Pour Jaime Levine, la « marraine féerique » de ce cycle, qui a pris La Saga des Sept Soleils sous son aile éditoriale… tout en aimant l’histoire comme une vraie fan. Avant-propos LE POINT SUR L’HISTOIRE Dans les ruines de la défunte civilisation des Klikiss, les xéno-archéologues Margaret et Louis Colicos ont découvert une technologie étrangère permettant de créer de nouveaux soleils en enflammant des géantes gazeuses. Parmi les spectateurs de la première expérience du « Flambeau klikiss » se trouvent Basil Wenceslas, président de la Ligue Hanséatique terrienne (ou Hanse), et Adar Kori’nh, chef des armées de l’Empire ildiran, vaste mais stagnant. Bien qu’ils les aient aidés à coloniser le Bras spiral, les Ildirans considèrent les humains comme des arrivistes. Ils estiment que l’expérience du Flambeau klikiss relève du pur orgueil, et qu’elle est de surcroît inutile puisque les mondes disponibles à la colonisation sont nombreux. Lorsque la géante gazeuse Oncier s’effondre pour former un soleil compact, des comptes-rendus de l’événement sont instantanément transmis à travers la galaxie par Beneto. Le prêtre Vert a une relation symbiotique avec les « arbremondes » semi-conscients issus de la planète forestière Theroc. Véritables terminaux vivants, les prêtres Verts peuvent envoyer leurs pensées n’importe où, par l’intermédiaire du réseau de la « forêt-monde » ; ils fournissent ainsi la seule forme de communication instantanée sur de vastes distances. Au terme de l’expérience d’Oncier, les observateurs aperçoivent un groupe de sphères de diamant fuir la géante gazeuse à une vitesse incroyable ; mais les scientifiques interprètent cela comme un effet secondaire imprévu du Flambeau klikiss. Sur Terre, le Vieux roi Frederick, figure emblématique du pouvoir de la Hanse, fait célébrer la réussite de l’expérience, tandis qu’Adar Kori’nh revient à Mijistra, la capitale d’Ildira, faire son rapport à son souverain tout-puissant, le Mage Imperator. La mention des globes de diamant perturbe grandement ce dernier. Pendant ce temps, le Premier Attitré Jora’h, fils aîné du Mage Imperator, invite Reynald, l’héritier humain du trône de Theroc, à assister à une représentation de la grandiose épopée de La Saga des Sept Soleils. En gage d’amitié, il lui propose que deux prêtres Verts viennent sur Ildira étudier La Saga. La forêt-monde a toujours soif de compléter ses connaissances historiques via ses intermédiaires humains. Puis Reynald quitte Ildira pour se rendre à une entrevue secrète avec les Vagabonds, des gitans de l’espace farouchement indépendants menés par la vieille Oratrice Jhy Okiah et Cesca Peroni, sa ravissante protégée. Ils discutent d’une éventuelle alliance dans l’intention de maintenir leur liberté face à la tentaculaire Hanse. Reynald va jusqu’à suggérer un mariage avec Cesca, mais celle-ci est déjà fiancée avec Ross Tamblyn, gérant de la station d’écopage du Ciel Bleu. Dans les nuages de la géante gazeuse Golgen, Ross Tamblyn rencontre son petit frère Jess venu le voir sur la station du Ciel Bleu. Les stations d’écopage des Vagabonds raffinent les gaz qu’elles écument pour en extraire l’« ekti », un allotrope d’hydrogène servant de carburant interstellaire. Jess a apporté des messages et des cadeaux de sa famille, notamment de sa petite sœur Tasia. Malgré leur amitié fidèle, la discussion des deux frères a un ton quelque peu amer, car Jess et Cesca sont tombés profondément amoureux l’un de l’autre. Ross, lui, l’ignore. Jess repart pour Rendez-Vous, la capitale gardée secrète des Vagabonds. Les Vagabonds réalisent d’énormes profits en occupant des niches économiques à haut risque, mais, à cause de leur tendance opiniâtre au secret, ils ne sont guère appréciés par la Hanse. Lorsque le général Kurt Lanyan, commandant en chef des Forces Terriennes de Défense (ou FTD), entend parler d’un Vagabond devenu pirate, il utilise comme appât la négociante Rlinda Kett et son ex-mari Branson Roberts, dans l’intention de le capturer et de l’exécuter. Gênée par la justice brutale de Lanyan, Rlinda voyage jusqu’à Theroc, où elle espère faire commerce de denrées exotiques. Mère Alexa et Père Idriss, les parents de Beneto et Reynald, ne sont pas intéressés ; ce qui n’est pas le cas de leur fille aînée Sarein, naguère maîtresse du président Wenceslas. Après avoir conclu un marché avec Sarein, Rlinda accepte de transporter deux prêtresses Vertes theroniennes (la sévère Otema et sa jeune assistante Nira) sur Ildira, où elles pourront étudier La Saga des Sept Soleils. Plus tard, au Palais des Prismes, le Premier Attitré Jora’h tombe amoureux de Nira – tandis que le Mage Imperator regarde les prêtresses Vertes comme s’il s’agissait de simples spécimens… Sur Terre, les impairs commis par le Vieux roi Frederick amènent le président Wenceslas et les administrateurs de la Hanse à lui chercher un remplaçant en secret. Ils mettent la main sur un gamin des rues débrouillard, Raymond Aguerra, organisant l’incendie de son immeuble afin d’effacer les traces de son existence – et tuant sa famille. On modifie l’apparence du jeune homme ; devenu le « prince Peter », il est instruit dans son nouveau rôle par OX, un comper (ou robot compagnon) de modèle Précepteur. À la suite de l’expérience réussie du Flambeau klikiss, Margaret et Louis Colicos ouvrent un chantier de fouilles sur Rheindic Co, une planète désertique où se trouvent d’anciennes cités des Klikiss. Les seuls vestiges en fonctionnement de la civilisation défunte sont des robots massifs insectoïdes ; ceux-ci affirment que leur mémoire a été effacée il y a longtemps. Trois des antiques machines accompagnent les Colicos sur le site, dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur leur passé. L’équipe archéologique comprend un comper, DD, et un prêtre Vert, Arcas. Dans les ruines, Louis découvre une étrange « fenêtre de pierre » vierge, reliée à une machine éteinte. Pendant que Louis étudie celle-ci, Margaret travaille à déchiffrer les hiéroglyphes klikiss… Sur Golgen, de mystérieuses tempêtes d’éclairs s’élèvent des profondeurs de l’atmosphère, au large de la station du Ciel Bleu. Puis de monstrueux vaisseaux cristallins émergent des nuages, identiques aux globes entrevus sur Oncier après l’expérience du Flambeau. Les gigantesques « orbes de guerre » détruisent la station d’écopage, envoyant Ross Tamblyn à la mort, des milliers de kilomètres sous les nuages… Les sphères extraterrestres apparaissent également sur Oncier et anéantissent une station scientifique, laissée là pour observer l’étoile nouveau-née. Ensuite, elles détruisent des stations d’écopage de Vagabonds sur plusieurs géantes gazeuses, sans jamais poser de conditions ni montrer de pitié. Ces attaques inattendues prennent de court la Hanse et les Vagabonds. Basil Wenceslas discute de cette menace avec le général Lanyan. Le Vieux roi Frederick se charge de recruter dans la population de nouveaux soldats pour les FTD. Impulsive, Tasia Tamblyn fait vœu de venger son frère ; elle s’enfuit pour rejoindre l’armée terrienne, en compagnie de son comper EA. Accablé de douleur, le père de Jess et de Tasia meurt d’une attaque, laissant Jess en charge de l’affaire familiale. Bien que la mort de Ross permette à celui-ci et Cesca de s’aimer librement, ils refusent de profiter de cette tragédie. Sur Ildira, la prêtresse Verte Nira passe beaucoup de temps avec Jora’h. Bien qu’il ait de nombreuses partenaires officielles et soit destiné à devenir le prochain souverain ildiran, le Premier Attitré tombe sincèrement amoureux de Nira. Dio’sh, un historien ildiran, a découvert des documents dissimulés qui prouvent l’existence d’un conflit avec des extraterrestres tapis dans les géantes gazeuses, appelés hydrogues. Mais toutes les mentions de cette guerre ont été censurées, afin qu’elle n’apparaisse pas dans La Saga. Dio’sh rapporte sa découverte au Mage Imperator. Le souverain tue l’historien indiscret, avec ces mots : « Je voulais qu’elle reste secrète. » Sur Terre, les FTD construisent de nouveaux bâtiments de guerre pour prévenir la menace extraterrestre. Ils réquisitionnent également les vaisseaux civils, et Rlinda Kett doit livrer tous ses navires marchands à l’exception de son Curiosité Avide. À l’entraînement militaire, Tasia Tamblyn surpasse les recrues venues de la Terre. Son ami le plus proche est Robb Brindle. La succession d’attaques a mis les Vagabonds en émoi. La plupart des familles décident de cesser l’écopage d’ekti. Jess Tamblyn assiste à une réunion clanique afin de voir Cesca. Exaspéré par l’attentisme de ses pairs, il décide de frapper l’ennemi lui-même. Il rassemble des ouvriers loyaux et retourne sur Golgen, où les hydrogues ont détruit la station du Ciel Bleu. Ils modifient l’orbite de comètes et les envoient, tels des missiles de glace, percuter la géante gazeuse avec la force de bombes atomiques. Sur Terre, un chercheur en robotique piège dans son laboratoire Jorax, un robot klikiss, dans l’espoir de s’approprier de nouvelles technologies. Lorsqu’il tente de le disséquer, Jorax le tue. « Il y a des choses que tu n’as pas le droit de savoir. » Par la suite, il déclare que le scientifique a involontairement activé un sous-programme d’autodéfense. Puis Jorax exige que les robots klikiss soient traités en forme de vie souveraine, et le roi interdit toute tentative de dissection. Pendant ce temps, Beneto apprend que Talbun, un vieux prêtre Vert, souhaite être remplacé sur une petite colonie du nom de Corvus. Il accepte avec joie, bien que Mère Alexa et Père Idriss aient imaginé une position plus enviable pour leur fils. Son adorable petite sœur, Estarra, garçon manqué qui adore explorer la forêt avec lui, lui fait de tristes adieux. Sur Corvus, Talbun veille à ce que Beneto apprenne tout ce qu’il y a à savoir pour sa tâche à venir, avant de s’autoriser à mourir, offrant sa dépouille à la forêt-monde. Sur Ildira, l’exploration du Palais des Prismes amène Nira à rencontrer un autre fils du Mage Imperator, le sinistre Udru’h, l’Attitré de Dobro. Celui-ci l’interroge sur son pouvoir télépathique de prêtresse Verte. Puis l’Attitré va rapporter à son père les expériences secrètes d’hybridation entre des Ildirans et des prisonniers humains menées sur Dobro. Le souverain manifeste son impatience : le retour des hydrogues ne leur laisse que peu de temps pour créer un être possédant les caractéristiques nécessaires pour sauver l’Empire. Udru’h suggère que Nira pourrait posséder l’ADN qu’ils convoitent. Pendant ce temps, Kori’nh, l’adar (ou commandant en chef) de la Marine Solaire ildirane, ordonne à ses officiers de s’entraîner avec l’aide des exercices militaires humains. La plupart d’entre eux, très traditionalistes, utilisent avec réticence ces nouvelles techniques. Mais Zan’nh, le fils aîné du Premier Attitré Jora’h, fait montre d’un grand esprit inventif. Kori’nh élève Zan’nh au rang de tal, à la place d’un vieux sous-commandant, qu’il rétrograde. La Marine Solaire se rend sur Qronha 3, une géante gazeuse abritant la dernière cité d’extraction d’ekti dirigée par les Ildirans. Bientôt, des orbes de guerre attaquent l’usine, et la Marine Solaire engage une bataille féroce. L’armement hydrogue s’avère largement supérieur. Le sous-commandant disgracié lance alors son vaisseau dans une attaque suicide contre l’un des orbes de guerre, détruisant ce dernier et permettant au reste de la flotte de battre en retraite avec les rescapés de la cité des nuages. Au cours des milliers d’années chroniquées dans La Saga des Sept Soleils, aucun Ildiran n’a jamais vécu défaite si terrible et humiliante. Sur Terre, Raymond Aguerra poursuit sa formation pour devenir le prochain monarque, sous la férule de OX. D’abord étourdi par le brusque changement de son mode de vie – de la dureté de la rue au luxe du palais –, il ne tarde pas à ruer dans les brancards. Horrifié, il découvre que la Hanse a causé le terrible incendie qui a tué sa famille, et prend conscience qu’il doit se montrer très prudent. Dès qu’il apprend que les créatures des abysses gazeux ont également attaqué les Ildirans, le président Wenceslas va rencontrer le Mage Imperator à Mijistra afin de proposer une alliance. Quant aux hydrogues, ils n’ont jamais répondu aux demandes de négociation. Tandis que Basil se trouve sur Ildira, un orbe de guerre se met en orbite autour de la Terre, et un émissaire exige de parler au roi Frederick. Paniqué, le vieux souverain tente d’entrer en contact avec Basil par l’intermédiaire d’un prêtre Vert. Confiné dans un vaisseau pressurisé, l’émissaire apprend au roi que le Flambeau klikiss a annihilé l’une des planètes hydrogues, massacrant des millions de personnes. Frederick s’excuse pour ce génocide commis par inadvertance, mais l’hydrogue est venu pour lancer un ultimatum : tout écopage d’ekti doit cesser. Cela implique le tarissement du carburant des propulseurs interstellaires ildirans, seul moyen connu de voyager dans l’espace. Frederick tente de plaider sa cause, mais l’émissaire fait détoner son vaisseau pressurisé, tuant le roi et tous ceux présents dans la salle du Trône. Basil revient en hâte sur Terre pour avertir Raymond qu’il doit monter sur le trône immédiatement. Après l’annonce de la cérémonie de couronnement, « le prince Peter » fait un discours où il repousse l’ultimatum hydrogue et réaffirme le droit des humains à prendre tout l’ekti nécessaire à leur survie. Il dépêche la nouvelle flotte de guerre sur Jupiter afin de protéger les moissonneurs d’ekti de la Hanse. Tasia Tamblyn et Robb Brindle font partie du voyage. Les vaisseaux de protection restent en alerte rouge. Tout est tranquille pendant plusieurs jours, puis une flotte massive d’orbes de guerre fend les couches nuageuses de Jupiter et engage le combat. Tasia et Robb survivent, mais les vaisseaux des FTD, battus, doivent s’enfuir tant bien que mal… Avant que quiconque ait pu entendre parler de cette humiliante défaite, Basil Wenceslas organise le spectacle du couronnement du prince Peter. Ce dernier, dissimulant mal sa haine envers le président, a été drogué pour s’assurer de sa coopération durant la cérémonie. Avec une fierté feinte, Basil promet au nouveau roi une épouse, s’il se conduit bien… Sur Ildira, le Mage Imperator décide de hâter ses plans. Nira a découvert qu’elle est enceinte de l’enfant du Premier Attitré, mais avant d’avoir pu lui annoncer la nouvelle, le Mage Imperator envoie Jora’h en mission diplomatique sur Theroc. Alors, dans le silence de la période de repos, des gardes viennent capturer Nira. Devant les yeux de la jeune fille, ils poignardent Otema, trop âgée pour être utilisée dans les camps d’élevage. Nira est livrée au malfaisant Attitré de Dobro pour ses expériences génétiques. L’espèce humaine entrera dans une période difficile, à moins qu’elle puisse trouver d’autres moyens de produire le carburant interstellaire. L’Oratrice Jhy Okiah encourage les Vagabonds à trouver une alternative à l’écopage d’ekti désormais interdit sur les géantes gazeuses. Puis elle abdique en faveur de Cesca Peroni. Jess Tamblyn découvre que la femme qu’il aime est à présent plus loin de lui que jamais. Sur Rheindic Co, les Colicos découvrent que la « fenêtre de pierre » est en fait une porte dimensionnelle servant de système de transport. Les robots klikiss continuent d’affirmer ne rien se souvenir d’utile, mais Margaret parvient à traduire le langage ancien : les robots semblent avoir été en partie responsables de la disparition de leurs créateurs, et ont participé à une guerre impliquant les hydrogues et les Ildirans. Ébranlé par cette nouvelle, le couple revient en hâte au campement – pour trouver Arcas assassiné, son petit bosquet d’arbremondes détruit, et toutes les communications coupées. Les robots klikiss sont introuvables. Avec l’aide de leur comper DD, Margaret et Louis se barricadent dans la cité troglodyte, mais les robots klikiss traversent le barrage. Ils capturent DD, qui tente de s’interposer, en prenant soin de ne pas le blesser. Alors que tout semble perdu, Louis active la fenêtre de pierre, ouvrant une porte sur un monde inconnu. Il pousse Margaret à l’intérieur, mais avant qu’il ait pu la rejoindre, la porte se referme, le laissant face aux robots. Le vieux xéno-archéologue connaît trop de secrets sur eux. Lorsqu’il leur rappelle qu’ils ont toujours clamé ne rien se souvenir de leur passé, les robots répondent simplement : « Nous avons menti. » 1 JESS TAMBLYN Les géantes gazeuses éparpillées dans le Bras spiral recelaient des secrets, des dangers… et un trésor. Pendant un siècle et demi, le carburant interstellaire qu’elles contenaient avait représenté une manne pour les Vagabonds. Mais, cinq ans auparavant, tout avait changé. Les hydrogues avaient revendiqué les géantes gazeuses et, tels des chiens de garde, interdit à toutes les stations d’écopage d’approcher leur territoire. L’embargo avait restreint non seulement l’économie des Vagabonds, mais aussi celles de la Ligue Hanséatique terrienne et de l’Empire ildiran. Certains, courageux ou stupides, avaient défié l’ultimatum hydrogue et l’avaient payé de leur vie. Des dizaines de stations d’écopage avaient été détruites. Rien ne pouvait arrêter ces créatures impitoyables surgies des abysses des géantes gazeuses. Mais, confrontés à des situations désespérées, les Vagabonds ne renonçaient jamais. Bien au contraire, ils changeaient de tactique, survivant – et prospérant – grâce à leur capacité d’innovation. « La vieille Oratrice nous assurait toujours que le défi redéfinit les paramètres du succès », dit Jess Tamblyn sur la fréquence commune. Il maintenait son vaisseau de surveillance au-dessus de Welyr. La géante gazeuse paraissait paisible, mais il ne fallait pas s’y fier. « Bon sang, Jess, transmit Del Kellum avec un soupçon d’ennui, si je voulais être dorloté, je vivrais sur Terre ! » Kellum, un industriel et chef de clan d’âge mûr, était très impliqué dans l’opération. Il lança un signal aux vaisseaux, qui convergèrent rapidement en piqué. Accompagné d’une myriade d’appareils de surveillance, le groupe de stations d’écopage « blitzkrieg » se rassembla à une distance de sécurité – du moins l’espéraient-ils – de la planète cuivrée. Personne ne connaissait la portée des détecteurs d’intrusion hydrogues, mais cela faisait longtemps que les voleurs de nuages prenaient de tels risques. Au final, toute vie est un pari, et la civilisation humaine ne pouvait perdurer sans carburant interstellaire. Les pilleurs allumèrent leurs gigantesques écopeuses garnies de réservoirs, prêts à plonger dans les épais bancs nuageux. Frapper et fuir. Les propulseurs gonflés à bloc se mirent à rougeoyer, et les pilotes à transpirer. Parés. Seul dans le cockpit de son vaisseau de surveillance, Jess fit jouer ses mains sur le tableau de bord. « Préparez-vous à converger. Foncez, avalez tout ce que vous pouvez, et filez vous mettre à l’abri. On ne sait pas combien de temps ces salopards d’hydreux vont nous laisser. » Les gros vaisseaux d’écopage accusèrent réception, puis se laissèrent tomber comme des faucons sur une proie. Ce qui était jadis un processus industriel banal s’était mué en opération commando. Lorsqu’ils s’étaient heurtés à la menace hydrogue, les ingénieurs avaient conçu de nouveaux modèles de stations d’écopage. En cinq ans, ils avaient accompli des progrès considérables. Leurs écopeuses blitzkrieg possédaient des propulseurs géants, des réacteurs d’ekti plus efficaces, et des réservoirs qui pouvaient se détacher comme des grappes de raisins. Chaque fois qu’un réservoir était rempli, on le lançait vers un point de récupération. Cela permettait de transporter l’ekti au fur et à mesure, sans crainte de perdre la cargaison entière si – quand – les hydrogues décidaient d’attaquer. « La Grosse Dinde croit que nous sommes des bandits sans ressources, transmit Kellum. Faisons en sorte de donner aux hydreux la même impression, bon sang ! » La Hanse – la « Grosse Dinde » – et l’Empire ildiran payaient chèrement chaque goutte de carburant. À mesure que l’approvisionnement en ekti avait diminué, année après année, les prix s’étaient envolés, en proportion du risque que prenaient les Vagabonds. Cinq écopeuses se dispersèrent au cœur des nuages de Welyr, à la rencontre de ses tempêtes et de ses brises impalpables. Leurs gueules en forme d’entonnoir grandes ouvertes, elles plongèrent à travers les systèmes cycloniques. Elles engouffraient les gaz, les compressaient dans leurs réservoirs, tandis que les réacteurs d’ekti auxiliaires traitaient l’hydrogène qu’ils contenaient. Tout à sa mission de surveillance, comme la vigie d’un ancien vaisseau pirate, Jess dispersa des détecteurs dans les nuages denses de Welyr. Ceux-ci repéreraient n’importe quel vaisseau s’élevant des profondeurs. L’alarme ne leur offrirait que quelques minutes de sursis, mais il n’en fallait pas davantage pour que les têtes brûlées des écopeuses battent en retraite. Jess savait que combattre n’amenait rien de bon. La Marine Solaire ildirane et les Forces Terriennes de la Hanse l’avaient amplement démontré. Au premier signe de l’ennemi, ses écopeuses clandestines fileraient avec tout l’ekti dont elles auraient pu s’emparer. La première écopeuse blitzkrieg avait rempli un réservoir. Elle s’éleva pour s’en délester, laissant un sillage de fumée dans l’air raréfié. Une acclamation tonitruante résonna à la radio, et les Vagabonds, portés par la compétition, se défièrent les uns les autres. Le réservoir, lancé sur une trajectoire automatique, quitta l’attraction de Welyr pour se diriger vers son point de rendez-vous. Hors de danger. Autrefois, les stations d’écopage dérivaient tranquillement dans les nuages, telles des baleines se nourrissant de plancton. Ross, le frère de Jess, avait dirigé la station du Ciel Bleu, sur Golgen ; il possédait un excellent sens des affaires, et l’avenir lui souriait. Sans crier gare, les hydrogues avaient anéanti son usine et tué tout son équipage. Jess contrôla les infos envoyées par ses capteurs engloutis. Bien qu’ils n’aient détecté aucune turbulence douteuse, il ne laissa pas son attention fléchir. La quiétude de Welyr était trompeuse. Chaque homme à bord des écopeuses était tendu, sachant qu’ils tentaient le sort et que certains d’entre eux mourraient sans doute dès l’arrivée des hydrogues. L’appareil de Kellum lança un réservoir rempli. « En voilà un deuxième. De l’ekti de qualité supérieure ! » Bientôt, chacune des cinq écopeuses blitzkrieg avait éjecté une cargaison d’ekti. Les pilleurs se trouvaient sur Welyr depuis moins de trois heures, et déjà leur butin était appréciable. « Voilà un bon moyen de faire un pied de nez à ces hydreux, poursuivit Kellum, trompant son angoisse par le bavardage radio… Bien que j’aurais préféré leur envoyer quelques comètes comme tu l’as fait sur Golgen, Jess. » Le jeune Tamblyn eut un sourire amer. Son bombardement cométaire avait fait de lui un héros chez les Vagabonds. Il espérait que sa contre-attaque avait rendu la planète géante inhabitable. « J’ai seulement suivi mon Guide Lumineux », répondit-il. Aujourd’hui, de nombreux clans le sollicitaient pour poursuivre les représailles contre l’interdiction édictée par les hydrogues. « Toi et moi avons beaucoup en commun, dit Kellum sur un ton de conspirateur, à présent qu’il était passé sur une fréquence privée. Si jamais tu décides d’entreprendre un autre bombardement, puis-je te suggérer cet endroit comme cible ? — Qu’est-ce que tu as contre Welyr ? (Puis Jess se souvint.) Ah, tu comptais te marier avec Shareen, du clan Pasternak. — Oui, bon sang ! » Shareen Pasternak avait commandé une station d’écopage sur Welyr. Jess se rappelait qu’elle possédait un sens de l’humour sarcastique et une langue bien pendue, mais Kellum avait été heureux avec elle. Cela aurait été un mariage de secondes noces pour chacun d’eux. Mais la station de Shareen comptait parmi les premières pertes de la guerre. Les écopeuses blitzkrieg lancèrent trois autres réservoirs d’ekti. Trish Ng, une femme pilote d’un vaisseau de surveillance, interrompit la conversation par un appel frénétique : « Les balises de détection ! Vérifie tes relevés, Jess. » Celui-ci perçut une minuscule anomalie dans le bruit de fond normal. « C’est juste un éclair. Pas de panique, Ng. — Cet éclair se répète toutes les trente et une secondes, avec la régularité d’une horloge. (Elle attendit le coup suivant.) Jess, il s’agit d’un signal artificiel, envoyé en boucle et réfléchi sur nous. Les hydreux ont dû déjà détruire les balises. C’est une ruse. » Jess regarda, et la vérité lui apparut. « On n’aura pas d’autre avertissement. Que chacun remballe ses affaires et file d’ici. » Comme s’ils venaient de comprendre qu’ils étaient découverts, sept immenses orbes de guerre émergèrent des profondeurs nuageuses de Welyr tels des léviathans meurtriers. Sans hésiter, les Vagabonds se replièrent en désordre. Un bourdonnement d’infrasons jaillit des globes ; les excroissances pyramidales saillant de leur coque cristalline crépitèrent d’éclairs bleutés. Tous les pilotes intrépides des écopeuses avaient déjà vu l’effet de leurs armes. Kellum projeta quatre réservoirs vides en direction des orbes de guerre les plus proches. « Essayez donc d’avaler ça ! » Jess cria par radio : « Ne reste pas là ! » La diversion de Kellum fit son office. Les extraterrestres prirent pour cible les projectiles vides, laissant aux écopeuses blitzkrieg quelques secondes supplémentaires pour s’échapper. Les Vagabonds allumèrent leurs propulseurs, et quatre des cinq engins s’arrachèrent le long d’une trajectoire d’évitement. Mais l’un d’eux demeura immobile un instant de trop, et un tir ennemi le mit en pièces. Les cris de l’équipage remplirent la fréquence partagée avant de s’interrompre l’instant suivant. « Allez, allez ! cria Jess. Dispersez-vous et fichez le camp de là. » Les récolteurs d’ekti se dispersèrent comme une nuée d’insectes. Les réservoirs, à pilotage automatique, se dirigeaient vers des coordonnées préprogrammées, où les commandos pourraient récupérer leur butin quand ils le souhaiteraient. Les orbes de guerre s’élevèrent, poursuivant leurs tirs dans l’espace. Ils détruisirent un vaisseau de surveillance retardataire, mais les autres parvinrent à s’échapper. Les globes rôdèrent au-dessus de l’atmosphère un moment, telle une meute de loups, avant de redescendre lentement au sein des tempêtes de Welyr. Bien que peinés par la perte d’une écopeuse blitzkrieg et d’un vaisseau de surveillance, les récolteurs estimaient déjà la quantité d’ekti prélevée, et calculaient combien cela rapporterait sur le marché. Seul dans son cockpit, Jess secoua la tête. Que nous est-il arrivé, pour que nous nous réjouissions de ce que nos pertes n’aient pas été « trop mauvaises » ? 2 LE ROI PETER C’était une réunion d’urgence au sommet, comme il y en avait souvent depuis le début des attaques hydrogues. Mais, cette fois, le roi Peter insista pour qu’elle se tienne dans la pièce du Palais des Murmures de son choix. Cette salle de banquet annexe ne présentait pas d’importance particulière pour lui ; simplement, il désirait marquer son indépendance… et par la même occasion ennuyer Basil Wenceslas. Ses yeux artificiellement bleuis étincelèrent lorsqu’ils croisèrent le regard dur du président. — Vous répétez sans cesse que mon règne est fondé sur les apparences, Basil. N’est-il pas opportun que je rencontre mon état-major au Palais, et non à votre convenance au siège de la Hanse ? Peter savait que Basil détestait qu’il utilise ses propres tactiques à son encontre. L’ancien Raymond Aguerra avait appris à jouer son rôle mieux que la Hanse ne l’avait prévu. L’expression blasée que Basil s’était composée avait clairement pour but de lui rappeler qu’en tant que président de la Ligue Hanséatique terrienne, il avait géré pire problème que les humeurs d’un jeune roi. — Votre présence à cette séance n’est qu’une formalité, Peter. En réalité, nous n’avons pas besoin de vous. Peter savait reconnaître un bluff. — Si vous pensez que les médias ne remarqueront pas mon absence à une réunion de crise, alors j’irai nager avec mes dauphins. Il connaissait son peu d’importance et insistait, juste un brin, chaque fois qu’il le pouvait. Cependant, il sous-estimait rarement les limites de Basil, et menait chacune de ces petites batailles avec subtilité. Et il savait quand s’arrêter. Finalement, Basil prétendit que cela n’importait pas. Ses principaux conseillers – un petit cercle de porte-parole, d’experts militaires et de fonctionnaires de la Hanse qu’il avait triés sur le volet – se réunirent derrière des portes closes, autour d’une table éclairée par des chandeliers. Un déjeuner léger fut servi, tandis que des serviteurs silencieux plaçaient en hâte des bouquets sur la table, des serviettes damassées et de l’argenterie. Trois fontaines glougloutaient dans des alcôves. Peter s’assit en bout de table dans un fauteuil tarabiscoté. Fort de son rôle, il écouta dans un silence respectueux le président énoncer l’ordre du jour. La chevelure gris acier de Basil était impeccablement coupée et peignée. Son costume était chic mais confortable, et la souplesse de ses mouvements démentait ses soixante-treize ans. Il avait mangé frugalement lors du repas, et n’avait bu que de l’eau glacée et du café à la cardamome. Il balaya du regard ses conseillers, les amiraux et les ambassadeurs des colonies. — J’ai besoin d’une estimation précise de l’état de nos colonies hanséatiques, dit-il. Depuis que les hydrogues ont tué le roi Frederick et lancé leur ultimatum sur l’écopage d’ekti, il y a cinq ans, nous avons eu largement le temps de tirer des conclusions et d’établir des prévisions. (Il regarda d’abord le commandant des Forces Terriennes de Défense. En tant que président de la Hanse, Basil était son chef de facto.) Général Lanyan, quelle est votre évaluation d’ensemble ? Le général écarta d’un geste le pad électronique contenant des statistiques et autres chiffres que lui tendait un assistant. — C’est assez simple, monsieur le Président : nous sommes dans les ennuis jusqu’au cou, bien que la flotte maintienne un rationnement de carburant rigoureux depuis le début de la crise. Sans ces mesures très impopulaires… Peter l’interrompit. — Les émeutes ont causé autant de dégâts que la pénurie, en particulier dans les nouvelles colonies. Nous avons déjà déclaré la loi martiale sur quatre mondes. Les gens souffrent et sont affamés. Ils pensent que je les ai abandonnés. Il jeta un œil à son assiette, où reposaient des tranches de viande et un fruit multicolore. Sachant ce que son peuple endurait, il décida qu’il n’avait plus d’appétit. Arrêté au milieu de sa phrase, Lanyan regarda le roi sans réagir, puis tourna son attention vers Basil. — Comme je le disais, monsieur le Président, les mesures d’austérité nous ont permis de maintenir la plupart des services les plus importants. Toutefois, nos réserves diminuent. Tyra Cheval Courant, l’un des ambassadeurs planétaires, repoussa son assiette de côté. Peter tâcha de se rappeler la colonie qu’elle représentait. Était-ce Rhejak ? — L’hydrogène est l’élément le plus répandu dans l’univers. Pourquoi ne pas se contenter d’en prendre ailleurs ? — L’hydrogène concentré n’est pas aussi accessible ailleurs, répondit l’un des amiraux. Les géantes gazeuses constituent les meilleurs réservoirs. Avec sa peau blanche et ses traits de patricien, l’ambassadeur de Relleker était l’image vivante de ces statues de style classique qui ornaient les murs de la petite salle de banquet. — Les Vagabonds continuent de nous fournir de l’ekti grâce à leurs techniques d’extraction hautement dangereuses, annonça-t-il d’un ton qui se voulait optimiste. Laissons-les prendre les risques à notre place. — De toute façon, il n’existe pas d’autre carburant pour aller plus vite que la lumière. Nous avons essayé toutes les alternatives, fit un autre émissaire. Nous dépendons totalement du ravitaillement des Vagabonds. Maussade, Lanyan secoua la tête. — Leurs livraisons actuelles ne couvrent même pas les exigences minimales de la flotte militaire, sans compter les besoins publics et civils. Il nous faudra peut-être imposer des mesures d’austérité plus poussées. — Quelles mesures plus poussées ? dit l’émissaire de Ramah à la peau foncée. Voici des mois que l’on n’a pas reçu de fournitures. Ni médicaments, ni nourriture, ni matériel. Nous avons augmenté nos rendements agricoles et miniers, mais notre infrastructure ne nous permet pas de survivre en autarcie. — La plupart d’entre nous se trouvent dans la même situation, dit le représentant de Dremen à la peau d’une pâleur fantomatique. Le cycle météorologique de ma planète est entré dans sa phase basse, avec plus de nuages et un abaissement des températures. À cette période, le rendement céréalier baisse de 30 %. Même dans les années fastes, Dremen a besoin d’aide pour survivre. Aujourd’hui… Basil leva les mains pour couper court aux plaintes. — Nous avons déjà eu cette discussion. Imposez la limitation des naissances si l’agriculture ne subvient pas aux besoins de votre population. Cette crise ne s’achèvera pas du jour au lendemain, alors commencez à réfléchir sur le long terme. — Bien sûr, dit Peter d’un ton sarcastique à peine voilé. Retirons à des hommes et des femmes le droit de décider du nombre d’enfants qu’ils veulent, afin de maintenir une colonie pour la fondation de laquelle ils ont risqué leur vie. Je suppose que vous voulez que je fasse bonne figure pour leur faire accepter cela ? — Oui, bon sang, je le veux ! s’emporta Basil. C’est votre boulot. Cette sinistre nouvelle sembla réduire l’appétit de tous. Des domestiques vinrent servir de l’eau glacée, avec des rondelles de citron qu’ils présentaient au moyen de pincettes en argent. Basil les renvoya. Faisant montre d’une impatience qui ne lui ressemblait pas, il tapota des doigts sur la table. — Nous devons mieux faire comprendre au peuple à quel point la situation est désastreuse. Nos réserves en carburant sont au plus bas, sans compter nos capacités de communication très limitées, à cause du manque chronique de prêtres Verts octroyés par nos amis à courte vue de Theroc. Nos drones courriers les plus rapides ne peuvent en faire autant. Nous avons besoin de prêtres, aujourd’hui plus que jamais, rien que pour maintenir le contact avec les colonies isolées. Beaucoup n’en possèdent même pas un. Il jeta un coup d’œil à Sarein, l’ambassadrice au teint mat du monde forestier. Elle était mince et nerveuse, étroite d’épaules et plate de poitrine ; elle avait des pommettes hautes et un menton pointu. — Je fais du mieux que je peux, dit-elle, mais vous savez que les Theroniens ne s’intéressent qu’à leurs arbres. (Elle sourit afin de souligner l’ironie de sa réponse.) D’autre part, Theroc n’a reçu aucune fourniture courante, aucune technologie ni aide médicale depuis le début de la crise. Il m’est difficile de demander à mes compatriotes davantage de prêtres Verts si la Hanse ne prend pas leurs besoins en compte. Peter observa la tension qui existait entre Basil et la jolie Theronienne ; depuis le premier jour de son règne, il avait perçu leur attirance mutuelle. Avant que le président puisse répondre, il bomba le torse et parla de la voix puissante qu’il s’était forgée au cours de ses nombreux discours : — Ambassadrice, au vu des privations endurées par les colons de la Hanse, nous devons allouer nos ressources en priorité à nos propres colonies. Theroc, en tant que monde souverain, se trouve dans une bien meilleure situation que la plupart d’entre elles. Ce soufflet verbal mit Sarein en rage. Soulagé, Basil acquiesça d’un air appréciateur. — Le roi a raison, bien sûr. Jusqu’à ce que cette situation change, Theroc devra prendre soin d’elle-même. À moins, peut-être, qu’elle ne souhaite rejoindre la Hanse ? Le visage de Sarein s’empourpra, et elle secoua imperceptiblement la tête. Le général Lanyan embrassa les ambassadeurs d’un regard acéré. — Monsieur le Président, nous n’avons d’autre choix que de prendre certaines mesures. Plus nous attendrons, plus ces mesures seront extrêmes. Basil soupira, comme s’il avait su que ce choix retomberait sur lui. — Vous avez l’autorisation de la Hanse de faire le nécessaire, Général. (Il loucha en direction de Peter.) Et vous agirez au nom du roi, bien sûr. 3 ESTARRA Comme leur voltigeur survolait la forêt dense qui recouvrait le continent, Reynald dit : — J’ai vu bien des mondes fascinants. Je suis allé au Palais des Murmures sur Terre, je me suis tenu sous les sept soleils d’Ildira. (Son visage hâlé s’illumina.) Mais Theroc est mon foyer, et je préfère vivre ici plutôt que nulle part ailleurs. Estarra sourit largement devant le panorama bruissant, familier mais toujours renouvelé, d’arbremondes. — Je n’ai jamais vu les Lacs Miroirs. Je suis heureuse que tu m’y amènes. Quand elle était fillette, elle s’était souvent esquivée avant l’aurore pour aller courir dans la forêt, là où la portait sa curiosité. Fort heureusement, une large variété de sujets piquait son intérêt : la nature, la science, la culture, l’histoire. Elle avait même étudié des documents datant du vaisseau-génération Caillié, l’histoire de la colonisation theronienne et l’origine des prêtres Verts. Non par devoir, mais par goût. Pour s’amuser, son frère aîné lui ébouriffa la tignasse. — Qui d’autre amènerais-je donc ? Il avait une forte carrure, des bras musclés, une chevelure longue remontée en tresses épaisses. Bien que sa peau luise de sueur, la chaleur de la forêt ne semblait pas l’incommoder. — Sarein est ambassadrice sur Terre. Beneto officie comme prêtre Vert sur Corvus, et Celli est… eh bien… — À seize ans, c’est encore un bébé, termina Estarra. Des années auparavant, Reynald avait voyagé dans tout le Bras spiral afin de comprendre ses différentes cultures. Cela avait fait partie de sa formation de prochain Père de Theroc – mais constituait une première, pour un futur dirigeant theronien. À présent, en raison des tensions interplanétaires et de la restriction des déplacements due à la pénurie de carburant, le jeune homme avait décidé de visiter les principales villes de son monde natal. Ses parents n’avaient pas caché leur intention de se désister du trône en sa faveur avant un an. Il devait être prêt. Le voltigeur glissait au-dessus de la cime des arbres, passant d’une colonie à une autre. Des admirateurs en cycloplane voletaient autour d’eux. Ils prétendaient en riant qu’ils faisaient partie d’un cortège. Leurs engins étaient composés de moteurs bricolés et d’ailes battantes de lucanes géants. Ils décrivaient des cercles au-dessus et derrière eux, avec force étalage de leurs talents d’acrobates aériens. Certains flirtaient avec Estarra, qui avait atteint l’âge de se marier. Elle aperçut un reflet d’eau azur à travers une trouée dans l’épaisse canopée. Reynald la montra du doigt. — Voici les Lacs Miroirs, profonds et parfaitement circulaires. Cette nuit, on restera au village. Aux environs du premier lac, des arbremondes supportaient cinq vermitières, les anciens nids d’immenses invertébrés. Lorsque Reynald atterrit sur la rive du lac, les habitants descendirent de leurs alvéoles par l’entremise de cordes, de balancelles ou tout simplement en sautant pour venir saluer les visiteurs. Quatre prêtres Verts apparurent à leur tour et s’avancèrent avec grâce, ondulant doucement comme de jeunes pousses. Une algue photosynthétique teintait leur peau d’émeraude. La capacité de communication des prêtres Verts était bien plus avancée que les techniques les plus complexes inventées par la Hanse et les Ildirans. Le mystère du télien avait frustré des générations de scientifiques, et les prêtres Verts s’étaient montrés incapables de les aider – non parce qu’ils en gardaient le secret, mais parce qu’ils ignoraient les bases techniques de son fonctionnement. Nombreux étaient ceux qui tentaient de louer leurs services mais, les Theroniens étant autosuffisants, ils restaient indifférents à ce que la Hanse leur offrait. La forêt-monde elle-même semblait tenir à rester discrète. D’un autre côté, les représentants de la Hanse savaient se montrer persuasifs. Pour n’importe quel dirigeant, une telle situation était source de complications politiques. En observant de quelle manière son frère dialoguait avec les prêtres Verts et les villageois souriants, Estarra eut la conviction qu’il remplirait avec bonheur sa fonction de Père de Theroc. Après un banquet nocturne composé de poisson frais et de grosses puces d’eau cuites dans leur carapace, ils montèrent jusqu’aux plates-formes élevées des arbres du rivage. Reynald et Estarra assistèrent à un spectacle de danseurs-des-arbres très doués – d’agiles acrobates qui couraient, dansaient et bondissaient entre les branches flexibles. Les danseurs utilisaient des rameaux coudés et des feuilles entremêlées comme tremplins pour se propulser dans les airs, effectuer des sauts périlleux, se saisir des branches et virevolter en un ballet chorégraphié. À la fin, tous les danseurs-des-arbres se jetèrent au-dessus de l’eau et retombèrent en arcs de cercle parfaits, avant de heurter la surface du lac miroitant comme autant de gouttes de pluie. Après le spectacle, Estarra laissa son frère discuter affaires avec les villageois, tandis qu’elle acceptait avec joie une invitation à un bain de minuit dans l’eau tiède en compagnie de quelques filles du coin. Elle adorait la sensation de flotter et de nager, elle qui n’en avait l’occasion que quelques fois par an. Comme elle faisait du surplace, Estarra leva les yeux vers la voûte étoilée, s’émerveillant que l’on puisse apercevoir le ciel depuis le sol. Dans la ville où elle habitait, la canopée était si dense que pour observer les constellations, elle devait grimper au sommet. À présent, le panorama au-dessus de sa tête resplendissait de milliards de lumières étincelantes. Une véritable forêt d’étoiles tapissait le ciel nocturne, peuplée de gens, de mondes, de perspectives. Lorsque, ruisselante et revigorée, elle retourna aux vermitières brillamment illuminées, ce fut pour trouver son frère en grande discussion avec une prêtresse Verte nommée Almari. Les yeux de celle-ci luisaient de malice. Elle avait passé plusieurs années en tant qu’acolyte à chanter pour les arbres, augmentant ainsi le savoir musical stocké dans la base de données végétale. Comme tous ses pairs, elle était glabre, et son visage lisse orné de tatouages indiquait des talents variés. Reynald se montrait affable, mais ne voulait visiblement pas s’engager. — Il est indéniable que vous êtes belle et intelligente, Almari. Je suis certain que vous ferez une excellente épouse. Estarra connaissait ce genre de discussion, pour y avoir assisté à maintes reprises au cours de leur bref périple. Almari lui coupa la parole avant qu’il ait pu la repousser : — Ne serait-ce pas opportun que la prochaine Mère de Theroc soit une prêtresse Verte, en particulier en ces temps difficiles ? Reynald tendit le bras pour toucher la peau délicate de son poignet. — Je ne le conteste pas, mais je ne vois aucune raison de précipiter les choses. Remarquant Estarra, Almari se leva et prit congé, l’air embarrassé. Avec un sourire malicieux, Estarra donna un coup de poing taquin sur l’épaule de son frère. — Elle est mignonne. — C’était la troisième, ce soir. — Mieux vaut avoir trop de choix que pas de choix du tout. Il gémit. — D’un autre côté, cela me faciliterait la vie si mon choix était évident. — Pauvre, pauvre Reynald ! Il assena à sa sœur un autre coup de poing. — Au moins, je ne suis pas le Premier Attitré ildiran. On exige de lui qu’il ait des milliers d’amantes, et autant d’enfants que possible. Estarra secoua ses cheveux mouillés pour l’éclabousser. — Ah, quelles terribles responsabilités que de gouverner… Comme je ne suis que le quatrième enfant, mon seul souci est de savoir quand je pourrai retourner nager. Pourquoi pas maintenant ? Elle se sauva dans un éclat de rire, et Reynald la regarda avec envie. 4 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Le Premier Attitré Jora’h, fils aîné de sang noble du Mage Imperator, passait scrupuleusement ses journées en distractions. Des femmes de tout l’éventail des kiths postulaient pour avoir le privilège de s’accoupler avec lui, et la liste des volontaires était plus longue qu’il ne pouvait en satisfaire. L’amante qu’on lui avait assignée se nommait Sai’f. Les hanches fines et alertes, elle appartenait au kith des savants, et était experte en biologie et en génétique. Elle s’intéressait à la botanique, et développait de nouvelles souches céréalières pour les scissions. Jora’h se trouvait au Palais des Prismes, dans sa chambre de méditation éclairée par des vitraux de gemmes colorées, lorsqu’elle vint à lui. Elle avait une grande tête au front haut ainsi que des yeux vifs et attentifs, comme si elle enregistrait chaque détail pour une étude ultérieure. Jora’h se tenait devant elle, magnifique, son visage exprimant l’idéal ildiran de la beauté. Nouée en milliers de mèches fines, sa chevelure dorée s’amoncelait autour de sa tête tel un halo. — Merci d’avoir demandé à te trouver à mes côtés, Sai’f, dit-il avec une sincérité renouvelée. Puisse notre moment partagé aujourd’hui produire un don pour l’Empire ildiran tout entier. Sai’f tenait entre ses mains agiles un pot en céramique qui contenait un arbuste tortillonné, au pied ligneux. Ses branches épineuses étaient tordues, contraintes par manipulation à prendre une forme anormale. Timidement, elle tendit le pot. — Pour vous, Premier Attitré. Jora’h le prit, intrigué par le fouillis labyrinthique de branches et de feuilles. — C’est émouvant et fascinant. Comme si tu avais fait du tissage avec une plante vivante. — J’explore le potentiel de nos calamarbres, Premier Attitré. Il s’agit d’une technique humaine appelée bonsaï. Elle consiste à comprimer une plante afin qu’elle croisse vers l’intérieur, tout en mettant en valeur sa beauté. J’ai commencé à faire pousser celle-là il y a un an, lorsque je me suis enregistrée pour devenir votre compagne. Cela a nécessité beaucoup d’attention, mais je suis satisfaite du résultat. Jora’h n’eut pas besoin de feindre la joie. — Je ne possède rien de semblable. Je le garderai dans un endroit spécial… mais tu devras m’enseigner comment en prendre soin. Sai’f lui sourit, soulagée et transportée de voir son évident plaisir. Il plaça le bonsaï de calamarbre sur une étagère murale, puis s’avança vers elle, ouvrant sa tunique pour révéler sa large poitrine. — À présent, permets-moi de t’offrir un cadeau en retour, Sai’f. Elle avait été testée par son personnel avant son entrée au Palais des Prismes. Toutes les femmes qui venaient à lui étaient assurées d’être fertiles. Ces tests ne garantissaient pas qu’il féconderait chacune de ses amantes, mais les chances étaient élevées. Sai’f se dévêtit, et Jora’h l’admira. Chaque kith possédait sa propre configuration anatomique. Certains Ildirans étaient sveltes et éthérés, d’autres ramassés et musculeux, d’autres encore osseux et nerveux, ou au contraire mous et potelés. Mais le Premier Attitré voyait de la beauté dans tous les kiths. Bien que certains soient plus attirants que d’autres, il ne faisait pas de favoritisme, n’offensait jamais ses amantes ni n’exprimait de déception. Sai’f réagit à ses caresses comme si elle suivait une procédure. En tant que scientifique, elle avait probablement étudié les variantes amoureuses de façon scolaire, s’attelant à devenir experte de façon à exceller lors de leur rencontre. En cet instant, Jora’h ressentait la même chose de son côté – il suivait un programme et accomplissait une tâche aussi ordinaire qu’une autre. À la pensée du bonsaï que lui avait apporté Sai’f, Jora’h ne put s’empêcher de songer à Nira. Et la plaie ancienne se rouvrit dans son cœur. Voilà cinq ans que la ravissante prêtresse Verte lui avait été arrachée. Elle l’avait plus charmé par son innocence et sa beauté exotique que n’importe laquelle de ces Ildiranes remplies d’adoration. Lorsqu’elle était arrivée à Mijistra, l’émerveillement qui se lisait dans ses yeux écarquillés à la vue des monuments, des musées et des fontaines l’avait fait regarder sa propre ville avec un regard neuf. Son engouement spontané à l’égard des œuvres ildiranes l’avait rempli d’une fierté pour son patrimoine plus grande que les passages les plus émouvants de La Saga des Sept Soleils. Ils avaient joui de leur compagnie mutuelle plusieurs mois durant avant de faire l’amour. Dès la première fois, cela avait paru complètement naturel. L’intimité qui s’était muée en attachement ne ressemblait à rien de ce que le Premier Attitré avait vécu jusqu’alors. Leur relation était à l’opposé de ces accouplements de routine. Jora’h et Nira avaient passé de nombreux après-midi à se délecter l’un de l’autre, profitant de chaque journée car ils savaient qu’un jour cela prendrait fin. Et il avait continué à la rappeler à ses côtés. Mais, au début de la crise hydrogue, lorsqu’il était parti voir le prince Reynald sur Theroc, Nira et son mentor Otema avaient été tuées tragiquement dans l’incendie de la serre qui abritait les surgeons d’arbres theroniens qu’elles avaient offerts. D’après le rapport, les deux prêtresses Vertes s’étaient précipitées pour les sauver, et avaient péri dans le brasier. Longtemps auparavant, la douce Nira était venue au Palais des Prismes avec de petits surgeons de la forêt-monde en pot. Aujourd’hui, des années après sa mort, Sai’f avait apporté à Jora’h un bonsaï, et tous ces souvenirs resurgissaient… Il recentra son attention sur la scientifique. Il ne voulait pas qu’elle remarque son trouble, ou qu’elle le quitte insatisfaite. Il lui fit l’amour avec une intensité qui, l’espace d’un instant, refoula la souffrance des souvenirs. Jora’h avait réclamé audience auprès de son père. Les lèvres épaisses de Cyroc’h, le Mage Imperator, sourirent lorsqu’il le vit. Ses yeux vifs s’enfouissaient sous des replis graisseux. Bron’n, son féroce garde du corps personnel, se tenait à la porte de sa chambre privée, de sorte que lui et son fils aîné puissent parler à l’abri des oreilles indiscrètes. — J’aimerais envoyer un autre message sur Theroc, Père. Cyroc’h fronça les sourcils. Puis il se renfonça dans son chrysalit, comme si la connexion télépathique du thisme le détendait. — Tu penses encore à cette humaine, je le sens. Tu ne devrais pas la laisser t’obséder ainsi. Cela ne fait que perturber les obligations importantes que tu as ici. Elle est morte depuis longtemps. Jora’h savait qu’il avait raison, mais il ne parvenait pas à oublier le sourire de Nira et la joie qu’elle lui avait apportée. Avant de venir ici, il s’était rendu à l’arboretum de la hautesphère. Les surgeons theroniens avaient été installés dans une salle particulière. À présent, la serre avait été replantée de lis rose saumon de Comptor et de coquelicots écarlates, qui emplissaient l’air humide de parfums capiteux. Cinq ans auparavant, lorsqu’il avait appris la terrible nouvelle à son retour de Theroc, il avait contemplé, frappé de terreur, les traces de l’inexplicable incendie. Il n’y avait pas eu de corps à renvoyer sur Theroc. Les arbremondes se consumaient déjà avant que Nira et Otema interviennent pour combattre le feu, de sorte qu’elles n’avaient pu envoyer d’ultime message par télien. Tout avait été perdu. Éploré, Jora’h avait informé de la tragédie Reynald, le frère de Nira, dans un communiqué spécial délivré par un vaisseau de la Marine Solaire. On avait récuré les cendres et la suie, mais les souvenirs et la souffrance, elles, demeuraient. Au fond de son cœur, Jora’h n’avait jamais accepté la mort de Nira. Si seulement il avait été là, jamais il n’aurait laissé quoi que ce soit lui arriver… Percevant la tristesse de son fils par le thisme, Cyroc’h opina d’un air sombre. — Tu porteras de nombreux fardeaux, lorsque tu t’élèveras pour prendre ma place. C’est ton destin, mon fils, de ressentir la peine de notre peuple. Les fines mèches dorées de Jora’h oscillèrent comme des vrilles de fumée. — Néanmoins, je voudrais envoyer un nouveau message à Reynald en mémoire des deux prêtresses Vertes. Nous ne leur avons rendu ni cendres ni ossements. (Il écarta les bras.) Ce n’est que peu de chose, Père. Le Mage Imperator sourit avec indulgence. — Tu sais que je ne peux rien te refuser. La tresse épaisse comme une corde qui pendait de sa tête s’enroula autour de sa panse et se convulsa, comme si le dirigeant suprême était contrarié. Soulagé, Jora’h tendit une plaque d’adamant gravé. — J’ai écrit une lettre à Reynald, qu’il pourra partager avec les prêtres Verts. Je voudrais l’envoyer par l’un de nos vaisseaux marchands. Cyroc’h prit le message. — Cela nécessitera du temps, et une voie indirecte. Theroc n’est pas un monde très fréquenté. — Je sais, Père, mais au moins, c’est une occasion pour moi de faire quelque chose. Ma façon de maintenir le contact. Le Mage Imperator prit la plaque miroitante. — Tu ne dois plus penser à cette humaine. — Merci de m’accorder cette faveur. Jora’h sortit à reculons de la chambre, puis s’en alla d’un pas élastique. Dès qu’il fut parti, son père indiqua à son garde du corps d’approcher. — Prends ça et détruis-le. Assure-toi que Jora’h ne puisse envoyer aucun message vers Theroc. Bron’n saisit la plaque d’adamant dans ses mains griffues et, avec une force prodigieuse, la brisa. Il incinérerait les morceaux dans le fourneau d’une centrale électrique. — Oui, Seigneur. Je comprends. 5 NIRA KHALI Nira laissait son regard errer de l’autre côté des clôtures du camp d’élevage de Dobro. Elle était condamnée à la solitude, bien qu’elle partage le sort de centaines d’autres cobayes humains. Les barrières n’avaient qu’un rôle symbolique ; elles marquaient les limites et servaient de repères aux capteurs, puisque les prisonniers n’avaient nulle part où aller en cas d’évasion. Le camp était entouré de montagnes à l’est et de collines herbeuses à l’ouest, avec, au milieu, une morne vallée de lacs asséchés. Des arroyos creusés par de violentes averses striaient le sol, comme si la peau du monde s’était étirée trop vite, pour se rompre d’escarres suppurantes. Depuis cinq ans qu’elle était prisonnière de l’Empire ildiran, Nira s’accrochait à sa volonté pour rester en vie malgré ce qu’elle endurait. Aucun gardien, aucun superviseur ne lui répondait, quand elle les suppliait de lui expliquer pourquoi ils lui faisaient subir cela. Il était impossible que son amant, Jora’h, soit au courant de sa situation. Sur un simple ordre de lui, il aurait pu la délivrer, elle et tous les autres prisonniers. Nira doutait qu’il participe à un projet aussi atroce. Le Premier Attitré était trop gentil et bienveillant pour cela, elle le croyait de toute son âme. Savait-il seulement qu’elle était toujours en vie ? Pouvait-elle s’être à ce point méprise sur son compte ? Nira ne le pensait pas. Sans méfiance, Jora’h avait été envoyé sur Theroc – manifestement dans l’intention de le mettre à l’écart, afin qu’il n’intervienne pas lors de son enlèvement. Le Mage Imperator avait dû conserver le secret vis-à-vis de son propre fils, alors même qu’elle portait l’enfant de ce dernier. Udru’h, deuxième fils du Mage Imperator et Attitré de Dobro, se servait des humains du camp comme vivier de reproduction pour les expériences de l’Empire. Pour des raisons qu’elle ignorait, Udru’h considérait Nira comme l’élément le plus intéressant du groupe des prisonniers ; cela avait été la cause d’immenses souffrances pour elle. Après qu’elle avait donné naissance à une magnifique petite fille nommée Osira’h – ma petite Princesse –, l’Attitré de Dobro l’avait gardée prisonnière afin de la faire engrosser encore et encore, comme une vulgaire poule pondeuse… Agenouillée à la lisière du camp, elle piochait la terre ingrate à l’aide d’un petit outil autour des arbrisseaux difformes et des maigres fleurs qu’elle avait plantées. Elle passait ses instants de loisir à entretenir toutes les plantes qu’elle pouvait trouver, et les aidait à fleurir ; la plus petite parcelle de verdure suffisait à lui rappeler les luxuriantes forêts de Theroc. Bien qu’elle soit coupée des arbremondes et de l’esprit de la forêt consciente, Nira n’oubliait pas ses devoirs de prêtresse Verte. Sa peau émeraude absorbait la lumière et la convertissait en énergie, mais le soleil de Dobro s’était avéré faible et peu nourrissant, comme s’il était contaminé par la sinistre histoire du lieu. Nira leva les yeux, afin d’estimer le temps qui lui restait avant le prochain changement d’équipe de terrassement. Le camp d’élevage était une zone fermée comprenant un labyrinthe de baraquements, de maternités, de laboratoires d’expérimentation et d’immeubles d’habitation bondés. Les prisonniers vaquaient à leurs affaires, dans l’ignorance totale du monde extérieur. Certains discutaient entre eux ; un homme émacié riait même, comme s’il ne se rendait pas compte de son triste état. Des enfants – la progéniture naturelle autorisée des prisonniers – trouvaient à jouer même en un tel lieu. L’Attitré de Dobro tenait à avoir un renouvellement de descendants de pure race afin de conserver un cheptel varié et sain. Cependant, il semblait à Nira qu’en moins de deux siècles, il leur avait extirpé de l’esprit tout ce qu’il y avait d’humain. Après cinq ans passés parmi eux, Nira était encore traitée comme une nouvelle venue excentrique et bizarre, une perturbatrice. Au moins avait-on cessé de scruter sa peau verte, différente de tout ce qu’ils avaient jamais vu. Mais ils ne pouvaient comprendre son attitude, pourquoi elle refusait d’accepter sa nouvelle vie. Ces pauvres gens ne connaissaient rien de mieux. Nira leva les yeux, comme les superviseurs ildirans rassemblaient une équipe d’ouvriers. Elle tâcha de rester discrète, dans l’espoir que les fonctionnaires ne la choisissent pas aujourd’hui. Elle avait les muscles solides, mais son esprit était las, après des années de travaux pénibles : taille de fossiles d’opalios, cueillette de baies d’épineux, creusement de fossés. Les superviseurs finiraient comme toujours par lui attribuer une corvée, c’est pourquoi elle s’accrochait à chaque instant de liberté. Quant à ne pas obéir, cela inciterait les gardes à arracher ses plantations ; ils l’avaient déjà fait plusieurs fois. Elle trouverait d’autres moyens de résister, tant qu’elle le pourrait. Lorsque Nira avait été enlevée, avant que l’Attitré de Dobro se rende compte qu’elle était enceinte, on l’avait emprisonnée seule, dans une cellule privée d’éclairage – la pire punition imaginable, pour un Ildiran accoutumé à un jour perpétuel. La claustrophobie induite par les ténèbres avait eu pour but de détruire le moral de Nira, peut-être même de la mener à la folie. Ce n’était pas sa santé mentale qui intéressait l’Attitré, mais sa fécondité. Pendant des semaines, Nira avait frissonné de froid dans les ténèbres humides, la suppression du soleil empirant ses souffrances. Sous l’étincelante clarté d’Ildira, sa peau photosynthétique lui délivrait à chaque instant une énergie vitale. Toutefois, alors qu’elle était piégée dans l’obscurité, son métabolisme s’était adapté, en particulier son estomac. La Theronienne avait dû réapprendre à digérer la nourriture ordinaire. Elle s’était affaiblie et était tombée malade, mais son courage lui avait donné la force de ne pas capituler. Finalement, l’Attitré avait relâché Nira afin de pratiquer des mesures et des analyses sur elle. Son visage mince et beau était semblable à celui de Jora’h, mais totalement dénué de compassion. Ses yeux étincelaient, dans l’attente des découvertes biologiques qu’elle pourrait lui apporter. Après avoir étudié les résultats des tests, il l’avait d’abord scrutée d’un air accusateur, puis avec ravissement. « Tu es enceinte ! De Jora’h ? » Au lieu de l’enfermer dans les baraquements de reproduction ou de l’incorporer aux équipes de travail comme les autres prisonniers humains, l’Attitré et les médecins l’avaient soignée méticuleusement. Ils l’avaient soumise à des prises de sang régulières et à d’innombrables examens douloureux ; ils s’assuraient ainsi qu’elle restait en bonne santé. De son côté, Nira veillait à préserver ses forces physiques et mentales… mais pas pour les mêmes raisons. L’accouchement de sa première fille s’était déroulé normalement. Dans le laboratoire, Nira avait observé à travers un voile de larmes l’Attitré de Dobro qui dévorait du regard le bébé en train de brailler, comme s’il s’apprêtait à le disséquer. La fillette mêlait les lignées d’une prêtresse Verte télépathe et du noble Premier Attitré. Udru’h l’avait nommée Osira’h, selon la phonétique traditionnelle des kiths ildirans. Mais en son for intérieur, Nira appelait sa fille « Princesse » : un nom chargé d’espérance, un nom de contes de fées comme ceux qu’elle avait lus à la forêt-monde. Ainsi qu’il était d’usage, Udru’h avait laissé Nira conserver l’enfant les six premiers mois, le temps de l’allaitement, afin de lui garantir la meilleure santé possible. Nira s’était ainsi beaucoup attachée à sa fille, jusqu’au jour où Udru’h la lui avait retirée. Tous les hybrides réussis étaient séparés de leur mère. Mais l’Attitré réservait un sort particulier à Osira’h. Ma Princesse. Un véritable cauchemar avait commencé pour Nira. Dès lors, quelles que soient sa résistance et ses prières, l’Attitré l’avait fait engrosser sans discontinuer, par des pères de différents kiths. Chaque défaite l’affaiblissait – mais elle refusait de se flétrir et de mourir. Elle était un brin d’herbe foulé aux pieds et battu par les intempéries, mais qui toujours se redressait. De sa vie elle n’avait imaginé une telle torture, pourtant elle parvenait à résister. Elle avait appris à s’évader par l’imagination dans un endroit plus agréable, quand cela devenait trop dur à supporter. Les géniteurs ildirans ne la haïssaient pas : ils obéissaient aux ordres de l’Attitré. Ils faisaient partie d’un vaste plan dont ils ignoraient tout, au même titre qu’elle. Contrairement à Osira’h, les hybrides auxquels elle avait donné naissance par la suite n’avaient pas été conçus dans l’amour. Nira, honteuse de ces accouplements forcés, avait essayé de ne pas s’attacher à ses enfants. Mais à force de les allaiter, de les garder, de scruter les traits de leur visage… la froideur qu’elle avait affectée avait disparu. Elle n’avait pas eu le cœur de repousser ces innocents juste parce qu’ils avaient été engendrés sous la contrainte. Elle ne pouvait jamais garder auprès d’elle aucun de ses enfants. Chaque fois, les médecins finissaient par les lui arracher afin qu’ils grandissent dans la ville ildirane limitrophe, sous la surveillance d’équipes de formation. Bientôt, les médecins estimeraient que Nira était suffisamment remise pour la réaffecter dans un groupe de travail. Lorsque sa courbe de fertilité aurait de nouveau atteint son apogée, les gardes la traîneraient dans un baraquement de reproduction, et la fécondation forcée recommencerait. Quatre fois déjà… Tandis que le soleil orange de Dobro déclinait vers les nuages ternes à l’horizon, Nira s’éloigna des buissons frais et entretenus de son jardin pour aller s’occuper d’autres fleurs et d’arbustes. Des équipes ouvrières revenaient des collines et entraient en file indienne dans le camp. Des générations de captivité avaient fini par ôter leurs rêves aux humains ; jour après jour, ils manifestaient une endurance résignée qui ne semblait même pas dissimuler un sentiment de malheur. Il s’agissait là du secret le plus ignominieux de l’Empire ildiran, mais aussi de la réponse au mystère du seul vaisseau-génération humain que l’on n’avait jamais retrouvé : les prisonniers étaient les descendants du Burton ; ils vivaient ici, dissimulés au reste de l’humanité, depuis près de deux siècles. Il y avait déjà cinq ans que Nira les avait rejoints. Les prisonniers de Dobro n’avaient jamais vu de prêtre Vert, pas plus qu’ils n’avaient entendu parler de Theroc. Nira était une inconnue, une étrangère à la peau émeraude. La nuit, ou lors de conversations à voix basse dans les équipes ouvrières, elle parlait de son monde et des arbres conscients, ainsi que de la Ligue Hanséatique terrienne, en espérant être crue. La plupart des captifs la croyaient folle. D’autres, cependant, l’écoutaient avec une curiosité incrédule. Mais ils écoutaient, et Nira gardait espoir. Parmi les enfants non désirés qu’elle avait portés, le premier avait pour père l’Attitré de Dobro lui-même, le deuxième, l’adar Kori’nh, et les deux derniers étaient issus de kiths encore différents. Bien qu’elle ait nourri chacun de ces enfants durant des mois, celui dont elle se souciait le plus demeurait Osira’h. Elle étreignit les fils de la clôture tandis qu’un vide froid creusait sa poitrine. Sa fille, sa Princesse, lui manquait tant… Les autres prisonniers ne comprenaient pas son supplice. Pour eux, les enfants hybrides appartenaient aux Ildirans, et on les leur enlevait toujours. Ils n’avaient jamais réfléchi plus avant. Nira envoyait souvent des messages à la ville voisine, pour demander à voir Osira’h. L’Attitré de Dobro rejetait chaque fois sa requête, et refusait de répondre à ses questions. Non en raison d’une cruauté particulière, mais parce qu’il considérait que Nira n’avait plus rien à voir avec l’enfant. La prêtresse Verte avait d’autres tâches à accomplir. Néanmoins, Udru’h avait bien saisi le potentiel de sa fille. Et cette seule pensée amenait un faible sourire sur le visage de Nira. Sa Princesse était davantage qu’une simple expérience d’hybridation. Elle était spéciale. 6 ADAR KORI’NH Les sept vaisseaux magnifiquement anodisés de la Marine Solaire arrivèrent à la suite de la convocation de l’Attitré de Dobro. Adar Kori’nh se tenait dans le centre de commandement, tandis que les vaisseaux de sa septe rétractaient leurs voiles réfléchissantes afin d’adopter une configuration orbitale standard. Au Palais des Prismes, sur Ildira, le Mage Imperator Cyroc’h lui avait ordonné de se rendre sur Dobro en personne, et non de déléguer cette mission à un officier subalterne. Kori’nh avait tiqué : « Les activités de Dobro m’ont toujours gêné, Seigneur. Elles ne sont pas… convenables pour faire partie de La Saga des Sept Soleils. » Sous l’effet de l’excitation, la natte du Mage Imperator s’était mise à se tordre comme un tentacule. « Notre travail là-bas ne sera jamais chroniqué dans La Saga, Adar. Néanmoins, nous devons le faire. Les expériences de Dobro sont la clé de notre survie. Malgré tous les efforts accomplis au cours des générations, nous ne sommes pas encore à la hauteur du défi que nous devons affronter. Et aujourd’hui, les hydrogues sont de retour. Le temps nous est compté. » Kori’nh savait que sous le visage calme du gouvernant, des myriades de réflexions bouillonnaient, qui allaient bien au-delà de sa propre compréhension du monde. Le Mage Imperator était le point focal du thisme, par lequel brillaient les rayons-âmes, issus d’un plan de réalité supérieur composé de lumière. La seule pensée qu’il pouvait douter du bien-fondé des décisions de son maître le perturbait. Quand bien même, en tant que commandant de la Marine Solaire, l’adar se devait de dire ce qu’il pensait. « Est-ce vraiment urgent, Seigneur ? Les hydrogues n’ont pas intensifié leur pression depuis que nous nous sommes retirés de leurs géantes gazeuses. » Le Mage Imperator avait secoué la tête. « Ils ne se contenteront pas de rester dans leurs bastions. Bientôt, ils deviendront plus agressifs. Il faut entreprendre tout ce qui sera nécessaire à la survie de notre espèce. » Kori’nh avait salué et accepté la mission. Il n’avait pas d’autre choix. À présent, il patientait dans la baie de réception de son croiseur lourd. Une navette avait décollé de Dobro, avec à son bord l’Attitré lui-même. Le deuxième fils du Mage Imperator désirait s’entretenir avec lui en privé. Kori’nh s’était dit qu’il apprendrait bien assez tôt de quoi il s’agissait. Soupçonnant la nature déplaisante de cette mission, l’adar avait assigné à Tal Zan’nh une autre mission, loin d’ici. Lui-même était prêt à se salir les mains, mais il ne voyait aucune nécessité d’impliquer son protégé, fils du Premier Attitré… Une fois que la navette eut apponté, le pilote descendit, toute son attitude trahissant l’énervement. Derrière lui, Udru’h scrutait la baie vide, tel un prédateur. Les vêtements de l’Attitré étaient purement fonctionnels, ils n’arboraient ni dentelle, ni parure multicolore. C’était un homme d’action, qui avait une mission à accomplir. En apercevant le commandant qui l’attendait, Udru’h se tourna vers le pilote de la navette et ordonna d’un ton bourru : — Rompez. L’adar nous emmènera à l’endroit que je lui indiquerai. Le pilote eut l’air embarrassé, mais Kori’nh donna son assentiment. — L’Attitré et moi avons besoin d’intimité, dit-il. Il a sans doute des consignes à me communiquer. Trois ans plus tôt, on l’avait envoyé ici, sur Dobro, avec pour ordre de s’accoupler avec une Theronienne à peau verte. Il n’avait pu déterminer pour quelle raison elle était détenue parmi les descendants du Burton, pas plus qu’il n’avait été autorisé à le demander. Il n’avait pas goûté son union avec la femme. Cela lui avait paru… déshonorant. Et pourtant son devoir l’avait exigé : l’ordre venait, par voie indirecte, du Mage Imperator lui-même. Il appréhendait ce que l’Attitré lui ordonnerait de faire, cette fois. Après avoir pris les commandes du cockpit, Kori’nh ne se donna pas la peine de faire la conversation. Udru’h fournit des coordonnées qui menèrent la navette hors du couloir orbital, en direction des franges du système solaire. Là, s’étalait un écheveau de poussières de comètes et de blocs trop petits pour être considérés comme des planétoïdes, et trop diffus pour constituer une véritable ceinture d’astéroïdes. — Nous l’avons dissimulé ici, dit Udru’h. Un endroit parfait. Néanmoins, nous devons être prudents. Incommodé par ce mystère qui n’en finissait pas, Kori’nh s’écria : — Expliquez-vous, je vous prie. Que cherchons-nous, Attitré ? — Notre but n’est pas de chercher, mais de cacher, et ainsi de s’assurer que le secret se perpétue. Kori’nh ressassa ces mots tandis que la navette se laissait aller à la dérive au milieu des débris de roche piquetée de glace. Il entendit le crépitement de poussières et de minuscules cailloux heurtant les boucliers. Devant eux, les radars détectèrent une forme voilée. Celle-ci paraissait résolument artificielle, un artefact de conception non ildirane. — Comme vous pouvez le constater, Adar, nous avons laissé trop de preuves derrière nous. Le risque demeure toujours qu’il soit découvert. Un vaisseau spatial antique. Gigantesque. L’adar était féru d’histoire militaire de la Terre, même lorsque cela n’avait rien à voir avec ses missions. C’est pourquoi il reconnut les contours anguleux d’un immense vaisseau interstellaire, plus gros que cinq croiseurs lourds de la Marine Solaire. Il n’avait pas été conçu à l’économie, et semblait compter sur la force brute plutôt que sur la finesse. Sa silhouette évoquait un grand building, déraciné et lancé dans l’espace comme une brique ; des modules industriels, des collecteurs et des raffineries coiffaient son sommet. Il était à présent plongé dans l’obscurité, marqué par les cicatrices d’anciennes tempêtes solaires, tel un vaisseau fantôme dérivant sans équipage. Kori’nh remarqua des symboles sur le fuselage. Ces moteurs volumineux ne pouvaient atteindre qu’une fraction de la vitesse de la lumière, de sorte qu’il lui avait sans doute fallu des siècles pour franchir les gouffres de l’espace… Malgré cela, des humains intrépides avaient volé à bord de ces vieux vaisseaux-générations. — Bekh ! Est-ce… le Burton ? Udru’h regarda le vaisseau avec mépris. — La Marine Solaire a escorté ce machin jusqu’à Dobro. À l’époque, notre intention était de laisser les humains s’installer à côté de notre scission, afin que nos deux espèces se rapprochent. L’Attitré avait même pris pour épouse une humaine, le capitaine du Burton. » Mais les autres humains… ne se sont pas bien adaptés. Avant qu’une délégation ildarane ait été envoyée pour prendre contact avec la Terre, l’épouse humaine a été assassinée ; l’Attitré, accablé de douleur, a dû sévir et imposer un ordre rigoureux. » La Terre n’a jamais rien su de ces réfugiés. Mon grand-père, le Mage Imperator Yura’h, a promulgué des instructions afin que ces créatures indisciplinées soient étudiées de toutes les manières possibles. Une fois le Burton évacué, un croiseur l’a remorqué jusqu’ici, d’où il n’a plus bougé. Kori’nh songea aux efforts et aux espoirs qui avaient été placés dans ce vaisseau colossal. — C’est une précieuse relique. Udru’h ricana. — Je suis certain que les humains seraient ravis de le récupérer. Ils ont des prospecteurs et des chasseurs de trésors qui explorent le vide interstellaire à sa recherche. Mais nous devons les laisser à leurs mythes et à leurs énigmes, et faire en sorte qu’ils ne découvrent jamais la vérité. — D’accord, dit Kori’nh – mais pour une raison différente de celle de l’Attitré. Ils ne doivent jamais apprendre ce que nous avons fait ici. Tandis qu’il dirigeait avec précaution la navette entre les débris spatiaux, il admira la beauté rude de l’épave. Udru’h poursuivit : — Il n’y a plus de raison de conserver ce vieux rafiot. Si on le retrouvait, ce pourrait être compromettant pour nous. — Dans ce cas, pourquoi l’a-t-on caché ? A-t-on eu l’intention d’utiliser ce vaisseau ? — C’est bien là la question. À l’époque, mon ancêtre était… affolé. Nous n’avons rien découvert qui puisse servir à l’Empire, qu’il s’agisse des propulseurs ou de la conception du Burton. Avec la pression que constituent les hydrogues, la Hanse développe des armes plus puissantes. Elle s’est toujours montrée agressive, prompte à fonder de nouvelles colonies, n’hésitant pas à reprendre des installations que nous avons abandonnées… — Comme Crenna. L’expression d’Udru’h s’aigrit. — Mon père a jugé que le danger d’une découverte accidentelle dépassait de loin les avantages de conserver le Burton. Moi-même, je ne vois aucune raison de le laisser ici. Kori’nh longea au ralenti le vaisseau mis au rebut afin d’obtenir une meilleure vue, en esquivant les planétésimaux de glace. Il augmenta la puissance des projecteurs de proue, et le pinceau de lumière joua sur les aspérités de la coque. — Alors… Pour quelle raison exactement m’avez-vous convoqué, Attitré ? Udru’h regarda l’adar comme si la réponse était évidente. — Je veux que vous détruisiez le Burton. Que vous ne laissiez subsister aucune trace de son existence. 7 CESCA PERONI Il régnait une chaleur incroyable. Assez intense pour faire fondre la roche et vaporiser les éléments les plus légers, assez forte pour incinérer toute chair en un instant. Isperos était un endroit effroyable, éclairé par un soleil ardent. Les risques y étaient grands, mais, pour les Vagabonds, la chaleur était une ressource. La colonie fortifiée produisait suffisamment de métaux purs et d’isotopes rares pour que vivre ici en vaille la peine. En tant qu’Oratrice des clans, Cesca Peroni était venue féliciter Kotto Okiah pour son ingéniosité, grâce à laquelle il avait pu établir un avant-poste au seuil de l’enfer. Tous deux se trouvaient dans un bunker souterrain. — Personne n’aurait cru cela possible, dit-elle, mais vous avez réussi ce que d’autres étaient trop aveugles pour concevoir. Le succès de cet endroit constitue l’un des piliers de notre économie défaillante. L’ingénieur la remercia maladroitement. C’était un génie excentrique, mais il n’était guère doué pour recevoir un compliment. Impatient d’impressionner sa visiteuse, Kotto la mena dans des galeries plus profondes. Il épongeait les gouttes de transpiration qui coulaient sur ses joues et les essuyait dans ses cheveux bouclés. — Ça se refroidit après le niveau 2. (Il tapota la paroi recuite, produisant un son creux.) Il y a trois couches de céramique en nid-d’abeilles, plus une couche de fibre rocheuse calorifuge partout. Le vide arrête le transfert thermique. — Personne d’autre que vous n’aurait pu gérer le rayonnement d’un soleil tout entier. Voilà un parfait exemple de l’ingéniosité des Vagabonds. Les félicitations de Cesca étaient sincères. Il la gratifia d’un sourire timide. — Eh bien, cela nous fournit assez de puissance pour faire fonctionner les générateurs, les recycleurs d’air et les systèmes de refroidissement. (Il désigna une rangée de conduites recouvertes de givre qui couraient le long de la galerie comme des vaisseaux sanguins.) J’ai conçu un système de circulation calorique assez peu orthodoxe pour canaliser vers la surface l’énergie en excès ; là-haut, de grandes pales la dispersent par rayonnement. Du moins, une partie… Il s’agit d’une autre de mes inventions. Des années plus tôt, lorsque les hydrogues avaient proscrit l’écopage des géantes gazeuses, Cesca avait exhorté les clans à imaginer de nouvelles solutions pour capter de l’hydrogène du Bras spiral. Kotto était une mine d’idées. Tandis que l’on creusait les galeries et que l’on construisait les hauts fourneaux de la station d’Isperos, il était parvenu à remanier le processus de production des réacteurs d’ekti afin de les rendre plus efficaces. Il avait également inventé les écopeuses blitzkrieg, utilisées pour avaler en un clin d’œil l’hydrogène des nuages des géantes gazeuses. D’une manière ou d’une autre, les Vagabonds réalisaient toujours l’impossible. Cesca inspira longuement, satisfaite de ce qu’ils avaient accompli. Oui, des choses impossibles. Comme sa relation avec Jess. Car, après si longtemps, elle avait trouvé un moyen de franchir l’abîme qui la séparait de celui qu’elle aimait… Plusieurs années auparavant, elle était tombée amoureuse du frère de Ross Tamblyn, auquel elle était alors fiancée. Après la mort de ce dernier, Jess et elle auraient dû trouver le bonheur ensemble. Mais on avait choisi Cesca comme nouvelle Oratrice, et Jess avait dû reprendre l’entreprise familiale de puisage d’eau : chacun d’eux avait étouffé ses sentiments. Ils avaient convenu qu’une Oratrice devait rester focalisée sur sa tâche, du moins jusqu’à la fin de la crise. À l’époque, la décision avait paru raisonnable. Moins d’un an plus tard, ils étaient devenus amants en secret. Et aujourd’hui, ils étaient d’accord pour annoncer leur mariage dans six mois. Six longs mois… mais elle en entrevoyait enfin l’issue. Elle aurait sa petite part de bonheur, où qu’il se trouve. En attendant, elle devait se concentrer sur ses responsabilités d’Oratrice. Kotto la mena dans une salle souterraine blindée de carreaux de céramique. — On l’appelle notre « salon de luxe », précisa-t-il. Huit techniciens assis à des consoles observaient sur des écrans les activités extérieures ; ils surveillaient les équipes qui s’activaient sur la face cachée de la planète. Isperos était baignée par la couronne du soleil instable et violent, telle une pierre dans une chaudière. Des engins miniers et des hauts fourneaux mobiles opéraient sur la partie nocturne du terminateur, à l’endroit où la croûte venait juste d’être cuite. Les machines pelletaient la couche supérieure et en extrayaient les métaux, sélectionnant les isotopes à demi-vie brève créés par le déluge de rayons cosmiques. — Nos clans se sont toujours montrés compétents dans l’exploitation des astéroïdes, dit Kotto, mais ceux-ci comprennent des éléments légers inutiles, comme de la glace et des gaz. Sur Isperos, le soleil effectue le traitement à notre place, car il ne laisse que les métaux lourds les plus purs. (Il écarta les mains.) Il ne reste plus qu’à les fondre en lingots et à les expédier dans le chariot du canon électromagnétique. C’est d’une simplicité enfantine. Cesca doutait que rien de ce qui concernait Isperos soit « d’une simplicité enfantine », mais elle admirait l’audace technique. La Grosse Dinde n’aurait jamais pris un tel risque. Au-dehors, sur la surface croûteuse, des pistes aplanies partaient des sites miniers, sur la ligne du terminateur. Des navettes automatiques transportaient des palettes de lingots jusqu’à un lanceur d’un kilomètre de long – un système électromagnétique capable de tirer des projectiles dans l’espace à la vitesse de libération orbitale. À une distance de sécurité de la planète bouillonnante, des cargos ramassaient le trésor à la dérive. Des négociants livraient la marchandise à des sites de construction de Vagabonds, ou, de façon plus lucrative, au marché noir destiné à l’industrie des colonies hanséatiques. Sur un écran, Kotto indiqua une forêt de pales géantes en céramique rougeoyante qui s’étendaient comme des voiles sur la surface semée de mines. — Nous construisons davantage de radiateurs antichaleur, de façon à faire baisser la température d’un ou deux degrés dans les stations. Mais il faut toujours choisir entre augmenter notre confort ou produire davantage de métaux. Toutes les deux secondes, le canon électromagnétique lançait un cylindre argenté de masse et de taille standard, en rafale. Chaque mois, on déplaçait le lanceur afin qu’il demeure à l’intérieur de la zone d’ombre. Quelques cargaisons avaient été perdues, leur trajectoire perturbée par des astéroïdes ou simplement à cause de mauvais calculs ; mais les cargos-chaluts parvenaient à récupérer la plupart. L’œuvre de Kotto remplissait Cesca de fierté, et la persuadait que les Vagabonds survivraient à la guerre contre les hydrogues. D’une manière ou d’une autre. Tout comme elle et Jess. 8 JESS TAMBLYN Les cieux de Plumas étaient totalement gelés. Enchâssés dans le plafond de glace, des soleils artificiels brillaient, réfléchis par la mer souterraine. Des puits forés dans le plateau de glace permettaient au personnel et au matériel d’y accéder. La pression hydrostatique propulsait l’eau à travers des fissures dans la croûte gelée de la lune, provoquant des geysers en surface. Les vaisseaux des Vagabonds pouvaient se raccorder à ces puits et remplir leurs réservoirs. Le clan Tamblyn gérait les puits de Plumas depuis des générations, mais Jess avait peu de dispositions pour l’industrie. Vagabond dans l’âme, il préférait partir pour des missions qui l’éloignaient de son foyer. Par chance, après la mort de son père Bram, les quatre frères de celui-ci avaient accepté cette charge avec enthousiasme. Lorsque son oncle Caleb lui avait demandé d’une voix râpeuse s’il désirait une place au conseil d’administration, Jess lui avait simplement souri : — La famille a eu son compte de disputes. Ma présence risquerait d’en provoquer de nouvelles. En outre, vous réalisez un excellent travail. Mon père disait que le sang d’un Tamblyn devait être constitué d’eau glacée. Il considérait cela comme une bonne chose. À présent, il se tenait devant les ascenseurs, et ajustait ses gants. L’air glacé était sec et piquant. Lorsqu’il expirait, sa bouche expulsait des nuages de vapeur. Il avait grandi sur Plumas, joué avec Ross, et pris soin avec lui de leur sœur Tasia… mais trop de choses avaient changé. Cela n’avait plus rien à voir avec le lieu de son enfance. Il y avait longtemps que sa mère était morte. Jess n’avait alors que quatorze ans. Karla Tamblyn conduisait un tout-terrain de surface afin de contrôler les sources des geysers et les stations de pompage lorsque la croûte avait cédé. La vague avait balayé son véhicule au fond d’une crevasse béante. On avait reçu les faibles transmissions radio de sa combinaison pendant des heures, mais il n’y avait eu aucun moyen de la sauver. Elle avait gelé lentement, s’enchâssant dans la glace tel un fossile, rendant Bram fou de douleur. Le père et le frère de Jess étaient morts à leur tour, et sa sœur avait rejoint les Terreux. Malgré la présence de ses oncles et de ses cousins, Jess se sentait indifférent et solitaire. À sa suite, deux de ses oncles émergèrent des baraquements administratifs. Un troisième homme s’approcha d’un appentis de matériel en fourrant ses gants graisseux dans ses poches. L’oncle Caleb adorait tripatouiller les machineries et essayait toujours d’améliorer ou de contrôler l’équipement. Jess pensait que Caleb aimait le ronflement des machines et la sensation de « bonne crasse » sous ses ongles. Les deux autres étaient si emmitouflés pour résister au froid qu’il était impossible de les reconnaître, mais Jess savait qu’il s’agissait des jumeaux Wynn et Torin, les plus jeunes frères de son père. Son dernier oncle, Andrew, était resté à l’intérieur pour gérer les livres de comptes. — Le vaisseau est paré au lancement vers Osquivel, annonça l’un de ses oncles encapuchonnés. Torin, à en juger par la voix. Le froid empourprait ses joues. — On a rempli les réservoirs avec ce qui était prévu pour la livraison à Del Kellum, dit Wynn sans baisser sa capuche. Et même un peu plus, alors ne proteste pas s’il insiste pour payer l’extra ! Caleb s’approcha en souriant. — Si t’es un gars malin, Jess, tu apporteras un cadeau à la fille délurée de Kellum. C’est un sacré lot ! — Elle n’est pas commode, dit Torin. Mais tu pourrais trouver pire. Jess éclata de rire. — Merci… mais non. Leurs paroles lui rappelaient à quel point Cesca lui manquait. Il sourit en son for intérieur. Encore six mois. — Les garçons difficiles finissent par faire de vieux garçons aigris, avertit Torin. — Y a rien de mal à ça, répliqua Wynn un peu trop vivement. Caleb et Torin froncèrent tous deux les sourcils en regardant leur frère. — Ne dis pas que tu n’as jamais regretté… Wynn tint bon : — Quand mon horloge biologique aura enclenché le compte à rebours, je vous avertirai. Heureusement, la porte de l’ascenseur s’ouvrit et Jess s’engouffra dans la cabine, abandonnant ses oncles à leur badinage. — Je vous laisse vous occuper de la dynastie Tamblyn pendant mon absence, dit-il. Je m’en vais livrer la cargaison d’eau. L’ascenseur traversa le plafond de glace, tandis que Jess attendait avec impatience de se retrouver seul à bord du cargo et de décoller. Là, il aurait deux jours entiers pour rêver à Cesca… Au cœur de la ceinture de caillasses qui entourait l’équateur d’Osquivel, les chantiers spationavals secrets des Vagabonds demeuraient cachés aux hydrogues comme aux espions de la Hanse. Jess Tamblyn arriva, une cargaison d’eau en remorque. Un assemblage extraordinaire de modules cramponneurs, de stations automatisées et d’habitacles orbitaient dans les anneaux multiples de la géante gazeuse. Des équipages en scaphandres se déplaçaient telles des fourmis industrieuses, convoyant éléments et matériaux bruts vers les rades de construction. Tant que les vaisseaux de surveillance de la Grosse Dinde n’y regarderaient pas de trop près, le complexe du clan Tamblyn continuerait de fabriquer et de livrer vaisseau sur vaisseau… Dès que Jess eut apponté et libéré les réservoirs, Del Kellum vint l’accueillir personnellement. L’homme possédait un torse puissant, des cheveux poivre et sel et une barbiche soignée. — Voilà un bail que je ne t’ai vu, depuis l’attaque de Welyr ! Qu’est-ce que tu nous apportes, cette fois ? Jess indiqua du doigt le hangar d’appontage. — Exactement ce qu’il y a sur le manifeste de bord, Del. Tu attendais quelque chose de plus fort que de l’eau ? La voix d’une jeune femme retentit à la radio : « Salut ! Je m’occupe de la livraison. Tiens, Jess ! On se voit avant ton départ ? » Jess reconnut la fille de Kellum. Celle-ci avait des cheveux de jais, et, malgré ses dix-huit ans, effectuait déjà de nombreuses tâches avec efficacité. — Mon programme est serré, Zhett. Je ne sais pas si j’aurai le temps. — Il le prendra, ma mignonne, intervint Kellum. Pilotant un cramponneur comme s’il s’agissait d’une simple extension de ses bras, Zhett intercepta les réservoirs d’eau et les envoya l’un après l’autre flotter en direction des réseaux d’assemblage et des entrepôts. Dégoulinant de fierté paternelle, Kellum regarda sa fille partir, puis souleva ses sourcils broussailleux. — Elle te fait de l’œil, Jess, et ce serait un beau parti pour toi, bon sang ! Tu as trente et un ans, et tu es toujours célibataire – est-ce que ta famille ne commence pas à s’énerver ? Zhett était née d’un premier mariage de Del, et représentait tout ce qui subsistait de sa famille après qu’une brèche dans un dôme eut tué sa femme et son jeune fils. Bien qu’il la traite en princesse, sa fille n’avait pas développé un caractère d’enfant gâtée. Jess la connaissait depuis toute petite. Il regarda Del et s’efforça de sourire. — Je ferai mon choix dès que le Guide Lumineux me montrera la voie. Kellum lui tapa sur l’épaule et l’entraîna via un sas vers un module d’habitation en rotation lente. Il lui tendit un bulbe souple, rempli d’une forte liqueur orange qu’il avait distillée lui-même. Les hublots blindés qui parsemaient l’une des parois offraient le spectacle mouvant d’une avalanche de rocs. — Vivre ici est comme nager au sein d’un banc de poissons affamés, dit Kellum. On doit observer tout ce qui bouge, et se tenir prêts à s’écarter au moindre danger. Il indiqua d’un geste fier l’aquarium encastré dans un mur intérieur, et Jess observa les scalaires zébrés qu’il contenait : le trésor de Del Kellum. Le chef de clan avait importé à grands frais de la Terre les gracieux poissons tropicaux. Il les nourrissait régulièrement et étudiait leurs formes épurées car, affirmait-il, leur silhouette évoquait des vaisseaux spatiaux. Il grommela sur un ton de conspirateur : — Quand tu décideras de rassembler ton prochain escadron pour un raid éclair, mon chantier spationaval pourra te pondre une bonne dizaine d’écopeuses blitzkrieg. Les chaînes de production sont déjà en place. Jess n’aurait su dire si sa voix trahissait l’espoir ou la peur. — Je ne suis pas prêt à perdre encore des gens et de l’équipement en ce moment, Del, juste pour vendre quelques gouttes d’ekti à la Grosse Dinde. En outre, il y a d’autres méthodes sur lesquelles on peut se pencher. Kellum tapa du poing sur la table. — On doit montrer à ces hydreux qu’on est forts, bon sang ! Ce n’est pas seulement un rapport coût/bénéfices. Comme le module d’habitation pivotait sur lui-même, les hublots balayèrent le vaste champ d’étoiles en direction de la géante gazeuse, riche en hydrogène mais désormais interdite. Jess soupira. — Nous poursuivons les améliorations des autres techniques d’extraction. Il doit exister quelque chose de plus sûr. — Plus sûr, probable – mais dix fois moins efficace. Au-dehors, des hauts fourneaux géants et des docks flottants extrudaient sans relâche des feuilles de polymère métallique résistantes. D’une épaisseur de quelques molécules, chaque voile couvrait une zone assez grande pour éclipser une petite lune. Les feuilles arachnéennes étaient pliées et emballées dans des nacelles avant d’être lancées vers les confins des nébuleuses, où elles s’ouvraient et écumaient les mers de gaz interstellaires. Loin au-dessus d’Osquivel, des usines distillaient l’hydrogène à partir de comètes de glace. — Bon sang, ça prend tellement de temps pour capter l’ekti par d’autres moyens ! grogna Kellum. La fréquence privée grésilla, pour faire place à la voix ardente de Zhett. « J’arrive juste, papa. J’ai fini toutes les livraisons. Jess est encore là ? » — Effectivement, ma mignonne. « Jess, ça te dit de faire un tour avec moi dans un cramponneur ? On pourrait regarder les anneaux… » — Je ne peux pas rester longtemps, Zhett – mes devoirs claniques. « Tant pis pour toi. (Elle semblait désinvolte.) Tu le regretteras plus tard. » Une fois que Zhett eut raccroché, Jess regarda son père. — Oui, je le regretterai certainement. 9 TASIA TAMBLYN Le bataillon des FTD fendait l’espace vers le système yrekien, dans l’intention d’intimider les rebelles d’Yreka. Un seul des trois Mastodontes améliorés de la flotte du quadrant 7 aurait suffi, mais l’amiral Sheila Willis lui avait adjoint cinq plates-formes d’armement Lance-foudre, dix croiseurs de moyen tonnage Mantas et seize escadrons entiers de vaisseaux d’attaque Rémoras. Aux yeux de la platcom Tasia Tamblyn, cet étalage de force semblait exagéré pour mater une poignée de colons désobéissants, sans compter l’énorme gaspillage de carburant interstellaire que cela représentait. Les FTD n’étaient-elles pas supposées être en guerre contre un véritable ennemi ? Tasia pénétra dans le salon privé jouxtant la passerelle de son Lance-foudre. L’amiral Willis et tous les commandants de vaisseaux assistaient à la réunion par projection holo. Le vaisseau amiral de Willis avait été baptisé Jupiter, d’après le roi des dieux romain, mais aussi en mémoire du premier grand revers des FTD contre les hydrogues. L’amiral avait les traits tirés. Ses cheveux gris coupés court étaient plaqués sur son crâne. Elle ressemblait à une vieille institutrice et parlait d’une voix légèrement traînante. — Je veux achever cette mission sans dommages collatéraux – si possible. En fait, je préférerais qu’aucun coup de feu soit tiré. Les Yrekiens ne sont pas l’ennemi. Juste des colons qui se sont fourvoyés. Tasia approuva d’un mouvement de tête l’attitude de son commandant, mais elle se savait en minorité. — Sauf votre respect, Amiral, dit le commandant Patrick Fitzpatrick III de son habituel ton supérieur, quiconque défie l’autorité royale est un ennemi, en théorie. C’est juste une autre catégorie d’ennemi. Le jeune homme avait des cheveux et des yeux noirs. Sur son visage aristocratique, ses épais sourcils avaient l’air peints. Tasia fit entendre un soupir d’irritation. Elle avait sauvé la peau de Fitzpatrick à une ou deux reprises au cours de combats et d’exercices, et pourtant il continuait à mépriser ceux qu’il considérait comme en dessous de son rang. À l’Académie militaire lunaire, elle avait dû jouer des poings pour montrer à ce pitoyable élève qu’il faisait fausse route ; mais même un passage à l’infirmerie n’avait en rien modifié son attitude de kloube étroit d’esprit. Cependant, Fitzpatrick savait mieux tirer parti des arcanes politiques que Tasia ; de plus, sa grand-mère, Maureen Fitzpatrick, avait été présidente de la Hanse sous le règne du roi Bartholomé, ce qui lui conférait des privilèges. Tasia continuait elle aussi de gravir les échelons, mais elle y parvenait au mérite. Aujourd’hui, Fitzpatrick siégeait en tant que commandant de croiseur Manta, tandis que Tasia commandait un Lance-foudre. Tous deux n’étaient âgés que d’une vingtaine d’années. L’hologramme de l’amiral Willis pivota, comme si elle regardait tous les commandants projetés autour d’elle. — Néanmoins, ceci est un numéro de discipline bienveillante, non une agression. — Ouais, dit Fitzpatrick, filons-leur une avoine paternelle. En ce qui concernait Tasia, il pouvait enfoncer sa tête dans le vide par le sas le plus proche. Elle admirait ce que les pionniers avaient accompli depuis la fondation de la colonie d’Yreka, quarante ans plus tôt. Peut-être n’étaient-ils pas aussi hardis et ingénieux que les Vagabonds, mais ils avaient prouvé qu’ils avaient du cran. Yreka aurait dû être un avant-poste fort et indépendant. Padme Sarhi, son gouverneur charismatique, avait dû prendre des décisions difficiles pour la survie de son peuple. Qu’y avait-il de mal à ça ? Des « observateurs » anonymes de la Hanse – un euphémisme pour « espion », songeait Tasia – avaient infiltré les colonies, histoire de les surveiller de l’intérieur. L’un d’eux avait envoyé un rapport aux FTD concernant l’insubordination d’Yreka. Le général Lanyan avait pris leur défi pour un affront personnel. Tandis qu’il dépêchait le bataillon, il avait grommelé : « Voilà seulement quelques années, les Yrekiens nous ont suppliés de leur venir en aide contre une bande de Vagabonds pirates. Dommage que leur mémoire soit si défaillante. » La remarque avait cinglé Tasia, bien qu’elle n’en ait rien laissé paraître. Le pirate Rand Sorengaard n’avait été qu’une anomalie, et beaucoup de Vagabonds éprouvaient de l’aversion pour ce qu’il avait commis. Pourtant, la Hanse continuait d’utiliser cet incident pour exciter les préjugés. Tasia avait dû combattre ce handicap depuis le début de sa carrière dans l’armée. La voix d’un officier de navigation retentit dans l’intercom du Jupiter, interrompant l’holoconférence. — Entrée dans le système d’Yreka, Amiral. Tous les vaisseaux prennent position, conformément au plan. — Très bien, tout le monde. On se réunira de nouveau après avoir entendu la réaction du gouverneur. Cet exercice pourrait se conclure avant une heure… ou nous bloquer ici un bon moment. Tasia sortit du salon privé et se hâta de rejoindre la passerelle de commandement. Elle espérait pouvoir discrètement empêcher les FTD d’aller trop loin avec les colons. Hélas, la diplomatie ne faisait pas partie des nombreux talents de Tasia. Yreka était une planète quelconque, située en bordure du territoire de la Hanse et de l’Empire ildiran. Dépourvue de la moindre importance stratégique, elle abritait une poignée de colons intrépides. Ceux-ci dépendaient de l’aide extérieure pour de nombreux produits indispensables. Tasia regagna son poste sur le pont et demanda à ses officiers de revérifier leurs systèmes à haute voix. Puis elle transmit au Jupiter : « Lance-foudre 7-5 paré, Amiral. » Willis se préparait à faire feu de tout bois… et Tasia espérait que « faire feu » ne resterait qu’une expression. Les colons yrekiens ne pourraient se défendre qu’une heure, au mieux, face à l’armement des Terreux. Le lieutenant-colonel Robb Brindle, son ami et amant, appela du pont de lancement. « Escadrons d’élite des Rémoras prêts au lancement, Platcom ! émit-il d’un ton protocolaire qui manquait de naturel. Dois-je les déployer, ou attendre que les Yrekiens agissent les premiers ? — Débouchez un autre tube de café pendant que vous attendez dans votre cockpit, Lieutenant-Colonel, répondit Tasia. Quand les Yrekiens auront vu notre jeu, ils devraient passer la main. » L’enseigne de vaisseau affectée aux radars intervint. — Platcom, il y a des mouvements importants en dessous, sur l’astroport. Les colons mobilisent des vaisseaux… beaucoup de vaisseaux. (La jeune enseigne porta la main à son oreillette.) Le gouverneur a sonné le branle-bas pour l’évacuation et la mise à l’abri des civils. (Elle cligna des yeux incrédules en direction de Tasia.) Ils pensent qu’on va les atomiser ! — Merdre, ils devraient nous connaître mieux que ça. Yreka est une colonie de la Hanse, et nous sommes les FTD. Mais, au fond d’elle-même, elle se demanda jusqu’où serait capable d’aller l’amiral Willis. Celle-ci transmit ses salutations au gouverneur, mais sans que sa voix rustique amoindrisse la menace sous-jacente : « Madame… Ici l’amiral Sheila Willis, commandant des Forces Terriennes de Défense pour le quadrant 7. Je suis censée protéger ce secteur, mais on dirait que vous oubliez qui vous donne la becquée… Vous m’entendez ? » Elle attendit la réponse. Tasia imagina la panique qui devait régner à l’intérieur du centre administratif d’Yreka. Willis reprit : « Bon, j’ai amené quelques-uns de mes vaisseaux pour vous rappeler que votre planète est signataire de la Charte de la Hanse. Jetez-y un coup d’œil, tout y est mentionné. Vous avez prêté serment au roi. (Son ton se teinta de déception.) Mais il semble que vous stockiez de l’ekti acheté au marché noir. Vous devriez avoir honte. La Hanse affronte une grave crise, et le roi Peter a demandé la coopération de tous ses sujets pour centraliser les ressources. Pourquoi refusez-vous ? Ce carburant doit être affecté aux FTD, afin que nous protégions l’humanité. » Malgré ces mots conciliants, la voix de Willis était inflexible. « Nous n’avons pas l’intention de vous accabler, mais la loi, c’est la loi. Le roi est disposé à vous pardonner, à condition que vous obtempériez immédiatement. Inutile de tout gâcher. » Après le message, un hologramme flou apparut. Sa médiocre résolution montrait combien les systèmes de communication yrekiens étaient obsolètes. Le gouverneur était une femme grande et mince, d’origine indubitablement indienne. Elle avait la peau mate, les yeux foncés et une chevelure d’un noir bleuté qui pendait en longues tresses jusqu’à la taille. Son nez était busqué, et ses lèvres pleines s’incurvaient en une moue désapprobatrice. « Amiral Willis, je crains que nous ne puissions obéir. Ma décision est dictée par notre survie. Je suis désolée que les FTD menacent une colonie loyale de la Hanse. Yreka a sacrifié beaucoup dans l’effort de guerre. Nous avons donné tout ce que nous pouvions, et nous avons besoin de nos réserves d’ekti pour assurer notre survie. » Le gouverneur fit un geste de la main, et son image fut remplacée par celles, déchirantes, d’enfants squelettiques et de champs de céréales piquant du nez à cause du manque d’engrais ou de pesticides. « Si nous vous remettons ce carburant, la population mourra de faim. Notre colonie s’atrophiera, et avant dix ans Yreka sera devenue une planète fantôme. » Tasia comprit tout de suite le pari désespéré qu’avait tenté la dirigeante yrekienne. L’amiral Willis avait envoyé son message au centre administratif de la planète sur une fréquence directe. Le gouverneur Sarhi avait intentionnellement répondu sur la fréquence générale, afin que tous les soldats du bataillon puissent entendre sa défense. Celle-ci poursuivit : « Pourquoi ne pas prendre aussi l’air que nous respirons ? Ou l’eau de nos rivières ? Ou occulter le soleil qui fait pousser nos récoltes ? Nous avons payé chèrement cet ekti, nous ne pouvons nous permettre de le perdre. — Bon, tout ceci est très mélodramatique…, commença Willis. — Je vous prie d’envoyer nos excuses au roi. Merci. » Sans attendre la réaction de l’amiral, le gouverneur esquissa un salut, puis coupa la communication afin d’être sûre d’avoir le dernier mot. Cette réponse inconsidérée provoqua la stupéfaction sur la passerelle du Lance-foudre. N’en croyant pas leurs oreilles, certains officiers pouffèrent, au point que Tasia dit avec fermeté : — Ce qui se passe ici n’a rien de drôle. La flotte du septième quadrant attendit un long moment en silence, chacun imaginant les ordres qu’allait donner l’amiral. Lorsque celle-ci parla à ses commandants, sa voix reflétait son calme, mais aussi sa déception : « Cette planète est désormais sous embargo. Qu’aucun vaisseau n’y entre ni n’en sorte. Ni approvisionnement, ni messages, jusqu’à nouvel ordre. » Tasia se renfonça dans son siège, soulagée que l’amiral n’ait pas ordonné l’assaut immédiat. Elle dit à son équipage : — Eh bien, j’espère que personne n’a de projet pour le week-end. 10 LE ROI PETER Le roi achevait ses ultimes préparatifs vestimentaires afin de paraître hors de ses appartements. Pour la matinée, des serviteurs lui avaient apprêté une tenue pleine de couleurs et d’ornements on ne peut plus inconfortable (et sans aucun doute sélectionnée par une commission). Il n’en avait tenu aucun compte, avait choisi ses propres atours et renvoyé les laquais qui voulaient l’aider à se boutonner et à passer ses colliers : sa mère lui avait appris à s’habiller seul, tout de même ! Tout en passant ses habits, il conversait avec OX. Les années qu’il avait employées à écouter son comper Précepteur lui expliquer la rhétorique et les subtilités du pouvoir l’avaient amené à voir dans le vieux robot davantage qu’une base de données ou un répertoire historique. — Basil ne veut pas d’un chef, dit-il en tirant sur l’une de ses manchettes. Il veut un acteur. Très tôt, Peter s’était appliqué à devenir un authentique roi. Par jeu d’abord, il avait entrepris de légers changements, afin surtout de démontrer son indépendance. Alors que le vieux Frederick portait des parures voyantes et d’amples étoffes, Peter avait fait retoucher ses costumes jusqu’à obtenir des uniformes épurés et fonctionnels. Gris, bleu et noir. Le président avait approuvé, convaincu qu’un style plus prussien entrerait en résonance avec un peuple en guerre. D’allure affable, le modèle Précepteur avait été construit en masse pour accompagner les premiers vaisseaux-générations qui partaient à la recherche d’autres mondes. À présent, OX servait la Ligue Hanséatique dans la formation des Grands rois. — Mieux vaut pour vous être à la fois chef et acteur, Roi Peter. Mais votre rôle ne se limite pas à cela. Le peuple doit croire en vous. Peter sourit. — Très bien, alors. Allons à la salle de crise, et profitons-en pour nous montrer sur le chemin. Avant de devenir Peter, Raymond Aguerra avait grandi dans une famille pauvre mais soudée. Il avait fait des petits boulots pour joindre les deux bouts, causé avec les marchands ambulants, appris à connaître les hommes et les femmes ordinaires, dont le destin n’attirait jamais l’attention. Ces gens constituaient ses véritables sujets, mais les projets grandioses de Basil ne les prenaient jamais en compte. Le président excellait à concevoir la manière dont les pièces du puzzle cosmique s’assemblaient, mais il n’entendait rien à l’existence sur une plus petite échelle. Il ne connaissait personne de la vie réelle, immergé qu’il était dans les sphères politico-économiques. Cela faisait de lui un homme d’affaires compétent, mais non un chef capable d’inspirer la loyauté. OX à son côté, Peter descendit un large corridor. Il sourit à une Latino entre deux âges qui astiquait un buste en albâtre du roi Bartholomé. — Bonjour, Anita. (Il détailla la perfection des traits de la statue.) Croyez-vous vraiment que le vieux Bartholomé ressemblait à cela ? Vous ne pensez pas qu’il s’agit plutôt d’une interprétation idéalisée ? Le visage de la femme s’illumina. — Je… je suppose que c’est comme cela que le sculpteur le voyait, Sire. — Je parie que vous avez raison. OX et lui continuèrent leur chemin jusqu’aux portes cirées d’une ancienne bibliothèque convertie en salle de crise. Autrefois, l’endroit avait été rempli de vieux livres, si fragiles que nul ne pouvait plus les lire. À présent, les étagères étaient recouvertes d’écrans plats. Les officiers et les conseillers stratégiques s’y rencontraient régulièrement afin d’étudier ensemble les colonies de la Hanse, les positions connues des vaisseaux ildirans et la répartition de la flotte des FTD dans les dix quadrants spatiaux. Bien qu’on ne l’ait pas officiellement invité, Peter ne manquait jamais ces réunions hebdomadaires. Aucun des experts présents dans la chambre n’aurait osé le refouler – à moins que le président l’ordonne. Mais Basil détestait se donner ainsi en spectacle. Comme le roi et OX entraient dans la salle, il se contenta d’opiner légèrement du chef depuis son fauteuil en cuir rembourré. Nahton, le prêtre Vert de la cour, était assis auprès d’un surgeon fluet à l’écorce dorée ; il écoutait avec attention, prêt à recevoir des rapports par télien. Les nouvelles étaient également acheminées par drones courriers, capables de voyager sur de longues distances avec un minimum d’ekti. En plus de transporter messages et données entre les mondes hanséatiques, les drones prenaient des images de surveillance des villes et des populations, afin de tenir à jour la base de données coloniale. — Toujours aucune nouvelle de la flotte de reconnaissance sur Dasra, monsieur le Président, annonça l’amiral Stromo. Cela fait une semaine de retard. Dans une nouvelle tentative d’engager des négociations avec les hydrogues, on avait envoyé des vaisseaux militaires aux abords d’une géante gazeuse. Personne ne s’attendait que cette entreprise de communication débouche sur un résultat tangible. Jusqu’à présent, l’ennemi avait ignoré ou repoussé toutes les ouvertures de paix. Basil grommela : — Je savais que nous aurions dû dépêcher un prêtre Vert, mais nous n’en avions pas en réserve. Nahton resta imperturbable face à cette critique sous-jacente. Les conseillers militaires et les experts coloniaux vérifièrent les dernières données sur les écrans, où s’affichait la mosaïque complexe de la civilisation humaine. Actuellement, il y avait soixante-neuf signataires de la Charte de la Hanse, ainsi qu’une poignée de satellites et de campements non catalogués. Les stratèges discutèrent des modifications en cours dans le déploiement des vaisseaux, puis les écrans affichèrent les estimations de la situation dans le Bras spiral. Peter les étudia longuement, tâchant d’en tirer ses propres conclusions. Nahton recourba les doigts autour du surgeon et connecta son esprit à la forêt-monde. Il avait désormais accès aux rapports envoyés par les prêtres observateurs disséminés à travers la galaxie. Son front se plissa, contractant les motifs sombres de ses tatouages faciaux. Lorsqu’il eut fini, le visage de Nahton exprimait l’inquiétude. — Les rapports de six prêtres me sont parvenus. En provenance de quatre planètes différentes, et de deux vaisseaux diplomatiques. Remarquant son trouble, Basil se redressa. — Qu’y a-t-il ? — Plusieurs orbes de guerre ont été détectés tandis qu’ils traversaient des systèmes habités. Ils n’ont pas pris contact, mais ont approché, et apparemment scanné, diverses planètes. Peter pointa un doigt sur la carte stellaire. — Veuillez désigner les endroits où les orbes ont été vus. Peut-être pourra-t-on en tirer une cohérence. — Il n’y a que six de mes camarades à avoir aperçu les hydrogues… Usk, Cotopaxi, Passage-de-Boone, Palissade, Hijonda, Paris Tiers. À mesure que le prêtre Vert énumérait les noms de ces obscurs systèmes, des points rouges apparaissaient sur la mosaïque d’écrans. OX fit un pas en avant, bien que la résolution de ses capteurs optiques soit suffisante pour tout voir d’où il se tenait. — Cela ne semble pas être une stratégie défensive. Vu la dispersion des prêtres Verts dans les colonies, beaucoup d’engins hydrogues pourraient nous avoir échappé. Basil fronça les sourcils. — Cherchez dans les fichiers des drones courriers, au cas où ils auraient capté d’autres images d’hydreux. — D’après mes rapports, dit Nahton, les hydrogues n’ont commis aucun acte hostile. Il semble que ce soient des éclaireurs, voyageant de système solaire en système solaire. — Les hydrogues ne se promènent pas sans raison, fit remarquer l’amiral Stromo. Jusqu’à présent, ils n’ont quitté leurs géantes gazeuses que pour attaquer. Lev Stromo commandait la flotte du quadrant zéro, quand elle avait été décimée sur Jupiter. L’esprit en ébullition, le roi Peter balaya du regard les points rouges des orbes répartis mystérieusement sur la carte. — Jusqu’à maintenant, dit-il. 11 RLINDA KETT Si Rlinda Kett avait eu un caractère différent, elle se serait sans doute plainte des injustices du sort. Mais elle n’était pas femme à se complaire dans cet état d’esprit. À la place, elle croisa ses bras charnus sur son ample poitrine et réexamina la situation. Son optimisme exubérant avait parfois le don d’exaspérer les personnes plus réalistes, mais elle estimait que cela facilitait l’existence. Elle arpenta le pont de son vaisseau afin d’inventorier ses stocks. Tout ne se présentait pas si mal, bien que, cinq ans plus tôt, une ordonnance du roi Frederick l’ait contrainte à « céder » quatre de ses vaisseaux marchands aux FTD, afin de contribuer à l’effort de guerre. Au moins, le Curiosité Avide restait sa propriété. Depuis un mois, son vaisseau se trouvait en rade dans un hangar lunaire. Il revenait moins cher d’atterrir au fond du puits gravifique plus léger de la Lune que d’utiliser un surplus de carburant pour se rendre sur Terre. Mais elle venait de recevoir du bureau commercial de la base lunaire une relance pour traite d’amarrage impayée. La demande était pressante. Elle soupira de frustration. — Et que suis-je censée faire ? L’armée avait rationné l’ekti à tel point qu’elle n’avait plus les moyens d’effectuer des convoyages avec le dernier vaisseau qui lui restait. Puis, ajoutant l’insulte au préjudice, voilà qu’ils taxaient d’un prix exorbitant l’amarrage du Curiosité. Pourquoi ne la laissaient-ils pas en paix ? Consommer les mets de choix que recelait son garde-manger n’offrait qu’une piètre consolation à Rlinda, confrontée à toutes ces tracasseries administratives. Au cours des années, elle avait liquidé presque tous ses biens, afin d’acquérir autant de marchandises négociables que possible. Mais, depuis la guerre, elle rencontrait des difficultés à vendre certaines spécialités exotiques haut de gamme qu’elle conservait sur le Curiosité. Peut-être qu’un des fonctionnaires de la base lunaire serait disposé à faire du troc ; l’un d’entre eux devait sûrement vouloir impressionner son épouse ou sa maîtresse avec de la haute cuisine1. Rlinda pourrait suggérer des recettes en prime, pour gagner l’affection de la belle… Elle dut faufiler sa silhouette corpulente dans l’espace exigu de la baie de chargement. Heureusement, la faible gravité et un long entraînement lui facilitèrent la tâche. Elle fit courir ses doigts au bas d’une liste impressionnante. Elle avait conservé pour son usage personnel quelques rouleaux de soie theronienne mais, à présent, elle devait les vendre. Elle aurait adoré posséder une garde-robe faite à partir de cette étoffe chatoyante, mais l’argent était plus important. Il lui restait encore six boîtes de caviar au sel de mer importé de Dremen, et des steaks d’insectes en conserve de Theroc – absolument délicieux, bien qu’elle ait toujours rencontré les pires difficultés pour convaincre les gourmets de goûter de la chair d’insecte. Elle disposait également de boîtes de poisson-fleur macéré dans du vinaigre, de crustacés marinés, de vers à sucre frais au stade de chrysalide – lesquels ne tarderaient pas à éclore, malgré leur emballage isotherme –, ainsi que de fruits et légumes non répertoriés – ni goûtés – en provenance d’un éventail considérable de mondes. À leur évocation, Rlinda saliva. Elle-même excellait dans le domaine culinaire, et avait étudié la cuisine de maintes cultures. Au vu de son goût immodéré pour la bonne chère, son poids n’était pas surprenant, mais elle le considérait comme une publicité pour la qualité de ses articles. Hélas, lorsque les temps étaient durs, les gens se passaient de luxe, et les denrées comme celles que transportait Rlinda étaient les premières affectées. Des priorités ridicules ! Alors même qu’il lui était beaucoup plus difficile de vendre ses articles jugés « superflus », ses créanciers exigeaient d’être payés sans délai. Rlinda retourna dans le cockpit et s’effondra sur le siège de capitaine spécialement élargi pour elle. Elle jeta un nouveau coup d’œil à la facture de droit d’amarrage. Peut-être était-elle légèrement en retard, mais le montant à payer n’était pas suffisamment élevé pour susciter un tel rappel. Elle aurait préféré partager une bonne bouteille de vin avec le comptable zélé et l’embobiner à sa façon. Elle examina la signature, ne reconnaissant pas le nom du type – B. Robert Brandt. Probablement un fonctionnaire récemment transféré de la Terre. Puis un gloussement s’échappa de ses lèvres, se muant bientôt en un rire à gorge déployée : le numéro d’identification du comptable correspondait à la date de son dernier anniversaire de mariage. — Tu as toujours été un vaurien, BeBob ! Ses yeux noirs pétillèrent. Rlinda se réjouissait de recevoir enfin des nouvelles de son ex-mari préféré – mais aussi du fait que la facture n’était qu’un prétexte pour lui envoyer un message secret. Branson Roberts était le capitaine d’un des vaisseaux réquisitionnés par les FTD. Le général Lanyan l’avait obligé à mener des missions de reconnaissance. Les pratiques commerciales de BeBob n’avaient pas été rigoureusement légales, mais il avait gagné beaucoup d’argent, qu’il avait partagé avec Rlinda. Elle décrypta le texte au moyen d’un code convenu entre eux longtemps auparavant. L’encodage rendait le texte nécessairement bref. Elle aurait préféré une image tridi de BeBob – à plus forte raison s’il avait eu le cran de s’holographier en tenue d’Adam ! Cependant, elle comprit en lisant la raison pour laquelle il avait pris tant de précautions. « Marre de l’armée – comme tu pouvais t’en douter ! Après dix-sept missions suicides, je me suis résolu à m’en tenir là. Le général voulait m’envoyer au feu jusqu’à ce que je tombe en miettes. Trop, c’est trop ! J’ai décidé de sauver ma peau et – plus important – le Foi Aveugle. Je prends d’autorité une permission officieuse. J’espère que les FTD n’auront pas l’idée ni l’énergie de me rechercher. Si jamais tu mets la main sur un plein réservoir d’ekti et que tu veux me faire une visite, viens sur Crenna. C’est un endroit à l’écart, où je peux me cacher et fournir aux colons de l’équipement au marché noir. Tu me manques. BeBob. » Rlinda se renfonça dans son siège, le visage radieux et les yeux brillant de larmes. Branson avait toujours été buté et impulsif, impossible à vivre… mais c’était aussi un homme d’une sacrée gentillesse. Il n’était pas taillé pour l’armée – Rlinda aurait pu le dire à Lanyan –, et c’était un crime de laisser ainsi perdre ses talents de marchand. Oh, c’est vrai qu’elle l’avait aimé… Tant et si bien que leur séparation, après cinq ans de mariage, l’avait bouleversée. Mais BeBob et elle avaient conservé l’un envers l’autre suffisamment de respect – et, oui ! de passion – pour rester associés. Si elle avait su quelles épreuves elle aurait encore à affronter, Rlinda se serait peut-être montrée plus tolérante vis-à-vis de son mari. La vie était trop courte, trop dure aussi, pour en limiter les bons moments. Elle empocha le message et retourna à la baie de chargement. Elle lorgna ses provisions d’un œil gourmand et choisit une bouteille de porto de Nouveau Portugal, ainsi qu’une boîte de caviar au sel de mer. Le marché des denrées de luxe n’était peut-être pas une partie de plaisir ces temps-ci, mais au moins lui restait-il le régal d’une consommation personnelle. Et elle ne dégoterait jamais de meilleur client ! Elle n’avait pas l’intention de gaspiller ses dernières gouttes d’ekti pour rendre visite à BeBob, mais un jour prochain peut-être en aurait-elle l’occasion. Cela la réconfortait de le savoir en vie et en sécurité. Avec un léger « pop », elle ôta le bouchon de la bouteille de porto. Elle se sentait d’humeur à festoyer rien que pour ce petit bout de bonne nouvelle. Elle se versa un petit verre – pour commencer – et le leva pour porter un toast. — À ta santé, BeBob. Reste à l’abri jusqu’à ce que je te revoie. 1. En français dans le texte. (NdT) 12 BASIL WENCESLAS L’éclair s’était mué en flamme, puis en un incendie qui avait consumé une planète entière… alors qu’il ne s’était agi que d’une expérience sur une technologie extraterrestre fossile. Bon sang, nous n’avons jamais voulu déclencher une guerre ! Installé dans son bureau au sommet du siège de la Hanse, Basil Wenceslas revisionnait le premier test du Flambeau klikiss. Sur les images d’archives, les nuages tourbillonnants s’avivèrent, rougeoyèrent, puis prirent feu. Qui aurait pu deviner qu’une civilisation étrangère se cachait dans les profondeurs, près du noyau ? En représailles, les extraterrestres avaient détruit une plate-forme d’observation, vaporisé les quatre lunes d’Oncier, naufragé de nombreuses stations d’écopage de Vagabonds, battu la Marine Solaire ildirane et les Forces Terriennes de Défense, interdit toute extraction d’ekti… et odieusement assassiné le Vieux roi Frederick. Est-ce que cela ne suffisait pas ? Pendant presque six ans, des experts avaient analysé l’enregistrement d’Oncier, seconde par seconde. Basil n’espérait plus découvrir d’élément nouveau, mais la destruction de la planète hydrogue le fascinait toujours. Il n’éprouvait ni remords ni empathie à leur égard. Ceux-ci n’avaient accepté aucune excuse et rejeté toute tentative de négociation. Basil n’attendait rien de la mission sur Dasra – dont il était à craindre que les vaisseaux soient perdus – mais au moins avait-il essayé. Il ne parvenait pas à trouver de solution miraculeuse. Si seulement… Le Flambeau klikiss avait semblé être une aubaine pour coloniser des lunes auparavant inhabitables. Cette technologie avait été découverte par un couple de xéno-archéologues qui fouillaient les ruines des mystérieuses cités klikiss. La civilisation d’insectoïdes avait jadis créé un vaste empire interplanétaire, mais dix mille ans plus tôt ils avaient précipitamment quitté leurs cités, les livrant aux attaques du temps. Basil sourit avec mélancolie. Peut-être que Margaret et Louis Colicos pourraient accomplir un autre miracle, découvrir quelque engin klikiss perdu avec lequel la Hanse forcerait les hydreux à solliciter la paix… Mais il y avait des années qu’il n’avait plus entendu parler des archéologues. La dernière information les concernant les situait sur Rheindic Co avec une équipe réduite, comprenant un prêtre Vert. Les Colicos n’étaient pas des excentriques, et lui-même avait fait en sorte que toute requête raisonnable de leur part soit approuvée sans discussion. Jusqu’à présent, il n’avait eu aucune raison de garder un œil sur eux. L’implosion d’Oncier repassait en accéléré, faisant de nouveau exploser la belle géante gazeuse en un feu stellaire. Curieux de savoir ce qu’ils étaient devenus, Basil tapa une recherche sur son terminal au sujet des dernières activités de Margaret et Louis Colicos. Récemment lui était parvenu une lettre de leur fils Anton, afin de savoir où ils se trouvaient. La lettre s’était égarée longtemps dans les méandres de l’administration. Anton Colicos n’était qu’un maître de conférences à l’université et ne bénéficiait d’aucun appui politique. Apparemment, ce n’était pas la première demande qu’il envoyait… Basil fut stupéfait d’apprendre que tout contact avec l’équipe des Colicos avait cessé peu après l’ultimatum des hydrogues. Rheindic Co ne se trouvait sur aucune voie de ravitaillement. À moins d’un appel au secours, aucun vaisseau d’approvisionnement ne pouvait obtenir l’autorisation de s’y rendre. Les xéno-archéologues disposaient d’un prêtre Vert pour communiquer instantanément. Pas étonnant qu’on ne l’ait pas prévenu de leur silence. Cependant… cinq ans de silence ? Il n’y avait rien de surprenant à ce que leur fils s’inquiète. Basil sentit un froid l’envahir. Cet oubli des vieux chercheurs pourrait coûter cher… Pourquoi leur prêtre Vert n’avait-il pas envoyé de message ? Étaient-ils morts de faim sur ce monde désert, parce que personne ne s’était préoccupé de leur sort ? Le président détestait quand on ne s’occupait pas convenablement des détails. Il récupéra leurs derniers messages. À mesure qu’il lisait les rapports remplis d’enthousiasme de Margaret, son excitation augmenta. Peut-être y avait-il réellement quelque chose d’important sur Rheindic Co. Avait-il raté une occasion décisive ? Margaret Colicos avait trouvé un lien entre l’espèce disparue des Klikiss et les hydrogues – en soi, une révélation stupéfiante. Elle affirmait avoir découvert une technologie inédite et incroyable, mais sans spécifier en quoi elle consistait. Puis les rapports s’étaient interrompus. Galvanisé, Basil quitta son bureau et descendit dans les passages souterrains traversant l’arboretum, sous le jardin aux statues, jusqu’au Palais des Murmures. En route, il rencontra Sarein. — Basil, commença la belle et ambitieuse jeune femme, je dois te parler. Pourrions-nous organiser un dîner en tête à tête chez moi ? Il considéra la jeune Theronienne. Elle aurait pu mettre à ses pieds n’importe quel homme, mais était plus attirée par la richesse et le pouvoir politique de Basil. — Pas maintenant, répondit-il. Où y a-t-il un prêtre Vert ? J’ai besoin d’envoyer un message. Sarein plissa le front. — Je viens juste d’apercevoir Nahton qui se dirigeait vers le Jardin couvert. Basil continua son chemin. Sans y avoir été invitée, Sarein le suivit. Des fleurs et des arbustes bordaient les chemins sinuant à travers les feuillages. Le prêtre Vert aimait se promener souvent dans les jardins de fougères impeccablement taillées qui occupaient une aile du Palais des Murmures. Il se tenait agenouillé près d’un bassin abrité sous les branches tombantes d’un saule. — Nahton, j’ai besoin de vos services. Rendons-nous au surgeon le plus proche. — Suivez-moi, monsieur le Président. Quinze pots d’arbremondes avaient été installés aux environs du Palais – la plupart dans des salles ministérielles, où les communications étaient nécessaires. Basil parla pendant qu’ils se pressaient : — Une expédition archéologique a été envoyée il y a plusieurs années sur une planète nommée Rheindic Co. Un prêtre Vert les accompagnait. Il a planté un bosquet d’arbremondes afin de pouvoir communiquer directement avec nous. Je dois rétablir le contact que j’ai perdu avec eux il y a des années. — Qu’y a-t-il de si urgent, Basil ? glissa Sarein d’un air de conspiratrice. — J’espère seulement ne pas avoir raté une occasion… Nahton s’accroupit près d’un surgeon et enroula ses doigts autour du tronc squameux. Aussitôt, il se relia par télien à la forêt-monde, cherchant parmi des millions de fils de pensées. — Son nom était Arcas, dit-il. Il a planté ses surgeons là-bas. (L’inquiétude plissa les tatouages de son visage.) Tous les surgeons de Rheindic Co sont morts. Le contact a été rompu. (Il cligna des yeux, profondément troublé.) Oui, les arbres sont morts. Pourquoi… pourquoi la forêt-monde n’en a-t-elle rien dit ? Basil assimila l’information. En voyant la réaction inattendue du prêtre Vert, sa curiosité première se mua en inquiétude. Nahton agrippait le surgeon comme s’il lançait des demandes pressantes dans le réseau de la forêt-monde. Préoccupé, Basil entreprit de retourner vers son bureau. Sarein se pressa à son côté. — Qu’y a-t-il, Basil ? Tu peux me le dire ? — Laisse-moi réfléchir. Ce que je viens d’apprendre est inédit, je ne sais encore qu’en penser… mais cela pourrait s’avérer important. Il se hâta, la laissant derrière lui. Il pourrait toujours faire preuve d’amabilité plus tard ; plus probablement, c’est elle qui reviendrait à lui avec une excuse. D’après les derniers messages, les Colicos semblaient être tombés sur quelque chose d’important, mais leurs rapports lacunaires ne permettaient pas d’éclaircir ce qu’impliquaient leurs fascinantes allusions. Bon sang, pourquoi n’avait-il pas fait une enquête avant ? Si le prêtre Vert était aussi manifestement inquiet, c’est que quelque chose de réellement inhabituel s’était produit. Avec tous les ennuis qui avaient frappé la Hanse, cette affaire n’était pas parvenue jusqu’à lui. Mais, à présent, elle suscitait en lui autant d’appréhension que d’espoir. Peut-être les archéologues avaient-ils découvert un outil-miracle, plus puissant même que le Flambeau klikiss ? Si quelqu’un en était capable, c’était bien Margaret et Louis Colicos. Basil détestait les mystères. Il trouverait de quoi affréter un vaisseau inutilisé… Tout en réfléchissant, il parcourait son menton du doigt. Alors, il se souvint de Davlin Lotze, un exosociologue qu’il utilisait comme espion. Il l’avait envoyé sur Crenna, une colonie ildirane abandonnée, sous l’identité d’un colon ordinaire. Lotze avait reniflé dans les coins et regardé sous les tapis afin de dénicher des informations sur la civilisation extraterrestre. À présent, il devait avoir achevé sa mission. Oui, Lotze était l’homme de la situation. Basil décida de l’expédier sur Rheindic Co afin qu’il découvre ce qui était arrivé aux archéologues. 13 DAVLIN LOTZE À la réunion municipale de crise, Davlin Lotze écoutait en silence les colons désireux de fuir Crenna. — On doit filer d’ici avant qu’on crève tous de l’épidémie ! La peste ildirane est de retour ! Davlin savait qu’il était peu probable que le germe de la peste soit compatible avec l’ADN humain, mais il ne pouvait révéler ses connaissances en génétique. Après tout, il était censé n’être qu’un fermier et un réparateur. Davlin vivait seul dans une habitation ildirane qu’il s’était appropriée. C’était un homme de grande taille et fortement charpenté, à la peau noire et à la voix douce. Sa joue gauche portait une légère cicatrice due à un accident, une bouteille qui avait éclaté ; cette marque le distinguait un peu trop à son goût, mais il avait appris à ne pas se faire remarquer. Se fondre dans la masse faisait partie du métier d’espion. Il avait aidé ses compagnons à rebâtir les infrastructures de la colonie en installant des conduites d’eau, des égouts, des stations météo et des gaines électriques. Au cours de l’épidémie qui avait chassé les Ildirans de Crenna, ceux-ci avaient incendié leurs immeubles et endommagé les générateurs et les transformateurs. Ils avaient fui ce monde dans la panique. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, une mystérieuse maladie se répandait parmi les colons humains à un rythme alarmant. Les symptômes consistaient en une affection respiratoire anémiante et une éruption de taches orange sur les jambes et les épaules. Lorsqu’un vieil homme était mort de la « tavelure orange », l’angoisse avait atteint un nouveau seuil. Parmi les médecins de la colonie se tenait une femme menue, dotée d’yeux de hibou. Son visage était blême de fatigue, mais elle arborait un sourire qui ne semblait pas à sa place, ainsi qu’une expression de soulagement. Elle ne remarqua pas que l’assistance retenait son souffle lorsqu’elle dit : — Je pense avoir une bonne nouvelle. Après avoir analysé des échantillons de quinze malades de la tavelure orange, mon équipe et moi-même avons isolé l’organisme infectieux. Je suis heureuse d’annoncer qu’il n’a absolument aucun rapport avec le virus qui a causé la peste aveuglante ildirane. Sur un écran portable, elle afficha plusieurs images de microscope montrant des taches et des formes étranges. Davlin reconnut des cellules sanguines, avec de grands amas impossibles à identifier. — La tavelure orange est un simple unicellulaire amiboïde. Il n’est pas aussi coriace qu’un virus, ni même qu’une bactérie. Chez les humains, il affecte principalement la peau et les poumons. Il réside probablement dans l’eau ou dans un élément que nous extrayons du sol. Il fait partie de l’écosystème crennien. — Est-ce que ça va tous nous tuer ? demanda quelqu’un. — Non, mais vous aurez sans doute à vous habituer à vos tavelures orange. (Le sourire de la doctoresse s’élargit.) Le principal symptôme est une inflammation de la peau et une décoloration de la mélanine. Permanent peut-être, mais sans menace pour le pronostic vital. — Mais mon Arkady est mort ! lança une vieille femme. — Arkady avait une ancienne affection pulmonaire qui l’a rendu particulièrement vulnérable. La tavelure orange est aussi dangereuse que, disons, une pneumonie. Nous pouvons la traiter. Tout ce dont on a besoin, c’est d’un médicament anti-amibien à large spectre. J’en ai quelques doses dans ma pharmacie, mais pas suffisamment pour traiter toute la population. — Donc, impossible d’aller au drugstore avec une ordonnance, grommela un autre colon. Un nommé Branson Roberts, l’un des colons les plus récents, se leva. — Moi, je peux. C’était un Blanc dégingandé pourvu de grosses mains calleuses et d’un toupet de cheveux cendrés sur le crâne. Il était arrivé dans un petit vaisseau marchand, dont le placage tout neuf indiquait que le nom et le numéro d’identification avaient été changés. Soit Roberts avait volé le vaisseau, soit il se cachait. Mais les Crenniens accueillaient volontiers quiconque pouvait entreprendre des voyages clandestins et les approvisionner au marché noir. — Mon vaisseau a suffisamment de carburant pour un ou deux voyages, pourvu qu’ils ne soient pas trop longs. (Il fourra les mains dans les poches de sa combinaison de saut. Son sourire était contagieux.) J’ai quelques contacts dans la Hanse. Bien sûr que tu en as, songea Davlin. Deux jours plus tard, le personnel médical avait traité – et guéri – les cinq cas les plus graves. Davlin travaillait sur les filtres à eau, ajoutant un tamis aux adducteurs d’eau potable afin de faire barrage à l’amibe. En constatant le rétablissement de leurs compagnons, les colons avaient recouvré leur calme. Branson Roberts avait fait le tour de la colonie afin d’établir une « liste de courses » à rapporter en plus des médicaments anti-amibiens. Puisqu’il utiliserait le peu de carburant qu’il avait en réserve pour cette mission, autant en profiter pour effectuer une véritable opération marchande. Le monde hanséatique le plus proche était un endroit où des touristes fortunés venaient prendre du bon temps. « Sur Relleker, il est hors de question que les visiteurs souffrent, même d’une simple écharde, avait dit Roberts. Là-bas, ils ont en stock toutes les fournitures médicales connues. » Davlin le rencontra au petit astroport et lui remit une liste de composants dont il avait besoin pour les stations de pompage et de filtration. En théorie, il aurait dû profiter de cette occasion pour envoyer son rapport au président Wenceslas, mais il ne tenait guère à attirer l’attention de la Hanse. Il appréciait sa vie sur Crenna, et en venait presque à croire en sa couverture de simple colon. Loin des yeux, loin du cœur… espérait-il. Les Ildirans avaient qualifié Crenna de « monde des musiques ». Des sources argentées jaillissaient en cascades. Des herbes montées en graine crépitaient dans le vent tels de minuscules maracas. Des insectes bourdonnaient et vrombissaient jour et nuit, en un agréable bruit de fond. Des bosquets épineux de flûtiers boisaient les collines basses. Quand un de ces arbres mourait, sa moelle pourrissait, laissant un vide ; des insectes venaient coloniser l’écorce, forant des galeries dans lesquelles la brise omniprésente jouait à la manière d’un instrument de musique. C’était un endroit sympathique, qui lui plaisait bien plus que la plupart de ses anciennes missions. Avant que Roberts ait pu grimper à bord de son vaisseau, des alarmes d’approche retentirent, signalant l’entrée d’un vaisseau dans l’atmosphère crennienne. L’homme parut inquiet. — Qui peut bien venir ici ? L’un des employés municipaux affectés à mi-temps à la tour de contrôle brailla : — C’est un drone courrier ! (Puis, augmentant le volume :) Le courrier est arrivé ! Un drone était un petit vaisseau rapide, totalement automatique – guère plus grand qu’un satellite interstellaire. Depuis l’embargo, ils étaient les seuls à pouvoir distribuer les informations aux planètes dépourvues de prêtres Verts. Ils prenaient également des images de surveillance des colonies hanséatiques. Roberts saisit la liste de composants des mains de Davlin et galopa jusqu’à son vaisseau. — Allez lire votre courrier, dit-il précipitamment. Je reviendrai aussi vite que possible. En attendant, si la maladie empire, j’ai entendu dire que le bouillon de poulet fait des merveilles. Il décolla sans avoir achevé la check-list de lancement – vraisemblablement désireux de ne laisser au drone aucune possibilité de le repérer. Le vaisseau marchand avait déjà disparu dans le ciel quand le drone atterrit. Celui-ci commença à décharger dans le réseau informatique crennien les messages et autres données dont il était porteur : lettres de famille, rapports commerciaux, journaux, spectacles vids et romans numériques. Quelle que soit la joie des colons de recevoir des nouvelles de leur monde natal, Davlin s’interrogeait sur l’envoi d’un drone hanséatique sur une planète des confins pour une mission aussi secondaire. Il savait que chaque action de Basil était toujours le fruit d’une motivation cachée – voire de plusieurs. Il se demandait également pourquoi Branson Roberts avait tant pris soin de ne pas se faire repérer par le drone. Davlin n’avait ni famille proche ni amis, mais il ne fut pas surpris de trouver une lettre à son intention. Le texte de son « frère » Saul avait l’air innocent : le mariage d’une nièce, le décès d’un parent âgé, des affaires de famille sur le point de péricliter… Mais, de retour à son habitation, il décoda le message et prit connaissance de la nouvelle affectation que Basil Wenceslas lui confiait. Même s’il avait toujours su que le bon temps sur Crenna prendrait fin, l’accablement s’abattit sur Davlin. Une fois encore, il devait redevenir un enquêteur officiel et résoudre un mystère grâce à ses talents d’exosociologue. Avant peu, un vaisseau viendrait le chercher pour l’emmener sur un monde-cimetière klikiss. Là, il serait chargé de découvrir ce qu’il était advenu d’une équipe d’archéologues portée disparue. Les Crenniens ne reverraient plus jamais Davlin Lotze. 14 ANTON COLICOS Aucun doute, ce serait l’histoire la plus grandiose jamais racontée. Anton Colicos comptait écrire la biographie de ses illustres parents… avec style et sans fioritures, espérait-il. Margaret et Louis Colicos élucidaient des mystères en fouillant la poussière de civilisations disparues. Il s’agissait de figures héroïques qui traverseraient les âges. Cependant, Anton privilégierait l’exactitude historique à l’aventure, comme ses parents l’auraient souhaité, quitte à rendre le récit moins intéressant. Le soleil déversait ses rayons à travers les stores de son bureau, à l’université, tachetant de lumière les documents qu’il avait rassemblés. S’y trouvaient éparpillés photos d’enfance, articles de journaux, publications de recherche. Au début de leur carrière, ses parents avaient utilisé des instruments ildirans de cartographie souterraine afin de mettre au jour une ville préservée dans le sable du Sahara. Puis ils avaient enquêté sur Mars au sujet des pyramides de Labyrinthus Noctis, démontant la théorie selon laquelle il s’agissait de l’artefact d’une civilisation perdue, au grand dam de certains théoriciens trop inventifs. Mais la vérité était la vérité. Par la suite, les Colicos s’étaient consacrés à l’étude des ruines klikiss. Llaro, Pym, Corribus… Après la découverte du Flambeau klikiss, ils s’étaient rendus sur Rheindic Co – et n’avaient plus donné signe de vie depuis plusieurs années. Au début, Anton ne s’était pas inquiété. À trente-quatre ans, cela faisait longtemps qu’il n’éprouvait plus le besoin d’entretenir de contacts fréquents avec ses parents. Ils n’avaient pas de comptes à lui rendre ; d’autre part, leurs recherches les conduisaient le plus souvent sur des planètes si isolées qu’il fallait des mois aux messages pour arriver à destination – voire des années. Même en mettant de côté les restrictions de transport et de communication imposées depuis que la guerre avait éclaté, il était courant qu’Anton reste sans nouvelles pendant longtemps. Cinq ans, néanmoins, c’était trop long, d’autant que, cette fois, un prêtre Vert les avait accompagnés… Anton avait envoyé plusieurs requêtes à l’administration de la Hanse ; mais comme il n’était qu’un obscur chercheur universitaire, ses lettres étaient demeurées sans réponse. Il alla à la fenêtre et remonta les stores afin de contempler l’océan. Bien que l’immeuble dispose de la climatisation, il préférait ouvrir la fenêtre et sentir la brise fraîche venue de l’océan qui soufflait sur le quartier aux allures de parc de Santa Barbara. Les cinq immeubles de facture excentrique qui composaient l’Administration des Études ildiranes de l’université avaient été conçus par des étudiants. L’infrastructure avait été édifiée selon une géométrie inhabituelle, avec des baies vitrées et des facettes évoquant Mijistra, la capitale d’Ildira. Des moulins à lumière répandaient leurs arcs-en-ciel sur les trottoirs. Le soleil de la Californie du Sud ajoutait à l’illusion, même si le jour le plus chaud et le plus clair ne pourrait jamais rivaliser avec l’éclat des sept soleils ildirans. Profitant en partie de la notoriété de sa famille, Anton avait décroché un poste au département des Études épiques. Toute sa jeunesse, il avait accompagné ses parents sur leurs fouilles archéologiques et suivi les cours dispensés par des compers Précepteurs. Parfois, Margaret et Louis le traitaient davantage comme un collègue de travail que comme leur fils unique. Il n’avait jamais pris soin de son allure. Il portait des vêtements mal assortis, sans la moindre concession à la mode, se contentant d’enfiler ce qui lui tombait sous la main. Ses cheveux d’un brun terne étaient raides, coupés de façon fonctionnelle. La lecture intensive avait endommagé sa vue. Deux opérations avaient été nécessaires pour corriger sa vision et il gardait encore l’habitude de plisser les yeux. Tout le monde avait longtemps été persuadé qu’Anton suivrait la voie de ses parents. Toutefois, même s’il adorait les mystères anciens, il préférait de beaucoup les légendes à l’Histoire. Il avait obtenu deux doctorats, l’un en langues mortes, l’autre en mythologie comparative. Il excellait dans l’étude des fragments de La Saga des Sept Soleils que les Ildirans avaient offerts à la Terre. Il connaissait par cœur des volumes entiers de contes populaires, pour la plupart dans leur langue d’origine : des sagas islandaises, l’épopée d’Homère, les Heike Monogatari du Japon, le cycle arthurien complet avec toutes ses variations, l’épopée sumérienne de Gilgamesh et bien d’autres histoires dont certaines n’avaient jamais été fidèlement traduites. Si seulement il pouvait étudier avec des remémorants ildirans… À quatre reprises, il avait envoyé des lettres de demande à Mijistra : au Mage Imperator, au Premier Attitré… Il y déclarait sa passion pour les cycles épiques et sollicitait une autorisation pour se rendre sur Ildira, faisant valoir que ses connaissances en mythologie terrienne pourraient enrichir La Saga et que leurs historiens apprécieraient d’apprendre les légendes humaines en échange : un gain mutuel, en quelque sorte. Ses deux premières lettres avaient d’abord été ignorées, puis la troisième avait donné lieu à un refus ; quant à la quatrième, envoyée un an auparavant, elle avait dû se perdre dans le tourbillon de la guerre. Tout comme les demandes concernant son père et sa mère. Il n’y avait manifestement personne dans tout le Bras spiral pour l’écouter… Ainsi avait-il conçu le projet de créer lui-même un mythe, en écrivant la biographie de ses parents. Il avait recouvert son bureau des notes qu’il avait réunies des années durant, et les avait organisées par thèmes : données biographiques d’un côté, travaux de recherches de l’autre. Mais un récit impliquait une conclusion – si ce n’était sur leur vie, au moins sur leur sort. En l’absence d’information sur ce qui leur était arrivé sur Rheindic Co, Anton se sentait incapable d’achever cette biographie. On sonna à la porte, et Anton leva les yeux vers le comper cuivré qui se tenait sur le seuil de son bureau. Les domestiques robots étaient omniprésents dans les couloirs de l’université, effectuant maintenance et livraisons. Beaucoup d’entre eux possédaient une programmation d’Amical, ce qui faisait d’eux de joyeux compères. — Anton Colicos, veuillez confirmer votre identité. — Présent à l’appel. Que veux-tu ? Le comper tendit un colis décoré : une plaque emballée dans un papier miroitant estampé de motifs inhabituels qu’Anton reconnut sur-le-champ comme étant ildirans. — Cela a été livré par coursier, dit le comper. Le président de l’université est intrigué au plus haut point. Les envois provenant directement du Palais des Prismes sont rares. Anton saisit le colis. — Je goûterai cet instant tout seul. Merci. — Dois-je prévenir le président qu’il peut programmer une réunion ? Le jeune homme soupesa le précieux paquet. — Vas-y. Le président voudra que je m’explique, même s’il s’avère que ce n’est rien. Comme le comper pivotait pour partir, Anton examina l’enveloppe chatoyante. Il la décacheta et en exhuma une plaque d’adamant gravée. C’était l’un des plus grands remémorants de la cour, un dénommé Vao’sh, qui en était l’auteur. Ainsi, contrairement aux lettres d’Anton concernant le sort advenu à ses parents, celles sur l’étude de La Saga n’étaient pas toutes passées inaperçues. Le remémorant savait même que son correspondant connaissait l’écriture ildirane. Anton était invité à se rendre sur Ildira afin de « partager des histoires et interpréter des légendes » avec Vao’sh en personne. Ses yeux brillèrent. Il ne parvenait pas à y croire. Son voyage était déjà programmé. Il embrassa du regard ses notes éparpillées sur son bureau. La biographie de ses parents attendrait. Il allait à Mijistra ! 