mon sac pour trouver le numéro du coach des Hurleurs, j’appuyai sur la touche « Messages » du répondeur. — Hé, Ray-Ray. C’est moi. (La voix de Nick semblait venir de très loin ; jetant un œil vers le couloir, je baissai le son pour que Glenn ne puisse pas entendre.) Je les ai. Troisième rang, à l’extrême droite. Mais, maintenant, il va falloir que tu tiennes tes promesses et que tu nous obtiennes des laissez-passer pour les coulisses. (Il y eut une pause, puis il ajouta :) Je n’arrive toujours pas à croire que tu l’aies rencontré. Bon, à plus. J’eus un soupir d’impatience quand la machine se tut. Quatre ans plus tôt, j’avais rencontré Takata. Il m’avait remarquée au balcon lors du concert du solstice. J’avais bien cru que j’allais être fichue dehors quand un garou costaud, avec une chemise officielle, m’avait escortée derrière la scène tandis que l’orchestre de première partie jouait. En fait, Takata avait vu mes cheveux frisés et voulait savoir si c’était dû à un sort ou si c’était naturel, et, dans ce dernier cas, si j’avais un charme pour les lisser. Éblouie et me comportant comme une idiote, j’avais admis que c’était naturel, mais que j’avais un peu exagéré sur les frisottis avant de venir. Puis, je lui avais donné l’un des sorts pour les dompter que ma mère et moi avions passé toute ma scolarité au lycée à mettre au point. Il avait ri et défait l’une de ses dreads blondes pour me montrer que ses cheveux étaient pires que les miens. L’électricité statique les soulevait et les faisait coller partout. Depuis, je n’avais plus jamais défrisé mes boucles. J’avais suivi le spectacle depuis les coulisses avec mes amis. Ensuite, Takata et moi avions entraîné ses gardes du corps dans une folle équipée à travers Cincinnati, qui avait duré toute la nuit. J’étais sûre qu’il se souviendrait de moi, mais je n’avais aucune idée de comment le contacter. Je ne pouvais pas vraiment l’appeler et dire : « Vous vous souvenez de moi ? Nous avons pris un café lors du solstice, il y a quatre ans, et discuté du meilleur moyen de défriser les cheveux. » Je souris en coin en manipulant le répondeur. Il était super pour un vieux. Bien sûr, à l’époque, toute personne de plus de trente ans me paraissait vieille. Il n’y avait que le message de Nick, et je me surpris à marcher de long en large tout en composant le numéro des Hurleurs. Je tirai sur mon débardeur pendant que le téléphone sonnait. Après avoir fait la course avec ces garous, j’avais besoin d’une douche. Il y eut un clic, et une voix grave aboya presque : — ‘lut. Z’êtes chez les Hurleurs. — Coach ! m’exclamai-je, reconnaissant la voix du garou. J’ai de bonnes nouvelles. Il y eut un temps d’hésitation. — Qui est-ce ? demanda-t-il. Comment avez-vous eu ce numéro ? Je sursautai. — C’est Rachel Morgan, dis-je doucement. De « Charmes vampiriques ». J’entendis un cri à moitié étouffé quand il hurla à l’intention de quelqu’un d’autre : — Espèces de chiens, lequel d’entre vous a appelé un service d’hôtesses ? Bon Dieu ! vous êtes des athlètes. Vous ne pouvez pas vous trouver des filles sans avoir à les acheter ? — Attendez, intervins-je avant qu’il raccroche. Vous m’avez engagée pour retrouver votre mascotte. — Oh ! (Il y eut une pause, et j’entendis des ululements guerriers en bruit de fond.) C’est vrai ! Je soupesai brièvement les avantages de changer notre nom contre les histoires qu’en ferait Ivy : un millier de cartes de visite professionnelles sur papier noir brillant, la page d’annonce dans l’annuaire, les chopes géantes et assorties sur lesquelles elle avait fait imprimer notre nom en lettres d’or. Aucune chance. — J’ai récupéré votre poisson, dis-je en redescendant sur Terre. Quand quelqu’un peut-il passer le prendre ? — Euh…murmura le coach. Personne ne vous a rappelée ? Mon visage se décomposa. — Non. — L’un des gars l’avait déplacée pendant qu’on nettoyait l’aquarium et ne l’avait dit à personne. Elle n’avait pas été enlevée. Elle ? pensai-je. Le poisson était une femelle ? Comment le savaient-ils ? Puis je vis rouge. J’avais pénétré par effraction dans le bureau d’un garou pour rien ? — Non, dis-je, glaciale. Personne ne m’a rappelée. — Hummm. Désolé pour ça. Mais merci pour votre aide. — Holà ! attendez un peu, hurlai-je en entendant le solde de tout compte dans sa voix. J’ai passé trois jours à préparer ce coup. J’ai risqué ma vie ! — Et nous apprécions…, commença le coach. Je pivotai, furieuse, et contemplai le jardin à travers les fenêtres. Le soleil brillait sur les pierres tombales. — En fait, coach, je crois que vous n’appréciez pas vraiment. Je vous parle de vraies balles ! — Mais elle n’a jamais été enlevée, insista-t-il. Vous n’avez pas notre poisson. Désolé. — Être désolé ne va pas retirer ces garous de mes basques. En rage, j’arpentai la pièce autour de la table basse. — Écoutez, dit-il. Je vais vous faire envoyer quelques places pour le prochain match-exhibition. — Des tickets ! (J’étais estomaquée.) Pour avoir pénétré dans les locaux de M. Ray ? — Simon Ray ? répéta-t-il. Vous êtes entrée par effraction dans les locaux de M. Ray ? Bon sang ! ça, c’est gonflé. Mais je dois vous laisser. — Non, attendez ! criai-je. Il avait raccroché. Je regardai fixement le téléphone. Est-ce qu’ils savaient qui j’étais ? Est-ce qu’ils savaient que je pouvais ensorceler leurs battes, les faire éclater, et faire voler leurs balles hors zone ? Est-ce qu’ils croyaient que j’allais rester assise et ne rien faire alors qu’ils me devaient mon loyer ? Je me laissai tomber dans le fauteuil en daim gris d’Ivy avec un sentiment d’impuissance. — Ouais. Bien sûr, dis-je à voix basse. Un sort à distance nécessitait une baguette. Je n’avais pas été formée pour fabriquer des baguettes, juste des potions et des amulettes. Je n’avais pas les compétences, encore moins la recette, pour quelque chose de si compliqué. Je supposai qu’ils savaient exactement qui j’étais. Le bruit de pieds raclant le linoléum me parvint de la cuisine. Je regardai vers le couloir. Super. Glenn avait tout entendu. Gênée, je quittai le fauteuil. Je trouverais l’argent. Il me restait presque une semaine. Glenn se retourna quand j’entrai dans la cuisine. Il se tenait debout près du bidon et de son poisson inutile. Je pourrais peut-être le revendre. Je posai le téléphone à côté de l’ordinateur d’Ivy et allai jusqu’à l’évier. — Vous pouvez vous asseoir, lieutenant Edden. Nous en avons pour un moment. — Appelez-moi Glenn, dit-il, toujours raide. C’est contraire aux règles du BFO d’être sous les ordres d’un parent, alors gardez ça pour vous. Et nous allons tout de suite à l’appartement de M. Smather. J’eus un ricanement sonore. — Votre père aime bien contourner les règlements. N’est-ce pas ? Il fronça les sourcils. — Oui, ma’ame. — Nous n’irons pas à l’appartement de Dan avant que Sara Jane ait terminé son travail. (Mais je baissai soudain le ton d’un cran ; ce n’était pas contre Glenn que j’étais en colère.) Écoutez. (Je ne souhaitais pas qu’Ivy le trouve là pendant que j’étais sous la douche.) Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ? Vous n’aurez qu’à revenir ici à 19 h 30. — Je préférerais rester. Il gratta la boursouflure d’un rose tendre qui était apparue sous son bracelet-montre. — D’accord, dis-je aigrement. Comme vous voudrez. Mais, moi, je vais prendre une douche. Il craignait visiblement que j’aille faire la visite sans lui. Il n’avait pas tort. Me penchant par la fenêtre au-dessus de l’évier, je criai vers le jardin superbement entretenu par les pixies : — Jenks ! Le pixie se précipita en bourdonnant par le trou du rideau. Il arriva si vite que j’aurais parié qu’il nous espionnait. — Tu as hurlé, ma princesse malodorante ? demanda-t-il en se posant sur le rebord à côté de M. Poisson. Je lui lançai un regard las. — Est-ce que tu pourrais montrer le jardin à Glenn pendant que je me douche ? Ses ailes disparurent dans un mouvement rapide. — Ouais, dit-il en s’envolant pour aller décrire de larges cercles méfiants autour de la tête du lieutenant. Je vais jouer les baby-sitters. Allez, viens, mon chou. Je vais te faire la visite à 5 dollars. On commence par le cimetière ! — Jenks…, le prévins-je. Il me lança un sourire charmeur et laissa ses cheveux blonds tomber devant ses yeux. — Par ici, Glenn, dit-il. Puis il fusa vers le couloir, suivi par un Glenn visiblement mécontent. J’entendis la porte de derrière se refermer et me penchai par la fenêtre. — Jenks ? — Quoi ? Le pixie revint voler devant la fenêtre, son visage plissé par l’irritation. Je croisai les bras, plongée dans mes réflexions. — Est-ce que tu pourrais me rapporter quelques feuilles de bouillon-blanc et des impatientes du Cap quand tu auras un instant ? Et est-ce qu’il reste des pissenlits qui ne soient pas encore montés en graine ? — Des pissenlits ? (Il se laissa descendre de trois centimètres sous l’effet de la surprise, et ses ailes cliquetèrent.) Tu me la joues mère poule ? Tu vas lui préparer un sort antidémangeaisons, c’est ça ? Je me penchai un peu plus pour regarder Glenn, planté sous les branches du chêne, raide comme un piquet. Il se grattait le cou et il avait l’air misérable. Comme Jenks ne cessait de me le rappeler, j’étais toujours bonne poire avec les gens aux airs de chiens battus. — Tu me rapportes ça, d’accord ? — Pas de problème, concéda-t-il. Il ne sert pas à grand-chose dans cet état, pas vrai ? Je ravalai un éclat de rire, et Jenks s’enfuit de la fenêtre pour aller rejoindre Glenn. Il se posa sur son épaule, le faisant sursauter. — Hé, Glenn ! dit-il tout fort. Va donc voir ces fleurs jaunes derrière l’ange en pierre. Je veux te présenter le reste de mes enfants. Ils n’ont encore jamais vu un agent du BFO. Je souris. Glenn serait en sécurité avec Jenks si Ivy rentrait tôt. Elle protégeait jalousement sa vie privée et détestait les surprises, en particulier quand elles arrivaient avec un uniforme du BFO. Que Glenn soit le fils d’Edden n’arrangerait rien. Elle était prête à oublier ses vieilles rancunes, mais si elle sentait son territoire menacé, elle n’hésiterait pas à agir. Son étrange statut de vamp mort en devenir lui assurait l’immunité pour des actes qui me vaudraient de finir dans une cellule du SO. En me retournant, je remarquai le bidon. — Qu’est-ce que je vais faire de toi, Bob ? dis-je avec un soupir. Je ne pouvais pas ramener ce fichu poisson au bureau de M. Ray, et je ne pouvais pas le laisser dans son réservoir. Je dévissai le couvercle. Ses ouïes battaient à fond et il était presque couché sur un flanc. Je ferais peut-être mieux de le mettre dans la baignoire. J’emportai le bidon jusqu’à la salle de bains d’Ivy. — Bienvenue chez toi, Bob, murmurai-je en renversant l’eau dans le spa d’intérieur noir. Le poisson se mit à faire des bonds dans le centimètre d’eau, et je me dépêchai d’ouvrir les robinets, réglant le débit d’eau chaude pour que le liquide reste à température ambiante. Bientôt, Bob nageait sereinement en cercles élégants. J’arrêtai l’eau et attendis que les dernières gouttes soient tombées et que la surface soit lisse. C’était vraiment un joli poisson. Il tranchait sur la porcelaine noire : tout argenté, avec de longues nageoires couleur crème et ce gros point noir, comme une pleine lune en négatif, qui lui décorait un flanc. Je laissai mes doigts effleurer l’eau, et il s’enfuit vers l’autre bout de la baignoire. Je l’abandonnai et traversai le couloir pour entrer dans ma propre salle de bains. Je pris de quoi me changer dans le sèche-linge et passai sous la douche. En attendant que l’eau se réchauffe, je tirai sur les nœuds dans mes cheveux. Mes yeux tombèrent sur les trois tomates qui mûrissaient sur le rebord de la fenêtre, et je grimaçai. Heureusement que Glenn ne les avait pas vues ! Une pixie me les avait données en guise de paiement pour lui avoir permis de traverser discrètement la ville et d’échapper ainsi à un mariage forcé. Même si les tomates n’étaient plus illégales, il était de mauvais goût de les exposer quand on recevait un humain. Il y avait à peine plus de quarante ans qu’un quart de la population humaine avait été éliminé par un virus créé par des militaires, qui s’était échappé et infiltré spontanément dans la faille d’une tomate génétiquement modifiée. Celle-ci avait été expédiée avant que quiconque s’en aperçoive. Le nouveau virus avait traversé les océans avec l’aisance d’un voyageur international, et ç’avait été le début du Tournant. Le virus avait eu des effets variés sur la population Outre, qui vivait jusqu’alors cachée. Les sorciers et sorcières, les vampires morts, et les plus petites espèces telles les pixies et les fées ne furent pas affectés. Les garous, les vamps vivants, les leprechauns et tutti quanti eurent une sorte de grippe. Mais les humains moururent en masse, emportant avec eux les elfes, dont l’habitude d’augmenter leur population par hybridation avec l’humanité fit soudain boomerang. Les États-Unis auraient suivi les pays du tiers-monde dans le chaos si les Outres qui s’y dissimulaient n’avaient pas décidé d’arrêter l’expansion du virus en brûlant les morts, et de garder la civilisation en marche jusqu’à ce que l’humanité restante ait fini de se lamenter. Notre secret était sur le point d’être découvert, avec des questions du genre « mais qu’est-ce qui immunise ces gens-là ? », quand un vamp vivant et charismatique du nom de Rynn Cormel fit remarquer que le nombre des membres de nos races combinées était à présent égal à celui des humains. La décision de révéler notre existence et de vivre ouvertement au milieu des hommes, que nous avions jusqu’à présent imités pour notre sécurité, fut presque unanime. Le Tournant, comme on appela cette période, enfonça alors la planète dans un cauchemar de trois ans. L’humanité fit payer sa peur de nos races aux ingénieurs en biogénétique survivants, les assassinant à la suite de procès destinés à légaliser leur meurtre. Ils allèrent encore plus loin en déclarant hors la loi tous les produits génétiquement modifiés ainsi que la science qui les avait créés. Une seconde vague de morts, plus insidieuse, suivit alors la première quand les vieilles maladies, de l’Alzheimer aux cancers, trouvèrent une nouvelle jeunesse une fois que les médicaments que l’humanité avait produits pour les éradiquer eurent disparu. Et, bien que le virus soit mort depuis longtemps, les tomates étaient toujours considérées comme un poison par les humains. Si vous ne les faisiez pas pousser vous-même, il fallait aller les acheter dans une boutique spécialisée. Les fruits rouges se couvraient de gouttes sous l’effet de la condensation. Un pli barra mon front. Je devrais les mettre dans la cuisine, pour savoir comment Glenn réagira chez Piscary. Emmener un humain dans un restaurant du Cloaque n’était pas forcément une bonne idée. S’il faisait un esclandre, non seulement nous n’aurions pas nos informations, mais, en plus, nous risquions d’être exclus à vie – ou pis. L’eau était maintenant suffisamment chaude, et je me glissai sous le jet avec des petits cris. Vingt minutes plus tard, j’étais enroulée dans un drap de bain rose, debout devant mon immonde commode en agglo, sa dizaine ou presque de bouteilles de parfums soigneusement rangées sur le dessus. La photo floue du poisson des Hurleurs était glissée entre le miroir et son cadre. Pour moi, celui que j’avais ramené y ressemblait vraiment. Les cris enthousiastes des enfants pixies me parvinrent par la fenêtre ouverte et adoucirent mon humeur. Peu de pixies réussissaient à élever une famille en ville. Jenks était plus solide que beaucoup de gens le pensaient. Par le passé, il avait tué pour protéger son jardin et pour que ses enfants ne meurent pas de faim. Ça faisait du bien d’entendre leurs voix joyeuses : le bruit de la famille et de la sécurité. — Quel parfum était-ce, déjà ? murmurai-je en laissant planer mes doigts au-dessus des flacons. Je tentai de me rappeler lequel Ivy et moi étions en train de tester. De temps en temps, un nouveau flacon apparaissait, sans aucun commentaire, quand ma colocataire trouvait quelque chose de nouveau à me faire essayer. J’en attrapai un, mais le laissai retomber quand Jenks lâcha, juste à côté de mon oreille : — Pas celui-là. — Jenks ! (Je serrai ma serviette et pivotai.) Veux-tu bien sortir de cette pièce ! Je fis un geste pour l’attraper, mais il recula. Son sourire s’élargit en voyant la jambe que j’avais accidentellement dévoilée. Riant aux éclats, il passa devant moi et atterrit sur un flacon. — Celui-ci fonctionne bien, dit-il. Et tu en auras besoin lorsque tu vas dire à Ivy que tu es de nouveau après Trent. Renfrognée, je tendis la main vers le parfum. Jenks s’envola en entrechoquant ses ailes. La poussière pixie révéla des rayons de soleil fugitifs qui éclaboussèrent les bouteilles. — Merci, dis-je, l’air sombre, sachant que son odorat était meilleur que le mien. À présent, dégage. Non, attends. (Il hésita près de mon petit vitrail, et je me jurai de recoudre ce trou à pixie dans le rideau.) Qui surveille Glenn ? Jenks se mit littéralement à resplendir de fierté paternelle. — Jax. Ils sont dans le jardin. Glenn lance des noyaux de cerise en l’air avec un élastique et les enfants doivent les rattraper avant qu’ils touchent le sol. Je fus tellement surprise que j’en oubliai presque mes cheveux qui s’égouttaient et le fait que je ne portais qu’une serviette. — Il joue avec tes enfants ? — Ouais. Il n’est pas si mauvais bougre que ça, une fois que tu le connais. (Jenks fusa à travers le trou à pixie.) Je te le renvoie dans cinq minutes, d’accord ? dit-il à travers le rideau. — Disons dix, dis-je à voix basse, mais il était parti. Je fermai la fenêtre en grimaçant, la verrouillai, et vérifiai deux fois que les rideaux tombaient droit. Je pris le parfum conseillé par Jenks et m’en mis une bonne dose. Une odeur de cannelle envahit la pièce. Avec Ivy, nous travaillions depuis six mois à trouver un parfum qui couvre son odeur naturelle mélangée à la mienne. Celui-ci était parmi ceux que je préférais. Morts ou vivants, les vampires étaient guidés par un instinct déclenché par les phéromones et les odeurs. Ils étaient encore plus soumis à leurs hormones que tout adolescent. Ils dispensaient une odeur indécelable qui s’attachait à leurs conquêtes. Un panneau de signalisation odorant qui indiquait aux autres vamps que c’était un territoire occupé et bas les pattes. Un truc un peu plus au point que le système des chiens. Mais parce que nous vivions ensemble, l’odeur d’Ivy me collait à la peau. Elle m’avait dit une fois que cela allongeait la durée de vie des ombres en empêchant tout braconnage. Je n’étais pas son ombre, mais je portais quand même cette étiquette. Tout ça pour dire que le mélange de nos odeurs naturelles faisait à Ivy l’effet d’un aphrodisiaque sanguin qui lui compliquait la tâche quant à son instinct, et le fait qu’elle soit pratiquante ou non n’y changeait rien. L’un des rares sujets de dispute entre Nick et moi concernait ma cohabitation avec elle, avec cette menace constante qu’elle faisait peser sur mon libre arbitre si, une nuit, elle oubliait son vœu d’abstinence, et que je sois incapable de la repousser. En vérité, elle se considérait comme mon amie, mais il était encore plus significatif qu’elle ait desserré l’étau sur ses émotions et m’ait aussi laissé être son amie. L’honneur qu’elle me faisait ainsi me montait à la tête. Elle était la meilleure Coureuse que j’aie jamais rencontrée, et j’étais sans cesse flattée qu’elle ait abandonné une brillante carrière au SO pour travailler avec moi et sauver mes fesses. Ivy était possessive, dominatrice et imprévisible. Elle avait aussi une volonté de fer comme je n’en avais jamais vu. Elle livrait contre elle-même une bataille qui, si elle la gagnait, la priverait de toute vie après la mort. Et elle était prête à tuer pour me protéger, parce que je l’appelais mon amie. Mon Dieu, comment pourrais-je me détourner d’elle ? Sauf quand nous étions seules et qu’elle se pensait à l’abri de toute récrimination, elle adoptait une raideur glacée, ou passait en mode vampirique classique de séduction dominatrice – j’avais découvert qu’il ne s’agissait que d’une façade. Elle était persuadée que, si elle se laissait aller, elle perdrait le contrôle. Je crois qu’elle avait misé son équilibre psychologique sur une vie par procuration. Elle profitait de l’enthousiasme avec lequel j’embrassais toute chose, de la découverte d’une paire de chaussures à talons hauts en solde à l’apprentissage d’un sort pour étendre les gros méchants. Et, mes doigts planant au-dessus du parfum qu’elle avait acheté pour moi, je me demandai une fois de plus si Nick n’avait pas raison, si notre étrange relation n’était pas en train de dériver vers une zone que j’aurais préféré éviter. Je m’habillai rapidement et retournai dans la cuisine déserte. La pendule au-dessus de l’évier indiquait qu’il serait bientôt 16 heures. J’avais tout le temps nécessaire pour concocter un charme à Glenn avant que nous partions. Je sortis l’un de mes livres de sorts de l’étagère sous l’îlot central et m’assis à ma place habituelle, à la vieille table en bois d’Ivy. La satisfaction m’envahit quand j’ouvris le volume jauni. La brise qui entrait par la fenêtre promettait une nuit fraîche. J’aimais être ici, travailler dans ma belle cuisine, sur un sol sanctifié, à l’abri de toute horreur. Le sort antidémangeaisons fut facile à trouver ; la page était cornée et tachée de nombreuses éclaboussures. Je laissai le livre ouvert et me levai pour sortir mon plus petit récipient en cuivre et mes cuillers en céramique. Il était rare qu’un humain accepte une amulette, mais peut-être que, s’il me voyait la confectionner, Glenn serait d’accord. Une fois, son père avait accepté un charme contre la douleur. Je mesurais l’eau de source avec mon verre doseur quand il y eut un bruit de pas sur les marches de la porte de derrière. — Ohé ? Mademoiselle Morgan ? appela Glenn en cognant sur le bois et en ouvrant la porte. Jenks a dit que je pouvais rentrer. Je ne levai pas les yeux de mon dosage de précision. — Dans la cuisine, criai-je. Glenn avança prudemment dans la pièce. Il remarqua mes nouveaux habits, laissant traîner son regard sur mes pantoufles en peluche rose, sur les bas en Nylon noir assortis à ma minijupe, sur mon chemisier rouge, et enfin sur le nœud noir qui retenait mes cheveux humides. Si je devais de nouveau rencontrer Sara Jane, j’avais l’intention d’être présentable. Glenn avait dans les mains une poignée de feuilles de bouillon-blanc, des pissenlits et des impatientes du Cap. Il paraissait raide. — Jenks – le pixie – m’a dit que vous aviez besoin de ça, ma’ame. Je lui indiquai l’îlot central de la tête. — Vous pouvez les mettre là. Merci. Et prenez une chaise. Avec une hâte empruntée, il traversa la pièce et posa les plantes. Il hésita un instant avant de tirer ce qui était traditionnellement le siège d’Ivy et s’y assit. Il n’avait plus sa veste, et le holster contenant son arme était bien en évidence, agressif. Contrastant avec cette impression, son nœud de cravate était desserré, et le bouton du haut de sa chemise amidonnée était défait, montrant une touffe de poils noirs. — Où est votre veste ? demandai-je sur un ton enjoué, essayant de deviner son humeur. — Les gosses… (Il hésita.) Les enfants pixies l’utilisent comme fort. — Oh ! Dissimulant mon sourire, je farfouillai sur mon étagère à épices pour trouver ma fiole de sirop de chélidoine. La capacité de Jenks à être un casse-pieds de première était inversement proportionnelle à sa taille. Il en était de même pour son potentiel à être un ami fidèle. Apparemment, Glenn avait gagné sa confiance. Étonnant. Rassurée que l’exposition de son arme n’ait pas été destinée à m’intimider, j’ajoutai une bonne dose de chélidoine, puis passai la cuiller doseuse sous l’eau pour en enlever le liquide gluant. Un silence embarrassé s’installa, souligné par le souffle du gaz que j’allumai. Je sentis son regard peser sur mon bracelet à charmes quand les petites amulettes de bois s’entrechoquèrent doucement. Le crucifix parlait de lui-même, mais il faudrait qu’il demande, s’il voulait savoir à quoi servait le reste. Je n’en avais plus que trois malheureuses. Les autres avaient été réduites en cendres dans l’explosion d’une camionnette, quand Trent avait tué le témoin qui les portait. Sur le feu, le mélange commença à frissonner, et Glenn n’avait toujours pas dit un mot. — Alooors, lançai-je. Vous êtes au BFO depuis longtemps ? — Oui, ma’ame. C’était bref, à la fois distant et condescendant. — Vous pourriez laisser tomber le « ma’ame » ? Et juste m’appeler Rachel ? — Oui, ma’ame. Oooh, pensai-je, ça va être une soirée rigolote. Irritée, j’attrapai les feuilles de bouillon-blanc pour les jeter dans mon mortier taché de vert, où je les broyai avec plus de force que nécessaire. Je versai la bouillie qui en résulta dans le mélange crémeux en train de chauffer. Pourquoi m’embêter à lui préparer une amulette ? Il ne l’utilisera même pas. La potion arrivée à ébullition, je baissai le feu. Je mis le minuteur sur trois minutes. Il avait la forme d’une vache, et je l’adorais. Glenn restait silencieux. Il me suivait des yeux avec méfiance. Je m’appuyai sur le bord du comptoir. — Je vous prépare un sort pour stopper les démangeaisons, dis-je. Que Dieu me vienne en aide, mais je me sens désolée pour vous. Son visage se durcit. — Le capitaine Edden vous a confiée à moi. Je n’ai pas besoin de votre aide. Furieuse, je pris une inspiration pour lui expliquer qu’il pouvait aller sauter d’un balai en vol, mais je refermai brusquement la bouche. « Je n’ai pas besoin de votre aide » avait autrefois été ma phrase fétiche. Mais les amis facilitaient les choses. Je plissai le front pour essayer de me souvenir. Qu’avait fait Jenks pour me convaincre ? Ah, oui. Juré et répété sans fin que j’étais stupide. — Pour ce que j’en ai à faire, vous pouvez aller vous faire Tourner, dis-je aimablement. Mais Jenks vous a pixé, et il dit que vous êtes particulièrement sensible à la poussière pixie. C’est en train de s’étendre à votre système lymphatique. Vous avez envie de vous gratter pendant une semaine, simplement parce que vous êtes trop borné pour vous servir d’un malheureux charme antidémangeaisons ? C’est un truc pour bébé. (Je donnai une pichenette à ma casserole en cuivre avec l’un de mes ongles, et elle résonna.) Comme de l’aspirine. Ça ne coûte rien. Ce n’était pas vrai, mais Glenn n’en voudrait pas s’il connaissait le prix d’un tel sort dans une boutique spécialisée. C’était un sort médicinal de classe deux. J’aurais probablement dû m’entourer d’un cercle pour le fabriquer, mais il aurait fallu que je puise dans l’au-delà pour le fermer. Et me voir sous l’influence d’une ligne d’énergie aurait probablement fait paniquer Glenn. Le lieutenant refusait de croiser mon regard. Son pied tressautait, comme s’il luttait pour ne pas se gratter la jambe. Le minuteur sonna – ou plutôt, beugla – et je le laissai se décider. J’ajoutai les fleurs d’impatiente du Cap et de pissenlit, les broyant contre le bord du pot avec un mouvement régulier, dans le sens des aiguilles d’une montre – jamais le contraire. J’étais une sorcière blanche, après tout. Glenn abandonna tout faux-semblant et se frotta lentement le bras à travers sa chemise. — Personne ne saura que j’ai été ensorcelé ? — Sauf si on vous fait passer un contrôle de sorts. J’étais un peu déçue. Il avait peur de montrer qu’il utilisait la magie. C’était un préjugé commun. Mais bon, après avoir pris une aspirine une fois, j’aurais souffert l’enfer plutôt que d’en avaler une autre. Alors, j’étais plutôt mal placée pour dire quoi que ce soit. — Très bien, dit-il à contrecœur. — OK. C’est parti. J’ajoutai une racine de mandragore râpée et fis bouillir l’ensemble. Quand l’écume prit une teinte jaunâtre et se mit à puer le camphre, je baissai le feu. C’était presque fini. Ce sort était mesuré pour les sept portions habituelles. Je me demandai si Glenn allait vouloir que j’en gâche une sur moi avant de croire que je n’essayais pas de le transformer en crapaud. D’ailleurs, c’était une idée. Je pourrais le mettre dans le jardin pour empêcher les limaces de bouffer les hostas. Edden ne s’en apercevrait pas avant une semaine. Les yeux de Glenn restèrent rivés sur moi quand je sortis sept disques de séquoia propres, de la taille d’une pièce de monnaie, et les disposai sur le comptoir, pour qu’il puisse les voir. — C’est presque fini, dis-je avec une gaieté forcée. — C’est tout ? demanda-t-il, ses yeux marron écarquillés. — C’est tout. — Pas de cierges à allumer, pas de cercle à dessiner, pas de formule magique à prononcer ? Je secouai la tête. — Vous pensez à la magie des lignes d’énergie. Et c’est du latin, pas une formule magique. Les sorcières des lignes d’énergie tirent leur pouvoir de la ligne et ont besoin de tout un attirail cérémoniel pour le contrôler. Je suis une sorcière de la terre. (Dieu merci.) Ma magie vient aussi des lignes d’énergie, mais elle est naturellement filtrée par les plantes. Si j’étais une sorcière noire, la plus grande partie passerait par des animaux. Avec l’impression de passer de nouveau mon examen de travaux pratiques de fin d’études, je fouillai dans le tiroir à couverts pour y trouver une lancette. La piqûre aiguë de la lame sur le bout de mon doigt fut à peine décelable, et je massai pour faire couler les trois gouttes requises dans la potion. L’odeur de séquoia s’éleva, épaisse et fétide, dominant celle de camphre. J’avais réussi. Je le savais déjà. — Vous y avez mis du sang ! s’exclama Glenn. Je relevai la tête en entendant le dégoût dans sa voix. — Bien sûr. Comment aurais-je pu le stimuler, autrement ? En le faisant cuire au four ? Je plissai le front et remis derrière mon oreille une mèche de cheveux échappée de mon chouchou. — Toute magie exige un paiement en mort, lieutenant. La magie de la terre est payée par mon sang et par la mort des plantes. Si je voulais confectionner un sort noir pour vous assommer, ou pour transformer votre sang en goudron, ou même pour vous donner le hoquet, il faudrait que j’emploie quelques ingrédients désagréables, comme des morceaux d’animaux. La vraie magie noire demande non seulement du sang, mais aussi un sacrifice animal. Ou humain, ou Outre. Ma voix était plus dure que j’en avais eu l’intention, et je gardai les yeux baissés tout en répartissant les doses pour les laisser pénétrer dans les disques de séquoia. La plus grande partie de ma carrière au SO avait été consacrée à ramener des jeteurs de sorts gris – sorciers ou sorcières qui prenaient un charme blanc, tel qu’un sort de sommeil, et s’en servaient dans un but malhonnête. Mais j’avais aussi capturé des faiseurs de charmes noirs. La plupart avaient été des sorciers des lignes, car rien que les ingrédients nécessaires à la préparation d’un envoûtement noir suffisaient à garder blancs la plupart des sorciers de la terre. Œil de triton et patte de crapaud ? Pis. Disons plutôt du sang tiré de la rate d’un animal encore vivant, et sa langue arrachée lorsqu’il lâche son dernier souffle. Pas joli, joli. — Je ne ferai jamais de charme noir, dis-je alors que Glenn restait silencieux. D’abord parce que c’est de la folie et que c’est répugnant ; ensuite parce que la magie noire se retourne toujours contre vous. Et quand j’en attrape un, ça implique mon pied dans son ventre ou mes menottes autour de ses poignets. Choisissant une amulette, je pressai au-dessus trois nouvelles gouttes de mon sang pour invoquer le sort. Elles imbibèrent rapidement le bois, comme si le charme aspirait le sang. Je lui tendis l’amulette tout en repensant à la fois où j’avais été tentée de fabriquer un sort noir. J’avais survécu, mais je m’en étais tirée avec une marque de démon. Et je n’avais fait que regarder le livre. La magie noire revient toujours à l’envoyeur. Toujours. — Mais ça contient de votre sang, dit-il, l’air écœuré. Faites-en d’autres et j’y mettrai le mien. — Le vôtre ? Il ne fera rien. Il faut du sang de sorcier. Le vôtre n’a pas les enzymes nécessaires pour stimuler un sort. Je lui tendis de nouveau l’amulette, et il secoua la tête. Frustrée, je serrai les dents. — Votre père en a utilisé une, espèce de petit humain pleurnichard. Prenez-la pour que nous puissions tous reprendre notre vie ! Je lui mis l’amulette sous le nez de façon agressive, et il la prit avec précaution. — Ça va mieux ? demandai-je en voyant ses doigts se refermer sur le rond de bois. — Hum, ouais, dit-il, ses mâchoires soudainement relâchées. Ça va bien mieux. — Évidemment, murmurai-je. Légèrement radoucie, j’accrochai le reste des amulettes dans mon placard à sorts. Glenn observa silencieusement mes réserves. Chaque livre était soigneusement étiqueté grâce au besoin anal-rétentif d’Ivy de tout organiser. Mais bon… Ça la rendait heureuse, et ça ne me gênait pas. Je refermai la porte avec un grand bruit et me retournai. — Merci, mademoiselle Morgan, dit-il, me surprenant. — Tout le plaisir est pour moi. (J’étais contente qu’il ait enfin laissé tomber le « ma’ame ».) Ne mettez pas de sel dessus, et elle vous durera bien un an. Si vous le souhaitez, vous pourrez l’enlever et la mettre de côté une fois que les cloques auront disparu. Ça marche aussi pour le sumac vénéneux. (Je commençai à nettoyer.) Je suis désolée d’avoir laissé Jenks vous pixer comme ça. Il ne l’aurait pas fait s’il avait su que vous étiez aussi sensible à la poussière pixie. D’habitude, les boursouflures ne s’étendent pas. — Ne vous inquiétez pas pour ça. Il tendit le bras vers l’un des catalogues d’Ivy, au bout de la table, mais retira sa main à la vue de l’offre spéciale pour des couteaux incurvés en acier inoxydable. Je glissai mon livre de sorts sous l’îlot central, heureuse qu’il se détende. — Quelquefois, quand il s’agit d’Outres, la plus petite des choses peut vous réserver le plus terrible des coups. Il y eut un bruit sourd. C’était la porte d’entrée qui s’était refermée. Je me raidis et croisai les bras, prenant conscience que le vrombissement venu de la rue quelques instants plus tôt avait été celui de la moto d’Ivy. Glenn croisa mon regard et se redressa sur son siège en voyant mon inquiétude. Ivy était revenue. — Mais pas toujours, terminai-je. Chapitre 5 Les yeux rivés sur le couloir vide, je fis signe à Glenn de rester assis. Je n’avais pas le temps de lui expliquer. Je me demandai si Edden lui avait tout raconté, ou si c’était une autre de ses méthodes, cruelles mais efficaces, pour arrondir les angles de son fils. — Rachel ? La voix mélodieuse d’Ivy nous parvint, et Glenn se leva. Il vérifia le pli de son pantalon gris. Ouais, ça aidera sûrement. — Est-ce que tu sais qu’il y a une voiture du BFO garée devant chez Keasley ? — Asseyez-vous, Glenn. Voyant qu’il ne bougeait pas, je me plaçai entre lui et l’arche qui donnait sur le couloir. — Pouah ! s’exclama Ivy d’une voix étouffée. Il y a un poisson dans ma baignoire. C’est celui des Hurleurs ? Quand viennent-ils le chercher ? (Il y eut une hésitation, et je réussis à adresser un sourire jaune à Glenn.) Rachel ? appela-t-elle, se rapprochant. Tu es là ? Nous devrions aller au centre commercial cette nuit. Le Bain et le Corps remet en vente un vieux parfum avec une base de citrus. Il faut que nous mettions la main sur des échantillons, pour voir comment il marche. Tu sais, pour célébrer ta part du loyer. Lequel tu as mis ? Celui à la cannelle ? Je l’aime bien, mais il ne tient que trois heures. Ç’aurait été super de le savoir plus tôt. — Je suis dans la cuisine, dis-je en haussant la voix. La silhouette élancée d’Ivy, toute vêtue de noir, passa devant l’arche. Un sac en toile plein de courses pendait à son épaule. Son cache-poussière en soie noire battait les talons de ses bottes, et je l’entendis chercher quelque chose dans le salon. — Je ne croyais pas que tu réussirais à récupérer ce poisson, lança-t-elle. (Il y eut un silence puis elle ajouta :) Par l’enfer, où est ce téléphone ? — Il est ici, répondis-je, mal à l’aise. Quand elle vit Glenn, Ivy s’arrêta net dans l’embrasure. Ses traits un peu orientaux se vidèrent de toute expression sous l’effet de la surprise. Je pus presque voir le mur se mettre en place lorsqu’elle s’aperçut que nous n’étions pas seules. La peau autour de ses yeux se resserra. Les narines de son nez fin se dilatèrent, respirant l’humain, étiquetant sa peur et mon inquiétude en une seconde. Les lèvres pincées, elle posa son sac de courses sur le comptoir et repoussa ses cheveux de ses yeux. Ils tombaient jusqu’au milieu de son dos en une vague noire et lisse, et je savais que c’était la contrariété, pas la nervosité, qui l’avait fait remettre une mèche derrière l’oreille. Ivy avait eu de l’argent, et elle s’habillait comme si elle en avait encore. Mais tout son héritage était parti dans le paiement de son contrat au SO, quand elle avait démissionné en même temps que moi. Pour dire les choses simplement, elle semblait sortie d’un film d’horreur : mince, pâle et incroyablement puissante. Contrairement à moi, elle ne portait pas de vernis à ongle, pas de bijoux à part deux bracelets de cheville noirs et son crucifix, et très peu de maquillage. Elle n’en avait pas besoin. Mais, comme moi, elle était fauchée. Du moins, jusqu’à ce que sa mère finisse de mourir et que le reste du patrimoine des Tamwood lui revienne. J’étais d’avis que cela ne se produirait pas avant deux siècles – au minimum. Elle haussa ses fins sourcils tout en examinant Glenn. — Tu ramènes de nouveau ton travail à la maison, Rachel ? Je pris une profonde inspiration. — ‘lut, Ivy. Je te présente le lieutenant Glenn. Tu lui as parlé cet après-midi. Tu l’as envoyé me chercher. Mon regard s’était fait sévère. Il faudrait que nous parlions de cela plus tard. Elle lui tourna le dos pour déballer les courses. — Heureuse de faire votre connaissance, dit-elle d’une voix monocorde. (Puis elle me fit face pour souffler :) Désolée. J’ai eu un empêchement. Glenn déglutit avec difficulté. Il semblait secoué, mais il tenait le coup. Edden ne lui avait visiblement rien dit au sujet d’Ivy. J’aimais bien Edden. — Vous êtes un vampire, dit-il. — Oooh ! mais c’est qu’il est futé, celui-là. Les doigts s’emmêlant dans le cordon de sa nouvelle amulette, il tira une croix de sous sa chemise. — Mais le soleil est haut dans le ciel, protesta-t-il, comme s’il avait été trahi. — Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, dit Ivy. Et en plus, il peut donner la météo ? (Elle se retourna avec un air railleur.) Je ne suis pas encore morte, lieutenant Glenn. Seuls les vrais morts-vivants doivent éviter la lumière. Revenez dans soixante ans, et il se pourrait que je m’inquiète des coups de soleil. Regardant la croix, elle sourit avec condescendance et sortit la sienne de sous son chemisier en Lycra noir. Elle parut gigantesque. — Elles ne marchent que sur les vamps morts, dit-elle en se tournant de nouveau vers le comptoir. Où avez-vous été élevé ? Devant les séries B ? Glenn recula d’un pas. — Le capitaine Edden ne m’a jamais dit que vous travailliez avec un vampire, bégaya-t-il. Au nom d’Edden, Ivy se retourna. Le mouvement fut tellement rapide qu’il en fut invisible, et je sursautai. Ça ne se passait pas bien. Elle commençait à sortir une aura. Damnation. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Le soleil allait bientôt se coucher. Double damnation. — J’ai entendu parler de vous, dit le policier. Je frémis en percevant de l’arrogance dans sa voix. Il l’utilisait pour cacher sa peur. Mais même Glenn ne pouvait pas être assez stupide pour se mettre un vampire à dos sous son propre toit. Son pistolet ne lui servirait à rien. Bien sûr, il pourrait lui tirer dessus et la tuer, mais lorsqu’elle serait morte, elle lui arracherait sa tête de crétin. Et aucun jury au monde ne la condamnerait pour meurtre, vu qu’il l’aurait tuée en premier. — Vous êtes une Tamwood. (L’attitude bravache venait clairement d’un sentiment de sécurité mal placé.) Le capitaine Edden vous avait collé trois cents heures de Travail d’Intérêt Général pour avoir démoli tout son personnel, hein ? Qu’est-ce qu’il vous a fait faire, déjà ? Infirmière sexy en jupette rose, n’est-ce pas ? Ivy se raidit, et ma mâchoire se décrocha. Si, il était assez stupide. — Ça valait le coup, dit-elle doucement. Ses doigts tremblaient quand elle posa avec délicatesse le sachet de marshmallows sur le comptoir. Ma respiration s’arrêta. Merde. Les pupilles d’Ivy s’étaient dilatées ; ses yeux marron avaient viré au noir. Je me levai, choquée par la rapidité du changement. Ça faisait des semaines qu’elle n’était pas passée vamp devant moi, et il y avait toujours eu des signes d’avertissement. Le choc de trouver quelqu’un en uniforme du BFO dans sa cuisine pouvait peut-être l’expliquer en partie. Mais, a posteriori, je me dis que ne pas avoir prévenu Glenn n’avait pas été une très bonne idée. La peur soudaine qui s’était emparée du lieutenant lorsqu’il avait découvert la nature de ma colocataire avait complètement submergé les sens d’Ivy, ne lui laissant pas le temps de se préparer. La peur de Glenn avait empli l’air de phéromones. Elles faisaient à Ivy l’effet d’un puissant aphrodisiaque qu’elle seule pouvait sentir, et qui avait déclenché des instincts vieux de milliers d’années, profondément ancrés dans son ADN modifié par le virus. En un instant, elles avaient transformé ma colocataire légèrement inquiétante en prédateur capable de nous tuer tous les deux en trois secondes chrono, si le désir si longtemps réprimé de satisfaire sa faim l’emportait sur les conséquences de saigner un lieutenant du BFO. C’est cet équilibre fragile qui me faisait peur. Je savais où j’en étais sur son échelle de faim et de raison. Mais où se situait Glenn, ça, je n’en avais aucune idée. Comme une coulée de sable, sa posture se modifia, et elle se laissa aller contre le comptoir. Elle s’appuya sur un coude, une hanche en avant. Toujours menaçante, elle examina Glenn des pieds à la tête, puis planta son regard dans celui du lieutenant. Elle inclina la tête avec une lenteur sensuelle jusqu’à ce que ses cheveux cachent en partie son visage. Ce n’est qu’alors qu’elle soupira lentement. Ses longs doigts blancs vinrent caresser l’échancrure profonde de son chemisier en Lycra, soigneusement rentré dans son pantalon en cuir. — Vous êtes grand, dit-elle. (Sa voix neutre fit resurgir en moi de vieilles peurs.) J’aime ça. Elle ne cherchait pas le sexe, mais la domination. Elle l’aurait ensorcelé si elle l’avait pu. Mais il faudrait qu’elle attende d’être morte pour forcer quelqu’un. Super, pensai-je quand elle se détacha du comptoir et se dirigea vers lui. Elle avait perdu tout contrôle. C’était pis que le jour où elle m’avait trouvée avec Nick sur le canapé, et pas vraiment en train de regarder un match de catch à la télé. Je ne savais toujours pas ce qui l’avait fait disjoncter – elle et moi avions un accord explicite : je n’étais pas sa petite amie, son jouet, sa maîtresse, son ombre ou tout autre terme à la mode ces jours-ci pour définir le larbin d’un vampire. Je me creusai désespérément la tête pour trouver un moyen de la faire revenir à elle sans aggraver la situation. Ivy flotta jusqu’à Glenn et s’arrêta devant lui. Le bord de son cache-poussière paraissait bouger au ralenti et vint recouvrir les chaussures de l’humain. Ivy passa sa langue sur ses dents très blanches, en dissimulant un instant l’éclat. Avec une puissance retenue mais évidente, elle posa une main de chaque côté de la tête de Glenn, le bloquant contre le mur. — Mmmm, murmura-t-elle à travers ses lèvres légèrement écartées. Très grand. De longues jambes. Une belle peau sombre, très belle. Rachel vous a-t-elle ramené pour moi ? Elle se laissa aller en avant, le touchant presque. Il ne faisait que quelques centimètres de plus qu’elle. Elle pencha la tête, comme si elle allait l’embrasser. Une goutte de sueur glissa le long du visage et du cou de Glenn. Il ne bougeait pas ; la tension avait figé chacun de ses muscles. — Vous travaillez pour Edden, souffla-t-elle, les yeux rivés sur l’humidité qui s’accumulait au niveau de la clavicule du lieutenant. Il serait probablement chagriné si vous mouriez. La respiration de Glenn s’accéléra, et Ivy le regarda fixement. Ne bouge pas, pensai-je, sachant que s’il faisait le moindre geste, les instincts d’Ivy prendraient le dessus. Le dos contre le mur, il n’était pas vraiment en bonne posture. — Ivy ? dis-je, essayant d’attirer son attention pour ne pas avoir à dire à Edden que son fils était en soins intensifs. Edden m’a confié une Course. Glenn est là pour m’assister. Elle tourna vers moi les puits sans fond qu’étaient devenus ses yeux, et je me forçai à ne pas frissonner. Je mis l’îlot central entre nous, et elle ne me quitta pas des yeux. Elle était immobile, mis à part sa main qui suivait doucement la ligne de cou et l’épaule de Glenn à exactement un centimètre de sa peau. — Euh, Ivy ? continuai-je. Glenn voudrait peut-être partir à présent. Laisse-le passer. Ma requête sembla l’atteindre, et elle prit une inspiration rapide et nette. Elle plia le bras et s’écarta du mur. Son arme à la main, Glenn se cala sous l’arche entre la cuisine et le couloir. Les pieds bien écartés, il visa Ivy. J’entendis le cran de sûreté sauter. Ses yeux étaient larges comme des soucoupes. Ivy lui tourna le dos et retourna au sac de provisions oublié. On aurait pu croire qu’elle ne faisait plus attention à lui, mais je savais qu’elle était consciente du moindre détail, y compris la guêpe qui se cognait contre le plafond. Le dos voûté, elle posa le sachet de fromage râpé sur le comptoir. — Dites bonjour de ma part à ce sac de sang de capitaine la prochaine fois que vous le verrez, dit-elle, sa voix douce trahissant une accumulation choquante de colère. Mais la faim et le besoin de dominer avaient disparu. Les jambes tremblantes, je relâchai l’air de mes poumons. — Glenn ? suggérai-je. Range ce pistolet avant qu’elle te le prenne. Et la prochaine fois que tu insulteras ma colocataire, je la laisserai t’arracher la gorge. C’est compris ? Il posa une seconde les yeux sur Ivy avant de rengainer son arme. Il resta dans l’embrasure, le souffle court. Je me dis que le pire devait être passé et ouvris le frigo. — Hé, Ivy, lançai-je joyeusement pour essayer de ramener tout le monde sur Terre. Tu me passes le pepperoni ? De l’autre bout de la pièce, Ivy croisa mon regard. Elle cilla et les derniers signes d’instincts non maîtrisés disparurent. — Le pepperoni, dit-elle d’une voix plus rauque que d’habitude. Ouais. Elle se tâta la joue du dos de la main puis, fronçant les sourcils, traversa la cuisine d’un pas délibérément lent. — Merci de m’avoir tirée de là, dit-elle doucement en me tendant le sachet de rondelles de viande. — J’aurais dû te prévenir, je suis désolée. Je mis le pepperoni dans le frigo et me redressai. J’eus un regard noir pour Glenn. Il avait le visage grisâtre et les traits tirés. Il essuya la sueur qui dégoulinait sur son cou. Je pensai qu’il venait juste de réaliser que nous étions dans la même pièce qu’un prédateur retenu seulement par l’orgueil et la politesse. Il avait peut-être appris quelque chose aujourd’hui. Edden serait content. Je fouillai dans les courses et sortis les denrées périssables. Ivy se pencha vers mon oreille tout en rangeant une boîte de pêches. — Qu’est-ce qu’il fait ici ? demanda-t-elle, assez fort pour que Glenn l’entende. — Je joue les baby-sitters. Elle hocha la tête. Visiblement, elle en voulait plus. Comme je ne disais rien, elle ajouta : — C’est un boulot payant, j’espère ? Je regardai Glenn. — Euh, ouais. Une affaire de personne disparue. Je la regardai en coin, soulagée de voir que ses pupilles étaient presque revenues à la normale. — Je peux aider ? Ivy s’était presque uniquement occupée de personnes disparues depuis son départ du SO, mais je savais qu’une fois qu’elle aurait appris qu’il s’agissait du petit ami de Sara Jane elle serait d’accord avec Jenks pour dire que c’était un stratagème de Trent Kalamack pour m’avoir. Mais ne rien lui dire maintenant ne ferait qu’aggraver la situation. Et je voulais qu’elle vienne avec moi chez Piscary. Avec elle, j’obtiendrais plus d’informations. Glenn restait debout, l’air détaché, pendant qu’Ivy et moi rangions les provisions. Il semblait indifférent au fait que nous l’ignorions. — Allons, Rachel, raconte, me cajola Ivy. De qui s’agit-il ? Je demanderai à mes indics. À présent, elle était aussi éloignée d’un prédateur que peut l’être un canard. J’étais habituée à ces sautes d’humeur, mais Glenn semblait déconcerté. — Euh, un sorcier du nom de Dan. (Je me détournai, me cachant la tête dans le frigo pour ranger la faisselle.) C’est le petit ami de Sara Jane, et avant que tu fasses toute une histoire, Glenn vient avec moi visiter son appartement. Je pensais que nous pourrions attendre demain pour aller chez Piscary. Il y travaille comme livreur. Mais il n’est pas question que Glenn vienne avec moi à l’université. Il y eut une seconde de silence, et je me tassai sur moi-même, attendant son hurlement de protestation. Il ne vint pas. Je regardai par-dessus la porte du frigo et ouvris la bouche de surprise. Ivy était penchée sur l’évier, une main de chaque côté. C’était l’endroit où elle comptait habituellement jusqu’à dix. Cela avait toujours marché. Elle releva la tête, et ses yeux se posèrent sur moi. Ma bouche se dessécha. Cette fois, c’était raté. — Tu vas refuser cette Course, dit-elle. Le ton monocorde de sa voix fit passer un flot de glace noire dans mes veines. La panique m’envahit et se concentra dans le fond de mon estomac en une brûlure tourbillonnante. Je ne voyais plus que ses yeux de nouveau complètement noirs. Elle inspira profondément, absorbant ma chaleur. Sa présence sembla m’encercler, et je dus lutter pour ne pas me retourner. Mes épaules se raidirent, et ma respiration s’accéléra. Elle avait jeté une aura complète, capable d’aspirer une âme. Mais il y avait quelque chose de différent. Ce n’était pas de la faim ou de la colère que je voyais. C’était de la peur. Ivy est terrorisée ? — Je prends cette Course, dis-je, entendant le filet de peur dans ma voix. Trent ne peut pas me toucher, et j’ai déjà dit à Edden que j’acceptais. — Non, tu ne le feras pas. Elle se déplaça, son cache-poussière en soie tourbillonnant autour d’elle. Je sursautai. Je l’avais à peine vue bouger qu’elle se trouvait juste devant moi. Le visage plus pâle que d’habitude, elle referma la porte du frigo. Je fis un bond pour sortir du chemin et croisai son regard. Je savais que si je lui laissais voir la peur qui me nouait l’estomac, elle s’en nourrirait, et cela ne ferait qu’amplifier sa ferveur. J’avais beaucoup appris ces trois derniers mois, parfois à la dure, et parfois des choses que j’aurais souhaité ne pas avoir besoin de savoir. — La dernière fois que tu t’es attaquée à Trent, tu es presque morte. La sueur coulait le long de son cou et disparaissait dans l’échancrure en V de son chemisier. Elle transpire ? — Le mot important est « presque », dis-je avec effronterie. — Non, le mot important est « morte ». Je pouvais sentir la chaleur qu’elle dégageait et reculai d’un pas. Glenn était toujours sous l’arche, les yeux écarquillés, me regardant me disputer avec un vamp. C’était tout un art. — Ivy. (J’étais calme, même si je tremblais intérieurement.) Je prends cette Course. Si tu veux venir avec Glenn et moi quand nous irons parler à Piscary… Ma respiration s’interrompit. Les doigts d’Ivy étaient autour de mon cou. Je suffoquai, et mes poumons se vidèrent quand elle me projeta contre le mur de la cuisine. — Ivy ! C’est tout ce que je réussis à crier avant qu’elle me ramasse d’une main et qu’elle m’épingle de nouveau contre le mur. L’air me parvenait par bouffées réduites et insuffisantes. Je ne touchais même pas le sol. Ivy colla son visage contre le mien. Ses yeux étaient noirs, mais écarquillés de terreur. — Tu ne parleras pas à Piscary, dit-elle. (La panique formait un ruban d’argent dans la soie grise de sa voix.) Tu ne prends pas cette Course. Je mis mes pieds contre le mur et poussai. Une bouffée d’air passa malgré ses doigts, mais elle me recolla brutalement contre la cloison. J’essayai de lui donner des coups de pied, et elle se déplaça sur le côté, sans desserrer sa prise. — Qu’est-ce que tu fous ? éructai-je. Lâche-moi. — Mademoiselle Tamwood ! cria Glenn. Lâchez cette femme et mettez-vous au centre de la pièce ! J’enfonçai mes doigts dans la main qui me tenait et regardai par-dessus l’épaule d’Ivy. Glenn était derrière elle, les pieds écartés, prêt à tirer. — Non ! réussis-je à grogner. Dégage ! Tire-toi ! Ivy ne m’écouterait pas tant qu’il serait là. Elle avait peur. Mais de quoi ? Trent ne pouvait pas me toucher. Il y eut un bref sifflement de surprise quand Jenks entra comme une flèche. — Comment ça va, les filles ? dit-il, moqueur. Ivy, je vois que Rachel t’a parlé de sa Course, hein ? — Sortez ! demandai-je de nouveau. Le sang dans ma tête se mit à battre quand Ivy resserra sa prise. — Par tous les saints ! s’exclama le pixie depuis le plafond. Elle ne plaisante pas. Ses ailes étaient devenues rouges de frayeur. — Je… sais… Mes poumons me brûlaient. J’essayai d’arracher les doigts qui enserraient mon cou et réussis à prendre une brève inspiration. Les traits d’Ivy étaient tirés. Ses yeux étaient totalement noirs. Et hantés par la peur. Voir cette émotion sur son visage était terrifiant. — Ivy, lâche-la ! demanda Jenks, descendu au niveau de ses yeux. Ce n’est pas aussi terrible que ça. Nous allons juste devoir l’accompagner. — Sortez ! répétai-je. J’avalai une pleine bouffée d’air quand les yeux d’Ivy se firent interrogateurs et que sa poigne faiblit. La panique m’envahit quand ses doigts se mirent à trembler. De la sueur coulait sur son front plissé par la confusion. Du blanc était revenu autour de ses yeux, tranchant avec le noir. Jenks se précipita vers Glenn. — Tu l’as entendue, dit le pixie. Sors de là. Mon cœur se mit à battre à tout rompre quand Glenn siffla : — Tu es fou ? Si nous sortons, cette pute va la tuer ! La respiration d’Ivy n’était plus qu’un gémissement. C’était aussi doux que les premiers flocons de neige, mais je l’entendis quand même. L’odeur de cannelle envahit mes sens. — Il faut que nous sortions, répéta Jenks. Soit Rachel réussira à convaincre Ivy de la lâcher, soit Ivy la tuera. Tu pourrais réussir à les séparer en tirant sur Ivy. Mais si Ivy arrive à se débarrasser de la domination de Rachel, elle la pistera et la tuera à la première occasion. — C’est Rachel la dominante ? J’entendis l’incrédulité dans la voix de Glenn, et je priai désespérément pour qu’ils sortent avant qu’Ivy ait fini de m’étrangler. Le bourdonnement des ailes de Jenks était aussi fort que le sang qui battait dans mes oreilles. — Comment crois-tu que Rachel ait réussi à obliger Ivy à s’écarter de toi ? Tu crois qu’une sorcière pourrait faire ça si elle n’était pas aux commandes ? Sors, comme elle l’a demandé. Je ne savais pas si « dominante » était le bon mot. Mais s’ils n’évacuaient pas, la question serait sans objet. La vérité, c’était que, d’une façon tordue, Ivy avait besoin de moi, plus que moi d’elle. Mais le guide des rendez-vous amoureux qu’elle m’avait donné au printemps dernier pour que je cesse d’appuyer sur ses boutons vamps n’avait pas de chapitre sur « Quoi faire si c’est vous le dominant ». J’étais en terrain inconnu. — Sor… tez, crachai-je alors que les bords de ma vision se teintaient de noir. Glenn remit le cran de sûreté. À regret, il remisa son arme. Tandis que Jenks faisait des allers et retours entre lui et la porte de derrière, l’officier du BFO battit en retraite, l’air furieux et frustré. Je regardai le plafond et contemplai les étoiles qui se balançaient devant moi. Enfin, il y eut le grincement de la porte-écran qui se refermait. — Ivy. J’avais du mal à former les mots. J’essayai de croiser ses yeux et me raidis devant leur noirceur emplie de terreur. Je pouvais me voir dans leur profondeur, les cheveux ébouriffés et le visage gonflé. Mon cou se mit à vibrer sous ses doigts qui appuyaient sur la morsure du démon. Que Dieu me vienne en aide, mais ça commençait à être agréable. Mon corps se souvenait de l’euphorie qui m’avait envahie au printemps dernier, lorsque le démon envoyé pour me tuer m’avait déchiré le cou et l’avait couvert de salive vamp. — Ivy, desserre les doigts pour que je puisse respirer, réussis-je à prononcer, la bave me dégoulinant sur le menton. La chaleur de sa main rendait l’odeur de cannelle encore plus puissante. — Tu m’as demandé de le laisser partir, gronda-t-elle. (Elle découvrit ses dents et resserra encore sa prise jusqu’à ce que les yeux me sortent de la tête.) Je le voulais, et tu m’as obligée à le lâcher ! Mes poumons essayaient de faire leur boulot, n’obtenant que des bribes d’air à chaque effort que je faisais pour respirer. Ses doigts se desserrèrent. Avec gratitude, je pris une grande bouffée d’air. Puis une seconde. Son visage était grave, elle attendait. Mourir entre les mains d’un vampire était facile. Vivre avec nécessitait plus de finesse. Ma mâchoire me faisait mal là où elle appuyait avec ses doigts. — Si tu le veux, murmurai-je, va le chercher. Mais ne romps pas ton jeûne sous l’effet de la colère. (Je pris une nouvelle inspiration, priant pour que ce ne soit pas la dernière.) Si tu ne le fais pas par passion, cela n’en vaudra pas la peine, Ivy. Elle eut le souffle coupé, comme si je l’avais frappée. Abasourdie, elle desserra sa prise sans avertissement, et je m’affalai en tas contre le mur. Je me repliai sur moi-même et m’étranglai avec l’air de nouveau disponible. Je tâtai ma gorge. Mon estomac se noua ; la morsure de démon à mon cou continuait à m’envoyer des frissons d’extase. Mes jambes étaient en vrac, et je les rassemblai lentement, m’asseyant les genoux contre la poitrine. Je secouai mon poignet pour y ramener mon bracelet de charmes, essuyai la bave sur mon menton et relevai la tête. Je fus surprise qu’Ivy soit encore là. D’habitude, quand elle s’effondrait ainsi, elle courait chez Piscary. Mais il est vrai qu’elle ne s’était jamais effondrée à ce point. Elle avait été terrorisée. Elle m’avait collée contre le mur parce qu’elle avait peur. Peur de quoi ? Que je lui dise qu’elle ne pouvait pas déchirer la gorge de Glenn ? Amie ou pas, je me tirerais si je la voyais saigner quelqu’un dans ma cuisine. Le sang me donnait des cauchemars. — Tu vas bien ? demandai-je d’une voix éraillée. Mais une quinte de toux me fit me replier sur moi-même. Ivy ne bougeait pas, assise à la table et me tournant le dos. Elle se tenait la tête dans les mains. Peu de temps après que nous avions emménagé ensemble, je m’étais rendu compte qu’Ivy n’aimait pas ce qu’elle était. Elle haïssait la violence alors même qu’elle la suscitait. Elle se battait pour ne pas absorber de sang alors qu’elle en avait un besoin maladif. Elle était un vampire. Elle n’avait pas le choix. Le virus était profondément ancré dans son ADN et il était là pour rester. Vous êtes ce que vous êtes. Qu’elle ait perdu tout contrôle et laissé ses instincts la dominer signifiait à ses yeux qu’elle avait échoué. — Ivy ? Je me mis debout et m’approchai d’elle en boitant légèrement. Je pouvais encore sentir ses doigts autour de mon cou. Cela avait été atroce, pas autant que lorsqu’elle m’avait plaquée dans un fauteuil, dans un brouillard de luxure et de faim. Je tirai sur mon chouchou noir pour le remettre d’aplomb. — Tu vas bien ? Je tendis la main, mais la retirai avant de l’avoir touchée. — Non, dit-elle, et je laissai ma main retomber. (Sa voix était étouffée.) Rachel, je suis désolée. Je… Je ne peux pas… (Elle hésita, prenant une inspiration hachée.) N’accepte pas cette Course. Si c’est l’argent… — Ce n’est pas l’argent, dis-je sans la laisser finir. Elle se retourna, et ma colère à l’idée qu’elle ait pu vouloir m’acheter s’évanouit. Il y avait encore une traînée humide et brillante là où elle avait essuyé ses larmes. Je ne l’avais jamais vue pleurer auparavant, et je me laissai glisser sur la chaise à côté d’elle. — Il faut que j’aide Sara Jane. Elle détourna les yeux. — Alors, je vais aller chez Piscary avec toi, dit-elle d’une voix qui ne portait plus qu’une infime trace de sa force habituelle. Je serrai mes bras contre moi, une main frottant la légère cicatrice à mon cou, jusqu’à ce que je réalise que je le faisais inconsciemment pour la sentir vibrer. — J’espérais que tu le ferais, dis-je en forçant ma main à redescendre. Elle m’adressa un sourire apeuré, et je me détournai. Chapitre 6 Les enfants pixies formaient un essaim autour de Glenn. Il était assis à la table de la cuisine, aussi loin que possible d’Ivy sans que ce soit flagrant. Les enfants de Jenks semblaient avoir adopté le lieutenant du BFO, et Ivy, assise devant son ordinateur, essayait d’ignorer le bruit et les formes qui fusaient. Elle me faisait penser à un chat sommeillant près d’une mangeoire à oiseaux, apparemment indifférent à tout, mais guettant celui qui ferait l’erreur de trop s’approcher. Tout le monde faisait semblant d’avoir oublié que nous avions presque eu un incident, et mes sentiments à l’égard de Glenn étaient passés de l’aversion à un ennui léger face à son tact, nouveau et imprévu. J’utilisai une seringue pour diabétique pour injecter un charme de sommeil à travers l’enveloppe fine de mes balles molles bleues. Il était plus de 7 heures. Je n’aimais pas laisser la cuisine en désordre, mais il fallait que je termine ces petits bijoux. Il n’était pas question que j’aille retrouver Sara Jane dans un appartement inconnu sans emporter d’arme. Inutile de faciliter les choses pour Trent, pensai-je en enlevant mes gants protecteurs. Je sortis mon revolver de derrière les bols empilés sous le comptoir. Au début, je le gardais dans une marmite suspendue au-dessus de l’îlot central, mais Ivy m’avait fait remarquer que je devrais m’exposer pour l’atteindre. Là, au moins, je pourrais ramper pour le récupérer. Glenn se redressa au bruit du métal heurtant le comptoir. Il agita la main pour se débarrasser des jeunes pixies gazouillants et vêtus de vert qui étaient posés dessus. — Tu ne devrais pas garder une arme dans un endroit comme ça, dit-il dédaigneusement. Est-ce que tu sais combien d’enfants sont tués chaque année à cause de stupidités de ce genre ? — Relax, monsieur l’officier du BFO, dis-je en enlevant le barillet. Personne n’est encore mort d’une balle molle. — Balle molle ? demanda-t-il. (Puis il ajouta, condescendant :) Et on va aussi se déguiser ? Je plissai le front. J’adorais mon minirevolver à billes de peinture. Je l’avais bien en main, il était lourd et rassurant malgré sa taille réduite. En dépit de sa couleur rouge cerise, la plupart du temps, les gens ne comprenaient pas ce que c’était et croyaient que j’étais armée d’un vrai flingue. Et je n’avais même pas besoin d’un permis. Irritée, je fis tomber de la boîte rangée sur mon étagère à charmes une petite balle rose de la taille d’un ongle et la glissai dans une chambre. — Ivy, dis-je. (Elle leva la tête de son écran, l’ovale parfait de son visage dénué de toute expression.) Chat ! Elle retourna à son écran, la tête légèrement penchée. Les enfants pixies poussèrent des cris et s’égaillèrent par la fenêtre pour regagner la nuit du jardin, laissant derrière eux des traînées de poussière phosphorescente et le souvenir de leurs voix. Lentement, le chant des grillons remplaça leur brouhaha. Ivy n’était pas le genre de colocataire à aimer jouer aux petits chevaux, et la seule fois où j’étais restée assise à côté d’elle sur le canapé à regarder Rush Hour, j’avais malencontreusement déclenché ses instincts vamps et m’étais presque fait mordre durant la dernière scène de combat. La température de mon corps s’était élevée, et nos odeurs mêlées avaient joué les détonateurs. Alors, maintenant, à l’exception de nos séances d’entraînement soigneusement réglées, nous laissions en toutes occasions une bonne distance entre nous. Éviter mes balles molles lui procurait un bon exercice physique et la viser me permettait d’améliorer mon tir. Et c’était encore mieux à minuit, dans le cimetière. Glenn passa une main dans sa courte barbe. Il attendait. Il avait compris qu’il allait se passer quelque chose et se demandait quoi. Je l’ignorai et posai le revolver sur le comptoir, puis je commençai à nettoyer toute la saleté que j’avais laissée dans l’évier. Mon pouls s’accéléra, et la tension me faisait mal jusqu’au bout des doigts. Ivy continuait ses achats en ligne. Les clics de sa souris résonnaient dans la pièce. Elle tendit la main pour prendre un crayon et noter un article intéressant. J’attrapai le revolver, pivotai et appuyai sur la détente. Le petit bruit d’air que fit la balle en sortant me remplit d’aise. Ivy se pencha sur la droite. Sa main libre se détendit pour intercepter la bille d’eau. Celle-ci heurta sa main avec un « floc » retentissant, creva et dégoulina sur sa paume. Ivy n’avait même pas quitté son écran des yeux. Elle secoua la main pour la débarrasser du liquide tout en continuant sa lecture des petits caractères sous les accroches publicitaires. Noël était dans trois mois, et je savais qu’elle séchait sur le cadeau pour sa mère. Glenn s’était levé au bruit du revolver, la main sur son holster. Son visage était décomposé, et ses yeux faisaient le va-et-vient entre Ivy et moi. Je lui lançai le revolver à balles molles, et il l’attrapa au vol. J’étais prête à tout pour qu’il garde les mains loin de son arme. — Si ç’avait été un charme « doux-sommeil », dis-je sur un ton suffisant, elle dormirait à poings fermés maintenant. Je tendis à Ivy le rouleau de Sopalin que nous gardions sur l’îlot central pour cette occasion. Elle s’essuya la main d’un air nonchalant et se remit à son shopping. La tête inclinée, Glenn observait le revolver à balles molles. Il le soupesait, prenant conscience que ce n’était pas un jouet. Il vint vers moi et me le rendit. — Ils devraient imposer une licence pour ce genre de truc. — Ouais, acquiesçai-je sur un ton léger, sentant l’arme bien dans ma main. Ils devraient. Il me regarda charger le revolver avec mes sept balles molles de potion. Peu de sorcières utilisaient des potions, pas parce qu’elles étaient outrageusement coûteuses et ne se conservaient qu’environ une semaine sans être invoquées, mais parce qu’il vous fallait un bon bain dans l’eau salée pour vous en défaire. Ça faisait plutôt désordre, et il fallait s’approvisionner en gros pour le sel. Heureuse d’avoir marqué un point contre Glenn, je glissai le revolver chargé dans le creux de mes reins et mis ma veste en cuir pour le cacher. Je laissai mes pantoufles roses sur place et trottinai jusqu’au salon pour récupérer les bottes de fabrication vamp que j’avais laissées près de la porte de derrière. Je m’adossai au mur du couloir pour les enfiler. — Prêt ? demandai-je. C’est toi qui conduis. La grande silhouette de Glenn s’encadra dans l’arche de la cuisine, ses doigts bruns refaisant avec dextérité son nœud de cravate. — Tu y vas dans cette tenue ? Le front plissé, je jetai un coup d’œil sur mon chemisier rouge, ma jupe noire, mes bas en Nylon et mes bottes. — Qu’est-ce qui ne va pas avec ma tenue ? Toujours penchée sur son ordinateur, Ivy eut un reniflement injurieux. Glenn la regarda puis se tourna de nouveau vers moi. — Laisse tomber, dit-il d’une voix monocorde. (Il serra son nœud de cravate pour se donner l’air raffiné et professionnel.) On y va. — Non. (Je me mis devant lui.) Je veux savoir quel genre de tenue tu penses que je devrais adopter. L’un de ces sacs en polyester que vous obligez les femmes du BFO à porter ? Ce n’est pas un hasard si Rose est si coincée, et ça n’a rien à voir avec l’absence de cloisons autour d’elle ou la roulette pétée de sa chaise ! Le visage figé, Glenn fit un pas de côté et s’engagea dans le couloir. J’attrapai mon sac, répondis d’un signe à l’au-revoir préoccupé d’Ivy, et lui emboîtai le pas. Il enfilait sa veste tout en marchant et prenait presque toute la largeur du couloir. La doublure frottant sur la chemise émit un bruissement doux qui tranchait sur le claquement de ses semelles à clous. Je gardai un silence réfrigérant pendant qu’il nous conduisait hors du Cloaque et franchissait de nouveau la rivière. Ç’aurait été plus sympa d’avoir Jenks avec nous, mais Sara Jane avait parlé d’un chat, et il avait prudemment décidé de rester à la maison. Le soleil était couché depuis un moment, et le trafic s’était intensifié. Du pont, les lumières de Cincinnati étaient superbes, et je me sentis un brin amusée en m’apercevant que Glenn était à la tête d’une armada de voitures qui n’osaient pas le dépasser. Même banalisées, les voitures du BFO étaient repérables à dix kilomètres. Lentement, je me détendis. J’entrouvris la fenêtre pour dissiper l’odeur de cannelle, et Glenn monta le chauffage. Le parfum ne sentait plus aussi bon, maintenant qu’il avait failli à ma protection. L’appartement de Dan était en fait une maison individuelle : proprette et entourée d’une barrière. Pas très loin de l’université. Avec un accès facile à la voie rapide. Elle avait l’air de coûter cher, mais s’il suivait des cours à l’université, il pouvait sans doute se la payer sans problème. Glenn se gara sur une place où était inscrit le numéro de la maison de Dan et coupa le moteur. La lumière du porche était éteinte et les rideaux tirés. Un chat était assis sur la balustrade du balcon de l’étage. Il fixait sur nous ses yeux lumineux. Sans un mot, Glenn passa la main sur le côté de son siège et coucha le dossier. Il ferma les yeux et s’installa comme pour faire une sieste. Le silence se fit pesant. J’écoutai le moteur cliqueter en se refroidissant dans la nuit. Je tendis la main vers le bouton de la radio, mais Glenn murmura : — Ne touche pas à ça. Furieuse, je me renfonçai dans mon siège. — Et tu n’as pas l’intention d’interroger quelques voisins ? — Je le ferai demain, quand le soleil sera levé et que tu seras à ton cours. Je haussai les sourcils. D’après le reçu que m’avait donné Edden, ma classe se déroulait de 16 à 18 heures. C’était le meilleur moment pour aller frapper aux portes, quand les humains étaient rentrés chez eux, les Outres diurnes encore debout, et les nocturnes en train de se réveiller. Et ce coin m’avait l’air d’être assez mélangé. Un couple sortit d’une maison voisine en s’engueulant. Ils montèrent dans une voiture bien astiquée et s’éloignèrent. Elle était en retard pour son boulot, par la faute de l’homme, si j’avais bien suivi leur conversation. M’ennuyant et un peu nerveuse, je cherchai dans mon sac une lancette et l’une de mes amulettes de détection. Je les adorais – les amulettes de détection, pas les lancettes – et, après avoir piqué mon doigt et pressé trois gouttes de sang pour invoquer le sort de détection, je constatai qu’il n’y avait que Glenn et moi dans un rayon de dix mètres. J’accrochais l’amulette à mon cou, à la place de mon ancien badge du SO, quand une petite voiture rouge entra dans le lotissement. Sur la balustrade, le chat s’étira avant de sauter sur le balcon, hors de notre vue. C’était Sara Jane. Elle se gara juste derrière nous. Glenn se redressa sans rien dire et nous sortîmes pour la rejoindre. — Bonsoir, dit-elle. (Dans la lumière du lampadaire voisin, son visage en forme de cœur semblait inquiet.) J’espère que vous ne m’avez pas attendue trop longtemps, ajouta-t-elle avec l’intonation professionnelle qu’elle avait au bureau. — Pas du tout, ma’ame, répondit Glenn. Je resserrai les pans de ma veste en cuir pour lutter contre le froid. Sara Jane secoua son trousseau de clés, en choisit une qui brillait encore de l’éclat du neuf, et ouvrit la porte. Mon pouls s’accéléra. Des images de Trent me traversaient l’esprit, et je jetai un coup d’œil sur mon amulette. J’avais mon revolver à balles molles, mais je n’étais pas courageuse de nature. Je me tirais vite fait devant les gros méchants. Et ça augmentait considérablement mon espérance de vie. Glenn suivit Sara Jane, qui alluma les lumières du porche et de l’appartement. Nerveuse, je franchis le seuil, hésitant entre refermer la porte derrière moi pour éviter d’être suivie, et la laisser ouverte pour garder une issue de secours. Je décidai de la laisser entrebâillée. — Tu as un problème ? me souffla Glenn tandis que Sara Jane passait dans la cuisine d’un pas décidé. Je secouai la tête. Le rez-de-chaussée de la maison était conçu autour d’un grand espace que l’on voyait presque entièrement de l’entrée. Un escalier droit menait directement à l’étage. Je me détendis en me disant que mon amulette me signalerait immédiatement l’arrivée d’un intrus. Il n’y avait que nous trois ici, et le chat qui miaulait sur le balcon. — Je monte pour faire entrer Sarcophage, dit Sara Jane en se dirigeant vers l’escalier. Je haussai les sourcils. — C’est le chat, je suppose ? — Ma’ame, je vous accompagne, proposa Glenn. Pendant qu’ils étaient à l’étage, je fis une reconnaissance rapide du rez-de-chaussée. Mais je savais que je ne trouverais rien ; Trent était trop bon pour laisser quoi que ce soit derrière lui. Je voulais juste voir quel genre de garçon Sara Jane appréciait. Dans la cuisine, l’évier était sec et la poubelle sentait mauvais. L’écran de l’ordinateur était poussiéreux et le bac du chat était plein. Visiblement, Dan n’était pas passé chez lui depuis un bout de temps. Au-dessus de moi, les lattes du parquet craquèrent sous le poids de Glenn. Sur la télé trônait la photo de Dan et Sara Jane sur le bateau à vapeur. Je la pris et étudiai leurs visages. Je reposai le cadre sur la télé en entendant Glenn descendre lourdement les marches. Ses épaules prenaient toute la largeur de l’escalier. Sara Jane le suivait sans bruit, toute menue et marchant de travers à cause de ses talons. — Tout a l’air en ordre en haut, dit Glenn en fouillant dans la pile de courrier posée sur le comptoir de la cuisine. Sara Jane ouvrit le placard. Comme tout le reste, il était parfaitement rangé. Après une seconde d’hésitation, elle en tira un sac d’aliments pour chat. — Ça vous dérange si je regarde ses mails ? demandai-je. Sara Jane secoua la tête, les yeux tristes. Je fis bouger la souris et constatai que Dan avait une connexion haut débit, comme Ivy. À vrai dire, je n’aurais pas dû faire ça, mais tant que personne n’y trouvait à redire… Du coin de l’œil, je surveillais Glenn, qui laissait ses yeux courir sur Sara Jane et son tailleur bien coupé, tandis qu’elle déchirait un coin du sac de nourriture. Puis il passa à ma propre tenue, pendant que j’étais toujours penchée sur le clavier. À son air, je devinai qu’il ne trouvait pas ma tenue professionnelle, et je retins une grimace. Dan avait un tas de messages non ouverts, dont deux de Sara Jane et un avec une adresse de l’université. Le reste venait d’un groupe de chat de hard-rock. Même moi, je savais qu’il valait mieux ne pas les ouvrir. Si on le retrouvait mort, ça s’appellerait une altération de preuves. Glenn passa une main dans ses cheveux courts, visiblement déçu de ne rien trouver d’inhabituel. Je devinai que cela n’avait rien à voir avec le fait que Dan ait disparu, c’était sûrement parce qu’il était sorcier et, en tant que tel, il aurait dû pendre des têtes de singes morts au plafond. Dan semblait être un jeune homme normal, vivant seul. Il était peut-être plus ordonné que la moyenne, mais Sara Jane ne serait pas sortie avec un bon à rien. Elle posa un bol de nourriture à côté d’une écuelle d’eau. Au bruit de la porcelaine contre le sol, le chat noir dévala l’escalier. Il cracha vers Sara Jane, ne s’approchant pas pour manger avant qu’elle soit sortie de la cuisine. — Sarcophage ne m’aime pas, dit-elle sans qu’on lui demande rien. Il n’est le familier que d’une seule personne. C’était le cas de tous les bons familiers. Les meilleurs choisissaient même leur propriétaire, pas l’inverse. Le chat finit la nourriture en un laps de temps étonnamment court, puis sauta sur le dossier du canapé. Je grattai le cuir, et il s’approcha pour enquêter. Il tendit le cou et toucha mon doigt de sa truffe. Les chats se saluent ainsi, et je souris. J’aurais aimé avoir un chat, mais Jenks me pixerait toutes les nuits pendant un an si j’en ramenais un à la maison. Me souvenant de mon séjour dans la peau d’un vison, je fouillai dans mon sac. J’essayai de rester discrète en invoquant une amulette pour faire un contrôle de sorts sur le chat. Rien. Sans m’estimer satisfaite, je fouillai un peu plus pour trouver une paire de lunettes à monture de fil métallique. J’ignorai le regard interrogateur de Glenn, ouvris la boîte protectrice et mis soigneusement sur mon nez les lunettes si laides qu’elles auraient pu servir de contraceptif. Je les avais achetées le mois dernier, dépensant trois fois ma part du loyer avec la seule excuse qu’elles pouvaient passer en frais professionnels. Celles qui ne m’auraient pas fait passer pour une folle boutonneuse m’auraient coûté deux fois plus cher. La magie des lignes d’énergie pouvait être enfermée dans l’argent, comme la magie de la terre pouvait être retenue dans le bois, et les montures métalliques étaient ensorcelées pour me permettre de voir à travers les déguisements invoqués à l’aide de la magie des lignes. Je me sentais un peu ridicule de les utiliser, et le fait de me servir d’un sort que je ne pouvais fabriquer me donnait l’impression d’être redevenue un mage. Mais lorsque je pus gratter Sarcophage sous le menton en étant sûre, du fait de l’absence de changement dans son apparence, qu’il n’était pas Dan prisonnier sous la forme d’un chat, je décidai que je m’en fichais. Glenn se tourna vers le téléphone. — Vous verriez un inconvénient à ce que j’écoute ses messages ? demanda-t-il. Sara Jane eut un rire amer. — Allez-y, ils sont de moi. Le claquement de la boîte se refermant sur mes lunettes résonna dans la pièce. Glenn appuya sur le bouton « Play », et je fis une grimace quand la voix enregistrée de Sara Jane emplit l’appartement silencieux. — Hé, Dan. J’ai attendu une heure. C’était bien la tour Carew, n’est-ce pas ? (Il y eut une hésitation, puis elle reprit d’un ton un peu acide :) Bon, rappelle-moi. Et tu ferais bien de m’acheter des chocolats. (Sa voix redevint enjouée.) Il faudra que tu te prosternes très bas, fermier. Le second message était encore plus tendu. — Salut, Dan. Si tu es là, décroche. (Une pause.) Humm, je plaisantais pour les chocolats. Je te vois demain. Je t’aime. Bisous. Sara Jane se tenait dans le salon, le visage figé. — Il n’était pas là quand je suis passée, et je ne l’ai pas vu depuis, dit-elle doucement. — Eh bien, dit Glenn quand l’appareil s’arrêta. Nous n’avons pas encore trouvé sa voiture, et sa brosse à dents et son rasoir sont toujours là. Où qu’il soit, il n’avait pas prévu d’y rester. Il a dû lui arriver quelque chose. Sara Jane se mordit la lèvre et se détourna. Écœurée par un tel manque de tact, je lançai un regard assassin à Glenn. — Tu as la délicatesse d’une chienne en chaleur, tu sais ? lui soufflai-je. Glenn vit les épaules voûtées de Sara Jane. — Désolé, ma’ame. Elle se retourna, un pauvre sourire sur les lèvres. — Je devrais peut-être ramener Sarcophage chez moi… — Non, la rassurai-je vivement. Pas encore. Je lui touchai l’épaule avec compassion, et l’odeur de son parfum au lilas fit remonter en moi le goût crayeux des carottes droguées. Je regardai Glenn, devinant qu’il n’allait pas s’éclipser pour me laisser parler seule avec elle. — Sara Jane, dis-je sur un ton hésitant. Je dois vous le demander, et je m’en excuse. Savez-vous si quelqu’un a menacé Dan ? — Non. (Sa main se leva jusqu’à son col et son visage se ferma.) Personne. — Et vous ? Quelqu’un vous a-t-il menacée ? D’une façon ou d’une autre ? — Non, bien sûr que non, dit-elle précipitamment. Elle avait baissé les yeux et était devenue livide. Je n’avais pas besoin d’une amulette pour savoir qu’elle mentait. Le silence devint pesant tandis que je lui laissais un moment pour changer d’avis et me raconter. Mais elle ne se décida pas. — A… Avons-nous fini ? demanda-t-elle. Je hochai la tête et rajustai mon sac sur mon épaule. Sara Jane se dirigea vers la porte d’un pas pressé et raide. Glenn et moi la suivîmes sur le perron en ciment. Il faisait trop froid pour les insectes, mais une toile d’araignée déchirée flottait dans la lumière du porche. — Merci de nous avoir laissé examiner son appartement, dis-je tandis qu’elle s’assurait d’une main tremblante que la porte était fermée. Je parlerai demain avec ses camarades de cours. L’un d’eux saura peut-être quelque chose. Quoi qu’il en soit, je peux vous aider, ajoutai-je en essayant de mettre un sous-entendu dans ma voix. — Oui. Merci. (Ses yeux se déplaçaient partout, sauf vers les miens, et elle avait de nouveau son intonation professionnelle.) J’apprécie que vous vous soyez déplacés. Je voudrais pouvoir vous aider encore plus. — Ma’ame, la salua Glenn en guise d’au revoir. Les talons de Sara Jane claquèrent élégamment sur le trottoir quand elle s’éloigna. Je suivis Glenn jusqu’à sa voiture, me retournant de temps en temps pour voir Sarcophage nous regarder fixement, assis derrière une fenêtre de l’étage. La voiture de Sara Jane pépia gaiement avant qu’elle pose son sac à l’intérieur, monte et s’éloigne rapidement. Je restai debout dans le noir, devant ma portière ouverte, et regardai ses feux arrière disparaître à un carrefour. Glenn me faisait face, les bras appuyés sur le toit de la voiture. Ses yeux marron étaient invisibles dans la lumière clignotante du lampadaire le plus proche. — Kalamack doit bien payer ses secrétaires pour qu’elle ait ce genre de voiture, dit-il à mi-voix. Je me raidis. — En fait, je sais de première main qu’il les paie bien, dis-je en m’échauffant, détestant ce qu’il sous-entendait. Elle est très professionnelle. Et il lui reste assez d’argent pour en envoyer aux membres de sa famille. Ce qui leur permet de vivre comme des rois, comparés au reste des employés de leur ferme. Il grogna et ouvrit sa portière. Je m’assis et soupirai en attachant ma ceinture. Je m’enfonçai dans le siège en cuir et contemplai à travers la vitre le lotissement mal éclairé. Je me sentais déprimée. Sara Jane ne me faisait pas confiance. Mais, de son point de vue, pourquoi l’aurait-elle fait ? — Tu le prends de façon personnelle, n’est-ce pas ? demanda Glenn en démarrant la voiture. — Tu crois que, parce que c’est un mage, elle ne mérite pas qu’on l’aide ? dis-je sèchement. — Doucement, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Glenn me lança un regard rapide tout en faisant sa marche arrière. Il mit le chauffage à fond avant de passer la première, et une mèche de cheveux me balaya le visage. — Je dis juste que tu te comportes comme si tu étais concernée par cette histoire. Je me passai la main sur les yeux. — Désolée. — Ce n’est rien. (Il paraissait comprendre.) Alors… (Il hésita.) De quoi s’agit-il ? Il s’inséra dans le trafic, et je profitai de la lumière d’un lampadaire pour le dévisager, me demandant si j’avais vraiment envie de me confier à lui. — Je connais Sara Jane, dis-je lentement. — Tu veux dire que tu connais ce type de femme, commenta Glenn. — Non. Je la connais vraiment. Le lieutenant du BFO fit la grimace. — Mais elle ne te connaît pas. — Non. Je fis complètement descendre ma vitre pour me débarrasser de l’odeur de mon parfum. Je ne pouvais plus la supporter. Mes pensées revenaient sans cesse aux yeux d’Ivy, noirs et effrayés. — C’est ce qui rend les choses si difficiles, ajoutai-je. Les freins grincèrent légèrement quand nous stoppâmes à un feu. Le front de Glenn était creusé ; sa barbe et sa moustache projetaient de larges ombres sur son visage. — Tu pourrais traduire en humain, s’il te plaît ? Je lui adressai un sourire sans joie. — Ton père t’a-t-il raconté comment nous avons presque collé Trent Kalamack au trou comme fabricant et trafiquant de drogues bio ? — Ouais, c’était avant que je sois transféré dans son département. Il m’a dit que le seul témoin était un Coureur du SO qui est mort dans l’explosion d’une voiture. Le feu passa au vert, et il démarra. J’acquiesçai. Edden lui avait fait un bon résumé. — Alors, laisse-moi te parler de Trent Kalamack, dis-je, tandis que le vent repoussait ma main. Quand il m’a surprise en train de fouiller son bureau pour trouver de quoi l’inculper, il ne m’a pas remise au SO ; il m’a offert un travail. Et tout ce que je voulais. (Glacée, je modifiai l’angle de la bouche d’air devant moi.) Il paierait le contrat mis sur ma tête par le SO, m’installerait comme Coureuse indépendante, me confierait une petite équipe. Tout – si je travaillais pour lui. Il voulait me faire piloter le même genre d’opération que j’avais combattu toute ma vie professionnelle. Il m’offrait ce qui ressemblait à la liberté. Et j’en avais tellement envie que j’aurais pu accepter. Glenn resta silencieux, se privant avec sagesse de tout commentaire. Il n’y avait pas un seul flic vivant qui n’ait été tenté, et j’étais fière d’avoir passé le test avec succès. — Quand j’ai refusé sa proposition, elle s’est transformée en menace. À ce moment-là, j’étais coincée par un sort dans la peau d’un vison, et il avait décidé de me torturer mentalement et physiquement jusqu’à ce que je sois prête à tout pour que ça s’arrête. S’il ne pouvait m’avoir de plein gré, il se satisferait d’une ombre avide de lui plaire. Je n’avais aucun recours. Tout comme Sara Jane aujourd’hui. J’hésitai, rassemblant mon courage. Je n’avais jamais admis à voix haute ce que je venais de lui dire, que je n’avais eu aucune issue. — Elle croyait que j’étais un vison, mais elle m’a reconnu plus de dignité en tant qu’animal que Trent ne m’en a accordé en tant qu’individu. Je dois la sortir de ses griffes. Avant qu’il soit trop tard. À moins que nous trouvions Dan et le tirions d’affaire, elle n’a aucune chance. — M. Kalamack n’est qu’un homme, dit Glenn. — Vraiment ! (Je laissai échapper un éclat de rire sarcastique.) Dis-moi, monsieur l’inspecteur du BFO, est-il humain ou Outre ? Sa famille contrôle une bonne partie de Cincinnati depuis deux générations, et personne ne sait ce qu’il est. Jenks, pas plus que les fées, ne peut dire ce qu’il sent. Il détruit les gens en leur donnant exactement ce qu’ils veulent – et il y prend plaisir. Je regardai les immeubles défiler sans les voir. Mais le silence continu de Glenn me fit me tourner vers lui. — Tu crois vraiment que la disparition de Dan n’a rien à voir avec les meurtres du chasseur de sorciers ? demanda-t-il. — Ouais. (Je me renfonçai dans mon siège, pas très à l’aise de lui en avoir autant dit.) Je n’ai accepté cette Course que pour aider Sara Jane et faire tomber Trent. Tu vas aller tout balancer à ton père ? Les lumières des voitures que nous croisions éclairaient son visage. Il prit une inspiration et la laissa ressortir. — Tu fais quoi que ce soit dans ta petite vendetta qui m’empêche de prouver que le docteur Anders est le chasseur de sorciers, et je t’attache sur un bûcher au milieu de la place de la Fontaine, dit-il sur un ton menaçant. Demain, tu vas aller à l’université, et tu me diras tout ce que tu auras appris. (Ses épaules se relâchèrent.) Mais fais attention à toi. Je l’observai. Les phares qui passaient l’éclairaient par à-coups, comme s’ils me renvoyaient l’image de mon incertitude. À l’entendre, on aurait cru qu’il comprenait. Vous imaginez ça ? — C’est réglo, dis-je en me détendant. Je tournai la tête quand nous prîmes à gauche au lieu de virer à droite. Je le regardai avec un sentiment de déjà-vu. — Où allons-nous ? Mon bureau est de l’autre côté. — À la Pizzeria Piscary, dit-il. Il n’y a aucune raison d’attendre jusqu’à demain. Je le regardai, ne voulant pas admettre que j’avais promis à Ivy de ne pas y aller sans elle. — Piscary n’ouvre pas avant minuit, mentis-je. Ils ont une clientèle d’Outres. À ton avis, il y a beaucoup d’humains qui commandent des pizzas ? (Glenn pâlit quand il comprit, et je fis semblant de m’occuper du vernis de mes ongles.) Il sera dans les 2 heures quand ils commenceront à lever le pied et qu’ils auront le temps de nous parler. — Tu veux dire 2 heures du matin ? Euh, ouais, crétin, pensai-je. C’était à cette heure-là que la plupart des Outres attaquaient leur journée, surtout les morts. — Pourquoi ne rentres-tu pas chez toi faire un somme, et nous irons tous demain ? Il secoua la tête. — Tu vas y aller sans moi cette nuit. Une bouffée d’irritation m’échappa. — Je ne travaille pas comme ça, Glenn. De plus, si je le faisais, tu irais ensuite tout seul, et j’ai promis à ton père que j’essaierais de te garder en vie. J’attendrai. Parole de sorcière. Mentir, d’accord. Mais trahir la confiance d’un partenaire – même imposé –, ça, non. Il me lança un bref regard plein de suspicion. — D’accord. Parole de sorcière. Chapitre 7 — Rach’, dit Jenks, assis sur ma boucle d’oreille. Jette un œil sur ce type. Il fait le troll ou quoi ? Tout en traversant le hall d’accueil, par cet après-midi de septembre inhabituellement chaud, je remontai mon sac plus haut sur mon épaule et examinai le garçon en question. De la musique chatouilla mon subconscient. Sa radio n’était pas assez fort pour que je l’entende vraiment. Ma première pensée fut qu’il devait avoir chaud. Ses cheveux étaient noirs, comme ses lunettes de soleil et son cache-poussière en cuir. Il était appuyé contre un distributeur de boissons, essayant d’avoir l’air distingué, et parlait avec une femme qui portait une robe gothique en dentelle noire. Mais il en faisait trop. Personne ne paraît raffiné avec un gobelet en plastique à la main, barbe courte ou non. Et personne ne s’habillait plus en gothique, mis à part les ados vamps vivants rejetant toute autorité, et ceux qui auraient bien voulu en être et qui n’étaient que pathétiques. Je ricanai, me sentant beaucoup mieux. Le grand campus et le rassemblement de jeunes m’avaient mise sur les nerfs. J’avais fait mes études dans un petit établissement au programme standard de deux ans suivi des quatre ans d’internat du SO. Ma mère n’aurait jamais pu me payer des études à l’université de Cincinnati avec la pension de réversion de mon père, si l’on oublie l’assurance vie. Je regardai le reçu d’un jaune passé que m’avait donné Edden. Les jours et les heures de ma classe y étaient indiqués. En bas à droite, il y avait même le prix de l’ensemble, travaux pratiques, enseignement et taxes. Cela représentait une somme incroyable. Ce seul cours était à peu près aussi cher qu’un semestre dans mon ancienne institution. Je rangeai nerveusement le coupon dans mon sac en remarquant qu’un garou me dévisageait. J’avais suffisamment l’air décalée sans me balader avec un horaire des cours à la main. Autant accrocher autour de mon cou une pancarte avec « Adulte en formation alternée » marqué dessus. Que Dieu me vienne en aide, mais je me sentais vieille. Ils n’étaient pas beaucoup plus jeunes que moi, mais tous leurs gestes clamaient leur innocence. — Tout ça est débile, murmurai-je à Jenks en quittant le hall. Je ne savais même pas pourquoi le pixie était avec moi. Edden l’avait sans doute chargé de s’assurer que j’irais en cours. Je marchai à grands pas le long de la verrière qui reliait le bâtiment des Arts et Métiers avec Kan-tack Hall. Mes bottes de fabrication vamp claquaient élégamment sur le sol, et un éclair me traversa quand je m’aperçus que mes talons battaient le rythme de Vision brisée de Takata. Même si je ne pouvais pas vraiment entendre la musique, les paroles se mirent à trotter dans ma tête, suffisamment fort pour me rendre folle. « Balaie les indices de mes vies, de mon être, comme s’ils n’étaient que poussière. / Je t’aime aujourd’hui autant que je t’aimais hier. » — Je devrais être avec Glenn, à interroger les voisins de Dan, me plaignis-je. Je n’ai pas besoin de suivre ce fichu cours, seulement de parler aux camarades de Dan. Ma boucle d’oreille oscilla comme une balançoire en pneu, et les ailes de Jenks me chatouillèrent le cou. — Edden ne veut pas qu’Anders sache qu’elle est sur la liste des suspects. Je pense que c’est une bonne idée. Je fronçai les sourcils. Le bruit de mes pas s’étouffa quand je passai dans un couloir moquetté, et je commençai à regarder les numéros sur les portes des salles. — Tu penses qu’il a raison, c’est bien ça ? — Ouais. Mais il a oublié une chose, ricana-t-il. Quoique… Je ralentis en voyant un groupe qui attendait devant l’une des portes. C’était probablement ma classe. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Eh bien, dit-il d’une voix traînante, maintenant que tu suis ce cours, tu as le profil. L’adrénaline fusa en moi puis disparut. — C’est pourtant vrai, murmurai-je. Maudit soit Edden ! Le rire de Jenks retentit tel un carillon. Je fis passer mon lourd manuel d’une hanche à l’autre, scrutant le petit groupe pour trouver la personne susceptible de balancer les meilleurs ragots. Une jeune femme leva la tête vers moi, ou plutôt vers Jenks, et sourit fugitivement avant de se détourner. Comme moi, elle portait un jean, mais avec une veste coûteuse par-dessus son tee-shirt. Décontracté mais chic. Joli ensemble. Je laissai tomber mon sac sur la moquette et m’appuyai contre le mur, comme tout le monde, mais en laissant un espace prudent d’un mètre avec l’étudiant le plus proche. Je regardai discrètement le livre posé aux pieds de la fille. L’Utilisation des lignes d’énergie sans contact physique. J’eus un bref sentiment de soulagement. Au moins, j’avais le bon bouquin. Peut-être que ça allait bien se passer. Je regardai la vitre opaque de la porte fermée. De derrière me parvenaient les échos étouffés d’une conversation. La classe précédente ne devait pas encore être sortie. Jenks secoua ma boucle d’oreille et tira dessus. Je pouvais faire semblant de l’ignorer, mais quand il commença à hurler une chanson qui parlait de chenille arpenteuse et d’œillet d’Inde, je le fis dégager d’une claque. La fille à côté de moi s’éclaircit la voix. — Vous venez de changer de cours ? — Je vous demande pardon ? Jenks revint sur ma boucle d’oreille. Elle fit claquer une bulle de chewing-gum. Ses yeux trop fardés allaient de moi au pixie et retour. — Nous ne sommes pas nombreux à étudier la magie des lignes. Je ne me rappelle pas vous avoir déjà vue. Vous suiviez le cours du soir ? — Oh. (Je me détachai du mur et lui fis face.) Non. Je me suis inscrite à ce cours pour, euh… progresser dans mon travail. Elle rit en ramenant ses longs cheveux derrière son oreille. — Hé, c’est comme moi. Mais le temps que je termine mes études, il n’y aura probablement plus de boulot disponible pour un producteur exécutif en cinéma avec une expérience dans la magie des lignes. En ce moment, tout le monde semble suivre des options en art. — Je m’appelle Rachel. (Je tendis la main.) Et voici Jenks. — Heureuse de faire votre connaissance, dit-elle, la secouant quelques secondes. Janine. Jenks bourdonna jusqu’à elle et se posa sur sa main hâtivement levée. — Tout le plaisir est pour moi, Janine, dit-il, faisant carrément une révérence. Elle rayonna, complètement sous le charme. Apparemment, elle n’avait pas rencontré beaucoup de pixies. La plupart restaient en dehors de la ville, sauf ceux qui étaient utilisés dans les quelques domaines où eux et les fées excellaient : la maintenance des caméras, la sécurité, ou bien fourrer leur nez partout. Même là, les fées étaient plus communément employées, car elles avaient l’avantage de manger des insectes plutôt que du nectar, ce qui était plus simple à se procurer. — Euh… le docteur Anders donne le cours elle-même, ou elle le fait faire par un assistant ? demandai-je. Janine gloussa, et Jenks revint sur ma boucle d’oreille. — Tu as entendu parler d’elle ? demanda-t-elle. Oui, c’est elle qui donne les cours, vu que nous ne sommes pas nombreux. (Les yeux de Janine s’étrécirent.) Surtout maintenant. Nous avons commencé à douze, mais nous en avons perdu quatre après que le docteur Anders nous a expliqué que le tueur ne s’attaquait qu’à des sorciers et sorcières des lignes, et nous a conseillé d’être prudents. Et puis, Dan est parti. Elle s’appuya de nouveau contre le mur et soupira. — Le chasseur de sorciers ? dis-je, retenant un sourire. (J’avais choisi de me poser près de la bonne personne ; j’ouvris grand les yeux.) Tu plaisantes… Son visage se fit soucieux. — Je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles Dan a abandonné. Et c’est vraiment dommage. Il était chaud bouillant. Il aurait pu déclencher un sprinkler en pleine averse. Il avait eu un entretien important. Il n’a pas voulu me donner de détails. Je suppose qu’il avait peur que je pose aussi ma candidature. Apparemment, il a eu le boulot. Je hochai la tête. C’était peut-être ce qu’il voulait annoncer à Sara Jane samedi. Mais le doute s’infiltra dans mon esprit. Le dîner à la tour Carew pouvait aussi être un rendez-vous pour la larguer, et puis il s’était dégonflé et l’avait laissé tomber sans rien lui dire. — Tu es sûre qu’il a abandonné ? Peut-être que le chasseur de sorciers… Je ne finis pas ma phrase, et Janine eut un sourire rassurant. — Oui, il a abandonné. Il m’a demandé si je voudrais racheter sa craie magnétique s’il avait ce boulot. La librairie ne les reprend pas, une fois qu’on a ouvert l’emballage. Mon visage se décomposa, cette fois sous le coup d’une inquiétude bien réelle. — Je ne savais pas qu’il fallait de la craie. — Oh, j’en ai une à te prêter, dit-elle en cherchant dans son sac. Le docteur Anders a l’habitude de nous faire faire des croquis : des pentagrammes, des apogées nord-sud… Tu dis ce qui te passe par la tête et nous le dessinons. Elle fait les travaux pratiques en même temps que le cours. C’est pour ça que nous avons classe ici plutôt que dans un amphi. — Merci, dis-je en acceptant le crayon métallique. Je le serrai contre mon livre. Des pentagrammes ? Je haïssais les pentagrammes. Mes traits étaient toujours tordus. Il faudrait que je demande à Edden s’il serait d’accord pour une seconde visite à la librairie. Puis je me souvins du prix du cours, pour lequel il ne serait probablement jamais remboursé, et je décidai d’aller chercher chez ma mère mes anciennes affaires de classe. Super. Mieux vaudrait l’appeler avant. Janine vit mon air dégoûté. Se méprenant, elle chercha à me rassurer. — Oh, ne t’en fais pas, Rachel. Le tueur n’en a pas après nous. Vraiment. Le docteur Anders a dit de faire attention, mais elle ne s’en prend qu’aux sorciers expérimentés. — Ouais. (Fugitivement, je me demandai si je pouvais passer pour expérimentée ou non.) Je suppose qu’elle sait de quoi elle parle. Les conversations autour de nous se turent quand la voix du docteur Anders retentit à travers la porte : — J’ignore qui tue mes étudiants. Et j’ai été à bien trop d’enterrements ce mois-ci pour prêter l’oreille à vos accusations calomnieuses. Je vous poursuivrai en justice en remontant jusqu’au Tournant si vous salissez ma réputation ! Janine parut inquiète. Elle ramassa son livre et le tint contre sa poitrine. Dans le couloir, les étudiants se dandinaient et échangeaient des regards gênés. — C’est gagné pour ce qui est de laisser le docteur Anders dans l’ignorance de son statut de suspect, me souffla Jenks de ma boucle d’oreille. J’acquiesçai, me demandant si, maintenant, Edden accepterait que je laisse tomber ce cours. — C’est Denon qui est avec elle, ajouta Jenks. Je pris une inspiration rapide. — Quoi ? — Je peux sentir Denon, répéta-t-il. Il est dans cette salle avec le docteur Anders. Denon ? pensai-je. Qu’est-ce que mon ancien patron pouvait faire si loin de son bureau ? Il y eut un bruissement, suivi par un « plop » sonore. À part Jenks et moi, tout le monde dans le couloir sursauta. Janine porta une main à son oreille, comme si elle venait d’encaisser un bon coup. — Tu as senti ça ? me demanda-t-elle. (Je secouai la tête.) Elle vient juste de fermer un cercle sans l’avoir dessiné au préalable. Avec tous les autres, je regardai fixement la porte. Je ne savais pas qu’on pouvait fermer un cercle sans le tracer. Je n’aimais pas non plus le fait que tout le monde, sauf Jenks et moi, ait été capable de dire qu’elle l’avait fait. Me sentant dépassée, je ramassai mon sac. Le grondement de basse de la voix de mon ancien patron me donnait des frissons. Denon était un vampire vivant, comme Ivy. Mais il était de sang bas, car né humain et infecté par le virus vamp plus tard, par un vrai mort-vivant. Alors qu’Ivy avait une influence politique, étant née vamp et sûre de rejoindre les morts-vivants, même si elle mourait seule et avec tout son sang, Denon serait toujours un seconde zone, dépendant du bon vouloir d’un vamp pour être transformé après sa mort. — Sortez de ma salle, hurla le docteur Anders, avant que je porte plainte pour harcèlement. Tous les étudiants se trémoussèrent nerveusement. Je ne fus pas surprise quand la vitre opaque fut obscurcie par une large silhouette. Je me raidis avec les autres lorsque la porte s’ouvrit sur Denon. Il fallut presque qu’il se mette de profil pour passer dans l’encadrement. J’étais toujours persuadée que Denon avait été rocher dans une vie antérieure. Un rocher arrondi par le courant d’une rivière et pesant aux alentours d’une tonne. Étant de sang bas et n’ayant qu’une force humaine, il lui fallait travailler dur pour rester au niveau de ses copains morts. Il en résultait une taille étroite et des muscles qui gonflaient sa chemise blanche habillée. Il sortit d’un pas nonchalant et s’arrêta au milieu du couloir. Le coton brut faisait un contraste saisissant avec son teint sombre, attirant l’œil et le retenant. Comme il le souhaitait. La classe reflua quand il avança. Une présence froide sembla s’écouler de la salle et se rassembler autour de lui. Probablement les restes de l’aura qu’il avait sortie pour le docteur Anders. Un sourire dominateur et confiant se dessina sur ses lèvres quand ses yeux se posèrent sur moi. — Euh… Rachel ? murmura Jenks en s’envolant vers Janine. Je te retrouve à l’intérieur, d’accord ? Je ne répondis pas, me sentant brusquement fragile et vulnérable. — Je te garde un siège, souffla Janine. Mais je ne quittai pas mon ancien chef des yeux. Il y eut un brouhaha léger tandis que le couloir se vidait. J’avais été effrayée par cet homme, et j’étais toute disposée à l’être encore maintenant. Mais quelque chose avait changé. Bien que se déplaçant toujours avec la grâce d’un prédateur, l’air sans âge qui l’avait autrefois caractérisé avait disparu. La faim dans ses yeux, qu’il n’essayait pas de cacher, me disait qu’il était encore pratiquant, mais je devinai qu’il était en défaveur, et qu’il ne s’abreuvait plus auprès de morts-vivants, même si ceux-ci se nourrissaient encore sur lui. — Morgan, susurra-t-il. (Ses mots parurent venir se briser contre le mur de briques derrière moi et leur reflux me poussa en avant ; sa voix était comme lui, exercée, puissante, et pleine de promesses pesantes.) J’ai entendu dire que tu faisais la pute pour le BFO. Ou bien cherches-tu seulement à améliorer ton niveau ? — Bonjour, monsieur Denon. (Je ne baissai pas les yeux face à ses pupilles noires.) On vous a dégradé au rang de Coureur ? (La lueur affamée dans ses yeux se transforma en colère.) On dirait que vous en êtes à faire les Courses que vous me confiiez. Vous allez chercher les familiers dans les arbres ? Vous contrôlez que les licences sont à jour ? Et comment vont les trolls SDF des ponts ? Denon se pencha en avant, les yeux fixes et les muscles tendus. Mon visage se glaça, et je sentis le mur contre mon dos. La lumière du soleil déversée par la lointaine galerie vitrée sembla s’assombrir. Comme un kaléidoscope, elle se mit à tourbillonner pour paraître deux fois plus éloignée qu’elle l’était. Mon cœur se mit à faire des cabrioles, puis revint doucement à sa place habituelle. Denon essayait de me sortir son aura, mais je savais qu’il n’y arriverait pas si je ne lui donnais pas de peur pour la nourrir. Je n’aurais pas peur. — Arrêtez votre cinéma, Denon, fanfaronnai-je, l’estomac noué. Je vis avec une vamp qui pourrait vous bouffer pour le petit déjeuner. Alors, gardez votre aura pour quelqu’un que ça intéressera. Mais il continua à se rapprocher, jusqu’à ce que je ne puisse plus voir que lui. Je dus lever la tête pour le regarder, ce qui me mit en rogne. Son souffle était chaud, et je pouvais y déceler l’odeur piquante du sang. Mon pouls battait très fort, et je détestai qu’il sache que j’avais peur de lui. — Il n’y a que toi et moi ici ? dit-il, sa voix aussi douce qu’un lait chocolaté. Dans un mouvement lent et contrôlé, ma main descendit chercher la crosse de mon revolver à balles molles. J’éraflai le dos de mes doigts sur les briques, mais quand ils touchèrent mon arme, ma confiance revint au galop. — Vous, moi et mon revolver à balles molles. Touchez-moi seulement et je vous descends. (Je lui souris.) D’après vous, j’ai mis quoi dans les billes ? Ça pourrait être compliqué d’expliquer pourquoi quelqu’un du SO a dû venir jusqu’ici pour vous doucher à l’eau salée, non ? Je crois que ça pourrait justifier des fous rires pendant au moins un an. Ses yeux étincelèrent de haine. — Un pas en arrière, dis-je bien fort. Si je le sors, je l’utilise. Il recula. — Morgan, tiens-toi à l’écart de cette affaire, menaça-t-il. C’est ma Course. — Ça explique pourquoi les roues du SO patinent. Vous feriez peut-être mieux de retourner mettre des contredanses pour stationnement illicite, et de laisser un professionnel s’occuper du chasseur de sorciers. Sa respiration devint sifflante, et sa colère me donna de nouvelles forces. Ivy avait raison. Il y avait de la peur quelque part au fond de son âme. La peur qu’un jour les vampires morts qui se nourrissaient de lui perdent le contrôle et le tuent. La peur qu’ils ne le ramènent pas ensuite comme l’un de leurs frères. Il avait raison d’avoir peur. — Cette affaire concerne le SO, dit-il. Si tu t’en mêles, je te fais coffrer. (Il sourit, me montrant ses dents humaines.) Si tu as trouvé que la cage de Kalamack était un endroit désagréable, attends seulement de voir celle que je garde pour toi. Ma confiance se fissura. Le SO sait ça ? — Ne vous faites pas de fausse joie, dis-je sournoisement. Je suis là pour une personne disparue, pas pour vos meurtres. — Une personne disparue, se moqua-t-il. C’est une chouette histoire. Tu devrais t’y accrocher. Et, cette fois, essaie de garder ta prise vivante. (Il me lança un dernier regard avant de s’éloigner dans le couloir, vers le soleil et la rumeur du hall.) Tu ne seras pas éternellement l’animal de compagnie de Tamwood, dit-il sans même se retourner. Et alors, je viendrai te chercher. — C’est ça, cause toujours. Mais un peu de ma vieille peur essayait de refaire surface. Je la renvoyai d’où elle venait et retirai ma main du creux de mes reins. Je n’étais pas l’animal de compagnie d’Ivy, bien que vivre avec elle me protège de la population vamp de Cincinnati. Elle n’était pas dans une position de pouvoir, mais, en tant que dernier représentant vivant de la famille Tamwood, elle avait un statut de leader en devenir que respectaient les vamps les plus sages, vivants et morts. Je pris une profonde inspiration pour dissiper la faiblesse dans mes jambes. Super. Maintenant, il fallait que j’entre dans la classe alors qu’ils avaient probablement commencé. Me disant que la journée ne pourrait pas être pire, je rassemblai mon courage et entrai dans la salle, illuminée par les grandes baies qui donnaient sur le campus. Comme l’avait dit Janine, c’était un laboratoire, avec deux personnes assises sur des tabourets à chacune des extrémités de hautes tables carrelées. Janine était seule et parlait avec Jenks. Elle m’avait visiblement gardé la place à côté d’elle. De l’ozone venant du cercle hâtivement construit par le docteur Anders m’assaillit les narines. Le cercle avait disparu, mais les relents de pouvoir picotèrent mes sinus. Je regardai vers le devant de la salle. Anders était assise à un affreux bureau métallique, devant un tableau noir classique. Elle avait les coudes sur le bureau, la tête posée dans les mains. Je pouvais voir ses doigts trembler, et je me demandai si cela venait des accusations de Denon ou de ce qu’elle avait énormément puisé dans l’au-delà pour faire un cercle sans aucune matérialisation physique préalable. La classe me parut anormalement calme. Les cheveux d’Anders étaient tirés en un chignon sévère, et il y avait des traînées grises peu flatteuses dans la masse noire. Elle avait l’air plus vieille que ma mère, vêtue d’un pantalon ocre très strict et d’un chemisier de bon goût. J’essayai de ne pas attirer son attention et me glissai le long des deux premières rangées de tables pour aller m’asseoir à côté de Janine. — Merci, soufflai-je. Les yeux écarquillés, elle me regarda ranger mon sac sous la table. — Tu travailles au SO ? Je jetai un coup d’œil du côté d’Anders. — J’y ai travaillé, mais j’ai démissionné au printemps dernier. — Je ne pensais pas qu’on pouvait lâcher le SO, dit-elle, son visage montrant encore plus d’étonnement. Je haussai les épaules et repoussai mes cheveux derrière mon oreille pour que Jenks puisse se percher à sa place habituelle. — Ça n’a pas été facile. Son attention se déplaça vers le devant de la classe où le docteur Anders s’était levée. La grande femme était aussi effrayante que dans mon souvenir, avec un long visage étroit et un nez qui aurait été à sa place dans l’une de ces vieilles images pré-Tournant censées représenter des sorcières. Elle n’avait quand même pas de verrues, et son teint n’était pas verdâtre. Elle puait la prof titularisée et avait ramené l’attention de toute la classe vers elle simplement en se levant. Ses mains ne tremblaient plus quand elle prit une liasse de feuilles. Elle chaussa une paire de lunettes cerclées de métal et feuilleta ses notes en faisant tout un cinéma. J’aurais pu jurer que ses lunettes étaient ensorcelées pour lui permettre de voir à travers les sorts des lignes d’énergie en même temps qu’elles rectifiaient sa vue. J’aurais aimé avoir le culot de chausser les miennes pour savoir si elle utilisait la magie des lignes pour avoir l’air aussi peu attirante ou si ça lui était propre. Un soupir souleva ses épaules étroites et elle leva la tête. Son regard chercha le mien à travers les verres enchantés. — Je vois, dit-elle (et sa voix me fit passer des frissons le long de la colonne vertébrale), que nous avons un nouveau visage parmi nous. Je lui fis un sourire faux. Il était évident qu’elle me reconnaissait, son visage s’était fripé comme une prune sèche. — Rachel Morgan, continua-t-elle. — Présente, dis-je d’une voix étale. Un soupçon d’irritation la traversa. — Je sais qui vous êtes. Ses talons plats claquant sur le sol, elle vint se placer devant moi. Elle se pencha en avant et examina Jenks. — Et vous êtes qui, monsieur le pixie ? — Euh… Jenks, ma’ame, bredouilla-t-il, ses ailes s’agitant nerveusement et venant s’emmêler dans mes cheveux. — Jenks, répéta-t-elle sur un ton presque respectueux. Je suis heureuse de faire votre connaissance. Vous n’êtes pas sur la liste de mes élèves, alors veuillez sortir. — Oui, ma’ame. À ma grande surprise, le pixie, habituellement si arrogant, se détacha de ma boucle d’oreille. — Désolé, Rach’, dit-il en voletant devant moi. Je serai dans la salle des profs ou à la bibliothèque. Nick y travaille peut-être encore. — D’accord, je te retrouve plus tard. Il adressa au docteur Anders un signe de la tête et fonça par la porte encore ouverte. — Je suis désolée, dit Anders. Mon cours est-il en conflit avec votre vie sociale ? — Pas du tout, docteur Anders. Et c’est un plaisir de vous revoir. Elle eut un mouvement de recul en entendant le sarcasme dans ma voix. — Vraiment ? Du coin de l’œil, je vis la mâchoire de Janine qui pendait. Et ce que j’apercevais du reste de la classe était dans le même état. Mon visage me brûlait. Je ne savais pas pourquoi cette femme me détestait, mais c’était une évidence. Elle était aussi sympa qu’un corbeau affamé avec les autres, mais moi, j’avais droit au blaireau prêt à tout pour se nourrir. Anders laissa tomber ses papiers sur ma table avec un claquement sec. Mon nom était entouré au marqueur rouge. Ses lèvres minces se pincèrent imperceptiblement. — Pourquoi êtes-vous là ? demanda-t-elle. Il y a déjà eu deux cours sur ce semestre. — C’est encore la semaine des choix, la contrai-je, sentant mon pouls s’affoler. À la différence de Jenks, je n’avais pas de problème pour combattre l’autorité. Mais, comme dit la chanson, « l’autorité gagne toujours ». — Je ne sais pas comment vous avez réussi à obtenir l’accord nécessaire pour suivre ce cours, dit-elle, caustique. Vous n’avez pas les prérequis. — Toutes mes équivalences ont été reconnues. Et j’ai eu une année pour expérience professionnelle. C’était vrai, mais Edden était la véritable raison pour laquelle j’avais pu accéder directement à un cours de master 1. — Vous me faites perdre mon temps, mademoiselle Morgan. Vous êtes une sorcière de la terre. Je pensais vous en avoir convaincue. Vous n’avez pas le contrôle suffisant pour travailler les lignes d’énergie au-delà de la fermeture d’un cercle insignifiant. (Elle se pencha, et je sentis ma pression sanguine augmenter.) Je vais vous virer de ma classe encore plus vite que la dernière fois. Je pris une longue inspiration pour me calmer et jetai un coup d’œil aux visages choqués qui m’entouraient. Apparemment, ils n’avaient jamais vu cet aspect de la personnalité de leur cher professeur. — J’ai besoin de suivre ce cours, docteur Anders, dis-je. (Je ne savais pas pourquoi j’essayais d’en appeler à sa maigre compassion – sauf que si je me faisais virer, Edden me demanderait peut-être de rembourser les frais d’inscription.) Je suis ici pour apprendre. En entendant cela, cette garce ramassa ses feuilles et battit en retraite derrière la table libre du rang suivant. Son regard parcourut l’assistance avant de revenir sur moi. — Vous avez des problèmes avec votre démon ? Il y eut quelques hoquets dans la classe. Janine se recroquevilla pour s’écarter de moi. Maudite soit cette mégère, pensai-je en me couvrant le poignet de la main. Je ne suis pas là depuis cinq minutes, et elle réussit à me séparer du reste de la classe. J’aurais dû porter un bracelet. Mes mâchoires se crispèrent, et ma respiration s’accéléra quand je résistai à l’impulsion de répondre. Le docteur Anders sembla satisfaite. — Vous ne pouvez pas cacher efficacement une marque de démon avec la magie de la terre, dit-elle sur un ton docte. Il faut la magie des lignes. Est-ce pour cela que vous êtes là, mademoiselle Morgan ? se moqua-t-elle. Tremblante, je refusai de baisser les yeux. J’ignorais ce détail. Pas étonnant que mes charmes pour la dissimuler n’aient jamais passé le crépuscule. Ses rides se firent plus profondes quand elle fronça les sourcils. — Le séminaire de Démonologie pour les Pratiquants Modernes du professeur Peltzer est dans le bâtiment suivant. Vous devriez peut-être vous excuser et aller voir s’il n’est pas trop tard pour changer de cours. Ici, nous ne nous occupons pas des arts noirs. — Je ne suis pas une sorcière noire, murmurai-je. J’avais peur de me mettre à hurler si j’élevais la voix. Je remontai ma manche pour montrer ma marque de démon. Je refusais d’en avoir honte. — Je n’avais pas appelé le démon qui m’a infligé ça. Je l’ai combattu. Je pris une inspiration lente, incapable de regarder quiconque. Surtout Janine, qui s’était écartée de moi autant que possible. — Je suis ici pour apprendre comment le tenir à distance, docteur Anders. Je ne prendrai aucun cours de démonologie. J’ai peur des démons. Ces derniers mots n’avaient été qu’un souffle, mais je savais que tous les avaient entendus. Anders sembla déconcertée. J’étais embarrassée, mais si elle me fichait la paix, ça valait le coup. Ses pas retentirent lourdement à travers la salle alors qu’elle regagnait le bout de la pièce. — Rentrez chez vous, mademoiselle Morgan, dit-elle, tournée vers le tableau noir. Je sais pourquoi vous êtes ici. Je n’ai pas tué mes anciens étudiants, et je me sens offensée par votre accusation implicite. Sur ces paroles sympathiques, elle fit face à la classe et adressa un sourire pincé à ses élèves. — Si le reste d’entre vous veut bien garder en tête les copies des pentagrammes du xviiie siècle, nous aurons une interrogation sur le sujet vendredi. Pour la semaine prochaine, je vous demande de lire les chapitres six, sept et huit de votre manuel, et de faire les exercices qui s’y réfèrent. Janine ? À l’appel de son nom, celle-ci fit un bond. Elle était occupée à essayer de voir mon poignet. Je frissonnais encore. Je notai les devoirs avec des doigts tremblants. — Janine, vous feriez bien de faire aussi les rappels en tête du chapitre six. Votre contrôle pour libérer de l’énergie stockée laisse quelque peu à désirer. — Oui, docteur Anders, répondit Janine, blanche comme un linge. — Et allez vous asseoir à côté de Brian, ajouta Anders. Vous pourrez apprendre plus de lui que de Mlle Morgan. Janine n’hésita pas. Avant même qu’Anders ait fini sa phrase, elle avait ramassé son sac et son livre, et se précipitait vers la table suivante. Je restai seule. J’avais envie de vomir. La craie empruntée à Janine était à côté de mon livre et avait l’air d’un biscuit volé. — Vendredi, je voudrais aussi évaluer vos liens avec votre familier. En effet, durant les prochaines semaines, nous allons aborder la protection à long terme. Alors, merci de les amener. Comme cela prendra un certain temps de vous faire passer tous, les derniers dans l’ordre alphabétique peuvent prévoir d’être retenus après l’heure de fin habituelle du cours. Il y eut des grognements fatigués de la part de quelques étudiants, mais je devinai que la jovialité qui régnait habituellement manquait. Je sentis un poids dans mon estomac. Je n’avais pas de familier. Si je n’en trouvais pas un d’ici à vendredi, elle me recalerait. Comme la dernière fois. Le docteur Anders me sourit avec la chaleur d’une poupée. — Cela vous pose-t-il un problème, mademoiselle Morgan ? — Non, répondis-je platement. (Je commençais à vouloir lui attribuer les meurtres, qu’elle les ait commis ou non.) Aucun problème. Chapitre 8 Grâce à Dieu, il n’y avait pas de queue quand nous nous arrêtâmes devant la Pizzeria Piscary. Ivy et moi descendîmes de la voiture banalisée du BFO dès que Glenn se fut arrêté. Le trajet n’avait pas été des plus joyeux pour toutes les deux ; le souvenir d’Ivy me plaquant contre le mur de la cuisine était encore aussi brillant qu’un sou neuf. Elle m’avait paru étrange toute la soirée, contenue et surexcitée à la fois. J’avais l’impression que j’allais rencontrer ses parents. D’une certaine façon, c’était le cas puisque Piscary était à l’origine, il y avait vraiment très longtemps, de sa lignée familiale de vampires. Glenn sortit sans se presser, mit sa veste et bâilla. Il était suffisamment réveillé pour écarter Jenks qui lui tournait autour d’un revers de la main. Il ne semblait pas inquiet à l’idée de pénétrer dans ce qui était un restaurant strictement Outre… Je pouvais presque voir la cible dessinée sur son torse. Peut-être qu’il est long à la détente. Le lieutenant avait accepté de remplacer son costume guindé du BFO par un jean et une chemise en flanelle décolorée. Ivy les avait sortis d’une boîte rangée au fond de son placard, sur laquelle on pouvait lire « Restes », marqué au feutre noir à moitié effacé. Ils allaient parfaitement à Glenn, et je ne voulais pas savoir d’où elle les tenait, ni pourquoi ils avaient plusieurs déchirures soigneusement recousues à des endroits plutôt inhabituels. Un blouson en Nylon cachait l’arme qu’il avait refusé d’abandonner, mais j’avais laissé mon revolver à balles molles à la maison. Il aurait été inutile contre une pièce pleine de vamps. Une fourgonnette entra sur le parking et se gara sur une place vide, tout au fond. J’en détournai mon attention et examinai la fenêtre brillamment éclairée destinée à la vente à emporter et au départ des livraisons. Pendant que je regardais, une nouvelle pizza en sortit, et, après l’avoir embarquée, une voiture démarra et s’engagea dans la rue avec une embardée. Elle s’éloigna avec une vitesse qui trahissait un moteur puissant. Les livreurs de pizzas étaient bien payés depuis qu’ils avaient obtenu des primes de risque. J’entendais le doux ressac de l’eau sur le bois. De longues bandes de lumière scintillaient sur l’Ohio, et les plus grands immeubles de Cincinnati se reflétaient en longues silhouettes sur l’eau calme. La Pizzeria Piscary était sur l’un des quais les plus fréquentés, où se concentraient clubs, restaurants et boîtes de nuit. Il y avait même un débarcadère pour les clients qui venaient en yacht. Mais obtenir une table donnant sur l’eau serait impossible si tard. — Prêts ? dit Ivy sur un ton enjoué en finissant d’ajuster sa veste. Elle portait ses habituels pantalon de cuir et chemise de soie noire qui lui donnaient l’air d’une prédatrice. Sur son visage, seul le rouge à lèvres écarlate faisait une tache de couleur. Une chaîne en or noir était accrochée autour de son cou à la place du sempiternel crucifix, maintenant soigneusement rangé dans sa boîte à bijoux. La chaîne était assortie à ses bracelets de cheville. Elle avait même été jusqu’à peindre ses ongles d’une laque très claire, leur donnant un éclat subtil. Les bijoux et le vernis à ongles étaient exceptionnels pour Ivy. Après les avoir vus, j’avais choisi de porter une large bande d’argent au lieu de mon bracelet à charmes, pour cacher ma marque de démon. C’était agréable de se faire chic, et j’avais même fait un essai avec mes cheveux. Les frisottis roux auxquels j’avais fini par aboutir semblaient presque avoir été réalisés à dessein. Je restai un pas derrière Glenn jusqu’à la porte principale. Les Outres n’étaient pas contre les mélanges, mais notre groupe était inhabituel, et j’espérais pouvoir entrer et ressortir vite fait avec l’information cherchée sans trop attirer l’attention. La fourgonnette arrivée après nous avait déchargé une meute de garous qui faisaient beaucoup de bruit et comblaient l’écart qui nous séparait. — Glenn, dit Ivy quand nous atteignîmes la porte. À partir de maintenant, bouclez-la. — Comptez là-dessus, dit le lieutenant agressivement. Je haussai les sourcils et fis un pas prudent en arrière. Jenks atterrit sur le grand cercle de l’une de mes boucles d’oreille. — Ça devrait être intéressant, ricana-t-il. Ivy attrapa Glenn par le col, le souleva et le cogna contre le poteau en bois qui soutenait le dais au-dessus de l’entrée. Surpris, il resta figé un instant, puis commença à ruer, visant le ventre d’Ivy. Elle le lâcha pour éviter les coups. Avec toute la rapidité d’un vamp, elle le saisit de nouveau et le cogna encore dans le poteau. Glenn gémit de douleur, se débattant pour reprendre son souffle. — Ouaouh, applaudit Jenks. Ça va faire mal demain matin. Je me dandinai et regardai la meute de garous qui arrivait. — Vous n’auriez pas pu régler ça avant qu’on parte ? soupirai-je. — Écoute-moi bien, l’amuse-gueule, dit Ivy calmement, son visage contre celui de Glenn. Tu vas garder ta grande bouche fermée. Tu n’existes plus, à moins que je te pose une question. — Allez en enfer, réussit à articuler Glenn, son visage virant au rouge sous sa peau noire. Ivy le monta encore un peu plus haut, et il grogna. — Tu pues comme un humain, continua-t-elle alors que ses yeux devenaient noirs. Chez Piscary, il n’y a que des Outres ou des humains liés. La seule façon pour toi de sortir d’ici entier et sans perforations, c’est que tout le monde pense que tu es mon ombre. Ombre, pensai-je. C’était une expression péjorative. On disait aussi « esclave ». Moi, j’aurais dit « jouet ». Ça indiquait un humain récemment mordu – une simple source de sexe et de nourriture sur pattes –, mentalement lié à un vampire. Ils étaient soumis aussi longtemps que possible. Parfois des décennies. Mon ancien patron, Denon, en avait fait les frais, avant de gagner la faveur de celui qui lui avait permis de recouvrer une certaine liberté. Le visage déformé, Glenn réussit à se dégager et s’effondra. — Va te faire Tourner, Tamwood, grinça-t-il en se frottant le cou. Je peux prendre soin de moi. Ça ne peut pas être pire que d’entrer dans un bar pour vieux copains dans la Géorgie profonde. — Tu crois ? demanda-t-elle, une main pâle posée sur la hanche. Tu y trouverais aussi quelqu’un prêt à te bouffer ? La meute de garous nous dépassa et disparut à l’intérieur. L’un d’eux avait tressailli et failli revenir en arrière en me voyant. Je me demandai soudain si le vol de ce poisson allait devenir un problème. De la musique et un brouhaha de voix s’échappèrent du restaurant, interrompus lorsque la lourde porte se referma. Je soupirai. Il y avait du monde. Il faudrait probablement attendre pour avoir une table. Je tendis une main à Glenn pour l’aider à se relever pendant qu’Ivy ouvrait la porte. Il refusa l’offre, remit son amulette antidémangeaisons sous sa chemise et se donna du mal pour recouvrer son orgueil, resté quelque part sous les talons d’Ivy. Jenks vola de mon épaule à la sienne, le faisant sursauter. — Toi, le pixie, va t’asseoir ailleurs, dit-il entre deux quintes de toux. — Oh non, dit joyeusement Jenks. Tu ne sais pas qu’un vamp ne te touchera pas s’il y a un pixie sur ton épaule ? C’est un fait établi. Glenn hésita, et je levai les yeux au ciel. Quelle cruche ! Nous restâmes derrière Ivy tandis que la meute de garous était amenée vers sa table. La salle était pleine ; normal pour un jour de semaine. Piscary avait la meilleure pizzeria de Cincinnati et ils ne prenaient pas de réservations. La chaleur et le bruit me détendirent, et j’enlevai mon manteau. Les épais piliers en bois brut semblaient tenir à bout de bras le plafond bas. Les basses de Rehumanize yourself de Sting nous parvenaient par le large escalier. Plus loin, de grandes baies donnaient sur la rivière et, au-delà, sur la ville. Un yacht à trois ponts, honteusement coûteux, était amarré là. Les lumières du quai brillaient sur le nom inscrit sur la proue, Solaire. Dans la salle, de jeunes garçons en âge d’aller à l’université, plutôt mignons, s’activaient dans leurs uniformes réduits, assez suggestifs pour certains. La plupart étaient des humains liés, le personnel vamp étant traditionnellement chargé de l’étage, moins encadré. L’hôte haussa les sourcils en voyant Glenn. Je l’identifiai comme hôte d’accueil du fait de sa chemise à moitié déboutonnée, mais aussi parce que c’était écrit sur son badge. — Une table pour trois ? Éclairée ou non ? — Éclairée, intervins-je avant qu’Ivy ait pu dire le contraire. Je ne voulais pas aller à l’étage. Ça semblait agité. — Dans quinze petites minutes alors. Vous pouvez attendre au bar. Je soupirai. Quinze minutes. C’était toujours quinze minutes. Quinze petites minutes qui se traînaient jusqu’à trente, puis quarante. Vous étiez alors prêts à attendre dix minutes de plus pour ne pas devoir aller jusqu’au restaurant suivant et repartir de zéro. Ivy sourit en montrant ses dents. Ses canines n’étaient pas plus grandes que les miennes, mais elles étaient acérées comme celles d’un chat. — Merci, nous attendrons ici. Subjugué par son sourire, l’hôte acquiesça. Sa poitrine, visible sous sa chemise ouverte, était ponctuée de cicatrices pâles. Ce n’était pas ce que les hôtes portaient chez Denny, mais de quel droit pouvais-je me plaindre ? Il avait un air un peu mou que je n’aimais pas chez mes hommes, mais certaines femmes appréciaient. — Ce ne sera pas long, dit-il. (Remarquant mon examen, il planta son regard dans le mien, et ses lèvres s’entrouvrirent de façon suggestive.) Vous voulez commander maintenant ? Une pizza passa sur un plateau, et je m’arrachai aux yeux de l’hôte. Je me tournai vers Ivy et elle haussa les épaules. Nous n’étions pas là pour dîner, mais pourquoi pas ? Ça sentait vraiment bon. — Oui, répondit Ivy. Une extra-large. Avec de tout sauf les oignons et les poivrons. Glenn relâcha son attention de ce qui avait l’air d’être une réunion de sorcières applaudissant à l’arrivée de leur dîner. Manger chez Piscary était un événement. — Tu avais dit que nous ne resterions pas. Ivy se retourna. Le noir remontait dans ses yeux. — J’ai faim. Ça te suffit ? — Pas de problème, grommela-t-il. Ivy recouvra immédiatement son calme. Je savais qu’elle n’allait pas tourner vamp ici. Ça pourrait provoquer une réaction en chaîne parmi les autres vampires, et Piscary perdrait sa bonne note sur sa LTP. — Nous pourrions partager une table avec quelqu’un. Je meurs de faim, dit-elle en faisant tinter ses bracelets de cheville. LTP était le sigle pour « Licence Tous Publics ». Cela entraînait un respect complet de la règle du pas-de-sang-dans-les-locaux. Une règle standard pour tous les établissements servant de l’alcool depuis le Tournant. Ça créait une zone sécurisée dont nous, les « morts vraiment morts », avions besoin. Si vous aviez trop de vamps dans un même endroit et que l’un d’eux fasse couler le sang, les autres avaient tendance à perdre aussi le contrôle. Pas de problème quand il n’y avait que des vampires, mais, en règle générale, les gens n’aiment pas trop quand la sortie en ville de l’un de leurs êtres chers se transforme en une éternité au cimetière. Ou pis. Les clubs et les autres lieux de vie nocturne sans LTP existaient, mais ils n’étaient pas aussi populaires et ne rapportaient pas autant d’argent. Les humains aimaient les endroits classés LTP. Ils pouvaient y flirter sans craindre que le mauvais choix d’un autre transforme leur compagnon d’un soir en monstre incontrôlé et assoiffé de sang. Du moins, jusqu’à ce qu’ils soient dans l’intimité de leur chambre, où ils auraient des chances d’y survivre. Et les vamps appréciaient cela aussi. Il est plus facile de rompre la glace quand votre rendez-vous n’est pas paralysé par la peur de vous voir lui transpercer la peau. J’examinai la grande salle et ne vis que des Outres. LTP ou pas, il était évident que Glenn retenait l’attention. La musique s’était tue, et personne n’avait remis de pièce dans la machine. Mis à part les sorcières dans un coin et la meute de garous au fond, le rez-de-chaussée était plein de vamps affichant différents niveaux de sensualité, allant de la tenue décontractée au satin et aux dentelles. Une bonne partie de la salle était occupée par ce qui devait être un anniversaire de mort. Un souffle chaud dans mon cou me fit me redresser brutalement. Seul l’air profondément ennuyé d’Ivy me retint d’en frapper l’auteur. Je pivotai, et ma repartie cinglante s’étouffa. Super. Kisten. Le vamp vivant était l’ami d’Ivy, et je ne l’aimais pas. En partie parce qu’il était le scion de Piscary, un électron libre du maître vampire, chargé de ses activités diurnes. Et le fait que Piscary m’ait un jour ensorcelée contre ma volonté par son intermédiaire – ce que j’avais à l’époque cru impossible – n’aidait pas. Pas plus que le fait qu’il soit vraiment, mais vraiment très mignon, ce qui, d’après moi, le rendait vraiment, mais vraiment très dangereux. Si Ivy était une diva des ténèbres, alors Kist était son double masculin. Et, que Dieu me vienne en aide, il avait tout pour le rôle. Des cheveux blonds et courts, des yeux bleus, un menton couvert de juste assez de barbe pour donner à ses traits délicats un air plus rude, tout cela faisait de lui un paquet sexy de promesses de plaisir. Il était habillé de façon plus conventionnelle que d’habitude, ses cuirs de motard et ses chaînes remplacés par une chemise et un pantalon classes. Cependant, il avait toujours son attitude « et-pourquoi-devrais-je-me-soucier-de-votre-opinion ? ». L’absence des bottes de moto le laissait un soupçon plus grand que moi avec mes talons, et l’apparence sans âge d’un vampire mort brillait en lui comme une promesse. Il se déplaçait avec la confiance d’un chat, et il avait suffisamment de muscles pour que la perspective de les caresser du bout des doigts soit réjouissante, mais pas assez pour qu’ils deviennent embarrassants. Ivy et lui avaient un passé commun que je ne souhaitais pas connaître. À l’époque, elle était un vampire très pratiquant. J’avais constamment l’impression que, s’il ne pouvait pas l’avoir, il serait heureux de se contenter de sa colocataire. Ou de la voisine. Ou de la femme croisée dans le bus le matin même… — Bonsoir, chérie, souffla-t-il avec un faux accent britannique, ses yeux trahissant son amusement de m’avoir surprise. Je le repoussai d’un doigt. — Ton accent pue. Ne reviens pas avant qu’il soit correct. Mais mon pouls s’était accéléré, et un picotement léger et agréable en provenance de la cicatrice sur mon cou mit en branle toutes mes alarmes de proximité. Par l’enfer. J’avais oublié ça. Il jeta un coup d’œil vers Ivy, comme pour lui demander la permission, puis passa une langue espiègle sur ses lèvres quand elle fronça les sourcils en guise de réponse. Je grimaçai, me disant que je n’avais pas besoin de son aide pour m’en débarrasser. Voyant cela, elle lâcha un soupir exaspéré et entraîna Glenn au bar, incitant Jenks à les accompagner avec la promesse d’un grog au miel. Le lieutenant du BFO me regarda par-dessus son épaule en s’éloignant. Il se doutait que quelque chose était passé entre nous trois, mais sans savoir quoi. — Enfin seuls. Kist se plaça épaule contre épaule avec moi pour regarder la salle. Je pouvais sentir le cuir, même s’il n’en portait pas. Pour autant que je sache. — Tu ne peux pas trouver une meilleure entrée en matière ? dis-je, me mordant les doigts d’avoir fait partir Ivy. — Ce n’était pas une entrée en matière. Son épaule était trop proche de la mienne, mais je ne voulais pas m’écarter et lui montrer que cela m’ennuyait. Je jetai un œil vers lui. Il respirait avec une lenteur paresseuse. Ses yeux scrutaient les clients et, en même temps, il jaugeait mon degré d’inconfort à mon odeur. Deux diamants brillaient à l’une de ses oreilles, et je me souvins que l’autre n’avait qu’un clou et une vieille cicatrice. Une chaîne dans la même matière que celle d’Ivy était tout ce qui restait de sa tenue habituelle de mauvais garçon. Je me demandai ce qu’il faisait là. Il y avait de meilleurs endroits pour un vamp vivant à la recherche d’un bon casse-croûte. Ses doigts s’agitaient sans cesse, ramenant mes yeux sur lui. J’étais consciente qu’il lançait des phéromones vamps pour me calmer et m’attendrir – tu n’en seras que plus délicieuse, ma douce –, mais plus ils sont mignons, plus je suis sur la défensive. Mon visage se décomposa quand je remarquai que j’avais calé ma respiration sur la sienne. Un joli numéro d’enchantement tout en finesse, pensai-je. Je retins ma respiration pour nous désynchroniser, et le vis sourire quand il baissa la tête et passa une main sur son menton. Normalement, seul un mort-vivant pouvait enchanter quelqu’un contre sa volonté, mais être le scion de Piscary donnait à Kist une partie des pouvoirs de son maître. Cependant, il n’oserait pas s’y essayer ici. Pas avec Ivy qui nous regardait du bar en sirotant une bouteille d’eau. Je me rendis soudain compte qu’il se balançait d’avant en arrière, faisant aller et venir ses hanches dans un mouvement régulier et suggestif. — Arrête ça, dis-je en me tournant vers lui, dégoûtée. Il y a tout un troupeau de filles qui te regardent du bar. Va donc les ennuyer. — C’est beaucoup plus amusant de t’ennuyer, toi. (Il inspira longuement pour s’imprégner de mon odeur et se pencha plus près.) Tu sens toujours comme Ivy, mais elle ne t’a pas mordue. Mon Dieu, quelle petite allumeuse tu fais. — Nous sommes amies, dis-je, un rien offensée. Elle ne me chasse pas. — Alors, ça ne la dérangera pas que je m’en charge. Irritée, je me reculai. Il me suivit jusqu’à ce que mon dos bute contre un pilier. — Arrête donc, dit-il en posant une main contre le gros poteau, juste à côté de ma tête, m’immobilisant même, s’il y avait encore de l’espace entre nous. Je veux te dire quelque chose, et je ne veux pas que quelqu’un d’autre m’entende. — Comme si quelqu’un pouvait t’entendre, avec tout ce bruit, me moquai-je. Dans mon dos, je fermai mon poing de façon que mes ongles n’entrent pas dans ma paume si j’avais à le frapper. — Tu serais surprise, murmura-t-il avec un air sérieux. Je l’observai, décelant un infime soupçon de noir, au moment même où sa proximité envoyait dans ma cicatrice une onde de chaleur prometteuse. J’avais vécu assez longtemps avec Ivy pour savoir à quoi ressemblait un vamp prêt à perdre les pédales. Mais il allait bien ; ses instincts étaient dominés et sa faim satisfaite. J’étais raisonnablement en sécurité et je me détendis, relâchant mes épaules. Ses lèvres rougies par le désir s’entrouvrirent de surprise à mon acceptation de sa proximité. Les yeux brillants, il respira langoureusement, penchant la tête et s’approchant encore pour que ses lèvres viennent caresser le lobe de mon oreille. La lumière fit étinceler la chaîne noire autour de son cou, attirant ma main. Le bijou était chaud, et, surprise, je le caressai au lieu de retirer mes doigts. Le bruit des assiettes s’entrechoquant et des conversations s’estompa. Je soupirai voluptueusement dans le murmure doux et inaudible de Kist. Une sensation délicieuse me parcourut, comme un flot de métal en fusion qui aurait couru dans mes veines. Je ne me souciais pas qu’il l’ait déclenché en jouant sur ma cicatrice. C’était si bon. Et il n’avait pas encore prononcé un mot que je puisse reconnaître. — Monsieur ? dit une voix hésitante provenant de derrière lui. La respiration de Kist s’arrêta. Durant trois battements de cœur, il se tint immobile, et ses épaules se raidirent sous l’effet de l’irritation. Ma main abandonna son cou. — Quelqu’un te demande, confirmai-je. Alors qu’il regardait par-dessus son épaule le serveur qui se trémoussait nerveusement, je sentis un sourire s’épanouir sur mes lèvres. Kist essayait de ferrer une proie dans un LTP, et quelqu’un avait été envoyé pour le rappeler à l’ordre. Les lois étaient une bonne chose. Elles me sauvaient la vie quand je faisais une bêtise. — Quoi ? dit Kist sèchement. Je n’avais jamais entendu sa voix traduire autre chose qu’une insouciance paresseuse, et le pouvoir qu’elle recelait me fit l’effet d’un électrochoc. Son caractère inattendu rendait Kist encore plus dominateur. — Monsieur, le groupe de garous, en haut… Ils commencent à s’exciter. Oh, pensai-je. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. Kist déplia son bras et s’écarta du pilier. Je lus une brève irritation sur son visage et eus un rapide soupir de déception, peu raisonnable, mêlé à un ridicule soulagement autoprotecteur. — Je vous avais ordonné de leur dire que nous n’avions plus d’aconit, dit Kist. Quand ils sont arrivés, ils empestaient déjà. — C’est ce que nous avons fait, monsieur, protesta le serveur. (Il fit un pas en arrière quand Kist se détacha complètement de moi.) Mais ils ont forcé Tarra à avouer qu’il en restait un peu, et elle le leur a donné. La contrariété de Kist se transforma en colère. — Qui a chargé Tarra de l’étage ? Je lui avais dit de travailler au rez-de-chaussée jusqu’à ce que cette morsure de garou soit guérie. Kist bosse chez Piscary ?! Surprise, surprise. Je n’aurais pas cru que le vamp avait assez de cervelle pour faire quelque chose d’utile. — Elle a convaincu Samuel de la laisser monter, en disant qu’elle aurait de meilleurs pourboires, expliqua le serveur. — Sam…, lâcha Kist entre ses dents serrées. Je vis passer une émotion sur son visage, le premier signe d’une pensée cohérente qui ne tournait pas autour du sexe et du sang. J’en fus surprise. Ses lèvres charnues pincées, Kist contempla le plancher. — Très bien. Rassemble tout le monde, comme pour un anniversaire, et sors-la de là avant qu’elle les fasse exploser. Supprime l’aconit. Le dessert est cadeau pour tous ceux qui en veulent. La lumière jouant dans sa barbe, il leva la tête, comme pour voir le tapage à travers le plafond. La musique était de nouveau très forte, et du Jeff Beck parvenait jusqu’à nous. — Bande de ratés. Bizarrement, l’expression semblait convenir ; ils chantaient en chœur. Les clients plus aisés du rez-de-chaussée semblaient indifférents au bruit. — Piscary me bottera le cul si nous perdons notre excellente note pour une morsure de garou, dit Kist. Et si excitant que cela puisse paraître, j’aimerais être encore capable de marcher demain. Le fait qu’il admette aussi directement sa relation avec Piscary me déconcerta. Mais c’était idiot. Même si j’associais le prélèvement et la prise de sang avec le sexe, ce n’était pas toujours le cas, en particulier si l’échange avait lieu entre un vampire vivant et un mort-vivant. Les deux avaient des points de vue largement différents, probablement parce que l’un avait une âme et l’autre pas. La « bouteille dans laquelle arrivait le sang » importait à la plupart des vamps vivants. En règle générale, ils choisissaient leurs partenaires avec soin, suivant leurs préférences sexuelles, dans l’espoir que le sexe serait compris dans l’association. Même quand ils étaient guidés par la faim, l’échange de sang répondait souvent à un besoin émotionnel, exprimé physiquement, de la même façon que le sexe. Les vampires morts étaient encore plus méticuleux, choisissant leurs compagnons avec le soin d’un tueur en série. Ils cherchaient la domination et la manipulation émotionnelle plutôt que l’engagement. Le genre n’entrait pas dans l’équation, bien que les morts-vivants ne rejettent pas le sexe, puisqu’il procurait une sensation encore plus intense de domination, proche du viol, même avec un partenaire consentant. Toute relation issue d’un tel arrangement était complètement à sens unique, même si le mordu ne voulait pas le reconnaître, pensant que son maître était l’exception à la règle. Que Kist semble impatient de voir de nouveau Piscary me laissait songeuse. En observant le jeune vampire à côté de moi, je me demandai si ce n’était pas parce que son statut de scion lui permettait d’en tirer une certaine puissance et une position importante. Inconscient de mes pensées, Kist plissa le front de colère. — Où est Sam ? demanda-t-il. — À la cuisine, monsieur. Il cilla. Kist le regarda comme pour dire : « Qu’est-ce que tu attends ? », et le serveur s’empressa de s’éclipser. Sa bouteille d’eau à la main, Ivy se glissa derrière Kist, l’éloignant un peu plus de moi. — Et tu as cru que j’étais stupide de me spécialiser dans la sécurité plutôt qu’en management des affaires ? dit-elle. Tu sembles presque responsable, Kisten. Mais fais attention, ça va ruiner ta réputation. Kist sourit en montrant ses canines pointues, et l’air du patron de restaurant surmené le quitta d’un coup. — Les avantages sont excellents, chérie, dit-il. (Il lui posa une main sur les fesses, avec une familiarité qu’Ivy toléra un instant avant de le gifler.) Le jour où tu auras besoin d’un boulot, viens me voir. — Tu peux te le mettre où je pense, Kist. Il éclata de rire et pencha la tête quelques secondes avant de me regarder, l’air entendu. Un groupe de serveurs et de serveuses montèrent l’escalier en tapant des mains et en entonnant une chanson débile. Cela avait l’air anodin ; rien à voir avec une mission de sauvetage. Je haussai les sourcils. Kist était bon à ce jeu. Comme s’il avait lu mes pensées, il se pencha à mon oreille. — Et je suis encore meilleur au lit, chérie, murmura-t-il. Son souffle fit passer une délicieuse pointe de chaleur jusqu’au fond de mon être. Il se mit hors de portée avant que j’aie pu le repousser et s’éloigna en souriant. Arrivé à mi-chemin de la cuisine, il se retourna pour voir si je le regardais. Ce qui était le cas. Bon sang, toutes les femelles de la salle – vivantes, mortes ou entre les deux – le regardaient. Je détournai les yeux de sa silhouette et m’aperçus qu’Ivy m’observait attentivement. — Tu n’as plus peur de lui, dit-elle platement. — Non. (J’étais surprise, mais elle avait raison.) Je pense que c’est parce qu’il peut faire autre chose que flirter. Elle détourna les yeux. — Kist peut faire tout un tas de choses. Il prend son pied à être dominé, mais quand il s’agit de boulot, il peut t’allonger d’un simple regard. Piscary ne choisirait pas un imbécile comme scion, même s’il est très bon à saigner. (Elle pinça les lèvres jusqu’à ce qu’elles blanchissent.) Notre table est prête. Je suivis son regard jusqu’à la seule table vide, le long du mur le plus éloigné des fenêtres. Glenn et Jenks nous avaient rejointes quand Kist était parti. Nous sinuâmes en groupe au milieu des tables pour aller nous asseoir sur les bancs en demi-lune, dos au mur – Outre, humain, Outre –, attendant que le serveur nous repère. Jenks s’était perché sur le lustre bas, et la lumière qui traversait ses ailes dessinait des taches vert et or sur la table. Glenn examinait tout avec attention. Il essayait de ne pas paraître perplexe à la vue des cicatrices des serveurs et des serveuses, tous bien mis. Mâles ou femelles, ils étaient tous jeunes, avec des visages souriants et avides qui me tapaient sur les nerfs. Ivy ne dit rien de plus sur Kist, et je lui en fus reconnaissante. La vitesse avec laquelle les phéromones vamps agissaient sur moi était embarrassante, transformant les « tire-toi » en « viens ici tout de suite ». À cause de la quantité excessive de salive vamp que m’avait injectée le démon en essayant de me tuer, ma résistance aux phéromones vamps était presque nulle. Glenn posa avec précaution ses coudes sur la table. — Tu ne m’as pas dit comment s’était passé ton cours. Jenks se mit à rire. — Un véritable enfer sur Terre. Deux heures à couper les cheveux en quatre et à se faire ramasser. Ma mâchoire se décrocha. — Comment tu sais ça ? — Je suis revenu discrètement. Qu’est-ce que tu as fait à cette femme, Rachel ? Tu as tué son chat ? Mes joues étaient en feu. Savoir que Jenks avait tout vu rendait cela encore plus horrible. — Cette femme est une mégère, dis-je. Glenn, si tu veux la pendre pour avoir tué ces gens, ne te gêne pas. Elle sait déjà qu’elle est parmi les suspects. Le SO était là, ce qui l’a mise dans tous ses états. Mais je n’ai pas trouvé la moindre preuve de sa culpabilité ou le moindre mobile. Glenn retira ses coudes de la table et s’appuya au dossier. — Rien ? Je secouai la tête. — Seulement que Dan avait un entretien d’embauche, juste après le cours de vendredi. Je suis sûre que c’était la grande nouvelle qu’il voulait annoncer à Sara Jane. — Il a laissé tomber tous ses cours vendredi soir, dit Jenks. Il a confirmé son désistement par une demande de remboursement intégral. Il a dû le faire par mail. Je plissai les yeux pour voir le pixie, qui s’était assis devant les ampoules pour avoir plus chaud. — Et comment es-tu au courant ? Ses ailes se mirent à vibrer et disparurent. Il sourit. — J’ai été vérifier au service des inscriptions pendant l’interclasse. Tu croyais que je t’avais accompagnée pour faire joli sur ton épaule ? Les doigts d’Ivy tambourinèrent sur la table. — Vous n’allez pas vous mettre à trois pour parler boutique toute la soirée, non ? — Ivy chérie ! s’exclama une voix forte, et nous levâmes tous la tête. Un homme petit et élancé, vêtu d’un tablier de cuisinier, se précipitait vers nous depuis l’autre bout du restaurant en se déplaçant élégamment entre les tables. — Ivy chérie ! lança-t-il de nouveau par-dessus le bruit des conversations. Déjà de retour. Et avec des amis ! Je regardai Ivy, surprise de voir une faible rougeur colorer ses joues pâles. Ivy chérie ? — Ivy chérie ? lança Jenks de son perchoir. Ça sort d’où, ça ? Ivy se leva pour une étreinte embarrassée quand il s’arrêta devant nous. Le résultat fut curieux ; il faisait presque quinze centimètres de moins qu’elle. Il lui retourna son étreinte avec une petite tape paternelle dans le dos. Je haussai les sourcils. Elle l’a embrassé ? Les yeux noirs du cuisinier scintillaient de ce qui semblait être du plaisir. Des odeurs de purée de tomate et de sang flottèrent jusqu’à moi. C’était clairement un vamp pratiquant. Mais j’avais du mal à dire s’il était mort ou vivant. — Salut, Piscary, dit Ivy en se rasseyant. Jenks et moi échangeâmes un regard. C’était ça, Piscary ? L’un des vamps les plus puissants de Cincinnati ? Je n’avais jamais vu de vampire à l’air aussi inoffensif. Il était même plus petit que moi de trois ou quatre centimètres. Il portait sa carrure fine et bien proportionnée avec une aisance affirmée. Il avait un nez étroit, des yeux en forme d’amande bien écartés, et des lèvres minces qui ajoutaient à son apparence exotique. Ses yeux étaient très noirs. Ils brillaient quand il enleva sa toque de cuisinier et la glissa sous la ceinture de son tablier. Son crâne était complètement rasé, et sa peau couleur de miel ambré luisait dans la lumière venant de notre table. Le pantalon et la chemise en tissu léger qu’il portait auraient pu venir d’une marque de prêt-à-porter, mais j’en doutais. Ils le rangeaient dans la classe moyenne aisée, et son sourire avide ne fit que renforcer cette impression. Piscary régnait sur une bonne partie du milieu de Cincinnati, mais, en le regardant, je me demandai comment. Ma saine méfiance habituelle à l’égard des morts-vivants se réduisit à une simple prudence. — Piscary ? demandai-je. Comme dans Pizzeria Piscary ? Le vampire sourit, découvrant ses dents. Elles étaient plus longues que celles d’Ivy – c’était un vrai mort-vivant – et leur blancheur tranchait sur son teint mat. — Oui, la Pizzeria Piscary m’appartient. Sa voix était très grave pour un corps si petit, et elle semblait porter la force du vent et du sable. Décelant les restes d’un léger accent, je me demandai depuis combien de temps il parlait notre langue. Ivy s’éclaircit la voix, détournant mon attention des yeux sombres et vifs du vampire. Pour une raison inconnue, la vue de ses dents n’avait pas déclenché en moi les habituels tremblements de peur dans les genoux. — Piscary, dit Ivy. Voici Rachel Morgan et Jenks, mes associés. Jenks était descendu se poser sur la poivrière. Piscary lui adressa un signe de la tête avant de se tourner vers moi. — Rachel Morgan, énonça-t-il avec lenteur et circonspection. J’attendais depuis longtemps que mon Ivy chérie vous présente. Je pense qu’elle a peur que je lui dise qu’elle ne peut plus jouer avec vous. (Il eut un léger sourire.) Je suis charmé. Je retins ma respiration quand il prit ma main avec une élégance qui contrastait avec son apparence. Il souleva mes doigts et les approcha de ses lèvres. Ses yeux noirs étaient rivés sur les miens. Mon pouls s’accéléra, mais mon cœur semblait être ailleurs. Il inhala le dos de ma main, comme s’il sentait le sang qui y bouillonnait. J’étouffai un frisson et serrai les mâchoires. Les yeux de Piscary étaient de la couleur d’une glace noire. Je lui retournai bravement son regard, intriguée par toutes les allusions cachées dans ses profondeurs. C’est lui qui se détourna le premier, et je retirai vivement ma main. Il était fort. Vraiment très fort. Il avait utilisé son aura pour me séduire plutôt que m’effrayer. Seuls les plus vieux vamps en étaient capables. Et il n’y avait pas eu le moindre frémissement du côté de la cicatrice de démon. Je ne savais pas s’il fallait le prendre comme un bon ou un mauvais signe. Piscary eut un rire de bonne humeur à la vue de ma méfiance soudaine et évidente. Glenn ne semblait pas traumatisé par le fait qu’Ivy ne l’avait pas présenté, et Jenks la fermait. Le lieutenant me poussa de l’épaule pour faire de la place à Piscary, qui s’assit à côté d’Ivy pour laisser passer trois serveurs chargés de grands plateaux ronds. Je me retrouvai presque à côté du banc. — Tu aurais dû me prévenir que tu venais, dit Piscary. Je vous aurais gardé une table. Ivy haussa les épaules. — Nous en avons eu une sans problème. Se tournant à moitié, Piscary regarda du côté du bar et cria : — Apporte-nous une bouteille de rouge de la réserve Tamwood ! (Un sourire rusé s’afficha sur ses lèvres.) Ta mère ne s’apercevra pas qu’il lui en manque une. J’échangeai un coup d’œil inquiet avec Glenn. Une bouteille de rouge ? — Euh… Ivy ? demandai-je. — Oh, par tous les saints, dit-elle. C’est du vin. Détends-toi. Me détendre ? pensai-je. Plus facile à dire qu’à faire, avec une fesse à l’extérieur du banc et entourée de vampires. — Vous avez commandé ? demanda Piscary à l’intention d’Ivy. (Mais son regard était sur moi, étouffant.) J’ai un nouveau fromage, qui vieillit grâce à une moisissure tout juste découverte. Il vient directement des Alpes. — Oui, répondit Ivy. Une extra-large… — Avec tout sauf les oignons et les poivrons, termina-t-il à sa place, découvrant ses dents dans un large sourire et se tournant enfin vers elle. Mes épaules s’affaissèrent quand ses yeux ne furent plus sur moi. Il ne ressemblait pas à autre chose qu’un pizzaiolo amical, et ça déclenchait plus de sonneries d’alarme que s’il avait été grand et élégamment vêtu de dentelles et de soie. — Ah ! aboya-t-il. (Je réussis à ne pas sursauter.) Je vais te faire à dîner moi-même, Ivy chérie. Ivy eut un sourire de petite fille de dix ans. — Merci, Piscary, j’adorerais ça. — Bien sûr que tu vas adorer. Quelque chose de spécial. De nouveau. Et sur le compte de la maison. Ce sera mon invention la plus étonnante ! dit-il crânement. Je la baptiserai de ton nom et de celui de ton ombre. — Je ne suis pas son ombre, dit Glenn sèchement, les épaules rentrées et les yeux sur la table. — Je ne parlais pas de vous, répondit Piscary. Mes yeux s’agrandirent, et Ivy s’agita, mal à l’aise. — Rachel n’est pas… mon ombre… non plus. Elle avait une intonation coupable, et un soupçon de confusion passa sur le visage du vieux vamp. — Vraiment ? (Ivy se raidit visiblement.) Alors, qu’est-ce que tu fais avec elle, Ivy chérie ? Elle ne voulait pas s’arracher à la contemplation de la table. De nouveau, Piscary s’empara de mes yeux. Mon cœur se mit à battre la chamade quand un léger picotement me traversa le cou à partir de ma morsure de démon. Soudain, il y eut trop de monde à cette table. Je me sentis coincée de toutes parts, assaillie par une sensation d’enfermement. Le changement me bouleversa, et mon inspiration se bloqua. Enfer. — Vous avez une cicatrice bien intéressante sur le cou, dit Piscary d’une voix qui secoua mon âme de fond en comble. (C’était douloureux, mais en même temps très agréable.) C’est un vamp qui vous a fait ça ? Sans que je le veuille, ma main monta pour cacher la cicatrice. La femme de Jenks l’avait recousue, et les petites sutures étaient presque invisibles. Je n’aimais pas qu’il les ait remarquées. — Non, un démon, dis-je, sans me soucier du fait que Glenn pourrait le répéter à son père. Je ne voulais pas que Piscary croie que j’avais été mordue par un vamp, qu’il s’agisse d’Ivy ou d’un autre. Piscary arqua ses sourcils pour marquer sa surprise. — Ça semble venir d’un vampire. — Le démon ressemblait à un vampire à ce moment-là, dis-je, et mon estomac se contracta à ce souvenir. Le vieux vamp acquiesça. — Cela pourrait l’expliquer. (Il sourit, me glaçant complètement.) Une vierge profanée dont le sang n’a pas été réclamé. Vous êtes un mélange délicieux, mademoiselle Morgan. Pas étonnant que mon Ivy chérie vous ait cachée à moi. J’ouvris la bouche, mais ne trouvai rien à répondre. Il se leva sans prévenir. — Votre dîner sera prêt dans un instant. (Se penchant vers Ivy, il murmura :) Tu devrais parler à ta mère ; tu lui manques. Ivy baissa de nouveau les yeux. Avec une grâce désinvolte, Piscary attrapa une pile d’assiettes et des longuets sur un plateau qui passait. — Profitez de votre soirée, dit-il en les disposant sur notre table. Il partit vers la cuisine, s’arrêtant à plusieurs reprises pour saluer les clients les plus élégants. Je regardai Ivy fixement, attendant une explication. — Alors ? demandai-je sur un ton mordant. Tu veux m’expliquer pourquoi Piscary pense que je suis ton ombre ? Jenks ricana et prit sa pose à la Peter Pan, perché au sommet de la poivrière. Ivy haussa les épaules, se sentant visiblement coupable. — Il sait que nous vivons sous le même toit. Il a juste supposé… — Ouais, j’ai compris. Irritée, je choisis un longuet et m’affalai contre le mur. Mon arrangement avec Ivy était étrange, quel que soit l’angle sous lequel on le regardait. Elle essayait de se passer de sang, mais le besoin de rompre son jeûne était presque irrépressible. En tant que sorcière, je pouvais la repousser avec ma magie quand ses instincts prenaient le dessus. Une fois, je l’avais assommée avec un charme, et c’était ce souvenir qui l’aidait à dominer sa faim et la gardait de son côté du couloir. Mais ce qui m’ennuyait le plus, c’était que ce qui la poussait à laisser Piscary croire ce qu’il voulait, c’était la honte. La honte de tourner le dos à son héritage. Elle n’en voulait pas. Et, avec une colocataire, elle pouvait mentir au monde, prétendre qu’elle menait une vie normale de vamp avec une source de sang à domicile, tout en restant fidèle à son secret honteux. Je me dis que je m’en fichais, que cela me protégeait des autres vamps. Mais parfois… parfois, cela m’énervait que tout le monde croie que j’étais son jouet. Ma bouderie fut interrompue par l’arrivée du vin, un peu au-dessus de la température ambiante, comme les vampires l’aimaient. Il avait été ouvert à l’avance, et Ivy prit le contrôle de la bouteille, évitant mon regard en emplissant trois verres. Jenks se contenta de la goutte sur le goulot de la bouteille. Toujours irritée, je m’adossai avec mon verre et regardai mes compagnons. Je ne le boirais pas ; le soufre issu de sa décomposition avait tendance à me déglinguer. Je l’aurais bien dit à Ivy, mais ce n’étaient pas ses affaires. Ce n’était pas un truc de sorcière, juste une bizarrerie personnelle. Ça me donnait des migraines et me rendait si sensible à la lumière que je devais me cacher dans ma chambre avec une serviette sur les yeux. C’était l’étrange vestige d’une maladie infantile qui m’avait fréquemment conduite à l’hôpital jusqu’à l’éveil de la puberté. Et j’acceptais bien volontiers cette sensibilité exacerbée au soufre en échange des souffrances que j’avais vécues enfant, faible et maladive, tandis que mon corps essayait de se tuer. La musique avait repris, et le malaise éprouvé devant Piscary s’estompait peu à peu, chassé par les chansons et le brouhaha des conversations. À présent que Piscary nous avait parlé, tout le monde pouvait ignorer Glenn. Secoué, celui-ci avalait son vin comme s’il s’était agi d’eau. Ivy et moi échangeâmes un regard quand il emplit de nouveau son verre avec des mains tremblantes. Je me demandai s’il allait boire jusqu’à tomber raide, ou bien tenter de tenir bon et de paraître sobre. Il ne prit qu’une gorgée du verre suivant, et je souris. Il allait essayer de couper la poire en deux. Il lança un regard circonspect à Ivy et se pencha vers moi. — Comment as-tu pu croiser ses yeux ? souffla-t-il. (J’avais du mal à l’entendre à cause du bruit ambiant.) Tu n’avais pas peur qu’il t’ensorcelle ? — Ce type est vieux de plus de trois cents ans, dis-je, m’apercevant soudain que l’accent de Piscary était du vieil anglais. S’il avait voulu m’ensorceler, il n’aurait pas eu besoin de me regarder dans les yeux. Glenn blêmit un peu plus sous sa courte barbe et recula. Je le laissai assimiler tout cela quelques instants, puis je fis un signe de tête pour attirer l’attention de Jenks. — Jenks. (Je parlais très bas.) Pourquoi n’irais-tu pas jeter un rapide coup d’œil derrière ? Examiner la salle de repos des employés ? Voir ce qui se passe ? Ivy se servit de nouveau du vin. — Piscary sait que nous sommes ici pour une raison précise, dit-elle. Il nous dira ce que nous voulons savoir. Jenks n’arrivera qu’à se faire prendre. Le pixie se hérissa. — Va te faire Tourner, Tamwood, cracha-t-il. Pourquoi suis-je ici, si ce n’est pour fureter ? Le jour où je ne pourrai pas échapper à un marmiton sera le jour où… (Il s’arrêta brutalement.) Euh… Bon, je reviens tout de suite. Il tira un bandana rouge de la poche arrière de son pantalon et l’attacha autour de sa taille, comme une ceinture. C’était la version pixie d’un drapeau blanc, une déclaration destinée aux autres pixies et aux fées, pour leur signifier qu’il n’était pas là pour empiéter sur leur domaine, au cas où il tomberait sur un territoire jalousement gardé. Il partit en bourdonnant juste sous le plafond et se dirigea vers la cuisine. Ivy secoua la tête. — Il va se faire prendre. Je haussai les épaules et rapprochai la panière de longuets. — Ils ne lui feront pas de mal. Je me renfonçai sur le banc et contemplai les gens en train de s’amuser. Je pensai soudain à Nick et me dis qu’il y avait vraiment longtemps que nous n’étions pas sortis. J’avais commencé un second longuet quand le serveur arriva. Déjà silencieuse, notre tablée devint attentive pendant qu’il débarrassait les miettes et les assiettes vides. Sous le col de la chemise en satin bleu, son cou était une masse de cicatrices. La dernière était encore bordée de rouge et enflammée. Le sourire qu’il adressa à Ivy était un peu trop enthousiaste, comme celui d’un jeune chiot. Je haïssais cette attitude, et je me demandai quels avaient été ses rêves, avant qu’il devienne le jouet de quelqu’un. Ma morsure de démon se réveilla, et mon regard, glissant sur la foule qui emplissait la salle, trouva Piscary qui nous apportait lui-même notre plat. Les têtes se tournaient sur son passage, attirées par l’odeur fabuleuse qui se dégageait du plateau porté haut. Le bruit des conversations diminua notablement. Piscary posa le plateau devant nous. Une joie impatiente planait autour de lui ; son besoin de voir reconnaître ses talents culinaires paraissait étrange pour quelqu’un qui avait autant de pouvoir dissimulé. — Je l’ai nommée la Nécessité de Temere, dit-il. — Oh, mon Dieu ! s’exclama Glenn, écœuré. (Sa voix domina le brouhaha.) Il y a des tomates dessus ! Ivy lui envoya un coup de coude dans les côtes à lui couper le souffle. La salle s’était tue. Tout était silencieux, excepté les bruits venant de l’étage. Je dévisageai Glenn. — Oh, c’est magnifique, ânonna-t-il. Lui accordant à peine un regard, Piscary coupa la pizza avec maestria. Je salivai à l’odeur du fromage fondu et de la sauce. — Ça sent vraiment bon, dis-je, admirative. (Ma méfiance s’était endormie à l’idée de la nourriture.) Mes pizzas n’ont jamais cette allure. Le petit homme haussa des sourcils si fins qu’ils en étaient presque invisibles. — Vous utilisez une sauce toute faite. J’acquiesçai, puis me demandai comment il le savait. Ivy regarda vers la cuisine. — Où est Jenks ? Il devrait être là pour voir ça. — Mon personnel joue avec lui, dit Piscary avec désinvolture. Je suppose qu’il va bientôt revenir. Le vamp mort glissa la première part sur l’assiette d’Ivy, me servit et finit par Glenn. Avec dégoût, le lieutenant du BFO repoussa son assiette d’un doigt. Les autres clients s’étaient mis à murmurer, curieux de voir notre réaction devant la dernière création de Piscary. Ivy et moi attrapâmes immédiatement nos parts. L’odeur de fromage était forte, mais pas assez pour cacher celle des épices et des tomates. Je pris une bouchée et fermai les yeux de délice. Il y avait juste assez de sauce tomate pour relever le fromage. Juste assez de fromage pour souligner les ingrédients. Je me moquais qu’il y ait du Soufre dessus ; c’était succulent. — Ah ! à présent, je peux brûler sur un bûcher, gémis-je en mâchant. C’est absolument merveilleux. Piscary hocha la tête. La lumière se reflétait sur son crâne rasé. — Et toi, Ivy chérie ? Elle essuya la sauce qui avait coulé sur son menton. — C’est assez pour revenir d’entre les morts. Il soupira. — Je reposerai sereinement au lever du soleil. Je ralentis ma mastication et, comme les autres, me tournai vers Glenn. Assis entre Ivy et moi, il était pétrifié. Il serrait les mâchoires sous l’effet de la détermination et de la nausée combinées. — Euh…, dit-il en jetant un coup d’œil sur sa pizza. Il déglutit. J’eus l’impression que la nausée était en train de gagner. Le sourire de Piscary s’effaça. Ivy regarda Glenn, furieuse. — Mange, ordonna-t-elle d’une voix assez forte pour être entendue de tout le restaurant. — Et commence par la pointe, pas par la croûte, le prévins-je. Glenn se lécha les lèvres. — Il y a des tomates dessus, dit-il. Je fis la moue. C’était exactement ce que j’avais espéré éviter. On aurait cru qu’on lui demandait d’avaler des larves vivantes. — Ne fais pas l’âne, dit Ivy, sarcastique. Si tu penses vraiment que le virus Ange T4 a sauté quarante générations de tomates et est revenu dans une espèce entièrement nouvelle pour ton seul profit, je demanderai à Piscary de te mordre avant que nous partions. De cette façon, tu ne mourras pas ; tu deviendras seulement un vamp. Glenn fit le tour des visages qui attendaient et comprit qu’il lui faudrait manger de cette pizza s’il voulait sortir sur ses jambes. Il déglutit de nouveau et souleva maladroitement la part. Il fit la grimace, ferma les yeux et ouvrit la bouche. Le bruit en provenance de l’étage parut d’autant plus fort qu’au rez-de-chaussée tout le monde était attentif et retenait sa respiration. Il prit une bouchée, le visage complètement déformé. Le fromage fit comme un pont entre lui et la pizza. Il mastiqua deux fois avant de rouvrir les yeux. Le mouvement de sa mâchoire ralentit. Il sentait le goût. Son regard croisa le mien, et je hochai la tête. Lentement, il tira sur la pizza, jusqu’à ce que le pont de fromage se rompe. — Alors ? Piscary s’était penché en avant et avait posé ses mains sur la table. Il paraissait réellement intéressé par l’opinion d’un humain sur sa cuisine. Glenn était probablement le premier à la goûter en quarante ans. Le visage décomposé, le lieutenant avala sa bouchée. — Euh…, grogna-t-il, la bouche encore à moitié pleine. C’est… euh… bon. (Il avait l’air choqué.) C’est vraiment bon. Tout le restaurant laissa échapper un soupir. Piscary se redressa de toute sa petite taille, visiblement ravi. Les conversations reprirent avec une excitation toute nouvelle. — Vous serez le bienvenu ici quand vous voudrez, lieutenant, dit Piscary. Glenn se figea, inquiet d’avoir été découvert. Piscary attrapa une chaise derrière lui et la rapprocha. Il nous fit face, penché sur la table, et nous regarda manger. — Bon, dit-il, tandis que Glenn soulevait le fromage pour regarder la sauce tomate. Vous n’êtes pas venus ici pour dîner. Que puis-je faire pour vous ? Ivy reposa sa pizza et tendit la main vers son verre. — J’aide Rachel à retrouver une personne disparue, dit-elle, ramenant inutilement ses cheveux en arrière. L’un de tes employés. — Des ennuis, Ivy chérie ? demanda Piscary, sa voix profonde curieusement gentille et pleine de regrets. Je pris une gorgée de vin. — C’est ce que nous cherchons à savoir, monsieur Piscary. Il s’agit de Dan Smather. Les rares rides de Piscary se transformèrent en un doux froncement tandis qu’il observait Ivy. Avec de petits gestes éloquents, si légers qu’ils étaient presque indétectables, elle se trémoussa, les yeux à la fois craintifs et arrogants. Mon attention se reporta soudain sur Glenn. Il était occupé à retirer le fromage de sa pizza. Horrifiée, je le regardai en faire un tas avec précaution. — Monsieur Piscary, pouvez-vous nous dire quand vous l’avez vu pour la dernière fois ? demanda-t-il, visiblement plus intéressé à dénuder sa pizza qu’à interroger le vampire. — Certainement. (Piscary le regarda fixement, le front plissé, comme s’il se demandait s’il devait se sentir insulté ou satisfait que l’humain mange sa pizza, alors qu’elle était réduite à la croûte et à la sauce tomate.) C’était samedi matin, très tôt, après la fermeture. Mais Dan n’a pas disparu, il a démissionné. Mon visage se décomposa sous l’effet de la surprise. Cela ne dura que trois secondes. Mes yeux s’étrécirent de colère. Toutes les pièces s’ajustaient, et le puzzle était beaucoup plus petit que je l’avais cru. Un entretien d’embauche important, ses cours abandonnés, sa démission, une invitation à dîner pour « parler » à sa petite amie et à laquelle il ne s’était même pas rendu. Mes yeux cherchèrent ceux de Glenn, et il me lança un regard bref et écœuré en arrivant à la même conclusion que moi. Dan n’avait pas disparu. Il avait trouvé un bon job et laissé tomber la fille de la ferme. Je reposai mon verre et tentai de repousser un sentiment de déprime. — Il a démissionné ? demandai-je. Le mort-vivant à l’apparence inoffensive regarda par-dessus son épaule, vers la porte d’entrée. Un groupe de jeunes vamps bruyants venait d’entrer en virevoltant et toute l’équipe d’accueil se précipitait sur eux avec des cris et des embrassades. — Dan était l’un de mes meilleurs livreurs, continua-t-il. Je vais beaucoup le regretter. Mais je lui souhaite bonne chance. Il m’a dit qu’il avait trouvé ce pour quoi il était retourné à l’université. (Le bas du tablier du petit homme balaya le plancher.) Je crois qu’il a parlé d’un travail dans la maintenance des systèmes de sécurité. J’échangeai un regard las avec Glenn. Ivy se redressa sur le banc. Son air distant habituel semblait un peu forcé. Un sentiment désagréable me traversa : je ne voulais pas être celle qui dirait à Sara Jane qu’elle avait été plaquée. Dan avait trouvé un bon boulot et avait coupé toutes ses anciennes attaches. Le petit merdeux. J’aurais parié qu’il avait une seconde petite amie. Il se cachait probablement chez elle, et laissait Sara Jane imaginer qu’il gisait mort dans une ruelle. Il devait bien rigoler pendant qu’elle nourrissait son chat. Piscary haussa les épaules ; un geste discret qui fit bouger tout son corps. — Si j’avais su qu’il était compétent en sécurité, j’aurais pu lui faire une meilleure offre. Quoique surenchérir sur M. Kalamack soit difficile. Je ne suis qu’un simple propriétaire de restaurant. Je sursautai au nom de Trent. — Kalamack ? Il a trouvé du travail chez Trent Kalamack ? Piscary acquiesça tandis qu’Ivy se raidissait sur le banc, sa pizza toujours intacte, à part la première bouchée. — Oui. Apparemment, sa petite amie travaille aussi pour M. Kalamack. Je crois que son nom est Sara ? Vous voudrez peut-être l’interroger, si vous le recherchez. (Son sourire tout en dents se fit retors.) C’est probablement elle qui lui a trouvé ce boulot, si vous voyez ce que je veux dire. Je voyais, mais d’après mes informations, Sara Jane n’y était pour rien. Mon cœur battait la chamade, et je me mis à transpirer. Je le savais, Trent était le chasseur de sorciers. Il avait attiré Dan avec la promesse d’un emploi, et l’avait probablement éliminé quand celui-ci avait compris de quel côté de la loi était Trent et avait refusé la proposition. C’était lui. Maudit soit-il ! Je le savais ! — Merci, monsieur Piscary, dis-je. Je voulais m’en aller pour commencer à préparer quelques sorts dès cette nuit. Mon estomac se noua, les résidus si agréables de pizza et ma gorgée de vin y devenant tout à coup acides. Trent Kalamack, pensai-je amèrement, cette fois je te tiens. Ivy reposa son verre vide sur la table. Mes yeux triomphants croisèrent les siens, et mon sentiment de victoire s’effilocha tandis qu’elle remplissait consciencieusement son verre. Elle ne buvait jamais, mais vraiment jamais, plus d’un verre de vin. Elle savait que cela diminuait ses inhibitions. Mes pensées se reportèrent sur la scène qu’elle m’avait faite dans la cuisine quand je lui avais dit que j’étais de nouveau après Trent. — Rachel, dit Ivy, son regard fixé sur le vin. Je sais à quoi tu penses. Laisse le BFO s’en occuper. Ou confie l’affaire au SO. Glenn se raidit, mais ne dit rien. Le souvenir des doigts d’Ivy autour de mon cou me permit de trouver plus facilement un ton posé. — Tout ira bien. Piscary se leva. Son crâne dégarni arrivait juste sous la suspension lumineuse. — Ivy chérie, repasse donc me voir demain. Il faut que nous parlions. Le tourbillon de peur que j’avais vu la veille dans les yeux d’Ivy les balaya une nouvelle fois. Il se passait quelque chose dont je ne savais rien, et ce n’était pas bon du tout. Il faudrait qu’elle et moi ayons aussi une conversation. L’ombre de Piscary tomba sur moi, et je relevai la tête. Mon visage se figea. Il était trop près. L’odeur de sang avait pris le pas sur le parfum acide de la sauce tomate. Ses yeux noirs immobilisèrent les miens, et quelque chose changea, aussi soudain et inattendu que la glace qui se brise. Le vieux vamp ne me toucha pas, mais un frisson délicieux me parcourut quand il soupira. J’élargis les yeux de surprise. Le murmure de son souffle suivit ses pensées tout au fond de moi. Leur ressac se transforma en une vague chaude qui s’infiltra dans tout mon être, comme l’eau dans le sable. Ses pensées touchèrent les bords de mon âme et rebondirent tandis qu’il chuchotait des mots inaudibles. Ma respiration s’arrêta quand la cicatrice sur mon cou se mit à vibrer au même rythme que mon pouls. Choquée, je restai paralysée. Les promesses d’un plaisir suprême s’échappaient de la morsure du démon. Un besoin soudain fit s’arrondir encore mes yeux, et mon souffle repartit, haché. Je lus l’assurance dans son regard, et je pris une profonde inspiration, la retenant pour lutter contre la faim qui montait en moi. Je ne voulais pas de sang. Je le voulais, lui. Je voulais qu’il me déchire la gorge, qu’il me plaque sauvagement contre le mur, qu’il renverse ma tête et qu’il aspire mon sang. Qu’il me laisse avec une sensation de plaisir bien plus intense que celle du sexe. La faim cognait sur ma détermination, demandait que je cède. Je restai assise, immobile, incapable du moindre geste, mon pouls battant à toute vitesse. Ses yeux suivirent la courbe de mon cou. La sensation me fit frémir, et je pris une pose invitante. L’attraction devint plus forte, la tentation insistante. Ses yeux caressèrent la morsure du démon. Les miens se fermèrent sous les attouchements d’une promesse déchirante. Si seulement il pouvait me toucher… J’en brûlais d’envie. Ma main remonta inconsciemment vers mon cou. Le dégoût et une douce ivresse se battaient en moi, noyés dans un besoin douloureux. Montre-moi, Rachel. Je sentis sa voix résonner en moi. Enrobée dans ses mots, une force irrésistible m’assaillit. Une force si belle, et qui ne demandait aucune pensée en retour. Mon besoin se transforma en excitation. J’aurais tout ça et bien plus… bientôt. Excitée et satisfaite, je fis glisser un ongle de mon oreille à ma clavicule, au bord de l’évanouissement quand j’appuyai sur l’un puis l’autre bourrelet. Le brouhaha des conversations avait disparu. Nous étions seuls, enveloppés dans un tourbillon brumeux de promesses de plaisir. Il m’avait ensorcelée. Et je m’en fichais. Que Dieu me vienne en aide, je me sentais si bien. — Rachel ? murmura Ivy, et je cillai. Ma main était contre mon cou. Sous mes doigts, je sentais le pouls battre rapidement. La salle et le bruit reprirent corps dans une montée douloureuse d’adrénaline. Piscary était agenouillé à mes pieds, une main sur la mienne, et me regardait. Ses yeux complètement noirs s’enfonçaient en moi, acérés et limpides. Il inhalait, goûtant mon souffle qui revenait vers lui et le transperçait. — Oui, dit-il quand je retirai ma main de la sienne, l’estomac noué. Mon Ivy chérie a été très négligente. Je suffoquai presque. Je me concentrai sur mes genoux, amplifiant ma peur pour qu’elle se mélange avec le besoin qu’il me touche et le fasse disparaître. La morsure du démon m’élança une dernière fois puis se fit oublier. Avec un bruit rauque, je relâchai l’air qui était dans mes poumons. Il contenait encore des traces de désir, et je me détestai pour ça. Piscary se releva avec des mouvements d’une grâce élaborée. Je le regardai fixement. Je voyais et je haïssais sa compréhension de ce qu’il m’avait fait. Le pouvoir de Piscary était si intime et si affirmé que l’idée que j’aurais pu m’y opposer ne l’avait même pas traversé – à juste titre. À côté de lui, Kisten avait l’air d’un enfant, même quand il empruntait les pouvoirs de son maître. Comment pourrais-je jamais avoir encore peur du jeune vamp ? Les yeux de Glenn étaient écarquillés, incertains. Je me demandai si quelqu’un avait pris conscience de ce qui s’était passé. Les doigts d’Ivy étaient crispés autour du pied de son verre vide, les articulations blanches sous la pression. Piscary se pencha à son oreille. — Ce que tu fais ne marche pas, Ivy chérie. Soit tu contrôles ton animal de compagnie. Soit je le fais. Ivy ne répondit pas, gardant la même expression d’effroi. Encore tremblante, je n’étais pas en mesure de lui rappeler que je n’étais pas un objet qu’on possédait. Piscary soupira. Il ressemblait à un père fatigué. Jenks voleta en zigzag jusqu’à notre table en émettant un sifflement geignard. — Par l’enfer, qu’est-ce que je fous ici ? grinça-t-il en se posant sur la salière. Il commença à s’épousseter. Une poussière qui avait une odeur de fromage tomba sur la table, et il y avait de la sauce sur ses ailes. — Je pourrais être chez moi, dans mon lit. Les pixies dorment la nuit, vous savez. Mais noooon, vocalisa-t-il. J’ai fait la bêtise de me porter volontaire pour faire du baby-sitting. Rachel, passe-moi un peu de ton vin. Est-ce que tu sais combien il est difficile d’enlever la sauce tomate sur la soie ? Ma femme va me tuer. Il stoppa sa harangue en se rendant compte que personne ne l’écoutait. Il enregistra l’expression désespérée d’Ivy et mes yeux effrayés. — Par le Tournant, qu’est-ce qui se passe ? dit-il d’un air belliqueux. Piscary se détacha de la table. — Demain, répéta le vieux vamp à Ivy. Il se tourna vers moi et me fit au revoir de la tête. Les yeux de Jenks passaient d’Ivy à moi. — J’ai raté quelque chose ? Chapitre 9 — Où est mon argent, Bob ? chuchotai-je au poisson en laissant tomber des croquettes puantes dans la baignoire d’Ivy. Hier, Jenks avait envoyé toute sa descendance jusqu’au parc voisin chercher de la nourriture pour poisson. Le joli koï vint butiner la surface tandis que je me lavais les mains pour faire partir l’odeur d’huile de poisson. J’hésitai devant les serviettes roses d’Ivy, parfaitement rangées, avant d’en prendre une pour me sécher les mains. Je la remis d’aplomb pour qu’elle ne voie pas que je m’en étais servie. Je pris un moment de plus pour arranger mes cheveux sous ma casquette en cuir, puis retournai dans la cuisine en faisant résonner mes bottes sur le sol. Je jetai un œil à la pendule, au-dessus de l’évier. Je ne tenais pas en place. J’ouvris le frigo et plongeai les yeux à l’intérieur sans rien voir. Par l’enfer, mais où est Glenn ? — Rachel, grommela Ivy de derrière son ordinateur. Arrête. Tu me donnes le tournis. Je refermai le frigo et m’appuyai contre le comptoir. — Il a dit qu’il serait là à 13 heures. — Et alors ? Il est en retard, dit-elle, un doigt sur l’écran et notant une adresse sur une feuille. — D’une heure ? m’exclamai-je. Tu parles ! J’aurais eu le temps d’aller au BFO et d’en revenir. Ivy cliqua pour accéder à une autre page. — S’il n’arrive pas, je te prêterai le prix du ticket de bus. Je me tournai vers la fenêtre qui donnait sur le jardin. — Ce n’est pas pour ça que je l’attends. Mais c’était effectivement la raison. — Hummm, d’accord. (Elle jouait avec le bouton de son stylo, l’enfonçant et le relâchant si vite qu’il émettait un bourdonnement.) Pourquoi ne nous prépares-tu pas un petit déjeuner en l’attendant ? J’ai acheté des gaufres pour le grille-pain. — Pas de problème. Je me sentais coupable. Je n’étais pas chargée du petit déjeuner, seulement du dîner. Mais comme nous avions mangé au restaurant la veille, j’avais une dette. D’après notre accord, Ivy faisait les courses si je faisais le dîner. À l’origine, nous avions décidé cela pour m’épargner de croiser des assassins entre les rayons et de trouver une nouvelle signification à la phrase : « Tout doit disparaître dans l’allée trois. » Mais à présent, Ivy refusait de cuisiner et ne voulait pas renégocier. C’était aussi bien. Vu comme c’était parti, avant la fin de la semaine, je n’aurais plus assez d’argent pour une boîte de bœuf en gelée. Et le loyer devait être payé dimanche. J’ouvris la porte du congélateur et écartai les emballages de crème glacée à moitié vides pour trouver les gaufres surgelées. La boîte heurta durement le comptoir. Miam, miam. Ivy m’observa avec un sourcil levé tandis que je me démenais pour déchirer le carton détrempé. — Alors…, dit-elle sur un ton traînant. J’enfonçai mes ongles rouges dans le dessus de la boîte et l’arrachai complètement quand la languette d’ouverture me resta dans les mains. — Quand viennent-ils chercher le poisson ? Mes yeux se posèrent sur M. Poisson, qui nageait dans son verre à cognac, sur le rebord de la fenêtre. — Celui qui est dans ma baignoire, précisa-t-elle. — Oh ! m’exclamai-je en rougissant. Eh bien… Sa chaise grinça quand elle se laissa aller en arrière. — Rachel, Rachel, Rachel, dit-elle sur un ton professoral. Je te l’ai déjà dit. Il faut que tu demandes l’argent d’entrée. Avant la Course. Irritée qu’elle ait raison, j’enfonçai deux gaufres dans le grille-pain et appuyai sur la manette. Elles bondirent immédiatement, et je les renfonçai illico. — Ce n’est pas ma faute. Ce stupide poisson n’avait pas disparu, et personne ne s’est soucié de me le dire. Mais j’aurai le loyer pour lundi. Promis. — On doit le verser dimanche. Il y eut des coups lointains à la porte de l’église. — Voilà Glenn, dis-je en me précipitant hors de la cuisine avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit. Mes bottes claquant sur le sol, je courus le long du couloir et déboulai dans la nef. — Entre, Glenn ! criai-je, ma voix se répercutant sur le haut plafond. La porte restait close, et je la poussai pour l’ouvrir. Je m’immobilisai, surprise. — Nick ! — Euh… Salut, dit-il. Sa silhouette efflanquée paraissait étrange sur le large perron. Les sourcils haussés, il affichait un air interrogateur. — Qui est Glenn ? demanda-t-il en rejetant de ses yeux les longues mèches noires dont j’enviais la raideur. À la jalousie recelée dans son ton, un sourire releva les coins de ma bouche. — Le fils d’Edden. Le visage de Nick se décomposa et je souris franchement, l’attrapant par le bras et le tirant à l’intérieur. — C’est un lieutenant du BFO. Nous travaillons ensemble. — Oh ! La charge émotionnelle derrière ce seul mot valait plus qu’un an de rendez-vous. Nick passa devant moi. Ses baskets ne faisaient aucun bruit sur le sol, et sa chemise en tissu écossais bleu était rentrée dans son jean. Je l’accrochai par le bras avant qu’il arrive à la nef, le ramenant dans le chœur mal éclairé. La peau de son cou semblait briller dans la pénombre, bronzée à point et si douce qu’elle réclamait une caresse de mes doigts. — Et mon baiser ? me plaignis-je. L’inquiétude qui avait étréci ses yeux disparut. Il me fit un sourire en coin et mit ses longues mains autour de ma taille. — Désolé. Tu m’as un peu désarçonné. — Ouh, le charriai-je. Et qu’est-ce qui t’inquiète ? — Hummm. (Il me détailla des pieds à la tête.) Un tas de choses. Ses yeux paraissant presque noirs dans la lumière diffuse, il m’attira plus près. L’odeur de vieux livres moisis et d’électronique dernier cri envahit mes sens. Je levai la tête pour chercher ses lèvres, et une sensation de chaleur naquit dans mon ventre. Ouais. C’est comme ça que j’aime commencer ma journée. Pas très large d’épaules, relativement maigre, Nick ne correspondait pas vraiment au portrait type du chevalier-blanc-sur-son-grand-destrier. Mais il m’avait sauvé la vie en liant un démon qui m’attaquait, me portant à penser qu’un homme avec un cerveau pouvait être aussi sexy qu’une montagne de muscles. Cette réflexion s’était confirmée la première fois que Nick m’avait galamment demandé s’il pouvait m’embrasser, puis m’avait laissée essoufflée et plaisamment choquée après que j’eus dit « oui ». En disant que Nick n’était pas bardé de muscles, ce qui ne veut pas dire pour autant que c’était une mauviette. Sa grande carcasse était curieusement solide, comme je le découvris le jour où nous nous battîmes pour la dernière cuillerée de Nutella et cassâmes la lampe d’Ivy. Et il était athlétique dans sa maigreur, ses longues jambes capables de tenir mon rythme quand j’arrivais à le décider à m’accompagner jusqu’au zoo, pour les matinées spéciales joggers. Et les collines y étaient de véritables tueuses de mollets. Mais Nick tenait son plus grand charme dans le fait que son extérieur relax, conciliant, cachait un esprit méchamment vif, presque effrayant. Ses pensées jaillissaient plus vite que les miennes, et il les emmenait dans des endroits que je n’aurais jamais imaginés. Les dangers demandent des actions rapides, sans beaucoup d’égards pour les conséquences à long terme. Et il n’avait peur de rien. C’était cela que j’admirais le plus chez lui, mais qui, en même temps, m’inquiétait. C’était un humain qui utilisait la magie. Il aurait dû avoir peur. D’un tas de choses. Et ce n’était pas le cas. Mais surtout, et c’est le meilleur, pensai-je en me laissant aller contre lui, il se fiche totalement que je ne sois pas humaine. Ses lèvres étaient douces contre les miennes, leur familiarité confortable. Pas le moindre soupçon de barbe ne ruina notre baiser. Je nouai les mains derrière sa taille et l’attirai impudiquement vers moi. En déséquilibre, nous reculâmes jusqu’à ce que mon dos heurte le mur. Notre baiser s’interrompit quand je sentis ses lèvres se lover contre les miennes en un sourire provoqué par mon effronterie. — Tu es une méchante, méchante sorcière, souffla-t-il. Tu le sais, n’est-ce pas ? Je suis venu jusqu’ici pour te donner les tickets, et qu’est-ce que tu fais ? Tu me mets sens dessus dessous. Ses mèches étaient un doux murmure sur le bout de mes doigts. — Ouais ? Tu devrais faire quelque chose à ce sujet, alors. — Je n’y manquerai pas. (Son étreinte se relâcha.) Mais il faudra que tu attendes. (Quand il s’écarta, ses mains dessinèrent un chemin délicieux le long de mon dos.) C’est un nouveau parfum ? Mon humeur enjouée s’assombrit, et je me détournai. — Oui. J’avais jeté celui à la cannelle le matin même. Ivy n’avait pas dit un mot quand elle avait découvert que la bouteille de trois centilitres à 30 dollars parfumait la poubelle comme si c’était Noël. Il n’avait pas fait effet, et je n’avais pas le courage de le porter de nouveau. — Rachel… C’était le début de l’une de nos disputes habituelles, et je me raidis. Nick avait été élevé dans le Cloaque. C’était inhabituel pour un humain, mais cela lui permettait d’en savoir plus que moi sur les vamps et leurs appétits déclenchés par les odeurs. — Non, je ne déménagerai pas, dis-je sèchement. — Est-ce que tu pourrais seulement… Il hésita, vit mes mâchoires se serrer, et ses longues mains de pianiste s’agitèrent en de courts mouvements désordonnés trahissant sa frustration. — Tout se passe bien. Je suis très prudente. La culpabilité de ne pas lui dire qu’elle m’avait épinglée contre le mur de la cuisine me fit baisser les yeux. Il soupira et changea de position. — Tiens. (Il se tortilla pour atteindre la poche arrière de son jean.) Prends les tickets. Je perds tout ce qui traîne plus d’une semaine. — Alors, rappelle-moi de toujours bouger, plaisantai-je pour détendre l’atmosphère. (Je les attrapai et regardai le numéro des places.) Troisième rang. Fantastique ! Je ne sais pas comment tu fais, Nick. Un sourire satisfait découvrit ses dents, et un soupçon de ruse enfla derrière ses pupilles. Il ne me dirait jamais où il les avait eus. Nick pouvait se procurer n’importe quoi et, s’il n’y arrivait pas, il connaissait toujours quelqu’un qui le pouvait. J’avais le sentiment que la méfiance qu’il affichait vis-à-vis de toute autorité en découlait. Malgré moi, je trouvais à cette partie encore inexplorée de Nick un goût délicieux d’aventure. Et tant que je ne savais pas vraiment… — Tu veux un café ? demandai-je en enfournant les tickets dans ma poche. Nick regarda la nef déserte par-dessus mon épaule. — Ivy est encore là ? Je ne répondis pas, et il comprit mon silence. — Tu sais, elle t’apprécie vraiment, mentis-je. — Non merci. Il se dirigea vers la porte. Ivy et Nick ne s’entendaient pas très bien, et je ne comprenais pas pourquoi. — Il faut que je retourne au boulot. C’est ma pause déjeuner. Mes épaules s’affaissèrent sous le coup de la déception. — D’accord. Nick travaillait à plein-temps au musée du parc Eden. Il y nettoyait les objets, quand il n’était pas occupé à travailler au noir à la bibliothèque de l’université, où il aidait à cataloguer les livres les plus sensibles et à les déplacer vers un endroit plus sûr. Je trouvais cela ironique, dans la mesure où c’était notre effraction dans le cabinet à livres anciens qui avait provoqué cette opération. J’étais certaine que Nick avait pris ce travail pour pouvoir « emprunter » les volumes mêmes qu’ils essayaient de protéger. Il avait ces deux boulots jusqu’à la fin du mois, et je savais qu’ils le laissaient épuisé. Il se retourna pour partir. Une idée me traversa soudain l’esprit, et je le retins. — Hé, tu as encore ma plus grande marmite à sorts, n’est-ce pas ? Nous l’avions utilisée trois semaines plus tôt pour préparer un chili et nous faire un marathon Dirty Harry devant sa télé. Je ne l’avais pas reprise depuis. Il hésita, la main sur la poignée de la porte. — Tu en as besoin ? — Edden me fait suivre un cours sur les lignes d’énergie, dis-je. Je n’avais pas envie de lui préciser que je travaillais sur les meurtres du chasseur de sorciers. Pas encore. Je n’allais pas ruiner ce baiser avec une dispute. — J’ai besoin d’un familier ou la sorcière qui donne le cours va me recaler. Ça implique la grande marmite à sorts. — Oh. (Il resta silencieux, et je me demandai s’il allait quand même réussir à en tirer les bonnes conclusions.) D’accord… Ce soir, ça ira ? (Je hochai la tête.) Alors, salut, à ce soir. — Merci, Nick. Salut. Contente d’avoir décroché la promesse de le voir le soir même, je poussai la porte pour l’ouvrir. Je m’arrêtai en entendant une voix masculine protester. Je découvris Glenn sur le perron, jonglant avec trois sacs de nourriture à emporter et un plateau de boissons. — Glenn ! m’exclamai-je en lui prenant les boissons. Te voilà enfin. Je te présente Nick, mon copain. Nick, voici le lieutenant Glenn. Nick, mon copain. Ouaaouh, j’adore. Glenn rassembla les sacs dans une main et tendit celle qu’il avait libérée. — Enchanté, dit-il cérémonieusement, toujours à l’extérieur. Il était vêtu d’un costume gris bien coupé, ce qui faisait paraître négligés les habits décontractés de Nick. Je haussai les sourcils en voyant l’hésitation que marqua celui-ci avant de serrer la main de Glenn. J’étais sûre que c’était dû au badge du BFO. Je ne veux rien savoir. Je ne veux rien savoir. — Heureux de vous connaître, dit Nick avant de se tourner vers moi. Je… euh… te verrai ce soir, Rachel. — D’ac. Salut. Ça sonnait un peu désespéré, même à mes oreilles. Nick se dandina d’un pied sur l’autre avant de se pencher pour m’embrasser sur le coin de la bouche. Je me dis que c’était plus pour prouver son statut de petit ami que pour montrer son affection. Mais bon… Nick dévala les marches sans que ses baskets fassent aucun bruit et se hâta vers sa camionnette bleue, pleine de plaques de rouille, garée au bord du trottoir. Je sentis une vague d’inquiétude monter en moi à la vue de ses épaules voûtées et de son pas mécanique. Glenn aussi le regardait, mais son expression était plus curieuse qu’autre chose. — Entre, répétai-je en regardant les sacs de nourriture, et j’ouvris plus grand la porte. De sa main libre, Glenn retira ses lunettes de soleil et les glissa dans la poche intérieure de sa veste de costume. Avec sa carrure athlétique et sa barbe soignée, il ressemblait à un agent des services secrets d’avant le Tournant. — C’est Nick Sparagmos ? demanda-t-il tandis que le véhicule de Nick s’éloignait. Celui qui était en rat ? Mes cheveux se hérissèrent sur ma tête à la façon dont il fit cette réflexion ; comme si se transformer en rat ou en vison était moralement répréhensible. Je mis une main sur ma hanche, et le plateau de boissons se retrouva dangereusement près de renverser sa cargaison de sodas et de glaçons. Visiblement, son père lui en avait raconté plus que Glenn l’avait laissé entendre. — Tu es en retard. — Je me suis arrêté pour prendre à déjeuner pour tout le monde, dit-il sur un ton un peu sec. Ça te dérange si j’entre ? Je reculai, et il franchit le seuil. Il accrocha la porte avec le pied et la tira derrière lui pour la fermer. L’odeur de frites devint irrésistible dans la pénombre soudaine du chœur. — T’as une chouette tenue, lança-t-il. Ça t’a pris combien de temps pour la peindre sur ton corps ? Vexée, je jetai un coup d’œil à mon pantalon en cuir et au chemisier en soie rouge rentré sous la ceinture. J’avais été réticente à l’idée de porter du cuir avant la tombée de la nuit jusqu’à ce qu’Ivy me persuade que la bonne qualité du cuir que j’achetais faisait passer mon apparence de « sorcière blanche de merde » à « sorcière chic et chère ». Elle devait savoir de quoi elle parlait, mais j’étais encore un peu mal à l’aise. — Ce sont mes habits de travail, aboyai-je. Ça économise sur les greffes de peau si je dois courir, et que ça se finisse en glissade sur le ciment. Ça te pose un problème ? Avec un grognement évasif, il garda ses commentaires pour lui et me suivit jusqu’à la cuisine. Ivy leva la tête de sa carte, prenant silencieusement note des sacs de hamburgers et des boissons. — Eh bien, susurra-t-elle. Je vois que tu as survécu à la pizza. Mais je pourrais toujours demander à Piscary de te mordre, si ça t’intéresse. Mon humeur se fit plus légère quand je vis l’expression soudain renfrognée de Glenn. Il fit un bruit répugnant avec le fond de sa gorge. Remarquant que le grille-pain n’avait pas été branché, j’allai vers le comptoir pour ranger les gaufres surgelées. C’est vrai que tu as englouti cette pizza hier soir, dis-je. Admets-le, tu as aimééé ! — Je l’ai mangée pour rester vivant. Les gestes heurtés, il s’approcha de la table et ouvrit les sacs. Voir un grand Noir dans un costume coûteux, avec un holster, en train de déballer des boîtes de hamburgers faisait un curieux spectacle. — Je suis rentré chez moi et j’ai prié le dieu de porcelaine pendant deux bonnes heures, ajouta-t-il, et Ivy et moi échangeâmes des regards amusés. Mettant son travail de côté, Ivy prit le sandwich le moins écrasé et le cornet de frites le plus rempli. Je me laissai glisser sur une chaise à côté de Glenn. Il se déplaça vers le bout de la table, ne prenant même pas la peine de le faire naturellement. — Merci pour le petit déjeuner, dis-je. J’avalai une frite avant de déplier l’emballage de mon burger dans un grand bruit de papier froissé. Il hésita. Sa poigne d’acier, agrippée à sa personnalité de lieutenant du BFO, se relâcha quand il défit le bouton du bas de sa veste et s’assit. — C’est le BFO qui paie. En fait, c’est aussi mon petit déjeuner. Quand je suis rentré chez moi, le soleil était presque levé. Vous faites de longues journées. Son ton conciliant me détendit encore davantage. — Pas vraiment. C’est seulement qu’elles commencent environ six heures après les tiennes. J’avais envie de ketchup sur mes frites, et je me levai pour ouvrir le frigo. J’eus une hésitation en tendant la main vers la bouteille rouge. Ivy s’en aperçut et haussa les épaules quand je la montrai du doigt. Ouais, pensai-je. Il envahissait nos vies. Il avait mangé la pizza la nuit dernière. Pourquoi Ivy et moi devrions-nous nous restreindre à cause de lui ? La décision prise, je sortis la bouteille et la posai sur la table avec un bruit sourd triomphant. À ma grande déception, Glenn n’y fit même pas attention. — Alors, dit Ivy en se penchant par-dessus la table pour attraper le ketchup. Tu joues le baby-sitter de Rachel aujourd’hui ? N’essaie pas de l’emmener en bus. Ils ne s’arrêtent pas pour elle. Il releva la tête et sursauta en voyant Ivy couvrir son burger de sauce rouge. — Euh… (Il cilla, ayant visiblement perdu le fil de ses pensées, les yeux fixés sur le ketchup.) Oui, je vais lui montrer ce que nous avons sur les meurtres. J’eus une idée soudaine, et un sourire se dessina au coin de mes lèvres. — Hé, Ivy, dis-je joyeusement. Passe-moi le sang coagulé. Sans même marquer de temps d’arrêt, elle poussa la bouteille sur la table. Glenn se raidit. — Oh, mon Dieu ! murmura-t-il d’une voix éteinte, et il blêmit. Ivy ricana, et j’éclatai de rire. — Détends-toi, Glenn, dis-je en recouvrant mes frites de ketchup. (Je m’adossai à ma chaise et lui adressai un regard sournois en en mangeant une.) Ce n’est que du ketchup. — Du ketchup ! (Il tira plus près de lui sa serviette en papier où son sandwich était posé.) Vous êtes dingues ? — C’est presque la même chose que ce que tu dévorais hier soir, dit Ivy. Je poussai la bouteille vers lui. — Ça ne te tuera pas. Essaie. Sans quitter le plastique rouge du regard, Glenn secoua la tête. Son cou était raide, et il rapprocha encore sa nourriture. — Non. — Oh, allez ! tentai-je pour l’amadouer. Ne fais pas ta mijaurée. Pour le sang, je rigolais. À quoi ça sert d’avoir un humain chez soi si on ne peut pas le faire marcher un petit peu ? Il resta renfrogné, avalant son burger comme si ç’avait été une corvée, pas quelque chose d’agréable. Mais sans ketchup, ça pouvait être le cas. — Regarde, essayai-je encore, me rapprochant et tournant la bouteille vers lui. C’est la liste des ingrédients. Tomates, amidon de maïs, vinaigre, sel… (J’hésitai et fronçai les sourcils.) Hé, Ivy. Tu savais qu’ils mettaient de l’oignon et de l’ail en poudre dans le ketchup ? Elle fit « oui » de la tête et essuya une goutte de sauce égarée au coin de ses lèvres. Glenn parut intéressé et se pencha pour déchiffrer les petits caractères soulignés par mon ongle fraîchement laqué de rouge. — Et alors ? Qu’est-ce qui ne va pas avec l’oignon et l’ail ? (Il sembla comprendre et s’appuya contre le dossier de sa chaise.) Ah, dit-il d’un air entendu. L’ail. — Ne sois pas ridicule. (Je reposai la bouteille.) L’ail et les oignons contiennent un tas de soufre. Tout comme les œufs. Ils me donnent la migraine. — Hummm, commenta Glenn avec profondeur en prenant la bouteille entre deux doigts pour lire lui-même l’étiquette. C’est quoi des arômes naturels ? — Tu n’as pas envie de le savoir, dit Ivy d’une voix un brin dramatique. Glenn lâcha la bouteille, et je ne pus éviter un grognement amusé. Le vrombissement d’une moto qui approchait fit se lever Ivy. — C’est mon chauffeur, dit-elle. Elle mit en boule l’emballage du burger et poussa son cornet de frites à peine entamé vers le milieu de la table. Elle s’étira, tendant son corps mince vers le plafond. Glenn laissa son regard traîner sur elle, puis détourna les yeux. Mon regard croisa celui d’Ivy. Ça ressemblait au bruit de la moto de Kist. Je me demandai si ç’avait un rapport avec la nuit dernière. Elle vit mon appréhension et attrapa son sac. — Merci pour le petit déjeuner, Glenn. (Elle se tourna vers moi.) À plus, Rachel, ajouta-t-elle en disparaissant en coup de vent. Mes épaules se relâchèrent. Glenn regarda la pendule au-dessus de l’évier et se remit à manger. Je raclais la dernière trace de ketchup avec une frite quand la repartie d’Ivy me parvint de la rue. — Va te faire Tourner, Kist. Je conduis. Je souris en entendant la moto accélérer, et la rue retrouva son calme. Fini. Je chiffonnai mon papier et me levai. Glenn n’avait pas terminé, et je laissai le ketchup en débarrassant la table. Du coin de l’œil, je l’observai le regarder. — C’est délicieux sur les burgers, dis-je en m’accroupissant à côté de l’îlot central pour prendre un livre de sorts. Il y eut un bruit de plastique raclant la table. Le livre à la main, je me retournai et vis qu’il avait éloigné la bouteille. Il refusa de croiser mes yeux quand je me rassis. — Ça te dérange si je vérifie quelque chose avant de partir ? demandai-je en ouvrant le livre à la page de l’index. — Vas-y. Sa voix était redevenue froide. Je me dis que c’était à cause du livre de sorts. Je poussai un soupir et me penchai sur les pages jaunies. — Je veux fabriquer un sort pour que les Hurleurs changent d’avis et me versent mon salaire. (J’espérais que ça le détendrait de savoir ce que je faisais.) Je me suis dit que je pourrais acheter ce que je n’ai pas dans le jardin pendant que nous serons dans le centre. Un arrêt supplémentaire ne te dérange pas ? — Non. Le ton s’était très légèrement réchauffé, et je pris cela comme un bon signe. Il remuait bruyamment les glaçons avec sa paille, et je me rapprochai pour qu’il puisse voir. — Regarde, dis-je en pointant le doigt vers les caractères à moitié effacés. J’avais raison. Si je veux envoyer leurs balles dans tous les sens, j’ai besoin d’un sort sans contact direct. Pour une sorcière de la terre comme moi, « sans contact » signifiait avec une baguette magique. Je n’en avais jamais fabriqué, et je haussai les sourcils à la lecture des ingrédients. J’avais tout, mis à part les graines de fougère et la baguette elle-même. Combien peut coûter une cheville en séquoia ? — Pourquoi fais-tu ça ? Sa voix contenait une touche belliqueuse. Je cillai et refermai le livre. Déçue, je me levai et allai le ranger. Je m’adossai à l’îlot central pour lui faire face. — Des sorts ? C’est mon boulot. Ce n’est pas comme si j’allais faire du mal à quelqu’un. Pas avec un sort, en tout cas. Glenn reposa son gobelet géant. Ses doigts sombres se déplièrent et s’en détachèrent. Se penchant en arrière sur sa chaise, il hésita. — Non, dit-il. Comment peux-tu vivre avec quelqu’un comme Ivy ? Prête à exploser sans avertissement. — Oh. (Je tendis la main vers ma boisson.) Tu l’as juste rencontrée un mauvais jour. Elle n’aime pas ton père, et elle te l’a fait payer. Et tu l’y avais invitée, tête de nœud. J’avalai le reste de boisson et jetai le gobelet. — Prêt ? demandai-je en prenant mon sac et mon manteau sur une chaise. Glenn se leva et ajusta sa veste de costume avant de passer devant moi pour jeter ses déchets dans la poubelle sous l’évier. — Elle veut quelque chose, dit-il. Chaque fois qu’elle te regarde, je sens sa culpabilité. Qu’elle le veuille ou non, elle va te faire du mal, et elle le sait. Irritée, je l’examinai des pieds à la tête. — Elle ne me chasse pas. Tout en essayant de garder ma colère sous contrôle, je m’engageai d’un pas rapide dans le couloir. Glenn me suivit, ses chaussures à semelles dures sonnant juste un battement de cœur derrière moi. — Tu veux dire que, hier, c’était la première fois qu’elle t’attaquait ? Je fis la moue, et le claquement de mes bottes sur le plancher me remonta le long de la colonne vertébrale. Il y avait eu des tas de « presque », avant que je comprenne ce qui enfonçait ses boutons et que je cesse de le faire. Glenn ne dit rien, comprenant visiblement ma réponse rien qu’à mon silence. — Écoute, dit-il tandis que nous passions dans la nef. J’ai peut-être eu l’air d’un humain débile la nuit dernière, mais j’observais. Piscary t’a ensorcelée plus facilement qu’il aurait éteint une chandelle. Elle t’a libérée simplement en prononçant ton nom. Ça ne peut pas être normal. Et il t’a appelée son « animal de compagnie ». C’est ce que tu es ? En tout cas, c’est l’impression que tu me donnes. — Je ne suis pas son animal de compagnie, dis-je. Elle le sait. Et je le sais. Piscary peut penser ce qu’il veut. J’enfilai ma veste, poussai la porte de l’église et descendis les marches comme une tornade. La voiture était fermée à clé, mais je m’escrimai quand même sur la poignée. Furieuse, j’attendis que Glenn la débloque. — Et ce ne sont pas tes affaires, terminai-je. Le lieutenant du BFO resta silencieux en ouvrant sa portière. Il s’immobilisa pour me regarder par-dessus le toit et mit ses lunettes de soleil, me cachant ses yeux. — Tu as raison, ce ne sont pas mes affaires. Ma portière enfin déverrouillée, je montai et la claquai assez fort pour faire trembler la voiture. Glenn se glissa souplement derrière le volant et ferma sa portière. — Bon sang, ce ne sont vraiment pas tes affaires, murmurai-je dans l’espace confiné de la voiture. Tu l’as entendue la nuit dernière. Je ne suis pas son ombre. Elle ne mentait pas en le disant. — J’ai aussi entendu Piscary dire que si elle ne te contrôlait pas, lui le ferait. Un éclair de vraie peur me frappa, non désiré et déstabilisant. — Je suis son amie, affirmai-je. Tout ce qu’elle veut, c’est une amie qui n’en ait pas après son sang. Tu as déjà pensé à ça ? — Un animal de compagnie, Rachel ? dit-il doucement en démarrant. Je ne répondis pas, me contentant de pianoter sur l’accoudoir. Je n’étais pas l’animal de compagnie d’Ivy. Et même Piscary ne pourrait pas me forcer à le devenir. Chapitre 10 Le soleil de l’après-midi de cette fin septembre était chaud à travers ma veste de cuir. J’avais un bras posé sur la vitre baissée de ma portière. La petite fiole d’eau salée accrochée à mon bracelet à charmes bougeait dans le vent et cliquetait contre ma croix en bois. Je tendis la main pour ajuster le rétroviseur et regarder le trafic qui s’étendait sur quelques mètres. C’était sympa d’avoir un véhicule à ma disposition. Nous serions au quartier général du BFO dans quinze minutes, loin des quarante qu’aurait nécessité le trajet en bus, avec les encombrements de l’après-midi et tout le reste. — Prends à droite au prochain feu, dis-je en pointant le doigt. Incrédule, je vis Glenn passer l’intersection sans ralentir. — Par le Tournant, qu’est-ce qui te prend ? m’exclamai-je. J’ai accepté de monter dans cette voiture, et tu vas aller où je te dirai d’aller. D’après son expression, Glenn était content de lui, derrière ses lunettes noires. — Raccourci ! dit-il en souriant. Ses dents étaient étonnamment blanches. C’était le premier vrai sourire que je lui voyais. J’en restai abasourdie. — D’accord, dis-je en agitant une main. Montre-moi ton raccourci. Je doutais que ce soit plus rapide, mais je n’allais pas faire d’objection. Pas après ce sourire. Ma tête pivota pour suivre une enseigne familière sur l’un des immeubles que nous venions de dépasser. — Hé ! stop ! hurlai-je en me retournant presque complètement sur mon siège. C’est une boutique de sorts. Glenn vérifia derrière lui, puis fit un demi-tour complètement illégal. Je m’agrippai au haut du cadre de la fenêtre quand il en fit un second, nous arrêtant juste sur la place de stationnement devant la boutique. J’ouvris la portière en attrapant mon sac. — Je n’en ai que pour une minute, dis-je. Il hocha la tête, inclina son siège et se laissa aller sur l’appuie-tête. L’abandonnant à sa sieste, j’entrai dans la boutique. Les clochettes au-dessus de la porte carillonnèrent, et je pris une lente inspiration. Je commençai à me détendre. J’aimais les boutiques de sorts. Celle-ci sentait la lavande et le pissenlit, avec une pointe de chlorophylle. Je dépassai les sorts tout faits et me dirigeai droit vers le fond, où étaient entreposés les matériaux bruts. — Je peux vous aider ? Je levai la tête d’un petit bouquet de sanguinaires pour découvrir un vendeur propret et enthousiaste, penché par-dessus le comptoir. À l’odeur, c’était un sorcier, bien qu’il soit difficile d’en juger avec tous les parfums qui s’entremêlaient. — Oui, je cherche des graines de fougère et une cheville de séquoia qui pourrait convenir pour une baguette. — Ah ! dit-il sur un ton triomphant. Nos graines sont par là. Je suivis un chemin parallèle au sien de mon côté du comptoir, jusqu’à un rayon de fioles ambrées. Il passa ses doigts sur elles et en tira une de la taille de mon petit doigt. Il me la tendit. Je refusai de la prendre et lui fis signe de la poser sur le comptoir. Il parut offensé quand je fouillai dans mon sac pour en sortir une amulette que je passai au-dessus de la fiole. — Je vous assure, madame, dit-il avec raideur, que c’est un produit de la plus haute qualité. Je lui lançai un sourire timide quand l’amulette émit une lueur verte. — J’ai été sous le coup d’une menace de mort ce printemps, expliquai-je. Il ne faut pas m’en vouloir de prendre des précautions. Les clochettes de l’entrée sonnèrent de nouveau, et je regardai derrière moi pour voir entrer Glenn. Le visage du vendeur s’illumina. Il claqua des doigts et fit un pas en arrière. — Vous êtes Rachel. Rachel Morgan, c’est ça ? Je vous reconnais ! (Il me mit une fiole dans la main.) Sur le compte de la maison. Je suis content de voir que vous avez survécu. Quelle était la cote contre vous ? Trois cents contre un ? — Deux cents, dis-je, légèrement vexée. Je vis que son regard était passé par-dessus mon épaule et qu’il observait Glenn. Son sourire se figea quand il comprit qu’il était humain. — Il est avec moi, dis-je. Il manqua s’étouffer et essaya de le dissimuler en toussant. Ses yeux s’attardèrent sur l’arme à moitié dissimulée de Glenn. Par le Tournant. Mes menottes me manquent vraiment. — Les baguettes sont par ici. (Son ton indiquait clairement qu’il n’appréciait pas mon choix de compagnon.) Nous les stockons dans une boîte de dessiccation pour les garder fraîches. Glenn et moi le suivîmes vers un espace dégagé, à côté de la caisse. Il sortit un coffret de la taille d’une boîte à violon, l’ouvrit et le tourna vers moi avec un geste théâtral pour que je voie à l’intérieur. Je soupirai quand un parfum prononcé de séquoia s’en éleva. Je levai la main pour les toucher, mais la laissai retomber quand le vendeur s’éclaircit la voix. — Quel sort voulez-vous réaliser, Morgan ? Le ton était devenu professionnel, et il m’examinait par-dessus ses lorgnons. Les montures étaient en bois, et j’aurais parié ma petite culotte qu’elles étaient enchantées pour voir à travers les charmes de déguisement de la magie de la terre. — Je veux essayer un sort sans contact direct. Pour… euh… casser du bois déjà en tension ? dis-je en étouffant une bouffée d’embarras. — N’importe laquelle des plus petites devrait faire l’affaire, dit-il, son regard passant sans cesse de Glenn à moi. Je hochai la tête, les yeux fixés sur les baguettes de la taille d’un crayon. — Combien ? — 975, dit-il. Mais, pour vous, je la ferai à 900. C’était en dollars ? — Vous savez, dis-je calmement, il faudrait que je m’assure d’abord que j’ai tout le reste avant d’acheter la baguette. Inutile de la laisser prendre l’humidité avant que j’en aie besoin. Le sourire du vendeur se fit plus froid. — Naturellement. D’un mouvement vif, il referma le coffret avec un claquement et le fit disparaître. Je grimaçai et me recroquevillai intérieurement. — Je vous dois combien pour les graines ? demandai-je, sachant que son offre précédente n’avait été faite que parce que je voulais acheter une baguette. — 5,50. Je dois avoir ça, pensai-je. La tête baissée, je fouillai dans mon sac. Je savais que les baguettes étaient chères, mais pas à ce point. L’argent dans la main, je relevai la tête pour trouver Glenn en train de contempler une étagère de rats empaillés. Comme le vendeur encaissait mon achat, Glenn se pencha vers moi, regardant toujours les rats, et me souffla : — Ils servent à quoi ? — Je n’en ai aucune idée. Je pris le ticket de caisse et enfournai le tout dans mon sac. Essayant de garder un soupçon de dignité, je me dirigeai vers la porte, suivie par Glenn. Les clochettes carillonnèrent quand nous passâmes sur le trottoir. De nouveau au soleil, je pris une inspiration libératrice. Je n’allais pas claquer 900 dollars pour essayer de récupérer un salaire de 500. Glenn me surprit en ouvrant la portière pour moi. Tandis que je m’installais, il se pencha dans l’encadrement de la vitre baissée. — Je reviens tout de suite, dit-il avant de filer de nouveau à l’intérieur. Il ressortit presque instantanément avec un petit sac blanc. Je le regardai s’arrêter devant le capot, m’interrogeant. Profitant d’une pause dans le trafic, il ouvrit sa portière et se glissa derrière le volant. — Alors ? demandai-je quand il posa le paquet entre nous. Qu’est-ce que tu as acheté ? Glenn démarra la voiture et s’inséra dans la circulation. — Un rat empaillé. — Oh ! Je n’en revenais pas. Que diable allait-il en faire ? Même moi, je ne savais pas à quoi ça servait. Je mourais d’envie de lui poser la question, mais je réussis à me taire tout le long du chemin, même lorsque nous nous enfonçâmes dans la pénombre fraîche du parking souterrain de l’immeuble du BFO. Glenn avait un emplacement réservé. Mes talons résonnèrent quand je posai les pieds sur le ciment. Avec une lenteur qui me rappela mon père, Glenn se déplia pour sortir de la voiture. Il tira sur les manches de son veston, prit son rat et m’indiqua l’escalier. Toujours muette, j’empruntai les marches de béton derrière lui. Nous n’eûmes qu’un étage à monter. Il me tint la porte, et nous entrâmes par l’arrière. Il retira ses lunettes noires, et je repoussai mes cheveux sous ma casquette. La climatisation fonctionnait, et la petite entrée me sembla à des lieues du hall du devant et de son agitation. Glenn prit un badge « Visiteur » sur un bureau encombré, y inscrivit mon nom et fit un signe au gardien, occupé au téléphone. J’accrochai le badge à mon revers et le suivis sur le plateau de bureaux. — Salut Rose, dit Glenn en arrivant devant la secrétaire d’Edden. Le capitaine est disponible ? M’ignorant, la femme mit un doigt sur la feuille qu’elle était en train de saisir et hocha la tête. — Il est en réunion. Vous voulez que je lui dise que vous êtes là ? Glenn me prit par le coude et m’entraîna plus loin. — Quand il sortira. Il n’y a pas d’urgence. Mlle Morgan et moi serons là durant les prochaines heures. — Bien, monsieur, dit-elle avant de retourner à sa frappe. Des heures ? pensai-je. Je n’aimais pas la façon dont il m’avait empêchée de parler à Rose. Je voulais me renseigner sur leurs consignes quant à leur tenue vestimentaire. Et le BFO ne pouvait pas avoir autant d’informations que cela. Le SO était la juridiction prioritaire pour ces meurtres. — Mon bureau est par là, dit Glenn en indiquant la rangée de pièces qui occupaient un côté du plateau. Les quelques agents assis à leur place levèrent le nez de leurs documents quand Glenn me poussa devant lui. Je commençai à penser qu’il ne voulait pas qu’on s’aperçoive de ma présence. — Pas mal, laissai-je tomber, narquoise, quand il me propulsa dans son bureau. La pièce blanc cassé était presque nue, avec de la saleté visible dans les coins. Un écran d’ordinateur neuf était posé sur un bureau vide. Les haut-parleurs qui y étaient branchés étaient anciens. Il y avait une chaise pourrie derrière le bureau, et je me demandai s’il y avait un siège correct dans tout l’immeuble. Le bureau était en contreplaqué blanc, mais la saleté qui y était incrustée le faisait paraître gris. Il n’y avait rien dans la poubelle métallique posée à côté. — Fais attention aux fils du téléphone. Il passa devant moi et posa le sac avec le rat sur le meuble destiné à classer les dossiers. Il enleva sa veste et l’accrocha avec soin sur un cintre en bois, qu’il pendit ensuite à un portemanteau sur pied. La pièce était vraiment sordide, et je me demandai comment était son appartement. Les fils du téléphone couraient sur le sol, depuis la prise située derrière une longue table très encombrée jusqu’au bureau. Les avoir comme ça devait violer toutes les règles de sécurité au travail, mais si Glenn se moquait qu’on fasse tomber son téléphone en se prenant les pieds dans les fils, pourquoi m’en serais-je inquiétée ? — Pourquoi ne mets-tu pas ton bureau de ce côté ? demandai-je en indiquant la longue table et son fouillis de papiers, qui occupaient la seule place logique pour le bureau. Penché sur son clavier, il releva la tête. — Je tournerais le dos à la porte et je ne pourrais pas voir le plateau. — Oh. Il n’y avait aucun bibelot, rien de personnel. La seule étagère ployait sous des dossiers dont le contenu débordait. Il n’avait pas l’air d’occuper les lieux depuis longtemps. Sur le mur, des rectangles plus clairs indiquaient qu’il y avait eu précédemment des cadres suspendus. À part son diplôme de lieutenant, il n’y avait qu’un tableau plein de poussière accroché au-dessus de la longue table, sur lequel une centaine de Post-it étaient punaisés. Ils étaient jaunis et racornis, avec des messages cryptiques que seul Glenn pouvait déchiffrer. — C’est quoi ? demandai-je, tandis qu’il vérifiait que les stores des vitres donnant sur le plateau étaient bien fermés. — Des notes sur une vieille affaire sur laquelle je travaille. Il revint à son clavier et entra une longue série de lettres. Sa voix avait pris une tonalité préoccupée. — Pourquoi ne t’assieds-tu pas ? Je restai plantée au milieu de la pièce, le regardant fixement. — Où ça ? finis-je par demander. Il releva la tête et rougit en constatant qu’il se tenait sur la seule chaise disponible. — Je reviens. Il fit le tour du bureau, s’arrêtant devant moi, mal à l’aise, jusqu’à ce que je sorte de son chemin. Il se faufila à côté de moi, la démarche raide, et quitta la pièce. Je me dis que son bureau était la partie la plus inhospitalière de la bureaucratie du BFO que j’avais vue jusqu’à présent. J’enlevai ma casquette et ma veste et les accrochai au clou planté derrière la porte. N’ayant rien à faire, je passai derrière le bureau. Sur l’écran, une mire de bienvenue attendait un mot de passe en clignotant. Glenn revint, précédé par un bruit de ferraille. Il poussa une chaise à roulettes dans la pièce. Avec une grimace d’excuse, il l’arrêta à côté de la sienne. Je laissai tomber mon sac sur son bureau et m’assis près de lui. Je le regardai entrer trois mots de passe : « dauphin », « tulipe » et « Monica ». Une ancienne copine ? Les trois mots apparaissaient sous forme d’étoiles sur l’écran, mais comme Glenn tapait avec deux doigts, ça n’avait pas été difficile à suivre. — Allons-y, dit-il. Il tira vers lui un bloc-notes avec une liste de noms et de numéros d’identification. Je lus le premier puis revins à l’écran. Glenn fronça les sourcils et commença à saisir les noms à partir de la liste avec une lenteur douloureuse. Tac. Pause. Tac, tac. Pause. — Oh, passe-moi ça. Je m’emparai du clavier. Les touches cliquetant joyeusement, j’entrai la première ligne, puis je fis bouger la souris, cliquai sur le bouton « Tout » et limitai la recherche aux douze derniers mois. Une fenêtre s’ouvrit, et j’hésitai. — Quelle imprimante ? demandai-je. Glenn ne répondit pas. Je me retournai. Il avait reculé sa chaise et avait les bras croisés. — Je suis prêt à parier que tu piques aussi la télécommande à ton copain, dit-il. Il récupéra le clavier et la souris. — En fait, c’est ma télé, dis-je en m’échauffant. Désolée. Pour être tout à fait honnête, c’était celle d’Ivy. La mienne n’avait pas résisté au grand lavage à l’eau salée. Ce qui était aussi bien, car elle aurait ressemblé à un jouet à côté de celle d’Ivy. Glenn se racla doucement la gorge. Il tapa lentement le nom suivant et le vérifia avec la liste avant de passer au troisième. J’attendais avec impatience. Je vis le sac blanc posé sur le classeur et fus prise d’une envie irrésistible de déballer le rat. Je commençais à comprendre pourquoi il avait prévu de rester là plusieurs heures. Il serait allé plus vite en découpant les caractères et en les collant sur une feuille. — Tu n’envoies pas sur la même imprimante, dis-je en voyant qu’il changeait la destination. — Je ne savais pas que tu voudrais tout regarder. (Sa voix était préoccupée ; il continuait à chercher les touches sur le clavier.) J’envoie le reste sur l’imprimante du sous-sol. (Lentement, il saisit la dernière série de chiffres et appuya sur « Entrée ».) Je ne veux pas être accusé d’avoir bloqué l’imprimante de cet étage. J’essayai de dissimuler un sourire suffisant. Bloquer l’imprimante ? Il y a combien de pages ? Glenn se leva, et je dus redresser la tête pour le regarder. — Je vais chercher les feuilles. Attends-moi sans bouger. J’acquiesçai et attendis en faisant pivoter mon siège. J’écoutai les bavardages ambiants qui me parvenaient par la porte ouverte. Je souris. Je n’avais pas réalisé combien la camaraderie avec mes collègues Coureurs du SO me manquait. Je savais que, si je sortais du bureau de Glenn, les conversations s’arrêteraient et les regards se feraient froids. Mais si je restais là à écouter, je pouvais être sûre que quelqu’un allait s’arrêter pour dire salut, ou pour me demander mon avis sur une affaire difficile, ou pour me sortir une mauvaise plaisanterie et me voir rire. Je soupirai et me levai pour déballer le rat. Je plaçai la vilaine chose aux yeux en boutons de col sur le classeur, d’où elle pourrait surveiller Glenn. Un frottement de semelles à la porte me fit me retourner. — Oh, salut, dis-je en voyant que ce n’était pas Glenn. — Ma’ame. L’agent du BFO examina d’abord mon pantalon en cuir, puis mon badge « Visiteur ». Je lui fis face pour qu’il puisse mieux voir. Le badge, pas mon pantalon. — Je m’appelle Rachel. J’aide le lieutenant Glenn. Il est parti chercher une impression. — Rachel Morgan ? Je croyais que vous étiez une vieille peau. Ma bouche s’ouvrit sous le coup de la colère, puis, en comprenant, je la refermai. La dernière fois qu’il m’avait vue, au printemps, je ressemblais à une vieille peau. — C’était un déguisement, dis-je en froissant le sac en papier et en le jetant. Là, c’est moi en vrai. Il parcourut de nouveau ma tenue des yeux. — D’accord. Il sortit, et je respirai mieux. Il avait disparu quand Glenn revint, l’air vraiment préoccupé. Il tenait une bonne pile de feuilles, et je me dis que, finalement, la qualité du recueil de données au BFO était aussi bonne qu’au SO. Il resta un instant au centre de la pièce, puis poussa contre le mur les papiers qui encombraient la longue table. — Ça, c’est le premier, dit-il en posant la pile dans l’espace libre. Je reviens avec ceux du sous-sol. Je me figeai, la main tendue. Le premier ? J’avais cru que c’était l’ensemble. Je pris une inspiration pour lui en faire la remarque, mais il était déjà reparti. L’épaisseur du dossier était impressionnante. Je fis rouler ma chaise jusqu’à la table et la tournai de côté pour ne pas avoir le dos à la porte. Je m’assis, croisai les jambes, et posai la liasse sur mes genoux. Je reconnus la photo du dessus. C’était la première victime. Le SO avait distribué le cliché aux journaux. Une vieille femme sympathique, avec un sourire maternel. D’après le maquillage et les bijoux, ils avaient probablement dû récupérer une photo de professionnel, comme on en fait pour les anniversaires et ce genre d’occasion. Elle avait été à trois mois de prendre sa retraite d’une société de sécurité qui concevait des coffres-forts résistant à la magie. Elle était morte de « complications d’après-viol ». C’était du réchauffé. Je feuilletai jusqu’à trouver le rapport du légiste. Il y avait une autre photo. L’estomac retourné, je refermai le rapport d’un coup. J’eus soudain très froid et jetai un coup d’œil par la porte, vers les bureaux du plateau. Un téléphone sonna, et quelqu’un décrocha. Je pris une profonde inspiration et la gardai. Puis je me forçai à la relâcher et à respirer lentement pour éviter de passer en hyperventilation. D’une certaine façon, on pouvait appeler ça un viol. Ses intestins avaient été sortis par entre ses jambes et pendaient jusqu’à ses genoux. Je me demandai combien de temps elle avait survécu, avant de regretter de m’être posé la question. L’estomac soulevé, je me jurai de ne pas regarder d’autres photos. Les doigts tremblants, j’essayai de me concentrer sur le texte. De façon surprenante, le BFO avait été vraiment minutieux, me laissant avec une seule question. Je m’étirai pour attraper le combiné sans fil sur le bureau et fis le numéro indiqué sur le dossier comme étant celui de la famille la plus proche. Mes mâchoires me faisaient mal tellement j’avais serré les dents. Un vieil homme répondit. J’essayai de le retenir quand il voulut me raccrocher au nez. — Non. Je ne suis pas un service de rencontres. « Charmes vampiriques » est une société de Coureurs indépendants. Pour le moment, je travaille avec le BFO pour identifier la personne qui a attaqué votre femme. Sa photo, où elle était allongée, tordue et brisée sur la table d’autopsie, me repassa devant les yeux. J’essayai de l’enfouir profondément dans mon esprit, dans un coin où elle resterait jusqu’à ce que j’essaie de dormir. J’espérai qu’il n’avait pas vu cette photo. Je priai pour qu’il n’ait pas découvert le corps. — Je m’excuse de vous appeler, monsieur Graylin. (J’avais pris mon ton le plus professionnel.) J’ai une seule question. Votre femme avait-elle, par hasard, parlé avec un certain Trent Kalamack peu de temps avant sa mort ? — Le conseiller ? dit-il, sa voix trahissant son étonnement. Est-il suspecté ? — Que Dieu l’en garde, mentis-je. Je suis l’une des maigres pistes que nous avons, concernant un criminel qui voudrait s’en prendre à lui. — Oh. (Il y eut quelques secondes de silence.) Eh bien, oui. En fait, nous lui avons parlé. L’adrénaline me fit me redresser. — Nous l’avons rencontré au printemps, lors d’une représentation théâtrale, poursuivit le vieil homme. Je m’en souviens parce qu’il s’agissait des Pirates de Penzance, et que j’ai trouvé que le principal pirate ressemblait à M. Kalamack. Nous avons ensuite dîné à la tour Carew, et nous en avons ri ensemble. Il n’est pas en danger, n’est-ce pas ? — Non. (Mon cœur battait à tout rompre.) Je vous demanderai de garder notre ligne de recherche confidentielle jusqu’à ce que nous ayons décidé si nous abandonnons cette piste. Je suis vraiment désolée pour votre épouse, monsieur Graylin. Elle semblait être quelqu’un de formidable. — Merci. Elle me manque énormément. Il raccrocha dans le silence pénible qui suivit. Je reposai le combiné sur son socle et attendis trois battements de cœur avant de murmurer un « Ouiiiii ! » enthousiaste. Je fis tournicoter ma chaise et découvris Glenn, debout dans l’encadrement de la porte. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il en laissant tomber une autre pile de feuilles devant moi. Je souris, continuant à faire pivoter ma chaise. — Rien. Il alla à son bureau et enfonça un bouton sur le support du téléphone. Il fronça les sourcils en voyant le numéro du dernier appel. — Je ne t’ai jamais dit que tu pouvais appeler ces gens. (Son visage était devenu gris de colère, et son corps s’était raidi.) Cet homme essaie de mettre ces événements derrière lui. Il n’a pas besoin que tu viennes les lui remettre sous le nez. — Je ne lui ai posé qu’une question. Les jambes croisées, je tournai avec mon siège et continuai à sourire. Glenn jeta un coup d’œil derrière lui vers le reste du plateau. — Ici, tu es une invitée, dit-il sèchement. Si tu ne peux pas jouer selon mes règles… (Il s’arrêta.) Pourquoi souris-tu ? — M. et Mme Graylin ont dîné avec Trent un mois avant qu’elle soit agressée. Il se redressa de toute sa hauteur et recula d’un pas. Ses yeux s’étrécirent. — Ça te dérange si j’appelle le suivant ? demandai-je. Il regarda le téléphone à côté de ma main, puis de nouveau la porte ouverte. Avec une décontraction forcée, il la ferma à moitié. — Mais ne parle pas trop fort. Satisfaite, j’approchai de moi la nouvelle pile de feuilles. Glenn retourna derrière son ordinateur et se remit à taper avec une lenteur énervante. Ma bonne humeur s’évanouit quand je parcourus le rapport du légiste, évitant cette fois la partie photos. Apparemment, l’homme avait été dévoré vivant, en commençant par les extrémités. Le légiste savait qu’il était vivant à ce moment-là d’après les traces de déchirures des blessures. Et il était à peu près certain qu’il avait été mangé, du fait de l’absence des morceaux. J’essayai d’ignorer l’image que mon imagination reconstituait et fis le numéro du contact indiqué. Il n’y eut pas de réponse, pas même de message enregistré. J’appelai ensuite son bureau, mon intuition s’installant dans un ronronnement satisfait quand j’entendis le nom de la compagnie : Sécurité Seary. La femme qui décrocha était très sympathique, mais elle ne savait rien. Elle me dit que la femme de M. Seary était dans une maison de repos, où elle essayait de réapprendre à dormir. Elle regarda quand même dans ses dossiers et me confirma qu’ils avaient été appelés pour installer un coffre-fort sur le domaine Kalamack. — Sécurité…, murmurai-je. (Pour la dégager de mon espace de travail, j’épinglai la liasse concernant M. Seary sur le tableau, par-dessus les Post-it.) Hé, Glenn. Tu as encore de ces mémos ? Il fouilla dans le tiroir de son bureau et m’en envoya un paquet, rapidement suivi par un stylo. J’écrivis le nom de la société de M. Seary et collai le carré de papier sur son dossier. Après une seconde d’hésitation, je fis de même sur les feuilles concernant Mme Graylin, indiquant « Conceptrice de coffres » sur le Post-it. Puis j’en ajoutai un second avec « À parlé avec T » entouré d’un cercle à l’encre noire. Un bruit de pas dans le couloir détourna mes yeux du troisième rapport. J’eus un sourire évasif en reconnaissant le policier bedonnant, un minisachet de chips à la main. Il s’installa dans l’embrasure et me regarda en faisant un signe de tête pour indiquer Glenn. — Il vous fait faire son secrétariat ? demanda-t-il, sur un ton de bon élève à couper au couteau. — Non, dis-je en lui faisant mon plus beau sourire. Trent Kalamack est le chasseur de sorciers, et je prends juste le temps de relier tous les indices. Il grogna en observant Glenn. Celui-ci lui retourna son regard d’un air las, puis eut un haussement d’épaules. — Rachel, je te présente l’agent Dunlop. Dunlop, voici Mlle Morgan. — Très heureuse, dis-je sans lui tendre la main, pour ne pas la récupérer couverte de graisse. Sans remarquer ce détail, il entra dans la pièce, répandant ses miettes sur le sol carrelé. — Vous avez trouvé quoi ? Il s’approcha pour regarder les dossiers que j’avais accrochés sur le panneau, par-dessus les Post-it jaunis de Glenn. — Trop tôt pour le dire. (Je le repoussai de mon espace vital avec un doigt planté dans son ventre.) Excusez-moi. Il recula mais ne ressortit pas, allant au contraire voir ce que faisait Glenn. Que le ciel me protège des flics en pause ! Les deux hommes se mirent à discuter des soupçons de Glenn à propos du docteur Anders. Le bruit de leur conversation forma un fond sonore apaisant. J’époussetai les miettes de chips tombées sur mes feuilles, et mon pouls s’accéléra quand je vis que la troisième victime travaillait au champ de courses de la ville, au contrôle de la météo. C’était un domaine assez ardu, lourd en magie des lignes. L’homme avait été pressé à mort alors qu’il travaillait tard à l’invocation d’une averse d’automne pour humidifier la piste en vue des courses du lendemain. L’instrument utilisé pour le tuer ainsi était inconnu. Il n’y avait rien d’assez lourd pour cela dans les écuries. J’évitai aussi de regarder les photos. C’était à ce moment-là que les médias avaient réalisé que les trois meurtres étaient liés, malgré les méthodes variées employées. Et ils avaient baptisé le monstre sadique qui les commettait le « chasseur de sorciers ». Un rapide coup de téléphone me mit en contact avec la sœur de la troisième victime, qui me confirma que, bien sûr, il connaissait Trent Kalamack. Le conseiller appelait souvent son frère pour lui demander quel était l’état de la piste, mais elle ne savait pas s’il avait parlé à M. Kalamack avant sa mort. Elle en avait assez d’entendre parler de la mort de son frère. Est-ce que je savais combien de temps mettaient les assurances pour envoyer leurs chèques ? Je réussis finalement à glisser mes condoléances au milieu de son pépiement et lui raccrochai au nez. Tout le monde affrontait la mort d’une façon différente, mais celle-ci était odieuse. — Il connaissait Kalamack ? s’enquit Glenn. — Ouais. J’épinglai le paquet sur le tableau et y collai un mémo avec les mots « Maintenance météo ». — Et son boulot est important parce que… — … la manipulation du temps nécessite de bonnes connaissances en lignes d’énergie. Trent élève des chevaux de course. Il aurait très bien pu être là et lui avoir parlé, et personne n’y aurait prêté attention. J’ajoutai un second carré de papier avec inscrit « Connaissait Trent ». Ce cher agent Dunlop eut un borborygme intéressé et se rapprocha. Cette fois, il se tint respectueusement à un mètre derrière moi. — Vous avez fini avec celui-ci ? demanda-t-il en tapotant le premier dossier. — Pour l’instant. Il le détacha du tableau. Quelques-unes des notes de Glenn glissèrent derrière la table, et celui-ci crispa les mâchoires. Sentant que quelqu’un commençait à me prendre au sérieux, je me redressai sur ma chaise. L’homme bedonnant alla jusqu’à Glenn, émettant des bruits de gorge en découvrant les photos. Il laissa tomber le dossier sur le bureau et une pluie de miettes de chips suivit. Un autre agent entra, et une réunion impromptue s’organisa quand ils s’agglutinèrent autour de l’écran de Glenn. Je leur tournai le dos et pris le dossier suivant. La quatrième victime avait été retrouvée début août. Les journaux avaient attribué la mort à une perte massive de sang. Ce qu’ils n’avaient pas dit, c’était que l’homme avait été éviscéré, comme mis en pièces par des animaux pris de folie. Son patron l’avait trouvé au sous-sol de son lieu de travail, toujours vivant, essayant de remettre ses intestins à leur place. C’était encore plus difficile que cela aurait dû l’être, car il n’avait plus qu’un bras ; l’autre pendait de son épaule par un lambeau de chair. — Voilà pour vous, ma’ame, dit une voix tout près de moi. Je sursautai et, le cœur battant la chamade, je regardai le jeune agent du BFO. — Désolé, dit-il en me tendant une nouvelle liasse de feuilles. Le lieutenant Glenn m’a demandé de les apporter quand elles seraient imprimées. (Ses yeux tombèrent sur le compte-rendu dans ma main.) Pas joli-joli, hein ? — Merci, dis-je en acceptant le paquet. Mes doigts tremblaient quand je composai le numéro du patron de la victime. Il n’y avait pas d’indication de parent proche. — Ici Jim, dit une voix fatiguée après la troisième sonnerie. Les mots s’étouffèrent dans ma gorge. Je reconnaissais cette voix. C’était l’aboyeur des combats de rats illégaux de Cincinnati. Le cœur battant, je raccrochai, ratant le bouton au premier essai. Je contemplai le mur. La pièce était devenue silencieuse. — Glenn, dis-je, la gorge serrée. Je me retournai pour le voir entouré par trois agents. Tous me regardaient. — Oui ? Les mains tremblantes, je lui tendis le compte-rendu. — Tu pourrais regarder les photos de la scène du crime à ma place ? Le visage neutre, il prit les feuilles. Je pivotai vers le mur de Post-it et l’écoutai tourner les pages. Des pieds raclèrent le sol. — Qu’est-ce que je dois chercher ? demanda-t-il. J’avalai ma salive. — Des cages pour rats ? suggérai-je. — Oh, mon Dieu ! souffla quelqu’un. Comment le sait-elle ? Je déglutis de nouveau. Je ne pouvais pas m’arrêter. — Merci. Avec des gestes lents, je repris le dossier et l’épinglai sur le tableau. Mon écriture était incertaine quand je marquai « Proximité avec T » et collai le Post-it sur les feuilles. Le compte-rendu disait qu’il était videur dans un dancing, mais s’il avait été l’un des élèves du docteur Anders, il était compétent en lignes d’énergie, et était plus probablement chef de la sécurité pour les combats de rats de Jim. Je pris le cinquième paquet avec un mauvais pressentiment. C’était Trent. Je savais que c’était Trent. Mais l’horreur de ce qu’il avait fait étouffait toute la joie que j’aurais pu éprouver. Je sentis que les hommes derrière moi ne me quittaient pas des yeux tandis que je feuilletais le dossier. La cinquième victime, trouvée trois semaines plus tôt, était morte de la même façon que la première. Un appel à sa mère en larmes me confirma qu’elle avait rencontré Trent le mois précédent, dans une librairie spécialisée. Elle s’en souvenait parce que sa fille avait été surprise qu’un homme si jeune et si important soit tellement intéressé par des recueils de contes de fées datant d’avant le Tournant. Après qu’elle m’eut appris que sa fille était employée dans une agence vendant des contrats de sécurité, je lui fis part de mes condoléances et raccrochai. Derrière moi, les murmures excités des hommes aggravaient mon état comateux. J’inscrivis soigneusement mon grand T, m’assurant que les lignes étaient bien droites et distinctes. Je collai le mémo à côté de la copie de la carte professionnelle de la jeune femme. Elle avait des cheveux blonds et raides qui lui descendaient jusqu’aux épaules et un joli visage ovale. Elle sortait juste du lycée. Le souvenir de la photo de la première femme sur la table d’autopsie me revint brutalement. Je sentis le sang me quitter. Frigorifiée et prise de vertiges, je me levai. Les conversations s’arrêtèrent, comme si j’avais fait retentir une cloche. — Où sont les toilettes ? murmurai-je, la bouche sèche. — Tournez à gauche et allez jusqu’au fond de la salle. Je n’eus pas le temps de dire merci. Mes talons plats claquant sur le sol, je sortis en courant de la pièce. Je regardai droit devant, me ruant vers la porte que j’apercevais au bout de la salle. Je la franchis sans m’arrêter et atteignis les toilettes juste à temps. Je perdis mon petit déjeuner avec des haut-le-cœur. Des larmes coulaient sur mes joues, le sel se mêlant avec le goût amer du vomi. Comment quelqu’un pouvait-il faire de telles choses à une autre personne ? Je n’étais pas préparée à cela. Par l’enfer, j’étais une sorcière, pas un légiste. Le SO n’apprenait pas à ses Coureurs à faire face à de telles atrocités. Les Coureurs étaient des Coureurs, pas des enquêteurs de la brigade criminelle. Ils ramenaient leurs prises debout, même les mortes. Mon estomac était vide. Quand les haut-le-cœur inutiles cessèrent, je restai où j’étais, assise sur le sol des toilettes du BFO, le front contre la porcelaine froide, essayant de cesser de pleurer. Je remarquai brusquement que quelqu’un maintenait mes cheveux en arrière, et le faisait depuis un moment. — Ça va passer, murmura Rose comme pour elle-même. Promis. Demain ou après-demain, vous fermerez les yeux, et cela aura disparu. Je relevai la tête. Rose retira sa main et fit un pas en arrière. Au-delà de la porte ouverte, j’aperçus une rangée de lavabos et de miroirs. — Vraiment ? dis-je misérablement. Elle eut un faible sourire. — C’est ce qu’on dit. Moi, j’attends toujours. Je pense que c’est notre cas à tous. Me sentant ridicule, je me remis maladroitement debout et tirai la chasse. Je me passai la main dans les cheveux, heureuse que le BFO tienne ses toilettes plus propres que je le faisais. Rose se lavait les mains, me donnant une minute pour reprendre mes esprits. Je quittai le box, me sentant embarrassée et stupide. Glenn ne me laisserait jamais tranquille après cela. — Ça va mieux ? demanda Rose en se séchant les mains. Je lui fis un signe de tête, le cou complètement mou, prête à fondre en larmes de nouveau simplement parce qu’elle ne me traitait pas de bleue, ou ne me considérait pas comme incompétente ou trop faible. — Tenez, continua-t-elle en prenant mon sac à main posé sur un lavabo et en me le tendant. J’ai pensé que vous voudriez vous refaire une beauté. Je hochai encore la tête. — Merci, Rose. Elle sourit. Les rides dues à l’âge rendaient son visage encore plus réconfortant. — Ne vous en faites pas. Ce cas-là est vraiment rude. Elle se retourna pour partir, et je balbutiai : — Comment faites-vous pour résister ? Comment réussissez-vous à ne pas vous écrouler ? Ce… ce qui leur est arrivé est horrible. Comment une personne peut-elle faire ça à une autre ? Rose respira lentement. — Vous pleurez, vous vous mettez en colère, et puis, vous essayez de régler le problème. Je la regardai s’en aller. Le claquement pressé de ses talons résonna clairement avant que la porte se referme. Ouais, je peux faire ça. Chapitre 11 Quitter les toilettes des femmes me demanda plus de courage que j’aurais voulu l’admettre. Je me demandai si tout le monde savait que j’avais craqué. À ma grande surprise, Rose avait été gentille et compréhensive, mais j’étais sûre que les agents du BFO utiliseraient cela contre moi. La jolie petite sorcière est trop tendre pour jouer avec les grands ? Glenn ne laisserait pas passer une telle occasion. Je glissai un regard nerveux vers les bureaux du plateau. J’hésitai en ne voyant pas de visages moqueurs ou entendus, mais rien que des places désertées. Tous se tenaient devant le bureau de Glenn, essayant de voir à l’intérieur. Des voix fortes venaient de la pièce. — Excusez-moi, murmurai-je. Je jouai des coudes pour passer entre les agents en uniforme, mon sac serré contre moi. Je m’arrêtai juste sur le seuil. La pièce était pleine de gens avec des menottes et des armes en train de discuter. — Morgan. Vous allez mieux ? Le flic mangeur de chips m’agrippa par le bras pour me tirer à l’intérieur. La rapidité de mon entrée me fit trébucher. — Oui, répondis-je, hésitante. — Tant mieux. J’ai appelé le dernier à votre place. Les yeux de Dunlop croisèrent les miens. Ils étaient marron, et il me sembla que je pouvais voir jusqu’au fond de son âme tant ils étaient francs. — J’espère que ça ne vous dérange pas, reprit-il. Je mourais de curiosité. Il passa une main sur sa moustache, en enlevant la graisse, et ses yeux s’attardèrent sur les six dossiers épinglés par-dessus les mémos de Glenn. Je passai la pièce en revue. Tous se tournèrent vers moi quand le poids de mon regard les atteignit, m’identifiant avant de retourner à leurs conversations. Ils savaient tous que j’avais rendu mes tripes. Mais, à en juger par l’absence de tout commentaire de leur part, d’une façon un peu perverse, cela semblait avoir brisé la glace. Peut-être que m’effondrer leur avait prouvé que, d’une certaine façon, j’étais aussi humaine qu’eux. Glenn était assis derrière son bureau, les bras croisés, silencieux, et se contentant d’écouter les différentes discussions. Il haussa les sourcils à mon intention, amusé. D’après ce que je pouvais entendre, presque tout le monde voulait arrêter Trent, mais quelques-uns étaient trop impressionnés par son pouvoir politique et voulaient d’autres preuves. Il y avait moins de tension dans la pièce que ce à quoi je m’étais attendue compte tenu du fait qu’ils s’engueulaient tous. Les humains semblaient apprécier les réunions bruyantes pour travailler. Je posai mon sac sur le sol, à côté de la table, et m’assis pour regarder le dernier dossier. Les journaux avaient dit que la dernière victime était un ex-nageur olympique. Il était mort dans sa baignoire. Noyé. Il travaillait pour une station télé locale, comme célèbre présentateur de la météo, mais était retourné à l’université pour étudier la manipulation des lignes d’énergie. Le Post-it collé sur la première page disait en lettres carrées que son frère ne savait pas s’il avait parlé avec Trent. Je détachai le compte-rendu du tableau et le parcourus, accordant toutefois plus d’attention aux conversations autour de moi qu’à ma lecture. — Il se fout de nous, disait une femme basanée, durcie par la rue, à un agent très mince, qui avait l’air nerveux. En dehors de Glenn et moi, tout le monde était debout, et j’eus l’impression d’être au fond d’un puits. — M. Kalamack n’est pas le chasseur de sorciers, protesta l’homme d’une voix nasale. Il donne plus à Cincinnati que le Père Noël. — Mais ça correspond au profil, l’interrompit Dunlop. Tu as vu les rapports. Celui qui fait ça est fou à lier. Il mène une double vie. C’est probablement un schizophrène. Le brouhaha se réduisit à un murmure tandis que toutes les discussions aboutissaient aux mêmes conclusions. Pour ce que ça valait, j’étais d’accord avec Dunlop. Qui que soit celui qui commettait ces crimes, c’était un schizo complètement timbré. Trent correspondait parfaitement à la description. L’homme nerveux se redressa, cherchant des appuis dans la pièce. — D’accord, le meurtrier est un malade mental, admit-il sur un ton geignard plutôt irritant. Mais j’ai rencontré M. Kalamack. Cet homme n’est pas plus un assassin que ma mère. J’arrivai au rapport du légiste. Notre nageur olympique était bien mort dans sa baignoire, mais elle avait été pleine de sang de sorcier. Un profond malaise commença à repousser l’impression d’horreur. Il faut beaucoup de sang pour remplir une baignoire. Plus que le corps d’une seule personne en a. Il en faudrait plutôt deux douzaines. D’où venait tout ce sang ? Un vampire ne l’aurait pas gaspillé de cette façon. La discussion sur le caractère de la mère du policier maigrichon commençait à devenir bruyante. Je me demandai si je devais leur raconter l’assassinat du chef généticien par ce bon M. Kalamack, et la façon dont il avait mis la mort sur le compte d’une piqûre d’abeille. Joli, propre et bien fait. Un meurtre sans presque lever la main. Trent avait donné à la veuve et à l’orpheline de quinze ans l’indemnisation complète et, sous couvert de l’anonymat, une bourse pour des études à l’université. — Lewis, cesse de penser avec ton portefeuille, dit Dunlop en faisant saillir agressivement son ventre. Ce n’est pas parce que ce type donne à la vente de charité du BFO que ça fait de lui un saint. Pour moi, ça le rend encore plus suspect. Nous ne savons même pas s’il est humain. Glenn me jeta un coup d’œil et demanda : — Quel est le rapport avec notre affaire ? Dunlop sursauta, se souvenant que j’étais là. — Absolument aucun ! dit-il d’une voix forte, comme si le volume de sa voix pouvait effacer l’injure raciale sous-jacente. Mais il a quelque chose à cacher. J’acquiesçai silencieusement. Je commençais à apprécier le flic bedonnant malgré son manque de tact. Les agents rassemblés devant la porte regardèrent soudain par-dessus leur épaule. Ils échangèrent quelques regards et reculèrent. — Bonjour, capitaine, dit l’un d’eux avant de s’effacer. Je ne fus pas surprise quand la silhouette courte et carrée d’Edden remplaça les leurs dans l’encadrement de la porte. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda celui-ci, remontant ses lunettes rondes sur son nez. Un autre agent me fit un au revoir silencieux et s’éclipsa. — Salut, Edden, dis-je sans me lever de ma chaise pi-votante. — Mademoiselle Morgan… (Quand il serra ma main tendue, je sentis chez lui un soupçon d’irritation ; il haussa les sourcils en voyant mon pantalon en cuir.) Rose m’a dit que vous étiez là. Je ne suis pas étonné de vous trouver au milieu d’une discussion animée. Il regarda Glenn, et le grand agent haussa les épaules en se levant. Il n’était même pas gêné. — Capitaine, dit-il après avoir pris une grande inspiration. Nous pratiquions une séance de brainstorming sur les meurtres du chasseur de sorciers. — Pas du tout, l’interrompit Edden. (Mes yeux cherchèrent les siens quand j’entendis la colère dans sa voix.) Vous étiez en train de bavasser sur le conseiller Kalamack. Ce n’est pas un suspect. — Non, monsieur, convint Glenn. Dunlop me lança un regard énigmatique et se glissa discrètement hors de la pièce. Il était d’une agilité surprenante pour son poids. Glenn ajouta : — Mais je pense que Mlle Morgan est sur une suite de déductions intéressante. Étonnée par cet appui, je cillai à l’intention de Glenn. Edden ne me regarda même pas. — Glenn, arrête ta psychologie bon marché. Le docteur Anders est notre principal suspect. Tu ferais mieux d’avoir de bonnes raisons pour détourner ton énergie de cette piste. — Oui, monsieur, dit Glenn, pas du tout perturbé. Mlle Morgan a trouvé un lien direct entre quatre de nos six victimes et M. Kalamack. Et une forte probabilité de contact entre les deux autres et M. Kalamack. Au lieu d’être excité comme je m’y serais attendue, Edden se tassa. Je me levai quand il s’approcha du tableau pour mieux voir les dossiers qui y étaient épinglés. Ses yeux fatigués allèrent de l’un à l’autre. Le dernier des agents du BFO sortit, et j’allai me placer à côté de Glenn. Devant un front uni, peut-être qu’Edden allait cesser de nous faire perdre notre temps et nous laisser poursuivre Trent. Les pieds bien écartés, Edden mit les mains sur ses hanches. Il contemplait les Post-it collés sur les dossiers. Je m’aperçus que je retenais mon souffle, et le relâchai. Incapable de résister, j’attaquai : — Toutes les victimes, sauf la dernière, utilisaient les lignes d’énergie de façon intensive dans leur activité professionnelle. Et il y a une évolution régulière. On passe de gens parfaitement au point dans leur art à des gens juste sortis de l’école qui n’ont pas encore mis leur diplôme en pratique. — Je sais. (La voix d’Edden était posée.) C’est pourquoi le docteur Anders est suspecte. C’est la dernière sorcière des lignes possédant une certaine renommée qui pratique à Cincinnati. Je pense qu’elle se débarrasse de la concurrence. En particulier, parce que la plupart des victimes travaillaient dans des domaines liés à la sécurité. — Ou bien Trent ne l’a pas encore atteinte, dis-je doucement. Cette femme est un véritable cactus. Edden tourna le dos aux dossiers. — Morgan, pourquoi Trent Kalamack tuerait-il les sorciers des lignes ? Il n’a pas de mobile. — Il a celui que vous attribuez à Anders. Se débarrasser de la concurrence. Peut-être leur a-t-il offert un travail et, quand ils ont refusé, les a-t-il tués ? Ça collerait avec la disparition du petit ami de Sara Jane. Sans compter ce qu’il m’a fait à moi. Des rides apparurent sur le front d’Edden. — Ce qui nous amène à une nouvelle question. Pourquoi laisserait-il sa secrétaire venir au BFO ? — Je ne sais pas. (Ma voix était devenue aiguë sous le coup de la frustration.) Peut-être que les deux n’ont aucun rapport. Peut-être qu’elle a menti en disant qu’il savait qu’elle venait nous voir. Peut-être qu’il est fou et souhaite se faire prendre. Ou alors il est tellement sûr que nous ne pouvons même pas trouver nos fesses dans le noir qu’il nous fait un pied de nez. Il les a fait tuer, Edden. Il leur a parlé avant qu’ils meurent. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Je criais presque. Je savais que ça ne me mènerait nulle part avec Edden, mais cette bureaucratie était l’une des raisons pour lesquelles j’avais quitté le SO. Et me retrouver de nouveau à essayer de « convaincre le chef » me restait en travers de la gorge. La tête baissée et une main sur le menton, Glenn fit un pas en arrière, me laissant seule. Je m’en fichais. — Parler avec Trent Kalamack n’est pas contraire à la loi, dit Edden, les yeux droit dans les miens. La moitié de la ville le connaît. — Vous allez ignorer le fait qu’il a parlé avec chacune de ces personnes ? protestai-je. Son visage rougit derrière ses lunettes, qui parurent trop petites pour son visage rond. — Je ne peux pas accuser un conseiller pour des coups de téléphone et des conversations anodines, dit-il. C’est son boulot. Mon pouls s’accéléra. — Trent a tué ces gens, dis-je doucement. Et vous le savez. — Ce que je sais ne vaut pas un pet de lapin, Rachel. Ce qui compte, c’est ce que je peux prouver. Et je ne peux rien prouver avec ça. Il balaya de la main le dossier le plus proche, faisant s’agiter les pages. — Alors fouillez sa propriété, proposai-je. — Morgan ! hurla Edden, me faisant sursauter. Je n’autoriserai pas une perquisition sur le simple fait qu’il a parlé aux victimes. Il m’en faut plus. — Alors laissez-moi lui parler. J’en obtiendrai plus. — Que Dieu me protège ! jura-t-il. Vous voulez me faire virer, Rachel ? C’est ça ? Vous savez ce qui arrivera si je vous laisse le champ libre et que vous ne trouviez rien ? — Rien, dis-je. — Pas du tout ! J’aurai accusé de meurtre un homme respecté. C’est un conseiller. Un bienfaiteur pour la plupart des associations caritatives et des hôpitaux de cet État et du voisin. Le nom du BFO deviendra un gros mot dans les foyers humains et Outres. Ma réputation sera fichue ! Frustrée, je me haussai sur la pointe des pieds et le regardai droit dans les yeux. — Je ne savais pas que vous étiez devenu agent du BFO pour améliorer votre réputation. Glenn se trémoussa et émit un petit grognement d’avertissement. Edden se raidit et ses mâchoires se serrèrent jusqu’à ce que des points blancs apparaissent sur son front. — Rachel, dit-il, une menace sourde dans la voix. Cela est une enquête officielle du BFO, et nous allons la traiter à ma façon. Vous vous laissez impliquer émotionnellement, et votre jugement n’est plus fiable. — Mon jugement ? hurlai-je. Il m’a collée dans une putain de cage et m’a inscrite dans les combats de rats ! Edden se rapprocha. — Je ne vais pas (il pointa son doigt sur moi) vous laisser valser dans son bureau et télégraphier vos soupçons fondés sur une vendetta pendant que nous recherchons des indices. Même si nous l’interrogeons, vous-ne-serez-pas-là ! — Edden ! protestai-je. — Non ! aboya-t-il, me faisant reculer d’un pas. Cette conversation est terminée. Je pris une inspiration pour lui dire qu’elle n’était pas terminée tant que je ne l’avais pas décidé, mais il était déjà sorti. Furieuse, je me précipitai derrière lui. — Edden, criai-je. Mais sa silhouette disparaissait au loin. Pour un homme aussi trapu, il se déplaçait vite. Une porte claqua. — Edden ! J’ignorai les agents qui regardaient et traversai le plateau, passant devant Rose pour arriver jusqu’à la porte fermée du capitaine. Je tendis la main vers la poignée et hésitai. C’était son bureau. En rage ou pas, je ne pouvais pas y faire irruption. Frustrée, je hurlai : — Edden ! (Je me remis une mèche de cheveux derrière l’oreille.) Vous et moi savons que Trent Kalamack est capable de tuer et qu’il est tout disposé à le faire. Si vous ne me laissez pas lui parler sous l’égide du BFO, alors je démissionne ! (Je retirai mon badge de visiteur – comme s’il avait voulu dire quelque chose – et le jetai sur le bureau de Rose.) Vous m’entendez ? J’irai lui parler de mon propre chef. La porte d’Edden s’ouvrit d’un coup, et je reculai. Il était devant moi, son pantalon kaki froissé et sa chemise à carreaux commençant à en sortir. Il s’avança dans le couloir, brandissant un doigt court qui me poussa presque contre le bureau de Rose. — Je vous avais prévenue que si vous acceptiez ce travail pour avoir la tête de M. Kalamack, je botterais vos fesses de sorcière pour vous réexpédier de l’autre côté de la rivière, jusqu’au Cloaque. Vous vous êtes engagée à faire équipe avec le lieutenant Glenn sur cette affaire, et je vous rappelle votre engagement. Mais si vous parlez avec M. Kalamack, je vous bouclerai pour harcèlement. Je repris mon souffle pour protester, mais ma détermination s’effrita. — Et maintenant, sortez ! rugit Edden. Vous avez un cours demain, et si vous n’y allez pas, je déduirai l’inscription de votre salaire. Des pensées de loyer surgirent. J’étais écœurée : j’aurais été arrêtée par l’argent, pas par ses arguments. Je lui lançai un regard haineux. — Vous savez qu’il a tué ces personnes, dis-je bien fort. Tremblant sous l’effet de l’adrénaline inexploitée, je tournai les talons, passai entre les bureaux des agents silencieux et me dirigeai vers la sortie principale. Je rentrerais en bus. Chapitre 12 Ivy me faucha les jambes, et je tombai lourdement. Je roulai sur moi-même pour lui échapper. J’avais mal là où ma hanche avait heurté le sol. Mon cœur battait au même rythme que les douleurs jumelles derrière mes mollets. Je rejetai de mes yeux une mèche de cheveux qui s’était échappée de mon bandeau d’exercice, posai une main sur le mur de la nef, l’utilisant pour me remettre debout. Haletante, j’essuyai la sueur de mon front du dos de mon autre main. — Rachel. (Ivy était à trois mètres de moi.) Fais attention. Cette fois, je t’ai presque fait mal. Presque ? Je secouai la tête pour éclaircir ma vision. Je ne l’avais même pas vue reculer. Elle était si rapide. Bien sûr, il se pouvait aussi que je ne l’aie pas vue bouger parce que je tombais sur les fesses au même moment. Ivy fit trois pas vifs vers moi. Les yeux écarquillés, je lançai mon corps dans une rotation sur la gauche et lui envoyai mon pied droit dans le ventre. Elle tituba en arrière avec un grognement. — Ouch, se plaignit-elle en battant en retraite. Je me pliai en deux et posai les mains sur mes genoux pour indiquer que je voulais une pause. Ivy s’éloigna docilement et attendit, essayant de ne pas montrer que je lui avais fait mal. Je la regardai. Elle était debout dans les rayons vert et or du soleil de la fin d’après-midi qui entraient par les vitraux de la nef. La combinaison collante noire et les ballerines souples qu’elle portait quand nous nous entraînions lui donnaient un air plus prédateur encore que d’ordinaire. Ses cheveux raides tirés en arrière accentuaient la minceur de sa haute silhouette. Le visage vide et pâle, elle attendait que je reprenne mon souffle pour que nous puissions continuer. L’entraînement était plus pour moi que pour elle. Elle affirmait que cela augmenterait mon espérance de vie si je me retrouvais face à un gros méchant sans mes sorts ou sans une issue de secours. Je sortais toujours de ces séances contusionnée et allais droit vers mon placard à charmes. La façon dont cela était supposé allonger ma vie restait un mystère. Peut-être grâce à l’entraînement pour la fabrication des sorts antidouleur ? Ivy était revenue à la maison assez tôt après son après-midi avec Kist, et m’avait surprise en proposant cette séance de lutte. Je bouillonnais encore du refus d’Edden de me laisser interroger Trent et j’avais besoin de faire sortir cette colère ; aussi avais-je dit « oui ». Comme d’habitude, au bout d’un quart d’heure, j’avais mal partout et je haletais, alors qu’Ivy ne transpirait même pas. Elle dansa impatiemment d’un pied sur l’autre. Ses yeux étaient d’un marron stable. Je la surveillais de près quand nous nous entraînions, ne voulant pas la pousser vers ses limites. Là, elle allait bien. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle quand je me redressai. Tu es plus agressive que d’habitude. Je pliai ma jambe vers l’arrière pour étirer mes muscles et redescendis le bas de mon pantalon de survêtement sur ma cheville. — Toutes les victimes ont parlé à Trent avant de mourir, dis-je, exagérant un peu la vérité. Edden ne veut pas me laisser l’interroger. J’étirai l’autre jambe, puis hochai la tête. La respiration d’Ivy s’accéléra. Je m’accroupis quand elle se rua en avant. D’instinct, j’évitai le coup et lançai ma jambe pour lui faucher les pieds. Avec un cri, elle fit un saut périlleux arrière pour l’éviter, retombant sur ses mains puis sur ses pieds. Je fis un bond pour ne pas prendre son pied dans la mâchoire au passage. — Alors ? demanda doucement Ivy en attendant que je me redresse. — Alors… Trent est le meurtrier. — Tu peux le prouver ? — Pas encore. Je me précipitai sur elle. Elle dansa hors de mon étreinte, bondit sur l’étroit rebord de fenêtre. Dès que ses pieds le touchèrent, elle prit son élan et pirouetta au-dessus de moi. Je pivotai pour la garder devant moi. Elle commençait à montrer de petites taches rouges d’épuisement. Elle puisait dans son répertoire vamp pour m’échapper. Encouragée, je la suivis, frappant avec les coudes et les genoux. — Alors, démissionne et finis la Course toi-même, dit Ivy entre un blocage et une contre-attaque. Le choc de mes poignets contre ses parades était douloureux, mais je continuai. — Je lui ai dit… que c’était ce que j’allais faire… (Coup, parade, parade, coup.) Et il a menacé de me coffrer pour harcèlement. Il m’a conseillé de me concentrer sur le docteur Anders. Recule de deux mètres. Souffle. Sue. Pourquoi je fais tout ça ? Un sourire, vrai et inhabituel, traversa son visage et disparut. — Sacré futé, dit-elle. Je savais que Dieu ne l’avait pas mis sur Terre uniquement pour être un bon repas. — Edden ? (J’essuyai la sueur qui coulait de mon nez.) Il est plus qu’un festin pour grande fille, n’est-ce pas ? Je lui fis signe de venir me chercher. Les yeux scintillant d’amusement, elle accepta et se lança dans un déluge de coups qui s’acheva par une frappe dans mon plexus solaire. Je fus projetée en arrière. — Ta concentration fout le camp, dit-elle. (Essoufflée, elle me regarda m’agenouiller ; je suffoquais.) Tu aurais dû voir le coup partir. Je l’avais vu, mais mon bras était lent et douloureux d’avoir été trop souvent touché. — Ça va, sifflai-je entre mes dents. C’était la première fois que je la voyais transpirer, et je n’allais pas m’arrêter maintenant. Je me remis tant bien que mal debout et levai deux doigts. Puis un seul. Ma main s’abaissa, et Ivy fonça avec une vitesse étonnante. Effrayée, je bloquai ses coups à la rapidité vampirique et battis en retraite hors des tapis, presque jusqu’au chœur. Elle attrapa mon bras quand j’atteignis le seuil et me projeta par-dessus son épaule, sur les tapis. Mon dos toucha le sol avec un bruit mat. Le choc chassa l’air de mes poumons. Je la sentis avancer à pas feutrés. L’adrénaline explosa en moi. Sans reprendre mon souffle, je roulai de côté jusqu’à heurter le mur. Elle était déjà sur moi et m’épinglait au sol. Les yeux brillants, elle bloqua mon corps sous le sien. — Edden est sage, dit-elle entre deux inspirations. (Une mèche de ses cheveux, échappée de son bandeau, me chatouillait le visage ; de la sueur couvrait son front.) Tu devrais l’écouter et laisser Trent dans son coin. — Toi aussi, Brutus ? sifflai-je. Avec un grognement, j’essayai de lui envoyer mon genou dans le ventre. Elle le sentit venir et se dégagea. Je savais qu’elle serait trop rapide pour le laisser la toucher, mais ça m’avait débarrassée d’elle. C’était le but. Ivy recula à ses habituels trois mètres et attendit que je me relève. Cette fois, cela me prit plus de temps. Je me frottai l’épaule et l’observai, évitant de croiser ses yeux pour lui indiquer que je n’étais pas prête. — Pas mal, commenta-t-elle. Mais tu n’as pas suivi ton mouvement. M. Gros Méchant ne va pas s’écarter et attendre que tu aies repris ton équilibre, et tu ne devrais pas le faire non plus. De sous mes boucles rousses, je lui lançai un regard fatigué. Essayer de rester à son niveau était difficile. À fortiori essayer de la battre. Auparavant, je ne m’étais jamais demandé comment maîtriser un vampire, le SO n’envoyait pas ses sorcières les attraper. Quoi qu’on ait à lui reprocher ; le SO prenait soin des membres de son personnel, au travail ou à l’extérieur. À moins qu’il ait décidé leur mort. — Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle. Je tâtai mes côtes sous mon sweat-shirt. — Au sujet de Trent ? répondis-je, toujours essoufflée. Lui parler sans qu’Edden ou Glenn le sachent. Le mouvement de balancier d’Ivy eut un à-coup. Avec un cri d’avertissement, elle se lança en avant. L’instinct et l’entraînement me sauvèrent. Elle pivota, et je sautai pour l’éviter. Elle suivit avec une série de coups qui m’acculèrent contre le mur. Sa voix était renvoyée par les pierres nues de la nef, la remplissant de tonnerre. Surprise par sa soudaine férocité, je m’écartai du mur et me mis à combattre en utilisant tous les trucs qu’elle m’avait enseignés. J’étais furieuse qu’elle ne se donne même pas à fond. Avec sa force et sa vitesse de vamp, j’étais à peine un mannequin d’entraînement sur pattes. Mes yeux s’écarquillèrent quand le visage d’Ivy devint sauvage. Elle s’apprêtait à me montrer quelque chose de neuf. Chouette. Elle cria et pivota. Stupidement, je ne bougeai pas quand son pied vint heurter ma poitrine, m’envoyant contre le mur de l’église. L’air se vida d’un coup de mes poumons écrasés par la douleur. Ivy se retira, me laissant plaquée contre les pierres et suffoquant. Sur le sol, je vis les taches de lumière vert et or trembler quand les vitraux de chaque côté de moi furent ébranlés par l’onde de choc. Manquant toujours d’air, je relevai la tête. Ivy s’écartait en sautillant. Son allure moqueuse et détachée me fit l’effet d’une claque. Ma colère se mit à enfler, me donnant des forces. Sans même avoir repris mon souffle, je sautai sur elle. Elle cria de surprise quand j’atterris sur son dos. Un sourire sauvage sur les lèvres, je nouai mes jambes autour de sa taille. J’attrapai une poignée de cheveux et lui tirai la tête en arrière. Un bras autour de sa gorge, j’essayai de l’étouffer. Le souffle coupé, elle partit en arrière. Je lâchai prise, sachant qu’elle allait tenter de m’écraser contre le mur. Je me laissai tomber par terre, et elle bascula par-dessus moi avant de s’effondrer. Je me jetai sur elle pour la prendre de nouveau par le cou. Elle s’arc-bouta sur le sol, son corps faisant un angle impossible qui brisa ma prise. Le cœur battant, je me remis debout d’un bond. Ivy était à trois mètres de moi et attendait. L’excitation de l’avoir surprise s’étiola quand je remarquai que quelque chose avait changé. Elle passait d’un pied sur l’autre avec une grâce fluide et déroutante. Ça signifiait que ses instincts vamps étaient en train de prendre le dessus. Je me redressai immédiatement et agitai les bras pour me rendre. — C’est fini, haletai-je. Il faut que je me douche. Je suis épuisée, et il faut que je fasse mes devoirs. Au lieu de reculer comme elle le faisait toujours, elle commença à tourner autour de moi. Ses mouvements étaient d’une lenteur langoureuse, et ses yeux ne quittaient pas les miens. Mon cœur s’affola, et je tournai sur moi-même pour ne pas la perdre de vue. La tension s’installa, raidissant mes muscles un à un. Elle s’arrêta dans un rayon de soleil. La lumière scintillait sur son collant noir comme sur une nappe d’huile. Ses cheveux étaient détachés ; le bandeau noir gisait entre nous, là où je l’avais accidentellement arraché. — C’est le problème avec toi, Rachel, dit-elle, sa voix douce résonnant dans la salle. Tu t’arrêtes toujours quand ça commence à devenir intéressant. Tu n’es qu’une allumeuse. Rien d’autre qu’une damnée allumeuse. — Pardon ? Mon estomac se noua. Je savais exactement ce qu’elle voulait dire, et ça me fichait une trouille noire. Son visage se durcit. Prévenue, je me baissai lorsqu’elle sauta. Je bloquai ses poings et la repoussai d’un pied qui visait ses genoux. — Ivy, arrête tout de suite ! hurlai-je. J’ai dit que j’avais fini. Elle bondit hors de portée. — Non, tu n’as pas fini. (Sa voix grise m’enveloppa comme de la soie.) J’essaie de te sauver la vie, petite sorcière. Un grand méchant vamp ne va pas s’arrêter parce que tu le lui demandes. Il va continuer, jusqu’à obtenir ce qu’il veut, ou jusqu’à ce que tu l’aies vaincu. Je vais te sauver la vie, d’une façon ou d’une autre. Tu me remercieras quand ce sera fini. Elle fut sur moi, m’attrapa le bras et le tordit pour essayer de m’amener au sol. Le souffle coupé, je lui fauchai les jambes. Nous tombâmes toutes les deux, et mes poumons explosèrent. Prise de panique, je la repoussai et fis une roulade pour me remettre debout. Elle m’attendait à sa distance habituelle et reprit son cercle autour de moi. Une chaleur subtile avait envahi ses mouvements. Elle gardait la tête baissée et m’observait de sous ses cheveux. Ses lèvres étaient écartées, et je pouvais presque voir l’air passer entre elles. Je reculai. Ma peur s’amplifia quand l’anneau marron autour de ses pupilles vira soudain au noir. Damnation. Je déglutis et passai une main sur mon visage, essayant vainement d’essuyer sa sueur collée sur moi. J’aurais dû savoir qu’il ne fallait pas lui sauter dessus. Maintenant, je devais me débarrasser de son odeur. Et vite. Mes doigts effleurèrent la cicatrice de démon sur mon cou, et ma respiration eut un à-coup. Elle vibrait sous l’effet des phéromones qu’Ivy pompait dans l’air. Enfer et damnation. — Arrête ça, Ivy. (Je maudis le tremblement qui avait envahi ma voix.) Nous avons fini. Je savais que ma vie dépendait de ce qui allait se passer dans les secondes suivantes. Je lui tournai le dos, affichant une confiance inexistante. Ou bien j’allais réussir à regagner ma chambre et ses deux verrous. Ou non. Mes poils se hérissèrent dans mon cou quand je passai devant elle. Mon rythme cardiaque s’accéléra, et je retins mon souffle. Elle ne bougea pas tandis que j’approchais du couloir, et je respirai de nouveau. — Non, nous n’avons pas fini, murmura-t-elle. Le bruit de l’air déplacé me fit me retourner. Cette fois, elle attaqua sans bruit, ses yeux emplis de noir. Je repoussai d’instinct ses coups. Elle ne se donnait même pas à fond. Elle me prit le bras, et je hurlai de douleur lorsqu’elle me fit tourner sur moi-même. Elle écrasa mon dos contre elle. Je me penchai en avant, pour tenter de rompre sa prise. Ses bras se resserrèrent autour de moi, et son corps s’inclina pour assurer notre équilibre. J’en profitai pour envoyer ma tête en arrière, dans son menton. Elle grogna, lâcha prise et recula. Mon corps chantait sous l’afflux d’adrénaline. Elle était entre mes sorts et moi. Je n’arriverais jamais à atteindre la porte de devant. C’était ma faute. Par le Tournant ! Je n’aurais pas dû lui sauter sur le dos. Je n’aurais pas dû devenir agressive. Elle était guidée par son instinct, et je l’avais poussée trop loin. Je la regardai s’immobiliser dans une flaque de lumière. Son corps oscillait. De profil, elle inclina la tête et toucha le coin de sa bouche. Mon estomac se noua lorsqu’elle retira son doigt coloré de sang. Ses yeux croisèrent les miens. Elle frotta le sang entre ses doigts et sourit. Je frissonnai en apercevant ses canines acérées. — Premier sang, Rachel ? — Ivy, non ! hurlai-je quand elle se jeta en avant. Elle fut sur moi avant que j’aie fait un pas. Elle me prit par l’épaule et me jeta vers le fond de l’église. Je heurtai le mur, là où s’était autrefois dressé l’autel, et glissai au sol. J’essayai de respirer. Elle marcha vers moi. J’avais mal partout. Ses yeux étaient des puits obscurs ; ses mouvements étaient fluides, baignés de pouvoir. J’essayai de rouler sur le côté. Elle m’attrapa et me releva. — Allons, petite sorcière, dit gentiment Ivy. Je t’ai appris à faire mieux que ça. Tu ne fais pas d’efforts. Sa voix avait la douceur des plumes d’un oiseau de nuit ; elle contrastait avec sa poigne douloureuse sur mon épaule. — Je ne veux pas te faire de mal, haletai-je, un bras crispé contre mon ventre. Elle me tint contre le mur, sous l’ombre d’une croix disparue depuis longtemps. Le sang faisait comme un diamant rouge au coin de sa bouche. — Mais tu ne peux pas, souffla-t-elle. Le cœur affolé, je me débattis pour m’échapper. Sans résultat. — Laisse-moi partir, Ivy. Tu ne veux pas faire ça. (Un parfum mièvre d’encens fit remonter le souvenir d’Ivy me plaquant dans son fauteuil, au printemps dernier.) Si tu fais ça, dis-je, désespérée, je partirai. Tu seras seule. Elle se pencha sur moi, posant son avant-bras contre le mur, à côté de ma tête. — Si je fais ça, tu ne partiras pas. (Un sourire brûlant se dessina sur ses lèvres, découvrant ses dents ; elle pressa son corps contre le mien.) Mais tu pourrais m’échapper si tu le voulais vraiment. Que penses-tu que je t’aie appris, ces trois derniers mois ? Est-ce que tu veux m’échapper, Rachel ? La panique s’était incrustée en moi. Mon cœur battait follement, et Ivy prit une goulée d’air, comme si je l’avais giflée. La peur était un aphrodisiaque, et je lui en avais juste balancé une giclée. Égarés dans la noirceur de l’instinct et du désir, ses muscles devinrent durs comme de l’acier. — Tu veux vraiment m’échapper, petite sorcière ? Son souffle sur la cicatrice de démon envoya une nouvelle vague brûlante dans tout mon corps. L’air que j’inspirai allait jusqu’au fond de moi, semblant transformer mon sang en un métal liquide qui conduisait cette vague dans tout mon être. — Lâche-moi, haletai-je. La délicieuse sensation s’étendait à partir de mon cou. C’était la cicatrice. Ivy jouait avec la morsure du démon, comme l’avait fait Piscary. Elle se lécha les lèvres. — Oblige-moi à te lâcher. (Elle hésita, la faim dévorante se muant en quelque chose de plus ludique et de plus insidieux.) Dis-moi que ce n’est pas agréable quand je fais ça. En soupirant, elle planta son regard dans le mien. Son doigt glissa de mon oreille le long de mon cou, et caressa ma clavicule. Je me tortillai presque à la sensation laissée par son ongle sur toutes les petites bosses du tissu cicatriciel, réveillant complètement la morsure. Je fermai les yeux. Je me souvins que le démon avait pris le visage d’Ivy pour me déchirer la gorge, remplissant la blessure avec un cocktail dangereux de neurotransmetteurs pour faire de la douleur un plaisir. — Oui, soufflai-je dans un gémissement. Que Dieu me vienne en aide. C’est merveilleux. S’il te plaît… arrête. Son corps bougea contre le mien. — Je sais ce que tu ressens. La faim qui emplit ton corps, le besoin qu’elle éveille, jusqu’à ce que la seule pensée qui te consume soit d’aller jusqu’au bout pour la satisfaire. — Ivy ? pleurnichai-je. Arrête. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Comme elle restait silencieuse, mes yeux s’ouvrirent d’un coup. La goutte de sang au coin de ses lèvres avait disparu. Je pouvais sentir le mien battre dans tout mon corps. Je savais que mes réactions étaient liées à la cicatrice de démon, qu’Ivy envoyait des phéromones qui réactivaient la salive du pseudo-vamp restée en moi pour transformer la douleur en plaisir. Je savais que c’était l’un des moyens sur lesquels comptaient les vampires pour lier leurs victimes, s’assurant ainsi une réserve consentante de sang. Je savais tout cela, mais il était de plus en plus difficile de le garder en tête. De plus en plus difficile de me soucier de quoi que ce soit. Ce n’était pas sexuel. C’était un besoin. La faim. La chaleur. Ivy posa son front contre le mur, juste à côté de ma tête, comme pour rassembler sa détermination. Ses cheveux firent un rideau soyeux entre nous. Je sentais la chaleur de son corps à travers sa combinaison. Je ne pouvais pas bouger, j’étais tendue comme un filin par la peur et le désir, me demandant si elle allait le satisfaire ou si ma volonté allait être assez forte pour la repousser. — Tu ne sais pas ce que c’est que de vivre à côté de toi, Rachel. (Son murmure venait de derrière ses cheveux, comme de derrière la grille d’un confessionnal.) Je savais que tu serais effrayée si tu te rendais compte de la vulnérabilité impliquée par ta cicatrice. Tu as été marquée pour le plaisir et, à moins que tu aies un vampire pour te revendiquer et te protéger, tous en profiteront. Ils prendront ce qu’ils voudront et te passeront au suivant jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’une marionnette suppliant d’être saignée. J’espérais que tu serais capable de dire « non ». Que je t’avais assez appris, que tu serais capable de repousser un vampire affamé. Mais tu en es incapable, mon cœur. Les neurotoxines se sont infiltrées trop profondément. Ce n’est pas ta faute. Je suis désolée… Je respirais par petites bouffées, chacune faisant circuler dans mon corps la promesse du plaisir à venir en un mouvement de ressac. Je retins mon souffle. J’essayai de trouver la volonté de lui dire de me lâcher. Mon Dieu. Je suis en train d’échouer. La voix d’Ivy se fit douce, persuasive. — Piscary dit que c’est le seul moyen de te garder. De faire en sorte que tu restes en vie. Je serai gentille, Rachel. Je ne te demanderai rien que tu ne veuilles me donner. Tu ne seras pas comme ces ombres pathétiques chez Piscary, mais forte ; tu seras mon égale. Il m’a montré en t’ensorcelant que cela ne serait pas douloureux. (Elle prit une voix de petite fille.) Le démon t’a déjà brisée. La douleur est derrière toi. Ça ne fera plus jamais mal. Il m’a dit que tu allais répondre au besoin, et, mon Dieu, Rachel, il avait raison. C’est comme si un maître vampire t’avait brisée. Et tu es à moi. Son ton était dur et possessif. La peur explosa en moi. Ivy tourna la tête, et ses cheveux dégagèrent son visage. Ses yeux noirs n’étaient plus qu’une faim ancienne, parfaits dans leur innocence. — J’ai vu ce qui s’est passé avec Piscary, ce que tu as ressenti avec seulement un doigt sur ta peau. J’étais trop effrayée et ravie à la fois par les vagues qui déferlaient de mon cou au rythme de mon pouls pour seulement bouger. — Imagine, murmura-t-elle. Si ce n’était pas ton doigt, mais mes dents, tranchant ta chair comme des lames bien affûtées. Cette seule pensée envoya une onde de chaleur dans mon corps. Je me ramollis dans son étreinte. Mon corps se rebellait. Mes pensées étaient en pleine tourmente. Des larmes glissèrent sur mon visage, réchauffant mes joues et tombant sur ma clavicule. Je n’aurais pu dire s’il s’agissait de larmes de peur ou de besoin. — Ne pleure pas, Rachel. Elle inclina la tête, et ses lèvres vinrent caresser mon cou au rythme de ses mots. Je m’évanouis presque sous la brûlure du désir. — Moi non plus, je ne voulais pas que ça se passe comme ça. Mais, pour toi, je suis prête à rompre mon jeûne. Ses dents chatouillèrent mon cou, moqueuses. J’entendis un faible gémissement et fus consternée en comprenant qu’il venait de moi. Mon corps l’exigeait, mais mon âme hurlait « non ». Les visages avides, soumis, qui peuplaient la pizzeria de Piscary m’apparurent. Des rêves perdus. Des vies fichues. Une existence tournée vers la satisfaction du besoin d’un autre. J’essayai de repousser Ivy, mais en vain. Ma volonté n’était plus qu’un ruban de coton, partant en lambeaux au moindre tiraillement. — Ivy, protestai-je, et je ne perçus qu’un murmure. Attends. Je ne peux pas dire « non ». Mais je peux dire « attends ». Elle m’entendit et recula la tête pour me regarder. Elle était égarée dans une brume d’excitation et de plaisir. Une terreur brute me transperça. — Non, dis-je, haletante, luttant contre l’euphorie provoquée par les phéromones. Je l’ai dit. J’ai réussi à le dire. L’émerveillement et la douleur se disputèrent sur son visage ; un soupçon de conscience revint dans ses yeux. — Non ? Elle ressemblait à un enfant blessé. Je fermai les yeux sous les ondes d’extase qui partaient de mon cou, générées par ses ongles qui continuaient à dessiner les méandres de ma cicatrice, abandonnée par ses lèvres. — Non, réussis-je encore à dire. Je me sentais irréelle, déconnectée, et j’essayai de la repousser. — Non. Je rouvris brutalement les yeux quand sa prise sur mon épaule se resserra. — Je ne crois pas que tu le penses vraiment, gronda-t-elle. — Ivy ! Elle m’avait attirée contre elle. L’adrénaline se précipita dans mes veines, suivie par la douleur, me punissant pour mon mépris du danger. Terrifiée, je trouvai la force de la tenir écartée de mon cou. Elle m’attirait vers elle avec de plus en plus de force. Ses lèvres découvrirent ses dents. Mes muscles commençaient à trembler. Lentement, elle comblait l’espace entre nous. Son âme s’était enfuie de ses yeux. Sa faim flamboyait comme un dieu. Mes bras faiblirent, prêts à lâcher. Mes yeux tombèrent sur la croix incrustée dans la voûte. Mon Dieu, sauvez-moi, pensai-je avec désespoir. Ivy eut un soubresaut et, en même temps, j’entendis un bruit de gong se répercuter dans l’église. Elle se raidit. Le besoin en elle vacilla. Elle haussa les sourcils de surprise, et son regard devint flou. Le souffle bloqué, je sentis sa prise mollir. Ses doigts glissèrent, et elle s’effondra à mes pieds avec un soupir. Nick se tenait derrière elle, avec ma plus grosse marmite à sorts en cuivre dans les mains. — Nick, murmurai-je, ma vision brouillée par les larmes. J’inspirai profondément et tendis la main vers lui. Je m’évanouis quand il la toucha. Chapitre 13 Il faisait une chaleur étouffante. Je pouvais sentir du café froid. Starbuck’s : deux sucres, sans crème. J’ouvris les yeux et m’aperçus qu’une masse rousse et touffue de cheveux bloquait ma vision. Je les écartai d’un bras douloureux. Tout était calme, avec seulement le bruit étouffé de la circulation et le bourdonnement familier du réveil de Nick pour rompre le silence. Je ne fus pas surprise de me retrouver dans sa chambre, saine et sauve, de mon côté occasionnel du lit, face à la porte et à la fenêtre. La commode délabrée de Nick, avec sa poignée manquante, ne m’avait jamais paru aussi sympathique. Une lumière rasante passait entre les rideaux tirés. J’en conclus qu’on approchait du coucher du soleil. La pendule indiquait 17 h 35. Je savais qu’elle était à l’heure. Nick aimait les gadgets, et sa pendule recevait toutes les nuits un signal du Colorado pour se réajuster sur l’horloge atomique. C’était la même chose pour sa montre. Je ne comprenais pas pourquoi on pouvait vouloir autant d’exactitude. Je ne mettais même pas ma montre. Le couvre-lit afghan bleu et or que sa mère lui avait fait au crochet était remonté sous mon menton. Il sentait le savon ivoire. Je reconnus une amulette antidouleur posée sur la table de nuit, juste à côté d’une lancette. Nick pensait à tout. S’il avait pu l’invoquer pour moi, il l’aurait fait. Je m’assis et le cherchai des yeux. L’odeur de café signifiait qu’il n’était pas loin. Le couvre-lit se lova autour de moi quand je posai les pieds par terre. Les muscles raides, je tendis la main vers l’amulette. Mes côtes et mon dos me faisaient mal. La tête baissée, je me piquai le doigt avec la lancette pour obtenir les trois gouttes de sang nécessaires à l’invocation. Je me détendis immédiatement, sentant les bienfaits du charme avant même d’avoir passé la cordelette autour de mon cou. Ce n’étaient que des douleurs musculaires et quelques bleus ; rien qui ne puisse guérir. Je cillai dans la pénombre artificielle. Une tasse de café abandonnée attira mon regard vers une masse de vêtements posée sur la chaise. Elle se soulevait à un rythme régulier et se transforma en Nick endormi, ses longues jambes étendues devant lui. Il était en chaussettes – il ne permettait pas les chaussures sur sa moquette – et ses grands pieds m’arrachèrent un sourire. Je restai assise, contente de ne rien faire. Les journées de Nick commençaient six heures plus tôt que les miennes, et un léger chaume marquait d’ombres son long visage endormi. Il avait le menton sur la poitrine, et ses courts cheveux noirs lui cachaient les yeux. Ils s’ouvrirent quand une partie primitive de son être sentit mon regard. Il s’étira sur le siège et un soupir lui échappa. Mon sourire s’élargit. — ‘lut, Ray-Ray, dit-il. Comment vas-tu ? Sa voix fit comme une mare chaude et brune autour de mes chevilles. — Ça va. J’étais embarrassée qu’il ait été témoin de ce qui s’était passé, embarrassée qu’il m’ait sauvée, et très contente qu’il ait été là pour faire les deux. Il vint s’asseoir à côté de moi, et son poids me fit glisser vers lui. J’eus un soupir de contentement quand je tombai contre son torse. Il passa son bras autour de moi et m’étreignit. Je posai la tête sur son épaule et respirai avidement l’odeur de vieux livres et de soufre. Lentement, assise à ne rien faire, les battements de mon cœur se firent omniprésents. Je prenais des forces rien qu’à son contact. — Tu es vraiment sûre que tu vas bien ? demanda-t-il en enfonçant sa main dans mes cheveux. Je m’écartai pour le regarder. — Oui, merci. Où est Ivy ? (Il ne répondit pas, et mon visage se décomposa d’inquiétude.) Elle ne t’a pas fait de mal, n’est-ce pas ? Sa main lâcha mes cheveux. — Elle est par terre, là où je l’ai laissée. — Nick ! protestai-je, le repoussant pour pouvoir m’asseoir droite. Comment as-tu pu la laisser comme ça ? Je me levai, cherchant mon sac, et m’aperçus qu’il ne l’avait pas pris. Et, en plus, j’étais pieds nus. — Ramène-moi à la maison, dis-je, sachant qu’aucun bus ne m’accepterait. Nick s’était levé en même temps que moi. Son visage trahit de l’inquiétude, et il baissa les yeux. — Merde, dit-il entre ses dents. Je suis désolé. Je croyais que tu lui avais dit « non ». (Son regard chercha le mien puis se détourna, son long visage semblait blessé, déçu et il était rouge d’embarras.) Ah, merde, merde, merde, bredouilla-t-il. Je suis vraiment désolé. Oui, oui, viens. Je te ramène. Peut-être qu’elle n’est pas encore réveillée. Je suis vraiment confus. Je croyais que tu avais dit « non ». Mon Dieu. Je n’aurais pas dû vous interrompre. Je croyais avoir entendu « non » ! Il était voûté par la gêne. Étonnée, je tendis le bras et l’attirai près de moi avant qu’il puisse sortir de la chambre. — Nick ? (Il s’immobilisa.) J’ai dit « non ». Ses yeux s’écarquillèrent. Ses lèvres s’écartèrent, et il resta les bras ballants, semblant incapable de seulement ciller. — Mais… tu veux y retourner ? Je m’assis sur le lit et levai la tête vers lui. — Eh bien, oui. C’est mon amie. (J’eus un geste incrédule.) Je ne peux pas croire que tu l’aies juste laissée allongée comme ça ! Il hésita, et je lus une confusion extrême dans ses yeux étrécis. — Mais j’ai vu ce qu’elle a essayé de faire, dit-il. Elle t’a presque mordue, et tu veux y retourner ? Mes épaules s’affaissèrent, et je rivai mon regard sur la moquette d’un jaune affreux, constellée de taches. — C’était ma faute, dis-je doucement. Nous nous entraînions, et j’étais furieuse. (Je relevai la tête.) Pas contre elle. Contre Edden. Et puis, elle m’a narguée, et ça m’a rendue encore plus furieuse. Je lui ai sauté dessus par surprise… et j’ai atterri sur son dos. J’ai tiré sa tête en arrière par les cheveux, et j’ai respiré dans son cou. Les lèvres pincées, Nick s’assit sur le bord de la chaise, les coudes sur les genoux. — Laisse-moi tirer ça au clair. Tu as décidé d’échanger des coups avec elle tout en étant en colère. Tu as attendu que vous soyez toutes les deux chargées émotionnellement, et puis tu lui as sauté dessus ? (Il expulsa bruyamment l’air par les narines.) Tu es sûre que tu ne voulais pas qu’elle te morde ? Je lui fis une grimace amère. — Je t’ai dit que ce n’était pas sa faute. Je ne voulais pas discuter avec lui. Je me levai et poussai ses bras pour me faire une place sur ses genoux. Il eut un grognement surpris, mais passa ses bras autour de moi quand je m’assis. Je nichai ma tête entre son épaule et sa joue et respirai son odeur masculine. Le souvenir de l’euphorie induite par la salive vamp me traversa et s’évanouit. Je n’avais pas voulu qu’elle me morde. Non. Mais j’avais au fond de moi l’idée dérangeante que mon côté le plus primitif, guidé par la quête du plaisir, l’avait peut-être cherché. Je savais ce qui pouvait se passer. Ça n’avait pas été sa faute. Et dès que je pourrais m’en convaincre et me sortir des genoux de Nick, j’allais l’appeler et le lui dire. Je me pelotonnai et écoutai la circulation tandis que Nick me caressait les cheveux. Il semblait sincèrement soulagé. — Nick ? Qu’aurais-tu fait si je n’avais pas dit « non » ? Il prit une profonde inspiration. — Posé ta marmite à sorts à côté de la porte, et vidé les lieux. Sa voix résonna dans mon corps. Je me redressai, et il tiqua quand le poids de mon corps changea d’appui. — Tu l’aurais laissé me déchirer la gorge ? Il refusa de croiser mon regard. — Ivy ne t’aurait pas saignée à blanc et laissée pour morte, dit-il après une hésitation. Même dans l’état de frénésie où tu l’avais poussée. J’ai entendu ce qu’elle t’offrait. Ce n’était pas un coup d’une nuit. C’était un engagement pour la vie. À ces mots, la cicatrice de démon se réveilla. Effrayée, je repoussai la sensation. — Tu étais là depuis combien de temps exactement ? J’étais glacée à l’idée que le cauchemar aurait pu être bien plus qu’Ivy perdant temporairement son contrôle. Son étreinte se resserra, mais ses yeux continuaient à fuir les miens. — Assez longtemps pour l’entendre te demander de devenir son scion. Je n’allais pas m’interposer si c’était quelque chose que tu voulais. J’ouvris la bouche de surprise et retirai mon bras de sa taille. — Tu aurais tourné les talons, et tu l’aurais laissé faire de moi son jouet ? Un éclair de colère traversa ses yeux marron. — Un scion, Rachel. Pas une ombre ou un jouet, ni même un serf. Il y a un monde entre les deux. — Tu aurais tourné les talons ? m’exclamai-je. (Mais je me refusai à quitter ses genoux, de peur que l’orgueil me fasse sortir de l’appartement.) Tu n’aurais rien fait ? Ses mâchoires se serrèrent, mais il ne fit pas mine de me jeter par terre. — Ce n’est pas moi qui vis avec un vampire dans une église ! Je ne sais pas ce que tu veux. Je ne peux me fonder que sur ce que tu me dis et ce que je vois. Tu vis avec elle. Tu sors avec moi. Qu’est-ce que je dois penser ? (Je ne répondis pas, et il ajouta d’une voix plus douce :) Ce qu’Ivy désire n’est pas mauvais en soi ou inhabituel. C’est un fait. Froid et effrayant. Elle va avoir besoin d’un scion digne de confiance dans une quarantaine d’années, et elle t’aime bien. À dire vrai, c’est une offre sacrément intéressante. Mais il vaudrait mieux que tu te décides avant que les phéromones vamps le fassent à ta place. (Sa voix devint hésitante ; il parlait à contrecœur.) Tu ne serais pas un jouet. Pas avec Ivy. Et avec elle, tu serais en sécurité, intouchable pour quasiment tout ce que Cincinnati a de désagréable. Le regard perdu dans le vide, je laissai mes pensées s’arrêter sur des petits riens, des frictions apparemment sans importance et sans liens entre Ivy et Nick. Je les voyais sous un nouvel angle. — Elle me chasse depuis tout ce temps, soufflai-je, sentant les premières vagues d’une véritable peur. Les rides autour des yeux de Nick s’accentuèrent. — Non. Elle n’est pas simplement après ton sang, même si un échange est induit. Mais je dois être honnête. Vous vous complétez comme aucun couple vamp/scion qu’il m’ait été donné de voir. (Une étincelle d’une émotion indéterminée grossit et disparut dans ses yeux.) Elle t’offre une chance d’accéder à la grandeur… si tu veux abandonner tes rêves et te lier à elle. Tu serais toujours la seconde. Mais la seconde d’un vamp destiné à régner sur Cincinnati. (La main de Nick cessa son mouvement de va-et-vient sur mes cheveux.) Si je me suis trompé, continua-t-il en choisissant ses mots avec soin, mais sans me regarder, et que tu veuilles être son scion, alors d’accord. Je te reconduirai chez toi, avec ta brosse à dents, et je disparaîtrai. Pour vous laisser finir ce que j’ai interrompu. (Sa main reprit sa caresse.) Mon seul regret sera de ne pas avoir été capable de te détourner d’elle. Mes yeux glissèrent sur le bric-à-brac de Nick. Dehors, le bruit de la circulation était omniprésent. Tout était si différent de l’église d’Ivy, avec ses grands espaces ouverts et toute cette place pour respirer. Tout ce que j’avais voulu, c’était être son amie. Elle en avait désespérément besoin. Elle n’était pas bien dans sa peau, et elle voulait être quelque chose de plus qu’un vampire. Quelque chose de propre et de pur, de vierge et sans tache. Elle essayait si fort d’échapper à son existence… Je savais qu’au fond d’elle-même elle croyait qu’un jour je trouverais un sort pour l’aider. Je ne pouvais pas m’en aller et détruire la seule chose qui lui donnait une raison de continuer. Que Dieu me vienne en aide si j’étais une idiote, mais j’admirais sa volonté indomptable et son espoir de trouver un jour ce qu’elle cherchait. Malgré le risque qu’elle représentait, malgré ses exigences lénifiantes d’organisation et son besoin permanent de structuration, elle était la première personne avec qui j’avais cohabité qui ne disait rien sur mes petites manies. Comme de vider l’eau chaude du chauffe-eau ou de négliger d’éteindre le chauffage avant d’ouvrir les fenêtres. J’avais perdu trop d’amis pour des trucs aussi ridicules. Je ne voulais plus être seule. Mais ce qui me faisait le plus peur, c’était que Nick avait raison. Nous allions bien ensemble. Et, à présent, j’avais une nouvelle crainte. Je n’avais pas compris le danger que représentait ma cicatrice de démon avant qu’elle me l’explique. Marquée pour le plaisir, et n’appartenant à personne. Passée d’un vampire à l’autre jusqu’à ce que je supplie d’être saignée. Je me souvins des vagues d’euphorie, et de la difficulté que j’avais eue à dire « non ». Je vis combien la prédiction d’Ivy serait aisément réalisable. Bien qu’elle ne m’ait pas mordue, j’étais certaine que ce qui se disait dans les rues, c’était que j’étais une propriété privée, et bas les pattes. Enfer. Comment en suis-je arrivée là ? — Veux-tu que je te reconduise ? murmura Nick, en me serrant plus fort. Je changeai la position de mon épaule pour me fondre un peu plus contre lui. Si j’étais futée, je lui demanderais son aide pour débarrasser mes affaires de l’église cette nuit même. Mais tout ce qui sortit de ma bouche fut un timide : — Pas encore. Mais je vais quand même l’appeler pour être sûre qu’elle va bien. Je ne deviendrai pas son scion, mais je ne peux pas la laisser seule. J’ai dit « non », et je pense qu’elle s’y tiendra. — Et si ce n’est pas le cas ? Je me serrai encore plus contre lui. — Je ne sais pas… Je lui mettrai une cloche autour du cou ? Il gloussa, mais je crus discerner une pointe de douleur. Je sentis son amusement s’estomper. Ma tête se déplaça sur sa poitrine quand il prit une profonde inspiration. Ce qui était arrivé m’avait fait plus peur que je voulais l’admettre. — Tu n’es plus sous le coup d’une menace de mort, murmura-t-il. Pourquoi ne déménages-tu pas ? Je ne bougeai pas, écoutant battre son cœur. — Je n’ai pas l’argent, protestai-je faiblement. Nous en avions déjà parlé. — Je t’ai dit que tu pouvais venir vivre avec moi. Je souris, bien qu’il ne puisse pas le voir, ma joue étant plaquée contre le coton rêche de sa chemise. Son appartement était petit, mais ce n’était pas la vraie raison pour laquelle j’avais gardé notre cohabitation pour les seuls week-ends. Il avait sa propre vie, et je l’aurais dérangé si j’avais été présente plus qu’à petites doses. — Ça durerait une semaine, et après, nous nous haïrions. (Je savais par expérience que c’était la vérité.) Et je suis tout ce qui l’empêche de retomber dans la pratique effective du vampirisme. — Mais laisse-la y retomber. C’est un vampire. Je soupirai. Je n’avais pas la force de me mettre en colère. — Elle ne veut pas l’être. Je ferai plus attention. Tout ira bien. J’avais essayé d’insuffler un ton confiant et persuasif à ma voix. Mais je me demandai qui j’essayais de convaincre, lui ou moi. — Rachel… Le souffle de Nick déplaça les cheveux sur le sommet de mon crâne. J’attendis, je pouvais presque l’entendre essayer de décider s’il devait ajouter quelque chose. — Plus tu resteras, continua-t-il à regret, plus ce sera difficile de résister à l’euphorie vamp. Ce démon qui t’a attaquée au printemps dernier t’a injecté plus de salive vamp qu’un maître vampire. Si les sorcières pouvaient le devenir, à présent, tu serais un vamp. En fait, je pense qu’Ivy pourrait t’enchanter simplement en disant ton nom. Et elle n’est même pas encore morte ! Tu rationalises de manière imprudente pour rester dans une situation dangereuse. Si tu crois que tu voudras un jour la quitter, tu devrais le faire maintenant. Crois-moi. Je sais combien une cicatrice de vampire peut générer de plaisir quand le besoin d’un vamp s’en mêle. Je sais combien le mensonge plonge profondément ses racines dans ton esprit, et combien l’attraction est forte. Je m’assis, et ma main vint cacher mon cou. — Tu le sais ? Ses yeux se firent craintifs. — Je suis allé au lycée dans le Cloaque. Tu ne crois pas que j’aie passé ces années sans être mordu au moins une fois ? Je haussai les sourcils devant son air presque coupable. — Tu as une morsure de vampire ? Où ça ? Il refusa de croiser mon regard. — C’était une amourette d’été. Et elle n’était pas morte, alors je n’ai pas contracté le virus vamp. Il n’y a pas eu beaucoup de salive dedans en fait, aussi reste-t-elle relativement discrète, sauf si je me trouve dans un endroit où il y a vraiment beaucoup de phéromones vamps dans l’air. C’est un piège. Tu le sais, n’est-ce pas ? Je m’appuyai de nouveau contre lui et hochai la tête. Nick ne risquait rien. Sa morsure était ancienne et due à un vampire vivant, à peine sorti de l’adolescence. La mienne était neuve et imprégnée de tant de neurotoxines que Piscary avait pu la réveiller juste avec le poids de son regard. Nick se figea, et je me demandai si sa cicatrice avait repris vie quand il était entré dans l’église. Ça expliquerait pourquoi il n’avait rien dit et s’était contenté de regarder. Quel plaisir lui avait dispensé sa morsure ? Je me le demandais sans être capable de lui en vouloir. — Où est-elle ? Ta cicatrice vamp ? Nick m’attira plus près de lui. — Ce ne sont pas tes affaires, sorcière, dit-il sur un ton espiègle. Je devins soudain très consciente de son corps pressé contre le mien, de ses bras qui m’encerclaient pour m’empêcher de tomber. Je regardai la pendule. Avant de pouvoir faire mes devoirs, il fallait que je passe chez ma mère pour récupérer mon vieil équipement de magie des lignes. Si je ne m’en occupais pas cette nuit, ils ne seraient pas faits. Mes yeux cherchèrent ceux de Nick, et il sourit. Il savait pourquoi je regardais la pendule. — C’est là ? Je me trémoussai sur ses genoux et écartai le col de sa chemise pour dévoiler une cicatrice blanche, reste d’une blessure profonde à moitié effacée sur son épaule. Il rit. — Je ne sais pas. — Hummm… Je parie que je pourrais le dire. Ses mains se nouèrent autour de ma taille. Je défis le bouton du haut de sa chemise. Ma position n’était pas pratique, et je me mis à cheval sur ses cuisses. Ses mains se déplacèrent pour me tenir un peu plus bas. Je haussai les sourcils en constatant notre nouvelle position et me penchai en avant. Mes doigts passèrent derrière son cou, et je repoussai le col avec mes lèvres pour aller les poser sur la cicatrice. Je les en détachai avec un bruit de ventouse. Nick respira bruyamment. Il s’assit plus confortablement, formant un creux pour ne plus avoir besoin de me tenir. — Ce n’est pas là, dit-il. Sa main descendit le long de mon dos, dessina une piste le long de ma colonne vertébrale, et vint buter sur l’élastique de mon pantalon de survêtement. — D’accord, je sais que ce n’est pas la bonne. Ses doigts tirèrent sur l’ourlet de mon sweat-shirt. Il glissa sa main dessous. Ses ongles déclenchèrent un long frémissement sur ma peau. Je me penchai sur lui, laissant mes cheveux balayer sa poitrine. De la langue, j’effleurai la première, puis la deuxième des marques que je lui avais laissées sous ma forme de vison, quand je croyais qu’il était un rat qui essayait de me tuer. Il ne réagit pas, et je m’acharnai avec des dents délicates sur les cicatrices vieilles de trois mois. — Non. (Sa voix était soudain tendue.) Celles-là, c’est toi qui me les as faites. — C’est vrai. (Mon souffle et mes lèvres caressèrent son cou tandis que je remontais lentement vers son oreille avec des petits baisers.) Hummm, soufflai-je. Je suppose que je vais devoir approfondir mes recherches. Vous êtes conscient, monsieur Sparagmos, que je suis une professionnelle dans le domaine de l’investigation ? Il ne répondit pas. Sa main libre me procurait une sensation délicieuse en remontant une piste au creux de mes reins. Je m’écartai, et, sous le sweat-shirt, ses mains suivirent la courbe de mes hanches avec une insistance prononcée. J’étais contente qu’il fasse presque nuit. Que tout soit si calme. Qu’il fasse chaud. Ses yeux étaient pleins d’une excitation impatiente. Me penchant de nouveau, je passai le bout de mes cheveux sur son visage et murmurai : — Ferme les yeux. Tout son corps frémit quand il soupira, faisant ce que je lui demandais. Ses mains se firent plus insistantes, et je nichai mon front dans le creux entre son cou et son épaule. Les yeux fermés, je cherchai les boutons de sa chemise, savourant le sentiment d’attente tandis qu’ils lâchaient l’un après l’autre. Je triomphai du dernier, et tirai sur la chemise pour la sortir du jean. Nick me lâcha et se tortilla pour la libérer. Je penchai la tête et mordillai délicatement le lobe de son oreille. — Je t’interdis de m’aider, soufflai-je, le lobe toujours entre les dents. Il reprit ses recherches, ses mains brûlantes contre mon dos, et je frissonnai. Tous les boutons étaient défaits. Je passai mes lèvres sur les légères encoches qui bordaient son oreille. Avec un geste vif, il attrapa ma tête et la tira vers la sienne. Ses lèvres se firent impérieuses. Un gémissement sourd exigea que je lui réponde. Vient-il de lui ou de moi ? Sans importance. L’une de ses mains était enfouie dans mes cheveux, m’empêchant de bouger tandis que ses lèvres et sa langue exploraient ma bouche. Ses mouvements devinrent plus agressifs, et je le repoussai sur le siège. Mais j’aimais ses gestes durs. Il m’entraîna avec lui et heurta le dossier avec un bruit mat. Sa barbe naissante me piquait. Ses lèvres encore sur les miennes, il passa ses bras autour de moi et m’attira plus près. Avec un grognement d’effort, il se mit debout et m’emporta vers le lit. Mes jambes restèrent nouées autour de lui. Il se détacha de moi pour me poser, laissant sur mes lèvres une sensation de froid. Ses bras me lâchèrent, et il s’agenouilla au-dessus de moi. Je le regardai. Il avait toujours sa chemise. Grande ouverte, elle dévoilait des muscles qui disparaissaient sous la ceinture du jean. J’avais jeté l’un de mes bras par-dessus ma tête dans une pose artistique ; je fis glisser l’autre depuis sa poitrine et m’attaquai au jean. Braguette à boutons, pensai-je dans un sursaut d’impatience. Que Dieu me vienne en aide. Je haïssais les braguettes à boutons. Son sourire ténébreux vacilla, et il frissonna presque quand je l’abandonnai un instant et passai mes mains derrière lui, suivant la courbe de son dos aussi bas que possible. Ce n’était pas encore assez, et je le tirai vers moi. Il se laissa aller et s’appuya sur ses avant-bras. Un soupir m’échappa quand je mis enfin mes mains à l’endroit désiré. Avec un délicieux mélange de pression douce et de peau rêche, ses doigts brûlants partirent en exploration sous mon sweat-shirt. Je caressai d’une main ses épaules, sentant ses muscles jouer sous la peau. Il descendit plus bas, et je faillis m’étouffer de surprise en sentant ses lèvres sur mon nombril. Ses dents cherchèrent le bord du sweat. Ma respiration s’accéléra, et un halètement d’excitation m’échappa quand il le releva. Ses mains glissèrent le long de ma taille. Pressée par un désir soudain, j’abandonnai les boutons de sa braguette pour l’aider à enlever le sweat-shirt. Le tissu me gratta le nez en passant et emporta mon amulette. Je lâchai l’air prisonnier de mes poumons avec un gémissement de soulagement. Les dents de Nick tirant sur mon soutien-gorge de gym m’excitèrent encore plus. Je frissonnai et soulevai le dos pour l’encourager. Il enfonça son visage dans le creux de mon cou. Une vague de sensations jaillit tout le long de la cicatrice de démon, de la clavicule jusqu’à l’oreille, et je m’immobilisai, prise d’une peur prudente. Ça ne m’avait encore jamais fait ça avec Nick. Je ne savais pas si je devais en profiter ou être terrifiée par son origine démoniaque. Nick sentit ma frayeur soudaine. Il ralentit, son corps labourant le mien, une fois, deux fois, puis s’arrêtant. Lentement, savamment, il caressa ma cicatrice de ses lèvres. Je n’arrivai pas à bouger. Des vagues prometteuses me parcouraient, se concentrant avec insistance dans mon bas-ventre. Mon cœur battit plus vite quand je les comparai à l’extase provoquée par les phéromones vamps d’Ivy. Elles étaient identiques et semblaient bien trop bonnes pour être rejetées a priori. Nick hésita, le souffle court dans mon oreille. Lentement, la sensation s’estompa. — Tu veux que j’arrête ? murmura-t-il, la voix rauque de désir. Je fermai les yeux, et mes mains repartirent vers le bas, essayant frénétiquement de venir à bout des boutons de sa braguette. — Non, râlai-je. Mais ça fait presque mal. Fais attention. Son souffle s’accéléra bruyamment, faisant un concours avec le mien. Il se fit insistant, passa une main sous mon soutien-gorge et couvrit mon cou scarifié de petits baisers. Un gémissement involontaire m’échappa lorsque je réussis à défaire le dernier bouton. Les lèvres de Nick butinèrent le dessous de mon menton et remontèrent pour s’emparer de ma bouche. Son intrusion était douce, et je lançai ma langue en lui avec violence. Il la repoussa. Sa barbe naissante était dure. Nos souffles se disputaient. Ses doigts, tendres sur mon cou, firent passer dans tout mon corps un spasme soudain. Je glissai mes mains sous sa chemise ouverte pour trouver son jean. La respiration heurtée, je repoussai le pantalon jusqu’à pouvoir y glisser un pied et le faire descendre complètement. J’avais faim de son corps. Je laissai mes mains chercher, se tendre pour trouver ce que je voulais. Le souffle de Nick eut un à-coup quand je le saisis. Je fis glisser la peau douce et tendue entre mon pouce et mon index. Sa tête quitta mon cou et s’enfonça entre mes seins, se faisant inquisitrice. Mon soutien-gorge avait miraculeusement disparu. Il poussa ses hanches contre moi, tentateur, et je poussai en retour. Mon cœur battait à tout rompre. Puissante et insistante, ma cicatrice envoyait des ondes brûlantes dans tout mon corps, même si les lèvres de Nick étaient occupées ailleurs. Je m’abandonnai à la morsure du démon, laissai la sensation courir en moi. Je me demanderais plus tard si c’était bien ou mal. Mes mains accélérèrent leur rythme sur son corps, appréciant la différence entre lui et un sorcier mâle, découvrant qu’elle m’excitait. Je continuai à le caresser d’une main et, de l’autre, je saisis celle des siennes qui ne supportait pas le poids de son corps et l’entraînai vers le cordon de mon pantalon de survêt. Refusant mon aide, il me saisit le poignet et le tint au-dessus de ma tête, sur l’oreiller. Un éclair me traversa. Il mordilla mon cou et l’abandonna soudain. Le plus infime contact de ses dents me faisait vibrer. Ses mains tirèrent sur ma ceinture, firent descendre mon survêtement et mes dessous avec un désir sauvage. Je cambrai le dos pour lui faciliter la tâche. Une main brutale colla mon épaule contre le matelas. Je rouvris les yeux. Nick était penché sur moi. Il haleta : — Mon boulot, sorcière. Mais mon pantalon avait disparu. Je repris ma quête vers le bas, et il rééquilibra son poids, poussant avec un genou contre l’intérieur de ma cuisse. De nouveau, je cambrai le bas de mon dos, le cherchant, le demandant. Il s’affala sur moi. Ses lèvres écrasèrent les miennes et nous commençâmes à nous frotter l’un contre l’autre. Si lentement que c’en était presque un supplice, il se mit à bouger en moi. Je m’accrochai à ses épaules, secouée par des frissons quand ses lèvres trouvèrent mon cou. — Mon poignet, souffla-t-il dans mon oreille. Mon Dieu, Rachel. Elle m’avait mordu au poignet. Je m’en emparai avidement. Il gémit quand ma bouche s’y fixa, et le maelström de sensations se mit à tournoyer au rythme de nos corps. Je fis glisser mes dents sur sa peau, suçai avidement, et il fit de même pour mon cou. Le désir prit forme en moi et me poussa hors de moi. Je mordis la vieille cicatrice de Nick, tentai de me l’approprier, essayai de l’arracher à celle qui l’avait marqué la première. Une douleur me transperça le cou, et je hurlai. Nick hésita, puis saisit de nouveau un bourrelet de chair recousue entre ses dents. Je fis de même avec son poignet pour lui dire que tout allait bien. Animée par un besoin silencieux, sa bouche s’attaqua voracement à ma chair. Le désir enfla en moi. Je le sentis s’amplifier. Je l’amadouai, le laissai s’épanouir. Maintenant, pensai-je, presque en pleurs. Oh mon Dieu, maintenant. Nos corps se déchaînèrent ensemble. La vague d’euphorie passa du mien au sien, et nous ne fîmes plus qu’un. La vague me revint, deux fois plus forte. Je suffoquai et m’accrochai à lui. Il gémit, comme s’il avait mal. De nouveau, la vague nous emporta, nous souleva avec elle. Sur sa crête, nous nous figeâmes dans l’orgasme, essayant de le faire durer éternellement. Lentement, la vague retomba. La tension s’apaisa par étapes, nous secouant des derniers éclats d’un plaisir agonisant. Le poids de Nick se fit peu à peu sentir sur moi. Son souffle était haché dans mon oreille. Épuisée, je dus faire un effort conscient pour desserrer ma prise sur ses épaules. L’empreinte de mes doigts resta gravée dans sa chair en longs sillons rouges. Je restai immobile un instant, sentant les dernières vibrations s’évanouir dans ma cicatrice. Puis elles disparurent. Je passai ma langue contre l’intérieur de mes dents. Pas de sang. Je n’avais pas déchiré sa peau. Dieu merci. Toujours couché sur moi, Nick changea de position pour que je puisse respirer plus facilement. — Rachel ? haleta-t-il. Je crois que tu as failli me tuer. J’inspirai lentement et restai silencieuse. Je me dis que je pourrais me passer de mon jogging de cinq kilomètres pour aujourd’hui. Mon cœur s’apaisa, et je restai lovée dans une lassitude bienheureuse. J’attirai son poignet pour mieux le voir. La vieille cicatrice était d’un blanc éclatant au milieu de la chair rouge et irritée. Je ressentis une pointe d’embarras en voyant que j’avais laissé un suçon, mais aucune culpabilité à l’avoir marqué. Il savait probablement mieux que moi ce qui allait se passer. Et aucun doute que mon cou était dans le même état. Est-ce important ? Pas pour le moment. Peut-être plus tard, si ma mère le remarquait. Je posai un dernier baiser sur la chair tendre et relâchai son bras. — Pourquoi tout s’est-il passé comme si l’un de nous était un vampire ? Ma cicatrice de démon n’avait jamais été aussi sensible auparavant. Et la tienne ? Je ne précisai pas plus. J’avais mordillé une bonne partie de son anatomie durant les deux derniers mois, sans jamais obtenir une telle réaction. Non que je m’en plaigne. L’air épuisé, il se souleva pour me libérer et se laissa tomber sur le lit en gémissant. — Ça doit venir de ce qu’Ivy avait commencé, dit-il, allongé sur le dos, les yeux fermés. Demain, je vais être moulu. Je tirai le couvre-lit afghan jusqu’à mon cou. Sans sa chaleur corporelle, je commençais à avoir froid. Je me mis sur le flanc, me rapprochai et murmurai : — Tu es sûr de vouloir que je quitte l’église ? Je crois que je commence à comprendre pourquoi les trios sont si populaires dans les milieux vamps. Nick rouvrit les yeux et grogna. — Tu essaies de me tuer, c’est ça ? Je gloussai et me redressai, le couvre-lit enroulé autour de moi. Mes doigts allèrent toucher mon cou. La peau était enflammée, mais pas déchirée. Je n’aurais pas été jusqu’à dire que nous avions eu tort de profiter des sensibilités qu’Ivy avait mises en branle, mais le besoin irrépressible ainsi déclenché m’inquiétait un peu. Il était presque trop exquisément intense pour être contrôlé… Pas étonnant qu’Ivy ait autant de difficultés. La tête pleine de spéculations, je fouillai dans le tiroir du bas de la commode de Nick pour dénicher l’une de ses vieilles chemises et pris le chemin de la douche. Chapitre 14 — Bonjour. (La voix enregistrée de Nick, fluide et policée, provenait de mon répondeur téléphonique.) Vous êtes chez Morgan, Tamwood et Jenks, de « Charmes vampiriques », Coureurs indépendants. Ils sont indisponibles pour le moment. Merci de laisser un message en précisant si vous préférez être rappelé durant les heures diurnes ou nocturnes. Je serrai plus fort le combiné en plastique noir de Nick et attendis le bip. Faire réciter le message par Nick avait été mon idée. J’aimais sa voix, et je trouvais assez classe et professionnel de sembler avoir un homme à l’accueil. Bien sûr, tout cela s’envolait dès qu’ils voyaient l’église. — Ivy ? (Je cillai à la culpabilité que trahissait ma voix.) Décroche si tu es là. Nick passa près de moi en venant de la cuisine. Sa main glissa sur ma taille, et il continua vers le salon. Le téléphone resta silencieux, et je me dépêchai de remplir le vide avant que la machine se déconnecte. — Salut, je suis chez Nick. Humm… Sur ce qui s’est passé, désolée. C’était ma faute. (Je regardai Nick se livrer à un exercice de nettoyage de célibataire, courant d’un endroit à l’autre et planquant tout ce qui traînait sous le canapé ou derrière les coussins.) Nick dit qu’il s’excuse de t’avoir assommée. — Pas du tout, lança-t-il. Je plaquai ma paume sur le combiné, craignant que son ouïe de vampire lui ait permis de l’entendre. — Et, hum…, continuai-je. Je vais chez ma mère chercher des affaires, mais je serai là vers 22 heures. Si tu rentres avant moi, pourquoi ne sortirais-tu pas les lasagnes du freezer ? On pourrait les manger ce soir. Dîner vers minuit ? Pas trop tard pour que je puisse faire mes devoirs pour la classe ? (J’hésitai, voulant en dire plus.) Eh bien, j’espère que tu auras ce message, finis-je sans conviction. Salut. Je raccrochai et me tournai vers Nick. — Et si elle est toujours dans le cirage ? Ses yeux se plissèrent. — Je ne l’ai pas frappée si fort que ça. Je me laissai aller contre le mur. Il était peint d’un marron répugnant, qui n’allait avec rien d’autre. Rien dans l’appartement de Nick n’allait avec quoi que ce soit d’autre ; alors, en fait, cela allait avec le reste, en quelque sorte. Ce n’était pas comme si Nick se moquait de son environnement, mais il voyait les choses différemment. La fois où je l’avais trouvé avec une chaussette bleue et une chaussette noire, il m’avait regardée avec des yeux étonnés, m’expliquant qu’elles avaient la même épaisseur. Et ses livres. Ils n’étaient pas rangés par ordre alphabétique. De toute façon, les plus anciens n’avaient ni titre ni auteur. Il utilisait un système de classement qu’il me restait encore à comprendre. Les livres couvraient un mur entier de son salon et me donnaient la curieuse impression de me surveiller chaque fois que je venais chez lui. Après que sa mère était venue les déverser devant sa porte, un matin très tôt, il avait essayé de me convaincre de les stocker dans ma penderie. Je lui avais fait un gros bisou et lui avais dit « non ». Ils me filaient les jetons. Nick se pencha dans la cuisine et attrapa ses clés. Le bruit de frottement du métal m’arracha au mur et me propulsa vers la porte. Je jetai un coup d’œil sur ma tenue avant de le suivre dans le hall : blue-jean, tee-shirt en coton noir rentré dans le pantalon, et les tongs que j’utilisais quand nous allions nager dans la piscine de son immeuble. Je les avais laissées le mois dernier et les avais retrouvées nettoyées et accrochées dans son placard. — Je n’ai pas mon sac, grommelai-je tandis qu’il tirait fermement sur la porte pour la verrouiller. — Tu veux que nous fassions un détour par l’église ? Sa proposition ne me parut pas franche, et j’hésitai. Il nous faudrait traverser tout le Cloaque pour y passer. La nuit était tombée, la circulation allait en s’intensifiant, et il nous faudrait une éternité. Il n’y avait pas grand-chose en termes d’argent dans mon sac, et je n’aurais pas besoin de mes charmes – j’allais seulement chez ma mère. Mais l’idée d’Ivy allongée sur le sol m’était insupportable. — On pourrait ? Il prit une lente inspiration et hocha la tête, son long visage affichant une expression crispée. Je savais qu’il n’en avait pas envie et, ennuyée, j’en ratai presque la marche entre l’immeuble et la zone de parking. Il faisait froid. Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel, mais les étoiles étaient perdues derrière les lumières de la ville. Mes pieds étaient au frais dans les tongs, et, quand je serrai les bras autour de moi pour me réchauffer, Nick me passa son manteau. Je le mis sur mes épaules, et ma colère devant son manque d’enthousiasme à aller vérifier l’état d’Ivy diminua lorsque je respirai son odeur, accrochée au tissu épais. Un faible sifflement venait de l’un des lampadaires de la rue. Mon père aurait dit qu’il s’agissait d’une lampe de voleur. Juste assez de lumière pour qu’un voleur sache ce qu’il faisait. Le bruit de nos pas résonna dans le parking, et Nick se pencha vers ma portière. — Laisse-moi t’ouvrir, dit-il galamment. Je ricanai en le voyant s’escrimer sur la poignée. Il poussa un grognement en tirant une dernière fois, et la portière s’ouvrit. Nick n’avait son nouveau boulot que depuis trois mois, mais il avait déjà réussi à se procurer une camionnette Ford bleue complètement pourrie. Je l’aimais bien. Elle était mastoc et laide. C’était la raison pour laquelle il ne l’avait pas payée cher. Il disait que c’était le seul modèle chez le vendeur qui ne lui ait pas fait remonter les jambes jusqu’au menton. La peinture claire se décollait et le hayon arrière était taché de rouille. Mais c’était un moyen de transport. Je grimpai dedans et posai mes pieds bien à plat sur la hideuse moquette laissée par le propriétaire précédent. Nick claqua la portière derrière moi. Ça fit trembler la camionnette, mais c’était le seul moyen d’être sûr que la portière ne se rouvrirait pas si nous franchissions un passage à niveau. J’attendais que Nick fasse le tour par l’arrière quand une ombre fugitive sur le capot attira mon regard. Je me penchai en avant, clignant des yeux. Quelque chose se précipita presque dans la vitre, et je sursautai. — Jenks ! m’exclamai-je en le reconnaissant. Le verre entre nous ne faisait rien pour cacher son agitation. Ses ailes étaient un nuage à peine visible scintillant dans la lueur du réverbère le plus proche. Il grimaçait. Il avait sur la tête un chapeau rouge à large bord qui semblait gris dans la lumière incertaine. Ses mains étaient sur ses hanches. Mes pensées coupables se concentrèrent sur Ivy, et je baissai ma vitre, l’aidant avec une main quand elle se bloqua à mi-chemin. Il se précipita à l’intérieur et enleva son chapeau. — Quand allez-vous toutes les deux vous payer un téléphone avec un haut-parleur ? maugréa-t-il. J’appartiens à cette boîte merdique autant que vous, et je ne peux pas utiliser le téléphone ! Il vient de l’église ? Je ne savais pas qu’il pouvait se déplacer si vite. — Qu’est-ce que tu as fait à Ivy ? continua-t-il, tandis que Nick montait silencieusement et fermait sa portière. Je passe l’après-midi avec Glenda le bon, à essayer de le calmer après que tu as gueulé après son père, et quand je rentre, je trouve Ivy en pleine crise d’hystérie sur le carrelage de sa salle de bains. — Elle va bien ? (Je regardai Nick.) Ramène-moi à la maison. Nick fit démarrer la camionnette. Il eut un mouvement de recul quand Jenks se posa sur le levier de vitesse. — Elle va bien. Du moins, aussi bien que d’habitude. (La colère de Jenks s’était transformée en inquiétude.) Mais ne rentre pas tout de suite. — Descends de là, dis-je en passant la main sous lui. Jenks s’éleva puis redescendit. Il regarda Nick fixement jusqu’à ce que celui-ci ait remis ses mains sur le volant. — Non, je suis sérieux. Donne-lui un peu de temps. Elle a entendu ton message et est en train de se calmer. (Il vola jusqu’au tableau de bord devant moi.) Mais, bon Dieu, qu’est-ce que tu as pu lui faire ? Elle radotait sur son incapacité à te protéger, et que Piscary allait être furieux après elle, et qu’elle ne savait pas ce qu’elle allait faire si tu partais. (Ses traits minuscules se firent soucieux.) Rach’ ? Il vaudrait peut-être mieux que tu déménages. Tout ça est bien trop étrange, même pour toi. Entendre le nom du vampire mort me glaça. Peut-être que je ne l’avais pas poussée trop loin. Peut-être que c’était Piscary qui lui avait dit de le faire. Nous n’aurions pas eu de problème si elle s’était arrêtée la première fois que je le lui avais demandé. Il avait probablement réalisé qu’Ivy n’était pas la dominante dans notre étrange relation, et lui avait ordonné de redresser la situation. La petite ordure. Ce n’étaient pas ses affaires. Nick passa la première, et les pneus crissèrent et tressautèrent sur le gravier du parking. — À l’église ? demanda-t-il. Je regardai Jenks, mais il secoua la tête. Ce fut le parfum de peur sur lui qui décida pour moi. — Non. J’attendrais, pour lui donner le temps de se reprendre. Nick sembla aussi soulagé que Jenks. Nous nous insérâmes dans la circulation, en direction du pont. — Bon. (Notant mon absence de boucles d’oreilles, Jenks fit une pirouette pour se percher sur le rétroviseur.) Par l’enfer, qu’est-ce qui s’est passé ? Je remontai ma vitre ; l’air était froid et apportait l’humidité de la nuit tombante. — Je l’ai poussée un peu trop loin durant notre entraînement. Elle a essayé de faire de moi son… euh… essayé de me mordre. Nick l’a assommée avec ma marmite à sorts. — Elle a essayé de te mordre ? Mes yeux quittèrent la nuit qui défilait dehors pour se poser sur Jenks. Dans la lumière des phares de la voiture qui nous suivait, je vis ses ailes s’immobiliser, puis redevenir invisibles, et s’arrêter de nouveau. Son regard allait du visage de Nick, embarrassé, au mien, inquiet. — Ohhh ! s’exclama-t-il. Maintenant, je comprends. Elle voulait te lier à elle, pour être la seule à pouvoir faire résonner ta morsure avec des phéromones vamps. Et tu l’as repoussée. Mon Dieu. Elle doit avoir honte. Pas étonnant qu’elle soit toute retournée. — Jenks, ferme-la. Je maîtrisai mon envie de le jeter par la fenêtre. Il nous rattraperait au feu rouge suivant. Le pixie alla se percher sur l’épaule de Nick et contempla les voyants qui illuminaient le tableau de bord. — Joli camion. — Merci. — De série ? Les yeux de Nick se détachèrent des feux arrière de la voiture qui nous précédait, et il regarda Jenks. — Modifié. Les ailes de Jenks disparurent, puis se stabilisèrent. — Tu gazes à combien ? — À deux cent cinquante avec le turbo. — Enfer ! jura le pixie admiratif en repartant vers le rétro. Mais fais attention à tes tuyaux. Je sens une fuite. Les yeux de Nick se reportèrent vivement sur un levier graisseux, visiblement pas d’origine, installé sous le tableau de bord, avant de revenir à la route. — Merci, je me posais la question… Il ouvrit légèrement sa vitre. — À ton service. J’ouvris la bouche pour leur demander d’expliquer, puis la refermai. Ça devait être un truc de mecs. — Aloorrrs… On va chez ta mère ? — Ouais. Tu veux venir ? Il se souleva de deux centimètres quand nous passâmes sur un nid-de-poule, restant en suspension, les jambes croisées. — Bien sûr. Merci. Son rosier de Sharon est probablement encore en fleur. Tu crois qu’elle verrait un inconvénient à ce que je rapporte un peu de pollen à la maison ? — Pourquoi ne le lui demandes-tu pas ? — Je vais le faire. (Il sourit.) Tu ferais mieux de mettre un peu de fard sur ce suçon. — Jenks ! m’exclamai-je. Ma main vint couvrir mon cou. J’avais oublié. Mes joues virèrent au rouge quand Jenks et Nick échangèrent un regard avec des sous-entendus crétins de machos. Que Dieu me protège, j’avais l’impression d’être de retour à l’âge de pierre. Moi marquer femme. Glurg pas mettre pattes poilues sur elle. — Nick, suppliai-je, ressentant amèrement l’absence de mon sac. Je peux t’emprunter un peu d’argent ? Il faut que je m’arrête dans une boutique de sorts. La seule chose plus embarrassante que d’acheter un sort de fond de teint, c’était de l’acheter avec un suçon dans le cou, Surtout que la plupart des propriétaires de boutiques de sorts me connaissaient. Je préférai choisir l’anonymat et demandai à Nick de m’arrêter à une station-service. Bien sûr, le rayon des sorts à côté de la caisse était vide. Je dus me résoudre à recouvrir mon cou avec un fond de teint conventionnel. Du Covergirl ? Défense de rire. Nick affirma qu’on ne voyait plus rien, mais Jenks rigola tellement que ses ailes virèrent au rouge. Assis sur l’épaule de Nick, il se mit à discourir sur les attributs des filles pixies qu’il avait fréquentées avant de rencontrer Matalina, sa femme. Le jeune satyre continua tout le long du chemin, jusqu’à la banlieue de Cincinnati où vivait ma mère. Pendant ce temps, j’essayai de rectifier mon maquillage à l’aide du miroir de courtoisie. — À gauche, cette rue-là. (J’essuyai mes doigts les uns contre les autres.) La troisième maison sur la droite. Nick s’arrêta le long du trottoir, devant la maison de ma mère. La lumière du perron était allumée pour nous, et je jure que je vis un rideau bouger. Je n’étais pas venue depuis des semaines, et l’arbre que j’avais planté sur les cendres de mon père rougissait. En douze ans, l’érable avait bien poussé ; ses branches recouvraient presque le garage. Jenks s’était déjà envolé en bourdonnant par la portière ouverte de Nick. Quand celui-ci se plia pour sortir, je lui saisis le bras. — Nick ? demandai-je. Il s’arrêta en entendant mon ton soucieux et s’appuya de nouveau contre le vinyle hors d’âge. Ma main retomba et je regardai mes genoux. — Euh… je veux m’excuser pour ma mère… avant que tu fasses sa connaissance, murmurai-je. Il sourit, et son long visage se fit tendre. Il se pencha par-dessus le frein à main et me donna un baiser rapide. — Les mères sont terribles, n’est-ce pas ? Il descendit, et j’attendis impatiemment qu’il vienne de mon côté pour ouvrir ma portière de force. — Nick ? dis-je quand il me prit la main et que nous commençâmes à remonter l’allée. Je suis sérieuse. Elle est un peu timbrée. La mort de mon père l’a vraiment démolie. Ce n’est pas une psychopathe ou quoi que ce soit de dangereux, mais elle ne réfléchit pas à ce qu’elle dit. Si ça lui passe par la tête, ça sort par la bouche. Son expression pincée se détendit. — C’est pour ça que tu ne me l’as pas encore présentée ? Je croyais que c’était à cause de moi. — De toi ? demandai-je, puis je compris. Oh. Ce truc sur les humains et les sorciers ? dis-je doucement, préférant qu’il n’ait pas à le dire. Non. En réalité, je n’y avais même pas pensé. Soudain nerveuse, je remis mes cheveux en place et cherchai vainement mon sac absent. Mes orteils étaient gelés et mes tongs étaient bruyantes et déplacées sur les marches en ciment. Jenks voletait près de la lumière du perron avec l’air d’un papillon de nuit géant. Je tirai la sonnette et attendis à côté de Nick. S’il vous plaît, faites que ce soit l’un de ses bons jours. — Je suis content que ce ne soit pas à cause de moi, reprit Nick. — Ouais, commenta Jenks en atterrissant sur mon épaule. Ce serait bien que ta mère le connaisse. Vu qu’il se fait sa fille et tout le tralala. — Jenks ! m’exclamai-je juste avant de vider mon visage de toute expression quand la porte s’ouvrit. — Rachel ! cria ma mère. Elle se rua sur moi et me serra dans ses bras. Je fermai les yeux et lui retournai son étreinte. Elle était plus petite que moi, et ça me faisait bizarre. Le parfum de sa laque pour cheveux me prit à la gorge, mêlé à une légère odeur de séquoia. Je me sentais fautive de ne pas lui avoir tout dit, sur mon départ du SO et sur les menaces de mort auxquelles j’avais survécu. Je n’avais pas voulu l’inquiéter. — Salut, m’man, dis-je en faisant un pas en arrière. Je te présente Nick Sparagmos. Et tu te souviens de Jenks ? — Naturellement. Ça fait plaisir de vous revoir, Jenks. Elle recula sur le perron. Une main se porta fugitivement à ses cheveux roux grisonnants puis descendit pour tirer sur la robe-pull qui lui allait jusqu’aux mollets ! Une bulle d’angoisse se relâcha en moi. Elle semblait aller bien. Mieux que la dernière fois. La lueur malicieuse était de retour dans ses yeux, et elle se déplaça avec vivacité pour nous pousser à l’intérieur. — Mais entrez, entrez, dit-elle en posant une main fine sur l’épaule de Nick. N’attendez pas que les punaises vous suivent. La lumière était allumée dans l’entrée, mais elle ne servait pas à grand-chose pour éclairer le papier peint vert trop sombre. Des photos étaient accrochées sur tous les murs, et je me sentis devenir claustrophobe. Elle me serra de nouveau dans ses bras. Quand elle me lâcha, elle rayonnait. — Je suis si contente que tu sois venue, dit-elle, puis elle se tourna vers mon compagnon. Ainsi, vous êtes Nick. Elle le passa en revue des pieds à la tête, la lèvre inférieure coincée entre ses dents. Elle acquiesça vigoureusement quand elle nota ses chaussures habillées éraflées, mais ses lèvres eurent une moue pensive quand elle s’arrêta sur mes tongs. — Madame Morgan, dit-il souriant en lui tendant la main. Elle la saisit, et je grimaçai quand elle l’attrapa dans une étreinte sauvage. Elle était beaucoup plus petite que lui, et il faillit trébucher. Après un premier moment de surprise, il me sourit par-dessus sa tête. — Comme c’est merveilleux de vous rencontrer, dit-elle. Elle le relâcha et se tourna vers Jenks. Le pixie s’était réfugié au niveau du plafond. — Bonsoir, madame Morgan. Vous êtes en beauté, ce soir, dit-il, méfiant et ne descendant que de quelques centimètres. — Merci. Elle sourit, ce qui fit se creuser ses quelques rides. La maison sentait la sauce de spaghettis, et je me demandai si j’aurais dû prévenir maman que Nick était humain. — Mais entrez donc. Vous pouvez rester déjeuner ? Je fais des spaghettis. Ce n’est pas un problème d’en faire un peu plus. Je ne pus retenir un soupir quand elle nous emmena vers la cuisine. Je commençai à me détendre. Maman semblait faire plus attention que d’habitude à ce qu’elle disait. Nous passâmes dans la cuisine, bien éclairée par un néon, et je respirai mieux. Tout avait une apparence normale. Humainement normale. Ma mère ne fabriquait plus beaucoup de sorts, et seules la vasque de dissolution avec son eau salée et la marmite à sorts près du frigo trahissaient sa vraie nature. Elle était au lycée pendant le Tournant, et sa génération était restée très discrète. — Nous sommes juste passés prendre mon matériel de cours sur les lignes d’énergie. Mais je savais que mon espoir de le prendre et de repartir bien vite était une cause perdue. La marmite en cuivre était pleine d’eau bouillante et n’attendait plus que les pâtes. — Ce n’est pas un problème, dit-elle en ajoutant une poignée de spaghettis. Elle regarda Nick de haut en bas et en ajouta une seconde. — Il est déjà 19 heures. Vous avez faim, n’est-ce pas, Nick ? — Oui, madame Morgan, dit-il, malgré mon regard suppliant. Elle se détourna de sa gazinière, heureuse. — Et vous, Jenks ? Je n’ai pas grand-chose dans le jardin, mais servez-vous si vous trouvez quelque chose. Ou bien je peux vous faire un peu d’eau sucrée, si vous préférez. Jenks s’illumina. — Merci, ma’ame, dit-il, s’approchant assez près pour faire voler le bout de ses mèches rousses. Je vais voir dans le jardin. Ça vous dérangerait si je ramassai le pollen de votre rosier de Sharon ? Ça fera vraiment du bien à mon petit dernier, si tard dans la saison. Ma mère se mit à rayonner. — Mais bien sûr. Servez-vous. Ces satanées fées ont tué presque tout en cherchant des araignées. Elle haussa les sourcils, et je me figeai, prise de panique. Elle venait d’avoir une idée. Difficile de deviner laquelle. — Vous n’auriez pas l’un de vos enfants qui soit intéressé par un petit boulot d’automne ? demanda-t-elle. Je soupirai de soulagement. Jenks se posa sur sa main offerte, les ailes roses de satisfaction. — Si, ma’ame. Il y a mon fils Jax. Il serait comblé de travailler dans votre jardin. Lui et mes deux filles aînées suffiraient à tenir les fées à l’écart. Je les enverrai demain, avant le lever du soleil si vous êtes d’accord. Le temps que vous preniez votre première tasse de café, il n’y aura plus une seule fée dans les parages. — Merveilleux ! s’exclama ma mère. Ces sales bâtardes sont dans mon jardin depuis le début de l’été. Elles ont fait fuir mes roitelets. Nick sursauta en entendant le gros mot dans la bouche d’une dame à l’air si doux, et je haussai les épaules. Jenks vola en arc de cercle de la porte de derrière jusqu’à moi, dans une demande muette pour que je la lui ouvre. — Si ça ne vous ennuie pas, dit-il en planant à côté de la clenche, je vais juste y jeter un coup d’œil. Je ne voudrais pas qu’ils tombent sur quelque chose d’imprévu. Ce ne sont que des enfants, et je veux être sûr qu’ils sachent à quoi faire attention. — Excellente idée. Les talons de ma mère claquèrent sur le linoléum blanc. Elle alluma la lumière du jardin et le laissa sortir. — Eh bien, dit-elle en se retournant pour examiner Nick. Asseyez-vous donc. Vous aimeriez boire quelque chose ? De l’eau ? Du café ? Je crois que j’ai de la bière quelque part. — Du café ira très bien, madame Morgan. Nick tira une chaise de sous la table et s’assit. J’ouvris le frigo pour le café, mais ma mère m’arracha le sac de grains des mains en faisant de petits bruits de gorge maternels jusqu’à ce que je sois assise à côté de Nick. Ma chaise racla bruyamment sur le sol, et je me dis que j’aurais préféré qu’elle arrête les effusions. Nick souriait, savourant visiblement mon trouble. — Du café, dit-elle en s’affairant. J’admire les hommes qui aiment un café avec leur déjeuner. Vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureuse de vous connaître, Nick. Ça fait si longtemps que Rachel n’a pas ramené un garçon à la maison. Même au lycée, elle n’était pas très branchée sorties. Je commençais à me demander si elle n’allait pas pencher de l’autre côté, si vous voyez ce que je veux dire. — Maman ! m’exclamai-je, sentant mon visage devenir aussi rouge que mes cheveux. Elle cilla en me regardant. — Non que j’y voie à redire, corrigea-t-elle. Elle finit de moudre les grains et remplit le filtre. Je n’osais pas regarder Nick. J’entendis son amusement quand il s’éclaircit la voix. Je mis mes coudes sur la table et laissai ma tête tomber entre mes mains. — Mais tu me connais…, continua ma mère. Elle nous tournait le dos pour ranger le café. Je me raidis en attendant ce qui allait bien pouvoir sortir de sa bouche. — J’ai idée qu’il est mieux de ne pas avoir d’homme plutôt que d’avoir le mauvais. Ton père, lui, c’était le bon. Je soupirai et relevai la tête. Si elle parlait de papa, elle ne parlerait pas de moi. — Un homme si bon, dit-elle. (Ses mouvements s’étaient ralentis tandis qu’elle allait jusqu’au fourneau ; elle se tenait de profil pour nous voir tout en ôtant le couvercle de la casserole de sauce pour la remuer.) Il vous faut le bon pour faire des enfants. Nous avons eu de la chance avec Rachel. Et même comme ça, nous avons failli la perdre. Nick se redressa, intéressé. — Comment cela, madame Morgan ? Le visage de ma mère s’allongea sous le coup d’une vieille angoisse, et je me levai pour brancher la cafetière. Elle avait oublié de le faire. L’histoire qui allait suivre était embarrassante, mais c’était un embarras connu, préférable à ce qu’elle aurait pu sortir de nouveau, surtout après avoir mentionné des enfants. Je m’assis à côté de Nick tandis que ma mère commençait avec les phrases habituelles. — Rachel est née avec une maladie du sang très rare. Nous n’en avions aucune idée. Elle attendait juste le moment de se révéler. Nick se tourna vers moi, les sourcils soulevés. — Tu ne m’avais jamais dit ça. — Oh, elle ne l’a plus, dit ma mère. La gentille dame à la clinique nous a tout expliqué. Elle nous a dit que nous avions eu de la chance avec le frère aîné de Rachel, et que nous avions une chance sur quatre que mon enfant suivant soit comme elle. — On dirait que vous parlez d’un dysfonctionnement génétique, dit-il. Et, en général, ça ne s’améliore pas avec le temps. Ma mère hocha la tête et baissa le feu sous l’eau des pâtes, en ébullition. — Rachel a bien réagi à un traitement d’herbes médicinales et à des médicaments traditionnels. C’est notre bébé miracle. Nick ne parut pas convaincu, et je crus bon d’ajouter : — Mes mitochondries faisaient la guerre à cet étrange enzyme, et mes globules blancs croyaient que c’était une infection. Ils attaquaient des cellules saines comme si ç’avaient été des envahisseurs, surtout la moelle osseuse et tout ce qui avait un rapport avec la régénération du sang. Tout ce que je sais, c’est que j’étais tout le temps fatiguée. Les herbes médicinales ont aidé, mais c’est quand la puberté est arrivée que tout a semblé se tasser. À présent, je vais bien, excepté ma sensibilité au soufre. Mais cela a diminué mon espérance de vie d’à peu près dix ans. Du moins, c’est ce qu’ils me disent. Nick me toucha le genou, sous la table. — Je suis désolé. Je lui fis un bref sourire. — Hé, que sont dix années ? Je n’étais pas censée aller jusqu’à la puberté. Je n’avais pas le cœur de lui dire que, même avec dix années retirées de mon espérance de vie, je vivrais encore bien des décennies après lui. Il le savait probablement déjà. — Monty et moi nous sommes connus durant nos études, Nick. (Ma mère ramenait la conversation sur son sujet original ; je savais qu’elle n’aimait pas parler des douze premières années de ma vie.) C’était si romantique. L’université avait juste lancé les études paranormales, et il y avait beaucoup d’ambiguïté sur les prérequis. Tout le monde pouvait suivre n’importe quoi. Je n’avais rien à faire dans un cours sur les lignes d’énergie. La seule raison pour laquelle je m’étais inscrite était un somptueux morceau de sorcier, devant moi, au bureau des inscriptions, qui avait choisi l’option, et le fait que tous mes autres cours possibles étaient complets. (Sa cuiller ralentit dans la marmite, et la buée s’éleva autour d’elle.) C’est curieux comme le destin pousse parfois les gens l’un vers l’autre, dit-elle doucement. J’ai pris ce cours pour être assise à côté d’un homme, et je suis tombée amoureuse de son meilleur ami. (Elle me sourit.) Ton père. Tous les trois, nous avons fait équipe pour les TP. J’aurais été recalée sans Monty. Je ne suis pas une sorcière des lignes, et comme Monty n’aurait pas pu fabriquer un charme pour sauver sa vie, il a fermé tous mes cercles durant les deux années qui ont suivi. En échange, j’ai invoqué tous ses sorts jusqu’à ce qu’il ait son diplôme. Je n’avais jamais entendu cette histoire. Je me levai pour prendre trois grandes tasses à café et mon regard tomba sur la marmite de sauce rouge. Le front plissé, je me demandai s’il y avait un moyen discret de la verser dans le vide-ordures. Et elle la faisait cuire dans sa marmite à sorts, une fois de plus. J’espérai qu’elle s’était souvenue de la nettoyer à l’eau salée, ou le dîner risquait d’être plus intéressant que prévu. — Comment vous êtes-vous rencontrés avec Rachel ? Ma mère me poussa pour m’écarter de la marmite et mit une miche de pain surgelé à réchauffer dans le four. Les yeux soudain écarquillés, je secouai la tête vers Nick en guise d’avertissement. Son regard alla de moi à ma mère. — Oh, une rencontre sportive. — Les Hurleurs ? demanda-t-elle. Des yeux, Nick chercha mon aide, et je m’assis à côté de lui. — Nous nous sommes rencontrés à des combats de rats, maman. J’avais parié sur le vison et lui sur le rat. — Des combats de rats ? (Elle fit une grimace.) Je n’aime pas ce « sport ». Et qui a gagné ? Ils se sont échappés, compléta Nick, ses yeux tendrement plongés dans les miens. Nous pensons qu’ils se sont enfuis ensemble, qu’ils sont tombés follement amoureux, et qu’ils vivent quelque part dans les égouts de la ville. J’étouffai un rire, mais ma mère laissa le sien éclater librement. Mon cœur parut s’arrêter à ce bruit. Je ne l’avais pas entendue rire de bonheur depuis très longtemps. — Oui, dit-elle en posant ses gants de cuisine sur le côté. J’aime cette idée. Un vison et un rat. Tout comme Monty et moi, sans autres enfants. Je cillai, me demandant comment elle était passée d’un rat et d’un vison à elle et papa, et comment elle reliait ça au fait de ne pas avoir d’autres enfants. Nick se pencha sur moi et me glissa : — Les visons et les rats ne peuvent pas procréer, eux non plus. Ma bouche s’arrondit dans un « Oh » silencieux, et je pensai que Nick, avec son étrange façon de voir le monde, serait peut-être plus à même que moi de comprendre ma mère. — Cher Nick, dit-elle en donnant un nouveau tour à la sauce, dans le sens des aiguilles d’une montre. Vous n’avez pas de maladie des cellules dans votre famille, n’est-ce pas ? Oh, non, pensai-je, paniquée, mais Nick répondit sur un ton égal. — Non, madame Morgan. — Appelez-moi Alice. Je vous aime bien. Épousez Rachel et ayez un tas d’enfants. — Maman ! m’exclamai-je, mais Nick sourit, amusé. — Mais pas tout de suite, ajouta-t-elle. Profitez ensemble un moment de votre liberté. Il ne faut pas avoir d’enfants avant d’être prêt. Vous vous protégez pendant le sexe, oui ? — Maman ! hurlai-je. Tais-toi. Que Dieu m’aide à arriver au bout de cette nuit. Elle se retourna, une main sur la hanche, l’autre agitant la cuiller dégoulinante. — Rachel, si tu ne voulais pas que j’aborde le sujet, tu n’avais qu’à enchanter ton suçon. Je la regardai fixement, la bouche grande ouverte. Mortifiée, je me levai et l’entraînai dans l’entrée. — Excuse-nous, lançai-je à Nick en voyant qu’il souriait. Maman, murmurai-je une fois en sécurité dans l’entrée. Tu devrais prendre tes médicaments, tu sais ça ? Elle baissa la tête. — Ça semble être un garçon bien. Je ne veux pas que tu le chasses comme tous tes autres petits amis. J’aimais tellement ton père. Je veux juste que tu sois aussi heureuse que moi. Ma colère se désagrégea immédiatement. Elle était si seule et si perdue. Mes épaules se soulevèrent pour un soupir. Je devrais passer plus souvent, pensai-je. — Maman. Il est humain. — Oh, dit-elle doucement. Je suppose qu’il n’y a pas d’autres précautions à prendre, alors, n’est-ce pas ? Je me sentis mal à l’aise quand le poids de cette simple constatation lui tomba dessus. Je me demandai si cela allait changer son opinion sur Nick. Je ne pourrais jamais avoir d’enfants de Nick. Les chromosomes ne s’entendaient pas. En être sûr et certain avait mis fin à une longue controverse parmi les Outres. Cela prouvait que les sorciers et les sorcières, à la différence des vamps et des garous, étaient une espèce séparée des humains, tout autant que les pixies et les trolls. Les garous et les vamps, nés tels quels ou mordus pour le devenir, étaient des humains modifiés. Et même si les sorciers ressemblaient presque parfaitement aux humains, nous étions aussi différents au niveau cellulaire que les bananes l’étaient des mouches drosophiles. Avec Nick, je serais stérile. Je l’avais dit à Nick, la première fois que nos câlins étaient devenus un peu plus sérieux, effrayée qu’il s’aperçoive par lui-même que tout n’était pas normal. J’étais malade de peur à l’idée qu’il soit dégoûté par la différence d’espèce. J’avais presque pleuré quand sa seule question, les yeux écarquillés, avait été : — Ça se présente et ça fonctionne de la même façon, non ? À l’époque, je ne le savais pas vraiment. Nous avions répondu à sa question ensemble. Je rougis à l’évocation de telles idées devant ma mère et lui adressai un sourire timide. Elle me le retourna et redressa son corps frêle. — Bon, je vais ouvrir un pot d’alfredo. La tension me quitta, et je l’étreignis. Ses bras avaient une force nouvelle, et je lui répondis de la même façon. Elle m’avait manqué. — Merci maman, soufflai-je. Elle me tapota le dos, et nous nous séparâmes. Sans croiser mes yeux, elle retourna vers la cuisine. — J’ai une amulette dans la salle de bains, si tu en as besoin. Troisième tiroir à partir du bas. Elle prit une inspiration et se dirigea vers la cuisine, l’allure sautillante, pour s’occuper du dîner. J’écoutai un instant et conclus que rien n’avait changé. Elle s’était remise à bavarder joyeusement avec Nick sur la météo tout en rangeant sa sauce à base de tomates. Soulagée, j’enfilai le couloir mal éclairé, accompagnée par le claquement de mes tongs. La salle de bains de ma mère ressemblait étrangement à celle d’Ivy, en dehors du poisson dans la baignoire. Je trouvai l’amulette, essuyai la couche de Covergirl et invoquai le sort. Après un petit coup sur mes cheveux et un examen rapide, satisfaite du résultat, je regagnai vite fait la cuisine. Impossible de prévoir ce que ma mère pourrait raconter à Nick si je les laissais seuls trop longtemps. Comme je m’en doutais, je les trouvai, leurs têtes se touchant presque, penchés sur l’album de photos. Nick avait une tasse de café dans les mains, et de la buée s’en élevait entre eux. — Maman, me plaignis-je. C’est pour ça que je n’amène personne. Les ailes de Jenks produisirent un cliquetis sec quand il s’éleva de l’épaule de ma mère. — Oh, détends-toi, sorcière. Nous avons déjà passé les photos de bébé à poil. Je fermai les yeux pour rassembler mes forces. Un balancement joyeux dans les hanches, ma mère alla remuer la sauce alfredo. Je pris sa place à côté de Nick et pointai un doigt : — Ça, c’est mon frère, Robert, dis-je tout en souhaitant qu’il réponde à mes coups de téléphone. Et là, mon père. Une douce émotion m’envahit. Il me manquait. — Il a l’air gentil, dit Nick. — C’était le meilleur. Je tournai la page. Jenks atterrit dessus. Les mains sur les hanches, il piétina tranquillement ma vie arrangée en lignes et en colonnes soignées. — Ça, c’est ma photo préférée de lui. Je tapai du doigt sur un groupe de petites filles de onze-douze ans, debout devant un bus jaune. Nous étions toutes bronzées, les cheveux plus clairs que d’habitude d’au moins trois tons. Les miens étaient coupés très court et tout ébouriffés. Mon père était à côté de moi, une main sur mon épaule, et souriait à l’appareil. Je sentis un soupir m’échapper. — Ce sont toutes mes amies du camp, continuai-je. (Mes trois étés là-bas comptaient parmi les meilleurs de ma vie.) Regarde, tu peux voir le lac. C’était quelque part au fin fond de l’État de New York. Je n’y ai nagé qu’une seule fois. L’eau était si froide que mes orteils en étaient tout recroquevillés. — Je n’ai jamais été en colo, dit Nick tout en examinant les visages avec attention. — C’était l’un de ces camps de vacances du genre « dernier souhait ». Ils m’ont virée quand ils ont compris que je n’allais pas mourir. — Rachel ! protesta ma mère. Tout le monde n’était pas mourant, là-bas. — La plupart, si. Mon humeur s’assombrit. Je parcourus tous ces visages et réalisai que j’étais probablement la seule à être encore vivante. J’essayai de me rappeler le nom de la fille mince aux cheveux noirs debout à côté de moi, pas fière de moi quand je ne le trouvai pas. Elle avait été ma meilleure amie. — Ils ont demandé qu’elle ne revienne pas après avoir perdu son sang-froid, dit ma mère. Pas parce qu’elle allait mieux. Elle s’était mis dans la tête de punir un petit garçon parce qu’il taquinait les filles. — Petit garçon ! me moquai-je. Il était plus vieux que nous toutes, et c’était une brute. — Qu’est-ce que tu as fait ? Il y avait une lueur d’amusement dans les yeux marron de Nick. Je me levai pour remplir ma tasse de café. — Je l’ai projeté dans un arbre. Jenks ricana, et ma mère fit tinter sa cuiller sur le côté du pot de sauce. — Ne sois pas modeste. Rachel s’est branchée sur la ligne d’énergie qui passait sous le camp et l’a envoyé dix mètres en l’air. Jenks siffla, et les yeux de Nick s’élargirent. Je versai le café, gênée. Ça n’avait pas été une superjournée. Le sale gamin devait avoir quinze ans, et il torturait la fille dont j’entourais les épaules d’un bras, sur la photo. Je lui avais dit de la laisser tranquille, et quand il m’avait ri au nez, j’avais perdu mon calme. Je ne savais même pas comment utiliser une ligne d’énergie. C’était arrivé comme ça. Le môme avait fini dans un arbre, en était tombé et s’était abîmé le bras. Il y avait tellement de sang que j’avais eu peur. Tous les jeunes vamps de la colo avaient dû être emmenés pour une randonnée spéciale autour du lac, jusqu’à ce que toute la terre sur laquelle le gamin avait saigné ait été enlevée et brûlée. Il avait fallu que mon père prenne le premier avion pour régler le problème. C’était la première fois que j’utilisais la magie des lignes, et, en fait, la dernière jusqu’à ce que je fasse des études supérieures, tellement mon père m’avait tanné les fesses. J’avais eu de la chance de ne pas être renvoyée sur-le-champ. Je revins à la table, regardant mon père me sourire depuis la photo. — Maman, je peux avoir cette photo ? J’ai perdu les miennes au printemps dernier, quand… un sort mal aligné les a détruites. Je croisai les yeux de Nick. Il comprit. Il ne dirait rien sur les menaces de mort. Ma mère se rapprocha. — Ton père est très bien dessus. Elle détacha la photo et me la tendit avant de retourner aux fourneaux. Je m’assis et regardai les visages, cherchant leurs noms. Je ne pouvais m’en rappeler aucun. Ça me troublait. — Euh… Rachel ? dit Nick, le regard fixé sur la page. — Quoi ? Amanda ? La question s’adressait à la petite fille aux cheveux noirs. Quel était ton nom ? Les ailes de Jenks se mirent brutalement en marche, repoussant mes cheveux autour de mon visage. — Enfer ! s’exclama-t-il. Je regardai la photo qui avait été sous celle que j’avais à présent entre les mains, et je sentis mon visage blêmir. C’était le même jour, il y avait aussi le bus en arrière-plan. Mais, cette fois, au lieu d’être entouré par des filles prépubères, mon père était à côté d’un homme qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Trent Kalamack en plus vieux. Mon souffle ne voulait plus sortir. Les deux hommes souriaient, les yeux plissés face au soleil. Ils avaient chacun un bras sur les épaules de l’autre et étaient visiblement heureux. J’échangeai un regard effrayé avec Jenks. — Maman ? réussis-je finalement à articuler. Qui est-ce ? Elle revint près de nous et eut un petit grognement de surprise. — Oh, j’avais oublié que je l’avais. C’est l’homme auquel appartenait le camp. Ton père et lui étaient de très bons amis. Sa mort a brisé le cœur de ton père. Si tragique. Et même pas six ans après celle de sa femme. Je crois que c’est l’une des raisons qui ont fait perdre l’envie de se battre à ton père. Tu sais, ils sont morts à une semaine d’écart. — Non, je ne le savais pas, murmurai-je, les yeux rivés sur la photo. Ce n’était pas Trent, mais la ressemblance était frappante. Ce devait être son père. Mon père avait connu celui de Trent ? Je posai une main sur mon ventre, traversée par une idée soudaine. J’étais allée dans cette colo avec une maladie du sang rare, et je l’avais quittée chaque année en me sentant mieux. Trent trempait dans les recherches génétiques. Son père avait pu faire de même. Ma guérison avait été qualifiée de miracle. Il s’était peut-être agi de manipulation génétique. Immorale. Hors la loi. — Que Dieu me protège, soufflai-je. Trois camps d’été. Des mois à ne pas me réveiller avant qu’il fasse presque nuit. La douleur inexpliquée dans ma hanche. Les cauchemars qui m’éveillaient encore occasionnellement. Le souvenir d’une vapeur douceâtre. Combien ? Combien le père de Trent avait-il pris à mon père en paiement de la vie de sa fille ? L’avait-il échangée contre la sienne ? — Rachel ? (C’était la voix de Nick). Tu vas bien ? — Non. (Je me concentrai pour respirer, les yeux scotchés sur la photo.) Je peux aussi avoir celle-là, maman ? Je ne reconnus même pas ma voix. — Oh, elle ne m’intéresse pas, dit-elle. (Je la décollai, les doigts tremblants.) C’est pourquoi elle était dessous. Tu sais que je ne peux rien jeter des affaires de ton père. — Merci, murmurai-je. Chapitre 15 Je me débarrassai de l’une de mes pantoufles en peluche rose et me grattai distraitement le mollet avec le gros orteil. Il était bien plus de minuit, mais la cuisine était éclairée ; des éclats de lumière fluo se réfléchissaient sur mes marmites à sorts en cuivre et sur les ustensiles suspendus. J’étais debout devant l’îlot central en acier inoxydable, broyant le géranium sauvage dans mon mortier pour en faire une pâte verte. Jenks l’avait trouvé pour moi dans un lotissement vacant, et l’avait échangé contre l’un de ses précieux champignons. Le clan pixie qui s’occupait du terrain avait fait une bonne affaire, mais je crois que Jenks se sentait désolé pour eux. Nick nous avait fait des sandwichs une demi-heure plus tôt, et nous avions remisé les lasagnes encore chaudes dans le frigo. J’avais trouvé fade mon sandwich à la saucisse fumée. Et ce n’était pas uniquement la faute de Nick, qui avait refusé de mettre du ketchup dessus comme je le lui avais demandé, prétextant qu’il ne le trouvait pas dans le frigo. Une phobie humaine dépassée que j’aurais trouvée charmante si ça ne m’avait pas autant énervée. Ivy n’était pas encore revenue, et je ne voulais pas manger les lasagnes seule devant Nick. Je voulais parler avec Ivy, mais il faudrait que j’attende qu’elle soit prête. C’était la personne la plus réservée que je connaisse ; elle ne se confiait même pas ses propres sentiments avant d’avoir trouvé une bonne raison pour les justifier. À côté de moi, sur l’îlot central, Bob le poisson nageait dans ma deuxième plus grande marmite à sorts. J’allais l’utiliser comme familier. J’avais besoin d’un animal, et les poissons étaient des animaux, n’est-ce pas ? De plus, Jenks flippait comme un malade à la seule idée d’un chat, et Ivy avait donné ses chouettes à sa sœur, après que l’une d’elles eut failli se faire mettre en pièces pour avoir attrapé la plus jeune fille de Jenks. Jezebel allait bien. La chouette serait peut-être capable de voler de nouveau. Un jour. Déprimée, je continuai à écraser les feuilles pour les transformer en pulpe. La magie de la terre recelait plus de puissance lorsqu’on la préparait entre le coucher du soleil et minuit. Mais, cette nuit, j’avais du mal à me concentrer, et il était déjà plus de une heure. Mes pensées revenaient constamment à cette photo, et à cette colo « dernier souhait ». Un profond soupir m’échappa. De l’autre côté de l’îlot, Nick releva la tête. Il était perché sur un tabouret de bar et finissait le dernier sandwich à la saucisse. — Rachel, laisse tomber. (Il sourit pour adoucir ses paroles, sachant pertinemment où allaient mes pensées.) Je ne crois pas que tu aies été génétiquement modifiée, et même si c’était le cas, qui pourrait le prouver ? Je laissai tomber le pilon et repoussai le mortier. — Mon père est mort à cause de moi. Si ce n’avaient été moi et ma satanée maladie du sang, il serait encore là. Je le sais. Son long visage se fit triste. — Dans sa tête, c’était probablement sa faute si tu étais malade. (Ça me fit un bien fou d’entendre ça, et je m’effondrai.) Ils étaient peut-être simplement amis, comme l’a dit ta mère. — Et peut-être que le père de Trent a essayé de faire chanter mon père, pour l’obliger à commettre un acte illégal, et qu’il est mort parce qu’il a refusé. Au moins, il a emmené le père de Trent avec lui. Nick tendit l’un de ses longs bras pour prendre la photo encore sur l’îlot, où je l’avais laissée. — Je ne sais pas. (Il la contempla en parlant à mi-voix.) Ils semblaient être amis. J’essuyai mes mains sur mon jean pour reprendre le cliché. Ma vue se brouilla quand j’examinai le visage de mon père. Je mis une couverture sur mes émotions et le lui rendis. — Je n’ai pas recouvré la santé grâce à des herbes médicinales et à des sorts. J’ai été modifiée. C’était la première fois que je le disais tout haut, et mon estomac se noua. — Mais tu es vivante, commenta-t-il. Je me détournai et mesurai six verres d’eau de source. Leur tintement, lorsque je les vidai dans ma plus grande marmite en cuivre, résonna dans la pièce. — Et si ça se savait ? demandai-je, incapable de le regarder. On me mettrait dans une caisse et on m’enverrait sur une île gelée, comme une lépreuse, avec la peur que ce qui m’a été inoculé puisse muter et être le point de départ d’une nouvelle épidémie. — Oh, Rachel… Il descendit de son tabouret. Anxieuse, je m’occupai à essuyer inutilement le verre doseur. Il vint derrière moi et m’étreignit brièvement avant de m’obliger à me retourner pour le regarder. — Tu n’es pas une épidémie en sommeil, dit-il sur un ton rassurant en croisant mes yeux. Si le père de Trent a guéri ta maladie du sang, eh bien, il l’a fait. Point. Il l’a guérie. Rien d’autre n’arrivera. D’accord ? Je suis toujours là. (Il sourit.) Vivant et tout ça. Je reniflai. Je n’aimais pas que ça me travaille autant. — Je ne veux pas lui devoir quoi que ce soit. — Tu ne lui dois rien. C’était entre ton père et celui de Trent. Et encore, en supposant que ça se soit vraiment passé. Ses mains étaient chaudes autour de ma taille. Mes pieds étaient entre les siens, et je nouai mes doigts derrière son dos et fis peser mon corps contre le sien. — Le seul fait que ton père et celui de Trent se connaissaient ne veut rien dire. Vrai, pensai-je, narquoise. Nous nous lâchâmes au même moment, nous séparant à regret. Pendant que Nick plongeait dans le garde-manger, je vérifiai ma recette pour le liquide de transfert. Le texte dont je disposais pour lier un familier était en latin, mais je connaissais assez les noms scientifiques des plantes pour pouvoir le suivre. J’espérais que Nick m’aiderait pour l’incantation. — Merci de me tenir compagnie, dis-je. Je savais que, le lendemain, il avait une demi-journée de travail à l’université et une nuit au musée. S’il ne partait pas rapidement, il ne dormirait pas avant d’aller travailler. Nick regarda du côté du couloir enténébré et se rassit sur son tabouret avec un paquet de chips. — J’espérais être là au retour d’Ivy. Pourquoi ne viens-tu pas passer la nuit chez moi ? Je souris. — Tout se passera bien. Elle ne rentrera que lorsqu’elle sera calmée. Mais si tu dois rester encore un moment, pourquoi ne pas m’aider à dessiner quelques pentagrammes ? Le froissement de plastique s’interrompit. Nick jeta un coup d’œil vers mon papier noir et la craie d’argent, disposés de façon préméditée sur l’îlot. Je lus de l’amusement dans son regard, et il finit de replier le bout du sachet. — Je ne vais pas faire tes devoirs, Ray-Ray. — Je sais à quoi ils ressemblent, protestai-je. (Je mis une mèche de mes cheveux dans la marmite à sorts et les poussai avec ma cuiller en céramique jusqu’à ce qu’ils coulent.) Je promets de les copier ensuite moi-même. Mais si je ne les rends pas demain, je serai virée. Et Edden retirera les frais d’inscription de mon salaire. Ce n’est pas juste, Nick. Cette femme en a après moi ! Nick mangea une chips. Il respirait le scepticisme. — Tu les connais ? (J’acquiesçai, et il s’essuya les mains sur son jean avant de tirer mon livre de cours pour le rapprocher.) Très bien, dit-il en inclinant le livre pour que je ne puisse pas lire. À quoi ressemble un pentagramme de protection ? J’eus un soupir de soulagement. J’ajoutai à mon mélange la décoction de sanicle que j’avais préparée. — Dessin standard, avec deux lignes entremêlées dans le cercle extérieur. — D’accord… Et celui de la divination ? — Des nouvelles lunes dessinées aux pointes, et un ruban de Möbius au centre pour l’équilibre. L’éclat amusé dans l’œil de Nick se transforma en surprise. — L’invocation ? continua-t-il. Je souris et versai la pulpe de géranium sauvage dans la marmite. Les particules vertes restèrent en suspension, comme si l’eau avait été gélifiée. Super. — Laquelle ? L’invocation du pouvoir intérieur ou celle d’une entité physique ? — Les deux. — Le pouvoir intérieur a des épis et des feuilles de chêne entre les pointes, et celle d’une entité physique une chaîne celtique qui réunit les pointes. J’étais satisfaite de son évidente surprise. Je réglai la flamme sous la marmite et fouillai dans mon tiroir à couverts pour trouver une lancette. — D’accord. Je suis impressionné. Il laissa tomber le livre et reprit une poignée de chips. — Tu les copieras pour moi ? demandai-je, réjouie. — Tu promets que tu les feras toi-même plus tard ? — Marché conclu, dis-je joyeusement. J’avais terminé les courtes dissertations demandées par Anders. À présent, il ne me restait plus qu’à faire de Bob mon familier, et je serais fin prête. Du gâteau. — Merci. Nick déroula mon papier à dessin noir et scotcha les coins à l’îlot. — Je vais les faire un peu bâclés, pour qu’elle pense qu’ils sont de toi. Haussant les sourcils, je lui adressai un regard assassin. — Merci beaucoup, corrigeai-je sèchement, et il sourit. Ma mixture terminée, je piquai mon doigt et le pressai pour en faire sortir trois gouttes de sang. L’odeur de séquoia s’éleva lorsqu’elles tombèrent dans la marmite et que le mélange prit. Pour le moment, tout allait bien. — Les sorcières de la terre n’utilisent pas de pentagramme, dit Nick tout en taillant la craie en la frottant sur un morceau de papier de verre. Comment se fait-il que tu les connaisses ? Prenant soin de tenir mon doigt blessé à l’écart, je commençai à polir mon miroir de divination avec une écharpe en velours empruntée à Ivy. Un frisson me traversa à l’impression de froid. Je haïssais la divination. Ça me filait les chocottes. — À partir des pots de confiture avec des pentagrammes. (Nick releva la tête ; son regard perdu me remplit d’aise, allez savoir pourquoi.) Tu sais, ces bocaux de confiture qu’on peut utiliser comme verres à jus de fruit quand ils sont vides ? Ils avaient des pentagrammes dessinés sur le fond, et leur utilisation inscrite sur un côté. Cette année-là, je me suis nourrie de sandwichs au beurre de cacahouètes et à la confiture. Mon humeur se fit nostalgique à la pensée de mon père m’interrogeant à l’heure du goûter. Nick retroussa ses manches et commença à dessiner. — Et moi qui croyais que j’étais un méchant petit garçon parce que je fouillais jusqu’au fond de la boîte de céréales pour avoir le jouet ! J’avais fini les préparatifs, et tout était prêt pour lancer le sort. Il était temps de former mon cercle. — Dedans ou dehors ? (Nick releva la tête de mon devoir et cilla, sans comprendre.) Je suis prête à former mon cercle. Veux-tu être à l’intérieur ou à l’extérieur ? Il hésita. — Tu veux que je change de place ? — Seulement si tu veux être à l’extérieur. Son regard se fit incrédule. — Tu veux enfermer tout l’îlot dans ton cercle ? — Ça pose un problème ? — Nooon. (Nick rapprocha son tabouret.) Les sorciers doivent pouvoir rassembler plus d’énergie que les humains. Je ne peux pas faire de cercle de plus de un mètre de diamètre. Je souris. — Je ne sais pas. Je demanderais bien au docteur Anders si elle n’allait pas s’en servir pour me faire passer pour une idiote. Je pense que cela dépend. Ma mère non plus ne peut pas tenir un cercle de plus de un mètre. Alors… dedans ou dehors ? — Dedans ? Je laissai échapper l’air de mes poumons, soulagée. — Bon. C’est la réponse que j’espérais. (Penchée par-dessus l’îlot central, je lui collai mon livre de sorts sous le nez.) J’ai besoin de toi pour traduire ça. — Tu veux que je fasse tes devoirs et aussi que je t’aide à lier ton familier ? protesta-t-il. Je fis la grimace. — Le seul sort que j’aie trouvé dans mes livres est en latin. Nick me regarda, l’air incrédule. — Rachel. La nuit, je dors. Je jetai un œil à la pendule au-dessus de l’évier. — Il n’est que une heure et demie. Il soupira et attira le livre jusqu’à lui. Je savais qu’il ne serait pas capable de résister, une fois qu’il aurait commencé. Comme prévu, son irritation se transforma en un intérêt brûlant avant qu’il ait fini de lire le premier paragraphe. — Hé, c’est du vieux latin ! Je me penchai par-dessus l’îlot jusqu’à ce que mon ombre se découpe sur la page. — Je peux lire les noms de plantes, et je suis sûre d’avoir fait correctement le liquide de transfert. C’est presque du standard. Mais l’incantation elle-même est plutôt coton. Il ne m’écoutait plus. Le front plissé, il suivait le texte du doigt. — Ton cercle a besoin d’être modifié pour attirer et rassembler l’énergie. — Merci, dis-je, heureuse qu’il accepte de m’aider. Dans la plupart des cas, avancer à tâtons ne me gênait pas. Mais jeter un sort était une science exacte. Et la seule idée d’avoir besoin d’un familier me mettait mal à l’aise. La plupart des sorciers et sorcières en avaient, mais la magie des lignes en exigeait un pour des raisons de sécurité. Diviser son aura aidait à empêcher un démon de vous entraîner dans l’au-delà. Pauvre Bob. Nick retourna à ses croquis de pentagrammes. Il ne releva la tête que lorsque je sortis mon sac de vingt kilos de sel de sous le comptoir pour le poser avec un bruit mat sur la surface métallique. Consciente de ses yeux sur moi, j’en grattai une poignée, la détachant de la masse compacte. Devant l’insistance d’Ivy, j’avais fait mon deuil du dépôt de garantie et gravé un cercle à la surface du lino. Ivy m’avait aidée. En fait, elle avait tout fait, avec un attirail composé d’une corde et d’une craie, pour être sûre que le cercle serait parfait. J’étais restée assise sur le comptoir, sachant que ça l’énerverait si je m’en mêlais. Et le résultat était un cercle vraiment parfait. Elle avait même pris une boussole et marqué le vrai nord avec du vernis à ongles noir, pour m’indiquer où commencer mon cercle. Je partis soigneusement de la trace noire et répandis le sel avec précaution, me déplaçant dans le sens des aiguilles d’une montre autour de l’îlot jusqu’à revenir à mon point de départ. J’ajoutai les bidules pour la protection et la divination, mis les bougies vertes aux endroits appropriés, puis les allumai à la flamme que j’avais utilisée pour chauffer le liquide de transfert. Nick ne me surveillait qu’avec une attention distraite. J’appréciais qu’il m’accepte en tant que sorcière. Quand nous nous étions rencontrés, j’avais craint, parce qu’il était l’un des rares humains à pratiquer les arts noirs, d’être un jour obligée de l’arrêter et de le livrer aux autorités. Mais Nick avait choisi l’option démonologie pour améliorer son latin et réussir une classe de développement du langage, pas pour appeler des démons. Et la nouveauté d’un humain qui acceptait aussi facilement la magie était superexcitante. — Ta dernière chance de sortir, dis-je en éteignant le brûleur du gaz et en apportant le liquide de transfert sur l’îlot central. Un grognement sortit du fond de la gorge de Nick. Il mit de côté un pentagramme parfait et attaqua le suivant. Ses lignes droites vraiment rectilignes me rendaient envieuse. Je poussai tout mon bazar sur un côté pour dégager une place sur l’îlot, juste en face de lui. Le souvenir d’avoir été punie pour avoir, sans le savoir, puisé dans une ligne d’énergie et projeté la brute du camp dans un arbre me traversa. Je trouvai stupide que ma réticence à utiliser les lignes puisse venir de cet incident d’enfance. Mais je savais qu’il y avait plus que cela. Je n’avais pas confiance dans la magie des lignes. Il était trop facile de perdre de vue le côté où se trouvait sa propre magie. Avec la magie de la terre, il n’y avait pas de problème. S’il vous fallait massacrer des chèvres, il y avait gros à parier que c’était de la magie noire. La magie des lignes nécessitait un paiement en mort, elle aussi, mais une mort plus nébuleuse, tirée de votre âme, plus difficile à quantifier et plus facile à négliger – jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Le coût pour la sorcellerie blanche des lignes d’énergie était négligeable, à peu près comme lorsque j’arrachais des herbes pour les utiliser pour mes sorts. Mais le pouvoir illimité disponible à travers les lignes était séduisant. Il fallait une volonté très forte pour s’imposer des limites et rester une sorcière blanche. Les frontières qui semblaient a priori si raisonnables et si prudentes quand vous les fixiez semblaient souvent ridicules ou timides lorsque la puissance des lignes courait dans votre corps. J’avais vu trop de mes amis passer de l’« arrachage d’herbes » au « sacrifice de chèvres », pour reprendre l’analogie, et cela sans même réaliser qu’ils avaient fait le saut du côté des arts noirs. Et, en règle générale, ils n’écoutaient jamais, me traitant de jalouse ou d’idiote. Finalement, je me retrouvais à traîner leurs fesses jusqu’aux cellules du SO quand ils lançaient un sort noir sur le flic qui les avait arrêtés pour avoir fait du soixante-dix dans une zone à cinquante. C’était peut-être pour ça que je n’arrivais pas à garder mes amis. C’étaient ces cas-là qui me gênaient. Des gens bons à l’origine, qui avaient été tentés par une puissance plus forte que leur volonté. Ils étaient pitoyables, leur âme était lentement dévorée en paiement de la magie noire avec laquelle ils jouaient. Mais c’étaient les sorciers noirs professionnels qui me faisaient peur ; ils étaient assez forts pour transférer la mort de l’âme sur quelqu’un d’autre, qui payait alors pour leur magie noire. Cependant, en fin de compte, la mort de l’âme les retrouvait, probablement accompagnée d’un démon. Tout ce que je savais, c’est qu’il y avait alors des cris, du sang, et des explosions qui secouaient la ville. Et je n’avais plus jamais à me soucier de ces sorciers-là. Je n’avais pas une volonté assez solide. Je le savais, je l’acceptais, et j’évitais le problème en restant à distance des lignes d’énergie autant que je le pouvais. J’espérais que prendre un poisson comme familier n’était pas le premier pas sur une nouvelle voie, mais simplement une petite bosse sur mon chemin habituel. Je regardai Bob et me promis que ce ne serait que ça. Tous les sorciers avaient des familiers. Et il n’y avait rien dans ce sort d’attachement qui puisse faire du mal à qui que ce soit. Je pris une profonde inspiration et fermai les yeux pour me préparer à la désorientation qui suivait toujours la connexion avec une ligne d’énergie. Lentement, je forçai ma seconde vue à accommoder. La puanteur d’ambre brûlé me sauta aux narines. Un vent invisible fit voler mes cheveux bien que la fenêtre de la cuisine soit fermée. Il y avait toujours du vent dans l’au-delà. J’imaginai que les murs autour de moi devenaient transparents et, dans l’œil de mon esprit, ils le devinrent. Ma seconde vue se clarifia, et la sensation d’être à l’extérieur s’amplifia jusqu’à ce que le paysage mental de l’autre côté des murs de l’église devienne aussi réel que l’îlot sous mes doigts, à présent invisible. Les yeux toujours fermés pour bloquer ma vision normale, je parcourus la cuisine inexistante de mon œil spirituel. Nick n’était même pas apparent, et les murs de l’église n’avaient laissé derrière eux que des lignes crayeuses, argentées et presque indiscernables. À travers elles, je pouvais voir le paysage environnant. On aurait dit un parc, avec une brume rougeâtre et lumineuse se réfléchissant sur le dessous des nuages, où aurait dû être Cincinnati, cachée derrière des arbres rabougris. Il était de notoriété publique que les démons avaient leur propre ville, construite sur les mêmes lignes d’énergie que Cincinnati. Les arbres et les plantes brillaient de cette même lueur rouge, et même si aucun vent ne murmurait dans les branches du tilleul devant la cuisine, celles des arbres rabougris de l’au-delà s’agitaient dans celui qui avait soulevé mes cheveux. Il y avait des gens qui prenaient leur pied rien qu’avec les différences entre la réalité et l’au-delà. Moi, je les trouvais sacrément inconfortables. Un jour, je monterais en haut de la tour Carew, et je regarderais le chaos et le rougeoiement de la ville des démons avec ma seconde vue. Mon estomac se noua. Oui, bien sûr, un jour… Mon attention fut attirée par le cimetière et ses pierres tombales, blanches, nues et presque lumineuses. Elles et la lune semblaient être les seules choses à exister sans cette lueur rouge, presque identiques dans les deux mondes, et j’étouffai un frisson. La ligne d’énergie était une trace rouge courant vers le nord au milieu des pierres tombales et à hauteur de tête. Elle était petite, pas même vingt mètres de large, estimai-je, mais tellement sous-exploitée qu’elle semblait plus puissante que l’énorme ligne qui passait sous l’université. Consciente que Nick regardait probablement avec sa propre seconde vue, je tendis ma volonté et en touchai le ruban d’énergie. Je chancelai et dus forcer mes yeux à rester fermés tandis que mes mains agrippaient le bord de l’îlot. Mon pouls s’accéléra, et ma respiration se fit saccadée. — Super, murmurai-je, me disant que les forces qui s’engouffraient en moi semblaient plus fortes que la dernière fois. Je restai debout sans bouger. L’influx continuait à entrer en moi, essayant de mettre nos forces au même niveau. Le bout de mes mains me picota et mes orteils me firent mal quand il y eut un reflux vers mes extrémités virtuelles, qui reflétaient les vraies. Finalement, un point d’équilibre fut atteint, et une traînée d’énergie me quitta pour rejoindre la ligne. J’étais comme un élément au sein d’un circuit, et le passage de la ligne laissait derrière lui un résidu qui grandissait, me donnant l’impression d’être gluante. Le lien avec la ligne d’énergie me montait à la tête. Incapable de garder les paupières baissées, j’ouvris brusquement les yeux. Ma cuisine en désordre remplaça les contours argentés. La désorientation me donna envie de vomir. J’essayai de réconcilier mon œil mental avec ma vision normale et de les utiliser simultanément. Bien que je ne puisse pas voir Nick avec ma seconde vue, elle l’entourerait d’ombre pour mes véritables yeux. Pour certains, cela ne faisait aucune différence, mais j’étais prête à parier que ce ne serait pas le cas pour lui. Nos yeux se croisèrent, et je sentis mon visage se décomposer. Son aura était bordée de noir. Ce n’était pas forcément mauvais signe, mais cela pointait dans une direction désagréable. Sa carrure étroite semblait squelettique et, là où son air de rat de bibliothèque lui donnait d’habitude une allure d’intellectuel, il annonçait à présent un danger. Mais ce fut l’ombre noire et circulaire sur sa tempe gauche qui me choqua le plus. C’était l’endroit où le démon qui avait failli me tuer avait posé sa marque, la reconnaissance d’une dette que Nick devrait un jour payer. Ce qui me fit immédiatement regarder mon poignet. Ma peau ne présentait que le tissu cicatriciel légèrement boursouflé en forme de cercle traversé d’une ligne. Ça ne voulait pas dire que c’était tout ce que Nick pouvait voir. Je levai mon bras et lui demandai : — Est-ce que c’est noir et brillant ? Il hocha la tête avec solennité. À mesure que mon œil mental faiblissait sous la force de ma vision normale, son apparence habituelle commençait à prendre le dessus sur son air menaçant. — C’est la marque du démon, n’est-ce pas ? Mes doigts explorèrent mon poignet. Je ne voyais aucun signe de noir, mais je ne pouvais pas non plus voir mon aura. — Oui, dit-il doucement. Quelqu’un, euh… t’a-t-il déjà dit que tu avais vraiment l’air différente, branchée sur une ligne d’énergie ? J’acquiesçai. Mon équilibre était incertain, à cheval entre deux réalités qui se heurtaient. « Différente » était mieux que « terrifiante », ce dont Ivy m’avait une fois qualifiée. — Tu veux sortir du cercle ? Je ne l’ai pas encore fermé. — Non. Je me sentis tout de suite mieux. Un cercle bien fermé ne pouvait être brisé que par son créateur. Il n’avait pas peur d’y être enfermé avec moi. Sa marque de confiance était réconfortante. — Bon, alors, on y va. Je pris une profonde inspiration et déplaçai mentalement le sillon de sel de cette dimension vers l’au-delà. Mon cercle fit le saut avec la vitesse d’un élastique claquant contre ma peau. Je sursautai quand le sel disparut, remplacé par un anneau équivalent d’au-delà. Je m’attendais au contrecoup qui résonna dans ma colonne vertébrale, mais, chaque fois, il me surprenait. — C’est le moment que je déteste, dis-je en regardant Nick. Mais lui regardait fixement mon cercle. — Ouaah, souffla-t-il, impressionné. Regarde-moi ça. Tu savais qu’elles allaient faire ça ? Je suivis ses yeux posés sur les bougies, et ma mâchoire sembla se décrocher. Elles étaient devenues transparentes. Leur flamme vacillait toujours, mais la cire verte brillait d’une lumière irréelle. Nick descendit de son tabouret et se glissa avec précaution le long de l’îlot pour ne pas toucher le cercle. Il s’accroupit près de l’une des bougies, et j’eus un moment de panique quand il tendit un doigt pour la toucher. — Non, hurlai-je, et il retira vivement sa main. Euh… je crois qu’elles sont passées dans l’au-delà avec le sel. Je ne sais pas ce qui arrivera si tu les touches. Alors… ne le fais pas. D’accord ? Il hocha la tête en se relevant. L’air vraiment intimidé, il retourna à son siège. Cependant, il ne reprit pas la craie. Il allait regarder. Je lui fis un sourire timide ; je n’aimais pas la position désavantageuse dans laquelle me plaçait la magie des lignes. Mais si je suivais la recette, tout se passerait bien. Tout le pouvoir que j’avais tiré de la ligne d’énergie, excepté une infime quantité, courait à présent le long de mon cercle. Je pouvais le sentir faire pression contre ma peau. La pellicule d’au-delà, de l’épaisseur d’une molécule, formait un rideau rouge entre moi et le reste du monde et un dôme au-dessus de ma tête. Rien ne pouvait traverser cette couche de réalité virtuelle. La bulle allongée se poursuivait aussi au-dessous de moi ; si elle avait rencontré un tuyau ou une ligne électrique, le cercle n’aurait pas été parfait, mais susceptible d’être brisé à cet endroit. Bien que la plus grande partie de la force de la ligne ait servi à fermer le cercle, une deuxième vague commençait à se lever en moi. Elle était plus lente, plus insidieuse. Elle continuerait à croître jusqu’à ce que je rompe le cercle et me déconnecte de la ligne. Les sorciers des lignes savaient comment stocker l’énergie, mais ce n’était pas mon cas. Si je restais connectée trop longtemps, je deviendrais folle. Je n’avais besoin que d’une petite heure, et je serais loin du temps limite. Confiante en la solidité de mon cercle, je laissai ma seconde vue s’évanouir complètement. L’aura de Nick disparut. — Prête pour la phase deux ? demanda-t-il, et je hochai la tête. Il mit ses pentagrammes de côté et rapprocha encore le vieux bouquin. Il plissa le front en suivant le texte du doigt, laissant une marque crayeuse sur la page. — Tu dois ensuite enlever tous les sorts et toutes les amulettes que tu as sur toi. (Il me regarda.) Tu aurais peut-être dû prendre un bain salé ? — Non. Je ne porte que des amulettes. La cordelette s’accrocha dans mes cheveux quand j’enlevai celle que m’avait donnée ma mère. Au passage, je me tâtai le cou, lançant à Nick un sourire torve quand il voulut aussi l’examiner. Après une seconde d’hésitation, j’enlevai la bague de mon petit doigt et la posai sur l’îlot. — Je le savais ! s’exclama Nick. Tu as des taches de rousseur. C’est la bague, c’est ça ? Il tendit la main et je lui passai l’anneau par-dessus le bric-à-brac qui nous séparait. — Mon père me l’avait donnée pour mes treize ans. Tu vois l’incrustation de bois ? Je dois la faire renouveler chaque année. Nick me regarda de sous ses mèches. — J’aime bien tes taches de rousseur. Gênée, je repris ma bague et la mis de côté. — Et maintenant, je fais quoi ? Il reprit sa lecture. — Euh… Prépare le liquide de transfert. — Ça y est. Je donnai un coup sec sur la marmite à sorts pour l’entendre résonner. Ce n’est pas si terrible. — Bon… Il se tut, et le tic-tac de la pendule sembla envahir la pièce. Suivant toujours le livre, il reprit : — Maintenant, il faut que tu te tiennes debout sur ton miroir d’invocation et que tu repousses ton aura vers ton reflet. (Ses yeux marron se plissèrent d’inquiétude en croisant les miens.) Tu pourras faire ça ? — En théorie. C’est pourquoi j’ai été si maniaque pour le cercle. Jusqu’à ce que je récupère mon aura, je serai vulnérable à toutes sortes d’attaques. (Il acquiesça, le regard perdu dans ses pensées.) Tu pourras regarder et me dire si ça marche ? Je ne peux pas voir ma propre aura. — Si tu veux. Ça ne fait pas mal, n’est-ce pas ? Je secouai la tête en prenant le miroir d’invocation et en le posant par terre. En regardant sa surface noire, je me souvins pourquoi j’avais fait tant d’efforts pour éviter la magie des lignes. Sa noirceur parfaite semblait absorber la lumière, mais, en même temps, il restait brillant. Je ne pouvais pas me voir dedans, et ça faisait tressauter l’aiguille de mon compteur à bizarrerie. — Pieds nus, ajouta Nick. Je me débarrassai de mes pantoufles d’un coup de talons, inspirai profondément et montai sur le miroir. Il était aussi froid qu’il était noir, et je retins un frisson, effrayée de passer au travers comme si c’était une bouche d’égout. — Pouah. Je fis une grimace à la sensation d’aspiration sous mes pieds. Nick avait le regard fixe, il était debout et penché par-dessus l’îlot pour mieux voir mes pieds. — Ça marche, dit-il, le visage soudain blême. Je déglutis et levai les mains pour les faire redescendre le long de ma tête, comme pour en faire glisser de l’eau. Une douleur envahit mon crâne. — Ouais, c’est ça, dit Nick, l’air écœuré. Ça la fait descendre beaucoup plus vite. — La sensation est horrible. Je continuai à pousser mon aura vers mes pieds. Je savais qu’elle s’en allait d’après la douleur lancinante que son absence laissait derrière elle. J’avais un goût métallique sur la langue, et je jetai un coup d’œil à la surface noire. Ma bouche s’ouvrit en grand quand j’y vis pour la première fois mon reflet. Mes cheveux roux pendaient autour de ma tête, comme j’aurais pu m’y attendre, mais mes traits étaient estompés derrière une couche d’ambre. — Mon aura est-elle marron ? demandai-je. — Elle est brillante, couleur d’or, répondit Nick tout en traînant son tabouret jusqu’à mon côté de l’îlot. Presque entièrement. Bon, je crois que tout y est. Peut-on… passer à la suite ? Au ton incertain de sa voix, je cherchai ses yeux. — S’il te plaît. — D’accord. Il s’assit et tira le livre sur ses genoux. La tête penchée, il lut le passage suivant. — Mets le miroir d’invocation dans le liquide de transfert, en faisant attention à ne pas toucher le liquide, sinon ton aura se rattachera immédiatement à toi et tu devras recommencer. Je me refusai à regarder dans le miroir, inquiète de m’y voir captive. Les épaules raidies, je renfilai mes pantoufles. Mes pieds me faisaient mal, et ma tête battait sous l’effet d’un début de migraine. Si je n’en finissais pas rapidement, j’allais être coincée dans une pièce obscure avec un linge sur les yeux toute la journée du lendemain. Je soulevai le miroir et le glissai avec précaution dans le liquide. Les débris de géranium sauvage disparurent en un instant, dissous par mon aura. C’était étrange, même selon mes standards, et je ne pus retenir un « Oooh » d’appréciation. — Qu’y a-t-il ensuite ? demandai-je, impatiente d’en finir pour pouvoir récupérer mon aura. La tête de Nick était plongée dans le bouquin. — Ensuite, tu dois oindre ton familier avec le liquide de transfert, mais tu dois faire attention de ne pas toucher le liquide toi-même. (Il releva la tête.) Comment oint-on un poisson ? Je sentis mon visage se décomposer. — Je ne sais pas. Peut-être que je pourrais le mettre aussi dans la cuve avec le miroir ? (Je tendis la main vers le livre sur ses genoux et tournai la page.) Il n’y a rien sur la façon de faire d’un poisson son familier ? Tous les autres animaux y sont. Nick repoussa mes mains des pages lorsque l’une commença à se déchirer. — Non. Tu n’as qu’à le mettre dans ta marmite à sorts. Si ça ne marche pas, nous essaierons autre chose. Mon humeur devint morose. — Je ne veux pas que mon aura sente le poisson, dis-je en plongeant une main dans le bol de Bob, et Nick ricana. Bob ne voulait pas aller dans la marmite à sorts. J’essayai d’attraper son corps fuyant, mais dans un bol rond, c’était presque impossible. Le sortir de la baignoire avait été facile. J’avais simplement vidé l’eau jusqu’à ce qu’il soit échoué. Mais, à présent, après quelques instants d’essais infructueux, j’étais prête à vider le bol sur le sol. Je réussis finalement à l’attraper et, au prix de pas mal d’eau répandue sur l’îlot, à le jeter dans la marmite. Quand je regardai pour voir ce qu’il y faisait, ses ouïes pompaient le liquide ambré. — Bon, dis-je tout en espérant qu’il aille bien. Il est oint. Qu’y a-t-il ensuite ? — Juste une incantation. Et quand le liquide de transfert deviendra transparent, tu pourras reprendre l’aura que le familier t’aura laissée. — Une incantation ? Vraiment, la magie des lignes était stupide. Celle de la terre ne nécessitait pas d’incantations. Elle était précise et belle dans sa simplicité. Mes yeux glissèrent sur les bougies qui n’étaient pas vraiment là, et je maîtrisai un frisson. — Je vais te la lire. Il se leva avec le livre, et je lui fis une place pour qu’il le pose à côté de Bob. Je me penchai sur son épaule pour regarder le livre avec lui, me disant qu’il sentait bon, une odeur masculine. Je me cognai volontairement contre lui et sentis un courant chaud qui était probablement son aura. Trop occupé à déchiffrer le texte, il ne le remarqua même pas. Je soupirai et reportai mon attention sur le livre. Il s’éclaircit la voix. Il fronça les sourcils et bougea les lèvres en murmurant les mots, l’air sombre et dangereux. Je ne pus saisir qu’environ un mot sur trois. Il termina et m’adressa l’un de ses demi-sourires. — Tu ne vas pas le croire, en plus, ça rime. Un soupir déplaça mes épaules. — Il faut que je le dise en latin ? — Je ne pense pas. Ces lignes riment parce que ça les rend plus faciles à mémoriser pour le sorcier. C’est l’intention derrière les mots, plutôt que les mots eux-mêmes, qui fait que ça fonctionne. (Il se pencha de nouveau sur le livre.) Laisse-moi un instant et je vais les traduire. Je dois même pouvoir les faire rimer pour toi. Le latin est une langue très informelle dans son interprétation. — D’accord. J’étais nerveuse et je ne tenais plus en place. Je remis une mèche derrière l’une de mes oreilles et regardai dans la marmite à sorts. Bob n’avait pas l’air heureux. — Parstibi, totummihi. Vinctus vinculis, precefactis. (Il releva la tête.) Euh… : « Un peu pour toi, mais tout pour moi. Lié par des chaînes faites sans peine. » Je répétai docilement après lui, me sentant ridicule. Ah, les invocations ! Y avait-il plus bidon ? La prochaine fois, je devrais me tenir sur un pied et secouer un bouquet de plumes à la pleine lune. Le doigt de Nick suivit sous le texte. — Luna servata, luxsanata. Chaos statutum, pejus minutum. (Son front se plissa un peu plus.) Ça donne : « Lune docile, lumière gracile. Partout le chaos, et par-dessus tout le fléau. » Je répétai ses paroles, mais, vraiment, les sorciers des lignes avaient un manque réel d’imagination. — Mentem tegens, malum ferens. Semper servus, dum duret mundus. Euh… je dirais : « J’appelle la protection, porteuse de rédemption. Lié avant la renaissance du monde. » — Oh, Nick, me plaignis-je. Tu es sûr que tu traduis correctement ? C’est nul. Il soupira. — Alors, essaie plutôt ça. (Il réfléchit quelques secondes.) Tu pourrais dire : « À l’abri de l’esprit, porteur de la douleur. Esclave jusqu’à ce que les mondes meurent. » Je pouvais supporter ça et je le répétai, ne sentant rien. Nous regardâmes tous les deux Bob, attendant que le liquide ambré se clarifie. Mes tempes battaient, mais à part ça, rien ne se produisit. — Je pense que je l’ai raté, dis-je en frottant la semelle de mes pantoufles sur le lino. — Oh… merde ! jura Nick. Je levai les yeux. Il regardait fixement l’entrée de la cuisine par-dessus mon épaule. Il déglutit, et sa pomme d’Adam joua au yoyo. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête. Ma cicatrice de démon envoya une impulsion. Le souffle court, je me retournai, pensant qu’Ivy venait de rentrer. Mais ce n’était pas Ivy. C’était un démon. Chapitre 16 — Nick ! hurlai-je en reculant. Le démon sourit. Il avait l’apparence d’un aristocrate britannique, mais je reconnus celui qui avait pris le visage d’Ivy pour me déchirer la gorge, au printemps dernier. Mon dos heurta l’îlot central. Il fallait que je coure. Il fallait que je sorte d’ici ! Il allait me tuer ! Me débattant pour mettre l’îlot entre nous, je heurtai la marmite à sorts. — Attention au liquide ! cria Nick, tendant la main tandis que la marmite basculait. J’eus un hoquet. Je détachai mes yeux suffisamment longtemps du démon pour voir le récipient de Bob se renverser. De l’eau mêlée à mon aura se déversa sur l’îlot en une vague ambrée. Bob suivit le flot en se débattant. — Rachel ! s’exclama Nick. Attrape le poisson ! Il a ton aura. Il peut briser le cercle ! Je suis dans un cercle, rationalisai-je. Pas le démon. Il ne peut pas m’atteindre. — Rachel ! Le cri de Nick m’arracha au visage souriant du démon. Il essayait désespérément de mettre la main sur Bob, qui faisait des bonds sur l’îlot, et d’empêcher l’eau d’atteindre le bord. Mon visage se glaça. J’étais prête à parier que l’eau imprégnée d’aura suffirait à rompre le cercle. Je sautai sur les serviettes en papier. Nick continuait à courir après Bob, et je me jetais autour de l’îlot, alignant les carrés blancs pour stopper le ruissellement avant qu’il atteigne le cercle. Mon cœur battait la chamade, et je partageai frénétiquement mon attention entre l’eau et le démon, toujours là, debout à l’entrée du couloir, arborant une expression étonnée et amusée. — Je t’ai, haleta Nick. Il avait finalement réussi à prendre le contrôle du poisson. — Pas dans l’eau salée ! avertis-je Nick qui tenait Bob au-dessus de la vasque de dissolution. Tiens. Je poussai vers lui le bol initial de Bob. De l’eau ordinaire passa par-dessus bord, et je l’épongeai tandis que Nick y plongeait Bob. Le poisson eut un frémissement et se laissa glisser jusqu’au fond, ses ouïes pompant l’eau. Le silence revint, seulement troublé par nos halètements et le tic-tac de la pendule au-dessus de l’évier. Mes yeux croisèrent ceux de Nick. D’un seul mouvement, nous nous retournâmes vers le démon. Il avait l’air assez sympathique sous les traits d’un jeune homme moustachu, élégant et raffiné. Il portait un costume d’homme d’affaires du xviiie siècle, en velours vert, avec des poignets et un jabot de dentelle, et une longue queue-de-pie. Des lunettes rondes étaient perchées sur le haut de son nez fin. Elles étaient teintées pour cacher ses yeux rouges. Bien qu’il soit capable de prendre n’importe quelle forme, de celle de ma colocataire à celle d’un rocker punk, ses yeux restaient toujours les mêmes, à moins qu’il fasse l’effort de prendre vraiment toutes les caractéristiques et les capacités de celui ou celle qu’il imitait. Comme pour ma morsure imprégnée de salive vamp. Un frisson me parcourut quand je me souvins que ses pupilles étaient fendues comme celles d’une chèvre. L’angoisse me noua l’estomac. Je haïssais avoir peur. Je forçai mes mains à lâcher leur prise sur mes coudes, me redressai et rejetai mes cheveux en arrière. — Tu as déjà pensé à moderniser ta garde-robe ? me moquai-je. Je suis en sécurité dans un cercle. Je suis en sécurité dans un cercle. Ma respiration eut un raté quand une brume rouge d’au-delà l’enveloppa. Les habits du démon se transformèrent en un costume d’homme d’affaires d’aujourd’hui, comme celui que je me serais attendue à voir sur un patron du top vingt de Fortune. — Cette tenue est si… banale. (Son accent britannique prononcé aurait été parfait sur une scène.) Mais je ne voudrais pas qu’on puisse dire que je n’y mets pas du mien. Il retira ses lunettes, et je pris une inspiration sifflante. Je regardai ses yeux étranges et sursautai quand Nick me toucha le bras. Il avait l’air inquiet, mais pas assez effrayé pour que j’en sois satisfaite, et je sentis un afflux d’embarras en repensant à ma panique initiale. Mais par l’enfer, les démons me filaient une trouille noire. Personne ne se risquait plus à appeler des démons depuis le Tournant. Sauf le type qui avait convoqué celui-là pour me faire la peau au printemps dernier. Et puis, il y avait eu celui qui avait attaqué Trent Kalamack. Peut-être que faire venir un démon était plus courant que je voulais l’admettre. Le fait que le respect que Nick affichait à leur égard s’arrête juste avant la terreur me rendait folle. Ils le fascinaient, et j’avais peur que sa quête de la connaissance l’entraîne un jour à prendre une décision stupide. Que le tigre se retourne et le dévore. Regardant sa tenue, le démon sourit en montrant ses larges incisives. Il eut un grognement pensif, et le tissu coûteux disparut pour laisser place à un tee-shirt noir, rentré dans un pantalon en cuir. Une ceinture en or encercla ses hanches étroites. Un blouson en cuir noir apparut, et le démon s’étira dans un nuage de sensualité. Il prit soin de montrer toutes les courbes de ses nouveaux muscles, les faisant saillir et plaquer le tee-shirt sur ses pectoraux. Des cheveux blonds coupés court poussèrent quand il secoua sa tête, et sa taille augmenta. Je me sentis pâlir. Il s’était transformé en Kist, tirant de ma tête la vieille peur qu’il m’inspirait. Le démon semblait trouver particulièrement savoureux de se changer en ce qui m’effrayait le plus. Mais je ne le laisserais pas me déstabiliser. Je ne le laisserais pas. — Oh, comme c’est charmant, dit-il, son accent devenu sensuel, traînant comme celui d’un mauvais garçon tout à fait dans l’esprit de sa nouvelle apparence. Rachel Mariana Morgan, tu as peur des gens les plus beaux. J’apprécie vraiment de ressembler à celui-là. Il passa sa langue sur ses lèvres de façon suggestive et fit glisser son regard sur mon cou, s’attardant sur la cicatrice qu’il m’avait infligée quand j’étais allongée dans le sous-sol de la bibliothèque de l’université, égarée dans une brume extatique induite par la salive vamp et au bord de la mort. Ce souvenir fit s’affoler mon cœur. Ma main vint cacher mon cou. La pression de son regard appuyant sur ma peau la faisait vibrer. — Arrête ça, exigeai-je. (Je fus terrorisée quand ça réveilla ma cicatrice, faisant courir des coulées de métal fondu, de mon cou à mon ventre, comme autant de vrilles sensuelles ; je soufflai bruyamment par le nez.) J’ai dit : arrête ça ! Le bleu des yeux de Kist s’élargit et vira au rouge. Devant ma fermeté, les contours du démon se brouillèrent. — Tu n’as plus peur de celui-là, dit-il. (Sa voix devint plus grave, chargée du même accent britannique distingué qu’auparavant.) Quelle tristesse. J’aime tellement être si jeune et si plein de testostérone. Mais je sais ce qui t’effraie. Gardons le secret, hein ? Pas besoin de mettre Nick Sparagmos au courant. Pas encore. Il pourrait avoir envie d’acheter l’information. La respiration de Nick me parut marquer un arrêt tandis que le démon se débarrassait de la casquette de motard – qui disparut immédiatement dans un halo rouge d’au-delà – et retournait à son illustration précédente de la noblesse britannique, avec la dentelle et le velours vert. Le démon me sourit par-dessus ses binocles teintés. — Mais cette forme-là conviendra parfaitement pour l’instant, ajouta-t-il. Je sursautai quand Nick me toucha. — Pourquoi es-tu là ? demanda-t-il. Personne ne t’a appelé. Le démon ne répondit pas ; il se contenta d’examiner la cuisine avec une curiosité non dissimulée. Avec une grâce prédatrice, il se mit à faire le tour de la pièce illuminée, ses bottes à boucles bien cirées silencieuses sur le linoléum. — Je sais que tu es novice à ce jeu, réfléchit-il à haute voix. (Il tapa sur le verre à cognac de M. Poisson posé sur le rebord de la fenêtre et celui-ci frémit.) Mais, généralement, celui qui invoque le démon est à l’extérieur du cercle, et le démon invoqué est à l’intérieur. (Il tourna sur un talon, ce qui fit voler sa longue queue-de-pie.) Je te donne cette information gratuitement, Rachel Mariana Morgan. Parce que tu m’as fait rire. Et je n’avais pas ri depuis le Tournant. Ça nous a tous fait rire. Mon pouls s’était calmé, mais je sentais mes jambes devenir molles. Je voulais m’asseoir, mais je n’osais pas. — Comment peux-tu être ici ? C’est un lieu sanctifié. Le portrait de la grâce britannique ouvrit mon frigo. Il fit un « tse-tse » avec sa bouche en fouillant dans les restes. Il sortit du freezer une boîte de glace au caramel à moitié vide. — Mais vraiment, j’aime beaucoup cette disposition. Être à l’extérieur est toujours beaucoup plus intéressant. Je pense que je vais aussi répondre gratuitement à ta dernière question. Il dégoulinait de charme du vieux continent. Il retira le couvercle de la glace, et le morceau de plastique bleu disparut dans une traînée d’au-delà. Il plongea dans la boîte la cuiller en or qui avait pris sa place. — Nous ne sommes pas sur un terrain sanctifié, dit-il, debout dans ma cuisine, dans son costume de gentleman et occupé à s’empiffrer de ma glace. La cuisine a été ajoutée après que la nef eut été sanctifiée. Tu pourrais faire bénir l’ensemble, mais alors, tu connecterais ta chambre avec la ligne d’énergie du cimetière. Ooooh, ce serait fantastique. J’eus une sensation désagréable au creux de l’estomac en comprenant ce que cela pourrait signifier. Les sourcils levés, il m’examina par-dessus ses verres teintés. Ses yeux rouges brillèrent d’une colère soudaine. — Il vaudrait mieux que tu aies quelque chose d’intéressant à dire, ou alors je vais être royalement fâché. Je me redressai, comprenant brutalement. Il pensait que je l’avais invoqué et que j’avais une offre de renseignements pour payer ma dette. Mon pouls repassa à son rythme effréné tandis que la boîte de glace disparaissait de la main du démon. Il vint tout près du cercle. — Non, laissai-je échapper quand il tapota la couche d’au-delà qui nous séparait. Le visage du démon perdit de son amusement. Son expression mortellement sérieuse, il concentra son attention sur l’intersection avec le sol. Je saisis le bras de Nick lorsqu’il se mit à marmonner sur le fait de déchirer les invocateurs, membre par membre, sur les thés interrompus, et sur l’impolitesse qu’il y avait à appeler quelqu’un en train de dîner ou de regarder la télé le mercredi soir. Il se dématérialisa en une brume rouge et s’enfonça dans le sol. Une montée d’adrénaline me secoua. Je m’agrippai à Nick, mes jambes menaçant de me lâcher. — Il cherche des tuyaux, dis-je. Il n’y en a pas, j’ai vérifié. La peur me fit mal dans les épaules. Je m’attendais à ce que le démon ressorte du sol à mes pieds et me tue. — J’ai vérifié ! J’essayais de me convaincre moi-même. Je savais que le cercle coupait dans des racines et des rochers, et que sa partie haute allait jusque dans le grenier. Tant qu’il n’y avait pas de chemin d’accès, comme une ligne téléphonique ou une conduite de gaz, le cercle était sûr. Même un ordinateur portable pouvait rompre un cercle s’il était connecté au Net et qu’un mail arrive. — C’est bon. Il est de retour, souffla Nick. Le démon était réapparu hors du cercle et j’étouffai un rire, sachant qu’il aurait été hystérique. Quelle sorte de vie avais-je, si voir un démon me faisait l’effet d’une bonne nouvelle ? Il se tint devant nous et sortit de sa poche de gilet une petite boîte métallique, qui devait contenir autre chose que du tabac à priser. Il s’enfila une pincée de poudre noire dans chaque narine. Entre deux reniflements distingués, il commenta : — Tu as fermé un cercle bien construit. Aussi bon que ceux de ton père. Mes yeux s’élargirent, et je m’approchai du bord du cercle. — Comment connais-tu mon père ? — De réputation, Rachel Mariana Morgan, minauda-t-il. Seulement de réputation. De son vivant, il n’était pas dans mon domaine d’expertise. Maintenant qu’il est mort, il m’intéresse. Je me spécialise dans les secrets. Tout comme Nick Sparagmos, apparemment. (Il rangea la petite boîte métallique et tira la chaise d’Ivy de derrière son ordinateur.) À présent (il secoua la souris et ouvrit une page Internet), si amusante que soit cette situation, pourrions-nous passer aux choses sérieuses ? Ton cercle est hermétique. Je ne te tuerai pas pour le moment. (Ses yeux rouges se firent calculateurs.) Plus tard, peut-être. Je suivis son regard jusqu’à la pendule au-dessus de l’évier. Il était 1 h 40. J’espérais qu’Ivy n’allait pas arriver pour nous trouver ainsi. Un vampire mort pourrait survivre à une attaque de démon, mais un vamp vivant n’aurait pas plus de chances que moi. Je pris une inspiration pour lui dire de s’en aller, que je ne l’avais pas appelé. Mais une pensée m’arrêta net. Il connaissait le nom de Nick. Il l’avait dit deux fois. — Il connaît ton nom, dis-je en me tournant vers Nick. Pourquoi le connaît-il ? La bouche de Nick s’ouvrit et ses yeux glissèrent vers le démon. — Euh… — Pourquoi connaît-il ton nom ? répétai-je, les mains sur les hanches. (J’étais fatiguée d’avoir peur, et Nick était un exutoire facile.) Tu l’as invoqué, c’est ça ? — Eh bien… Son long visage rougit. — Espèce de crétin ! hurlai-je. Je t’avais dit de ne pas l’appeler. Tu avais promis que tu ne le ferais pas ! — Non. (Ses mains attrapèrent fermement mes épaules.) Je n’avais rien dit. Tu avais dit que je ne le ferais pas. Et c’est arrivé bêtement. La première fois, je n’avais même pas l’intention de l’appeler. — La première ? m’exclamai-je. Il y a eu combien de fois ? Nick gratta le chaume sur ses joues. — En fait, tu vois, je dessinais des pentagrammes – juste pour m’entraîner. Je n’allais pas en faire quoi que ce soit. Et il est apparu, croyant que j’essayais de l’invoquer avec des informations pour payer ma dette. Dieu merci, j’étais dans un cercle. (Il jeta un coup d’œil aux feuilles trempées avec leurs lignes crayeuses.) C’était tout à fait comme cette nuit. Nous nous tournâmes ensemble vers le démon. Celui-ci haussa les épaules. Il semblait plus que disposé à attendre la fin de notre dispute, plus intéressé pour le moment par la liste des sites favoris d’Ivy que par nous. — Je ne vais pas te laisser lui faire porter la responsabilité de tes invocations, Nick, dis-je. — Comme c’est gentil de votre part, Rachel Mariana Morgan, commenta le démon. Je fis la grimace. Nick commençait à avoir l’air furieux. Prise d’une impulsion soudaine, je repoussai les cheveux de sa tempe gauche. Ma respiration s’arrêta en voyant deux lignes barrer sa marque de démon à la place d’une seule. — Nick ! gémis-je. Tu sais ce qui se passe quand on a trop de ces traits. Il fit un pas en arrière, mal à l’aise, et ses cheveux bruns retombèrent pour cacher la marque. — Ça peut t’entraîner dans l’au-delà ! hurlai-je. J’avais envie de lui en coller une bonne. Je n’avais qu’une barre en travers de ma marque, et l’inquiétude me tenait quand même éveillée la nuit. Nick resta muet, me regardant sans l’ombre d’un remords. Qu’il aille en enfer ! Il n’essayait même pas de s’expliquer. — Mais parle-moi ! m’exclamai-je. — Rachel. Rien n’arrivera. Je fais attention. — Mais maintenant, tu as deux dettes, protestai-je. Si tu ne les paies pas, tu es à lui. Confiant, il sourit, et je maudis sa conviction que l’écrit contenait toutes les réponses et qu’il serait sauf tant qu’il suivrait les règles. — Il n’y a pas de problème. (Il me saisit de nouveau les épaules.) Je n’ai passé qu’un contrat à l’essai. — Un contrat à l’essai…, balbutiai-je, accablée. Nick, ce n’est pas vingt CD pour 9,95 avec une obligation d’achat de seulement trois autres. Il essaie de te prendre ton âme ! Le démon gloussa, et je lui jetai un regard noir. — Ça n’arrivera pas. (Nick essayait de me calmer.) Je peux l’appeler quand je veux, comme si je lui avais donné mon âme. Et, au bout de trois ans, je tourne les talons sans attaches ou aucun autre engagement. — Si ça te semble une bonne affaire, c’est que tu n’as pas lu les petits caractères. Il continua à sourire, le visage confiant au lieu d’être ravagé par la terreur qu’il aurait dû ressentir. — J’ai lu les petits caractères. (Il leva un doigt pour me toucher les lèvres et m’empêcher d’exploser.) Tous. J’ai droit à des questions mineures gratuitement, et je peux lui poser des questions plus importantes à crédit. Je fermai les yeux. — Nick, est-ce que tu sais que ton aura est bordée de noir ? Dans l’œil de mon esprit, tu as l’apparence d’un fantôme. — Toi aussi, ma chérie, murmura Nick en m’attirant contre lui. Choquée, je ne me débattis pas quand ses bras m’entourèrent. Mon aura est aussi teintée que la sienne ? Je n’ai rien fait, sauf laisser le démon me sauver la vie. — Rachel, il a toutes les réponses, continua Nick à mi-voix, et je sentis mes cheveux se soulever avec son souffle. Je ne peux pas m’en empêcher. Le démon s’éclaircit la gorge, et je m’écartai de Nick. — Nick Sparagmos est mon meilleur étudiant depuis Benjamin Franklin. Son accent faisait paraître ses paroles parfaitement crédibles. Il toucha l’écran d’Ivy, et celui-ci devint complètement bleu. Ça ne me trompait pas. Ce machin ne pouvait pas être touché par la pitié, la culpabilité ou le remords. S’il avait trouvé un moyen de franchir mon cercle, il nous aurait tués tous les deux pour avoir eu l’audace de le faire venir de l’au-delà, que cela ait été intentionnel ou non. — Cependant Attila aurait été capable d’aller très loin, s’il avait seulement su voir plus loin que les applications militaires. (Il regarda ses ongles.) Et il est difficile de surpasser Leonardo di ser Piero da Vinci sur le terrain de l’ingéniosité. — Ce ne sont que des noms, murmurai-je, et le démon inclina gracieusement la tête. Il était plus qu’évident que, si Nick avait le démon à sa disposition pour ses moindres questions pendant trois ans, il accepterait n’importe quoi pour le garder dans le coin. Ce qui était exactement ce que le démon cherchait. — Euh… Rachel, dit Nick en me prenant par le bras. Puisqu’il est là, tu pourrais en profiter pour te mettre d’accord sur un nom pour l’appeler, de façon qu’il ne surgisse pas chaque fois que tu fermes un cercle ou que tu dessines un pentagramme. C’est comme ça qu’il a eu le mien. Je le lui ai donné contre un nom pour l’appeler. — Je connais tes noms, Rachel Mariana Morgan, dit le démon. Je veux un secret. Mon estomac se noua. — D’accord. J’étais fatiguée. Je cherchai désespérément parmi ceux que j’avais. Mes yeux tombèrent sur la photo de mon père avec celui de Trent, et je la tins sans rien dire devant la couche transparente d’au-delà. — Où est le secret là-dedans ? se moqua le démon. Deux hommes devant un bus. Puis il cilla, et je regardai, fascinée, les pupilles horizontales s’élargir jusqu’à ce que ses yeux soient presque noirs. Il s’avança et tendit la main. Un juron étouffé s’échappa de ses lèvres quand ses doigts heurtèrent la barrière. Je sentis l’odeur d’ambre brûlé. Mon pouls bondit devant son intérêt soudain. Peut-être que cela suffirait pour payer toute ma dette. — Intéressé ? le narguai-je. Efface ma dette, et je te dirai qui ils sont. Le démon recula, gloussant. — Oh, tu penses que c’est si important que cela ? se moqua-t-il. Mais ses yeux suivirent la photo quand je la posai derrière moi, sur l’îlot. Sans avertissement, il changea de forme. L’au-delà rougeoyant fluctua et tournoya. Je l’observai, horrifiée. Il avait pris mon visage, y compris les taches de rousseur. C’était comme regarder dans un miroir. J’eus la chair de poule en voyant mon image se déplacer de son propre gré. Le teint de Nick devint cendreux. Son long visage décomposé allait de moi au démon. — Je sais qui sont ces deux hommes, dit le démon avec ma voix. L’un est ton père, l’autre celui de Trenton Aloysius Kalamack. Mais le bus de transport d’enfants ? (Ses yeux s’arrêtèrent sur moi, animés d’une lueur sournoise.) Rachel Mariana Morgan, tu m’as vraiment donné un secret. Il connaît le deuxième prénom de Trent ? Alors, c’était le même démon qui nous avait attaqués tous les deux. Quelqu’un avait voulu nous voir morts. Un instant, je fus tentée de lui demander qui, mais je baissai les yeux. Je pourrais le trouver moi-même. Et ça ne me coûterait pas mon âme. — Déclare que nous sommes quittes pour m’avoir transportée le long des lignes, et laisse-moi pour toujours, dis-je. Il éclata de rire. Je me demandai si mes dents étaient vraiment si énormes quand j’ouvrais la bouche. — Tu es absolument délicieuse. (Il avait toujours ma voix et mes intonations.) Me montrer cette photo est peut-être suffisant pour acheter un nom pour m’invoquer, mais si tu veux effacer ta dette, il me faudra plus. Quelque chose qui pourrait signifier ta mort si on le glissait dans la mauvaise oreille. La pensée que je puisse m’en défaire complètement m’emplit d’une audace sans limites. — Et si je te disais pourquoi j’étais là-bas, dans ce camp de vacances ? Nick se trémoussa nerveusement à côté de moi. Mais si j’arrivais à me débarrasser du démon à tout jamais, cela en vaudrait la peine. Le démon eut un rictus. — Tu te flattes. Ça ne peut pas valoir ton âme. — Alors, je vais te dire pourquoi j’y étais si je peux t’invoquer sans risque, même sans cercle. J’avais dit ça très vite, pensant qu’il ne voulait pas effacer ma dette simplement pour avoir une chance de m’avoir plus tard. Il se mit à rire, et mon estomac se retourna quand son apparence se modifia grotesquement. Ce fut le gentleman britannique qui finit de rire de bon cœur. — La promesse d’être sauve sans cercle ? dit-il en s’essuyant les yeux quand il fut de nouveau capable de parler. Il n’y a rien sur cette bon Dieu de Terre qui vaille ça. Je déglutis difficilement. Mon secret avait de la valeur – et tout ce que je voulais, c’était me débarrasser de sa présence –, mais il ne croirait jamais en sa valeur si je ne le lui disais pas d’abord. — J’avais une maladie rare du sang, dis-je avant de pouvoir changer d’avis. Je crois que le père de Trent l’a guérie avec une thérapie génétique illégale. Le démon gloussa. — Toi et plusieurs milliers d’autres gamins. Sa queue-de-pie flottant derrière lui, il marcha jusqu’à la limite du cercle. Je reculai vite fait vers l’îlot, le cœur battant. — Il vaudrait mieux que tu commences à parler sérieusement, ou je risque de perdre ma bonne… (Il s’immobilisa en apercevant mon livre, ouvert à la page concernant l’attachement d’un familier) humeur, finit-il, le mot restant en suspens. Où as-tu… ? Puis il cligna des yeux et m’examina de la tête aux pieds de ses yeux de chèvre, passant ensuite à Nick. Je n’aurais pas pu être plus étonnée quand un soupir d’incrédulité lui échappa. — Oh, dit-il, abasourdi. Que je sois triplement damné. Nick passa sa main derrière moi et referma le livre. Il le recouvrit avec mes feuilles de papier noir. Je me sentis soudain dix fois plus nerveuse. Mon regard passa sur les bougies transparentes et sur le cercle de sel. Qu’est-ce que je fous ? Le démon recula à petits pas, l’air concentré. Une main gantée de blanc sous son menton, il me regarda avec une attention renouvelée. J’eus l’impression qu’il pouvait voir en moi aussi facilement que je pouvais voir au travers de ces chandelles vertes, que j’avais allumées sans même savoir à quoi elles servaient. Son passage rapide de la colère à la surprise, puis à un intérêt insidieux, me troubla profondément et je me mis à frissonner. — Allons, allons, pas si vite, se morigéna-t-il. Son front se plissa quand il jeta un coup d’œil à la montre pleine de cadrans qui était apparue lorsqu’il avait levé le poignet. Cette montre était un double exact de celle de Nick. — Que faire, mais que faire ? Te tuer ou te garder ? S’en tenir à la tradition ou céder au progrès ? Je crois que la seule chose qui tiendrait devant un jury serait de te laisser le choix. (Il sourit, et je fus prise d’un tremblement irrépressible.) Et nous voulons que tout ceci soit légal. Tout à fait légal. J’étais paniquée. Je glissai le long de l’îlot pour me coller contre Nick. Depuis quand la légalité importe-t-elle à un démon ? — Je ne te tuerai pas si tu m’invoques sans cercle, dit-il soudain. (Ses talons claquaient sèchement sur le lino tandis qu’il reculait ; ses gestes saccadés trahissaient son excitation.) Si je ne me trompe pas, je te l’accorderai de toute façon. Nous pourrons vite le vérifier. (Il eut un sourire faux.) J’ai hâte. Quoi qu’il en soit, tu m’appartiens. Je sursautai quand Nick me prit par le bras. — Je n’avais jamais entendu parler d’une promesse d’immunité sans cercle, souffla-t-il, le regard incrédule. Jamais. — C’est parce qu’on ne l’accorde qu’à ceux qui vont mourir, Nick Sparagmos. La sensation désagréable au creux de mon estomac commença à remonter, figeant chaque muscle sur son passage. Il n’y avait rien sur cette bon Dieu de Terre qui vaille une invocation sans risque, mais il m’avait donné ça plutôt que d’effacer ma dette ? Oh, ça devait en valoir le coup. Quelque chose m’avait échappé. Je le savais. Je repoussai résolument ce sentiment. J’avais déjà passé de mauvais marchés et survécu. — Très bien. (Ma voix tremblait.) J’en ai fini avec toi. Je veux que tu retournes directement dans l’au-delà, sans te promener en chemin. Le démon regarda de nouveau son poignet. — Une maîtresse si exigeante, dit-il élégamment. (De bonne humeur, il ouvrit le frigo et prit dans le freezer une boîte de frites surgelées pour micro-ondes.) Mais comme tu es dans le cercle et moi à l’extérieur, je partirai quand j’en aurai envie. Sa main gantée de blanc disparut dans un nuage rouge, qui s’éclaircit pour révéler les frites fumantes. Il rouvrit le frigo et fit la grimace. — Pas de ketchup ? Deux heures du matin, pensai-je en regardant la pendule. Pourquoi est-ce important ? — Nick, murmurai-je, soudain glacée. Enlève les piles de ta montre. Vite. — Quoi ? La pendule au-dessus de l’évier annonçait deux heures moins cinq. Je n’étais pas sûre de son exactitude. — Fais-le, c’est tout ! hurlai-je. Elle est réglée sur l’horloge atomique du Colorado, qui envoie une impulsion à minuit heure locale pour tout synchroniser. L’impulsion va briser le cercle, comme une ligne téléphonique ou un tuyau de gaz. — Oh… merde, dit Nick, son visage soudain blême. — Soit damnée, sorcière ! cria le démon, furieux. Je vous tenais presque. Nick s’activait sur sa montre, ses longs doigts en triturant le dos. — Tu n’aurais pas une pièce de 10 cents ? Il m’en faut une pour enlever la plaque. Il lança un coup d’œil effrayé du côté de la pendule et fouilla désespérément dans ses poches. — Donne-la-moi ! m’exclamai-je. Je lui arrachai la montre et la jetai sur l’îlot. J’attrapai le marteau pour attendrir la viande sur l’étagère au-dessus et pris mon élan. — Non ! hurla Nick quand les morceaux de montre volèrent partout. Nous avions encore trois minutes ! Je me dégageai de sa main et continuai à taper. — Tu vois ! m’exclamai-je tout en levant et en abaissant régulièrement le marteau. Tu vois comme il est rusé ? (L’adrénaline rendait mes gestes saccadés ; j’agitai le marteau en bois dans sa direction.) Il savait que tu avais cette montre. Il attendait ! C’est pourquoi il a accepté de me donner cette invocation sans risque ! Avec un cri de frustration, je lançai le marteau vers le démon. Il heurta la paroi invisible du cercle et rebondit, terminant sa course à mes pieds. Il ne restait pas grand-chose de la montre de Nick, mis à part une plaque tordue et des échardes de quartz. Nick s’affala contre l’îlot, une main pressée contre son front, et baissa la tête. — Je croyais qu’il voulait m’apprendre, souffla-t-il. Toutes ces fois, il essayait seulement de rester près de moi jusqu’à ce que le cercle se brise. Il bondit quand je lui touchai l’épaule, et me regarda avec des yeux terrorisés. Il avait enfin peur. — Est-ce que tu comprends, à présent ? dis-je avec amertume. Il te tuera. Il te tuera et il prendra ton âme. Dis-moi que tu ne l’appelleras plus. S’il te plaît ? Nick prit une inspiration rapide. Il croisa mes yeux et secoua la tête. — Je serai plus prudent, murmura-t-il. Frustrée, je pivotai vers le démon. — Sors comme je te l’ai ordonné ! hurlai-je. Avec une grâce hors de ce monde, le démon se leva. Le gentleman britannique prit un moment pour ajuster son jabot de dentelle, puis ses poignets. Avec des gestes lents, il repoussa la chaise sous la table. Il inclina la tête vers moi, ses yeux rouges me surveillant par-dessus ses lunettes. — Félicitations pour ton familier, Rachel Mariana Morgan. Tu peux m’appeler avec le nom d’Algaliarept. Dis mon nom à qui que ce soit, et tu seras mienne. Et ne t’imagine pas que, parce que tu peux m’appeler sans cercle, tu es sauve. Tu m’appartiens. Même ton âme ne vaut pas ta liberté. Et, sur ces mots, il disparut dans un nuage rouge d’au-delà, laissant derrière lui une odeur de graisse et de frites. Chapitre 17 J’étais assise sur le tabouret de laboratoire et tapais ma cheville contre les barreaux. — Tu crois qu’elle va encore faire durer ça combien de temps ? demandai-je à Janine en indiquant le docteur Anders de la tête. Elle était à son bureau, devant le tableau noir, interrogeant l’une des étudiantes. Janine fit éclater son chewing-gum et enroula un doigt dans une mèche de ses cheveux admirablement raides. Sa peur de ma marque de démon s’était transformée en attitude de rébellion après que je lui eus confié que je l’avais récoltée pendant une mission pour le SO. Oui, c’était un mensonge à quatre-vingt-dix pour cent, mais je ne pouvais pas supporter sa méfiance. — Les évaluations de familiers prennent des heures, dit-elle. Les doigts de sa main libre caressaient la fourrure entre les oreilles de son chat. Le manx blanc avait les yeux fermés. Il appréciait visiblement la situation. Mon regard se posa sur Bob. Pour l’amener jusqu’ici, je l’avais mis dans l’un de ces grands bocaux de beurre de cacahouètes avec un couvercle. Janine avait fait des « Oh ! » et des « Ah ! » en le voyant, mais je savais que c’était pour exprimer sa sympathie. La plupart des étudiants avaient un chat. L’un d’eux avait même un furet. Je trouvais ça cool, et celui à qui il appartenait m’avait dit qu’ils faisaient les meilleurs familiers. Bob et moi étions les deux derniers à ne pas avoir été évalués, et la salle était presque vide. Janine attendait Paula, l’étudiante qui était avec Anders. Je tirai nerveusement vers moi le récipient de Bob et jetai un coup d’œil par la fenêtre. Les lumières du parking venaient seulement de s’allumer. J’espérais voir Ivy cette nuit. Nos chemins ne s’étaient pas croisés depuis que Nick l’avait assommée. Je savais qu’elle était passée à la maison. La cafetière était à moitié pleine cet après-midi, et les messages avaient été lus. Elle s’était levée et était partie avant que je me réveille. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais je savais qu’il ne fallait pas lui imposer une conversation avant qu’elle soit prête. — Hé ! appela Janine pour attirer mon attention. Paula et moi allons chez Piscary pour déjeuner avant que le soleil soit couché et que le restaurant soit bourré de vamps morts. Tu veux venir ? On pourrait t’attendre. Son offre me fit plus plaisir que j’aurais voulu l’admettre, mais je secouai la tête. — Merci, mais je me suis déjà arrangée pour sortir avec mon petit ami. Nick travaillait dans le bâtiment d’à côté, et aujourd’hui, il devait débaucher à l’heure où ma classe était censée se terminer. Nous devions aller chez Micky-D pour son dîner et mon déjeuner. — Tu n’as qu’à l’amener, me pressa Janine. (Son eye-liner bleu trop épais jurait avec une apparence qui était par ailleurs tout à fait de bon goût.) Avoir un garçon à une table de filles attire toujours une nuée de célibataires intéressants. Je ne pus m’empêcher de sourire. — Nooon, esquivai-je. Nick est humain, ça pourrait faire désordre. Je ne tenais pas à lui dire que Piscary me fichait une peur bleue, faisait frétiller ma cicatrice, et qu’il était l’oncle de ma colocataire. J’employais le terme d’« oncle » faute de mieux. — Tu sors avec un humain ! murmura Janine sévèrement. Hé, ce qu’ils disent est vrai ? Je lui lançai un regard en biais. Paula venait de finir avec Anders et nous avait rejointes. — À quel sujet ? Paula fourrait son chat, visiblement réticent, dans son panier pliant, au milieu de miaulements et de crachements. Je la regardai faire, atterrée. Elle ferma finalement le zip de l’ouverture. — Tu sais…, compléta Janine en me poussant du coude. Est-ce qu’ils ont un… Sont-ils vraiment si… Je détournai les yeux du panier agité de secousses et souris. — Ouais. Ils l’ont. Ils le sont. — Bon sang ! s’exclama Janine en saisissant le bras de Paula. Tu entends ça, Paula ? Il faut que je me charme un humain avant d’être trop vieille pour l’apprécier. Paula était toute rouge, ce qui contrastait avec ses cheveux blonds. — Arrête ça, siffla-t-elle en lançant un regard du côté d’Anders. — Hein ? (Janine ne se démonta pas ; elle ouvrit la porte de son panier, et son chat y entra docilement, se mit en boule et commença à ronronner.) Je n’en épouserais pas un, mais qu’y a-t-il de mal à faire des galipettes avec un humain tout en cherchant Monsieur l’homme-de-ma-vie ? La première femme de mon père était humaine. Le docteur Anders mit fin à notre conversation en s’éclaircissant la voix. Janine attrapa son sac et se laissa glisser de son tabouret. Après un sourire stressé aux deux filles, je pris à contrecœur le bocal de beurre de cacahouètes sur la table de labo et me dirigeai vers le devant de la salle. Les pentagrammes de Nick étaient coincés sous mon bras, et le docteur Anders ne releva pas la tête quand je posai le récipient sur son bureau. Je voulais en finir avec cet exam et sortir d’ici. Nick devait me conduire au BFO cette nuit, après le déjeuner, pour que je parle avec Sara Jane. Glenn lui avait demandé de passer pour se faire une idée des habitudes de Dan, et je voulais l’interroger sur les déplacements de Trent durant les derniers jours. Glenn n’était pas réjoui par mon angle d’investigation, mais c’était aussi ma Course, bon sang ! Nerveuse, je me calai sur le siège près du bureau du docteur Anders, me demandant si Jenks avait raison, et si la venue de Sara Jane au BFO était le moyen trouvé par Trent pour me mettre le grappin dessus. Une chose était certaine. Le docteur Anders n’était pas le chasseur de sorciers. Elle était méchante, mais ce n’était pas un assassin. Les deux filles hésitèrent près de la porte qui donnait sur le hall, leurs paniers à chat les faisant pencher de côté. — Rachel, on te voit lundi, lança Janine. Je lui fis un signe de la main, et le docteur Anders émit un bruit ennuyé du fond de sa gorge. Tendue, elle posa un formulaire vierge sur la pile qu’elle avait devant elle et y inscrivit mon nom en grosses majuscules. — Une tortue ? essaya-t-elle de deviner en observant mon récipient. — Un poisson, corrigeai-je, me sentant stupide. — Au moins, vous connaissez vos limites. Étant une sorcière de la terre, il vous serait difficile de rassembler assez d’au-delà pour vous lier ne serait-ce qu’avec un rat, et encore plus avec un chat, comme vous le vouliez, je suppose. Sa voix était à la limite de la condescendance, et je dus me forcer à desserrer les doigts tellement ils étaient crispés. — Vous voyez, mademoiselle Morgan, dit le docteur Anders en soulevant le couvercle pour jeter un coup d’œil au contenu. Plus vous pouvez canaliser de pouvoir, plus votre familier doit être malin. J’ai un perroquet gris d’Afrique comme familier. (Elle me regarda dans les yeux.) Ce sont vos devoirs ? J’étouffai une vague d’irritation et lui tendis ma chemise rose avec les courtes dissertations demandées. En dessous se trouvaient les pentagrammes de Nick constellés de taches d’eau. Le papier noir était tout gondolé et s’enroulait sur lui-même. Les lèvres du docteur Anders étaient tellement pincées que tout le sang les avait quittées. — Merci. (Elle jeta de côté les croquis de Nick sans même leur accorder un regard.) Vous avez un sursis, mademoiselle Morgan. Mais vous n’avez rien à faire dans ma classe. Et je vous virerai à la première occasion. Je gardai ma respiration mesurée. Je savais qu’elle n’aurait pas osé dire cela devant quelqu’un d’autre. — Eh bien, murmura-t-elle, comme si elle était épuisée. Voyons quelle quantité d’aura votre familier a été capable d’accepter. — Vraiment un paquet. Mon humeur passa à l’énervement. Nick avait vérifié mon aura avant de partir, la nuit dernière. Et il l’avait jugée plutôt fine. Elle se régénérerait lentement, mais entre-temps, je me sentais vulnérable. Le docteur Anders garda son opinion sur mon soudain émoi. Le regard perdu au loin, elle plongea ses doigts dans l’eau de Bob. Je sentis la peau sur ma nuque se tendre et j’eus l’impression que mes cheveux s’envolaient dans le vent qui semblait toujours souffler dans l’au-delà. Fascinée, je regardai la brume bleue sortir des mains d’Anders et envelopper Bob. C’était de l’énergie des lignes, passée du rouge au bleu pour refléter la couleur dominante de son aura. Il était peu probable que le docteur Anders soit en train de pomper la ligne d’énergie de l’université. Le pouvoir avait été rassemblé avant et stocké ; cela permettait de jeter un sort beaucoup plus vite. J’étais prête à parier qu’avoir une boule d’au-delà dans son ventre était ce qui la rendait aussi acariâtre. La brume bleue s’estompa autour de Bob, et le docteur Anders retira ses mains de l’eau. — Prenez votre poisson et sortez, dit la vieille femme avec brusquerie. Considérez que vous êtes exclue. Assommée, je ne pus que la regarder fixement. — Quoi ? réussis-je finalement à dire. Anders s’essuya les mains sur un mouchoir et le jeta dans la corbeille sous son bureau. — Ce poisson ne vous est pas lié. S’il l’était, la ligne dans laquelle je l’ai enveloppé aurait pris la couleur de votre aura. (Ses yeux se firent vagues, comme si elle voyait à travers mon corps, puis ils se focalisèrent de nouveau sur moi.) Votre aura est d’un doré malsain. Qu’avez-vous fait, mademoiselle Morgan, pour la salir avec une telle quantité de brume rouge et noir ? — Mais j’ai suivi vos instructions ! m’exclamai-je, restant assise tandis qu’elle commençait à remplir mon formulaire. Il me manque une bonne partie de mon aura. Où est-elle ? — Peut-être qu’une punaise est entrée dans votre cercle, dit-elle, excédée. Rentrez chez vous, appelez votre familier, et voyez ce qui sort. Le cœur battant, je m’humectai les lèvres. Comment diable appelle-t-on son familier ? Elle releva la tête de sa feuille et croisa ses mains dessus. — Vous ne savez pas comment appeler votre familier. Ce n’était pas une question. Je haussai les épaules et fis la grimace. Que pouvais-je répondre ? — Je vais le faire, grogna-t-elle. Donnez-moi votre main. Je sursautai quand elle me saisit le bras. Sa poigne osseuse était curieusement solide. Un goût de cendre métallique m’envahit la bouche tandis qu’Anders grommelait une incantation. C’était comme de mâcher du papier d’aluminium. Je retirai ma main dès que sa prise se desserra. Me frottant le poignet, je surveillai Bob, lui ordonnant de nager jusqu’à la surface, vers moi, ou quelque chose dans le même genre. Il resta planqué au fond à agiter sa queue. — Je ne comprends pas, murmurai-je. (Je me sentais trahie par mes livres et par mon aptitude à jeter des sorts, en laquelle j’avais tellement confiance.) J’ai suivi les instructions à la lettre. Le docteur Anders rayonnait de satisfaction. — Vous découvrirez, mademoiselle Morgan, qu’à la différence de la magie de la terre la manipulation des lignes requiert plus qu’une obéissance aveugle aux règles et aux recettes toutes prêtes. Elle nécessite du talent et une certaine dose de libre-pensée et d’adaptabilité. Rentrez chez vous. Faites un animal de compagnie de ce qui se présentera sur votre perron. Et ne remettez pas les pieds dans ma classe. — Mais j’ai tout fait correctement ! protestai-je. Elle fit le geste de me chasser et commença à rassembler ses papiers pour me signifier que l’entretien était clos. Je me levai. — Je me suis placée debout sur le miroir d’invocation, et j’ai repoussé mon aura. Je l’ai mise dans le liquide de transfert sans la toucher. J’ai mis Bob dedans… Le docteur Anders releva brusquement la tête et me dévisagea. — Le miroir d’invocation ? — J’ai dit l’incantation. Nick avait dit que ça n’avait pas d’importance si je ne la disais pas en latin. Frustrée, je restai devant son bureau. J’étais folle furieuse. Si je partais, ce serait fini. Ce n’était plus l’argent. C’était le fait que cette femme pense que j’étais stupide. — En latin ? Le visage du docteur Anders était décomposé. — Je l’ai prononcée, repris-je, rejouant la nuit dans ma tête. Et puis… (Ma respiration s’arrêta, et mes joues se glacèrent.) Et puis, le démon est arrivé, murmurai-je, m’effondrant sur la chaise avant que mes jambes lâchent. Oh, mon Dieu ! A-t-il pris mon aura ? Le démon a-t-il pris mon aura ? — Le démon ? (Elle avait l’air horrifiée.) Vous avez appelé un démon ? Je paniquai, assise devant le bureau de cette sale bonne femme. J’étais prête à en mouiller ma petite culotte, et je me fichais qu’elle puisse s’en apercevoir. Algaliarept avait mon aura. — Il a réussi à passer à travers le cercle ! balbutiai-je, me forçant à ne pas la saisir par le bras. D’une façon ou d’une autre, il a réussi à prendre mon aura à travers le cercle ! — Mademoiselle Morgan ! s’exclama Anders. Si un démon était entré dans votre cercle, vous ne seriez pas assise devant moi. Vous seriez avec lui dans l’au-delà, le suppliant de vous tuer ! Effrayée, je restai là, les bras noués autour de moi. J’étais une Coureuse, pas une tueuse de démons. Elle avait l’air en colère. Elle tapa avec son stylo sur le bureau. — Qu’est-ce que vous faisiez à invoquer un démon ? Ces choses-là sont dangereuses. — Je ne l’ai pas invoqué, me hâtai-je de répondre. Il faut me croire. Il est venu de son propre chef. Vous voyez, je lui dois une faveur depuis qu’il m’a transportée à travers les lignes, la nuit où il avait été envoyé pour me tuer. C’était le seul moyen de retrouver Ivy avant que je me sois complètement vidée de mon sang. Hier soir, il a cru que je l’avais appelé pour régler ma dette. À cause du cercle et des pentagrammes que Nick était en train de copier… euh… pour moi. Ses yeux se portèrent sur les dessins tachés d’eau. — C’est votre petit ami qui les a dessinés. C’est ça ? De nouveau, je hochai la tête, incapable de lui mentir ouvertement. — J’avais l’intention de les refaire moi-même plus tard. Je n’avais pas le temps de rattraper deux semaines de devoirs et de mettre la main sur un assassin. Le docteur Anders se raidit. — Je n’ai pas tué mes anciens étudiants. Je baissai les yeux et commençai à me calmer. — Je sais. Elle inspira et retint sa respiration quelques secondes avant de la relâcher. Je sentis une sorte de ligne d’énergie passer entre nous et restai immobile, me demandant ce qu’elle faisait. — Vous ne croyez pas que je les aie tués, dit-elle finalement, et la sensation de mâcher du papier alu disparut. Alors, pourquoi êtes-vous dans ma classe ? — Le capitaine Edden, du BFO, m’a envoyée pour trouver les preuves que vous êtes le chasseur de sorciers. Il ne me paiera pas si je ne suis pas son idée. Vous êtes puante, insupportable et l’être le plus mesquin que j’aie vu depuis mon instit de CM1, mais vous n’êtes pas une meurtrière. Quand la tension la quitta, la vieille femme se tassa sur elle-même. — Merci, murmura-t-elle. Vous ne savez pas à quel point ça fait du bien d’entendre quelqu’un dire ça. (Elle releva la tête et me surprit avec un faible sourire.) La partie sur le « pas une meurtrière », ajouta-t-elle. J’ignorerai les adjectifs. Apercevant une ombre d’humanité en elle, je balbutiai : — Je n’aime pas les lignes d’énergie, docteur Anders. Où est le reste de mon aura ? Elle reprit son souffle pour répondre, mais se figea, le regard dirigé vers la porte de la salle, par-dessus mon épaule. Aux coups discrets sur le chambranle, je pivotai sur ma chaise. Nick risqua un œil par la porte ouverte, et je sentis mon visage s’éclairer. — Excusez-moi, docteur Anders, dit-il en mettant en évidence le badge d’employé de l’université accroché sur sa chemise. Puis-je vous interrompre une seconde ? — Je suis avec une élève, dit-elle sur un ton redevenu professionnel. Je suis à vous dans un instant, si vous voulez bien attendre dans le couloir. Pourriez-vous fermer la porte, s’il vous plaît ? Nick fit une grimace. Il avait l’air mal à l’aise, debout dans l’encadrement de la porte, avec son jean et sa chemise à carreaux. — Euh… c’est Rachel que j’ai besoin de voir. Je suis vraiment désolé de vous avoir interrompues. Je travaille dans le bâtiment d’à côté. (Il se tourna pour regarder dans le couloir puis revint à nous.) Je voulais m’assurer qu’elle allait bien. Et si possible, savoir pour combien de temps elle en avait encore. — Qui êtes-vous ? demanda Anders, le visage vide. — C’est Nick, dis-je, gênée. Mon petit ami. Voûté par l’embarras, Nick se trémoussa. — Je ne sais même pas pourquoi je vous dérange. Je vais attendre dans la salle de repos. Un éclair de ce que je crus être de l’horreur traversa le visage du docteur Anders. Son regard passait de Nick à moi, puis elle se leva. Ses talons claquèrent bruyamment lorsqu’elle se précipita pour le tirer à l’intérieur et fermer la porte derrière lui. — Restez là. Elle le planta devant le bureau, étonné. Les pentagrammes étaient étalés entre nous, comme une preuve de culpabilité. Debout face à la fenêtre, nous tournant le dos, le docteur Anders regarda le parking mal éclairé. — Où avez-vous trouvé un sort en latin pour lier un familier ? demanda-t-elle. Nick me toucha l’épaule pour m’encourager, et je regrettai de l’avoir entraîné là-dedans. — Euh… dans l’un de mes vieux livres de sorts, admis-je, me disant qu’elle voulait que Nick soit là pour vérifier. C’est le seul charme que j’aie pu trouver en si peu de temps. Mais je connais les pentagrammes. C’est juste que je n’avais pas le temps de les faire. — Il y a une incantation pour lier un familier dans les annexes de votre livre de cours. (Elle avait l’air fatiguée.) Vous étiez censée l’utiliser. Ce n’étaient pas les pentagrammes qui la travaillaient, et une sensation glacée m’envahit quand elle se retourna. Les rides de son visage semblaient desséchées dans la lumière fluorescente. — Dites-moi exactement ce que vous avez fait. Sur un signe d’encouragement de Nick, je commençai : — Euh… j’ai d’abord mélangé le liquide de transfert. Puis j’ai fermé le cercle. — Modifié pour appeler et protéger, m’interrompit Nick. Et j’étais à l’intérieur avec elle. — Attendez. Votre cercle était de quelle taille au juste ? Je repoussai mes cheveux en arrière, contente qu’elle n’aboie plus après moi. — Peut-être deux mètres ? — De circonférence ? — Non, de diamètre. Elle prit une profonde inspiration et s’assit, me faisant signe de continuer. — Euh… je me suis ensuite tenue sur le miroir d’invocation et j’ai repoussé mon aura. — Comment était-ce ? murmura-t-elle, les coudes sur son bureau et le regard perdu de l’autre côté de la fenêtre. — Salement, euh… inconfortable. J’ai mis le miroir dans le liquide de transfert sans en toucher la surface. Mon aura s’est précipitée dans le mélange, et j’ai ensuite mis Bob dedans. — Dans le liquide de transfert ? Je hochai la tête, même si elle ne me regardait pas. — Je me suis dit que c’était le seul moyen d’oindre ce poisson. Et puis, j’ai dit l’incantation. — En fait, m’interrompit Nick, j’ai d’abord dit l’incantation en latin, puis je la lui ai traduite. Je lui ai même fourni deux versions pour la dernière partie. — C’est vrai, admis-je. Je l’ai dite, et le démon est arrivé. (Je jetai un coup d’œil vers Nick, mais ça n’avait pas l’air de le perturber autant que moi.) Et puis, j’ai renversé le bol de Bob. Il était couvert de mon aura. J’avais peur qu’il rompe le cercle si mon aura le touchait. — Il l’aurait fait. Le docteur Anders contemplait de nouveau le parking. — C’est pour ça qu’une partie de mon aura manque ? Est-ce que je l’ai jetée avec les serviettes en papier ? Le docteur Anders plongea ses yeux dans les miens. — Non. Je pense que vous avez fait de Nick votre familier. Ma mâchoire se décrocha. Je pivotai sur mon siège et levai la tête vers Nick. Sa main avait quitté mon épaule et il avait fait un pas en arrière, les yeux écarquillés. — Quoi ? m’exclamai-je. — On peut faire ça ? demanda Nick. — Non, on ne peut pas, répondit Anders. Les êtres doués de raison, munis d’un libre arbitre ne peuvent être liés à un autre par une incantation. Mais vous avez mélangé magie de la terre et magie des lignes. Je n’avais jamais entendu parler de cette façon de lier un familier. Où avez-vous eu ce livre ? — Dans mon grenier, murmurai-je. (Je regardai Nick, embarrassée.) Oh Nick ! Je suis vraiment désolée. Tu as dû ramasser mon aura quand tu essayais de rattraper Bob. Nick avait l’air troublé. — Je suis ton familier ? murmura-t-il, son long visage interrogateur. Le docteur Anders eut un éclat de rire amer. — Il n’y a pas de quoi en être fière, mademoiselle Morgan. Prendre un humain comme familier est un acte odieux. C’est de l’esclavage. C’est démoniaque. — Attendez, bégayai-je, frigorifiée. C’était un accident. Les yeux de la vieille femme se firent durs. — Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, sur le fait que les capacités d’un pratiquant sont liées à son familier ? Les démons utilisent des personnes comme familiers. Plus la personne est puissante, plus le démon peut manier de pouvoir à travers elle. C’est pourquoi ils sont toujours en train d’essayer d’éduquer des imbéciles dans leur art. Ils les éduquent, finissent par contrôler leur âme, et en font leurs familiers. Vous avez utilisé la magie des démons en mélangeant celles de la terre et des lignes. Je posai une main sur mon estomac. — Je suis désolée, Nick, murmurai-je de nouveau. Il était pâle, mais il resta près de moi sans bouger. — C’était un accident. Le docteur Anders fit un bruit vulgaire. — Accident ou pas, c’est la chose la plus infâme dont j’aie entendu parler. Vous avez mis Nick en grand danger. — Comment ça ? Je cherchai la main de Nick. Elle me sembla glacée, et il me serra brièvement les doigts. — Parce qu’il porte une partie de votre aura. Les sorciers des lignes donnent une partie de leur aura à leur familier pour qu’il leur serve de point d’ancrage quand ils puisent dans une ligne. Si quelque chose se passe mal, le familier est entraîné dans l’au-delà, pas le sorcier. Mais, encore plus important, les familiers vous empêchent de devenir fou si vous canalisez trop d’énergie des lignes. Les sorciers des lignes ne stockent pas l’énergie qu’ils pompent dans une ligne en eux-mêmes. Ils la gardent dans leur familier. Simon, mon perroquet, la conserve pour moi, et je m’en sers quand j’en ai besoin. Quand nous sommes ensemble, je suis plus forte. Quand il est malade, mes capacités diminuent. S’il est plus proche d’une ligne que moi, je peux l’atteindre à travers lui. S’il y a un problème, il meurt, pas moi. Je m’étranglai. Frigorifiée. Le docteur Anders me regardait comme si je l’avais fait exprès. — C’est pourquoi on utilise des animaux comme familiers, dit-elle froidement. Pas des personnes. — Nick, je suis désolée. Ça faisait quoi ? Trois fois que je le disais ? Le visage du docteur Anders se rida. — Désolée ? Jusqu’à ce que nous l’ayons libéré, vous ne stockerez pas d’énergie des lignes. Ce serait trop dangereux. — Je ne sais pas emmagasiner la force des lignes, admis-je. J’ai fait de Nick mon familier ? — Attendez ! (La vieille femme porta une main à son front.) Vous ne savez pas stocker l’énergie des lignes ? Pas du tout ? Vous avez fait un cercle de deux mètres de large, suffisamment solide pour contenir un démon, en utilisant directement la puissance des lignes ? Vous n’avez utilisé aucune énergie stockée au préalable ? Je secouai la tête. — Vous ne savez même pas comment retenir une once d’au-delà ? De nouveau, je secouai la tête. — Votre père avait raison… — Vous connaissiez mon père ? demandai-je. Pourquoi pas ? Tout le monde semble l’avoir connu. — J’ai été son professeur dans l’une de ses classes de licence. Bien que je l’aie ignoré à l’époque. Je ne l’ai revu qu’il y a treize ans, pour parler de vous. (Elle s’adossa à sa chaise et haussa les sourcils.) Il m’a demandé de vous virer si jamais vous vous présentiez dans l’un de mes cours. — Pour… Pourquoi ? balbutiai-je. — Apparemment, il savait quelle quantité d’énergie vous pouviez retirer d’une ligne. Il voulait vous persuader de vous tourner vers la magie de la terre plutôt que vers celle des lignes. Il disait que cela serait plus sûr. Cette année-là, ma classe était surchargée, et me plier au souhait d’un père voulant protéger sa fille ne me gênait pas. J’avais supposé qu’il voulait dire que cela serait plus sûr pour vous. À posteriori, je pense qu’il voulait dire pour les autres. — Plus sûr ? murmurai-je, me sentant mal. — Faire d’un humain votre familier n’est pas normal, mademoiselle Morgan. — Pourriez-vous le faire ? demanda Nick, et je lui lançai un coup d’œil, contente qu’il ait demandé à ma place. Elle parut vexée. — Probablement. Si j’avais la bonne incantation. Mais je ne le ferais pas. C’est démoniaque. La seule raison pour laquelle je n’appelle pas le SO, c’est que c’était un accident, et que nous allons bientôt le rectifier. — Merci, soufflai-je, paralysée. J’ai fait de Nick mon familier ? J’ai utilisé la magie des démons pour le lier à moi ? Prise de vertige, je mis ma tête entre mes genoux, me disant que c’était un peu plus digne que de m’évanouir. Je sentis la main de Nick sur mon dos et étouffai un rire hystérique. Qu’ai-je fait ? Je serrais les paupières, essayant de m’empêcher de vomir. La voix de Nick me parvint, lointaine. — Vous pouvez briser ce sort ? Je croyais que le lien avec les familiers était pour la vie ? — C’est généralement vrai – pour le familier. (Elle paraissait épuisée.) Mais un sorcier peut le délier si son habileté devient telle que son familier le freine. Et alors, il faut qu’il le remplace par un autre qui lui soit supérieur. Mais qu’est-ce qui est meilleur qu’une personne, Nick ? Je retirai ma tête d’entre mes jambes pour découvrir le docteur Anders faisant la grimace. — Il faut que je voie ce livre, ajouta-t-elle. Il contient probablement quelque chose sur le fait de délier une personne. Les démons sont connus pour toujours prendre ce qui est meilleur lorsque l’occasion se présente. Mais je serais d’abord curieuse de savoir comment un livre de magie démoniaque a atterri dans votre grenier. — Je vis dans une église, murmurai-je. Il était là quand j’ai emménagé. Je regardai par la fenêtre. Mon envie de vomir commençait à diminuer. Nick avait mon aura. C’était mieux que si ç’avait été le démon. Et nous allions défaire ça. D’une façon ou d’une autre. J’avais dit à Glenn que je le retrouverais cette nuit au BFO. Mais Nick passait en premier. — Je vais aller chercher le livre, dis-je en regardant vers la porte fermée. Pouvons-nous le faire ici, ou faut-il trouver un endroit plus discret ? Nous pouvons aller dans ma cuisine. J’ai une ligne d’énergie dans le jardin. Le docteur Anders avait perdu tous ses traits repoussants. Elle semblait simplement lasse. — Je ne peux rien faire cette nuit, dit-elle avec un regard d’excuse à l’intention de Nick. Mais laissez-moi vous donner mon adresse. (Elle tendit la main pour prendre un crayon et se mit à écrire en travers de la feuille d’évaluation.) Vous pourrez laisser le livre au gardien, et je m’en occuperai ce week-end. — Pourquoi pas cette nuit ? demandai-je en prenant la feuille. — Je suis occupée ce soir. Je fais une présentation demain, et il faut que je prépare un bilan de forces et faiblesses. Elle rougit, ce qui la fit paraître des années plus jeune. — Pour qui ? demandai-je, mon estomac se nouant de nouveau. — M. Kalamack. Je fermai les yeux pour tenter de reprendre des forces. — Docteur Anders ? (J’entendis Nick se trémousser d’un pied sur l’autre à côté de moi.) C’est Trent Kalamack qui tue les sorciers des lignes. Elle retrouva son attitude habituelle de mépris. — Ne soyez pas stupide, mademoiselle Morgan. M. Kalamack n’est pas plus un meurtrier que moi. — Appelez-moi Rachel, dis-je. Et Kalamack est le chasseur de sorciers. J’ai vu les comptes-rendus. Il a parlé à chacune des victimes moins d’un mois avant leur mort. Anders ouvrit un tiroir en bas de son bureau et en sortit un sac à main élégant. — J’ai parlé avec lui au printemps dernier, lors de la remise des diplômes, et je suis encore vivante. Il est intéressé par mes recherches. Si j’arrive à retenir son attention, il me financera, et je pourrai faire ce dont j’ai envie. Cela fait six ans que je travaille pour en arriver là, et je ne vais pas perdre l’occasion de mettre la main sur un bienfaiteur pour des coïncidences stupides. Je m’avançai jusqu’au bord de ma chaise, me demandant comment je pouvais aussi rapidement passer de la haine à l’inquiétude. — Docteur Anders, s’il vous plaît. (Je regardai Nick.) Je sais que vous pensez que je suis une gourde sans cerveau. Mais ne faites pas ça. J’ai vu les rapports sur les gens qu’il a tués. Chacun d’eux est mort terrorisé. Et chacun d’eux a parlé avec Trent. — Euh… Rachel ? m’interrompit Nick. Tu n’es pas complètement sûre de ça. Je pivotai vers lui. — Tu ne m’aides vraiment pas ! Le docteur Anders se leva avec son sac à main. — Faites-moi passer le livre. Je le regarderai ce week-end. — Non ! protestai-je, voyant qu’elle s’apprêtait à clore la conversation. Il vous tuera sans plus de remords que s’il s’agissait d’écraser une mouche. (Mes mâchoires grincèrent quand elle nous indiqua la porte.) Alors, laissez-moi venir avec vous, dis-je en me levant. J’ai fait de la protection rapprochée pour des humains dans le Cloaque. Je saurai me faire discrète et surveiller vos arrières. Ses yeux s’étrécirent. — Je suis docteur en magie des lignes. Vous croyez que vous pouvez me protéger mieux que je peux le faire moi-même ? Je pris une inspiration pour protester, mais la relâchai. — Vous avez raison. (Je me dis que ce serait plus simple de la suivre sans qu’elle le sache.) Pourriez-vous au moins me dire quand vous comptez le rencontrer ? Je me sentirais plus tranquille si je pouvais vous passer un coup de téléphone quand vous serez supposée être rentrée. Elle haussa un sourcil. — Demain soir à 19 heures. Nous dînons au restaurant en haut de la tour Carew. Est-ce un endroit assez fréquenté pour vous rassurer ? Il faudrait que j’emprunte un peu d’argent à Ivy si je devais la suivre là-haut. Un verre d’eau y coûtait 3 dollars et une malheureuse salade, 12. Du moins, c’est ce que j’avais entendu dire. Et je ne devais pas avoir de robe assez chic. Mais je n’allais pas la laisser rencontrer Trent sans la tenir à l’œil. Je hochai la tête, passai la lanière de mon sac sur mon épaule et me tins à côté de Nick. — Oui. Merci. Chapitre 18 Le soleil du début de l’après-midi avait presque quitté la cuisine ; seule une dernière bande marquait d’une ligne claire le comptoir et l’évier. J’étais assise à la vieille table d’Ivy, feuilletant ses catalogues et finissant le café de mon petit déjeuner. Je n’étais debout que depuis une heure, et je cajolais ma tasse au creux de mes mains en attendant Ivy. J’avais fait une pleine cafetière, et j’espérais la retenir assez pour qu’elle me parle. Elle n’était pas encore prête. Elle m’avait échappé avec l’excuse de devoir faire des recherches pour sa dernière Course. Je souhaitais qu’elle me parle. Par le Tournant, je serais contente si elle m’écoutait seulement. Je ne comprenais pas comment elle pouvait attribuer autant de poids à cet incident. Elle avait déjà dérapé, et nous nous en étions toujours relevées. Je soupirai et allongeai mes jambes sous la table. Je tournai les pages et tombai sur une collection de dressings. Mes yeux les parcoururent sans faire vraiment attention. Je n’avais pas grand-chose à faire avant que Glenn, Jenks et moi sortions pour suivre le docteur Anders à son rendez-vous nocturne. Nick m’avait prêté un peu d’argent, et j’avais une robe habillée qui ne ferait pas trop bon marché et qui cacherait mon revolver à balles molles. Edden avait été ravi quand je lui avais dit que j’allais suivre le professeur – jusqu’à ce que j’admette stupidement qu’elle devait rencontrer Trent. Nous en étions presque venus aux mains, traumatisant les agents présents sur le plateau. À ce moment-là, je me fichais qu’il puisse me jeter dans une cellule. Il devrait attendre que j’aie fait quelque chose, et alors j’aurais eu ce dont j’avais besoin. Glenn non plus n’était pas content. J’avais joué sur sa corde « fils à papa » pour le convaincre de la fermer et de venir avec moi ce soir. Je m’en moquais. Trent tuait des gens. Parcourant toujours le catalogue, mes yeux s’arrêtèrent sur un bureau en chêne, du genre de ceux qu’avaient les inspecteurs dans les films d’avant le Tournant. Un soupir de désir m’échappa. Il était beau, avec un lustre que l’aggloméré n’avait pas. Il y avait toutes sortes de petits rangements et même, d’après le texte d’accroché, un compartiment secret derrière le dernier tiroir de gauche. Il ferait très bien dans la nef. Une grimace allongea mon visage quand je songeai à mon pitoyable mobilier, dont une partie était encore dans un entrepôt. Ivy avait de beaux meubles en bois massif, avec des lignes élégantes. Les tiroirs ne se coinçaient jamais, et les loquets cliquaient gentiment quand on les fermait. J’avais envie de quelque chose du même genre. Quelque chose de permanent. Qui arrive devant ma porte complètement monté. Qui puisse résister à un plongeon dans l’eau salée si jamais on me collait une autre menace de mort sur la tête. Ça n’arrivera jamais, pensai-je en repoussant le catalogue. Avoir de beaux meubles, pas être menacée de mort. Mes yeux passèrent du papier glacé à mon bouquin de cours sur la magie des lignes. Je le contemplai, pensive. Je peux canaliser plus de pouvoir que la plupart des sorciers. Mon père ne voulait pas que je le sache. Le docteur Anders pensait que j’étais stupide. Il n’y avait qu’une seule chose à faire. Je pris une inspiration et approchai le livre. Je l’ouvris à la fin et cherchai les annexes. Je m’arrêtai sur l’incantation pour lier un familier. C’était tout un rituel, avec des notes faisant référence à des techniques dont je n’avais pas la moindre idée. L’incantation elle-même était en anglais, et il n’y avait ni plantes ni mixture concernées. Ça m’était aussi étranger que la géométrie, et je n’aimais pas me sentir idiote. Les pages firent un bruit soyeux quand je retournai au début du livre, cherchant un truc que je puisse comprendre. Je ralentis et glissai mon doigt entre les pages en tombant sur une incantation pour détourner des objets en mouvement. Super, pensai-je. C’était exactement pour cela que j’avais voulu une baguette. Je m’assis plus droite, croisai les jambes et me plongeai dans le bouquin. Pour manipuler de petits objets, vous étiez censé faire appel à de l’énergie des lignes préalablement stockée, et pour ceux qui avaient une masse importante ou qui se déplaçaient rapidement, vous deviez vous connecter directement à une ligne. La seule chose dont j’avais besoin, c’était un objet servant de point de focalisation. Jenks entra par la fenêtre ouverte, et je relevai la tête. — Salut, Rach’, lança-t-il joyeusement. Qu’est-ce que tu fais ? Je tendis la main vers le catalogue d’ameublement et le tirai prestement par-dessus le livre. — Pas grand-chose, dis-je en détournant les yeux. Tu es de bonne humeur… — Je reviens juste de chez ta mère. Tu sais, elle est cool. (Il vola jusqu’à l’îlot central et s’y posa pour être au niveau de mes yeux.) Jax se débrouille bien. Si ta mère dit banco, je vais le laisser s’essayer à entretenir un jardin assez grand pour le faire vivre. — Banco ? demandai-je, tournant une page pour tomber sur de superbes tables de téléphone. Je blêmis à la vue du prix. Comment quelque chose de si petit pouvait coûter si cher ? — Ouais, tu sais, si elle veut bien prendre le risque… Si elle est OK, d’accord, dans le coup. — Je sais ce que ça veut dire, dis-je. J’avais reconnu l’une des expressions favorites de ma mère, et trouvé curieux que Jenks l’ait adoptée. — Est-ce que tu as parlé à Ivy ? demanda-t-il. — Non. Ma frustration était claire dans la brièveté de la réponse. Jenks hésita, puis, avec un claquement d’ailes, vint se poser sur mon épaule. — Désolé. Je me forçai à prendre une expression aimable en relevant la tête et en passant une mèche derrière l’une de mes oreilles. — Oui, moi aussi. Il fit un bruit courroucé avec ses ailes. — Alooors, qu’est-ce que tu planques sous ce catalogue ? Tu cherches chez les fournisseurs de cuir d’Ivy ? Mes mâchoires se serrèrent. — Ce n’est pas important, dis-je doucement. — Tu veux acheter du mobilier ? se moqua-t-il. Allez… Furieuse, j’essayai de le balayer de la main. — Ouais, je veux du mobilier, quelque chose qui change de l’aggloméré – excuse-moi, du bois technologiquement remis en forme. Celui d’Ivy fait ressembler le mien à du mobilier de jardin en plastique. Jenks éclata de rire, et le vent agité par ses ailes fit voltiger mes cheveux autour de mon visage. — Alors, commande-toi quelque chose de sympa la prochaine fois que tu auras de l’argent. — Comme si cela allait arriver un jour, grommelai-je. Jenks fonça sous la table. Me méfiant, je me penchai pour voir ce qu’il faisait. — Hé, arrête ça ! hurlai-je en retirant mon pied après avoir senti un tiraillement sur ma chaussure. Il s’envola vite fait et quand j’eus fini de renouer mon lacet, je m’aperçus qu’il avait ôté le catalogue qui cachait le livre de cours. Debout sur la page, les mains sur les hanches, il lisait. — Jenks…, me plaignis-je. — Je croyais que tu n’aimais pas les lignes d’énergie ? (Il s’éleva de quelques centimètres et se reposa au même endroit.) Surtout maintenant que tu ne peux plus les utiliser sans mettre Nick en danger. — Je ne les aime pas. (Je me maudis de lui avoir parlé de la transformation accidentelle de Nick en familier.) Mais regarde. Ce truc est facile. Jenks resta silencieux, les ailes pendantes, et continua à examiner le charme. — Tu vas l’essayer ? — Non, dis-je précipitamment. — Nick ne craint rien si tu tires ton énergie directement de la ligne. Il n’en saura même rien. (Il pivota pour pouvoir me voir en même temps que le texte.) Juste là, ça dit que tu n’as pas besoin d’utiliser de l’énergie emmagasinée, mais que tu peux la tirer directement de la ligne. Tu vois ? Juste là, noir sur blanc. — Ouais, dis-je à contrecœur, pas convaincue. Jenks sourit. — Tu apprends à faire ça et tu pourrais rendre aux Hurleurs la monnaie de leur pièce. Tu as encore ces tickets pour le match de dimanche prochain ? Non ? — Oui, dis-je prudemment. Jenks descendit en se pavanant vers le bas de la page, ses ailes rouges d’excitation battant frénétiquement. — Tu pourrais les obliger à te payer, et puisque tu as le chèque d’Edden qui va arriver pour le loyer, tu pourrais t’acheter un joli meuble à chaussures en chêne ou autre chose du même genre. — Ouiii. Je tentai de me dérober. Mais Jenks me lança un regard entendu de sous ses boucles blondes. — À moins que tu aies peur. — On t’a déjà dit que tu étais une véritable plaie ? Il rit et s’éleva dans un nuage chatoyant de poussière pixie. — Si on m’avait donné 25 cents chaque fois que j’ai entendu ça…, réfléchit-il à haute voix, puis il s’éleva et vint se poser sur mon épaule. Tu le trouves difficile ? Je me penchai sur le livre et rejetai mes cheveux d’un côté pour qu’il puisse lire en même temps que moi. — Non, et c’est ce qui m’inquiète. Il y a une incantation, et j’ai besoin d’un objet de focalisation. Il faudra que je me connecte sur une ligne d’énergie. Et il y a un geste… Je plissai le front et tapotai le livre. Ça ne peut pas être si simple. — Tu vas essayer ? L’idée qu’Algaliarept pourrait savoir que j’étais en train de tirer sur une ligne me traversa l’esprit. Mais comme nous étions en plein jour et que nous avions un accord, je me dis que c’était raisonnablement dépourvu de danger. — Ouais. Je me redressai et m’installai plus confortablement. Je cherchai la ligne avec ma seconde vue. Le soleil annulait complètement tout aperçu de l’au-delà, mais la ligne d’énergie était suffisamment claire dans l’œil de mon esprit. Elle ressemblait à une traînée de sang séché suspendue au-dessus des pierres tombales. Me disant qu’elle était vraiment laide, je tendis mes pensées avec précaution et la touchai. L’air s’enfuit bruyamment par mes narines et je me raidis. — Ça va, Rach’ ? s’inquiéta Jenks en décollant de mon épaule. La tête plongée dans le bouquin, j’acquiesçai. L’énergie coulait en moi plus vite qu’avant, et les forces s’égalisaient rapidement. C’était presque comme si les fois précédentes avaient nettoyé les conduits. Je m’inquiétai d’en utiliser trop et essayai d’en repousser une partie le long de mon corps et de la faire sortir par mes pieds. Ça n’eut aucun effet. La force qui entrait en moi me remplit simplement de nouveau. Je me résignai à la sensation désagréable, me débarrassai mentalement de ma seconde vue et regardai autour de moi. Jenks me surveillait attentivement. Je lui adressai un sourire encourageant, et il hocha la tête, apparemment satisfait. — Que dirais-tu de ça ? Il vola vers ma réserve de balles molles. Les sphères rouges étaient aussi grosses que sa tête, et visiblement lourdes, mais il réussit à en soulever une. — Ça conviendra très bien. Jette-la en l’air et je vais essayer de la dévier. Me disant que tout ça était plus facile que de broyer des plantes et de faire bouillir de l’eau, je récitai l’incantation et décrivit une arabesque dans l’air avec ma main, m’imaginant que c’était comme écrire mon nom avec une bougie magique un soir de 4 juillet. Je dis le dernier mot au moment où Jenks lançait la balle en l’air. — Aïe ! criai-je quand un afflux de force venant de la ligne me brûla la main gauche. (Déconcertée, je regardai Jenks qui s’esclaffait.) Qu’est-ce que j’ai raté ? Il vola vers moi, la balle rouge coincée sous un bras. — Tu as oublié ton objet de focalisation. Tiens. Prends ça. — Euh… (Gênée, je pris la balle rouge quand il la lâcha au-dessus de ma main.) Essayons encore. Je refermai la main gauche sur la balle, comme l’indiquait le livre. Sentant sa rondeur froide, je récitai l’incantation et dessinai l’arabesque dans l’air avec ma main droite. Jenks lança une deuxième balle dans un grand bruissement d’ailes. Surprise, je laissai échapper un flot de pouvoir. Cette fois, ça marcha. J’étouffai un petit cri en sentant l’énergie de la ligne passer par ma main pour suivre ma concentration directement vers la balle. La force la frappa, l’envoyant dans le mur où elle laissa une tache dégoulinante. — Ouiii ! m’exclamai-je, et mon sourire rejoignit celui de Jenks. Regarde ça ! Ça a marché ! Jenks vola jusqu’au comptoir pour prendre une autre balle. — Essaie encore. Il la jeta avec enthousiasme vers le plafond. Cette fois, tout vint plus vite. Je découvris que je pouvais réciter l’incantation et faire le geste en même temps, et aussi contenir l’énergie de la ligne rien que par ma volonté pour la relâcher au bon moment. Ensuite, mon contrôle commença à s’améliorer et, bientôt, je ne frappai plus les balles avec autant de force et évitai ainsi de les éclater contre le mur. Je visai mieux aussi. L’évier fut bientôt jonché des balles que je faisais rebondir sur le rideau. Sur le rebord de la fenêtre, M. Poisson faisait la tronche. Jenks était un partenaire dévoué. Il volait à travers la cuisine et lançait les balles vers le plafond. Mes yeux s’agrandirent quand il en lança une directement vers moi. — Eh ! criai-je, renvoyant la balle à travers le trou à pixie du rideau. Pas sur moi ! — Je trouve que c’était une bonne idée, dit-il, un sourire malicieux sur les lèvres. Il émit un sifflement sonore. Immédiatement, trois de ses enfants arrivèrent du jardin, parlant tous en même temps et apportant avec eux des odeurs de pissenlit et d’aster. — Jetez-les sur Mlle Morgan, ordonna-t-il en passant sa balle à l’une de ses filles, habillée en rose. — Arrêtez, protestai-je. Je me baissai pour éviter le projectile envoyé par la petite pixie avec autant d’adresse et de force que son père. Je me retournai pour regarder la tache sombre sur le mur jaune, et leur fis de nouveau face. Je restai la bouche ouverte. Ils avaient profité de l’instant où je m’étais retournée pour prendre chacun une balle molle. — Allez-y ! hurla Jenks. — Jenks ! Je ris en essayant de détourner l’une des quatre balles. Les trois que je ratai terminèrent leur course sans dégâts sur le lino. Le plus petit des pixies rôdait au niveau du sol et les renvoyait en l’air pour que ses sœurs puissent les attraper. — Quatre contre une, ce n’est pas honnête ! criai-je quand ils me visèrent de nouveau. Dans le couloir, le téléphone se mit à sonner, et je détournai les yeux. — Pouce ! (Je me jetai vers la porte pour me réfugier dans le salon.) Pause ! Toujours souriante, je tendis la main vers le téléphone. Jenks était dans l’encadrement de la porte, prêt à recommencer. — Allô. « Charmes vampiriques. » Ici Rachel. J’évitai la balle lancée vers moi. Je pouvais entendre les rires des pixies dans la cuisine et me demandai ce qu’ils préparaient. — Rachel ? dit Nick. Bon sang, qu’est-ce que tu fiches ? — ‘jour, Nick. Je m’interrompis pour prononcer l’incantation et retins l’énergie jusqu’à ce que Jenks lance sa balle. Je commençais à m’améliorer, et je le touchai presque en la renvoyant. — Jenks. Arrête, protestai-je. Je suis au téléphone. Il sourit et sortit de la pièce. Je me laissai tomber dans l’un des confortables fauteuils assortis d’Ivy, rassurée. Jenks ne se risquerait pas à tremper le daim et à s’attirer les foudres d’Ivy. — Eh, tu es déjà levé ? Tu veux qu’on se voie ? Je passai mes jambes par-dessus l’un des accoudoirs et laissai ma tête s’appuyer sur l’autre. Je fis rouler entre mes doigts la balle qui me servait de point focal, la défiant d’éclater sous la pression à laquelle je la soumettais. — Euh… peut-être. Mais, tu ne serais pas en train de tirer sur une ligne d’énergie, par hasard ? Je fis signe à Jenks de s’arrêter comme il se précipitait de nouveau vers moi. — Si ! (Je me redressai et posai mes pieds sur le sol.) Je suis désolée. Je ne pensais pas que tu le sentirais. Je ne prends pas l’énergie à travers toi, hein ? Jenks atterrit sur le haut d’un cadre. J’étais sûre qu’il pouvait entendre Nick, bien que perché de l’autre côté de la pièce. — Non, confirma Nick avec un soupçon de rire dans la voix, à peine discernable dans le téléphone. Je suis certain que je m’en apercevrais. Mais c’est étrange. Je suis assis là, en train de lire, et tout à coup, il me semble que tu es avec moi. Ce qui en est le plus proche, c’est quand tu es ici et que je fais le dîner en te regardant regarder la télé. Tu as ta propre occupation, tu ne cherches pas à attirer mon attention, mais tu fais pas mal de bruit. Et ça me déconcentre. — Tu me regardes regarder la télé ? J’étais mal à l’aise, mais il gloussa. — Ouais. C’est superdrôle. Tu ne fais que t’agiter. Je plissai le front quand Jenks ricana. — Désolée, murmurai-je. Mais une petite sonnette d’alarme se mit à retentir. Je me redressai. Nick était déjà levé et lisait. Habituellement, il passait son samedi au lit, à rattraper le sommeil en retard. — Nick, tu lis quel livre ? — Euh… le tien, admit-il. Je n’avais qu’un livre qui pouvait l’intéresser. Je me perchai sur le bord de mon siège et serrai convulsivement le combiné. — Nick ! Tu as dit que tu allais le déposer chez le docteur Anders. Après que j’eus annulé ma visite au BFO parce que j’étais lessivée, Nick m’avait ramenée à la maison. J’avais cru qu’il me proposait de s’occuper de la livraison du fait de ma soudaine et salutaire phobie de ce damné livre. Visiblement, il avait eu un autre plan, et le colis n’était pas arrivé à destination. — Elle ne l’aurait pas regardé la nuit dernière, se défendit-il. Et il est plus en sûreté dans mon appartement que posé dans une loge de gardien à ramasser des ronds de tasse de café. Si ça ne te dérange pas, j’aimerais le garder une nuit de plus. Il y a dedans quelque chose que je voudrais demander au démon. Il s’arrêta, attendant visiblement mes protestations. Mon visage s’échauffa. — Crétin, dis-je pour le satisfaire. Tu n’es qu’un crétin. Anders t’a dit ce que ce démon essayait de faire. Il nous tue presque tous les deux, et tu continues à vouloir lui soutirer de l’information ? Je l’entendis soupirer. — Je suis très prudent. (Je laissai échapper un petit rire effrayé.) Rachel, je te promets que je le déposerai demain dès l’aube. De toute façon, elle ne s’en occupera pas avant. (Il hésita et je pus presque l’entendre rassembler son courage.) Je vais l’invoquer. Alors, s’il te plaît, ne me force pas à le faire dans ton dos. Je me sentirais rassuré si quelqu’un était au courant. — Pourquoi ? Pour que je puisse dire à ta mère ce qui t’a tué ? dis-je durement. Puis je me repris. Les yeux fermés, je triturai la balle rouge entre mes doigts. Il attendait en silence. Je haïssais le fait de n’avoir aucun droit de lui dire d’arrêter. Même pas en tant que petite amie. Appeler un démon n’était pas illégal. C’était juste complètement stupide. — Promets-moi que tu m’appelleras dès que tu auras fini, demandai-je, sentant mon estomac se soulever. Je serai debout jusqu’à 5 heures. — D’accord, dit-il. Merci. Je veux aussi savoir comment se sera passé ton dîner avec Trent. — Juré, renvoyai-je en écho. On se rappelle plus tard. Si tu es encore vivant. Je raccrochai et croisai le regard de Jenks. Il planait au milieu de la pièce, une balle molle coincée sous un bras. — Vous allez tous les deux finir à l’état de taches sombres sur les cercles des lignes d’énergie. Je lui jetai la balle que j’avais entre les doigts. Il l’attrapa d’une seule main, emporté près de un mètre en arrière par son inertie. Il la renvoya, et je me baissai pour l’éviter. Elle finit sur le fauteuil d’Ivy sans se briser. Rendant grâce pour cette petite faveur, je la ramassai et me dirigeai vers la cuisine. — Maintenant ! vociféra Jenks quand j’entrai dans la pièce bien éclairée. — Tous sur elle ! hurlèrent une dizaine de pixies. Sortie de ma déprime, je me tassai sur moi-même sous un déluge de balles molles qui vinrent s’écraser sur ma tête protégée par mes bras. Je me précipitai vers le frigo et l’ouvris pour me planquer derrière sa porte. L’adrénaline fit chanter mon sang. Je souris en entendant cinq ou six autres impacts sur la porte métallique. — Espèces de petits salopiauds ! hurlai-je, passant la tête pour les voir voler en tous sens à l’autre bout de la cuisine, comme une nuée de lucioles en folie. Mes yeux s’élargirent, il devait y en avoir une bonne vingtaine ! Le sol était jonché de balles molles, qui s’éloignaient de moi en roulant. Emplie d’une jouissance soudaine, je prononçai mon incantation trois fois très vite et renvoyai tous les missiles directement sur les pixies. Les enfants de Jenks poussèrent des glapissements de joie ; leurs pantalons et leurs robes de soie formaient un véritable brouillard coloré. La poussière pixie retombait lentement en longues traînées ensoleillées. Jenks était perché sur la louche pendue à l’étagère au-dessus de l’îlot central. Il avait à la main l’épée qu’il utilisait pour combattre les fées et la brandissait autour de sa tête avec des cris d’encouragement. Sous ses ordres bruyants, les pixies se réunirent en un seul groupe. Murmures et gloussements ponctués par des cris excités s’élevèrent dans la pièce tandis qu’ils s’organisaient. Un sourire sur les lèvres, je me cachai derrière la porte, mes chevilles rafraîchies par le courant d’air qui sortait du frigo. Je récitai l’incantation encore et encore, sentant l’énergie de la ligne enfler derrière mes yeux. Ils allaient attaquer en masse, sachant que je ne pourrais pas tout détourner. — Allez-y ! hurla Jenks. Son épée en avant, il bondit de la louche. Je criai de joie en voyant la fausse férocité de ses enfants qui se ruaient vers moi. Avec un rire de protestation, je fis fuser les balles rouges. De petits coups sourds m’indiquaient l’arrivée de celles que j’avais manquées. J’essayai de reprendre mon souffle et roulai sous la table. Ils me suivirent, continuant à me bombarder. J’avais épuisé mes incantations. — Je me rends ! criai-je, prenant soin de ne pas heurter les enfants de Jenks en montrant mes mains de sous la table. J’étais couverte de taches d’eau, et je repoussai les mèches de cheveux trempés qui me collaient au visage. — J’abandonne ! Vous avez gagné ! Ils poussèrent un « Hourrah ! », et le téléphone se mit de nouveau à sonner. Fier comme Artaban, Jenks entonna une chanson émouvante qui parlait d’envahisseurs repoussés, et de retour à la maison et aux nouveau-nés. L’épée tenue bien haut, il fit le tour de la pièce, rassemblant ses enfants derrière lui. Chantant tous dans une harmonie glorieuse, ils s’éclipsèrent par la fenêtre et disparurent dans le jardin. Je restai assise sur le sol de la cuisine, sous la table, dans la pièce soudain silencieuse. Tout mon corps se détendit lorsque j’inspirai profondément et relâchai l’air en souriant. — Waoouh ! soupirai-je en passant ma main sous mes yeux pour essuyer les larmes de rire. Pas étonnant que les assassins fées envoyés pour me tuer au printemps dernier n’aient pas eu une chance. Les enfants de Jenks étaient rusés, vifs… et agressifs. Toujours souriante, je roulai pour me remettre debout et partis vers le salon pour décrocher avant que le répondeur se mette en marche. Pauvre Nick. J’étais sûre qu’il avait senti passer la dernière. — Nick, balbutiai-je avant qu’il ait pu dire un mot. Je suis désolée. Les enfants de Jenks m’avaient coincée sous la table de la cuisine et m’envoyaient un déluge de balles molles. Que Dieu me vienne en aide, c’était hilarant. Ils sont retournés dans le jardin où ils font des cercles autour du frêne en chantant je ne sais quoi à propos d’armes blanches. — Rachel ? C’était Glenn et, à son ton inquiet, ma joie s’estompa. — Quoi ? Je regardai les arbres à travers les vitraux en surplomb. Les taches d’eau qui me recouvraient me parurent soudain froides, et je serrai mes bras contre moi. — Je serai là dans dix minutes. Tu peux être prête ? Je repoussai mes cheveux humides. — Pourquoi ? Qu’est-il arrivé ? Je l’entendis couvrir le microphone et crier quelque chose à quelqu’un. — Tu as ton mandat pour perquisitionner la propriété de Kalamack, dit-il quand il revint vers moi. — Comment ? (J’avais du mal à croire qu’Edden ait plié.) Je ne me plains pas, mais… Glenn hésita. Il inspira lentement et j’entendis des voix excitées derrière lui. — Le docteur Anders m’a appelé hier soir. Elle savait que tu allais la suivre, alors elle a avancé sa présentation à la nuit dernière et m’a demandé de l’accompagner à ta place. — La vieille sorcière, lâchai-je entre mes dents, regrettant de n’avoir pas vu ce que Glenn s’était mis sur le dos pour l’occasion. J’aurais parié que c’était très chic. Mais quand il resta silencieux, la sensation de froid dans mon estomac se transforma en un bloc amer. — Je suis désolé, Rachel, dit-il doucement. Sa voiture est tombée du pont de Roebling ce matin, poussée par-dessus la rambarde par ce qui semblait être une grosse boule d’énergie des lignes. On vient juste de sortir sa voiture de l’eau. On cherche encore le corps. Chapitre 19 Mon pied fut agité de tressaillements. J’attendais avec impatience à côté de la pile de dossiers et de verres vides en plastique qui occupaient l’appui de fenêtre du poste de garde de la propriété de Trent. Jenks était accroché à ma boucle d’oreille. Il disait des gros mots en regardant Quen appuyer sur un bouton du téléphone. Je n’avais vu Quen qu’une fois auparavant, peut-être deux. La première, il était déguisé en jardinier, et avait réussi à enfermer Jenks dans une boule de verre. Et je soupçonnais, de plus en plus fortement, que Quen avait été le troisième des cavaliers qui avaient essayé de me passer dessus à cheval, la nuit où j’avais volé le CD qui m’avait ensuite servi à faire chanter Trent. C’était un doute qui avait pris corps quand Jenks m’avait dit que Quen sentait comme Trent et Jonathan. Quen tendit la main pour prendre un stylo juste devant moi, et je fis un bond en arrière. Je ne voulais pas qu’il me touche. Toujours au téléphone, il sourit avec soin, me montrant des dents extrêmement blanches et régulières. Celui-là, pensai-je, sait de quoi je suis capable. Il ne me sous-estimerait pas comme Jonathan. Et bien qu’il soit agréable d’être pour une fois prise au sérieux, je regretterai que Quen ne soit pas aussi égoïste et phallocrate que Jonathan. Une fois, Trent m’avait dit que Quen était disposé à me prendre comme élève. C’était après que le responsable de la sécurité eut surmonté son envie de me tuer pour avoir infiltré la propriété de son patron. Je me demandai si j’aurais survécu à un stage avec lui comme professeur. Quen faisait à peu près l’âge qu’aurait eu mon père s’il avait encore vécu. Il avait des cheveux très sombres qui bouclaient autour des oreilles, des yeux verts qui semblaient toujours m’étudier, et une grâce de danseur que je savais venir de toute une vie de pratique des arts martiaux. Il portait un uniforme noir de la sécurité, sans insignes. Il appartenait à la nuit, était un rien plus grand que moi avec des talons, et la force que recelait son physique un peu fripé me mettait à cran. Ses doigts étaient rapides sur le clavier, et ses yeux étaient encore plus vifs. La seule faiblesse que j’avais notée chez lui était une légère claudication. Et à la différence de tout le monde dans la pièce à part moi, il ne portait pas d’arme visible. Le capitaine Edden était à mon côté, l’air massif mais compétent dans son pantalon kaki et sa chemise blanche. Glenn portait un autre de ses costumes noirs. Il essayait de paraître calme malgré sa nervosité évidente. Edden aussi semblait inquiet. Il se disait qu’il allait tout se ramasser dans la figure si nous ne trouvions rien. Je ne tenais pas en place. J’ajustai mon sac plus haut sur mon épaule. Il était bourré de charmes pour trouver le docteur Anders, mort ou vif. J’avais fait attendre Glenn pendant que je les préparais en utilisant comme point focal le papier sur lequel elle avait griffonné son adresse. S’il ne restait de son corps ne serait-ce que le contenu d’une boîte à chaussures, les charmes s’allumeraient en rouge. J’avais aussi une amulette détectrice de mensonges, mes lunettes à monture métallique pour voir à travers les déguisements des lignes, et un testeur de sorts. Tout en parlant avec Trent, je profiterais de l’occasion pour voir s’il utilisait un charme pour modifier son apparence. Personne n’a le droit d’être aussi beau sans aide. Il y avait dehors trois camionnettes du BFO, garées sur le parking attenant au poste de garde. Leurs portières étaient ouvertes, et les agents avaient l’air de souffrir, plongés dans la torpeur d’un après-midi trop chaud pour la saison. La brise générée par les ailes de Jenks envoya une mèche de mes cheveux me chatouiller le cou. — Tu peux entendre ce qu’il dit ? soufflai-je tandis que Quen nous tournait le dos et parlait dans le microphone. — Oh ouais, murmura le pixie en retour. Il parle à Jonathan. Il lui dit qu’il est dans le poste de garde avec toi et Edden, que vous avez un mandat pour fouiller la propriété, et qu’il ferait bien de se grouiller de le réveiller. — « Le » étant Trent ? supposai-je. Je sentis ma boucle d’oreille se balancer quand Jenks hocha la tête. Je jetai un coup d’œil à la pendule au-dessus de la porte. Il était 14 heures et quelques. Chouette vie. Edden s’éclaircit la voix quand Quen raccrocha. Le chef de la sécurité de Trent ne cachait pas son mécontentement. Ses rides légères se creusèrent quand il serra les dents. Ses yeux verts se firent durs. — Capitaine Edden, M. Kalamack est de façon compréhensible très perturbé. Il voudrait vous parler pendant que vos hommes procèdent à la perquisition. — Naturellement, répondit Edden, et un petit son incrédule m’échappa. — Pourquoi êtes-vous si aimable ? lui murmurai-je quand Quen nous fit passer les lourdes portes de verre et de métal. Nous nous retrouvâmes sous le soleil brûlant. — Rachel. (Il parlait très bas et son ton trahissait sa tension.) Vous serez polie et gentille ou vous attendrez dans une voiture. Gentille, pensai-je. Depuis quand les anciens des commandos de marine sont-ils gentils ? Butés, agressifs, politiquement corrects jusqu’à la rétention anale. Euh… Il était juste politiquement correct. Edden se pencha tout près en me tenant la portière de l’une des camionnettes. — Et ensuite, nous accrocherons ses fesses à un arbre, ajouta-t-il, confirmant mon analyse. Si Kalamack l’a tuée, nous allons l’épingler. (Ses yeux étaient sur Quen tandis que celui-ci grimpait dans un véhicule de la propriété.) Mais si nous déboulons là-dedans comme des commandos de marine, n’importe quel jury le laissera filer, même s’il avoue. Tout est dans la procédure. J’ai bloqué toute circulation. Personne ne quitte cette propriété sans avoir été fouillé. Je le regardai, les yeux étrécis, une main sur ma casquette pour l’empêcher de s’envoler. J’aurais préféré m’amener avec vingt voitures toutes sirènes hurlantes. Mais il faudrait que je fasse avec. À travers bois, le long des quatre kilomètres de la route d’accès que Trent maintenait sur son domaine, il n’y eut plus un bruit. Jenks était monté avec Glenn dans la voiture de service pour essayer de déterminer quelle sorte d’Outre était Quen. Après le dernier tournant, nous suivîmes le véhicule de sécurité pour déboucher sur le parking visiteur désert. Je ne pouvais m’empêcher d’être impressionnée par le bâtiment principal de Trent. Il était sur trois niveaux et trônait au milieu de la végétation environnante comme s’il était là depuis des siècles, et pas seulement depuis quarante ans. Le marbre blanc renvoyait les rayons du soleil vers les arbres, comme si le soleil s’était levé à l’ouest. D’épais piliers et de larges marches très basses menaient à une entrée avenante. Entouré d’arbres et de jardins, l’immeuble de bureaux avait un air de permanence qui manquait à ceux de la ville. Plusieurs bâtiments plus petits s’étendaient à partir du premier, reliés par des passages couverts. Les jardins clos réputés de Trent couvraient tout l’arrière et une partie d’un côté. Les hectares de plantes bien entretenues étaient encerclés par des prairies herbues qui faisaient ensuite place à son étrange forêt qui ne laissait rien au hasard de la nature. Je fus la première hors de la camionnette. Mon regard alla jusqu’aux lointaines constructions basses où Trent élevait ses pur-sang. Un bus de touristes s’en éloignait juste, odieusement bruyant et couvert de publicités criardes pour la visite des jardins. Jenks voleta jusqu’à moi et se posa sur mon épaule. Il grommela quelque chose sur l’impossibilité d’identifier ce qu’était Quen. Je me tournai vers le bâtiment principal et commençai à monter les marches de pierre, mes talons claquant à un rythme régulier. Edden me suivit de près. Mon estomac se noua quand je vis la silhouette familière qui nous attendait entre les piliers en marbre. — Jonathan, murmurai-je. Mon aversion pour cet homme et sa très grande taille se transforma en une haine profonde. Juste pour une fois, j’aurais aimé monter ces marches sans avoir sur moi son regard hautain. Je pinçai les lèvres et fus soudain contente d’avoir mis mon plus beau tailleur, malgré la chaleur inhabituelle. Le costume de Jonathan était parfait. Il devait avoir été fait sur mesure. Il était bien trop grand pour se fournir en prêt-à-porter. Ses cheveux sombres grisonnaient sur ses tempes, et les rides autour de ses yeux étaient profondes, comme si de l’acide les avait creusées dans le béton. Durant le Tournant, il n’était qu’un enfant, et la peur semblait être restée gravée à jamais dans son attitude lugubre et sa silhouette de mal nourri. Propre sur lui, méticuleusement vêtu, ses manières hurlaient au gentleman britannique, mais son accent venait du Midwest, comme le mien. Il était rasé de près, et ses joues et ses lèvres fines ne se déridaient jamais. Sauf quand c’était aux dépens de quelqu’un. Pendant les trois jours que j’avais passés en cage sous la forme d’un vison, dans le bureau de Trent, il avait souri tout le temps, ses yeux d’un bleu éclatant vifs et avides tandis qu’il me torturait. Quen monta rapidement les marches pour me précéder. Mon œil fut agité d’un tic quand les deux hommes se penchèrent l’un vers l’autre pour se concerter. Ils se tournèrent vers nous, le sourire professionnel de Jonathan trahissant son irritation. Sympathique. — Capitaine Edden, dit-il en tendant la main quand Edden et moi nous arrêtâmes devant eux. (La carrure athlétique d’Edden parut presque difforme quand il lui serra la main.) Je suis Jonathan, le conseiller en communication de M. Kalamack. Il vous attend, ajouta-t-il, la convivialité de sa voix ne remontant pas jusqu’à ses yeux. Il m’a demandé de vous assurer de son désir de collaboration pleine et entière. Jenks ricana sur mon épaule. — Il pourrait nous dire où il a planqué le docteur Anders. Il avait murmuré, mais Quen et Jonathan se raidirent. Je feignis de vérifier la tresse qui retenait mes cheveux, et en profitait pour menacer Jenks de le frapper, puis je mis mes mains derrière mon dos pour éviter d’avoir à serrer celle de Jonathan. Je me refusais à le toucher. Sauf pour lui coller mon poing dans le ventre. Par l’enfer, mes menottes me manquaient vraiment. — Merci, dit Edden tout en haussant les sourcils à la vue des regards haineux que j’échangeais avec Jonathan. Nous essaierons de procéder rapidement et en vous dérangeant le moins possible. Tandis que j’attendais, furieuse, Edden entraîna Glenn sur le côté. — Que la fouille soit discrète mais complète, dit-il. Les yeux de Jonathan s’étaient portés sur les agents du BFO rassemblés sur les larges marches. Ils avaient amené plusieurs chiens avec eux, qui portaient tous un dossard bleu avec le sigle jaune du BFO. Leur queue remuait de façon enthousiaste, et ils étaient visiblement impatients de se mettre au travail. Glenn acquiesça, et je changeai mon sac d’épaule. — Tiens. (Je sortis une poignée de charmes et les lui mis dans les mains.) Je les ai activés en chemin. Ils sont réglés pour trouver le docteur Anders, qu’elle soit vivante ou morte. Donne-les à ceux qui en voudront. Ils vireront au rouge s’ils s’approchent à moins de trente mètres d’elle. — Je vais m’assurer que chaque équipe en ait un, dit Glenn, ses yeux marron écarquillés par la surprise et essayant de ne pas laisser tomber les charmes. — Hé, Rach’. (Jenks s’était envolé de mon épaule.) Glenn m’a demandé de faire équipe avec lui. Ça te gêne ? Je ne peux pas faire grand-chose d’utile assis sur ton épaule. — D’accord, vas-y. Je me dis qu’il serait plus efficace qu’une meute de chiens pour fouiller le jardin. Un froncement inquiet traversa le long visage de Jonathan, et je rayonnai d’aise. En règle générale, pixies et fées n’étaient pas admis sur la propriété, et j’aurais accepté de porter ma petite culotte par-dessus mon pantalon pendant une semaine si quelqu’un avait pu me dire ce que Trent craignait que Jenks trouve. Quen et Jonathan échangèrent un regard. Les lèvres du plus petit des deux hommes se pincèrent et ses yeux verts s’étrécirent. Il se précipita pour suivre Jenks. Mais visiblement, il aurait préféré faire des tartes avec du crottin plutôt que de laisser Jonathan nous accompagner seul voir Trent. Mes yeux suivirent le chef de la sécurité. Il coula presque jusqu’au bas des marches ; sa grâce fluide était fascinante. Jonathan se redressa et revint à nous. — M. Kalamack vous attend dans son bureau de devant, dit-il avec raideur en nous ouvrant la porte. Je lui adressai un sourire désagréable et me mis en marche. — Touchez-moi, et je vous réduis en poussière, le menaçai-je en ouvrant le battant à côté de celui qu’il tenait. Le hall central était spacieux et étrangement vide. Avec tout le monde en week-end, il n’y avait pas le brouhaha feutré des employés au travail. Sans attendre Jonathan, j’empruntai directement le large couloir qui menait au bureau de Trent. Je fouillai dans mon sac, en tirai mes lunettes ensorcelées avec la magie des lignes et criminellement moches et les mis sur mon nez. Jonathan laissa tomber ses tentatives pour respecter les convenances et lâcha Edden pour essayer de me rattraper. J’avançais à grands pas dans le couloir, les poings serrés et mes talons claquant sèchement. Je voulais voir Trent. Je voulais lui dire ce que je pensais de lui et lui cracher au visage pour avoir tenté de me briser en m’inscrivant dans les combats de rats illégaux de la ville. Les portes en verre dépoli de chaque côté du couloir étaient ouvertes sur des bureaux désertés. Plus loin, il y avait le bureau d’accueil, à moitié caché dans une alcôve en face de la porte de Trent. Le poste de travail de Sara Jane était aussi net que la jeune femme. Le cœur battant, je tendis la main vers la poignée de la porte de Trent, me jetant en arrière quand Jonathan me dépassa. Après un regard qui aurait pu faire asseoir un chien d’attaque, l’échalas frappa sur le battant en bois et attendit avant de l’ouvrir que la voix étouffée de Trent nous parvienne. Edden arriva à ma hauteur, son regard courroucé se désagrégeant d’horreur quand il vit mes lunettes. À cran, je touchai ma casquette et tirai sur ma veste pour la mettre d’aplomb. J’aurais peut-être dû demander à Ivy de me prêter quelque chose de plus chic. Le bruit de l’eau tombant sur des pierres filtra par la porte ouverte, et j’entrai sur les talons de Jonathan. Trent se leva de son siège à mon entrée. Je repris mon souffle pour lui adresser un salut sournois mais sincère. Je voulais lui dire que je savais qu’il avait tué le docteur Anders. Je voulais lui dire qu’il n’était qu’une ordure. Je voulais me coller sous son nez et lui hurler que j’étais meilleure que lui, qu’il ne me casserait jamais, qu’il n’était qu’un bâtard manipulateur et que j’allais le faire tomber. Mais je ne fis rien, douchée par son calme, sa force intérieure. Il était l’homme le plus maître de lui-même que j’aie jamais rencontré, et je restai muette tandis que ses pensées quittaient clairement d’autres sujets pour se concentrer sur moi. Et non, il n’utilisait pas de charme tiré des lignes pour avoir l’air aussi beau. C’était naturel. La moindre mèche de ses cheveux fins, presque transparents, était à sa place. Son costume gris, doublé de soie, n’avait pas un faux pli, accentuant la taille étroite et les larges épaules que j’avais reluquées pendant les trois jours sous ma forme de vison. Plus grand que moi, il m’accorda le regard qui était sa marque de fabrique : un mélange enviable de chaleur et d’intérêt professionnel. Il ajusta son veston avec une lenteur désinvolte, attirant mon regard en triturant le dernier bouton. Il n’y avait qu’un anneau à sa main droite, et comme moi, il ne portait pas de montre. Trent était l’un des célibataires les plus riches de cette putain de planète, et il était censé n’avoir que trois ans de plus que moi, mais ce costume lui donnait l’air plus vieux. Pourtant, même ainsi, sa mâchoire bien dessinée tout comme ses joues lisses et son nez fin lui conféraient une apparence plus appropriée pour la plage que pour une salle de conseil. Toujours avec ce sourire confiant, presque plaisant, il baissa la tête, retira ses lunettes cerclées de métal et les jeta sur son bureau. Gênée, je remis mes propres lunettes enchantées dans leur étui en cuir. Je regardai son bras droit quand il vint se placer devant son bureau. La dernière fois que j’avais croisé Trent, il portait un plâtre, ce qui était probablement la raison pour laquelle il m’avait ratée, lorsqu’il m’avait tiré dessus. Il y avait une bande de chair plus claire entre sa main et le poignet de son veston, là où le soleil n’avait pas encore eu le temps d’égaliser le bronzage. Je me raidis quand son regard me parcourut, s’arrêtant une seconde sur la bague de mon petit doigt. Celle qu’il m’avait volée et ensuite rendue pour me prouver qu’il en était capable. Il termina sur mon cou et sur la cicatrice presque invisible laissée par l’attaque du démon. — Mademoiselle Morgan, j’ignorais que vous pouviez travailler pour le BFO, dit-il en guise de bienvenue et sans faire un geste pour me serrer la main. — Je suis une consultante. J’essayai d’ignorer que sa voix liquide avait fait accélérer ma respiration. J’avais oublié cette voix, d’ambre et de miel – si tant est qu’une couleur et un goût puissent décrire un son. Elle était profonde et sonore, chaque syllabe distincte et précise mais se fondant dans la suivante comme un liquide. Elle était fascinante comme seule pouvait l’être la voix des plus vieux vampires. Et j’étais un peu inquiète d’autant l’apprécier. Je croisai son regard, essayant de lui renvoyer une image de confiance. Nerveuse, je tendis le bras, le forçant à faire de même. Après une hésitation minime, sa main vint à la rencontre de la mienne. Un élancement de satisfaction me réchauffa. Je l’avais forcé à faire ce qu’il ne voulait pas, même si c’était infime. Fière de moi, je glissai ma main dans la sienne. Je lus dans ses yeux vert glacé qu’il savait que je l’avais contraint à me toucher, mais sa poignée de main fut ferme et chaleureuse. Je me demandai depuis combien de temps il s’y entraînait. Satisfaite, je relâchai ma prise, mais au lieu de faire de même, la main de Trent glissa de la mienne avec une lenteur intime qui n’avait rien de professionnel. J’aurais pu considérer qu’il venait de me faire du plat, s’il n’y avait eu ce petit rétrécissement des yeux qui en disait des tonnes sur sa méfiance. — Monsieur Kalamack. (Je me refusai à m’essuyer la main sur ma jupe.) Vous semblez être en forme. — Tout comme vous. (Son sourire était figé sur son visage, et sa main était presque derrière son dos.) D’après ce que j’entends, vous vous débrouillez assez bien avec votre petite société d’investigation. J’imagine que ça ne doit pas être facile lorsqu’on débute. Petite société d’investigation ? Ma gêne se transforma en irritation. — Merci, réussis-je à dire. Sourire aux lèvres, Trent reporta son attention sur Edden. Tandis qu’en professionnels les deux hommes échangeaient des gentillesses hypocrites et politiquement correctes, j’examinai la pièce. La fausse fenêtre affichait toujours une image animée de l’une de ses pâtures pour yearlings, la lumière artificielle brillant à travers l’écran vidéo pour illuminer la moquette d’une tache ensoleillée. Il y avait un nouveau banc de poissons noir et blanc dans l’aquarium de la taille d’un zoo qui avait été déplacé vers une niche aménagée dans le mur derrière son bureau. À l’endroit où avait été posée ma cage, il y avait à présent un oranger en pot, mais le souvenir de l’odeur des croquettes convulsa mon estomac. Dans le coin de la pièce, la caméra de plafond m’envoyait sa petite lumière rouge. — C’est un plaisir de vous rencontrer, capitaine Edden, dit Trent, le rythme régulier de sa voix endormant mon attention. J’aurais souhaité que ce soit sous de meilleurs auspices. — Monsieur Kalamack. (Le staccato de la voix d’Edden semblait rugueux comparé à celle de Trent.) Je vous demande de nous excuser par avance pour tout désagrément que pourrait provoquer notre perquisition de votre propriété. Jonathan tendit le mandat à Trent, qui l’examina brièvement avant de le lui rendre. — « Des preuves tangibles en vue d’une arrestation pour les assassinats connus sous le nom de “meurtres du chasseur de sorciers” » ? (Ses yeux se posèrent sur les miens.) C’est un peu vague, non ? — Mettre noir sur blanc « Recherche d’un cadavre » semblait un peu vulgaire, dis-je sèchement. Edden s’éclaircit la voix ; la plus infime angoisse que nous puissions ne rien trouver mettait à l’épreuve son attitude professionnelle. Je remarquai qu’il se tenait à présent dans une attitude de repos toute militaire et me demandai si l’ex-commando en était conscient. — Vous êtes la dernière personne à avoir vu le docteur Anders, ajoutai-je pour voir la réaction de Trent. — C’est déplacé, mademoiselle Morgan, murmura Edden. Mais cette remarque me parut moins intéressante que l’émotion qui traversa Trent. De la colère, de la frustration, mais pas de surprise. Trent regarda Jonathan, qui haussa les épaules avec une discrétion jamais vue. Lentement, Trent s’assit sur son bureau, ses longues mains bronzées serrées devant lui. — Je ne savais pas qu’elle était morte. — Je n’ai jamais dit qu’elle l’était, dis-je, le cœur battant. Edden m’agrippa le bras pour m’avertir. — Elle a disparu ? demanda Trent avec un effort crédible pour ne montrer que du soulagement. C’est une bonne chose. Qu’elle soit seulement portée disparue et pas… euh… morte. J’ai dîné avec elle hier soir. Il y eut comme une ombre d’inquiétude sur le visage de Trent. Il nous indiqua les deux chaises derrière nous. — S’il vous plaît, asseyez-vous, dit-il en repassant derrière son bureau. Je suis sûr que vous avez quelques questions à me poser, étant donné que vous êtes en train de fouiller ma propriété. — Merci, monsieur. Oui, j’ai quelques questions. Edden prit le siège le plus près du couloir. Mes yeux suivirent Jonathan qui refermait la porte et resta à côté, l’air de monter la garde. Je me laissai glisser sur le dernier siège, dans la lumière du soleil artificiel, et me forçai à m’appuyer contre le dossier. Prenant un air détaché, je posai mon sac sur mes genoux et tâtai dans ma poche de veste pour y trouver une lancette. La piqûre de sa lame m’électrisa. J’enfonçai mon doigt sanguinolent dans mon sac, cherchant le charme avec soin. À présent, Trent n’a plus qu’à mentir et à essayer de s’en tirer. L’expression de Trent se figea en entendant le cliquetis de mon amulette. — Rangez votre sort de vérité, mademoiselle Morgan, accusa-t-il. J’ai dit que je serais heureux de répondre aux questions du capitaine Edden, pas de me soumettre à un interrogatoire. Votre mandat est valable pour une perquisition et pour une saisie, pas pour un interrogatoire contradictoire. — Morgan, siffla Edden, sa grosse main tendue vers moi. Donnez-moi ça ! Avec une grimace, j’essuyai le sang sur mon doigt et lui passai l’amulette. Il l’enfouit dans l’une de ses poches. — Toutes mes excuses, dit-il, son visage rond tendu. Mlle Morgan est obstinée dans son désir de trouver la ou les personnes responsables d’autant de morts. Elle a une tendance dangereuse (ça c’était pour moi) à oublier qu’elle doit agir selon les paramètres de la loi. Les fins cheveux de Trent se soulevèrent dans le courant d’air provoqué par les aérations. Voyant mon regard sur eux, il passa une main sur sa tête, avec un brin d’irritation. — Elle est pleine de bonnes intentions. Il n’aurait pas pu être plus méprisant ! Furieuse, je posai mon sac par terre avec un bruit mat. — Le docteur Anders aussi était plein de bonnes intentions. Est-ce que vous l’avez tuée après qu’elle a eu refusé votre offre d’emploi ? Jonathan se figea, et les mains d’Edden tressautèrent, comme s’il essayait de les garder sur ses genoux et de les tenir à l’écart de mon cou. — Rachel, je ne vous préviendrai pas une autre fois…, gronda-t-il. Le sourire de Trent n’avait même pas vacillé. Il était en colère et ne voulait pas le montrer. J’étais heureuse d’être libre d’afficher mes sentiments ; c’était on ne peut plus satisfaisant. — Non, ce n’est rien. (Trent joignit les doigts de ses deux mains et se pencha en avant pour les poser sur le bureau.) Si cela peut atténuer la conviction de Mlle Morgan que je suis capable de crimes si monstrueux, je serai plus qu’heureux de vous dire ce dont nous avons discuté hier soir. (Bien qu’il s’adressât à Edden, son regard ne quittait pas le mien.) Nous discutions de la possibilité pour moi de financer ses recherches. — Des recherches sur les lignes d’énergie ? demandai-je. Il prit un crayon et lui fit subir un mouvement de rotation qui trahit sa nervosité. Il aurait dû se débarrasser de ce tic. — Des recherches sur les lignes d’énergie, acquiesça-t-il. Dont le détail a peu de valeur intrinsèque. Je satisfaisais ma curiosité, un point c’est tout. — Je pense que vous lui avez offert un emploi. Et quand elle a refusé de travailler pour vous, vous l’avez fait tuer, comme tous les autres sorciers des lignes de Cincinnati. — Morgan ! s’exclama Edden, se redressant sur sa chaise. Allez m’attendre dans la camionnette. (Il se leva avec un regard d’excuse à l’intention de Trent.) Monsieur Kalamack, je suis tout à fait désolé. Mlle Morgan est complètement hors sujet et n’agit pas sous l’autorité du BFO pour lancer ses accusations. Je pivotai sur mon siège pour lui faire face. — C’est ce qu’il a essayé de me faire. Pourquoi aurait-il traité le docteur Anders différemment ? Le visage d’Edden devint écarlate derrière ses petites lunettes rondes. Je serrai les mâchoires, prête à lui répondre. Il prit une inspiration furieuse et la relâcha lorsqu’on frappa à la porte. Jonathan l’ouvrit et s’effaça pour laisser entrer Glenn. Celui-ci se contenta d’un petit salut de la tête à l’intention de Trent. Je compris à son attitude voûtée et furtive que la perquisition ne se passait pas bien. Il murmura quelque chose à Edden, et le capitaine se renfrogna, grognant sa réponse. Trent observa l’échange avec intérêt, son front se déplissant et la légère tension de ses épaules se relâchant. Le crayon retourna à sa place, et Trent s’enfonça plus confortablement dans son fauteuil. Jonathan s’approcha de Trent. Il posa sa main sur le bureau et se pencha pour murmurer à l’oreille de son patron. Mon attention passa du sourire condescendant de Jonathan au froncement de sourcils inquiet d’Edden. Trent allait s’en sortir avec toute l’apparence d’un citoyen malmené et à la réputation ternie par le BFO. Que je sois damnée. Jonathan se redressa, et les yeux verts de Trent croisèrent les miens, gentiment moqueurs. La voix d’Edden s’enfonça dans ma conscience. Il demandait à Glenn de faire contrôler les jardins une deuxième fois par Jenks. Trent allait s’en tirer blanc comme neige. Il avait tué tous ces gens, et il allait s’en sortir ! La frustration m’engloutit lorsque Glenn me lança un regard impuissant et sortit, refermant la porte derrière lui. Je savais que mes charmes étaient bons, mais il se pouvait qu’ils ne marchent pas si Trent utilisait la magie des lignes pour cacher Anders. Je sentis mon visage se décomposer. La magie des lignes ? S’il se servait de magie des lignes, il fallait que je l’utilise aussi pour la trouver. Me tournant vers Trent, je vis sa satisfaction chanceler devant mon regard soudain interrogateur. Il leva un doigt pour arrêter Jonathan et le faire taire pendant qu’il se concentrait sur moi, essayant visiblement de deviner ce que je pensais. Faire un sort de recherche en utilisant la magie de la terre était indéniablement de la magie blanche. Il s’ensuivait qu’un sort du même genre fondé sur la magie des lignes serait tout aussi blanc. Le coût pour mon karma serait négligeable, bien moindre que s’il s’était agi, disons, de mentir sur ma date de naissance pour obtenir une consommation gratuite. Et qu’il soit issu de la magie des lignes ou de celle de la terre, un sort de recherche serait couvert par le mandat de perquisition et de saisie. Mon cœur se mit à battre la chamade, et je touchai mes cheveux. Je ne connaissais pas l’incantation nécessaire, mais Nick devait l’avoir dans l’un de ses livres. Et si Trent utilisait la magie des lignes pour couvrir ses traces, il devait y avoir une ligne utilisable pas trop loin. Intéressant. — Je dois passer un coup de fil, dis-je, et ma voix me parut venir de l’extérieur de ma tête. Trent semblait ne plus savoir que dire. J’aimais bien voir cette émotion sur son visage. — Vous pouvez utiliser le téléphone de ma secrétaire sans aucun problème, dit-il. — J’ai le mien. (Je fouillai dans mon sac.) Merci. Edden me lança un regard suspicieux et alla parler à Trent et à Jonathan. À son attitude polie et à son air apaisant, je me dis qu’il devait essayer d’amortir les vagues que la visite ratée du BFO n’allait pas manquer de créer. Tendue, je me levai pour aller dans le coin le plus éloigné de la pièce et me trouver hors de portée de la caméra et aussi de leurs oreilles. — Sois là, murmurai-je en faisant défiler ma liste de numéros et en appuyant sur la touche d’appel. Réponds, Nick. S’il te plaît, réponds… Il pouvait être sorti faire ses courses. Il pouvait laver son linge ou faire une sieste sous sa douche. Mais j’étais prête à parier mon salaire inexistant qu’il était toujours en train de lire ce damné livre. Mes épaules se détendirent quand quelqu’un décrocha. Il était là. J’adorais les hommes prévisibles. — Allô, dit-il sur un ton préoccupé. — Nick, respirai-je. Dieu merci. — Rachel ? Qu’est-ce qui se passe ? J’entendis l’inquiétude dans sa voix, et mes épaules se raidirent de nouveau. — J’ai besoin de ton aide. (Je jetai un œil vers Edden et Trent et essayai de parler très bas.) Je suis chez Trent avec le capitaine Edden. Nous avons un mandat de perquisition. Pourrais-tu chercher dans tes livres une incantation en magie des lignes pour retrouver… euh… une personne morte ? Il y eut un moment d’hésitation. — C’est ce que j’aime chez toi, Ray-Ray. (J’entendis le bruit d’un livre qui glisse suivi par un bruit sourd.) Tu dis toujours des choses agréables. J’attendis, mon estomac faisant des nœuds au bruissement des pages tournées qui me parvenait faiblement de l’autre bout du téléphone. — Morts, murmura-t-il, pas du tout troublé, tandis que des papillons s’en prenaient à mon estomac avec des marteaux-piqueurs. Fées mortes. Fantômes morts. L’invocation pour les fantômes ferait l’affaire ? — Non. Je commençai à ronger le vernis de mes ongles en observant Trent me regarder alors qu’il parlait avec Edden. — Rois morts. Bétail mort… Ah, personnes mortes. Mon pouls s’accéléra, et je fouillai dans mon sac pour trouver un stylo. — D’accord… (Il resta silencieux, lisant le texte.) C’est assez simple, mais je ne pense pas que tu puisses l’utiliser en plein jour. Pourquoi ? — Tu sais comment les pierres tombales de notre monde apparaissent dans l’au-delà ? Eh bien, le sort fait apparaître les tombes non marquées de notre monde de la même façon. Mais il faut que tu sois capable de regarder dans l’au-delà avec ta seconde vue, et tu ne peux pas le faire si le soleil n’est pas couché. — Je le peux si je me tiens dans une ligne d’énergie, murmurai-je. J’avais froid. Je n’avais jamais vu ce genre d’information écrit dans un livre. Mon père me l’avait dit lorsque j’avais huit ans. — Rachel, protesta Nick après une seconde d’hésitation. Tu ne peux pas. Si ce démon s’aperçoit que tu es dans une ligne, il essaiera de t’entraîner complètement dans l’au-delà. — Impossible, mon âme ne lui appartient pas, soufflai-je en me tournant pour que personne ne puisse voir bouger mes lèvres. Il resta silencieux, et mon propre souffle me sembla très bruyant. — Je n’aime pas ça, finit-il par dire. — Et moi, je n’aime pas que tu appelles des démons. Le téléphone resta muet. Je regardai Trent puis lui tournai le dos. Je me demandai jusqu’à quel point son ouïe était fine. — D’accord, dit Nick. Mais il possède les deux tiers de mon âme, et un tiers de la tienne. Si… — On n’additionne pas les âmes comme des chiffres, Nick. (Ma voix était durcie par l’inquiétude.) C’est une affaire de tout ou rien. Il n’en a pas assez sur moi. Il n’en a pas assez sur toi. Et je ne repartirai pas d’ici sans avoir prouvé que Trent a tué cette femme. Alors donne-moi cette incantation. J’attendis, mes jambes commençant à mollir. — Tu as un stylo ? dit-il finalement. J’acquiesçai, oubliant qu’il ne pouvait pas me voir. — Oui. Je coinçai le téléphone pour pouvoir écrire sur ma paume comme s’il s’était agi de recopier une antisèche. — Bon. Ce n’est pas long. Je vais tout te traduire, sauf le dernier mot de l’incantation, parce que nous n’avons pas de mot qui signifie « cendres brillantes des morts », et que je pense qu’il est important que tu aies ce mot-là vraiment correctement. Donne-moi une minute, et je pourrai le mettre en vers. — Ça m’ira sans les rimes, dis-je lentement, trouvant que tout allait de mieux en mieux. Les « cendres brillantes des morts » ? Quelle sorte de langue a besoin d’un mot spécifique pour ça ? Il s’éclaircit la voix, et je préparai mon stylo. — « Les morts parmi les morts brillent comme la lune. Que tous se taisent sauf ceux qui ne reposent pas en paix. » (Il hésita.) Et le mot final est « Favilla ». — Favilla, répétai-je, l’écrivant phonétiquement. Il y a un geste ? — Non. Ça n’agit pas physiquement sur quoi que ce soit, donc tu n’as pas besoin d’un geste ou d’un objet de focalisation. Tu veux que je répète ? — Non. Je regardai ma paume, mal à l’aise. Est-ce que je veux vraiment le faire ? — Rachel. (À travers le haut-parleur du téléphone, sa voix me parut inquiète.) Fais attention. — Ouais. (Mon pouls battit plus vite sous le coup de l’excitation et de l’inquiétude.) Merci, Nick. Je me mordis la lèvre. Je venais de penser à autre chose. — Et, euh… garde mon livre avec toi tant que je ne t’aurai pas parlé, d’accord ? — Ray-Ray ? Il semblait méfiant. — Tu me demanderas de t’expliquer plus tard. Je jetai un coup d’œil vers Edden, puis vers Trent. Je n’avais rien de plus à dire. C’était un garçon intelligent. — Attends, dit-il soudain. Ne raccroche pas. (L’inquiétude dans sa voix me fit suspendre mon geste.) Garde-moi en ligne. Je suis incapable de rester assis ici en sentant ces tiraillements sur tout mon être sans savoir si tu t’en tires ou non. Je me passai la langue sur les lèvres et forçai ma main à arrêter de triturer le bout de ma tresse. Utiliser Nick comme mon familier allait à l’encontre de toutes mes fibres morales – et je voulais croire que j’en avais un bon paquet –, mais je ne pouvais pas renoncer. Je n’aurais même pas essayé si je n’avais pas été sûre que Nick ne courrait aucun danger. — Je vais passer mon téléphone à Edden, d’accord ? — Le capitaine Edden ? dit-il en s’étranglant, son inquiétude prenant des relents d’autoprotection. Je me retournai vers les trois hommes. — Capitaine. (Leur attention revint sur moi.) Je voudrais essayer un sort de recherche différent avant que nous repartions. Le visage rond d’Edden était fripé par la frustration. — Nous en avons fini ici, Morgan, lança-t-il sur un ton bourru. Nous avons déjà pris assez de temps à M. Kalamack. Je déglutis, essayant d’avoir l’air de faire ça tous les jours. — Celui-là opère sur des principes différents. L’air entra et sortit de ses poumons avec un bruit déchirant. — Je peux vous dire un mot dans le couloir ? commença-t-il. Dans le couloir ? On ne me ferait pas sortir dans le couloir comme un enfant importun. Je me tournai vers Trent. — M. Kalamack n’aura rien contre. Il n’a rien à cacher. N’est-ce pas ? Le visage de Trent était un masque de politesse professionnelle. Jonathan était derrière lui, son regard franchement haineux. — Aussi longtemps que cela reste dans les limites de votre mandat, dit Trent avec componction. J’eus un sursaut en entendant les doutes qu’il essayait de cacher. Il était inquiet. Moi aussi. Je traversai le bureau en quelques pas lents et tendis mon téléphone à Edden. — C’est un sort de recherche destiné à repérer les sépultures non marquées. Nick va tout vous dire là-dessus, capitaine. Ainsi, vous serez sûr que c’est légal. Vous vous souvenez de Nick, n’est-ce pas ? Edden accepta le téléphone. Le fin rectangle rose avait l’air ridicule entre ses mains épaisses. — Si c’est si simple, pourquoi ne m’en aviez-vous pas parlé avant ? Je lui adressai un sourire nerveux. — Ça utilise les lignes d’énergie. Le visage de Trent se figea. Son regard se porta sur mon poignet et ma marque de démon, et il se renfonça dans son siège, plus près de la protection de Jonathan. Je haussai les sourcils, bien que mon estomac soit noué. S’il protestait, il aurait l’air coupable. Ses mains s’emparèrent de ses lunettes cerclées de métal et les cognèrent contre le dessus du bureau. — Allez-y, dit-il comme si cela n’avait pas d’importance. Invoquez votre sort. J’aimerais voir combien une sorcière de la terre comme vous en sait sur la magie des lignes. — Moi aussi, dit Edden sèchement. Il mit le téléphone contre son oreille et commença à parler à Nick, la voix basse mais véhémente. Il voulait probablement s’assurer que ce que j’allais faire entrait dans le cadre du mandat du BFO. — Il faudra nous déplacer, dis-je presque pour moi-même. J’ai besoin de trouver une ligne dans laquelle me tenir. — Euh… mademoiselle Morgan… Trent était visiblement nerveux, assis raide dans son fauteuil. Les lunettes cerclées qu’il avait remises sur son nez lui donnaient un air moins sophistiqué, plus doux, presque inoffensif. J’eus l’impression qu’il avait pâli. Parfait, pensai-je sournoisement tout en fermant les yeux pour trouver plus facilement une ligne avec ma seconde vue. Comme si tu avais une ligne juste dans ton jardin. Je poussai mes pensées vers l’extérieur, à la recherche de la trace rouge de l’au-delà. J’inspirai, et je rouvris instantanément les yeux. Je regardai Trent. Ce type avait une foutue ligne qui passait juste au milieu de son foutu bureau. Chapitre 20 Bouche bée, je regardai Trent de l’autre côté du bureau. Son visage était fermé et ses traits tirés. À côté de lui, Jonathan ne semblait pas plus heureux. Mon pouls s’accéléra. Trent savait que c’était là. Il pouvait utiliser les lignes. Cela impliquait qu’il était soit un humain, soit un sorcier. Les vamps ne pouvaient pas s’en servir, et les humains qui en étaient capables et qui étaient infectés par le virus vamp ne pouvaient plus s’y connecter. Je ne savais pas ce qui me faisait le plus peur : que Trent utilise les lignes ou qu’il sache que je le savais. Que Dieu me vienne en aide. J’étais à mi-chemin de découvrir le secret le plus précieux de Trent. Ce qu’il était. La porte du bureau explosa contre le mur. L’adrénaline m’envahit douloureusement et je me mis en position de défense. C’était Quen. — Sa… Monsieur, aboya-t-il, évitant le titre de Sa’han au dernier moment. Il s’arrêta d’un coup, les yeux étrécis à la vue de mon attitude tendue, et d’Edden assis sur sa chaise, mon téléphone à l’oreille, prudemment immobile. Ses yeux verts se plantèrent dans les miens. Mon cœur battait à tout rompre. Nos positions défensives se relâchèrent, et je tirai sur ma jupe pour qu’elle retourne à sa place. La porte se referma, mais pas avant que Jenks ait pu entrer. — Hé, Rach’ ! (Les ailes du pixie étaient rouges d’excitation.) Quelqu’un a trouvé une ligne d’énergie, et ce quelqu’un est dans une sacrée merde. (Il s’arrêta brutalement, enregistrant la tension dans la pièce.) Oh, c’est toi ! dit-il avec un grand sourire. Faisant cliqueter ses ailes, il vint se poser sur mon épaule, la quittant vite pour celle d’Edden et la possibilité d’entendre ce que Nick racontait. Penché en avant, Trent appuya ses coudes sur le bureau. Une goutte de sueur perla à la naissance de ses cheveux. J’essayai d’avaler ma salive, mais ma bouche était sèche. — Mlle Morgan nous fait la démonstration de ses talents avec les lignes d’énergie, dit-il. Je suis vraiment impatient de voir ça. Ça, j’en suis sûre, pensai-je, me demandant jusqu’où je m’étais enfoncée dans la fosse à purin. La magie des lignes était très utilisée pour la sécurité, et Quen avait immédiatement su que j’avais trouvé la ligne dans le bureau de Trent. Mal à l’aise, je saisis cette occasion pour examiner l’aura de toutes les personnes présentes avec ma seconde vue. Celle de Jenks était un véritable arc-en-ciel, comme pour la plupart des pixies. Celle d’Edden était d’un bleu soutenu et virait au jaune autour de sa tête. Pour Quen, elle était d’un vert si profond qu’il en était presque noir, traversée de raies d’un orange criard autour de la taille et des mains – pas très sympathique. Celle de Jonathan aussi était verte, mais plus claire et presque terne dans son uniformité. Celle de Trent… J’hésitai. C’était dur à définir. L’aura de Trent était du jaune du soleil, traversée d’éclats d’un rouge vif. Les déchirures écarlates laissaient supposer qu’il avait eu sa part de tragédies destructrices de l’âme. Elle était inhabituellement resserrée autour de lui, bordée d’étincelles argentées, comme celle d’Ivy. Elles explosèrent et flottèrent autour de lui quand il leva une main et la passa dans ses cheveux pour les aplatir. Il cherchait quelque chose, et la façon dont les étincelles s’incrustaient dans son aura principale indiquait qu’il avait consacré sa vie à cette quête. L’argent, le pouvoir, la volonté n’étaient là que pour servir un but supérieur. Après quoi courait-il ? C’était une vraie question. Je ne pouvais pas voir ma propre aura. Il aurait fallu que je me tienne sur un miroir d’incantation, et ça, je ne le referai jamais. Mais j’étais sûre que Trent l’examinait, et je n’aimais pas le fait qu’il puisse voir la sale tache noire de la marque du démon palpiter sur mon poignet, ou ces striures rouges malsaines que mon aura avait aussi, ni qu’il s’aperçoive qu’à part ces étincelles d’argent nos auras étaient presque semblables. Edden nous regardait l’un et l’autre avec méfiance, sachant qu’il se passait quelque chose, mais ignorant quoi. Le front plissé, il s’avança sur le bord de son siège et continua à échanger à voix basse avec Nick des paroles laconiques. — Vous avez une ligne d’énergie en plein milieu de votre bureau ? dis-je à moitié étourdie. — Vous en avez une dans votre jardin, répondit Trent sèchement. Les mâchoires serrées, il se tourna vers Edden. Je pus presque toucher du doigt son regret que le capitaine du BFO ait été là. Son expression recelait une mise en garde effrayante. Il n’était pas très connu que seuls les humains et les sorciers étaient capables de manipuler les lignes, mais tout un chacun pouvait arriver à cette conclusion, et je compris qu’il voulait que je me taise là-dessus. J’étais toute disposée à ne rien dire, sachant qu’avoir cette information équivalait à tenir un cobra par la queue. Mes doigts tremblaient sous l’effet de l’adrénaline, et je serrai les poings en me tournant vers la traînée d’au-delà qui traversait la pièce. Elle traçait un chemin d’est en ouest devant son bureau, plus exacte que n’importe quelle boussole, et j’imaginai qu’elle devait aussi traverser son bureau privé, à l’arrière du bâtiment. Dès que j’aurais mis le pied dedans, je pourrais valider cette intuition. La sueur perla dans le creux de mes reins. Je n’étais jamais entrée volontairement dans une ligne. À moins que vous fassiez l’effort de vous brancher dessus, vous pouviez la traverser sans rien sentir. Je pris une inspiration et me forçai à me détendre. Si Algaliarept se montrait, tout ce que j’aurais à faire serait de sortir de la ligne. Lui ne pouvait quitter l’au-delà tant que le soleil était au-dessus de l’horizon. Avec un dernier regard méfiant pour les deux hommes debout derrière Trent, le protégeant, je fermai les yeux. Je me concentrai, tendis mes pensées vers la ligne et la touchai. Grisée par le pouvoir, je sentis mon pouls s’affoler, et je crois que je vacillai. Le souffle court et rauque, je levai une main pour indiquer à Edden de ne pas me toucher. Je l’avais entendu se lever. Il aboya des questions inaudibles à l’intention de Nick. Je restai la tête inclinée, sans rien faire, me contentant de surfer sur les vagues d’énergie qui déferlaient en moi avec de plus en plus de force. Il y eut comme un ressac quand elles arrivèrent au bout de mon corps. Leur rebond les fit heurter le flot qui continuait à entrer en moi, et ma tête se mit à battre douloureusement. Un instant, je sentis la panique m’envahir tandis que le pouvoir montait encore en moi. Quel niveau pouvait-il atteindre ? J’étais comme un ballon surgonflé, j’allais exploser ou devenir folle. C’est pour ça, me dis-je, que les sorciers des lignes ont un familier. Leur compagnon animal filtrait l’énergie brute, son esprit plus simple étant plus à même de supporter la tension. Je ne ferais pas prendre ce risque à Nick. Il fallait que je l’accepte moi-même. Et je n’étais même pas encore entrée dans cette ligne. Libre à chacun de faire des suppositions sur la puissance qu’elle allait alors dégager. Lentement, le flux exigeant se calma, devenant presque supportable. Parcourue de picotements, je pris une profonde inspiration qui sonna comme un sanglot. La balance d’énergie semblait s’être finalement équilibrée. Je pouvais sentir les mèches de cheveux échappées de ma tresse me chatouiller le cou, soulevées par le vent d’au-delà qui passait à travers moi. — Mon Dieu…, balbutia Edden. J’espérai ne pas avoir soudain perdu sa confiance. Je pense que, jusqu’à cet instant, il n’avait pas vraiment compris combien nous étions différents. Mais là, il voyait mes cheveux agités par un vent que j’étais seule à sentir. — Pas terrible comme sorcière, entendis-je Jonathan commenter. Elle titube sous l’effet du pouvoir comme un ivrogne à midi. — Ce serait le cas si elle tirait sur cette ligne comme la plupart des gens. (La voix de Quen n’était qu’un murmure au fond de sa gorge et je dus tendre l’oreille pour entendre la suite.) Sa’han, elle n’utilise pas de familier. Elle canalise cette ligne à elle toute seule. Le hoquet alarmé de Jonathan me fit l’effet d’un baume. Jusqu’à ce qu’il lance sur un ton urgent : — Il faut la tuer. Cette nuit. Elle ne vaut plus le risque. Mes yeux s’ouvrirent presque, mais je réussis à les garder fermés pour qu’ils ne sachent pas que j’avais entendu. Mon cœur battait la chamade et résonnait dans mes oreilles, accompagnant la lente montée de l’énergie de la ligne qui continuait à s’infiltrer en moi. — Jonathan, dit Trent sur un ton las. On ne tue pas quelqu’un parce qu’il est plus fort que soi. On trouve un moyen de l’utiliser. M’utiliser ? pensai-je amèrement. Il faudra que je sois morte. J’espérai que ce n’était pas une prémonition. Je redressai la tête, croisai les doigts pour attirer la chance, fis une courte prière pour que ce ne soit pas une erreur, et entrai dans la ligne. Mes jambes fléchirent quand la marée de pouvoir disparut avec une soudaineté douloureuse. Elle s’était évanouie. L’influx désagréable d’au-delà n’était plus là. Sans le croire, je me relevai, m’apercevant que j’étais tombée à genoux. Je forçai mes yeux à rester fermés, par peur de perdre ma seconde vue, et repoussai d’une tape la main d’Edden agrippée à mon épaule. La puissance de la ligne tourbillonnait en moi, picotant ma peau et agitant mes cheveux, mais l’équilibre était parfait. J’en étais encore secouée, mais je n’avais plus à résister à la tension créée par l’afflux d’énergie. Pourquoi personne ne m’avait-il jamais expliqué ça ? Se tenir dans une ligne était sacrément plus aisé que de maintenir un lien avec elle, même si le vent agressif nécessitait qu’on s’y habitue. Les yeux toujours fermés, j’examinai l’au-delà, me disant qu’il était encore plus étrange sous les feux du soleil des démons. Les murs du bureau de Trent s’étaient évaporés, et seul le murmure de la conversation entre Edden et Nick me raccrochait à la réalité, convainquant mon esprit déboussolé que non, je n’étais pas passée dans l’au-delà. Je me tenais dans l’encadrement d’une porte qui m’en révélait un aperçu. De tous côtés s’étendait un paysage vallonné, parsemé de bouquets d’arbres dispersés dans de grands espaces ouverts. D’est en ouest courait le ruban brumeux de la ligne d’énergie. Je me trouvais aux deux tiers de sa longueur considérable et j’aurais parié qu’elle passait par le bureau privé de Trent. Le ciel était d’un jaune délavé et le soleil cognait durement, comme s’il essayait de faire rentrer les arbres rabougris dans le sol. J’avais l’impression qu’il me traversait complètement, se réfléchissant sur le sol pour venir me réchauffer la plante des pieds. Même l’herbe drue semblait plier sous son poids, m’arrivant à peine à mi-mollet. À l’ouest, dans le lointain brumeux, je vis un ensemble de lignes aiguës et d’angles qui trônaient au-dessus du paysage. Étrange et inquiétante, la cité des démons était visiblement en ruine. — Sympa, laissai-je échapper, et j’entendis Edden dire à Nick d’arrêter avec ses questions. Je savais que Trent regardait, bien que je ne puisse pas le voir. Je lui tournai le dos pour qu’il ne lise pas sur mes lèvres et murmurai la première moitié de l’incantation. Heureusement, je me souvenais de la courte phrase ; je n’aurais pas voulu rouvrir les yeux pour la lire sur ma paume. Quand les mots quittèrent ma bouche, un léger déséquilibre de l’énergie se manifesta dans mes pieds et tourbillonna pour remonter jusqu’à mon ventre. Mes jambes se ramollirent quand je sentis l’herbe se pencher vers moi de tous côtés. La force de la ligne coula dans mon corps, apportant avec elle une sensation de picotement agréable. Je me demandai jusqu’où irait cette sensation, ne voulant pas m’avouer que c’était plaisant. Quand j’attaquai la deuxième partie, mes cheveux se soulevèrent dans un nouvel élan du pouvoir. Quand je n’eus plus que le dernier mot de l’incantation à prononcer, l’énergie atteignit un sommet, envoyant une nuée d’épingles qui s’enfoncèrent partout en moi. Elle resta étale un moment, puis se retira en un éclair, reflux jaune et plat qui se répandit en cercles concentriques sur le paysage environnant. — Sainte merde, dis-je avant de me coller une main sur la bouche en espérant ne pas avoir ruiné le sort. Je n’avais pas encore fini. Choquée, je contemplai avec ma seconde vue la nappe d’énergie de l’au-delà en train de s’étendre. La vague était de la couleur de mon aura, et je me sentis mal à l’aise. Je me rassurai en me disant que le sort n’avait pris que la couleur de mon aura, pas l’aura elle-même. Les cercles continuèrent à s’élargir jusqu’à devenir presque invisibles au loin. Je ne savais pas si je devais être heureuse ou inquiète qu’ils semblent avoir été jusqu’à la cité qui se devinait dans la brume. La vague n’avait pas laissé inchangé le paysage de l’au-delà, et ma crainte mêlée d’admiration se transforma en inquiétude quand je notai les taches vertes et scintillantes qu’elle avait laissées un peu partout derrière elle. C’étaient des corps. Il y en avait partout. Près de moi, je pouvais distinguer les plus petits, quelquefois pas plus gros que l’ongle de mon petit doigt. Plus loin, seuls les plus grands étaient discernables. J’en eus d’abord l’estomac soulevé, puis cette première réaction s’apaisa quand je compris que le sort faisait apparaître tout ce qui était mort : rongeurs, oiseaux, insectes, tout. Un grand nombre de corps de grande taille reposaient à l’ouest, en lignes et en colonnes bien ordonnées. J’eus un instant de panique avant de comprendre qu’ils étaient juste à l’emplacement des écuries de Trent dans le monde réel, et qu’il s’agissait probablement des dépouilles de ses vieux chevaux de course. Mon cœur reprit un rythme normal, et j’essayai de me souvenir du dernier mot, celui qui finaliserait le sort pour ne montrer que les restes humains. Le front plissé, debout dans le bureau de Trent, les pieds fermement plantés dans la porte vers l’au-delà, je fis des efforts désespérés pour m’en souvenir. — Oh, n’est-ce pas charmant ? dit une voix riche et cultivée, juste derrière moi. J’attendis que quelqu’un me dise qui venait d’entrer dans le bureau de Trent, mais personne ne dit quoi que ce soit. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête. Prête au pire, je gardai les yeux fermés et pivotai. Je portai la main à ma bouche et me figeai. C’était un démon vêtu d’une robe de chambre et de pantoufles. — Rachel Mariana Morgan ? dit-il avec un sourire vicieux. Je déglutis difficilement. D’accord. C’était mon démon. — Que fais-tu dans la ligne d’énergie de Trenton Aloysius Kalamack ? Ma respiration s’accéléra et je remuai une main derrière moi, essayant de trouver le bord de la ligne. — Je travaille. (Ma main se mit à vibrer quand je le trouvai.) Et toi, que fais-tu ici ? Il haussa les épaules. Sa silhouette s’allongea lorsqu’elle se modifia pour prendre l’apparence familière d’un vamp nonchalant, vêtu de cuir, avec des cheveux blonds et une oreille déchirée. Il se déplaça avec une démarche chaloupée de mauvais garçon, passant sa langue sur des lèvres boudeuses. La chaîne qui allait de sa poche arrière à la boucle de sa ceinture se mit à cliqueter. Mon souffle se fit hésitant. Il commençait à mieux prendre l’image de Kisten dans ma tête. Là, il l’avait presque à la perfection. Une paire de lunettes teintées avec des verres ronds apparut dans sa main. Il déplia les branches avec un mouvement sec du poignet. — Je t’ai sentie, chérie. (Ses dents s’allongèrent pour devenir des dents de vampire et il mit les lunettes pour cacher le rougeoiement de ses yeux de chèvre.) Il fallait a-a-absolument que je vienne voir si tu étais là pour me rendre visite. Ça ne te gêne pas si je prends cette forme, n’est-ce pas ? Il a les boules d’un taureau. Que Dieu me vienne en aide. Je frissonnai et sortis ma main de la ligne malgré le déséquilibre douloureux d’énergie que cela provoqua. — Je n’essayais pas d’attirer ton attention, soufflai-je. Va-t’en. Je sentis une pression sur ma main et la retirai vivement. Je respirai une odeur de café brûlé et souhaitai qu’Edden cesse de faire ça. — À qui diable parle-t-elle ? demanda doucement le capitaine du BFO. — Je ne sais pas, répondit Jenks. Mais je ne vais pas entrer dans cette ligne pour le voir. — M’en aller ? dit le démon, souriant de toutes ses dents. Non, non, non. Ne sois pas stupide. Je veux voir quelle quantité d’au-delà tu es capable de manipuler. Continue, chérie. Achève ton petit charme, m’encouragea-t-il. En bruit de fond, je pouvais entendre Trent et Quen engagés dans une discussion animée. Je ne tenais pas à ouvrir les yeux et à risquer de perdre le démon de vue, mais je me dis que Trent gagnait. Nerveuse, je passai ma langue sur mes lèvres, me détestant quand le portrait de Kisten fit la même chose avec une lenteur moqueuse. — J’ai oublié le dernier mot, admis-je. (Mais je me redressai en m’en souvenant brusquement.) Favilla, prononçai-je avec soulagement. Le démon battit des mains avec enthousiasme. Je sursautai en sentant une seconde vague d’au-delà me transpercer. Je serrai mes bras autour de moi, comme pour garder mon aura intacte, et regardai le nouveau flot jaune se répandre, à la suite du premier. Algaliarept gémit, titubant comme sous l’effet du plaisir lorsqu’il passa à travers lui. Je contemplai sa réaction, horrifiée. Visiblement, le démon appréciait. Mais s’il avait pu prendre mon aura, il l’aurait déjà fait. C’est du moins ce que j’espérais. — De la barbe à papa, dit-il en fermant les yeux. Que je sois fouetté et tué, de la barbe à papa et du nectar. Super. Il fallait que je sorte de là. Pendant qu’Algaliarept passait sa main dans l’herbe et léchait sur ses doigts la couche jaune d’énergie que mon sort y avait laissée, j’examinai le paysage environnant. Mes épaules se tendirent d’inquiétude. Tous les amas lumineux marquant la présence de morts avaient disparu. Algaliarept semblait content, essorant l’herbe pour en tirer les restes de mon sort. J’en profitai pour regarder derrière moi. Mon tour d’horizon rapide s’arrêta brutalement. L’une des sépultures de chevaux brillait d’un rouge violent. Ce n’était pas un cheval, mais une personne. Trent l’a tuée, pensai-je, mon attention attirée par une nouvelle forme qui se matérialisait dans la ligne d’énergie. C’était Trent. Il m’avait rejointe pour savoir ce que je voyais. Son regard se porta sur la lueur rouge. Ses yeux s’élargirent de surprise. Mais ce n’était encore rien. Tout à coup, il vit le démon se transformer en une copie de moi, élégant et menaçant dans une combinaison de soie noire. — Trenton Aloysius Kalamack. (Sa voix était plus sensuelle que la mienne pourrait jamais l’être ; il lécha de façon suggestive le reste de mon sort sur ses doigts, et je me demandai s’il ne me faisait pas paraître plus attirante que je l’étais.) Tes pensées ont pris une direction vraiment dangereuse. Tu devrais choisir avec plus de soin qui tu invites à jouer dans ta ligne d’énergie. (Il sembla hésiter, une hanche en avant et regardant par-dessus ses lunettes, comparant nos auras.) Vous faites un couple si mignon, comme des chevaux assortis dans mes écuries. Et il disparut dans une vague de picotements, me laissant seule à regarder Trent au milieu du paysage d’au-delà. Chapitre 21 Mes talons claquèrent avec une assurance plus grande que celle que je ressentais en empruntant le large porche en bois qui menait à la poulinière. Je précédais Trent et Quen. La rangée de boxes vides faisait face au sud et au soleil de l’après-midi. Au-dessus se trouvait le logement des vétos. Comme c’était l’automne, l’ensemble était inoccupé. Bien que les chevaux puissent pouliner à tout moment de l’année, la plupart des écuries mettaient en place des programmes de reproduction pour que les juments mettent bas toutes en même temps, ce qui permettait de passer la période dangereuse en une seule fois. Je me dis que ces bâtiments temporairement déserts étaient un bon endroit pour cacher un corps. Dieu me vienne en aide, pensai-je avec un éclair soudain de culpabilité. Comment pouvais-je être si désinvolte ? Le docteur Anders était morte. L’aboiement discret d’un beagle s’éleva dans l’après-midi brumeux. Je relevai la tête, et mon cœur eut un à-coup. Plus loin, le long du chemin de terre, il y avait un chenil de la taille d’un ensemble résidentiel. Des chiens étaient dressés contre les grillages et nous regardaient. Trent me frôla en passant à côté de moi ; l’air déplacé par son passage sentait les feuilles mortes. — Ils n’oublient jamais une proie, murmura-t-il, et je me raidis. Trent et Quen m’avaient accompagnée jusqu’ici, laissant Jonathan derrière pour superviser les agents du BFO qui continuaient à revenir des jardins. Ils se dirigèrent vers une alcôve nichée au cœur de la rangée de boxes. La pièce aux cloisons en bois était ouverte au vent et au soleil sur un côté. D’après son mobilier rustique, je devinai qu’il s’agissait d’un box converti en salle de réunion en plein air, pour les pauses des vétos durant les mises bas et autres. Je n’aimais pas beaucoup que personne ne les accompagne, mais je n’avais pas l’intention de me joindre à eux. Je m’arrêtai et m’appuyai contre un poteau de soutènement, décidant que je pouvais très bien les surveiller de loin. Trois agents du BFO avec leurs chiens chercheurs de cadavres se tenaient près de la fourgonnette-chenil garée à l’ombre d’un chêne géant. Les portes du véhicule étaient ouvertes, et la voix autoritaire de Glenn s’en élevait avant d’aller se perdre dans les pâtures chauffées par le soleil. Edden était à la lisière du groupe, comme un étranger. À le voir les mains dans les poches et la bouche fermée, il était évident que Glenn commandait. Jenks voletait au-dessus d’eux, les ailes rouges d’excitation. Il ne faisait que se mettre dans le chemin et ne cessait de lancer des conseils non sollicités que personne n’écoutait. Les autres agents du BFO étaient sous le vieux chêne qui surplombait le parking. Pendant que je regardais, un fourgon-labo vint s’y garer avec une lenteur exagérée. Le capitaine Edden l’avait appelée après que j’eus trouvé un corps. Je jetai un coup d’œil vers Trent et conclus que l’homme d’affaires avait quand même l’air un peu ennuyé, debout dans la pièce de service et les mains dans le dos. Personnellement, j’aurais été chamboulée si quelqu’un avait été sur le point de trouver un corps sur ma propriété. J’étais sûre que c’était dans ce bâtiment que la sépulture non marquée avait brillé. Glacée, je quittai l’allée couverte et passai au soleil. Les mains serrées sur mes coudes, je m’arrêtai dans le parc de stationnement couvert de sciure. De sous une mèche de cheveux échappée de ma tresse, je continuai discrètement à regarder Trent. Il avait mis un chapeau léger couleur crème pour se protéger du soleil et remplacé ses chaussures par des bottes en vue de notre visite aux écuries. Ça lui allait bien, et il était injuste qu’il ait l’air si calme et détendu. Mais il sursauta soudain au bruit d’une portière claquée. Il était aussi tendu que moi, mais il le cachait mieux. Glenn dit encore quelques mots d’une voix forte, et le groupe d’agents se sépara. La queue battante, les chiens commencèrent une fouille méthodique : deux dans la plus proche pâture ; un dans le bâtiment lui-même. Je ne pus m’empêcher de noter que le maître-chien assigné aux écuries utilisait aussi ses propres ressources au lieu de s’appuyer uniquement sur l’odorat de son animal. Il regardait dans les chevrons du toit et ouvrait les panneaux fermés. Le capitaine Edden toucha l’épaule de son fils et se dirigea vers moi en balançant ses bras courts. — Rachel. (Il avait parlé avant même d’être près de moi et je le regardai, surprise qu’il ait utilisé mon prénom.) Nous avons déjà fouillé ce bâtiment. — S’il ne s’agit pas de ce bâtiment, alors c’est dans le coin. Il se peut que vos hommes n’aient pas utilisé mes charmes correctement. Ou qu’ils ne les aient pas utilisés du tout, finis-je pour moi-même, sachant que les préjugés que ressentaient les humains étaient souvent cachés sous des sourires, des mensonges et de l’hypocrisie. Cependant, je ne devais pas tirer de conclusions hâtives. J’étais à peu près sûre que Trent avait utilisé la magie des lignes pour dissimuler le corps du docteur Anders et, de ce fait, mes charmes étaient inutiles. Mon attention alla des chiens à Trent tandis que Quen se penchait pour lui parler à l’oreille. — Il ne devrait pas être en état d’arrestation, ou menotté, ou quelque chose ? demandai-je. Edden cilla face au soleil rasant. — Gardez votre petite culotte. Les affaires de meurtre sont gagnées ou perdues lors du recueil des preuves, Morgan. Vous devriez le savoir. — Je suis une Coureuse, pas un inspecteur, dis-je aigrement. La plupart des gens sur lesquels j’ai mis le grappin avaient été inculpés avant que je les ramène. Il grogna. Je me dis que la stricte application des « règles » par le capitaine Edden risquait de donner à Trent l’occasion de disparaître dans un nuage de fumée pour n’être jamais retrouvé. Me voyant me trémousser, il pointa son doigt vers moi puis vers le sol pour me signifier de rester où j’étais, puis se dirigea l’air de rien vers Trent et Quen, les mains enfoncées dans ses poches, pas très loin de son arme. Quen n’était pas armé, mais à le voir passer légèrement d’un pied sur l’autre, il n’en avait pas besoin. Je me sentis mieux quand Edden sépara avec finesse les deux hommes, demandant à un agent qui passait de voir avec Quen les consignes de sécurité en place pendant que lui-même parlait avec Trent du prochain dîner de recueil de fonds du BFO. Joli. Je me détournai et regardai le soleil briller sur le pelage jaune du chien. La chaleur me pénétrait, et l’odeur des écuries évoquait des souvenirs heureux. J’avais aimé mes trois étés dans le camp de vacances. Les odeurs de sueur des chevaux et de foin mêlées aux relents de crottin décomposé agissaient comme un baume. Les leçons d’équitation avaient été destinées à améliorer mon sens de l’équilibre, à affermir mes muscles, et à augmenter le nombre de mes globules rouges. Mais je crois que leur plus grand effet avait été la confiance que m’avait donnée le fait d’être aux commandes d’un magnifique et gigantesque animal qui faisait tout ce que je lui demandais. Pour une fillette de onze ans, cette sensation de pouvoir était comme une drogue. Je souris et fermai les yeux, sentant le soleil d’automne pénétrer plus profondément. Un matin, mon amie et moi nous étions glissées hors de notre bungalow pour dormir dans l’écurie, avec les chevaux. Le bruit profond de leur respiration était d’un réconfort incroyable. La responsable du bungalow avait été furieuse, mais ç’avait été le meilleur somme que j’aie fait de tout le séjour. Je rouvris les yeux. Probablement ma seule nuit de sommeil ininterrompu. Jasmine aussi avait bien dormi dans l’écurie. Et la petite fille pâle avait désespérément eu besoin de dormir. Jasmine ! pensai-je, me raccrochant au prénom. La petite fille aux cheveux noirs s’appelait Jasmine. Le pépiement d’une radio me rappela à l’ordre, plus mélancolique que j’aurais pu le penser. Jasmine avait souffert d’une tumeur au cerveau inopérable, et je ne croyais pas que même les activités illégales du père de Trent aient pu la sauver. Mon attention revint sur ce dernier. Il m’observait de ses yeux verts tout en parlant avec Edden. Je remis ma casquette droite et replaçai une mèche de cheveux derrière l’une de mes oreilles. Je refusai de me laisser déstabiliser et le regardai en retour. Son regard se porta derrière moi, et je me retournai pour voir la voiture rouge de Sara Jane s’arrêter dans un nuage de sciure à côté des véhicules du BFO. La petite femme se précipita hors de sa voiture. Avec son jean et son chemisier décontracté, elle paraissait complètement différente. Elle claqua la portière et se précipita vers nous. Elle s’arrêta devant moi, en furie. — Vous ! accusa-t-elle, me faisant reculer d’un pas. C’est votre faute, n’est-ce pas ? Elle avait hurlé, et mon visage perdit toute expression. — Euh… Elle approcha son visage du mien, et je fis un autre pas en arrière. — Je vous ai demandé votre aide pour retrouver mon petit ami, dit-elle d’une voix perçante, ses yeux lançant des éclairs. Pas pour accuser mon employeur de meurtre ! Vous êtes une sorcière malfaisante, totalement malfaisante. Vous pourriez… Vous pourriez foutre Dieu à la porte ! — Euh…, marmonnai-je, jetant un coup d’œil vers Edden pour qu’il m’aide. Lui et Trent étaient en route pour nous rejoindre, et je reculai encore d’un pas, tenant mon sac serré devant moi. Je ne m’attendais pas à cela. — Sara Jane, temporisa Trent avant même d’être à côté de nous. Tout va bien. Elle virevolta vers lui, ses cheveux blonds captant les rayons du soleil. — Monsieur Kalamack. (Son visage soudain transformé par l’inquiétude et la peur, les yeux plissés, elle se tordit les mains.) Je suis désolée. Je suis venue aussitôt que j’ai su. Je ne lui ai pas demandé de venir ici. Je… Je… Ses yeux s’emplirent de larmes, elle émit un petit bruit de gorge, laissa tomber sa tête dans ses mains et se mit à pleurer. Mes lèvres s’écartèrent de surprise. Était-elle inquiète pour son emploi, pour son petit ami, ou pour Trent ? Ce dernier me jeta un regard noir, comme si j’étais responsable de l’état de Sara Jane. Quand il posa une main sur les épaules tremblantes de la jeune femme, son regard révéla une vraie sympathie. — Sara Jane. (Il essayait de la calmer et baissa la tête pour voir ses yeux.) N’allez pas penser que je vous blâme pour tout cela. Les accusations de Mlle Morgan n’ont rien à voir avec votre visite au BFO au sujet de Dan. Sa magnifique voix montait et descendait comme des vagues de soie. — Mais elle croit que vous avez tué tous ces gens, balbutia-t-elle en reniflant. Elle s’essuya le visage, étalant une grosse tache brune de mascara sous l’un de ses yeux. Edden se trémoussait, mal à l’aise. Le pépiement en provenance des radios des véhicules du BFO s’élevait au-dessus de celui des grillons. Je refusai de me sentir désolée de faire pleurer Sara Jane. Son patron n’était qu’une ordure, et plus tôt elle en serait consciente, mieux elle se porterait. Trent n’avait pas tué ces gens de ses propres mains, mais il avait organisé leur mort, ce qui le rendait aussi coupable que s’il les avait découpés lui-même. Mes pensées revinrent à la photo de la femme sur la table d’autopsie, et ma conviction se raffermit. Trent releva la tête de Sara Jane avec gentillesse. Je m’étonnai de sa compassion et me demandai quel effet ça me ferait d’avoir sa belle voix pour me calmer, pour me dire que tout allait bien. Je me demandai aussi s’il y avait une seule chance que Sara Jane lui échappe un jour saine et sauve. — Ne tirez pas de conclusions hâtives, dit Trent tout en lui tendant un mouchoir brodé à ses initiales. Personne n’a encore été accusé de quoi que ce soit. Et il n’y a pas de raison que vous restiez ici. Pourquoi ne rentreriez-vous pas chez vous ? Cette sale affaire sera réglée dès que nous aurons trouvé le chien errant sur lequel s’est fixé le sort de Mlle Morgan. Un chien errant ? Sara Jane me jeta un regard venimeux. — Bien, monsieur, dit-elle, la voix dure. J’étais tiraillée entre le désir de l’emmener déjeuner pour avoir avec elle une discussion à cœur ouvert et l’envie de la gifler pour faire entrer un peu de bon sens sous son crâne. Edden s’éclaircit la voix. — Je demanderai à Mlle Gradenko et à vous-même de rester ici jusqu’à ce que nous en sachions plus, monsieur. Le sourire professionnel de Trent eut comme un raté. — Sommes-nous en état d’arrestation ? — Non, monsieur, dit Edden respectueusement. C’est simplement un souhait. — Capitaine ! cria un maître-chien du palier de l’étage. (Mon cœur se mit à battre la chamade en entendant l’excitation dans la voix de l’homme.) Chaussette n’a rien senti, mais nous avons trouvé une porte fermée à clé. L’adrénaline fusa dans tout mon corps. Je regardai Trent. Son visage ne trahissait rien. Quen et un petit homme s’avancèrent, accompagnés par un agent du BFO. Le petit homme était visiblement un ancien jockey devenu entraîneur. Sa peau était ridée comme du cuir vieilli, et il avait un trousseau de clés à la main. Elles tintèrent quand il en choisit une et la passa à Quen. Celui-ci la tendit à son tour à Edden dans un mouvement d’une fluidité déroutante et pleine de menace. — Merci, dit le capitaine du BFO. Maintenant, retournez avec les agents. (Il hésita, un sourire sur les lèvres.) Si cela ne vous dérange pas. S’il vous plaît. Il leva un doigt à l’intention de deux agents qui venaient d’arriver et leur indiqua Quen. Ils s’approchèrent au petit trot. Glenn abandonna le fourgon-labo avec sa radio et se dirigea vers nous. Jenks l’accompagnait et fit trois fois le tour de sa tête avant de foncer vers nous. — Donnez-moi la clé, dit-il en s’arrêtant entre Edden et moi dans un nuage de poussière pixie. Je vais la leur apporter. En arrivant à notre niveau, Glenn eut un regard embêté vers le pixie. — Tu n’appartiens pas au BFO. La clé, s’il vous plaît, demanda-t-il au capitaine. Un soupir discret souleva les épaules d’Edden. Il aurait bien voulu voir ce qu’il y avait dans cette pièce, et il faisait un effort conscient pour laisser son fils s’en occuper. Légalement, il n’avait aucune raison d’être ici – sauf celle d’accuser un membre du conseil municipal de meurtre. Les ailes de Jenks cliquetèrent sèchement quand Edden passa la clé à son fils. Je pouvais sentir la sueur de Glenn par-dessus son eau de Cologne, et son impatience. Un petit groupe avait rejoint la chienne et son maître près de la porte. Je serrai mon sac contre moi et pris la direction de l’escalier avec Glenn. — Rachel, dit-il, s’arrêtant et me prenant par le bras. Tu restes ici. — Pas question ! m’exclamai-je, dégageant mon bras. Je regardai Edden pour trouver de l’aide, mais il haussa les épaules, l’air déçu de ne pas avoir été invité non plus. Le visage de Glenn se durcit quand il suivit mon regard. Il me lâcha. — Reste ici. Je veux que tu surveilles Kalamack. Lis ses émotions pour moi. — Tout ça n’est qu’un ramassis de conneries. (Mais conneries ou pas, c’était quand même une bonne idée.) Ton p… (Je me mordis la langue.) Ton capitaine peut s’en charger, corrigeai-je. L’irritation lui fit plisser le front. — D’accord, ce sont des conneries. Mais tu vas rester ici. Si nous trouvons le docteur Anders, je veux que cette scène de crime soit plus verrouillée que… — Que les fesses d’un hétéro en prison ? proposa Jenks, sa petite silhouette commençant à luire. Il se posa sur mon épaule et je le laissai faire. — Allons, sois sympa, Glenn, tentai-je. Je ne toucherai à rien. Et tu auras besoin de moi pour te dire s’il y a des sorts mortels. — Jenks peut le faire, dit-il. Et il n’a pas besoin de marcher sur le sol pour ça. Frustrée, je pointai ma hanche en avant et me mis à bouillonner. Je voyais bien que, sous son vernis officiel, Glenn était à la fois inquiet et excité. Il n’était passé lieutenant que depuis peu, et j’imaginais que c’était la plus grosse affaire sur laquelle il ait jamais travaillé. Il y avait des flics qui achevaient leur vie professionnelle sans jamais avoir été chargés d’un cas avec autant de ramifications politiques en puissance. Raison de plus pour que j’y aille avec lui. — Mais je suis ta consultante Outre. Je brûlais mes dernières cartouches. Il posa une main brune sur mon épaule, et je la repoussai. — Écoute. (Le bord de ses oreilles vira au rouge.) Il y a des procédures à respecter. J’ai perdu ma première affaire devant la cour à cause d’une scène de crime contaminée, et je ne vais pas risquer de perdre Kalamack parce que tu es trop impatiente pour attendre ton tour. Cette pièce doit être passée au peigne fin, photographiée, balayée, analysée et tout ce à quoi je ne pense pas pour le moment. Tu pourras entrer juste après le médium. Tu as compris ? — Le médium ? repris-je, et il fronça les sourcils. — D’accord, je rigole pour le médium. Mais si tu mets ne serait-ce que l’un de tes ongles manucurés de l’autre côté de ce seuil avant que je t’aie permis de le faire, je te ficherai dehors plus vite qu’un cafard dans une fourmilière. Plus vite qu’un cafard dans une fourmilière. Il devait être sérieux s’il commençait à mélanger ses métaphores. — Tu veux un gilet MAC ? demanda-t-il, ses yeux quittant les miens pour se porter sur le fourgon à chiens. Je respirai lentement en entendant la menace implicite. Du Matériel Anti-Charmes. La dernière fois que j’avais essayé de coincer Trent, il avait éliminé le témoin sous mes yeux. — Non. Mon ton soumis sembla le satisfaire. — Bon, dit-il en se détournant et en s’éloignant à grands pas. Jenks plana devant moi, attendant. Ses ailes de libellule étaient rouges d’excitation, et le soleil faisait étinceler la poussière pixie. — Jenks, fais-moi savoir immédiatement ce que vous trouverez. J’étais contente qu’au moins un des représentants de notre pauvre petite société puisse être présent. — Juré, Rach’, et il s’envola pour rattraper Glenn. Edden me rejoignit en silence, et j’eus le sentiment que nous étions les deux seuls élèves de la classe à ne pas avoir été invités à la superfête dans la piscine, et que nous restions de l’autre côté de la rue à regarder. Nous attendions avec un Trent sur les nerfs, une Sara Jane indignée, et un Quen aux lèvres pincées, tandis que Glenn frappait à la porte pour annoncer sa qualité d’agent du BFO – comme si ça n’avait pas été évident – avant de faire tourner la clé. Jenks fut le premier à entrer. Il ressortit presque aussitôt comme une fusée ; son vol était un peu erratique, et il se posa sur la balustrade. Glenn se pencha dans l’embrasure pour regarder, puis se détourna vers l’extérieur. — Passez-moi un masque, l’entendis-je grommeler clairement dans le silence qui s’était soudain installé. Ma respiration s’était accélérée. Nous avions trouvé quelque chose. Et ce n’était pas un chien. Une main sur la bouche, un agent du BFO tendit un masque chirurgical à Glenn. Une atroce puanteur se glissait par vagues dans l’odeur réconfortante de foin et de crottin. Je fronçai le nez et jetai un œil vers Trent. Son visage était complètement neutre. Tout s’était tu sur le parking. Un insecte se mit à bourdonner et un autre lui répondit, du côté de la porte, sur le balcon, Chaussette se mit à gémir et à pousser les jambes de son maître pour chercher du réconfort. J’étais prête à vomir. Comment avaient-ils pu rater cette odeur ? J’avais raison. Il avait fallu un sort pour la confiner à l’intérieur. Glenn fit un pas dans la pièce. Un moment, son dos fut illuminé par le soleil. Puis il fit un autre pas et disparut, laissant l’encadrement de la porte à l’obscurité. Du seuil, une main couvrant son nez et sa bouche, une fille du BFO en uniforme lui tendit une lampe électrique. Jenks refusait de me regarder. Le dos à la porte, il était perché sur la balustrade, les ailes pendantes et immobiles. Mon cœur battait à tout rompre. Je retins ma respiration quand la fille dans l’encadrement recula pour laisser Glenn sortir. — C’est un corps, dit-il à un second agent très jeune, sa voix basse portant sans problème jusqu’à nous. Placez M. Kalamack en détention pour interrogatoire. (Il reprit son souffle.) Mlle Gradenko aussi. La réponse de l’agent fut étouffée, et il descendit l’escalier pour aller trouver Trent. Je regardai celui-ci triomphalement, puis me calmai en imaginant Anders morte sur le plancher du haut. Je superposai à cette vision celle de Trent tuant son directeur des recherches, si rapidement et si proprement, avec un alibi tout prêt dans sa manche. Cette fois, je l’avais pris la main dans le sac ; j’avais agi trop vite pour qu’il protège ses fesses. Sara Jane s’accrocha à Trent. De la peur, bien réelle, élargissait ses yeux et colorait ses joues pâles. Trent ne sembla pas remarquer son étreinte. Le visage sans expression, il regardait Quen. Les jambes molles, je le vis prendre une profonde inspiration, comme pour se calmer. — Monsieur Kalamack ? dit le jeune agent, lui faisant signe de le suivre. Une émotion fugitive passa sur le visage de Trent quand l’agent du BFO prononça son nom. Si j’avais cru que quelque chose pouvait l’atteindre, j’aurais parié que c’était de la peur. — Mademoiselle Morgan, salua Trent en se préparant à suivre l’agent et en aidant Sara Jane à se mettre en marche. Edden et Quen les suivirent. La figure ronde du capitaine était décomposée par le soulagement. Il avait dû engager sa réputation plus encore que je l’avais cru. Sara Jane s’arracha à Trent et se tourna vers moi. — Sale pute. (La peur et la haine rendaient sa voix enfantine suraiguë.) Vous n’avez aucune idée de ce que vous avez fait. Choquée, je ne répondis rien, et Trent lui reprit le bras pour la mettre en garde, me sembla-t-il. Mes mains se mirent à trembler, et mon estomac se noua. Glenn était dans l’escalier. Il tenait une serviette jetable et s’en frottait les mains tout en venant vers moi. Il pointa un doigt vers le labo mobile, puis vers le rectangle noir que faisait la porte. Deux hommes bougèrent. Avec une tension contenue, ils firent rouler une valise noire renforcée vers l’escalier. J’ai fait arrêter Trent Kalamack, pensai-je. Pourrai-je y survivre ? — C’est un corps, répéta Glenn en s’arrêtant devant moi, les yeux plissés. (Il s’essuya les mains avec une autre serviette.) Tu avais raison. Il vit mon expression, et je devinai que je devais paraître anxieuse. Il suivit mon regard jusqu’à Trent, entre Quen et Edden, et ajouta : — Ce n’est qu’un homme. Trent était confiant et imperturbable, l’image même de la coopération, contrastant avec la colère et l’hystérie de Sara Jane. — Tu crois ? soufflai-je. — Il va falloir un moment avant que tu puisses entrer. (Il prit une troisième serviette et s’en servit pour s’éponger le cou ; son visage était grisâtre.) Peut-être demain seulement. Tu veux qu’on te reconduise ? — Je reste. Mon estomac était léger. Je me dis qu’il faudrait peut-être que j’appelle Ivy pour lui expliquer ce qui se passait. Si elle voulait bien me parler. — C’est si moche que ça ? demandai-je. Près de la porte, les deux hommes parlaient avec un troisième tout en déballant un aspirateur de leur valise. Ils mirent des chaussons en papier par-dessus leurs chaussures. Glenn ne répondit pas. Ses yeux allaient partout, sauf vers moi et l’obscurité de cette porte. — Si tu restes, tu auras besoin de ça. Il me tendit un badge du BFO, avec le mot « Temporaire » inscrit dessus. Des gens tendaient des rubans de plastique jaune autour du périmètre. Ils semblaient s’installer. La radio faisait un bruit terrible ; c’étaient des questions brèves, brusques. À part moi et les chiens, tout le monde semblait heureux. Il fallait que j’aille là-haut. Il fallait que je voie ce que Trent avait fait au docteur Anders. — Merci, murmurai-je. Je passai le cordon du badge par-dessus ma tête. — Va te chercher un café, dit-il en m’indiquant l’un des fourgons qui étaient arrivés avec nous. Des agents inoccupés étaient déjà agglomérés autour. J’acquiesçai, et Glenn retourna vers l’escalier, avalant les marches deux par deux. Je ne jetai qu’un bref regard à Trent. Dans la salle de repos, entre les boxes, il parlait avec un agent. Il avait apparemment renoncé à s’entretenir d’abord avec un avocat. Pour imprimer dans l’esprit de tout le monde une image d’innocence ? me demandai-je. Ou pense-t-il être trop intelligent pour en avoir besoin ? Hébétée, je rejoignis le personnel du BFO autour de la camionnette. Quelqu’un me tendit un soda. J’évitai de croiser leurs regards, et tout le monde m’ignora. Je n’avais pas particulièrement envie de me faire des amis, et je n’étais pas à l’aise avec la légèreté de leurs conversations. Jenks, au contraire, taxait des gorgées de sucre et de caféine à tout le monde et faisait des imitations d’Edden qui les faisaient rire. Finalement, je me retrouvai en lisière du groupe, à écouter trois conversations en même temps. Le soleil baissait, et une nouvelle fraîcheur envahissait l’air. Le bruit de l’aspirateur était lointain, mais les arrêts et les démarrages continuels me portaient sur les nerfs. Lorsqu’il stoppa enfin complètement, personne ne sembla s’en apercevoir. Je regardai l’étage et resserrai les pans de ma veste. Glenn venait de descendre pour disparaître dans le fourgon-labo. L’air entrait et sortait de mes poumons en petites goulées. Je me sentis comme neuve. Je me secouai et avançai vers l’escalier. Immédiatement, Jenks fut sur mon épaule. Je me demandai s’il gardait l’œil sur moi depuis le début. — Rach’, prévint-il. N’entre pas là-dedans. — Il faut que je voie. Je me sentais irréelle. Sous ma main, la rampe rugueuse était encore chaude des rayons du soleil. — N’y va pas, protesta-t-il en faisant cliqueter ses ailes. Glenn a raison. Attends ton tour. Je secouai la tête, et le balancement de ma tresse le força à quitter mon épaule. J’avais besoin de voir, avant que l’atrocité soit diminuée par les stickers, les affichettes blanches avec des mots soigneusement écrits, et la panoplie de données soigneusement réunies pour donner à la folie une structure qui puisse être comprise. — Hors de mon chemin, dis-je sèchement. Comme il restait devant mon visage, l’air belliqueux, j’agitai la main. Il recula, et j’interrompis brutalement mon geste en sentant le bout de l’un de mes doigts toucher une aile. Je l’ai frappé ? — Eh, cria-t-il. (La surprise, l’inquiétude et finalement la colère se succédèrent sur son visage.) D’accord ! cracha-t-il. Va voir. Je ne suis pas ton père. Continuant à jurer, il s’éloigna à hauteur de tête. Des visages se tournèrent sur son passage en entendant le torrent de gros mots qui sortait de sa bouche sans discontinuer. Mes jambes me parurent lourdes, et je me forçai à monter les marches. Un claquement pressé de talons me fit relever la tête, et je me mis de profil pour laisser passer le premier des hommes à l’aspirateur. Une odeur fétide de chair pourrie flotta derrière lui, et mon horreur augmenta. La forçant à refluer, je continuai, souriant jaune à l’agent du BFO debout près de la porte. L’odeur était pire à ce niveau. Mes pensées se reportèrent sur les photos que j’avais vues dans le bureau de Glenn, et je faillis abandonner. Le docteur Anders ne pouvait être morte que depuis quelques heures. Comment son corps avait-il pu se décomposer si vite ? — Nom ? dit l’agent, le visage figé et essayant de paraître insensible à la puanteur douceâtre. Je le regardai fixement un instant, puis remarquai le bloc dans sa main. Il portait déjà plusieurs noms, le dernier suivi du mot « Photographe ». Le dernier homme encore sur le balcon referma sa mallette et descendit en la traînant derrière lui dans l’escalier. Près de la porte se trouvait une caméra, à mi-chemin entre celle d’une équipe télé et celle qu’utilisait mon père avant sa mort pour filmer nos anniversaires, à mon frère et à moi. — Oh, euh… Rachel Morgan, dis-je faiblement. Consultante spéciale sur l’Outremonde. — Vous êtes la sorcière, c’est ça ? (Il inscrivit mon nom avec l’heure et le numéro de mon badge temporaire.) Vous voulez un masque avec les chaussons et les gants ? — Oui, merci. Je mis d’abord le masque, avec des doigts qui me parurent mous. Il puait l’huile de Gaulthérie et bloquait efficacement la puanteur de chair en décomposition. Reconnaissante, je regardai à l’intérieur. Le parquet en bois brillait de cire et paraissait jaune sous les rayons du soleil. D’un coin hors de vue me parvint le cliquètement de l’obturateur d’un appareil photo. — Je ne vais pas le déranger, hein ? demandai-je d’une voix étouffée par le masque. L’homme secoua la tête. — Elle. Non, vous n’allez pas déranger Gwen. Faites seulement attention ou elle va vous faire tenir le mètre pour indiquer l’échelle sur les photos. — Merci. J’étais décidée à ne rien faire de la sorte. Mon regard s’attarda sur le parking en contrebas tandis que je mettais les chaussons par-dessus mes chaussures. Plus je traînerais là, et plus je risquerais que Glenn remarque que je n’étais plus là où il m’avait laissée. Prenant sur moi, je resserrai l’attache du masque. J’eus un sursaut quand le parfum virulent me saisit au nez. Mes yeux commencèrent à larmoyer, mais je n’aurais retiré ce masque pour rien au monde. Je mis mes mains gantées dans mes poches, comme si j’étais dans un magasin de charmes noirs, et j’entrai. — T’es qui ? m’interpella une voix forte et féminine quand mon corps cacha le soleil. Mon attention se porta sur une femme élancée avec des cheveux noirs noués en une stricte queue-de-cheval. Elle avait un appareil photo entre les mains et rangeait un rouleau de pellicule dans un sac noir accroché sur sa hanche. — Rachel Morgan, dis-je. Edden m’a amenée en tant que… Les mots se bloquèrent dans ma gorge quand mes yeux tombèrent sur le torse attaché à une chaise à haut dossier, à moitié cachée derrière Gwen. Ma main monta jusqu’à ma bouche, et j’obligeai ma gorge à se fermer. C’est un mannequin, pensai-je. C’était sûrement un mannequin. Ça ne pouvait pas être le docteur Anders. Mais je savais que c’était elle. Des cordes en Nylon jaune la maintenaient attachée à la chaise, et son torse lourd tirait sur les liens, entrainant la tête en avant et cachant son visage. Des cheveux secs, enrobés d’une croûte noire, pendaient encore plus bas. Ils rendaient toute identification impossible. J’en remerciai Dieu. Les jambes manquaient à partir des genoux ; les moignons dépassaient du bord de la chaise comme les pieds d’un petit enfant. Les extrémités étaient à vif et répugnantes, gonflées par la pourriture. Les bras avaient disparu à partir des coudes. Du sang noir séché couvrait ses habits en un dessin dégoulinant et monstrueux, si épais qu’il était impossible de deviner leur couleur originale. Mes yeux revinrent sur Gwen. J’étais choquée par son expression blasée. — Ne touche à rien. Je n’ai pas fini, d’accord ? grommela-t-elle en recommençant à photographier. Bon Dieu. Est-ce que je pourrais avoir cinq minutes de tranquillité avant que tout le monde se précipite ici ? — Désolée, soupirai-je, surprise de pouvoir encore parler. Le corps affalé du docteur Anders était couvert de sang, mais, de façon surprenante, il y en avait relativement peu sous le siège. Je me sentis légèrement étourdie, mais incapable de regarder ailleurs. La cavité ventrale avait été ouverte au niveau du nombril. Un morceau de peau parfaitement rond, de la taille de mon poing, était maintenu soulevé à l’aide d’un poignard en argent pour montrer une dissection soigneuse des entrailles. Il y avait des vides suspects, et l’incision était complètement dépourvue de sang, comme lavée – ou léchée – avec le plus grand soin. Là où la chair n’était pas couvertes de sang, elle était blanche comme de la cire. Je regardai les murs et le sol, tout était nickel. Ça n’allait pas avec le corps. Il avait été mutilé ailleurs, puis transporté ici. — Celui-là est une vraie psycho, dit Gwen, l’appareil photo cliquetant en rafale. Regarde la fenêtre. Elle la montra du menton, et je me retournai. On aurait dit qu’un paysage urbain avait été arrangé sur le rebord ombragé de la fenêtre. Des immeubles trapus étaient disposés en lignes régulières sans ordre apparent de taille. Des petites masses de mastic gris les maintenaient droits, comme de la colle. Ils étaient disposés autour d’une bague d’université épaisse, placée comme un monument central parmi les rues de la ville. Je regardai de plus près et l’horreur me noua le ventre. Je pivotai pour voir le corps et revins au décor monstrueux. — Ouais, commenta Gwen en continuant à mitrailler. Il les a mis là en exposition. Et il a casé les plus gros morceaux dans le placard. Mes yeux s’arrêtèrent sur le petit placard, puis revinrent au rebord ombragé. Ce n’étaient pas des immeubles. C’étaient des doigts et des orteils. Il avait coupé les doigts phalange par phalange, les arrangeant ensuite comme des briques de Lego. Le mastic était fait de morceaux d’entrailles et les viscères réunissaient l’ensemble. J’eus chaud, puis froid. Mon estomac se souleva, et je crus que j’allais m’évanouir. Quand je pris conscience que j’étais en train d’hyperventiler, je retins ma respiration. J’étais prête à parier qu’elle avait été vivante pendant tout ça. — Sors, lança Gwen, cadrant une autre image avec un air détaché. Si tu dégueules là-dedans, Edden va piquer une crise. — Morgan ! (Le hurlement furieux me parvint faiblement du parking.) Cette sorcière est-elle à l’intérieur ? La réponse de l’agent resté dehors me parvint étouffée. Je ne pouvais quitter des yeux les restes du corps sur la chaise. Les mouches grouillaient dans les rues faites de bouts de doigts mutilés, escaladant les murs comme les monstres d’un film de série B. Les clics de Gwen répondaient aux battements de mon cœur, rapides et irréguliers. Quelqu’un m’attrapa par le bras, et j’eus un hoquet. — Rachel, dit Glenn en me faisant pivoter vers lui. Sors tes fesses de sorcière d’ici. — Lieutenant Glenn, bégaya l’agent de l’entrée. Elle a signé. — Alors rayez sa signature, gronda-t-il. Et ne la laissez plus entrer. — Tu me fais mal, soufflai-je, me sentant légère et irréelle. Il me traîna vers la porte. — Je t’avais dit de rester dehors, murmura-t-il sauvagement. — Tu me fais mal, répétai-je, essayant d’arracher les doigts qui enserraient mon bras pendant qu’il m’entraînait vers l’extérieur. Je passai dans le soleil. Ses rayons me frappèrent comme un aiguillon, et je pris une inspiration gigantesque pour me tirer de ma stupeur. Ce n’était pas Anders. Le corps était trop vieux, et la bague était celui d’un homme. J’avais cru voir dessus le logo de l’université. Je me dis que j’avais juste trouvé le petit ami de Sara Jane. Glenn me tira vers l’escalier. — Glenn, dis-je en ratant presque la première marche. Je serais tombée sans sa main qui me tenait. Un autre véhicule du BFO se gara sur le parking. Une morgue mobile cette fois. Glenn ne prenait aucun risque, il apportait tout ici. Lentement, à mesure que je m’éloignais de ce que j’avais vu en haut, mes jambes me soutinrent de nouveau. Je regardai les agents du BFO plaisanter entre eux, sans comprendre. Visiblement, je n’étais pas faite pour le travail sur les scènes de crime. J’étais une Coureuse, pas une enquêtrice. Mon père avait travaillé pour la division arcane, où aboutissaient la plupart des corps. Maintenant, je savais pourquoi il ne parlait jamais beaucoup de sa journée de travail pendant le dîner. — Glenn. Je réessayai, tandis qu’il m’entraînait dans la pièce ouverte entre les boxes. Trent était dans un coin avec Sara Jane et Quen, répondant tranquillement aux questions. Glenn s’arrêta brutalement quand il les vit. Il jeta un coup d’œil vers son père qui haussa les épaules. Le capitaine du BFO était assis devant un ordinateur portable posé sur une botte de paille relevée contre un mur. Quelqu’un avait tiré une ligne à partir du fourgon-labo, et les doigts épais d’Edden couraient sur le clavier. Il jouait les subordonnés pour pouvoir rester. Le visage de Glenn se plissa d’irritation, et il fit un signe au jeune agent qui était avec Trent. — Glenn, dis-je quand l’agent s’approcha de nous. Ce n’est pas le docteur Anders là-haut. La face ronde d’Edden se fit interrogatrice derrière ses lunettes. Glenn m’accorda un regard. — Je sais, dit-il. Le corps est trop ancien. Assieds-toi et ferme-la. L’agent du BFO s’arrêta près de nous, et mes yeux s’écarquillèrent quand Glenn lui passa un bras agressif autour des épaules. — Je t’ai dit de les mettre en état d’arrestation, dit-il d’une voix douce. Qu’est-ce qu’ils foutent encore ici ? L’homme devint blême. — Vous vouliez dire dans l’un des fourgons ? J’ai pensé que M. Kalamack serait mieux installé ici. Glenn pinça les lèvres, et les muscles de son cou se gonflèrent. — Mis en état d’arrestation pour être interrogés veut dire emmenés dans les locaux du BFO. On n’interroge pas les gens sur les lieux du crime quand c’est aussi important. Dégage-les d’ici. — Mais vous n’aviez pas dit… (L’homme déglutit.) Bien, monsieur. Après un coup d’œil vers Edden, il se dirigea vers Trent et Sara Jane, l’air contrit, effrayé et très jeune. Je n’avais pas le temps de m’apitoyer sur lui. Encore furieux, Glenn alla se pencher par-dessus l’épaule de son père et entra son propre mot de passe d’un doigt raide. Mon estomac eut un soubresaut et se calma. Je refermai l’écran de l’ordinateur sur la main de Glenn. Il serra les dents, et lui et son père levèrent la tête vers moi. Je me tournai vers Trent et Sara Jane qui sortaient, attendant que Glenn et Edden aient suivi mon regard avant de dire : — Je ne peux pas en être certaine, mais je pense que c’est Dan. Le visage de Sara Jane demeura neutre durant un instant révélateur. Puis ses yeux s’écarquillèrent, et elle s’agrippa à Trent. Sa bouche s’ouvrit et se ferma. Elle enfonça sa tête dans son épaule et se mit à pleurer. Trent lui tapota l’épaule avec gentillesse, mais les yeux qu’il posa sur moi étaient étrécis de colère. Edden se mâchouilla les lèvres, ce qui fit rebiquer sa moustache grisonnante, et nous échangeâmes un regard entendu. Sara Jane ne connaissait pas Dan aussi bien qu’elle avait voulu le faire croire. Pourquoi Trent aurait-il envoyé Sara Jane au BFO avec une plainte bidon sur un petit ami manquant, alors qu’il savait que je pourrais trouver le corps sur sa propriété ? À moins qu’il n’ait pas su qu’il était là ? Et comment pouvait-il l’ignorer ? Glenn avait apparemment tout manqué. Il m’attrapa par le haut du bras et m’entraîna vers l’extérieur, me faisant passer devant une Sara Jane en pleine crise d’hystérie. Il me poussa dans l’ombre du grand chêne. — Bon sang, Rachel, siffla-t-il tandis qu’on emmenait Sara Jane vers un fourgon. Je t’ai dit de la fermer ! Tu dégages. Maintenant. Ton dernier petit numéro pourrait être suffisant pour que Kalamack s’en tire. Même avec mes talons, Glenn était plus grand que moi, et ça me mit en rogne. — Ouais ? lui renvoyai-je. Tu m’as demandé de lire les émotions de Trent. Je l’ai fait. Sara Jane ne serait pas capable de faire la différence entre Dan Smather et son facteur. Trent l’a fait tuer. Et le corps a été déplacé. Glenn tenta de me mettre la main dessus, mais je me mis hors de sa portée. Son visage devint dur, et il fit un pas en arrière en soupirant. — Je sais. Rentre chez toi. (Il tendit la main pour reprendre le badge temporaire.) J’apprécie ton aide pour trouver le corps, mais, comme tu l’as dit toi-même, tu n’es pas inspecteur. Chaque fois que tu ouvres la bouche, tu facilites la tâche aux avocats de Trent. Alors… rentre chez toi. Je t’appellerai demain. La colère m’échauffait, et les dernières poussées d’adrénaline me laissaient faible. — J’ai trouvé son corps. Tu ne peux pas me faire partir. — C’est pourtant ce que je fais. Rends-moi ce badge. — Glenn, dis-je en sortant ma tête du cordon avant qu’il le casse autour de mon cou. Trent a tué ce sorcier, aussi sûr que s’il avait lui-même manié le couteau. Il serra le badge convulsivement. Sa colère retomba suffisamment pour laisser voir sa frustration. — Je peux lui parler, le retenir pour l’interroger, mais je ne peux pas l’arrêter. — Mais il l’a fait ! protestai-je. Tu as un corps. Tu as une arme. Tu as un mobile probable. — J’ai un corps qui a été déplacé, dit-il, la voix atone du fait des émotions refoulées. Le mobile probable n’est qu’un tissu de suppositions. J’ai une arme que six cents employés auraient pu mettre là. Il n’y a encore rien qui relie Trent au meurtre. Si je l’arrête maintenant, il pourrait s’en tirer libre, même s’il avouait plus tard. J’ai déjà vu ça. M. Kalamack a pu organiser tout ça intentionnellement, cacher le corps en s’assurant que rien ne le reliait à lui. Si nous n’arrivons pas à lui coller celui-ci sur le dos, il sera deux fois plus difficile de lui attribuer un autre cadavre, même s’il fait une erreur dans le futur. — Tu as peur de l’arrêter, accusai-je, essayant de l’aiguillonner pour qu’il passe les menottes à Trent. — Écoute-moi bien, Rachel, dit-il avec une violence qui me fit reculer d’un pas. Je me fous que tu croies que Kalamack l’a fait. Je dois le prouver. Et c’est la seule chance que j’aurai de le faire. (Il se tourna à moitié et inspecta le parking.) Que quelqu’un ramène Mlle Morgan chez elle ! lança-t-il d’une voix forte. Sans un regard en arrière, il partit vers l’écurie le pas lourd, mais silencieux, dans la sciure. Je le suivis des yeux sans savoir quoi faire. Mon attention se reporta sur Trent qui montait dans un fourgon du BFO. Son costume coûteux faisait paraître cela déplacé. Il me lança un regard insondable avant que la porte se referme avec un claquement métallique. Toutes lumières éteintes et sans se presser, les deux fourgons s’éloignèrent. Mon sang bourdonnait et mes tempes battaient. Trent n’allait pas s’en tirer sans dommage. En m’y mettant, j’allais faire remonter tous ces meurtres jusqu’à lui. Le fait d’avoir trouvé le corps de Dan sur ses terres donnerait au capitaine Edden l’assurance d’obtenir tout autre mandat que je pourrais lui demander. Trent allait y passer. Je pouvais me permettre d’avancer lentement. J’étais une Coureuse. Je savais comment traquer une proie. Je me détournai, écœurée. Je haïssais la loi autant que je me reposais sur elle. J’aurais à tous les coups préféré affronter une assemblée de sorciers noirs plutôt qu’une cour de justice. Je comprenais les mœurs des sorciers mieux que celles des avocats. Au moins, les sorciers se conformaient aux leurs. — Jenks ! hurlai-je quand le capitaine Edden émergea de l’écurie, un trousseau de clés tintant dans ses mains. Super. Maintenant, il allait falloir que je supporte les leçons du vieil homme sage jusque chez moi. Ça faisait du bien de gueuler, et je repris mon souffle pour crier une seconde fois après Jenks. Mais le pixie s’arrêta brusquement devant moi. Il luisait littéralement d’excitation, et la poussière qu’il laissait derrière lui m’arriva dans la figure, entraînée par son élan. — Ouais, Rach’ ? Hé, j’ai entendu Glenn te jeter dehors. Je t’avais dit de ne pas aller là-haut. Mais est-ce que tu m’as écouté ? Nooooon. Personne ne m’écoute jamais. J’ai trente enfants et quelques, et il n’y a que ma libellule qui m’écoute. Ma colère vacilla un instant tandis que je me demandais s’il avait vraiment une libellule comme animal de compagnie. Puis je me secouai et dirigeai mes pensées sur ce qu’il fallait faire pour sauver quelque chose dans ce désastre. — Jenks. Pourras-tu rentrer à la maison sans problème ? — Bien sûr. Je ferai du stop avec Glenn ou avec les chiens. Pas de souci. — Bon. (Je regardai Edden qui approchait.) Tu me diras ce qui ce sera passé, d’accord ? — Cinq sur cinq. Et, pour l’importance que cela a, je suis désolé. Il faudrait que tu apprennes à garder la bouche fermée et tes mains dans tes poches. À plus. Et c’est un pixie qui me dit ça ? — Je n’ai rien touché. J’étais furieuse, mais il était déjà reparti vers le bureau temporaire de Glenn, ne laissant derrière lui, à hauteur de visage, qu’une traînée de poussière qui se dissipa lentement. Edden ne m’accorda qu’un regard distrait en passant près de moi. Les sourcils froncés, je le suivis, arrachant presque ma portière de ses gonds. Le moteur démarra, je montai et claquai la portière. Ma ceinture bouclée, je laissai pendre un bras par la fenêtre ouverte et contemplai la pâture déserte. — Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je méchamment. Glenn vous a aussi foutu dehors ? — Non. (Il passa la marche arrière.) Il faut que je vous parle. — D’accord, dis-je pour animer la conversation. Un soupir de frustration m’échappa avant de se bloquer dans ma gorge quand mon regard tomba sur Quen. Il était immobile dans l’ombre du vieux chêne. Il n’y avait aucune expression sur son visage. Il avait dû entendre toute ma discussion avec Glenn sur Trent. Je sentis un frisson me traverser, et je me demandai si je ne venais pas de m’inscrire sur la liste de « gens spéciaux » de Quen. Ses yeux verts m’observant avec une intensité choquante, il leva les bras pour attraper une branche basse et se hissa avec autant de facilité que s’il avait ramassé une fleur. Il disparut dans le vieux chêne, comme s’il n’avait jamais été là. Chapitre 22 Arrivé devant l’église, Edden se gara dans le minuscule parking étouffé par les herbes folles. Il n’avait pas dit grand-chose sur le chemin du retour. Les jointures blanches de ses doigts serrés sur le volant et son cou cramoisi traduisaient ce qu’il pensait du flot ininterrompu de grandes phrases que j’avais dévidé depuis qu’il m’avait avoué pourquoi il me servait de chauffeur. Peu après la découverte du corps, l’ordre était arrivé par radio de me « retirer de la liste de paie du BFO ». Il semblait que le fait qu’une sorcière les aide avait été dévoilé, et le SO avait crié à l’illégalité. J’aurais pu passer au travers si Glenn avait condescendu à expliquer que je n’étais qu’une consultante, mais il n’avait pas dit un mot. Apparemment, il boudait encore, sous prétexte que j’avais contaminé sa précieuse scène de crime. Qu’il n’y eût même pas eu de scène de crime si je n’avais pas été là semblait sans importance. Edden passa brutalement au point mort et regarda fixement le pare-brise, attendant que je sorte. Je devais lui accorder ce crédit. Il n’était pas facile de rester assis à écouter quelqu’un comparer, dans la même phrase, votre fils à une ventouse de poulpe et à de la merde de chauve-souris. Les épaules basses, je restai immobile. Si je sortais, cela voudrait dire que c’était fini, et je ne voulais pas que ce soit fini. De plus, déclamer sans s’arrêter une tirade de plus de vingt minutes était fatigant, et je lui devais probablement des excuses. Mon bras pendait toujours par la fenêtre ouverte, et j’entendais l’un de ces trucs compliqués au piano que les compositeurs créent pour mettre en avant leur virtuosité plus que leur expression artistique. Je pris une inspiration. — Si je pouvais seulement parler avec Trent… — Non. — Est-ce que je pourrais au moins écouter l’enregistrement de son interrogatoire ? — Non. Je me frottai les tempes. Une mèche qui s’était échappée me chatouilla la joue. — Comment quelqu’un peut-il s’attendre à ce que je fasse mon boulot si personne ne me laisse le faire ? — Ce n’est plus votre boulot. L’intonation de colère me fit relever la tête. Je suivis son regard. Il était rivé sur les enfants pixies qui glissaient le long de la flèche du clocher, se servant des petits rectangles de papier sulfurisé que je leur avais découpés la veille en guise de luges. Le cou raide, Edden se trémoussa sur son siège pour sortir son portefeuille d’une poche arrière de son pantalon. Il l’ouvrit et me tendit quelques billets. — On m’a dit de vous payer en liquide. Pas besoin de le mettre dans vos impôts, dit-il sèchement. Je pinçai les lèvres et les attrapai. Je les comptai. Me payer en liquide ? Et de la poche du capitaine ? Il y en avait un qui était jusqu’au cou dans le mode « Protège tes fesses ». Mon estomac se crispa. C’était beaucoup moins que ce dont nous étions convenus. J’avais passé près d’une semaine sur cette affaire. — Et vous allez me donner le reste plus tard, c’est ça ? demandai-je en enfonçant les billets dans mon sac. — La direction ne veut pas payer pour la classe annulée du docteur Anders, dit-il sans me regarder. Couillonnée une fois de plus. Je ne me voyais pas dire à Ivy que j’étais une fois de plus en retard pour le loyer. J’ouvris la portière et descendis. Si je n’avais pas été sûre du contraire, j’aurais dit que le piano venait de l’église. — Je vais vous dire, Edden, lançai-je en claquant la portière. Ne me rappelez pas. — Grandissez, Rachel. Ça me fit me retourner. Son visage rond était tendu quand il se pencha au-dessus du siège pour me parler par la fenêtre. — S’il n’y avait eu que moi, je vous aurais arrêtée et livrée au SO pour qu’ils s’amusent avec vous. Il vous avait dit d’attendre, et vous êtes passée outre son autorité. Mes doigts remontèrent la lanière de mon sac un peu plus haut sur mon épaule, et ma grimace vacilla. Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. — Réfléchissez, continua-t-il en voyant que je venais de comprendre. Je ne veux pas briser notre collaboration. Peut-être que, quand tout cela sera calmé, nous pourrons essayer de nouveau. Je ferai mon possible pour vous donner le reste de l’argent, d’une façon ou d’une autre. — Ouais. Super. Je me redressai. Mes convictions sur le caractère débile et irraisonné des décisions de la direction en sortaient renforcées. Mais peut-être que je devais des excuses à Glenn. — Rachel ? Ouais, je devais des excuses à Glenn. Je me retournai vers Edden. Un soupir déprimé et frustré me secoua. — Dites à Glenn que je suis désolée, grommelai-je. Avant qu’il ait pu répondre, je fis claquer mes talons sur le trottoir crevassé et montai les larges marches. Il y eut un moment de silence, puis la courroie de transmission du ventilo gémit quand Edden fit marche arrière et s’éloigna. La musique venait de l’intérieur. Encore perturbée par l’argent du loyer, j’ouvris brutalement la lourde porte et entrai. Ivy devait être à la maison. Ma frustration par rapport à Edden s’évanouit à l’idée de parler enfin avec elle. Je voulais lui dire que rien n’avait changé et qu’elle était toujours mon amie, si elle le voulait bien. Refuser l’offre d’être son scion était peut-être une insulte insurmontable dans le monde vamp, mais je ne le croyais pas. Le peu que j’avais vu d’elle depuis trahissait de la culpabilité, pas de la colère. — Ivy ? appelai-je doucement. Le piano s’interrompit au milieu d’un accord. — Rachel ? répondit-elle de la nef. Il y avait une ombre inquiétante de peur dans sa voix. Damnation, elle allait s’enfuir. Puis je haussai les sourcils. Ce n’était pas un enregistrement. Nous avions un piano ? J’enlevai ma veste, la suspendis et entrai dans la nef. La lumière soudaine me fit cligner des yeux. Nous avions un piano. Nous avions un superbe piano à queue, noir, beau, de taille moyenne. Il était installé dans les rayons de soleil ambre et vert qui entraient par les vitraux. Son couvercle était relevé pour montrer ses entrailles. Ses cordes brillaient, et les marteaux avaient une douceur de velours. — Depuis quand as-tu ce piano ? demandai-je, la voyant debout et prête à courir. Double damnation. Si elle pouvait juste ralentir un instant pour m’écouter. Mes épaules se détendirent quand elle prit une peau de chamois et commença à astiquer le bois rutilant. Elle portait un jean et un haut décontracté, et je me sentis déplacée dans mon ensemble habillé. — Aujourd’hui. Elle épousseta le bois qui n’en avait pas besoin. Peut-être que si je ne disais rien sur ce qui s’était passé, nous pourrions repartir comme avant. Ignorer un problème était une solution parfaitement acceptable pour le régler, aussi longtemps que les deux parties étaient d’accord pour ne plus jamais l’évoquer. — Il ne fallait pas t’interrompre pour moi, dis-je, cherchant à prolonger la conversation avant qu’elle trouve une raison pour s’éclipser. Quand je m’approchai, elle tourna autour du piano pour astiquer le dessus. Je frappai sur le do, au milieu du clavier. Elle se redressa, fermant à moitié les yeux et tenant son chiffon en l’air. — Do, dit-elle, la paix détendant son pâle visage ovale. Je choisis une autre touche et la maintins pour écouter son écho dans les chevrons. Cela résonnait merveilleusement entre les murs de pierre. Surtout que les tapis d’exercice avaient disparu. — Fa dièse, murmura-t-elle. (J’en frappai deux en même temps.) Do et ré dièse. C’est une combinaison horrible, conclut-elle en rouvrant les yeux. Je souris, soulagée qu’elle accepte de croiser mon regard. — Je ne savais pas que tu jouais, dis-je en remontant de nouveau mon sac sur mon épaule. — Ma mère m’a fait prendre des leçons. Je hochai la tête distraitement et allai pêcher l’argent au fond de mon sac. Mes pensées se concentrèrent sur les différences entre nous. Ivy achetait un piano à queue et ma commode était en aggloméré. Je me penchai par-dessus le piano pour lui tendre les billets. La tête penchée, elle les compta. — Il te manque 200 dollars, dit-elle. Je pris une profonde inspiration et passai dans la cuisine. La culpabilité me taraudait quand je lâchai mon sac sur la vieille table en bois d’Ivy, et je me dirigeai vers le frigo pour prendre un jus de fruit. — Edden m’a truandée, criai-je vers la nef, me disant qu’elle ne partirait probablement pas si nous discutions argent. J’aurai le reste. Je vais aller parler à l’équipe de base-ball. — Rachel, dit Ivy depuis le couloir. Je pivotai, le cœur battant. Je ne l’avais pas entendue approcher. Elle enregistra ma surprise, et un voile de douleur passa dans ses yeux. La tentative grotesque de compensation d’Edden était dans sa main, et je me mis à tout haïr. Vraiment tout. — Laisse tomber, dit-elle, m’enfonçant un peu plus. Je peux payer à ta place ce mois-ci. Une fois de plus, finis-je silencieusement pour elle. Enfer. Je devrais être capable de payer mes propres factures. Déprimée, j’enlevai ma casquette et l’accrochai au dossier de ma chaise. J’envoyai mes chaussures à talons voler de l’autre côté du couloir, quelque part dans le salon. Je m’avachis à la table, sirotant mon jus de fruit comme s’il s’était agi d’une bière à l’heure de la fermeture. Il y avait un sachet de gâteaux ouvert sur la table, et je le rapprochai. La crème au chocolat me ferait voir la vie en rose si je pouvais en avaler assez. Ivy se dressa sur la pointe des pieds pour laisser tomber l’argent dans le pot placé sur le dessus du frigo. Ce n’était pas l’endroit le plus sûr pour garder l’argent mis en commun pour payer les factures, mais qui irait cambrioler une Tamwood ? Sans rien dire, Ivy se glissa sur sa chaise, en face de moi, laissant entre nous toute la largeur de la table. Le ventilateur de son ordinateur se remit à pleine vitesse quand elle fit bouger la souris. Ma mauvaise humeur s’évapora. Elle n’était pas partie. Elle travaillait sur son ordi. J’étais dans la même pièce qu’elle. Peut-être se sentait-elle assez rassurée pour au moins écouter. — Ivy, commençai-je. — Non, dit-elle en me lançant un regard effrayé. — Je veux juste te dire que je suis désolée, me dépêchai-je d’achever. Ne pars pas. J’arrête. Comment quelqu’un de si puissant pouvait-il avoir autant peur de lui-même ? Cette fille était une masse torturée de force et de vulnérabilité que je n’arrivais pas à comprendre. Ses yeux se déplacèrent en tous sens, sauf vers les miens. Lentement, son corps tendu comme un ressort se relâcha. — Mais ce n’était pas ta faute, murmura-t-elle. Alors pourquoi ai-je le sentiment de n’être qu’une merde ? — Je suis désolée, Ivy. (Je réussis à capter ses yeux un bref instant ; ils étaient aussi marron que du chocolat, sans aucune trace de noir pour les encercler.) C’est juste que… — Arrête. Son regard glissa vers sa main qui agrippait la table, les ongles encore brillants du vernis clair qu’elle avait mis pour aller chez Piscary. Elle força visiblement ses doigts à desserrer leur prise. — Je… ne te demanderai plus d’être mon scion si tu n’ajoutes rien. La fin avait été hésitante, dérangeante dans sa vulnérabilité. C’était comme si elle savait ce que j’allais dire et ne pouvait pas supporter de l’entendre. Je ne serais pas son scion. Je ne le pouvais pas. Le lien qui nous unirait alors serait trop fort et me volerait mon indépendance. Bien que je sache que, pour les vampires, le don et la prise de sang n’étaient pas forcément liés au sexe, pour moi, c’était la même chose. Et je ne voulais pas dire : « Est-ce qu’on peut seulement être amies ? » La question aurait été fade et humiliante, même si être son amie était tout ce que je voulais. Elle prendrait les mots comme la fin de non-recevoir qu’ils signifiaient pour la plupart des gens. Je l’appréciais trop pour la blesser de cette façon. Et je savais que ce n’étaient pas les restes de l’amertume qui la poussaient à faire cette promesse. Elle ne me redemanderait plus d’être son scion pour ne pas risquer de nouveau la douleur du rejet. Je ne comprenais pas les vampires. Mais Ivy et moi en étions là, à présent. Elle croisa mon regard avec une certitude qui s’effilochait, mais qui reprit de la force quand elle vit mon accord silencieux pour ignorer ce qui s’était passé. Ses épaules se relâchèrent et elle recouvra un brin de sa confiance habituelle. Mais, assise là, dans notre cuisine, les pieds au soleil, je sentis le froid m’envahir en prenant conscience de la façon misérable dont je l’utilisais. Elle me donnait volontairement sa protection contre les nombreux vampires qui auraient profité de ma cicatrice. En gros, elle m’assurait mon libre arbitre. Et elle était prête à passer sur le fait que je ne la payais pas en retour de la façon habituelle pour les vampires. Que Dieu me vienne en aide, c’était suffisant pour que je me déteste moi-même. Elle voulait quelque chose que je ne pouvais pas lui donner, et elle était contente de prendre mon amitié dans l’espoir qu’un jour je lui donnerais plus. J’inspirai lentement et la regardai feindre de ne pas sentir mes yeux sur elle. Dans ma tête, les pièces se mettaient en place. Je ne pouvais pas partir. C’était bien plus que ne pas vouloir perdre la seule amie que j’avais eue en huit ans, ou mon désir de l’aider à gagner le combat qu’elle menait contre elle-même. C’était la peur d’être transformée en jouet par le premier vampire que je croiserais dans un moment de faiblesse. J’étais coincée, et la tigresse avec laquelle je cohabitais était disposée à laper de la crème et à ronronner, prête à parier qu’elle trouverait un moyen de me faire changer d’avis. Super. Je n’aurai aucun problème pour dormir, cette nuit. Les yeux d’Ivy croisèrent les miens. Son souffle resta suspendu une seconde quand elle vit que j’avais finalement compris. — Où est Jenks ? demanda-t-elle, se tournant vers son écran comme si rien ne s’était produit. Je soupirai lentement, faisant la paix avec ma nouvelle vision des choses. Je pouvais m’en aller et affronter chaque vampire concupiscent que je rencontrerais ; ou je pouvais rester sous le manteau d’Ivy, me convainquant que je n’aurais jamais à la combattre. Comme mon père aimait à le répéter, un danger connu était largement préférable à un danger inconnu. — Chez Trent. Il aide Glenn. Mes doigts tremblaient quand je tendis la main pour prendre un autre gâteau. J’allais rester. Nous avions un accord. Ou bien Nick avait-il raison ? Voulais-je qu’elle me morde sans être capable d’accepter que mes préférences avaient un peu dévié ? Je préférais la première version. — Je suis déchargée de l’affaire. J’ai trouvé un corps, et on a su qu’une sorcière aidait le BFO. Ses yeux rencontrèrent les miens par-dessus l’écran qui nous séparait. Elle haussa ses fins sourcils. — Tu as trouvé un corps ? Sur la propriété de Trent ? Tu plaisantes. Je secouai la tête et m’affalai, les coudes sur la table. Je n’avais pas envie de plonger plus profondément dans mon psychisme pour le moment. J’étais trop fatiguée. — Je suis presque certaine que c’est Dan Smather, mais ça n’a aucune importance. Glenn est plus remonté qu’un pixie dans une pièce pleine de grenouilles, mais Trent va s’en sortir. (Mes pensées passèrent de ce que j’allais faire avec Ivy au souvenir du corps mutilé de Dan attaché à la chaise.) Trent est trop intelligent pour laisser des indices qui le relieraient au corps. En fait, je ne comprends pas pourquoi celui-ci était sur sa propriété. Elle acquiesça, son attention revenue à son écran. — Peut-être l’a-t-il mis là exprès. Je fis une grimace narquoise. — C’est ce que pense Glenn. Que Trent est l’assassin, et qu’il voulait que nous le trouvions, sachant que nous ne pourrions pas le relier à lui, ce qui rendrait ainsi deux fois plus difficile de l’arrêter s’il faisait une erreur à l’avenir. Ça va avec la réaction de Sara Jane. Elle ne connaît pas plus Dan Smather que son facteur, mais quelque chose… (J’hésitai, essayant de traduire mes réflexions en mots.) Quelque chose ne tourne pas rond. Je repensai à la photo qu’elle m’avait donnée. La même que celle qui était sur la télé de Dan. J’aurais dû comprendre à ce moment-là que leur histoire d’amour était fabriquée. Je commençai à douter de ma propre conviction revancharde qui me disait que Trent était responsable des meurtres. Cela me troubla. Il était capable de tuer – j’en avais été le témoin direct –, mais le corps mutilé et saigné à blanc, attaché sur cette chaise et torturé, était vraiment très loin de la mort propre et rapide qu’il avait infligée à son généticien en chef au printemps dernier. Je réfléchis en prenant un gâteau. J’arrachai la tête d’un coup de dents et, laissant ma matière grise fonctionner en parallèle, je me levai pour aller inspecter le frigo et décider de ce que j’allais faire pour le dîner. Je pourrais faire un truc spécial. Il y avait déjà un bail que je n’avais pas été plus loin que l’ouverture de boîtes et le réchauffage sur le gaz. Je jetai un coup d’œil à Ivy. Je me sentais coupable et, en même temps, soulagée. Pas étonnant qu’elle ait pensé que je voulais être plus que sa colocataire. C’était en partie ma faute. Surtout ma faute peut-être. — Et qu’a fait Trent quand tu as trouvé le corps ? demanda Ivy, cliquant sur sa souris pour consulter ses listes de discussion. Il a montré de la culpabilité ? — Pas du tout. (Je mis mon sentiment de malaise de côté, pris dans le freezer une demi-livre de viande hachée sans gras et la mis à décongeler dans l’évier.) Et la seule surprise qu’il a laissé échapper, c’est quand j’ai annoncé que c’était le corps de Dan, pas quand j’ai trouvé le corps. C’est pour ça que je ne crois pas qu’il l’ait mis là pour se couvrir. Malgré ça, il en sait plus qu’il veut bien le dire. Je laissai mon regard errer de l’autre côté de la fenêtre ouverte sur le jardin ensoleillé et les éclats lumineux des ailes des pixies. Les enfants de Jenks se battaient pour chasser de la dernière des lobélies un oiseau-mouche de passage. Il était forcément de passage. Jenks l’aurait tué avant de laisser la concurrence mettre un pied dans son jardin. Les enfants criaient et se hélaient, travaillant ensemble pour expulser le pauvre oiseau. Mes pensées revinrent à l’inquiétude que Trent avait laissé filtrer quand j’avais trouvé cette ligne d’énergie courant au milieu de son bureau. Il avait été plus remué par cette découverte que par celle du corps de Dan. La ligne d’énergie. C’était là qu’était la vraie question. Mes doigts se mirent à me picoter, et je me retournai pour essuyer sur un torchon, plutôt que sur ma jupe, le givre laissé sur mes doigts par la viande. Je regardai de nouveau la fenêtre, et me demandai si j’allais risquer d’attirer l’attention des enfants de Jenks en la fermant ou si j’allais tenter ma chance en la laissant ouverte, espérant que les enfants pixies soient trop occupés pour tendre l’oreille. En voyant mon air soudain mystérieux, Ivy se recula de son écran. Jenks était bavard, et je ne voulais pas qu’il se doute de mes soupçons sur la lignée possible de Trent. Il irait en parler partout, et Trent louerait un avion pour laisser tomber « accidentellement » une tonne de défoliant sur le quartier pour stopper les rumeurs. Je coupai la poire en deux en fermant les rideaux et restai à côté de la fenêtre, d’où je pourrais voir l’ombre de leurs ailes si l’un des pixies venait assez près pour écouter. — Trent a une ligne d’énergie dans son bureau, dis-je à voix basse. Ivy m’observa dans la lumière du soleil teintée de bleu. — Tu rigoles ? Sacrée coïncidence ! Elle ne comprenait pas. — Ça veut dire qu’il l’utilise, tentai-je pour la mettre sur la piste. — Et… ? Elle haussa les sourcils de façon interrogative. — Et qui peut utiliser les lignes d’énergie ? demandai-je. Sa mâchoire se décrocha quand elle comprit. — C’est un humain ou un sorcier, souffla-t-elle. Elle se leva si rapidement que la tension me gagna de nouveau. Elle s’approcha de l’évier, repoussa le rideau d’un côté et ferma la fenêtre d’un geste sec. — Trent sait que tu l’as vue ? demanda-t-elle, les yeux sombres dans la lumière diffuse. — Oh, ça ne fait aucun doute. (J’allai jusqu’à la table pour reprendre un gâteau, mettant subtilement de la distance entre nous.) Il a fallu que je l’utilise pour trouver le corps. Elle pinça les lèvres, et sa silhouette mince se raidit. — Tu as encore mis ta tête sur le billot. La tienne, la mienne, celle de Jenks et de toute sa famille. Trent fera tout pour garder ça secret. — S’il avait été aussi inquiet là-dessus, il n’aurait pas pris le risque de mettre son bureau en plein sur la ligne, protestai-je, espérant avoir raison. Quiconque prenant la peine de regarder la trouverait. En fait, il pourrait encore être Outre ou humain. Nous ne risquons rien, surtout si je ne dis rien sur la ligne d’énergie. — Jenks pourrait tirer ses propres conclusions, insista-t-elle. Tu sais qu’il s’empressera de bavarder. Il adorerait le prestige apporté par le fait d’être celui à avoir trouvé ce qu’est Trent. Je pris un autre gâteau. — Et je suis supposée faire quoi ? Si je lui dis de la fermer sur la ligne, il cherchera simplement à savoir pourquoi. Ivy tambourina sur le comptoir tandis que j’avalais le biscuit sablé et la crème. Avec une déroutante démonstration de force, elle se hissa d’une seule main pour s’asseoir sur le comptoir. Son visage s’était animé, et ses sourcils étaient froncés par l’excitation de résoudre un vieux mystère. — Et tu penses qu’il est quoi ? Humain ou sorcier ? Je revins à l’évier pour faire couler de l’eau chaude sur la viande congelée. — Ni l’un, ni l’autre. (La réponse était sans appel ; Ivy resta muette et j’arrêtai l’eau.) Il n’est aucun des deux, Ivy. Je mettrais ma main à couper qu’il n’est pas un sorcier, et Jenks jure qu’il est plus qu’humain. Était-ce pour cela que je restais ? me demandai-je en voyant ses yeux s’éclairer et son cerveau travailler avec le mien. Sa logique et mon intuition. Malgré les problèmes, nous fonctionnions bien ensemble. Nous l’avions toujours fait. Ivy secoua la tête, ses traits brouillés dans la pénombre bleue du rideau, mais je pus sentir sa tension monter. — Ce sont les seuls choix que nous avons. Élimine l’impossible, et ce qui reste, même improbable, est la vérité. Je ne fus pas surprise qu’elle cite Sherlock Holmes. La nature brusque et la logique annale du détective de fiction s’accordaient bien avec la personnalité d’Ivy. — Eh bien, si tu cherches l’improbable, murmurai-je, tu peux ajouter les démons aux possibilités. — Les démons ? Les doigts d’Ivy cessèrent leur tambourinage. Je secouai la tête, ennuyée. — Trent n’est pas un démon. Je les ai mentionnés seulement parce que les démons appartiennent à l’au-delà et peuvent aussi manipuler les lignes d’énergie. — J’avais oublié, souffla-t-elle, et le doux chuintement des mots fit passer un frisson le long de mon dos. Elle poursuivit, sans remarquer qu’elle me donnait la chair de poule. — Je veux dire, le fait que vous êtes parents. Les démons et les sorciers. (Un grognement outré m’échappa, et elle haussa les épaules en guise d’excuses.) Désolée. Je ne savais pas que c’était un sujet sensible. — Ça ne l’est pas, dis-je sèchement, niant l’évidence. Il y avait eu toute une controverse, dix ans auparavant : une humaine avait collé son nez dans la généalogie des Outres et mis la main sur les quelques cartes génétiques qui avaient survécu au Tournant. Elle avançait que, parce que les sorciers pouvaient manipuler les lignes, ils venaient de l’au-delà, comme les démons – sans être leurs parents pour autant. À notre grand embarras, la science nous avait forcés à admettre officiellement que nous avions évolué juste à côté d’eux dans l’au-delà. Cette bribe d’information ayant justifié ses recherches, cette femme était alors allée plus loin que sa théorie originelle. Elle avait utilisé les taux de mutation d’ADN pour situer – correctement – à cinq mille ans plus tôt notre émigration en masse de l’au-delà. La mythologie des sorciers affirmait qu’une révolte des démons avait engendré cet exode, laissant les elfes seuls pour mener une bataille perdue d’avance. Ceux-ci s’étaient en effet refusés à voir leurs chers champs et leurs chères forêts dépouillés de leurs ressources naturelles et pollués. Cette théorie semblait assez viable. Les elfes n’avaient plus aucune mémoire de leur histoire quand ils s’étaient finalement décidés à abandonner l’au-delà et à suivre notre exemple, il y avait seulement deux mille ans de cela. Les humains avaient développé des talents dans la manipulation des lignes à peu près à cette époque. Cela avait été mis sur le compte de l’habitude des elfes de mélanger leurs lignées avec celles des humains, dans l’espoir de lutter contre l’extinction que les démons avaient mise en branle. Extinction que le Tournant avait finalisée. Mes pensées revinrent à Nick et je me tassai. C’était aussi bien que les sorciers soient si différents des humains que même la magie ne pouvait pas combler l’écart. Qui pourrait dire ce qu’un hybride mal éduqué humain/sorcier pourrait provoquer en manipulant les lignes d’énergie ? Que les elfes aient introduit l’humanité parmi les utilisateurs des lignes était déjà assez malheureux. La virtuosité des elfes dans la magie des lignes s’était glissée dans le génome humain comme si elle y était née. C’était suffisant pour se poser des questions. Des elfes ? pensai-je, sentant le froid m’envahir. C’était juste sous mon nez. — Oh… mon… Dieu, murmurai-je. Ivy releva la tête, et le battement de ses jambes cessa quand elle vit mon expression. — C’est un elfe, soufflai-je, l’excitation de la découverte se mettant à bouillonner, accélérant mon pouls. Ils ne sont pas tous morts durant le Tournant. C’est un elfe. Trent est un putain d’elfe ! — Holà ! Attends une minute, me freina Ivy. Ils ont disparu. S’il y avait des survivants, Jenks le saurait. Il serait capable de les sentir. Je secouai la tête et me précipitai vers le couloir, pour voir s’il n’y avait pas d’oreilles indiscrètes dans les airs. — Pas si les elfes se sont fait oublier durant une génération de pixies et de fées. Le Tournant les a presque complètement éliminés, et il n’aurait pas été difficile pour les survivants de se cacher jusqu’à ce que meure le dernier pixie à connaître leur odeur. Ils ne vivent qu’une vingtaine d’années. Les pixies, je veux dire. (Les mots se bousculaient dans ma bouche tellement j’étais pressée de les faire sortir.) Et tu as vu à quel point Trent les déteste, eux et les fées. C’est presque une phobie. C’est ça ! Je ne peux pas le croire ! Nous avons trouvé ! — Rachel, voulut me cajoler Ivy en se trémoussant sur le comptoir. Ne sois pas stupide. Trent n’est pas un elfe. Les bras croisés, je pinçai les lèvres de frustration. — Il dort à midi et à minuit, dis-je. Et c’est à l’aurore et à la nuit tombante qu’il est le plus actif, tout comme l’étaient les elfes. Il a des réflexes proches de ceux d’un vampire. Il aime la solitude mais s’entend à manipuler les gens. Mon Dieu, Ivy, il a essayé de me chasser à cheval, comme une proie sous la pleine lune ! (J’agitai les bras en parlant.) Tu as vu ses jardins et cette forêt artificielle qu’il entretient. C’est un elfe ! Et Quen et Jonathan en sont aussi. Elle secoua la tête. — Ils sont morts. Tous. Et qu’est-ce qu’ils auraient gagné à laisser croire à tout l’Outremonde qu’ils avaient disparu si ce n’était pas le cas ? Tu es consciente de notre propension à donner de l’argent aux espèces en voie de disparition ? Surtout les espèces intelligentes. — Je ne sais pas. (J’étais exaspérée par son incrédulité.) L’humanité n’a jamais bien accepté les vols de bébés humains remplacés par les enfants elfes maladifs. Moi, ça m’aurait suffi à garder la bouche fermée et la tête basse jusqu’à ce que tout le monde soit persuadé que j’étais morte. Ivy eut un raclement de gorge sceptique, mais je voyais qu’elle commençait à se laisser convaincre. — Il manipule les lignes, insistai-je. Tu l’as dit toi-même. Élimine l’impossible, et ce qui reste, même improbable, est la vérité. Il n’est ni humain ni sorcier. (Je fermai les yeux, me souvenant d’avoir mordu à la fois Jonathan et Trent en essayant de m’échapper, lorsque j’étais un vison.) J’en suis sûre. Son sang a le goût de la cannelle et du vin. — C’est un elfe. Sa voix était étonnamment dénuée d’intonation. Je rouvris les yeux ; son visage était animé et comme illuminé. — Pourquoi ne m’avais-tu pas dit qu’il avait un goût de cannelle ? Elle se laissa glisser du comptoir. Ses bottines noires heurtèrent le lino sans aucun bruit. L’instinct de conservation me fit m’éloigner de un mètre avant même d’avoir conscience de bouger. — J’avais pensé que cela venait des drogues qu’il m’avait fait avaler pour m’endormir. Je n’aimais pas que la mention du sang l’ait mise en mouvement. Le marron de ses iris avait diminué au profit de ses pupilles. J’étais sûre que cela venait de la découverte de l’hérédité de Trent, et non de ma présence dans la cuisine, de mon sang qui battait et de la sueur sur mes paumes. Mais quand même… Je n’aimais pas ça. L’esprit en ébullition, je lui lançai un regard d’avertissement et mis l’îlot central entre nous. D’accord. Maintenant, je connais l’histoire de Trent. Le lui dire m’assurerait probablement une audience avec lui, mais comment dire à un tueur en série que vous connaissez son secret sans finir au cimetière ? — Tu ne vas pas lui dire que tu le sais, dit Ivy avec un regard d’excuse avant de s’adosser au comptoir, voulant montrer qu’elle gardait ses distances. — Je dois parler à Trent. Il acceptera de me voir si je laisse tomber ça dans son assiette avec une louche de sauce. Je ne risque rien. J’ai toujours ce chantage au-dessus de sa tête. — Edden va te coller une inculpation pour harcèlement, même si tu ne fais que l’appeler, prévint Ivy. Je regardai le sachet de gâteaux fourrés, avec leurs petits chênes et leurs bonshommes sandwichs. Avec des gestes lents, je rapprochai le sachet et en sortis une figurine avec tous ses membres intacts. Ivy observa la Cellophane puis son regard revint sur moi. Je pus presque voir ses pensées se régler sur les miennes. Elle m’adressa l’un de ses rares sourires clairs, ne laissant apparaître qu’un mince éclat de dents, tandis qu’un air malicieux et pourtant timide la rendait plus vivante. Un frisson me parcourut et me noua le ventre. — Je pense que je sais comment obtenir son attention, dis-je en arrachant d’un coup de dents la tête du sablé enrobé de chocolat. J’essuyai les miettes autour de ma bouche. Mais au fond de moi, il y avait une nouvelle question, due à l’inquiétude chronique de Nick. Ce frémissement d’anticipation que je sentais monter en moi venait-il de ma conversation à venir avec Trent… ou de ce minuscule croissant de dents blanches ? Chapitre 23 Le vacarme du moteur Diesel du bus allait avec son odeur nauséabonde. Il repartit et tenta de trouver son élan pour monter la colline. Je restai sur le trottoir bordé de mauvaises herbes et attendis qu’il soit passé pour traverser la rue. Le bruit régulier des voitures faisait un fond sonore rassurant au chant des oiseaux, des insectes, et au cancanement occasionnel d’un canard. Je me retournai, sentant un regard. C’était un garou, avec des cheveux noirs lui tombant sur les épaules et un corps élancé qui signifiait qu’il courait sur deux pattes tout autant que sur quatre. Son regard me quitta pour contempler le parc. Il s’appuya un peu plus contre l’arbre, ajustant son manteau de cuir usé. Mes pas se firent hésitants. Je l’avais déjà vu à l’université. Mais il détourna les yeux et rabattit le bord de son chapeau, me donnant congé. Il voulait quelque chose, mais il me savait occupée et était disposé à attendre. Les solitaires étaient comme ça. En voyant son allure inhabituelle et assurée, je me dis que c’était ce qu’il devait être : un loup isolé. Il avait probablement une Course pour moi et hésitait à frapper à ma porte. Les garous avaient tendance à considérer tous ceux qui vivaient sur un sol sanctifié comme mystérieux et ésotériques. Ça le rassurait d’attendre que je sois libre pour me parler. C’était déjà arrivé. Appréciant son professionnalisme, je repris mon chemin, dans la direction opposée à celle où le bus avait disparu. Le soleil de midi était chaud sur mes épaules. J’aimais le parc Eden, surtout cette partie peu fréquentée. Nick travaillait au musée des Arts. Il nettoyait des artefacts, juste au coin de la rue, et nous prenions parfois mon déjeuner et son dîner en plein air sur le petit point de vue qui dominait Cincinnati. Mais j’avais une préférence pour la partie qui était tournée vers l’autre côté, donnant sur la rivière et, plus loin, sur le Cloaque. Mon père avait eu l’habitude de m’amener ici, le samedi matin. Nous y mangions des beignets et donnions des miettes aux canards. Mon humeur s’assombrit au souvenir de la seule fois où il m’y avait conduite après l’une de ses rares disputes avec ma mère. C’était la nuit, et nous avions contemplé les lumières du Cloaque scintillant sur la rivière. Le monde semblait continuer à tourner autour de nous, comme si nous étions pris dans une goutte de temps suspendue aux lèvres du présent, hésitant à tomber pour laisser la place à la suivante. Je soupirai, serrai ma veste de cuir plus près de mon corps et fis attention où je mettais les pieds. La veille, j’avais fait livrer à Trent un sachet de gâteaux par coursier spécial, avec une carte disant simplement « Je sais ». L’emballage de Cellophane et les figurines en pâte sablée étaient porteurs d’un mélange insultant de sous-entendus elfiques et magiques que même les temps éclairés qui avaient succédé au Tournant n’avaient pu étouffer. Et, comme prévu, ce matin, j’avais été réveillée par la sonnerie du téléphone. Il avait sonné de nouveau après que le répondeur se fut déclenché. Et une nouvelle fois. Et encore. Et encore. Huit heures du matin est une heure impie pour les sorciers – je n’avais dormi que quatre heures –, mais Jenks ne pouvait pas répondre au téléphone, et réveiller Ivy n’était pas une bonne idée. Pour faire court, Trent m’avait invitée à prendre le thé dans son jardin. Pas question. J’avais dit à Jonathan que je rencontrerais Trent dans le parc Eden à 16 heures, au pont des Deux-Lacs, juste après la sieste de son patron. Le pont des Deux-Lacs était un nom plutôt pompeux pour une passerelle en béton. Mais je connaissais le troll qui vivait dessous, et je pensais pouvoir compter sur lui en cas de problème. L’eau qui murmurait sur les rapides artificiels déformerait tout sort d’écoute. Encore mieux, un dimanche de foot, le parc serait presque désert, nous laissant assez d’intimité pour parler, tout en étant quand même assez peuplé pour éviter que Trent soit tenté de faire un geste stupide, comme de me tuer de but en blanc. Je me forçai à ne plus regarder le sol quand je passai à côté de la voiture banalisée de Glenn, garée illégalement sur le trottoir. Il avait probablement été désigné pour garder un œil sur Trent. Parfait. Ça voulait dire que je n’aurais pas à saucissonner un agent quelconque du BFO, pour que nous puissions parler sans être dérangés. J’avais considéré comme nécessaire de ne pas apporter de sorts avec moi, mis à part mon habituelle bague au petit doigt. Pas de sac encombrant non plus. Juste mon permis de conduire à peine écorné et ma carte de bus. Il y avait deux raisons à ce manque d’objets personnels : non seulement je pourrais courir plus vite si Trent essayait de me jouer un mauvais tour, mais en plus, il ne pourrait pas clamer que je lui avais jeté un sort. L’effort dû à ma marche rapide me faisait mal aux mollets. Je passai le parc en revue et, comme espéré, il n’y avait pas grand monde. Je n’étais pas descendue au premier arrêt, voulant d’abord avoir une bonne vue de l’ensemble avant de quitter le bus. Sans oublier qu’il était quasiment impossible de faire une entrée élégante en descendant d’un bus. Même en pantalon et veste de cuir, et en débardeur rouge. Je ralentis, examinant l’eau du bassin, verdâtre de sulfate de cuivre, et l’herbe abondante. Les arbres portaient des couleurs vives et n’étaient pas encore accablés par les gelées. La couverture rouge de Trent faisait une tache éclatante sur le sol. Il était seul et feignait de lire. Je me demandai où était Glenn, et me dis finalement que, sauf s’il était parmi les quelques grands arbres ou dans l’un des appartements pourris de l’autre côté de la rue, il devait se planquer dans les toilettes. Je fis de grands signes à Jonathan qui boudait au soleil, près de la Rolls Silver Ghost. Visiblement malheureux, il porta son poignet à ses lèvres et parla dans sa montre. Mon estomac se noua en imaginant Quen en train de me regarder depuis les arbres. Je me forçai à adopter une allure plus tranquille pour entrer dans les toilettes publiques, mes bottes de fabrication vamp silencieuses sur le sol de l’allée. Pour des toilettes, elles étaient plutôt classe, datant de temps plus élégants, avec des murs de pierre couverts de lierre et les bardeaux en cèdre. Les volets et les portes en métal participaient à la permanence du décor tout autant que les plantes vivaces décaties qui l’étouffaient. Comme prévu, je trouvai Glenn dans les W.-C. des hommes. Il me tournait le dos, grimpé sur un urinoir avec une paire de jumelles, surveillant Trent à travers une fenêtre cassée. La passerelle était dans son champ de vision, et je me sentis mieux en sachant qu’il ne me quitterait pas des yeux. — Glenn. Il se retourna et glissa presque de son perchoir. — Par tous les saints ! jura-t-il en me lançant un regard noir avant de reprendre sa surveillance. Qu’est-ce que tu fais ici ? — Bonjour à toi aussi, dis-je poliment. J’avais bien envie de lui en coller une et de lui demander pourquoi il ne m’avait pas soutenue, la veille, et gardée pour ce boulot. La petite pièce puait la javel et n’avait aucune séparation intérieure. Au moins, les W.-C. des femmes avaient des boxes. Son cou se raidit, mais je lui rendis hommage de ne pas détourner un instant son regard de Trent. — Rachel, prévint-il. Rentre chez toi. Je ne sais pas comment tu as découvert que M. Kalamack était ici, mais si tu t’approches de lui, je te livrerai moi-même au SO. — Écoute, je suis désolée. J’ai fait une erreur. J’aurais dû me tenir à carreau jusqu’à ce que tu me dises que je pouvais aller voir la scène de crime ; mais Trent m’a demandé de le rencontrer ici, alors tu peux aller te faire Tourner. Glenn baissa ses jumelles et me regarda, le visage décomposé. — Parole de scout, dis-je en lui faisant un salut narquois. Il réfléchit, les yeux dans le vague. — Ce n’est plus ta Course. Tire-toi avant que je te fasse arrêter. — Tu aurais au moins pu m’inviter à l’interrogatoire de Trent, hier, au BFO, dis-je en avançant d’un pas conquérant. Pourquoi les as-tu laissé m’exclure ? C’était ma Course ! Sa main était sur la radio accrochée à sa ceinture, juste à côté de son arme. Ses yeux marron étaient furieux d’un incident passé dans lequel je n’avais joué aucun rôle. — Tu ruinais tout ce que j’étais en train de réunir contre lui. Je t’ai dit de rester dehors, et tu ne l’as pas fait. — J’ai dit que j’étais désolée. Et il n’y aurait rien eu à réunir si je n’avais pas été là ! m’exclamai-je. Frustrée, je mis une main sur la hanche et levai l’autre dans un geste de colère. Je m’arrêtai brusquement quand quelqu’un entra. C’était un petit homme fripé dans un manteau fripé. Surpris, il s’arrêta le temps de trois battements de cœur, les yeux fixés sur Glenn dans son costume noir coûteux, debout sur la cuvette, et moi en pantalon et veste de cuir. — Euh… je reviendrai, dit-il, et il se dépêcha de sortir. Je refis face à Glenn, obligée de pencher la tête selon un angle inconfortable pour pouvoir le regarder. — Grâce à toi, je ne peux plus travailler pour le BFO. Je t’informe de mon rendez-vous avec Trent par simple courtoisie, d’un professionnel à un autre. Alors, bas les pattes et ne t’en mêle pas. — Rachel… Mes yeux s’étrécirent. — Ne te mets pas en travers de mon chemin, Glenn. Trent m’a demandé ce rendez-vous. De légères rides soucieuses se creusèrent autour de ses yeux. Je pouvais voir ses pensées se presser en rangs serrés. Ça ne m’aurait pas dérangée de ne rien lui dire, sauf qu’en me voyant avec Trent il aurait probablement appelé tout le monde, de son père à la brigade de déminage. — Nous sommes d’accord ? demandai-je belliqueusement. Il descendit de son perchoir. — Si je découvre que tu m’as menti… — Ouais, ouais, ouais. Je me tournai pour sortir. Il me rattrapa. Je sentis venir sa main et pivotai pour m’écarter. Je secouai la tête pour l’avertir, mais ses yeux s’étaient écarquillés en voyant la vitesse avec laquelle je m’étais déplacée. — Tu ne comprends pas, c’est ça ? Je ne suis pas humaine, c’est une affaire entre Outres, et ça te dépasse. Sur cette bonne parole destinée à le tenir éveillé la nuit, je ressortis dans le soleil, confiante qu’il allait garder l’œil sur moi, mais sans intervenir. Je balançai mes bras pour essayer de disperser les restes de l’adrénaline, et ma peau sembla me picoter quand les yeux de Jonathan tombèrent sur moi. Je l’ignorai et, tout en avançant vers la passerelle, j’essayai de repérer Quen. De l’autre côté des deux bassins, Trent était sur sa couverture. Il avait toujours son livre à la main, mais il savait que j’étais là. Il allait me faire attendre, et cela me convenait. Je n’étais pas encore prête pour lui. Dans les ombres profondes courait un large ruban de flots rapides qui reliait les bassins. Je posai un pied sur la passerelle, et la flaque violette dans le courant eut un frémissement. — Ohé-oh, lançai-je, m’arrêtant juste avant le faîte de la passerelle. Ouais, c’était débile, mais c’était le salut traditionnel entre trolls. Si j’avais de la chance, Pointu serait encore l’heureux possesseur de ce pont. — Ohé-oh, dit la flaque sombre dans l’eau courante. Elle se rassembla en une série de rides concentriques jusqu’à ce qu’un visage dégoulinant et taillé à la serpe se montre. Des algues poussaient sur sa peau bleue. Ses ongles étaient blancs du mortier qu’il arrachait aux soubassements de la passerelle pour compléter son régime. — Pointu ! (J’étais vraiment contente en le reconnaissant grâce à l’un de ses yeux, blanc, abîmé dans un combat passé.) Comment coule ton eau ? — Agent Morgan, dit-il sur un ton las. Pouvez-vous attendre jusqu’au coucher du soleil ? Je vous promets de libérer les lieux cette nuit. Mais, pour l’instant, le soleil est trop fort. Je souris. — C’est juste Rachel, à présent. J’ai quitté le SO. Et ne bouge pas à cause de moi. — Vous avez fait ça ? (La flaque sombre se réduisit, jusqu’à ne plus être qu’une bouche et un œil valide.) C’est une bonne chose. Vous êtes une brave fille. Pas comme ce mage qu’ils ont maintenant, qui se pointe à midi avec des aiguillons électriques et des cloches au bruit épouvantable. Je grimaçai par sympathie. Les trolls avaient une peau extrêmement sensible qui les obligeait à rester à l’abri de la lumière directe. Comme ils avaient tendance à détruire tout pont sous lequel ils résidaient, le SO les expulsait sans arrêt. Mais c’était une bataille perdue d’avance. Aussitôt que l’un d’eux était parti, un autre prenait sa place. Ensuite, il y avait inévitablement combat quand le premier troll voulait récupérer son abri. — Hé, Pointu, peut-être que tu pourrais m’aider. — Si c’est dans mes moyens. Un bras maigrichon, d’un violet prononcé, se dressa pour arracher un éclat de mortier du dessous de la passerelle. Je jetai un coup d’œil vers Trent. Il avait l’air de vouloir venir vers moi. — Quelqu’un s’est-il approché de ton pont ce matin ? Peut-être pour y laisser un charme ou un sort ? La flaque d’eau huileuse flotta vers le côté opposé de la passerelle et se fondit dans une zone d’eau tachée de lumière. Je ne la vis plus. — Six gamins ont jeté des pierres du haut du pont, un chien a pissé juste en dessous, trois humains adultes, deux promeneurs, un garou et cinq sorciers. Avant l’aube, il y a eu deux vamps. Quelqu’un a été mordu. J’ai senti du sang, tombé sur le coin sud-ouest. Je regardai l’endroit indiqué, sans rien remarquer. — Mais personne n’a rien laissé ? — Seulement le sang, murmura-t-il dans un bruit de bulles éclatant contre la pierre. Trent s’était levé et époussetait son pantalon. Mon pouls s’accéléra, et je redressai l’une des bretelles de mon débardeur, sous ma veste. — Merci, Pointu. Je peux surveiller ton pont si tu veux aller nager. — Vraiment ? (Sa voix avait pris un ton incrédule et plein d’espoir.) Vous feriez ça pour moi, agent Morgan ? Vous êtes vraiment une chic fille. (La flaque d’eau violette hésita.) Vous ne laisserez personne me prendre mon pont ? — Non. Il se peut que je doive partir en vitesse, mais je resterai aussi longtemps que je le pourrai. — Sacrée chic fille, répéta-t-il. Je me penchai pour regarder un ruban violet d’une longueur surprenante sortir de sous la passerelle et se faufiler parmi les rochers, jusqu’à la partie la plus profonde du bassin inférieur. Trent et moi aurions un endroit relativement privé, mais l’instinct territorial d’un troll était si fort que je savais que Pointu garderait un œil sur moi. Sans réelle justification, je me sentais en sécurité avec Glenn d’un côté, dans les toilettes des hommes, et Pointu de l’autre, dans l’eau. Je tournai le dos au soleil et à Glenn, et m’appuyai au garde-fou pour regarder Trent fouler l’herbe dans ma direction. Il avait laissé derrière lui la couverture, sur laquelle étaient artistiquement disposés deux verres à vin, une bouteille dans un seau à glace et un bol de fraises totalement hors saison. On se serait cru en juin plutôt qu’en septembre. Ses pas étaient mesurés et sûrs en apparence, mais je pouvais voir sa nervosité sous-jacente, qui révélait sa jeunesse. Un chapeau léger posé sur ses cheveux blonds gardait son visage dans l’ombre. C’était la première fois que je le voyais dans autre chose qu’un costume de ville, et il aurait été facile d’oublier qu’il était un meurtrier et un seigneur de la drogue. La confiance du manager était encore là, mais sa taille étroite, ses larges épaules et son visage glabre le faisaient ressembler à un père particulièrement en forme accompagnant son fils au foot. Sa tenue décontractée accentuait sa jeunesse au lieu de la cacher, comme ses complets Armani. Les revers de son élégante chemise à col à boutons laissaient échapper une touffe de poils blonds. Je supputai un instant qu’ils devaient être aussi doux et légers que les cheveux pâles qui flottaient autour de ses oreilles. Il s’approcha, ses yeux verts plissés sous le soleil réfléchi par l’eau ou bien sous l’effet de l’inquiétude. J’aurais parié pour l’inquiétude, vu que ses mains étaient derrière son dos pour éviter de serrer la mienne. Il ralentit en mettant un pied sur la passerelle. Ses sourcils expressifs étaient rapprochés, et je me souvins de sa peur quand Algaliarept avait pris mon apparence. Il n’y avait qu’une raison pour que le démon l’ait fait. Trent me craignait. Soit parce qu’il croyait toujours que c’était moi qui lui avais envoyé Algaliarept, soit parce qu’il n’avait toujours pas digéré que j’aie réussi à pénétrer trois fois dans son bureau en autant de semaines, soit parce que je savais ce qu’il était. — Aucune des trois, dit-il. Ses chaussures de sport raclèrent le sol quand il s’arrêta. Une vague glacée me parcourut. — Je vous demande pardon ? bafouillai-je en me redressant et en m’écartant du garde-fou. — Je n’ai pas peur de vous. Je le regardai fixement. Sa voix liquide se fondait dans le bruissement de l’eau qui nous entourait. — Et je ne peux pas lire vos pensées, seulement votre visage. Mon souffle sortit avec un bruit ténu et je refermai la bouche. Comment ai-je perdu les commandes si rapidement ? — Je vois que vous vous êtes occupée du troll. — Du lieutenant Glenn aussi. (Je touchai mes cheveux pour m’assurer qu’aucune mèche ne s’était échappée de la tresse.) Il ne nous dérangera pas, sauf si vous tentez quelque chose de stupide. Ses yeux s’étrécirent sous l’insulte. Il resta immobile, gardant deux mètres entre nous. — Où est votre pixie ? L’irritation me fit me redresser de toute ma taille. — Il s’appelle Jenks, et il n’est pas ici. Il ne sait pas. Et je préférerais continuer comme ça, il parle beaucoup. Trent se détendit visiblement. Il se déplaça pour se mettre en face de moi. Nous étions séparés par la largeur de la passerelle. Ça n’avait pas été aisé de se débarrasser de Jenks pour l’après-midi. Ivy avait dû intervenir, l’emmenant sur une Course inventée. Je crois qu’en fait elle allait chercher des beignets. Pointu jouait avec les canards. Il les attirait sous l’eau et, quand il les relâchait, ils jaillissaient à la surface et s’envolaient en cancanant. Je délaissai ce spectacle et regardai Trent. Il avait le dos appuyé contre le garde-fou, les chevilles croisées. Sa position reflétait exactement la mienne. Nous étions deux personnes se rencontrant par hasard, profitant ensemble du soleil et échangeant quelques mots. Trèèès bien. — Si cela se sait, dit-il, les yeux sur les lointaines toilettes derrière moi, je rendrai publiques les archives concernant le petit camp de vacances de mon père. Vous et chacun de ces sales petits morveux serez traqués et traités comme des lépreux. Dans le meilleur des cas. À moins qu’on vous brûle de peur que quelque chose mute et lance un nouveau Tournant. Mes jambes devinrent molles. J’avais raison. Le père de Trent m’avait donné un traitement, avait réglé ce qui n’allait pas. Et la menace de Trent n’était pas vaine. Dans le meilleur des cas, le scénario inclurait un aller simple pour l’Antarctique. Je passai ma langue à l’intérieur de ma bouche, essayant de trouver assez de salive pour déglutir. — Comment le savez-vous ? demandai-je, comprenant que mon secret était plus mortel que le sien. Ses yeux plantés dans les miens, il remonta l’une de ses manches, découvrant un bras bien musclé. Les poils étaient décolorés par le soleil et la peau était bronzée. Une cicatrice irrégulière gâchait son aspect lisse. Mes yeux cherchèrent les siens et y lurent une vieille colère. — C’était vous ? bafouillai-je. C’est vous que j’ai projeté dans un arbre ? Les gestes secs et précis, il redescendit sa manche et cacha la cicatrice. — Je ne vous ai jamais pardonné de m’avoir fait pleurer devant mon père. Une colère d’enfant s’enflamma à partir de braises que j’avais crues froides depuis longtemps. — C’était votre faute. Je vous avais dit de cesser de la torturer ! (Je me souciais peu que ma voix couvre le bruit de l’eau.) Jasmine était malade. À cause de vous, pendant trois semaines, elle s’est endormie en pleurant. Trent eut un sursaut. — Vous connaissez son nom de famille ? s’exclama-t-il. Donnez-le-moi. Vite ! Je le regardai, incrédule. — Qu’est-ce que son nom peut vous faire ? Sa vie était assez difficile sans que vous la tourmentiez. — Son nom ! (Trent avait retourné ses poches jusqu’à trouver un stylo.) Quel est son nom ? Je grimaçai et remis une mèche derrière l’une de mes oreilles. — Je ne vous le dirai pas. J’étais très embarrassée de l’avoir oublié. Trent pinça les lèvres et rangea son stylo. — Vous l’avez déjà oublié. C’est ça ? — Quelle importance pour vous ? Vous ne faisiez que la harceler. Il eut un regard gêné en enfonçant son chapeau plus bas sur ses yeux. — J’avais quatorze ans. Je n’étais pas bien dans ma peau, mademoiselle Morgan. Je la tourmentais parce que je l’aimais bien. Quand vous vous rappellerez son nom, j’apprécierais que vous le mettiez sur une feuille et que vous me l’envoyiez. Il y avait des bloquants dans l’eau du camp, pour supprimer les souvenirs. J’aimerais savoir… Sa voix se cassa, et je vis l’émotion trembler dans ses yeux. Je commençais à avoir la pratique pour les lire. — Vous voulez savoir si elle a survécu, finis-je à sa place. Je sus que j’avais vu juste quand son regard se perdit au loin. — Pourquoi étiez-vous là ? demandai-je, presque effrayée qu’il puisse me répondre. — Le camp appartenait à mon père. Où aurais-je pu passer mes étés ? Le rythme de sa voix et le léger pli sur son front me dirent qu’il y avait eu plus que ça. Un frémissement de satisfaction me réchauffa. J’avais trouvé les signes qui montraient qu’il mentait. Maintenant, j’avais besoin de la même chose pour savoir quand il disait la vérité, et il ne serait plus jamais en mesure de me raconter des bobards. — Vous êtes aussi malsain que votre père, dis-je, dégoûtée. Faire chanter les gens en leur faisant miroiter une cure et les transformer en marionnettes. La fortune de vos parents s’est bâtie sur la misère de centaines, peut-être de milliers de gens, monsieur Kalamack. Et vous n’êtes pas différent. Le menton de Trent trembla presque imperceptiblement, et je crus voir un nuage d’étincelles autour de lui. Le souvenir de son aura me jouait des tours. Ce devait être un truc d’elfe. — Je n’ai pas à me justifier devant vous, dit-il. Et vous-même êtes passée maître dans l’art du chantage. Je ne perdrai pas de temps à me chamailler comme un gamin qui a blessé l’orgueil de l’autre il y a une décennie de ça. Je veux louer vos services. — Louer mes services ? (Je fus incapable de garder ma voix basse et mis mes mains sur mes hanches sous le coup de l’incrédulité.) Vous avez essayé de me faire tuer dans les combats de rats, et vous croyez que je vais travailler pour vous ? Vous aider à blanchir votre nom ? Vous avez tué ces sorciers. Et je vais le prouver. Il rit. Son chapeau cacha son visage quand il baissa la tête et gloussa. — Qu’y a-t-il de si drôle ? demandai-je, me sentant ridicule. — Vous. (Ses yeux étaient brillants.) Vous n’avez jamais couru aucun danger dans cette fosse à rats. Je ne m’en servais que pour vous faire comprendre votre situation sordide. Mais j’ai eu quelques contacts vraiment intéressants pendant que j’étais là-bas. — Espèce de fils de… Les lèvres pincées, je serrai ma main pour en faire un poing. La joie de Trent disparut, et sa tête se pencha en guise d’avertissement. Il s’éloigna d’un pas. — Je ne le ferais pas, menaça-t-il, levant un doigt. À votre place, je ne le ferais vraiment pas. Je repris lentement appui sur mes talons, mes jambes tremblant encore au souvenir de la fosse. La sensation d’impuissance qui m’avait tordu les entrailles, celle d’être captive et forcée de tuer ou d’être tuée, me transpercèrent. J’avais été le jouet de Trent. En comparaison, l’épisode où il m’avait poursuivie à cheval me paraissait négligeable. Et à ce moment-là, j’étais en train de le cambrioler. La pensée de Quen me fit reculer jusqu’à ce que le froid du garde-fou en béton me rentre dans le dos. — Écoutez-moi bien, Kalamack. (Ma voix n’était plus qu’un murmure.) Je ne travaillerai pas pour vous. Je vais vous faire tomber. Je vais découvrir suffisamment de preuves pour vous mettre tous ces meurtres sur le dos. — Oh, lâchez-moi. (Je me demandai un instant comment nous étions passés aussi vite d’un homme d’affaires raffiné sorti du top vingt de Fortune et d’une Coureuse indépendante et douée à deux individus qui s’engueulaient sur des injustices passées.) Vous en êtes encore là ? Même le capitaine Edden a compris que le corps de Dan Smather avait été abandonné volontairement dans mes écuries. C’est pour cela qu’il a seulement chargé son fils de me surveiller au lieu de signer un mandat d’arrêt. Et en ce qui concerne mes contacts avec les victimes, oui, je leur ai parlé, à toutes. J’essayais de les embaucher, pas de les tuer. Vous avez une belle panoplie de talents, mademoiselle Morgan, mais détective n’en fait pas partie. Vous êtes trop impatiente, guidée par votre intuition qui semble ne marcher que vers l’avant, pas vers l’arrière. Vexée, je remis mes mains sur mes hanches et laissai échapper un grognement incrédule. Il se prend pour qui, à me faire la leçon ? Trent porta la main à sa poche de chemise et en tira une enveloppe blanche qu’il me tendit. Je me penchai rapidement pour la lui arracher, puis me redressai et l’ouvris. Mon souffle s’arrêta quand je vis qu’elle contenait vingt billets neufs de 100 dollars. — Dix pour cent d’avance, le reste à la fin du travail. (Je me figeai, essayant de paraître blasée. Vingt mille dollars ?) Je veux que vous trouviez le responsable des meurtres. J’essaie d’embaucher un sorcier des lignes depuis trois mois, et tous ceux que je vois finissent morts. Ça devient lassant. Tout ce que je veux, c’est un nom. — Vous pouvez aller griller en enfer, Kalamack. Quand il ne reprit pas l’enveloppe, je la laissai choir. J’étais furieuse et frustrée. J’étais venue avec une information si explosive que je pensais bien obtenir une confession. Et tout ce que je récoltais, c’étaient des menaces, des insultes et ensuite une tentative de corruption. Imperturbable, il se baissa pour ramasser l’enveloppe et la frappa plusieurs fois contre sa paume pour la débarrasser de la saleté avant de la remettre dans sa poche. — Vous avez conscience qu’avec le petit spectacle que vous nous avez donné hier vous êtes la prochaine sur la liste du tueur ? Vous correspondez parfaitement au profil. Vous vous êtes montrée compétente en magie des lignes, et aujourd’hui, vous avez ajouté votre propre rendez-vous. Bon sang. J’avais oublié ça. Si Trent n’était pas le meurtrier, alors je n’avais rien pour empêcher le véritable assassin de s’en prendre à moi. Soudain, le soleil ne fut plus assez chaud. Je me sentis vidée, malade d’avoir à trouver le vrai tueur avant qu’il me rattrape. — À présent, dit Trent d’une voix plus lisse que de l’eau, prenez cet argent, que je puisse vous dire ce que j’ai découvert. Mon estomac faisait des vagues. Je croisai son regard moqueur. J’allais faire exactement ce qu’il voulait. Il m’avait manipulée pour que je l’aide. Enfer, enfer et damnation. Je passai de son côté de la passerelle et mis mes bras sur l’épais garde-fou, tournant le dos à Glenn. Pointu était profondément enfoncé dans l’eau, et seule l’absence de canards confirmait sa présence. Et Trent était près de moi. — Avez-vous envoyé Sara Jane au BFO avec comme seul but de me faire engager par Edden ? demandai-je, amère. Trent changea de position, s’approchant tellement que je pouvais distinctement sentir l’odeur de son après-rasage. Je n’aimais pas une telle proximité, mais si je bougeais, il allait s’apercevoir que ça me dérangeait. — Oui, dit-il doucement. Il y avait dans sa voix l’accent de vérité que j’avais guetté, et un flot d’excitation me coupa le souffle. C’était ça. Maintenant, je l’avais. Il ne pourrait plus jamais me mentir. Me repassant nos conversations sous ce nouvel éclairage, je réalisai que, mis à part l’explication de sa présence dans le camp de son père, il ne m’avait jamais menti. Jamais. — Elle ne le connaît pas, n’est-ce pas ? — Quelques rendez-vous pour avoir les photos, c’est tout. J’avais la certitude qu’il serait assassiné après avoir accepté de travailler pour moi, même si j’ai essayé de le protéger. Quen est très perturbé. (Son ton était badin, ses yeux rivés sur les ondulations de Pointu.) Que M. Smather soit réapparu dans mes écuries signifie que le tueur prend de l’assurance. La frustration me fit fermer les yeux un instant. J’essayai de remettre mes pensées en ordre. Trent n’avait pas tué ces sorciers. Quelqu’un d’autre l’avait fait. Je pouvais prendre l’argent et aider Trent à résoudre son petit problème d’embauche. Ou ne pas prendre l’argent et le régler gratuitement. J’allais prendre l’argent. — Vous êtes un salaud, vous le savez ? Voyant que je commençais à comprendre, Trent sourit. J’eus du mal à m’empêcher de lui cracher à la figure. Ses longues mains pendaient par-dessus le garde-fou. Le soleil donnait à son bronzage un aspect doré qui brillait presque contre sa chemise blanche. Son visage était dans l’ombre. Des mèches de cheveux volaient dans la brise, touchant presque mes propres boucles rétives. D’un geste décontracté, sa main repartit vers sa poche de chemise. Nos corps empêchant Glenn de voir l’action, il me tendit l’enveloppe. Me sentant sale, je l’acceptai et la rangeai hors de vue sous ma veste, dans ma ceinture. — Excellent, dit-il, chaleureux et sincère. Je suis heureux que nous puissions travailler ensemble. — Allez vous faire Tourner, Kalamack. — Je suis raisonnablement convaincu qu’il s’agit d’un maître vampire, dit-il en s’écartant de moi. — Lequel ? demandai-je, écœurée de moi-même. Pourquoi je fais ça ? — Je ne sais pas, admit-il, jetant dans l’eau une miette de mortier grattée sur le garde-fou. Si je le savais, j’aurais déjà réglé le problème. — Ça, j’en suis sûre, dis-je aigrement. Pourquoi ne pas tous les éliminer ? Ce serait terminé. — Je ne peux pas me permettre d’aller enfoncer des pieux au hasard, mademoiselle Morgan. (Le fait qu’il ait pris ma question au sérieux et non comme un sarcasme m’inquiéta.) Ce serait illégal, sans oublier que cela donnerait le signal d’une guerre vamp. Cincinnati risquerait de ne pas y survivre. Et je suis convaincu que mes intérêts financiers en seraient pénalisés durant la période d’intérim. Je ricanai. — Et nous ne pouvons pas nous permettre ça. N’est-ce pas ? Trent soupira. — Utiliser le sarcasme pour couvrir votre peur vous fait paraître très jeune. — Et faire tourner votre crayon entre vos doigts vous fait paraître nerveux, lui renvoyai-je. C’était vraiment bon de pouvoir contredire quelqu’un qui ne me mordrait pas si la conversation s’envenimait. Ses yeux cillèrent. Les lèvres blanches, il se retourna vers le grand bassin. — J’apprécierais particulièrement que vous laissiez le BFO en dehors de tout cela. C’est une affaire Outre, pas humaine. Et je ne suis pas sûr que l’on puisse faire plus confiance au SO. Je trouvai intéressante la vitesse à laquelle il nous avait mis du même côté. Nous en étions à « eux » contre « nous ». Apparemment, je n’étais pas la seule à connaître le passé de Trent, et je n’aimais pas le degré d’intimité que ça établissait entre nous. — Je me dis que cela pourrait être une assemblée de vampires en train de prendre de l’importance et essayant de gagner une part du marché en m’éliminant. Ce serait beaucoup moins risqué que de s’attaquer à l’une des maisons mineures. Ce n’était pas une fanfaronnade, juste une affirmation de mauvais goût. Les coins de mes lèvres se retroussèrent à l’idée que j’acceptais de l’argent de quelqu’un qui jouait dans le milieu comme sur un échiquier. Pour la première fois de ma vie, j’étais contente que mon père soit mort et ne puisse pas me demander : « Pourquoi ? » La photo de nos pères debout devant le bus de la colo refit surface, et je me répétai que je ne pouvais pas faire confiance à Trent. Mon père avait eu confiance, et ça l’avait tué. Trent soupira, à la fois plein de regrets et fatigué. — Le milieu de Cincinnati est très fluide. Tous mes contacts habituels sont soit morts, soit muets. Je perds mes liens avec ce qui se passe. (Il me lança un coup d’œil.) Quelqu’un essaie de m’empêcher de me développer. Et sans un sorcier des lignes à ma disposition, je suis dans une impasse. — Pauvre bébé, me moquai-je. Pourquoi ne pas pratiquer cette magie vous-même ? Votre lignée sanguine est-elle trop polluée par les vilains gènes humains pour pouvoir encore exercer la plus puissante des magies ? Il serra si fort le garde-fou que les jointures de ses doigts blanchirent. Puis il se détendit. — J’aurai un sorcier ou une sorcière des lignes. Je préférerais largement embaucher un volontaire plutôt que de l’enlever, mais si chaque sorcier avec lequel je parle finit mort, j’en volerai un. — Oui, susurrai-je, sarcastique. Vous, les elfes, êtes connus pour ça, n’est-ce pas ? Ses mâchoires se crispèrent. — Faites attention. — Je fais toujours attention. Je savais que je n’étais pas assez bonne sorcière pour m’inquiéter de le voir me « voler ». Je regardai les bords de ses oreilles perdre peu à peu leur couleur rouge. Je clignai des yeux, me demandant si elles étaient légèrement pointues ou si c’était mon imagination. C’était difficile à dire, avec ce chapeau sur la tête. — Pouvez-vous me donner plus de précisions sur le coupable ? Vingt mille dollars pour passer au crible le milieu de Cincinnati et trouver qui met des bâtons dans les roues de M. Kalamack en tuant ses employés potentiels. La Course paraît facile. — J’ai des tas d’idées là-dessus, mademoiselle Morgan. Des tas d’ennemis. Des tas d’employés. — Et pas d’amis, ajoutai-je sournoisement en regardant Pointu sinuer à la surface de l’eau comme un monstre du Loch Ness miniature. Je soupirai lentement et avec un petit bruit. J’imaginais ce qu’Ivy allait dire quand je rentrerais et lui annoncerais que je travaillais pour Trent. — Si je découvre que vous m’avez menti, je viendrai vous chercher moi-même, monsieur Kalamack. Et, cette fois, le démon ne vous manquera pas. Il laissa échapper un éclat de rire moqueur qui me fit me tourner vers lui. — Vous pouvez laisser tomber le bluff. Vous ne m’avez pas envoyé ce démon au printemps dernier. La petite brise était froide, et je resserrai les pans de ma veste en me détournant. — Comment avez-vous… ? Trent laissa son regard errer sur le bassin inférieur. — Après avoir écouté votre conversation dans mon bureau avec votre petit ami, et vu votre réaction devant ce démon, j’ai su que ce ne pouvait être que quelqu’un d’autre. Même si vous avoir vue couverte de bleus et amochée après que je l’eus libéré pour qu’il retourne tuer celui qui l’avait appelé m’en avait déjà presque convaincu. Je n’aimais pas qu’il ait pu m’entendre parler avec Nick. Ni qu’il ait réagi exactement de la même façon que moi après avoir réussi à contrôler Algaliarept. Les chaussures de Trent crissèrent sur le sol, et une question prudente apparut dans ses yeux. — Votre marque de démon… (Il hésita, et la lueur d’émotion angoissée s’amplifia.) C’était un accident ? Je regardai les ondulations de l’eau à la disparition de Pointu. — Il m’a tellement saignée que… (Je m’arrêtai, les lèvres pincées. Pourquoi je lui dis ça ?) Oui, un accident. — Bien, dit-il, les yeux encore sur le bassin. Je suis heureux de l’entendre. Espèce d’âne, pensai-je. Je me dis que celui qui nous avait envoyé Algaliarept avait récolté une double dose de douleur cette nuit-là. — De toute évidence, quelqu’un n’aimait pas que nous parlions ensemble, hein ? Je me figeai. Mes joues se glacèrent, et je retins mon souffle. Et si les attaques contre nous et les dernières violences étaient liées ? Peut-être étais-je censée être la première victime du chasseur de sorciers ? Le cœur battant, je restai immobile, réfléchissant. Chacune des victimes était morte dans son enfer personnel : le nageur noyé ; le gardien des rats déchiqueté et dévoré vivant ; deux femmes violées ; un homme s’occupant de chevaux écrabouillé à mort. Algaliarept avait reçu l’ordre de me tuer dans la terreur et avait pris son temps pour trouver quelle était ma plus grande peur. Bon sang. C’est la même personne. Trent pencha la tête devant mon silence prolongé. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. — Rien. Je m’appuyai lourdement contre le garde-fou, laissai ma tête tomber dans mes mains en coupe et me forçai à ne pas m’évanouir. Sinon, Glenn appellerait quelqu’un et ce serait fini. Trent s’écarta du garde-fou. — Non, dit-il, et je relevai la tête. Je vous ai déjà vu ce regard deux fois. De quoi s’agit-il ? J’avalai ma salive. — Nous étions supposés être les deux premières victimes du chasseur de sorciers. Il a essayé de nous tuer tous les deux, n’abandonnant qu’après que nous lui avons montré que nous étions capables de battre un démon, et que j’ai affirmé haut et fort que je ne travaillerais pas pour vous. Seuls les sorciers qui avaient accepté de travailler pour vous ont été tués, n’est-ce pas ? — Ils avaient tous accepté de travailler pour moi, souffla-t-il. (J’étouffai un frisson à la façon dont ses mots semblaient s’enfoncer le long de ma colonne vertébrale.) Je n’avais jamais pensé à relier les deux. Vous ne pouviez pas accuser un démon de meurtre. Comme il n’y avait pas de moyen de l’enfermer s’il était condamné, les cours avaient depuis longtemps décidé de traiter les démons comme des armes, même si la comparaison n’était pas tout à fait juste. Un certain libre arbitre était impliqué, mais aussi longtemps que le paiement était en relation avec la tâche, un démon ne refuserait jamais de commettre un meurtre. Cependant, il avait fallu que quelqu’un l’invoque. — Le démon vous a-t-il dit qui l’avait envoyé pour vous tuer ? C’étaient les vingt mille dollars les plus faciles que j’aie jamais gagnés. Dieu me protège. De la colère teintée de peur traversa le visage de Trent. — J’essayais de rester vivant, pas de lui faire la conversation. Par contre, vous semblez avoir avec lui une relation professionnelle. Pourquoi ne le lui demandez-vous pas ? Ma respiration ne fut plus qu’un son haché et incrédule. — Moi ? Je lui dois déjà une faveur. Vous ne pourrez jamais me payer suffisamment pour m’enferrer un peu plus. Mais je vais vous dire. Je vais l’appeler pour vous et vous pourrez lui poser la question. Je suis sûre que, tous les deux, vous pourrez convenir d’un prix. Son visage bronzé devint très pâle. — Non. Satisfaite, je contemplai le petit bassin. — Ne me traitez pas de trouillarde pour refuser de faire une chose que vous ne feriez pas vous-même. Je suis téméraire. Pas stupide. J’eus une hésitation. Nick le ferait. Un léger sourire, surprenant et sincère, se dessina sur les lèvres de Trent. — Vous venez de nouveau de le faire. — Quoi ? demandai-je sèchement. — Vous avez eu une autre idée. Vous êtes si amusante, mademoiselle Morgan. Vous regarder, c’est comme regarder un enfant de cinq ans. Insultée, je regardai fixement la surface de l’eau. Le fait que Nick lui demande qui l’avait envoyé me tuer serait-il considéré comme une petite ou une grosse question, nécessitant un nouveau paiement ? Je m’écartai du garde-fou. J’allais marcher jusqu’au musée et trouver la réponse à cette question. — Alors ? me poussa Trent. Je secouai la tête. — J’aurai votre information après le coucher du soleil, dis-je. Il cligna des yeux. — Vous allez l’invoquer ? Sa surprise soudaine et sans calcul me frappa. Je gardai un visage impassible, pensant que réussir à l’étonner était un coup de fouet dont mon ego avait bien besoin. La vitesse avec laquelle il cacha son émotion rendit la sensation deux fois plus satisfaisante. — Mais, vous aviez dit… — Vous payez pour des résultats. Pas pour un récit détaillé. Je vous ferai savoir quand j’aurai trouvé quelque chose. Son expression passa à ce qui devait être du respect. — Je vous ai mal jugée, mademoiselle Morgan. — Ouais. Je suis pleine de surprises, murmurai-je. Le vent se mit à souffler, et je levai une main pour repousser mes cheveux de mes yeux. Le chapeau de Trent faillit s’envoler et finir dans l’eau. Je tendis le bras pour le retenir juste avant qu’il quitte sa tête. Mes doigts frôlèrent son bord, puis plus rien. Trent avait bondi en arrière. Je restai pétrifiée, clignant des yeux en regardant l’endroit où il s’était tenu. Il avait disparu. Je le retrouvai à deux bons mètres. Il avait quitté la passerelle. J’avais vu des chats se déplacer ainsi. Il eut l’air effrayé en se redressant, puis furieux que j’aie vu cette émotion en lui. Le soleil brillait sur ses cheveux blonds. Son chapeau était dans l’eau et commençait à se teinter de vert. Je me raidis quand Quen sauta d’un arbre voisin pour atterrir en souplesse devant lui. L’homme se tint les bras légèrement écartés, comme un samouraï des temps modernes en jean et chemise noirs. Je ne bougeai pas quand un bruit d’eau se produisit derrière moi. L’odeur de sulfate de cuivre et de mousse envahit mes narines. Je sentis plus que je vis Pointu surgir derrière moi, froid, dégoulinant, et presque aussi large que le pont sous lequel il vivait. Il avait avalé une quantité considérable d’eau pour augmenter sa masse. Un lointain fracas me parvint des toilettes, m’indiquant que Glenn était en route. Personne ne bougeait, et mon cœur se mit à battre la chamade. Je n’aurais pas dû le toucher. Je n’aurais pas dû le toucher. Je passai ma langue sur mes lèvres et remis ma veste droite, heureuse que Quen ait eu le bon sens de voir que je n’avais pas essayé de faire du mal à son patron. — Je vous appellerai quand j’aurai un nom. Ma voix me parut fluette. Avec un regard d’excuses pour Quen, je tournai les talons et partis rapidement vers la rue, mes talons résonnant dans toute ma colonne vertébrale. Vous avez peur de moi, pensai-je. Pourquoi ? Chapitre 24 — Pour la troisième fois, Rachel. Veux-tu un autre morceau de pain ? Je détachai mes yeux de la surface brillante de mon vin. Nick attendait avec une expression de curiosité amusée. Il tendait la corbeille à pain, et je devinai qu’il la tenait depuis un moment. — Euh… non. Non, merci. Baissant les yeux, je vis que le dîner qu’il avait préparé était presque intact. Je lui adressai un sourire d’excuses et lançai ma fourchette à l’attaque d’un autre tas de pâtes et de sauce blanche. C’était son dîner, mon déjeuner, et les deux étaient délicieux, à double titre puisque je n’y avais contribué que pour la salade. Ce serait probablement tout ce que je mangerais de la journée. Ivy avait rendez-vous avec Kist. Ça voulait dire que j’allais dîner une fois de plus seule devant la télé avec une glace de chez Ben & Jerry. Je jugeais tout à fait bizarre qu’elle sorte avec le vamp vivant, celui-ci étant pire qu’un singe quand il s’agissait de sexe et de sang, mais ce n’était absolument pas mes affaires. L’assiette de Nick était vide. Après avoir reposé la corbeille à pain, il se radossa à sa chaise et se mit à jouer avec la pointe de son couteau, le posant finalement sur sa serviette. — Je sais que ça ne vient pas de ma cuisine. Alors, qu’est-ce qu’il y a ? Tu as à peine dit un mot depuis que tu es… euh… passée au musée. Je dissimulai mon petit sourire satisfait avec ma serviette et tamponnai le coin de mes lèvres. Je l’avais surpris ronflant, assis les jambes en l’air, les pieds posés sur sa table de nettoyage, avec sur les yeux le napperon à thé du xviiie siècle qu’il était censé restaurer. Quand il ne s’agissait pas d’un livre, il n’en avait vraiment rien à faire. — Est-ce si évident ? demandai-je en prenant une autre bouchée. Un sourire en coin familier se dessina sur ses lèvres. — Ce n’est pas vraiment toi d’être aussi silencieuse. Ça concerne M. Kalamack ? Parce qu’il n’a pas été arrêté après la découverte de ce… corps ? Une rougeur coupable sur les joues, je repoussai l’assiette. Je n’avais pas encore dit à Nick que j’avais changé de camp dans le jeu « attrapez Trent ». En fait, ce n’était pas le cas, et c’est ce qui me dérangeait. Ce type était une ordure. — Tu as trouvé un corps, dit-il en se penchant par-dessus la table et en me prenant la main. Le reste suivra. J’eus envie de rentrer sous terre. Nick allait peut-être me dire que je m’étais laissé acheter. Ma détresse dut transparaître. Il me serra la main jusqu’à ce que je relève la tête. — Qu’y a-t-il, Ray-Ray ? Ses yeux montraient un tendre encouragement, leur marron profond renvoyant la lumière de la malheureuse ampoule pendue au plafond de sa minuscule cuisine-salle à manger. Je laissai mon regard dépasser le comptoir étroit qui séparait la cuisine du salon à hauteur de poitrine, essayant de trouver un moyen d’aborder le sujet. Je lui rabâchais depuis des mois qu’il fallait laisser les démons qui dormaient là où ils étaient, et à présent, j’en étais là, à vouloir lui demander d’appeler Algaliarept pour moi. J’étais sûre que la réponse allait coûter plus que ce que son « contrat à l’essai » pouvait couvrir, et je ne voulais surtout pas prendre le risque qu’il ait à payer à ma place. Nick avait une veine chevaleresque plus large que la rivière Ohio. — Raconte-moi ? insista-t-il, baissant la tête pour essayer de voir mes yeux. Je passai ma langue sur mes lèvres et croisai son regard. — C’est au sujet du Gros Al. Je ne voulais pas qu’Algaliarept se mette à supposer que je l’appelais chaque fois que je prononçais son nom, alors j’avais commencé à faire référence au démon par ce surnom un peu dévalorisant. Nick trouvait ça rigolo. Que je sois inquiète de le voir se pointer sans l’avoir invoqué, pas que je l’aie baptisé Al. Les doigts de Nick se séparèrent des miens, et il prit son verre de vin avant de se caler sur son siège. — Ne recommence pas, dit-il, les sourcils froncés sous l’effet d’une colère montante. Je sais ce que je fais, et je vais continuer à le faire, que tu apprécies ou non. — En fait, tentai-je, je voulais savoir si tu pouvais lui demander quelque chose pour moi. Le long visage de Nick se décomposa. — Je te demande pardon ? Je fis une grimace. — Si cela ne te coûte rien. Sinon, on oublie. Je trouverai un autre moyen. Il reposa le verre et se pencha en avant. — Tu veux que je l’invoque ? — Écoute, j’ai parlé avec Trent aujourd’hui, dis-je rapidement pour qu’il ne puisse pas m’interrompre. Et nous pensons que le démon qui nous a attaqués au printemps dernier est le même que celui qui commet les meurtres, que j’étais supposée être la première victime du chasseur de sorciers, mais que comme j’ai refusé l’offre d’emploi de Trent, il m’a ensuite laissée tranquille. Si je peux trouver qui l’avait envoyé nous tuer, alors nous aurons l’assassin. Les lèvres entrouvertes, Nick me regarda fixement. Je pouvais presque voir ses pensées prendre forme : Trent était innocent, et je travaillais pour lui pour trouver le véritable meurtrier et blanchir son nom de toute suspicion. Mal à l’aise, je poussai ma fourchette autour de l’assiette. — Il te donne combien ? demanda-t-il finalement, sa voix ne fournissant aucune indication sur ses conclusions. — Deux mille dollars d’avance. (Comme je n’avais pas encore pu passer à la maison, je les sentais légers dans ma poche.) Dix-huit de plus quand je lui aurai dit qui est le chasseur de sorciers. Hé, j’ai ma part du loyer. Youpi ! — Vingt mille dollars ? (Dans la lumière du néon, ses yeux marron étaient écarquillés.) Il te donne 20 000 dollars pour seulement un nom ? Il ne faut pas que tu le captures ou que tu lui rapportes quelque chose ? Je secouai la tête, me demandant s’il pensait que je me laissais acheter. C’était ce que moi, je me disais. Nick resta immobile le temps de trois battements de cœur, puis se leva, sa chaise raclant le lino usé. — Essayons de trouver combien ça va coûter, dit-il, déjà dans le salon. Comme une idiote, je continuai à observer son siège en plastique et en métal. Mon cœur battait à tout rompre. — Nick ? (Je me levai et pris mon temps pour mettre nos assiettes dans l’évier.) Ça ne te gêne pas que je travaille pour Trent ? Moi, si. — A-t-il tué ces sorciers ? Sa voix me parvint du couloir qui menait à la chambre. Je le rejoignis et le trouvai en train de sortir tout ce qu’il y avait dans sa penderie et de l’empiler sur le lit avec une rapidité méthodique. — Non, je ne crois pas. Que Dieu me vienne en aide si je me suis trompée en interprétant son comportement. Il me tendit une pile de serviettes neuves d’un vert chatoyant. — Alors quel est le problème ? — Ce type est un seigneur des drogues bio et un trafiquant de Soufre. Je jonglai avec les serviettes pour prendre en même temps les bottes de jardinier trop grandes qu’il me tendait. Je les reconnus ; c’étaient celles de mon clocher, et je me demandai pourquoi il les gardait. — Trent vise le contrôle de tout le milieu de Cincinnati, et je travaille pour lui, continuai-je. C’est ça, le problème. Nick attrapa ses draps de rechange et se faufila pour me contourner et les lâcher sur le lit. — Tu ne l’aiderais pas si tu n’étais pas certaine qu’il n’est pas le meurtrier, dit-il en repassant dans l’autre sens. Et pour 20 000 dollars ? Vingt mille dollars, ça en achète des thérapies, si tu te trompes. Je grimaçai. Je n’aimais pas la philosophie de Nick, « l’argent rend tout propre ». Je supposais que grandir en voyant sa mère se battre pour chaque billet pouvait en être l’une des raisons, mais, de temps en temps, je m’interrogeais sur ses priorités. Cependant, il fallait que je trouve le coupable, ne serait-ce que pour sauver ma propre peau, et ça m’aurait fait mal de blanchir Trent gratis. Je me mis de profil dans le couloir pour laisser Nick passer avec une pile de pulls. La penderie était vide – elle n’avait pas contenu grand-chose pour commencer –, et après avoir tout sorti, il revint me prendre les serviettes et les bottes, les ajoutant au tas sur le lit avant de revenir à la penderie. Je haussai les sourcils lorsqu’il retira un rectangle de moquette, dévoilant un cercle et un pentagramme gravés dans le plancher. — Tu invoques Al dans un placard ? dis-je, incrédule. À genoux, Nick releva la tête pour me regarder. Il avait une expression fuyante sur le visage. — J’ai trouvé le cercle quand j’ai emménagé. Il est chouette, non ? Et délimité par de l’argent. J’ai vérifié, c’est à peu près le seul endroit de l’appartement sans fils électriques ou conduites de gaz. Il y en a un autre dans la cuisine, qu’on peut voir avec une lumière noire, mais il est plus grand, et je ne suis pas capable de fermer un cercle de cette taille, du moins, pas assez solidement pour contenir Al. Je continuai à le regarder. Il enleva les étagères de leurs taquets en les tapant par-dessous d’un coup sec, puis les posa le long du mur du couloir. Quand il eut fini, il entra dans la penderie et me tendit la main pour que je le rejoigne. Je le regardai, surprise. — Al a dit que c’est le démon qui est supposé être à l’intérieur du cercle, pas celui qui l’invoque. Sa main retomba. — Ça fait partie du contrat à l’essai. Je ne l’appelle pas vraiment. C’est plutôt comme si je demandais une audience. Il peut dire « non » et ne pas se montrer du tout, mais ce n’est plus arrivé depuis que tu m’as donné l’idée de me mettre dans le cercle à sa place. Depuis, il vient pour rigoler. (Il me tendit de nouveau la main.) Approche, je veux m’assurer que nous tenons à deux. Je regardai la partie du salon que je pouvais voir du couloir. Je n’avais pas vraiment envie d’entrer dans un placard avec Nick. Enfin, pas dans ces circonstances en tout cas. — On n’a qu’à utiliser le cercle de la cuisine, suggérai-je. Je pourrai le fermer. — Tu veux prendre le risque qu’il pense que c’est toi qui l’as appelé ? demanda Nick, les sourcils haussés. Devant son expression exaspérée, je lui pris la main et entrai dans la penderie. Immédiatement, Nick me lâcha et se concentra pour voir où nos coudes pouvaient dépasser. Pour le moment, tout allait bien, mais ajoutez un démon qui essaie de s’immiscer, et ça risquait de sentir le renfermé. — Ce n’est peut-être pas une bonne idée, dis-je. — Ça va aller. Avec des mouvements rapides et saccadés, Nick sortit du placard et tendit la main vers l’étagère la plus haute, encore en place au-dessus de nos têtes. Il descendit une boîte à chaussures dont le contenu s’entrechoqua. Il en sortit un sac de cendres grises zippé et une dizaine de bougies d’un vert laiteux, à moitié consumées. Ma bouche s’ouvrit quand je les reconnus. C’étaient celles qu’il avait allumées une nuit où nous avions… euh… utilisé la baignoire d’Ivy à son plein potentiel. Que faisaient-elles dans cette boîte avec des cendres ? — Ce sont mes bougies ! dis-je, comprenant seulement à ce moment-là où elles avaient disparu. Il posa la boîte sur le lit et emporta le sac et la plus longue des bougies dans le salon. J’entendis un grand bruit, et il réapparut rapidement, tirant derrière lui le tabouret sur lequel j’avais installé une plante verte, signe de confort obligatoire dans tout appartement. Toujours silencieux, il dressa la chandelle à l’endroit où avait été posée la fleur de lune. — Tu pourrais acheter tes propres bougies pour invoquer les démons, dis-je, offensée. Il fronça les sourcils en ouvrant le tiroir du tabouret pour y prendre une boîte d’allumettes. — Il faut qu’elles aient été allumées la première fois sur un sol consacré sinon elles ne marchent pas. — Super, tu as réponse à tout, n’est-ce pas ? Je me demandai amèrement si cette folle nuit n’avait pas été une excuse pour mettre la main sur les bougies. Et, au fait, depuis combien de temps invoquait-il ce démon ? Les lèvres pincées, je le regardai allumer la bougie et secouer l’allumette. Mais je ne devins nerveuse que lorsqu’il prit une poignée de poussière grise dans le sac scellé. — C’est quoi ? m’inquiétai-je. — Tu n’as pas envie de le savoir. Sa voix contenait une dose alarmante d’avertissement. Mes joues s’échauffèrent quand je me souvins que je mettais ses semblables en cabane pour profanation de sépultures. — Si, justement. Il releva la tête, le front plissé par l’irritation. — C’est un objet de focalisation, pour qu’Algaliarept se matérialise hors du cercle et pas dedans, avec nous. Et la bougie, c’est pour être sûr qu’il ne se focalise pas sur autre chose que la cendre sur la table. Et cette cendre, je l’ai achetée, d’accord ? Je bafouillai un rapide « désolée » et reculai. Il semblait que j’avais mis le doigt sur le seul nerf de Nick, et appuyé fermement dessus. Si je n’étais pas très au point sur l’invocation de démons, visiblement, lui l’était. — Je pensais que tout ce que tu avais à faire, c’était fermer un cercle et les appeler. J’avais envie de vomir. Quelqu’un avait vendu les cendres de sa grand-mère pour que Nick puisse appeler un démon avec ses restes. Nick s’épousseta les mains et referma le sac. — Ça pourrait suffire pour toi, mais pas pour moi. Le type de la boutique a essayé de me fourguer cette amulette atrocement chère pour fermer convenablement un cercle d’invocation. Il ne voulait pas croire qu’un humain puisse en fermer un sans aide extérieure. Il m’a accordé dix pour cent sur tous mes achats après que je l’eus enfermé dans un cercle qu’il a été incapable de briser. Je pense qu’il s’est dit que j’en savais assez pour survivre et revenir lui acheter autre chose. Son irritation avait disparu dès que j’avais cessé de lui aboyer dessus. Je me rendis compte que c’était la première fois – non, en fait, la seconde – qu’il avait l’occasion de me montrer des talents dont il semblait réellement fier. Les humains doivent travailler dur pour manipuler les lignes d’énergie aussi bien que les sorciers. C’était pour ça que beaucoup se rapprochaient d’un démon, pour pouvoir tenir le coup. Naturellement, après ça, ils ne résistaient pas longtemps. Tôt ou tard, ils commettaient une erreur et étaient entraînés dans l’au-delà. Tout ça est si dangereux. Et moi qui l’encourage. Il vit mon air soucieux et vint vers moi, posant ses mains sur mes épaules. Je sentis la cendre, granuleuse entre ses doigts et ma peau. — C’est bon, essaya-t-il de me rassurer, un sourire sur son long visage. J’ai déjà fait tout ça. — C’est ce qui me fait peur. Je reculai pour lui faire de la place. Pendant qu’il jetait le sac de cendres de nouveau scellé à côté de la boîte à chaussures, je tentai de débarrasser mes épaules de la poussière. Il entra dans le placard avec moi, puis se souvint avec un grognement qu’il devait glisser une cale en bois dans la charnière de la porte. — Une fois, il a refermé la porte sur moi, dit-il en haussant les épaules. Ce n’est pas bon signe, pensai-je, une sueur glacée commençant à me dégouliner le long du dos. — Prête ? Je jetai un coup d’œil sur la bougie allumée et son petit tas de cendres. — Non. Quand Nick ferma les yeux et ouvrit sa seconde vue, le bout de mes doigts se mit à me picoter. Dans mon ventre naquit l’étrange sensation que mes intestins étaient en train de se réorganiser. La sensation remonta en tourbillonnant jusqu’à ma gorge. J’écarquillai les yeux. — Hé, héééé ! criai-je quand la sensation se transforma en véritable déchirement. Qu’est-ce que c’est ? Nick rouvrit les yeux. Ils étaient vides. Il devait tout voir sous la forme d’un mélange confus de réalité et d’au-delà. — C’est ce dont je te parlais. (Sa voix était atone.) C’est le sort d’attachement. Sympa, n’est-ce pas ? Je me trémoussai d’un pied sur l’autre, m’assurant que je restais dans le cercle. — C’est horrible, admis-je. Je suis désolée. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était si atroce ? Il haussa les épaules et referma les yeux. Le tiraillement dans mon ventre s’intensifia, et je bataillai pour trouver un moyen de le supporter. Je pouvais sentir l’énergie de l’au-delà s’accumuler lentement en Nick, de la même façon que lorsque je me branchais sur une ligne. Le pouvoir enfla, et bien qu’il ne soit qu’une fraction de ce que j’avais canalisé dans le bureau de Trent, il essayait de me forcer à réagir. Avec une lenteur insoutenable, les niveaux de puissance atteignirent un seuil exploitable. Mes paumes se mirent à suer, et mon estomac se noua. Je souhaitai qu’il se dépêche et ferme le cercle. Les tourbillons de pouvoir s’enfonçaient profondément en moi et mon besoin d’agir ne faisait qu’augmenter. — Puis-je t’aider ? demandai-je finalement, serrant mes mains l’une contre l’autre pour qu’elles ne s’agitent pas spasmodiquement. — Non. Le picotement dans mes paumes s’amplifia pour devenir une démangeaison. — Je suis désolée, dis-je. Je ne savais pas que tu pouvais sentir tout ça. Est-ce pour ça que tu n’arrives plus à dormir ? Est-ce que c’est moi qui te réveille ? — Non. Ne t’inquiète pas pour ça. L’un de mes talons commença à tressauter ; les secousses qui me couraient dans les mollets me brûlaient. — Il faut que nous brisions le sort, dis-je, nerveuse. Comment peux-tu supporter ça ? — Ferme-la, Rachel. J’essaie de me concentrer. — Excuse-moi. Lentement et bruyamment, il expulsa l’air de ses poumons. Je ne fus pas surprise quand il eut un haut-le-corps, répercutant l’arrêt soudain de l’afflux d’énergie de l’au-delà que je pouvais sentir couler en lui. Couler en nous. — Le cercle est fermé, dit-il, à bout de souffle. Je résistai à l’envie d’examiner le résultat. Je ne voulais pas l’insulter, et ayant perçu toute sa construction, je savais que son cercle était solide. — Je ne suis pas sûr, reprit-il, mais je pense que, comme je porte une partie de ton aura, tu peux aussi le briser. — Je ferai attention. (J’étais soudain plus nerveuse.) Et maintenant, on fait quoi ? demandai-je en regardant la bougie sur le tabouret. — Maintenant, je l’invite à traverser. Du latin commença à couler de la bouche de Nick, et j’étouffai un frisson. Mes lèvres se retroussèrent devant l’étrangeté du phénomène. En parlant, Nick sembla prendre une physionomie différente, des ombres s’élargirent sous ses yeux et lui donnèrent un air maladif. Même sa voix changea, devenant plus sonore et trouvant un écho curieux dans ma tête. De nouveau, l’énergie de l’au-delà s’accumula, son niveau monta jusqu’à devenir presque intolérable. Je ne tenais plus en place et fus presque soulagée quand Nick prononça le nom d’Algaliarept avec une précision soigneuse et en le faisant traîner en longueur. Nick se tassa un peu et reprit son souffle. Dans l’espace confiné, je pouvais sentir sa sueur par-dessus le déodorant. Ses doigts se glissèrent dans ma main pour une étreinte fugitive, puis la relâchèrent. Le tic-tac de la pendule résonnait dans le salon et, de l’autre côté de la fenêtre, le bruit de la circulation était étouffé. Rien ne se produisit. — Est-ce qu’il ne devrait pas se passer quelque chose ? demandai-je, commençant à me sentir ridicule, debout dans sa penderie. — Ça peut prendre un moment. Comme je te l’ai dit, c’est un contrat à l’essai, pas le vrai contrat. Je pris trois lentes inspirations tout en tendant l’oreille. — Combien de temps ? — Depuis que je me mets dans le cercle à sa place ? Cinq, dix minutes. L’humeur de Nick s’améliorait, et je pouvais sentir sa chaleur là où nos épaules se touchaient. Au loin, la sirène d’une ambulance résonna, puis s’évanouit. Je regardai fixement la bougie allumée. — Et s’il ne se montre pas ? Combien de temps devrons-nous attendre avant de sortir du placard ? Nick m’adressa un sourire évasif, genre « inconnu croisé dans l’ascenseur ». — Euh… moi, je ne sortirais pas du cercle avant le lever du soleil. Jusqu’à ce que nous puissions le bannir dans les règles, il peut apparaître à tout moment entre maintenant et la fin de la nuit. — Tu veux dire que, s’il ne se montre pas, nous sommes coincés dans ce placard jusqu’à demain matin ? Il acquiesça. Je sentis une odeur d’ambre brûlé, et il détourna les yeux. — C’est bon, il est là, me souffla-t-il en se redressant. C’est bon, il est là, me moquai-je pour moi-même. Que Dieu me vienne en aide. Ma vie était un vrai sac de nœuds. Une brume d’au-delà enveloppa le tas de cendres posé au bout du couloir. Elle s’étendit dans tous les sens avec la vitesse d’une eau courante, pour prendre finalement une forme animale grossière. Je me forçai à respirer. Des yeux étaient apparus, rouge et orange, fendus horizontalement comme ceux d’une chèvre. Mon estomac se noua quand un museau menaçant se forma. De la salive coula sur le tapis avant même que l’animal se soit finalisé en un chien de la taille d’un poney. Un chien qui était resté dans ma mémoire depuis l’épisode du sous-sol de la bibliothèque de l’université : la peur de Nick incarnée. Un halètement rauque retentit, tirant du fin fond de mon âme une peur instinctive que je ne savais pas avoir eue en moi. Des pattes munies d’ongles impressionnants et un arrière-train puissant apparurent quand il se secoua. Les restes de la brume se réunirent pour former une épaisse crinière de longs poils jaunes. À côté de moi, Nick frissonna. — Ça va ? demandai-je. Il hocha la tête, très pâle. — Nicholas Gregory Sparagmos, dit le chien d’une voix traînante, assis sur son derrière et nous adressant un sourire canin sauvage. Déjà, petit mage ? Je viens juste de m’en aller. Gregory ? pensais-je. Nick me glissa une grimace dénuée de tout remords. Son deuxième prénom était Gregory ? Et qu’est-ce qu’il avait obtenu en échange ? — Ou bien m’as-tu appelé pour impressionner Rachel Mariana Morgan ? Sa longue langue rouge pendant de sa gueule, il tourna vers moi son sourire canin. — J’ai quelques questions, dit Nick, sa voix plus faraude que son langage corporel. Sa respiration eut un à-coup quand le chien se leva et entra dans le couloir, ses flancs touchant presque les murs. Je le regardai, horrifiée. Il se mit à lécher le plancher au ras du cercle, le testant. La couche de réalité venue de l’au-delà grésilla quand sa langue toucha la barrière invisible. Une légère fumée s’élevait, sentant l’ambre brûlé, et je voyais la langue d’Algaliarept comme à travers une vitre épaisse. Elle commença à se tordre et à se consumer. Nick se raidit, et je crus entendre un juron ou une prière étouffée. Avec un grondement irrité, la forme du démon devint brumeuse. Mon cœur martela ma poitrine quand le chien se déplia et se mit sur deux pattes pour adopter son habituelle apparence de gentleman britannique. — Rachel Mariana Morgan, dit-il, accentuant chaque syllabe avec délectation. Je dois te féliciter, chérie. Trouver ce corps fut l’exercice de magie des lignes le plus réussi que j’aie vu en douze ans. (Il se pencha plus près, et je sentis un parfum de lavande.) Tu as fait très forte impression, tu sais, murmura-t-il. J’ai été invité à toutes les soirées. Le sort de ma sorcière a même fait sonner les cloches sur la place de la ville. Tout le monde a pu en sentir le goût, mais pas autant que moi. Les yeux fermés, le démon frissonna, ses contours devenant vagues quand sa concentration se relâcha. J’avalai difficilement ma salive. — Je ne suis pas ta sorcière. Les doigts de Nick se resserrèrent sur mon bras. — Garde cette forme, dit-il d’une voix ferme. Et cesse d’ennuyer Rachel. J’ai des questions, et je veux en savoir le prix avant de les poser. — Ta méfiance te tuera si ce n’est pas d’abord ton culot. Algaliarept fit un demi-tour rapide qui envoya voler les pans de sa queue-de-pie et repartit dans le salon. D’où j’étais, je le vis ouvrir la porte vitrée de la bibliothèque de Nick. Ses doigts gantés de blanc parcoururent les dos et se saisirent de l’un des volumes. — Oh, je me demandais où était passé celui-ci, dit-il, le dos tourné. Comme c’est merveilleux que vous l’ayez. La prochaine fois, nous en lirons un passage. Nick me jeta un coup d’œil furtif. — C’est en général ce que nous faisons, murmura-t-il. Il déchiffre le latin pour moi, et ce faisant, il laisse échapper plein de trucs. — Et tu lui fais confiance ? (Je grimaçai, nerveuse.) Demande-lui. Algaliarept avait remis le volume à sa place et en avait sorti un autre. Il semblait de meilleure humeur, il gloussait et roucoulait comme s’il avait retrouvé un vieil ami. — Algaliarept. (Nick avait prononcé le nom lentement, et le démon se retourna, le nouveau livre à la main.) Je voudrais savoir si tu étais le démon qui a attaqué Trent Kalamack au printemps dernier. Le démon ne releva pas la tête du livre ouvert qu’il tenait délicatement dans ses mains. Je sentis mon estomac se convulser quand je vis qu’il avait allongé ses doigts pour mieux le supporter. — Comme Rachel Mariana Morgan a déjà deviné la réponse, ça peut entrer dans notre accord, dit-il d’une voix préoccupée. (Il releva la tête et me regarda de ses yeux rouge et orange par-dessus ses lunettes teintées.) Oh oui, j’ai goûté Trenton Aloysius Kalamack cette nuit-là, tout comme je t’ai goûtée. J’aurais dû le tuer immédiatement, mais sa nouveauté était si délicieuse, j’ai traînassé jusqu’à ce qu’il réussisse à m’enfermer dans un cercle. — C’est pour ça qu’il a survécu ? demandai-je. Tu as fait une erreur ? — Cette question vient-elle de toi ? Je passai ma langue sur mes lèvres. — Non. Algaliarept referma le livre. — Ton sang est ordinaire, Rachel Mariana Morgan. Parfumé de saveurs subtiles que je ne comprends pas, mais ordinaire. Je n’ai pas joué avec toi, j’ai essayé de te tuer. Si j’avais su que tu pouvais faire sonner les cloches des tours, j’aurais pu agir de façon différente. (Un sourire se dessina sur ses lèvres et je sentis son regard se répandre sur moi comme de l’huile.) Ou peut-être pas. J’aurais dû savoir que tu serais comme ton père. Il avait fait sonner les cloches, lui aussi. Une fois. Avant de mourir. Souhaite que ce ne soit pas prémonitoire pour toi. Mon estomac se convulsa, et Nick m’attrapa par le bras avant que j’aie pu toucher son cercle. — Tu avais dit que tu ne le connaissais pas. La colère rendait ma voix sèche. Il minauda. — C’est une autre question ? Le cœur battant, je secouai la tête, espérant qu’il en dirait plus. Il posa un doigt sur son nez. — Alors, Nicholas Gregory Sparagmos ferait bien de poser une autre question avant que je sois appelé par quelqu’un qui acceptera de payer pour mes services. — Tu n’es rien d’autre qu’une saleté d’indic, tu sais ça ? dis-je en frissonnant. Le regard d’Algaliarept s’attarda sur mon cou, ce qui fit remonter le souvenir du sous-sol, de mon corps allongé sur le ciment et de ma vie qui s’enfuyait. — Seulement dans mes mauvais jours. Nick se redressa. — Je veux savoir qui t’a invoqué pour tuer Rachel, et s’il ou elle t’invoque à présent pour tuer les sorciers des lignes. Se déplaçant presque hors de mon champ visuel, Algaliarept grommela. — Ce sont des questions très coûteuses. Les deux ensemble dépassent largement le cadre de notre accord. Son attention revint sur le livre entre ses mains, et il tourna une page. L’inquiétude me gagna quand Nick prit une inspiration. — Non. Ça n’en vaut pas le prix, dis-je. — Que veux-tu pour les réponses ? demanda Nick, m’ignorant. — Ton âme, répondit le démon sur un ton badin. Nick secoua la tête. — Propose quelque chose de raisonnable, ou je te renvoie immédiatement, et tu ne pourras plus parler à Rachel. Le démon rayonna. — Tu deviens audacieux, petit mage. Tu es déjà à moitié à moi. (Il referma le livre avec un claquement sec.) Donne-moi la permission de rapporter mon livre de l’autre côté de la ligne, et je te dirai qui m’a envoyé tuer Rachel Mariana Morgan. S’il s’agit de la même personne que celle qui m’invoque pour tuer les sorciers de Trenton Aloysius Kalamack ? Ça restera mon petit secret. Ton âme n’y suffirait pas. Celle de Rachel Mariana Morgan peut-être. Quelle pitié quand les goûts d’un jeune homme sont trop coûteux pour ses moyens, n’est-ce pas ? Je fronçai les sourcils en comprenant qu’il venait d’admettre qu’il tuait les sorciers. Seule la chance avait dû nous garder en vie, Trent et moi, quand tous les autres sorciers avaient succombé par ses soins. Non, pas la chance. Quen et Nick. — Et pourquoi as-tu envie de ce livre ? demandai-je. — Je l’ai écrit. Sa voix dure sembla enfoncer les mots dans les replis de mon cerveau. Pas bon. Pas bon, pas bon, pas bon. — Nick, ne le lui donne pas. Il se tourna dans l’espace confiné, me bousculant. — Ce n’est qu’un livre. — C’est ton livre, admis-je. Et c’est ma question. Je trouverai la réponse d’une autre façon. Algaliarept éclata de rire. Il souleva le rideau d’un doigt ganté pour voir la rue. — Avant que je sois de nouveau envoyé pour te tuer ? Tu es un vrai sujet de conversation, des deux côtés des lignes. Tu devrais te dépêcher. Si je suis appelé ailleurs et que je disparaisse, il faudra peut-être que tu mettes tes affaires en ordre. Les yeux de Nick s’arrondirent. — Rachel ! Tu es la suivante ? — Non. (Je protestai, mais j’avais envie de frapper le démon.) Il dit ça seulement pour que tu lui donnes le livre. — Tu as utilisé les lignes pour trouver le corps de Dan, dit Nick sèchement. Et, à présent, tu travailles pour Trent ? Tu es sur la liste, Rachel. Prends ton livre, Al. Qui t’a envoyé tuer Rachel ? — Al ? (Le démon s’illumina.) Oh, j’aime ça. Al. Oui, tu peux m’appeler Al. — Qui t’a envoyé tuer Rachel ? répéta Nick. Algaliarept rayonnait. — Ptah Ammon Fineas Horton Madison Parker Piscary. Mes jambes menacèrent de lâcher, et je me raccrochai au bras de Nick. — Piscary, soufflai-je. L’oncle d’Ivy est le chasseur de sorciers ? Et il a sept noms ? Quel âge a-t-il vraiment ? — Algaliarept, va-t’en pour ne pas revenir nous déranger cette nuit, lança soudain Nick. Le sourire du démon me fit frissonner. — Je ne promets rien. Il eut un regard sournois et disparut. Le livre qu’il tenait tomba sur le tapis, suivi par un boum invisible du côté de la bibliothèque. Choquée, j’écoutai mon cœur taper dans ma poitrine. Qu’allais-je dire à Ivy ? Comment pourrais-je me protéger de Piscary ? Je m’étais déjà cachée dans une église et je n’avais pas aimé cela. — Attends. (Nick me tira en arrière avant que j’aie pu toucher le cercle ; je suivis son regard vers le tas de cendres.) Il n’est pas encore parti. J’entendis Algaliarept jurer, et la poussière disparut. Nick soupira, puis avança son gros orteil jusqu’au cercle pour le briser. — Maintenant, tu peux sortir. Peut-être Nick était-il meilleur à ce jeu que je l’avais pensé. Voûté et l’air inquiet, il alla souffler la bougie et s’asseoir sur le bord du canapé, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains. — Piscary, dit-il à l’intention du tapis râpé. Pourquoi ne puis-je pas avoir une petite amie normale, qui n’ait à se cacher que de son ancien béguin de collège ? — C’est toi qui appelles des démons, dis-je, mes genoux s’entrechoquant. (Le placard semblait plus vaste maintenant que je ne le partageais plus avec Nick, et je n’avais pas envie d’en sortir.) Je devrais retourner à mon église. Je me dis que j’allais mettre mon vieux lit de camp dans la nef et passer la nuit prochaine à la place de l’autel. Juste après avoir appelé Trent. Il avait dit qu’il se chargerait de la suite. Se charger de la suite. J’espérais que ça voulait dire planter un pieu dans le cœur de Piscary. Piscary ne se souciait pas de la loi, alors pourquoi l’aurais-je fait ? Je fouillai ma conscience, mais ne décelai même pas une once de remords. Je tendis la main vers ma veste et me dirigeai vers la porte. Je voulais être dans mon église. Je voulais m’envelopper dans la couverture MAC que j’avais volée à Edden, et rester assise au milieu de mon église bénie de Dieu. — Il faut que je passe un coup de fil, dis-je, hébétée, m’arrêtant juste au milieu de son salon. — Trent ? demanda-t-il inutilement en me passant son téléphone sans fil. Après avoir entré le numéro, je fermai le poing pour cacher mes doigts tremblants. J’eus Jonathan, furieux et désagréable. Je lui menai la vie dure jusqu’à ce qu’il accepte de me laisser parler directement à Trent. Finalement, j’entendis le clic de l’extension, et la voix aussi fluide qu’une rivière de Trent qui me lança un « Bonsoir mademoiselle Morgan » très professionnel. — C’est Piscary, dis-je en guise de formule de politesse. Il y eut un silence de cinq battements de cœur, et je me demandai s’il avait raccroché. — Il vous a dit que Piscary l’envoyait pour tuer mes sorciers ? demanda Trent. Je l’entendis claquer des doigts. Il y eut ensuite le bruit reconnaissable d’un crayon sur le papier, et je me demandai si Quen était avec lui. La lassitude que Trent avait mise dans sa voix pour couvrir son inquiétude n’était pas convaincante. — Je lui ai demandé s’il avait été envoyé pour vous tuer au printemps dernier, et qui l’avait invoqué pour ce travail, dis-je, mon estomac se révoltant tandis que j’arpentais le salon. Je vous suggère de rester sur un sol sanctifié après le coucher du soleil. Vous êtes capable de marcher sur un sol sanctifié, n’est-ce pas ? Je n’avais aucune idée de la façon dont cela fonctionnait pour les elfes. — Ne soyez pas idiote. J’ai une âme tout autant que vous. Et merci. Dès que vous aurez confirmé l’information, j’enverrai un coursier avec le reste de vos honoraires. Je sursautai, et mes yeux croisèrent ceux de Nick. — Confirmé ? Qu’est-ce que vous voulez dire par « confirmé » ? Je ne pouvais plus empêcher mes mains de trembler. — Ce que vous m’avez donné est un avis, dit Trent. Je ne paie que mon agent de change pour ça. Donnez-moi une preuve, et Jonathan rédigera votre chèque. — Je viens de vous donner une preuve ! (Je me levai, le cœur battant.) Je viens juste de parler avec ce foutu démon, et il a dit qu’il tuait vos sorciers. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus comme preuve ? — Plus d’une personne peut invoquer un démon, mademoiselle Morgan. Si vous ne lui avez pas demandé si Piscary l’avait invoqué pour tuer ces sorciers, vous en êtes aux spéculations. Ma respiration s’arrêta, et je me tournai vers Nick. — Cela aurait été trop coûteux, dis-je en baissant la voix et en passant une main sur ma tresse. Mais il nous a attaqués tous les deux en étant lié par Piscary, et il a admis tuer les sorciers. — Ce n’est pas suffisant. J’ai besoin de preuves avant d’aller mettre un pieu dans le cœur d’un maître vampire. Je vous suggère de les obtenir rapidement. — Vous êtes en train de m’arnaquer ! (Je m’étais mise à hurler, pivotant vers la fenêtre et ses rideaux tandis que ma peur se transformait en frustration.) Et pourquoi pas ? (Mon ton était devenu sarcastique.) Les Hurleurs le font. Le BFO le fait. Pourquoi seriez-vous différent ? — Je ne vous arnaque pas. (La colère transformait en acier la soie grise de sa voix.) Mais je ne vais pas vous payer pour un travail à moitié fait. Comme vous l’avez dit, je vous paie pour des résultats, pas pour des détails… ou pour des spéculations. — D’après moi, vous ne me payez rien du tout ! Je vous dis que c’est Piscary, et vingt mille malheureux billets ne sont pas assez pour que j’aille batifoler dans le repaire d’un vampire de plus de quatre siècles et lui demander si c’est bien lui qui envoie son démon tuer les citoyens de Cincinnati. — Si vous ne voulez pas de ce boulot, je m’attendrai au retour de mon acompte. Je lui raccrochai au nez. Le téléphone était brûlant dans ma main. Avant de le jeter contre un mur, je le reposai doucement sur le comptoir qui séparait la cuisine et le salon de Nick. — Ramène-moi à la maison, s’il te plaît, demandai-je, tendue. Nick examinait ses livres, faisant courir ses doigts sur les titres. — Nick, dis-je plus fort, furieuse et frustrée. Je veux vraiment rentrer. — Juste une minute, grommela-t-il, concentré sur les livres. — Nick ! m’exclamai-je, serrant mes coudes contre moi. Tu pourras choisir plus tard ta lecture pour t’endormir. Je veux rentrer ! Il se retourna, le visage défait. — Il l’a pris. — Pris quoi ? — Je pensais qu’il parlait du livre dans sa main. Mais il a pris celui que tu avais utilisé pour faire de moi ton familier. Mes lèvres se retroussèrent. — Al a écrit le livre qui indique comment faire un familier d’un humain ? Il peut le garder. — Non. (Son expression était livide et ses traits tirés.) S’il l’a, comment allons-nous briser le sort ? Mon visage se figea. — Oh. Je n’avais pas pensé à ça. Chapitre 25 Le vrombissement grave d’une moto me fit lever les yeux de mon livre. Reconnaissant le rythme de l’engin de Kist, je remontai mes genoux sous mon menton, tirai mes couvertures plus haut, et éteignis ma lampe de chevet. Derrière ma fenêtre en vitrail ouverte, le rectangle noir virait au gris. Ivy était de retour. Si Kist entrait, je prétendrais dormir jusqu’à ce qu’il reparte. Mais la moto s’arrêta à peine avant qu’il remette les gaz et reparte vers le bout de la rue. Mes yeux cherchèrent les chiffres verts lumineux de mon réveil. Quatre heures du matin. Elle rentrait tôt. Je refermai le livre sur mon doigt pour marquer la page et tendis l’oreille pour écouter son pas sur le trottoir. L’air froid de la fin de la nuit s’était introduit dans ma chambre. Je devrais fermer ma fenêtre. Ivy allait probablement mettre le chauffage en entrant. Je remerciai tous les saints que ma chambre fasse partie de l’église originale et tombe sous le coup de la clause du sol sanctifié : garantie pour tenir à l’écart les vampires morts, les démons et les belles-mères. J’étais en sécurité dans mon lit jusqu’au lever du soleil. Il fallait encore que je fasse attention à Kist. Mais il ne me toucherait pas tant qu’Ivy respirerait. Il ne me toucherait pas non plus si elle était morte. Un sentiment de malaise me fit retirer mon doigt du livre et je le posai sur la boîte enrobée de tissus qui me servait de table de chevet. Ivy n’était pas encore entrée dans l’église. C’était pourtant la moto de Kist que j’avais entendue s’éloigner. J’écoutai les battements de mon cœur, attendant le bruit des pas légers d’Ivy ou de la porte de l’église se refermant. Mais j’entendis seulement quelqu’un qui vomissait dans le silence froid de la nuit. — Ivy, murmurai-je en rejetant les couvertures. Glacée, je me jetai hors du lit, attrapai ma robe de chambre, enfonçai mes pieds dans mes pantoufles en peluche rose et me précipitai vers le couloir. Je m’arrêtai en dérapant et revins sur mes pas. Debout devant ma commode en aggloméré, je laissai courir mes doigts sur les bouteilles de parfum, indistinctes dans la pénombre. Je choisis le nouveau, trouvé la veille parmi les autres, et m’en mis une bonne dose. Une odeur de citrus envahit la pièce, nette et pure, et je reposai la bouteille, renversant la moitié des autres dans un bruit infernal. Me sentant irréelle et désorientée, je courus presque à travers l’église vide tout en resserrant les pans de ma robe de chambre. J’espérais que ce parfum allait mieux marcher que le précédent. Un bruissement sonore d’ailes fut le seul avertissement lorsque Jenks se laissa tomber du plafond. Je m’immobilisai brutalement quand il s’arrêta juste devant moi. Il brillait d’un noir profond, et je clignai des yeux, surprise. Il était d’un noir lumineux effrayant. — Ne sors pas, dit-il, la peur épaisse dans sa voix aiguë. Tire-toi par-derrière. Prends un bus et va chez Nick. J’entendis Ivy vomir de nouveau, et mon regard le dépassa pour se fixer sur la porte. Le bruit déchirant de haut-le-cœur se mêlait à celui de gros sanglots. — Qu’est-il arrivé ? demandai-je, paniquée. — Ivy est tombée du train. Je restai les bras ballants, sans comprendre. — Quoi ? — Elle est tombée du train, répéta-t-il. Elle suce le jus rouge. Elle déguste la vigne. Elle pratique de nouveau, Rachel. Et elle débloque complètement. Va-t’en. Ma famille t’attend près du mur du fond. Emmène-la aussi chez Nick à ma place. Je vais rester ici et garder l’œil sur Ivy. Pour être sûr que… (Il jeta un coup d’œil vers la porte.) Je m’assurerai qu’elle ne va pas se lancer à ta poursuite. Le bruit de vomissement s’arrêta. Je restai à écouter, debout au milieu de la nef, en chemise de nuit et robe de chambre. La peur m’imprégna en même temps que le silence, se lovant au fond de mon ventre. Puis j’entendis un son ténu qui se transforma en pleurs réguliers et légers. — Excuse-moi, murmurai-je en faisant le tour de Jenks. Mon cœur battait lourdement, et mes jambes étaient molles quand je poussai l’un des battants de la lourde porte. La lueur du réverbère était suffisante pour y voir. Dans les ombres profondes des chênes, Ivy gisait dans ses cuirs de motard, à moitié allongée sur les deux plus basses marches du perron, jetée là sans précaution et livrée à elle-même. Un vomi rouge et gélatineux couvrait les marches et gouttait jusqu’au trottoir en affreuses masses sirupeuses. L’odeur écœurante du sang était épaisse dans l’air de la nuit, dominant même mon parfum au citrus. Je rassemblai le bas de ma robe de chambre et descendis les marches avec un calme né de la peur. — Rachel ! hurla Jenks, agitant ses ailes avec des claquements secs. Tu ne peux pas l’aider. Sauve-toi ! Arrivée près d’Ivy, je faillis m’effondrer. Ses longues jambes étaient de travers et ses cheveux étaient collés par le vomi noir. Elle sanglotait silencieusement, à présent. Mon Dieu, aide-moi à surmonter cette épreuve. Retenant ma respiration, je me mis derrière elle et l’attrapai sous les bras pour la remettre debout. Elle eut un frémissement quand je la touchai. Un semblant de conscience la parcourut. Sa vision encore imprécise, elle replia ses jambes pour mettre ses pieds sous elle et m’aider. — Je lui ai dit « non », dit-elle, la voix cassée. J’ai dit « non ». Mon estomac se noua au son de sa voix, déconcertée et confuse. L’odeur acide du vomi me prit à la gorge. Sous-jacents, il y avait des parfums de terre riche fraîchement retournée mêlés à sa propre odeur de cendre de bois. Quand je la remis debout, Jenks voleta autour de nous. Il laissait échapper de la poussière pixie qui forma vite un nuage lumineux. — Attention, souffla-t-il, d’abord de ma gauche, puis de ma droite. Fais attention. Je ne pourrai pas l’arrêter si elle t’attaque. — Elle ne va pas m’attaquer. (La colère avait rejoint la peur, et le mélange me soulevait le cœur.) Elle n’est pas tombée du train. Quelqu’un l’a poussée. Ivy frissonna en arrivant en haut des marches. Elle posa une main sur la porte pour s’aider à rester debout, et elle la retira avec un sursaut, comme brûlée. Comme un animal, elle griffa pour se dégager de mes mains. Le souffle coupé, je partis en arrière, les yeux écarquillés. Son crucifix avait disparu. Elle se tenait devant moi sur le perron de l’église. La tension la rendait plus grande. Son regard me détailla et se fit glacial. Il n’y avait plus rien dans ses yeux noirs. Puis, l’éclair d’une faim féroce les traversa, et elle bondit. Je n’avais aucune chance. Elle me saisit par le cou et me colla contre la porte de l’église. L’adrénaline se déchaîna, montant en moi en une vague douloureuse. Sa main était comme de la pierre chaude sous mon menton. Mon souffle fit un sale bruit. Je pendais, les orteils touchant à peine le perron de pierre. Terrifiée, j’essayai de ruer, mais elle se pressa contre moi, sa chaleur me pénétrant au travers de la robe de chambre. Les yeux me sortant de la tête, j’essayai de desserrer ses doigts de ma gorge. Je luttai pour respirer et surveillai ses yeux. Ils étaient complètement noirs dans la lumière de la rue. Mélange de peur, de désespoir et de faim. Ils ne montraient rien d’elle. Absolument rien. — Il m’a dit de le faire, dit-elle, et la douceur éthérée de sa voix faisait un contraste saisissant avec son visage déformé, terrifiant dans sa faim absolue. Je lui ai dit que je ne le ferais pas. — Ivy, grinçai-je en réussissant à avaler une goulée d’air. Repose-moi. Je ne pus qu’émettre un nouveau grognement quand elle resserra sa prise. — Ne fais pas ça ! cria Jenks d’une voix perçante. Ivy ! Ce n’est pas ce que tu veux ! Les doigts sur mon cou se crispèrent. Mes poumons luttaient pour se remplir, chaque maigre bouffée me brûlait. Le noir des yeux d’Ivy parut grossir démesurément tandis que mon corps commençait à s’éteindre. Prise de panique, je tendis mon esprit vers la ligne d’énergie. La désorientation due à la connexion éclata au milieu du chaos, passant presque inaperçue. À moitié évanouie du fait du manque d’oxygène, je laissai la poussée de pouvoir exploser hors de moi, incontrôlée. Ivy fut projetée en arrière, et je tombai sur les genoux, entraînée avec elle alors que sa prise autour de mon cou se relâchait. Ma respiration n’était plus qu’un halètement rauque. La douleur me transperça jusqu’à la tête quand mes genoux heurtèrent le perron de pierre. Je toussai et tâtai ma gorge. Je pris une inspiration, puis une autre. Jenks n’était qu’une tache vert et noir. Les points sombres qui dansaient devant moi diminuèrent, puis disparurent. Je relevai la tête. Ivy était repliée contre les portes fermées, en position fœtale, les bras cachant sa tête, comme si elle avait été battue. Elle se balançait d’avant en arrière. — J’ai dit « non ». J’ai dit « non ». J’ai dit « non ». — Jenks, lançai-je d’une voix rauque, la regardant à travers les mèches de mes cheveux. Va chercher Nick. Le pixie se stabilisa devant moi tandis que je me relevais. — Je ne te laisserai pas. Tout en déglutissant, je continuai à tâter mon cou. — Va le chercher, s’il n’est pas déjà en chemin. Il a dû me sentir tirer sur cette ligne. Le visage de Jenks était buté. — Tu devrais courir. Pendant que tu le peux encore. Je secouai la tête et regardai Ivy. Son assurance et sa confiance brisées, réduites à rien, elle se balançait et pleurait. Je ne pouvais pas partir. Je ne pouvais pas la laisser simplement parce que ce serait plus sûr. Elle avait besoin d’aide, et j’étais la seule qui ait une chance de survivre devant elle. — Par l’enfer ! cria Jenks. Elle va te tuer ! — Ça va aller, dis-je en m’avançant vers elle d’un pas incertain. Va chercher Nick. S’il te plaît. J’ai besoin de lui pour m’en sortir. Le bourdonnement de ses ailes augmentait et diminuait au rythme de son évidente indécision. Finalement, il acquiesça et disparut. Le silence qu’il laissa me rappela le calme qui descendait sur une minable chambre d’hôpital quand on passait de deux à un occupant. J’avalai ma salive et resserrai la ceinture de ma robe de chambre. — Ivy. Viens. Je vais t’aider à entrer. Je rassemblai mon courage, tendis une main tremblante et la posai sur son épaule. J’eus un mouvement de recul quand elle frissonna. — Sauve-toi, murmura-t-elle. Elle avait cessé de se balancer et s’était figée, comme un ressort remonté à fond. Mon cœur battit la chamade quand elle me regarda, les yeux vides et les cheveux en désordre. — Sauve-toi, répéta-t-elle. Si tu te sauves, je saurai quoi faire. Tremblante, je me forçai à rester immobile, ne voulant pas déclencher ses instincts. Soudain, son visage se décomposa, son front se plissa, et un anneau marron revint dans ses yeux. — Oh, mon Dieu. Rachel. Aide-moi, sanglota-t-elle. Ça me ficha la trouille. Mes jambes flageolaient. Je voulais me sauver en courant. Je voulais la laisser sur les marches de l’église et m’enfuir. Personne ne me dirait rien si je le faisais. Au lieu de cela, je m’approchai de nouveau, mis mes mains sous ses aisselles et la soulevai. — Allez, viens, soufflai-je en la remettant debout. (Tous mes instincts hurlèrent de la laisser tomber quand sa peau brûlante toucha la mienne.) Laisse-moi t’emmener à l’intérieur. Elle était toute molle entre mes bras. — J’ai dit « non ». (Ses mots commençaient à se brouiller.) J’ai dit « non ». Ivy était plus grande que moi, mais mon épaule se calait bien sous son bras. Supportant la plus grande partie de son poids, je tirai la porte. — Il n’a pas écouté, dit Ivy. Elle délirait. Je la traînai à l’intérieur et refermai la porte derrière nous, nous isolant du vomi et du sang sur les marches. L’obscurité du chœur me parut étouffante. Je continuai péniblement ma progression, et la lumière revint quand nous passâmes dans la nef. Ivy se plia en deux et suffoqua en gémissant. Une nouvelle tache de sang apparut sur ma robe de chambre, et je me penchai pour mieux voir. — Ivy, tu saignes. Je fus saisie par un grand froid quand son nouveau mantra de « Il a dit que tout irait bien » se transforma en fou rire. Un rire profond, qui fit se hérisser ma peau et dessécha ma bouche. — Oui. (Les mots glissaient de ses lèvres avec une chaleur sensuelle.) Je saigne. Tu veux goûter ? (L’horreur s’installa en moi quand son rire se transforma en un sanglot douloureux.) Tout le monde devrait goûter, gémit-elle. Ça n’a plus aucune importance. Je serrai les dents et affermis ma prise. La colère se mêla à la peur. Quelqu’un s’était servi d’elle. Quelqu’un l’avait forcée à prendre du sang contre son gré. Elle avait perdu la tête, comme une toxico qui redescendait lentement de son nuage. — Rachel ? coassa-t-elle, et son pas se fit plus lent. Je crois que je vais être malade… — Nous y sommes presque, dis-je sombrement. Tiens le coup. Tiens bon. Nous arrivâmes juste à temps. Je tins ses cheveux collés par le vomi hors du chemin tandis qu’elle s’étouffait et rendait ses tripes dans ses toilettes de porcelaine noire. Je ne regardai qu’une fois dans le coquillage de la cuvette, puis fermai les yeux en voyant qu’elle vomissait des quantités considérables d’un sang noir et épais. Ses épaules étaient secouées par les sanglots, et quand elle eut fini, je tirai la chasse pour nous débarrasser du plus possible de cette horreur. J’allongeai le bras pour allumer, et une clarté rosée illumina sa salle de bains. Ivy était assise par terre, le front sur la cuvette des toilettes. Elle pleurait. Son pantalon en cuir brillait de sang, de la taille aux genoux. Sous sa veste, son chemisier de soie était déchiré. Il lui collait à la peau, trempé par le sang qui dégoulinait de sa gorge. Je me forçai à ignorer les alarmes qui résonnaient dans ma tête et soulevai délicatement ses cheveux pour regarder. Mon estomac se noua. Le cou parfait d’Ivy avait été ravagé. Une longue déchirure marquait la blancheur austère de sa peau. Du sang s’en échappait toujours, et j’essayai de ne pas laisser ma respiration la toucher pour ne pas risquer d’activer la salive vamp qui devait y être accumulée. Effrayée, je laissai ses cheveux retomber et reculai. D’un point de vue vampirique, elle avait été violée. — Je lui ai dit « non ». (Ses sanglots avaient ralenti quand elle avait réalisé que je n’étais plus au-dessus d’elle.) Je lui ai dit « non ». Mon image dans le miroir était pâle et apeurée. Je repris mon souffle pour me calmer. Je voulais que ça cesse. Je voulais que tout ça disparaisse. Mais il fallait que j’enlève le sang qui la couvrait. Il fallait que je la mette dans son lit avec un oreiller sur lequel pleurer. Il fallait que je lui donne une tasse de chocolat et que je lui trouve un psy vraiment bon. Est-ce qu’il y avait des psys pour vampires abusés sexuellement ? Je me posai la question en plaçant une main sur son épaule. — Ivy, la cajolai-je. Il est temps de se nettoyer. Je jetai un coup d’œil à sa baignoire où ce poisson débile nageait encore. Elle avait besoin d’une douche, pas d’un bain où elle pataugerait dans la saleté dont il fallait la débarrasser. — Allons, viens, l’encourageai-je. Une douche rapide dans ma salle de bains. Je vais prendre ta chemise de nuit. Viens… — Non, protesta-t-elle. (Ses yeux étaient perdus dans le vide, et elle fut incapable de m’aider quand je la tirai pour la remettre debout.) Je n’ai pas pu l’arrêter. Je lui ai dit « non ». Pourquoi ne s’est-il pas arrêté ? — Je ne sais pas, murmurai-je. Ma colère ne faisait qu’augmenter. Je la portai presque pour traverser le couloir et aller jusqu’à ma salle de bains. J’allumai le plafonnier avec mon coude et la laissai debout, appuyée contre le lave-linge et le sèche-linge, pour aller ouvrir le robinet de la douche. Le bruit de l’eau sembla la ramener à la vie. — Je pue, souffla-t-elle d’un air absent en se regardant de la tête aux pieds. Elle refusait de croiser mes yeux. — Tu pourras prendre ta douche toute seule ? demandai-je, espérant la pousser à bouger. Le visage vide et décomposé, elle continuait à s’examiner, notant le sang coagulé vomi dont elle était couverte. Mon estomac se révolta quand elle toucha la couche luisante avec un doigt précautionneux puis le lécha. Les muscles de mes épaules se durcirent jusqu’à me faire mal. Ivy se mit à pleurer. — Trois ans, dit-elle en vidant lentement l’air de ses poumons. Les larmes ruisselaient sur son visage ovale, et elle passa une main sous son menton pour les essuyer, laissant derrière une traînée de sang. — Trois ans… La tête baissée, elle porta la main à la fermeture Éclair sur le côté de son pantalon, et je fis un bond vers la porte. — Je vais te préparer une tasse de chocolat. (Je me sentais dépassée, et j’hésitai avant de continuer :) Tu pourras t’en tirer seule quelques minutes ? — Ouais, souffla-t-elle, et je refermai la porte derrière moi. Me sentant toujours flottante, je passai dans la cuisine. J’appuyai sur l’interrupteur et serrai mes bras autour de moi devant le silence et le vide de la pièce. Son bureau improvisé, avec son matériel sophistiqué, sentait légèrement l’ozone et s’accordait curieusement avec mes marmites en cuivre, mes cuillers en céramique et les herbes accrochées sur le séchoir à linge. La cuisine nous ressemblait, des espaces soigneusement distincts, mais dans une seule pièce. Je voulais appeler quelqu’un, pour gueuler, tempêter, demander de l’aide. Mais tout le monde me dirait de la laisser et de me tirer. Mes doigts tremblaient quand j’attrapai méthodiquement le lait et le cacao et commençai à préparer à boire pour Ivy. Du chocolat chaud, pensai-je amèrement. Quelqu’un avait violé Ivy, et tout ce que je pouvais faire pour elle, c’était une tasse de chocolat. Ça ne pouvait être que Piscary. Il était le seul à être assez fort ou audacieux pour la violer. Et cela avait été un viol. Elle lui avait demandé d’arrêter. Il l’avait prise contre sa volonté. Oui, un viol. La minuterie du micro-ondes sonna. Je resserrai la ceinture de ma robe de chambre, et mon visage se glaça à la vue du sang qui la tachait, tout comme mes pantoufles. Il y en avait du noir et coagulé, mais aussi du rouge et frais venant de son cou. Le premier couvait comme de la braise ; c’était du sang de mort-vivant. Pas étonnant qu’Ivy le vomisse. Il devait la consumer de l’intérieur. Je me forçai à ignorer l’odeur fétide de sang cautérisé, et finis de préparer le cacao d’Ivy avec application, puis, comme la douche coulait toujours, je l’emportai dans sa chambre. La lumière de sa lampe de chevet emplit la pièce rose et blanc d’une lueur douce. La chambre d’Ivy était aussi loin de l’antre d’un vampire que pouvait l’être sa salle de bains. Les rideaux de cuir destinés à bloquer la lumière du matin étaient dissimulés derrière des tentures blanches. Les photos d’elle, de sa mère, de son père et de sa sœur et de leur vie, encadrées d’un métal guerrier, prenaient tout un mur. On aurait dit un lieu de culte. Il y avait des photos avec du grain, prises devant des sapins de Noël, avec des robes, des sourires et des cheveux ébouriffés. Des souvenirs de vacances devant des montagnes russes, avec des joues hâlées et des chapeaux à large bord. Un lever de soleil sur une plage, les bras de leur père autour d’Ivy et de sa sœur, les protégeant du froid. Les photos plus récentes étaient de bien meilleure qualité, nettes et brillamment colorées, mais je les trouvai moins belles. Les sourires étaient devenus mécaniques. Son père avait l’air fatigué. Une distance nouvelle existait entre Ivy et sa mère. Les tout derniers clichés ne montraient plus jamais sa mère. Me détournant, je tirai le couvre-lit soyeux d’Ivy pour découvrir les draps de satin noir. Ils sentaient la cendre de bois. Le livre sur la table de nuit concernait la méditation profonde et les méthodes pour atteindre des niveaux de conscience supérieurs. Ma colère bouillonna. Elle avait essayé si dur, et à présent, elle était de retour à la case départ. Pourquoi ? À quoi cela servait-il ? Je laissai le chocolat à côté du livre, et traversai le couloir pour me débarrasser de mes habits tachés de sang. Les gestes rendus vifs par l’afflux d’adrénaline, je me brossai les cheveux et enfilai un jean et mon débardeur noir. Comme je n’avais pas encore ressorti mes vêtements d’hiver, c’était ce que j’avais de plus chaud et de plus propre. Je laissai ma robe de chambre et mes pantoufles fumantes de sang en tas sur le sol et continuai pieds nus après avoir attrapé au passage la chemise de nuit d’Ivy, accrochée derrière la porte de sa salle de bains. — Ivy ? appelai-je en tapant discrètement sur la porte de ma propre salle de bains. Je n’entendis que le bruit de l’eau qui coulait. Il n’y eut pas de réponse, et je poussai la porte après avoir frappé de nouveau. Une buée épaisse rendait tout indistinct et m’emplit les poumons, les alourdissant curieusement. — Ivy ? appelai-je de nouveau, l’inquiétude me taraudant. Ivy, tu vas bien ? Je la trouvai sur le sol du bac à douche, recroquevillée en une masse informe de bras et de jambes. L’eau coulait sur sa tête baissée, le sang ruisselant doucement de son cou jusqu’à la bonde. Un reflet d’un rouge plus clair colorait le fond du bac, venant de ses jambes. Je la regardai fixement, incapable de détourner les yeux. L’intérieur de ses cuisses était couvert de profondes lacérations. Peut-être s’était-il aussi agi d’un viol au sens traditionnel. J’allais être malade. Les cheveux d’Ivy étaient plaqués sur son crâne. Sa peau était blanche et ses bras et ses jambes étaient en vrac. Sur ses chevilles, le noir des bracelets jumeaux tranchait sur la pâleur de la chair, donnant l’impression de chaînes. Elle tremblait sous l’eau brûlante, les yeux fermés et le visage déformé par un souvenir qui la hanterait toute sa vie et toute sa mort. Qui avait dit que le vampirisme était séduisant ? C’était un mensonge, une illusion pour cacher une réalité affreuse. Je pris une inspiration. — Ivy ? Ses yeux s’ouvrirent d’un coup, et je me rejetai en arrière. — Je ne veux plus jamais penser, dit-elle à mi-voix, sans ciller malgré l’eau qui dégoulinait sur son visage. Et si je te tue, je n’aurai plus à penser. J’essayai d’avaler ma salive. — Est-ce que je devrais partir ? murmurai-je très bas, sachant qu’elle pouvait m’entendre. Ses yeux se refermèrent, et son visage se fripa. Elle ramena ses genoux jusqu’à son menton pour se cacher, enveloppa ses jambes de ses bras et se remit à pleurer. — Oui. Tremblant intérieurement, je me penchai au-dessus d’elle et fermai le robinet. Quand je la saisis, la serviette de coton me parut rêche. J’hésitai. — Ivy ? (J’étais effrayée.) Je ne veux pas te toucher. S’il te plaît, lève-toi. Ses larmes se mêlant à l’eau, elle se leva et prit la serviette. Après lui avoir fait promettre qu’elle allait se sécher et s’habiller, j’attrapai ses habits trempés de sang, allai ramasser ma robe de chambre et mes pantoufles et partis vers le fond de l’église pour les entasser sous le porche de derrière. L’odeur de sang se consumant me retournait l’estomac comme un mauvais encens. Plus tard, il faudrait que je les enterre dans le cimetière. Quand je revins, je la trouvai blottie dans son lit. Ses cheveux humides trempaient l’oreiller, et sur la table de nuit, son chocolat chaud était intact. Son visage était tourné vers le mur, et elle ne bougeait pas. Je tirai sur elle le couvre-lit posé au pied et elle se mit à trembler. — Ivy ? dis-je, puis j’hésitai, ne sachant que faire. — Je lui ai dit « non ». Sa voix n’était qu’un murmure, le bruissement d’une soie grise déchirée venant reposer sur de la neige. Je m’assis contre le mur, sur la malle recouverte de tissu. Piscary. Mais je ne voulais pas prononcer son nom de peur de déclencher quelque chose. — Kist m’a emmenée le voir, dit-elle, les mots sortant mécaniquement, comme un souvenir enregistré. Elle avait croisé les bras sur sa poitrine, et seuls ses doigts serrés sur ses épaules étaient visibles. Je blêmis en voyant ce que je supposai être de la chair sous ses ongles, et je remontai le couvre-lit afghan pour les cacher. — Kisten m’a emmenée le voir, répéta-t-elle lentement. Il était en colère. Il a dit que tu causais des problèmes. Je lui ai répondu que tu n’allais pas lui faire de mal, mais il était très en colère. Il était en colère après moi. Je me penchai plus près, n’aimant pas ce que j’entendais. — Il a dit, continua le murmure, que si je ne pouvais pas te faire plier, il le ferait. Je lui avais dit que je ferais de toi mon scion, que tu te conduirais bien et que je n’aurais pas à te tuer. Mais j’en ai été incapable. (Sa voix était devenue plus aiguë, presque désespérée.) Tu ne le voulais pas, et c’est censé être un cadeau. Je suis désolée. Je suis tellement désolée. J’ai essayé de te le dire. (Elle semblait s’adresser au mur.) J’ai essayé de te garder en vie, mais à présent, il veut te voir. Il veut te parler. À moins que… (Son tremblement cessa.) Rachel ? Hier… quand tu as dit que tu étais désolée, était-ce parce que tu pensais m’avoir poussée trop loin, ou était-ce d’avoir dit « non » ? Je pris une inspiration avant de répondre, surprise quand les mots s’étouffèrent dans ma gorge. — Veux-tu être mon scion ? souffla-t-elle, plus doucement qu’une prière coupable. — Non, murmurai-je, folle de terreur. Elle recommença à trembler, et je me rendis compte qu’elle pleurait de nouveau. — Moi aussi, je lui ai dit « non », dit-elle entre deux goulées d’air. J’ai dit « non », mais il a continué quand même. Je pense que je suis morte, Rachel. Suis-je morte ? Elle s’interrompit, ses larmes bloquées par la peur soudaine. Ma bouche était sèche, et je serrai mes bras autour de moi. — Qu’est-il arrivé ? Elle soupira longuement et bruyamment, puis retint sa respiration un instant. — Il était en colère. Il a dit que je l’avais déçu. Mais que ça ne faisait rien. Que j’étais l’enfant de son cœur, qu’il m’aimait, qu’il me pardonnait. Il m’a dit qu’il comprenait le besoin d’animaux de compagnie. Que lui-même en avait eu autrefois, mais qu’ils s’étaient toujours retournés contre lui, et qu’il avait dû les tuer. Il avait souffert chaque fois qu’ils l’avaient trahi. Il a dit que si je ne pouvais pas me décider à te rendre sûre, il le ferait pour moi. J’ai répondu que je le ferais, mais il savait que je mentais. (Un gémissement effrayant sortit de sa gorge.) Il savait que je mentais. Je suis un animal de compagnie. Un animal de compagnie qu’il faut dresser. C’est ce que Piscary pense de moi. — Il m’a dit qu’il comprenait mon besoin d’une amie plutôt que d’un animal de compagnie. Mais qu’il n’était pas raisonnable de te laisser telle que tu étais. Il a dit que j’avais perdu tout contrôle et que les gens commençaient à parler. Alors je me suis mise à pleurer, parce qu’il était si gentil et que je l’avais déçu. (Ses mots sortaient par petits paquets, tellement elle luttait pour les prononcer.) Et il m’a fait m’asseoir à côté de lui, il m’a tenue contre lui et m’a murmuré combien il était fier de moi, et qu’il avait aimé mon arrière-grand-mère presque autant qu’il m’aimait. Et c’était tout ce que j’avais toujours souhaité. Qu’il soit fier de moi. (Elle eut comme un aboiement de rire douloureux.) Il a dit qu’il comprenait ce besoin d’avoir une amie. (Elle parlait toujours au mur, son visage caché derrière ses cheveux.) Il m’a dit qu’il cherchait depuis des siècles quelqu’un d’assez fort pour survivre avec lui. Que ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère avaient toutes été trop faibles, mais que j’avais la volonté suffisante pour survivre. Je lui ai répondu que je ne voulais pas vivre éternellement, et il m’a fait taire, me disant que j’étais son élue, que je resterais avec lui à jamais. Sous le couvre-lit, ses épaules furent secouées par un frisson. — Il m’a tenue contre lui, calmant mes craintes sur le futur. Il a dit qu’il m’aimait et qu’il était fier de moi. Et puis, il a pris mon doigt et s’en est servi pour faire couler son propre sang. Je ravalai péniblement une remontée acide. Sa voix était devenue ténue ; sa faim et son besoin formaient un ruban d’acier caché. — Oh ! mon Dieu, Rachel. Il est si vieux. C’était comme de l’électricité liquide qui s’écoulait de lui. J’ai essayé de m’en aller. J’avais soif de ce sang et j’ai essayé de m’en aller, mais il ne voulait pas me laisser partir. J’ai dit « non », et j’ai couru. Mais il m’a rattrapée. J’ai essayé de me battre, mais sans réussir. Alors, je l’ai supplié de me laisser, mais il m’a tenue et m’a forcée à le goûter. Sa voix était rauque et son corps tremblait. Je me déplaçai pour m’asseoir sur le bord du lit, horrifiée. Ivy s’était figée et j’attendis, incapable de voir son visage, effrayée de le voir. — Et alors, je n’ai plus eu à penser, dit-elle, et l’absence d’intonation dans sa voix me choqua. Je crois que je me suis évanouie. Je le voulais. Le pouvoir, la passion. Il est si vieux. Je l’ai attiré vers le sol et je l’ai enfourché. J’ai pris tout ce qu’il avait à donner tandis qu’il me serrait contre lui, me suppliant d’aller plus loin, d’en prendre plus. Et j’en ai pris encore plus, Rachel. J’ai pris plus que j’aurais dû. Il aurait dû m’arrêter, mais il m’a laissé tout prendre. Je ne pouvais pas bouger, captivée par la terreur qu’elle dévoilait. — Kist a tenté de nous arrêter. Il a essayé de se mettre entre nous, d’empêcher Piscary de me laisser en prendre trop, mais avec chaque gorgée, je perdais un peu plus de moi-même. Je crois que j’ai… blessé Kist. Je crois que je l’ai brisé. Tout ce que je sais, c’est qu’il est parti, et Piscary… (Un grondement de plaisir lancinant lui échappa quand elle répéta son nom) Piscary m’a de nouveau attirée vers lui. (Elle bougea langoureusement sous les draps noirs, de façon suggestive.) Il a tenu ma tête contre lui avec douceur et m’a encore rapprochée de lui, jusqu’à ce que je sois sûre qu’il me désirait. Et j’ai découvert qu’il avait encore plus à donner. Un soupir profond la secoua, et elle se recroquevilla en un nœud serré, l’amoureuse comblée se transformant brutalement en petite fille battue. — J’ai tout pris. Il m’a laissé tout prendre. Je savais pourquoi il me laissait faire, et je l’ai fait quand même. Elle resta silencieuse, mais je savais qu’elle n’en avait pas fini. Je ne voulais pas en entendre plus, mais il fallait qu’elle le dise ou elle deviendrait lentement folle. — Avec chaque aspiration, je pouvais sentir sa faim augmenter, dit-elle, la voix très basse. Avec chacune de mes gorgées, son désir grossissait. Je savais ce qui arriverait si je ne m’arrêtais pas, mais il a dit que c’était très bien, et que ça faisait si longtemps. (Elle gémit presque.) Je ne voulais pas m’arrêter. Je savais ce qui allait arriver et je ne voulais pas m’arrêter. C’était ma faute. Ma faute. Je reconnus la phrase souvent prononcée par les victimes de viol. — Non, ce n’était pas ta faute. Je posai ma main sur son épaule cachée par le couvre-lit. — Si. (Je me reculai en entendant sa voix devenir sombre et sensuelle.) Je savais ce qui allait arriver. Et quand j’ai eu en moi tout ce qu’il était, il a demandé que je lui retourne son sang – comme je savais qu’il allait le faire. Et je le lui ai rendu. Je le voulais, et je l’ai fait. Et ce fut fantastique. Je me forçai à respirer. — Dieu me protège, souffla-t-elle. J’étais vivante. Je n’avais pas été vivante durant ces trois ans. J’étais une déesse. Je pouvais donner la vie. Je pouvais l’enlever. Je le voyais pour ce qu’il était, et je voulais être comme lui. Et avec son sang se consumant en moi comme s’il m’appartenait, sa puissance mienne, marquant en moi comme au fer rouge la vérité atroce et belle de son existence, il m’a demandé d’être son scion. Il m’a demandé de prendre la place de Kisten, il a dit qu’il avait attendu que je comprenne ce que cela signifiait avant de me l’offrir. Et que, quand je mourrais, je serais son égale. Je continuai à passer ma main sur sa tête, la caresse la calmait, ses yeux se fermèrent et elle cessa de trembler. Elle commençait à s’endormir, son visage se détendit tandis que son esprit dévidait le cauchemar et lui donnait le moyen de vivre avec. Je me demandai si cela avait quelque chose à voir avec le ciel qui s’éclaircissait derrière ses rideaux dans l’aube naissante. — Je suis allée vers lui, Rachel. (Sa voix était toujours un murmure, mais ses lèvres reprenaient des couleurs.) Je suis allée vers lui, et il m’a déchirée tel un fauve. Je me suis réjouie de la douleur. Ses dents étaient la vérité de Dieu, me perçant jusqu’à l’âme. Il m’a dévastée. Dans la joie de récupérer son pouvoir après me l’avoir donné si librement, il a perdu tout contrôle. Et je me suis glorifiée de la douleur tandis qu’il me meurtrissait les bras et m’ouvrait la gorge. Je forçai ma main à continuer sa caresse. — Ça m’a fait mal. (Elle avait l’air d’une enfant avec ses paupières qui battaient.) Personne n’a assez de salive vamp en soi pour transmuer autant de douleur, et il a lapé ma misère et mon angoisse en même temps que mon sang. Je voulais lui donner plus, lui prouver ma loyauté, lui faire comprendre que, malgré mon échec à te dresser, je serais son scion. Le sang est bien meilleur pendant le sexe, dit-elle faiblement. Les hormones le rendent doux, et je me suis ouverte à lui. Il a dit « non », tout en grondant de désir, qu’il pourrait me tuer sans le faire exprès. Mais je l’ai caressé jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se retenir. Je le voulais. Je le voulais tandis qu’il me meurtrissait. Il a tout pris, nous conduisant à l’orgasme au moment où il me tuait. (Elle frissonna, les yeux fermés.) Oh, mon Dieu, Rachel. Je crois qu’il m’a tuée. — Tu n’es pas morte, murmurai-je. Mais j’avais peur parce que je n’en étais pas sûre. Elle n’aurait pas pu être dans une église si elle avait été morte, n’est-ce pas ? À moins qu’elle soit encore en transition. Le laps de temps durant lequel la chimie interne était modifiée n’était pas régi par une règle précise. Par l’enfer, qu’est-ce que je faisais ? — Je suis certaine qu’il m’a tuée, dit-elle de nouveau, les mots devenant inarticulés tandis qu’elle commençait à s’endormir. Je pense que je me suis tuée moi-même. (Sa voix était devenue enfantine ; ses paupières battaient.) Suis-je morte, Rachel ? Tu vas veiller sur moi, hein ? Pour être sûre que le soleil ne me brûlera pas pendant mon sommeil ? Tu vas me garder en sécurité ? — Chut, soufflai-je, effrayée. Endors-toi, Ivy. — Je ne veux pas être morte, marmonna-t-elle. J’ai fait une erreur. Je ne veux pas être le scion de Piscary. Je veux rester ici avec toi. Je peux rester ici avec toi ? Tu veilleras sur moi ? — Tais-toi. (Je passai ma main dans ses cheveux.) Endors-toi. — Tu sens bon… comme des oranges, murmura-t-elle. Cela fit battre plus vite mon pouls, mais, au moins, je ne sentais pas comme elle. Je continuai à caresser ses cheveux jusqu’à ce que sa respiration ralentisse et devienne régulière. Je me demandai si elle arrêterait de respirer en s’endormant. Je n’étais pas sûre qu’Ivy soit encore vivante. Mon regard se porta sur les vitraux. Les premières lueurs de l’aube filtraient sur leurs bords. Le soleil serait bientôt levé, et je ne savais rien du passage des vampires d’une rive à l’autre, sauf qu’ils devaient être six pieds sous terre, ou dans une pièce hermétique à la lumière. Ça et le fait qu’ils s’éveillaient affamés au coucher de soleil suivant. Mon Dieu. Et si Ivy est morte ? Je regardai la boîte à bijoux sur sa coiffeuse en acajou. Elle contenait le bracelet « En cas de décès » qu’elle refusait de porter. Ivy avait une bonne assurance. Si j’appelais le numéro gravé sur le ruban d’argent, une ambulance serait là en cinq minutes garanties, l’emmenant vers un joli trou noir pour qu’elle se réveille quand tomberait la nuit ; une belle morte-vivante nouvellement née. Mon estomac se noua, et je me levai pour aller prendre ma minuscule croix dans ma chambre. Si elle était morte, il y aurait une réaction, même si elle était en transition. Mourir dans une église est une chose, avoir une croix consacrée posée sur sa peau en est une autre. Je revins, prête à vomir. Les charmes cliquetaient. Je retins ma respiration et fis descendre mon bracelet au-dessus d’Ivy. Il n’y eut pas de réaction. J’approchai la croix de son cou, derrière l’oreille, et ma respiration s’assagit quand il n’y eut pas plus de résultat. Demandant silencieusement son pardon si je me trompais, j’appliquai la croix contre sa peau. Elle ne bougea pas ; le pouls qui battait à son cou resta lent et régulier. Lorsque je retirai la croix, sa peau était toujours blanche et impeccable. Je me redressai avec une prière muette. Je ne croyais pas qu’elle était morte. Je sortis doucement de sa chambre et fermai la porte derrière moi. Piscary avait violé Ivy pour une raison précise. Il savait que j’avais compris. Ivy avait dit qu’il voulait me parler. Si je restais dans mon église, il s’en prendrait ensuite à ma mère, puis à Nick, et après, il tenterait de trouver mon frère. Mes pensées revinrent vers Ivy, recroquevillée sous ses couvertures dans un sommeil induit par le choc. Ma mère serait la suivante. Et elle mourrait sans même savoir pourquoi on la torturait. Secouée intérieurement, je passai dans le salon pour téléphoner. Mes doigts tremblaient tellement que je dus m’y reprendre à deux fois pour faire le numéro. Ça me prit trois précieuses minutes pour réussir à avoir Rose. — Je suis désolée, mademoiselle Morgan, dit celle-ci d’une voix si politiquement correcte que j’aurais pu geler un œuf dessus. Le capitaine Edden n’est pas disponible, et le lieutenant Glenn a laissé des instructions pour ne pas être dérangé. — Ne pas être…, bégayai-je. Écoutez. Je sais qui les a tués. Il faut que nous y allions maintenant. Avant qu’il envoie quelqu’un se charger de ma mère ! — Je suis désolée, mademoiselle Morgan, dit-elle poliment. Vous n’êtes plus parmi nos consultants. Si vous souhaitez porter plainte pour une menace de mort, merci de rester en communication, je vais vous transférer au bureau d’accueil. — Non ! Attendez ! suppliai-je. Vous ne comprenez pas. Laissez-moi seulement parler à Glenn ! — Non, Morgan. (La voix calme et raisonnable de Rose était soudain pleine d’une colère imprévue.) Vous ne comprenez pas. Personne ici ne souhaite vous parler. — Mais je sais qui est le chasseur de sorciers ! m’exclamai-je, et la communication fut brusquement coupée. Sombres connards ! hurlai-je en jetant le téléphone à travers la pièce. Il heurta le mur, perdit son clapet, et les piles volèrent en tous sens. Frustrée, je me ruai dans la cuisine d’un pas furieux. Je renversai tous les stylos d’Ivy sur la table en voulant en saisir un. Le cœur battant, je griffonnai un mot pour l’épingler sur la porte de l’église. Nick arrivait. Glenn accepterait de parler à Nick. Celui-ci pourrait le convaincre que j’avais raison, lui dire où j’étais partie. Il faudrait bien qu’ils se déplacent, ne serait-ce que pour m’arrêter parce que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. Je lui aurais bien dit d’appeler le SO, mais il était probable que Piscary les avait achetés depuis longtemps. Et bien que des humains aient à peu près autant de chances que moi de triompher d’un maître vampire, peut-être que leur intervention serait suffisante pour sauver mes fesses. Je fis un demi-tour et plongeai dans le placard. J’en tirai les amulettes accrochées à des clous et les fourrai dans mon sac. J’ouvris un tiroir du bas et attrapai trois pieux en bois. J’ajoutai un hachoir à viande pris sur le bloc à couteaux. Vint ensuite mon revolver à balles molles, chargé des sorts les plus puissants dont dispose une sorcière blanche : des sorts de sommeil. Sur l’îlot central, je ramassai une bouteille d’eau bénite. Après une hésitation, je retirai la capsule, avalai une gorgée et la rebouchai, puis la glissai dans mon sac avec le reste. L’eau bénite n’était pas très efficace à moins que vous n’ayez bu que ça pendant trois jours, mais j’étais prête à employer tous les repoussoirs que je pourrais trouver. Sans ralentir, je me précipitai dans le couloir pour prendre mes bottes. Je les enfilai et partis vers la porte de devant, les lacets battant l’air. Je m’arrêtai brutalement et rebroussai chemin pour retourner dans la cuisine. J’attrapai une poignée de pièces pour payer le bus et quittai l’église. Piscary voulait me parler ? Très bien. Moi aussi, je voulais lui parler. Chapitre 26 5 heures du matin, le bus était bourré. Surtout des vamps vivants, et quelques humains qui auraient bien voulu le devenir, sur le chemin de leur maison pour y reprendre leur pauvre existence. Ils se tinrent à distance. Peut-être parce que je puais l’eau bénite. Ou alors à cause de mon allure épouvantable, dans mon lourd et affreux manteau d’hiver avec son col de fausse fourrure. Je l’avais mis pour que le conducteur ne me reconnaisse pas et me laisse monter. Mais j’aurais parié qu’ils n’approchaient pas à cause des pieux. Le visage dur, je descendis devant le restaurant de Piscary et restai immobile en attendant que le bus s’éloigne. Le bruit s’estompa lentement jusqu’à se fondre dans celui de la circulation du matin qui allait en s’amplifiant. Je plissai les yeux quand je levai la tête vers le ciel qui s’éclaircissait. La buée de ma respiration s’éleva et obscurcit la fragile lueur bleu pâle. Je me demandai si c’était le dernier ciel que je verrais jamais. L’aube serait bientôt là. Je ferais mieux d’attendre que le soleil soit levé avant d’entrer. Je me forçai à avancer. Le restaurant était une bâtisse à un étage. Les grandes fenêtres étaient sombres. Le yacht était encore amarré au quai, et l’eau bruissait faiblement. Il n’y avait que quelques voitures sur les bords du parking. Sans doute les employés. En avançant, je fis passer mon sac devant moi. J’en tirai les pieux et les jetai. Leur claquement sec sur l’asphalte me fit mal aux oreilles. J’avais été stupide de les apporter. Comme si j’étais capable de transpercer un vampire mort. Le revolver à balles molles caché dans le creux de mon dos était probablement tout aussi futile ; j’étais sûre d’être fouillée avant d’être amenée devant Piscary. Le maître vampire avait dit qu’il voulait me parler, mais j’aurais été naïve de croire qu’il en resterait là. Si je voulais l’affronter avec tous mes sorts et mes charmes, il faudrait que je me batte pour arriver jusqu’à lui. Si je les laissais prendre tout ce que j’avais, j’arriverais devant lui sans une égratignure, mais plutôt démunie. J’ouvris la bouteille d’eau bénite et avalai ce qu’il en restait. J’utilisai les dernières gouttes pour mes mains et mon cou. La bouteille vide alla rejoindre les pieux. J’avançai à grands pas, mes bottes ne faisant aucun bruit. La peur pour ma mère et la colère devant ce qu’il avait fait à Ivy étaient mes moteurs. S’ils étaient trop nombreux, j’entrerais sans charmes. Nick et le BFO étaient les as dans ma manche. Mon estomac se noua lorsque je poussai la lourde porte. Le faible espoir de ne trouver personne s’évanouit quand une demi-douzaine de vamps vivants levèrent les yeux de leur travail. Le personnel humain était parti. J’aurais parié que les jolis humains, avec leurs cicatrices et leur adoration, étaient rentrés à la maison avec les meilleurs clients. Les lumières étaient toutes allumées tandis qu’ils nettoyaient. La grande salle avec ses murs en rondins, qui avait paru mystérieuse et excitante, avait à présent un air sale et défraîchi. Un peu comme moi. Le mur en verre coloré qui divisait la salle en deux à hauteur d’épaule était brisé. Une petite femme aux cheveux tombant jusqu’à la taille balayait les éclats de verre vert et or vers le mur. Quand j’entrai, elle s’arrêta pour s’appuyer sur son balai. Il y avait une odeur curieuse qui pénétra jusqu’au fond de ma gorge, riche et écœurante. Mes pieds hésitèrent quand je compris que les phéromones vamps étaient si épaisses dans l’air que je pouvais les sentir sur ma langue. Au moins, Ivy s’est défendue, pensai-je en voyant que tous les vamps présents portaient un bandage ou montraient des ecchymoses, et que tous, mis à part le vamp assis au bar, étaient de mauvaise humeur. L’un d’eux avait été mordu, son cou était déchiré et le col de son uniforme avait été arraché. Dans la lumière vive du matin, leur séduction et leur tension sexuelle avaient été balayées, ne laissant derrière elles qu’une laideur fatiguée. Mes lèvres se retroussèrent de dégoût. À les voir ainsi, ils étaient repoussants. Et pourtant, la cicatrice de mon cou s’était mise à m’élancer. — Eh bien, regardez donc qui voilà, railla le vamp assis au bar. Son uniforme était plus élaboré que celui des autres. Il enleva son badge quand il vit que je le regardais. J’y avais lu « Samuel ». C’était le vampire qui avait laissé Tarra aller à l’étage la nuit où nous étions venus. Il se leva et se pencha par-dessus le comptoir pour appuyer sur un interrupteur. Dans la fenêtre derrière moi, le signe « Ouvert » s’éteignit. — Tu es Rachel Morgan ? demanda-t-il. Sa voix montrait une confiance toute vamp. Elle était traînante et condescendante. M’accrochant à mon sac, j’avançai crânement au-delà de la pancarte « Attendez ici pour être placé ». Ouais, j’étais une mauvaise fille. — En effet, dis-je, tout en regrettant qu’il y ait autant de tables. Mes pas ralentirent quand la prudence prit finalement le dessus sur la colère. J’avais oublié la règle numéro un : ne pas entrer sous le coup de la colère. Ç’aurait pu passer si je n’avais pas aussi oublié la règle numéro deux, encore plus importante : ne pas affronter un vampire mort sur son propre territoire. Le personnel de service s’était concentré sur moi. Mon pouls accéléra quand Samuel alla jusqu’à la porte et la verrouilla. Il se retourna et jeta le trousseau de clés à l’autre bout de la pièce d’un air négligent. Près de l’âtre éteint, une silhouette leva un bras. Je reconnus Kisten, jusque-là resté invisible dans l’ombre. Les clés heurtèrent sa paume avec un cliquetis et disparurent. Je ne savais pas si je devais être furieuse contre lui ou non. Il avait jeté Ivy devant l’église et s’était enfui. Mais il avait aussi essayé de s’interposer. — C’est de ça que Piscary est inquiet ? dit Samuel, sa jolie gueule méprisante. Un minable sac d’os. Pas grand-chose devant. (Il eut un regard salace.) Ni derrière. Et je t’imaginais plus grande. Il tendit le bras vers moi. Entrant en action, je parai d’une manchette et sentis ma main heurter violemment sa paume. Je tordis mon poignet pour saisir le sien et le tirai vers mon pied levé. Quand il lui entra dans l’estomac, Samuel recracha l’air de ses poumons et partit en arrière. Je suivis sa chute, et lui lançai mon pied dans le bas-ventre avant de me redresser. — Moi, je t’imaginais plus futé. Je reculai, le laissant se tordre sur le sol en suffoquant. J’aurais peut-être mieux fait de m’abstenir. Lâchant chiffons et balais, le reste de la bande convergea sur moi d’un pas tranquille et inquiétant. Ma respiration s’était accélérée. Je laissai tomber mon manteau et, du pied, repoussai l’une des tables pour me faire de la place. Sept sorts dans mon revolver. Neuf vamps. Je ne les aurais jamais tous. Mon visage se glaça, et je frissonnai dans le courant d’air qui soufflait sur mes épaules nues. — Non, dit Kist de son coin, et ils eurent une hésitation. J’ai dit « non » ! Il avait crié en se levant. Il s’avança vivement, mais son pas rapide se fit vite plus mesuré pour cacher qu’il boitait. Ils s’arrêtèrent, leur visage figé sur des promesses désagréables, dessinant un cercle à trois bons mètres de moi. Trois mètres, pensai-je, me sentant mal au souvenir de mes entraînements avec Ivy. C’était juste à portée d’un vamp vivant. Le vamp à l’entrecuisse endommagé se remit debout, les épaules affaissées et le visage tordu par la douleur. Kist passa au milieu du cercle pour se positionner en face de lui, les mains sur les hanches et les pieds écartés. Sa chemise de soie sombre et son pantalon habillé lui donnaient un air plus sophistiqué que ses habituels cuirs. Il avait une ecchymose sur la joue, visible à travers la barbe naissante, et qui avait manqué l’œil de peu. À la façon dont il se tenait, je devinai que ses côtes étaient douloureuses, mais je me dis que le vrai problème concernait les dégâts sur son orgueil. Il avait perdu son statut de scion en faveur d’Ivy. — Il a dit de la lui amener en bas, pas de la tabasser, dit Kist. Le sang quitta ses lèvres quand il vit que mon regard s’attardait sur les sillons laissés par des ongles sous sa frange. Samuel était plus costaud, mais la demande d’obéissance formulée par Kist était évidente. Un caractère mauvais, intraitable, avait remplacé son habituelle attitude de flirt désinvolte. Ça lui donnait un côté rude que j’avais toujours trouvé séduisant chez un homme. Comme tout patron, Kist avait des problèmes avec ses employés, et le fait qu’il ait à régler des merdes comme tout le monde le rendait plus attirant. Je l’enveloppai du regard, et mes pensées le suivirent au galop. Saletés de phéromones vamps. Encore haletant, le grand vamp m’observa, puis revint à Kist. — On doit la fouiller. (Il se lécha les lèvres, me regardant pour faire s’accélérer mon pouls.) Je m’en charge. Je me raidis, mes pensées se focalisant sur mon révolver à balles molles. Ils étaient trop nombreux. — Je vais le faire, dit Kist. Ses yeux bleus s’effaçaient rapidement derrière un cercle noir en expansion. Super. Samuel recula, morose, et Kist tendit la main pour avoir mon sac. J’hésitai, mais en le voyant hausser les sourcils comme pour dire « donne-moi une bonne raison », je le lui passai. Il le prit et le posa sans égards sur une table proche. — Donne-moi ce que tu as sur toi, dit-il doucement. Les yeux dans les siens, je glissai une main dans mon dos et lui remis mon revolver. Il n’y eut pas un bruit en provenance des autres vampires. Peut-être du respect pour mon petit revolver rouge à balles molles ? Ils ne savaient pas ce qu’il y avait dedans. J’avais su dès que je l’avais glissé sous ma ceinture que je n’aurais pas l’occasion de m’en servir, et je grimaçai à l’idée de ces chances perdues qui n’avaient jamais vraiment existé. — Le crucifix ? demanda-t-il. Je défis l’attache de mon bracelet à charmes et le laissai tomber dans sa main tendue. Sans rien dire, il le posa avec mon révolver près du sac, sur la table, derrière lui. Il fit un pas en avant et écarta largement les bras de son corps. Je l’imitai obligeamment et il vint plus près pour me palper. Les mâchoires serrées, je sentis ses mains courir sur moi. Là où il me touchait, un picotement brûlant suivait, s’enfonçant jusque dans mon ventre. Pas la cicatrice, pas la cicatrice, pensai-je désespérément, sachant ce qui arriverait s’il l’effleurait. Les phéromones vamps étaient presque assez denses dans l’air pour qu’on puisse les voir, et la brise générée par le ventilateur était juste suffisante pour faire passer une sensation agréable de mon cou à mon bas-ventre. Je frissonnai de soulagement quand ses mains retombèrent. — Le charme sur ton petit doigt, exigea-t-il. J’enlevai l’anneau et le fis claquer dans sa paume. Il le laissa tomber à côté du revolver. Immobile, il braqua un regard dur sur moi. — Si tu bouges, tu meurs. Je le regardai sans comprendre. Kist se rapprocha, et je soupirai bruyamment. Je pouvais sentir sa tension, tout son corps en équilibre dans l’attente de mon prochain mouvement. Il fit passer son souffle sur ma clavicule, et mes pensées furent brutalement ramenées à ses lèvres caressant mon oreille quatre jours plus tôt. La tête penchée, il me regarda d’en haut, hésitant, ses yeux bleus vides, sa faim bien cachée. Il leva la main et fit courir un doigt depuis mon oreille jusqu’au bas de mon cou, caressant au passage les bourrelets de la cicatrice. Mes jambes cédèrent. Je me repris en avalant une grande goulée d’air. Sous le choc des vagues d’un désir qui ne demandait qu’à être satisfait, je lui envoyai une gifle. Il saisit mon poignet avant qu’elle aboutisse et m’attira contre lui. Je me débattis et lançai mon pied, qu’il attrapa. Il me souleva et me laissa retomber. J’atterris sur les fesses, me meurtrissant sur le plancher. Les autres vamps se mirent à rire. Je ne pus que regarder fixement Kist. Son visage était vide. Pas de colère. Pas de spéculations. Rien. — Tu sens comme Ivy, dit-il tandis que je me remettais debout, le cœur affolé. Mais tu n’es pas liée à elle. (Un soupçon de satisfaction vint gâcher son expression neutre.) Elle n’en a pas été capable. — De quoi parles-tu ? crachai-je en m’époussetant, embarrassée et furieuse. Ses yeux s’étrécirent. — C’était bon, hein ? Mon doigt sur ta cicatrice. Une fois qu’un vamp t’a liée par le sang, lui seul peut te tirer ce genre de réponse. Qui t’a mordue sans se soucier de te lier ? (Son visage devint pensif, et je crus y voir passer un éclair de désir.) Ou bien as-tu tué ton agresseur après coup pour éviter de rester liée ? Tu es une mauvaise petite fille. Je ne dis rien et le laissai croire ce qu’il voulait. Il haussa les épaules. — Comme tu n’es liée à personne, n’importe quel vamp peut provoquer en toi ce genre de réponse. (Il haussa les sourcils.) N’importe quel vamp, répéta-t-il, et un frisson me parcourut à l’idée que Piscary m’attendait. Tu devrais passer une matinée intéressante. Il se reprit, tendit la main derrière lui et prit mon sac sur la table. Les vamps avaient commencé à parler entre eux. Ils faisaient des hypothèses désinvoltes et déroutantes sur le temps que je tiendrais. Kist sortit d’abord le couteau de boucher, et il y eut un éclat de rire général. Mon regard parcourut le restaurant dévasté de Piscary tandis que Kist alignait les sorts sur la table. — C’est Ivy qui a fait tout ça ? demandai-je, essayant de recouvrer un soupçon de confiance. Plus je les ferais parler longtemps, plus il y aurait de chances que Nick arrive avec le BFO à temps. Le vamp dont j’avais écrasé les parties ricana. — D’une certaine façon. (Il regarda Kist, et je crus voir une crispation du côté des mâchoires du vamp blond.) Ta colocataire est un bon coup. Samuel s’enhardissait tandis que le souffle de Kist devenait plus rapide et que ses doigts fouillant mon sac se faisaient plus durs. — Ouais, continua Samuel avec des accents de mauvais garçon. Elle et Piscary ont fait planer tout le restaurant avec leurs phéromones. On a eu trois batailles et deux morsures. (Il s’appuya contre une table et ricana.) On en a un qui en est mort et qui a été emporté à la morgue temporaire de la ville. Tu vois le tableau ? Il a eu droit à sa photo sur le mur et à un coupon pour un repas gratuit. On a eu un bol d’enfer de comprendre ce qui se passait et de faire sortir tous les non-vamps avant que le cirque se déclenche. Que Dieu nous vienne en aide si Piscary perd sa LTP et doit la redemander. La dernière fois, ça lui a pris presque un an. Samuel prit une cacahouète dans un bol et la jeta en l’air. Il la rattrapa avec la bouche et la mâchouilla en souriant. Le visage de Kist était rouge de fureur. — La ferme, dit-il en resserrant les lanières de mon sac. — Un problème ? se moqua Samuel. Ce n’est pas parce que tu n’as jamais mis Piscary dans cet état qu’il va faire d’elle son scion. Kist se raidit. Il n’a dit à personne que Piscary l’a déjà fait. Mes yeux cherchèrent les siens, mais sa colère me fit garder le silence. — J’ai dit : « la ferme », prévint Kist, dégageant une chaleur quasi visible. Les autres vamps s’étaient prudemment écartés. Samuel rit, voulant visiblement pousser Kist aussi loin qu’il le pourrait. — Kist est jaloux, dit-il à mon intention dans le seul but d’irriter un peu plus ce dernier. Ce qui est arrivé de plus violent quand lui et Piscary s’amusaient, ç’a été une bagarre de comptoir. (Ses lèvres charnues se retroussèrent sur un sourire mauvais, et il jeta un coup d’œil faraud aux autres vamps.) Ne t’en fais pas, vieux, dit-il pour Kist. Piscary se lassera d’elle dès qu’elle sera morte, et tu seras de nouveau sur le dessus, ou en dessous, ou entre les deux si tu as de la chance. Peut-être qu’ils te laisseront tenir la chandelle et qu’Ivy pourra t’apprendre un truc ou deux. Les doigts de Kist tremblèrent. Entre deux battements de cœur, il avait bougé, trop rapide pour être arrêté. Il franchit le cercle, attrapa Samuel par le devant de sa chemise et le plaqua contre un épais pilier de soutènement. Le bois grinça, et j’entendis quelque chose se briser dans la poitrine de l’autre vamp. Son visage afficha une surprise extrême, les yeux écarquillés et la bouche ouverte sous le coup d’une douleur qu’il n’avait pas eu le temps de sentir. — La ferme, dit doucement Kist. Ses mâchoires étaient crispées, et l’une de ses paupières tressautait. Il lâcha Samuel et lui donna une bourrade tout en retenant son bras et en le tordant à un angle anormal. Lorsque le costaud tomba à genoux, mon souffle s’arrêta au « pop » de son épaule qui se disloquait. Les yeux de Samuel lui sortirent de la tête. La bouche grande ouverte sur un cri silencieux, il resta agenouillé, le bras toujours tordu dans le dos par Kist. Quand ce dernier lui lâcha le poignet, Samuel essaya d’avaler le plus d’air possible. Je restai là, incapable de bouger, effrayée par la vitesse à laquelle tout cela s’était déroulé. Kist fut soudain devant moi, et je sursautai. — Prends ton sac, dit-il en me le tendant. Je l’attrapai, et Kist me fit signe de le précéder. Un trou s’ouvrit dans le cercle. Les autres vamps semblaient intimidés. Personne n’avait fait un geste pour aller aider Samuel, toujours au sol, là où il était tombé, et les halètements hachés qu’il faisait pour trouver de l’oxygène m’allèrent droit au cœur. — Ne me touche pas, dis-je en passant devant Kist. Et qu’aucun de vous ne se risque à toucher mes affaires pendant que je ne serai pas là. Mais je tremblais intérieurement. Je trébuchai et, en jetant un dernier coup d’œil à mes charmes, je réalisai que seulement la moitié de ce que j’avais apporté était sur la table. Kist me prit par le bras et me remit en marche. — Lâche-moi. L’image du bras disloqué de Samuel me dissuada d’essayer de me dégager. — Tais-toi. La tension dans sa voix me fit réfléchir. Le cerveau en ébullition, je le laissai me guider, naviguant entre les tables jusqu’à une porte battante pour passer dans la cuisine. Derrière nous, les serveurs se remirent au travail, reprenant leurs spéculations sans qu’un seul s’intéresse à Samuel. Je ne pus m’empêcher de penser que, bien que plus petite, ma cuisine était plus sympa que celle de la pizzeria de Piscary. Kist me conduisit vers une porte coupe-feu réglementaire. Il l’ouvrit et appuya sur un interrupteur, révélant une petite pièce blanche avec un parquet en chêne. Dans le mur du fond, je vis les portes argentées d’un ascenseur. Un large escalier en colimaçon prenait tout un côté. Il s’enfonçait dans le sol ; ses marches élégantes étaient éclairées par un modeste lustre qui cliquetait faiblement dans le courant d’air qui venait d’en bas. Une pendule en bois de la taille d’une table était suspendue sur le mur en face des marches et faisait un bruit infernal. — On descend ? J’essayai de ne pas avoir l’air terrorisée. Si Nick ne trouvait pas mon mot, il n’y avait aucune chance pour que je remonte ces marches. La porte coupe-feu se referma derrière Kist avec un bruit mou, et je sentis un changement dans la pression de la pièce. Le courant d’air ne transportait aucune odeur ; on aurait dit qu’il venait du vide. — On prend l’ascenseur, dit Kist d’une voix étonnamment douce. Toute son attitude se modifia tandis qu’il se concentrait sur une pensée inconnue. Il m’a laissé une partie de mes charmes… Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent quand il appuya sur le bouton. J’entrai, Kist sur mes talons, et nous fîmes face aux portes qui se refermaient. Mon estomac se souleva un peu quand l’ascenseur se mit à descendre. Immédiatement, je fis passer mon sac devant moi et l’ouvris. — Idiote ! siffla Kist. Un petit cri m’échappa quand il pivota et m’écrasa dans un coin. La cabine tourna autour de moi, et je me figeai, prête à me battre. Ses dents étaient à quelques centimètres de ma gorge. Ma cicatrice de démon battait, et je retins ma respiration. Les phéromones étaient moins abondantes que dans la salle, mais ça ne semblait pas avoir d’importance. Il ne manquait plus que de la musique d’ascenseur pour me faire dérailler. — Ne sois pas stupide. Tu crois qu’il n’y a pas de caméra dans cette cabine ? Ma respiration sortit avec un bruit rauque. — Laisse-moi, tout de suite ! — Pas question, chérie, murmura-t-il, et son souffle envoya des secousses piquantes dans mon cou et fit battre mon sang. Je vais vérifier jusqu’où cette cicatrice sur ton cou peut t’entraîner… et quand j’aurai fini, tu trouveras une fiole dans ton sac. Je me raidis quand il se pressa plus près. Le parfum de cuir et de soie rendait l’assaut plaisant à subir. J’eus du mal à respirer quand il écarta mes cheveux. — C’est un liquide d’embaumement égyptien. Avec les mots, ses lèvres bougèrent contre mon cou, et mon corps se tendit. Je n’osais pas bouger, et, pour être honnête, je dois admettre que je n’en avais pas trop envie. Des flots de promesses s’échappaient de ma cicatrice et me faisaient vibrer. — Tu le lui mets dans les yeux, et ça va l’étendre pour le compte. J’étais incapable de résister. Mon corps demandait que je fasse quelque chose. Mes épaules se relâchèrent, je fermai les yeux et fis courir mes mains sur son large dos. Il s’immobilisa, surpris, puis ses mains glissèrent sur mes hanches et se serrèrent autour de ma taille. Sous sa chemise de soie, ses muscles se tendirent sous mes doigts. Je remontai lentement, et mes ongles jouèrent avec les cheveux à la base de son cou. Les boucles légères étaient d’une couleur que l’on ne trouve qu’en bouteille, et je compris qu’il se teignait les cheveux. — Pourquoi m’aides-tu ? soufflai-je, triturant la chaîne noire autour de son cou. Les maillons avaient pris la chaleur de son corps et ils avaient le même dessin que ceux des bracelets de cheville d’Ivy. Je sentis ses muscles frémir, durcis par la douleur plutôt que par le désir. — Il avait dit que j’étais son scion. (Il cacha son visage dans mes cheveux pour cacher le mouvement de ses lèvres à l’invisible caméra – du moins, j’essayai de m’en convaincre.) Il avait dit que je serais avec lui pour toujours, et il m’a trahi pour Ivy. Elle ne le mérite pas. (La douleur cassait sa voix.) Elle ne l’aime même pas. Je fermai les yeux. Je ne comprendrais jamais les vampires. Sans savoir pourquoi, j’envoyai mes doigts caresser gentiment ses cheveux, le calmant tandis que son souffle sur ma cicatrice m’entraînait vers des sommets de désir insoupçonnés qui brûlaient d’être satisfaits. Le bon sens me criait d’arrêter, mais il était blessé, et moi aussi, j’avais été trahie. La respiration de Kist eut un raté quand je passai mes ongles sous son oreille. Il émit une plainte gutturale et me serra davantage. Sa chaleur était sensible à travers l’étoffe fine de mon débardeur. Sa tension se fit plus profonde, plus dangereuse. — Mon Dieu, murmura-t-il, sa voix transformée en un feulement rauque. Ivy avait raison. Ne pas te lier et te laisser libre de toute contrainte, ce serait comme baiser avec un tigre. — Fais attention à ce que tu dis, haletai-je, ses cheveux chatouillant mon visage. Je n’aime pas les gros mots. Je suis déjà morte. Pourquoi ne pas profiter de mes derniers instants ? — Oui, ma’ame, dit-il, soudain obéissant. La soumission dans sa voix me surprit, et il en profita pour imposer ses lèvres sur les miennes. Sous la force de son baiser, ma tête heurta la cloison de l’ascenseur. Je poussai en retour, pas du tout effrayée. — Ne m’appelle pas comme ça, murmurai-je sur sa bouche. Je me souvenais de ce qu’Ivy avait dit sur son habitude de jouer la soumission. Je pourrais peut-être survivre à un vampire obéissant. Son poids se fit plus pressant contre moi, et il retira ses lèvres des miennes. Je croisai ses yeux – ses yeux bleus parfaits – et les examinai avec la compréhension instinctive que je ne savais pas ce qui allait se passer ensuite, tout en priant que, quoi que ce soit, ça arrive. — Laisse-moi faire, dit-il. Sa voix était grave, presque un grondement. De ses mains libres, il prit mon menton et tint ma tête immobile. J’aperçus l’éclat d’une dent, puis il fut trop près pour que je voie autre chose. Je n’eus pas le moindre frisson de peur quand il m’embrassa de nouveau ; je venais de comprendre qu’il ne cherchait pas le sang. Ivy voulait le sang. Kist voulait le sexe. Et le risque que son désir puisse se tourner vers le sang me propulsa au-delà de toute raison et vers une imprudence sans bornes. Ses lèvres étaient douces et d’une chaleur humide. Sa courte barbe blonde formait un contraste saisissant et ne faisait qu’augmenter mon désir. Le cœur battant à tout rompre, je passai un pied derrière sa jambe et l’attirai vers moi. Quand il le sentit, sa respiration se transforma en halètement. Un faible gémissement de béatitude m’échappa. Ma langue trouva la douceur lisse de ses dents, et ses muscles se raidirent sous mes mains. Je retirai ma langue, l’aguichant. Nos bouches se séparèrent. Je lus la chaleur dans ses yeux, noire et pleine d’un désir ardent et décomplexé. Et je n’éprouvais toujours aucune peur. — Accorde-moi ça…, souffla-t-il. Je ne percerai pas ta peau si… (il reprit son souffle) tu m’accordes ça. — Tais-toi, Kisten, murmurai-je. Je fermai les yeux pour bloquer au moins en partie le tourbillon déroutant qui s’était levé dans mon corps. — Oui, mademoiselle Morgan. Son ton avait été si bas que je n’étais même pas sûre d’avoir entendu. Le besoin s’amplifia en moi, m’entraînant au-delà de toute raison. Je savais que je n’aurais pas dû, mais, mon cœur s’accélérant encore, je passai mes ongles le long de son cou pour y laisser des marques rouges. Kisten frissonna. Ses mains descendirent pour s’installer au creux de mes reins, fermes et inquisitrices. Quand il pencha la tête et trouva ma cicatrice, un feu liquide se répandit à partir de mon cou. Sa respiration sortait d’entre ses lèvres en vagues puissantes et douces, envoyant secousse après secousse dans tout mon corps. — Je ne vais pas… Je ne vais pas, haleta-t-il, et je compris qu’il était prêt à aller beaucoup plus loin. Un tremblement me parcourut quand il dessina une piste le long de mon cou avec ses dents. Un murmure de mots dépourvu de sens crépita dans ma tête, exacerbant ma sensibilité. — Dis « oui ». Il voulait me convaincre, et il y avait les traces d’une promesse impatiente dans sa voix basse et persuasive. — Dis-le, chérie. S’il te plaît… accorde-moi ça aussi. Mes jambes tremblèrent quand ses dents fraîches mordillèrent de nouveau ma peau, testant, persuadant… Ses mains sur mes épaules me maintenaient fermement. Est-ce que je veux ça ? Mes yeux s’emplirent de larmes qui refusaient de sortir, et je dus admettre que je ne savais plus. Là où Ivy ne pouvait pas me faire bouger, Kisten réussissait. Je priai pour qu’il ne le sente pas dans mes mains agrippées à ses bras, comme s’il était la seule chose en cet instant qui me protège encore de la folie. — Tu as besoin de m’entendre dire « oui » ? soufflai-je, reconnaissant la passion dans ma voix. Je mourrais plus volontiers ici avec Kisten, que de peur devant Piscary. Le « ding » de l’ascenseur retentit au mauvais moment, et les portes s’ouvrirent. Un afflux d’air frais tourna autour de mes chevilles. La réalité revint avec une précipitation douloureuse. C’était trop tard. J’avais attendu trop longtemps. — J’ai la fiole ? demandai-je, le souffle court, tandis que mes doigts s’entortillaient dans les cheveux courts sur sa nuque. Son corps pesait lourdement contre moi, et ce parfum de cuir et de soie signifierait toujours Kisten pour moi. Je n’avais pas envie de bouger. Je ne voulais pas sortir de cet ascenseur. Je sentis les battements du cœur de Kist, et je l’entendis déglutir. — Dans ton sac, murmura-t-il. — Bien. Mes mâchoires se crispèrent et ma prise sur ses cheveux se resserra. Je tirai violemment sa tête en arrière et relevai brutalement mon genou. Kist s’écarta d’un bond. L’ascenseur trembla quand il heurta l’autre paroi. Je l’avais raté. Enfer et damnation. Le souffle court et tout ébouriffé, il s’écarta de la cloison et se redressa en tâtant ses côtes. — Il faudrait que tu bouges plus vite que ça, sorcière. D’un mouvement de tête, il balaya ses cheveux de devant ses yeux et me fit signe de passer devant lui. Les jambes flageolantes, je rassemblai mon courage et sortis de l’ascenseur. Chapitre 27 Les quartiers diurnes de Piscary n’étaient pas ce que j’avais imaginé. Je sortis de l’ascenseur en promenant mes yeux d’un côté à l’autre pour essayer de tout voir. Le plafond était haut, probablement plus de trois mètres, peint en blanc là où il n’était pas tendu de pièces d’étoffes aux couleurs chaudes et primaires, drapées en plis apaisants. De larges arches laissaient supposer l’existence d’autres pièces aussi spacieuses. Tout avait ce confort chaleureux des appartements de play-boys mêlé à une atmosphère de musée. Je pris quelques secondes pour essayer de trouver une ligne d’énergie, mais ne fus pas étonnée de découvrir que j’étais trop loin sous terre. Mes bottes s’enfonçaient dans une épaisse moquette blanc cassé. Les meubles étaient de goût, et il y avait quelques œuvres d’art sous des spots. Des rideaux pendaient depuis le plafond à intervalles réguliers et donnaient l’impression de cacher des fenêtres. Entre eux étaient alignées des bibliothèques vitrées, chaque volume semblant dater d’avant le Tournant. Nick aurait aimé, pris-je le temps de penser, souhaitant désespérément qu’il ait trouvé la note. Les premiers indices d’un éventuel succès rendirent mes pas plus confiants qu’ils auraient dû l’être. Entre la fiole de Kisten et la note pour Nick, je pourrais peut-être m’en sortir vivante. Les portes de l’ascenseur se refermèrent. Je me retournai et notai qu’il n’y avait pas de bouton pour les faire se rouvrir. L’escalier aussi était absent. Il devait déboucher ailleurs. Mon cœur fit une cabriole puis se calma. M’en tirer vivante ? Peut-être. — Enlève tes bottes, ordonna Kist. Je penchai la tête, incrédule. — Je te demande pardon ? — Elles sont sales. (Il était encore rouge et regardait mes pieds.) Enlève-les. Je regardai l’étendue de moquette blanche. Il veut que je tue Piscary, et il s’inquiète de mes bottes sur la moquette. Avec une grimace, je les retirai et les laissai en vrac devant l’ascenseur. Je n’en revenais pas. J’allais mourir pieds nus. Quand j’emboîtai le pas à Kisten, la moquette était agréable sous la plante de mes pieds. Je me forçai à ne pas essayer de sentir la fiole promise à travers l’épaisseur de mon sac. Kisten était de nouveau tendu, les mâchoires serrées et l’attitude maussade, loin du vampire dominateur qui m’avait conduite au bord de la capitulation. Il avait l’air jaloux et trompé. Tout ce qu’on pouvait attendre d’un amoureux trahi. « Accorde-moi ça… » revint en écho dans ma mémoire, faisant passer un frisson irrésistible dans tout mon corps. Sachant qu’il avait demandé du sang, je me demandai s’il suppliait Piscary de la même façon. Et j’aurais aussi voulu savoir si le fait de prendre du sang était pour lui un engagement sans suite ou quelque chose de plus. Le bruit étouffé de circulation détourna mon attention d’une photo de Piscary et Lindbergh, semblait-il, autour d’une chope de bière dans un pub anglais. Marchant lentement pour cacher qu’il boitait, Kisten me conduisit jusqu’à un salon creusé dans la roche. Au fond se trouvait un coin repas carrelé, qui donnait sur la rivière par une fenêtre qui paraissait située à l’étage. Piscary était installé à son aise devant une table en fer forgé placée au centre du cercle carrelé entouré de moquette. Je savais que j’étais sous terre et qu’il ne s’agissait que d’une image vidéo en temps réel, mais ça ressemblait vraiment à une fenêtre. Le ciel s’éclaircissait à l’approche de l’aube, conférant à la rivière un lustre apaisant. Les plus grands immeubles de Cincinnati n’étaient que des silhouettes sombres sur le ciel plus clair. De la fumée sortait des cheminées des bateaux à roue dont on remplissait les chaudières, les préparant pour la première vague de touristes. La circulation du dimanche était clairsemée, et les vrombissements individuels des voitures étaient perdus derrière les claquements, les crissements et les appels inconnus qui forment le fond sonore d’une grande ville. Je regardai l’eau onduler sous la brise, et mes cheveux se soulevèrent sous l’effet d’un vent soudain accompagné d’un doux chuchotement. Frappée par le niveau de détail, je fouillai des yeux le plafond et le sol jusqu’à trouver une arrivée d’air. Une trompe mugit dans le lointain. — Tu t’amuses bien, Kist ? demanda Piscary. Je m’arrachai au spectacle d’un jogger et de son chien courant sur la piste le long de la rivière pour revenir à Piscary. Le cou de Kist devint écarlate, et il baissa la tête. — Je voulais savoir de quoi parlait Ivy, bafouilla-t-il avec l’air d’un enfant surpris à embrasser la fille des voisins. Piscary sourit. — Excitant, n’est-ce pas ? La laisser ainsi sans lien peut procurer un plaisir incomparable, jusqu’à ce qu’elle essaie de te tuer. Mais c’est de là que naît le véritable piment de la chose, n’est-ce pas ? Ma tension se raviva. Piscary avait l’air détendu, assis sur l’une des deux chaises de fer forgé et vêtu d’une robe de chambre en soie légère bleu nuit. Le journal du matin était plié à côté de sa main. La couleur profonde de sa robe de chambre s’accordait parfaitement avec la teinte ambrée de sa peau. Ses pieds nus étaient visibles sous la table. Ils étaient longs et fins, du même ton de miel que son crâne dénudé. Mon inquiétude augmenta devant son attitude décontractée d’avant-sommeil. Super. Juste ce qu’il me faut. — Jolie vue, dis-je tout en pensant qu’elle était bien mieux que celle du bureau de Trent. Ce crapaud, il aurait pu se charger de tout ça. Tout ce qu’il avait à faire, c’était passer à l’action après que je lui eus dit que Piscary était le meurtrier. Les hommes étaient tous pareils : prenant tout ce qu’ils pouvaient sans le payer, mentant pour tout le reste. Piscary changea de position sur sa chaise, et sa robe de chambre s’ouvrit pour découvrir un genou. Je détournai les yeux vite fait. — Merci. Je détestais les levers de soleil quand j’étais vivant. C’est devenu mon moment préféré de la journée. (Je reniflai, et il fit un geste pour m’inviter à la table.) Voulez-vous une tasse de café ? — Du café ? J’aurais cru qu’il était contraire au code des gangsters de prendre un café avec quelqu’un avant de le tuer. Il haussa ses fins sourcils noirs. Je pris conscience qu’il devait vouloir quelque chose de moi, sans quoi il se serait contenté d’envoyer Algaliarept me tuer dans le bus. — Noir, dis-je. Sans sucre. Il fit un signe de tête à Kisten, qui s’éclipsa silencieusement. Je tirai la seconde chaise en face de lui et m’y laissai tomber, mon sac sur les genoux. Je regardai par la fausse fenêtre sans dire un mot. — J’aime votre tanière, dis-je sur un ton sarcastique. Piscary haussa de nouveau un sourcil. J’aurais bien voulu être capable de faire la même chose. Trop tard pour apprendre. — À l’origine, cela faisait partie du réseau de chemin de fer souterrain. Un trou pourri dans le sol, sous un quelconque quai d’appontement. Ironique, non ? (Je ne dis rien, et il continua :) Cela constituait une porte vers le monde libre. C’est toujours le cas à l’occasion. Il n’y a rien de mieux que la mort pour libérer quelqu’un. Un petit soupir m’échappa, et je me tournai vers la fenêtre, me demandant combien de ces bonnes paroles de vieux sage il allait me forcer à avaler avant de me tuer. Il s’éclaircit la voix, et je le regardai de nouveau. Une touffe de poils noirs dépassait de l’encolure de sa robe de chambre, et les mollets visibles à travers le lacis de fer forgé de la table étaient musclés. Je me rappelai mon désir vif et brûlant pour Kisten dans l’ascenseur, et cherchai à me convaincre que c’était largement venu des phéromones vamps. Menteuse. Que Piscary soit capable de me mettre dans cet état et bien plus rien qu’avec des sons me rendait malade. Incapable de me retenir, je portai la main à mon cou, comme pour repousser les cheveux de mes yeux. Je voulais cacher ma cicatrice, bien que Piscary en soit probablement plus conscient que du nez au milieu de ma figure. — Vous n’aviez pas besoin de la violer pour m’obliger à venir vous voir, dis-je, décidant que la colère valait mieux que la peur. Une tête de cheval mort dans mon lit aurait fait l’affaire. — J’aurais bien voulu, dit-il d’une voix profonde charriant toute la force du vent. Mais même si vous aimeriez penser le contraire, tout cela ne vous concerne pas seulement, Rachel. Une partie, mais pas tout. — Appelez-moi Mlle Morgan. Il acquiesça par un silence moqueur de trois secondes. — J’ai trop gâté Ivy. Les gens commencent à jaser. Il était temps de la ramener sur le droit chemin. Et cela fut un plaisir, pour tous les deux. (À ce souvenir, un sourire passa sur ses lèvres, souligné par l’éclat fugitif de ses crocs et par un soupir guttural et presque subliminal.) Elle m’a surpris, elle est allée beaucoup plus loin que ce que je prévoyais. Je n’avais pas perdu tout contrôle de cette façon depuis plus de trois siècles. Mon estomac se révolta quand une brusque montée de son désir vamp me traversa puis disparut. Sa puissance avait bloqué ma respiration, et je me surpris à essayer de la maîtriser de nouveau. — Enfoiré, dis-je, les yeux écarquillés et le sang battant follement dans mes veines. — Flatteuse, retourna-t-il, les sourcils levés. — Elle a changé d’avis, dis-je quand les restes de son désir moururent au fond de moi. Elle ne veut pas être votre scion. Laissez-la tranquille. — C’est trop tard. Et elle le souhaite. Je ne lui ai même pas imposé ma volonté quand elle a pris sa décision. Je n’en ai pas eu besoin. Elle a été élevée et éduquée pour cette position, et quand elle mourra, elle aura la complexité nécessaire pour faire un compagnon adéquat. Elle sera assez riche et sophistiquée pour que je ne me lasse pas et elle non plus. Voyez-vous, Rachel, il n’est pas honnête de dire que c’est le manque de sang qui rend fou un vampire et le fait sortir de jour. C’est l’ennui qui entraîne un manque d’appétit et qui conduit à la folie. Amener Ivy à sa maturité m’a aidé à repousser ce danger. À présent qu’elle a atteint son plein potentiel, elle va me garder sain d’esprit. (Il inclina la tête avec grâce.) Et je vais faire la même chose avec elle. Son attention se concentra par-dessus mon épaule, et mes cheveux se dressèrent sur ma tête. C’était Kisten. L’air déplacé par son passage me frôla, et j’étouffai un frisson. Le vamp contusionné et meurtri posa silencieusement une tasse de café sur une soucoupe devant moi et repartit. Il ne croisa pas mes yeux, son attitude révélant une douleur contenue. La buée qui sortait de la tasse de porcelaine s’éleva dix centimètres au-dessus du liquide avant d’être emportée par le souffle de vent artificiel. Je ne pris pas la tasse. La fatigue commençait à se faire sentir, et l’adrénaline me donnait envie de vomir. Je pensai aux charmes dans mon sac. Qu’attendait Piscary ? — Kist ? dit doucement le vampire mort, et Kisten se retourna. Donne-le-moi. Piscary tendit la main, et Kisten y laissa tomber une boule de papier chiffonné. Mon visage se décomposa de panique. C’était ma note pour Nick. — A-t-elle appelé quelqu’un ? demanda Piscary, et le jeune vampire hocha la tête. — Le BFO. Ils lui ont raccroché au nez. Choquée, je regardai Kist. Il avait été là tout le temps. Il s’était caché dans l’ombre pendant que je tenais les cheveux d’Ivy qui vomissait, m’avait regardée préparer le chocolat, avait écouté pendant que je restais assise auprès d’Ivy revivant son cauchemar. Et tandis que le voyage en bus me prenait une éternité, il avait arraché le mot salvateur de la porte. Personne ne viendrait. Jamais. Il s’éloigna sans croiser mon regard. Il y eut le bruit lointain d’une porte qui se refermait. Je revins sur Piscary, et ma respiration s’arrêta. Ses yeux étaient complètement noirs. Merde. Les globes d’obsidienne ne cillaient pas, et mes paumes se trempèrent de sueur. Avec la tension du prédateur prêt à bondir, il s’appuya contre le dossier de sa chaise, dans sa robe de chambre bleu nuit, avec cette fausse brise qui faisait bouger les poils de ses bras nus, son bronzage et sa bonne santé. L’ourlet de sa robe de chambre bougeait au gré de ses mouvements subtils. Sa poitrine se soulevait tandis qu’il faisait un effort pour respirer et calmer ainsi mon subconscient. Assise devant lui, l’énormité de ce qui allait se passer m’atteignit finalement. J’expirai, puis inspirai et retins mon souffle. Sentant que j’avais vu ma mort, il cilla lentement et sourit avec un air entendu. Pas maintenant, mais bientôt. Quand il ne pourra plus patienter. — Il est amusant que vous vous souciez autant d’elle, dit-il, le pouvoir dégoulinant de sa voix pour venir m’étreindre le cœur. Elle vous a trahie à un tel point ! Ma belle, ma dangereuse filiola custos. Je l’avais envoyée vous surveiller il y a quatre ans, et elle s’est engagée au SO. J’ai acheté une église et je lui ai dit d’y habiter. Elle l’a fait. Je lui ai dit d’installer une cuisine de sorcière et de la fournir avec les livres appropriés. Elle a été au-delà de mes instructions en s’arrangeant pour avoir un jardin qui serait irrésistible. Mon visage était glacé, et mes jambes tremblaient. Son amitié a été un mensonge ? Une parodie pour garder l’œil sur moi ? Je ne pouvais pas le croire. Je me souvins du son de sa voix quand elle m’avait demandé d’empêcher le soleil de la tuer. Je ne pouvais pas croire que son amitié ait été un mensonge. — Je lui ai dit de vous suivre quand vous avez démissionné, continua Piscary, la noirceur dans ses yeux prenant soudain la tension d’une passion remémorée. Cela a donné lieu à notre première dispute, et je me suis dit que j’avais enfin atteint le moment où je pourrais faire d’elle mon scion, le moment où elle allait montrer sa force et me prouver qu’elle pouvait me résister. Mais elle a capitulé. Un temps, j’ai cru avoir fait une erreur, qu’elle n’avait pas la force de caractère pour survivre à l’éternité avec moi, et qu’il me faudrait attendre une autre génération et essayer avec une fille née d’elle et de Kisten. J’étais déçu. Imaginez mon ravissement quand j’ai compris qu’elle avait ses propres plans et qu’elle m’utilisait. (Il sourit, dévoilant un peu plus de dents.) Elle s’était fixée sur vous pour échapper à l’avenir que je voyais pour elle. Elle pensait que vous trouveriez une solution pour sauver son âme quand elle mourrait. (Il secoua la tête dans un mouvement contrôlé, la lumière se reflétant sur son crâne lisse.) C’est impossible, mais elle ne veut pas le croire. Je déglutis et serrai les poings quand mon sentiment de trahison chancela. Elle l’avait utilisé. Elle n’avait pas suivi ses directives. — Est-ce qu’elle sait que vous avez tué ces sorciers ? murmurai-je, malade à l’idée qu’elle ait pu savoir et ne pas me l’avoir dit. — Non. Je suis sûr qu’elle le suspecte, mais mon intérêt pour vous vient d’une raison plus ancienne, qui n’a rien à voir avec l’actuelle quête du Graal de Kalamack pour un sorcier des lignes. Je m’interdis de regarder mes mains nouées sur mes genoux, juste au-dessus de l’ouverture de mon sac. Impossible de me saisir de la fiole. Si ce n’est pas pour ça, alors pourquoi Piscary veut-il me voir morte ? — Il a dû beaucoup en coûter à son orgueil quand elle est venue implorer ma clémence après que vous avez survécu à l’attaque du démon. Elle était tellement bouleversée. Il est dur d’être jeune. Je comprenais plus qu’elle le croyait son besoin d’avoir une égale. Et j’eus envie de la gâter une fois de plus lorsque je compris qu’elle m’avait utilisé sans que je le sache. Alors je vous ai laissé vivre, à condition qu’elle rompe son jeûne et qu’elle vous prenne complètement. Que vous deveniez son ombre avait un côté ironique que j’aimais. Elle a promis qu’elle le ferait, mais je savais qu’elle mentait. Même ainsi, cela ne me dérangeait pas, aussi longtemps qu’elle vous tenait éloignée de Kalamack. — Mais je ne suis pas une sorcière des lignes. (Je gardai ma voix basse pour qu’elle ne tremble pas ; j’aurais pu seulement respirer les mots et il les aurait entendus.) Pourquoi ? Il n’avait pas inspiré une seule fois depuis qu’il avait cessé de parler. Les pointes de ses pieds étaient appuyées sur le sol. Les muscles de ses mollets étaient tendus. Presque, pensai-je, rapprochant insensiblement mes doigts de l’ouverture de mon sac. Il est presque prêt. Qu’est-ce qu’il attend ? — Vous êtes la fille de votre père, dit-il, et la peau autour de ses yeux se tendit. Trent est le fils de son père. Séparés, vous n’êtes qu’ennuyeux. Ensemble… vous êtes potentiellement un problème. Mon regard se perdit dans le vide, puis se fit acéré quand je croisai ses yeux. Je savais que mon visage avait pris une expression horrifiée. La photo de mon père et de celui de Trent devant un bus de colo jaune. Piscary les avait tués. C’était Piscary. Lourd et puissant, le sang battait dans mes tempes. Mon corps exigeait que je fasse quelque chose, mais je restai assise, sachant que, si je faisais un geste, il bougerait. Il haussa les épaules, un mouvement calculé qui attira mes yeux sur un éclair de peau ambrée sous sa robe de chambre. — Ils étaient trop près de trouver la réponse à l’énigme des elfes, dit-il, surveillant ma réaction. Je gardai un visage impassible quand il énonça le secret le plus précieux de Trent, ce qui lui fit comprendre que, moi aussi, je savais. Apparemment, c’était la réponse qu’il attendait. — Je ne vais pas vous laisser tous les deux reprendre là où ils se sont arrêtés, ajouta-t-il, sondant le terrain. Je ne dis rien, mais mon estomac se convulsa. Piscary les avait tués. Le père de Trent et le mien avaient été amis. Ils avaient travaillé ensemble. Ils avaient collaboré contre Piscary. Celui-ci se figea complètement. — Vous a-t-il déjà envoyé dans l’au-delà ? Mon regard accrocha le sien ; la peur me taraudait le ventre. Nous y étions. La question à laquelle il voulait une réponse, celle qu’il cachait parmi les autres pour que je ne la remarque pas. Dès que j’y aurais répondu, je serais morte. — Je n’ai pas l’habitude de rompre le secret professionnel qui me lie à mes clients, dis-je, la gorge sèche. Son détachement froid s’effondra quand il prit une inspiration. C’était subtil, mais c’était bien là. — Il l’a fait. Et est-ce que vous en avez trouvé un ? demanda-t-il, se reprenant avant de se pencher en avant par-dessus la table. Était-il en assez bon état pour être lu ? Un ? Lu quoi ? Je ne dis rien, souhaitant désespérément cacher le pouls qui battait à mon cou. Mais même si ses yeux étaient noirs, il n’était pas intéressé par mon sang. C’était presque trop effrayant pour que je le croie. Je ne savais que répondre. Un « oui » sauverait-il ma vie ou m’enverrait-il en enfer ? Le front plissé, il m’étudia un long moment pendant que j’écoutais battre mon cœur et que mes bras se couvraient de sueur. — Je ne peux pas interpréter votre silence, dit-il, apparemment irrité. Je pris une inspiration. Piscary se mit en mouvement. L’adrénaline me fouetta. Je m’écartai de la table, prise d’une panique aveugle. Ma chaise bascula en arrière alors que j’étais toujours dessus. Piscary jeta la table hors de son chemin. Elle s’effondra sur le côté, mon café intact laissant un superbe dessin sur la moquette blanche. Je rampai en arrière, mes pieds nus couinant sur le carrelage. Lorsque mes doigts touchèrent la moquette, je m’y agrippai, roulai sur moi-même et me propulsai en avant. Un hurlement m’échappa quand il me souleva par un poignet. Terrorisée, je tentai de le griffer. Il n’essaya même pas de m’arrêter. Le visage dénué de toute passion, il fit glisser un ongle le long de mon bras droit, suivant la ligne bleue d’une veine. Le feu suivit l’ongle qui ouvrait ma chair, puis vint l’extase. Silencieusement, sauvagement, je me débattis pour me libérer tandis qu’il continuait à me tenir par le poignet, aussi inflexible qu’un arbre. Mon sang coula, et je sentis une bulle de folie grandir en moi. Non, pas encore. Je ne peux pas être ravagée de nouveau par un vampire ! Il regarda mon sang, puis mes yeux, et passa sa main libre le long de mon bras. — Non ! hurlai-je. Il lâcha mon poignet et je m’effondrai sur la moquette. Ma respiration n’était plus qu’un halètement. Je rampai en arrière, retrouvai mes pieds, me redressai. L’adrénaline déferlant en moi, je me dirigeai vers l’ascenseur. Piscary m’attrapa par le cou. — Fils de pute ! criai-je. Laissez-moi ! Il m’envoya une gifle qui me fit voir des étoiles. Je m’effondrai et me mis à haleter à ses pieds. Il se tenait au-dessus de moi, une amulette à la main. Il la badigeonna de mon sang et elle se mit à luire d’un éclat rouge. La main enveloppée d’une brume rouge, Piscary repoussa ma chaise sur la moquette qui nous entourait. Je relevai la tête et vis à travers mes cheveux que la forme sur le sol carrelé faisait un cercle parfait. Le cercle bleu autour des carreaux blancs n’était qu’une pièce unique de marbre. C’était un cercle d’invocation. — Que Dieu me vienne en aide, murmurai-je quand Piscary jeta l’amulette au centre du cercle, sachant ce qui allait arriver. Je contemplai la sphère d’au-delà grandir jusqu’à constituer un dôme protecteur. Ma peau vibra du pouvoir d’un autre sorcier, appelé à l’aide de mon sang. Et Piscary se prépara à appeler son démon. Chapitre 28 Piscary porta la main à sa bouche pour lécher le sang restant. Il eut un mouvement de recul. — De l’eau bénite ? dit-il, et sa face dénuée de passion montra une ombre de dégoût. Il prit l’ourlet de sa robe et s’en servit pour essuyer mon sang, ne laissant sur sa paume qu’une infime trace rouge. — Il vous faudrait plus que cela pour faire autre chose que m’ennuyer. Et ne vous flattez pas. Je n’allais pas vous mordre. Je ne vous aime même pas, mais vous y prendriez plaisir. Au lieu de cela, vous allez mourir lentement et dans la douleur. — Appelez-le, haletai-je, vautrée à ses pieds tandis que mes yeux tentaient de se rappeler comment voir clair. Il se déplaça pour se tenir à ces maudits trois mètres, entre l’ascenseur et moi. Il commença à réciter un latin soigneux. Je reconnus quelques mots de l’invocation de Nick. Mon pouls s’accéléra, et je regardai frénétiquement autour de moi, dans toute cette pièce confortable et blanche, pour trouver une solution. J’étais trop loin sous terre pour me brancher sur une ligne. Algaliarept allait venir. Piscary allait m’offrir à lui. Je me figeai quand Piscary prononça son nom. Le goût de l’ambre brûlé s’imposa sur ma langue, et une brume rouge d’au-delà prit forme à l’intérieur du cercle d’invocation. — Oh, voyez-vous ça, un démon, murmurai-je, me traînant jusqu’à la table renversée et m’en servant pour me relever. De mieux en mieux. Vacillante, je regardai la masse se solidifier en une silhouette de deux mètres de haut. L’au-delà rouge se rassembla sur lui-même, se concentra en un corps athlétique à la peau couleur de miel, vêtu d’un pagne décoré de pierres et de rubans de couleur. Algaliarept avait des jambes nues musclées, une taille à l’étroitesse impossible, et une poitrine si magnifiquement sculptée que Schwarzenegger en aurait pleuré. Et au-dessus de tout ça se trouvait une tête de chacal, vivante, avec des oreilles pointues et un long museau menaçant. Ma bouche béa et mes yeux allèrent de la vision du dieu égyptien de la Mort à Piscary. Je voyais à présent les traits du maître vampire sous un autre angle. Il était égyptien ? Il se raidit. — Je t’ai dit de ne pas apparaître devant moi sous cette forme, dit-il sévèrement. Le masque de mort sourit. Fascinant… Il était bien vivant et faisait partie de lui. — J’avais oublié, dit le démon d’une voix traînante, incroyablement profonde, qui sembla résonner dans mon ventre. Une fine langue rouge se faufila entre ses dents de chacal et vint caresser son museau. Il y eut un bruit répugnant de lèvres et de dents suçotées. Mon cœur battait à tout rompre et, comme s’il l’avait entendu, Algaliarept se tourna lentement vers moi. — Rachel Mariana Morgan, dit-il, pointant ses oreilles. On te retrouve vraiment partout. — La ferme, fit Piscary, et les yeux d’Algaliarept se réduisirent à de simples fentes. Que demandes-tu pour lui faire dire ce qu’elle sait sur les progrès de Kalamack ? — Six secondes avec toi hors de ce cercle. Le désir irrépressible de tuer Piscary contenu dans sa voix fut comme de la glace le long de mon dos. Piscary secoua la tête, sa compassion froide inaltérée. — Je te la donnerai. Je me fiche de ce que tu feras d’elle aussi longtemps qu’elle ne marchera jamais plus de ce côté des lignes d’énergie. En échange, tu lui feras dire où Trent Kalamack en est dans ses recherches. Avant de l’emmener. D’accord ? Pas l’au-delà. Pas avec Algaliarept. Le sourire canin d’Algaliarept révéla sa satisfaction. — Rachel Mariana Morgan en paiement ? Mmmm, je suis d’accord. Le dieu égyptien se frotta les mains, fit un pas en avant et s’arrêta au bord du cercle. Ses oreilles de chacal se dressèrent et ses sourcils de chien se haussèrent. — Vous ne pouvez pas faire ça ! protestai-je, le cœur battant et regardant Piscary. Vous ne pouvez pas. Je ne suis pas d’accord. (Je me tournai vers Algaliarept.) Mon âme ne lui appartient pas. Il ne peut pas te la donner ! Le démon m’accorda un regard. — Il a ton corps. Qui contrôle le corps contrôle l’âme. — Ce n’est pas juste ! hurlai-je sans que personne m’écoute. Piscary vint près du cercle. Il mit ses mains sur ses hanches et adopta une attitude agressive. — Tu n’essaieras en aucune façon, entonna-t-il, de me tuer ou de me toucher. Et quand je le dirai, tu t’en iras pour retourner directement dans l’au-delà. — Marché conclu, dit la tête de chacal. Une goutte de salive tomba d’un croc. Elle se mit à grésiller en glissant le long de la couche d’au-delà qui les séparait. Sans jamais lâcher les yeux du démon, Piscary toucha le cercle de son gros orteil pour le briser. Algaliarept sauta en dehors. Incapable de respirer, je partis en marche arrière. Une main puissante s’allongea vers moi et me saisit à la gorge. — Stop ! hurla Piscary. Ma respiration bloquée, j’essayai de desserrer les doigts dorés. Il avait trois bagues avec des pierres bleues. Toutes me rentraient dans la chair. Je tentai de lui lancer un coup de pied, et Algaliarept se contenta de me hisser plus haut pour éviter le coup. Un son humide m’échappa. — Lâche-la ! ordonna Piscary. Tu ne peux l’avoir avant de m’avoir donné ce que j’attends ! — Je te trouverai ton information d’une autre façon, dit le chacal. Le grondement des mots se mêla à celui de mon sang. J’avais l’impression que ma tête allait exploser. — Je t’ai invoqué pour obtenir d’elle une information, dit Piscary. Si tu la tues maintenant, tu violes ton invocation. Je veux cette information tout de suite, pas la semaine ou l’année prochaine. Les doigts autour de mon cou disparurent. Je m’affalai sur la moquette, respirant avec difficulté. Ses sandales étaient faites de cuir et de rubans épais. Lentement, je relevai la tête, me tâtant la gorge des doigts. — Seulement un sursis, Rachel Mariana Morgan, dit la tête de chacal, sa langue dessinant des motifs compliqués. Ce soir, tu réchaufferas mon lit. Je restai agenouillée devant lui, aspirant l’air et essayant de ne pas réfléchir à la façon dont je pourrais réchauffer son lit si j’étais morte. — Tu sais…, réussis-je à articuler. Je suis vraiment fatiguée de cette histoire. Le cœur battant, je me remis debout. Il avait accepté une tâche. Il était susceptible d’être appelé de nouveau. — Algaliarept, prononçai-je clairement. Je t’invoque, espèce de face de chien, fils de pute meurtrier. Le visage de Piscary se décomposa sous l’effet de la surprise, et j’aurais juré qu’Algaliarept m’avait fait un clin d’œil. — Oh, permets-moi d’être celui en cuir ? dit la tête de chacal. Aie peur de lui. J’aime bien être lui. — Tout ce que tu voudras, dis-je, les jambes tremblantes. Des gants de moto en cuir noir se formèrent sur les mains à la peau ambrée. La silhouette du dieu égyptien à tête de chacal perdit sa stature hiératique pour une posture indolente et assurée. Kisten apparut, portant du cuir des pieds à la tête et des bottes noires aux talons épais. Il y eut un cliquetis de chaîne et une odeur d’essence. — Cette apparence est parfaite, dit le démon en découvrant des dents acérées et en passant la main dans sa crinière blonde pour la ramener en arrière. Sa main laissa les cheveux humides, plaqués comme après une douche et sentant le shampoing. Moi aussi, je trouvais qu’il avait belle allure. Malheureusement. En expirant lentement, l’image de Kist se mordit la lèvre inférieure pour la faire rougir, glissant ensuite sa langue entre ses lèvres pour les couvrir d’un lustre humide. Un frisson me parcourut quand je me souvins de la douceur des lèvres de Kist. Comme s’il avait lu dans mon esprit, le démon soupira, et des doigts puissants descendirent le long de son pantalon pour attirer mon attention. Une égratignure apparut au-dessus de son œil, reflétant la nouvelle blessure de Kist. — Damnées phéromones vamps, soufflai-je en repoussant le souvenir de l’ascenseur. — Pas cette fois, dit Algaliarept avec un sourire suffisant. Piscary regardait tout ça dans la plus grande confusion. — Je t’ai invoqué. Tu fais ce que je te demande ! hurla-t-il. L’image de Kisten se tourna vers Piscary, lui faisant un bras d’honneur belliqueux. — Et Rachel Mariana Morgan m’a elle aussi invoqué. La sorcière et moi avons une dette antérieure à solder. Puisqu’elle a assez de cran pour m’imposer une invocation sans cercle, alors je m’y tiendrai. Les dents de Piscary grincèrent. Il se jeta sur nous. Surprise, je me jetai en arrière. Il y eut une sensation de déchirement, et je vis Piscary s’écraser contre un mur d’au-delà et s’effondrer en une masse indistincte de bras et de jambes. Je me figeai en réalisant qu’Algaliarept m’avait enfermée avec lui dans un cercle de sa propre fabrication. L’épais brouillard rouge respirait et bourdonnait, pressant contre ma peau bien que j’en sois éloignée de cinquante centimètres. Tandis que Piscary se relevait et rajustait sa robe de chambre, je tendis un doigt et touchai la barrière. Une écharde glacée me transperça, et la surface se rida. C’était la couche d’au-delà la plus solide et la plus épaisse que j’aie jamais vue. Sentant les yeux d’Algaliarept sur moi, je ramenai ma main vers moi et l’essuyai sur mon jean. — Je ne savais pas que tu pouvais faire ça, dis-je, et il gloussa. À la réflexion, c’était logique. C’était un démon. Il existait dans l’au-delà. Bien sûr qu’il devait savoir faire ça. — Et je suis prêt à t’enseigner comment manipuler autant d’au-delà, Rachel Mariana Morgan, dit-il, comme s’il lisait mes pensées. Pour un certain prix. Je secouai la tête. — Plus tard, peut-être ? Avec un cri de rage impuissante, Piscary se saisit d’une chaise en fer forgé et la jeta contre la barrière. Je sursautai, la bouche sèche. Algaliarept adressa au vampire en furie un coup d’œil en biais quand celui-ci arracha l’un des pieds de la chaise et essaya d’en percer la barrière comme avec une épée. Le démon adopta une attitude belliqueuse au bord du cercle, me montrant ses fesses moulées dans le pantalon en cuir. — Casse-toi, vieillard, se moqua-t-il avec l’accent fabriqué de Kist, ce qui mit Piscary encore plus en fureur. Le soleil sera bientôt levé. Tu auras une autre chance contre elle dans trois minutes. Ma tête se dressa. Trois minutes ? Le soleil est-il si près de se lever ? Furieux, Piscary jeta sa barre, qui voltigea et roula sur le tapis. Ses yeux étaient des puits noirs. Il commença à tourner lentement autour de nous, d’un pas tranquille, attendant. Mais, pour le moment, j’étais en sécurité dans le cercle d’Algaliarept. Qu’est-ce qui ne va pas avec cette idée ? Je forçai mes bras à se desserrer d’autour de mon corps et observais la fausse fenêtre de Piscary. Le soleil illuminait les plus hauts immeubles. Trois minutes. Je pressai le bout de mes doigts contre mon front. — Si je te demande de tuer Piscary, on sera quittes ? demandai-je en levant les yeux vers le démon. Il prit une pose de profil. — Non. Même si tuer Ptah Ammon Fineas Horton Madison Parker Piscary est sur ma liste des tâches à accomplir, cela reste une requête. Cela te coûterait et n’éteindrait pas ta dette. En plus, si tu m’envoies après lui, il va m’invoquer de nouveau comme tu l’as fait, et tu seras de retour à la case départ. La seule raison pour laquelle il ne peut pas m’invoquer pour le moment est que nous ne nous sommes pas encore mis d’accord sur quoi que ce soit. Nous sommes dans les limbes de l’invocation, pour ainsi dire. Il sourit et je détournai les yeux. Piscary était immobile et nous écoutait. Visiblement, il réfléchissait. — Tu peux me faire sortir de là ? demandai-je, pensant à m’échapper. — À travers une ligne d’énergie, oui. Mais, cette fois, ça te coûtera ton âme. (Il se lécha les lèvres.) Et alors, tu seras à moi. Que des superchoix. — Peux-tu me donner quelque chose qui me protégerait de lui ? suppliai-je, basculant dans le désespoir. — Ce serait aussi cher… (Il tira sur ses gants pour les tendre sur ses doigts.) Et tu as déjà tout ce qui t’est nécessaire. Tic-tac, Rachel Mariana Morgan. Tout ce qui pourrait te sauver la vie te coûterait ton âme. Piscary souriait, et mon estomac se retourna quand il vint s’arrêter à moins de trois mètres. Je regardai mon sac avec la fiole donnée par Kist. Elle était hors de portée. Du mauvais côté de la barrière. — Je devrais demander quoi ? criai-je, désespérée. — Si je réponds à cette question, tu n’auras plus assez pour te le payer, chérie, souffla-t-il, se penchant vers moi et faisant s’envoler mes boucles. Je me reculai en sentant le Soufre. — Et tu es une sorcière pleine de ressources. Quiconque est capable de faire sonner les cloches de la ville peut survivre à un vampire. Même s’il est aussi vieux que Ptah Ammon Fineas Horton Madison Parker Piscary. — Mais je suis trois niveaux sous terre ! protestai-je. Je ne peux pas atteindre une ligne à travers tout ça. Le cuir craqua tandis qu’il tournait autour de moi, les mains dans le dos. — Que vas-tu faire ? Je jurai silencieusement. Au-delà de notre cercle, Piscary attendait. Même si je réussissais à m’échapper, Piscary resterait libre. Ce n’était pas comme si j’avais pu demander à Algaliarept de témoigner. Mes yeux s’écarquillant, je relevai la tête. — Combien de temps ? L’image de Kist regarda son poignet, et une montre jumelle de celle de Nick, que j’avais écrasée avec l’attendrisseur à viande, y apparut. — Une minute trente. Mon visage se glaça. — Qu’est-ce que tu veux pour témoigner, devant une cour du SO ou du BFO, que Piscary est le tueur en série de sorciers ? Algaliarept sourit. — J’aime bien ta façon de penser, Rachel Mariana Morgan. — Combien ? hurlai-je, regardant le soleil monter le long des façades des Immeubles. — Mon prix n’a pas changé. J’ai besoin d’un nouveau familier, et ça me prend trop de temps de mettre la main sur l’âme de Nicholas Gregory Sparagmos. Mon âme. Je ne pouvais pas. Même si c’était le moyen de satisfaire Algaliarept et d’empêcher Nick de perdre la sienne et d’être entraîné dans l’au-delà pour y devenir le familier d’un démon. Mon visage perdit toute expression, et je regardai Algaliarept si intensément qu’il en cilla de surprise. J’avais une idée. Elle était ridicule et risquée, mais peut-être assez folle pour marcher. — Je serai volontairement ton familier, murmurai-je, sans savoir si je pourrais survivre à l’énergie qu’il tirerait à travers moi ou me forcerait à emmagasiner. Je serai librement ton familier, mais je garderai mon âme. Peut-être que, si je gardais mon âme, il ne pourrait pas m’entraîner dans l’au-delà. Je pourrais rester de ce côté des lignes. Il ne pourrait m’utiliser qu’après le coucher du soleil. Peut-être. Il n’y avait qu’une seule question : Algaliarept prendrait-il le temps d’y réfléchir ? — Et je veux que tu témoignes avant que ma part du marché prenne effet, ajoutai-je, au cas où je réussirais à survivre. — Volontairement ? dit-il, son apparence devenant floue sur les bords. Même Piscary avait l’air choqué. — Ce n’est pas comme ça que ça marche. Personne n’est jamais devenu familier volontairement. Je ne sais pas ce que cela veut dire. — Ça veut dire que je serai ton foutu familier ! hurlai-je, sachant que, s’il réfléchissait trop, il réaliserait qu’il n’aurait que la moitié de moi. Tu dis « oui » maintenant, ou dans trente secondes, il y aura un mort, Piscary ou moi, et tu n’auras rien. Rien ! On a un marché, oui ou non ? L’image de Kist se pencha en avant, et j’esquivai. Il regarda sa montre. — Volontairement ? Ses yeux étaient écarquillés sous l’effet de l’émerveillement et de l’avarice. Dans une vague de panique, j’acquiesçai. Je m’inquiéterais plus tard. Si j’avais un plus tard. — Conclu, dit-il, si vite que je pensai avoir sûrement fait une erreur. Le soulagement m’envahit, puis la réalité me rattrapa avec une claque. Que Dieu me vienne en aide. Je vais être le familier d’un démon. Je me jetai en arrière quand il saisit mon poignet avec la rapidité d’un vamp. — Nous avons conclu un marché, dit-il. Je lui envoyai mon pied en plein dans l’estomac. Ça n’eut aucun effet. Il partit un peu en arrière du fait du transfert d’énergie, mais n’afficha aucune douleur. Un hoquet m’échappa quand il grava une ligne en travers de ma marque. Le sang se mit à couler. Je voulus m’écarter, mais il baissa la tête sur mon poignet avec des petits bruits pour me calmer et se mit à souffler dessus. Je tentai de lui arracher mon bras, mais il était plus fort que moi. J’en avais marre du sang et de tout le reste. Il me lâcha, et je tombai en arrière. Je glissai le long de la paroi courbe de sa barrière, sentant des picotements dans mon dos. Immédiatement, je regardai mon poignet. Il y avait deux lignes. La nouvelle avait l’air aussi vieille que la première. — Cette fois, ça n’a pas fait mal, dis-je, trop tendue pour être surprise. — Ça n’aurait pas fait mal la première fois si tu n’avais pas essayé de la faire recoudre. Ce que tu as senti, ce sont les fils qui se consumaient. Je suis un démon, pas un sadique. — Algaliarept ! hurla Piscary au moment où notre accord était scellé. — Trop tard, dit le démon en souriant, et il disparut. Je tombai sur le dos quand sa barrière s’évanouit derrière moi, et criai quand Piscary plongea. Je me calai contre le sol et ramenai mes jambes sous lui, le propulsant au-dessus de moi. Je rampai à toute vitesse vers la fiole. Ma main s’enfonçait dans mon sac quand Piscary me tira en arrière. — Sorcière, siffla-t-il, agrippant mon épaule. J’aurai ce que je veux et ensuite, vous mourrez. — Allez en enfer, Piscary, crachai-je, débouchant la fiole d’un coup de pouce et la lui jetant à la figure. Il cria et me repoussa avec violence. Du sol, je le regardai reculer en vacillant et en essuyant frénétiquement son visage. Le cœur au bord des lèvres, j’attendis qu’il tombe, qu’il perde connaissance. Il ne fit ni l’un ni l’autre. La peur noua mon ventre quand il finit de s’essuyer et porta les doigts à son nez. — Kisten, dit-il, le dégoût s’effaçant pour une lassitude déçue. Oh, Kisten. Pas toi ? Je déglutis difficilement. — C’est inoffensif, n’est-ce pas ? Il me regarda dans les yeux. — Vous ne croyez pas que j’ai survécu si longtemps en disant à mes enfants ce qui peut vraiment me tuer, n’est-ce pas ? Il ne me restait plus rien. Le temps de trois battements de cœur, je le regardai. Ses lèvres se retroussèrent sur un sourire avide. Je fis un mouvement. Piscary tendit la main et attrapa nonchalamment ma cheville quand j’essayai de me lever. Je retombai, lui lançant des coups de pied, réussissant à le toucher deux fois au visage avant qu’il me ramène contre lui et m’écrase de tout son poids. La cicatrice de mon cou battit une fois, et la peur se précipita à travers elle. Le résultat me fit presque vomir. — Non, dit Piscary d’une voix basse en me maintenant contre la moquette. Pour tout ça, vous allez souffrir. Ses crocs étaient découverts. Ils dégouttaient de salive. Je luttai pour respirer, essayai de m’échapper de sous lui. Il changea de position et me tint un bras au-dessus de la tête. Le droit resta libre. Les dents serrées, j’essayai de lui arracher les yeux. Il se jeta vivement en arrière, saisit mon bras droit et le brisa avec sa force de vamp. Mon hurlement se répercuta sur le haut plafond. Je cambrai le dos et aspirai une bouffée d’air. Les yeux de Piscary devinrent noirs. — Dites-moi si Kalamack a un échantillon viable. Mes poumons tentèrent de se gonfler ; j’essayai de respirer. L’onde de douleur s’étendait à partir de mon bras et trouvait un écho jusque dans ma tête. — Allez en enfer, réussis-je à grogner. Me maintenant toujours sur la moquette, il serra mon bras cassé. Je me tordis sous lui, la douleur se répercutant dans tout mon corps. Chaque terminaison nerveuse n’était plus qu’une brûlure. Un gémissement guttural m’échappa, fait de douleur et d’obstination. Je ne lui dirais rien. Je ne connaissais même pas la réponse à sa question. Il appuya de tout son poids sur mon bras, et je hurlai pour ne pas devenir folle. Les yeux de Piscary étincelèrent de faim, et la peur vint taper douloureusement à l’intérieur de mon crâne. Son besoin instinctif avait atteint un sommet, excité par la lutte. Le noir de ses yeux sembla déborder. J’entendais mes gémissements de douleur comme si j’avais été hors de ma tête. Des étincelles argentées explosèrent entre les yeux de Piscary et moi, et mes hurlements se transformèrent en cris de soulagement. J’allais m’évanouir. Merci, mon Dieu. Piscary s’en aperçut aussi. — Non, souffla-t-il, sa langue passant vivement sur ses dents pour récupérer la salive avant qu’elle tombe. Je ne le permettrai pas. Il soulagea mon bras de son poids, et l’agonie se transforma en un élancement douloureux. Il se pencha pour que son visage ne soit plus qu’à quelques centimètres du mien, observant mes pupilles avec un détachement glacé tandis que les étincelles disparaissaient et que ma vision redevenait nette. Sous son impassibilité apparente, l’excitation enflait. S’il n’avait pas été rassasié par sa séance avec Ivy, il n’aurait pu s’empêcher de me saigner. Il fut conscient du moment où ma volonté revint et sourit de plaisir anticipé. Je pris une inspiration et lui crachai à la figure, mes larmes se mêlant à la salive. Piscary ferma les yeux, son expression trahissant une irritation ennuyée. Il lâcha mon poignet gauche pour s’essuyer. Je lançai le talon de ma main en avant pour lui enfoncer le nez. Il saisit mon poignet avant que je le touche. Les crocs étincelants, il bloqua mon bras et le maintint levé. Mes yeux descendirent pour trouver l’égratignure qu’il y avait faite pour invoquer l’amulette. Mon cœur eut un soubresaut. Un filet de sang coulait lentement jusqu’à mon coude. Une goutte rouge grossit, trembla et se décrocha pour tomber sur ma poitrine, chaude et douce. Ma respiration était hachée. Les yeux écarquillés, j’attendis. Sa tension augmenta encore, les muscles de son corps couché sur le mien se raidirent. Son regard ne quittait pas mon poignet. Une seconde goutte se détacha et vint frapper lourdement ma poitrine. — Non, hurlai-je quand un grondement charnel lui échappa. — Je le vois à présent. (Sa voix était terrifiante de douceur, contenant tout le besoin qui battait en lui.) Pas étonnant qu’Algaliarept ait mis si longtemps à trouver ce qui vous effrayait. Il coinça mon bras contre le sol et se pencha encore plus près, jusqu’à ce que son nez soit à côté du mien. Je ne pouvais plus bouger. — Vous avez peur du désir, souffla-t-il. Dites-moi, petite sorcière, dites-moi ce que je veux savoir ou je vais vous ouvrir en deux, vous remplir les veines de mon sang, faire de vous mon jouet. Je vous laisserai le souvenir de la liberté, mais vous m’appartiendrez pour toujours. — Allez en enfer, répétai-je, terrifiée. Il recula son visage pour voir le mien. Je sentis sa chaleur là où sa robe de chambre s’était ouverte et où sa peau touchait la mienne. — Je vais commencer ici, dit-il en attirant mon bras dégoulinant pour que je puisse le voir. — Non…, protestai-je. Ma voix était basse et effrayée. Je ne pouvais pas me défendre. J’essayai de retirer mon bras, mais Piscary le tenait fermement. Il souleva mon poignet dans un lent mouvement contrôlé tandis que j’essayais de résister. Mon membre cassé envoya des décharges nauséeuses dans tout mon corps quand j’essayai de m’en servir pour le repousser avec la force d’un chaton. — Dieu, non, Dieu, non ! hurlai-je, redoublant d’efforts quand il inclina la tête et fit glisser sa langue le long de mon coude. Il gémit en le nettoyant, sa langue remontant lentement jusqu’à l’endroit où le sang coulait librement. Si sa salive passait dans mes veines, je lui appartiendrais. Pour l’éternité. Je me débattis. Je ruai dans tous les sens. La chaleur humide de sa langue fut remplacée par la froideur aiguë de ses dents, mordillant sans percer la peau. — Dites-le-moi, murmura-t-il, penchant la tête pour voir mes yeux. Et je vous tuerai maintenant au lieu d’attendre une centaine d’années. La nausée bouillonna en moi, se mêlant à la noirceur de la folie. Je m’arc-boutai sous lui. Les doigts de mon bras cassé trouvèrent son oreille. J’essayai de l’arracher, passai à ses yeux. Je me battais comme un animal, l’instinct formant comme un brouillard entre moi et la folie. Le souffle de Piscary n’était plus qu’un halètement. Ma résistance et ma douleur l’entraînaient vers un paroxysme de retenue que j’avais trop souvent vu chez Ivy. — Au diable tout ça, dit-il, et sa voix douce me transperça. Je vais vous vider de votre sang. Je trouverai un autre moyen d’avoir l’information. Je suis peut-être mort, mais je suis encore un homme. — Non, criai-je, mais il était trop tard. Les lèvres de Piscary se retroussèrent. Il força mon bras sanglant contre le sol et pencha la tête pour atteindre mon cou. Le nuage douloureux devint une tempête d’extase quand il enfonça ses doigts dans mon bras cassé. Je hurlai pour répondre à son grognement d’excitation. Un « boum » lointain me secoua. Le sol trembla. Je me convulsai, le plaisir capiteux dans mon bras redevenant une douleur insupportable. Le bruit de cris d’hommes me parvint vaguement à travers la brume nauséeuse. — Ils ne seront pas là à temps, murmura Piscary. Ce sera trop tard pour vous. Pas comme ça, pensai-je, folle de peur et maudissant toute cette stupidité. Je ne voulais pas mourir comme ça. Il se pencha, son visage empli d’une faim sauvage. Je pris mon dernier souffle. Et le relâchai brutalement quand une boule verte d’au-delà se fracassa sur Piscary. Je me contorsionnai dans l’infime variation de poids sur moi. Piscary me maintenait encore, mais il rugit et releva la tête. Mon bras était libre, et je remontai mes genoux entre nous. Des larmes brouillaient ma vue, mais je me battis avec un désespoir ravivé. Quelqu’un était arrivé. Quelqu’un était venu pour m’aider. Une nouvelle explosion verte secoua Piscary. Il bascula en arrière. Une jambe sous moi, je nous soulevai tous les deux et le rejetai complètement. Je me mis tant bien que mal debout, attrapai une chaise et m’en servis comme d’une masse. Elle le heurta, et le choc se répercuta dans tout mon bras. Piscary se retourna, le visage féroce. Il se raidit, se ramassant sur lui-même pour me bondir dessus. Je fis marche arrière aussi vite que je pus, mon bras cassé serré contre moi. Une troisième boule verte d’au-delà passa à côté de moi, frappant Piscary et l’envoyant voler contre un mur. Je me tournai vers l’ascenseur. Quen. Il se tenait devant un énorme trou dans le mur, juste à côté de l’ascenseur, entouré d’un nuage de poussière. Il avait dans la main une boule d’au-delà qui grossissait. Elle était encore rouge, mais prenait déjà les tons de son aura. Il devait avoir l’énergie stockée dans son chi ; nous étions trop loin sous terre pour qu’il puisse pomper dans une ligne. Un sac noir était posé à ses pieds, et plusieurs pieux en bois dépassaient de la fermeture Éclair. Derrière le trou dans le mur, j’aperçus l’escalier. — J’ai failli attendre, haletai-je tout en vacillant. — J’ai été coincé derrière un convoi, dit-il, ses mains dessinant des runes de magie des lignes. Mettre le BFO dans le coup fut une erreur. — Je n’y aurais pas été forcée si votre patron n’avait pas été un tel crétin ! hurlai-je. Puis je pris une inspiration mesurée, pour ne pas m’étouffer avec la poussière. Kisten avait enlevé ma note. Comment le BFO était-il arrivé jusqu’ici si Quen ne l’avait pas amené ? Piscary s’était remis debout. Il nous observa et découvrit ses crocs dans un large sourire. — Et, à présent, du sang d’elfe ? Je ne me serai pas aussi bien nourri depuis le Tournant. Avec la célérité d’un vamp, il se rua vers Quen à l’autre bout de la pièce, me repoussant d’un revers au passage. Je fus projetée en arrière. Mon dos heurta le mur, et je glissai jusqu’au sol. Étourdie et au bord de l’inconscience, je regardai Quen éviter Piscary. Dans son uniforme noir, on aurait dit une ombre. Il tenait dans une main un pieu en bois de la taille de mon bras, et dans l’autre, une boule d’au-delà qui grossissait. Du latin sortait de sa bouche ; les mots du sort noir se gravèrent en lettres de feu dans ma tête. L’arrière de mon crâne me faisait mal. Je le tâtai, et la nausée m’envahit quand je touchai un point sensible, mais je ne trouvai pas de sang. Les points noirs devant mes yeux s’estompèrent lorsque je me mis à quatre pattes. À travers un brouillard, je cherchai mon sac de charmes dans les débris du mur. Un cri d’agonie attira mon attention vers Quen, et je crus que mon cœur allait s’arrêter. Piscary l’avait attrapé. Il le tenait comme un amoureux, penché sur son cou, supportant leurs deux poids. Quen ne réagissait plus, et son épée de bois lui glissa des doigts. Son cri de douleur se transforma en un gémissement d’extase. M’aidant du mur, je réussis à me relever. — Piscary ! criai-je. Il se retourna, la bouche rouge du sang de Quen. — Ce sera bientôt votre tour, cracha-t-il, découvrant ses dents tachées d’écarlate. — J’étais la première. Furieux, il laissa retomber Quen. S’il avait été affamé, rien n’aurait pu le détourner d’une proie abattue. Le bras de Quen se souleva légèrement. Il n’essaya pas de se redresser. Je savais pourquoi. Il se sentait trop bien. — Tu ne sais vraiment pas quand te faire discrète, dit Piscary en se dirigeant vers moi. Inscrit au fer rouge dans ma mémoire lors de l’attaque de Quen, du latin s’échappa de mes lèvres. Mes mains s’élevèrent, dessinant les runes de la magie noire. Ma langue gonfla et prit un goût de papier d’aluminium. Je tendis mon esprit pour trouver une ligne d’énergie, et n’en trouvai pas. Piscary me percuta. Je suffoquai, incapable de respirer. Il était de nouveau sur moi, avançant la tête. Dans ma peur, quelque chose se brisa. Un flot d’au-delà se mit à couler en moi. Je m’entendis crier sous le soudain afflux de pouvoir. De l’or mêlé de noir et de rouge explosa de mes mains. Piscary fut soulevé. Il alla s’écraser contre un mur, faisant trembler les lumières. Je me remis debout tandis qu’il glissait au sol et pris conscience d’où venait l’énergie. — Nick ! criai-je, effrayée. Oh, mon Dieu, Nick ! Je suis désolée ! J’avais tiré sur une ligne à travers lui. J’avais pompé de l’énergie par son intermédiaire, l’avait utilisée comme un familier. Elle avait couru en lui comme en moi. J’avais tiré plus qu’il pouvait supporter. Qu’ai-je fait ? Piscary était affalé à l’endroit où le mur rejoignait le sol. Son pied bougea, et il redressa la tête. Ses yeux ne voyaient rien, mais ils étaient noirs de haine. Je ne pouvais pas le laisser se relever. Secouée par la douleur, je saisis le pied de chaise que Piscary avait arraché et traversai tant bien que mal la pièce. Il se remit brusquement debout, s’appuyant d’une main contre le mur. Sa robe de chambre était complètement déchirée. Soudain, ses yeux se focalisèrent de nouveau. Je pris la barre de fer dans une main, comme une batte, et la ramenai derrière moi tout en courant pour prendre de l’élan. — Ça, c’est pour avoir essayé de me tuer, dis-je en lançant mon bras. La barre de métal l’atteignit derrière une oreille avec un bruit mou. Il vacilla mais ne tomba pas. Ma respiration n’était plus qu’un halètement rageur. — Ça, c’est pour avoir violé Ivy ! hurlai-je. Ma colère à l’idée qu’il ait blessé quelqu’un de si fort et pourtant vulnérable me donnait des forces. Je pris un nouvel élan, grognant sous l’effort. Le métal rencontra le derrière de sa tête avec un bruit de melon explosé. Je vacillai mais réussis à garder mon équilibre. Piscary s’écroula. Du sang s’échappait de son crâne. — Et ça, dis-je, sentant mes yeux devenir brûlants et ma vue se brouiller sous les larmes, c’est pour avoir tué mon père, finis-je à voix basse. Avec un cri angoissé, je frappai une troisième fois. Le coup claqua sur le crâne de Piscary. Emportée par l’élan, je tombai à genoux. Mes mains me cuisaient, et la barre s’échappa de mes doigts gourds. Les yeux de Piscary se révulsèrent, et il s’effondra. Ma respiration me venant en sanglots, je le regardai et essuyai le dos de ma main sur ma joue. Il ne bougeait plus. Je tournai la tête et vis la fausse fenêtre à travers mes cheveux. Le soleil était levé et illuminait la ville. Piscary resterait probablement inconscient jusqu’à la nuit. Probablement. — Tuez-le, coassa Quen. Je redressai la tête. J’avais oublié qu’il était là. Il s’était levé, une main contre son cou. Le sang qui s’écoulait à travers ses doigts faisait un dessin horrible sur le tapis blanc. Il me jeta une seconde épée de bois. — Tuez-le maintenant. J’attrapai le pieu comme si j’avais jonglé avec des épées toute ma vie. Tremblante, je plantai sa pointe dans le tapis et m’en servis pour me relever. Des cris et des appels s’élevaient du trou dans le mur. Le BFO arrivait. Trop tard, comme d’habitude. — Je suis une Coureuse, dis-je, ma gorge endolorie rendant mes mots rauques. Je ne tue pas mes prises. Je les ramène vivantes. — Alors, vous êtes une idiote. Je me traînai jusqu’à une chaise capitonnée avant de tomber. Laissant choir l’épée, je mis ma tête entre mes genoux et contemplai la moquette. — Vous n’avez qu’à le tuer, vous, soufflai-je, sachant qu’il était capable de m’entendre. D’un pas incertain, il s’approcha de son sac, près du trou irrégulier dans le mur. — Je ne peux pas. Je ne suis pas là. La bouffée d’air que je relâchai me fit mal. Je le regardai de nouveau. Il traversait la pièce vers moi. Ses pas étaient lents et précautionneux. Il ramassa l’épée sur le sol, la remit dans son sac de marin d’une main tachée de sang. Je crus bien voir une brique grise d’explosif à l’intérieur, ce qui m’éclaira sur la façon dont il avait creusé le trou dans le mur. Il avait l’air épuisé. Sa silhouette mince était pliée par la douleur. Son cou n’avait pas l’air en trop mauvais état, mais j’aurais préféré être dans le plâtre pendant six mois plutôt que d’avoir une morsure de Piscary infectée. Quen était un Outre et ne pouvait pas être transformé en vampire, mais à en juger par son air terrorisé, à peine recouvert par le vernis de sa confiance, il savait qu’il pouvait être lié à Piscary. Avec un vampire si ancien, cela pouvait durer toute une vie. Seul le temps dirait la quantité de salive, s’il y en avait eu, que Piscary avait injectée en le mordant. — Sa’han a tort à votre sujet, dit-il d’un air las. Si vous n’êtes pas capable de survivre à un vampire sans aide extérieure, votre valeur est discutable. Et votre imprévisibilité vous rend non fiable et donc dangereuse. Il m’adressa un petit signe de tête avant de tourner les talons et de se diriger vers l’escalier. Je le regardai partir, la bouche grande ouverte. Sa’han a tort à mon sujet, pensai-je, narquoise. Eh bien, tant mieux pour lui. Mes mains me faisaient mal. Mes paumes étaient rouges de ce qui semblait être des brûlures au premier degré. Je distinguai la voix d’Edden dans la cage d’escalier. Le BFO pouvait se charger de Piscary. Je pouvais rentrer à la maison… À la maison avec Ivy, pensai-je, fermant les yeux quelques secondes. Comment ma vie est-elle devenue si moche ? Fatiguée au-delà de toute idée, je me remis debout quand Edden et une flopée d’agents du BFO déboulèrent par le trou laissé par Quen. — C’est moi ! coassai-je, levant ma bonne main en l’air en entendant le concert effrayant des chiens que l’on arme. Ne me tirez pas dessus ! — Morgan ! Dans le nuage de poussière qui subsistait, Edden plissa les yeux pour mieux voir et baissa son arme. Seulement la moitié de ses agents firent de même. Mais c’était déjà mieux. — Vous êtes vivante ? Il semblait surpris. Pliée par la douleur, je m’examinai de haut en bas, mon bras serré contre ma poitrine. — Oui, je crois bien. Je me mis à frissonner. J’avais froid. Quelqu’un ricana, et les autres armes s’abaissèrent. Edden fit un geste, et les agents se dispersèrent dans toute la pièce. — Piscary est par là, dis-je en leur indiquant la direction avec la tête. Il est sonné jusqu’au coucher du soleil. Peut-être. Se rapprochant, Edden regarda Piscary. Sa robe de chambre était ouverte et montrait un bon morceau de cuisse musclée. — Qu’est-ce qu’il essayait de faire ? Vous séduire ? — Non, murmurai-je, pour ne pas trop tirer sur ma gorge douloureuse. Il essayait de me tuer. (Je croisai ses yeux et continuai.) Il y a un vamp vivant nommé Kisten quelque part. Il est blond et très en colère. S’il vous plaît, ne lui tirez pas dessus. À part lui et Quen, je n’ai vu personne, sauf huit vamps vivants en haut. Ceux-là, vous pouvez les descendre si vous voulez. — Le chef de la sécurité de M. Kalamack ? (Les yeux d’Edden me passèrent en revue, faisant la liste de mes blessures.) Il est venu avec vous ? (Il posa une main sur mon épaule pour m’aider à rester debout.) On dirait que votre bras est cassé. — Il l’est. (Je me reculai vivement quand il essaya de le toucher. Pourquoi les gens font-ils ça ?) Et oui, il est venu ici. Et pourquoi n’étiez-vous pas là ? (Soudain furieuse, je lui enfonçai mon index dans la poitrine.) Vous recommencez une seule fois à ne pas prendre l’un de mes appels, et je jure que je vous fais pixer par Jenks toutes les nuits durant un mois. Une certaine arrogance s’afficha sur le visage d’Edden, et il jeta un coup d’œil vers ses agents qui entouraient prudemment Piscary. Quelqu’un appelait une ambulance du SO. — Je n’ai pas refusé votre appel. Je dormais. Et être réveillé par un pixie hystérique et par un petit ami paniqué qui me racontent que vous êtes sortie pour aller planter un pieu dans le cœur de l’un des maîtres vampires de Cincinnati n’est pas ma méthode préférée de réveil. Et qui vous avait donné ma ligne directe ? Oh mon Dieu, Nick. Le souvenir de l’explosion d’énergie que j’avais tirée de la ligne à travers lui me glaça le visage. — Nick, bafouillai-je. Il faut que j’appelle Nick. Je fouillai la pièce des yeux à la recherche de mon sac et du téléphone qu’il contenait, mais j’eus une hésitation. Le sang de Quen avait disparu. Complètement. Je suppose qu’il était sérieux en disant qu’il n’avait jamais été là. Comment avait-il fait ça ? Un peu de magie elfe, peut-être ? — M. Sparagmos est sur le parking, dit Edden. (M’examinant et voyant mon visage glacé, il héla un agent qui passait.) Trouvez-moi une couverture. Elle est en état de choc. Engourdie, je le laissai me conduire de l’autre côté de la pièce, vers le trou dans le mur. — Le pauvre garçon s’est trouvé mal. Il était si inquiet pour vous. Mais il était hors de question que je les laisse, lui ou Jenks, sortir de la voiture. (Les yeux illuminés par une idée soudaine, il prit la radio pendue à sa ceinture.) Dites à M. Sparagmos et Jenks que nous l’avons trouvée et qu’elle va bien, dit-il dans le micro, n’obtenant en retour qu’une réponse inaudible. (Il me prit par le bras et me glissa :) S’il vous plaît, rassurez-moi, dites-moi que vous n’avez pas vraiment laissé sur votre porte une note expliquant que vous alliez planter un pieu dans le cœur de Piscary. Mon regard était rivé sur mon sac avec son amulette antidouleur, à l’autre bout de la pièce, mais je relevai brutalement la tête à ses mots. — Non ! protestai-je, et ma vue se troubla au mouvement rapide que je fis. J’avais mis que j’allais lui parler et qu’il était le chasseur de sorciers. C’est Kisten qui a dû écrire ça. Ma note originale est quelque part par là. Je l’ai vue ! Kisten avait remplacé ma note ? Je trébuchai, en pleine confusion, et Edden me tira avec lui. Kisten avait remplacé ma note, indiquant en plus à Nick le seul numéro de téléphone qui amènerait le BFO jusqu’ici. Pourquoi ? Pour m’aider, ou simplement pour couvrir sa trahison envers Piscary ? — Kisten ? demanda Edden. C’est le vamp vivant que vous ne voulez pas que je descende, c’est ça ? (Il prit la couverture bleue du BFO que quelqu’un lui tendait et m’en couvrit les épaules.) Venez. Je veux vous ramener à la surface. Nous pourrons essayer de comprendre plus tard. M’appuyant lourdement sur lui, je serrai la couverture plus étroitement, grimaçant quand la laine rêche s’accrocha sur mes paumes. Je ne voulais pas les regarder. Elles n’étaient qu’un moindre mal par rapport à la tache que devait avoir laissée sur mon âme l’invocation du charme de Quen. Je respirai lentement. Quelle importance si je connais des charmes noirs ? Je vais être le familier d’un démon. — Mon Dieu, Morgan, dit Edden en raccrochant la radio à sa ceinture. Vous aviez vraiment à faire ce trou dans le mur ? — Ce n’est pas moi, dis-je, le regard rivé sur le tapis, un mètre devant moi. C’est Quen. D’autres agents dévalaient l’escalier pour entrer dans la pièce. Des officiels en troupeau qui me donnaient soudain l’impression d’être une extraterrestre. — Rachel, Quen n’est pas là. — Ouais. (Je tremblai violemment en jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule à la moquette immaculée.) J’ai probablement tout imaginé. L’adrénaline était épuisée ; la fatigue et la nausée avaient pris sa place. Des tas de gens se déplaçaient autour de nous, me donnant le tournis. Mon bras n’était plus que douleur. Je voulais mon sac et l’amulette antidouleur qu’il contenait, mais nous marchions dans la mauvaise direction, et apparemment, quelqu’un avait placé à côté une étiquette avec un numéro. Super. C’était une preuve. Mon humeur s’assombrit un peu plus quand une femme dans un uniforme du BFO nous arrêta pour faire pendre mon revolver sous le nez d’Edden. Il était dans un sac en plastique, et je ne pus empêcher ma main de se tendre. — Hé, c’est mon revolver à balles molles. Edden soupira, l’air attristé. — Attribuez-lui un numéro, dit-il d’une voix lourde de culpabilité. Et notez Mlle Morgan comme la personne l’ayant identifié. La femme eut l’air effrayée. Elle acquiesça et se détourna. — Hé, protestai-je de nouveau, mais Edden m’empêcha de la suivre. — Désolé, Rachel, c’est une preuve. (Il jeta un regard rapide sur les agents autour de nous avant de me glisser :) Mais merci de l’avoir laissé là où nous l’avons trouvé. Sans lui, Glenn n’aurait pas pu étendre ces vamps vivants. — Mais…, balbutiai-je, voyant la femme disparaître dans l’escalier avec mon revolver. La poussière était pire dans ce coin, et j’avalai vigoureusement ma salive pour ne pas tousser et me trouver mal. — Allons-y, dit Edden. (Il avait l’air fatigué en essayant de m’entraîner avec lui.) Je hais avoir à faire ça, mais il faudrait que j’aie votre déposition avant que Piscary se réveille et porte plainte. — Porter plainte ? Pourquoi ? Je me dégageai de sa prise, refusant de faire un pas de plus. Par l’enfer, qu’est-ce qui se passait ? J’avais juste mis la main sur le chasseur de sorciers, et c’était moi qu’on arrêtait. Les agents autour de nous écoutaient avec intérêt, et le visage d’Edden se fit encore plus coupable. — Pour coups et blessures, diffamation, effraction, entrée illégale, destruction malveillante de propriété privée, et tout autre motif que son avocat pré-Tournant pourra imaginer. Qu’est-ce que vous pensiez faire, en venant ici pour le tuer ? Je luttai pour parler, offensée. — Je ne l’ai pas tué, bien que, devant Dieu, il le mérite. Il a violé Ivy pour me convaincre de venir ici et pour pouvoir me tuer. Tout ça parce que j’avais découvert qu’il était le chasseur de sorciers ! (Je passai ma bonne main sur mon cou, comme si j’avais pu calmer la douleur crue de l’extérieur.) Et j’ai un témoin prêt à déclarer devant un tribunal que Piscary l’avait contacté pour tuer les victimes. Ça vous suffit ? Edden haussa les sourcils. — Un témoin ? (Il se retourna pour regarder Piscary, encerclé par des agents nerveux attendant l’arrivée de l’ambulance du SO.) Et c’est quoi, votre témoin ? — Vous n’avez pas envie de le savoir. Je fermai les yeux. J’allais être le familier d’un démon. Mais j’étais vivante. Je n’avais pas perdu mon âme. Il fallait voir le bon côté des choses. — Je peux y aller ? demandai-je en voyant les premières marches de l’autre côté du trou. Pas moyen de savoir si j’allais réussir à toutes les monter. Peut-être que si je laissais Edden m’arrêter, ils me porteraient jusqu’en haut. Sans attendre sa permission, je m’écartai et, gardant mon bras serré, boitillai jusqu’au trou déchiqueté. Je venais simplement d’interpeller le plus puissant des vampires de Cincinnati pour meurtres en série, et tout ce que je voulais, c’était trouver un coin tranquille pour vomir. Edden accéléra le pas pour me rattraper. Il ne m’avait pas répondu. — Je peux au moins avoir mes bottes ? demandai-je en voyant Gwen les prendre en photo. Elle avançait avec précaution dans la pièce, son appareil enregistrant tout. Le capitaine du BFO hésita, regardant mes pieds. — Vous interpellez toujours les maîtres vampires pieds nus ? — Seulement quand ils sont en pyjama. (Je serrai misérablement la couverture autour de moi.) Je veux garder le combat équilibré. Le visage rond d’Edden s’illumina d’un sourire. — Hé, Gwen ! Arrête ça, dit-il d’une voix forte en me prenant le bras et en m’aidant à monter l’escalier. Ce n’est pas une scène de crime. C’est une arrestation. Chapitre 29 — Hé, par ici ! criai-je. Je me redressai sur mon siège et fis de grands signes pour attirer l’attention du vendeur ambulant. Il y avait encore presque quarante minutes avant le début prévu du match, et même si les gradins du stade de base-ball commençaient à se remplir, les vendeurs n’étaient pas très attentifs. Je plissai les yeux et levai quatre doigts quand il se retourna, il en leva huit en retour et je fis la grimace. Huit dollars pour quatre hot dogs ? pensai-je en lui faisant passer l’argent. Et puis, zut. Ce n’était pas comme si j’avais payé les billets. — Merci, Rachel. Glenn était assis à côté de moi. Le paquet enveloppé dans du papier et envoyé par le vendeur lui atterrit dans les mains. Il le posa sur ses genoux et récupéra la monnaie. Avec mon bras en écharpe et visiblement inopérant, je ne pouvais pas faire grand-chose. Il en passa un à son père et à Jenks sur sa gauche. Le suivant fut pour moi, et je le passai à Nick sur mon autre côté. Celui-ci me remercia d’un sourire froid et reporta immédiatement son attention sur les Hurleurs qui s’échauffaient. Mes épaules s’affaissèrent, et Glenn se pencha plus près sous prétexte de déballer mon hot dog et de me le donner. — Laisse-lui le temps. Je ne répondis pas, le regard rivé sur le luxueux stade de base-ball. Bien que Nick ne veuille pas l’avouer, une nouvelle peur s’était installée entre nous. Nous avions eu une discussion douloureuse la semaine précédente, durant laquelle je m’étais abondamment excusée pour avoir pompé une telle quantité d’énergie à travers lui et lui avais dit que ç’avait été un accident. Il m’avait assurée que tout allait bien, qu’il comprenait, qu’il était content que je l’aie fait puisque ça m’avait sauvé la vie. Ses paroles avaient été sincères et étaient sorties du fond de son cœur, et je savais jusqu’au plus profond de mon âme qu’il pensait ce qu’il disait. Mais il n’acceptait plus que rarement de croiser mon regard, et il faisait un tas d’efforts pour éviter de me toucher. Comme pour prouver que rien n’avait changé, il avait insisté pour que nous passions notre habituel week-end chez lui, la nuit dernière. Cela avait été une erreur. Au mieux, la conversation autour du dîner avait été guindée : « Comment s’est passée ta journée, chérie ? — Bien, merci ; et la tienne ? » Nous l’avions fait suivre par plusieurs heures de télé, moi sur le canapé et lui sur une chaise à l’autre bout de la pièce. J’avais espéré une amélioration lorsque nous nous étions retirés tôt, à l’heure païenne de une heure du matin, mais il avait feint de s’endormir immédiatement, me laissant presque en larmes quand il s’était reculé après que j’eus essayé de le toucher du pied. Le point culminant avait été atteint à 4 heures du matin, quand il s’était réveillé en plein cauchemar. Il avait quasiment paniqué en me trouvant à côté de lui dans le lit. Je m’étais calmement excusée et j’avais pris le bus pour rentrer, prétextant que, comme j’étais réveillée, je ferais aussi bien de vérifier qu’Ivy était à la maison, et que je le verrais plus tard. Il ne m’avait pas arrêtée. Il était resté assis sur le bord du lit, la tête dans les mains, et ne m’avait pas retenue. Je plissai les yeux dans le soleil brillant de l’après-midi, retenant toute larme. C’était le soleil. Rien d’autre. Je pris une bouchée de hot dog. La mâcher sembla requérir un effort considérable, et elle resta très pesante dans mon ventre quand je finis par l’avaler. Plus bas, les Hurleurs s’interpellaient et s’envoyaient la balle. Je reposai le hot dog sur son emballage sur mes genoux et mis une balle de base-ball dans la main de mon côté immobilisé. Mes lèvres prononcèrent silencieusement des mots latins tandis que j’exécutais tranquillement des figures compliquées avec ma main valide. Mes doigts me picotèrent autour de la balle quand j’eus prononcé le dernier mot du sort. Une satisfaction mélancolique m’envahit lorsque la balle du lanceur partit dans le décor. Le receveur s’était dressé, prêt à l’attraper, et il hésita, intrigué, avant de s’accroupir de nouveau. Jenks frotta ses ailes les unes contre les autres pour attirer mon attention et me fit un signe, le pouce en l’air, pour me féliciter de ce petit tour de magie des lignes. Je lui retournai son sourire, un peu coincée. Le pixie était assis sur l’épaule du capitaine Edden pour mieux voir. Ils avaient tous les deux réglé leurs différends au cours d’une conversation sur les chanteurs country, et d’une nuit complète dans un bar karaoké. Je ne voulais pas savoir comment. Vraiment. Edden remarqua l’attention que Jenks me portait, et, derrière ses lunettes rondes, ses yeux devinrent soudain suspicieux. Jenks le récupéra en commentant bruyamment les avantages d’un trio de femmes en train d’escalader les marches de ciment. Le capitaine rougit, mais garda le sourire. Reconnaissante, je me tournai vers Glenn pour m’apercevoir qu’il avait déjà fini son hot dog. J’aurais dû lui en prendre deux. — Comment s’annonce le procès de Piscary ? demandai-je. Le lieutenant se trémoussa sur son siège avec une excitation maîtrisée, tout en essuyant ses doigts sur son jean. Sans son costume et sa cravate, il ressemblait à quelqu’un d’autre. Le sweat-shirt au logo des Hurleurs le faisait paraître cool et inoffensif. — Avec le témoignage de ton démon, je pense qu’il est raisonnablement bien parti. J’attendais une remontée du taux de crimes violents, mais il a diminué. (Il jeta un coup d’œil vers son père.) Je crois que les maisons mineures attendent que Piscary soit officiellement condamné avant de commencer à se disputer son territoire. — Elles ne le feront pas. Mes doigts et mes mots envoyèrent une balle à l’extérieur du stade grâce à un sacré encouragement en provenance de l’énergie de l’au-delà. Mais, cette fois, il avait été plus dur de tirer l’énergie de la ligne voisine. Les sécurités du stade étaient en train de s’activer. — Kisten s’occupe des affaires de Piscary, dis-je aigrement. C’est son boulot, comme avant. — Kisten ? (Il se rapprocha.) Ce n’est pas un maître vampire. Ça ne va pas générer des problèmes ? J’acquiesçai et fis rebondir une balle de travers. Quand elle heurta le mur et roula dans une direction étrange, les joueurs commencèrent à ralentir sous l’effet de la tension. Glenn n’avait aucune idée des troubles qui allaient se produire. Ivy était le scion de Piscary. Par le fait de la loi non écrite des vamps, elle était responsable, qu’elle le veuille ou non. Ça mettait l’ex-Coureuse du SO devant un dilemme moral gigantesque, prise entre ses responsabilités de vampire et son besoin d’être cohérente avec elle-même. Elle ignorait les convocations que Piscary lui adressait de sa cellule, tout comme pas mal d’autres choses qui enflaient silencieusement. Cachée derrière l’excuse que tout le monde pensait que Kist était toujours le scion de Piscary, elle ne faisait rien, prétendant que Kist avait l’influence nécessaire, sinon la présence physique, pour tout maintenir en ordre. Ça ne s’annonçait pas très bien, mais ce n’était pas moi qui allais lui conseiller de commencer à s’occuper des affaires de Piscary. Non seulement elle avait consacré sa vie à mettre sous les verrous ceux qui enfreignaient la loi, mais elle aurait craqué à essayer de repousser l’attrait du sang et du pouvoir qu’une telle position aurait magnifié. Voyant que je ne lui proposais pas d’autre commentaire, Glenn chiffonna son emballage et le glissa dans l’une de ses poches. — Alors, Rachel, dit-il en lorgnant vers la place vide à côté de Nick. Où en est ta colocataire ? Elle va mieux ? Je pris une autre bouchée. — Elle fait face, dis-je la bouche pleine. Elle serait bien venue aujourd’hui, mais depuis quelque temps le soleil la… dérange. Un tas de choses la dérangeaient depuis son indigestion de sang de Piscary : le soleil, trop de bruit, pas assez de bruit, la lenteur de son ordinateur, la pulpe dans son jus d’orange, le poisson dans sa baignoire – jusqu’à ce que Jenks l’emporte dans le jardin et en fasse une fricassée pour remonter le taux de protéines de ses enfants avant la période d’hibernation. Elle avait été violemment malade ce matin-là, au retour de la messe de minuit, mais elle ne voulait pas cesser d’y aller. Elle m’avait dit que ça maintiendrait une distance entre elle et Piscary, une distance mentale apparemment. Le temps et la distance étaient suffisants pour rompre le lien qu’un vamp mineur pouvait tisser avec un autre par sa morsure, mais Piscary était un maître vampire. Le lien durerait jusqu’à ce que Piscary veuille bien le rompre. Lentement, Ivy et moi trouvions un nouvel équilibre. Quand le soleil était haut et brillant dans le ciel, elle était Ivy, mon amie et mon associée, réconfortante avec son humour sarcastique et sec, tandis que nous imaginions des blagues à faire à Jenks, ou discutions d’aménagements possibles pour rendre l’église plus habitable. Après le coucher du soleil, elle partait, pour que je ne puisse pas voir ce que lui faisait à présent la nuit. Elle était forte dans le soleil, une déesse cruelle après son coucher, en équilibre au bord de l’impuissance dans la bataille qu’elle livrait contre elle-même. Mal à l’aise avec ces pensées, je tirai sur la ligne d’énergie et envoyai un lancer dans le décor. La balle alla cogner dans le mur derrière le receveur. — Rachel ? dit le capitaine Edden, les yeux derrière ses lunettes devenus durs tandis qu’il se penchait par-dessus son fils pour me regarder. Faites-moi savoir si elle veut parler avec Piscary. Je serais heureux de regarder de l’autre côté si elle souhaite lui mettre une trempe. Il se rassit après que je lui eus fait un pâle sourire. Piscary avait été extradé dans la juridiction du SO, et il était en sûreté dans une cellule pour vamp. Les audiences préliminaires s’étaient bien passées, la situation exceptionnelle promettant une ouverture inattendue dans la jurisprudence. Algaliarept était apparu pour prouver qu’il était un témoin fiable. Le démon avait fait la une de tous les journaux, prenant toutes sortes d’apparences pour faire faire dans leur culotte à toutes les personnes qui avaient assisté à l’audience. Ce qui m’avait le plus troublée, c’était que le juge soit terrorisé par une petite fille aux cheveux filasse qui boitait et zézayait. Je crois que cela avait beaucoup amusé le démon. J’ajustai ma casquette des Hurleurs pour me protéger du soleil. Le batteur se mettait en position pour faire quelques balles dans le champ intérieur. Mon hot dog sur les genoux, je remuai les doigts et récitai l’incantation. Les sécurités du stade étaient remontées d’un cran, et il me fallut faire un trou dedans pour atteindre la ligne. Un soudain afflux d’énergie des lignes courut en moi, et Nick se raidit. S’excusant, il se glissa devant moi, et murmura quelque chose à propos des toilettes. Sa silhouette efflanquée descendit rapidement les gradins et disparut. Malheureuse, j’envoyai l’énergie de l’au-delà dans le jet du lanceur. Il y eut un craquement sec quand la batte se brisa. Le batteur laissa tomber le morceau de frêne réduit en miettes en jurant si fort que je pus l’entendre. Il se retourna pour regarder les gradins d’un air accusateur. Le lanceur appuya son gant sur sa hanche. Le receveur se releva. Mes yeux s’étrécirent de satisfaction quand le coach siffla pour appeler tous ses gars près de lui. — Joli coup, Rachel, dit Jenks, et le capitaine Edden sursauta, me lançant un regard interrogateur. — C’est vous ? demanda-t-il, et je haussai les épaules. Vous allez vous faire bannir à vie. — Ils auraient peut-être dû me payer. Je faisais attention. Personne ne serait blessé. Si je l’avais voulu, j’aurais pu faire en sorte que leurs coureurs se tordent les chevilles, et que les mauvaises balles heurtent les joueurs. Mais non. Je ne faisais que gâcher leur échauffement. Je fouillai avec un doigt dans le papier qui avait emballé le hot dog. Où est mon sachet de ketchup ? Ce hot dog n’a vraiment aucun goût. Le capitaine du BFO se trémoussa, gêné. — Euh… Morgan, en ce qui concerne votre compensation… — Laissez tomber, l’interrompis-je vivement. Je suppose que je vous suis encore redevable de ce que vous avez payé au SO pour la rupture de mon contrat. — Non. Nous avions un accord. Ce n’est pas votre faute si la classe a été annulée… — Glenn, je peux avoir ton ketchup ? le coupai-je. Je ne sais pas comment vous, les humains, pouvez avaler un hot dog sans ketchup. Par le Tournant, pourquoi ce type ne m’a-t-il pas donné de ketchup ? Edden se renfonça dans son siège avec un gros soupir. Glenn déplia obligeamment son morceau de papier jusqu’à en tirer un sachet de plastique blanc. Le visage tendu, il regarda mon bras cassé et hésita. — Je vais… euh… l’ouvrir pour toi, proposa-t-il. — Merci, murmurai-je, détestant mon impuissance. J’essayai de ne pas grimacer en regardant le lieutenant déchirer soigneusement le sachet. Il me le tendit. Le hot dog en équilibre sur mes genoux, je pressai maladroitement pour faire sortir le ketchup. J’étais tellement concentrée pour le faire couler au bon endroit que je ratai presque Glenn quand il leva la main et lécha discrètement la traînée rouge sur ses doigts. Glenn ? pensai-je. Mon visage se décomposa quand je me souvins de notre ketchup introuvable, et toutes les pièces du puzzle se mirent en place. — Tu…, bafouillai-je. Glenn a volé notre ketchup ? La panique envahit son visage, et il tendit la main, couvrant presque ma bouche avant de la retirer. — Non, plaida-t-il, se penchant vers mon oreille. Ne dis rien. — Tu as pris notre ketchup ! soufflai-je, surprise. Derrière lui, je pouvais voir Jenks qui se gondolait sur l’épaule d’Edden. Le pixie était capable d’entendre nos murmures tout en poursuivant une conversation avec le capitaine du BFO pour détourner son attention. Glenn jeta un regard coupable vers son père. — Je vous le paierai, supplia-t-il. Tout ce que tu voudras. Mais n’en parle pas à mon père. Oh ! mon Dieu, Rachel, ça le tuerait. Un moment, je ne pus que le regarder, les yeux écarquillés. Il a pris notre ketchup. Sur notre table. — Je veux tes menottes, dis-je soudain. Je ne peux rien trouver de correct sans qu’il y ait de la fourrure violette collée dessus. Son air paniqué s’estompa, et il se rassit sur son siège. — Lundi. — Ce sera assez tôt pour moi. Mes mots étaient mesurés, mais, à l’intérieur, je chantais. Je vais récupérer une paire de menottes ! Ce serait une bonne journée. Il lança un regard coupable du côté de son père. — Et tu pourras m’avoir… une bouteille de piquant ? Je plantai mes yeux dans les siens. — … Et peut-être un peu de sauce barbecue ? Je fermai ma bouche avant qu’une mouche s’y engouffre. — Pas de problème. Je n’y croyais pas. J’allais fournir en douce du ketchup au fils du capitaine du BFO. Je relevai la tête pour voir un officiel du stade, avec une veste en polyester rouge, monter rapidement les marches vers nous en dévisageant les spectateurs. Je souris quand ses yeux se posèrent sur moi. Il se fraya un chemin dans l’allée relativement vide devant nous tandis que je remballais ce qui restait de mon hot dog et le posai sur le siège de Nick, puis laissai tomber la balle de base-ball hors de vue dans mon sac. Cela avait été drôle tant que ç’avait duré. Je n’avais pas eu l’intention d’interférer dans la partie, mais ils l’ignoraient. Jenks vola du capitaine Edden à moi. Il était complètement vêtu en rouge et blanc en l’honneur de l’équipe, et l’éclat de ses vêtements me fit mal aux yeux. — Ooooh, se moqua-t-il. Les problèmes arrivent. Edden me lança un dernier coup d’œil d’avertissement avant de reporter son attention sur le terrain, essayant visiblement de rester séparé de moi pour ne pas être viré en même temps. — Mademoiselle Rachel Morgan ? demanda le jeune homme en veste rouge en arrivant à notre hauteur. Je me levai avec mon sac. — Oui. — Je suis Matt Ingle. Sécurité du stade pour les lignes d’énergie. Pourriez-vous m’accompagner, s’il vous plaît ? Glenn se leva, les pieds bien écartés et les mains sur les hanches. — Il y a un problème ? demanda-t-il, jouant à fond le rôle du jeune type noir en colère. J’étais trop désarçonnée par son goût pour le ketchup pour me mettre en colère parce qu’il essayait de me protéger. Matt secoua la tête, pas du tout intimidé. — Non, monsieur. La propriétaire des Hurleurs a entendu parler des efforts de Mlle Morgan pour récupérer leur mascotte et voudrait s’entretenir avec elle. — Je serais heureuse de lui parler, dis-je par-dessus les gloussements de Jenks dont les ailes étaient devenues rouge vif. Malgré les efforts d’Edden pour garder mon nom hors des journaux, tout Cincinnati et tout le Cloaque savaient que j’avais résolu les meurtres du chasseur de sorciers, mis la main sur le coupable et invoqué un démon dans la salle du tribunal. Mon téléphone ne faisait que sonner pour des demandes d’aide. En une nuit, j’étais passée du statut d’entrepreneur débutant à celui de Coureuse dure à cuire. Qu’est-ce que j’avais à craindre de la propriétaire des Hurleurs ? — Je viens avec toi, dit Glenn. — Je peux me débrouiller, dis-je, légèrement vexée. — Je sais, mais je veux te parler, et je pense qu’ils vont te virer du stade. Edden gloussa, enfonçant un peu plus sa masse compacte dans son siège. Il sortit de sa poche une clé sur un anneau et la passa à Glenn. — Tu crois ? Je fis un geste d’au revoir à Jenks et lui indiquai d’un signe des doigts que je le retrouverais à l’église. Le pixie acquiesça et se rassit sur l’épaule du capitaine, sifflant et huant, s’amusant trop pour s’en aller. Glenn et moi suivîmes le type de la sécurité jusqu’à une voiturette de golf qui attendait en bas des gradins, et il nous conduisit dans les dessous du stade. Nous passâmes dans un milieu frais et tranquille, le bourdonnement des milliers de gens invisibles autour de nous réduit à un tonnerre subliminal et sourd. Tout au fond de la zone réservée au « Personnel autorisé seulement », et parmi une nuée de costumes noirs et de coupes de champagne, Matt stoppa enfin la voiturette. Glenn m’aida à descendre, et je retirai ma casquette avant de la lui tendre pour faire bouffer mes cheveux. J’étais bien habillée, en jean et sweater blanc, mais toutes les personnes que j’avais vues durant les deux dernières minutes portaient cravate ou boucles d’oreilles en diamant. Certaines avaient même les deux. L’air nerveux, Matt nous entraîna dans un ascenseur et, après une courte montée, nous laissa dans une longue pièce somptueuse qui donnait sur le terrain. Elle était confortablement meublée de gens bien habillés et de conversations. La faible odeur de musc me piqua le nez. Glenn essaya de me rendre ma casquette, mais je lui fis signe de la garder. — Mademoiselle Morgan, dit une petite femme, tout en s’excusant auprès d’un groupe d’hommes. Je suis si contente de vous rencontrer. Je suis Mme Sarong, dit-elle en s’approchant les mains tendues. Elle était plus petite que moi, et de toute évidence un garou. Ses cheveux noirs grisonnaient en fines mèches qui lui allaient bien, et ses mains étaient fines et puissantes. Elle se déplaçait avec une grâce prédatrice qui attirait l’attention, et ses yeux semblaient tout voir. Les garous mâles devaient travailler dur pour cacher leurs angles saillants. Les femmes n’en avaient qu’une apparence plus dangereuse. — Heureuse de faire votre connaissance, dis-je quand elle me toucha fugitivement l’épaule en guise de salut, mon bras droit étant toujours dans son écharpe. Et voici le lieutenant Glenn, du BFO. — Ma’ame, dit-il sèchement, et la petite femme sourit en montrant ses incisives régulières. — Enchantée, dit-elle aimablement. Mais si vous voulez bien nous excuser, lieutenant ? Mlle Morgan et moi avons besoin de bavarder avant le début de la partie. Glenn acquiesça de la tête. — Oui, ma’ame. Je vais aller vous chercher des boissons, si vous le permettez. — Ce serait adorable. Je roulai des yeux devant les amabilités politiques, et fus soulagée quand Mme Sarong mit une main légère sur mon épaule et me guida à l’écart. Elle sentait les fougères et la mousse. Tous les hommes nous regardèrent quand nous rejoignîmes une baie qui offrait une vue excellente sur le terrain. Il était loin en contrebas, et j’eus un peu le vertige. — Mademoiselle Morgan, dit-elle, ses yeux ne contenant aucune trace d’excuses. Il vient de parvenir à mon attention que vous aviez été engagée pour retrouver notre mascotte. Une mascotte qui n’avait jamais disparu. — Oui, ma’ame, dis-je, surprise de la facilité avec laquelle le titre de respect m’était venu aux lèvres. Et quand on me l’a appris, mon temps et mon énergie n’ont reçu aucune considération. Elle soupira lentement. — Je déteste tourner autour du pot. Étiez-vous en train d’ensorceler le terrain ? Charmée par sa franchise, je décidai de la suivre. — J’ai passé trois jours à mettre au point un plan pour pénétrer dans les bureaux de M. Ray, alors que j’aurais pu travailler sur d’autres affaires. Et même si je comprends que ce n’était pas votre faute, quelqu’un aurait dû m’appeler. — Peut-être, mais il reste que le poisson n’avait pas disparu. Je n’ai pas pour habitude de céder au chantage. Vous devez arrêter. — Et je n’ai pas pour habitude de pratiquer le chantage. (Je n’avais pas trop de mal à garder mon calme, avec toute sa meute autour de nous.) Mais je serais bien négligente de ne pas vous avertir de mes sentiments sur le sujet. Je vous donne ma parole que je n’influerai pas sur le jeu. Je n’en aurai pas besoin. Jusqu’à ce que je sois payée, chaque fois qu’une balle sera mauvaise ou qu’une batte cassera, vos joueurs se demanderont si c’est moi. (Je souris sans découvrir les dents.) Cinq cents dollars sont une somme négligeable pour assurer la paix dans l’esprit de vos joueurs. Cinq cents dollars. Ridicule. J’aurais dû demander dix fois plus. Que les hommes de main de Ray aient gâché des balles pour un misérable poisson puant me dépasse toujours. Ses lèvres s’écartèrent, et je jure que j’entendis un léger grondement dans son soupir. Les sportifs étaient connus pour être superstitieux ; elle paierait. — Ce n’est pas pour l’argent, madame Sarong. (Bien qu’au début ça l’ait été.) Mais si je laisse une meute me traiter comme une bâtarde, alors, c’est ce que je serai. Et je ne suis pas une bâtarde. Elle détourna son regard du terrain. — Non, pas une bâtarde, convint-elle. Vous êtes une louve solitaire. Avec un geste gracieux, elle fit signe à un garou près de nous. J’eus l’impression curieuse de l’avoir déjà vu. Il se dépêcha de lui apporter un chéquier dans un étui en cuir de l’épaisseur d’une bible, qu’il dut lui tenir à deux mains. — Ce sont les loups solitaires qui sont les plus dangereux, dit-elle en écrivant. Leur durée de vie est aussi extrêmement réduite. Choisissez-vous une meute, mademoiselle Morgan. Elle arracha bruyamment le chèque de la souche. Je ne savais pas au juste si elle me donnait un conseil ou si c’était une menace. — Merci, j’en ai une, dis-je en enfournant le chèque dans mon sac sans en avoir vérifié le montant. (La forme ronde de la balle heurta mes phalanges. Je la sortis et la mis dans sa main tendue.) Je serai partie avant le début du match, dis-je, sachant qu’en aucune façon ils ne me laisseraient remonter dans les gradins. Pour combien de temps suis-je bannie ? — À vie, dit-elle, souriant comme si elle était le diable incarné. Moi non plus, je ne suis pas une bâtarde. Je lui renvoyai son sourire. J’aimais bien cette femme. Glenn se rapprocha. Je pris la coupe de champagne qu’il me tendit et la posai sur le rebord de la fenêtre. — Adieu, madame Sarong. Elle inclina la tête pour me donner congé, la seconde coupe apportée par Glenn élégamment nichée dans sa main. Trois jeunes hommes nous observaient juste derrière elle, renfrognés et bien mis. J’étais heureuse de ne pas faire son boulot, même si les avantages en nature semblaient intéressants. Les semelles de Glenn résonnèrent bruyamment sur le ciment quand nous fîmes en sens inverse le chemin jusqu’à la porte du stade, cette fois sans l’aide de Matt et de sa voiturette de golf. — Tu diras au revoir à tout le monde pour moi ? demandai-je en pensant à Nick. — Pas de problème. Son regard était fixé sur les grands panneaux avec des lettres et des flèches pointant vers les sorties. Le soleil était chaud quand nous débouchâmes à l’extérieur, et je me détendis en arrivant à l’arrêt du bus. Glenn me rejoignit et me tendit ma casquette. — Au sujet de ton salaire…, commença-t-il. — Glenn, dis-je en me recoiffant. Comme je l’ai dit à ton père, ne te fais pas de soucis pour ça. Je suis reconnaissante au BFO d’avoir remboursé mon contrat au SO, et avec les 2 000 dollars de Trent, j’ai assez pour voir venir jusqu’à la guérison de mon bras. — Tu pourrais la fermer ? dit-il en plongeant la main dans sa poche. Nous avons trouvé un moyen. Je me retournai, mes yeux examinant la clé dans sa main et remontant ensuite jusqu’aux siens. — Nous n’avons pas pu obtenir l’autorisation de te dédommager pour la classe annulée, mais il y avait cette voiture dans notre fourrière. La compagnie d’assurance avait récupéré le titre de propriété, alors nous ne pouvions pas la mettre aux enchères. Une voiture ? Edden va me donner une voiture ? Les yeux marron de Glenn brillaient. — Nous avons fait réparer l’embrayage et la transmission. Il y avait aussi quelque chose du côté du système électrique, mais les gars du garage du BFO l’ont réglé, sans frais supplémentaires. Nous aurions pu te la donner plus tôt, mais le bureau des immatriculations ne comprenait pas ce que je voulais faire. Il a fallu trois rendez-vous pour que je réussisse à la faire mettre à ton nom. — Vous m’avez acheté une voiture ? L’excitation bouillonnait dans ma voix. Glenn sourit et me tendit une clé rayée comme la peau d’un zèbre accrochée à un porte-clés en patte de lapin violet. — L’argent que le BFO y a consacré correspond à peu près à ce que nous te devions. Je vais te reconduire chez toi. C’est un levier de vitesse manuel, et je ne pense pas que tu sois capable de t’en servir avec ton bras. Le cœur battant, je lui emboîtai le pas, parcourant le parking des yeux. — Laquelle ? Glenn pointa un doigt, et le son de mes talons sur la chaussée eut un raté quand je vis la décapotable rouge. Je la reconnus. — C’est la voiture de Francis, dis-je, pas très sûre de ce que je ressentais. — Ça ne te gêne pas, hein ? demanda Glenn, soudain inquiet. Elle allait être détruite. Tu n’es pas superstitieuse, n’est-ce pas ? — Hum…, bafouillai-je, attirée par la peinture rouge éclatante. Je la touchai, sentant la douceur lisse et propre. La capote était baissée. Je me retournai, un grand sourire sur les lèvres. La grimace inquiète de Glenn se transforma en soulagement. — Merci, soufflai-je, ne pouvant croire qu’elle était vraiment à moi. À moi ? Le pas léger, je fis le tour. L’avant. L’arrière. Elle avait une nouvelle plaque, marquée « Coureuse ». C’était parfait. — Elle est à moi ? Mon cœur battait follement. — Allez, monte, dit Glenn, le visage illuminé par un enthousiasme satisfait. — C’est merveilleux. Je me refusais à pleurer. Plus de ticket périmé dans le bus. Plus d’attente dans le froid. Plus de charmes de déguisement pour pouvoir monter. J’ouvris la portière. Le siège en cuir était chaud du soleil d’après-midi et aussi doux qu’un lait chocolaté. Le simple cliquetis joyeux à l’ouverture de la portière était le paradis. Je mis la clé dans le contact, vérifiai que la voiture était au point mort, appuyai sur la pédale d’embrayage, tournai la clé. Le vrombissement du moteur fut synonyme de liberté. Je refermai la portière et adressai un sourire éclatant à Glenn. — Vraiment à moi ? demandai-je, la voix fêlée. Il acquiesça, radieux. J’étais ravie. Avec mon bras cassé, je ne pouvais raisonnablement pas manier le levier de vitesse, mais je pouvais essayer tous les boutons. J’allumai la radio, me disant que ce devait être un présage quand la voix de Madonna s’éleva. Je baissai Material Girl ouvris la boîte à gants juste pour voir mon nom sur le certificat d’immatriculation. Une épaisse enveloppe jaune de grand format en glissa, et je la ramassai sur le tapis de sol. — Ce n’est pas moi qui l’ai mise là, dit Glenn, une nouvelle inquiétude dans la voix. Je l’approchai de mon nez, et mon visage se décomposa quand je reconnus le parfum de pin. — Elle vient de Trent. Glenn se redressa. — Sors de la voiture, dit-il d’une voix saccadée, chaque syllabe teintée d’autorité. — Ne sois pas stupide. S’il avait voulu me voir morte, il n’aurait pas envoyé Quen me sortir du pétrin. Les mâchoires serrées, Glenn ouvrit la portière. Ma voiture commença à carillonner. — Descends. Je vais la faire vérifier, et je te la rapporte demain. — Glenn… J’employai mon ton le plus cajoleur tout en ouvrant l’enveloppe. Ma protestation s’étouffa. — Hum, bafouillai-je. Il n’essaie pas de me tuer. Il me paie. Glenn se pencha pour voir, et j’inclinai l’enveloppe vers lui. Il laissa échapper un juron étouffé. — Tu crois que ça fait combien ? demanda-t-il quand je la refermai et l’enfournai dans mon sac. — Je parierais sur 18 000 dollars. (J’essayais de fanfaronner, mais mes doigts tremblants ruinèrent un peu l’effet.) C’est ce qu’il m’avait offert pour blanchir son nom. Je repoussai les cheveux de mes yeux et relevai la tête. Ma respiration se bloqua. La Rolls de Trent était visible dans le rétro, garée sur la voie réservée aux pompiers. Elle n’était pas là une minute plus tôt. Du moins, je ne l’avais pas vue. Trent et Jonathan se tenaient à côté. Glenn vit mon regard et se retourna. — Oh, dit-il, puis l’inquiétude plissa le coin de ses yeux. Rachel, je vais à la baraque à billets juste devant… (il l’indiqua du doigt) interroger la dame sur la possibilité d’acheter un lot de tickets pour le pique-nique du BFO de l’année prochaine. (Il hésita, puis referma ma portière avec un claquement sonore ; ses doigts sombres se dessinaient bien sur la peinture rouge éclatante.) Tu tiendras le coup ? — Ouais. (Mes yeux lâchèrent Trent.) Merci, Glenn. S’il me tue, dis à ton père que j’ai adoré la voiture. Une trace de sourire passa sur ses lèvres quand il se détourna. J’observai de nouveau le reflet dans le rétroviseur tandis que le bruit de ses pas s’éloignait. Derrière moi, j’entendis les hurlements des fans. Le match commençait. Je regardai Trent en pleine conversation houleuse avec Jonathan. Il le laissa visiblement furieux, et marcha vers moi d’un pas paisible. Il avait les mains dans les poches et était habillé élégamment. Plus qu’élégamment, en fait, avec un pantalon décontracté, des chaussures confortables, et un pull à torsades contre la fraîcheur de l’air. Le col d’une chemise en soie de la couleur de la nuit en dépassait, contrastant formidablement avec son bronzage. Une casquette en tweed protégeait ses yeux verts et gardait sous contrôle ses cheveux fins. Il ralentit et s’arrêta à côté de moi, ses yeux ne quittant pas les miens ne serait-ce qu’une fois pour regarder la voiture. Il piétinait et se tourna à moitié vers Jonathan resté près de la limousine. Le fait que j’avais aidé à blanchir sa réputation me restait en travers de la gorge. Il avait tué au moins trois personnes en l’espace de six mois – l’une d’elles étant Francis. Et, à présent, j’étais là, assise dans la voiture du sorcier mort. Je ne dis rien et m’accrochai au volant avec ma seule main valide, mon bras cassé serré contre moi. J’essayai de me dire que Trent avait peur de moi. À la radio, un speaker à l’élocution accélérée remplaça la musique, et je baissai le son presque complètement. — J’ai trouvé l’argent, dis-je en guise de salut. Il plissa les yeux pour me regarder, puis se déplaça pour se tenir au niveau du rétroviseur de côté et mettre son visage à contre-jour. — De rien. Je levai la tête. — Je n’ai pas dit merci. — De rien quand même. Mes lèvres se serrèrent. Espèce d’âne. Les yeux de Trent glissèrent vers mon bras. — Quand sera-t-il guéri ? Surprise, je clignai des yeux. — Bientôt. La cassure était nette. (Je touchai l’amulette antidouleur accrochée à mon cou.) Quand même, les muscles étaient un peu abîmés, c’est pour ça que je ne peux pas encore l’utiliser. Mais on m’a dit que je n’aurai pas besoin de rééducation. Je serai de nouveau opérationnelle dans six semaines. — Bien. Très bien. Le commentaire avait été rapide – et fut suivi par un long silence. Assise dans ma voiture, je me demandai ce qu’il voulait. Il avait l’air nerveux, ses sourcils étaient un peu trop levés. Il n’avait pas peur, et il n’était pas inquiet. Je n’arrivais pas à deviner ce qu’il voulait. — Piscary a dit que nos pères avaient travaillé ensemble, avançai-je. Est-ce qu’il mentait ? Le soleil étincela sur les cheveux blonds de Trent lorsqu’il secoua la tête. — Non. Une écharde de glace glissa le long de ma colonne vertébrale. Je me léchai les lèvres et balayai une tache de poussière sur le volant. — Ils faisaient quoi ? demandai-je innocemment. — Venez travailler pour moi, et je vous le dirai. Mes yeux montèrent vers les siens. — Vous êtes un voleur, un tricheur, un assassin – un mec pas joli-joli, dis-je calmement. Je ne vous aime pas. Il haussa les épaules. Ce qui lui donna un air complètement inoffensif. — Je ne suis pas un voleur, dit-il. Et ça ne me dérange pas de vous manipuler lorsque j’ai besoin que vous travailliez pour moi. (Il sourit, découvrant des dents parfaites.) En fait, ça m’amuse. Je sentis mon visage s’échauffer. — Vous êtes si imbu de vous-même, Trent. J’eus envie de passer la marche arrière et de lui rouler sur le pied. Son sourire s’élargit. — Quoi encore ? demandai-je. — Vous m’avez appelé par mon prénom. J’adore ça. J’ouvris la bouche et la refermai. — Alors, faites une fête et invitez le pape. Mon père a peut-être travaillé pour le vôtre, mais vous n’êtes qu’une ordure, et les seules raisons pour lesquelles je ne vous jette pas votre argent en travers de la figure, c’est : a, que je l’ai gagné ; et b, qu’il faut bien que je vive pendant que je me remets des blessures reçues en sauvant vos fesses de la prison ! Ses yeux brillaient d’amusement, et ça me rendait furieuse. — Merci d’avoir blanchi mon nom. Il s’apprêtait à toucher ma voiture, mais s’arrêta quand je lançai un vilain grognement d’avertissement. Il camoufla son geste en se tournant pour voir si Jonathan avait bougé. Il était toujours au même endroit. Glenn aussi nous surveillait. — Laissez tomber, d’accord ? J’ai couru après Piscary pour sauver ma mère, pas vous. — Peu importe. Merci. Et si ceci peut signifier quelque chose, je suis désolé de vous avoir mise dans cette fosse à rats. Je renversai la tête pour mieux le voir, tenant mes cheveux à l’écart de mes yeux sous le vent qui s’était mis à souffler. — Et vous croyez que c’est important pour moi ? lançai-je sèchement. Puis je plissai les yeux. Il sautillait presque. Qu’est-ce qui lui arrivait ? — Poussez-vous, dit-il finalement en montrant des yeux la place passager vide. Je le regardai sans comprendre. — Quoi ? Ses yeux allèrent jusqu’à Jonathan puis revinrent sur moi. — Je veux conduire votre voiture, alors poussez-vous. Jon ne me laisse jamais conduire. Il dit que ce n’est pas digne de moi. (Il regarda aussi vers Glenn qui rôdait près d’un poteau.) À moins que vous préfériez être reconduite par un lieutenant du BFO qui respecte les limites de vitesse ? La surprise tint la colère à l’écart de ma voix. — Vous savez conduire avec une boîte manuelle ? — Mieux que vous. Je regardai Glenn, puis de nouveau Trent, et m’enfonçai lentement dans mon siège. — Je vais vous dire. (Je haussai les sourcils.) Vous pouvez me reconduire si nous restons sur un seul sujet durant tout le trajet. — Votre père ? devina-t-il, et je hochai la tête. Je commençais à savoir m’y prendre pour ces marchés avec un démon. Trent remit les mains dans ses poches et se balança d’avant en arrière, réfléchissant. Abandonnant sa contemplation du ciel bleu, il acquiesça. — Je n’y crois pas, murmurai-je en balançant mon sac à l’arrière et en passant maladroitement par-dessus le levier de vitesse pour m’asseoir sur l’autre siège. Je rassemblai mes cheveux en un vague chignon et les enfermai sous ma casquette rouge des Hurleurs pour me prémunir contre le vent. Glenn avait commencé à avancer, pour ralentir quand je lui fis au revoir de la main. Il secoua la tête d’incrédulité, fit demi-tour et retourna dans le stade. Je mis ma ceinture tandis que Trent ouvrait la portière et se glissait derrière le volant. Il ajusta les rétros et fit rugir le moteur deux fois avant d’embrayer et de passer la première. Je me calai contre le tableau de bord, mais il déboîta en douceur, comme s’il avait conduit des voitures toute sa vie. Pendant que Jonathan s’empressait de monter dans la limousine, je risquai un œil vers Trent. Mes yeux s’étrécirent quand il prit sur lui de régler la radio après s’être arrêté à un feu, ne redémarrant même pas quand celui-ci passa au vert. J’étais prête à lui envoyer une claque pour oser jouer avec ma radio quand il trouva une station qui passait du Takata et monta le son. Irritée, j’appuyai quand même sur le bouton pour mémoriser la station. Le feu passa du vert à l’orange, et il lança la voiture sur le croisement, passant juste avant les voitures qui venaient de démarrer, au milieu de bruits de pneus et de Klaxon. Les dents serrées, je me jurai de traîner ses fesses devant les tribunaux s’il cassait ma voiture avant que j’aie eu l’occasion de le faire moi-même. — Je ne retravaillerai pas pour vous, dis-je tandis qu’il adressait un signe de la main amical aux conducteurs derrière nous et se fondait dans la circulation de la voie express. Ma colère chancela quand je compris qu’il avait volontairement attendu le feu orange pour que Jonathan soit forcé d’attendre jusqu’au prochain feu vert. Je le regardai, incrédule. Voyant que j’avais compris, il enfonça l’accélérateur. Un frisson d’excitation me traversa quand il me lança un sourire rapide. Le vent entraînait ses cheveux courts qui cachaient le vert de ses yeux. — Si ça vous aide à dormir, mademoiselle Morgan, continuez à le croire. Le vent me gifla et je fermai les yeux sous le soleil, sentant l’asphalte vibrer jusqu’au fond de mes os. Demain, je penserai à la façon de me sortir de mon marché avec Algaliarept, d’enlever sa marque, de libérer Nick de son lien de familier, et de vivre avec un vampire qui essayait de cacher qu’il pratiquait de nouveau. Mais, pour le moment, j’étais la passagère du célibataire le plus puissant de Cincinnati, et j’avais dans ma poche 18 006 dollars et quelque 57 cents. Et personne n’allait nous empêcher de dépasser la vitesse autorisée. Pas trop mal pour le travail d’une semaine, tout bien considéré. Fin du tome 2