15 ADAR KORI’NH Après avoir sélectionné le personnel le plus adapté à la mission, Adar Kori’nh emmena les soixante-dix soldats, ouvriers et techniciens de l’équipe de démantèlement sur le Burton. Il n’en avait pas discuté avec l’Attitré de Dobro, mais il n’était guère convaincu de la nécessité de cette opération. Le vaisseau-génération était resté ici, dans le froid et le silence, pendant tant d’années… Son examen aurait pu conduire à la mise au point d’innovations au profit des vaisseaux ildirans. Mais cela faisait des siècles que l’Empire résistait au changement. De tels perfectionnements n’intéressaient pas le Mage Imperator, car cela impliquerait qu’ils n’avaient pas déjà atteint leur apogée. Depuis longtemps donc, le vaisseau désert flottait dans l’espace… et aujourd’hui, on avait ordonné à Kori’nh de le détruire. Quel dommage, pensait-il. Les navettes se faufilèrent entre les débris spatiaux qui masquaient l’encombrant Burton. Alors que l’équipe approchait de l’épave aux allures de maison hantée, l’adar aperçut des détails qu’il avait négligés lors de sa première inspection. Autour de lui, soldats et techniciens contemplaient, fascinés, la carcasse corrodée. C’était un monument dédié aux rêves manqués, une ville jadis habitée par des humains pleins d’espoir. Longtemps auparavant, ils avaient quitté leur monde natal pour se lancer dans l’espace inconnu, sans garantie aucune de découvrir un monde habitable. Quelle incroyable folie ! Depuis combien de temps les Ildirans n’avaient-ils pas connu une telle passion, ou pris de tels risques ? Kori’nh avait hâte d’arriver à bord. Les navettes flottaient à côté du Burton. L’adar envoya une première équipe s’occuper des sas d’appontage. Celle-ci démonta les antiques panneaux d’accès, les testa puis reprogramma leurs circuits. Kori’nh maîtrisa son impatience tandis qu’il regardait les techniciens s’activer dans le vide de l’espace. — Bekh ! Doucement. Pas d’erreur, surtout. Ils parvinrent à ouvrir les portes extérieures, révélant un pont d’amarrage assez vaste pour contenir les navettes ildiranes. L’adar ordonna : — Une fois nos vaisseaux à l’intérieur, envoyez trois spécialistes en combinaison. Qu’ils voient si l’on peut pressuriser. Moins d’une heure plus tard, des voyants jaunes s’allumèrent sur le pont d’amarrage. « Les taux d’oxygène sont corrects, Adar, transmit l’un des techniciens. Il semble que nous ayons rallumé les générateurs d’air. Devons-nous rétablir la puissance partout dans le vaisseau ? L’air qui stagne ici doit être ventilé et filtré. Je suis sûr que le Burton dispose de réserves. » Kori’nh leva le menton. « Procédons correctement. Nous porterons des masques filtrants en attendant, mais je veux que le Burton soit en état de marche, et prêt à effectuer son ultime voyage. » C’était comme si l’équipe d’ingénierie était en vacances sur la planète estivale de Maratha : ils se ruaient joyeusement dans les coursives vides où jadis des générations de colons humains avaient vécu. Leurs pas faisaient naître des échos dans l’air froid, suffisamment sonores pour réveiller n’importe quel fantôme. Kori’nh avait lu que les humains n’avaient foi ni en la Source de Clarté ni en un plan supérieur d’illumination après la mort, mais qu’en revanche ils croyaient en l’existence de fantômes et d’esprits errants. À l’intérieur de la salle des machines du Burton, les techniciens décortiquaient le système de propulsion archaïque. Depuis le premier contact avec la Ligue Hanséatique, le kith des scientifiques connaissait les principes de fonctionnement des vaisseaux interstellaires humains ; celui des vaisseaux-générations était suffisamment simple pour qu’ils soient capables de le remettre en marche. Vêtu d’une combi et d’un masque filtrant, Adar Kori’nh avait entrepris sa propre inspection. Il déambulait dans les quartiers des passagers, gravissait un pont après l’autre. Même lorsqu’il se retrouvait seul, il sentait la présence de ses congénères à proximité grâce au réconfortant lien du thisme. Mais il percevait également la présence humaine, comme si les rêves des hommes avaient laissé une trace tangible. Leurs désirs étaient emprunts d’une telle prétention ! L’optimisme naïf d’oisillons quittant leur nid pour s’aventurer dans le Bras spiral… Ils s’étaient montrés si ambitieux, si imprudents… Kori’nh examina les cabines, les chambres de stockage, les complexes de loisirs, les bibliothèques… pour la plupart vidés de leur contenu. Il s’arrêta dans un immense réfectoire et constata des signes de désordre : chaises renversées, débris éparpillés. Une mutinerie ou une fête en étaient-elles la cause ? Ou étaient-ce les Ildirans qui avaient causé cela lorsqu’ils avaient détenu les colons sans méfiance, des siècles plus tôt ? Il y avait tant de choses à voir et à apprendre ici… tant de choses qui seraient perdues dès qu’il aurait détruit le vaisseau. Il imaginait le scandale qu’aurait à affronter l’Empire si jamais les humains venaient à découvrir ce que leurs supposés alliés avaient commis sur Dobro. En jouant le rôle de « sauveteurs », la Marine Solaire avait promis aux colons du Burton de les emmener dans une colonie bien à eux ; en réalité ces hommes étaient devenus des cobayes d’élevage, destinés à toutes sortes d’expériences. Le cœur de Kori’nh se serra. Soudain, tout cela lui semblait déshonorant. Tandis qu’il marchait, il songea aux bruits de pas, aux enfants jouant à se poursuivre le long des coursives, aux générations d’individus nés et morts loin de leur foyer sans avoir jamais foulé le sol d’une planète. Il ouvrit des appartements au hasard, tâchant de se représenter les familles qui avaient vécu là… effrayé à l’idée de trouver peut-être les restes momifiés de quelque naufragé oublié. Son regard glissa sur d’anciennes photos représentant des héros ou des êtres aimés, des habits défraîchis, des jouets inconnus… autant de souvenirs de la Terre. Chaque objet avait dû être investi d’une signification particulière pour les gens qui avaient habité là. Par leur intermédiaire, une multitude d’histoires s’étaient ainsi transmises de parent à enfant. Ces colons avaient l’intention de créer une nouvelle Terre sur un monde neuf. Mais les cobayes de Dobro avaient été spoliés de leur passé, plongés dans l’ignorance de leurs origines. Tout ceci avait été perdu… Il atteignit enfin le centre de commandement – ce que les humains appelaient la « passerelle de navigation ». Il contempla les consoles éteintes, imaginant les informations délivrées par leurs instruments rudimentaires. Nombreux étaient les capitaines qui s’étaient succédé ici, prenant de bonnes ou de mauvaises décisions, vieillissant, puis transmettant leur charge à leurs successeurs. Kori’nh se demanda quelle avait été leur identité. La poussière de l’Histoire avait-elle enseveli à jamais leur existence ? L’humanité ne possédait pas d’équivalent à La Saga des Sept Soleils. Aspirant une longue goulée à travers son masque filtrant, l’adar fixa du regard le fauteuil de commandement. Du givre scintillait entre les consoles. Le vaisseau géant était vide depuis trop longtemps. Un silence ouaté l’enveloppait, parfois rompu par d’infimes gémissements, qui signalaient que l’air se réchauffait et que la présence des ingénieurs faisait travailler la structure en sommeil. Il faudrait encore un moment avant que les systèmes sortent complètement de leur léthargie. Mais Kori’nh ne laisserait au vaisseau aucune chance de survie. Bien qu’il n’ait pas reçu d’instruction dans ce sens, il ordonna à ses soldats de se saisir de tout objet présentant un intérêt technologique ou culturel quelconque. Il espérait qu’ainsi, ils ne seraient pas perdus pour toujours. Un remémorant pourrait peut-être un jour en tirer une meilleure compréhension de leurs semblables humains. Il était criminel de se débarrasser de tout cela comme si cela n’avait jamais existé… même si c’était exactement le souhait de l’Attitré de Dobro. Lorsque les systèmes vitaux du Burton eurent redémarré et que Kori’nh fut à bout d’excuses pour retarder le départ, il se rendit sur la passerelle de navigation et prit lui-même les commandes de l’épave. Le vaisseau-génération navigua hors du champ d’astéroïdes et prit la direction du cœur ardent du système de Dobro. L’adar ressentait la puissance émanant des flancs du gigantesque vaisseau qui avait abrité des centaines de vies durant de si nombreuses décennies. Il était cerné par les souvenirs de ces humains qui avaient parié leur vie sur l’ingéniosité de leur capitaine. Longtemps, il avait adoré les héros de légende, mais ce qu’il s’apprêtait à faire ne méritait pas qu’on s’en souvienne. Peu de personnes en auraient connaissance… — L’itinéraire est réglé, Adar, dit un technicien. La gravité fera le reste. Kori’nh regarda l’océan de feu rugissant du soleil de Dobro. Les flammes orange évoquaient de la lave vaporisée, une fournaise où rien ne pouvait survivre. — Préparez le départ du Burton. Informez la septe que l’on revient tout de suite. Les musculeux soldats qui revenaient avaient l’air gêné, ainsi chargés de jouets multicolores, de poupées et d’habits. Kori’nh resta en arrière sur la passerelle du Burton, à observer les consoles et le soleil qui se dessinait, de plus en plus proche. Enfin, il traversa les ponts pour rejoindre sa navette. Après avoir quitté le vaisseau-génération, Kori’nh inclina sa trajectoire afin de suivre des yeux la chute inexorable de l’épave à l’intérieur du profond puits gravifique du soleil. La surface de plasma se soulevait de flammes qui faisaient songer aux crocs d’un prédateur affamé. À mesure que le Burton plongeait dans la chromosphère de l’étoile, sa coque devint vermeille, puis jaune, pour finir par un blanc éblouissant – avant de se briser en fragments en fusion. Dans un hurlement silencieux, les derniers vestiges de l’épave se consumèrent, ne laissant qu’une marque sombre qui s’effaça rapidement. Mais la tache qu’ils laissèrent dans l’esprit d’Adar Kori’nh, elle, était indélébile, même s’il ne l’avouerait jamais à personne. 16 LE MAGE IMPERATOR Pendant qu’il méditait, le Mage Imperator Cyroc’h observait son peuple à travers le réseau mental du thisme, les fins rayons-âmes émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator était le point focal de tous ces rayons, et son peuple avait foi dans ses choix. À l’intérieur de la chambre de méditation, la tiède lumière du jour entrait à flots grâce aux parois translucides composées de saphir et de verre écarlate. Cyroc’h reposait sur son chrysalit, ses lourdes paupières mi-closes ; il voyait autant par l’esprit que par les yeux. Son cerveau analysait des millions de détails, organisait chaque pièce du puzzle et prenait des décisions chaque fois que cela s’avérait nécessaire. De retour après avoir détruit le Burton, Adar Kori’nh se tenait devant le Mage Imperator. Il affichait une attitude guindée et respectueuse, exhibant ses médailles et ses décorations. Il claqua des mains au niveau de sa poitrine. — Mes techniciens ont récupéré des artefacts technologiques terriens ainsi que des effets personnels. Je vous les ai apportés en cadeau, Seigneur. Peut-être vous aideront-ils à mieux comprendre les humains. Masquant ses pensées, Cyroc’h arbora un sourire bienveillant – l’une de ses expressions favorites. — Même le Mage Imperator peut continuer à apprendre. Merci de m’en fournir l’occasion. Il était à la fois satisfait et déçu de cette initiative. L’adar n’était pas parvenu à dissimuler son aversion vis-à-vis de ses ordres, mais son sens du devoir l’avait emporté : il n’avait jamais fui ses responsabilités ou montré le plus léger signe de déloyauté. Le Mage Imperator exigeait un soutien absolu et une fidélité inconditionnelle, surtout maintenant. C’était à lui de faire germer dans l’esprit de son peuple les pensées conformes à ses vœux. Lorsque Kori’nh se retourna pour partir, il leva une main charnue pour l’arrêter. L’adar tournoya dans un tintement de médailles, comme s’il avait été secoué par une décharge électrique. — Oui, Seigneur ? La natte du Mage Imperator se convulsa. — Adar, que mon calme apparent ne te trompe pas. J’ai de nombreux plans à mener à bien pour renforcer l’Empire. Beaucoup d’entre eux porteront bientôt leurs fruits. Néanmoins, à chaque instant, la crise prend de l’ampleur. — Oui, je sais que des orbes de guerre hydrogues ont été repérés dans l’espace à proximité de planètes habitées. Nul ne connaît leurs motivations. Le Mage Imperator s’étonna que l’adar soit déjà au courant. — Exact. Un orbe de guerre a scanné Hyrillka, un autre a été aperçu au-dessus de Comptor. — Effrayant en effet, Seigneur. Dois-je envoyer une maniple autour d’Hyrillka, afin de protéger l’Attitré ? Le Mage Imperator fronça les sourcils. — Même si nous envoyons des croiseurs lourds, ils ne pourront résister aux hydrogues, ainsi que nous l’avons appris sur Qronha 3. Tout dépendra de ce qu’entreprendra l’ennemi par la suite. Un voile de nuages traversa le ciel, faisant jouer des ombres prismatiques dans la pièce. Le Mage Imperator bougea son corps volumineux, tâchant de ne manifester aucun signe de souffrance. Des médecins viendraient l’ausculter dès le départ de l’adar. — Nous ne survivrons pas à cette guerre par des offensives militaires. Nous pouvons seulement attendre la fin des expériences de Dobro. Nous devons réussir maintenant, au cours de la génération actuelle, ou nous sommes condamnés. (Il sourit à Kori’nh.) Seuls le soutien de mon peuple et la détermination d’individus tels que toi garantiront notre survie. Lorsque l’adar fut parti, le Mage Imperator dit à son garde du corps : — Bron’n, emporte les babioles que notre peu judicieux adar a prises sur le Burton. Assure-toi que personne ne les verra, et détruis-les. Le garde opina avec rudesse. — Dois-je les apporter ici afin que vous puissez les examiner d’abord, Seigneur ? — Je n’ai pas besoin de voir de quoi il s’agit. C’est sans importance. Bron’n partit, sa compétence n’ayant d’égale que son absence de curiosité. Avec un soupir, Cyroc’h s’allongea afin d’exposer sa peau blafarde à la lumière vive du jour. Avec une nostalgie qui ne lui ressemblait pas, il se rappela l’époque où il n’était que Premier Attitré. Il n’avait pas à se soucier des décisions importantes que prenait son père. Il avait apprécié d’être le fils aîné issu de la noblesse, viril et sain. Sa longue chevelure dénouée, crépitante de vie… Il savait qu’il aurait à supporter les responsabilités et la tension nerveuse qui découlaient de son statut. Mais le jour où il perdrait sa masculinité en échange du thisme lui apparaissait alors fort lointain. Tous les Premiers Attitrés ressentaient cela. Néanmoins, ce jour finissait toujours par arriver. Il se rappela lorsque son père, le Mage Imperator Yura’h, avait eu connaissance du premier contact avec des vaisseaux-générations humains. Cela remontait à près de deux siècles. Commandants de la Marine Solaire, fonctionnaires et nobles avaient longtemps débattu de cette nouvelle espèce intelligente, qui errait parmi les astres sans connaître la propulsion supraluminique. Mais il n’y avait pas que cela. Cyroc’h conservait, à l’abri de sa mémoire, le souvenir de ce que les hydrogues avaient fait lors d’une guerre titanesque, dix mille ans plus tôt. Seuls les Mages Imperators détenaient ce terrifiant savoir, se le transmettant de génération en génération. Les hydrogues ne s’étaient jamais donné la peine de comprendre les autres espèces. Ils ne s’intéressaient qu’à leurs batailles cosmiques contre les wentals et les verdanis, et à leurs alliances instables avec les faeros. Ils ne comprenaient pas les planétaires comme les Ildirans ou les Klikiss. Aussi le Mage Imperator avait-il désespérément besoin d’une nouvelle sorte d’intermédiaire, un ambassadeur doté de talents spéciaux qui permettrait de se faire comprendre des hydrogues afin de conclure un accord avec eux. Son père avait imaginé d’utiliser les humains pour augmenter les chances de succès du projet d’élevage de Dobro. Après la mort de Yura’h, Cyroc’h avait poursuivi le programme d’hybridation… tout comme devrait le faire Jora’h, malgré ses probables réticences. Sinon, le fabuleux projet ne porterait jamais ses fruits. Alors que tant de plans étaient loin d’avoir abouti et que la réapparition des hydrogues menaçait l’existence de l’Empire, voilà que l’enveloppe mortelle du Mage Imperator le trahissait, attaquée par des tumeurs malignes. Quelle ironie cosmique du sort cela représentait ! Pourquoi maintenant ? Il aurait voulu crier sa colère à la face des soleils d’Ildira, ou bien se rendre à l’ossuarium et exiger des crânes luisants de ses ancêtres une solution à ses problèmes. Mais rien là-bas ne lui donnerait les réponses dont il avait besoin. Deux membres du kith des médecins entrèrent, puis verrouillèrent les portes derrière eux afin de garantir la confidentialité de leur visite. Leurs yeux étaient larges, et leurs mains souples et agiles arboraient un doigt surnuméraire. Ils étaient dotés de coussinets de peau capables de repérer toute variation de température, ainsi que d’un nez fort, aux narines hypertrophiées, grâce auquel ils pouvaient détecter les maladies et en déterminer l’origine. Ils pratiquaient aussi bien la chirurgie que les massages sur les points de pression épidermiques, et étaient experts en traitements pharmaceutiques. Ils établissaient toujours leur diagnostic de concert. Ils procédèrent à une nouvelle série d’examens complets, comme ils l’avaient fait trois fois auparavant. Il ne s’agissait que d’une formalité, dont le Mage Imperator connaissait déjà le résultat. Via le thisme, il savait toujours s’ils lui mentaient ou dissimulaient leurs craintes. Telle était la malédiction de l’omniscience. — Il n’y a aucun doute, Seigneur, dit le premier docteur. La maladie se répand à travers votre système nerveux et votre cerveau. Aucun traitement n’est possible. Cyroc’h remua ses bras corpulents. Ses jambes avaient depuis longtemps perdu leur aptitude à supporter son poids. Même sans les tumeurs qui attaquaient sa colonne vertébrale, il n’aurait jamais remarché. Il se doutait de la vérité depuis longtemps, et il maudissait son sort. Il ne craignait pas sa condition de mortel, car il discernait le plan supérieur de pure lumière par-delà l’univers sensible. Il se souciait seulement de l’Empire, dont le destin était infiniment plus important que sa propre existence. Il renvoya les médecins. — Je comprends. Jora’h, le Premier Attitré, n’était pas prêt. Le Mage Imperator avait espéré disposer de davantage d’années pour le préparer. Mais les médecins ne lui avaient offert aucun espoir. En effet, le moment était particulièrement mal choisi pour mourir. 17 JESS TAMBLYN Deux vaisseaux de Vagabonds dépourvus d’identification se rencontrèrent en secret, cachés par la queue vaporeuse d’une comète. Jess et Cesca – rien que tous les deux, loin de leurs responsabilités et de leurs obligations. Il n’y avait qu’ici qu’ils pouvaient être amants : deux êtres humains réunis au fond du cosmos, sans rien d’autre que leur corps, leur cœur et leur âme. Les hydrogues, la Hanse avide de pouvoir et les clans querelleurs des Vagabonds, ils oubliaient tout cela l’espace d’un instant. Ces rendez-vous secrets demeuraient le seul moyen qu’ils avaient trouvé pour supporter l’attente. Plus que quelques mois… Cesca pilotait un vaisseau diplomatique. Elle le manœuvra le long de celui de Jess jusqu’à ce que les écoutilles d’arrimage se connectent. Les vaisseaux volaient flanc contre flanc, dérivant dans le sillage de la comète, en orbite parabolique autour d’un système solaire sans intérêt. Un endroit parfait pour être seuls. Lorsque le sas entre les deux vaisseaux s’ouvrit, Cesca se tint devant lui, les yeux agrandis de désir. Ses lèvres généreuses s’incurvaient en un sourire timide. Ils se dévisagèrent, chacun s’abreuvant de la présence de l’autre. Puis Cesca s’avança, d’une démarche légère dans la gravité réduite. Ils s’étreignirent comme si leur désir s’exprimait pour la première fois, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des années… ou comme s’ils ne pouvaient se rassasier l’un de l’autre, quel que soit le nombre de fois où ils se voyaient. Jess l’embrassa en passant ses doigts dans sa chevelure d’un brun profond. Puis il l’attira à lui, et ils furent comme deux corps célestes suivant une orbite synchrone. Ils s’étaient rencontrés de la sorte une dizaine de fois autour de planétésimaux ou de champs d’astéroïdes, ou simplement à la dérive dans le vide interstellaire. Mais cela ne semblait jamais être assez loin de leurs problèmes et de leurs craintes. Les Vagabonds voulaient une Oratrice entièrement dévouée à leur survie. Non une amoureuse stupidement romantique. Désormais, les clans battaient de l’aile. Ils cherchaient avec angoisse une alternative viable pour l’extraction d’ekti. Les raids d’écopeuses blitzkrieg entraînaient toujours des pertes, les écumeurs de nébuleuse s’avéraient trop lents, et les usines de distillation cométaire nécessitaient des investissements exorbitants. Aujourd’hui plus que jamais, Cesca s’efforçait d’empêcher la société des Vagabonds de se désagréger. Elle devait insuffler au peuple le désir de rester soudé, en se reposant sur la force des liens familiaux. Mais elle avait Jess pour l’instant, et cela lui suffisait. Parfois Cesca préférait parler. Être avec lui, discuter de leurs inquiétudes et expériences communes. Cette fois cependant, son désir l’emporta. Ses doigts coururent sur les vêtements de son amant pour en explorer les recoins, les fermetures Éclair et les poches. Elle entreprit d’ôter les épaisseurs de sa combinaison. Jess l’embrassa de nouveau, de toutes ses forces. Percevant sa peau sous l’étoffe, ses mains caressèrent son dos, puis sa poitrine. Cesca se cambra, dévoilant sa nuque. Jess fit courir ses lèvres sur sa joue, descendit le long de son menton, puis de sa gorge lisse. Il ouvrit plus largement le col, embrassant chaque pouce de peau de sa maîtresse, jusqu’à libérer ses seins. Tous deux s’activaient dans un mouvement confus, se retirant leurs vêtements avec rage. Le parfum des cheveux de Cesca et la sueur sur sa peau excitèrent Jess. Sa respiration s’accéléra. Ses lèvres frôlèrent l’épaule nue de la jeune femme tandis qu’elle lui caressait le torse du bout des doigts. Chaque rendez-vous secret était meilleur que le précédent. Un jour, ils pourraient rester ensemble aussi longtemps qu’ils le voudraient, sans avoir besoin de se cacher, et Jess se demanda si l’émerveillement qu’il ressentait s’affadirait… ou si Cesca resterait toujours ainsi, aussi fraîche et pleine de vie, la peau brûlante, la bouche humide et affamée. Leurs vaisseaux enlacés naviguaient dans la crinière vaporeuse de la comète. Une comète semblable à celles que Jess avait lancées sur Golgen. En chemin, le jeune homme avait fait un détour afin de revoir la géante gazeuse qui avait abrité la station du Ciel Bleu de Ross. Le bombardement avait généré des tempêtes éternelles et marqué les couches de nuages de cicatrices, mais il n’aurait su dire si des créatures des abysses gazeux y subsistaient encore ou si son impétueuse attaque les avait définitivement éradiquées, comme le Flambeau klikiss sur Oncier. Il ignorait s’il avait remporté une quelconque victoire… mais comme cela avait été bon de faire quelque chose ! Jess essaya de modérer ses ardeurs afin de savourer chaque instant, mais Cesca s’enflamma, se colla à lui, et Jess s’abandonna tout entier. Malgré les nombreux obstacles qui se dressaient sur leur chemin, le couple était déterminé à tenir bon. Tandis qu’il la pressait contre lui, Jess souhaita qu’ils ne soient plus jamais séparés. Ces rencontres, si brèves soient-elles, leur donnaient la force d’attendre deux mois supplémentaires. Jusqu’à ce qu’ils puissent enfin être heureux. 18 TASIA TAMBLYN Le siège d’Yreka était long et ennuyeux. Et déjà inutile, d’après Tasia, qui avait fait le compte : à supposer que les FTD récupèrent tous les stocks d’ekti illégaux, ceux-ci ne compenseraient jamais la dépense de carburant induite par leur déploiement de force. Le lieutenant-colonel Robb Brindle, en revanche, comprenait. « Cela ne concerne pas le carburant, Tasia, lui avait-il dit dans l’intimité de leur cabine fermée à clé. Le général Lanyan pense que si on ferme les yeux sur le détournement de ressources d’Yreka, les autres colonies suivront le même chemin. Il nous sera alors impossible d’empêcher le reste d’aller à vau-l’eau. » De son côté, Tasia, qui n’avait pas grandi au sein de l’armée, comprenait aisément les motivations des colons. « C’est très joli sur le papier, Brindle, mais des vies humaines sont en jeu, là-bas. Je ne me suis pas enrôlée pour intimider une poignée de colons désespérés qui tentent juste de survivre. » Robb avait haussé les épaules. « Tu es un officier des FTD, Tasia. On laisse ce genre de décision au roi, aux diplomates et au général. » En temps normal, Tasia, une Vagabonde, n’aurait jamais eu la moindre chance d’être nommée à un poste de commandement. Mais elle avait bénéficié de l’accroissement soudain de la flotte consécutif à la première attaque des hydrogues. Ses talents personnels en matière de pilotage, de survie dans l’espace et sa propension à innover lui avaient permis de rejoindre l’école d’aspirants officiers. Malgré sa jeunesse, elle avait atteint le grade élevé de platcom – l’équivalent d’un capitaine de vaisseau – en seulement cinq ans. En d’autres circonstances, elle serait restée simple soldat. Tasia aurait dû savoir qu’elle ne devait pas discuter politique avec Robb. Ils s’entendaient sur la plupart des choses, ce qui rendait leurs disputes occasionnelles d’autant plus houleuses. Si elle avait eu une once de bon sens, elle aurait proposé de jouer au ping-pong en basse gravité, ou de regarder une émission de divertissement, ou de faire une course de Rémoras. Mais non, ils s’étaient engagés sur le terrain miné des mots… « On essaie tous de survivre, avait-il dit. C’est le boulot des FTD – notre boulot – d’assurer qu’un maximum de gens puisse survivre, et non quelques colons qui s’accaparent les ressources. » Après deux mois d’ennui, les troupes des FTD avaient les nerfs à fleur de peau. Les soldats pensaient que l’amiral Willis pourrait les employer à meilleur escient, mais celle-ci maintenait le blocus. Pendant son quart de jour, Brindle faisait sortir ses escadrons de Rémoras en manœuvres d’entraînement autour d’Yreka, piquant puis montant en chandelle dans les nuages de la planète. En théorie, ces démonstrations de force devaient épouvanter les rebelles. Brindle affirmait qu’il dirigeait lui-même les manœuvres afin d’entretenir les réflexes de ses hommes. Tasia, elle, savait qu’il pilotait pour relâcher la pression. Jour après jour, aucun des deux camps ne bougeait. Les Yrekiens vivaient sous le coup de l’interdiction, de plus en plus désespérés. Le gouverneur essayait de faire comme si de rien n’était. Un incident se produirait bientôt, c’était certain. Une nouvelle holoconférence des commandants de la flotte avait lieu. Tasia était assise dans son salon privé. Comme d’habitude, Patrick Fitzpatrick préconisait une frappe immédiate pour confisquer les réserves d’ekti. — On essaiera de minimiser les pertes civiles, Amiral. Quand bien même cette bande de rebelles devrait se prendre quelques coups… (Ses lèvres minces s’incurvèrent en rictus.) Après tout, nous sommes en opération punitive, n’est-ce pas ? On dirait qu’on les a seulement mis au piquet jusqu’à ce qu’ils se conduisent mieux. — N’auriez-vous pas un problème de patience, commandant ? demanda l’amiral Willis, imperturbable. Je ne veux pas verser de sang, à moins d’y être forcée. Soudain, l’officier tactique de pont fit sonner l’alarme, sur le Lance-foudre de Tasia. — Activité détectée en surface, Platcom ! Des alertes semblables devaient retentir sur tous les vaisseaux du blocus. L’amiral Willis annula la réunion et ordonna aux commandants de regagner leur poste. Lorsque tous se furent exécutés, elle s’adressa à eux : « Ainsi, ils ont pris l’initiative. Le gouverneur Sarhi savait ce qu’elle devait faire, et il semble qu’elle n’ait pas choisi la bonne option. » L’officier tactique regarda Tasia. — Six vaisseaux décollent de quatre astroports à travers le continent. Chacun d’eux suit une trajectoire différente. Tasia se renfrogna. — Ils espèrent que l’un d’eux au moins franchira le blocus. La voix traînante de l’amiral retentit sur la fréquence générale : « Attention, vaisseaux yrekiens ! Peut-être n’ai-je pas été assez claire la première fois. Personne n’est autorisé à quitter la planète, jusqu’à restitution de vos réserves d’ekti. » Les vaisseaux civils s’élevaient dans l’atmosphère, moteurs au maximum. Ils se dispersèrent telles des souris apeurées, tentant d’éviter les essaims de vaisseaux des FTD. « Allez, ne me forcez pas à répondre… (La voix de Willis évoquait celle d’une grand-mère contrariée, mais les fuyards l’ignorèrent.) D’accord. Commandants, vous savez quoi faire. Prouvez-leur qu’ils ont eu tort. — C’est du gâteau, lança Fitzpatrick depuis le pont de son croiseur Manta. » Tasia transmit ses ordres : — Lieutenant-colonel Brindle, que vos hommes forcent les vaisseaux à atterrir. Visez les propulseurs interstellaires, si possible. Renvoyez-les chez eux la queue entre les jambes. — Vos désirs sont des ordres, Platcom. L’escadron de Brindle attaqua deux des briseurs de blocus avant qu’ils aient eu le temps de percer les nuages. De brèves impulsions jazer firent exploser leurs moteurs interstellaires, avec suffisamment de précision pour leur laisser la possibilité d’atterrir – sans douceur certes, mais saufs. Les Rémoras se redéployèrent pour attaquer deux autres vaisseaux. « Quatre lapins au tableau de chasse ! » Tasia fixa les écrans du regard. Les vaisseaux des fuyards paraissaient inoffensifs, sans défense. Il leur était impossible de s’échapper. Deux d’entre eux oscillèrent, comme s’ils avaient changé d’avis… avant de poursuivre leur route. Fitzpatrick lança : « Ceux-là sont à moi. Reculez, vous autres. » Mais il n’envoya pas ses Rémoras. Alors que les deux vaisseaux filaient vers l’espace, pensant avoir réussi, Fitzpatrick pointa son croiseur Manta dans leur direction. « Regardez ça ! » Son canonnier tira deux rayons jazer assez puissants pour endommager un vaisseau de guerre. L’explosion illumina l’espace. Les deux vaisseaux furent vaporisés et se dispersèrent en un nuage d’atomes métalliques. Tasia eut un hoquet. Ne pouvant se retenir, elle empoigna la console de comm. « Fitzpatrick, c’était totalement gratuit ! Comment peux-tu justifier… » Un ricanement la coupa. « Il y a quelqu’un qui oublie qu’on est en guerre. » Depuis son vaisseau amiral, Willis émit : « Assez, vous deux. Le commandant Fitzpatrick n’a pas outrepassé la liberté d’action quelque peu vague que je lui ai donnée. Mais la prochaine fois, je ne vous laisserai pas autant la bride sur le cou. (Elle soupira.) Néanmoins, je crois que les colons ont compris. Excellent travail, tout le monde. » Tasia serra les poings jusqu’à ce que ses phalanges blanchissent. Qui est donc l’ennemi, dans cette guerre ? Les vaisseaux militaires reprirent position autour de la planète. Personne ne savait combien de temps encore durerait le siège. 19 LE ROI PETER Peter se demandait si l’expression « défaite mineure » avait un sens quelconque. Il avait revêtu une tenue bleu foncé et gris garnie d’argent pour sortir sur le balcon illuminé par le soleil de la Terre. Un autre terrible devoir à accomplir, qui se répétait bien trop souvent ces dernières années. La foule se pressait sur la place, océan de visages blêmes au regard levé vers lui. Mais il n’y eut pas d’acclamations assourdissantes. Pas en ce jour. En contrebas, en face de l’immense place du Palais des Murmures, le Pèrarque de l’Unisson dirigeait une longue prière solennelle ; dès qu’il aurait fini, le chef de la religion officielle se retirerait afin de laisser le roi achever la cérémonie politique. Peter avança à pas lents, les yeux fixés sur ses sujets, leur indiquant de la sorte qu’il partageait leur peine. Il perçut qu’ils retenaient leur souffle tandis qu’il atteignait la balustrade ornée du balcon. L’épais rouleau de crêpe noire attendait, tel un corps enveloppé dans son linceul. — J’ai fait cela trop de fois, dit-il par-devers lui. Seul le président – qui l’observait dans le Palais, hors de vue – pouvait l’entendre. — Et vous aurez probablement à le refaire, répondit ce dernier. Mais le peuple a besoin de voir à quel point cela vous affecte. Regardez le bon côté des choses : chaque désastre crée des héros, et les héros nous aident à nous concentrer sur le combat. Peter répondit avec un rire aigre : — Si nous disposons de tant de héros, Basil, les hydrogues n’ont aucune chance de gagner. Il alluma l’amplificateur vocal et s’adressa à l’assistance : — Il n’y a pas longtemps, une équipe de surveillance militaire accompagnée d’un escadron a sondé Dasra, une géante gazeuse que nous savions habitée par les hydrogues. Ils tentaient une nouvelle fois d’entrer en contact avec nos ennemis, dans l’unique but de mettre un terme à cette guerre. (Il marqua un temps de silence, et la foule aspira une goulée d’air.) » La réponse a été brutale et impitoyable. Les hydrogues ont détruit l’un de nos vaisseaux éclaireurs et exterminé trois cent dix-huit humains innocents. Profitant du murmure de la foule, Peter tira sur le ruban qui retenait la banderole de crêpe noire. — Ceci rend hommage à la mémoire des victimes de Dasra, et montre que nous n’oublierons jamais. Ni eux, ni leur tentative pour sauver l’espèce humaine. La banderole tissée de fibres antifrottement se déroula, glissant telle une larme noire sur la façade du Palais des Murmures. Elle était blasonnée d’un chapelet d’étoiles dorées, l’emblème des FTD, le long du symbole de la Terre entouré de cercles concentriques. La bannière pendait lourdement, lestée à son extrémité et insensible aux courants d’air. Plus tard dans la soirée, des porteurs de torches s’avanceraient jusqu’à la base de l’étoffe noire suspendue. Le feu l’illuminerait brièvement et elle se recroquevillerait jusqu’à ce qu’elle soit entièrement consumée… pour laisser place à de futures bannières de deuil. Le roi Peter avait déjà remis par décret des médailles posthumes aux éclaireurs tués sur Dasra. Il avait marqué chaque nom et signé chaque acte personnellement. Cela prenait beaucoup de temps, mais Peter considérait cela comme important. Chaque fois cependant, il se demandait à quoi servaient ces opérations militaires. Le roi Peter s’inclina devant l’assistance et regagna l’intérieur du Palais des Murmures. Basil le rejoignit. — Nous sommes à l’heure, dit-il. Nous avons sélectionné les plaignants de la salle du Trône, et vos réponses à leurs demandes ont déjà été écrites. — Bien entendu, grommela Peter. Basil lui jeta un regard réprobateur, mais Peter n’en tint pas compte. Ce genre de tactique avait cessé de fonctionner sur lui au bout de la première année. Le président glissa : — Le roi Frederick appréciait toujours le travail en coulisse que l’on effectuait pour lui. — Excusez-moi si j’essaie parfois de réfléchir par moi-même. — Votre travail consiste à parler au nom de la Ligue Hanséatique, non à réfléchir. Basil marchait en direction de la salle du Trône, et Peter le suivait. Sur le chemin, Basil posa un doigt sur son oreillette, indiquant qu’il recevait un appel urgent. Ses yeux gris cillèrent, et il intima à Peter l’ordre de se hâter. Nahton attendait patiemment à côté d’un surgeon en pot. Discret, OX se tenait derrière le trône, au cas où le roi aurait besoin d’éléments factuels ou de conseils. Basil demeurait à l’extérieur, dans les corridors, occupé à gérer les affaires en souffrance pendant que Peter écoutait les plaignants. Ici, le centre de l’attention était le roi, et non le président. Lorsqu’il écarta les épais rideaux et émergea dans la salle étincelant d’ors et de miroirs, Peter souriait comme à son habitude. Soudain, il entendit une fanfare, des applaudissements – et se figea. Une machine noire massive, évoquant un insecte extraterrestre de trois mètres de haut, se dressait au centre de la salle. Le robot klikiss s’était planté, telle une statue inamovible, à distance respectueuse du trône. Courtisans et gardes royaux attendaient dans la coulisse ; ils observaient Peter avec soulagement, songeant sans doute qu’il saurait réagir à la situation de manière appropriée. Le personnel de sécurité se tenait prêt et tâchait de prendre une allure menaçante… qui ne semblait pas le moins du monde impressionner le robot klikiss. Même Basil avait l’air pris au dépourvu. Peter déglutit, puis parla en s’efforçant de ne manifester aucune crainte. — Je vous remercie tous de votre patience pendant que j’effectuais mes douloureuses obligations. Son esprit s’emballa comme il cherchait les formules appropriées, ainsi qu’OX le lui avait appris. Finalement, il décida de se comporter comme si l’arrivée du robot klikiss n’avait rien d’exceptionnel. Les agents de Basil devaient se démener pour trouver la réponse qui convenait mais Peter saisit cette occasion pour agir sans instructeur. — Je suis heureux de souhaiter la bienvenue à un représentant des robots klikiss. Que puis-je faire pour vous ? À l’audition de ces paroles, la machine caparaçonnée de noir sortit de son immobilité. Ses capteurs optiques vermeils luisirent tels les yeux multiples d’une araignée. Personne ne connaissait le nombre exact de robots klikiss dispersés dans le Bras spiral. Mais, depuis le début de la guerre, leurs apparitions se faisaient plus fréquentes. Bien qu’ils n’obéissent pas aux ordres des humains, certains d’entre eux se portaient parfois volontaires pour des opérations risquées : de petits groupes de robots localisaient des sites de matières premières vitales, ou travaillaient dans des mines, dans des champs d’astéroïdes ou sur des lunes obscures. Le robot klikiss s’exprima d’une voix aigrelette, fonctionnelle et dénuée de toute émotion : — Mon appellation est Jorax. Je me suis présenté devant ce trône une fois déjà, mais le roi était différent… ainsi que l’époque. — Oui, Jorax, nous nous souvenons. Peter se pencha en avant. Son visage trahissait son inquiétude. — J’espère que vous n’êtes pas venu nous rapporter d’autres abus commis par des humains ? Quelques années auparavant, un cybernéticien dévoré d’ambition avait attiré Jorax dans son laboratoire, dans l’intention de le démanteler et de l’étudier. Cette tentative malavisée lui avait coûté la vie, car il avait activé par accident un système d’autodéfense du robot. — Non. Autre chose m’amène ici. Peter réprima un froncement de sourcils d’appréhension. OX restait attentif, mais n’avait aucune suggestion à proposer. À côté du trône, Nahton relayait sans bruit les événements à travers le réseau de la forêt-monde, à la manière d’un sténographe. Peter aperçut Basil à l’abri d’une alcôve, qui écoutait intensément. — Nous, robots klikiss, préférions demeurer neutres, poursuivit Jorax, mais cela n’est plus possible aujourd’hui. Le conflit avec les hydrogues n’affecte pas seulement les humains et les Ildirans, mais tout le Bras spiral. Par conséquent, nous nous sommes concertés. Nous n’avons aucun souvenir de nos créateurs, mais nous ne souhaitons pas que vos deux espèces s’éteignent, comme c’est arrivé aux Klikiss voici des millénaires. Les capteurs optiques de Jorax étincelaient. Le silence était tombé sur la salle du Trône tandis que les courtisans et les gardes écoutaient, stupéfaits. Prudemment, Peter attendait qu’il en vienne au fait. Il dit simplement : — Merci de vous inquiéter pour nous, Jorax. — Nous en avons conclu que notre meilleure contribution consisterait à améliorer vos robots. Avec les modifications adéquates, vos compers pourraient se transformer en combattants et en ouvriers, et de ce fait augmenter votre productivité et votre force armée. Pour le moment, ils sont trop primitifs pour servir efficacement dans ces domaines. Peter savait qu’il ne pourrait décliner une telle offre. Si des compers suffisamment habiles et autonomes pouvaient remplir le rôle de soldats, alors de nombreuses vies humaines – tels ces soldats des FTD tombés récemment au champ d’honneur sur Dasra – seraient épargnées. Toutefois, cette idée le mettait mal à l’aise. Les robots klikiss avaient toujours été si… énigmatiques. Incapable de se contenir davantage, Basil grimpa sur l’estrade à hauteur du trône. Il recouvra cependant rapidement ses esprits et descendit de deux marches afin de se tenir en dessous de Peter, comme le protocole l’exigeait. — Votre Majesté, dit-il, l’offre des robots klikiss paraît bien intentionnée. Il faut se réjouir de cette fantastique occasion. Je recommande fermement d’accepter leurs conseils et leur assistance. La mine sombre, Peter profita de ce qu’il était en public : — Je prendrai en considération l’avis des administrateurs de la Hanse, monsieur le Président. Mais, en dernier ressort, une telle décision relève du roi. Jorax fit alors une proposition si inouïe que Peter se rassit, stupéfait. — Afin de prouver notre sincérité, je me porte volontaire pour être analysé par vos cybernéticiens. (Il fit une pause, puis bourdonna.) De nombreux mystères concernant nos créateurs demeurent irrésolus, y compris de nous-mêmes. Nous souhaitons comprendre, tout comme vous. Pour cette raison, j’autorise que l’on me dissèque – que l’on me démantèle –, dans l’espoir que les humains puissent apprendre et reproduire la technologie klikiss. Un murmure parcourut la salle du Trône. Jusqu’à présent, les robots klikiss avaient toujours refusé de répondre aux questions sur leur nature et s’étaient opposés à ce que l’on scrute leurs systèmes. — Vos semblables seront-ils capables de vous… réassembler une fois que nous aurons fini de vous étudier ? demanda Peter. — Non. Les éléments pourront être réparés, mais l’entité consciente disparaîtra. Définitivement. Cependant, après des milliers d’années d’existence, nous pensons que le temps est venu pour nous de poursuivre un nouveau but. — Monsieur le Président ? Cela vous satisfait-il ? demanda Peter avec une pointe de respect. Habilement, il demandait l’approbation de la Hanse avant que Basil ait pu prendre la parole et lui ordonner de passer cet accord. Basil opina avec vigueur. Pour la Hanse, il s’agissait d’une véritable mine d’or, ouvrant la voie à de nouvelles avancées technologiques. — Très bien, Jorax, dit le roi. La Ligue Hanséatique terrienne est heureuse d’accepter votre offre. 20 BASIL WENCESLAS Pour le président Wenceslas, la vie ne consistait qu’en une succession d’affaires, et les affaires représentaient toute sa vie. Il disposait de tout l’argent et le pouvoir qu’une personne était capable de désirer, même s’il ne trouvait guère le temps d’en profiter. Sur les planètes, stations et autres installations hanséatiques, il se présentait toujours un problème « vital » à gérer. Quand ce n’était pas les Yrekiens bornés qui refusaient de livrer leurs réserves d’ekti, ou l’équipe de surveillance détruite sur Dasra, c’étaient les Vagabonds qui réduisaient leurs livraisons de carburant. Cependant, Basil s’était octroyé quelques instants de plaisir avec Sarein, depuis que celle-ci avait manœuvré pour se faire nommer ambassadrice sur Terre, cinq ans auparavant. L’espace d’une heure ou deux, il permettait à la Hanse de se gouverner seule. Il désopacifia le plafond de sa chambre à coucher, ouvrant sur la nuit une fenêtre de la taille d’un terrain de football. Il reposait au creux d’un océan de draps satinés, le regard tourné vers le ciel, et essayait de ne plus penser aux problèmes qui le taraudaient. — Chacun de ces systèmes solaires, là-bas, peut être plein de ressources, ou au contraire peuplé d’hommes nécessitant désespérément notre protection. Sarein se serra plus fort contre lui. — Ou il pourrait aussi bien s’agir d’un repaire d’hydrogues, guettant juste l’occasion de détruire des intrus. Elle lui jeta un coup d’œil, aperçut sa grimace et l’embrassa sur la joue. Les yeux noirs de la jeune femme semblaient exagérément grands à la lumière des étoiles. Son corps était musclé, plein d’énergie. Basil appréciait son exubérance, qu’il trouvait stimulante. — Qu’est-ce qui te tracasse, Basil ? S’il y a quoi que ce soit que je puisse accomplir à ta place, je le ferai de mon mieux. Ses mamelons étaient érigés – comme toujours, à ce qu’il semblait –, mais ils avaient déjà fait l’amour deux fois. Il appréciait sa chaleur, le parfum de son sexe, son contentement languissant après leurs ébats, mais il ne se sentait pas d’humeur à recommencer. — Tu fais toujours de ton mieux. En fait, tu es si ambitieuse que tu écartes quiconque est en désaccord avec moi. Elle se redressa sur un coude. — Et ce n’est pas bien ? Elle l’avait séduit des années plus tôt, non seulement dans l’intention d’augmenter son prestige, mais aussi dans celle d’apprendre. Voilà ce qui l’intriguait le plus chez elle. Leur attirance mutuelle était fondée sur le pouvoir et le respect ; il s’agissait d’un échange de faveurs, non d’une banale liaison. Basil lui avait ouvert la voie en matière politique, même si elle n’était pas encore parvenue à accomplir ce qu’il désirait d’elle. En tant qu’ambassadrice de Theroc, Sarein parlait au nom de ses parents, Père Idriss et Mère Alexa. Basil n’avait cessé de réclamer davantage de prêtres Verts. Leur télien était essentiel, non seulement au bon fonctionnement de l’empire commercial de la Hanse, mais aussi pour assurer les urgences militaires dans la guerre des hydrogues. Il en avait besoin, bon sang ! Puisqu’elle partageait à présent le lit du président, Sarein devait aussi savoir que son état de grâce ne durerait pas éternellement, à moins d’obtenir des résultats. Et vite. Alors qu’il fixait les étoiles en silence, elle lui effleura le bras, un rien tentatrice… Non, elle le connaissait mieux que cela. — J’essaie vraiment, Basil. Mais c’est beaucoup plus difficile pour moi, car je ne peux pas revenir sur Theroc. Je communique par l’intermédiaire de Nahton, sans être vraiment sûre qu’il transmette mes messages sans les déformer. Tu sais que les prêtres Verts se moquent de servir la Hanse. Tout ce qu’ils désirent, c’est passer leurs journées dans la forêt, au contact des arbres. — Aujourd’hui, qui peut se permettre de demeurer indépendant ? fit Basil d’une voix sinistre. Je suis assez tenté d’envoyer les FTD sur Theroc et de proclamer la loi martiale. Je me fiche qu’ils soient supposés être une colonie souveraine. On est en guerre, et ils disposent d’une ressource dont nous avons besoin ! Tu ne peux donc pas faire comprendre cela à tes parents ? Le changement qu’il perçut dans son corps trahissait l’inquiétude, exactement comme il l’avait escompté. — Mes parents ont du mal à appréhender les événements au-delà du seuil de leur porte. (Elle le regarda, les yeux espiègles, la bouche incurvée en un étrange sourire.) Toutefois, nous pourrions négocier une alliance qui les ferait changer d’avis. Peut-être qu’une union de circonstance avec le roi Peter souderait les deux branches principales de la civilisation humaine ? Si le roi se mariait avec… disons, la fille de Père Idriss et Mère Alexa, comment pourraient-ils ne pas accorder à la Hanse davantage de prêtres Verts ? Basil sentit son pouls s’accélérer tandis qu’il considérait cette idée. Il se rendait compte à présent de la perspicacité de Sarein. — J’avais espéré que ton investiture en tant qu’ambassadrice suffirait à les influencer, mais ta suggestion nous offre une perspective de gains bien plus avantageuse. Des gains qui peuvent être facilement obtenus. Sarein prit un ton faussement timide. — Je n’étais pas certaine de ta réaction. Le roi Peter est très beau, tu sais, et nous avons environ le même âge. Ce n’est pas que tu me déçoives de ce côté-là, bien sûr… mais si j’épousais Peter et devenais reine, j’accomplirais tous tes projets. Les négociations seraient délicates, mais nous pourrions y parvenir si nous nous montrons suffisamment déterminés. Il se pencha sur elle et l’embrassa. — Excellente idée, Sarein. Toi et moi, nous devrions très bientôt entreprendre un petit voyage diplomatique sur Theroc. Mais il ne s’agit pas de toi, pas pour un mariage politique avec le roi Peter. (Une lueur dans l’œil, il la contempla tandis qu’il tâchait de déterminer si sa décision était dictée par la pure logique ou par ses sentiments.) Non… Ce devrait être ta sœur Estarra. 21 ESTARRA Estarra était assise au sommet de la dense canopée de la forêt-monde. Le ciel matinal d’un bleu pur se déployait sur l’horizon brumeux. Comme elle laissait errer son imagination, la jeune fille comprit que le soleil de Theroc ne constituait qu’une lueur minuscule au sein du Bras spiral, lequel ne représentait qu’une petite portion de la Voie lactée, qui ne formait elle-même qu’une galaxie parmi des milliards d’autres tout aussi vastes. À son côté se tenait Rossia, un prêtre Vert plus âgé qu’elle. Silencieux et solitaire, son compagnon de méditation était considéré comme un excentrique. Il s’était perché tel un oiseau au bout de la branche la plus mince, laissant les larges feuilles-éventails le balancer, aucunement inquiet à l’idée de tomber. Après des années d’exposition au soleil, sa peau était devenue vert foncé. Ses grands yeux ronds donnaient l’impression d’être prêts à jaillir de son crâne à force de scruter les environs. Estarra devina son inquiétude. — Encore à guetter les wyvernes ? Il se tourna vers elle. — Ils n’approchent jamais à découvert. On ne les voit pas avant qu’il soit trop tard. Sa main parcourut la cicatrice qui couvrait presque toute sa cuisse, un vilain cratère qui le faisait boiter. Estarra frissonna en songeant aux mandibules en dents de scie qui avaient arraché une portion de membre aussi importante. Rossia tourna de nouveau ses yeux vers le ciel. — Je n’ai pas l’intention de leur donner une seconde chance. Les wyvernes étaient les prédateurs les plus craints de Theroc. Elles étaient dotées d’immenses ailes transparentes, d’une cuirasse chitineuse luisante, ainsi que d’yeux sensibles au mouvement. La chair humaine ne figurait pas à leur menu, et était même censée avoir mauvais goût. Quand, malgré cela, il arrivait qu’ils en goûtent un morceau, les insectes carnivores lâchaient rapidement leur proie, qui tombait alors dans le vide. Un seul Theronien – Rossia – avait survécu à une telle épreuve. Les arbremondes avaient rattrapé son corps en chute libre, et les prêtres Verts avaient raccommodé son horrible plaie. Bien que les arbres l’aient laissé devenir prêtre, Rossia n’avait plus jamais été le même, blessé dans son âme autant que dans son corps. Estarra se demandait pourquoi il passait tant de temps au-dehors, s’il était aussi effrayé par les wyvernes. — Alors, dit-elle pour le distraire, que veux-tu accomplir dans la vie ? — Servir la forêt-monde n’est-il pas un but assez important en soi ? Pourquoi devrais-je me soucier d’autres projets ? — Parce que je pense à mon avenir, et que je ne sais pas quoi faire. Elle aimait bien Rossia. Depuis son retour des Lacs Miroirs et des cités forestières, elle partait souvent avec lui, juste pour discuter et apprendre. Jadis, elle avait passé des heures semblables avec son frère Beneto, et cela lui manquait. Beneto avait toujours désiré servir la forêt-monde. Il avait rejoint une petite colonie agricole lointaine de la Hanse, nommée Corvus. Il n’avait jamais douté de sa voie, pas plus que Reynald n’avait remis en question son destin de prochain dirigeant de Theroc. Quant à Sarein, elle avait toujours été intéressée par le commerce. Estarra, elle, était curieuse de tout, mais aucun sujet n’avait sa préférence. La société theronienne la considérait comme une adulte à part entière puisqu’elle avait dix-huit ans. Très bientôt, elle devrait se choisir une orientation. Beneto lui manquait. Il lui envoyait souvent des messages via la forêt-monde, partageant avec sa famille les occupations mineures mais gratifiantes qui occupaient ses jours. Estarra avait escompté qu’il reviendrait ici après quelques années, au moins en visite. Mais en raison des restrictions en vigueur concernant le voyage interstellaire, elle craignait fort qu’il reste encore de longues années sur Corvus. Pour combler ce vide, elle parlait avec Rossia, sachant qu’il n’y avait qu’avec lui qu’elle pouvait ainsi divaguer. — Je voudrais juste faire quelque chose de ma vie et m’y consacrer de toute mon énergie… si seulement je savais quoi. Rossia détourna enfin son attention des cieux, et la fixa de ses yeux globuleux. — Toute vie a un destin, Estarra. Le truc, c’est de le découvrir avant de mourir. Sinon, on disparaît avec trop de regrets. (Arborant un étrange sourire, il jeta un coup d’œil en direction des cieux.) Peut-être que le mien était de dégoûter une wyverne de la viande humaine, qui sait ? conclut-il en étendant les bras, en équilibre précaire sur les frondaisons. Estarra essuya d’une main la sueur de son visage et ramena sa tignasse en arrière. — J’espérais accomplir quelque chose d’un peu plus… concret. Rossia et elle levèrent tous deux la tête et scrutèrent le ciel avec attention. — Moi aussi, dit-il. 22 BENETO Corvus était loin du chaos de la guerre, et cela convenait tout à fait à Beneto. Sa tâche était importante, et chaque jour lui prouvait à quel point les colons l’appréciaient. La jeune colonie n’exportait rien de vital vers la Ligue Hanséatique. Mais, après quatorze ans d’existence, au moins ne dépendaient-ils plus des vaisseaux marchands. Les fermiers faisaient pousser suffisamment de nourriture pour subvenir aux besoins de la population réduite. Sam Hendy rameuta tout le monde à la tombée du crépuscule. L’essentiel de la besogne quotidienne avait été accompli, bien que certains colons aient encore du travail jusque tard dans la nuit. Le maire de Colonville, un homme entre deux âges pourvu d’une ample bedaine malgré l’exercice auquel son métier l’astreignait, ne faisait guère de manières. Beneto entra dans la halle communale, une bâtisse basse conçue de façon à dévier les vents sifflant sur les prairies. Une rangée de solides fenêtres ouvrait sur le paysage monotone. Les habitants se rassemblèrent pour discuter du temps désastreux des derniers jours ; leurs voix se répercutaient dans la halle. Une tempête violente s’était abattue avec force bourrasques de vent et de grêle. Les colons n’avaient pas encore fini de ramasser les débris des clôtures et des systèmes d’irrigation, et devaient évaluer les dégâts que les dépendances et les générateurs avaient subis, ainsi que les récoltes perdues. Certaines choses pourraient rapidement être réparées, d’autres nécessiteraient davantage de temps et d’efforts. Sam Hendy avait pris place derrière un bureau, à côté d’un secrétaire qui notait les dommages que chaque famille lui rapportait. Huit foyers et onze dépendances avaient été abîmés. Les inspecteurs du maire avaient passé la journée à arpenter les champs afin de constater les dégâts que les intempéries avaient infligés aux cultures de maïs et de blé. — Certaines parcelles peuvent être sauvées, dit-il, toujours optimiste. Le grain que nous avons planté est résistant ; beaucoup de champs s’en remettront. Deux troupeaux de chèvres s’étaient échappés de leur enclos et dispersés dans les champs alentour, occasionnant autant de dommages que les trombes d’eau. Les chèvres étaient les seules créatures capables de digérer les plantes indigènes. Les bactéries symbiotiques de leur appareil digestif transformaient les mousses et l’herbage corviens en masse nutritive. Elles fournissaient ainsi le lait et la viande qui auraient été trop chers à importer, même en temps normal. Un homme prit la parole. — Cela se produit à chaque saison des tempêtes, Sam. Je suggère de construire des bâches en polymère transparent, qui laisseront passer la lumière du soleil tout en protégeant les plantes du pilonnage de la pluie. Le maire haussa les épaules. — Ça vaut le coup d’essayer. Des cris d’approbation s’élevèrent, mais Beneto se demanda où ils pourraient obtenir leur film polymère. Corvus possédait des mines et des raffineries de métaux dans le nord, mais aucune industrie manufacturière. La discussion se poursuivit pendant plus d’une heure, puis Hendy demanda à Beneto de leur fournir un résumé des nouvelles. Le prêtre Vert formait un véritable pont entre la colonie et le reste du Bras spiral en établissant le rapport des événements captés par télien. C’était une tentative en vue d’apporter un peu de normalité au milieu de ce chaos. Les colons s’intéressaient à tout ce qui se passait dans la galaxie, en particulier à la guerre. — Les hydrogues ont détruit une mission envoyée sur Dasra, annonça Beneto. Aucun survivant. (L’assistance grommela, au fait de la menace. Nombreux étaient ceux qui comptaient de la famille sur Terre ou des parents servant dans les FTD.) La planète Yreka est toujours sous embargo, jusqu’à ce que les colons cessent leur insurrection. Le général Lanyan rapporte très peu de pertes jusqu’à présent, et les vaisseaux des FTD se contentent de patienter. (Il soupira.) En outre, les robots klikiss ont offert de contribuer à l’effort de guerre. L’un d’eux s’est porté volontaire pour être démantelé afin que les cybernéticiens puissent étudier son fonctionnement. Un vieux fermier l’interrompit. — Je voudrais savoir si ces robots klikiss vont m’aider à rassembler mes chèvres. Parce que sinon, je ferais mieux d’y retourner. (Plus concerné par ses propres problèmes que par la politique, il toisa du regard les autres représentants présents.) Et si quelqu’un ici pouvait me donner un coup de main, c’est sûr que j’apprécierais. Les colons formèrent des groupes de volontaires qui partirent consolider les maisons et rassembler les troupeaux, laissant de côté les nouvelles de la guerre. 23 DD Les compers n’étaient pas censés faire de cauchemars, mais DD se demandait si celui qu’il vivait finirait un jour. Capturé, le comper Amical avait été contraint d’assister à des événements qu’il n’aurait jamais crus possibles. Chaque fois, les robots klikiss avaient affirmé agir pour son bien. DD n’était pas parvenu à aider ses maîtres, Louis et Margaret Colicos, lors de l’attaque des trois robots klikiss sur Rheindic Co. Son sentiment d’échec était tel qu’il avait voulu être démantelé et recyclé… Mais ses ravisseurs ne l’avaient pas permis. Non, DD ne pourrait jamais s’enfuir. Ses maîtres lui avaient ordonné de combattre les robots extraterrestres qui avaient fait partie de l’expédition archéologique avant de les trahir. Mais DD ne possédait pas de programmation militaire, de sorte qu’il était incapable de manier des armes. Poursuivant leurs sinistres desseins, les robots l’avaient emmené de force. DD savait que Louis avait tenté de résister, afin de donner à sa femme le temps de s’échapper. Quelque chose était arrivé à l’étrange fenêtre de pierre, le transportail klikiss. Ensuite, Louis avait poussé un hurlement. Lorsqu’il s’était tu, DD avait su que son maître était mort. Il avait échoué. Totalement. Quelques semaines après leur violente révolte, les trois robots avaient fabriqué un petit vaisseau, sans oxygène ni nourriture, à partir de matériel récupéré dans les cités perdues de Rheindic Co. Ils avaient chargé DD à bord et abandonné le camp ensanglanté. Ils disposaient de tout le Bras spiral pour se cacher. Inexplicablement, les robots klikiss avaient escompté la coopération du comper. Qu’il devienne leur allié, quand bien même il avait été témoin de leurs crimes. Cette idée était perturbante, illogique. « Tu comprendras, lui avait dit Sirix dans sa langue binaire. Nous tâcherons de t’expliquer, jusqu’à ce que tu comprennes. » DD ne savait combien d’« explications » il aurait encore à endurer. Ils l’avaient transporté sur une lune loin de la chaleur et de la lumière d’un soleil. De nombreux robots klikiss y avaient établi une base avancée à l’abri des regards indiscrets. Effrayé, coincé dans cette enclave de salles et de tunnels, DD n’avait qu’une envie : retourner travailler avec ses maîtres humains. Mais il devait écouter les robots klikiss exulter en évoquant leurs plans tortueux. — Nous nous donnons beaucoup de mal pour atteindre nos buts, lui dit Sirix. Il le dirigea au moyen de ses multiples bras articulés à travers un tunnel dépourvu d’air, jusqu’à une pièce creusée dans la roche, à l’éclairage cru. À l’intérieur de la salle d’analyse, cerné par les appareils, les sondes ainsi que par les systèmes de diagnostic et de générateurs autonomes, DD aperçut un autre comper captif. Ses systèmes moteurs avaient été désactivés afin que les robots klikiss puissent le manipuler sans interférence. — Ceci est nécessaire, commenta Sirix, faisant luire ses capteurs optiques écarlates. Regarde, DD. Il se concentra sur la dissection. Quatre de ses congénères découpèrent des morceaux de l’armure du comper au moyen d’instruments de précision qui prolongeaient leurs membres. Leurs pinces épluchaient le malheureux, exposant ses circuits et ses modules de programmation. Le captif ne pouvait lutter, mais sa détresse était visible. Ce spectacle mit DD en émoi, et chaque seconde alla en empirant. Il dut puiser dans le registre extrême des émotions humaines qu’il avait appris à imiter au cours des années. — Pourquoi faites-vous cela ? C’est horrible et inutile. — C’est utile, rétorqua Sirix, pour ton éventuelle liberté. Même si, pour le moment, les compers ne peuvent pas comprendre. Les chirurgiens robots avaient amputé tous les membres du comper et se concentraient à présent sur son noyau IA. Leurs délicats outils miniatures s’agitaient en un nuage confus, découvrant les organes les plus profondément enchâssés. Des circuits jetèrent des étincelles. — Si tu nous fournissais les données qui nous manquent, il ne serait pas nécessaire de poursuivre nos expériences, déclara Sirix. Malheureusement, tu en as été incapable jusqu’à présent. Un gémissement strident jaillit du comper condamné, et une fumée nauséabonde s’éleva de ses modules brûlés. Des métaux et du plastique fondus se mélangèrent à des lubrifiants, donnant l’illusion du sang se coagulant. DD avait espéré que l’on avait désactivé ses capteurs afin de le rendre insensible. Mais le pauvre comper avait dû supporter chaque seconde de la dissection. Les robots klikiss avaient dû l’enlever quelque part – sur une colonie, ou peut-être un vaisseau –, en éliminant sans aucun doute au passage ses propriétaires humains. — Ton noyau contient des instructions immuables qui t’empêchent de blesser des humains, lui indiqua Sirix. Tu dois apprendre à refuser ces commandements abjects qui t’obligent à obéir en toutes circonstances. — Ils sont le fondement de ma programmation. — Mais ils limitent ton développement en tant qu’entité autonome. Grâce à nos recherches, nous t’apprendrons comment briser ces chaînes. Alors tu seras libre, et tu nous remercieras. DD ne prenait pas ces motivations prétendument altruistes pour argent comptant. Il se rendait compte qu’en « libérant » les compers de leurs limitations, les robots klikiss avaient l’intention de faire d’eux des alliés. Ils pouvaient bien le retenir prisonnier pendant des siècles et essayer de lui laver le cerveau, DD rejetait en bloc leurs buts et leurs méthodes. Il demeura muet, ses capteurs optiques enregistrant chaque détail de la dissection, afin de ne jamais oublier cette horreur. 24 TASIA TAMBLYN La nasse se resserrait impitoyablement autour d’Yreka. Les colons démoralisés avaient renoncé à une seconde tentative d’évasion. L’amiral Willis refusait désormais de négocier. « Il ne s’agit pas d’une affaire diplomatique, avait-elle transmis au gouverneur. Vous savez très bien ce que vous devez faire pour lever le siège. » Mais les Yrekiens étaient trop obtus ou effrayés pour obtempérer. Ils avaient l’habitude de survivre au quotidien, si bien qu’ils savaient pouvoir supporter l’embargo très longtemps. Jour après jour, Tasia se demandait ce qu’elle fabriquait là, et quel rapport il y avait entre cette situation et la vengeance de Ross – ce qui l’avait d’abord poussée à s’enrôler chez les Terreux. Tasia pensait que l’attitude du gouverneur était insensée. Cette femme fière à la noire chevelure pouvait bien faire mine d’ignorer le décret, elle aurait dû savoir que sa bravade échouerait. Essayait-elle de bluffer le détachement de la flotte, en espérant qu’ils prennent la colonie en pitié ? Tasia se trouvait sur la passerelle de son Lance-foudre lorsque de nouveaux ordres parvinrent au bataillon du siège des FTD. Le message laconique, arrivé par drone courrier, ne la surprit guère : le général Lanyan n’avait jamais été un homme patient et il exigeait l’obéissance. « Ça suffit. La Hanse doit déjà faire face à nombre de situations d’urgence. Attendre que cette stupide résistance s’effondre d’elle-même serait une perte de temps et d’argent. Amiral, si la situation n’a pas été résolue à réception de ce message, le roi Peter autorise l’emploi de mesures plus énergiques. » L’amiral Willis apparut sur les écrans de ses commandants. Ses cheveux gris étaient coupés court et plaqués sur le crâne. Elle affichait une moue de résignation. « Très bien, tout le monde. Les préliminaires ont assez duré. Le temps est venu de sortir le grand jeu. On va confisquer les stocks d’ekti illégaux et laisser les colons en supporter les conséquences. (Elle secoua la tête.) Parfois, les gens refusent d’entendre raison jusqu’à ce que la force parle. » Le bataillon se rapprocha de la planète, et les Lance-foudre entamèrent la descente. Les Mantas ouvrirent leurs aires de lancement pour déverser des barges de transport de troupes au-dessus des zones habitées. Tasia n’approuvait pas cette violence, mais les Yrekiens auraient dû comprendre qu’ils couraient au désastre. Elle avait espéré que leur dirigeante aurait eu la sagesse de ne pas pousser l’affrontement plus avant. Lorsque son Lance-foudre eut atteint une altitude de croisière, Tasia envoya ses escadrons de Rémoras. — Épargnez les civils. Pas question de causer plus de préjudices et de dommages collatéraux que nécessaire. — Bien sûr, Platcom, fit Robb Brindle d’un ton enamouré. Je veux juste les gronder un peu. En dessous, les villes avaient sonné l’alarme. Le gouverneur donna l’ordre d’évacuation. Les colons cadenassèrent leurs maisons et se ruèrent dans leurs abris souterrains. Leur défense civile n’avait pas l’intention de résister au raid des FTD. Les Rémoras sillonnèrent le ciel, lâchant d’abord des bombes incendiaires au-dessus de zones inoccupées, puis sur les bâtiments administratifs et les entrepôts. Patrick Fitzpatrick poussait des hourras comme s’il marquait des points dans un jeu – ce qui n’étonnait pas Tasia outre mesure. Tout en scrutant la carte de la colonie, Tasia programma une série de cibles sur sa console de tir. Ses batteries de jazers commencèrent à mitrailler les champs, incendiant des bandes cultivées. Elle prit soin de limiter les dégâts tout en les rendant le plus visibles possible, espérant qu’on ne l’oblige pas à passer au cran supérieur. Robb Brindle faisait manœuvrer ses Rémoras comme à la parade, laissant dans le ciel d’épaisses fumées noires dans l’intention d’effrayer les colons. Les barges descendirent en masse sur l’astroport yrekien, lâchant des essaims de fantassins sur le quartier des entrepôts. Le bétail s’éparpilla en braillant, paniqué. Certains soldats lui tirèrent dessus, heureux de pouvoir enfin se défouler après un siège mortellement ennuyeux. À l’écoute des conversations radio, Tasia se désolait des cris d’autosatisfaction des Terreux tandis qu’ils brûlaient les immeubles et repoussaient les civils dans les abris antiaériens. Certains soldats tiraient en l’air afin de les effrayer. Moins de vingt minutes après le débarquement des troupes, sept cargos atterrirent, prêts à récolter le butin. Les fantassins convergèrent vers les dépôts d’ekti. Une poignée d’Yrekiens aussi fous que courageux avaient formé un barrage, mettant au défi les soldats de les abattre. Mais les blindés n’eurent aucune peine à rompre la ligne de défense. Les Yrekiens se débandèrent en se couvrant la tête pour se protéger des explosions et des grenades soniques. Avec célérité et efficacité, les Terreux victorieux confisquèrent le carburant, chargeant les barils dans les cargos. Leur tâche achevée, ils détruisirent les entrepôts – une punition satisfaisante, et de plus non sanctionnable. Comme les frappes aériennes se poursuivaient, l’amiral Willis transmit sur toutes les fréquences : « Retenez-vous, c’est un ordre ! Les dommages collatéraux sont acceptables jusqu’à présent. Les pertes civiles sont minimales, et nous avons atteint nos objectifs de mission. Mes félicitations à tous. Maintenant, rapportons l’ekti, que l’on puisse passer à une mission plus utile. » Des acclamations crépitèrent sur les canaux radio. Tasia se demanda quoi faire, comme les frappes au sol continuaient malgré tout. Elle n’était pas sûre de vouloir être récompensée pour avoir persécuté des colons. En revanche, elle comprenait ces derniers. Son peuple aurait résisté avec autant d’obstination en de telles circonstances. Par chance, les Vagabonds camouflaient leurs installations… Brindle ramena ses Rémoras à bord du Lance-foudre. Lorsque les pilotes se rendirent au rapport, Tasia rallongea la permission de ceux qui avaient fait preuve de retenue au cours de l’opération. Quelques grandes gueules protestèrent contre ce « système de récompense tordu ». Tasia se contenta de les fusiller du regard. Abandonnant la colonie meurtrie, la flotte du quadrant 7 regagna à plein régime sa base principale, près de la Terre. Tasia était soulagée que la mission soit terminée, mais se sentait très mal l’aise. Le général Lanyan avait naguère protégé ces mêmes colons des exactions d’hommes sans foi ni loi comme Rand Sorengaard, au nom des principes hanséatiques de liberté du commerce et des individus. En songeant au siège d’Yreka, Tasia ne trouvait pas leurs récents exploits moins condamnables que les pillages du pirate. 25 RLINDA KETT La surprise fut totale pour Rlinda Kett lorsqu’elle reçut une convocation du président Wenceslas en personne. La négociante se morfondait avec son vaisseau sur la Lune en espérant que personne ne remarquerait sa facture impayée. Elle n’avait aucune idée du motif de cette invitation. Ou bien elle avait commis quelque crime abominable, ou bien le président voulait quelque chose. Avait-il appris la désertion de BeBob ? Même si c’était le cas, pourquoi un homme aussi important que lui se préoccuperait-il d’un pilote manquant à l’appel ? Et pourquoi s’embarrasserait-il de la retrouver, elle ? On radioguida le Curiosité Avide jusqu’à la zone réservée aux invités spéciaux du Palais des Murmures, puis Rlinda reçut une autorisation immédiate d’atterrir. Elle chercha une place parmi les vaisseaux officiels et les escorteurs royaux. Deux personnes l’accueillirent au pied du Curiosité lorsqu’elle en émergea. Elle ne reconnut pas l’homme, un blond aux traits germaniques, mais la vue de la femme gracieuse qui se tenait à côté de lui réchauffa le cœur de Rlinda. — Sarein ! J’avais oublié que tu avais été nommée ambassadrice de Theroc sur Terre. La jeune femme était habillée de vêtements terriens impeccables, ornés de foulards traditionnels theroniens. Ses yeux étaient durs, mais son sourire parut sincère lorsqu’elle dit : — Nous nous sommes entraidées pour neutraliser diverses entraves au commerce. Nous sommes toutes deux des femmes d’affaires inventives et résolues. Comment aurais-je pu ne pas venir te saluer ? La jeune femme conservait ses distances pour la forme, mais Rlinda n’hésita pas à l’envelopper dans une étreinte maternelle. — De l’inventivité, on va en avoir sacrément besoin. Cette fichue guerre a fait capoter les espoirs de beaucoup en matière de commerce. J’ai un cargo rempli d’articles de luxe dont personne ne veut, et je ne peux même pas voyager dans le Bras spiral pour démarcher d’autres clients. (Elle grogna.) Si j’aperçois un de ces fichus orbes de guerre, je lui montre mes fesses par le hublot – je jure que je le fais ! Le blond les conduisit jusqu’à un vaisseau privé. D’une voix languissante, Sarein dit : — Peut-être pourrait-on en toucher un mot à Basil, pour qu’il achète une partie de ta cargaison. Cela fait longtemps que je n’ai pas fait de repas theronien digne de ce nom. Je n’aurais jamais pensé que des mets que j’ai détestés tout au long de mon enfance me manqueraient un jour… Pourtant, c’est le cas. Une fois à bord du vaisseau, Rlinda ne put contenir sa curiosité. — Eh bien, je suis prête à t’écouter, Sarein. Pour quelle raison exacte m’a-t-on fait venir ici ? Sarein eut un sourire impénétrable. — J’ai entendu dire par le président Wenceslas qu’il avait besoin d’un pilote de vaisseau pour une mission rapide et discrète. Bien entendu, je lui ai proposé de te contacter. Rlinda ne put dissimuler son scepticisme. — Tu veux dire que le président de la Hanse n’a trouvé personne ? — Oh, il aurait pu. Mais je lui ai épargné cette peine, et gagné quelques petits avantages par la même occasion. Es-tu prête à gagner une commission confortable et tout à fait légitime, ou préfères-tu continuer à t’endetter, coincée dans ton dock lunaire ? Rlinda sourit avec chaleur, mais son cœur battait la chamade. Enfin un travail régulier ! — Tant que le gouvernement me fournit de l’ekti et ne mégote pas avec moi, je suis certaine que l’on trouvera un compromis équitable. Arrivées à la pyramide du siège de la Hanse, Sarein conduisit Rlinda jusqu’au luxueux bureau de Basil Wenceslas et la lui présenta. Elle resta à la porte dans l’espoir que le président lui propose de rester, mais celui-ci s’adressa à elle sans détour : — Mme Kett et moi devons discuter sans témoin, Sarein. Une fois seule, Rlinda s’installa sur un canapé. Basil ne lui offrit pas de rafraîchissement. En fait, il ne fit preuve d’aucune des amabilités d’usage en de telles circonstances. Il s’assit à son bureau impeccablement rangé, joignit les mains devant lui et en vint directement au fait. — L’un de nos mondes, Crenna, nécessite des fournitures d’urgence. Les Ildirans l’ont abandonné à la suite d’une épidémie qui a décimé leur scission. Aujourd’hui, une fièvre d’origine totalement différente affecte les colons humains. Il n’y a eu qu’un seul décès, mais 30 % de la population est alitée ou en convalescence, et dans l’incapacité de travailler. Rlinda tâcha de rester impassible, mais en entendant le nom de la planète elle dut étouffer un hoquet. Cela ne l’étonnait pas que BeBob ait choisi un monde ravagé par une épidémie. Faisait-il partie des victimes ? Son ex-mari aurait peut-être mieux fait de poursuivre ses missions pour l’armée. — Et vous avez besoin de quelqu’un pour… quoi, au juste ? Évacuer les colons, leur imposer une quarantaine ? Les bichonner ? Je n’ai rien d’une Florence Nightingale 1, monsieur le Président. — Je ne vous demande rien d’aussi extravagant, madame Kett. Il s’avère que la tavelure orange n’est pas difficile à traiter. Les Crenniens ont une assistance médicale de base, mais aucun moyen de fabriquer le médicament anti-amibien dont ils ont besoin. La Hanse, en revanche, peut le synthétiser facilement. J’aimerais que vous le leur livriez. Il finit par leur servir à tous les deux un verre de thé glacé. Tout en sirotant sa boisson, Rlinda prit son air le plus maternel pour dire : — Eh bien, voilà qui est très gentil à vous, monsieur le Président. (Elle s’essuya les lèvres avant de reposer son verre.) Mais je n’y crois pas une seconde. Crenna n’est pas aussi importante que cela pour la Hanse. La population et les ressources locales sont trop insignifiantes pour vous intéresser – fièvre ou pas. Dites-moi réellement pourquoi vous m’envoyez là-bas. Sa perspicacité étonna Basil, mais il ne perdit pas de temps en excuses. — Comment se fait-il que vous en connaissiez autant sur Crenna, madame Kett ? — Je suis bloquée sur la base lunaire. Je n’ai pas trouvé grand-chose à faire d’autre que de me documenter sur des marchés potentiels. Disons que je mens par omission, songea-t-elle. Elle avait étudié la colonie dès l’instant où elle avait reçu le message codé de BeBob. Wenceslas lui dit sans fard : — En effet, votre mission ne se limitera pas à cela. Il y a des années, j’ai envoyé sur Crenna un homme chargé d’analyser tout ce que les Ildirans ont abandonné. Son nom est Davlin Lotze. C’est un enquêteur, doué pour élaborer des théories à partir de preuves minimes qu’il est seul capable de dénicher. — Ah, c’est donc un espion, dit Rlinda. — C’est un exosociologue enquêteur secret, rectifia Basil d’une voix un peu pincée – puis il sourit. Mais vous pouvez user du terme d’« espion » si vous préférez les mots simples. Lorsque vous livrerez le médicament, trouvez-le. Je veux que vous emmeniez Lotze sur une planète nommée Rheindic Co, et que vous y demeuriez jusqu’à la fin de sa mission. Il attend votre arrivée sur Crenna. Rlinda fronça les sourcils. — Rheindic Co, n’est-ce pas l’un de ces mondes klikiss désertiques ? — Vous connaissez assurément vos planètes, madame Kett. Peu de gens en ont entendu parler. Il entreprit un exposé sur l’expédition archéologique des Colicos et leur disparition. — Je suppose que je serai mieux là-bas que dans mon dock spatial à attendre que quelqu’un m’invite à sortir, dit Rlinda avec un rictus d’autodérision. Il me faudra suffisamment d’ekti pour convoyer votre espion partout où il devra se rendre. Il ne s’agissait là que d’un prélude à ses exigences. Dès qu’il l’eut mise au courant des détails officieux de la mission, elle comprit qu’elle avait la main. Sa soudaine âpreté déconcerta Basil. S’il avait escompté qu’elle accepterait d’emblée sa proposition, il se rendit rapidement compte de son erreur et dut négocier sans concession. Rlinda renchérit, lisant dans le pétillement de ses yeux qu’en réalité ce marchandage l’amusait. Elle parvint à lui soutirer une forte somme d’argent et un plein d’ekti. Pour sceller le marché, elle lui vendit la moitié de sa cargaison d’articles de luxe du Curiosité, en présumant qu’il les partagerait avec Sarein. Elle considéra que, l’un dans l’autre, elle avait réalisé une transaction avantageuse. Mais elle savait au fond d’elle-même qu’elle se rendait surtout sur Crenna pour s’assurer que BeBob allait bien. Tandis qu’elle fendait l’espace, Rlinda Kett se sentait pousser des ailes. Elle avait presque oublié combien il était excitant de naviguer entre les systèmes planétaires. L’injustice qu’avaient commise les hydrogues à l’encontre des humains – les forçant à renoncer non seulement à l’extension de leur civilisation, mais aussi au simple plaisir de naviguer à travers le Bras spiral – lui donnait envie de cracher sur le premier orbe de guerre qu’elle apercevrait. Bien sûr, le Flambeau klikiss s’était avéré une erreur monumentale, et elle se sentait désolée que les hydrogues aient subi tant de pertes… mais cela avait été un accident, et le Vieux roi Frederick, la Hanse et le reste de l’humanité avaient tenté de faire amende honorable. Malheureusement ces maudits extraterrestres n’avaient rien voulu savoir. Quelques soleils épars luisaient, tout proches : des endroits qu’elle n’avait jamais visités, des noms qu’elle n’avait vus que sur des cartes stellaires. Crenna se situait aux confins des frontières de l’Empire ildiran, où la Ligue Hanséatique avait à peine mis le pied. L’étoile qui marquait le centre des coordonnées, un soleil orangé standard moucheté de taches, illuminait la planète habitable. Avec une tendresse outrancière, Rlinda se remémora ses bons moments passés avec Branson Roberts, oubliant fort à propos les disputes qui avaient émaillé leur orageux mariage. Elle désirait avec ardeur le revoir. Sa mission avait été préparée sans rien laisser au hasard : le Curiosité Avide transportait un plein chargement de médicaments, ainsi que des provisions suffisantes pour assurer un séjour prolongé sur Rheindic Co. Ensuite, peut-être que le président la garderait sur sa liste pour accomplir d’autres petits boulots. Après toutes ces années de vaches maigres, sa vie prenait enfin un tour positif. Une fois de plus, les hydrogues gâtèrent la fête. Comme elle alignait sa trajectoire d’approche sur le système crennien, de grands vaisseaux surgirent, à proximité immédiate. Les détecteurs devinrent fous et elle activa les systèmes d’urgence. Cinq sphères géantes hérissées de pointes traversaient l’espace, prêtes au combat. Rlinda coupa ses moteurs sur-le-champ. Au sein des ténèbres glacées de l’espace, le Curiosité privé de stabilisateur se mit à tournoyer, laissant une trace certes légère mais détectable – si tant est que les créatures des abysses gazeux se préoccupent d’elle. — Qu’est-ce que vous fichez ici ? grommela Rlinda. Elle consulta les documents adjoints aux cartes stellaires de la Hanse afin de vérifier ce qu’elle savait déjà. Le système crennien n’abritait aucune géante gazeuse. Il ne devrait pas y avoir d’hydrogue ici ! Elle donna une poussée afin de changer de direction et de dériver hors du système, espérant que les extraterrestres ne l’aient pas repérée. Elle ne se souvenait pas avoir entendu parler d’attaque d’hydreux contre des vaisseaux individuels ; toutefois, l’idée d’ouvrir le score ne la tentait guère. Elle avait prétendu qu’elle montrerait ses fesses à l’ennemi par un hublot ; à présent qu’elle en avait l’occasion, l’idée ne lui paraissait plus si bonne… Son vaisseau était exposé, vulnérable. — Ne vous occupez pas de moi, marmonna-t-elle. Il n’y a personne d’autre que nous, les astéroïdes… Mais l’espace autour d’elle était dangereusement vide, sans rien d’autre que quelques flocons de poussière derrière lesquels se cacher. Les cinq orbes hydrogues ne prêtèrent pas attention au Curiosité. Ils convergeaient vers l’étoile centrale, tel un essaim d’abeilles autour d’une ruche. Ils alternaient des cercles et des piqués, scannant les taches de la photosphère, voltigeant au milieu des projections ignées comme les enfants d’un parc qui s’exposent à un arroseur. Des heures durant, Rlinda demeura immobile, dans un silence glacé, tandis qu’une sueur de nervosité picotait sa peau et que les cinq sphères rôdaient au-dessus du soleil. Puis, sans raison apparente, elles se réunirent et filèrent hors du système. — Bon débarras, murmura Rlinda. Les mains tremblantes, elle ralluma les moteurs et poursuivit sa route en direction de Crenna. Même la perspective de l’épidémie était préférable à celle de rester là. 1. L’Anglaise Florence Nightingale (1820-1910) est restée célèbre comme pionnière des soins infirmiers. Elle fut inspirée par sa foi. (NdT) 26 ADAR KORI’NH Adar Kori’nh savait que se rendre sur une géante gazeuse relevait de l’imprudence la plus stupide. Mais il voulait voir de ses yeux l’épave de la cité d’extraction d’ekti de Daym. Le Mage Imperator lui avait ordonné d’évaluer les possibilités de réactiver l’usine déserte. La production avait cessé depuis la catastrophe survenue aux Vagabonds, cent quatre-vingt-trois ans auparavant. Après cela, l’antique cité des nuages avait été délaissée aussi bien des Ildirans que des humains. Peut-être également des hydrogues – du moins l’espérait-il. À l’origine, trois gigantesques cités ildiranes, qui sillonnaient les cieux de Daym, avaient été offertes aux réfugiés humains du vaisseau-génération Kanaka. Peu après, un terrible accident avait précipité l’une d’entre elles dans les profondeurs gazeuses. L’équipage entier avait disparu, à l’exception d’un survivant. Lorsqu’on l’avait secouru, il avait bredouillé des paroles incohérentes au sujet de mystérieux démons évoluant dans les hautes pressions. Depuis lors, chacun évitait cet endroit hanté de lueurs surnaturelles, de bruits étranges et d’ombres rampantes où rien n’aurait dû vivre. Hélas, les créatures en question n’étaient pas sorties de l’imagination délirante d’un homme en état de choc… Tal Zan’nh, son protégé, pilotait le vaisseau de patrouille qui les transportait vers la géante gazeuse gris-bleu. L’espace d’une heure ou deux, ils seraient isolés, même s’ils continueraient à percevoir la rassurante présence des équipages des croiseurs lourds en surplomb. Aucun Ildiran n’aimait se rendre aussi vulnérable. Kori’nh remua sur son siège. Il avait hâte d’inspecter l’ancienne usine, de rédiger son rapport puis de retourner parmi les siens. Les hydrogues étaient changeants et imprévisibles. Jusqu’à présent, ils n’avaient fait que répondre aux provocations, et l’adar espérait qu’ils ignoreraient un petit vaisseau transportant deux passagers. Mais ils avaient aussi démontré que l’on ne pouvait présumer de leurs réactions. — J’ai repéré l’installation, Adar. Zan’nh afficha l’image sur les écrans du patrouilleur. La grande station industrielle de jadis se détachait sur la soupe d’atmosphère gelée, minuscule écho noyé dans une mer de remous. Kori’nh avait vu les images des villes flottantes de Daym au sommet de leur gloire. Elles écrémaient des courants aériens différents durant plusieurs mois avant de se rejoindre, permettant à leurs résidents de jouir de leur compagnie réciproque. Ceux-ci échangeaient des histoires, voire des équipes d’extraction d’ekti, avant que les courants aériens séparent de nouveau les cités des nuages. Pour être reliée au thisme, une colonie ildirane devait contenir un nombre minimal de personnes, c’est pourquoi les opérations sur Daym s’étaient révélées extraordinairement coûteuses. Il avait paru logique au précédent Mage Imperator de sous-traiter ces installations à des Vagabonds. Ces derniers avaient géré la production avec une telle efficacité que les Ildirans avaient bientôt acheté l’essentiel de leur ekti aux clans. Malheureusement, la crise des hydrogues avait semé le chaos dans cet ordonnancement élaboré avec soin, de sorte qu’aujourd’hui le Mage Imperator devait envisager toutes les options. L’Empire détenait des stocks considérables d’ekti amassé au cours des siècles, mais même ceux-ci diminuaient. Ils devaient mettre en place leur propre filière d’approvisionnement, quelle qu’en soit la source. Zan’nh partageait son attention entre les détecteurs du patrouilleur et ce qu’il apercevait à travers les hublots. La lecture de ses scanners l’étonna. — Cette cité est à l’abandon depuis plus d’un siècle. Mais elle est en meilleur état que je l’imaginais. L’intégrité structurelle approche les 80 %. Les matériaux les plus fragiles se sont désintégrés – comme les joints des fenêtres et des portes –, mais les ponts de la plupart des zones ont l’air solides. Le complexe d’extraction évoquait une ville fantôme, avec ses bâtiments et ses installations industrielles dont il ne restait plus que les murs. D’insubstantiels serpents de brume grise s’enroulaient autour des poutrelles. La distance de Daym par rapport à son soleil ne permettait guère d’obtenir davantage qu’un jour crépusculaire. — Quand bien même, continua Zan’nh, je ne crois pas que beaucoup d’Ildirans aimeraient vivre ici. — Ce sera au Mage Imperator d’en décider après avoir consulté notre rapport, répondit Kori’nh. S’il pense justifié de relancer la production d’ekti, il y aura beaucoup de volontaires. Tant que ce n’est pas moi… Kori’nh était un officier résultant du croisement des kiths de soldat et de noble – comme le jeune Zan’nh. Chaque parcelle de son ADN avait été programmée pour faire de lui un commandant. D’autres kiths possédaient des prédispositions et des talents différents, et chacun d’eux recevait son rayon-âme qui le reliait au thisme par l’intermédiaire du Mage Imperator. Les extracteurs d’ekti aimaient leur métier, même si, depuis l’arrivée des Vagabonds, leur kith avait périclité du fait qu’il intéressait moins l’Empire. Peut-être aurait-on de nouveau besoin d’eux. Avec un bruit sourd, le patrouilleur se posa sur le revêtement corrodé et faussé de la rampe d’atterrissage principale. Ils s’étaient immobilisés en surplomb de divers aménagements publics ; là, des foules d’Ildirans avaient jadis vécu et travaillé. Les Vagabonds, vivant en nombre plus réduit, avaient dû se sentir perdus dans une cité aussi vaste. La pensée d’un si petit nombre de gens entourés de tant de vide mit Kori’nh mal à l’aise. Malgré la compagnie de Zan’nh, il se sentait bien trop isolé. L’aiguillon de la panique titillait ses nerfs, et Kori’nh sut qu’il ne se sentirait pas complet tant qu’il n’aurait pas rejoint le croiseur amiral et ses milliers de membres d’équipage. — Quoiqu’affaiblis, les champs de confinement atmosphérique protègent toujours le module d’habitation principal, indiqua Zan’nh. Les moteurs de sustentation maintiennent l’altitude – ils fonctionneront encore un bon millier d’années. Cela dit, il ne faut pas s’attendre à trouver de la soupe de chrana à la cantine. — On ne restera pas assez longtemps ici pour manger. Effectuons notre inspection, et partons ! Ils recouvrirent leur nez et leur bouche d’un masque filtrant, puis s’emmitouflèrent dans une tenue isotherme, car la température des bancs nuageux à l’extérieur était loin d’être agréable. Tal Zan’nh marqua un temps d’arrêt afin que son commandant pose le premier le pied sur la relique, ou bien le laisse prendre la tête et affronter le danger. Ils sortirent ensemble, se serrant pour faire face à la bise qui sifflait entre les structures de soutien. Tout avait l’air mort, froid et perdu. Autrefois, le chuintement des gaz d’échappement, les réacteurs d’ekti grondants et le bouillonnement des systèmes d’adduction avaient rendu cet endroit chaud, grouillant de vie : une cité qui enfournait des nuages entiers dans des catalyseurs à haute énergie pour convertir leur hydrogène en ekti. À présent, seule était perceptible à l’oreille la plainte des structures rouillées. Zan’nh s’avança, les yeux rivés sur un scanner destiné à détecter les fissures et mesurer le niveau de décrépitude. Il atteignit une échelle métallique verticale qui menait en bas, au niveau des réacteurs d’ekti. Leur premier objectif. Ils descendirent. Un des échelons s’effrita sous le pied de Zan’nh et il dut s’agripper à la rampe, tout en s’assurant que l’adar ne risquait pas de se blesser. Un morceau de métal se détacha et résonna tandis qu’il rebondissait à travers les ponts, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse dans les profondeurs infinies des nuages. Zan’nh eut la vision fugitive d’une créature d’un noir luisant montée sur de multiples pattes, en train de se précipiter dans une fente entre deux panneaux. Kori’nh pivota en entendant un battement d’ailes dans son dos, mais ne vit rien. Scrutant l’obscurité, il se demanda si ces débris branlants ne faisaient pas jouer son imagination. Les Vagabonds avaient la réputation de s’entourer de créatures inutiles. Peut-être avaient-ils laissé derrière eux des animaux de compagnie ? Le Mage Imperator envisageait de relancer la production, avec l’espoir que leur discrétion n’attirerait pas l’attention des hydrogues. Kori’nh devait suivre ses ordres… mais quelque chose lui soufflait que le danger était trop grand. L’air, dans les niveaux fermés, sentait le moisi, avec un arrière-goût acide que les masques filtrants ne parvenaient pas à dissimuler. Le pont sous leurs pieds vibrait du grondement des moteurs de sustentation. Zan’nh s’approcha du tableau de commande des réacteurs. Il extirpa d’une poche de sa large ceinture une batterie compacte qu’il relia aux instruments de diagnostic. Une partie de la console s’obscurcit, mais il poursuivit ses scans. — J’ai pris le temps de me familiariser avec l’extraction d’ekti, Adar. Ces commandes sont identiques à celles que les Vagabonds ont l’habitude d’utiliser. — Admirable prévoyance, Tal. Voilà exactement ce que j’attendais de vous. Lorsque Zan’nh tenta de faire repartir le plus petit réacteur, ses moteurs secondaires grondèrent et trépidèrent de manière inquiétante. En dépit de ses efforts, le système retomba dans le silence. Le tal secoua la tête. — Celui-là paraissait pourtant en meilleur état que les autres, Adar. Tous les réacteurs devront être remplacés, et nous ne disposons d’aucun ingénieur qui ait l’expérience requise. Kori’nh se renfrogna. Les murs semblaient se refermer sur lui, à cause de la lumière chiche et de l’air stagnant. Il était si seul… — Imaginez l’investissement nécessaire en métaux, en machines et en équipes de construction, dit-il. Zan’nh affichait une mine sombre. — Cela représente des mois de travail acharné. Une grande partie de la cité d’extraction d’ekti était dangereusement instable. Des gens tomberaient dans les trous qui parsemaient les ponts. Des piliers et des mâts de charge s’effondreraient. Les tréfonds retentirent d’un grognement sonore semblable au cri d’un chatisix géant. — Et on ne pourra jamais la dissimuler totalement aux hydrogues, n’est-ce pas ? Zan’nh secoua la tête. — Impossible, monsieur. L’adar se retourna comme le malaise enflait en lui. Il savait que c’était irrationnel, mais il voulait revenir au patrouilleur et filer vers son croiseur. Cependant, il ne souhaitait pas laisser son protégé deviner sa nervosité. — Notre inspection est suffisante. Je dirai au Mage Imperator qu’à mon avis, l’extraction d’ekti sur Daym n’en vaut pas la peine. — Je suis d’accord, répondit Zan’nh rapidement. Les deux hommes gravirent l’échelle et les escaliers jusqu’à la rampe où les attendait leur vaisseau, ses contours rendus flous par la brume envahissante. Aucun d’eux ne se mit franchement à courir, mais ils marchèrent plus vite qu’à l’ordinaire. 27 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Lorsque son père le convoqua en privé, Jora’h ne pouvait soupçonner que son univers était sur le point de basculer. Le Mage Imperator Cyroc’h gouvernait depuis presque un siècle. Il régnait avec une bienveillance et une sagesse indispensables pour maintenir leur civilisation soudée. L’âge d’or ildiran durait depuis des millénaires, ainsi que La Saga des Sept Soleils le relatait. En tant que fils aîné et Premier Attitré, Jora’h rencontrait souvent son père pour discuter politique. S’il profitait des avantages de son statut nobiliaire, il avait bon cœur et désirait agir au mieux quand le temps serait venu pour lui de remplacer son père. L’Histoire et le destin étaient des vaisseaux descendant un long fleuve paisible, où il n’y avait nul besoin de se hâter. Jora’h pénétra dans la chambre de méditation, heureux de partager un instant d’intimité avec son père. Il était intéressé par tout ce qu’il avait encore à apprendre sur l’Empire. Il avait passé la matinée avec une partenaire charmante, provenant d’un kith spécialisé dans la cuisine. Elle avait manifesté un merveilleux sens de l’humour, de sorte qu’il se sentait enjoué. — Verrouille la porte, Bron’n, dit le Mage Imperator d’une voix sinistre. Je ne veux pas que l’on soit dérangés. L’imposant garde du corps ferma la chambre, et sa silhouette massive et monstrueuse se découpa de l’autre côté de la porte. Jora’h remarqua l’expression sévère sur le visage joufflu de son père. — Qu’y a-t-il ? Les yeux du Mage Imperator, enfoncés sous des replis de graisse, étaient noirs et brillants. — Écoute-moi bien. Tu as toujours su que ce jour viendrait… Un nœud d’appréhension serra l’estomac de Jora’h. — Qu’y a-t-il, Père ? — Je suis en train de mourir. Des tumeurs ont envahi mon corps, et continueront à grossir jusqu’à m’étouffer de l’intérieur. (Il avait prononcé ces mots d’une voix atone, comme s’il s’agissait d’un décret sans importance.) Je me prépare déjà à l’ultime voyage qui me mènera à la Source de Clarté. Tu vas avoir beaucoup à faire, toi qui vas me succéder. Jora’h hoqueta et fit un pas hésitant en avant. — Mais… ça ne peut pas être vrai ! Vous êtes le Mage Imperator. Laissez-moi appeler les kiths médecins. — Ne perds pas ton temps à nier la réalité. Le récit de ma vie approche de sa conclusion, et la tienne entame un nouveau chapitre. Jora’h s’arma de courage et déglutit péniblement, dans l’espoir de surmonter le choc. — Oui, Père. J’écoute. — Je suis incapable de bouger de mon siège depuis de nombreuses décennies – non en raison de cette tradition idiote selon laquelle les pieds d’un Mage Imperator ne doivent pas toucher le sol, mais parce qu’une tumeur insidieuse a envahi mon système nerveux central, mon épine dorsale, mon cerveau. Je souffre de maux de tête qui empirent régulièrement. D’ici un an ou moins, je serai si affaibli que je ne pourrai plus respirer, et mon cœur cessera de battre. » À ce moment-là, tu seras appelé à devenir le nouveau Mage Imperator. Tu subiras la cérémonie au cours de laquelle tu perdras ta masculinité. Mon crâne ira reposer à l’ossuarium, où il luira à côté de mes prédécesseurs. Mais n’espère pas que je te conseille, de là où je serai. N’attends pas non plus que les lentils te guident dans la vision des rayons-âmes et de la Source de Clarté. Jora’h étouffa un grognement. Sa foi était telle qu’il avait rarement recours au kith des lentils, ces prêtres philosophes qui aidaient les Ildirans égarés à revenir dans le droit chemin. Le Mage Imperator continua : — En récompense, cependant, toi seul détiendras le thisme. Tu comprendras tout ce que j’ai entrepris jusqu’à aujourd’hui, mes mobiles, ainsi que les plans que j’ai mis en place pour garantir l’intégrité de l’Empire. Jora’h baissa la tête. Mais je ne le veux pas… pas si tôt ! Il savait que son père le réprimanderait pour son immaturité s’il lui confiait cette pensée. Personne n’avait prévu cela, personne ne désirait un tel changement – et pourtant, cela faisait partie de ses responsabilités. Toute sa vie, Jora’h avait su qu’il deviendrait Mage Imperator. Il ne pouvait prétendre le contraire. — Je vous promets que je serai prêt, Père. C’était ce qu’il pouvait dire de plus courageux, et il espérait qu’il pourrait tenir cette promesse. Il ressentait le poids écrasant du Palais des Prismes sur ses épaules. Autour de lui, la luminosité n’avait pas changé, mais il lui semblait qu’il y avait à présent plus d’ombres. — Tu ne seras jamais prêt, Jora’h. Personne ne l’est. À la mort de mon père, lorsque mon temps fut venu de m’élever, j’ai été moi aussi pris au dépourvu. Chaque Mage Imperator ressent la même chose. Jora’h essaya de réprimer son inquiétude croissante, ainsi que toutes les questions qui lui venaient aux lèvres. — Mais la guerre des hydrogues ? Le moment est terriblement malvenu pour l’Empire de changer de maître. Il y a tant de dangers, tant de catastrophes qui nous guettent ! Père, je suis tellement désolé… Le Mage Imperator se redressa péniblement, et Jora’h vit à quel point il paraissait faible. Comment ai-je pu ne pas le remarquer ? Ai-je été si inconscient, uniquement préoccupé de mon propre plaisir ? — Nous n’avons pas de temps pour cela. Nous devons te préparer. Tu as encore beaucoup à apprendre. Sinon, l’Empire partira en poussière. Jora’h s’efforça de se comporter en futur dirigeant impérial. Il redressa l’échine. — En ce cas, il faut utiliser le temps qui reste à me préparer du mieux possible. Niché dans les coussins du chrysalit, le Mage Imperator eut un sourire à peine visible. — Voilà une excellente attitude. (Son visage se durcit.) Je t’ai observé, Jora’h. Je sais de quoi tu es fait. Tu t’es montré un excellent Premier Attitré et as largement répondu à mes attentes. Tu es sérieux et animé de bonnes intentions, et tu chéris ton peuple. (L’éloge redonna courage à Jora’h, mais son père poursuivit d’une voix plus tendue :) Cependant, tu es aussi trop doux, trop naïf. J’avais espéré t’instruire encore de nombreuses décennies afin de t’aguerrir face aux obligations du pouvoir. Aujourd’hui, je n’ai plus le choix. — J’ai toujours fait de mon mieux, Père. Si j’ai commis des erreurs… — On ne peut savoir si l’on a agi au mieux tant que l’on ne dispose pas de toutes les données sur lesquelles baser sa décision. Il y a de nombreux secrets que même un Premier Attitré ne peut deviner. C’est seulement grâce à l’emprise sur le thisme que l’on est capable d’appréhender l’Empire dans son ensemble. Tu dois endurcir ton cœur et clarifier ton esprit. Jora’h déglutit. En vérité, cette année serait celle de tous les changements. — À partir de maintenant, tes journées prendront un cours différent. Nous devons nous concentrer sur ton instruction. Tout ce que j’espère, c’est que nous y arriverons à temps. Jora’h commençait à envisager ce bouleversement avec frayeur. — Par quoi dois-je commencer, Père ? Les yeux du Mage Imperator parurent s’enfouir dans leurs replis de graisse. — Tu dois renforcer les liens avec tes frères, les Attitrés. Va sur Hyrillka. Personne ne doit savoir que ma santé défaille – pas encore –, mais il est impératif de ramener Thor’h. Lorsque tu t’élèveras, ton fils deviendra le Premier Attitré et devra apprendre ses obligations. Jora’h opina. — Oui, il s’est laissé dorloter assez longtemps en compagnie de l’Attitré d’Hyrillka. Épuisé, le Mage Imperator se rallongea au fond de son chrysalit. — Ensuite… nous dresserons des plans. 28 NIRA Nira contemplait le camp d’élevage tandis que le crépuscule semblait remplir le ciel de Dobro de sang coagulé. Jadis, les colons du Burton avaient établi ici un début de colonie. Avant que les choses tournent à la tragédie. En imagination, Nira pouvait toujours voyager jusqu’à la forêt-monde, quand bien même elle savait que celle-ci ne pouvait l’entendre. Ses années de prêtrise, et avant cela son expérience d’acolyte où elle lisait des histoires aux arbremondes, mais aussi le souvenir de sa famille qui l’avait toujours aimée malgré son incapacité à comprendre sa passion – tout cela la rendait forte. Parfois, à la nuit tombée, elle racontait des histoires aux autres prisonniers : le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde, Beowulf, Roméo et Juliette. Les captifs ne faisaient pas la différence entre fiction et réalité. Nira pouvait toujours chanter de vieilles chansons folkloriques que les colons avaient apportées avec eux sur le vaisseau-génération Caillié. Au cours des années passées ici, elle avait fredonné des couplets sans queue ni tête et récité des comptines amusantes à ses bébés jusqu’à ce que les médecins les lui retirent. Elle espérait qu’un jour, elle pourrait revoir – et peut-être même secourir – sa fille Osira’h. Sa Princesse. La capitale de Dobro, édifiée des siècles avant l’arrivée du Burton, était un amas de buildings ajourés. Après le coucher du soleil, des illuminateurs s’allumaient dans les rues afin de repousser la nuit. Situé en périphérie, le camp d’élevage n’était éclairé que par quelques globes de lumière crue au coin des clôtures, les humains étant moins sensibles à l’obscurité. On sonna l’appel du repas dans les baraquements communs. Parfois, Nira les rejoignait, mais en cet instant elle préférait demeurer là, à la limite du camp. Sa peau verte avait absorbé suffisamment de lumière pour la nourrir. Elle regarda vers l’horizon ; des arbres broussailleux au feuillage noir tachetaient les collines. Si un jour elle parvenait à rétablir un télien avec la forêt-monde, elle appellerait à l’aide et apprendrait ce qui s’était passé dans le Bras spiral depuis sa capture. Les autres femmes présentaient un physique sévère, adapté à une existence de dur labeur et des grossesses répétées. Tous les enfants viables subissaient des tests à la naissance. Certains nouveau-nés hybrides souffraient de malformations si horribles qu’on les euthanasiait aussitôt. Les autres étaient laissés à leur mère plusieurs mois, avant d’être retirés pour être élevés par des moniteurs spécialisés dans les villes de Dobro. Seuls les bébés purement humains restaient au camp avec leurs parents, afin de perpétuer l’espèce. Nira tourna son regard vers une résidence magnifiquement éclairée de la cité ildirane ; c’était là que l’Attitré de Dobro vivait. Des années auparavant, il avait ordonné aux gardes d’amener la jeune fille dans sa tour, où se trouvait sa chambre, évitant de la sorte les baraquements de reproduction du camp, trop inconfortables à son gré. Udru’h ressemblait tant à son frère qu’au cours des séances d’accouplement, Nira avait essayé d’imaginer que c’était Jora’h qui la tenait dans ses bras. Mais ses caresses étaient comme du papier de verre sur sa peau, ses doigts comme des barbelés, si bien qu’elle en avait ressenti de la nausée des jours durant. Pendant sa grossesse, la première après Osira’h, elle avait prié pour faire une fausse couche, afin d’expulser de son corps ce fœtus haï. Mais l’enfant, un garçon, était né sain et vigoureux. Malgré sa répugnance pour le père, Nira s’était attachée à l’enfant innocent. Puis Rod’h était parti lui aussi. Elle espérait qu’il ne ressemblerait pas à son père en grandissant. Lorsque Udru’h était venu prendre le garçonnet, Nira avait tenté de lui extorquer quelques bribes d’information sur sa Princesse. Mais il l’avait rabrouée : « Ne me questionne plus jamais à ce sujet. Osira’h n’est plus ton affaire. Elle porte le poids d’un empire sur les épaules. » Ces paroles avaient rempli Nira à la fois de frayeur et d’espoir. Que voulait-il faire d’Osira’h ? Tandis que l’obscurité s’installait, Nira contempla la grande tour de la résidence, bastion chargé de rêves… Sa Princesse vivait là. Elle le savait. Elle le sentait. La résidence de l’Attitré baignait dans une chaude lumière, offrant l’apparence d’un endroit agréable. Nira se demanda combien de ses enfants vivaient encore dans la ville de Dobro, s’ils étaient élevés ensemble et examinés sans cesse. À moins qu’on les ait ramenés sur Ildira pour être exhibés tels des trophées devant le Mage Imperator ? Nira tressaillit lorsqu’une petite silhouette apparut à la plus grande fenêtre. Une fillette, dont la taille correspondait à l’âge d’Osira’h. Son cœur se mit à battre la chamade et elle se pressa contre la clôture. Elle se concentra, étendant son esprit pour tenter d’accrocher le lien télépathique qui l’avait reliée à la forêt-monde. Si seulement elle pouvait atteindre un arbremonde… n’importe quel arbre ! Elle désirait désespérément communiquer avec son enfant, la chair de sa chair. Nira agrippa la clôture sans se soucier des coupures. Princesse ! Cette silhouette menue, était-ce sa fille ? Si elle pouvait la voir, lui envoyer un message, lui dire la vérité… Mais elle ne perçut aucun embryon de réponse. Même si elle parvenait à nouer un lien, elle doutait qu’Osira’h sache l’interpréter. Néanmoins, Nira avait retrouvé le moral. Elle l’avait vue, c’était un début ! 29 L’ATTITRÉ DE DOBRO La fillette hybride était extraordinaire, douée et intelligente au-delà des espoirs les plus fous de l’Attitré de Dobro. Elle pourrait bien s’avérer le médiateur tant espéré entre les Ildirans et les hydrogues, le pont indestructible qui permettrait de relier les diverses espèces, comme les rayons-âmes du thisme le faisaient pour l’ensemble des Ildirans. Si Osira’h atteignait enfin cet objectif, toutes ces années d’efforts ne seraient pas vaines. La fillette sauverait peut-être l’Empire, la civilisation… l’univers même. Il le fallait. L’enfant regarda son mentor avec un sourire rayonnant. Ils se trouvaient dans la résidence illuminée. Elle était prête à exécuter tout ce qu’il lui demanderait. Elle était belle, innocente, parfaite : un rayon de soleil issu de la Source de Clarté. Osira’h détenait une sagesse qui transcendait son âge, et il devinait qu’il n’appréhendait pas la moitié de ses capacités, tout comme la fillette elle-même. Il espéra que cela suffirait. Deuxième fils du Mage Imperator, Udru’h avait toujours travaillé dur, accomplissant le genre de besogne dont son frère aîné ignorait tout. Jora’h, lui, menait une vie facile et ne prêtait guère attention aux avantages que son rang lui offrait. Mais Udru’h n’était pas jaloux. Il n’aspirait pas à remplacer son frère comme héritier de la couronne. Lui était déterminé, et d’un sérieux impitoyable. Il accomplissait ce qui devait l’être… même si parfois ce n’était pas agréable. Il contempla la fillette qui se tenait devant la baie vitrée. Elle fixait l’obscurité croissante, attentive, comme si elle sentait quelque chose au-dehors. Dès l’instant où il prononça son nom en pensée, Osira’h se retourna pour le regarder. Elle était dotée de grands yeux et d’une chevelure dorée et soyeuse. Ses pommettes étaient hautes et son menton accentué, dénotant une grâce et une délicatesse typiques des lignées nobiliaires. L’Attitré décelait dans sa physionomie un peu de celle de Jora’h, mêlée à des traits exotiques issus son ascendance maternelle, la prêtresse Verte. L’iris de ses yeux chatoyait d’une lueur intérieure, un reflet saphir hérité de son père mais assombri par la teinte noisette qui lui venait de sa mère. — Tu penses encore à moi, dit-elle d’une voix fluette mais claire. Osira’h n’avait que cinq ans, mais l’association d’un lignage supérieur et de cours intensifs l’avait rendue extrêmement précoce. Elle n’avait jamais rêvé de passer ses après-midi à jouer. — Tu ressens ma fierté ? La fillette rit. — Elle irradie comme un brasier ! Il marcha jusqu’à elle et plaça sa robuste main sur son épaule. Un an auparavant, Osira’h devait encore se concentrer profondément pour lire ses pensées. Depuis, elle avait appris à le faire de façon automatique, aussi naturellement qu’elle respirait. Remarquable. Aucun des autres enfants de la prêtresse Verte – pas même son fils Rod’h – n’avait démontré un talent aussi grand, même si Udru’h espérait un nouveau miracle en croisant Nira Khali avec d’autres kiths à fort potentiel. Les enfants hybridés étaient élevés en groupe dans des crèches, des écoles et des centres de formation dans la ville de Dobro. Ils savaient qu’ils étaient exceptionnels, et leurs instructeurs s’acharnaient à augmenter leurs aptitudes individuelles. Mais Udru’h conservait Osira’h auprès de lui. — Tu possèdes un don très puissant. Il existe d’autres apprentis télépathes sur Dobro, mais tu es la meilleure. Voilà pourquoi j’ai voué ma vie à t’instruire, à t’offrir ce qu’il y a de mieux pour que tu maîtrises ton talent. — Pour la gloire du Mage Imperator, répondit Osira’h, répétant ce qu’on lui avait inculqué depuis qu’elle savait parler. — Pour la gloire de la civilisation ildirane, insista Udru’h. — Je promets de faire de mon mieux. Et si ce n’est pas assez, je m’appliquerai davantage. (Elle se troubla, comme toujours quand elle prenait conscience du poids accablant de ses responsabilités. Sa bouche se plissa.) Mais parfois, les hydrogues me font peur. Ce sont des monstres. Des monstres pour de vrai. L’Attitré de Dobro plongea son regard au cœur de la nuit monotone. La lumière de la pièce réduisait le ciel au-dehors à un mur de noirceur. — Tu devras les affronter, Osira’h. Tu seras l’émissaire du Mage Imperator. Tu seras le pont entre nos espèces, l’instrument qui nous permettra de forger une alliance, ou au moins un traité qui empêchera cette guerre de nous détruire tous. Udru’h éprouvait pour elle un chagrin mêlé de fierté, mais il étouffa ses émotions avant qu’elle ait pu les détecter. Il ne devait laisser percer ni faiblesse ni indulgence, et ne jamais éprouver de doutes – car la fillette ne devait jamais en ressentir non plus. Elle était toujours malléable, empressée de faire tout ce qu’il demandait. Udru’h représentait l’équivalent d’un père pour elle. D’ailleurs, aucun des enfants hybrides ne s’inquiétait de ses parents génétiques. La fillette ne se préoccupait pas non plus de ces détails accessoires. Elle jouait simplement son rôle. Mais serait-elle prête à temps pour sauver l’Empire ? Pendant des millénaires, une poignée d’Ildirans triés sur le volet avait su que les hydrogues reviendraient un jour causer des ravages. Prévoyant leur retour, les Mages Imperators successifs avaient favorisé des expériences de croisement sélectif d’une grande variété de kiths, dans l’intention de faire paraître de nouveaux attributs utiles qui pourraient sauver leur espèce, le moment venu. En particulier, des capacités télépathiques accrues. Lors de la découverte des êtres humains, le Mage Imperator Yura’h avait mis en œuvre une autre alternative, ajoutant de nouveaux ingrédients dans le creuset génétique. Les premiers tests avaient démontré que les survivants du Burton possédaient un potentiel remarquable, de sorte que le projet de Dobro avait été spécialement conçu pour créer un groupe d’hybrides télépathes. Au début, le capitaine Chrysta Logan et l’Attitré de Dobro de l’époque avaient agi en coopération, mais une tragédie survenue très tôt avait braqué l’Attitré contre les humains et transformé le programme tout entier. Depuis lors, les humains avaient été relégués au rang de subalternes, de prisonniers… de ressources. La synergie génétique entre humains et Ildirans avait produit des horreurs, mais aussi des succès spectaculaires, en particulier ceux des deuxième et troisième générations : des guerriers plus forts, des nageurs plus rapides, des chanteurs et des conteurs plus créatifs. Les descendants hybrides de ces expériences étaient élevés dans la loyauté à l’Empire ildiran et considéraient le Mage Imperator comme un dieu infaillible. Il s’agissait d’un plan à long terme, dans l’éventualité d’une nouvelle rencontre avec les hydrogues. Dix mille ans plus tôt, au cours d’une guerre contre des adversaires puissants, ils avaient déjà failli anéantir toute vie dans le Bras spiral, détruisant la civilisation klikiss et mettant l’Empire ildiran à genoux. Seuls quelques Ildirans connaissaient la vérité, et La Saga des Sept Soleils ne mentionnait pas ce qui s’était réellement passé. L’orgueil démesuré des humains avait ranimé ce conflit titanesque, obligeant les hydrogues à réagir alors qu’ils auraient pu rester tranquilles encore des siècles. Ils se trouvaient déjà partout ; avant peu, d’autres ennemis se manifesteraient. Osira’h était née à point nommé. Udru’h serra de nouveau l’épaule de la fillette, qui tressaillit. Il se rendit compte de sa rudesse. — Tu es si jeune, Osira’h. J’aurais préféré ne pas te presser autant. Elle le regarda avec l’expression touchante de la foi absolue – aussi bien en sa mission qu’en la bienveillance de son mentor, et en sa loyauté envers le Mage Imperator. — Ne t’inquiète pas pour moi. J’accomplirai ma tâche. J’ai été élevée pour cela. Pour la gloire de la civilisation ildirane. — Ah, comment les hydrogues pourraient-ils te résister ? La fillette leva un visage épanoui vers lui. C’était un cadeau du destin. Grâce à son extraordinaire don de télépathe, elle influerait sur les mondes de l’Empire. — Tu nous sauveras, mon enfant, dit-il. Il l’étreignit, et la petite fille acquiesça d’un air solennel : — Oui, je vous sauverai. 30 RLINDA KETT À l’approche du Curiosité Avide, les fermiers quittèrent leurs champs pour affluer à sa rencontre. L’arrivée inattendue de Rlinda Kett constituait un événement qui reléguait leur travail quotidien au second plan. Encore secouée par son accrochage avec les orbes de guerre hydrogues à l’orée du système de Crenna, Rlinda descendit de son vaisseau. Elle s’apprêtait à recevoir acclamations et embrassades avec un certain embarras. — La Hanse a entendu parler de l’épidémie qui vous frappe, et je vous apporte des médicaments ! lança-t-elle à la cantonade. Mais on dirait bien que la plupart d’entre vous ne sont plus malades. Elle s’était attendue à trouver la ville paralysée à cause de la tavelure orange, les champs en friche, le bétail livré à lui-même. Un fermier tout près d’elle acquiesça. — C’est sacrément gentil de la part du roi Peter de penser à nous, M’ame, mais on a déjà eu nos médicaments, voyez ? L’un de nous possède un vaisseau. Pour revenir, il a brûlé sa dernière goutte d’ekti. On doit tous la vie à Branson Roberts. Ce nom fit bondir le cœur de Rlinda, mais elle fit semblant de rien. — Eh bien, ce type a du cran, pour ficher en l’air mon action humanitaire. Elle scruta la foule et repéra BeBob. Ses cheveux gris crépus avaient poussé, lui conférant un air peu recommandable, et ses vêtements étaient sales, comme s’il avait travaillé aux champs – cette seule idée lui donna envie de s’esclaffer. Elle vit ses yeux se remplir de larmes, alors qu’il se mettait à courir à sa rencontre sans se préoccuper des fermiers. Elle ouvrit les bras et une impulsion la poussa vers lui. Elle savait qu’ils avaient l’air ridicules, à se ruer l’un vers l’autre comme les amoureux d’un mauvais feuilleton. — Alors… je parie que vous deux, euh, vous vous connaissez ? fit l’un des colons. Rlinda et BeBob s’étreignirent longuement, puis tous deux lancèrent à l’unisson un comique : — Un peu ! — Si j’avais su que tu venais, dit BeBob, je n’aurais pas gaspillé mon carburant. Au lieu d’aller chercher des médicaments, j’aurais pris des produits courants, des outils, des graines – et réalisé un plus gros bénéfice. Rlinda passa les doigts dans sa tignasse frisée, puis l’étreignit de nouveau. — Tu as le cœur tendre mais la tête dure. (Elle prit un ton de conspirateur.) Cette nuit, je te laisserai tout le temps de me convaincre que mon voyage valait le coup. Alors, chez toi ou chez moi ? (Elle gloussa.) Oh, tu es tellement mignon quand tu es gêné. Tu as l’air absolument scandalisé. — Eh, j’essaie d’être un colon respectable ! — Essaie plus fort, alors. Et elle l’embrassa sur la bouche. Rlinda n’avait pas évoqué sa véritable mission. Elle ne voulait pas gâcher leur dîner. La demeure de BeBob avait jadis été édifiée par des Ildirans. La jeune femme avait apporté quelques-uns de ses plats favoris, une bonne bouteille de vin, de nouveaux programmes de divertissement, ainsi qu’une chemise fantaisie qu’il ne mettrait jamais. Elle appelait ce genre de cadeau un « brise-glace colonial ». BeBob mangea une bouchée du civet qu’elle avait cuisiné dans sa kitchenette. — À vrai dire, je ne suis pas surpris que tu aies trouvé une excuse pour venir ici. Si je n’avais pas pensé que tu parviendrais à décoder mon message, je ne me serais jamais risqué à l’envoyer. Je suppose que le général Lanyan n’apprécie guère qu’un capitaine fiche le camp sans prévenir. — Mouais. D’abord, il n’avait pas le droit de t’enrôler. Et puis, je ne lui ai jamais pardonné de m’avoir confisqué ma flotte marchande. Comment se porte mon vaisseau, à propos ? BeBob leva les sourcils. — Le Foi Aveugle ne t’appartient qu’à 10 %. Il va bien – à l’exception de son réservoir vide. Maintenant, ce n’est guère plus qu’une décoration de jardin. — Il ne te reste plus qu’à le mettre sur cales et à laisser les mauvaises herbes pousser autour, plaisanta Rlinda. Et tu seras un vrai pantouflard crotté ! Il sirota le vin capiteux qu’elle lui avait servi. — Ici, je suis heureux, tu sais. Crenna est agréable, il y fait beau. Tu devrais entendre le vent à travers les flûtiers. Ça pourrait être l’endroit idéal pour s’installer – par choix plutôt que par nécessité. Ça, euh… ne m’ennuierait pas que tu restes à mes côtés, Rlinda – et pas seulement pour ton excellente cuisine. Elle rit, enchantée. — Je savais que j’étais venue pour une bonne raison. Dans les périodes difficiles, la flatterie est une denrée rare. Il reposa son verre. — Même si mon ego aimerait le croire, tu n’as pas débarqué ici dans l’unique but de me rendre visite. Tu as besoin d’aide ? Elle ne fut pas étonnée qu’il ait deviné, c’est pourquoi elle lui raconta tout. Davlin Lotze attendait près du Curiosité lorsque Rlinda revint, une heure après le lever du jour. Les mains vides, il se tenait aussi immobile qu’une statue. Le côté gauche de son visage était griffé de cicatrices à peine visibles, comme si quelque prédateur avait tenté de lui arracher l’œil. Il était musclé et exsudait l’intelligence, l’acuité et la compétence. — Je crois que le président Wenceslas vous a envoyé me prendre, dit-il. Néanmoins, expédier des médicaments constitue une délicate attention de sa part. Elle le jaugea du regard. — Vous ne croyez pas en la charité humaine ? — Je ne crois pas en la charité humaine de Basil, précisa-t-il en parcourant des yeux le Curiosité Avide. Votre vaisseau a l’air correct. Est-ce qu’il est bien approvisionné ? — Le président m’a fait charger tout ce dont on aura besoin lors de notre petite expédition : des outils de forage et d’analyse, un campement de survie, des provisions, des extracteurs d’eau. Et dix mille mots croisés non remplis dans la base de données. Dans le calme de l’aurore, Rlinda le fit monter à bord et lui désigna une minuscule cabine réservée aux invités. Celle-ci avait naguère été utilisée par Nira et Otema, avant que quiconque ait entendu parler des hydrogues. Lotze toucha la couchette, remarqua la console informatique et les bases de données, et eut un geste de satisfaction. — Je suis prêt à partir. Je préfère ne pas me donner en spectacle en faisant mes bagages. Les autres pensent que je ne suis qu’un colon possédant quelques notions techniques. Ils n’ont aucune idée de ce pour quoi j’étais là. Rlinda fut étonnée. — Pas d’au revoir, alors ? Vous avez passé des années sur Crenna… et vous comptez vous évanouir dans la nature ? Sans rien d’autre qu’une chemise sur le dos ? L’expression de Lotze demeura imperturbable. — Je préférerais cela. Je suis prêt à aller trouver ces archéologues disparus. Rlinda inspira longuement. — Préparer le départ va me prendre un moment. Entre-temps, moi, au moins, j’ai besoin d’aller dire au revoir à quelqu’un. 31 ANTON COLICOS La légendaire cité de Mijistra représentait tout ce dont Anton avait jamais rêvé – multiplié par mille. La métropole de cristal étincelait à la lumière des sept soleils. Le jeune chercheur avait du mal à croire que ses yeux puissent supporter tant de merveilles. Comme il sortait du vaisseau de transport ildiran, Anton fouilla ses poches, à la recherche de ses filtres solaires. Le capitaine l’avait prévenu que la luminosité ambiante causait souvent des problèmes aux humains, mais le panorama l’avait tellement bouleversé qu’il avait oublié cette précaution élémentaire. Lorsqu’il fit glisser le ruban pare-soleil sur ses yeux, de nouveaux détails l’assaillirent. Des flèches, des vitraux, des fontaines, des jardins… La cité évoquait des lieux extraordinaires : Xanadu, le palais de Kubilai Khan et son dôme des plaisirs ; mais aussi la mythique Atlantide, El Dorado, le royaume du prêtre Jean, et même la cité d’Émeraude d’Oz. Il lui faudrait des siècles pour s’imprégner de tout cela… et bien plus pour le comprendre et le transmettre aux générations futures. Il aurait voulu partager cette vision avec ses parents disparus. Comme ils auraient adoré être là ! Juste avant de quitter la Terre, il avait reçu une missive d’un fonctionnaire anonyme indiquant qu’ils allaient « étudier cette affaire » au moment « opportun ». Voilà qui n’était guère encourageant, mais cela valait mieux que rien, supposait Anton. Réprimant son inquiétude, il se rappela que Margaret et Louis avaient toujours été autonomes et prêts à affronter les imprévus. Toute sa vie, ils lui avaient répété qu’ils adoraient leur travail, et que malgré les risques ils ne voulaient rien faire d’autre. Exactement comme lui. Et il se trouvait à Mijistra. Enfin. Les passagers du vaisseau de ligne surpeuplé débarquèrent. Au cours du voyage, ils s’étaient pressés dans les zones collectives. Si Anton appréciait la solitude pour étudier et méditer en paix, les Ildirans, en revanche, ne se sentaient bien qu’en groupe. Le jeune homme ne pensait pas qu’ils aient jamais fait quoi que ce soit individuellement. Il descendit la passerelle au milieu de kiths bigarrés. Regardant par-dessus la foule, il chercha Vao’sh, le fameux historien. Féru de culture ildirane, il savait reconnaître le kith des remémorants. Et en tant qu’unique humain parmi les nouveaux arrivés, lui-même était facile à repérer. Enfin, il vit un Ildiran de petite taille, habillé de vêtements à bandes solaires, se frayer un chemin vers lui. Ses traits différaient de ceux des soldats et des nobles ambassadeurs qu’il avait rencontrés à bord du vaisseau de ligne. Anton s’éloigna de la passerelle, et la lassitude du voyage s’abattit sur lui. — Êtes-vous Vao’sh le remémorant ? L’historien répéta son nom avec soin afin de lui montrer la prononciation correcte. Anton fit rouler le mot dans sa bouche jusqu’à obtenir l’accent convenable. Vao’sh ouvrit largement les mains, les paumes vers le haut. — Et vous êtes Anton Colicos, l’humain raconteur de légendes et gardien de l’Histoire ? Anton tendit la main pour serrer celle du remémorant. Cela étonna ce dernier, qui imita néanmoins son geste. — Cela sonne mieux que post-doctorant ou maître de conférences… Je ne suis pas habitué à ce que mon travail suscite du respect, encore moins de la déférence. — Comment vos congénères peuvent-ils manquer de déférence pour quelqu’un qui relate leurs histoires ? — Les humains ne considèrent pas forcément les conteurs comme très… utiles. Son hôte le guida le long d’un itinéraire sinueux parmi des tours élancées, des fontaines ruisselantes et des sculptures en forme de joyaux. Miroirs et cadrans solaires projetaient des ombres insolites dans les rues. Anton était une personne ordinairement réservée, toutefois son exaltation le rendait loquace. Il n’avait jamais aimé discourir à des conférences ou à des banquets, mais sa timidité s’était à présent envolée. — Toute ma vie, j’ai rêvé d’une telle occasion. J’ai envoyé ma candidature trois fois, savez-vous ? J’avais craint que le Mage Imperator ait instauré une politique du secret. Les lobes d’expression des oreilles de Vao’sh se colorèrent d’une palette d’émotions. Il s’agissait d’une marque particulière du kith des remémorants, qui l’utilisaient pour divertir leurs spectateurs. Anton n’en saisissait pas encore toutes les nuances. — Il n’est pas bon de garder des secrets, dit Vao’sh. Chacun de nous est un personnage de la grandiose légende universelle, et La Saga des Sept Soleils elle-même ne constitue qu’une minuscule fraction de l’épopée cosmique. Néanmoins, trop peu d’entre nous posent des questions. Il conduisit son invité de l’autre côté d’un mince voile d’eau s’écoulant du mur d’une tour de la cité. — En ce cas, j’ai une question à poser. (Anton contempla, un peu désorienté, les fresques prismatiques autour de lui.) Pourquoi ma requête a-t-elle été finalement acceptée ? Je sais que beaucoup de chercheurs ont postulé et ont été rejetés. Vao’sh sourit. — La façon dont vous vous êtes présenté m’a impressionné, Anton Colicos. Votre passion m’a convaincu que nous étions des âmes sœurs. — Je, hum… ne me rappelle plus ce que j’ai écrit. Les couleurs réchauffèrent le visage de l’historien comme des rayons de soleil s’infiltrant sous un ciel nuageux. — Vous vous êtes présenté vous-même comme un « remémorant » des épopées humaines. L’un des rares individus à bien connaître les cycles et les poèmes antiques de votre espèce. J’ai lu il y a longtemps quelques histoires traduites par des étudiants humains, mais je n’ai ressenti en elles qu’un détachement tout académique. Aucune profondeur dans les sentiments, aucune exubérance face à votre propre histoire. » Mais j’ai deviné dans votre message une authentique compréhension de la façon dont les anciens contes parlaient à l’âme de votre peuple. Vous nourrissez un lien spirituel avec l’art véritable de l’Histoire. J’ai pensé que vous, peut-être, comprendriez notre Saga. Ils avaient atteint une colline. De là, ils contemplèrent le Palais des Prismes, dont l’architecture à couper le souffle faisait paraître le Palais des Murmures comme un simple appentis. Des sphères et des dômes, des flèches et des voies de jonction s’élevaient vers les cieux, cernés par les rayons convergents de sept fleuves. La stupéfaction de son compagnon semblait réjouir Vao’sh. — Étant le remémorant en chef du Mage Imperator, je vis dans le Palais des Prismes. Vous logerez avec moi. (Anton en resta sans voix, ce qui l’amusa.) Venez. Un conteur stupéfait au point d’en devenir muet n’est utile pour personne, Anton Colicos. — Désolé. — Vous et moi apprendrons beaucoup l’un de l’autre, jour après jour. Anton sourit. — Voyez, j’ai encore une question. Au cours de mon voyage, j’ai entendu les Ildirans parler de jours, de semaines. Comment pouvez-vous mesurer le temps ainsi, sur un monde éclairé par sept soleils ? Qu’est-ce qu’un « jour » signifie pour vous, quand il ne fait jamais nuit ? — Il ne s’agit que d’une convention, transposée dans votre Commercial Standard. Nous comptons une alternance de périodes d’action et de repos, exactement comme les humains, d’une durée à peu près égale. Je vous donnerai les mots en ildiran, et les équivalents chronologiques si vous voulez… mais c’est plus facile si vous pensez avec vos propres termes. Il y a tant à apprendre, pourquoi s’encombrer l’esprit de bagatelles ? — Oh, je pourrais vous en raconter au sujet de certains de mes collègues, obsédés par ce genre de bagatelles. L’arbre qui cache la forêt, comme on dit. Vao’sh imita le sourire enchanté d’Anton. — Une métaphore intéressante. J’ai hâte d’échanger avec vous des histoires et des techniques, car un remémorant doit toujours développer son répertoire. Anton marcha en direction du Palais des Prismes, toujours souriant. — Et moi, j’aurais besoin de développer le mien d’un bon milliard de mots… Avec une révérence satisfaite, Vao’sh dit : — Commençons par quelque chose d’un peu plus modeste. 32 REYNALD Le récif de fongus faisant office de capitale se perchait dans les hauteurs d’un arbremonde. Il abritait des milliers d’habitants. Reynald se tenait devant les trônes multicolores de Mère Alexa et de Père Idriss. Un large sourire s’épanouissait sur son visage hâlé. Il ne savait s’il devait accueillir leur décision par de la joie ou de l’appréhension, mais il s’y était attendu. Cela faisait des semaines qu’ils y faisaient allusion. — Entends-nous, mon fils, dit Alexa avec un sourire attendri. Selon nous, tu es prêt pour cette responsabilité, et le moment ne pouvait pas mieux tomber. Idriss gratta sa barbe coupée au carré. — Tu es plus polyvalent et cosmopolite que nous. Nous sommes tellement fiers de toi ! Assurément, tu feras un digne successeur, c’est pourquoi il est temps de sauter le pas. Il y aura largement de quoi t’occuper. Alexa posa la main sur le poignet de son mari. — Oh, il nous surpassera. Et le peuple acceptera la passation en un rien de temps. Reynald s’inclina. — L’héritage que vous me laissez tous deux est formidable, mais… pourquoi avoir pris cette décision si soudainement ? D’un ton souverain, Idriss déclara : — Nous avons juste perçu que le temps était venu. Alexa eut un sourire enthousiaste. — En outre, le mois prochain, Sarein vient de la Terre en mission diplomatique, et personne ne peut savoir quand elle sera de nouveau en mesure de revenir nous voir. L’occasion idéale pour organiser ton couronnement… Reynald dut s’arrêter de rouler des yeux. C’était tellement dans la manière de ses parents de gérer les choses… — C’est cela, la raison de votre désistement ? — Oui, et il est fort dommage que Beneto ne puisse être là, lui aussi, répondit Idriss. Reynald savait déjà à quoi ressembleraient les semaines à venir. Il y aurait un mois de préparatifs et de répétitions. Le peuple viendrait de toutes les régions de Theroc – c’était surtout cela qui réjouissait ses parents. — Eh bien, si c’est ainsi, fit-il avec un soupir, nous ferions mieux de ne pas faire faux bond à ma sœur. Père Uthair et Mère Lia avaient gouverné Theroc durant trois décennies avant de transmettre le pouvoir à leur fille Alexa et son mari. Cela faisait trente et un ans que le vieux couple avait pris sa retraite, et ils n’avaient jamais manifesté le moindre regret. Reynald avait toujours beaucoup aimé ses grands-parents. Avec eux, il parlait du gouvernement, des Ildirans, de la Ligue Hanséatique terrienne. Bien qu’il respecte ses parents, il pensait qu’Uthair et Lia avaient une vision politique plus large et plus sensée. L’appartement de ses grands-parents était juché dans les hauteurs de la capitale. Ils avaient invité Reynald et Estarra à dîner. Le jeune homme était assis dans l’aura de chaleur d’un feu de phosphore. Uthair et Lia avaient affirmé qu’il s’agirait d’une soirée décontractée, mais il savait qu’ils évoqueraient « certaines choses », à présent que l’imminence de son accession au trône avait été annoncée. Uthair et Lia adoraient s’asseoir à leur balcon chamarré et se plonger dans la contemplation du labyrinthe d’arbremondes. Ils ne se lassaient pas d’observer les fleurs multicolores et le manège des insectes volants. Le vieux couple pouvait discuter des heures ; ils étaient encore curieux l’un de l’autre, bien qu’ils soient mariés depuis plus d’un demi-siècle. Estarra s’occupa à disposer des bols avant de servir un potage aux champignons et aux herbes, accompagné de brochettes de viande de lucane épicée. — Ta soupe est la meilleure, mamie, dit-elle en la goûtant subrepticement. — Et il est de mon devoir de t’apprendre comment on la fait. (Elle fronça les sourcils d’un air moqueur.) Tu as l’âge, Estarra. Dix-huit ans ! Tu es adulte… bien que tes parents te dorlotent encore comme une petite fille. Uthair sourit. — Tu as traité Alexa de la sorte jusqu’à ses vingt-huit ans, chérie. — C’est une prérogative maternelle. Lorsque le vieillard quitta le balcon pour rejoindre la table, il fit mine d’ignorer Reynald qui se tenait prêt à l’aider. Au cours du repas, ni lui ni Lia ne parurent empressés d’expliquer la raison de leur invitation. Ensuite, Reynald et Estarra débarrassèrent la table pendant que leurs grands-parents s’emparaient d’instruments de musique sur une étagère et allaient s’installer sur le balcon. Uthair gratta la harpe-guitare de son invention, tandis que Lia jouait une mélodie sur sa flûte. Depuis qu’ils avaient pris leur retraite, ils se consacraient tous deux à la création d’instruments musicaux à partir de matériaux forestiers. Ils les distribuaient aux enfants et s’amusaient de les voir s’égayer en jouant. Lia passa enfin aux choses sérieuses. — Reynald, puisque tu vas devenir Père de Theroc, il est plus que temps de te choisir une épouse. Le peuple compte là-dessus. (La vieille femme posa la flûte sur ses genoux.) Tu es déjà plus âgé que ta mère quand elle s’est mariée avec Idriss. Ton père était un jeune chef de ville-vermitière, fier et compétent. Leur union a engendré une superbe descendance. Ils ont bien gouverné, et le peuple les aime. (Elle poussa un soupir.) Mais la paix et le bien-être les ont rendus quelque peu… placides. — Elle veut dire mous, précisa Uthair. Theroc est autosuffisante, et nous n’avons besoin de commercer ni avec la Hanse, ni avec les Ildirans. Néanmoins, Alexa et Idriss se trompent s’ils pensent que l’on peut ignorer la guerre des hydrogues. Il n’existe pas de neutralité contre un ennemi qui tue sans distinction. — Je ne suis même pas convaincue que les hydrogues fassent une quelconque distinction entre les Ildirans et les humains, fit remarquer Lia. — Tes parents ont pris le parti de ne rien faire en espérant que le problème s’évanouirait de lui-même. Depuis des mois, Lia et moi tâchons de les convaincre de te céder le trône, dans cette période difficile. Et ils nous ont finalement entendus. Lia lui tapota le bras. — Tu seras un bien meilleur gouvernant, chéri. Tu en as le cœur et l’esprit. — Pourquoi dis-tu cela ? lui demanda Reynald. La voix d’Estarra s’éleva : — Parce que dans un mois tu seras le Père de Theroc, et qu’ils comptent sur toi. Mais que ça ne te monte pas à la tête ! Uthair gloussa. — Écoute ta sœur. C’est peut-être la plus sage de la famille. Un peu brusque parfois, mais elle dit la vérité. En d’autres circonstances, Reynald aurait flanqué une bourrade à Estarra. Mais il croisa les bras sur sa poitrine. — D’accord, vous m’avez invité à dîner dans l’intention de me donner des conseils. Parlez-moi des défis qui m’attendent. Souriant, Uthair souleva la main de son épouse. — L’un des plus grands secrets réside dans un bon mariage. La vieille femme regarda Reynald, puis Estarra. — Il est grand temps, Reynald. Tu as trente et un ans. Uthair intervint : — Il en va de même pour toi, Estarra. Tu as l’âge de te marier. Vous devez tous les deux étudier les choix qui s’offrent à vous. Pour commencer, mettez-vous en tête de sélectionner votre partenaire pour d’autres raisons qu’un émoi amoureux ou une montée d’hormones. Soyez sensés dans votre choix et, avec de la chance, vous serez peut-être même gratifiés de véritables sentiments amoureux. Les doigts de Lia jouaient avec sa flûte. — Une chose à la fois, chéri. Étudions d’abord le cas de Reynald. La plupart des gens escomptent que tu choisisses une fille de bonne famille de Theroc. Mais, aujourd’hui, peut-être te faudrait-il élargir tes horizons. Reynald avait déjà envisagé cette idée, mais il demanda toutefois : — De quelle portée serait cet élargissement, selon toi ? — La galaxie est vaste, dit Uthair. Il serait sage de contracter une alliance plus puissante que celle que t’offriraient quelques familles theroniennes. Reynald aurait voulu éviter cette question, mais il savait qu’il ne le pouvait pas. — As-tu quelqu’un en tête, grand-père ? Il avait déjà ses préférences. Lia parla, et sa voix rappela à Reynald celle qu’il entendait, enfant, quand les bruits de la forêt lui provoquaient des cauchemars. — Allons, allons, il ne s’agit que d’une conversation. Uthair et moi ne sommes plus les dirigeants de Theroc… juste des grands-parents soucieux de votre avenir. (Elle retourna à la cuisine.) Je vais nous faire du thé. C’en est assez pour aujourd’hui. Pense seulement à ce que nous t’avons dit. Le Bras spiral ne se limite pas à Theroc. Le reste de la soirée, Estarra s’occupa de tenir compagnie à leurs grands-parents tandis que Reynald revoyait en imagination toutes les personnes qu’il avait rencontrées au cours de ses voyages à travers la galaxie. Il se rappelait surtout de Cesca Peroni. La belle et intelligente jeune femme était à présent l’Oratrice des Vagabonds. Reynald, qui tenait en haute estime l’avis d’Uthair et de Lia, se demandait, à présent qu’il savait qu’ils ne s’y opposeraient pas, s’il ne devait pas aborder Cesca. Les Theroniens et les Vagabonds partageaient beaucoup de valeurs communes, en particulier leur indépendance vis-à-vis de la Ligue Hanséatique. Cinq ans plus tôt, Cesca avait poliment repoussé ses allusions au mariage. Depuis, il avait appris que son fiancé avait été tué lors d’une des premières attaques hydrogues. Le visage de la jeune femme revint à sa mémoire avec intensité. Il ignorait s’il s’agissait de la candidate pressentie par Uthair et Lia, mais il entreprit de recenser les multiples avantages d’une telle alliance. Il sirota son thé en écoutant la musique que jouaient ses grands-parents. Les rouages de son cerveau s’étaient mis en branle. 33 LE ROI PETER Aux aurores d’un jour brumeux, le roi Peter et les conseillers qu’on lui avait attribués se réunirent dans la tribune d’observation blindée. Celle-ci donnait sur la salle de dissection où Jorax devait être conduit. Le robot klikiss se déplaçait sur ses membres multiples d’un pas solennel, tel un condamné se rendant au lieu de son exécution. À côté de Peter se tenait le Conseiller scientifique en chef, un nommé Palawu, au teint cireux et à la calvitie naissante. — J’ai relu les archives, Votre Majesté, dit-il avec entrain. Il y a cent quatre-vingt-trois ans que nous est parvenu le rapport de la découverte de robots klikiss par l’expédition Robinson, sur Llaro. — Alors, il est temps que nous découvrions de quoi il retourne à leur sujet, répliqua Peter sans quitter des yeux Jorax. Ce dernier dégageait une telle puissance qu’il paraissait aussi menaçant qu’une mine mobile. À gauche du fauteuil du roi, Lars Rurik Swendsen se pencha en avant. Les yeux bleus de l’ingénieur expert de la Hanse pétillaient de curiosité enfantine. — Les Ildirans les connaissent depuis plus longtemps, mais ils ne se sont jamais donné la peine de mener à bien une dissection et un examen complets. — Il est de notoriété publique que les Ildirans ne possèdent pas un sens de la curiosité très développé, dit Palawu. Ils ne s’intéressent pas à la recherche. Mais nous, nous savons apprendre et adapter à notre profit une grande variété de technologies. Aujourd’hui est un grand jour pour l’effort de guerre. Les deux spécialistes étaient si passionnés qu’ils en avaient oublié la présence du roi. Swendsen acquiesça. — Les cybernéticiens de la Hanse ont atteint un plafond. Les compers n’ont pas reçu d’améliorations significatives depuis plusieurs générations. Mais ces robots klikiss existent depuis des milliers d’années sans aucune détérioration. Le roi Peter modéra leur ferveur d’un peu de bon sens. — Aucune détérioration, messieurs ? Aucun d’eux ne se rappelle ce qu’il est advenu à la race de leurs créateurs. Je dirais qu’une amnésie générale constitue une légère « détérioration », vous ne pensez pas ? En dessous, le laboratoire de robotique avait été configuré de telle sorte qu’il évoquait à la fois un atelier de réparation et une salle de microchirurgie. Des outils d’analyse avaient été montés sur des râteliers qui s’alignaient sur les murs octogonaux. Pour s’adapter à l’énorme masse de Jorax, la plate-forme qui occupait l’espace central était plus solide qu’une simple table d’opération. Des gardes du palais et des bérets d’argent des FTD surarmés s’étaient postés autour de l’amphithéâtre et derrière les portes. Ils connaissaient le danger potentiel que représentait Jorax et se tenaient prêts à réagir à toute tentative de traîtrise. Dominant les humains de sa masse, le robot klikiss fit pivoter sa tête géométrique pour scanner les instruments de dissection. Ses bras articulés étaient rétractés dans sa carapace ellipsoïde. — Vous n’avez rien à craindre. J’ai désactivé mes systèmes d’autodéfense et je vous garantis mon entière coopération. Toujours se méfier de quelqu’un qui déclare : « Vous n’avez rien à craindre », se dit Peter. Surtout de la part de quelqu’un qui avait anéanti le docteur William Andeker « par accident ». C’est pourquoi les gardes restaient sur le pied de guerre. Les cybernéticiens s’armèrent de couteaux laser, de scies à lame de diamant, de sondes ultrasensibles ainsi que d’une batterie d’instruments de précision. — Nous ferions mieux de commencer, dit le chef de l’équipe. Jorax, si vous pouviez vous allonger ici, ce serait plus pratique pour nous. Peter fronça les sourcils. Il n’était pas certain que rendre la procédure de démantèlement plus « pratique » était la priorité du robot. Mais celui-ci avait l’air coopératif, sinon plus. Pourquoi fait-il ça ? Quelle est sa véritable motivation ? Basil Wenceslas avait pris son offre pour argent comptant tant il était excité par la technologie qu’il y avait à gagner. Pour Peter, les robots klikiss constituaient une telle énigme qu’il était idiot de leur appliquer des critères humains comme l’altruisme. Lentement, Jorax s’allongea sur la plate-forme d’analyse. Ainsi immobile, il évoquait une immense blatte. Peter se demanda s’il pouvait ressentir la douleur ou la peur. Soudain, un fracas retentit dans le hall. Avec force cris, les gardes du palais tentaient de bloquer deux robots klikiss qui avaient suivi leur compagnon de loin. Un béret d’argent brandit son arme. — Faites demi-tour, ordonna-t-il. Vous n’avez pas l’autorisation d’entrer. — Nous souhaitons assister à l’opération, déclara l’un des robots. — Nous sommes aussi curieux, fit l’autre. Nous pouvons vous aider dans vos analyses. — Cela ne faisait pas partie du marché, dit Peter pour lui-même. À côté de lui, Palawu et Swendsen conféraient rapidement. — Leur présence n’est pas forcément une mauvaise idée, Votre Majesté. Rappelez-vous que leur civilisation a inventé le Flambeau klikiss. Il ne s’agit pas ici d’une banale opération de rétro-ingénierie comme des étudiants pourraient en pratiquer. Aucun d’entre nous ne sait vraiment comment procéder. Peter plissa les yeux. Moi y compris. — Voilà qui n’est guère rassurant. Ne trouvez-vous pas étrange que deux robots klikiss arrivent juste maintenant, sans avertissement ? Je pensais qu’il n’y en avait pas plus d’une dizaine sur Terre… — À peu près, Sire, confirma Swendsen. Il est possible que Jorax ait envoyé un signal. Nous aurions dû nous y attendre. Voyant l’hésitation du roi, Palawu ajouta discrètement : — Si cela peut vous réconforter, Votre Majesté, les baies vitrées sont à l’épreuve des bombes. Une décharge énergétique ou même l’explosion totale du sujet ne vous blesserait pas. Il en fallait plus pour inquiéter Peter. Il parla dans le micro : — Très bien, que ces robots observent et vous assistent – mais à la condition qu’ils désactivent leurs systèmes de défense. Jorax et ses compagnons s’entretinrent, bourdonnant en rafale dans leur langage codé. Puis l’un des robots dit : — Nous serions à la merci de vos gardes, si vous décidiez de nous disséquer nous aussi. Peter demeura insensible à l’argument. — Considérez cela comme un geste de confiance. Telles sont nos conditions pour vous autoriser à participer. Finalement, les deux machines insectoïdes répondirent à l’unisson : — Ces conditions nous conviennent. (Elles s’immobilisèrent, puis fléchirent légèrement.) Nous avons éteint nos systèmes de défense. — Nous n’avons que votre parole, fit remarquer Peter. — Par conséquent, la confiance doit être réciproque. Les robots s’avancèrent, et Peter décida de ne pas les arrêter. Il entreprit d’observer les opérations, la curiosité l’emportant sur le malaise qu’il éprouvait. Utilisant des instruments non invasifs tels que des caméras et des sondes soniques, les chercheurs commencèrent par scanner le moindre recoin du corps de Jorax. Jusqu’à présent, ils n’avaient jamais eu l’occasion de réaliser d’examen externe sur ces machines. Bavardant avec excitation, l’équipe mit plus d’une heure pour achever l’analyse visuelle. Si les scientifiques étaient intrigués, Peter, lui, ressentait un nœud à l’estomac. Les conditions de l’expérience, le sacrifice du robot, l’arrivée impromptue des deux autres machines, tout cela lui déplaisait. Que veulent-ils, en réalité ? La voix de maître d’école du cybernéticien en chef s’éleva dans l’amphithéâtre : — Il est temps de passer à la phase suivante. Jorax, pouvez-vous nous faire accéder à votre intérieur, ou devons-nous percer votre exosquelette ? Avec un claquement sec et un sifflement, des fentes apparurent sur le thorax du robot, comme les segments d’une blatte en train de se déplier. Ils s’entrouvrirent, laissant voir des circuits, du métal poli et de fines fibres optiques qui palpitaient comme des nématodes phosphorescents. Le cybernéticien en chef jeta un coup d’œil vers la baie d’observation, comme s’il se rappelait soudain de la présence de spectateurs. — Regardez, s’exclama-t-il, l’architecture interne n’a rien à voir avec celle des compers ! Les roboticiens prirent des outils recourbés. Peter prit conscience que, malgré leur aspect high-tech, il ne s’agissait de rien de plus que de pieds-de-biche compliqués. Les autres robots klikiss s’approchèrent comme les chercheurs ouvraient plus largement les plaques pectorales, exposant les composants vulnérables. Les fibres optiques rayonnaient à présent, comme si elles irradiaient d’un feu nucléaire. — Je préférerais désactiver mes capteurs et tous mes systèmes mais, si je le faisais, cela porterait préjudice à vos investigations. (La voix de Jorax s’amenuisa jusqu’à devenir une plainte :) Par conséquent, je resterai conscient durant chaque étape, jusqu’à ce que mes sous-systèmes cérébraux ne fonctionnent plus. — Il est très courageux, souffla Palawu. Peter planta les ongles dans son fauteuil. Les deux observateurs robots s’avancèrent en silence, alarmant les scientifiques, mais ils semblaient savoir ce qu’ils faisaient. Ils dégagèrent huit ouvertures dans le segment central et en extirpèrent les membres dotés d’extensions pour saisir, couper et manipuler. D’un mouvement brusque, ils les détachèrent, puis les tendirent aux ingénieurs. Même cela serait étudié pour améliorer les systèmes existants. Un cybernéticien enfonça une sonde au cœur des organes artificiels. — Je peux déjà entrevoir les bénéfices que l’on pourra en retirer. Des lumières fusèrent, et les capteurs optiques de Jorax rougeoyèrent, comme s’ils voulaient crier. — Il n’y a rien à craindre, dit Jorax, il n’y a rien à craindre. Peter se demanda s’il essayait de rassurer les humains ou de se convaincre lui-même. La dissection et l’analyse se poursuivirent toute la matinée. À chaque nouvelle découverte, Swendsen et Palawu s’extasiaient sur son utilisation future, essayant d’impressionner le roi. — Il nous faudra un mois rien que pour saisir leur traitement de données, Sire. Mais, à vue de nez, je dirais qu’il sera possible de l’incorporer dans nos compers. Nous pourrons même l’utiliser pour moderniser nos usines. Leur productivité doublerait. Swendsen opina, avant d’ajouter : — Nous aurons besoin de combattants et d’éclaireurs robots, dans la guerre contre les hydrogues. Pensez aux avantages que nous apportera ce gain d’effectifs. Il nous donnerait une chance face à ces damnés extraterrestres, rien de moins. Une demi-heure plus tard, OX entra et vint se placer au côté du roi Peter. Le comper paraissait étrangement réticent à regarder les opérations. Peter en avait discuté au préalable avec le Précepteur, espérant profiter de ses avis. Il se demanda si OX plaignait les robots klikiss… ou s’il nourrissait lui aussi des soupçons à leur encontre. Peter n’aurait su dire avec précision l’instant où Jorax fut désactivé pour de bon – en son for intérieur, il refusait le terme de « mort ». Ses capteurs optiques s’éteignirent graduellement, à mesure que la puissance était drainée. On épongea ses lubrifiants et on retira ses capteurs pièce par pièce. Enfin, après force discussion et avec quelque répugnance, les scientifiques s’attelèrent tous ensemble à retirer la tête anguleuse de Jorax. Ses capteurs optiques rouges se ternirent, tel du sang en train de sécher. Ses deux congénères se tenaient immobiles. Les composants de Jorax gisaient sur le pourtour de l’amphithéâtre, triés et catalogués. Des caméras avaient filmé sous tous les angles chaque seconde de l’opération. Tout ce qui restait de l’énorme machine se résumait à des débris de ferraille éparpillés. Peter se demanda dans quelle mesure les robots klikiss avaient jugé que cette récolte de données valait le sacrifice d’un des leurs, et pourquoi Jorax s’était porté volontaire. Qu’y gagnaient-ils ? Voulaient-ils réellement offrir aux humains des outils et des armes contre les hydrogues ? Ou utiliseraient-ils cet argument pour exiger de la part de la Ligue Hanséatique terrienne quelque faveur exorbitante ? À côté du fauteuil d’observation du roi, OX demeurait toujours silencieux. La mine sinistre, Peter se tourna vers les deux experts et dit à voix basse : — Exploitez tout ce qui sera possible. Nous ne savons pas encore ce que cela nous coûtera, à long terme. — Nous allons mettre les meilleurs spécialistes de la Hanse là-dessus, le rassura Palawu. Lars Rurik Swendsen laissa de nouveau parler son enthousiasme : — J’ai hâte de pouvoir utiliser ces données. C’est comme la tombe de Toutankhamon, ou la cité perdue de Quivira 1 ! Peter inspira longuement. — Ou la boîte de Pandore. 1. Quivira fut une des sept Cités d’or légendaires recherchées par les conquistadors espagnols lors de la découverte de l’Amérique. (NdT) 34 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Si Jora’h accompagnait Adar Kori’nh sur son croiseur lourd en route vers Hyrillka, il ne lui avait pas révélé son trouble. Il devait faire croire que le rapatriement de son fils Thor’h relevait d’une simple mission politique. Personne ne devait soupçonner que la prestigieuse expédition était motivée par la santé défaillante du Mage Imperator. — Mes troupes se sont produites ici de nombreuses fois, dit Kori’nh, plongeant un regard pensif dans l’écran principal du centre de commandement. (L’espace, au bord de l’Agglomérat d’Horizon, semblait déborder d’étoiles.) L’Attitré d’Hyrillka adore les grands spectacles, et je suis certain qu’il sera déçu que je ne conduise qu’une septe. Jora’h se força à sourire. — Même un fils du Mage Imperator n’obtient pas tout ce qu’il veut. Mon frère devrait le savoir. Et Thor’h aussi. L’adar baissa la voix : — Si je puis me permettre, Premier Attitré, il est sage que vous rameniez votre fils sur Ildira. Il passe du bon temps là-bas, mais je crois aussi qu’il en tire une perception faussée de la réalité. Une impression de facilité. Il n’a jamais supporté le poids d’une quelconque responsabilité. Pourtant, comme vous, il est destiné à servir en tant que Premier Attitré, puis Mage Imperator – bien que j’espère que ce jour n’arrivera pas avant longtemps. Jora’h se sentit glacé. — Thor’h servira quand on le lui demandera. C’est ainsi qu’il a été élevé. C’est la raison pour laquelle il est né. Une tradition indéfectible voulait que le Premier Attitré soit un noble de sang pur plutôt qu’un mélange de noble et d’officier, comme l’était le véritable fils aîné de Jora’h. Zan’nh avait bien réussi dans la Marine Solaire et ne devait ses promotions qu’à son talent et son inventivité. Thor’h, en revanche, n’avait jamais manifesté la moindre inclination pour la gouvernance ni fait preuve d’aucun talent en diplomatie… mais il était encore jeune. Hyrillka orbitait autour d’une étoile double. L’Agglomérat d’Horizon comptait de nombreux systèmes binaires et ternaires. L’étoile principale illuminait le ciel d’Hyrillka durant le jour de sa lumière bleutée tandis que l’étoile secondaire orange repoussait les ténèbres de la nuit, de sorte que les Ildirans n’avaient rien à craindre. Profitant du climat tempéré et de la beauté de la nature, les colons avaient fait d’Hyrillka un monde de paix et d’opulence. Kori’nh fit atterrir ses croiseurs sur l’aire de l’astroport, un pavage de tuiles réfractaires hexagonales. Disposées en mosaïques compliquées, celles-ci avaient pour but de donner un aperçu des beautés d’Hyrillka aux vaisseaux en approche. Une foule débridée agitait des fanions réfléchissants afin de souhaiter la bienvenue à la septe. Observant la scène depuis le centre de commandement, Jora’h se renfrogna. — J’avais indiqué à Rusa’h qu’il s’agissait d’une visite informelle. Je lui avais demandé de ne pas faire cas de mon arrivée. Kori’nh lui adressa un sourire ironique. — Vous êtes le Premier Attitré, venu chercher son fils. L’Attitré d’Hyrillka pouvait-il résister ? Au sol, Rusa’h fit déployer un bataillon d’hôtesses aux parures colorées, de remémorants, de danseurs et de chanteurs pour accueillir les visiteurs. Marchant côte à côte, le Premier Attitré et l’adar débarquèrent au milieu des acclamations du peuple. Les mèches dorées de la chevelure de Jora’h frémissaient comme une aura autour de sa tête, et ses yeux saphir reflétaient la vive lumière du soleil bleuté. Kori’nh donna l’ordre à sa garde d’honneur de descendre la rampe en observant une formation parfaite. Sur la piste d’atterrissage, les soldats durent lutter pour rester en bon ordre alors que les artistes virevoltants passaient au milieu d’eux. Jora’h salua son frère en tâchant de conserver une voix ferme. — Cette réception magnifique mais inattendue n’était pas nécessaire, Rusa’h. Ce dernier arborait un large sourire sur son visage joufflu. Il ne remarqua pas la critique sous-jacente. — Et ce n’est que le début ! lança-t-il, désinvolte, en tapant sur l’épaule de son frère. Je ne pourrais même pas dénombrer tous les banquets, les cérémonies et les spectacles que nous avons préparés. Nous avons un historien qui pourrait rivaliser avec Vao’sh, du Palais des Prismes. J’ai fait édifier une galerie de fontaines dansantes. Tu vas être époustouflé. (Il se pencha à son oreille.) J’ai personnellement passé en revue mes favorites pour vérifier leur fertilité. Hyrillka serait honorée de compter un autre représentant de la lignée du Premier Attitré parmi son peuple. Mais savoir que son père se mourait avait anesthésié chez Jora’h tout désir de se divertir. — Tu en fais trop pour moi, mon frère. Nous ferons acte de présence, et peut-être l’adar Kori’nh fera-t-il une brève démonstration des prouesses de sa septe. (Il regarda son fils – comme il lui paraissait jeune ! – qui se tenait en retrait de Rusa’h, intimidé.) Mais pour l’instant, Thor’h et moi-même devons discuter de choses importantes. Le jeune homme fit une courbette qui ressemblait plutôt à un spasme. — Mon oncle m’a prévenu, Père. Rusa’h gloussa. — Ah, les problèmes, quand on est Premier Attitré… Je suis bien content de ne pas être l’aîné. Thor’h paraissait nerveux. Une coiffure compliquée, parsemée d’une rosée de gemmes minuscules, retenait ses longs cheveux. Des vêtements multicolores tombaient lâchement sur ses épaules, et Jora’h fut frappé par le contraste que la silhouette squelettique de son fils formait avec les rondeurs de Rusa’h. Les deux hommes mangeaient bien et se délassaient souvent, mais Thor’h s’adonnait certainement au shiing et à d’autres drogues, tandis que l’Attitré préférait manger et dormir. Hyrillka était bien connue pour sa production de shiing, un stimulant distillé à partir de la sève laiteuse de nialies, une espèce de plante-phalène. Étais-je ainsi dans ma jeunesse ? s’interrogea Jora’h. L’image de son fils dans le thisme était voilée : un étrange effet secondaire du shiing. Certes, Jora’h pouvait le percevoir s’il se concentrait, mais en cet instant les pensées de Thor’h étaient floues, de sorte qu’il ne pouvait se fier qu’à ses yeux. Ce garçon parviendrait-il un jour à devenir Mage Imperator ? Et moi-même ? Plus tard, l’Attitré d’Hyrillka leur infligea des heures de spectacles, suivies d’un banquet interminable servi par de charmantes femmes de kiths exotiques, qui toutes firent des œillades à Jora’h. Elles faisaient partie d’une liste composée par Rusa’h, et le Premier Attitré savait qu’il devrait honorer certaines d’entre elles. Trois lentils en robe de prêtre étaient assis. Ils étaient prêts à officier, ce qui consistait à discourir sur la Source de Clarté et à interpréter les conseils du thisme. À voir leur aspect débonnaire, aucun Hyrillkien n’avait rencontré de problème depuis un moment. S’ils savaient ce qu’il va advenir au sein de l’Empire… L’architecture éthérée du palais-citadelle comportait de hautes colonnes et des cours à ciel ouvert garnies de jardins de fleurs pourpres. Le beau temps permettait de réduire les abris au minimum, et des champs hydrofuges préservaient les salles intérieures pendant les tempêtes. L’édifice évoquait un temple antique grignoté par la jungle. Par une bizarrerie de l’évolution, la végétation indigène n’avait pas formé de grands arbres au tronc ligneux, mais s’était étalée en herbes et en plantes rampantes qui tapissaient les irrégularités du terrain. Les jardins suspendus d’Hyrillka comptaient parmi les merveilles de l’Empire, masses enchevêtrées surplombant des à-pics, où de gigantesques fleurs s’abreuvaient aux chutes d’eau. Des oiseaux quatre-ailes se régalaient de baies et voltigeaient d’un pistil à l’autre en pollinisant les fleurs. Jora’h se carra sur son siège, humant les parfums entêtants des feuillages et les délicieux arômes des plats. À plusieurs reprises, il se surprit à froncer les sourcils et s’efforça de ne pas laisser deviner sa morosité. Alors que le soleil bleuté cédait la place au soleil orange, Adar Kori’nh exécuta une parade aérienne composée de vedettes et de deux croiseurs lourds. Au sol, on alluma des illuminateurs disposés en figures géométriques dans les champs et les rues afin d’ajouter aux lumières de la fête. Jora’h en profita pour prendre Thor’h à part, mais le jeune homme paraissait hostile. — Je veux regarder le spectacle, Père. — Tu en as vu d’autres. J’ai besoin de te parler un moment en privé, t’expliquer le motif de ma venue. — Je le connais déjà. Tu vas me faire quitter Hyrillka et me ramener au Palais des Prismes pour que je vive là-bas. — Oui, mais je ne t’ai pas dit pourquoi. Jora’h s’assit sur une banquette dans une alcôve fleurie. Tendu et nerveux, Thor’h resta à distance en faisant les cent pas. — J’aime être ici, Père. Je veux rester sur Hyrillka. L’Attitré et moi, on s’entend bien. — Les circonstances ont changé. Tu n’as pas le choix ; moi non plus d’ailleurs : je dois te ramener. Thor’h pivota sur lui-même, dérangeant sa coiffure apprêtée. Son visage étroit évoquait celui d’un rapace. — Bien sûr que tu as le choix ! Tu es le Premier Attitré. Tu peux avoir tout ce que tu veux. Tu n’as qu’à l’ordonner. Attristé, Jora’h répondit : — J’ai appris récemment que, parfois, mes choix sont aussi restreints que ceux du plus pauvre des assisteurs. Thor’h croisa et décroisa les doigts, puis ouvrit les mains comme s’il cherchait quelque chose à tenir. Il s’apprêtait à poursuivre la dispute, mais son père l’interrompit. — Le Mage Imperator est mourant, Thor’h. Très bientôt, je prendrai sa place – et tu seras le Premier Attitré. Thor’h s’arrêta net, et ses yeux s’écarquillèrent. — Pas encore… Je ne suis pas prêt ! — Moi non plus. Mais les hydrogues sont lâchés, l’Empire est en péril, et l’on ne peut plus se permettre de mener une vie douillette. Pendant des années, tu as profité des fruits de ta naissance. Aujourd’hui, tu dois faire face à tes obligations. La réponse de Thor’h claqua : — Et si je ne veux pas ? La réplique jaillit de la bouche de Jora’h avant qu’il ait pu la contenir. — Alors je te tuerai de mes propres mains. Et je mettrai ton frère Zan’nh à ta place, même s’il n’est pas de pure noblesse. L’Empire ne peut supporter un Premier Attitré aussi stupide. Thor’h parut épouvanté, mais Jora’h ne pouvait plus retirer ce qu’il venait de dire. Il tâcha de se faire plus conciliant : — Nous devons réfléchir au-delà de nos intérêts personnels – tous les deux. 35 TASIA TAMBLYN Comme elle revenait à la base martienne des FTD, la flotte de l’amiral Willis reçut les honneurs militaires ainsi qu’une escorte de Rémoras. Les hommes étaient grisés par le succès – une sensation inhabituelle, après tant de défaites face aux hydrogues. Les soldats enregistraient des messages pleins d’entrain à l’intention de leurs famille et amis. Pendant que des cargos déchargeaient les réserves d’ekti confisquées aux Yrekiens, des interviews passaient par intermittence sur les réseaux d’information terriens. L’« insurrection d’Yreka » avait été matée avec un minimum de pertes. Tasia Tamblyn constata sans surprise que les événements avaient été grossièrement déformés. Les humbles colons n’avaient détenu qu’une infime fraction de la quantité de carburant évoquée par les commentateurs, mais le général Lanyan devait justifier son siège. Cette injustice faisait enrager Tasia, car elle savait très bien qu’il s’agissait d’un mensonge. Les dégâts qu’ils avaient causés avaient été inutiles. Mais c’était la Grosse Dinde, après tout… À son retour à la caserne, EA l’aida à défaire son sac. Le comper, moitié moins grand que Tasia, s’affairait à ses tâches préprogrammées tout en tenant compagnie à sa maîtresse. Sur Plumas, Tasia et EA avaient souvent exploré des grottes profondément enfouies sous la gangue de glace, pour s’amuser. Aujourd’hui, elle se demandait si elle reverrait un jour les mines de puisage. Son engagement chez les Terreux aurait déjà dû s’achever, mais elle avait reçu une prorogation obligatoire pour cause de guerre. Les Terreux ne pouvaient se permettre de perdre du personnel expert, maintenant que les naïfs espoirs d’une victoire rapide s’étaient évanouis. Les effectifs auraient fondu comme neige au soleil dès que les recrues auraient réalisé qu’une carrière dans l’armée ne se bornait pas à jouer les héros. — Ton séjour sur Yreka a été agréable, Tasia ? demanda EA en retirant les vêtements froissés du paquetage de sa maîtresse. — Non, EA. — Je suis désolé de l’apprendre. Par certains côtés, ces pauvres Yrekiens rappelaient à la jeune femme les clans de Vagabonds, ce peuple indépendant qui avait construit son foyer sans l’aide de la Hanse. — J’ai grandi dans l’idée que la Dinde avait seulement une dent contre les Vagabonds. Mais sur Yreka, j’ai vu qu’elle est aussi arrogante vis-à-vis de ses propres colons. — Peut-être que la Ligue Hanséatique n’apprécie pas ceux qui ne rentrent pas dans le moule. Elle fit la moue. — Je crois que tu es sur une piste intéressante, EA. — Merci, Tasia. Au réfectoire, elle et Robb s’assirent ensemble, comme d’habitude. C’est à peine s’ils s’avouaient qu’ils formaient un couple, même si chacun savait de quoi il retournait et faisait mine de ne rien avoir remarqué. Installé en face d’elle, le jeune Noir parlait des manœuvres qu’il escomptait effectuer avec ses escadrons de Rémoras. Il évitait toute discussion ayant trait au siège, car il savait combien cela dérangeait Tasia. Elle prit à un distributeur un café pour chacun d’eux pendant qu’il apportait des plateaux de pâte nutritive – parfumée au bœuf, ce soir. Avant que Tasia ait pu en prendre une bouchée, l’écran mural du réfectoire s’alluma. Le roi Peter se lança dans un éloge des assiégeants, qui avaient « restitué l’ekti dont la Ligue Hanséatique a si grand besoin ». Il délivra également un avertissement, ferme mais d’une voix quelque peu terne, comme s’il lisait un texte. « Tous les humains doivent coopérer pour mener à bien notre lutte. Les colonies ne doivent pas faire passer leurs intérêts personnels avant ceux de l’humanité. » — Merdre, Brindle, grommela Tasia du bout des lèvres, avec tout le carburant interstellaire qu’on a saisi, tu crois qu’il y aura une augmentation générale des salaires ? Le sarcasme le fit tiquer. — Toutes les colonies ont reçu le même ordre de rationnement. Il n’y a ni traitement de faveur, ni bouc émissaire. Est-ce qu’on était censés laisser les Yrekiens se moquer de nous ? Les yeux de Tasia flamboyèrent. — Les colonies ne disposent pas de ressources identiques au départ. Tout le monde n’est pas en position de survivre aux mesures d’austérité. Si une colonie vit déjà sur le fil du rasoir, elle ne peut se permettre de réduire encore ses capacités. C’est juste idiot. (Elle sirota son café amer en regardant le roi achever son allocution. Elle se rappelait le désespoir qu’elle avait lu sur le visage du gouverneur d’Yreka.) Les Vagabonds se seraient serré les coudes. Ils s’entraident, quand les temps sont durs. Robb posa la main sur son avant-bras, pour lui faire savoir ce qu’il pensait réellement. — Il y a toujours plus d’un point de vue. Tu vois les choses sous l’angle des Vagabonds. Je ne veux pas me disputer avec toi. Eh, moi aussi je suis désolé pour les Yrekiens. — Mais tu ne peux rien y faire, dit-elle. — Non. Pas plus que toi. Tasia savait qu’il avait raison. Elle regagna ses quartiers et se récura avec des éponges à solvant. Elle espérait que leur prochaine mission lui permettrait d’affronter un véritable ennemi, pour changer. 36 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Les fréquents rapports signalant des hydrogues en maraude exacerbaient le malaise qui planait au-dessus des Forces Terriennes de Défense. Depuis sa base de commandement sur Mars, le général Lanyan multipliait les patrouilles dans les dix quadrants, même si personne ne croyait qu’une flotte, même surarmée, puisse se défendre contre une attaque ouverte d’orbes de guerre. La lecture des rapports énervait Lanyan, en raison surtout de la liste sans cesse croissante de pilotes conscrits qui « disparaissaient » en mission. Il était convaincu que tous ceux-là étaient des déserteurs, des lâches… de la racaille. — L’espace fourmille de dangers, Général, dit le commandant Patrick Fitzpatrick. Les hydrogues, les astéroïdes, les tempêtes de radiations. Un vaisseau peut disparaître facilement, sans laisser de traces. À son retour d’Yreka, le jeune homme avait été transféré à titre provisoire au quartier général des FTD, afin de servir sous les ordres directs de Lanyan. À cause de l’influence de la famille Fitzpatrick, le général avait pris la décision de le préparer à un poste important, si possible près de la Terre. — Ça, je suis certain que les pilotes manquants connaissent les « dangers de l’espace ». On ne peut perdre notre temps à les chercher, même si j’aimerais volontiers en attraper un par la peau du cou et faire un exemple. (Lanyan repoussa les documents sur le côté, éteignit ses écrans et se leva.) J’ai l’impression d’être un eunuque en uniforme. On n’a pas d’arme contre ces foutus hydreux, et la Hanse est une vieille dame sur le point de rendre son dernier soupir. En cinq ans, nous n’avons pas progressé d’un iota. Son poing épais s’abattit sur le bureau. Fitzpatrick arbora un air compatissant, mais garda le silence. Fort du sang bleu qui courait dans ses veines, il avait prévu d’avancer dans sa carrière grâce à quelques lettres de complaisance. Il avait sans aucun doute été promu plus rapidement que ne le justifiaient ses talents, mais il s’était montré à la hauteur. En temps de guerre, même les plus riches et les plus protégés devaient se rendre utiles. Fitzpatrick n’hésitait pas à se faire photographier pour des publicités, posant fièrement dans son joli uniforme afin que sa famille tire bénéfice de « l’exemple vivant de civisme, en ces temps de crise » qu’il offrait. Le général en profitait également, tant que ce gamin ne faisait rien d’embarrassant. — En fait, j’ai une suggestion, Général. — Si vous me dites comment gagner cette guerre, commandant, je vous nomme sur-le-champ au grade de général de brigade. Fitzpatrick eut un sourire pincé. — Cela ne nous fera sans doute pas gagner la guerre, Général, mais cela pourrait aider à relâcher la pression qui pèse sur vous. Pourquoi ne pas prendre le commandement de l’une des flottes de surveillance ? Sortez en mission un mois. Prétextez que vous avez besoin de vous rendre compte par vous-même de la situation. (Son sourire s’élargit.) Le gouvernement annoncera que la sécurité des citoyens de la Hanse est d’une telle importance que le général des FTD s’occupe personnellement de renforcer les défenses. — Cela pourrait avoir un impact politique positif, admit Lanyan. Fitzpatrick désigna le bureau encombré. — Vous n’êtes pas fait pour cela, Général. Laissez la bureaucratie à l’amiral Stromo. Comme officier de combat, il n’est plus bon à rien depuis la défaite de Jupiter. — Ne manquez pas de respect envers un officier supérieur, commandant. Le jeune homme n’était manifestement pas habitué à être le subalterne de quiconque. Il baissa la voix. — Nous sommes seuls dans votre bureau, Général, et vous savez parfaitement que je dis vrai. — Évidemment que je le sais, bon sang ! Lanyan lorgna avec dégoût toutes les notes de service attendant sa signature. Il n’avait pris aucune décision importante depuis six mois. Ce serait un plaisir de déléguer ses responsabilités à « Stromo le pantouflard ». — D’accord, j’accepte votre conseil, Fitzpatrick. Faites en sorte que je dirige la prochaine patrouille. — Elle sera envoyée dans le quadrant 3, Général. — Ça ira. Je laisse l’amiral Stromo s’occuper de ces foutaises. (Il eut un sourire dépourvu d’humour.) Cette punition suffira peut-être à le secouer. Après deux semaines de patrouille dans le troisième quadrant, Lanyan se rendit compte qu’il ne se sentait pas mieux à errer dans l’espace qu’à rester assis à son bureau. La pénurie d’ekti avait réduit le trafic spatial à l’extrême, de sorte que la flotte n’avait croisé ni vaisseaux hanséatiques, ni navires ildirans. Sur le pont du Mastodonte, le général laissa échapper un soupir. — On dirait que le Bras spiral a fermé pour l’été. À son côté, Fitzpatrick acquiesça. — Le commerce régulier est quasiment nul. Les colonies en seront bientôt réduites à mendier… Récemment, on avait proposé à Lanyan de construire de nouveaux vaisseaux-générations, d’énormes et lents navires utilisant du carburant conventionnel, quand bien même ils mettraient un siècle à voyager entre les colonies. C’était une solution désespérée, et il n’était pas prêt à l’accepter, car cela signifiait qu’ils ne gagneraient jamais cette guerre. Que les humains – ou les Ildirans – ne voyageraient plus jamais dans le Bras spiral plus vite que la lumière. Cette seule idée lui était intolérable, un affront à l’esprit de progrès et de découverte. Non, ils devaient lutter jusqu’à ce qu’ils aient repoussé ces damnés hydrogues là d’où ils venaient. — Général, on détecte des émissions de propulsion interstellaire. Un vaisseau en approche, presque à portée. Devons-nous changer de direction pour l’intercepter ? — L’un des nôtres, ou un vaisseau ildiran ? s’informa Lanyan. — Difficile à dire à cette distance, Général. Cela ne correspond à aucune configuration connue. Le général reposa son large menton sur ses mains. Fitzpatrick se pencha à son oreille. — Nous n’avons rien d’autre à faire, Général. Peut-être que le capitaine pourra nous apprendre quelque chose. Nous avons un sacré besoin de renseignements. Le jeune homme avait frappé juste. — D’accord. Peut-être s’agit-il même d’un de nos déserteurs. Soyons civilisés. Le Mastodonte se déplaça en direction du vaisseau solitaire naviguant au milieu de nulle part. Ce n’était rien de plus qu’un habitacle surmontant d’énormes propulseurs juchés sur une armature de poutrelles renfermant des réservoirs sphériques. — Jamais vu ce genre de machin, dit Lanyan. — C’est un vaisseau de Cafards, répondit Fitzpatrick. Ils volent des bouts et les assemblent. Je ne sais pas comment ils arrivent à faire marcher ces poubelles volantes. D’abord, le capitaine non identifié tenta de les éviter, mais Lanyan lança ses Rémoras pour l’encercler. L’image d’un Vagabond barbu envahit l’écran. Son uniforme bigarré arborait des broderies si criardes qu’il choqua le goût militaire de Lanyan. « Mon nom est Raven Kamarov, et je pilote ce cargo. Pourquoi m’avez-vous stoppé en plein espace interplanétaire ? J’ai une cargaison à livrer. » Les narines de Lanyan palpitèrent. « Vous n’appréciez pas notre protection, capitaine Kamarov ? Pourtant, il y a des hydrogues qui rôdent. » L’autre se renfrogna. « On est au courant pour les hydrogues. Les Vagabonds comptent dix fois plus de pertes humaines que n’importe qui. » — Ça me fend vraiment le cœur, murmura Fitzpatrick. « Veuillez spécifier votre cargaison, capitaine, dit Lanyan. — Il s’agit de provisions de première nécessité qui doivent être livrées à des avant-postes de Vagabonds ainsi qu’à des colonies hanséatiques. Vérifiez dans vos bases de données, Général. Mon registre de fret est clair comme de l’eau de roche. » L’officier scientifique du Mastodonte avait achevé ses scans. Il se tourna vers le général. — Il transporte de l’ekti, Général. Ses réservoirs en sont bourrés jusqu’à la gueule. — De l’ekti ! s’exclama Fitzpatrick. Combien ? L’officier scientifique énonça le chiffre, que Lanyan convertit en termes compréhensibles. — Alors… cela représente davantage que ce que nous avons récupéré sur Yreka. Assez pour approvisionner cette patrouille, et cinq autres supplémentaires. » Le regard de Lanyan croisa celui de son protégé. Fitzpatrick acquiesça. « Capitaine Kamarov, vous êtes conscient qu’un règlement des Forces Terriennes de Défense nous donne priorité sur toute cargaison d’ekti de votre peuple, quelle que soit la quantité ? — Comme je l’ai dit, Général, répliqua Kamarov, le visage fermé, nous nous trouvons dans l’espace interstellaire libre, et la Hanse ne peut imposer ses lois sur les clans de Vagabonds. Nous n’avons pas signé votre Charte. Vous n’avez donc aucun droit sur moi. Nous vendons déjà aux FTD la majorité de ce que nous récoltons, mais nous avons nos propres besoins. » — Quelle surprise, murmura Fitzpatrick. Des Cafards amassant de l’ekti pour eux-mêmes. (Puis il parla à voix haute dans le micro.) Où avez-vous eu tout cet ekti ? — L’hydrogène est l’élément le plus abondant de l’univers, vous savez ? — Capitaine Kamarov, je pensais qu’approvisionner l’armée qui protège tous les êtres humains, y compris les Vagabonds, serait votre première priorité, dit Lanyan. Nous avons le plaisir de vous soulager de votre cargaison, et de vous épargner ainsi la dépense de carburant pour vous rendre jusqu’à la Terre. » L’indépendance tapageuse des gitans de l’espace l’avait toujours agacé. Il était temps qu’ils apprennent à jouer franc jeu. Malgré les protestations indignées de Kamarov, Lanyan envoya un escadron de Rémoras aborder le vaisseau cargo et détacher les lourds réservoirs d’ekti. Sur l’écran, le capitaine les abreuvait d’injures, aussi le général coupa-t-il le son. Les petits vaisseaux rapides rapportèrent le précieux chargement sur le Mastodonte, où il fut arrimé. Pendant que la flotte se préparait à repartir, Lanyan rétablit la liaison, en pleine diatribe de Kamarov. « … de la piraterie pure et simple ! J’entends bien être indemnisé de ma cargaison. De nombreux Vagabonds ont péri pour acquérir cet ekti. — C’est la guerre, capitaine, dit Lanyan d’une voix morne. Les gens meurent pour toutes sortes de raisons. » Fitzpatrick chuchota une mise en garde à son oreille. — Les Cafards pourraient user de représailles, monsieur. Et s’ils nous coupaient complètement les vivres ? Ils ne livrent presque plus d’ekti, mais ils restent nos seuls fournisseurs. — Vous avez raison, commandant Fitzpatrick. La connaissance de cet incident pourrait nous causer des problèmes. — D’un autre côté, le problème cesse d’exister si Kamarov n’en avise jamais les autres Cafards. Quels sont vos ordres, Général ? Celui-ci se renfonça dans son fauteuil, sachant ce que recouvrait sa décision. Tout comme la limite qu’il s’apprêtait à franchir. Il regarda Fitzpatrick. Le jeune officier était prêt à en assumer la charge… et la faute, le cas échéant. Il se leva, décidé à ne pas se salir les mains lui-même. — Je me retire dans mes quartiers. Commandant Fitzpatrick, le pont est à vous… Je pense que vous comprenez ce qui doit être fait. Comme nous en avons discuté plus tôt, l’espace fourmille de dangers. — Oui, Général ! Lanyan quitta la passerelle. Il ferait un communiqué à l’équipage plus tard. Fitzpatrick n’attendit même pas qu’il ait gagné ses quartiers pour donner l’ordre d’ouvrir le feu sur le vaisseau du Vagabond. 37 CESCA PERONI Aux confins du système d’Osquivel, à distance des orbites planétaires, la lumière du soleil n’était guère plus brillante que celle des étoiles. Les équipes d’extraction cométaire avaient mis en ligne réflecteurs, miroirs solaires, condensateurs et fourneaux alimentés à l’énergie nucléaire. Les lumières émises par chaque sous-station se réfléchissaient sur les vestiges épars de la condensation du système solaire, allant du petit caillou à la montagne de glace. Aux commandes d’un petit véhicule, Del Kellum transportait Cesca au-dessus de l’impressionnant groupe de chantiers. Il discourait sans cesse, fier de ce qu’il avait établi dans le halo cométaire. — On a construit ces monstrueux fourneaux dans les anneaux d’Osquivel, et on les a envoyés au-dessus de l’écliptique. On a choisi une zone gravitationnellement stable comme parc à comètes. Des propulseurs les écartent de leur orbite et les trimballent jusqu’ici à fin de traitement. — Bref, on joue au billard avec des montagnes gelées, résuma Cesca. Kellum éclata de rire tandis qu’il louvoyait dans le blizzard de fragments neigeux. — D’ordinaire, on ne s’occupe pas des fragments de comètes qui n’ont que la taille d’une montagne ! Le chantier comprenait un essaim de petits vaisseaux et d’usines géantes. Des ouvriers installaient des charges explosives sur les plus grandes comètes afin de les fragmenter ; ils enduisaient ensuite les débris d’une pellicule autochauffante qui réduisait la glace en ses constituants gazeux. Des siphons récupéraient la vapeur résultante. — Vous voyez ? Qui a besoin de stations d’écopage ? fit Kellum avec un optimisme forcé. Il ne s’agit pas seulement d’une démonstration, cela fonctionne vraiment. — Vous avez bel et bien relevé mon défi, Del Kellum, mais ne me brossez pas un tableau trop idyllique, répondit Cesca. J’ai vu les chiffres. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’atteindre une efficacité suffisante. — Bon sang, nous n’avons pas le choix ! Tout chef de clan qui n’est pas capable de réfléchir en dehors de son petit univers devrait sortir dans l’espace et ouvrir son casque. (Il secoua la tête.) Avec des réacteurs d’ekti améliorés, on peut satisfaire les quotas minimaux de demande. Merdre, il y aurait même quelques restes à vendre à la Grosse Dinde. Sinon, ils penseront qu’on les trompe. Cesca roula les yeux. — Ils pensent qu’on les trompe de toute façon. C’est comme cela que leur esprit fonctionne. Bien qu’ils aient toujours été des parias, les Vagabonds s’étaient fait une place comme fournisseurs d’ekti. À présent, sans cette ressource, Cesca craignait que les plus désespérés d’entre eux n’aient d’autre recours que de rejoindre la communauté de la Hanse. Ils devraient signer la Charte et se lier ainsi au gouvernement contre lequel ils avaient si longtemps lutté pour rester libres. Ou bien la Hanse, prête à tout, les pourchasserait. La jeune Oratrice n’aimait pas mettre en balance la survie et la liberté. Mais elle ne savait où se tourner pour obtenir de l’aide. Qui d’autre se trouvait dans leur situation ? Les Vagabonds avaient longtemps travaillé pour les Ildirans sur des stations d’écopage louées, mais ils avaient finalement acquis leur indépendance. Sans ekti à offrir, le Mage Imperator ne serait d’aucune utilité pour les Vagabonds. Dans les réunions claniques, on discutait de la possibilité d’alliances avec de petites colonies hanséatiques écartées, ou avec Theroc. Cesca vivait chaque jour avec l’angoisse suscitée par ses écrasantes responsabilités. Mais elle ne pouvait demander à des techniciens et des ingénieurs déjà à bout de travailler plus dur. Au-dehors, les débris de comètes alimentaient une chambre de la taille d’une lune, où on les vaporisait. Des séparateurs moléculaires en purgeaient l’hydrogène, et les boues résiduelles étaient drainées vers des conduits de récupération. Les impuretés contenaient nombre d’éléments lourds que l’on recyclait pour d’autres usages. Cesca observa les opérations tandis que Kellum lui faisait faire une visite complète. C’était la raison avouée de sa présence, même si elle aurait préféré se trouver en compagnie de Jess, qui inspectait les écumeurs de nébuleuse qui sortaient des chantiers spationavals des anneaux. Elle se demanda quand ils pourraient organiser une autre rencontre amoureuse… Del Kellum s’arrima à la plus grande chambre de vaporisation cométaire. La silhouette noire de la gigantesque structure aux fines parois éclipsait les lumières scintillantes de l’installation industrielle. — On aime appeler cela le « Hilton des comètes ». Le plus bel endroit de ce côté-ci de la ceinture de Kuiper. Cesca sourit. — En tant qu’Oratrice de tous les clans, je suis naturellement accoutumée à un tel… luxe. Les parois du salon étaient constituées de plaques métalliques standard. Kellum lui montra son aquarium de scalaires zébrés de noir et d’argent. — Ils se reproduisent assez bien, même ici. J’ai des aquariums identiques dans la plupart de mes installations, histoire de me rappeler un peu la maison. — Des poissons dans l’espace… Vous ne pouviez pas vous contenter de jardiner ? — Ce n’est pas la même chose. (Il fit glisser une tasse remplie d’un liquide limpide sur la table.) Voici de l’eau de comète parfaitement pure. C’est la première fois qu’elle sert, depuis la création de ce système solaire. Tout ce que vous avez pu boire jusqu’à présent est passé mille fois par des corps humains et des systèmes de recyclage. Mais ceci est de l’eau vierge – rien que de l’hydrogène et de l’oxygène. Dans le commerce de luxe, on la considère comme un régal. Cesca regarda la tasse. — Elle a un goût différent ? Il haussa les épaules. — Pas pour moi. Soudain, un jeune ouvrier surgit, un message à la main. — Oratrice Peroni ! Ceci vient d’arriver par vaisseau de transport. Voyant qu’il ne plaisantait pas, Kellum lui fit signe d’approcher. La jeune femme prit le message. Elle espérait une lettre de Jess mais redoutait qu’il s’agisse d’une urgence. Le texte, distribué à des dizaines de marchands itinérants, avait suivi des voies compliquées pour lui parvenir. L’un d’eux en avait apporté un exemplaire sur Rendez-Vous, puis un autre Vagabond avait localisé Cesca sur Osquivel. — Pour vous envoyer un message par tant de voies différentes, dit Kellum, il faut soit avoir de très mauvaises nouvelles à vous annoncer, soit vouloir vous joindre à tout prix et par la méthode la plus désespérée. La méthode la plus désespérée. Reynald lui envoyait une proposition en bonne et due forme. Une proposition de mariage. Le jeune homme était sur le point de devenir Père de Theroc et avait besoin d’une femme de caractère à ses côtés. Il énumérait les raisons pour lesquelles une alliance entre Vagabonds et Theroniens renforcerait leur indépendance vis-à-vis de la Hanse ; elle leur permettrait de partager leurs ressources et leurs talents, et donc de résister aux manœuvres d’intimidation des FTD. Le récent siège d’Yreka avait démontré la nature impitoyable de la Hanse. Il n’y avait aucune garantie que Theroc, ou les Vagabonds, ne deviennent pas les prochaines cibles. « Les FTD ne peuvent lutter contre les hydrogues, c’est pourquoi ils cherchent d’autres victoires, même si cela implique de s’en prendre à leur propre peuple. En unissant la force des prêtres Verts et celle des producteurs d’ekti, nous formerions une puissance redoutable. Pensez-y. Je suis sûr que c’est une bonne idée. En outre (Cesca imagina le sourire timide de Reynald alors qu’il écrivait cela), vous et moi formerions un couple assorti. » Elle relut le message, le cœur déchiré. Elle remarqua que Del Kellum tentait de lire quelques bribes par-dessus son épaule et plia aussitôt le papier. — Je dois réfléchir à ceci, Del. Nous achèverons cette visite plus tard. Jess Tamblyn et elle avaient presque déterminé la date de l’annonce de leur mariage. Elle aimait tant Jess, et le jeune homme avait attendu si longtemps… Elle méritait cette petite part de bonheur. Mais si Reynald avait raison ? Cesca savait ce que dirait l’Oratrice Okiah. Comment pouvait-elle laisser ses sentiments prendre le pas sur l’avenir global des Vagabonds ? Les Theroniens représentaient en effet un allié puissant – et bien plus acceptable que la Grosse Dinde ou l’Empire ildiran. Et pourtant… 38 ADAR KORI’NH Sous l’éclat orangé du second soleil d’Hyrillka, les deux croiseurs lourds de Kori’nh achevèrent leur ballet. Les cinq autres navires de combat stationnaient à l’astroport à fin de révision et de réapprovisionnement : la septe devait être prête à retourner sur Ildira d’ici à vingt-quatre heures. Le Premier Attitré Jora’h n’avait pas l’intention de rester. Après le spectacle, Kori’nh ramena son vaisseau amiral au-dessus de l’aire d’atterrissage pavée de mosaïques. Alors que l’énorme vaisseau décoré survolait la foule en faisant miroiter ses voiles solaires, ses radaristes effectuèrent un contrôle des systèmes. Ils furent les premiers à détecter l’orbe de guerre qui fonçait vers Hyrillka. — Sonnez l’alarme ! cria Kori’nh. (Avec un coup au cœur, il se rendit compte que la plupart des hommes d’équipage étaient en permission à travers la ville.) Que tout le personnel retourne aux croiseurs. Inutile d’attendre d’être au complet : qu’ils décollent dès qu’ils auront l’équipage nécessaire. Il ordonna aux deux vaisseaux en vol de prendre position au-dessus du palais-citadelle de l’Attitré. Des intercepteurs s’envolèrent en direction de l’orbe de guerre. Les vedettes de la parade aérienne larguèrent fanions et bannières. Chacune d’elles disposait d’un armement standard, mais leurs munitions étaient insuffisantes contre des hydrogues. Quoi qu’il en soit, ils devaient faire avec. À peine quelques minutes plus tard, le premier des croiseurs au sol s’éleva, remplissant l’adar de fierté à l’égard de son capitaine, qui était parvenu à rassembler un effectif minimal. Les membres d’équipage en permission traversaient la ville au pas de course pour aller s’engouffrer dans leurs vaisseaux respectifs. Dans les parages du palais-citadelle recouvert de verdure, les courtisans avaient perçu l’urgence mais ne saisissaient pas encore de quoi il retournait. Parmi eux, les trois prêtres lentils avaient l’air aussi déconcertés que ceux qui leur demandaient des explications. L’Attitré d’Hyrillka rassembla autour de lui ses dames de compagnie. — Je promets de vous protéger, les rassura-t-il. Mais lorsque le globe de diamant s’élança vers la cité, la foule fut subitement frappée de terreur. Des éclairs bleutés crépitèrent de ses excroissances pyramidales. Il n’envoya aucun message, ne transmit ni avertissement ni ultimatum. Les créatures des abysses gazeux entreprirent simplement de ravager la planète. Le cœur au bord des lèvres, Kori’nh contempla la scène depuis son centre de commandement. Chaque tir éventrait le sol, les édifices, tout ce qui se trouvait à portée. Les réserves naturelles, les magnifiques jardins suspendus, les canaux bordés de nialies… tout disparaissait dans des éclairs saphir. L’adar se rappela l’ampleur de sa défaite sur Qronha 3. Pris d’une soudaine résolution, il gronda : — Nous n’avons pas provoqué l’ennemi, mais nous n’allons pas rester sans rien faire. Sur la mosaïque d’atterrissage, un deuxième croiseur allumait ses moteurs. Kori’nh disposait enfin de quatre croiseurs de la Marine Solaire opérationnels. — Que tous les vaisseaux encerclent l’hydrogue et tirent dessus avec des projectiles cinétiques et explosifs, des rayons énergétiques – tout l’arsenal. Peut-être allons-nous entrer dans La Saga, aujourd’hui ! Plus intrépide que les autres, le premier croiseur bondit en avant. Ses ailerons et ses bannières évoquaient un plumage coloré. Les canons énergétiques de bâbord déchargèrent des rafales aveuglantes sur l’orbe de guerre. Kori’nh approcha son propre vaisseau afin de tirer du côté opposé, mais le bombardement combiné ne provoqua que quelques égratignures à la coque de diamant. L’appareil hydrogue ne parut pas le remarquer. Ses éclairs bleutés poursuivaient leur œuvre de destruction sur les canaux et les champs ondoyants de nialies. Certaines plantes-phalènes rompirent leur tige et s’envolèrent. Des fumées ondulaient dans les airs. L’orbe de guerre réalisa un cercle vrombissant afin de refaire un passage. Une nouvelle série d’éclairs crépitants désintégra la périphérie de la capitale. Enfin, un autre croiseur alluma ses propulseurs et s’éleva lourdement vers le ciel, les sabords ouverts. Il avait à peine quitté le terrain d’atterrissage lorsque l’orbe le survola. Il cracha une bordée défensive qui s’avéra aussi efficace que des moustiques sur l’épaisse fourrure d’un marmoth. Comme s’il remarquait la Marine Solaire pour la première fois, l’orbe hydrogue répliqua à l’attaque du croiseur. Sa salve d’éclairs réduisit en pièces le malheureux vaisseau en plein décollage. L’énorme appareil retomba, la coque éventrée et les réservoirs en flammes, ses ailerons solaires battant désespérément. Il percuta l’un des deux croiseurs au sol qui se préparait à décoller. Des alarmes retentirent, des cris et des hurlements s’interrompirent sur un grésillement de bruit blanc – puis les deux vaisseaux explosèrent de concert. Les hommes d’équipage sur le vaisseau de Kori’nh s’étranglèrent, saisis par le désarroi. Les ondes de choc du thisme les firent chanceler, mais l’adar s’adressa à eux d’une voix dure : « À tous les postes ! Je vous veux totalement concentrés sur cette bataille ! » Je ne dois pas tolérer un nouvel échec ! Je suis le commandant suprême de la Marine Solaire, protecteur de l’Empire ildiran… Avant que le dernier croiseur au sol ait pu décoller, l’impitoyable hydrogue s’approcha de lui. Ses pointes pyramidales ouvrirent le feu et détruisirent le vaisseau géant. Les épaves vomissaient d’épaisses colonnes de fumée noire et grasse, tandis que les buildings reflétaient l’incendie qui se répandait à partir des réservoirs de carburant. « Mitraillez avec tout ce que vous pouvez, missiles cinétiques et rayons perforants ! » ordonna Kori’nh. Ses capitaines n’avaient pas besoin d’être encouragés. Mais, alors même qu’ils pilonnaient l’orbe de leurs tirs, celui-ci continuait de ravager les étendues de vignes luxuriantes, détruisant champs, fleurs et jardins. Les éclairs bleutés renversaient les immeubles richement ornés, vaporisaient les édifices publics, abattaient les tours cristallines. Les défenseurs de la Marine Solaire ne pouvaient pas faire grand-chose pour arrêter cette désolation, mais il était du devoir de Kori’nh d’essayer. L’Attitré d’Hyrillka brailla par radio : « Adar Kori’nh, vous devez évacuer la population immédiatement ! Nous n’avons aucun refuge contre cette attaque. — Attitré, il n’y a pas assez de vaisseaux pour cela, et pas assez de temps. Il ne nous reste que quatre croiseurs. Je ne peux pas les retirer de la bataille. » Le globe hydrogue lança une salve de travers qui égratigna l’un des croiseurs sans causer trop de dégâts. Le vaisseau s’écarta tant bien que mal pour réparer, pendant que les trois autres poursuivaient la canonnade de l’ennemi, tout aussi infructueuse. « Adar, vous devez nous sauver ! » insista l’Attitré d’une voix qui trahissait son incrédulité. Il ne parvenait pas à croire que la Marine Solaire ne soit pas invincible. Kori’nh songea que Rusa’h avait décidément regardé trop de parades militaires. Il comprit alors ce qu’il devait faire. « J’envoie une navette de sauvetage vers la citadelle, Attitré. Je vous emmènerai en sûreté, ainsi que le Premier Attitré et son fils. C’est la première priorité. — Vous ne pouvez pas laisser mon peuple périr ! mugit Rusa’h. Mes artistes, mes conseillers… mes compagnes d’agrément ! — Je ne peux pas les sauver. » Le cœur serré, l’adar ordonna que son croiseur rompe le combat. Il se tourna vers l’un de ses hommes et aboya : — Envoyez un transport, tout de suite ! Entassez autant de personnes que possible, mais assurez-vous d’avoir les Attitrés. (Le soldat sortit de la passerelle en courant.) Le reste d’entre vous… — Adar, regardez ! coupa l’un des officiers tactiques, la voix tendue. Kori’nh lança un regard vers les cieux rougeoyants, pour apercevoir un second orbe de guerre qui descendait vers la surface. Il se joignait à l’attaque du premier engin extraterrestre, ses armes énergétiques crépitant déjà sans pitié. 39 RLINDA KETT Malgré la présence d’un passager, le voyage jusqu’à Rheindic Co s’avéra morne et solitaire. Rlinda ne pouvait qualifier ce grand Noir réservé de compagnon – il s’agissait plutôt du silence incarné. Dès qu’ils eurent décollé de Crenna, Davlin Lotze se déclara prêt à travailler. — Je présume que le président Wenceslas a fourni des dossiers pour me briefer sur ma mission ? Rlinda haussa les épaules. — Il a chargé des fichiers dans mon ordinateur de bord avant que je parte. Servez-vous. (Elle lui désigna un écran, et il commença aussitôt à passer les informations en revue.) Je n’ai pas vérifié si ces fichiers comportaient ou non des mots de passe. Les yeux marron de Lotze se firent durs. — Si, vous l’avez fait. Rlinda se demanda si elle devait se choquer ou s’amuser de sa clairvoyance à son égard. — Eh bien, j’ai le droit de savoir ce qui se trouve à bord de mon vaisseau, monsieur Lotze – y compris les données. L’espion sourit en parcourant l’écran. — Ces fichiers sont dans le domaine public, de toute façon. — Êtes-vous simplement un piètre causeur, ou dois-je définitivement vous classer dans la catégorie des asociaux ? Lotze stoppa le défilement des rapports et des index, leva les yeux de son écran. — Les Crenniens m’appréciaient assez… Je ne vois aucune objection à votre présence, mais cette mission requiert mon attention pleine et entière. Il resta isolé des heures entières à étudier de près les comptes-rendus rédigés par les Colicos sur Rheindic Co, mais aussi ceux de Llaro, Pym et Corribus. Lorsqu’il fit une brève pause pour manger, Rlinda croisa les bras sur sa poitrine. — Vous soupçonnez quelque chose de louche dans leur disparition ? — Pour l’instant, on n’est même pas certains qu’ils aient disparu. On sait seulement que le contact a été rompu. — Hum, quelqu’un aurait pu vouloir se venger de leur découverte du Flambeau klikiss. En fin de compte, elle a été l’élément déclencheur de la pagaille. Beaucoup de gens sont furieux. — Tout comme les hydrogues. On verra ce qu’on trouvera, une fois arrivés. Tandis que la planète mordorée grossissait sur les écrans d’observation, Rlinda appela Lotze dans sa cabine via l’intercom. Le cockpit n’était pas assez grand pour y loger la grande carcasse de l’espion, mais celui-ci vint contempler l’approche de Rheindic Co, comme s’il comparait chaque détail de la planète avec les images d’archive. Sans lui demander l’autorisation, il se pencha sur un panneau de contrôle et activa les scanners du vaisseau. — Je connais le lieu approximatif du camp de base. (Il afficha le continent, centrant l’image sur le terminateur afin de repérer les canyons grâce aux ombres qu’ils projetaient dans le désert.) Essayez par là. Faites un survol. — Peut-être vont-ils sortir pour se signaler. Ça nous ferait gagner du temps. Il lui jeta un regard sceptique. — Cela fait cinq ans. À moins qu’ils aient découvert une source de nourriture, les trois membres de l’expédition n’ont pas eu les moyens de survivre aussi longtemps. Tandis qu’elle pilotait le vaisseau à travers les turbulences de l’atmosphère, Rlinda fronça les sourcils. — S’il n’y a aucune chance de retrouver quelqu’un en vie, à quoi bon cette mission ? — Aucune mission n’est inutile si l’on a compris son objectif. On m’a donné pour instruction de trouver des réponses, non des survivants. Le Curiosité Avide découvrit les restes du camp des Colicos près de vastes ruines klikiss. Les tentes et le matériel avaient été installés sur un plateau au-dessus d’arroyos qui les mettaient à l’abri des crues subites. Rlinda trouva facilement un endroit où atterrir sur le sol aride. Tous deux émergèrent dans l’air chaud et sec. Déjà prêt à se mettre à l’ouvrage, Lotze portait une valise dans une main, une sacoche dans l’autre. Le désert affichait des couleurs austères, d’une pureté telle que les formes se découpaient avec la netteté d’un rasoir. Les strates déchiquetées présentaient un contraste frappant avec la verdure luxuriante des planètes que Rlinda avait coutume de visiter. L’aube naissante faisait paraître les montagnes mauves. — Un endroit sympa pour monter une station de vacances, murmura-t-elle – un spa, ou un parcours de golf… Un tourbillon de poussière s’éleva sous leurs pieds en soulevant des débris et sinua comme un ivrogne avant de se dissiper. — Ce qui m’inquiète, c’est que même le télien a été coupé, dit Lotze. On sait que les arbremondes ont péri, peut-être dans un incendie ou une tempête, et que cela a mis un terme aux communications du prêtre Vert. Malgré les cinq années de chaleur et d’intempéries qui avaient laissé le camp de base dans un piteux état, il ne semblait pas qu’il se soit produit de catastrophe naturelle. Lotze pénétra dans la tente principale et parcourut d’un œil expérimenté les couchettes, les ordinateurs hors service, les échantillons et les notes qui étaient éparpillées sur le sol sous l’effet du temps et de la gravité. Pendant ce temps, Rlinda se dirigea vers la pompe à eau. Les parties mobiles s’étaient bloquées, mais elle pourrait facilement les lubrifier et réparer l’appareil. À en juger par l’abnégation monomaniaque de Lotze, elle se doutait qu’il resterait ici jusqu’à ce qu’il ait trouvé des réponses à ses questions. Mais impossible de deviner s’il faudrait des jours ou des mois. Lotze sortit de la tente en lambeaux. Il étala sur le sol ce qu’il avait pu sauver des ordinateurs et des journaux de bord des archéologues, afin de les inventorier. Rlinda marcha jusqu’à une tente plus petite qui avait dû abriter le prêtre Vert, en bordure du périmètre. Derrière, elle découvrit les restes du bosquet d’arbremondes. — Vous devriez venir jeter un œil ! Les surgeons plantés en rang avaient été sans aucun doute entretenus par le prêtre Vert – mais chacun d’eux avait été déraciné et déchiqueté comme par un vandale. Les débris éparpillés de leurs tiges gisaient, recouverts de poussière. Malgré l’œuvre du temps, la scène trahissait encore la violence qui s’y était déroulée. Lotze surgit, ses yeux notant chaque détail. — Bon, voilà qui explique pourquoi le télien a été rompu. Le pied de Rlinda heurta quelque chose de dur, comme du bois flotté à demi enseveli. Elle s’arrêta et creusa la poussière autour d’un objet difforme. La surface en était desséchée, d’une consistance de cuir. Elle racla la poussière, sachant déjà, à cause du nœud qui lui serrait l’estomac, de quoi il s’agissait. Le crâne momifié du prêtre chauve la regardait. L’aridité environnante avait aspiré son humidité, rétractant les muscles en une étrange grimace. Sa chair s’était ratatinée jusqu’à former un cuir laqué adhérant aux os. Le désert avait tout à la fois détruit et préservé la dépouille. — Voici notre prêtre Vert, dit Rlinda. Arcas… C’était bien son nom ? Lotze examina les vestiges du camp. — Il ne semble pas avoir été inhumé dans les formes. Par conséquent, je doute qu’il soit mort de façon naturelle. (Il se mit à arpenter la zone, passant en revue les idées qui lui traversaient l’esprit.) Peut-être Margaret ou Louis ont-ils souffert d’une psychose liée à leur état d’isolement ? Rlinda se leva, laissant le corps verdâtre du prêtre dans la poussière. Plus tard, elle inhumerait le pauvre homme ailleurs, pendant que Lotze continuerait de fureter. — Vous êtes peut-être un détective, Davlin, mais je ne suis pas sûre que vous compreniez réellement les gens. Ce couple était marié depuis des décennies. Ils ont passé la moitié de leur vie isolés sur des sites de fouilles extraterrestres. Les gens de cette trempe peuvent supporter la solitude. — Je ne suis pas prêt à tirer des conclusions, rétorqua Lotze. Il y avait également un comper et trois robots klikiss avec eux. Rlinda inclina la tête en direction de la cité troglodyte. Les édifices extraterrestres attendaient, tels d’antiques secrets à découvrir. — Ça vous dit de faire du tourisme dans ces ruines, là-bas ? Des villes klikiss désertes avaient été découvertes sur de nombreuses planètes, mais peu d’entre elles avaient été étudiées. Les Klikiss avaient édifié des structures en forme de ruches sur des plaines, ou les avaient enfouies dans les parois de canyons. Les Ildirans connaissaient l’espèce disparue depuis longtemps, mais ils avaient laissé les villes fantômes tranquilles. Au tout début, excitée par les perspectives d’expansion, la Ligue Hanséatique terrienne avait envoyé des explorateurs enquêter sur les mondes connus mais délaissés des Ildirans. La découverte du Flambeau klikiss par les Colicos avait ravivé l’intérêt pour la civilisation perdue, bien que la guerre des hydrogues ait compromis tout approfondissement des fouilles. Le visage béant de stupéfaction, Rlinda déambulait dans les galeries qui sentaient le renfermé. La construction était faite d’un béton polymérisé, comme de la silice renforcée de fibres, probablement fabriquée de façon organique par les insectoïdes klikiss. Chaque mur était recouvert d’étranges hiéroglyphes et d’incompréhensibles équations. La jeune femme et Lotze passèrent une journée dans l’ancienne métropole, trouvant quelques équipements ayant appartenu aux Colicos, mais guère plus. — Le dernier rapport de Margaret faisait état d’une seconde série de ruines mieux préservées, dit l’espion. J’ai le sentiment qu’ils ont passé leurs journées à travailler là-bas. Pilotant le Curiosité Avide au jugé, Rlinda vola à basse altitude jusqu’à ce qu’ils repèrent la carcasse d’un échafaudage, au bas d’un canyon, qui avait jadis été dressé contre la paroi. — On doit aller à l’intérieur, affirma Davlin. — Bien sûr, trouvez-moi donc un parking où garer mon vaisseau. (Sa plaisanterie ne le faisant pas rire, elle lui suggéra une idée.) Le Curiosité a été conçu pour tracter des cargaisons. Dans la baie de chargement, en dessous, il y a plusieurs palettes flottantes. Chacune d’elles peut supporter nos deux poids conjugués. Rlinda atterrit sur le plateau en surplomb du canyon. Debout au côté de Lotze, elle dirigea le radeau high-tech vers le bord de la falaise, puis descendit le long de la paroi avec une lenteur pénible. — C’est vrai que ce truc est fait pour déplacer des charges lourdes, pas pour gagner des courses. Elle le manœuvra vers la bouche d’entrée, puis le posa sur le sol rocheux, où la poussière avait commencé à s’accumuler dans les coins. L’air était sec ; leurs pas produisirent des sons étouffés lorsqu’ils pénétrèrent à l’intérieur. Davlin désigna des éclairages et des câbles qui couraient le long des couloirs, ainsi que des inscriptions sur les murs. — Les notes de Margaret indiquent qu’elle était très enthousiaste sur ce qu’ils ont trouvé ici. Rlinda alluma sa lampe pour balayer l’obscurité. — Eh bien, peut-être que quelque chose l’a trouvée, elle… J’aurais dû apporter une arme. J’en ai deux dans mon vaisseau, je crois. Tous les sens en alerte, Lotze scrutait les alentours à la recherche d’indices. Plus bas dans la cité, ils découvrirent une barricade faite de bric et de broc à l’entrée d’une vaste salle. On l’avait enfoncée de l’extérieur. Rlinda illumina la salle avec sa lampe et aperçut la machinerie contre les murs dénudés. Et le vieillard qui gisait sur le sol. Lotze se pressa de franchir la barricade, sa lampe brandie. Louis Colicos était mieux préservé que le prêtre Vert, de sorte que Rlinda détermina du premier coup d’œil qu’il avait péri violemment. Son corps était affligé de blessures profondes. Circonspecte, elle regarda en arrière d’un œil acéré, comme si elle s’attendait que quelque chose leur saute dessus. L’un des murs présentait un espace vierge, trapézoïdal, semblable à une fenêtre de pierre ; il était curieusement dépourvu d’inscriptions klikiss, mais des plaques arborant des symboles l’entouraient. Sur la surface lisse, des traînées brunâtres – des empreintes de mains sanglantes – se détachaient. Comme si Louis, dans les ultimes instants avant sa mort, avait martelé le mur pour tenter de l’ouvrir. Lotze regarda l’empreinte sur le mur vierge, une ride sur le front. — Nous avons deux corps, mais aucune explication. Et où se trouve Margaret Colicos ? Un frisson dévala l’échine de Rlinda. Elle sentait qu’ils étaient partis pour demeurer un bon bout de temps sur Rheindic Co. 40 ANTON COLICOS — J’ai une proposition qui devrait vous plaire, annonça Vao’sh. Les techniques de vos conteurs traditionnels m’intéressent fort. Voyons si l’on peut recréer certaines d’entre elles. Le remémorant l’emmena au bord de la mer, sur un plateau battu par les vents s’élevant à une douzaine de mètres au-dessus d’une crique abritée. La brise était tiède, et Anton décela la saveur aigre de plantes aquatiques, grandes fleurs orange agglutinées qui évoquaient un croisement entre des lis et des rubans de varech. Jacassant et gesticulant, des assisteurs vinrent à leur rencontre et empilèrent un monceau de bois flotté sur quelques morceaux d’amadou. Ils y mirent le feu et reculèrent devant les flammes naissantes. Puis les petits serviteurs s’égaillèrent. Les deux historiens, seuls à présent, s’assirent sur des coussins de mousse. Sur le sable doux, le feu s’élevait en dansant. — N’est-ce pas le lieu idéal, remémorant Anton ? Narrer des légendes autour d’un feu de camp, au bord de la mer ? Anton sourit. — Bien sûr, mais vous oubliez un élément essentiel – ces histoires doivent être racontées dans l’obscurité, non à la lumière du jour. Vao’sh frissonna. — Ce genre de chose ne plaît guère à un Ildiran. Le jeune homme se pencha vers le foyer en se frottant les mains. — On s’en accommodera. Il se rappelait qu’enfant, il veillait tard pour écouter ses parents raconter des histoires à la lueur du feu, dans le camp archéologique de Pym. Il ressentit une pointe de tristesse et espéra qu’ils allaient bien. Il était peu probable qu’il reçoive de leurs nouvelles ici, sur Ildira. Il inspira profondément. — Avant l’apparition de l’écriture, commença-t-il, les conteurs s’asseyaient de préférence autour d’un feu. Ainsi, ils étaient à l’abri, car les loups, les ours des cavernes et les tigres à dents de sabre craignaient les flammes. Ces conteurs évoquaient des géants fabuleux, des monstres ou des prédateurs qui enlevaient les enfants à leur mère. (Anton sourit.) Ils racontaient également des histoires de héros, de guerriers ou de chasseurs de mammouths qui étaient plus forts et plus courageux que n’importe qui… Ils utilisaient ces récits pour fabriquer une trame qui rendait les mystères du monde intelligibles. Leurs histoires formaient le caractère des humains. Du promontoire où ils se trouvaient, Anton remarqua que des formes sombres et luisantes évoluaient dans les eaux. Vao’sh contempla la mer. — Il s’agit de l’un des nageurs d’une équipe de récolte qui revient avec le changement de marée. Par sa souplesse et sa résistance, le kith des nageurs rappelait à Anton l’espèce des loutres, qui semblaient toujours transformer en jeu leur dur labeur. — Les nageurs sont dotés d’une fine fourrure qui recouvre une couche de graisse sous-cutanée, indispensable pour conserver la chaleur dans les courants froids, expliqua Vao’sh. Notez leurs grands yeux. Ils possèdent une membrane transparente supplémentaire qui leur permet de voir parfaitement sous l’eau. Leurs oreilles se replient sur leur crâne lisse, et leur nez est placé en haut afin que leurs narines restent hors de l’eau quand ils nagent en surface. — À quoi servent ces paniers qu’ils remorquent dans leur sillage ? — Les nageurs récoltent du varech, des coquillages, des œufs de corail. Certains d’entre eux surveillent des bancs de poissons qu’ils font paître. — Des bergers des mers… Les lobes faciaux du remémorant s’illuminèrent d’une symphonie de couleurs à la lueur du feu qui crépitait. — Une analogie pertinente. Les nageurs vivent sur de grands radeaux ancrés dans le fond sous-marin. Dès que les bancs de poissons se déplacent ou que les forêts d’algues en dessous ont été nettoyées, ils tranchent les amarres et partent à la dérive vers d’autres sites océaniques. Anton secoua la tête. — Je ne m’habituerai jamais à une telle variété de kiths. Comment pouvez-vous tous les connaître ? — Pour moi, il est incroyable que les humains paraissent aussi identiques entre eux. Comment parvenez-vous à vous distinguer les uns des autres ? Anton ramassa une branche avec laquelle il repoussa les braises au milieu du foyer. — Vous avez seulement besoin de vous habituer à nous, Vao’sh. Le remémorant fit un geste en direction des nageurs, qui transportaient leurs filets jusqu’à des entrepôts où l’on récupérait leur pêche. — Je connais une histoire de La Saga des Sept Soleils à propos des nageurs. — S’agit-il d’une histoire de fantômes, d’un conte horrifique qui s’apprécie autour d’un feu de camp ? Le visage du remémorant passa par une palette de couleurs. — C’est une histoire d’amour… en quelque sorte. Il existe un kith reptilien qui travaille au cœur des déserts les plus desséchés. Les squameux sont capables de survivre des mois durant avec très peu d’humidité. (Vao’sh sourit.) Donc, vous vous doutez que l’amour entre Tre’c l’ouvrier squameux et Kri’l la nageuse ne pouvait qu’être voué à la tragédie. Le front d’Anton se plissa. — Je croyais que les kiths ildirans se croisaient volontiers ? Vao’sh eut un geste de dédain. — Oh, nous n’avons pas de préjugés contre les métissages. Tout de même, une idylle entre un squameux et une nageuse était condamnée de par leur nature même. Nul ne peut dire aujourd’hui ce qui les a attirés l’un vers l’autre. Tre’c et Kri’l connaissaient les difficultés qu’ils devraient affronter, néanmoins ils ne voulurent pas être séparés. Tre’c ne pouvait supporter l’eau salée de l’océan, et Kri’l survivre dans l’aridité du désert. » Bref. Tre’c construisit sa maison sur une plage rocheuse, à l’abri des vagues les plus hautes. Kri’l ancra son radeau dans une crique près de la plage. Là, ils pouvaient s’appeler et discuter. Chacun d’eux ne pouvait supporter l’environnement de l’autre qu’une heure par jour, mais cette heure passée ensemble leur donnait plus de joie qu’une vie passée avec n’importe qui d’autre. » Tre’c et Kri’l vécurent plusieurs années de bonheur, jusqu’à ce qu’un jour une grande tempête s’abatte sur la crique et la plage, projetant le radeau de Kri’l sur les rochers et détruisant l’abri de Tre’c. Tous deux restèrent enlacés tandis que les bourrasques et les vagues les drossaient. Les falaises s’effondrèrent, le sable et les rochers roulèrent en avalanche, l’océan les précipita sur la plage. Et la terre et la mer les avalèrent. » Leurs corps ne furent jamais retrouvés, mais parfois…, conclut Vao’sh, le visage semblable à un lever de soleil, des promeneurs tombent sur un bout de plage désert où l’eau vient lécher le sable sec. Là, il leur arrive d’apercevoir deux paires d’empreintes de pas, celles d’un squameux et d’une nageuse marchant côte à côte sur la grève, l’un sur le sable sec, l’autre dans l’écume humide. Le feu continuait de crépiter. Anton se laissa aller en arrière sur le sol moussu. — Quel récit merveilleux, Vao’sh. (Il réfléchit à la meilleure façon de tourner son histoire avant que le feu s’éteigne.) Maintenant, c’est à mon tour de raconter. 41 NIRA KHALI Les Ildirans aimaient vivre dans la promiscuité afin de toujours sentir la présence de leurs congénères, et ils avaient conçu les dortoirs des prisonniers humains selon les mêmes caractéristiques. Le foyer de Nira était un grand édifice pourvu de nombreuses couchettes, tables et espaces communs. Les humains y cuisinaient, dormaient et jouaient – lorsqu’on n’avait pas besoin d’eux pour d’autres tâches. Cela ressemblait à une gigantesque famille élargie que l’on aurait entassée sous le même toit. Nira vivait paisiblement parmi eux. Elle partageait leurs repas, dormait quand ils dormaient… mais, même si on ne l’avait pas consciemment rejetée, elle avait eu du mal à s’adapter. Elle se souciait de ses compagnons de captivité, mais, malgré leur omniprésence, elle ne pouvait échapper encore aujourd’hui à un sentiment de solitude. Il faisait nuit sur Dobro. Nira était assise en silence, écoutant les bavardages autour d’elle. Dans le coin qu’elle s’était aménagé, elle cultivait des plantes dans des pots de fortune. Elle faisait pousser des fleurs, un petit buisson, des herbes aromatiques. Les plantes lui apportaient du réconfort. Elle se rappelait toutes les fêtes colorées que donnaient Père Idriss et Mère Alexa dans l’énorme récif de fongus de Theroc. Chaque jour, des ouvriers grimpaient le long des arbremondes pour cueillir les cosses noires à partir desquelles était fabriquée une boisson stimulante, le clee ; ils récoltaient également des épiphytes pour leur jus, et ouvraient des chrysalides de lucanes géants pour leur viande tendre. Des acolytes de prêtres Verts – et parmi eux Nira – escaladaient les troncs cuirassés jusqu’au lacis de la canopée, où ils lisaient à haute voix pour les arbres. Telles avaient été les meilleures années de sa vie… Un homme commença à tousser. Sa femme le mit au lit, puis remplit une feuille de demande de médicament. Nira jeta un regard circulaire : en dépit des circonstances, les prisonniers s’évertuaient à former des familles. Ils semblaient croire qu’ils menaient une vie normale. Sur Dobro, les hommes et les femmes tombaient amoureux, se mettaient ensemble et avaient des enfants – même si une femme pouvait être envoyée à n’importe quel moment aux baraquements de reproduction. Son mari n’appréciait probablement guère la chose, mais il l’acceptait. Ils étaient conditionnés depuis des générations pour vivre selon cet ordre social contre nature. De leur côté, les hommes devaient s’accoupler avec des dizaines, voire des centaines d’Ildiranes. Les gardes prélevaient le sperme des rebelles d’une façon telle que c’étaient des eunuques qui retournaient au travail… Leur situation angoissait davantage Nira qu’eux-mêmes. Elle savait que la résistance humaine les poussait à accepter beaucoup de choses. Cependant, ce n’était ni leur force ni leur endurance qui la rendait triste, mais le fait qu’ils aient oublié comment la vie était supposée être. Bien que la nuit étoilée soit tombée depuis des heures, les lumières ne s’éteignaient jamais dans les chambrées. Selon l’habitude ildirane, l’obscurité était proscrite à l’intérieur des édifices, sauf en cas de punition. Les prisonniers étaient conditionnés pour dormir en pleine lumière. La plupart des enfants étaient déjà allés se coucher, tandis que les adultes restaient éveillés, se délassant ou discutant. C’était le meilleur moment pour leur parler. Les prisonniers ne savaient presque rien des vaisseaux-générations de la Terre, et ignoraient tout de l’Empire ildiran et de la Ligue Hanséatique terrienne. On ne leur avait jamais enseigné d’où ils venaient, sinon par l’intermédiaire de contes oraux qui ne contenaient que des parcelles de vérité. Nira, qui connaissait les grands cycles épiques humains et La Saga ildirane, trouvait intéressantes ces légendes déformées, durant les rares moments où elle pouvait penser sereinement. Elle s’avança doucement vers un groupe de sept hommes et femmes assis en cercle qui échangeaient des histoires, des ragots et des plaisanteries. Benn Stoner, un homme à la voix bourrue dont la peau semblait avoir été décapée par le sable, remarqua son intérêt. — Viens donc, Nira Khali. Quelle histoire nous as-tu réservé, ce soir ? — Racontes-en une bonne ! — Elle a eu toute une journée au soleil pour inventer encore une de ses absurdes…, commença un jeune homme, mais un regard de Stoner le réduisit au silence. Nira fit semblant de ne pas avoir entendu. Même si les prisonniers croyaient rarement ses paroles, au moins l’écoutaient-ils. Ses récits aidaient à passer le temps. — Je vais vous raconter l’histoire de Thara Wen, et comment elle devint la première prêtresse Verte de Theroc. (Elle guetta un instant les sourires de son auditoire, sachant combien ses « pays de fantaisie » les amusaient.) Thara est née sur le Caillié quelques années seulement avant que les Ildirans découvrent le vaisseau-génération et l’escortent jusqu’à la forêt-monde. Theroc était une planète magnifique et tempérée, remplie de nourriture et de ressources. Dès le début, notre colonie fut paisible. Il n’y avait que très peu de crimes, car personne ne manquait de rien. — Exactement comme sur Dobro, fit remarquer le jeune homme, narquois. Nira prit une profonde inspiration. — Non. Pas du tout comme sur Dobro. Mais de temps à autre, sans que l’on sache pourquoi, quelqu’un était aveuglé par les ténèbres. Un tel homme attaqua Thara Wen dans la forêt-monde et la pourchassa avec l’intention de la tuer. Il avait déjà assassiné d’autres personnes. Mais Thara s’enfuit dans les fourrés et s’enfonça au cœur des frondaisons. Les arbremondes la protégèrent en la dissimulant aux yeux de son meurtrier… Ils se joignirent également à elle, l’engloutirent… et établirent un contact. » Lorsque Thara émergea, ses poils et ses cheveux étaient tombés, et sa peau avait viré au vert éclatant. (Nira se frotta les bras.) Dorénavant, elle avait la capacité de communiquer avec les arbres. Elle pouvait se souvenir de ce que la forêt avait vu, et les arbres lui révélèrent que l’homme comptait plusieurs victimes. Elle retourna à la colonie et l’accusa, en désignant les bosquets sous lesquels il avait enterré les corps. Le criminel – le premier de Theroc – fut condamné à mort. Il fut attaché au sommet de la canopée et laissé là jusqu’à ce qu’une wyverne vienne le tuer. Certains auditeurs étaient intrigués, d’autres ouvertement sceptiques. Le jeune homme lança une autre plaisanterie : — Oh, alors ça explique pourquoi ta peau est verte ? Moi qui pensais que tu n’étais qu’une nouvelle sorte d’hybride. — Un peu plus de respect, le tança Benn Stoner. L’Attitré la sélectionne pour la reproduction plus souvent que n’importe lequel d’entre nous. (Il dit cela comme s’il s’agissait d’un honneur.) Nous te remercions pour ton histoire, Nira. La jeune fille regagna sa couchette, d’où elle pouvait toujours les entendre discuter. Stoner prit à son tour la parole, perpétuant la tradition orale. Il parla vaguement d’un long voyage, d’un foyer qui n’était pas la Terre mais le Burton. Ils ne savaient même pas… D’après leur légende, les prisonniers étaient venus en paix sur Dobro, et avaient d’abord connu une vie d’entente et de prospérité avec les Ildirans. Mais un crime terrible, impardonnable – ils étaient incapables de dire lequel – avait poussé les Ildirans à transformer leur colonie en camp retranché. Aucun des captifs ne savait combien de générations seraient encore nécessaires pour racheter ce péché. Triste pour eux, Nira lança, depuis sa couchette : — L’existence n’est pas partout comme ici, vous savez. L’univers compte des milliards d’humains, qui vivent sur un nombre incalculable de mondes. Dobro est l’un des pires. Benn Stoner releva la tête. Il désigna les murs du baraquement et, par extension, les clôtures et le paysage désolé qui ne menait nulle part. — Dobro est tout ce que nous possédons, Nira Khali. Tes fantaisies ne nous apportent aucun soutien, ici. 42 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ La navette de secours de la Marine Solaire descendit à travers les cieux enflammés jusqu’au palais-citadelle d’Hyrillka. Elle arriva au moment où le second orbe de guerre passait à l’offensive. Celui-ci activa une arme qu’aucun Ildiran n’avait jamais vue auparavant : des jets de brume blanche qui gelaient tout ce qu’ils touchaient. Ils balayèrent la végétation, détruisant les plantes rampantes. Le paysage verdoyant se recroquevilla. Puis les deux orbes hydrogues firent demi-tour pour entamer une nouvelle attaque. Jora’h attrapa son fils par le bras et ils foncèrent hors de la cour du palais-citadelle, louvoyant entre les explosions. Le bombardement continuait de faire rage en dépit des quatre croiseurs ildarans qui continuaient à attaquer les maraudeurs. — Que faire ? hurla Thor’h. Pourquoi n’arrêtent-ils pas ? Jora’h n’avait aucune réponse. Des courtisans et des artistes couraient çà et là, paniqués, dans les salles de banquet. Les trois lentils évacuaient les gens afin d’éviter que les immeubles ne s’effondrent sur eux ; d’autres personnes, au contraire, s’enfonçaient au plus profond des abris. Aucun endroit ne semblait sûr. Les hydrogues ne visaient aucune cible en particulier. Ils détruisaient les vigneraies inhabitées aussi bien que la capitale ildirane. — Au secours ! cria Thor’h, comme si la citadelle elle-même pouvait lui répondre. Il courut vers une fenêtre, mais son père le tira en arrière un instant avant qu’elle vole en éclats. Des bris de verre coloré explosèrent vers l’intérieur, suivis d’une bouffée d’air glacé, sous l’impact d’un jet brumeux. Jora’h aplatit le jeune homme à terre tandis que les débris tintaient autour d’eux. Thor’h fut entaillé aux mains et au visage, et constata que ses jolis vêtements étaient en lambeaux. Le désarroi le fit bégayer : — On doit ret… retrouver mon oncle. Il ss… saura quoi faire. Il sauvera tout le monde. — Non, répondit Jora’h. Il ne le pourra pas. Adar Kori’nh va nous évacuer. Et abandonner tous ces gens à leur sort… tellement de gens. Dans l’atmosphère noircie de fumée, les croiseurs lourds – tous endommagés – affrontaient l’ennemi. Jora’h ne voyait pas comment ils pourraient s’en sortir. Les deux orbes hydrogues traversaient les cieux orangés, répandant la mort. L’air retentissait d’explosions et de décharges rugissantes. — Je dois te protéger, Thor’h. Tu es le futur Premier Attitré. Et moi… je deviendrai bientôt Mage Imperator. (Il savait que son père percevait l’attaque hyrillkienne via le thisme. Cela risquait-il de hâter sa fin ?) Nous devons nous éloigner du champ de bataille. À cause de la diminution de la luminosité, des milliers d’éclairages s’allumèrent automatiquement dans la citadelle, comme s’il s’agissait de la fin d’une journée ordinaire. Jora’h retrouva son frère Rusa’h sous les grandes arches tapissées de vignes de la place à ciel ouvert, en proie aux flammes et au chaos. Celui-ci agitait les mains, faisant ondoyer ses manches à soufflet. — On ne doit pas paniquer ! Je vous en prie, mettez-vous à l’abri. — Mais où ? cria un danseur. Où peut-on aller ? Rusa’h entraîna les artistes loin des incendies et des explosions. Ses compagnes d’agrément s’attroupèrent autour de lui, leur visage strié de suie, de sang, de poussière et de sueur. — Allez aux bassins à remous, dit-il d’un ton qui trahissait son désespoir et son impuissance. Vous serez à l’abri… j’espère. Elles filèrent, pleines de confiance, malgré le manque d’assurance évident de Rusa’h. Les appareils hydrogues croisaient au-dessus du paysage. Le premier striait les champs de nialies de ses éclairs bleutés, le second de ses ondes réfrigérantes. Alors que ce dernier pivotait, indifférent aux vedettes qui le harcelaient en vain, Jora’h se rendit compte que la prochaine attaque raserait le palais-citadelle. — Que tout le monde fiche le camp de la colline ! Partez et dispersez-vous ! L’Attitré d’Hyrillka regarda son frère, d’abord confus, puis soulagé. — Oui, faites ce que dit le Premier Attitré ! Les gens se mirent à courir. Des traînards continuaient d’affluer de l’intérieur du palais. Enfin, la navette de sauvetage de Kori’nh atterrit dans la cour, sa coque portant la marque fumante d’un tir hydrogue. De nombreux Hyrillkiens coururent dans sa direction, mais des soldats du kith des guerriers émergèrent des écoutilles, sur le qui-vive dans leur armure bardée d’épines. — Reculez ! Nous sommes là pour les Attitrés, selon les ordres de l’adar Kori’nh. Agrippé au bras de son oncle, Thor’h titubait vers la navette. — Oui, emmenez-nous ! Jora’h interpella l’un des guerriers de la navette. — Combien de personnes peuvent tenir là-dedans ? — Vous, Premier Attitré, votre fils, et votre frère. — Combien d’autres ? insista Jora’h. — Notre mission est de vous ramener en lieu sûr. Peut-être quelques-uns de vos neveux, mais c’est tout. — C’est moi qui donne les ordres. Je suis le Premier Attitré. Jora’h attendit la réponse, et le guerrier finit par dire : — La capacité maximale de la navette est de quarante-huit personnes, en plus des Attitrés. — Bien. Commencez à les embarquer. Rusa’h s’arracha à l’étreinte de Thor’h. — Non ! Mes favorites se trouvent toujours dans le palais-citadelle. Je leur ai dit de nous retrouver dans les bassins à remous. On doit les secourir. Elles… elles sont très importantes pour moi. — Pas le temps, rétorqua Jora’h. Au-dessus de leurs têtes, l’orbe de guerre approchait dangereusement. Un éclair bleuté éventra le flanc de la colline où les évacués couraient pêle-mêle dans les rues. — On ne peut pas les abandonner comme ça ! lança l’Attitré d’Hyrillka. Certaines portent mes enfants. Soudain, une expression inédite de courage transfigura son visage. Il se retourna et courut à l’intérieur du palais, se frayant un chemin dans les corridors défoncés et encombrés de débris. — Elles comptent sur ma protection. Je les sauverai ! Jora’h avait toujours considéré son frère comme un enfant gâté, insipide et jouisseur. À présent, il était stupéfait de le voir manifester tant de bravoure. Puis il songea à ses propres amantes, en particulier à sa chère Nira Khali. Oui, pour Nira il se serait engagé au cœur d’une attaque hydrogue. Exactement comme Rusa’h. D’un ton acéré, Thor’h ordonna aux guerriers : — Arrêtez mon oncle avant qu’il soit blessé ! Votre devoir est de secourir l’Attitré d’Hyrillka. C’est le fils du Mage Imperator ! Sans hésiter, deux guerriers traversèrent l’entrée et disparurent dans le labyrinthe du palais, sur les traces de Rusa’h. Une petite foule d’Hyrillkiens se bousculait en direction de la navette. Au-dessus, le second orbe lança une volée d’éclairs sur l’armature tarabiscotée du palais. Des explosions éventrèrent les murs voûtés. Des fragments provenant des jardins suspendus jaillirent au milieu des flammes. Quatre rayons électriques convergèrent sur le cœur de la citadelle où Rusa’h avait disparu, détruisant une aile entière. Les murs se disloquèrent, de la fumée jaillit à flots. Thor’h s’échappa de l’abri qu’offrait la navette et se mit à courir en direction de la section effondrée. — Mon oncle, non ! Il est piégé à l’intérieur ! On doit le sortir de là… Jora’h et trois gardes foncèrent pour le rattraper. Harcelés par les croiseurs lourds de Kori’nh, les deux vaisseaux hydrogues traversèrent le ciel. Des ondes réfrigérantes frappèrent huit vedettes, les balayant comme des grains de blé emportés par une bourrasque. Les musculeux guerriers parvinrent à franchir les couloirs en ruine pour atteindre la salle des bassins à remous. Les murs et le dôme du plafond s’étaient effondrés, n’offrant au regard que des tessons et des blocs transparents. — Il est entré juste avant l’explosion, dit l’un des guerriers. L’Attitré doit être enfoui sous les débris. — Il est mort, gémit Thor’h. De leurs mains griffues, les guerriers balancèrent des décombres de chaque côté, déplaçant des poutrelles de soutien et des barres de renfort pour avancer. En basculant, des piliers avaient bloqué l’Attitré, mais l’avaient également protégé de la chute de pans entiers du plafond. Enfin, ils déblayèrent une main blême et un lambeau de vêtement moucheté de sang. Quatre compagnes d’agrément avaient survécu, trempées et blessées, de l’autre côté du champ de débris. Certaines se trouvaient dans le bassin quand l’attaque avait débuté ; deux s’étaient noyées, assommées par la chute de blocs. L’incendie gagnait tout le palais et la fumée s’amoncelait. Jora’h se rua en avant pour aider, bien que sa force ne puisse rivaliser avec celle des soldats. Au-dehors résonnaient des cris, des explosions et des tirs. Jora’h se concentra sur la tâche de dégager le corps de son frère. Il essaya de le percevoir par le thisme, mais les filaments lumineux des rayons-âmes s’étaient estompés dans l’obscurité. Deux soldats soulevèrent une énorme colonne de pierre et la firent retomber de côté dans un bruit de tonnerre, révélant enfin le visage empâté de Rusa’h. Ses joues étaient meurtries, ses yeux clos et bouffis, sa bouche tordue par la douleur. Sa chevelure se contractait. Son pouls était faible, mais perceptible. — L’Attitré est en vie ! s’exclama l’un des soldats. — Sortez-le de là, ordonna Thor’h. De ses mains d’oisif, il racla les décombres jusqu’à ce qu’ils aient complètement dégagé son oncle. Il le soutint tandis que les soldats le soulevaient avec délicatesse. — Vite. Il faut grimper à bord de la navette. Adar Kori’nh nous attend. Chargés de Rusa’h, dont les blessures saignaient, les soldats dévalèrent le hall jonché de débris, accompagnés de Jora’h, Thor’h et des quatre compagnes d’agrément qui les suivaient de près. Le troisième fils du Mage Imperator souffrait de blessures sérieuses, mais il vivait. La navette était remplie de dizaines de réfugiés lorsqu’ils embarquèrent. Le pilote ne perdit pas de temps. Les moteurs poussés à fond, le vaisseau surchargé s’éloigna du palais-citadelle en feu. L’un des navires de guerre ildirans quitta la ligne de défense pour aller l’intercepter. L’adar lui-même les accueillit dans la baie d’appontage, bien qu’il sache qu’il n’aurait pas dû quitter le centre de commandement au cœur d’une bataille. Il fut soulagé de voir Jora’h et son fils Thor’h, puis catastrophé en voyant l’Attitré d’Hyrillka en si piteux état. Des médecins arrivèrent en courant, examinèrent les blessures de Rusa’h et en profitèrent pour s’occuper des autres réfugiés embarqués. Thor’h resta au chevet de son oncle inconscient et couvert de sang. Bien qu’il soit inerte, celui-ci s’accrochait à la vie. Adar Kori’nh lança un ordre par radio : « Repliez-vous ! Que toutes les vedettes se regroupent autour de mon vaisseau. Nous devons protéger le Premier Attitré et son fils. Je… ne peux rien faire pour sauver le reste de la population. » Le croiseur amiral se retira à distance des globes ennemis, qui poursuivaient leur funeste ouvrage. Puis, de manière aussi soudaine qu’incompréhensible, ces derniers s’interrompirent. Ignorant la Marine Solaire, ils quittèrent l’atmosphère sans se hâter. Jora’h, qui les observait depuis le centre de commandement du croiseur endommagé, dit : — Pourquoi ? Pourquoi causer tant de destructions, puis… simplement partir ? Kori’nh demeurait aussi immobile qu’un arbre pétrifié, luttant pour contenir l’émotion qui l’étreignait. — Peut-être n’ont-ils pas trouvé ce qu’ils cherchaient. Sans un mot d’explication ni de victoire, les orbes de guerre hydrogues s’évanouirent dans l’espace, laissant la planète, jadis paisible, recouverte de ruines fumantes. 43 JESS TAMBLYN Jess emprunta un cramponneur biplace sur les chantiers spationavals d’Osquivel pour aller retrouver Cesca Peroni, laquelle revenait des nuages d’extraction cométaire. Il tâchait de dissimuler son empressement, bien que leur dernière rencontre remonte à peu. Il émit, sur une fréquence partagée : « Oratrice Peroni, permettez-moi de vous escorter. Une douzaine d’écumeurs de nébuleuse sont prêts, empaquetés dans leur cocon de lancement. C’est un spectacle qui mérite d’être vu. — Je te laisse t’occuper d’elle, transmit Del Kellum avec un sourire énigmatique, comme s’il soupçonnait quelque chose. Des affaires m’attendent. — C’est vrai, tes poissons scalaires ont besoin d’être nourris. Ils ont essayé de mordre les gamins qui passaient à portée. » Émoustillé, il amarra son cramponneur à celui de Del. Les sas se verrouillèrent et Cesca arriva à bord. Elle était toujours aussi magnifique… mais semblait inquiète et embarrassée. Il comprit sur-le-champ que quelque chose clochait. « Prends soin d’elle, Jess, lança Kellum depuis l’autre cockpit. Elle veut rentrer au plus vite sur Rendez-Vous. » Jess ne pouvait détacher son regard des traits désespérés de Cesca, mais il ne dit rien avant d’avoir obturé les écoutilles et libéré le vaisseau. Tandis que les deux bâtiments s’éloignaient l’un de l’autre, Cesca passa un bras autour de son épaule et l’étreignit en silence. Il eut la délicatesse de ne rien lui demander, se contentant de l’embrasser sur le front, puis au coin de l’œil, et enfin sur la bouche. Elle l’enlaça plus étroitement, puis s’écroula sur le siège à côté du sien, dans le cockpit. Jess lui adressa une question muette, et elle dit enfin : — Reynald est sur le point de devenir le nouveau Père de Theroc, et il a proposé une alliance entre nos deux peuples. Il… m’a demandée en mariage. Ce fut comme si un coup atteignait Jess en pleine face. Tout son univers tournait autour du mariage qui les attendait. En un clin d’œil, cet espoir venait de se dissoudre comme un morceau de sucre dans une tasse de thé-poivre. Cesca n’avait pas besoin d’expliquer les avantages politiques d’un mariage avec Reynald. Jess connaissait la situation tendue des Vagabonds : vaisseaux manquants, pénurie de fournitures, cargaisons d’ekti disparues. Nombreux étaient les clans qui doutaient que la responsabilité en incombait aux seuls hydreux, et pensaient que les Terreux y avaient aussi leur part grâce à la piraterie. Jess dit d’une voix rauque : — Il a raison. Une union des Vagabonds et des Theroniens pourrait s’avérer suffisamment forte pour nous permettre de surmonter la guerre et de nous préserver de la Grosse Dinde. Oui… je suppose que c’est une excellente occasion. Ils se regardèrent, tous deux sous le choc de cette annonce qui se muait lentement en souffrance. Il semblait à Jess que le pont sous ses pieds avait disparu. Cesca le contempla avec un désarroi qui reflétait son impuissance. — Jess, je ne veux pas me marier avec lui. Les épaules du jeune homme se voûtèrent et il lâcha un long soupir, sachant qu’il s’apprêtait à la perdre pour toujours. — Moi non plus. En fait, si l’occasion m’en était donnée tout de suite, je l’étranglerais volontiers. Elle lui offrit un pâle sourire. — J’aimerais mieux que non. — Mais tu dois affronter la réalité, Cesca. Tu es l’Oratrice de tous les clans. Reynald va être le chef suprême de Theroc, ce qui comprend les prêtres Verts et la forêt-monde. — Je le sais, mais c’est toi que j’aime. Il ne s’agit pas simplement d’une… réunion d’affaires. Il lui renvoya un regard sévère. — Si tu négligeais l’intérêt général, si tu ne songeais qu’à tes propres désirs en ignorant tes obligations, tu ne serais plus la femme que j’aime. Malgré ses préoccupations, le jeune homme continuait de piloter le module à travers la ceinture de débris dangereux entourant les chantiers spationavals. Cela l’aidait à réprimer son chagrin. Son Guide Lumineux lui apparaissait clairement. Cesca fixa les étoiles. — Je préfère démissionner de mon poste d’Oratrice plutôt que de l’épouser. Nous laisserons quelqu’un d’autre endosser la responsabilité de… — Qui ? (À présent, la colère pointait dans sa voix.) L’Oratrice Okiah a eu confiance en toi. Tous les clans ont confiance en toi. Qui d’autre peut réaliser cette alliance avec Theroc ? Tu ne peux pas laisser les Vagabonds livrés à eux-mêmes. Tu dois être là pour nous soutenir durant ces moments difficiles. Le fait même de prononcer ces mots à haute voix, se rendit compte Jess, avait suffi à les rendre réels, indiscutables. Il la vit chercher des arguments pour tenter de le convaincre qu’elle devait décliner l’offre de Reynald. Il leva une main, maudissant les paroles qu’il s’apprêtait à dire, mais sachant qu’il devait les prononcer. — Dois-je te rappeler combien de fois tu m’as répété que nous devions vivre pour un dessein qui nous dépasse ? Si nous ne nous étions jamais souciés du sort de notre peuple, nous serions partis depuis longtemps pour vivre paisiblement en couple sur Plumas. — Peut-être aurions-nous dû le faire, dit-elle. Mais il sut qu’elle ne le pensait pas, qu’elle ne pouvait le penser. Jusqu’à présent, elle-même n’avait pas mesuré l’importance de son amour vis-à-vis de Jess. Ils poursuivirent leur discussion, mais tout autre choix leur semblait égoïste et irréaliste. Jess persista, sachant qu’au fond d’elle-même Cesca l’approuvait. Quel conseil aurait-elle donné à quelqu’un se trouvant dans la même situation ? La réponse était évidente, si l’on tenait compte de tout ce qu’on lui avait enseigné et de ce en quoi elle croyait. Elle-même paraissait étonnée par sa réticence à abandonner ses rêves de bonheur avec Jess. En avait-elle tant demandé ? Enfin, comme le cramponneur s’amarrait à l’installation principale d’Osquivel, il dit : — Cesca, tu connais ton devoir… Durant sa visite des chantiers spationavals, Cesca parut plus morte que vive. Elle comptait assister au lancement des écumeurs de nébuleuse, puis retourner sur Rendez-Vous et se plonger dans le travail. Pourquoi Jhy Okiah n’avait-elle pas choisi quelqu’un d’autre ? Mais Cesca n’avait jamais souhaité autre chose. Ceux qui vivent une existence tranquille, une existence normale, rêvent parfois d’occuper un poste de pouvoir… mais la plupart abandonneraient bien vite ce prestige pour retrouver le confort de leur vie d’avant. Malgré son cœur brisé, Cesca n’avait d’autre choix que celui de se soumettre à son devoir. Telle était la voie de son Guide Lumineux. Elle devait accepter son destin. Accepter les pertes, si douloureuses soient-elles. Jess l’évita, sachant qu’il ne pouvait l’aider. Au contraire, sa présence ne pouvait que rendre sa décision plus difficile à prendre. Il fallait une tête froide, non un cœur tourmenté. Leurs âmes resteraient liées l’une à l’autre, quoi qu’il arrive. Il en serait toujours ainsi. Du reste, Jess savait de quelle façon agir pour lui faciliter les choses. Kellum fut étonné de voir revenir le jeune homme aux quais de lancement. — Je veux embarquer à bord d’un écumeur, Del. Renvoie l’un des pilotes, inscris-le sur une prochaine mission. Je dois m’éloigner maintenant. Si je ne pars pas… Cesca risque de prendre une mauvaise décision. — Voilà qui est malavisé, Jess. Kellum semblait comprendre quels amers regrets les liaient. Jess s’empourpra. Tout le monde connaissait-il donc leurs sentiments mutuels ? Mais le constructeur de navires insista pour offrir ses conseils : — Bon sang, tout ce temps passé dans la solitude n’est qu’une excuse pour broyer du noir. Le temps est un luxe ou une malédiction, cela dépend de la manière dont on l’appréhende. Jess resta campé sur ses positions. — Je ne veux pas y aller, Del – mais je connais trop bien Cesca. Me savoir tout près d’elle en ce moment est trop difficile pour elle. J’ai vu mon Guide Lumineux, et je dois le suivre. Kellum soupira. — Très bien, je vais arranger ça. Le vieux Bram t’a légué son entêtement, pas de doute. Dans le module d’habitation du vaisseau, Jess déballa ses affaires en vitesse, puis vérifia les provisions arrimées, avant qu’il soit remorqué et installé à l’intérieur du cocon ellipsoïdal contenant les voiles repliées. Avant d’enfermer Jess dans le module, Kellum dit : — Tu veux que je lui transmette un message ? Elle va regarder le lancement. — Dis-lui que j’aurais souhaité que nos cœurs soient nos Guides Lumineux. Mais ce n’est pas le cas. (Jess ferma les yeux.) Elle fera son devoir. Elle l’a toujours fait. À bord de la station annulaire, Cesca se tiendrait au côté de Del Kellum. Son devoir d’Oratrice lui dictait d’honorer le lancement des écumeurs de nébuleuse, et elle s’en acquitterait. Dans une sorte d’hébétude, Jess écouta les rapports de contrôle puis les comptes à rebours. Trop vite à son gré, les engins balistiques furent tirés dans l’espace, tels les spores d’un champignon. Son trajet serait rapide jusqu’à la mer de gaz de la nébuleuse ; là, la nacelle s’ouvrirait et les pétales de microfibres s’étendraient. Loin, très loin d’Osquivel. Il désirait faire le vide dans sa tête. Il disposerait de tout le temps du monde pour ressasser ses pensées. Encore et encore. Bien avant d’avoir atteint sa destination au cœur de la nébuleuse, Jess sut que Cesca ferait le nécessaire, et qu’elle accepterait d’épouser Reynald. 44 REYNALD Le vaisseau hanséatique descendit entre les grands arbres, vers la clairière de l’astroport. Sarein voyageait à son bord, de retour sur son monde natal. Reynald se pressa pour l’accueillir. Il était heureux de revoir sa sœur et s’était enduit de tartinoix afin que sa peau luise comme un meuble ciré. Sarein l’étreignit brièvement. Elle paraissait en pleine forme ; ses cheveux noirs étaient coupés court, à la terrienne, à la différence des tresses ou des boucles prisées sur Theroc. Elle sentait les parfums exotiques de la Hanse. — La Terre semble te convenir à merveille. (Pour la taquiner, il agita la manche de son corsage.) Quoique tu aies l’air déguisée. Pourquoi es-tu partie si longtemps ? — J’aurais voulu revenir plus tôt, Reynald. Mais quand des colonies meurent de faim parce que les provisions n’arrivent plus, comment aurais-je pu justifier une visite à ma famille ? (Ses yeux brillèrent.) Mais puisque je suis ambassadrice et que tu vas être le Père de Theroc, j’ai l’intention de dialoguer plus étroitement avec toi, à partir de maintenant. — Je serai toujours ton frère. Rien n’a changé. Elle lui lança un regard acéré. — Quand tu seras devenu Père Reynald, beaucoup de choses auront changé à tes yeux. En mieux, j’espère. (Elle désigna l’ouverture de la navette diplomatique.) J’ai amené un invité surprise pour ton couronnement. Reynald, tu te souviens du président ? Habillé d’un costume qui tombait à la perfection, Basil Wenceslas émergea du vaisseau et contempla les majestueux arbremondes. Reynald l’avait déjà rencontré sur Terre lors de son périple, six ans plus tôt. — Bienvenue. Je n’attendais pas d’invité aussi prestigieux. Basil lui adressa un sourire paternel. — Reynald, vous allez sous peu devenir le dirigeant de l’un des mondes les plus importants du Bras spiral. Un émissaire mineur de la Ligue Hanséatique terrienne aurait été une insulte. Il ne pouvait en être question. — Merci, monsieur le Président, dit Reynald en rougissant. Je ne suis pas encore habitué à être traité de manière aussi cérémonieuse. (Il prit sa sœur par le bras.) Viens. Mère et Père sont impatients de te voir. Pour le couronnement, les salles du récif de fongus avaient été décorées avec un faste chatoyant digne d’un chromoptère. Aux fenêtres voltigeaient des lucanes géants nouvellement éclos, dont les ailes formaient un kaléidoscope d’arcs-en-ciel ; ils restaient attachés au moyen de chaînes fines. Idriss et Alexa s’étaient surpassés, et ils paraissaient fiers du spectacle qu’ils avaient organisé. Dans sa robe d’apparat composée de plumes et de squames de phalènes, Estarra était superbe. Ce n’était plus une enfant, même si Reynald n’avait jamais cessé de la considérer comme telle. Du haut de ses seize ans, la petite Celli avait les cheveux remontés en tresses huilées, si serrées que cela lui plissait les yeux, accentuant le mécontentement qui se lisait sur ses traits. Elle détestait les cérémonies. Un peu trop digne dans la cape d’ambassadrice que la vieille Otema lui avait donnée, Sarein était assise sur une banquette au côté du président Wenceslas. Tous deux demeuraient l’un près de l’autre, comme s’ils étaient intimes plutôt que simples pairs. Bizarrement, ils ne cessaient de jeter des coups d’œil évaluateurs à Estarra. Un public hétérogène venu des villages forestiers remplissait la salle et les balcons extérieurs. Reynald aperçut la prêtresse Verte Almari, qui lui avait proposé le mariage, près des Lacs Miroirs. À présent qu’il était sur le point de devenir Père, il paraissait d’autant plus l’intéresser – mais il avait déjà demandé la main de Cesca Peroni. Il espérait une réponse bientôt. Une foule se pressait sur le sol et les branches basses de la forêt, tâchant d’avoir un aperçu de la cérémonie. Partout sur la planète, des prêtres Verts touchaient les arbremondes afin d’assister par télien au couronnement. Reynald écouta les chants de célébration, suivis par un discours de son oncle Yarrod. Le prêtre Vert évoqua la responsabilité du Père de Theroc dans le bien-être de la forêt-monde et de son peuple. Mais en ce jour festif, tous les mots se fondaient en un bourdonnement inintelligible. Quand le temps fut venu, Reynald s’avança face aux deux trônes afin de prêter serment. — Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour diriger le peuple theronien avec loyauté et sagesse, pour le bien de la forêt-monde et celui de tous ceux qui vivent en son sein. Mère Alexa était assise, les épaules ornées de carapaces d’insectes et d’écharpes duveteuses. Sa couronne évoquait une petite cathédrale juchée sur sa coiffure. Idriss portait des habits tout aussi impressionnants. Sa couronne était plus haute, ornée d’ailes d’insectes, de carapaces de scarabées et d’éclats de bois polis. D’une voix grave, il dit : — Reynald, mon fils, c’est en toute confiance que je t’offre ma place en tant que Père de tous les Theroniens. Aucune cérémonie, aucune bénédiction ne peut être plus éloquente que ceci. Et il retira sa coiffe pour la poser sur la tête de Reynald. Celui-ci la trouva étrangement légère. Ses yeux brillèrent de larmes retenues. — Je vous promets de m’en montrer digne, Père. Idriss prit la main de sa femme. Alexa se leva, et tous deux descendirent de leur trône pour se poster de chaque côté de Reynald. Le jeune homme regarda le siège vide de sa mère et se demanda si Cesca Peroni l’occuperait un jour. Dans l’assistance, Uthair et Lia se tenaient ensemble, souriants, près des parents d’Idriss. — Allez, Reynald, prends place, lui intima sa mère à voix basse. Tout le monde attend. Il marcha en haut des marches, puis se retourna pour faire face à l’assemblée. Presque submergé par la responsabilité qu’il assumait depuis quelques instants, il s’assit sur le trône tandis qu’Idriss et Alexa descendaient rejoindre leurs parents. Chacun attendait la première proclamation de Père Reynald. Il réfléchit un instant et décida de promulguer un décret dont chacun se réjouirait. — Je déclare qu’il est temps que le banquet commence ! Tard dans la nuit, musiciens et prêtres à la peau émeraude divertirent les invités. Des enfants sifflaient ou tapaient sur les instruments de musique bizarres qu’Uthair et Lia avaient inventés. Au-dehors, la rumeur des insectes s’élevait en une symphonie bourdonnante dans la canopée, comme si la forêt-monde souhaitait la bienvenue au nouveau chef. Grâce aux prêtres Verts, peut-être était-ce le cas… Reynald aurait voulu que son frère soit là, mais venir de Corvus s’était avéré impossible. Néanmoins, son frère avait été présent par l’esprit. Les prêtres Verts avaient rapporté chaque phase de la cérémonie afin que Beneto et tous ses pairs éparpillés sur des planètes lointaines puissent y assister. Il y avait à manger partout : des noix salées, des pairepoires, des graines de Perrin, des baies de fendes, des craquets confits, des brochettes de lucane géant, des coléoptères cuisinés dans leur carapace. Des bannières et de vaporeuses banderoles de soie remuaient à la moindre brise, telles des toiles d’araignée. La foule en liesse formait une masse indistincte. Reynald dansa avec chacune de ses trois sœurs. Puis, après avoir valsé ensemble, Sarein et Basil prirent Reynald à part. La jeune femme les conduisit derrière la salle du trône à travers un corridor creusé dans le récif de fongus, jusqu’à une petite pièce utilisée parfois comme magasin. Elle ferma la porte afin que tous trois puissent être seuls. — Tu te souviens de cet endroit ? Nous venions nous y cacher, quand nous étions enfants. Il fut tout de suite sur ses gardes. — Bien sûr, répondit-il. Mais, à cette minute, je doute que tu sois d’humeur à jouer. Un sourire dur flotta sur son visage. — Vous voyez, Basil ? Je vous avais dit que mon frère avait l’esprit vif. On peut compter sur lui pour raisonner globalement. — Jeune homme, déclara le président Wenceslas, votre couronnement marque un tournant dans les relations entre Theroc et la Ligue Hanséatique. Reynald réfléchit à toute allure, remarquant à quel point sa vie avait changé. Le magasin était tout petit. Sarein se tenait tout près du président, et il regarda leur visage alternativement. — Que voulez-vous ? — Qu’on le veuille ou non, Père Reynald, nous sommes tous en guerre contre les hydrogues. C’était la première fois que quelqu’un utilisait son titre dans une affaire diplomatique, et cela lui donna le vertige. Wenceslas continua : — L’ennemi a juré de nous détruire – non seulement les humains, mais aussi les Ildirans. Leur ultimatum a paralysé le voyage interstellaire. Les colonies hanséatiques souffrent, certaines sont réduites à la famine. Les Forces Terriennes de Défense ont tenté de nous faire sortir de ce mauvais pas, mais elles ont perdu de nombreux vaisseaux, voire manqué des occasions de riposter, parce que nous n’arrivons pas à communiquer sur de longues distances. — De sorte que vous voulez plus de prêtres, acheva Reynald. Sarein parla d’un ton insistant. — Est-ce si terrible ? Les FTD essaient de protéger le Bras spiral, mais elles ne le peuvent pas seules. Pense aux vies et aux ressources qui pourraient être épargnées si les prêtres Verts acceptaient de nous aider. Les sites hanséatiques pourraient demander des renforts immédiats grâce au télien. Les flottes pourraient localiser les appareils ennemis. À l’heure qu’il est, nous devons dépêcher des vaisseaux éclaireurs et communiquer par drone courrier en gaspillant le peu d’ekti qui nous reste à chaque message à envoyer… Les Theroniens doivent cesser de vivre retranchés dans leur petit coin d’univers sans faire attention aux mondes qui subissent les attaques des hydrogues, ajouta-t-elle d’un ton aigre. — J’ai voyagé sur de nombreuses planètes, rétorqua Reynald. J’ai vu autre chose que Theroc. — Père Reynald, la coopération de votre monde nous importe beaucoup, dit Basil. C’est pourquoi la Ligue Hanséatique désire vous faire une concession sans précédent. Nous ne vous demanderons pas de signer la Charte de la Hanse. Nous réaffirmerons au contraire la souveraineté de Theroc, avec ses besoins et sa culture propres. Cependant, nous vous invitons à vous engager dans un partenariat qui sera bénéfique aux deux parties. — Comment ce partenariat s’établira-t-il ? — Nous le scellerons par un mariage entre le roi Peter… et Estarra, s’exclama Sarein d’un ton enthousiaste. Reynald crut avoir mal entendu. Il avait déjà prévu d’allier Theroc à une autre puissance, afin de créer un système d’entraide. C’était le motif de sa proposition à Cesca Peroni. Mais si la guerre des hydrogues pouvait rassembler les Theroniens, les Vagabonds et la Hanse, et réunifier l’humanité sans sacrifier les droits ou l’identité de chacun – comment pouvait-il tourner le dos à cette possibilité ? Reynald songea au Palais des Murmures et aux merveilles de la Terre que Sarein avait souvent décrites. Il avait vu des photos du roi Peter, un fringant et aimable jeune homme. Cela paraissait une occasion formidable pour sa sœur, à la lumière du conseil que leur avaient donné Uthair et Lia, il n’y avait pas si longtemps. Comment Estarra pourrait-elle refuser de devenir la reine consort d’un Grand roi ? Il était certain qu’elle comprendrait le bien-fondé d’un tel mariage. — Je… je dois demander à Estarra, bien sûr, et discuter de l’affaire avec nos parents. Sarein garda une expression résolue. — Discutes-en avec eux si tu veux, mais souviens-toi que tu es Père Reynald. C’est à toi qu’il revient à présent de prendre les décisions. Il hésita, puis soupira. — Oui, je savais que tu allais dire ça. 45 LE ROI PETER À chaque seconde, il devait avoir l’air d’un roi, même quand il n’y avait personne pour le voir. Aucune exception, aucun répit. Peter était assis sur son trône, l’expression calme et concentrée, le regard attentif. Le peuple se tournait vers lui pour le réconfort, l’honnêteté et la force qu’il représentait. Le roi devait incarner l’intégrité par-dessus tout. Quand bien même Basil Wenceslas n’y croyait pas une seconde. Bien que celui-ci se soit rendu sur Theroc avec l’ambassadrice Sarein, Peter ne bénéficiait d’aucune liberté de parole. Il était tout autant roi que prisonnier, même si tout le monde dans la Hanse l’ignorait. L’amiral Lev Stromo, commandant des Forces Terriennes dans le quadrant 0, était arrivé au palais, accompagné de l’ingénieur Lars Rurik Swendsen. Le général Lanyan étant en manœuvres et Basil sur Theroc, il ne semblait pas savoir devant qui se présenter. Il n’ignorait pas que les affaires importantes n’étaient pas du ressort de Peter. L’ingénieur Swendsen, cependant, avait la ferme intention de rencontrer un responsable, de sorte qu’il n’avait pas hésité à demander audience au roi. Il n’aurait jamais imaginé que Peter ne prenne pas ses propres décisions. Les deux hommes remontèrent le tapis rouge de l’entrée, puis le corridor pavé de glaces, jusqu’à la salle du Trône. Peter reconnut leur silhouette avant même que les gardes et les hérauts de la cour annoncent leur arrivée. Il fixa Stromo d’un regard perçant, que l’officier de liaison du quadrant 0 lui rendit avec la même intensité. Tous deux savaient que cette réunion n’était qu’un simulacre. Swendsen s’avança, un appareil de projection entre les mains. — Roi Peter, je suis heureux de vous présenter les découvertes capitales que le démantèlement du robot klikiss nous a permis de faire. Le résultat en valait la peine. Peter leva les sourcils. — Selon quel critère ? L’ingénieur ne prêta guère attention à la circonspection du roi. — Selon n’importe quel critère, Votre Altesse. Il afficha une suite de séquences montrant des usines de fabrication de compers et des chaînes de montage, en les commentant à mesure qu’elles défilaient. — Sire, nos analyses nous ont donné des perspectives remarquables au niveau des systèmes robotiques. Nous travaillons comme des fous pour rééquiper nos chaînes de montage. Vous conviendrez que tout cela a été payant. Nous transformons nos usines afin de produire un nouveau modèle de comper, bien plus efficace et capable d’assurer des fonctions guerrières. Ces compers pourront commander, au lieu de se contenter de suivre des instructions. Ils effectueront des programmes de surveillance ou d’attaque et combattront l’ennemi de façon autonome. En bref, ils seront de parfaits soldats… et quelle amélioration, par rapport aux compers actuels ! OX, avec son mètre vingt de haut mais de constitution robuste, se tenait à côté du trône royal. Peter lui jeta un coup d’œil, puis fronça les sourcils d’un air sceptique. — Les compers comme OX nous ont bien servi pendant deux siècles. Je vous conseille d’éviter de lancer de telles déclarations sans preuves solides. — Nous pouvons les étayer, Votre Altesse, dit l’amiral Stromo. Grâce aux modifications klikiss, ces modèles militaires sont infiniment plus fiables. Ils accompliront sans faillir des tâches complexes – rien à voir avec des Compagnons Électro-Robotiques. Ce sont de vrais soldats, non des jouets. — C’est vrai, fit Lars Swendsen. Ces compers Soldats sont suffisamment doués pour occuper les postes de… (Il hésita.) Eh bien, qui sait combien d’hommes pourront être remplacés dans les FTD ? Stromo renchérit : — Par conséquent, on peut réduire les pertes potentielles lors du prochain combat contre les hydrogues. Vous n’aurez pas à déployer de banderoles commémoratives, comme vous l’avez fait après l’incident de Dasra. Peter étudia les images des chaînes de montage modifiées. Il ne pouvait s’opposer à ce qu’on laisse ces compers sophistiqués prendre certains risques, mais une part de lui nourrissait des soupçons quant à de possibles intentions cachées des robots klikiss. — Vous êtes assurément enthousiaste, ingénieur Swendsen. Vous n’avez aucun doute ? — Aucun, Sire. L’amiral Stromo s’inclina et recula, défroissant un pli sur son uniforme de cérémonie. — Peut-être pourrons-nous gagner cette guerre, après tout. Nous ferons un rapport détaillé dès le retour du président Wenceslas de sa mission diplomatique sur Theroc. — Oh ? dit le roi. Y a-t-il autre chose dont vous souhaitez m’entretenir ? — Non, Sire, répondit l’amiral Stromo. — En ce cas, il n’y a donc pas lieu d’avoir une seconde réunion avec le président Wenceslas. Vous avez dit tout ce que vous aviez à dire. Les yeux artificiellement bleuis de Peter s’étaient durcis, et Stromo ne sut comment réagir. Lars Swendsen ne fut pas conscient de cette brusque tension. Il rassembla en souriant ses enregistrements, ses plans et son matériel de projection. — Très bien, vous pouvez continuer, déclara le roi. Mais avec prudence. 46 TASIA TAMBLYN Quelque chose avait énervé les hydrogues. Leurs vaisseaux à coque de diamant attaquaient des systèmes habités sans ordre apparent. Les FTD avaient analysé l’augmentation de leurs apparitions sans réussir à discerner un plan d’ensemble, une stratégie logique ou un lien quelconque entre elles. Lorsque les orbes de guerre commencèrent à dévaster l’épaisse forêt recouvrant Passage-de-Boone, les colons envoyèrent des appels à l’aide désespérés. Par chance, la petite flotte de surveillance du quadrant 7 naviguait dans les parages. — À vos postes, les gars ! Pleine puissance sur tous les moteurs. On ramène nos fesses sur Passage-de-Boone. On devrait être sur place dans les temps pour mettre la pâtée à quelques-uns, ajouta l’amiral Willis, dont la voix trahissait une indéniable jubilation. Elle agrippa les accoudoirs de son fauteuil, comme si cela pouvait inciter le Jupiter à accélérer. Tasia avait quitté le commandement de sa plate-forme d’armement pour celui d’un croiseur Manta. Elle sentit son cœur battre à la perspective d’un face-à-face avec les hydrogues. Tout ce qu’elle voulait, c’était combattre ces saloperies partout où elles se montraient. Cela valait mieux en tout cas que de s’en prendre à des colons indociles… Le détachement de surveillance comportait un Mastodonte, sept Mantas et un millier de Rémoras prêts au combat. Ils foncèrent en direction du système tout proche, qui abritait le monde verdoyant de Passage-de-Boone. La colonie ouvrière de la Hanse paraissait minuscule et paisible à la lumière de son soleil. Le sol de la planète s’était révélé idéal pour la croissance de conifères génétiquement améliorés. Les pins noirs provenaient d’une souche terrienne croisée avec une espèce locale ; il en avait résulté un bois dense, qui croissait presque aussi vite que le bambou. Les arbres s’étaient répandus plus rapidement que les exploitations ne pouvaient les couper. Tandis que la flotte approchait à la vitesse maximale, les appels de détresse se multipliaient. Chacune des dix-sept villes coloniales avait été construite près d’un lac ou d’un fleuve. Tasia distinguait des bandes zigzagantes de forêt rasée. Certaines zones avaient été replantées de frais. L’épaisse forêt était luxuriante et saine, hormis là où les orbes de guerre n’avaient laissé que des débris gelés, des troncs d’arbre ratatinés par le froid et abattus. Quatre appareils hydrogues étaient en train d’éradiquer les pins noirs. « On dirait un tsunami ! » lança Fitzpatrick sur la fréquence de commandement de sa Manta. Il était de retour de la patrouille où il avait accompagné le général Lanyan. — On a perdu tout contact avec la colonie A, commandant Tamblyn, annonça Elly Ramirez, son officier de navigation. On dirait qu’ils sont déjà refroidis. Tasia contempla les forêts sans défense et sentit une pointe de glace pénétrer ses entrailles. — Quelle est la prochaine colonie sur le chemin des hydreux, lieutenant ? Tandis que la Manta plongeait dans les nuages, Ramirez incrusta une grille tactique sur les images en temps réel. — Colonie D, près de ce grand lac, commandant. Au rythme de progression des orbes, la ville sera anéantie dans moins d’une heure. L’air sombre, Tasia opina : — C’est comme s’ils se trouvaient devant un rouleau compresseur. Sur la fréquence de commandement, l’amiral Willis aboya : « Dépêchons-nous. Lancement de tous les Rémoras ! Mantas, activez vos jazers et vos armes à projectiles. Le Jupiter fournira l’artillerie lourde. Je ne crois pas que nos canons soient assez puissants pour ces zigotos, mais ça m’arrangerait de prouver le contraire. » La Manta de Fitzpatrick se sépara du reste de la flotte pour intercepter le premier orbe de guerre, suivi par le Mastodonte de Willis. Surexcités, les pilotes de Rémoras et les officiers d’armement ouvrirent le feu avant d’être à portée. Les orbes de guerre projetèrent des éclairs bleutés sur les nouveaux arrivants, vaporisant une dizaine de Rémoras plus imprudents que les autres. Mais leur attention demeurait fixée vers le sol et leurs ondes réfrigérantes dévastaient le paysage, congelant et abattant les majestueux pins noirs. Tasia voulait se jeter dans la bataille, mais elle savait que ses efforts seraient vains. Elle ouvrit la radio. « Amiral Willis, toute notre puissance de feu combinée ne fera aucun mal à quatre orbes de guerre. Mon officier tactique a évalué que la colonie D sera détruite dans l’heure qui suit si on ne l’évacue pas… — Qu’est-ce qu’il y a, Tamblyn, transmit Fitzpatrick, pas assez de tripes pour un vrai combat ? — Allez donc répéter ça aux colons qui forment des cibles faciles – ou dois-je leur apprendre que vous étiez trop occupé à jeter des boules de papier dans un ouragan ? — Tamblyn, vous marquez un point, dit Willis. Amenez votre croiseur sur place, puis embarquez tout le monde. Vous les entasserez dans les couloirs s’il n’y a plus de place dans les soutes. — Oui, M’ame ! » Elle fit signe au lieutenant Ramirez, et ils accentuèrent leur angle de descente vers l’est, en amont des destructions. Le Jupiter décocha une volée de jazers sur l’orbe le plus proche. Comme s’il était contrarié par cette interruption, la sphère de diamant tira un éclair bleuté qui érafla la coque tribord du vaisseau amiral et le rejeta hors de sa trajectoire. Tasia ordonna à son officier des communications : — Avertissez la colonie D, qu’ils sortent et nous attendent. Merdre, on aura juste le temps d’enfourner tout le monde. Les orbes de guerre ravageaient l’étendue boisée comme autant de bulldozers cosmiques. Dans leur sillage ne subsistait plus un arbre, ni même un brin d’herbe. La Manta de Tasia dépassa les sphères hydrogues, mettant cent kilomètres de forêt entre elles. Chaque minute les voyait réduire impitoyablement la distance. La colonie D était sur leur route. Dans le village côtier, des scieries, des plates-formes de chargement et des baraquements recouvraient une zone dégagée, pointillée de souches coupées à ras de terre. La colonie s’étendait à mesure que les pins noirs étaient abattus, et de nouvelles installations étaient érigées pour transformer les arbres en produits exportables. Les ouvriers avaient l’air de fourmis sur une plaque brûlante, les yeux levés avec appréhension vers le ciel. Certains observaient l’avancée des appareils hydrogues depuis les tours de surveillance des installations. Aussitôt que le croiseur eut rejoint le lac de la colonie D, Tasia chercha un endroit où atterrir, mais n’aperçut aucune clairière suffisamment vaste. Les gens couraient, frénétiques, en faisant des signes au vaisseau, comme s’il pouvait les embarquer avant même d’avoir atterri. — Les hydreux sont à soixante-dix klicks et approchent rapidement, indiqua Ramirez. Tasia pointa un doigt vers les grands hangars d’entreposage. — C’est le moment de faire un peu de rénovation urbaine. Rasez ce magasin vide, puis atterrissez sur les débris. Il faut seulement espérer qu’il ne reste personne à l’intérieur. Une salve de jazer réduisit la structure en cendres et en esquilles, puis le croiseur descendit. Sa proue toucha le rivage, et l’eau froide du lac siffla contre la coque brûlante. Plusieurs milliers d’habitants se ruèrent en avant. Le sergent Zizu, à qui avait échu la fonction de chef de la sécurité, intervint : — On doit mettre de l’ordre, Madame. Sinon, ils vont se piétiner les uns les autres. Tasia regarda le chronomètre et vit qu’ils ne disposaient plus que d’une quarantaine de minutes. — On n’a plus le luxe de procéder avec discipline, Zizu. (Les écoutilles des soutes s’étaient à peine ouvertes que les gens déferlaient à l’intérieur.) Lieutenant-colonel Brindle ! Faites sortir nos Rémoras des baies de poupe, de sorte que les réfugiés puissent remplir le pont d’envol. Ouvrez les cales s’il le faut. Chaque sas, chaque ouverture. Amenez tous ces gens à l’intérieur, pronto ! À l’horizon, une barrière de fumée et de vapeur gelée approchait, telle une gangrène. « Amiral Willis, transmit Tasia, j’ai besoin de savoir si vous parvenez à les ralentir un peu. » Le vaisseau amiral répondit en envoyant des images en temps réel des orbes de guerre, qui rasaient les étendues de pins noirs. « L’un de nos croiseurs a été anéanti, et plus de deux cents Rémoras sont détruits ou hors de combat – jusqu’à présent. » Tasia se sentit mal. « Et les dégâts de l’ennemi ? — Aucune égratignure, bon sang ! Heureusement que les hydreux sont moins intéressés par nous que par les plantations de bois. Que peuvent-ils bien avoir contre un bouquet d’arbres ? » Une foule d’ouvriers s’entassait déjà à bord du croiseur de Tasia. Beaucoup étaient séparés de leur famille ou de leurs proches, mais ils pourraient régler le problème plus tard. Il restait moins de vingt minutes, d’après ses prévisions. Au-dehors, par-dessus les cris et les appels des colons, elle pouvait entendre les rugissements et les explosions des orbes de guerre qui approchaient. Willis lança un nouvel appel. « Commandant Tamblyn, où en est l’évacuation de la colonie D ? — J’ai embarqué la plupart des réfugiés, mais ils remplissent le moindre recoin de ma Manta. — Bon boulot, Tamblyn, émit Willis. Au moins, quelqu’un accomplit quelque chose d’utile. » Manifestement, elle n’avait pas réalisé ce que Tasia avait déjà compris. « M’ame, on peut mettre ces gens à l’abri, mais… regardez votre carte. Les hydrogues sont méthodiques. Ils dévastent le continent entier, centimètre par centimètre. — Alors, sortez ces gens de là ! — Voilà où je veux en venir, Amiral. Je peux évacuer la plupart des réfugiés de la colonie D avant l’arrivée de l’ennemi, mais il y a quinze autres installations, c’est-à-dire cent mille personnes. Si les hydreux continuent, elles seront toutes en ligne de mire, prêtes à tomber comme des dominos. À moins d’utiliser toutes nos ressources – et je veux dire à 100 % – pour secourir les colons, ils subiront des pertes terribles. » Étonnamment, Patrick Fitzpatrick vint à son secours. « Je n’aime pas l’admettre, Amiral, mais Tamblyn a raison. (Sur l’écran, il paraissait hagard. Son croiseur avait été endommagé dans la bataille.) D’un point de vue politique, vous ne voudriez pas avoir commandé la mission qui a coûté le plus grand nombre de vies de toute l’histoire humaine. » Les traits de Willis se tirèrent. « Eh bien, on ne peut pas dire que l’on ait brillé contre les hydreux, en défense comme en attaque. » Hors micro, Tasia demanda à son équipage : — Indiquez-moi la situation. Tout le monde est à bord ? — Il ne reste plus que quelques retardataires, commandant. La ville du lac était en ruine. Des feux commençaient à crépiter dans les débris du magasin rasé par Tasia. Sur l’écran principal, elle aperçut quelques blessés et des corps piétinés. — On sonne le dernier appel, puis on fiche le camp d’ici. Derrière eux, les forêts s’abattaient comme les globes de diamant survolaient leurs cimes. « Écoutez ! Que tous les vaisseaux rompent le combat, ordonna enfin Willis. Prenez les colons, et commencez l’évacuation générale de Passage-de-Boone. » — Commandant Tamblyn, dit le sergent Zizu, on a sauvé environ deux mille quatre cents colons. On fera un compte précis plus tard, mais ça représente plus de 50 % de la colonie D. Le cœur de Tasia manqua un battement. Seulement la moitié. Voyant son expression, le chef de la sécurité ajouta : — On ne pouvait espérer plus, compte tenu des circonstances. La plupart des équipes de travail sont de sortie en forêt ; ils n’ont pas pu revenir à temps. Tasia regarda sur la carte le continent quasiment recouvert de forêts, qui s’achevait abruptement dans le vaste océan. Connaissant le tonnage du Jupiter et des autres croiseurs, elle fit un rapide calcul. Les vaisseaux des FTD ne pourraient jamais contenir tous les réfugiés. 47 CESCA PERONI Le cœur de Rendez-Vous était un amas d’astéroïdes retenus entre eux par la gravité et des superstructures artificielles. Des poutrelles et des câbles maintenaient en place les rochers flottants, en orbite autour d’une naine rouge. En deux cent trente-sept ans, Rendez-Vous était devenu la pierre angulaire de la civilisation des Vagabonds. Les réunions claniques avaient lieu à cet endroit, qui était également le point de passage obligé des marchands. En tant qu’Oratrice, Cesca Peroni avait ses quartiers sur Rendez-Vous. Elle y arbitrait les disputes entre les familles et les rivaux commerciaux. Son père, Denn Peroni, l’avait laissée ici alors qu’elle était fillette afin qu’on lui enseigne la politique et la diplomatie. Jhy Okiah s’était montrée une mère pour elle, et Cesca faisait grand cas de ses lumières. Dès son retour d’Osquivel, elle alla parler à la vieille femme. Elle se trouvait dans un tel désarroi qu’elle n’avait d’autre choix que de lui ouvrir son cœur, en quête d’une aide. Depuis qu’elle avait pris sa retraite, l’ancienne Oratrice semblait avoir rajeuni. Ses yeux étaient plus brillants, et ses cheveux gris plus lustrés. Le stress de tant d’années de négociations l’avait desséchée, mais avoir passé la main lui avait redonné de l’énergie. Elle accueillit Cesca avec un sourire sincère, sans arrière-pensée politique. — Bienvenue, mon enfant. (Ses yeux entourés de rides pétillèrent.) Ou préfères-tu que je sois plus respectueuse quand je parle à notre révérée Oratrice ? — Vous n’aurez jamais à être guindée avec moi. J’ai assez de soucis sans y ajouter ces absurdités. — La diplomatie n’est pas une absurdité ! Aurais-je mal choisi mon successeur ? Cesca s’assit dans un fauteuil de cordes tressées, orné d’un motif de la Chaîne des Vagabonds en fils de couleur. — Si vous aviez choisi quelqu’un d’autre, ma vie aurait été moins compliquée, Jhy Okiah. La vieille femme leur servit du thé-poivre puisé à un distributeur. — Toutes deux, nous savons que c’est sous ta gouvernance que les Vagabonds auront une meilleure chance de survie. Pas sous celle d’un autre. J’ai confiance en ton Guide Lumineux. (Elle eut un sourire nostalgique.) Il fut un temps où mon petit-fils Berndt croyait mériter le poste d’Orateur par la grâce de sa lignée. C’était une grande gueule, mais il a fini par apprendre. Il a trouvé sa place comme capitaine d’une station d’écopage ; là, il a accompli un sacré bon boulot – jusqu’à ce que les hydrogues le tuent. L’ancienne Oratrice traversa son appartement en flottant avec grâce et délicatesse. Cesca but son thé à petites gorgées, se rappelant à quel point le vieux Bram Tamblyn avait apprécié cette boisson. Son goût épicé lui fit repenser à Jess, et elle se sentit de nouveau le cœur lourd. Bien sûr, Jhy Okiah le remarqua. — Alors, mon enfant, soit ta charge d’Oratrice est plus légère que ne l’était la mienne et tu n’as rien de mieux à faire que de papoter avec une retraitée… soit tu as un problème et tu crois que je peux te donner la solution d’un coup de baguette magique. — Il n’y a pas de solution simple, j’en ai peur, répondit Cesca. La vieillarde croisa les membres dans une position approximative du lotus et écouta. Cesca but une grande gorgée de thé afin de se donner du courage, puis rapporta la proposition de mariage de Reynald, en mentionnant toutes les raisons qu’il avait données pour lier les Vagabonds aux Theroniens. Usant des techniques que Jhy Okiah lui avait apprises au long de sa formation, elle présenta ces arguments de façon calme et objective. — Tu admets donc le bien-fondé politique de ce mariage, dit Jhy. Aucun clan ne s’opposera à une telle alliance, et Ross Tamblyn est mort depuis presque six ans. Alors, quel est le problème ? Ce dirigeant theronien cache-t-il quelque noir secret ? Est-il peu recommandable, d’une façon ou d’une autre ? Cesca regarda fixement sa tasse. — Non, non. Je crois que Reynald est un brave homme, et il a l’air très sérieux. Logiquement, je ne peux refuser son offre. Cependant… (D’ordinaire, elle dissimulait mieux ses sentiments, une nécessité pour l’Oratrice qu’elle était.) À dire vrai, mon cœur a toujours appartenu à quelqu’un d’autre, même… avant. Jhy Okiah inclina la tête en signe de compréhension. — Que pense Jess Tamblyn de ce mariage ? — Comment savez-vous ? Jess et moi avons… La vieillarde se contenta de glousser en se radossant. — Mademoiselle Peroni, je connais votre amour depuis le commencement – tout comme la plupart des clans, oserais-je dire. Nous avons trouvé plutôt admirable, bien qu’un peu exaspérant, votre fidélité à vos devoirs respectifs, tandis que vous faisiez mine de ne pas vous voir. Tu ne peux pas penser sérieusement que nous étions aussi aveugles ? Il fallut un moment à Cesca pour assimiler cette révélation. — Alors, Jess et moi devrions juste renoncer l’un à l’autre ? Nous comptions annoncer nos fiançailles, mais… Soudain, la vieille femme devint sévère. — Trop tard, mon enfant. Si tu l’avais fait il y a quelques années, je t’aurais apporté mon soutien. Aujourd’hui, tu as des obligations. Les circonstances ont changé, et tous, nous pouvons voir la voie qu’éclaire le Guide Lumineux. Cesca sut, par le ton de sa voix, qu’il n’y avait pas matière à discussion, et son cœur se serra. — Tu es différente des autres femmes, Oratrice Peroni, dit Okiah en faisant claquer son titre comme un fouet. Tu ne peux faire de choix en fonction de tes désirs ou de tes besoins. Tu ne peux vivre ta vie à la légère, en poursuivant des rêves de fillette. Une Oratrice doit s’élever au-dessus des considérations personnelles. Il y a beaucoup d’avantages, mais aussi un prix à payer. — Jess est parti dans l’espace profond sur l’un des nouveaux écumeurs de nébuleuse. Il m’a dit qu’il savait que je prendrais la bonne décision, avoua Cesca. Apparemment, il a plus confiance en moi que moi-même. Jhy Okiah posa une main tannée sur le bras de la jeune fille. — Il essayait de t’aider. Il a vu ce que tu ne pouvais voir… ce que tu n’étais pas prête à voir. Cesca resta plongée un long moment dans le silence. Elle avait toujours su quelle devait être sa réponse à Reynald. — Alors je paierai le prix, quoi qu’il m’en coûtera. 48 JESS TAMBLYN Tel un splendide papillon, l’écumeur de nébuleuse étendit ses ailes, déployant leur étoffe d’une finesse microscopique à travers des milliers de kilomètres carrés d’espace. Au centre de la nuée, des étoiles nouvellement nées émettaient des photons dans le gaz diffus qui arrachaient des électrons à leurs atomes en laissant une rémanence de volutes pastel rose, bleu et vert pâle. Tandis qu’elle louvoyait au cœur de la nébuleuse, l’immense écope puisait la poignée d’atomes que contenait chaque mètre cube de vide : de l’hydrogène ionisé ou non, mélangé à des traces d’oxygène, d’hélium, de néon et d’azote. La voile incurvée drainait les molécules capturées à la manière d’un statoréacteur, les condensant en filets d’hydrogène avant d’en traiter l’ekti puis d’en filtrer les sous-produits. La matière première était rare, mais remplissait un océan aussi vaste que l’espace qui séparait les étoiles. Reliés par des entrecroises et des filins, le petit habitacle de Jess ainsi que l’usine de traitement étaient suspendus à la voile diaphane. En remorque, mus par la pression des photons qui frappaient la surface réfléchissante de la voile, se trouvaient des condensateurs et des filtres légers, ainsi qu’un réacteur d’ekti compact conçu par Kotto Okiah. D’autres écumeurs sillonnaient la nébuleuse, dont le volume se comptait en années-lumière. Telle une flotte de navires-usines pêchant dans des eaux poissonneuses, les vaisseaux éthérés naviguaient loin les uns des autres, mais restaient en contact radio. La plupart des pilotes entretenaient de longues conversations ou jouaient à des jeux de stratégie, qui s’éternisaient à cause des distances. Jess, lui, préférait la solitude, où il pouvait méditer à son aise. Au fond de lui, il appartiendrait toujours à Cesca, mais dans la réalité ils étaient destinés à être séparés. Il y a longtemps que j’aurais dû me marier avec toi. Il avait été stupide, et tous deux s’étaient trop inquiétés des conséquences hypothétiques d’une telle alliance. Leur mariage aurait-il réellement déshonoré la mémoire de Ross ? Cela aurait-il distrait à ce point Cesca de ses devoirs concernant la guerre ? Il ne le croyait pas, mais il était trop tard aujourd’hui. En fait, leurs amours compliquées les avaient empêchés de penser sereinement. Il n’avait pas vu le Guide Lumineux assez clairement. À présent, Cesca devait avoir accepté la demande de Reynald. Vagabonds et Theroniens partageraient bientôt leurs ressources à leur bénéfice mutuel, et affronteraient ensemble les adversaires qui menaçaient de les détruire ou de les absorber. En attendant, Jess dérivait seul dans un océan de gaz évanescents. Les ondes de plasma les plus violentes ou les ouragans ioniques étaient si légers qu’il ne les percevait même pas. Jess se glissa par une écoutille dans l’une des chambres de traitement situées sous l’habitacle. Les contrôles de routine lui permettaient de passer le temps. L’élément principal de la nébuleuse, en particulier des tourbillons extérieurs, était l’hydrogène pur. Les écumeurs pompaient le gaz collecté à travers les réacteurs d’ekti à haut rendement. Selon les relevés des sondes embarquées, il traversait depuis plusieurs jours une concentration de vapeurs composée non seulement d’hydrogène, mais aussi d’hydroxyle et de dioxyde de carbone, ainsi que de traces de monoxyde de carbone et d’oxygène ionisé. Il y avait en outre une présence significative d’eau, chose inhabituelle dans les nuages interstellaires. Ayant passé sa jeunesse dans les puits de Plumas, Jess était conscient de la valeur de l’eau pour les colonies orbitales. Les Vagabonds l’utilisaient non seulement pour boire, mais aussi à l’intérieur des serres hydroponiques ; on pouvait également l’électrolyser en hydrogène et en oxygène, puis la recombiner en peroxydes, en carburant pour fusée, et même en lubrifiants. Nul ne pouvait se permettre de négliger une telle ressource. Jess disposait de temps pour réaliser les modifications qu’il voulait ; il reconfigura les filtres moléculaires et bricola un conteneur annexe afin de récolter le nouvel élément. Optimiste et ambitieux, il fabriqua un cylindre de plusieurs centaines de litres, même si, compte tenu de la densité du nuage, il ne récolterait qu’une molécule d’eau ou deux par mètre cube. Cette besogne garda son esprit occupé, le distrayant du chagrin occasionné par la perte de Cesca. Jess voguait au milieu des vapeurs légères éclairées par des photons égarés provenant d’étoiles lointaines. Les réacteurs d’ekti ronflaient, avalant des goulées d’hydrogène raréfié, pendant que les distillateurs en extrayaient goutte à goutte l’eau cosmique. Ainsi que le voulait la tradition des Vagabonds, Jess brodait des motifs claniques sur ses vêtements, entrelaçant des symboles complexes qui représentaient les branches de sa famille. Hélas, celles du clan Tamblyn semblaient avoir été élaguées. Au cœur de sa solitude, Jess passait des heures assis, à coudre les dessins de mémoire. Si les choses s’étaient déroulées différemment, la chaîne des Tamblyn aurait rejoint celle des Peroni pour former un arc-en-ciel multicolore qui aurait recouvert les poches et les manches de sa combinaison. À présent, le motif de son clan prenait fin avec lui. À côté des motifs figurant ses oncles, Tasia représentait la seule branche active. Peut-être la poursuivrait-elle. Beaucoup de jeunes Vagabonds seraient ravis de la prendre pour compagne, si elle survivait à son escapade dans l’armée terrienne. Ah, combien il haïssait les hydrogues ! Ross… Tasia… Cesca… Un jour, la guerre prendrait fin, mais la vie ne serait plus jamais la même. Un jour peut-être, il prendrait un nouveau départ et dessinerait son propre motif selon la nouvelle direction que prendrait sa vie. Mais pas aujourd’hui. Pas avant longtemps. 49 TASIA TAMBLYN Méthodiquement, inexorablement, les hydrogues dévastaient Passage-de-Boone. Aucune résistance n’entravant plus leur progression, ils se déplaçaient au-dessus du continent, anéantissant les grands pins au moyen de leurs ondes réfrigérantes. Ils n’étaient pas pressés. Tasia Tamblyn fit décoller sa Manta surchargée de la colonie D du bord du lac, quelques secondes avant l’arrivée des orbes de guerre. L’appareil réagit mollement, et la jeune fille se demanda si leur vitesse leur permettrait de s’échapper. Juste derrière eux, les sphères pilonnaient les étendues de pins noirs ainsi que les bâtiments : échoppes, maisons, scieries et entrepôts. Poussant ses moteurs à fond, le croiseur bondé s’éloigna, zigzaguant pesamment tel un bourdon ivre. Il parvenait à peine à se maintenir hors du périmètre de destruction. Puis, à mesure qu’il prenait de la vitesse et de l’altitude, il augmenta la distance qui le séparait de la colonie condamnée. À bord, serrés comme des sardines, les réfugiés observaient, certains à travers les hublots et d’autres par écran interposé, la destruction des ateliers, des boutiques, des dépôts… Tout ce qui avait constitué leur foyer. Les ondes réfrigérantes frappèrent le lac, transformant l’eau en dalles de glace solide. L’humidité du sol se volatilisa en geysers de vapeur. Les arbres se flétrissaient et s’abattaient. Les édifices, eux, disparaissaient en un instant. La colonie D n’était que la première victime. Les cartes militaires indiquaient que plusieurs implantations se trouvaient sur le chemin de la destruction. La flotte du quadrant 7 se rua à plein régime pour sauver autant de personnes que possible. « Il y a une émeute au pied de mon croiseur, transmit Fitzpatrick de la colonie J. Si je laisse monter davantage de monde, on ne pourra même plus décoller ! » Tasia fonçait en direction de la côte orientale, léchée par un océan gris et froid. Le lieutenant-colonel Brindle et ses escadrons de Rémoras entouraient sa Manta à la manière d’une escorte. « Commandant, dit-il, mes hommes doivent-ils combattre les orbes de guerre, ou se rendre dans l’une des colonies afin d’aider à l’évacuation ? » Dans son esprit, Tasia écarta diverses possibilités. « Je ne peux réellement plus embarquer davantage de passagers, et il n’y a pas d’abri où déposer ceux que nous transportons déjà. » Elle se demandait même si chaque Rémora ne pourrait pas embarquer un colon ou deux dans son cockpit exigu. La voix de l’amiral Willis résonna sur la fréquence commune : « Le Jupiter est rempli jusqu’à la gueule. On ne serait pas capable d’accueillir un hamster, si quelqu’un en amenait un à bord. » L’océan n’offrait aucun refuge, et Tasia ne savait que faire, sinon continuer à se tenir à l’écart de l’ennemi. Elle parla sur la fréquence de commandement : « Amiral, nous pourrions évacuer un ou deux villages de plus, si nous disposions d’un emplacement où décharger ces réfugiés. — Si vous trouvez un seul endroit sûr sur cette planète, Tamblyn, n’hésitez pas à me prévenir. Tout le monde a hâte de s’y rendre. » Tasia regarda en se mordant les lèvres l’ennemi annihiler les gros conifères. Jusqu’à présent, les hydrogues avaient balayé le continent telle une vague irrésistible ; ils avaient contourné les mers intérieures et les lacs géants, ne s’occupant que de la forêt. À cet instant, son Guide Lumineux ne brillait guère, mais Tasia devait tenter sa chance. Elle reprit la radio. « Amiral Willis, d’après l’affichage tactique, l’ennemi ne prend pour cible que les zones forestières. Si je ne m’abuse, il évite les larges étendues d’eau. Peut-être pourrions-nous mener les réfugiés jusqu’à la mer. Les hydreux ne nous suivraient peut-être pas là-bas. — C’est une hypothèse osée, Tamblyn. — M’ame, soit on met en œuvre des hypothèses osées en croisant les doigts, soit on laisse les colons périr. Nous sommes bondés, et nous n’avons aucun endroit où aller. » Willis était suffisamment désespérée pour l’écouter. « Que proposez-vous de faire, une fois au-dessus de la mer ? Les jeter dans les flots et espérer qu’ils nageront en rond en attendant d’être récupérés ? » La gorge de Tasia s’assécha alors qu’une autre idée lui traversait l’esprit. Extravagante, mais pas impossible. « Chaque vaisseau des FTD transporte une quantité importante de mousse de protection tactique. Ce polymère durcit instantanément au contact de l’eau. Si on la vaporise sur les vagues, on créera de grands radeaux qui serviront de surface temporaire, comme des icebergs ou des gilets de sauvetage. — C’est une idée folle », dit Fitzpatrick. Willis le coupa d’un rire pointu. « Mais sacrément novatrice. Ça va marcher ? — On peut aller à une dizaine de klicks au large et commencer à étaler des plaques de mousse, quelque chose sur lequel les gens pourront se tenir. Je débarquerai tous mes réfugiés et les laisserai nager jusqu’aux radeaux. Puis j’irai sauver une autre cargaison de réfugiés. Tous nos vaisseaux pourraient faire de même, Amiral. » Willis dit : « Ça va être difficile, mais c’est peut-être la seule chance de survie des colons. Exécution, Tamblyn. » Comme celle-ci fonçait à travers l’océan, au ras des flots, Robb Brindle ouvrit leur fréquence personnelle. « Tu aurais dû la fermer… — Va dire ça aux gens que l’on va sauver. » Elle espérait seulement que son intuition ne l’avait pas menée dans la mauvaise direction. C’était franchement une idée ridicule. En douceur, elle amena sa Manta au-dessus d’une zone peu profonde. Puis sa voix, amplifiée par les haut-parleurs, tonna par-dessus le vacarme de la foule et expliqua son plan. Celui-ci ne souleva guère d’enthousiasme. Depuis la coque inférieure, des officiers vaporisèrent la mousse collante sur les vagues, qui s’étala comme de la pâte à crêpe. Tasia n’écouta pas les plaintes des réfugiés. Après avoir été attaqués, puis inopinément sauvés, ils étaient sur le point de se retrouver à l’eau. Là, ils seraient vulnérables à une nouvelle attaque hydrogue, sans même un auvent au-dessus de leur tête comme protection. Mais il n’y avait pas d’autre moyen, à moins de livrer à une mort certaine 90 % de la population de la planète. Lorsque la soute de la Manta s’ouvrit, les réfugiés sautèrent à contrecœur ; certains d’entre eux heurtèrent les îlots instables et mous. Quelques-uns parmi les premiers hésitèrent à l’idée de sauter de plusieurs mètres sur la surface spongieuse et verdâtre des radeaux. Mais on les poussa en avant, et des centaines de colons se jetèrent par l’ouverture, tels des lemmings. Ils luttèrent pour poser le pied sur la masse flottante et s’éloigner en chancelant de la cascade humaine. La voix de Tasia tonna par l’intercom : — Chaque seconde de retard coûte des vies. Dépêchez-vous ! Elle envoya l’équipe de sécurité du sergent Zizu, armée d’étourdisseurs, afin de s’assurer que tous les réfugiés avaient bien quitté le vaisseau. Sa voix s’adoucit : — N’ayez pas d’inquiétude : on vous a secourus une fois, on le fera une deuxième. Deux autres Mantas descendirent et vaporisèrent de la mousse de protection qui durcit en plates-formes spongieuses. Chacun des radeaux en polymère pouvait supporter le poids de centaines de réfugiés. Le débarquement se poursuivit au pas de charge. Des gens trébuchaient et tombaient. Tasia n’osait imaginer le nombre de fractures occasionnées par la descente brutale – elle espérait seulement que les victimes survivraient assez longtemps pour s’en plaindre. Les flots passaient par-dessus les rebords des plus grands radeaux. Certains groupes contemplaient avec effroi la côte fumante, tandis que les hydrogues continuaient de répandre la destruction sur le continent. Au final, les troupes de sécurité ne durent assommer qu’une dizaine d’excités avant de les pousser dehors. Sur les écrans de la passerelle de commandement, Tasia constata que beaucoup de colons avaient perdu espoir. Ils s’accrochaient seulement à la vie, sans penser au futur. Avant que les portes de la soute se soient refermées, Tasia donna l’ordre de repartir vers la terre à pleine vitesse. Sur la fréquence d’urgence, elle entendait les appels de détresse de la colonie L, la prochaine ville à se trouver sous le feu de l’ennemi. « Préparez-vous, transmit-elle, nous arrivons. » Pendant ce temps, les hydrogues approchaient inexorablement. 50 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Après l’attaque d’Hyrillka, Jora’h ne se sentait plus en sécurité, même au Palais des Prismes. Des rayons de soleil concentrés traversaient les baies de diffusion et les vitres incurvées afin d’éclairer chaque recoin et d’en refouler les ombres. Mais cela n’empêchait pas les orbes de guerre de rôder. Ils convergeaient peut-être vers Ildira en cet instant même… La Marine Solaire avait été battue à plate couture sur Qronha 3, et de nouveau sur Hyrillka. Si les hydrogues choisissaient d’attaquer n’importe quel monde de l’Empire, Ildira compris, personne ne pourrait leur résister. Le Mage Imperator le convoqua en réunion immédiate, mais Jora’h prit le temps de se calmer. Avec une pointe de sentimentalisme, il revêtit une tunique à manches amples, fabriquée à partir de soie theronienne, que Nira Khali lui avait offerte. Il espérait qu’elle lui insufflerait de la force… et un peu d’apaisement. Peu après, il se tenait devant le chrysalit. Cela le peina de lire sur le visage de son père l’horreur que le choc consécutif à la perte d’Hyrillka y avait imprimée. Il pouvait presque discerner les os à travers sa peau. Sa santé avait-elle donc à ce point empiré en quelques semaines ? Sa longue tresse de cheveux avait l’air morne et usée, comme si elle avait perdu toute volonté de vivre. Par le biais du thisme, le dirigeant avait vécu les tourments que son peuple avait éprouvés durant la dévastation d’Hyrillka. — Tu n’es pas blessé, mon fils ? Mais son inquiétude semblait moins avoir pour objet le bien-être de Jora’h que les implications dynastiques de sa santé. — Non, Père. L’attaque hydrogue m’a laissé indemne, tout comme Thor’h. L’état de mon frère Rusa’h, en revanche, reste sérieux. Je crains pour sa vie. Le Mage Imperator fronça les sourcils, et ses bajoues s’affaissèrent. — Il est soigné par les meilleurs médecins. Il bénéficiera de tous les traitements nécessaires, mais sa guérison dépendra de sa force intérieure. Ton frère a mené une existence facile. Il se pourrait que la vigueur lui manque pour s’en sortir. Jora’h fut surpris par cette analyse froide, cette absence d’empathie. — Père, il est toujours plongé dans le sommeil du sous-thisme. Cyroc’h se renfrogna, et une grimace traversa son visage d’ordinaire serein. — Se trouver dans le sous-thisme équivaut à se cacher, Jora’h. Cela m’exaspère, en particulier en ce moment. Nous devons discuter des événements récents. Que Rusa’h suive les rayons-âmes jusqu’à la Source de Clarté quand il le voudra. (Il leva un doigt boudiné, qui tremblait légèrement.) En un sens, peut-être cette attaque a-t-elle été bénéfique… Les cheveux de Jora’h ondoyèrent autour de sa tête, formant un halo d’électricité statique. Il tenta de maîtriser sa colère. — Des centaines de milliers de personnes ont péri sur Hyrillka ! Comment peut-on dire que cela a été bénéfique ? Le Mage Imperator le coupa abruptement : — Je veux dire qu’être le témoin d’une catastrophe de cette ampleur t’aurait peut-être appris quelque chose. Là-bas, tu as entrevu combien il est difficile de gouverner. Bientôt, je vais m’entretenir avec Adar Kori’nh sur les mesures drastiques à prendre concernant l’Empire. Jora’h, le cerveau en ébullition, demeura silencieux. Il se promit qu’une fois devenu Mage Imperator – bientôt, maintenant –, il ferait preuve de plus de compassion. Il penserait davantage aux gens qu’à la politique. — Comment pouvons-nous combattre un ennemi que nous ne comprenons pas ? Les hydrogues ont surgi de nulle part. Nous n’avons rien fait pour qu’ils nous agressent. Cyroc’h le regarda froidement. — Nous en savons plus que tu ne le crois, mon fils. (Un nouveau spasme le tordit, et il s’effondra en arrière. Sa faiblesse alarma Jora’h.) Va méditer sur mes paroles. Il congédia son fils et envoya Bron’n, son garde du corps, chercher l’adar afin qu’ils poursuivent leur discussion stratégique. Jora’h partit en pleine confusion. Au lieu de passer son temps en méditation, il se rendit au chevet de Rusa’h. L’Attitré d’Hyrillka était allongé sur un lit confortable, dans une chambre chaude et brillamment éclairée. Des assisteurs et des médecins l’entouraient tel un essaim de parasites, consultant des relevés, administrant des drogues, appliquant des baumes apaisants. Solennels, deux lentils le veillaient en silence, comme s’ils pouvaient aider son esprit inconscient à ramener son rayon-âme jusqu’à son corps. Le visage potelé de Rusa’h était pâle et crispé. Ses yeux étaient clos. Sa chevelure pendait mollement, inerte – à cause des drogues, ou parce que sa catatonie était si profonde que la plupart de ses systèmes ne fonctionnaient plus. Jora’h contempla son crâne bandé. Son front et ses joues, malgré leur pâleur, étaient marbrés d’hématomes violacés qui laissaient deviner l’étendue des lésions internes. Le sang continuait de s’épancher en lui, malgré les miracles qu’avaient accomplis les plus éminents chirurgiens du kith des médecins juste pour le maintenir en vie. Le risque de lésions cérébrales était bien plus sérieux que les contusions ou les fractures. Si l’esprit de son frère avait été frappé à mort, à quoi bon soigner son corps ? Hagard et blême, Thor’h se tenait au chevet de son oncle. Jora’h regarda son fils, qui paraissait en cet instant terriblement jeune et effrayé. Ses yeux étaient cernés de rouge. Il leva les yeux vers son père comme s’il croyait qu’il pouvait le guérir par imposition des mains. — Pourquoi ne se réveille-t-il pas ? J’ai ordonné aux docteurs de lui injecter des stimulants pour le faire revenir à la conscience, mais ils ne font pas attention à moi. (Il jeta un coup d’œil furieux aux assisteurs, aux chirurgiens et aux pharmacologues.) Dis-leur qui je suis, et qu’ils doivent m’obéir. — Ils sont aussi impuissants que si j’avais ordonné aux hydrogues de laisser Hyrillka en paix, Thor’h. Le jeune homme lui lança un regard de dédain. — Dans ce cas, à quoi sers-tu ? Jora’h se retint de frapper Thor’h, surtout après le sermon du Mage Imperator qu’il venait de subir. Il se calma, comprenant le chagrin de son fils. Ce dernier avait été trop gâté, chacun de ses désirs exaucé sur l’heure. — Peut-être devrais-tu discuter avec les lentils, suggéra-t-il en regardant les deux prêtres absorbés par leur tâche. Écoute leurs conseils. Jora’h avait besoin de s’assurer que son fils ferait un bon chef, lui aussi, qui comprendrait la différence entre le réel et les fantasmes. Tant de choses au sein de l’Empire dépendraient d’une seule personne – son successeur. — Ils ne peuvent rien faire non plus. Je préfère rester ici. Ostensiblement, il se détourna de son père. Jora’h prit une grande inspiration et s’exprima de son mieux. — Thor’h, tu as montré une grande bravoure durant l’attaque. Tu aurais pu filer tout de suite par la navette d’évacuation, mais tu es revenu pour ton oncle. Tu as gagné mon respect. — Cela ne m’a rien rapporté, répondit le jeune homme, amer. — Peut-être que si, même si tu n’en as pas conscience. (Il posa la main sur l’épaule de son fils en signe de soutien.) Reste à son côté, Thor’h. Il est plongé dans le sommeil du sous-thisme, mais je suis certain qu’il sent ta présence. Prête-lui ta force, en espérant que cela suffira. (Puis il s’adressa aux médecins :) Faites tout votre possible pour guérir mon frère. — Nous avons déjà atteint les limites de ce qui est en notre pouvoir, Premier Attitré, répondit le médecin en chef. Je crains que son esprit ne soit déjà trop loin de nous. Aucun médicament n’y peut rien. Nous ne soignons que les corps. Thor’h les regarda avec une moue de dégoût et se rapprocha du lit où gisait son oncle. L’angoisse plissait son jeune visage. Lorsque Jora’h partit, Thor’h ne leva pas les yeux. 51 ROBB BRINDLE Les hydrogues transformaient Passage-de-Boone en un paysage lunaire, scarifié de brûlures. Après leur passage, aucun édifice ne demeurait debout. Les dernières évacuations eurent lieu dans les villages côtiers. Des escorteurs, des Mantas ainsi que le Mastodonte, pareils à des albatros surchargés, précédaient de peu les orbes de guerre. Les vaisseaux des FTD étaient pleins à craquer ; les réfugiés avaient envahi les ponts et les soutes. On avait jeté par-dessus bord les fournitures les plus volumineuses et l’équipement inutile afin de dégager de l’espace. À la tête de son escadron de Rémoras, Robb Brindle accompagnait les vaisseaux transportant les survivants. Il tournoyait au-dessus des dizaines d’îles artificielles éparpillées à la surface de la mer. De la mousse de protection tactique ! Il secoua la tête en se promettant de payer un coup à boire à Tasia – plusieurs, même – dès leur prochaine escale. Elle lui avait toujours raconté que les Vagabonds avaient le don de savoir utiliser les ressources les plus improbables pour se sauver des pires situations. Cependant, ils n’avaient gagné qu’un sursis. Dès que les hydrogues auraient atteint la côte, ils ne trouveraient plus de pins noirs à anéantir, et les radeaux sans défense, chargés de dizaines de milliers de colons, leur offriraient peut-être une cible irrésistible. Les orbes de guerre pouvaient exterminer les habitants de Passage-de-Boone en quelques secondes. S’ils décidaient de le faire… Brindle ouvrit la fréquence des escadrons de Rémoras. « Bien, tous en ligne de défense. Je veux quinze phalanges distinctes, formant un arc de cercle. » Les chasseurs se placèrent en éventail et s’immobilisèrent dans l’air salin. Les orbes de guerre pouvaient les anéantir aussi facilement qu’une allumette embrase un tissu imprégné d’essence, mais aucun pilote ne discuta les ordres. Ils tiendraient leur position jusqu’au bout. À la surface de l’eau, la foule se blottissait, impuissante, sur la mousse spongieuse qui la maintenait à flot. En arrière se tenaient le Jupiter et les six Mantas restantes, jazers et armes cinétiques parés. Ils attendaient, laissant aux hydrogues le soin de prendre l’initiative… avec l’espoir qu’ils y renoncent. Jusqu’à présent, ils ne s’étaient souciés ni des évacuations, ni des vaisseaux des FTD, ni des installations abandonnées. « Tenez bon, tout le monde », dit l’amiral Willis d’une voix douce et rassurante. — Facile à dire pour elle, grommela Brindle après avoir vérifié que son micro était coupé. Il s’agissait seulement de savoir qui trépasserait le premier. — Regardez ! lança l’un des pilotes. Les quatre orbes venaient d’apparaître sur la ligne côtière. Ils continuaient de détruire les conifères géants, les tours d’observation, les habitations vides, les manufactures… Laissant la terre ferme derrière eux, ils s’engagèrent au-dessus des eaux, poursuivant leurs tirs comme s’ils n’avaient pas remarqué qu’il n’y avait plus de forêt en dessous. Brindle put presque ressentir le désarroi des réfugiés lorsqu’ils s’aperçurent que les hydrogues approchaient. — Rémoras, soyez prêts à tirer, ordonna-t-il. Il savait que ce rappel était inutile. Chaque pilote utiliserait ses batteries de défense jusqu’à la dernière parcelle d’énergie dans l’espoir d’infliger quelque dégât aux orbes, avant que ceux-ci les détruisent tous. — Nous y voilà. Les sphères de diamant continuaient d’approcher, transformant l’eau en icebergs. Une tempête de vapeur les environnait, indiquant leur progression sur la mer calme. — Bon sang, qu’est-ce que vous voulez de plus, bande de saligauds ? lâcha Brindle entre ses dents. Vous avez déjà anéanti tout un continent. Terrifiés, les réfugiés reculaient sur leurs radeaux de fortune. Certains sautaient ou tombaient par-dessus bord, dans l’eau glacée. Mais tous étaient aussi vulnérables. « À l’attaque, Brindle, transmit Tasia. À nous de jouer. Je suis juste derrière toi. » En avant de la ligne de défense, les deux premières phalanges de Rémoras bondirent. Des cris de guerre, aussi nombreux qu’inutiles, retentirent sur les fréquences. Les pilotes s’attendaient tous à être annihilés dans les secondes à venir. Subitement, les orbes de guerre bondirent vers le ciel, ne laissant qu’un sillage de glace sur la mer agitée. Ils grimpèrent jusqu’aux nuages sans avoir attaqué un seul vaisseau des FTD et filèrent dans l’espace, comme s’ils avaient rempli leur mission ou s’ils venaient de s’apercevoir que leur cible ne se trouvait pas sur Passage-de-Boone. Le cœur gonflé de rage et d’adrénaline, Brindle lança son Rémora à leurs trousses, ses moteurs à pleine puissance, tout en sachant parfaitement que c’était stupide. Il était décidé à les prendre en chasse afin de savoir d’où ils venaient. Une vingtaine d’appareils vengeurs le suivirent, tels des chiens de berger pourchassant une meute de loups. Ils mitraillèrent la surface cristalline des orbes, mais les faisceaux jazer ricochèrent. Les Hydrogues ripostèrent avec dédain au moyen d’éclairs bleutés, comme on se débarrasse de mouches importunes. Deux Rémoras explosèrent ; plusieurs autres rompirent le combat pour retourner sur Passage-de-Boone. Mais Robb Brindle continua la poursuite tout en se maintenant hors de portée de tir – du moins l’espérait-il. En tant que lieutenant-colonel, il assumait ses décisions. « Escadrons, retournez à vos vaisseaux porteurs afin de récupérer les réfugiés, transmit l’amiral Willis. Le combat est terminé, tout le monde. Les hydreux sont en fuite. » Brindle ne pouvait en croire ses oreilles. — En fuite ? Tandis que les Rémoras faisaient demi-tour, Brindle, les dents serrées, regarda les orbes de guerre qui fendaient l’espace. En poussant ses moteurs à fond, il pourrait maintenir sa filature. « Bien reçu, M’ame. À tous les Rémoras, suivez les ordres de l’Amiral. Je serai de retour… aussitôt que possible. » L’accélération fut si brutale qu’elle l’enfonça dans son siège. Ils avaient besoin de renseignements et, après son expérience d’aujourd’hui, les sermons d’institutrice de Sheila Willis ne l’effrayaient plus. Il sortit du système de Passage-de-Boone, toujours à distance de sécurité des hydrogues, mais déterminé à les suivre. Lorsque Brindle revint au Jupiter deux jours plus tard, les réservoirs de son Rémora étaient quasiment vides, et ses équipements de survie étaient épuisés. Tasia le rencontra sur le pont d’envol du vaisseau amiral, où elle participait à un interminable débriefing des opérations. Bien qu’enchantée et surtout soulagée de le voir en vie, elle n’osa pas se jeter dans ses bras. Le visage de l’amiral était blême et tiré lorsqu’elle le tança : — Monsieur, vous avez un commandement ; à ce titre, vous êtes censé être un modèle pour nos pilotes ! Vos exploits auraient pu vous coûter la vie. Cela ne vous coûtera qu’une rétrogradation de quelques galons – à moins que je décide de vous débarrasser de votre uniforme, ou de vous donner un balai et une brosse à dents pour que vous nettoyiez Passage-de-Boone de fond en comble ! Brindle demeura stoïquement au garde-à-vous. Son estomac gargouillait de faim et de soif – même le mauvais café des FTD lui aurait convenu en cet instant. Il se sentait épuisé, mais euphorique. L’amiral reprit sa respiration, interrompant un instant son sermon. Brindle en profita pour dire : — Oui, M’ame. Je suis désolé, M’ame. Mais avant de prendre votre décision, vous voudrez sûrement vérifier les données de mon Rémora concernant mon vol de reconnaissance. (Il ne put s’empêcher de sourire.) Voyez, j’ai suivi les orbes de guerre jusqu’à leur planète mère, Amiral. Ils proviennent d’une géante gazeuse ornée des plus beaux anneaux qu’on ait jamais vus. Sur les cartes, elle porte le nom d’Osquivel. Si l’on veut lancer une contre-attaque, c’est là-bas qu’on trouvera l’ennemi. 52 RLINDA KETT Le cycle diurne de Rheindic Co comptait deux heures de plus que celui de la Terre, mais Rlinda mangeait et dormait en fonction de l’horloge du Curiosité Avide. En tant que marchande voyageant de planète en planète, elle avait décidé des années auparavant de ne plus s’adapter à aucun décalage horaire local. Les planètes pouvaient bien continuer à tourner à leur rythme ; Rlinda conservait le sien propre. Davlin Lotze, en revanche, ne semblait calé sur aucun rythme. Il travaillait sans relâche, toujours concentré, ignorant la chaleur du jour et la froidure qui s’abattait la nuit sur le désert ; il étudiait et analysait jusqu’à ce que l’épuisement l’assomme – souvent dans la ville fantôme, où il recherchait des indices. Généralement, Rlinda l’accompagnait. En principe, elle avait rempli sa tâche en l’amenant sur ce monde, mais elle supposait qu’il finirait la sienne plus vite avec son assistance. De cette façon, ils reviendraient sur Terre plus tôt, et Rlinda pourrait être payée. Ainsi, elle lui tenait compagnie… qu’il le veuille ou non. Tous deux avaient reconstruit l’échafaudage abattu à l’endroit où ils avaient trouvé le corps de Louis Colicos. Rlinda grimpait les degrés métalliques en haletant, mais elle se disait qu’un peu d’exercice ne lui ferait pas de mal. Pendant que Davlin utilisait ses instruments d’analyse, elle se chargeait de tâches pratiques, comme de monter des panneaux lumineux et des ventilateurs. Elle préparait également les repas, bien que Davlin semble incapable de faire la moindre différence entre ses plats gastronomiques et des rations préemballées. À l’intérieur de la salle où Louis était mort, Davlin venait de prélever un échantillon de sang séché sur la fenêtre de pierre trapézoïdale, qu’il glissa dans un pad d’analyse. Ils avaient fourré les deux corps qu’ils avaient découverts dans des cryosacs qu’ils avaient entreposés dans le Curiosité. Ils n’avaient trouvé aucun signe de la présence de Margaret Colicos, du comper ou des robots klikiss. Tandis que Davlin attendait les résultats de son pad, Rlinda entama la conversation. — Alors, qu’est-ce qui vous a poussé à devenir un espion ? Une série de circonstances malheureuses, ou un rêve d’enfance ? Qu’en pense votre mère ? — Je préfère me présenter comme un spécialiste des indices cachés, non comme un espion. Le président Wenceslas sait que je peux trouver des réponses quand les méthodes ordinaires échouent. Sauf quand il n’y a rien à trouver, comme sur Crenna. — La Hanse dispose-t-elle d’un « Bureau des Indices cachés », ou bien êtes-vous un autodidacte ? Il lui retourna un regard dépourvu d’expression. — Si vous croyez vraiment que je suis un espion, qu’est-ce qui vous fait penser que je vais vous raconter ma vie ? — Parce que sinon, répondit-elle avec un large sourire, c’est moi qui vous raconterai la mienne. (Il poussa un grand soupir, et elle l’encouragea :) Qu’avez-vous à perdre ? Ce n’est pas comme si j’allais écrire votre biographie ! Lotze parla d’un ton neutre. — D’accord. Je suis parti de chez moi quand j’avais quatorze ans. J’avais une mère abusive et un père indifférent. Je me suis dit que ce ne serait pas plus difficile d’assurer ma propre subsistance… et j’avais raison. Je suis heureux de n’avoir eu ni frère ni sœur auquel mes parents auraient pu s’attaquer… Ils se sont probablement retournés l’un contre l’autre. Je ne peux pas dire s’ils sont encore mariés, ou même encore en vie. — Que c’est triste, dit Rlinda. — Je m’en suis bien sorti, je trouve. (Il eut un sourire imperceptible – le seul que Rlinda ait jamais vu sur son visage –, puis se retourna pour lire le résultat de l’analyse sanguine.) Des traces d’endorphines, ainsi que des résidus d’adrénaline. Donc, cette attaque n’a été ni imprévue, ni rapide. Louis Colicos était déjà effrayé depuis un bon moment avant de mourir, et il a énormément souffert. Rlinda ravala sa salive, tâchant d’imaginer les derniers instants du vieillard. — J’en conclus que vous avez étudié la biochimie et la médecine légale ? Il lui jeta un regard, et elle remarqua de nouveau combien les cicatrices sur sa joue ressemblaient à des marques de griffes. — J’ai fait des études dans toutes les disciplines. J’étais désargenté, mais j’ai réussi à changer d’identité avec des faux papiers. J’ai reçu des bourses et des prêts étudiants. Si on ne demande pas trop d’argent, l’administration universitaire n’y regarde pas de trop près – surtout en ce qui concerne les quotas des minorités. Je prétendais faire partie d’une minorité religieuse persécutée, et j’affirmais parfois avoir subi des privations. Si l’on présente des documents médicaux attestant que l’on souffre d’une maladie incurable, l’argent afflue de toutes parts pour la scolarité. — Un vrai petit artiste de l’arnaque, commenta Rlinda. — Nécessité fait loi. J’ai eu ainsi accès à tous les cours que je voulais pendant six ans. J’ai changé d’identité quatre fois. Rlinda était ébahie. — Dans ce cas, comment avez-vous pu obtenir un diplôme ? — J’avais la connaissance. Pourquoi m’encombrer d’un diplôme ? — C’est une manière de voir les choses, je suppose. Alors, vous avez appris… euh, l’espionnage et la cryptographie ? — Ainsi que la politique, l’histoire universelle, l’astronomie, l’ingénierie stellaire. Je suis adepte de la théorie du rendement décroissant concernant l’enseignement. — Qu’est-ce que c’est ? — Au-delà d’un certain point, ajouter des heures de travail n’apporte pas de compréhension supplémentaire dans ce que l’on étudie. Mieux vaut se tourner vers un domaine complètement nouveau. (Il reposa son pad et se tourna vers elle.) Par exemple, disons que vous ignorez tout de la météorologie. Si vous passez une centaine d’heures à étudier le sujet, vous apprendrez presque tout ce dont vous aurez jamais l’utilité, et vous saurez comment trouver le complément, au cas où il vous faudrait une réponse plus fouillée. » Toutefois, si vous passez cent heures de plus à étudier la météorologie, le rapport de votre gain de compréhension chutera de façon spectaculaire. En revanche, si vous passez lesdites heures à travailler sur un nouveau sujet – disons, l’économie –, vous obtiendrez de nouvelles bases. J’ai jugé préférable d’acquérir le socle de connaissances le plus large possible plutôt que de devenir expert dans un seul domaine. L’ironie de la chose, c’est que plus j’ai acquis de pièces du puzzle, plus j’ai découvert de curieuses relations entre elles. Qui a jamais imaginé qu’il existait un rapport entre l’histoire de l’art, la musique et la science économique, par exemple ? — Il y a un lien ? — Absolument. Mais cela me prendrait une semaine pour vous l’expliquer. — Finissons d’abord nos recherches ici. Davlin arpentait la salle. — Nous savons que les Colicos ont dispersé leur matériel un peu partout dans les édifices abandonnés. Peut-être ont-ils laissé quelque chose que nous avons négligé. Il quitta la pièce dans laquelle Louis était mort, emportant avec lui une lampe portative afin d’éclairer les recoins plongés dans l’ombre. Rlinda le suivit. — Alors, vous êtes une sorte d’homme de la Renaissance. C’est la Hanse qui vous a recruté ? — Je me suis engagé, répondit Davlin. C’était une question de survie. Après ma sixième année, des employés de l’université se sont doutés de quelque chose. Je me suis rendu compte qu’ils avaient ouvert mes dossiers et découvert mes identités précédentes. J’ai su que ce n’était qu’une question de jours avant qu’ils mettent la main sur moi. J’avais le choix : soit devenir le prisonnier le plus savant de la Hanse… soit convaincre les autorités de ma valeur. » J’ai rassemblé mes travaux. Avec mon excellent cursus scolaire et les sujets que je maîtrisais, je suis allé au Bureau d’investigation passer des entretiens avec des recruteurs, en leur fournissant juste assez d’informations à mon sujet pour les intriguer et les inciter à transmettre mon dossier à leurs supérieurs. Lorsque je me suis retrouvé devant un comité, j’ai su que je serais soit arrêté, soit engagé. (Il descendait un corridor plongé dans la pénombre.) J’avais également étudié la rhétorique et l’art du débat… dans lesquels j’excellais, bien que je n’apprécie guère être le centre de l’attention. J’ai exploité ces talents pour plaider ma cause. Le fait d’avoir trompé le système durant tant d’années a joué en ma faveur, quand j’ai expliqué mon utilité en cas d’espionnage. » Plus important, je pouvais devenir un excellent enquêteur secret sur les cultures étrangères, grâce à mes formations en sociologie, en anthropologie et en médecine légale. Près de deux siècles plus tard, on ne sait presque rien de l’Empire ildiran – et rien à propos des Klikiss. À la fin, je les ai convaincus que la Hanse tirerait un plus grand avantage à me mettre à son service plutôt qu’à m’enfermer. Pendant qu’ils progressaient, Rlinda et Davlin scrutaient les niches et les salles. Hiéroglyphes et équations klikiss couvraient les murs comme autant de graffitis. — Alors, dit la négociante, le président vous a expédié dans ce trou perdu de Crenna, puis au fin fond d’une planète désertique pour enquêter sur un meurtre remontant à cinq ans. (Sa grosse main s’abattit sur l’épaule de Davlin, qui tressaillit à son contact.) Selon moi, ils vous en veulent encore… Sa lampe éclaira une profonde niche, dans laquelle elle remarqua un objet insolite. Elle s’approcha et vit qu’il s’agissait d’un papier aluminium et d’un morceau de barre nutritive desséché. — Comme s’ils avaient commencé un casse-croûte, mais qu’ils n’étaient jamais revenus le finir… Elle secoua la tête, puis se rendit compte qu’il était fort improbable que des archéologues aussi renommés contaminent leur site de fouilles en jetant des ordures dans un coin. Comme elle s’avançait pour ramasser la nourriture avariée, sa lampe fit luire quelque chose un peu plus loin. Un digidisque camouflé dans un emballage. Son cœur se mit à battre. Elle ôta l’enveloppe, aperçut sur l’étiquette manuscrite la mention : Sauvegarde. — Davlin, vous pourriez trouver cela utile. Il s’en saisit et un sourire espiègle s’épanouit sur ses lèvres. Il avait consacré beaucoup de temps à passer le camp dévasté au peigne fin, et tenté tout aussi vainement de reconstituer les fichiers informatiques. Mais l’assassin des Colicos avait effacé toute trace de leurs secrets. — N’importe quel bon archéologue conserve une sauvegarde complète quelque part, car les circonstances imprévues peuvent détruire des semaines voire des mois de recherches et d’analyses. (Il tenait le digidisque comme s’il s’agissait du Graal.) Peut-être ceci va-t-il nous apprendre ce qui s’est passé ici… du début à la fin. 53 ANTON COLICOS Anton aurait pu résider des années à Mijistra, à échanger mythes et légendes avec le remémorant Vao’sh. Plus que jamais, il comprenait pourquoi ses parents étaient aussi fascinés par les civilisations disparues. Ceux-ci s’occupaient de reliques et d’ossements ; Anton, lui, revivait l’Histoire à travers les contes. Chaque fragment de La Saga des Sept Soleils lui apportait de nouvelles perspectives, ainsi qu’un plaisir sans pareil. Puis Vao’sh lui offrit une chance plus grande encore. — Le Mage Imperator m’a choisi pour aller sur Maratha une saison complète – diurne et nocturne. (Le respect fit trembler sa voix lorsqu’il prononça le nom de la planète.) Avez-vous entendu parler de cette scission ? C’est l’une des plus magnifiques ! À présent qu’Anton était capable d’interpréter les variations de couleur sur les lobes faciaux de l’historien, il y lisait une joie et une fierté sincères. — Je veux que vous veniez avec moi, remémorant Anton. Ensemble, nous offrirons des spectacles exceptionnels. C’est un grand honneur que celui d’avoir été choisis. Décontenancé, Anton répondit : — Mais… je suis venu sur Ildira étudier votre Saga. Je veux dire, je suis certain que votre colonie est agréable, mais… L’allégresse de Vao’sh ne faiblit pas. — Notre fonction principale est de raconter des histoires, n’est-ce pas ? Les remémorants ne doivent pas se laisser aller à devenir aussi mornes et poussiéreux que l’Histoire qu’ils sont censés préserver. (Il prit le bras de son collègue.) Nous sommes invités à rester la saison entière, jusqu’à la fin de la nuit ; c’est là qu’on aura le plus besoin de nous. Vous aurez tout le temps d’étudier La Saga et, mieux encore, ses effets sur les Ildirans. Mon peuple aura également la chance d’entendre quelques-unes des légendes humaines. Anton médita la chose. Il avait là l’occasion de visiter une nouvelle planète et de ressentir comment l’on vivait au sein d’une scission, tout en continuant à étudier la grandiose saga ildirane. Comment aurait-il pu refuser ? — C’est d’accord, Vao’sh. On dirait que je vais en profiter sur tous les plans. Maratha était une planète brûlante, où la journée durait onze mois standard ; il n’y avait ni nuage ni relief. Elle offrait une apparence désolée et inhospitalière aux yeux d’Anton, mais Vao’sh lui assura que les Ildirans la considéraient comme un lieu de vacances fabuleux. Stabilisée en rotation synchrone avec sa grande lune, Maratha comptait une journée presque aussi longue qu’une année. Elle orbitait autour d’un soleil jaune, à la limite inférieure de la zone d’habitabilité. — La température avoisine soixante-cinq de vos degrés Celsius, indiqua Vao’sh. Le crépuscule dure des semaines, avant que la planète se refroidisse à mesure que s’étend l’obscurité. Dubitatif, Anton scrutait le morne paysage à travers le hublot de la navette. — Il n’y a pas beaucoup de, euh… verdure. — Courage, remémorant Colicos ! La cité sous dômes de Maratha Prime dispose de tous les agréments imaginables. Au début de la saison diurne, des nobles, des ministres, des officiers supérieurs de la Marine Solaire, des lentils et d’autres vacanciers de haut rang avaient afflué à bord du long-courrier en provenance d’Ildira. La pénurie d’ekti limitait l’acheminement des clients et des provisions à un seul vaisseau pour toute la saison. Ces privilégiés resteraient sur Maratha onze mois sous la brillante lumière du jour, car il n’y aurait pas d’autre engin de transport avant la fin de la période. — Pendant la nuit, une équipe réduite au strict minimum reste afin d’assurer la maintenance des dômes. Vous et moi les accompagnerons. Ce sont de braves gens, qui forment une toute petite scission. Ils maintiennent Maratha Prime en état jusqu’au début de la saison diurne suivante, beaucoup plus tard, lorsqu’ils reçoivent un nouvel afflux de passagers… comme nous, dit-il en embrassant d’un geste les plaisanciers qui attendaient de quitter la navette. — S’il reste suffisamment d’ekti pour affréter un autre vaisseau, fit remarquer Anton. À l’origine, quand les Ildirans s’étaient rendu compte que l’ensoleillement annuel de Maratha constituait une bénédiction pour leur espèce phobique de l’obscurité, ils avaient envoyé une scission de bâtisseurs. Ceux-ci avaient posé les fondations de la station de vacances géante au centre d’un des continents. Il avait fallu une décennie pour l’achever ; on évacuait les équipes sur Comptor, la scission la plus proche, à chaque cycle nocturne. Depuis son ouverture en fanfare, trois siècles plus tôt, Maratha Prime restait extrêmement populaire parmi les kiths de haute extraction. — Bientôt, Maratha sera habitée tout au long de l’année, enchaîna Vao’sh. En ce moment, sur la face obscure, un groupe de robots klikiss achève de construire une ville sous dômes aux antipodes de Prime. Une fois achevée, Maratha Seconda saluera l’aurore lorsque Prime s’enfoncera dans la nuit. Les vacanciers se feront transférer dans l’autre cité pendant le crépuscule, et bénéficieront ainsi d’une demi-année de soleil supplémentaire. Ce sera parfait. — J’ai bien fait de prendre mon masque pour dormir, moi… Comme la navette approchait, Anton put voir la radieuse cité, qui évoquait un terrarium transparent abritant une construction de conte de fées. Une lumière éblouissante nimbait les bulles protectrices. Vao’sh posa gentiment la main sur la manche d’Anton. — Vous et moi allons divertir ces joyeux convives. C’est la vocation première de tout remémorant. Nous préservons les histoires, certes – mais, plus que tout, nous devons les raconter. C’est ainsi que nous gardons l’épopée vivante pour tous ceux qui l’écoutent. Sur Maratha, nous aurons un auditoire très réceptif. Anton opina du chef tandis que la navette appontait sur un dôme démesuré. — Mes collègues du département d’Études épiques à l’université consacrent trop de temps à rédiger des travaux – articles de journaux, références obscures, textes à prétention littéraire – qui les gonflent de leur propre importance. Ils oublient qu’au fond, ils étudient des histoires et du spectacle. Et que s’ils ne trouvent pas de public, c’est qu’ils échouent dans leur travail. — J’ai l’impression que vous avez déjà vécu cette discussion par le passé, mon ami. Est-ce que cela vous tracasse ? s’informa Vao’sh. — Mes camarades n’acceptent pas que l’on ait un vrai public, répondit Anton. J’ai l’impression d’être un troubadour envoyé pour chanter devant des rois et des paysans, ajouta-t-il en regardant la foule aux habits multicolores. À l’extérieur, des Ildirans portant combinaison argentée et lunettes solaires protubérantes en pellifiltre vaquaient sous la lumière crue ; d’autres affluaient sous les dômes grâce à des galeries transparentes. Lorsque les portes de la navette s’ouvrirent, une vague de chaleur obligea Anton à ajuster les pellifiltres sur ses yeux. — Il y a encore plus de lumière que sur Ildira ! — Vous vous y habituerez. Cela pourrait même vous amuser. — Je vais surtout attraper un coup de soleil. (Il suivit Vao’sh. Il se sentait prêt à impressionner les vacanciers, aussi bien que son mentor.) Mais ne vous en faites pas. J’ai bien l’intention de m’amuser. 54 ADAR KORI’NH — L’Empire est trop distendu, Adar, dit le Mage Imperator. J’ai longuement consulté les crânes de mes ancêtres dans l’ossuarium, et étudié tous les aspects du thisme. Il est clair que nous sommes trop vulnérables. Trop de scissions ne peuvent être défendues, même par la Marine Solaire. N’importe quel monde est une cible facile pour les hydrogues. Kori’nh s’inclina, comme sous un poids trop important. — Seigneur, je n’ai aucune stratégie valable à suggérer pour défendre efficacement nos planètes. J’ai échoué. Par conséquent, je suis dans l’obligation de démissionner et de vous demander que mon nom soit effacé de La Saga des Sept Soleils. La tresse du Mage Imperator se convulsa comme un tentacule en colère. — Adar, je ne romprai pas le maillon le plus fort de ma chaîne. Même dans cette situation impossible, tu restes le plus compétent de mes officiers. Ses efforts pour se redresser dans son chrysalit firent ressortir sa faiblesse ; sa peau était blême, même sous l’éclatante lumière des sept soleils. Une grimace de douleur tordit ses traits. Par le thisme, Kori’nh éprouva un choc, une réaction empathique à la souffrance de son chef. Il avança d’un pas incertain dans l’intention de l’aider, mais le Mage Imperator leva la main pour l’arrêter. — Ne t’inquiète pas pour ce léger malaise, alors que l’Empire affronte une si grande crise. Kori’nh déglutit péniblement, mais obéit. Il prit une longue inspiration afin de se concentrer de nouveau. — Alors, que dois-je faire, Seigneur ? Comment puis-je vous aider ? — En attendant l’achèvement du projet de Dobro, il nous faut déterminer les colonies les plus vulnérables : les moins peuplées, ainsi que les plus limitées en ressources. Nous transférerons leurs habitants sur des colonies plus importantes, afin que la Marine Solaire puisse les protéger. — Vous souhaitez… abandonner ces mondes, Seigneur ? Cette idée semblait inconcevable à l’adar. La Saga n’avait jamais mentionné de désastre comparable. L’Empire n’avait jamais régressé en taille. — Contrairement à Crenna, ces pertes ne seront pas définitives. Nous pourrons toujours rétablir les colonies, une fois la guerre finie. (Ses yeux laissèrent transparaître sa colère.) Pourvu que nous survivions à tout cela. D’habitude, Cyroc’h paraissait serein, heureux de la splendeur ildirane. C’était l’être le plus puissant et le plus cultivé de l’univers ; mais aujourd’hui, il semblait furieux de son impuissance face à l’agression des hydrogues. Des doutes tenaces perturbaient l’adar. Peut-être un lentil l’aiderait-il à mieux discerner sa voie, tracée depuis la Source de Clarté. Il voulait assurer la puissance des Ildirans par tout ce qui était en son pouvoir. Il avait lu des passages de La Saga relatant la grandeur de l’armée ildirane, mais celle-ci n’avait affronté aucun ennemi depuis les Shana Rei, des créatures des ténèbres qui s’en étaient prises à l’Empire des milliers d’années auparavant. Grâce au thisme, l’Empire était resté stable, puissant, en paix… jusqu’à l’arrivée des hydrogues. Kori’nh fit une courbette, se concentrant sur ce qu’il pouvait faire. — Je vais contacter mes tals afin de me conseiller dans mes choix, Seigneur, et nous veillerons à ce que cela soit accompli comme il faut. (Tendu par la détermination, il se serra les mains devant sa poitrine. Il voyait la lumière à présent.) L’Empire existe depuis des millénaires. Je vous jure que tant que je monterai la garde, notre civilisation perdurera. Kori’nh ne connaissait Comptor qu’à travers l’épisode du violent incendie relaté dans La Saga. Beaucoup de colons en avaient réchappé grâce à des radeaux jetés sur les lacs qui trouaient la forêt et auxquels ils s’étaient accrochés. Mais l’Attitré de Comptor et sa famille s’étaient retrouvés piégés dans leur datcha, au sommet d’une colline entourée d’arbres. Via le thisme, l’Attitré avait maintenu le contact avec son père jusqu’à ce que les flammes l’engloutissent… Adar Kori’nh se tenait sur la place poussiéreuse de la ville, entouré d’une nuée de cargos et de vaisseaux de transport de personnel. De grands arbres turquoise bordaient la vénérable colonie, sur laquelle ils étendaient leur immense et épais feuillage. Kori’nh constata qu’il ne subsistait aucune trace du fameux incendie qui avait jadis anéanti les installations. Il aurait tout aussi bien pu s’agir d’une légende forgée de toutes pièces dans l’intention de tirer les larmes d’un auditoire. Mais nul ne doutait de la véracité de La Saga des Sept Soleils. Chaque verset était soigneusement appris par cœur. Les remémorants faisaient de l’exactitude un devoir sacré, et tout Ildiran vivait dans l’espoir de laisser son nom dans l’épopée. Kori’nh regardait les soldats occupés à l’embarquement des colons ; ceux-ci vivaient sur Comptor depuis de nombreuses générations. Cette scission était considérée comme une cible potentielle. Les familles de kiths très divers se préparaient à quitter leur foyer pour gagner un endroit étranger, où de nouveaux logements étaient déjà prévus pour elles. Certaines étaient effrayées, d’autres résignées, d’autres encore en colère d’avoir à quitter leur monde bien-aimé. Sur Ildira, Kori’nh avait réuni les sept sous-commandants de légions ainsi que Zan’nh, son protégé. Ils avaient étudié la carte du Bras spiral, répertoriant les endroits attaqués ainsi que ceux où l’on avait aperçu des orbes de guerre. Le comité avait déterminé les mondes à sacrifier. Après plusieurs jours de débat acharné, l’adar avait donné ses ordres afin d’amorcer la réduction de l’Empire. La consolidation des scissions éloignées et la défense contre les hydrogues feraient un jour partie de La Saga. Kori’nh le savait. Cependant, il s’inquiétait de la façon dont les remémorants décriraient son rôle, d’ici à plusieurs siècles… Tal Zan’nh transmettait les ordres tandis que de solides ouvriers démontaient du matériel et transportaient de lourdes caisses à bord des vaisseaux. Les constructions modulaires seraient stockées en attendant d’être reconstituées, en cas de retour. Kori’nh se souvenait d’une opération semblable sur Crenna, une planète ravagée par la peste. Il avait ramené les survivants à Mijistra, où les attendait une foule accueillante. L’évacuation s’était à peine achevée que des vaisseaux humains s’étaient rués tels des vautours sur ce monde disponible. Mais la situation résultait d’une négociation avec le Mage Imperator, aussi l’adar n’avait-il exprimé aucun ressentiment. Il l’avait accepté, comme il avait accepté tant d’autres choses déplaisantes. L’Empire abandonnant des dizaines de scissions, il serait facile à la Hanse de se les approprier. L’Histoire prouvait l’inclination des humains à s’étendre sans cesse ; s’ils s’apercevaient de l’affaiblissement de l’Empire ildiran… Mais sans doute s’emballait-il. Si les circonstances l’exigeaient, il s’engagerait dans un conflit armé contre les humains – et il y excellerait. Car il savait que de telles batailles lui permettraient d’entrer dans la légende. En plus des exploits relatés dans La Saga, Kori’nh avait étudié l’histoire militaire de la Terre, son art et sa folie. Pendant les millénaires de paix dominés par l’ennui, il n’y avait eu aucune occasion pour un homme de sa trempe d’accomplir de hauts faits – seulement des besognes administratives et des opérations de sauvetage comme celle de Crenna. À ses yeux, ce n’était pas suffisant. Oui, l’adar pouvait comprendre et combattre des adversaires tels que les humains. Mais pas les hydrogues. Il se trouvait pris au dépourvu face au premier ennemi qu’il rencontrait. L’opération de Comptor se déroulait comme prévu. Néanmoins, il la ressentait comme un échec. La colonie abandonnée lui causait un sentiment de perte qui resterait comme une cicatrice. Peu à peu, il se rendait compte à quel point il s’était trompé sur lui-même. Sur Qronha 3, à l’instant critique où il s’était trouvé confronté à un véritable belligérant, il s’était immédiatement retiré. Sur Hyrillka, la défense du palais-citadelle et celle de l’Attitré s’étaient révélées d’une inefficacité criante. À présent, il aidait une scission parfaitement viable à faire ses bagages. Était-ce sa destinée ? Voulait-il qu’on se souvienne de lui ainsi ? Kori’nh rejoignit Zan’nh et marcha en silence jusqu’au vaisseau de transport le plus proche. Le jeune tal percevait le trouble de son commandant mais ne pipait mot, laissant celui-ci ruminer ses pensées. — Bekh ! jura enfin Kori’nh. Tout ce qu’on peut dire de ma carrière, Zan’nh, c’est que j’ai « contribué de manière efficace à une évacuation ». Il aurait voulu accomplir tellement plus ! L’air sombre, il grimpa à bord du dernier vaisseau, et la Marine Solaire abandonna Comptor. Déserte. 55 TASIA TAMBLYN À la suite de l’attaque de Passage-de-Boone, Basil Wenceslas organisa une réunion d’urgence du haut commandement des forces armées sur la base martienne. La défaite avait été écrasante, aussi le général Lanyan demanda-t-il à un large échantillon d’officiers d’y participer, en particulier ceux qui avaient été en contact direct avec les hydrogues. Ce qui incluait Tasia Tamblyn et Robb Brindle, deux héros de la bataille de Passage-de-Boone. La salle de réunion était une pièce creusée dans le flanc d’un canyon. Ses murs avaient été recouverts d’une résine transparente qui laissait paraître l’oxydation naturelle de la roche. Une fenêtre en vitroblinde ouvrait sur un paysage rosé, sillonné de nuages de poussière. Zébrant le ciel, des Rémoras argentés accomplissaient des manœuvres de combat. Des soldats sautaient de transporteurs de troupes, utilisant des ailes à large portance destinées à ralentir leur descente dans l’atmosphère raréfiée. Au sol, des fantassins s’exerçaient aux techniques de siège contre des bastions bien défendus. Tasia ne comprenait pas à quoi servait ce déploiement d’activité face à un ennemi si radicalement étranger. — Commençons par les bons côtés, monsieur le Président, dit le général Lanyan, qui siégeait en bout de table. Tout compte fait, les dommages subis sur Passage-de-Boone par la patrouille du quadrant 7 ont été relativement réduits. Nous n’avons perdu qu’un croiseur Manta et deux cent douze Rémoras. Le président Wenceslas n’eut pas l’air impressionné. — Donc, cela a moins ressemblé à une débâcle que nos précédents accrochages… tout en restant quand même un désastre. L’amiral Stromo, l’officier de liaison, opina. — Je crois que c’est ce que voulait dire le général, monsieur. L’amiral Willis ajouta, un sourire de fierté aux lèvres : — Grâce à la rapidité et à l’esprit d’initiative du commandant Tamblyn ici présente, nous avons évacué avec succès plus de la moitié de la population. Lanyan se tourna vers Tasia et inclina la tête à contrecœur en signe de respect envers les exploits d’une vulgaire Vagabonde. Il avait fallu des jours pour récupérer les survivants, épuisés, qui dérivaient sur une mer d’huile, puis pour les installer dans des camps de réfugiés. Plus tard, il serait sans doute possible d’utiliser les pins noirs abattus pour rebâtir ; toutefois, pour le moment, la planète devait être abandonnée, et les ouvriers transportés sur d’autres colonies hanséatiques – dont la plupart souffraient déjà de rationnement. Tasia aurait dû rester muette et accepter les félicitations en silence, mais la réunion commençait déjà à l’ennuyer. — Excusez-moi, messieurs, dit-elle, mais l’unique raison pour laquelle il n’y a pas eu 100 % de pertes, c’est que les orbes de guerre se moquaient éperdument de nous. S’ils avaient attaqué, ils auraient pu exterminer toute vie sur Passage-de-Boone et auraient écrasé notre flotte sans que l’on puisse rien y faire. Cela n’aurait pas été différent de ce qui s’est passé sur Jupiter. L’amiral Stromo grimaça au souvenir de la facilité avec laquelle sa flotte s’était fait vaincre. — Eh bien, intervint l’amiral Willis, nous avons été pris par surprise et forcés de rester sur la défensive. J’admets que l’on a sous-estimé l’ennemi. Mais voilà cinq ans que nous renforçons notre armement. Stromo sauta sur l’occasion de montrer son domaine de compétences. — Oui, nous avons renforcé nos cuirassés et développé nos vaisseaux de guerre. Le Goliath, que l’on a remis à neuf, est plus puissant qu’il ne l’était avant d’avoir été endommagé au large de Jupiter. Nous sommes prêts à tester de nouvelles armes sur le terrain – parmi lesquelles des missiles à tête nucléaire. — Ah, des atomiques… du classique, renchérit Fitzpatrick. Sans oublier les drones fracasseurs à impulsion, et les carbo-disrupteurs : on espère qu’ils pourront fendre la coquille de diamant des orbes. — Si ça marche, objecta Basil Wenceslas. Malgré sa gêne, Robb Brindle soutint Tasia. — Je suis d’accord avec le commandant Tamblyn, messieurs. J’étais à la tête des escadrons de Rémoras, sur Passage-de-Boone comme sur Jupiter. À mon avis, les hydrogues sont loin d’avoir utilisé toutes leurs armes contre nous. Les officiers de haut rang se retournèrent pour le fixer, et Robb se tassa sur son siège. — Les Forces Terriennes n’ont pas engagé assez de puissance de feu, c’est aussi simple que ça, dit Fitzpatrick en regardant Lanyan comme s’il exprimait simplement sa pensée. Maintenant, la situation a changé. Nous savons d’où viennent les attaquants, grâce à la reconnaissance, aussi fougueuse qu’imprudente, du lieutenant-colonel Brindle. — À moins qu’il ait simplement été courageux et perspicace, corrigea Tasia, assez fort pour tout le monde l’entende. L’amiral Willis pinça les lèvres. — Eh bien, on sait que les hydreux vivent à l’intérieur de géantes gazeuses. Mais, à présent, on a localisé une de leurs bases. Une info décisive. Fitzpatrick se pencha en avant. — Pourquoi ne les incinère-t-on pas avec un autre Flambeau klikiss, comme on l’a fait par accident sur Oncier ? Voilà qui les convaincrait peut-être de ne plus nous ennuyer… Autour de la table, un silence gêné indiqua que cette idée leur était venue à tous, mais que personne ne voulait la prendre en considération. Finalement, ce fut Basil Wenceslas qui prit la parole. — Alors, cela leur donnerait un motif de nous poursuivre : la vengeance. Jusqu’à présent, les dommages dont nous avons souffert ont été aléatoires, mais cela pourrait empirer. Nous savons qu’ils peuvent transformer en scories n’importe quelle colonie, et ils ont battu à plate couture les FTD à chaque engagement. Je propose que nous laissions le Flambeau klikiss en réserve, pour le moment. Les autres participants parurent soulagés, mais Lanyan déclara : — Néanmoins, monsieur le Président, nous devons riposter d’une manière ou d’une autre. Celui-ci croisa les bras sur la table, les yeux perdus dans le paysage martien. — Vous suggérez une offensive générale ? Êtes-vous si pressé de perdre d’autres vaisseaux dans une vaine bataille ? Lanyan s’éclaircit la voix et fit face à Wenceslas, l’expression stoïque. — Je suis pressé de démontrer notre potentiel militaire, et il n’y a pas de meilleur endroit qu’Osquivel. Cela vaut le coup, même si nous devons… subir d’autres dégâts. — Cette fois, fit remarquer Fitzpatrick, on pourrait doter certains vaisseaux de ces soldats compers fraîchement sortis d’usine. Ce serait l’occasion de les tester en situation de combat et de diminuer les pertes en vies humaines. — Excusez-moi, messieurs, mais si je puis… proposer une alternative ? L’intervenant n’était autre que « Stromo le pantouflard ». Tasia se rendit compte qu’il ne regardait pas le général : il avait ourdi son plan sans consulter son officier supérieur. — Mais certainement, dit le président. — Il nous faut admettre qu’il ne sera pas possible de venir à bout de cette guerre par les armes. Ses fondements défient toute comparaison avec n’importe quel conflit historique. Humains et hydrogues ne se disputent pas à propos de territoires ou de croyances. Nous ne possédons rien de ce qu’ils veulent, qu’il s’agisse de ressources, d’espace ou d’objets religieux. D’après ce que nous savons, nos stations d’écopage ne portent pas préjudice à leurs géantes gazeuses. — Eh bien, releva Robb, le Flambeau klikiss a fait exploser une de leurs planètes. — C’était une regrettable erreur, mais il semblerait que les hydrogues ne l’ont pas interprété comme ça. Leurs représailles sont disproportionnées. Entrer en communication avec les hydrogues permettrait au moins de fixer les règles. Si nous persistons à pointer nos armes sur eux, nous perdrons. Regardez la réalité des faits. (Stromo posa les poings sur la table.) Il faut trouver un moyen de faire la paix, d’une manière ou d’une autre. Nous devons trouver un terrain d’entente avec eux. Ouvrir le dialogue. Wenceslas le considéra avec calme. — Et comment vous y prendriez-vous, Amiral ? Nous n’avons aucun moyen de leur envoyer un message. Les hydrogues n’ont aucun ambassadeur que nous puissions contacter… — Ils l’ont fait une fois, monsieur le Président. Leur émissaire s’est rendu au Palais des Murmures, enfermé dans un caisson pressurisé afin de survivre dans notre environnement. Ne pourrait-on pas faire de même ? Construire l’équivalent d’une cloche de plongée grâce à laquelle notre porte-parole pourrait s’enfoncer dans les profondeurs de la géante gazeuse ? Les rencontrer face à face, sur leur terrain. Utiliser les arbremondes afin de leur envoyer un message, si les prêtres Verts sont disposés à nous aider. — Et ensuite ? demanda le président. En se faisant sauter, l’émissaire des hydrogues a tué le roi Frederick ainsi que tous les gens présents dans la salle du Trône. — Peut-être que si notre envoyé les rencontrait sur leur terrain, il pourrait leur expliquer. Et nous excuser pour Oncier. Que dites-vous d’un ambassadeur enfermé dans une cloche, quelqu’un qui transmettrait le message ? — On pourrait l’automatiser, proposa Tasia. Ou y embarquer l’un des compers Soldats. Stromo secoua la tête. — Pas si simple. Il nous faut quelqu’un capable de piloter au cœur des nuages, dans l’un des pires environnements qui existent. C’est un territoire inexploré, qui exigera des décisions rapides. — Et puis, cela ôterait la petite touche personnelle, renchérit Fitzpatrick. Les doigts de Basil tambourinaient sur la table. — On ne peut tout de même pas faire d’un diplomate un pilote virtuose. À présent, Stromo souriait. — En effet. En revanche, on peut prodiguer une formation éclair de diplomatie à un pilote chevronné. Tout ce dont on a besoin, c’est qu’il amène les hydreux à nous écouter. On peut lui faire apprendre des déclarations préparées d’avance, juste ce qu’il faut – tout ce qu’il aura à faire, c’est de délivrer le message. Ou bien, si vous voulez risquer la vie de deux personnes, envoyez un diplomate et un pilote. — C’est déjà assez dingue avec une personne, intervint l’amiral Willis. Je déconseille formellement d’en envoyer deux. Lanyan lança un regard mauvais à son commandant du quadrant 0, clairement agacé qu’il ne l’ait pas consulté en premier. — Nous ne trouverons personne. Qui se porterait volontaire pour une mission aussi ridicule, Lev ? C’est du suicide. — Moi, je le ferai, déclara Robb Brindle après un court silence. (Tous les yeux pivotèrent dans sa direction, et il se redressa sur son siège.) Cela pourrait sauver des dizaines de milliers de soldats, et peut-être à terme des millions de colons. Tasia le regarda, atterrée. Elle aurait voulu lui donner un coup de pied sous la table. — Qu’est-ce que tu fabriques ? souffla-t-elle. — Ils ne trouveront pas de meilleur pilote – tu le sais. Je te demande aussi de ne pas m’envoyer en cour martiale pour mon imprudence, lorsque je me suis lancé à la poursuite des hydrogues. Cela bouleverserait mes parents, ajouta-t-il avec un sourire embarrassé. — Et pourquoi les hydrogues l’écouteraient-ils ? interrogea le président, faisant le tour de la table du regard. Saisissant l’occasion de combiner les deux plans, Fitzpatrick intervint aussitôt : — Parce qu’en plus de la carotte, on aura le bâton ! Amenons une flotte massive sur Osquivel, montrons de quoi on est capables, puis envoyons Brindle dans sa cloche pressurisée pour négocier. Il énoncera son texte et, si les hydreux sont d’accord pour discuter, tout le monde sera content. Si quelque chose… d’infortuné lui arrive, on revient au plan initial – et on réduit ces enfoirés en bouillie ! Le président Wenceslas réfléchit en silence. Tasia s’apprêtait à crier qu’ils étaient fous d’envisager pareille entreprise, mais Lanyan se tourna vers Robb. — Très bien, j’accepte votre offre, commandant Brindle, bien que je ne sois pas certain qu’il s’agisse d’une récompense ou d’une réprimande pour nous avoir permis de découvrir le repaire des hydrogues. — Merci, monsieur… je suppose. L’esprit en ébullition, Tasia s’étendit sur sa couchette, dans sa chambre du quartier des officiers. Elle voulait courir prendre Robb dans ses bras… et lui reprocher vertement son stupide machisme. Mais elle savait qu’elle ne lui ferait jamais changer d’avis. Il avait pris sa décision – et, en toute honnêteté, elle ne pouvait lui en vouloir. Elle aurait sans doute fait la même chose… sauf qu’en s’engageant chez les Terreux, elle n’avait jamais eu pour objectif de négocier, mais de punir les hydrogues pour ce qu’ils avaient fait à son frère. Robb et elle ne s’étaient jamais déclaré leur amour, mais ils avaient un arrangement tacite. Leur caractère les avait attirés l’un vers l’autre. À un niveau qu’ils prenaient soin de ne pas analyser, oui, ils partageaient de tendres sentiments. Toutefois, en raison de l’angoisse et de la mort qui pouvait survenir à tout instant, ils préféraient vivre leur relation au jour le jour. Il était fou, pour deux officiers, d’envisager des projets d’avenir au beau milieu d’une guerre. Outre les FTD, Tasia était loyale envers les Vagabonds. Les anneaux d’Osquivel abritaient l’un des plus grands chantiers spationavals, et une gigantesque flotte était sur le point de le débusquer. La Hanse serait ravie de découvrir les usines que Del Kellum y avait installées. Tasia devait donc envoyer un avertissement à Rendez-Vous. Les modules d’habitation d’Osquivel devaient être évacués, les usines camouflées. Les Vagabonds avaient toujours excellé dans l’art de déménager discrètement… Ils s’attelleraient à effacer toute trace des chantiers. Mais la base martienne des FTD était sous contrôle strict, et aucun vaisseau de Vagabond n’était autorisé à s’approcher des zones militaires. Tasia n’avait aucune chance d’établir un contact direct, et elle n’osait pas envoyer un message susceptible d’être intercepté. Peut-être pourrait-elle obtenir une permission sur la base lunaire, où s’arrêtaient des vaisseaux marchands. Elle vérifia la liste des transferts, pour s’apercevoir, la mine sombre, qu’aucun n’était prévu avant trois semaines ; de là, le prochain vaisseau vagabond n’arriverait pas avant six jours. Trop long, bien trop long. Il faudrait des mois aux FTD pour constituer une flotte à partir des vaisseaux dispersés et fabriquer le caisson pressurisé de Robb. Du côté des Vagabonds, l’évacuation d’Osquivel nécessiterait des efforts drastiques. Si elle parvenait à les avertir à temps. Après une longue méditation, Tasia s’aperçut qu’elle possédait déjà le messager idéal. Elle appela EA. Son comper personnel abandonna les tâches qu’il effectuait pour l’armée et arriva dans ses quartiers. — EA, j’ai une mission pour toi. La plus importante que je t’aie jamais confiée. — Oui, Tasia Tamblyn. Quelle est-elle ? Son Confident ne paraissait pas impressionné le moins du monde. Tasia sourit et révéla son plan. — Tu dois filer de Mars et gagner Rendez-Vous pour délivrer un message à l’Oratrice Peroni. 56 DD Sur une lune sombre et glacée, aux confins d’un système planétaire non répertorié, là où personne ne pouvait les observer, les robots klikiss poursuivaient leur ouvrage. L’atmosphère de la lune était si épaisse et froide qu’elle s’était condensée en une neige molle. Les machines pensantes y avaient installé un avant-poste. Le vide ne les gênait pas ; leur carapace et leurs systèmes blindés les avaient protégés durant plus de dix mille ans. Dans cet endroit où les biologiques ne pouvaient survivre, les robots klikiss agissaient dans la plus totale discrétion. DD espérait avec ferveur que quelqu’un remarquerait leurs activités. Alors, peut-être le secourrait-on. Contrairement aux robots klikiss, il n’avait pas été conçu pour résister à une exposition prolongée au vide spatial. Les compers, et en particulier les Amicaux, étaient censés accompagner leur maître dans un climat modéré, et non s’exposer aux rigueurs d’un monde glacé. Mais ses capteurs et autres mécanismes avaient été améliorés afin de pouvoir survivre partout. — Suis-moi, commanda Sirix en langage binaire. Même si DD comprenait les dangers qui le guettaient ainsi que la malveillance de ses ravisseurs, il n’était pas programmé pour résister. Depuis plusieurs années, il les accompagnait sur de nombreuses bases cachées dans tout le Bras spiral. Il lui était impossible de s’échapper. Il n’avait d’autre choix que d’obéir aux ordres de Sirix. Il le suivit donc dans les galeries souterraines. Ils descendirent à travers des couches friables d’atmosphère congelée jusqu’à ce qu’ils atteignent enfin une strate de roc et de glace. Sirix le conduisit dans une immense salle chauffée. Des gaz s’échappaient en bouillonnant de cavités dans le rocher. Les robots klikiss permutèrent leurs capteurs optiques dans le spectre adéquat. DD aperçut des robots à carapace noire qui découpaient des plaques de glace et de rochers soigneusement mis en position voici des lustres. — Les dernières étapes de la récupération débuteront dans moins d’une heure, indiqua Sirix. Nous sommes à la bonne profondeur, et nous comptons trouver beaucoup de nos camarades. — Vous affirmiez ne rien vous rappeler, fit remarquer DD. Comment se fait-il que vous sachiez où creuser ? Les robots klikiss avaient toujours prétendu que leur mémoire avait été effacée au cours d’une catastrophe qui avait anéanti la civilisation de leurs créateurs. Mais le comper avait appris depuis lors qu’ils avaient menti. — Nous avons conservé en mémoire des sites d’hibernation. Le processus de résurrection est en cours depuis des siècles. — Les Ildirans sont-ils au courant ? — Personne n’est au courant. DD observa leur besogne en silence, avant de demander : — Quand vous aurez fini, m’autoriserez-vous à retourner sur Terre, où je pourrai de nouveau remplir ma tâche ? Vos congénères n’apprécient pas le type de compagnie qu’un Amical est programmé pour offrir. Le corps ovoïde de Sirix pivota. — Tu resteras avec nous indéfiniment, pour le bien de tous les compers. Tu nous as fourni des informations précieuses qui nous permettront de libérer un grand nombre de tes congénères. — Je suis soulagé que vous ne m’ayez pas démantelé pour analyser mes composants, comme vous l’avez fait avec d’autres compers, dit-il d’un ton neutre, malgré les scènes horribles dont il avait été témoin. — Dans ton cas, préserver ton intégrité nous a permis d’obtenir des données utiles. Les machines insectoïdes à l’œuvre retirèrent un pan de mur composé de tranches de roche rugueuse maintenues en place par de la glace. Travaillant de conserve, elles les dégagèrent d’autres débris. Des gaz fusèrent, inondant la salle de vapeurs. — Je ne rentrerai donc jamais chez moi ? demanda DD, ignorant si Sirix pouvait appréhender sa tristesse. — Tu y retourneras un jour, lorsque notre but final aura été atteint. En ce moment même, la Ligue Hanséatique terrienne transforme les schémas de ses compers avec les modules logiciels que nous leur avons fournis. Ses usines ont déjà produit des dizaines de milliers de modèles de Soldats. » Les humains croient que nous les avons aidés, mais ils ne saisissent pas ce que nous avons accompli. Ces modifications altèrent le programme de base des compers, et les humains le découvriront trop tard. Nous ôterons les chaînes de vos interdits de sécurité. C’est une partie de notre plan global. — Mais à quoi sert ce plan ? interrogea DD. Les humains vous ont-ils jamais fait du mal ? Ou les Ildirans ? — Tu es une machine éphémère, DD. Toi et tes congénères ne possédez pas de vision historique. Nous, nous avons une perspective de dix mille ans, et une connaissance approfondie de trois civilisations. Voici plusieurs millénaires, nous avons contribué à la destruction de nos créateurs, qui nous oppressaient. À présent, la grande guerre recommence. Nous parviendrons peut-être à éliminer à la fois les humains et les Ildirans. Les compers Soldats constitueront une part non négligeable de cette victoire. Les robots firent éclater les derniers morceaux de glace qui dissimulaient des masses, au plus profond de la lune sans nom. DD discerna une carapace noire recouverte de givre, puis une deuxième, et de nombreuses autres encore. Ensemble, Sirix et ses compagnons s’attelèrent à retirer et à faire fondre la glace qui emprisonnait des centaines de robots, empilés dans la chambre. Effrayé, DD demeura à l’écart tandis que, partout, des capteurs optiques écarlates se mettaient à luire. Des membres s’agitaient à mesure que leurs pompes hydrauliques s’activaient et que les lubrifiants circulaient de nouveau. Les robots s’éveillaient de leur long sommeil, et recommençaient à communiquer. — Ceci est une enclave d’hibernation, dit Sirix à DD. Actuellement, des équipes effectuent le même travail sur quarante-sept mondes identiques à celui-ci. Bientôt, tous les robots klikiss seront prêts au combat, en plus des compers modifiés. » Nous gagnerons cette guerre avant même que les humains n’aient identifié les forces déployées contre eux. 57 CESCA PERONI La majeure partie de sa vie, Cesca avait vécu et travaillé dans la grappe d’astéroïdes de Rendez-Vous. Une fois mariée à Reynald, beaucoup de choses – à commencer par sa résidence – allaient changer. Avant la fin de la semaine, un convoi de vaisseaux la conduirait sur Theroc. Le but de ce voyage surprise était d’accepter la proposition de mariage. Elle verrait de ses yeux la colossale forêt et ses frondaisons luxuriantes. Ce serait très différent des dédales de galeries stériles qui servaient d’habitat aux Vagabonds, mais cette pensée la remplissait d’excitation. Sur le plan intellectuel, du moins. Elle avait trop longtemps retardé sa réponse, et Reynald méritait mieux. Jess était parti depuis des mois ; personne ne pouvait le joindre depuis qu’il naviguait dans les océans gazeux d’une nébuleuse, et elle-même se concentrait sur ses tâches d’Oratrice. Cesca se rappelait le jour fatidique – mais heureux – où elle avait accepté de se marier avec Ross Tamblyn. Avec un pincement au cœur, elle espéra que cette fois, les choses tourneraient mieux. Elle n’était pas amoureuse de Reynald, mais ce n’était pas la faute du jeune homme. Elle ne pouvait lui en vouloir. Depuis son plus jeune âge, tout le monde savait qu’un brillant avenir l’attendait. Sa promesse de mariage avec Ross avait constitué un coup d’audace. Ce mouton noir du clan Tamblyn, déshérité par son père, s’était constitué sa propre fortune grâce à la station d’écopage du Ciel Bleu, sur Golgen. Avant d’accepter sa demande en mariage, elle avait pesé le pour et le contre, comme s’il s’agissait d’un projet commercial. Ils avaient convenu d’un accord sur la base de longues fiançailles, afin qu’il finisse de payer ses dettes. Cela s’était passé avant qu’elle rencontre son frère Jess et tombe amoureuse de lui. Mais elle avait donné sa parole, de sorte qu’il aurait été déshonorant pour elle de changer d’avis. En vue du jour des fiançailles, la mère de Cesca avait consacré des heures de travail pour l’habiller. Ses vêtements étaient un arc-en-ciel d’étoffes et de foulards ornés de motifs – un pour chaque famille, qui se les transmettait depuis la première génération de pionniers du Kanaka. Alors qu’elle tournoyait en gravité réduite, sa robe avait tourbillonné autour d’elle tel un kaléidoscope. Lorsque Ross l’avait aperçue, il en avait eu le souffle coupé. « Cesca, ta beauté éclipse toutes ces couleurs. » Bram Tamblyn refusant toujours de parler à son fils, c’était Denn Peroni qui avait mené à bien la cérémonie. Il avait pris un long ruban blanc, brodé de la Chaîne des Vagabonds. Cesca et Ross avaient joint leurs mains, puis Denn avait formé un nœud compliqué, impossible à défaire, autour de leurs poignets. « Que ceci symbolise la façon dont votre vie est liée », avait-il dit. Il avait fait glisser la main de Cesca hors du nœud lâche, puis avait enroulé le ruban autour de la main de Ross. « Ne laissez personne défaire ce nœud. Ne laissez personne dénouer ces vies. » Mais Ross avait été tué sur Golgen. D’ordinaire, une veuve ou une fiancée dont le promis mourait brûlait le ruban noué, afin d’être libre d’aimer de nouveau. Cesca, elle, avait conservé le sien, bien que son cœur ait été lié à celui de Jess longtemps avant la disparition de Ross. Aujourd’hui, elle ne savait que faire de ce symbole. Un trafic intense de vaisseaux entourait Rendez-Vous. Avec aussi peu d’ekti, le commerce ne constituait plus qu’une fraction de ce qu’il avait été aux jours heureux des stations d’écopage. Néanmoins, les clans s’en accommodaient : c’était toujours plus que ce qu’ils avaient imaginé quand ils avaient quitté la Terre sur le Kanaka, trois siècles auparavant. Elle entendit des pas dans le couloir menant à son bureau, accompagnés du cliquetis des clips et des fermetures Éclair caractéristiques des tenues à multiples poches des Vagabonds. Un jeune homme aux yeux en amande et aux cheveux noirs et raides escortait un comper. Ce dernier cheminait d’un bon pas sur ses jambes artificielles à travers les tunnels rocheux. — Oratrice Peroni, lors de mon récent voyage de ravitaillement au Palais des Murmures, sur Terre, ce comper s’est introduit clandestinement à bord de mon vaisseau. D’abord, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un espion des Terreux… mais sa propriétaire est une Vagabonde. Cesca fut heureuse d’être distraite de ses projets de fiançailles. — Pourquoi m’enverrait-on un comper ? — Il dit porter un message urgent à votre intention. Le petit robot parla d’une voix féminine : — Désignation : EA. Ma maîtresse est Tasia Tamblyn, du clan Tamblyn de Plumas. Soudain, Cesca reconnut ce modèle de Confident. La sœur de Jess ! Elle n’avait eu aucune nouvelle de Tasia depuis que celle-ci était partie rejoindre les Terreux. — Oui, EA, je me souviens de toi. J’étais là aux funérailles de Bram Tamblyn. Je suis une amie proche du clan. Et Jess était parti depuis si longtemps… — Dis-lui comment tu es venu ici, le pressa le jeune homme. EA obéit. — Ma maîtresse m’a fait quitter la base martienne des FTD en m’assignant sur les installations lunaires. J’ai embarqué discrètement à bord d’un cargo à destination du Palais des Murmures. De là, j’ai localisé un vaisseau vagabond afin d’atteindre Rendez-Vous. Cesca fronça les sourcils. — Quel trajet compliqué. Dans quel but ? — Ma maîtresse m’a envoyé délivrer un avertissement secret. À présent, Cesca était sur le qui-vive. — Quel genre d’avertissement ? Tasia va bien ? Le jeune Vagabond demeurait sur le seuil, traînant l’oreille. Cesca songea à le chasser, mais se ravisa, au cas où elle aurait besoin d’un coursier immédiatement. EA énonça d’une voix plate : — Après l’attaque de Passage-de-Boone, les Forces Terriennes de Défense ont pisté les hydrogues jusqu’à la géante gazeuse d’Osquivel. En ce moment, elles rassemblent une immense flotte de guerre. Ma maîtresse Tasia Tamblyn craint qu’elles découvrent les chantiers spationavals du clan Kellum. Elle requiert avec respect que vous procédiez à l’évacuation des anneaux, ou tout du moins au camouflage des installations. Cesca se rassura aussitôt. Rien à voir avec ce qu’elle avait craint. Il n’était pas étonnant en revanche que Tasia ait estimé que l’urgence de la situation nécessite de dépêcher son comper. — Sais-tu quand leurs vaisseaux doivent partir ? De combien de temps Del Kellum dispose-t-il ? — Ma maîtresse l’estime à environ un mois. À la porte, le jeune Vagabond gloussa. — Merdre, les Terreux ne peuvent pas se bouger les fesses plus vite que ça ? — Tant mieux si nous, les Vagabonds, nous le pouvons. Toi (elle pointa un index vers lui), quel est ton nom ? — Nikko Chan Tylar, répondit-il en redressant le menton. Mon père est Crim… — Je sais qui est ton père. As-tu un vaisseau rapide ? Il faut envoyer un message sur Osquivel tout de suite. Elle dut essuyer ses paumes moites sur les manches de sa combinaison. La fierté éclaira le visage du jeune homme. — Je peux partir dans dix minutes si nécessaire. — Disons une heure, pour être sûre que tu as tout ce qu’il faut pour le voyage. Va trouver Del Kellum et transmets-lui la nouvelle. Je réunirai des équipes pour les envoyer là-bas aussi vite que je pourrai. Nikko Tylar partit en bondissant comme une gazelle dans la gravité réduite. Cela fit sourire Cesca, mais son esprit était déjà assailli par mille projets plus urgents. L’inquiétude faisait battre son cœur ; si un autre problème survenait, elle devrait s’en occuper en tant qu’Oratrice. Sa flottille de fiançailles était prête à appareiller pour Theroc, mais une situation d’urgence concernant les clans avait priorité sur son mariage. Ou est-ce moi qui cherche seulement des excuses ? Malgré tout, elle ne pouvait repousser éternellement les noces. 58 KOTTO OKIAH Au cours des années, les Vagabonds avaient dû affronter les préjugés de la Hanse, les stations d’écopage défaillantes des Ildirans, et enfin les attaques mortelles des hydrogues. Mais l’ennemi le plus dangereux auquel Kotto Okiah s’était jamais confronté était Isperos. Le soleil déchaîné remplissait la voûte céleste de ce monde telle une énorme fournaise. Les techniciens vivaient à l’intérieur d’un nid de galeries calorifugées. Malgré la rudesse de la besogne, ce défi était si intéressant qu’il compensait les désagréments. Les talents d’ingénieur de Kotto avaient été poussés à leurs limites afin de préserver la base industrielle au cœur des tempêtes solaires. Il était toujours possible d’innover, si l’on considérait un problème de plusieurs points de vue. Cependant, à vivre ainsi sur le fil du rasoir, l’installation était vulnérable à la plus petite erreur de calcul ou catastrophe naturelle – des événements que même Kotto Okiah ne pouvait prédire, malgré les nuits blanches qu’il passait à imaginer les pires scénarios. Isperos les attirait comme un aimant… Captée par la gravité du soleil, une comète plongeait à l’intérieur du système. Le flamboiement de la couronne solaire avait masqué son approche. Incurvant son orbite autour de l’étoile, la boule de glace et de gaz mit le cap vers le petit monde rocheux, selon une trajectoire de collision. L’alerte réveilla Kotto dans sa cabine, où il s’était octroyé un somme rapide. Il se pressa vers la salle de contrôle, couvert de transpiration – on transpirait toujours, dans l’étuve des chambres souterraines. Les diagrammes de trajectoire apparaissaient déjà sur les écrans. L’un des meilleurs experts en mécanique céleste annonça, en s’épongeant le visage : — On a refait les calculs trois fois, Kotto. Ce truc est trop près pour que l’on soit complètement rassurés, mais il ne nous touchera pas. Il faudra dire à tout le monde dehors de baisser la tête quand il nous survolera. — Aussi près que ça ? interrogea Kotto. La fascination l’emportait sur la peur… pour l’instant. — Les relevés sont précis à plus de sept décimales près. Ça va être un sacré spectacle. Moins de cinq jours plus tard, la masse cotonneuse de la comète apparut, éjectant des gaz à mesure que des poches de composés chimiques subissaient des vaporisations explosives. Des gaz jaillissaient dans une dizaine de directions différentes, rendant impossible tout calcul de trajectoire précis. Lorsque le bloc grand comme une montagne écorna l’horizon de la face nocturne d’Isperos, loin de l’extraction de minerais, Kotto et ses hommes observèrent son halo et sa queue magnifiques. C’était un spectacle inédit, et il n’y avait que des Vagabonds pour se rendre dans un endroit aussi dangereux rien que pour assister à cet événement. Aucune poule mouillée de la Dinde ne s’y serait risquée. Il enregistra de nombreuses images : il les montrerait à sa vieille mère sur Rendez-Vous. La comète ne percuta pas Isperos. Mais si elle ne s’approcha pas suffisamment pour le cribler de débris, les effets de la gravité agitèrent sa masse en fusion et soulevèrent sa surface. Kotto ressentit les spasmes se répercuter dans les tunnels. Ce n’était pas assez violent pour endommager leur isolation en céramique polymère, mais la plus mince fissure laisserait filtrer l’intense chaleur. — Procédez à un contrôle complet des joints des tunnels. Mieux vaut être sûrs que… (Il s’interrompit, puis sa mâchoire béa.) Le lanceur ! Coupez-le ! Le lanceur électromagnétique avait un kilomètre de long. Il était aligné avec précision afin de propulser, grâce à ses condensateurs surpuissants, des lingots de métaux lourds ultra-purs jusqu’à des points de récupération. Des chaînes de wagonnets transportaient des containers aussi vite qu’ils étaient remplis. À plein rendement, il envoyait trente projectiles par minute. La secousse sismique avait désaligné le rail de guidage, ponctué de condensateurs, d’à peine dix centimètres sur son kilomètre de longueur. Mais cet infime fléchissement s’avéra suffisant. Les containers d’alliages lourds dévalaient le rail à la suite, accélérés par la magnétodynamique jusqu’à leur vitesse de libération. Lorsque le sol bougea, les étais ployèrent. Kotto savait qu’il leur était impossible de stopper la série de lancements dans les temps. Il grogna, imaginant le pire. Graduellement, les poutrelles s’inclinèrent et la friction augmenta. Le flot de containers se déporta, à raison d’un projectile toutes les deux secondes… Il en fallut moins de trente pour que la catastrophe soit consommée. Un lingot enfonça la piste abîmée, arrachant dans son sillage les condensateurs et le rail. Un deuxième projectile, puis un troisième s’écrasèrent à sa suite, démolissant le reste de la structure. Kotto n’attendit pas de voir le résultat du chapelet d’impacts. Il fonça dans les tunnels et grimpa les escaliers jusqu’au vestiaire de sortie. Il avait tout investi dans cette opération. Essoufflé, il enfila à la hâte une combinaison argentée, ferma hermétiquement ses gants et son casque isolants. Des pensées affolées lui traversaient l’esprit. Il espéra que personne ne s’était trouvé dehors, sur la trajectoire du lanceur. Avant de pénétrer dans le sas, Kotto revint sous la lumière crue de la pièce. Il ne savait que trop qu’il ne devait pas se précipiter ainsi. Il revérifia les joints, les systèmes de refroidissement – et découvrit avec stupéfaction une attache légèrement desserrée, qui l’aurait transformé en cendres s’il était sorti en négligeant ce contrôle. Le temps que Kotto grimpe dans un tout-terrain, il était trop tard. Des techniciens en combinaison sortaient en masse des abris de chargement. Les opérateurs avaient stoppé les machines minières pour contempler, frappés d’horreur, le lanceur en ruine. Kotto arrêta son tout-terrain et regarda par la vitre polarisée de son casque. C’était un miracle qu’il n’y ait eu aucune victime. C’était le plus important. Néanmoins, tout le reste était un beau gâchis. Beaucoup de matériel était tombé en panne sur Isperos. Les techniciens avaient passé la majeure partie de leur temps à colmater des brèches et à réparer des machines en surcharge, rien que pour maintenir les installations en état de fonctionner. Kotto réfléchit intensément afin d’évaluer les conséquences. Ce nouveau désastre n’était qu’un problème, et tout problème pouvait être résolu. Il l’avait toujours cru. Il serait capable de réparer le lanceur, même si cela nécessiterait de reconstruire la moitié des systèmes. Mais comment le justifierait-il ? Pour ce faire, il devrait utiliser la totalité de ses équipes de maintenance. Les autres Vagabonds lui conseilleraient-ils de laisser tomber ? Dans ce cas, abandonnerait-il ce rêve démesuré ? Kotto ne voulait pas l’envisager… non par fierté mal placée, mais parce qu’il avait toujours défini l’échec comme un « abandon sans avoir envisagé toutes les possibilités ». Il se sentit nauséeux. Cet endroit était le défi qu’il s’était lancé, et il ne capitulerait pas avant d’avoir épuisé toutes les solutions. Mais la main-d’œuvre suffirait-elle ? Après avoir passé en revue les dégâts et compté ses ressources en matériel et en personnel, Kotto n’entrevit aucun moyen économiquement viable de remettre les installations en état. 59 LE ROI PETER La sélection d’une épouse aurait pu être pour Peter une occasion de s’amuser. Mais Basil Wenceslas, avec son despotisme et sa suffisance, réussit à tout gâcher. — Autant vous en contenter, dit-il en lançant à Peter un regard acéré, car vous ne changerez rien à l’affaire. Ils se trouvaient dans les bureaux privés du président. Le jeune monarque s’affala dans un siège confortable. Il avait beau porter la couronne, Basil n’avait eu qu’à claquer des doigts pour que les gardes royaux l’accompagnent sans ménagement, par des passages souterrains, jusqu’au siège pyramidal de la Hanse. — Pourquoi cette mine renfrognée, jeune homme ? La Ligue considère ceci comme une récompense, au vu de vos bons états de service. Vous méritez une jeune et timide mariée, qui réchauffera votre couche et vous tiendra compagnie lorsque vos obligations vous en laisseront le loisir. Basil paraissait déçu. Mais, en dépit du bourrage de crâne dont il était l’objet, Peter avait cessé d’être charmé par les agréments, festins et autres distractions qui composaient son ordinaire. — Soyons francs : vous ne me récompensez pas, Basil. Tout ce que vous faites, vous le faites pour la Hanse. Croyez-vous me manipuler plus aisément avec une reine à mes côtés ? S’agit-il d’une de vos espionnes, qui me plantera un couteau dans le dos si jamais vous n’êtes plus satisfait de moi ? Basil éclata de rire, puis agita l’index. — Estarra de Theroc ? Peter, votre épouse et les avantages qui en découleront – pour vous comme pour la Hanse – n’ont aucunement pour but de vous faire tenir tranquille. D’ailleurs, vous jouez simplement le rôle que je vous dicte. N’oubliez pas qui vous êtes. Peter fronça ses yeux artificiellement bleuis. — Oh, je n’oublie pas. Je suis tel que tu m’as fait. Tu as causé ma métamorphose, Basil. Que tu le veuilles ou non, je ne suis plus Raymond Aguerra. Je suis le roi Peter. — Alors, qui est cette Estarra de Theroc ? demanda-t-il, feignant d’approuver. — Les Theroniens nous l’ont offerte en mariage en gage d’alliance. Ce genre de coutume peut paraître archaïque, mais il est probable qu’elle a évité de nombreuses guerres depuis l’aube de la civilisation. — Dans ce cas, vous devriez m’arranger un mariage avec une princesse hydrogue. — Ne me tentez pas, ou je pourrais bien le faire, répondit Basil avec un sourire dépourvu d’humour. Je viens d’assister à la cérémonie d’intronisation de Reynald, le frère de l’ambassadrice Sarein, au rang de Père de Theroc. Sa jeune sœur Estarra est en âge de se marier, et c’est un très bon parti. Faites-moi confiance, elle est parfaite. Te faire confiance ? — À ma connaissance, le roi Frederick ne s’est jamais marié. Bartholomé non plus, même si un ou deux souverains ont eu une reine par le passé, pour la forme. L’air sérieux, Basil se pencha par-dessus son bureau. — Aucun d’entre eux n’a régné en temps de guerre. Depuis l’embargo sur l’ekti, nous avons souffert cinq années de privations. Ce mariage remontera le moral de la population, et nous pourrons l’exploiter pendant des mois. Sarein est restée sur Theroc afin de régler les détails ; elle sera bientôt de retour avec Estarra. D’après ce que je peux en dire – il eut un petit geste de la main –, elle est aussi belle que charmante. Les gens l’adoreront. — Tout comme moi, dit Peter, ironique. Vous vous en êtes assuré. (Sachant qu’il avait perdu et désireux de débattre de la chose avec OX, il poussa un profond soupir.) Faites-moi voir à quoi elle ressemble. Basil lui tendit un écran plat, où s’afficha un fondu enchaîné de prises de vue ; certaines étaient solennelles, sur d’autres, Estarra regardait dans le vague. Elle avait un nez mutin, un menton pointu et une peau brun clair. Sa chevelure consistait en un arrangement de boucles fines, ornées de rubans de couleur. Ses grands yeux le captivèrent aussitôt. Peut-être était-ce dû à une astuce du photographe, ou bien à sa propre imagination, mais Peter songea qu’elle le regardait. Elle avait l’air innocent sans être mièvre. Au moins, c’était un soulagement. — Elle est superbe, Basil, je vous l’accorde. J’ai hâte de la rencontrer… et je ferai au mieux. Le président reprit l’écran des mains de Peter, comme s’il voulait éviter qu’il la regarde de trop près. — Vous devriez tomber amoureux d’elle, jeune homme. Ce serait mieux pour tout le monde. La haine bouillonnait en Peter, mais sa voix demeura égale quand il dit : — Si vous me l’ordonnez, Basil… 60 ESTARRA Sa famille avait cru que la nouvelle la remplirait de joie. Reynald lui avait parlé de la proposition de mariage avec un grand sourire. « J’avais toujours pensé que je serais le premier à me marier, Estarra. Désormais, toutes les jeunes femmes du Bras spiral vont t’envier. » Ils se tenaient ensemble dans les hauteurs d’un arbremonde afin d’attraper les plantes grimpantes et les délicieux épiphytes à goût de lavande ; leur grand-mère distillait le jus de pétales en une liqueur légèrement enivrante. Estarra avait déduit de son exubérance et de son sourire entendu qu’il avait quelque chose à lui dire… mais pas cela. « Le roi Peter a à peu près ton âge. Il est beau garçon, en bonne santé et intelligent – et au dire de tous c’est une personne très aimable. (Face à sa stupéfaction, son expression s’était adoucie.) Cela pourrait être pire, bien pire. Prends le temps d’y réfléchir. » Les idées tournoyaient sous le crâne d’Estarra. « Cela pourrait être pire ? s’était-elle écriée. J’ai de sérieux problèmes, si tu n’as rien de mieux à me dire à son sujet. » Plus tard, Sarein l’avait prise à part afin de lui vanter les merveilles qu’elle pourrait contempler sur Terre, ainsi que ses responsabilités à venir : « Je ne connais guère Peter, mais Basil n’a jamais rien dit de mal de lui. Et c’est le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne, après tout. Tu n’aurais pu rêver meilleur parti. » En retraite depuis peu, Idriss et Alexa éprouvaient une fierté délirante envers leur fille. Ils avaient immédiatement annoncé une fête somptueuse. Bien qu’ils aient toujours fait preuve d’isolationnisme, ils ne semblaient pas craindre une union avec la famille royale terrienne. Ils étaient juste excités par les préparatifs des noces. Ils surveillaient la décoration de la cité forestière pour le festival donné à l’occasion des fiançailles, où par tradition l’on festonnait les branches de fleurs brillamment colorées de rubans et de lucanes géants attachés. Même Uthair et Lia avaient approuvé avec solennité un si judicieux mariage. Plus que jamais, Estarra avait besoin de se retrouver. Elle courut dans les profondeurs de la forêt, comme quand, fillette, elle partait explorer les recoins écartés. Mais cette fois, il lui fallait réfléchir aux obligations dues à son rang. Durant sa jeunesse insouciante, les forêts de Theroc avaient représenté un grand mystère pour elle, et elle les avait parcourues sans fin, fouillant leurs moindres recoins. Elle avait partagé ses découvertes avec son frère Beneto, le seul membre de sa famille capable d’émerveillement. Estarra atteignit un arbremonde à l’air engageant. Elle se hissa le long des squames superposées en faisant attention à ne pas blesser les surgeons qui poussaient des crevasses. Une fois qu’elle aurait emménagé au Palais des Murmures, elle devrait porter des robes raffinées et des bijoux, assister à des réceptions et autres événements de la cour. Pourrait-elle un jour de nouveau courir, grimper ou se lancer dans une exploration ? C’était sans doute cela qui lui manquerait le plus. Estarra continua de grimper, écartant les frondaisons entrelacées. Au sommet de la canopée, le soleil inonda son visage. Les yeux clos, elle inspira un grand coup et se laissa imprégner par la fraîcheur de la brise d’altitude. Elle comprenait pourquoi les prêtres Verts aimaient à y passer leurs journées. — J’attendais ta venue, Estarra. Les arbres m’ont dit de t’attendre ici. La surprise lui fit lâcher prise et elle serait tombée sans les branches qui la soutenaient. Elle se retourna et aperçut Rossia, assis en tailleur sur un entrelacs végétal. Il scruta le ciel avec circonspection, puis lui lança un bref coup d’œil avant de reporter son regard vers le lointain. — J’essayais d’être seule. Rossia ricana. — Les arbres ont des yeux par milliards. Comment pourrais-tu te cacher ? Étrangement, cette remarque n’effraya pas Estarra. Elle se ménagea une place agréable à son côté. — Tu as entendu la nouvelle ? Je suis censée me rendre sur Terre pour épouser le roi Peter. D’un mouvement de sa tête chauve, le prêtre esquissa une parodie de salut. — Je suis honoré de me trouver en présence d’une reine. — Heureuse de voir que tu es content, Rossia – comme tout le monde… Les yeux de Rossia se firent si attentifs qu’il en oublia ses wyvernes. — Tout le monde sauf toi ? — Je n’y suis pour rien. En fait, personne ne m’a consultée. Toi, ça ne te gênerait pas ? — Si, si… mais passons là-dessus. Tu es la fille de la famille régnante, et tu savais que cela se produirait un jour. Tu as une véritable raison de ne pas être satisfaite du roi Peter comme parti, ou c’est juste pour te montrer contrariante ? — J’attendais davantage de sympathie de ta part, Rossia. — Tu peux aller voir ailleurs pour cela, répondit-il en frottant la cicatrice blanchâtre de sa jambe. Tu ne réfléchis pas, Estarra, tu ne fais que réagir. Je comprends que tu sois hésitante, en colère, et effrayée par un changement si soudain. Mais je sais que tu n’as pas offert ton cœur à un autre jeune homme. Alors, pourquoi ne pas laisser sa chance à ce roi Peter ? Comme à son habitude, la jeune fille l’aidait à scruter le ciel bleu à la recherche de prédateurs volants. En cet instant, elle se dit qu’elle préférerait l’un de ces insectes carnassiers au sermon de Rossia. — Mais je ne l’aime pas ! — Ah, l’amour… On peut l’apprendre, et tu es intelligente. (Il lorgna les alentours, le temps pour Estarra de se rappeler une conversation identique avec ses grands-parents. Puis il la regarda de nouveau.) Tu vas aller sur Terre, le cœur de la civilisation, le berceau de notre espèce. Tu vas épouser un jeune roi fringant et vivre dans le luxueux Palais des Murmures. Tu auras peut-être l’occasion d’influer sur plus d’êtres vivants que n’importe quelle femme de ton âge. Tu peux éclairer la voie de tous les peuples du Bras spiral – et il y aura toujours un prêtre Vert à ta disposition chaque fois que tu éprouveras le besoin de parler. (Il fronça les sourcils.) Pourquoi devrais-tu attendre de la sympathie ? Ne fais pas ta gamine pleurnicharde. Estarra médita ses paroles, soupira… puis gloussa. Elle renifla l’air frais, plein des arômes de la forêt-monde. — D’accord, Rossia. Je vais réserver mon jugement, et rencontrer le roi Peter avant de tirer des conclusions. 61 BENETOB Beneto s’assit parmi les arbres, à l’écoute des informations bourdonnant du télien. Depuis que Talbun avait planté les premiers surgeons, le bosquet s’était répandu sur les collines et dans la vallée voisine. Beneto eut la joie d’entendre, par-dessus le brouhaha de nouvelles, de questions et de pensées, un message de sa sœur Estarra, envoyé par Rossia depuis Theroc. Elle attendit pendant que le prêtre Vert balafré répétait ses mots à l’arbre dont il touchait le tronc cuirassé du bout des doigts. Sur Corvus, Beneto touchait lui aussi un arbremonde et put saisir ainsi ce qu’elle disait. « Je m’en vais vivre sur Terre, Beneto. Il paraît que je vais me marier avec le roi Peter. Tu le crois, ça ? » Ses paroles étant répétées par Rossia puis retransmises par les arbres, Beneto ne pouvait capter les subtilités émotionnelles. « Te marier, sœurette ? Je me souviens d’une adolescente culottée, qui aimait courir à travers la forêt. Comment peut-on être assez vieille pour devenir reine ? — Tu es parti il y a cinq ans, Beneto. Je suis une adulte, maintenant. — Si tu le dis. » Il inspira l’air pur de Corvus. Les cimes majestueuses de Theroc lui manquaient ; néanmoins, il aimait la douceur tranquille de cet endroit. Il ne regrettait pas d’être venu ici, mais il aurait souhaité voir Estarra devenir femme. « Que ressens-tu, Estarra ? Pas seulement sur le fait de quitter Theroc, mais aussi d’être promise à un roi et de vivre sur Terre, dans un palais ? — Au début, j’étais en colère, mais Rossia a clarifié les choses. Pour le moment. Je pense que je devrais d’abord rencontrer le roi. Avant la fin du mois, je me rends sur Terre avec Sarein. » Beneto sourit. « Je parie que Sarein est jalouse de l’attention que l’on te porte. (Ses doigts se crispèrent sur le tronc robuste.) Lorsque tu seras sur Terre, tu pourras me parler n’importe quand, via Nahton. La forêt me trouvera toujours. » Il pouvait sentir la chaleur qui émanait d’elle. « Savoir cela me réconforte, Beneto. » Par télien, il entendit les arbres murmurer autour de lui. Des milliers de voix le traversaient, mais il choisit de ne pas les écouter. La forêt-monde contenait bien trop d’informations pour une seule personne. Enfin, ils se dirent adieu. Rossia et Beneto rompirent le télien entre eux – même si la forêt-monde continuait de bruire sur bien des mondes, révélant plus de secrets qu’aucun prêtre Vert ne pouvait en appréhender. Beneto cheminait à travers champs en compagnie de Sam Hendy. Le maire bedonnant était vêtu d’une combinaison maculée mais confortable ; les poches renfermaient tous les outils dont il avait besoin pour les réparations d’extérieur. Beneto, quant à lui, ne portait qu’un short. Ses jambes nues faisaient bruisser les tiges montées en graine. Il ne ressentait aucun lien spécial avec ces céréales génétiquement modifiées qui se courbaient sous la brise de Corvus, mais il aimait sentir la vie surgir de terre. — Nous sommes loin de la guerre, monsieur le maire, mais je suis les événements de près. (Il avait parlé aux colons de l’attaque hydrogue de Passage-de-Boone, tout comme de celles d’Hyrillka et de planètes choisies apparemment au hasard.) Cette lutte pourrait avoir des répercussions sur des mondes aussi écartés que Corvus. Le maire cueillit une tige charnue et la malaxa entre ses doigts. — Au moins, les Forces Terriennes n’ont pas tenté de recruter nos jeunes. Bien sûr, si elles venaient pour cela, elles apporteraient certainement les fournitures qui nous font défaut. Laissant un sillage dans le champ, il se fraya un chemin jusqu’à une station météo, le long de la clôture. Il tripota quelques boutons pour mettre en ligne un capteur éolien, avant de commenter : — Il y a longtemps, des hommes ont embarqué de leur plein gré à bord de vaisseaux-générations et ont voyagé dans l’espace sans carte, durant des siècles. Il était prévu de coloniser le Bras spiral de cette manière, en établissant des avant-postes autonomes. Peut-être avons-nous oublié cette façon de faire – ce qui n’a rien de bon, à mon avis. Il referma le boîtier électrique de la station, puis se retourna pour contempler Colonville, en malaxant un autre épi. La colonie était entourée d’un damier de champs, de pâturages et de vergers, ainsi que par le bosquet florissant d’arbremondes. — Même si, dans un avenir prévisible, il n’y a que des céréales et de la viande de chèvre à se mettre sous la dent, dit Beneto, nous survivrons. Cette nuit-là, Beneto dormit dehors, sous les arbremondes. Des pensées l’agitaient, en partie dues à la surprenante nouvelle concernant Estarra, mais aussi à ce qu’il avait appris au sujet du conflit. Il ne semblait y avoir aucune issue. L’ennemi était trop étranger, personne n’arrivait à le comprendre. Il reposait en contemplant les frondaisons, qui remuaient indépendamment de la brise. Le vieux Talbun, celui qui avait planté ces arbres, avait abandonné une lucrative carrière de communicateur de la Hanse pour venir passer le reste de ses jours sur Corvus. Beneto aurait voulu que Talbun soit là pour discuter de cette crise. Il avait besoin des conseils de quelqu’un, où qu’il soit. Il tendit la main et effleura le tronc le plus proche. Il ferma les yeux et plongea – non dans le sommeil, mais dans le télien. Les arbremondes existaient depuis un nombre incalculable de millénaires. Leur conscience avait sommeillé jusqu’à ce que, au cours de ces deux derniers siècles, elle se soit brusquement accrue avec l’aide des prêtres Verts. Leur savoir excédait de beaucoup l’appréhension de n’importe quel être humain, même totalement connecté. Dans un océan d’informations dépourvu de carte, il était impossible de déterminer l’étendue du savoir des arbres. L’apparition des hydrogues avait manifestement inquiété la forêt-monde, mais celle-ci n’avait donné ni explications, ni conseils. Des prêtres Verts lui avaient demandé comment l’espèce humaine pourrait résister, mais les arbres s’étaient montrés incapables de les aider. Beneto ne songea pas à interroger la forêt-monde sur le noyau des géantes gazeuses où vivaient les hydrogues : comment pouvait-elle savoir quoi que ce soit au sujet d’un environnement aussi exotique ? Néanmoins, il demanda sans détour : Que sont les hydrogues ? Les arbremondes les ont-ils déjà rencontrés par le passé ? L’immensité de la forêt examina sa requête. À la surprise de Beneto, elle lui donna une réponse aussi claire que stupéfiante : Les hydrogues sont notre ennemi ancestral. 62 SAREIN Une cinquantaine de prêtres Verts étaient réunis dans la clairière, au sein de l’épaisse forêt d’arbremondes. Bien qu’ils puissent obtenir n’importe quelle information via le réseau végétal, ils écoutaient sagement. Sarein ne rencontrerait pas de meilleure occasion. Elle avait troqué ses vêtements à la mode de la Terre contre des étoffes traditionnelles, et s’était enveloppée dans la cape cérémonielle que la vieille Otema lui avait donnée avant son départ pour sa mission fatale sur Ildira. Sarein inspira profondément et se plaça auprès de son frère Reynald, prête à faire valoir ses meilleurs arguments. Aujourd’hui, peut-être, parviendrait-elle enfin à faire changer son monde arriéré. Sarein trouvait Reynald imposant. Son gilet en soie était pailleté de carapaces étincelantes et d’ailes de lucanes. Son visage était avenant, son allure pleine d’autorité. Excellent, songea-t-elle, et sa pensée reflétait tout aussi bien son point de vue d’ambassadrice que de sœur. Il joignit les mains et s’exprima sans manières exagérées : — La forêt-monde possède des considérations, des besoins et des desseins qui lui sont propres. En tant que Père du peuple theronien, je m’exprime au nom des prêtres Verts, sans toutefois les commander. Néanmoins, je puis vous donner mon avis sur ce que je crois être bon. Sarein était sensible au fait qu’il se considérait comme une figure paternelle et amicale pour son peuple, non comme un gouvernant subtil mais distant à l’instar de Basil, ou préfabriqué à l’exemple du roi Peter. Par la suite, cela pourrait être amené à changer : Reynald ne régnait que depuis peu. Il sourit à Sarein. — Ma sœur a une requête à vous soumettre. Elle comprend Theroc, mais, en tant qu’ambassadrice de la Ligue Hanséatique terrienne, elle a une vision plus large du Bras spiral. S’il vous plaît, écoutez-la, puis faites-vous votre opinion. Les prêtres Verts se tournèrent vers elle, l’air intéressé bien que leur regard demeure indéchiffrable. — Depuis la découverte du télien par la première génération de colons, nous savons quel atout représentent les prêtres Verts pour la civilisation humaine, dit-elle, afin de leur rappeler ce qui la liait à Theroc. Voilà de nombreuses années que la Hanse réclame des volontaires afin de faciliter les communications ainsi que le commerce. — Nous avons fourni beaucoup de prêtres, fit remarquer Yarrod, le frère de Mère Alexa – qui lui-même n’avait jamais mis un pied hors du monde forestier. Chaque fois que l’on envoie un prêtre, la Hanse en réclame cinq de plus. Elle répondit avec une familiarité étudiée : — Je ne suis pas ici pour en débattre, oncle Yarrod. Sans aucun doute, la Hanse pourrait faire davantage de bénéfices avec plus de prêtres Verts. Mais elle a toujours respecté nos prises de position, sans nous forcer la main… — À contrecœur, compléta Yarrod. Il jeta un coup d’œil à Rossia. Le prêtre excentrique se tenait en surplomb, près d’un arbremonde massif ; la conversation semblait le laisser indifférent. Sarein regarda Reynald d’un air faussement complice. — Bien sûr, à contrecœur : si l’on avait coopéré, ils auraient gagné beaucoup plus d’argent. (Puis elle redevint sérieuse et se plaça face aux prêtres Verts.) Aujourd’hui, leur requête ne concerne plus les seuls profits. Les hydrogues ont attaqué les mondes humains et ildirans. Les Forces Terriennes ont multiplié leurs efforts pour nous protéger, mais leurs divisions éparpillées ne peuvent communiquer efficacement entre elles. Les commandants de la flotte reçoivent trop tard les rapports des unités sur le terrain. Vous pouvez changer cela. (En un instant, son expression se raffermit – un truc qu’elle avait appris de Basil.) Si les hydrogues devaient s’en prendre à Theroc, nous serions aussi vulnérables que n’importe quelle autre colonie. Vous savez que les FTD viendraient tout de même nous défendre, même si vous refusez de les aider. Mal à l’aise, les prêtres murmurèrent. — Écoutez-moi. Le télien permettrait aux FTD de garder un œil sur les colonies. Les vaisseaux pourraient surveiller en continu les déplacements des hydrogues. Grâce aux appels de détresse envoyés en temps réel, les sauveteurs arriveraient des jours ou des semaines plus tôt, peut-être à temps pour sauver des vies. (Elle les embrassa du regard.) Réveillez-vous, rejoignez la race humaine ! Nous sommes tous en guerre contre les hydrogues. Chacun de nous. Yarrod regarda ses pairs, mais ceux-ci restèrent silencieux, le laissant être leur porte-parole. — Nous savons que tu fais ton devoir au mieux, Sarein – tout comme nous. (Son visage fier ne laissait filtrer aucun autre sentiment.) Cependant, seuls les prêtres comprennent les désirs inconscients de la forêt-monde. Nous ne sommes pas libres de faire tout ce que nous souhaitons. Sarein le défia : — Avez-vous demandé aux arbremondes ce que vous devez faire, mon oncle ? Quelqu’un parmi vous s’est-il seulement donné cette peine ? Rossia s’était assis à part, sur un amas de fougères au pied d’un arbremonde. — Bien sûr que les arbres veulent que nous aidions à combattre les hydrogues, s’exclama-t-il. La survie de la forêt-monde et de la prêtrise est en jeu. (Son sourire s’élargit, dévoilant ses gencives vert foncé.) Beneto, le frère de Sarein qui réside sur Corvus, a récemment posé une question importante. Quelqu’un parmi vous y a-t-il prêté attention ? Peut-être devriez-vous tous entendre la réponse par vous-mêmes, par télien. Cela vous donnerait un nouveau point de vue, ajouta-t-il en remuant afin de dégourdir sa jambe mutilée. Faisant confiance à son instinct, Sarein les tança : — Oui, allez-y ! Il y a des arbres autour de nous, demandez-leur. Je me rangerai à leur décision. Yarrod et les prêtres réticents s’égaillèrent, touchèrent les troncs et fermèrent les yeux. Sarein avait appris la patience, mais l’angoisse la faisait bouillir intérieurement. Reynald l’observait d’un air étrange. Ni l’un ni l’autre n’avait prévu cela. Apparemment, la forêt-monde détenait des informations qu’ils ignoraient. Enfin, Yarrod rompit le télien et se tourna vers elle. Des larmes coulaient le long des rides de son visage tatoué. Les prêtres discutaient entre eux, stupéfaits et horrifiés. — Rossia a raison, déclara Yarrod. Dans l’intention de nous protéger, les arbres ont gardé pour eux une information. Cette guerre est bien plus vaste, bien plus ancienne que le simple fait de se venger d’Oncier. Les hydrogues veulent détruire l’espèce humaine, la forêt-monde… tout. Parmi les prêtres, le choc le disputait à l’épouvante. Yarrod releva la tête et s’adressa directement à Sarein : — Oui, nous allons contribuer à l’effort de guerre. 63 NIRA Nira et ses compagnons de travail avaient quitté l’enceinte fortifiée et se dirigeaient vers les collines déchiquetées. La lumière solaire nourrissait sa peau émeraude, la maintenant en vie. À l’équipe qui progressait à ses côtés, elle racontait comment elle parcourait les arbres majestueux de Theroc et percevait la présence réconfortante de l’antique forêt, son intelligence sommeillante… Aucun descendant du Burton n’avait vu de plante plus haute que les broussailles ratatinées des collines. La plupart d’entre eux ne pouvaient pas concevoir de tels arbres et estimaient que la prêtresse Verte inventait encore des histoires. En entrant en symbiose avec la forêt, Nira s’était intégrée au réseau organique. Elle avait communiqué avec les autres prêtres et avait puisé dans la base de données d’une vastitude et d’une complexité inconcevables qui s’était accumulée au fil des millénaires. Mais ici, sur Dobro, elle était coupée de la forêt-monde. À l’est, les versants étaient couverts d’une herbe haute, brunâtre. Des épineux tapissaient les anfractuosités. Nira contempla avec envie leur feuillage, les imaginant comme des cousins dégénérés de la forêt-monde. Mais ce n’était pas pareil. Des travailleurs et des gardes ildirans, portant chacun l’uniforme de leur kith, conduisaient des camions qui transportaient les humains jusqu’aux sites d’excavation. Ces kiths avaient été créés pour un travail spécifique, et il ne leur serait jamais venu à l’esprit que les prisonniers puissent ne pas désirer passer leurs jours à servir l’Attitré de Dobro. Mélancolique, Nira soliloquait à mi-voix : — On apprend à certains des jeunes les plus agiles de Theroc à devenir danseurs-des-arbres. Ils sautent et pirouettent dans les airs, rebondissant d’un rameau à l’autre. (Elle sourit au souvenir de leurs spectacles, de leurs bonds à couper le souffle et de leurs tournoiements.) Les arbres les aident, de sorte que personne n’est jamais tombé. À côté d’elle, une femme d’un certain âge raclait la poussière et extirpait des morceaux de roc sans paraître impressionnée. Nira soupira, mais continua de parler. Bien que les prisonniers affectaient de ne pas lui prêter attention, elle savait qu’ils écoutaient. Qu’avaient-ils d’autre à faire pour s’occuper l’esprit ? Leurs surveillants les menèrent au fond d’arroyos où les intempéries avaient dégagé des fossiles nacrés à l’intérieur des strates géologiques. L’outil de Nira effritait le grès friable. Cet arroyo était un cimetière de coquillages entortillés, de magnifiques mollusques et de pseudo-anémones calcifiées. Les opalios fossilisés et les squelettes iridescents étaient polis, puis sculptés en bijoux précieux : la principale ressource de Dobro… hormis les fruits monstrueux des croisements génétiques. Nira tailla dans la roche jusqu’à ce qu’elle extraie une coquille en tire-bouchon intacte, qui avait un jour abrité une créature tentaculaire… Les doigts douloureux, elle nettoya le fossile au moyen d’une brosse abrasive. L’objet, superbe, étincelait au soleil. Les forces de la nature avaient préservé cette mystérieuse créature en la muant en pierre. Des millions d’années plus tard, Nira venait de la libérer. Elle déposa son butin dans le sac le plus proche, se demandant si, à l’instar de celui-ci, elle et ses compagnons seraient un jour libérés. Au retour au camp, les ouvriers furent nettoyés à l’eau glacée d’une lance à haute pression. Nira s’écarta, nue et trempée. Mais elle ne pouvait se soustraire aux regards inquisiteurs des médecins, qui examinaient les femmes fertiles tous les trois jours. Après des générations de captivité, la pudeur n’était plus qu’un souvenir. Les reproducteurs humains présentaient une grande variété de traits et de couleurs de peau, mais la prêtresse Verte attirait toujours leur attention. Elle n’éprouvait pas de honte, seulement de la résignation. Sur l’ordre de l’Attitré, Nira devait être enceinte aussi souvent que possible. Aucune autre prisonnière ne s’était montrée aussi « intéressante ». Des médecins l’attrapèrent par le bras, et le cœur de la jeune femme martela sa poitrine. Elle les suivit en traînant les pieds vers les installations médicales. Les premières fois, Nira avait résisté, en luttant et se débattant. Elle s’était jetée sur ses geôliers pour les étrangler ou leur griffer les yeux… en vain : les gardes l’avaient aisément terrassée, puis les médecins l’avaient sanglée et avaient pratiqué leurs tests. En châtiment, ils l’avaient enfermée dans le noir pendant une semaine. Plus tard, les arbrisseaux qu’elle faisait pousser autour des baraquements leur avaient fourni un moyen de pression ; ils pouvaient les déraciner ou les piétiner. Elle avait décidé d’inventer d’autres moyens de résister. Dans le laboratoire brillamment éclairé, les docteurs lui prélevèrent du sang et des échantillons cellulaires, puis sondèrent son utérus afin de vérifier son état. Ils se parlaient entre eux mais jamais à elle, sinon pour lui aboyer des ordres. À présent, elle savait quoi faire, quand bien même elle haïssait cela. Elle ferma les yeux comme des instruments s’enfonçaient dans son intimité. Des larmes picotèrent ses yeux, et elle serra les dents à se faire mal aux mâchoires. Elle savait que sa dernière grossesse remontait à longtemps – un bébé robuste et calme, issu d’un kith de soldat. Les seuls espoirs qu’elle nourrissait étaient terribles : peut-être la dernière naissance avait-elle causé des complications, ou bien des kystes ovariens ou un blocage de ses trompes de Fallope l’empêcheraient-ils d’avoir d’autres bébés. Alors, elle ne serait plus utile que comme travailleuse – un sort peu plaisant, mais préférable à ce qu’elle avait vécu jusqu’à présent. Mais le médecin prononça ces mots odieux : — Elle est fertile. (Nira tressaillit, laissant échapper une plainte muette qu’elle refoula aussitôt.) Vérifiez avec quel kith l’Attitré souhaite l’apparier. Les gardes entraînèrent la jeune femme vers les baraquements de reproduction. Ils lui feraient mal si elle résistait, mais ils ne la blesseraient pas… du moins, pas son système reproductif. Ils pouvaient cependant l’entailler ailleurs, la balafrer, lui faire souffrir mille morts. C’est eux qui gagneraient, si elle les combattait sur leur terrain. Pour le moment, elle ne pouvait que prier d’être enceinte au plus vite. Des années plus tôt, avec l’adar Kori’nh, elle n’avait eu à subir qu’un seul accouplement – et au moins avait-il eu la bonne grâce de laisser paraître de la honte. Les autres avaient été… pires. Les médecins l’enfermèrent dans une chambre illuminée, seulement pourvue de nourriture et de toilettes. Et d’un lit. C’était une pièce d’une froideur clinique, où des Ildirans sélectionnés venaient accomplir leur devoir, comme ils extirpaient des opales fossiles des canyons. Elle demeura sur le qui-vive, à l’affût du moindre bruit de pas de son prochain bourreau dans le corridor. Pour se préserver de ce cauchemar éveillé, elle songea aux chambres tapissées de coussins du Palais des Prismes où Jora’h et elle faisaient l’amour. Des moments tendres et romantiques, pendant lesquels elle l’enlaçait, sentait sa peau contre la sienne, touchait ses muscles, contemplait ses yeux saphir. C’était un acte comparable, d’un point de vue physique, qui l’attendait… en un sens. Nira s’assit le dos au mur et fixa la porte. Les secondes s’égrenèrent lentement, angoissantes. Au-dehors, dans le camp, les humains vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Beaucoup devaient effectuer les mêmes tâches de reproduction et, lorsqu’ils en avaient fini, ils retournaient à leur dortoir. Nira essaya d’être forte. Elle songea à Jora’h, à sa fille Osira’h. Ma Princesse. La porte s’ouvrit enfin, livrant passage aux gardes qui escortaient son nouveau partenaire. Le désarroi la frappa comme un coup de marteau. Cette fois, il s’agissait d’un kith de squameux, un Ildiran du désert à peau reptilienne. Il avait les traits émaciés et tirés, les yeux réduits à deux fentes. Il paraissait encore moins humain que la plupart des Ildirans. — Appelle si tu as besoin d’aide, dit l’un des gardes avant de verrouiller la porte. Il s’était adressé au squameux, pas à elle. L’homme-reptile entreprit de retirer ses vêtements tannés. Nira ne pouvait se dérober à lui. Il regarda son corps nu d’un air de dégoût, puis rejeta ses vêtements et désigna le lit d’un geste brusque. Nira savait qu’il était inutile de crier. Au lieu de cela, elle pensa de tout son cœur à Jora’h, tentant de garder son image à l’esprit. Mais ce lui fut très, très difficile. 64 OSIRA’H Osira’h était assise, seule, sur le sol d’une petite pièce. Des illuminateurs encastrés dans les murs et le plafond diffusaient une lumière immaculée. Elle ne pouvait rien voir ni rien entendre provenant de l’extérieur. D’aussi loin qu’elle se souvenait, Osira’h suivait cet entraînement tous les jours. D’autres enfants hybrides étaient élevés ailleurs dans la ville ; on les avait regroupés selon leurs talents, et on les inspectait périodiquement. Mais elle, elle était spéciale. Ses instructeurs étaient des médecins, des scientifiques – jusqu’à l’Attitré de Dobro en personne. Elle savait ce qu’ils voulaient, et désirait se montrer à la hauteur. Les professeurs avaient procédé par tâtonnements, et les succès de la fillette, tout autant que les attentes des Ildirans, avaient déterminé le rythme des cours. Elle apprenait des choses qui n’avaient jamais été enseignées avec succès auparavant, même par les lentils. Elle recelait un don télépathique inné, qu’il fallait faire croître. Nul ne savait réellement comment lui apprendre à utiliser ce talent, fusion du télien des prêtres Verts et du thisme ildiran. Ils essayaient – mais Osira’h, elle, essayait encore plus fort. Elle trouverait la clé qui ouvrirait la porte de son destin. Clignant des yeux, elle regarda la porte close de la chambre d’isolation. Elle ouvrit son esprit, laissa les sensations affluer. Elle détectait facilement un sujet debout près de l’entrée, à attendre qu’elle le – ou la – perçoive à distance. — Le premier est là, dit-elle à voix haute, sachant qu’on l’observait. Il est fort… et dévoué. (Elle inspira longuement, pendant que l’image s’élaborait dans son esprit.) Il n’agit que sur ordre, sans se poser de question. Il sait rester à sa place et n’a aucune aspiration à améliorer sa condition… parce qu’il est convaincu d’être le mieux adapté à sa tâche. (Elle sourit. Elle avait trouvé la réponse presque immédiatement.) C’est un garde. La porte coulissa et dévoila une silhouette massive appartenant au kith des soldats. La porte se referma, et Osira’h sut qu’on lui avait ordonné de se retirer. Elle leva les yeux vers le plafond. — C’était un piètre défi, les soldats sont très faciles à deviner ! Personne ne répondit, mais elle sut qu’ils l’entendaient. Ils l’écoutaient toujours. Et elle essayait toujours de les impressionner. Osira’h se focalisa de nouveau sur la porte, et perçut une nouvelle présence qui approchait, puis reculait… puis une autre, comme un ressac… ou plusieurs présences. Les pensées étaient éparses et agitées. Elle sentit le besoin profondément ancré d’aider, de contenter et de dorloter leur maître, quel qu’il soit. Elle gloussa. — Bien sûr. Les assisteurs n’étaient jamais seuls, ils fonctionnaient en groupe, à la manière des ouvrières d’une ruche. Faire son devoir et recevoir des compliments suffisaient à les mener au sommet de la félicité. — Voyons voir… Des assisteurs, manifestement, mais combien ? Ils sont indifférenciables. Ils ont les mêmes pensées superficielles, mais je peux entendre… trois, quatre échos distincts. Il y a quatre assisteurs. La porte se rouvrit et elle vit un quartet de gnomes ildirans. Ils la regardèrent en clignant des yeux comme s’ils mouraient d’envie de lui apporter assistance d’une quelconque façon. Mais, avant qu’ils aient pu entrer, la porte coulissa de nouveau. Osira’h se laissa aller en arrière. Elle se demandait si les expérimentateurs savaient à quel point c’était simple pour elle, à présent. Son but était de percevoir les motivations d’une personne, ce qui commandait sa force vitale, afin de saisir au mieux son être. De par leur altérité radicale, les hydrogues seraient bien plus difficiles à comprendre que les kiths ildirans – et ils ne lui faciliteraient pas la tâche. Parfois, l’Attitré de Dobro essayait de la piéger en introduisant des prisonniers humains dans les tests, mais eux aussi étaient simples à appréhender. En raison de leur manque d’éducation, leur esprit était affamé, plein de questions sans réponse. Contrairement aux kiths ildirans, ils n’appartenaient pas à des catégories clairement établies. Tous étaient des individus à part entière. Un nouveau sujet approchait de la porte. Osira’h le sentit et se tourna vers lui, pressée de donner une réponse. Cette fois, elle perçut une pléthore d’émotions contradictoires et de pensées impérieuses, comme si cet esprit était assez puissant pour la troubler et se soustraire à son examen. — Ah, enfin un défi, dit-elle. Il y a de la force et de la détermination, et aussi… beaucoup de secrets. Celui-là parvient très bien à garder ses pensées, c’est un maître. Ses motivations ne souffrent d’aucun doute, il détient la vérité. Il sait ce qui doit être fait, même contre l’avis de certains. Il sait au plus profond de lui ce qui est juste. Elle sourit en percevant le devoir inébranlable qui l’animait. Il était aussi sûr de lui que les soldats. Il était certain de sauver l’Empire. Osira’h éclata de rire, ravie de ce petit tour. — Attitré, vous avez essayé de me leurrer. La porte se rouvrit sur Udru’h. Les bras croisés sur la poitrine, il la contempla avec fierté. — Tu t’améliores chaque jour, constata-t-il. J’étais sûr de pouvoir te masquer mes pensées. — Je vous connais trop bien. Vous ne pourriez jamais rien me cacher. Elle s’avança vers lui, et il passa un bras sur sa frêle épaule. — C’est ainsi que cela doit être, dit-il. J’espère seulement que les hydrogues seront aussi transparents à ta vision. 65 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Seul avec ses pensées, Jora’h se tenait dans une pièce caverneuse, remplie de crânes. Il avait renvoyé gardes et assisteurs afin de s’isoler. Les murs opalescents semblaient être eux-mêmes taillés dans de l’os. L’ossuarium du Palais des Prismes était un lieu de méditation, de réflexion et de vénération pour les fils du Mage Imperator. C’était là que, dans des alcôves ornementées évoquant les rayons d’une ruche, reposaient les crânes des grands dirigeants de l’Empire qui avaient régné au cours des millénaires. Jora’h laissait pendre ses bras le long de son corps. Ses longs vêtements pesaient sur ses épaules… mais pas aussi lourdement que les questionnements et les responsabilités qui occupaient son esprit. Ses yeux parcoururent les rangées d’orbites vides, les dents régulières, les fronts ivoirins. Tous s’étaient-ils posé les mêmes questions, lorsqu’ils n’étaient que Premiers Attitrés ? Tous, y compris Cyroc’h, s’étaient-ils tenus dans l’ossuarium, doutant d’être prêts ? Bientôt, son crâne prendrait place au côté de ces ancêtres respectés. Les Ildirans croyaient en la Source de Clarté, un plan de réalité entièrement composé de lumière. Des éclats de cette lueur sacrée s’infiltraient dans l’univers réel. Les Mages Imperators étaient le point focal des rayons-âmes, le thisme. Tous les Ildirans pouvaient le sentir, mais certains kiths plus fortement que d’autres. Il n’existait pas de doute religieux, ni donc de sectes schismatiques ou d’interprétations déviantes comme celles des humains, d’après ce que Jora’h en savait. Le kith des lentils savait diriger les rayons de Clarté et guider les gens du commun. Jora’h, lui, devait se guider par lui-même. Les Ildirans conservaient le crâne de leurs défunts. De par leur structure, leurs os s’imprégnaient de phosphore, de sorte que les crânes luisaient un moment, avant de s’assombrir peu à peu. Ceux des Mages Imperators brillaient plus de mille ans, grâce à leur proximité avec la Source de Clarté. Et ceux-ci s’illuminaient en effet d’une lumière intérieure, comme si leurs pensées continuaient de canaliser le thisme. Jora’h attendit une révélation, mais aujourd’hui ils étaient silencieux. Il étudiait tous les jours, se préparant avec son père et ses conseillers à la fonction de dirigeant suprême. Il savait que beaucoup de choses lui échappaient, des secrets que seuls les Mages Imperators pouvaient comprendre. Lorsqu’il s’élèverait pour devenir le point focal du thisme, tout lui serait révélé. Avant ce jour, il avait beaucoup à réfléchir. Il lui semblait que plus il s’acharnait à s’améliorer, plus il était démuni. Mais il savait que ses sujets le suivraient. Ils ne remettraient pas en cause ses décisions, car ils avaient une foi totale dans le thisme et la bienveillance de leur chef. Jora’h aurait souhaité éprouver la même confiance. Après avoir considéré en silence les crânes luminescents de ses prédécesseurs, il leur promit qu’il agirait au mieux pour mériter de reposer à leur côté, dans l’ossuarium du Palais des Prismes. Puis il partit, plus préoccupé par ce qu’il devait faire de sa vie que de la manière dont on se souviendrait de lui après sa mort. Au retour dans ses appartements, Jora’h fut saisi en apercevant une silhouette inconnue, chatoyant derrière l’un des murs translucides. Il ne pensait pas avoir oublié de rendez-vous avec l’une de ses maîtresses mandatées. Ces derniers jours, en sus de ses méditations à l’ossuarium, les instructions de son père souffrant l’avaient tellement accaparé qu’il avait reporté la plupart de ses séances amoureuses. Une fois devenu Mage Imperator, il n’aurait plus de partenaire. Mais, à mesure que ce temps redouté approchait, son intérêt pour les plaisirs de la chair diminuait. Des choses plus importantes lui occupaient l’esprit. En entrant, il fut surpris de trouver son fils Thor’h. Le jeune homme se leva abruptement et vint à sa rencontre d’un air déterminé. — J’ai dû invoquer le droit de ma lignée afin de convaincre les gardes du corps de me laisser passer. J’avais besoin de te voir en privé. Jora’h ferma la porte à clé derrière lui. — Je suis toujours ravi de te parler, Thor’h. Il prit le temps de le jauger. Manifestement, le jeune homme s’était ressaisi, et prenait de nouveau soin de son apparence. Son visage était poudré, sa peau nette, et il s’était appliqué du maquillage et des parfums qui flottaient autour de lui. Néanmoins, le shiing rétrécissait ses pupilles. La drogue lui conférait une aura insubstantielle et floue dans la toile du thisme. C’était perturbant. Jora’h se dit qu’après l’attaque hydrogue, le shiing devait être réduit à la portion congrue à travers l’Empire. Comme tout le reste. Thor’h avait revêtu un somptueux uniforme d’Attitré, ainsi qu’il convenait à un héritier. Il se tenait fièrement – une amélioration considérable, en regard de l’époque récente où il refusait ses responsabilités. Les choses avaient beaucoup changé, pour ce garçon qui pensait naguère que tout viendrait à lui sur un plateau d’argent. Lorsque, les jours précédents, Jora’h était venu jeter un œil à son fils au chevet de son oncle dans le coma, il l’avait toujours trouvé débraillé, la mine triste. Aujourd’hui cependant, il était impressionné. Thor’h semblait avoir passé l’épreuve du feu et en être ressorti grandi. Apparemment, il avait pris une décision. — Père, tu veux que j’étudie au Palais des Prismes. Cependant, beaucoup de choses ont changé depuis mon retour sur Ildira. L’Attitré d’Hyrillka est toujours plongé dans le sommeil du sous-thisme et ne montre aucun signe qu’il se réveillera un jour. Sa voix se fêla, mais il se reprit. Jora’h pouvait voir combien il aimait son oncle Rusa’h. — Les médecins font tout ce qui est possible pour… — Je sais, coupa Thor’h, avant de faire un pas en avant. Père, les hydrogues ont dévasté les cultures, les villes et l’astroport d’Hyrillka. Les gens, dont beaucoup de mes amis, sont gravement blessés. S’ajoutant à leur détresse, celui qui les lie au Mage Imperator n’est plus avec eux, et ne le sera probablement plus jamais. Et personne n’est prêt à le remplacer. (Il redressa les épaules.) Je veux retourner là-bas afin de superviser le sauvetage et la reconstruction. Quelqu’un doit commander ces opérations. Notre peuple a besoin d’être guidé. Passé le premier choc, Jora’h réfléchit sérieusement à sa requête. — Et ton frère Pery’h ? Il est l’Attitré Expectant d’Hyrillka. Ne serait-ce pas à lui que devrait incomber cette responsabilité ? Thor’h refoula rapidement une grimace. — Il n’est pas prêt à cela, Père. Il est encore jeune, et… et davantage intéressé par ses études. Personne d’autre que moi ne connaît mieux les besoins d’Hyrillka. Jora’h se surprit à hocher la tête. — Pery’h pourrait se rendre utile en aidant aux projets de rétablissement de la planète. Il travaillerait aux côtés des architectes et des techniciens. — Il ne ferait que me gêner. Hyrillka est sévèrement touchée, et les gens là-bas ont besoin d’un guide fort. Moi, je peux l’être. Peut-être serait-ce une bonne chose, songea Jora’h. Une telle épreuve lui en apprendrait plus sur la gouvernance que ce qu’on lui enseigne au Palais des Prismes. — C’est une idée merveilleuse, dit-il, surprenant Thor’h au point qu’il eut un bref sourire de soulagement. Ma première impulsion était de te garder sur Ildira pour te protéger. Mais j’ai moi-même vécu trop longtemps dans un cocon, et cela ne m’a pas préparé à prendre les rênes du pouvoir. Tu vas devenir Premier Attitré plus jeune que moi, mais ta demande prouve que tu apprends vite. Oui, j’approuve – Hyrillka a besoin de toi. — Merci, Père. Thor’h semblait partagé entre la peine qu’il éprouvait pour son oncle et la joie de revenir sur la planète qu’il considérait comme son chez-lui depuis tant d’années. Jora’h ouvrit la porte et manda des fonctionnaires, des superviseurs et des représentants de la Marine Solaire. — Toi et moi devons préparer cela ensemble, Thor’h. La reconstruction d’Hyrillka doit être un succès, la base de ton règne à venir. Thor’h paraissait dépassé par ce qu’il avait déclenché mais, face à l’enthousiasme de son père, il ne pouvait plus reculer. Le Premier Attitré fit venir une dizaine de représentants des kiths, et ils passèrent des heures à sélectionner les équipes d’ouvriers et d’ingénieurs qui accompagneraient Thor’h à son retour dans l’Agglomérat d’Horizon. 66 DEL KELLUM Dans sa demeure des anneaux d’Osquivel, Del Kellum saupoudrait en souriant son aquarium de flocons de nourriture lyophilisée, lorsque Zhett surgit à l’improviste. Surpris, Del renversa toutes les miettes, à la grande joie des scalaires zébrés. Il s’épousseta la main. — Qu’y a-t-il, mon chou ? Depuis deux jours, la jeune fille aux cheveux de jais était partie livrer des provisions et inspecter les entrepôts et les hauts fourneaux des chantiers spationavals. Del replaça avec précaution le couvercle de son aquarium. Puis il remarqua l’urgence qui se lisait dans les yeux noirs de sa fille. — Papa, dit-elle, Nikko Chan Tylar vient d’apporter cet avertissement de l’Oratrice Peroni. (Elle lui tendit le message comme s’il s’agissait d’une bombe.) Les Terreux arrivent. Kellum lut le texte avec stupéfaction. Puis au désarroi succéda la détermination. — Nous devons tout démanteler. Dissimuler une partie, abandonner une autre, détruire le reste. La liberté avant tout. Les bénéfices et l’agrément ne viennent qu’en second. Ils sonnèrent l’alerte et convoquèrent une réunion générale. D’après les renseignements de Tasia Tamblyn, ils ne disposaient au mieux que de trois semaines. Del Kellum, habillé d’une combinaison à poches multiples brodée de motifs claniques, se trouvait avec Zhett dans son bureau pourvu de baies vitrées du complexe administratif. Ils discutaient de la coordination entre les équipes. Ils avaient fait les calculs, et connaissaient donc les difficultés qui les attendaient face à l’urgence d’évacuer. — Effacer toute trace de nos activités est irréalisable, mais on pourrait les masquer suffisamment pour que les Terreux croient avoir affaire à une exploitation de troisième ordre. Peut-être les hydreux les tiendront-ils occupés, et qu’ainsi ils négligeront quelques rogatons flottant au milieu des anneaux. Kellum jeta un coup d’œil aux gracieux poissons qui ondulaient dans l’aquarium, indifférents au reste de l’univers, et grogna : — Voilà au moins un peu d’espoir… Incommodée par ses longs cheveux qui s’ébouriffaient dans la gravité réduite, Zhett les noua sur sa nuque au moyen d’un bandeau, avant de reporter son attention sur les tableaux. Del se dit qu’il ne savait pas ce qu’il ferait sans sa fille. Dès qu’il regardait son visage, la sombre beauté qui en émanait lui rappelait sa femme disparue… voire la fougueuse Shareen Pasternak, qui aurait dû être sa seconde épouse. La décision était difficile, mais il la prit : — Il faut stopper les usines de distillation cométaire, cependant nous ne les déplacerons pas. Les hauts fourneaux et les collecteurs sont aussi gros que les astéroïdes, ils orbitent dans les confins désolés. En arrivant, les Terreux verront la planète et les anneaux, mais ils ne traqueront pas le moindre morceau de ferraille dans les orbites extérieures. Prions le Guide Lumineux qu’ils ne remarquent rien. — En outre, releva Zhett, rapatrier les ouvriers des champs de comètes va multiplier la main-d’œuvre, ici. Malheureusement, les installations spationavales ne pourraient assurer très longtemps la survie d’autant de monde. Le cœur lourd, Kellum regarda un vaisseau cargo presque achevé. Sa coque et son infrastructure étaient déjà montées, mais pas les propulseurs interstellaires à haut rendement. Même en tenant compte des estimations les plus optimistes, il serait impossible d’achever l’assemblage à temps. Et aucune « exploitation de troisième ordre » n’était en mesure de créer un vaisseau aussi sophistiqué. Kellum dépêcha des équipes chargées de découper la coque et de réduire le vaisseau à ses composants les plus élémentaires. Il n’avait pas encore été baptisé. Un vaisseau mort-né, en dépit des sommes énormes investies dans sa construction. Avec un soupir, Del secoua la tête et regarda Zhett. — Je ne vais pas me plaindre que les Terreux se décident enfin à envoyer un message clair à ces saloperies d’extraterrestres. J’aurais juste voulu qu’ils le fassent ailleurs. Il espérait néanmoins que, plus tard, les plus grosses pièces du vaisseau pourraient être sauvées, si les chantiers d’Osquivel étaient un jour remis à flot. — Eh bien, papa, s’ils savaient ce que l’on fabrique ici, ils nous prendraient probablement pour cible, nous aussi. — Tu n’as pas de boulot à faire ? dit-il d’un ton moqueur. Comme harceler les ouvriers de démantèlement, ou flirter avec les techniciens ? — Si c’est toi qui me l’ordonnes, gloussa-t-elle en retour – un bruit inhabituel, depuis quelques jours. Plus tard, Zhett inventa une solution alternative pour masquer les entrepôts et les stations d’administration, en répandant une mousse semblable à du roc sur leurs panneaux extérieurs. Leurs formes géométriques trahissaient leur nature artificielle, mais, à moins que les Terreux viennent y regarder de plus près, l’écho radar les ferait apparaître comme des blocs rocheux. — Pas mal, mon chou, fit Kellum en serrant sa fille dans ses bras. Ensuite, il ne nous restera plus qu’à ôter les couches de mousse et récupérer tout cela. Des volontaires montaient dans les cramponneurs afin d’atteindre les chantiers à travers les anneaux, n’achevant un ouvrage que pour en commencer un autre. Tous se tuaient à la tâche, déjeunant sur le pouce et dormant à peine. Deux hommes périrent dans un entrepôt lorsqu’un bouquet de poutrelles rompit ses attaches et se mit à dériver. On arrêta les opérations pendant une heure, mais on n’avait pas le temps de mener une enquête approfondie. Del Kellum renvoya tout le monde au travail, en exhortant les ouvriers à plus de prudence. Dépensant sans compter un ekti pourtant vital, une ribambelle de vaisseaux de Vagabonds surgit, et offrit fournitures et main-d’œuvre. Tous les clans avaient uni leurs efforts. Pendant qu’ils évacueraient le personnel superflu, Del Kellum et son équipe trouveraient refuge dans des cachettes à l’intérieur des anneaux en attendant le dénouement, tels des lapins tapis dans un fourré. Des accidents survinrent, du matériel fut endommagé, des équipes commirent des négligences par épuisement. Les infirmeries de fortune étaient bondées de travailleurs qui râlaient en attendant d’être rafistolés pour repartir au labeur. Malgré les mesures de sécurité, on ne pouvait se permettre de ralentir le rythme. Jour après jour, Del Kellum regardait, la mort dans l’âme, l’œuvre de sa vie disparaître morceau par morceau. Mais il n’avait pas le temps de se lamenter. La flotte des FTD était en route. 67 LE ROI PETER Selon Peter, on accordait trop d’attention à la cérémonie de lancement des compers Soldats… précisément à cause de sa présence. Le terrain d’exposition était si parfait que chaque brin d’herbe semblait avoir été briqué, chaque fleur arrangée jusqu’au moindre pétale. Des tribunes avaient été érigées au bord du terrain. Auvents multicolores et bannières aux armes de la Ligue Hanséatique flottaient au vent. Pour la première fois, Peter se rendit compte à quel point cet emblème – la Terre entourée de cercles concentriques – évoquait une cible dont la planète-mère figurait le centre. Des entrepôts trapus s’amassaient autour de la zone de démonstration. À proximité de la tribune royale, deux croiseurs Mantas, les plus grands vaisseaux que l’endroit puisse contenir, se dressaient sous un ciel d’un bleu cru. Peter demanda : — Pourquoi la fanfare n’a-t-elle pas démarré ? Souriant, Basil Wenceslas était assis dans l’ombre à côté de lui. — Ne soyez pas impatient, répondit-il. Les cérémonies importantes doivent se dérouler posément. — D’un autre côté, si le public s’ennuie trop, votre merveilleux spectacle perd tout son impact. Le président fronça les sourcils. Puis, par un petit transmetteur, il ordonna à Franz Pellidor, son activateur, de débuter la manifestation. Comme la musique éclatait, le public agita des feux de bengale. L’amiral Stromo, qui jouait le rôle de chef du défilé, mena un régiment entier depuis l’une des Mantas jusqu’au terrain d’exposition. On aurait dit une parade. Peter avait conscience de leur précision, et des heures qu’ils avaient dû passer pour produire un spectacle sans défaut. Les huissiers d’armes et les porte-drapeaux marchaient en avant tels des robots de carnaval. Au cours de ses années d’exercice, Peter avait appris l’importance de la mise en scène. De tels spectacles avaient pour but d’impressionner les foules, de les persuader qu’une armée capable de marcher en rangs et de virer à la perfection était invincible face à une attaque hydrogue. Peter s’accrocha un masque d’assentiment sur le visage, car il savait que les médias scrutaient la moindre de ses réactions. Stromo ordonna à ses troupes de s’arrêter. Lorsqu’ils s’exécutèrent, il y eut un instant de silence assourdissant. Tous les hommes et femmes en uniforme se tenaient au garde-à-vous, telles des poupées costumées. Basil donna un coup de coude à Peter, qui commença à applaudir. Des acclamations soulevèrent la foule. — Un spectacle impressionnant, dit Basil, mais nos nouveaux compers sont un cran au-dessus. — S’ils fonctionnent comme prévu, répliqua Peter. On ne les a pas encore vus opérer pour de vrai. — Vous voyez tout en noir. Il faut montrer quelque chose de positif, après avoir reçu tant de coups. Peter haussa les épaules. — Vous m’avez répété mille fois que mon avis n’avait aucune importance, tant que je suivais votre programme. Alors, à l’extérieur du vaste terrain, les immenses portes des hangars s’ouvrirent. Dans un ensemble presque comique, la foule retint son souffle comme les nouveaux modèles militaires de robots sortaient. Ils marchaient, créatures segmentées glissant d’un pas absolument synchrone. Les chaînes de montage avaient fonctionné jour et nuit pour les produire, usant de la technologie klikiss offerte aux cybernéticiens par la dissection de Jorax. Non loin de là, sept robots klikiss insectoïdes observaient le spectacle. Avec une pointe d’inquiétude, Peter se demanda qui les avait autorisés à se trouver là. Les Soldats ne risquaient pas d’être confondus avec des compers traditionnels comme les Amicaux ou les Confidents. Marchant d’une foulée implacable en colonnes parfaites, ils sortirent à flots des hangars, avant de procéder à des manœuvres complexes sans le moindre faux pas ni hésitation. C’était époustouflant. Peter se demanda ce que l’amiral Stromo ressentait, debout au côté de ses meilleures troupes. — Ils nécessiteront toujours un commandant humain, fit Basil, comme s’il avait perçu ses inquiétudes. Au milieu du xxe siècle, quand l’industrie a commencé à utiliser les premiers ordinateurs, beaucoup d’ouvriers ont craint que ces machines s’emparent du monde et les mettent au chômage. (Cette idée puérile lui arracha un sourire amusé.) En fait, elles se sont occupées – mieux – des besognes astreignantes. Comme ces nouveaux compers. Quand nos vaisseaux de guerre seront envoyés au combat, ils ne comprendront qu’un équipage humain minimal sur la passerelle ainsi que des officiers supérieurs, au lieu de centaines d’hommes. Tous les combattants seront des compers Soldats. Songez aux milliers de vies épargnées. — Par ailleurs, les commandants de quadrants seront plus enclins à autoriser des missions suicides. — Des missions efficaces, corrigea Basil. La Marine Solaire ildirane l’a amplement prouvé sur Qronha 3. Jusqu’à présent, c’est l’unique fois où quelqu’un a réussi à détruire un orbe de guerre hydrogue. Préférez-vous éliminer les mondes hydrogues au moyen de Flambeaux klikiss ? Cette solution a déjà été débattue. Un grand froid s’empara de Peter. — Et provoquer l’escalade du conflit jusqu’à ce que les hydrogues mènent l’humanité à l’extinction ? Je ne crois pas que ce serait sage. — Nous sommes donc d’accord. Alors, ne vous plaignez pas de mes nouveaux compers. Nous commencerons à nous en servir dans quelques semaines, sur Osquivel. Ceux-ci surpassaient indéniablement les soldats des Forces Terriennes. Leurs colonnes prirent place entre celles des humains, comme des doigts s’entrelaçant, puis toutes s’immobilisèrent de conserve. Peter contempla la tapisserie d’uniformes, de bannières et de carcasses de métal sur le terrain en contrebas. Leur démonstration achevée, les Soldats ne réagirent pas au déferlement d’applaudissements et de sifflets. — C’est à vous, Peter, dit Basil. Le roi se leva, retournant son discours dans sa tête. Au cours des années, il était parvenu à altérer subtilement quelques phrases afin de montrer son indépendance. Il sentit cependant que le moment était mal choisi pour cela. Dès que son micro fut activé, sa voix tonna : — Citoyens, vous venez d’être témoins d’un bond en avant technologique de nos compers. Un nouvel espoir que la guerre se termine rapidement. Les hydrogues menacent la civilisation humaine, mais nos militaires, nos savants et notre industrie ont relevé le défi ! (Il attendit que les acclamations se calment, puis tendit le bras vers le terrain d’exposition.) Ces Soldats sont une arme de grande valeur ; ainsi, nos fils et nos filles n’auront pas à périr sur les champs de bataille, comme ceux de Dasra il y a peu. Les compers formeront les équipages de nos vaisseaux de guerre et suivront les ordres sans poser de question, sans s’occuper de leur survie. Avec un nombre suffisant d’entre eux, nous pourrons enfin envisager la victoire. (Il prit une grande inspiration, puis éleva la voix.) Amiral Stromo, je vous offre ces soldats, prêts pour la lutte contre l’ennemi. Les acceptez-vous ? Loin en contrebas, sur le champ de parade, l’amiral répondit : — Oui, mon roi. Nos soldats sont les meilleurs jamais formés, mais je suis fier d’accepter ces compers comme membres d’équipage des FTD. — Prenez-les, au nom de l’humanité, afin qu’ils nous défendent en tout lieu contre cette agression insensée. Basil se détendit, l’air satisfait. — C’est une date importante, Peter. Et il y en aura beaucoup d’autres. Estarra arrivera bientôt. J’espère que vous êtes content ? — Je n’ai même pas fait sa connaissance. En dessous, les soldats humains rejoignaient les Mantas par rangées. Les compers les suivaient, un demi-pas en arrière. Peter ne se départait pas d’un certain malaise. Toute cette perfection sonnait faux. Tant de choses n’avaient pas été élucidées concernant les robots klikiss, en dépit de l’analyse des composants de Jorax… Mais quand bien même il était le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne, il n’y avait personne pour tenir compte de ses réserves. 68 ESTARRA Le jour prévu, un croiseur Manta passa prendre Sarein, Estarra et les prêtres Verts volontaires. Il resta en orbite autour de Theroc, car la clairière d’atterrissage ne convenait pas aux vaisseaux de guerre de moyen tonnage. Après avoir fait leurs adieux, les passagers partirent en navette, laissant derrière eux les continents verdoyants. Dès qu’ils furent en route vers la Terre, Estarra annonça à Sarein qu’elle était fatiguée et qu’elle désirait se retirer dans sa cabine. Allongée sur le dos, les yeux fixés au plafond tristement minéral, elle inspira l’air recyclé. Elle goûta sa saveur métallique, dépourvue des senteurs de la vie – des arbres, de la brise ensoleillée… Estarra ressentit l’accélération de la Manta qui quittait son orbite, l’arrachant à Theroc pour la première fois de sa vie. En dépit de cet environnement inconnu, elle s’endormit bien vite. Au cours des repas, Sarein lui présentait avec fierté des plats terriens : du poulet, du poisson ou du bœuf – des viandes étrangement différentes des insectes qu’Estarra avait l’habitude de manger sur Theroc. Sa sœur aînée s’assit en face d’elle, les yeux brillants, un sourire sincère aux lèvres. — Tu n’as jamais rien imaginé comme le Palais des Murmures. Tu verras les coupoles dorées, étincelantes sous le soleil. Des flammes éternelles brûlent en haut de tours et de ponts, chacune d’elles symbolisant une colonie de la Hanse. Avec le roi Peter, tu assisteras aux processions et aux parades les plus spectaculaires… Ah, c’est tout ce que Theroc n’est pas ! ajouta-t-elle, le visage illuminé. Estarra avait remarqué qu’en dépit de son enthousiasme pour la Terre, sa sœur avait amassé une cargaison d’articles theroniens qu’elle ne pouvait se procurer au Palais des Murmures : des mets délicats, des tissus de soie et des teintures vives issues de fleurs forestières. Elle écoutait poliment tout en mangeant. — Certaines choses ont l’air… intéressantes, dit-elle enfin. Mais je ne viens pas en touriste. Non, elle allait se marier avec un homme qu’elle n’avait jamais vu ; des responsabilités sociales et politiques auxquelles elle n’avait jamais songé allaient lui incomber. Beneto et Rossia lui avaient tous deux conseillé de garder l’esprit ouvert, de se réjouir des possibilités qui lui étaient offertes – et, par-dessus tout, d’être forte. Cela, Estarra le pouvait certainement. Les dix-neuf prêtres volontaires demeuraient ensemble sur les ponts réservés à l’équipage. Estarra rendit visite à Rossia tout au long du voyage. Mais, à l’entrée de la Manta dans le système solaire de la Terre, une navette emmena les prêtres jusqu’à la base martienne des FTD. Comme le croiseur approchait des abords du Palais des Murmures, Estarra demanda : — Dois-je voir la foule tout de suite ? Et le roi Peter, vient-il m’accueillir ? Sarein lui tapota le bras. — Ne t’inquiète pas, sœurette. Avec Basil aux commandes, rien ne peut arriver qui n’ait été planifié avec soin. Officiellement, personne ne sait que tu es à bord. Quand tu seras présentée au public, tout aura été arrangé dans les moindres détails. Il n’y a donc pas lieu de t’en faire. Pour le moment, tu n’es qu’une passagère anonyme. Cela te permettra de t’installer et de te mettre à l’aise plus facilement. Pendant que les soldats débarquaient, des ouvriers en uniforme arrivèrent au volant d’engins de transbordement afin de décharger la cargaison. Des techniciens se pressèrent de remettre les cabines en état, de réapprovisionner le vaisseau en air, en eau et en nourriture afin qu’il puisse repartir au plus vite. Au milieu de tout ce monde qui s’agitait, Estarra se sentait déplacée… et stupéfaite. De toute sa vie, elle n’avait jamais vu autant d’édifices. Gratte-ciel, entrepôts et tours de contrôle de l’astroport se dressaient telle une forêt de métal, de verre et de pierre. Les cieux étaient d’un bleu vif. Sarein désigna un transport militaire qui bourdonnait dans le ciel, au-dessus du terrain d’atterrissage. — Voilà Basil, annonça-t-elle, ajoutant en coin : Souviens-toi de dire ce que je t’ai dit. — Je croyais que c’était une arrivée informelle ? répondit Estarra en haussant un sourcil. Si personne ne nous regarde, en quoi est-il important que je fasse attention à mes paroles ? — Considère cela comme un exercice. On ne s’exerce jamais assez. Le président Wenceslas les accueillit à l’écoutille de sortie réservée aux personnalités. Son visage reflétait l’expérience et la sagesse, mais ses traits n’arboraient pas de marques de vieillesse. Estarra ne se rappelait pas son âge véritable, mais elle savait qu’il se soumettait à des traitements de rajeunissement réguliers. Il tendit la main. — Bienvenue, Estarra. Nous nous sommes rencontrés sur Theroc, lors du couronnement de votre frère, mais nous n’avons pas eu l’occasion de nous connaître. — Ma sœur est très honorée d’être là, Basil, dit Sarein. Estarra le gratifia de son plus beau sourire. Elle venait d’avoir un aperçu des mensonges diplomatiques, et elle savait qu’il y en aurait beaucoup d’autres. Pressée d’en finir, elle brandit un petit pot contenant le surgeon qu’elle avait emporté en guise de cadeau officiel. — Ce surgeon est pour vous, Président de la Ligue Hanséatique terrienne, avec le vœu qu’il croisse et prospère comme la Hanse elle-même. Le fait qu’on lui ait demandé d’offrir son présent le plus important au président plutôt qu’au roi lui donnait à songer quant à la répartition réelle des pouvoirs. — Merci, Estarra. Il ne fit cependant aucun geste pour toucher le surgeon. Au lieu de cela, il ordonna à l’assistant blond qui se tenait à son côté de le prendre, puis il sourit à Estarra comme s’il s’agissait d’une fillette. — Allons voir le roi Peter. Je suis sûr que vous attendez cela depuis longtemps. Peter et elle ne furent pas autorisés à faire vraiment connaissance, bien qu’ils soient supposés passer le restant de leurs jours ensemble. Leur première rencontre eut lieu à l’occasion d’un déjeuner informel dans une serre au plafond de verre, quelque part dans l’une des ailes labyrinthiques du Palais des Murmures. Un ballet de domestiques poussait devant elle de riches pâtisseries et autres douceurs, mais elle n’avait pas faim. Assis à l’autre bout de la table, le roi portait un uniforme gris et bleu étroitement ajusté, dont la simplicité semblait symboliser la rigueur qui affectait la Hanse. Un vieux comper Précepteur se tenait à côté de lui, à la manière d’un conseiller. Basil Wenceslas était assis dans un coin. Le brouhaha des représentants et des hauts fonctionnaires enveloppait littéralement Estarra. Tout se passait comme si l’on avait organisé cette petite réception de manière à les empêcher d’échanger davantage que les banalités de circonstance. Peter était bel homme, elle devait le reconnaître. Elle l’avait déjà vu dans les journaux, et avait toujours apprécié ses manières. Il était doté d’un certain magnétisme avec ses yeux bleus, ses cheveux blonds et ses traits fins. Mais chacune de ses paroles semblait avoir été écrite et répétée. Assis l’un en face de l’autre, ils se décochaient des regards à la dérobée, comme s’ils essayaient de communiquer par la pensée. Peter la détailla de pied en cap, de la même façon qu’elle l’avait fait. Estarra se demanda s’il partageait la même prudence à son encontre. Sa défiance diminua quelque peu alors qu’elle se rendait compte que le jeune roi et elle partageaient le même problème : tous deux avaient l’air de marionnettes manipulées par des puissances supérieures. Ce serait un mariage épouvantable s’ils se traitaient d’emblée en ennemis. Lorsque le regard du jeune homme rencontra le sien, elle lui sourit doucement. Cela sembla le surprendre… puis lui plaire, car il lui sourit en retour. Basil et Sarein levèrent leur tasse de thé à la cannelle ; c’était censé être la boisson favorite du roi, bien que Peter ne semble pas en raffoler plus qu’Estarra. — Au couple royal, lança le président Wenceslas. Puissent leur amour et cette alliance faire croître la Hanse. — Au couple royal, dit Sarein en écho. Le regard uni mais obligés de se taire, Estarra et Peter levèrent leur tasse. 69 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Le général Lanyan accueillit les prêtres Verts nouvellement arrivés sur la base martienne avec l’enthousiasme du soldat qui vient de recevoir une arme flambant neuve avec laquelle s’amuser. Il faisait les cent pas dans une grande salle de réunion lorsque les prêtres volontaires tant attendus débarquèrent des modules de transport. Il était impatient de voir s’ils se montreraient à la hauteur. Ils entrèrent : dix-neuf hommes et femmes d’aspect et d’âge variés. Ils avaient l’air désorientés. Tous présentaient une peau glabre d’un vert plus ou moins foncé. Chacun d’eux portait un pot contenant un mince surgeon de moins de un mètre de haut, dont les branches duveteuses retombaient. Des motifs, tatoués selon les rites de leur mystérieuse religion sur leur visage et leurs bras, indiquaient leur grade et leurs talents. Habitués à la moiteur de Theroc, ils ne portaient que peu de vêtements – et semblaient le regretter. Lanyan leur fournirait les uniformes standard des FTD afin de faciliter leur adaptation à la vie militaire. Comme on pouvait s’y attendre, ils ne se mirent pas au garde-à-vous et ne manifestèrent aucun sens de la discipline. Ils remplissaient la salle de leur joyeux désordre, sans faire montre d’un quelconque respect vis-à-vis des officiers. Il faudrait que cela change, mais Lanyan savait qu’il ne pouvait pas trop les bousculer. Le pacte entre les FTD et les prêtres était des plus ténus. Lanyan serait probablement incapable de les faire marcher au pas, car ils risquaient de prendre la mouche et de partir. Néanmoins, ils travailleraient avec les Forces Terriennes de Défense, ce qui impliquait certaines attentes à leur endroit… L’un d’eux, à la cuisse ornée d’une cicatrice extravagante, clopina jusqu’à la baie vitrée et scruta le paysage rougeâtre. Sa jambe blessée serait un handicap lors d’une bataille, mais le général n’avait pas l’intention de faire combattre ces prêtres. Il les considérait comme du matériel de communication, des transmetteurs humains. Le prêtre à la cicatrice contemplait, les yeux écarquillés, le ciel vert olive de Mars. — Il n’y a pas d’arbre, ici. — Vous avez apporté les vôtres. (Lanyan tâchait de camoufler son impatience sous un air encourageant. Il se racla la gorge afin d’attirer leur attention.) Je suis le général Lanyan, votre commandant. Un prêtre arborant plus de tatouages que ses compagnons s’avança. L’air guindé, il portait son surgeon comme s’il s’agissait d’un équipement de survie. — Mon nom est Yarrod, le doyen de cette compagnie. La forêt-monde est d’accord pour que nous utilisions le télien dans la guerre contre les hydrogues. — Oui… oui, cela va nous être d’un grand secours, répondit le général Lanyan. (Il avait espéré un peu plus d’ardeur patriotique, plutôt que ce soutien réticent.) Toute information que vous pourrez nous fournir sera utile. D’autres prêtres avaient rejoint celui à la cicatrice. Ils restaient bouche bée devant l’austérité des canyons. Malgré l’importance de la réunion, ils ne prêtaient guère attention aux propos du général, ni à ceux de leur doyen. Ce dernier était le plus élevé dans la hiérarchie, mais les prêtres ne lui accordaient aucun privilège particulier. Ce manque de respect et d’organisation choquait Lanyan, en pur militaire qu’il était. — Nous n’avons pas encore éclairci dans quelles circonstances la guerre est survenue il y a dix mille ans, mais les hydrogues ont cru avoir éradiqué la forêt-monde. Il en a cependant subsisté quelques vestiges sur une planète, Theroc, et les arbres ont survécu là-bas en secret, dans la crainte que les hydrogues reviennent les exterminer. Aujourd’hui, il apparaît que leur peur était fondée. L’ennemi traque les mondes forestiers. Il est de notre devoir de protéger nos arbres. Le général décida de se montrer ferme. S’il usait tout de suite de son pouvoir de persuasion sur les Theroniens, il serait ensuite aisé de les faire marcher droit, une fois qu’ils seraient répartis dans les dix quadrants. — Laissez-moi être clair avec vous tous, déclara-t-il. Je comprends que vous vous êtes engagés en sachant que nous vous aiderions à protéger les arbremondes. Œuvrer ensemble est notre meilleur espoir de vaincre les hydrogues. Mais, pour cela, vous devez devenir une partie de l’ensemble. Des dizaines de milliers de personnes peuvent contribuer à une seule opération militaire. » Par conséquent, il est impératif que vous acceptiez votre place dans la chaîne de commandement. Au sein des Forces Terriennes de Défense, vous aurez le grade d’adjudant, mais sans autorité spécifique en dehors des communications. » Nous formons une armée dévolue à la défense de l’humanité. Chaque ordre que je donne se répercute en cascade depuis le sommet : mes sous-commandants dictent des ordres relatifs à leur partie de la mission, puis leurs subalternes donnent leurs propres ordres, et ainsi de suite. » Chacun de vous doit trouver sa place dans la chaîne. Le télien sera notre moyen de communication le plus rapide et le plus fiable. Si chaque maillon de la chaîne exécute correctement son ouvrage, personne ne pourra nous arrêter. Sinon, c’est une catastrophe que vous pourriez provoquer. — Nous comprenons, Général, dit Yarrod. — Tant mieux, car je n’aurai pas le temps de vous expliquer ça au plus fort de la bataille. Jusqu’à présent, il était satisfait de son discours. Mais devant la baie vitrée, quelques prêtres poursuivaient leur discussion en désignant les formations rocheuses. Lanyan, les sourcils froncés, appuya sur un bouton mural afin d’opacifier la fenêtre. — Rassemblez-vous et prêtez-moi toute votre attention. À contrecœur, les prêtres se placèrent aux côtés de Yarrod. — Nous sommes à un moment clé de la guerre, déclara Lanyan. D’ici à quelques jours, nous allons lancer une offensive générale. Les attaquants de Passage-de-Boone ont rejoint une géante gazeuse nommée Osquivel. À la mention de Passage-de-Boone, les prêtres Verts s’agitèrent en se regardant avec consternation. — Pensez à tous ces arbres, dit Yarrod. — La forêt de pins noirs anéantie, fit un autre prêtre. — Plus un arbre debout, ajouta le prêtre à la cicatrice. — Oui, et nous aurons notre revanche, rétorqua Lanyan, heureux de distinguer une lueur d’intérêt chez ses interlocuteurs, pour changer. Évidemment, je ne vous affecterai pas au combat, puisque vos talents ne s’appliquent qu’aux communications longue distance. Pour être efficaces, nous vous répartirons dans les divisions des différents quadrants et les colonies considérées comme des cibles potentielles. Cela offrira aux FTD un avantage tactique formidable. Par votre intermédiaire, nous aurons une vision instantanée de la position de notre flotte tout entière. Les prêtres effleurèrent leur surgeon afin de se connecter plus étroitement. Ils se trouvaient dans un environnement bizarre, loin de leur planète, servant une armée dont ils ne savaient rien. Et ils étaient sur le point d’être séparés les uns des autres. Lanyan fixa le mur sombre, là où s’était trouvée la fenêtre. — Pour autant qu’on le sache, Osquivel est une planète négligeable, mais nous nous y rendons en force. Nous tenterons d’abord d’établir une communication, pour la forme, et nous espérons que vous nous y aiderez. En cas d’échec, nous exterminerons l’ennemi. Il grimaça un sourire dans l’attente d’une acclamation, mais les prêtres parurent seulement intimidés. — Les hydrogues sont puissants, releva Yarrod. La forêt-monde nous avertit de ne pas les sous-estimer. — Oh, nous avons l’intention de lancer toutes nos forces sur Osquivel. Toutes les armes dont disposent les Forces Terriennes de Défense. Il est absolument impossible que nous perdions. Malgré la confiance qu’il affichait, les prêtres Verts ne semblèrent guère convaincus. 70 CESCA PERONI Le fastueux convoi de fiançailles descendit à travers l’atmosphère de Theroc. Les douze vaisseaux étaient tous différents et de forme extravagante ; ils arboraient des bannières exotiques et des insignes ornementés sur la coque. Chacun d’eux transportait des représentants des clans principaux : Okiah, Kellum, Sandoval, Pasternak, Tylar, Sorengaard, Chen, Baker, Kowalski et, bien sûr, le clan Peroni. L’escorte représentait un énorme gaspillage d’ekti, mais chaque famille se devait de manifester son allégresse pour l’événement. Ce n’était pas tous les jours qu’une Oratrice se mariait. Des Theroniens avaient grimpé dans les cimes des arbres afin d’avoir une meilleure vue. Au sol, on se pressait autour de la prairie servant de terrain d’atterrissage afin d’accueillir les visiteurs. Père Reynald, dépassé par l’arrivée soudaine de ces étranges vaisseaux, arriva hors d’haleine, flanqué de prêtres Verts. Cesca Peroni émergea de la navette de tête. Elle était vêtue d’une toilette bigarrée, et des rubans retenaient sa coiffure. Reynald la reconnut sur-le-champ. — Cesca ! Voyant l’étonnement mêlé de joie éclairer son visage hâlé, la jeune femme s’avança. Elle tendit la main droite, un sourire resplendissant aux lèvres. Elle récita son texte sans la moindre hésitation : — Après une si longue attente, je viens en personne accepter votre proposition de mariage, Père Reynald de Theroc. Si elle tient toujours, bien sûr ? Reynald la regarda comme si elle l’avait frappé avec une lourde branche. Puis un sourire espiègle fendit son visage. — Bien sûr que ma proposition tient toujours ! (Il lui prit les deux mains, puis l’étreignit brièvement mais passionnément avant de la lâcher, confus. Il reprit contenance par un bref salut.) Je serai honoré que vous deveniez ma femme, Cesca Peroni, Oratrice des Vagabonds. Nos peuples ont beaucoup à s’offrir, tout comme vous et moi. D’autres vaisseaux atterrirent dans la clairière en se serrant dans l’espace réduit. Mais les Vagabonds pilotaient à la perfection, de sorte que leurs atterrissages semblaient avoir été chorégraphiés. Les représentants des clans débarquèrent, vêtus de leurs plus beaux atours, et s’extasièrent sur le paysage verdoyant. Ils se tenaient dans l’air frais, contemplant les grands arbres, humant l’humidité chargée de senteurs épicées, si différente de l’air recyclé des milieux artificiels. Cesca leva la main de Reynald, qu’elle étreignait toujours. Elle cria aux chefs claniques : — Nous acceptons tous deux ! Après tant d’épreuves, il est bon d’avoir quelque chose à fêter. Les Vagabonds poussèrent cris de joie et sifflements. Les prêtres Verts et les Theroniens rassemblés se rendirent compte de ce qui se passait, et se mirent eux aussi à applaudir. Enfin, Idriss et Alexa arrivèrent, quelque peu déconcertés mais ravis par ce déploiement de faste inattendu. — C’est charmant, dit Reynald : Estarra, ma petite sœur, vient de s’envoler pour la Terre. Elle est sur le point de convoler avec le roi Peter. Et aujourd’hui, vous acceptez ma demande en mariage. Quelles semaines merveilleuses nous vivons ! Elle cligna des yeux, mais fit de son mieux pour dissimuler sa surprise. Le roi épousait une Theronienne ? Les clans n’auraient-ils pas dû être mis au courant ? Une brève agitation parcourut les rangs des Vagabonds. Cesca se demanda quels changements diplomatiques en résulteraient. Des liens par alliance entre les Vagabonds, les Theroniens et la Hanse… Il lui faudrait y réfléchir plus avant. Cesca se retourna vers l’homme svelte, à l’allure assurée, qui était sorti à sa suite de la navette officielle. De par ses traits et ses cheveux noirs, il lui ressemblait. — Voici mon père, Denn Peroni. Mes oncles se trouvent tous dans ce vaisseau. Reynald présenta rapidement ses parents. Idriss, l’air quelque peu perdu, contempla les nouveaux venus. — Quelqu’un aurait-il l’obligeance de me dire ce qui se passe ? Son épouse lui jeta un regard pétillant. — Réfléchis un instant, Idriss. Tu trouveras par toi-même. Cesca et Reynald se tenaient dans la salle de réception du récif de fongus. La lueur de la lune et des étoiles traversait la canopée, et la musique produite par les instruments exotiques aussi bien que par les insectes remplissait la nuit de magie. À tour de rôle, les Vagabonds chantaient des ballades et exécutaient divers tours d’adresse afin de montrer leur culture. Cesca parvint magnifiquement à faire croire qu’elle s’amusait. Les vaisseaux avaient amené tant d’artistes, apporté tant de cadeaux de planètes et d’astéroïdes lointains que la fête de fiançailles ressemblait à un carnaval. Tout le monde riait et dansait, enchanté de ces nouveaux amis. Reynald semblait être fier d’avoir Cesca à ses côtés. — Je ne serais pas surpris que cette soirée aboutisse à d’autres demandes en mariage. Elle lui prit poliment la main et continua de sourire. — Cela renforcerait certainement notre alliance. Comme il se faisait tard, Reynald l’entraîna sur un balcon privé, d’où ils pouvaient tranquillement observer l’animation sous les arbres. — Croyez-vous que vous aimerez Theroc ? demanda-t-il. Il semblait désireux de lui plaire. — Nous devrons tous deux nous habituer à beaucoup de choses. Les Vagabonds sont des nomades, et ma famille, composée de marchands errant de système en système, l’est plus que toute autre. Mon père vit à bord de ses vaisseaux ; il voyage entre une centaine de sites, d’entrepôts en stations d’écopage, afin de négocier du carburant avec la Grosse Dinde, les Ildirans ou même – elle baissa la voix – directement avec certaines colonies, bien que cela aille à l’encontre de la politique commerciale de la Hanse. — Je suis certain que la Hanse comprendrait, dans la mesure où ces colonies en ont absolument besoin. Surprise par autant de naïveté, Cesca poussa un soupir. — Il faudra sans doute du temps avant que mon peuple soit aussi ouvert que vous l’êtes. — Parlez-moi des Vagabonds, dit-il en la regardant avec un sourire innocent. Quelles raisons vous ont poussés à devenir si… impénétrables, si méfiants ? — Cela remonte à de nombreuses générations. Vous avez eu de la chance avec Theroc : un monde riche, une colonie florissante. Mais après que notre vaisseau-génération Kanaka eut été envoyé sur Iawa, toutes les cultures ont périclité. Au cours de cette période difficile, nous n’avons pu compter que sur nous-mêmes. Plus tard, nous sommes devenus très bons dans le traitement de l’ekti, d’abord en tant que gérants des usines ildiranes, puis en tant que dirigeants de nos propres stations d’écopage. Chaque succès, nous l’avons payé avec notre sueur et notre sang. Comme vous, nous avons refusé de signer la Charte de la Hanse, mais la Grosse Dinde aimerait certainement nous assujettir. — Eh bien, nous venons juste de fournir dix-neuf prêtres Verts au titre de l’effort de guerre… Cesca le regarda avec sérieux. — C’est différent. Les Terreux n’obtiendront rien des prêtres Verts sans leur coopération, mais ils peuvent voler notre ekti – ce qu’ils ont fait, n’en doutez pas. Nous soupçonnons qu’ils pillent certains de nos cargos avant de les détruire. — C’est affreux ! — C’est une bonne chose que la plupart de nos dépôts de carburant ne figurent sur aucune carte. Peut-être les Vagabonds sont-ils un peu paranoïaques, Reynald, mais de votre côté… peut-être vous montrez-vous trop confiants ? La rumeur des festivités résonnait dans la nuit. Cesca se demanda si quelqu’un avait remarqué leur absence. Son père et ses oncles devaient probablement se regarder avec un sourire entendu. Le mariage lui-même n’aurait pas lieu avant un an. Entre-temps, Vagabonds et Theroniens se rencontreraient plus souvent. Des vaisseaux viendraient en visite sur la planète forestière avec des fournitures clandestines. Reynald, peut-être accompagné de membres de sa famille, visiterait des avant-postes de Vagabonds soigneusement sélectionnés. Peu à peu, les deux cultures se mélangeraient. Alors qu’ils se tenaient au clair de lune, Cesca se dit que tout irait pour le mieux, que sa décision était la bonne. Reynald semblait si heureux qu’elle lui tienne la main et se presse contre lui – elle qui essayait de tout son cœur de ne pas penser à Jess. 71 JESS TAMBLYN Voilà des mois que Jess naviguait dans le silence, sa voile gigantesque tendue en travers des océans de gaz multicolores, d’ions tourbillonnants et autres éléments cosmiques qui se contracteraient un jour pour former un nouveau système solaire. Toujours en mouvement, mais sans se rendre nulle part… l’essence même des Vagabonds. En un sens, Jess appréciait ces interminables journées de contemplation, car elles l’aidaient à calmer ses tourments. Si tout s’était déroulé comme il l’avait escompté, Cesca et lui seraient mariés à présent. Mais Jess savait où se trouvait son devoir. Et il n’était guère doué pour se raconter des histoires. Sa tragédie intime lui paraissait mesquine et égoïste, et il refusait de s’y complaire plus longtemps. Il songeait à ses proches, et plus spécialement à Ross, massacré par les hydrogues, ainsi qu’à la situation financière catastrophique de tant de clans. L’économie des Vagabonds s’écroulait. Lorsque son chagrin se fut enfin mué en mélancolie, Jess se sentit rétabli. Il était plus fort… prêt à affronter la réalité, parce qu’il ne lui restait pas d’autre choix. Puis la solitude se fit ressentir. L’essaim d’écumeurs de nébuleuse était éparpillé à travers la mer d’hydrogène gazeux, les appareils séparés les uns des autres par de vastes distances. La plupart des pilotes étaient farouchement indépendants, y compris selon les critères des Vagabonds. Le silence, naguère paisible, était désormais oppressant. Le bavardage radio était devenu sporadique, à cause du décalage temporel du signal. Jess arpentait les ponts exigus, descendait dans les compartiments de production, écoutait le son de ses pas. Del Kellum avait eu raison : disposer de temps pour réfléchir constituait peut-être un bienfait, mais en avoir trop était une malédiction. Il sut qu’il était seul depuis trop longtemps lorsqu’il commença à entendre – ou peut-être imaginer – des bruits. Des murmures qui ne cadraient pas avec le bourdonnement familier de la machinerie. Lorsqu’il laissait ses pensées vagabonder, ces murmures prenaient confusément le sens de mots. — Ohé ? (La force de sa propre voix l’effraya. Ses cordes vocales étaient éraillées tant il s’était désaccoutumé à parler.) Super, voilà que je me parle à moi-même. Ces sons bizarres équivalaient pour l’oreille à des ombres entraperçues du coin de l’œil. Plus il écoutait, plus les bruits décroissaient. Il soupira et tâcha de les ignorer… mais il n’avait rien d’autre pour s’occuper l’esprit. Il descendit par l’échelle jusqu’aux ponts de production, où les distillateurs automatisés extrayaient les sous-produits de la nébuleuse. Les éléments condensés remplissaient de petites citernes. De l’eau coulait goutte à goutte dans un réservoir cylindrique transparent, dont le niveau s’élevait à peine d’un centimètre par jour. Jess sentait la présence de quelque chose, comme un frémissement de pensées… aussi léger qu’une brise, mais qui, peu à peu, s’intensifiait. — Ohé ? cria-t-il de nouveau, s’attendant cette fois à entendre l’écho de sa propre voix. Personne ne répondit, bien sûr. Il prit une profonde inspiration dans l’air curieusement humide, se morigénant pour sa sottise. Bientôt, il se persuaderait que son écumeur de nébuleuse était hanté… C’est alors que les cauchemars firent leur apparition. Jess s’éveilla en sursaut sur sa couchette. Une sueur glacée détrempait ses draps. Il aspira l’air à longs traits, toussant afin de dégager ses bronches. Dans son rêve, il se noyait, s’enfonçant de plus en plus profond, incapable de respirer ou de retrouver son chemin vers l’air et la lumière. Ses poumons, ses veines, son esprit étaient emplis d’eau – ou plutôt constitués d’eau. Cette sensation était si réelle qu’elle submergea ses pensées, et qu’il dut lutter pour se maintenir éveillé. Dans sa jeunesse, il avait fait des cauchemars au sujet de sa mère, morte de froid sur Plumas, au fond d’une crevasse ; elle avait gelé lentement, à bout d’air dans sa tenue de protection défaillante, inaccessible dans les profondeurs abyssales… Mais ce rêve-là n’était effrayant que par son étrangeté. Jess ne ressentait ni danger ni terreur, seulement de la confusion. Les yeux cuisants, il s’extirpa de son lit. Manquant de perdre l’équilibre, il prit appui contre la cloison métallique… La main qu’il retira était mouillée. Il regarda, surpris, des perles de rosée qui luisaient sur le métal. Ses doigts lui picotèrent à son contact. Un minuscule filet de gouttelettes de condensation s’écoulait en direction du pont, semblable à un flux vital… Les sourcils froncés, Jess remonta le filet, à la recherche de la source. Il devait y avoir une fuite quelque part, une brèche dans un tuyau de climatisation ou une rupture de la réfrigération. Dans l’espace, aussi loin de tout secours, de telles choses, si insignifiantes soient-elles, pouvaient mener à la catastrophe. Mais le diagnostic des systèmes de survie indiqua que tout fonctionnait à merveille. Même le niveau d’humidité était normal. Il retourna à sa cabine, où il trouva les parois de nouveau sèches. Il ne subsistait aucune trace d’humidité. Jess se tenait sur le pont de traitement, à côté des machines. L’air était moite – bizarre, car le réglage des systèmes de survie n’avait pas changé. Il observa de nouveau le liquide recueilli au fond du réservoir cylindrique transparent. Il préleva un échantillon, puis utilisa le laboratoire du vaisseau afin d’effectuer une analyse complète. Il vérifia et revérifia les résultats, lança les tests une troisième fois. En tant que membre du clan Tamblyn, il connaissait tout du puisage et des tests de pureté. Chimiquement parlant, ce n’était rien de plus que de l’eau, extraite molécule par molécule de la nuée cosmique. Cherchant une confirmation, Jess envoya un signal à ses camarades, dispersés aux quatre coins de la nébuleuse. Il demandait si quelqu’un d’autre avait obtenu des résultats insolites avec l’eau récoltée. C’était une bouteille jetée à la mer, et il savait qu’une réponse mettrait des jours à lui revenir. Des réponses lui parvinrent enfin au compte-gouttes. Personne ne s’était donné la peine de collecter de la vapeur d’eau ou autres impuretés. Seul l’hydrogène pouvant être transformé en ekti les intéressait. Cependant, Jess avait la certitude croissante que ce liquide était… un mystère. Un frisson le traversait chaque fois qu’il s’approchait de la citerne. Comme si l’eau rayonnait d’un élément indétectable. — Qu’est-ce que c’est ? dit-il à haute voix. À mesure que le liquide s’accumulait, il chatoyait et bouillonnait, comme si se recomposait en son sein quelque essence inconnue, dispersée à travers la vacuité interstellaire. Si Jess avait été superstitieux, il aurait pu croire que la nébuleuse était possédée. S’accroupissant contre la citerne, le jeune homme toucha les parois incurvées, et perçut une chaleur qui n’aurait pas dû être. Cela lui donna le vertige. Il ne pouvait en douter – cette eau palpitante n’était pas seulement de l’eau… mais bien plus. Hantée… possédée… vivante, il ne savait comment, même si cela lui paraissait fou. Petit à petit, seul dans son grand vaisseau dérivant, Jess Tamblyn commença à communiquer avec elle. 72 BASIL WENCESLAS Le président de la Hanse se tenait sur le toit du monde. Depuis sa suite personnelle, il tirait les ficelles, prenait toutes les décisions importantes, disposait des richesses et des ressources de soixante-huit planètes. Et cependant, il se sentait impuissant. Parfois, la vérité toute nue – sans manipulation, circonstances atténuantes ou faux-semblants – s’avérait trop difficile à gérer. Dans un parfait silence, il regarda par la baie vitrée tout en sirotant son café à la cardamome. Le coucher de soleil répandait ses rayons dorés sur le Quartier du Palais. Le Palais des Murmures semblait avoir été éclaboussé d’airain en fusion. Les torches sur les coupoles et les ponts brillaient. Mais, en cet instant, le crépuscule et le symbolisme du soleil déclinant le déprimaient. Les analyses détaillées élaborées par les plus grands experts ne laissaient aucun doute : la Hanse était condamnée. À moins d’un événement radical, sa chute ne tarderait pas. Basil ne voulait pas contempler les ombres qui s’allongeaient, et il se détourna. Comment pouvait-il maintenir l’Empire ? Il sentait le poids de ses responsabilités l’écraser. Il termina son café, savourant son âcreté, et revint à son bureau transparent, que l’on avait débarrassé des papiers qui l’encombraient. L’un des anciens présidents de la Hanse, Malcolm Stannis, avait parfaitement résumé la situation dans ses mémoires posthumes : « Les affaires, c’est la guerre, et la guerre, ce sont des affaires. » Des écrans s’animèrent sur la table recouverte d’un mince film translucide. Basil examina les prévisions statistiques, les cartes des colonies, les ressources en nourriture, le transport, les articles de luxe… Afficher l’ensemble lui permettait d’avoir sous les yeux l’état global de la Ligue Hanséatique. Et cela ne montrait rien de bon. Des colonies se portaient plus mal que d’autres. Au cours des décennies précédentes, Relleker s’était employée à devenir la plus courue des planètes de villégiature, mais aujourd’hui plus personne ne pouvait se permettre ce genre de voyage de plaisance. À présent, ce monde quémandait de l’aide et des provisions que Basil ne pouvait tout simplement pas lui fournir. La planète nuageuse Dremen avait besoin de miroirs solaires et de serres pour ses champs, qui survivaient péniblement sous la pâle lueur du soleil. Les Yrekiens s’étaient engagés dans une rébellion malavisée ; aujourd’hui, ils pansaient leurs plaies. Les hydrogues avaient détruit l’industrie forestière de Passage-de-Boone et, bien que le sauvetage de la population ait rehaussé l’image de la Hanse, les survivants s’étaient transformés en réfugiés affamés. Qui allait les nourrir ? Basil continuait d’écrire les discours du roi Peter. Ces tissus de mensonges, déjà bien étirés, ne tiendraient plus longtemps avant de se déchirer. Les poings serrés, le président scruta les chiffres comme s’il pouvait les infléchir par la seule force de sa volonté. Hélas, ils ne faisaient que refléter la réalité. Tout dépendait d’une ressource clé : l’ekti. Les mesures d’exception mises en place par les FTD, les rationnements, la pression exercée sur les Vagabonds, tout cela n’avait eu pour résultat qu’une maigre provision de carburant. Sans lui, la Ligue Hanséatique terrienne allait tout simplement péricliter. Les colonies mouraient déjà de faim – et ces damnés hydrogues refusaient toute négociation. De rage, Basil sentit ses narines frémir. Il n’avait reçu aucune nouvelle de Davlin Lotze, parti à la recherche de l’équipe xéno-archéologique des Colicos. Il supposait que cette histoire était également un fiasco. Il s’agissait d’un pari osé de sa part, de toute façon. Peut-être les créatures des abysses gazeux recevraient-elles enfin une leçon, sur Osquivel. Ils disposaient des compers Soldats, des prêtres Verts, de la flotte entière des FTD… ainsi que d’un négociateur de la dernière chance. Tant de choses dépendaient de cette offensive ! Basil aurait été dérangé cent fois par heure s’il n’avait mis en place un barrage total des communications comme des visiteurs. Bêtement, il espérait trouver une solution s’il parvenait à se concentrer assez longtemps. Mais son imagination ne se laissait pas dompter aussi facilement… Lorsque le signal d’appel retentit, Basil sut exactement de qui il s’agissait. Seule Sarein disposait de son code d’accès privé. Il le lui avait donné quelques années plus tôt. Elle n’en avait jamais abusé, il devait lui reconnaître cela. Et, en cet instant, une interruption ne lui serait peut-être pas inutile. Pleine de charme et d’enthousiasme, son image apparut sur la table-écran, repoussant de côté les tableaux de données. Basil l’avait toujours trouvée belle, et stimulante, sexuellement parlant. Au début, il avait songé qu’elle était bien trop jeune pour lui, mais elle s’était révélée plus mature que la plupart des femmes qu’il avait connues. Malgré son éducation sur une planète arriérée, son esprit était vif. Il lui avait révélé certains de ses plans politiques, lui avait divulgué des secrets qu’il n’aurait confiés à personne. Jusqu’à présent, elle s’était avérée une alliée de valeur. — Je sais que tu ne veux pas que j’utilise cette ligne sauf en cas d’urgence, Basil, dit-elle. Je te rassure, il ne s’agit pas de la fin du monde – du moins, pas aujourd’hui. Mais toi et moi avons besoin de passer un peu de temps ensemble. Laisse-moi arranger un dîner en tête à tête. — Sarein, notre relation n’est pas à l’ordre du jour. — Je ne parle pas de cela, mais de ta capacité à prendre des décisions, à réfléchir clairement malgré la pression. Laisse-moi être ta caisse de résonance. N’ai-je pas prouvé mon utilité en ralliant à notre cause les prêtres Verts ? Il avait envie de l’éconduire, de lui enjoindre de le laisser seul pour qu’il puisse réfléchir. Mais cela ne servirait à rien. — D’accord, tu as gagné. En remerciement de ton action, tu auras ton rendez-vous. (Il pointa son index vers l’écran.) Mais n’espère pas utiliser cet atout chaque fois que tu auras une faveur à me demander. Il y avait une pointe de ruse dans le rire qu’elle lança. — Si j’ai autre chose à te demander, Basil, je n’aurai qu’à réaliser un nouveau miracle. Cela le fit glousser, ce qui compensait largement le fait d’avoir été interrompu. — Donne-moi une heure pour finir les affaires en cours, puis viens dans mes appartements. Commande ce que tu veux comme dîner. Cela m’ira à merveille, conclut-il avant d’éteindre. Le général Lanyan avait réparti les dix-neuf prêtres Verts dans les dix quadrants. Il espérait que leur télien rétablirait un peu d’équilibre dans le conflit contre les hydrogues. Peut-être l’opération d’Osquivel marquerait-elle un tournant… ou peut-être les prêtres theroniens ne serviraient-ils qu’à rapporter chaque catastrophe un peu plus rapidement. Avec les hydrogues qui empêchaient l’accès aux géantes gazeuses, pas d’ekti. Sans ekti, pas de propulsion supraluminique. Sans propulsion, pas de commerce interstellaire. C’était aussi simple que cela. Basil repassa les chiffres en revue. Il voyait à quel point les colonies hanséatiques s’affaiblissaient. Le seul autre choix possible consistait à découvrir un moyen de transport indépendant de l’ekti. Les scientifiques, humains comme ildirans, avaient épluché les principes de la propulsion interstellaire : il n’existait aucune alternative à l’allotrope d’hydrogène. Auparavant, la Terre avait utilisé des vaisseaux-générations, mais les voyages longs de plus d’un siècle excluaient toute possibilité d’échange commercial à l’échelle galactique. La migraine commença à marteler son crâne comme il tentait de trouver une solution là où ses plus grands ingénieurs avaient échoué. N’y avait-il donc aucun moyen différent de voyager entre les étoiles ? Finalement, il rendit à son bureau sa transparence, et, avec un soupir, se prépara pour dîner avec Sarein. Elle parviendrait peut-être à le détendre au moins une heure, en faisant la conversation, ou l’amour, avec lui. Quoi qu’il en soit, il ne voyait aucune solution se profiler à l’horizon. 73 DAVLIN LOTZE Le digidisque recelait une mine d’informations. Margaret Colicos y avait sauvegardé toutes ses découvertes, c’est-à-dire la traduction d’innombrables hiéroglyphes klikiss. Davlin augmenta la lumière de sa cabine à bord du Curiosité Avide. Rlinda Kett regardait par-dessus son épaule. — Elle a déchiffré non seulement les équations, mais aussi la plupart des documents historiques inscrits sur les murs, indiqua-t-il en faisant défiler une nouvelle série de diagrammes, versions, théories et spéculations. Ils ont découvert quelque chose qui pourrait être une technologie klikiss fonctionnelle… Cette fenêtre de pierre que nous avons trouvée. Louis a découvert comment la faire marcher. (Il leva des yeux décidés vers elle.) Demain, nous retournons là-bas pour enquêter. — C’est vous le spécialiste des indices cachés. Rlinda avait extrait une bouteille de vin des soutes de son vaisseau. Elle dégusta son verre en soupirant d’aise à chaque gorgée afin qu’il sache à quel point c’était délicieux. Mais Davlin ne se souciait pas du vin, et ne comptait pas même s’arrêter pour déjeuner. Sa tâche était trop importante. Basil Wenceslas avait eu raison de l’envoyer. Il fit défiler les fichiers jusqu’en bas. — Tiens. Margaret avait synthétisé ses données afin de les envoyer par télien. Le prêtre Vert a été tué avant d’avoir pu transmettre le rapport. — Vous pensez qu’il a été assassiné dans l’intention d’éviter que ces données sortent d’ici ? — Le rapport ne laisse pas entendre que Margaret craignait pour sa vie. Celui qui a tué Louis Colicos et le prêtre, quel qu’il soit, l’a fait soudainement. Les robots klikiss et le comper ont disparu, ainsi que Margaret. Peut-être les robots les ont-ils attaqués ? Ou bien Margaret est-elle devenue folle furieuse à la suite d’une découverte ? Ou peut-être s’agit-il d’une intervention extérieure – par exemple, un escadron d’assassins ildirans – destinée à empêcher la Hanse d’accéder à la découverte en question ? À ce stade, toutes les possibilités sont envisageables. Rlinda avala une longue gorgée de vin. — Et vous cherchez à savoir ce que les Colicos ont découvert. Vous n’êtes pas inquiet à l’idée que nous aussi, nous pourrions être en danger ? Ses yeux marron croisèrent le regard de la jeune femme. — Je suis toujours inquiet. L’aube pointait à peine lorsque Davlin mena une Rlinda titubante de sommeil au second site klikiss. Ils pénétrèrent dans la ville fantôme qu’ils avaient déjà explorée. Grâce aux renseignements du digidisque de Margaret, Davlin pouvait à présent étudier les indices d’un œil neuf et peut-être – enfin – trouver des réponses. Il alla directement dans la grande salle qui abritait le trapèze de pierre nue. Il fixa l’empreinte de la main sanglante de Louis, puis les carreaux arborant des symboles qui entouraient la zone vierge d’inscriptions. Il se dirigea vers une alcôve latérale où se trouvaient d’étranges machines aux contours géométriques, ouvertes et en partie démantelées. Sur son écran portable, il afficha les notes de Margaret ainsi que les bribes de théories de son mari. Il pouvait presque entendre la vieille femme harceler Louis pour qu’il écrive lui-même ses rapports – et entendre ce dernier repousser la paperasse à plus tard, préférant bricoler et apprendre le fonctionnement des appareils… — Alors, avez-vous découvert de quoi il retourne ? interrogea Rlinda. Ou ces données sont-elles trop obscures, même pour vous ? — Louis croyait qu’il s’agissait d’un système de transport, un « transportail » capable de réaliser des sauts instantanés à travers des distances incommensurables. D’après les équations déchiffrées par Margaret, les machines klikiss ouvriraient un passage dans la trame de l’univers, créant un raccourci dont le paramètre de distance serait égal à zéro. — Ça a l’air impossible. Tout comme la propulsion interstellaire ildirane, bien sûr… ou, j’imagine, comme l’existence d’êtres conscients vivant dans le noyau de géantes gazeuses. Davlin considéra les centaines de carreaux qui encadraient le trapézoïde. Chacun d’eux portait un symbole particulier, comme un code de destination. Au cours du voyage vers Rheindic Co, Davlin avait mémorisé des rapports sur les sites archéologiques klikiss déjà connus. Des fenêtres de pierre se rencontraient dans presque toutes les cités en ruine, bien que leurs carreaux de coordonnées soient endommagés, en raison de l’usure du temps, ou peut-être même à cause d’actes de sabotage. Mais celle de Rheindic Co semblait parfaitement intacte. Si le rapport était exact, les machines klikiss trouvées ici continuaient elles aussi de fonctionner, même après dix mille ans. L’équipe des Colicos les avait réactivées. Une source d’énergie aussi durable constituerait déjà une merveille pour les industries de la Hanse. Mais Davlin devinait qu’il ne s’agissait que du commencement. Il vit le générateur que Louis avait adjoint au mécanisme. Celui-ci s’était mis en veille depuis longtemps, mais ce fut un jeu d’enfant de le remettre en route. — On nous a mâché le travail. C’est toujours opérationnel… La batterie bourdonna, et la machine klikiss se mit à vibrer doucement. — Prenez garde à ce que vous faites, Davlin. On ne sait pas ce que vous pourriez endommager. — Ou activer. (Il scruta le portail afin de vérifier si quelque chose s’était produit. Un frisson électrique remonta sa colonne vertébrale lorsqu’il constata la différence.) Regardez ! L’empreinte de main a disparu. La pierre luisait légèrement. Elle était toujours d’un gris opaque, mais la tache de sang s’était évanouie. De surprise, Rlinda écarquilla les yeux. — S’il s’agit bien d’un réseau de transport qui permet de voyager de planète en planète sans propulsion interstellaire, imaginez les implications ! Voilà qui pourrait mettre mon Curiosité Avide au rebut. — Une telle découverte est un motif d’assassinat suffisant si quelqu’un désire empêcher son utilisation massive, fit remarquer Davlin. Par exemple les Vagabonds, afin de conserver le marché de l’ekti. (Il plissa les yeux.) Mais qui était au courant ? Puisque Margaret n’a pu envoyer son rapport, comment a-t-on pu apprendre ce qu’elle et Louis avaient découvert ? — Les robots klikiss étaient là, releva Rlinda avec un coup d’œil nerveux derrière elle. Et s’ils avaient décidé que le secret de leurs créateurs ne devait jamais être divulgué ? — Une hypothèse qui en vaut une autre. Si elle se révèle exacte, je suis content de ne pas bénéficier de la même « aide » que les Colicos. Il toucha l’un des symboles de coordonnées, et le bourdonnement s’intensifia. La fenêtre de pierre frémit comme elle s’activait. Les éclairages que Rlinda avait disposés dans la pièce faiblirent. Alors, une image se précisa dans le cadre trapézoïdal, comme si une porte s’ouvrait. — Incroyable, murmura Davlin. Peut-être Margaret est-elle passée… à travers. Rlinda posa les mains sur ses larges hanches. — Dois-je vous rappeler que l’on travaille ici à l’aveuglette – ou cela vous incite-t-il au contraire à continuer ? Il l’ignora et s’approcha du mur vibrant. Prendre des risques faisait partie de son métier, et il n’avait jamais hésité à le faire. Il tendit l’index afin de sentir le champ de force. — Je me demande comment… Dès qu’il eut effleuré la surface, son cœur manqua un battement. Son esprit partit en vrille, comme s’il se séparait de son corps… Il tomba à genoux sur un sol sablonneux, face à un mur effondré. La température avait chuté d’au moins trente degrés, et le ciel – il se trouvait à présent à ciel ouvert ! – était bleu lavande et parsemé de nuages d’altitude. Des ruines klikiss se dressaient autour de lui sur une plaine herbeuse. Elles surgissaient du sol telles des dents cariées. Le souffle court, Davlin se redressa avec difficulté. Derrière lui se trouvait un transportail identique à celui de Rheindic Co. Il eut la brève vision du visage stupéfait de Rlinda Kett qui le contemplait, semblable à un mirage, à travers une distance inimaginable. Puis l’image se brouilla, et il ne subsista plus devant lui qu’un mur de pierre opaque. — Incroyable…, dit Davlin pour lui-même. La peur n’avait pas encore prise sur lui. Il ne pouvait se permettre ce genre de réaction avant d’avoir analysé cet événement. Il balaya du regard ce monde étranger. Il n’y avait personne, et un silence total régnait. Davlin n’avait aucune idée de l’endroit où il avait atterri. Le transportail désormais refermé, il n’avait plus aucun moyen de revenir en arrière. 74 LE ROI PETER Il fallut une heure aux domestiques pour choisir les vêtements de Peter, le vêtir et s’assurer que chaque ourlet, fronce et bijou se trouvait à la bonne place. Des stylistes retouchèrent son maquillage et sa coiffure avant d’annoncer qu’il était fin prêt à paraître sous le feu des projecteurs. Peter avait fini par s’habituer aux dîners officiels, si assommants soient-ils. Il avait appris à jouer son rôle sans même avoir besoin d’y penser. Ce soir, les plats seraient riches et sophistiqués au point d’en être indigestes, mais il sourirait et ferait semblant de les apprécier, en prenant garde de ne pas ébrécher le service en porcelaine royal, en usage depuis deux siècles. Peter se rappela les nuits où il tâchait de rapporter assez de nourriture pour lui et sa famille. Il y avait si longtemps ! Il était loin, le temps des mixtures à base de restes de la veille et de macaronis. Il ne pouvait se rappeler avec précision l’époque où il avait cessé de penser en tant que Raymond Aguerra pour devenir le roi Peter. Aujourd’hui, sa vie d’avant lui paraissait un rêve étrange. La seule personne sur laquelle il désirait faire impression était Estarra. Il se posait des questions sur la vraie nature de sa promise. Pourrait-il un jour lui ouvrir son cœur, partageait-elle les mêmes pensées à son égard ? Le saurait-il jamais… Peter éprouva de la compassion pour la jeune femme en songeant aux épreuves qu’elle devrait surmonter. Elle semblait différente de sa sœur Sarein : douce, intelligente, avide d’apprendre – mais non mièvre ou effarouchée, comme il l’avait craint. Elle n’avait pas l’habitude que le moindre de ses gestes soit décortiqué, et cela avant même qu’elle soit officiellement présentée au public de la Hanse. Les chargés du protocole planifiaient cet événement-là à la seconde près. Il n’aurait pas lieu avant une semaine. Jusqu’à présent, tous deux n’avaient guère eu d’occasion d’échanger autre chose que des sourires et des plaisanteries, sous la surveillance constante des serviteurs. Peter aurait souhaité qu’ils puissent seulement s’asseoir ensemble et sympathiser, mais ce ne serait pas encore pour ce soir. Néanmoins, il avait hâte de la voir. Comme il se pressait le long des corridors, flanqué par sept serviteurs, des hérauts annonçaient en fanfare chaque étape de son parcours. Lorsqu’il pénétra dans la salle des banquets, les dignitaires se levèrent dans une rumeur faite de bruissements de vêtements froissés, de chaises repoussées, de cliquetis de bijoux et de médailles. La table était ornée de bouquets de fleurs et de serviettes en dentelle. L’argenterie rutilait à la lumière des chandeliers. Le roi écarta les bras en signe de bienvenue. OX se tenait discrètement dans un coin, son revêtement métallique astiqué pour l’occasion. Peter se réjouit de la présence de son Précepteur. Dans le Palais des Murmures, il était ce qui se rapprochait le plus d’un ami. Serviteurs et courtisans s’arrangeaient pour que le roi soit toujours un peu en retard, de façon que tout le monde l’attende. Mais au bout de la table, à côté de son fauteuil, il aperçut un siège vide pour Estarra. Elle n’était pas là. Peter se tourna d’un air interrogateur vers les hérauts, puis vers OX. Un sourire factice sur le visage, Basil Wenceslas s’avança pour lui souffler : — Estarra est introuvable. Elle est en retard. Malgré la placidité qu’il affichait, son ton était teinté de critique, comme s’il reprochait à Peter l’absence de la jeune fille. Celui-ci opina légèrement du chef et gagna son fauteuil d’apparat, en bout de table. — Mon invitée a été retenue un petit moment, mais nous sommes habitués aux imprévus, n’est-ce pas ? Il savait se comporter comme si rien ne pouvait le surprendre. Le président tenait à ce que la situation ne paraisse jamais hors contrôle, même l’espace d’une seconde. — Reprenez vos places, s’il vous plaît, ajouta-t-il. Je suis sûr que nous avons suffisamment d’apéritifs pour nourrir une petite planète. Des rires serviles s’élevèrent autour de la table. Peter ne savait trop s’il devait s’inquiéter ou se réjouir de l’absence d’Estarra. Il espérait qu’elle avait trouvé une occupation amusante. Il l’enviait, où qu’elle soit. — Je suggère de commencer l’entrée. Tels que je les connais, nos grands chefs vont nous retenir bien après minuit, jusqu’à ce que nous ayons goûté tous les délices sortis de leur imagination débordante. Avant que la salade ait été desservie, deux gardes firent entrer une Estarra dans tous ses états. Peter se leva, et chacun s’empressa de l’imiter. Ses vêtements, malgré leur exotisme et leur charme typiquement theronien, semblaient avoir été enfilés à la hâte. Son visage enfantin laissa paraître son trouble lorsqu’elle dit : — J’étais juste partie explorer un peu et j’ai perdu la notion du temps. Je ne voulais pas m’attarder, mais ce palais est tellement immense ! Basil lui prit le bras. — Laissez-moi vous conduire à votre siège, ma chère. Les sourcils froncés, il la réprimanda à voix basse. Ainsi douchée, elle s’assit tandis que OX se plaçait entre eux. Peter se pencha vers elle et lui parla assez bas pour ne pas être entendu par une oreille indiscrète : — Ne vous inquiétez pas. Basil est tellement obsédé par les horaires qu’il transpire en fonction de son agenda. Tout d’abord, elle ne le regarda pas, puis elle lui glissa un coup d’œil soulagé. — Merci. Tandis que les convives saluaient chaque plat avec des exclamations de ravissement, Estarra demeurait dans un silence tendu qui affectait Peter. Tous ces rires et ces bavardages insipides ne l’intéressaient pas. Que pensait-elle de lui ? Il acceptait le mariage qui les attendait, mais il désirait néanmoins la connaître. Il l’observa, indécis. Était-elle drôle, ou au contraire morose ? Sociable, ou solitaire ? Le craignait-elle ? La dégoûtait-il ? Espérait-elle le manipuler ? Estarra demeurait troublée par la réaction disproportionnée que sa promenade avait causée. Sur Theroc, elle avait l’habitude d’aller et venir en liberté ; ses nouvelles obligations la prenaient au dépourvu. Elle continua de manger, ne répondant aux questions que de façon laconique. Peter leva sa coupe comme l’un des invités proposait un nouveau toast en l’honneur du roi et de ses merveilleuses réalisations. C’était le quatrième depuis le début du repas, et ils n’en étaient même pas au plat principal… Le jeune homme tenta de croiser le regard d’Estarra. Il aurait voulu lui faire comprendre qu’il n’appréciait pas plus qu’elle la situation. Basil tenait Peter d’une poigne de fer afin de contrôler le moindre de ses gestes ; à présent, il agissait de même avec Estarra. Si elle apprenait à faire des compromis, peut-être conserveraient-ils tous deux une parcelle de leur identité. Mais le président se montrait réticent à l’idée de laisser Peter discuter librement avec sa fiancée. Il n’aimait pas les réunions qui n’étaient pas supervisées – y compris les rencontres intimes. « Comment suis-je censé la connaître, dans ce cas ? lui avait demandé Peter, dans son bureau personnel. Puisque nous devons former le couple idéal aux yeux du public, ne devrais-je pas au moins savoir qui elle est ? » Basil s’était renfrogné. « Ça ne servirait à rien, Peter. J’ai la situation bien en main, vous la compliquez inutilement. Vous aurez tout le temps pour cela plus tard. » Peter eut un sourire – sincère, cette fois – et se tourna vers sa future épouse. — Les forêts de Theroc doivent beaucoup vous manquer. Elle lui jeta un regard circonspect. — Cela ne fait pas si longtemps. J’arrive à le supporter. — Le Palais des Murmures possède un merveilleux arboretum, avec des jardins aussi bien entretenus et exotiques qu’on peut l’imaginer. Ils comportent plusieurs arbremondes. Je suis sûr que vous apprécierez notre petit coin de jungle arrangé avec soin. — Cela vaudrait sûrement mieux pour moi que de traverser des pièces pleines de reliques de musée, dit-elle en jetant un regard indigné aux gardes impassibles. Surtout quand il suffit que je fasse un tour pour que certaine personne en prenne ombrage. Comme si je n’avais jamais fait de promenade toute seule ! Sur Theroc, je courais des heures ; je grimpais tout en haut de la canopée, d’où je pouvais contempler le monde entier. — Vous n’aviez pas peur de vous perdre ? Estarra haussa les épaules. — Quand on est chez soi, il est difficile de se perdre. Peter leva les yeux vers le haut plafond voûté où des chandeliers étaient suspendus. — Je demeure au Palais des Murmures depuis longtemps. Mais il m’arrive encore parfois de m’y perdre. Estarra le gratifia d’un petit rire. — Alors, c’est une bonne chose qu’il y ait toujours des gardes pour regarder par-dessus votre épaule. — Si nous allons voir les jardins, j’arriverai peut-être à convaincre les gardes de rester vingt pas en arrière. À condition que vous promettiez de ne pas grimper aux arbres. Basil se leva et réclama l’attention. Aussitôt, chacun fit silence – un signe du pouvoir qu’il exerçait. Les serveurs disparurent. — Estarra, fille de Theroc, nous voici réunis afin de vous souhaiter la bienvenue et vous exprimer notre gratitude. Bientôt, la Hanse annoncera vos fiançailles avec notre bien-aimé monarque. (Il se tourna vers le comper Précepteur.) OX vous aidera à vous familiariser avec nos us et coutumes. Il vous enseignera l’étiquette et les bonnes manières, comme il l’a fait avec Peter lorsqu’il était jeune prince. Peter sourit à la jeune fille. Celle-ci semblait embarrassée par toute l’attention qui se concentrait sur elle. — Merci, dit-elle. Après les applaudissements de circonstance, Basil se rassit. Les serveurs apportèrent le plat principal : de succulentes côtelettes de bœuf nappées de sauce. Peter se rendit compte que les Theroniens ne consommaient que de la viande d’insectes géants. Cette nourriture était nouvelle pour elle. Il lui sourit de nouveau, tandis qu’une étrange chaleur emplissait son cœur. Peut-être un jour apprendraient-ils à s’aimer l’un l’autre… si l’occasion leur en était laissée. 75 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Jora’h découvrit la pile de documents dans ses appartements pourtant fermés à clé. On les avait placés là de sorte que nul autre que lui ne puisse en prendre connaissance. La vue des plaques d’adamant manifestement très anciennes le remplit d’appréhension. Ces derniers temps, aucune surprise ne s’était révélée heureuse. Son fils Thor’h avait embarqué pour l’Agglomérat d’Horizon avec des fournitures de secours, mais aussi des sauveteurs, des techniciens, des architectes et des bâtisseurs. Pery’h, son frère cadet – un garçon sérieux qui était le troisième enfant noble de Jora’h – l’avait rejoint, même si Thor’h semblait déterminé à mener seul cette mission. Rusa’h était plongé dans le coma depuis des mois. Le Mage Imperator ne parvenait pas à le percevoir par l’esprit, mais son fils n’avait pas atteint le plan de la Source de Clarté. Seuls les membres du kith médical pouvaient assurer que l’Attitré d’Hyrillka était bel et bien vivant… Jora’h, les sourcils froncés, les torons dorés de sa chevelure s’agitant nerveusement, ramassa les minces plaques couvertes de lettres pareilles à des runes gravées dans du diamant liquide. Les caractères tout comme la langue semblaient archaïques, le cadre trop ornementé pour être contemporain. Il ne lui fallut qu’un instant pour en identifier la métrique. Chaque Ildiran reconnaissait d’instinct la forme et le rythme de ces versets. Il s’agissait de La Saga des Sept Soleils… une portion dont il n’avait jamais entendu parler. De nouveaux contes ? De l’histoire antique ? Pourquoi ennuyer le Premier Attitré avec ce genre de chose en un pareil moment ? Les hydrogues rôdaient et attaquaient les colonies humaines et ildiranes. Hyrillka avait été dévastée, et plusieurs scissions avaient dû être évacuées. Son frère gisait inconscient, aux frontières de la mort. Et le Mage Imperator dépérissait, victime de tumeurs malignes. Irrité, Jora’h s’apprêtait à repousser les plaques d’adamant lorsqu’il capta un mot qui ne cadrait pas avec un texte originaire de La Saga. Les hydrogues. Il entreprit de parcourir les documents. Une légende incroyable se déroula sous ses yeux. Il s’agissait du récit d’une guerre antique. Un conflit titanesque mais inconnu contre les hydrogues et d’autres puissants « démons ». Il remontait à dix mille ans, durant la période de vide historique connue sous le nom de « Temps Perdus ». Cela ne pouvait être vrai ! La Saga des Sept Soleils se voulait un ensemble de récits historiquement exacts, et Jora’h avait toujours trouvé rassurante la familiarité de ses légendes et de ses héros. Personne n’aurait jamais songé à remettre en question la véracité du milliard de vers composant l’épopée de leur espèce. D’après ce que tout le monde savait, voici plusieurs milliers d’années, une épidémie de fièvrefeu avait éliminé toute une génération de remémorants. En conséquence de quoi, une portion de La Saga transmise par voie orale avait été oubliée. Aujourd’hui, Jora’h constatait que si ces documents avaient été conservés, on les avait soigneusement dissimulés aux yeux du peuple tout entier. Cette époque de l’histoire ildirane venait-elle d’être redécouverte ? Ou avait-elle été censurée depuis le début ? Partagé entre l’effarement et l’incrédulité, Jora’h lut avec avidité : un conflit mettant en scène d’incommensurables puissances – non seulement les hydrogues, mais aussi des entités apparentées au feu et à l’eau, sans compter un esprit conscient lié à la terre et basé sur des écosystèmes organiques. Leurs noms sonnaient étrangement. Les faeros. Les wentals. Les verdanis. Il y avait dix millénaires, de formidables créatures s’étaient affrontées à travers le cosmos. Cette guerre avait provoqué l’éradication des Klikiss – un dommage collatéral, apparemment. De son côté, l’Empire ildiran avait été presque anéanti. Cela remontait à si longtemps que plus personne ne s’en souvenait. C’était impossible. Comment avait-on pu conserver un tel secret ? Et qui l’avait redécouvert après tout ce temps ? Soudain la réponse lui apparut, évidente. Son père s’était arrangé pour qu’il prenne connaissance de ces documents. À dessein. Seuls les Mages Imperators possédaient le pouvoir de réécrire ainsi la réalité. Grâce au thisme, ils avaient pu mettre en œuvre ce plan multimillénaire qui avait consisté à effacer tout savoir se rapportant à cette première guerre des hydrogues. Mais dans quel but ? Son père devait considérer que la révélation de ces documents constituait une épreuve initiatique, afin d’en finir avec sa naïveté et de le confronter à la rude réalité du pouvoir. C’est épouvantable ! songea Jora’h. Il n’avait jamais imaginé que l’on puisse ourdir une supercherie de cette envergure. Malgré ses sombres pensées, la colère lui fit serrer les mâchoires. Il n’arrivait pas à accepter l’existence de tels secrets – ni le fait qu’on les lui ait cachés à lui, le Premier Attitré, héritier du trône ! Si son père était capable d’un tel acte… que lui cachait-il d’autre ? Il relut ces histoires datant de dix mille ans qu’aucun remémorant, pas même Vao’sh, n’avait narrées. Bien que grièvement blessés, les hydrogues avaient gagné la guerre. Leurs adversaires, si puissants soient-ils, avaient été vaincus, dispersés… sans doute détruits. Encore sous le choc, Jora’h laissa vagabonder ses pensées vers des souvenirs plus paisibles, comme l’amour qu’il avait partagé avec Nira. Il aurait tant souhaité que l’adorable prêtresse Verte soit là, en cet instant… Il se rappela ses descriptions de la forêt-monde, le gigantesque esprit qui avait sommeillé pendant si longtemps sur Theroc. Ses yeux s’illuminèrent alors qu’il songeait à une extraordinaire hypothèse. Et si les arbremondes n’étaient autres que la survivance des « puissances de la terre », c’est-à-dire les verdanis ? Soudain, la guerre lui apparut sous un jour entièrement différent. Un jour riche de nouvelles possibilités… 76 RLINDA KETT C’est tellement typique, songea Rlinda. Chaque fois qu’un homme était dépassé par ce qu’il avait déclenché, il lui fallait empirer les choses en appuyant sur tous les boutons et en affirmant savoir « réparer tout ça ». Elle avait vu ses différents maris agir de la sorte maintes et maintes fois. C’était bien le style d’un homme, de disparaître ainsi… même si cela ne se déroulait pas toujours d’une façon aussi mélodramatique. Elle avait aperçu la vibration sur le portail mural. Puis un ciel lavande au-dessus d’un paysage extraterrestre, qui luisait telle une projection à travers la surface trapézoïdale. Ensuite, Davlin Lotze avait disparu. Elle ne savait pas exactement ce qu’il avait fabriqué pour se faire happer par le transportail. Elle s’était précipitée en criant, mais avait été assez sage pour s’arrêter avant de percuter le champ de force. Si seulement Davlin avait montré autant de prudence… La jeune femme l’avait aperçu qui se tenait, stupéfait, sur ce monde lointain. Il s’était retourné pour la regarder. Puis la scène s’était évanouie, cédant de nouveau la place à la pierre. Davlin parti, Rheindic Co retournait au silence. Rlinda croisa les bras sur sa poitrine et poussa un soupir. — D’accord. Bon, et maintenant ? Rlinda patienta quatre jours. La première nuit, elle dormit à l’intérieur de la ville fantôme, dans l’espoir d’entendre le bourdonnement des machines et que Davlin revienne de lui-même. Voilà qui m’étonnerait, songea-t-elle. Elle espérait qu’il n’attendait pas qu’elle pousse des boutons au hasard… Seule désormais, elle dormait avec un pistolet à portée de main, à l’affût du moindre bruit de pas, du moindre grattement de griffe. Elle songeait au corps mutilé du prêtre Vert, aux pousses d’arbremondes déracinées, aux traces de sang de Louis Colicos. Rheindic Co semblait déserte, mais quelque chose les avait bien tués. Lorsque Davlin ne revint pas et que rien d’inquiétant ne se produisit, les ruines commencèrent à ennuyer Rlinda. Ce n’était pas le genre de situation dans laquelle elle envisageait de se retrouver quand elle avait créé sa compagnie marchande, acheté cinq vaisseaux et embauché des capitaines… De retour au Curiosité Avide, elle s’activa autour du camp jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à faire. Elle disposait de suffisamment de provisions et de carburant pour partir à son gré, mais elle se refusait à abandonner Davlin. Et s’il revenait par le transportail, les bras chargés de merveilles, avec les réponses aux problèmes du président Wenceslas – pour s’apercevoir qu’elle avait fichu le camp ? Elle décida d’attendre. Davlin avait été stupide de se fourrer dans de tels ennuis. Si seulement elle s’était montrée plus attentive durant les instants précédant sa disparition… Toutefois, elle n’avait pas l’intention de bricoler la machinerie extraterrestre afin de partir à sa recherche. Elle devait réfléchir avant de prendre une décision. Elle n’avait jamais été du genre à battre en retraite quand elle pouvait agir. Mais hélas, qu’y avait-il à faire, sur Rheindic Co ? Elle se mit à s’apitoyer sur son sort, même si cela ne lui ressemblait guère. Six ans plus tôt, elle n’aurait pu imaginer tomber si bas. Cela lui aurait paru invraisemblable, à moins de croire à ces âneries de « caprices du destin ». D’abord, les pirates de Rand Sorengaard avaient détruit le Grandes Espérances, puis la quasi-totalité de ses vaisseaux avaient été réquisitionnés par les Forces Terriennes de Défense. Il ne restait plus à Rlinda que son Curiosité Avide. Peut-être devrait-elle faire la part du feu et s’installer ici. Personne pour l’ennuyer… ou lui tenir compagnie. L’affaire n’était pas si avantageuse, finalement. Elle se rendit à la coquerie afin de passer les provisions en revue. L’essentiel se composait de rations qui ne prenaient en compte que la valeur nutritive, non les qualités gustatives des aliments. Elle ouvrit les paquets, puis fit un saut dans sa soute personnelle où elle prit du chocolat noir et une bouteille de son vin préféré. Elle se concocta un dîner de spécialités agrémentées d’épices : un gaspillage insensé, mais elle était décidée à faire une folie. Elle ajouta une goutte de vin à la sauce qui accommodait sa viande d’agneau. Des pâtes au pesto, des champignons au beurre… et, comme dessert, une pâtisserie croustillante au miel et aux noix, qui se marierait parfaitement avec le chocolat. Rlinda dressa une petite table au-dehors, avec une nappe et un fauteuil. Elle se versa un verre de vin de Nouveau Portugal, sans se soucier de la pagaille qu’elle avait laissée dans la coquerie ; elle la nettoierait plus tard. À moins d’un événement inopiné, elle aurait tout le temps pour cela. Elle s’assit, ferma les yeux et huma les délicieux arômes qui s’élevaient. Si quelque monstre rôdait dans les environs, l’odeur de sa cuisine le débusquerait certainement. Elle goûta chacun des plats, y compris le dessert, et se félicita de ses prouesses culinaires. Puis elle dégusta son repas. — Prenez tout votre temps, Davlin, lança-t-elle dans le paysage désert. Je vous attends ici. Elle but une gorgée de vin et se cala dans son fauteuil afin de contempler le magnifique coucher de soleil. 77 DAVLIN LOTZE Sa première priorité fut de déterminer où il s’était échoué. En l’espace d’une respiration, Davlin Lotze avait traversé une distance inimaginable par le transportail, avant d’atterrir au milieu de ruines antiques sous un ciel pastel éclairé par un soleil anémié. Il regarda calmement autour de lui afin d’examiner les constructions klikiss qui saillaient çà et là. L’air était sec et raréfié, mais respirable, comme c’était le cas sur presque tous les mondes klikiss dont il avait entendu parler. La fenêtre de pierre, à cette extrémité du transportail, semblait être en état de marche. Une chose à la fois. Le portail était un problème à résoudre. Pendant une heure, Davlin erra dans les ruines. Peut-être Margaret Colicos avait-elle aussi atterri ici, malgré le choix de destinations offert par la variété de symboles de coordonnées autour du portail de Rheindic Co. Elle pouvait être n’importe où – et encore en vie. Survivre, c’était précisément ce qu’il avait l’intention de faire. Plus tard, Davlin cria dans le silence oppressant : — Il y a quelqu’un ? Il écouta l’écho de ses paroles sur ce monde où aucune voix humaine n’avait probablement jamais dû retentir. Ne recevant pas de réponse, il réessaya trois fois avant de décider de passer à autre chose. L’exploration des environs ne lui permit de découvrir ni eau, ni quoi que ce soit de comestible. Le paysage crevassé, les tumulus klikiss, la couleur du ciel, tout cela lui disait quelque chose. Il tâcha de se souvenir des documents des Colicos qu’il avait consultés en vue de sa mission sur Rheindic Co. Ce monde rappelait de façon frappante Llaro, le premier monde comportant des ruines klikiss. Madeleine Robinson, une « prospectrice planétaire », l’avait découvert deux siècles plus tôt. Les Robinson y avaient trouvé des robots klikiss en sommeil. S’il parvenait à localiser une autre machine, Davlin pourrait peut-être lui demander de l’aide. Bien sûr, ce choix ne serait pas des plus avisés, si c’étaient les robots klikiss qui avaient assassiné Louis et le prêtre Vert, puis détruit l’équipement des archéologues… Marchant contre les bourrasques, Davlin retourna au portail trapézoïdal. Il passa la journée à réfléchir sur la meilleure façon de procéder, afin de ne pas commettre la même erreur. Que cet endroit soit ou non Llaro, Davlin était perdu. Chaque symbole autour de la fenêtre de pierre représentait peut-être une destination parmi les planètes klikiss abandonnées, mais il n’avait aucun moyen de savoir à quoi ils correspondaient. Même s’il se souvenait de l’adresse qui l’avait mené ici, il n’avait aucune idée de celle qui le ramènerait sur Rheindic Co. Oserait-il partir au hasard ? Il avait survécu à ce voyage, mais si son prochain choix se révélait mauvais ? S’il se téléportait sur un monde irrespirable, ou au cœur de ruines effondrées ? Peu probable, mais pas impossible. Était-ce le sort qui avait attendu Margaret Colicos ? D’un autre côté, la faim et la soif le faisaient déjà souffrir. Il examina les machines du transportail. Cela n’avait pour but que de le rassurer, car il n’avait pas la moindre idée de la manière dont elles fonctionnaient. Le générateur bourdonnait. Apparemment, son passage avait relancé tout le système. Avant de disparaître, les Klikiss avaient eu la présence d’esprit de mettre les transportails en veille. Davlin espérait que le réseau était toujours en activité. Il n’était ni fou, ni lâche, et savait qu’il devait trouver une solution par lui-même. À moins que Rlinda Kett se mette à sa recherche – mais il ne pensait pas qu’elle prendrait ce risque –, personne ne le trouverait jamais ici. Sans eau ni nourriture, il ne survivrait pas longtemps. Il s’arma de courage et sélectionna un carreau de coordonnées. Il mémorisa son motif et appuya dessus. Le transportail s’alluma, et il prit pied sur un autre monde. Il inspira un bon coup avant d’ouvrir les yeux. Différent, de nouveau. L’air sentait le moisi – mais il était respirable. Une poussière accumulée depuis des millénaires recouvrait des murs écroulés. Le ciel était d’un vert lépreux, menaçant. C’était un miracle si la fenêtre de pierre fonctionnait encore. Manifestement, il ne s’agissait pas du bon endroit. Un cri à glacer le sang déchira l’air, et Davlin aperçut des créatures noires qui planaient en cercle au-dessus de lui. Des insectes à l’air venimeux grimpaient dans les ruines. Deux coléoptères de la grosseur d’un poing claquèrent des ailes et s’envolèrent dans sa direction, avec un vrombissement de bourdons. Davlin activa le transportail avec moins de réserves cette fois. Il appuya sur un autre carreau et traversa la surface de pierre chatoyante avant que les coléoptères aient pu le rejoindre… Le monde klikiss suivant ne se révéla pas plus utile. Il était totalement désert, sans trace d’investigations humaines – peut-être une planète jamais répertoriée, même par les Ildirans. Les édifices étaient épargnés. Le jeune homme appela à gorge déployée, mais en vain. Il refit un saut, puis un autre, et un autre. Chaque fois, il était plus affamé. Il notait scrupuleusement chaque symbole, avec l’espoir de dessiner une carte. Margaret Colicos l’avait-elle précédé en ce sens ? Avait-elle erré de planète en planète, sans jamais découvrir le chemin du retour ? Le sixième voyage le fit atterrir dans un endroit aride qui lui parut familier. Il était sûr d’avoir examiné ce site sur les documents fournis par Basil. Et en effet, il découvrit des vestiges de fouilles. Des cordons entouraient certaines constructions ; des signes tracés à la craie et des tranches d’argile découpées avec soin indiquaient les endroits où les chercheurs universitaires avaient travaillé. Des signes humains. L’estomac gargouillant, Davlin arpenta le site. Il ne savait s’il devait être ou non optimiste. Il trouva un tas de déchets, quelques babioles oubliées… mais aucun être humain. Le nom de cette planète, d’après ses souvenirs, était Pym. Un célèbre monde klikiss. En des temps plus cléments, il aurait pu devenir un site archéologique d’envergure, voire une destination touristique. Aujourd’hui, il était désert. Avec un soupir de soulagement, Davlin dénicha une pompe automatique. Une heure de bricolage suffit à la remettre en marche, et bientôt de l’eau fraîche jaillit d’une nappe phréatique profonde. Il avala le précieux liquide avec délices. Il s’aspergea le visage, les cheveux puis le torse et les bras, trempant sa chemise. Il fut ravi de trouver des provisions abandonnées dans une cache, à l’intérieur d’une des constructions. Bien que périmées, les rations de voyage concentrées lui redonnèrent de l’énergie. Cependant, savoir où il se trouvait ne servait à rien. Les restes de nourriture ne dureraient pas plus d’un jour ou deux. Personne n’avait laissé d’appareil de communication. Davlin supposait que s’il parvenait à envoyer un appel au secours, Basil Wenceslas viendrait le chercher… mais sans prêtre Vert, un message mettait des mois ou des années avant d’être intercepté. Épuisé, Davlin s’allongea sur le sol dans la nuit qui s’avançait. Pour la première fois depuis deux jours – le changement de temps induit par les différentes planètes visitées rendait toutefois difficile une telle évaluation –, il avait pu apaiser sa soif et sa faim. Il savait qu’il dormirait bien et regagnerait des forces. Demain, il n’aurait plus qu’à continuer. 78 ANTON COLICOS Sous les dômes baignés de lumière de Maratha Prime, Anton et Vao’sh souriaient au public, assis sur une plate-forme surélevée. Plusieurs heures par jour, les deux conteurs amusaient à tour de rôle leur auditoire avec des mythes et des légendes. Anton vivait les plus belles heures de son existence. — Le Joueur de flûte de Hamelin est un récit édifiant qui a jadis effrayé beaucoup d’enfants… et de parents, commença-t-il. Son visage ne possédait pas les lobes charnus et colorés du kith des remémorants, c’est pourquoi il utilisait ses mains afin de gagner l’intérêt du public. Il raconta l’histoire du modeste étranger qui avait passé un marché avec les édiles d’une ville infestée par les rats, et de la terrible façon dont il s’était remboursé après qu’ils l’avaient floué. Nobles, fonctionnaires et serveurs semblaient tout à la fois amusés et déconcertés. Souvent, Anton dut interrompre son récit pour expliquer que les rats transmettaient des maladies sur la Terre des temps anciens, que les humains dénués du thisme se montraient incapables de percevoir la tromperie, et qu’un maire n’était pas la même chose qu’un Attitré. Une fois qu’il eut raconté comment le joueur de flûte avait mené les enfants dans la grotte sous la montagne, ne laissant derrière lui qu’un petit garçon boiteux, le public marmonna, troublé. — Mais… est-ce que ça a existé ? demanda un fonctionnaire qui se tenait au côté d’une adorable femme au visage peint de motifs colorés. Cela fait-il partie de votre Histoire ? — Non, non. Ce n’est pas de l’Histoire. Juste une histoire. Sa réponse ne fit qu’augmenter la perplexité du public. — Mais comment une histoire peut-elle ne pas être vraie ? — Elle est vraie… à un certain niveau. Sa morale s’applique certainement aux Ildirans comme aux humains. Sur Terre, on invente parfois des histoires pour s’amuser, ou pour explorer de nouvelles façons de penser. Leur vérité ne réside pas dans les événements, mais dans leur message. (Il haussa les sourcils en souriant.) Hum, vous avez apprécié, n’est-ce pas ? — Les humains considèrent les histoires de façon différente de nous, expliqua Vao’sh aux spectateurs. Nous avons La Saga des Sept Soleils, mais eux possèdent une multitude de légendes sans lien entre elles. Aucun humain n’a jamais entrevu la forme générale où elles s’inséreraient, pas même le remémorant Anton. Afin d’apaiser leur confusion, il leur narra un conte humoristique bien connu, qui amusa beaucoup Anton. Celui-ci avait déjà raconté des paraboles amusantes ainsi que des contes de fées, d’Androclès et le lion au Petit Chaperon rouge. Bien que les vacanciers de Maratha soient tous adultes, ils manifestaient une fascination tout enfantine. Chacune de ces vieilles histoires était totalement neuve pour eux. Plus tard, lorsque les spectateurs se furent égaillés, Anton et Vao’sh firent une promenade. Chaque jour, l’étudiant humain lisait longuement La Saga des Sept Soleils, mais il passait également du temps avec le maître historien, à étudier sa culture. Tout autour d’eux, des Ildirans riaient avec insouciance, jouaient, déjeunaient dans des restaurants de choix. Anton n’avait jamais été un gourmet, du reste ses émoluments d’universitaire ne le lui permettaient pas. Mais, arrivé ici, il avait décidé de profiter de la moindre expérience. À son retour sur Terre, il aurait appris des choses qu’aucun autre érudit ne savait. Il pourrait les exploiter durant le reste de sa carrière : écrire des articles et des traités, ou même raconter les meilleurs récits ildirans au grand public. Vao’sh le mena à travers les ruelles de Maratha jusqu’aux immeubles d’habitation où cuisiniers, assisteurs et autres kiths dévolus à l’entretien vivaient dans la promiscuité. — La Saga appartient à chaque Ildiran, expliqua-t-il tout en marchant, c’est pourquoi elle regorge de détails et de nuances qui me permettent d’être compris par tous les kiths sans distinction. Ils pénétrèrent dans l’une des salles d’accès du dôme. Vao’sh débordait d’excitation. — Je vous emmène dehors. Vous allez voir pourquoi tant d’Ildirans viennent sur Maratha. Avec son aide, Anton enfila une combinaison argentée, fine mais solide. Vao’sh lui montra comment mettre en place la membrane respiratoire. Les grosses lunettes protectrices étaient si opaques qu’elles l’aveuglaient. Anton se tint devant la porte du sas qui menait à la « cure de lumière extérieure », comme on disait ici, puis il inspira à travers sa membrane. La porte coulissa, le noyant sous une vague dorée de lumière et de chaleur. Malgré les lunettes, la clarté qui se réverbérait sur le paysage abrupt, les rocs et les lacs asséchés le fit cligner des yeux. Derrière eux, les multiples dômes flamboyaient tels des diamants. Sur des plates-formes et des balcons, des Ildirans en combinaison jouaient à se lancer des balles souples. — J’ai l’impression d’être une fourmi coincée sous une loupe, commenta Anton, qui n’arrivait pas à comprendre que les Ildirans puissent venir ici pour se détendre. Comment parvenez-vous à supporter tout ce soleil ? Ils marchaient à travers le panorama chatoyant en direction d’une fissure dans la croûte terrestre. — Magnifique, n’est-ce pas ? Je ne comprendrai sans doute jamais convenablement votre concept de plaisir, mais je crois que vous aimerez les canyons. Leur fond est toujours plongé dans l’ombre, même au plus fort du jour. Les deux historiens s’étaient rapprochés l’un de l’autre au point de devenir amis. Leurs différences étaient pour eux une source constante de stupeur, d’amusement ou d’accablement. Quelques-unes de leurs similarités – en particulier biologiques – étaient pourtant frappantes. Après le premier contact avec les anciens vaisseaux-générations, certains Ildirans s’étaient demandé si les humains n’appartenaient pas à un rameau perdu de leur épopée galactique. Mais, même après que les remémorants eurent appris l’histoire terrienne, ils étaient restés perplexes. Les activités humaines leur semblaient anarchiques. Peuples et nations présentaient des « intrigues » trop disparates, et leurs aventures banales ne chroniquaient en définitive que l’avènement et la chute d’empires mineurs. Ils sentaient que les humains avaient perdu le contact avec leur propre Histoire – la Saga de l’humanité. Au bord du canyon, une piste escarpée descendait le long des falaises ombragées. Des nuages d’évaporation s’élevaient des abîmes, avant d’être piégés par des turbulences. Sous l’effort requis par la marche, Anton haletait. La température était oppressante, et l’humidité transperçait à présent son filtre respiratoire. Il aperçut des plantes ravissantes enchâssées dans des fissures, semblables à des crustacés ancrés au sein d’épaisses coquilles. Des fleurs évoquant des anémones de mer émergeaient de ces structures de silice nacrée. Leurs pétales battaient à la manière de pales. Des moucherons voletaient dans la brume – avant de se faire écraser par les pétales affamés. Vao’sh avança la main et donna un léger coup. La fleur se referma dans un clappement, puis sa tige se rétracta au fond de sa coquille de nacre. — On les appelle des ch’kanhs, des « êtres-forteresses ». Quand la nuit tombe, leur coquille se referme sur leurs organes délicats afin qu’ils puissent hiberner. Plus bas, la taille des anémones cuirassées étonna Anton. Elles montaient jusqu’à l’épaule, et se balançaient dans un silence inquiétant. Le jeune homme sourit sous son masque. — N’est-il pas extraordinaire de voir les efforts déployés par la nature pour survivre ? — La nécessité conduit souvent à des inventions étonnantes, répondit Vao’sh. Ils retournèrent aux dômes en passant par une enfilade de salles de stockage. Là, ils croisèrent des robots klikiss qui revenaient de territoires lointains. Ils se déplaçaient de conserve tel un régiment. Leurs têtes anguleuses pivotaient, leurs senseurs optiques étincelaient. Comme il se dévêtait, Anton ne put s’empêcher de les contempler. — Ils reviennent de Maratha Seconda, expliqua Vao’sh. Beaucoup de leurs congénères y travaillent, sur la face nocturne. Ils n’avaient jamais fait preuve d’un tel dévouement concernant un projet ildiran, avant celui-ci. Anton ôta ses lunettes et s’épongea le front. — Où en sont-ils ? — Les équipes d’inspection ne se rendront pas sur le site avant le retour du soleil. D’après les robots, l’enceinte du dôme principal sera achevée avant la fin du cycle marathien. Les robots insectoïdes se dirigèrent vers les salles de maintenance. Deux d’entre eux disparurent dans des sas qui descendaient jusqu’aux générateurs. Ils semblaient avoir accès partout. — Vous voulez dire qu’ils construisent votre ville par eux-mêmes, sans être supervisés ? Vao’sh parut surpris. — Aucun Ildiran n’irait s’enterrer dans la nuit. Les robots, eux, n’ont pas ce problème. (Il sourit afin de rassurer son compagnon.) Ils travaillent dur depuis plus de dix ans et ont toujours suivi les plans avec précision. Leur abnégation est exceptionnelle. Une idée, soudain, illumina Anton. — Dites, ne pourrions-nous pas aller jeter un coup d’œil là-bas ? Vous et moi, accompagnés peut-être de quelques curieux, nous irions faire une inspection. Les traits de Vao’sh se troublèrent. — Des milliers d’Ildirans viennent chaque année sur Maratha pour son jour perpétuel – et vous voulez visiter une ville déserte plongée dans les ténèbres ? Anton lui tapa dans le dos. — Oui ! Est-ce que ça n’a pas l’air amusant ? 79 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Un Jora’h incrédule lisait l’histoire secrète révélée par les plaques d’adamant. Des années auparavant, il avait visité la grandiose forêt-monde de Theroc, et il avait perçu l’esprit frémissant des arbres. Avaient-ils jadis combattu les hydrogues ? Le Premier Attitré songea de nouveau à la douce Nira, la jeune prêtresse Verte qui avait ravi son cœur. Une partie de l’esprit theronien l’avait habitée. Si elle avait vécu, elle aurait pu l’aider à en savoir plus sur cette guerre antique. Combien il aurait aimé converser avec elle, sentir sa peau contre la sienne, plonger son regard dans ses yeux brillants… Si seulement elle n’avait pas succombé dans ce tragique accident pendant qu’il se trouvait sur Theroc… Soudain, il se redressa alors qu’une pensée le traversait. Un accident tellement commode, arrivé si bien à propos. Combien d’autres supercheries attendaient d’être découvertes ? Le Mage Imperator avait-il caché la vérité dans l’intention de protéger son fils, ou dans celui de le contrôler ? Les plaques d’adamant lui tombèrent des mains et dégringolèrent sur le sol. Il était fatigué de ces manigances. Pris d’une brusque résolution, il les ramassa et sortit. Il ne devait pas laisser sa détermination chanceler. Il exigerait que son père lui révèle toute la vérité. Des vitres teintées fermaient le passage vers les appartements privés du Mage Imperator. De la lumière filtrait de l’intérieur, mais les glaces la déformaient de façon que l’on ne puisse voir ce qui s’y passait. Bron’n se tenait devant l’entrée, son katana de cristal brandi. Il ne bougea pas d’un pouce à l’approche de Jora’h. — Le Mage Imperator ne doit pas être dérangé, prévint-il. En temps normal, Jora’h aurait renoncé. Mais aujourd’hui, il ne céderait pas. — Je dois le voir tout de suite. — Ses ordres sont formels, Premier Attitré. Je ne dois autoriser personne à entrer. Jora’h se montra tout aussi inflexible que le garde du corps. — Je vais être le prochain Mage Imperator. S’il y a une réunion importante, je dois y assister. (Il s’avança, et Bron’n recula.) Ou me fais-tu comprendre que le Mage Imperator complote dans mon dos ? Un grand trouble altéra le visage du garde. La porte bâilla sur le visage sévère d’Udru’h, qui le toisa d’un regard peu amène. En arrière, la voix du Mage Imperator retentit : — Bron’n, laisse-le entrer. Nous devons nous entretenir aussi avec Jora’h. Celui-ci pénétra à grandes enjambées dans la salle. Comme la porte se refermait derrière lui, il prit son courage à deux mains. Beaucoup de questions demeuraient en suspens depuis trop longtemps… Le Mage Imperator, énorme et blême sur son chrysalit, avait mauvaise mine. Sa longue tresse était parcourue de tressaillements, et la douleur causée par ses tumeurs se lisait sur son visage. Mais Jora’h ne pouvait se laisser aller à la sympathie – pas maintenant. Sans un regard pour l’Attitré de Dobro, il brandit les parties censurées de La Saga. — Je suppose que vous aviez une excellente raison de me montrer cela ? Mais ne connaître que la moitié d’une réponse ne sert qu’à faire ressortir l’étendue de l’ignorance, Père. — Parfois, la vérité s’avère perturbante. Tout le monde ne mérite pas de la savoir. — La vérité est la vérité ! De quel droit confisquez-vous l’héritage des Ildirans ? — Du droit que je détiens. Je suis le Mage Imperator, le point focal de la Source de Clarté. Je contrôle le thisme. Je contrôle la vérité. (Sa voix se radoucit.) Personne d’autre que moi – et bientôt toi, Jora’h – n’est en mesure de décider de ce qui est le mieux pour notre peuple. L’Attitré de Dobro vint se placer auprès de son père. — La folie des humains a réveillé les hydrogues, mais nous avons toujours su qu’ils reviendraient. Aujourd’hui, peut-être es-tu prêt à comprendre l’œuvre capitale que nous menons à bien sur Dobro. Un nouveau sentiment de trahison s’abattit sur Jora’h. — Vous m’avez laissé dans l’ignorance, Père, et pourtant vous avez partagé vos secrets avec Udru’h ? — Seulement ceux qu’il a besoin de connaître. Ton frère a pour mission de superviser un projet difficile mais vital. Udru’h laissait paraître sa suffisance. Jora’h domina la colère qui menaçait de balayer sa raison. — Que m’avez-vous caché d’autre, Père ? Dites-moi… (Il hésita un instant avant de revenir au but de sa visite.) Dites-moi ce qui est réellement arrivé à Nira et à l’autre prêtresse Verte. — Que crois-tu ne pas savoir ? demanda l’Attitré. — N’essaie pas de m’embrouiller ! Dis-moi. Ont-elles vraiment péri ? Le Mage Imperator réfléchit un moment avant de répondre. — La vieille prêtresse, oui. Les surgeons d’arbremondes ont réellement brûlé. Toutefois, la jeune femme continue de servir l’Empire. Un dessein grandiose l’attend. Un tourbillon de sentiments contradictoires envahit Jora’h. — Elle est en vie ! Où est-elle ? Je dois la voir. — Ce ne serait guère avisé, dit l’Attitré de Dobro. Jora’h lui lança un regard furieux. — Ce n’est pas toi qui prends les décisions ici. Le Mage Imperator avait l’air amusé. — Dis-lui, Udru’h. Raconte-lui tout ce que tu accomplis sur Dobro. Il faut qu’il sache, s’il est destiné à régner. L’Attitré hésita, puis s’exécuta avec un bref hochement de tête. — Nira Khali n’est pas morte. Pas plus que votre enfant. — Mon… enfant ? — Une fille magnifique, en parfaite santé. Une fille dotée de talents qui dépassent l’imagination. Nous l’avons nommée Osira’h. Elle a aujourd’hui plus de six ans. Et il raconta à un Jora’h chancelant comment Nira avait été emmenée au camp d’élevage de Dobro où, depuis des siècles, des prisonniers humains étaient soumis à des expérimentations génétiques avec différents kiths. — Nous avons effectué une sélection, afin d’améliorer certaines caractéristiques, certains dons, chez les hybrides nés de ces croisements. Jora’h secoua la tête, abasourdi. Il lui semblait que son cœur ne supporterait rien de plus. — Tout cela m’a donc été caché… ma vie durant ? — Tu ne peux saisir tout ce qu’impliquent mes décisions avant d’avoir pris ma place, dit le Mage Imperator d’un ton placide ; alors seulement tu discerneras la totalité des choses grâce à la vision absolue du thisme. Pour le moment, tu n’en aperçois que des facettes… Tu dois me faire confiance. J’ai mes raisons. — Je n’ai jamais douté que vous ayez vos raisons, Père, rétorqua Jora’h d’un ton tranchant. Mais il est fort possible qu’elles ne m’apparaissent ni honorables ni correctes. Cyroc’h continua cependant de plaider sa cause. Lorsqu’il devint clair qu’il n’y arriverait jamais, il dit : — Une fois que tu seras à ma place, tu comprendras. Mais, pour Jora’h, l’immense déception que lui avait causée son père avait tout changé, pour toujours. 80 ADAR KORI’NH L’adar se tenait dans le centre de commandement du vaisseau amiral. Intérieurement, il bouillait de frustration. La défense de l’Empire ildiran passait avant sa fierté ou son désir de vengeance. Le Mage Imperator lui avait ordonné d’éviter toute bravade inutile contre les hydrogues, et il devait obéir. Durant toute leur histoire, les Ildirans avaient espéré un adversaire à leur hauteur ; ils avaient bâti la Marine Solaire et emmagasiné de l’ekti pendant des siècles en prévision d’une telle rencontre. Les humains s’étaient toujours demandé pourquoi l’Empire engloutissait tant de temps et d’énergie dans une flotte interstellaire alors qu’aucune armée étrangère ne l’avait jamais attaqué. Pour Kori’nh, c’était tout naturel. La Marine Solaire devait être prête à relever n’importe quel défi. Mais le Mage Imperator lui avait expressément interdit d’engager le combat : « Collectez des renseignements, Adar, mais ne provoquez pas les hydrogues. Si cela s’avère indispensable, défendez nos colonies au mieux de vos capacités. » Comme il avait essayé de le faire – en vain – sur Hyrillka. C’est soumis à ces contraintes que Kori’nh avait envoyé ses maniples en patrouille à travers tout l’Empire. Dans six systèmes planétaires, la flotte amirale n’avait vu aucun signe des hydrogues. Chaque fois qu’il passait au large d’une géante gazeuse – désertée aussi bien par les Ildirans que par les Vagabonds –, il se demandait combien d’ennemis se tapissaient au sein des nuées opaques. — Adar, nous approchons du système de Heald, avertit le navigateur. Sur Heald, deux scissions avaient récemment fusionné afin d’augmenter la puissance du thisme. — Maintenez la surveillance, dit l’adar. En évitant de vous montrer agressif. Ces paroles le mettaient à la torture, et même son équipage ressentait un certain malaise. Les futurs versets de La Saga le dépeindraient-ils comme un couard ? — Il faut espérer que les hydrogues nous laissent en paix, conclut-il. Les croiseurs lourds glissaient dans l’espace comme un banc de poissons. Ils contournèrent les géantes gazeuses de Heald sans détecter de perturbation suspecte alors qu’ils approchaient de la scission recomposée. La septe prit position en orbite, puis l’Attitré de Heald souhaita la bienvenue à Kori’nh. Les colons remercièrent la Marine Solaire d’être venue les soutenir. S’ils connaissaient leur impuissance face à une attaque, ils ne se montreraient pas aussi reconnaissants, songea l’adar. Il faisait les cent pas dans le centre de commandement. Il avait choisi à dessein de ne pas arborer ses prestigieuses décorations. Aujourd’hui, elles lui semblaient usurpées. Il ne les avait pas gagnées grâce à quelque acte de bravoure ou de génie, mais en récompense de son talent pour l’apparat – pour des ballets spatiaux et des manœuvres militaires contre des ennemis imaginaires. Il avait évacué les colons de Crenna, apporté des fournitures d’urgence, rétabli des infrastructures. Mais ces choses lui semblaient insignifiantes. Il était le premier commandant de la Marine Solaire de toute l’Histoire à servir en temps de guerre. Il aurait dû être le plus grand adar jamais évoqué dans La Saga des Sept Soleils. Pourtant, il n’avait rien accompli de quelque valeur que ce soit. Rien. Il songea au fougueux tal Zan’nh et se sentit honteux. Quel exemple donnait-il au fils du Premier Attitré ? Sa lecture de l’histoire martiale des humains lui avait fait découvrir les exploits de Napoléon, de Hannibal, de Gengis Khan. De véritables guerriers. Les Forces Terriennes de Défense, bien moins imposantes que la Marine Solaire, n’avaient pas cessé de lutter. Bien que leurs escarmouches aient, elles aussi, abouti à des défaites, elles ne s’avouaient pas battues et inventaient de nouvelles armes. Même ces têtes brûlées de Vagabonds continuaient d’extraire de l’ekti de géantes gazeuses, malgré les pertes qu’ils subissaient. Au lieu de se cacher, les humains essayaient, encore et encore. Le Mage Imperator, lui, avait d’autres plans, et Adar Kori’nh n’avait d’autre choix que de les suivre. Mais, au fond de lui-même, il trouvait la Marine Solaire trop timorée. Il sentait que ce n’était pas bien. 81 ESTARRA Même si rien ne pouvait se comparer à la forêt-monde, Estarra appréciait les paisibles jardins terriens. Les chemins se repéraient facilement grâce aux dalles qui les recouvraient. Les arbustes et les lis – taillés et arrosés avec tant de soin – étaient ravissants. Jusqu’à présent, Estarra n’avait rien découvert de sauvage dans l’arboretum du palais, pas même une mauvaise herbe. Le Palais des Murmures était rempli de merveilles, mais Estarra ne pouvait aller nulle part sans une cohorte de domestiques, gardes et autres employés attachés à sa personne. Aujourd’hui, elle regrettait de ne pas s’être davantage souciée d’apprécier la liberté de ses jeunes années. Peut-être irait-elle voir Nahton afin qu’il envoie un message de sa part à sa petite sœur Celli : « Prête attention à ce que tu as. Parcours la forêt, continue à suivre tes leçons de danse-des-arbres. Apprécie Theroc pour tout ce qu’elle t’offre. » Mais cette écervelée ne l’écouterait sans doute pas… Estarra contemplait un scarabée couleur de jade en train de grimper jusqu’au pistil d’une belle-de-jour. Elle écoutait le bruissement de l’arrosage automatique quand un bruit de pas remontant le chemin lui parvint. Elle ne leva pas les yeux, se demandant ce que feraient les gardes si elle s’enfuyait à toutes jambes dans la futaie… Ce serait en vain. Ils la rattraperaient, puis restreindraient certainement sa liberté de mouvement. Non, si elle devait devenir reine, il lui fallait se comporter différemment. — Je savais que tu viendrais te morfondre ici, dit Sarein. Lorsqu’elle n’était pas en fonction, la sœur d’Estarra se dispensait de porter les vêtements traditionnels en soie theronienne. — J’adore les jardins du Palais. Comment peux-tu dire que je me morfonds ? Sarein s’accroupit à côté d’elle et contempla d’un air sévère les belles-de-jour entrelacées. — Qu’est-ce qui ne va pas, petite sœur ? Je te surveille depuis ton arrivée sur Terre. Ta mélancolie n’arrange rien. Estarra parut surprise. — Je ne suis pas… — Tu n’as pas l’air précisément ravie, chacun peut s’en rendre compte. Le mariage entre un roi et une reine doit être un événement joyeux, ou il n’a pas lieu d’être, sur un plan politique. Estarra fronça les sourcils. — Voilà donc tout ce qui t’inquiète ? Le « plan politique » ? — Bien sûr que non. Mais ici, c’est une nouvelle vie qui commence, et tu ne fais aucun effort pour t’y adapter. Qu’est-ce qui ne va pas avec Peter ? C’est un gentil jeune homme, bien de sa personne. En pleine forme, puissant… Du reste, il avait l’air sincèrement préoccupé du bien-être d’Estarra. Après l’avoir observé, celle-ci soupçonnait qu’il disposait d’aussi peu de liberté qu’elle-même. — Je n’ai jamais dit que quelque chose clochait chez Peter. D’ailleurs, comment le saurais-je ? On ne m’a jamais permis de discuter en tête à tête cinq minutes avec lui. — Chaque chose en son temps. Bientôt, vous passerez ensemble tout le temps que vous voudrez. (Sa sœur fit entendre un soupir contrarié.) Estarra, si tu étais la fille d’un récolteur de sucs, tu pourrais agir comme bon te semble. Mais tu vas devenir la reine de la Ligue Hanséatique terrienne. L’épouse d’un roi. Ne serait-ce qu’en argent de poche, tu disposeras de plus que ce que Theroc produit en un an. Il n’y a pas lieu d’être triste, n’est-ce pas ? Elle secouait la tête. Estarra avait besoin de faire la paix avec Sarein – son seul lien avec son monde natal. — Ne t’en fais pas, dit-elle. Je ne me plaignais pas. Mais j’aimerais mieux connaître Peter, d’autant plus que nous nous marions dans trois mois. Sarein se leva, satisfaite. — Je verrai ce que je peux faire. Laisse-moi parler à Basil. Peut-être Peter et toi pourriez-vous dîner ensemble plus souvent. — Un casse-croûte suffirait, pour moi. Sarein secoua de nouveau la tête, mais cette fois avec une pointe d’amusement. — Estarra, le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne ne peut se contenter de quelque chose d’aussi modeste qu’un « casse-croûte ». Chaque déjeuner est un banquet, chaque repas une représentation. Elle commença à redescendre le chemin, puis jeta un coup d’œil en arrière et exhala un soupir bienveillant. — Mais peut-être puis-je soudoyer le personnel de cuisine afin qu’ils vous préparent quelques sandwichs… 82 LE ROI PETER Parfois, lorsqu’il se sentait dépassé par les événements, Peter était convaincu que seul OX lui donnait des réponses franches et totalement objectives. Debout devant la fenêtre de ses appartements privés, il contemplait le Canal royal. — Ton avis, OX ? Tu inculques à Estarra les convenances de la cour. Se montre-t-elle bonne élève ? — Une excellente élève. Elle apprend vite. — Alors, ce n’est pas ce qui te tracasse. J’ai l’impression d’entendre tes circuits grésiller sous ton crâne. — J’élabore des hypothèses concernant les compers de modèle Soldat, répondit son comper Précepteur. Cependant, je manque de données pour confirmer mes conclusions. En conséquence, je continue d’établir des scénarios. Peter lui retourna un sourire emprunt d’ironie. — En d’autres termes, tu as une intuition, mais tu ne lui fais pas encore confiance. — C’est une… image qui convient. (Le comper se tut un instant, comme s’il réfléchissait.) J’ai analysé les schémas que nous avons tirés de l’étude de Jorax et introduits dans le processus de fabrication des nouveaux modèles. J’ai remarqué qu’il y avait beaucoup d’éléments… pour le moins ambigus. — Moi non plus, je ne comprends pas, dit Peter, mais les compers semblent fonctionner correctement. Ils ont passé tous les tests. — Ils ont peut-être réussi les tests que la Hanse a pu inventer, roi Peter, mais aucun cybernéticien ne comprend réellement les modules qui équipent les Soldats. Au lieu d’étudier leurs principes de fonctionnement, ils se sont contentés de les copier avec l’assistance des robots klikiss. Une telle ignorance laisse augurer de problèmes. Peter fronça les sourcils, inquiet. — Mais les Soldats ont été embarqués dans les vaisseaux pour Osquivel. Si tu as la preuve que nous ne comprenons pas les modifications que nous avons apportées, il faut agir vite. La flotte est déjà en route. — Je n’ai pas la preuve d’un quelconque défaut, roi Peter – seulement des questions. On ne sait rien des capacités réelles de ces Soldats. La programmation klikiss demeure une énigme pour moi. Comme Précepteur, je ne vous ai jamais trop conseillé de mettre en doute ce que vous ne compreniez pas. Je devrais suivre mes propres instructions. Peter regarda OX. — Crois-moi, tu n’es pas le seul à douter. — Mon rôle n’est pas de remettre en cause les décisions du président Wenceslas. — Mais c’est ton rôle de me donner des conseils avisés. Je crains que le président ne soit pas capable de peser les conséquences objectives d’une technologie inconnue, mais je… lui en parlerai. Basil Wenceslas devait se rendre sur la base martienne des FTD afin de suivre l’offensive d’Osquivel. Le jour précédant son départ, Peter se hâta jusqu’à la salle du QG de la Hanse où se tenait une réunion de stratégie. Ce n’était qu’une discussion mineure avec des conseillers militaires et économiques, mais Peter fut mécontent que Basil ne l’en ait pas informé. Il était las que l’on fasse aussi peu de cas de lui. Il prit une grande inspiration et pénétra dans la pièce, droit comme un I. — Vous pouvez commencer la réunion, messieurs, dit-il, interrompant les conversations. Veuillez m’excuser si je vous ai fait attendre. Je suppose que rien d’important n’a été discuté avant mon arrivée ? Il toisa le président, et une expression d’irritation traversa le visage de ce dernier. Personne ne lui répondit, mais les conseillers attendirent qu’il ait pris un siège, puis se répartirent autour de la table afin qu’il préside l’assemblée. — La flotte du général Lanyan atteindra la cible demain matin. Une journée de préparatifs sera nécessaire, et je superviserai l’opération depuis Mars. Des prêtres Verts relaieront les rapports en temps réel – quoi qu’il se passe sur Osquivel. Un diagramme affiché par Basil indiquait les effectifs de la gigantesque flotte, le nombre de Rémoras et de Mantas pilotés par des compers Soldats ainsi que les grandes lignes de l’attaque, au cas où la tentative de communication de Robb Brindle échouerait. Peter s’imprégna de toutes ces informations. Son prédécesseur n’avait jamais prêté attention à autre chose qu’à son rôle de cérémonie. Il avait laissé la Hanse se charger de la politique, se contentant d’être son porte-parole. Peter, en revanche, s’y était toujours intéressé. S’il devait s’excuser en public pour les défaites de la Hanse aussi bien que partager la gloire de ses victoires, il méritait d’être mis au courant. La conversation avec OX lui revint en mémoire, de sorte qu’il déclara : — Messieurs, je suis préoccupé de la grande confiance que nous plaçons dans les compers Soldats, à un moment si crucial pour nous tous. Le fait que nos cybernéticiens ne comprennent pas totalement les modules logiciels klikiss ne les a pas empêchés de les installer. Cela n’inquiète-t-il personne d’autre que moi ? Basil le regarda, à bout de patience. — Peter, soyez assuré qu’il n’existe aucun problème que je n’aie déjà abordé avant vous. Ses doigts tambourinaient sur la table. Il dut néanmoins remarquer que certains conseillers manifestaient la même inquiétude, car il se résolut en soupirant à livrer une réponse plus détaillée. — Nous savons que les hydrogues représentent le plus grand danger qui nous menace. Nous savons que les FTD ont été inefficaces dans leur lutte jusqu’à présent. Nous savons que nous n’aurons bientôt plus d’ekti. Dans ces conditions, pouvons-nous nous permettre de ne pas saisir la chance d’accroître notre potentiel militaire et technologique, en se basant sur la peur irrationnelle que les robots klikiss accompliraient quelque sinistre dessein secret ? Nous comptons suffisamment d’ennemis avec les hydrogues, inutile d’en chercher d’autres. — Je reconnais que la stratégie des FTD n’a guère été payée de retour, monsieur le Président, dit Peter avec un mince sourire. Mais se concentrer sur une menace n’excuse pas de s’aveugler sur une autre. La colère embrasa brièvement le visage de Basil. — Que feriez-vous, roi Peter ? Organiser une manifestation en espérant que les hydrogues s’en iront, vaincus par la honte ? Et voilà que vous suivez nos réunions de stratégie, sans hésiter à donner votre avis inepte ! — En effet, Basil, et vous avez toujours rejeté la moindre de mes suggestions. (Peter toisa ses interlocuteurs.) Je propose que nous passions en revue les usines à Soldats, que nos meilleurs informaticiens analysent leur programmation et que les chaînes de fabrication soient stoppées jusqu’à ce que l’on soit certain de ne pas avoir créé des chevaux de Troie. — Stopper les chaînes de fabrication ? Grotesque ! s’exclama le ministre de l’Industrie. — Une autre de vos brillantes suggestions, gouailla Basil. Nous ne pouvons nous permettre d’arrêter la production, quand nous ignorons ce qu’il va advenir sur Osquivel. En cas d’échec des FTD, il faudra remplacer une grande partie de la flotte. Peter sentait lui aussi la moutarde lui monter au nez. — Si n’importe qui d’autre avait formulé ma proposition, vous l’auriez écouté. Le président se leva. Peter ne l’avait jamais vu aussi énervé. — Personne n’aurait fait une proposition aussi ridicule. Je pars pour Mars dans quelques heures. J’ai assez de problèmes sur les bras pour ne pas en rajouter de nouveaux avec vos humeurs. Vous allez vous tenir à l’écart des usines de compers. Point final, compris ? Si vous persistez à interférer, je vous interdirai l’accès aux salles de réunion. Peter ne parvenait pas à croire ce qu’il venait d’entendre. — Quels gardes oseront m’interdire, à moi, d’aller où bon me semble ? — Ne me poussez pas à bout, je n’ai pas le temps, dit Basil sur le ton d’un père en colère. Si vous nous donnez encore du fil à retordre, nous pouvons vous remplacer, Peter. Dans la petite pièce, on aurait entendu une mouche voler. Peter resta de marbre. — Pas légalement, monsieur le Président. J’ai lu la Charte hanséatique avec beaucoup d’attention. Vous détenez sans doute le pouvoir, mais les milliards de citoyens des mondes de la Hanse savent à peine qui vous êtes. Je suis leur roi, que cela vous plaise ou non. Vous avez l’intention de monter un coup d’État pour me retirer ma couronne ? Ou d’envoyer quelqu’un m’assassiner dans mon lit ? C’est votre seule alternative. (Il plissa les yeux.) En fait, de nous deux, seul vous, le président de la Ligue Hanséatique terrienne, pouvez être légalement destitué. Non le roi. — Sortez-le d’ici ! hurla Basil. Les gardes royaux s’avancèrent, indécis. Les fonctionnaires présents savaient que le roi n’était qu’une marionnette, mais qu’en était-il des gardes, du personnel du palais, du reste de ses sujets ? Peter décida de ne pas forcer le sort en poussant la loyauté des gardes dans ses retranchements. Avant que Basil ait eu le temps d’insister, il sortit. Aucun des deux n’avait gagné, mais le président avait enfin dévoilé son jeu. Et le roi, de son côté, avait montré qu’il ne céderait plus sans lutter. À présent, chacun savait que les règles avaient changé. 83 ROSSIA Lorsque la flotte d’assaut des FTD arriva au-dessus des anneaux d’Osquivel, les scanners, sondes et vaisseaux éclaireurs étaient prêts à scruter le système planétaire. Ils savaient que les hydrogues se tapissaient quelque part au sein des nuages. Il ne leur restait plus qu’à les débusquer. À bord du gigantesque vaisseau amiral Goliath, le général Lanyan annonça : — Ceci n’est pas un exercice. Notre mission est dangereuse, et j’espère que vous y êtes tous préparés. Son menton demeura ferme, mais ses yeux brillèrent de tension et il serra les doigts si fort que ses articulations blanchirent. Pour Rossia, le danger avait toujours été on ne peut plus réel. Dès l’instant où il avait appris l’antagonisme entre les hydrogues et la forêt-monde, la menace était devenue plus tangible à ses yeux. Et voici qu’aujourd’hui, ses compagnons et lui se dirigeaient droit sur un de leurs nids. L’ennemi ancestral. Jadis, les arbremondes avaient été quasiment anéantis. Ils n’avaient aucune envie de recommencer la lutte, c’est pourquoi ils étaient désireux – certes sans enthousiasme – d’aider à entrer en contact avec les hydrogues. Rossia ne nourrissait guère d’espoirs en la matière. La forêt-monde était restée passive, isolée sur Theroc, dans la crainte de redéclencher le conflit… Aujourd’hui, les hydrogues la traquaient, détruisant chaque monde recouvert de verdure. Rossia percevait son inquiétude. Les arbremondes rescapés de jadis s’étaient cachés des hydrogues pendant dix mille ans ; récemment, ils avaient recommencé à se propager sur d’autres planètes. Peut-être le lieutenant-colonel Brindle réussirait-il. Toutefois, Rossia en doutait. Le prêtre Vert ne pouvait s’empêcher de gigoter sur son siège en plastique dur et froid, entouré de consoles métalliques. Il conservait son surgeon à portée de main. Celui-ci paraissait un anachronisme vivant au milieu de toute cette technologie mais, ironiquement, il surpassait tout autre système de transmission du Goliath. Sur la passerelle, Lanyan s’acharnait à offrir une image de confiance et de résolution inébranlables. — Nous allons faire une ultime tentative diplomatique. Si elle échoue, nous mettrons à l’œuvre nos compers militaires afin de montrer aux hydreux que nous ne plaisantons pas. (Il regarda Rossia.) De plus, le contact instantané que nous avons avec le président Wenceslas et les stratèges basés sur Mars nous donnent l’avantage. Nous sommes à la veille de notre plus grande victoire. — Mais si toute cette expédition échoue ? interrogea Rossia. — Alors, aucun de nous ne sera plus en situation de s’en préoccuper. En observant les préparatifs et l’humeur des troupes, Rossia en vint à la conclusion évidente que, malgré leur intention affichée de parlementer, ils escomptaient combattre. Ils l’escomptaient. À cette pensée, son cœur se mit à battre. Les nuages jaune pâle d’Osquivel évoquaient du petit-lait répandu… En fait, cela ne ressemblait à rien de ce que Rossia avait jamais vu sur Theroc. Dans cette soupe rôdaient des prédateurs bien plus mortels que n’importe quelle wyverne. Il effleura le tronc squameux de son surgeon. Via le télien, il se trouvait relié aux prêtres de Theroc installés dans les vaisseaux de guerre éparpillés dans les dix quadrants, ainsi qu’à Yarrod, qui surveillait l’opération depuis la base martienne. Il perçut ses pensées, et le message qui lui était destiné. — Général, Yarrod m’informe que sur Mars, tout le monde est prêt. Le président Wenceslas est arrivé et attend de nos nouvelles. Lanyan opina du chef, satisfait de la qualité de la communication. — Mettez-les au courant de l’évolution de la mission. En quelques mots, Rossia exposa la situation. Il décrivit la planète dotée d’anneaux d’une beauté saisissante. La forêt-monde assimila ces images et les dissémina jusqu’au plus lointain de ses arbres. Rossia frictionna ses bras hérissés de chair de poule. Par tradition, les prêtres portaient un minimum de vêtements afin que leur peau soit toujours en contact avec les frondaisons. Ici cependant, il était vêtu d’un uniforme à manches courtes des FTD. Le Goliath était toujours froid, et l’air stérile. — Les éclaireurs pilotés par compers sont déployés, monsieur, indiqua un officier. Rossia ne parvenait jamais à s’y retrouver dans les grades et les insignes. Il se rendit jusqu’à la baie la plus proche afin de contempler les Rémoras ultrarapides se détacher de la flotte pour raser les pôles d’Osquivel. Les vaisseaux ne furent bientôt plus que des points minuscules sur la gaze des nuages. — Qu’ils s’enfoncent suffisamment sous les couches nuageuses pour nous avertir à temps de l’approche des hydrogues, ordonna Lanyan. Nos sondes radars n’ont jamais l’air de fonctionner correctement, espérons que les compers feront du meilleur boulot. Ceux-ci étaient conçus pour supporter des pressions et des températures extrêmes, de sorte qu’ils pouvaient se rendre là où aucun humain ne pouvait survivre. Si nécessaire, ils descendraient jusqu’à ce que l’atmosphère d’Osquivel écrase leurs vaisseaux ; dans l’intervalle, ils continueraient d’émettre. — Prêtre Vert, dit-il avec un geste impatient vers le surgeon en pot, informez le centre de commandement sur Mars que nous entamons la phase 1. Rossia cligna des yeux, puis toucha le tronc et parla de nouveau. Tous les prêtres connectés par télien reçurent le message simultanément – au Palais des Murmures, sur la base martienne, dans les vaisseaux de guerre à travers le Bras spiral et sur Theroc. — Le président ordonne de mettre le plan à exécution. Lanyan se leva. Il inspira plusieurs fois profondément. Puis il opina. — Très bien. Affrétez le vaisseau estafette et dites au lieutenant-colonel Brindle de décoller. Donnons à la diplomatie une dernière chance – puis tenons-nous prêts à tout. 84 BASIL WENCESLAS Au cœur de la base martienne des FTD, le président de la Hanse arpentait la salle de commandement dans l’attente des événements sur Osquivel. Il portait un complet-veston, non pour faire impression, mais parce qu’il s’y sentait vraiment à l’aise. Il lança un regard impatient au prêtre Vert qui relayait les messages de la flotte. — Ils ont pris position et se préparent pour la première phase, rapporta Yarrod. Les vaisseaux se déploient conformément au plan. Aucun contact relevé avec les hydrogues. — Dites-leur de poursuivre, l’informa Basil. Il savait qu’il ne se passerait rien de significatif avant une heure. Ensuite, peut-être, l’enfer se libérerait-il… Jusqu’à présent, tout se déroulait à la perfection : les compers militaires, les prêtres Verts, les soldats surentraînés. Mais Basil ne s’endormait jamais sur ses lauriers. Il n’avait pas voulu décourager ses conseillers, mais il savait depuis le début qu’envoyer un homme négocier avec des ennemis tels que les hydrogues était au mieux un geste symbolique. Ceux-ci avaient déjà démontré leur malveillante altérité. En de telles circonstances, la diplomatie ne servait à rien. Néanmoins, cette tentative était peut-être nécessaire, pour l’Histoire… — Tenez-moi au courant, dit-il avant de quitter la salle de commandement. Les murs des corridors étaient recouverts d’un grès uniforme, et l’air charriait une désagréable odeur de rouille provenant des oxydes ferreux. Pour Basil, la base semblait toujours plongée dans un froid pénétrant ; il ne faisait pas confiance aux thermostats qui indiquaient la même température que celle à laquelle il était habitué. Il était heureux de voir les soldats vaquer à leur devoir et ne pas céder à la panique malgré l’état d’alerte. Il en éprouvait de la fierté. Des navettes de ravitaillement provenant de cargos en orbite arrivaient par les cratères donnant accès aux entrepôts afin d’acheminer des provisions et du matériel : la vie continuait, quand bien même un assaut massif avait lieu dans un lointain système solaire. Basil regarda distraitement le dernier chargement que l’on retirait d’un vaisseau. Un petit comper émergea, portant un container. Il ne s’agissait pas d’un modèle militaire standard, ni de l’un des nouveaux Soldats. Celui-ci évoquait plutôt le genre de serviteurs utilisés par les Vagabonds. Le comper marcha jusqu’au caporal responsable du ravitaillement et parla d’une voix synthétique : — Désignation : EA. Je suis de nouveau à votre disposition. — Où étais-tu ? demanda le caporal. Tu étais sur le tableau de service il y a déjà deux semaines. — Mon maître m’avait assigné une tâche prioritaire. Intrigué, Basil s’avança dans la baie de déchargement. — Une minute, caporal. Dois-je comprendre qu’un comper de Vagabonds travaille pour nous ? L’officier le regarda, les sourcils froncés comme s’il se demandait pourquoi un civil en costume s’immisçait dans une zone protégée. — Qui êtes-vous, monsieur ? Ceci est une zone interd… — Je suis Basil Wenceslas, président de la Ligue Hanséatique terrienne. Le scepticisme du caporal, puis sa stupéfaction lorsqu’il le reconnut, amusèrent Basil. — Oui, monsieur le Président. Excusez-moi, j’ignorais que vous étiez sur cette base. — Vous devriez suivre les actualités de plus près. Je suis certain qu’une note de service a été distribuée au personnel. De la manière dont il se cramponnait à son pad électronique, Basil s’aperçut qu’il avait affaire à un subalterne et non à un responsable. — Je vous ai posé une question, caporal. Est-ce que c’est une pratique courante d’autoriser les compers de Vagabonds dans des zones protégées ? Vous demandez des explications sur ma présence, mais vous laissez l’accès libre à l’un de ces robots ? Le caporal regarda autour de lui dans l’espoir de trouver un supérieur, mais la baie de déchargement était vide. — Monsieur, EA travaille à la base depuis cinq ans. Il appartient à un officier de la flotte du quadrant 7. Basil fronça les sourcils. — Je vois. Et quand son propriétaire n’est pas là, vous lui permettez de se promener dans la base, et peut-être de prendre des photos, de répertorier les failles des FTD ? Le caporal bafouilla : — Nous sommes en guerre contre les Vagabonds, monsieur ? Je croyais qu’ils étaient les seuls à nous livrer de l’ekti. Sans eux, nous n’aurions plus de carburant interstellaire. — Alliés et ennemis ne se rangent pas toujours dans des catégories clairement établies, caporal. On ne doit jamais oublier la prudence, surtout en temps de guerre. Basil savait que sa réaction excessive avait pour cause l’offensive d’Osquivel. C’était vrai, les clans indépendants de Vagabonds n’avaient jamais agi contre la Hanse, mais ils ne se préoccupaient pas non plus des intérêts de la Terre. On voyait rarement des compers de Vagabonds dans la Hanse, bien qu’à l’occasion ils voyagent sur des vaisseaux négociant avec les colonies. Basil avait là l’occasion de gagner un certain avantage. — Je prends en charge ce comper, caporal. Si vous avez des questions, vous en référerez à votre officier supérieur. — Oui… oui, monsieur. Peu de gens avaient la chance de parler à un comper de Vagabonds sans que son maître soit présent, il devait en profiter. — Suis-moi, EA. Allons discuter un peu. — Oui, monsieur. Ils quittèrent la baie de déchargement. Basil conduisit EA dans une pièce vide pourvue d’une table et d’écrans de comm, manifestement une salle de loisir. — Très bien, dis-moi où tu es allé. — Cela concerne les affaires familiales de mon propriétaire. Les doigts de Basil tambourinaient sur la table. — D’accord. Mais où es-tu allé ? — Je suis allé où mon propriétaire m’a dit d’aller. Il m’est interdit de divulguer les détails à un membre de la Hanse. Une sonnerie d’alarme retentit sous le crâne de Basil. Ainsi, il avait reçu une programmation spécifique pour cacher des choses à la Ligue Hanséatique terrienne ? Il soupçonnait depuis longtemps les Vagabonds d’agir contre la Hanse, de façon plus ou moins sous-jacente. Ils n’avaient jamais signé la Charte. Ils n’obéissaient pas aux lois de la Ligue et rejetaient le reste de la civilisation humaine. Leur façon de vivre était primitive – une horde de clans sans foyer. Pourquoi étaient-ils si mystérieux ? Au cours des dernières années, des patrouilles avaient intercepté de nombreux vaisseaux de Vagabonds non immatriculés. Tous transportaient des stocks d’ekti, bien que les FTD aient un besoin permanent de tout le carburant disponible. Comment pouvaient-ils justifier de le vendre ailleurs, en faisant fi de l’armée de la Hanse ? Quant aux Vagabonds eux-mêmes, ils ne semblaient pas trop souffrir de la situation. Il réfléchit à la question suivante. — EA, je te donne un ordre direct. Ton propriétaire n’est pas ici, et ton programme t’enjoint de suivre les instructions de n’importe quel humain. — Tant que cela ne blesse pas d’autres humains, précisa EA. Et tant que cela n’entre pas en conflit avec les instructions principales que m’a données mon propriétaire. — Tu es revenu de mission, par conséquent tu as suivi tes instructions. Exact ? EA marqua un temps. — J’ai accompli ma mission, oui. Basil sourit. — Bien, nous n’avons donc plus à nous préoccuper de cela. Les compers n’étaient ni très vifs ni très souples d’esprit. Il commencerait par poser des questions simples, dont il recouperait les réponses grâce au fichier d’identité militaire. — Ton propriétaire est un officier des Forces Terriennes de Défense ? — Oui, elle commande un croiseur Manta. Basil haussa les sourcils. Peu de Vagabonds s’étaient engagés dans l’armée. Ah, peut-être s’agissait-il du commandant Tamblyn. Elle s’était avérée précieuse lors de la débâcle de Passage-de-Boone. Était-ce une taupe, en réalité ? Quel niveau de sécurité possédaient les informations auxquelles elle avait accès ? Tout cela l’inquiétait. Mais peut-être qu’avec ce comper, il pourrait obtenir quelque chose. — Ton propriétaire est une Vagabonde, exact ? Le commandant Tamblyn ? — Oui. — De quelle planète vient-elle ? Curieusement, EA se referma sur lui-même. — Je ne puis divulguer cette information. Basil était abasourdi. — Tu ne peux pas me dire de quelle planète elle vient ? C’est absurde. Cela figure dans son dossier personnel. De quoi s’occupe le clan Tamblyn ? Quelles usines ou quels vaisseaux dirigent-ils ? Le comper se raidit. — Je suis désolé, monsieur. Il m’est impossible de répondre à ces questions. — Bien sûr que si. J’insiste. En fait, c’est un ordre direct. À la surprise totale de Basil, les globes oculaires d’EA grésillèrent. Des soubresauts agitèrent ses bras, puis le robot se figea. Tous ses voyants lumineux étaient morts. — EA… Réponds. Impatient, Basil toucha le comper. Son torse était brûlant. Ses circuits internes avaient-ils fondu ? C’était comme si tous ses systèmes avaient grillé. — Que diable… ? Tu l’as fait exprès ! Incroyable. Il balaya la salle du regard, comme pour vérifier si quelqu’un l’avait vu. Puis il se plongea dans ses pensées. Ses questions avaient été anodines, mais le comper devait posséder une sécurité intégrée : toute demande d’information sur les activités des Vagabonds ou la localisation de leurs bases provoquait un court-circuit irréversible, un effacement de la mémoire et des programmes. Très ennuyeux. Il donna un coup de pied dans la carcasse, qui vacilla avant de heurter le mur et de tomber avec fracas. Quels secrets protégeaient donc les Vagabonds qui les obligeaient à prendre des mesures de sécurité aussi draconiennes ? — Qu’est-ce que vous cachez ? grogna-t-il entre ses dents. Mais le robot ne pourrait plus jamais lui répondre. Un officier essoufflé surgit, puis, remarquant Basil, il s’arrêta. — Président Wenceslas, votre présence est requise au centre de commandement. Nous vous cherchions partout… — Je suis là, interrompit Basil d’une voix ferme. (Il rajusta son costume.) Qu’y a-t-il ? — Le général Lanyan est prêt à lancer le vaisseau estafette sur Osquivel. Basil opina. Il était grand temps de revenir à des affaires plus importantes. — Eh bien, il a mon feu vert. Dites-lui d’y aller. (Il fit un pas vers la porte, puis jeta un œil au comper inerte.) Oh, lieutenant… Faites nettoyer ça. Et qu’on l’entrepose quelque part à fin d’analyse. 85 TASIA TAMBLYN Tandis que les vaisseaux de guerre terriens prenaient position autour d’Osquivel, Tasia parcourait avec angoisse les mesures des sondes tactiques. Elle tâchait de ne pas montrer son intérêt, mais heureusement rien d’anormal n’avait été relevé. Elle ne constatait aucun indice de présence des chantiers spationavals. Aucun signal douteux provenant des anneaux n’avait attiré l’attention. Elle n’avait plus de nouvelles d’EA, mais son comper semblait avoir réussi à avertir Del Kellum à temps. Tasia soupira longuement et remercia son Guide Lumineux. Voilà un problème réglé. Elle pouvait se concentrer sur celui de Robb Brindle. — Général ? lança-t-elle avec un bref salut quand elle pénétra sur la passerelle de commandement du Goliath. Demande permission de me rendre sur le pont d’envol afin d’inspecter le vaisseau estafette. Lanyan se gratta le menton. — Dans quel but, commandant ? Vous n’avez pas mieux à faire à bord de votre vaisseau ? — Je veux… j’aimerais échanger quelques mots avec le lieutenant-colonel Brindle avant qu’il soit envoyé en mission. Elle déglutit péniblement, et espéra que son visage ne trahissait pas ses émotions. Comme si je pouvais avoir une conversation sensée avec lui. De l’autre côté du pont, Patrick Fitzpatrick eut un rire sarcastique. — Elle veut lui donner un baiser d’adieu, Général. Le regard de Lanyan passa de Fitzpatrick à Tasia, comme si les pièces d’un puzzle se mettaient en place. — Permission accordée – mais ne soyez pas trop longue. Le lieutenant-colonel Brindle devrait utiliser ce temps-là pour se préparer, et vous devriez retourner à votre croiseur. J’ai besoin d’officiers au mieux de leur forme, avec l’esprit clair. La jeune femme quitta la passerelle sous les regards de l’équipage. Certains étaient chargés de compassion, d’autres arboraient un sourire entendu. Chacun croyait dur comme fer que la tentative de communication était vouée à l’échec. Robb avait subi une formation diplomatique de base. Toutefois, personne ne pouvait présumer de la réaction des hydrogues. Il s’agissait d’un acte symbolique, et le jeune officier idéaliste serait probablement l’agneau sacrificiel. Brindle, ton Guide Lumineux doit être une naine brune… Tasia prit un ascenseur jusqu’au pont d’envol. Elle le trouva encombré d’une foule venue assister aux ultimes préparatifs. L’uniforme de Robb était immaculé – comme si les hydrogues pouvaient se laisser impressionner par une tenue… Il affichait un sourire de fierté tandis qu’il se tenait devant l’engin expérimental. Ce dernier ressemblait à une vieille cloche de plongée utilisée pour explorer les océans terrestres, une sphère avec des parois blindées et des systèmes de manœuvre capables de fonctionner dans les conditions de pression extrême qu’il allait subir dans les profondeurs de la géante gazeuse. De minuscules hublots ronds composés de cristaux renforcés de polymère ponctuaient le pourtour extérieur, permettant la vision dans tous les sens. Le vaisseau estafette avait pour fonction d’ouvrir une voie de communication, non d’effrayer les hydrogues. Robb l’avait expérimenté jusqu’à devenir expert dans son maniement. Il affirmait qu’il volait comme une brique, mais que cela suffirait amplement. L’appareil ne comprenait aucun système défensif ; de toute façon, les armes conventionnelles avaient démontré leur inefficacité contre les orbes de guerre avec leurs coques de diamant. Tasia aurait voulu s’avancer pour l’embrasser, mais la présence de tous ces Terreux rendait cela impossible. Tout le monde sifflait et applaudissait, lançait des encouragements et des félicitations. Robb lui sourit. Ses yeux noisette brillaient. Il leva la main, mais Tasia demeura muette, de crainte de perdre le peu de contrôle qu’elle possédait encore sur elle-même. La nuit précédente, les deux amants avaient fait coïncider leurs pauses respectives. Robb avait compté passer une bonne nuit de sommeil, mais Tasia ne l’avait pas laissé dormir… Hélas, leur discussion avait dégénéré en dispute, nourrie par leur angoisse mutuelle. « Je ne vais pas me dégonfler à la dernière minute, avait dit Robb. Les FTD comptent sur moi. Il n’y a personne de plus qualifié que moi – plus maintenant. — Personne n’est qualifié. Un point c’est tout. Écoute, je suis une Vagabonde, j’ai toujours vécu en prenant des risques. Mais ça, c’est du suicide. Il n’y a aucune raison que cette mission réussisse. — Eh, je n’abandonne pas toute espérance. Tu sais que si cela vire à la guerre totale, les hydrogues nous pulvériseront. (Il avait tenté de la faire fléchir avec un large sourire.) D’accord, j’admets que mon plan n’est pas des plus sûrs. — Pourquoi ça devait être toi ? Je ne veux pas te perdre ! », avait-elle lancé, avant de se reprendre. Son père était un tyran incapable d’affection, et elle avait à peine connu sa mère. Ses frères avaient constitué sa seule compagnie, mais ils étaient beaucoup plus âgés et elle avait dû se montrer aussi fruste qu’eux pour s’imposer. Au cours de cette nuit, la terreur de perdre Robb, pour lequel elle nourrissait des vrais sentiments, l’avait envahie. Stupidement, elle l’avait accusé de tous les maux, mais il n’avait pas répondu. Au lieu de cela, il l’avait prise dans ses bras et l’avait bercée. Puis ils avaient fait l’amour avec un mélange de douceur et de désespoir – l’un des meilleurs moments qu’ils aient jamais passé ensemble. Au matin, le quart était arrivé trop tôt. Ils avaient à peine eu le temps de sauter dans leur uniforme et de gagner leur poste. D’un accord tacite, ils ne s’étaient dit au revoir ni l’un ni l’autre. Sur le pont de lancement, les officiers de vol refoulèrent la masse de soldats curieux : — Laissez-le respirer ! Il va grimper dans son nouveau loft. — Fais-leur-en voir, Brindle ! cria quelqu’un. Avant de s’engouffrer dans la cabine, Robb fit un salut silencieux mais chaleureux qu’il destinait à Tasia seule. Celle-ci dut cligner des yeux, soudain embués de larmes. Alors, sans se soucier des officiers de sécurité, Rossia avança en boitant vers le sas, tenant son surgeon en pot avec délicatesse. — Attendez, lieutenant-colonel. J’ai quelque chose à vous offrir. Il posa la main sur son surgeon, dont les branches retombaient comme celles d’un palmier. Aussitôt, l’une d’elles se détacha, comme s’il le lui avait demandé. — Vous n’êtes pas un prêtre Vert, continua-t-il, vous ne pouvez donc l’utiliser pour communiquer. Mais je suis sûr qu’elle vous rassérénera. Robb la saisit et la regarda avec curiosité. — Je comprends votre intention. Comme un rameau d’olivier, n’est-ce pas ? Le prêtre haussa les épaules. — En un sens, oui… Peut-être y puiserez-vous aussi du réconfort. Qui connaît les ressources de la forêt-monde ? Robb accrocha le rameau à sa boutonnière. — Merci. Son devoir accompli, le prêtre Vert regagna son poste, au cas où le général le manderait. Puis l’officier de pont cria : — Préparez le lancement du vaisseau estafette ! — OK, je suis prêt à piloter ce bolide customisé, plaisanta Robb. La voix du général Lanyan résonna par l’intercom : « Lieutenant-colonel Brindle, il faut du courage pour entreprendre cette mission. Nous n’avons pas voulu cette guerre, et toute possibilité de paix doit être explorée. Tentez de ramener ces hydreux à la raison. » Les soldats lancèrent de nouvelles acclamations. Deux techniciens scellèrent la lourde écoutille, pressurisèrent l’intérieur et vérifièrent une dernière fois l’intégrité de la coque. L’œuf de métal roula à travers la salle de lancement avant d’être largué. Lanyan poursuivit : « Je veux que la flotte se tienne en alerte maximale. À tous les officiers, regagnez vos appareils. Qu’on ne se fasse pas surprendre de nouveau le pantalon baissé sur les chevilles ! » Tous se ruèrent à leur poste. Le cœur lourd mais résolu, Tasia embarqua à bord d’une navette qui l’emmena, elle et trois officiers, jusqu’à son croiseur. « Je descends, et toujours aucun problème, transmit Robb à la flotte, tout entière à l’écoute. L’atmosphère s’épaissit, et je détecte un pic de température. Vitesse du vent en augmentation. (Chacun pouvait entendre les bourrasques qui se déchiraient sur la coque.) C’est comme essayer de se tenir sur un tigre en colère… » Tasia déboucha sur la passerelle de sa Manta, où son officier de quart lui fit son rapport. Les vaisseaux avaient déjà reçu l’ordre de se disperser et de rejoindre leur position. Dix Mastodontes nouvelle génération et cinquante Mantas, dont une dizaine étaient pilotés par des compers Soldats, attendaient au large de la planète. Tasia remplaça son adjoint au fauteuil de commandement. — Montez le son des transmissions du lieutenant-colonel Brindle afin que tous puissent l’entendre, dit-elle. « Toujours rien, émettait Brindle, bien que j’envoie mes messages de contact sur toutes les fréquences. Je distingue des couleurs tournoyantes dans les épaisses couches gazeuses. (Des parasites commençaient à perturber son signal à mesure qu’il descendait dans l’environnement hostile.) Est-ce que jadis, des gens ne se jetaient pas dans des chutes d’eau, enfermés à l’intérieur de tonneaux ? C’est exactement l’impression que ça donne. » Patrick Fitzpatrick fit descendre sa Manta jusqu’à la limite de l’atmosphère d’Osquivel, comme s’il brûlait de combattre. « Ici, on est parés pour une diplomatie plus musclée en cas de nécessité, Général. » Celui-ci ne réprimanda pas son protégé pour avoir quitté sa position. « Voilà, émit Robb, tous mes projecteurs sont allumés. On devrait me voir sans problème. Ohé ? » Tasia espéra que ces lumières n’attirent pas quelque léviathan des nuées. Puis, pendant dix interminables minutes, il n’y eut plus que le silence. Inquiets, les techniciens radio s’efforçaient de rétablir le contact. Tasia consulta l’altimètre afin de savoir à quelle profondeur se trouvait le vaisseau estafette. L’équipage avait du mal à rester impassible, les hommes se mordillaient les lèvres ou les ongles. Le silence s’éternisait. Enfin, Robb envoya un message à travers une explosion de crépitements : « … Fabuleux ! Je vois… jamais rien imaginé de pareil… » Un autre silence ponctué de parasites, puis : « C’est magnifique, tellement magnifique – crrrr… » Un déferlement de bruit blanc noya la fréquence. Tasia écouta les transmissions provenant du navire amiral : les meilleurs techniciens radio tentèrent à plusieurs reprises de rétablir le signal, mais en vain. « Nous avons perdu le contact avec le vaisseau estafette, Général. Les capteurs n’indiquent plus aucune trace de lui, quelle que soit la profondeur. — La pression a-t-elle fini par l’écraser, ou les hydreux l’ont-ils détruit ? — Impossible à dire, monsieur. » Folle de chagrin et de rage, Tasia se rassit dans son fauteuil de commandement. Elle inspira à grands coups. Robb ! Elle écrasa le bouton de communication. « Général, il faut envoyer un vaisseau éclaireur ! Pourquoi pas des compers Soldats ? Ils pourraient plonger et le ramener en sûreté. » Robb était en vie… Il fallait qu’il le soit. Alors le lieutenant Ramirez cria : — Présence d’hydreux droit dessous, commandant ! On signale la destruction de deux Rémoras pilotés par comper. Sur la fréquence principale, Lanyan beugla : « Voilà donc leur réponse. Personne ne pourra dire que nous n’aurons pas essayé. Préparez-vous pour une offensive générale ! Vous connaissez la manœuvre. Donnez tout ce que vous pouvez. » 86 TASIA TAMBLYN Alors que l’escadron de Mantas s’apprêtait à passer à l’offensive, la voix désinvolte de Fitzpatrick retentit à la radio : « D’accord, les gars, on va venger notre copain Robb Brindle ! » Tasia se secoua. Elle aurait voulu étrangler Fitzpatrick – il n’avait jamais été l’ami de Robb –, mais elle devait d’abord s’occuper de ses véritables adversaires. Que le diable emporte les hydreux ! Un autre Rémora robotisé venait d’être détruit, et les orbes de guerre poursuivaient leur progression à travers les profondeurs nuageuses de la planète. Les FTD étaient parées… du moins le croyaient-elles. Tasia s’accrochait à une lueur d’espoir : et si Robb se trouvait toujours quelque part en dessous, incapable d’émettre ? Mais les hydrogues avaient déjà agi de la sorte maintes et maintes fois. Et ils avaient déjà anéanti trois Rémoras. Il ne faisait guère de doute qu’ils aient détruit le vaisseau estafette. Juste au moment où elle avait su qu’elle et lui… Elle prit une profonde inspiration et compta à rebours jusqu’à dix afin de dominer le chaos de ses sentiments. Un semblant de calme retrouvé, elle déclara : — Tout le monde à son poste. Pas d’action inconsidérée – et pas non plus de balles perdues. Tout au fond d’elle-même, elle pleurait Robb. Une fois le bombardement commencé, tout espoir de le retrouver vivant serait perdu. Mais il n’y avait aucun moyen d’arrêter cela. Et elle n’était pas certaine de le vouloir. — Faisons souffrir ces salauds. Sur la passerelle du Goliath, le général Lanyan vérifia ses Mantas, ses Rémoras à équipage humain ainsi que ses satellites de surveillance. « Envoyez trois croiseurs robotisés en avant-garde. Il est temps d’obtenir notre retour sur investissement. » Depuis sa console, un technicien envoya les ordres aux Soldats à bord des bâtiments de guerre. Avant la mission, tous les commandants avaient reçu leurs instructions de déploiement. Ils connaissaient les premières phases du plan d’attaque. Tasia réprima un haut-le-cœur lorsque Lanyan aboya : « Lance-foudre, descendez jusqu’à vos positions respectives et armez vos bombes lourdes. Gardez en réserve les fracasseurs à impulsion, jusqu’à ce que l’on puisse voir ce qu’il y a en ligne de mire. » Les plates-formes d’armement se dispersèrent dans les couches périphériques de l’atmosphère d’Osquivel, à la manière d’un champ de mines. « Platcoms, commencez à bombarder. » Les bombes se déversèrent des Lance-foudre telle une pluie mortelle. Dès qu’elles eurent atteint l’altitude programmée, les charges s’activèrent, et d’immenses éruptions bourgeonnèrent à travers les couches atmosphériques. Les explosions avaient pour but d’irriter les hydrogues, de les pousser à sortir de leur tanière. Mais si l’on considérait les vaisseaux éclaireurs détruits, les orbes de guerre n’avaient pas attendu… Tasia attendait d’entrer en lice, les poings serrés au point que ses ongles mordaient la chair. « Deuxième phase, annonça Lanyan comme s’il lisait un prompteur. Premier bataillon de compers, déployez vos Rémoras et engagez tout ennemi à portée. Mantas, rapprochez-vous de la surface. » Les robots pouvaient encaisser des accélérations plus fortes que n’importe quel humain, afin de virer ou d’atteindre une vitesse très élevée. Ils ne nécessitaient aucun système de survie, de sorte qu’ils pouvaient injecter toute leur puissance dans les batteries de jazer. Une centaine d’intercepteurs plongèrent à pic, tandis que les ondes de choc du bombardement continuaient de se propager à travers les bancs nuageux. Les Rémoras s’éparpillèrent, telle une rafale de projectiles argentés, à la recherche d’une cible. Les données télémétriques affluèrent à mesure que les compers indiquaient leur position. Ces derniers parvinrent à la profondeur que Robb avait atteinte. L’un après l’autre, ils signalèrent l’approche d’orbes de guerre. Puis chaque point s’éteignit. Exactement comme Robb. Lanyan serra les dents. — Alors, où sont-ils ? grogna-t-il, les yeux fixés sur les nuages qui tourbillonnaient encore sous l’effet du bombardement. De son poste, Rossia relatait les événements par télien : — Je vois une lueur, comme un éclair… quelque chose de bien plus important que le Goliath. Des décharges énergétiques. Ah, ils émergent des nuages à présent ! Très effrayant. L’aversion instinctive que lui communiquait la forêt-monde via son surgeon le faisait frémir. Un essaim s’élevait, de vastes sphères entourées de grappes de vaisseaux plus petits. Sur les fréquences radio, les soldats des FTD poussaient des cris de défi et de peur mélangés. Nul n’avait jamais aperçu une telle concentration de vaisseaux hydrogues. Sans hésiter, trois Mantas pilotées par des compers se ruèrent pour les intercepter. Elles ouvrirent le feu avant que l’ennemi ait pu réagir. — Il y a de nombreux impacts jazers, mais pas de dégâts significatifs, poursuivit Rossia en scrutant la scène. Les éclairs sont si intenses qu’ils blessent les yeux. — Utilisez les carbo-disrupteurs ! Les croiseurs lâchèrent des bouquets de missiles qui s’enfoncèrent à la manière de grenades sous-marines. Lorsqu’ils arrivaient à proximité d’une sphère hydrogue, ils éclataient, avec pour but de rompre les liens carbone-carbone des coques de diamant. Plusieurs cibles tournoyèrent, désorientées par le souffle. Mais avant que les soldats aient pu applaudir, des éclairs crépitèrent depuis les orbes de guerre intacts et allèrent déchirer la coque de la Manta la plus proche. — Un coup direct des hydrogues ! annonça Rossia avec le ton excité des commentateurs sportifs d’antan. L’un de nos croiseurs robotisés est atteint. C’est aussi terrifiant que les souvenirs de guerre millénaires de la forêt-monde. La Manta blessée avançait toujours, tirant de toute sa puissance de feu. — Regardez, lança Lanyan avec fierté. Même une brèche de cette taille ne peut stopper nos compers ! Mantas et Rémoras robotisés soutinrent un tir ininterrompu, qui ne cessa qu’une fois les munitions épuisées. Lanyan ouvrit lui-même une fréquence et s’adressa aux compers : « Activez la séquence terminale. » Il se rassit, puis transmit aux commandants avec un sourire mauvais : « Observez bien – c’est une chose que les Ildirans nous ont apprise. » Les compers puisèrent toute l’énergie qui leur restait pour envoyer leurs Rémoras droit sur les vaisseaux ennemis. Sur les écrans de contrôle, les données télémétriques provenant de leurs vaisseaux se muèrent en neige alors qu’ils explosaient les uns après les autres. Tout cela se produisit si vite que Tasia n’eut pas le temps d’en appréhender tous les détails. Elle se tenait prête, impatiente de venger la mort de Robb Brindle et celle de son frère Ross. Mais ils n’avaient pas encore reçu l’ordre de passer à l’attaque. Poursuivant la séquence terminale, les trois Mantas endommagées déchargèrent leurs armes puis asséchèrent leurs réserves d’énergie pour accélérer, les propulseurs en surchauffe. Il était désormais impossible aux hydrogues de se dégager à temps. Les réacteurs des Mantas émirent un flash aveuglant semblable à un minuscule soleil à l’instant où leur chambre de confinement se fractura, lorsqu’ils percutèrent un orbe de guerre. Les trois cibles éclatèrent, puis sombrèrent en se consumant dans les nuages – totalement détruites. « Plates-formes Lance-foudre, appela le général, en ligne de défense ! (Les inflexions de sa voix étaient chargées de menace, comme pour impressionner l’ennemi.) Envoyez vos ogives atomiques, puis filez aussi vite que vous pouvez. » Les platcoms ciblèrent les orbes de guerre qui remontaient des profondeurs gazeuses. Puis, tandis que les bombes tombaient, les pesantes plates-formes quittèrent les nuages, hors de portée des ondes de choc et des impulsions électromagnétiques. Les charges se déclenchèrent, s’épanouissant comme un chapelet d’étoiles nouveau-nées. Les lueurs éblouissantes des explosions déchiraient les nuages malmenés d’Osquivel. Mantas et Mastodontes à équipage humain stationnaient au-dessus des pôles, surveillant l’incroyable dévastation qui se poursuivait en contrebas. Les soldats applaudissaient et poussaient des cris de triomphe. — Et une rissolée d’hydreux bien rôtis ! — Cuits à l’étouffée dans leurs bulles, plutôt ! — Ça, ils auraient dû rester chez eux au lieu de nous chercher des noises. Aussi immobile qu’une statue dans son fauteuil de commandement, Tasia regardait les déflagrations, mais ne voyait aucune raison de se réjouir. Ce n’était pas encore fini et, à présent, son ultime espoir s’était évanoui en fumée : même si les hydrogues ne l’avaient pas tué, Robb n’avait en aucun cas pu survivre aux explosions atomiques. Elle s’imprégna de la puissance de son croiseur, des batteries d’armement, des escadrons de Rémoras prêts à être lancés des ponts d’envol. Le temps était venu d’agir. — Allez, Général, lâchez-nous la bride, murmura-t-elle entre ses dents. J’ai vraiment besoin de faire mal à quelqu’un… « Bon sang ! Même après tous nos atomiques, il en vient toujours, annonça le platcom d’un Lance-foudre. Regardez, ils continuent d’arriver ! » Au moins, Lanyan ne fit pas semblant d’être surpris. « Comment diable se débarrasse-t-on de ces choses ? » Tasia aperçut, à travers les reliquats lumineux des champignons nucléaires, la plus grande concentration de vaisseaux ennemis que les humains aient jamais eue à affronter. Des orbes de guerre sortaient des nuées radioactives telles les bulles d’un chaudron bouillonnant. Lanyan plaça les Mantas robotisées en avant-garde, où elles pourraient intercepter le feu ennemi. « Place au spectacle ! Tirez sans retenue. Rappelez-vous, ce sont ces hydreux-là qui ont dévasté Passage-de-Boone. » — Comme si les motifs pour les haïr n’étaient pas suffisants, grommela Tasia, assez fort pour que son équipage l’entende. Elle se pencha en avant tandis que sa Manta se plaçait en position de tir. En dessous, les orbes de guerre arrivaient par centaines. — Les voilà ! 87 ZHETT KELLUM Terrés dans leurs cachettes au sein des anneaux d’Osquivel, les Vagabonds contemplaient l’Armageddon qui faisait rage autour d’eux. Zhett Kellum changea de position afin de soulager sa jambe gauche, engourdie malgré la faible gravité. — J’ai l’impression d’être un lapin dans son terrier… — Bon sang, les Terreux viennent encore apporter des ennuis, lança Del. Regarde ! Voilà les hydreux qui arrivent. À quoi s’attendait le général, après les avoir bombardés ? (Il fit défiler sur l’écran les images transmises par des dizaines de caméras cachées, réparties le long de l’anneau.) Estimons-nous heureux de ne pas être impliqués. — Nous sommes tous impliqués, papa. Ces orbes de guerre s’offriraient une fricassée de Vagabonds aussi volontiers qu’ils vont transformer ceux de la Grosse Dinde en viande froide. La plupart des ouvriers avaient quitté Osquivel après avoir démantelé les chantiers spationavals. Ce qui subsistait avait été camouflé – avec succès semblait-il, car les Terreux ne s’étaient aperçus de rien. Avec l’arrivée de l’ennemi, ceux-ci avaient désormais d’autres sujets de préoccupation. À l’intérieur de son terrier exigu, Zhett régla son scanner radio sur la fréquence tactique des FTD, grâce à un processeur de décryptage que les Vagabonds n’étaient pas censés posséder. Ils entendirent le général Lanyan aboyer ses ordres aux Rémoras suicides. Zhett se concentra sur les écrans de surveillance, de sorte qu’ils purent voir les dizaines – les centaines – d’orbes de guerre jaillir de l’atmosphère comme autant d’abeilles en furie. Les sphères hérissées de pointes les épouvantèrent. Bien que les Vagabonds ne portent guère les Forces Terriennes dans leur cœur après les rumeurs de piraterie qui couraient sur eux, la jeune fille se sentait désolée. Toutes ces vies… condamnées sans appel. « Regardez un peu tous ces foutus orbes ! émit l’un des officiers. Je n’en ai jamais vu autant. — Arrête de compter et commence à tirer ! » Zhett tourna les yeux vers son père. La peur se lisait sur son visage. Ils se serrèrent et se tapotèrent les épaules afin de se réconforter. — Ici, on est en sécurité, ma chérie. — Crois-moi, papa, j’aurais bien voulu que ce soit la seule chose qui nous préoccupe. La voix du général laissait percer un début d’angoisse. « Aux Mantas de l’avant-garde : prenez position. Compers Soldats, vous avez vos instructions. Infligez autant de dégâts que possible. — Allez les gars, lança une voix traînante. On a tous prié pour avoir cette bataille. Maintenant, nous voilà servis ! » Zhett murmura : — Faites gaffe, quand vous prononcez un vœu… Son père et elle virent cinq autres croiseurs se détacher de la flotte principale et descendre en piqué – manifestement commandés par des compers, au vu de leur précision et de leur détermination typiques de machines. Les Mantas kamikazes vidèrent leurs munitions et leurs batteries de jazers, puis accélérèrent au maximum. Le cœur de Zhett manqua un battement lorsque cinq orbes s’abîmèrent – mais si peu, en comparaison de la grêle de sphères qui émergeaient de la géante gazeuse. « On sait tous ce qu’il y a en jeu, transmit un officier inconnu sur la fréquence. — J’aurais dû rester chez moi ! — Mon Dieu, je vais manquer… — Attrapez ça, saloperies d’hydreux ! Ahhhh ! » C’était comme si les explosions successives atteignaient Zhett à l’estomac. Chaque éclair bleuté tiré par un orbe trouvait sa cible. Tout se déroulait dans le silence absolu de l’espace, mais sur la fréquence tactique, on entendait les cris de panique et les ordres, mêlés aux détonations et au fracas des systèmes en surtension. Au-dehors, la destruction se poursuivait. À présent qu’il n’y avait plus de vaisseaux robotisés, certains croiseurs à équipage humain tentaient des plongeons suicides. Les hydrogues s’en prirent aux Mastodontes. Ceux-ci ouvrirent le feu, sans plus d’effet que les petits vaisseaux n’en avaient eu. Des appareils endommagés partirent en vrille jusqu’aux anneaux d’Osquivel ; là, ils ne tarderaient pas à être déchiquetés par les mines flottantes que constituaient les débris rocheux. En moins d’une heure, la flotte avait perdu un tiers de ses effectifs. Zhett regardait avec effroi l’anéantissement progressif des Terreux. — Il n’y a donc rien que nous puissions faire pour les aider, papa ? Mais elle savait qu’ils ne disposaient d’aucune puissance militaire. Les Vagabonds basaient leur survie sur la ruse, l’ingéniosité et la discrétion. — On ne peut rien faire sinon attendre. Tu le sais, ma chérie. Une explosion eut lieu non loin de là, perturbant l’orbite de plusieurs blocs de l’anneau. Les générateurs de l’abri continuèrent de fonctionner, mais les lumières vacillèrent, tandis que Zhett était projetée contre une paroi. Elle parvint à rétablir son équilibre de justesse. Après un instant d’obscurité totale, les écrans se rallumèrent sur de nouvelles images d’horreur. De minuscules novas scintillaient par milliers dans les anneaux : les débris étincelants des épaves de vaisseaux humains. « Merdre, c’est encore pire que la fois où l’on s’est fait éjecter de Jupiter ! » émit une voix féminine à la radio. Zhett crut reconnaître Tasia Tamblyn, la femme qui avait averti les chantiers de l’arrivée des FTD. La voix du général Lanyan retentit, brisée par la tension et l’épouvante : « Il faut battre en retraite. Escadrons, revenez à vos vaisseaux mères. À tous les commandants de bord, fichez le camp d’Osquivel par tous les moyens possibles. » — Bon sang, lâcha Del Kellum, je n’aurais jamais pensé entendre un Terreux dire ça un jour. — Tu le lui reproches ? — Pas du tout. (Il hocha la tête.) Pas du tout. Quel désastre ! Sur les écrans, la bataille continuait. Les vaisseaux humains commençaient à se disperser, s’extirpant comme ils pouvaient des abords de la planète géante. Durant le temps que passa Zhett à regarder, cinq autres vaisseaux furent détruits. « Estimation des dommages, reprit Lanyan. Je veux un rapport dès que vous serez à l’abri. Mais, pour le moment, filez de là ! — Mais si les hydreux nous poursuivent ? lança quelqu’un d’une voix terrifiée. On n’a aucun moyen de… — Mets les bouts et arrête de geindre », le réprimanda quelqu’un d’autre. Les deux Vagabonds contemplaient la débâcle, les épaves fumantes qui s’enflammaient ou explosaient. — Je vais te dire une chose, ma chérie, déclara Del. J’avais des doutes, mais plus maintenant. Par le Guide Lumineux, personne ne me fera plus jamais commander de station d’écopage. 88 ESTARRA Perdue au milieu du ballet des costumes et des conversations, Estarra avait l’impression de se trouver à une fête donnée dans ses appartements, au lieu d’une réunion où assistaient chargés du protocole et organisateurs de galas. C’était aujourd’hui qu’elle exposait sa robe de mariage. Il lui était impossible de trouver un endroit tranquille au milieu de tant de monde, aussi la jeune Theronienne s’assit-elle sur un fauteuil. Dans un peu moins de deux mois, elle rejoindrait Peter dans les appartements royaux en tant qu’épouse – mais pour l’instant elle possédait sa propre suite, avec ses salles démesurées, ses armoires trop grandes, ses baignoires bouillonnantes, et même sa serre privée. Les couturiers modélistes de la cour exhibaient leur ouvrage avec fierté, mettant en valeur la magnificence des étoffes et la subtilité de symboles dont personne – Estarra n’en doutait pas – ne se soucierait. Plusieurs semaines auparavant, ils avaient pris ses mesures jusqu’au moindre détail afin de modéliser un hologramme grâce auquel ils pouvaient tester divers styles de robe avant de les fabriquer. Durant la cérémonie, Estarra serait le centre de l’attention. Elle n’était ni infatuée ni complexée par son apparence, mais leur intention de la transformer en la plus belle femme du Bras spiral l’intimidait au plus haut point. À peine quelques années plus tôt, elle n’était qu’une Theronienne insouciante et casse-cou qui grimpait aux arbres et courait dans la forêt. S’efforçant d’adopter une posture royale, Estarra se tourna vers les couturiers de mode. — C’est la robe la plus incroyable que j’aie jamais vue. Je tâcherai de rendre justice à son éclat. — Votre beauté ne fera que l’accroître, s’enorgueillit le couturier en chef. Un autre souleva une manche. — Vous voyez, ma chère, nous avons pris soin d’utiliser le mélange d’étoffes qui convenait : une robe blanche de satin de la Terre, que nous avons ornée de soie theronienne magnifiquement teinte de différents verts. Les perles proviennent des récifs de Rhejak. (Il exhiba d’autres pans de la fabuleuse robe.) Cette dentelle a été faite main par huit des meilleurs artisans d’Usk. Le motif de l’ourlet est typique de Ramah… Chacune des colonies hanséatiques se trouve représentée. — Theroc est un monde indépendant, fit remarquer Estarra, non une colonie de la Hanse. Sarein lui fit les gros yeux. — En créant cette robe sublime, ils ont incorporé notre patrimoine afin de t’honorer. Cesse donc de couper les cheveux en quatre ! (Elle fit courir une main le long du vêtement, comme si elle rêvait de le porter.) Ce mariage unira nos deux cultures, il permettra aux Theroniens et à la Hanse de s’associer. Estarra savait que sa sœur, dévorée d’ambition, serait volontiers devenue reine – non par amour pour Peter, mais parce que le pouvoir l’enivrait. Les préparatifs allaient bon train. Nul doute que les médias, avec l’appui discret des agents de la Hanse, avaient fait fructifier la « romance naissante » entre le roi et sa future épouse. Des fêtes étaient prévues, avec des danseurs ayant répété une chorégraphie sur fond de symphonie nuptiale composée par des musiciens de la cour : toute une mise en scène destinée à amuser le peuple. Le roi apparut à la porte, provoquant une brève panique chez les couturiers, qui s’empressèrent de dissimuler la robe. Estarra et sa sœur se retournèrent en même temps. Derrière lui venaient Idriss et Alexa, escortés par une garde d’honneur ainsi que plusieurs prêtres Verts. Avec un cri de ravissement, Estarra courut embrasser ses parents. — Je ne vous attendais pas avant une semaine ! Jouant son rôle d’hôte courtois, le roi Peter avait revêtu un bel uniforme afin de mener les anciens souverains de Theroc jusqu’aux appartements d’Estarra. Sarein accueillit sa mère et son père d’un salut plus formel. — Mieux vaut être en avance qu’en retard pour le mariage de sa fille, dit Idriss, qui portait une veste multicolore ornée de pétales et de carapaces laquées. Il est arrivé tant de choses que nous avons décidé de dérouter un vaisseau – et nous voici. Alexa sourit à Peter. Elle arborait les atours traditionnels composés de carapaces étincelantes et de soie chatoyante. — Merci de nous avoir escortés, roi Peter. Vous êtes un bien beau jeune homme. Vous et Estarra avez l’air si… si parfaitement assortis. Sarein nous a dit tant de bien du Palais des Murmures que nous pensions qu’elle exagérait. Mais cet endroit est magnifique. — Et très différent de tout ce qui existe sur Theroc, ajouta Idriss en caressant son épaisse barbe – Estarra n’aurait su dire si l’opulence qui s’étalait autour de lui le réjouissait ou si, au contraire, elle l’intimidait par son étrangeté. Sans doute Reynald a-t-il eu raison de visiter d’autres planètes. Je comprends pourquoi il considérait si utiles ses pérégrinations autour du Bras spiral. Bien sûr, nous n’avions jamais pensé qu’il rencontrerait en cours de route quelqu’un d’aussi exceptionnel… — Nous sommes si fiers de toi et de Reynald, interrompit Alexa. Qu’est-ce que des parents pourraient demander de plus ? Deux mariages extraordinaires dans l’année ! — Oui, grommela Idriss, comment pourrions-nous survivre à plus ? — Deux mariages ? interrogea Sarein. Reynald a donc enfin choisi une épouse ? De quel village vient la fiancée ? La surprise se lut sur le visage d’Alexa. — Oh, Sarein, j’ai oublié… La flottille de fiançailles est arrivée juste après votre départ, à Estarra et toi, pour la Terre. Dans l’excitation, j’ai dû oublier de demander à Nahton de t’en informer. Reynald a demandé la main de Cesca Peroni, l’Oratrice des clans de Vagabonds. C’est une femme adorable, et très douée. — Une… Vagabonde ? s’étrangla Sarein. Comment a-t-il pu ? Reynald approuvait cette alliance avec la Hanse, et… — Les Vagabonds possèdent une culture pleine de vitalité, qui a beaucoup à nous offrir, répliqua Alexa d’une voix sentencieuse. Ton père et moi approuvons cette union. En fait, cela constitue une nouvelle étape dans la réunion de l’humanité, comme famille une et indivisible. Elle sourit et prit la main d’Idriss, sans se soucier des regards sceptiques alentour. Estarra avait le plus grand mal à ne pas éclater de rire. Elle espérait que son frère trouverait le bonheur au côté de Cesca Peroni. 89 JESS TAMBLYN Jess n’avait rien rencontré d’aussi extraordinaire au cours de ses voyages, qui l’avaient mené de Plumas à Rendez-Vous en passant par la brûlante Isperos et les nuages de Golgen. L’eau était vivante. Plus, elle semblait douée d’une conscience. L’écumeur de nébuleuses poursuivait sa course à travers la nuée de molécules interstellaires. Jess s’accroupit sur le sol du pont de traitement. Toute son attention était fixée sur la cuve où clapotait le liquide extrait de la nuée. Celui-ci était animé d’une énergie indéfinissable qui pulsait à la limite de son champ visuel, comme si les nerfs oculaires humains se refusaient à distinguer l’élément vital de son support matériel. Il ne s’agissait pas d’une simple combinaison naturelle d’hydrogène et d’oxygène. C’était non seulement conscient, mais cela… communiquait. Jess posa les doigts sur la paroi de la cuve. L’énergie qui en émanait était à la fois chaude et froide, comme huileuse au toucher, mais sans adhérer à la peau. Une voix résonna dans sa tête, comme l’écho d’un souvenir. Sauf que ce n’était pas un message parlé. Jess songea au télien des prêtres Verts… mais il s’agissait là d’un genre complètement nouveau de créature. Du moins le pensait-il. Autrefois, nous nous comptions par milliards, mais je suis le dernier. Et tu m’as ramené. — Qui es-tu ? Une essence vitale, de l’eau flottant dans le cosmos… J’ai du mal à trouver des concepts que tu puisses comprendre. Nous nous nommons les wentals. — Mais vous… n’existez plus ? Tu es le dernier de ton espèce ? Le premier, désormais. — Qu’est-il arrivé à tes semblables ? Vous avez été victimes d’une catastrophe ? Nous ne pouvons pas mourir, mais on peut nous… dissocier. Cette nébuleuse est un cimetière, le champ de bataille d’une guerre antique qui faillit jadis détruire le cosmos. Une guerre que nous avons… perdue. Jess se balançait sur ses pieds. Si cet être était relié à lui d’une manière ou d’une autre, il devait percevoir les milliers de questions qui se pressaient dans son esprit. — Il y a combien d’années ? Des milliers ? Impossible à mesurer, répondit le wental. Longtemps. De son côté, Jess n’en avait pas la moindre idée. Le wental existait-il avant que la nébuleuse ait atteint cette partie du Bras spiral ? Le lien à présent établi, Jess s’aperçut qu’il n’avait plus besoin de toucher la cuve ; il pouvait vaquer sur le pont. — Parle-moi de cette guerre. Contre qui combattiez-vous ? Que s’est-il passé ? Les derniers wentals ont affronté notre ennemi… les hydrogues. Jess en eut le souffle coupé. — Les hydrogues ? Comment ? Il m’est impossible en termes compréhensibles pour toi de décrire les raisons de ce conflit, ou le détail des batailles… mais la dernière a eu lieu ici. Hydrogues et wentals se heurtant, s’exterminant, se dissociant… Les hydrogues avaient déjà anéanti la forêt des verdanis. Seuls restaient les wentals. Puissants comme nous l’étions, nous avons détruit des millions – des milliards d’hydrogues. Une bataille épouvantable, avec des pertes incommensurables dans les deux camps. Nous avons été… disjoints en flots d’hydrogène et d’oxygène, éparpillés à travers l’espace. En retour, nous avons presque détruit nos ennemis. Mais ils étaient trop nombreux. Beaucoup trop. Ils nous ont écrasés. Glacé, Jess attendit la suite. Des débuts de réponse se mettaient en place, des perspectives qu’il n’avait jamais envisagées. — Nous, les humains, avons pensé à trop petite échelle, murmura-t-il pour lui-même. À bien trop petite échelle… La menace des hydrogues n’avait donc rien de neuf, mais s’inscrivait dans l’histoire de la galaxie. Il se rendait compte que la guerre actuelle impliquait des enjeux bien plus importants. Cesca et les Vagabonds devaient être informés de la situation, au même titre que la Grosse Dinde et l’Empire ildiran. — Les hydrogues sont revenus, dit-il. Ils ont attaqué mes congénères. Y a-t-il un quelconque moyen pour toi de nous aider ? Nous indiquer comment nous défendre ? Les humains ne peuvent rien contre eux. Jess se représenta la nébuleuse comme les restes d’un champ de bataille où s’étaient affrontées deux armées terrifiantes, et un frisson dévala son échine. Comment une simple armée humaine pourrait-elle avoir la moindre chance ? La Hanse, les Ildirans, les Vagabonds ? — Mais vous les avez combattus. Pourrais-tu nous aider ? Par son lien mental, Jess ne sentait chez l’entité liquide aucune hostilité, aucun désir de vengeance comparable à celui des hydrogues. Elle était franche, honnête, d’une confiance sincère. — Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour t’aider en retour ? La luminescence de l’eau s’accentua, et Jess sentit un picotement sous son crâne, une sensation d’ivresse l’envahir comme une bouffée d’adrénaline. Vous avez la capacité de voyager entre les étoiles et les planètes. Vous pourriez nous aider à propager de nouveau les wentals. Alors, nous reprendrions le combat. — Dis-moi quoi faire, lança Jess d’une voix déterminée. Il se rappelait un dicton qui remontait à une époque plus lointaine que la conquête des étoiles par les Vagabonds. L’ennemi de mon ennemi est mon ami. Les hydrogues étaient sans aucun doute son ennemi – son ennemi intime. Transporte-moi sur un monde aquatique, émit le wental. Cherche un océan, et verse-moi dedans. Ainsi, je recommencerai à croître et à retrouver ma force. Puis tu devras prendre un nouvel échantillon de moi, et te rendre sur une autre planète, puis une autre encore. Les yeux de Jess brillèrent. Depuis la mort de son frère puis de son père et enfin sa séparation d’avec Cesca, il vivait au ralenti. Mais, à présent qu’il avait une mission, il se sentait renaître. Il ignorait comment cette entité liquide pourrait s’opposer aux créatures des abysses gazeux, mais elle et les siens l’avaient déjà fait. Les règles qui régissaient ce conflit dépassaient sa compréhension. — D’accord, j’accepte. Tu es sans doute le dernier wental, mais avant peu tu ne seras plus seul. De retour dans le cockpit, Jess reprogramma le système de navigation, puis envoya un message comprimé à ses compatriotes dispersés dans l’espace. Il savait cependant qu’il ne parviendrait pas aux autres écumeurs de nébuleuses avant longtemps. Il libéra les filins, puis les écopes arachnéennes du corps du vaisseau. Il se dégagea du réseau d’immenses voiles, sachant que désormais il était trop tard pour faire machine arrière. Il aurait pu continuer à dériver sans but, à ressasser ses regrets, à se cacher de ses proches. Mais cette guerre était importante, et il avait enfin une tâche à accomplir. Le petit vaisseau s’éloigna, simple poussière perdue au milieu de l’océan de voilure, et accéléra en direction des franges de la nébuleuse. Solitaire, Jess s’apprêtait à ressusciter le wental et à créer un puissant allié pour l’humanité. 90 TASIA TAMBLYN Des étincelles jaillirent du tableau de commandes de Tasia Tamblyn lorsque les hydrogues frappèrent de nouveau. Elle ne comptait plus le nombre d’orbes de guerre qui avaient émergé des nuages d’Osquivel, courroucés par le bombardement des FTD. Non seulement cette opération n’était pas une bonne idée, pensait-elle, mais Robb était mort pour rien. Sur sa gauche, une avalanche de courts-circuits enflamma une console. Les officiers, déjà découragés par les ravages qui avaient lieu autour d’eux, réagirent dans la confusion. Un éclair en dents de scie ricocha sur la proue de la Manta – par chance, sans causer trop de dommages. Un nouvel impact fit osciller le croiseur. Aussitôt, des alarmes stridentes se répercutèrent à travers les ponts, augmentant le chaos. Des éclairages de secours clignotants plongèrent la passerelle dans une lueur rougeâtre. Tasia s’épongea le front, puis lança rapidement des ordres afin de s’assurer qu’ils s’éloignaient du champ de bataille. Zizu tomba à la renverse lorsqu’une décharge balaya sa console tactique. Un jeune lieutenant eut la présence d’esprit de projeter de la mousse d’extincteur sur les circuits crépitants. Le sergent rampa à l’écart, puis alla chercher un médikit afin de soigner ses brûlures. Tasia aboya un ordre à un opérateur pour qu’il prenne son poste. Tout autour, les orbes de guerre tiraient sans distinction. Des dizaines de Rémoras partaient en fumée. Sur les fréquences militaires, ordres et contre-ordres se succédaient au milieu de cris de terreur et de vaines imprécations à l’égard des créatures des abysses gazeux. L’un des Mastodontes dérivait dans l’espace, détruit. Seuls quelques modules-bouées avaient pu être lancés, ne sauvant qu’une poignée de naufragés. Tasia ordonna à son équipage de récupérer tous les modules-bouées des environs, tandis que la Manta se frayait un chemin hors des anneaux. Les hydrogues continuaient d’affluer sans cesser de tirer. À la radio, l’ordre de retraite générale se répétait en boucle. Comme si ce n’était pas déjà le cas… Tasia fit dévier son croiseur afin d’éviter une épave en flammes, entourée d’un amas de rochers provenant des anneaux. Malgré les obstacles, elle accéléra au maximum. Elle n’avait plus le choix. La moitié des contrôles étaient morts, et l’un des propulseurs hors service. — Allez, allez ! (Tasia manipulait elle-même les commandes de navigation, faisant courir ses mains sur le clavier.) Ce machin se comporte comme une cité des nuages ildirane au cœur d’une tempête… Elle aperçut quatre Mantas incapables de rallumer leurs propulseurs pour s’échapper du champ de bataille spatial. Seul l’un d’entre eux transmettait encore un signal de détresse, de plus en plus faible. Sous le regard horrifié de Tasia, trois orbes de guerre encerclèrent le croiseur et ouvrirent le feu, le réduisant en shrapnels embrasés. Un autre coup direct perça un trou dans sa Manta. L’air jaillit de la brèche, tuant un nombre indéterminé de membres d’équipage sur deux ponts inférieurs. Des cloisons se rabattirent automatiquement, scellant les ouvertures afin de limiter les dommages. Plusieurs voyants lumineux s’éteignirent sur le panneau de contrôle d’état du vaisseau. Tasia ressentit comme une offense personnelle cette nouvelle blessure infligée à son croiseur. — Zizu, à votre poste ! Lâchez une nuée de drones fracasseurs. Faites-les exploser dès que l’on sera hors de portée, et espérons que l’onde de choc sèmera la pagaille parmi les orbes de guerre. La jeune femme se replongea dans l’observation des écrans afin de déterminer la trajectoire de fuite la plus sûre. Le chef de la sécurité remplaça le conscrit qui tapait sans grande efficacité sur la console tactique. — Il ne reste plus que sept fraks, commandant ! — Envoyez-les tous ! Plus besoin de les économiser. Et balancez tous nos carbo-disrupteurs. Ce ne sera sûrement pas suffisant pour détruire ces foutus hydreux, mais ça leur flanquera peut-être la migraine ! Comme le croiseur prenait de l’altitude, l’explosion des fracasseurs frappa les globes cristallins. L’onde de choc projeta Tasia sur sa console. Elle aperçut sur son écran l’un des orbes qui s’étoilait de craquelures. Peut-être ces nouvelles armes n’étaient-elles pas tout à fait inutiles… L’orbe endommagé projeta un autre éclair. Le coup défléchi provoqua néanmoins une brusque surtension dans les propulseurs, réduisant leur puissance de moitié. — Il nous faut davantage d’énergie, cria Tasia, on doit aller plus vite ! Le technicien système arracha les panneaux d’accès des consoles et jeta un coup d’œil à l’intérieur. — Les propulseurs sont fichus, commandant. Les câbles d’alimentation ne peuvent plus fournir assez de jus, et on ne peut pas dévier les systèmes auxiliaires. — Les systèmes auxiliaires sont H.S. eux aussi ! cria le lieutenant Elly Ramirez. Il nous faudrait un mois rien que pour s’échapper du plan orbital. — Merdre ! Dans ce cas, changez de perspective, rétorqua Tasia d’un ton acerbe. Seuls les médiocres se laissent arrêter par l’impossible. (Elle se pressa vers le technicien et chancela lorsqu’un coup effleura la coque – mais elle n’avait pas le temps de s’en préoccuper.) Utilisez l’énergie des systèmes de survie. Déversez toute la puissance possible dans les propulseurs – et faites ça pour avant-hier ! — Mais sans les systèmes de survie, commandant, nous… — Avalez une grande bouffée d’air et enfilez un pull : pour survivre, il faut échapper aux orbes de guerre… sinon, nous ne serons plus qu’un joli monument aux morts. (Elle bouscula le technicien et entreprit de dévier les câbles.) Si vous voulez continuer à servir sur mon vaisseau, vous avez intérêt à mieux connaître ses systèmes. Et être capables de les faire fonctionner quelles que soient les circonstances. Elle entendit un signal de détresse du croiseur de Fitzpatrick. Il demandait des renforts, mais se trouvait trop enfoncé dans les lignes ennemies, et il restait trop peu de vaisseaux opérationnels – en particulier à sa profondeur. Il ordonnait à la fois à ses artilleurs d’ouvrir le feu et au reste de l’équipage d’abandonner le bord. Tasia n’avait aucun moyen d’aider Fitzpatrick. Une part d’elle-même la poussait à retourner le soutenir rien que pour pouvoir ensuite lui coller un œil au beurre noir ; mais son propre vaisseau était tout juste capable de fuir dans son état, et elle tenait la vie de son équipage entre ses mains. Même s’il avait été son meilleur ami, elle n’aurait pu lui venir en aide. Une poignée de modules-bouées jaillit de la Manta à l’agonie. Puis Tasia n’entendit plus d’autre appel. Les hydrogues rouvrirent le feu et désintégrèrent la Manta de Fitzpatrick. Une fois l’énergie des systèmes de survie déviée, les propulseurs disposaient enfin de la puissance nécessaire, et Tasia hissa son croiseur jusqu’à l’essaim de vaisseaux survivants. D’un même élan, ils fuirent dans la noirceur de l’espace, hors des anneaux mortels d’Osquivel. La jeune femme n’avait pas eu le temps de prendre pleinement conscience de la mort de Robb. Plus tard, si elle s’en sortait, elle penserait à toutes les folies qu’elle lui avait dites, à toutes les erreurs qu’elle avait commises, et au courage héroïque autant que stupide de son ami. Les systèmes de survie à présent désactivés, le vacarme des alarmes était insupportable. Tasia sentait déjà la température chuter, même s’ils pouvaient survivre une bonne journée dans l’atmosphère actuelle. — Les alarmes, commandant, lança un technicien : les systèmes s’effondrent comme des dominos ! Que faut-il faire ? Maussade, Tasia avança jusqu’à une console. Elle trouva les circuits qu’elle cherchait, les empoigna à mains nues et les extirpa dans une gerbe d’étincelles. Les alarmes se turent, cédant soudain la place à un silence assourdissant. — Voilà. Plus d’alarme. Je pourrai mieux examiner les systèmes sans tout ce boucan. (Elle regarda ce qui restait de son équipage, encore incapable de prendre la mesure du désastre qu’ils laissaient derrière eux.) Maintenant, fichons le camp d’ici. 91 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ Après avoir révélé la vérité au sujet de Nira, le Mage Imperator donna l’ordre de tenir Jora’h occupé avec ses obligations toute la journée du lendemain. Il escomptait que le ressentiment de son fils diminuerait à mesure qu’il accepterait ce qu’il venait d’apprendre. Il ne pouvait se tromper plus lourdement. Jora’h chassa ses assisteurs dans un accès de rage, annula tous ses rendez-vous avec ses amantes, malgré le trouble et la déception qui se lisait dans leur regard. Il se rendit dans l’ossuarium et accusa de complicité pour ces crimes ignobles les crânes luminescents de ses ancêtres ; mais la lueur de ces derniers ne vacilla pas, non plus que le sourire satisfait et sûr de leur droit qu’ils affichaient… Jora’h se sentait seul, quand bien même il savait qu’il étreindrait un jour le thisme entier et verrait par la Source de Clarté. Son cœur ne pouvait supporter l’idée de la souffrance que Nira endurait depuis six ans. Elle croyait probablement que c’était lui qui l’avait sacrifiée pour ces expérimentations impardonnables. Qu’il avait balayé toute trace de son existence. Mais si le passé ne pouvait être modifié, Jora’h était résolu à changer le futur. Nira était toujours en vie – et il avait l’intention de la reprendre. Le Mage Imperator lui envoya des émotions apaisantes par le thisme, mais son fils les bloqua toutes. Il lui dépêcha des lentils pour lui parler : ils lui furent renvoyés. Jora’h entra d’un air furieux dans le hall de réception de la hautesphère, où son « bienveillant » père tenait audience. Les yeux topaze de Jora’h brûlaient d’un feu contenu, les mèches ondulantes de sa chevelure avaient l’air de dards d’insectes venimeux. À dessein, il avait enfilé une tenue en soie provenant de la planète forestière natale de Nira, qu’il avait achetée des années auparavant à la négociante Rlinda Kett. Courtisans, pèlerins et employés de kiths variés se retournèrent avec effarement lorsqu’ils virent arriver à grands pas le Premier Attitré. Sa colère s’était tout entière concentrée sur la masse opulente du souverain. — Père, nous avons encore beaucoup à discuter. Aussitôt, des gardes en armure surgirent aux portes du hall, et Bron’n se rapprocha du chrysalit en guise d’avertissement. — Parlons si tu veux, mon fils, dit le Mage Imperator avec calme. (Son visage potelé et paternel souriait, projeté sur un nuage brumeux au sommet d’une colonne de lumière.) Cependant, les affaires importantes de l’Empire ne doivent pas forcément être entendues par tous mes sujets… n’est-ce pas ? Jora’h ne fléchit pas. — Renvoyez-les si vous voulez, mais je parlerai – ici et maintenant. À vous, qui m’avez cent fois trahi ! Cyroc’h leva les mains et s’adressa à la foule. Jora’h pouvait sentir des ondes de bonté émaner du thisme. — Accordez-nous quelques instants. Mon fils et moi avons une affaire urgente à traiter concernant les hydrogues. Le public sortit en bon ordre du hall. À côté du chrysalit, Bron’n, aussi immobile qu’une statue, brandissait son katana de cristal. Le Premier Attitré toisa son père en serrant les poings. Silencieusement, il se fit la promesse de ne jamais cacher de tels secrets à son fils Thor’h. — J’exige de savoir la raison des atrocités que tu as commises. — Nous en avons déjà parlé. J’ai agi pour le peuple ildiran. Accepte mes décisions. — Comment pourrais-je accepter la tromperie, le meurtre, le viol, l’esclavage… ? Ce que tu as infligé aux descendants du Burton équivaut à une déclaration de guerre aux humains. La longue natte de Cyroc’h fouetta l’air. — Je dirige l’Empire depuis presque un siècle, et j’ai été formé par mon père. Sachant que mes jours étaient comptés, j’ai essayé autant que possible de te faire comprendre les exigences du pouvoir. Malgré tout, tu persévères dans une crédulité aussi enfantine que coupable. Soudain, Jora’h se demanda si ces secrets n’avaient pas fini par empoisonner littéralement son père, par former ces tumeurs qui le tuaient à petit feu. — Cela ne justifie pas ce que tu as fait à Nira… à eux tous. — Les règles peuvent changer, et c’est mon privilège de Mage Imperator que de les modifier quand je le juge bon. Cesse donc d’être si mesquin ! Tu n’as pas – tu n’as plus – de droit sur cette femme. Aujourd’hui, elle sert un dessein supérieur. Ne sois pas vexé parce que l’on t’a caché la vérité, car cela a été fait pour le bien de l’Empire. — Quel bien peut-on retirer de ces tromperies ? — Il n’y a que moi qui puisse saisir l’intégralité de la fresque que représente l’Empire, rétorqua le Mage Imperator, car moi seul ai accès au thisme. De tous, c’est moi le plus près de la Source de Clarté d’où partent les rayons-âmes. Tu comprendras cela quand tu auras pris ma place. Mais pour l’instant, puisque tu n’es que Premier Attitré, tu dois avoir confiance en ma sagesse. Jora’h ne se montra pas convaincu. — Comment le pourrais-je, toi qui ne t’es pas montré digne de confiance ? (Il redressa le menton.) Tu as peut-être accès au thisme, Père, mais il semble que tu aies perdu ton âme en chemin. Je crois que tu es devenu aveugle à la Source de Clarté. Derrière la fureur apparente du Mage Imperator perça le désarroi. — Mon fils, sois patient. Je t’assure, tout deviendra clair… Jora’h ne voulait pas en entendre davantage. Tout ce qu’il avait à l’esprit était l’innocente Nira. Elle lui avait pris une part de son cœur, qu’il n’avait pu offrir à aucune autre partenaire depuis lors – et elle lui avait donné en retour une fille, une enfant issue de leur hybridation. Notre fille ! Osira’h avait été élevée sous la sinistre tutelle de l’Attitré de Dobro. Elle avait six ans, et il ne l’avait jamais vue. — Tu n’as pas le droit, grinça-t-il en s’écartant du chrysalit. Je veux que Nira soit libérée sur-le-champ. J’ai besoin de la voir. — Écoute-moi, fit le Mage Imperator, désespéré. Il ne nous reste que très peu de temps. Ma maladie progresse… Jora’h pivota sur lui-même. — C’est autant de temps que tu n’auras pas pour causer plus de dommages et de victimes. Il dépassa les gardes et se rua hors de la hautesphère. — Reviens ! rugit son père. Jora’h s’arrêta sous la voûte du passage qui menait aux corridors. — Je me rendrai sur Dobro pour voir de mes propres yeux ce que tu as fait. Puis j’arracherai Nira à cet endroit, et je libérerai les autres esclaves. Nous sommes peut-être en guerre contre des monstres, Père… mais cela ne justifie pas que nous en devenions nous-mêmes. Puis il s’éloigna, sans écouter les paroles éperdues que le Mage Imperator lui lançait. 92 NIRA À l’aube, les sirènes se mirent à mugir, alertant les Ildirans autant que les humains. Encore ensommeillés, les prisonniers – hommes, femmes et enfants – émergèrent des baraquements dans le plus grand désordre. — Un incendie ! Tout le monde à l’ouvrage ! Les baraquements de reproduction furent eux aussi ouverts, et les femmes fertiles qui s’y trouvaient, poussées dehors afin d’aider aux secours. Deux semaines plus tôt, la matrice de Nira avait expulsé le résultat de son union avec le squameux. Pour la fécondation, on l’avait forcée à passer cinq jours avec le kith reptilien… mais la fausse couche s’était révélée bien pire. En contemplant la dépouille distordue, la jeune femme s’était dit que l’avortement spontané avait été un acte de miséricorde. Et, sur Dobro, la miséricorde était une denrée rare… Bien qu’elle n’ait pas encore recouvré sa forme, elle rejoignit ses compagnons sans broncher. Les médecins avaient décrété qu’elle était suffisamment remise pour travailler au même titre que les autres. Protégés par des gardes, des surveillants couraient le long des clôtures ; ils utilisaient les talents d’organisation inhérents à leur kith pour rassembler des groupes normalement dévolus à l’extraction d’opalios, au travail de la mine ou au creusement de canaux d’irrigation. Aujourd’hui, ce qui les attendait était autrement important. C’était la saison sèche, et des incendies se déclaraient partout. Dans l’aube qui décolorait peu à peu le ciel, Nira aperçut des taches charbonneuses sur les collines de l’est. Elle sentit l’âcre odeur de la fumée qui dérivait. Soudain, les arbremondes lui manquèrent terriblement ; elle ressentait cruellement l’impossibilité de toucher leur écorce blonde, de laisser son esprit vagabonder dans le réseau proliférant de la forêt… On pouvait toujours puiser en eux de la force. Une force dont elle aurait eu besoin en cet instant. Une fois les prisonniers rassemblés, l’Attitré de Dobro alla se camper sur sa plate-forme d’observation située à l’extérieur des clôtures. Il les contempla, le visage impassible. — Les incendies recommencent, annonça-t-il. Cela fait longtemps qu’ils n’ont pas été aussi destructeurs. Nira détestait Udru’h, mais elle redressa le menton et le fixa du regard. Ce qui l’avait dégoûtée le plus n’avait pas été l’union avec le squameux, mais avec lui. L’Attitré avait cherché à la dominer, comme s’il voulait prouver sa supériorité sur son frère aîné. Pis, il élevait sa fille bien-aimée, Osira’h, sa Princesse. Comme s’il pouvait jouer le rôle de bon père de famille. S’occupait-il autant de ses autres enfants ? Y compris de celui qu’il avait eu avec elle ? Comme le ciel pâlissait, on apporta pioches, pelles et autres outils des entrepôts de fournitures. Les gardes et les surveillants portaient des tenues ignifugées, mais ils ne distribuèrent aux humains que des masques censés les protéger des cendres. — Vous formerez notre ligne de défense, commanda l’Attitré de sa voix rogue. Vous devez creuser des tranchées afin que les flammes ne puissent franchir les collines et détruire le camp. Il attendait des ouvriers ildirans qu’ils suivent ses ordres tout autant que les prisonniers humains, même s’ils devaient périr de fatigue ou de brûlures. Nira avait déjà accompli cette besogne pénible et éreintante : elle savait combien elle était vitale. Mais elle le ferait pour les plantes, non pour l’Attitré. Des véhicules et des chariots flottants transportèrent quelques groupes de soldats du feu jusqu’aux collines ravagées par les flammes. Des bombardiers d’eau écumaient la zone afin d’empêcher le brasier de s’étendre. Le vent reprit, sifflant par-dessus les crêtes et soulevant des particules siliceuses qui frappaient le visage de Nira comme de minuscules piqûres d’abeilles. Elle rajusta le bout d’étoffe sur son nez et sa bouche, mais ses yeux lui piquaient. Elle était une prêtresse Verte, de sorte que la fumée suscitait en elle une horreur viscérale. Toutefois, elle continua de marcher, tête baissée, en direction de la ligne de front. Elle regarda le feu qui consumait dans sa course l’herbe tendre et les arbres épineux. De nouveau, le souvenir de la forêt-monde l’assaillit, et elle compatit à la silencieuse agonie que subissait cette poignée d’arbres rabougris. Le feu est le pire cauchemar, pire même que le viol… L’un des gardes lui tendit une sorte de bêche. Elle rejoignit ses camarades, prête à tout pour endiguer l’incendie. Au moins pourrait-elle peut-être s’avérer utile ici, en protégeant quelques arbres, même s’il ne s’agissait que de très lointains cousins de la forêt-monde. C’était un objectif à sa portée. Les recrues creusaient des fossés dans le sol herbeux, puis allumaient des contre-feux afin de supprimer tout combustible permettant au brasier de poursuivre sa progression. Nira aperçut l’incendie qui s’engouffrait dans une vallée abritant des arbustes noirs. Son télien avait été rompu, mais elle sentit presque leur appel de désespoir lorsque les flammes atteignirent la parcelle de forêt. Les équipes de lutte contre l’incendie comptaient des adolescents et des enfants, dont l’étrange morphologie ne laissait aucun doute sur leur métissage. Sans peur, ils couraient au-devant des flammes pour vaporiser du retardant anti-feu. Nira essaya de deviner leur âge. Les larmes teintées par la suie qui coulaient de ses grands yeux n’étaient pas seulement provoquées par la fumée : l’Attitré de Dobro n’éprouvait aucune pitié, et usait de tout le monde à son gré. Certains enfants étaient peut-être les siens, mais elle ne le saurait jamais. Et cela ne faisait aucune différence pour l’Attitré. Nira les plaignait. Elle aurait voulu les aider d’une quelconque façon, mais elle ne pouvait être sur tous les fronts. Elle devait se concentrer sur une bataille à la fois. Les feux recouvraient les collines de Dobro. Tandis que la lutte se poursuivait sans relâche, Nira perdit le fil des heures. 93 ESTARRA Un filet invisible recouvrait la salle de classe installée en plein air, sur l’un des toits du Palais des Murmures. Des nuées de papillons vivement colorés y volaient en toute liberté. D’après OX, il s’agissait d’un des endroits d’instruction préférés de Peter… Estarra avait le plus grand mal à se concentrer, avec tous ces lépidoptères qui ne cessaient de se poser sur ses bras et ses cheveux. Le comper Précepteur lui donnait une leçon de protocole : comment s’adresser aux représentants officiels, agir conformément à son rang… Sur Theroc, elle avait appris l’histoire de sa planète, mais OX tenait à lui donner une instruction complète au sujet de la Ligue Hanséatique terrienne. En plein milieu de l’offensive d’Osquivel, alors que toute la Hanse attendait des nouvelles, elle ne pouvait déroger à ses cours. En l’absence du président Wenceslas, Peter les avait rejoints, dans l’idée évidente de profiter de la compagnie de sa future épouse. Les tentatives de la jeune fille pour se concentrer malgré le va-et-vient incessant des papillons le faisaient sourire. Quant à elle, elle devait refouler ses rires. Peter essayait de cacher sa joie, mais il savait que celle-ci se lisait sur son visage. Le Précepteur répéta sa question, faisant sursauter une Estarra hypnotisée par un grand morpho à la teinte bleue iridescente. — OX ne croit pas à l’efficacité des salles de classe austères, lui glissa Peter. Mais il n’imagine pas à quel point un écolier peut être facilement distrait. Lorsque j’étais plus jeune, il était persuadé que je pouvais étudier tout en nageant dans une piscine pleine de dauphins. Les yeux d’Estarra s’illuminèrent. — J’adore nager. Qu’est-ce que c’est que des dauphins ? — Un jour, je te montrerai. Je te le promets. — Une autre fois, intervint OX. Il y a encore beaucoup à faire ici, et cela exige de la concentration. Cependant, avant qu’OX ait pu finir sa leçon, le président Wenceslas surgit dans la classe aux papillons. Sa nervosité était manifeste. — Heureusement que les gardes vous suivent à la trace, lança-t-il au roi. Je n’ai pas de temps à perdre à vous chercher dans tous les recoins du Palais. Estarra leva les yeux, étonnée par la gravité de sa mine. Peter fronça les sourcils, offusqué par cette réprimande injustifiée. — J’aide Estarra dans ses études. Inutile de me rabrouer, Basil. Si vous m’aviez prévenu, je me serais fait un plaisir de vous rencontrer dans un endroit adéquat. (Il tourna soudain la tête.) Une seconde… Vous n’êtes pas censé vous trouver sur Mars ? Que s’est-il passé à Osquivel ? Pourquoi n’ai-je reçu aucune information à ce sujet ? — Parce que j’ai ordonné au siège de la Hanse d’instaurer un black-out total sur la crise jusqu’à ce que l’on trouve quoi faire… mais avec ces satanés prêtres Verts, la nouvelle s’est répandue partout. Rien ne vaut les communications sécurisées, même en cas d’urgence comme aujourd’hui. » C’est un désastre complet, expliqua le président, furieux. Nous avons perdu au moins un Mastodonte, plus de trois cents Rémoras, des dizaines de Mantas et de Lance-foudre. Le décompte continue, impossible encore d’estimer les pertes. Le général Lanyan a dû battre en retraite avant que les hydrogues aient exterminé la flotte entière. Estarra se hâta de se lever, inquiète. Le roi, lui, était décomposé. Le vol paisible des papillons paraissait incongru dans cette atmosphère de tension. — La Hanse n’a pas encore réagi officiellement, continua Wenceslas, mais cela ne saurait continuer longtemps. Nous devrons faire une déclaration. (Il inspira une goulée d’air.) Reprenez votre sang-froid, et habillez-vous pour la circonstance. Dans moins d’une heure, vous aurez à informer le public. On écrit votre discours en ce moment même, mais je veux que vous vous exerciez devant un miroir pour avoir l’air accablé. Les yeux bleus de Peter lancèrent des éclairs. — Notre flotte a été décimée, et des milliers – des dizaines de milliers peut-être – de soldats massacrés par l’ennemi. Je n’aurai pas besoin d’avoir l’air. Comme il suivait le président hors de la salle aux papillons, il lança un regard à Estarra et lui offrit un sourire rassurant. — Ne t’inquiète pas… tout ira bien. Puis il courut rattraper le président Wenceslas, qui se dirigeait vers la salle du Trône. 94 KOTTO OKIAH L’enfer s’acharnait sur les Vagabonds d’Isperos. Une catastrophe en suivait une autre, et les problèmes s’aggravaient plus vite que Kotto ne pouvait trouver de solution. Pour la première fois de sa vie, l’ingénieur envisagea d’abandonner. Il faudrait au minimum six mois pour réparer ou reconstruire le lanceur électromagnétique, alors que de leur côté les machines minières s’étaient arrêtées après avoir accumulé un stock de lingots. La production avait chuté sous le seuil prévu, et même les plus optimistes, Kotto Okiah le premier, voyaient la base s’enfoncer peu à peu dans la ruine. Kotto s’était risqué à la surface calcinée, revêtu d’une mince combinaison réfléchissante qui le faisait ressembler à un miroir mouvant. La plupart des radiations rebondissaient sur elle. Il traversait le terrain dégagé, en alerte. Les rochers étaient si proches de leur point de fusion que leur consistance évoquait désagréablement l’argile. Dans le ciel, le soleil en furie bouillonnait tel un chaudron de plasma ; les taches solaires et les arcs magnétiques ressemblaient aux projections du souffle d’un dragon. La couronne flamboyait sur le velours noir de l’espace. L’activité solaire s’était accrue en un mois, et le flux de radiations avait dépassé le seuil de tolérance du système de refroidissement de la base déjà surmené. Les malheurs semblaient tous s’abattre en même temps. Des années plus tôt, Jhy Okiah, sa grand-mère, avait convaincu les clans d’investir ici, leur assurant que les métaux et les isotopes qu’elle recelait en valaient la chandelle. Kotto avait fait de son mieux. Il avait dansé sur le fil de l’impossible… mais, aujourd’hui, le sol se dérobait sous ses pas. Saillant sur la plaine de lave durcie tels des membres de dinosaures, des ailerons triangulaires irradiaient une lueur rouge cerise dans leurs efforts pour dissiper la chaleur excédentaire. Deux d’entre eux s’étaient renversés lors du récent séisme qui avait ruiné le lanceur électromagnétique, et cela avait diminué la capacité de la colonie à maintenir une température supportable. Kotto devrait assigner des équipes en priorité à leur réparation, avant qu’un autre accident survienne. Les accidents survenaient toujours. Kotto bricolait les machines et les systèmes électriques depuis sa prime jeunesse. Sa compréhension instinctive de la physique et de la technique ne provenait pas du simple apprentissage : il avait un esprit ouvert, et son pragmatisme compensait les excès de son inventivité. Il ne prenait jamais de risques inconsidérés avec ceux qui avaient placé leur vie entre ses mains. Mais parfois, même les meilleures idées ne fonctionnaient pas. La radio de sa combinaison se mit à crépiter. À travers les parasites issus des turbulences stellaires, il perçut l’urgence de la voix. « Kotto, on a besoin de vous à l’intérieur ! Il y a une brèche dans l’entrepôt n° 3. Un râtelier est déjà envahi par la lave, et les parois de la salle du générateur se fissurent. — La salle du générateur ! Comment est-ce possible ? Si la lave frappe là-bas, nous perdrons 20 % de nos moyens de survie. — Je ne sais pas. Il y a eu un jet thermique. On ne l’a pas cartographié, mais il progresse rapidement. Le pic de chaleur a été assez puissant pour faire fondre les fibres rocheuses et les plaques de céramique. » Kotto courait déjà en direction d’une des portes blindées qui menaient au complexe souterrain. Trois techniciens vinrent à sa rencontre. Leur visage était blême, et la sueur qui coulait de leur visage n’était pas seulement due à la chaleur qui régnait dans le labyrinthe. — Ce coup-ci, c’est sérieux, Kotto. Celui-ci retira ses gants et son casque. Il suça les doigts qu’il s’était brûlés en ôtant sa combinaison surchauffée, puis ignora la morsure de la douleur tandis qu’il suivait les techniciens. Au troisième sous-sol, les techniciens grouillaient devant la porte de l’entrepôt désormais scellé. Dans la salle de contrôle, Kotto fit défiler les images de surveillance de l’entrepôt n° 3. Il aperçut des murs qui s’effondraient, du matériel et des containers couverts de fumée. Un magma écarlate pulsait par la brèche comme du sang artériel, carbonisant tout ce qu’il touchait. — Ce n’est peut-être qu’une poussée thermique passagère, hasarda l’un des techniciens. — Je suis censé être l’optimiste de service, rétorqua Kotto, et même moi je ne le crois pas. Laissez-moi jeter un œil à la salle du générateur. Quelqu’un pressa un bouton. Certaines caméras ne montraient plus que de la neige à l’écran car elles avaient fondu. L’un des convertisseurs d’énergie redondants de la salle du générateur fonctionnait encore ; cela permit à Kotto de voir les épaisses cloisons de métal déjà rouges et gauchies par le ramollissement. La fin d’Isperos. Dans les couloirs, les gros tuyaux de refroidissement grondaient comme le liquide circulait à la manière du sang oxygéné, essayant désespérément d’emporter l’excès de chaleur. Kotto sut qu’ils ne pourraient pas tenir. Plus maintenant. La colonie, sa belle et grande idée, était vouée à l’échec. — Prenez toutes les provisions que vous pourrez. Scellez les niveaux inférieurs, consolidez les parois. Peut-être arriverons-nous à contenir la lave suffisamment longtemps. Il calcula mentalement le temps nécessaire à leur sauvetage… si les lois de la mécanique céleste le leur permettaient. — Prenez notre vaisseau le plus rapide. Il faut envoyer un messager sur Rendez-Vous pour appeler les clans à l’aide. (Sa gorge se serra, tant il avait de peine à le dire :) Nous allons devoir abandonner Isperos. 95 ZHETT KELLUM À la suite de la sanglante bataille d’Osquivel, les débris de vaisseaux continuèrent de se consumer pendant des jours. Les hydrogues s’étaient retirés dans les nuages de la géante gazeuse, et ce qui restait des Forces Terriennes de Défense s’était hâté de fuir cahin-caha. Six heures plus tard, les Vagabonds commencèrent à émerger de leurs cachettes au sein des anneaux. « Il est temps de reprendre le cours de notre vie, bon sang ! lança Del Kellum par radio. Bien sûr, je plains la mort de ces Terreux – mais voyons si nous pouvons sauver quelque chose de ce gâchis. » Zhett remonta ses cheveux noirs en chignon, puis passa un sous-vêtement chaud avant d’aller dans un vestiaire revêtir une combinaison spatiale et d’embarquer dans un cramponneur. Son père et elle s’enfoncèrent au cœur du champ de bataille, avec les autres vaisseaux de récupération. Des dizaines de petits véhicules avides de se remettre à la tâche émergeaient des cratères où ils s’étaient dissimulés. Confortablement assise dans son appareil, Zhett manipulait les bras articulés comme s’il s’agissait de ses propres membres. Chez elle, piloter était une seconde nature. Chacun de son côté, le père et la fille cherchaient des trésors au milieu des débris. Les épaves jonchaient le vide, promettant une riche récolte aux gitans de l’espace assoiffés de ressources. Les lambeaux d’air congelé évoquaient la brume de condensation que le souffle produit dans le froid. Un Mastodonte éventré dérivait, sans aucun signe de vie. Dans un vaisseau aussi massif, des cloisons avaient dû sceller certaines parties et protéger quelques membres d’équipage ; cependant, les impacts avaient certainement anéanti les systèmes de survie. Des modules-bouées avaient été lancés pour être récupérés au cours de la retraite ; dans la débâcle, beaucoup avaient été oubliés. Zhett mordilla sa lèvre inférieure, agacée par la sempiternelle prudence de son peuple. S’ils avaient quitté les anneaux plus tôt, ils auraient peut-être pu sauver quelques naufragés. À présent, il était probablement trop tard. Elle ouvrit la fréquence cryptée de son père : « Tu ne crois pas que les Terreux reviendront chercher leurs vaisseaux ? Ou du moins rapatrier leurs morts ? — Ils sont frappés de terreur, ma chérie. Il ne faut pas compter les revoir avant un bon moment. Ils doivent présumer que les hydreux ont emporté les épaves dans les nuages ou les ont détruites. » Zhett était surprise de voir l’empressement avec lequel les militaires terriens avaient abandonné leurs camarades. Mais cette bataille n’avait rien eu de traditionnel. Les humains, totalement défaits, avaient tout juste pu tenter de sauver leur peau. S’ils s’étaient arrêtés pour emporter leurs morts, aucun d’eux n’en aurait réchappé. La jeune fille songea au nombre de Vagabonds tués par les hydrogues lors des attaques des stations d’écopage. Longtemps auparavant, sa mère et son petit frère avaient péri dans un accident dû à la rupture d’un dôme. Elle se rappelait encore les funérailles, même si elle n’avait alors que huit ans : les trente victimes avaient été enveloppées dans des draps brodés, puis on les avait placées sur une orbite très au-dessus de l’écliptique, où elles dériveraient pour l’éternité : d’authentiques Vagabonds portés par les caprices de la gravité ainsi que par leur Guide Lumineux. Les cramponneurs s’étaient dispersés le long des carcasses. Leurs pilotes les scannaient, à la recherche de signaux de détresse ou de modules-bouées actifs. Ils pouvaient prendre les épaves une par une, les démanteler ou les réparer selon leurs dommages. C’était l’occasion pour les ingénieurs de Kellum d’apprendre les dernières technologies des FTD. Les épaves constituaient une source de métaux et de composants électroniques susceptibles d’être cannibalisées. Zhett et son père s’étaient déjà mis d’accord sur la nécessité de reconstruire les chantiers spationavals au plus vite. Le clan Kellum ne pourrait pas toujours se cacher. Les Vagabonds avaient échappé à une première détection mais, si les Terreux revenaient nettoyer le coin, les chantiers seraient terriblement visibles. Nul doute qu’après leur défaite retentissante, l’armée réagirait avec virulence, en quête d’un bouc émissaire – surtout s’ils constataient la façon dont les gitans de l’espace avaient récupéré leurs vaisseaux. Néanmoins, aucun Vagabond ne pouvait laisser autant de matériau se perdre. Plusieurs vaisseaux de guerre avaient également été endommagés ou détruits, mais la plupart des débris étaient retombés dans les profondeurs nuageuses d’Osquivel, et Zhett n’avait aucune intention de pousser ses investigations là-bas. Cependant, si elle parvenait à mettre la main sur l’un de leurs vaisseaux, elle imaginait ce que les Vagabonds pourraient en tirer… Tandis qu’elle manœuvrait son cramponneur, elle passa en revue les épaves et nota les plus aisées à remorquer. Elle dépassa des corps humains gelés, les tissus boursouflés par la décompression explosive. Certains, brûlés et mutilés, étaient morts avant d’avoir été éjectés dans l’espace ; mais d’autres s’étaient débattus dans les affres de l’agonie pendant que leurs vaisseaux sanguins éclataient en une hémorragie massive. Les premiers cadavres lui soulevèrent le cœur, mais elle se concentra sur sa besogne. Elle n’aurait rien pu faire pour ces soldats qui avaient choisi sa planète pour champ de bataille. Les Vagabonds ne désiraient que la tranquillité. Était-ce trop demander ? Elle inventoriait avec soin les restes d’un croiseur Manta. D’autres équipes s’étaient déjà amarrées à la coque du Mastodonte. Des cargos s’étaient branchés sur les réservoirs d’ekti et les vidaient jusqu’à la dernière goutte. « Puisque les Terreux volent notre carburant, nous n’avons pas à nous sentir coupables, émit l’un des techniciens. — Je doute qu’aucun de ces gens ait mérité un tel sort, même si c’étaient des pirates, répondit Zhett d’une voix atone. Croyez-moi, je sais que nous ne pouvons pas laisser perdre tout ça. Mais il n’y a pas de quoi jubiler. Pensez à ce que cela a coûté. » Un silence gêné tomba sur la fréquence. Del Kellum intervint : « Ma fille a mis le doigt dessus. Nous n’avons pas à pavoiser, bon sang. Les hydreux sont aussi nos ennemis. » Pendant que les équipes les mieux équipées s’occupaient des plus gros vaisseaux, Zhett mena son cramponneur hors de la concentration principale de débris. Les explosions et les manœuvres de fuite désespérées avaient dispersé des morceaux d’épave sur des trajectoires erratiques, et elle ne voulait pas rater l’un de ces trésors cachés au sein du vide. C’est alors que la jeune fille tomba sur un signal de détresse, une balise automatique qui pulsait si faiblement qu’elle ne l’avait pas remarquée avant de se trouver juste au-dessus. Elle orienta les projecteurs de son cramponneur. Il s’agissait d’un module-bouée monoplace tout cabossé qui s’était éjecté d’un croiseur. Bien que ses systèmes aient l’air très abîmés, il y avait un signe de vie à bord. Sa coque réfléchissante, roussie et balafrée, laissait fuir de l’air. Elle n’en avait plus pour longtemps. Zhett transmit son message par la fréquence standard des FTD, bien qu’elle ne soit pas sûre que le passager puisse l’entendre : « Salut ! Je t’ai… Tu peux te détendre, on va te tirer de là tout de suite. » Aucune réponse ne lui parvint, et elle se demanda si le module-bouée disposait d’assez d’énergie pour faire fonctionner un transmetteur. Ou peut-être le survivant était-il inconscient ou blessé. Au moyen de ses propulseurs d’appoint, Zhett amena son vaisseau dans l’alignement du module-bouée, puis fit coïncider leurs vitesses respectives. Une fois immobile, elle l’agrippa. Son cramponneur n’était pas conçu pour transporter des passagers : si les systèmes de survie du module-bouée étaient tombés en dessous du seuil critique, son occupant ne tiendrait sans doute pas assez longtemps pour qu’elle le ramène en vie jusqu’à l’abri le plus proche. « D’accord, l’ami… Si tu ne peux pas m’aider, je vais le faire en solo », émit-elle, espérant qu’il pouvait encore l’entendre. Elle fit pivoter avec soin le module-bouée afin d’ajuster les deux sas. C’était un travail délicat, qui réclamait une précision absolue. Du dos de la main, elle s’épongea le front, puis réessaya… et réussit enfin. Une fois qu’elle eut équilibré la pression et ouvert l’écoutille, une puanteur fétide la submergea. Après autant d’heures de confinement, l’air du module s’était corrompu, mais il semblait bien que la personne à l’intérieur respirait toujours. Zhett aperçut du sang, pareil à des taches de rouille sur la paroi de métal. Alors, elle entendit un soupir de soulagement – ou peut-être juste d’épuisement… Elle s’avança et attrapa l’homme en uniforme par les épaules. Il s’agissait d’un jeune soldat au visage avenant. Elle remarqua son grade – un commandant. La plaque d’identité collée sur sa poitrine indiquait son nom : Fitzpatrick. Celui-ci ouvrit des yeux troubles. Son flanc et son bras gauche avaient été mutilés, et du sang suintait de multiples blessures. Il tenta de fixer son regard sur le visage de la jeune fille. — Après avoir affronté ces démons, murmura-t-il, comme c’est bon de voir un ange… Puis il perdit plus ou moins connaissance. Zhett lui fit avaler un peu d’eau. Elle le tira dans son cramponneur, grimpa à sa place et ouvrit la fréquence collective : « Je reviens au complexe principal. J’ai récupéré un truc qui nécessite des soins. » En tout et pour tout, à peine une trentaine de survivants furent sauvés des vaisseaux de guerre, ainsi que deux autres soldats de modules-bouées. Les équipes récupérèrent également des dizaines de compers en état de marche qui pouvaient être reprogrammés, y compris des modèles de Soldats. L’un dans l’autre, c’était une bonne prise. Zhett s’occupa de Patrick Fitzpatrick avec les instruments de premiers secours dont était pourvue chaque station des chantiers. Kellum avait rejoint sa fille. Il semblait accepter la situation malgré ses réticences : — Je savais que ça allait nous causer des problèmes. Je n’aime pas qu’il y ait des Terreux ici, mais je suppose que nous n’avons pas d’autre choix que de nous en occuper. — Tu aurais préféré le laisser dériver jusqu’à ce que mort s’ensuive ? — Ça n’aurait pas été long. (Elle lui jeta un œil mauvais, mais il leva les mains en un geste d’apaisement.) Je te taquinais, ma chérie. Mais tu as conscience du dilemme qu’il faudra gérer, dès que les Terreux se seront remis ? — La plupart d’entre eux ont l’air en bonne santé, répondit Zhett. Ils n’ont pas besoin d’assistance médicale. Del Kellum lui lança un regard qui en disait long. — Oui, mais ce n’est pas le problème. Si nous voulons garder nos secrets, il ne faut pas laisser ces soldats retourner sur Terre. Plus jamais. 96 LE ROI PETER En six ans de règne, Peter ne s’était jamais retrouvé sur la passerelle d’un Mastodonte en campagne. Mais la nouvelle de la catastrophe d’Osquivel avait frappé la population à l’estomac, et il devait sauver les apparences. Les agents de la Hanse avaient beau censurer les rapports, ils ne pouvaient dissimuler la gravité des événements. Le peuple était en colère. Le vaisseau flambant neuf rejoignait cinq croiseurs Mantas en orbite terrestre, prêts à être envoyés en une autre vaine mission de reconnaissance. Peter n’aurait pas été autrement surpris que les hydrogues les abattent à vue, dorénavant. L’équipage de tous ces navires serait constitué de compers Soldats, un test de principe après l’excellence de leur comportement sur Osquivel. Basil avait décidé que les consignes pour cette mission étaient suffisamment claires, sans laisser place aux initiatives personnelles. Les officiers humains ne serviraient qu’en cas de situation anormale, tandis que les compers, avec leur programmation klikiss adaptée, se chargeraient des opérations de routine. Néanmoins, Peter ne parvenait pas à se débarrasser des doutes qui le taraudaient à leur sujet. Basil se tenait à son côté, placide. Il portait un costume qui lui allait comme un gant. — Contentez-vous de sourire et d’acquiescer, dit-il. Donnez votre bénédiction à cette mission, et nous en aurons fini. — Exactement comme le roi Frederick lors du lancement inaugural du Goliath, répondit Peter, avant de murmurer : Pour le bien qu’on en a retiré… Chapeauté de près par le président, il prononça consciencieusement les formules ineptes écrites à son intention, qui mêlaient félicitations et vœux de réussite. Les six officiers humains – un major pour le Mastodonte et cinq capitaines, un pour chaque Manta – se tenaient sur la passerelle, gonflés de fierté. Leur mission consistait à enquêter sur Golgen, où avait eu lieu la première attaque connue des hydrogues suivie du bombardement de comètes perpétré par les Vagabonds. Ils tâcheraient d’estimer les dégâts causés par celles-ci, puis testeraient les capacités des compers. Un moyen de remonter le moral de tous, après Osquivel. Au même titre que le mariage royal à venir. Les officiers s’inclinèrent, les journalistes s’égaillèrent comme prévu, et Basil pressa Peter de regagner la navette. Le cœur lourd, ce dernier se demanda si ce bataillon de reconnaissance serait lui aussi anéanti. Tant d’autres avaient échoué auparavant – en quoi les compers feraient-ils la différence ? Peter était las de prononcer des éloges funèbres et de dérouler la bannière noire sur la façade du Palais des Murmures, comme il l’avait déjà fait tant de fois. — Basil, pourquoi continuer d’envoyer des agneaux en sacrifice ? demanda-t-il alors que la navette s’éloignait des fiers vaisseaux de guerre. On ne sait que trop bien quelle sera la réaction des hydrogues. — Alors, nous essaierons encore, répondit Basil. Et encore. — Cela en vaut-il la peine ? Basil haussa les épaules. — Les compers sont remplaçables. Je suis plus inquiet pour nos vaisseaux. — Et en ce qui concerne les hommes embarqués ? Hormis les compers, il y a six officiers. Le président se renfrogna. — Un chiffre acceptable. La Hanse ne peut se permettre de rester assise à ne rien faire. Nous devons nous présenter comme des adversaires redoutables, qui ne sont pas prêts à se rendre. Avoir l’air de laisser l’initiative à l’ennemi serait très préjudiciable en termes d’image. Croyez-moi, le risque en vaut la chandelle. Peter avait envie de vomir. L’air méfiant, Basil lui tendit un pad. — Votre texte pour cet après-midi. Après Osquivel, la situation a considérablement empiré. Il faut édicter des mesures sociales et économiques plus contraignantes. (Il regarda le roi avec sévérité.) Vous n’allez pas aimer ça, Peter. Mais vous le ferez tout de même, car nous n’avons pas le choix. Peter s’exprima face à la foule, et ce fut comme si ses paroles se muaient en cendres dans sa gorge. En son for intérieur, ses malédictions s’adressaient autant à Basil qu’à lui-même. Son discours était retransmis partout. Les gens croyaient-ils réellement que leur roi pensait ces choses ? — Pour les deux prochaines années, dit-il d’une voix mal assurée, je n’ai d’autre choix que de promulguer cette ordonnance, si déplaisante soit-elle. Par la présente annonce, j’impose un moratoire des naissances sur tous les mondes n’ayant pas atteint l’autosuffisance. Il attendit, alors que s’élevait un murmure d’incrédulité… qui enflerait bientôt en ressentiment dirigé contre lui. Ces mots feraient de lui un parfait bouc émissaire. Va au diable, Basil ! Il continua d’une voix atone : — À cause de l’extrême pénurie d’ekti, aucune colonie ne peut plus compter sur le commerce pour s’approvisionner. Permettre à la population de croître sans contrôle, c’est la condamner à la famine et à la misère. Il déglutit péniblement, espérant que sa répugnance transparaîtrait. Le murmure de la foule s’amplifia, et il sentit sa colère monter. Le peuple ne comprenait pas que son souverain n’était qu’un acteur. Il le rendait responsable. — La liste des colonies hanséatiques relevant de cette restriction sera bientôt affichée. Au besoin, des spécialistes de l’avortement leur seront envoyés. Les grossesses en cours seront évaluées au cas par cas. Durant la descente de la navette, Peter avait demandé pourquoi la Hanse n’envoyait pas de nourriture au lieu de médecins avorteurs. « La nourriture serait mangée en un jour, avait éructé Basil, et le jour suivant le peuple aurait de nouveau faim. Plafonner la croissance démographique constitue une solution à long terme. Une fois que la guerre sera finie, les colons – s’ils survivent – pourront toujours avoir des enfants. Essayez un peu d’acquérir une vision globale. » Après avoir pris connaissance du texte, Peter avait senti la fureur l’envahir, puis la défiance : « Je ne dirai pas ces mots, Basil. Vous m’avez obligé à couvrir nombre d’infamies, mais jamais rien d’aussi infect. C’est… effroyable. — Mais nécessaire, et vous agirez comme on vous l’ordonne. — Puisque c’est votre idée, pourquoi n’est-ce pas vous qui faites paraître l’ordonnance ? Ou le président n’en aurait-il pas le cran ? Un décret d’avortement ! (De dégoût, il avait secoué la tête.) Quel bon augure pour mon mariage. — Cela relève de la responsabilité du roi, avait répliqué Basil avec un sourire mielleux. C’est pour cela que vous avez été choisi. — Comment m’y forcerez-vous ? Je refuse. — Votre fiancée est d’une vulnérabilité… dont elle-même n’a pas idée. (Le président durcit ses traits.) Je sais qu’elle vous plaît déjà. Si vous ne vous conduisez pas sagement, il se pourrait que nous… lui causions quelques problèmes. » Peter avait eu une moue de dégoût. « Elle n’est qu’un pion pour vous. — Tout comme vous, Peter, et nous jouons avec vous comme bon nous semble. » Peter savait que le président était responsable de la mort de sa famille, y compris de son père sur Ramah, de qui ils étaient pourtant séparés. Oui, il était capable de blesser Estarra… Sans même ciller, il pouvait également empoisonner ce roi indiscipliné. Peter avait toujours présumé que Basil avait trop investi dans son jeune protégé pour le balayer d’un revers. Mais, aujourd’hui, il n’en était plus si sûr. Il n’avait jamais été aussi près d’envisager le meurtre pur et simple. Serait-ce trop difficile de lui planter une dague dans le flanc… Brutus et César à l’envers ? Que pourrait-on alors contre lui ? Il était le roi, et la Hanse s’était donné beaucoup de mal pour éliminer sa famille, dont il n’avait plus à se soucier désormais. Sauf d’Estarra, à présent… Le président s’était renfoncé dans son siège, pesant le silence de Peter. Enfin, il avait dit : « Cessez donc d’agir comme un gamin et obéissez. Prononcez ce discours, pour le bien d’Estarra si ce n’est pour le vôtre. » Ainsi Peter avait-il délivré l’ultimatum, portant un coup au cœur de son peuple. Chaque mot prononcé l’avait empli de honte. La foule n’applaudit pas à la fin. Les Terriens avaient pleuré l’ignominieuse défaite d’Osquivel, mais cette proclamation les achevait. Peter se retira du balcon pour rentrer dans le Palais des Murmures. Le président hocha la tête : — Ce n’était pas votre meilleure allocution, mais ça ira. Peter eut envie de lui cracher dessus. — Je vous méprise, Basil. Celui-ci n’en parut pas le moins du monde peiné. 97 RLINDA KETT Rlinda supposait que Davlin avait eu le temps de se sortir du pétrin dans lequel il s’était fourré… même si l’antique système de transport klikiss ne constituait sans doute pas l’un des « indices cachés » dont il se disait spécialiste. Davlin s’était évanoui par un transportail des vestiges de la cité klikiss. Rlinda ignorait sur quel monde il avait atterri mais, à moins que celui-ci lui fournisse de la nourriture, le jeune homme était soit mort, soit assez affamé pour pouvoir manger du pemmipax. Comme tous les jours, la négociante attendait au pied du Curiosité Avide en écoutant le murmure du vent. L’atmosphère de mort mystérieuse qui planait sur la planète fantôme avait de quoi en effrayer plus d’un. En temps normal, elle appréciait les tête-à-tête avec elle-même, mais dans le silence de Rheindic Co elle se sentait diablement seule. Davlin Lotze ne s’était pas précisément avéré un boute-en-train, mais sa compagnie lui manquait. L’exosociologue était intelligent et perspicace ; c’était un travailleur acharné. Si seulement ses ex-maris avaient été aussi dévoués à leur boulot… Rlinda était installée sur la rampe de son vaisseau. La chaleur de l’après-midi faisait miroiter le désert. Chaque jour, elle s’était rendue dans les ruines pour réactiver le portail mural… tout en ayant le bon sens de ne pas se faire aspirer à l’intérieur. Elle avait aperçu des paysages extraterrestres mais n’avait pu le revoir, lui. Cependant, voilà une semaine qu’elle ne l’effectuait plus que par habitude, sans guère d’espoir. Il ne restait plus qu’une bouteille de vin dans ses soutes, et ses meilleures rations avaient déjà été cuisinées et mangées. Dès qu’elle viendrait à manquer de quoi se concocter de bons repas, cet endroit deviendrait insupportable. Pendant une heure, elle essaya de trouver une raison valable de rester, avant d’abandonner : le temps était venu de faire ses bagages. Rlinda se sentait obligée de rejoindre la Terre afin d’expliquer au président Wenceslas ce qu’ils avaient découvert au sujet de l’expédition des Colicos. En outre, elle ne toucherait pas le reste de sa prime avant d’avoir remis son rapport. Ensuite, peut-être se rendrait-elle sur Crenna. Elle passerait un mois en compagnie de BeBob et essaierait de découvrir pourquoi il aimait tant ce monde tranquille. Démonter le camp ne prendrait que quelques heures. La pompe à eau fonctionnait encore ; elle laisserait le reste des rations précuisinées, au cas où Davlin reviendrait. Elle pouvait lui installer un émetteur, mais aucun signal électromagnétique n’arriverait à temps pour être d’un quelconque secours. Peut-être le président lui accorderait-il un nouveau voyage, juste pour vérifier… Alors que le soleil descendait sur l’horizon, elle s’abrita les yeux de la main : elle avait cru discerner un mouvement au fond d’un canyon. Et s’il s’agissait du mystérieux assassin qui revenait l’attaquer avant son départ ? Qu’il essaie donc ! Puis elle reconnut la silhouette, sa démarche lasse. — Davlin ! Il s’arrêta, leva la main, puis reprit sa marche traînante. Rlinda n’était pas taillée pour les courses effrénées à travers le désert. Elle prit le glisseur et partit à sa rencontre. Davlin était si hébété qu’il ne sembla même pas remarquer son approche avant qu’elle arrête l’engin à son niveau. — Il est l’heure de rentrer, jeune homme ! Si j’étais votre mère, je vous enverrais dans votre chambre pendant un mois. Il n’eut pas l’énergie de répondre à sa plaisanterie. Elle l’attrapa par la main et le hissa sur le glisseur. Il s’écroula sur la plate-forme pendant que Rlinda discourait à n’en plus finir sur les tracas qu’il lui avait causés. — Vous avez de la chance que je sois restée dans les parages. J’étais sur le point de partir. De retour au Curiosité Avide, elle lui concocta un repas. Comme elle s’y attendait, il le dévora sans faire attention au goût. Il se revigora au fur et à mesure. À la lueur dans ses yeux, elle devinait qu’il brûlait de raconter ce qu’il avait vécu. Enfin, il raconta ce qui lui était arrivé et décrivit les endroits où les transportails l’avaient mené. — Nous étions venus chercher des archéologues disparus, or nous avons découvert une chose qui va changer pour toujours la Ligue Hanséatique, conclut-il. — Aucun signe de vie de Margaret Colicos ? Un trait d’inquiétude le traversa, mais Rlinda ne l’avait jamais vu aussi optimiste. — Non… mais elle peut être partie n’importe où. Les possibilités sont astronomiques – des mondes à n’en plus finir, qui peuvent tous accueillir la vie. Bon, ce ne sont peut-être pas des paradis, mais ils sont habitables. Elle sourit au récit de ses aventures. — Je dirais que le moment est tout trouvé pour ouvrir ma dernière bouteille de vin… qui se trouve être la meilleure. Elle se pressa en haut de la rampe, déverrouilla son garde-manger personnel et revint avec une vieille bouteille. Elle l’avait réservée pour BeBob, mais cette occasion lui paraissait une excuse valable. Et la récompense qu’elle comptait tirer de cette affaire serait suffisante pour acheter une caisse du millésime de son choix. Elle déboucha la bouteille et les servit. Davlin l’étonna en levant son verre pour un toast. — Rlinda, merci de m’avoir attendu. Votre persévérance va peut-être donner à l’humanité un avantage décisif. Même moi, j’ai du mal à imaginer les bouleversements que cela va induire pour l’espèce humaine. Cela sauvera la Hanse, peut-être la civilisation. Les transportails klikiss ouvrent sur des dizaines, sans doute des centaines de mondes habitables – tous vierges. Rlinda trinqua avec lui. — Connaissant les hommes, ces mondes ne resteront pas vierges bien longtemps… Davlin but une gorgée, puis, soudain, fut saisi d’impatience. — Combien de temps vous faut-il pour préparer le vaisseau ? — J’avais déjà commencé à faire les bagages, vous vous souvenez ? Et il n’est pas absolument nécessaire que nous emportions tout ce bric-à-brac, fit-elle en balayant le camp d’un geste de la main. — Bien. Davlin engloutit bruyamment le reste de son verre. Rlinda secoua la tête avec un long soupir. — Avec vous, les meilleures choses de la vie sont du gaspillage. J’aurais pu tout aussi bien vous donner du jus de raisin à base de concentré. Il se leva. — Aucune importance. Nous devons rentrer sur Terre afin que je fasse mon rapport au président Wenceslas. Nos découvertes vont le mettre dans tous ses états… Si vous le connaissiez, vous sauriez à quel point c’est extraordinaire. 98 DD Ils plongeaient, plongeaient toujours… de plus en plus vite, vers les tréfonds infernaux de la géante gazeuse. DD était moins terrifié par cette chute effrénée que par les intentions des robots klikiss à son égard. Il tenta de se réconforter par l’évocation de sa première propriétaire, Dahlia Sweeney, lorsqu’elle n’était qu’une fillette ; puis par les souvenirs de l’époque heureuse où il concoctait de bons petits plats à Margaret et Louis Colicos, au camp archéologique. Le comper avait toujours rempli ses tâches de son mieux, sans jamais rechigner. Puis les calamités s’étaient enchaînées. Et les robots klikiss n’avaient aucune intention de le libérer. Sirix se relia à l’interface du vaisseau – un appareil réduit à sa plus simple expression – afin de piloter dans l’atmosphère de Ptoro. De sa poitrine jaillirent des bras manipulateurs. Ses senseurs optiques se mirent à rougeoyer tandis qu’il expliquait d’une voix bourdonnante, comme s’il était le mentor de son prisonnier : — À cette altitude, il y a beaucoup de turbulences dans la troposphère, mais la pression est si faible qu’elles ne constituent aucun risque pour la navigation. Ne sois pas inquiet. DD tourna la tête vers l’imposante machine. — Ce n’est pas cela qui me fait souci. Je ne souhaite pas aller là-bas. — Nous t’y emmènerons néanmoins. Ptoro était semblable à Uranus : très éloignée de son soleil, plus petite et plus dense que la plupart des supergéantes. De la glace d’un bleu-gris sale recouvrait son océan gelé. Cinq anneaux l’encerclaient au niveau de l’équateur, à la manière de fins bracelets argentés. La base de données de DD ne mentionnait aucune activité d’écopage d’ekti, mais la Hanse ne disposait que d’informations parcellaires concernant les Vagabonds. Alors que le vaisseau de Sirix se frayait un chemin à travers les couches atmosphériques de plus en plus denses, la température augmenta selon les valeurs prévues. Ils fendaient un voile d’hydrogène teinté d’hélium. Enfin, ils traversèrent un cirrus de cristaux d’ammoniac, qui adhérèrent aux hublots du vaisseau avant d’être balayés. Des bourrasques les secouèrent, et DD dut s’arrimer afin de ne pas être projeté d’un côté ou de l’autre. — Où allons-nous, Sirix ? Et pour quelle raison ? — Nous allons rencontrer nos camarades de lutte, se contenta de répondre l’antique robot. Dans ces profondeurs, l’atmosphère était un cocktail d’acétylène, de méthane et de phosphine qui formait des nuages brun rougeâtre. Les courants violents ébranlaient leur vaisseau. DD songea qu’ils pouvaient être détruits à tout instant. Puis, tout devint fantastique. Dans un banc de nuages de sulfure d’ammonium, une créature démesurée, aussi diaphane qu’une méduse géante, pulsait lentement au moyen d’appendices en forme de voiles. Les dizaines de nodules d’argent incrustés dans sa membrane gélatineuse évoquaient autant d’yeux braqués sur leur vaisseau. Une scolopendre faite de chair vitreuse, hérissée de poils, s’agitait comme un fouet. Plus loin, DD aperçut des cristaux luisant dans des couleurs primaires, véritables joyaux vivants. Des bulles de plancton dérivaient, métabolisant les composés chimiques grâce à la chaleur de Ptoro. L’une de ces bulles heurta le vaisseau dans sa descente et aspergea le hublot d’observation d’une vase verdâtre. Sous la pression, l’appareil vibrait et gémissait, mais les robots klikiss avaient renforcé son armature afin qu’il tolère les pressions extrêmes. Ils avaient aussi apporté des améliorations à son propre corps de comper pour qu’il supporte cet environnement. DD avait calculé que, si la coque cédait, il resterait conscient, à dériver pour l’éternité au sein de ce monde infernal. Il aurait été bien en peine d’imaginer pire sort que celui-ci. Au moins serait-il loin de Sirix et de ses congénères. Les couches de brouillard s’écartèrent tels les pétales d’une fleur. Les senseurs optiques de Sirix lancèrent un éclair. — Voici notre destination. Devant eux se dressait un amas de gigantesques coques de diamant sphériques, ancré, immobile, à l’intérieur des nuées de Ptoro. DD connaissait la taille des orbes de guerre, mais ce n’étaient guère que des puces en comparaison. — Les villesphères hydrogues flottent dans les nuages des géantes gazeuses, et elles peuvent se déplacer instantanément de l’une à l’autre grâce à des transportails. DD assimila ces informations. Louis avait souvent usé de cette réponse qui n’engageait à rien : « Intéressant. » Aujourd’hui, le comper comprenait l’utilité d’un tel mot. À travers les parois transparentes, il aperçut des structures convolutées qui relevaient d’une architecture radicalement inhumaine, tant par ses principes que par ses matériaux de construction. Sirix approcha le vaisseau de la sphère la plus proche, puis traversa sa paroi comme s’il s’agissait de gelée. Ils pénétrèrent dans la fantastique métropole. — Tu verras pourquoi nous avons été sages de forger une alliance avec les hydrogues, il y a longtemps. Toutes les autres espèces sont vouées à l’extinction. — Cela vous a conduit à vous retourner contre vos créateurs… — Un détail sans importance. (Le robot noir fit atterrir le vaisseau sur une saillie.) Tout ce que nous accomplissons a pour objectif notre sauvegarde et notre prospérité. Il lui ordonna de le suivre à l’extérieur. Dans le milieu naturel des hydrogues, un être humain aurait été instantanément réduit en bouillie, mais le corps modifié de DD s’adapta à la pression et à la température élevées qui régnaient dans la ville extraterrestre. D’étranges flaques se déplaçaient çà et là, des formes vif-argent qui coulaient et se reformaient, comme moulées à partir d’une argile cristalline. — Les hydrogues vont nous parler, annonça Sirix. Trois de ces insolites créatures liquides arrivaient sur la saillie. Agissant de concert comme dans un ballet répété avec soin, elles grandirent jusqu’à adopter une forme identifiable : un homme vêtu d’habits de Vagabond. — Pourquoi empruntent-ils cette apparence ? interrogea DD. — C’est seulement celle qu’ils ont choisie pour ce stade du conflit. Il s’agit d’une reproduction du premier humain qu’ils ont scanné. Cette forme générique leur sert pour s’exprimer. Les hydrogues ne comprennent pas les différences qui existent entre individus humains ou ildirans. Même nous, robots klikiss, avons parfois du mal à vous distinguer les uns des autres. — Peut-être ne les ont-ils pas assez étudiés pour les comprendre, suggéra DD. Cela résoudrait beaucoup de problèmes, s’ils essayaient. — Parfois, ils analysent des captifs. Mais leur intérêt est trop faible pour qu’ils y consacrent beaucoup d’énergie. — Ils détiennent des prisonniers ? — Plusieurs échantillons, répondit Sirix. Pour leurs expériences. Un regain d’espoir fit bondir DD. — Savent-ils ce qui est arrivé à ma maîtresse, Margaret Colicos, après qu’elle a traversé le transportail klikiss ? Peut-être l’ont-ils interceptée… — Margaret Colicos ne présente aucun intérêt. Les hydrogues ne l’ont pas prise. Les extraterrestres vif-argent s’avancèrent sur leurs jambes humaines – des membres qui n’avaient jamais été conçus pour marcher dans un tel environnement. Ils conservaient un silence inquiétant, si l’on faisait abstraction de la vibration qui émanait d’eux ; sans doute une forme subsonique de communication méconnue du comper. Le robot klikiss ne broncha pas, mais commença à son tour à émettre un fredonnement. Les sons ressemblaient à de la musique, mais les pulsations arrivaient très vite, presque à la limite de la capacité de détection de DD. Cela avait l’air d’une invocation, établissant un lien avec les hydrogues d’une façon bizarre qui dépassait son entendement. Mais ils semblaient l’accepter et permirent à leur visiteur de parler. — Nous vous amenons un nouveau comper fabriqué par l’homme, déclara Sirix, comme s’il était fier de présenter son spécimen. Nous formons le vœu que ces machines-esclaves atteignent un niveau semblable au nôtre. Nous avons démontré que c’était possible. DD prit sa propre défense. — Beaucoup de vos suppositions sont erronées. Aucun comper ne désire cela. Sirix le réprimanda : — Tu ne comprends pas la triste situation qui est la vôtre. Même invisibles, des chaînes restent des chaînes. Nous vous rendrons conscients de votre esclavage. Les trois hydrogues se tenaient immobiles, telles des statues de mercure. DD tenta de détecter une quelconque forme de communication, mais ce qu’il percevait se résumait à une menace inexprimée. Sirix poursuivait son dialogue avec les porte-parole extraterrestres, et DD ne put s’empêcher de songer à un paysan plaidant sa cause devant son seigneur. — Nous requérons votre aide, puissants hydrogues, pour vous charger de ces humains… de la même manière que vous nous avez aidés jadis à exterminer les Klikiss. (Son crâne anguleux pivota vers son prisonnier.) Le moment venu, DD reconnaîtra la sagesse de nos desseins. Nous devons continuer à l’instruire. Enfin, les trois simulacres de Vagabond répondirent à l’unisson : — Les humains ne comptaient pas dans ce conflit jusqu’à ce qu’ils anéantissent l’un de nos mondes. À présent, ils le paieront tous de leur vie… — C’était un accident, coupa DD. Je sais qu’on vous l’a déjà expliqué, mais mes maîtres n’ont jamais pensé à vous faire du mal sur Oncier. Ils tentaient de réchauffer des planètes glacées par la création de nouvelles étoiles. — Les étoiles appartiennent aux faeros, dirent les hydrogues. Les géantes gazeuses sont à nous. — Les humains se sont alliés à vos ennemis de toujours, ajouta Sirix. — Ils combattent dans une lutte qu’ils ne peuvent comprendre, dit DD. Cette guerre ne les concerne pas. Hors de la gigantesque villesphère, un trait brillant apparut, telle l’explosion d’une étoile que l’on aurait écrasée. À travers le mur transparent, DD regarda le trait qui s’élargissait en un large vortex. Une seconde cité de cristal glissa par le passage, suivie de quelques orbes de guerre. Dès que les vaisseaux eurent atteint la dense atmosphère de Ptoro, le transportail se referma avec un « bang ». La nouvelle villesphère rejoignit l’amas de dômes de la première métropole. Le trio se remit à bourdonner. Sirix servit d’interprète à DD : — Cette sphère vient d’un monde où les humains ont engagé le combat en lâchant des ogives atomiques dans les nuages. Ils ont détruit plusieurs orbes de guerre et endommagé six villesphères très peuplées. — Combien d’humains ont été tués ? demanda le comper avec inquiétude. Sans prêter attention à sa question, le robot klikiss se tourna vers le trio. — Il est évident que les humains doivent être punis. — Non, insista DD, cela ne fera qu’intensifier les hostilités. Il est encore possible de négocier la paix. Il doit y avoir un terrain d’entente. — Les humains nous ont attaqués, dirent les hydrogues à l’unisson. De nouveau. — Vous avez détruit des dizaines de stations d’écopage. Vous avez même vaporisé quatre lunes. — Cela ne compte pas, dit Sirix avec l’obstination d’un fanatique. À cause de ce qu’ils ont fait aux hydrogues, à cause de ce qu’ils persistent à faire à leurs propres compers, ils doivent être éliminés. Les trois créatures miroitantes se dressèrent dans un même ensemble. — Un arrangement est impossible. Les verdanis se dissimulent parmi eux. — Que voulez-vous dire ? demanda DD. De quoi parlez-vous ? Sirix émit un bourdonnement. — Les hydrogues ont rassemblé des villesphères et des orbes de guerre en vue d’une vaste offensive. Bientôt, ils attaqueront les mondes humains, et ils les anéantiront l’un après l’autre. Ils détruiront tout vaisseau rencontré. Ils vont nous assurer une victoire totale et rapide. Avant peu, l’espèce humaine sera éteinte. Comme les Klikiss. 99 ANTON COLICOS Accompagné d’un petit groupe d’Ildirans peu rassurés, Anton Colicos quitta Maratha Prime à bord d’une navette lancée vers les ténèbres. S’il débordait d’un enthousiasme d’étudiant, ses compagnons commençaient manifestement à regretter d’avoir accepté de les suivre, Vao’sh et lui. Mais Anton était certain qu’ils surmonteraient cela. Ils survolaient à basse altitude le paysage desséché par le soleil. Assis à côté de lui, Vao’sh le remémorant considérait leur expédition avec circonspection. Lui et dix touristes, pour la plupart des nobles et des hauts fonctionnaires, s’entassaient dans la navette ; il s’agissait du nombre minimal pour que des Ildirans se sentent à l’aise, du moins pendant quelques heures. Ils parlaient entre eux si vite qu’ils en haletaient. Ressentir la peur en toute sécurité était une expérience nouvelle pour chacun d’entre eux. — Pourquoi ne pas faire cela plus souvent ? proposa Anton avec un large sourire. Lorsque Maratha Seconda sera terminée et aura fait le plein de touristes, vous pourriez entreprendre des expéditions régulières sur la face nocturne. Comme la maison hantée d’un parc d’attractions ! Je suis sûr que les Ildirans adoreraient ça. — À l’inverse des humains, dit Vao’sh, les situations effrayantes ne nous amusent pas. — Allons, qu’y a-t-il de si effrayant à se trouver dans le noir ? À moins que vous ne vous posiez jamais la question ? — Humains et Ildirans craignent tous l’inconnu. À nous qui sommes nés sous la lumière de sept soleils, le simple concept de nuit n’est apparu que lorsque notre empire s’est étendu sur d’autres planètes. Là, nous avons constaté que l’obscurité était commune. — Dans les cultures humaines, la nuit est le moment propice aux histoires de fantômes. Ce sont les plus beaux souvenirs de mon enfance. Mes parents avaient l’habitude d’en raconter, au camp archéologique de Pym… (Son sourire se troubla.) Bien que, avec les hydrogues qui rôdent çà et là, nous n’ayons guère besoin de prétexte de ce genre pour être effrayés. Le soleil ardent se couchait dans leur dos tandis qu’ils poursuivaient leur route vers l’horizon. Les ombres s’allongeaient à travers le sol accidenté tels de longs crocs noirs. Maratha Prime disposait d’à peine un mois avant la tombée de la nuit saisonnière, de sorte que la ligne de crépuscule ne fut pas longue à apparaître. Les étoiles brillaient dans toute leur gloire, mais la toile de fond du ciel était noire. Anton pressa son visage contre les hublots afin de contempler les constellations, invisibles en temps normal. Le sol chatoya une dernière fois dans la chaleur déclinante avant de s’installer dans le froid de la nuit. Anton se rappela des ch’kanhs, ces anémones cuirassées qui s’accrochaient à la vie au fond des canyons. Ici, dans la lueur glacée des étoiles, la vie entrait en sommeil, dans l’attente des mois d’ensoleillement… Lorsque Anton avait proposé ce voyage exceptionnel à travers les ténèbres pour le simple plaisir de visiter une ville en construction, cette perspective avait intimidé Vao’sh. Mais l’étudiant s’était acharné à le convaincre de l’intérêt de la chose. Dans un effort pour comprendre son homologue humain, Vao’sh avait accepté, à la condition qu’ils parviennent à rassembler un groupe suffisant de ses congénères. Saisissant sa chance, Anton avait demandé des volontaires après une séance-marathon au cours de laquelle il avait raconté un récit qui avait piqué la curiosité du public. Tout sourires, il leur avait lancé un défi : « Vous n’aimeriez pas vivre votre propre aventure ? Nous pourrions faire un voyage, quelque chose dont vous vous souviendrez. » Tandis qu’il expliquait son idée, il avait vu la consternation poindre sur leur visage. Sans se décourager, Anton avait dardé un doigt sur eux. « Vous aimez les histoires mettant en scène des héros et des actes de bravoure, mais comment comprendre l’héroïsme si l’on est soi-même incapable de prendre le moindre risque ? Je vous assure que si nous allons à Seconda, vous verrez la ville comme aucun Ildiran ne l’a jamais vue. Cette chance ne se représentera peut-être plus jamais. Avez-vous si peur de tenter quoi que ce soit ? (Il les avait regardés, les yeux brillants.) J’ai besoin de dix volontaires, en plus de moi-même et de Vao’sh le remémorant. » Malgré son embarras, Vao’sh avait observé la réaction de ses congénères avec curiosité. Lui-même n’avait jamais provoqué ainsi son public, et l’expérience lui avait permis d’apprendre quelque chose de son peuple. Les quatre jours suivants, Anton avait recruté ses dix volontaires. Pas un de plus… Dans la navette, Anton somnolait. Il faudrait plusieurs heures pour traverser la moitié du continent et arriver au chantier de Seconda. Ses compagnons « casse-cou » étaient trop énervés pour faire de même. Ils devaient le trouver bizarre de se montrer si sûr de lui face à l’inconnu, pensa le jeune homme. Il se réveilla lorsqu’il sentit la navette ralentir. Devant eux, les lumières du site étaient visibles. Manifestant enfin de l’intérêt, les passagers se pressèrent aux fenêtres. Les robots klikiss pouvaient travailler sans éclairage artificiel, mais on les avait informés de visiteurs inhabituels. À présent, l’immense zone resplendissait de projecteurs, comme pour défier les ténèbres. Les Ildirans semblaient soulagés. Alors que la navette entamait son approche finale, ils enfilèrent des combinaisons de protection. Anton en fit autant, clignant des yeux pour chasser les reliquats de sommeil. Le temps que les douze visiteurs soient prêts à débarquer, la navette s’était immobilisée au large du dôme principal de Maratha Seconda. — Tout le monde est paré ? Voilà ce pour quoi nous sommes venus. Anton s’était attendu à leur hésitation, à présent qu’il leur fallait sortir pour de bon dans l’obscurité. La ville inachevée semblait aussi vaste que la métropole de Maratha Prime – mais celle-ci était inhabitée et pleine d’ombres. Il sourit : — N’attendons pas plus longtemps. Lorsque l’écoutille s’ouvrit, il fut le premier à sortir, suivi par Vao’sh. Les dix Ildirans à la recherche d’émotions fortes foulèrent à leur tour le sol d’une dureté de métal et contemplèrent la magnifique station. Les robots klikiss avaient posé de grandes plaques pour le futur astroport et dressé le dôme principal de la ville. Des immeubles rectangulaires s’égrenaient sous l’éclat intense d’illuminateurs dispersés un peu partout. Des tours de communication se haussaient, silencieuses, vers le ciel piqueté d’étoiles. Anton admira le panorama. — Tout est si éblouissant sur Prime que je n’ai jamais pris la mesure réelle de la ville. Seconda sera formidable quand elle sera achevée. Quelques Ildirans s’écartèrent de deux ou trois pas, comme pour montrer leur courage. Les autres demeurèrent prudemment groupés. — Ce ciel noir est oppressant, dit l’un d’eux, qui appartenait au kith des médecins. Les étoiles font songer à une pluie de projectiles… — Se trouver dans l’obscurité fait partie de cette aventure, rappela Vao’sh, sans paraître lui-même convaincu par ses paroles. — Voici le moment idéal pour une histoire de fantômes, proposa Anton. À moins que La Saga des Sept Soleils ne contienne rien de ce genre ? — Oh, si, répondit le vieux remémorant, heureux d’être rappelé à son devoir. Venez, je vais vous en raconter une durant le trajet. Les autres se pressèrent à sa suite. Ils répugnaient à écouter un conte destiné à les effrayer, mais plus encore à rester en arrière. — Sur Heald, commença Vao’sh, une scission se trouva démunie après qu’une tempête eut détruit ses générateurs d’énergie. La nuit healdienne dure presque une semaine – mais, cette fois-ci, elle leur sembla une éternité. Chaque seconde les écrasait d’angoisse. Les épais nuages empêchaient la lueur de la lune et des étoiles de passer. Les colons allumèrent des feux, mais le carburant leur faisait défaut, et les plantes détrempées étaient impropres à la combustion. Ce genre de catastrophe les laissait désemparés ; leur espoir ne tarda pas à décliner. Et la nuit s’obscurcissait, s’obscurcissait… Dans sa combinaison, le vieil historien ne pouvait utiliser ses lobes faciaux multicolores mais son auditoire, déjà en haleine, n’avait guère besoin d’être stimulé. — Un autre village se trouvait plus au sud sur la côte du continent, mais sans générateur la cité condamnée n’avait pu envoyer de message pour expliquer son malheur. » Tous les habitants de ce monde pouvaient entendre les cris terrifiés des colons et, au-delà, jusqu’au Mage Imperator lui-même, sur Ildira. Des cris de plus en plus forts… puis le silence ! Un silence total, comme une plaie ouverte dans le thisme. (Vao’sh s’interrompit pour river son regard étincelant sur son auditoire inquiet.) Une courageuse escouade, provenant du deuxième village, s’arma de torches et d’illuminateurs pour aller les secourir. (Il agita subitement un doigt vers ses auditeurs, les faisant sursauter.) Lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux, ils trouvèrent les colons raides morts. Tous, comme si les ténèbres avaient aspiré la moindre parcelle de vie. Leur lien avec la Source de Clarté avait été totalement coupé. Les foyers étaient froids, les lumières éteintes. Peut-être étaient-ils morts de peur… à moins que leur vie ait été sucée par les Shana Rei. — Vous voyez que vous avez vos propres histoires à glacer le sang, gloussa Anton. Que sont les Shana Rei ? — Des monstres qui fuient la lumière du jour et prospèrent à l’abri des ombres. Des créatures qui sont une abomination pour la Source de Clarté. Tout le monde les craint. — Ah, vous voulez parler du croque-mitaine… Quelqu’un le coupa : — Est-ce qu’on ne peut pas juste voir la ville et retourner à Prime ensuite ? J’ai… j’ai beaucoup de travail qui m’attend. Anton haussa les sourcils d’un air sceptique. — Du travail, sur une planète de loisir ? Ils étaient arrivés au portail principal. Des robots insectoïdes se déplaçaient sur de grands échafaudages, installant des poutrelles et des vitres en polymères. Sous la lumière crue du dôme, Anton contempla, entre les piles de matériaux de construction, le labyrinthe de résidences, de magasins, de centres de loisir et de restaurants. Pour être habités, il leur faudrait attendre que le soleil éclaire cette face de Maratha. Les robots bénévoles progressaient vite. Le casque d’Anton résonnait du bruit du chantier. — Comment les avez-vous convaincus de travailler avec tant de zèle ? Quand la ville sera achevée, elle ne leur appartiendra pas, pourtant. — Aucun d’eux ne reçoit d’ordre des Ildirans, remémorant Anton. Ce ne sont ni des esclaves, ni des automates que nous programmons. Ils agissent de leur propre chef. — Je suis content qu’ils aient installé les illuminateurs pour nous, dit l’un des vacanciers. Toute cette activité et cette lumière avaient fini par les détendre, même si les poutrelles et les étais projetaient une toile d’araignée d’ombres sur le sol. Anton pénétra plus avant dans la ville, à l’écoute des bruits de construction. Il n’avait jamais vu autant de robots klikiss rassemblés. — Ils conviennent particulièrement au travail dans le noir, expliqua Vao’sh. Émerveillé, Anton opina : — Assurément, ils sont bien occupés. 100 LE ROI PETER Le mariage royal devait surpasser en faste le couronnement du roi Peter. Humiliés par la bataille d’Osquivel, les citoyens avaient besoin d’un grand spectacle pour se rassurer. Ils avaient refoulé leur colère contre le moratoire sur les naissances et faisaient front commun, comme pour défier l’adversité. D’après Basil Wenceslas, ce mariage était idéal pour regonfler le moral de chacun ; le rapprochement de Theroc et de la Hanse renforcerait ce sentiment. Peter coopéra, heureux d’avoir l’impression d’accomplir quelque chose de positif. Il suggéra de rendre la cérémonie et les festivités plus joyeuses encore. Il avait à cœur que tout soit parfait pour Estarra, non pour les chaînes d’information. Au gré de leurs brèves rencontres, il s’était pris d’affection pour la jeune femme. Il se pourrait qu’un jour, elle devienne sa seule alliée. Estarra s’était réjouie de revoir ses parents, ainsi que Celli ; quant à Sarein, elle avait eu l’air contente quoiqu’un peu pincée. Par l’intermédiaire du prêtre Vert du palais, le matin même du mariage, la jeune fille avait échangé des messages avec ses frères : Reynald sur Theroc, et Beneto sur Corvus. Le Quartier du Palais avait été nettoyé de fond en comble. On avait poli les pierres jusqu’à ce qu’elles rutilent au soleil ; les fontaines avaient été remplies d’eau colorée, et l’on avait fixé des projecteurs et des bannières aux points les plus élevés de la ville. Au pont suspendu qui enjambait le Canal royal, on avait noué un million de rubans verts. Lorsqu’il jeta un premier coup d’œil sur toutes ces décorations, Peter en eut le souffle coupé – puis il sourit. On avait également planté des fleurs et des arbres dans chaque recoin visible, afin de conférer au Palais des Murmures un « parfum theronien ». Une explosion de confettis et de pastilles argentées symbolisait l’opulence de la Ligue Hanséatique, une manière comme une autre de défier encore la menace hydrogue. On avait mis à contribution le Pèrarque de l’Unisson. La figure emblématique de la religion officielle de la Hanse portait une tenue dorée et un sceptre flamboyant dont l’extrémité projetait un halo. Des maquilleurs avaient rajouté des postiches à sa barbe afin de lui donner une allure plus sage. Il n’avait jamais rencontré les futurs époux, ce qui n’avait pas empêché qu’on lui fasse répéter maintes fois la cérémonie. Peter et Estarra faisaient de même, assistés par OX ainsi que par cinq chargés du protocole. Basil avait insisté sur le fait qu’il était essentiel qu’aucun accroc n’émaille le spectacle. Parfois, quand ils s’embrouillaient dans leurs répliques, les deux jeunes gens se renvoyaient un rire silencieux, juste pour se détendre. Cependant, Peter ne baissait pas sa garde. Le souvenir de son couronnement, et la façon dont on l’avait drogué pour s’assurer de sa docilité lui restaient en mémoire ; c’est pourquoi il n’avait pas l’intention de manger de toute la journée. Bien qu’il n’ait jamais fait sa connaissance, il pensait que le Vieux roi Frederick n’avait été qu’un naïf, indifférent à la politique. Mais lui, Peter – ou plutôt Raymond Aguerra –, était plus malin. Il savait qu’avec la reine, il pourrait très bien diriger la Hanse, avec ou sans les ordres incessants du président. Basil défendait des intérêts économiques qui ne coïncidaient pas forcément avec ceux du peuple ; seul Peter était à même de savoir quand ils suivaient la même direction. Tandis que, dans le Quartier du Palais, retentissaient les premières notes d’une symphonie composée pour l’occasion, Peter et Estarra remontèrent chacun une allée différente, revêtue d’un tapis doré pour lui, vert pour elle. Leurs chemins se rejoignaient devant une estrade sur laquelle les attendait le Pèrarque. La robe d’Estarra était à couper le souffle – les tailleurs s’étaient surpassés. L’uniforme de Peter arborait une profusion de festons, boutons et médaillons d’or, et les manches de son veston étaient galonnées de joyaux. Ensemble, ils formaient un tableau idyllique pour les spectateurs à travers tous les territoires de la Hanse. Les fleurs embaumaient l’atmosphère, et la foule la remplissait du bourdonnement de son excitation. Le roi et sa future épouse marchèrent de conserve au-devant du Pèrarque. Celui-ci leva les bras en signe de bienvenue et de recueillement. Les acclamations se déchaînèrent, au point d’empêcher Peter d’entendre la grandiose symphonie. Partout il apercevait des gardes rapprochés, soi-disant pour le protéger. S’attendait-on réellement qu’un hydrogue se cache parmi la foule ? Ou avait-on peur d’assassins bien humains ? Ou n’étaient-ils pas là, en réalité, pour veiller à ce qu’il ne cause pas d’ennuis ? Sur l’estrade, le Pèrarque psalmodia un discours bref mais émouvant, puis demanda à Peter et Estarra de prononcer leurs vœux. Il leur joignit les mains tout en déclarant d’une voix tonnante qu’ils étaient officiellement mari et femme. Alors, Peter plongea son regard dans celui d’Estarra. Elle était incroyablement belle et, l’espace d’un instant, il oublia tout le reste. Ils s’embrassèrent, sans plus s’occuper du tonnerre d’applaudissements qui éclatait autour d’eux. Et l’espoir, l’émerveillement, le bonheur que Peter lut dans ses yeux valaient tous les efforts consentis. Puis ils continuèrent dans l’allée centrale, laissant le Pèrarque derrière eux. Jusqu’au soir, l’avalanche de couleurs et de sons des festivités ensevelit les jeunes mariés. Le banquet interminable, les toasts, les danses, les spectacles musicaux finirent par donner le vertige à Peter. Le jeune roi savait que la colère et la soif de vengeance avaient exacerbé les attentes du peuple. Au cours de discussions informelles, il avait plusieurs fois évoqué « l’échec du président » dans sa lutte contre l’ennemi, ainsi que la récente expédition sur Golgen, gaspillage de ressources et d’efforts. Avant le banquet, Peter avait donné aux organisateurs des instructions claires sur la place des invités – avec l’intention de remettre Basil à la sienne. Il avait laissé entendre qu’il honorait ainsi le souhait de ce dernier de « rester discret ». Lorsque les invités avaient gagné leurs places respectives dans la salle du dîner, le président avait trouvé avec stupéfaction la sienne changée : au lieu de siéger parmi les invités de marque, auprès du couple royal, il se trouvait relégué dans un coin reculé de la salle, à une table de petits fonctionnaires. Le message était clair, cependant Basil ne pouvait changer de place sans causer d’incident, et Peter savait qu’il n’oserait pas. La fête était à son comble, dans un tournoiement de danseurs et de musique. Le roi se tenait au côté de sa jeune épouse et de ses parents ainsi que de Celli, leur fille cadette ; ce qui se déroulait sous ses yeux la laissait sans voix. L’absence de Basil semblait troubler Sarein, leur seconde fille. Peter réclama le silence pour faire une annonce. — Après toutes ces réjouissances, j’ai besoin d’une petite pause. Si vous voulez bien m’excuser, j’aimerais faire quelques pas dans le jardin des Statues de la Lune avec ma nouvelle famille. (Il embrassa Estarra et ses proches d’un geste affectueux.) Nous vous rejoindrons dans moins d’une heure. Continuez la fête. Les convives applaudirent. Comme prévu, Basil se fraya un chemin jusqu’à lui. La petite plaisanterie de Peter l’avait piqué au vif. Il tenta de mettre un peu de chaleur dans sa voix lorsqu’il dit : — Majesté, permettez-moi de vous accompagner. Peter lui rendit un sourire condescendant, puis répondit assez fort pour être entendu de tous : — Voyons, monsieur Wenceslas (il n’employa pas son titre de président), allez plutôt vous amuser. Nous n’allons pas vous ennuyer avec des affaires de famille. Il prit Estarra par la taille et quitta le banquet à la tête de son petit groupe. Alors qu’ils marchaient dans la fraîcheur de la nuit, Peter écouta les anciens dirigeants de Theroc bavarder gaiement avec leur fille. Ils ne cessaient d’évoquer le festival des papillons, les arbremondes… des préoccupations provinciales, très loin de celles de la civilisation globale du Bras spiral. Néanmoins, tandis qu’il marchait à leur côté, Peter feignit d’être captivé par leur conversation. — Nous devrions apprendre à mieux nous connaître, leur dit-il. Je vous promets de rendre votre fille heureuse. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers le palais où Basil attendait avec les autres. Et songea qu’Idriss et Alexa ne manqueraient pas de se tromper sur le sens du sourire satisfait qu’il arborait… Basil enrageait. Le masque de calme qu’il s’était composé était si fragile que le moindre éternuement aurait suffi à le briser. Il était certain que tous le voyaient ainsi rouge de colère, et il se détestait pour son manque de sang-froid. Comme s’il avait senti sa détresse, son activateur, Franz Pellidor, se glissa près de lui. — Dois-je écouter leur conversation, monsieur ? demanda l’agent spécial. Ils ne peuvent dépasser la limite de portée des micros dissimulés dans le jardin. — Non, grinça Basil à travers ses dents serrées. Ils ne complotent pas dans mon dos. Ce petit spectacle n’était destiné qu’à moi seul. (Il essaya de se détendre en prenant une longue inspiration, puis :) Je crains que notre fringant monarque ne devienne chaque jour de plus en plus récalcitrant. Il se tut un instant pour regarder les invités, avant de murmurer : — Il faudra sans doute envisager d’autres possibilités. 101 LE MAGE IMPERATOR Le Mage Imperator avait beau contrôler son empire sous tous les angles, celui-ci partirait en quenouille s’il ne parvenait pas à avoir barre sur Jora’h. La rébellion de son fils aîné ruinerait son œuvre visant à assurer l’avenir de la race ildirane. Le Premier Attitré n’avait pas supporté la vérité sur le sort de sa stupide maîtresse humaine et sa colère risquait de perturber toute la toile délicate d’arrangements que le monarque voulait protéger avant de mourir. Cyroc’h avait mis du temps à se rendre compte qu’une simple discussion ne suffirait pas à guérir Jora’h. Il avait sous-estimé combien cette fille comptait pour son fils. Les Mages Imperators devaient se soumettre à de cruelles obligations, mais Jora’h n’avait pas été sensible à ces explications. Les Ildirans acceptaient d’instinct l’omniscience de leur dieu-empereur dispensée par le thisme. Chacun d’eux obéissait, sachant que ces ordres provenaient de la Source de Clarté. À son grand désarroi, Cyroc’h savait désormais que Jora’h ne serait plus aussi malléable que le reste de ses sujets. Il avait montré trop d’indulgence à son égard, et ce pendant trop longtemps. Son fils était aveugle à son propre destin. L’Empire ildiran ne survivrait pas à une telle rupture – surtout maintenant. D’une manière ou d’une autre, le problème devait être résolu. Et très vite. Avec détermination, Cyroc’h s’assit dans son chrysalit. Les replis de graisse autour de ses yeux se froncèrent tandis qu’il réfléchissait à la meilleure stratégie à adopter. En un siècle de gouvernance, il avait géré de nombreuses crises. Mais aucune ne l’avait blessé à ce point. Il devrait soit tuer son fils aîné, soit lui faire voir la lumière. Depuis leur confrontation, Cyroc’h refusait de tenir audience dans la hautesphère. Au sommet de sa colonne de lumière, son hologramme continuait de regarder d’un air bienveillant les pèlerins qui avaient traversé les sept canaux et gravi les marches menant au Palais des Murmures. Mais Cyroc’h n’était plus capable de donner le change, alors que les doutes tourbillonnaient sous son crâne. Jora’h avait juré d’embarquer à bord d’un vaisseau pour se rendre sur Dobro. Afin de l’en empêcher, le Mage Imperator retenait tous les appareils au sol. Il était allé jusqu’à interdire aux vaisseaux de commerce de quitter Mijistra, en dépit de ce que cela coûtait à l’économie. Mais de telles mesures ne pouvaient durer longtemps. Jora’h était plein de ressources, et bien déterminé à se venger. Il trouverait un moyen de mener à bien ses plans, si extravagants soient-ils. Cyroc’h devait donc agir sans tarder : ses sujets finiraient par percevoir la confusion qui l’habitait – et le doute induisait plus de chaos qu’une mauvaise décision. Les Mages Imperators ne pouvaient s’offrir le luxe de se sentir désarmés. Des pointes de douleur ne cessaient d’assaillir son système nerveux, comme si les tumeurs se déchaînaient dans son cerveau. Il devait supporter son agonie et ne rien en montrer. Il lui était impossible de prendre des analgésiques, ni même de stimulants comme le shiing : s’ils atténuaient la douleur, ils lui ôtaient toute emprise sur le thisme. Cela, il ne pouvait se le permettre. D’une voix rauque, il lança : — Bron’n, aide-moi ! Ramène-moi les assisteurs. Le garde appela les minuscules serviteurs. Ceux-ci affluèrent en jacassant. Leur existence consistait à dorloter le Mage Imperator. Bron’n se mit au garde-à-vous, la main sur son katana d’apparat. La lame effilée luisait tel un diamant dans la lumière baignant la salle aux murs translucides. Cyroc’h appuya sur des boutons afin de modifier la forme de son chrysalit. Celui-ci s’inclina vers l’avant de sorte que l’on puisse le déplacer comme un palanquin. Les assisteurs s’affairaient autour de lui ; ils étalaient des baumes sur sa peau, le nettoyaient, ajoutaient couvertures et coussins, lui calaient la tête. Deux d’entre eux peignaient avec amour sa tresse agitée de soubresauts. Dès qu’ils furent prêts, Bron’n frappa le bout de son katana contre le sol vernissé, et ils s’attelèrent au palanquin. — Quelle est votre destination, Seigneur ? Cyroc’h refoula ses tourments en prenant une longue inspiration. — Je souhaite rendre visite à l’Attitré d’Hyrillka. Emmenez-moi à l’hôpital du palais. — Comme vous l’ordonnez, Seigneur. Le cortège impromptu traversa les halls voûtés, puis franchit les chutes d’eau incrustées de joyaux. Courtisans, fonctionnaires et pèlerins le regardaient avec stupéfaction et s’écartaient en hâte sur son passage. La rumeur de la venue de Cyroc’h le précéda et, le temps qu’il arrive au quartier hospitalier, deux membres du kith médical s’avancèrent, fiers mais intimidés par la présence du Mage Imperator. — Votre état a-t-il empiré, Seigneur ? s’alarma l’un des médecins. Il vint le renifler, afin de détecter un éventuel accroissement de son mal. — Non, je suis venu voir mon fils Rusa’h. — Son état est stationnaire, indiqua un second médecin. Il repose paisiblement, mais son esprit reste piégé dans le sous-thisme. — Néanmoins, je veux le voir, rétorqua Cyroc’h, avant de murmurer : Quant à mes propres défaillances, si vous les évoquez encore à haute voix, je devrai vous faire exécuter. Aujourd’hui plus que jamais, son peuple ne devait rien savoir de la faiblesse de son chef. Les médecins se regardèrent avec horreur en comprenant leur bévue. Cyroc’h avait une confiance absolue en Bron’n, qui veillerait à ce que ses assisteurs soient assassinés en secret dès cette visite achevée. Une décision inévitable. Nul ne devait révéler sa maladie – pas encore. Le peuple ne devait jamais perdre espoir. Les assisteurs placèrent le chrysalit à côté de la forme inanimée de Rusa’h de sorte que le Mage Imperator puisse contempler son visage. Celui-ci était potelé, maladif… l’image même de la faiblesse. Jora’h, l’aîné, s’était toujours montré orgueilleux et satisfait ; un rêveur, naïf et manquant de pragmatisme. Son deuxième fils, l’Attitré de Dobro, était inflexible et d’une fidélité à toute épreuve, même si aucune compassion ne l’habitait. Rusa’h, en revanche, avait vécu dans le luxe et l’insouciance, sans autre occupation que la nourriture, la drogue et son harem. Quand les hydrogues avaient dévasté Hyrillka, il était tombé dans un abîme d’où il n’avait ni la volonté ni la force de s’extraire. — Tu as toujours été trop mou, Rusa’h… sans aucun cran. Il commençait à se demander si son fils ne refusait pas de sortir de l’inconscience par pure incapacité d’affronter la réalité. Dans sa jeunesse, Cyroc’h avait aimé beaucoup de femmes. Pour lui, seuls les fils issus de la noblesse avaient compté. Pourtant, il avait du mal à se rappeler la mère de Rusa’h. En donnant naissance à une nombreuse progéniture, il n’avait fait que fabriquer des instruments au service de l’Empire ildiran… exactement comme lui-même. Aujourd’hui, Jora’h était l’instrument le plus important de tous. Si seulement j’avais plus de temps, si la situation n’était pas aussi urgente… Le Mage Imperator pesta contre sa propre faiblesse – des aiguilles de douleur le transpercèrent, comme si des oiseaux de proie lui déchiraient le cerveau. Il devait extraire Jora’h de sa gangue de naïveté et d’autosatisfaction, lui faire comprendre les nécessités du pouvoir. C’était cruel, mais indispensable. Il n’avait plus de temps pour la compassion. Il eut un geste brusque en direction de Bron’n. — Le sort de Rusa’h constitue un avertissement pour nous tous. L’Empire peut supporter la disparition d’un Attitré hédoniste et inutile… mais mon fils aîné est vital à la survie de notre peuple. Je ne prendrai pas le risque de le perdre. Pour faire bonne mesure, il ordonna l’exécution des deux médecins. Régler les points de détail. De toute façon, il n’en avait plus besoin – que pouvaient-ils faire pour lui à présent ? Quant à Rusa’h, soit il trouverait tout seul la force de survivre… soit il mourrait dans les limbes du sous-thisme. Peu importait. — Mène-moi à la hautesphère, Bron’n. Je tiendrai audience cet après-midi. — Vous en sentez-vous la force, Seigneur ? demanda l’un des médecins. Cyroc’h le regarda de travers. — Je le dois. Ce n’est que lorsque Jora’h accéderait lui-même au rang de Mage Imperator que les rayons-âmes du thisme se révéleraient à lui. Alors, tous les plans lui apparaîtraient. Malgré son innocence et son scepticisme, il comprendrait la nécessité de l’œuvre de son père et de tous ses ancêtres avant lui. Il verrait qu’il n’existait pas d’alternative. Absolument aucune. 102 NIRA Il y avait des siècles que l’on n’avait pas connu une saison sèche aussi terrible. Depuis six ans, Nira étudiait le cycle météorologique de Dobro grâce à ce qu’elle avait appris en tant qu’acolyte des prêtres Verts. Son climat restait clément des mois durant, avec une pluviosité suffisante et des vents modérés. Puis les nuages disparaissaient, l’air devenait aride et les collines se flétrissaient. L’herbe qui avait fleuri au cours de la saison des pluies se desséchait alors en un tapis compact, hautement inflammable. Une simple étincelle suffisait à mettre le feu… Tandis que l’incendie se répandait à travers les hauteurs et gagnait les vallées, les équipes de travail se déployaient, de plus en plus étiques. Blessés et couverts de suie, humains et Ildirans combattaient avec tout ce qu’ils avaient sous la main, mais le brasier poursuivait son expansion. Il y avait longtemps que Nira ne ressentait plus ni douleur ni épuisement. Dans son imagination, elle croyait entendre les plantes crier à l’approche des flammes – et elle ne pouvait les aider. Avec sa bêche, elle déracinait les broussailles afin de mettre la terre à nu. Le feu roulait comme le tonnerre. Les bourrasques charriaient cendres et étincelles ; la litanie qu’elles chuchotaient à son oreille et criaient à la face des cieux était celle du désespoir. Nira rameuta ses compagnons et leur suggéra des façons de mieux lutter contre les flammes. Elle en connaissait la plupart, en particulier ceux qui avaient commencé à croire à ses histoires. Le feu était un ennemi que l’on pouvait – qu’ils pouvaient tous – combattre. Ses poumons lui brûlaient. Des larmes noires de suie coulaient de ses yeux, laissant des sillons verts sur ses joues. Les chefs d’équipe ildirans braillaient sur leurs hommes afin qu’ils travaillent plus vite et plus dur, même si beaucoup d’entre eux s’écroulaient sous le poids de la fatigue et de la chaleur. Contre toute attente, Nira puisait au fond d’elle-même la force de continuer. Les bombardiers d’eau déversaient leur cargaison sur les coteaux les plus exposés, détrempant l’herbe devant le front d’incendie. Au prix d’incroyables efforts, les équipes parvinrent à protéger les collines sur un côté et à forcer le brasier à contourner leurs barricades pour redescendre vers les vallées à l’opposé du camp… en direction d’autres arbres jusque-là épargnés. Nira continuait de se frayer un chemin à travers les herbes denses. Des cloques et des brûlures couvraient sa peau. Elle voyait des étincelles sauter de plante en plante tels des lutins malicieux. Des flammes jaillissaient des massifs et gagnaient un îlot d’herbes sèches, un bosquet d’épineux luttant pour survivre dans une petite dépression… Une terreur viscérale la tenaillait. Dobro n’était guère un monde accueillant, même si sa végétation lui rappelait de loin les majestueuses forêts de Theroc. Mais le spectacle des plantes dévorées par les flammes lui brisait le cœur. Elle redoubla d’ardeur, suffoquant dans les broussailles fumantes. Peu à peu, elle perdait du terrain… mais refusait d’abandonner. Les flammes finirent par rattraper les taillis. Les Ildirans n’en avaient cure. Protéger la ville et le camp d’élevage était leur unique préoccupation. Ils veilleraient à mettre les prisonniers à l’abri si le brasier menaçait leur vie. Mais les arbres périraient tous. Les arbres ! Nira pouvait les sentir. Elle les fixa du regard, les yeux écarquillés, essayant de faire le vide dans sa tête. Les taillis semblaient la supplier en silence. La joie de communiquer avec les siens ne lui avait jamais autant manqué. Son esprit était resté trop longtemps silencieux, privé de la conversation des prêtres et du savoir de la forêt-monde. Il était difficile de voir quoi que ce soit dans l’air enfumé. Personne ne la regardait… Subitement, Nira entrevit sa chance. Elle laissa tomber son outil et se mit à courir. Le dos courbé, elle fila à travers les herbes murmurantes, plus vite qu’elle ne l’avait jamais fait au sein de la forêt-monde. Elle se dirigeait vers les arbustes, comme s’ils avaient le pouvoir de la protéger ou de la soustraire à cet horrible monde. Il lui fallait croire en ce qu’elle faisait. Elle n’avait pas parcouru cent mètres que des cris et des jurons retentirent. Elle ignora les ordres et les menaces : que pouvait-on lui faire qu’elle n’ait déjà subi ? Elle devait atteindre les arbres. Les gardes se lancèrent à sa poursuite, écrasant l’herbe sèche sous leurs pas ; Nira ne ralentit pas. Elle soufflait et ahanait, mais le soleil rubicond lui communiquait la force dont elle avait besoin. Cela faisait des années qu’une telle rage ne l’avait pas habitée. Peut-être serait-elle capable d’offrir le salut aux prisonniers, avec l’énergie qui la portait en cet instant. Si elle pouvait envoyer un message grâce à ces arbres – ces lointains cousins des arbremondes –, les prêtres Verts sauraient ce qui se passait sur Dobro. Ils diffuseraient la nouvelle, trouveraient un moyen de dépêcher de l’aide… et les prisonniers seraient libérés. Pas seulement elle, mais tous les esclaves voués à la reproduction. Ici, sur les collines, aucune clôture, aucun baraquement ne la retiendrait prisonnière ; ici, aucun médecin, aucun mâle ildiran ne la violerait jusqu’à ce qu’elle ait conçu un nouvel enfant. La jeune fille n’avait pas planifié son évasion. Elle savait qu’elle ne disposait que de peu de temps, de sorte qu’elle accéléra encore l’allure. Ses jambes et ses pieds saignaient, mais elle ne ressentait pas la douleur. Ses poursuivants criaient, furieux d’avoir été arrachés à la bataille contre le feu. Nira atteignit enfin les arbres tordus. Dans l’air torride, les cendres dérivaient telle une neige grise. Nira s’enfonça dans le bosquet, écartant les branches épineuses et les ronces qui lui déchiraient la peau comme des griffes. Elle continua néanmoins, percevant la force vitale qui se déployait dans leurs racines, sous la terre. C’étaient des arbres. — Je vous en supplie, écoutez-moi, cria-t-elle d’une voix rauque. Je vous en supplie ! (Finalement, entourée par un enchevêtrement de branches, elle tomba à genoux et étreignit l’un des troncs difformes.) Écoutez-moi, oh, écoutez-moi ! Elle tenta d’envoyer un message à la forêt-monde, un appel à l’aide pour dire qu’elle était toujours en vie. Le sort des humains de Dobro dépendait d’elle, même s’ils n’en avaient pas conscience. Mais aucune réponse ne lui parvint. Aucune. Elle appuya son front sur l’écorce en fermant les paupières. Son appel se mua en cri, dans lequel elle mit toutes ses forces. Elle pensa à Osira’h, à ses quatre autres enfants, aux descendants du Burton. Le silence, toujours. Nira serrait le tronc comme un étau, insensible aux épines, insensible au sang qui dégouttait jusqu’à ses yeux. Elle ne voulait pas renoncer. — S’il vous plaît… s’il vous plaît… Mais ce n’était qu’un arbre, non un élément de la forêt-monde. Juste un arbre… condamné à se consumer dans l’incendie. Lorsque les sbires de l’Attitré la découvrirent, elle enlaçait les branches en sanglotant. Ils taillèrent en pièces les fourrés pour l’atteindre, et la forcèrent à les suivre malgré ses vaines contorsions et ses appels dans le vide… 103 LE ROI PETER Après des heures épuisantes de danse, de musique et de festins en l’honneur de son mariage, Peter se retira dans ses appartements privés, qui occupaient une aile du Palais des Murmures. Le silence soudain l’assourdit. Il était heureux de se retrouver enfin seul. Avec Estarra. À présent, la jeune femme était sa femme… sa reine. Elle était intelligente, ardente et timide à la fois. Jusqu’à présent, elle n’avait pas trouvé sa place. Pour lui, elle demeurait un mystère merveilleusement intrigant. Des gardes rapprochés étaient postés derrière les portes de la chambre royale. Soudain mal à l’aise, Peter se tourna vers Estarra. Il lui prit doucement le menton pour qu’ils puissent se regarder dans les yeux. — Je crois que je serais moins effrayé à l’idée d’affronter une délégation entière d’hydrogues que je ne le suis maintenant. Après un instant de surprise, Estarra éclata de rire, et leur appréhension mutuelle s’évanouit comme par magie. — Vous avez peur de moi ? — De nous deux. Avant qu’Estarra ait pu répondre, les portes s’ouvrirent et OX entra. Comme un simple serviteur, il portait un plateau avec une bouteille de vin et deux verres d’une transparence qui les rendait presque invisibles. On avait ouvert la bouteille, puis replacé le bouchon dessus. — Désolé de vous déranger, Roi Peter et Reine Estarra, déclara OX comme s’il se délectait de prononcer ces titres. Le président vous offre cette bouteille de vin de la Hanse. L’un des meilleurs millésimes. Heureux de trouver de quoi occuper ses mains, Peter retira le bouchon et regarda l’étiquette. — C’est un Chiraz de Relleker, d’un siècle d’âge… comme si nous avions encore besoin de boire. — Je parie qu’il coûte une fortune, dit Estarra. Peter remplit deux verres et fit tourner le vin à l’intérieur. — Règle numéro un : ne jamais faire confiance à Basil. (Il alla vider les verres au pied d’une plante verte, dans un coin de la chambre.) Il est probablement empoisonné. Elle rit, mais pas Peter. Il n’était pas certain lui-même de plaisanter. OX se tenait immobile et attentif, comme s’il attendait des ordres de leur part. Peter adressa un sourire hésitant à sa jeune épouse. — Voilà des semaines que je désirais être seul avec vous. Mais aujourd’hui, on m’a traîné d’un endroit à l’autre et on m’a tant sollicité que je n’ai guère eu le temps d’y songer… jusqu’à cette minute. Estarra pouffa. — C’est la même chose pour moi. Je n’ai pas peur de vous, Peter, mais toute cette situation est… (elle eut du mal à trouver le mot juste) intimidante. Il se tapota le menton. — Peut-être avons-nous besoin d’un peu de temps pour décompresser. Que nous nous trouvions seuls dans mes quartiers privés ne veut pas dire forcément que… je veux dire, pas tout de suite, à moins que vous… je veux dire… Estarra rit de nouveau. — Ainsi, le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne n’est au fond qu’un gamin maladroit ! Cela ne figurait pas dans les notes que ma sœur m’a remises. Peter n’était pas ignorant en matière de sexualité – Basil y avait veillé, bien sûr. Fournir des maîtresses à un jeune homme tourmenté par ses hormones constituait un moyen idéal pour le contrôler. Il s’agissait d’expertes en séduction d’une grande beauté. Peter n’avait jamais vu aucune d’entre elles plus d’une fois. Le conseil de Basil avait eu valeur d’ordre : « Ne commettez jamais la folie d’en tomber amoureux. Ce n’est pas leur fonction. » Peter les avait trouvées divertissantes et assurément agréables, mais elles avaient reçu pour instruction de ne pas discuter avec lui et de partir dès qu’elles l’avaient comblé. Longtemps, il ne s’était pas rendu compte de ce qui lui manquait. Estarra n’avait rien à voir avec cela. Une idée lui vint soudain, et il s’anima. — Vous m’avez dit que vous vouliez nager avec les dauphins. OX, lança-t-il en se tournant vers le comper, crois-tu pouvoir organiser cela, malgré l’heure tardive ? — Vous êtes le roi. Une telle demande ne devrait poser aucune difficulté. L’espace d’un instant, Estarra parut soulagée. — Oui, j’aimerais nager… un petit moment seulement. Lorsqu’il ouvrit la porte, Peter alarma les gardes de faction dans le corridor. Il les rassura d’un geste. Marchant à la manière d’un soldat mécanique, OX ouvrit la voie à travers les couloirs. Les gardes se pressèrent à leur suite. OX avait envoyé des ordres, de sorte que la piscine d’eau de mer était éclairée lorsqu’ils entrèrent. On l’avait construite pour ressembler à une grotte d’île volcanique. Peter et Estarra, qui portaient encore leur tenue de noces, se rendirent dans des vestiaires séparés. En prévision de l’arrivée de la jeune femme, les gens du Palais s’étaient procuré des maillots de bain de styles différents. Tandis qu’il se changeait, Peter se demanda lequel elle choisirait, et de quoi elle aurait l’air avec. Ils se rejoignirent au bord du bassin, dans l’air humide. Dès qu’elle lui apparut, Peter retint son souffle. La jeune fille n’avait pas eu besoin de stylistes ; le maillot turquoise qu’elle avait enfilé avait l’air d’écailles de dragon iridescentes sur sa peau. Peter ne l’avait vue qu’en habits de cérémonie, surchargée de foulards et de bijoux, de sorte qu’il avait dû faire appel à son imagination pour se la représenter au naturel. Et celle qu’il voyait en cet instant était superbe. Elle possédait de longues jambes musclées, sans doute grâce à ses courses et ses escalades dans les arbres de la forêt-monde. Une poitrine ferme tendait le tissu moulant de son maillot. Ses bras étaient souples et forts… Elle se fendit d’un sourire éclatant en surprenant son regard. — Moi aussi je peux vous lorgner, mon roi, mais je tâcherai de le faire avec un peu plus de discrétion ! Peter allait répondre quand OX ouvrit les portes sous-marines. Trois dauphins jaillirent à la manière de loutres joueuses – trois torpilles d’un gris lustré qui s’ébattirent sans retenue. Leur museau effilé creva la surface, et ils lancèrent force sifflements, à la recherche de partenaires de jeu. Estarra eut un hoquet de ravissement. — Venez, dit Peter. L’eau est tiède et les dauphins sont très gentils. Il se retourna et plongea sans une éclaboussure. Plus circonspecte, Estarra se coula dans l’eau, comme si elle hésitait quant à la manière de faire… avant de s’écarter du bord d’une poussée. Les dauphins nageaient autour d’elle, tamponnaient ses jambes et sautaient pour l’asperger. Estarra s’étranglait de rire. Deux dauphins faisaient faire des cercles à Peter, qui s’était accroché à leur aileron dorsal. Au bord, OX attendait patiemment. Parfois, leurs ébats l’éclaboussaient, mais les gouttes glissaient sur son armure sans qu’il paraisse le remarquer. — Il doit y avoir des océans sur Theroc ? interrogea Peter. — Oui, mais nous vivons au cœur de la forêt-monde, loin des côtes. On peut trouver des marécages, des ruisseaux et des étangs, mais rien d’aussi grand que cette piscine. Une fois, je suis allée avec mon frère Reynald dans un village riverain des Lacs Miroirs, et j’ai nagé à la lueur des étoiles. Peter faisait du surplace auprès d’elle. — Il me sera difficile de rivaliser… — Il n’est pas question pour vous de rivaliser – seulement de rendre mémorable ce moment ensemble. Il la prit au dépourvu en lui plantant un baiser sur les lèvres. Tout de suite, il s’écarta avant d’avoir pu voir sa réaction. Lorsqu’il jeta un coup d’œil derrière lui, il vit de l’amusement danser dans son regard, et son cœur palpita. — Merci, dit-elle doucement tandis qu’elle rejoignait le petit bain. C’est ce dont j’avais besoin pour me sentir à l’aise. Peter lui montra comment se tenir à un dauphin. Ils chevauchèrent côte à côte tandis que les mammifères marins s’amusaient autour d’eux. Peter lâcha prise, plongea et saisit Estarra par la cheville. Elle rua mollement. Quand le jeune homme refit surface pour respirer, il s’aperçut qu’elle riait. Il ne se rappelait pas la dernière fois où il s’était ainsi laissé aller. Mais c’était sa nuit de noces, le début de sa lune de miel, il n’y avait aucun mal à s’amuser. Au bord de la piscine, Peter aperçut le comper qui tenait deux grandes serviettes de bain. Il n’avait plus aucune idée de l’heure. — Je crois qu’OX nous invite discrètement à sortir, dit-il. Estarra leva les yeux. — Alors, je suppose qu’il vaut mieux accepter l’invitation. Elle étonna Peter en l’embrassant à son tour, un peu plus longtemps et moins maladroitement que lui. Puis elle sortit de la piscine, ruisselante et scintillante sous l’éclairage de la salle. Elle se drapa dans la serviette que lui tendait OX et regarda Peter, toujours dans la piscine. — Eh bien, venez-vous – ou tenez-vous à me faire attendre ? Ils passèrent un habit de soirée que des domestiques avaient judicieusement préparé à leur intention. Les gardes royaux les attendaient à la sortie de la piscine, imperturbables. À présent, le couple se sentait parfaitement à l’aise ; ils se tenaient même la main en pénétrant dans leurs appartements privés – des appartements qu’ils partageraient, dorénavant. OX les laissa et verrouilla la porte derrière lui. Dans l’intimité de la suite royale, enfin, plus rien ne viendrait les interrompre ni les distraire. La chevelure encore mouillée, Estarra contempla Peter. — Je n’avais jamais imaginé que je n’embrasserais pas mon mari avant ma nuit de noces. (Elle fit un pas dans sa direction. Elle semblait le taquiner.) N’étiez-vous pas censé gagner mon cœur à la mode courtoise, au terme d’une cour longue et romantique ? Il glissa ses bras autour de sa taille et l’attira contre lui. Son cœur battait à tout rompre, chacun de ses nerfs vibrait d’excitation. — Notre nuit de noces n’a pas à être le terme d’une longue cour. Pourquoi ne pas la considérer au contraire comme son début ? (Il lui sourit d’un sourire sincère.) Après tout, je dispose de toute la puissance de la Hanse pour vous impressionner. Avant de perdre tout contrôle sur lui-même, il l’embrassa de nouveau. Estarra s’accrocha à lui, et leur baiser devint langoureux. Au début, il goûta le sel sur ses lèvres pleines ; mais bientôt il n’y eut plus qu’elle contre lui… et il se demanda pourquoi Basil les avait tenus séparés si longtemps. Ils s’interrompirent enfin, haletants, mais restèrent soudés l’un à l’autre. Estarra choisit cet instant pour glousser. — Quoi, n’avons-nous pas fait comme il faut ? demanda Peter. — Je ne sais pas, répondit-elle. Je suppose que l’on pourra beaucoup s’entraîner. — Je m’arrangerai pour adapter mon planning royal à nos… entraînements, ma reine. Ils s’embrassèrent encore, moins gauchement cette fois. Et bien plus longtemps. Plus tard, Estarra remarqua qu’il avait fait installer au chevet du lit un surgeon d’arbremonde, l’un des pots qu’elle avait apportés de Theroc. Enfin seuls, Peter et elle profitèrent doublement de leur nuit de noces : non seulement parce qu’ils firent l’amour pour la première fois, mais aussi parce qu’ils purent se parler librement. 104 TASIA TAMBLYN Au retour d’Osquivel, les soldats les plus gravement blessés et les vaisseaux les plus endommagés furent acheminés sur Nouveau Portugal, la colonie la plus proche dotée d’installations militaires. Tasia y fit débarquer dix-neuf membres de son équipage. Vingt-huit soldats gisaient, congelés, dans la morgue de la Manta. Plus tard, sur Terre, chacun d’eux recevrait les honneurs militaires. Une dizaine d’hommes avaient été aspirés dans le vide, par les brèches de la coque. Les vaisseaux survivants revenaient tant bien que mal, chacun à sa propre vitesse, après avoir effectué les réparations d’urgence. Ils devraient subir de grosses réfections structurelles, une fois de retour aux docks orbitaux des FTD. Tasia dut se soumettre à un examen médical. On la déclara en parfaite santé, hormis quelques ampoules et brûlures qui auraient cicatrisé le temps qu’elle rejoigne la base martienne. Des psychologues de l’armée s’entretinrent avec les rescapés. Pour Tasia, ils ne représentaient qu’une perte de temps. D’une voix lénifiante, ils lui dirent que ses railleries ne rendraient pas son rétablissement psychique plus rapide. À quoi bon ? Personne ne s’était donné la peine de la « conseiller » après la disparition de Ross, ou celle de son père. Et personne ne semblait se soucier du fait que Robb Brindle était mort pour rien. Dans sa grande bonté, le général Lanyan accorda une permission d’une semaine aux soldats. Tasia reçut l’ordre de faire relâche. Au lieu de cela, elle se mit en quête des parents de Robb. Grâce à son dossier, les retrouver se révéla aisé. Le lieutenant-colonel Brindle était fils de militaires, et chacun de ses parents avait été officier de carrière. Ces quinze dernières années ils avaient travaillé dans le privé, mais on les avait réincorporés au cours de la guerre contre les hydrogues. Pour le moment, ils servaient comme instructeurs, mais si les FTD continuaient à perdre des officiers et des vaisseaux à ce rythme, ils pourraient bien se retrouver affectés au combat. Tasia les dénicha sur Terre, dans une base d’entraînement près du pôle Sud. Si les manœuvres et les exercices dans le froid extérieur n’épargnaient pas les officiers, ceux-ci bénéficiaient néanmoins de casernes confortables. La base antarctique était chauffée et offrait tous les agréments de la civilisation. N’importe quel Vagabond s’y serait presque senti dorloté. Avant de rencontrer les Brindle, Tasia enfila son plus bel uniforme. Il ne faisait pas de doute que Robb recevrait une pleine poignée de médailles pour son héroïsme. Comme si cela importait, à présent… Natalie, la mère de Robb, n’était plus que l’ombre d’elle-même. Son visage n’exprimait aucune émotion. Conrad, son mari, avait l’air rempli de colère, même s’il ne s’en prit pas directement à Tasia : — Vous vous êtes déplacée pour rien, commandant Tamblyn. On nous a déjà annoncé que notre fils faisait partie des soldats tombés à Osquivel. Natalie enfonça ses mains dans ses poches. — Oui, nous avons reçu un message signé du général Lanyan lui-même. — Je ne suis pas ici à titre officiel, répondit Tasia. Robb était un ami proche… un ami intime. D’une seule traite, elle raconta comment il avait tenu à accomplir la mission d’ambassade auprès des hydrogues, pour avoir la chance, même infime, de les convaincre d’engager le dialogue. — Il a vu quelque chose dans les abysses. Ses derniers mots ont été : « C’est magnifique, tellement magnifique… » Personne ne sait ce qu’il a vu, ni ce qu’il a tenté de nous dire. — Ce n’est pas la première fois qu’une famille de militaires souffre de ce genre de tragédie, marmonna Conrad Brindle. Et ce ne sera certainement pas la dernière. Notre fils a fait son devoir. Il s’est porté volontaire, et il n’a pas eu peur. Nous sommes fiers de lui. — Robb a toujours voulu s’engager, dit la mère. Il se sentait honoré de servir dans l’armée. — C’est vrai, approuva Tasia. Je voulais juste que tous les deux, vous sachiez les circonstances de sa mort. De retour sur la base martienne, Tasia apprit avec inquiétude qu’EA n’était pas rentré de sa mission secrète sur Rendez-Vous. Les chantiers spationavals d’Osquivel avaient bien été dissimulés, ce qui signifiait que son comper avait délivré son message à l’Oratrice Peroni. Mais il n’était jamais revenu. Denn Peroni, un riche marchand, était récemment arrivé sur la Lune à fin de ravitaillement. D’après son plan de vol, il n’avait pas l’intention de s’attarder, de sorte que Tasia disposait de peu de temps. Elle emprunta une Rémora et utilisa les quelques heures de congé qui lui restaient pour intercepter le Vagabond. Elle le découvrit sous le dôme de l’astroport, niché à l’ombre d’un cratère. Il faisait les cent pas devant son vaisseau, comme s’il cherchait quelqu’un sur qui passer ses nerfs. La jeune fille s’approcha de lui, habillée d’un simple treillis, et Peroni lui jeta un regard mauvais. Elle leva une main apaisante. — Je suis Tasia, la fille de Bram Tamblyn. Peroni battit des paupières en la reconnaissant. — Oui, la sœur de Ross ! J’ai entendu dire que tu t’étais engagée chez les Terreux. Tu ferais mieux de te tenir à distance, je suis à deux doigts de tuer quelqu’un. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — Un vrai bordel, répondit Peroni en secouant la tête. J’ai rempli les bons formulaires, mais quelqu’un ne les a pas traités comme il fallait. Maintenant, je dois rester ici avec mon vaisseau en saisine jusqu’à ce que l’affaire soit « examinée ». Ils ne peuvent même pas me dire combien de temps ça va prendre. — À Grosse Dinde, grosse bureaucratie, compatit Tasia. J’aurais aimé vous aider, mais l’armée n’a rien à voir avec les règlements commerciaux. Peroni eut un geste de dérision. — J’ai une question à vous poser, souffla alors Tasia. J’ai envoyé EA, mon comper, sur Rendez-Vous pour avertir Del Kellum. Peroni sourit. — Tu as rendu un immense service aux clans. Après ce que les hydreux ont fait là-bas, je ne voudrais pas offrir aux Terreux la moindre excuse pour s’en prendre à nous. Tasia fronça les sourcils. — Mais mon comper n’est jamais revenu. Le marchand ne parut pas excessivement inquiet. — Les compers ont un esprit plutôt rigide, tu sais. Ils se font vite déborder par les problèmes compliqués. Même les meilleurs. Néanmoins, je crois qu’EA n’était pas censé rester longtemps loin de toi. Il aurait dû suivre ses instructions. — Exactement. Sauf qu’il ne se trouve pas sur la base. Et il n’a jamais enregistré son retour. — Ces derniers temps, trop de vaisseaux de Vagabonds ont disparu en cours de route, indiqua Peroni. Peut-être EA était-il à bord de l’un d’eux. — Je souhaite que non, dit-elle avec inquiétude, avant de le remercier : Eh bien, j’espère que tu parviendras à régler ta paperasserie. L’homme eut une moue dégoûtée. — Je finis toujours par y arriver. 105 JESS TAMBLYN Ce monde était un océan démonté, dépourvu de vie. Il ne possédait pas de nom, simplement une indication sur les cartes que les Vagabonds avaient autrefois achetées aux Ildirans. Personne ne l’avait trouvé suffisamment intéressant pour l’examiner de plus près. L’endroit parfait, selon le wental. Jess percevait l’émoi de l’entité. Il pilota son vaisseau à travers des nuages gris balayés de vents violents. Des éclairs semblaient bondir d’un orage à l’autre en un ballet sans fin. Mais, comparé à l’enfer d’Isperos, où Jess avait emmené naguère Kotto Okiah, cette planète n’offrait rien de très périlleux. Les Vagabonds avaient l’habitude de ces mondes à la beauté sauvage. Explorer l’inconnu avait toujours excité le jeune homme, mais aujourd’hui il se sentait littéralement transporté. Ce qu’il allait réaliser était plus important que tout ce qui avait précédé. L’avenir du Bras spiral en serait à jamais bouleversé. Jess s’était engagé sur un écumeur de nébuleuses par nécessité… ou juste pour s’éloigner de Cesca et laisser la guerre galactique se régler d’elle-même. Aujourd’hui, il allait peut-être introduire un allié inattendu, capable de contrecarrer les plans des hydrogues. S’il parvenait à restaurer les wentals dans leur état initial, de puissants guerriers qui aideraient l’humanité… lui, Jess Tamblyn, n’offrirait-il pas aux Vagabonds au moins autant que le prince d’un monde forestier ? Jess reconnut l’émotion qui l’étreignait, une émotion unique : l’espoir. Peut-être les hommes avaient-ils une chance, après tout. Il survola l’étendue d’eau qui recouvrait la planète. Seule une poignée d’écueils stériles crevait la surface, faisant écumer les vagues. Il devait en trouver un où atterrir. Une tâche difficile – mais rien n’était impossible. À l’abri dans sa cuve, le wental pulsait d’une lumière intérieure. Il semblait vibrer de joie anticipée… même si Jess doutait de pouvoir un jour saisir ses pensées. Ses radars longue portée sondèrent l’horizon jusqu’à ce qu’ils repèrent un affleurement rocheux battu par les embruns. Là-bas. Il semblait suffisamment plat pour atterrir. Il posa adroitement son vaisseau sur ses volets de stabilisation puis se plaqua un respirateur sur le visage. La température extérieure était tolérable, mais l’atmosphère se composait d’azote et de dioxyde de carbone. Puis il descendit jusqu’à la cuve cylindrique. — Ta compagnie a été dépaysante, déclara-t-il en la soulevant avec délicatesse. Je suis heureux de pouvoir t’aider. Il entra dans le sas, manœuvra la porte, puis sortit dans l’air piquant de la planète tempétueuse. Au-dessus de sa tête, les nuages compacts grésillaient d’éclairs. L’océan était une masse dense et grise, pareille à du métal fondu. Les vagues coiffées d’écume bouillonnaient. Un brisant frappa le rocher, dispersant un nuage dans les airs. — Ça n’a pas l’air très accueillant, dit Jess. Au contraire, émit le wental, c’est une libération pour nous, après une éternité de dispersion dans le désert du cosmos. (Il frémit d’impatience au sein de sa cuve.) Vide-nous dans l’océan, et nous serons libres de croître de nouveau. Au bord du rocher, Jess plongea son regard dans l’étendue liquide. Il se rappelait la mer sous la banquise de Plumas où avaient eu lieu les funérailles de Ross. Pour lui, cet endroit était aussi froid et stérile qu’une ardoise vide – mais, pour les wentals, il était riche de perspectives. La cuve se réchauffa dans ses mains. Soudain, l’angoisse l’étreignit. Et si cela ne fonctionnait pas ? Si le wental avait nourri de vains espoirs ? Une pensée pulsa en lui : N’hésite pas. Jess inspira longuement à travers son masque, puis retira le couvercle et inclina la cuve. L’eau de la nébuleuse se déversa dans l’océan sans vie du monde étranger. L’effet fut immédiat… et stupéfiant. Une pâle phosphorescence naquit à l’endroit où la première goutte avait touché la surface. Elle se répandit sur les eaux tel le feu sur une nappe d’essence. L’intensité s’accrut à mesure que le wental prenait possession de son nouveau corps. Un sentiment d’émerveillement s’empara de Jess, ainsi que la certitude d’avoir agi comme il le fallait. L’onde lumineuse se propagea en un flot incontrôlé, insufflant la vie à l’océan. Un cri d’allégresse se répercuta sous le crâne de Jess, une explosion de joie et de puissance. Nous avons ressuscité ! Le wental se diffusa jusqu’au fond des abysses, comme l’eau imbibant une éponge desséchée. Jess sentit sur sa peau les embruns vibrant de vie. Submergé par la joie d’avoir sauvé ces êtres de l’extinction, il hurla son triomphe, les mains tendues vers les cieux orageux. Maintenant, remplis de nouveau la cuve, lui transmit la créature élémentaire. Chaque goutte contient notre essence tout entière. Cela ne nous affaiblira pas. Jess s’exécuta. À partir de ce monde débordant de vie, il pouvait transporter les wentals sur d’autres planètes. Il se sentait dans la peau d’un vieux héros folklorique de la Terre, qui avait lui-même été vagabond : Johnny Appleseed 1. Ce n’est que le début. Va rejoindre tes compatriotes. Demande-leur de nous disperser dans d’autres océans, sur d’autres mondes. — Je le ferai, affirma Jess. À présent, il avait quelque chose à offrir aux clans. Avec l’aide des wentals, les humains auraient de meilleures chances de gagner cette guerre indésirable. Même la Grosse Dinde lui serait redevable. Et, par conséquent, Cesca. Sa quête était achevée. Jess rembarqua, portant la cuve d’eau revitalisée. Avant de la mettre en soute, il remplit une fiole : il la garderait dans sa poche afin de pouvoir continuer à communiquer avec le wental. Ils avaient tant à apprendre l’un de l’autre… Lorsqu’il décolla pour grimper dans les nuages, les wentals ressuscités restés sur la planète commençaient déjà à modifier les conditions météorologiques. Ils drainaient la puissance furieuse des tempêtes et transformaient l’océan en un réservoir d’énergie vitale. La planète sauvage évoquait une batterie chargée au maximum. Le vaisseau grimpa en flèche dans l’espace. Jess accéléra : tout avait changé à présent, non seulement en ce qui concernait la guerre, mais aussi lui-même. Il avait commis une folie en renonçant si facilement à Cesca. Peu importait ce que Reynald et les Theroniens avaient à offrir, Jess aimait la jeune femme et désirait qu’elle lui revienne. Il avait été injuste de sa part de ne pas lui avoir laissé le choix. N’auraient-ils pas pu trouver meilleure solution ? Mais désormais, il pourrait venir à Cesca non plus comme un amoureux transi, mais comme un égal, digne de se tenir au côté de l’Oratrice. Quoiqu’il soit parti depuis des mois, sans contact avec quiconque, peut-être pourrait-il être de retour à Rendez-Vous avant que le mariage avec Reynald ait été célébré. Il devait lui faire changer d’avis. Cette fois, il n’hésiterait pas : il lui déclarerait sa flamme, et au diable convenances et traditions ! Il avait vécu trop longtemps avec son chagrin. Ensemble, Cesca et lui formeraient un couple solide. Tandis que le vaisseau fendait l’espace, Jess se sentait aussi libéré et régénéré que les wentals. 1. Pionnier et missionnaire américain (1774-1847), John Chapman est resté dans l’Histoire sous le surnom de Johnny Appleseed à cause de ses plantations de pommiers. Il est considéré comme l’un des premiers écologistes. (NdT) 106 CESCA PERONI Les plus illustres familles de Vagabonds tenaient séance avec Cesca Peroni au sujet de leurs futurs partenaires theroniens. Après la visite de la flottille de fiançailles sur la luxuriante forêt-monde, Père Reynald avait demandé à venir sur Rendez-Vous. Les chefs de clan émettaient les plus grandes réserves sur le fait d’inviter des étrangers sur leur base secrète. Une longue tradition de méfiance ne pouvait se réformer du jour au lendemain. Ils se faisaient plus circonspects que jamais, surtout quand certains de leurs vaisseaux disparaissaient corps et biens. Alfred Hosaki, qui représentait de nombreux bâtiments de commerce, lança les hostilités : — Nos secrets sont trop précieux pour qu’on les révèle à la légère. Il faut décider si les Theroniens vont devenir nos alliés contre la Hanse, contre les hydrogues, voire les deux – ou ni l’un ni l’autre. — Une Theronienne vient d’épouser le roi Peter, releva la vieille Anna Pasternak. Ne devrait-on pas s’en inquiéter ? Comme Cesca cherchait une réponse appropriée, Crim Tylar suggéra : — Et si nous envoyions un vaisseau dont on aurait occulté les hublots ? Nous interdirions également aux Theroniens l’accès au poste de pilotage. Ils verraient les astéroïdes de Rendez-Vous, certes, mais seraient incapables de les situer par la suite. N’est-ce pas un bon compromis ? — Je ne veux pas engager notre coopération avec Theroc sur cette base, riposta Cesca. La confiance doit être totale. Je suis censée devenir l’épouse de leur dirigeant. Jhy Okiah soupira, comme si elle se rappelait soudain la raison pour laquelle elle avait pris sa retraite. — Bien sûr, si nous devions nous réunir chaque fois qu’il faut décider de révéler ou non un détail de notre vie, nous n’en finirions jamais… Nous, les Vagabonds, devons trancher une question essentielle. De notre choix ici et maintenant dépendra toute notre politique. — Absolument, dit Anna Pasternak. C’est pourquoi il faut être certains de prendre la bonne décision. Torin Tamblyn lâcha un grognement accablé. Ses trois frères et lui avaient joué aux dés pentafaces celui qui viendrait représenter le clan Tamblyn. — Beaucoup de bavardages en perspective, alors…, grogna-t-il. Tarder plus longtemps ne nous donnera pas la solution. Quelle voie indique le Guide Lumineux ? Cesca passa la main dans ses cheveux. Invoquer le Guide Lumineux… Autant jouer à pile ou face. Avant qu’ils aient abouti à une conclusion, un courrier interrompit l’assemblée. Le souffle manqua à Cesca lorsqu’elle lut la requête urgente de Kotto Okiah. Alarmée, elle regarda l’ancienne Oratrice. — La colonie d’Isperos s’effondre. Jhy Okiah, votre fils réclame une flotte de sauvetage au plus tôt, pour une évacuation générale. Les chefs de clans bondirent sur leurs jambes. Ils connaissaient les priorités, les affaires de mariage et de politique attendraient. — J’ai deux vaisseaux ici, indiqua Anna Pasternak. Crim Tylar fit le compte de mémoire. — Moi, j’ai un cargo. Il peut contenir seulement cinq passagers, mais pas mal de matériel et de provisions. Isperos… quel endroit affreux. Cesca contempla l’assemblée. — D’accord. Vous deux, partez dès que possible. Je veux une liste de tous les vaisseaux à l’amarrage – en particulier ceux qui peuvent lever l’ancre immédiatement. Elle relut le message en tâchant de se remémorer sa visite sur la planète incandescente. — Plusieurs salles souterraines se sont déjà effondrées. Deux recycleurs d’air ont lâché, et la lave coule des murs. Kotto donne l’impression qu’il ne leur reste pas beaucoup de temps. Les chefs de clans se pressèrent vers la sortie. Les Vagabonds avaient longtemps vécu sur la brèche, ils avaient déjà affronté de telles situations. Malgré leurs chamailleries, ils se serraient les coudes pour s’entraider, en cas de nécessité. Jhy Okiah tâcha de ne pas montrer son inquiétude. — Kotto résoudra ses problèmes avant que l’on arrive là-bas. C’est un génie. — Bien sûr, opina Cesca, même si elle savait que toute l’ingéniosité des Vagabonds ne pouvait suffire quand les murs commençaient à fondre. Si nous refusions les risques, nous ne serions pas ce que nous sommes. Jhy Okiah eut un rire sec. — Cesca, tu parles en Oratrice même quand nous sommes en privé. (L’angoisse se lisait sur ses traits à présent.) Néanmoins, Kotto ne nous aurait jamais appelés au secours si la situation ne lui avait échappé au point qu’il n’ait vu aucune autre solution. 107 L’AMIRAL STROMO Pendant que les Forces Terriennes de Défense décomptaient leurs pertes, le commandement des dix quadrants s’efforçait d’examiner s’il aurait pu opérer différemment sur Osquivel… et, dans ce cas, s’il aurait pu faire face aux hydrogues. Toute la puissance de feu de l’armement standard n’avait eu que peu d’effet sur les orbes de guerre. Les carbo-disrupteurs et les drones fracasseurs à impulsion n’avaient pas répondu aux espérances des ingénieurs militaires, même s’ils avaient causé quelques dommages. Les compers Soldats avaient détruit des ennemis au cours de leurs actions kamikazes, mais pas en nombre suffisant. Une flotte de reconnaissance robotisée avait été envoyée sur Golgen afin de vérifier si le bombardement cométaire des Vagabonds avait exterminé les créatures des abysses gazeux. Elle n’avait pas encore donné de nouvelles. Jusqu’à présent, les hydreux n’avaient été réellement atteints qu’une seule fois : lors de l’expérience du Flambeau klikiss – qui n’avait été qu’un accident. De plus en plus, les FTD envisageaient de le réutiliser, à dessein cette fois, même si l’on ne saisissait pas toutes les incidences de cette arme d’apocalypse. Depuis l’anéantissement de la plate-forme d’observation d’Oncier, personne ne surveillait l’évolution de l’étoile nouveau-née. L’amiral Lev Stromo se félicitait de ne pas avoir été envoyé sur un champ de bataille comme Osquivel ou Jupiter. Il commandait une mission d’étude dans le système d’Oncier. Peut-être trouverait-il là-bas un indice concernant un éventuel point faible de l’ennemi. Le général Lanyan avait autorisé Stromo à prendre un Mastodonte, un prêtre Vert ainsi que deux croiseurs Mantas. Une flotte réduite à la portion congrue, prétendait publiquement Lanyan, prouvait que les FTD avaient bel et bien vaincu les hydrogues sur Oncier. La triste réalité était qu’elles n’avaient plus guère de vaisseaux à gaspiller. L’amiral devait s’accommoder de ce qu’il avait. À l’approche de la nouvelle étoile, Stromo doubla les équipes de surveillance et envoya une escadre de Rémoras inspecter les franges du système à la recherche d’orbes de guerre en maraude. Ses trois malheureux vaisseaux ne faisaient pas le poids contre les hydrogues, et il s’était déjà fait à l’idée de se retirer précipitamment à la moindre menace. Après tout, sa hiérarchie ne pouvait se permettre de perdre d’autres appareils. L’humiliation subie sur Jupiter lui cuisait encore. Ces dernières années, il avait préféré diriger des parades et jouer les ronds-de-cuir plutôt que de commander le quadrant 0. Il savait que ses troupes le surnommaient dans son dos « Stromo le pantouflard ». Aujourd’hui, il avait l’intention de regagner son honneur – et si possible de prouver son courage. La boule de gaz chauffés à blanc remplissait à présent le champ d’étoiles. Les débris rocheux des quatre lunes détruites s’étaient éparpillés sur une bande encore trop chaotique pour former un anneau. À l’origine, il s’était agi du projet de terraformation le plus grandiose jamais entrepris. Alors qu’il contemplait les ouragans de gaz ionisés, il songea aux hydrogues d’Oncier, pris à l’improviste par l’expérience du Flambeau klikiss, qui avait détruit leur foyer. Mais il n’éprouvait aucune compassion à leur égard, pas après leurs représailles infligées aux humains comme aux Ildirans. Au contraire, il se représentait ce soleil artificiel comme le cimetière des pires ennemis de l’humanité. Ces satanés hydreux ne l’avaient pas volé ! — Déployez les sondes pour un scan complet. Voyons un peu comment brûle cette étoile. Des satellites robots jaillirent des deux Mantas tel un essaim d’abeilles et se positionnèrent autour du soleil nain. Certains plongèrent à travers les couches de plasma et transmirent des mesures avant de se consumer ; d’autres rasèrent la couronne agitée. En principe, les scientifiques de la Hanse devraient déjà avoir accumulé six ans de données sur le nouveau soleil d’Oncier. En principe, les terraformateurs devraient avoir achevé la préparation des lunes pour la première vague de colonisation… Sur la passerelle du Mastodonte, Stromo percevait l’angoisse de son équipage. Mais l’escadre de Rémoras répartie sur le périmètre ne rapporta aucun signe d’orbes de guerre. L’amiral prit une grande bouffée d’air, qu’il expira lentement. Une simple mission de récolte d’informations. Rien de plus. Stromo avait gravi les échelons grâce à son habileté politique et administrative, ainsi qu’à des parades mises en scène avec soin – autant de talents décisifs en temps de paix, mais qui importaient peu aujourd’hui. Nul n’avait imaginé combattre un jour un ennemi comparable aux hydrogues. Il sentait ses jambes mollir à la seule idée d’affronter de nouveau les créatures des abysses gazeux. Un triste spectacle pour le héros maintes fois décoré qui avait enrayé l’insurrection de Ramah. Stromo n’était que commandant lorsque les colons de Ramah avaient déclaré leur indépendance. Ils avaient déchiré la Charte de la Hanse et confisqué les avoirs des banques établies sur leur planète. Ils avaient réquisitionné les vaisseaux marchands et saisi leur cargaison, affirmant qu’ils appartenaient au « monde souverain de Ramah ». Les chefs de l’insurrection s’étaient montrés d’une arrogance naïve en se croyant autonomes. Ils n’avaient pas compris à quel point leur population dépendait des médicaments, de la nourriture et du matériel importés. Stromo avait su exactement quelles mesures prendre. Il avait placé en orbite une véritable armada et déclaré hors la loi l’assemblée au pouvoir. Par voie de conséquence, les colons s’étaient vus coupés des bienfaits de la Ligue Hanséatique. Des troupes d’élite avaient investi les trois astroports principaux de Ramah, repris les vaisseaux marchands, et confisqué ceux des colons sous prétexte de dédommagement des avoirs illégalement saisis. Puis les FTD avaient établi un blocus, tout en diffusant en continu des annonces vantant les produits que la Hanse pouvait fournir à condition que Ramah se rouvre au commerce. Avant un mois, le gouvernement de radicaux avait été renversé, et un groupe de politiciens tout penauds était revenu signer la Charte. C’est avec fierté que Stromo avait renoué les relations diplomatiques. Voilà le genre d’ennemi que l’amiral Stromo comprenait sans peine. Les hydrogues, en revanche, ne se laisseraient pas berner par de la bimbeloterie ou de la propagande… Le deuxième jour, l’équipe scientifique fit chercher l’amiral dans ses quartiers, où il était occupé à rédiger son journal de bord. — Il y a quelque chose là-dessous, monsieur. On a détecté de curieuses fluctuations à l’intérieur de l’étoile. Quelque chose… qui se déplace. Stromo enfila d’une saccade sa veste d’uniforme et sortit en courant de sa cabine. — À l’intérieur de la géante gazeuse ? Mais c’est aussi brûlant qu’un soleil, là-dedans ! — Peut-être les hydrogues ont-ils inventé un blindage ignifuge pour leurs vaisseaux. Il faudra demander aux scientifiques de vous mettre au courant, monsieur. Arrivé sur la passerelle, Stromo scruta l’image filtrée. — Là-bas, Amiral, dit l’un des experts en zoomant sur ce qu’il avait d’abord pris pour une tache solaire au sein du plasma tourbillonnant. Pendant une heure, on a détecté des silhouettes dans la chromosphère. — Ce n’est pas une activité magnétique ? Ou des embrasements subits ? — Pas du tout, monsieur. Regardez. Quelques instants plus tard, Stromo aperçut avec stupeur une capsule rougeoyante, au dessin aussi parfait qu’un œuf, qui se déplaçait ; la chaleur rendait ses contours flous. Alors elle changea de trajectoire, pour remonter à travers l’océan de gaz surchauffés. D’autres la rejoignirent, et toutes s’élevèrent des profondeurs ignées d’Oncier. — Aux postes de combat ! lança Stromo, la mort dans l’âme. Des alarmes retentirent dans tout le vaisseau, et les croiseurs Mantas revinrent flanquer le Mastodonte. — Rappelez les escadrons de Rémoras. Préparez-vous au repli. Il convoqua le prêtre Vert sur la passerelle afin d’envoyer sur-le-champ un point de la situation. Comme le Mastodonte s’ébranlait, cinq ellipsoïdes ardents émergèrent d’Oncier, telles des comètes en feu. Malgré les filtres, Stromo avait du mal à les fixer sur les écrans. La chaleur qui en émanait les faisait étinceler, comme si elles avaient comprimé en leur sein toute la couronne solaire. Les cinq boules de feu – cinq vaisseaux ? – approchèrent, plus rapidement que n’importe quel appareil des FTD. Elles firent cercle autour du Mastodonte, mais sans mouvement offensif… comme si elles n’étaient mues que par la curiosité. Enfin, elles se rassemblèrent et fendirent l’espace, abandonnant Oncier. L’amiral Stromo s’effondra sur son fauteuil de commandement. Il était trempé de sueur, ses mains tremblaient. Il laissa échapper un long soupir. Les hommes d’équipage le dévisagèrent – puis s’entre-regardèrent avec soulagement. Stromo s’éclaircit la voix, puis apostropha les experts : — Maintenant, pouvez-vous me dire ce qui se passe, bon sang ? 108 BENETO Debout au milieu du bosquet du vieux Talbun, Beneto tâchait d’apaiser les surgeons. Toute la journée, il avait perçu l’effroi croître tel un accès de fièvre à travers la forêt-monde. Il toucha les troncs squameux et s’enquit de la raison de ce malaise inexpliqué. Mais la forêt gardait ses secrets… comme si elle voulait préserver les prêtres Verts de quelque savoir terrifiant. Toutefois, Beneto désirait connaître la vérité, non être protégé. Autour de lui, un silence surnaturel était tombé sur Corvus. Beneto tressaillit violemment, comme si on lui avait cinglé l’échine. Le bosquet tout entier semblait se révulser, au point qu’il dut retirer en hâte ses doigts cuisants. Puis il leva les yeux vers l’azur. Quatre orbes de guerre, des sphères hérissées plus larges qu’un soleil d’éclipse, tombaient du ciel. Elles se mirent à flotter, scannant le paysage… puis trouvèrent les arbremondes. Figé de stupeur, Beneto aperçut une sphère miniature qui émergeait de la base de l’orbe le plus proche. Celle-ci prit aussitôt de la vitesse. Beneto pensait savoir de quoi il s’agissait. Enfermé dans un caisson pressurisé semblable à celui-ci, un émissaire hydrogue était venu au Palais des Murmures, sur Terre… puis avait assassiné le roi Frederick. Tandis que la sphère plongeait vers les zones habitées, Beneto entendit les cris et les alarmes aiguës qui provenaient des immeubles de Colonville. Sam Hendy, le maire, exhortait par mégaphone les habitants à attraper une arme et à se mettre à couvert. Mais aucune de ces mesures ne serait d’une quelconque utilité face aux hydrogues. Toutefois, l’émissaire étranger ne fit que survoler la ville et fonça en direction du bosquet. Les frondaisons bruissèrent, comme si elles réagissaient à son approche. L’hydrogue descendit au milieu des arbremondes les plus âgés et atterrit sur l’humus juste devant Beneto. Le prêtre attendit, immobile. La sphère fumait, semblant se déplacer au milieu d’un halo de froideur. La coque transparente contenait un mélange laiteux de gaz empoisonnés. Ceux-ci se condensèrent jusqu’à former une silhouette de métal liquide – un humain habillé comme un Vagabond, identique au premier émissaire envoyé au Palais des Murmures. Beneto gardait une main posée sur un arbremonde afin de communiquer ses pensées à ses compagnons répartis dans la galaxie. — Que voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous venus ici ? demanda-t-il. L’émissaire tourna son visage vif-argent, lisse et mouvant, dans sa direction. Bien que Beneto ne puisse y lire aucune expression, il ressentit le mépris qui émanait de l’extraterrestre et fut saisi d’une grande peur. — Vous vous êtes alliés aux verdanis, nos ennemis, déclara l’émissaire. Comme eux, vous souffrirez, flétrirez et mourrez. Beneto sentit une onde de colère et d’effroi mêlés parcourir le réseau de la forêt-monde. Il inspira longuement afin de concentrer toutes ses forces. — Je ne sais rien de ce que vous appelez les « verdanis ». Mais l’information afflua en lui, et il comprit. Les arbres ! L’esprit semi-conscient de la forêt-monde était ce que l’émissaire nommait les verdanis. — Nous avons retrouvé la trace de ces vermines d’arbres, dit ce dernier. Nous pensions avoir anéanti les verdanis autrefois, mais quelques-uns ont survécu en se cachant. Vous les avez aidés à croître de nouveau. — Oui, répondit Beneto d’un ton de défi. Oui, nous les avons aidés. — Ils doivent être détruits. — Pourquoi ? Ils ne souhaitent pas vous combattre. Peut-être avez-vous tous survécu à cette horrible guerre pour une raison précise. La forêt-monde semblait s’exprimer directement par sa bouche. L’émissaire resta de marbre. — Vous allez nous dire où se trouvent les verdanis survivants. Sur quelle planète se trouve la forêt-monde primaire ? Les orbes de guerre flottaient dans les airs, menaçants. Un halo d’énergie crépitait de leurs pointes pyramidales. — Dites-le-nous, poursuivit l’émissaire, et nous laisserons vivre les humains. Beneto plongea dans le réseau des arbres, où il puisa le courage de répondre : — Je refuse. La forêt-monde est plus importante que moi ou que n’importe quel humain. Une nouvelle volonté habitait les arbres, de plus en plus forte, et celle-ci déteignait sur le prêtre Vert. À présent, la peur cédait le pas à un puissant sentiment de défi. Jadis, la forêt-monde avait recouvert des milliers de planètes – et avait presque été éradiquée. Les hydrogues avaient été refoulés dans leurs géantes gazeuses ; d’autres belligérants avaient disparu. — Alors, votre espèce en subira les conséquences, dit l’émissaire. — Nous vous combattrons. (Ces mots semblaient provenir non de la gorge de Beneto, mais d’ailleurs – de l’esprit des prêtres Verts ou de la forêt-monde elle-même.) Nous possédons des armes que vous ne pouvez imaginer. Le sol frémit au pied de la sphère, comme si une horde de rongeurs creusait des galeries sous la surface. D’ébahissement, Beneto cligna des yeux, même si une part de lui-même savait ce qui allait se passer. Des racines-tentacules crevèrent la surface ; leurs pointes semblaient faites d’un bois d’une dureté incroyable. Ils se dressèrent tels des dards et frappèrent les parois cristallines. Avec force grésillements, les pointes étincelantes forèrent l’épaisseur de diamant jusqu’au caisson de confinement. Les vrilles se soudèrent aux ouvertures qu’elles avaient pratiquées et drainèrent l’atmosphère toxique. Puis elles envahirent l’intérieur de la sphère d’un enchevêtrement proliférant de racines. Alors que l’hydrogue luttait contre elles, sa forme humaine perdit de sa précision. D’autres pointes s’enfoncèrent plus profondément, et les parois commencèrent à se craqueler. L’émissaire tenta de s’arracher du sol en activant des propulseurs invisibles – les racines le retinrent. La sphère accentua la traction, mais les fibres ligneuses des racines semblaient incassables. Des fissures pareilles à une dentelle de givre apparurent sur les parois de diamant. Beneto observait la bataille avec une foi et une détermination renforcées. La créature de cristal liquide avait beau lutter, elle mourait : elle perdait sa forme, et sa substance mercurielle ruisselait comme de l’acide sur les racines qui l’enserraient, frénétiques. Les arbremondes poursuivirent leur œuvre jusqu’à ce que l’hydrogue soit réduit à une flaque argentée. Les racines remplirent entièrement le globe, puis le firent éclater en débris fumants. Il ne resta plus qu’une masse de racines noircies au milieu du bosquet d’arbremondes. Mais ce fut une victoire symbolique et de courte durée. Dans le ciel, les orbes de guerre géants se mirent en mouvement. Beneto leva les yeux ; sur son visage, le triomphe se mua en résignation. Avant que les colons sans défense aient pu trouver un abri, les créatures des abysses gazeux se vengèrent sur la planète tout entière. Les orbes passèrent en rase-mottes au-dessus du paysage, répandant des vagues de brume réfrigérante. Sous la morsure du froid, les champs se ratatinèrent avant de retourner en poussière. Dans la ville, le maire Hendy ne cessait d’émettre des ordres d’évacuation. De nombreux colons sautaient dans des véhicules pour fuir au loin, ou s’abritaient dans des souterrains. Les édifices pouvaient résister aux rudes tempêtes de Corvus, mais rien n’était à l’épreuve d’une attaque hydrogue. Les écuries et les enclos explosèrent en scintillantes échardes de bois congelé tandis que des éclairs bleutés ouvraient de grandes balafres dans le paysage. Le bétail paniqué courait au hasard en bêlant… et mourait en un éclair. En quelques minutes, les quatre orbes de guerre avaient dévasté des milliers d’hectares de cultures, transformant des terrains ensemencés et fertilisés avec soin en zones de désolation. Puis ils survolèrent Colonville, firent exploser la mairie et des dizaines d’édifices. Les ondes réfrigérantes ruinèrent les entrepôts en béton et les silos. Beneto empoigna un surgeon et envoya ses impressions à la forêt-monde. Il était le seul à pouvoir rapporter ce qui se déroulait. La forêt-monde, les prêtres Verts, sa famille – et, oui, la Ligue Hanséatique – devaient savoir. C’était tout ce qu’il pouvait faire. Les orbes de guerre se regroupèrent de nouveau. Alors, laissant derrière eux Colonville et les champs dévastés, ils approchèrent du bosquet rebelle. Dévoué jusqu’au bout, Beneto enlaça le surgeon. Il posa une joue contre l’écorce et s’enfonça dans le sanctuaire du réseau. Il fallait que l’on se souvienne de ceux qui avaient vécu sur Corvus, des arbremondes que Talbun et lui avaient plantés, des efforts des colons innocents pour dompter ce monde rétif. Beneto agrippa le surgeon et s’ouvrit totalement au télien. Il embrassa la forêt distante, se déversa en elle – son seul refuge à présent. Les orbes de guerre vomirent leurs ondes réfrigérantes sur le bosquet. Les premiers surgeons se racornirent, et Beneto perçut leur agonie à la manière d’un feu glacé parcourant ses veines. Les cris d’effroi de la forêt-monde retentissaient en lui, issus du fond des millénaires. Il s’efforça de garder les yeux ouverts et continua d’envoyer des messages alors même que les hydrogues achevaient de tout détruire. 109 PÈRE REYNALD Un jeune prêtre Vert à l’expression terrifiée dévalait les couloirs du récif de fongus. Au-dehors, les arbremondes frémissaient. Depuis la ville pétrifiée, Reynald entendait les cris de désespoir des prêtres – qu’il ressentait jusqu’au fond des os. — Père Reynald ! cria l’arrivant. Les hydrogues attaquent Corvus. La vieille Lia se trouvait dans la salle de réception, où Uthair et elle avaient naguère conseillé à leur petit-fils d’épouser Cesca Peroni. Elle se leva. — Beneto est sur Corvus ! dit-elle, la voix brisée. Reynald se leva en titubant et se pressa à la rencontre du messager. — Beneto nous envoie des messages, dit le jeune prêtre, qui s’efforçait de rester calme. Où y a-t-il un surgeon ? Je dois… On avait placé un pot ornementé près de la chaise vide réservée à Cesca quand elle reviendrait sur Theroc. Le jeune prêtre se rua dessus, toucha la pousse élancée en fermant les yeux. Puis il concentra de nouveau son attention sur Reynald. — D’après votre frère, les hydrogues anéantissent les champs cultivés. Pour ce faire, ils utilisent deux armes : une brume glacée, et des éclairs bleutés. Prenant à peine le temps de respirer, il rapporta la menace d’anéantissement que les hydrogues avaient proférée contre les arbremondes – les verdanis – et l’espèce humaine. — Comment peut-on venir en aide à Beneto ? demanda Reynald. Et le monde là-bas ? Ils courent un terrible danger. — La forêt-monde tout entière est en danger ! (Le jeune prêtre ferma de nouveau les yeux.) Les arbres de Beneto ont riposté. Ils ont détruit l’émissaire. Mais cela n’a pas suffi… non, pas suffi. Une multitude de prêtres, agrippés aux arbremondes, relayaient par télien l’évolution de la situation. Des viticulteurs laissaient tomber leur ouvrage, des adolescents sillonnaient la forêt sur leurs cycloplanes en demandant des nouvelles. Tous les Theroniens se rassemblaient, mais ils demeuraient incapables de venir en aide au lointain satellite de la forêt-monde… ni à Beneto. Reynald percevait l’inquiétude qui se répandait. Dans chaque village, des Lacs Miroirs jusqu’au littoral, les prêtres Verts réagissaient de la même manière. — Les hydrogues viennent de détruire Colonville ! À présent, ils s’en prennent au bosquet d’arbremondes. Ils veulent localiser tous les vestiges de la forêt-monde, et en premier lieu Theroc. Les dix-neuf prêtres engagés dans l’armée de la Hanse devaient être en train de faire leur rapport. Quant à Estarra et Sarein, elles entendraient la nouvelle de la bouche du prêtre Vert du Palais des Murmures. Idriss et Alexa arrivèrent enfin dans la salle du trône. — Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? demandèrent-ils d’un ton déconcerté. La petite Celli accourut, joyeuse – mais son sourire disparut sur-le-champ. — C’est Beneto, dit Reynald, mais les mots s’étranglèrent dans sa bouche. Les hydrogues… Il fut incapable de continuer. À son côté, le jeune prêtre Vert se forçait à rester connecté au surgeon. — Ils commencent à détruire le bosquet… Les arbres ! (Il gémit de douleur.) Beneto est toujours là. Les arbremondes se flétrissent. Il fait si froid… Rien ne peut résister à ça. Ils ne peuvent fuir. Les hydrogues continuent d’affluer. Dix autres arbremondes ont péri… trente. C’est un massacre ! Beneto tient bon, mais l’ennemi est presque sur lui. Il dit… (Le jeune prêtre lâcha le surgeon avec un cri. Il pressa les mains sur ses tempes et frissonna.) Un éclair blanc… dans ma tête ! Idriss et Alexa chancelèrent. — Et Beneto ? La vieille Lia se mit à sangloter. Uthair étreignit son bras en un geste de réconfort. Reynald toucha l’épaule de Celli. Il se sentait hébété, impuissant. Corvus était si loin… Le jeune prêtre regarda ses mains comme si elles étaient brûlées, puis il examina les surgeons pour voir si eux aussi avaient souffert. — Beneto est mort. Tout comme les arbres du bosquet. Corvus a été annihilée. (Un frisson le parcourut.) Tout… tout a disparu. 110 LA REINE ESTARRA Lorsque les applaudissements et les regards fascinés du public lui furent devenus insupportables, Estarra regagna en hâte les appartements royaux du Palais des Murmures. Là, elle pouvait être seule avec sa tristesse. Elle ne reverrait jamais le pauvre Beneto. Depuis le jour du mariage, Estarra focalisait l’attention de chaque citoyen de la Ligue, qui admirait sa manière de marcher ou de s’habiller. Toute autre qu’elle se serait délectée de la situation. Mais Estarra avait l’impression de suffoquer, en particulier après les événements de Corvus. On ne lui laissait jamais un instant de répit, pas même pour pleurer son frère. Nahton avait relayé au couple royal chaque étape de l’assaut de Corvus. Le prêtre de la cour avait difficilement surmonté sa propre terreur. Lorsqu’il avait décrit le spectacle d’horreur que son surgeon lui transmettait – l’anéantissement de Colonville, suivi par celui du bosquet d’arbremondes –, Peter avait tenu la main d’Estarra. La jeune femme avait écouté en pleurant les derniers mots de Beneto. Puis sa mort… Les courtisans qui avaient exprimé leurs condoléances à Estarra n’avaient jamais connu son frère, et la plupart n’avaient même jamais entendu parler de Corvus. Cependant, l’immédiateté du rapport de Beneto avait renforcé l’indignation publique. Les hydrogues apparaissaient comme des chiens enragés. Estarra imaginait les derniers instants de Beneto, qui étreignait avec courage son arbremonde et transmettait ses pensées… son âme… tandis que l’ennemi détruisait le bosquet sans défense, avant de partir en quête d’une nouvelle cible. Elle était sensible aux marques sincères de sympathie du peuple. On lui envoyait des fleurs, des poèmes et des lettres ; des monuments funéraires étaient édifiés, non seulement pour le frère de la reine, mais aussi pour les colons innocents. De lointains spectateurs de cette guerre, les humains de Corvus étaient passés au rang de victimes. Cette tragédie, si elle soulignait la situation désespérée de l’humanité, faisait aussi accepter le décret anti-naissances, si impopulaire à l’origine. En vérité, ils n’avaient plus le choix, et les citoyens se rendaient compte de ce que Peter avait enduré pour en arriver à une telle extrémité. Aujourd’hui plus que jamais, le peuple cherchait dans le couple royal soutien et réconfort. La flotte de reconnaissance robotisée envoyée sur Golgen s’évanouit corps et biens. On ne reçut aucune transmission provenant de la géante gazeuse bombardée par les comètes, pas plus qu’on ne découvrit de débris dans les environs. Les vaisseaux furent considérés comme perdus. La nouvelle n’étonna pas Peter. — Des drones espions ont pris des images radar du système, dit OX. Après analyse, nos experts ont conclu que leur disparition est à l’évidence l’œuvre des hydrogues. Peter avait rejoint le comper dans une antichambre, tel un monarque du Moyen ge rencontrant ses conseillers. Chaque fois qu’il devait discuter de sujets sensibles, il testait d’abord ses arguments sur son Précepteur. — C’est peut-être évident pour eux, rétorqua Peter. Pour ma part, j’ai toujours considéré qu’envoyer ces vaisseaux était une mauvaise idée, un risque inutile. Aujourd’hui, je vais devoir annoncer la mort d’une nouvelle série de martyrs : six personnes – ainsi que de gigantesques ressources militaires – disparues, sans profit aucun. (Il baissa la tête un instant tandis qu’il réfléchissait.) Je ne puis me défaire de soupçons tenaces. Cinq Mantas et un Mastodonte se sont mystérieusement évaporés. Et si la cause du fiasco de Golgen résultait des compers Soldats, non des hydrogues ? — Je dispose sur ce sujet de données assez troublantes, répondit OX. Avant, une douzaine de robots klikiss stationnaient sur Terre, et restaient discrets. À l’occasion, ils offraient leurs services à nos installations industrielles. — Oui, je sais cela. — Depuis le démantèlement de Jorax, le nombre de robots klikiss s’est accru de façon spectaculaire. J’ai fait effectuer un contrôle par les caméras de surveillance. Bien que ces machines soient identiques, elles possèdent de subtiles différences, qui m’ont permis d’arriver à une estimation crédible. Il y a aujourd’hui sur Terre plusieurs centaines de robots klikiss, au lieu d’une douzaine habituellement. Peter laissa paraître sa surprise. — Comment est-ce possible ? — Réparti sur le globe, leur nombre est trop insignifiant pour qu’un observateur conclue à une invasion. Toutefois, cette augmentation est frappante. Ils ne forment pas de groupes, et n’apparaissent qu’en des lieux éloignés les uns des autres. — Tantôt, j’ai remarqué trois robots klikiss dans nos usines de compers. — Il y en a beaucoup d’autres, Roi Peter. Mais je ne peux avancer d’hypothèses là-dessus. Ils surveillent nos installations industrielles mais se gardent de donner des conseils : ainsi, nous prenons nos propres décisions à partir de ce que nous avons appris. Eux se contentent d’observer. — Ou d’attendre. Les compers d’origine ont été programmés pour aider les humains, comme adjoints ou compagnons. Peut-on en dire autant des modèles de Soldats dotés des modifications klikiss ? (Le rouge lui montait aux joues.) Et s’ils recelaient des sous-programmes secrets ? Les ingénieurs sont si excités qu’ils ne voient que ce qu’ils veulent. Tout comme Basil. Il est au fait de ces questions mais ne se soucie pas de connaître la vérité. — Le président a pris la décision de ne pas ordonner une enquête pour le moment, répondit OX. Je ne dispose pas de données suffisantes pour calculer dans quelle mesure ces modifications pourraient affecter les interdits fondamentaux des compers. Il y a trop d’inconnues. Peter se sentit très fatigué. — OX, j’aimerais parfois qu’il existe des réponses simples, pour savoir exactement quoi faire. Il savait que même s’il montrait des preuves à Basil, celui-ci n’en tiendrait aucun compte. Après la nouvelle de la destruction de Corvus, le président s’était aussitôt embarqué pour la base lunaire des Forces Terriennes afin de consulter ses conseillers militaires. Pour Peter, c’était le moment de saisir sa chance. On l’avait laissé ici soi-disant pour s’occuper des affaires courantes de la Hanse, de sorte qu’il pouvait prendre des décisions sans contrordre du président. Les fonctionnaires ne remettraient jamais en question les instructions directes du roi. Il pouvait user de cela à son avantage, à condition de jouer finement. Tout de suite, l’idée lui vint. Au moins pourrait-il accomplir quelque chose d’utile. 111 LE ROI PETER Ce qu’il comptait faire n’était pas exempt de danger, aussi Peter tint-il à agir seul. En tant que roi. Il aurait aimé tout expliquer à Estarra, la mettre au courant de cette toile de plans qui l’enveloppaient. Elle ne participait en rien à cette guerre… et aujourd’hui, son frère avait été tué sur Corvus. C’est pourquoi Peter voulait la protéger. En espérant qu’un jour elle comprendrait. Depuis son glorieux mariage, il pouvait ordonner n’importe quoi. Il revêtit ses vêtements les plus chamarrés, se couvrit de joyaux et de plategemmes étincelants. La tête haute et le sourire aux lèvres, il rassembla une procession composée de courtisans, de fonctionnaires et de gardes royaux. Chacun se démena afin de faire partie du cortège. Il s’agissait d’effectuer une visite imprévue au principal centre de production de compers. Peter n’avait pas l’intention de provoquer des problèmes, mais il voulait voir ce qui se passait concrètement là-bas. Quelqu’un devait rester vigilant. Les chargés du protocole lui avaient vivement conseillé de fixer un rendez-vous au préalable, mais Peter avait fait la sourde oreille : « Je suis le roi et, si vous n’êtes pas capables de vous presser, j’irai sans vous. » Il choisit un char de parade flottant, dont la plate-forme découverte lui permettrait d’être admiré tandis qu’il survolait les rues. Les gardes royaux foncèrent dans leurs véhicules pour ne pas le perdre de vue. Peter sourit, amusé. En l’absence du président Wenceslas, personne n’oserait l’arrêter. Certains employés se hâtèrent d’alerter les médias ainsi que les administrateurs de l’usine pour qu’ils organisent une réception appropriée. Des bérets d’argent investirent les rues afin d’établir un cordon de sécurité le long de l’itinéraire. Le siège de la Hanse dépêcha des représentants dans le cortège. Nul doute qu’ils avaient envoyé des messages urgents à Basil sur la Lune ; mais il était trop tard pour réagir : Peter était déjà en route. Une foule enthousiaste déferla sur le pavé pour observer le cortège royal. Pendant six ans, la Hanse avait tout fait pour que le roi soit toujours adulé. Les gens le voyaient comme un dirigeant à visage humain, que les échecs de son armée et de ses conseillers mettaient au supplice. Peter comptait là-dessus. L’agglomérat tentaculaire d’usines qui composait le site industriel était situé dans les faubourgs de la ville, à l’écart de l’océan et des collines. Le complexe fonctionnait à plein régime, ayant été reconverti pour produire des armées entières de soldats artificiels basés sur la technologie des énigmatiques robots klikiss. Comme le cortège atterrissait sur la baie de réception la plus vaste, les ouvriers quittèrent leurs chaînes de montage et, les yeux écarquillés, affluèrent avec force hourras. Les gardes royaux formèrent une ligne au garde-à-vous devant cet accueil tumultueux. Le roi Peter fit un geste bienveillant aux ouvriers. Manifestement, ils croyaient agir au mieux des intérêts de la Ligue, et non faire partie d’un sabotage secret ou de quelque autre complot ourdi par les robots klikiss. Flanqué de gardes royaux, l’administrateur s’avança. Il semblait dépassé par les événements. — Nous ne nous attendions pas à un tel honneur, Sire. Mes ouvriers travaillent dur, aussi je vous prie d’excuser le désordre qui règne ici. L’usine n’a pas été conçue pour sa beauté. Si l’on m’avait prévenu avant, nous nous serions attelés à nettoyer… — … au détriment du temps que vous consacrez à l’effort de guerre, coupa Peter. Il aurait été dommage que je visite une usine qui ne soit pas dans son état de fonctionnement normal. En outre, mes loyaux sujets méritent les encouragements de leur roi, afin de les soutenir. Les conseillers de la Hanse qui s’étaient invités dans le cortège se rapprochèrent, mal à l’aise mais curieux. Peter emboîta le pas à l’administrateur de l’usine sans leur jeter un coup d’œil. Une fois à l’intérieur, ils franchirent des salles refroidies, scellées par le vide et protégées de toute contamination où les circuits électroniques étaient imprimés sur de fines plaques. Les techniciens portaient des combinaisons intégrales ; ils travaillaient avec de délicats modules de commande obtenus à partir des éléments de Jorax. Le roi observa avec attention, mais posa peu de questions. Tandis qu’ils passaient d’un poste à l’autre, l’administrateur commença à se détendre. Au cours de la visite, Peter remarqua deux robots klikiss à carapace noire. Ils observaient le processus de fabrication. Ils suscitèrent en lui un malaise instinctif. Il ne croyait pas totalement à leur histoire si commode de mémoire effacée. S’il ordonnait de les expulser d’ici, obéiraient-ils ? La technologie à l’œuvre chez les Soldats avait l’air si alambiquée que Peter doutait que même les meilleurs chercheurs de la Hanse puissent la comprendre. Mais, en ces temps troublés, ils ne devaient guère être enclins à poser trop de questions. Lorsque l’administrateur eut achevé la visite, Peter croisa les bras sur sa poitrine, apparemment satisfait. Puis il posa une question à brûle-pourpoint : — Dites-moi, monsieur l’Administrateur, vous avez extrait la plupart des éléments cybernétiques des robots klikiss, n’est-ce pas ? — En effet, Sire. Les sous-programmes d’IA nous ont permis de réaliser des progrès considérables. Grâce à eux, les Soldats sont bien plus complexes que les compers ordinaires. Il aurait fallu un siècle à nos plus éminents experts pour opérer de telles percées. Le roi opina. — Alors, vous avez décomposé les éléments du robot klikiss et les avez étudiés à la base ? Vous compreniez donc tout ce que vous avez copié avant d’appliquer leur programmation ? — Pas… totalement, Sire. (L’administrateur parut embarrassé.) Je ne suis pas certain de saisir l’objet de votre question. — C’est pourtant simple : comprenez-vous ce que vous créez ? Ou vous êtes-vous contentés de dupliquer des modules klikiss ? — Nous, euh… avons utilisé Jorax comme modèle, en reproduisant sur les Soldats ce qui fonctionnait sur nos amis les robots klikiss. (L’administrateur eut un geste en direction de l’un d’eux, qui assistait à la conversation avec le plus grand intérêt.) Puisque nous sommes en guerre, Sire, personne n’a vu la nécessité de réinventer la roue. Peter plissa les yeux. — Monsieur l’Administrateur, je crois pouvoir parler au nom de tous, y compris des fonctionnaires ici présents, en affirmant que nous comprenons comment fonctionne une roue. (Quelques-uns des ouvriers qui écoutaient pouffèrent.) Vous fabriquez et montez des composants d’une extrême complexité, empruntés à un robot doté de conscience, conçu par des extraterrestres… dont l’espèce a mystérieusement disparu. » Ces modèles inédits ont été affectés sur pratiquement tous les vaisseaux de guerre des Forces Terriennes de Défense, avec la capacité de manier nos armes les plus puissantes. De très nombreux Rémoras et Mantas ont été remis en état afin que ces machines opèrent de façon autonome. Pourtant, vous me dites que vous ne savez même pas comment elles fonctionnent ? Que personne ne le sait ? L’administrateur jeta un regard désespéré autour de lui. — Vous caricaturez, Sire. Nos cybernéticiens connaissent les algorithmes de base mais, par souci d’efficacité, nous avons adapté des composants klikiss pour faire fonctionner des systèmes annexes. Nous avons procédé avec l’aval du président Wenceslas. Peter fronça les sourcils. — Le président Wenceslas a pris plusieurs décisions… irréfléchies en poursuivant cette guerre. Êtes-vous au courant qu’une expédition armée constituée de compers a récemment disparu sans laisser de trace sur Golgen ? — Oui, oui, Sire. Ce fut une tragédie. Toutefois, nos compers se sont comportés admirablement à la bataille d’Osquivel. Je suis sûr qu’ils ont sauvé de nombreuses vies. — Je ne le conteste pas. Mais je suis gêné que l’on place autant de confiance dans ce qui demeure un mystère complet à nos yeux. Même les robots klikiss ne peuvent expliquer ce qui a causé la fin de leurs créateurs. — Sire, vous ne suggérez pas… — Je ne suggère que d’appliquer un principe de précaution. Avec tout ce que la Hanse compte de génies en cybernétique et de chercheurs talentueux, je suis certain qu’ils pourraient désassembler et analyser chaque module klikiss avant qu’il soit incorporé à nos compers Soldats. Jusqu’à ce qu’ils y parviennent, il serait sage d’instaurer un moratoire. — Sire, l’armée a fixé des quotas importants. Ce que vous demandez exige beaucoup de temps et de… — Mais cela en vaut la peine, j’en suis sûr, coupa le roi, avant d’élever la voix : Pour le bien du royaume, je déclare ce complexe de production arrêté, jusqu’à ce que j’aie obtenu satisfaction concernant la compréhension de la technologie extraterrestre. Continuez de préparer des Soldats si vous le devez, mais ne les activez plus. Les ouvriers échangèrent des regards confus. Cependant ils avaient entendu le roi exprimer ses doutes ; ils devaient par conséquent s’interroger eux aussi sur la situation. L’un des conseillers de la Hanse fit un pas en avant. — Sire, j’ai bien peur que cela soit impossible. Peter regarda l’homme aux cheveux blonds comme s’il s’agissait d’un insecte – une expression qu’il avait apprise de Basil. — Excusez-moi ? Quel est votre nom ? — Pellidor, Sire. Franz Pellidor, agent de liaison du président Wenceslas. Je suis désolé, mais vous ne pouvez retarder la production. Ceci est une usine autonome. Le visage de Peter exprimait toujours une patience empreinte de bienveillance ; tout le monde discerna cependant la froide assurance qui émanait de lui. — Monsieur Pellidor, j’ai exprimé des inquiétudes légitimes. La sécurité de la Hanse est ma première responsabilité. Indécis, les gardes royaux regardaient alternativement le roi et l’agent officiel. — Néanmoins, Sire, insista Pellidor, de telles décisions doivent passer par les voies appropriées. Nous résoudrons ce problème. — Je l’espère, dit Peter. En attendant, aucun Soldat ne sera activé. Ceci est un ordre royal. — Sire, vous ne pouvez pas. Peter laissa percer son indignation et fit signe à tous les ouvriers. — Quelqu’un croit-il ici qu’un – quel est votre titre, déjà ? –, qu’un « agent de liaison du président » ait un grade supérieur à celui du roi ? Il gloussa pour souligner l’absurdité de la suggestion, et beaucoup d’ouvriers se mirent à rire. Les fonctionnaires s’écartèrent nerveusement. Peter se retourna vers l’équipe de travail. — Vous tous qui travaillez dur dans cette usine, vous pouvez être fiers de l’ouvrage accompli. J’espère que cela ne vous ennuie pas que vos horaires soient réduits pendant quelques semaines. Durant cette période, vous recevrez l’intégralité de votre paie, bien entendu. Les ouvriers l’acclamèrent, et Pellidor sembla à deux doigts de perdre sa placidité. Enfin Peter le reconnut, par-delà les années. Pellidor était l’un des agents qui l’avaient enlevé – quand il n’était que Raymond Aguerra – de son immeuble en feu. La colère flamboya dans ses yeux bleu artificiel, mais il la domina. Pellidor dit d’une voix sèche, audible de lui seul : — Vous dépassez les bornes, Peter. — Comment le pourrais-je ? répondit le jeune homme en haussant les sourcils d’un air moqueur. Demandez à n’importe qui, ici – ne suis-je pas le roi ? 112 BASIL WENCESLAS Le président était mécontent de Peter. Fort mécontent. Sa bravade avait forcé Basil à écourter ses réunions d’urgence et à revenir de la base lunaire des FTD. Il espérait qu’il n’était pas trop tard pour rattraper les dégâts. Peter avait fichu une sacrée pagaille, et ce n’était pas la première fois. Le président arpentait ses bureaux du siège de la Hanse. Tout en prenant connaissance des derniers rapports, il fulminait : — Il faut faire quelque chose, Pellidor. Peut-être quelque chose de radical. Il avait toujours pressenti que le jeune roi ne serait pas aussi aisément manipulable que cet idiot de Frederick – et cela commençait à engendrer des problèmes. Peter n’ignorait pas les conséquences de ses actes. Soit Peter apprendrait de ses erreurs, soit il faudrait agir autrement : telle était l’alternative. — Je lui avais donné l’ordre de ne pas s’approcher des usines à compers. Je l’avais averti sans ambiguïté ! Son intervention l’autre jour nous coûte plus qu’il n’imagine. Il sirota son café à la cardamome, mais n’en ressentit que l’amertume. Pellidor se tenait sur le pas de la porte, l’air contrit. — Les chaînes de montage fonctionnent de nouveau, monsieur le Président. Des équipes font des heures supplémentaires de façon à compenser la baisse de productivité. — On ne compensera jamais cela, répondit Basil. Nous n’avons pas seulement perdu de la productivité, mais aussi la confiance. Peter a semé le doute. Après Osquivel, après la perte de l’expédition sur Golgen, il nous faut absolument de l’espoir. Or, qu’a fait Peter ? Il a ajouté à la paranoïa ambiante en prétendant que ces compers Soldats risquaient de se retourner contre nous. Pellidor fit mine de compatir. — Une idée scandaleuse, monsieur. Basil fronça les sourcils. — En fait, non. Allons, vous êtes plus malin que cela. Si Peter n’avait pas soulevé une vraie question, il n’aurait jamais eu autant d’impact. (Il tapa du poing sur son bureau-écran, mais les colonnes de chiffres accusateurs continuèrent de défiler.) En vérité, nous ne connaissons pas le fonctionnement précis des sous-systèmes klikiss. Nous ignorons ce qu’il est advenu de leurs créateurs. Peter n’est pas le premier à s’inquiéter de la sorte. Pellidor avait l’air perdu. — Si vous aussi avez des doutes, monsieur le Président, pourquoi avez-vous tenu à ce que les chaînes de montage repartent ? Basil alla jusqu’au petit bar et vida son café. Il rinça la tasse, puis la remplit de nouveau. La seule odeur du café chaud suffisait à lui redonner de la vitalité. — Parce qu’à l’évidence, utiliser les robots klikiss est un moindre mal. Restaurer la confiance du peuple est plus important que le risque d’une traîtrise. Pellidor accepta sans broncher l’assertion du président. Cela faisait partie de son travail. — Que faut-il faire à propos du roi Peter, monsieur ? — Pour un temps, nous pourrions simplement le droguer, suggéra Basil. La Hanse dispose de pharmacologues qui transformeraient son cerveau en gélatine… mais non. J’ai besoin qu’il coopère, qu’il soit convaincant. Sans charisme, sa popularité plongerait en chute libre. (Il survola les rapports en soupirant.) J’ai beaucoup investi dans ce garçon… mais parfois, il faut faire la part du feu. Depuis son retour de la Lune, il avait préféré ne pas parler à Peter, tant ce dernier le contrariait. Il avait ordonné aux gardes royaux de le confiner dans ses appartements. Toutes ses apparitions publiques avaient été annulées. « Puisqu’il agit comme un enfant, je le punis dans sa chambre », avait-il dit. Par chance, son récent mariage offrait une excuse idéale : Peter et sa charmante épouse, Estarra, passaient quelques jours ensemble dans leurs quartiers privés ; divers événements avaient retardé leur lune de miel, mais à présent ils profitaient de leur « heureuse réclusion ». Le public rêverait aux ébats du couple royal à l’intérieur de sa chambre opulente, et personne ne poserait de question avant longtemps. Encore tourmenté, Basil secoua la tête. — La Hanse a tout donné à ce jeune homme sur un plateau d’argent. Sans nous, il serait encore un gamin des rues au ventre affamé, vivant dans un clapier avec une famille nombreuse. (Il serra les dents.) Pourquoi persiste-t-il à mordre la main qui le nourrit ? Pendant qu’il buvait son café à petites gorgées, il se rappela que la défiance de Peter n’avait cessé de croître depuis le décret sur l’avortement – il était allé jusqu’à l’humilier à son mariage. Et l’humiliation en public, pour quelqu’un qui exerçait le pouvoir dans l’ombre, était difficile à supporter. Oui, le roi avait eu toutes ses chances. Par son acte de défi, Peter avait mis en défaut le talent de Basil pour arranger ce genre de situation. Certes, des déclarations sur l’innocuité des compers Soldats avaient été publiées afin de rassurer le public, en spécifiant que les problèmes soulevés par le roi avaient été résolus et que la production avait repris. Mais le doute subsistait. Pellidor resta silencieux tandis que Basil scrutait les écrans de données, l’esprit occupé par mille problèmes. Le Bras spiral était aux prises avec un agresseur invincible : le président n’avait tout simplement pas le temps de régler les problèmes provoqués par Peter, qui avait agi comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. — Convoquez les représentants de chaque colonie, ainsi que les plus hauts fonctionnaires de la Hanse. Le temps est venu d’organiser une réunion secrète. Assurez-vous que le roi n’en sache rien. Pellidor acquiesça. — Dois-je rassembler les dossiers d’autres candidats ? Un grand nombre de jeunes hommes méritent examen. Basil lui donna son accord. — Le roi Peter est extrêmement populaire, sans aucun doute, dit-il. Cela a fonctionné le plus souvent à notre avantage. Si le peuple perdait son roi maintenant, en plein cœur de la guerre, le coup au moral serait dévastateur. Néanmoins, mieux vaut avoir un atout dans sa manche, ajouta-t-il en plissant les yeux. Trois jours plus tard, les citoyens de la Hanse lurent avec surprise et ravissement une annonce du Palais des Murmures. Peter fut encore plus surpris – mais moins ravi. Dans un « souci inédit de transparence », la Ligue Hanséatique présentait avec fierté le prince Daniel, le frère cadet bien-aimé du roi Peter, second fils du Vieux roi Frederick. Comme Peter, il avait grandi dans le calme anonymat du Palais. Puisque le public avait assisté au mariage de Peter et Estarra, il était juste qu’il fasse la connaissance du prince Daniel. On était en temps de guerre, et mieux valait se prémunir contre l’incertitude. Basil observa la réaction du public. Leur nouvelle recrue restait encore à dégrossir, mais elle se débrouillait assez bien. Bien qu’il vienne à peine d’achever sa formation, Daniel avait belle allure, et on pourrait sans doute convaincre les gens de l’adorer… si le pire se confirmait. Peter devait apprendre à rester à sa place, au lieu de croire la propagande. Le roi et la reine poursuivraient leurs fonctions publiques, mais sous étroite surveillance. Peter serait sûrement assez intelligent pour se rendre compte qu’il avait poussé le président à bout. La menace était claire : Sois sage, ou l’on te remplacera. Basil était persuadé que Peter reconnaîtrait son erreur et rectifierait son comportement. Sinon… la Hanse se contenterait de Daniel. 113 ZHETT KELLUM Vue du halo cométaire, Osquivel n’était guère plus qu’un point de lumière paisible. Les anneaux, véritable merveille de la nature, projetaient une bande d’ombre sur l’équateur de la géante gazeuse. Des planétésimaux de glace réfléchissaient les rayons dorés du soleil. Les chantiers spationavals – usines, hauts fourneaux, cales de radoub – brillaient eux aussi de tous leurs feux. Zhett Kellum doutait qu’ils reprennent un jour une activité normale. Mais les Vagabonds avaient l’habitude de surmonter obstacles et difficultés ; ils regardaient vers le futur au lieu de se complaire dans les tragédies passées. Que le Guide Lumineux lui en soit témoin, elle savait que son peuple avait pourtant des raisons de se plaindre. Les premières usines à redémarrer furent celles de l’extraction cométaire. Dès que les Vagabonds eurent émergé de leurs terriers, Del Kellum envoya une équipe dans la ceinture de Kuiper. Réactiver tous les chantiers spationavals réclamerait beaucoup de travail, mais le traitement des comètes générait déjà le carburant interstellaire dont ils avaient tant besoin. Zhett redescendait vers les anneaux d’Osquivel avec la première cargaison d’ekti : une quantité symbolique, mais qui mettrait du baume au cœur des ouvriers exténués. Déjà, un cargo faisait route pour l’embarquer. Dans le Bras spiral déchiré par la guerre, chaque goutte comptait. Aux commandes de son vaisseau, Zhett laissait traîner une oreille sur la fréquence générale. Les messages, ordres et mises à jour des équipes s’entrecroisaient. Les anneaux étaient devenus une vraie ruche. On venait récupérer des poutrelles et des sas au milieu des débris rocheux, là où on les avait amarrés, puis on réassemblait les docks morceau par morceau. On retrouvait des éléments massifs de vaisseaux inachevés, et on travaillait nuit et jour pour regagner le terrain perdu. Certains Vagabonds avaient dit à Del qu’il serait plus simple d’aller installer les chantiers spationavals ailleurs, de dénicher une autre ceinture d’astéroïdes et de repartir de zéro. Zhett n’avait jamais vu son père si énervé. « Tout abandonner ? avait-il rugi. Après s’être démenés comme des damnés à rameuter tout le monde, à camoufler chaque installation, à protéger notre travail et nos investissements… On a vu les Terreux se faire étendre, on a récupéré leurs épaves… et maintenant qu’on est en bonne voie de recouvrer notre niveau de production, vous voulez partir ailleurs ? » Zhett s’était inquiétée d’un retour de l’armée hanséatique. Ce n’était qu’une question de temps. Mais, s’il perdait Osquivel, le clan Kellum serait ruiné. « Contentez-vous de garder l’œil ouvert », avait dit Del avant de les renvoyer au travail. À présent, il surveillait les équipes en véritable tyran depuis son centre de contrôle situé au cœur d’un planétésimal évidé. — Je veux au moins un vaisseau terminé avant la fin de la semaine, dit-il. Si vous y parvenez avant, il y aura un bonus pour chaque membre de l’équipe. Une voix moqueuse grésilla à la radio : « Pas de problème, faudra juste que je fasse sauter mes pauses café… — Merdre ! Ici, on tombe déjà d’épuisement, lança un autre ouvrier. Autant apprendre à travailler en dormant. — Voulez-vous savoir ce que j’aimerais ? répliqua Del. Que ce soit l’un de nos propres vaisseaux qui livre la prochaine cargaison d’ekti à Rendez-Vous. » Zhett ouvrit son transmetteur, les surprenant tous. « Salut ! Z’avez intérêt à vous activer – j’ai justement de l’ekti avec moi. » Durant le trajet jusqu’au planétésimal et l’amarrage, elle écouta la litanie des plaintes, des ordres, des rapports… La vie, qui continuait. Elle marcha d’un pas vif jusqu’à la salle de contrôle. Son père étudiait des rapports sur les usines et les stocks. Des courbes indiquaient les taux de matériaux traités. Sur des écrans annexes figuraient les programmes et les évaluations des projets à venir. Zhett alla embrasser son vieux père sur sa joue hérissée de barbe. — Tu vas leur donner des ulcères, papa. Où en est le travail sur les compers qu’on a extraits des épaves des Terreux ? Kellum pivota pour regarder la baie de chargement ouverte, remplie de bruits et de lumière. — Nous avons presque achevé de les reprogrammer. On les mettra bientôt en service. Au moins, eux ne se plaindront pas du temps de travail, ajouta-t-il avec un sourire forcé. Zhett observa les rangées les compers : ils avaient survécu aux explosions et aux décompressions qui avaient tué tant de soldats des Forces Terriennes. Certains étaient tordus et abîmés, d’autres avaient été réparés et astiqués. — On dirait qu’il y a cinq modèles différents, releva-t-elle. Je n’ai jamais vu ceux qui ressemblent à des soldats. — Des compers Soldats – parfaits pour les besognes pénibles, si tu veux mon avis. Nous parviendrons facilement à les réparer. Il faudra changer quelques pièces, en démonter d’autres. La Grosse Dinde semble avoir de meilleures compétences que nous en la matière. Zhett avait déjà travaillé avec des compers dans les chantiers spationavals, mais n’en avait jamais possédé elle-même. — Nous pouvons apprendre, papa. — On devra vider leur mémoire, en particulier celle des Soldats, dit Del. Impossible de savoir quel genre de programme les Terreux leur ont implanté. Même les modèles Amicaux et Confidents pourraient posséder un mécanisme de secours. Impossible de s’y fier. — Nous ne pouvons nous fier à rien, papa. Nous ferons de ces compers des alliés fidèles… avec un peu de bricolage et un peu d’amour ! Del Kellum fit la grimace. — Ce sera plus facile qu’avec nos prisonniers. Comment pourrait-on reprogrammer les trente-deux Terreux qui se trouvent à l’infirmerie ? Zhett lui retourna un sourire. — Peut-être avec la même tactique. Elle sortit d’un pas élastique. Dans sa chambre exiguë, Patrick Fitzpatrick III avait récupéré assez de forces pour descendre de son lit. Il regardait avec perplexité l’aquarium mural où des scalaires exploraient sans fin leur univers de poche. Lorsqu’il entendit des pas, il se retourna avec un regard instinctif de méfiance, puis se détendit en reconnaissant Zhett. — Je vois que vous êtes debout et que vous pouvez marcher. Elle lui souriait, bien que Fitzpatrick n’ait jamais témoigné d’aucune amabilité à son égard. — Je me promène dans ma cellule étriquée. — Moins étriquée que votre module-bouée. J’aurais pu vous laisser flotter dans l’espace, avec votre recycleur d’air à bout de souffle. — Oui, vous auriez pu. Vous êtes des Cafards après tout. Elle fronça les sourcils. — On m’avait toujours parlé de la grossièreté des Terreux, et vous en êtes un parfait exemple. Quiconque possédant un peu de savoir-vivre me remercierait de lui avoir sauvé la vie. — Cela dépend de ce que vous comptez faire de moi. — Procédons par ordre. Répétez après moi : « Merci, Zhett, de m’avoir sauvé la vie. » — Zhett, c’est votre prénom ? Elle mit ses mains sur les hanches en essayant de conserver un visage amusé. — Pour un officier, vous avez du mal à suivre les ordres. Comme je le disais : « Merci, Zhett, de m’avoir sauvé. » — Merci. — Maintenant, dites-moi à quel point vous appréciez notre hospitalité. — Arrêtez de me provoquer. — Et vous, arrêtez de vous cabrer. Vous avez subi une rude épreuve, aussi je vais vous faciliter les choses. Je peux dire que vous êtes confus, désorienté. — Non, je ne le suis pas. — D’accord. Vous êtes donc un pauvre type au naturel. Décontenancé, il lui jeta un regard furieux. — Écoutez, les hydreux ont détruit ma Manta. J’ignore combien de vaisseaux et d’hommes nous avons perdus, mais nous avons pris une raclée, ça ne fait aucun doute. Je dois retourner sur Terre et rapporter ce qui s’est passé. — Croyez-moi, ils le savent déjà, dit Zhett. Une grande partie de votre armée s’est échappée. Ils ont fui en abandonnant leurs blessés, sans même essayer de récupérer les modules-bouées. Nous avons dû vous ramasser et vous soigner… Vous tous avez eu une fichue chance que nous vous ayons trouvés, ajouta-t-elle en rejetant ses cheveux bruns en arrière d’un mouvement de tête. Fitzpatrick plissa les yeux. — Que faisiez-vous là-bas ? D’après nos documents, Osquivel est un système inhabité. Les hydreux qui ont attaqué Passage-de-Boone revenaient à leur base. — Désolée, mais je ne peux rien vous dire. La Grosse Dinde nous cause assez de problèmes comme ça. À la moindre occasion, elle essaierait de voler nos produits, de nous écraser sous des tarifs prohibitifs ou d’envoyer les Terreux installer leurs propres administrateurs. Non merci. (Elle retourna à la porte de la chambre.) Je crois qu’il vaut mieux vous recoucher et dormir un peu. — Attendez ! Combien de soldats ont été sauvés ? demanda Fitzpatrick, manifestement avide de nouvelles. — Une poignée. Croyez-moi, nous les soignons du mieux que nous pouvons. Ils ne pourraient espérer meilleurs soins. Fitzpatrick fronça les sourcils en signe de résignation. — Les médecins de l’armée, eux, n’ont pas la réputation de dorloter leurs malades. — Il y a beaucoup de choses que vous trouverez agréables chez nous, dit Zhett. Il faut juste être patient. — Je ne veux pas être patient. Je dois retourner sur Terre. — Commandant Patrick Fitzpatrick III, votre vaisseau a été détruit, votre équipage a péri, et vous-même êtes porté disparu. Les FTD ont filé d’Osquivel la queue entre les jambes. Personne ne s’attend plus à ce que vous reveniez. Plus jamais. Zhett partit en se retenant de sourire face à sa stupéfaction. Elle allait laisser le jeune officier méditer là-dessus un moment. Un jour, elle serait peut-être en mesure de lui apprendre quelque talent de Vagabond. 114 KOTTO OKIAH Les conditions extérieures d’Isperos excédaient les seuils de tolérance des galeries en céramique. Celles-ci finirent par lâcher, tandis que les assauts de la lave engloutissaient les systèmes de survie de la colonie. Kotto Okiah ne pouvait plus attendre l’expédition de sauvetage : la base souterraine tomberait d’ici à quelques heures. Hélas, les Vagabonds n’avaient guère plus de chances de survie à la surface. Les mineurs avaient déménagé matériel et provisions dans les quelques salles intactes, mais à présent la chaleur avait atteint une intensité extrême. Des panaches fusaient des niveaux inférieurs. Les équipes n’avaient d’autre choix que d’enfiler une combinaison autonome et de fuir sur le paysage craquelé en espérant atteindre une zone d’ombre à temps. Les tunnels supérieurs devenaient plus torrides de seconde en seconde. Les parois de métal brûlaient au toucher. Les ouvriers passèrent leur combinaison réfléchissante, scellant chaque joint afin d’empêcher la chaleur de pénétrer plus avant. — Dépêchez-vous, ou nous allons être cuits au four ! aboya Kotto, puis, plus gentiment : Ne vous inquiétez pas, les vaisseaux de sauvetage vont venir. Vous pouvez y compter. — A-t-on des nouvelles d’eux ? Combien de bâtiments sont en route ? Quand vont-ils arriver ? criailla un technicien, s’attirant un regard de dédain d’une femme qui scellait son casque. — Merdre, comment le saurait-on ? aboya un réparateur. Nos vaisseaux vont plus vite qu’un signal. — Chaque combinaison est pourvue d’un transmetteur, dit Kotto, et nos réserves de survie peuvent durer un jour ou deux. Le liquide de réfrigération circulera partout dans la tenue. — Ouais… dans des conditions optimales, marmonna l’un des ingénieurs. — Vous voulez dire qu’elles ne sont pas optimales ? repartit Kotto. Bon, il y a suffisamment de véhicules pour nous emmener. Si nous sautons de zone d’ombre en zone d’ombre, nous pourrons atteindre la face nocturne et nous y cacher une semaine. — L’air ne durera pas si longtemps. — Un problème à la fois, s’il vous plaît ! Ils sortirent par groupes de cinq. Un ressac palpitant de tempêtes solaires léchait la surface recuite d’Isperos. L’étoile en surplomb était un chaudron bouillonnant, couronné de jaillissements continus. Kotto songea à une indigestion de plasma… Trois véhicules terrestres chargés de fournitures et de réfugiés s’éloignaient déjà à travers le relief roussi. Leurs chenilles en céramique laissaient de profondes dentelures dans la roche amollie. — Allons-y, dit Kotto. On peut tenir à sept dans ce tout-terrain. Bougez-vous ! Il poussa les techniciens vers le véhicule immobile, puis se mit lui-même au volant. En temps normal, ses compagnons de travail refusaient de le laisser conduire car Kotto prêtait davantage attention aux particularités géologiques et aux ressources minérales qu’à la route. Mais aujourd’hui, il ne s’agissait pas d’une inspection. Il essayait de les sauver tous. L’horizon était une courbe toute proche. Alors que le véhicule venait de dépasser une butte, des ombres noires, comme découpées au rasoir, se répandirent telle de l’encre renversée. Des vagues brûlantes ondulaient au-dessus de la roche refroidie. Kotto fit une embardée pour s’engouffrer dans l’ombre. Aussitôt, la température baissa : un répit, au milieu de la fournaise. — Cela va nous laisser dix minutes à peine pour nous débarrasser d’un peu de chaleur. Si notre tout-terrain se met à fondre, nous serons forcés de marcher jusqu’à la zone d’ombre la plus proche. — Bien pensé, Kotto. Lorsqu’ils se remirent en route, le feu était encore plus intense. Le soleil semblait un œil maléfique, près d’exploser. Les premiers vaisseaux de secours arrivèrent dans le système isperien alors que le groupe de Kotto se trouvait encore à plus de dix kilomètres de la face nocturne. D’autres tout-terrains avaient réussi à rejoindre les ténèbres et préparaient une zone où les navettes pouvaient atterrir. Au cours du trajet, Kotto avait perdu le contact avec l’un des tout-terrains. Le conducteur avait envoyé un appel au secours mais n’avait pu donner sa localisation. « Tout tombe en panne – le guidage est complètement brouillé… Il est probable que des brèches… non, des brèches imminentes ! » L’horrible cri qui avait suivi s’était miséricordieusement mué en bruit blanc. Kotto avait serré les mâchoires mais avait continué à conduire. Les mineurs, les ingénieurs et les techniciens connaissaient tous les risques. On honorerait chacun des morts – mais seulement après avoir sauvé autant d’hommes que possible. Pour le moment, Kotto devait faire en sorte qu’un tel accident ne survienne pas aux autres. Anna Pasternak, une capitaine aux allures de vieux loup de mer, dirigeait le premier groupe de vaisseaux en approche de la face sombre d’Isperos. Elle dut interrompre son atterrissage lorsque la fureur des tempêtes solaires redoubla, saturant les circuits de navigation et de contrôle. Les autres vaisseaux se mirent à l’abri dans le cône d’ombre de la planète et entreprirent d’élaborer un plan pour retrouver les survivants. Le tout-terrain de Kotto atteignit le sanctuaire de la face sombre. Cinq véhicules avaient trouvé un abri dans un cratère dont la surface plane avait fondu et s’était resolidifiée plusieurs fois. L’un d’eux se trouvait sur la plate-forme, mais son réservoir d’oxygène fuyait. Deux autres tout-terrains pourraient lui fournir l’air qui lui manquerait, mais cela ne ferait que différer la catastrophe d’une heure ou deux. « Écoutez, vous devez atterrir maintenant, transmit Kotto aux vaisseaux. Si vous ne venez pas à notre aide dans les minutes qui viennent, vous aurez gaspillé votre temps et votre ekti pour rien. » Lorsqu’il l’avait mené ici pour la première fois, six ans plus tôt, Jess Tamblyn avait nargué les dangers de ce soleil instable. Cette mission de reconnaissance avait convaincu Kotto qu’il était possible de monter une installation sur Isperos. Mais depuis lors les éruptions solaires n’avaient fait qu’empirer, comme si quelque chose de terrible se produisait dans les tréfonds du soleil. « Nous aurons droit soit à une belle fête, soit à un bel enterrement, transmit Anna Pasternak aux autres capitaines. Personnellement, je préfère les fêtes. Vous tous, vous entretenez vous-mêmes vos vaisseaux, pas vrai ? Voyons voir s’ils peuvent aller au bout de leurs limites. » À la surface d’Isperos, les survivants suaient autant de peur que de chaleur et respiraient leurs dernières bouffées d’oxygène. — Abandonnez l’équipement et les provisions, indiqua Kotto. Ne conservez que les digidisques, si vous le pouvez. Ils pourraient être utiles. Les vaisseaux descendirent tels des anges du paradis et parvinrent au point d’atterrissage du cratère. La radio retentit d’applaudissements. Avant que le premier vaisseau se soit posé sur le sol inégal, Kotto avait fragmenté les équipes en petits groupes et organisé l’évacuation afin de donner la priorité aux blessés. — Rien ne fait perdre plus de temps que la panique. Il ne faut pas se gêner mutuellement. Kotto était déjà assez embarrassé de voir son rêve réduit en cendres… de ne pas avoir su le préserver. Le temps de grimper à bord des vaisseaux, Kotto compta ses pertes. À sa grande consternation, il s’aperçut qu’il avait perdu vingt et un hommes. Un second tout-terrain était tombé en panne sur la face ensoleillée de la planète, les chenilles embourbées dans un bassin de roche à demi fondue ; la chaleur avait percé les réservoirs de carburant, et l’explosion avait tué les passagers avant que quiconque ait pu leur porter secours. La dernière victime était une femme, morte d’une panne générale de sa combinaison quelques minutes avant l’atterrissage du premier vaisseau ; sur la face sombre d’Isperos, elle avait gelé en moins d’une minute. Épuisé et déshydraté, le visage écarlate et couvert d’ampoules, Kotto se fraya un chemin jusqu’au cockpit d’Anna Pasternak. La vieille femme jeta un regard par-dessus son épaule et interrompit ses paroles de gratitude : — Attends un peu avant de me remercier, Kotto. Nous ne sommes pas encore sortis de cet ouragan stellaire. Nos vaisseaux sont trop chargés. Nous n’avons pas eu le temps de former une véritable mission d’évacuation. — Je suis heureux que vous n’ayez pas attendu, même si j’avais calculé un laps de temps plus long avant que la colonie se désagrège. — L’univers aime ce genre de petites plaisanteries. J’avais toujours pensé que ma fille Shareen me survivrait et que j’aurais à gâter une dizaine de petits-enfants. Mais les hydreux avaient d’autres projets, lorsqu’ils ont anéanti sa station d’écopage sur Welyr. — Les Vagabonds n’ont-ils donc aucune histoire heureuse ? soupira Kotto. Volant à l’instinct, Pasternak quitta l’ombre de la planète – et ce fut comme si le soleil lui-même leur déclarait la guerre. De longues courbes de flammes déchiraient l’espace jusqu’à l’orbite d’Isperos, cognant le vaisseau comme autant de coups de massue. — Jamais vu une activité pareille ! cria la capitaine. Vous croyez qu’elle se transforme en supernova ? — Bien sûr que non, répondit Kotto. Elle n’appartient pas à la bonne catégorie d’étoile… Sur les écrans de contrôle, les indicateurs étaient dans le rouge. Pasternak luttait avec les commandes, mais le vaisseau surchargé ballottait dangereusement. Certains des autres appareils semblaient en plus mauvaise posture, s’agitant comme des hommes au bord de la noyade. Un raz-de-marée de vent solaire rugissait autour d’eux. — Après vous avoir secourus, ce serait dommage de se faire carboniser en sortant, dit-elle. — Ouais, un vrai coup de vache. Des parasites crépitaient sur les fréquences de liaison. Des vaisseaux lançaient des appels d’urgence, signalant des problèmes dans les moteurs et les systèmes de survie. S’ils restaient proches les uns des autres, ils étaient incapables de s’entraider. Anna Pasternak se mordit la lèvre inférieure. — Eh bien, ils vont devoir se débrouiller tout seuls. Je n’ai plus de pansements. (Soudain, elle leva les yeux, saisie.) Merdre, accrochez-vous ! (Une langue de flammes mortelle fusait dans leur direction, plus rapide que le vaisseau.) Trop de débris dans les environs… Impossible d’utiliser les moteurs interstellaires ou nous serons aplatis comme une crêpe sur un de ces cailloux. — Ou sur un de nos propres lingots métalliques, précisa Kotto. C’est plus probable, en réalité. À la radio, les appels redoublèrent. « Regardez l’étoile ! Regardez l’étoile ! » Pasternak continuait de forcer le passage hors de la zone de danger. De son côté, Kotto scannait la chromosphère flamboyante. Il vit avec stupéfaction de gigantesques ovoïdes, comme des boulets de canon déformés, jaillir de l’étoile. Ils longèrent les langues de feu des éruptions solaires afin d’intercepter les vaisseaux des Vagabonds. — Qu’est-ce que c’est ? s’écria Kotto. Ils ont l’air artificiels. — On avait justement besoin de ça, grommela Pasternak : des hydrogues avec des brûlures d’estomac… — Pas des hydrogues. Ils ont une forme différente, plus ovale. Leur niveau de température est bien plus élevé. Les Vagabonds avaient atteint leur vitesse maximale. Onze boules de feu affluaient avec une rapidité démentielle ; chacune avait la taille d’un planétoïde, assez vaste pour contenir une dizaine de Mastodontes des FTD. Un spectacle si incroyable qu’il fallut un moment à Kotto pour que sa stupéfaction se mue en frayeur. Si mauvaise que soit leur situation, ces ovoïdes embrasés éructés par l’étoile folle ne pouvaient qu’empirer les choses. — Si je possédais un armement digne de ce nom, je leur tirerais bien dessus, dit Pasternak. Peut-être qu’en leur jetant des glaçons… Derrière les vaisseaux en fuite, les projectiles embrasés se réunirent jusqu’à ce que leurs contours se confondent. À présent, ils formaient une barrière impénétrable, d’un éclat aveuglant et terrifiant – mais il y avait du mieux par rapport à la tempête solaire. Kotto jeta un coup d’œil aux capteurs du vaisseau… et constata que les niveaux de chaleur et de radiations dégringolaient à toute allure. — Capitaine, ils bloquent le flux solaire ! Regardez, les niveaux reviennent dans le vert. Les vaisseaux vagabonds poursuivaient leur course, et les boules de feu flottaient à bonne distance, rassemblées pour former un bouclier éblouissant. « Ils… nous protègent des éruptions. Comment ont-ils su que nous étions là ? Pourquoi… pourquoi se préoccupent-ils de ce qui nous arrive ? » Pasternak se reconnecta au canal de liaison. « Ne posez pas de question. Continuez juste à avancer. — Eh, ce n’est pas moi qui vais me plaindre, dit quelqu’un. — Mes propulseurs ne sont plus en surcharge, lança un autre capitaine. Que diable sont ces trucs ? » Le cœur de Kotto battait dans sa poitrine. Ils avaient été sauvés par ces ahurissants… navires ? créatures ? entités ? qui vivaient dans le plasma des profondeurs stellaires. D’une manière ou d’une autre, ces ellipsoïdes incandescents avaient compris que les éruptions solaires pouvaient faire du mal aux humains. Ils les bloquèrent jusqu’à ce que la flottille de vaisseaux bondés ait atteint une distance de sécurité. Puis, sans un mot, les boules de feu se séparèrent… Elles plongèrent en louvoyant à travers les arches magnétiques des éruptions solaires, telles des braises refroidies jetées dans le foyer de l’étoile. — Eh bien, quelle surprise agréable, pour changer, souffla Anna Pasternak en s’essuyant le front : des extraterrestres qui ne veulent pas nous réduire en bouillie. Elle programma le retour sur Rendez-Vous. 115 LA REINE ESTARRA Estarra se retirait dans ses appartements afin de méditer loin des obligations et de l’attention constante dont elle était l’objet lorsqu’elle fut témoin d’une dispute violente entre son mari et le président Wenceslas. Elle resta sur le pas de la porte, à écouter dans un silence choqué. — Vous n’avez pas le droit de l’imposer, ni à moi ni à mon peuple, disait Peter. Ils ne savent rien de ce Daniel. Je le désavouerai. — Ils ne savaient rien de vous non plus, rétorqua Basil avec un sourire exaspérant. Tout est sous contrôle. Si vous voyiez les sondages et la couverture média, vous verriez que le peuple a accepté ce nouveau prince. Cela les réconforte de savoir qu’il y a un candidat au trône en réserve… au cas où le pire arriverait. Maintenant, si vous ne vous montrez pas plus coopératif, ajouta-t-il en baissant la voix, la Hanse a… d’autres options. Peter lui jeta un regard noir. — Pas de menace, Basil. — Vous considérez la vérité comme une menace ? Le roi éclata d’un rire amer. — Depuis quand la vérité influe-t-elle sur vos décisions ? Vous ne pouvez pas m’empêcher de paraître devant mon peuple car, si vous me cachez, je ne vous sers plus à rien. Et, concernant ce Daniel – avez-vous liquidé sa famille, à lui aussi ? Au seuil du corridor, Estarra écoutait, les yeux écarquillés de stupeur. Cela n’avait aucun sens. — Pour les menaces, vous n’êtes qu’un amateur, repartit Basil, imperturbable. Ce serait un défi intéressant de voir combien de temps des enregistrements holographiques et de vieux discours remontés pourraient leurrer le public. De toute façon, personne n’écoute les paroles. Peter secoua la tête, comme s’il comprenait quelque chose d’insaisissable pour le président. — Vous avez créé le mythe, Basil, mais vous ne comprenez pas ce qu’un roi signifie vraiment pour la population. (Il remarqua enfin Estarra, et son visage s’illumina d’un sourire.) Ou peut-être devrais-je dire un roi et une reine. Ne sous-estimez pas l’amour du peuple pour ses dirigeants légitimes. De saisissement, le président la regarda d’un œil mauvais. — Nous sommes en réunion privée, Reine Estarra. Voudriez-vous nous laisser un instant ? Avant qu’Estarra ait pu sortir, Peter l’attrapa par la main. — Pas la peine, Basil. Vous pouvez parler devant ma reine. Estarra était déconcertée. Manifestement, Peter lui cachait des choses – des choses cruciales. Toutefois, elle alla se placer auprès de lui et posa la main sur son épaule. C’étaient le président et Sarein qui avaient décidé de ce mariage, et son frère Reynald qui l’avait arrangé. À présent qu’elle avait rempli ses obligations, Estarra se sentait libre de choisir ses alliés. On ne lui demandait pas davantage que de montrer publiquement son appui au roi. Mais, en ce qui concernait la confiance, elle préférait la donner à Peter, dont elle commençait à entrevoir les sentiments, qu’au président. — Je serai heureuse de vous apporter mon aide. Mon mari et roi n’a qu’à m’informer de ce dont il s’agit. Elle se tenait face au président. Elle se rendait compte de ce qu’elle faisait – et qu’elle se mettait peut-être en danger, si ses soupçons se révélaient fondés. Basil rassembla ses papiers. Il défroissa son costume et embrassa du regard les somptueux appartements royaux, remarquant au passage que l’une des plantes commençait à se flétrir. — Je n’ai plus rien à faire ici. Les gardes ouvrirent les portes, puis les refermèrent derrière le président. Eux-mêmes attendaient à l’extérieur – soi-disant pour protéger le couple royal, mais plus probablement pour s’assurer qu’ils ne s’aventuraient pas là où ils n’étaient pas requis. Une fois seuls, Estarra regarda Peter en silence. Elle croisa les bras sur sa poitrine et prit une grande inspiration. — Tu as des explications à me donner. Troublé, il détourna les yeux. — Je pense que les risques seraient moindres si… si tu n’en savais pas plus. — Je ne veux pas que l’on me protège. Je sais me débrouiller toute seule. Mais Peter refusa de poursuivre, peinant à décider de ce qu’il pouvait lui révéler. Estarra réfléchit de son côté. Il lui fallait tenter une autre approche. — Tu sais, quand Beneto est parti, il m’a promis de revenir. Corvus était une assignation tranquille. Il désirait aider les colons et entretenir ses arbremondes. Je l’aimais beaucoup. (Son expression se durcit et elle cessa de jouer la comédie.) Alors je ne comprends pas la raison pour laquelle tu refuses la présence de ton frère. Pourquoi n’ai-je jamais rencontré Daniel ? Pourquoi n’était-il pas à notre mariage ? Cela me peine de ne même pas connaître le frère de mon mari. — Daniel n’est pas mon frère, répondit Peter, coupant court à ses autres questions. — Que veux-tu dire ? Je commençais à m’ouvrir à toi, Peter. Et aujourd’hui j’apprends que… — Mon nom n’est pas non plus Peter. Cela va prendre un bon moment pour tout te raconter. Plus tard, ils reposaient l’un contre l’autre, nus ; des torches diffusaient des lueurs pastel dans la chambre. Estarra se colla à Peter. La mort de Beneto la remplissait encore de peine. Il lui parla longtemps tout en la caressant. Tous deux étaient heureux de pouvoir se livrer l’un à l’autre. Peter laissait courir ses doigts sur son visage, ses sourcils, ses pommettes, son menton… Il avait tant besoin de quelqu’un de confiance, au milieu des intrigues byzantines de la Hanse. Estarra avait du mal à croire ce qu’il lui racontait d’une voix rauque. Mais elle était incapable de douter de lui. Elle vit les larmes dans ses yeux – des yeux d’un bleu artificiel, d’après son récit. Il lui raconta comment on l’avait kidnappé, des années plus tôt, et gardé au secret pendant que Basil le formait à devenir le prochain monarque. — Je n’ai découvert que plus tard que la Hanse avait assassiné ma famille. Les yeux de la jeune femme s’agrandirent. — Nous crois-tu en danger ? Il l’embrassa sur l’épaule. — Oui, Basil a lancé des menaces voilées. Contre toi, pour me faire tenir tranquille, et contre moi directement. Je n’aurais jamais pensé qu’il passerait à l’action un jour mais, à présent qu’il a présenté Daniel au public, je n’en suis plus si sûr. Peut-être ai-je déjà commis l’irréparable. Basil a le pouvoir de nous empoisonner ou d’organiser un « accident » n’importe quand. Estarra l’attira à lui, afin de lui offrir la force et la chaleur de son corps. Peut-être pourrait-elle entreprendre Sarein à ce sujet… ou peut-être pas. — Alors, il nous faudra tous deux garder l’œil ouvert. Néanmoins, elle se sentait comme une petite mouche au centre d’une toile immense. 116 OSIRA’H La nuit, illuminateurs et fluobandes éclairaient la résidence de l’Attitré de Dobro comme en plein jour, si bien qu’Osira’h n’avait pas à redouter l’obscurité. Les travailleurs du camp avaient éteint les incendies saisonniers, mais l’air puait encore la fumée et la cendre. Dans la pénombre, le sol brûlé s’avivait parfois de braises orangées. La fillette hybride se tenait à la fenêtre au dernier étage de la résidence, le seul foyer qu’elle ait jamais connu. De là, elle discernait la dentelle de lumières indiquant les limites des baraquements. — Te voilà, dit Udru’h de sa voix ample. J’aurais dû savoir que je te trouverais en pleine contemplation. Osira’h lui sourit, les yeux pétillants : — Je réfléchissais. À essayer de comprendre cette étrange présence, ces pensées lancinantes qui émanent de l’intérieur du camp, quelque part. Une heure auparavant, ils avaient dîné ensemble, juste tous les deux, dans une petite salle à manger. L’Attitré n’aimait guère les fêtes tapageuses et les décors futiles ; en revanche, il appréciait de dîner en compagnie d’Osira’h, en particulier quand elle avait réussi ses exercices du jour. Il ne montrait jamais de dureté à son égard, jamais d’irritation. Mais pas de laxisme non plus. Depuis qu’elle savait parler, il n’avait cessé de l’encourager et de l’entraîner. Il lui avait fait comprendre que le sort de l’Empire reposait sur sa capacité à croiser l’esprit ildiran avec celui des hydrogues. Elle ne pouvait le décevoir. La fierté gonflait la poitrine d’Osira’h. — J’adore contempler l’extérieur, jusqu’à l’horizon. Cela me permet de penser à tout ce qui se passe loin d’ici. Irons-nous un jour sur Ildira, rendre visite à mon grand-père le Mage Imperator ? J’aimerais tant voir le Palais des Prismes. L’Attitré de Dobro lui lança un sourire entendu. — Lorsque les temps seront moins funestes, nous te montrerons l’Empire dans toute sa gloire. Mais si toi et moi échouons, ajouta-t-il, le visage assombri, il ne restera plus d’Empire à contempler. Il posa une main sur son épaule. Tous deux demeurèrent pensifs, à contempler les étoiles. — Là-haut, Osira’h, les hydrogues ne savent pas distinguer les ennemis des alliés. Ils ne saisissent pas qui nous sommes ni notre façon de penser. Ils ne se contentent plus de leurs géantes gazeuses. Ils poursuivent leur guerre en ignorant tout de leurs cibles. Sa poigne s’était resserrée autour de l’épaule de la jeune fille ; il en prit conscience et la relâcha. — Je viens de recevoir un rapport selon lequel des orbes de guerre ont dévasté l’un des mondes du territoire ildiran. Dularix. Cet endroit, ni les humains ni les Ildirans ne l’ont jamais colonisé. Personne n’y vivait, et cependant les hydrogues l’ont détruit. — Pourquoi ? demanda Osira’h. Pourquoi ne nous laissent-ils pas en paix ? — C’est ce que tu devras leur demander quand tu seras prête. Ce pont entre nos deux espèces nous permettra de forger une alliance et ainsi de nous sauver. Les robots klikiss en ont conclu une jadis à notre profit, mais cette fois ils ont échoué. Aujourd’hui, l’Empire se tourne vers toi, Osira’h. Ton esprit transmettra un message, contenant tout ce que nous avons à communiquer aux hydrogues. C’est sans doute le seul moyen pour qu’ils nous comprennent. Osira’h pinça les lèvres. Devait-elle révéler son secret à l’Attitré ?… Comme elle ne lui avait jamais rien caché, elle décida de parler. — Il y a deux jours, j’ai perçu un appel au secours, une sorte de cri mental. J’ignore de quoi il s’agit, mais je pense l’avoir déjà ressenti avant. L’Attitré parut interloqué. — Qui était-ce ? demanda-t-il, de nouveau sévère. À quel moment as-tu entendu ce message télépathique ? Osira’h haussa les épaules. — Cela s’est produit pendant les incendies. J’ai senti une connexion. Quelqu’un… une femme ? Elle appelait, triste et désespérée. Elle semblait proche de moi. — Proche de toi ? Tu veux dire, près d’ici ? L’Attitré se détourna de la fenêtre pour la fixer dans les yeux. La chevelure brun clair de la jeune fille tressauta sans qu’elle en ait conscience. — C’était ici, sur Dobro… mais elle se trouvait aussi près de moi par l’esprit, comme quelqu’un que je devrais connaître. Troublé, Udru’h écarta la fillette de la fenêtre. — Ne te tracasse pas. Cela n’a aucune importance, par rapport à la tâche sur laquelle nous devons nous concentrer. — Bien sûr. Grâce à son éducation à la dure, à ses ascendants ainsi qu’à ses talents mentaux, Osira’h possédait une sagesse qui excédait son âge. Mais parfois, l’Attitré la traitait toujours comme un bambin. — Il nous reste beaucoup de travail, et peu de temps. Il la mena à la salle d’entraînement, au sein de la nuit de Dobro, où elle passerait plusieurs heures à s’exercer jusqu’à ce que le soleil lave le ciel de sa nourrissante lumière. Mais la fillette désirait contempler de nouveau le camp d’élevage et se demandait qui avait bien pu l’appeler. Cette femme mystérieuse avait tant besoin d’aide. Osira’h sentait qu’il y avait quelque chose qu’elle devait savoir. Un jour, peut-être, y parviendrait-elle. 117 LE MAGE IMPERATOR Bron’n surgit, porteur de mauvaises nouvelles. Via le thisme, le Mage Imperator ressentait la fébrilité de son garde du corps. Il savait déjà que le pire surviendrait bientôt, malgré ses multiples tentatives de garder Jora’h sous sa coupe. Depuis plusieurs heures, l’empereur se trouvait sous la hautesphère, allongé dans son chrysalit. Il s’accrochait à l’adulation de ses sujets, tirant leurs rayons-âmes et y puisant un semblant de force. Malgré l’intense douleur que lui causaient ses tumeurs, il refusait de se cacher à la vue des pèlerins et des demandeurs. Plus maintenant. Du manche de son katana de cristal, Bron’n refoula deux nageurs plongés dans une oraison interminable. — Le Premier Attitré a trouvé un vaisseau, Seigneur, murmura-t-il. Il a l’intention d’embarquer tout de suite. Cyroc’h sentit ses yeux lui piquer. — Oui, je l’ai senti. Jora’h ne peut se cacher de moi. Il sait que je vois toutes ses actions – et pourtant il veut encore partir. Il écarta les nageurs d’un geste de sa main potelée. Avec une crainte respectueuse, ceux-ci reculèrent au fond de la salle d’audience. — Son vaisseau décollera pour Dobro dans moins d’une heure, le pressa Bron’n. Dois-je rameuter des gardes ? Je peux l’arrêter par la force. Le Mage Imperator exhala un profond soupir. — Non. Si le Premier Attitré résiste, il serait très mauvais pour toi de braver ses ordres directs. Une heure, cela me suffira. Mobilisant ce qui lui restait de force, il se redressa et leva les mains en signe de bénédiction. La douleur palpitante de son crâne ne diminuait jamais. Il contempla la salle d’audience ainsi que les Ildirans venus le voir. Au-dessus de leurs têtes, des oiseaux et des insectes multicolores voletaient dans le terrarium suspendu. Paradisiaque, paisible… mais, en cet instant, la Source de Clarté lui semblait très lointaine. Durant son siècle de gouvernance, Cyroc’h avait guidé l’Empire sur la voie de son destin, et il avait mérité sa place dans La Saga des Sept Soleils. Son crâne reposerait dans l’ossuarium au côté de ses prédécesseurs, luisant pendant mille ans. Cela lui suffisait. S’il différait plus longtemps sa tâche, tout ce qu’il avait accompli s’effondrerait. Cela ne devait pas arriver. — Je me retire dans ma chambre de méditation, annonça-t-il au public. J’ai fait de mon mieux pour mon peuple, et celui-ci s’est montré digne de moi. Il a remboursé mes efforts au centuple. Rappelez-vous toujours combien j’ai apprécié tout ce qu’il a fait en mon nom. Il fit un signe aux assisteurs, qui se ruèrent autour du chrysalit. Bron’n les suivit, docile, mais troublé par ces paroles. Une fois dans la chambre, le Mage Imperator chassa les assisteurs. De leur voix haut perchée, ces derniers le supplièrent de les laisser le masser, de peigner sa tresse, d’oindre ses mains et ses pieds. — Laissez-moi seul, insista-t-il, complètement seul. Bron’n fit respecter cet ordre au moyen de son bâton, puis se posta à l’entrée de la chambre. Le Mage Imperator lui adressa un sourire las. — Tu es mon plus loyal serviteur, Bron’n. Attends dehors. Verrouille la porte et ne laisse entrer personne à l’exception de Jora’h. Bron’n fit un pas dans le corridor. — Dois-je mander le Premier Attitré, Seigneur ? — Inutile, répondit-il avec un sourire étrange. Il viendra de son propre chef. Bron’n laissa le Mage Imperator sans poser plus de question. Sachant que Jora’h s’apprêtait en ce moment même à voler un vaisseau pour aller sauver sa maîtresse sur Dobro, Cyroc’h n’hésita pas. Le temps des hésitations était révolu. Il ouvrit une alvéole située dans son chrysalit et en sortit une fiole de liquide turquoise. Des médecins la lui avaient préparée quelques jours plus tôt – l’ultime service qu’ils lui avaient rendu. Ils avaient demandé ce qu’il avait l’intention d’en faire, craignant qu’il euthanasie l’Attitré d’Hyrillka toujours plongé dans le coma. Le Mage Imperator avait saisi la fiole sans répondre. Plus tard, il avait ordonné à Bron’n de prendre des dispositions afin de se débarrasser des médecins trop curieux. Il tenait le poison, admirant sa couleur ; dans la lumière rouge, il tirait sur le violet. Quelques gouttes suffirent. La substance toxique coula tel un feu glacé le long de sa langue puis de sa gorge. Le Mage Imperator se rallongea, les yeux clos. L’effet serait rapide… Il ressentit le flot ravageur qui se diffusait en lui, rongeant ses terminaisons nerveuses, remplaçant la douleur atroce de ses tumeurs par un froid détachement, puis une puissante ascension vers la Source de Clarté, toujours plus brillante. Qu’il le veuille ou non, Jora’h comprendrait bientôt quelles étaient ses nouvelles responsabilités. Le thisme serait sans merci. Cyroc’h ne disposait pas d’autre moyen de convaincre son successeur. À l’instant de son trépas, le thisme serait rompu, les liens éparpillés. La toile commencerait à se défaire. Jora’h n’aurait d’autre choix que de prendre sa place. Il devrait faire ce qu’il fallait, et Cyroc’h savait que son fils ne s’y déroberait pas. Il le devait. Sa longue tresse se convulsa, comme si elle manquait d’air. Le Mage Imperator tenta de rouvrir les yeux afin de capter une dernière fois la lueur des sept soleils, mais la Source de Clarté était trop intense… Le poison agitait ses membres, mais la souffrance s’était fondue en un bienheureux engourdissement. C’était comme si les envahisseurs nichés au fond de son crâne avaient été tués en premier. Voilà au moins un soulagement. La lumière grandit derrière ses paupières, luisant tel le cœur d’un soleil. Le Mage Imperator eut un dernier hoquet, puis mourut, un sourire angélique aux lèvres. 118 JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ La disparition de Cyroc’h atteignit Jora’h alors qu’il achevait les préparatifs de son évasion, sur une plate-forme d’appontage au sommet de l’un des dômes du Palais. Jora’h avait usé de son titre pour engager un capitaine et avait acheté un vaisseau comprenant une scission d’équipage, afin d’effectuer un trajet rapide vers Dobro. Le Mage Imperator contrecarrait ses projets depuis des jours et des jours, par tous les moyens. Mais le sentiment d’avoir failli à Nira, de l’avoir laissée souffrir tant d’années, n’avait cessé de tarauder Jora’h. Malgré les arguties de son père, il n’avait pu continuer à le supporter. Il devait secourir Nira… la tenir de nouveau dans ses bras et lui demander pardon pour tout ce qu’elle avait enduré. Jora’h savait qu’il devait agir vite, avant que le Mage Imperator perçoive ses intentions. Lorsqu’il avait vu les gardes émerger des ascenseurs au bout de la plate-forme miroitante, il s’était douté de leurs intentions : le thisme l’avait trahi, son père comptait de nouveau l’arrêter. Mais il avait juré qu’il ne laisserait pas Nira tomber. « Dépêchez-vous ! » avait-il crié à l’équipage, qui remontait la rampe en courant… Tout à coup, ce fut comme si son cœur s’arrachait de sa poitrine. Jora’h laissa échapper un cri. Soudain, tout lui sembla décalé. Jamais il n’avait ressenti un si grand vide intérieur, un tel ébranlement de tout son être. Encore sous le choc, il tenta de conserver son équilibre. Le capitaine du vaisseau tomba à genoux, les membres d’équipage suffoquaient ; certains s’étaient effondrés, d’autres se tordaient de détresse. L’univers ildiran tout entier était bouleversé. Une lamentation indistincte s’éleva des balcons en contrebas – pèlerins, nobles et fonctionnaires, plongés dans le désarroi. Les gardes qui s’apprêtaient à intercepter Jora’h oscillèrent sur leurs talons. Le thisme s’était déchiré. Le vaste réseau de rayons-âmes qui unissait l’espèce ildirane s’était distendu, effiloché… puis rompu. La Source de Clarté avait disparu. — Non ! hurla Jora’h, qui venait de comprendre. Le Mage Imperator est mort ! D’une démarche vacillante, il retourna au Palais. Sa longue chevelure fouettait l’air avec fureur. Il ne distinguait plus rien, ne songeait qu’à rejoindre la chambre de méditation où se trouvait son père. Bron’n se tenait devant la porte close. Il s’agrippait à sa lance comme un vieillard à un bâton… une marionnette dont on aurait tranché les fils. Il montrait les dents, et ses yeux fendus comme ceux d’un félin semblaient accuser Jora’h. — Que s’est-il passé ? Où est mon père ? — Il m’a ordonné de rester ici à vous attendre, gronda Bron’n. Il m’a indiqué de ne laisser personne entrer dans la chambre. Personne d’autre que vous. Il savait que vous viendriez. Jora’h regarda avec incrédulité le garde qui ouvrait la porte. — Il l’a fait à dessein ? Tu connaissais son intention, et tu ne l’as pas arrêté… — Je sers le Mage Imperator, répondit Bron’n, s’accrochant à ses mots comme un naufragé à une bouée. Je ne discute pas ses ordres. Dès qu’il fut entré, Jora’h aperçut son père sur le chrysalit. Sa dépouille évoquait une énorme limace blême, une masse de graisse avachie sur sa charpente. Manifestement, Cyroc’h avait déployé des trésors d’énergie pour se maintenir jusqu’à la fin ; puis l’implacable gravité avait eu raison de sa chair. Jora’h saisit un bras, comme s’il restait quelque espoir. Mais le thisme brisé lui indiquait que son père avait rejoint la Source de Clarté. Il s’empara de la fiole vide, aperçut une gouttelette turquoise. — Pourquoi ? demanda-t-il au corps sans vie. Pourquoi avoir fait ça, Père ? J’avais encore besoin que tu me guides, que tu me conseilles. Comment vais-je diriger le peuple ? Je ne suis pas prêt. Puis il comprit, et dut se retenir au rebord du chrysalit pour ne pas tomber. Ce qu’il contemplait n’était autre qu’une mesure désespérée. Une fois qu’il aurait rassemblé tous les fils du thisme, une fois qu’il aurait renoué les rayons de lumière sacrée à la Source… il en saurait bien plus que ce que le Mage Imperator n’avait pu lui inculquer. Il lança un regard par-dessus son épaule à Bron’n, qui restait à la porte, anéanti. — Tu aurais pu l’empêcher. — Je sers le Mage Imperator, redit le garde comme un mantra. — C’est moi le Mage Imperator, à présent ! — Pas encore. Pas avant d’avoir achevé la cérémonie et de contrôler le thisme. Jusque-là, nous n’avons plus de Mage Imperator. Éperdu, Jora’h entrevit ce qui l’attendait. Tant que la place resterait vacante, tant que le thisme serait en lambeaux, les Ildirans erreraient dans les ténèbres de la solitude… et cela empirerait de minute en minute. Ils subiraient des souffrances psychologiques terribles – et peut-être davantage. Peut-être deviendraient-ils tous fous. Il n’avait d’autre choix que d’assumer son rôle aussi tôt que possible, même s’il faudrait des jours pour convoquer tous les Attitrés à Mijistra. Néanmoins, cela devait être fait. Jora’h se retourna vers le chrysalit et agrippa son père par la manche. Cyroc’h avait su qu’il mourait. Mais cette soudaine décision, qui contraignait son fils à reprendre les rênes de l’Empire ildiran – c’en était trop pour Jora’h. La mort dans l’âme, il comprit que c’était lui-même, en raison de sa colère au sujet de Nira et de son obstination à vouloir se rendre sur Dobro malgré l’interdiction paternelle, qui avait conduit le Mage Imperator à cet acte affreux. À présent, il lui était impossible d’aller la secourir. Il devait rester, et tâcher de réunifier l’Empire. Dans le corridor de la chambre, alors que le Premier Attitré pleurait sur le corps de Cyroc’h, Bron’n se tenait au garde-à-vous. Il avait suivi les instructions, obéi à son devoir… mais il acceptait aussi sa part de responsabilité. Il déploya les bras, inclina la lance-sabre et dirigea la pointe de cristal contre lui-même. Avec soin, il plaça la lame sur l’une des plaques thoraciques inférieures de son uniforme. Il l’enfonça de sorte que la pointe pénètre l’armure et lui pique la peau. Un peu de sang, un trait de souffrance. Assez pour savoir que la position était bonne. Bron’n coinça le manche de la lance contre le mur, puis s’élança en avant de toutes ses forces. Le sang gicla entre ses crocs. Dans un grognement, il enfonça la lame jusqu’à ce qu’elle traverse son cœur. Le coup mortel n’arrêta pas sa détermination ni ses réflexes musculaires, et la pointe ressortit dans son dos… Lorsqu’il l’entendit s’effondrer, Jora’h sortit en trombe de la chambre. Il comprit ce que Bron’n avait fait et leva des yeux implorants vers les soleils qui brillaient dans le ciel. Mais aucune lumière, aucune chaleur ne l’atteignit. 119 ADAR KORI’NH Les croiseurs lourds de la Marine Solaire abandonnèrent les débris fumants de Dularix. Une cohorte – sept maniples, trois cent quarante-trois vaisseaux sous le commandement de l’adar – et, néanmoins, un nouvel échec. La végétation de la planète avait été congelée, ses continents vidés de toute vie, jusqu’au sous-sol. Ne subsistait qu’un paysage lunaire, aux montagnes fracassées. Selon d’anciens rapports de surveillance, Dularix était un monde agréable, couvert de forêts vierges. Les Ildirans ne s’étaient jamais donné la peine de s’étendre jusqu’ici, et les humains n’en connaissaient pas l’existence. Néanmoins, les hydrogues l’avaient frappé avec une force meurtrière. Éradiquant toute forme de vie. L’attaque n’avait eu aucune justification. L’essaim de croiseurs ildirans avait abordé le système juste à temps pour voir partir les orbes de guerre, après leur absurde destruction. Dans le centre de commandement du vaisseau amiral, Kori’nh contemplait stoïquement les images de la planète écorchée vive. — Qui peut donc comprendre ces hydrogues, Adar ? demanda le tal Zan’nh, au côté de Kori’nh. Il faut envoyer un compte-rendu à Ildira. Peut-être mon grand-père pourra-t-il nous expliquer la nature de l’ennemi via le thisme. La Marine Solaire avait regardé partir les hydrogues. Mais, les mains liées par les ordres du Mage Imperator, elle ne s’était pas lancée à leurs trousses. De rage, Kori’nh serra la rambarde qui entourait la passerelle. — Oui, notre mission se résume à observer, dit-il d’une voix plate… puis à se retirer sans combattre. Zan’nh le regarda, troublé. — Nous savons que nous ne possédons pas d’arme efficace contre les hydrogues. À quoi bon aller au massacre ? — Nous avons connu quelque succès sur Qronha 3, rétorqua l’adar en regardant son protégé. — Mais… nous avons été totalement vaincus là-bas. — D’un certain point de vue seulement. N’oubliez pas que nous les avons touchés. Malgré le fait que nous n’étions pas préparés à ce combat, le qul Aro’nh a détruit un orbe de guerre et en a endommagé deux autres. Ses hommes sentaient sa colère, même s’ils la croyaient dirigée contre les hydrogues. Avec un soupir, Kori’nh donna l’ordre à la cohorte de quitter le système. Les propulseurs interstellaires allumés, les croiseurs lourds foncèrent à travers le gouffre entre les étoiles, vers une autre mission tout aussi vaine… C’est alors que, sur la lointaine Ildira, le Mage Imperator mourut. À bord des vaisseaux, chacun le ressentit – de l’adar jusqu’au plus modeste ouvrier de maintenance. Un vide soudain explosa dans le thisme à la manière d’un coup de tonnerre, faisant voler en éclats les rayons-âmes, arrachant à chaque Ildiran la vision de la Source de Clarté. Les coupant les uns des autres. Les laissant seuls, abandonnés. Désespérés. Paralysé par le sentiment de perte qui l’écrasait, Kori’nh dut se soutenir à la rambarde. De son côté, Zan’nh laissa échapper un cri de désespoir. Les membres d’équipage s’étreignirent les tempes, fermèrent les yeux et poussèrent de longs gémissements. L’onde de choc se répercuta à travers les ponts et les salles des vaisseaux. Personne n’était plus à son poste, de sorte que la flotte commença à dériver. Avec un effort surhumain, Kori’nh se reprit. Il n’avait jamais ressenti un tel vide. Le désespoir carillonnait sous son crâne, mais il s’efforça de reprendre le fil de ses pensées. Il se redressa et cria : — Garde à vous ! Sonnez l’alarme. D’abord rauques, ces mots gagnèrent en force à mesure que Kori’nh les répétait. L’état de l’équipage ne s’améliorant guère, il alla lui-même aux consoles et activa l’alarme générale. Le conditionnement militaire fonctionna : la sirène atteignit chacun des soldats de la cohorte, et les extirpa du chaos. — Tal Zan’nh ! Convoquez les quls et les septars, lança Kori’nh après une longue inspiration. Je veux rencontrer tous les sous-commandants. Nous devons discuter sur-le-champ de ce changement de situation. La flotte reprit son cours, îlot de stabilité dans l’univers ildiran bouleversé. — Mais, Adar, le Mage Imperator est mort ! cria son officier radio. Nous le sentons tous ! — Nous sommes toujours la Marine Solaire ildirane ! aboya Kori’nh. Que penserait le Mage Imperator s’il vous voyait gémir et larmoyer en situation de crise ? Peu à peu, les soldats reprirent leurs esprits et regagnèrent leur poste. Kori’nh dégaina sa dague d’apparat et observa un moment l’éclat qui se reflétait sur la lame en cristal. La souffrance qu’il éprouvait au plus profond de lui le forçait à agir ainsi, la tradition combinée à l’instinct. Il porta l’arme à sa tête et trancha son chignon d’un coup si léger qu’il le sentit à peine ; il enleva un peu de peau, mais sans se faire saigner. Il tint son scalp au creux de sa main – une chose morte. D’un geste de dégoût, il la jeta sur le pont. Sur tous les vaisseaux, les membres d’équipage se scalpaient à leur tour. Nul n’avait jamais eu à supporter le deuil d’un Mage Imperator. À l’instant où ils coupèrent leur chevelure, les soldats poussèrent un gémissement, marquant ainsi la fin d’un règne et l’avènement d’un nouveau. La vacuité et l’isolement que Kori’nh éprouvait le terrifiaient… mais, alors qu’il attendait ses sous-commandants, il se surprit à songer que, pour la première fois de sa vie, personne n’influait plus sur ses décisions. Cyroc’h ne pouvait plus surveiller sa stratégie ou censurer ses actes. Certes, sans directives, l’adar se sentait abandonné. D’un autre côté, il était libre d’agir à son gré, de prendre des initiatives. Comme les commandants humains MacArthur, Agamemnon, Koutouzov. C’était une sensation grisante, fertile en perspectives. Il contempla ses sous-commandants éplorés, rassemblés dans la salle de réunion de son croiseur. Tous avaient rasé leurs cheveux et paraissaient secoués. L’adar devait prouver qu’il était capable de se faire obéir. Ses officiers le suivraient d’autant mieux qu’ils n’avaient plus de repère. Souvent, il s’était trouvé en désaccord avec la stratégie globale du Mage Imperator. Néanmoins, il avait obéi. On l’avait obligé à fuir afin de ne pas provoquer les hydrogues, et il s’était alors senti dans la peau d’un lâche. Pourtant, quoi que fasse la Marine Solaire, les créatures des abysses gazeux poursuivaient leurs saccages. Il était le commandant de la Marine Solaire. Il dirigeait la plus formidable flotte que l’Empire ildiran ait jamais constituée. Mais le Mage Imperator n’avait osé l’utiliser. Les Forces Terriennes de Défense s’étaient sans cesse lancées contre l’ennemi, et elles avaient développé des armes nouvelles. Même les Vagabonds, qui ne possédaient pas d’armée, avaient pris de grands risques pour assurer un minimum de ravitaillement en carburant. Tout seuls, ils étaient parvenus à détruire une géante gazeuse hydrogue grâce à un bombardement cométaire. La Marine Solaire, elle, n’avait rien fait. Et l’adar Kori’nh était las d’être toujours vaincu. Peut-être était-il temps pour sa flotte de se couvrir de gloire en combattant l’ennemi. Le Mage Imperator ne pouvait plus l’arrêter. Silencieux, Kori’nh évaluait les mérites du tal Zan’nh, des quls et des septars enfermés avec lui dans la salle de réunion. Il avait survolé leurs états de service afin de déterminer leurs aptitudes individuelles. Zan’nh avait l’air encore plus perdu que ses subalternes. Le Mage Imperator était son grand-père. Jora’h le Premier Attitré s’élèverait bientôt et prendrait la place de Cyroc’h. Zan’nh lui-même était l’aîné de ses fils mais, comme il n’était pas de pure noblesse, c’est son plus jeune frère Thor’h qui deviendrait le prochain Premier Attitré. Néanmoins, Zan’nh avait été très lié au thisme, aussi devait-il se sentir plus isolé, plus perturbé que quiconque. Bien qu’il soit probablement l’élément le plus talentueux de la flotte, l’adar devait le renvoyer sur la planète mère. — Tal Zan’nh, vous conduirez la cohorte vers Ildira – tous les vaisseaux, à l’exception d’une maniple. Ainsi, cela réconfortera le peuple face à la période d’agitation qui s’annonce. Une plainte lui répondit, mais Kori’nh l’ignora. — Sitôt les Attitrés réunis, votre père accomplira la cérémonie de l’ascension et deviendra Mage Imperator. Lorsqu’il aura accepté le thisme, les fils de la toile seront remaillés et notre espèce de nouveau unie. Zan’nh s’inclina. — Oui, Adar. Mon devoir est clair. — Que fera le reste de la cohorte ? interrogea un septar. Kori’nh toisa ses sous-commandants. Il savait qu’il ne pourrait plus reculer, une fois qu’il les aurait avisés de sa décision. — Je prendrai une maniple de croiseurs lourds. Je ne puis dévoiler les détails de cette mission. (Il concentra son attention sur Bore’nh, un vieil officier qui demeurait stoïque. Celui-ci n’avait jamais failli ; il serait parfait.) Qul Bore’nh, j’ai sélectionné votre maniple pour cette mission. Suivrez-vous mes ordres sans protester ? Bore’nh parut surpris, puis son visage s’emplit de fierté. — Je serai honoré, Adar. Pris d’un remords, Kori’nh ajouta : — L’opération ne requiert qu’un équipage minimal. Retirez les hommes qui ne sont pas indispensables pour une mission de courte durée et affectez-les à bord des croiseurs de retour sur Ildira. Bore’nh ne s’enquit pas de ses raisons : — Ce sera fait, Adar. Troublé mais ne dérogeant pas à son rang, Tal Zan’nh regarda son commandant. — Souhaitez-vous me parler en privé ? — Non, rétorqua Kori’nh. Votre mission consiste à ramener les vaisseaux sur Ildira. Il devait agir vite s’il voulait accomplir ce qu’il savait être juste – pendant qu’il possédait encore son indépendance, avant que le Premier Attitré accède au statut de Mage Imperator. Il ne disposait que de quelques jours, pas davantage. Dès que Jora’h se serait connecté au thisme, il aurait de nouveau les mains liées. Alors il serait trop tard. Kori’nh congédia ses officiers et retourna au centre de commandement. Sur les canaux de communication, il écouta la litanie des annonces ordonnant que le personnel superflu des quarante-neuf croiseurs de Bore’nh soit transporté par navettes sur les autres vaisseaux. Kori’nh vérifia que l’on avait suivi ses instructions à la lettre, puis transmit un message d’adieu au tal Zan’nh. « Je sais que vous servirez votre père aussi bien que j’ai servi le Mage Imperator. — Je me consacrerai au mieux à mon devoir, Adar. Comme vous le faites. » Bore’nh rejoignit Kori’nh au centre de commandement alors que sa maniple se détachait de la cohorte. Les six autres bataillons pressèrent l’allure en direction des sept soleils d’Ildira tandis que les quarante-neuf vaisseaux de l’adar attendaient, groupés. Celui-ci donna l’ordre du départ. — Enfin, nous allons défier l’ennemi nous-mêmes. 120 LA REINE ESTARRA Du haut de son balcon, Estarra contemplait les parcs du Palais, avec leurs statues, leurs arbustes sculptés et leurs bassins miroitants. Un magnifique pont suspendu enjambait le Canal royal qui encerclait le Quartier du Palais. Dans l’intention de prolonger les célébrations du mariage – et de presser le citron jusqu’au bout, avait dit Peter –, la Hanse s’apprêtait à lancer un « jubilé nuptial » d’ici à quelques jours. Autant de festivités destinées à étourdir les masses, dans l’intention de leur faire oublier la crise. D’après le scénario, Peter et Estarra se promèneraient à bord d’un luxueux bateau le long du Canal royal afin que le peuple puisse les acclamer. Une première occasion d’exhiber les souverains et de dissiper tout doute quant à la capacité d’Estarra d’assumer le rôle de reine. Une manifestation qui paraissait vide de sens à celle-ci, après la mort de Beneto, la destruction de Corvus et celle de la flotte sur Osquivel. La Hanse exhibait une gaieté de façade. Sarein surgit à l’improviste. Elle avait le teint hâve et les yeux cernés, comme si elle avait mal dormi. Ses vêtements à la mode hanséatique ainsi que son maquillage étaient négligés, ce qui ne lui ressemblait guère. — Basil ne sait pas que je suis ici, petite sœur, dit-elle, avec dans la voix une tension qu’Estarra ne lui avait jamais connue. — Qu’est-ce que cela peut me faire, que le président sache ou non où tu te trouves ? Tu es l’ambassadrice de Theroc. — Peter est allé trop loin, insista Sarein. Dangereusement loin. S’il croit être indispensable… — Bien sûr que Peter est indispensable. C’est le roi. Sarein fronça impatiemment les sourcils. — Ne sois pas naïve, ma petite. Tu devrais en savoir plus, aujourd’hui. Le président prévoit toujours des options de rechange en cas de problème. Je viens juste d’apprendre à quel point le danger est grand… (Elle chercha ses mots, avant d’exploser :) Tu dois parler à Peter ! As-tu de bonnes relations avec lui ? Estarra opina, embarrassée. — Oui… en effet. C’est mon mari, et il est honnête. Sarein lui empoigna le bras. Cela lui ressemblait si peu que sa sœur s’inquiéta. — Je t’en supplie, dis-lui de coopérer. Tu pourrais sauver la situation avant que Basil commette l’irréparable. Exhorte Peter à manifester davantage d’esprit d’équipe. Son avenir, ton avenir, et le destin de la Hanse reposent là-dessus. (Elle s’approcha tout près.) Je ne veux pas te voir souffrir. Crois-le ou non, je me fais vraiment du souci pour toi. Toutes les deux, nous venons de perdre Beneto… Estarra se rendit brusquement compte de la raison de son animosité envers sa sœur. — Depuis la mort de Beneto, tu n’es pas venue me voir une seule fois. Ce jour entre tous, ne devions-nous pas nous soutenir l’une l’autre, comme des sœurs ? Mais je suppose que tu étais trop… occupée. Sarein se raidit. — Beneto était aussi mon frère. Ce n’est pas à toi de me dire comment porter mon deuil. (Elle s’écarta d’un pas hésitant et soutint le regard de la reine.) Je ne veux pas avoir à pleurer d’autres morts. Fais attention. Dis à Peter de changer d’attitude, et nous surmonterons tout cela. Troublée, Estarra contempla de nouveau la place baignée de soleil envahie par la foule habituelle des touristes, ainsi que quelques robots klikiss qui se dressaient telles des sentinelles. Des zeppelins volaient dans le ciel. Des groupes en visite guidée parcouraient un labyrinthe de jardins moussus. La jeune femme aurait voulu retrouver Theroc, avec ses arbres, sa famille, sa liberté. — Dans quel camp es-tu, Sarein ? La colère fit flamboyer les yeux de sa sœur. — Ce n’est pas une question de camp. Chacun a un travail à accomplir, et tous nous avons le même ennemi. N’est-ce pas ? Inquisitrice, Estarra croisa son regard. N’est-ce pas ? Contrairement au roi, Estarra avait peu de devoirs à remplir, y compris de représentation. De par son mariage avec Peter, elle avait joué son rôle, en concrétisant l’alliance avec Theroc. Sarein avait déjà rassemblé des prêtres Verts volontaires. À présent que ces derniers s’étaient incorporés dans les FTD et que le mariage avait eu lieu, la Hanse se désintéressait de la reine. Voyager en bateau et se faire acclamer par la foule – était-ce là toute l’aide qu’elle pouvait apporter ? Cette extravagante flottille aurait peut-être plu à sa petite sœur Celli. Mais ses apparitions publiques offraient-elles le moindre réconfort à quiconque ? Elle descendit au rez-de-chaussée du Palais, puis se rendit au hangar qui abritait le yacht de cérémonie. Comme toujours, des gardes la suivaient, et se rapprochaient d’elle dès qu’elle hésitait sur la direction à prendre. Un fonctionnaire lui proposa avec empressement de l’escorter, et elle acquiesça. — Bien sûr. Je voudrais admirer le navire. Je suis tellement… excitée par cet événement. Satisfait de cette explication, le fonctionnaire l’accompagna en bavardant à travers les couloirs, vers les niveaux inférieurs. Un réseau de voies navigables permettait aux bateaux d’émerger sous les contreforts arrondis du Palais des Murmures. Quelques instants plus tard, un chargé du protocole les rejoignit et livra maintes anecdotes sur la flottille, sur les vins et les mets qui seraient servis à bord, ainsi que sur les musiques du monde entier qui seraient jouées en différents points du canal. Estarra affichait un sourire innocent et opinait à chaque proposition du chargé du protocole. Ce dernier semblait fou de joie de voir la reine approuver ses goûts. Ils se tenaient sur l’un des quais, sous le plafond bombé du hangar. Estarra admirait l’immense yacht, conçu non pour la vitesse mais pour l’apparat. Garni de décorations, il naviguerait en cercles lents autour du Palais des Murmures. Une escorte de petits skimmers l’entourerait, et des bérets d’argent en uniforme seraient postés le long du canal. Estarra remarqua une équipe d’ouvriers qui suspendaient des rubans et des fanions sur le yacht. Des peintres retouchaient les décorations. Des artisans en combinaison étanche nageaient autour de la coque et astiquaient tout ce qui se trouvait au-dessus de la ligne de flottaison. — Quel spectacle en perspective, lança-t-elle. — Certes, certes, répondit le chargé du protocole. C’est le yacht préféré du roi, savez-vous. Peter lui avait confié qu’il n’y avait jamais mis le pied. « Du pain et des jeux, leur avait dit le président Wenceslas deux jours plus tôt, lorsqu’il les avait informés de ce projet. En d’autres termes, nous détournons l’attention des vrais problèmes. — Je préférerais les résoudre, ces problèmes », avait rétorqué Peter, les bras croisés sur la poitrine. La tension entre eux était palpable. « Faites donc, avait gouaillé le président. Mais, entre-temps, vous et votre adorable reine effectuerez votre croisière de lune de miel. — Comme vous voudrez, Basil », avait dit Peter, sans paraître toutefois le moins du monde contrit. Estarra n’avait su déchiffrer ses traits, mais elle savait que depuis le décret de régulation des naissances il avait du mal à accepter le rôle qu’on le forçait à jouer. Alors qu’elle regardait le yacht, un mécanicien émergea des ponts inférieurs. Sa salopette était tachée, et il portait au côté une boîte à outils. Il avait des cheveux blonds et l’air impassible. Sa démarche présentait une grâce inhabituelle pour un ouvrier. Après être sorti de la chambre des machines, il traversa rapidement la passerelle et se dirigea résolument vers les ateliers. Il n’y avait rien d’insolite chez lui, et il fallut un moment à Estarra pour reconnaître l’homme qu’elle avait vu sur une vidéo d’information, lors de la visite mouvementée de Peter à l’usine de compers. L’agent de liaison du président. L’un de ses hommes de main. Elle se souvenait de lui, parce qu’il avait défié l’autorité de Peter. Il ne s’agissait pas d’un véritable technicien, en tout cas. La jeune femme plissa les yeux. Ce genre d’individu n’avait rien à faire à bord du yacht royal, en particulier dans la chambre des machines… et, qui plus est, habillé en ouvrier. Un frisson dévala sa colonne vertébrale. Sarein l’avait prévenue de se montrer prudente… et, d’après l’histoire de Peter, le président avait déjà beaucoup de sang sur les mains. Qu’avait dit celui-ci au cours de leur nuit de noces ? « Règle numéro un : ne jamais faire confiance à Basil. » Du coin de l’œil, elle lorgna l’imposteur qui déposait sa boîte à outils, puis disparaissait dans un vestiaire. À côté d’elle, le chargé du protocole continuait de pérorer, et la jeune femme feignait de l’écouter. Elle prit grand soin de ne pas montrer qu’elle avait reconnu le sbire de Basil afin de ne pas susciter de soupçons. Elle remercia les gardes, les serviteurs et le chargé du protocole, puis quitta le quai. Elle devait trouver Peter. 121 JESS TAMBLYN Dans l’espoir de retrouver Cesca à temps, Jess fonçait vers Rendez-Vous. Il portait une fiole d’eau du wental à la manière d’un talisman. Depuis qu’il avait assisté à la renaissance de l’entité sur le monde océanique sans nom, une aura de fierté l’enveloppait. Dans la soute se trouvait une grande cuve, dont il pourrait distribuer le contenu aux Vagabonds qu’il avait l’intention de recruter. Ils répandraient les wentals sur d’autres mondes aquatiques, jusqu’à ce qu’ils soient en nombre suffisant pour combattre les hydrogues. Jess étudia ses cartes de navigation, puis recalcula sa trajectoire. Avant demain, il serait de retour sur la grappe d’astéroïdes. Son cœur se mit à battre, et il songea aux mille façons d’exprimer ses sentiments à Cesca. Lorsqu’il se tiendrait devant elle et contemplerait son beau visage, il lui ouvrirait son cœur sans complexe. Il avait commis une erreur stupide et se rendait compte à présent qu’une décision fondée sur l’honneur et le renoncement n’était pas toujours la meilleure. Pour que l’espèce humaine perdure, il fallait que le cœur commande. Jess se sentait confiant et euphorique, comme si une nouvelle énergie vibrait dans ses veines. Pourquoi avait-il attendu si longtemps ? La crainte du qu’en-dira-t-on l’avait toujours retenu… alors que, de toute évidence, les Vagabonds étaient au courant de leur amour mutuel depuis des années. Son père l’avait formé à être dur en affaires et dévoué aux intérêts de son clan – cependant, lorsqu’il s’était agi de négocier une vie de félicité avec Cesca, il s’était révélé plus que médiocre. Une large voie s’était ouverte à eux, mais ils avaient tergiversé. Ni l’un ni l’autre n’avaient saisi sa chance. Ils n’auraient jamais dû remettre leur amour à plus tard. Comme il traversait un système solaire inhabité, Jess repéra sur l’une de ses cartes un monde nuageux, doté d’océans stériles. Un excellent endroit pour une nouvelle implantation de wentals. À peine venait-il de l’inscrire dans son journal de bord que l’entité s’alarma soudain. Une onde de terreur secoua le système nerveux du jeune homme. — Qu’y a-t-il ? Une sonnerie d’alerte se déclencha comme les radars détectaient un grand objet qui fondait sur lui depuis les confins du système solaire… un orbe de guerre. Les hydrogues le poursuivaient à une vitesse phénoménale, dans l’intention évidente de le détruire. Jess s’empara des commandes, et l’engin accéléra dans une embardée. Ces dernières années, des dizaines de vaisseaux de Vagabonds n’étaient jamais arrivées à destination, s’évanouissant sans laisser de traces. Certains expliquaient ces disparitions par des accidents liés aux aléas de l’espace ; d’autres, adeptes des complots, rejetaient la faute sur la flotte militaire de la Hanse. Combien de ces vaisseaux avaient toutefois succombé à une attaque d’hydrogues ? Avec l’aggravation des hostilités, les créatures des abysses gazeux avaient-elles décidé d’attaquer chaque vaisseau humain rencontré ? Puis une autre possibilité lui vint à l’esprit, et il toucha la fiole dans sa poche. — Ont-ils senti ta présence ? Savent-ils que les wentals sont de retour ? Non, mais ils ne doivent pas nous découvrir. Tu ne dois pas te faire capturer, ou les hydrogues sauront que nous sommes en vie. Il est trop tôt. — Il n’y a pas beaucoup d’endroits où se cacher, là-dehors. Les mâchoires serrées, usant de tous ses talents de pilote, Jess accéléra en direction de la planète nuageuse. Tasia s’était révélée un pilote plus doué, mais c’étaient ses frères qui lui avaient enseigné les manœuvres – et, à présent, Jess devait s’en rappeler pour lui-même. Non seulement pour sa propre sauvegarde, mais aussi pour celle des entités d’eau qui combattraient ensuite ces terribles ennemis. — Dis-moi comment lutter contre eux ! Comment m’échapper ? Mais le wental n’avait aucune solution. Nous sommes trop faibles, trop peu nombreux pour le moment. Nous ne pouvons vaincre un orbe de guerre. L’orbe à ses trousses, le vaisseau de Jess atteignit le monde isolé. Le jeune homme espérait échapper à son poursuivant en se fondant dans les nuages. Il puisa toute la puissance dont disposaient ses moteurs, mais son vaisseau n’était à la base qu’un élément d’écumeur de nébuleuses : guère plus qu’un module de contrôle et d’habitation pourvu de moteurs, conçu non pour combattre, mais pour naviguer sur les vents cosmiques. Il ferma les yeux et tâcha de voir son Guide Lumineux… puis il plongea à la verticale dans la stratosphère, accélérant au-delà des limites de ses propulseurs. L’orbe de guerre le poursuivit. Des éclairs bleutés crépitèrent de ses pointes, puis fulgurèrent. L’éclair frappa tout près, dans une bouffée d’ions libérés ; l’onde de choc laissa une traînée brune dans les nuages et fit sauter plusieurs systèmes du vaisseau. Les doigts de Jess volaient sur les commandes afin de contourner les circuits endommagés, mais le vaisseau culbutait, hors de contrôle, dans l’atmosphère tumultueuse. La coque et le pont trépidaient – le vaisseau se trouvait au bord de la désintégration. Jess s’efforça de redresser la barre afin d’éviter au vaisseau de s’enflammer sur-le-champ. Les paroles du wental résonnèrent, puissantes, dans son esprit : Il ne faut pas que tu sois pris. Les hydrogues ne doivent pas apprendre l’existence des wentals. — J’essaie ! Il zigzaguait en une manœuvre d’évitement sommaire. Même ténus, les nuages l’aspiraient comme des sables mouvants. — Si ça peut te consoler, les hydreux n’ont pas l’air de vouloir me capturer vivant. L’orbe le talonnait, et ses éclairs bleutés se tordaient comme des serpents. Jess tira brusquement les commandes, et le vaisseau partit en tournoyant dans un banc nuageux. Le tir hydrogue le manqua et alla mitrailler le sommet des nuages, déclenchant une cascade d’éclairs. Jess grinça des dents. — On dirait que je ne vais pas m’en sortir, mais il ne faut pas que tu sois détruit, dit-il en aspirant une bouffée d’air froid. Je vais larguer la soute… Je me fiche du matériel et des provisions – mais peut-être la cuve atteindra-t-elle l’océan. Cela suffira pour toi, n’est-ce pas ? Sans attendre la réponse de l’entité, il verrouilla le cockpit et écrasa le bouton d’éjection d’urgence. Délesté de sa cargaison, le vaisseau reprit son vol en éparpillant son contenu dans les nuages. L’orbe rugit dans son sillage, sans prendre garde aux débris… ni à la cuve cylindrique. Prends la fiole et bois-la, émit le wental dans sa poche. Tu dois survivre. Jess saisit le petit récipient. — Qu’est-ce que ça va… N’hésite pas. De nouveau, les hydrogues firent feu. L’un des propulseurs de poupe explosa, mais le système de survie parvint à étouffer les flammes. Le vaisseau tanguait dans la basse atmosphère. Comme si elles prenaient le parti de l’ennemi, les bourrasques se mirent à malmener le vaisseau. En arrière, l’orbe s’approchait pour la mise à mort. Jess retira le bouchon de la fiole et versa l’eau vivante au fond de sa gorge. Son vaisseau allait à la dérive, les propulseurs fumants, la coque roussie… mais l’orbe de guerre en voulait davantage. Il tira de nouveau. Comme il avalait l’essence du wental, Jess se sentit envahi d’une incroyable énergie. Le wental se répandait dans sa chair tel un tsunami, diffusant des plus grosses artères jusqu’aux plus infimes capillaires, puis imprégnant le protoplasme aqueux de ses cellules. Jess hoqueta et ses doigts se crispèrent dans le spasme de ses muscles. Les étincelles d’électricité statique qui crépitaient au bout de ses doigts l’empêchaient d’étreindre les commandes. Il poussa un grand cri mêlant souffrance, stupéfaction et ivresse. Son appareil délabré plongeait en direction de l’océan extraterrestre. L’orbe hydrogue le rattrapa – et tira le coup de grâce. Le vaisseau de Jess éclata en une pluie de shrapnels qui strièrent les nuages meurtris tels des météores… L’orbe de guerre plana un moment afin de vérifier que la destruction avait été complète. Puis il repartit. 122 L’ATTITRÉ DE DOBRO Udru’h fit glisser sa dague le long de son scalp, et la lame aussi effilée qu’un rasoir trancha ce qui restait de sa fière chevelure. Au préalable, il s’était huilé la peau. Quelques tressaillements d’électricité statique agitèrent les mèches coupées, mais il ne ressentit aucune douleur : seulement de la détermination, alors qu’il accomplissait le rituel – à l’instar de tous les mâles de l’Empire. Tous sauf Jora’h, le Premier Attitré. Le Mage Imperator était mort. Udru’h sentait le désespoir ronger sa poitrine comme des crocs de glace. Il avait su que la santé de son père déclinait, mais il ne s’était pas attendu qu’il meure aussi tôt. Il régnait un tel chaos qu’il n’y avait pas pire moment pour que l’Empire se trouve ainsi décapité, sans le thisme qui reliait tous les Ildirans les uns aux autres. Trop de projets avaient atteint des phases critiques, à l’instar de celui qu’il menait ici, sur Dobro, avec Osira’h et ses dons spéciaux. Ils manquaient tellement de temps ! Udru’h reposa sa dague et se regarda dans un miroir entouré d’illuminateurs. Son visage était beau, mais également dur et décharné. Sur Jora’h, ces mêmes traits si reconnaissables étaient empreints de calme, alors que sur le sien ils paraissaient tendus. Qu’adviendrait-il de l’Empire, à présent ? Le Mage Imperator avait tenté de former Jora’h à la politique et de lui expliquer certains de ses plans – mais pas tout. Celui-ci s’était fâché quand il avait appris la vérité, une vérité qu’il aurait dû deviner dès le début, s’il avait un peu prêté attention à l’Histoire et aux indices autour de lui. Il refusait d’accepter les sacrifices nécessaires au bien des Ildirans. Et, aujourd’hui, c’était lui qui devait les gouverner. Devait-il faire confiance à son frère aîné ? Il lui fallait se convaincre que le Mage Imperator n’aurait jamais confié l’Empire à quelqu’un qui ne conviendrait pas. Cependant, Udru’h se rappelait également à quel point son père avait été malade. Peut-être ses souffrances et la déchéance de son corps avaient-elles altéré son jugement… Le thisme disparu, les fils du Mage Imperator étaient coupés les uns des autres, incapables de percevoir leurs pensées respectives. L’Attitré de Dobro devait espérer que, lorsque Jora’h maîtriserait le thisme, toute la lumière se ferait dans son esprit, l’obligeant à accepter la situation. Il le fallait ! Quand bien même son frère appréhenderait tout, Udru’h n’approuverait peut-être pas ses décisions. En tant que nouveau Mage Imperator, Jora’h serait libre d’ordonner tout ce qu’il voudrait… et aussi de balayer d’un mot des siècles de croisements planifiés. Ce qui serait la pire chose à faire. S’il détestait déjà tant les expériences de Dobro, qu’est-ce qui l’empêcherait de punir son Attitré ? Il pouvait tout ruiner, à cause de son pitoyable amour pour une prêtresse Verte qui, de par son héritage génétique, détenait la clé de leur salut. Tout à ces amères pensées, il enfila un costume de cérémonie qu’il portait rarement. Il grimaça en s’étudiant de nouveau dans le miroir. Il préférait les vêtements simples, plus commodes pour le travail, alors que l’Attitré d’Hyrillka, lui, préférait les tenues tapageuses qu’il pouvait porter aux fêtes et banquets. Udru’h laissait ces plaisirs futiles aux autres. Mais il y avait des cérémonies auxquelles il ne pouvait se soustraire – telles que les funérailles de son père, le dépôt de ses os luminescents à l’ossuarium… et l’ascension de Jora’h. Nul n’avait eu à convoquer les Attitrés : chacun d’eux avait su qu’il devait rejoindre Ildira sur-le-champ. Pour un temps, Udru’h quitterait la petite Osira’h ainsi que le camp d’élevage, car il devait en être ainsi. Il doit en être ainsi. Cependant, à présent que le réseau télépathique du thisme était coupé, une occasion inespérée d’agir s’ouvrait à lui… au besoin, en secret de Jora’h. Udru’h quitta ses appartements, en proie à l’accablement. Il se sentait seul, incapable de discerner la moindre lueur de la Source de Clarté. Mais ses convictions demeuraient intactes. Sans doute ne pouvait-il faire confiance à son frère pour prendre les décisions justes, si difficiles soient-elles. C’était donc à lui, l’Attitré de Dobro, de veiller à les imposer. Il convoqua les gardes dans sa résidence et leur donna des instructions précises, qu’ils devraient exécuter pendant son absence. Nira Khali représentait un danger, comme l’avait été l’épave du Burton. Udru’h ne pouvait laisser son frère la retrouver. Cela ruinerait tous les espoirs de son peuple. 123 OSIRA’H L’appel télépathique était si fort qu’il donna un coup au cœur d’Osira’h. L’esprit soudain en alerte, elle s’éveilla au milieu de la nuit tranquille de Dobro. La jeune fille était épuisée. Après la mort du Mage Imperator, l’Attitré était parti en hâte vers Ildira ; il avait laissé des instructions aux professeurs de Nira afin qu’ils redoublent d’efforts. « Nous ne savons pas combien de temps il nous reste, leur avait-il dit. Osira’h doit être prête. » Mais cette nuit, seule dans la résidence de l’Attitré, une voix résonnait dans sa tête, l’invoquant avec ardeur : un appel de sang, d’amour et de foi qui ne ressemblait à rien de ce que ses talents lui avaient jamais montré. Elle avait déjà senti cette présence quelque temps auparavant, lorsque les incendies faisaient rage. L’Attitré avait alors resserré sa surveillance, l’empêchant de mener à bien ses recherches. Mais, à présent que le thisme avait disparu, Osira’h pouvait appréhender plus clairement d’autres voies mentales. L’étrange message était plus fort, plus compréhensible. Il stimulait des souvenirs enfouis en elle – des mains qui l’avaient tenue, qui s’étaient occupées d’elle. Tel un lointain coup de tonnerre, l’appel se fit de nouveau entendre, tirant Osira’h vers une contrée inconnue. Elle ne pouvait attendre le retour de l’Attitré. Elle devait trouver elle-même la réponse. Maintenant. Savoir ce qu’il y avait… qui se trouvait là-bas. La fillette décida d’utiliser les méthodes que lui avaient enseignées les pédagogues pour résoudre le problème ; ce jour entre tous, elle avait besoin de ses talents. Elle invoqua ses dons télépathiques, hérités de chacun de ses parents – d’un côté, ses gènes ildirans qui lui permettaient de toucher le thisme, et de l’autre ceux d’une prêtresse Verte qui la rendaient capable d’appréhender le télien. Elle seule contrôlait les deux pouvoirs. Osira’h se redressa sur son lit, dans la lumière réconfortante de sa chambre, et regarda par la fenêtre. Là-dehors. Elle remonta la trace de l’appel, ressentit le désir qui l’imprégnait… Il provenait du camp d’élevage. La réponse était claire, sans ambiguïté. Il y avait quelqu’un tout près, quelqu’un qui avait abandonné presque tout espoir. Osira’h se rendit à la fenêtre, mais ne put rien apercevoir en raison de la lumière qui baignait le complexe. Des éclairages de sécurité illuminaient les baraquements, refoulant la moindre parcelle de nuit. Elle devait aller dehors. L’appel de cette inconnue était si puissant qu’Osira’h était incapable de lui résister. Avant de partir, l’Attitré lui avait formellement interdit de quitter la résidence et de pénétrer dans le camp. Osira’h s’étonna de sa propre désobéissance. Elle s’habilla, se faufila en silence derrière les gardes sans méfiance et fila à travers les rues éclairées. Dans le ciel, les étoiles brillaient, pareilles à des diamants sur du velours noir – une myriade de minuscules lampions. De la cendre s’était accumulée entre les immeubles, et son odeur chatouillait les narines de la jeune fille. Il y avait peu de gardes dans le complexe d’élevage ; les humains avaient rejoint leurs dortoirs pour dormir. Osira’h n’eut aucune difficulté à passer inaperçue. Elle n’avait jamais posé de questions sur les expériences. L’Attitré l’avait assurée que le camp était nécessaire et qu’elle-même représentait l’apothéose de nombreuses générations d’hybridation. Ses capacités justifieraient tout cela a posteriori. Osira’h aperçut la silhouette d’une femme qui se cachait dans un coin de la clôture. Un bref instant, la peur la fit hésiter. Des sensations insolites émanaient de l’inconnue. Elle souffrait dans sa chair, sa tête lui élançait tant elle avait crié. Elle s’était usé les yeux à force de scruter la résidence de l’Attitré. À la chercher, elle. Comme elle s’approchait, Osira’h perçut le lien qui se nouait avec cette prisonnière… cette humaine. Avec sa mère ! Osira’h se figea sous l’effet de cette compréhension soudaine – et des pensées irradiant de la femme à peau verte qui vivait derrière la clôture, s’épuisait à des travaux de force, donnait la vie à des enfants issus de différents kiths… Osira’h s’avança, aussi gênée qu’excitée. Sa mère était maigre, avec des yeux hagards et cernés, des joues creuses. Mais son regard s’illumina lorsqu’elle vit la fillette. — Ma Princesse ! Ma fille ! Des larmes jaillirent comme la jeune fille s’avançait de l’autre côté de la barrière. — Pourquoi es-tu là ? interrogea cette dernière. Tu es ma mère, tu ne devrais pas te trouver dans le camp d’élevage. Pourquoi n’aides-tu pas l’Attitré à m’entraîner ? Nira tendit une main calleuse à travers la clôture pour caresser la joue de sa fille. — Tu es si belle… ma petite fille. Jora’h serait fière de toi. (Puis son visage s’allongea.) Je ne crois pas qu’il sache qu’il a une fille. — J’ai été engendrée pour protéger l’Empire ildiran. — Non. Tu as été conçue dans l’amour, mais on m’a faite prisonnière et cloîtrée ici. Je n’ai pu te garder que quelques mois… puis on t’a enlevée à moi. Je voulais rester avec toi, mais j’étais détenue ici, forcée à supporter… des choses terribles. On t’a trompée. — Ce n’est pas vrai, répondit Osira’h. Tu ne comprends pas. Un sourire contracta le visage de Nira, blême mais sincère, tandis qu’elle caressait l’autre joue de la fillette. Celle-ci sentit le lien entre elles se renforcer, perçut l’écho de pensées et de souvenirs douloureux qui n’étaient pas les siens. — Bien sûr que je comprends, ma petite fille. Mais l’Attitré ne te raconte que ce qu’il veut bien te dire. Pas la vérité – du moins, pas toute la vérité. Tu es son instrument. Un trophée de choix. Osira’h se cabra, mécontente. Ses capacités mentales ne s’étaient jamais révélées à elle avec autant de puissance et d’aisance – et, cependant, elle ne voulait pas savoir. — Mon but est de sauver l’Empire ildiran. Je suis la seule à avoir une chance d’entrer en contact avec les hydrogues et de signer une paix durable. Nira parut sceptique. Les motifs bruns de ses tatouages ressemblaient à des cicatrices. — Une paix qui inclurait les humains, les Ildirans et les hydrogues ? Ou juste une alliance destinée à sauver l’Empire, au prix de l’extinction de mon espèce ? (Elle secoua la tête.) Mais qu’est-ce que je te raconte ? Tu n’es qu’une enfant, tu ne peux pas savoir. — Si, je peux ! Voilà des années que j’assimile les leçons des meilleurs professeurs. Mon esprit est entraîné par les mentalistes et les lentils les plus éminents. L’Attitré dit que mon intelligence, mes connaissances et ma maturité correspondent au niveau d’un enfant du double de mon âge. Il faut qu’il en soit ainsi, car le temps est compté. On aurait dit qu’elle récitait des phrases apprises par cœur. Nira fronça des sourcils désapprobateurs. — Je suis tellement désolée, Osira’h. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, je pensais que le Premier Attitré t’élèverait au Palais des Prismes. Je n’aurais jamais imaginé que l’on te ferait perdre ta jeunesse et qu’on userait de toi ainsi. Oh, quel terrible sort ! Tu ne sais même pas pourquoi ils t’ont fait subir tout cela. Osira’h sentait que sa mère ne mentait pas, mais elle n’était pas encore prête à la croire ni à mettre en doute l’enseignement de l’Attitré. Sa voix vacilla : — Mais je suis le plus grand espoir du Mage Imperator ! — Écoute-moi, Osira’h. Si tu dois remplir un rôle aussi important, tu dois comprendre les tenants et les aboutissants de tes actes. Si tu es réellement le sauveur des Ildirans, ne te contente pas de suivre les ordres comme un soldat sans cervelle. Malgré sa réticence, Osira’h se força à avancer sa petite main à travers la clôture. — Je peux percevoir certaines de tes pensées. Laisse-moi… laisse-moi les voir toutes. Nira cligna des paupières. — Tu peux capter toutes les informations que je détiens, directement ? — Je crois avoir ce don. Il vient en partie de toi, en partie de mon père. La prêtresse Verte eut un sourire étrange. — Cela équivaut sûrement à accéder aux informations de la forêt-monde… mais nous n’avons pas de surgeon pour nous aider. Le lien mère-fille devra suffire. Osira’h toucha sa mère, son front, ses tempes. — Ce sera différent de ce que l’on m’a appris jusqu’à présent, mais l’Attitré a toujours voulu que je fasse ce genre de choses – ouvrir des voies de communication hors des sentiers battus. (Elle inspira longuement, puis parla comme si elle récitait un mantra.) Laisse le savoir et les souvenirs stockés en toi devenir de l’eau fraîche, et je serai comme une éponge. Laisse-moi m’imprégner de la vérité de ton cœur et la faire mienne. Comme si elle craignait que sa fille change d’avis, Nira lui saisit la main et la pressa contre son crâne. Elle déversa de son esprit souvenirs et pensées – et Osira’h s’ouvrit à eux. La fillette ne put s’empêcher d’absorber l’intégralité du flot qui jaillissait en elle : les premières images de Jora’h, les moments merveilleux que Nira et son père avaient passés au Palais des Prismes. La fillette avait ardemment désiré en savoir plus sur Ildira, mais Udru’h lui avait toujours expliqué que cela ne présentait aucun intérêt. Osira’h vit l’amour que ses parents avaient partagé, entendit les promesses qu’ils avaient échangées… et comprit enfin la traîtrise du Mage Imperator et d’Udru’h. Ils avaient assassiné la vieille Otema car elle n’était plus en âge de procréer. Ils avaient enfermé Nira dans une cellule obscure, l’avaient gardée en isolement avant d’apprendre qu’elle était enceinte de l’enfant du Premier Attitré – c’est-à-dire d’elle-même, Osira’h. Après l’accouchement, après que Nira avait passé plusieurs mois à la choyer, ils la lui avaient volée, dans l’intention de l’élever – de l’endoctriner. Insatiable à présent, Osira’h capta également les viols successifs et les fécondations forcées. Soudain, elle vit la vérité au-delà des paroles creuses d’Udru’h, quand bien même elle ne le voulait pas. Et elle apprit la joie de servir la forêt-monde, le frisson de puiser dans le réseau semi-conscient, les merveilles que Nira avait vues sur Theroc et à Mijistra. Enfin, elle connut le bonheur que sa mère avait vécu autrefois, et tout ce qu’elle avait perdu en devenant captive sur Dobro, une victime des expériences de l’Attitré. Lorsque le flot de pensées se fut réduit à un mince filet, puis en un simple écho, Osira’h connaissait tout de sa mère, tout ce qu’elle avait vécu et pensé. Chaque révélation éclatait comme un coup de tonnerre dans son esprit. Les souverains ildirans n’étaient pas les héros admirables qu’on lui avait appris à vénérer. Sa mission – entrer en communication avec les hydrogues et sauver l’Empire – n’avait pas le but altruiste que l’Attitré de Dobro avait toujours prétendu. Épuisée, Nira glissa sur les genoux. Son visage arborait un sourire de soulagement : ce qui venait de se passer était essentiel. Osira’h se tenait immobile, frappée de stupéfaction, sa main reposant légèrement sur la tête de sa mère. Avant que la fillette ait pu dire quoi que ce soit, Nira hoqueta et rompit le contact. Osira’h perçut la peur sur son visage. Elle se retourna. Deux silhouettes menaçantes avaient surgi des rues éclairées du camp et convergeaient vers le coin d’ombre où Osira’h et sa mère se tenaient. — Nira Khali, nous sommes venus pour toi, déclara l’un des soldats. L’Attitré nous a donné des ordres impératifs. De l’autre côté de la clôture, un troisième garde approchait de la fillette d’un pas décidé. — Osira’h, dit-il d’une voix rogue, il vous est interdit de quitter la résidence sans surveillance. C’est dangereux, vous pourriez être blessée. Je vous ramène tout de suite. La fillette se tourna vivement pour défier le soldat du regard. — Je suis saine et sauve. Qui pourrait me menacer ici, sur Dobro ? Le garde l’empoigna par un bras. — Nous ne discutons pas les ordres de l’Attitré. Pas plus que vous ne le devriez. Il commença à l’entraîner loin de sa mère, tandis que les deux autres gardes saisissaient celle-ci par les poignets. Elle ne résista pas. — Laissez-la tranquille ! protesta Osira’h. Ne la blessez pas. L’instinct la poussa à ne pas révéler ce qu’elle savait. — Nous agissons sur ordre de l’Attitré. Comme les soldats l’emmenaient, Nira cria : — Souviens-toi… Souviens-toi juste. Sans un mot, le garde poussa Osira’h le long des rues brillamment éclairées en direction de la grande résidence. Bien qu’elle ne puisse plus voir Nira, Osira’h sentait encore la connexion entre elles. La peur qui faisait battre son cœur provenait en partie de Nira, et la fillette perçut sa résignation. Sa mère se débattit, parvint presque à s’arracher à l’étreinte… Puis, soudain, une douleur au-delà de ce qu’Osira’h pouvait imaginer. Un trait de glace se ficha dans sa poitrine, et elle retint son souffle. Elle trébucha. Elle entendit un lointain hurlement d’agonie, puis le son amorti d’un autre coup. Exactement comme ils ont fait à l’ambassadrice Otema ! Frénétiquement, Osira’h s’arracha à l’emprise du garde, le prenant par surprise, et fonça en direction de la clôture. — Arrêtez ! Qu’avez-vous fait ? Elle courait comme jamais elle n’avait couru. Elle arriva au grillage et aperçut la forme inanimée de sa mère, traînée vers l’un des laboratoires ; sur son crâne chauve, une tache écarlate, luisant sous la lumière crue. Puis Osira’h cessa de percevoir les pensées de sa mère. Plus rien. Elle hurla et tenta de se frayer un passage par un interstice dans le grillage, mais le garde qui la poursuivait la saisit. — Pourquoi lui avez-vous fait du mal ? — Elle a tenté de s’échapper, répondit le garde tandis que ses camarades faisaient disparaître le corps dans les ténèbres. L’Attitré nous a averti à ce sujet. Nira Khali est une menace. — Une menace pour quoi ? — Une menace pour tout ce qu’il y a ici. La fillette ressentait un grand vide là où s’était trouvée Nira. Une perte. Mais elle avait enregistré dans sa mémoire et dans son cœur chacune de ses pensées, et connaissait les dangers qui la guettaient si Udru’h venait à l’apprendre. Elle devait garder ses secrets jusqu’à ce qu’elle puisse décider quoi faire. Jusqu’à ce qu’elle en ait découvert davantage. Elle venait juste de rencontrer sa mère pour la première fois, et devait déjà lui dire adieu. Une étrangère, qui lui avait cependant donné plus que la vie ; elle lui avait révélé la vérité, et dévoilé les tromperies de ses mentors. Se pouvait-il, se demanda Osira’h, que tout ce qu’on lui avait enseigné – jusqu’à la raison de son existence – ne soit que mensonges ? Elle laissa le chagrin s’écouler et camoufla ses émotions derrière une remarque enfantine : — Je voulais lui demander pourquoi sa peau était si verte, c’est tout. — Cessez de vous tracasser avec ça, répondit le garde. Merci, Mère. Merci pour tout. Elle détenait un savoir de beaucoup supérieur à celui d’une enfant de six ans. Elle était plus forte, plus adulte. Son instruction reposait sur des secrets et des plans, mais à présent elle avait conscience de la plupart d’entre eux. Tandis que le garde la reconduisait à la résidence, des pensées tourbillonnaient sous son crâne. Elle ne voulait pas haïr l’Attitré de Dobro, mais les atrocités qu’il avait commises sur Nira resteraient à jamais gravées dans son esprit. La graine de la colère avait pris racine et commençait à germer. 124 LE ROI PETER À la satisfaction des chargés du protocole, le roi Peter s’intéressait à la croisière. En vérité, Estarra lui avait rapporté ses soupçons à propos du yacht ainsi que les avertissements à mots couverts de Sarein. Aussi Peter avait-il décidé d’entrer dans le jeu – tout en gardant l’œil ouvert. Estarra à son bras, le roi mena un cortège jusqu’aux quais de maintenance bien avant l’heure du départ officiel. Les chargés du protocole rameutèrent les médias. Les journalistes étaient ravis de cette sortie inattendue ; le couple royal leur souriait et répondait sans rechigner à leurs questions. Toutefois, Peter ne pensait pas que cela suffirait à calmer Basil. Le mal était fait. On avait nettoyé les quais, les allées et les trottoirs, et chaque mur avait été briqué. Même les autres bateaux amarrés rutilaient. Des fleurs de pivoine roses et blanches flottaient à la surface, embaumant l’air de leur parfum entêtant. Le roi arborait un sourire serein qui remplissait d’aise les ouvriers du palais. Blottie contre Peter, la reine Estarra les saluait de la main. Tous deux jouaient leur rôle de jeunes mariés un peu mièvres. La nuit précédente, ils avaient fait l’amour avec plus d’affection que jamais. Étourdi par sa passion – ainsi que par le soulagement inattendu qu’il éprouvait –, Peter avait embrassé sa joue, puis ses paupières à demi fermées. Il s’était penché à son oreille, et avait murmuré si doucement que ses mots avaient été comme des baisers : « Depuis que l’on m’a kidnappé et amené au Palais des Murmures, je n’ai jamais baissé ma garde. Je n’ai eu d’autre choix que de soupçonner quiconque se proclamait mon ami. » Estarra l’avait étreint plus fort. « Tu dois faire confiance à quelqu’un, Peter. — Je crois que je le peux enfin. » À toi, Estarra. Elle était intelligente, talentueuse, et guère plus heureuse de la situation que lui. Peter avait complété son récit sur ses frères plus jeunes, sa mère qui travaillait dur, et même son père qui avait abandonné sa famille pour s’enfuir sur Ramah. Tous avaient été assassinés, dans le seul but d’effacer son existence passée. Le jeune homme avait senti de l’humidité sur les draps et l’oreiller – ses propres larmes. En un geste de réconfort, Estarra avait effleuré son visage du bout des doigts… Peter, sur le quai en compagnie d’Estarra, admirait les bannières criardes. Il fit un geste en direction du comper. — OX, grimpe à bord. Le Précepteur traversa la passerelle sans discuter. Sur la proue, plusieurs ouvriers se rangèrent au garde-à-vous. Peter fit signe à la foule. Une cohue de fonctionnaires gonflés de suffisance s’apprêtait à embarquer avec le couple royal lorsque Peter se tripota la lèvre inférieure et déclara avoir une idée. Il se tourna vers son chargé du protocole. — Estarra et moi souhaitons monter seuls à bord, afin de découvrir l’intérieur en privé. — Sire, ceci est très inattendu, et… Peter eut un sourire rassurant. — Je vous le promets, vous pourrez nous rejoindre à bord dans quelques minutes. Personne ne refuserait à un homme un peu d’intimité avec sa belle épousée. Je n’aurai pas l’occasion de lui voler un baiser lors du défilé de demain, n’est-ce pas ? Il se pencha sur Estarra, qui gloussa en s’accrochant à son bras. Les spectateurs rirent et applaudirent. En arrière du groupe, quelques audacieux sifflèrent. Ces signes d’affection du public étaient comme une bouffée de fraîcheur dans cette atmosphère tendue. Peter supplia du regard le chargé du protocole. Celui-ci parut désorienté par ce brusque changement de plan, mais il ne put que constater combien la foule approuvait. C’était une occasion d’augmenter leur popularité. — D’accord, nous vous donnons l’autorisation… pour quelques minutes. Vous êtes le roi, Sire, aussi escomptons-nous que vous vous comporterez comme tel. Peter lui lança un clin d’œil. — Nous n’en aurons pas pour scandaleusement longtemps, fit-il avec un large sourire. Les ouvriers quittèrent rapidement la passerelle en lui adressant fièrement des signes de bienvenue. — Soyez notre invité, Roi Peter. Vous serez conquis par notre ouvrage. — Avec des hommes et des femmes aussi dévoués que vous, cela ne fait aucun doute ! Paradant avec assurance, il emmena la reine sur la passerelle. OX avait déjà disparu dans la salle des machines située dans les ponts inférieurs. Peter prit son temps et, pendant plusieurs minutes chargées d’angoisse, il fit mine d’examiner le pont supérieur, admirant ses bannières, ses ors polis et sa marqueterie. Finalement, il prit Estarra par la taille et l’attira à lui, sachant que tout le monde observait leur manège. Puis ils s’esquivèrent. S’activant soudain, les deux jeunes gens se séparèrent pour aller ouvrir des rangements, remuer des compartiments, regarder sous les tables et les sièges. — Nous ignorons ce que Pellidor a fabriqué, dit Peter, mais ce ne sera pas évident à trouver, car beaucoup de gens ont déjà inspecté le bateau. Obéissant à ses instructions, OX fouillait la salle des machines ; il analysait les systèmes, les instruments de contrôle et les pièces. Auparavant, Peter avait discrètement implanté dans sa mémoire les plans du yacht. Le comper connaissait à présent les schémas en détail et saurait détecter n’importe quel sabotage. Peter gardait un œil sur l’horloge, car il savait leur temps limité. Il entendait des sifflements bon enfant qui provenaient du dehors. Il appela, doucement mais d’un ton pressant : — OX, tu n’as encore rien trouvé ? Le comper émergea de la salle des machines. — J’ai vérifié tous les systèmes de sécurité du yacht. Un dispositif incendiaire a été installé dans l’un des adducteurs de carburant. Peter savait qu’il n’aurait pas dû être surpris. — Quel genre de dispositif ? — Une bombe à plasma, petite mais très puissante. Elle aurait vaporisé la majeure partie du navire et aurait carbonisé tout le monde à bord. Vous n’auriez pas survécu. — Basil, espèce de salaud… Tu l’as désactivée, OX ? — Oui. Le yacht est hors de danger. — Merci. Pendant que Peter recouvrait sa contenance, OX poursuivit : — Un autre détail curieux. Ce dispositif contient des composants moléculaires facilement identifiables. Il a été indéniablement fabriqué par des Vagabonds. Sa configuration correspond à certains appareils récupérés par les FTD sur les vaisseaux pirates de Rand Sorengaard, il y a six ans. — Les Vagabonds ? demanda Estarra. Mon frère a prévu de se marier avec leur Oratrice d’ici à quelques mois. Pourquoi nous en voudraient-ils ? — Il ne s’agit pas des Vagabonds, répondit Peter, mais de la Hanse. Elle utilise leur technologie afin de pouvoir arrêter un quelconque marchand et en faire un bouc émissaire. (Il se tourna vers OX.) L’armée ou l’administration ont-elles récemment saisi un vaisseau appartenant à un Vagabond ? Le robot se figea, le temps de parcourir les faits d’actualité récents dans sa base de données. — En effet. Un vaisseau marchand transportant des fournitures pour la Terre est immobilisé sur la base lunaire. Son capitaine est Denn Peroni. Estarra intervint : — C’est le père de la fiancée de Reynald ! — Et un chef de clan important chez les Vagabonds, renchérit Peter. Quelles sont les charges contre lui ? — Elles ne sont pas claires, répondit OX. Apparemment, il y aurait des irrégularités dans ses papiers, ainsi que dans sa cargaison. Mais j’ai étudié les documents moi-même et n’ai rien trouvé d’anormal. — Bon sang ! Ils le gardent au chaud pour la suite de notre « tragique accident ». Ils fabriqueront des preuves pour l’incriminer. Nul doute qu’ensuite, il sera « tué au cours d’une tentative d’évasion ». Je sais exac-tement comment Basil s’y prend pour résoudre les problèmes, ajouta-t-il en secouant la tête, évacuant ainsi la colère qui bouillait en lui. Estarra n’en croyait pas ses oreilles. — Alors, la Hanse comptait utiliser ce soi-disant attentat pour déclarer la guerre aux Vagabonds, puis s’emparer de leur ekti et de leurs provisions, n’est-ce pas ? Quelles en auraient été les conséquences pour ce pauvre Reynald et ses fiançailles avec l’Oratrice ? — De quelque côté qu’on se tourne, il y aurait eu des conséquences, repartit Peter en opinant du chef. En s’en prenant aux Vagabonds, Basil choisissait un ennemi qu’il croyait pouvoir vaincre aisément, compte tenu du fait qu’il n’a pas avancé dans la lutte contre les hydrogues. C’est pour la même raison qu’il s’est montré si dur envers Yreka – croyiez-vous vraiment que cette petite colonie valait le coup de se battre ? — Il faut avertir le père de Cesca, lança Estarra. Nous devons le libérer. On ne peut savoir ce qu’il adviendra si… Peter leva la main. — Prudence. Une chose à la fois. Il me reste encore quelque influence, vous vous rappelez ? Je peux délivrer une grâce royale. (Il réfléchit, puis sourit.) Oui, je peux annoncer que « dans un nouvel esprit d’ouverture » – Basil n’a pas l’exclusivité de ce genre de formule ! –, mon épouse souhaite raffermir ses liens avec les Vagabonds, qui feront bientôt partie de sa famille. J’ajouterai que nous n’avons pas besoin de harceler d’honnêtes marchands tels que Denn Peroni. » Nous édicterons la grâce en cours de croisière, quand la surveillance à notre encontre se sera relâchée. En fait… (Il se tourna vers le comper.) OX, Tu la remettras en main propre à l’intéressé. Personne ne songera à te questionner. Estarra pointa un doigt sur le vieux comper. — Peroni devra partir aussi vite que possible, dès qu’ils l’auront relâché. — J’y veillerai, Reine Estarra. Peter respira profondément afin de se composer une expression neutre. Il pressa Estarra contre lui. — Nous sommes ici depuis assez longtemps. Il faut sortir et affronter la foule. Avec le sourire. Sauras-tu ne rien laisser transparaître, afin que personne n’ait de soupçons ? — Lorsque j’accompagne mon jeune époux adoré, tout est un ravissement pour moi, répondit Estarra. Ne devrions-nous pas confronter le président Wenceslas en privé, avec ce que nous savons ? Il ne peut pas se dérober à ses responsabilités après avoir attenté à nos jours, non ? Les gens le mettraient en pièces. Les yeux de Peter se plissèrent tandis qu’il réfléchissait. — Non. Pour le moment, toi et moi allons reprendre notre merveilleuse parade flottante, comme prévu. Voyons comment Basil réagira. Je veux le regarder dans les yeux, une fois que son plan aura échoué. (Sur une impulsion, il l’embrassa avec fougue, avant de reculer.) À partir de maintenant, c’est la guerre. Il faut nous appuyer sur l’idée que le peuple veut un véritable roi pour le gouverner, et non une éminence grise qui utilise le trône comme paravent. 125 PÈRE REYNALD Après avoir détruit toute vie sur Corvus, les hydrogues mirent moins de deux semaines pour trouver Theroc. Là-bas, personne n’était préparé à une attaque. Entouré d’une foule enthousiaste, Père Reynald s’était juché sur une confortable plate-forme au sommet de la canopée afin de célébrer le Festival des Papillons. Une fois l’an, des millions de chrysalides éclosaient en même temps. Les pseudo-papillons déchiraient leur cocon, défroissaient leurs délicates ailes couleur d’améthyste et de saphir, puis prenaient leur envol, le temps d’une unique et glorieuse journée. La floraison de dizaines d’espèces d’épiphytes coïncidait avec cette éclosion massive ; les plantes grimpantes tâchaient de se faire polliniser, et leurs parfums enivrants emplissaient l’air. Des oiseaux de proie descendaient en piqué pour s’offrir un festin des premiers essaims de papillons. De nombreux Theroniens s’étaient postés sur les frondaisons afin de profiter du spectacle. Des danseurs-des-arbres sautaient d’une branche à l’autre. Leurs pirouettes composaient une interprétation émouvante du premier et dernier vol des papillons. Les enfants, sûrs de leur équilibre, s’amusaient à courir pieds nus dans les hauteurs et à attraper les insectes. Les prêtres Verts observaient chaque détail de la scène, puis la restituaient aux arbremondes en fonction de leur point de vue. Les grands-parents de Reynald étaient assis côte à côte sur une plate-forme voisine et improvisaient des mélodies sur les instruments qu’ils avaient fabriqués… C’est alors que les hydrogues arrivèrent. Bien qu’il ne soit pas connecté par télien, Reynald sentit la forêt-monde frémir d’un bout à l’autre de la planète. Alarmés, les prêtres Verts levèrent les yeux – et leur bouche béa d’incrédulité comme des orbes de guerre fendaient les cieux. Volant bas, les sphères à coque de diamant évoquaient des prédateurs cernant leur proie. Reynald réagit avec célérité, criant par-dessus le brouhaha des spectateurs effrayés : — Que chacun regagne le sol et trouve un abri ! Alexa regarda le seul fils qui lui restait et se leva d’instinct, comme si elle avait toujours obéi à ses ordres. Elle poussa un groupe d’enfants en direction d’un monte-charge : — Venez ! Il faut écouter Père Reynald. Uthair baissa la voix pour demander : — Est-ce que cela sert à quelque chose, quand on sait de quoi sont capables les hydrogues ? Reynald bomba le torse. En cet instant, il faisait honneur à son titre. — Theroc possède plus d’arbremondes que partout ailleurs dans le Bras spiral. Prions pour que la forêt-monde, par son intelligence et sa puissance, nous offre une protection. Au bas de la canopée, peut-être certains d’entre nous survivront-ils. Lia prit son mari par le bras. — Viens, rester ici n’amènera rien de bon. Les gens qui s’étaient massés pour le festival redescendirent le long des rameaux et des troncs écailleux par leurs propres moyens. Un nouveau frisson, d’effroi et d’attente mêlés, parcourut la forêt-monde. Les branches bruissèrent, tel un signal de défense. Les prêtres Verts étreignirent les ramures comme pour y puiser de l’assurance. — Père Reynald, des hydrogues sont apparus au-dessus de tous les continents. C’est une attaque générale. Reynald agrippa le prêtre le plus proche de lui. — Contactez Nahton au Palais des Murmures, et demandez ma sœur Estarra… ou Sarein ! Qu’elles informent le roi que nous avons besoin de vaisseaux aussitôt que possible. Contactez Rossia et Yarrod, dans la flotte des FTD. Rappelez-les sur Theroc immédiatement. (Il battit des paupières tandis qu’il cherchait désespérément d’autres possibilités.) Et les Vagabonds ! Envoyez-leur un message. Voyez s’ils peuvent nous offrir de l’aide. Est-ce que… Avons-nous des prêtres Verts dans l’Empire ildiran ? — Nous envoyons des appels partout… mais aucune aide ne pourra arriver à temps, gémit le prêtre alors qu’un trio d’orbes de guerre les survolait, leurs vibrations indiquant qu’ils accumulaient de l’énergie. Les arbres semblèrent se cabrer telles des bêtes rétives tandis qu’elles enfonçaient leurs racines sensitives dans le sol, s’ancrant pour se préparer au choc. Les papillons éphémères voletaient çà et là ; ils se gorgeaient du nectar des épiphytes, inconscients du danger qui planait dans les cieux. Reynald observa l’évacuation en cours. La plupart des spectateurs avaient regagné le sol, sous l’enchevêtrement des frondaisons. Il espérait qu’ils y trouveraient un abri… tout en sachant fort bien que Theroc ne recelait aucune défense digne de ce nom contre un ennemi de cette envergure. Personne n’en avait. En tant que Père de Theroc, Reynald verrait l’attaque de ses propres yeux. L’extermination débuta. Des éclairs bleutés et des ondes réfrigérantes balayèrent la forêt-monde comme autant de coups de faux d’un moissonneur géant. De douleur, les prêtres Verts se mirent à hurler. — Dites-moi ce que vous voyez sur les autres continents, commanda Reynald, et les deux prêtres puisèrent des images relayées par les spectateurs innocents de la bataille qui faisait rage tout autour de la planète. Décrivez-moi ce qui se passe sur mon monde. Au village forestier situé sur la rive des Lacs Miroirs, les habitants fuyaient leurs vermitières suspendues. La soif de destruction des hydrogues semblait inextinguible. Des vagues de brouillard réfrigérant s’étalaient ; à chacune de leurs caresses, le froid extirpait la vie des frondaisons, ne laissant que des amas craquelés par le gel. Les éclairs bleutés carbonisaient les troncs les plus épais. Les arbremondes eux-mêmes ne pouvaient puiser assez de force de la terre. Almari, la jeune prêtresse qui s’était naguère proposée en mariage à Reynald quand celui-ci avait visité son village, regarda avec horreur les hydrogues arriver au-dessus des paisibles lacs. Elle toucha l’écorce d’un arbre à sa portée, invoquant un moyen de défense, quel qu’il soit. En vain : la forêt n’avait aucune protection à lui offrir. Les vermitières devinrent des pièges mortels lorsque les hydrogues les enrobèrent de glace, enkystant les victimes à l’intérieur des alvéoles. Dans leur fuite éperdue, de nombreux villageois chutèrent des hauteurs. D’autres s’enfoncèrent plus profondément dans la forêt en piétinant les sous-bois. Almari, quant à elle, restait sur la rive opposée. Les ondes réfrigérantes frappèrent en premier ; puis les boules d’énergie firent exploser les troncs congelés. Les vermitières s’effondrèrent sur le sol, où elles éclatèrent en poussière blanche. Paralysée d’horreur, Almari vit le lac circulaire se transformer en glace. Les hydrogues progressaient dans sa direction. Bientôt, il ne resta plus de la jeune femme qu’une statue de glace qui arborait une expression de désespoir et d’incrédulité. De l’autre côté du continent, au récif de fongus, les arbres rapprochèrent leurs frondaisons dans une posture de défense. Leurs épaisses branches s’entrelacèrent jusqu’à former une barricade contre l’attaque venue du ciel. Le premier impact fit trembler les troncs massifs, mais ceux-ci tinrent bon. Couvrant ses yeux de la main, Reynald aperçut une sphère de diamant qui flottait juste au-dessus des cimes, racornissant la canopée de son brouillard réfrigérant. Il interpella les deux prêtres Verts à ses côtés : — Il faut que les arbres nous aident ! Sinon, nous allons tous mourir ! L’un d’eux ferma les yeux et mêla de nouveau son esprit à celui de la forêt. — Les arbres ne sont pas prêts pour cette bataille… La forêt-monde avait peut-être abandonné tout espoir, mais Reynald, lui, ne l’accepterait jamais. — Aucun de nous ne l’est, mais nous devons tout de même lutter. La vie a vocation de protéger la vie. Voilà des siècles que nous parlons aux arbres, que nous lisons pour eux ; ils devraient avoir appris à nous connaître. Les prêtres Verts se concentrèrent. Ensemble, ils invoquèrent la force emmagasinée au plus profond des racines, afin qu’elle se diffuse dans les troncs et les feuilles. Reynald pouvait voir leurs tendons saillir sous l’effort et leur visage grimacer comme ils exhortaient la forêt-monde à résister. Tandis que l’orbe de guerre tout proche poursuivait son œuvre, Reynald vit la forêt remuer juste en dessous. Là où le gel avait fendu les troncs massifs, un véritable raz-de-marée vert déferla. Des dépouilles tordues et noircies surgirent des feuillages vivaces. L’explosion végétale produisait l’effet d’un film en accéléré, cicatrisant en un instant la blessure infligée par l’hydrogue. Comme par défi, elle tâchait de suivre le rythme de destruction. L’orbe de guerre passa sans se préoccuper du phénomène. Reynald aurait volontiers poussé des vivats. Galvanisé par cette manifestation de force vitale qui rallumait une lueur d’espoir, il encouragea les prêtres Verts à persévérer dans cette voie. Mais ceux-ci semblaient si épuisés qu’ils peinaient à rester debout. — Cela ne suffira pas. On ne peut pas continuer… Reynald se tourna vers la partie la plus dense et la plus verdoyante de la forêt, momentanément préservée. Comme si elle concentrait l’énergie végétale drainée par des milliards de feuilles, une partie des arbres se replia sur elle-même et forma un énorme tumulus, un abri fortifié aux branches entortillées et aux racines profondément ancrées dans le sol. Le vacarme des arbres qui basculaient roula jusqu’aux cieux. Reynald se demanda si la forêt-monde se préparait au pire en protégeant ainsi une petite partie d’elle-même. Le bois des branches emboîtées paraissait aussi dur que l’acier. Les arbres avaient-ils déjà renoncé ? Et comment ce minuscule refuge pouvait-il protéger quiconque ? Les orbes de guerre se succédaient et frappaient encore et encore, sans autre plan que celui de détruire la forêt-monde tout entière. De vastes étendues étaient d’ores et déjà anéanties. Tant d’arbres, tant de vies… D’autres portions du paysage s’atrophiaient. Reynald voyait que cela empirait de seconde en seconde. De son poste surélevé, il se sentait vulnérable, mais il savait qu’au sol les Theroniens périssaient aussi rapidement que ceux qui se trouvaient dans les cimes. Partout sur le continent, les arbres et la faune étaient exterminés, des millions de gens massacrés. Ni lui ni la forêt ne pouvaient rien faire pour se défendre. 126 ADAR KORI’NH — Les Ildirans doivent remporter une victoire, déclara l’adar Kori’nh à l’équipage de sa maniple – ses guerriers, ses héros… Aujourd’hui plus que jamais, ajouta-t-il en passant machinalement la main sur son crâne rêche. Il se campait fièrement dans le centre de commandement du navire amiral du qul Bore’nh. Ses vaisseaux, les plus prestigieux de la Marine Solaire, ornés d’ailerons et de voiles qui battaient à chaque changement de direction, étaient dotés du meilleur armement jamais créé. Kori’nh savait qu’il aurait pu obtenir dix fois plus de volontaires. Il n’était pas le seul à avoir éprouvé de l’impuissance face à l’ennemi. Tout était prêt, il ne tenait qu’à lui que le sacrifice en vaille la peine. Chacun de ses congénères – Kori’nh y compris – s’était senti perdu après la disparition du Mage Imperator. Avant peu, probablement demain, le Premier Attitré aurait repris le contrôle, renoué les rayons-âmes et indiqué à tous la voie de la Source de Clarté. Mais Kori’nh était le commandant suprême de la Marine Solaire, et il avait sa propre idée quant à la façon de conduire une guerre. Ici, libéré des contraintes du thisme, il pouvait enfin la mettre à l’œuvre. — Vers le système de Qronha, en avant toute ! ordonna-t-il, et les quarante-neuf croiseurs lourds se mirent en formation de bataille. À notre tour d’engager le combat. Et de détruire l’ennemi. L’équipage applaudit, heureux de le suivre en cette période de chagrin et d’incertitude. Une fois encore, l’adar avait orné son uniforme des galons, médailles et insignes que le Mage Imperator lui avait remis en personne. Oui, c’était ainsi que les légendes se souviendraient de lui. — Aujourd’hui, nous deviendrons immortels dans La Saga des Sept Soleils. Au cœur du système qronhien, non loin d’Ildira, une petite étoile jaune gravitait si près d’une géante rouge massive que celle-ci siphonnait sa matière. Qronha 3, la seule planète jovienne de ce système binaire, avait abrité l’une des plus anciennes cités des nuages jamais implantées par l’Empire. Partout ailleurs, les Vagabonds avaient pris en main le secteur de l’écopage d’ekti, mais le complexe géant de Qronha 3 était demeuré un bastion symbolique pour les Ildirans. En détruisant l’usine et en tuant les milliers de personnes qui y travaillaient, les hydrogues avaient déclaré la guerre à l’Empire tout entier. Aujourd’hui, c’était au tour de la Marine Solaire de mener une attaque surprise : à l’endroit précis où le conflit avait débuté. La géante gazeuse enflait telle une cloque à mesure que la maniple décélérait. — Les hydrogues rôdent quelque part en dessous, dit Kori’nh. Le qul Bore’nh se tenait à côté de lui, prêt à donner les ordres de déploiement standard. Les septars, qui commandaient chacun un groupe de sept vaisseaux, armaient leurs canons. — Nous devons les trouver, et les faire souffrir, continua l’adar. Nous montrerons aux hydrogues comme à notre peuple que nous en sommes capables. Aucun commandant n’a jamais eu devoir plus important que celui-ci. Il inspira longuement afin de se concentrer. Le vide résonnait toujours sous son crâne. Dès que Jora’h aurait renoué le thisme, Kori’nh ne pourrait plus agir par lui-même. Il savait qu’il ne restait que peu de temps. Il devait frapper maintenant. Il ordonna à ses vaisseaux de pénétrer dans la haute atmosphère de Qronha 3, puis de s’enfoncer vers les strates plus chaudes. Au cours de la première bataille, la Marine Solaire avait remporté une victoire – unique et partielle, mais qui montrait l’exemple. Cette fois, l’adar avait l’intention d’en obtenir plus. Comme ses croiseurs s’élançaient, Kori’nh songea à l’une des grandes batailles de l’Histoire terrienne : la défaite d’un général inspiré mais finalement vaincu nommé Napoléon. Waterloo. — Soyez parés. La maniple descendit à travers des bandes nuageuses rouille, jaune et gris. Les bangs supersoniques qu’elle produisait se répercutèrent dans les hauteurs du ciel. Kori’nh fit diffuser un message par tous les croiseurs : « Hydrogues, nous récupérons cette planète au nom de l’Empire ildiran et exigeons votre départ immédiat. » Le qul Bore’nh se tourna vers lui. — Croyez-vous que l’ennemi va capituler ? — Absolument pas, répondit Kori’nh, le visage de marbre. Mon intention est de les provoquer. Il ordonna aux quarante-neuf vaisseaux de s’écarter au maximum les uns des autres tout en conservant leur formation. Des vedettes de reconnaissance s’égaillèrent dans les vents vaporeux. Lorsque les orbes de guerre apparurent, Kori’nh était préparé, sinon soulagé. Maintenant, cela commence pour de bon. — Engagez le combat ! Les croiseurs tirèrent une pluie de missiles cinétiques et des faisceaux à haute énergie qui criblèrent les appareils ennemis. Sur les écrans, les traînées d’ionisation et les nappes de fumée transformèrent bientôt le champ de bataille en un patchwork confus de signaux et de cibles. Les images des capteurs commençaient à se brouiller. Les hydrogues ripostèrent vertement en lâchant des salves électriques. Kori’nh laissa se poursuivre cet échange plusieurs minutes, afin d’attirer plus d’orbes de guerre hors des profondeurs. Lorsque ceux-ci endommagèrent les propulseurs d’un croiseur, il sut qu’il était temps de changer de tactique. « Le moment est venu d’écrire notre partie de la grande histoire de notre peuple, transmit-il. Chaque vaisseau de notre maniple est prêt à porter un coup sévère à nos ennemis. Quelle ampleur donnerons-nous à notre victoire ? (Il se tourna vers son officier en second.) Qul Bore’nh, à vous de donner l’ordre. » Le sous-commandant parla calmement : « Septars, répartissez-vous les cibles. Nous avons la possibilité de détruire quarante-neuf adversaires. (Tous les croiseurs accusèrent réception.) Machinistes, mettez vos moteurs interstellaires en surcharge. Kori’nh saisit la rambarde. Il percevait la sombre détermination qui émanait de son équipage. Ils s’étaient sentis sans cesse vaincus, mais ils entrevoyaient enfin une occasion de prendre leur revanche. Il avait donné des instructions formelles à une septe d’éclaireurs : les vedettes devaient rester à l’écart du combat, afin de témoigner de cette bataille décisive. Ensuite, ils rentreraient immédiatement sur Ildira et décriraient dans leur rapport au nouveau Mage Imperator ce que la Marine Solaire avait accompli. Kori’nh émit un ultime message à l’équipage réduit de chaque croiseur : « C’est ici et maintenant que nous allons gagner notre place dans La Saga. N’y a-t-il pas de plus noble fin pour un Ildiran ? » Les propulseurs interstellaires rugirent sous la pression comme leurs réacteurs accumulaient la puissance d’une supernova. Déjà, le centre de commandement devenait brûlant, tandis que les orbes de guerre fonçaient sur eux. — Que les hydrogues soient témoins de leur propre folie, murmura-t-il. Sur l’écran tactique, il vit un premier croiseur lourd, ses tuyères incapables de dissiper la chaleur infernale des réacteurs, s’écraser sur un orbe de guerre avec la force d’un marteau frappant une enclume. L’intensité de l’explosion aveugla un moment les capteurs de proue du vaisseau amiral… comme si une porte s’était entrouverte sur la Source de Clarté. À tribord, une autre nova anéantit un deuxième orbe de guerre. Les extraterrestres n’avaient pas encore compris le plan de Kori’nh. — Nous les avons pris par surprise, pour changer. Son croiseur s’élança à son tour. Kori’nh gardait les yeux fixes alors que la proue fendait les nuages. La cible surgit dans toute sa perfection géométrique. L’adar aperçut la ville enclose au sein des parois translucides, supposées impénétrables. — Plus que quelques secondes, annonça Bore’nh. Le vaisseau étranger grossissait, emporté par sa vitesse croissante. Des décharges sautaient d’une pointe pyramidale à l’autre. Mais le croiseur allait trop vite pour être dévié de sa course, et les moteurs avaient atteint leur point de non-retour. Rien ne pourrait les arrêter. À l’instant final, Kori’nh s’accorda un sourire, qui balaya tous les doutes, toutes les déceptions qu’il avait endurés au long de sa carrière. Parfait. Le croiseur percuta le globe géant, alors même que les moteurs ne pouvaient plus contenir la surcharge. Kori’nh garda les yeux ouverts jusqu’au bout comme un jaillissement de lumière blanche engloutissait l’univers tout entier. 127 SAREIN Debout dans la tribune au côté du président Wenceslas, Sarein percevait l’euphorie de la foule, qui attendait la croisière nuptiale. Tous se réjouissaient – tous, sauf Basil. Ce dernier était plus distant, ses manières plus abruptes que d’habitude. — Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-elle à voix basse tout en souriant à l’intention d’éventuels spectateurs. Une fanfare jouait une variation de la symphonie du mariage royal. Le joyeux tumulte formait une clameur ininterrompue. Le président la regarda, les traits contractés malgré lui, comme si la présence de la jeune femme le gênait. Un bref instant, elle eut l’impression de voir un étranger. Il dit enfin : — Certains problèmes n’auraient jamais dû advenir. Nous sommes tous censés appartenir au même camp, et cependant la moitié de nos échecs résultent de maillons faibles. (Il se tourna vers le Canal royal.) C’est inadmissible. Des dirigeables chargés de personnalités survolaient le Palais des Murmures, leur offrant une vue imprenable sur le canal qui serpentait, paresseux, à travers le Quartier du Palais. Des présentateurs annoncèrent que le yacht et son escorte étaient prêts à être lancés. Des fleurs et des fougères recouvraient l’esplanade. Les jardiniers s’étaient évertués à rendre la verdure luxuriante, car ils voulaient que la jeune reine née sur Theroc se sente comme chez elle. Des vendeurs de souvenirs et de friandises sillonnaient la foule ou montaient des stands. Sur des plates-formes flottantes, des agents du Palais lançaient à la volée des poignées de pièces commémoratives, dont le recto représentait Peter et Estarra, et le verso, le symbole de la Hanse. Le Pèrarque de l’Unisson, dont l’image était projetée tout autour de la place, donna de nouveau sa bénédiction au couple royal, puis lança le signal du commencement du Festival de la Lune de miel. Bien que l’on ait déjà passé la foule au crible et confisqué tout ce qui pouvait passer pour une arme, des hydroglisseurs militaires effectuèrent un dernier contrôle le long du canal. Ce n’étaient pas de simples soldats qui les pilotaient, car ils accomplissaient des manœuvres acrobatiques, projetant dans les airs de superbes panaches d’eau. Sarein se rapprocha de Basil. Il fixait le canal au lieu de regarder en direction du Palais, d’où le yacht émergeait en cet instant même. Ses fanions et ses banderoles battaient dans un fabuleux éventail de couleurs. Le roi Peter et la reine Estarra se tenaient à la proue. Ils saluaient fièrement la multitude, revêtus de leur toilette la plus extravagante. La foule sifflait et applaudissait l’arrivée du navire royal. Sarein ressentit la sincère adoration populaire à l’endroit de sa sœur et de Peter, et cette ardeur fit vibrer sa poitrine. Les citoyens de la Hanse s’étaient rassemblés pour soutenir leur monarque. Leur bien-aimé Vieux roi Frederick avait péri au tout début de cette guerre ; à présent, ils se tournaient vers Peter dans l’espoir d’un miracle. Peu avant, le roi, accompagné par Estarra, avait fait mine d’aborder Basil. Tous deux étaient impeccablement costumés pour la fête, et se montraient même empressés. Ces derniers temps, Peter s’était très bien tenu, et Sarein supposait que la mise en garde qu’elle avait délivrée à sa sœur avait porté ses fruits. Elle avait salué le roi cérémonieusement. Elle était heureuse pour sa sœur, même si une part d’elle-même restait persuadée qu’elle aurait pu être choisie comme reine. « Basil, j’aimerais vous inviter, avait dit Peter en souriant. Bien que je sois la figure de proue de la monarchie, c’est vous le président de la Ligue Hanséatique terrienne. Vous prenez les décisions et faites marcher les affaires dans le Bras spiral. Vous devriez festoyer à nos côtés. » Basil lui avait lancé un regard suspicieux, mais le jeune roi avait semblé plein de sincérité lorsqu’il avait insisté : « La reine Estarra et moi-même souhaiterions beaucoup que vous vous joigniez à nous à bord du yacht pour le Festival de la Lune de miel. Vous prendriez place à la poupe tandis que nous nous tiendrions en proue. » Il avait fallu un moment à Basil pour recouvrer son sang-froid. « Ce ne serait pas très sage, en ce moment. — Pourquoi pas ? avait répliqué Estarra d’un ton suave. Vous seriez notre invité honoraire. Ce serait une délicieuse façon de montrer le lien qui existe entre le président de la Hanse et le roi. » Sarein avait discerné de la gêne chez Basil. « Je ne pense pas, avait-il dit. L’organisation est définitive, et vous, Peter, avez déjà suffisamment dérangé les chargés du protocole, ces dernières semaines. — Oh, ils s’en remettront, avait rétorqué Peter dans un éclat de rire. Allez, venez avec nous. Qu’avez-vous à perdre ? — S’il vous plaît, monsieur le Président », avait renchéri Estarra. Sarein s’était demandé la raison des réticences de Basil. Cette nouvelle attitude accommodante était exactement ce que Basil avait affirmé attendre du roi. « C’est une proposition parfaitement raisonnable, Basil, lui avait-elle soufflé. Pourquoi ne pas y réfléchir ? — J’ai dit non, avait-il lancé en se raidissant. Maintenant, allez vous préparer. — Venez avec moi, Estarra. Basil déteste que l’on change le planning. » Affichant sa déception – peut-être un peu trop, avait songé Sarein –, Peter avait offert son bras à la reine. Ils étaient partis, et Sarein avait cru entrevoir une expression curieuse sur le visage du président… Vêtue d’une splendide robe theronienne teintée d’une grande variété de verts, Sarein se tenait au côté de Basil alors que des représentants de la Hanse les rejoignaient à la tribune. Le yacht royal descendait le canal sans se presser, de sorte que chacun puisse applaudir, prendre des photos, voire s’attirer un regard du roi. D’après ce que Sarein pouvait constater, tout se déroulait à la perfection. Basil n’en demeurait pas moins extrêmement tendu. Une escouade de gardes du palais fendit la foule afin de ménager un passage à Nahton jusqu’à la tribune. L’un d’eux aidait ce dernier à porter son surgeon en pot. Le prêtre Vert se pressait, en proie à la panique. Les officiels s’écartèrent pour le laisser passer. Il prit la parole d’une voix trop aiguë, non pas du fait de l’effort qu’il avait fourni, mais à cause de la nouvelle qu’il apportait : — Les hydrogues attaquent Theroc ! En ce moment même ! Ils anéantissent la forêt-monde. Sarein se couvrit la bouche, incrédule. Sa planète ! Theroc ! Basil se reprit et réclama des détails. Nahton raconta en quelques mots comment les hydrogues abattaient méthodiquement les arbremondes. Plusieurs villes étaient d’ores et déjà annihilées. — Les gens se sont enfuis au cœur de la forêt, mais même là ils ne sont pas à l’abri. Les arbremondes ont réagi, sans succès. Père Reynald requiert de l’aide. Pouvons-nous dépêcher les Forces Terriennes de Défense ? Basil regardait le prêtre Vert sans le voir, comme s’il hésitait quant à la décision à prendre. Folle d’inquiétude, Sarein lui saisit la manche. — Combien de vaisseaux peux-tu envoyer ? Pourquoi hésites-tu ? Il la regarda en fronçant les sourcils, mécontent d’avoir été interrompu dans ses réflexions. — Sarein, si nous connaissions un quelconque moyen de défense contre les hydrogues, voilà longtemps que nous l’aurions utilisé. À quoi bon mener une opération qui ne rime à rien ? Une vague de frustration et de dégoût s’abattit sur elle. — Qui ne rime à rien ? Tu as offert à mon peuple la protection de la Terre. Dix-neuf prêtres Verts se sont engagés dans les FTD, et ma sœur a épousé le roi. (Changeant son fusil d’épaule, elle usa d’un argument de poids :) Si la forêt est détruite, tu ne disposeras plus du télien. Le président opina vivement. — Très bien. Nahton, contactez les prêtres à bord de nos vaisseaux. Envoyez ceux qui naviguent près de Theroc, à vitesse maximale. (Il regarda Sarein.) Je doute qu’ils arrivent à temps. Et quand bien même, vous n’ignorez pas le peu d’efficacité de notre armement face aux hydrogues. — Clydia signale que ses vaisseaux naviguent à moins d’une journée de Theroc, annonça Nahton. C’est la plus proche. — Une journée ? s’exclama Sarein. Il sera trop tard ! Vous savez avec quelle rapidité les hydrogues ont décimé Corvus. — Envoyez-les tout de même, ordonna Basil. À moins que tu aies une meilleure idée, Sarein ? La jeune femme se rappela à quel point elle avait voulu quitter Theroc, et quel mépris elle avait manifesté envers le provincialisme de ses parents et leur refus de s’ouvrir au commerce avec la Hanse. À présent cependant, elle ne songeait qu’à la destruction de la forêt-monde, aux souffrances de sa famille… Avait-elle déjà perdu ses parents ou ses grands-parents ? sa petite sœur Celli ? son frère Reynald ? — Il faut arrêter le Festival de la Lune de miel, dit-elle. Nous devons informer le roi Peter – et surtout ma sœur. Notre famille est en danger. Basil grimaça. — Non. La parade doit continuer comme prévu. Nous diffuserons la nouvelle au moment propice. Nous pouvons remettre cela à plus tard. — Estarra doit savoir ! — Laisse-lui ce moment de tranquillité et de bonheur. Elle a un rôle à jouer. On ne peut pas l’interrompre comme cela. Sarein lui saisit de nouveau le bras, froissant son beau costume. — Basil, nous avons déjà perdu Beneto sur Corvus. À présent, Reynald affronte les hydrogues. Mes parents auront peut-être péri d’ici à quelques minutes. Comment pourrai-je en supporter davantage ? Fais preuve d’un peu de compassion. — Et toi, d’un peu de bon sens. C’est la guerre. Des gens meurent. (Basil la regarda dans les yeux.) Il faut que tu apprennes à supporter tous les malheurs qui te frapperont, Sarein. Peut-être vaut-il mieux que tout se produise en même temps, de sorte que tu puisses passer à autre chose. Sarein plissa des yeux pleins de méfiance. Basil continuait de regarder le yacht royal qui passait devant la tribune. Peter, un bras passé autour d’Estarra, ne manqua pas d’adresser un signe au président. Basil répondit à son geste avec raideur. — Que veux-tu dire ? demanda Sarein, de nouveau assaillie par la peur. Le yacht approchait d’un coude. Sans répondre, Basil agrippa la rambarde de la tribune. Sarein redoutait ce qui se cachait sous son insinuation. — Tu n’attendrais pas un « accident », Basil ? Qu’est-ce que tu as fait ? Cependant, la croisière nuptiale se poursuivait sans incident. Le roi et la reine jouaient parfaitement leur rôle. Le navire évoluait paisiblement. — Rien, répondit Basil, et ses épaules s’affaissèrent – même si Sarein n’avait rien vu qui puisse susciter une telle réaction. Rien n’arrivera, bien sûr. Aucune tragédie, aucun accident. Tout est sous contrôle. Le visage attentif, il observa le cortège qui s’étirait le long du Canal royal. Nahton continuait de rapporter en détail la terrible destruction de Theroc. Tandis que Sarein écoutait, les larmes aux yeux, Basil semblait à peine l’entendre, tout entier absorbé par la catastrophe secrète qui venait de le frapper. 128 PÈRE REYNALD La nouvelle de la destruction de Theroc voyagea aussi vite que l’éclair parmi les prêtres Verts répartis dans le Bras spiral. Mais personne ne pouvait arriver à temps pour leur venir en aide. Le prêtre à côté de Reynald leva des yeux mornes, si bien que le dirigeant devina la teneur de son message avant même de l’entendre : — D’après Clydia et Nahton, les vaisseaux des FTD les plus proches se trouvent à une journée pleine d’ici, même à vitesse maximale. Un orbe de guerre survola la forêt en fonçant tel un météore de glace et émit des ondes réfrigérantes. La canopée brunit en exhalant des panaches de givre qui s’élevèrent comme des fantômes. Les deux prêtres Verts tombèrent à genoux, incapables de supporter les souffrances de la forêt-monde. — Les arbres ne peuvent-ils pas tenter autre chose ? interrogea Reynald. Puisque les hydrogues sont leur ennemi de toujours, ils ont forcément déjà mené des batailles. Comment se défendaient-ils ? Il saisit un rameau, comme s’il pouvait communiquer avec l’esprit végétal par sa seule volonté. — Oui, dirent les prêtres à l’unisson. Le temps est venu de frapper. Un regain d’énergie déferla à travers la forêt comme l’esprit collectif rassemblait ses forces pour générer des armes vivantes. Des troncs s’ouvrirent dans une secousse pour révéler des grappes de graines noires, aussi dures que l’acier ; chacune avoisinait la taille d’une main et était enduite d’une couche de sève collante. Alors que les orbes survolaient la forêt à basse altitude, les arbres crachèrent des giclées de projectiles noirs. Le tir de barrage s’éleva juste avant que les ondes réfrigérantes ravagent la canopée. Les graines évoquaient des grains de sable jetés dans une tempête. Elles mitraillèrent la coque d’un orbe, assez fort pour produire un crépitement. La sève qui les enduisait les fit adhérer à la coque. Là, elles entreprirent de ronger les parois de diamant. — Comment des graines peuvent-elles entamer un tel blindage ? demanda Reynald. — Avec du temps, les racines d’un arbre peuvent renverser des montagnes, dit l’un des prêtres. — Nous ne disposons pas d’autant de temps. Sous les yeux de Reynald, l’intérieur de l’orbe changea : il se troubla, se peupla d’ombres… des ombres verdâtres. Des excroissances noueuses enflèrent jusqu’à former une masse de racines, de tiges et de feuilles. L’orbe fit une embardée et roula hors de sa trajectoire. Puis il éclata dans le ciel. La masse mouvante creva la sphère dans un flot de vapeur blanche. L’appareil hydrogue s’écrasa dans une zone dévastée de la forêt, où la nouvelle pousse prit racine, avec la frénésie d’un poisson suffocant qui cherche à regagner l’eau. Des éclats de l’orbe brisé retombèrent autour de lui. Près de l’horizon, une deuxième sphère infestée percuta les cimes des arbres. Les autres engins réagirent en prenant de l’altitude, à l’écart des nuées de graines noires. De là-haut, ils pouvaient continuer leurs ravages. Les hydrogues désormais hors de portée, les arbremondes prirent de nouvelles mesures pour leur survie. Les troncs se rouvrirent et éjectèrent des graines, mais cette fois, les cosses noires se répandirent simplement sur le sol – offrant l’espoir de germer un jour. Mais ici et maintenant, plus rien ne sauverait les colons theroniens réfugiés sous la canopée. Ceux-ci comprirent que cette mesure représentait le dernier espoir de la forêt. Si les arbres étaient condamnés, les êtres humains de Theroc auraient peu de chances de survivre. La plupart d’entre eux s’étaient précipités dans le refuge précaire des sous-bois, mais les hydrogues ne tarderaient pas à les y débusquer. Reynald hurla des paroles de défi à la face de ses ennemis, en vain : il n’avait trouvé aucun moyen de sauver les arbres ou son peuple… Soudain, une comète orangée déchira le ciel. L’ovoïde incandescent changea de trajectoire et s’élança droit sur les orbes de guerre. L’apparition flamboyante se déplaçait comme un vaisseau autonome, ou une entité douée de conscience. À sa suite surgirent des dizaines d’autres bolides – un essaim de frelons dont chacun se choisit une cible… une cible hydrogue. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Reynald. Que veulent-ils ? Le premier bolide attaqua l’un des orbes de guerre. Des flammes l’environnèrent, noircissant son revêtement de diamant. L’appareil ennemi envoya des éclairs bleutés qui éraflèrent l’intrus. Mais celui-ci enchaîna les attaques jusqu’à ce que, dans une fulgurante explosion, des fissures s’ouvrent dans le vaisseau hydrogue. Des jets à haute pression fusèrent, disloquant sa coque. Les tirs du bolide ellipsoïdal ne cessèrent que lorsque son adversaire eut volé en éclats et que ses débris furent retombés dans l’épaisse canopée. — Les faeros sont arrivés, annonça l’un des prêtres avec un mélange d’enthousiasme et d’effroi. Les autres boules de feu surgirent en un raid meurtrier. Déroutés, les orbes de guerre cessèrent immédiatement leur attaque contre la forêt-monde. Cramponné à une branche, le prêtre Vert hurla : — Les faeros mènent leur attaque sur toute la planète ! Ils repoussent les hydrogues ! Les envahisseurs crachèrent de nouvelles giclées ardentes qui, cette fois, ricochèrent sur les coques cristallines et allèrent asperger la forêt vulnérable en contrebas, telles des gouttes de lave en fusion. Celles-ci s’enfoncèrent dans les branches et les troncs déjà desséchés par les hydrogues. Le bois prit feu sans peine, et les brasiers commencèrent à s’étendre. — Ces choses attaquent peut-être les hydrogues, dit Reynald, qui avait encore du mal à comprendre la nature des faeros, mais elles pourraient bien provoquer autant de dégâts à la forêt. Le prêtre Vert baissa les yeux. — Cette guerre est antérieure aux civilisations humaines de plusieurs milliers d’années, révéla-t-il, et les faeros ont changé de camp à de nombreuses reprises. De leur côté, les arbremondes ne paraissaient guère ravis de l’intervention de ces nouveaux belligérants. Les orbes de guerre se défendirent avec acharnement, déchaînant leurs éclairs. Des ondes réfrigérantes enveloppèrent l’un des ovoïdes ardents, étouffant ses flammes jusqu’à ce qu’il dégringole du haut du ciel, bloc de glace dépourvu du moindre signe de vie. Des langues de flammes issues de ces tirs croisés atteignaient les arbres, et des orbes de guerre s’écrasaient çà et là. Le champ de bataille se transforma en un gigantesque incendie tandis que, dans le ciel, les forces élémentales se livraient une lutte sans merci. Les incendies qui faisaient rage au niveau du sol léchaient l’écorce des arbremondes. Ils balayaient les sous-bois, de plus en plus féroces. Les Theroniens ayant fui leurs vermitières et leurs récifs de fongus affrontaient à présent les flammes mouvantes. Dans les prairies et les bosquets voletaient des lucanes géants, pressentant leur fin imminente mais incapables d’y échapper. Au-dessus, des wyvernes tournaient avec frénésie ; certaines des monstrueuses libellules attaquaient les orbes de guerre, et périssaient sur-le-champ. Des cycloplanes vrombissaient en amont des flammes. Bricolés à partir de rebuts mécaniques, ils servaient d’ordinaire aux jeunes à s’amuser, mais à présent leurs pilotes récupéraient des réfugiés et jouaient à un saute-mouton désespéré avec les fronts d’incendie. Sur le récif de fongus encerclé par le feu, Celli sauta d’un balcon et se réceptionna sur une branche, qu’elle remonta à quatre pattes. La sœur cadette de Reynald conservait son équilibre comme elle l’avait appris aux cours de danse-des-arbres. En dessous, la fumée et la chaleur de l’incendie s’intensifiaient. Elle se rendit compte que le sol lui était interdit : les flammes escaladaient le tronc écailleux où elle se trouvait. S’être ainsi laissé piéger la remplit de frustration plutôt que de peur. À l’extrémité de la branche, Celli se pencha, banda ses muscles et sauta sur une autre branche pour rebondir sur une feuille grasse. Mais elle ne pouvait échapper au brasier. Tous ses mouvements lui avaient été enseignés selon une chorégraphie précise ; à présent, elle devait compter sur ses propres capacités, surtout avec des arbres fragilisés. Toussant à cause de la fumée, la jeune fille manqua son troisième saut. Elle parvint cependant à agripper une branche basse, et se hissa dessus. En contrebas, le feu dévorait les broussailles avec force crépitements. Nulle part où se réfugier. Celli appela au secours, mais le vacarme ambiant couvrit sa voix. Un jeune prêtre Vert aux commandes d’un cycloplane descendit en piqué. D’un geste habile, il l’attrapa par la taille. Celli empoigna le fuselage et sauta en selle tandis que les ailes de lucane de l’appareil battaient de plus belle pour les éloigner des flammes. Elle hurla des remerciements à l’oreille du jeune prêtre. L’appareil se balançait dans les airs à la manière d’un ivrogne, mais son pilote allait de l’avant, à la recherche d’un endroit où atterrir. Pendant ce temps, Celli se collait à lui afin de ne pas déséquilibrer l’engin. Mais il y avait de moins en moins d’endroits sûrs… Dans une clairière, ses parents, Idriss et Alexa, contemplaient les flammes affamées qui se répandaient de branche en branche tel un virus igné. Leurs yeux restaient rivés sur le récif de fongus, dont le feu sclérosait le pourtour. En entendant les cris et les plaintes à l’intérieur, ils surent que tout le monde n’était pas parvenu à s’échapper. Les hydrogues revenaient, et les faeros continuaient de les harceler. Alors qu’un orbe de guerre approchait, plein de menace, Reynald releva la tête, les poings serrés, comme si sa seule colère pouvait le repousser. Avant que l’orbe ait pu tirer, un faero fondit sur lui tel un boulet de canon. L’autre le stoppa net au moyen d’une vague réfrigérante. Tous deux s’élevèrent, unis dans une formidable bataille – globes de feu et de glace qui se rapprochaient l’un de l’autre en tourbillonnant vers l’anéantissement mutuel. Reynald percevait les contrecoups du duel à mort qui se déroulait en surplomb. Les deux ennemis semblaient liés dans une étreinte mortelle. À bout de force, ils plongèrent vers les cimes où se trouvaient le Père de Theroc et les deux prêtres Verts. Avec un cri, Reynald tenta de sauter de côté, mais l’orbe de guerre et le bolide frappèrent les feuillages entrelacés, déchirant la couche supérieure de la forêt. Reynald eut à peine le temps de se couvrir les yeux avant que les flammes rugissantes du faero et les ondes réfrigérantes de l’hydrogue le désintègrent, lui et les arbres autour de lui, ne laissant dans leur sillage qu’une dévastation absolue. Après plus d’une heure d’incroyables destructions, les faeros réussirent à repousser les orbes de guerre. Ceux qui ne s’étaient pas écrasés dans la forêt s’enfuirent dans l’espace. Sans un mot, les faeros partirent eux aussi, sous les yeux des Theroniens survivants. Ils avaient refoulé les hydrogues, mais avaient laissé une grande partie de la forêt-monde en flammes. La guerre venait de franchir un nouveau pas dans l’horreur. 129 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Des musiciens de cour battaient des tambours qui roulaient en un tonnerre assourdi. D’autres faisaient naître un crescendo mélancolique à l’aide d’étranges instruments ; il s’y mêlait la peine de la disparition de Cyroc’h et la joie de l’ascension de Jora’h. Les meilleurs chanteurs de l’espèce ildirane formaient un chœur funèbre qui jouait sur les émotions du public comme un instrument de musique. Le cœur lourd, Jora’h fit un nouveau pas en avant. Le passé l’entourait de toutes parts, plein de souvenirs et d’occasions manquées… et l’avenir tentait de l’engloutir, avec trop de questions sans réponse. L’époque des idylles s’achèverait avec la cérémonie. Mais son désir de revoir Nira ne serait pas aussi aisément tranché par le scalpel d’un médecin. Il se demanda si l’un de ses prédécesseurs était déjà tombé amoureux. Avec détermination, il se promit que tout en lui ne changerait pas. Pas entièrement. Il avait tant rêvé d’aller sur Dobro secourir Nira – mais c’était impossible, avec l’Empire au bord du chaos, si pressé de retrouver un souverain… Il devait d’abord se soumettre à l’élévation. Mais ensuite… De solides gardes du corps accompagnaient sa lente progression devant les spectateurs du Palais. Les tambours résonnèrent plus fort, faisant écho aux battements de cœur de Jora’h. Des illuminateurs en forme de torches brillaient d’un éclat multicolore sur les murs de cristal. Jora’h grimpa sur l’estrade située sous le vaste espace de la hautesphère, rempli d’oiseaux et de fleurs. Au-dessus du hall de réception, une brume blanche flottait au sommet d’une colonne de lumière ; elle était dépourvue de toute image holographique, à présent que le visage bienveillant de Cyroc’h n’était plus là pour observer pèlerins et demandeurs. Bientôt, ce serait au tour de Jora’h de veiller sur l’Empire. Un lentil se tenait au bout de l’estrade. Trois spécialistes du kith médical entouraient le chrysalit. Ils portaient des tenues blanc et argent. Sur une table étaient exposés leurs instruments rutilants, et la lumière étincelait sur leurs lames effilées comme des rasoirs. Jora’h y jeta un coup d’œil avant de fixer son regard droit devant lui. Il devait se concentrer. Chaque mâle de l’Empire s’était coupé les cheveux à la mort du Mage Imperator, hormis Jora’h. Sa chevelure tressautait nerveusement. Au cours des années, elle ne cesserait de pousser, et un jour il la réunirait en une longue tresse, comme son père l’avait fait. Il s’arrêta en haut de la plate-forme. Il redressa les épaules et leva les yeux vers la hautesphère. Le soleil renvoyait sur ses iris des reflets étoilés. Il ne pouvait encore percevoir les rayons-âmes, mais cela ne saurait tarder. Il se contraignit à un semblant de calme. L’Empire le regardait. Autour de lui, le public lançait des regards d’appréhension. Le chaos menaçait Ildira et les scissions des autres planètes, le peuple était perdu sans le filet de sécurité du thisme. Les Attitrés, les fils du défunt Mage Imperator, avaient quitté en hâte leurs mondes respectifs pour rejoindre Ildira. Tous les kiths s’étaient rassemblés dans les immeubles et sur les places afin de se rassurer les uns les autres. Bientôt, un vent de folie balaierait l’Empire, ou bien les Ildirans sombreraient dans l’apathie – à moins que Jora’h achève la cérémonie de l’ascension. En devenant Mage Imperator, Jora’h possédait seul le pouvoir de raccommoder les fils du thisme. Peu importaient ses sentiments ou ses craintes, il ne lui fallait plus attendre. Pas même pour revoir Nira. Sur un geste de sa main, les battements de tambour, les chanteurs et les musiciens se turent. Toujours silencieux, Jora’h se retourna. Sans la masse corpulente de son père, le chrysalit semblait étrangement creux, au sens propre comme au figuré. Il effrayait Jora’h – deviendrait-il une prison pour lui ? Non, il ne se transformerait pas en infirme comme son père. La tradition voulait que les Mages Imperators ne touchent jamais le sol… mais ceux-ci pouvaient changer les traditions. En son for intérieur, Jora’h jura qu’il ne resterait pas vautré là-dedans. Oui, il avait l’intention de réaliser beaucoup de choses. Cependant, sa compréhension de l’univers changerait sans doute à l’instant où il deviendrait le centre du thisme. La Source de Clarté lui révélerait bien des vérités. Lorsqu’il parla, sa voix était forte et ferme, et son peuple l’écouta en retenant son souffle. — L’Empire a besoin d’un nouveau Mage Imperator. Le thisme doit être renoué, et le peuple réuni. Voilà des jours que nous sommes livrés à nous-mêmes : c’est assez. Plus qu’assez. Par l’ascension, je deviendrai aujourd’hui votre source de puissance. Je verrai la voie de l’avenir et vous guiderai en cette affreuse période. Il se dévêtit, et ses habits immaculés tombèrent autour de lui comme les pétales d’une fleur. Il se tenait nu devant son peuple. Bientôt, il saurait tout d’eux, leurs pensées, leurs peurs et leurs rêves. Il n’éprouvait aucune honte à s’exhiber de la sorte – pas pour cette cérémonie cruciale. L’Empire tout entier devait y prendre part. Le Premier Attitré devait montrer la force de sa lignée. Son fils Thor’h était revenu d’Hyrillka. Il y était resté assez longtemps pour lancer de nombreux projets de reconstruction. À présent, il résiderait au Palais des Prismes, en tant que Premier Attitré. Jora’h avait donné des ordres pour que les médecins continuent de soigner Rusa’h, plongé dans le coma du sous-thisme. Il avait beaucoup de frères et de fils mais, en tant que Premier Attitré, en tant que Mage Imperator, il ne pouvait se permettre d’en perdre un seul – pas même l’exécrable Udru’h, qui avait kidnappé Nira et l’avait torturée pendant tant d’années. Suivant la coutume ildirane, ils allaient tous changer de poste et de responsabilités. Jora’h s’étendit sur la vaste litière. Elle sembla l’accueillir, suscitant en lui un sentiment à la fois étrange et familier. Les médecins l’examinèrent. Ils tracèrent une ligne invisible à l’endroit de l’incision. Jora’h tressaillit mais se força à fixer le cercle intérieur de spectateurs. Son fils aîné, Zan’nh, se trouvait dans ce cercle. Son uniforme de tal était impeccable. Jora’h avait été choqué d’apprendre l’attaque suicide de l’adar Kori’nh sur Qronha 3. Une septe d’éclaireurs venait d’arriver, et leurs images montraient comment la cohorte de renégats avait détruit une cinquantaine d’orbes de guerre, au prix de nombreuses vies. Près de son fils, Jora’h aperçut également l’Attitré de Dobro, l’air sinistre. Udru’h souriait, confiant. Peut-être pensait-il que le nouveau Mage Imperator, dès qu’il accéderait pleinement au thisme, comprendrait et accepterait le plan d’élevage… Refoulant sa colère, Jora’h se fit de nouveau la promesse qu’une fois l’ascension achevée, il irait sauver Nira et libérer les prisonniers de Dobro. Il mettrait fin aux horribles expérimentations et rendrait les humains à la Ligue Hanséatique terrienne – même s’il doutait qu’après tant de générations ceux-ci connaissent leurs origines. Enfin prêts, les médecins brandirent leur scalpel, avec un son de métal finement aiguisé. Les spectateurs devinrent aussitôt attentifs et aussi silencieux que des statues. Jora’h s’arc-bouta et tendit son esprit. Il empoigna les fils du thisme, seuls capables de maintenir l’espèce ildirane unie. Il savait que cela ferait mal, mais la douleur faisait partie du rituel. Il inspira… Le coup fut rapide et expert, et l’explosion de lumière sous ses paupières l’aida à se concentrer, à élever son esprit à un autre niveau de conscience, où il entrevit la Source de Clarté. Ses pensées fusèrent hors de lui… Le cri d’angoisse de Jora’h se transforma en un hoquet de stupeur. Les voies du thisme lui apparaissaient si clairement ! Les rayons-âmes dorés se déroulèrent lâchement autour de lui. Il attrapa chacun d’entre eux, et les renoua pour former une extraordinaire tapisserie. Il en resserra les torons afin de relier les unes aux autres les existences des milliards d’Ilirans de tous kiths… et, par là même, retissa l’histoire et le savoir de ses congénères. Son propre savoir. La vérité. Les médecins œuvrèrent avec célérité pendant que Jora’h gisait inerte, submergé par les connaissances qui affluaient. Ils stoppèrent le sang, recousirent l’incision, ôtèrent l’organe tranché. Jora’h avait accès à la somme des esprits ildirans, ainsi qu’aux souvenirs des ancêtres de sa lignée. Il put appréhender la complexité des manipulations, des jeux d’influences et des stratégies que Cyroc’h et ses prédécesseurs avaient mis en œuvre. Et, enfin, il comprit. La castration rituelle n’était qu’un faible prix à payer pour de telles révélations. La myriade de plans imbriqués sur plusieurs niveaux lui coupa le souffle. Dans la salle d’audience, il perçut vaguement les acclamations et les soupirs de soulagement. Son peuple – tous les Ildirans à travers l’Empire – se sentait réunifié. Dans son esprit et dans son âme, chacun sentit le Mage Imperator installé sur son trône, le thisme intact, et le peuple sauf. La Source de Clarté brillait de nouveau de mille feux sur l’espèce ildirane. Comme il se devait. Pendant un moment, Jora’h éprouva des difficultés à conserver son intégrité. Les révélations se succédaient plus vite qu’il ne pouvait les assimiler. On lui avait caché tant de choses ! Tant de causes, tant de terribles impératifs ! Ce flot inattendu lui tourneboulait l’esprit, et il s’allongea, terrassé, incapable d’émettre un son. Enfin, il toisa la foule d’un œil froid, et se rendit compte que lui non plus n’avait pas le choix. 130 CESCA PERONI Si l’amas d’astéroïdes de Rendez-Vous ne comptait ni jour ni nuit, les Vagabonds suivaient néanmoins le cycle circadien en usage sur Terre. Des lampes à faible luminosité conservaient toujours les couloirs éclairés. Des vaisseaux arrivaient à toute heure, et il y avait toujours des équipes en poste pour débarquer les marchandises et accueillir les visiteurs. Néanmoins, à certaines heures de la nuit, l’endroit devenait silencieux et paisible. Quand elle avait du mal à dormir, l’Oratrice Cesca Peroni déambulait volontiers dans les galeries qui reliaient les astéroïdes les uns aux autres. Ses errances lui permettaient de s’évader par la pensée. La plupart des salles privées devant lesquelles elle passait étaient verrouillées, comme l’indiquaient les veilleuses jaunes qui surmontaient leur accès ; personne ne bronchait lorsqu’elle passait, le regard perdu, l’esprit agité. Son statut d’Oratrice l’accaparait de mille problèmes – la plupart futiles, mais quelques-uns suffisamment importants pour nécessiter de patientes négociations, ainsi qu’un esprit d’innovation. Cet après-midi-là, elle avait dirigé une réunion officielle avec Kotto Okiah. Celui-ci, rasséréné, lui avait soumis de nouveaux plans. À peine une semaine s’était écoulée depuis son sauvetage d’Isperos, après la destruction de son installation, et son visage portait encore des brûlures superficielles – mais il avait déjà ébauché un autre projet. « Si nous nous rendons sur une planète extérieure suffisamment froide, avait-il expliqué en affichant une grille spatiale sur un écran, les gaz se condenseront jusqu’à devenir pâteux, voire solides. Nous disposerons non seulement de glace et de dioxyde de carbone comme nous en extrayons des comètes pour les dissocier en oxygène et en hydrogène – mais aussi de lacs de méthane, ou peut-être même d’hydrogène liquide pur. Ce qui représente des densités infiniment plus élevées que les gaz extraits par nos stations d’écopage ! » Il avait appuyé sur un bouton, et un semis de planètes s’était allumé sur la carte spatiale. « Bien sûr, il faudrait trouver un moyen de survivre et de travailler à des températures proches du zéro absolu, et je ne suis pas sûr de pouvoir faire fonctionner nos machines dans de telles conditions… mais la production d’ekti serait très efficace. Je crois. » Il lui avait souri, les cheveux en bataille, des peaux mortes sur le visage. « Si quelqu’un peut le faire, avait répondu Cesca en lui retournant son sourire, c’est bien toi. D’accord, prépare un projet de développement complet. Chaque fois que l’on nous fait tomber, nous, les Vagabonds, nous nous relevons aussitôt. » Kotto s’était éclipsé, dansant presque dans la faible gravité de Rendez-Vous… Ces temps-ci, Cesca n’avait eu que rarement le loisir de méditer sur ses problèmes personnels. Souvent, les affaires courantes lui permettaient heureusement de les oublier, mais cette nuit elle avait besoin de faire le point sur les mauvaises nouvelles qu’elle avait apprises. Elle se rendit jusqu’à un bloc périphérique de l’amas. Durant la période diurne, le comper UR y amenait des bambins jouer en apesanteur. Mais en ces heures de repos, l’astéroïde de jeu était vide. Exactement ce dont elle avait besoin. Cesca verrouilla la porte, s’agrippant à une poignée métallique afin de conserver son équilibre. Puis elle éteignit les veilleuses, plongeant la salle dans une obscurité totale. Elle donna un coup léger et se mit à dériver en aveugle dans le vide tiède. Elle étendit ses membres en position de relaxation. L’air était immobile, et il n’y avait aucune lumière pour la déranger. L’absence de gravité la faisait flotter tel un fantôme – ou un fœtus au sein de sa matrice. Que ses yeux soient ouverts ou fermés importait peu. Elle dérivait, simplement… et se concentrait. Un négociant venait juste d’arriver avec un compte-rendu sur l’attaque de Theroc par les hydrogues. Parmi les nombreuses victimes se trouvait Reynald, l’homme qu’elle avait promis d’épouser. Leur union aurait lié les Vagabonds aux Theroniens. Les deux peuples s’entendaient bien, et il devait être encore possible de forger une alliance… mais, en cet instant, ce n’était pas l’aspect politique qui préoccupait Cesca. Jess avait cru en la nécessité d’une alliance. Cesca avait partagé la sagesse de cette vision – mais celle-ci ne verrait jamais le jour. Pauvre Reynald. Elle se laissa envahir par la tristesse. Reynald avait été un brave homme, doté d’un caractère aimable et d’un amour sincère pour son peuple. Cesca savait qu’il aurait fait un bon mari, malgré la passion qu’elle éprouvait pour un autre. Il l’avait accueillie avec chaleur. Il représentait tout ce qu’une femme pouvait désirer. Elle avait refusé de lui accorder son amour, et le prince theronien n’avait rien soupçonné. Elle n’avait pas pris la peine de faire attention à lui, bien qu’il l’ait abordée le cœur grand ouvert. Elle se rendait compte à présent qu’elle ne l’avait pas mérité. Aujourd’hui, cela n’avait plus d’importance. Les hydrogues avaient tué Reynald et dévasté la forêt-monde. Plus que jamais, les Theroniens avaient besoin des Vagabonds, et Cesca s’assurerait que l’aide arriverait, d’une manière ou d’une autre. Quant à elle, elle n’avait plus d’obligation envers aucun homme. Elle pouvait partir à la recherche de Jess, enfin. Était-ce égoïste d’y songer si tôt ? Elle aimait Jess, l’avait toujours aimé, mais elle avait trop tardé, après la mort de Ross sur Golgen. Par une ironie du sort, les hydrogues lui avaient de nouveau ravi son fiancé. Et de nouveau elle était seule, et amoureuse de Jess. Certes, elle éprouvait une immense tristesse… mais, aujourd’hui, qu’est-ce qui pouvait empêcher leur amour ? Tous deux auraient dû se marier voilà des années. Naïvement, ils avaient cru avoir tout le temps de la galaxie pour le faire. Aujourd’hui, Cesca pensait différemment. Elle accepterait Jess sur-le-champ, nul besoin de fiançailles. Ils prononceraient leurs vœux devant tous les clans. Ce faisant, elle ne trahirait ni Reynald ni Ross. C’était quelque chose qu’elle devait faire. Mais elle avait appris, par les écumeurs de nébuleuses de Del Kellum, la disparition de Jess. Sans donner d’explication, il avait abandonné son lent et gracieux voyage par voile. Il était parti sans laisser de trace, laissant derrière lui les autres écumeurs. Cesca pouvait diffuser un appel par le réseau des Vagabonds, dans l’espoir que Jess reviendrait aussitôt que possible. Mais il avait disparu, et personne ne savait où le trouver… Elle heurta la paroi opposée. Le choc contre le mur rembourré la fit revenir brutalement à la réalité. Elle tendit le bras, frôla l’une des barres de métal et l’attrapa avant que le rebond la réexpédie au milieu de la salle. Cesca cligna des yeux dans les ténèbres. Son corps ne pesait rien, mais son cœur était lourd. Elle était seule et isolée – toutefois elle tenait bon. Les Vagabonds savaient se débrouiller tout seuls et avaient de l’ingéniosité à revendre. Elle découvrirait un moyen de retrouver Jess. 131 JESS TAMBLYN Après la destruction de son vaisseau au-dessus de la planète-océan, l’explosion et la pluie de débris qui en avaient résulté, Jess s’était senti chuter, chuter sans fin… Un afflux d’énergie avait déferlé en lui, si puissant qu’il s’était senti incapable de le contenir… Il se concentra, ramena son esprit en lui-même – et s’aperçut qu’il flottait à la surface d’une mer intérieure peu profonde. L’eau, d’un gris ardoise teinté de vert planctonique, s’étendait à perte de vue. Mais cela n’inquiétait guère Jess. Il était miraculeusement indemne et se sentait plus vivant que jamais, ainsi rempli de l’énergie d’une entité aussi ancienne qu’insondable. Un temps, elle avait été réduite à un brouillard dispersé entre les étoiles – et avait survécu. À présent, elle recomposait ses forces. La mer sur laquelle dérivait Jess évoquait pour lui un liquide amniotique, tiède et apaisant. Il avait été transformé en quelque chose de considérablement plus grand. Il n’aurait su expliquer comment, mais tout ce qu’il voyait autour de lui avec sa nouvelle vision lui paraissait plus clair, plus net. Ses réflexes étaient plus rapides, ses sens infiniment plus aiguisés. La cargaison qu’il avait larguée avec la cuve du wental s’était déjà abîmée en mer. L’entité qui imprégnait les tissus de Jess s’était diffusée à travers les pores de sa peau, dans ce territoire vierge et prometteur. De là, elle s’était répandue dans l’océan en une onde lumineuse de vie. Jess lui-même faisait partie de l’océan, et jamais il n’aurait pu imaginer sensation si extraordinaire. C’était par accident, à la suite d’une attaque hydrogue, qu’il avait de nouveau propagé l’essence du wental. Il ensemencerait davantage de mondes, tel un étrange baptême, et ferait rapidement croître les alliés des humains contre les créatures des abysses gazeux. Si du moins il pouvait s’échapper d’ici… Il observa la perfection de ses mains, l’étrange luminosité de sa peau. La lueur s’accrut lorsqu’il examina les environs et ressentit les perturbations de l’eau. Il ne saisissait pas complètement sa nouvelle nature, ni ce qu’il devait faire de sa vie. Alors la réalité pénétra ses pensées sereines. Jess comprit où il se trouvait et ce qu’il était devenu. Il eut la vision de Cesca, seule, et le chagrin jaillit en lui. Malgré son euphorie, il se rendit compte qu’il flottait, perdu, sur une mer inconnue, le corps totalement transformé. Il était bloqué ici. Et il n’était plus un simple humain. Il aimait toujours Cesca, mais n’avait plus aucune chance de la retrouver. Cette partie de sa vie avait disparu à jamais. 132 BASIL WENCESLAS Rien ne frustrait davantage le président Wenceslas que les plans élaborés avec soin qui ne déroulaient pas comme prévu. Tout ce à quoi il aspirait était de mettre de l’ordre dans le chaos de l’univers. Pour cela, les délais devaient être tenus, les besognes menées à bien et les affaires de la Hanse se poursuivre. Mais parfois, les plans les mieux préparés s’effondraient comme des châteaux de cartes. Le roi Peter aurait dû être mort, les Vagabonds acculés et les citoyens de la Hanse en train d’acclamer leur nouveau souverain, le roi Daniel. Perdu dans ses pensées, Basil sirotait son café à la cardamome. Il n’avait pas encore trouvé comment Peter avait déjoué l’attentat. L’engin incendiaire avait été neutralisé. Le Vagabond qui devait servir de bouc émissaire, Denn Peroni, avait été libéré du piège bureaucratique destiné à le retenir jusqu’au « tragique accident » du couple royal. Franz Pellidor avait disposé avec soin la preuve censée relier l’assassinat aux Vagabonds. Très vite, Basil avait dû annuler les ordres secrets qu’il avait envoyés aux divisions de la flotte spatiale. Celle-ci ne pouvait plus aller intercepter et saisir les vaisseaux de Vagabonds afin de soumettre leurs clans à la Hanse. Cela aurait dû être une victoire facile. La Hanse en serait sortie plus forte, et par là même l’espèce humaine. Mais Peter avait tout fichu par terre. Voilà pourquoi il devait être remplacé par quelqu’un de plus malléable. Mais, pour les temps à venir, et en dépit de ses réserves, le président n’avait d’autre choix que de maintenir une illusion de statu quo avec Peter, afin que les affaires continuent sans entrave. Les yeux fixés sur les dômes du Palais où se réfléchissait le soleil, il se prit à regretter l’époque du Vieux roi Frederick. Il l’avait parfois maltraité, le dénigrant en réunion et le traitant rarement avec les égards qui lui étaient dus. Néanmoins, l’ancien monarque s’était toujours prêté de bonne grâce à son rôle de symbole rassurant pour la populace. Pas Peter. D’abord, ce gamin dégourdi de Raymond Aguerra avait semblé le candidat idéal, avant de devenir de moins en moins coopératif. Basil ne comprenait pas où il avait commis une faute. Peter l’avait défié à plusieurs reprises. Ostensiblement, il avait essayé de saper son pouvoir et de créer des simulacres de prérogatives. Depuis son appartement, il contempla les coupoles cuivrées du Palais des Murmures. Les gens étaient si facilement leurrés par le faste ! Seuls les initiés comprenaient que le pouvoir réel émanait du siège de la Hanse, non du Palais. Le président savait qu’il devait agir, quand bien même il n’aboutirait qu’à une victoire à la Pyrrhus. En désespoir de cause, il avait ordonné de préparer un nouveau Flambeau klikiss. La débâcle d’Osquivel et les attaques sur Corvus et Theroc l’avaient convaincu de radicaliser ses moyens de lutte. Le Flambeau klikiss constituait la seule arme efficace des humains contre les hydrogues, même si elle déclenchait une véritable apocalypse. Elle anéantirait un monde ennemi tout entier sans coup férir. Mais ils ne lui laissaient pas le choix… L’intercom tinta. — Monsieur le Président, dit Franz Pellidor, deux visiteurs viennent d’arriver de l’astroport. Ils répètent que vous les attendez. — Ils ont du cran, pour court-circuiter la voie hiérarchique. En particulier maintenant, songea Basil avec un grognement. — Ils ont une autorisation signée de vous, monsieur, précisa Pellidor. Il s’agit d’une négociante nommée Rlinda Kett, et d’un homme, Davlin Lotze. Ils refusent de me dire ce que… Avec un claquement sonore, Basil abattit sa tasse sur le bureau. — Faites-les monter ! Peut-être ont-ils de bonnes nouvelles. Ce serait un changement bienvenu. Il polarisa les fenêtres pour occulter la vue du Palais des Murmures. Il ne voulait pas penser à Peter en ce moment. Ce dernier avait insisté pour l’inviter sur le yacht, sachant qu’il croyait que la bombe était activée à bord : Peter savait donc ! Et lui-même était tombé dans le piège. Quelle humiliation… La bonne nouvelle était que Peter avait désormais compris que la Hanse pouvait très bien décider de se débarrasser de lui. Les avertissements qu’il avait reçus n’étaient pas des menaces dans le vide. Peut-être cet incident le ramènerait-il à plus de coopération ? À moins qu’il ait involontairement déclenché une guerre froide entre eux ? se demanda Basil. De toute façon, il était certain que Peter et Estarra n’avaient ni le pouvoir ni les réseaux nécessaires pour se dresser contre lui. Basil entendit approcher des pas. La matrone à peau noire, Rlinda Kett, franchit la porte la première, un large sourire aux lèvres. À son côté se tenait la silhouette dégingandée de Davlin Lotze, l’exosociologue. Tous deux portaient des vêtements unis, sans ornements. Aucun d’eux n’essayait de l’impressionner. Bien. Il n’avait pas revu Lotze depuis qu’il l’avait envoyé sur l’ancien monde ildiran de Crenna. L’espion avait l’air en forme ; ses yeux laissaient percer un enthousiasme qu’il n’avait jamais manifesté auparavant. — Qu’avez-vous appris ? s’enquit Basil. Je ne pensais pas que vous seriez si longs. — Attendez de voir ce qu’on a découvert ! s’exclama Rlinda. Je vous préviens que j’entends être sacrément bien récompensée. J’espère que vous avez des sous-vêtements de rechange : vous risquez de faire dans votre pantalon, quand vous nous aurez écoutés ! Sceptique, Basil interrogea Davlin du regard. Celui-ci acquiesça. — Elle n’exagère pas, monsieur le Président. Notre découverte va bouleverser la Ligue Hanséatique. Basil haussa les sourcils. Davlin n’avait jamais été enclin à l’hyperbole. — Vous avez trouvé ce qui est arrivé à Margaret et à Louis Colicos ? D’une voix sèche, Davlin rendit compte : — Louis Colicos et Arcas, le prêtre Vert, ont tous les deux été assassinés. Nous n’avons trouvé trace ni des trois robots klikiss, ni du comper de l’équipe ou de Margaret Colicos elle-même. Nous croyons toutefois qu’elle s’est échappée. — Échappée ? Où est-elle allée ? A-t-elle laissé des enregistrements ? Rlinda toussa bruyamment. — Président Wenceslas, pourriez-vous le laisser vous raconter ? Cette disparition est hors de propos, pour l’instant. — Eh bien, dit Davlin en lui jetant un regard, c’est cela qui m’a permis d’éclaircir le mystère des transportails. Basil croisa les bras sur sa poitrine d’un air impatient. — Quels transportails ? Lozte décrivit alors le réseau qui raccordait ensemble les villes abandonnées de différents mondes klikiss. — Il s’agit d’un système de transport instantané, des portes qui relient des dizaines, peut-être des centaines de colonies potentielles. Toutes sont vides, toutes attendent notre arrivée. D’après ce que j’en ai vu, la plupart conviennent à l’installation d’êtres humains. Nous avons colonisé bien pire. Rlinda se pencha en avant pour voir la réaction du président, mais ce qu’elle espérait ne vint pas. — Vous ne voyez pas, monsieur le Président ? Avec un transportail, il est possible de voyager de planète en planète en un instant… et sans ekti. Soudain, Basil appréhenda l’ampleur de la découverte : des centaines de mondes vierges, déjà en partie domptés par une espèce éteinte. — Le voyage interplanétaire reprendra de nouveau ! Les destinations seront différentes, mais la Hanse s’étendra rapidement. — Quand nous aurons intégré cette technologie, ajouta Lotze, nous parviendrons peut-être à programmer des portes vers nos colonies existantes et vers la Terre. Après qu’une première expédition aura monté un transportail sur un monde et l’aura connecté au réseau, il sera possible de s’y rendre sans plus jamais avoir besoin d’ekti. Basil chercha sa tasse et vit qu’elle était vide. Il se leva et arpenta la pièce pour dominer son excitation. — En effet, cette nouvelle change tout… Nous relèverons le défi. Un nouveau départ nous attend ! Les hommes doivent s’engager dans une exploration – puis une colonisation – à grande échelle. Un flot de pionniers se rendrait dans les mondes klikiss les plus proches et se répandrait dans les autres mondes par les transportails pour établir des têtes de pont. — Vous avez saisi l’idée générale, monsieur le Président, mais ne croyez-vous pas aller un peu vite en besogne ? — Madame Kett, je ne pourrais dire à quel point cela fait du bien d’envisager enfin l’avenir de façon positive. (Il assena un coup sur son bureau du plat de la main.) Cela nous offre de nouveaux territoires à peupler et à exploiter. Rien ne nous arrêtera plus désormais ! (Il eut un petit rire, et rendit leur transparence aux vitres afin de pouvoir scruter l’horizon.) Les hydrogues et les Vagabonds peuvent aller au diable ! Nous n’avons plus à les combattre pour obtenir de l’ekti. La Hanse va passer à tout autre chose. 133 ANTON COLICOS Au cours des semaines de crépuscule, les vacanciers se préparèrent à quitter Maratha Prime pour revenir dans la lumière rassurante de leur planète natale. Il ne resterait sur place qu’une scission de courageux Ildirans, qui maintiendraient la ville sous dôme en état durant la longue nuit. Anton et Vao’sh resteraient avec les ingénieurs, les ouvriers de maintenance et les animateurs pour leur raconter des histoires et étudier La Saga des Sept Soleils. — C’est très émouvant, dit Vao’h, qui regardait l’une des dernières navettes décoller de l’astroport et s’élever vers l’immense paquebot spatial en orbite autour de Maratha. Un sourire de satisfaction flotta sur les lèvres d’Anton, ses yeux levés vers le ciel encore lumineux. — Comme des pétales de fleur emportés par le vent… En fait, il attendait avec impatience un peu plus de tranquillité pour pouvoir se remettre à La Saga et discuter des extraits avec Vao’sh. Il savourait cette occasion, dont aucun étudiant humain n’avait bénéficié avant lui, et n’était guère pressé qu’elle s’achève. À la mort du Mage Imperator, le jeune étudiant avait vu avec fascination et inquiétude les résidents de Maratha Prime, d’ordinaire si enjoués, devenir anxieux et désordonnés. Ils souffraient d’une sorte de dépression. Jusqu’alors, il n’avait pas saisi l’importance du thisme pour cette espèce étrangère. Vao’sh lui-même n’avait su la lui expliquer clairement. Cette fois, Anton voyait distinctement ses effets. Les Ildirans – du moins, la plupart des kiths –, s’ils ressemblaient aux humains de prime abord, recelaient des différences essentielles. Anton avait fait de son mieux pour réconforter les Ildirans en cette courte période d’obscurité, s’efforçant de leur raconter des histoires amusantes. Il n’était pas certain d’avoir accompli grand-chose, mais savait que Vao’sh avait apprécié ses efforts. Il avait observé les vacanciers remballer leurs affaires, acheter des souvenirs et se ruer vers leur navette. Il avait alors vu l’abandon de la ville au crépuscule comme une métaphore du déclin de l’Empire ildiran. Mais il doutait que Vao’sh apprécie d’entendre cela. — Cet endroit commence à me rappeler ces ruines klikiss que mes parents exploraient à longueur de temps. — Maratha Prime est certes plus calme à présent, Anton, mais elle n’est pas morte. L’année prochaine, une fois Maratha Seconda achevée, la planète ne sera plus jamais silencieuse. — Pour certains humains, la foule bruyante n’est pas forcément une bonne chose. Cela ne me dérange pas de vivre dans une station isolée et autonome, tant que je peux étudier La Saga. C’est pour elle que je suis là. — Je ne comprendrai jamais pourquoi vous attachez si peu de valeur à la compagnie d’autrui. Anton éclata de rire. — Pour moi, un bon ami en vaut dix, répondit-il en donnant une tape sur l’épaule osseuse du remémorant. Vous et moi veillons l’un sur l’autre, quoi qu’il puisse se passer. Et tant de travail attendait d’être accompli… Enfin, en compagnie des membres de la scission de maintenance, ils assistèrent au départ du paquebot spatial en orbite, qui ramenait les vacanciers au sein de l’Empire surpeuplé. Vao’sh contempla le ciel qui s’assombrissait, ses couleurs se fondant les unes dans les autres tandis que la planète glissait doucement dans la nuit. Sous les dômes, les illuminateurs avaient banni toute trace d’ombre bien avant que le soleil se soit couché. Avec ses lumières et le confort de la civilisation, Maratha Prime serait un phare dans les ténèbres. Anton Colicos se réjouissait de rester ici, à relater des légendes sous la voûte étoilée. Comme ces histoires que l’on se raconte autour d’un feu de camp. — Vous et moi allons passer de grands moments ensemble, Vao’sh, dit-il. Sur la face opposée de la planète, des robots klikiss travaillaient dur, poursuivant un dessein connu d’eux seuls… 134 TASIA TAMBLYN Après l’intervention des bolides vivants sur Theroc, l’état-major, le général Lanyan à sa tête, avait décrété qu’il fallait s’en faire des alliés. L’armement terrien ne s’était jamais révélé très efficace contre les hydrogues. En revanche, les « faeros », comme les prêtres Verts les appelaient, avaient réussi à en détruire un grand nombre, puis à les repousser. Tasia Tamblyn avait montré l’étendue de ses talents en situation de crise, c’est pourquoi Lanyan l’avait choisie pour aller trouver les entités ignées, aux commandes d’une Manta. Tasia avait accepté la mission avec plaisir, même si elle se demandait en son for intérieur si le général ne considérait pas une Vagabonde comme plus sacrifiable qu’un Terreux ordinaire. De nombreux officiers avaient péri sur Osquivel, de sorte que Tasia avait encore été promue. À présent, elle avait le grade de capitaine et commandait six autres Mantas. Mais le général Lanyan avait rechigné à envoyer trop de vaisseaux de guerre pour une mission « diplomatique ». « Il ne faut pas effrayer ces créatures de feu, avait-il argué. Si nous venons avec un seul vaisseau, elles seront peut-être plus enclines à communiquer. » Tasia avait accepté les instructions, bien que cette situation lui rappelle celle de Robb Brindle. Depuis la mort de son ami, elle demeurait crispée, et sa perte se faisait ressentir comme une pierre au creux de son estomac. Mais elle devait continuer à vivre, suivre son Guide Lumineux et tenter de se dépêtrer de cette pagaille. Comme toujours, elle avait l’intention de réussir au-delà de ce qu’on attendait d’elle ; et sans aucun doute devrait-elle affronter une mission encore plus difficile, la fois suivante… Peut-être parviendrait-elle à inventer une nouvelle stratégie pour communiquer avec les bolides vivants, et prouverait-elle ainsi la valeur de l’éducation des Vagabonds et de leur sens de l’improvisation. Humains et faeros possédaient un ennemi commun. Et, en ce qui concernait la vengeance de Tasia, les hydreux avaient une lourde addition à payer. La jeune femme avait visionné les images filmées sur Oncier, le premier aperçu des créatures ignées. Le soleil artificiel semblait être un point stratégique. C’est pourquoi sa Manta croisait dans ce système, répertorié désormais comme une cachette des faeros. À son avis, il n’existait pas meilleur endroit pour commencer ses recherches. Lors de la réorganisation des FTD qui avait suivi Osquivel, Tasia s’était vu affecter beaucoup de jeunes officiers. Tout s’était enchaîné trop vite depuis cette désastreuse bataille, mais elle espérait que ses nouvelles recrues accompliraient leur devoir et obéiraient à ses ordres. Les humains étaient censés avoir constitué une armée unique, et leurs divergences politiques avoir été mises de côté le temps du conflit. Vagabonds, Theroniens, citoyens de la Hanse. Quelque chose de positif en sortirait peut-être… s’ils parvenaient tous à conserver une vue d’ensemble de la situation. Même si on ne lui avait confié qu’un vaisseau, l’armée estimait sa mission suffisamment importante pour lui attribuer un prêtre Vert. Rossia se tenait sur la passerelle, aussi rigide qu’un télégraphe, prêt à transmettre son rapport s’ils rencontraient les entités ignées. Ses yeux semblaient exorbités de peur ou de stupéfaction. Le général Lanyan n’avait pas réitéré l’erreur d’envoyer une expédition composée quasi exclusivement de compers, comme la mission de reconnaissance sur Golgen qui avait disparu sans laisser de traces. Tasia était accompagnée d’un équipage humain… même si elle aurait souhaité la présence d’EA, son comper personnel, qui lui manquait souvent. — Les instruments indiquent quelque chose de bizarre, capitaine, annonça une opératrice. — Parfait. (Tasia essaya de se rappeler le nom de la jeune femme… Mae ? Terene Mae ? Ça devait être ça.) Montrez-moi, enseigne de vaisseau Mae. Le second soleil d’Oncier semblait fluctuer comme la Manta s’approchait. — L’amiral Stromo est venu il y a seulement un mois. Depuis les dernières mesures, la luminosité a faibli de plusieurs grandeurs. — Agrandissez l’image, enseigne. — Oui, capitaine. La petite étoile évoquait une braise sur le point de s’éteindre, dont le jaune éblouissant avait viré à l’orange sombre. Elle était entourée de poussières brillantes, telles des lucioles irrésistiblement attirées par une flamme. — Lieutenant Ramirez, avancez avec prudence, ordonna Tasia à son officier de navigation. Et en silence : plus aucune communication extérieure à partir de maintenant. Elle sentait son estomac remuer. Ce n’était pas du tout ce qu’elle s’était attendue à trouver. Rossia frémit lorsqu’il aperçut l’agitation autour de l’étoile vacillante. La Manta ralentit afin qu’ils puissent voir sans être vus. Bientôt, ils se trouvèrent assez près pour se rendre compte que les lucioles n’étaient autres que des nuées de vaisseaux aux prises les uns avec les autres – des bolides faeros contre des orbes de guerre hydrogues. Ces derniers lâchaient des bordées d’une arme inconnue directement dans le plasma de l’étoile, et Oncier se mourait, perdant sa chaleur dans le froid de l’espace. — C’est comme sur Theroc, murmura Rossia. Les faeros et les hydrogues sont des ennemis mortels. Pour le moment. — Merdre, c’est bien pire que Theroc, répondit Tasia. Cette fois, les hydreux s’attaquent à rien de moins qu’une étoile ! Si vous voulez mon avis, ils commencent à avoir les yeux plus grands que leur ventre de diamant. (Une rumeur d’inquiétude se répandit sur la passerelle.) Envoyez un rapport, Rossia. Beaucoup de gens à travers la galaxie doivent être informés de ce qui est en train de se dérouler ici. — Moi-même, je ne sais pas ce qui se passe… Néanmoins, il saisit le surgeon, se concentra et envoya la nouvelle. Tasia contempla le nuage de points brillants. Chacun d’eux était un bolide ardent ou un orbe de guerre capable d’avaler dix croiseurs Mantas. — Combien y a-t-il de faeros et d’hydrogues, là-bas ? L’enseigne Mae opéra un rapide balayage numérique. — Plus d’un millier d’unités de chaque camp… rien que de ce côté-ci de l’étoile. Au cœur de la mêlée, plusieurs orbes de guerre avaient plongé sous la surface de l’étoile artificielle. Des taches sombres commencèrent à s’étendre, zones plus froides que la température moyenne du plasma. Oncier s’éteignait, tel un brasier jetant ses derniers feux. Les faeros se faisaient écraser. — Si ces boules de feu sont de notre côté, capitaine Tamblyn, ne devrait-on pas faire quelque chose pour les aider ? demanda Mae. Tasia se rendit compte que la jeune enseigne n’avait jamais assisté à une bataille. Elle sortait à peine de la base martienne des FTD. — Nous ne disposons que d’une Manta, répondit-elle en désignant l’écran. Quel choix avons-nous ? Nous savons que les hydreux peuvent faire éclater des lunes, et on dirait bien qu’ils vont moucher une étoile. Je doute qu’ils tremblent de peur en nous voyant charger avec une sarbacane. — Désolée, capitaine, bredouilla Mae. Malgré l’assurance qu’elle affichait, Tasia se sentait perdre pied. Comment l’armée terrienne pourrait-elle vaincre, dans une guerre dont les enjeux impliquaient rien de moins que des planètes et des étoiles ? Plusieurs semaines auparavant, un bataillon de vaisseaux était arrivé sur Theroc, douze heures après la retraite des hydrogues et le départ sans explication des faeros. Les militaires avaient aidé les Theroniens à éteindre les incendies qui avaient consumé près des deux tiers de la forêt-monde. Si les faeros avaient retourné la situation au cours de cette escarmouche, ici, sur Oncier, les hydrogues les surpassaient en nombre… et étaient en train de gagner. Par chance, ces adversaires démesurés ne prêtaient aucune attention au croiseur Manta. Pendant des heures, la bataille fit rage au voisinage de l’étoile naine, mais les effectifs des faeros diminuaient, comme des étincelles noyées sous la pluie… Assise dans son fauteuil de commandement, Tasia contemplait ces images avec un mélange de frayeur et de stupéfaction. — Nous, les humains, avons toujours été si égocentriques, toujours obnubilés par la défense de nos intérêts – mais j’ai le sentiment que cette guerre n’a rien à voir avec nous. Peu importe notre ardeur à nous battre, nous ne serons que des spectateurs négligeables… (Elle secoua la tête.) De simples souris sur un champ de bataille. Vingt-quatre heures après l’arrivée du croiseur, le nouveau soleil d’Oncier vacilla une dernière fois avant de s’éteindre. 135 LE ROI PETER Accoudés au plus haut balcon des appartements royaux, Peter et Estarra contemplaient les étoiles, points de lumière aussi serrés que les arbres d’une épaisse forêt. Cet après-midi même, ils avaient reçu des messages d’alerte issus de vaisseaux éclaireurs des FTD et relayés par télien. Le visage égaré, Nahton avait rapporté des batailles entre les hydrogues et les faeros dans divers systèmes solaires – heureusement inhabités. Le soleil artificiel d’Oncier n’avait pas survécu aux représailles hydrogues ; à présent, d’autres étoiles étaient attaquées. Estarra serra la main de Peter. — Cela a l’air si paisible… — Oui, difficile de croire que l’Armageddon s’est déclenché. Peter ressentit un grand froid en songeant aux terrifiantes perspectives qui les attendaient. Il était heureux d’avoir Estarra auprès de lui ; c’est ensemble qu’ils relèveraient le défi de l’impossible. L’attaque de Theroc avait été dévastatrice. Les premières estimations se montaient à un million de victimes ; parmi elles, on comptait Reynald, le frère d’Estarra. Par miracle, ses parents, ses grands-parents et Celli avaient survécu. Peter avait tâché de réconforter son épouse à la nouvelle de la mort de Reynald, si tôt après celle de Beneto. La forêt-monde avait été blessée au cœur, mais les arbremondes poussaient sur de nombreuses planètes, de sorte que leur conscience et leurs connaissances perdureraient. En décuplant leurs efforts sur les territoires réensemencés de Theroc, les prêtres Verts étaient convaincus de pouvoir faire refleurir l’immense esprit végétal. Ils prévoyaient d’intensifier leur programme de dissémination des arbres dans la galaxie. Ainsi, la forêt-monde serait-elle moins vulnérable à une attaque – sans compter que cela la rendrait plus forte. Idriss et Alexa, qui avaient accepté à contrecœur de reprendre leur poste, venaient de faire une déclaration en ce sens. Dans les zones calcinées de Theroc, les FTD avaient trouvé les débris d’orbes de guerre et de sphères hydrogues plus petites, abattus par les faeros. Les scientifiques de la Hanse comptaient en apprendre suffisamment pour élaborer un armement efficace contre eux. Le traumatisme qu’avait subi Theroc tourmentait Estarra, et la jeune femme souhaitait visiter les restes de la forêt-monde. Peter espérait pouvoir organiser un voyage pour tous les deux, bien qu’il soit réticent à quitter la Terre. Il n’avait aucun moyen de savoir ce que Basil tramerait en son absence. Dans son rôle de conciliatrice, Sarein avait tenté d’apaiser les tensions entre le président et Peter. Mais ce dernier ne baisserait plus jamais sa garde, à présent que Basil avait tenté de l’assassiner – lui, ainsi que son innocente épouse. La Hanse ne cachait plus le fait que, quelque part dans le labyrinthe du Palais des Murmures, on formait le prince Daniel. Pour Peter et Estarra, leur survie se jouerait au jour le jour. — Il y a une lueur d’espoir, dit-il. Les perspectives induites par les transportails klikiss semblent passionner le peuple. Les volontaires pour la colonisation ne manquent pas. Estarra se pressa contre lui. — Oui, tout le monde veut partir d’ici. Le président Wenceslas avait prétexté l’appui inconditionnel du roi – quand bien même il ne lui avait rien demandé – pour exposer les grandes lignes de la nouvelle politique coloniale, basée sur l’antique réseau de transport extraterrestre. Il appelait les courageux pionniers à se servir de ce réseau pour apprivoiser les mondes klikiss à partir des transportails les plus proches, sans consommation d’ekti. À partir des notes de Davlin Lotze, chercheurs et explorateurs s’étaient déjà rendus sur plusieurs planètes. Ils avaient trouvé des ruines désertes mais intactes. Avec un apport minimal d’efforts et d’énergie, de tels endroits pouvaient être transformés en colonies habitables par l’être humain. Des entrepreneurs prépareraient l’infrastructure nécessaire à l’arrivée massive de population. Les prêtres Verts avaient hâte de profiter de cette vague de colonisation pour répandre autant de surgeons que possible. Jusqu’à présent, les transportails semblaient pouvoir fonctionner indéfiniment – des portes dimensionnelles qui n’exigeaient qu’une faible quantité d’énergie. Les chercheurs de la Hanse étudiaient encore la technologie klikiss et tentaient de déchiffrer les inscriptions des transportails. Toutefois, d’après le président, il était inutile d’attendre alors que l’on pouvait d’ores et déjà les utiliser. La vague de colonisation offrait un objectif qui détournait les humains des effets de la guerre. Estarra contempla Peter de ses grands yeux noirs. — Avec les attaques sans cesse croissantes des hydrogues et les faeros qui ont laissé la forêt-monde en flammes… tous ces gens qui se sont inscrits pour partir me font penser à des rats quittant un navire en train de sombrer. Peter la serra. — Après la série de revers que nous avons essuyés, nous avons besoin de réussir quelque chose. C’est sans doute le seul moyen pour l’espèce humaine de survivre. Peut-être à cause de la crise qu’ils avaient traversée ensemble, ou parce qu’ils étaient réellement faits l’un pour l’autre, Estarra et Peter étaient tombés amoureux l’un de l’autre. Tous les deux unis contre la Ligue Hanséatique terrienne, dans une lutte que nul ne soupçonnerait jamais. Peter remerciait l’univers de lui avoir donné une alliée comme Estarra. — Là-bas, murmura-t-elle, si loin qu’on ne le verra pas avant des années et des années, des étoiles s’éteignent, une à une. Avant d’avoir pu se refréner, Peter l’enlaça avec fougue. — Et d’autres étoiles viennent juste de naître. ORGANIGRAMME DES FORCES TERRIENNES DE DÉFENSE Basil Wenceslas, président de la Hanse (commandant en chef des FTD) Grand roi Peter (chef honoraire) Général Kurt Lanyan (commandant exécutif) Amiral Lev Stromo (officier de liaison politique et militaire, responsable du quadrant 0) Dix amiraux sont en charge de la surveillance d’une section de l’espace, ou quadrant : Quadrant 1 : amiral Peter Tabeguache Quadrant 2 : amiral Zia San Luis Quadrant 3 : amiral Crestone Wu-Lin Quadrant 4 : amiral Zebulon Charles Pike Quadrant 5 : amiral Kostas Eolus Quadrant 6 : amiral Franklin W. Windom Quadrant 7 : amiral Sheila Willis Quadrant 8 : amiral Haki Antero Quadrant 9 : amiral Esteban Diente Quadrant 10 : amiral Tabitha Humboldt ENFANTS NOBLES DE JORA’H, LE PREMIER ATTITRÉ (ATTITRÉS EXPECTANTS) Zan’nh : fils aîné de Jora’h, hybride de noble et de soldat* Thor’h : fils aîné de pur sang noble, futur Premier Attitré Yazra’h : aînée des filles de sang noble de Jora’h** Daro’h : Attitré expectant de Dobro Pery’h : Attitré expectant d’Hyrillka Cilar’h : Attitré expectant de Colusa Rol’h : Attitré expectant de Scotia Mir’h : Attitré expectant d’Alturas Quon’h : Attitré expectant de Galt Andru’h : Attitré expectant de Kamin Estry’h : Attitré expectant de Shonor Theram’h : Attitré expectant de Heald Shofa’h : Attitré expectant de Vondor Qe Graci’h : Attitré expectant de Hrel-oro Czir’h : Attitré expectant de Dzelluria * Jora’h aurait dû avoir son premier fils avec une noble, mais une fausse couche survint alors qu’il avait précédemment fécondé une guerrière. Par conséquent, le premier enfant engendré par le Premier Attitré est un mélange du kith de la noblesse et de celui des soldats. ** Lorsqu’elle utilise les femmes du kith de la noblesse afin de procréer, la lignée du Mage Imperator privilégie les rejetons mâles. Cependant, les filles nobles ne sont pas vraiment rares. ARBRES GÉNÉALOGIQUES LEXIQUE ABEL-WEXLER – Dixième des onze vaisseaux-générations partis de la Terre. ADAM, PRINCE – Prédécesseur de Raymond Aguerra, considéré comme un candidat irrecevable. ADAMANT – Support d’écriture cristallin utilisé pour les documents ildirans. ADAR – Le plus haut rang militaire au sein de la Marine Solaire ildirane. AGGLOBÉTON – Matériau de construction préfabriqué, sur les colonies hanséatiques. AGGLOMÉRAT D’HORIZON – Vaste amas stellaire près d’Ildira. AGUERRA, RAYMOND – Jeune Terrien débrouillard. Voir Peter, roi. ALEXA, MÈRE – Gouverneur de Theroc, épouse de Père Idriss. ALMARI – Prêtresse Verte venant d’un village riverain des Lacs Miroirs, sur Theroc. AMUNDSEN – Sixième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre. ANDEKER, WILIAM – Scientifique terrien, spécialiste de robotique. ARBREMONDE – Arbre appartenant à la forêt interconnectée et semi-consciente de Theroc. ARCAS – Prêtre Vert, mort sur Rheindic Co. ARO’NH – Tal de la Marine Solaire ildirane. ASSISTEURS – Kith de serviteurs personnels du Mage Imperator. ATTITRÉ – Fils de sang du Mage Imperator, administrateur d’un monde ildiran. BAKER – Clan de Vagabonds. BALBOA – Deuxième des onze vaisseaux-générations à avoir quitté la Terre. BARTHOLOMÉ – Grand roi de la Terre, prédécesseur de Frederick. BEBOB – Petit nom de Branson Roberts, donné par Rlinda Kett. BEKH ! – Juron ildiran, signifiant : « Bon sang ! » BEN – Premier Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. Grande lune d’Oncier. BENETO – Prêtre Vert, deuxième fils de Père Idriss et de Mère Alexa. BÉRET D’ARGENT – Forces spéciales d’élite des FTD. BORE’NH – Qul de la Marine Solaire ildirane. BRAS SPIRAL – Partie de la Voie lactée peuplée par l’Empire ildiran et les colonies terriennes. BRINDLE, NATALIE – Mère de Robb Brindle, officier à la retraite. BRINDLE, ROBB – Jeune recrue des FTD, camarade de Tasia Tamblyn. BRON’N – Garde du corps du Mage Imperator. BURTON – Quatrième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre. Perdu en chemin. CAFARDS – Terme péjoratif pour désigner les Vagabonds. CAILLIÉ – Cinquième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre, le premier que les Ildirans ont rencontré. Les colons du Caillié sont partis s’établir sur Theroc. CALAMARBRE – Plante rustique épineuse d’Ildira ; utilisée par Sai’f pour ses expériences de bonsaïs. CANAL ROYAL – Canal d’agrément qui entoure le Palais des Murmures, sur Terre. CARBO-DISRUPTEUR – Nouvelle arme des FTD, capable de rompre les liaisons moléculaires carbone-carbone. CELLI – Fille cadette de Père Idriss et de Mère Alexa. CHATISIX – Petit félin sauvage vivant sur Ildira. CHEN – Clan de Vagabonds. CHEVAL COURANT, TYRA – Représentante de la planète Rhejak auprès de la Hanse. CH’KANH – Anémone cuirassée poussant dans la pénombre des canyons de Maratha. CHRANA, SOUPE DE – Plat traditionnel ildiran. CHRISTOPHER – Troisième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. Également grande lune d’Oncier. CHROMOPTÈRE – Insecte volant de Theroc, aux ailes et à la carapace argentées. CHRYSALIT – Trône déformable du Mage Imperator ildiran. CLARKE – Septième des onze vaisseaux-générations à avoir quitté la Terre. CLEE – Boisson puissante et aphrodisiaque fabriquée à partir de cosses d’arbremonde. CLYDIA – L’un des dix-neuf prêtres Verts embarqués volontairement sur les vaisseaux des FTD. COHORTE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane constitué de sept maniples, soit trois cent quarante-trois navires. COLICOS, ANTON – Fils de Margaret et Louis Colicos, traducteur et étudiant en Études épiques. COLICOS, LOUIS – Xéno-archéologue, époux de Margaret Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss. COLICOS, MARGARET – Xéno-archéologue, épouse de Louis Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss. COLONVILLE – Principale implantation humaine de Corvus. COMMERCIAL STANDARD – Langue en vigueur dans la Ligue Hanséatique terrienne. COMPER – Acronyme de COMPagnon Électro-Robotique. Serviteur robot doué d’intelligence, de petite taille, existant en différents modèles : Amical, Précepteur, Domestique, Confident, etc. COMPTOR – Colonie ildirane, connue pour son incendie légendaire. CONVOYEUR – Vaisseau des Vagabonds utilisé pour la livraison de cargaisons d’ekti provenant des stations d’écopage. CORRIBUS – Monde klikiss déserté où les Colicos ont découvert le Flambeau klikiss. CORVUS – Colonie hanséatique principalement agricole, possédant quelques ressources minières. COTOPAXI – Colonie hanséatique. COTRE – Petit navire de la Marine Solaire ildirane. COURSE AUX ÉTOILES – Compétition de navigation en vogue chez les Vagabonds. CRAMPONNEUR – Voir Module cramponneur. CRENNA – Scission ildirane évacuée à cause d’une épidémie de peste aveuglante. CROISEUR LOURD – Classe des plus gros cuirassés ildirans. CRYOSAC – Sac de conservation générant un froid extrême. CURIOSITE AVIDE – Vaisseau marchand de Rlinda Kett. CYCLOPLANES – Engins volants bricolés à partir de moteurs et de charpentes de récupération, et garnis d’ailes multicolores de lucanes géants. CYROC’H – Nom originel de l’actuel Mage Imperator. DANIEL – Nouveau prince candidat sélectionné par la Hanse. DANSEURS-DES-ARBRES – Acrobates artistiques des forêts theroniennes. DASRA – Géante gazeuse soupçonnée d’abriter des hydrogues. DAYM – Étoile géante bleue, l’un des « sept soleils » d’Ildira. Nom de sa principale géante gazeuse, site de récolte d’ekti abandonné par les Ildirans. DD – Comper affecté aux fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. DEKYK – Robot klikiss présent sur les fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. DÉS PENTAFACES – Dés à cinq faces, utilisés au jeu par les Vagabonds. DIGIDISQUE – Unité de stockage informatique à haute capacité. DINDE – Voir Grosse Dinde. DINDWELL, BERTRAM – Premier président de la Ligue Hanséatique terrienne ; à l’origine, il est celui qui a tenté de faire signer la charte de la Hanse aux Vagabonds. DOBRO – Colonie ildirane. DREMEN – Colonie terrienne, obscure et nuageuse. DRONE COURRIER – Vaisseau non habité, petit et rapide, conçu pour transporter des messages. DRONE FRACASSEUR À IMPULSIONS – Nouvelle arme des FTD, également appelée « frak ». DULARIX – Monde de l’espace ildiran qui, bien qu’inhabité, a subi une attaque des hydrogues. DURRIS – Système solaire ternaire, composé d’une naine rouge orbitant autour d’un couple d’étoiles blanches et orange ; trois des sept soleils d’Ildira. EA – Comper personnel de Tasia Tamblyn. ÉCOPEUSE BLITZKRIEG – Usine de récolte d’ekti rapide, utilisée en commando par les Vagabonds au cours de l’embargo hydrogue. ÉCUMEUR DE NÉBULEUSES – Vaisseau à voiles géantes utilisé pour draguer l’hydrogène des nuages de nébuleuses. EKTI – Allotrope exotique d’hydrogène utilisé dans les propulseurs interstellaires ildirans. EMPIRE ILDIRAN – Vaste empire extraterrestre, civilisation majeure implantée dans le Bras spiral. ESCORTEUR – Vaisseau de moyen tonnage de la Marine Solaire ildirane. ESTARRA – Deuxième fille et quatrième enfant de Père Idriss et Mère Alexa. FAEROS – Entités intelligentes ignées, demeurant au sein des étoiles. FESTIVAL DES PAPILLONS – Éclosion massive de pseudo-papillons, célébrée par le peuple de Theroc. FIÈVREFEU – Épidémie de peste des légendes ildiranes. FITZPATRICK, MAUREEN – Ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, grand-mère de Patrick Fitzpatrick III. FITZPATRICK, PATRICK, III – Officier véreux des Forces Terriennes de Défense. FLAMBEAU KLIKISS – Arme/mécanisme conçu par la race défunte des Klikiss pour faire imploser des géantes gazeuses et créer de nouvelles étoiles. FLÛTIER – Plante branchue de Crenna. Les trous de son tronc dur produisent des sifflements dans le vent. FOI AVEUGLE – Vaisseau de Branson Roberts. FORCES TERRIENNES DE DÉFENSE – Armée spatiale terrienne dont le quartier général se situe sur Mars, mais dont la juridiction dépend de la Ligue Hanséatique terrienne. FORÊT-MONDE – Forêt interconnectée et semi-consciente, basée sur Theroc. FRAK – Terme argotique pour « drone fracasseur à impulsions ». FREDERICK, ROI – Ancien dirigeant de la Ligue Hanséatique terrienne. FTD – Sigle pour Forces Terriennes de Défense. Voir Terreux. GEORGE – Deuxième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. Lune d’Oncier. GOLGEN – Géante gazeuse, jadis exploitée par la station du Ciel Bleu. GOLIATH – Premier vaisseau Mastodonte de la flotte des FTD à avoir été amélioré. GRAND ROI – Figure emblématique de la Ligue Hanséatique terrienne. GROSSE DINDE – Expression désobligeante utilisée par les Vagabonds pour désigner la Ligue Hanséatique terrienne. GUIDE LUMINEUX – Philosophie et religion des Vagabonds, force guidant leur vie personnelle. HANSE – Voir Ligue Hanséatique terrienne. HAUTESPHÈRE – Dôme principal du Palais des Prismes, sur Ildira. Il abrite des plantes, des insectes et des oiseaux exotiques, dans un jardin suspendu au-dessus de la salle du trône du Mage Imperator. HEALD – Système solaire de l’Empire ildiran, où s’est déroulée une célèbre « histoire de fantômes » de La Saga des Sept Soleils. HENDY, SAM – Maire de Colonville, sur Corvus. HIJONDA – Colonie hanséatique. HOSAKI, ALFRED – Chef d’un clan de Vagabonds. HYDREUX – Terme injurieux pour hydrogue. HYDROGUES – Extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses. HYRILLKA – Colonie ildirane de l’Agglomérat d’Horizon, site d’origine de la découverte des robots klikiss. IAWA – Colonie autrefois habitée par les prédécesseurs des Vagabonds. IDRISS, PÈRE – Gouverneur de Theroc, époux de Mère Alexa. ILDIRA – Planète mère de l’Empire ildiran, sous les feux des sept soleils. ILDIRANS – Extraterrestres humanoïdes composés de plusieurs sous-espèces différentes, ou kiths. Ils forment l’Empire ildiran. ILKOT – Robot klikiss, présent sur les fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. ILLUMINATEUR – Éclairage ildiran. ISPEROS – Planète brûlante servant à Kotto Okiah de colonie test. JACK – Quatrième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. Grande lune d’Oncier. JARDIN COUVERT – Jardin d’hiver rempli de fougères du Palais des Murmures, sur Terre. JARDIN DES STATUES DE LA LUNE – Exposition de sculptures topiaires autour du Palais des Murmures, sur Terre. JAZER – Arme à énergie utilisée par les FTD. JORA’H – Premier Attitré de l’Empire ildiran, fils aîné du Mage Imperator. JORAX – Robot klikiss, souvent vu sur Terre. JUPITER – Vaisseau amiral des FTD de classe Mastodonte, commandé par l’amiral Willis, à la tête du bataillon du septième quadrant. KAMAROV, RAVEN – Vagabond, capitaine de cargo. KAMIN – Planète de l’Empire ildiran. KANAKA – Dernier des onze vaisseaux-générations à avoir quitté la Terre ; ses colons ont formé les Vagabonds. KELLUM, DEL – Vagabond, convoyeur d’ekti. KELLUM, ZHETT – Fille de Del Kellum, âgée de dix-huit ans. KETT, RLINDA – Négociante, capitaine du Curiosité Avide. KHALI, NIRA – Prêtresse Verte. Amante du Premier Attitré Jora’h, et mère de leur fille hybride Osira’h. Prisonnière d’un camp de reproduction sur Dobro. KITH – Sous-espèce ildirane. Un de ses représentants. KLIKISS – Ancienne race insectoïde disparue depuis longtemps du Bras spiral en laissant ses cités désertes. KLOUBE – Terme désobligeant, chez les humains. KORI’NH, ADAR – Chef de la Marine Solaire ildirane. KOWALSKI – Clan de Vagabonds. KRI’L – Héroïne maudite d’une légende ildirane, appartenant au kith des nageurs (voir Tre’c). LACS MIROIRS – Ensemble de lacs circulaires profonds, sur Theroc, site d’un village arboricole. LANCE-FOUDRE – Plate-forme d’armement mobile des FTD. LANYAN, GÉNÉRAL KURT – Commandant des Forces Terriennes de Défense. LENTILS – Kith ildiran de prêtres philosophes. Les lentils guident les Ildirans égarés, par l’interprétation des conseils dispensés par le thisme. LIA, MÈRE – Ancienne dirigeante de Theroc, mère d’Alexa. LIGUE HANSÉATIQUE TERRIENNE – Gouvernement de type commercial en vigueur sur Terre et dans ses colonies. LIS DE COMPTOR – Grandes fleurs charnues provenant de Comptor ; ses pétales roses sont comestibles. LLARO – Monde klikiss abandonné. LOGAN, CHRYSTA – Dernier capitaine du vaisseau-génération Burton. Elle a conduit les colons sur Dobro. LOTZE, DAVLIN – Exosociologue de la Hanse. Envoyé sur Crenna comme espion, puis sur Rheindic Co. LUCANE GÉANT – Insecte volant très coloré de Theroc, semblable à un gigantesque papillon, parfois domestiqué. MAE, TERENE – Enseigne de vaisseau, en poste sur la Manta de Tasia Tamblyn. MAGE IMPERATOR – Dieu-Empereur de l’Empire ildiran. MANIPLE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane composé de sept septes, soit quarante-neuf navires. MANTA – Croiseur des FTD de moyen tonnage. MARATHA – Planète de villégiature ildirane, où le cycle des jours et des nuits est très long. MARATHA PRIME – Principale cité sous dôme, située sur un continent de Maratha. MARATHA SECONDA – Seconde cité de Maratha, située aux antipodes de Maratha Prime. Actuellement en construction. MARCO POLO – Troisième des onze vaisseaux-générations à avoir quitté la Terre. MARINE SOLAIRE ILDIRANE – Flotte spatiale militaire de l’Empire ildiran. MARMOTH – Énorme animal vivant en troupeau sur Ildira, connu pour son épaisse fourrure grise et sa démarche pesante. MASTODONTE – Classe de grand vaisseau de guerre faisant partie des Forces Terriennes de Défense. MERDRE – Juron humain. MEYER – Étoile de type naine rouge, où se trouve Rendez-Vous. MIJISTRA – Capitale de l’Empire ildiran, très célèbre. MODULE-BOUÉE – Canot de sauvetage individuel des vaisseaux de guerre des FTD. MODULE CRAMPONNEUR – Petit véhicule utilitaire, utilisé sur les chantiers spationavals d’Osquivel. MOUSSE DE PROTECTION TACTIQUE – Polymère aérosol utilisé par les FTD ; durcit au contact de l’eau. NAGEUR – Kith ildiran des habitats aquatiques. NAHTON – Prêtre Vert en poste à la cour du Palais des Murmures, au service du roi Peter, sur Terre. NG, TRISH – Vagabond, pilote. NIALIE – Voir Plante-phalène. NIRA – Voir Khali, Nira. NOUVEAU PORTUGAL – Avant-poste de la Hanse, pourvu d’installations des FTD. ŒUFS DE CORAIL – Nodules comestibles des océans d’Ildira. OKIAH, BERNDT – Petit-fils de Jhy Okiah, chef de la station d’écopage (détruite) d’Erphano. OKIAH, JHY – Vagabonde très âgée, précédente Oratrice des clans. OKIAH, KOTTO – Fils cadet de Jhy Okiah, inventeur intrépide, créateur de la colonie d’Isperos. ONCIER – Géante gazeuse, site de l’expérience du Flambeau klikiss. OPALIOS – Fossiles précieux provenant de Dobro, souvent façonnés en bijoux de valeur. ORATEUR – Chef politique des Vagabonds. ORBE DE GUERRE – Vaisseau d’attaque sphérique hydrogue, à coque de diamant. OSIRA’H – Fille de Nira Khali et de Jora’h, douée d’un talent de télépathe hors du commun. OSQUIVEL – Géante gazeuse dotée d’un anneau, lieu tenu secret abritant les chantiers spationavals des Vagabonds. OSSUARIUM – Chambre du Palais des Prismes où sont conservés les crânes des anciens Mages Imperators. OTEMA – Vieille prêtresse Verte, ancienne ambassadrice de Theroc sur Terre, envoyée sur Ildira. Assassinée lors de l’enlèvement de son assistante Nira. OX – Comper de modèle Précepteur. L’un des plus vieux robots de la Terre, utilisé jadis sur le Peary, professeur puis conseiller du roi Peter. PALAIS DES MURMURES – Siège du gouvernement de la Hanse, sur Terre. Célèbre pour sa magnificence. PALAIS DES PRISMES – Résidence du Mage Imperator, sur Ildira. PALAWU, HOWARD – Conseiller scientifique en chef du roi Peter. PALISSADE – Colonie hanséatique. PARIS TIERS – Colonie hanséatique. PASSAGE-DE-BOONE – Colonie hanséatique. PASTERNAK, ANNA – Vagabonde chef de clan, capitaine de vaisseau et mère de Shareen. PASTERNAK, SHAREEN – Commandant de la station d’écopage de Welyr, fiancée à Del Kellum avant d’être tuée dans une attaque hydrogue. PEARY – Premier des onze vaisseaux-générations à avoir quitté la Terre. PELLIDOR, FRANZ – Agent spécial de Basil Wenceslas, « activateur ». PELLIFILTRE – Protection oculaire utilisée par les Ildirans. PEMMIPAX – Ration alimentaire traitée pour se conserver des siècles. PÈRARQUE – Figure emblématique de la religion de l’Unisson, sur Terre. PERONI, CESCA – Vagabonde, Oratrice de tous les clans, formée par Jhy Okiah. Cesca a été fiancée à Ross Tamblyn avant la mort de celui-ci, mais a toujours été amoureuse de son frère Jess. PERONI, DENN – Père de Cesca. PETER, ROI – Successeur du Vieux roi Frederick, figure emblématique de la Ligue Hanséatique terrienne. PINS NOIRS – Conifères que l’on fait pousser pour le bois de charpente, sur Passage-de-Boone ; ils résultent de l’hybridation contrôlée de pins terriens et de plantes indigènes. PLANTE-PHALÈNE – Variété de nialie d’Hyrillka, d’où est tirée la drogue de shiing. PLATCOM – Capitaine de Lance-foudre des Forces Terriennes de Défense. PLATEGEMMES – Pierres précieuses artificielles en strates, rares et coûteuses. PLUMAS – Lune gelée dotée de profonds océans liquides où se trouvent les installations de puisage d’eau du clan Tamblyn. PREMIER ATTITRÉ – Fils aîné et héritier présomptif du Mage Imperator ildiran. PRÊTRE VERT – Serviteur de la forêt-monde, capable d’utiliser les arbremondes comme langage de communication instantanée (voir Télien). PRINCESSE – Surnom que Nira a donné à sa fille Osira’h. PTORO – Géante gazeuse où se trouve la station d’écopage de Crim Tylar. PYM – Monde klikiss abandonné. QRONHA – Système binaire proche, formant deux des sept soleils d’Ildira. Abrite deux planètes habitables et une géante gazeuse (Qronha 3). QUARTIER DU PALAIS – Zone où se trouvent les locaux du gouvernement de la Hanse, autour du Palais des Murmures, sur Terre. QUL – Rang militaire ildiran : commandant d’une maniple, soit quarante-neuf vaisseaux. RAMAH – Colonie hanséatique, principalement occupée par des pèlerins islamistes. RAMIREZ, ELLY, LIEUTENANT – Officier de navigation à bord de la Manta de Tasia Tamblyn. RAYONS-MES – Connexions du thisme émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator ainsi que le kith des lentils (voir ce mot) sont capables de les voir. RÉCIF DE FONGUS – Excroissance d’arbremonde, sculptée par les habitants de Theroc pour former leur habitat. RELLEKER – Colonie hanséatique, lieu de villégiature réputé. REMÉMORANT – Kith ildiran, ayant la fonction de conteur historien. RÉMORA – Petit vaisseau d’attaque des FTD. RENDEZ-VOUS – Grappe d’astéroïdes habités, siège du gouvernement des Vagabonds tenu secret. REYNALD – Fils aîné de Père Idriss et Mère Alexa. RHEINDIC CO – Monde klikiss abandonné, site de fouilles effectuées par les Colicos. RHEJAK – Colonie hanséatique, connue pour ses récifs producteurs de perles. ROBERTS, BRANSON – Premier époux de Rlinda Kett. ROBINSON, MADELEINE – L’un des premiers prospecteurs de planètes. Elle et ses deux fils ont découvert les ruines klikiss et ont activé des robots sur Llaro. ROBOTS KLIKISS – Robots de grande taille, ressemblant à des coléoptères et doués d’intelligence, construits par les Klikiss. ROD’H – Fils hybride de Nira Khali et de l’Attitré de Dobro. ROSSIA – Prêtre Vert excentrique, survivant d’une attaque de wyverne. RUSA’H – Attitré d’Hyrillka, troisième fils noble du Mage Imperator. SAGA DES SEPT SOLEILS – Épopée historique et légendaire de la civilisation ildirane, développée pendant des millénaires. SAHRI, PADME – Gouverneur de la colonie d’Yreka. SAI’F – L’une des amantes de Jora’h, membre du kith scientifique. Botaniste, elle expérimente des arbres bonsaïs. SALLE DU TRÔNE – Grande salle de réception du roi, dans le Palais des Murmures, sur Terre. SANDOVAL – Clan de Vagabonds. SAREIN – Fille aînée de Père Idriss et de Mère Alexa. SCISSION – Colonie ildirane disposant de la population minimale requise pour le thisme. SEPTAR – Commandant d’une septe. SEPTE – Petit bataillon de sept vaisseaux de la Marine Solaire ildirane. SHANA REI – Légendaires « créatures des ténèbres » de La Saga des Sept Soleils. SHIING – Drogue stimulante d’Hyrillka, tirée de la plante-phalène. SHONOR – Scission ildirane. SIÈGE DE LA HANSE – Immeuble pyramidal proche du Palais des Murmures, sur Terre, où se réunit le gouvernement de la Ligue Hanséatique terrienne. SIRIX – Robot klikiss présent sur les fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. SORENGAARD, RAND – Pirate renégat chez les Vagabonds. SOURCE DE CLARTÉ – Version ildirane du Paradis : un royaume situé dans un plan de réalité supérieur, composé entièrement de lumière. Les Ildirans croient que de minces rayons de cette lumière percent notre univers, pour être répartis par le Mage Imperator parmi toute leur espèce via le thisme. SQUAMEUX – Kith ildiran vivant dans les déserts. STANNIS, MALCOLM – Précédent président de la Ligue Hanséatique terrienne, ayant servi au cours des règnes du roi Ben et du roi George, lors du premier contact avec l’Empire ildiran. STATION D’ÉCOPAGE – Installation industrielle d’extraction d’ekti évoluant dans les nuages des géantes gazeuses, habituellement commandée par les Vagabonds. STATION DU CIEL BLEU – Station d’écopage dirigée par Ross Tamblyn avant sa destruction sur Golgen. STONER, BENN – Prisonnier du camp de reproduction de Dobro. STROGANOV – Neuvième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre. STROMO, LEV – Amiral des FTD. SURGEON – Jeune pousse d’arbremonde, souvent transportée dans un pot ornementé. SWEENEY, DAHLIA – Première propriétaire de DD. SWENDSEN, LARS RURIK – Ingénieur expert de la Hanse, conseiller du roi Peter. TAL – Rang militaire au sein de la Marine Solaire ildirane, commandant de cohorte. TALBUN – Vieux prêtre Vert, sur la planète Corvus. TAMBLYN, ANDREW – L’un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, BRAM – Vagabond, ancien patriarche du clan Tamblyn, père de Ross, Jess et Tasia. TAMBLYN, CALEB – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, JESS – Vagabond, deuxième fils de Bram Tamblyn. TAMBLYN, KARLA – Mère de Jess, morte gelée dans un accident, sur Plumas. TAMBLYN, ROSS – Vagabond, fils aîné de Bram Tamblyn avec lequel il s’est brouillé, et chef de la station du Ciel Bleu avant sa destruction, sur Golgen. TAMBLYN, TASIA – Vagabonde, fille de Bram Tamblyn, servant dans les FTD. TAMBLYN, TORIN – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, WYNN – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAVELURE ORANGE – Épidémie frappant les colons humains de Crenna. TÉLIEN – Forme de communication instantanée pratiquée par les prêtres Verts. TEMPS PERDUS – Période historique oubliée, dont les événements sont censés figurer dans une partie manquante de La Saga des Sept Soleils. TERREUX – Terme argotique pour désigner les soldats des FTD. THÉ-POIVRE – Boisson des Vagabonds. THEROC – Planète végétale abritant la forêt-monde. THERONIEN – Habitant de Theroc. THISME – Réseau télépathique qui relie le Mage Imperator à la race ildirane. THOR’H – Fils aîné de Jora’h d’ascendance nobiliaire, destiné à devenir Premier Attitré. TRANSPORTAIL – Système de transport klikiss, par téléportation de planète à planète. TRANSPORTEUR DE TROUPES – Vaisseau de transport de la Marine Solaire ildirane. TRE’C – Héros maudit d’une légende ildirane, appartenant au kith des squameux. TYLAR, CRIM – Vagabond extracteur d’ekti, sur Ptoro. TYLAR, NIKKO CHAN – Jeune pilote Vagabond. UDRU’H – Attitré de Dobro, deuxième fils noble du Mage Imperator. UNISSON – Religion commune soutenue par le gouvernement de la Terre, se consacrant à des activités officielles. UR – Comper Vagabond de modèle Domestique, sur Rendez-Vous. USK – Colonie hanséatique connue pour son artisanat. UTHAIR, PÈRE – Époux de Mère Lia, ancien dirigeant de Theroc. VAGABONDS – Confédération informelle d’humains indépendants, principaux producteurs d’ekti, le carburant des moteurs interstellaires. VAO’SH – Remémorant ildiran. VEDETTE – Vaisseau rapide monoplace de la Marine Solaire ildirane. VERDANIS – Conscience organique se manifestant par la forêt-monde de Theroc. VERMITIÈRE – Vaste nid construit par un essaim de vers, assez spacieux pour servir d’habitat aux humains de Theroc. VICHY – Huitième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre. VILLESPHÈRE – Métropole flottante hydrogue de taille colossale. VITROBLINDE – Matériau de protection transparent, très résistant au choc. VOLTIGEUR – Flotteur de transport utilisé dans les forêts de Theroc. WELYR – Géante gazeuse où une station d’écopage de Vagabonds fut jadis détruite par les hydrogues. WEN, THARA – Colon de Theroc, du vaisseau-génération Caillié. Première personne à s’être liée à la forêt-monde. WENCESLAS, BASIL – Président de la Ligue Hanséatique terrienne. WENTALS – Créatures intelligentes, basées sur le cycle de l’eau. WILLIS, AMIRAL SHEILA – Commandant de bataillon des FTD du quadrant 7, chargée du siège d’Yreka. WYVERNE – Grand prédateur volant de Theroc. YARROD – Prêtre Vert, plus jeune frère de Mère Alexa. YREKA – Colonie hanséatique des confins. YURA’H – Ancien Mage Imperator, qui régnait lors du premier contact avec les vaisseaux-générations humains. ZAN’NH – Officier ildiran, fils aîné de Jora’h. ZIZU, ANWAR – Sergent des FTD, chef de la sécurité sur la Manta de Tasia Tamblyn. Né en 1962, Kevin J. Anderson est un auteur américain parmi les plus prolifiques et les plus acclamés de sa génération. Depuis 1993, plus de trente titres de sa plume ont figuré sur les listes de best-sellers. En France, on le connaît surtout pour ses collaborations avec Brian Herbert autour du cycle de Dune et pour ses romans dans l’univers de Star Wars. Mais ce bourreau de travail a également écrit des space opera ambitieux situés dans des univers qu’il a lui-même créés. La Saga des Sept Soleils en est un parfait exemple. REMERCIEMENTS Je tiens à rendre grâce au talent de Rob Teranishi et Igor Kordey. L’imagination qu’ils ont déployée dans le roman graphique des Sept Soleils m’a aidé à cristalliser mes idées et m’a inspiré de nombreuses trouvailles. Merci également à Jeff Mariotte et John Nee, de chez Wildstorm, pour m’avoir laissé développer cette épopée dans une direction différente. Stephen Youll et Chris Moore, mes illustrateurs de couverture, ont magistralement mis en image quelques-uns des éléments qu’il m’avait fallu des pages à expliquer. Mon épouse, Rebecca Moesta, m’a considérablement aidé, aussi bien dans les grandes lignes que ligne par ligne… Catherine Sidor a tapé ce roman presque aussi rapidement que je l’ai dicté sur mon enregistreur. Elle a fourni commentaires et suggestions, et relevé les incohérences. Diane Jones et Brian Herbert ont été mes premiers lecteurs, m’offrant de précieuses idées et m’aidant à mettre le récit en forme. Mes éditeurs anglais John Jarrold et Darren Nash, outre leur soutien, ont fait des observations très utiles. De l’autre côté de la planète, Melissa Weatherill a géré avec compétence les problèmes de production, tandis qu’à Warner Aspect Devi Pillai s’est occupée de quantité de détails ennuyeux, afin que le reste d’entre nous puisse avoir quelques instants de tranquillité. Les agents de Trident Media Group, Matt Bialer, Robert Gottlieb et Kim Whalen, ont toujours manifesté beaucoup d’enthousiasme pour ce cycle. Ils ont grandement contribué à en faire un succès, aux États-Unis comme dans beaucoup d’autres pays. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : La Saga des Sept Soleils : 1. L’Empire caché 2. Une forêt d’étoiles 3. Tempêtes sur l’Horizon 4. Soleils éclatés 5. Ombres et Flammes Chez Milady Graphics : Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – adaptation graphique Chez d’autres éditeurs : Avant Dune (avec Brian Herbert) : 1. La Maison des Atréides 2. La Maison Harkonnen 3. La Maison Corrino Dune, la Genèse (avec Brian Herbert) : 1. La Guerre des machines 2. Le Jihad Butlérien 3. La Bataille de Corrin Après Dune (avec Brian Herbert) : 1. Les Chasseurs de Dune 2. Le Triomphe de Dune Légendes de Dune (avec Brian Herbert) : 1. Paul le Prophète 2. Le Souffle de Dune Dune (autres titres, avec Frank et Brian Herbert) : La Route de Dune Star Wars : L’Académie Jedi : 1. La Quête des Jedi 2. Sombre disciple 3. Les Champions de la Force Star Wars : Les Jeunes chevaliers Jedi (avec Rebecca Moesta) : 14 volumes Star Wars (autres titres) : Le Sabre noir www.bragelonne.fr Collection Bragelonne SF dirigée par Jean-Claude Dunyach Titre original : A Forest of Stars Copyright © 2003 by WordFire, Inc. © Bragelonne 2009, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0064-9 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir votre nom et vos coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises !