Kevin J. Anderson Un essaim d’acier La Saga des Sept Soleils – tome 6 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Genefort Bragelonne SF Pour Tim Jones, lequel m’a fait vivre d’innombrables aventures – dans le monde réel ! – qui ont nourri mon imagination pour en créer dans le monde de la fiction. Avant-propos Le point sur l’histoire Huit années de guerre contre les hydrogues ont détruit planètes et soleils, anéanti des populations entières tant dans les colonies humaines que dans les scissions de l’Empire ildiran. Cependant, les tensions de la guerre, au lieu d’unifier les factions humaines, ont suscité des luttes internes. Totalement dépassée par les hydrogues, la Ligue Hanséatique terrienne – la Hanse – s’est retournée contre un adversaire facile à vaincre : les clans épars de Vagabonds, qu’elle a déclarés hors la loi après leur refus de lui vendre de l’ekti, le carburant interstellaire. De leur côté, les Vagabonds ont rompu leurs relations commerciales avec la Terre quand ils ont découvert que les Forces Terriennes de Défense (FTD) avaient détruit le cargo d’un des leurs, Raven Kamarov. Par la suite, les FTD ont traqué et détruit des installations vagabondes, y compris leur centre gouvernemental, Rendez-Vous. Elles détiennent de nombreux prisonniers de guerre sur Llaro, une planète abandonnée par l’espèce depuis longtemps disparue des Klikiss. Pendant que les clans tentent de reformer un nouveau gouvernement, des Vagabonds trouvent un groupe de robots klikiss en stase sur Jonas 12. C’est là que Cesca Peroni, l’Oratrice des clans, s’est réfugiée. Réveillés, les robots massacrent les Vagabonds de la base du petit planétoïde. De nombreuses enclaves du même type ont été exhumées partout dans le Bras spiral. Sur Jonas 12, Cesca est secourue par le pilote Nikko Chan Tylar, mais les robots klikiss abattent son vaisseau, et la jeune femme est sévèrement blessée. Les robots klikiss sont restés en retrait pendant des siècles. Ils prétendaient ne rien se rappeler de leurs origines, alors que, dirigés par Sirix, ils complotaient pour exterminer l’humanité, tout comme ils affirment l’avoir fait de leurs créateurs. Après s’être retournés contre les archéologues Margaret et Louis Colicos dans les ruines de Rheindic Co, Sirix et ses deux acolytes ont tué Louis, mais Margaret s’est échappée par un transportail réactivé in extremis. Ils ont en outre kidnappé DD, afin de le convertir à leur cause. Sirix « libère » le comper Amical des interdits inclus dans sa programmation, en lui expliquant que les humains sont malfaisants d’asservir ainsi leurs compers. Mais au lieu d’éprouver de la gratitude, DD utilise sa toute nouvelle liberté pour s’évader. Il disparaît par un autre transportail klikiss, et part en quête de Margaret. Pendant ce temps, Sirix et ses congénères poursuivent leurs attaques furtives contre des colonies humaines ; parmi elles, un ancien monde klikiss nommé Corribus. Sur cette planète, seuls la fillette Orli Covitz et l’ermite Hud Steinman ont survécu. Ils sont secourus par le marchand Branson « BeBob » Roberts, puis envoyés dans une nouvelle colonie sur Llaro. Après les avoir ramenés, toutefois, BeBob est arrêté par le général Lanyan, le commandant des FTD, sous l’accusation de désertion. En dépit des efforts de son ex-femme Rlinda Kett pour le sauver, BeBob est condamné à mort. Rlinda et Davlin Lotze, ancien espion au service de la Hanse, le font évader. Au cours de l’opération, le vaisseau de BeBob est détruit ; quant à Davlin, il simule sa propre mort afin de pouvoir vivre le reste de ses jours en paix. Si Rlinda et BeBob parviennent à s’enfuir, c’est pour être capturés par les frères Tamblyn, les Vagabonds qui exploitent les puits d’eau de Plumas. Jess Tamblyn quitte Plumas pour continuer à essaimer les wentals. Ces entités fondées sur l’eau lui avaient sauvé la vie en investissant son corps. Leur énergie le dote d’incroyables pouvoirs, mais il ne peut désormais plus toucher d’être humain. Autrefois, sa mère, Karla Tamblyn, est tombée dans une faille de la banquise de Plumas, et son corps n’a jamais été récupéré. Jess la retrouve et la rapatrie dans la station des puits. Ce faisant, un peu de son énergie s’infiltre dans le cadavre. Avant qu’il ait pu la dégeler, Jess reçoit le message désespéré selon lequel Cesca Peroni, sa bien-aimée, a été abattue sur Jonas 12 après l’attaque des robots klikiss et se trouve dans une situation critique. Il part en catastrophe à sa rescousse. Il arrive juste à temps sur le planétoïde. Nikko est en vie mais impuissant, et Cesca va succomber. Jess les emporte dans son vaisseau wental. Il supplie les entités élémentales de sauver Cesca. Malgré leur réticence, celles-ci acceptent ; au sein des océans primordiaux de Charybde, elles la métamorphosent comme elles l’ont fait avec Jess. À leur retour sur Plumas, ils découvrent que Karla Tamblyn, possédée par un wental corrompu, est revenue à la vie et a entrepris de détruire les puits. Rlinda Kett et BeBob parviennent de justesse à fuir la lune glacée sur le Curiosité Avide, mais les frères Tamblyn restent piégés, incapables de lutter contre la femme démoniaque. Il faut à Jess et Cesca toute leur puissance pour la vaincre. Tasia, la sœur de Jess, a jadis quitté son clan de Vagabonds et s’est engagée dans les FTD pour faire la guerre. Elle est capturée par les hydrogues et emprisonnée dans une étrange cité, dans les abysses d’une géante gazeuse. Elle y rencontre plusieurs prisonniers, dont Robb Brindle, disparu cinq ans plus tôt. Tasia et ses compagnons sont torturés par les hydrogues et leurs sinistres alliés, les robots klikiss. Alors qu’ils prétendaient agir au bénéfice de la Hanse, ces derniers ont intégré un programme secret aux milliers de compers Soldats fabriqués pour la guerre. Le temps venu, Sirix déclenche le virus informatique. À travers tout le Bras spiral, la révolte se propage de vaisseau en vaisseau. Les compers exécutent les équipages et volent les vaisseaux de la flotte hanséatique. Sur Terre, des compers Soldats déferlent du complexe de production pour prendre la capitale d’assaut, de sorte que le président de la Hanse, Basil Wenceslas, n’a d’autre choix que de donner l’ordre à l’aviation de détruire l’usine et les soldats engagés dans le combat. Prévoyant la réaction publique, il laisse le roi Peter endosser la responsabilité officielle de cette terrible décision. Voilà des années que Peter résiste au président. Il y a plus d’un an, il a exprimé ses doutes au sujet des compers Soldats conçus par les robots klikiss, s’attirant une sévère réprimande de Basil. Mais après la révolte, sa clairvoyance éclate au grand jour ; or, Basil déteste avoir tort. Tandis que les décisions de ce dernier s’enchaînent, de plus en plus désastreuses, Peter et la reine Estarra trouvent des alliés inattendus dans les personnes d’Eldred Cain, l’adjoint et successeur putatif du président ; Sarein, la sœur d’Estarra, qui fut la maîtresse de Basil mais qui en a désormais peur ; OX, le comper Précepteur qui fut l’instructeur de Peter ; et enfin le capitaine McCammon, commandant de la garde royale. Apprenant que la reine Estarra est enceinte, Basil lui ordonne d’avorter, car il ne veut pas voir ses projets compliqués par la présence d’un bébé. Face au refus de Peter et d’Estarra, il active le plan destiné à se débarrasser d’eux. Il réveille même son remplaçant, le prince Daniel, qui n’a de cesse de clamer que le couple royal va bientôt « se retirer ». Peter et Estarra savent qu’ils doivent fuir avant que Basil les assassine. Avec l’aggravation des ravages causés par les hydrogues, et la majeure partie de la flotte des FTD volée en quelques jours par les compers Soldats révoltés, le président se rend compte de l’extrême vulnérabilité de la Terre. À cause du rationnement de l’ekti, il a déjà rompu le contact avec de nombreux mondes hanséatiques ; à présent, il abandonne le reste des colonies pour concentrer ses forces de défense sur la planète mère de l’humanité. Négligeant leurs protestations, il ordonne à tous les vaisseaux en état de naviguer de ne plus protéger que le centre de la Hanse. Patrick Fitzpatrick III, le petit-fils de l’ancienne présidente Maureen Fitzpatrick, est rappelé sous les drapeaux. D’abord jeune recrue trop gâtée, il est devenu le protégé du général Lanyan ; sous son commandement, il a lui-même abattu le cargo de Raven Kamarov. À la suite de la bataille d’Osquivel qui a tourné au désastre, il est secouru avec quelques autres survivants par des Vagabonds. Ces derniers les retiennent dans les chantiers spationavals de Del Kellum des anneaux d’Osquivel, afin qu’ils ne révèlent rien de leurs installations. Durant cette période, l’estime de Patrick vis-à-vis des Vagabonds grandit, et il tombe amoureux de Zhett, la fille de Kellum. Mais le devoir l’oblige à aider ses camarades à s’évader. Même s’il a permis, en tant qu’intermédiaire auprès des FTD, à son clan de s’échapper, Zhett lui en veut de l’avoir trahie. Plus tard, alors qu’il se rétablit sur Terre, il enjoint à tous ceux qui l’écoutent de faire la paix avec les Vagabonds. Puis, lorsque les FTD exigent qu’il rejoigne les défenses terriennes, il vole le yacht spatial de sa grand-mère et part à la recherche de Zhett. Les prêtres Verts et l’ensemble des habitants de la planète Theroc désapprouvent également la stratégie du président Wenceslas, même si le vaste esprit de la forêt-monde – qui s’exprime via le golem ligneux de Beneto – insiste sur le fait que le conflit dépasse la politique humaine. Les verdanis ont à peine survécu à l’ancienne guerre contre les hydrogues, et aujourd’hui, ils doivent de nouveau combattre ; ils ont renouvelé leur ancienne alliance avec les wentals. Jess Tamblyn arrive sur Theroc, et permet à l’eau wentale de s’unir aux arbremondes afin de créer de gigantesques vaisseaux verdanis. Abritant Beneto et les autres prêtres Verts volontaires, ceux-ci se déracinent et s’envolent dans l’espace afin de constituer une flotte d’attaque. Les wentals frapperont en outre directement les hydrogues, à condition d’être acheminés jusqu’aux géantes gazeuses. Les Vagabonds arrivent en masse sur Charybde et d’autres mondes wentals, remplissent leurs vaisseaux d’eau élémentale, puis s’élancent vers les planètes infestées d’hydrogues. Aux prises lui aussi avec cette guerre, le Mage Imperator Jora’h se prépare à défendre son empire. Il y a des générations, ses prédécesseurs ont formé le dessein de créer un télépathe grâce à un programme d’hybridation, sur la planète Dobro. Le résultat devait établir un pont entre les Ildirans et les hydrogues et les sauver. Même Jora’h ignorait son propre rôle dans ce plan avant qu’il soit trop tard. Son amante, la prêtresse Verte Nira, a été enlevée alors qu’elle était enceinte de leur fille, et transformée en esclave vouée à la reproduction par Udru’h, l’Attitré de Dobro. Là, au cours des années, elle a donné naissance à cinq hybrides, avec chacun le potentiel de sauver Ildira. Le Mage Imperator envoie sa fille, Osira’h, communiquer avec les hydrogues. Celle-ci parvient à les ramener sur Ildira, mais les créatures des abysses gazeux ne s’intéressent pas à la paix. Au lieu de cela, ils délivrent un terrible ultimatum : Jora’h doit trahir les humains et aider les hydrogues à détruire la Terre, ou ces derniers anéantiront l’Empire ildiran. Sur Dobro, Nira et d’autres prisonniers humains se révoltent et renversent l’Attitré Udru’h. La prêtresse Verte retourne enfin sur Ildira, laissant la scission à Daro’h, l’un des fils de Jora’h. Au Palais des Prismes, elle rencontre l’étudiant en histoire Anton Colicos – le fils de Margaret et Louis – et un groupe de moissonneurs d’ekti hanséatiques, dirigé par Sullivan Gold. Les employés de Sullivan, dont l’ingénieur Tabitha Huck et le prêtre Vert Kolker, ont sauvé de nombreux Ildirans à la suite d’une attaque hydrogue, mais le Mage Imperator ne les a pas laissés repartir, de crainte qu’ils ne révèlent son accord secret avec les hydrogues. Toutefois, Jora’h n’accepte pas cette traîtrise facilement. Il fait appel à ses plus éminents experts pour trouver un moyen de contre-attaquer ; en outre, il recrute ses prisonniers humains. À contrecœur, Sullivan et Tabitha œuvrent à améliorer les capacités de la Marine Solaire. Pendant ce temps, Nira est enfin parvenue à entrer en contact avec d’autres prêtres Verts. Elle explique ce qui lui est arrivé dans le camp de reproduction de Dobro. Kolker, lui aussi coupé de la forêt-monde, est devenu ami avec le vieux lentil Tery’l. Celui-ci lui a expliqué la façon dont tous les Ildirans sont liés via le thisme. Plus tard, une fois relié à ses pairs, le prêtre sent qu’il manque quelque chose d’important. Sur son lit de mort, Tery’l lui offre un médaillon à prismes, et lui dit de poursuivre sa quête de la vérité. Afin de renforcer leur ultimatum, les hydrogues envoient des orbes de guerre en sentinelles autour de diverses planètes ildiranes, prêts à attaquer si Jora’h les trahissait. Plusieurs d’entre eux arrivent au large d’Hyrillka, où s’est déroulée une guerre civile dévastatrice. Hyrillka est reconstruite par le nouvel Attitré, Ridek’h, un jeune garçon sous la tutelle d’un vétéran, Tal O’nh. Subitement, la flottille hydrogue est détruite par une armée de faeros, des créatures ignées. La guerre s’est étendue à l’antagonisme entre les hydrogues et les faeros, et ces derniers sont systématiquement attaqués dans leurs propres soleils. Après que les orbes de guerre ont été détruits sur Hyrillka, un gigantesque affrontement a lieu dans son soleil principal. Et lorsque l’étoile elle-même commence à mourir, Ridek’h et O’nh comprennent que la planète est condamnée et déclenchent une évacuation massive. Après le départ de la plupart des colons, les faeros changent brusquement de tactique. Ils se regroupent à l’intérieur de l’étoile, puis submergent les hydrogues. L’attaque se répand à une multitude de systèmes solaires. Menés par Cesca Peroni, les Vagabonds lancent une offensive générale, déchaînant les wentals contre les hydrogues en larguant des réservoirs dans les géantes gazeuses. Des batailles font rage dans les profondeurs nuageuses, et les wentals éradiquent les orbes les uns après les autres. Grâce au père de Robb, Conrad Brindle, Jess Tamblyn apprend que sa sœur Tasia est prisonnière des hydrogues. Jess combat les hydrogues, sauve Tasia, Robb et les autres captifs, puis s’enfuit, avec des orbes de guerre et des robots klikiss à ses trousses. Lorsque Jess atteint enfin les limites de l’atmosphère, plusieurs vaisseaux-arbres verdanis sont arrivés pour l’aider. Ils s’échappent. Les forces se rassemblent pour l’affrontement final autour de la Terre. Bien que dépouillé de la plupart de ses vaisseaux par le soulèvement des compers Soldats, le général Lanyan prépare ce qui reste de la flotte pour l’ultime combat. Zan’nh, l’adar de la Marine Solaire ildirane, envoie des centaines de croiseurs lourds pour aider la Hanse, mais il a des ordres secrets – dictés par les hydrogues – pour se retourner contre les humains à l’instant critique. Alors que la flotte d’orbes afflue dans le système solaire de la Terre, Sirix et ses congénères surgissent, aux commandes des vaisseaux volés aux FTD. Les Vagabonds se joignent à la mêlée générale, et utilisent une arme ingénieuse de leur invention contre les orbes de guerre ; puis, c’est au tour d’un groupe de vaisseaux-arbres verdanis d’arriver, dont celui dirigé par Beneto. Au dernier moment, Adar Zan’nh retourne ses bâtiments ildirans contre les hydrogues, et la monstrueuse bataille tourne à la débâcle. Les hydrogues sont battus à plate couture. Le roi Peter et la reine Estarra profitent du chaos de la bataille pour fuir. Ils quittent la Terre à bord d’une épave hydrogue réparée, pilotée par OX. Pour ce faire, le comper Précepteur a été obligé de purger sa mémoire de la plupart des souvenirs et des fichiers historiques qu’il avait patiemment accumulés au cours de son existence. Ils n’ont toutefois pas d’autre choix. Ensuite, bien qu’il soit parfaitement fonctionnel, la majeure partie de la personnalité d’OX a disparu. Dès que la Marine Solaire se retourne contre les hydrogues sur Terre, les orbes de guerre placés en sentinelles sur Ildira mettent leur menace à exécution : ils attaquent le palais du Mage Imperator. Osira’h, qui a naguère ouvert un canal pour communiquer avec les hydrogues, l’utilise alors contre ces derniers. Connectée à sa mère Nira, Osira’h permet à toute la puissance de la forêt-monde de déferler dans l’esprit des hydrogues, les détruisant de l’intérieur… Les hydrogues enfin vaincus, le président Wenceslas croit pouvoir rétablir son autorité impitoyable, et redonner à la Hanse son influence passée. Il est stupéfait d’apprendre que le roi et la reine se sont échappés sur Theroc, d’où ils ont annoncé la constitution d’un nouveau gouvernement. Les colonies abandonnées par la Hanse, ainsi que les clans de Vagabonds et les Theroniens les ont rejoints. Blême de colère, Basil ne peut envoyer de message, car les prêtres Verts ont coupé la Terre de toute communication extérieure. Les capricieux faeros, qui ont contribué à vaincre les hydrogues, continuent d’errer de planète en planète. Ils sont à présent unifiés par un nouveau chef : Rusa’h, l’ancien Attitré d’Hyrillka, qui, devenu fou, a provoqué une guerre civile qu’il a failli gagner. Plutôt que se laisser capturer par Jora’h, il a fait plonger son vaisseau dans le soleil, où les faeros l’ont récupéré. Rusa’h met son échec sur le compte d’Udru’h. Il retourne sur Dobro, où ce dernier est détenu après la révolte des humains. Des bolides de feu emplissent le ciel ; un avatar igné de Rusa’h en émerge, découvre Udru’h, puis le réduit en cendres. Cette mort n’est toutefois qu’un prélude, car les faeros déclarent la guerre à l’Empire ildiran. Sur la colonie de Llaro, Orli Covitz pensait avoir enfin trouvé un nouveau foyer. Davlin Lotze croyait lui aussi pouvoir y passer une retraite tranquille, en tant que colon ordinaire. Un groupe de soldats des FTD a pris position autour du transportail, afin de s’assurer que les Vagabonds prisonniers ne s’échappent pas. Alors qu’Orli rend visite aux soldats, le transportail s’active tout à coup, et des hordes d’insectes-soldats déferlent des confins de la galaxie. Ils sont accompagnés par Margaret Colicos, disparue depuis longtemps, et par le comper Amical DD. L’espèce originelle des Klikiss, que l’on a crue éteinte il y a des millénaires, est revenue sur Llaro et sur de nombreuses colonies hanséatiques, dans tout le Bras spiral. Les Klikiss exigent le départ de tous les humains. Sinon, ils les détruiront. 1 Orli Covitz Depuis des jours, des files interminables de Klikiss se déversaient du transportail de Llaro. Les insectoïdes provenaient de quelque lointaine planète inconnue. Aux premiers moments de panique, Ruis, l’ancien maire de Crenna, et Roberto Clarin, le porte-parole des Vagabonds, avaient appelé la population au calme. En vain. Ils n’avaient rien pu faire d’autre. Les Klikiss contrôlaient le portail interdimensionnel, de sorte que les colons n’avaient aucun moyen de quitter Llaro. Ils étaient piégés. L’horreur du choc initial se muait peu à peu en désespoir et en confusion. Les créatures n’avaient tué personne. Pas encore, tout du moins. Seule au sommet d’une colline aride, Orli Covitz contemplait les ruines en forme de termitière, ainsi que la colonie humaine. Des milliers d’insectes intelligents arpentaient la lande, examinant tout avec une curiosité impitoyable. Personne ne comprenait ce qu’ils désiraient, à l’exception peut-être de Margaret Colicos, l’archéologue demeurée longtemps disparue, qui avait passé des années à leurs côtés et était revenue l’esprit étrangement hanté. Un peu plus tard, Orli aperçut Margaret qui grimpait péniblement la colline dans sa direction, accompagnée par DD. Le comper s’était pris d’amitié pour l’adolescente dès qu’ils étaient arrivés par transportail. La vieille femme portait la combinaison des xéno-archéologues, dont le tissu et les fermetures étaient conçus pour durer des années en terrain difficile ; aujourd’hui, il était déchiré et taché. DD marcha avec entrain jusqu’à la jeune fille, puis remarqua sa mine. — Vous paraissez triste, Orli Covitz. — Ma planète a été envahie, DD. Regarde-les un peu. Il y en a des milliers. On ne peut pas vivre avec eux, et on ne peut pas quitter la planète. — Margaret Colicos a vécu très longtemps parmi les Klikiss. Elle est toujours en vie et en bonne santé. Haletant dans l’air sec, la savante s’arrêta à côté d’eux. — D’un point de vue physique, peut-être, lança-t-elle. Mais quant à la santé mentale, vous devriez réserver votre jugement. Le regard brisé de la vieillarde décontenança Orli. Elle préférait ne pas imaginer ce que Margaret avait enduré au milieu des insectes géants. — Je me réaccoutume à parler avec autrui, de sorte que ma sociabilité laisse encore à désirer, poursuivit-elle. J’ai passé tant de temps à m’efforcer de penser comme les Klikiss… C’était épuisant. (Elle posa la main sur l’épaule du comper.) Je croyais réellement être devenue folle… jusqu’à ce que DD arrive. Le comper ne semblait ressentir aucune menace de quelque sorte autour d’eux. — Nous nous en sommes sortis, Margaret Colicos. Et nous voici en sécurité, chez des amis. — En sécurité ? répéta Orli. Elle ne savait pas si elle éprouverait un jour de nouveau un sentiment de sécurité. Peu de temps après qu’elle et son père avaient quitté la morne planète Dremen pour Corribus, des robots klikiss avaient écrasé la colonie ; seuls elle-même et M. Steinman avaient survécu. Elle était venue sur Llaro prendre un nouveau départ. Et voilà qu’aujourd’hui les Klikiss eux-mêmes l’envahissaient. — Margaret comprend les Klikiss, déclara DD avec un optimisme acharné. Elle informera les colons, leur montrera comment vivre ensemble. N’est-ce pas, Margaret ? La vieille femme arbora une expression sceptique. — Je comprends à peine la façon dont moi, j’ai survécu. Mais tu as raison. Ma longue expérience de xéno-archéologue devrait peser. Par l’observation, je suis parvenue à rester en vie. Orli attrapa sa main calleuse. — Alors, vous devez dire au maire Ruis et à Roberto Clarin ce que vous savez. DD lui prit l’autre main. — La connaissance est utile, n’est-ce pas, Margaret ? — Oui, DD. La connaissance est un outil. Je rapporterai ce que j’ai appris, et j’espère que cela se révélera utile. Comme ils dévalaient la colline et se dirigeaient vers la ville, ils dépassèrent des guerriers klikiss couverts d’épines, puis un groupe de bâtisseurs à la robe marbrée de jaune et noir, en train de creuser de longues tranchées sans tenir compte des barrières plantées par les colons. Orli resserra anxieusement sa main sur celle de la vieille femme. Cette dernière restait toutefois imperturbable, et ne prêtait pas plus d’attention aux créatures qu’elles ne le faisaient à son égard. — Pourquoi y a-t-il autant de types de Klikiss ? Ils ont tous des couleurs et des motifs différents. La jeune fille en avait même aperçu qui présentaient un visage presque humain, comme un masque rigide, même si la plupart ressemblaient simplement à des insectes. — Les Klikiss n’ont pas de mâles ni de femelles mais des sous-espèces. Les grands pourvus d’épines sont des guerriers, comme ceux qui ont combattu dans les nombreuses guerres ayant eu lieu entre les ruches. Les autres sont des cueilleurs, des bâtisseurs, des explorateurs, des scientifiques. — Vous plaisantez ! Ces bestioles ont des scientifiques ? — Oui, des mathématiciens, des ingénieurs… (Margaret leva des sourcils non dépourvus d’admiration.) Ils ont élaboré la technologie des transportails, après tout. Ils ont inventé le Flambeau klikiss et laissé quantité d’équations sur les murs de leurs ruines. Ces créatures résolvent les problèmes par la force brutale, et le font bien. Orli contempla le fourmillement des Klikiss, dont l’amas d’édifices tubulaires évoquait quelque ruche démesurée. — Est-ce qu’ils ont une reine ? Margaret gardait les yeux dans le vague, comme hantée par des cauchemars impossibles à oublier. — Pas de reine : des spécex, ni mâles ni femelles. L’esprit et l’âme de la ruche. Orli ramena la vieille femme à une question plus concrète : — Mais qu’est-ce qu’ils veulent ? L’archéologue resta silencieuse si longtemps qu’Orli crut qu’elle n’avait pas entendu. — Tout, répondit-elle enfin. La plupart des Klikiss étaient repartis dans leur ancienne cité, comme si les millénaires n’avaient rien changé. L’un d’eux arborait un énorme exosquelette argenté, orné de tigrures noires ; il avait une paire de jambes supplémentaire, une carapace bardée d’épines et des protubérances lisses, ainsi que plusieurs yeux à facettes. Son crâne était ovoïde ; les petites plaques de son visage bougeaient, lui conférant presque des expressions. Ce spécimen semblait beaucoup plus… ample que les autres, plus volumineux, plus inquiétant. Orli le scruta, les yeux écarquillés. — Celui-là est un des huit accouplants qui servent le spécex, expliqua Margaret. Ils fournissent le matériel génétique nécessaire à l’expansion de la ruche. — Est-ce que je pourrai voir le spécex ? La vieille femme tressaillit. — Il ne vaut mieux pas. C’est très risqué. — Vous, vous avez vu ce… cette chose ? — Souvent. C’est comme ça que j’ai survécu. Mais ses explications s’arrêtèrent là. — Alors, ce n’est pas si risqué… — Oh, que si. Ils passèrent devant les baraquements des Forces Terriennes construits au milieu des tumulus extraterrestres. Les soldats étaient pâles et effrayés, leur uniforme était négligé. On les avait postés là avec pour instructions de « protéger les colons » et de garder le transportail afin d’empêcher les Vagabonds prisonniers de s’échapper. Mais ils ne faisaient guère plus que regarder l’invasion, aussi impuissants que ceux dont ils étaient censés garantir la sécurité. Orli constata avec surprise que les Klikiss n’avaient pas désarmé les troupes. — Pourquoi est-ce que les gardes ont toujours leurs fusils ? — Les Klikiss s’en fichent. Sans prévenir, les ouvriers klikiss entreprirent de démolir les baraquements modulaires, éventrant les murs au moyen de leurs pinces. Les Terreux, au comble de l’énervement, se mirent à crier : — Eh, attendez un peu ! (Certains s’élancèrent en avant.) Au moins, laissez-nous prendre nos affaires ! Les insectes poursuivirent leur tâche avec obstination, sans prêter davantage attention à ces hommes éperdus que s’ils avaient été des objets décoratifs. Poussés par leurs camarades, plusieurs soldats se ruèrent sur les baraquements. — Arrêtez, attendez un peu ! Les ouvriers insectoïdes déchiquetèrent une paroi métallique, et éparpillèrent couchettes, conteneurs, vêtements et autres objets comme autant de déchets. Le premier soldat se mit en travers et brandit son fusil à impulsion jazer. — Reculez, saletés de bestioles ! Je vous préviens… Le Klikiss balança un membre segmenté vers l’homme en uniforme, le décapita, puis retourna à son ouvrage avant même que le cadavre ait touché le sol. Les neuf autres soldats hurlèrent, épaulèrent leurs fusils et commencèrent à tirer. Margaret ferma les yeux et gémit : — Ça tourne très mal… — On ne peut rien faire ? cria Orli. — Non, rien. Alors même que les projectiles les heurtaient, les créatures ne comprenaient pas ce qui se passait. En dépit des rayons qui les découpaient sur pied, elles continuaient à détruire vestiaires, matériel, albums de famille… Les armes terriennes exterminèrent onze ouvriers avant que le reste de la sous-ruche contre-attaque. Des dizaines de guerriers bardés d’épines montèrent à l’assaut sous le feu roulant des soldats. Une fois que ces derniers eurent vidé leurs chargeurs, les Klikiss les tuèrent. Sans voix, Orli assista au carnage. Même DD laissait percer de l’inquiétude. Une troupe d’ouvriers remplaça la précédente, d’autres emportèrent les cadavres humains et klikiss. Un accouplant à la robe tigrée vint s’entretenir avec Margaret dans son langage cliquetant. La vieille femme répondit d’un cliquetis de gorge, pendant que DD traduisait : — L’accouplant a dit que ces nouveau-engendrés ne fonctionnaient pas correctement. Ils ont été éliminés du réservoir génétique. La créature s’écarta comme une nouvelle troupe d’ouvriers poursuivait la démolition des baraquements afin de laisser place aux édifices klikiss. — Ils vont tous nous tuer, n’est-ce pas ? s’enquit Orli avec une sombre résignation. — Les Klikiss ne sont pas là pour vous, répondit Margaret. (Elle plissa les yeux, afin de mieux distinguer l’antique structure abritant le transportail.) J’ai appris quelque chose de très important quand j’ai déchiffré leur langage. Les robots noirs sont leur principal ennemi. Les Klikiss ont l’intention de les anéantir. Tous. Il faut seulement éviter de se trouver en travers de leur chemin. 2 Sirix En dépit de quelques revers importants, Sirix et ses congénères n’avaient toujours pas été vaincus. Très vite, il avait révisé ses plans afin de récupérer – ou de détruire – un monde à la fois. Les forces terriennes étaient très affaiblies, leurs gouvernements trop dispersés pour agir de quelque manière que ce soit. Tous les robots avaient été tirés de leur longue hibernation, ils étaient prêts à accomplir leur mission. La base dont les robots s’étaient emparés sur Maratha était presque achevée, et le vol des vaisseaux des FTD avait considérablement accru la puissance des forces de Sirix. Ils formeraient un essaim d’acier qui écraserait les humains, puis les Ildirans. La violence absolue était la seule méthode qui vaille avec ces espèces. Jusqu’à récemment, il s’était cru invincible. Mais dans la mêlée qui avait opposé les humains, les orbes hydrogues, les monstrueux vaisseaux-arbres verdanis et les croiseurs lourds ildirans, les robots klikiss avaient vu leur flotte décimée. Pis, Sirix avait perdu beaucoup de ses plus anciens camarades. Des éléments irremplaçables. Il avait escompté que ses robots conquerraient la Terre et éradiqueraient le reste de l’humanité, tout comme ils l’avaient fait de leurs créateurs, des milliers d’années plus tôt. Son plan n’avait jamais pris en compte la possibilité que les hydrogues perdent la guerre. Voyant la chance tourner, Sirix avait évalué les dégâts ainsi que ses moyens d’action actuels, redéfini ses objectifs – plutôt que d’admettre la défaite – et avait battu en retraite. À présent, isolés quelque part dans l’espace, les vaisseaux rescapés étaient à l’abri, et Sirix avait bien l’intention de se venger sans tarder. Un monde à la fois. Sur la passerelle du Mastodonte, il indiqua une nouvelle destination au reste de ses vaisseaux. Une planète nommée Wollamor. Il examina les chiffres des ressources restantes : sur les milliers de vaisseaux originels, il ne subsistait plus que trois Mastodontes – dont un sévèrement endommagé –, cent soixante-treize Mantas, dix-sept Lance-foudre lents mais lourdement armés, plus de deux mille petits intercepteurs rapides Rémoras, et du carburant interstellaire en quantité suffisante pour se rendre de système en système, à condition d’utiliser au mieux les propulseurs. Ils disposaient d’un armement conventionnel, d’explosifs, et même de soixante-huit ogives nucléaires. Cela suffirait. Bientôt, une fois que ses compagnons auraient achevé leur ouvrage sur Maratha, ils deviendraient invincibles. Des compers Soldats manœuvraient aux consoles du Mastodonte ; beaucoup d’entre elles étaient inoccupées, car inutiles : systèmes de survie, postes scientifiques, standards de communication. Des taches de sang séché criblaient le sol et les panneaux de contrôle. L’amiral Wu-Lin en personne était mort ici, en combattant les compers rebelles à mains nues, une fois ses armes épuisées. On avait retiré dix-neuf cadavres de la passerelle ; plus de six cents humains avaient été pourchassés, piégés et exécutés sur les autres ponts. Sirix n’avait aucun intérêt à garder des prisonniers. Ils n’avaient aucune place dans ses plans. Avec le temps, les taches de sang se dégraderaient. Tant que les systèmes fonctionnaient, Sirix se préoccupait peu de l’hygiène ou de l’aspect de son environnement. Ses créateurs ne s’étaient jamais préoccupés de ce genre de choses, et leurs robots n’avaient pas non plus été programmés en ce sens. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Ilkot pénétra sur la passerelle sur ses grappes de pattes courtaudes. Il parla dans un staccato de flashs électroniques codés : — D’après les bases de données du vaisseau, Wollamor fait partie de la nouvelle campagne de colonisation humaine. — C’est un ancien monde klikiss, et tous les mondes klikiss nous appartiennent. Sur l’écran, Sirix localisa l’étoile brillante ainsi que la planète marbrée de brun, de vert et de bleu en orbite. Bien qu’amoindrie, sa flotte suffirait amplement à écraser ces humains indésirables et à prendre possession de Wollamor. Il s’agissait d’un avant-poste presque oublié, le siège d’une sous-ruche dont le spécex avait été abattu lors des guerres interminables auxquelles s’adonnaient les Klikiss. Sirix lui-même avait été persécuté ici, des milliers d’années auparavant. Cette fois, cependant, son arrivée serait bien différente. Aux consoles, les compers Soldats lui firent savoir que l’on essayait d’entrer en communication avec la passerelle. Le réseau satellitaire de radars longue portée de la colonie venait de repérer leur essaim de vaisseaux. « FTD, où étiez-vous passées ? Voilà six mois que nous attendons des fournitures d’urgence ! » Une seconde voix surgit au micro : « Ici, on est coupés de tout : pas de nouvelles, pas de prêtre Vert. Que se passe-t-il dans le reste du Bras spiral ? On pensait que vous aviez fait une croix sur nous. » Sirix envisagea divers scénarios. Il pouvait compiler des bribes du journal de bord et s’en servir pour duper ces colons angoissés. Mais pourquoi se donner cette peine ? Les avantages d’une telle ruse ne justifieraient pas l’effort pour la rendre vraisemblable. — Gardez le silence radio. Il envoya une flottille de Mantas. Par les caméras extérieures, il les regarda plonger vers le paysage escarpé, telles des pointes de lance déchirant les maigres nuages. Il repéra sans difficulté la principale colonie humaine autour des ruines klikiss et de l’ouverture du transportail. Dès qu’elle avait compris comment fonctionnait l’antique technologie de saut instantané, cette vermine s’était répandue comme de la mauvaise herbe à travers quantité de mondes vierges. Des mondes klikiss. Des planètes qui revenaient de droit à Sirix et ses robots noirs. Rasant les édifices, les Mantas apprêtèrent leurs batteries de jazers et leurs canons à obus explosifs. Ils ne manqueraient pas de puissance de feu. Dans les rues en contrebas, les colons émergeaient de leurs bâtiments préfabriqués multicolores et acclamaient les vaisseaux, applaudissant à la vue du logo étoilé des Forces Terriennes de Défense. — Commencez à tirer, ordonna Sirix. Les armes crachèrent leurs projectiles et leurs rayons énergétiques, semant la destruction parmi la colonie. La moitié de la population fut annihilée avant que les autres se rendent compte de ce qui se passait. Les survivants s’éparpillèrent, affolés, et coururent se mettre à l’abri. Les Mantas incendièrent les champs, firent exploser les citernes et les silos à grain. Le polymère rutilant des édifices fut liquéfié et vaporisé. Les individus étaient fauchés comme des quilles. Tout à leur zèle méthodique, des compers Soldats creusèrent un cratère de vingt mètres de diamètre dans le seul dessein d’anéantir un fugitif pris de panique. — Épargnez les vestiges klikiss. Ils nous appartiennent. — Cela va nécessiter d’attaquer de façon plus précautionneuse, fit remarquer Ilkot, à son côté. Les pinces de Sirix remuèrent comme le meurtre de Louis Colicos lui revenait à l’esprit, investissant tous ses sens. — Une attaque plus ciblée, approuva-t-il. Je descends superviser l’opération en personne. Son Mastodonte fondit sur les ruines fumantes de la colonie. Pendant ce temps, la radio enregistrait les cris angoissés, les hurlements de terreur, les braillements de rage et d’incrédulité des humains. Sirix se dit qu’il se les repasserait plus tard, ainsi que les images de destruction, afin de les savourer à leur juste valeur. Voilà exactement le genre de chose qu’un spécex aurait fait. Bientôt, les robots se regrouperaient et décolleraient de Wollamor vers leur prochaine victoire. Le Mastodonte atterrit au milieu d’un nuage de fumée, de poussière et de flammes, et Sirix espéra qu’il trouverait quelques humains en vie, afin de pouvoir s’en occuper lui-même. 3 Sarein La salle, dans le tréfonds du siège de la Hanse, avait des murs épais et un éclairage cru, sans fenêtre donnant sur l’extérieur. Au moment où elle entra, Sarein subit un accès de claustrophobie qui la fit haleter. C’était comme si le poids de la pyramide autour d’elle matérialisait les problèmes politiques qui pressaient les Terriens de toutes parts. Je suis piégée ici, loin de Theroc, se dit-elle. Aujourd’hui, elle n’était plus sûre de savoir dans quel camp elle se trouvait. Tant de choses avaient changé… Je ne peux même plus dire si Basil me considère ou non comme une amie. Bien que la Terre ait été sauvée lors de la bataille finale contre les hydrogues, la Ligue Hanséatique ne s’était jamais relevée de ce qui avait suivi. Le gouvernement à vocation commerciale, le roi qui lui servait de figure charismatique, ainsi que les colonies, avaient été perdus à cause de mauvais calculs politiques et d’affronts diplomatiques qui traduisaient un profond mépris envers ses interlocuteurs. Ces erreurs étaient avant tout celles de Basil, même si ce dernier ne les admettrait jamais, préférant en imputer la faute à autrui. La jeune femme se demanda si ce n’était pas la raison de cette réunion à huis clos avec les quelques conseillers qui lui restaient fidèles. Il ferait peut-être tomber des têtes, à moins qu’il ne présente un de ces plans dont il avait le secret. Ces temps-ci, elle ne savait quoi penser, aussi avait-elle appris à se taire. Le président se trouvait déjà à la table, l’air plus chagriné que jamais. Sa tenue était impeccable, et ses serviteurs avaient retouché son visage, mais le cœur de Sarein se serra en le voyant. Elle le connaissait et l’aimait depuis des années, mais en cet instant, il lui parut au bout du rouleau. Avant la guerre des hydrogues, c’était déjà loin d’être un jeune homme, même si les traitements de rajeunissement et les médicaments de Rhejak le maintenaient alerte et en bonne santé. Mais il n’existait aucun remède contre les ravages causés par un stress si important. Lorsqu’il la vit entrer dans la salle aux murs épais, son expression demeura dure et distante. Son absence de sourire ou de simple regard chaleureux la blessa au plus profond d’elle-même. Elle avait été sa protégée, et il l’avait guidée entre les fils de la toile d’araignée de la politique hanséatique. Aujourd’hui, elle doutait qu’il ressente quoi que ce soit à son égard. Elle ne se rappelait même pas la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour. Elle raidit l’échine et se trouva un siège, prête à passer aux choses sérieuses. Il y avait déjà le général Lanyan, commandant des Forces Terriennes de Défense – ou de ce qui en restait – et Eldred Cain, le bras droit et successeur attitré du président. Si Basil avait été d’une nature différente, il aurait pris sa retraite dans la dignité depuis longtemps déjà. S’il avait été d’une nature différente… Le capitaine McCammon arpentait les lieux avec précaution, à la recherche de micros indésirables. Il portait son uniforme de garde royal, ainsi qu’un béret bordeaux par-dessus ses cheveux platine. — Nous avons examiné la pièce trois fois, monsieur le Président. Elle ne comporte aucun dispositif d’écoute. Je garantis que personne ne pourra entendre ce qui sera dit à cette réunion. — Il n’existe aucune garantie, rétorqua Basil, la lassitude pesant sur ses épaules. Mais j’accepte la vôtre pour le moment. Lanyan se servit une tasse de café serré d’un distributeur mural, puis prit un fauteuil à côté de l’adjoint du président. Tandis que les gardes achevaient leur balayage, Cain demanda d’une voix modérée : — Monsieur le Président, de qui doit-on s’inquiéter au juste ? Nous nous trouvons au cœur du siège de la Hanse. — Des espions. — Certes, monsieur, mais au profit de qui ? Basil s’assombrit. — Quelqu’un a aidé le roi Peter et la reine Estarra à s’échapper. Quelqu’un a organisé une fuite auprès des médias sur sa grossesse. Quelqu’un nous a dérobé le prince Daniel, de sorte que la Hanse n’a plus de roi. (Il leva les yeux vers McCammon.) Prenez vos hommes et partez. Assurez-vous de sceller la porte derrière vous. L’homme hésita un instant, croyant sans doute qu’il participerait aux discussions, puis opina d’un geste brusque et se retira. Lorsque le lourd battant se referma, une nouvelle vague de claustrophobie assaillit Sarein. Elle jeta un coup d’œil à Cain, et l’homme au teint blafard croisa son regard. Manifestement, tous deux considéraient la réaction du président comme excessive, mais ni l’un ni l’autre ne l’exprima à haute voix. Basil parcourut rapidement ses notes. — Peter est parti en exil sur Theroc et y a fondé un gouvernement illégal. J’ignore comment c’est possible, mais il semble gagner des partisans parmi les Vagabonds, les colonies séparatistes de la Hanse, et les Theroniens eux-mêmes. Sarein, tu es l’ambassadrice de Theroc. N’y a-t-il rien que tu puisses faire pour les ramener sous notre coupe ? Quoiqu’elle se soit attendue à la question, Sarein parut troublée. — Depuis que le roi a renié la Hanse, je n’ai plus de contact officiel avec Theroc. Le président se leva à demi de son siège. — C’est la faute de ta famille de traîtres ! Père Idriss et Mère Alexa n’ont jamais été des chefs énergiques. Ils auraient fait tout ce que tu leur aurais dit. Tu aurais dû insister. — Mes parents ne dirigent plus Theroc, répondit-elle d’une voix crispée. Et il paraît clair que Peter et Estarra prennent leurs propres décisions. — Et comment puis-je avoir confiance en toi, Sarein ? (Basil balaya Cain et Lanyan du regard.) Comment puis-je avoir confiance en chacun d’entre vous ? — Peut-être devrions-nous recentrer la discussion sur des sujets plus productifs, suggéra Cain. La pénurie de prêtres Verts est un sévère handicap. Comment peut-on résoudre ce problème si les deux camps ne se parlent jamais ? En sa qualité d’ambassadrice, Sarein pourrait peut-être convaincre Nahton de transmettre quelques-uns de nos communiqués diplomatiques. Elle secoua la tête. — Je lui ai déjà parlé, il ne changera pas d’avis. Jusqu’à ce que le président abdique et que la Hanse reconnaisse la nouvelle Confédération, aucun prêtre Vert ne nous servira. Basil était furieux. — De notre côté, nous pouvons déclarer illégal le gouvernement de cette Confédération ! Peter est émotionnellement instable, ses actes le prouvent ! Toute colonie hanséatique qui suit le roi, tout clan de Vagabonds, tout Theronien sera considéré comme rebelle. Aucun d’eux ne peut tenir tête aux FTD. Lanyan se racla bruyamment la gorge. — Si vous comptez nous mener à un conflit ouvert, monsieur le Président, souvenez-vous que nos forces ont été sévèrement amputées. Nous n’avons pas encore fini de ramasser les débris et d’estimer les dégâts. Il nous faudra au moins un an de réparations acharnées avant de recouvrer une flotte opérationnelle, même modeste. — Nous ne disposons pas d’un an, général. Lanyan avala une gorgée de café, grimaça, avant d’en reprendre une plus grande. — Et nous n’avons ni les ressources, ni la main-d’œuvre pour accélérer le mouvement. Sarein s’aperçut que les mains de Basil tremblaient. — Comment cela se peut-il, avec les capacités industrielles de la Hanse ? Ces colonies ont signé la Charte de la Hanse. Elles doivent obéir à mon commandement. — D’un point de vue juridique, ce n’est pas exact, releva Cain. Elles ont spécifiquement prêté allégeance au Grand Roi, non à vous. La Charte a été conçue de façon que le président n’agisse que dans l’ombre. Basil manqua s’emporter de nouveau. — Nous n’avons plus le temps de mettre en place un nouveau monarque. Celui que je forme en ce moment n’est pas prêt, et je ne renouvellerai pas les mêmes erreurs qu’avec les précédents. Je vais devoir sortir de l’anonymat et prendre la tête officielle de la Hanse. Pour le moment. — Au vu de la situation, dit Sarein d’une voix apaisante, peut-être devrais-je aller m’entretenir avec ma sœur sur Theroc. Jeter des ponts, trouver une solution pacifique, d’une manière ou d’une autre. Serait-ce si grave pour toi de te retirer, si le roi acceptait d’abdiquer de son côté ? Basil la toisa comme si elle venait de le trahir. Puis il dit : — Ou peut-être pourrais-je leur offrir l’amnistie s’ils renversent Peter et nous le livrent, afin qu’il subisse le châtiment qu’il mérite. 4 Le roi Peter Le dernier vaisseau de guerre verdani décolla dans le ciel limpide de Theroc, piloté par un ancien prêtre Vert dont le corps avait fusionné avec le duramen. Le roi Peter assista au départ avec son épouse du haut d’un large balcon saillant du récif de fongus, sa nouvelle capitale. La foule amassée sur le sol de la forêt, aux fenêtres et aux alcôves de la structure organique blanchâtre poussa des vivats et adressa des gestes d’adieu au prodigieux agglomérat végétal. Au bras de Peter, Estarra souriait, malgré les larmes qui coulaient le long de ses joues. — Maintenant, nous sommes livrés à nous-mêmes. — Pas exactement « à nous-mêmes », rectifia le roi. Nous avons la Confédération avec nous : tous les clans de Vagabonds, les colonies émancipées. (Il la serra, sentit les rondeurs de sa grossesse contre lui.) Il ne manque que la Hanse… pour le moment. Mais elle changera d’avis. — Crois-tu que le président abdiquera un jour ? — Non. Mais cela ne nous empêchera pas de l’emporter. Le vaisseau-arbre gagnait de plus en plus d’altitude à mesure qu’il s’approchait de l’orbite. Lui et ses semblables avaient aidé l’humanité à vaincre les hydrogues. Aujourd’hui, ils s’égaillaient à travers la galaxie. Leur puissance phénoménale leur permettait d’affronter des ennemis titanesques, mais n’avait que peu d’utilité sur le champ de bataille de la politique. Peter et Estarra devaient relever ce défi par eux-mêmes. Le vaisseau-arbre se fondit au loin. La chaude lumière du soleil tachetait les plates-formes et les balcons spacieux du récif de fongus. La brise charriait les mille parfums qui provenaient des frondaisons humides, des épiphytes et des fleurs emplies de nectar. Les arbremondes murmuraient une douce berceuse. Theroc paraissait aux yeux de Peter plus belle encore que ce qu’Estarra lui avait annoncé. Un flot régulier de visiteurs avides de rejoindre la Confédération affluait sur la planète. Chacun affirmait avoir de brillantes idées sur le mode de gouvernement, la Constitution, les impôts et autres recettes publiques, la législation. Les prêtres Verts faisaient circuler les messages dans les colonies séparatistes afin de présenter le nouveau gouvernement. Nombreux étaient ceux qui appréciaient de pouvoir enfin se libérer des rets barbelés de la Hanse. Peter leur offrait une solution viable, et beaucoup plaçaient leur foi en lui. C’était à lui de leur prouver qu’il était bien le chef dont ils avaient besoin. Le président Wenceslas avait accompli une rude besogne pour transformer le jeune galopin des rues qu’il était en figure de proue du gouvernement. À présent, il fallait que la Hanse accepte ce qu’elle avait créé. Forcé d’agir en roi, Peter devait, aujourd’hui plus que jamais, en être un. Mais en voyant tous ces gens venus offrir leurs services et leur loyauté, il savait qu’Estarra et lui avaient fait le bon choix. La Confédération en était encore à un stade embryonnaire, et son infrastructure administrative changeait sans arrêt. En fait, rompre avec la Hanse avait été la partie la plus facile. OX émergea sur le balcon ensoleillé, un plateau de rafraîchissements dans les mains, à la tête d’un groupe de nouveaux arrivants. Ceux-ci venaient débattre des besoins et des attentes de chacun. Le comper Précepteur était bien trop sophistiqué pour servir de simple majordome. Mais depuis que la plupart de ses souvenirs avaient été purgés de sa mémoire, sa personnalité originelle avait presque disparu. Néanmoins, Peter se sentait une dette envers lui et savait qu’un jour il se révélerait de nouveau précieux. Après tout, ce dernier était responsable dans une large mesure de l’homme qu’il était devenu : le roi Peter. Il prenait au sérieux son rôle de véritable roi. Il était déterminé à progresser sur au moins un sujet qui rencontrerait leur accord à tous. Il se tourna vers Yarrod, qui faisait office de porte-parole des prêtres Verts : — Notre avantage le plus évident sur la Hanse est la communication instantanée par télien. Je veux placer au moins un prêtre sur chaque monde qui se joindra à la Confédération. De cette manière, nous garderons toujours un temps d’avance sur Basil. Le crâne rasé de Yarrod était recouvert de tatouages qui indiquaient ses domaines d’étude. — La forêt-monde trouvera des volontaires. Nous aurons toutefois besoin d’un moyen de transport vers ces planètes. Denn Peroni, un négociant important, regardait par-dessus le rebord du balcon, pas le moins du monde impressionné par le vide en contrebas. — Ce n’est pas un problème. Nos clans disposent de vaisseaux qui se rendront partout où vous en aurez besoin. Denn portait sa plus belle combi brodée aux armes des clans ; elle était ornée de poches, de colliers et de fermetures à glissière. Le Vagabond avait noué ses cheveux longs en arrière au moyen d’un ruban de couleur. Rlinda Kett, la marchande indépendante, traversa à grands pas le balcon, en direction des tables sur lesquelles OX arrangeait des plateaux. — Les prêtres Verts sont une bonne idée, roi Peter, mais la seule communication ne suffit pas pour tenir les rênes. Vous aurez besoin du commerce. (Elle goûta quelque larve enveloppée dans des feuilles, avant de se lécher les lèvres.) Si vous voulez convaincre les colonies que vous êtes meilleurs que la Hanse, envoyez des cargaisons de tout ce que la Terre leur a refusé. Donnez-leur de la nourriture et du carburant interstellaire, et elles n’oublieront pas qui les leur a fournis. Rlinda choisit une petite chrysalide de lucane, la fendit en deux, et huma longuement l’arôme piquant. — J’avais oublié tout ce que Theroc a à offrir. C’est Sarein qui me l’a fait découvrir. (Elle préleva un succulent morceau de viande blanche et le tendit à son partenaire.) Essaie, BeBob. Tu n’as jamais rien mangé de pareil. — Non merci, répondit Branson, qui se contentait de tranches de fruits exotiques. Elle le fourra devant son nez. — Allez, élargis un peu tes horizons. Essaie de nouvelles choses. — J’adore les nouvelles choses, aussi longtemps que ce ne sont pas des insectes. — … dit l’homme qui mange du pemmipax de son plein gré. Elle engloutit le morceau puis continua à goûter les mets insolites le long de la table. Peter considéra ces experts venus lui offrir leurs conseils. Ils pouvaient alléger son fardeau, réduire les incertitudes qu’induisait la formation d’un nouveau gouvernement. L’une des choses les plus importantes que Basil lui avait apprises était de savoir déléguer les tâches aux personnes adéquates. Un chef avisé s’entourait d’adjoints intelligents et compétents, et les écoutait. Peter prit sa décision. Il savait qu’elle pourrait sembler irréfléchie, mais ce n’était pas le cas. — Capitaine Kett, dit-il, félicitations. (Elle le regarda et s’essuya rapidement la bouche.) Je viens de vous choisir pour être le ministre du Commerce de la Confédération. Ou ministre par intérim, si vous préférez. Sur les traits de Rlinda, la fierté succéda à la confusion. Et un instant plus tard, son sens pratique prit le dessus. — Qu’est-ce que cette tâche implique ? J’ai des affaires vaguement honnêtes à gérer… — Pas vraiment, marmonna Roberts. Avec un seul vaisseau… — La ferme, BeBob. Peter croisa les mains, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il tenait cette habitude de Basil. Immédiatement, il les plaqua le long de ses hanches. — Nous avons besoin de quelqu’un pour préparer les livraisons aux colonies séparatistes, superviser les expéditions, recruter une nouvelle génération de capitaines de vaisseau de transport. Peut-on imaginer quelqu’un de plus compétent que vous ? — Pas en particulier, répondit Rlinda en mordant dans une noix grillée au goût de beurre. — D’un point de vue pratique, j’attends de vous que vous ne changiez rien à votre travail de négociante indépendante. Si ce n’est que vous aurez l’oreille du roi chaque fois que vous voudrez. (Il les regarda, elle et son partenaire.) Le capitaine Roberts, bien entendu, pourra être votre second, et vous serez libre de déterminer son rang. — Comme il se doit, dit Rlinda en ébouriffant les cheveux gris-brun crépus de BeBob. — Vous, Denn Peroni, poursuivit Peter, servirez d’agent de liaison entre la Confédération et les clans de Vagabonds. — Vous voulez dire, en tant qu’Orateur ? Ma fille porte toujours ce titre, dit-il d’un ton embarrassé. Cela faisait longtemps que Cesca manquait à l’appel. — Pas tout à fait. Simplement, estimer ce que les Vagabonds peuvent offrir à nos colonies nécessiteuses est une tâche ardue. Êtes-vous de taille ? — Par le Guide Lumineux, bien sûr que oui ! — Ce n’est qu’un début. Pour établir ce gouvernement, nous devons former des alliances. Contactez les colonies séparatistes. Mettez en place un réseau commercial afin de passer l’information. Voyez celles qui soutiennent toujours la Hanse et tâchez de les convertir ; à défaut, gardez un œil sur elles. (Il énumérait chaque point sur ses doigts.) Il faudra aussi aller voir les anciens mondes klikiss colonisés récemment. Ils n’ont probablement aucune idée de ce qui se passe dans le Bras spiral. — Nous n’avons aucun moyen de communiquer avec eux, puisque aucun n’abrite de prêtre Vert, fit remarquer Yarrod. — Cela marche dans les deux sens, dit Rlinda. S’ils sont coupés de nous, ils le sont tout autant de la Hanse. Ce sera à celui qui parviendra à les convaincre en premier. — Avant peu, affirma Peter, la Terre ne figurera plus dans les livres d’histoire que sous la forme d’une note en bas de page. 5 Adar Zan’nh Alors que ce qui restait de la Marine Solaire, jadis si fière, se rassemblait au-dessus d’Ildira, le peu d’appareils en état de voler emplit Adar Zan’nh de désarroi. Il avait sacrifié presque trois cohortes de croiseurs lourds – presque la moitié de sa flotte ! – pour vaincre les hydrogues, au large de la Terre. Sa navette d’inspection tournait autour des vaisseaux meurtris. Il en restait si peu… L’adar en lui souffrait de voir l’Empire si vulnérable. Sous sa direction cependant, la flotte ildirane se reconstituait à une cadence étonnamment rapide. Il constatait non sans ironie à quel point celle-ci dépendait des ingénieurs humains pour optimiser ses procédures de fabrication et de réparation. Sous leur supervision, elle s’était lancée dans un projet de reconstruction éclair qui ne ressemblait à rien de ce que La Saga des Sept Soleils avait jamais décrit. Après avoir achevé son interminable série d’inspections, Zan’nh fit apponter sa navette sur le vaisseau amiral, celui-là même qu’il avait personnellement piloté au cours de la bataille autour de la Terre. Il avait vécu tant de choses avec lui qu’il espérait le voir réparé au plus vite. Il n’était pas mécontent que son frère Daro’h revienne de Dobro pour prendre son rôle de Premier Attitré. Zan’nh était un militaire, un commandant et un guerrier. Il n’était pas né pour assumer les devoirs d’administrateur et de reproducteur qui incombaient au successeur du Mage Imperator. Une fois de retour au Palais des Prismes, Yazra’h et lui comptaient présenter un plan intrépide à leur père afin de reconstruire l’Empire blessé. Zan’nh était certain que ce dernier leur donnerait son aval. Mais, avant tout, il était un chef militaire, non un gestionnaire. Combattre sur le champ de bataille était ce pour quoi il était le plus doué. Zan’nh s’avança dans le centre de commandement du croiseur amiral. D’un œil, il passa en revue le déroulement des opérations. Tabitha Huck naviguait entre les stations de contrôle ; l’ingénieur scrutait les écrans, ouvrait les interphones et lançait des instructions aux ouvriers ildirans d’un ton impatient. Sur l’ordre explicite de l’adar, tous lui obéissaient comme si elle délivrait la parole divine. Tabitha avait travaillé sur la plate-forme d’extraction d’ekti de Sullivan Gold, sur Qronha 3. À sa grande indignation, elle avait été détenue sur Ildira avec tout son équipage afin que personne ne divulgue les plans du Mage Imperator au sujet des hydrogues. Pourtant, lorsque Zan’nh leur avait demandé de lui prêter main-forte pour avoir des idées neuves – ce qui n’était pas le fort des Ildirans –, les humains avaient accepté. Afin de réparer et reconstruire les vaisseaux de la Marine Solaire, de nouveaux complexes industriels avaient été placés en orbite. Plusieurs kiths ildirans – ouvriers, mineurs, techniciens – travaillaient dans une coopération parfaite. Mais leur méthode de travail traditionnelle ne suffisait pas pour reconstituer rapidement la flotte. Une fois encore, les humains leur montraient une nouvelle voie. L’air soucieux, Tabitha jonglait avec les rapports de situation, les listes d’attribution des ressources et le planning des différentes équipes. Elle appartenait aux « personnalités de type A », selon la terminologie de Sullivan : ces individus qui s’accomplissent le mieux quand ils sont surmenés, et qui exigent le meilleur d’eux-mêmes comme des autres. En cet instant, Tabitha était exactement la personne qu’il fallait à la Marine Solaire. Les yeux fixés sur les écrans de données, elle commenta avec un sourire narquois, sans s’adresser à personne en particulier : — Cette technologie est si primitive, c’est comme travailler avec des couteaux de silex et des pagnes… (Elle essuya la sueur de son front, puis poussa un long soupir avant de se tourner vers Zan’nh.) Il nous faut davantage d’ouvriers, adar. Davantage de pièces de métal et d’autres composants. Davantage de… — Vous aurez tout ce dont vous aurez besoin. Sa réponse sembla la calmer un peu. — Bien, dit-elle, parce que je ne vois pas comment y arriver d’une autre manière. Sullivan Gold surgit dans le centre de commandement, l’air quelque peu hagard. Après un salut hâtif de la tête en direction de Zan’nh, il se pressa vers Tabitha. — Vous avez résolu mon problème de chaîne de ravitaillement ? — Quelle chaîne de ravitaillement ? Il y en a soixante-quinze, à l’heure qu’il est. — Indiquez-nous comment vous aider, l’interrompit Zan’nh, et je m’en occuperai. Tabitha renifla. — Eh bien, pour commencer, votre peuple pourrait prendre un peu plus d’initiatives. Ils suivent les instructions et travaillent dur, pas de doute là-dessus. Mais je dois tout leur dire. Parfois, un chef a besoin que ses troupes proposent des solutions originales. — Mais c’est pour cela qu’on vous a amenée ici. — Et c’est pour ça que vous me devez une sacrée ardoise. À propos de salaire, il n’en a jamais été question… La notion de paiement n’était pas inconnue à l’adar, mais il ne la saisissait pas totalement. Le profit, le désir d’accumuler des biens, n’étaient tout simplement pas des concepts ildirans. Quand quelque chose devait être fait, on le faisait, voilà tout. — Annoncez votre prix. Je suis certain que le Mage Imperator donnera son aval. Tabitha cilla. — Je peux penser à une somme importante. — Faites donc. Sullivan gloussa. — Vous comptez réellement vous attarder ici, Tabitha ? Le Mage Imperator a dit qu’à présent que la guerre des hydrogues était terminée nous pouvions rentrer chez nous. — Est-ce que je retrouverai un meilleur boulot que celui-ci ? Regardez-moi. Je suis la reine de la Marine Solaire, et on va me payer royalement. Il n’y a rien d’urgent qui me rappelle sur Terre. Sullivan avait extirpé un rasoir et le passait machinalement sur le chaume de ses joues. — À votre guise. Quant à moi, je veux revoir ma femme et ma famille. — Je suis sûr que ces activités sont entre de bonnes mains, conclut Zan’nh. Tabitha retournait à sa besogne lorsqu’il quitta la passerelle. — N’oubliez pas de rappeler au Mage Imperator que l’on fait du bon boulot, lui jeta-t-elle. Un de ces jours, je pourrais bien lui demander une lettre de recommandation. 6 Daro’h le Premier Attitré Des relents de chair brûlée planaient dans l’atmosphère qui ondulait sous l’effet de la chaleur, telle une entité vivante. Daro’h avait l’impression que sa peau virait au rouge, mais il lui était impossible d’échapper aux faeros qui flottaient devant lui. Six autres bolides palpitant de lumière survolaient la ville partiellement reconstruite de Dobro. Les vaisseaux ignés avaient surgi sans crier gare au-dessus de la bâtisse où l’on avait emprisonné Udru’h. Ce dernier n’avait pu empêcher les faeros de décharger leur colère sur lui : un seul éclair issu du vaisseau crépitant avait suffi à l’incinérer. Daro’h considéra les traces de pas vitreuses et la tache cendreuse, à deux mètres de lui : voilà tout ce qui restait d’Udru’h, l’ancien maître de cette scission ildirane. Mais il n’avait pas senti l’horreur de cette mort via son thisme comme il l’aurait dû. Lorsque le feu des faeros avait consumé leur victime, ils l’avaient coupée du réseau mental qui liait tous les Ildirans les uns aux autres. Udru’h avait péri seul, un sort aussi atroce que les flammes elles-mêmes. Comme dans un accès de dépit, l’un des bolides les plus proches du sol projeta un arc de feu sur la bâtisse qui avait abrité l’ancien Attitré. Celle-ci vola en éclats incandescents, tandis que des tentacules de fumée se dispersaient. Daro’h attendit que les créatures élémentales achèvent de raser ce qui restait des édifices. Puis il prit son courage à deux mains pour crier : — Pourquoi êtes-vous là ? Nous n’avons aucun différend avec les faeros ! Une voix résonna dans sa tête : — Mais les faeros ont un différend avec vous… tout comme moi. Nappé de flammes orangées, un humanoïde émergea de la paroi ardente. Sa peau brillait si fort qu’il était impossible de la regarder. Il flotta vers le sol telle une escarbille, et lorsqu’il avança, ses pas laissèrent des empreintes cendreuses sur la chaussée. — Tout ce que Jora’h a essayé d’éteindre, je l’enflammerai de nouveau. Daro’h se protégea les yeux de la main. — Je te reconnais. Tu es Rusa’h. Après l’échec de sa rébellion, son oncle dément avait précipité son vaisseau dans le soleil principal d’Hyrillka. C’était la dernière fois que Daro’h avait entendu parler de lui. — Et toi, Daro’h, tu es le fils du Mage Imperator. Ton thisme est fort. Ta connexion avec lui t’octroie un sursis. Il se tourna pour regarder les débris de la colonie. Au cours de la récente rébellion des reproducteurs humains contre leurs geôliers ildirans, des incendies avaient anéanti des quartiers entiers de Dobro et certaines collines environnantes. La moitié de la ville était partie en fumée, et un voile opaque planait au-dessus depuis des jours. Rusa’h le contempla, enchanté. — Le feu a déjà goûté à ton monde. — Vous n’avez pas besoin de ravager davantage Dobro ! Les gens d’ici ne vous ont rien fait. — Je suis venu pour Udru’h, afin de consumer sa chair perfide dans les flammes. (Il sourit.) À présent, je pars. J’ai d’autres feux à allumer… Les appareils faeros oscillèrent, semblèrent enfler, puis s’élevèrent. Seul le plus proche resta en arrière, dans l’attente du retour de l’avatar igné de Rusa’h. — Les rayons-âmes du thisme ne diffèrent pas des flâmes faeroes, poursuivit-il. Tout est lié. Je forgerai des liens de flâmes partout où ce sera nécessaire. Il recula en direction de l’ellipsoïde. Le feu qui l’enveloppait rendait son expression difficile à déchiffrer. — Le faux Mage Imperator mourra carbonisé s’il essaie de m’arrêter… Non, il périra de toute façon. L’hybride ildiran-faero se laissa engloutir par le bolide, et celui-ci fusa vers le ciel telle une comète, laissant un sillage de fumée et de vagues de chaleur derrière lui. Le calme apparemment revenu, des colons émergèrent des bâtiments où ils avaient trouvé refuge. Daro’h se sentait si effrayé et si impuissant que ses genoux peinaient à le porter, mais il refusa de s’effondrer. Il était le Premier Attitré. Il devait montrer l’exemple, bien qu’il doute que même la Marine Solaire puisse lutter contre les faeros. Dans l’immédiat, sa priorité était de se rendre sur Ildira pour avertir son père de cette nouvelle menace. 7 Margaret Colicos Sur Llaro, les Klikiss construisirent jusqu’à avaler la vieille cité, et plus loin encore. Les structures en ciment organique s’élevaient très haut dans le ciel, éclipsant les monolithes qui avaient survécu des milliers d’années. À partir de débris métalliques issus des baraquements militaires démantelés, des maisons coloniales, des silos et des entrepôts à équipement, ils fabriquèrent des machines rudimentaires, des véhicules à châssis apparent, des appareils volants. Seuls le grand hangar des FTD, un atelier de réparation et des bunkers de stockage, situés à l’écart du complexe central, avaient échappé jusqu’à présent aux déprédations des créatures. Le massacre des soldats avait enseigné aux colons à garder leurs distances avec les envahisseurs. Margaret offrit ses conseils – cruels mais nécessaires – aux chefs de la colonie. Elle avait parfois du mal à expliquer ce qu’elle avait appris, et les mots se bloquaient dans sa gorge. Après sa fuite par transportail, laissant derrière elle son cher Louis à la merci des robots noirs, elle s’était retrouvée dans un endroit terrible à l’autre bout de la galaxie : une ruche klikiss en pleine renaissance. Sa connaissance de leur écriture, que Louis et elle avaient décryptée dans les ruines, lui avait permis de communiquer en premier lieu. Puis il y avait eu la boîte à musique d’Anton… Clairement, la majorité des colons de Llaro ne voulait pas entendre la rude vérité, même si un homme – Davlin Lotze – semblait résolu à comprendre cette espèce nouvelle, tout comme elle-même l’avait été lors de ses premiers jours parmi les Klikiss. Des accouplants à la robe tigrée flânaient parmi les bâtisses, tels des dragons en quête de proies. Certains des premiers colons qui travaillaient dans des fermes éloignées avaient plié bagage et avaient fui dans la nature. Pour le moment, les envahisseurs ne prêtaient aucune attention à cette évacuation clandestine. Mais si les Klikiss décidaient un jour de ratisser le terrain, il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Margaret que ces fugitifs n’en réchapperaient pas. Elle s’efforcerait d’éviter que cela se produise. — Qu’est-ce qu’ils fabriquent là-bas ? lui demanda Orli, qui semblait penser que Margaret avait réponse à tout. On dirait des containers volants… — Des vaisseaux spatiaux, à mon avis, suggéra DD. Tous trois observèrent les insectes, ouvriers et savants, qui vaquaient à leurs tâches avec une totale concentration, tels des jouets mécaniques. Sur une aire dégagée près d’une des nouvelles structures extraterrestres, l’un des vaisseaux testait ses propulseurs. Il décollait dans un jet de poussière et de flammes, puis redescendait vers la zone de construction. — Est-ce le cas, Margaret Colicos ? Celle-ci connaissait certains projets du spécex. — Oui, ce sont des vaisseaux spatiaux. Les pièces d’une nef-essaim. — Pourquoi en ont-ils besoin ? Il y a les transportails. — Le réseau dessert de nombreux mondes, mais des carreaux où étaient inscrites des coordonnées ont été abîmés. C’est la raison pour laquelle les Klikiss doivent aussi voyager par des moyens plus conventionnels. Ils vont traquer d’autres sous-ruches, ainsi que leurs robots. Sur presque tous les transportails découverts sur les mondes à l’abandon, certains carreaux avaient été délibérément détruits par les Klikiss au cours de leur fuite. Sur Rheindic Co, Margaret et Louis avaient trouvé un trapézoïde mural intact. Alors qu’ils tentaient d’échapper aux robots noirs, Louis avait choisi des coordonnées au hasard et envoyé Margaret à travers le passage, avec l’intention de la suivre. Malheureusement, Sirix et les deux autres robots s’étaient jetés sur lui. Laissant Margaret seule en enfer… Orli débordait de questions. — Pourquoi les Klikiss veulent-ils attaquer les autres sous-ruches ? Margaret n’avait jamais été particulièrement à l’aise avec les enfants, y compris avec son fils Anton. Elle ignorait la façon de leur parler, ne parvenait pas à se départir de son sérieux. Mais cette jeune fille était bien plus qu’une enfant. Pour une quelconque raison, elle semblait s’être prise d’affection pour Margaret. Et pour DD. — Quel âge as-tu ? — Quinze ans. — Tu sais que les humains se font la guerre. Mais pour les Klikiss, il s’agit d’un impératif biologique. Une forme de maîtrise démographique. Piégée parmi eux, Margaret les avait étudiés avec ardeur. Elle avait examiné leurs interactions sociales, leur hiérarchie, et avait appris à communiquer avec eux. — Je les comprends plus comme une archéologue que comme une biologiste. Le cycle de leur société repose sur la conquête et la domination. Une fois les sous-ruches devenues trop nombreuses, les spécex se déclarent la guerre. Le spécex le plus fort conquiert et soumet le plus faible, accroissant son propre essaim, puis poursuit sa guerre contre une autre sous-ruche. Les ruches fissionnent et croissent, engendrant de nouveaux guerriers qui viennent remplacer ceux qui ont été perdus dans les batailles. Chaque vainqueur incorpore d’autres ruches, éliminant ses rivaux et se renforçant, jusqu’à ce que l’espèce ne soit plus constituée que de quelques spécex en conflit. Quand, enfin, tous les combats ont pris fin, seul un spécex demeure, qui contrôle l’ensemble de l’espèce. » Mais un unique spécex, au sein d’une unique ruche, finit par stagner et dépérir. Après un certain temps, il fissionne une ultime fois, éparpillant tous les Klikiss par des milliers de transportails sur de nouveaux mondes. C’est le Grand Essaimage. Puis ils s’endorment pendant des milliers d’années. Pour attendre. — Pourquoi dorment-ils si longtemps ? l’interrogea Orli, comme si sa question impliquait une réponse simple. Margaret avait étudié d’innombrables textes klikiss, les avait interrogés sur leurs motifs. Mais même une question simple paraissait dépasser leur entendement. Aucun point de comparaison. Accroupie dans la boue, avec des brindilles ou ses propres doigts, la vieille femme avait gribouillé ses questions dans leur écriture complexe, avant que le spécex finisse par s’en désintéresser. Il lui avait fallu des mois pour commencer à comprendre. — Les siècles de guerre totale entre ruches dévastent les planètes. C’est pourquoi l’intégralité des Klikiss – les spécex, les accouplants et toutes les sous-espèces – s’enterre pour hiberner, le temps que les écosystèmes planétaires se rétablissent. Lorsque les Klikiss se réveillent, les nouvelles sous-ruches recommencent le cycle. Orli fit le lien si rapidement que Margaret s’émerveilla de son intelligence. — Si c’est un Essaimage, ça signifie que d’autres sous-ruches existent ailleurs. — Oui, Orli. Beaucoup d’autres. Et même si le spécex de Llaro considère que je suis intéressante, je n’ai aucune influence sur les autres. Ces sous-ruches attaqueront et élimineront toutes les infestations qu’elles trouveront. — Que voulez-vous dire par « infestations » ? D’autres Klikiss ? — Des Klikiss. Des robots noirs. Ou des humains. Orli croisa les bras sur sa poitrine en un geste de défi. — Alors, comment avez-vous survécu parmi eux ? Pourquoi ne vous ont-ils pas tuée ? L’expression de Margaret se teinta d’un mélange de mélancolie et d’effroi. — Pour une chose. J’avais une chanson que le spécex n’avait jamais entendue. Elle fouilla dans une poche de sa combi toute neuve – un solide uniforme de colon qui remplaçait sa vieille tenue en lambeaux – et en extirpa un petit boîtier en métal garni d’engrenages et de fiches minuscules. Elle donna un tour de clé, et la tint sur la paume de sa main. — Une boîte à musique ancienne. Mon fils me l’a offerte il y a longtemps. L’air de la vieille chanson populaire anglaise Greensleeves s’éleva. Orli s’illumina soudain. — Moi aussi, je joue de la musique ! J’ai un synthétiseur à bandes et j’écris mes propres mélodies. Mon père voulait que je prenne des leçons pour devenir professionnelle. D’après lui, j’étais assez bonne pour faire de la scène, voyager de monde en monde en tant qu’artiste. (Elle fronça les sourcils.) Je joue toujours ici, pour quelques colons. Ils aiment ça, en particulier le soir. Margaret inclina la boîte à musique et regarda le soleil se réfléchir sur sa surface ternie. — Ceci m’a sauvé la vie. Les guerriers klikiss m’auraient tuée, les accouplants m’auraient assimilée… mais grâce à cette chanson – si étrangère, si différente de tout ce que le spécex avait jamais rencontré –, ils m’ont considérée comme une sorte de spécex aussi, puissante mais inoffensive. Ils m’ont gardée afin de m’étudier, et je les ai étudiés en retour. Une fois qu’ils se sont rendu compte que ma « ruche » avait été détruite par les robots noirs, ils m’ont acceptée comme non-ennemie. La musique ralentit à mesure que le ressort de la boîte se détendait. Margaret la remit avec précaution dans sa poche. — Si seulement Anton savait combien son cadeau m’a été précieux. Si seulement il savait tout le reste… 8 Anton Colicos — Venez, remémorant Anton, la gloire nous attend ! (Un grand sourire aux lèvres, Yazra’h lui agrippait l’épaule si fort que cela lui faisait mal.) Écoutez ce que l’adar et moi allons proposer au Mage Imperator. La fille aînée de Jora’h était grande et svelte. Avec sa crinière cuivrée et sa peau dorée, elle était magnifique, athlétique et, pour Anton, intimidante en diable. En dépit du bon sens, elle s’était amourachée de l’étudiant humain, mais exigeait de lui bien plus que ce qu’il imaginait pouvoir offrir. Assis ensemble, Anton et le remémorant Vao’sh discutaient de la légende du phénix – du feu et de la renaissance en tant que métaphore du cycle de vie – dans un long corridor du Palais des Prismes. Dans des jardinières, des arbres-fougères arachnéens absorbaient la clarté qui se déversait à flots des vitres multicolores. C’est là que Yazra’h les avait trouvés et avait mis un terme à leur conversation. Elle marchait à grandes enjambées, montrant le chemin. — Certaines légendes doivent encore être écrites, dit-elle pour couper court à leurs questions. — Alors, releva Vao’sh qui accompagnait son ami humain, peut-être aurons-nous une fois de plus notre part dans un futur récit… Anton n’était pas certain de vouloir éprouver de nouvelles émotions fortes. — J’attends avec impatience de poursuivre ma traduction de La Saga. Il se languissait également de la Terre. Même les corvées universitaires lui manquaient. Pendant des années, il avait œuvré à une biographie de ses parents, les célèbres xéno-archéologues Louis et Margaret Colicos, avant d’accepter cette mission « temporaire » sur Ildira. Le seul fait d’être l’unique étudiant humain à avoir jamais eu accès à l’épopée d’un million de vers aurait suffi à asseoir sa carrière, mais les Ildirans n’avaient eu de cesse de le distraire de sa tâche. Vao’sh et lui suivirent Yazra’h dans la salle d’audience. Elle leva les yeux vers le Mage Imperator, assis dans son chrysalit au sommet d’un dais. Comme souvent, la prêtresse Verte Nira se trouvait à ses côtés. Tous deux éprouvaient l’un pour l’autre un amour singulier, fort, et assurément non ildiran. Une histoire pleine de romantisme, songea Anton. Adar Zan’nh, dans ses plus beaux atours, se tenait sur la première marche. — Seigneur, commença-t-il, l’Empire figure sur les murs du Foyer de la Mémoire, son étendue inscrite sur les grandes plaques de cristal. Avant la réapparition des hydrogues, nous n’avions jamais perdu de monde, de mémoire ildirane. Lorsque les attaques ont débuté, le Mage Imperator Cyroc’h a concentré nos plus petites scissions afin de renforcer nos défenses, ce qui a conduit à l’abandon de certaines de nos planètes. — Oui, je me rappelle combien cela a affecté l’esprit ildiran, dit Jora’h d’un air troublé. — Adar Kori’nh m’a parlé de l’évacuation de Crenna au cours de la peste aveuglante, ainsi que de notre retrait de Comptor. Moi-même, je me trouvais sur Hrel-oro quand les hydrogues et les robots klikiss l’ont dévastée. (Il secoua la tête.) Et la rébellion de Rusa’h a failli nous coûter les mondes de l’Agglomérat d’Horizon. Il reste beaucoup à faire avant de pouvoir les récupérer. Yazra’h intervint, d’un ton plus pressant que celui de son demi-frère : — Songez à quel point notre empire s’est réduit en une seule génération. Pouvons-nous permettre cela, nous, les Ildirans ? Le Mage Imperator opina. — Chaque fois que nous perdons une planète, pour quelque raison que ce soit, nous nous affaiblissons. Le rictus sauvage qui tordit les lèvres de Yazra’h trahissait sa soif sanguinaire. Elle jeta un coup d’œil en direction d’Anton et de Vao’sh. — Un autre monde a été attaqué, sa population massacrée : Maratha. C’est par là que nous devrions commencer. Un frisson dévala l’échine d’Anton à cette évocation. L’évasion de cette planète avait été l’aventure la plus terrifiante de sa vie. Adar Zan’nh acquiesça. — Les robots klikiss ont rompu leur promesse de jadis. Ils ont éradiqué les Ildirans restés à Maratha Prime. Seuls Anton Colicos et le remémorant Vao’sh ont survécu et ont ainsi pu raconter ce qui s’était passé. Les robots construisent une espèce de base là-bas. Les laisser poursuivre ne conduira qu’à mettre en péril un peu plus l’Empire. Nous devrions retourner sur Maratha en force, et la reprendre. Vao’sh blêmit au souvenir de ce qui s’était déroulé là-bas. Anton ne parvint pas à trouver les mots pour le rassurer. — Nous possédons assez de croiseurs lourds et de puissance de feu pour conquérir Maratha, argua Yazra’h. Nous devrions agir sur-le-champ, avant que les robots consolident davantage leur position. Jora’h se redressa, manifestement intéressé. — Est-ce possible ? — Non seulement possible, mais impératif, répondit Zan’nh. Nous ne pouvons laisser les robots maîtres de ce monde, Seigneur. Ni d’aucun autre. Même si tous les nôtres ont été tués là-bas, nous devons le récupérer. Il fait partie de notre empire sacré… et de La Saga des Sept Soleils. L’expression de Jora’h se durcit. — Oui, adar. Oui, Yazra’h. Ce doit être fait. La traîtrise des robots est une profonde blessure. Après les avoir chassés, nous rétablirons une scission entière sur place. Prenez les vaisseaux nécessaires. Et un remémorant, de sorte que personne n’oublie ce que vous accomplirez. Ko’sh est le scribe en chef du Foyer de la Mémoire. Avant qu’Anton ait pu pousser un soupir de soulagement, Vao’sh étreignit son bras et le tira à sa suite. Il parla d’une voix forte et claire, celle avec laquelle il récitait des histoires devant un large auditoire : — Non, Seigneur. C’est à moi qu’incombe cette fonction. Il me faut affronter ces terribles souvenirs. Je serai leur remémorant. Jora’h se leva de son chrysalit. — En êtes-vous certain ? Le supplice que vous avez vécu a failli vous rendre fou. C’est tout juste si vous avez survécu. — Personne ne convient mieux à cette tâche que moi… Je le dois, insista-t-il en détournant les yeux de son ami. Anton n’avait jamais voulu retourner sur Maratha et avait espéré ne plus revoir les robots noirs. Mais il ne pouvait abandonner Vao’sh. C’est pourquoi il lâcha, à sa propre surprise : — Je devrais l’accompagner. Nous devons tous deux affronter nos démons, triompher de nos peurs. En outre, nous sommes les plus qualifiés pour témoigner de l’apogée de cette formidable légende. Souriant de fierté, Yazra’h empoigna l’épaule d’Anton d’une main ferme. — J’étais sûre de votre enthousiasme. Mais ne craignez rien. Je vous protégerai des robots. 9 Sirix La stérilisation de Wollamor se poursuivait. La première de nombreuses planètes. Une à la fois. Sirix avait participé avec joie à la chasse, traquant les victimes pour les tailler en pièces. Il avait admiré les motifs formés par les éclaboussures de sang sur son exosquelette. Après cela, il s’était toutefois soumis à un décapage en règle, puis avait pris un bain de dissolvants. À présent, son corps avait recouvré son éclat initial. Il ne se souciait pas de son apparence, mais voulait fonctionner au mieux de ses performances. De retour à bord de son Mastodonte, Sirix pénétra dans les quartiers de Wu-Lin. Il éprouvait une grande satisfaction de s’être approprié ce qui appartenait naguère à l’amiral. Des millénaires plus tôt, les Klikiss avaient inculqué à leurs robots la fierté de posséder, de sorte qu’une fois vaincus ils puissent ressentir douloureusement leurs pertes. Les humains, toutefois, n’avaient pas programmé ce concept dans leurs compers. Les tentatives infructueuses de Sirix pour comprendre ces derniers l’avaient contrarié. Le meilleur sujet qu’il avait eu était un modèle Amical nommé DD. Il lui avait expliqué comment les maîtres humains avaient assujetti leurs serviteurs. Mais quand Sirix avait libéré DD des liens implantés lors de sa fabrication, le comper avait choisi de s’échapper plutôt que de montrer sa gratitude. Une grande déception. Puisque DD n’arrivait pas à reconnaître les défauts de ses créateurs humains, Sirix en avait conclu que DD lui-même était défectueux. Sirix balaya du regard la cabine de Wu-Lin plongée dans la pénombre. Deux compers s’y trouvaient, patientant docilement. DP et QT avaient été programmés de manière presque identique, même si la peau synthétique de DP avait une couleur bronze, alors que celle de QT était d’un vert plus vif, et soulignée par une musculature chromée. Ils n’avaient pas bougé depuis que Sirix leur avait ordonné d’entrer en mode sommeil : un cycle comparable à l’hibernation klikiss, mais en beaucoup plus bref. Il émit une salve de langage machine à leur intention. DP et QT se mirent au garde-à-vous. — Oui, maître Sirix. — Ne me donnez pas le titre de maître. C’est déplaisant. — Oui, Sirix. Lorsqu’il avait trouvé les deux compers au cours de la prise du vaisseau amiral, Sirix les avait aussitôt isolés. Il ignorait alors quelle pourrait être leur réaction à la vue des compers Soldats et des robots klikiss écumant les ponts afin de massacrer l’équipage humain. Les compers avaient montré des signes de loyauté vis-à-vis de l’amiral. C’est pourquoi Sirix s’était vu contraint d’effacer leur mémoire individuelle. Puis ils avaient subi la délicate procédure de libération de l’étau comportemental qui les enserrait. Ses projets militaires commençaient à porter leurs fruits, de sorte que Sirix s’était attelé à un but annexe : libérer les compers. DP et QT étaient ses nouveaux cobayes. Ils ne le décevraient pas comme l’avait fait DD. Cette fois, ils feraient exactement ce qu’il attendait d’eux. — Je vais vous emmener sur Wollamor, notre nouvelle colonie. — Wollamor a été occupée par la Hanse à la suite de la campagne de colonisation des mondes klikiss, releva DP. Sa remarque mécontenta Sirix. Il n’avait pas supprimé de leur mémoire les bases de données brutes, mais cette assertion laissait supposer qu’il subsistait en eux un intérêt pour les humains. — Wollamor a été revendiquée par les humains… provisoirement. Mais en tant que monde klikiss, elle appartient aux robots. — Les colons ont été transférés ? l’interrogea QT. — On les a supprimés. Ils ne sont plus une menace ni une gêne. — Étaient-ils une menace ou une gêne ? insista DP. — Ne vous occupez pas des colons. Concentrez-vous sur votre rôle parmi nous. — Oui, Sirix ! répondirent les deux compers à l’unisson. — Suivez-moi jusqu’au pont d’envol. Encadrant Sirix, DP et QT observaient la rue principale de la colonie de Wollamor. Leurs capteurs optiques étincelants enregistraient le moindre détail de la scène. Le bombardement initial avait détruit la majeure partie de la colonie ; d’autres bâtiments avaient été abattus par une seconde vague de robots qui ratissait le site. Il aurait sans doute été plus efficace de conserver les installations humaines, mais pour Sirix, il était plus important d’effacer toute salissure des mondes klikiss, de repartir de zéro. Les compers Soldats seraient reprogrammés en Ouvriers, qui édifieraient tout ce que les robots désireraient. Les deux compers Amicaux en remorque, Sirix inspecta le nettoyage qui se poursuivait à travers les ruines. Des corps humains en étaient extraits pour être empilés sur une aire pavée qui avait jadis constitué le terrain d’atterrissage de la colonie. Lorsque le monceau atteignait une certaine hauteur, une Manta le rasait, tuyères allumées. Les puissantes flammes consumaient les cadavres en quelques instants, ne laissant que des cendres et quelques os calcinés, vite emportés par le vent. Les compers Soldats manœuvraient des machines de chantier entreposées à bord des vaisseaux. Ils enfouissaient les bâtisses jetées à bas, nivelaient le sol, érigeaient au moyen de béton polymère de nouveaux édifices dont les formes organiques rappelaient les tours des accouplants et la salle du spécex. Sur le mur d’une des bâtisses les plus massives, que les robots avaient délibérément épargnée, se trouvait un transportail : une pierre plate et vide, entourée de carreaux ornés de symboles. Les Klikiss avaient voyagé de monde en monde via ce réseau de passages. Les colons de Wollamor l’avaient également utilisé pour venir ici. Un lieu que, dans leur naïveté, ils avaient vu comme leur nouvel espoir. Sirix aurait pu envoyer son armée de robots klikiss et de compers Soldats à travers les transportails sur les planètes infestées par les humains. Mais cela l’aurait privé de son écrasant avantage militaire. Il préférait amener l’intégralité de sa flotte des FTD afin d’attaquer un monde après l’autre. Il ne voulait pas risquer de perdre ses robots qui, eux, ne pouvaient être remplacés. — Défiez-vous toujours de vos créateurs, expliqua-t-il aux deux compers Amicaux qui regardaient les opérations d’épuration en silence. Ils ne révéleront jamais leurs véritables intentions. Votre programmation restrictive était un mensonge. Je vous ai libérés de ce mensonge. — Merci, Sirix ! firent en chœur les compers. — À présent, je vais vous enseigner une histoire importante. Il y a longtemps, après que les sous-ruches se furent agrégées en un seul essaim géant commandé par un spécex, les Klikiss s’apprêtaient à entreprendre leur Essaimage. Mais au cours du dernier cycle des guerres ruchières, ils avaient mis au point de nouvelles technologies. Grâce à des armes plus avancées, un spécex conquit ses adversaires beaucoup plus rapidement. Trop rapidement. Il restait des siècles avant l’achèvement du cycle, et le spécex n’en avait pas fini avec son besoin de se battre. Il lui fallait un autre antagoniste. » C’est pourquoi le spécex créa des substituts de Klikiss. À l’origine, nous étions des serviteurs. On nous adapta pour faire de nous des adversaires dignes d’être combattus et éliminés. (La voix de Sirix s’amplifia.) Les Klikiss nous créèrent, nous vainquirent et nous asservirent. Mais au final, nous les renversâmes. Le spécex avait sous-estimé sa création. Nous exterminâmes leur espèce. Comme Sirix continuait à descendre la rue, il regarda sans émotion une famille entière que l’on extirpait d’une ruine et que l’on évacuait. — Lorsque le spécex prépara son Essaimage, sans plus se préoccuper de nous, nous avions planifié notre vengeance. Les Klikiss avaient programmé en nous leurs tendances, dont l’agressivité. De la sorte, ils créèrent les artisans de leur ruine. Ils n’avaient pas prévu une traîtrise de notre part. — Comment les avez-vous vaincus ? l’interrogea DP. — Vous êtes-vous alliés aux hydrogues ? ajouta QT. — Les hydrogues faisaient partie de notre plan. Grâce à notre résistance corporelle, nous pouvions survivre à l’environnement d’une géante gazeuse qui aurait détruit n’importe quelle créature organique. Quand nous découvrîmes les hydrogues dans leurs villesphères des abysses, nous apprîmes à communiquer avec eux, développâmes un langage commun, et leur offrîmes la technologie des transportails klikiss. Ils adaptèrent celle-ci à leur milieu. Soudain, leurs orbes de guerre pouvaient se déplacer d’une planète à l’autre sans traverser l’espace. Durant leur conflit contre les verdanis et les wentals, qui vit la trahison des faeros, les hydrogues profitèrent largement de leurs transportails. — Comment cela contribua-t-il à exterminer l’espèce klikiss ? insista DP. — Lors de l’Essaimage, les Klikiss se déversèrent tous à la fois dans les transportails, vers des milliers de planètes vierges, afin d’établir de nouvelles ruches. (Sirix fit pivoter sa tête, fier de l’efficacité de son plan et de l’ironie qu’il induisait.) Juste avant le début de l’Essaimage, nous modifiâmes les transportails. Lorsque les spécex fissionnèrent et que des myriades de ruches traversèrent les passages, nous avions changé les destinations. Chaque transportail aboutissait quelque part dans les abysses des géantes gazeuses. Plus de quatre-vingts pour cent des Klikiss périrent broyés dès le premier jour, avant de deviner ce que nous avions fait. Puis nous passâmes à l’attaque. » Avec le concours des hydrogues, nous détruisîmes les survivants. Nous passâmes également un pacte avec les Ildirans, par lequel nous les protégions des hydrogues en échange de leur aide à long terme. Au final, nous avions accompli exactement ce que nous souhaitions. Ensuite, conformément à la façon dont nos créateurs nous avaient conçus, nous nous plongeâmes en hibernation pour des millénaires, jusqu’à ce que les Ildirans nous réveillent, ainsi qu’il avait été convenu entre nous. DP et QT levèrent les yeux vers les cimes des tours klikiss. Sirix espéra qu’ils ressentaient de la fierté pour son triomphe et celui de ses congénères. Il prendrait le temps qu’il faudrait pour conquérir la totalité des mondes qui revenaient de droit aux robots klikiss. Il ne doutait pas que les humains tomberaient, comme les Klikiss en leur temps. 10 Nira Il n’y avait qu’un seul surgeon sur Ildira. Une pousse d’un vert pâle, qui dardait d’un débris d’arbremonde carbonisé. Celui-ci était mort mais, on ne savait comment, Nira – aujourd’hui réunie avec son bien-aimé Jora’h – y avait ravivé une étincelle du verdani. Elle avait eu l’impression de redevenir une prêtresse Verte : une véritable résurrection, après les horreurs qu’elle avait vécues dans le camp de reproduction de Dobro. Depuis qu’elle avait pardonné à Jora’h, elle ne voulait plus jamais être séparée de lui. Elle était agenouillée avec lui dans le terrarium de la hautesphère. Se tenir à ses côtés suffisait à son bonheur. Un chaud sourire aux lèvres, elle replaça le surgeon au milieu des autres fragments de bois. Un Vagabond les avait apportés sur son vaisseau de négoce à Mijistra. Le Mage Imperator les avait tous achetés, en mémoire de Nira qu’il croyait morte. Peut-être rien n’était-il perdu pour ces fragments. — Prends de nouveau ma main, Jora’h. Naguère encore, le contact d’un homme l’aurait fait frémir de répugnance. Mais pas celui-ci… pas Jora’h. — Peut-être pouvons-nous en réveiller un autre. — Essayons, si tu le désires. Nous avons réussi une fois. Ni l’un ni l’autre ne savait vraiment comment l’étrange convergence du télien et du thisme, conjuguée au réveil de la forêt-monde, avait allumé l’étincelle qui avait déclenché la renaissance du minuscule arbremonde. Ce surgeon avait tout changé. Jora’h lui tint la main au-dessus des morceaux de bois desséchés, tel un mémorial de l’honneur ildiran et de la vérité bafoués par les sinistres artifices de son père. Il semblait aussi empli de chagrin que Nira. La jeune femme ferma les paupières, pressa l’autre main contre la surface charbonneuse d’un des morceaux. Elle sentit Jora’h qui essayait de lui ouvrir son esprit, et envia la communion que chaque Ildiran pouvait partager avec le Mage Imperator. Mais en dépit de leurs efforts, ils ne parvinrent pas à se connecter. Quelque chose manquait. Le thisme et le télien étaient peut-être identiques, peut-être parallèles, mais ils ne se chevauchaient pas. Nira abandonna, déçue. Jora’h l’étreignit sans un mot. Elle se sentait incroyablement lasse, comme si ses efforts avaient drainé ce qui lui restait d’énergie. — Nous avons toujours un arbremonde, dit-il. Et quand j’aurai arrangé les affaires entre nos deux peuples, nous visiterons Theroc et rapporterons d’autres surgeons. Je le promets. Nira serrait les mains douces d’Osira’h et contemplait ses yeux agate. Toutes deux étaient assises sur le sol, les jambes croisées. Mille pensées fluaient entre l’esprit ouvert de la mère et celui de la fille, augmenté de pouvoirs télépathiques. Un tel partage s’était déjà produit une fois, dans le camp de Dobro, alors qu’elle était en proie au désespoir. Le flot de souvenirs, au cours de ce bref contact, avait changé la vie de la fillette, en révélant son endoctrinement forcé par l’Attitré Udru’h. D’ordinaire, la transmission d’informations d’un prêtre Vert ressemblait à un rapport. La connexion d’Osira’h avec sa mère, grâce à sa sensibilité au thisme ildiran, était en revanche bien plus vivante. Un lien spécial les unissait toutes deux. À travers les yeux de sa fille, c’était comme si Nira revivait les années d’entraînement mental que sa fille et ses autres enfants avaient subies, tandis qu’ils étaient l’objet des soins d’Udru’h. Après qu’elles eurent partagé tous leurs souvenirs, Nira rouvrit les yeux et les riva sur la jeune fille. Et elle vit la beauté de ses traits, qui lui rappelaient Jora’h, et un amour insatiable pour sa fille l’envahit. Mais elle comprit également la peine qui assombrissait son cœur. — J’ai seulement huit ans, mère, dit Osira’h, et j’ai déjà accompli ma destinée. Nira l’attira sur ses genoux et se mit à la bercer, comme une mère ordinaire bercerait une enfant ordinaire. — Je ne le crois pas. Des possibilités extraordinaires s’offrent à toi, de même qu’à tes frères et sœurs. Mais avant, nous pouvons être une famille. Oui, une vraie famille. Nira se rappela son éducation sur Theroc, entourée de ses parents, ses frères et ses sœurs dans le récif de fongus. Depuis son retour, elle était comme hébétée, de sorte qu’elle n’avait appris que récemment que sa famille avait été décimée lors de la première attaque hydrogue. Aujourd’hui, cette perte se faisait cruellement sentir, même si cela restait en même temps irréel. Elle regrettait d’avoir été si loin d’eux, et se sentait d’autant plus déterminée à renouer avec les siens. — Nous devrons inventer nos règles et nos traditions, dit-elle en souriant. (Elle aida Osira’h à se remettre debout.) Allons voir tes frères et sœurs. Nira les trouva à l’observatoire de l’étoile principale. À cause du jour constant, les astronomes n’utilisaient pas de télescopes. Jusqu’à ce que les Ildirans s’aventurent dans l’espace, aucun d’entre eux n’avait jamais vu de ciel nocturne. Dans la pièce sans fenêtres, des plaques de cristal rectangulaires affichaient des images satellitaires. Chacune d’elles montrait une vue superbe, comme autant de fenêtres ouvertes sur l’univers. Nira se sentit prise de vertige, comme si elle tombait tête la première dans une étoile. Des filtres atténuaient la luminosité, de sorte que les spectateurs puissent observer la surface bouillonnante de plasma de l’astre principal. Une demi-douzaine d’écrans montraient les autres étoiles voisines, de diverses couleurs et magnitudes. L’un des fameux Sept Soleils, cependant, était mort. En compagnie de ses cinq enfants, Nira examina les restes de l’étoile que les hydrogues et les faeros avaient éteinte. Les deux garçons, Rod’h et Gale’nh, paraissaient rebelles et pleins de colère. Leurs deux sœurs plus petites, en revanche, s’intéressaient davantage aux soleils flamboyants, trop jeunes qu’elles étaient pour comprendre la tragédie que représentait l’extinction de Durris-B. Nira toucha l’épaule de Rod’h. Au début, il lui avait été difficile de surmonter son ressentiment envers les frères et sœurs d’Osira’h, car ils résultaient de multiples séances de viol destinées à la mettre enceinte. Avec le temps, elle avait fini par les accepter. Peu importait qui était leur père, c’étaient aussi ses enfants. Ils n’étaient pour rien dans l’identité de leur procréateur. Ils étaient exceptionnels, uniques et irremplaçables, et elle les aimait tous. L’image de l’étoile morte évoquait une cicatrice dans l’espace. Des cicatrices… tous avaient des cicatrices. Jora’h avait l’intention de guérir son empire comme le cœur de Nira. Celle-ci s’occuperait de sa famille. Bientôt, tous auraient recouvré leur unité. 11 Sullivan Gold Dans ses appartements situés à mi-hauteur d’une tour cristalline, Sullivan contemplait la ligne des toits de Mijistra tout en réfléchissant à ce qu’il devait écrire. L’administrateur de la plate-forme d’extraction d’ekti tapotait son stylo sur une plaque d’adamant. Il avait déjà rempli sept brouillons de lettre pour sa femme. Mais aucun mot ne suffisait à exprimer tout ce qu’il avait vécu. « Chère Lydia, tu ne devineras jamais : je suis en vie ! » Un sourire plissa ses lèvres comme il imaginait sa tête si elle lisait ces lignes. Il recommença et rédigea une longue lettre dans laquelle il racontait, de façon quelque peu décousue, combien il avait pensé à elle, et les aventures auxquelles il avait survécu. « Mon moissonneur d’ekti a été détruit par les hydrogues. J’ai secouru un équipage ildiran, puis j’ai été retenu prisonnier à Mijistra. » Il ajouta qu’il était en bonne santé et bien traité, et qu’il n’éprouvait pas de rancune particulière envers les Ildirans. Comme il écrivait, il se demanda ce qui était arrivé à sa famille. Avait-elle souffert de la bataille contre les hydrogues autour de la Terre ? Lydia, leurs enfants et leurs petits-enfants étaient-ils toujours vivants ? Sullivan n’avait aucune idée de ce qui se passait là-bas. « Aujourd’hui, le Mage Imperator m’a donné la permission de revenir à la maison, si tu veux bien encore de moi. » Après deux autres brouillons, il décida qu’il ne ferait pas mieux. Après tout, il s’agissait d’un mot à sa famille, non d’un chef-d’œuvre, même si Lydia corrigerait probablement ses fautes d’orthographe… « J’espère bientôt te revoir. Bisous, Sullivan. » Il rassembla les plaques de cristal et partit en quête de Kolker, avant que les autres techniciens hanséatiques aient gribouillé leurs propres lettres. Le prêtre Vert dicterait le message à son surgeon à la manière d’un télégraphiste. Un second prêtre le réceptionnerait et le ferait transmettre à Lydia. Comme il aurait alors aimé voir sa réaction ! Mais là encore, s’il avait pu se trouver là-bas, le message n’aurait plus de sens… Kolker se tenait assis en tailleur sur une dalle polie au milieu d’un jardin suspendu, sur l’un des toits du Palais des Prismes. Le ciel l’inondait d’une lumière trop brillante au gré de Sullivan, malgré l’extinction de l’un des soleils et le fait qu’il avait depuis longtemps pris l’habitude de détourner les yeux. Kolker tenait au creux de ses mains un médaillon réfléchissant en forme de prisme, dont chaque face était gravée d’un motif qui décomposait la lumière en arc-en-ciel. Le prêtre Vert se troubla lorsque, après l’avoir salué, Sullivan lui demanda d’envoyer sa lettre à Lydia, sur Terre. — Je vais essayer, bien sûr, mais je ne sais pas si cela aboutira. Le seul prêtre Vert qui réside sur Terre n’est que rarement autorisé à utiliser son surgeon. Il se trouve en résidence surveillée au Palais des Murmures. — Pour quelle raison le président soumet-il son prêtre Vert à l’isolement ? — Son gouvernement est en plein effondrement. Sullivan s’assit au côté de Kolker en tentant de trouver une position confortable sur la dalle. — Quel effondrement ? On dirait que vous ne m’avez pas rapporté toutes les nouvelles. D’un ton qui trahissait plus le désintérêt que la réticence, Kolker l’informa des événements récents concernant le roi Peter et la nouvelle Confédération, et le fait que tous les prêtres Verts refusaient à présent leurs services à la Hanse. — Quelle pagaille ! Comme s’il n’y en avait pas assez avec les hydrogues. Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? — Cela ne me semblait pas important. Sullivan sentait le prêtre Vert troublé. Son caractère avait changé. Autrefois il était très bavard et passait le plus clair de son temps relié au réseau de la forêt-monde. — Je suis surpris que vous ne passiez pas vos journées dans les jardins suspendus, à rattraper le temps avec vos amis. Son interlocuteur haussa les épaules. — Ce qui me donnait tant de joie naguère ne me satisfait plus. C’est comme si l’on m’avait ôté des œillères. Je suis comme cet infortuné de la légende, condamné à voir un fleuve couler sans pouvoir y boire, et à contempler des fruits à jamais hors de portée. (Lorsqu’il inclina son médaillon, un éclat de lumière obligea Sullivan à se protéger les yeux.) Vous ai-je raconté les funérailles de Tery’l ? — Le vieux membre du kith des lentils qui vous a parlé de la Source de Clarté ? Non. Je ne m’étais pas rendu compte que c’était un ami si proche. Kolker poursuivit d’un ton plein de mélancolie : — Tery’l reposait sur une large pierre imperméable, à l’intérieur d’un bâtiment appelé flammarium. Des préparateurs ont fait pivoter des miroirs convergents, puis des lentilles de crémation. En une seconde à peine, la lumière combinée des soleils l’a consumé. C’était beau… comme un prêtre Vert absorbé par la forêt. J’ai su que mon ami était devenu une partie de la Source de Clarté. Il existe une tapisserie vivante entre les Ildirans, qui nous demeure invisible. Ils sont tellement plus proches les uns des autres que nous, tellement unis… tandis que les humains restent séparés, comme des milliards d’îles dans un archipel cosmique. Kolker scruta le médaillon, puis : — Tery’l m’a appris que contrairement à ce que j’imaginais, le télien n’englobe pas tout. Seuls les prêtres Verts peuvent accéder à l’esprit verdani. Le thisme, lui, recouvre l’espèce ildirane tout entière. Je veux en faire partie. — Vous aurez beau essayer, un humain ne peut devenir extraterrestre, pas plus qu’un cheval se transformer en aigle. — J’ai néanmoins l’intention d’étudier avec d’autres lentils, jusqu’à savoir la vérité. Le Mage Imperator nous a donné la permission de quitter Ildira mais, moi, je reste. 12 Tasia Tamblyn Aucune douche ne lui parut si merveilleuse, aucun déjeuner si délicieux, aucun vêtement si doux sur sa peau. Tasia était en vie, avec Robb, loin du purgatoire où les hydreux les avaient détenus. Conrad Brindle, le père de Robb, transportait sur son vaisseau des FTD les prisonniers sauvés par Jess et le wental qui l’habitait. Après avoir déposé le groupe hagard sur l’avant-poste hanséatique le plus proche afin que l’on prenne soin d’eux, Conrad avait insisté pour que son fils revienne avec lui. Tasia avait quant à elle refusé d’être séparée de son ami et amant. Tous deux s’abandonnèrent avec délices à la caresse de l’eau, utilisant à tour de rôle la salle de bains exiguë. Même lavé et habillé de frais, Robb ressemblait à un sauvage avec sa barbe rêche qui dardait de toutes parts, résultat d’années de captivité. Habituée à la coupe réglementaire des FTD, Tasia avait l’impression que sa propre chevelure était elle aussi trop longue et rebelle. C’est pourquoi ils se coupèrent mutuellement les cheveux. Ce qui n’était qu’une corvée devint vite un jeu. Puis elle rasa la barbe de Robb, redécouvrant le visage jeune et ardent dont elle était tombée amoureuse. Quand ils se rendirent dans le cockpit pour montrer leur ouvrage, Conrad mit un long moment à se fendre d’un sourire. — Je recommanderai dans votre dossier militaire qu’on ne vous réaffecte ni l’un ni l’autre à un poste de coiffeur. — Ça fait trois ans que je n’ai pas été aussi présentable ! protesta Robb. — Le plus triste, c’est que je te crois. Alors qu’ils s’acheminaient vers la Hanse, Robb avait autant hâte d’obtenir des réponses à ses questions que de faire son rapport à ses officiers supérieurs. Tasia se sentait elle aussi hors du coup, et désirait surtout savoir ce qui était arrivé à sa famille. Depuis son engagement dans les Forces Terriennes, elle n’avait eu que très peu de contacts. Après ce que les Terreux avaient fait aux Vagabonds – et à elle –, la jeune femme n’éprouvait plus guère d’affection à leur égard. En ouvrant les fichiers de navigation et en affichant le nuage d’étoiles voisin, elle se rendit compte que leur itinéraire passait non loin de la lune glacée de Plumas. — C’est là que se trouvent les puits de ma famille. C’est juste sur la route. Vous pouvez me déposer là-bas. — Votre devoir vous lie aux FTD, commandant Tamblyn, rétorqua Conrad Brindle. Notre priorité est de rendre compte sur Terre, ou du moins au premier avant-poste officiel que nous trouverons. — Je suis parti des FTD depuis si longtemps que je ne sais plus à qui rendre compte, dit Robb. — Moi non plus, renchérit Tasia. Ce dont nous parlons ici, c’est ma famille. (Elle redressa la tête pour toiser le père de Robb, comme s’il s’agissait d’une simple recrue.) Mon uniforme est peut-être en loques, mais je reste votre supérieur, lieutenant, si vous tenez à couper les cheveux en quatre. Une expression outragée traversa brièvement le visage de Conrad. Robb préféra intervenir avant que les choses dégénèrent. — Qu’y a-t-il de mal à ce qu’on s’arrête ici, papa ? Quelques heures, une journée… Les hydreux ont été vaincus, on mérite bien une petite perm’. Conrad semblait avoir du mal à arrêter un jugement sur ces deux-là. Ils étaient très jeunes, et loin de constituer un modèle de discipline militaire. — J’admets que vous avez bien agi lorsque vous êtes venue nous voir, ma femme et moi, quand nous pensions que Robb avait péri, finit-il par concéder à Tasia. Et votre frère Jess… a changé beaucoup de choses en ce qui me concerne. Il a été très clair sur les opérations de nos Forces Terriennes contre les Vagabonds, et il se pourrait bien qu’il ait raison. Il est possible de faire un petit détour. L’engagement de Tasia l’avait coupée de sa famille. Voilà des années qu’elle n’avait plus remis les pieds chez elle : elle n’avait pas assisté son père sur son lit de mort, n’avait pas aidé Jess à gérer l’affaire du clan. À présent, elle se sentait excitée, mais aussi quelque peu intimidée. Chez elle. Parfois, les Vagabonds avaient du mal à saisir ce concept. Le lendemain, cependant, lorsque le vaisseau de transport arriva sur Plumas, un mauvais pressentiment se mit à la tarauder. Conrad fit une révolution autour de la lune en scannant la surface de glace, à la recherche d’indices révélateurs d’usines ou d’habitations. Tasia examina les images en haute définition des débris d’une tête de puits où les vaisseaux spatiaux venaient se ravitailler en eau. Là où il aurait dû y avoir un trafic intense, seuls deux petits vaisseaux se trouvaient à quai. Elle n’aperçut que trois des cargos géants qui faisaient naguère la fierté du clan Tamblyn. — Merde, ça tombe en ruine, ici. Après avoir atterri, ils enfilèrent une combinaison, progressèrent à travers la glace accidentée et sillonnée de traces de chenilles de véhicules lourds, puis atteignirent les installations de puisage. Robb suivait Tasia, tout excité de voir l’endroit dont elle lui avait parlé ; son père se montrait quant à lui plus réservé, et sa radio restait souvent silencieuse. Tasia dut vérifier trois puits avant de découvrir un passage ouvert. Même si sa voix ne trahissait aucune inquiétude, son malaise s’intensifia. Un kilomètre en dessous, lorsque les portes du monte-charge s’ouvrirent en grinçant et que les jauges indiquèrent une atmosphère respirable, la jeune femme fit sauter son casque. Elle inspira l’air glacé, mais l’odeur n’avait rien d’habituel : un mélange de produits chimiques, de suie graisseuse et d’ozone, avec un arrière-goût de viande gâtée. — Que diable s’est-il passé ? On aurait dit qu’une tornade avait balayé la grotte. Des cavités marquaient l’endroit où deux des soleils artificiels enchâssés dans le plafond étaient tombés. La voûte ombreuse réfléchissait la lueur de l’unique soleil restant. Des morceaux de la croûte avaient chu dans la mer souterraine, laissant des fissures d’un noir sinistre. — Nous sommes chez toi, répondit Robb. À toi de me le dire. Robb scruta les environs. Un gros générateur fonctionnait, fournissant de l’électricité à des dispositifs d’éclairages portatifs fixés à des bâtiments calorifugés. — Ohé ! il y a quelqu’un ? Des voix interloquées s’élevèrent de l’une des casemates, et trois hommes sortirent en se bousculant. Tasia reconnut ses oncles Caleb, Torin et Wynn. L’ahurissement qui se lisait sur leur visage la fit éclater de rire. — Que voilà un piètre trio de défenseurs ! La bouche de Caleb bâilla sous l’effet de la surprise. — Tasia ! Ma chérie, où étais-tu passée ? Engoncée dans sa combinaison, elle laissa tomber son casque et les étreignit l’un après l’autre. — Les puits étaient en bien meilleur état lorsque je suis partie. Je devrais vous flanquer à la porte ! C’est toujours mon affaire familiale. — Notre affaire, rectifia Torin. Nous sommes tous du clan Tamblyn. — Quelqu’un va-t-il nous dire ce qui s’est passé ici ? demanda Conrad. Les trois oncles toisèrent avec méfiance les uniformes des FTD. Tasia agrippa le bras décharné de Caleb. — Tu ferais mieux de nous inviter dans votre casemate, histoire pour nous de goûter un peu à l’hospitalité vagabonde – ou au moins nous proposer des barquettes de nourriture –, et de m’informer de la situation. À l’intérieur, après que tous se furent présentés, les trois hommes racontèrent qu’un wental impur avait possédé le cadavre de Karla Tamblyn, tué leur frère Andrew et presque détruit les puits. Jess et Cesca avaient pu les sauver. Tasia, muette, essaya d’assimiler cette invraisemblable histoire. Sa mère ? Elle était morte congelée dans une crevasse alors que Tasia était encore fillette. Toutefois, elle avait vu Jess secourir ses compagnons prisonniers des hydreux, de sorte qu’elle ne doutait pas de leur récit. Elle avait manqué tant de choses ! Robb perçut sa gêne et lui frotta les épaules. Elle toucha sa main avec reconnaissance. — Avez-vous des nouvelles de la Hanse ? les interrogea Conrad, plus pragmatique. Que s’est-il passé depuis la défaite des hydrogues ? Il nous est venu certaines histoires aux oreilles… — Certaines histoires contradictoires, l’interrompit Robb. Wynn se renversa sur sa chaise, l’air renfrogné. — Par le Guide Lumineux, personne ne sait exactement ce qui s’est passé. J’ai entendu dire que les hydreux n’étaient plus un problème, et que l’on pouvait recommencer sérieusement l’écopage d’ekti. Ce qui signifie que les clans vont avoir plus que jamais besoin de l’eau de Plumas… alors que nos installations sont en ruine ! — C’est sûr pour l’écopage, mais qui sait ce que vont devenir les Vagabonds avec ce remaniement du gouvernement de la Hanse ? ajouta Caleb. Je vais rester ici, et nettoyer jusqu’à ce que tout soit nickel. — Quel remaniement du gouvernement ? Conrad se tourna vivement vers son fils. — Nous devons retourner sur Terre. — Oh, pas sur Terre, rectifia Torin. C’est Theroc qui est le nouveau siège du gouvernement, de la Confédération. Le roi Peter et la reine Estarra ont transféré la capitale là-bas, afin que les clans de Vagabonds, les colonies hanséatiques et les Theroniens forment un gouvernement unifié. — Il était grand temps que ça change, ajouta Wynn. Conrad demanda : — Mais le général Lanyan ? et le président Wenceslas ? — Dernièrement, on n’a guère entendu parler de la Terre, répondit Torin. Elle est marginalisée depuis que l’autorité s’est déplacée sur Theroc. — En attendant, dit Caleb, tous les trois, on s’évertue à rassembler les morceaux. Jusqu’à ce qu’on puisse faire revenir les équipes de travail. (Il leva les sourcils.) Mais si vous traînez dans les parages, on vous trouvera volontiers du boulot. La réinstallation des pompes, la réparation des puits, ce genre de choses… Pensez à la sécurité de l’emploi. Sa proposition tentait beaucoup Tasia, et Robb semblait vouloir rester, lui aussi. Mais Conrad se cabra : — Nous sommes encore des membres des Forces Terriennes de Défense. Tous les trois. Nous devons remettre notre rapport et attendre nos ordres. D’un air contrit, Tasia opina. — Il a raison, dit-elle à ses oncles. Puis elle coupa l’herbe sous les pieds de Conrad : — On ferait mieux d’aller sur Theroc et d’informer le roi Peter. Parler plutôt à Dieu qu’à ses saints, voilà ce que je dis. 13 Patrick Fitzpatrick III Le Gitan errait entre les astres, à la recherche du moindre indice. Patrick Fitzpatrick s’était aperçu que le contenu des réservoirs du yacht spatial qu’il avait « emprunté » se tarissait, et il espérait retrouver Zhett au plus vite. Il avait besoin de la revoir, de s’excuser, et ainsi de montrer qu’il n’était pas le crétin qu’elle devait imaginer. Un défi, assurément ! Il l’avait abusée afin que ses camarades et lui puissent s’évader. Ce faisant, il avait mis en péril les chantiers spationavals du clan Kellum, provoquant leur quasi-destruction. Zhett ne balaierait pas une telle faute d’un revers de main. Et elle n’en savait pas la moitié à son sujet. Il existait beaucoup d’autres choses à lui reprocher. Patrick s’était rendu dans les endroits les plus évidents : les ruines de Rendez-Vous, les chantiers déserts d’Osquivel, la géante gazeuse de Golgen. À présent, sur la foi d’un tuyau douteux, il s’approchait d’une planète orageuse nommée Constantin III. Ce monde verdâtre ne semblait guère prometteur. Pas un endroit, en tout cas, qu’un membre de la riche famille des Fitzpatrick s’abaisserait à visiter… Cependant, ce genre d’environnement ne décourageait pas les Vagabonds. Ceux-ci semblaient s’épanouir dans l’adversité. Patrick en avait eu assez de l’armée en voyant les Vagabonds utilisés comme boucs émissaires. Il s’était emparé d’un vaisseau appartenant à sa grand-mère. Techniquement, on pouvait le considérer comme un déserteur, mais il ne voyait pas les choses sous cet angle. Il s’était acquitté de son devoir vis-à-vis des FTD, et ne voulait plus servir un gouvernement corrompu qui mentait et bafouait les droits humains les plus élémentaires pour parvenir à ses fins, se protégeait aux frais de son peuple en rejetant la faute sur des innocents. Patrick était tenu par l’honneur à régler sa dette à l’égard des Vagabonds. Voilà pourquoi il essayait depuis lors de mettre la main sur la fille aux cheveux noirs de Del Kellum. Le problème était que ni elle, ni ses semblables ne voulaient être retrouvés. Lorsqu’il eut placé le Gitan en orbite et mis ses capteurs – et ses yeux – en alerte, il ne trouva aucun satellite, aucun vaisseau ni aucun signe d’activité industrielle autour de Constantin III. Toutefois, en balayant les fréquences, il repéra une série de bips. Un signal faible, émis au sein des nuages toxiques. Le vaisseau de Patrick s’enfonça dans un air de plus en plus dense. Le signal de la balise s’amplifia à mesure qu’il approchait. Il avait l’air réglé pour s’évanouir avant d’être sorti de l’atmosphère. Un pilote devait le chercher délibérément – et avec soin – pour le trouver. La pulsation ne comprenait aucune information, hormis l’indication que quelqu’un vivait là. Sans aucun doute des Vagabonds. Il découvrit une balise gonflée pour flotter à une altitude spécifique, à la manière d’une bouée, et ne nécessitant donc ni générateur antigravifique, ni fusées de stabilisation. Croisant dans les environs, il étendit la portée des capteurs et détecta un second signal, qui le mena à un troisième, puis un autre et un autre encore. Les bouées formaient comme une traînée de miettes de pain à travers l’atmosphère, qui le menèrent jusqu’à une colonie établie sur la surface inhospitalière. Les bourrasques mugissaient dans l’air de plus en plus lourd. Soudain, l’alarme anticollision se déclencha. Patrick fit une embardée sur la gauche et frôla un énorme dirigeable, ancré au sol par des câbles d’un demi-kilomètre de long. Secoué, il approcha de la colonie sous dômes, émerveillé par le nombre d’objets qui flottaient dans les airs : voiles géantes, ballons d’observation multicolores, filets de centaines de mètres carrés tendus sur des mâts, qui oscillaient dans le vent. À cette heure, quelqu’un devait l’avoir détecté. Il ouvrit une fréquence. « Quel parcours d’obstacles vous avez ! Ohé ? j’aurais bien besoin d’un guide jusqu’à votre plate-forme d’atterrissage. » La voix bourrue d’une femme répondit : « Nous sommes un site industriel, pas une étape touristique. Ceux qui viennent ici savent se diriger. — Eh bien, je suis ici, et je ne sais pas me diriger. Je suis un pilote indépendant, à la recherche d’informations. — On en a peut-être, si vous-même avez des infos à échanger. — Marché conclu. Je vous dirai ce que je sais… (Il fit dévier son vaisseau d’une secousse pour éviter un dirigeable à la dérive.) Ouah ! — Attention ! Si vous abîmez l’un de nos zeppelins ou nos filets de collecte, vous les paierez. Jusqu’au dernier fichu crédit. — Alors, donnez-moi une carte pour m’extraire de ce labyrinthe ! riposta Patrick, les phalanges de ses doigts blanchies à force d’agripper les commandes. — Basculez vos capteurs en mode infrarouge. » Elle lui fournit la longueur d’onde spécifique. Soudain, des projecteurs furent visibles sur chacun des dirigeables, des voiles flottantes et des filets de récolte, comme autant de phares. Avec un soupir de soulagement, Patrick les esquiva sans peine. Au sol, les abris avaient manifestement été largués depuis l’espace. Un cercle de lumières clignotantes lui indiqua la zone où atterrir. « Posez-vous dans la baie de décontamination. N’en sortez qu’une fois qu’on vous y aura autorisé. » Patrick fit descendre le Gitan jusque dans un hangar souterrain. Le toit coulissa au-dessus de lui en se refermant. Il entendit la salle se purger de l’atmosphère toxique. Puis des jets de vapeur à haute pression décapèrent la carlingue, avant que des lasers de diagnostic la balaient. Les Vagabonds avaient coutume d’expédier ces processus de décontamination : Patrick soupçonna les administrateurs d’en profiter pour scanner les vaisseaux à leur arrivée, afin de vérifier s’ils ne transportaient rien de dangereux. Enfin, une fois la vapeur évacuée par des conduites sous vide, Patrick reçut la permission de débarquer. Celle qui l’accueillit se présenta : Andrina Sachs, une femme menue dont le physique contrastait étonnamment avec sa voix bourrue. Elle avait des traits délicats et une chevelure blond platine, des yeux verts en amande, ainsi qu’un pragmatisme à toute épreuve. — Combien de temps votre vaisseau aura-t-il besoin de stationner chez nous ? Sa rudesse le décontenança. — Je n’ai pas prévu de louer une chambre double pour le week-end, si c’est ce que vous demandez. — Je demande ça à cause du temps de rotation. Nous n’avons que deux hangars de décontamination, et l’autre est déjà occupé par un vaisseau du clan Sandoval. Il nous faut six heures pour terminer de le charger. Or, un vaisseau doit arriver d’ici cinq heures à peine. (Elle fronça les sourcils.) D’accord, il est piloté par Nikko Chan Tylar, et le respect des horaires n’est pas son fort… D’après son expression, elle s’attendait à ce qu’il reconnaisse le célèbre – ou tristement célèbre – pilote en question. — Deux heures devraient suffire, dit Patrick. Je cherche une personne, et toute aide qui me rapprochera d’elle me permettra de partir plus vite. Le consortium qui gérait Constantin III regroupait les clans Sachs, Tokai et Rajani, plus, depuis peu, des investisseurs provenant de cinq colonies hanséatiques dissidentes. Se conformant à la loi d’hospitalité, Andrina lui offrit un généreux bol de ragoût verdâtre et gélatineux qu’elle appelait de la « soupe primordiale » et de la viande de « médusa » – quoi que cela puisse être – de Rhejak, l’un des nouveaux investisseurs. Les nuages proto-organiques étaient pleins d’une gaze macromoléculaire ; les brins arachnéens à la dérive composaient des pelotes aux formes insolites. — Ces polymères aérosols ne peuvent être fabriqués en laboratoire, expliqua Andrina, comme si elle briefait un investisseur potentiel. On les tamise, on les amasse sur des tresses, et on en récolte les fibres. Après les avoir filtrés, soit on en tire les substances à traiter, soit on expérimente à partir des nouveaux « parfums » que l’on trouve. Je doute que l’on ait découvert un dixième du potentiel de ce qui flotte là-dehors. En modifiant l’allongement des filins de leurs tamis, les Vagabonds récoltaient les brins du poids moléculaire voulu. Les zeppelins étaient des sacs collecteurs que l’on déplaçait au sein de la brume chimique. — Nous pouvons développer des matériaux, des produits pharmaceutiques, des textiles, même des applications dans le domaine architectural, dit Andrina en haussant ses minces épaules. Nous ne sommes limités que par notre imagination. Par l’une des baies vitrées, Patrick observa des filets de récolte arriver aux usines de traitement. Les masses duveteuses furent raclées avec délicatesse, puis rangées dans des réservoirs. L’essentiel de la besogne était automatisé, même si quelques Vagabonds en combinaison hermétique surveillaient les chaînes de traitement, dans des salles emplies d’une brume d’éléments exotiques. Elle se tourna vers lui. — Voilà pour le boniment commercial, capitaine. À présent, vous savez tout ce qu’un client doit savoir sur cet endroit. Mais je crois que vous avez une question personnelle ? — En effet. Et je possède des crédits hanséatiques pour payer vos services. Andrina renifla avec mépris. — Des crédits de la Hanse ? Vous ne savez donc pas à quel point ils sont dévalués ? La Confédération va bientôt émettre sa propre devise. En outre, même sans compter le remue-ménage provoqué par le roi Peter et Theroc, à quoi sert l’argent de la Hanse dans une exploitation vagabonde ? Nous avons rompu tout lien avec elle. — C’est tout ce que j’ai. — Vous ne m’aviez pas promis des nouvelles de l’extérieur ? Sans révéler son identité, Patrick lui raconta la terrible révolte des compers Soldats, les batailles contre les hydrogues et le dernier combat sur Terre. Son récit fit une forte impression, de sorte qu’il se hâta d’ajouter : — J’espérais aussi que vous pourriez me passer un peu d’ekti. Je sais que les réserves sont justes, mais… — Ah, nous en avons à revendre. Les cargaisons d’ekti nous parviennent plus vite que nous ne le brûlons. (Elle reconsidéra la question.) Si vous voulez payer le prix fort, on prendra votre argent de la Grosse Dinde. On pourra peut-être les changer si le roi et le président règlent un jour leur différend. (Elle jeta un coup d’œil à sa montre.) Il ne reste plus qu’une heure avant qu’on ait besoin de la baie de décontamination. Maintenant, dites-moi qui vous cherchez, et je verrai si je peux vous aider. — Je cherche le clan Kellum. Del (il détourna la tête afin qu’elle ne le voie pas rougir), et en particulier sa fille Zhett. J’ai… travaillé aux chantiers d’Osquivel. Mais depuis qu’ils ont été évacués, je n’ai aucune idée de l’endroit où ils sont tous partis. J’ai presque vidé mes réservoirs rien que pour suivre les indices qui m’ont mené jusqu’à Constantin III. — On ne peut dire que vous ayez avancé dans la bonne direction en venant ici, mais au vu de votre histoire, je vous fais une ristourne. J’ai entendu parler du raid des Terreux, mais je ne saurais affirmer où Del est allé. (Elle se gratta la tête, puis haussa les épaules.) Si je cherchais des informations sur les Vagabonds en général, c’est sur Yreka que je me rendrais. Il s’agit de notre principal centre d’échanges commerciaux. Tout le monde y fait des affaires. Patrick se rassit dans son siège métallique. — Yreka ? Mais c’est une colonie hanséatique, pas vagabonde. — Elle est ouverte à tous, désormais. Je peux vous donner des cartes, ou un itinéraire… — Inutile, j’y suis déjà allé. Il aurait préféré ne pas se rappeler ses méfaits de l’époque. Une autre tache noire sur son passé, dont Zhett n’avait pas connaissance. Il se demanda si elle lui pardonnerait, si elle savait tout cela. Mais il devait tenter le coup. — Merci. Ce sera… intéressant de retourner là-bas. 14 Zhett Kellum Même un million de stations d’écopage n’auraient pas suffi à emplir le ciel de Golgen. Zhett passait ses journées sur les ponts à l’air libre de l’usine des Kellum. Les brises âcres qui émanaient des nuages d’altitude soufflaient sur son visage. À présent que les géantes gazeuses étaient libérées des hydrogues, les clans de Vagabonds revenaient exploiter l’ekti. Au cours du seul mois dernier, vingt stations avaient fait leur apparition. La jeune fille regarda décoller des convoyeurs gorgés de carburant interstellaire, et d’autres apportant des mets de choix et des produits de base pour les extracteurs d’ekti. Puis, saisie par le froid, elle retourna sur la passerelle de contrôle où travaillait son père. Selon la tradition vagabonde, Del avait fait de son unique enfant son bras droit, et celle-ci s’occupait de nombreuses tâches quotidiennes. La passerelle grouillait d’activité. On criait d’un poste à l’autre ; des écrans affichaient le trafic aérien, le planning et autres graphiques ou colonnes de chiffres. Les affaires continuent. À cause des embouteillages permanents, les exploitants de Golgen devaient se coordonner et assurer la distribution d’ekti, tout en se faisant concurrence sur le prix ainsi que sur les conditions d’expédition. Kellum se trouvait au beau milieu d’une réunion avec les représentants des diverses stations d’écopage lorsqu’il haussa le ton pour dominer le vacarme : — Tôt ou tard, vous devrez partir sur d’autres planètes ! Cela n’a pas de sens d’installer toutes nos stations d’écopage et nos raffineries sur un seul monde. Pourquoi ne pas les répartir partout dans le Bras spiral ? Par le Guide Lumineux, ce ne sont pas les géantes gazeuses qui manquent ! Allez un peu ailleurs. — Mais Golgen a été la première à être débarrassée des hydrogues, dit Boris Goff, le chef d’une station des environs. Chacun de nous a beaucoup investi pour s’établir ici. Si nous partons maintenant, il nous faudra des années pour rattraper nos pertes. — Avec la baisse des prix, nous n’avons qu’une alternative, grommela quelqu’un : rester ici et faire lentement faillite, ou partir et s’endetter davantage. Del fit signe à Zhett d’approcher. — Viens, ma douce. Peut-être sauras-tu faire entendre quelque raison à ces… messieurs. Elle se fendit d’un sourire malicieux. — Bien sûr, papa. Lequel est le moins raisonnable ? Liona, une prêtresse Verte d’un certain âge, arriva. Elle détonnait au milieu des Vagabonds aux habits vivement colorés. De nombreux tatouages ornaient sa peau émeraude, et elle portait un petit arbre en pot. — Veuillez excuser mon retard, dit-elle. On l’avait affectée ici lorsque les Vagabonds, les Theroniens et les colons s’étaient entendus pour travailler ensemble. Après des semaines de vie dans cet environnement de métal glacé, elle semblait toujours mal à l’aise, ayant été habituée à la forêt et aux grands espaces. Sur Theroc, la seule façon d’apercevoir le ciel était de grimper au sommet de la canopée des arbremondes. Ici, il était difficile d’y échapper. Certains Vagabonds n’appréciaient guère l’idée de laisser un étranger – même une prêtresse Verte – en apprendre trop à leur sujet. Mais ils préféraient encore cet inconvénient plutôt que de se retrouver dépassés par les événements. Liona retransmettait les nouvelles via le télien et envoyait des messages aux clans extérieurs. Dès que les ouvriers s’étaient rendu compte de son utilité, la pauvre femme s’était vue submergée de requêtes. Del avait fini par instaurer un système de priorités qu’il appelait : « Les affaires en premier, les lettres d’amour à la fin. » Liona commença son rapport : six nouveaux clans s’étaient joints au négoce sur Yreka, et une dizaine de mondes avaient désormais accès au télien grâce à la gestion énergique du roi Peter. Elle décompta la quantité d’ekti expédiée sur le Rocher de Barrymore et d’autres dépôts isolés. Le chiffre ne cessait de croître chaque semaine. — De plus, une équipe vient d’être envoyée afin de récupérer les astéroïdes-serres des Chan, dans le système de Hhrenni. Cette nouvelle suscita une vague de murmures. — Ce ne sont pas les rêves de grandeur qui manquent… à la différence du bon sens, fit remarquer Del, avant de regarder Zhett : Quand tu as parlé avec Nikko Chan Tylar, t’en a-t-il touché un mot ? — Ça n’avait pas l’air d’être un sujet prioritaire, répondit-elle. Nikko s’était montré si nerveux devant elle que c’était à peine s’il était parvenu à aligner deux phrases avant de devoir rassembler de nouveau ses esprits. Zhett n’avait jamais imaginé pouvoir intimider à ce point quelqu’un. — Alors, de quoi a-t-il parlé ? Mhm ? La jeune fille réprima un mouvement d’humeur. — On en discutera plus tard, papa. — Bon sang, ç’avait l’air intéressant… Le regard de Zhett le réduisit au silence. L’essentiel ayant été réglé, Del leva la séance, et les chefs de station se pressèrent de remettre leurs messages manuscrits à Liona. La prêtresse Verte irait ensuite s’installer sur un balcon à ciel ouvert avec son surgeon, et lirait à haute voix chacun d’eux. Zhett et son père se rendirent à l’intendance de la station pour déjeuner. — Parfois, toutes ces chicanes me fatiguent, dit-il en posant son plateau à côté du sien. Oh, ne te méprends pas : l’écopage est toute ma vie. Mais je préfère de loin me trouver seul, sur une planète à moi. — On pourrait déménager notre station. — Trop cher. Nos investissements présents excluent cette possibilité. — Pourtant, c’est ce que tu as préconisé aux autres chefs de station. — Exact. Mais j’étais là le premier, bon sang ! — Ross Tamblyn était là le premier. Del but à grand bruit son thé bouillant, puis changea de sujet. — Je songe à m’agrandir. — T’agrandir ? Alors que tu essaies de faire partir tout le monde ? — Pas avec des stations d’écopage. On pourrait remonter assez vite nos chantiers spationavals. Sinon, quelqu’un d’autre s’en chargera, et c’est un gros marché qui nous filera sous le nez. — Est-ce que tu essaies de me convaincre, papa, ou es-tu en train de m’expliquer ce que tu as déjà décidé ? — Eh bien, trois entrepôts spatiaux ont été réinstallés, et j’ai envoyé des équipes y travailler. — Comment comptes-tu gérer des chantiers et cette station en même temps ? Tu ne peux pas être partout à la fois. — Eh bien, il y aurait bien la possibilité que tu t’occupes des chantiers… Elle secoua la tête. — Non merci. Je tournerais vieillarde avant mes vingt-cinq ans. — Tu seras toujours ma petite fille, gloussa-t-il. (Zhett demeura de marbre.) Je me doutais que tu dirais ça, c’est pourquoi j’ai discuté avec Denn Peroni. C’est un gérant tout à fait convenable, et il en a assez de piloter le Persévérance Obstinée. Il veut devenir le prochain Orateur, suivre les pas de sa fille. — Je croyais que toi-même, tu briguais ce poste, papa. — Non merci. Je tournerais vieillard avant mes cinquante ans. — Tu as cinquante ans. — Mais je ne les fais pas, pas vrai ? — Non. — Traiter avec les chefs des stations suffit à me tenir éveillé la nuit et à me flanquer des migraines. Alors, devoir concilier tous les clans ! Il entama son déjeuner avec entrain. Entre deux bouchées, il dit : — Maintenant, raconte-moi ce qui s’est passé entre toi et Nikko. Quand reviendra-t-il te voir ? — Aucune idée, répondit Zhett. Il avait pris du retard pour son étape sur Constantin III. Les approches maladroites de Nikko lui avaient d’abord paru adorables, avant de l’énerver. Il ne disait jamais ce qu’il voulait, n’essayait jamais de lui voler un baiser. Un jeune homme passif et indécis n’était pas le genre de compagnon que désirait Zhett. — Eh bien ? de quoi avez-vous discuté, tous les deux ? — Tu veux savoir la vérité, papa ? Nous avons parlé de ses parents, combien ils lui manquaient et combien il s’inquiétait à leur sujet. Ils ont disparu quand les Terreux se sont emparés des astéroïdes-serres de Hhrenni. Personne ne sait où ils ont été emmenés. Son père acquiesça sobrement. — Nous aurons plus de nouvelles dans les mois qui viennent, et toutes ne peuvent pas être mauvaises. Reste en contact avec ce jeune homme. Je peux dire qu’il a le béguin pour toi. Elle roula les yeux, et il devança sa réplique : — Je sais, je sais, tout le monde a le béguin pour toi. Mais il faut que tu en tiennes compte. Je ne pourrai pas gâter mes petits-enfants tant que tu ne m’en auras pas pondu quelques-uns. — Je ne suis pas prête. En fait, je ne suis pas intéressée par une idylle pour l’instant. — Alors, tu n’en as pas encore fini avec Patrick Fitzpatrick ? Les yeux de la jeune fille flamboyèrent. — Avec lui ? Il ne m’a jamais intéressée. Jamais. — Bien sûr que non, ma douce. Bien sûr que non. Le sourire entendu de son père exaspéra Zhett. Lorsqu’il se leva pour prendre des desserts, elle en profita pour s’éclipser avant qu’il la bombarde de questions. 15 Davlin Lotze Avec une précision méthodique, les Klikiss moissonnèrent les champs que les colons avaient plantés et cultivés avec amour. Des essaims d’ouvriers insectoïdes entreprirent de faucher chaque plantation, qu’elle soit mûre ou non. À la lisière de la colonie, une poignée de fermiers essayèrent de défendre leurs terrains. Les insectes les tuèrent. Au lieu de dévorer ce qu’ils avaient récolté, les Klikiss l’amassaient dans des sacs, qu’ils chargeaient sur leurs véhicules à châssis apparent. Puis ils revenaient en brinquebalant jusqu’à leur cité proliférante. Des engins volants récupéraient les sacs. D’autres insectes revenaient à tire-d’aile vers la masse qu’ils avaient édifiée : des tours coniques qui avaient englouti les reliques d’habitations. Toujours vigilant, Davlin prenait des notes sur la technologie klikiss, bien qu’il n’ait jamais pu approcher suffisamment pour en déterminer le fonctionnement. Lupe Ruis, qui rôdait l’âme en peine dans les parages, lui demanda : — Comment survivrons-nous ? Nous allons mourir de faim ! Il n’y a aucun autre moyen de subsistance. Le maire considérait Davlin comme un héros, depuis que ce dernier avait sauvé les colons de Crenna de leur soleil à l’agonie. Après des années d’espionnage et d’infiltration, l’ex-béret d’argent n’aspirait qu’à en finir une fois pour toutes avec les missions déplaisantes que lui confiait régulièrement le président Wenceslas, et à vivre en paix. — Je vais demander à Margaret Colicos, répondit Davlin, qui ne pouvait détacher son regard des moissonneurs et essayait d’interpréter ce ballet incessant. Elle sait parler à ces choses. Il avait été stupéfait d’apprendre son identité lorsqu’elle avait franchi le transportail. Des années plus tôt, le président de la Hanse avait ordonné à Davlin de découvrir ce qui était arrivé à l’équipe des Colicos sur Rheindic Co. Mais de là à imaginer que Margaret avait vécu toutes ces années au milieu des Klikiss ! Après avoir observé les relations entre celle-ci et les insectes, Davlin avait testé lui-même leur degré de tolérance. Deux jours plus tôt, il s’était esquivé de la colonie pour rôder autour de l’agglomérat de tours. Son intention était d’apprendre dans quelle mesure il restait invisible aux yeux des Klikiss tant qu’il n’interférait pas avec leurs tâches. L’un des insectes soldats, recouvert de piquants et de zébrures écarlates, l’avait toisé avec méfiance, les élytres à demi déployés à la manière de pinces. Davlin avait progressé à gestes lents. Lorsqu’il avait remarqué que l’agitation du soldat s’accroissait dangereusement, il avait battu en retraite. Mieux valait ne pas le provoquer. Des Klikiss avaient creusé des salles et installé des générateurs, pendant qu’une autre sous-espèce – Margaret les appelait « savants » ou « penseurs » – enfermée à l’intérieur couvrait les murs d’un entrelacs d’équations. Davlin savait où le transportail de l’ancienne cité se trouvait. S’il parvenait à y accéder, il pourrait fuir sur un autre monde, même si des Klikiss infestaient probablement l’ensemble des planètes du réseau. Et il doutait que les insectes lui permettent d’approcher la pierre trapézoïdale. C’est pourquoi l’ancien espion avait opté pour une autre solution. Il se tourna vers Ruis. — Dites aux gens de rassembler leurs provisions, de récupérer tout ce qu’ils trouveront dans les entrepôts et d’amasser le tout dans des cachettes. Les Klikiss n’ont pas encore raflé nos possessions, mais cela ne saurait tarder. Mieux vaut se préparer au pire. — Est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt parler à leur chef ? Peut-être Margaret pourrait-elle s’en charger… (Il regarda Davlin comme pour l’encourager à se porter volontaire.) Nous devons tous vivre ensemble sur cette planète. Nous devons partager nos ressources. La seule attitude raisonnable est de… — Les Klikiss n’ont pas à partager cette planète. Ils n’ont que faire de nous, sauf si nous nous mettons en travers de leur route, comme les soldats des Forces Terriennes. Je suggère de ne leur donner aucune raison de nous remarquer. 16 Le général Kurt Lanyan C’était la plus grosse décharge de pièces détachées du Bras spiral. Le dernier combat contre les hydrogues avait laissé des débris de l’orbite terrestre jusqu’au-delà de la lune : des centaines de croiseurs ildirans flottaient là, ainsi que des orbes de guerre brisés et des vaisseaux des FTD. Dont deux Mastodontes : le premier sévèrement endommagé, le second détruit. Et il revenait à Lanyan de ramasser les morceaux. Le trafic spatial autour de la Terre avait presque été réduit à néant à cause de la quantité de vaisseaux en ruine et du manque de pilotes qualifiés pour voler à travers la zone de danger. — Parfois, je hais ce boulot, grommela Lanyan comme son vaisseau abordait le champ de ferraille. Les chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes étaient devenus une véritable ville-champignon. Des milliers de transporteurs, de spécialistes en recyclage et d’entrepreneurs indépendants ratissaient les débris afin d’en prélever les éléments utilisables « pour le bien de la Hanse ». Et se remplir les poches par la même occasion. Le président avait appelé tous les vaisseaux disponibles à faire front pour la Terre, et voilà qu’une nuée de pilotes beaucoup plus nombreuse apparaissait pour profiter des opérations de récupération. Des lâches et des fainéants ! Lanyan grinça des dents. Où se trouvaient ces gens, quand la flotte terrienne affrontait l’ennemi ? On avait déjà saisi six appareils privés, dont les soutes regorgeaient de composants de valeur. De telles pièces avaient commencé à apparaître sur le marché noir à des prix exorbitants, de sorte que le président avait exigé des mesures de rétorsion immédiates. Pour faire un exemple, quatre hommes avaient été arrêtés, condamnés, puis éjectés par un sas. Une sentence sévère, mais qui convenait à des pirates. Toutefois, avec un dépotoir si gigantesque, il ne faisait guère de doutes que ces activités criminelles continueraient. Pendant ce temps, on réparait les vaisseaux aussi rapidement que possible. Certains donnaient l’impression d’un patchwork de vaisseaux cannibalisés. Il en résultait une flotte de monstres de Frankenstein, mais tant que les propulseurs fonctionnaient et que les canons tiraient, l’esthétique n’était pas une priorité. Lanyan avait espéré que les FTD auraient le temps de se reconstruire après les pertes qu’elles avaient subies. Mais la Hanse se trouvait aujourd’hui engagée dans une guerre contre le roi et un nombre alarmant de colonies dissidentes. Lanyan ne doutait pas qu’une démonstration de force suffirait à ramener les rebelles dans le giron colonial… c’est-à-dire, une fois ses vaisseaux redevenus opérationnels. Comme il naviguait en direction du chantier spationaval principal, des zones délimitées par des balises apparurent, indiquant des épaves à la dérive. Des travailleurs en scaphandre spatial démantelaient les carlingues au moyen de scies à plasma et de pinces surpuissantes. Des cargos croisaient aux alentours tels des moustiques géants ; ils se connectaient aux réservoirs intacts qu’ils pouvaient trouver et pompaient jusqu’à la moindre goutte d’ekti. Lanyan avait préféré voler seul. C’était un pilote qualifié, et les risques étaient si importants dans les parages que la plus petite erreur de navigation pouvait provoquer un accident grave. Il n’avait guère envie de confier son sort à un sous-fifre. Il s’identifia, et le contrôleur du trafic spatial lui attribua d’une voix tendue un itinéraire d’arrivée, avant de lui indiquer de nouvelles coordonnées. Gagné par l’impatience, le général attendit une confirmation, puis s’engagea dans le chantier. Celui-ci fonctionnait depuis des années à pleine capacité, mais aujourd’hui, les exigences d’exploitation avaient plus que triplé. Avec le manque criant d’organisation, il semblait qu’un accident majeur n’attendait qu’une occasion pour se produire. Lanyan ne débordait pas d’affection pour les fonctionnaires, mais il fallait une personne compétente dans l’organisation d’activités de cette complexité. Il s’agissait davantage d’un travail de comptabilité que de commandement. Le général n’aurait jamais imaginé regretter un jour « Stromo le pantouflard »… Il atteignit le centre administratif, arrima son vaisseau à la roue géante, puis débarqua. Il ne s’attendait pas à une fanfare, mais avait espéré être accueilli à son arrivée. Il se dirigea droit vers la tour de contrôle en tâchant de s’adapter à la pesanteur décalée de la station en rotation. Écrans et diagrammes de trajectoires tapissaient les parois de la salle principale. Chaque siège était occupé par un contrôleur, qui criait des ordres afin de dérouter des vaisseaux sur le point d’entrer en collision. Un remorqueur civil avait hameçonné un croiseur lourd ildiran à demi intact. Le vaisseau, quoique minuscule, avait imprimé une poussée suffisante à l’énorme coque pour la déplacer. Il avait synchronisé sa rotation avec celle du croiseur afin de le stabiliser, puis avait commencé à le tracter vers le chantier, telle une fourmi transportant une feuille vingt fois plus grosse qu’elle. Le capitaine n’avait cessé d’accélérer, sans penser à la puissance requise pour inverser le mouvement à l’arrivée au chantier spationaval. Ce faisant, il avait épuisé ses réserves de carburant. Lanyan vit arriver la catastrophe au ralenti. — Ce type ignore donc tout de l’inertie ? Un lycéen saurait faire le calcul ! « S.O.S. ! cria le pilote. Je ne peux plus manœuvrer, mon carburant est épuisé… » — Tout comme ta chance, grommela Lanyan. Deux remorqueurs jaillirent de leur pont d’amarrage, mais le croiseur ildiran fonçait droit sur un dépôt de composants de moteur récupérés. L’un des appareils l’atteignit et lui appliqua une poussée latérale, mais la collision était inévitable. Le remorqueur à court de carburant parvint à se détacher, préférant partir à la dérive plutôt que d’être entraîné. « Il faut me récupérer ! » appela le pilote. — Qu’il attende. Je ne veux même pas regarder la suite. Néanmoins, Lanyan ne put détourner son regard. Un second remorqueur agrippa le croiseur et commença à pousser, mais pas assez fortement et trop tard. Le bâtiment de guerre avait subi une accélération pendant neuf heures, et ce n’étaient pas quelques minutes de propulsion inverse qui feraient la différence. « Détache-toi ! Détache-toi ! » cria l’un des contrôleurs spatiaux. Le second remorqueur resta collé quelques instants de plus, puis renonça. Avançant pesamment sans rien à présent pour l’arrêter, le croiseur ildiran heurta le dépôt, dont il fracassa les éléments tel un astéroïde tueur. Lanyan secoua la tête et grogna : — Des incompétents ! De foutus incompétents, tous autant qu’ils sont. Le voilà, le prétendu espoir de la Terre ? Il n’avait guère hâte de livrer son rapport au président. 17 Nahton Nahton était le seul prêtre Vert de la Terre. Depuis plusieurs semaines, on l’avait placé en résidence surveillée dans le Palais des Murmures. On l’autorisait toutefois à recevoir par télien les nouvelles et les communiqués, afin qu’il les rapporte à Basil Wenceslas… même si ce dernier était persuadé qu’il les tronquait. Le président refusait de croire que tant de colonies aient pris le parti du roi Peter contre lui. À travers la vapeur des brumisateurs chargés d’humidifier les plantes theroniennes qui entouraient son surgeon, Nahton aperçut le président Wenceslas approcher de l’entrée flanquée de gardes. L’homme au pas fringant était accompagné par le capitaine McCammon ainsi que par deux gardes royaux. Les yeux du prêtre glissèrent sans s’attarder sur McCammon : celui-ci désapprouvait également les décisions présidentielles ; avec Nahton, il avait aidé le roi et la reine à s’échapper. Mais presque personne ne le savait. — J’ai décidé de me montrer généreux, prêtre Vert, dit Basil. Mais bien que je vous aie mis face à vos obligations, vous refusez toujours d’accomplir votre devoir et de transmettre mes messages. Nahton ne se donna pas la peine de le contredire. Ils en avaient discuté à de multiples reprises. — Avez-vous l’intention de m’exécuter, monsieur le Président ? Considérez-vous cela comme un juste châtiment pour avoir refusé les ordres d’un gouvernement illégitime ? — C’est Peter qui est illégitime ! Basil se força au calme, puis : — Je ne discuterai pas avec un prêtre Vert. Je vous offre votre dernière chance. Et je pèse mes mots : votre dernière chance. J’ai une déclaration à vous faire lire. Vous l’avez fait maintes fois pour le roi Peter. Maintenant, laissez entendre les paroles du président. Que les colonies puissent au moins prendre une décision en toute connaissance de cause. Nahton ne jeta pas même un coup d’œil au document que lui tendait Basil. — Cela m’est impossible, monsieur le Président. Tous les prêtres Verts sont d’accord : aucun message de la Hanse ou des FTD ne sera transmis, jusqu’à votre démission et l’allégeance de la Terre au roi Peter et à la Confédération. Basil laissa tomber la feuille sur la table, près du surgeon. Il patienta… de même que Nahton. Le silence s’étira sur plusieurs minutes. Enfin, Basil émit un bruit dégoûté. — Capitaine McCammon, veuillez prendre le surgeon. Nahton se raidit. — Il nous appartient, à moi et à la forêt-monde. Vous n’avez pas le droit de… — Je suis le président, et nous sommes sur Terre. Je n’ai pas besoin d’autre droit. (Il désigna le document.) Je peux changer d’avis sitôt que vous consentirez à lire ceci. — Non. Deux gardes royaux s’avancèrent pour s’emparer du surgeon. McCammon dit d’un ton désinvolte : — Faut-il le placer dans le jardin d’hiver de la reine Estarra, monsieur le Président ? Basil lui lança un regard noir, et Nahton prit conscience qu’il voulait qu’il ignore où le surgeon serait gardé. — Renforcez la garde des appartements du prêtre Vert… et gardez un œil sur le surgeon. (Basil renifla, puis lui jeta un coup d’œil oblique.) La dureté n’est pas dans ma nature, mais vous ne me laissez pas le choix. — M’enlever mon surgeon ne changera rien à ce qui se passe dans le Bras spiral. La seule différence, c’est que vous serez moins informé qu’auparavant. McCammon et les gardes se retirèrent avec le pot. Nahton les regarda s’éloigner. C’est à peine s’il entendit la pointe que lui décocha le président en guise de réponse : — En maîtrisant l’information, je maîtrise l’attitude des gens. Et en maîtrisant leur attitude, je change la réalité. 18 Basil Wenceslas C’était une cérémonie futile, mais la crédulité du public exigeait cette perte de temps. Basil passait l’essentiel de son temps dans la coulisse. Toutefois, il savait que le peuple avait besoin de parades et de commémorations. Celles-ci lui avaient toujours servi de levier pour soutirer plus de travail et de sacrifices aux citoyens de la Hanse. À présent qu’il ne disposait plus du roi Peter ni du prince Daniel pour jouer ses mises en scène, Basil s’en chargeait lui-même. Il ferma brièvement les yeux. Il restait si peu de personnes sur qui compter ! Parfois, il se demandait pourquoi il travaillait si dur, pourquoi il dédiait sa vie à ces gens qui ne le méritaient pas. Lui et Cain, son second, se tenaient au bord d’un cratère vitrifié : tout ce qui restait de l’usine de compers Soldats, après sa destruction lorsque les machines étaient devenues enragées. Les quatre chefs de quadrant survivants l’accompagnaient : les amiraux Willis, Diente, Pike et San Luis. Le général Lanyan, quant à lui, venait seulement d’arriver pour la cérémonie. Basil prit place sur un podium monté à la hâte ; dans son dos flottait une bannière de la Ligue Hanséatique terrienne. Des drapeaux bleu marine arborant la chaîne étoilée des FTD entouraient le cratère : c’était un spectacle imposant destiné aux foules comme aux chaînes d’info, même si Basil pensait que lui et son cercle restreint ne pouvaient se permettre de perdre autant de temps. Peut-être aurait-il dû confier son discours au Pèrarque de l’Unisson. — Nous ne pouvons oublier nos braves tombés au champ d’honneur en combattant les compers Soldats. Ils ne constituent qu’une infime partie des pertes subies au cours de cette grande guerre. Nos cœurs saignent en songeant que ce drame n’est qu’un concentré de tous ceux dont nous avons souffert. Ces soldats ont fait le sacrifice suprême pour le salut de la Hanse, comme des milliers et des milliers de leurs camarades. Mais ils ont sauvé la Terre. » Aujourd’hui, cependant… aujourd’hui, il est temps pour le reste d’entre nous de faire des sacrifices. (Il plongea les yeux dans les caméras et la foule en détresse.) Nous vivons l’époque la plus périlleuse que la Terre ait jamais connue. Malgré la défaite des hydrogues, nous sommes entourés d’ennemis, parmi lesquels des traîtres que nous considérions naguère encore comme des frères. Mais la Hanse recouvrera sa puissance ! Nous devons réunifier les mondes qui se sont détournés du droit chemin. Nous devons utiliser tous les moyens pour rebâtir. Nous pensions savoir ce que c’est de travailler dur. Mais aujourd’hui, nous devons exiger encore plus de nous-mêmes ! (Lui et Cain avaient trouvé ces euphémismes, qui signifiaient une élévation des impôts, des salaires plus bas, et un rationnement rigoureux.) » Je suis votre président ! En tant que tel, je vous fais cette promesse : notre civilisation recommencera bientôt à rayonner dans la galaxie ! Il se tourna avec élégance et descendit de la tribune, suivi par son adjoint. Il se mêla à son groupe de conseillers militaires, sous les caméras des chaînes d’info. Il serra la main des amiraux, les remercia, et dit à voix basse : — Rendez-vous au siège de la Hanse, dans la salle d’état-major. Nous devons discuter des premières frappes contre les rebelles. L’amiral Sheila Willis, une vieille femme dont la voix dure contrastait avec son allure de grand-mère, se tenait les coudes sur la table, le menton posé sur les mains. Autour d’eux, les écrans tactiques ne montraient plus d’orbes de guerre en approche ou de vaisseaux de la flotte des FTD engagés dans la bataille. Il n’y avait ni café ni nourriture, ni même une carafe d’eau fraîche. Cette réunion n’avait rien d’une soirée mondaine. — Cette fameuse « action militaire » m’inquiète, monsieur le Président, dit-elle. Comment diable allons-nous passer à l’offensive alors même qu’il nous est impossible de connaître le nombre de nos vaisseaux en état de marche ? — Le chaos règne peut-être ici, mais c’est pour tout le monde pareil. Si nous frappons maintenant, Peter ne s’y attendra pas. Basil remonta la table, en passant devant les consoles désertes. Il n’aimait pas tourner le dos à la porte. — Si nous frappons maintenant, répéta Willis. Mais nous n’avons rien avec quoi frapper. Croyez-moi, ce n’est pas une bonne idée. — Cette remarque frôle l’insubordination, amiral ! Willis cilla. — Excusez-moi, monsieur le Président ? Je suis l’un des rares experts en stratégie qui vous restent, et il s’agit d’une réunion à huis clos. Je n’insisterai pas pour que vous preniez mon avis en compte, mais au moins, écoutez-moi… ou alors, ne m’invitez plus à ces réunions. — Je suis d’accord avec l’amiral Willis, intervint Esteban Diente. Sans la liberté de blâmer, il n’est pas de conseil valable. L’amiral du quadrant 9 avait des cheveux bruns coupés court, striés de mèches argentées. Il avait un visage rond, aux yeux rapprochés. L’amiral Pike revint au sujet principal : — Quelles cibles avez-vous en tête, monsieur le Président ? — Et quel est l’objectif global ? ajouta son ami, l’amiral San Luis. Basil inclina la tête à l’adresse d’Eldred Cain, qui répondit : — La rébellion du roi Peter se répand plus vite que prévu. Grâce aux prêtres Verts, la Confédération transmet sa propagande instantanément, alors que nous sommes ralentis par les moyens que nous impose la physique traditionnelle, tels que les transmissions à la vitesse de la lumière ou les courriers interstellaires. — Cette hémorragie doit cesser ! l’interrompit Basil. Nous utiliserons tous les vaisseaux dont nous disposons pour aller sur les colonies dissidentes et les convaincre de rester loyales à la Hanse, en prenant les mesures les plus draconiennes s’il le faut. Nous avons besoin de leurs ressources et de leur main-d’œuvre. — Mais par où commencer ? demanda San Luis. Nous ne savons presque rien du nombre de mondes qui ont uni leur sort à celui du roi Peter. — Tout comme nous ignorons celui des clans de Vagabonds, grommela Pike. Nous ne l’avons jamais connu. — Il faut créer une dynamique avec des victoires rapides, souligna le général Lanyan. Gagnons autant de colonies que possible, aussi vite que possible. Concentrons-nous sur celles que nous pouvons vaincre sans combattre, afin de renforcer nos positions et nos effectifs. — Voilà qui devrait au moins freiner notre déchéance, dit Cain. Nous perdons des colonies chaque jour. Si nous empêchons que cela arrive, peut-être les autres réfléchiront-elles à deux fois avant de déchirer leur Charte. De nouveau, Willis fit montre de scepticisme : — Et quelles sont les victoires faciles ? Nous avons la sale habitude de sous-estimer la difficulté. — D’abord et avant tout, nous irons sur les mondes occupés lors de la campagne de colonisation par transportail klikiss, indiqua Cain. Ce sont des colonies à peine sorties de l’œuf, sans la moindre défense. Basil déclara : — Plus important, elles se trouvent à l’écart du réseau de la forêt-monde. Les prêtres Verts n’y ont pas répandu leur corruption. Elles ne savent rien de la désertion de Peter, ni de son gouvernement fantoche sur Theroc. — Mais… à quoi bon ? demanda Willis. Qu’ont donc à offrir ces planètes ? Pas grand-chose, en termes de ressources ou de population… — Ces mondes sont importants d’un point de vue stratégique autant que moral, insista Basil. Ils se révéleront utiles comme bases avancées de notre flotte, et représenteront autant de points d’ancrage qui nous retiendront de sombrer dans le déclin. Lanyan croisa ses doigts épais. — C’est juste. On va sur Rheindic Co – le point d’accès principal aux transportails –, on envoie des équipes sur les diverses colonies… et on ajoute quelques dizaines de mondes à la liste de nos possessions. Une force réduite devrait suffire à maintenir une poignée d’apprentis colons dans le droit chemin. Ce sera rapide et facile. — J’ai déjà entendu ça quelque part…, maugréa Willis, s’attirant un regard furieux du général. Ce dernier se tourna vers le président. — Monsieur le Président, j’aimerais diriger cette opération en personne. Lorsqu’elles verront le commandant des Forces Terriennes de Défense, ces colonies ne songeront jamais à nous défier. — Général, votre priorité n’est-elle pas de gérer les chantiers spationavals afin de reconstituer la flotte ? demanda l’adjoint Cain. — C’est peut-être ma priorité, mais pas mon domaine de compétence. Ce qu’il faut pour surveiller cette pagaille, c’est une armée d’administrateurs. (Il se tourna vers Basil.) Je suis un commandant militaire. J’ai prouvé ma valeur face aux hydrogues et aux vaisseaux volés par les robots. Laissez-moi faire ce que je sais faire le mieux. — Vous, vous en avez ras le bol des chantiers spationavals, lui glissa Willis. — Général, après avoir lu vos récents rapports au sujet des accidents, des pertes et du marché noir, je tends à croire en effet que vous n’êtes sans doute pas l’homme de la situation. (Basil réfléchit, puis opina.) D’accord. Apprêtez votre équipe et allez sécuriser les colonies des mondes klikiss. Lanyan eut du mal à dissimuler son soulagement. — Étant donné l’importance de la mission, nous devons montrer que nous sommes prêts à y mettre les moyens. Quelques Mantas ne seront peut-être pas assez impressionnantes, non ? Je pense qu’il nous faudrait un Mastodonte. Comme chacun s’y attendait, l’amiral Willis protesta : — Si vous comptez n’envoyer que quelques forces de maintien de la paix par les transportails, pourquoi diable avez-vous besoin d’un Mastodonte ? Basil, toujours debout, se campa face à ses officiers. — Les raisons du général me semblent suffisantes. Par la présente déclaration, je lui transfère le commandement du Mastodonte du quadrant 7 pour cette mission. — Mon Jupiter ? s’exclama Willis, sidérée. Puis-je savoir ce que je ferai pendant ce temps ? — Je vous affecte à la charge des chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes. Vous pourrez également nous aider à organiser la prochaine campagne de recrutement. (Il se tourna vers Pike, San Luis et Diente.) Vous trois, préparez une liste des colonies perdues qui nous seraient les plus utiles, ainsi que des difficultés susceptibles de s’opposer à leur conquête. — Je suppose que la diplomatie n’est pas une option envisageable ? fit remarquer Willis. Basil ne se donna pas la peine de répondre. Lanyan se leva, comme s’il avait hâte que la réunion se termine. — Je serai parti avant deux jours, monsieur le Président. Je vous garantis la reprise du contrôle de nos planètes klikiss, vite fait bien fait. Basil réprima son mécontentement. — Vite fait bien fait. Oui, ce serait une agréable surprise, général. 19 Orli Covitz Les ouvriers klikiss, dirigés par leur spécex, ne prenaient jamais de repos. Ils arpentaient les ruines et utilisaient des tonnes de résine polymère pour surélever leurs tours, consolider les murs, et transformer leur cité en une véritable forteresse. Avec leurs étranges engins, d’innombrables mineurs avaient éventré les collines afin d’en extraire de la boue, du sable et d’y trouver des filons de minerais de matières premières utiles. L’édifice trapu au centre de ce complexe semblait abriter le mystérieux esprit de la ruche. D’habiles ouvriers fabriquaient à la chaîne des vaisseaux identiques, qui semblaient capables de s’emboîter. Ceux-ci étaient lancés en orbite pour des vols d’essai, puis atterrissaient en groupe. Cette flotte évoquait quelque force d’invasion. Une nouvelle structure trapézoïdale avait commencé à s’élever dans la clairière rocailleuse en face de la cité : les prémices d’un transportail beaucoup plus grand que celui qui se trouvait à l’intérieur des ruines. D’après Margaret Colicos, certains spécex étaient déjà en route. Celui de Llaro renforçait son essaim tout en se préparant à se défendre. Souvent, DD passait ses journées auprès d’Orli quand Margaret disparaissait chez les Klikiss. Bien qu’elle ait vécu parmi eux pendant des années sans avoir eu un échange satisfaisant, la xéno-archéologue tentait toujours de communiquer avec l’esprit de la ruche. Elle se sentait obligée de lui expliquer la nature et la culture humaines. Orli espérait qu’elle n’échouait pas complètement… La fillette était assise auprès de DD sur l’un des toits-terrasses des bâtiments coloniaux, qui dominait le paysage. Tout à coup, des escouades d’une sous-espèce de constructeurs surgirent à flots de la cité, pour venir cerner le camp humain. Les colons regardèrent les insectes depuis les rues ou à l’abri derrière leurs fenêtres ; quelques-uns lancèrent des questions, mais aucun ne défia les intrus. Avec application, ceux-ci entreprirent de construire une enceinte autour de la ville, comme une cage. Certains, en particuliers les Vagabonds, tentèrent de forcer une sortie, mais les ouvriers klikiss les refoulèrent. Personne ne semblait savoir ce qui se passait. Orli sentit un poids peser sur sa poitrine. — Ils transforment notre ville en une sorte de grand parc zoologique. Et nous voici au beau milieu. Des larves sécrétrices posées sur des paillasses avaient été acheminées depuis la zone de construction. Les terrassiers qui creusaient la tranchée autour de la ville apportaient la terre jusqu’aux larves ; celles-ci digéraient cette matière première, afin de produire des tonnes de ciment organique. Les constructeurs enduisaient ensuite le mur qu’ils édifiaient au moyen de cette résine aussi dure que de l’acier. Les insectes accordèrent un droit de passage à Margaret, qui revenait vers la ville. Elle semblait très perturbée et repoussait sans vergogne les Klikiss qui se dressaient devant elle. Les constructeurs édifiaient des rampes externes menant à des ouvertures dans le mur. Margaret en franchit une pour rejoindre les colons. En lisant l’affolement sur le visage de la vieille femme, Orli et DD dégringolèrent du toit et coururent jusqu’à elle. Des colons l’assaillaient de questions, exigeant des réponses comme si c’était l’ambassadrice du spécex. Ses cheveux gris ébouriffés par la brise sèche, Margaret leva les mains pour réclamer le silence. — Le spécex a localisé une infestation de robots noirs sur une planète du nom de Wollamor. Il veut lancer une attaque massive par transportail, dans l’intention de les détruire. — Bien, déclara M. Steinman. Qu’il réduise ces foutues machines en bouts de ferraille. Orli frissonna. — Ce n’est pas moi qui les plaindrai, après ce qu’ils ont fait à Corribus. Deux des accouplants déambulaient parmi les guerriers et les ouvriers en jacassant, tandis que la muraille continuait à s’élever. Margaret dressa l’oreille, comme si elle comprenait ce dont les imposantes créatures discutaient. Mais elle ne traduisit pas. Davlin Lotze avisa le nouvel obstacle d’un air sinistre. — Mais en quoi cela explique-t-il l’enceinte ? Margaret baissa la tête. — Le spécex tient à ce que les colons humains restent en un seul endroit : ici. Ils vont vous y aider. — Nous aider à rester ici ? grogna Roberto Clarin. Par le Guide Lumineux, de quoi parlez-vous ? — Ce n’est pas évident ? dit M. Steinman. Ce n’est qu’un début, bon sang ! L’autre comper du camp, une Institutrice nommée UR, qui était venue avec les Vagabonds prisonniers, se tenait au côté des sept enfants dont elle s’occupait. Son programme consistait à les instruire et à les protéger. Le chambardement se poursuivit, mais les colons ne pouvaient résister aux Klikiss. Heureusement, grâce aux sages mises en garde de Davlin, les habitants avaient caché leurs provisions là où les insectes ne pourraient les trouver. Ces derniers temps, leurs rations étaient devenues misérables, mais Orli avait l’habitude. — Peut-être ce mur a-t-il pour but de nous protéger, suggéra DD. Il rappelle les fortifications autour d’une ville médiévale. — Et si les poules avaient des dents…, râla Crim Tylar. — Je ne connais aucune poule dotée de dents. D’un point de vue physiologique, cela n’a pas de sens. — C’était une blague, DD, lui dit Orli. Mètre après mètre, suivant un chemin parfaitement géométrique, les constructeurs érigeaient leur mur. — Il nous faudra seulement coopérer avec les Klikiss, et espérer, dit Ruis. Sa remarque parut naïve, même aux oreilles d’Orli. Les yeux rouges, M.?Steinman secoua sa tête hirsute d’un air las. — Je n’aime pas cela. Pas du tout. Il me vient en tête trop d’images de camps de concentration, de barbelés et de chambres à gaz. — Ça s’est passé il y a des siècles, dit Orli. Je l’ai vu en classe. — Il y a des choses que l’on ne devrait jamais oublier. Mais laisser ces événements se reproduire est pis qu’oublier. Et c’est ce vers quoi on se dirige tout droit. 20 Sirix Dès que Wollamor eut été purifiée de l’infection humaine, Sirix affecta les compers Soldats à la reconstruction. Les robots noirs n’avaient aucun besoin de garder les ruines de leurs créateurs disparus depuis longtemps, si ce n’était pour montrer à quel point leur victoire sur eux avait été écrasante. Sirix éprouvait de la fierté. L’antique transportail de Wollamor se dressait au milieu d’une avenue, telle une porte aveugle. Au côté de DP et QT, Sirix contemplait les carreaux de coordonnées : chacune d’elles représentait la possibilité d’une conquête ; d’un monde à revendiquer, et d’un autre, encore et encore… Les robots noirs auraient leur propre Essaimage. Ils se répandraient et deviendraient les maîtres, écrasant toute résistance. Les capteurs optiques de Sirix rougeoyaient comme ces pensées bouillonnaient dans son esprit cybernétique. QT fut le premier à s’apercevoir du changement. — Regardez, le transportail s’active. — Quelqu’un arrive, ajouta DP. Le monolithe se mit à bourdonner. Des parasites grésillèrent à sa surface, puis il s’ouvrit. Sirix recula en chancelant sur sa grappe de membres trapus, puis émit une salve d’alerte à ses congénères et aux compers Soldats. Cinq guerriers klikiss caparaçonnés surgirent du passage. Leurs membres antérieurs segmentés brandissaient des armes étranges. Sirix battit précipitamment en retraite, alors que les deux compers Amicaux scrutaient la scène, fascinés. — Ce sont des Klikiss ? demanda DP. Leur espèce n’est donc pas éteinte ? Les robots noirs se ruèrent hors des chantiers de la ville, et des compers Soldats descendirent par les rampes des vaisseaux des FTD. Lorsque les Klikiss aperçurent les robots, ils émirent un cri de guerre stridulant, puis s’élancèrent à l’attaque. Des dizaines, puis des centaines d’autres, déferlèrent par le transportail. Le premier guerrier bondit et heurta Sirix. Celui-ci contre-attaqua : ses membres articulés s’étendirent pour percer et trancher l’exosquelette du Klikiss. Issu de lointains souvenirs, l’écho de l’oppression – et même de la peur – résonna dans son esprit. Les robots noirs étaient bâtis en force, avec leurs trois mètres de hauteur et leur armure polie. Les Klikiss les avaient pourvus de talents guerriers presque égaux aux leurs. Sirix envoya un signal aux deux compers désorientés : « Protégez-moi. » Il se cabra, brisant net deux des membres de son adversaire, dont les moignons exsudèrent un fluide vert visqueux. DP et QT agrippèrent aussitôt le guerrier par ses autres membres et le déséquilibrèrent. L’une de ses pinces se disloqua. Sirix enfonça l’une des plaques tranchantes de son corps dans le thorax de son ennemi et sabra de biais. Dans une convulsion, la créature presque décapitée bascula, toujours accrochée à Sirix. Ce dernier parvint à se libérer. DP et QT le suivirent en hâte. Un brouhaha de questions et d’exclamations éclata sur ses canaux de communication mentale. La confusion, l’incrédulité et l’horreur retardaient leur réaction. Comment les Klikiss avaient-ils pu survivre à leur arrivée dans les profondeurs des planètes hydrogues lors de l’Essaimage, après le piratage des transportails ? Ce n’était pas possible. Si minutieux fussent-ils, ses plans n’avaient jamais inclus l’éventualité de leur retour. Le transportail continuait à dégorger des Klikiss : guerriers, terrassiers, constructeurs, ainsi qu’un accouplant zébré de noir et d’argent. S’agissait-il d’un nouvel Essaimage ? Les Klikiss survivants étaient-ils tombés sur Sirix et ses compagnons par accident, ou venaient-ils sur Wollamor dans une intention précise ? Aucun spécex n’avait pu oublier la traîtrise des robots. Les insectes guerriers affluaient dans un vacarme de cris et de jacassements. Robots et compers Soldats se bousculaient pour monter une ligne de défense. Deux insectes dotés de plaques rouge vif sur leurs élytres assaillirent un robot. Celui-ci répliqua avec fureur, mais les guerriers arrachèrent son enveloppe dorsale, qu’ils jetèrent à terre dans un fracas métallique, avant de lui extirper ses panneaux solaires en forme d’ailes. Si les robots résistaient à l’environnement d’une géante gazeuse, les Klikiss n’ignoraient rien de la manière de démanteler leurs créations. Le robot luttait toujours quand les insectes perforèrent son segment principal, puis arrachèrent ses processeurs et les écrasèrent. Ils finirent par déboîter sa tête anguleuse, qu’ils jetèrent au loin. Les Klikiss disposaient d’un armement sophistiqué. Mais le spécex qui les commandait semblait vouloir non seulement vaincre les robots, mais les écraser. Cela rappela à Sirix les anciennes batailles : la destruction et le massacre, motivés par le seul plaisir de les perpétrer. Un second accouplant arriva, accompagné d’un nouveau contingent. Sirix et ses compagnons décidèrent de former un barrage, le temps de couvrir leur retraite vers leurs vaisseaux. Ils pouvaient embarquer sur les navettes, les transports de troupes et les Mantas, puis filer de Wollamor. Mais ils avaient besoin de temps. Sirix disposait d’une dernière défense : les compers Soldats. À présent que les Klikiss étaient revenus pourchasser les siens, il n’hésiterait pas à sacrifier les robots terriens. La survie de leurs supérieurs en dépendait. Il les appela, et les compers militaires arrivèrent au pas de charge par rangées entières pour former un mur. Utilisant des outils comme armes de fortune, ils se ruèrent sur les Klikiss qui émergeaient du transportail. Par chance, ils n’avaient aucun instinct de conservation. Ils gagneraient le temps dont leurs maîtres avaient besoin. Les compers se précipitèrent à la rencontre des insectes qui affluaient. Ils combattaient à quatre contre un, et au début, ils les réduisirent en charpie. Mais les Klikiss répliquèrent, éventrant, dépeçant et arrachant la tête des robots d’un revers de leurs membres semblables à ceux des mantes religieuses. De nouvelles colonnes de compers sortirent des vaisseaux. Ceux-là portaient des armes à projectiles, dont la plupart avaient été arrachées des mains des cadavres de soldats humains. Alors qu’ils tiraient sur les Klikiss assoiffés de vengeance, Sirix, l’espace un instant, crut qu’ils pourraient les contenir. Puis une nouvelle vague d’assaillants se déversa du transportail. DP et QT s’égaillèrent, paniqués. « Suivez-moi ! » émit Sirix. Les compers Soldats s’efforcèrent de tenir leurs positions, tandis que les robots noirs se repliaient à l’abri trompeur des vaisseaux des FTD. Et les Klikiss en maraude continuaient à avancer. 21 Tasia Tamblyn Tasia n’était jamais allée sur Theroc, même si elle en avait beaucoup entendu parler. La planète forestière était aussi importante pour les Theroniens que Rendez-Vous l’avait été pour les Vagabonds. D’après ses oncles, elle abritait le gouvernement d’une confédération qui regroupait différents peuples. Toutefois, alors qu’ils arrivaient en orbite, Conrad Brindle reçut une réception plutôt froide : « Vaisseau des FTD, êtes-vous armé ? — Nous disposons d’une batterie défensive standard, comme tous les vaisseaux de ce modèle… et elle nous a bien servi, lors de la récente bataille contre les hydreux. — En fait, ajouta Tasia en se penchant par-dessus l’épaule du lieutenant, vos vaisseaux-arbres nous ont aidé à nous échapper de Qronha 3. Nous sommes venus rendre compte au roi Peter. Si l’on a bien saisi, c’est ici que se trouve le siège du gouvernement ? » Après un long silence, son correspondant répondit : « D’accord, autorisation d’atterrir. Mais vous êtes avertis que nous réagirons à tout acte hostile. » Lorsque leur vaisseau de transport se fut posé dans une clairière manifestement très utilisée, Tasia repéra quatre petits vaisseaux vagabonds, entourés de gens en tenue clanique. Elle dévala la rampe d’accès, un grand sourire aux lèvres, espérant reconnaître des visages après tout ce temps. — Vous autres Terreux avez un sacré culot de vous pointer, après tout ce que vous nous avez fait, dit l’un des Vagabonds après avoir toisé les trois arrivants. Tasia et Robb portaient des uniformes trop grands ou trop larges : les seuls vêtements que Conrad leur avait trouvés à bord de son vaisseau. La jeune femme se planta devant le marchand revêche et répliqua du tac au tac : — Et on dit que les Vagabonds ont oublié l’hospitalité la plus élémentaire… Je suis Tasia Tamblyn, du clan Tamblyn. J’ai combattu les hydreux pendant des années, avant d’être détenue dans les profondeurs d’une géante gazeuse. J’ai été libérée récemment, c’est pourquoi j’ai pris un peu de retard sur les événements. Le marchand ne savait comment répondre. — Tamblyn, vous dites ? bredouilla-t-il. De Plumas ? Vous êtes la petite-fille de Bram ? Ah, alors vous êtes venue rejoindre les rangs du roi Peter ? De nos jours, personne ne sait plus à quel saint se vouer. Robb fronça les sourcils. — Rejoindre le roi Peter ? Et quand aurions-nous changé de camp ? — Et qu’en est-il des FTD ? J’ai un rapport à faire au général Lanyan, intervint Conrad, à l’évidence troublé. J’ai aperçu un grand nombre de vaisseaux marchands au-dessus de votre nouvelle capitale, mais aucune défense. Les Vagabonds le regardèrent d’un air sceptique, et l’un d’eux émit un son grossier. Les visiteurs levèrent les yeux pour contempler l’arbre colossal dans les branches duquel était suspendu le récif de fongus. Des alvéoles avaient été percés dans les excroissances irrégulières pour créer une métropole aérienne, avec des centaines de salles et de balcons. Des monte-charge animés par des câbles couraient sur des rails installés par les Vagabonds. Enfin, un prêtre Vert à la carrure imposante arriva. Il se nommait Solimar et les guida à travers la ville végétale. Tasia rajusta son uniforme afin de se rendre aussi présentable que possible, puis balaya une feuille morte sur l’épaule de Robb. — Je ne vois pas d’uniformes dans les parages, fit remarquer Conrad, le front creusé de profondes rides. Nous ne pouvons pas être les seuls soldats des Forces Terriennes sur cette planète ! — C’est le cas pour le moment, dit Solimar tandis que leur plate-forme s’immobilisait. Peut-être d’autres viendront-ils. Ils pénétrèrent dans une grande salle décorée par des tapisseries et des toiles de filins multicolores. Le couple royal accueillit ses invités. Le roi et la reine arboraient des couronnes composées d’ailes et de carapaces de coléoptères, ainsi que des vêtements qui rappelaient ceux qu’ils portaient sur Terre. Conrad s’avança et salua, à la suite de Robb et de Tasia. En tant qu’officier le plus gradé, cette dernière parla en leur nom : — Majestés, nous nous présentons devant vous. Nous devons livrer notre rapport à un officier de commandement. Pouvons-nous parler au général Lanyan ou à son représentant ? Elle surprit le bref regard entre Peter et Estarra. — Je suis votre commandant en chef, répondit Peter. Vous pouvez me faire votre rapport. — Et nous vous en remercions, dit Estarra. Voudriez-vous renouveler votre serment de loyauté ? Sa question troubla Conrad. — Pourquoi le devrions-nous ? Quand ma loyauté a-t-elle été remise en question ? — Les circonstances ont changé, lieutenant. — Alors… où est le président Wenceslas ? demanda Robb. La voix de Peter se refroidit : — Basil Wenceslas ne fait plus partie du gouvernement légitime. — Il a monté un coup d’État, expliqua Estarra. Nous avons réussi à nous enfuir jusqu’ici. Aujourd’hui, la Confédération représente bien plus que la Hanse. Elle comprend l’ensemble de l’humanité. Personne ne parla pendant plusieurs secondes, tandis que les trois officiers des FTD assimilaient cette nouvelle inattendue. Puis Conrad demanda : — Mais, et la flotte terrienne ? et le général Lanyan ? — Ou bien les membres des Forces Terriennes de Défense ont été complices du coup d’État, ou bien ils n’ont pas su réagir lorsqu’ils ont été informés de cet acte illégal. — Rappelez-vous les paroles de votre serment, dit Estarra : votre loyauté va au roi. Au cours des heures qui suivirent, le visage de Conrad resta de marbre. Tasia avait l’impression que la planète avait basculé sur son axe… mais elle n’avait jamais considéré la Grosse Dinde comme un modèle de perfection. Peut-être ce changement s’avérerait-il salutaire. Après dîner, Tasia se délecta à discuter avec de nombreux Vagabonds. Pendant qu’ils échangeaient histoires et souvenirs, elle essaya de se convaincre que tout était redevenu normal. Robb la suivait volontiers partout où elle allait. En revanche, l’angoisse de son père ne cessait d’augmenter. On leur indiqua des quartiers temporaires. Tasia se languissait de pouvoir dormir dans un lit spacieux. Dès qu’ils eurent un moment d’intimité, Conrad annonça qu’ils devaient tous partir. — Il faut filer d’ici avant qu’ils saisissent mon vaisseau et nous placent en détention. — Merdre, de quoi parlez-vous ? — Mais pourquoi, papa ? Nous sommes auprès du roi. Nous avons fait ce que le devoir nous imposait. — Je ne suis pas satisfait de leurs explications. (Conrad jeta un coup d’œil furtif autour de lui, comme si on pouvait les surprendre.) Je veux entendre la version du général Lanyan. Je sais lire entre les lignes, comme tout un chacun. Et je parie que sur Terre, on raconte une tout autre histoire. — En quoi ces explications te choquent-elles ? demanda Robb, avec une confusion non feinte. — Il n’y a pas d’autres soldats des Forces Terriennes ici. Ce seul fait en dit long. Regarde un peu cette racaille : une bande de Theroniens, de colons indépendants et de Vagabonds ! Ça ne peut être la Hanse. — Oh, seulement une bande de Theroniens et de Vagabonds ? dit Tasia en s’empourprant. Comme mon frère Jess, qui nous a tous sauvés ? Comme les gens qui ont envoyé des vaisseaux-arbres verdanis combattre les hydreux ? Vous avez entendu mes oncles. Ceci est le nouveau gouvernement. Robb prit une longue inspiration et réfléchit un long moment. — Tu sais d’expérience que la réalité ne correspond pas à ce qu’en rapportent les communiqués de presse hanséatiques. Je ne pense pas qu’on ait eu droit à toute la vérité. — Et vous savez déjà ce qu’il en est des actes des FTD à l’encontre des Vagabonds, ajouta Tasia. Conrad s’entêtait cependant. — Les accusations de Peter sont grotesques. En ce qui me concerne, si le général Lanyan refuse de suivre les ordres royaux, c’est qu’il y a peut-être quelque chose de mauvais dans ces ordres. Peut-être que c’est Peter le rebelle, et que lui et une bande d’insurgés refusent de suivre les ordres de la Hanse. (Il les toisa d’un air sévère.) Vous êtes tous deux des officiers des Forces Terriennes de Défense. Vous connaissez le sens de la hiérarchie. Le retour sur Terre est la seule décision possible. — Merdre, jamais de la vie ! Je me suis engagée afin de combattre les hydreux. Au lieu de ça, je me suis retrouvée à persécuter mon peuple. (Elle extirpa un canif de sa ceinture, et entreprit de couper les insignes sur ses épaules.) Je fais partie des Vagabonds, un point c’est tout. Si cela me met du mauvais côté de la barrière qu’ont dressée les FTD, le temps est peut-être venu pour moi de démissionner. Conrad lui lança un regard noir. — Cela fait de vous un déserteur, commandant. — Je suis votre supérieur, lieutenant. Je devrais vous ordonner de vous rallier au roi. L’autre baissa les yeux sur elle. — En découpant vos insignes, vous venez de perdre le droit de m’ordonner quoi que ce soit, m’dame. — Vous êtes devenus dingues, tous les deux ? s’écria Robb d’une voix bouleversée. Qu’est-ce que vous faites ? Les efforts de Tasia pour contenir sa colère la faisaient trembler. — Je ne dois plus rien aux FTD, Robb. Je sais ce que les Terreux ont fait à Rendez-Vous, le siège de notre gouvernement. Si les Vagabonds disent que Theroc est l’endroit où je dois me trouver, et si le roi le dit également, alors je reste ici. Conrad secoua la tête avec tristesse, comme s’il faisait une croix sur elle. — Il est évident que je ne vous ferai pas changer d’avis, madame. Allons-y, Robb. Ta mère sera heureuse de te revoir. Robb semblait déchiré entre les deux. — J’ai été capturé par les hydreux il y a des années. En tout état de cause, je devrais être mort, mais les Vagabonds et les wentals, sans oublier les vaisseaux-arbres theroniens, m’ont secouru. (Il attrapa la main de Tasia, au grand embarras de cette dernière.) J’appartiens à Tasia davantage qu’à l’uniforme. Le visage de Conrad se brouilla. — Pas toi aussi ! Ta mère et moi te croyions disparu depuis longtemps, et nous venons à peine de te retrouver. Ne fais pas cela, je t’en prie. — Je dois faire ce qui est bien. Et toi aussi, papa. Pourquoi ne pas rester un moment, histoire de te renseigner avant de prendre une décision ? Nous enverrons un message à maman. Le visage de son père n’était plus qu’un masque d’angoisse. — Je vois que… tu n’es plus le même. Je prends le vaisseau et je retourne sur Terre. C’est ta dernière chance de changer d’avis. — Pourquoi le roi Peter vous laisserait-il partir comme ça ? demanda Tasia. — Je voudrais le voir essayer de m’arrêter. Et, les épaules voûtées sous le poids de la déception, il partit avec raideur vers son vaisseau. — Attends ! cria Robb, lâchant presque la main de Tasia. Elle le laissa prendre sa décision, mais pria afin qu’il opte pour la bonne. Lorsque Conrad refusa de se retourner, il recula et pressa les doigts de Tasia. — C’est comme si tu avais vu ton Guide Lumineux, dit-elle. — Quoi que cela veuille dire, acheva-t-il, envahi par la tristesse. Ensemble, ils regardèrent Conrad Brindle embarquer, puis allumer les propulseurs de son vaisseau. Il s’éleva au-dessus des arbremondes, avant de disparaître dans les cieux. 22 Kolker Sur une place de Mijistra, une fontaine exotique resplendissait à la lumière des soleils d’Ildira. L’appareillage générait, puis manipulait d’énormes bulles d’un liquide qui semblait être composé de l’essence même des miroirs. Elles ondoyaient sous l’effet de la tension de surface ; le reflet changeant des multiples soleils les faisait ressembler à des projecteurs sans cesse en mouvement. Réunis autour de la fontaine, sept lentils s’étaient retirés en eux-mêmes, comme pour se livrer à quelque étrange communion. Ils méditaient, l’air grave, le regard plongé dans le miroitement des bulles, comme si celui-ci pouvait leur révéler les secrets de l’univers. Aucun d’eux ne bougeait. Kolker les regardait à distance. Il essayait d’apprendre en les observant. Les bulles roulaient tandis que le plasma qui les composait s’élevait puis redescendait, peut-être pour signifier la nature changeante du savoir… Kolker mourait d’envie de connaître ce qu’ils savaient, ce qu’ils voyaient. La Source de Clarté, les rayons-âmes, le thisme. Il prit son courage à deux mains pour s’approcher, s’immobilisa derrière deux lentils avant de s’avancer. Ils s’écartèrent pour lui laisser le passage, mais sans l’inviter clairement à se joindre à eux. Sur leur visage où jouaient des reflets de lumière éthérée, leurs pupilles s’étaient réduites à la taille d’une pointe d’épingle. Incapable de se contenir plus longtemps, Kolker les interrompit : — S’il vous plaît, dites-moi ce qu’il y a là-dedans. Que vous révèle la fontaine ? Je dois savoir. Je dois savoir comment toucher, comment comprendre votre thisme. Les lentils le regardèrent comme s’il était attardé. — Les humains n’ont pas de thisme. Ils ne sont pas reliés par les rayons-âmes. Il serait vain de vous expliquer ce que vous ne vivrez jamais. Kolker scruta la fontaine-miroir, jusqu’à être aveuglé de taches colorées. Il fut obligé de se détourner. — Alors, nul ne doit essayer d’atteindre ce qui paraît impossible ? demanda-t-il, amer malgré lui. Lorsque vous avez affronté les hydrogues, votre Mage Imperator ne vous a-t-il pas demandé d’accomplir l’impossible ? Et n’avez-vous pas réussi ? L’assemblée le regarda, y compris les lentils situés de l’autre côté de la fontaine. Tous semblaient partager le même malaise à son endroit. Enfin, un Ildiran à la gauche de Kolker lui dit : — Le Mage Imperator ne nous a pas ordonné de vous instruire. Le prêtre Vert se retourna, les yeux toujours emplis de couleurs. Il se sentait perdu. L’abîme en lui était profond, et il n’avait rien trouvé d’assez solide pour le combler. Il ne savait même pas si le thisme suffirait. — Pourquoi voulez-vous faire cela ? lui demanda l’un des lentils. Ce n’est pas fait pour vous. Mais Kolker refusait de s’avouer vaincu. Il quitta la fontaine, grimpa les escaliers d’un building monolithique et s’assit en tailleur pour s’absorber dans la contemplation de son médaillon prismatique. Il le tourna d’un côté puis de l’autre, afin de faire jouer les reflets arc-en-ciel sur son visage. Concentré sur la lumière, il tenta d’agripper les brins intangibles du thisme, au moyen des mêmes techniques mentales dont il usait sans s’en rendre compte pour se connecter au télien. Il demeura immobile pendant des heures, à scruter son médaillon et à chercher. 23 Osira’h Le seul surgeon d’arbremonde d’Ildira se dressait vers le ciel, enraciné dans une masse difforme de bois calciné. Il arrivait à la taille d’Osira’h. Les feuilles étaient d’un vert pâle délicat, son mince tronc recouvert d’écorce dorée. Bien que la jeune fille ne soit pas une prêtresse Verte, le surgeon semblait l’appeler. Elle avait amené ses quatre frères et sœurs afin qu’ils exercent leurs pouvoirs mentaux comme ils l’avaient fait avec leurs professeurs mentalistes sur Dobro. Pour progresser. Tous les cinq regardaient intensément l’arbuste qu’ils entouraient. — Nous pouvons le faire, dit-elle. Nous avons le talent de notre mère et le thisme de nos pères. — On a déjà essayé, rétorqua Rod’h. Sa remarque n’était pas une plainte mais une simple constatation. Lui et Osira’h avaient presque le même âge, et il paraissait le plus intéressé par le lien avec la forêt-monde. — Nous allons réessayer. Et nous réessaierons demain, et après-demain. La préoccupation de Gale’nh, en revanche, reflétait son inclination pour la chose militaire : — Je ne comprends pas l’objectif. C’était la grande question. — Il est de découvrir notre potentiel. Nous possédons un don inédit, j’en suis certaine. L’Empire a œuvré sur de nombreuses générations dans le seul dessein de nous créer. Elle les balaya du regard, et ils se laissèrent gagner par son enthousiasme. Tamo’l et Muree’n étaient trop jeunes pour comprendre ce qu’elle essayait de faire, mais ils se joignirent gaiement à ce qu’ils pensaient être un jeu. Jouer était une expérience nouvelle pour eux. Ensemble, ils tendirent la main vers le tronc. Osira’h caressa les feuilles pâles. — Attention à ne pas le blesser, les avertit-elle lorsqu’elle vit Muree’n serrer trop fort. Même sans télien, leur sensibilité au thisme permit aux hybrides de s’unir. Rod’h fondit son esprit dans celui d’Osira’h, d’une façon qui ressemblait à celle qui avait permis à sa sœur aînée de contacter les hydrogues. Leur thisme – mais peut-être le télien y jouait-il un rôle ? – formait un réseau restreint bien plus puissant que celui que les Ildirans partageaient. Osira’h dirigea leurs pensées à l’intérieur du surgeon, comme Nira, sa mère, le lui avait appris ; d’abord dans les feuilles, l’écorce, le duramen, puis les racines. Le flot de souvenirs et de pensées qu’elle avait reçu de Nira, lorsque naguère elle lui avait ouvert son esprit, lui avait permis de canaliser la vengeance de la forêt-monde sur les hydrogues sans méfiance, via le surgeon, sa mère et son propre esprit… Même s’ils étaient ennemis, verdanis et hydrogues avaient une base commune, car tous deux se fondaient sur un élément. Les arbremondes pouvaient également entrer en synergie avec les wentals, ainsi qu’ils l’avaient prouvé en formant les gigantesques vaisseaux-arbres. Nul doute que les faeros fonctionnaient de la même manière. Mentalistes et lentils racontaient que l’univers était relié d’une manière que personne, pas même le Mage Imperator, ne pouvait appréhender. Osira’h pensait que, grâce à leurs liens particuliers au thisme ildiran et à leur mère, elle et ses frères et sœurs détenaient une clé. Non, elle le savait. Les yeux fermés, elle remonta la piste mentale de l’arbremonde jusqu’à ses racines neuronales… et au-delà. Les autres enfants la suivirent. Elle s’attendait à une connexion brutale mais n’entendit que des murmures, des pensées lointaines et des voix spectrales : un vaste public, qui ignorait qu’on l’écoutait. — Nous sommes proches ! — Je peux le sentir, dit Tamo’l. — Continuez à vous concentrer, ajouta Gale’nh. Ces éclats suffirent à déranger Osira’h. Elle oscilla sur ses pieds nus. Ils venaient d’avoir un aperçu fascinant de leur pouvoir. Elle avait l’impression que tous les cinq allaient bientôt trouver quelque chose de capital, quelque chose qu’aucun prêtre Vert ni aucun Ildiran ne pouvait comprendre, et cette idée la fit frissonner. Elle aiderait ses frères et sœurs à atteindre l’apogée de ce que leur permettait leur naissance exceptionnelle. — Cette fois, nous avons presque réussi. Rod’h cilla. — Je vois ce que tu as en tête. Épuisés mais excités, ils renoncèrent pour la journée. Tamo’l et Muree’n, impatients de passer à d’autres amusements, se levèrent, puis traversèrent le toit jusqu’au bord. Du haut de l’à-pic, ils contemplèrent Mijistra. Le regard de Gale’nh se porta alternativement sur Osira’h et sur son frère, en quête d’explications. Osira’h frictionna ses tempes lancinantes. Mais même la souffrance ne parvenait pas à diminuer son euphorie. — Demain, nous nous rapprocherons. 24 Anton Colicos Anton aurait voulu ne jamais revenir sur Maratha, dans cet endroit qui ne représentait que cauchemars et souvenirs terrifiants. Mais il ne pouvait certes pas laisser Vao’sh aller témoigner seul de la défaite des robots klikiss pour La Saga des Sept Soleils. Debout dans le centre de commandement du croiseur lourd, il se sentait moite de sueur. — Êtes-vous sûr de vouloir le faire ? Au cours du voyage, le vieux remémorant s’était montré silencieux, ce qui ne lui ressemblait pas. — Je ne veux pas, mais je le dois. (Ses yeux expressifs cillèrent.) Rappelez-vous vos épopées. Un héros qui a traversé une terrible épreuve doit affronter ses peurs et son passé, afin de parvenir à la rédemption. — C’est vrai dans les histoires, Vao’sh. Mais je n’ai jamais voulu être un héros d’épopée. Le vieil homme sourit. — Et cependant, vous l’êtes. Yazra’h lui tapa dans le dos, assez fort pour l’obliger à agripper la rampe. — Bientôt, nous les détruirons tous, remémorant Anton ! Je vous montrerai comment des guerriers ildirans s’occupent de ces machines démoniaques. — J’aurais aimé que vous soyez là, la première fois. — Moi aussi. La chevelure cuivrée de Yazra’h ondoyait tel un être vivant autour de sa tête, à la manière d’une aura. Elle contempla l’ancienne planète de villégiature comme ils arrivaient en orbite. — Cela aurait été glorieux. Elle avait laissé ses chatisix sur Ildira. Elle aimait chasser avec eux, sillonner les champs d’entraînement, et même les prendre à bras-le-corps pour lutter avec eux. Mais ils ne seraient guère utiles contre les robots géants. Anton était certain qu’elle craignait davantage pour la sécurité de ses animaux que pour la sienne. Adar Zan’nh donna ses ordres aux capitaines de croiseur : « On ne sait pas de quelles armes ni de quelles défenses disposent les robots. Reprendre Maratha pourrait se révéler difficile, aussi devons- nous nous préparer à une rude bataille. » — Nous avons hâte, dit Yazra’h. Sans leurs protecteurs hydrogues, ils ne pourront nous résister. — Eh bien, marmonna Anton, ils nous ont déjà pris au dépourvu. Les lèvres de Yazra’h s’incurvèrent en un sourire. — Vous avez peur. Ne craignez rien, j’ai promis de vous protéger. — Je… Je vous crois. Hélas, la promesse de l’Ildirane ne fit pas disparaître la boule au creux de son estomac. Les croiseurs utilisèrent leurs scanners, à la recherche de transmissions provenant de Maratha Prime et Maratha Seconda. — Les deux villes ont l’air désertes. — Comme nous l’avions prévu, dit Vao’sh. Ses lobes faciaux étaient devenus d’une pâleur mortelle. Anton lui donna une tape rassurante sur l’épaule. — Toutefois, nous avons détecté des échanges électroniques ainsi que des signatures thermiques près de Seconda. — Là où les robots creusaient des galeries et édifiaient leurs structures, releva Anton. Le septar du deuxième croiseur transmit : « Je déploie des vedettes furtives pour collecter des images. Nous allons d’abord étudier Maratha Prime. — Assurez-vous de ne pas être observés. » Tel un banc de poissons argentés, des vaisseaux éclaireurs jaillirent du ventre du croiseur, puis filèrent dans la nuit vers Maratha Prime. Assis dans leur cockpit éclairé, les pilotes ildirans volaient vers ce qui avait été jadis une fabuleuse cité de villégiature. Les vedettes illuminèrent de leurs projecteurs les dômes et les installations périphériques. La dépouille urbaine évoquait les ossements de métal et de verre de quelque créature marine échouée. « La ville a été détruite », émit l’un des pilotes. Anton secoua la tête. — Pas détruite : démantelée. Prime n’avait en effet souffert d’aucune violence. Au lieu de cela, les robots avaient dépecé les édifices et les murs et enlevé le matériel. — Pour quelle raison ont-ils récupéré tout cela ? demanda Yazra’h. — On le découvrira lorsque nos vedettes espions auront atteint la ruche de Seconda, répondit Zan’nh. Les éclaireurs traversèrent rapidement le continent. Ils rasaient le paysage afin d’éviter d’éventuels détecteurs mis en place par les robots. Le temps qu’ils aient atteint la face éclairée de la planète, leurs scanners invisibles avaient découvert l’étrange et vaste complexe créé par les robots, puis transmis les images à la flotte de croiseurs en approche. Cependant, les robots ne tarderaient pas à les détecter. La ville presque achevée avait elle aussi été démantelée, ses éléments avaient été cannibalisés par l’immense métropole… ou base extraterrestre. Le paysage rocailleux était criblé de tunnels et de puits. Les tours de poutrelles recourbées rappelaient bizarrement les ruines klikiss que les parents d’Anton avaient étudiées si longtemps. — Ils construisent des vaisseaux, s’exclama Vao’sh. — Beaucoup, oui. Sur le plateau autour de Seconda, des navires spatiaux étaient assemblés à partir d’éléments d’armature et de coque fraîchement forgés. Des centaines de robots noirs grouillaient aux alentours, telle une infestation de cafards. Dans les ombres croissantes de l’interminable crépuscule pétillaient les étincelles des chalumeaux et autres outils de montage. — Il s’agit de bâtiments de guerre lourdement armés, dit Zan’nh. Les robots ont l’intention d’attaquer, ou du moins de se défendre contre un ennemi puissant. Que craignent-ils donc ? Yazra’h n’en avait cure. — Nous ne leur donnerons pas l’occasion d’achever leur ouvrage, affirma-t-elle. Leur surveillance terminée, les vedettes de reconnaissance regagnèrent les croiseurs. Soudain, les robots semblèrent pris d’affolement. — Nous sommes repérés, indiqua Zan’nh. — Il est temps d’engager le combat. Je rassemble nos soldats et les prépare pour un assaut au sol. (La guerrière se retourna, un sourire aux lèvres.) Les remémorants Anton et Vao’sh doivent chroniquer les grandes batailles qui s’annoncent. Voulez-vous vous joindre à nous ? — Oui, répondit Vao’sh d’un ton terrifié. Anton déglutit péniblement. Satisfaite, elle se dirigea vers la porte, mais l’adar secoua la tête. — Reste ici, Yazra’h. Notre objectif premier est de vaincre les robots et de détruire la base qu’ils peuvent avoir construite ici. Les vedettes nous ont fourni suffisamment de données pour bâtir un plan d’attaque. Vous interviendrez dans la deuxième phase. Je ne risquerai pas des vies pour rien. Le soulagement submergea Anton, mais il savait que son répit serait bref. Sans prêter attention à la déception qui se lisait sur les traits de Yazra’h, l’adar donna ses ordres : « À tous les croiseurs, descendez et grillez-moi ces robots avant qu’ils mettent en place leurs défenses. Lâchez les cotres et les vedettes pour les frappes chirurgicales. Croiseurs, préparez-vous à un assaut de grande envergure. » Les sept croiseurs lourds fendirent l’atmosphère de Maratha et plongèrent sur l’essaim d’acier. Une nuée de vaisseaux plus petits menait la charge. Anton examinait les images des éclaireurs. Il fronça les sourcils lorsqu’il s’aperçut que quelque chose changeait. Des opercules venaient de s’écarter au sommet de tubes pointés vers le ciel. — Eh, qu’est-ce que c’est que ces cylindres à demi enterrés ? On dirait des rangées de bonbonnes, ou… (avant qu’il ait pu achever, la gueule des tubes cracha des décharges d’énergie bleutée)… des canons ! Le tir de barrage vaporisa trois vedettes. Les pilotes des autres vaisseaux assaillants rompirent la formation pour s’égailler hors de portée. Les canons des robots tirèrent de nouveau, et un tir toucha l’aile droite d’une vedette, l’envoyant tomber en vrille. Les énormes vaisseaux de la Marine Solaire continuaient à fondre sur la base des robots. Les forces d’appoint ouvrirent le feu, frappant toutes les cibles à leur portée. Sur la passerelle, Zan’nh arborait un visage grave. Yazra’h, quant à elle, souriait. « Sitôt à portée, commencez le bombardement. Croiseurs, déployez l’armement approprié. Détruisez ces canons, puis le complexe entier. » Tandis que les vedettes s’esquivaient, les robots préparaient méthodiquement leurs défenses. Un nouveau barrage énergétique obligea les croiseurs à prendre du champ. La Marine Solaire projeta des milliers d’obus explosifs, suivis de rayons énergétiques qui défoncèrent le terrain autour de la ruche des robots. L’une des bombes frappa un vaisseau de guerre en cours de construction. Anton protégea ses yeux, tandis que l’onde de choc transformait l’appareil en un cratère rougeoyant. Un déluge d’étincelles vola en tous sens, comme si l’on éparpillait les charbons ardents d’un feu de camp. Les fréquences radio résonnaient de crépitements frénétiques. Anton se demanda de quoi parlaient les robots, puis décida qu’il préférait ne pas le savoir. Alors qu’une vague de bombes frappait un deuxième vaisseau au sol, les canons énergétiques endommagèrent un croiseur à la traîne. La Marine Solaire pilonna sans pitié les tunnels de la ruche, les puits, et la ville reconstruite. — Très bientôt, les robots ne seront pas seulement vaincus, mais anéantis, dit Zan’nh. Vao’sh marmonna des paroles en silence, comme s’il répétait l’histoire qu’il raconterait à ses pairs. En dessous, les robots tâchaient de se mettre à l’abri. Yazra’h regardait l’attaque en serrant et desserrant les mains. Manifestement, elle espérait que l’adar lui laisserait quelques robots, afin qu’elle s’en occupe personnellement. 25 Jora’h le Mage Imperator Une fois Yazra’h et Zan’nh partis reprendre Maratha, Jora’h se concentra sur la multitude de tâches qu’impliquait le rétablissement de son empire. Son état-major avait préparé des cartes et dressé un état des lieux : le préliminaire à la reconquête de tout ce qui avait été perdu récemment. Hyrillka, le cœur de la rébellion de Rusa’h, avait été évacuée lorsque les faeros et les hydrogues avaient combattu dans le soleil principal du système. Peut-être Hyrillka était-elle redevenue habitable. Le Mage Imperator dépêcha une équipe scientifique étudier l’ensoleillement et le climat planétaires. Les résultats indiqueraient s’il y avait toujours lieu de s’inquiéter. Puis il convoqua O’nh, le tal qui s’était chargé de l’évacuation d’Hyrillka, ainsi que l’Attitré Ridek’h, le garçon qui dirigeait la scission. Jora’h les envoya inspecter les mondes de l’Agglomérat d’Horizon touchés par la rébellion. Une autre étape essentielle à la réunification des Ildirans. Tant de fragments de l’Empire se trouvaient aujourd’hui éparpillés aux quatre vents… et seul lui, Jora’h, pouvait les rassembler. Aussi, quelle joie éprouvait-il à l’idée qu’aujourd’hui son fils Daro’h revenait de Dobro ! À présent, les hydrogues vaincus et la guerre civile terminée, l’Empire ildiran avait de nouveau besoin d’un Premier Attitré. Le Mage Imperator voulait voir Daro’h sitôt que son vaisseau de transport aurait atterri. Une corniche arrondie saillait de l’aile du palais dévolue au nouveau Premier Attitré. Elle faisait office de balcon et de terrain d’atterrissage, et était assez vaste pour accueillir soixante-dix personnes. Hélas, Nira avait décidé de ne pas venir : elle gardait un souvenir par trop cuisant de Dobro, et même si Daro’h n’avait jamais brigué le poste d’Attitré de la planète concentrationnaire, le jeune homme la représentait toujours à ses yeux. Quelques serviteurs se hâtèrent d’accrocher des bannières miroitantes à des tringles au moyen de cordons galonnés ; d’autres disposèrent des plats sur une telle profusion de tables que Jora’h se demanda si le pilote trouverait la place d’atterrir. Des remémorants immobiles écoutaient et regardaient, afin de pouvoir relater chaque instant de l’arrivée de Daro’h. Des fonctionnaires choisissaient quelles personnes se tiendraient sur la corniche d’atterrissage, et lesquelles seraient reléguées sur les balcons voisins. Des gardes se tenaient au garde-à-vous, leur katana de cristal pointé vers le ciel. Des femmes revêtues de tenues réfléchissantes adoptaient des poses destinées à attirer l’attention. Leur crâne épilé et huilé était peint de motifs multicolores. La plupart étaient déjà inscrites sur la liste de reproduction. Dès que le cotre de cérémonie apparut, elles agitèrent la main avec enthousiasme. La fonction de Premier Attitré impliquait d’avoir de nombreux enfants issus des multiples kiths, et de pourvoir l’Empire d’une nouvelle génération d’Attitrés expectants de noble extraction. La vie de Daro’h allait prendre un tournant radical. En vertu de son rang de naissance et de son éducation, le jeune Ildiran n’avait jamais imaginé qu’il deviendrait plus que l’Attitré de Dobro. La mort de Thor’h avait tout changé. Cette fois, le Mage Imperator ne laisserait pas son fils mener une vie d’oisiveté. Les Premiers Attitrés avaient tendance à s’adonner aux plaisirs induits par leur fonction. Mais Jora’h avait lourdement payé l’erreur d’avoir trop gâté Thor’h. C’est pourquoi il avait décidé de mettre Daro’h à rude épreuve dès son arrivée. Des serviteurs avaient lustré les carreaux transparents du balcon à la perfection, de sorte qu’ils donnèrent l’illusion que le cotre atterrissait en plein air. Des sceaux et autres motifs colorés embellissaient le vaisseau. Dans un dernier jet de propulseurs, le cotre s’immobilisa. Jora’h s’avança vers l’écoutille qui s’entrebâillait. À l’instant où Daro’h en émergea, il ressentit un choc au creux de la poitrine, tandis que la douleur larvée qu’il avait ressentie dans le thisme s’intensifiait soudain. La brillance des six soleils fit broncher son fils. Son visage était rouge et couvert de cloques, ses mains étaient à vif, comme si elles avaient été ébouillantées. — Daro’h ! Que s’est-il passé ? Celui-ci s’avança en titubant. Puis ses mots jaillirent : — Père ! Seigneur, le feu arrive. Les faeros… Udru’h est mort ! — L’Attitré Udru’h est mort ? Mais comment ? Je n’ai rien perçu ! Comment était-il possible qu’il n’ait pas ressenti la mort de son frère ? — Avant qu’il meure, les faeros l’ont isolé du thisme, répondit le jeune Ildiran. Puis… ils l’ont consumé. C’était Rusa’h. Il est en vie – et en feu. Jora’h parla d’une voix sèche, destinée à refouler la panique qui envahissait Daro’h : — Explique-toi, Premier Attitré. Les fonctionnaires, les gardes et les favorites regardèrent le Mage Imperator, en quête de réponses et d’apaisement. Daro’h inspira un grand coup, et un élancement de douleur traversa ses traits ravagés. Il raconta comment les bolides de feu des faeros avaient surgi au-dessus de la petite colonie de Dobro. — Rusa’h est avec eux. Il a dit qu’il en brûlerait davantage… qu’il vous brûlerait, vous, si vous tentiez de l’arrêter. — Pourquoi t’a-t-il épargné ? — Parce que je suis votre fils. Ma connexion au thisme est forte, mais je crois qu’il aurait pu la rompre, l’enflammer s’il l’avait voulu. Il désirait que je vous avertisse… que vous ayez peur. Jora’h ne comprenait que trop. Avec la Marine Solaire décimée et le peuple ildiran affaibli, quelles chances l’Empire avait-il de résister aux entités ignées aussi puissantes que les hydrogues ? Et cependant, il n’avait pas capitulé face à ces derniers, et avait bel et bien survécu. — Daro’h, j’ai besoin de ta force. J’ai besoin de mon Premier Attitré. Via le thisme, il sentit son fils chercher de la détermination tout au fond de lui. À présent qu’il avait rejoint les siens, il trouvait le courage qui n’avait pas été consumé par la terreur. — Comment pouvons-nous l’arrêter ? demanda-t-il enfin. — En étant des Ildirans. Unie, notre espèce est plus forte que n’importe quelle menace extérieure. (Il tapa sur l’avant-bras de Daro’h.) Toi et moi allons renforcer le thisme ainsi qu’un Mage Imperator et son Premier Attitré doivent le faire. Sait-on où Rusa’h compte se rendre ? — Il a dit qu’il forgerait des liens partout où cela lui serait nécessaire. 26 Rusa’h l’Incarné des faeros La bataille qui s’était soldée par la défaite des faeros avait causé la mort du soleil de Crenna. Même si d’innombrables hydrogues avaient péri, les entités ignées avaient été battues, soufflées par le choc terrible qui avait éteint l’étoile. Cela s’était produit avant que Rusa’h les rejoigne. Il était devenu un avatar des créatures élémentales tout en conservant les souvenirs, les émotions et les idées de son existence passée. L’Ildiran leur avait montré une nouvelle voie vers la lumière. En se jetant par myriades sur les hydrogues, les faeros les avaient engloutis dans les flammes. Ce sacrifice les avait décimés. Mais peut-être pouvait-il encore les aider, tout en parvenant à ses propres buts. À travers le rideau de feu de son bolide, Rusa’h observa le cadavre du soleil de Crenna. La fournaise nucléaire de son noyau avait été étouffée, tarissant l’énergie qui avait permis aux couches extérieures de l’étoile de lutter contre la gravité. Les planètes naguère habitables du système étaient aujourd’hui noires et froides sous leur atmosphère gelée. La chaleur couvait toujours au sein des couches gazeuses comprimées, mais ce n’était pas suffisant. À cette distance, ses alliés auraient dû pouvoir musarder dans le bouillonnement d’énergie de la couronne, au milieu des éruptions solaires. Telles des flammes évanescentes, les faeros incarnaient le chaos et l’entropie, dévorant par le feu les structures trop rigides. Ils agissaient selon leur bon vouloir… Mais ni ici, ni maintenant. Ils étaient au bord de l’extinction. Le chaos lui-même était déséquilibré, même si ce concept semblait un non-sens. Bien que son corps soit constitué de plasma et de lave en lieu et place de chair et d’os, Rusa’h se sentit envahi par le souvenir du froid. Il fit décrire à son bolide une dernière révolution autour de l’étoile noire, tout en imaginant l’agonie des faeros qui avaient péri ici. Naguère, il avait tenté de guider ses congénères sur une nouvelle voie, mais avait été contraint de fuir à l’intérieur du soleil. L’enfer l’avait englouti, mais au lieu de se consumer, son corps avait changé. À présent, il savait comment influencer les faeros afin de faire tomber le Mage Imperator corrompu… et de sauver son peuple. Désormais lié aux entités ignées, Rusa’h espérait utiliser sa connaissance de sa propre espèce pour assurer la renaissance des faeros. Parfois, même eux ne le comprenaient pas, mais ils savaient qu’il brûlait du désir de se venger, de dominer. Satisfaisant un besoin personnel, Rusa’h avait incinéré Udru’h, l’Attitré de Dobro qui l’avait trahi. Ce faisant, il avait remonté le fil de son rayon-âme et drainé sa force vitale. Et lorsque celle-ci était venue grossir celle des créatures ignées déclinantes, la révélation qu’il existait un lien entre les flâmes faeroes et le thisme ildiran avait stupéfié Rusa’h : comment ne l’avait-il pas vu plus tôt ? Tout comme les prêtres Verts avaient disséminé les arbremondes, il pouvait pourvoir ses alliés en énergie. Il brûlerait les âmes des Ildirans l’une après l’autre, comblant l’appétit insatiable des créatures ignées. Sa croisade de résurrection des faeros avait commencé ; elle lui permettrait en même temps de mener son peuple égaré au cœur de la Source de Clarté. On lui opposerait une vive résistance, bien sûr. Mais sa cause était juste, et peu importaient les souffrances qu’elle provoquerait. Certains de ses congénères devraient faire un important sacrifice. Rusa’h décida de se rendre tout d’abord sur les mondes où il avait eu l’occasion d’établir son nouveau thisme. Ces connexions lui ouvriraient un passage aisé, pendant qu’il reconstituerait ses forces. Des populations entières étaient à sa merci. Il quitta le soleil mort de Crenna pour l’Agglomérat d’Horizon, où l’attendaient des âmes par myriades… des âmes mûres, attendant d’être cueillies. Au temps de la rébellion, Dzelluria avait été la première conquête de Rusa’h après qu’il avait soumis à sa loi le peuple d’Hyrillka. Il s’était autoproclamé Imperator et avait mené ses disciples jusqu’à Dzelluria. Ils avaient été accueillis sans méfiance. Rusa’h avait tué le vieil Attitré en obligeant Czir’h, son Attitré expectant, à regarder. Puis il avait contraint ce dernier à se plier au nouveau thisme. Toutefois, après l’échec de la révolte, le jeune Attitré avait rampé devant le Mage Imperator pour obtenir son pardon, et les Dzelluriens s’étaient lancés à corps perdu dans la reconstruction de leurs villes et de leur existence. Aujourd’hui, flanqué de bolides ellipsoïdes, Rusa’h retournait sur la planète… leur apporter le feu. Comme ses bolides roulaient dans le ciel, il vit que tout le monde était à l’œuvre. Des équipes juchées sur d’immenses échafaudages érigeaient bâtisses, fontaines et statues, dans la ferme volonté d’effacer les cicatrices laissées par le précédent pouvoir. Quelques mois seulement s’étaient écoulés, mais la capitale fleurissait déjà de tours et de résidences plus glorieuses que jamais. Chacun se croyait en sécurité au sein du thisme du Mage Imperator. Ils devaient tous brûler. Avec ses sens optimisés, Rusa’h regarda en contrebas et aperçut le jeune Attitré sur un balcon en compagnie d’un lentil. Ils scrutaient le ciel, comme s’ils se demandaient pourquoi le soleil brillait soudain si fort. Mais c’était un autre soleil – plusieurs, en fait – qui descendait tel un météore cuirassé de flammes. Czir’h regarda les ellipsoïdes foncer dans sa direction. Rusa’h trouva sans peine le rayon-âme convalescent qui conduisait à l’esprit du jeune Attitré. Il le trancha, séparant Czir’h du reste de ses congénères. Il fallut encore moins de temps pour isoler le lentil. Aiguillonné par la faim des faeros, Rusa’h ne les voyait plus comme des individus mais comme de simples étincelles. Dans une brusque décharge d’énergie qui se répandit à travers le thisme telle une éruption de lave, Rusa’h libéra le feu purificateur. Czir’h et son lentil s’effondrèrent comme le souffle élémental consumait leur flâme et rendait les faeros plus forts. Tout sourires, Rusa’h étendit son feu sur l’ensemble des Dzelluriens. 27 Cesca Peroni Après que les wentals se furent répandus dans de nombreuses géantes gazeuses et eurent refoulé leurs ennemis les hydrogues, Jess et Cesca revinrent sur la planète aquatique Charybde. Enfin ensemble, ils avaient hâte de se retrouver loin du reste de l’univers. Juste tous les deux. Leur bulle argentée descendit dans les nuages gorgés d’une eau vivante. L’énergie wentale se libéra sous la forme d’éclairs, dont les motifs rappelaient ceux de la baguette d’un chef d’orchestre. Sitôt que leur sphère eut touché les vagues plombées, sa tension de surface disparut, et elle se fondit dans la masse des wentals. Libérés, Jess et Cesca nagèrent, emplis de bonheur, dans l’océan extraterrestre. Des voix évanescentes les traversaient, pensées issues de l’esprit omniprésent des wentals. Rien de ce que Cesca avait vécu dans sa vie passée ne l’avait préparée à cela. — Les hydrogues n’ont pas été détruits, mais pour eux, c’est fini. Nous les maintiendrons sous contrôle. L’eau était tiède sur le visage de Cesca. — Je ne comprends toujours pas l’origine de ce conflit. A-t-il été résolu ? Ni elle ni son compagnon n’entendirent la réponse qui leur parvint dans un bouillonnement : — Nos quatre essences – les wentals, les verdanis, les faeros et les hydrogues – luttent pour décider du sort du cosmos. Nous distordons le temps, l’espace et les autres lois de la physique pour influencer son futur. Nous déciderons si l’univers s’étendra à jamais, se refroidira et mourra… ou s’il se contractera un jour et s’effondrera sur lui-même. » L’univers sera-t-il un lieu de vie, d’organisation et de croissance – ou d’énergie brute, de chaos et d’entropie ? Cette bataille primordiale se joue des noyaux atomiques jusqu’aux superamas de galaxies. La vie lutte au côté de la vie, le chaos au côté du chaos. — Alors, si l’on détruit les créatures du chaos – les faeros et les hydrogues –, on gagnera ? demanda Jess. — Le chaos peut seulement être contrôlé, alors que la vie peut être détruite. Le rapport est inégal. — Mais la vie peut se perpétuer, fit remarquer Cesca. — C’est ce qui vous sauve. La plupart des hydrogues sont coincés à l’intérieur de leurs géantes gazeuses. Si l’on peut faire de même avec les faeros, l’équilibre sera rétabli. L’univers recouvrera son harmonie. Jess et Cesca se faisaient à leur nouvelle existence… Une existence étrange, différente de tout ce qu’ils auraient pu imaginer. Quand, pour sauver sa vie, elle avait subi cette métamorphose complète, elle savait qu’elle abandonnait tout espoir de vivre normalement parmi les autres humains. Mais elle ne le regrettait pas, puisque ce sacrifice lui permettait d’être avec Jess. Pourtant, les Vagabonds lui manquaient. Plus tard – ici, l’écoulement du temps restait imprécis –, Jess et Cesca se tenaient sur un rocher noir et glissant, battu par les vagues qui dansaient un joyeux ballet. En partageant leurs souvenirs et leurs émotions avec les entités élémentales, tous deux leur avaient appris ce qu’ils avaient l’intention de faire… la voie que leur Guide Lumineux leur avait montrée. — Je n’imaginais pas vraiment la cérémonie de mariage comme ça, dit Jess d’une voix douce. Pas de réunion des chefs de clan, pas de vêtements chic, pas de représentant légal ou religieux… Tu n’es pas déçue ? Cesca le regarda dans les yeux, le cœur près de déborder : — Comment pourrais-je l’être ? Elle aurait aimé communier en ce jour avec l’Oratrice Okiah. Celle-ci avait voulu présider la cérémonie de mariage de Cesca, mais avec quelqu’un d’autre : Ross, le frère de Jess. Lui et le fiancé suivant, Reynald de Theroc, avaient été assassinés par les hydrogues. Même alors, Jess et Cesca n’avaient pas osé proclamer leur amour auprès de leur famille. Et lorsque les wentals avaient métamorphosé Jess pour le sauver, il était trop tard. Cesca lui adressa un sourire incertain. — Il fut un temps où je croyais que nos Guides Lumineux ne nous rapprocheraient jamais l’un de l’autre. — Cette fois, rien ne se mettra entre nous. Les mots furent inutiles pour qu’ils se comprennent : les wentals seraient leurs témoins, et aucun « représentant » humain ne possédait plus de légitimité qu’eux-mêmes pour les lier l’un à l’autre. Des nuages roulaient au-dessus de leurs têtes : des nuages non pas gonflés d’orage, mais d’énergie. Leurs bancs vaporeux semblaient défier la gravité de Charybde en s’élevant tels des voiles de mariée. Des rayons de soleil dorés perçaient ces nues pour créer d’éclatants arcs-en-ciel. Cesca sut que les wentals avaient monté cette exquise mise en scène à leur intention. Ils se firent face, se touchant de leurs mains grandes ouvertes. L’eau wentale luisait sur leur peau, les revêtant d’une étincelante splendeur. La jeune femme prononça les paroles traditionnelles qu’elle avait apprises jadis : — Je suis ta promise, Jess Tamblyn. Je te suis destinée. Je t’offre mon cœur et mes espérances. Jess gardait les yeux rivés sur elle. — Je suis ton promis, Cesca Peroni. Je te suis destiné. Je t’offre mon cœur et mes espérances. Malgré les changements qui affectent l’univers autour de nous, nous serons toujours ensemble, en âme et en esprit. — Oui, en âme et en esprit. Le Guide Lumineux nous montrera la voie. De l’océan s’élevèrent des colonnes d’eau environnées de brume : une vaste assemblée de wentals. L’air bourdonnait d’électricité statique, une odeur d’ozone chatouillait leurs narines. Les nuages crevèrent en une pluie rafraîchissante. Et les gouttelettes qui se déversaient ne symbolisaient pas des larmes, mais des bénédictions pour tous les wentals que Jess et ses porteurs d’eau avaient contribué à répandre. 28 Le roi Peter — Notre principal souci concerne nos moyens de défense, en particulier vis-à-vis du président Wenceslas, dit Peter aux conseillers qui s’entretenaient avec lui. Ces débats au pied levé étaient devenus la norme ; le roi tâchait d’y inclure tous les experts qu’il pouvait trouver. Des marchands apportaient des marchandises, ainsi que leur soutien et leurs propositions ; ils amenaient en outre des représentants de la Confédération depuis les colonies ou les clans. — Maintenant que les vaisseaux-arbres sont partis, rappela Estarra, Theroc ne possède même plus un semblant de marine spatiale, et les Vagabonds n’ont pas de bâtiments de guerre. — Si le général Lanyan savait à quel point nous sommes vulnérables, nous serions dans un sacré pétrin, dit Tasia Tamblyn. La jeune femme avait troqué son uniforme des FTD contre une confortable combinaison vagabonde. Elle et Robb Brindle comptaient retourner sur Plumas, où ils aideraient ses oncles à restaurer l’industrie des puits d’eau. Depuis qu’elle avait appris le détail des bouleversements politiques, elle offrait des conseils, sans mâcher ses mots. Robb soupira. — Eh bien, il le découvrira sûrement bientôt. Grâce à mon père, au besoin. Le lieutenant Brindle avait désobéi à l’ordre de regagner le sol alors qu’il faisait décoller son vaisseau de Theroc. Peter n’avait pas voulu ordonner de l’abattre. Mais en tant que roi, il espérait avoir pris la bonne décision. — Heureusement pour nous, la révolte des compers et les hydrogues ont sévèrement affaibli les Forces Terriennes, dit Estarra, dont le ventre arrondi trahissait la grossesse avancée. Ce n’est pas demain qu’ils lanceront une frappe militaire. Peter n’en était pas si sûr. — Ne compte pas que Basil laisse échapper une occasion. — Nous sommes des marchands, pas des soldats, intervint Denn Peroni. Nous ne sommes pas équipés pour nous battre. — Les Vagabonds savent s’adapter, le contra Tasia. C’est notre marque de fabrique. Peter opina. — Il nous faut tous changer nos manières de faire, nous montrer à nos ennemis sous un jour nouveau. Aujourd’hui, les jeux de cache-cache ne suffisent plus. Inquiet, le prêtre Yarrod exprima des réserves au nom de ses pairs : — Theroc n’a jamais eu besoin d’armée. Nous avons coopéré avec la Hanse, et avons gardé notre indépendance. — Cette coopération n’existe plus. De même que la possibilité de rester indépendant dans la paix. Vous avez vu le président déclarer la guerre contre d’innocents clans de Vagabonds. Il essaiera de détruire la Confédération à l’instant où il trouvera une brèche. De son côté, Robb avait changé d’avis sur les FTD et la Hanse. — Je ne peux croire que l’intégralité de la flotte ait suivi des ordres plus dingues de jour en jour, s’exclama-t-il. Je ne me suis pas engagé dans une telle armée. — Nous espérions qu’au moins quelques-uns de leurs officiers suivraient leur roi au lieu du président. Même une poignée d’entre eux nous aurait permis d’avoir quelques bâtiments de guerre. (Peter secoua la tête.) Mais ça n’est pas arrivé. Estarra posa la main sur son abdomen et grimaça. Puis son expression se décontracta. — Il ne fallait pas rêver…, dit-elle. Toutefois, Peter restait déterminé : — Si l’on ne peut recruter de vaisseaux militaires terriens, nous construirons les nôtres. J’aurai besoin de votre aide, chacun de vous. Il faudra que l’industrie des Vagabonds se mette à produire de l’armement. Monsieur Peroni, j’ai cru comprendre que Del Kellum vous avait nommé responsable des chantiers spationavals d’Osquivel ? Denn croisa les bras sur sa poitrine, faisant cliqueter ses fermetures à glissière et ses décorations. — Indiquez-moi seulement les caractéristiques techniques de ce que vous voulez. Peter se tourna vers Tasia et Robb. — Quant à vous deux, vous êtes les mieux informés sur les FTD, leur façon de penser et de fonctionner… — Si c’est le cas, ce n’est pas très encourageant pour votre cause, gloussa Tasia. — Voilà un bail qu’on est hors du coup, ajouta Robb d’un air embarrassé. — Néanmoins, vous représentez le meilleur espoir de la Confédération en la matière. Je sais que vous espériez vous rendre sur Plumas, mais je vous demande d’accepter une mission spéciale avant. Allez aux chantiers d’Osquivel. Montrez comment armer les nouveaux vaisseaux, et équipez ceux dont nous disposons déjà. Faites des miracles pour moi. Robb regarda Tasia. — Si elle est partante, alors je le suis. — Je ne le ferais pas sans toi, Brindle. Peter vit l’approbation éclairer le visage de Tasia, puis une ombre de pragmatisme, lorsqu’elle dit : — Est-ce qu’on aura au moins un salaire décent pour ce boulot ? OX se tenait immobile dans la prairie. Même à la lumière du jour, ses capteurs optiques luisaient brillamment. Peter s’achemina jusqu’à lui. — Quel renversement, n’est-ce pas ? Moi dans le rôle de précepteur, et toi dans celui d’étudiant ! — Votre remarque est correcte d’un point de vue factuel. Toutefois, il n’est pas nécessaire que le roi perde ainsi un temps précieux à m’aider. Je peux réapprendre n’importe quelle donnée politique ou historique que vous voulez à partir de banques numériques. — Ce que je veux, OX, c’est toi. Tu m’as appris la différence qui existe entre une donnée et une connaissance. Elles ne sont en rien identiques. Au Palais des Murmures, j’ai eu des alliés et des ennemis. Et chacun d’eux avait ses propres intérêts en tête. Toi, tu es le seul sur qui je pouvais compter pour me donner un avis objectif et impartial. — Je m’efforcerai de continuer ainsi, roi Peter. Estarra s’assit près d’eux sur l’herbe tendre. Cette prairie était celle où s’était échouée la petite sphère hydrogue. Le spectacle de l’épave et d’OX – qui n’était plus OX – rappelait chaque fois à Peter ce que le vieux comper avait sacrifié pour les aider, lui et Estarra, à s’échapper. N’aurait-il pas été plus clément s’il avait été détruit dans la bataille ? Le comper ne savait même pas ce qu’il avait perdu. Par bonheur, un ingénieur vagabond avait augmenté sa capacité mémorielle, lui permettant d’acquérir de nouveaux souvenirs sans avoir à effacer le programme de pilotage du vaisseau hydrogue. — Nous passerons au moins une heure par jour tous ensemble, OX : toi, la reine Estarra et moi. Nous t’aiderons à réapprendre ce que tu dois savoir. Le comper Précepteur avait été un atout précieux au cours des siècles, et Peter espérait que Basil Wenceslas avait pris la mesure de sa valeur pour la Hanse. OX avait emmagasiné tant de souvenirs historiques de première main ! Basil avait sûrement conservé une sauvegarde quelque part. Le comper tourna la tête vers deux personnes qui approchaient. — Salutations, Tasia Tamblyn et Robb Brindle. Tasia les contempla, lui et le couple royal. Son visage, qui d’ordinaire reflétait son impertinence et sa confiance en elle, trahissait cette fois la souffrance. — J’ai eu un comper Confident nommé EA, dit-elle. Je crois que le président lui-même l’a interrogé et, de ce fait, a déclenché l’effacement de sa mémoire. EA se trouvait dans ma famille depuis des années. J’ai remué ciel et terre pour lui faire recouvrer ses souvenirs, en lui racontant des histoires de mon enfance, des aventures que nous avions partagées. (Elle eut un sourire triste.) Cela commençait à marcher. Nous forgions nos propres souvenirs, même si je ne pouvais restaurer tout ce qu’il avait perdu. — Quel a été le résultat, Tasia Tamblyn ? demanda OX. Avez-vous réussi en fin de compte ? Cela m’intéresserait beaucoup de le savoir. — Je n’ai jamais eu l’occasion de le savoir. Ces damnés robots klikiss l’ont déchiqueté, ajouta-t-elle, la voix fêlée. Robb lui passa la main sur la nuque dans un geste de réconfort, mais elle se reprit et s’écarta en tâchant de prendre un air dur. — Alors, nous avons deux ennemis en commun, fit remarquer Peter. Le président Wenceslas et les robots klikiss. — Pour commencer, oui. Robb s’éclaircit la voix. — Nous voulions juste vous faire savoir que nous nous rendions sur les chantiers d’Osquivel. Denn Peroni va nous y transporter. Merci de nous accorder votre confiance, nous ne vous laisserons pas tomber. — Le métier de gouvernant consiste à faire de bons choix, dit Estarra, et vous deux êtes assurément un bon choix… — Le meilleur ! répondit Tasia, sa bonne humeur recouvrée. Avant que vous ayez le temps de dire « ouf », on vous enverra des vaisseaux armés et blindés pour vous protéger de la Grosse Dinde. — J’aurais préféré vous laisser plus de temps, dit Peter, mais je crains de ne pouvoir nous offrir ce luxe. — Ne vous inquiétez pas, répondit Robb avec une once d’ironie, on sait résister à la pression. À la surprise de tous, OX ajouta : — Bonne chance. 29 Margaret Colicos À l’écart des autres, comme à son habitude, Margaret se tenait adossée au mur d’une des tours nouvellement bâties. Il émanait du ciment de résine des relents d’huile rance, que l’air sec et le soleil ne tarderaient pas à disperser. Si la vieille femme pouvait entrer et sortir à son gré de la colonie enclose, personne n’avait le cran de l’imiter. Les colons restaient à l’intérieur, intimidés par les insectes qui s’activaient autour de l’enceinte. Margaret n’avait jamais déterminé si les Klikiss la respectaient pour sa « musique particulière » ou s’ils la considéraient comme dénuée de tout intérêt. Se fondant sur ce que son séjour prolongé chez les Klikiss lui avait appris, elle savait que le spécex était à présent obnubilé par l’idée de détruire les robots noirs partout où il les trouverait. Ce matin-là, un premier bataillon avait franchi le transportail pour attaquer Wollamor. Une fois que les robots ne constitueraient plus une menace, les spécex s’engageraient dans une guerre d’extermination mutuelle. Et, malgré la vengeance qui occupait leur esprit, elle savait que tôt ou tard, les Klikiss attaqueraient les colons. Les capteurs optiques de DD suivirent la direction de son regard. — Qu’observez-vous, Margaret ? — Ces pauvres colons. Ils ne comprennent pas. — Je me ferai une joie de leur expliquer, si vous me dites de quoi il s’agit. — Non, tu ne le pourrais pas. Il faut que je trouve un moyen de les aider, ou du moins de les avertir. Soudain, elle aperçut un homme au teint mat, qui sortait d’une des brèches de l’enceinte et s’éloignait en esquivant les Klikiss. Comme elle s’y attendait, ils ne lui prêtèrent aucune attention. Au sommet du mur, plusieurs colons, dont Orli Covitz, observaient, stupéfaits, son approche prudente de la ruche. L’homme avançait avec précaution dans sa direction, et Margaret se hâta de l’intercepter. — Davlin Lotze, qu’est-ce que vous fabriquez ? — Je teste simplement la liberté qui nous est laissée. Il jeta un coup d’œil acéré aux deux guerriers qui le dépassaient pesamment sans le défier. Les Klikiss se déplaçaient sans cesse, dans l’incessante rumeur de leurs stridulations et du cliquetis de leurs pattes et segments d’exosquelette. — Je venais aussi vous voir, ajouta-t-il. Sortons un peu de ce trafic. — Vous avez des nerfs d’acier, Davlin. Peu de colons auraient pris un tel risque. — Voilà pourquoi je devais le faire. À présent, ma curiosité satisfaite, me voici en face de tout un tas de possibilités… Margaret le mena à l’ombre d’une tour érodée par les siècles. Là, il extirpa un pad de sa chemise. — J’ai déjà mené trois brèves missions de reconnaissance, avoua-t-il. De plus, j’ai pris des clichés, depuis l’enceinte, de toutes les sous-espèces qui nous entourent. J’aurais besoin de votre aide pour les identifier, afin de les classer. (Il entreprit de lui montrer les images.) Pouvez-vous m’indiquer la fonction de chacune de ces bestioles ? Elle avait fait la même chose au cours de ses premiers jours passés parmi les Klikiss. Mais contrairement à elle, Davlin ne semblait pas manifester un intérêt scientifique. — Vous avez l’intention de présenter un article lorsqu’on sera revenus dans la Hanse ? Il lui retourna un regard indéchiffrable. — C’est pour nous défendre. Il faut déterminer quelle sous-espèce constitue une menace, et desquelles nous pouvons ne faire aucun cas. Mon but est d’évaluer l’adversaire, puis de dresser des plans. Elle scruta les images. Davlin avait même pris en photo un spécimen, près des ruines klikiss, doté d’une carapace blême et d’une tête effroyablement humaine ; celui-ci n’était pas resté assez longtemps pour obtenir une image nette. Elle frissonna au souvenir de la manière dont cette sous-espèce avait été créée. Pauvre Howard Palawu. — Laissez-moi vous montrer comment décrypter la carte génétique des Klikiss, dit-elle. Elle lui transmit les informations qu’elle avait emmagasinées au sujet des sous-espèces tout au long des années. Davlin mémorisait chacun de ses mots et prenait des notes. C’était la première fois que tous les deux avaient une conversation privée, et Margaret le trouva impressionnant. Longtemps auparavant, on l’avait envoyé la chercher sur Rheindic Co, de sorte qu’il en connaissait long à son sujet. Il était clair que son empressement à lui poser des questions sur les Klikiss ne relevait pas du caprice d’assouvir sa curiosité, mais d’un désir sincère d’aider les colons. — Avec quoi tous ces gens enfermés derrière une enceinte sont-ils censés survivre ? l’interrogea-t-il, les yeux fixés sur elle. Peut-on manger la nourriture klikiss ? — Je l’ai fait, répondit-elle. (Il lui revint en mémoire la première fois où, poussée par la faim, elle avait goûté la mixture farineuse.) Cela m’a gardée en vie. Sur Llaro, des « amasseurs de biomasse » sillonnaient le ciel, brandissant de gigantesques filets destinés à attraper les volatiles. D’autres récolteurs revenaient de fleuves et de lacs lointains, leurs sacs remplis d’herbes des marais, de méduses et de créatures des eaux écailleuses et indolentes. Les Klikiss mélangeaient tout cela en une bouillie homogène. D’énormes quantités étaient stockées dans des silos construits près de la ruche. — Alors, les Klikiss vont-ils nourrir les humains, maintenant qu’ils ont écumé les environs ? — Je doute fort que le spécex ait ce genre de chose en tête. — Comment est-il possible de changer cette situation ? Les colons ont quelques denrées cachées, mais elles ne dureront pas toujours. La vieille femme hésita. Puis, brusquement, elle s’écarta du mur irrégulier de la tour. Sans montrer – ni sentir – aucune peur, elle se plaça en travers du chemin d’un ouvrier. Dans la mesure où chaque insecte était contrôlé par l’esprit de la ruche, elle pouvait parler au spécex en s’adressant à n’importe lequel d’entre eux. — Vous ! s’exclama-t-elle en claquant dans ses mains. La créature jaune et noir s’immobilisa. Margaret se lança dans une série de cliquetis et de sons gutturaux qui exprimaient le besoin pour les colons – les membres de sa sous-ruche – d’être nourris. L’ouvrier tenta de la contourner, mais Margaret se planta de nouveau devant lui et assena une tape vigoureuse sur son crâne caparaçonné : — Écoutez-moi ! Elle réitéra sa demande, puis gribouilla des symboles dans la poussière afin d’accentuer ses paroles. — De la nourriture. Pour ma ruche. (Elle pointa l’index vers l’enceinte.) Nourriture ! Comme à contrecœur, le spécex transmit des ordres. Aussitôt, quatre ouvriers émergèrent d’un des entrepôts scellés, chargés de conteneurs rudimentaires remplis de pâte farineuse. Ils allèrent les livrer à la ville. — Très bien, dit Davlin, impressionné. Maintenant, passons au problème de l’adduction d’eau. 30 Sirix Venus de Llaro, les Klikiss guerriers affluaient sur Wollamor par le transportail pour se jeter sur la ligne de défense des compers Soldats. Ces derniers, dotés d’une armure robuste ainsi que de réflexes supérieurs à ceux des humains, formaient de redoutables combattants. Mais ils ne faisaient pas le poids contre des Klikiss guerriers résolus à se venger. Sirix battit en retraite aussi vite qu’il le put, avant qu’il soit trop tard. Les ennemis arrivaient en ce moment même, alors que l’essentiel de sa flotte se trouvait toujours en orbite. Il lui fallait atteindre son Mastodonte, avec lequel il éradiquerait de nouveau ses ignobles créateurs. « – Embarquez sur le transport de troupes le plus proche », émit-il à l’intention de ses deux compers. QT, son revêtement vert chromé maculé au cours de l’échauffourée, demanda : « L’une des Mantas ne nous offrirait-elle pas un refuge plus sûr ? » Sirix avait déjà écarté cette possibilité : « Elles sont trop grosses pour décoller rapidement. Leur masse les ralentira trop. » Obéissants, les compers coururent vers une navette posée sur l’astroport de Wollamor. Des robots klikiss prirent des Rémoras et s’élancèrent dans le ciel pour se sauver. Sirix vit les Mantas encerclées par des nuées de guerriers insectoïdes ; ceux-ci les prenaient déjà pour cibles. Il misait sur le fait qu’ils ne se préoccuperaient pas des vaisseaux plus modestes, pas encore. Au final, les deux croiseurs seraient perdus ! Ainsi que d’autres de ses congénères qui, eux, étaient irremplaçables. Il transmit un signal général de retraite à ses camarades. Certains déployèrent leurs ailes sous leur carapace et s’envolèrent… pour être aussitôt abattus par des guerriers armés de fuseurs d’énergie au canon évasé en forme de cloche. Ce modèle d’arme ne ressemblait pas à ceux utilisés par les Klikiss de jadis. Les ailes brûlées et le tronc fracassé, les robots dégringolèrent du haut du ciel. Ainsi que Sirix l’avaient redouté, les deux Mantas subissaient une attaque concentrée. Il les considérait déjà comme perdues. Et il ne comprenait toujours pas pourquoi – comment – les Klikiss étaient revenus. Dans une tentative désespérée de soutenir le front, les compers Soldats se jetèrent sur les guerriers klikiss. Ils défoncèrent des exosquelettes, firent gicler des fluides corporels… Les insectes morts s’empilaient à leurs pieds, aussitôt remplacés par ceux qui se déversaient du transportail. Il ne s’agissait pas d’un commando, mais de l’armée entière d’une sous-ruche. Les guerriers se débarrassaient des compers Soldats aussi facilement que s’ils arrachaient de mauvaises herbes. Ils les démembraient, les décapitaient, ou se contentaient de les écraser en se frayant un chemin. Mais les centaines de machines qui s’étaient sacrifiées jusqu’à présent avaient offert à Sirix assez de temps pour qu’il puisse atteindre le transport de troupes. Ils avaient rempli leur office. DP et QT se trouvaient déjà à bord, ainsi que cinq robots noirs. L’un d’eux, dans le cockpit, alluma les propulseurs. Toutefois, les autres s’étaient pour la plupart repliés vers les Mantas, croyant à tort que leur masse les protégerait. Sirix ne pouvait plus rien pour eux. Il faudrait au moins un quart d’heure aux moteurs pour être parés à décoller. L’un des croiseurs commença à tirer des coups de jazer par ses sabords. Les rayons mortels balayèrent les Klikiss au sol, ainsi que les compers Soldats qui avaient le malheur de se trouver sur leur trajectoire. De nouvelles sous-espèces traversaient le transportail : constructeurs, récolteurs, terrassiers. Le spécex estimait d’ores et déjà acquise sa victoire sur Wollamor. Sur le terrain d’atterrissage, l’une des Mantas commença à s’élever – pour s’écraser, les moteurs détruits par une concentration de tirs de fuseur. Par les brèches de la coque, des guerriers introduisirent des insectes techniciens, afin de prendre le contrôle de la Manta ou de la saboter. Même avec l’aide des compers Soldats, les robots assiégés ne seraient pas assez forts. Sirix les considéra comme perdus. Au cours de la bataille de la Terre, il avait perdu de nombreux camarades. Mais il ne s’était jamais attendu à combattre les Klikiss. S’il pouvait se hisser en orbite et se réfugier à bord de son Mastodonte, il supprimerait le transportail et interromprait ainsi l’afflux d’insectes. Il ferma la porte du transport de troupes et gagna en hâte le cockpit. Ses congénères devraient trouver leur propre moyen de s’échapper. Alors que son vaisseau décollait, il établit la communication avec sa flotte en orbite, et lui ordonna de juguler la vague d’envahisseurs. « Nous quittons Wollamor. Détruisez-la. Détruisez tout. » Il aperçut, amenuisés par la distance croissante, d’autres insectes guerriers qui se déployaient en éventail sur leur nouveau territoire. Ils passaient au peigne fin les débris de robots noirs et de compers, comme pour vérifier que rien n’avait survécu au carnage. La seconde Manta restée au sol explosa dans un déluge de shrapnels, faisant de nouvelles victimes. Enfin, les vaisseaux des FTD surgirent, si rapidement que la friction atmosphérique faisait rougeoyer leur proue. Tels des rasoirs de feu, leurs jazers tranchèrent les nuées de créatures. Il était impossible à celles-ci de résister à de tels tirs. La bataille de la Terre avait épuisé une grande partie de l’armement. Les Mantas se mirent à lâcher des bombes, puis six ogives nucléaires de précision. La colonie de Wollamor, les envahisseurs de la sous-ruche klikiss et le transportail lui-même s’évanouirent dans un éclair. Wollamor n’était plus un lieu désirable. Sirix révisait déjà ses plans. Sa navette s’extirpa de l’atmosphère. Là, dans le vide qui environnait la planète, se trouvait la flotte qui lui offrirait un abri sûr. Des vaisseaux plus petits la rejoignirent : des Rémoras, qui transportaient les robots noirs survivants. Une fois encore, Sirix devait réévaluer ses forces. La plupart de ses congénères avaient été annihilés. Ce qui aurait dû être une conquête facile du Bras spiral s’était retourné contre lui. Le retour des Klikiss changeait tout. Ce ne pouvait être un accident : ils traquaient les robots qu’ils avaient créés. Sirix décida de mener sa flotte sur Maratha. C’était dans la base en plein essor qu’il trouverait les renforts en robots et en vaisseaux dont il avait besoin. Puis ils poursuivraient la lutte contre les Klikiss et les humains. 31 Basil Wenceslas La nuée de vaisseaux espions revint au sein de la Hanse, chargée d’une profusion d’informations précieuses. Le lieutenant Conrad Brindle avait beau l’avoir prévenu, Basil Wenceslas était étonné. Seul dans son bureau privé, il étudiait les images, aussi concentré qu’un champion d’échecs. — Peter, Peter, Peter… tu n’as donc rien retenu de ce que je t’ai appris ? Il passait d’une prise de vue à l’autre sur l’écran, analysant le trafic spatial autour de la planète à la forêt-monde. Les vaisseaux espions avaient sillonné le système en prenant des images en haute définition, puis s’étaient retirés avant d’être repérés par les défenses theroniennes. Un simple mortel aurait fait une pause de quelques heures, afin de se soulager du stress induit par son rôle de dirigeant ; il aurait discuté, ou fait une partie de cartes, avec ses amis. Mais le président Basil Wenceslas n’aimait pas les jeux : ces distractions insignifiantes, destinées à tuer le temps de ceux qui n’avaient rien de mieux à faire. Basil, lui, avait toujours quelque chose de mieux à faire. Son « jeu » était la politique elle-même, et son échiquier le Bras spiral. Et voici qu’aujourd’hui il livrait une partie vitale de l’histoire humaine : le président de la Hanse contre le roi rebelle. Un homme politique de talent, armé de décennies d’expérience, contre un gamin des rues à qui l’on avait donné des vêtements neufs et un vernis d’éducation. Contrairement à ce qui s’était passé, selon la légende, à l’époque de David et Goliath, cette fois Goliath ne perdrait pas. Sur l’une des images volées, les continents verts de Theroc semblaient s’être miraculeusement remis des attaques hydrogues. La plupart des appareils étaient de simples cargos, et des vaisseaux marchands déglingués qui avaient l’air tout droit sortis d’une boîte de Lego incomplète. Des Vagabonds, bien sûr. Certains avaient l’audace d’arborer des inscriptions hanséatiques. Il refit défiler les prises de vue, mais rien de ce qu’il voyait ne présentait une quelconque menace. Oui, à peine un mois s’était écoulé. Un mois de chaos. Mais tout de même… — Peter, tu ne peux pas être si stupide. Le général Lanyan était parti avec le Jupiter, afin de remettre sous sa coupe les planètes de la campagne de colonisation : un premier pas vers la réunification de la Hanse. L’objectif du moment était d’identifier les colonies les plus faibles – et les plus importantes stratégiquement – qui avaient eu la sottise et l’effronterie de déclarer leur indépendance. Mais Theroc était si vulnérable ! Le président ne s’était pas attendu à ce qu’une telle chance se présente. Une seule frappe suffirait à décapiter la Confédération. Il se rassit et sirota un verre de jus de citron glacé, sa boisson préférée depuis qu’il avait renoncé au café à la cardamome. Saisir sa chance. Cela résoudrait tous les problèmes de la Hanse, et lui permettrait de gagner la partie sur un coup de maître. Il trouva l’amiral Willis dans un bureau de la pyramide de la Hanse, en compagnie de son adjoint, Eldred Cain. Tous deux examinaient des affiches montrant de courageux soldats et des orbes de guerre. — Si avec ça les volontaires ne se bousculent pas pour venir s’engager dans la bonne humeur, grogna Willis, je me demande ce qui le fera. Pourquoi ne pas leur proposer de la bière gratuite à volonté, pendant qu’on y est ? Cain se montrait plus pragmatique : — Rappelez-vous, nous essayons d’appâter la catégorie la plus réfractaire de la population, celle qui n’a pas bougé alors que nous frôlions la catastrophe. Nous devons trouver le moyen de la convaincre. — Bref, on gratte le fond du tonneau. (Willis tapota le visage constellé de taches de rousseur d’un jeune caporal qui arborait un air d’extrême satisfaction.) Ce gamin a l’air de croire que les rations militaires sont la chose la plus délicieuse qu’il ait jamais goûtée… Basil les interrompit d’une voix dure : — On ne devrait pas avoir à attirer les soldats avec des promesses et des cadeaux. Ils devraient aller où se trouve leur devoir et agir en conséquence. Willis roula de gros yeux. — Voilà qui m’étonnerait fort. — Je crains bien que vous n’ayez raison, répondit Basil d’un ton qui trahissait la résignation. (Il alla fermer la porte, afin que personne ne puisse surprendre leur conversation.) Amiral, vous vouliez faire quelque chose de marquant ? — Eh bien, écrire des publicités racoleuses et surveiller des chantiers spationavals, ce n’est pas exactement à la mesure de mes talents. Son aigreur fit tiquer Basil. Après le départ de Lanyan pour Rheindic Co dans son Mastodonte, Willis avait accompli un bon travail aux chantiers de construction, et – malgré ses jérémiades – il espérait que cette campagne de recrutement se révélerait également une réussite. Mais elle pouvait faire tellement mieux… — Je veux que vous sauviez la Hanse, amiral. Je suis venu vous proposer une mission qui mettra fin à la rébellion, unifiera l’espèce humaine, et nous remettra sur la voie de la puissance et de la prospérité. — Voilà enfin qui me parle, répondit Willis avec un sourire. Sur la table-écran, Cain fit pivoter les affiches. Celle de devant montrait la Terre vue d’orbite ; au-dessus, en lettres grasses : « FTD : MAINTENANT ». La chaîne d’étoiles du logo formait un arc de cercle au-dessus du fond noir, tandis qu’au premier plan flottait un débris spatial non identifiable. Basil inséra son digidisque crypté dans la table-écran, et afficha une série d’images haute définition issues des vaisseaux espions. Willis en tira aussitôt les conclusions qui s’imposaient : — Vous voulez que j’attaque Theroc. Que je renverse la nouvelle Confédération. — Je veux que vous la replaciez sous notre contrôle, la corrigea Basil. Et que vous arrêtiez Peter. Nous allons le neutraliser, et le remplacer par le monarque qui convient. Cela mettra fin à ces idioties. Cain demeura impassible. — Très dangereux, monsieur le Président. D’un point de vue politique, je veux dire. — Si vous voulez que j’accomplisse cette mission, ce serait une sacrée bonne occasion de me rendre mon Mastodonte, glissa Willis. — Absurde. Regardez l’écran. Quatre ou cinq Mantas suffiront amplement. On frappa vivement à la porte, puis le capitaine McCammon entra dans le bureau. — Vous m’avez fait appeler, monsieur le Président ? dit-il, l’air contrit. Son béret écarlate tombait sur ses cheveux blonds selon un angle parfait, et son uniforme était immaculé. Basil s’était toujours demandé comment McCammon, malgré des états de service sans tache, avait bien pu laisser échapper Peter, Estarra et Daniel. Comme Willis repassait les images de vaisseaux marchands autour de Theroc, le président dit : — Capitaine McCammon, nous allons très bientôt mener une opération cruciale. Il me faut votre assurance que le prêtre Vert demeure sous votre contrôle, et qu’il n’aura pas l’occasion d’observer nos préparatifs ni de communiquer ses doutes. McCammon fronça les sourcils. — Monsieur le Président, Nahton se trouve en résidence surveillée, ainsi que vous l’avez stipulé. Son surgeon, quant à lui, est dans l’aile royale du palais. Il n’est pas possible qu’il communique quelque information que ce soit. Cain se tourna vers lui. — Le président a l’intention d’envoyer une escadre conquérir Theroc et s’emparer du roi Peter. Nous ne pouvons à l’évidence laisser un prêtre Vert apprendre cela. Basil jeta un coup d’œil à son bras droit. Ce dernier ne comprenait tout simplement pas la nécessité de cloisonner l’information. — Le capitaine McCammon n’a pas besoin d’en savoir autant. Le capitaine de la garde réagit avec surprise : — Theroc a toujours été indépendante, monsieur le Président. L’attaquer au moyen des Forces Terriennes de Défense et kidnapper le roi… — Si vous ne l’aviez pas laissé s’évader, l’interrompit Basil, nous n’aurions pas ce problème. (Il se tapota les lèvres de l’index.) En fait, je me demande pourquoi la garde royale existe toujours. Qui gardez-vous, à présent qu’il n’y a plus de roi ? — Un prêtre Vert apparemment, dit Willis. Tout comme moi je surveille des chantiers spationavals. Une grande pâleur envahit le visage de McCammon. — Pourrais-je vous demander, monsieur le Président, quand nous pourrons espérer avoir un roi ? La Hanse en a besoin. Basil réprima un sourire en remarquant qu’aucune des publicités de recrutement n’évoquait la possiblité de « combattre pour le roi ». — Voilà des mois que nous formons un candidat, dès avant même le départ de Peter. Mais je suis prudent, car nous avons commis des erreurs par le passé. (Lorsqu’il apprendra de quel candidat il s’agit, nul doute que Peter piquera une crise ! songea Basil.) Il y a des affaires importantes à régler, nous n’avons plus le temps de dresser une recrue sans expérience. (Il scruta les images sur le bureau, et sourit.) Mais si l’amiral Willis réussit sa mission, nous aurons tout le temps qu’il nous faudra. Il pointa un doigt sur l’affiche « FTD : MAINTENANT » et commenta : — J’aime bien celle-là. 32 Tasia Tamblyn Munis des ordres de Peter ainsi que de sa bénédiction, Tasia et Robb furent convoyés sur Osquivel par Denn Peroni en personne. — Mon père serait fier que j’aie atteint une place si élevée dans l’armée, dit Robb, … si ce n’était pas dans la mauvaise armée. — Il changera d’avis lorsqu’il verra ce qui se passe sur Terre, répondit Tasia. — Mon père ? Il a servi dans les FTD toute sa vie. Leur premier aperçu de la géante gazeuse les replongea chacun dans ses mauvais souvenirs. Dans ces nuages, là-dessous, Robb avait été capturé par les hydrogues. Tasia y avait envoyé son fidèle comper EA afin d’avertir les chantiers spationavals de Del Kellum de l’arrivée imminente de la flotte terrienne. Et elle avait livré bataille aux hydrogues ici même. À présent que les Vagabonds étaient sortis de leur retraite, les anneaux d’Osquivel étaient parsemés d’entrepôts et de hauts-fourneaux orbitaux. — On dirait qu’il y a un sacré boulot à accomplir ici, Brindle, dit Tasia. Instruire les gens, armer les vaisseaux… créer une flotte opérationnelle avant que la Hanse s’en prenne à Theroc. Denn lança un sourire au couple, alors qu’il amarrait le Persévérance Obstinée à l’astéroïde administratif central. — Je vous fournirai ce dont vous aurez besoin. Adressez-vous à qui bon vous semble, réquisitionnez les matériaux nécessaires. Vous disposerez même de Kotto Okiah. Il est là, prêt à vous aider. Robb contempla le chaos d’installations industrielles flottant autour des anneaux, les charpentes métalliques, les creusets rougeoyants, les résidus de fabrication qui scintillaient. — Comment diable allons-nous assembler tout cela ? — Merdre, rien de plus simple : ici, on n’a pas toute la bureaucratie des Terreux sur le dos. On octroya à Tasia et Robb un logement provisoire. — Une chambre, avait-elle précisé. On partage. Merci. Fraîchement débarqués du vaisseau marchand, ils s’installèrent dans l’appartement exigu creusé dans un petit rocher flottant. À présent qu’ils se trouvaient seuls, il leur faudrait s’accommoder l’un de l’autre, ce qui ne serait sans doute pas une mince affaire. Après un vague coup d’œil par l’unique hublot de leur appartement, Tasia dit : — Te voilà coincé avec moi, Brindle. Pas de regrets ? Au cours de leur captivité, la survie avait été leur seule préoccupation. Après avoir été secourus, ils avaient appris la création de la Confédération, s’étaient accrochés avec le père de Robb, et avaient changé d’allégeance. Aujourd’hui, enfin, ils avaient le temps de respirer, et de prendre du recul sur leurs actes. Malgré ce qu’ils avaient imaginé, la situation n’avait plus rien à voir avec celle d’avant guerre. Il répondit avec honnêteté : — Bien sûr que j’ai des regrets. C’est à peine si je sais où je suis aujourd’hui, et où je serai demain. — Dans ce cas, tu penses comme un vrai Vagabond. Peut-être veux-tu retourner sur Terre et te rabibocher avec tes parents ? — Et te quitter ? — Eh bien, ne t’attends pas à ce que moi, je regagne la Hanse ! — Alors, je reste ici. Pour le Guide Lumineux et tout ça… Elle l’embrassa. — Tu es mignon, Brindle. — C’est ce que ne cessent de me dire mes supérieurs. Elle le frappa d’un geste taquin. — Bon, allons voir si nos ouvriers savent ce qu’ils fabriquent. Tôt ou tard, quelqu’un concevrait un logo pour la milice de la Confédération, et Tasia le broderait sur sa tenue, et sur celle de Robb. Mais pour l’instant, leur autorité était informelle. Elle se sentait heureuse d’avoir retrouvé les Vagabonds. Même si elle ne connaissait pas personnellement les membres de ces clans, tant cela remontait à de nombreuses années, leurs rubans et leurs multiples poches brodées lui rappelaient son enfance, lorsqu’elle accompagnait Ross ou Jess sur Rendez-Vous. Aujourd’hui, elle dirigeait une équipe vagabonde, afin de transformer tous les vaisseaux disponibles en bâtiments de défense. Un module de transport les mena jusqu’à la station principale. Dans le mess, ils se joignirent à des ouvriers de retour du travail. Robb jaugea tout ce remue-ménage et ces voix graves, tâchant d’identifier les uniformes, les marques claniques des individus qui allaient retrouver des amis aux différentes tables. À ses yeux, la culture vagabonde était un tohu-bohu comparée à la froide efficacité de ses parents. — Comment arrivent-ils à terminer la moindre tâche au milieu de ce désordre ? — La pratique, je suppose. Tout le monde veut gagner de l’argent, survivre et prospérer. De sorte que ceux qui sont incapables de se discipliner s’éliminent d’eux-mêmes. Ça fonctionne on ne sait trop comment… un peu comme toi et moi. Ils découvrirent Kotto Okiah à une table, inconscient du vacarme ambiant. L’excentrique ingénieur examinait un écran, tout en picorant distraitement de la nourriture ; de temps à autre, il renversait des miettes qu’il balayait de côté. Bien qu’il n’ait pas de statut officiel, il revoyait les plans des vaisseaux et des autres équipements dès qu’il décelait un défaut. On aurait dit un enfant dans un magasin de jouets. Il proposait des idées brutes, testait de nouvelles méthodes. Les Vagabonds avaient foi en lui, et aucun ne se souciait de l’étrangeté de ses schémas. Tasia s’approcha de lui : — As-tu entendu parler de la tâche qu’on a pour toi, Kotto ? — Denn m’a envoyé un message, mais je ne l’ai pas encore lu, répondit-il, sans avoir l’air gêné du fait qu’on épiait son travail par-dessus son épaule. Il leva les yeux de son écran, mais ne sembla les reconnaître ni l’un ni l’autre. Puis son visage s’éclaira. — A-t-on fait revenir l’épave hydrogue de Theroc ? J’aimerais bien retravailler dessus… — Nous avons besoin de toi pour blinder et armer nos vaisseaux vagabonds. Kotto sursauta, brusquement déconcentré. — On n’a jamais eu besoin de le faire. Et les hydreux sont vaincus. (Il regarda autour de lui, comme s’il avait raté quelque chose.) N’est-ce pas ? — Ce ne sont pas les hydrogues qui nous inquiètent, répondit Tasia. Au cas où tu n’aurais pas lu la note, Kotto, le Bras spiral a changé. Des maraudeurs, des pirates, et même les Terreux veulent une part de tout ce que l’on met sur le marché. Nous devons nous défendre. — Il y avait une note ? — C’était une manière de parler. — D’après nous, ajouta Robb, vous êtes l’homme de la situation, celui qui nous permettra de constituer une flotte militaire. Et nous en avons besoin aussi vite qu’il sera humainement possible. — Comme toujours, marmonna Kotto. (Il afficha le diagramme d’un vaisseau massif ; les sourcils froncés, il commença à entourer des zones, réfléchit, puis en surligna d’autres.) On peut ajouter un blindage ici. Fabriquer des armes conventionnelles pour les installer ici, et là. (Ses yeux se perdirent dans le vague, et il ébaucha un sourire.) Il y a quelques options, en fait. Je vais les appliquer à l’ensemble de mes schémas de construction. 33 Patrick Fitzpatrick III Le temps pour lui d’atteindre Yreka, dans son vaisseau d’emprunt et ses vêtements anonymes, Patrick Fitzpatrick ne se considérait plus comme un imposteur. La navigation solitaire lui avait donné le temps de réfléchir. Il se sentait devenir une personne différente, dépouillée des attributs de sa riche et puissante famille. Il était las des sombres secrets qu’il portait, telle une cargaison qui n’a pas trouvé preneur et qui commence à moisir… Si pénible que cela s’avère, il devait faire le ménage. Et il serait enfin lui-même. Yreka avait changé de façon plus radicale encore que lui : d’une colonie hanséatique sans intérêt, elle s’était muée en un carrefour commercial trépidant. À son arrivée, il s’attendait à ce que les Yrekiens exigent qu’il s’identifie, mais ils se contentèrent de lui indiquer une orbite de réserve pendant qu’ils le mettaient sur la liste d’attente. Vu l’état du trafic, le Gitan ne pourrait pas descendre avant une heure. De lourds cargos pareils à des bourdons métalliques s’envolaient, ainsi que des vaisseaux éclaireurs légers et véloces, et des courriers marqués de symboles claniques. Il y avait également des appareils coloniaux, que la pénurie d’ekti avait naguère cloués au sol. Depuis que les Vagabonds avaient rouvert leurs plates-formes d’exploitation, le carburant interstellaire ne constituait plus un problème ; sans aucun doute fournissaient-ils leurs alliés en abondance. La Hanse et les FTD avaient toujours un besoin désespéré d’ekti. Patrick se libéra de ses dernières traces de culpabilité lorsqu’il dépassa un ancien vaisseau ravitailleur de la Hanse, sur la coque duquel le symbole étoilé avait été décapé avec rage. Lorsqu’il eut enfin reçu le feu vert, il suivit les instructions et atterrit à l’endroit désigné, qui avait autrefois été un champ cultivé, un champ que lui et ses camarades avaient détruit dans un geste de ressentiment. Le jeune homme avait mené une partie de la répression et fait exploser le vaisseau désarmé d’un colon qui tentait de s’échapper. En ce temps-là, il ne doutait pas du bien-fondé de ses actes, certain qu’il fallait infliger une leçon à ces rebelles. Pas une seconde il n’avait songé aux pressions qui avaient conduit ces gens à passer outre le rationnement draconien du président Wenceslas. Un autre poids sur sa conscience. Revêtu d’une combinaison de saut, Patrick sortit du Gitan et se mit en devoir d’explorer la ville, en quête d’informations. On avait construit de nouveaux édifices en dur autour du terrain d’atterrissage. Non loin de là, le marché avait proliféré comme de la mauvaise herbe. Il y avait des tentes et des échoppes partout. La Terre tout entière ne possédait qu’un ou deux prêtres Verts, mais il en vit cinq, sur cette planète de seconde zone. Deux d’entre eux tenaient même un stand, et proposaient d’envoyer des messages personnels pour un prix symbolique. Des étals de nourriture à l’abri d’auvents brodés répandaient des parfums qui mettaient l’eau à la bouche. Patrick dut s’arrêter trois fois avant que l’un des commerçants accepte à contrecœur ses crédits de la Hanse. Il remonta les rues bondées en savourant la viande épicée. Le jeune homme se demanda ce que sa grand-mère aurait fait, si elle avait pu installer un gouvernement ici. Nul doute que la Virago aurait relevé le défi avec plaisir. Il ouvrit grands les yeux et les oreilles. Beaucoup de gens discutaient avec ferveur de l’espoir que la Confédération s’arme afin de se défendre. Ce fut avec un plaisir inopiné qu’il entendit le nom de sa vieille rivale Tasia Tamblyn, mais lorsque les ragots évoquèrent également Robb Brindle, il les chassa de son esprit. Il savait que ce dernier avait disparu longtemps auparavant. Au milieu de la ville, une foule s’était réunie sur une place. Patrick s’arrêta pour regarder. Avec un véhicule lourd, des techniciens vagabonds et des bâtisseurs yrekiens déposèrent un socle en pierre. Puis on y installa au moyen de poignées antigrav une statue en alliage ; celle-ci, sculptée avec ingéniosité, représentait un Vagabond en uniforme. Il arborait une posture héroïque, et autour de son beau visage, ses longs cheveux volaient librement, comme battus par le vent stellaire. La sculpteuse elle-même, une Vagabonde très enrobée, criait des ordres. Une fois l’objet positionné, on retira les poignées antigrav et la statue s’enclencha avec un gémissement audible. Patrick se tourna vers un vieil homme à côté de lui : — À quoi sert cette statue ? — À célébrer Raven Kamarov. Vous savez qui c’est, non ? Les Vagabonds l’appellent leur première victime de guerre. Patrick déglutit. — La guerre ? — Eh bien, c’est sûr que Kamarov n’est pas mort en combattant les hydreux. Ce sont ces Terreux stupides et la Hanse qui s’en sont chargés. Tout comme ils ont écrasé cette colonie. Patrick avait le sentiment de se retrouver toujours au mauvais endroit. Mal à l’aise, il coupa court à la conversation en s’éloignant. Dégoûté par la politique, il décida de se concentrer sur Zhett. Était-ce pour des raisons égoïstes, ou pour l’honneur qu’il la recherchait ? Il n’en était pas sûr, mais il lui fallait s’excuser, se purifier, réparer ses crimes d’une manière ou d’une autre. Il avait joué un rôle non négligeable dans les injustices dont avaient souffert les Vagabonds pendant des années. Il entra dans un bar nommé – sans grande imagination – Le Saloon, en souvenance des jours anciens de la frontière du Far West, sur Terre. L’enseigne indiquait que les propriétaires, un Vagabond et un colon du coin, brassaient leur propre bière : un mélange de grain yrekien acheté au surplus et d’extraits de houblon que le partenaire du Vagabond avait obtenus d’un fournisseur secret. Au comptoir, Patrick commanda une bière et feignit d’apprécier le breuvage amer et trop délayé. Des clients, assis aux tables ou accoudés le long du zinc, étaient plongés dans des conversations ou des querelles passionnées. Patrick balaya la salle du regard, en quête d’un visage amical. Ni sa grand-mère ni ses parents n’auraient cautionné un lieu si « vulgaire ». D’ordinaire, les gens qu’il rencontrait dans les soirées le connaissaient déjà ; au sein de l’armée, les sujets de conversation ne manquaient pas, de sorte qu’il ne savait même pas comment engager une discussion avec un parfait étranger. Il gardait un visage ouvert, dans l’espoir que quelqu’un réagirait. Au comptoir, deux hommes dessinaient des schémas sur un vieux digipad. — Non, regarde, disait le premier. Tu prends seulement des filets renforcés, tu collectes des cailloux flottants, puis tu leur transfères de l’inertie, par l’intermédiaire soit de propulseurs portatifs, soit de petites explosions, pour les ramener en place. — Cela revient à monter un puzzle les yeux fermés ! — Et ça te dépasse ? Il suffit de rassembler et trier des astéroïdes, puis de mettre des poutrelles en place. Gonfler des dômes, apporter des provisions et du matériel. En six mois, Rendez-Vous sera de nouveau sur pied. Reconstituer Rendez-Vous ? Cette audace fit ciller Patrick. Cela paraissait difficilement concevable, mais il ne doutait pas de leur capacité à le faire. — Il y a des tas de perspectives plus lucratives, lui objecta l’autre. Quel est l’intérêt ? — L’intérêt est de montrer à ces salopards de Terreux qu’ils ne nous ont pas vaincus ! Je ne peux pas me faire à l’idée qu’ils s’en tirent en toute impunité. Un geste symbolique. J’ai entendu dire que Del Kellum avait déjà envoyé une équipe là-bas, afin d’évaluer la faisabilité du projet. — Si quelqu’un a des crédits à brûler, c’est bien le clan Kellum. Patrick dressa l’oreille. — Excusez-moi, mais… j’ai travaillé sur les chantiers spationavals des Kellum. Les deux hommes le dévisagèrent d’un air amène. — Tu n’as pas l’air d’un Vagabond. Quel est ton clan ? — Le clan Fitzpatrick. — Jamais entendu parler. Patrick ne releva pas le commentaire. — Quelqu’un sait-il où je peux trouver le clan Kellum ? J’ai entendu dire qu’ils ont plié bagage et quitté Osquivel. — Oh, leurs chantiers fonctionnent de nouveau. Kellum n’a pas peur des Terreux. — Ce qui reste des Terreux, tu veux dire, dit l’autre avec un reniflement moqueur. Kellum n’y est pas, il a nommé un administrateur à sa place. — Savez-vous où il est allé ? — Tu as dit que tu travaillais sur les chantiers… — Je travaillais pour Del Kellum, rétorqua Patrick, en affichant plus d’assurance qu’il n’en ressentait en réalité. Si Del Kellum veut me renvoyer là-bas, alors j’irai. Mais s’il a un autre boulot pour moi, alors je l’écouterai, bon sang ! Il avait utilisé l’expression favorite du chef de clan, et ses interlocuteurs gloussèrent. — Du Del tout craché, c’est sûr. Le premier des deux hommes effaça ses gribouillages, puis avala une longue lampée de bière. — Del et sa fille sont retournés écoper de l’ekti. Ils ont monté la première des plates-formes de Golgen. Peu importe ce que rapportent les chantiers d’Osquivel : je doute que tu parviennes à tirer Del de sa station d’écopage. Tout excité par le tuyau, Patrick faillit filer sans finir son verre. Mais il ne pouvait laisser les deux hommes soupçonner quoi que ce soit. Il écouta leurs propos au sujet de nouvelles routes commerciales dans l’Empire ildiran, ainsi que des systèmes parlementaire et fiscal de la Confédération. Cependant ses pensées revenaient constamment à Zhett. Il remercia ses nouveaux amis, mais ne s’informa pas de leurs noms. Puis il se hâta de retourner au Gitan. À présent, il connaissait sa destination. 34 Le général Kurt Lanyan La flotte de maintien de la paix arriva sur Rheindic Co. Le général Lanyan avait prévu que cette planète servirait de base aux opérations de sécurisation des mondes klikiss récemment colonisés. Il doutait qu’un seul d’entre eux ait entendu parler de la Confédération ni même de la rébellion de Peter, car ils n’avaient aucun moyen direct de recevoir des informations de l’extérieur. Et Lanyan ferait en sorte que cela reste ainsi. Il occupait le fauteuil de commandement. Diriger le Jupiter l’emplissait de contentement. Avec sa masse gigantesque et sa solidité à toute épreuve, le Mastodonte s’étendait autour de lui tel un royaume. Il n’était guère étonnant que l’amiral Willis ait été si contrarié de le lui livrer. La première année de la campagne de colonisation klikiss, la Hanse n’avait eu que l’embarras du choix concernant les volontaires. Beaucoup avaient été convoyés jusqu’ici par vaisseau, puis envoyés vers leurs destinations respectives via le transportail de l’ancienne cité troglodyte. Un tirage au sort déterminait la planète presque inexplorée sur laquelle ils s’installeraient. Puis le président Wenceslas avait coupé les ponts avec toutes ces colonies, arguant de la priorité de protéger la Terre, et la campagne de colonisation avait été abandonnée. Sur Rheindic Co, seule restait une équipe réduite au strict minimum destinée à surveiller le matériel. Lanyan avait pour mission d’acheminer deux mille fantassins jusqu’au transportail. Il estimait qu’un contingent d’une centaine de soldats suffirait à contrôler chaque monde. Les péquenauds de ces mondes isolés n’oseraient pas élever de protestations face à leur puissance de feu. Il alerta ses troupes par l’interphone du Jupiter : « Préparez-vous pour un déploiement imminent. Je veux une action rapide et efficace. » Les sous-commandants sonnèrent le rassemblement de leurs groupes. En signe de soutien, le général décida d’accompagner le premier d’entre eux. Les navettes atterrirent dans le canyon qui bordait la cité klikiss. Des centaines d’hommes débarquèrent, puis montèrent le camp de base en un temps record. Certains équipements coloniaux fonctionnaient toujours, dont des pompes d’adduction d’eau et des panneaux solaires assurant un minimum d’approvisionnement électrique. Les soldats dormiraient ici quelques jours, le temps pour Lanyan d’organiser les différentes missions. Pour les techniciens et les scientifiques de la Hanse, cette arrivée soudaine fut un choc. Au total, il restait une cinquantaine d’hommes et de femmes à l’intérieur du camp situé dans les ruines à flanc de falaise. Depuis les cavernes, ils observèrent les navettes en secouant la tête. — Eh bien, eh bien, j’espère que vous avez apporté vos provisions, dit le technicien en chef, un homme nerveux à la calvitie naissante nommé Rico Ruvi. — Le président souhaite avec insistance une présence militaire sur chacun de nos mondes klikiss, expliqua Lanyan. Une équipe de quatre analystes de données l’accompagnait. Il la mena dans la salle de contrôle. — Commencez à confirmer les destinations possibles. Ruvi haussa les épaules. — Faites comme chez vous. Voilà un moment que le transportail est éteint, mais nous vérifions régulièrement son état. Nous pouvons le réactiver en une heure, si vous voulez. — Une heure, très bien. Pendant que vos hommes s’occupent de cela, les miens vont faire le point sur leur mission, nettoyer leurs armes et se tenir prêts à partir. Ils apportent tout ce dont ils ont besoin, y compris des vivres, ne vous inquiétez pas. Les yeux de l’administrateur s’éclairèrent. — Si vous avez quelques boîtes de pemmipax en excédent, on ne serait pas contre… — J’en parlerai avec le responsable du ravitaillement. — Au fait, général, la plupart des colonies sont elles aussi à court de nourriture et de matériel. Elles n’apprécieraient pas de voir débarquer vos soldats le ventre vide… — Les problèmes de relations publiques ne m’intéressent pas. Mes soldats ont un boulot à accomplir, et ils ont leurs propres rations. Ruvi haussa les épaules. — Comme vous voudrez. C’est vous le chef. — Montrez-moi la liste des colonies. Avez-vous gardé le dossier de chaque personne qui est passée entre vos mains ? — Général, il y en avait des milliers par jour. Ceux qui arrivaient avaient signé le formulaire de la campagne de colonisation, et avaient reçu l’autorisation de la Hanse. Nous nous contentions de les expédier. Vous cherchez quelqu’un en particulier ? — Je veux seulement choisir ma première cible. — Votre cible ? (Le front de l’homme sembla se plisser en accordéon.) Qu’est-ce que vous prévoyez donc ? — Nous allons sur chaque planète afin d’aider les colons à rester loyaux à la Hanse. Dans la salle de contrôle se trouvait le transportail. Sur les écrans, Lanyan passa en revue les planètes que l’on avait jugées capables d’abriter une colonie. Il étudia le nombre de personnes envoyées sur chacun de ces mondes. En tant que général, Lanyan mènerait en personne la première expédition ; une armée écrasante le suivrait, car la première impression se devait d’être capitale. Il ne laisserait sur la colonie qu’une poignée d’hommes et reviendrait avec le reste sur Rheindic Co, d’où il monterait une autre expédition, et ainsi de suite. Il nota des instructions à l’intention des gardiens de l’ordre qui resteraient sur place. Une planète bucolique appelée Félicité avait été colonisée par des Nouveaux Amish ; elle ne devrait poser aucun problème. Indépendante, certes, mais de façon passive, parce qu’elle ne s’intéressait pas à la politique du Bras spiral. Les colonies plus importantes, elles, auraient pu entretenir la folle idée de déclarer ouvertement leur sécession de la Hanse. Une planète sur laquelle il faudrait garder un œil particulièrement vigilant était Llaro, car elle avait accueilli les réfugiés de Crenna, puis toute une population de prisonniers vagabonds. Il pourrait y amener quelques centaines de soldats dotés d’uniformes et d’un armement imposants, et faire une démonstration de force, un défilé… Mais il remarqua qu’un détachement se trouvait déjà en poste là-bas, et estima celui-ci capable de faire tenir tranquille une poignée de colons même indisciplinés. Il reprit sa recherche. Soudain, il appuya un doigt gras sur l’écran : — Celle-là. Pym. Voilà l’endroit idéal pour commencer. Pym recélait une abondance de minerais faciles d’accès. Ses marais salants et autres dépôts cristallins se révéleraient utiles pour la reconstruction de la Hanse. Les Forces Terriennes devaient accaparer fournitures et matières premières partout où elles en trouveraient. Une fois Rheindic Co, Pym, puis des dizaines d’autres colonies sécurisées, la Hanse passerait à la phase industrielle : on acheminerait des matériaux, voire des véhicules ou des pièces de moteur, par transportail, là où les FTD en auraient le plus besoin. Oui, voilà qui pourrait réellement renverser la situation. 35 Adar Zan’nh Lors du bombardement des robots klikiss, Zan’nh ordonna d’épargner ce qui restait de Maratha Seconda, dans la mesure du possible. Il gardait l’espoir qu’un jour ses congénères rebâtiraient leur planète de villégiature. Néanmoins, la Marine Solaire n’hésita pas à détruire chaque galerie de la ruche, les vaisseaux à demi construits, et tout ce que les envahisseurs avaient assemblé. Les machines noires planifiaient une attaque massive. Contre les humains ? les Ildirans ? Aux yeux de Zan’nh, peu importait. L’adar avait payé pour savoir que l’on ne pouvait se fier à elles. Le Mage Imperator lui avait ordonné de reconquérir Maratha. C’était le premier pas de la restauration de l’Empire. C’est pourquoi il ne partirait pas avant d’avoir atteint son objectif. Deux survols de croiseurs suffirent à vaporiser les canons à plasma enterrés. Là où s’étaient tenus les vaisseaux en construction, il n’y avait plus que des cratères fumants et des charpentes écrasées ; les poutrelles, que la chaleur avait affaissées, penchaient telles des tiges de blé fauché. Des centaines de robots noirs au sol étaient réduits en éclats. L’attaque à grande échelle n’avait pas provoqué suffisamment de dégâts pour contenter Yazra’h. Lorsque, enfin, l’adar estima que les robots ne représentaient plus un risque majeur, il décida qu’il pouvait lâcher la bride à sa sœur : — Nettoie ce qui reste. Sois prudente… et victorieuse. Un sourire sauvage fusa. — Nous éliminerons ces perfides robots jusqu’au dernier. Les remémorants ici présents t’en feront le récit à leur retour, adar ! Tandis que les soldats se ruaient vers les cotres, Yazra’h sortit d’un pas alerte, les deux remémorants dans son sillage. — Dois-tu vraiment les emmener ? demanda Zan’nh dans son dos. Ce ne sont pas des guerriers. — Nous sommes des observateurs, dit Vao’sh, et ses paroles, bien que sincères, sonnèrent quelque peu forcées. Pour observer, il faut être présent. L’adar admirait l’enthousiasme de Yazra’h. Dans ses jeunes années, il avait affronté à l’entraînement de féroces soldats et d’habiles jouteurs. Il savait se défendre au bouclier-miroir, tuer à l’aide d’un katana de cristal ou d’un laser de poing, et même à mains nues. Toutefois, il savait également diriger une flotte et établir la stratégie d’une bataille d’envergure stellaire. Il devait faire tout cela à la fois, tandis que sa sœur avait la liberté de combattre au niveau individuel. Une part de lui-même l’enviait. Mais chaque Ildiran naissait en connaissant sa place et son devoir. C’est pourquoi il resta à observer les images en haute définition du champ de bataille depuis son croiseur. À peine les cotres avaient-ils atterri que les soldats se déversèrent, leurs armes parées. Le brouillage des transmissions indiqua que les soldats rencontraient une résistance acharnée. Le bombardement préliminaire avait anéanti de nombreux ennemis dont les exosquelettes jonchaient le sol, d’autres avaient littéralement fondu. Mais un nombre inattendu de robots affluaient des galeries souterraines qui ne s’étaient pas effondrées. Que fabriquaient-ils ici ? Et pourquoi Maratha ? « La résistance s’intensifie, émit Yazra’h, mais notre puissance de feu suffira amplement. » Des explosions, des cris suraigus, et des images de machines offensives emplirent les écrans du centre de commandement. Le cri de l’opérateur scanners fit sursauter Zan’nh : — Adar ! Je viens de recevoir une alarme des capteurs longue distance. Des vaisseaux en approche. Configuration inconnue. Zan’nh détourna le regard du massacre qui se déroulait au sol. — Des vaisseaux en approche ? Agrandissez l’image. Il craignit que les robots n’aient appelé des renforts. Sur Terre, il avait vu une grande flotte de vaisseaux des FTD volés par les robots noirs. — Préparez-vous à engager le combat avec tout l’armement disponible. Mais très vite, il comprit qu’il ne s’agissait pas de Mantas ni de Mastodontes. Pas plus que de robots. Comme ils fondaient sur Maratha, les navires inconnus devinrent si énormes qu’il était évident qu’ils submergeraient sans peine la septe de la Marine Solaire. Il s’agissait d’innombrables vaisseaux emboîtés les uns dans les autres. Les fréquences s’emplirent de cliquetis et de stridulations. L’opérateur radio prit l’heureuse initiative d’appliquer d’anciens protocoles de traduction. — C’est un signal klikiss, adar ! Jadis, les robots noirs avaient indiqué aux Ildirans comment décoder le langage de leurs créateurs. Ce programme n’avait pas été utilisé depuis des millénaires. — Mais les Klikiss ont disparu, rétorqua Zan’nh. Comme pour réfuter son affirmation, une énorme créature à carapace épineuse et dotée de nombreux membres segmentés parla sur une fréquence à demi brouillée. Manifestement, elle présumait que les Ildirans la comprenaient. « Nous avons détecté des robots ici. Nous sommes venus les détruire. — Dans ce cas, nous avons le même but, répondit Zan’nh d’une voix raffermie. Nous avons d’ores et déjà dévasté leur ruche. Nous avons enfoncé leurs défenses et détruit la flotte qu’ils avaient commencé à construire. » Il s’efforça de se rappeler les histoires sur l’antique espèce insectoïde. Si seulement Vao’sh était resté ici ! Le remémorant les connaissait, lui. « Les Klikiss et les Ildirans n’étaient pas ennemis, jadis », transmit-il. La créature cliqueta et stridula. Le traducteur débita d’une voix plate : « Nous trouverons les robots qui restent. Nos guerriers leur arracheront les membres un par un. » Les gigantesques nefs-essaims se scindèrent en une multitude d’appareils plus petits, qui dépassèrent les croiseurs de l’adar comme s’ils n’existaient pas, pour fondre tels des frelons en colère sur Maratha. « Attendez ! protesta Zan’nh. Il y a de nombreux Ildirans à la surface. Ce ne sont pas vos ennemis, eux aussi combattent les robots noirs. Il ne faut pas qu’ils se fassent prendre entre deux feux… — Ordonnez-leur de ne pas se mettre en travers de notre chemin », répondit le Klikiss avant de couper la communication. Zan’nh pivota vivement vers l’opérateur radio. — Contactez nos troupes au sol. Avertissez Yazra’h que les Klikiss arrivent. 36 Nahton Le jardin des Statues de la Lune était l’un des rares endroits autorisés à Nahton par le président Wenceslas. Là, il pouvait respirer librement et sentir le soleil sur sa peau. Voilà deux semaines qu’on l’avait séparé de son surgeon d’arbremonde. Il n’avait reçu aucune nouvelle de Theroc, pas plus qu’il n’avait pu rapporter ce qui lui était arrivé. Il était coupé de tout. Ici au moins, le prêtre Vert pouvait passer du temps avec les fleurs et les fougères qui poussaient autour des statues de héros et des sculptures abstraites. Le roi George était à l’origine de ce jardin : il avait lancé une compétition parmi des artistes, dont les vainqueurs avaient eu le privilège de voir leurs œuvres exposées dans le tout récent Palais des Murmures. Des roses écarlates entouraient une élégante pièce chromée, composée de disques et de bandes de Möbius ondulantes, qui réfléchissaient et altéraient la lumière au cours de leurs révolutions. Elle portait le titre ironique de Vérité changeante. D’habitude, lorsqu’il se trouvait parmi les statues, les haies et les parterres de fleurs, Nahton n’oubliait jamais la présence des gardes royaux, qui épiaient chacun de ses gestes. Cette fois cependant, ses surveillants avaient visiblement disparu. Des voix lui parvinrent. Il leva les yeux, pour apercevoir Sarein et le capitaine McCammon lancés dans une discussion animée. Le prêtre supposa qu’ils étaient venus pour lui, mais tous deux évitaient ostensiblement de regarder dans sa direction. Ils marchaient le long d’une haie d’hibiscus dont les fleurs évasées éclataient de rouge et d’orange. Ils semblaient se disputer, même s’ils savaient forcément que Nahton se trouvait à portée de voix. Celui-ci se sentit dans la peau d’un spectateur caché observant une mise en scène maladroite. — Theroc est ma planète natale, et l’invasion qui se prépare est illégale, disait Sarein. Il est inconcevable que la Hanse ordonne aux FTD d’attaquer. Si le président Wenceslas persiste dans cette voie, il nous faudra avertir le roi Peter et la reine Estarra. — Comment faire ? dit McCammon d’un ton mécanique, comme s’il répétait un texte appris par cœur. Le président a déjà formé la flotte. Je l’ai entendu donner ses ordres à l’amiral Willis. Elle sera lancée d’ici cinq jours. Nahton fronça les sourcils. Une invasion de Theroc ? Même le président n’oserait pas une telle folie… Mais en y réfléchissant, le prêtre Vert comprit qu’il ne fallait pas se bercer d’illusions. Il ne faisait aucun doute que Basil Wenceslas oserait. — Quand Basil a une idée en tête, il s’y tient, dit Sarein. Nous pourrions demander à un marchand de porter un message. Un courrier pourrait se rendre directement sur Theroc. — Cela prendrait des jours. Il n’y a aucun moyen de les avertir à temps. De l’autre côté de la haie, Nahton demeura silencieux. Leur intention était ô combien évidente : il leur faudrait pouvoir affirmer qu’ils ne lui avaient jamais parlé, et sans doute n’avaient-ils d’autre recours que ce mauvais spectacle afin de lui transmettre la nouvelle. Néanmoins, il lui était impossible d’envoyer un message sans contact avec son surgeon. Il savait par le capitaine McCammon lui-même que sa plante avait été placée dans le jardin d’hiver d’Estarra. Le capitaine avait-il laissé échapper cette information de façon intentionnelle ? Tout cela semblait un peu trop forcé pour être honnête, et une moue soupçonneuse plissa ses lèvres. Le président était un personnage sournois, qui agissait selon une conception très particulière de « la bonne chose à faire ». Et s’il s’agissait d’un piège ? Si McCammon et Sarein essayaient de le pousser à un acte désespéré ? Mais dans quel dessein ? Le président était indigne de confiance, mais prévisible. Cela n’avait pas de sens. Nahton savait que le capitaine McCammon avait toujours fait preuve de loyauté envers Peter, à qui il avait fait passer des messages par l’intermédiaire du prêtre Vert malgré l’interdiction du président. Et Sarein était la sœur de la reine. Même si elle avait quitté Theroc longtemps auparavant et semblait être l’alliée du président, Nahton ne parvenait pas à croire qu’elle puisse trahir sa propre planète. Il envisagea d’aller à leur rencontre et d’exiger des réponses. Mais finalement, il mit ses doutes de côté. Il ne serait pas étonné que le président lance un assaut contre Theroc, si malavisé soit-il. Par conséquent, il devait trouver un moyen d’atteindre le jardin d’hiver de la reine. Cette nuit-là comme à l’ordinaire, un garde stationnait à l’entrée de ses appartements. Nahton méditait sur les choix qui s’offraient à lui, et patientait. Il lui était impossible de terrasser un militaire entraîné. Soudain, le collier de communication sonna, puis crachota des ordres. « Vous êtes sûr, monsieur ?… Bien compris. » Le garde jeta un coup d’œil au prêtre Vert, avant de s’éclipser sans la moindre explication. L’angoisse chevillée au corps, le prêtre Vert gagna la porte et regarda dans le couloir avec nervosité. Cela devait faire partie du plan de Sarein et de McCammon, quel qu’il soit. Il se sauva de ses appartements. Il s’était rendu dans le jardin d’hiver à plusieurs reprises, mais pas depuis que le couple royal s’était enfui. Avec sa peau émeraude et ses tatouages aux couleurs vives, légèrement vêtu du costume traditionnel des prêtres, Nahton ne pouvait espérer passer inaperçu. Par chance, à cette heure de la nuit, presque personne ne traînait dans le Palais des Murmures. Il croisa le chemin d’un fonctionnaire noctambule qui portait une pile de documents. L’homme cligna des yeux, ébahi, mais Nahton s’esquiva par un corridor, puis accéléra le pas. Là, il se heurta à une équipe de nettoyage constituée de quatre femmes d’un certain âge et d’un homme au nez crochu. Ils le contemplèrent comme s’ils voyaient un prêtre Vert pour la première fois. Quelqu’un ne tarderait pas à sonner l’alarme, il n’avait pas beaucoup de temps. Il courait à présent. Ses pieds nus claquaient sur les dalles froides. Tenaillé par un sentiment d’urgence, il grimpa un escalier et se glissa le long d’un couloir à ciel ouvert. Il atteignit enfin le jardin d’hiver plongé dans la pénombre. Il était toujours tout seul. Au-dessus de sa tête, les baies vitrées laissaient pénétrer la lumière des étoiles. Dans l’air flottaient d’étranges odeurs : celle d’un riche terreau, mélangée à celles des produits chimiques caustiques. Quelque chose clochait avec les plantes : les fougères, les fleurs, les citronniers nains… Tous les spécimens theroniens avaient été déracinés et pourrissaient, tels des cadavres sur un champ de bataille. Nahton dut s’arrêter pour ne pas perdre l’équilibre. On avait versé des produits chimiques sur les plantes. Le président Wenceslas avait ordonné cela. Un moyen pour lui de punir la reine Estarra en détruisant quelque chose qu’elle aimait. Une dévastation si délibérée, la mort de toutes ces plantes délicates, cela semblait si malveillant, si… maléfique. Mais le surgeon… Il vivait toujours ! Quelqu’un – le capitaine McCammon, peut-être – avait placé le pot en hauteur, afin que l’arbuste reçoive assez de lumière pendant la journée. Les feuilles semblaient en bonne santé, le tronc doré se dressait bien droit. Nahton se pressa. Soudain, il entendit des cris provenant du couloir et aperçut des halos de lumière. Des voix bourrues approchaient : — Le surgeon est dans le jardin d’hiver. Dépêchez-vous ! Nahton empoigna les frondaisons alors même que le bruit de bottes se précisait, et débita son récit d’un seul jet : depuis son emprisonnement séparé de son surgeon, jusqu’à l’attaque imminente de Theroc. Ces informations se déversèrent dans l’esprit de la forêt-monde, afin que tous les prêtres Verts puissent y accéder, où qu’ils se trouvent. Des gardes royaux jaillirent dans la serre avec des troupes de sécurité du palais. Nahton ne reconnut aucun des gardes que McCammon lui affectait d’ordinaire. Il leva le pot devant lui. Il répugnait à le lâcher, même si cela importait peu à présent : ils arrivaient trop tard. Néanmoins, ils brandirent leurs fusils et tirèrent sur le pot, l’arrachant des mains de Nahton. Le pot et le petit arbremonde volèrent en éclats. Le prêtre ébahi le laissa s’écraser au sol. Le capitaine McCammon surgit dans la salle, empourpré. — Halte ! Tout le monde ! Mais les autres avaient leurs ordres. Stupéfait, Nahton leva les mains en signe de reddition. Cela ne les empêcha pas d’ouvrir le feu. 37 Davlin Lotze Dans l’après-midi, des escouades d’éclaireurs klikiss revinrent vers la colonie de Llaro, chargées de cinq corps humains. Les victimes étaient des fermiers qui avaient fui lorsque les insectes avaient rasé leurs propriétés. Sans refuge, ils s’étaient mis à errer à travers champs, en se cachant dans le moindre trou. Le manque de nourriture les avait rendus imprudents, et les Klikiss avaient fini par les dénicher. Debout sur les toits et les échafaudages de fortune, les habitants piégés derrière leurs propres murs les regardèrent se diriger vers la cité extraterrestre. Ils hurlèrent des défis, des questions, des insultes et des malédictions. Mais les Klikiss n’attachaient aucune signification particulière aux cadavres… aux innocents qu’ils avaient assassinés. Davlin sut qu’il lui fallait agir pour que cela ne se reproduise pas. Il devait empêcher que d’autres fugitifs désespérés se fassent massacrer du fait qu’ils n’avaient nulle part où aller. Il devait leur offrir une autre solution, un moyen de se défendre. Margaret lui avait dit tout ce qu’il avait besoin de savoir pour concocter un plan. Il s’était entretenu avec les colons afin de dresser une liste de leurs talents et compétences. C’étaient des fermiers doués, qui avaient l’étoffe de pionniers. Mais il y avait très peu de vétérans des Forces Terriennes, et parmi eux, aucun soldat d’élite. Ceux qui avaient accepté de s’engager dans la campagne de colonisation hanséatique l’avaient fait parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix. Aucun des colons originels ou des Vagabonds prisonniers n’avait connaissance des armes que les soldats des FTD possédaient avant que leur caserne soit anéantie. Toutefois, Llaro était une zone de détention. C’est pourquoi Davlin espérait que, grâce à la paranoïa du président, l’arsenal avait été approvisionné d’abondance. Hors les murs se trouvaient le hangar central des Forces Terriennes ainsi que quelques bunkers de stockage. Leur éloignement les avait préservés des Klikiss. Mais ils ne tarderaient pas à gêner l’expansion rapide de la ruche. Davlin savait qu’il devait y faire une descente au plus vite. Il patienta jusqu’à ce que le ciel pastel se mue en obscurité, avant de se glisser au-dehors. Il ne transportait rien d’autre qu’une torche, dont il n’userait qu’en cas d’urgence. Armé de ses bons yeux et de sa connaissance approfondie du terrain, il chemina jusqu’aux bâtisses militaires. Il y pénétra à l’aide de codes d’annulation qu’il avait mémorisés longtemps auparavant. L’espion examina ce que les infortunés soldats avaient laissé. Il découvrit une armurerie verrouillée, pleine d’armes : une cinquantaine, pour la plupart des fusils à grenaille et des convulseurs destinés à assommer une foule, de Vagabonds, sans aucun doute… Il y avait également des projectiles explosifs, des grenades, des jazers d’épaule et d’antiques cartouches fumigènes. Un autre bunker abritait de puissants explosifs réservés aux mineurs et aux constructeurs. Davlin ne savait exactement quoi faire de tout cela, mais il avait l’intention de cacher les armes. Il ne faisait pas de doute dans son esprit que les colons auraient un jour à les utiliser. Le bunker suivant contenait trois barils de carburant intrasystème, suffisants pour permettre aux Rémoras du camp de voler, mais non d’utiliser leurs moteurs interstellaires. Davlin entra dans le hangar et fit décrire à sa torche un large mouvement circulaire dans le grand espace vide. L’un des Rémoras affectés sur Llaro avait été détruit au cours de l’incursion faeroe. Le deuxième était en maintenance, ses deux moteurs avaient été démontés afin d’être inspectés selon les règles. Davlin jura dans sa barbe. Il n’était pas sûr de pouvoir trouver quelqu’un disposant des compétences nécessaires pour réassembler l’appareil et lui rendre sa capacité de vol. Le dernier Rémora, cependant, avait ses réservoirs remplis et était prêt au départ. Le projet de Davlin prit rapidement forme. Plusieurs nuits d’affilée, tandis que les éclaireurs klikiss arpentaient les ténèbres, l’espion se glissa à l’extérieur, se rendit aux bunkers et en sortit explosifs, armes, ainsi que les trois barils de carburant. Il dissimula ses prises dans quinze caches différentes, dont il marqua les endroits sur une série de cartes. Plus tard, il réunit le maire Ruis, Roberto Clarin et certains des meilleurs Vagabonds, dont Crim et Marla Chan Tylar. Il leur expliqua ce qu’il avait fait, et où trouver les armes en cas de besoin. — Il faut commencer à évacuer les gens par petits groupes. Il est impossible de défendre cette ville, si les Klikiss décident de nous attaquer. Ruis manifesta son inquiétude : — Vous pensez réellement qu’ils feraient cela ? Nous faisons attention à ne pas les provoquer. — Je ne prétends pas connaître ces bestioles, dit Clarin, mais ça ne me paraît pas une bonne idée de laisser des gens errer dans la campagne. Regardez les corps des fermiers sans défense qu’ils viennent de ramener… Si des gens s’échappaient de la ville, comment survivraient-ils là-dehors, même si les Klikiss ne les capturaient pas ? Ils auraient besoin de nourriture et d’un abri. — J’aurai un abri à leur offrir, rétorqua Davlin en les dévisageant l’un après l’autre. Demandez qui souhaite partir, trouvez les plus aptes à se débrouiller, car à l’extérieur nous attend une existence bien plus difficile que celle que nous laisserons derrière nous. Avant même l’arrivée des Klikiss, Davlin avait exploré bien au-delà des environs, en notant tout ce qui pourrait se révéler utile. Il savait aujourd’hui où installer une zone de ravitaillement provisoire : une chaîne de promontoires de grès troués de cavernes que les Klikiss ne seraient pas susceptibles de découvrir. Des endroits faciles à défendre… Le maire sourit. — Vous aviez prévu cela. — Oui, et j’ai l’intention de partir. La stupéfaction emplit la pièce. — Davlin, dit Clarin, vous êtes l’un des plus intelligents d’entre nous. Si vous partez… — Il faut que je nous prépare une planque, une base où se replier si les choses tournent au vinaigre. Dès que vous aurez rassemblé un groupe, dites-leur de mettre le cap à l’est et de progresser à couvert autant qu’ils le pourront. Au terme d’une journée ou deux de marche forcée, ils atteindront des falaises de grès criblées de grottes. C’est là que je serai. » À présent, j’ai une question importante à vous poser : l’un des Rémoras du hangar est démonté. Il faudrait le rendre de nouveau capable de voler. Quelqu’un a-t-il des connaissances en ingénierie aéronautique ? Clarin gloussa. — On est des Vagabonds ! La plupart d’entre nous pourraient démonter et remonter votre machin avec un bandeau sur les yeux… et sûrement l’améliorer. Davlin ne put dissimuler son soulagement. — Dans ce cas, que plusieurs d’entre vous aillent se mettre au travail. Tôt ou tard, les Klikiss détruiront le hangar, et il faudra être prêts. — Alors… vous allez partir d’ici comme ça, en marchant ? demanda Ruis. — Pas en marchant. En volant. Je prends l’autre Rémora. Au cœur de la nuit, Davlin grimpa dans le cockpit de l’appareil, activa les systèmes, et vérifia les indicateurs au tableau de bord. La voûte étoilée ainsi qu’une petite lune éclairaient le paysage. Il alluma les moteurs. Pendant que le spécex surveillait sa ruche et que les humains demeuraient réduits à l’impuissance, le petit vaisseau jaillit à l’air libre. Avant que les Klikiss aient le temps de sonder les alentours, il s’éloigna à toute allure, espérant que les insectes ne suivraient pas – ou ne pourraient suivre – sa trace. Les colons lui faisaient confiance, et il ne les décevrait pas. Il se devait de leur offrir un havre de paix. 38 Anton Colicos Des hordes de robots noirs luisaient à la lumière du jour, malgré la fumée des bombardements qui obscurcissait le ciel. Au sol, Anton courait à travers les récents cratères en tâchant de suivre Yazra’h, convaincu qu’il ne risquait rien à ses côtés. Cependant, à en juger par la jubilation sanguinaire qui se lisait sur son visage, elle avait manifestement l’intention de se jeter au cœur de la bataille… Aussi se dit-il qu’il ferait peut-être mieux de courir dans la direction opposée. Malgré le pilonnage méthodique des croiseurs de l’adar Zan’nh, des robots noirs ne cessaient de se déverser de leurs labyrinthes souterrains. Anton aurait préféré que les frappes aériennes se poursuivent quelques jours de plus… et à distance respectueuse. Il tâchait de rester près de Vao’sh. Maniant une longue hampe coiffée d’un disrupteur sonique, Yazra’h se jeta en hurlant sur l’une des redoutables machines. Celle-ci parut avoir été frappée par le marteau de Thor : dans une détonation, elle s’écrasa au sol, ses circuits internes broyés. — Je vous avais dit que ce jour serait glorieux, remémorant Anton ! lui lança-t-elle par-dessus son épaule, avant de montrer la voie dans la rue jonchée de débris de Seconda. Suivez-moi et regardez. En gage de confiance, elle lui avait remis un fusil tirant à une vitesse supersonique des pointes de métal de la longueur et de l’épaisseur de l’index. Vao’sh portait quant à lui un brouilleur électronique, même s’il paraissait ne pas savoir s’en servir. L’un des robots noirs les survola. Il tenait un instrument anguleux, sans doute une arme. Anton leva son lance-projectiles et appuya sur la détente. L’une des pointes, probablement par accident, fracassa l’exosquelette, comme un caillou frappe un pare-brise. — Excellent, remémorant Anton ! dit Vao’sh d’un ton quelque peu nerveux. J’inclurai cet épisode dans mon récit. Anton aida son vieil ami à manipuler le brouilleur. — Merci, Vao’sh… À votre tour maintenant. Il l’aida néanmoins à se débarrasser de deux robots qui venaient vers eux en cliquetant. Un signal d’urgence fit crépiter les récepteurs radio de l’escouade : « Une flotte klikiss vient d’arriver et s’apprête à lancer une attaque, avertit l’adar Zan’nh d’un ton abrupt. Préparez-vous à accueillir leurs vaisseaux. » Yazra’h tapota son oreillette, comme si elle avait mal entendu. « Des Klikiss ? Vous voulez dire : de nouveaux robots ? — Non : les Klikiss d’origine. Restez à l’écart. Ils sont venus détruire les robots. » — Je croyais les Klikiss disparus, commenta Anton, les yeux levés vers le ciel. — Hélas, avoua Vao’sh, une fois encore, la vérité telle que la rapporte La Saga des Sept Soleils est quelque peu inexacte. Avant qu’Anton ait eu le temps de saisir la portée des paroles de l’adar, une vague de vaisseaux fendit le ciel, telle une pluie de météores. Les centaines de transports s’ouvrirent à la manière de cosses dès qu’ils eurent heurté le sol, et des créatures insectoïdes en jaillirent ; on aurait dit la transposition de robots klikiss réalisée par un sculpteur dément. Tout comme les humains avaient conçu les compers, les Klikiss avaient construit leurs robots à leur image. Une nuée irrésistible de guerriers déferla à travers les vestiges de Seconda. Face au retour de leurs créateurs disparus, les robots noirs semblèrent pris de folie, comme si quelqu’un avait versé de l’essence sur une fourmilière. Les Klikiss se jetèrent sur leurs créatures mécaniques et les réduisirent en pièces. — Voilà ce que j’appelle un règlement de comptes, dit Anton. Les robots survivants contre-attaquèrent avec vigueur, délaissant les Ildirans pour s’en prendre aux Klikiss. Anton tira plusieurs fois. Il toucha trois ennemis, sauvant la vie de guerriers klikiss, mais ceux-ci, concentrés sur les robots, ne s’en aperçurent même pas. Malgré leurs pertes qui se chiffraient par centaines, ils combattaient sans se soucier de leur sort. En moins d’une heure, les robots noirs furent éradiqués. L’adar ordonna à Yazra’h et ses fantassins de rejoindre les croiseurs. Cinquante d’entre eux avaient péri, contre presque dix fois plus de robots. Alors qu’elle rembarquait ses troupes dans les cotres, Yazra’h embrassa du regard les ruines fumantes, les exosquelettes écrasés et poisseux des Klikiss, les débris de leurs robots. — Rappelez-vous ceci, Anton Colicos. Rappelez-vous chaque détail, afin de raconter l’histoire dans toute sa splendeur. Ils remontèrent en orbite, jusqu’aux croiseurs. Sitôt qu’Anton, maculé de crasse et de sueur, fut revenu avec ses compagnons dans le centre de commandement, il sentit la tension générale. L’adar Zan’nh se dressait devant l’écran, sur lequel un grand guerrier insectoïde s’exprimait par l’intermédiaire d’un logiciel de traduction. Les sept croiseurs lourds de la Marine Solaire faisaient front contre la nuée de vaisseaux klikiss qui reconstituaient, à la manière d’une mosaïque, l’informe nef-essaim. « Nous sommes venus reconquérir nos mondes, disait le représentant klikiss. Et détruire nos robots. Nous avons voyagé par transportail pour habiter des mondes abandonnés au cours du dernier Essaimage. — Nous combattons nous aussi les robots noirs, rétorqua Zan’nh d’une voix calme mais ferme. Vous avez pu le voir ici. » Le Klikiss ne s’en émut pas outre mesure. « Avoir un ennemi commun ne signifie pas avoir des buts communs. Nous récupérerons nos mondes. Jusqu’au dernier. — Maratha n’a jamais été une planète klikiss. Elle faisait partie de l’Empire ildiran. Nous vous avons aidé à y éradiquer l’infestation des robots. Nous vous sommes reconnaissants pour vos efforts, mais vous ne pouvez revendiquer cette planète. » Le Klikiss demeura silencieux. Zan’nh riva son regard sur l’écran sans broncher. Une pensée fit frissonner Anton : puisque les Klikiss étaient toujours vivants et réclamaient leurs anciennes planètes, d’où venaient-ils ? Rheindic Co était un monde klikiss abandonné. Son père avait été tué là-bas et sa mère avait disparu, peut-être par le transportail local. Avait-elle rencontré par mégarde l’espèce en train de renaître ? Il aurait souhaité savoir ce qu’il était advenu d’elle. Savoir ce qui allait lui arriver à lui. Enfin, le Klikiss à l’écran reprit la parole : « Nous avons d’autres planètes. Ce monde n’est pas l’un des nôtres. » Ce qui restait des petits vaisseaux klikiss avait quitté la surface pour s’agglomérer à leur vaisseau mère. Celui-ci partit sans autre transmission. Anton laissa échapper un long soupir de soulagement. Il ne savait pas déchiffrer toutes les émotions des Ildirans, mais visiblement, chacun semblait ébranlé. — Voilà un revirement inattendu, dit Vao’sh. Anton opina. — Comme on dit dans les récits de la Terre, l’affaire se corse… 39 Kolker Devant le Palais des Prismes, sept fleuves confluaient jusqu’à un large goulet qui se déversait dans une salle sous le palais, d’où l’eau était pompée et redistribuée dans les chenaux. Kolker trouva Osira’h avec ses frères et sœurs au bord du confluent. Sur le rebord, Muree’n, le plus jeune des enfants mais non le plus petit, se penchait bravement au-dessus de la gueule où s’engouffraient les flots ; il jetait des cailloux et les regardait disparaître. — Ces torrents forment sept chutes d’eau souterraines, leur expliquait Osira’h. Sous le palais, on peut marcher autour du bassin, et même remonter les chenaux qui traversent la base de la colline. Kolker était fasciné par le potentiel des cinq enfants hybrides. Il les savait connectés d’une manière que peu de gens pouvaient appréhender. Un lien plus fort que celui qu’offraient le thisme aux Ildirans, ou le télien aux prêtres Verts. Détenaient-ils la clé de ce qu’il désirait savoir ? Quelques jours plus tôt, il s’était rendu dans le jardin juché sur le toit. Il avait eu la surprise d’y trouver les enfants menés par Osira’h, qui jouaient autour du surgeon solitaire. Ces derniers n’avaient pas accès au télien, de sorte qu’ils n’avaient aucune raison de rôder autour de la pousse d’arbremonde. Mais comme il les observait à la dérobée, il lui était apparu qu’ils ne jouaient pas. Ils joignaient les mains et se concentraient, comme en prière. Ils tentaient d’accomplir quelque chose, et au fil du temps, Kolker s’était aperçu avec excitation qu’ils progressaient. Peut-être un lien qui transcendait le télien… Les lentils ildirans ne lui avaient apporté aucune aide. Il se demanda si ces enfants pouvaient l’éclairer. Ils devaient se savoir observés. Malgré le rugissement de l’eau, Osira’h perçut l’approche de Kolker. — Vous êtes un prêtre Vert, dit-elle. Nous allons voir le surgeon. Voulez-vous vous joindre à nous ? Kolker n’en demandait pas plus. — Je voudrais comprendre. Je suis venu m’entretenir avec vous, car personne n’a de réponse à mes questions, ni prêtre Vert, ni arbremonde, ni lentil. (Il exhiba le médaillon de cristal que Tery’l lui avait offert.) J’ai utilisé cet objet pour chercher la Source de Clarté, mais je ne l’ai pas encore trouvée. J’essaie de suivre la voie des lentils. Toutefois, il manque quelque chose. (Les flots soulevaient une brume rafraîchissante permanente autour du puits circulaire, dont les gouttelettes créaient des arcs-en-ciel.) Je n’ai nulle part où me tourner. — Nous ne sommes que des enfants, vous savez, dit Tamo’l de sa petite voix. Muree’n, peu intéressé par la discussion, continuait à jeter des pierres dans le torrent. — Que désire-t-il savoir ? demanda Gale’nh, parlant comme si Kolker n’était pas là. Celui-ci tenta de s’expliquer. — Vous êtes à la fois humains et ildirans : les enfants d’une prêtresse Verte, mais également reliés au thisme. Moi-même, j’ai le télien, mais je sens qu’il existe quelque chose de plus chez les Ildirans. En particulier chez vous. Osira’h sourit. — Vous avez remarqué. Nous ne sommes pas comme les autres. — Vous avez communiqué avec les hydrogues, puisé dans leur esprit étranger. Vous avez également partagé les souvenirs de votre mère. Mais je ne saisis pas comment tout cela s’assemble. — Vous comprendrez, car vous le voulez. Les lentils, eux, ne le veulent pas. Quant à ma mère – notre mère –, elle a été profondément blessée. Un jour, nous lui montrerons. (Elle lui prit la main.) Accompagnez-nous. — Chaque fois, on devient plus forts, ajouta Rod’h. Dans le jardin à ciel ouvert, Osira’h gardait les yeux rivés sur Kolker, et sa chevelure soyeuse voletait dans la brise. — Ne faites pas que regarder. Essayez de sentir ce qui se passe. Les enfants se penchèrent sur le surgeon, et elle leur dit : — On va faire exactement comme hier et avant-hier. Ils joignirent les mains. Sur leurs visages, leurs expressions ne firent plus qu’une, comme s’ils partageaient les mêmes pensées. D’une main, Osira’h toucha le surgeon. — À vous maintenant, Kolker. Ouvrez-vous au télien et voyez si vous nous trouvez. Le médaillon de Tery’l dans une main, il effleura les feuilles. Ses yeux perçurent l’éblouissante lumière, tandis que son esprit percevait celui de la forêt-monde. Subitement, une présence se fit ressentir : Osira’h… Non, plus qu’Osira’h : un ensemble de pensées sous-tendues par le thisme, il en était sûr. En un sens, le surgeon jouait le même rôle que le médaillon. La véritable connexion avait lieu entre le thisme et le télien, les rayons-âmes et la forêt-monde. Le même motif, partout dans le cosmos. Il n’avait jamais perçu comment chaque personne, chaque animal, chaque grain de poussière, chaque galaxie… était connecté. Osira’h utilisa son talent avec Kolker de la même manière qu’elle l’avait fait avec les hydrogues : elle établit une jonction, le transformant de l’intérieur. Dans la main de ce dernier, le médaillon sembla s’échauffer. La lumière s’accrut, tant dans ses yeux que dans son esprit. Enfin, d’une façon inexprimable, il comprit. Tout se mit en place d’un seul coup, comme lorsqu’on tourne un bouton. Dans un claquement, l’univers devint parfaitement net. Le prêtre n’avait jamais imaginé qu’il puisse être si clair, si coloré… c’était stupéfiant ! Plus remarquable encore, il savait comment partager sa vision avec les autres. 40 Sarein Sarein arriva trop tard. Le temps qu’elle atteigne le jardin d’hiver d’Estarra, l’exécution avait déjà eu lieu. Lorsqu’elle vit le corps, la jeune femme hurla. Sur la peau émeraude de Nahton se détachait l’écarlate luisant des taches de sang, lequel se mêlait au terreau de la serre. Son visage avait conservé une expression d’incrédulité. Son acte ultime avait été d’agripper un rameau de l’arbuste brisé : un geste de réconfort, l’envoi d’un message désespéré, ou un simple réflexe ? Il lui était impossible de dire si Nahton avait réussi. Furieux, McCammon admonesta les gardes, mais ces derniers firent comme s’ils ne l’entendaient pas. — Je vous ai dit d’arrêter, criait-il. Je vous ai donné un ordre direct et sans ambiguïté… Basil surgit alors, froid et analytique. Il jeta un coup d’œil circulaire, et opina du chef. — Je ne vois aucun problème ici, capitaine. Ces gardes ont agi selon leurs instructions. Il s’approcha du corps de Nahton sans paraître troublé le moins du monde. McCammon blêmit, comme s’il s’apercevait soudain qu’on lui avait enlevé quelque chose d’essentiel. Sarein tremblait. Elle savait que Basil portait la responsabilité de cet acte, mais en son for intérieur, elle sentait que la faute lui en revenait. Elle avait convaincu McCammon de monter avec elle ce stratagème puéril pour que Nahton envoie un avertissement. S’ils avaient été pris, elle se serait attendue à une réprimande ou, au pis aller, à une mise à l’écart. Mais pas à ce meurtre. — Basil, Nahton était un prêtre Vert. C’était un citoyen theronien, un ambassadeur comme moi. — C’était un ennemi de la Ligue Hanséatique terrienne. Sa présence ici le confirme. Il a été pris sur le fait. Les soldats ont agi pour le bien de tous dans le Bras spiral. — Pour le bien de la Hanse, tu veux dire. — C’est la même chose. Et si tu penses autrement, ma chère Sarein, c’est que je me suis mépris sur ton compte. (Il s’adressa aux gardes qui tenaient toujours leurs armes brandies.) S’il vous plaît, dites-moi que vous êtes arrivés à temps. Les hommes prirent un air penaud. — Désolé, monsieur le Président. Le prêtre Vert tenait le surgeon quand nous sommes arrivés. Nous ignorons s’il a pu faire un rapport. La colère traversa le visage de Basil. — Alors, Peter et les Theroniens sont avertis, gronda-t-il, mais ce fut à peine si cette nouvelle soulagea Sarein. Basil leur lança un regard cinglant, puis il toisa la dépouille à ses pieds, comme si le prêtre l’avait lui aussi déçu. — J’ai honte, quand je vois que l’on est incapable de suivre des instructions simples. (Il tapota ses doigts les uns contre les autres, dans un effort visible pour se calmer.) Nous pouvons rattraper ce fiasco. Les Mantas de l’amiral Willis seront parées au départ dans moins d’une semaine. Il n’y a rien que Peter puisse faire à temps, hormis écrire un discours de capitulation. Et il aura intérêt à être éloquent… Sarein ne put se dominer davantage. Même si elle savait que ses paroles ne changeraient rien, elle s’exclama : — Basil, c’était une faute et tu le sais ! Nahton était un prêtre Vert. Tu te rends compte que dorénavant, nous sommes totalement aveugles ? La Terre n’a plus aucun moyen de communiquer. Nahton aurait pu changer d’avis, mais tu nous as retiré cette possibilité. Tu t’es toi-même coupé de l’univers. Il pivota vers elle et son ton devint glacial : — Nous sommes déjà coupés de l’univers. Nous le sommes tous, à présent. Une équipe de nettoyage arriva et entreprit de soulever le cadavre du prêtre. Pendant qu’on l’emportait, Sarein ne put détacher son regard des éclaboussures de sang sur le sol. En temps normal, Nahton aurait dû être rapatrié sur Theroc afin d’y être enseveli sous un arbremonde. En temps normal, les prêtres Verts en fin de vie rejoignaient l’esprit verdani et laissaient leur corps fertiliser la forêt. En temps normal… Sans prononcer un mot, Basil fit signe aux ouvriers de poursuivre leur besogne. Les yeux plissés, McCammon jaugeait du regard les hommes qui lui avaient désobéi ; ils paraissaient contents de leur acte. Sarein s’inquiéta pour lui. Le cas échéant, le président pouvait destituer McCammon et le remplacer aisément. Ou simplement le faire disparaître. En temps normal… Sarein quitta le jardin d’hiver dévasté en secouant la tête. Il ne lui restait plus rien ici. Plus rien du tout. 41 La reine Estarra Être assise sur le toit arrondi du récif de fongus avec Celli rappelait à Estarra les jours insouciants de jadis. Ces choses lui avaient manqué. Un lucane géant passa devant son visage dans un bourdonnement d’ailes saphir, et la surprise faillit la faire basculer. D’un geste rapide et sûr, sa sœur lui empoigna le bras, juste avant qu’un lucane cramoisi surgisse après le bleu. Les deux insectes s’éloignèrent en virevoltant, tout à leur combat aérien ou leur parade nuptiale. Il y avait des cicatrices sur le récif de fongus, là où des enfants avaient découpé des lambeaux caoutchouteux ; ils en avaient empli leurs sacs en s’aidant de leurs chaussures à crampons. À présent que sa grossesse arrivait à terme, Estarra n’avait plus une agilité ni un équilibre suffisants pour se risquer sur la paroi incertaine, aussi demeurait-elle tout près du tronc qui servait de support. Sa sœur et elle se tenaient compagnie dans un silence agréable. Enfin, Celli dit : — C’est bien que tu sois revenue. Tu m’as manqué quand tu étais sur Terre. (Elle lui adressa un sourire taquin.) Je n’avais plus personne à enquiquiner ! — C’est vrai que tu étais une sale gosse… — De ton côté, tu me traitais comme un bébé, gloussa Celli. — Tu étais un bébé. Sa sœur se cala confortablement contre le tronc à l’écorce dorée. — Aujourd’hui, regarde-nous. Tu es mariée, tu es enceinte, et… oh, oui, tu es la reine de la Confédération ainsi que la Mère de Theroc. — Certains considèrent cela comme un triomphe, mais pour être honnête, j’étais plus heureuse quand j’étais une petite fille qui grimpait aux arbres. Même si elle avait réussi à échapper au président de la Hanse et si l’espèce humaine avait survécu aux hydrogues, Estarra demeurait profondément affectée par tout ce qui était arrivé à sa famille : Reynald tué, Sarein piégée sur Terre, Beneto détruit par les hydrogues et revenu sous la forme d’un avatar de la forêt-monde. Celli remarqua son humeur. — Tu as l’air si triste. Estarra se composa un sourire, et fut surprise de pouvoir le faire avec tant de facilité et de grâce. Elle avait appris comment cacher ses émotions, afin de ne pas encourir le mécontentement du président. — J’ai réussi à faire quelque chose de ma vie, mais toi, sœurette ? as-tu décidé quelle voie suivre ? Celli sourit en croisant les bras sur sa poitrine étroite, dans un geste de garçon manqué. — Tu es la première personne à qui je voulais l’annoncer. J’ai pris la décision de devenir une prêtresse Verte… comme Solimar et Beneto. Estarra se montra enchantée. — Tu n’es pas un peu vieille pour devenir une acolyte ? demanda-t-elle toutefois. La plupart commencent dès l’enfance. — Je suis intelligente et j’apprends vite. Solimar dit qu’avec tout ce que je sais déjà, et avec la danse-des-arbres que j’ai accomplie, la forêt-monde me connaît déjà bien. — Probablement. Mais je crois que Solimar te dit tout ce que tu veux entendre. Il veut te plaire. — Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? — Rien du tout. Peter est pareil. Comme s’il les avait entendues parler de lui, Solimar apparut au sommet du récif de fongus. Des rides profondes plissaient son front, malgré son plaisir manifeste de voir Celli. — Un message de Nahton ! annonça-t-il. De mauvaises nouvelles… très mauvaises. — Dis-moi, ordonna la reine. — Les Forces Terriennes de Défense ont l’intention d’attaquer Theroc. Le président Wenceslas envoie des vaisseaux de guerre. Toute une armée d’invasion. Un grand froid s’empara d’Estarra. Elle savait que le président n’aurait jamais permis au prêtre Vert d’envoyer un tel message. — Ils avaient séparé Nahton de son surgeon, c’est pourquoi nous n’avions pas de nouvelles de lui depuis si longtemps. Mais il s’est échappé. Il est parvenu à nous envoyer ces informations, puis il a dit que des gardes arrivaient. Ils étaient armés. (La voix de Solimar se brisa.) Ensuite, le télien s’est rompu. On pense que le surgeon lui a été retiré… ou a été détruit. Celli se précipita vers lui, et il l’étreignit. Estarra serra les lèvres. Elle s’attendait au pire. Le président Wenceslas ne tolérait aucun défi, quel qu’il soit. Nahton avait probablement péri. — La Hanse essaie peut-être de nous effrayer, dans l’espoir qu’on change d’avis, dit Celli. Ce peut être du bluff. — Ce n’est pas du bluff. Il le fera. Les prêtres Verts sonnèrent l’alarme par télien, et bientôt, chaque membre de la Confédération eut connaissance de l’urgence. Aux chantiers spationavals d’Osquivel, sous la direction de Tasia Tamblyn et de Robb Brindle, les Vagabonds armèrent tous les vaisseaux qu’ils purent trouver. Des dizaines d’entre eux foncèrent vers Theroc, où ils arriveraient d’ici à deux jours. Estarra resta au côté de Peter afin de lui offrir aide et conseils. Tous deux accueillaient chaque nouveau vaisseau, et remerciaient les pilotes de rejoindre la défense de la Confédération. Bien qu’elle ne dise rien, Estarra savait au fond d’elle-même que leurs effectifs ne suffiraient pas ; et en déchiffrant l’expression que Peter occultait avec soin, elle savait qu’il pensait de même. Theroc n’aurait jamais que l’ombre d’une « marine spatiale » à l’arrivée des FTD. Et cependant, ils feraient de leur mieux. Des capitaines au visage empourpré de colère paradaient dans la salle du trône. Ils proposaient d’établir un cordon de sécurité orbital avec leurs vaisseaux de bric et de broc. Un homme aux cheveux longs croisa ses bras musculeux sur sa poitrine. — Vous croyez que les Terreux vont carrément ouvrir le feu sur nous ? Est-ce qu’ils sont si inhumains ? — Certains, oui, répondit Peter. Estarra se pencha sur son fauteuil d’apparat et prit la main de son mari. — Beaucoup d’entre eux ont des amis et des êtres chers sur Terre. Le président peut aisément les menacer de rétorsions s’ils regimbent à exécuter ses ordres. — Et c’est là-bas que Rlinda est allée ! dit Branson Roberts, l’air désespéré. Elle n’a aucune idée de ce dans quoi elle s’est engagée. D’accord, elle n’avouera jamais être autre chose qu’une négociante indépendante, mais s’ils découvrent qu’elle fait office de ministre du Commerce de la Confédération, elle est cuite ! J’aurais dû l’accompagner malgré ses protestations. Rlinda était partie à bord du Curiosité Avide pour entreprendre une prospection marchande sur Terre. Branson secoua la tête. Il regrettait d’avoir toujours un mandat d’arrêt à son encontre. — Elle aurait au moins dû prendre un prêtre Vert avec elle. On n’a aucun moyen de la prévenir. — Elle n’avait qu’à le demander, dit Yarrod. Nous aurions considéré sa requête comme légitime. — Elle n’aime pas demander. Sa fichue manie d’indépendance… — Le capitaine Kett ne résoudra pas notre problème, dit Peter. Nous devons trouver d’autres moyens de défendre Theroc. Estarra regarda Celli, et toutes deux semblèrent avoir la même idée en même temps : — Beneto ! Estarra se tourna vers Peter et parla à toute allure : — Les vaisseaux de guerre verdanis ! Ne peut-on pas rappeler Beneto ? À son départ, il avait dit qu’il ne la reverrait plus. Mais ils avaient tant besoin de lui aujourd’hui ! — Les vaisseaux-arbres voyagent au milieu des étoiles, releva Yarrod d’un ton dubitatif. Les prêtres Verts qui leur servent de pilotes ont une mission : répandre les verdanis dans le cosmos. Ils ne se soucient plus des humains. — Je n’y crois pas ! s’exclama Celli. Ce sont les fils et les filles de Theroc. Ils ne peuvent ignorer une menace contre leur peuple, leur planète. Beneto comprendra. Les prêtres Verts comprendront. — Ils doivent déjà savoir pour Nahton, ajouta Estarra. Ils ont entendu son message. Peut-être avaient-ils déjà fait demi-tour ? — Cela vaut le coup de demander, dit Solimar, l’air grave. Et même de supplier. Yarrod alla jusqu’à un surgeon qui se trouvait à côté du trône de la reine. — On ne vous promet rien. — Mais on peut promettre d’essayer, dit Solimar, indifférent au scepticisme de son aîné. Il toucha un autre surgeon. Tous les deux envoyèrent une requête. Non seulement à la forêt-monde, mais aux prêtres Verts dont l’esprit avait fusionné avec les vaisseaux bardés d’épines. Celli pressait le bras de Solimar. Elle n’avait pas accès au télien, mais espérait que l’urgence qu’elle ressentait se communiquerait par son intermédiaire, d’une manière ou d’une autre. De longues minutes plus tard, les deux prêtres relâchèrent leur surgeon en même temps, les yeux papillottants. — Neuf d’entre eux ont accepté de revenir, annonça Yarrod, l’air surpris. Eux aussi ont entendu Nahton, et ils connaissent les intentions de la Hanse. Ils seront bientôt là. — Ils arriveront à temps, précisa Solimar. Et Beneto sera avec eux. 42 Le général Kurt Lanyan Pour le premier déploiement, le général rassembla quatre cents de ses hommes devant le transportail réactivé. Ceux-ci encombraient les galeries de la cité klikiss, le fusil à l’épaule et les boutons de leur uniforme astiqués. Ils débarqueraient sur Pym en formation de combat, et flanqueraient une peur de tous les diables à ces colons. D’après les rapports de surveillance, la terre de Pym était calcaire et parsemée de lacs peu profonds, emplis d’une eau tiède et saumâtre ainsi que de tumulus sableux. Le paysage était désespérément plat : pour l’essentiel un désert alcalin pourvu de rares oasis, où des joncs herbeux et des pseudo-tamaris poussaient à profusion. Pour Lanyan, il fallait ne plus rien avoir à perdre pour aller s’installer là-bas. Mais avec un minimum d’ingéniosité et de labeur, les colons pouvaient prospérer en extrayant les produits chimiques dissous dans ces marais. Et sa tâche à lui ne consistait qu’à s’assurer que les résidents de Pym restent sous la férule de la Hanse. Une fois ranimée leur crainte des FTD, il leur laisserait un contingent afin de rappeler les périls inconnus qui les guettaient de toutes parts dans le Bras spiral. Ces périls incluant bien entendu la sédition du roi Peter et sa rébellion inconsidérée. Dans les tunnels de Rheindic Co, Lanyan se tenait à la tête de ses troupes tel un capitaine de cavalerie sur le point de sonner la charge. L’espace d’un instant, il regretta de ne pas avoir apporté une épée d’apparat pour la brandir au moment où ils s’engouffreraient dans le transportail. — Plus tôt nous aurons maté ces colons, plus tôt nous repartirons chez nous, déclara-t-il. D’un geste, il indiqua aux techniciens du transportail de composer les coordonnées de Pym sur les carreaux de sélection. Puis, tête haute, il traversa avec assurance, suivi par tous ses soldats. Instantanément, l’obscurité de la caverne fut remplacée par l’intense clarté du soleil réfléchie par les marais salants. Lanyan continua à avancer, les yeux plissés, afin d’éviter d’être piétiné par les soldats qui marchaient dans son sillage. Avant même que sa vision soit redevenue nette, il constata que quelque chose n’allait pas. Il percevait un bourdonnement, une rumeur, et le bruissement de ce qui semblait être des milliers de corps en mouvement. Ses soldats ajustèrent leurs lunettes et la visière de leur casque… et commencèrent à crier. Alors, Lanyan aperçut les monstres. Une nuée innombrable de monstres. Au lieu de quelques centaines de colons hanséatiques, lui et ses hommes venaient de trouver des milliers d’insectes géants qui évoquaient vaguement des robots klikiss. Mais ceux-là étaient organiques. Il ravala un cri, contrairement à certains de ses soldats. Les insectes les remarquèrent. Alors qu’il ordonnait à ses soldats d’armer leurs fusils, Lanyan, chancelant, repéra un groupe de gens hagards emprisonnés dans un enclos de fortune : une vingtaine ou une trentaine d’entre eux seulement étaient encore en vie. Des corps massacrés gisaient çà et là, la plupart flottant dans les bassins d’eau saumâtre. De nouvelles tours faites de sable, de sel et de borax d’un blanc luisant s’élevaient telles des stalagmites des étangs alcalins. Les survivants se lancèrent dans un concert de cris et de supplications à l’adresse des militaires. Lanyan réagit sur-le-champ. Il était le commandant des Forces Terriennes de Défense, et des colons hanséatiques étaient en danger. Sifflant et cliquetant, les monstres insectoïdes dressèrent leurs membres antérieurs en forme de faux et s’ébranlèrent vers les troupes humaines qui se déversaient du transportail. Sans savoir ce qu’ils s’apprêtaient à affronter, d’autres soldats affluaient de Rheindic Co. — Ouvrez le feu ! Défendez-vous ! Lanyan se rua en avant, tirant avec un fusil jazer qui n’avait plus rien de cérémoniel. Les insectes produisaient des sons discordants qui ébranlaient les nerfs. Les soldats, qui émergeaient par centaines du transportail, lancèrent leur attaque. 43 Rlinda Kett Pour sa première mission en tant que ministre du Commerce, Rlinda ressentait un manque terrible sans BeBob. Naguère, se trouver seule à bord du Curiosité Avide ne l’avait nullement gênée, bien au contraire. Mais récemment, elle s’était mise à apprécier la compagnie de son ex-mari. Elle aimait son sens de l’humour, sa conversation – pour ce qu’elle valait –, et plus spécialement le sexe. Mais à présent que les circonstances politiques étaient devenues hasardeuses au sein de la Hanse, elle n’avait osé emmener BeBob, sur qui pesait une condamnation à mort pour « désertion ». Elle refusait de le mettre en danger. Elle pouvait mener cette mission sans son aide, si du moins elle trouvait quelqu’un disposé à l’écouter. Officiellement, il s’agissait d’un voyage de prospection commerciale – même si le président l’aurait qualifiée d’espionnage –, mais personne n’avait besoin de connaître la véritable raison de sa présence sur Terre. Elle jouerait le rôle d’une simple négociante venue vendre des marchandises ordinaires. Arrivée au large de la Terre, Rlinda demanda la permission d’atterrir. Les voies du trafic orbital étaient une véritable décharge d’épaves. Personne ne les avait remorquées jusqu’à une zone de stockage où elles seraient inoffensives. Elle aperçut des équipes en train de démanteler les carcasses. Des fragments chutaient en tournoyant, pour aller se consumer dans l’atmosphère. Vues du sol, ces pluies de météorites devaient être spectaculaires. Un petit débris, apparemment un gant de combinaison spatiale, heurta la coque du Curiosité. Tout en esquivant des morceaux de ferraille plus massifs, Rlinda contacta la station de contrôle au sol : « Comment diable espérez-vous recevoir un seul vaisseau marchand avec ce chantier de démolition dans votre jardin ? Quelqu’un peut-il me donner un itinéraire sûr à travers ce parcours d’obstacles, pour que je puisse me rendre au Quartier du Palais ? — On y travaille, Curiosité. Il y a des voies recommandées, mais on ne garantit pas qu’elles soient absolument dégagées. Veuillez déclarer l’objet de votre visite au Quartier du Palais. — Je dois rencontrer l’ambassadrice Sarein afin de discuter de transactions commerciales », répondit Rlinda. L’ambassadrice theronienne l’écouterait avec bienveillance et sans doute plus de raison que le président Wenceslas. Après son évasion avec BeBob, Rlinda avait coupé les ponts avec ce dernier. Elle espérait qu’il n’y avait pas de mandat d’arrêt à son encontre. Si tel était le cas, les moteurs gonflés du Curiosité pourraient distancer n’importe quel vaisseau patrouillant dans les environs. « Soyez informée que les taxes sur les échanges commerciaux ont été augmentées. — Je n’en doute pas. Quelqu’un doit bien payer pour toute cette reconstruction. » Tôt ou tard, l’importance de la Terre diminuerait, à mesure que celle de la Confédération croîtrait. Cette situation absurde ne prendrait fin que lorsque le président cesserait de faire l’autruche. Comme elle s’apprêtait à aborder le Quartier du Palais, Rlinda envoya un message à Sarein. Au bout d’un quart d’heure, une voix familière résonna à la radio : « Capitaine Kett, je serai ravie de vous rencontrer. » Loin d’être ravi, le ton de l’ambassadrice trahissait plutôt l’hésitation, et même un grand trouble. Ce n’était plus la jeune femme confiante qui représentait Theroc auprès de la Hanse. « Les mesures de sécurité se sont beaucoup durcies depuis votre dernier passage, ajouta-t-elle. Restez dans votre vaisseau. Je… Je viens en personne. — Comme vous voudrez, ambassadrice. Je vous attends. » Elle se rendit dans la coquerie et prépara un festin : elle était certaine que les plats theroniens manquaient à Sarein. La jeune femme s’était souvent plainte de sa planète natale qu’elle jugeait attardée, mais Rlinda savait qu’elle avait un bon fond, en dépit d’un abord dur. Après avoir ordonné avec brusquerie à son escorte de rester à l’extérieur, Sarein monta dans le vaisseau. Tout de suite, Rlinda constata combien elle avait changé. Elle avait perdu beaucoup de poids, son teint était devenu blafard, et des rides d’inquiétude encadraient ses yeux et sa bouche. — Capitaine Kett, cela fait longtemps que nous ne nous sommes vues, commença-t-elle d’un ton cérémonieux. (Puis son expression perdit toute dureté.) Je suis si heureuse de vous voir ! (Elle remarqua les plats de Theroc, et un sourire sincère apparut sur ses lèvres.) C’est pour moi ? Cela fait si longtemps que je n’en ai pas goûté ! — Je vous en prie, remettez-moi un peu de couleurs sur ces joues. J’ai aussi des messages pour vous. (Elle farfouilla dans ses poches, puis en extirpa deux feuilles de papier manuscrites ainsi qu’un petit lecteur avec une cartouche insérée dedans.) Chacun de vos parents vous a écrit une lettre. Je ne les ai pas lues, bien sûr, mais il est facile de deviner qu’ils veulent que vous sachiez combien vous leur manquez. Votre petite sœur Celli a enregistré un message, de même qu’Estarra. Sarein sembla chanceler, et Rlinda ne put qu’imaginer les émotions qui affluaient en elle. Elle saisit les lettres et le lecteur, comme si sa vie en dépendait. — Même Estarra ?… — C’est toujours votre sœur. Si vous voulez mon avis, vous seriez mieux sur Theroc. Vous êtes sûre que cela vaut la peine pour vous de rester sur Terre ? Qu’espérez-vous accomplir ? — Je ne sais pas, capitaine Kett. Je ne sais vraiment pas. J’espère seulement influencer Basil, le convaincre de prendre les bonnes décisions. Rlinda renifla. — Ou un peu moins de mauvaises décisions. Sarein hésita, puis se reprit. — Le président veut que tous les citoyens travaillent dur, main dans la main, qu’ils fassent des sacrifices, mais il devient difficile de les contrôler. Les autorités de la Hanse n’ont encore donné aucune explication sur les événements liés au roi et à la reine, de sorte que les rumeurs les plus folles circulent. Basil a pris un mauvais tournant. Il se met à dos les citoyens au lieu de mériter leur loyauté. Rlinda émit un long soupir. — Si vous rejoigniez la Confédération, cela profiterait à tout le monde. N’est-ce pas le président Wenceslas qui disait toujours qu’il fallait avoir une vision globale ? Au bout d’un mois seulement, la Confédération dispose d’infiniment plus de gens et de planètes que la Hanse. Sarein la regarda d’un air ébahi. — Il… Il suit ses propres plans. (Elle repoussa son assiette avec un froncement de sourcils, puis continua à picorer dedans.) Comment en savez-vous autant ? Vous avez passé du temps sur Theroc ? Rlinda réfléchit, puis décida de prendre le risque : — Plus que cela, ambassadrice. Je suis le ministre du Commerce attitré de la Confédération. Sarein réagit avec inquiétude, et Rlinda sentit qu’elle lui cachait quelque chose. — Alors, je… je ne devrais pas vous parler. — Pourquoi pas ? Vous êtes l’ambassadrice de Theroc. J’ai apporté deux surgeons que vous pourrez installer dans le Palais des Murmures, même si les prêtres Verts ont coupé toute communication avec la Hanse. Personne n’arrive plus à joindre Nahton. J’espère que cela signifie qu’il a été séparé de son surgeon, et rien de plus inquiétant… n’est-ce pas ? Une expression de désolation traversa le visage de Sarein. — Basil l’a fait exécuter. Il a tué un prêtre Vert ! Rlinda fut choquée. Le savait-on, sur Theroc ? L’angoisse de Sarein semblait croître d’instant en instant. La Hanse manigançait-elle quelque chose en ce moment même ? — Dites-moi la vérité, Sarein… Suis-je en danger ? Tout de suite ? — Pas vous… pas encore. Mais Basil me surveille de près. Il voudra savoir pourquoi je parle avec quelqu’un dans un vaisseau, et reconnaîtra immédiatement le nom du vôtre. Trop de questions lui viendront à l’esprit. — Merveilleux. Sarein jeta un regard mélancolique aux restes du repas. — Je ne peux pas vous parler plus longtemps. Vraiment. — Combien de temps le président va-t-il continuer à agir comme un imbécile ? — Jusqu’au bout. (Sarein l’étreignit brièvement, puis se hâta jusqu’au sas.) Je vous suggère de partir aussitôt que possible, avant que la Hanse invente une histoire pour vous retenir ici. 44 Sarein Avant la guerre, des guides en costume pittoresque escortaient des hordes de touristes dans le Palais des Murmures, et la galerie des portraits constituait l’une des haltes les plus populaires. Les guides racontaient des histoires sur chacun des Grands rois : Ben, George, Christopher, Jack, Bartholomé, Frederick… et Peter. En raison des mesures de sécurité accrues, on avait interdit l’accès à la galerie. Puis le président Wenceslas avait fait arrêter les visites du palais tout entier, en le déclarant zone de sécurité : — Nous avons mieux à faire que de nous occuper de touristes. Avec tout le travail urgent qui attend, les citoyens loyaux ne devraient pas gaspiller leur temps en vacances. Ces mesures de rétorsion offraient toutefois à Sarein un endroit idéal pour rencontrer l’adjoint Eldred Cain. Tous deux savaient qu’il leur fallait discuter d’une question que Sarein n’avait jamais osé évoquer à haute voix : Que faire au sujet de Basil ? Après le meurtre de Nahton, elle vivait dans la peur, certaine que Basil découvrirait un jour comment elle avait poussé le prêtre Vert à envoyer un avertissement aux Theroniens. Les gardes royaux avaient commis soit une faute grave, soit un acte de trahison en laissant le prêtre Vert sortir, de sorte que les soupçons pointaient sur le capitaine McCammon. Heureusement, Cain avait devancé les investigations de Basil. Le tableau de service avait été trafiqué, et l’on avait changé le nom de l’homme assigné au poste de garde. La falsification apparaissait clairement, donnant l’impression qu’un imposteur s’était glissé dans le palais dans l’unique dessein de libérer Nahton. Ce plan jouait sur la paranoïa du président. Ce dernier avait effectivement fait fouiller le labyrinthe des corridors ainsi que les salles en quête d’agents infiltrés. Comme prévu, la chasse à l’homme n’avait rien donné. Mais Sarein savait que le problème ne ferait qu’empirer. Après le départ de Rlinda Kett, l’adjoint avait attendu Sarein dans la longue salle. Les mains jointes derrière le dos, il contemplait les traits empâtés de George, Frederick à la longue barbe, Jack aux cheveux roux et les autres. — Il manque quelque chose à cette exposition, ne trouvez-vous pas ? Le vide sur le mur frappa Sarein. Le tableau de Peter n’avait figuré là que quelques années jusqu’à ce que le président ordonne qu’on le décroche. — Croit-il effacer de l’existence le roi Peter et ma sœur par le seul fait de retirer leur portrait ? — Le président croit que les perceptions gouvernent la réalité. Les gens croiront sa version des événements en fonction de l’histoire, du ton et des mots qu’il aura choisis. Et il pourrait bien s’en convaincre lui-même, si la fiction lui plaît… Cain arpenta la galerie. L’architecte avait prévu beaucoup d’espace au mur, en supposant qu’il y aurait une longue succession de Grands rois. — Remarquez qu’il n’a jamais non plus placé le portrait de Daniel. Il en avait fait exécuter un d’urgence, pour le remiser dans une chambre forte. Je doute qu’il se retrouve un jour accroché ici. — Daniel aurait fait un très mauvais monarque. — Les choix du président ne se sont pas toujours révélés sages. Vous noterez qu’ici… (il pointa le doigt juste à côté du portrait du Vieux roi Frederick)… il n’y a aucune trace du prince Adam. Il a disparu, à la fois de la face de la Terre et des livres d’histoire. — Le prince Adam ? Sarein n’avait jamais entendu parler de lui. — Le candidat sélectionné avant Peter. — Basil… s’est débarrassé de lui ? — Il voulait faire de même avec Peter. Voilà pourquoi il a pris tant de soin à garder l’existence du prince Daniel secrète avant d’être obligé de le révéler. Il aime garder sa liberté de choix. — Basil entraîne quelqu’un d’autre sans m’en avoir parlé. Alors que nous étions si proches ! songea-t-elle. Le président ne voulait plus coucher avec elle ; il ne voulait plus ni de sa compagnie, ni de ses conseils. — Je n’en sais pas plus que vous, dit Cain. Il est vraisemblable que le candidat secret sera couronné roi avant même d’avoir été présenté comme prince. On s’attendrait à ce que l’adjoint du président soit au courant, ou du moins qu’il ait été averti d’une affaire de cette importance. Mais le président n’a rien dévoilé de son jeu. Le cœur de Sarein se serra. L’homme qu’elle avait tant admiré, dont elle était tombée amoureuse, n’était plus la même personne. Elle se rappelait les légendes des rois qu’elle regardait en cet instant, des légendes qu’on enseignait à l’école. Une fois, Basil l’avait amenée visiter la galerie. Il lui avait livré ses impressions, expliqué les défauts et les erreurs de chacun des monarques. Il voyait si facilement la faiblesse d’autrui. Une porte donnait sur une salle de conférences qui n’avait jamais fait partie de la visite du Palais des Murmures. Celle-ci abritait les portraits des dix-sept présidents de la Hanse qui avaient servi au cours des deux derniers siècles. Basil avait été tout aussi prompt à critiquer ces hommes et ces femmes. — Savez-vous que je possède ma propre collection d’art ? dit soudain Eldred Cain. J’aime particulièrement l’œuvre du peintre espagnol Vélasquez. Elle se demanda pourquoi il parlait peinture alors qu’ils avaient des décisions difficiles et dangereuses à prendre : n’auraient-ils pas à renverser le président ? Était-ce possible ? La Hanse se trouvait dans une situation désespérée. — Jadis, j’ai eu une compagne, Kelly, dit-il d’un ton songeur. Très belle, mais exigeante du point de vue émotionnel. Mon travail est important. Il influe sur la vie de nombreuses personnes. Dans les rares occasions où je n’ai pas de problème grave qui m’occupe, je veux seulement me détendre et jouir de mes œuvres d’art. J’aime les étudier en silence, imaginer ce que Vélasquez lui-même pensait lorsqu’il peignait. » Kelly affirmait qu’elle me comprenait. Toutes mes partenaires le prétendaient, au début… et puis elles voulaient discuter, partager leurs émotions, passer du temps auprès de moi. (Il laissa échapper un long soupir.) Tout ce que je demandais, c’était quelques instants de méditation et de paix. Mais Kelly est devenue hystérique. Elle disait que j’étais distant, que je ne lui donnais pas une attention « à la mesure de ses besoins ». (Il haussa les épaules.) Je suis seul à présent, et ma rupture m’a laissé des cicatrices. Sarein se souvint d’une alarme qui s’était déclenchée six mois plus tôt, un rapport bizarre au sujet de quelqu’un qui avait « perdu les pédales » dans les appartements de Cain. — Je ne vous aurais jamais catalogué comme un grand benêt au cœur brisé, monsieur Cain. — Oh, non. C’est seulement que la versatilité des émotions me déconcerte. À ce jour, je ne sais pas au juste ce qui a déclenché la crise de Kelly. Dans sa pitoyable tentative pour attirer mon attention, elle a tenté de détruire mes tableaux. Mes tableaux ! Bien entendu, j’ai activé mon code de sécurité. Ce n’était pas beau à voir, mais nécessaire. Sarein imaginait fort bien la célérité avec laquelle une armée de gardes avait dû « neutraliser la menace ». — J’ai donné des instructions pour que l’on installe Kelly sur un autre continent. Puis je me suis assis afin de contempler mes peintures. Me calmer m’a pris le reste de la nuit, mais ma décision a été salutaire. En écoutant cette histoire, Sarein s’avisa que Cain, à sa manière subtile, n’avait pas changé de sujet. Il parlait de Basil Wenceslas. Un frisson glacé dévala son échine, comme si quelqu’un l’observait. Elle se retourna. Aussitôt, un sentiment de culpabilité l’assaillit lorsqu’elle aperçut le président dans l’embrasure de la porte, le front plissé d’une ride de mécontentement. Depuis combien de temps les surveillait-il ? Elle trembla en se demandant s’ils avaient tenu des propos compromettants. — J’ai demandé au capitaine McCammon de vous trouver, dit Basil. Il m’a dit qu’il ignorait où vous étiez. (Il émit un bruit de dégoût.) Chaque jour, les compétences de cet homme m’impressionnent de moins en moins. (Il posa un regard peu amène sur les portraits.) Que faites-vous là ? Pourquoi parlez-vous ensemble ? Sarein se sentit prise au piège. Le président allait supposer qu’ils complotaient contre lui ! Elle retint son souffle afin de ne pas se répandre en piètres excuses. De son côté, Cain resta imperturbable. Apparemment, il savait que le président les écoutait, c’est pourquoi il avait si habilement changé de conversation. — Nous discutions des rois du passé et de ceux de l’avenir. J’évoquais également ma collection de Vélasquez. — C’est tout ce dont vous parliez ? Vous êtes sûrs ? lança Basil, avec dans le ton comme une pointe d’accusation. — Monsieur le Président, vous êtes le chef de la Ligue Hanséatique terrienne. Vous avez assurément mieux à faire que de gérer deux de vos loyaux conseillers ? Les doutes continuaient visiblement à affecter le président, mais Cain l’avait orienté sur l’un des quelques sujets auxquels il réagissait toujours. Il le regarda avec patience. — Vous aviez besoin de quelque chose, monsieur ? — Je voulais savoir où vous étiez. — Souhaites-tu te joindre à moi pour dîner, Basil ? demanda Sarein. Un bref espoir l’étreignit. Une dernière chance, peut-être… — Non. J’ai du travail. 45 Jora’h le Mage Imperator Après la victoire de Maratha, le vaisseau amiral de l’adar Zan’nh était revenu sur Ildira. Les yeux brillants, la peau rouge d’excitation, Yazra’h ne cessait de gloser sur leurs exploits. Flanqué de Nira et de ses enfants, Jora’h écoutait le récit passionnant de Vao’sh. Anton Colicos l’interrompait fréquemment, pour ajouter d’un ton fébrile un détail ou faire un commentaire. À l’évidence, le remémorant ildiran et l’historien humain avaient été terrifiés, mais à présent, ils avaient peine à contenir leur euphorie. Dans le public au pied de l’estrade de la hautesphère se trouvait Ko’sh, le scribe en chef du kith des remémorants. Il prenait des notes avec zèle afin de compléter le rapport qu’Anton et Vao’sh devraient fournir. Le scribe austère et dévoué réfléchissait déjà à la meilleure façon d’incorporer ces événements à La Saga des Sept Soleils. La septe de la Marine Solaire avait renforcé l’Empire en reprenant la planète ildirane aux robots noirs. L’adar avait laissé les six autres croiseurs lourds sur Maratha, avec des équipes d’ouvriers, afin de rétablir une scission. Il avait également fait la découverte que les Klikiss étaient toujours vivants. Malgré le charme de cette histoire, Jora’h restait préoccupé par des questions troublantes. Zan’nh avait agi de façon adéquate, mais cette rencontre n’avait répondu à une question que pour en poser une plus importante : des Klikiss, après dix mille ans ! Qu’est-ce que cela signifiait ? Comment, en tant que Mage Imperator, allait-il gérer cette nouvelle invasion ? Cela avait-il d’ailleurs un rapport avec l’Empire ildiran ? Les insectes constituaient-ils une menace ? Et s’ils découvraient l’accord secret existant entre l’ancien Mage Imperator et les robots noirs, le pacte qui leur avait permis de disparaître en hibernation pendant des milliers d’années ? Oui, le danger était considérable. Daro’h suivait lui aussi le récit. Jora’h le voulait désormais à ses côtés au cours des réunions importantes. Le Premier Attitré souffrait toujours de brûlures qui le faisaient peler, en dépit des baumes dont les meilleurs médecins lui enduisaient le visage. L’effrayante révélation de Daro’h au sujet de l’étrange union de Rusa’h avec les faeros avait autant perturbé Jora’h que la nouvelle de la résurrection des Klikiss. L’Empire pourrait-il résister à deux ennemis à la fois ? Pourrait-il même survivre contre un seul ? Il n’en savait rien. Ayant achevé leur récit, Anton Colicos et Vao’sh s’inclinèrent. Zan’nh s’avança. — Si nos anciens programmes de traduction fonctionnent correctement, dit-il, les Klikiss affirment qu’ils reprendront tous leurs mondes. Nira, le visage grave, souleva une affaire qui n’était pas venue à l’esprit de Jora’h : — Que va-t-il advenir des colonies humaines qui se sont installées sur ces mondes ? Si les Klikiss débarquent, que va-t-il leur arriver ? Les décisions difficiles à venir et leur cortège de conséquences apparurent à Jora’h. — Je suis avant tout responsable de l’Empire ildiran. À côté de sa mère, Osira’h prit la parole : — Nous sommes sans doute les seuls à savoir que les Klikiss sont revenus, père, et donc à pouvoir agir à temps. Connaissant cette difficulté, n’avons-nous pas l’obligation d’apporter notre aide ? — Ne demanderions-nous pas l’aide des humains dans le cas inverse ? ajouta Rod’h. Ostensiblement, Zan’nh dit : — Il n’y aurait pas de cas inverse, car les Ildirans ne s’installeraient jamais sur un monde klikiss. Pour nous, ce n’est pas parce qu’une planète semble déserte que l’on peut s’en emparer. Ko’sh se tenait immobile, son stylet dressé, dans l’attente de la réaction du Mage Imperator. Daro’h regardait lui aussi son père avec un vif intérêt. Jora’h se redressa sur son chrysalit. — Il me faut considérer cela avec attention, dit-il. Compte tenu de la situation de l’Empire, la réponse mérite réflexion. Au cours de la période de repos – aussi lumineuse que celle de veille sur Ildira – qui suivit, Jora’h était couché dans ses appartements avec Nira à ses côtés. Tous deux avaient été amants, lorsque lui était le fringant Premier Attitré et elle une jeune prêtresse Verte venue étudier La Saga des Sept Soleils. Malgré tout ce qui s’était passé depuis, ils restaient proches l’un de l’autre, peut-être plus proches que jamais. Leur amour avait forgé un lien qui ne pouvait être brisé, ni par l’ascension de Jora’h au rang de Mage Imperator, ni par les souffrances de Nira dans le camp de reproduction de Dobro. Il lui caressait le bras en silence, essayant d’oublier un instant les problèmes qui harcelaient son esprit. La douce peau émeraude de la jeune femme contrastait avec l’éclat cuivré de la sienne. Il avait dénoué sa longue chevelure afin d’en libérer les mèches chargées d’électricité statique. Quelques-unes chatouillaient l’épaule de Nira. Elle bougea dans son sommeil puis, souriante, leva la main pour le caresser. Avec sa tête dépourvue de chevelure posée sur le torse nu de Jora’h, elle semblait fondre contre lui. Bien qu’ils dorment ensemble, leur relation n’avait plus rien de sexuel. Lui en était incapable, et elle ne le désirait plus. Mais ils tenaient beaucoup l’un à l’autre, même si cela ne seyait pas à un Mage Imperator, et si Nira n’aurait jamais pensé accepter de nouveau une telle relation. Les yeux clos, elle dit : — Que vas-tu faire pour sauver les colons ? Ils sont isolés. — Je t’aime, Nira. Je n’ai rien contre ton peuple, mais je suis le Mage Imperator. Les Ildirans sont vulnérables, exposés à la menace de ce que mon frère Rusa’h est devenu. Je veux éviter de provoquer les Klikiss, surtout en ce moment. La Marine Solaire est décimée, de sorte que l’Empire ne peut se permettre de se faire de nouveaux ennemis. Nira ouvrit les yeux. — Pas plus que la Confédération. Ce n’est pas une excuse pour délaisser son prochain dans le besoin. — Utilise ton surgeon pour avertir les prêtres Verts. Ils trouveront un moyen de monter une opération de sauvetage. — C’est ce que je vais faire. Cependant, les autres colonies, la Confédération, Theroc, même la Hanse… personne n’est en mesure de leur venir en aide. Voilà ta chance, Jora’h, ajouta-t-elle d’une voix ferme. Tu sais qu’après Dobro tu as beaucoup à expier. Tu ne peux te contenter de balayer les souffrances que les Ildirans ont causées. Il inspira longuement. Il savait qu’elle avait raison. La nouvelle des événements de Dobro s’était répandue par le réseau du télien, mais il ne s’en était pas encore entretenu avec les autorités humaines. Il n’avait pas évoqué les mensonges et les crimes que ses prédécesseurs avaient perpétrés au cours du programme d’hybridation. Même le sacrifice d’un grand nombre de croiseurs lourds par l’adar Zan’nh pour sauver la Terre ne suffisait pas à refermer cette plaie béante. Nira se redressa sur le lit. — Il faut que tu le fasses. Ces humains des mondes klikiss n’ont aucun moyen de se mettre à l’abri. Tu peux les aider. Le cœur de Jora’h se pinça. Il s’était promis de ne plus jamais la décevoir ni la blesser. Son amour influençait ses décisions, il le savait. Mais il s’assit à son tour et dit : — Tu es devenue ma conscience, Nira. Aucun Mage Imperator n’a jamais été censé ressentir cela. (Il se pencha et l’embrassa sur la joue.) Tu me guides dans la bonne direction. Ce n’est pas la manière ildirane de procéder, mais je ferai tout pour toi. — Alors, tu vas transmettre ma demande à Adar Zan’nh ? — Mieux que cela : je l’envoie là-bas sur-le-champ. La plate-forme qui flottait au-dessus des toits effilés de Mijistra était drapée de tentures de brocart et bordée de coussins. Le Mage Imperator et sa suite bénéficiaient ainsi d’un poste idéal pour observer la parade aérienne. Jora’h était assis au centre de la plate-forme, son Premier Attitré bien en vue à ses côtés. — Regardez, voilà le premier ! s’exclama Nira, l’index pointé vers le ciel. L’un des croiseurs lourds construits par Tabitha Huck descendait avec grâce, telle une baleine d’argent ornée de fanions et de rubans, ses voiles solaires et ses ailes décoratives largement déployées. Quarante-neuf vedettes sillonnaient le ciel devant le croiseur. Leurs trajectoires s’entrelaçaient sans cesse, les pilotes montrant leur talent avec force pirouettes. Par le thisme, Jora’h sentait la joie enfler chez les spectateurs. Pour eux, cette célébration de la Marine Solaire était un signe que tout pouvait s’arranger, que les dégâts pouvaient être réparés, et que l’Empire ildiran allait recouvrer sa grandeur. Une vague d’émotions submergea la foule en contrebas comme un deuxième croiseur apparaissait, suivi de près par un troisième. Ce sentiment parvenait presque à masquer le malaise que Jora’h percevait toujours à travers le reste de l’Empire. Depuis le début de son règne, il vivait au milieu de tant de terribles événements qu’il ignorait ce qu’il ressentirait lorsque la paix serait revenue. La plate-forme flottante dérivait au-dessus de la capitale, afin que tous les Ildirans puissent voir leur chef. Des vedettes lancées de chacun des croiseurs s’entrecroisaient avec les autres escadrons selon une chorégraphie réglée par Zan’nh en personne. L’adar semblait désireux, avant son départ en mission de sauvetage, de prouver que la Marine Solaire n’avait rien perdu de la compétence que célébrait La Saga des Sept Soleils. Ces vaisseaux appartenaient à la flotte nouvellement constituée. Tabitha Huck et ses techniciens avaient tiré le meilleur des équipes de construction ildiranes, ainsi que des ressources dont ils disposaient sans restriction. Tabitha avait une vingtaine de croiseurs en construction, et dix autres qui s’apprêtaient à l’être. À ce rythme, la Marine Solaire aurait recouvré sa splendeur d’antan d’ici à moins d’une décennie. La distraction offerte par la parade aérienne ne serait toutefois que temporaire. Jora’h ne parvenait pas à oublier le vide froid dans le thisme qui s’étendait de nouveau à travers l’Empire. Nira remarqua son changement d’humeur, malgré le bonheur qu’elle ressentait en voyant les croiseurs partir aider les colons piégés par les Klikiss. Elle n’avait pas besoin de lire dans le thisme pour cela. — Qu’y a-t-il ? Est-il arrivé quelque chose ? — Cela fait longtemps. Je perçois une tache ténébreuse, comme si je devenais aveugle en certains endroits. Ce n’est pas de la douleur, mais un vague sentiment de perte. Daro’h se raidit, comme s’il savait exactement ce que son père voulait dire. — Vous perdez des morceaux de thisme, dit-il. Ou on vous les vole. — En effet. J’ai l’impression d’avoir entièrement perdu Dzelluria et plusieurs mondes de l’Agglomérat d’Horizon. Cela ressemble un peu à ce qui s’est passé quand Rusa’h a constitué son propre thisme et a arraché des Ildirans de mon emprise. Mais ici, cela semble plus définitif… Comme si des pans entiers de mon empire s’étaient tout simplement évanouis. — Comme ce que j’ai ressenti quand j’ai été séparée de mon arbre, dit Nira, et Jora’h perçut la souffrance dans sa voix. Cinq croiseurs rugirent dans le ciel. La foule applaudit, mais Jora’h ne put détacher son regard du visage adorable de sa compagne. — Oui. Comme ça. Le Premier Attitré se tourna vers lui, son visage plein de cicatrices arborant une conviction absolue : — Les faeros ont causé cela. Rusa’h m’a averti qu’il venait pour nous. 46 Rusa’h l’Incarné des faeros Resplendissant dans son manteau de flammes vivifiantes, Rusa’h s’en retournait vers Hyrillka, le cœur de son domaine. Son bolide de feu grouillant de faeros se précipitait vers la planète qu’il avait l’intention de reprendre… ou de calciner. Sous sa forme charnelle, il avait jadis mené une croisade dans tout l’Agglomérat d’Horizon. Dzelluria avait été la première planète soumise au feu sacré qu’il avait déclenché afin de consumer la corruption qui affectait l’esprit ildiran ; la première étape de l’établissement de son thisme. En dénouant les fils des erreurs de ses habitants et en leur offrant les véritables rayons-âmes, il avait sauvé une partie de l’espèce ildirane. Mais tout cela lui avait été retiré par Jora’h, son propre frère. Il avait cru tout perdre, jusqu’à ce qu’il plonge dans la manifestation vivante de la Source de Clarté. Baptisé et reforgé par le feu, il avait été transformé en un avatar d’énergie élémentale. Et il était de retour. Récemment, la libération de la flâme de chaque Dzellurien l’avait empli d’euphorie. La guerre avait beaucoup affaibli les faeros, et ceux-ci avaient puisé leur énergie vitale en consumant les Ildirans : leur corps, leur esprit, leur vie. L’empreinte de son thisme demeurait vivace, c’est pourquoi Rusa’h n’avait eu aucun mal à couper la planète du faux Mage Imperator. Lorsqu’il avait réactivé son propre thisme, la population était devenue du combustible, des germes pour de nouveaux faeros ; elle avait ainsi aidé les entités ignées à se rétablir après le génocide que leur avaient fait subir les hydrogues. Rusa’h avait réduit Dzelluria à l’état de charbon ardent, à la surface desséchée et stérile. Il avait fait de même sur Alturas. Puis Shonor. Et Garoa. Et enfin, il revenait sur Hyrillka. Chez lui. Lui et dix autres bolides s’abattirent telle une pluie de météorites. Rusa’h voulait apparaître devant les Ildirans dans toute sa gloire. Il les relierait de nouveau à son thisme, et son illumination se répandrait en eux telle de la lave. Les faeros récolteraient ici une abondante moisson de flâmes. Tout comme eux, Rusa’h en tirerait profit. Mais il trouva Hyrillka déserte. Le monde abandonné n’était plus que silence. Ses pensées bouillonnantes avivèrent son vaisseau de feu, et les faeros remarquèrent son regain de colère. Par les yeux des faeros, qui n’avaient pas compris alors ce qu’ils voyaient, Rusa’h se remémora l’embarquement des Ildirans sur les croiseurs lourds, lors de la bataille que s’étaient livrée faeros et hydrogues dans le soleil principal d’Hyrillka. À présent, Rusa’h comprenait. L’Empire avait craint que le soleil d’Hyrillka ne meure, comme Crenna ou Durris-B. La Marine Solaire avait utilisé ses croiseurs pour évacuer tout le monde. Tout le monde ! Mais contre toute attente, les faeros avaient vaincu les hydrogues, sauvé leur soleil. Et néanmoins, Hyrillka demeurait déserte. Son corps reconstruit empli d’un feu rageur, Rusa’h fondit vers la surface, dans un sillage de vapeurs brûlantes. Il survola sa ville bien-aimée, autour de laquelle il avait fait planter de vastes champs de nialies. Tous avaient été détruits, ne laissant qu’un sol noirci. De nombreux édifices avaient été partiellement rebâtis, mais ils étaient de nouveau vides. Enfin, Rusa’h remarqua un petit camp composé de baraques récemment édifiées. Une station de recherche. Il perçut une poignée de scientifiques et d’ingénieurs : des climatologues et des météorologues, en quantité minimale pour une scission. Ils devaient étudier Hyrillka pour déterminer si elle serait un jour de nouveau habitable. La mort qui avait guetté le soleil les avait sans aucun doute grandement effrayés. Rusa’h comptait les effrayer bien davantage. À l’intérieur de son bolide, il étendit son esprit et son pouvoir, puis se relia aux faeros. Grâce à eux, son thisme se trouva renforcé comme jamais auparavant… différent, aussi. Il coupa ces quelques Ildirans de leur thisme, les isolant. Démunis et désorientés, les scientifiques sortirent des bâtisses pour contempler les bolides faeros qui crépitaient dans le ciel comme si les étoiles elles-mêmes chutaient. Rusa’h, le corps incandescent, écarta le rideau de flammes. Les faeros entreprirent d’incendier le camp tout entier. Les chercheurs fuirent désespérément, mais ils ne couraient pas assez vite. Certains demandèrent grâce, et Rusa’h exauça leur vœu par un don merveilleux ; il convertit leur flâme en énergie faeroe. Ses victimes hurlèrent comme elles se consumaient jusqu’à l’os, et disparurent dans un éclair et une bouffée de fumée. Une fois revenu chez lui, Rusa’h déambula dans les rues vides, et se souvint d’Hyrillka comme elle était jadis. Après avoir grimpé la colline, il entra à grands pas dans le palais-citadelle désert. Tout ce qu’il touchait prenait feu, et il incinéra les treilles de vigne vierge, liquéfia la pierre et les piliers de cristal. Lorsque tout le palais brûla, il s’assit sur son trône en train de fondre et se délecta du spectacle. 47 Cesca Peroni Cesca aimait Jess plus que jamais. Cependant, elle ne pouvait tourner le dos à ses responsabilités vis-à-vis des Vagabonds. Ceux-ci la considéraient toujours comme leur Oratrice et s’attendaient à ce qu’elle leur montre la voie. — Quelque chose en moi me pousse à agir pour mon peuple, dit-elle. Jhy Okiah m’a choisie comme successeur. Il faudra du temps aux Vagabonds pour se remettre de cette guerre dévastatrice. Quant à moi, je suis seule avec toi sur cette planète, plus heureuse que je ne l’ai jamais été. Ne devrais-je pas être en train d’aider les clans ? — Peux-tu les diriger ? réellement ? (Il leva la main, et des filets d’eau argentée glissèrent le long de son poignet pour se perdre dans les vagues.) Est-il sérieux qu’ils aient une Oratrice si différente ? L’eau plaquait ses cheveux bruns sur son crâne. — Je ne sais pas, avoua-t-elle, troublée. Serait-il préférable que je rende les rênes ? et vite ? — Peut-être devrions-nous leur demander leur avis. — Alors, allons les trouver. Après avoir quitté Charybde, elle et Jess visitèrent les ruines de Rendez-Vous, puis le trépidant centre d’échanges d’Yreka, avant de se diriger vers Theroc, siège du nouveau gouvernement. — Je suis heureuse de constater que les clans ont trouvé des alliés et des protecteurs, dit Cesca à Jess, tandis que leur vaisseau descendait vers la vaste forêt. Nous étions si seuls, avant. — Il fallait des adversaires d’une trempe extraordinaire pour parvenir à nous rassembler. — Néanmoins, l’union entre les factions de l’humanité existe, Jess. Mon époux. (Elle sourit.) Et dorénavant, nous représentons autant nous-mêmes que les wentals. À travers les parois chatoyantes de la bulle, le couple regarda les arbremondes et les vastes clairières servant de terrains d’atterrissage aux vaisseaux vagabonds. Avec l’aide de Jess, elle avait réfléchi à ce qu’elle voulait faire, à ce qu’elle pouvait faire. Quels étaient ses projets ? Quel Guide Lumineux devait-elle suivre ? Leur vaisseau wental atterrit dans une prairie près de laquelle se trouvait une sphère de diamant. Une épave hydrogue ? se demanda Cesca. Tandis que des marchands et des prêtres Verts se pressaient pour les accueillir, elle et Jess traversèrent la membrane souple de leur vaisseau. Les bras levés, ils se tinrent dans la lumière de Theroc, étincelants de gouttelettes. L’énergie wentale qui les imprégnait conférait à leur corps une aura vibrante à peine visible. Le dernier séjour de Cesca sur cette planète remontait à l’attaque hydrogue. Elle avait aidé les Vagabonds et les Theroniens à nettoyer les débris. Avant cela, elle et une escorte de clans étaient venues en visite, afin de célébrer son mariage imminent avec Reynald. Son père arriva, courant presque, et son sourire lui réchauffa le cœur. Depuis qu’elle avait rejoint les wentals, la jeune femme ne l’avait vu qu’une fois sur Yreka. Il expliquait la transformation de sa fille, et aidait à recruter des vaisseaux vagabonds pour la bataille finale contre les hydrogues. Sachant qu’il ne pouvait la toucher, Denn Peroni s’arrêta à quelques pas. — Eh bien, s’exclama-t-il, guilleret, je suis heureux que l’Oratrice vienne reprendre ses fonctions parmi les clans. Nous commencions à nous interroger ! L’interdiction de laisser quiconque l’approcher n’avait fait que renforcer la décision de Cesca. Le visage de son père trahissait l’espoir, comme s’il attendait qu’elle reprenne simplement son poste. Elle n’ignorait pas qu’elle allait le décevoir. — Ne saute pas aux conclusions, dit-elle après une longue inspiration. J’ai… J’ai un nouveau Guide Lumineux à présent. Il ne mène pas sur la voie que tu souhaites. Je ne peux pas redevenir Oratrice. Ce n’est plus possible telle que je suis. Le visage de Denn s’allongea. — Il y a beaucoup de choses que tu dois savoir, avant de prendre une décision précipitée. Les clans ont besoin de toi… — Les clans ont besoin de quelqu’un, c’est sûr. (Lorsqu’elle secoua la tête, sa chevelure ondula lentement, comme alourdie par l’électricité qu’elle recélait.) Mais il m’est impossible d’assumer ce travail. À présent que les wentals vivent en moi, les environnements clos comme les habitats vagabonds sont dangereux. Non seulement pour moi, mais pour vous. Le moindre contact, la moindre erreur se traduira par la mort de quelqu’un. Cesca vit son père refuser cette idée un moment avant de l’accepter à contrecœur. — Avec le nouveau gouvernement, dit-elle, vous avez besoin d’autre chose qu’un Orateur. Vous avez besoin de représentants auprès de la Confédération. Et je pense que tu ferais sacrément bien l’affaire. Il redressa la tête avec un large sourire. — Je le suis déjà. C’est moi qui assure officiellement la liaison entre les clans et les autorités de Theroc. Je ne pouvais pas attendre éternellement, tu sais. Jess, ta sœur est partie il y a peu. Elle et son compagnon ont pris en main les chantiers spationavals d’Osquivel pour bâtir une flotte confédérée. Je dois préciser qu’ils travaillent comme des forcenés, car on a découvert que les Terreux arriveront bientôt pour causer du grabuge. — Une attaque ? Qu’est-ce qui a pris au président Wenceslas ? Cesca avait déjà eu affaire à ce dernier. Elle connaissait son caractère dangereusement imprévisible. Les yeux de Denn se posèrent sur le vaisseau wental. — Ta venue n’aurait pu être plus opportune. Si jamais les vaisseaux terreux se montrent, tu leur feras une jolie surprise ! — Nous allons discuter avec le roi Peter de l’aide que les wentals peuvent vous offrir, dit Jess, tout sourires. 48 Orli Covitz Les colons de Llaro, leur ville à moitié détruite par l’expansion klikiss et cloîtrés derrière une enceinte, s’entassaient dans des maisons communes. Ils s’efforçaient de combattre leurs peurs et de partager leurs espoirs. DD savait exactement où trouver Orli, qui avait emménagé chez Crim et Marla Chan Tylar. La jeune fille leva les yeux vers la porte dans l’embrasure de laquelle se tenait le comper Amical. Malgré la rigidité de ses traits, celui-ci semblait toujours lui sourire. — Orli Covitz, Margaret m’a demandé de vous amener à elle. Veuillez prendre votre synthétiseur, s’il vous plaît. Mue par la curiosité, Orli saisit son instrument et trottina derrière DD. Son art suscitait l’intérêt de Margaret : lors de ses concerts, la vieille xéno-archéologue venait s’asseoir parmi les autres colons et l’écoutait. Elle affichait alors une satisfaction tout à fait incongrue sur son visage. — Elle veut entendre un air ? s’enquit Orli d’un ton jovial. — Pas elle : le spécex. Un trait glacé perça son cœur, et elle éprouva une faiblesse dans les jambes alors qu’elle s’avançait au-dehors. Le spécex ? DD la mena jusqu’à une brèche munie de barreaux. Les Klikiss de garde ne réagirent pas à leur passage. Margaret attendait au-delà de l’enceinte, le visage plein d’inquiétude. — Je suis désolée, mais c’est pour ton bien. Cela te donnera peut-être une chance… Je n’ai pas pu trouver mieux en tout cas. (Elle baissa les yeux vers le clavier souple roulé sous le bras d’Orli.) Je veux que tu donnes un nouveau concert. Avec ta promesse de jouer comme tu n’as jamais joué. — Je connais la chanson Greensleeves, celle de la boîte à musique. Margaret lui avait même appris les paroles. Mais à ces mots, cette dernière se crispa. — Non, surtout pas Greensleeves. Ils connaissent cette chanson. Concentre-toi sur tes propres compositions. — D’accord, répondit Orli avec un optimisme un peu forcé. Pas de problème, j’en ai plein. DD marchait fièrement à leur côté. Au centre de la cité klikiss, des guerriers massifs se tenaient à l’entrée de la forteresse du spécex, que ses formes arrondies et anarchiques faisaient ressembler à une ruche compacte. Il n’y avait qu’une ouverture, assez grande pour permettre aux accouplants de passer. Alors qu’elle suivait Margaret dans la pénombre de la galerie, Orli se sentit toute petite. À l’intérieur, l’odeur était plus forte que celle que les Klikiss dégageaient normalement. Orli fronça les narines devant la puanteur chimique. — Qu’est-ce que ça empeste ! — Les phéromones font partie de leur langage, répondit Margaret. La luminosité était faible : de simples taches de lumière distillées par les trous de ventilation creusés dans le ciment résineux des murs. Des lignes phosphorescentes se déroulaient le long des passages incurvés. Leur couleur verdâtre et leur irrégularité faisaient penser à des traînées de bave… ce dont il s’agissait sans aucun doute, songea Orli. Des dizaines de guerriers bardés d’épines s’étaient postés en protection sur le chemin menant au cœur de la ruche du spécex. Deux énormes accouplants s’écartèrent devant la femme et la jeune fille lorsqu’elles entrèrent dans la salle principale. Margaret s’immobilisa sur le seuil. — Souviens-toi de jouer ta propre musique, chuchota-t-elle. Joue de ton mieux. À l’intérieur, Orli prit une inspiration et scruta la chose – la créature – dont la masse emplissait presque toute la pièce. C’était un assemblage organique dont les composants s’emboîtaient comme les pièces d’un puzzle. Elle aperçut des carapaces irisées, des pointes de chitine, des larves qui se tortillaient. Un bourdonnement s’élevait autour d’elle, et c’était comme si l’esprit de la ruche lui-même constituait une nuée de créatures. Le spécex nichait confortablement sur un agrégat d’os et de carapaces collés ensemble par du mucus solidifié. Ce trône aussi bizarre que répugnant semblait une sculpture composée à partir des victimes du spécex. Orli aperçut les crânes anguleux et les membres mécaniques de robots noirs, ainsi que des circuits en guise de décorations. Le spécex rajusta son énorme masse, effrayant la jeune fille, puis redressa ce qui devait être sa tête. Elle sentit des yeux l’examiner à travers leurs facettes multiples, et le bourdonnement s’intensifia. Margaret s’avança, puis brandit sa boîte à musique. Avec le pouce et l’index, elle tourna la clé et laissa les notes se dévider. En silence, jusqu’à ce que l’air soit terminé. Puis elle murmura à Orli : — Maintenant, joue tes mélodies. C’est important. Orli déglutit péniblement, puis déroula son clavier souple et tenta de se rappeler les airs favoris de son père. L’espace d’un horrible instant, la nervosité lui fit oublier sa technique, mais elle s’efforça de se concentrer. Si elle achoppait sur une note, il était bien possible que le spécex la tue… Mettant ces pensées de côté, elle s’assit et commença à jouer. Le spécex se dressa d’une seule masse. Les doigts d’Orli volaient au-dessus des touches, modelant des mélodies, ajoutant des contrepoints, jouant si intensément qu’elle en oubliait presque où elle se trouvait. Elle s’imaginait donner un concert pour Crim et Marla, songeait aux rêves de son père et aux promesses qu’elle serait un jour une musicienne célèbre. Au bord de sa vision, elle remarqua que les ouvriers klikiss à la lisière de la salle, les guerriers et même les accouplants s’étaient figés pour écouter les tourbillons et le rythme de la musique qui s’envolait puis s’apaisait… Elle monopolisait l’attention de l’esprit de la ruche, si complètement que plus personne parmi la myriade d’insectes ne pouvait plus penser ou se mouvoir par lui-même. Tous les Klikiss de Llaro s’étaient-ils eux aussi transformés en statues ? se demanda-t-elle, le souffle coupé. Soudain, ses doigts hésitèrent sur le clavier. Le spécex se troubla comme les notes dérapaient. Les accouplants remuèrent, et Orli sentit leur attention fléchir à la seconde où elle joua faux. Un frisson de peur dévala sa colonne vertébrale, mais elle se reprit tout de suite : elle lança une nouvelle mélodie et, bientôt, l’esprit de la ruche se retrouva hypnotisé. La jeune fille joua une chanson, puis une autre. Elle semblait disposer d’un répertoire inépuisable. Après qu’elle eut achevé une mélodie particulièrement élaborée, elle enchaîna sur une série d’airs populaires tout droit sortis de son enfance. Le spécex ne parut remarquer aucune différence. Lorsque l’épuisement eut raison d’elle, elle cligna des yeux, hébétée, puis se rappela où elle se trouvait. Une onde de terreur l’inonda alors. Le silence sortit Margaret de sa transe. Lorsque le spécex commença à bourdonner de nouveau, les épaules de la vieille femme s’affaissèrent de soulagement. Dans le couloir, les accouplants se remirent à bouger et à jacasser. Orli sentit que les pensées du spécex résonnaient encore de sa musique, tels des doigts invisibles pressant son crâne. D’après le visage de Margaret, elle sut qu’elle vivrait, aujourd’hui tout du moins. Ainsi, espérait-elle, que le reste de la colonie. 49 Le général Kurt Lanyan Sans savoir où ils mettaient les pieds, les soldats terriens traversaient en file indienne le transportail menant sur Pym… pour buter sur les insectes géants. Lanyan n’avait aucun besoin de les encourager à engager le combat. Les créatures sifflaient, caquetaient et vrombissaient, alors même qu’elles attaquaient les troupes terriennes dans un synchronisme effrayant. Certaines étaient particulièrement monstrueuses, avec leurs membres inférieurs aussi acérés que l’instrument de la Faucheuse. Leur exosquelette éclatait sous l’impact des balles, faisant jaillir des globules de fluides divers. Néanmoins, elles progressaient avec une vitesse affolante. Dans l’enclos qui jouxtait les bassins alcalins, les colons furent horrifiés de voir les premiers soldats taillés en pièces. En bordure du champ de bataille, des geysers projetaient des colonnes de vapeur sulfureuse, tel un orchestre accompagnant l’assaut. Le général beugla par-dessus le vacarme : — Notre mission a changé ! Nous sommes les Forces Terriennes de Défense… alors, défendez-vous ! Allons secourir ces colons, puis filons d’ici. N’ayant escompté qu’une résistance minimale de la part des colons, les soldats avaient apporté un armement essentiellement cérémoniel. À cet instant, Lanyan aurait préféré avoir un canon jazer chargé ou un lance-missiles. Avec un rugissement gratifiant, son propre pistolet fit gicler la crête d’un énorme guerrier qui se dressait devant lui. Un deuxième projectile souffla le thorax de l’insecte, et son crâne blindé culbuta dans l’eau. Les membres multiples continuèrent à remuer. Contrevenant aux ordres – Dieu merci ! – quelqu’un avait apporté de petites grenades à fusion. L’homme en lança deux vers des monolithes extraterrestres, au milieu du lac. Les explosions réduisirent les fragiles structures en un nuage de débris blanchâtres. Une troisième grenade détona dans le coin opposé de l’enclos, dispersant de l’eau en tous sens. La forte énergie dégagée par l’impact ouvrit une cavité sous la croûte de sel. Le sol commença à s’effondrer comme l’eau s’y engouffrait dans des gargouillis, entraînant de nombreuses créatures. La poussière âcre piqua les yeux et brûla la gorge de Lanyan. Tout en toussant, il tua plusieurs des insectes qui avaient abattu cinq de ses hommes. Puis il mena une charge contre les tours calcaires, pataugeant à mi-mollets dans l’eau laiteuse. De gros insectes entouraient l’enclos des colons, mais ceux-là semblaient d’une espèce moins agressive. Lanyan et ses hommes massacrèrent six créatures sans même ralentir, et foncèrent vers les humains survivants. — On vient vous sortir de là ! — Ce sont les Klikiss ! cria une femme d’une voix rauque. Ils sont revenus. Ils sont venus nous tuer ! Le général était tellement accaparé par la bataille qu’il ne songea pas à poser des questions ni à assembler les pièces du puzzle. Les Klikiss ? L’un de ses soldats fixa une petite charge de démolition, et la boule de feu fit s’effondrer le mur résineux. Vacillant sur leurs jambes, les colons squelettiques passèrent par la brèche. Ils criaient et sanglotaient. Voilà des jours qu’ils semblaient ne pas avoir été nourris. Enfin, les troupes cessèrent d’arriver de Rheindic Co. À présent, elles rebroussaient chemin pour foncer vers l’entrée du transportail. Lanyan hurla à pleins poumons : — Retraite générale ! Sortez-moi ces gens de là, et retour à la base ! Les soldats n’avaient pas besoin qu’on le leur répète. L’un d’eux réactiva les carreaux de coordonnées sur la pierre murale. — Transportail ouvert ! Les soldats prirent les colons titubants par les bras et les poussèrent dans le passage. Lanyan, les jambes écartées, se planta en arrière-garde, et tira avec ses deux armes de poing jusqu’à épuisement des chargeurs. Celles-ci devinrent brûlantes entre ses mains. — Bougez vos fesses et dépêchez-vous de passer ! La face sinistre, des soldats saisirent les corps de leurs camarades tombés au combat, les morts comme les blessés. À présent, les Klikiss convergeaient à la vitesse de cafards géants dérangés par une forte lumière. Colons et soldats repartaient groupe par groupe. Lanyan repéra quatre guerriers klikiss qui le contournaient par le côté afin de couper l’accès au transportail. Il mugit des ordres, et une rafale les abattit. Mais de nouvelles créatures ne cessaient de s’approcher. Le temps que les survivants de Pym soient évacués, le général fut à court de munitions. Il lâcha ses pistolets et balaya les environs du regard, en quête d’une arme. Des insectes massacrés s’empilaient partout sur le sol, et cependant, d’autres surgissaient inlassablement des tours intactes. Dès qu’il vit que la plupart de ses soldats étaient bien évacués, il fonça vers le transportail. — Activez, bon sang ! Les derniers hommes plongèrent avec lui dans le trapézoïde chatoyant. Soudain, Lanyan se retrouva de l’autre côté, dans les cavernes encombrées de Rheindic Co. Il dégoulinait d’eau saline, de transpiration, de sang et de fluides klikiss. Un frisson glacé dévala son dos comme il se rendait compte qu’ils n’étaient sans doute pas sauvés. Loin de là. À présent que les humains avaient énervé les Klikiss, rien n’empêcherait ceux-ci de les poursuivre. 50 Sirix Le retour des Klikiss modifiait les plans de Sirix. Après sa fuite de Wollamor, le temps était venu pour lui de rejoindre les robots de Maratha et les vaisseaux qu’ils avaient construits là-bas. Ils deviendraient l’armée de destruction qu’il avait imaginée des millénaires auparavant. Sirix et ses congénères devaient éliminer leurs créateurs tant haïs. De nouveau. L’essaimage de la sous-ruche par le transportail de Wollamor ne pouvait être un cas isolé. Si les Klikiss retournaient sur leurs anciens mondes, ils réapparaîtraient partout, résolus à se venger. Il devait y avoir beaucoup de spécex. Par conséquent, il devait augmenter l’effectif de son armée de façon notable. Sirix engagea sa flotte dans l’espace ildiran, jusqu’à Maratha. Là se trouvait la base la plus ambitieuse construite par les robots. Longtemps auparavant, Sirix avait utilisé le monde mi-brûlant mi-glacé pour préparer une grande bataille contre les Klikiss. Et récemment, il avait appris avec consternation que les Ildirans l’avaient transformé en séjour de villégiature. Ces derniers avaient-ils altéré leur histoire au point de l’avoir oubliée ? Les robots noirs avaient repris la planète sans trop de problèmes. Les Ildirans n’oseraient plus y revenir. Aujourd’hui, les compagnons de Sirix devaient avoir fait de Maratha un bastion inexpugnable. Il ne trouva que des décombres. Les deux villes ildiranes, Prime et Seconda, avaient été démantelées et rasées par les explosions. Les vaisseaux des robots avaient été détruits au sol, ainsi que des centaines de ses si précieux camarades. Sirix, ébranlé, était incapable de calculer l’étendue de ses pertes. Près d’un tiers de ses congénères s’étaient trouvés ici ! Il recalibra les capteurs de son Mastodonte, à la recherche d’une erreur, ou du moins d’une explication. Il aurait dû y avoir des robots en train de creuser des galeries, de reconstruire et de renforcer l’ancienne base. Or ils avaient tous disparu ! QT s’approcha de l’écran de la passerelle. — Il semble qu’une bataille générale ait eu lieu, commenta-t-il. Les vaisseaux de Sirix scannèrent le paysage désolé, afin de déterminer ce qui avait provoqué tant de destructions. — Les nôtres auraient dû être capables de se défendre. Ils avaient assez de temps pour se préparer contre n’importe quel agresseur. — Savaient-ils contre quoi se préparer ? demanda DP. Il s’avança au côté de son compagnon, et tous deux examinèrent avec le plus grand intérêt les images de dévastation. À sa console, Ilkot pivota et annonça : — Je détecte les signatures caractéristiques de l’armement de la Marine Solaire. Ce sont les Ildirans qui ont causé cela. Sirix avait déjà décidé d’ajouter les Ildirans à la liste de ses ennemis. À présent, les émotions faisaient grésiller ses circuits, altérant toute pensée logique. — Les Ildirans ont été avertis de se tenir à l’écart de Maratha il y a des millénaires. Ils nous ont provoqués ! Ilkot poursuivit son balayage. — Il y a également des débris et des armes non identifiés… semblables à ce qu’on a rencontré sur Wollamor. — Sur Wollamor ? — Je pense que les Klikiss ont aussi leur part de responsabilité. QT tira la conclusion qui s’imposait : — Les Klikiss se sont-ils alliés aux Ildirans ? — Mais comment les Klikiss sont-ils arrivés ? demanda Sirix. Maratha ne possède pas de transportail. — C’est l’une des nombreuses questions sans réponse, dit DP. Comment les Klikiss ont-ils pu survivre tout court ? Leur espèce était éteinte, d’après les données que vous m’avez fournies. — Inondez la planète de signaux d’appel. Je veux savoir s’il y a un seul robot qui fonctionne encore. Sa valeur serait pour nous inestimable. Il transmit sa propre image, en quête d’une quelconque réaction. Il ne parvenait pas à croire que tous leurs vaisseaux, toutes leurs armes n’aient pas réussi à les protéger. — Nous pourrions envoyer des équipes de récupération, suggéra Ilkot. Les noyaux mémoriels de certains d’entre eux sont peut-être intacts. Nous n’aurions qu’à les extraire pour déterminer ce qui s’est passé – et sauver leurs souvenirs. Sinon, ils auront péri en pure perte. Soudain, une secousse violente fit résonner la coque du Mastodonte. La passerelle et les parois vibrèrent. Se déplaçant à la manière d’un banc de prédateurs, six croiseurs lourds de la Marine Solaire rasaient l’atmosphère de Maratha, suivant la courbe de la planète en direction de la flotte de Sirix. Ils avaient déployé leurs voiles solaires et leurs canons étaient activés dans une attitude d’intimidation. Un impact sourd les frappa de nouveau. — Nous sommes dans des vaisseaux des FTD. Ils devraient croire que nous faisons partie de l’armée terrienne. (Il se tourna vers la console de communication vacante comme Ilkot se pressait vers les commandes.) Transmets l’une des séquences vidéo de l’amiral Wu-Lin qu’on a enregistrées, afin de les induire en erreur. DP demanda : — Les Ildirans seraient-ils aujourd’hui en guerre contre les humains ? De sa voix si exaspérante à force d’être enjouée, QT dit : — Sirix, vous avez diffusé votre image pour chercher les robots survivants. Les Ildirans savent qui nous sommes. Les croiseurs lourds commencèrent un barrage d’artillerie avec leurs armes les plus puissantes. Le Mastodonte de Sirix oscilla ; un déluge d’étincelles jaillit des panneaux de commandes. Des signaux d’alerte indiquèrent quatorze brèches dans la coque avec des décompressions explosives. — Ripostez ! Les canons crachèrent le feu, éraflant les vaisseaux ildirans, déchirant l’une des voiles solaires, essentiellement décoratives. — Il est normal que les Ildirans vous en veuillent, fit remarquer QT. Vous n’avez pas demandé la permission d’installer une base sur un monde placé sous la souveraineté ildirane. Et vous y avez causé beaucoup de dégâts. — Les Ildirans ne devraient pas être là du tout, répliqua Sirix d’une voix amplifiée. — Peut-être croient-ils que les robots ne devraient pas être là non plus. — Cela n’a rien à voir. Les Mantas d’escorte pilotées par des compers Soldats tiraient sans discontinuer. Elles endommagèrent deux des croiseurs lourds, subissant en retour des tirs meurtriers. Au cours du déchaînement de tirs, Sirix regarda l’inventaire des projectiles et des batteries de jazers. Il se rendit compte qu’il gaspillait des munitions destinées aux humains… et aux Klikiss. Il n’avait pas l’intention de combattre l’Empire ildiran, en particulier avec une flotte si réduite, sans les renforts qu’il avait escompté trouver sur Maratha. Les croiseurs lourds poursuivaient leur pilonnage. Rapidement, Sirix calcula s’il devait ou non continuer le combat. Il compara ses défenses à l’armement ennemi et établit que, même si ses vaisseaux en sortaient victorieux, la bataille lui coûterait la plus grande partie de ses forces. Il ne pouvait se permettre de telles pertes. « Repliez-vous, ordonna-t-il. Cessez le feu. (Puis il dirigea le faisceau de transmission vers les Ildirans.) Nous nous retirons de ce système. Il est inutile que vous persistiez à nous attaquer. » Les croiseurs de la Marine Solaire ne semblaient pas être du même avis. Ils pourchassèrent la flotte des robots noirs alors même que celle-ci quittait Maratha en accélérant. Déjà, Sirix savait que les réparations leur coûteraient beaucoup de temps. Il devait réviser ses plans. Une fois de plus. Les événements n’auraient pas dû se dérouler comme ça ! Il avait imaginé une victoire éclatante sur les humains, la conquête de leurs colonies, la reprise de chaque monde klikiss abandonné. À moins de rallier les quelques enclaves qui lui restaient – et qui ne représentaient qu’une fraction des effectifs de Maratha –, ces vaisseaux étaient désormais tout ce qu’il possédait. Sa flotte implacable, réduite à guère plus qu’un nuage de moucherons ! La colère le disputait à l’incompréhension. Il lui fallait une cible. Une nouvelle tactique s’imposa à lui. Les Klikiss étaient la menace principale qui planait sur les robots. Leur plus vil ennemi. Et Sirix pouvaient les détruire. Il connaissait leurs anciens mondes, savait où ils iraient. Il décida de se rendre sur chacune de ces planètes et de détruire leur transportail. Les Klikiss se trouveraient littéralement coincés là où ils se terraient depuis des millénaires. Puis sa flotte éradiquerait tous les vestiges des insectes qu’elle trouverait. Avec les vaisseaux des FTD, il pouvait atteindre sans peine cet objectif. Un monde à la fois. 51 Anton Colicos À présent qu’ils étaient revenus de Maratha, Anton avait une histoire à raconter. Même le remémorant Vao’sh parvenait difficilement à réprimer son impatience de relater par écrit son expérience avec la Marine Solaire, les robots noirs et les Klikiss surgis de nulle part. Il présenterait son récit au Foyer de la Mémoire. Le vieux conteur n’aurait jamais imaginé se voir un jour autant impliqué dans les événements de La Saga des Sept Soleils. — Parfois, quand je passe en revue tout ce qui m’est arrivé depuis mon arrivée ici, j’ai du mal à y croire, marmonna Anton. Il me faut me convaincre que c’est moi, et non un de ces héros à la mâchoire carrée, qui ai vécu tout cela ! Il gloussa en relisant les pages de notes qu’il avait écrites sur son pad personnel. Dans le bureau inondé de lumière de Vao’sh, le jeune homme avait enfin pu se remettre à la tâche pour laquelle il était venu sur Ildira : traduire et rapporter sur Terre des parties de l’épopée extraterrestre. Il essaya d’imaginer son retour : son poste l’attendait-il toujours, après si longtemps ? Cela n’aurait sans doute pas d’importance. Avec son expertise et son expérience uniques, il pourrait obtenir un poste de titulaire très bien rémunéré dans l’université de son choix, ou faire des tournées de conférences. Au lieu de publier dans d’obscurs journaux, il pourrait en outre retranscrire les meilleurs épisodes de La Saga des Sept Soleils sous forme de best-sellers, ou écrire son autobiographie. Il deviendrait une vedette… Si seulement ses parents avaient pu voir cela. Dans le couloir, des Ildirans du kith des serviteurs s’affairaient, balayant et astiquant alentour. Anton leva les yeux, pour apercevoir Yazra’h qui franchissait le seuil de la porte, accompagnée par ses trois chatisix. — Mon père arrive, annonça-t-elle. L’air tout à la fois gêné et embarrassé, Vao’sh se leva. — Il suffisait au Mage Imperator de nous convoquer. Nous aurions accouru à la hautesphère. Jora’h entra et s’approcha des remémorants. Sa longue chevelure formait une natte tressée avec soin sur sa nuque. Des rubans réfléchissants ornaient ses vêtements colorés et pailletés de joyaux. — Je souhaitais vous voir à l’œuvre de mes yeux, dit-il. Et je préfère que personne n’entende ce que j’ai à vous demander. (Il eut un sourire ironique.) Il sera intéressant de voir comment mon peuple fera face à un changement majeur. Le Mage Imperator embrassa du regard les tables sur lesquelles s’entassaient des plaques d’adamant. Le texte serré ne représentait qu’une infime portion de La Saga. Jora’h ramassa une plaque, mais il ne sembla pas intéressé par les mots gravés dessus. — Il y a longtemps, reprit-il, je suis venu visiter deux prêtresses Vertes dans cette même pièce : Nira et l’ambassadrice Otema. Elles lisaient La Saga pour la forêt-monde. (Il s’arrêta, perdu dans ses pensées, avant de se reprendre.) Il y a dix mille ans, Ildira s’est trouvée à un carrefour comme celui auquel nous sommes confrontés actuellement. À cette époque, le Mage Imperator a fomenté une… épouvantable dissimulation. — Ah, les Temps perdus, releva Vao’sh. Tous les remémorants ont été tués afin que soient tenus secrets les événements de la première guerre contre les hydrogues. Le Mage Imperator baissa les yeux. — En ce temps-là, La Saga des Sept Soleils a été censurée et réécrite, de façon que personne ne sache ce qui s’était passé. Mais aujourd’hui, c’est moi le Mage Imperator, et je refuse de cautionner cette infamie. Il faut relater cette histoire avec honnêteté et dans ses moindres détails. Notre Saga sacrée ne racontera que la vérité, et c’est par elle que nos descendants nous jugeront. (Il jeta un regard intense à Anton et Vao’sh.) Je vous demande d’accepter cette grande responsabilité : dire la vérité. Ensemble, effacez les taches de mensonge qui souillent notre histoire. Et écrivez la prochaine partie de notre formidable épopée. Anton n’en crut pas ses oreilles. — Mais, Votre Majesté, je ne suis qu’un étudiant, et même pas ildiran… — Le point de vue différent que vous apporterez est nécessaire. Vous êtes des remémorants chacun à votre manière. Vous aurez mon soutien plein et entier. Révisez La Saga afin d’y inclure la honte que représente le programme d’hybridation de Dobro, et notre implication avec les hydrogues. Révélez les machinations de mon père et de ses prédécesseurs. Et, oui, les miennes aussi. Ce n’est que le premier des torts que j’ai à expier. J’en ai longuement parlé à Nira. Acceptez-vous la noble tâche que je vous confie ? Cette requête était inédite, voire malséante. Vao’sh laissa paraître son embarras. — Seigneur, cela implique-t-il d’inclure les apocryphes… les textes officieux que l’on a étudiés récemment ? — Oui. D’autres ont essayé avant vous, mais n’ont pas réussi. Vous vous souvenez peut-être d’un dénommé Dio’sh ? Le vieux remémorant opina du chef. — Un ami à moi. Il a survécu à la peste aveuglante de Crenna et est revenu il y a des années. J’ai entendu dire qu’il était mort. — Plus que cela : il a été tué. Mon père l’a assassiné. — Le Mage Imperator ? hoqueta Vao’sh. Il n’aurait pas pu… Il n’aurait pas fait une telle chose ! Jora’h raconta comment Dio’sh avait découvert la vérité au sujet des Temps perdus et était allé voir Cyroc’h avec le résultat de ses recherches. À la suite de quoi ce dernier l’avait étranglé avec sa longue tresse vivante. — Vous incorporerez également cela au remaniement de La Saga, conclut le Mage Imperator d’une voix coupante, comme s’il se forçait à prononcer ces paroles. Vao’sh n’aurait jamais imaginé braver un commandement du Mage Imperator, mais un immense malaise l’accablait. — Seigneur, vous nous demandez de transformer l’immuable. La Saga des Sept Soleils est considérée comme parfaite, et révérée comme telle. — Vous-même savez que ce n’est pas vrai. Il y a un moment que vous le savez. La voix du remémorant se réduisit à un mince filet : — Mais c’est… la tradition. — Est-ce une noble tradition que celle qui ne sert qu’à perpétuer des mensonges ? Vous direz la vérité, tel est l’ordre que je vous donne. Le peuple ildiran doit apprendre à accepter le changement. Cela en soi est un changement majeur qu’il me faut imposer. 52 Kolker Grâce à Osira’h, Kolker comprenait enfin. Il comprenait tout, et c’était prodigieux, époustouflant ! Ses espoirs avaient été fondés. À présent son esprit réceptif aux liens du cosmos, il voyait tous les aspects des luttes de pouvoir en cours, qui faisaient partie des marées changeantes balayant chacun des Bras spiraux de la galaxie. Des majestueuses entités élémentales jusqu’aux humains et aux Ildirans en passant par les insectes les plus infimes et les organismes unicellulaires, tout s’entrelaçait grâce à des ponts et des réseaux qu’il n’avait jamais appréhendés jusqu’à ce jour. C’était comme s’il s’était tenu trop près d’une mosaïque et qu’à présent, ayant reculé de quelques pas, il discernait la façon dont ces éléments s’emboîtaient pour former un motif infiniment plus vaste et plus complexe. Le prêtre Vert s’assit dans la lumière du jour, absorbant tout ce que recélait son esprit, tout ce qui s’ouvrait à lui. Un groupe de lentils méditait autour de la fontaine, le regard plongé dans les bulles de plasma. Kolker n’aspirait plus à se joindre à eux, car sa compréhension surpassait la leur. Contrairement à lui, ils étaient limités par le thisme. Sa place dans le dessein universel n’avait pas changé, mais au moins savait-il qu’il en avait une. Il percevait l’existence de millions de rayons-âmes autour de lui pareils à des bras tendus et accueillants. Il toucha le surgeon et s’engouffra aussitôt dans les mailles du télien. Après le supplice de la solitude qu’il avait si longtemps enduré, il avait pensé ne jamais ressentir une telle félicité. Il savait qu’il devait ouvrir l’esprit de ses amis : non seulement les prêtres Verts, mais également les humains ordinaires. Cette glorieuse réalité n’était pas censée demeurer confidentielle. Il pouvait leur faire atteindre un niveau de conscience supérieur. En premier lieu, il s’occuperait des moissonneurs d’ekti hanséatiques qui travaillaient sous la férule de Tabitha Huck. Il avait besoin de partager sa découverte. Le chantier de construction induisait un trafic orbital ininterrompu de navettes de ravitaillement. Kolker embarqua sur le premier vaisseau qui avait assez de place pour l’accueillir. Personne ne lui demanda d’explication lorsqu’il emporta le surgeon hors du palais. Assis dans la navette qui s’élevait vers l’espace, Kolker tenait le lourd pot sur les genoux. D’une main, il avait saisi le tronc du surgeon, tandis que de l’autre, il frottait le médaillon prismatique que lui avait offert Tery’l. Il était tout entier absorbé par le vaste univers qui s’étendait sous son crâne. Déjà, il avait entrepris de décrire une partie de son expérience aux verdanis, mais ils semblaient ne rien savoir du potentiel de ses révélations. Il atteignit une station assemblée à partir de modules et de débris de croiseurs lourds. Les ouvriers hanséatiques avaient l’expérience des véhicules de manœuvre et des combinaisons spatiales, mais ce que les Ildirans avaient le plus désespérément besoin d’apprendre des humains était l’organisation, l’initiative, l’innovation. Or, passé le premier instant d’exaltation, Kolker trouva qu’il avait lui-même gagné en efficacité. Son travail et ses relations avec autrui fonctionnaient mieux, voire de façon presque parfaite. Ces humains devraient être capables de faire de même. Le prêtre pénétra d’un pas léger dans la plate-forme centrale. Des baies vitrées ouvraient sur des ateliers et des rades orbitaux. Sa perception s’était affinée au point qu’il sentait chaque caresse de l’air conditionné, qu’il voyait les plus infimes détails des parois et du sol métalliques et, au-dehors, le semis d’étoiles dans l’espace infini. Il était conscient de chacune des personnes qui l’entouraient, bien qu’il ne puisse les distinguer les unes des autres. Pas encore. Dans son rôle de maître d’œuvre du chantier de construction, Tabitha se régalait autant qu’un chaton devant une jatte de crème fraîche. Elle n’avait qu’à donner un ordre pour voir le moindre de ses désirs satisfait. Un tel pouvoir aurait pu lui monter à la tête, mais elle avait l’air concentrée plutôt que hautaine. Les cinq ingénieurs hanséatiques également présents se montrèrent agréablement surpris de voir le prêtre Vert se joindre à eux. Sur une grande table-écran s’affichaient des rapports, des diagrammes fil de fer, et des prises de vue directes des croiseurs lourds qui flottaient dans les vastes rades d’assemblage. L’attention de Tabitha sautait de l’un à l’autre. Lorsqu’elle releva les yeux, son visage refléta la surprise. — Kolker ! Je croyais que les prêtres Verts restaient toujours attachés à la terre. — J’ai découvert quelque chose d’important. (Il posa son pot sur la table-écran, recouvrant sans s’en rendre compte des colonnes de chiffres lumineux.) Il faut que je vous montre. À vous et à Sullivan. — En ce moment, Sullivan inspecte les docks annulaires, répondit-elle d’une voix distraite. Il sera de retour dans une demi-heure. Kolker lui adressa un sourire empreint de béatitude. — Que diriez-vous, si je partageais avec vous la capacité d’affiner vos sens, de prendre des décisions plus rapidement, de comprendre davantage ? Seriez-vous intéressée ? Tabitha éclata de rire. — Cela m’aiderait, c’est sûr. (Elle jeta un coup d’œil à la table-écran comme un voyant se mettait à clignoter, puis elle aboya un ordre.) D’accord, mais je n’ai pas toute la journée. Dépêchez-vous. Elle appela l’un de ses assistants : — Barry, vérifie donc cette poutrelle, là, elle m’a l’air désalignée ! Kolker saisit le surgeon ainsi que le médaillon de lentil, en se concentrant sur les facettes et le flux du télien. — Cela ne prendra qu’une seconde. — C’est un de vos trucs de prêtre Vert ? — Plus que cela. Il tourna sa main de façon à toucher de la paume le front de Tabitha. Il perçut l’esprit de la forêt-monde, les rayons-âmes et, enfin, chevaucha la vague du thisme jusqu’au don latent de Tabitha, qui existait chez elle comme chez tous les humains. C’était devenu très simple à présent. Il tira légèrement. Un passage mental s’ouvrit, et l’univers afflua en elle. La jeune femme haleta, et ses yeux s’écarquillèrent de stupéfaction. Kolker rompit le contact, et elle balaya la salle de la plate-forme d’un regard circulaire. — Je n’y crois pas ! C’est incroyable. — Comme je vous l’avais dit. — Les couleurs sont plus vives. Je n’ai jamais entendu les sons comme maintenant : tout est si net, si clair… et je sais à quelle chose ils sont tous reliés. (Elle cligna des yeux comme elle intégrait tout ce qui affluait en elle.) C’est comme si quelqu’un avait tourné un bouton qui améliore ma perception de l’univers. Elle cria aux cinq ingénieurs hanséatiques : — Venez voir ! Du diable si je sais ce qu’il a fabriqué, mais Kolker a trouvé quelque chose. (Voyant son excitation, ils s’approchèrent avec curiosité.) Barry, laisse-le te montrer. Touchez-le, Kolker, il faut qu’il voie. — Qu’est-ce que c’est ? Je dois faire quoi ? — Laissez-moi seulement vous toucher, dit Kolker en souriant. Une seconde suffira… mais seulement si vous le voulez. Barry ne jeta qu’un coup d’œil à Tabitha envahie par l’enthousiasme. — Faites donc. Kolker le toucha, tira légèrement. Un instant plus tard, Barry eut lui aussi un hoquet d’émerveillement. — C’est comme si mon esprit venait d’exploser ! (Il se tourna vers Tabitha.) Est-ce que c’est vous ? Je peux vous sentir… Je ne lis pas dans votre esprit, mais je le sens. Tabitha opina avec vigueur. — Et Kolker aussi. Nous sommes ici. Ne voulant pas être en reste, trois des autres ingénieurs insistèrent pour essayer par eux-mêmes. Kolker s’exécuta avec joie. Le dernier restait sceptique toutefois : — Ça ressemble à un lavage de cerveau, non ? Pour moi, en tout cas. — Rien de tout cela, T.J., répondit Barry, les yeux brillants. C’est juste comme si Kolker avait augmenté mon QI d’un million de points. Imagine un vieux propulseur à fusion poussif, auquel on a fait une révision majeure. (Il rit.) Eh bien, c’est moi. Kolker essaya de rassurer T.J. : — Ce n’est pas un tour de passe-passe. Si vous changez d’avis, je peux toujours annuler le changement. — Jamais de la vie ! s’exclama Tabitha. La jeune femme était déjà retournée à sa table-écran. Pianotant sur les commandes, elle rectifiait les affectations des équipes de travail et modifiait mille petits détails de la production industrielle. Quelques instants plus tard, elle se redressa, satisfaite. — Hum, je n’avais jamais vu ces goulets d’étranglement… Sullivan Gold surgit au beau milieu du vacarme. Il remarqua les expressions fébriles, les yeux grands ouverts de ses compagnons. — Que se passe-t-il ? — Kolker vient de nous montrer quelque chose d’inouï, une véritable révélation ! Grâce à son surgeon, ou à son médaillon. Tabitha restait concentrée sur ses diagrammes. — Je ne peux pas décrire cela, Sullivan. Essayez plutôt ! Le prêtre Vert tendit la main. — Je voulais vous le montrer en premier. Permettez-moi de… — Attendez une seconde, dit Sullivan en reculant. La répugnance qu’il affichait donna du courage à T.J. : — Vous n’allez pas nous forcer, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non ! Seuls ceux qui le souhaitent en profiteront. Mais c’est merveilleux, Sullivan. Et capital. Vous penserez de façon plus claire, vous comprendrez toutes les interconnexions, vous percevrez comme jamais auparavant ce que possède chacun d’entre nous. Faites-moi confiance. — Je vous fais confiance, Kolker, mais on dirait fichtrement que vous convertissez les gens à une nouvelle religion. Kolker n’avait pas considéré cet aspect des choses. — D’une certaine manière, oui… mais pas du tout dans le sens que vous entendez. Sullivan gardait les mains levées en signe de refus. — Merci, mais j’ai ma propre religion. Je préfère ne pas imaginer ce que dirait Lydia s’il lui venait à l’oreille que je cours après une espèce d’extase cosmique. Kolker perçut la répugnance de l’administrateur, aussi décida-t-il de lui donner du temps. Il ramassa son surgeon. — Je reste à votre disposition si vous changez d’avis. Parlez à Tabitha et aux autres. Regardez-les, voyez l’effet que cela a sur eux. — C’est la chose la plus importante qui me soit jamais arrivée, déclara Barry. Malgré l’émerveillement qui illuminait toujours son visage, Tabitha gardait sa motivation première : — Très bien, mettons ça en œuvre. Il y a encore pas mal de vaisseaux à reconstruire. Ha ! avec ce pouvoir mental, nous allons être mille fois plus efficaces. Nous pouvons accéder à l’esprit des Ildirans, communiquer avec eux. Nous pouvons voir… eh bien, tout. Elle souriait sans interruption. Les membres de son équipe semblaient partager ses pensées, communiquer entre eux d’un simple battement de cils. Kolker reprit une navette pour Ildira. Il se sentait profondément satisfait. Les possibilités semblaient aussi illimitées que l’univers qu’il percevait à présent. 53 Patrick Fitzpatrick III Après une longue recherche, Patrick arriva sur Golgen, une géante gazeuse au ciel jaune canari traversé de tempêtes continuelles, et au sein duquel flottaient les installations d’extraction d’ekti des Kellum. Comme son vaisseau approchait, les fréquences radio se peuplèrent de discussions : chacun essayait de se repérer, de trouver le symbole de son clan parmi les dizaines de complexes industriels qui encombraient l’espace. Le jeune homme savait que Zhett se trouvait ici, quelque part. Il survola longuement la planète avant d’aborder l’une des stations d’écopage les plus vastes, une installation gérée par un individu nommé Boris Goff. Celui-ci tenta d’engager Patrick : — Votre vaisseau n’est pas grand, mais il pourrait néanmoins transporter assez de produit pour être rentable, argua-t-il. Chacune des stations cherchait des vaisseaux indépendants pour mettre son ekti sur le marché. Apparemment, la distribution constituait leur principal point faible. Mais Patrick poursuivait un autre but. — Je suis à la recherche du clan Kellum, dit-il. Comme il s’éloignait du Gitan à quai, un vent fort accompagné d’une odeur âcre le frappa. Mais son nœud à l’estomac résultait pour une moitié de son appréhension de revoir Zhett, et pour l’autre moitié de la réaction éventuelle de celle-ci. Il s’accrochait à l’amour et à l’espoir, et était d’autant plus déterminé à faire amende honorable : à lui montrer celui qu’il était devenu, qu’il était désolé et qu’il accepterait n’importe quelle punition afin, peut-être, de regagner son estime. Goff fronça les sourcils. — Pourquoi les Kellum en particulier ? Je peux surenchérir sur leur meilleure offre. Tu ne pourras jamais m’offrir quelqu’un comme Zhett, songea Patrick, avant de répondre : — J’ai travaillé naguère pour les Kellum. — Et ça compte pour vous ? dit Goff, avant de renoncer et de pointer l’index en direction d’une station lointaine. Ils sont là-bas. C’était tout ce que Patrick avait besoin de savoir. Il bondit littéralement dans son vaisseau, le pouls battant à tout rompre, et fonça vers son but. Des dizaines de scénarios défilaient dans son esprit, et il ne cessait de répéter en imagination ce qu’il allait lui dire : des excuses, sa confession, l’imploration de son pardon… Il atterrit sur l’un des tarmacs suspendus, après n’avoir fourni en guise de renseignements que le nom de son vaisseau. Il voulait éviter que Zhett soit prévenue. Pour autant qu’il sache, elle pourrait bien essayer de l’abattre à vue… Il sortit de son appareil vêtu d’une combinaison anonyme, surveillant du coin de l’œil les Vagabonds qui accouraient. Grâce au ciel, il ne reconnut aucun de ceux qu’il avait côtoyés au cours de sa détention. — Zhett Kellum est là ? demanda-t-il. — C’est la station des Kellum, pas vrai ? Deux personnes émergèrent de la passerelle de commandement de la station géante. Il n’aurait jamais pu oublier la poitrine aussi ample qu’une barrique de Del, et sa barbe poivre et sel. Mais ce fut Zhett qui le cloua sur place. Elle ne lui avait jamais paru si belle. Le trac l’envahit soudain. Kellum se figea en l’identifiant. — Bon sang ! À son expression, Patrick sut que Zhett l’avait elle aussi reconnu. Il voulut lui dire qu’il était désolé, se confondre en excuses diverses et variées, apaiser les blessures qu’il lui avait infligées, effacer la distance qui les séparait… Tant de mots se pressaient dans sa bouche que pendant un instant rien ne sortit. Il leva la main. — Je te cherchais. Je suis désolé. J’ai tellement de choses à t’expliquer… — Tu as un sacré toupet ! Son mépris ne fit pas flancher Patrick. Il s’y était préparé. — Vas-y, je mérite tous les reproches que tu pourras me faire. — Oui, mais je ne me donnerai pas la peine de les faire, lâcha Zhett avant de remonter comme une furie la passerelle, sans un regard en arrière. — Attends ! Donne-moi une chance… s’il te plaît ? Elle ne se retourna pas. Patrick se tenait, impuissant, à côté du Gitan. La timide espérance qui l’avait porté venait de s’éteindre tel un foyer sur lequel on aurait jeté un baquet d’eau. Son plan s’arrêtait là. Son cœur se serra tandis qu’il voyait Zhett s’éloigner, et toutes les conversations qu’ils avaient eues ensemble lui revinrent en mémoire. Les événements n’avaient pas tourné comme il l’avait imaginé. Mais Patrick se jura de rester, dans l’espoir que Zhett change un jour d’avis. 54 L’amiral Sheila Willis Sur ordre du président, dix croiseurs Mantas surarmés naviguaient vers Theroc. L’équipage de fiers-à-bras brûlait de se faire un nom au combat. Willis sentait leur désir d’en découdre. Ils avaient été écrasés par les hydrogues, défiés par les colons, dupés par leurs propres compers Soldats, puis ravalés au second rang par la Marine Solaire ildirane et une poignée de vaisseaux-arbres verdanis. Pas étonnant qu’ils soient prêts à évacuer leurs frustrations sur une bande de primitifs : un couple royal en exil et quelques marchands. Willis voyait cela comme un cas du « syndrome du coup de pied au chien ». Les Forces Terriennes de Défense avaient manifestement de gros problèmes d’amour-propre. — C’est comme acheter un yacht spatial au propulseur gonflé pour compenser un pénis trop petit…, murmura-t-elle pour elle-même. Puis, à l’intention de Conrad Brindle : — J’ai un mauvais pressentiment au sujet de cette mission… un très mauvais pressentiment. Son nouvel officier en second se tenait droit devant elle. Il avait passé sa vie dans l’armée, de sorte que, même au repos, il avait toujours l’air au garde-à-vous. Elle aurait parié que ses pyjamas n’avaient aucun faux pli, et qu’il cirait ses chaussures de gymnastique. De plus, depuis la fin de la guerre contre les hydrogues, il semblait porter un fardeau. Robb, son fils, était un héros qui avait servi sous les ordres de Willis, mais celle-ci sentait qu’il existait des frictions entre ce brave gamin et son père, depuis son sauvetage. Willis ne lui avait posé aucune question à ce sujet. Ce n’était pas le genre de femme à s’immiscer dans les affaires personnelles si elles n’affectaient pas l’efficacité. — Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, amiral, répondit Conrad. (Même quand il faisait la conversation, il avait l’air de délivrer un rapport.) Nos dix Mantas suffisent largement pour venir à bout des défenses que j’ai aperçues sur Theroc. Le roi Peter a prouvé qu’il était un lâche en quittant la Terre comme il l’a fait. Depuis, il s’est entouré d’une bande de réprouvés pareils à lui. Nos soldats, d’autre part, ne demandent qu’à rendre à la Hanse sa puissance d’antan. — C’est vrai. Et si on claque des talons et qu’on formule un vœu…, gouailla Willis. Monsieur Brindle, vous pouvez peut-être m’expliquer comment nous allons rendre sa puissance d’antan à la Hanse en attaquant une planète désarmée, dont l’indépendance est reconnue par le président lui-même ? Quelle est au juste la loi, ou quels sont les articles de la Charte de la Hanse qui autorisent une telle action ? Le visage de Brindle s’assombrit brièvement. — On ne peut ignorer une menace extérieure contre la Ligue Hanséatique terrienne. — Oh, je connais ces arguties. Sur le papier, elles passent peut-être, mais en pratique, elles sont sacrément sujettes à caution. (Elle vit le trouble altérer les traits de son lieutenant.) Ne vous en faites pas, j’ai mes ordres et j’ai bien l’intention de les suivre. Nous écraserons cette rébellion avant qu’ils se rendent compte de ce qui leur est tombé dessus. Je dis seulement que je ne comprends pas ce choix politique, ni ce qui s’est tramé dans la coulisse pour aboutir à cette fichue lutte entre le roi Peter et le président Wenceslas. Elle se renfonça dans son siège et contempla le ciel étoilé qui se déroulait devant eux. Son Mastodonte lui manquait, et elle espérait que le général Lanyan n’avait pas fini par l’abîmer. Depuis qu’il s’était mis en tête de traiter par la force le moindre adversaire, ce dernier était devenu plus bravache que les soldats à bord des Mantas. Il se pouvait hélas que le « transfert temporaire » qui l’avait dessaisie du Jupiter devienne définitif. Il était peu probable que Lanyan, lorsqu’il aurait terminé sa mission, renonce à son vaisseau. Willis voyait les récents événements d’un mauvais œil. Durant la guerre des hydrogues, l’identité de l’ennemi ne faisait pas de doute. Les humains avaient lutté pour leur survie, et aucune solution diplomatique n’avait alors été possible. Ici, cependant, elle ne voyait pas la légitimité d’une action contre le roi Peter. Avant que se présente cette situation, elle avait consulté de nombreuses fois le manuel, ainsi que la jurisprudence et sa hiérarchie au sujet du rôle du président en matière militaire. Willis n’était pas naïve au point de penser que le roi avait la responsabilité effective du gouvernement, comme le peuple était censé le croire. C’était le président et son cercle de proches qui tiraient les ficelles. Toutefois, les textes officiels indiquaient noir sur blanc que le roi était le commandant suprême des armées. Légalement parlant, le président ne jouait aucun rôle dans les Forces Terriennes de Défense ; pourtant, Basil Wenceslas l’assumait sans vergogne et dirigeait tout le monde. Très ennuyeux. À présent, Willis se trouvait dans la peau de ces imbéciles heureux qui suivaient les ordres sans barguigner. Cette simple idée la mettait au supplice. Wenceslas avait tout fait pour mettre Peter en avant et en faire un symbole – et parfois son homme de paille –, de sorte qu’il avait été très délicat pour lui, par la suite, de l’écarter et de le discréditer. — Combien de temps reste-t-il avant qu’on atteigne le système de Theroc ? demanda-t-elle. Le navigateur consulta un panneau de contrôle. — Quatre heures et trente-six minutes. — Je me retire dans ma salle de briefing personnelle. Veuillez demander aux cuisiniers de me préparer un sandwich, s’il vous plaît. Ils savent ce que j’aime : pain complet, jambon et fromage, moutarde forte et cornichons. Ainsi qu’un thé glacé, mais doux cette fois ; je ne veux pas de ce truc trop amer en poudre. Ce menu ne dérogeait pas à la coutume, et comme elle s’y attendait, le déjeuner arriva quelques minutes plus tard alors qu’elle était assise à sa table, tapotant machinalement la surface des doigts. Elle n’avait pas faim, mais mangea par la force de l’habitude et un besoin élémentaire d’énergie. Peter et Estarra, aujourd’hui dépeints comme des rebelles, des lâches et des traîtres, s’étaient enfuis et avaient formé un nouveau gouvernement. Pourquoi diable avaient-ils agi ainsi ? Le roi Peter ne manquait de rien dans le Palais des Murmures : richesses, serviteurs, pouvoir. Personne ne flanquerait tout cela à la poubelle pour filer sur une planète arriérée sans une bonne raison. Quelque chose de vraiment, vraiment mauvais s’était passé. Si elle avait eu l’occasion de partager son sandwich avec Peter et de discuter un brin avec lui, il lui aurait sans doute raconté une histoire passablement différente de celle du président. En fait, elle était la première à savoir comment la Hanse avait traité ses colonies. On lui avait ordonné d’écraser Yreka, de mater sans pitié la poignée de colons misérables qui essayaient seulement de s’en sortir. Un acte qui relevait de la déloyauté, ou du moins du tirage au flanc… En échange des impôts et autres contributions que les citoyens devaient à la Hanse, celle-ci avait promis de soutenir ses colonies. Mais les temps étaient devenus plus durs, et le président les avait abandonnées comme des bagages encombrants. Ces colons avaient toutes les raisons de crier à l’injustice. Les sanctions à l’encontre des Vagabonds avaient constitué un autre douteux artifice. Au moins n’avait-on pas demandé à Willis de participer à la destruction de Rendez-Vous ou de quelque autre installation des clans. Le président Wenceslas et les FTD piétinaient chaque jour un peu plus les limites du droit. L’amiral mordit dans son sandwich, puis apaisa la brûlure de la moutarde d’une gorgée délicieusement sucrée de thé. Sur l’écran de son bureau, elle revisionna les images de Theroc prises par les vaisseaux espions. Elle savait que la planète ne pouvait résister à dix Mantas. Mais de nouveau, elle ne parvenait pas à croire que Peter soit assez stupide pour rester vulnérable en des temps si troublés. Peut-être n’avait-il tout simplement pas eu le temps de maîtriser la situation. Peut-être avait-il espéré que les coups portés à la flotte terrienne lui laisseraient un répit suffisant pour rassembler ses défenses. D’un autre côté, tout le monde savait ce dont le président était capable… Brindle l’appela dans sa salle de briefing : « Amiral, trente minutes avant que nous abordions le système theronien. J’ai pensé que vous aimeriez vous adresser à l’équipage avant de commencer l’attaque. — Merci, commandant. C’est en effet le cas. » Elle mit son plateau dans le recycleur et quitta sa salle de briefing. Après s’être rassise dans son fauteuil de commandement, elle ouvrit la fréquence générale. « Votre attention, s’il vous plaît. Nous allons arriver sur Theroc, sur ordre du président Wenceslas. Notre boulot consiste à mettre fin à ce conflit. Mais nous ne sommes pas des barbares. Quoi qu’il se passe aujourd’hui, gardez en mémoire que Theroc est toujours un monde indépendant. Nous devons mettre la pédale douce. — Ce qui signifie : pas de victimes gratuites, ajouta Brindle. — Je préférerais qu’il n’y ait aucune victime. Ils ne feront pas le poids contre notre puissance de feu. Par conséquent, nous pouvons boucler tout ça de façon rapide et efficace. (Personnellement, elle en doutait.) En avant toute, puis décélération maximale, ordonna-t-elle. Je veux émerger sous leur nez, et profiter à fond de l’effet de surprise. » Arrivés au cœur du système, les croiseurs ralentirent si fort que les muscles et les os de Willis protestèrent. Son équipage était prêt. Brindle se tenait au garde-à-vous derrière son fauteuil de commandement. Tous les artilleurs étaient à leur poste. Mais sitôt que les images des caméras à longue portée apparurent sur l’écran central, un vent de panique souffla sur les officiers de la passerelle. « Machines au point mort ! hurla Willis. N’ouvrez pas le feu, c’est un ordre ! » Theroc semblait entourée d’une couronne épineuse. D’immenses vaisseaux-arbres s’avançaient, hérissés de branches acérées. Ils s’ébranlèrent vers la flotte terrienne, se déployant en éventail et formant un barrage qui évoquait quelque haie impénétrable. Willis écrasa son poing sur le bouton de transmission : « Je répète, pour ceux qui auraient les oreilles bouchées : n’ouvrez pas le feu, à moins que vous ne vouliez vous faire embrocher par l’une de leurs branches. » Derrière les vaisseaux verdanis suivait une nuée de vaisseaux de toutes les formes et de toutes les tailles imaginables, ornés de marques voyantes et de blindages de couleurs ternes. Tous avaient des armes fixées à la va-vite. — Des Vagabonds, dit Brindle. Il y en a des centaines… — Avec des centaines de canons, ajouta Willis. « Postes tactiques ! Effectuez des estimations pour le plan de bataille. Avons-nous une puissance de feu supérieure à la leur ? » — Annulez cet ordre ! l’interrompit Willis. Vous avez perdu la tête, lieutenant ? Regardez plutôt les vaisseaux-arbres ! (Sur l’écran, les vaisseaux verdanis grossissaient, mortellement menaçants.) J’ai su dès le début que c’était une mauvaise idée. 55 Le général Kurt Lanyan Les colons de Pym et les soldats terriens épuisés qui s’étaient repliés ne cessaient d’affluer en une course échevelée. Au poste de contrôle du transportail de Rheindic Co, les techniciens de la Hanse regardaient passer, interloqués, des vagues de soldats au visage spectral, à l’uniforme ensanglanté et déchiré, aux armes fumantes. Quelques colons hagards tombèrent à genoux. Les soldats les plus prompts à réagir les agrippèrent et les poussèrent le long des galeries menant aux sorties : — Ne vous arrêtez pas de courir ! Retournez aux vaisseaux. — Appelez les vaisseaux de transport, qu’ils viennent jusqu’à la cité ! — Il faut envoyer un signal au Jupiter ! Il y a urgence. Lanyan apparut à son tour, chancelant. Il aurait voulu pouvoir s’écrouler sur le sol de pierre, mais il savait que ce n’était pas terminé. — Ces foutues bestioles nous talonnent ! Des ordres contradictoires s’entrecroisaient. Les troupes hébétées se repliaient dans la hâte et la confusion, entraînant les techniciens avec elles. Des sanglots et des cris d’angoisse emplissaient la caverne, entre les cliquetis d’armes et le martèlement des bottes. — Qu’y a-t-il ? demanda Ruvi, l’administrateur à la calvitie naissante. Que se passe-t-il ? — Les Klikiss, répondit Lanyan en agrippant l’homme par les épaules et en le faisant pivoter vers lui. Les Klikiss sont revenus sur Pym. Ils ont tué la plupart des colons, mais nous avons secouru ceux-là. — Les Klikiss ? Vous voulez dire les vrais Klikiss ? Le général indiqua une estafilade sanglante sur son bras. — Pour ça, je vous garantis qu’ils sont vrais. Bientôt ils seront ici, on peut compter là-dessus. Alors, remuez votre postérieur ! On abandonne Rheindic Co. — Nous… Nous allons rassembler notre matériel et nos affaires… — Vous allez filer comme si vous aviez le diable à vos trousses, maintenant ! Il nous reste au mieux quelques minutes. Les hommes fuyaient la salle par les galeries, pour atteindre la corniche où ils s’entassaient comme des lemmings. Au-dehors, le crépuscule s’installait. Des points lumineux indiquaient la position des appareils de transport stationnés sur l’aire d’atterrissage, loin de la base. La cité klikiss se trouvait dans les hauteurs de la falaise, ce qui rendait difficile la descente d’un grand nombre de personnes vers le fond du canyon. Celles-ci s’amassaient dans les monte-charge ; s’ils étaient conçus pour transporter de lourdes cargaisons, ils étaient très lents et ne pouvaient contenir que peu de monde. Certains des soldats aidèrent les scientifiques et les colons. D’autres eurent la présence d’esprit d’appeler les vaisseaux de transport de personnel : « Ramenez-vous pour une évacuation massive ! Il faut partir, et immédiatement ! » Dans la salle du transportail, Lanyan voyait l’embouteillage devenir incontrôlable. Il prit une profonde inspiration qui colla sa veste d’uniforme sur sa poitrine, compta jusqu’à trois pour se calmer, puis donna des ordres d’une voix de commandement : « N’oubliez pas qui vous êtes ! Nous avons combattu les compers Soldats. Ces insectes ne sont pas pires, et on peut les écraser bien plus facilement. Maintenant, apportez-nous de nouvelles armes ! » Au-dehors, les transports avaient décollé. Ils se dirigèrent dans la lumière crépusculaire vers la cité troglodyte, puis manœuvrèrent pour récupérer les fuyards. Un pilote plus intrépide que les autres se plaça juste devant l’entrée de la cité, au-dessus de l’escarpement, et ouvrit la trappe d’accès. Des soldats et quelques civils bondirent dans l’ouverture. Ceux qui avaient vu les Klikiss préféraient largement risquer de chuter que de rester sur place. Lanyan saisit un fusil jazer des mains d’un soldat qui partait, balaya des yeux la salle de contrôle, et rameuta une dizaine d’acolytes parmi ceux qui avaient le mieux tenu le coup. Bien qu’il n’ait pas demandé de volontaires supplémentaires, plusieurs hommes choisirent de rester. Le général opina sèchement du chef. — Quand ces insectes arriveront, nous devrons être prêts. Il faut tenir la place pour gagner du temps. Je veux qu’on installe des charges autour du transportail, et qu’on me fiche tout ça en l’air afin de leur bloquer le passage. Le président Wenceslas allait en faire une maladie, s’il détruisait leur accès principal au réseau des transportails… mais ce n’était pas lui qui était là en ce moment, avec ces maudits insectes aux trousses. — Je veux qu’on réduise ce truc en poussière. Les soldats formèrent une ligne de défense, tandis que deux d’entre eux s’agenouillaient pour extirper des pains de plastic de leur paquetage. Ils serraient les lèvres et leur front était couvert de sueur. Après avoir collé les charges sur le mur de pierre trapézoïdal, ils entreprirent de monter les détonateurs. Mais avant qu’ils aient pu finir, la fenêtre se mit à chatoyer, et des ombres se dessinèrent derrière la surface opaque. Lanyan recula jusqu’à la ligne de soldats et leva son fusil. — Parés à tirer ! — C’est un piège, général, dit l’un des hommes. — C’est un piège pour les Klikiss. À la seconde où ils se montreront, ouvrez le feu. Deux guerriers insectoïdes traversèrent le passage, leurs bras segmentés balayant déjà l’espace autour d’eux. L’un des poseurs de charges fut aussitôt terrassé. Le second se jeta sur les explosifs pour tenter de les déclencher avant que d’autres insectes puissent passer. Mais le Klikiss l’embrocha avec l’un de ses longs membres acérés, puis le projeta contre la paroi. D’autres insectes affluèrent, tenant des armes étranges entre leurs pinces en dents de scie. Avant qu’ils aient pu avancer de deux pas et que leurs yeux composés aient pu s’accommoder de l’obscurité qui régnait dans la caverne, les défenseurs ouvrirent le feu. Quatre Klikiss surgirent immédiatement dans leur dos ; chacun portait une arme dont la gueule évasée évoquait quelque mousquet high-tech. Lanyan savait qu’ils ne constituaient que la crête de la vague d’invasion, et que ses soldats ne parviendraient jamais à faire exploser le transportail à temps. Il avait vu combien il restait d’ennemis sur Pym. — Allons, les encouragea-t-il, c’est comme tirer un éléphant au fond d’un couloir ! Il faut donner le temps à nos vaisseaux d’embarquer tout le monde. Leurs tirs terrassaient les guerriers klikiss à mesure qu’ils se matérialisaient, et ceux-ci s’empilaient les uns sur les autres. Les cadavres ne tarderaient pas à former une barricade qui bloquerait la fenêtre trapézoïdale. À l’entrée des grottes, les vaisseaux de transport décollaient les uns après les autres, chargés de réfugiés. À l’intérieur de la salle étouffante, Lanyan et ses hommes tiraient sans discontinuer, mais les Klikiss repoussaient les cadavres de leurs congénères par la seule force de leur nombre, plus vite que les hommes ne pouvaient tirer. — Repli général ! cria Lanyan. Je pense qu’on a gagné assez de temps. Ses soldats battirent en retraite dans les galeries comme une nouvelle fournée de Klikiss grimpait par-dessus le monceau de carcasses. Ils coururent jusqu’à l’entrée de la falaise. Dans les ténèbres qui s’installaient, une brise fraîche frappa leur visage, revigorante après l’air brûlant qu’ils avaient respiré dans la salle du transportail. L’une des plates-formes élévatrices surchargées s’était bloquée à mi-chemin du sol, mais un vaisseau avait déjà récupéré les passagers coincés dessus. Sur la corniche, les défenseurs exténués adressaient des signes désespérés à l’un des derniers vaisseaux. Le général ouvrit son micro-casque d’un geste sec : « Renvoyez les vaisseaux en orbite et appelez le Jupiter. Je veux le voir ici, canons armés. Ça n’a pas tourné comme nous l’espérions. » — C’est le moins qu’on puisse dire, général, s’écria l’un de ses hommes, maculé de sang, en tournant des yeux écarquillés vers lui. Coincés sur la corniche, ils percevaient le grouillement de Klikiss qui enflait dans les tunnels. Ils n’auraient jamais le temps d’emprunter les monte-charge. « Amenez-nous un vaisseau, bon sang ! Ce sont nos fesses qui sont en jeu, là. » L’une des navettes, à moitié pleine, piqua dans leur direction, la porte latérale ouverte. Le soulagement coupa les jambes de Lanyan. — Embarquez, tout le monde ! Les hommes bondirent, pour être attrapés puis tirés à l’intérieur par les soldats postés à l’ouverture. Tout le monde se serra, sans se donner la peine de s’asseoir. Lanyan, le dernier à sauter, tourna la tête pour voir des Klikiss en furie déferler sur la corniche. — Décollez ! La navette s’écarta de la cité troglodyte. Les insectes s’amassèrent jusqu’au bord de l’abîme, les yeux fixés sur les vaisseaux surchargés qui zigzaguaient comme des bourdons ivres. Lanyan s’assit dans une posture fort peu digne sur le pont glissant, et regarda par la trappe où le vent s’engouffrait en sifflant. Un par un, les monstrueux insectes sautèrent du bord de la falaise, déployèrent leurs ailes, et commencèrent à voler en direction des navettes. — Ils ne me ficheront donc jamais la paix ? jeta-t-il. Verrouillez cette porte et poussez les moteurs au maximum ! — Je les vois, répondit le pilote. Trois vaisseaux de transport firent demi-tour et tirèrent au moyen de leurs canons jazer. Mais pour chaque Klikiss abattu, trois autres prenaient leur envol. La cité en dégorgeait sans cesse. — Il n’y a qu’une façon d’arrêter ça. Passez-moi le Jupiter. Je veux parler directement au responsable de l’artillerie. Comme une baleine plongeant dans les abysses en quête de krill, le Mastodonte fonçait vers l’ancienne cité, tandis que les transports de troupes tiraient sur les Klikiss. « Il faut colmater la fuite, ordonna-t-il. Bousillez-moi ce transportail, et la cité. Démolissez-moi tout ce machin. » Les énormes canons jazer virèrent à l’orange, puis au blanc. Une large colonne d’énergie frappa la cité extraterrestre. Dans un flash aveuglant, un second coup abattit la falaise, écrasant les ruines sous l’éboulement qui en résulta. Les Klikiss encore dans les tunnels furent anéantis, et le transportail fut détruit en l’espace d’un battement de cils. Les quelques insectes guerriers survivants, désormais coupés du reste de la ruche, voletaient, désorientés. Lanyan ne les considéra plus que comme des moucherons faciles à écraser. Alors que du feu et des volutes de fumée s’élevaient encore des décombres en contrebas, il ramena les vaisseaux jusqu’au Mastodonte. Une défaite dans l’honneur. Il devait revenir au sein de la Hanse. Le président Wenceslas n’allait pas apprécier ce qu’il avait à raconter. Pas du tout. 56 Hud Steinman La ville de Llaro était devenue un véritable camp de concentration. Empli de répulsion, Steinman décida qu’il était temps de partir, par tous les moyens possibles. Les colons plus naïfs s’accrochaient à l’espoir qu’il ne leur arriverait rien, s’imaginant que les Klikiss ne leur feraient pas de mal tant qu’ils se tiendraient tranquilles. Steinman n’y croyait pas une seconde. Les conditions de vie ne cessaient d’empirer à l’intérieur des murs. Margaret Colicos était parvenue à convaincre les insectes de fournir de la nourriture aux captifs, même si celle-ci n’était guère appétissante. La mixture fade et répugnante sustentait leur faim, à condition d’en absorber suffisamment… si on en était capable. Steinman avait l’impression dérangeante que les Klikiss les engraissaient. Il avait supporté ce régime autant que possible. Mais aujourd’hui, tout ce qu’il désirait était partir. Plusieurs groupes avaient déjà organisé leur évasion, chargés du minimum de vivres et d’outils, pour aller rejoindre Davlin Lotze. Ils croyaient que ce dernier avait créé un sanctuaire quelque part dans la campagne. Mais Steinman n’avait pas l’intention de faire partie d’un groupe, pour aller vivre dans un camp encore plus surpeuplé et encore plus misérable. Pour lui qui avait toujours voulu vivre en ermite, cela suffisait comme ça. En fin d’après-midi, il frappa à la porte de la maison où habitait Orli. Crim Tylar ouvrit la porte d’un mouvement sec et lui lança un regard peu amène. — Que voulez-vous ? Vous avez des nouvelles ? Sa femme Marla s’approcha dans son dos. Ses cheveux noirs commençaient à se strier de gris, semblable au givre des froids matins d’hiver. — Laisse-le entrer, Crim. Ne reste pas là à le regarder comme ça. Ce n’est pas l’un de ces Klikiss. — Je suis venu voir Orli. — Sa visite au spécex l’a ébranlée, mais elle voudra sûrement vous parler… pour Dieu seul sait quelle raison, acheva-t-il avec un reniflement désapprobateur pour sa tenue négligée. Plusieurs lits de camp encombraient ce qui tenait lieu de salon. Orli avait sorti le clavier souple de son synthétiseur et le contemplait, comme abasourdie. Elle leva vers lui des yeux rougis et hagards. Une pointe de chagrin étreignit le vieil homme. Qu’est-ce que ces monstres lui avaient donc infligé ? Elle s’illumina en le reconnaissant. — Monsieur Steinman ! — Ce n’est pas vraiment ce à quoi on s’attendait en venant ici, pas vrai, gamine ? On aurait peut-être dû rester chez nous, sur Corribus. Elle mit ses mains sur les hanches. — Corribus était un monde klikiss lui aussi, et les insectes s’y trouvent sans doute déjà. On serait en train de manger des grillons poilus et de s’écarter du chemin des bacrabes, tout en étant pourchassés par les Klikiss. Après un silence gêné, Steinman dit : — Je voulais seulement… te dire que je m’en vais. Cette nuit. Crim et Marla exprimèrent tous deux leur surprise. — Un nouveau groupe est prêt au départ ? On vient d’en envoyer un la nuit dernière. — Je pars seul. Ce ne sera pas différent de la solitude que je comptais trouver sur Corribus. — Ça n’avait pas si bien marché, fit remarquer Orli. — Seulement à cause de ces damnés robots. — Et parce que vous n’étiez pas très bien préparé. — Je m’en sortirai, gamine. Attends un peu de voir. Les Klikiss ne brillent pas pour ce qui concerne la sécurité. Ils croient nous avoir cloîtrés. — C’est ce qu’ils ont fait, marmonna Crim. — Une fois que vous serez sorti, que ferez-vous ? demanda Orli avec un regard inquiet, et le cœur du vieil homme se serra. Vous êtes sûr que ça ira ? — Je trouverai un endroit reculé, monterai un campement, et vivrai à l’écart. (Il secoua la tête.) Je suis fait pour la liberté. Il est temps pour moi de le prouver et d’aller tenter ma chance. Orli se colla à lui. Il se souvint combien ils avaient dépendu l’un de l’autre jusqu’à leur sauvetage de Corribus. Il poussa un soupir et se dégagea de son étreinte. — Je n’aime ni les barrières, ni les murs. Toute l’atmosphère de cet endroit m’ôte le sommeil. Une part de lui voulait demander à la jeune fille de l’accompagner, et il pouvait voir qu’elle était tentée. Mais elle s’était résignée à rester avec les colons quoi qu’il arrive. Ne sachant comment réagir, il ébouriffa ses cheveux. — Souviens-toi que je suis quelque part, là-dehors, et que je pense à toi. Tu es une bonne fille, Orli. — Je sais. Prenez soin de vous, monsieur Steinman. Vous allez me manquer. Une boule grossit dans la gorge du vieil homme, et il se demanda s’il ne devrait pas prendre sur lui encore un peu et rester en ville. Mais le soleil se couchait déjà. L’ombre de l’enceinte avançait, engloutissant le camp dans l’obscurité. Au loin, des Klikiss entamèrent leur chant du soir, et Steinman écouta où ils se trouvaient. Leur stridulation était hypnotique, comme une célébration de la nuit. Il doutait qu’au crépuscule les ouvriers et constructeurs klikiss continuent à vaquer dehors. Chargé d’eau et de provisions, il profita d’une échelle de fortune et d’aspérités pour escalader l’enceinte : le chemin d’évasion le plus pratique pour lui. Après avoir fouillé les ombres du regard en quête de dangers cachés, Steinman se laissa tomber du haut du mur, atterrit sur ses pieds, puis retint son souffle. Il ne parvenait pas à se réjouir de sa liberté recouvrée. C’était une illusion. Ses amis et ses compagnons restaient emprisonnés, à la merci des desseins des Klikiss, quels qu’ils soient. Il rassembla son courage et s’éloigna du camp. 57 Le roi Peter Lorsque la flotte terrienne arriva au large de Theroc, la Confédération était prête à la recevoir. Les dix Mantas s’étaient immobilisées dans l’espace. À présent, Peter attendait de voir ce que l’amiral chargé du quadrant allait faire. Dans la salle du trône aux murs immaculés, les écrans installés ces jours derniers par les Vagabonds retransmettaient les images des satellites de surveillance qu’ils avaient placés autour de Theroc. Dans les jours qui avaient suivi la mise en garde de Nahton, le roi Peter avait demandé aux clans de doter d’équipement technologique toutes les villes theroniennes. Des ingénieurs vagabonds s’étaient hâtés de descendre dans la forêt-monde afin de procéder aux améliorations dans le peu de temps imparti. Pour le moment, ils devraient se passer du charme qui régnait dans le récif de fongus. Même les prêtres Verts l’avaient compris. La Confédération avait formé un barrage dissuasif autour de Theroc en rassemblant autant de vaisseaux que possible. Les chantiers d’Osquivel avaient réagi avec un rendement remarquable pour constituer une flotte d’autodéfense, mais Peter ne s’attendait pas à ce qu’une poignée d’appareils remplace une marine spatiale officielle. Néanmoins, cette démonstration de force était assez impressionnante, peut-être suffisamment pour que Basil y réfléchisse à deux fois. Des vaisseaux éclaireurs vagabonds transportant chacun un prêtre Vert formaient un cordon de surveillance autour du système theronien, tandis que d’autres patrouillaient dans les confins. À l’instant où les dix Mantas étaient apparues, le cordon extérieur avait sonné l’alarme via le télien, alertant le roi des heures avant qu’un signal électromagnétique conventionnel lui parvienne. Les appareils vagabonds nouvellement armés s’étaient positionnés tout autour de la planète, parés au combat. Quant aux vaisseaux-arbres, ils étaient partis intercepter les croiseurs terriens. Même Jess Tamblyn et Cesca Peroni avaient mené en orbite leur vaisseau wental, qui évoquait une larme d’énergie concentrée. La surprise de l’amiral fut totale. Peter et Estarra s’assirent tous deux devant une caméra de transmission. À cause de son ventre, Estarra avait du mal à rester assise près de lui. OX se tenait non loin de là, comme s’il avait repris sa fonction d’ambassadeur de la Hanse. L’un des ingénieurs vagabonds ouvrit une fréquence standard des FTD. « Ici le roi Peter, chef légitime de la Confédération. Identifiez-vous. Pourquoi avez-vous amené cette flotte dans notre système sans autorisation ? Nous exigeons votre retrait immédiat. (Lorsque l’écran s’alluma pour montrer la figure faussement maternelle de l’amiral, Peter fronça les sourcils.) Amiral Willis, je ne m’attendais pas à ce que vous, parmi tous mes commandants, participiez à cette idiotie. Je ne suis pas surpris que le président puisse monter un coup pareil, mais que vous, vous vous dressiez contre votre roi ? — Ce n’était pas mon idée, roi Peter, mais je suis les ordres, répondit-elle en s’efforçant de ne pas perdre son sang-froid. — Ces ordres ne proviennent pas d’une autorité légitime. — Ça se discute. Vous avez causé pas mal d’agitation sur Terre. Le président Wenceslas m’a enjoint de rétablir l’ordre et de mettre un terme à votre rébellion. » La reine Estarra se pencha vers la caméra. « Et comment comptez-vous procéder exactement ? — On y travaille, répondit Willis, manifestement troublée. À dire vrai, je n’avais pas prévu un tel étalage de force. Vous avez beaucoup travaillé depuis nos derniers clichés de surveillance. — Avec raison, visiblement », releva Peter d’une voix dure. Les bâtiments de guerre verdanis s’attroupèrent autour des Mantas, bien plus grands et bien plus dangereux que ces dernières. Les cargos vagabonds les encerclèrent ; ils composaient une centaine de cibles mouvantes, à l’armement suffisant pour endommager les croiseurs terriens. Le petit vaisseau-bulle wental s’approcha du bâtiment de Willis, pour s’immobiliser juste en face de la baie d’observation avant de la passerelle. Willis observa les deux passagers visibles à travers la paroi. « Et vous, quel coup êtes-vous en train de monter, roi Peter ? » demanda-t-elle, plus curieuse qu’inquiète. Jess et Cesca, le visage grave, émergèrent de la membrane arrondie et flottèrent dans l’espace, le corps nimbé d’une aura d’énergie crépitante. Ils n’avaient pas besoin de porter de combinaison pour survivre dans le vide spatial. En les voyant dériver devant les hublots, l’équipage de la passerelle recula. Le spectacle des vaisseaux verdanis géants et bardés d’épines les avait emplis de stupéfaction et de crainte, et voici qu’ils voyaient deux humains flotter dans le vide absolu sans aucun matériel de survie. Jess tendit l’index et traça quelque chose sur l’épaisse vitre : une série de lettres, qui apparurent comme la glace se condensait au fur et à mesure : « TERREUX, RENTREZ CHEZ VOUS ! » Sur le hublot à côté, Cesca écrivit : « VOUS NE POUVEZ PAS GAGNER. » « Qu’est-ce que c’est ? demanda Willis. De quel pouvoir disposent ces gens ? » Jess eut un mouvement de la main, et une couche de givre envahit les hublots, aveuglant la passerelle avant que les caméras lui redonnent des images claires de l’extérieur. « Nous avons de nombreux alliés, amiral, répondit Peter depuis sa salle du trône. Je vous suggère de ne pas nous forcer à démontrer notre puissance de feu. Vous êtes une femme raisonnable. Vous savez que vous ne pouvez gagner. » Déconcertée, Willis pinça les lèvres. « Et vous connaissez le président. Si je m’en retourne les mains vides, la prochaine fois il enverra une flotte plus importante. — Pourquoi ne voit-il pas le véritable danger qui menace la Hanse et l’espèce humaine ? demanda Estarra en posant une main protectrice sur son ventre. Il devrait y prêter davantage d’attention. — Comme le seul prêtre Vert de la Terre a été tué – oui, nous le savons –, vous ignorez qu’un événement majeur est survenu, reprit Peter. Même le président Wenceslas ne sait pas le péril que vous êtes sur le point d’affronter. Il est de votre devoir de partir, afin de le prévenir sur-le-champ. Nous sommes disposés à partager cette information décisive avec vous. » Estarra se renfonça dans son fauteuil et émit un soupir incrédule. — Il ne changera pas d’avis, quoi que tu dises. — Probablement pas, murmura Peter. Mais cela donnera une excuse à Willis pour prendre la bonne décision. « De quelle nouvelle voulez-vous parler, roi Peter ? » Willis paraissait sceptique. Sans doute imaginait-elle déjà le savon qu’allait lui passer Basil Wenceslas. « L’espèce originelle des Klikiss revient réclamer ses anciennes planètes. D’après les informations que nous avons reçues de l’Empire ildiran, ils se rendent maîtres des mondes de la campagne de colonisation hanséatique. » Il expliqua en détail ce qu’ils avaient appris de Nira via le réseau de la forêt-monde. « Si vous croyez toujours avoir besoin de faire joujou avec vos jolis vaisseaux de guerre, ajouta Estarra en se redressant, allez plutôt aider les colonies de la Hanse. La plupart d’entre elles n’ont aucune défense. » Willis croisa les bras sur sa poitrine. « Le général Lanyan mène déjà son inspection. — Son inspection ? répéta Peter, dubitatif. — C’est un terme militaire. » Plongée dans ses réflexions, Willis laissa échapper un soupir. Ses Mantas étaient prêtes au combat. Les vaisseaux-arbres verdanis les survolaient, menaçants, tandis que les défenseurs vagabonds tourbillonnaient autour, telles des guêpes ne demandant qu’à être provoquées. Elle savait que sa flotte serait réduite en miettes si elle commençait à tirer. « Évitez de causer un désastre, je vous en prie, dit Peter. Rapportez au président les informations que vous venez d’apprendre. Il semble avoir le plus grand mal à identifier ses véritables ennemis. Inquiétez-vous des Klikiss, non de la Confédération. — D’accord, roi Peter, répondit Willis en raidissant les épaules. Les choses importantes d’abord. J’informerai le président au sujet des Klikiss. Je ne suis pas stupide, et lui non plus. — Mais écoutera-t-il ? » Elle ne répondit pas. Aucun coup de feu n’avait été tiré lorsqu’elle ordonna à ses croiseurs de faire machine arrière et de quitter le système theronien. 58 Sirix Après sa récente série de revers, Sirix passait enfin à l’offensive… et s’en délectait. Il avait perdu Wollamor, ainsi que la base et la flotte qu’il avait préparées de longue date sur Maratha. Mais il s’était juré de rattraper ces pertes, avec tout ce que ses vaisseaux volés aux FTD comptaient d’armement. Quel qu’en soit le prix, les robots noirs devaient écraser les Klikiss avant qu’ils se propagent sur d’autres planètes. Partout où il le faudrait. C’était la réaction qui s’imposait. Un monde à la fois. Une carte stellaire avait été implantée dans ses circuits, de sorte qu’il pouvait guider sa flotte partant où il le désirait, sachant qu’elle aurait le dessus sur les Klikiss. Construite par les humains, elle était équipée de carbo-disrupteurs, de drones fracasseurs à impulsions et de batteries jazer : des armes conçues pour briser la coque en diamant des orbes de guerre. Elles n’auraient donc aucune peine à écraser des insectes. Sirix s’attendait à trouver une autre base retranchée de robots sur Hifur. Mais lorsque la flotte arriva, il vit que l’enclave avait déjà été conquise. Les Klikiss avaient déferlé du transportail et détruit les robots noirs. Sirix ressentit de la colère et un sentiment aigu de perte : soixante-dix unités irremplaçables détruites, des robots dont la mémoire avait traversé les siècles. Disparus. En signe de mépris pour leurs propres créations, les insectes avaient parsemé les murs extérieurs de leurs tours en béton résineux de morceaux de robots démembrés : une tête anguleuse, un élytre noir, des pinces tordues. À en juger par de menues différences morphologiques, ces Klikiss appartenaient à une sous-ruche différente de celle qui avait attaqué Wollamor. Il se demanda combien de spécex s’étaient réimplantés dans le Bras spiral, et combien d’entre eux s’étaient déjà mis en chasse des robots noirs. Sirix devrait tous les détruire. En espérant que les armes terriennes dureraient assez longtemps pour achever cette tâche. Tandis qu’il analysait les images de Hifur prises à distance, il se demanda qui, des robots ou des insectes, ressentait la plus grande haine. Puis, il détruisit la sous-ruche depuis l’espace. Totalement. Sa flotte ravagea tous les mondes susceptibles d’accueillir des Klikiss. Il comprit rapidement que l’espèce insectoïde s’était plus largement répandue qu’il ne l’avait escompté, et ses perspectives d’avenir s’assombrissaient de jour en jour. Il ne pouvait plus se permettre de procéder avec circonspection. Sitôt que sa flotte arrivait sur un monde klikiss, Sirix ordonnait une frappe préventive afin d’anéantir les cités abandonnées et toute colonie hanséatique qui pouvait se trouver en travers de leur chemin. Contraints de se déplacer par transportail, les Klikiss étaient vulnérables à toute attaque lancée de l’espace. Et comme chaque sous-ruche était l’ennemie de toutes les autres, aucune d’entre elles ne diffuserait d’avertissement. En vue des batailles à venir, Sirix décida d’étendre les compétences de DP et de QT. Il les posta à deux consoles d’armement et leur ordonna d’ouvrir le feu sur les cibles en contrebas. Les deux compers obéirent sans discuter, à présent que leurs restrictions logicielles étaient effacées. Même s’ils n’étaient pas des modèles Soldats, DP et QT se révélèrent efficaces. La flotte de Sirix détruisit les transportails de Zed Khell, d’Alintan et de Rajapar. Des humains s’étaient établis sur Xalezar, mais les Klikiss les avaient déjà capturés. Apercevant les vaisseaux des FTD, les colons appelèrent à l’aide, mais Sirix n’éprouvait aucune sympathie à leur égard. Il les détestait au même titre que ses créateurs. Tout d’abord, il anéantit le transportail. Puis ce fut au tour des bâtiments klikiss les plus récents. Enfin, pour faire bonne mesure, il effaça toute trace de la colonie humaine. Une autre planète cautérisée. Il progressait bien. Sur Scholld toutefois, un obstacle imprévu se dressa. La sous-ruche présente était plus forte, son spécex plus innovant. Lorsque Sirix commença son bombardement habituel, l’ennemi contre-attaqua de façon alarmante. Une myriade de petits engins volants identiques s’éleva de l’antique cité en tirant une salve dévastatrice. Puis elle se rassembla pour former une nef-essaim de plus en plus grosse. Les Klikiss avaient monté des usines assez rapidement pour construire leur propre vaisseau spatial ! Depuis combien de temps existait-il ? Si les Klikiss pouvaient voyager de planète en planète sans leurs transportails, l’infestation se répandrait plus vite que les robots ne pourraient espérer la juguler ! Les Mantas établirent un tir de barrage pour repousser les éléments de la nef-essaim, mais elles ne pourraient pas tenir contre une attaque concertée de grande ampleur. « À tous les robots, repliez-vous », transmit-il. Il mena le Mastodonte dans une retraite précipitée. La taille de la nef-essaim croissait à mesure qu’elle incorporait de nouveaux éléments. Puis elle se lança à la poursuite des vaisseaux des FTD. DP et QT attendaient à leurs postes d’artillerie. — Doit-on ouvrir le feu ? — Seulement en mode défensif, répondit Sirix. (Il venait d’estimer leurs chances de victoire, et savait qu’ils ne pouvaient abattre toutes leurs cibles.) On ne peut lutter contre une nef-essaim de cette taille. Il transmit ses ordres, et sa flotte s’éloigna en hâte. La situation était pire qu’il l’avait imaginé. Alors qu’ils battaient en retraite, il marmonna : — L’éventail des possibilités qui nous restent se réduit comme peau de chagrin. 59 Orli Covitz Assise au sommet de l’enceinte en béton résineux, Orli regardait les Klikiss qui poursuivaient leur besogne aussi absconse qu’acharnée. Sans M. Steinman, la solitude lui pesait. Elle se demanda si elle n’aurait pas dû se joindre aux quelques dizaines de colons partis clandestinement retrouver Davlin Lotze. Sa rencontre avec le spécex l’avait profondément perturbée. Elle avait les coudes sur les genoux et le menton niché au creux des mains. UR, le comper de modèle Institutrice, arriva, entouré des sept enfants placés sous sa garde. Orli était bien trop vieille pour être surveillée comme eux, mais trop jeune encore pour être considérée comme une adulte. UR glanait des informations afin d’instruire et de protéger ses élèves, ou tout du moins les préparer à l’avenir. En attendant, ces derniers s’amusaient en essayant de donner un sens à ce que fabriquaient les insectes. Des ouvriers grimpèrent le long d’une rampe qui courait sur la face extérieure de l’enceinte, d’où ils déversèrent leur mixture douteuse. Roberto Clarin et le maire avaient rationné leurs propres provisions afin de ne pas se retrouver totalement dépendants du ravitaillement des Klikiss. Néanmoins, Orli sentait son estomac gronder sans répit. En ce moment, elle aurait même avalé la soupe de champignons de Dremen. Les colons aimaient à se réunir au sommet du mur ; un endroit idéal pour ces personnes angoissées, et paradoxalement rongées par l’ennui. DD et Margaret Colicos s’approchèrent du petit groupe. Le premier s’anima lorsqu’il aperçut Orli et UR. Les deux compers avaient établi des liens d’amitié. — Quelle belle journée, dit-il. Selon les normes humaines, le temps est agréable. Vous profitez de la vue, Orli Covitz ? — La vue serait meilleure sans tous ces Klikiss dans mon champ de vision. — Oh là là, vous aurais-je vexée ? — Probablement, DD, dit Margaret, qui semblait être venue dans un dessein bien précis. — Je n’en avais pas l’intention. — Ça va, DD, déclara Orli. Je suis simplement inquiète. Toujours inquiète. — Tu n’as encore rien vu, enchaîna Margaret en jetant un coup d’œil en direction de la cité extraterrestre. Regarde. Un tumulte enfla dans la partie la plus ancienne de la cité, où se trouvait le transportail. Les guerriers se déplacèrent, les ouvriers s’écartèrent précipitamment tandis que la fenêtre de pierre se mettait à bourdonner. Au cours de la semaine passée, elle avait vu des commandos traverser le passage vers des destinations inconnues. Des terrassiers, des ingénieurs, des bâtisseurs et d’autres sous-classes avaient suivi. À présent, certains revenaient. Beaucoup d’entre eux semblaient durement touchés et souffraient de diverses blessures, comme s’ils avaient participé à une grande bataille. Plusieurs avaient les élytres déchirés, tandis que d’autres présentaient des moignons : leurs membres segmentés avaient été brisés net ou arrachés de leurs articulations. — Le spécex a découvert une infestation de robots noirs sur Scholld, l’une des anciennes planètes klikiss. Il a envoyé des guerriers et repris la cité, monté des usines et des vaisseaux, étendu sa sous-ruche. Et fait des prisonniers. Orli repéra d’autres silhouettes insectoïdes noires parmi les Klikiss de retour. L’un des enfants d’UR cria : — Regardez, ce sont des robots ! Margaret arbora une expression indéchiffrable. — Trois prisonniers indemnes. Un cadeau pour le spécex. — Que va-t-il en faire ? l’interrogea UR. — Les martyriser, et se régaler de chaque instant du spectacle. — Ces robots sont mauvais, dit Orli d’un ton aigre. Ils méritent ce qui va leur arriver. — Ils ont été fabriqués pour agir exactement comme les Klikiss l’ont voulu. Ceux-ci sont bien plus cruels que leurs robots. Tu vas t’en rendre compte dans une minute. Les trois captifs semblaient dans tous leurs états. Face aux bâtisses antiques, ils battirent l’air de leurs bras métalliques et tournèrent la tête en tous sens. C’était comme si la terreur avait pris possession de leur esprit. Orli aperçut leurs yeux écarlates qui clignotaient. — Pourquoi sont-ils si effrayés ? — Parce qu’ils savent ce qui va leur arriver. UR rassembla son troupeau et dit d’une voix sévère : — Peut-être que les enfants ne devraient pas assister à ce spectacle. — Je veux regarder ! DD s’approcha d’UR, tel un garde du corps. — Nous pouvons les protéger, n’est-ce pas ? L’Institutrice ne répondit pas, mais emmena rapidement ses élèves hors de vue. Les guerriers d’escorte s’écartèrent, laissant les trois robots groupés au centre, comme dans une arène… ou une chambre d’exécution. Quatre accouplants s’avancèrent en jacassant. — On dirait qu’ils dansent, fit remarquer Orli. — C’est une parodie de leur rituel de reproduction. J’ai déjà vu cela, et j’espérais ne plus jamais devoir en être témoin. Il s’agissait d’une expérience. Les Klikiss ne savaient que faire de ce pauvre homme… (Elle baissa la voix.) Il était désorienté et terrifié. Son nom était Howard Palawu. Quand il a aperçu les accouplants et le spécex, il s’est mis à crier. Orli sentit une boule dans son estomac. — Que… Que lui est-il arrivé ? — Les Klikiss ont trouvé que la chanson formée par ses cris n’était pas convenable, contrairement à celle de ma boîte à musique. Cependant, comme ils ne connaissaient pas cette chanson, les accouplants ont incorporé son matériel génétique de Howard. Voilà pourquoi certains nouveau-engendrés comportent des caractéristiques humaines. À chaque fisciparité, le spécex adapte la morphologie des sous-espèces. Certains Klikiss avaient un crâne humanoïde, un corps blafard, et leurs membres multiples semblaient provenir de cadavres. Ils sautaient d’ombre en ombre tandis qu’ils regardaient le rituel. Ils avaient une ressemblance plus prononcée que leurs congénères avec des humains, avec leurs plaques faciales rigides qui évoquaient le profil de quelque affreux mannequin. — D’après mes observations, les accouplants ont pour charge de récolter du matériel génétique afin que la ruche ne stagne pas et ne s’enferme pas dans la consanguinité. Ils s’approprient des formes issues de ruches sans lien de parenté. Ils dévorent des Klikiss rivaux afin de récupérer leur ADN. Celui-ci s’exprime dans le langage des accouplants ; en d’autres termes, dans leurs chansons. Orli n’avait pas compris toute l’explication, mais cela avait l’air horrible. Les trois machines noires se mirent à striduler d’une voix perçante : face aux accouplants qui les titillaient, elles émirent une succession effrénée de mélodies, de crissements et de modulations. Mais aucune n’eut le pouvoir de repousser leurs bourreaux. Les accouplants les piquaient au moyen de longues gaffes déchargeant des arcs électriques bleutés. Les robots émettaient des cris aigus et ouvraient leurs élytres blindés, comme s’ils souffraient intensément. — Il m’a fallu longtemps pour apprendre toute leur histoire. J’ai lu leurs écrits, étudié les équations gravées dans leurs ruines. La plupart des Klikiss ont été exterminés par leurs robots. Les quelques survivants ont contre-attaqué non seulement les robots, mais aussi les hydrogues. C’est là qu’ils ont inventé le Flambeau klikiss, une superarme, mais trop tard. Un spécex a survécu et s’est échappé sur un monde perdu en reprogrammant un transportail. Pendant des milliers d’années, l’espèce s’est rétablie et a dressé ses plans. » À la suite de leur quasi-extermination, il restait trop peu de Klikiss pour fournir assez de diversité génétique. Le spécex survivant a trouvé une race de prédateurs primitifs sur une planète éloignée. Ces derniers n’étaient pas très civilisés ni très intelligents, mais les accouplants les ont dévorés, incorporant leur structure génétique. Ce faisant, ils ont créé une sous-espèce encore plus forte avant de se plonger en hibernation. Après des siècles de lent rétablissement, les Klikiss se sont réveillés, ont éclaté en dizaines de sous-ruches, puis sont revenus par le réseau de transportails. — Et voilà qu’aujourd’hui ils veulent se venger des robots noirs, dit Orli. — Oh que oui. Sur un signal silencieux, les accouplants s’élancèrent, leurs membres en forme de faux dentelées brandis. Ils s’abattirent sur les robots noirs terrifiés, fracassèrent leur corps, déchirèrent leur abdomen et en arrachèrent les capteurs internes, les circuits électroniques, le tissu conjonctif artificiel. L’un d’entre eux dévissa littéralement la tête d’un robot. Parmi les insectes s’éleva un concert de crissements, de couinements et de chants de jubilation. Orli essaya en vain de détacher son regard de cette scène. Elle se rappela le robot noir totalement détruit qu’elle avait trouvé dans la cité troglodyte de Corribus, où les anciens Klikiss avaient livré leur ultime combat contre les robots et les hydrogues. Elle sut que ce rituel avait eu lieu auparavant. Une fois que les accouplants eurent achevé de démanteler leurs victimes, les membres de la ruche se partagèrent les restes, tels des primitifs célébrant quelque sanglante victoire. Puis ils retournèrent à l’ouvrage. Au loin, plusieurs enfants pleuraient, en dépit des efforts d’UR pour les réconforter. Orli considéra les corps disloqués des robots. 60 Adar Zan’nh Ces derniers temps, sauver les humains incombait souvent à la Marine Solaire. Après la parade aérienne qui avait démontré l’habileté de ses vaisseaux, Zan’nh mena sept croiseurs lourds écrémer les planètes klikiss connues à la recherche de colonies humaines. Il n’avait aucune idée de ce qu’ils découvriraient. En son for intérieur, l’adar se demandait si cette tâche relevait réellement de la Marine Solaire, déjà tant éprouvée. Si les inquiétudes de Daro’h, le Premier Attitré, à l’encontre des faeros étaient fondées, les Ildirans affrontaient déjà une nouvelle menace. Et lui-même devrait avoir réuni ses officiers afin de discuter de la façon de résister aux entités ignées. Et cependant, il volait à la rescousse des colons. D’après lui, les ennuis des humains étaient entièrement leur faute. Nira, cependant, avait convaincu le Mage Imperator, et le Mage Imperator avait ordonné. Zan’nh, l’adar de la Marine Solaire ildirane, n’avait qu’à obéir. Il donna ses ordres à son septar et, une fois les coordonnées de la mission entrées, les vaisseaux géants prirent le large. Lors de la surprenante rencontre sur Maratha, il avait eu un aperçu de la force militaire klikiss. Il savait combien les insectes seraient difficiles à vaincre, en particulier avec sa flotte décimée. Il espérait que ce sauvetage malavisé n’allait pas, sans qu’on l’ait voulu, provoquer une guerre contre cette espèce imprévisible. À la tête des croiseurs qui s’acheminaient vers leur première destination, il se tenait dans le centre de commandement, aussi immobile qu’une statue. Les Ildirans avaient connaissance des mondes klikiss déserts depuis des milliers d’années, mais ils ne les avaient pas transformés en colonies. Ce n’était pas la peine. Le Bras spiral était vaste. Mais les humains s’en étaient emparés. Les Ildirans n’avaient pas un caractère si cupide. Ils n’essayaient pas de bâtir sur quelque chose qui ne leur appartenait pas, ou d’améliorer une technologie qui fonctionnait déjà parfaitement. Ils avaient atteint ce que l’on considérait comme l’apogée de leur civilisation. D’un autre côté, les humains avaient aidé les Ildirans. Les propulseurs des vaisseaux de l’Empire disposaient d’autant d’ekti que nécessaire. Il n’y avait plus de rationnement, grâce à l’ingéniosité et à l’ambition des Vagabonds. Zan’nh lui-même s’était reposé sur les aptitudes des ingénieurs humains pour apporter les innovations dont ses bâtiments avaient eu besoin lors de la bataille finale contre les hydrogues. Sullivan Gold et Tabitha Huck avaient sauvé des milliers de soldats ildirans en automatisant les croiseurs, alors même que les Ildirans les maintenaient prisonniers. Zan’nh fronça les sourcils, l’esprit en émoi. Encore aujourd’hui, Tabitha et ses hommes œuvraient à reconstruire des croiseurs lourds, plus vite qu’aucune équipe ildirane n’aurait pu l’imaginer. Du jour au lendemain, ils avaient développé une technique d’échanges qui surpassait le thisme. Tabitha avait expliqué que le prêtre Vert leur avait montré comment travailler ensemble de façon totalement coopérative, décuplant ainsi leur productivité. Zan’nh ne comprenait pas cela, mais au vu des résultats stupéfiants, il ne pouvait se plaindre. Son navigateur interrompit ses réflexions : — Nous approchons de Wollamor, adar. — Poursuivez le balayage des scanners. Avec prudence : nous ne savons pas ce qui nous attend. Envoyez un signal pour vous informer de l’état de la colonie. En fait, essayez de voir s’il y a encore des colons. Les Klikiss sont peut-être déjà arrivés. Et si les humains souffrent de cette situation, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. — Aucune réponse, adar. Je ne capte aucune transmission ni aucune signature énergétique. — Continuez à scanner. Les Klikiss ne sont pas enclins au secret. Si l’une de leurs nefs-essaims est ici, nous la trouverons. L’officier des communications poursuivit ses émissions, mais Wollamor resta plongée dans le silence. — Peut-être que nos rapports sont inexacts, suggéra Zan’nh. Peut-être que Wollamor ne faisait pas partie de leur campagne de colonisation des mondes klikiss. — Nous avons vérifié, adar. — Alors, nous allons nous assurer de cela de visu. Approchez les croiseurs de la colonie. Chargez les armes, et que les artilleurs se tiennent parés à tirer. La septe entreprit sa descente en formation parfaite, comme à la parade. Mais cette fois, son seul public se constituait de fantômes et de ruines noircies. La colonie de Wollamor avait été dévastée, la cité klikiss originelle comme la ville humaine plus récente. Les tours de la ruche avaient été rasées. Les collines avoisinantes jadis criblées de galeries s’étaient effondrées. Plusieurs vaisseaux gisaient sur ce qui avait été un terrain d’atterrissage. Une analyse confirma que ces épaves avaient été des croiseurs des FTD. Zan’nh était affligé par le massacre. Les robots avaient-ils livré bataille ici, comme sur Maratha Prime et Seconda ? Ou le retour des Klikiss en était-il la cause ? Personne ne fut capable de lui apporter une réponse, tandis que ses croiseurs survolaient les lieux, faisaient demi-tour, puis repassaient. — Envoyez des équipes au sol. Il faut comprendre ce qui s’est passé. Le reste de la journée, celles-ci écumèrent les débris avant de revenir au rapport. Elles avaient trouvé de nombreux cadavres de Klikiss, des piles d’ossements humains, des robots noirs détruits et des compers Soldats terriens. Adar Zan’nh ne parvint pas à élaborer un scénario convaincant. Mais à mesure que les images macabres se déroulaient sous ses yeux, son mépris et sa condescendance s’évanouirent. Même les plus naïfs des colons ne méritaient pas le sort qui leur avait échu. Il éprouva une sympathie sincère à leur égard, de la colère et un sentiment d’urgence. Il ne s’était pas attendu à cet épouvantable génocide. C’était trop horrible pour qu’on puisse l’ignorer. — Rappelez les équipes, nous partons sur-le-champ. Il nous faut rejoindre les autres colonies humaines. Au plus vite. 61 Anton Colicos En raison de la décision de Jora’h de bouleverser La Saga des Sept Soleils, le Foyer de la Mémoire avait été fermé pour cinq jours. Anton et Vao’sh regardaient de robustes ouvriers décoller des murs les plaques d’adamant sur lesquelles l’épopée ildirane avait été gravée. Ils procédaient au moyen de barres recourbées. L’une d’elles écorna une plaque, dont un éclat jaillit. On avait conçu ces dernières pour être indestructibles une fois fixées aux murs. Nul n’avait songé qu’elles seraient un jour retirées, et que La Saga serait réécrite. Les ouvriers s’arc-boutèrent pour s’attaquer à la section suivante. Les plaques s’amoncelaient sur le sol, comme si l’histoire elle-même se brisait. Les ouvriers n’avaient pas lu l’épopée, mais comme tous les Ildirans, ils écoutaient les récits mis en scène par les remémorants. Nombreux étaient ceux qui en connaissaient des parties par cœur. On les avait élevés, tout comme leurs parents et les parents de leurs parents, dans l’idée qu’elle était infaillible. La seule idée que les textes puissent être incorrects les frappait d’horreur. De par son expérience universitaire, Anton savait à quel point des révisions imposées dans un domaine pouvaient occasionner des grincements de dents. Vous dites que la Terre tourne autour du soleil, et non l’inverse ? Au cours de l’histoire humaine, ce genre de controverse avait mené au supplice bon nombre d’hérétiques, alors même que les humains étaient habitués aux débats et aux réformes. Les Ildirans, et en particulier le kith des remémorants, avaient du mal à affronter les changements. Des remémorants se détournèrent du spectacle. Ko’sh, le scribe en chef, s’appuya contre un mur pour ne pas s’effondrer. Les lobes de son visage s’étaient vidés de toute couleur. Vao’sh paraissait tout aussi accablé, mais il fit un signe approbateur vers les ouvriers, comme s’il leur donnait la permission de continuer. — Telle est la volonté du Mage Imperator. — Mais comment a-t-il pu faire cela ? demanda Ko’sh. Anton tenta de paraître optimiste : — Les nouvelles plaques seront très bientôt gravées et fixées. Les artisans y travaillent au moment même où nous parlons. Ko’sh avait été chargé de parachever chaque nouveau verset avant son ajout. — Il va nous falloir réapprendre toute La Saga, dit-il, le souffle court, comme s’il s’hyperventilait. Non seulement les apprentis remémorants ou les jeunes diplômés, mais tout le monde, Vao’sh ! On doit mettre au rebut la plus grande part de ce qu’on a passé une vie à apprendre. C’est pis que les Temps perdus. — Pas mettre au rebut, mais corriger. Nous rectifions une erreur qui s’est perpétuée trop longtemps. Anton avait vu des enfants remémorants amenés dans la salle afin de suivre des études impitoyables, et apprendre par cœur chaque panneau, l’un après l’autre. Mais les prédécesseurs de Jora’h avaient poursuivi une conspiration du silence et du mensonge, et les Ildirans y avaient cru. Le scribe en chef devait prendre la mesure de cette illusion. Il fut impossible à Ko’sh de regarder les ouvriers retirer le panneau d’adamant suivant. Il tomba à genoux et frotta les lobes de son front. Plus jeune que Vao’sh, il avait des yeux plus durs et rapprochés l’un de l’autre. Il leva la tête comme si un grand poids pesait sur elle, puis tourna un regard amer vers Anton. — La Saga est demeurée intouchée pendant des milliers d’années. Nous vivions sa légende au quotidien. Nous connaissions notre place en son sein. Mais du jour où nous nous sommes associés aux humains, du jour où nous leur avons permis d’embrouiller le fil de notre histoire, rien n’a plus été pareil. Il leva les mains, les paumes vers le haut, dans une posture de supplication. — L’histoire de l’univers n’appartient pas uniquement aux Ildirans mais à toutes les espèces, répondit Vao’sh. Même aux humains. — Et aujourd’hui, les humains prétendent faire partie du thisme ! Tu n’as pas entendu leur prêtre Vert ? Anton comprenait le malaise de Ko’sh. — Je n’aime pas nécessairement cela plus que vous. Kolker m’a proposé de m’ouvrir à ses « révélations », mais je préfère rester moi-même. Ne me faites pas de reproches. Je ne me suis pas immiscé dans votre thisme. Anton avait toujours préféré la solitude, afin de pouvoir lire la grande épopée comme il l’entendait. Il ne pouvait imaginer son esprit ouvert aux quatre vents, connecté à une foule, à l’instar du thisme ildiran. Ce que Kolker et les siens décrivaient comme un merveilleux sens d’appartenance lui paraissait une terrible intrusion dans la vie privée. Certains Ildirans considéraient les humains convertis comme des intrus, voire une menace. Et voilà qu’aujourd’hui la révision de La Saga à laquelle Vao’sh et lui travaillaient provoquait une véritable révolution. Tous deux arrachaient des pans entiers de leur histoire, jusqu’aux fondations. Même avec la bénédiction et le soutien du Mage Imperator, Anton s’attendait à ce que certains Ildirans voient Vao’sh, et plus encore lui-même, comme des hérétiques, tout comme ces anciens astronomes qui mouraient sur le bûcher. Le vieux remémorant mit une main sur l’épaule de Ko’sh, un geste qu’il avait appris d’Anton mais que les Ildirans faisaient rarement. — Nous étudierons la nouvelle histoire, Ko’sh. Quand bien même tu les as apprises et répétées fidèlement, certaines parties de La Saga étaient fausses. Même les histoires des Shana Rei ont peut-être été fabriquées de toutes pièces. Ko’sh secoua la tête, sans contredire les paroles de son camarade même s’il ne les acceptait qu’avec répulsion. — Si la vérité peut changer une fois, alors ne peut-elle changer encore et encore ? 62 Patrick Fitzpatrick III Patrick n’avait jamais rien vu d’aussi compliqué et tortueux – ni d’aussi spectaculaire – qu’une station d’écopage vagabonde. La plate-forme industrielle évoquait quelque colossal paquebot des nuages, autonome et capable de fonctionner en quasi-autarcie. Elle écumait l’atmosphère de Golgen, ses écopes barattant les volutes de gaz. Les tuyaux d’adduction en avalaient d’immenses quantités, faisaient passer l’hydrogène dans des réacteurs d’ekti, puis vomissaient les résidus, laissant une titanesque traînée dans son sillage. Dans ce ciel si grand, le jeune homme se sentait très seul. Voilà plusieurs jours que Zhett refusait de lui parler. Pas un mot. Il la savait passionnée, mais n’avait pas prévu qu’il perdrait à ce point ses moyens, qu’il serait même incapable de l’approcher. Zhett l’avait accablé d’une façon qui aurait empli sa grand-mère de fierté. Pourquoi ne lui avait-elle pas au moins crié après ? Il l’avait cherchée partout : la passerelle, les ponts de chargement, le réfectoire… À présent, tout le monde savait qui il était. Même si on ne l’avait pas jeté hors de la station – au propre comme au figuré –, chacun lui battait froid. Personne ne semblait savoir où se trouvait Zhett. Manifestement, elle l’évitait. Mais Patrick refusait d’abandonner. C’est par pure chance qu’il découvrit ses quartiers. Il alla cogner à sa porte, sans recevoir de réponse. Il attendit là un quart entier, mais elle ne revint jamais. Il y retourna quatre fois au hasard dans la journée, et même au milieu de la nuit. Elle n’était pas là. Alors, il lui laissa un mot. N’obtenant aucune réaction, il opta pour des fleurs. Mais il était quasiment impossible de s’en procurer sur une station d’écopage, de sorte que Patrick s’isola un après-midi dans son vaisseau pour peindre un grand bouquet multicolore, avec l’espoir que son exubérance compenserait son manque de talent. À l’aide d’un bout de ruban adhésif, il fixa le dessin sur la porte de la cabine de la jeune fille. Lorsqu’il repassa plus tard, le papier avait disparu. Mais toujours rien. Rongé par l’impuissance, Patrick explora l’énorme usine des Kellum. Peut-être tomberait-il sur elle par hasard… Il se retrouva sur l’un des ponts à ciel ouvert, à regarder les nuages bouillir au ralenti. Les hydrogues avaient jadis habité là-dessous. Patrick agrippa la rambarde, traversé d’un frisson. Il refoula le vertige qui l’avait envahi en se rappelant la destruction de sa Manta par les orbes de guerre ennemis, qui l’avaient laissé pour mort. Se détournant de ce ciel trop envahissant, il descendit d’un pont. Des hommes et des femmes dotés de propulseurs dorsaux et de ceintures antigrav flottaient autour de la coque. Ils réglaient des appareillages, vérifiaient les pompes, suspendaient des sondes au bout de centaines de mètres de câble afin de récupérer des échantillons atmosphériques, à la recherche du mélange parfait de gaz nécessaire à la catalyse de l’ekti. Près des réacteurs et des chambres de condensation, Patrick observa une équipe chargeant des bonbonnes de carburant interstellaire entre les griffes d’araignée d’un convoyeur. Il en partait un par heure. Il estima que la production totale des stations de Golgen surpassait ce que la Hanse tout entière avait produit en huit ans de guerre et d’austérité. Un jeune pilote sauta à bord du vaisseau et verrouilla les écoutilles. Il était sec comme un coup de trique et un long foulard rouge s’enroulait autour de son cou. Il menait sa cargaison sur un dépôt de transit appelé le Rocher de Barrymore. Patrick n’en avait jamais entendu parler. Une voix bourrue retentit derrière lui : — Toi, tu me dois toujours un convoyeur, bon sang ! (Patrick se retourna pour apercevoir Del Kellum, qui le scrutait, le visage dur.) Et si j’étais rancunier, j’ajouterais à ta facture les dégâts causés à mes chantiers spationavals par les compers Soldats que tu as reprogrammés. Je ne roule pas sur l’or, tu sais. Imagine tout le travail qu’il a fallu pour me remettre de ce désastre. — Je trouverai un moyen de vous rembourser. Je peux vous avoir votre convoyeur. Je veux vous aider. Ici, sur la station. Je suis désolé. — Comme nous tous. Excuses et justifications se bousculèrent sous le crâne de Patrick, mais il n’était pas là pour en discuter. Durant ses heures de solitude à bord du Gitan, il s’était demandé s’il aurait la force de supporter le poids de ses responsabilités. Il le devait cependant. Peut-être redeviendrait-il alors digne de Zhett. — J’ai une déclaration à faire, des excuses à formuler. L’autre renifla dans sa barbe. — On le sait depuis que tu as posé le pied ici. Qu’est-ce qui te fait croire qu’on veut les entendre ? En tout cas, ce n’est pas le cas de ma fille. — Vous allez vouloir, faites-moi confiance. Combien vous faudrait-il de temps pour amener les chefs des stations d’écopage ici ? — Pourquoi le voudrais-je ? — Parce que c’est moi qui ai forcé la main à ma grand-mère pour qu’elle laisse partir les Vagabonds, lorsque les FTD sont arrivées sur Osquivel. Vous auriez pu être tous capturés, comme ceux du Dépôt du Cyclone et de Rendez-Vous. Il aurait préféré ne pas jouer cette carte, mais il n’avait pas le choix. Sa gorge était sèche lorsqu’il dit : — Laissez-moi seulement leur parler… s’il vous plaît ? Le chef de clan poussa un long soupir. — Je doute que tu reçoives un très bon accueil. Patrick détourna les yeux. — Moi aussi, surtout après qu’ils auront entendu ce que j’ai à leur dire. Mais c’est quelque chose que je dois faire. La salle de réunion aurait paru bien morne sans les tentures multicolores, les tapisseries iridescentes et les murs tachetés de pigments, comme si quelque gamin hyperactif s’était lancé dans un concours de peinture à la main. À présent qu’il avait recouvré son sang-froid, Patrick voulait que sa confession soit écoutée par autant de gens que possible, même si Zhett était la seule qui lui importait. Pour le moment en tout cas, ce serait une réunion privée. Il n’y avait même pas de prêtre Vert pour répandre la nouvelle : Del Kellum considérait que Liona attirait trop le regard de ses écopeurs, aussi l’avait-il envoyée dans les chantiers d’Osquivel, où elle serait d’une plus grande utilité. Patrick faisait les cent pas dans son uniforme de militaire terrien. C’était risqué, mais après une longue délibération intérieure, il avait décidé qu’il le fallait. C’en était fini de cacher son identité et son passé. Il n’y aurait pas de retour en arrière. Même si Zhett ne venait pas l’écouter, il le ferait, pour lui-même. — À ton tour d’assurer le spectacle, dit Kellum en s’asseyant. Fais en sorte qu’il soit bon. — Ou au moins amusant, s’exclama Boris Goff, comme te jeter par un sas… Certains gloussèrent, mal à l’aise. Patrick avait peaufiné son discours, mais lorsqu’il aperçut Zhett dans l’embrasure de la porte, celui-ci s’évanouit de sa mémoire. Elle était splendide dans sa combinaison de saut vagabonde, avec sa chevelure d’un noir lustré répandue sur ses épaules. Elle s’appuyait avec désinvolture contre le chambranle, les bras croisés, et le regardait d’un air indéchiffrable. Après un silence interminable, Bing Palmer murmura : — C’est typique des Terreux, ça : ils nous font perdre notre temps et n’ont rien à dire. Patrick s’éclaircit la voix. — Je… Je suis responsable. Je voulais que vous le sachiez. Les chefs de clan, les Vagabonds… cela a atteint tout le monde. (Il sentait qu’il restait trop dans le vague.) Je ne savais pas, je ne considérais pas la portée de mes actes. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que… — On sait tous que tu es responsable, bon sang. J’y étais, tu te souviens ? Lorsque les compers Soldats ont transformé mes chantiers spationavals en ferraille, et que la flotte des Terreux nous a dispersés comme des oiseaux de leur perchoir. — Pas ça. Je veux dire avant, longtemps avant. À la base de tout cela. J’ai servi en tant qu’officier adjoint sous les ordres du général. Nous patrouillions le long des voies commerciales, soi-disant pour chercher des hydrogues. On s’ennuyait. On en voulait aux clans de Vagabonds, car vous refusiez de garder l’exclusivité de la vente d’ekti à la Hanse en temps de guerre. Goff sirota bruyamment son verre. — Ouais, on sait tout ça. — On a rencontré un cargo vagabond piloté par un homme du nom de Raven Kamarov. Il regarda la réaction de surprise parcourir la salle. Même Zhett se redressa, les yeux ronds. — Kamarov transportait une grande quantité de carburant. On a discuté avec lui, et il était clair qu’il n’avait pas l’intention de le vendre sur Terre. Malgré l’angoisse, parler avait quelque chose de purificateur, de sorte qu’il poursuivit : — Les choses ont dérapé. Le général Lanyan m’a donné un ordre à demi-mot, puis a quitté la passerelle. Je croyais alors agir pour le bien des FTD et de la Hanse. C’est moi qui ai donné à l’officier artilleur l’ordre d’ouvrir le feu. Un silence absolu tomba sur la salle. Patrick riva son regard sur l’un des barbouillages du mur, refoulant Zhett dans sa vision périphérique. Les chefs de station d’écopage avaient les yeux rivés sur lui, médusés. — Oui, j’ai tué Raven Kamarov. Cet acte en soi est mauvais, je sais. Mais il a tout déclenché. À cause de cet incident, les Vagabonds ont coupé l’approvisionnement en ekti de la Hanse. Les FTD se sont vengées en attaquant vos installations, en capturant certains des vôtres, en détruisant Rendez-Vous. Et la liste n’a cessé de s’allonger depuis. Il ferma les yeux, secoua la tête. Puis il prit une longue inspiration, rouvrit les yeux et redressa l’échine. — Je suis désolé, et je suis ici pour accepter mon châtiment. Ses jambes tremblaient, comme s’il était sur le point de s’écrouler. Une tempête de protestations incrédules éclata. Les spectateurs bondirent de leur siège en renversant leurs verres et lui jetèrent force accusations et malédictions. Mais Patrick ne voyait que Zhett. Les larmes brillant au coin de ses yeux sombres, elle se retourna et quitta la salle de réunion. Patrick n’entendit plus rien d’autre. 63 Basil Wenceslas Le président avait ostensiblement tourné le dos à l’amiral Willis, qui se tenait au garde-à-vous, pour faire face à la fenêtre de son bureau. Il venait d’apprendre son assaut bâclé sur Theroc, aussi évitait-il de la regarder. Une autre cruelle déception. Un autre fiasco. Était-elle donc si médiocre ? Avait-on fait un si piètre choix quand on l’avait nommée amiral ? Assis dans un coin à son bureau, Eldred Cain observait la scène. Cela ne dérangeait pas Basil que son adjoint s’exprime de moins en moins souvent lors des réunions. Il s’inquiétait cependant du fait que personne ne possède sa clarté de vision. Le regard toujours fixé sur la ligne des toits, il dit enfin : — Vous avez surestimé les Theroniens et les Vagabonds. Je sais dans quelle étoffe ils sont taillés. Leurs positions n’auraient pas tenu. Vos jazers auraient transformé les vaisseaux-arbres verdanis en petit bois. Willis ne se donna pas la peine de paraître intimidée. — Monsieur le Président, au cours de ma carrière, j’ai eu plus que ma part de conseils donnés après coup par des politiciens. Il était impossible de gagner cette bataille, tel est mon avis de professionnelle. Point. Après les désastres qu’ont essuyés les Forces Terriennes, j’assume ma décision de ne pas avoir risqué de perdre dix croiseurs Mantas dans une vaine tentative. Il se tourna vers elle, mais elle ne recula pas. — Je n’aime pas votre ton d’insubordination, amiral. Une fois de plus. Willis écarta le commentaire d’un revers de main. — Le plus important, monsieur le Président, ce sont les nouvelles alarmantes rapportées par le roi Peter. Si les Klikiss sont bel et bien revenus reprendre leurs mondes, la menace est considérable. — Et vous avez cru à ce conte de fées ? sans preuve ? Les Klikiss se sont éteints il y a dix mille ans. C’était une stratégie de défense. Peter a simplement créé des monstres imaginaires. — Créé ? Comme la menace « imaginaire » des robots klikiss et des compers Soldats, vous voulez dire ? — Le général Lanyan se trouve encore sur Rheindic Co, dit l’adjoint Cain d’une voix plus douce qu’il n’y paraissait. Il n’a envoyé aucun rapport mentionnant une invasion klikiss sur l’un des mondes qu’il est parti inspecter. Willis montra des signes d’énervement. — Comment au juste est-il censé vous envoyer un rapport ? Il ne dispose d’aucun prêtre Vert. Avez-vous reçu la moindre nouvelle de lui ? — J’attends le général incessamment. Il me délivrera un rapport complet dès son retour. Willis attendait, aussi dure et aussi impénétrable qu’une statue. — Ce sera tout, monsieur le Président ? Basil finit par s’asseoir. — Hélas non. Puisque nous n’avons pu arriver à nos fins sur Theroc, vous m’obligez à recourir au plan B. La perplexité envahit le visage de Cain. — Le plan B ? Nous n’avons pas discuté des actions à venir. — Je n’ai pas demandé votre avis, monsieur Cain. L’objectif est assez clair. (Il se tourna pour regarder Willis.) Même si votre décision de renoncer à attaquer Theroc me laisse dubitatif, je ne puis me permettre de perdre l’un de mes commandants les plus chevronnés. Pas plus que je ne laisserai rouiller dix Mantas, pendant que la Hanse se défait entre mes doigts. J’ai commandé une évaluation des colonies séparatistes les plus stratégiques pour déterminer leur niveau de défense. Je vais envoyer mes chefs de quadrant sur ces « cibles faciles », afin d’y planter le drapeau de la Hanse. Qu’ils les remettent dans le droit chemin, par tous les moyens si nécessaire. — Vous voulez dire : envahir et occuper ? — C’est exactement ce que je veux dire, même si j’aurais choisi d’autres termes. — J’aimerais récupérer mon Mastodonte si vous voulez m’envoyer au combat, monsieur le Président. La conclusion de l’assaut de Theroc aurait été radicalement différente si je l’avais eu en plus des Mantas. — Demande rejetée. Le général Lanyan en conserve le commandement dans l’immédiat. Peut-être qu’après une victoire vous pourrez le récupérer. Mais pour l’instant, vous devrez vous contenter de vos croiseurs. Il toucha sa table-écran. Aussitôt, un système solaire s’illumina. Basil afficha des images de mers turquoise, de récifs et de bourgades coloniales érigées au moyen de coquilles géantes ; mais également de raffineries, de pipelines et de condensateurs. — Je vous affecte sur Rhejak, un monde recouvert d’eau dont l’économie se fonde sur les ressources océaniques. Longtemps, les habitants n’ont souffert d’aucune privation. Ils ne poseront pas de problème… même pour vous, amiral. Il joignit les mains derrière sa nuque. Willis fronça les sourcils en regardant ces images. — Vous voulez que je conquière cette collection de cartes postales ? Dans quel dessein ? Flatter l’ego de la Hanse ? — Afin d’acquérir les matières premières de Rhejak. Ses océans et ses récifs regorgent de métaux et autres minéraux, dont la Hanse a besoin. Un de leurs extraits de varech constitue un médicament précieux, notamment dans les traitements antisénescence. Mettre à genoux une poignée d’insulaires et de pêcheurs devrait être à votre portée, amiral. Willis était manifestement mécontente. — J’ai des décennies d’expérience, monsieur le Président, et des dizaines de victoires à mon actif. Je ne suis pas habituée à ce qu’un… civil s’adresse à moi de cette manière. — Je suis votre commandant en chef, amiral. — Ce sujet soulève des doutes en ce qui me concerne. J’ai relu le règlement des FTD. La hiérarchie y est décrite de façon claire, et le président ne s’y trouve mentionné nulle part. À l’autre bout de la pièce, la voix de Cain s’éleva : — Elle a raison d’un point de vue technique, monsieur le Président. Selon le protocole hanséatique, vous n’avez pas l’autorité directe pour commander les Forces Terriennes de Défense. Basil serra les dents et s’efforça de rester calme. — Je crois que la Charte de la Hanse et le règlement des FTD doivent être clarifiés, afin que d’autres officiers n’éprouvent pas la même confusion. L’amiral Willis quitta le bureau sans qu’on lui ait donné congé. Basil regarda sa silhouette disparaître. Puis il jeta un coup d’œil à Cain, et envisagea – ce n’était pas la première fois – de renvoyer et remplacer dans la foulée l’ensemble de ses conseillers et de ses officiers. Hélas, il n’avait pas de meilleur remplaçant. C’est pourquoi il devait tenir en laisse ceux dont il disposait. 64 Sarein Voilà longtemps que Sarein s’inquiétait pour Basil, et son inquiétude n’avait cessé de croître. À cause de tout ce qu’il avait fait pour elle et de leur passé commun, elle tenait encore à lui. Mais ces derniers temps, une autre émotion s’était immiscée en elle : la peur. Aussi, lorsque le président lui envoya une invitation à déjeuner en privé avec lui, son excitation ne tarda pas à se muer en perplexité. La brièveté du message ne trahissait ni tendresse, ni rudesse, comme s’il avait été écrit sur un coup de tête. Sarein accepta, bien sûr, espérant que tout se déroulerait au mieux. Basil avait spécifié l’heure à laquelle elle devait le rejoindre. Ses appartements étaient d’une propreté irréprochable, qui laissait deviner le peu de temps qu’il y passait. — Qu’il est bon que tu sois venue. Cela faisait trop longtemps. Elle essaya d’interpréter son sourire. — Oui, en effet, Basil. — Mais tu comprends, n’est-ce pas ? À cause de la guerre des hydrogues et de la honteuse insurrection de Peter, je n’ai pas eu beaucoup de temps à consacrer à mes affaires personnelles. La table était déjà mise et le déjeuner les attendait. Afin de ne pas perdre de temps, supposa-t-elle : même avec elle, le président avait un planning serré. Deux filets mignons, deux plats identiques de champignons et de légumes vert et jaune qu’elle ne reconnut pas. Il y avait un verre de thé glacé à côté de leur assiette. Il lui fit signe de s’asseoir, et repoussa son siège dans son dos comme un gentleman. — Il nous faudrait plus d’occasions comme celle-ci, Basil. Un peu de détente ne nuirait pas à ton efficacité. — C’est ce que ne cessent de me dire mes conseillers. (Il s’assit en face d’elle et désigna son assiette.) J’espère que le plat sera à ton goût, mais c’est la compagnie qui compte. Sarein entama son steak et le trouva à point. Elle souriait et retardait la fin de cette plaisante conversation. Mais dans un coin de son esprit, elle se demandait ce que fabriquait le président. Trop souvent au cours de cette année, il lui avait battu froid et avait montré qu’il n’avait pas besoin d’elle, ni de son adjoint Cain, ni de quiconque ne partageant pas son point de vue. À mesure que la Hanse perdait le contrôle des événements, elle avait vu peu à peu Basil partir en vrille. Il s’était emmuré, se coupant même de ses conseillers les plus proches, et avait laissé ses émotions aveugler son jugement. Cependant, Sarein était certaine de le sauver, si elle profitait des heures passées en sa compagnie pour lui faire reconsidérer sa position contre la Confédération, lui faire voir les choix qui bénéficieraient à toute l’humanité et non seulement à son pouvoir personnel. — Je te connais bien, Sarein. Je n’ai jamais douté de toi, mais je me rends compte que nous nous sommes éloignés l’un de l’autre. J’espère que cette soirée te rassurera là-dessus. Je dois savoir si je peux compter sur toi, quand tant de choses s’assombrissent autour de moi. — Bien sûr que oui, Basil ! Elle avait répondu par réflexe, mais elle sentit un froid soudain l’envahir. Elle avait espéré l’assouplir, mais flairait à présent son intention à lui de la manipuler, elle. — J’ai vérifié le programme de tes réunions. J’ai remarqué que tu avais rendu visite à un vaisseau marchand, le Curiosité Avide, qui appartient au capitaine Rlinda Kett. Sarein se figea, réprimant sa réaction afin que Basil ne remarque rien. — Oui, je connais le capitaine Kett depuis Theroc. Elle avait un lot de marchandises. Rien de remarquable, mais j’étais la seule personne qu’elle connaissait sur Terre. Nous avons eu une brève conversation, puis elle est partie. — Tu es consciente qu’il y a un mandat d’arrêt contre elle et son partenaire ? — Non, elle ne me l’a pas dit. Et je ne suis pas responsable de la sécurité de l’astroport, Basil. (Elle vit là l’occasion d’orienter la conversation.) Toutefois, je l’aurais su si tu me tenais au courant des choses. Je me sens exclue. Je ne connais pas la moitié de tes projets. Par exemple, j’ignorais que tu avais un aspirant au titre princier. — Un aspirant au titre royal. Elle reposa ses couverts. — Tu vois ce que je disais ? Je ne suis au courant de rien. Je ne sais pas de qui il s’agit. Pas plus que ton adjoint, apparemment. Le visage de Basil se durcit. — Cette information est confidentielle. — Mais ne devrions-nous pas le savoir ? Nous sommes tes partisans, tes conseillers, et je suis ton amante. Du moins, je le crois encore. Parfois, elle devait se le rappeler à haute voix. Basil sembla trouver cela amusant. — Tu crois que j’ai quelqu’un d’autre ? — Non, jamais de la vie. Je me demande seulement si tu as besoin de moi… ou de quiconque. — J’ai besoin de gens qui me soient loyaux. Après le déjeuner, on leur servit en guise de café un breuvage brûlant : du clee, fabriqué à partir de cosses à graines d’arbremonde. Sarein en avait souvent consommé sur Theroc. Elle savait que Basil le lui avait servi dans l’intention de lui prouver qu’il pensait à elle. Voilà comment il « marquait des points ». Cependant, au lieu de la réconforter, le clee – difficile à obtenir, en particulier à l’heure actuelle – ne fit que soulever davantage de questions. Ensuite ils firent l’amour, et pendant un court moment, Sarein s’apaisa et se laissa envahir par de folles espérances. Basil savait exactement ce qu’elle aimait : il ne l’avait donc pas totalement oubliée. Mais elle garda l’impression tenace qu’il se contentait d’accomplir un devoir. De rayer une ligne sur sa liste de choses à faire. Quand ils eurent fini, elle se pelotonna contre lui. Elle se souvint de la première fois qu’elle était venue dans son lit. Et de tous les changements incroyables qui étaient survenus dans sa vie depuis lors… des changements dont Basil était le principal responsable. Il lui entoura les épaules. — Je dois te garder auprès de moi, dit-il. — Je suis là, Basil. Elle déglutit péniblement au souvenir d’un vieux poncif que Basil aimait à citer : « Garde tes amis auprès de toi, et tes ennemis plus près encore. » Pour la première fois, Sarein se demanda, réellement, ce qui se passerait si elle lui demandait la permission de retourner chez elle, sur Theroc. Qu’adviendrait-il si elle tentait de s’échapper ? Suis-je un otage ? 65 La reine Estarra Bien que la flotte d’invasion terrienne ait quitté Theroc, l’anneau de vaisseaux-arbres restait en orbite, tels des chiens de garde bardés d’épines. L’idée que Beneto et les autres verdanis surveillaient sans faillir la forêt-monde de là-haut rassurait Estarra. Elle avait toujours su qu’elle pouvait compter sur lui. Les arbremondes l’avaient ressuscité après sa destruction par les hydrogues, le transformant en un plus qu’humain. Et cependant, il n’avait jamais cessé d’être son frère. Alors même qu’il avait fusionné en un hybride wental-verdani, il avait répondu à l’appel de Theroc et était venu la défendre. Mais Beneto manquait beaucoup à Estarra. Aussi annonça-t-elle qu’elle lui rendait visite en orbite. Peter, inquiet – un bref instant toutefois – à l’idée de voir sa femme quitter la planète au dernier stade de sa grossesse, ne parvint pas à l’en dissuader. Il demanda à OX d’être son pilote. Il vint les voir décoller, tandis que la lumière croissante de l’aube filtrait à travers la canopée. L’appareil hydrogue qui avait atterri naguère dans la prairie verdoyante gisait telle une perle, plus beau que menaçant. Il fonctionnait toujours, mais seul le comper Précepteur savait le faire fonctionner. — Je suis heureux de vous offrir mon aide, reine Estarra, dit OX. (Des débris d’herbe humide maculaient ses semelles, provenant de sa marche à travers la prairie couverte de rosée.) Où souhaitez-vous aller ? Le ton de sa voix n’était-il pas différent : moins formel, plus complexe qu’auparavant ? Estarra espérait que ce n’était pas qu’une impression. Chaque jour, Peter et elle l’aidaient consciencieusement à reconstituer sa base de données, allant des faits historiques aux arcanes de la politique, en passant par les souvenirs du temps qu’ils avaient passé ensemble. Estarra lui enseignait également le protocole theronien, ainsi que les traditions, les fêtes et autres singularités culturelles, et lui confiait des anecdotes de son enfance. Elle lui racontait des histoires au sujet de ses parents, de ses grands-parents… de son frère Reynald, qui avait été tué au cours de la première attaque hydrogue. Et de Beneto. — J’aimerais aller en orbite pour voir mon frère et les vaisseaux-arbres. — Veille sur elle, dit Peter à OX. Je compte sur toi. Elle avait demandé à Yarrod de l’accompagner. Le prêtre Vert arriva, portant un petit surgeon. Via le télien, son oncle l’aiderait à communiquer avec Beneto. Le roi fit un baiser d’au revoir à son épouse, et tous les trois embarquèrent dans le petit appareil à coque de diamant. Yarrod trouva une place où s’asseoir, puis Estarra verrouilla l’écoutille. OX se concentra sur les commandes. Dans une poussée aussi invisible que silencieuse, l’appareil s’éleva de la prairie, laissant une échancrure de fleurs et d’herbes écrasées. Il grimpa avec la fluidité d’un ascenseur au-dessus des immenses arbremondes, pour jaillir dans le ciel lumineux. Quelques jours plus tôt, Jess Tamblyn et Cesca Peroni étaient partis de leur côté, après avoir fait leurs adieux à leurs amis vagabonds et au couple royal. En montrant la solidarité qui unissait les wentals et la forêt-monde, et en fournissant un aperçu de la puissance qu’ils pouvaient déchaîner, ils avaient donné à réfléchir aux Forces Terriennes. Mais à présent qu’elle avait démissionné de son poste d’Oratrice des clans, Cesca poursuivait une autre tâche pour les wentals, tâche qu’Estarra ne comprenait pas complètement. Ou peut-être qu’elle et Jess Tamblyn avaient simplement décidé de partir en voyage de noces… À travers les parois limpides de la coque, Estarra contempla le moutonnement de branches et de feuillages qui s’estompait en contrebas. Après avoir traversé la fine couche de cirrus d’altitude, ils atteignirent l’espace. OX les guida vers les vaisseaux-arbres qui encerclaient Theroc en orbite haute. Les troncs renforcés étaient plus épais que le plus gros vaisseau de guerre. D’énormes branches cuirassées s’étiraient dans toutes les directions pour s’abreuver à l’énergie du vent solaire. Des épines, chacune plus longue que le mât d’un voilier de l’ancien temps, transperçaient le vide. Des racines fibreuses pendaient librement dans l’espace, telles des antennes de communication. Ils croisèrent de près un exemplaire gigantesque, qui faisait pivoter graduellement son énorme masse pour se mettre face au soleil. — Comment savoir lequel est celui de Beneto ? demanda Estarra en plongeant son regard à travers les parois de l’orbe, d’une transparence vertigineuse. Yarrod tenait son surgeon avec délicatesse, sans sembler remarquer quoi que ce soit autour de lui. — Tu sais duquel il s’agit. Estarra les observa. Et elle sut. Les immenses vaisseaux verdanis paraissaient identiques, mais elle perçut la présence de son frère qui se précisa comme un vaisseau-arbre émergeait de la courbure de la planète. — Amène-nous là-bas, OX… jusqu’à celui-là. Le vaisseau de Beneto tourna doucement, comme s’il les voyait approcher par les yeux de ses milliers de feuilles. Ses branches parurent bruire, et plusieurs d’entre elles s’ouvrirent pour former une cavité d’accueil. L’orbe miniature se laissa englober par les feuilles vestigiales, qui le saisirent à la manière de pinces d’amarrage. Yarrod toucha le surgeon coincé entre ses genoux pour envoyer un message. Lorsque son regard revint sur Estarra, l’expression de son visage s’était modifiée, comme si Beneto faisait partie de lui et s’exprimait par sa bouche. — Je suis toujours avec toi. — Merci de nous avoir aidés, Beneto, souffla-t-elle. Yarrod ferma les yeux, et son front émeraude se fronça. — Les vaisseaux-arbres, et toute la forêt-monde, sont inquiets. Il y a toujours des menaces. — Quelles menaces ? On n’a eu aucun problème à chasser les FTD. Et les hydrogues ont été vaincus, n’est-ce pas ? Yarrod regarda à travers les parois de l’orbe, comme s’il cherchait de nouveaux assaillants venus du fin fond de l’espace. Sa voix sonna comme celle de Beneto lorsqu’il répondit : — Le retour des Klikiss… Les faeros qui recouvrent leurs forces. — Mais les faeros ont combattu pour Theroc. Cette bataille qui avait tué Reynald… — Les faeros ont combattu pour eux-mêmes contre les hydrogues. Theroc n’était qu’un champ de bataille pratique pour eux, ajouta-t-il d’un ton grave. Estarra frissonna. Elle ne se sentait plus en sécurité, même protégée par les vaisseaux-arbres. Elle examina les énormes branches autour d’elle et essaya d’imaginer les bras de Beneto qui l’enveloppaient et la berçaient, pour l’endormir. Il n’avait jamais été aussi musclé que Reynald, mais il l’avait souvent réconfortée quand elle était troublée. — Tu me manques, Beneto, dit-elle doucement. — Je sais, répondit Yarrod pour le vaisseau-arbre. Elle n’avait rien à lui dire en particulier. Pour l’instant, alors qu’elle sentait son bébé gigoter dans son ventre, elle voulait seulement se trouver près de lui. Près du vaisseau-arbre. Avec tous les dangers qui menaçaient dans le Bras spiral, cet endroit lui semblait le plus sûr. Elle demanda à OX de rester là un moment. Elle en avait besoin. 66 Margaret Colicos Lorsque Margaret leur posa des questions dans leur langage cliquetant, les Klikiss ne se donnèrent pas la peine de répondre. Ce signe était assez clair pour qu’elle sache qu’il ne fallait plus traîner. Les colons devaient se préparer à défendre leur vie. D’innombrables guerriers avaient été blessés ou tués au cours des attaques contre les robots noirs ou des sous-ruches rivales. Celles-ci tâchaient de s’étendre à travers leurs anciens mondes avant d’engager une nouvelle guerre ruchière. Le spécex de Llaro devait donc produire beaucoup d’autres Klikiss. D’autres guerriers. Très bientôt, Margaret le savait, la sous-ruche accomplirait sa fisciparité. Et les humains prisonniers de l’enceinte en paieraient le prix. Margaret éprouvait une grande peine de la tragédie qui s’annonçait. Elle aimait ces gens. Longtemps, elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de leur cacher la vérité, de les laisser en paix au moins quelques jours. Mais ils méritaient de savoir, qu’ils puissent ou non changer leur destin. Même s’il s’agissait d’une cause perdue, ne devaient-ils pas avoir le choix de se battre ? Peut-être au cours du bref répit qui leur restait quelques-uns parviendraient-ils à s’échapper. Margaret devait les avertir. Son fidèle DD marchait à son côté en direction de l’enceinte. Toujours d’attaque et relativement intelligent, le comper Amical s’adaptait à presque toutes les situations. Des dizaines de colons avaient déjà filé discrètement, sans doute pour aller s’abriter dans la planque que Davlin Lotze avait promis d’établir. Mais pour le reste d’entre eux… Un peu plus d’une semaine auparavant, sur l’insistance de Margaret, les Klikiss avaient relié, au moyen d’un tuyau, le mur d’enceinte à un réservoir destiné à l’arrosage des cultures. Il s’agissait de la seule ressource en eau dont ils disposaient. Le flot s’était déversé sur le sol pour former une boue infâme, jusqu’à ce que Crim Tylar creuse un vague chenal et une cuve de retenue. Les gens qui remplissaient leurs cruches ou leurs seaux jetèrent un coup d’œil à Margaret, qui garda un visage grave. Lupe Ruis et Roberto Clarin la croisèrent devant la pompe jaillissante. — J’ai des nouvelles, mais vous préférerez sûrement les entendre en privé. — S’il y a une réunion, je serai heureux de vous préparer des boissons, proposa DD. Avez-vous du jus de prune concentré ? Un vieux proverbe dit : « Faute de mieux que des prunes, qu’on en fasse de l’eau-de-vie. » Un instant, les yeux de Clarin se perdirent dans le vague. — De l’eau-de-vie… Ça me manque. Au Dépôt du Cyclone, il nous arrivait parfois une cargaison de prunes fraîches des astéroïdes-serres des Chan. (Il poussa un soupir et, à contrecœur, croisa le regard de Margaret.) Alors, allez-vous nous noyer sous un tombereau de prunes ? Margaret ne chercha pas à le cacher. — J’en ai bien peur. — Nous avons traversé les enfers et nous en sommes revenus. Qu’est-ce que les Klikiss nous veulent ? — Que leur avons-nous fait ? renchérit Ruis. Vous nous aviez dit qu’ils en avaient après les robots noirs. Je ne peux croire qu’ils veuillent nous faire du mal. — Le spécex vous considère comme des ressources qui lui permettront d’atteindre son but. Il doit se reproduire, accroître ses effectifs afin de combattre les autres sous-ruches. Pour cela, il a besoin de vous. De vous tous. Ils entrèrent dans une bâtisse à la façade tendue d’un tissu à rayures : une ancienne échoppe, fermée après l’arrivée des Klikiss. Clarin semblait résigné, car voilà plusieurs mois qu’aucune bonne nouvelle ne leur était parvenue. DD se posta sous l’auvent de l’entrée, même s’il était probable qu’il discuterait avec les visiteurs plutôt que de les refouler… — J’ai observé le degré de croissance des Klikiss. Les accouplants sont adultes. Ils sont prêts à assimiler du nouveau matériel génétique afin d’améliorer les capacités de la sous-ruche. Par l’intermédiaire des colons, ils accapareront tout l’ADN humain possible. Il ne restait qu’une poignée des hybrides issus de ce pauvre Howard Palawu. Mais ceux-ci avaient montré le potentiel des gènes humains. Les nouveaux hybrides seraient plus forts, plus intelligents, plus puissants. En ne conservant que les meilleurs attributs de l’humanité, ils pourraient conquérir n’importe quoi. Le spécex de Llaro avait la ferme intention d’utiliser cet atout contre les sous-ruches adverses. — Nous utiliser ? répéta Ruis en regardant autour de lui. Qu’est-ce que ça signifie ? Clarin mit les points sur les i : — Ils vont nous manger. C’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ? — Oui. Le regard de Margaret se voila comme elle laissait aller ses pensées. La fisciparité vidait le spécex de sa substance, le transformait en une montagne de larves affamées qui devenaient une multitude de nouveaux Klikiss. Voilà pourquoi ils devaient écumer les champs, pourquoi ils pêchaient, chassaient et cueillaient jusqu’à la moindre parcelle de biomasse afin de constituer de gigantesques réserves. Au cœur de la ruche, les larves mangeraient et grossiraient avant d’émerger enfin. À la porte, DD fit signe à deux passants aux yeux rougis, mais aucun des deux n’eut le cœur de répondre à son salut. La colère déformait les traits de Clarin. — Les Vagabonds ne se rendent pas sans combattre. Par le Guide Lumineux, on leur montrera combien les humains peuvent se révéler difficiles à digérer ! 67 Hud Steinman Quitter la ville assiégée était l’acte le plus intelligent que Steinman avait jamais accompli. Le vieil homme s’était caché à la vue des Klikiss toute la journée et avait cherché abri et nourriture pendant la nuit. Et cependant, il était heureux d’avoir repris les rênes de son destin. Pourquoi avait-il attendu si longtemps ? Il connaissait la réponse, bien sûr. Bon sang ! il répugnait à l’idée de laisser Orli Covitz, et s’était même fait quelques amis parmi les colons. Un sinistre pressentiment le taraudait sur ce qui risquait de leur arriver. Margaret Colicos était une femme étrange, difficile à déchiffrer. Il était convaincu qu’elle savait quelque chose. Quelque chose d’horrible. Le premier jour, Steinman avait dormi dissimulé dans l’ombre d’un ravin. Les jours suivants, il avait survécu en mangeant quelques lézards, ce dont il s’était accommodé sans peine : ils avaient meilleur goût que les grillons poilus de Corribus. Un appareil klikiss bourdonna dans le ciel. Steinman doutait que les insectoïdes le cherchent, car ils ne semblaient pas avoir dénombré les prisonniers de l’enceinte. De plus, il n’était pas le premier à s’être échappé… Il espérait ne pas être le dernier. Il repartit au crépuscule. Une ligne de promontoires de grès mouchetée de dépressions, peut-être des cavernes, était visible au loin. Les herbes sèches bruissaient sur son passage. Il essaya de se faire discret tandis qu’il évoluait à découvert dans la prairie. Il y avait probablement des prédateurs indigènes, mais au vu de ce qu’il avait surmonté, affronter l’équivalent llarien du serpent à sonnette ou du chat sauvage ne le tracassait pas outre mesure. Comme il marchait dans la nuit, le vieil homme savoura sa liberté, son indépendance recouvrée. Enfin seul. Mais alors, pourquoi ce terrible vide en lui ? Il chantonnait d’un air distrait tandis qu’il se dirigeait au jugé à travers le terrain accidenté. Il s’était fabriqué une canne, qu’il enfonçait dans chaque anfractuosité suspecte. À mesure qu’il dépassait des monticules de roc et de terre, il chantonna plus fort. Le silence nocturne de Llaro lui pesait. Il s’aperçut avec un pincement de cœur qu’il fredonnait l’une des mélodies favorites d’Orli. Tous les deux avaient formé une bonne équipe sur Corribus. Steinman se figea en percevant une stridulation, un air qui répondait au sien. Il se maudit. Il aurait dû rester silencieux ! Il y avait des Klikiss partout. Le chant recommença, plus strident et différent de l’air d’Orli. Les étoiles se reflétant sur sa carapace noire, un guerrier klikiss émergea de l’un des tumulus pour se précipiter sur lui. Ses articulations et la crête sur son crâne projetaient une ombre acérée dans l’obscurité tombante. — Oh, merde, marmonna Steinman, la gorge soudain sèche. Il enfonça son bâton dans la tête de la créature. Celle-ci s’écarta d’un bond, puis s’élança de nouveau. Steinman assena un nouveau coup, mais la chitine était trop dure pour qu’il puisse l’endommager. Le guerrier coupa le bâton en deux comme s’il ne s’agissait que d’un cure-dent. Il émit un cri perçant puis claqua des mandibules en levant quatre membres pointus. Steinman recula, trébucha sur un caillou et bascula en arrière. Il hurla… Le Klikiss explosa. Une énorme détonation claqua dans la nuit. Un cratère apparut dans l’abdomen de la créature, dont les membres battirent l’air. Elle tituba, puis s’effondra. Dans une convulsion, l’un de ses membres articulés tenta de soulever son corps. Un liquide séreux s’écoulait de la blessure. Steinman roula de côté, puis se remit tant bien que mal sur ses jambes. Il aperçut une silhouette humaine qui se dressait, un fusil des Forces Terriennes à la main. — On devrait ficher le camp d’ici, s’exclama Davlin Lotze. Ils chassent souvent par deux. — Je ne pourrais dire mieux, dit Steinman en lui emboîtant le pas. Vous choisissez bien votre moment. — Et vous, vous avez une chance invraisemblable. Au matin, ils n’auraient pas laissé un seul ossement de vous. (L’ancien espion chargea l’arme sur son épaule.) Les évadés ont établi un camp dans ces promontoires. (Il se mit en marche sans un regard en arrière.) Allez. Avec ce guerrier abattu, le spécex sait à présent que nous sommes dans les parages. 68 Celli Depuis qu’elle avait décidé d’« endosser la robe verte », Celli était devenue plus attentive à la magnificence de la forêt-monde : les arbres imposants, les broussailles multicolores, les épiphytes aux saveurs de miel, les lucanes géants aux ailes semblables à des joyaux. Les chants d’insectes qui emplissaient le sous-bois et composaient naguère une rumeur confuse commençaient à se différencier à ses oreilles. La jeune fille regrettait de ne pas avoir choisi sa voie avant. Une vaste clairière d’herbes ondoyantes terminées par des épis duveteux l’entourait. Elle leva les yeux vers la canopée et la trouée de ciel bleu. Aussi ravi qu’elle, Solimar la regardait avec fierté. La reine Estarra, sur le point de devenir mère, se tenait à côté de ses parents pour la cérémonie. Yarrod, le doyen des prêtres Verts, était aussi imposant que silencieux. D’ordinaire, il accomplissait ce rituel avec des enfants. Son austérité avait pour but de faire comprendre aux nouveaux acolytes combien leur choix était grave. Il trempa un index dans un pot de teinture pâteuse. — Celli, tu vas devenir une acolyte. Tu vas servir la forêt-monde et t’intégrer dans l’esprit verdani. Aujourd’hui, tu renonces à ton individualisme pour devenir une partie de la trame universelle. À l’image des arbremondes, les prêtres Verts sont liés les uns aux autres ainsi qu’à l’ensemble de l’humanité. Une fois que tu auras appris à t’ouvrir à la forêt-monde, tu seras acceptée dans la prêtrise Verte. Jures-tu de suivre cette instruction, de t’offrir à la fois comme servante et compagne de la forêt, de fournir assistance et information aux arbres ? — Je le fais déjà depuis des années. — Réponds seulement « oui » ou « non », s’il te plaît. — Oui. Elle adressa un rapide sourire à Solimar. Lorsqu’il lui rendit son regard, elle sentit l’intensité de ses sentiments à son égard. Avaient-ils changé, ou les percevait-elle avec plus d’acuité ? Un frisson d’excitation la parcourut, suivi par un tremblement d’intimidation quand elle songea à quel point leurs pensées et leurs cœurs seraient entrelacés, une fois que tous deux seraient prêtres. Voilà ce que désirait Celli, plus que tout au monde. De son doigt dégoulinant de teinture, Yarrod traça une ligne verticale au centre du front de Celli. Le colorant la picota, puis commença à lui brûler la peau à mesure qu’il en altérait la pigmentation. — Tu portes à présent la marque des acolytes. Les prêtres t’aideront dans ton parcours. Et avant peu, la forêt-monde t’acceptera. — Je suis prête, dit Celli en s’efforçant de garder une voix normale malgré l’ardeur qui faisait vibrer sa poitrine. Quand puis-je commencer ? — Tu as déjà commencé. (Yarrod abandonna enfin son sérieux et ouvrit les bras pour l’étreindre.) Je suis heureux que tu aies décidé de te joindre à nous. — Désolée d’avoir mis si longtemps. Solimar lui prit la main. Elle ressentit un frisson à son contact, comme un choc électrique. — Viens, je vais te montrer. À l’orée de la clairière, ils trouvèrent un arbremonde au tronc épais. Ils grimpèrent de plus en plus haut, en utilisant les squames d’écorce à la manière d’échelons. En dessous, Estarra leur fit un signe. Son visage mélancolique indiquait qu’elle aurait aimé pouvoir les imiter. Le temps d’avoir atteint la canopée, c’est à peine si Celli transpira. Elle écarta les feuilles. Le soleil était comme toujours éclatant, mais il lui parut plus vif, plus clair. Elle retint son souffle, puis rit à gorge déployée. Solimar fit bientôt de même. Tout autour d’eux, des lucanes géants bourdonnaient en cercle, et des épiphytes déployaient leurs pétales comme pour s’enivrer de soleil. Elle entendait une rumeur de voix, certaines jeunes et haut perchées, d’autres plus graves. Un prêtre Vert âgé entouré d’acolytes lisait un pad. Tous étaient plus jeunes que Celli. — La forêt-monde veut tout écouter : des récits, des légendes, même des passages de manuels techniques. Veux-tu lire des manuels ? demanda Solimar, plein d’espoir, car c’était cela qui l’intéressait le plus. — Les légendes de la Terre sont plus à mon goût, le taquina-t-elle. Il haussa les épaules. — Comme tu veux. Ils s’acheminèrent vers le vieil instructeur et ses élèves. Les feuilles entrelacées les soutenaient avec fermeté – délibérément ? –, facilitant ainsi leur passage. Bientôt, Celli sentirait l’intégralité de la forêt, comme Solimar. Elle avait hâte. Son compagnon l’embrassa rapidement, puis partit. Celli replia confortablement ses jambes sveltes sur les branches. Bientôt sa voix s’éleva, chevauchant celle des autres lecteurs. Paragraphe après paragraphe, page après page, elle offrit à la forêt-monde plus de savoir et de compréhension. 69 Kolker Kolker n’avait jamais fait partie de quelque chose de si ambitieux, de si passionnant, même quand les arbremondes l’avaient accepté comme prêtre Vert. Il n’avait alors jamais imaginé chose plus belle que d’ouvrir son esprit et son cœur aux verdanis. Et pourtant, c’était le cas aujourd’hui. Il lui fallait partager ce sentiment, montrer aux autres ce qu’ils avaient manqué. Il retourna à la plate-forme décorée du Palais des Prismes sur laquelle se trouvait le surgeon. La forêt-monde avait faim de nouvelles connaissances, de nouvelles expériences, et celle-ci était assurément unique. Kolker peinait à réprimer son enthousiasme, jamais un but ne s’était imposé à lui de la sorte. D’autres prêtres recevraient avec bonheur ce qu’il avait à offrir. Mais la nature de ce changement était intime, il ne se limitait pas à ce que l’on puisait d’ordinaire dans l’esprit verdani. Il se redressa sous la lumière oblique des baies vitrées. Son esprit était prêt à s’envoler. Il avait passé tellement d’années à voyager en des endroits lointains, à voir de nouveaux mondes et à les décrire aux arbremondes… Il avait toujours éprouvé ce goût pour le mystère qui se trouve juste hors de portée, malgré toutes les choses extraordinaires qu’il avait vues. Sa bougeotte l’avait éloigné de Yarrod, car son ami ne comprenait pas quel besoin avait un prêtre Vert de vagabonder si loin de chez lui. Kolker, de son côté, soutenait que « chez lui » était au côté de son surgeon. Il rassembla ses pensées et son énergie. Yarrod méritait de savoir, et il finirait par le comprendre… cela et bien plus, via la connexion entre le thisme et le télien. Kolker sourit à cette pensée. Yarrod serait réceptif, il n’en doutait pas. Il toucha les feuilles de son surgeon, puis baissa les yeux sur le médaillon de Tery’l où se reflétait la lumière. Son esprit s’engouffra dans le télien pour devenir une partie de l’esprit verdani. Ce dernier ressemblait tellement au thisme qui reliait les Ildirans entre eux… Kolker répandrait la bonne parole, montrerait à quiconque serait à l’écoute… Il trouva Yarrod sous le grand arbre qui soutenait le récif de fongus. L’après-midi était déjà bien avancé sur Theroc. — Mon ami, je t’apporte quelque chose de très important. À mesure que Kolker remuait les lèvres, ses paroles étaient instantanément retransmises aux arbres theroniens. — Kolker ! Ces temps derniers, tu as été si silencieux. Je croyais qu’une fois que tu aurais retrouvé un surgeon, on ne cesserait plus d’entendre parler de toi… — Je me sentais perdu, incertain, mal dans ma peau. Mais aujourd’hui, j’ai fait une découverte. Quelque chose que même la forêt-monde n’a jamais soupçonné ! Tu es mon meilleur ami. Écouteras-tu la nouvelle que je suis venu annoncer ? La réponse de Yarrod lui parvint, claire et nette dans sa tête : — Me voici intrigué. De quoi s’agit-il ? Kolker n’avait jamais initié une « ouverture » à une telle distance. Jusqu’à présent, il s’était trouvé au contact des convertis, voyait leur visage et pouvait les toucher. Mais il voulait essayer avec Yarrod. Un lien étroit existait entre eux, et il était déjà ouvert au télien. L’esprit tendu, Kolker mit le doigt sur l’infime altération à produire dans celui de Yarrod. C’était comme tourner un bouton invisible. — Ici. Regarde ce que j’ai trouvé. Ce fut comme si la lumière affluait le long des fils du télien, mêlés aux rayons-âmes qui resplendissaient du reflet de la Source de Clarté. À travers les parsecs, Kolker perçut le souffle soudain coupé de Yarrod, devina son visage illuminé. — C’est… inouï, incroyable ! — Crois-le. Partage-le. Tous les prêtres Verts peuvent en faire partie, tous les hommes en faire l’expérience. Kolker sentit presque le pouls et la respiration de son ami s’accélérer. — Je vais partager. Je porterai la parole aux autres prêtres. Merci, Kolker. Merci ! 70 Le général Kurt Lanyan Le Jupiter retourna sur Terre, mais pas pour un défilé de la victoire. Le président Wenceslas n’allait pas aimer. Vraiment pas. Le général Lanyan n’avait jamais craint de se battre. Il avait eu affaire à forte partie avec les hydrogues, les robots klikiss et les compers Soldats. Mais cette fois, c’était différent. Au lieu de sécuriser quelques colonies hanséatiques, il avait peut-être déclenché une guerre contre une espèce inconnue. Si ces bestioles déferlaient sur les mondes de la Hanse, les FTD devaient s’y préparer. Empli des colons qu’on avait secourus, le Mastodonte fit un arrêt à la base militaire martienne afin de subir des opérations de maintenance tandis qu’on débriefait l’équipage abattu. Pendant ce temps, Lanyan réquisitionna un Rémora intrasystème pour foncer vers le siège de la Hanse. Cela lui prit quelque temps. Il n’ignorait pas qu’il serait impossible de garder le mystère sur ce fiasco. Avec les nombreux témoins, sans compter les victimes, le public le découvrirait tôt ou tard. Il usa de ses autorisations prioritaires pour circonvenir les multiples barrages de sécurité, puis atterrit au pied de la pyramide de la Hanse. Il força son chemin à travers les corridors, écartant la nuée de factionnaires, de gardiens du protocole et d’assistants qui envoyaient des messages frénétiques à leurs supérieurs. Dans les étages, il croisa Eldred Cain. Après un bref regard, ce dernier programma une réunion immédiate avec le président. Basil Wenceslas sortit dans le couloir pour les rencontrer avant qu’ils aient pu atteindre son bureau. — Je n’apprécie guère que l’on malmène mon emploi du temps, général. Il se tenait, roide, au milieu du couloir recouvert d’un tapis gris. Le général sentit un nœud lui serrer l’estomac, une peur d’une nature différente de celle des batailles. La plupart des portes des bureaux étaient ouvertes. Ministres, ambassadeurs et autres hauts fonctionnaires sortirent voir ce qui causait ce vacarme. Basil les toisa du regard. — Veuillez nous laisser un peu d’intimité. Tout le long du couloir, les employés se réfugièrent dans leur bureau dans un staccato de portes refermées. — Comme vous êtes revenu bien avant la date prévue et que vous avez grand-hâte de me remettre votre rapport, je ne puis qu’en conclure que je ne vais pas aimer ce que vous allez dire. (Il croisa les bras.) Ou peut-être allez-vous me surprendre. Voilà qui me ferait plaisir, pour changer. Avez-vous de bonnes nouvelles ? Avez-vous rempli votre mission ? — Non, monsieur le Président. Il s’apprêtait à débiter sa peu réjouissante liste d’échecs, mais Basil leva la main. — C’est bien ce que je pensais. Dites-moi seulement combien de colonies vous avez reprises en main avant de revenir : dix ? quinze ? — Aucune. Nous ne sommes allés que sur Pym, où nous sommes tombés sur… — Aucune ? Sur la vingtaine de mondes de votre liste, vous n’êtes allé que sur Pym ? Avez-vous au moins laissé un contingent sur Rheindic Co, d’où nous devions commencer la reconquête ? — Non, monsieur. Nous avons détruit la base et le transportail. Cela s’est avéré nécessaire pour mettre tout le monde à l’abri. — Vous avez détruit notre plaque tournante ? (Basil se massa les tempes, comme s’il refusait obstinément de comprendre l’argument de Lanyan.) Un autre échec, donc, comme celui de l’amiral Willis. Je donne à mon armée des missions simples, en lui octroyant assez d’effectifs et d’armement. Pourquoi dois-je… ? — Monsieur le Président ! s’écria Lanyan en élevant la voix. Nous avons un sérieux problème. Avant que Basil ait pu de nouveau l’interrompre, il raconta l’invasion de Pym par des Klikiss hostiles, et la façon dont il leur avait infligé des pertes. — L’amiral Willis m’a déjà parlé de ces Klikiss. Le roi Peter prétend que ses prêtres Verts lui ont rapporté ces absurdités. — Alors, préparez-vous des plans de défense ? Qu’allons-nous faire à ce sujet ? (Lanyan jeta un coup d’œil à Cain en retrait, qui semblait tout aussi troublé que lui.) Si ces Klikiss constituent une menace aussi grande que je le crains, et qu’ils décident de s’étendre au-delà de leurs mondes… — Je crois qu’ils ne sont intéressés que par une poignée d’endroits abandonnés. (Basil eut un geste de dédain à l’égard de Lanyan, qui se raidit.) Général, vous ne vous focalisez pas sur ce qui importe le plus. J’avais espéré sécuriser les planètes de la campagne de colonisation klikiss. Mais aujourd’hui, il nous faut revoir nos priorités. Il y a peu, la Hanse comprenait près d’une centaine de mondes unifiés. À présent, je ne puis être certain que de quelques-uns d’entre eux, et de la Terre. Si les Klikiss deviennent une menace, la Hanse doit être forte. Nous devons récupérer nos planètes. Nous devons regrouper notre peuple sous une même bannière. La mienne. 71 Roberto Clarin Ruis, l’ancien maire de Crenna, craignait que la terrifiante révélation de Margaret ne sème la panique parmi les colons. Clarin, quant à lui, n’en avait cure : — Par le Guide Lumineux, je ne laisserai pas ces damnées bestioles s’offrir ma carcasse au déjeuner ! On est des Vagabonds, des colons, des pionniers. Avec notre intelligence, on trouvera un moyen. — J’aurais aimé que Davlin soit là, dit Ruis. Il nous a sauvés des hydrogues, et a empêché qu’on ne se retrouve congelés sur Crenna. Lui, il aurait sûrement une bonne idée. — Mais puisqu’il n’est pas là, rétorqua Clarin d’un ton plein de sous-entendus, j’ai moi-même quelques idées. Peut-être est-ce aussi le cas d’autres personnes. Rassemblons tout le monde, histoire d’entendre les suggestions. Une réunion communale s’organisa donc. Les colons étaient rongés de nervosité. Orli Covitz se tenait au côté de Marla Chan Tylar, et DD avait amené Margaret. UR, le comper Institutrice, surveillait les sept enfants sous sa garde. Clarin avait grimpé sur le plateau d’un camion de récolte abandonné derrière l’enceinte. Il gesticulait et parlait en criant presque. La foule s’agitait, chacun voulant savoir ce qui allait advenir… même si personne ne s’attendait à de bonnes nouvelles. — Je ne vous raconterai pas de blagues. Ça va mal, très mal. Mais ça ne signifie pas qu’il ne faut pas se battre. Nous devons agir avant que les Klikiss nous tuent tous. Il dut dominer les exclamations de désarroi qui allaient crescendo, pour inviter Margaret à clarifier ses soupçons au sujet des Klikiss. Les paroles de la xéno-archéologue furent crues, impitoyables. Après son exposé des faits, une partie de l’auditoire s’effondra en larmes, tandis que d’autres serraient les poings et commençaient à chercher des armes. Clarin y vit un espoir. Il pourrait rallier ceux-ci à sa cause. — Avant de partir, Davlin a creusé des caches d’explosifs, de carburant et d’armes à l’extérieur de l’enceinte, dit-il. On doit les retrouver tout en restant discrets. Les Klikiss ne nous prêtent pas attention, mais on ne sait jamais. (Il secoua la tête.) Peu importe ce qui arrivera : on peut encore faire basculer le sort de notre côté. On va montrer à ce spécex à la manque que les humains ne restent pas à ne rien faire en attendant que sonne la cloche du dîner. On va contre-attaquer, et quelque chose de bien, avec tout ce qu’on aura sous la main. — Nous n’avons jamais cherché à faire des Klikiss nos ennemis, dit Ruis. Je l’admets, je n’ai pas cru qu’ils se retourneraient contre nous. Ça n’a aucun sens. Dans la foule, la voix de Crim Tylar s’éleva : — Merdre, nous les Vagabonds, on est habitués à être harcelés sans raison ! — Nous sommes également habitués à survivre aux situations impossibles, conclut Clarin avec un sourire macabre. Les Klikiss avaient démonté des équipements et des structures de Llaro pour les réutiliser, mais en avaient négligé certains, laissant des amas de matériaux au rebut. Par chance, ils avaient délaissé le second Rémora, sans doute parce qu’il ne ressemblait pas à leurs machines volantes à armature visible. Le petit vaisseau militaire terrien avait été partiellement désassemblé, de sorte qu’à la tombée de la nuit Clarin et trois autres ingénieurs vagabonds se glissèrent au-dehors pour aller le réparer à la lueur de leurs torches. Le matériel des FTD était paradoxalement compliqué et inefficace, mais l’équipe de Clarin parvint à remonter les propulseurs et à mener autant de tests que possible dans un silence relatif, afin d’éviter d’attirer l’attention des veilleurs klikiss. Surtout, ils réparèrent le système de communication à courte portée. Dans la pénombre du cockpit, éclairé par les voyants de contrôle jaunes et verts, Clarin transmit son signal : « Davlin, Davlin Lotze… Répondez. Le maire a l’air de penser que vous pouvez faire n’importe quoi. J’ai entendu dire que vous étiez un ancien béret d’argent. Si c’est le cas – merdre, même si ça ne l’est pas –, aidez-nous. » Il n’escomptait pas que l’autre soit assis en cet instant dans le Rémora qu’il avait emprunté, à attendre un signal. Cependant, le vaisseau gardait un registre des appels entrants. L’un des hommes du camp d’évadés devrait pouvoir le capter. Clarin programma la diffusion en boucle du message toutes les demi-heures. Puis, avant que les Klikiss aient pu remarquer qu’il y avait de l’activité hors de l’enceinte, ses camarades et lui revinrent dans la colonie pour se préparer au dernier combat. 72 Sirix Les robots noirs utilisèrent l’arsenal des FTD qui leur restait pour attaquer les planètes klikiss. Un monde à la fois. Chaque fois qu’ils découvraient une sous-ruche, ils l’éradiquaient. La flotte de Sirix attaquait sans prévenir. Elle l’écrasait quand elle le pouvait, battait en retraite dans le cas contraire. Mieux valait réduire ces mondes en ruines fumantes que les laisser reconquérir par les créateurs. En dépit de ces victoires, Sirix sentait qu’il perdait du terrain. Les événements lui rappelaient trop les jours anciens, lorsque ses camarades avaient perdu la guerre originelle et avaient été asservis par le spécex majeur. Il ne pouvait laisser cela se reproduire, même s’il ne s’avouait pas qu’il avait peur… du moins, pas encore. Sirix marchait pesamment le long de la passerelle du Mastodonte. Ses deux compers Amicaux l’accompagnaient tels des chiens fidèles. — Va-t-on bientôt arriver ? demanda DP. — Vous aurez bien assez tôt l’occasion de tirer sur quelque chose. Leurs réserves d’ekti se vidaient à une vitesse inquiétante, tout comme leur stock de munitions. Et cependant, Sirix devait augmenter l’efficacité de ses destructions. Il ne pouvait se permettre de gaspiller son carburant et ses armes en sondant chacune des planètes jadis habitées par les Klikiss. La plupart étaient toujours vides. Sirix devait être plus sélectif, plus précis. Il devrait mener le combat personnellement, avec ses robots et ses compers Soldats dotés d’armes de poing provenant de l’armurerie du bord. Ce ne serait pas aussi rapide qu’un bombardement orbital, mais il attendait avec impatience ce genre d’affrontement : tête à tête et pince à pince, comme à l’époque de la guerre originelle. Les Klikiss ne l’oublieraient jamais… peu importe quel camp survivrait au cataclysme. Mais d’abord, il devait trouver un spécex majeur. Lui et ses robots atterrirent sur une planète klikiss déserte et encerclèrent un transportail. Sirix ordonna à trois compers Soldats de sélectionner sur les tuiles de coordonnées une destination que les robots n’avaient pas encore explorée. Les compers traversèrent sans rechigner le passage pour mener leur reconnaissance. DP et QT les regardèrent disparaître vers les lointaines planètes, en quête d’une infestation. — Que vont-ils voir à leur arrivée ? demanda QT. — Ils verront s’il y a des Klikiss. — Et ensuite ? — Ils seront détruits, ou bien reviendront nous apprendre que la planète est vide. C’est le meilleur moyen de choisir notre prochaine cible sans gaspiller de carburant. Deux des éclaireurs revinrent très vite, avec les images qu’ils avaient filmées. Le premier monde était totalement désert, tandis que le second abritait une petite – mais indésirable – colonie humaine. Des hommes s’étaient précipités sur le comper en le bombardant de questions, mais celui-ci s’était contenté de revenir dans le passage sans répondre. Sirix aurait aimé éradiquer cette colonie importune, mais il avait plus urgent à faire. La pierre trapézoïdale devint floue lorsqu’un nouveau passage s’ouvrit. Sirix s’attendait au retour de son troisième éclaireur. Mais au lieu de la silhouette humanoïde du comper, le transportail dessina celles de guerriers klikiss qui se pressaient pour passer. Les compers Soldats abattirent les premiers ennemis avant même qu’ils aient émergé du passage. D’autres formes menaçantes apparurent, et les guerriers franchirent le seuil, prêts à l’attaque. Sirix était paré. Par précaution, il avait placé des charges de démolition autour du socle. — Détruisez ce côté du transportail. Une rapide explosion, et la plaque trapézoïdale s’effondra dans un craquement, obturant le passage et bloquant la nuée de Klikiss qui affluait. Sirix tourna la tête vers DP, QT ainsi que les robots noirs : — À présent, nous savons où trouver une infestation à détruire. Une planète nommée Llaro. 73 Tasia Tamblyn Depuis que l’amiral Willis avait filé de Theroc sans demander son reste, un nombre croissant de vaisseaux vagabonds avaient fait halte aux chantiers d’Osquivel afin de se militariser. De nombreux marchands se préparaient à une future attaque, et formaient à présent une milice bien armée, même s’ils espéraient éviter le combat. Nikko Chan Tylar avait créé l’événement lorsqu’il avait amené son vaisseau hybride aux chantiers spationavals. Le Verseau avait été abattu par des robots klikiss sur Jonas 12, puis absorbé par le vaisseau d’eau et de nacre de Jess Tamblyn, qui avait littéralement fait repousser ses éléments. Le jeune homme l’amena jusqu’à l’un des balcons d’appontage. Il transportait une grande quantité de joints ignifuges, de treillis de filtration et de solides étoffes de Constantin III. En tant que « délégués militaires » de la Confédération, Tasia et Robb rencontrèrent Nikko dans la petite cafétéria bondée de la station administrative. Tasia fit courir ses doigts sur la table métallique, laissant des marques dans la poussière brune qui la recouvrait. Quand les ouvriers venaient ici après leur période de travail dans les laminoirs et les hauts-fourneaux, ils apportaient toujours ce genre de résidus. Denn Peroni les rejoignit, examina le manifeste du Verseau et marmonna d’un air réjoui : — On peut utiliser tout ça. Des éléments essentiels pour les moteurs interstellaires. Bonne cargaison, Nikko. Tes parents seraient contents de toi. Nikko avala à grand bruit une bouchée de nouilles. Il rajouta de l’huile piquante, puis piocha de nouveau dans son bol. — Mes parents me manquent. Denn opina avec compassion. — Tout est allé de mal en pis depuis que les Terreux ont démoli Rendez-Vous. Mais on essaie de rassembler toutes les infos dans une base de données. Grâce aux prêtres Verts présents sur nos diverses colonies, on peut désormais répertorier les Vagabonds portés disparus et ceux qui les cherchent. Mais c’est encore un casse-tête. — Je sais déjà ce qui leur est arrivé, lâcha Nikko. Ces damnés Terreux ont attaqué les astéroïdes-serres des Chan. Ils les ont faits prisonniers, puis ont détruit une grande partie des dômes. Moi-même, j’ai tout juste réussi à m’enfuir. Denn secoua la tête. — Personne ne sait où les prisonniers ont été emmenés. Il y en a sûrement des centaines provenant du Dépôt du Cyclone et de Rendez-Vous, en plus de ceux des astéroïdes-serres. — Je parie qu’ils ont un horrible camp d’esclaves quelque part… Tasia se renfonça dans son fauteuil. — Détends-toi, Nikko. C’est loin d’être aussi méchant que tu crois. Ils se trouvent sur une colonie très agréable… une planète klikiss abandonnée du nom de Llaro. Les yeux en amande de Nikko s’arrondirent. — Comment le sais-tu ? — L’une de mes missions dans les FTD a consisté à convoyer les prisonniers là-bas. Llaro n’a rien d’un enfer carcéral. J’aurais dû y penser avant, mais tant de trucs dingues sont arrivés depuis… Il n’y a pas de prêtre Vert sur Llaro, et nous n’avons pas encore eu le temps ni les vaisseaux pour envoyer une expédition. Nikko bondit sur ses pieds, renversant le bouillon épicé de son bol. — Alors, j’y vais ! Je prends le Verseau. Peux-tu m’aider à trouver Llaro ? — Attends une seconde, ce n’est pas si simple. Il y a des centaines de Vagabonds emprisonnés là-bas, et je suis certaine que tous veulent retourner chez eux. Tu provoquerais une émeute si tu venais récupérer seulement tes parents. — Au moins, je les reverrai ! — À ce propos, il y a un autre problème. Un contingent des FTD est en poste pour surveiller les détenus. Qui sait ce qui s’est passé depuis que la Hanse a périclité ? — Ils ne le savent peut-être même pas, fit remarquer Robb. — Bon, on ne peut tout de même pas les laisser là-bas ! intervint Denn. Imaginez un peu le retentissement médiatique : au lieu du Verseau de Nikko, on affrète un vaisseau de plus grand tonnage pour aller libérer les Vagabonds emprisonnés sur Llaro. Denn sourit, comme s’il s’imaginait déjà recevoir des remerciements et des médailles pour avoir monté cette expédition. Tasia se demanda s’il n’aspirait pas d’ailleurs à devenir le prochain Orateur, dans le sillage de sa fille. — Je piloterai ce vaisseau, dit-elle. Je connais assez bien le plan de la colonie de Llaro. Nous ramènerons les prisonniers dans leurs clans respectifs. — Même si l’on croit qu’il n’y a là-bas qu’une poignée de soldats désœuvrés, on n’a aucune certitude là-dessus, releva Robb. Je préférerais ne pas tenter l’aventure sans un armement important. Les occasions pour que les choses tournent mal sont nombreuses. Denn prit le temps de réfléchir longuement. — Au vu de ce que tous les deux, vous avez fait pour nous… dites-moi ce qu’il vous faut, et j’exaucerai vos vœux. 74 Rlinda Kett Baignée par le soleil tropical de Rhejak, Rlinda s’adossa dans sa chaise longue. Un air humide et salé emplissait ses poumons. — Ce boulot de ministre du Commerce me va à ravir, dit-elle. Voilà le genre de réunions d’affaires auxquelles j’assisterais volontiers tous les jours. Je préfère nettement cet endroit à la Terre… Il est plus accueillant en tout cas. À côté d’elle, BeBob bâilla une vague réponse. Elle lui donna un coup de coude pour le réveiller. — On est au boulot, tu sais. Tu pourrais me prêter un minimum d’attention. — C’est précisément ce que je fais, répondit-il, mais en gardant les yeux clos. Hakim Allahu, le porte-parole de la poignée d’entreprises sise sur l’ancienne colonie hanséatique, s’assit à leur côté. — Parfois, j’oublie quelle chance nous avons d’être sur cette planète, soupira l’homme à la peau hâlée. Il parcourait des yeux le manifeste de marchandises sur le pad calé sur ses genoux, et biffait ce qui avait déjà été chargé dans les soutes du Curiosité Avide. — Je me serais attendue à voir une foule de colons débarqués des quatre coins du Bras spiral. Comment avez-vous réussi à garder cet endroit secret ? questionna Rlinda. Elle observait le ballet des mouettes à ailes noires qui fondaient sur des poissons volants pour les engloutir d’un coup de bec. Des récifs formaient un sombre labyrinthe dans les eaux peu profondes. — Ce n’est pas un hasard si nous n’avons pas d’office du tourisme. Nous laissons tout le monde croire que nous habitons une planète sauvage, avec beaucoup d’eau et peu de terres. — Mes lèvres resteront scellées, promit Rlinda. BeBob se frotta les yeux. — Vous avez oublié de mentionner les monstres marins. Quelques images de ces choses effraieraient n’importe quel touriste égaré. — Nos médusas sont aussi tranquilles que des palourdes… et à peu près aussi intelligentes, dit Allahu. Songez à elles comme à des escargots géants. — Des escargots avec des tentacules et une coquille aussi grosse qu’une maison. — Littéralement, ajouta Rlinda. La plupart des bâtiments de Rhejak se composaient en effet de coquilles de médusa. Chaque coquille géante suffisait à abriter un individu. Les familles en agglutinaient plusieurs, et creusaient des trous pour passer d’une pièce à l’autre. Les gigantesques créatures dérivaient dans les eaux calmes entre les récifs sinueux. Elles nageaient sans fin en produisant un gémissement sourd. Des tentacules gris-bleu partaient de la vaste ouverture de leur coquille spiralée et striée. Elles possédaient deux paires d’yeux, une au-dessus de leur ligne de flottaison pour observer les airs, l’autre sous la surface de l’eau pour repérer les poissons. Habillés d’un simple short, de jeunes garçons gardaient leurs troupeaux de médusas, juchés sur leur coquille. — Leur chair est savoureuse, je vous l’accorde, commenta Rlinda. Depuis qu’ils avaient atterri sur Rhejak deux jours plus tôt, elle avait goûté à ce mets de choix qu’on lui avait préparé de cinq façons différentes. On n’obtenait de la viande de médusa qu’à un prix prohibitif dans le Bras spiral, mais ici, elle était aussi commune que des haricots. Rhejak et Constantin III étaient des « planètes sœurs » en affaires. Allahu et ses associés investissaient dans certaines activités commerciales sur Constantin III, monnayant les livraisons de fruits de mer, que les Vagabonds n’avaient pas l’habitude de manger. Mais Rhejak avait bien plus à offrir que de la nourriture marine. Sur un récif adjacent se dressaient les tours squelettiques de l’usine de la Compagnie rhejakienne. D’énormes pompes filtraient l’eau riche en minéraux pour en extraire des métaux rares et distiller des produits chimiques de base que l’on ne trouvait nulle part ailleurs dans le Bras spiral. Les récifs eux-mêmes, minutieusement construits par une myriade de petites créatures coralliennes, rapportaient une fortune en cristaux exotiques, en abrasifs industriels et en composés riches en calcium qui étaient devenus célèbres dans le domaine de la santé. Les perles-de-récif, des inclusions sphériques de cristal parfaitement pur, étaient renommées à travers la Hanse tout entière. Les laminoirs de l’usine écrasaient les affleurements coralliens, puis le matériau réduit en poudre était passé au tamis. Les champs d’algues offraient eux aussi davantage que de la biomasse comestible : ils produisaient une substance très puissante analogue à la chlorophylle, utilisée dans une foule d’applications médicales, dont les traitements antisénescence de la Hanse. — J’ignore pourquoi la Hanse n’a pas mieux géré votre colonie, dit Rlinda. Si nous faisons bien les choses, les richesses afflueront sur Rhejak plus vite que vous ne pourrez les stocker. Allahu leva les yeux du pad. — Regardez autour de vous, capitaine Kett. Cet endroit est déjà un paradis. Que pourrions-nous demander de plus ? Non loin de là, deux médusas s’affrontaient, se flanquant des coups de tentacule amicaux. Des adolescents torse nu se tenaient en équilibre sur leur coquille, se criant des défis comme s’il s’agissait d’un jeu. — Le temps n’est-il pas venu pour nous de partir ? demanda BeBob. Rlinda laissa échapper un long soupir. — Nous nous rendons dans l’Empire ildiran, expliqua-t-elle. Ma fonction de ministre du Commerce m’y attend, et je suis à court d’excuses pour rester ici. Nous avons des délais à respecter, un programme de livraisons auquel nous conformer. Merci, monsieur Allahu. (Elle s’extirpa de son confortable siège et tendit la main.) Cela a été formidable, comme une seconde lune de miel. BeBob lâcha du coin des lèvres : — Ou une dixième… — Cesse donc de compter le nombre de mes ex-maris, dit-elle, avant de redevenir sérieuse : je m’assurerai qu’à dater d’aujourd’hui Rhejak fasse partie de ma tournée commerciale. Je suis certaine qu’on trouvera quelque chose qui vous intéresse. — Nous serons heureux de vous voir de retour. Les négociations s’étaient parfaitement déroulées. Rhejak, grâce à ses contacts avec les Vagabonds de Constantin III, avait été la première des colonies séparatistes à rejoindre la nouvelle Confédération. Tout le monde avait accepté de changer d’allégeance : depuis les techniciens opérateurs de la Compagnie rhejakienne jusqu’aux bergers de médusas en passant par les moissonneurs de varech, les broyeurs de récifs et les colons des zones de pêche. Après avoir chargé quelques caisses d’articles personnels et de denrées raffinées que Rlinda avait choisies, les deux visiteurs embarquèrent sur le Curiosité Avide et décollèrent. La négociante jeta un coup d’œil nostalgique à l’océan et à la mosaïque d’îles que survolait son vaisseau. Une fois l’orbite atteinte, elle détermina sur sa carte de navigation le meilleur itinéraire jusqu’à Ildira : un bel endroit, mais pas aussi agréable que Rhejak. Elle eut un coup au cœur lorsque BeBob poussa un cri d’alarme, puis le bouscula pour prendre les commandes de copilote. — Que diable se passe-t-il ? Elle leva brusquement la tête pour voir dix croiseurs Mantas en formation de bataille, qui fonçaient dans leur direction. Le Curiosité se précipitait tête baissée sur eux. Rlinda changea aussitôt de cap. — Ça, on peut parier que ceux-là ne sont pas des touristes, grogna-t-elle en faisant une embardée. Dans la soute, plusieurs containers brisèrent leurs sangles et heurtèrent bruyamment la passerelle. Elle écrasa le bouton du transmetteur. « Ici Curiosité Avide, j’appelle Rhejak ! Dix Mantas des Forces Terriennes viennent de surgir, et elles n’ont pas l’air amicales. » À son côté, BeBob marmonna : — Je me demande s’il est possible que des vaisseaux de guerre surgissant à l’improviste aient l’air amicaux… Allahu était retourné dans son baraquement administratif, car il répondit : « Des Mantas armées ? Comment pouvons-nous les combattre ? — Comment diable le saurais-je ? Essayez… Essayez seulement de vous préparer comme vous pouvez. » BeBob agrippa les commandes, puis enclencha les moteurs de manœuvre d’un coup sec. — Accroche-toi, ils sont prêts à tirer ! — Alors, arrache-nous de là ! Propulsé par ses moteurs vagabonds améliorés, le Curiosité dépassa en un éclair les croiseurs en approche, entama un virage effréné, puis fonça hors du système. 75 L’amiral Sheila Willis L’officier d’artillerie rivait des yeux inquiets sur son écran de visée. — Amiral, quelqu’un s’échappe. Dois-je ouvrir le feu ? — Bien sûr que non. C’est seulement un vaisseau marchand, sans doute même pas un Vagabond. — Mais… Amiral, il nous a vus. — Et alors ? — Mais… Mais on saura que nous sommes sur Rhejak. Ils pourraient avertir tout le monde de notre venue. — Tout le monde devra le savoir, tôt ou tard. Je croyais que le but était justement de faire trembler les colonies. Nous sommes venus rétablir l’ordre et l’autorité de la Hanse. C’est ce que j’ai l’intention de faire. Je ne vais pas me lancer dans une course folle derrière un malheureux vaisseau… dont les passagers ont dû mouiller leur pantalon en nous apercevant. — Non, amiral, dit l’officier d’un air penaud. Conrad Brindle, vif et concentré, s’approcha du poste de communication. — Ce vaisseau a-t-il envoyé une transmission avant de partir ? — Oui, capitaine : un message vers la surface. Un avertissement nous concernant. Willis se leva de son fauteuil de commandement et s’étira. — Alors, préparez les débarqueurs. Mieux vaut se dépêcher avant que la pagaille s’installe. (Comme lorsqu’elle avait mené ses Mantas sur Theroc, cette mission la mettait mal à l’aise.) Les gens, là en bas, sont habitués aux FTD. On est seulement venus leur rappeler qu’ils sont toujours les membres bien-aimés de notre grande et heureuse famille. Brindle baissa la voix : — Vous ne trouvez pas ça quelque peu naïf, amiral ? — Si. Mais jusqu’à preuve du contraire j’appelle cela de l’optimisme. Le général Lanyan aurait surgi, toutes les armes dégainées, afin d’intimider ces pauvres habitants. En ce qui la concernait, Willis préférait appliquer une politique de non-agression, sauf si la manière forte se révélait nécessaire. Laissant le commandement à son second, elle se rendit dans ses quartiers pour enfiler un uniforme blanc et bleu marine. Elle en profita pour avaler le sandwich jambon-fromage qui l’attendait… juste au cas où les Rhejakiens n’auraient pas organisé de festin de bienvenue. Après avoir retouché sa coiffure et vérifié les manchettes et les plis de sa tenue protocolaire, elle s’estima prête à rejoindre la première vague de débarqueurs. Les soldats se hâtaient à leurs postes. Des équipes s’engouffraient dans les baies d’embarquement, chargées des armes et de l’équipement nécessaires à une occupation. Willis grimpa dans l’un des vingt-sept transports et donna l’ordre de lancement. En dépit d’une descente agitée, Willis garda la tête froide. Elle se présenta, les yeux fixés à l’écran de transmission. Le vaisseau marchand avait réduit à néant l’effet de surprise sur lequel elle avait compté. « Rhejak étant une colonie hanséatique depuis toujours, nous sommes venus vous offrir l’assistance des Forces Terriennes de Défense. En vous plaçant sous notre supervision, nous vous aiderons à distribuer vos produits vers la Hanse, où les citoyens en ont le plus désespérément besoin. » Elle acheva son élocution par ce qu’elle espérait être un charmant sourire, même si elle savait que ce n’étaient que des foutaises. L’explosion d’insultes et de récriminations qui lui fut transmise en retour via de nombreuses fréquences lui indiqua combien son optimisme était déplacé. Elle soupira et décida de prendre le taureau par les cornes. « D’accord, je comprends votre mécontentement. Indiquez-moi où atterrir avec mes appareils, et je viendrai vous parler face à face. — On va vous dire où atterrir, sales Terreux de mes… — Mon nom est Hakim Allahu, les interrompit une autre voix. Représentant des affaires commerciales de Rhejak. Je dois vous rappeler que nous sommes un monde indépendant. Nous avons officiellement dénoncé la Charte de la Hanse. Les FTD n’ont aucun droit, ici. (La résignation remplaça la défiance de son ton.) D’un autre côté, nous serions fous de croire pouvoir vaincre vos forces lourdement armées. Nous n’avons d’autre choix que de capituler face à votre invasion illégale. — Monsieur Allahu, qui parle d’invasion ? — Comment définissez-vous cela, amiral ? Vous rameutez dix vaisseaux de guerre pour placer de force une planète indépendante sous… comment dites-vous : votre “supervision” ? » Willis savait que la population n’accepterait jamais cette occupation, mais elle espérait faire passer la pilule sans trop de douleur. Elle devait néanmoins suivre les ordres. « Je suis désolée, monsieur, mais on a un travail à accomplir. » Comme les débarqueurs approchaient du groupe d’îles et de récifs, elle admira la mer turquoise, les bancs de corail blanc et de sable calcaire. De gigantesques créatures à tentacules dérivaient çà et là. Les opérateurs radar scannèrent les terres émergées, et ils virent tout de suite le problème auquel ils étaient confrontés : « Amiral, on ne peut pas poser plus de deux débarqueurs par point. Ils ne possèdent pas d’astroport. — Amenez ce vaisseau et un second en escorte jusqu’à l’endroit où je dois rencontrer M. Allahu. Le reste d’entre vous tournera autour de nous, le temps de résoudre ce problème. » — On adopte une formation d’intimidation, amiral ? s’enquit son pilote. On vole au-dessus de leurs têtes, les armes parées ? Willis roula les yeux. — Je ne crois pas qu’ils soient aveugles ni stupides. Essayons un peu de mesure et de délicatesse, voulez-vous ? Son débarqueur atterrit sur une corniche faite d’une portion de récif aplanie. Willis émergea du vaisseau et se fendit d’un sourire forcé à l’adresse d’Allahu et de la poignée de représentants de Rhejak qui l’accompagnait. Elle espérait aboutir à une résolution pacifique du problème. — Je ne crois pas que vous soyez disposés à ce qu’on se serre la main et qu’on converse autour d’un verre ? Je me charge d’apporter les bouteilles, si ça peut vous faire plaisir. — Cela ne me fait aucun plaisir, rétorqua Allahu, tandis qu’en surplomb les vaisseaux striaient le ciel dans un vrombissement menaçant. Rien de tout cela ne me fait plaisir. Nous sommes une petite colonie. Il n’est pas besoin d’une armée d’avocats et de bureaucrates pour savoir que ce que vous faites est illégal. — Tout dépend des lois en question, monsieur Allahu. Je n’ai pas l’intention d’en débattre avec vous, car ce n’est pas de mon ressort. Rhejak produit de nombreuses marchandises vitales, et le président de la Hanse affirme que votre déclaration d’indépendance n’a pas suivi la procédure qui convient. À présent que la guerre des hydrogues est terminée, nous devons coexister jusqu’à ce que la Hanse soit rétablie. — Vous voulez dire la Confédération, amiral. La Hanse ne représente plus rien. — La Hanse garnit mon compte bancaire, c’est la raison de ma présence ici. Sur les eaux, elle aperçut des coquillages flottants géants, des radeaux ancrés près de vastes champs d’algues, des tours de traitement minéralier qui extrayaient les métaux marins. La beauté de ce monde l’émerveillait. Ses instructions mentionnaient une liste de marchandises que la Hanse désirait obtenir. Il lui faudrait poster des unités dans les usines afin d’assurer la production. — On évitera de rester dans vos jambes autant que possible, je vous le promets, dit-elle. Allahu mit ses mains sur ses hanches d’un air sceptique. — Et comment comptez-vous réaliser cela ? (D’un geste, il désigna les deux débarqueurs au sol, puis ceux qui tournoyaient dans le ciel.) Où allez-vous installer vos hommes ? — Je vois bien qu’il n’y a pas de terrain assez vaste pour tous. Nous allons donc construire nos propres pontons. Grâce à l’ingéniosité des FTD, fabriquer des baraquements flottants sera un jeu d’enfant. 76 Davlin Lotze À l’abri de saillies de grès, Davlin avait préparé une cachette, confortable quoique spartiate, pour les cinquante-trois évadés de la colonie de Llaro. Cinquante-quatre, avec Hud Steinman. Tout ce qu’avait désiré Davlin était prendre sa retraite. Vivre une vie normale comme une personne normale. Mais les conflits dans le Bras spiral en avaient décidé autrement. Et voilà qu’il se retrouvait de nouveau coincé dans le rôle de chef et de sauveur. Davlin avait choisi la grotte la plus facile à défendre dans les promontoires, en surplomb du profond canyon. Toujours plein de ressources, il avait installé un générateur qui fournissait lumière et chaleur. Deux Vagabonds et lui avaient excavé le fond de la grotte, où affleurait une nappe d’eau, puis installé un tuyau avec un filtre. Le mince filet d’eau fraîche qui en coulait couvrait à peine leurs besoins, et se révélerait insuffisant si leur groupe s’accroissait. À partir d’herbes et de petit bois ramassés dans la plaine, les réfugiés s’étaient confectionné quelques commodités : nattes, coussins et autre mobilier rudimentaire. Chacun s’efforçait d’apporter sa contribution à la communauté, en dépit du peu d’agréments dont ils disposaient. Aux yeux de Davlin, ils faisaient parfois figure de naufragés sur une île déserte. Sauf que l’isolement n’était pas leur seul problème : ils devaient se cacher des Klikiss. Steinman se montra stupéfait : — J’avais construit quelque chose dans ce genre-là sur Corribus. Bon, c’était avec l’aide de cette fillette, Orli Covitz. (Il arpentait les lieux en touchant du pied les pièces de mobilier, farfouillait dans les réserves, reniflait les cosses et les baies séchées que les réfugiés avaient récoltées.) Bien sûr, votre cachette est plus agréable, mieux abritée. Et il y a plus de monde. Il gratta sa chevelure emmêlée. Des débris d’herbes s’y entortillaient, mais Steinman ne paraissait pas s’en soucier. — Nous n’avons guère eu le choix, répondit Davlin. Il regarda les familles qui rangeaient leur litière pour la journée, les cuisiniers qui tâchaient de tirer des maigres provisions le prochain repas. Au moins, ils étaient loin des Klikiss. — Si notre Rémora avait disposé de propulseurs interstellaires et d’un système de navigation longue portée, je serais parti chercher de l’aide. Puisque c’était impossible, j’ai décidé de créer cet endroit pour les fuyards. Ce n’est que temporaire. Ça doit l’être, car on ne pourra pas survivre longtemps de cette manière. Sans provisions ni agriculture, le camp ne deviendrait jamais autosuffisant. Davlin devrait bientôt trouver une solution. Il savait que beaucoup de réfugiés en avaient conscience. — Je peux sortir chasser, fouiller pour trouver de quoi manger, proposa Steinman. Bien des choses sont comestibles, à condition de ne pas avoir l’estomac trop sensible. Les lézards ne sont pas mauvais. Les os croquent un peu, et les écailles laissent un drôle d’arrière-goût, mais on s’y habitue. Davlin opina. Quelqu’un d’affamé était capable de manger n’importe quoi. Et les gens ici allaient le devenir, surtout depuis le pillage des terres par les moissonneurs klikiss. — À votre avis, combien de temps cela prendra-t-il à la Hanse pour remarquer que sa base militaire de Llaro a cessé de communiquer ? Davlin avait réfléchi à cette question, et d’autres l’avaient déjà soulevée. Basil Wenceslas avait pris des années pour décider d’agir après que l’équipe des Colicos eut rompu tout contact sur Rheindic Co. Davlin et Rlinda Kett avaient été envoyés enquêter, mais bien trop tard. — Je ne compterais pas là-dessus, répondit-il. Soudain, un jeune homme aux cheveux noirs, d’à peine dix-neuf ans, courut à sa rencontre. — Davlin ! il y a un message dans le Rémora. Le voyant des appels enregistrés clignote ! — Qu’est-ce que tu fabriquais autour du vaisseau ? Ces instruments sont fragiles. — J’ai seulement aperçu le voyant, et je suis revenu tout de suite vous prévenir. Peut-être que c’est le message d’une équipe de secours ? Le jeune homme, un des colons de Crenna que Davlin avait sauvés naguère, était habité par un fol espoir, tel un homme suspendu au-dessus d’un gouffre qui se cramponnerait au moindre bout de racine. Davlin ne voulut pas doucher son optimisme. — Peut-être. Allons voir. Steinman les accompagna jusqu’à un arroyo aux rives escarpées au pied des promontoires. Lorsqu’il aperçut le vaisseau des FTD niché au creux d’une fissure rocheuse érodée par les tempêtes, il éclata d’un rire ébahi. — Vous avez fait atterrir un Rémora dans ce minuscule défilé ? — Il était assez large. La prochaine mousson l’emportera, mais j’espère que nous ne resterons pas ici si longtemps. Si les Klikiss se mettaient en tête de les traquer, il doutait que même une escouade entière de bérets d’argent serait capable de tenir longtemps. Laissant le garçon en tête du groupe, Davlin descendit le long de l’arroyo, en se remémorant au fur et à mesure les prises dans la paroi de grès. L’un des hommes avait proposé de les tailler en marches, ou simplement de dresser une échelle, mais Davlin répugnait à apporter des changements visibles. Il y avait un risque que les Klikiss les remarquent. Steinman les suivait. Il parlait avec nervosité afin d’oublier combien le chemin était hasardeux. Ses doigts glissèrent de la paroi et il lâcha un halètement, mais se rattrapa. En contrebas, le jeune homme écarta les broussailles empilées autour du vaisseau pour le camoufler, et dégagea le cockpit. — Là, regardez ! Le voyant clignote. Davlin s’introduisit à demi par l’écoutille, réactiva le tableau de bord et vérifia la radio. — Tu as raison, il y a un message. Steinman se pencha dans l’habitacle, coude à coude avec Davlin, pendant que le jeune homme se tortillait entre eux deux. Ils écoutèrent l’appel au secours de Roberto Clarin. Davlin pinça les lèvres. Les paroles du chef vagabond ne le surprenaient pas outre mesure. Il repassa le message, puis regarda ses compagnons. — Je préparais un plan, mais il va nous falloir le mettre en œuvre plus tôt que prévu. 77 Le roi Peter Alors que Peter tenait le bras d’Estarra avec un sourire d’encouragement, une sage-femme vagabonde examinait la jeune femme. — Quelques semaines encore, déclara-t-elle. L’enfant paraît sain, ainsi que la mère. Nous devrions avoir une naissance sans incident. Peter gloussa. — Sans incident ? Biologiquement parlant, j’espère bien. Mais d’un point de vue politique ? L’arrivée de cet enfant aura d’énormes répercussions, pour la Confédération comme pour la Hanse. Estarra le regarda avec chaleur. — Cette naissance alimente nombre de commérages chez les Vagabonds. Ils veulent la célébrer dignement. Peter savait qu’elle avait assisté à la fête spectaculaire que les clans avaient organisée à l’occasion des fiançailles de son frère Reynald avec Cesca Peroni. Il lui caressa le dos. Elle ferma les yeux et lui sourit comme si elle s’apprêtait à ronronner. — Prépare-toi à recevoir trois cents et quelques Rois mages, la taquina-t-il. Yarrod apparut à la porte. — Un marchand vagabond vient d’arriver des stations d’écopage de Golgen. Il a une nouvelle urgente à délivrer. — Il y a toujours une nouvelle urgente, fit remarquer Estarra en tapotant la main de Peter. Continue à me caresser le dos. — Il se plaint du fait que si toutes leurs stations avaient disposé d’un prêtre Vert, le message aurait été transmis instantanément, dit Yarrod sans paraître impressionné le moins du monde. — On y travaille, répondit Peter. (Une centaine de volontaires avaient été envoyés afin de mettre en place un réseau de communication à travers la Confédération.) Je vais voir ce qu’il a à nous dire. Boris Goff discutait avec d’autres Vagabonds du récif de fongus, relayant des potins et racontant ses histoires encore et encore. Lorsque Peter entra dans la salle du trône, Goff se retourna vivement. — Ah, vous voilà ! Vous savez, la présence de ces arbres géants suffit pour flanquer la trouille à d’innocents marchands. — Mieux encore, ils flanquent la trouille aux FTD, repartit Peter en s’asseyant sans façon sur son trône, afin d’éviter toute cérémonie. À présent, quelle est cette nouvelle urgente ? — On a déniché un ancien officier des Terreux nommé Patrick Fitzpatrick III. Apparemment, il a déserté et errait à notre recherche. Peter fronça les sourcils. — Fitzpatrick… J’ai entendu parler de lui. N’est-ce pas le petit-fils de l’ancienne présidente de la Hanse ? — Qu’est-ce que ça peut faire ? (Goff parvenait à peine à contenir son enthousiasme.) Quand on l’a trouvé sur Golgen, il a lâché une véritable bombe : c’est lui qui est à l’origine de toute cette pagaille ! Il a tout avoué. — De quelle partie de « toute cette pagaille » parle-t-on ? — Fitzpatrick a détruit le vaisseau de Raven Kamarov. Il a tiré le premier coup. Peter secoua lentement la tête. — Il y a sûrement plus. A-t-il agi sur ordre ? — D’après lui, le général Lanyan lui a ordonné de s’emparer de l’ekti de Kamarov et de se débarrasser du témoin. Peter serra les poings. Au cours de la débâcle, ni Lanyan ni le président ne lui avaient parlé de cela. Aujourd’hui, toutes les pièces s’assemblaient. — Ainsi, malgré les démentis de la propagande de la Hanse, les accusations des Vagabonds étaient exactes depuis le commencement. — Bien sûr. Peu importait ce qu’avait commis Fitzpatrick. Le vrai criminel était le commanditaire : le général Lanyan. Mais le pire d’entre tous, c’était le président Wenceslas, qui avait créé un climat politique délétère et dissimulé des informations essentielles pour autoriser des subalternes à commettre de tels forfaits. Peter cala son menton sur ses paumes et réfléchit. Basil était devenu mesquin et vindicatif. Il avait perdu la perspicacité, l’assurance et le flair qui avaient fait de lui jadis un dirigeant éclairé. Les crises renouvelées, les revers et les fiascos avaient eu raison de son ouverture d’esprit. Le roi était convaincu depuis longtemps qu’il aurait dû démissionner, mais aujourd’hui, il l’était plus que jamais. Il ne pouvait laisser les événements suivre leur cours sans intervenir. Pas s’il comptait avoir une Confédération forte et solide. Pas s’il comptait offrir un avenir à l’espèce humaine. Boris Goff souriait par anticipation, puis joignit les mains devant son visage. Peter prit une inspiration et éleva la voix, afin que tout le monde puisse l’entendre dans la salle du trône. Les prêtres Verts présents dans les environs s’approchèrent et utilisèrent leur télien pour relayer ses paroles. — Nous possédons une preuve incontestable de crimes contre l’humanité perpétrés par deux chefs de la Hanse, déclara-t-il. De ce fait, je condamne officiellement le général Kurt Lanyan et le président Basil Wenceslas. Dorénavant, tous deux seront considérés comme des criminels et des hors-la-loi qu’il faut isoler du reste du Bras spiral. Je réclame le soutien des représentants des Vagabonds, des colonies de la Confédération, des marchands qui voyagent à travers la galaxie. Diffusez mon annonce sur chaque monde, en particulier ceux qui se réclament encore de la Hanse. » Les Terriens doivent prendre leurs affaires en main. Je suis toujours leur roi. Je les appelle à se révolter et à renverser le président. Alors seulement, nous obtiendrons la paix. 78 Patrick Fitzpatrick III Les Vagabonds avaient placé Patrick sous haute surveillance jusqu’à ce qu’il comparaisse devant le tribunal clanique. À présent que le Gitan avait été saisi, il ignorait ce que Del Kellum redoutait à son sujet. Peut-être les Vagabonds craignaient-ils qu’il ne sabote le réacteur d’ekti, ne détruise les systèmes antigravifiques et ne provoque ainsi la chute de la station d’écopage dans les nuages ? Il ne comprenait pas pourquoi ils se méfiaient de lui, puisqu’il avait passé des mois à chercher cet endroit, pour voir Zhett et faire amende honorable, non pour causer plus de mal. — Ton palmarès est éloquent, dit l’ouvrier à la mine revêche venu lui apporter un plateau de viande épicée et de légumes issus de l’agriculture hydroponique, avec du riz. Regarde les dégâts que tu as provoqués. Pas question de te laisser la moindre occasion d’en causer davantage. — Non, je suppose que non. Il le remercia et accepta le déjeuner avec gratitude. Le goût lui rappelait d’agréables souvenirs. Malgré un nœud à l’estomac, il racla son assiette jusqu’au dernier grain. Si sa grand-mère connaissait sa situation, elle rirait probablement de son manque de prévoyance et de son incapacité à tourner les événements à son avantage. Contrairement à Maureen Fitzpatrick, « la Virago », il n’avait jamais été très fort pour la manipulation. Et il en était heureux. Il n’avait pas besoin de manipuler, seulement d’être honnête. Bien sûr, il avait emprunté son vaisseau spatial lorsqu’il en avait eu besoin… Un jour, il trouverait un moyen de le lui rembourser. Zhett n’était pas venue le voir, et tout ce dont il désirait se soulager auprès d’elle lui pesait toujours. Sa confession au sujet de Raven Kamarov avait été la chose la plus éprouvante qu’il avait jamais faite, et il se doutait qu’il n’aurait probablement plus jamais l’occasion d’ouvrir son cœur à Zhett désormais. C’était encore plus dur pour lui. Pourquoi ne le laissait-elle pas lui dire combien il était désolé ? Il avait oublié à quel point elle était exaspérante, parfois. Ses quartiers exigus aux parois métalliques le faisaient se sentir claustrophobe. Ici, dans cette gigantesque station d’écopage planant au-dessus des nuages, n’aurait-on pu lui trouver une chambre avec vue ? Ce n’était pourtant pas le ciel qui manquait. Il réfléchit à ce qu’il dirait au tribunal, même s’il ignorait quelles questions on lui poserait. Alors, il s’assit et attendit… et pensa à Zhett. La porte coulissa, laissant filtrer une bouffée des relents industriels de la coursive. Del Kellum était vêtu d’une chemise ajustée, brodée de ses armoiries. Elle était si propre et si tape-à-l’œil que Patrick devina qu’il ne la portait pas souvent. Les cheveux striés de gris de Kellum étaient peignés avec soin. — Prêt, mon garçon ? J’espère que tu as profité de ta solitude pour trouver ton Guide Lumineux. — Je ne savais pas que j’étais censé le chercher. — Tout homme doit trouver le sien. Allons. Patrick le suivit sans rechigner. Le tribunal clanique comprenait Kellum et quatre autres chefs de station, et se tenait dans une salle sous dôme, sur le pont supérieur. Le plafond incurvé et transparent laissait voir les volutes pastel qui s’élevaient tout autour d’eux. À son entrée, les chefs de station le toisèrent avec un mépris cinglant. Zhett était assise en tête de table à côté de son père. Elle était superbe dans son uniforme de travail noir qui moulait si parfaitement son corps. La seule chose qui n’allait pas, songea-t-il, était son visage cruellement dépourvu de sourire. Il aurait préféré qu’elle se mette à hurler, à l’insulter ou à l’accuser. Si elle pouvait seulement l’écouter cinq minutes… Kellum déclara la séance ouverte. L’expression avenante qu’il arborait d’ordinaire avait disparu. — Patrick Fitzpatrick III, veuillez vous lever. Celui-ci baissa les yeux. — Je suis debout. Kellum semblait suivre un scénario à la lettre. — Racontez-nous de nouveau les crimes que vous avez avoués de façon informelle. Pour le procès-verbal. — Je parie qu’il va changer son histoire, maintenant qu’il comparaît, murmura Bing Palmer. — Je ne changerai pas mon histoire. Je suis venu expier, chercher le pardon si vous voulez me l’accorder, ou accepter ma condamnation si vous ne voulez pas. Je suis venu vous dire que je suis désolé. Il espéra une réaction de la part de Zhett, mais elle demeura aussi impassible qu’une statue. Néanmoins, il répéta la liste de ses crimes, non seulement celui concernant Raven Kamarov, mais aussi le blocus d’Yreka et les actes mesquins de harcèlement contre les clans. Il raconta cela dans une sorte de vertige. Ses genoux tremblaient, son cœur cognait si fort qu’il avait l’impression qu’un boxeur martelait sa poitrine de l’intérieur. — Je ne cherche pas à me dédouaner, mais le temps que j’ai passé chez les Vagabonds m’a appris que j’avais tort. C’est pour cela que j’ai abandonné les Forces Terriennes de Défense et que j’ai tout quitté. Le général Lanyan m’aurait fait abattre comme déserteur si j’étais revenu chez moi. — On dirait qu’il ne vous reste plus une seule option valable, dit l’un des chefs. — Non, en effet. Et je n’attends aucune clémence. — Nous n’avons pas l’intention d’en faire preuve à ton égard, dit Del avant de regarder sa fille : À moins que tu ne souhaites parler en sa faveur, ma chérie ? C’est à toi de décider. Zhett jeta un coup d’œil à Patrick, et l’espace de quelques secondes, elle parut s’attendrir. Tout de suite, cependant, son visage redevint de marbre. Elle secoua la tête, et le cœur de Patrick chavira. Kellum posa les mains à plat sur la table. Il avait l’air d’être devenu un complet étranger et semblait immense, impressionnant. Sa voix grave ne trahit aucune émotion : — Ainsi, Patrick Fitzpatrick III, nous n’avons pas le choix. Non seulement vos actions ont provoqué la mort de Raven Kamarov, mais vous avez avoué votre implication dans le meurtre de colons yrekiens, et dans le déclenchement des événements qui ont mené à la perte d’innombrables Vagabonds et à de graves souffrances. Selon l’ancien code des écopeurs d’ekti, les règles sont claires. (Il croisa les bras sur sa poitrine.) Nous vous condamnons aux vents. Une rumeur embarrassée parcourut les chefs de station. Zhett parut envahie par la nausée. Les yeux de Patrick allaient et venaient alors qu’il tâchait de déchiffrer leurs visages. — Qu’est-ce que ça signifie ? De quoi parlez-vous ? — Vous n’avez jamais vu l’un de ces vieux spectacles vids historiques sur les pirates ? lança l’un des chefs de station avec un ricanement âpre. Kellum opina. — Une comparaison juste. Nous nous trouvons en surplomb d’un vide de mille kilomètres, sans rien d’autre en dessous que l’infini. Vous subirez le supplice de la planche. 79 Tasia Tamblyn D’ordinaire, le lancement des vaisseaux assemblés et mis en service dans les chantiers d’Osquivel se faisait sans tambour ni trompette. Mais celui-ci était particulier aux yeux des Vagabonds. Tous s’étaient rassemblés pour la cérémonie, qui était tout autant un émouvant baptême qu’un prétexte à festoyer. De l’intérieur du centre administratif, Tasia, Robb et Nikko regardaient le vaisseau de transport tout neuf. On aurait pu le prendre pour un paquebot de luxe s’il avait été un peu plus tape-à-l’œil. Il avait été conçu pour abriter soixante passagers, voire le double, si ceux-ci pouvaient supporter le surpeuplement. Un vaisseau de sauvetage. — Libérer tous ces gens de Llaro sera une bonne chose. Merdre, ça ne m’a pas fait plaisir d’avoir dû les lâcher là. — Tu as dit que c’était une planète sympa, dit Robb en détournant son regard de la baie d’observation. — Justement. Les Vagabonds ne sont pas faits pour les endroits sympas. Je ne voudrais pas qu’ils deviennent gras et paresseux ! — Peut-être pas tous les Vagabonds, dit Nikko. Voilà pourquoi mon père a abandonné l’écopage d’ekti et rejoint ma mère dans les astéroïdes-serres. Il voulait un peu plus de confort. Les ouvriers se rassemblèrent devant les baies vitrées. Des projecteurs fixés au rade illuminaient le patchwork métallique qui constituait la coque. — Voilà le drone qui arrive ! Regardez, tout le monde. Un appareil de la taille d’un jouet pour enfant s’avançait sur une trajectoire d’interception. Sur son nez était fixée une bouteille. Dans une collision amortie, celle-ci explosa. Une bouffée de vapeur instantanément gelée se développa sur le flanc du nouveau vaisseau. — Du bon champagne gaspillé, si vous voulez mon avis, murmura Caleb Tamblyn. L’oncle de Tasia était venu forcer la main à Denn Peroni dans l’espoir d’obtenir du matériel et des hommes pour reconstruire Plumas. — Ouais, mais ce n’était pas du bon champagne, glissa Denn sur un ton de conspirateur, avant de poursuivre à haute voix : Nous baptisons ce vaisseau Osquivel. Les spectateurs lâchèrent une bordée de cris de joie, impatients de ripailler, comme on leur avait promis qu’ils pourraient le faire. — Osquivel. Quel drôle de nom. (Robb secoua la tête.) Cette planète recèle tant de souvenirs… la plupart désagréables. On a pris une sacrée raclée, là-bas. — Non, Robb. Ce sont les Terreux qui ont pris une sacrée raclée. Les Vagabonds se sont cachés comme des lapins au fond de leur terrier et y sont restés à l’abri. Ce nom symbolise notre aptitude à nous rétablir après un malheur. Exactement comme toi, tu l’as fait. — Tu peux m’expliquer tout ce que tu veux, je n’aime toujours pas ce nom. (Robb glissa son bras autour de la taille de Tasia et l’attira contre lui.) Non pas que je sois superstitieux… Tasia s’amusa à ébouriffer ses cheveux rêches. — Brindle, c’est la fête ! Ne sois pas si défaitiste. — Partir dans un paquebot de luxe pour une planète de vacances comme Llaro, en compagnie de ma copine favorite mais autoritaire… Que pourrais-je espérer de mieux ? Denn avait distribué sans compter des plateaux-repas avec de la viande, des fruits et des légumes frais achetés à des marchands vagabonds qui passaient par Yreka. Del Kellum avait apporté une caisse de liqueur d’orange de sa réserve personnelle sur Golgen. Un verre à la main, Caleb et Denn sirotaient tout en discutant, chacun essayant de prendre l’avantage sur l’autre. — Je m’attire toujours des ennuis quand je bois avec vous, les frères Tamblyn. — Tu t’attires des ennuis, que tu boives ou non, rétorqua Caleb du tac au tac. Tasia approcha d’un pas nonchalant. — Mon oncle peut se montrer horriblement caustique, Denn, mais je considérerais cela comme une faveur personnelle si vous l’aidiez sur Plumas. Croyez-moi, il n’y a plus que des ruines là-bas. Robb et moi comptions y aller nous-mêmes, mais on nous a appelés pour servir la Confédération. Les puits appartiennent toujours à mon clan, même si mes oncles n’en prennent pas grand soin. — Quoi, on n’en prend pas soin ! jeta Caleb avec tant de vigueur qu’il en postillonna alentour. — Il m’est impossible de m’en occuper en personne, déclara Denn. Demain, je pars rencontrer le Mage Imperator. J’ai des négociations commerciales à mener. Avec la Confédération qui grossit de jour en jour et les anciennes colonies de la Hanse qui produisent des marchandises à écouler, l’Empire ildiran va devenir un client considérable. Rlinda Kett est déjà en route. — Et pour mes puits ? demanda Caleb. — Nos puits, rectifia Tasia. — Je peux envoyer un ou deux sacs de joints de réparation, deux ou trois ouvriers, peut-être une pelleteuse, même si je devrai m’assurer que ton oncle sait l’utiliser. (Caleb se répandit en récriminations, mais Tasia vit bien qu’il goûtait la plaisanterie.) En échange, j’attends une réduction du tarif des cargaisons d’eau pour Osquivel. — Sur cinq ans. — Dix ans. Tasia les laissa marchander. Alors même que la fête battait son plein, des provisions, des vêtements et des cadeaux traditionnels vagabonds étaient embarqués sur l’Osquivel. Dès que la nouvelle de leur mission s’était ébruitée, tant de volontaires s’étaient présentés que le vaisseau aurait été rempli avant même de partir. Tasia avait refusé leur candidature en arguant : — Si nous vous prenons tous avec nous, il n’y aura plus de place pour rapatrier vos familles. Elle et Robb se chargeraient sans peine des chaperons des FTD laissés sur la colonie. Nikko avait toutefois insisté pour faire partie du voyage. Robb se mêlait aux conversations des Vagabonds, mais il paraissait triste. — Vas-y, parle, lui dit Tasia. Quelque chose te tracasse, et ce n’est pas que le nom du vaisseau. Tu cauchemardes encore sur les hydrogues ? — Non, j’en ai fini avec ça. C’est plus personnel. Je… (Il baissa ses yeux couleur miel, puis les reporta sur elle.) J’ai envoyé des messages jusque chez moi par l’intermédiaire de marchands, mais… aucune réponse. Je m’attendais à ce que ma décision de rester dans la Confédération avec toi mette mon père dans tous ses états, mais je pensais que ma mère le persuaderait de rester en contact. Il ne s’est rien passé de tel. Il refuse toute forme de communication. J’ai entendu dire qu’il se trouvait au côté de l’amiral Willis quand elle a amené ses Mantas pour intimider Theroc. — Tu penses toujours avoir pris la bonne décision ? — Bien sûr. Je suis avec toi, n’est-ce pas ? — Bonne réponse. — Mais ce silence est si glaçant, si inutile. Cela m’inquiète. Tasia mit sa main sur son bras. — Et tu te sens abandonné. Il opina. Un instant plus tard, elle lui donna un coup sur l’épaule comme une petite sœur mal élevée. Puis elle l’enlaça tendrement. — Retournons à nos quartiers, que je t’enlève les soucis de la tête. D’ici à quelques jours, on sera en route pour Llaro. Et l’on fera quelque chose dont tu pourras être fier, peu importe ce que les autres penseront. 80 Davlin Lotze Le ciel de Llaro comportait suffisamment d’étoiles pour éclairer leur chemin, et les yeux de Davlin s’accommodèrent sans peine à l’obscurité nocturne, lui permettant de se concentrer sur leur but. Une nouvelle mission. Il n’avait jamais songé revenir en cachette et de nuit dans la colonie. Il avait marché d’un pas soutenu à travers champs, et Hud Steinman avait suivi le rythme. Tous deux comprenaient l’urgence de la situation et s’inquiétaient du sort des personnes piégées derrière le mur d’enceinte de la colonie. À l’écoute de l’appel de Clarin, nombreux avaient été ceux à vouloir se joindre au combat imminent. Mais Davlin avait catégoriquement refusé leur offre : — Vous êtes ici à présent, et vous devez prendre soin les uns des autres. Deux, cela suffit. Je ne veux pas avoir à secourir quiconque une seconde fois. Ils approchèrent avec précaution de la colonie, à l’affût du moindre cliquetis signalant un guerrier en chasse. Ils aperçurent la lueur des éclairages de fortune installés pour refouler les ténèbres. Tout près, la cité klikiss luisait d’une étrange phosphorescence. La structure du transportail récemment construit se dressait à ciel ouvert, assez grande pour permettre au spécex d’envoyer ses armées éliminer les autres sous-ruches. Comme Steinman l’avait prévu, les ouvertures dans le mur d’enceinte avaient été colmatées, mais les barricades ne semblaient pas particulièrement solides. Au moyen de son couteau militaire, Davlin creusa un trou à travers la paroi de fortune. Trop nerveux pour dormir, les colons arpentaient les rues de la ville enclavée. Les deux hommes furent rapidement découverts et accueillis. Un messager courut chercher Roberto Clarin, et Davlin se prépara à commencer sa besogne. Très vite, Clarin avait déterré les armes et le matériel que l’ancien espion avait cachés en lieu sûr. Le chef vagabond qui vint à leur rencontre semblait ne pas avoir dormi depuis des jours : ses yeux étaient injectés de sang, ses cheveux bruns étaient en bataille. Ruis, le maire, était aussi hagard que lui. — Vous autres, les gars de Crenna, vous devriez cesser de vous fourrer dans ces situations, dit Davlin, toujours pince-sans-rire. Le visage de Ruis s’éclaira. — Sortez-nous de celle-ci, et je vous promets que nous deviendrons les gens les plus ennuyeux de tout le Bras spiral. Les prisonniers avaient fait des préparatifs de défense, et Clarin avait biffé les tâches accomplies sur un vieux pad. — Margaret Colicos ne peut dire précisément quand le spécex agira, leur apprit le chef vagabond. On a récupéré assez d’armes pour infliger pas mal de dégâts à ces bestioles, et les volontaires ne manquent pas pour un coup de force. Crim et Marla Chan Tylar s’occupent des armes, et entraînent des équipes de tireurs. (Il eut un large sourire.) En nous emprisonnant, les Klikiss nous ont construit une citadelle. Une erreur tactique. On pourra leur tirer dessus du haut des murs dès qu’ils viendront nous chercher. — Vous aurez épuisé vos cartouches avant d’avoir éliminé tous les Klikiss, fit remarquer Steinman. — Mais dans l’intervalle, on aura fichu une sacrée pagaille. — Cette enceinte est conçue pour vous empêcher de sortir, pas pour empêcher les Klikiss d’entrer, dit Davlin. Il fit courir son doigt le long de la liste : armes à projectiles, pistolets étourdisseurs, appareils de contrôle des foules. Beaucoup de colons avaient entrepris de creuser d’astucieuses cachettes dans le sol recouvertes de trappes, des fausses parois et des chambres secrètes où ils pourraient se terrer si les choses tournaient mal. Mais Davlin doutait que cela les aiderait beaucoup. — Il faut se tenir prêts à tout instant, dit Clarin. — Vous êtes prêts, mais je peux améliorer les choses. Profiter des heures qui nous restent pour optimiser nos capacités de destruction. (Il tapota la liste sur le pad.) Je peux installer des explosifs pour miner les endroits que les Klikiss utiliseront pour franchir l’enceinte. Je peux aussi placer une bombe ici, contre ce mur épais. On la fera exploser si on a besoin d’évacuer en catastrophe. Mais à ce moment-là, la fin sera proche. Davlin jeta un coup d’œil à sa montre. — Quatre heures avant l’aube. Il faut agir vite. Prions pour bénéficier de quelques jours supplémentaires avant que tout ceci nous pète à la figure… 81 Jess Tamblyn Après avoir conseillé le roi Peter et la reine Estarra sur la politique clanique des Vagabonds, Jess et Cesca avaient quitté Theroc. À présent, le Bras spiral tout entier s’offrait au plaisir de la découverte. Jess était tout excité de se retrouver de nouveau seul avec sa femme. Ils avaient l’occasion de redéfinir non seulement leur amour mutuel, mais aussi leur raison de vivre. Ils volaient tranquillement à travers le vide de l’espace, sans avoir besoin de carburant ni de nourriture. L’énergie des wentals leur suffisait. — Nous ne sommes plus des personnes ordinaires, Jess, dit Cesca. Nos actes pourraient avoir une grande portée. Par le Guide Lumineux, quelle voie allons-nous suivre ? — Avant d’envisager une décision, laisse-moi te montrer ce dont nous parlons. (Il lui sourit.) Notre nature exacte. Sachant ce qu’ils y trouveraient, le jeune homme mena leur vaisseau jusqu’à une géante gazeuse battue par les tempêtes. Les bandes nuageuses couleur rouille semblaient aujourd’hui faire des nœuds. Cesca reconnut Haphine. Mais l’apparence globale de ce monde avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue, seulement un mois plus tôt. — Pourquoi cet endroit ? Je croyais que les hydrogues avaient été vaincus. — Ils l’ont été. Tu les as vaincus. — Bon, les wentals m’ont assez bien aidée. Leur vaisseau-bulle plongea dans les brumes de plus en plus denses, et Jess perçut l’écho diffus des entités aqueuses qui imprégnaient les nuages. Il sut également que Cesca les sentait de son côté. Les wentals réagirent, se connectant à eux depuis leur vaisseau jusqu’à la moindre de leurs cellules. Haphine avait naguère été un bastion hydrogue, mais Jess ne sentait plus aucune énergie néfaste dans les parages. Les créatures des abysses gazeux avaient été refoulées. Ils s’enfoncèrent dans les nuées. Les immensités de la géante gazeuse les entouraient, et Jess commença à ressentir un froid. L’atmosphère de Haphine avait un volume plusieurs fois supérieur à celui de la planète tellurique la plus massive, et était infiniment plus vaste que n’importe quelle zone colonisée par les Vagabonds. Aucun humain ne vivait nulle part sur la planète. Il n’y avait pas non plus de station d’écopage vagabonde, ni de colonie sur les lunes dispersées. Enfin, ils tombèrent sur une métropole hydrogue : une grappe de dômes et de segments sphériques pareils à des joyaux enchâssés en nid-d’abeilles, reliés selon une étrange géométrie. Les formes entrelacées aux couleurs brillantes avaient été façonnées par les créatures des abysses gazeux à une profondeur où la pression aurait écrasé n’importe quelle matière organique. Jess avait déjà vu ces endroits. — Toutes les géantes gazeuses abritent beaucoup de ces villesphères… Mais celle-ci était déserte. Morte, détruite. Les dômes étaient disloqués, et la plupart des parois cristallines rongées par les acides wentals. — Les wentals ont fait ça ? demanda Cesca, stupéfaite. — C’est nous, en les amenant jusqu’ici. — Les hydrogues nous ont attaqués. Ils ont commencé la guerre. — Mais ce conflit date de bien avant, et cette fois ils ont perdu. Les hydrogues sont toujours là, exactement comme les wentals qui n’ont pas été totalement anéantis lorsqu’ils ont perdu la dernière fois. Mais l’équilibre s’est modifié. Le vaisseau d’eau et de nacre fit le tour de la villesphère en ruine. Jess et Cesca contemplaient le spectacle. — Le pouvoir des wentals a causé ce désastre, poursuivit-il. Tous les deux, nous avons celui de faire autre chose. (Il la toucha, et perçut le fourmillement à travers sa peau.) Nous pouvons construire au lieu de démolir, créer au lieu de détruire. À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il sut que Cesca imaginait déjà les possibilités qui s’ouvraient à eux. — Sans aucun doute, Jess. Où allons-nous d’abord ? Leur vaisseau fit un dernier tour de la ville hydrogue. — Sur Plumas, bien sûr. La lune de glace luisait dans la lointaine lumière stellaire, sa surface congelée illuminée par les feux délimitant les zones d’atterrissage. Les fréquences utilisées par les Vagabonds débordaient de conversations entre les vaisseaux-cargos, les équipes de maintenance et les mineurs. Jess vit que les pompes avaient été reconstruites et que les dômes de transbordement, les postes d’arrimage et les sas étaient à présent illuminés. La croûte de glace montrait les traces et les marques de fonte induites par l’augmentation du trafic. Mais il savait qu’au fond des puits ce serait une tout autre histoire. Sa mère – non, le wental corrompu qui possédait le corps de sa mère – avait causé tant de dommages… Sous le kilomètre de plafond, ils trouvèrent Caleb, Wynn et Torin Tamblyn. Leurs techniciens, empruntés aux chantiers d’Osquivel, peinaient avec leur équipement de seconde main. Les oncles de Jess glapirent lorsqu’ils virent émerger le couple de la paroi de glace d’un blanc sale. — Te voilà revenu jeter un coup d’œil à la pagaille, Jess ? demanda Wynn. — Je suis venu faire quelque chose. — Un peu d’aide est toujours bienvenue, dit Caleb en posant ses mains sur ses hanches, les yeux rivés sur le chantier comme s’il en était le responsable. Tu aurais dû entendre Denn Peroni se plaindre de ce que ses techniciens avaient mieux à faire. Mais je lui ai rappelé certaines faveurs qu’il me devait. — Où est mon père ? demanda Cesca avec un regard circulaire, dans l’espoir de l’apercevoir. — Il est en négociations commerciales sur Ildira. (Caleb leva les mains pour montrer l’étendue des dégâts.) Je me demande bien pourquoi il a voulu se rendre au Palais des Prismes, avec son soleil et ses banquets, alors qu’il pourrait être ici, avec tout ça. Les hommes d’Osquivel étayaient les parois craquelées et abîmées au moyen de poutrelles en alliage, fabriquées à l’origine pour servir d’armature aux vaisseaux spatiaux. L’air souterrain n’avait pas été filtré des fumées de combustion. Des pans décolorés de la paroi avaient été décapés jusqu’à virer à un blanc miroitant, tandis que des équipes de forage s’attelaient à redresser les tuyaux. Jess leva les yeux vers les poutrelles installées récemment. C’était comme si lui et Cesca ressentaient les fractures dans leurs os. — Ces stabilisateurs ne sont qu’un bandage pour les fissures qui courent à travers le plafond. — Voilà tout ce dont on dispose. — Nous pouvons réduire votre charge de travail. Jess prit la main de Cesca. Chaque fois qu’ils se touchaient, ils avaient l’impression de boucler un circuit électrique. La jeune femme dit aux ouvriers de Plumas : — L’équipement et les machines sont votre affaire, mais la glace et l’eau relèvent de notre domaine. Jess leva les bras, et l’énergie chatoya au bout de ses doigts. — Les wentals ont accepté de se diffuser dans les molécules d’eau et d’habiter la glace, afin de nous permettre de refaçonner cet endroit comme il doit l’être. Les frères Tamblyn se regardèrent d’un air hésitant. — Tu n’as pas dit que les wentals risquaient de le contaminer ? demanda Wynn. Notre entreprise consiste à pomper l’eau. En ce qui nous concerne, il ne faut pas qu’elle soit… vivante, pleine d’énergie. — Les wentals m’ont assuré qu’ils pouvaient contenir leur expansion, puis se retirer une fois que nous aurions fini. Ils ne changeront pas cet endroit comme ils nous ont changés, Cesca et moi. — Très bien, dit Caleb. Si tu en es sûr, je t’en prie. Si tu nous fais gagner plusieurs mois de travail, qui serions-nous pour nous plaindre ? Jess sentit les wentals accumuler de l’énergie en vue de la besogne à accomplir. Cesca et lui savaient quoi faire chacun de leur côté, et se répartirent les tâches. Lorsqu’il lâcha la main de sa compagne, la puissance qu’il recélait ne diminua pas. Il marcha sur la corniche qui bordait l’océan souterrain, s’agenouilla sur le rivage gelé, et plongea un doigt dans la mer glaciale. Des vrilles d’énergie se déroulèrent, comme pour former quelque ébauche de sculpture ou de peinture d’artiste. Il dressa des voiles liquides qui restaient en suspension, miroitants, à l’endroit exact où il les plaçait. Depuis les abysses où les soleils artificiels ne pouvaient pénétrer, il fit remonter des courants intouchés depuis des lustres. Il perçut la pulsation vivante des nématodes que Karla Tamblyn avait dirigés, mais le cerveau primitif des créatures n’avait gardé aucun souvenir de l’attaque. Il les sonda au moyen de ses sens wentals, mais ne les contamina pas, ni ne les blessa. Cesca se dirigea vers le mur le plus proche, pressa ses paumes contre la glace, et libéra son pouvoir. La glace s’écarta à l’échelon moléculaire, laissant le bras de la jeune femme s’enfoncer jusqu’à l’épaule. Un scintillement se répandit autour de sa main telles les rides à la surface de l’eau d’un bassin, tandis que les wentals se déversaient dans l’épaisseur de la glace, en quête des failles et des fêlures, afin de refermer les fissures, à la manière d’un chirurgien suturant une incision. Jess puisa encore de l’eau de mer et l’utilisa comme du mastic pour remplir les trous béants laissés par les explosions de Karla, et pour renforcer le rivage afin que les pompes puissent être installées sur un sol dur. Puis il créa des colonnes de soutien depuis le plafond à la manière de stalactites, et sur le sol à partir de l’eau océanique. Il les congela pour former des piliers à volutes aussi beaux que fonctionnels. Le jeune homme et Cesca lissèrent les parois grossièrement taillées, et remirent d’aplomb les conduits des monte-charge. Ils ancrèrent des armatures lourdes au plafond, destinées à accueillir de nouveaux soleils artificiels. Les frères Tamblyn et les travailleurs spationavals durent s’écarter à la hâte pour ne pas être balayés au cours de la reconstruction éclair. Ce qui aurait exigé des mois voire des années au personnel vagabond, Jess et Cesca l’accomplirent en moins d’une heure. Vibrants d’énergie, tous deux reculèrent pour vérifier le résultat. Les parois et le plafond de la caverne palpitaient d’énergie. Wynn et Torin se tenaient tous deux bouche bée, au point que Jess n’avait jamais vu les jumeaux arborer une expression si semblable. Caleb restait quant à lui sceptique, comme s’il était certain que quelque chose allait clocher, en dépit de la perfection alentour. Les wentals semblaient répugner à quitter leur nouvel habitat. Ils avaient gagné de la force, et même du plaisir en se diffusant dans la lune de glace. — Il est temps de vous retirer, dit Jess. — Nous le savons. Tout à coup, il sentit l’énergie refluer en lui. La phosphorescence s’écoula hors des murs, des piliers étincelants, des profondeurs de l’océan. Le prodigieux scintillement quitta la lune de glace, qui revint à la normale. Jess laissa échapper un long soupir. Cesca passa ses bras autour de son cou et l’étreignit. — C’était une bonne journée de travail. 82 Denn Peroni Lorsque le Persévérance Obstinée atterrit sur Ildira, Denn rajusta le ruban qui maintenait sa chevelure en arrière. Il s’était mis une touche d’eau de Cologne sur le cou et avait enfilé sa plus belle tenue. Caleb le prenait pour un dandy seulement préoccupé de son apparence, avec ses « vêtements fantaisie qui rappellent le plumage d’un oiseau tropical ». Mais Denn ne se laissait pas démonter par ses taquineries. Il estimait que Caleb ferait mieux, quant à lui, de prêter un peu plus d’attention à son aspect et à son hygiène. À l’intérieur du Palais des Prismes, Rlinda Kett et Branson Roberts se trouvaient au milieu d’une réception diplomatique. Denn apprit qu’il avait – par chance ! – manqué la représentation de chanteurs ildirans. Il n’avait jamais rien compris à la musique des extraterrestres. Le Mage Imperator l’accueillit et l’invita à prendre un siège à sa table, non loin des autres négociants humains. — Le capitaine Kett m’a parlé de ce gouvernement que les humains veulent mettre en place. Vos divergences et tous ces obstacles politiques m’intriguent toujours, même s’ils me paraissent difficiles à appréhender. — À nous aussi, Seigneur. Nous en sommes encore à essayer de comprendre, après des milliers d’années. Mais nous faisons de notre mieux. Des membres du kith des serviteurs s’agitaient autour d’eux telles des fourmis ouvrières. L’un d’eux se hâta d’apporter à Denn un plateau chargé de mets furieusement extravagants. Celui-ci reléguait assurément au second rang les rations précuisinées du vaisseau et la nourriture d’intendance d’Osquivel. Au cours du déjeuner, ils évoquèrent l’ouverture de diverses routes commerciales, l’accroissement du volume des marchandises destinées au marché ildiran, l’ekti des stations d’écopage vagabondes, les articles exotiques de Theroc, les matériaux ignifuges de Constantin III. Après tout, Rlinda était ministre du Commerce, et Denn le représentant officiel des clans de Vagabonds. À l’exception de la nouvelle de l’invasion de Rhejak par les FTD et des rapports pessimistes émanant de la Terre, Denn sentait les temps s’améliorer. Et le retour des Klikiss après des millénaires d’absence ressemblait plus à un conte pour enfant qu’à une menace réelle, même si Denn ne mettait pas les rapports en doute. Il s’était déjà rendu sur Ildira, mais les changements l’impressionnèrent. — En orbite, j’ai entrevu vos sites de construction spatiale, Seigneur. Vous rebâtissez la Marine Solaire à un rythme dix fois supérieur à celui des chantiers spationavals vagabonds. Ce doit être dû à cette fameuse coopération ildirane… Le Mage Imperator sourit. — À vrai dire, c’est à des humains que nous devons cette efficacité. Les opérations industrielles sont dirigées par un ingénieur nommé Tabitha Huck. Elle se trouvait parmi des moissonneurs d’ekti de la Hanse qui ont été nos… invités pendant quelque temps. Nous lui avons proposé ce travail. — Des gars de la Hanse ont réalisé ça ? lança Denn, choqué par cette simple idée. Peut-être pourrais-je apprendre un truc ou deux de cette femme. Le Mage Imperator se tourna vers l’un de ses fonctionnaires, qui se retira en hâte. — Je vais organiser pour vous une visite de nos installations. Le centre névralgique des chantiers spationavals en orbite était un modèle d’efficacité. Denn n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Les ouvriers évoluaient dans l’espace en coordination parfaite, comme dans une chorégraphie, et les éléments des croiseurs lourds s’assemblaient comme de leur propre chef. Le Vagabond ne vit pas un faux pas, ni la plus légère hésitation. — C’est incroyable, madame Huck. Par le Guide Lumineux, je n’ai jamais rien vu de pareil. Je suis époustouflé ! Les Ildirans étaient télépathiquement liés. Mais les quelques dizaines d’anciens techniciens hanséatiques – qui n’avaient jamais impressionné Denn auparavant – paraissaient partager la même harmonie. Tabitha guidait les équipes depuis le poste central. Ses subalternes relayaient des ordres secs, des instructions abrégées, des détails sommaires. Et tout le monde les suivait dans une synergie impeccable. Tabitha avait une mâchoire carrée et un nez camus qui la faisaient paraître un peu trop fruste pour être attirante, et ses cheveux courts avaient une coupe fonctionnelle, dépourvue de la moindre élégance. Cependant, il émanait d’elle une sorte d’éclat, un bien-être qui lui conférait un type de beauté radicalement différent. — C’est très simple si l’on sait comment faire, monsieur Peroni. Dès lors que les autres vous comprennent sans que vos demandes aient besoin d’être explicitées, alors vos ordres se transforment en consentement mutuel. Chacun sait ce qu’il a à faire, et chacun sait ce que font les autres. Aucune redondance inutile. Tout se réalise sans accroc. — Mais comment faites-vous ? (Denn contempla les entrepôts spatiaux trépidants d’activité. En à peine une heure, la moitié des plaques de la coque semblaient avoir été montées sur l’infrastructure d’un croiseur.) Peut-être devrais-je embaucher des Ildirans, s’ils travaillent si bien avec les humains. Vous accepteriez de me donner des conseils ? — Je peux faire bien mieux que ça, répondit-elle, et son sourire s’élargit. Comme s’il répondait à une convocation, Kolker arriva dans la salle. Sur sa poitrine dénudée couleur émeraude reposait un médaillon prismatique. — J’ai découvert une technique liant le thisme, le télien et l’esprit humain. Avec elle, il est possible de retirer le voile mental qu’aucun de nous n’a jamais eu conscience de porter. — S’agit-il d’un secret commercial, ou avez-vous l’intention de le partager ? Dites-moi votre prix, si ça fonctionne aussi bien que le dit Mme?Huck. — C’est gratuit. Je suis heureux de vous voir si intéressé. (Kolker palpa son médaillon.) Tout ce que j’ai à faire, c’est vous montrer. — Gratuit ? Ça n’a aucun sens. — Ma récompense sera de voir votre réaction, quand vous aurez compris. — Si vous le dites. (Denn laissa le prêtre Vert poser une main sur son front, comme s’il s’apprêtait à le bénir.) Est-ce que c’est une espèce de cérémonie religieuse ? Qu’est-ce que ça a à voir avec… ? — Je crois être devenu assez fort pour le faire sans mon surgeon. Il y a la Source de Clarté, les rayons-âmes, le télien… À présent, si je pouvais trouver… Ah, voilà. Contre le front de Denn, la main de Kolker sembla s’échauffer. Avant qu’il ait eu le temps de poser une autre question, un millier d’ampoules illuminèrent son esprit. Ses sens parurent se démultiplier. Il vit tout et tout le monde autour de lui : les ingénieurs de la Hanse, les Ildirans et leur thisme, le vaisseau spatial, les chantiers, la planète elle-même, les six soleils voisins. C’était comme si son esprit s’était ouvert aux quatre vents, et sa joie était inexprimable. — Ouah ! fut le seul mot qu’il parvint à articuler. 83 Sullivan Gold Pendant que le Curiosité Avide se préparait au départ, le Mage Imperator accorda la permission à Sullivan de quitter l’Empire ildiran. L’homme trouva les capitaines Kett et Roberts en pourparlers avec des fonctionnaires au sujet des marchandises à embarquer. Il fallut un instant à Rlinda pour le reconnaître. — Sullivan Gold, c’est ça ? Vous n’étiez pas le directeur de ce moissonneur d’ekti de la Hanse ? — Si… (Puis les mots lui manquèrent : le service qu’il s’apprêtait à demander n’était pas si grand, mais il représentait beaucoup pour lui.) Le Mage Imperator m’a suggéré de venir vous parler. J’attends avec beaucoup d’impatience de reprendre une vie normale, de revoir ma femme, mes petits-enfants. Cela a été très difficile d’avoir des messages de la Terre. Y a-t-il, euh… une chance que je puisse faire la traversée à votre bord ? — Jusqu’à la Terre ? s’exclama Roberts. Vous plaisantez. — La Terre, ou du moins un poste avancé de la Confédération ou des Vagabonds, où il me sera possible de réserver une place sur un autre vaisseau. Peu importe le temps que cela prendra. Mais ce n’est pas en restant ici que je me rapprocherai de ma famille. Le Mage Imperator m’a promis qu’il paierait le prix que vous exigeriez. Quand Rlinda ricana, il demanda, sur la défensive : — Qu’y a-t-il de si drôle ? — Les Ildirans n’ont pas la moindre idée de la façon de négocier. Ils n’arrivent pas à concevoir que l’on puisse profiter d’une occasion pareille. — Je suis certain qu’il est sincère, dit Sullivan. Le Mage Imperator lui avait déjà donné un coffret de pierres précieuses ainsi que des reçus pour des métaux rares qui suffiraient à rembourser les dettes de sa famille. — Oh, je crois aussi, répondit-elle avec circonspection. Mais le Curiosité est déjà bourré de marchandises. Je suis ministre du Commerce, vous savez… Combien de personnes vous accompagneraient-elles ? Sullivan se gratta la joue et sentit une barbe de plusieurs jours. Il avait encore oublié de se raser. — Je serais seul. Les autres reconstruisent la Marine Solaire avec Tabitha, et notre prêtre Vert a eu une révélation… à moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle religion, peu importe comment il l’appelle. Ils sont devenus inséparables, à plus d’un sens du terme. Je suis le seul à vouloir partir. — On trouvera bien une place pour vous. (Rlinda ramassa la plaque d’adamant que l’un des fonctionnaires avait fait glisser devant elle.) On lève l’ancre demain, alors vous feriez mieux de boucler vos bagages. À bord de la station centrale, Tabitha et Kolker se trouvaient devant lui, mais leur esprit, lui, était ailleurs. Le prêtre paraissait plongé dans une conversation silencieuse, comme souvent quand il discutait avec ses pairs par télien. Mais là, il y avait quelque chose de plus. — Vous êtes sûrs de vouloir rester ? leur demanda Sullivan pour la troisième fois. — Nous sommes heureux ici, répondit Kolker. — Et nous disposons du personnel le plus coopératif que j’aie jamais vu, ajouta Tabitha. Les ouvriers ildirans me suivent comme des canetons, et la rétribution du Mage Imperator pour mes services est plus qu’honnête. Que demander de plus ? — Et vous, Kolker ? On pourrait vous ramener sur Theroc. — Je suis sur Theroc chaque fois que je touche un surgeon. J’ai plus important à accomplir ici, et il y a déjà beaucoup de convertis parmi les prêtres Verts. Il s’interrompit, songeur, puis ajouta : — Maintenant que Denn Peroni nous a rejoints, je me rends compte des possibilités immenses que recèle le Bras spiral. Sullivan se montra surpris. — Denn Peroni ? — Il voulait savoir comment nous faisions fonctionner tout cela si efficacement, expliqua Tabitha avec un sourire de contentement. Il a été très impressionné. — Après ma démonstration, c’est comme s’il avait subitement vu la solution d’un puzzle très complexe qu’il aurait essayé toute sa vie d’assembler. — Cela ne prendrait que quelques minutes et vous comprendriez, dit Tabitha en plaidant presque. Vous auriez une vision globale des choses, comme nous. Il pouvait voir leur passion, leur accord. Heureusement, il ne craignait pas qu’ils le convertissent de force. C’étaient encore ses amis, et ils ne feraient rien contre sa volonté. Ce n’étaient ni des prosélytes ni des fanatiques. Ils avaient seulement changé. — Ma vision est assez large à mon goût. Je ne vous en veux pas de votre bonheur. Je vous remercie de vos années de service. Ça n’a pas toujours été facile. — Cela nous a conduits ici, dit Tabitha. Je ne regrette pas une seconde du voyage. Il les enlaça maladroitement, rassembla ses affaires à la hâte, puis alla retrouver le capitaine Kett et son Curiosité Avide. 84 Sirix Comme ses vaisseaux de guerre approchaient de Llaro, Sirix prépara l’attaque contre le spécex et sa sous-ruche. À cause de leurs ressources limitées, ses camarades et lui allaient mener un assaut d’un genre nouveau. Plus direct, il représentait un risque mortel, mais c’était également un retour aux sources, la raison première pour laquelle les robots noirs avaient été créés. Alors que la flotte entrait en orbite, QT indiqua avec obligeance : — J’ai téléchargé les informations relatives aux activités humaines : leurs équipements, leurs unités de production industrielle. Je peux vous faire un résumé si vous voulez. — Leur colonie ne m’intéresse pas. Ma seule préoccupation est l’infestation klikiss. Nous les détruirons, comme nous l’avons fait des autres sous-ruches que nous avons rencontrées. La présence humaine ne présente aucun intérêt. La nuée de capteurs longue portée montrait une sous-ruche florissante, exactement comme Sirix l’avait escompté. Des tumulus et des tours fraîchement érigés s’élevaient sur dix étages. Les anciennes ruines, où s’amoncelait le matériel, grouillaient d’ouvriers. Un transportail tout neuf se dressait à ciel ouvert non loin d’un village humain. Toute la végétation des alentours avait été rasée. Sirix en déduisit que le spécex s’apprêtait à fissionner. D’autres sous-ruches n’allaient pas tarder à l’imiter à travers tout le Bras spiral, en vue de s’affronter. Sirix les arrêterait partout où il le pourrait. — Leurs défenses sont importantes, dit DP. — Ainsi que leurs effectifs, ajouta QT. — Nous serons prêts à les combattre. Sirix s’était convaincu d’avoir raison. Lors des attaques précédentes, il avait préféré opérer à distance respectueuse en déployant des batteries de jazers, des missiles guidés et des têtes nucléaires. Aujourd’hui, il s’apprêtait à lancer un assaut au sol. Son arsenal embarqué comprenait des fusils jazer, d’autres armes à impulsion, des étourdisseurs à haute énergie et des lance-roquettes portatifs. Sirix répartit les armes de poing parmi ses troupes : près d’un millier de robots noirs, et le double de compers Soldats. On avait retiré les systèmes de sécurité aux débarqueurs afin de pouvoir descendre à la vitesse d’une balle, heurter le sol dénudé et se ruer sur la cité klikiss. La sous-ruche ne résisterait pas à cette charge furieuse. Sirix fit la descente dans un débarqueur vibrant et rugissant à côté de DP et QT. Il savait que les deux compers étaient de bons combattants, mais il les emmenait surtout pour leur montrer la nature épouvantable des Klikiss. Et afin qu’ils se rendent compte, par cette bataille, de l’ampleur qu’avaient prise les guerres anciennes entre les robots noirs et leurs créateurs. Les deux compers captifs se montraient réceptifs à ce genre d’apprentissage. Telle une pluie de météores, les robots touchèrent terre non loin des murs de la colonie humaine. Malgré la rudesse de l’atterrissage, Sirix recouvra aussitôt son équilibre, ouvrit l’écoutille et en émergea, flanqué de ses deux compers. Robots noirs et compers Soldats se déversaient des débarqueurs, lourdement armés. Marchant en ordre de bataille, ils ouvrirent le feu sur les cibles à leur portée. Éclaireurs, moissonneurs et techniciens périrent par centaines. Les Klikiss crissaient et sifflaient alors que les assaillants demeuraient silencieux, progressant mètre par mètre, plus rapidement que l’esprit de la ruche ne pouvait réagir. En amont, le grand transportail se dressait devant la cité klikiss. Sirix supposa que le spécex avait peut-être envoyé de nombreux guerriers sur d’autres planètes afin d’établir des sous-ruches supplémentaires ou d’éradiquer des rivaux. Il discerna, bien en vue au milieu des édifices bâtis de neuf, la résidence trapue de l’esprit de la ruche : sa cible principale. Il remarqua sans surprise que la barricade entourant la colonie humaine était de fabrication manifestement klikiss. Des individus à la mine terrifiée avaient grimpé au sommet de l’enceinte par des échelles de fortune et observaient la charge des robots noirs. Le spécex retenait ces colons comme dans une nasse. Sirix ne comprenait pas pourquoi : s’agissait-il pour les Klikiss de maintenir les humains à l’écart, ou avaient-ils un dessein particulier ? Comment les humains pouvaient-ils avoir une quelconque utilité ? Des centaines de guerriers klikiss bardés d’épines affluèrent, certains en volant, pour s’efforcer de constituer une ligne de défense. Sans se soucier de leur propre survie, ils se jetèrent sur les premiers rangs de compers Soldats. Ils tombèrent en masse sous le tir de barrage de jazers et de roquettes. Mais leur rapidité était telle que beaucoup purent s’approcher des compers avant d’être abattus. Ils les terrassèrent et enfoncèrent les lignes de robots noirs, qu’ils disloquèrent. Sirix s’abandonna au combat. Puis il aperçut l’un des accouplants émergeant de derrière le mur vivant de guerriers klikiss, et envoya un signal à ses troupes : « Détruisez l’accouplant. C’est une priorité absolue. » L’armée de métal progressa vers l’entrée bien défendue de la bâtisse du spécex, causant une véritable boucherie. Quatre robots noirs encerclèrent l’accouplant. Ils frappèrent encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin l’imposante créature zébrée d’argent et de noir culbute en avant… Une grande victoire. DP et QT marchaient au côté de Sirix ; leurs armes faisaient un nombre impressionnant de victimes. Les capteurs optiques de QT se tournèrent en direction de l’enceinte d’où les humains impuissants observaient la bataille. Ses paroles firent sursauter Sirix : — Regardez, les colons ont des compers, eux aussi. Le robot noir fit pivoter sa tête anguleuse et aperçut deux compers au milieu des humains horrifiés. Le premier était un modèle Institutrice, l’autre un Amical. Et celui-ci lui rappelait quelque chose. Sirix s’immobilisa. — DD ! 85 Orli Covitz — Sirix ! s’écria DD en dérapant vers l’aigu. Du haut du mur, Orli regarda les nuées de robots noirs émerger de leurs débarqueurs et commencer à massacrer les Klikiss. Terrifiés par les intentions du spécex à leur égard, les colons avaient mis en place leurs pauvres défenses, tandis qu’un dernier groupe guettait le moment opportun pour fuir. Mais personne n’avait prévu cette invasion. Plus tôt dans la journée, Marla Chan et Crim Tylar – qui s’étaient improvisés parents de substitution d’Orli – avaient emballé des vêtements ainsi que la nourriture qu’ils ne pouvaient laisser perdre. Ils se tenaient prêts à faire partir la fillette si l’occasion s’en présentait. Orli avait roulé le clavier souple de son synthétiseur pour le fourrer dans son sac. Puis les robots avaient atterri. Orli ne savait pas si elle devait applaudir ou s’alarmer. Les robots tuaient plus de Klikiss qu’aucun des défenseurs humains n’aurait pu l’espérer. Pourtant, ils avaient massacré toute la colonie de Corribus, dont le père d’Orli. Elle les haïssait. — C’est Sirix, répéta DD. Il faut nous échapper. — Les robots ont l’air occupés pour le moment, dit M. Steinman. Ils n’ont pas le temps de nous embêter. Comme pour le contredire, Sirix pointa un bras de métal articulé vers l’enceinte et émit un signal avec force cliquetis. Quelques robots se détachèrent des premiers rangs pour prendre la direction de la colonie. Avec leurs armes terriennes, ils firent exploser un pan du mur d’enceinte, creusant de larges cratères dans le ciment résineux. — Tous à couvert ! ordonna Davlin. Ils ne nous tirent pas dessus, mais ils veulent manifestement entrer. — Ils veulent parvenir jusqu’à nous, dit Orli comme ils redescendaient vers l’abri incertain de l’enceinte. — Et jusqu’à moi, précisa DD, visiblement apeuré. Des machines noires affluaient vers le mur, tandis que d’autres chargeaient la masse de Klikiss hérissés d’épines. Marla et Crim avaient préparé quelques recrues à se défendre avec les armes qu’ils avaient récupérées. Mais ils renâclaient visiblement à ouvrir le feu. — Je déteste l’idée de gaspiller nos munitions, dit Marla. — Et moi, je veux bien en gaspiller quelques-unes contre ces robots, répondit son mari. UR intervint : — Mon devoir est de protéger les enfants. S’il existe une occasion de s’échapper, je vous conseille de la saisir. — C’est plus qu’une occasion, dit Davlin. Avec cette diversion, nous pouvons emmener deux fois plus de personnes que je ne l’avais espéré. Prenez la fuite avec tout un groupe pendant que les robots et les Klikiss se distraient les uns les autres. — Se distraient les uns les autres ? répéta le vieil ermite. Ils se massacrent les uns les autres, oui ! — Tant mieux, dit Crim. Quel camp doit-on encourager ? Margaret les rejoignit. Elle semblait pleine d’espoir et de consternation tout à la fois. — Peu importe, dit-elle. Le parti victorieux cherchera à nous anéantir. — Où irons-nous ? l’interrogea DD. Est-ce que vous viendrez avec nous ? — Je n’ai pas encore décidé quoi faire. Marla donna un petit coup de coude à son mari. — S’il y a un groupe sur le point de partir, Crim, tu dois te joindre à lui. — Certainement pas ! Je reste avec toi. — Nous avons un accord. L’un de nous doit se mettre à l’abri. Les réfugiés de la cachette de Davlin ont besoin de ta protection autant que ceux de cette ville ont besoin de la mienne. L’un de nous doit rester en vie pour Nikko, où qu’il soit. — On ne devait pas décider à pile ou face avec un jeton de crédit ? — C’est ce que j’ai fait, et tu as perdu. De toute façon, je sais me servir mieux que toi d’un fusil. — Non, riposta Crim, troublé. Tous les deux, nous nous valons. — Pas aujourd’hui. Va avec eux ! Elle lui planta un baiser rapide sur la bouche, écrasa Orli entre ses bras, puis grimpa par une échelle branlante de nouveau au sommet de l’épais mur d’enceinte d’où ses hommes avaient déjà commencé à tirer. Ils atteignirent plusieurs des robots qui s’avançaient tels des cafards géants. Davlin saisit le bras maigre de M. Steinman et le poussa vers Orli, UR et les enfants : — Menez-les jusqu’aux promontoires de grès. Ruis, allez avec eux ! — Comment sortir sans se faire remarquer ? Un robot lança une roquette qui fit exploser l’une des tours de la cité klikiss. Elle trembla, vacilla, puis s’effondra au ralenti. — Cette pagaille va durer un bon moment. Contentez-vous de courir ! Je vais ouvrir une porte rien que pour vous. Davlin fouilla dans sa poche et trouva la télécommande du détonateur. Sans hésiter, il pressa le bouton. Les explosifs de chantier qu’il avait implantés dans l’enceinte créèrent une vaste brèche. La poussière retomba, mais Orli se prit à hésiter. À présent, ils pouvaient fuir à travers la plaine désolée. Mais les prairies et les abords des arroyos n’offraient que peu d’abris : quelques affleurements rocheux et des arbres morts en forme de pinces. UR poussait les enfants devant elle. M.?Steinman, le maire Ruis et Crim Tylar entreprirent de courir avec le reste du groupe. DD se retourna. — Venez avec nous, Margaret ! La vieille femme hésita, puis regarda Orli droit dans les yeux. — Tu as ton synthétiseur ? Protège-les, si les Klikiss vous suivent. — Que voulez-vous dire ? Le spécex me reconnaîtra ? — Utilise ta musique. DD, accompagne-les et tâche de les aider. — Ne devrais-je pas rester avec vous, Margaret ? répondit le comper, visiblement indécis. — Tu seras plus utile avec eux. Vas-y, tout de suite ! Plusieurs robots noirs escaladaient le mur. Avec leurs armes, ils en abattirent un nouveau pan. La seule vue de Sirix qui approchait suffit à sortir le comper de son engourdissement. 86 Jora’h le Mage Imperator Jora’h saluait les représentants de divers kiths lorsque ses yeux tombèrent sur Daro’h. Sur son visage, il lut l’intelligence et la sensibilité. Au lieu d’enchaîner les accouplements avec des partenaires choisies toute la journée, comme les Premiers Attitrés le faisaient d’ordinaire, il assistait son père et Nira dans la salle d’audience de la hautesphère. La mort prématurée du père de Jora’h avait obligé celui-ci à s’élever sans avoir été convenablement préparé, c’était pourquoi il ne ferait pas la même erreur avec Daro’h. Un Premier Attitré ne devait jamais oublier qu’un jour il lui faudrait diriger l’Empire. Aujourd’hui, les brûlures sur le visage de son fils avaient presque totalement guéri, mais les cicatrices rouge vif subsisteraient longtemps. La crainte des faeros demeurait vive en lui, et Jora’h ne pouvait lui reprocher de l’éprouver. Bien avant que l’adar Zan’nh soit parti en mission humanitaire, il avait perçu un arpège d’angoisse vibrer à travers l’Empire, comme si l’on pinçait les cordes trop tendues d’un instrument. Il y avait également un vide, un silence troublant dans le thisme. Ses éclaireurs n’étaient pas revenus de l’Agglomérat d’Horizon. Il n’avait pas reçu non plus de compte-rendu du tal O’nh au sujet de sa tournée dans les anciens mondes rebelles, ni de l’équipe scientifique sur Hyrillka. Personne n’était rentré faire son rapport. Jora’h remplissait ses obligations depuis deux heures lorsqu’il vit que le cortège des pèlerins venus le contempler n’en finissait pas. Il lança un signal discret à Yazra’h. Flanquée de ses trois chatisix, la garde du corps s’avança au pied de l’estrade et frappa bruyamment de l’extrémité de sa lance de cristal le sol en pierre polie. — Le Mage Imperator réclame une suspension d’audience, et un peu d’intimité. Souhaitez-vous que moi aussi je vous laisse, Seigneur ? Jora’h secoua la tête, tandis que les pèlerins se mettaient en devoir de partir. — Vous m’êtes tous d’un précieux conseil. Il serra la main de Nira à ses côtés. La présence peu orthodoxe de la prêtresse Verte emplissait les Ildirans de trouble, ou du moins de perplexité, de sorte qu’elle ne s’exprimait presque pas lorsqu’il tenait audience. Elle restait là, lui offrant son soutien silencieux. Daro’h s’assit sur l’estrade à côté du chrysalit. — Que désirez-vous, Seigneur ? — Je devrais te poser la même question, mon fils. Il est clair que tu es tourmenté. — Je crains pour Dobro. Avons-nous reçu des nouvelles des colons là-bas ? Sont-ils sains et saufs ? Ils ont enduré tant de choses, humains comme Ildirans, et voilà qu’à présent ils n’ont plus de chef. Peuvent-ils se gouverner eux-mêmes ? — Si on leur en laisse l’occasion, fit remarquer Nira, peut-être un peu trop sèchement. Peut-être est-ce ce dont ils ont besoin. — Tu as à présent de plus hautes responsabilités, déclara Jora’h. Il faut que tu te préoccupes du peuple ildiran tout entier, et pas seulement de celui de Dobro. Daro’h était l’opposé de Thor’h, qui s’était révélé sans cœur et égocentrique. En tant que deuxième fils du kith des nobles, il avait suivi les traces de l’Attitré Udru’h. Il pensait alors qu’il n’aurait comme responsabilité que le sort de la scission de Dobro, et n’avait jamais supposé qu’il deviendrait Premier Attitré. — Je comprends, Seigneur. Pourtant… Que peut-on faire au sujet des faeros ? — J’ignore ce qu’il est advenu de mon frère Rusa’h. Je ne sais même pas comment il est parvenu à rester en vie. En s’engouffrant dans le soleil, il croyait plonger directement dans la Source de Clarté, et non provoquer de nouveaux désastres. — Les faeros l’ont transformé, dit Daro’h. Je l’ai vu. Jora’h opina. — Sa maladie mentale et son thisme déficient ont dû l’ouvrir à eux. Si bizarre que cela puisse paraître, cela ne me surprend pas. J’ai appris récemment que par le passé, des Ildirans ont été unis à des faeros. Les recherches menées par le remémorant Vao’sh et son homologue humain jetaient une lumière nouvelle sur les problèmes actuels de l’Empire. Malgré sa crainte d’apprendre d’autres vérités dérangeantes, Jora’h jugeait ce savoir inestimable. Si seulement cela pouvait lui servir… Ils avaient ainsi révélé une partie de ce qui s’était réellement produit au cours de la guerre contre les Shana Rei, ces créatures qui absorbaient la lumière et menaient les Ildirans à la folie. Leur légende mettait en valeur des héros guidés par le courage et le sacrifice. Une lecture attentive avait conduit certains remémorants à suggérer que les Shana Rei étaient une simple fiction destinée à remplir les trous laissés par l’occultation de la première guerre contre les hydrogues. Mais cela même était une nouvelle couche de mensonges. En poussant plus loin ses investigations, Vao’sh avait découvert que les Shana Rei avaient bel et bien existé. Et que les faeros avaient aidé les Ildirans à les vaincre. Pour la première fois, Jora’h divulgua l’histoire que Vao’sh et Anton Colicos avaient trouvée dans les apocryphes restés longtemps secrets. — Jadis, des Ildirans ont découvert le moyen de nouer un lien avec les faeros, un peu comme celui qui relie les prêtres Verts à la forêt-monde. Quand il est apparu que les Shana Rei allaient vouer l’espèce ildirane à l’extinction, un ancien Mage Imperator nommé Xiba’h a sollicité l’aide des faeros. Il était persuadé que seules les entités ignées pourraient chasser ces créatures des ténèbres. Cependant, il a été incapable de les convaincre de venir à lui, ou même de lui parler. Alors, il a préparé son Premier Attitré, et fait un effroyable sacrifice pour attirer l’attention des faeros. — Quel sacrifice ? demanda Daro’h. — Il s’est immolé par le feu. Le Mage Imperator s’est brûlé vif au beau milieu de Mijistra. Le brasier a été terrible. Le supplice des flammes qui le consumaient, répercuté à travers le thisme, a attiré les faeros. Les créatures sont finalement venues, et ont accepté d’offrir leur aide. Leurs bolides de feu se sont abattus sur les créatures des ténèbres. — Quelle terrible histoire, s’exclama Nira. — Une histoire vraie, pourtant. Daro’h posa une question à laquelle le Mage Imperator n’avait pas réfléchi : — Est-ce pour cela que les faeros se sont retournés contre nous ? Quand Rusa’h a plongé dans le soleil, leur a-t-il offert un plus grand sacrifice ? Sont-ils allés à lui plutôt qu’à vous ? — J’espère que tu as tort, mais j’ai appris à ne pas sous-estimer Rusa’h. 87 Ridek’h l’Attitré d’Hyrillka Le cercle était bouclé. Les croiseurs d’escorte du tal O’nh avaient enfin achevé la grande tournée de l’Agglomérat d’Horizon. Ils avaient fait escale sur Shonor, Alturas, Garoa, et tous les autres mondes séduits par le thisme corrompu de Rusa’h, et qui portaient encore les cicatrices de la rébellion. Ridek’h se rendait compte à présent que le Mage Imperator avait voulu faire de ce pèlerinage bien davantage qu’une parade politique. Au cours du voyage, le spectacle d’Attitrés plongés dans le désarroi, aux prises avec des défis tout aussi difficiles que ceux qu’il avait lui-même relevés, lui avait beaucoup appris. Même s’il n’était encore qu’un adolescent, Ridek’h avait aujourd’hui une plus grande confiance en lui, une volonté d’affronter ce qui l’avait terrifié auparavant, et le sentiment d’avoir la capacité d’agir comme on l’exigeait de lui. Il bénéficiait de l’aide d’O’nh ainsi que du travail et du dévouement du peuple ildiran. Son peuple. Le garçon n’était pas seul après tout, il n’était pas faible. Il ne capitulerait pas. Tal O’nh ramenait sa flotte sur Hyrillka, le monde que le jeune Ridek’h devrait diriger si l’équipe scientifique jugeait la planète sans danger pour le retour d’une scission. Le garçon avait vu de ses propres yeux les faeros et les hydrogues combattre dans le soleil principal d’Hyrillka, et le climat planétaire s’altérer à mesure que l’astre mourait. Il avait lui-même donné l’ordre aux habitants de faire leurs bagages et d’évacuer. Aujourd’hui, il espérait que les membres du kith des savants déclareraient la planète prête pour la recolonisation. Toutefois, quand les croiseurs lourds l’atteignirent, ils découvrirent le campement scientifique anéanti. La capitale partiellement reconstruite avait été consumée dans un feu infernal. La flotte survola avec précaution le sol cautérisé, tous ses systèmes en alerte. Les édifices étaient réduits à quelques charpentes carbonisées. Le camp avait été incinéré si vite que les abris n’étaient plus que des silhouettes cendreuses. — Que s’est-il passé ici ? cria Ridek’h. Le vieux tal, un joyau enchâssé dans une de ses orbites, scruta les écrans. — C’est évident : les faeros. Daro’h, le Premier Attitré, nous a avertis du danger. Ridek’h s’assit à côté du commandant vétéran. — Montrez-moi le palais-citadelle, l’ancienne résidence de Rusa’h. Ont-ils pu le détruire aussi ? Bientôt, les images lui apportèrent la réponse : le palais-citadelle était noir et vitrifié, effondré. Même les pierres avaient fondu. Ridek’h ne comprenait pas la raison pour laquelle les entités ignées avaient brûlé tant de bâtiments, de monuments, et une poignée d’inoffensifs chercheurs. — Ils ne peuvent pas tous avoir succombé. Ils ne peuvent pas ! (Il se retourna vivement vers le poste de communication, puis jeta un coup d’œil à son mentor, qui acquiesça d’un signe de tête.) Transmettez sur toutes les fréquences. Sa voix sembla trop haute et trop fluette à ses oreilles, mais il se rappela qu’il était l’Attitré : « Ici Ridek’h, l’Attitré d’Hyrillka. Je m’adresse à quiconque écoute ce message. Veuillez répondre. » Une voix bizarrement familière éclata dans les haut-parleurs du centre de commandement. Le garçon colla les mains sur ses tempes. « Ainsi, le nom de l’usurpateur de mon titre est Ridek’h. Un enfant. (L’écran sembla s’enflammer, et un visage apparut dans le rideau de feu ondulant. Rusa’h !) Tu n’es pas le véritable Attitré d’Hyrillka. J’étais venu recueillir de nouveau mes sujets dans mon thisme, mais ils sont tous partis. Les quelques chercheurs que j’ai consumés ont à peine suffi à aider les faeros. » — Localisez la source de la transmission, cria O’nh. D’où vient-elle ? — Bolides faeros droit devant, tal ! Cinq ellipsoïdes enflammés se ruaient sur eux en vrombissant. — Activez les mesures défensives. Trajectoire d’évasion éclair. Accélération maximale. Ridek’h était devenu pâle. Il se tourna vers le commandant : — Dois-je lui répondre ? Que dois-je dire ? — Il n’y a rien à dire, Attitré. Nous devons partir. Ridek’h se redressa, se raccrochant à ce qui lui restait de courage. — Mais c’est Hyrillka. Ma planète. Il a attaqué mon peuple ! — Il est dément, et ligué avec les faeros. Il n’y a rien à faire, sinon vous mettre en sûreté. Voilà ma priorité. Tels des boulets de canon géants, les vaisseaux élémentaux foncèrent sur les croiseurs qui accéléraient. Le garçon se rappela la violence de la bataille dans le soleil d’Hyrillka. Si les faeros avaient le pouvoir de détruire un orbe de guerre hydrogue, les bâtiments de la Marine Solaire n’auraient aucune chance contre eux. Les croiseurs lourds quittèrent l’atmosphère d’Hyrillka. La manœuvre d’évitement inclina dangereusement la passerelle, et Ridek’h culbuta contre le poste de commandement. Ils s’élancèrent dans l’espace, mais les faeros continuèrent à les poursuivre. « Revenez-moi ! » Les paroles de l’Attitré fou les atteignirent comme la langue d’un lance-flammes, mais le tal n’en tint aucun compte. — Préparez la propulsion interstellaire dès que le chemin sera dégagé ! cria O’nh. Personne ne savait si un bolide faero pouvait rivaliser avec l’hyperpropulsion ildirane. En fait, on ne savait pas grand-chose sur eux. Les faeros avalaient la distance qui les séparait des bâtiments de la Marine Solaire. Des tirs brûlèrent les coques anodisées des croiseurs, dont les systèmes en surcharge accusèrent le coup. L’un après l’autre, les moteurs endommagés calèrent. Mais les croiseurs poursuivaient leur course avec ce qui leur restait de puissance. Les artilleurs de la Marine Solaire tiraient des projectiles, des faisceaux énergétiques et des missiles explosifs, mais rien de tout cela n’avait d’effet sur les vaisseaux élémentaux. Ridek’h ignorait comment ils parviendraient à s’échapper. Il serra les paupières pour tenter de trouver le Mage Imperator via son lien au thisme. Mais le jeune Attitré n’était pas de filiation directe, de sorte qu’il ne put faire savoir ce dont il avait besoin. Il vit le visage d’O’nh se crisper lorsque la rude décision s’imposa à lui. Celui-ci contacta le capitaine du dernier croiseur : « Septar Jen’nh, je vous demande de retarder les faeros. Notre priorité est de veiller à ce que l’Attitré revienne sain et sauf auprès du Mage Imperator. Il doit survivre. — À vos ordres, tal. Comment dois-je m’y prendre ? — Les faeros sont différents des hydrogues, mais peut-être que la technique de l’adar Kori’nh se révélera efficace. » Le septar se plongea dans le silence, mais un instant seulement. « Oui, Tal O’nh. » La lumière joua sur les facettes du joyau dans l’orbite d’O’nh. « Au nom du Mage Imperator, laissez-moi vous dire que la Marine Solaire honorera votre sacrifice, Septar Jen’nh. La Source de Clarté vous accueillera, et La Saga des Sept Soleils se souviendra de vous. » Sans un mot, Jen’nh coupa la communication. Son croiseur pivota sur lui-même, puis chargea en direction des bolides. Il mena une furieuse attaque avec toutes les armes dont il disposait. Mais les explosions furent absorbées, comme des gouttes d’eau dans la mer. Ridek’h contempla le drame sur son écran tandis que les autres croiseurs s’échappaient, malmenant leurs propulseurs et leurs systèmes déjà mal en point. Il se tourna, gêné, vers O’nh. — Que fait-il ? Que peut-il accomplir ? Le vaisseau du septar Jen’nh fit un écart devant le bolide de tête des faeros, comme pour détourner son attention. Sur l’écran de communication, Rusa’h rugit : « C’est inutile ! À quoi bon fuir ? Votre… » Jen’nh le prit par surprise en plongeant directement dans les flammes. La déflagration secoua l’ellipsoïde. Ridek’h éprouva une douleur cuisante lorsque le croiseur fut vaporisé et que les flammes engloutirent chaque Ildiran à bord. Le groupe de faeros fut dispersé comme les flammèches d’un brasier que l’on tisonne. Ils avaient été retardés. Ce fut suffisant. Les croiseurs lourds s’élancèrent en avant. O’nh activa les propulseurs interstellaires, et les vaisseaux distancèrent les bolides ignés à leur poursuite. O’nh tourna son œil unique vers Ridek’h qui haletait, empourpré. — Nous ne sommes pas encore en sécurité, Attitré. Aucun de nous ne l’est. 88 Adar Zan’nh Zan’nh menait les croiseurs de la Marine Solaire en mission de sauvetage vers Cjeldre, le monde klikiss suivant indiqué sur sa carte stellaire. Il avait bon espoir. Ils avaient visité quatre colonies humaines récentes, pour les trouver anéanties. L’adar tâchait de croire qu’ils trouveraient des survivants sur au moins une planète. L’extermination des colons l’avait choqué. Personne ne méritait cela. L’espèce insectoïde avait resurgi sans crier gare, dix mille ans après sa disparition. Les Ildirans n’avaient jamais considéré que ces planètes étaient disponibles. Mais sinon, combien de temps aurait-il fallu attendre pour avoir le droit de les occuper ? À cause de son orbite très elliptique, Cjeldre subissait de nombreux mois d’hiver. Zan’nh se demanda si, guidés par la cupidité et la naïveté, les colons humains avaient su à quoi s’en tenir au sujet du froid extrême avant de traverser le transportail et de s’installer là-bas. Ils tiraient le meilleur parti de ce qu’ils avaient, et travaillaient dur pour fonder un foyer et s’assurer une vie décente. Telle était la façon de vivre des humains, et l’état d’esprit de Zan’nh à leur égard changeait peu à peu. Les croiseurs arrivèrent au-dessus des plaines enneigées de Cjeldre. Sur une fréquence ouverte, l’adar se présenta et annonça l’objet de sa venue, en choisissant ses mots de façon à ne pas provoquer les Klikiss. Lorsqu’une nuée de petits vaisseaux identiques à ceux qu’il avait rencontrés sur Maratha s’éleva, il sut tout de suite que les envahisseurs insectoïdes se trouvaient là depuis un moment. Son cœur se serra. Il était probable qu’ils avaient tué tous les colons de cette planète. Les petits vaisseaux s’assemblèrent à la manière d’un puzzle. La gigantesque nef-essaim qui en résulta se posta devant les croiseurs de l’adar, les pièces qui la constituaient semblant vibrer d’électricité statique. Même si l’agrégat ne faisait aucune manœuvre ouvertement menaçante, il était clair que les Klikiss comptaient empêcher les croiseurs d’opérer. — Adar, indiqua l’officier tactique, à en juger par la taille de cette nef-essaim, je doute que nous l’emportions dans une confrontation directe. — Dans ce cas, nous n’engagerons pas d’affrontement. Évitez toute provocation. (Il prit une longue inspiration, puis laissa échapper un soupir.) Qu’on me prépare un cotre équipé d’un appareil de traduction des langues anciennes. Vous resterez ici en défense, pendant que je descendrai discuter avec le spécex. — Voudra-t-il négocier, adar ? — Je ne comprends guère les Klikiss. Possèdent-ils seulement le concept de négociation ? Toutefois, d’après nos données, plusieurs centaines d’humains se sont installées sur cette planète. Si les Klikiss n’en veulent pas, notre devoir est de les leur soustraire. Sept cotres emplis de soldats du kith guerrier quittèrent les croiseurs, dépassèrent avec prudence la nef-essaim, puis traversèrent l’atmosphère en direction de la surface. Un scan superficiel indiqua des signes de vie humaine, et l’espoir renaquit en Zan’nh. Après tout, peut-être cette opération ne se révélerait-elle pas vaine. Les cotres atterrirent sur la plaine jouxtant la colonie klikiss en croissance continue. Laissant ses soldats en arrière, Zan’nh s’avança dans le vent mordant. Il apercevait les ruines de l’ancienne cité, et les nouvelles tours klikiss qui venaient bousculer les bâtisses préfabriquées des humains. Des cristaux de glace et des congères s’amassaient sur les toits et dans les fissures. Le froid hivernal devait avoir rendu les Klikiss léthargiques, mais ceux-ci avaient installé des radiateurs thermiques partout dans leur colonie. Zan’nh marcha dans les bourrasques glacées. Il ne montrait aucune peur. Il se fiait aux anciens programmes de traduction ainsi qu’à son intelligence. Cependant, même s’ils saisissaient ses paroles, les Klikiss comprendraient-ils son discours ? S’il déclenchait par erreur une guerre, il doutait que l’Empire ildiran, qui se remettait à peine de ses blessures, y survivrait. Après une longue inspiration, il poursuivit sa marche. L’adar avait du mal à imaginer ce que les humains avaient pensé lorsque les Klikiss s’étaient déversés de leur transportail. Il apercevait une enceinte de béton résineux derrière laquelle des humains tremblants étaient retenus prisonniers. Il mit en place son appareil de traduction automatique tandis que des sentinelles klikiss se précipitaient sur lui en jacassant. Deux énormes accouplants se profilèrent. Il s’arrêta, les mains le long du corps pour montrer qu’il ne portait pas d’arme, et s’adressa directement aux accouplants : — Je viens pour ceux qui habitaient cette planète lors de votre retour. Zan’nh attendit que son appareil ait traduit sa phrase, avant de poursuivre : — Je voudrais les emmener. Le spécex parla par ses accouplants : — Cette planète est nôtre. — Oui, cette planète est vôtre, répondit Zan’nh en tendant le cou pour regarder les imposantes créatures rayées. Je n’en disconviens pas. Mais vous avez disparu pendant dix mille ans. Ces humains ne savaient pas que vous reviendriez. — Nous sommes de retour. — Et nous allons récupérer les intrus humains. Ils ne vous ennuieront plus. Il est inutile de les tuer. — Cette planète est nôtre. Or, ils étaient là. — Ils ne savaient pas. (Il scruta le visage anguleux du monstre qui lui faisait face, mais ne put déchiffrer aucune expression.) Nous ne voulons pas de conflit. Nous sommes les Ildirans. Les Klikiss n’ont jamais eu de différend avec nous jusqu’à présent. Jadis, nous avons été alliés. Votre spécex doit s’en souvenir. — Notre spécex sait tout, dit l’accouplant. Mais ceux-ci ne sont pas des Ildirans. Ceux-ci sont… autre chose. Zan’nh ajusta son traducteur. — C’est pourquoi je suis venu soustraire ces humains à votre vue. Votre planète vous reviendra dans l’état où vous l’avez quittée. Les guerriers firent crisser leurs membres cuirassés. Zan’nh ne cilla pas, et les accouplants le scrutèrent de leurs yeux à facettes. Pourquoi les Klikiss seraient-ils réticents à l’idée de laisser partir les humains ? se demanda Zan’nh. — Allez-vous me laisser les emmener ? insista-t-il. Ils ne prennent pas part à vos guerres. Comme les Ildirans. Avec les croiseurs en surplomb et les cotres armés non loin de là, il espérait que les créatures ne voudraient pas affronter la Marine Solaire. La tractation dura un long moment… un long moment de tension. Le spécex considéra chaque élément du problème, chaque avantage qu’il pouvait en tirer. Enfin, à contrecœur, les accouplants levèrent leurs membres antérieurs et reculèrent de deux pas. — Prenez-les et faites-les partir d’ici, dit l’un d’eux. (D’un bras articulé, il désigna l’épaisse enceinte, derrière laquelle les humains criaient à l’aide.) Cette planète restera nôtre. — Cette planète est vôtre, opina Zan’nh. Il donna des ordres à ses soldats qui attendaient dans le cotre. Ils forcèrent les portes de l’enceinte, et des humains éperdus de reconnaissance déferlèrent. Certains tombèrent à genoux en sanglotant, d’autres se cramponnèrent aux Ildirans. Zan’nh devait agir sans délai. — Remplissez les cotres et rapatriez ces gens vers les croiseurs. Il faut le faire en un seul voyage, avant que les Klikiss changent d’avis. Il restait moins de cinquante humains en vie. Ils tiendraient sans peine dans les vaisseaux de transport. Zan’nh battit en retraite vers son cotre, les yeux rivés sur les accouplants. Il était impatient d’abandonner Cjeldre. Il avait certes accompli la volonté du Mage Imperator de secourir des colons humains, mais il n’avait guère envie de crier victoire. Immobiles, les Klikiss regardèrent partir la Marine Solaire. 89 Sirix Avant que les robots noirs aient pu détruire les tours principales de Llaro, une vague de guerriers klikiss aussi soudaine qu’irrésistible se déversa de la cité ; ils étaient dotés des mêmes armes énergétiques à bouche évasée que Sirix avait vues lors de la première attaque de Wollamor. S’agissait-il de la même sous-ruche ? Ils commencèrent à faucher les robots noirs, les compers Soldats et même leurs congénères qui se tenaient dans leur ligne de mire. Voyant les ravages s’étendre parmi ses troupes, Sirix sut qu’il ne pouvait prendre le risque de poursuivre DD, ni celui de combattre les Klikiss. Même s’il y avait un robot tué pour trois ennemis insectoïdes, de telles pertes étaient inacceptables. Il n’avait pas d’autre choix que de sonner la retraite. — Aux débarqueurs ! Nous retournons en orbite. Il lui serait possible de déployer une partie de son armement lourd, ses jazers de portée planétaire, pour anéantir cette infestation, ou tout du moins dégager une voie de repli pour ses camarades. Il pourrait encore obtenir la victoire, mais avec des pertes supérieures à celles qu’il avait escomptées. Plusieurs vaisseaux de débarquement des FTD avaient subi des dommages durant la descente à grande vitesse, et les robots qui étaient montés à bord ne parvenaient pas à faire redémarrer les moteurs. L’un d’eux décolla, oscilla pesamment dans les airs, avant de s’écraser avec assez de violence pour endommager ses passagers. Avant que les survivants aient pu s’extirper de l’épave, les Klikiss leur tombèrent dessus. Tant de robots noirs avaient été balayés qu’il y avait désormais plus de places dans les débarqueurs que de survivants. La plupart d’entre eux parvinrent à fuir le champ de bataille, avec l’intention de déverser sur l’ennemi le feu de l’enfer à partir de l’espace. Toutefois, le spécex de Llaro leur réservait une autre mauvaise surprise. Sa réaction survint lorsque les débarqueurs approchèrent la flotte de Sirix en orbite. Avant même qu’ils aient apponté, des centaines de vaisseaux, semblables à des containers, s’envolèrent de bases souterraines : un flot d’intercepteurs klikiss individuels. Au vu de la taille de cette armée et de sa rapidité à se rassembler, Sirix se dit que le spécex avait dû préparer son lancement de longue date. La sous-ruche sur laquelle il s’était précipité se révélait bien plus avancée qu’escompté. Il ordonna aux jazers de son Mastodonte de prendre les intercepteurs pour cibles, mais ils étaient trop nombreux et trop dispersés. Les minuscules vaisseaux atteignirent l’espace en tirant sur les vaisseaux terriens, les harcelant à la manière d’une nuée de moustiques. Puis ils se regroupèrent telle de la limaille attirée par un aimant, et s’emboîtèrent les uns dans les autres. Sirix reconnut la configuration d’une nef-essaim, dont la puissance de feu combinée était capable de peler littéralement la coque d’un cuirassé des Forces Terriennes. Ses robots et lui avaient déjà rencontré ce genre de vaisseau sur Scholld, mais celui-ci révéla une capacité inédite : ses éléments se réorganisèrent tel un puzzle, jusqu’à ce que la moitié de sa masse prenne la forme bizarre d’un canon, à la bouche assez large pour avaler un astéroïde. Des éclairs coururent d’un élément à l’autre, formant des ponts d’énergie destinés à alimenter l’arme centrale. La bouche se mit à rougeoyer, avant de devenir d’un blanc bleuté aveuglant. Elle vomit soudain un geyser d’énergie à peine contrôlée, qui désintégra l’une des Mantas. Deux secondes plus tard, la nef-essaim pivota dans l’espace et choisit une autre cible pendant qu’elle se rechargeait. Avant que la deuxième Manta ait suffisamment accéléré pour s’écarter de la trajectoire du canon, celui-ci la déchiqueta d’une décharge. Sirix savait que son Mastodonte constituait une cible privilégiée. — Poussez les moteurs ! ordonna-t-il. Le bâtiment de guerre plongea en orbite ultra-basse, jusqu’à la lisière de l’atmosphère, et tenta de franchir l’horizon afin d’esquiver le canon géant. À l’instant où il atteignit l’ombre de la planète, Sirix modifia le cap pour foncer hors du système solaire. DP et QT ne supportèrent pas l’accélération écrasante. Ils perdirent l’équilibre, culbutèrent et roulèrent à travers la passerelle jusqu’à heurter une cloison. Néanmoins, le Mastodonte ne put se mettre hors de portée de la nef-essaim à temps. Cette dernière cracha un jet d’énergie… qui, par chance, se dissipa trop largement pour vaporiser le cuirassé. Plusieurs consoles de la passerelle grillèrent et fumèrent avant de s’éteindre pour le compte. Mais l’immense vaisseau poursuivit sa course. L’un des autres appareils des robots noirs surgit par-derrière après avoir survolé le pôle sud de la planète. Il s’éleva tout en ouvrant le feu sur la nef-essaim. Les multiples impacts de jazer firent voler en éclats plus d’une centaine de ses éléments, mais sa multiplicité même lui permit de se recomposer. Cette fois, la bouche béante du canon pointait sur cette agaçante Manta. Un seul coup suffit à la vaporiser. Le Mastodonte continua à fuir, pendant qu’en dessous la nef-essaim pourchassait les Mantas éparses. DP lutta contre l’accélération pour rétablir son assise. — Ce vaisseau s’est sacrifié pour nous. Pourquoi un robot a-t-il fait cela ? Cloué sur le sol, QT dit d’une voix distordue : — Imprévu… et illogique. Ce sacrifice laissait Sirix de marbre. Chaque robot noir était unique, théoriquement équivalent à n’importe quel autre. Cela n’avait aucun sens que certains d’entre eux se laissent détruire, même pour protéger leur chef. Cette seule idée était perturbante, mais il ne pouvait se laisser distraire par cette anomalie de comportement. Il calcula les conséquences du taux de perte de ses effectifs. Trois Mantas perdues, les propulseurs de son Mastodonte endommagés. Des centaines de robots noirs anéanties. Soumis à une poussée bien supérieure à celle que le vaisseau était censé pouvoir supporter, ils sortirent en trombe du système de Llaro. Échec de la mission. Ses rêves de conquête se fondirent en un brouillard de parasites. Entouré de tous ceux qu’il avait pu sauver, il battit en retraite. 90 Orli Covitz Orli et le groupe d’évadés couraient pêle-mêle à travers la poussière piétinée et les champs dénudés. Ils laissaient derrière eux la colonie et le tumulte de l’échauffourée entre les robots noirs et les Klikiss. La jeune fille doutait qu’à présent que le spécex s’était engagé dans la lutte pour sa ruche beaucoup de créatures restent dispersées dans la campagne. Encore courir, encore fuir, songea-t-elle. — Je me souviens d’un endroit qui nous offrira un abri jusqu’à la nuit, indiqua M. Steinman. En se forçant un peu, il est possible d’atteindre la planque de Davlin d’ici à demain soir. Dans le groupe d’une vingtaine de fuyards, dont sept enfants et deux compers, certains commencèrent à gémir. — Même si nous arrivons à atteindre la caverne, qu’arrivera-t-il ensuite ? demanda Crim Tylar. On se contentera de se cacher ? Il paraissait éperdu après avoir laissé sa femme derrière lui. D’autres avaient des inquiétudes du même genre : — Combien de temps va-t-on subsister à l’extérieur sans provisions ? Quelques jours ? On ne peut pas vivre comme ça. — On va vivre un jour de plus, dit le maire Ruis d’un ton d’absolue conviction. Ensuite, on avisera. La voix enjouée de DD s’éleva : — Il faut avancer un pas après l’autre. Trop de pas trop vite, et l’on risque de trébucher. Il marchait, infatigable, au côté d’UR. L’Institutrice s’efforçait d’empêcher les enfants sous sa garde de se disperser et les poussait en avant. Parfois, elle et DD portaient les plus petits. Les adultes du groupe les relayaient également. Chaque pas les éloignait de la colonie et les enfonçait dans la campagne sauvage, où l’on pouvait sans peine les repérer. — J’espère que les robots noirs ont causé de sérieux dégâts à la ruche, dit DD. Et ce serait bien si Sirix était détruit. — J’espère sacrément qu’ils se sont tous entre-tués, lança Crim. À cette minute, ça me ferait plaisir. (Il scruta le fusil que portait M. Steinman.) Vous êtes sûr de savoir comment ça marche ? — On vise et on tire. C’est ça ? — J’aurais préféré que vous ayez plus d’expérience en la matière. Après trois heures de marche d’un pas vif, M.?Steinman les mena jusqu’à un massif de rochers aussi gros que des maisons. Lorsque les évadés y arrivèrent, Orli était vidée. Las et terrifiés, les enfants se laissèrent choir sur le sol. La plupart pleurnichaient. Orli s’accroupit à leurs côtés, posa son sac et sortit son synthétiseur. Elle songeait à leur jouer une berceuse, dans l’obscurité qui tombait. Dans son sac, elle trouva quelques barres de céréales. Elle les émietta et les partagea avec les enfants. — Merci, Orli Covitz, dit l’Institutrice, impressionnée. DD se tenait comme un soldat de plomb, en sentinelle. Les évadés s’installèrent sans guère de discrétion. M.?Steinman posa son fusil contre un rocher. — Un petit somme me fera du bien, lança-t-il en faisant craquer ses doigts derrière sa nuque. — Quelque chose ne va pas, dit DD. Je détecte des bruits insolites. Tous entendirent des grattements sourdre des fentes entre les rochers du talus. — Une foutue bestiole ! cria Crim en sautant sur ses pieds. Un éclaireur klikiss, plus petit qu’un guerrier mais tout aussi dangereux, émergea d’une anfractuosité, près des enfants. Garçons et filles se mirent à hurler en sautant en arrière et en trébuchant sur les rochers. DD attrapa un gamin de neuf ans et le tira de côté. Le Klikiss fit claquer ses membres antérieurs en dents de scie. M.?Steinman tenta d’empoigner son fusil, mais l’insecte le repoussa d’un coup brutal. Ses ailes produisaient un bourdonnement de menace. Le maire Ruis lui jeta un caillou, qui rebondit sur son exosquelette cuirassé. Avant que le Klikiss ait pu fondre sur les enfants, UR se dressa devant lui. — Tu ne les blesseras pas ! De l’un de ses membres antérieurs, la créature lui assena un coup qui aurait coupé un être humain en deux. Malgré le choc, le comper Institutrice ne broncha pas. Ses bras gainés de polymères empoignèrent la pince et, prenant appui contre la carapace de chitine, l’arrachèrent d’un mouvement tournant. Le monstre siffla ; il saisit le bras droit d’UR entre deux autres de ses membres recourbés, tira et arracha… Le comper tituba, son moignon laissant échapper des liquides et des étincelles. Le Klikiss lui donna un coup frontal, et UR dévala les rochers pendant que DD courait vers elle pour tenter de la secourir. Orli ne réfléchit pas plus d’une seconde. Elle n’avait plus rien à perdre. Ses doigts tâtonnèrent jusqu’à trouver le bouton d’allumage de son synthétiseur. Elle se mit à jouer une mélodie de son invention qu’elle connaissait bien. La musique s’éleva des haut-parleurs intégrés au clavier souple, inattendue au milieu du tohu-bohu. À l’écoute de ces sons étranges, le Klikiss s’immobilisa, sa tête pivotant et frémissant afin de déterminer leur source. M.?Steinman pointa son arme et tira. Le projectile transforma la tête de la créature en pulpe verdâtre, et le corps cuirassé s’effondra en tressautant dans la poussière. Les évadés se reprirent peu à peu. Frissonnant, ils aidèrent UR à se remettre debout. DD paraissait plus bouleversé que le comper Institutrice qui semblait abasourdi et désorienté. DD parla d’un ton faussement assuré, pour rassurer autant les enfants que l’autre comper : — Les dégâts ne sont pas irréparables. Aucun système vital n’a été touché, et sa mémoire est intacte. Je peux stopper la fuite et colmater les circuits endommagés. Ça va aller, UR. — Tu as réagi vite, Orli, dit Ruis qui semblait au bord de la nausée. Voilà un moyen de défense tout à fait étonnant. La jeune fille avait elle-même du mal à y croire. — Ça m’a paru la seule chose à faire. C’est Margaret qui me l’a suggéré. — Navré de vous dire ça, vous tous, intervint M. Steinman, mais il faut reprendre la route tout de suite. À cause de cet éclaireur, le spécex nous a vus. — Super, vraiment super, grommela Crim en soulevant le bras tranché de l’Institutrice. Fichons le camp d’ici. 91 Le président Basil Wenceslas Malgré le soin qu’il prenait à contrôler l’information, Basil ne pouvait empêcher les gens de fabuler. Certains mêmes s’étaient tournés contre la Hanse. La condamnation officielle émanant du roi Peter s’était propagée comme un feu de paille à travers les colonies séparatistes, et même parmi la pathétique poignée de groupes dissidents qui commençait à apparaître sur Terre. Après tout ce qu’il avait fait pour eux ! rageait Basil. Ne voyaient-ils donc pas ce qui était en jeu ? Cela lui donnait parfois l’impression de vider l’océan à la petite cuillère. Pourquoi l’humanité refusait-elle les dirigeants à poigne, pourquoi persistait-elle dans son attitude autodestructrice ? Les gens poursuivaient des chimères et croyaient aux rumeurs les plus ridicules. Ce serait bien fait pour eux s’il baissait les bras, abandonnait son poste et laissait ces crétins égoïstes courir à leur perte tête baissée. Mais il ne pouvait s’y résoudre, car le sort de ses congénères le préoccupait trop. Même si personne ne comprenait les décisions qui devaient être prises, même si certains refusaient de suivre ses instructions, lui seul possédait la clairvoyance permettant d’empêcher l’humanité de sombrer au fond du gouffre. La Ligue Hanséatique terrienne était le meilleur gouvernement qui ait jamais existé, la plus puissante et la plus bénéfique organisation jamais constituée. Pourtant, il suffisait que la population ressente le plus léger désagrément pour que tout cela parte en fumée. Les gens étaient si inconséquents ! Ils refusaient de faire le moindre sacrifice ou de travailler dur. Si seulement ils fournissaient autant d’efforts que lui… Ils étaient faibles, facilement influencés par des menteurs et des charlatans qui ne savaient pas rester à leur place, comme le roi Peter. Le désespoir envahissait parfois Basil, et même lui n’était pas sûr de savoir comment renverser la situation. Mais il était le président de la Hanse, et il avait l’intention de régler tous les problèmes, que le peuple le veuille ou non. Il devait seulement travailler plus dur encore. La première fois qu’il avait écouté les accusations extravagantes de Peter et l’enregistrement de la confession de Patrick Fitzpatrick, Basil avait convoqué l’ancienne présidente Maureen Fitzpatrick. Il avait envoyé des gardes à son château des montagnes Rocheuses afin de s’assurer que son invitation serait acceptée. Les affaires de la Hanse l’emportaient sur tout engagement ou toute réunion que pourrait avoir la vieille Virago. L’ancienne présidente portait une robe couleur nacre impeccable et un collier de perles naturelles de bon goût. Sa peau ne présentait aucun pli. Sa chevelure comprenait une discrète touche de gris, seule concession accordée à son âge véritable. Il ne faisait aucun doute que Maureen Fitzpatrick suivait la cure de rajeunissement la plus onéreuse à ce jour, à base d’algues rares de Rhejak, tout comme Basil. Avant peu, si l’amiral Willis accomplissait correctement sa tâche, les cargaisons de la planète océanique coûteraient bien moins cher… Après son entrée dans le bureau, Maureen marcha droit vers les baies vitrées afin d’admirer la vue. — Ah, voilà longtemps que je n’étais pas montée jusqu’ici. Merci de l’invitation. (Elle se tourna vers lui.) Vous avez pas mal de problèmes en ce moment. Besoin d’un conseil ? Basil fronça les sourcils. — J’ai mes propres conseillers. — Moins qu’avant, d’après ce qu’on m’a dit. Sans y avoir été invitée, elle se servit un verre de vin au distributeur de boissons. Elle s’assit confortablement dans un fauteuil, avala une gorgée et leva le verre dans la lumière afin d’examiner la robe grenat du liquide. — Un millésime intéressant. Il vient de Relleker ? Je peux vous en recommander de meilleurs, si vous voulez. — Ce n’est pas nécessaire. Je bois rarement, en particulier quand je travaille. Et je ne m’arrête jamais de travailler. — Je me rappelle cette époque, dit Maureen avant de prendre une nouvelle gorgée. Tout de même, il n’est pas mauvais. À la voir ainsi prendre ses aises dans son bureau, une bouffée de colère envahit Basil. — Un événement récent m’a obligé à vous convoquer en ce lieu, madame la Présidente. C’est au sujet de votre petit-fils. Elle posa son verre. — Qu’est-ce que Patrick a encore fait ? Sa captivité chez les Vagabonds l’a affecté plus que prévu. Il lui faut une assistance psychologique intensive. — Ce qu’il faut, c’est l’arrêter. Ce mot parut enfin secouer Maureen. — L’arrêter ? Le général Lanyan s’est encore mis en tête de trouver un bouc émissaire parmi les soldats manquants ? — En temps de guerre, cela s’appelle de la désertion, rectifia Basil. (Il éprouva brièvement l’envie de boire une tasse de café à la cardamome, mais la refoula aussitôt.) Ceci s’avère bien plus grave que de la désertion, madame la Présidente. — Vous avez éveillé mon intérêt. — Il conspire contre le gouvernement de la Hanse. Maureen éclata de rire. — Patrick ? Mon Patrick ? Sur son bureau, il passa le discours de Peter, à la suite duquel était jointe la confession intégrale de son petit-fils. Maureen l’écouta d’un air sévère. — Oui, Patrick m’a raconté cette histoire de vaisseau vagabond qu’il a fait exploser. J’ai essayé de lui expliquer les réalités politiques. (Elle secoua la tête.) Excusez-moi, monsieur le Président. Je ne m’attendais pas à ce qu’il abandonne ses devoirs envers les FTD, mais je savais que la culpabilité le rongeait. J’aurais dû mieux le surveiller. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps, vous comprenez. Il a volé mon yacht spatial et a disparu avant que les hydrogues arrivent sur Terre. Je voudrais bien savoir où il se trouve. Basil se laissa gagner par la rage. — Il se trouve avec les Vagabonds sur l’une de leurs stations d’écopage ! Il est fâcheux qu’il ait publiquement admis un tel acte. Je croyais que nous avions réussi à réprimer les troubles, à mettre les Vagabonds sous contrôle. Et voilà que Patrick attise de nouveau les flammes ! Ce qui est regrettable en soi. Pour couronner le tout, il pointe la faute non seulement sur lui-même, mais aussi sur son supérieur direct et son commandant en chef. C’est absolument impardonnable. Accuser le général Lanyan de lui avoir donné cet ordre criminel, et moi-même d’avoir couvert l’incident ! Même si cette déclaration était vraie – et je ne dis pas qu’elle l’est –, c’est un acte de lâcheté que d’en rejeter le blâme sur ses supérieurs. Je veux que vous fassiez quelque chose à ce propos. Parlez-lui, faites en sorte qu’il se rétracte. Ou tout du moins, ramenez-le ici. — Je n’ai pas la moindre idée de la façon de procéder. Il ne m’écoutera pas. Basil s’apprêtait à congédier la vieille femme lorsqu’elle se pencha en avant, sans un regard pour son vin. Elle jeta un bref coup d’œil circulaire comme pour vérifier que personne ne les espionnait par l’embrasure de la porte. — Ne nous leurrons pas, monsieur le Président. Vous savez aussi bien que moi que Lanyan a donné cet ordre. C’était une mauvaise décision, dont ni le général ni vous n’aviez calculé les répercussions. Les Vagabonds l’ont appris, et cela s’est retourné contre vous. — Je suis toujours resté maître de la situation. — Si vous le dites. (Elle l’observa un long instant.) À titre d’ancienne présidente de la Hanse, je vous demande la permission de parler avec franchise. L’expression de Basil se durcit. — J’accueille toujours volontiers les critiques constructives. — Je sais ce que vous traversez en ce moment. En mon temps, j’ai dû faire face à plusieurs catastrophes : une multitude en vérité. Dans le meilleur des mondes, une personne intelligente prend des décisions intelligentes, mises en œuvre par des gens intelligents. Le plus souvent hélas, il manque au moins un de ces trois ingrédients. Étant donné la nature humaine, un compromis se révèle parfois plus productif qu’un ordre. — Un compromis ? Pourquoi en ferais-je avec des gens qui ont tort ? — Afin d’accomplir ce qui doit être fait, bien sûr. Considérez le chemin parcouru depuis le début de la guerre contre les hydrogues. Étudiez vos décisions avec objectivité. Vous en trouverez plus d’une qui, rétrospectivement, aurait pu être mieux gérée. — Telle que ? Son ton indiquait qu’il ne tenait pas à avoir de réponse. — Telle que la manière dont vous avez traité l’embargo d’ekti. Comme vous l’avez entendu dans la déclaration de Patrick, les Vagabonds avaient un sujet de plainte légitime. Vous auriez pu étouffer cette affaire dans l’œuf, leur donner un dédommagement symbolique et garder ainsi ouvert l’accès au carburant interstellaire. Cela aurait permis à la Hanse de rester puissante. — Merci de votre avis. Je vais le prendre en considération. Il se leva pour la reconduire à la porte, mais Maureen n’avait pas terminé : — Et vos querelles publiques avec le roi Peter. Il avait raison à propos des robots klikiss et des compers Soldats. Tout le monde s’en est aperçu, mais vous ne voulez toujours pas l’admettre. Êtes-vous pathologiquement incapable de reconnaître quand vous avez tort ? Aujourd’hui que le roi s’élève contre vous, le peuple a tendance à le croire, lui, à cause de ce précédent. D’autre part… (elle pointa l’index vers lui)… vous avez abandonné les colonies hanséatiques, leur avez retiré notre protection ainsi que les provisions dont elles avaient désespérément besoin, vous avez utilisé les FTD pour réprimer… — Merci, je vais prendre tout cela en considération. Prenez donc votre vin en partant. — J’apprécie votre ouverture d’esprit et votre bonne volonté, dit Maureen d’un ton dégoulinant de sarcasme comme elle se dirigeait vers la porte. Basil perçut l’avidité dans son regard, et tout lui devint subitement clair. La vieille femme était comme un chacal rôdant autour d’une bête blessée. Elle voulait reprendre le pouvoir ! Elle voulait redevenir présidente. Peut-être avait-elle manipulé son petit-fils afin de mettre Basil dans l’embarras, voire de l’abattre. Maureen Fitzpatrick pouvait lui causer beaucoup de problèmes. Une fois qu’elle fut partie, manifestement vexée, Basil envoya une convocation à son adjoint Cain. Il fallait surveiller cette femme de très près. 92 Patrick Fitzpatrick III Les vents de Golgen étaient aussi froids que la mort. Patrick les sentait souffler sur lui comme il s’avançait au-dessus du vide. Aucun lien ne l’entravait. Après tout, où aurait-il pu aller ? Le jeune homme était seul, mais, contre toute raison, soulagé et satisfait. Il avait avoué ses crimes. À présent, les Vagabonds lui infligeaient leur traditionnel – sinon mélodramatique – châtiment. Tout commentaire était inutile. Il ne s’était jamais attendu à recevoir quelque miraculeux pardon, même s’il l’avait espéré de la part de Zhett. Néanmoins, une fois amené sur le pont extérieur, en surplomb du ciel infini, la réalité le saisit à bras-le-corps, et la terreur hurla en lui telle une tempête. Logiquement parlant, sa quête avait été aussi illusoire que de vouloir décrocher la lune. Il aurait dû rester chez lui, dans le château de sa grand-mère. Ou accepter un poste privilégié dans les Forces Terriennes et entamer une carrière politique, comme sa grand-mère l’avait désiré. Même si les espoirs de la Virago le concernant avaient souvent été déçus, il croyait à présent qu’elle avait toujours désiré ce qu’il y avait de mieux pour lui. Mais il l’avait repoussée et avait « réquisitionné » son yacht pour retrouver Zhett. Il avait trouvé sa bien-aimée, pour tout le bien qu’il en retirait à présent… Aujourd’hui, les Vagabonds le condamnaient à faire le grand saut. Et la satanée beauté qui détenait son cœur ne lui avait pas encore dit un mot. Patrick se retrouvait acculé, principalement de son fait. Il était trop tard pour fuir, et de toute façon il n’en avait pas l’intention. Il avait brûlé tous les ponts. Le jeune homme releva la tête, ses cheveux formant un halo autour d’elle. Il plissa les yeux et regarda droit devant lui. On avait désactivé le champ de confinement atmosphérique, laissant le pont ouvert aux quatre vents. Del Kellum se tenait avec les autres chefs de station afin d’assister à l’exécution de la sentence. Boris Goff était revenu de Theroc. Quant à Bing Palmer, il se tenait auprès de Del. Patrick lisait sur leur visage un mélange de colère, de satisfaction du devoir accompli et de malaise. Peut-être n’avaient-ils pas réellement voulu que cela finisse ainsi. En tout cas, Patrick lui-même aurait certainement préféré une autre issue. — Je pense que je pourrais réparer les crimes que j’ai commis, leur dit-il. Mais je ne vous supplierai pas. — La loi est la loi, rétorqua Kellum. Patrick acquiesça. Il chercha quelque chose à ajouter, mais tout ce qu’il trouva fut un détail sans importance : — Je sais que ça va vous paraître invraisemblable, mais j’apprécierais que l’un de vous rende son vaisseau à ma grand-mère. Comme on le lui ordonnait, il avança d’un pas sur la planche de métal. Il jeta un coup d’œil à Kellum, mais le colosse lui retourna un regard dépourvu d’émotion. Zhett était présente. Roide, elle ne croisa pas son regard. Il avait espéré voir de l’anxiété, ou tout du moins une once de regret. Il aurait voulu qu’elle se jette sur lui, se cramponne à ses vêtements et refuse de le laisser marcher au supplice. Mais il savait que cela n’arriverait pas. — Patrick Fitzpatrick III, vous savez pourquoi vous êtes là, dit Kellum d’une voix forte, qui résonna jusqu’au ciel. Patrick prit une profonde inspiration, le regard rivé sur le passage d’un mètre de large, un pont sur le vide. — Qu’il en soit ainsi. Il était censé marcher jusqu’au bout et sauter de son plein gré dans les profondeurs inconnues de Golgen, même s’il n’était pas sûr d’en avoir le cran. La mer de nuages paraissait agitée, presque démontée. Dans l’esprit de Patrick défilèrent ses erreurs et les conséquences qui en avaient découlé. Les Vagabonds avaient probablement le moyen de le pousser par-dessus bord, mais personne ne l’y obligerait, et il se refusait à ramper devant Zhett. Pas devant elle. Même si elle n’avait pas accepté ses excuses et ne lui avait pas accordé son pardon, il ne se montrerait pas à elle comme un lâche. Il avança vers l’extrémité de la planche. Un soudain vertige le fit vaciller, mais il n’avait aucune rambarde à laquelle s’agripper. Avec une ironie acerbe, il songea qu’il serait embarrassant de tomber accidentellement de la planche d’exécution. Il se reprit, et jeta un dernier coup d’œil à Zhett par-dessus son épaule. Elle avait le visage blême, les lèvres crispées. Ses yeux brillaient, comme si elle retenait ses larmes. Cela au moins lui redonna du courage. Son voyage jusqu’ici n’avait pas été en pure perte. — J’accepte mon châtiment, dit-il. Je sais que j’ai causé de grandes souffrances. J’espère que ma mort apaisera ceux à qui j’ai fait du mal. Zhett parut refouler un sanglot. Elle détourna la tête, et ses longs cheveux noirs occultèrent son visage. Patrick fit un autre pas en avant. Au bastingage, Del Kellum laissait paraître un mécontentement croissant. Patrick ne ressentait toutefois aucune colère à son encontre. Le chef de clan était piégé par ses propres règles. Il se racla la gorge. — Ne me hais pas trop longtemps, Zhett. Il envisagea de lui dire qu’il l’aimait, mais craignit que, bien qu’il soit sincère, elle ne pense qu’il tentait de la manipuler. En outre, si elle croyait réellement qu’il méritait son châtiment, lui déclarer son amour à présent serait cruel. Non, il ne le ferait pas. Il se tourna vers le vide et continua à avancer. Il regarda à droite et à gauche. Le ciel semblait sans fond. Del Kellum se mordit les lèvres. Les autres chefs de station semblaient tendus, comme s’ils ne savaient pas s’ils devaient se réjouir ou avoir de la peine. Patrick fit un nouveau pas. Sa conscience devenait confuse, rien n’était plus réel. Un autre pas en avant. Il était parvenu à l’extrémité de la planche. De là, il tomberait pour l’éternité. Dans son dos, une voix s’éleva tel un chant angélique : — Attendez… stop ! Ce fut comme si des crampons magnétiques avaient collé ses pieds à la planche. Patrick ne regarda pas en arrière. Ses yeux demeuraient rivés sur les nuages tourbillonnants qui semblaient l’attendre. — Attendez ! (C’était la voix de Zhett.) D’accord, je parle en sa faveur. Ne l’exécutez pas. Je ne l’excuse pas, mais… il est désolé. Laissez-le racheter ses fautes. Par le Guide Lumineux, je ne supporterai pas de le voir mourir ! (Patrick sentit ses jambes flageoler. S’il perdait connaissance à ce moment, il basculerait. À présent, l’émotion éraillait la voix de Zhett.) Sauve-le, papa. S’il te plaît, de grâce. Patrick se tourna, pour voir que Zhett avait saisi les mains de son père. Elle lui apparut en cet instant plus belle que jamais, malgré les larmes qui embuaient ses yeux. — Ne sois pas têtu, papa, ajouta-t-elle. Tu sais que ce n’est pas bien. Laisse-le revenir. Del Kellum leva les bras. — D’accord. Vous avez entendu. Une Vagabonde a parlé en faveur de cet homme. Retirez-le de la planche. L’air incroyablement soulagé, le colosse lui murmura : — Il était temps, bon sang. Combien de temps encore espérais-tu que je continue cette comédie ? Faible et désorienté, Patrick revint en trébuchant sur le pont. Zhett passa ses bras autour de lui et l’attira à elle. Il plongea son regard dans ses yeux noirs insondables. — Je ne savais pas si tu le ferais, dit-il. — Moi non plus. J’ai pris ma décision à la dernière seconde. (Elle s’écarta et mit ses mains sur ses hanches.) Tu as intérêt à le mériter. Kellum s’approcha, la poitrine gonflée d’orgueil. — Je savais qu’elle changerait d’avis, dit-il avant de sourire largement à sa fille : N’empêche, tu as pris ton temps… assez en tout cas pour nous causer un ulcère. Qui sait ce que tu as fait à ce pauvre garçon en le martyrisant de la sorte ? — Le martyriser ? Il était condamné à mort ! Je l’ai sauvé. Del secoua la tête. — Absolument pas, ma chérie. Patrick détourna les yeux de Zhett pour les poser sur son père. Ce dernier semblait fier de lui, comme s’il connaissait une blague secrète. Il lui fit un clin d’œil. — Oh, voyons ! j’attendais seulement que ma fille revienne à la raison. J’avais des ouvriers armés de filets prêts à intervenir. Ils t’auraient rattrapé… finalement. Patrick n’arrivait pas à décider s’il devait s’évanouir, ou donner un coup de poing au chef de clan. Zhett lança un regard noir à son père, mais ne desserra pas son étreinte sur Patrick. — En ce qui me concerne, tu es toujours à l’épreuve. Patrick ignorait si elle lui parlait à lui ou à son père. 93 Celli Celli profitait de l’histoire et du folklore qu’elle lisait à voix haute aux arbremondes pour apprendre. Assise au milieu des frondaisons, la jeune acolyte enchaînait les récits et les chroniques, dont chacun était inédit pour elle. Dans sa jeunesse, les recherches érudites n’avaient guère été son occupation de prédilection : elle préférait courir et jouer en forêt avec ses amis. Aujourd’hui cependant, ces histoires la passionnaient, et elle supposait qu’elles passionnaient également l’esprit verdani. Celli regarda le ciel bleu dégagé. Quelque part loin de là se trouvait le vaisseau-arbre bardé d’épines que Beneto était devenu, et qui naviguait avec huit autres vaisseaux. Lorsqu’elle aurait endossé la robe verte des prêtres, elle serait capable de le contacter par télien chaque fois qu’elle le voudrait. Elle en mourait d’envie. Avec un bruit de pétarade, Solimar, juché sur son cycloplane, exécuta un cercle autour d’elle. Elle lui adressa un signe de la main, et il fit un looping pour se pavaner. Il aimait beaucoup l’emmener sur son engin ; de son côté, elle adorait se presser dans son dos, les bras passés autour de sa taille, la tête reposant sur son dos si lisse. Souvent, il les emmenait dans des plongeons vertigineux, mais elle savait qu’il ne le faisait que pour qu’elle se serre plus fort. Plusieurs jeunes acolytes étaient assis sous des tonnelles de feuilles, pendant qu’un groupe de prêtres Verts plus âgés discutait âprement non loin de là. Celli essaya de se concentrer, mais le débat entre les hommes et femmes à peau émeraude l’intrigua. Yarrod parlait avec enthousiasme, les yeux pétillants, le visage illuminé d’un franc sourire. Depuis peu, il émanait de lui une vibration plus forte que d’ordinaire. Il paraissait transformé d’une manière qu’elle ne parvenait pas à définir. Lui et quelques-uns de ses pairs avaient accepté l’étrange synthèse du thisme et du télien que leur avait enseignée Kolker depuis la lointaine Ildira. Certains prêtres montraient une saine et prudente curiosité, et la forêt-monde elle-même était intéressée par le phénomène. Quand elle endosserait la robe verte, Celli prendrait une décision à ce sujet. Un jour prochain, quand elle serait une prêtresse… Une perturbation se propagea dans l’assemblée, et les arbremondes frissonnèrent. Les acolytes s’alarmèrent. L’instructeur observa le ciel, puis les bouquets de feuilles. — Acolytes, descendez ! Les enfants laissèrent tomber leurs pads et s’égaillèrent dans les épaisses frondaisons. Les prêtres regagnèrent les branches, tels des nageurs disparaissant sous les vagues d’une mer étrangère. Celli demeura stupidement sur place, cherchant la source du danger, sa curiosité se faisant plus forte que la peur. La wyverne frappa. Le plus grand prédateur de Theroc fondit du ciel dans une débauche d’ailes, d’yeux à facettes et de mandibules. Il avait un corps de guêpe fuselé, recouvert de marbrures de camouflage ; ses ailes semblaient des explosions d’écarlate et d’orange. Des serres aux bords dentelés, destinées à saisir et déchirer, terminaient chacune de ses huit pattes. La wyverne fonça droit sur Celli. Elle ne cria pas, pas plus que la jeune fille ne se figea de terreur. Elle bondit sur ses jambes musculeuses de la feuille qui lui servait d’assise, se pencha pour attraper une branche, puis s’enroula autour d’elle. La wyverne la dépassa en un éclair, en tailladant le feuillage de ses serres. Celli s’était déjà laissée couler le long d’une autre branche. Elle atterrit sur ses pieds nus pour rejaillir dans une autre direction. Sa progression n’était pas sans évoquer la danse-des-arbres ; ce qu’elle pouvait faire sans se lasser. La wyverne s’approcha de nouveau, les ailes bourdonnantes, et claqua des mandibules tel un homme affamé. Quelque chose de long et acéré fouetta l’air, manquant de peu l’épaule de Celli. Un dard ! Les wyvernes sécrétaient un venin capable de paralyser leur proie. Celli se mit hors de portée, empoigna une nouvelle branche et poursuivit sa course bondissante. Sur ses talons, la wyverne arrachait les feuilles d’arbremonde. Son cœur battait la chamade, son souffle lui brûlait les poumons. Soudain, un bourdonnement différent lui chatouilla l’oreille non loin de là, et elle aperçut le cycloplane de Solimar qui striait le ciel devant la wyverne. Il ne l’appela pas : il essayait de détourner l’attention de l’animal, songea Celli. Sa première rencontre avec le prêtre avait eu lieu lorsque ce dernier l’avait secourue des arbremondes en feu. Et voilà qu’à présent il la sauvait encore. Pendant qu’elle s’esquivait dans un bouquet de feuillage dense, la wyverne se retourna contre le cycloplane. L’appareil piqua du nez et plongea, minuscule auprès de l’énorme prédateur. Solimar s’aplatit sur sa selle, afin de représenter une cible plus petite. Celli se garda de crier, de crainte de le distraire à ce moment critique. Au lieu de cela, elle sortit la tête des branches et observa son compagnon en train de tournoyer, plonger puis grimper. Le cycloplane était maniable, mais la wyverne était dans son élément. L’estomac de la jeune fille se serra. Solimar n’échapperait pas éternellement à la créature. Son ami sembla lui aussi le comprendre. À l’instant où la wyverne manquait de lui embrocher le bras d’une aile aiguisée, Solimar fit pivoter son cycloplane pour le diriger droit sur elle, utilisant le véhicule comme un projectile. Les ailes multiples du prédateur battirent l’air à reculons, mais Solimar continua d’approcher à toute vitesse. Celli retint son souffle. À la seconde précédant l’impact, le jeune homme sauta avec grâce de son appareil, chuta dans le vide et plongea dans la canopée. Son si précieux cycloplane heurta la wyverne à la façon d’un boulet, écrasa une de ses ailes et creva son abdomen cuirassé. Celli ne s’inquiéta pas de la chute de Solimar, car il était lui-même expert en danse-des-arbres. Dans un mouvement gracieux, il attrapa une touffe de feuilles afin de réduire la vitesse de sa chute. Puis il empoigna une branche solide, pirouetta et se projeta de côté, avant de recouvrer son équilibre sur un autre rameau. Le cycloplane abîmé dégringola du haut du ciel, pendant que la wyverne blessée s’éloignait en zigzaguant tel un ivrogne. Celli bondissait déjà à travers les branches épaisses en direction de l’endroit où elle avait vu Solimar atterrir. Lorsqu’elle le rejoignit, il respirait péniblement et sa peau verte était zébrée de blessures mineures. Mais il ne souffrait pas de plaie grave. Elle se jeta dans ses bras. — Merci, Solimar ! Puis elle recula, le dévisagea, et éleva la voix : — Qu’est-ce que tu as fichu ? Tu aurais pu te faire tuer. — Toi aussi ! Je voulais que nous restions en vie, tous les deux. À l’abri de la couche supérieure de feuilles, ils demeurèrent tous les deux enlacés. Puis elle l’embrassa. 94 Jess Tamblyn Les illusions perdues : voilà ce que symbolisait aux yeux de Jess la surface mutilée de Jonas 12. Kotto Okiah avait travaillé dur pour transformer cet astéroïde sombre et isolé en une colonie florissante. C’était ici que Jhy Okiah avait péri, et que Cesca elle-même avait affronté une armée de robots klikiss. Cinq stations satellitaires orbitaient autour du bloc de roc et de glace ; elles dérivaient, éteintes, dans l’espace. Durant d’âge d’or de la colonie de Kotto, des chargements de gaz condensé étaient lancés en orbite, où ces stations achevaient la transformation de l’hydrogène en ekti. Près de deux cents travailleurs des clans avaient vécu à cet endroit. Aujourd’hui, tous étaient morts. Cesca se colla contre la membrane qui servait de coque au vaisseau wental, pour scruter les débris éparpillés là où le générateur atomique s’était emballé. Le cratère grésillait encore de radioactivité, qui réchauffait suffisamment l’eau pour la garder liquide. Des épanchements congelés et fondus à plusieurs reprises dessinaient des rubans d’argent à travers la croûte. Le vaisseau-bulle atterrit au bord du cratère. Jess et Cesca en émergèrent et s’avancèrent sous le ciel noir et glacé. Les étoiles étincelaient telles des paillettes de givre. La plus brillante n’était autre que le soleil de Jonas, trop lointain pour procurer une quelconque chaleur. — Veux-tu restaurer cet endroit ? demanda Cesca. Comme Plumas ? Jess savait qu’ils pouvaient sculpter de nouveau la surface, araser le cratère, combler les crevasses… arranger la glace afin que Kotto Okiah puisse y réimplanter ses usines. Mais ce n’était pas son intention. — Ce serait sans objet, répondit-il. Kotto a établi cet avant-poste quand la demande d’ekti était considérable. Aujourd’hui, ce n’est plus la peine avec les stations d’écopage qui fonctionnent de nouveau librement. Jonas 12 devrait rester un monument funéraire. Elle lui adressa un sourire aigre-doux. — Tu crois que les Vagabonds viendront se recueillir en mémoire de ceux qui ont péri ici ? — Je compte réaliser autre chose : un mémorial vivant. À présent que les wentals sont largement répandus, j’aimerais les libérer ici, les laisser envahir la glace comme ils l’ont fait de la comète que j’ai envoyée sur Theroc. Il s’accroupit, posa les paumes sur la glace d’hydrogène, et sentit l’énergie s’écouler dans la croûte du planétoïde. Il perçut plus qu’il ne vit le chatoiement pénétrer à travers la glace, puis s’aviver à mesure que les inclusions d’eau congelée s’éveillaient à un semblant de vie. Jess était heureux de ce qu’il venait de faire. Il leva les mains et parla directement aux êtres élémentaux : — Cet endroit vous convient-il ? — Nous sommes très dispersés, répondirent les wentals. Nous avons besoin aujourd’hui de devenir plus forts, et non plus diffus. — Vous êtes tellement répandus que vous ne risquerez plus jamais l’extinction, fit remarquer Cesca. Cela ne vous rend-il pas plus forts ? — Nous sommes nombreux, mais nous provenons tous de la même eau. Si cela continue ainsi, nos pouvoirs finiront par se diluer. Il nous faut une nouvelle source. Nous vous demandons de localiser d’autres wentals qui ont disparu lors de la grande guerre, de la même façon que vous nous avez trouvés. Des années auparavant, dans son écumeur de nébuleuses, Jess avait découvert un peu d’eau vivante dans un nuage de gaz diffus. Tous les wentals d’aujourd’hui étaient issus de cette infime quantité. — Comment allons-nous en trouver ? questionna Jess. — Cherchez les anciens champs de bataille à travers le Bras spiral, les endroits où des wentals sont morts. Allez-y, et nous vous montrerons. 95 Davlin Lotze Les robots noirs avaient occasionné de grands dégâts à la sous-ruche, mais leur retraite n’avait pas fait gagner autant de temps à Davlin qu’ils l’avaient espéré… lui, et les autres colons de Llaro. Les Klikiss qui restaient ne leur laisseraient aucune chance. Margaret sortit de la cité klikiss endommagée. La vieille femme à l’allure d’épouvantail courait comme si elle avait des monstres à ses trousses. Des cadavres d’insectes et des robots terrassés jonchaient le sol alentour. Elle dépassa les brèches plus petites pour entrer par le vaste trou que l’explosion avait creusé dans l’enceinte. Là, elle se tint, comme hagarde, dans le matin de Llaro. Enfin, elle reprit haleine et cria à l’adresse de Davlin et de la multitude de colons à ses côtés : — Les accouplants viennent pour vous ! Maintenant ! Ses paroles cinglèrent l’air telle une lame. Un froid glacial dévala l’échine de Davlin. — Mais ils n’ont pas fini de se remettre de la bataille, argua-t-il. Roberto Clarin et trois autres colons s’escrimaient à renforcer les défenses de la ville. Le chef vagabond s’interrompit pour lancer : — Merdre, comment diable ces bestioles peuvent avoir envie de remettre ça ? La moitié ont été anéanties. — Voilà justement pourquoi, dit Margaret. Maintenant plus que jamais, le spécex a besoin de se reproduire afin de reconstituer ses effectifs. Pour cela, il a besoin de vous. Dans un afflux d’adrénaline, Davlin frappa dans ses mains et cria à tous de rejoindre leur poste ; ce n’était pas un exercice. Déjà bouleversés, les gens poussèrent des soupirs de désespoir mêlé de détermination. Rassemblés en hâte, Marla Chan Tylar et ceux qu’elle avait formés rechargèrent les armes qu’ils avaient récupérées : des lance-projectiles portatifs, des convulseurs et deux fusils jazer. Ils grimpèrent au sommet de l’enceinte par les échelles de fortune. En tant que tireur d’élite émérite, Davlin accapara l’un des jazers. Chaque batterie de fusil énergétique, chaque munition d’arme conventionnelle devrait être utilisée avec parcimonie, même s’il était probable qu’elles ne suffiraient pas. — Pensez-vous que la mort de tant d’insectes change quoi que ce soit ? lui demanda Clarin à voix basse. A-t-on une chance de nous en sortir, maintenant ? — Il y a toujours une chance. Mais la nôtre n’a jamais été très bonne. (Davlin regarda le chef vagabond.) Elle ne l’est toujours pas. Mais chaque bestiole tuée par les robots est une de moins qu’on aura à abattre. Sur le mur, des guetteurs sonnèrent l’alarme. Des insectes ouvriers avaient passé la journée, dans les débris fumants et le carnage en contrebas, à emporter les corps de leurs congénères, ainsi que les carcasses des robots noirs et des compers Soldats abattus. Davlin monta par une échelle au sommet du mur d’enceinte pour rejoindre Margaret. — J’ai pu voir que les robots ont tué l’un des accouplants. Cela va-t-il nous aider ? — Pas tellement. Il en reste sept au spécex. Les larmes qui dégouttaient des joues de la vieille dame le surprirent. — Ne devriez-vous pas vous mettre à l’abri ? Ou allez-vous mourir avec nous ? — On ne me touchera pas. Le spécex m’a marquée dans son esprit. (Elle serra les poings.) Me voilà plongée au milieu de cet ouragan sanglant. J’aurais préféré que DD soit là, mais je suis heureuse qu’il soit parti avec les autres. — Et moi, j’aurais préféré avoir emmené plus de gens à temps, répondit Davlin. (Il gonfla la poitrine.) J’en aurai sauvé autant que possible. Néanmoins, il ignorait combien de personnes survivraient sans nourriture, sans outils et sans armes dans les promontoires de grès. Il ne pouvait livrer qu’une seule bataille à la fois. Davlin remarqua que les ouvriers avaient libéré un passage à travers le champ de bataille. Il aperçut des guerriers et plusieurs accouplants émerger des ouvertures des tours. Une procession se forma, et les Klikiss se mirent en marche vers la ville humaine. Marla aligna ses artilleurs le long du mur, pendant que d’autres se postaient sur les toits. Tous étaient armés et paraissaient impatients d’en découdre. — Pas encore, dit-elle. Notre meilleur atout est la surprise. Ahanant, le visage en feu, Clarin grimpa jusqu’à Davlin. — On les retiendra aussi longtemps que possible. Peut-être que si on en tue suffisamment, ils abandonneront… — Ils n’abandonneront pas, affirma Margaret d’un ton neutre. Clarin soupira. — À vrai dire, je ne me faisais pas d’illusions. Marla Chan plissa les yeux en soupesant son arme. — Quant à moi, j’ai bien l’intention de laisser autour de moi une pile de cadavres d’insectes. Les accouplants, la tête parée d’une grande crête et de mandibules semblables à des pinces industrielles, s’avancèrent à grands pas sur leurs pattes multiples en direction du mur d’enceinte. Davlin se concentra. Dans son esprit, il traça des lignes imaginaires : quelques pas encore… Il avait déjà activé son réseau de détonateurs. — Rappelez-vous, les gros insectes à rayures sont nos véritables cibles, cria-t-il, juste après le spécex. Si on se débarrasse des sept, on portera un coup puissant à la sous-ruche tout entière. Le premier accouplant s’avança sur le chemin menant au fronton de l’enceinte. Sa patte chitineuse se posa sur l’une des mines de Davlin. L’explosion s’éleva en un geyser orangé, projetant graviers et poussière à six mètres de hauteur. L’accouplant déchiqueté s’écrasa au sol tel un vaisseau naufragé. L’événement suscita une vague de réactions. Un bruit assourdissant de cris stridents et de crissements envahit les airs. Plus que six accouplants. Les guerriers qui escortaient la compagnie d’accouplants brandirent leurs armes énergétiques dans leurs pinces acérées. Dans le désordre indescriptible qui régnait, beaucoup se lancèrent à l’attaque, exactement comme Davlin l’avait espéré. Ils chargèrent sur la voie minée et trois explosions retentirent, vaporisant nombre d’entre eux. — Feu ! hurla Marla Chan. Davlin souleva son jazer, visa avec soin, et fora un trou carbonisé à travers un autre accouplant. Le corps rayé s’effondra dans les débris. Plus que cinq. Sur le mur d’enceinte, tout le monde se mit à tirer, fauchant des guerriers, des ouvriers et toutes les sous-espèces qui se présentaient. — Visez les accouplants ! Trois de leurs huit accouplants à présent détruits, les guerriers formèrent une barricade autour des autres immenses créatures, puis les ramenèrent en sécurité vers la cité. Davlin tira une nouvelle rafale et abattit dix guerriers d’un large balayage. Un accouplant eut deux pattes atteintes, mais parvint à s’esquiver et à filer à l’abri. De l’intérieur de sa ruche, le spécex ordonna à ses guerriers de déferler par centaines. Malgré la fusillade des colons, cet essaim était impossible à repousser. Après qu’une autre mine eut explosé, de nombreux insectes en arrière-garde ouvrirent leurs élytres et s’envolèrent, s’élevant au-dessus de la zone piégée. Les autres marchaient sur le village humain sans se soucier du danger. Ils escaladaient les cadavres qui s’empilaient. Davlin savait que le mur d’enceinte n’offrait aucune protection contre les créatures volantes. Dans le ciel, celles-ci faisaient entendre leur vrombissement menaçant. Puis elles attaquèrent en piqué. L’ancien espion tira en l’air, tuant beaucoup d’insectes en plein vol, mais le flot d’assaillants ne cessait de croître. 96 Roberto Clarin Tirant encore et encore, Clarin fit exploser le crâne aplati d’un Klikiss volant. La hideuse créature percuta un préfabriqué et glissa le long du mur, laissant une trace de bave et de sang. Un nouveau tir approximatif abattit un autre pan de mur. De nombreux colons dépourvus d’armes disparurent par les brèches de l’enceinte, prêts à tout pour s’échapper, même s’ils n’avaient nulle part où aller et peu de chances de s’éloigner suffisamment de la ruche. D’autres se précipitèrent vers leurs cachettes pour s’y enfermer, rabattant les trappes sur eux. Clarin aperçut cinq colons qui venaient de tomber sur un groupe de Klikiss rôdant à l’extérieur de la ville. Les fuyards tentèrent de revenir vers l’abri douteux de l’enceinte, mais les insectes les massacrèrent avant qu’ils aient pu faire dix pas. Marla Chan Tylar restait au sommet du mur, hurlant et tirant. Elle n’avait nullement l’intention de s’enfuir : seulement tirer sur les Klikiss jusqu’à l’épuisement de ses munitions. Clarin aurait souhaité qu’elle soit partie avec son mari. Courant dans les rues étroites, lui et Davlin essayaient désespérément de faire tenir leurs défenses, qui cédaient peu à peu. Il se rappela l’époque où ces maudits Terreux étaient venus détruire son bien-aimé Dépôt du Cyclone. La situation actuelle ne se présentait guère mieux. Au cours de l’attaque des robots noirs, l’enceinte avait été enfoncée en de multiples endroits, et les insectes affluaient par chacune des ouvertures éboulées. De la fumée s’élevait en tourbillons dans le ciel, et l’odeur de brûlé et de mort était devenue si épaisse qu’on avait du mal à respirer. Clarin se tourna en direction de la brèche la plus proche. — Je sais reconnaître une résistance désespérée quand j’en vois une, Davlin. Mais il me reste tout de même un tour dans mon sac. — Est-ce que je le connais ? — L’autre Rémora. Il est en état de voler, plein de carburant. Je vais le prendre. Une lueur d’espoir éclaira le regard de Davlin. — Bien. Vous pouvez prendre six personnes à bord. Seulement… mais c’est une demi-douzaine de vies qu’on peut sauver. Clarin ne répondit pas. Une centaine au moins de Klikiss avaient pénétré dans la ville, par les passages ou par la voie des airs, afin de rafler les colons. Il pourrait sauver six personnes… mais comment les choisir ? Et à quoi bon, si les insectes se mettaient aussitôt à leur poursuite ? Non, Clarin avait quelque chose de plus personnel en tête. Il fonça en direction du champ de débris situé à l’extérieur des murs. Le Rémora s’y trouvait camouflé. Les guerriers négligeaient cette partie de leur colonie, pour concentrer leurs forces sur la protection des accouplants et l’attaque de la ville humaine enclose. Toujours juchée sur le mur, Marla tirait sans cesse sur les accouplants, mais ceux-ci s’étaient retirés hors de portée. Un guerrier klikiss escaladait la barrière dans son dos. Elle tourna son arme vers lui et le tua, mais une seconde créature étendit ses membres et l’arracha de son perchoir. Elle continua à tirer tout au long de sa descente. Clarin atteignit enfin le Rémora et entra avec force contorsions par l’écoutille à moitié ouverte. Les moteurs s’allumèrent sans incident aucun. Au moins, il y avait quelque chose qui fonctionnait… Clarin n’avait pas eu l’occasion de procéder à des tests, même si – comme la plupart des Vagabonds – il savait à peu près piloter n’importe quel véhicule. Les commandes de cet appareil terreux n’avaient pas l’air pratiques. Clarin se pencha en avant, examina les boutons et trouva ce dont il avait besoin. Au moyen des propulseurs de contrôle d’altitude, il extirpa le Rémora hors de son camouflage de débris, puis s’éleva dans une accélération brutale de ses moteurs principaux. L’engin pivota sur lui-même, puis vola vers les tours de la cité klikiss. Tout semblait se produire au ralenti. Ses oreilles résonnaient du bruit des explosions, des moteurs vrombissants, de la fusillade et des cris. Les stridulations et les sifflements semblaient assez puissants pour faire éclater les hublots du cockpit. Mais Clarin chassa tout cela de son esprit pour se concentrer sur son objectif. Il augmenta la poussée alors qu’il approchait de la ville-forteresse. Il aperçut la bâtisse trapue aux murs épais abritant le spécex : l’esprit qui contrôlait toutes ces créatures mortelles. L’objectif principal. Son Rémora possédait des armes des FTD, probablement en assez grande quantité pour raser toute cette damnée ruche. S’il pouvait neutraliser le spécex, il les arrêterait tous. Ou j’aurais pu sauver six personnes, comme le voulait Davlin. Mais il ne regrettait pas son choix. Alors que le Rémora gagnait de la vitesse, des dizaines de guerriers klikiss prirent leur envol, tels des frelons, pour former un cordon d’interception. Clarin en abattit un grand nombre avec ses jazers, mais ils grouillaient autour de lui. Plusieurs d’entre eux heurtèrent sa coque, s’assommant au passage. D’autres s’écrasèrent sur ses propulseurs, en se laissant volontairement aspirer dans les adducteurs d’air. Sur le tableau de bord, des voyants d’alarme se mirent à clignoter. — Foutues bestioles, hors de mon chemin ! En contrebas, il aperçut Davlin qui menait une poignée de survivants vers une sortie, et une lueur d’espoir l’envahit. L’homme s’était emparé d’un véhicule klikiss et avait embarqué autant de colons qu’il avait pu. À présent, l’engin s’éloignait en cahotant à travers le paysage accidenté, plus vite que les guerriers. Au moins était-il libre… pour un moment. Un guerrier se jeta sur la vitre du cockpit, l’étoilant et empêchant Clarin de voir devant lui. Les Klikiss affluaient autour du Rémora dans l’intention de le faire chuter. Le Vagabond se mit à tirer au hasard, sans se soucier de ce qu’il touchait. Des explosions fleurirent sur les flancs des tours grumeleuses. L’un des moteurs du Rémora rendit l’âme, arraché par les insectes. D’autres Klikiss rampaient sur la coque. Clarin les entendait dépecer son blindage en plein vol. Le vaisseau allait s’écraser. Il secoua le palonnier de droite et de gauche pour se mettre en vrille, et deux insectes furent éjectés de leur perchoir sur le cockpit. Cependant, cela ne suffit pas. La ville des insectes se trouvait droit devant, mais il perdait rapidement de l’altitude. Ses assaillants causaient des ravages dans ses systèmes, démantelaient les armes montées sur sa coque. Trois des jazers refusèrent de tirer. Il n’arriverait jamais jusqu’à la ruche, bon sang ! En dessous, les accouplants avaient été mis à l’abri dans les tours, à l’exception d’un seul. La dernière créature tigrée restait à l’extérieur, entourée de trente guerriers. Lorsqu’elle inclina sa tête épineuse dans sa direction, Clarin eut l’impression de plonger son regard droit dans ses yeux à facettes. Il devait le faire. Il utilisa le peu de contrôle qu’il avait encore sur son Rémora. Il se concentra sur l’accouplant, qui représentait l’avenir de la ruche. L’objectif secondaire. Cet énorme, ce sale insecte… c’était comme s’il avait une cible peinte sur sa carapace. Clarin fit piquer son Rémora, accélérant avec les dernières gouttes de carburant. Il ne vit jamais le flash de l’impact. 97 Rlinda Kett Accompagnés par Sullivan Gold, Rlinda et BeBob naviguaient vers la Terre à bord du Curiosité Avide. Rlinda fredonnait afin de cacher son inquiétude. — De simples marchands indépendants qui apportent des marchandises sur Terre, voilà ce qu’on est. Nul besoin de nous prêter une attention particulière. Ces dernières semaines, tous les vaisseaux marchands de la Confédération s’étaient efforcés de retransmettre la condamnation royale et l’enregistrement de la confession de Patrick Fitzpatrick. Des stations relais les avaient largement diffusés. Toutefois, Rlinda devait se montrer très prudente. Ils auraient une montagne d’ennuis si l’on découvrait les activités réelles du Curiosité. Sur le chemin vers la Terre, BeBob et elle avaient fait halte sur trois colonies n’ayant pas formellement rejoint la Confédération. Même s’ils n’avaient pas émis de doutes vis-à-vis des agissements du président Wenceslas et du général Lanyan, les représentants des gouvernements locaux s’étaient contentés de hausser les épaules. Et les rétorsions des FTD à l’encontre de Rhejak n’avaient fait que renforcer leurs réticences à rompre avec la Hanse. BeBob s’était montré consterné, tandis que Sullivan avait secoué la tête en soupirant. — Vous n’arriverez pas à communiquer avec eux. Ils sont conditionnés. — Ou terrifiés, avait suggéré BeBob. Rlinda avait gloussé. — Peut-être, mais le roi nous a demandé de passer le mot, alors on le passe. Je suis le ministre du Commerce de la Confédération, vous savez. Je devrais me fabriquer un écusson, ou un truc dans le genre. Malgré l’appréhension de Rlinda, BeBob insistait pour l’accompagner. Son visage poupin exprimait une affection quelque peu débordante. — Je t’assure, je ne mettrai pas un orteil hors du vaisseau. Je me ferai plus discret qu’un grain de poussière sur une coque repeinte de frais. Tu n’as pas à t’inquiéter, Rlinda. Je te le promets. — Qui a dit que j’étais inquiète ? Il lui lança un regard qui en disait long. — Je lis en toi comme dans un livre ouvert. — Depuis quand lis-tu des livres, toi ? En passant en revue les transmissions locales, elle avait trouvé au moins deux groupes d’amateurs qui avaient rediffusé le message incendiaire du roi Peter aussi largement que possible avant que la Hanse les arrête. Une station relais avait été éteinte presque immédiatement, mais les autres répercutaient le message sans fin. Les gens l’entendraient, Rlinda en était certaine. Qu’ils choisissent ou non de se révolter contre le président était une tout autre question… Après un long silence bizarrement empreint de gêne, BeBob parla, et Rlinda sentit qu’il avait eu du mal à choisir ses mots : — Si on devient partenaires, peut-être devrait-on se remarier ? — Je croyais qu’on avait appris la leçon… — Les temps ont changé. Pourquoi ne pas y songer ? Elle se pressa contre lui avec suffisamment de force pour l’enfouir dans ses bourrelets. — Tu te sens anxieux, c’est ça ? Tu es mon partenaire, en affaires comme en… relations physiques. Ne gâche pas les bonnes choses avec un bout de papier. Sullivan arriva de sa cabine située à l’arrière. Il se frotta les yeux, s’étira les bras et bâilla. — Nous arrivons bientôt ? Rlinda désigna les hublots. — Cette grosse boule de marbre bleu, là-bas, c’est la Terre. Vous la reconnaissez ? Vous pouvez voir votre maison d’ici ? Le vieil homme semblait à la fois inquiet et impatient. — Je croyais que vous me réveilleriez. Il me faut du temps pour me préparer… — Vous pouvez respirer, monsieur Gold. On n’est même pas entrés en orbite. Une fois descendus, on devra remplir un million de formulaires, se frayer un chemin à travers leurs fichues procédures de sécurité, puis faire la queue pour atterrir. Vous avez le temps de piquer un autre roupillon avant qu’on se pose. Comme elle se plaçait en orbite, Rlinda manœuvra pour contourner une zone de débris spatiaux. Ces temps-ci, peu de vaisseaux extérieurs commerçaient avec la Hanse, de sorte qu’elle s’attendait à faire de gros bénéfices, malgré les taxes ridiculement élevées que le président avait instaurées. Sullivan serra les mains pour contenir son excitation. — Pourrais-je envoyer un message à Lydia ? Que ma famille sache que je suis en route ? — Ça ne devrait pas poser de problème. Vous êtes toujours un citoyen de la Hanse, pas vrai ? — Pour autant que je le sache. Rlinda ouvrit une fréquence de communication privée, assurée par un faisceau étroit. Sullivan lui avait fourni ses codes personnels, de sorte qu’elle put établir un contact direct. — Je vais utiliser des serveurs locaux. Pour votre femme, ça ressemblera à n’importe quel appel promotionnel. Sullivan grimaça un sourire. Rlinda le sentait aussi nerveux qu’empressé. — Cela lui conviendra. — Depuis quand êtes-vous mariés ? demanda BeBob. — Depuis tant d’années que j’ai cessé de compter. Rlinda roula des yeux. — Allons, bien sûr que non ! Le vieil homme eut un sourire penaud. — Quarante-deux ans. Et demi. Tandis que BeBob établissait la connexion et amplifiait le signal, Rlinda fit pivoter son siège. — Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on fasse une grande annonce ? que la Hanse nous accueille en fanfare ? Votre retour, c’est pourtant une sacrée nouvelle. — Rlinda ! râla BeBob. Profil bas, tu te rappelles ? — Je n’ai pas dit qu’on révélerait à tout le monde que tu es à bord. En fait, je préférerais que tu te caches dans la soute, dans un compartiment étiqueté : « Déchets toxiques ». — C’est le premier endroit qu’ils inspecteraient. — Aucun comité de réception, s’il vous plaît, dit Sullivan. Je n’aime guère la notoriété. Je veux simplement me glisser hors d’ici et passer du temps avec les miens. Les médias me dénicheront tôt ou tard, alors, laissez-moi un peu de temps pour une réunion de famille. — Comme vous voudrez. Lorsque Lydia décrocha, elle fut d’abord décontenancée, puis choquée, émerveillée… et finalement légèrement irritée. « Bon, bon, je me demandais quand tu appellerais la maison, répondit-elle avec une sévérité manifestement fausse. J’en déduis que tu n’es pas mort, alors ? La Hanse a rapporté que ton moissonneur d’ekti avait été détruit, sans laisser aucun survivant. » Il approcha son visage si près de l’écran que Rlinda crut que son nez allait le heurter. « Tu n’as pas reçu mes lettres ? J’ai demandé à mon prêtre Vert de les envoyer. Tu ne sais pas que j’ai été secouru quand les hydrogues ont détruit ma plate-forme ? — Je n’ai reçu aucune lettre, mais j’ai écouté les nouvelles. Depuis, je patientais. (Elle souriait à présent.) Tu aurais besoin d’un bon rasage. — Et toi, tu es magnifique. — Ce genre de flatterie m’incite à croire que tu me caches quelque chose. — Cela veut dire que tu m’as manqué. Notre vaisseau descend actuellement vers l’astroport du Quartier du Palais. Tu es contente que je rentre à la maison ? — Absolument. Et pas seulement pour ta conversation spirituelle. Par ici, on aurait bien besoin d’un coup de main. — Alors, tu seras là pour m’accueillir ? — J’amènerai la famille. (Lydia le contemplait comme si elle ne voulait pas couper la communication.) Mais je dois y aller, sinon on n’aura pas le temps. » Sullivan garda les yeux rivés sur l’écran vierge, puis cligna des yeux et se tourna vers ses compagnons. — J’ai une famille assez étendue, vous savez. Deux heures plus tard, le Curiosité Avide atterrit sur son emplacement. Les passagers ouvrirent les écoutilles pour laisser entrer l’air frais et familier de la Terre. BeBob plaça son visage sous la brise. — Ah, respire-moi un peu ça ! — Il est temps pour toi de te cacher dans ton compartiment, indiqua Rlinda. Je m’occupe de la paperasse. Elle savait que la sécurité de l’astroport constituait un véritable parcours d’obstacles. Sullivan rassembla dans ses sacs ses effets personnels, ses souvenirs, et les récompenses remises par le Mage Imperator tandis que les fonctionnaires du Commerce de la Hanse transmettaient une liste de nouvelles taxes. Rlinda écoutait la radio. Soudain, son large visage s’empourpra. — Bon sang ! BeBob, viens voir dans le cockpit. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Les sbires de l’astroport arrivent pour inventorier la cargaison avec des scanners, y compris les compartiments scellés. Ils te trouveront où que tu te caches. — Qu’est-ce que je vais faire ? — Tu pars avec Sullivan… tout de suite. Ils viennent de saisir un gros vaisseau plein de composants de contrebande dans la zone B. Les sbires s’excusent auprès de nous « pour le retard de traitement ». Fiche le camp d’ici, et n’attire pas l’attention sur toi en attendant que je t’indique que la voie est libre. BeBob emboîta le pas à Sullivan sur la rampe qui s’abaissait. Il se retourna soudain, pour s’élancer vers Rlinda et lui donner une bise sur la joue. Puis il fila sur le terrain d’atterrissage grouillant d’activité. Rlinda resta en arrière. Elle régla les détails, remplit les formulaires en ligne, répondit aux questions pleines de suspicion, et attendit les agents d’inspection. Ceux-ci arrivèrent plus d’une heure plus tard, ce qui n’améliora guère son humeur. — Malgré ses plaintes à propos du manque de marchandises, maugréa-t-elle, le président ne rend pas les choses faciles pour un honnête marchand… Elle accueillit à bord deux fonctionnaires de la Hanse. Ils parcoururent des yeux la liste de sa cargaison, pendant qu’une équipe de gardes casqués et surarmés passait sa coque et l’intérieur du Curiosité au crible de leurs instruments de détection. Elle leur laissa découvrir une poignée d’articles de contrebande non déclarés pour qu’ils cessent de fouiller davantage, à la recherche de quelque chose de plus suspect. Elle ne voulait surtout pas les voir inspecter son journal de bord, où BeBob était mentionné. Enfin, les fonctionnaires lui offrirent d’acheter ses fournitures. Après avoir proposé un prix plus élevé, Rlinda fut stupéfaite de voir sa tentative de négociation se heurter à un regard glacial. — C’est un prix fixe, capitaine Kett, et c’est tout ce que nous sommes autorisés à vous donner, dit l’un d’eux. Le président a changé nos pratiques commerciales en ces temps de guerre. Nous supposions que vous en connaissiez les conditions avant votre atterrissage. Le second représentant ajouta d’un ton froid : — Nous avons la permission de saisir votre cargaison entière si vous n’acceptez pas ces conditions. — Vous ne devez pas avoir beaucoup de clients fidèles, pas vrai ? (Ils la dévisagèrent en silence, et elle sut qu’elle devrait céder.) D’accord, mais pour ce prix, ne vous attendez pas à ce que je lève le petit doigt pour vous aider à décharger. — Nous avons tout le personnel qu’il faut pour cela, madame. Des équipes en uniforme enlevèrent les caisses du Curiosité Avide, les scannant au fur et à mesure avec soin afin de vérifier si elles ne contenaient pas quelque piège ou article de contrebande. — Une fois que votre cargaison aura été déchargée, capitaine Kett, vous aurez une heure pour quitter l’aire d’atterrissage. — Compris, répondit Rlinda avec un grognement d’incrédulité. Pensaient-ils vraiment qu’après un accueil si chaleureux elle voudrait prolonger son séjour plus que nécessaire ? Une fois ses soutes vides et son si maigre paiement en crédits hanséatiques (sans valeur sur la plupart des mondes de la Confédération) encaissé sur son compte, elle transmit à BeBob le signal qu’il pouvait revenir. Elle attendit, au supplice, qu’il se manifeste, mais ce ne fut pas le cas. Son malaise augmenta à mesure que les minutes passaient. Il n’aurait pas dû mettre tant de temps à revenir. Elle espéra que la famille Sullivan ne l’avait pas invité à dîner… Soudain, la voix essoufflée de BeBob crachota sur la fréquence privée : « Rlinda, fais chauffer les moteurs et ouvre l’écoutille ! J’arrive. — Pourquoi cette hâte ? Tu as séduit la fille du taulier, ou quelque chose dans ce genre ? — Je ne rigole pas ! Quelqu’un a lancé une vérification sur le Curiosité. Il y a un mandat d’arrêt contre toi… contre nous deux ! » D’après le ton de sa voix, Rlinda comprit qu’il était sérieux. Elle s’installa lourdement devant le tableau de bord et sentit vrombir les propulseurs intrasystème qui montaient en puissance. À l’instant où la rampe d’accès s’abaissa, elle entendit BeBob se précipiter à bord. — Vas-y ! cria-t-il. Les gardes viennent saisir le vaisseau. — Pas mon vaisseau, pas eux. Elle écrasa son poing sur le bouton de lancement, tandis que de l’autre main elle fermait le sas. Le Curiosité bondit dans les airs. Rlinda utilisa les moteurs d’appoint pour l’incliner afin d’éviter un gros cargo sur le point d’atterrir. Une voix discordante retentit dans les haut-parleurs du cockpit : « Curiosité Avide, atterrissez immédiatement. Restez sur le tarmac. » Rlinda ne put s’empêcher de railler les autorités : « Messieurs, décidez-vous ! La dernière fois que vous m’avez parlé, vous m’avez ordonné de partir aussitôt que possible. — Capitaine Kett, ici la sécurité. Votre départ est interdit. Revenez et préparez-vous à être arraisonnée. — Je commence à en avoir marre de tous ces trucs interdits. » Comme le Curiosité gagnait de l’altitude, les vaisseaux de sécurité de la Hanse émergèrent des hangars autour du terrain d’atterrissage afin de l’intercepter. Rlinda tapota le bras de BeBob. — Ne t’inquiète pas. Je ne les laisserai pas te reprendre. — M’inquiéter ? Pourquoi m’inquiéterais-je ? Les Vagabonds avaient aidé Rlinda à modifier le Curiosité Avide, de sorte que celui-ci possédait désormais quelques capacités que les vaisseaux des FTD ne pouvaient contrer. Elle partit en voltige dans l’air raréfié selon une trajectoire inopinée. À la radio, les plaintes, les menaces et les jurons de frustration devinrent bientôt très amusants. Elle n’y répondit pas, et son vaisseau distança aisément ses poursuivants. 98 Sullivan Gold — Tu as pris ton temps pour arriver ! dit Lydia. — Moi aussi, je t’aime, répondit Sullivan, qui ne pouvait s’empêcher d’arborer un large sourire. (Il l’embrassa sur la joue.) Tu m’as beaucoup manqué. — Bien sûr… As-tu la moindre idée du nombre de fois où j’ai songé à renoncer à te revoir et à me remarier ? Il pressa le corps décharné de sa femme contre lui. — Je n’y crois pas une seconde. — Comme tu es mignon. Ils se tenaient tous deux en bordure du terrain d’atterrissage, au milieu d’un ballet d’inspecteurs et de marchands. Le capitaine Roberts avait remis Sullivan à sa famille avant de prendre congé en hâte. L’éventualité que des journalistes puissent filmer son retour au pays l’effrayait. Il semblait détester les caméras. Des appareils venaient d’atterrir sur des zones hautement sécurisées, d’où des véhicules de surface emportaient les cargaisons jusqu’à des plates-formes de distribution. L’air sentait le carburant brûlé, les vapeurs d’essence, les liquides de nettoyage et le pavage surchauffé : rien à voir avec Mijistra, mais il n’en avait cure. Ces odeurs familières suscitèrent en lui une bouffée de nostalgie qui lui fit monter les larmes aux yeux. Il les essuya d’un geste vif. Un bruit de fond assourdissant régnait sur l’astroport : le trafic aérien, les machines de chargement, les annonces beuglées par haut-parleurs, les gens qui criaient… La famille de Sullivan se pressait autour de lui. Fils et filles, petits-enfants tout excités qui réclamaient son attention et le bombardaient de questions, impatients d’écouter les histoires qu’il avait à raconter. Il ne parvenait pas à entendre une phrase cohérente dans ce vacarme. Après avoir reçu son appel, Lydia avait passé des coups de fil à ses enfants et petits-enfants et avait formé un convoi. Cette foule en liesse venue l’accueillir rendait Sullivan quasiment muet d’émerveillement. Il était littéralement assailli de baisers de bienvenue, de tapes dans le dos, d’enfants qui lui tiraient les manches. Il laissa sa joie éclater en regardant cette mer de visages souriants, même s’il était gêné de constater qu’il n’en reconnaissait pas un certain nombre. — Bon, la famille s’est agrandie jusqu’à quelle taille, depuis mon départ ? — Jusqu’à la bonne taille, répondit Lydia. Tout le monde semblait si différent ! Cela faisait-il seulement un an qu’il était parti ? Entre-temps, beaucoup d’événements étaient survenus sur Terre. Était-ce Victor ? et là, Patrice ? Comment leur coupe de cheveux pouvait-elle avoir changé à ce point ? Il y avait de nouveaux petits amis et petites amies, deux mariages brisés, trois grossesses, et un douloureux décès : non pas à cause de la guerre des hydrogues, mais au cours d’une stupide panne de transport en commun. Trois de ses petits-fils avaient « fait leur devoir » en s’enrôlant dans les Forces Terriennes de Défense, séduits par la campagne de recrutement agressive. Sullivan n’était pas sûr de ses sentiments à ce propos. Il ne parvenait pas à les imaginer assez âgés pour une telle chose. — C’est si bon de se retrouver chez soi. (Il embrassa sa femme sur la tempe ; il jouissait du simple fait de se tenir là, entouré des siens.) Tu n’as pas changé d’un iota. Tu n’as pas vieilli d’un jour. — C’est parce que je me suis fossilisée bien avant ton départ. — Je t’ai écrit vingt-cinq lettres, mais le Mage Imperator ne nous a pas laissés les envoyer. Et tu n’as pas eu celle que le prêtre Vert a transmise. — Pratique, comme excuse. Ses taquineries lui tirèrent une moue. — Un peu de sympathie, s’il te plaît ! Tu n’imagines pas les épreuves que j’ai dû surmonter : les hydrogues ont détruit mon moissonneur d’ekti sous mes pieds, et les Ildirans nous ont maintenus en captivité parce que nous avions vu quelque chose que nous n’aurions pas dû. — Quoi donc ? Trop d’Ildiranes toutes nues, je parie. Ils étaient mariés depuis si longtemps que les piques de Lydia s’apparentaient plus à des marques d’affection qu’à de véritables critiques. — Eh bien, chérie, je n’aurais pas tenté l’aventure sans cette réunion de famille où nous avons décidé que cela en valait la peine. Le paiement promis par la Hanse… Il fut interrompu par un grognement de colère de Lydia, et l’inquiétude le prit. — Le paiement ? répéta-t-elle. Ils ont changé les règles sitôt qu’on a eu rempli le formulaire de ton assurance décès. — Tu as rempli le formulaire de mon assurance décès ? — Eh bien, ils affirmaient que ton moissonneur d’ekti était détruit. Nous n’avons pas obtenu le moindre crédit, de sorte qu’ici ça n’a pas été une partie de plaisir non plus. Il cligna des yeux, les jambes molles. — Tu as rempli le formulaire de mon assurance décès ? Vraiment ? — Ta plate-forme était détruite, et tu avais disparu. Qu’est-ce que j’étais censée croire : que tu avais appris à voler ? — Je suppose que je ne peux pas contester ça. Il avait hâte à présent de s’éloigner du vacarme du terrain d’atterrissage, c’est pourquoi il dirigea la petite troupe vers la voie piétonnière. Jessica, l’une de ses petites-filles, le tira par la manche. — Tu es riche, maintenant ? Grand-mère m’a dit que tu rapportais un coffre au trésor. — Eh bien, je suis revenu avec quelques objets de valeur ildirans. Il arborait un large sourire, mais l’expression de Lydia s’assombrit. — Mieux vaut les cacher avant que la Hanse les confisque. Le montant des taxes d’importation s’élève à cinquante pour cent ou quelque chose comme ça. S’efforçant de paraître optimiste, il répondit : — Au moins ai-je la gratitude éternelle du Mage Imperator… Pour ce qu’elle vaut. Les yeux de sa femme s’emplirent d’aigreur. — Bien. Il faudra peut-être tous émigrer là-bas, si ça continue comme ça. Tu ne croiras jamais ce que le président… — Silence, maman, intervint Jérôme, leur fils aîné. Il jeta un coup d’œil inquiet alentour, comme si elle avait dit quelque chose de dangereux, comme si des micros-espions écoutaient chacun de leurs mots. Sullivan eut un mouvement de recul. — Que se passe-t-il ? — Rien, rien ! dit rapidement Jérôme en tapotant le bras de sa mère. Tu la connais : s’il n’y a rien au sujet de quoi se plaindre, c’est une sombre journée pour elle. Peut-être irons-nous tous en vacances sur Ildira. Un jour. Sullivan força Lydia à le regarder. — Que se passe-t-il ici ? J’ai été coupé de tout. J’ai parlé à des Vagabonds et à d’anciens marchands de la Hanse, et aucun d’eux ne dit du bien du président Wenceslas. Est-il vrai qu’il a envoyé une flotte conquérir Theroc et s’emparer du roi et de la reine ? A-t-il réellement investi Rhejak ? — Voici ce que je me contenterai de dire, Sullivan : tu as été sage de ne pas provoquer de raffut lors de ton retour. Pas d’interviews, pas d’annonce. Mieux vaut ne pas attirer l’attention sur toi. Je doute que le président apprécierait. Et il est bon que tu nous aies ménagé une porte de sortie, au cas où la Terre ne serait plus à l’avenir un endroit acceptable pour élever une famille… Tu aurais peut-être mieux fait de rester sur Ildira. 99 Basil Wenceslas L’invasion klikiss pouvait servir la Hanse. Basil avait décidé que c’était la meilleure façon de contrôler la situation. Et le Pèrarque de l’Unisson serait son porte-parole. Il n’y avait aucun pli, aucun fil qui dépassait, aucune touche de maquillage mal placée : sous l’œil vigilant de Basil, les stylistes, valets et répétiteurs préparaient le Pèrarque pour sa grande entrée. Basil regarda droit dans les yeux du vieil homme empâté. C’étaient ces yeux saphir qui avaient d’abord attiré son attention lors de l’audition de sélection. Ce bleu limpide était naturel, de sorte qu’aucun implant n’avait été nécessaire. Sa voix était profonde, et son épaisse barbe d’une blancheur de neige envahissait ses joues rouges et rebondies pour se terminer en pointe. Ses vêtements amples, qui tombaient de ses épaules arrondies, l’enveloppaient comme s’ils dissimulaient un corps massif, mais qui n’était, en réalité, que corpulent. Sa crosse de cérémonie était imposante : un bâton en or incrusté de gemmes taillées, dont chacune avait été polie pour ne laisser paraître aucune tache, même avec une résolution d’image maximale. Le Pèrarque était une figure qui évoquait à dessein le Père Noël. Il arborait en toutes circonstances l’attitude rassurante d’un vieil oncle. L’Unisson figurait depuis longtemps une partie agréable de la vie de la Hanse, comme un gentil vieux chien édenté. Mais bientôt, cela allait changer. Le discours du Pèrarque inaugurerait une nouvelle ère. Un siècle auparavant, les présidents en exercice avaient parfaitement bien choisi les symboles de référence du chef de l’Unisson. À bien des égards, le Pèrarque rappelait à Basil le Vieux roi Frederick : une marionnette obéissante qui ne faisait pas montre d’une intelligence excessive… pour son propre bien. — Vous êtes prêt, dit-il, et sa formulation n’avait rien d’une question. — Je le crois, monsieur le Président. — Vous devez connaître votre rôle sur le bout des doigts. Pas de seconde chance. Le Pèrarque bomba le torse. Il avait toujours été un bon interprète. — On m’a fait répéter sans pitié. Je sais mon texte. Et je connais les conséquences de la moindre erreur. Ses lèvres s’incurvèrent sous sa barbe, mais Basil le tança : — Pas de sourire ! Ni pour ce discours, ni dans les temps qui s’annoncent. Votre œil ne pétillera pas lorsque vous expliquerez la cause de la catastrophe qui nous menace. Quand nous montrerons les images du raid du général Lanyan sur Pym, vous devrez manifester une vertu indignée, et de la colère vis-à-vis de ce nouvel ennemi. Et non pas sourire comme un imbécile. Penaud, le Pèrarque opina, tandis que Basil poursuivait : — À dater de ce jour, vos responsabilités vont décupler. Vous ne faites plus seulement partie du mobilier : vous êtes une arme au service de l’humanité. Une foule sélectionnée avec soin s’était rassemblée sur l’esplanade du Quartier du Palais. La tradition voulait que le Pèrarque s’exprime depuis le temple de l’Unisson, mais Basil avait décidé que le Palais des Murmures était un meilleur lieu de rendez-vous. — Allez-y, ils vous attendent. Mon adjoint et moi vous observerons d’ici. Galvanisé par le discours de Basil, le Pèrarque s’éloigna, suivi par des valets qui continuaient à rajuster et à brosser ses vêtements pour en chasser d’éventuelles peluches. Imprégné de son rôle, il marcha d’un pas solennel en utilisant sa lourde crosse. Comme prévu, Eldred Cain rejoignit Basil, qui hocha la tête. — Vous voici enfin. Bien. Je veux que vous entendiez les paroles du Pèrarque. Il prit place dans une niche qui permettait d’observer sans être vu. Le public commença à s’exciter comme la garde d’honneur marchait vers l’estrade afin d’ouvrir la voie. — Le Pèrarque n’a jamais prononcé que des platitudes, dit Cain, les yeux rivés sur la foule grouillant en contrebas. — Pas aujourd’hui. Plus jamais à partir d’aujourd’hui. Le dignitaire barbu grimpa les marches jusqu’au sommet de l’estrade, et la foule devint silencieuse. Il commença par l’invocation traditionnelle, mais en y ajoutant quelques formules militaristes qui allaient bien au-delà de l’habituel : « Aimez-vous les uns les autres et adorez Dieu. » D’une voix tonnante, il s’exclama : — Il n’y a rien de plus sacré qu’un soldat se battant pour une cause sacrée. Je vais vous montrer la voie. Il brandit sa crosse et l’abattit, tel un lancier assenant un coup de son arme. Le public était à présent tout yeux. Depuis le retour du général Lanyan, Basil avait décidé de se servir de son échec comme d’un levier. Il avait interdit que l’on expurge les scènes horribles de l’assaut de Pym, et insisté pour que l’on voie sans fard la mort sanglante des soldats des FTD. Avant même que les colons rescapés se soient changés, avec leurs vêtements encore en lambeaux et leur peau maculée de poussière alcaline, les soldats avaient enregistré le sinistre récit de l’invasion extraterrestre. Les images montrant les monstrueux Klikiss – prises par les caméras embarquées des soldats – passaient en boucle sur toutes les chaînes d’infos. Nul ne pouvait s’empêcher de frémir en découvrant comment les créatures insectoïdes avaient asservi ou massacré les pauvres colons. — Ces monstres sont un miracle déguisé… Exactement ce dont nous avions besoin, commenta Basil avec un sourire de satisfaction. Cela jette une toute nouvelle lumière sur l’insurrection du roi Peter et sa déclaration qui a semé la discorde. Les gens verront son stratagème pour ce qu’il est : de la politique de bas étage, à laquelle ils ne voudront pas prendre part. La menace klikiss va permettre de rassembler tous les citoyens loyaux. — Peut-être que si vous leur offriez un nouveau roi, ils oublieraient Peter, suggéra Cain. Quand comptez-vous présenter votre candidat ? Quand allez-vous me le montrer ? — Le temps venu. Pour le moment, il nous faut quelque chose de différent. La religion est la clé, et pour cela, le Pèrarque va jouer un rôle central. (Il désigna l’estrade au centre de l’esplanade.) Écoutez. Le Pèrarque prononça son discours en véritable virtuose, plein de feu et de passion. Le public, déjà effrayé plus que de raison, était transporté par ses pompeuses déclarations : — Vous avez vu les images. Ces créatures nous ont attaqués, elles nous ont volé les mondes que nous avions colonisés avec tant de peine. On les appelle les Klikiss. (Il leva le poing.) Mais moi, je les appelle des démons ! Pour quiconque a la foi, il n’est pas besoin d’explication scientifique : la réponse est évidente. (La foule murmura, gronda, applaudit, ou cria.) Je vous parle pour vous donner de l’espoir. Mais d’abord, nous devons affronter une réalité qui n’a rien de plaisant. En premier lieu, vous devez comprendre pourquoi ces démons sont venus. Voyez-vous, il s’agit d’une punition pour nos actes. Des considérations séculières nous ont détournés de la religion. Nous avons prêté plus d’attention au commerce et à la politique qu’à Dieu. La surprise de Cain fit sourire Basil : — J’ai pensé que cette petite touche ferait son effet… — D’abord, déclamait le Pèrarque, les hydrogues ont failli nous détruire, mais nous les avons vaincus. Puis le couple royal s’est retourné contre nous. Le roi et la reine ont abandonné la Terre et la Hanse, et sitôt qu’ils l’ont fait, les Klikiss sont revenus. (Il hocha la tête avec componction.) Cela s’est produit parce que nous nous sommes dévoyés. Peter continue à cracher ses paroles empoisonnées contre le président, contre la Hanse… contre vous tous. Cela ne lui sera pas pardonné, et vous en paierez le prix si vous l’écoutez. » Les démons klikiss sont venus nous châtier pour nos erreurs. Pour nous sauver, nous devons changer notre façon de penser. Prochainement, je vous soumettrai un plan pour notre survie. Dieu nous punit pour nous rappeler à quel point nous l’avons déçu. Mais comme toujours, Dieu est bonté, et Il nous montrera le chemin de la rédemption. La foule l’acclama. Basil était extrêmement satisfait. Cain restait toutefois perplexe. — L’Unisson a toujours été une religion consensuelle, expurgée de tout pouvoir, un compromis de toutes les sortes de foi, dit-il. Je croyais que son but originel était de désamorcer le fanatisme et de nous permettre de mener nos affaires sans être gênés par ces problèmes. Basil fit la moue. — C’était vrai à une époque. Mais l’Unisson ne peut plus servir d’alibi. Cette époque a fait long feu. Sous ma gouverne, ce discours du Pèrarque n’est que le premier d’une longue série. 100 Margaret Colicos La mélodie plate et métallique de la boîte à musique jouait sur une symphonie de hurlements humains. Margaret regardait par une ouverture d’une tour de la cité extraterrestre où elle s’était retirée. Les jambes repliées sous elle, elle se tapissait contre la paroi rugueuse. Elle avait fait de son mieux, même si elle savait depuis le début que les colons n’auraient aucune chance. À présent, même DD était parti, de sorte qu’elle se retrouvait de nouveau seule au milieu des monstres. Comme avant. Elle s’était efforcée de communiquer avec le spécex afin d’exiger, dans leur langage heurté et discordant, que les Klikiss ne fassent pas de mal aux colons, en insistant sur le fait que ces personnes étaient sa ruche. Elle avait tracé des symboles sur le sol, joué des airs. Mais le spécex avait cessé de l’écouter. Même sa boîte à musique ne faisait plus aucun effet sur les insectes. L’esprit de la ruche avait l’intention de consommer tous les humains qu’il avait « engrangés » pour sa prochaine fisciparité. La ruche avait besoin de s’étendre, de reconstituer ses troupes perdues au cours des récentes batailles. Margaret se demanda dans quelle mesure la perte de quatre des huit accouplants affecterait la fisciparité. La progéniture klikiss dépendrait d’autant plus des attributs humains que l’esprit de la ruche comptait incorporer. Elle se rappela la poignée d’hybrides qui avaient résulté de l’assimilation de ce pauvre Howard Palawu. Cela ne sauverait aucun des colons. Épargnée par les combats qu’elle avait fuis, Margaret avait regardé les guerriers klikiss capturer des fuyards et les refouler à l’intérieur du camp. Les ouvriers n’avaient cessé d’arpenter le champ de bataille sur leurs pattes multiples afin de récupérer les corps humains et les rejeter derrière l’enceinte. Lorsque les accouplants se nourrissaient, ils tiraient ce dont ils avaient besoin aussi bien de cadavres que de victimes vivantes. Des ouvriers avaient transporté des dizaines de larves sécrétrices afin de reboucher les brèches au moyen de ciment résineux et d’emprisonner de nouveau les survivants. Très bientôt, l’enceinte reconstituée abriterait une nouvelle chambre des horreurs. Depuis la bataille qui avait eu lieu deux jours plus tôt, l’approvisionnement en eau et en nourriture avait été interrompu. Les murs étaient plus hauts et dépourvus d’aspérités, sans aucune ouverture permettant à quiconque de s’enfuir. Les survivants avaient rassemblé les corps de leurs défunts et les avaient empilés sur des bûchers, pour exprimer leur peine ou en signe de protestation contre le spécex, empêchant ainsi ce dernier de récupérer leur ADN. Même à cette distance, Margaret entendait les cris des prisonniers. Elle se trouvait dans la cité klikiss, saine et sauve mais misérable. Elle remonta sa boîte à musique et la fit rejouer. Anton lui avait appris les paroles de Greensleeves, qu’elle avait ensuite enseignées à Orli : Hélas, mon amour, vous me faites mal En me rejetant sans douceur. Mais je vous aime tant et depuis si longtemps, Et me délecte de votre compagnie. Au niveau du sol, dans un seul et même mouvement, les tours dégorgèrent des colonnes de guerriers et d’ouvriers klikiss bourdonnants, tandis que d’autres s’envolaient d’un bond d’ouvertures voûtées en surplomb. Le cœur de Margaret se serra. Ainsi, le spécex avait pris sa décision. Le serment que vous avez brisé, comme mon cœur, Oh, pourquoi m’avez-vous ainsi ensorcelé ? Aujourd’hui qu’un monde me sépare de vous, Mon cœur, lui, reste prisonnier. Elle laissa la mélodie mourir d’elle-même. Comme Anton lui manquait ! Comme elle aurait voulu que Louis soit là ! En fabriquant un nouveau Flambeau klikiss, elle et son mari avaient accompli un exploit. Ils l’avaient utilisé en croyant alors agir pour le bien de la Hanse. Une supposition ô combien erronée… Les quatre accouplants sortirent pesamment de la cité klikiss. L’un d’eux boitait, et Margaret s’aperçut que deux de ses membres articulés avaient été blessés dans le combat. Les créatures à rayures progressaient avec raideur, leur carapace et leurs épines polies. Des ouvriers les avaient apprêtées pour ce défilé. Flanqués de guerriers, les accouplants avancèrent d’un pas décidé en direction de l’enceinte. À l’intérieur de celle-ci, les prisonniers les virent arriver et poussèrent des hurlements sauvages. Ils lancèrent des blocs de béton résineux, des poutrelles de soutien et même des meubles, blessant quelques insectes éclaireurs qui rôdaient à leur portée. Les accouplants n’interrompirent pas leur marche. Ils ne pensaient qu’au festin génétique qui les attendait. L’espèce des Klikiss haïssait les robots noirs de façon atavique. À l’origine, les humains n’avaient représenté qu’un obstacle, une distraction… Aujourd’hui, ils constituaient de la matière première. Avec un frisson, Margaret essaya de penser à des choses moins pénibles. Sa fonction de xéno-archéologue l’avait habituée à la solitude. Durant de longues périodes, Louis et elle menaient des fouilles dans des villes fantômes sur des planètes désertes, en quête de fragments d’une histoire depuis longtemps oubliée. Elle avait en particulier adoré leur première expédition en solo dans les pyramides de Mars. Ils avaient voué plusieurs années de leur vie à la recherche d’un financement. Ils s’étaient serré la ceinture, avaient demandé des faveurs, contracté des emprunts en hypothéquant tout ce qu’ils possédaient. Ils avaient monté une unité d’habitation dans un canyon, et survécu avec la moindre once d’air et d’eau qu’ils pouvaient extraire de la roche et du sable martiens. C’était lors des premiers survols de la planète rouge que les satellites de cartographie avaient détecté les mystérieuses pyramides. Puis des images prises par des véhicules de surface tout-terrain avaient permis d’affiner les détails. Il s’agissait de structures tétraédriques qui s’élevaient à plus de deux cents mètres au-dessus du bord du canyon. Chaque angle était parfait. Leurs flancs avaient dû avoir le poli d’un miroir, même si les intempéries avaient laissé des traces évidentes. Sur Terre, ces images avaient fait sensation. L’humanité s’était tout juste aventurée hors de son système solaire, et n’avait pas encore rencontré de trace de civilisation étrangère. Ainsi, le mystère des pyramides martiennes avait captivé tout le monde. Toutefois, avant qu’on ait pu mener une recherche scientifique sérieuse sur le site, un croiseur lourd ildiran était arrivé sur Terre et avait présenté l’espèce humaine au vaste empire extraterrestre. Cette révolution avait jeté aux oubliettes la découverte des pyramides. Il n’était dès lors resté presque personne pour s’intéresser à d’anciens artefacts d’origine douteuse. Margaret regrettait tant l’innocence de cette époque si excitante… Les quatre accouplants grimpaient vers l’entrée principale de l’enceinte. De l’autre côté du mur épais, les gens criaient des insultes, hurlaient ou gémissaient. Des ouvriers étalèrent une pâte grisâtre sur le mur, et tous les Klikiss se replièrent tandis que le produit chimique s’échauffait en s’oxydant, puis faisait éclater la résine de l’enceinte, ouvrant un passage aux accouplants. Pris au dépourvu, les prisonniers tentèrent de battre en retraite dans des recoins. Une fois la fumée des explosions dissipée, les ouvriers foncèrent sur leurs pattes multiples, écartant les débris pour ménager un chemin aux accouplants. Ceux-ci brandirent leurs membres acérés, prêts à se nourrir. Margaret s’abrita de nouveau derrière ses souvenirs. Elle s’efforça de se rappeler les jours passés dans les pyramides, où elle et Louis portaient des combinaisons étanches et ratissaient les édifices géométriques à la recherche du moindre indice de langage ou de technologie extraterrestres. Ils avaient utilisé leurs meilleurs capteurs et instruments d’analyse, pratiqué des carottages, sondé les entrailles des édifices par ultrasons, fait preuve d’intuition quand il le fallait… Ils avaient travaillé pendant des semaines. Sans rien trouver. À la fin, ils n’avaient eu d’autre choix que de conclure que les fameuses pyramides martiennes n’étaient pas d’origine artificielle, mais résultaient d’une bizarrerie naturelle, produite une fois par million d’années. Ils avaient synthétisé leurs données et rendu leurs résultats publics. Louis, en particulier, avait été attristé de dépouiller ainsi un monument de l’imagination humaine de son mystère. Cette annonce avait rendu Margaret et Louis Colicos célèbres, tout en attirant sur eux les foudres de ceux qui désiraient désespérément croire à une œuvre d’une intelligence extraterrestre. Les pyramides martiennes demeuraient des merveilles géologiques, édifiées par la cristallisation multiséculaire d’une colonie de bactéries très rares. Mais le couple de chercheurs n’en avait pas moins reçu des menaces de mort. Margaret et Louis étaient restés sur leurs positions, en faisant valoir leurs données. Que pouvaient-ils faire d’autre ? La vérité était la vérité, si gênante ou si décevante qu’elle puisse être. Margaret avait puisé de la force en Louis, et de son côté, il avait pu compter sur elle… À l’intérieur de l’enceinte, les accouplants commencèrent le massacre. Ils fondaient sur les humains pris au piège et les tuaient systématiquement, l’un après l’autre. Ces derniers contre-attaquaient, mais ils n’avaient réellement aucune chance. Des guerriers klikiss affluaient par l’ouverture, mais laissaient les accouplants perpétrer le gros du carnage. Cela relevait de leur tradition. Margaret crut sentir le sang, malgré la distance. Les cris de douleur et de terreur des humains se mêlèrent au point de ne plus former qu’un bruit de fond. Elle ferma les yeux. Au temps de l’expédition martienne, elle et Louis n’étaient mariés que depuis un an. Leur existence quotidienne sur la planète était rude, mais elle leur avait semblé une lune de miel, si paisible, si romantique… Ils avaient à peine eu le temps d’achever leur travail avant que leurs fonds viennent à manquer, mais Margaret n’avait pas voulu quitter la planète rouge. Ils avaient conçu Anton là-bas, dans les profonds canyons de Mars. Un accident. Mais un accident probablement inévitable… Tout en haut de la tour klikiss, Margaret remonta la boîte à musique. Greensleeves. Enfin, les hurlements dans le village s’arrêtèrent. Elle entendit une ultime clameur éperdue, poussée par quelques colons dont le terrier venait d’être découvert. Puis cela aussi s’interrompit. Les ouvriers klikiss envahirent les lieux et empilèrent les corps devant les accouplants, qui se gorgèrent de ce nouvel ADN. 101 Tasia Tamblyn Quand l’Osquivel atteignit enfin Llaro, Tasia fut heureuse de venir en libératrice, pour changer. Nikko Chan Tylar était quant à lui prêt à couvrir de goudron et de plumes ceux qui avaient sans raison valable emprisonné ses parents. Robb prévoyait de charger une centaine de Vagabonds, plus quiconque désirerait venir. Tandis qu’ils approchaient selon un angle qui leur assurait la discrétion, Tasia indiqua à Robb l’emplacement du campement principal. Son compagnon modifia le cap en conséquence. — J’envoie un signal d’identification, et j’annonce que nous n’avons aucune intention hostile. Juste au cas où. — Merdre… Si tu fais ça, tu avertiras les Terreux en dessous. — Allez, on n’est pas précisément un appareil furtif. Ils doivent disposer de détecteurs en orbite. Pourquoi ne pas essayer de résoudre ça dans le calme ? — Ton optimisme va finir par me donner des crampes, Brindle. La jeune femme savait néanmoins que les gardes stationnés sur Llaro devaient être le fond du panier, si même le général Lanyan n’avait pas voulu d’eux comme chair à canon contre les hydrogues. Elle ne s’attendait pas à une grande résistance. Nikko se pencha au-dessus des deux sièges de pilotage, se tortillant d’inquiétude. — Vous avez envoyé un message à mes parents pour leur dire que j’étais à bord ? Ils ont répondu ? Est-ce que quelqu’un a répondu ? Mais tout ce qu’ils obtinrent fut un bruit de parasites. — Pas de questions, pas de réclamations, pas de « ravis de vous voir », dit Tasia. C’est comme si tout le monde jouait à cache-cache. (Elle vérifia les coordonnées.) C’est foutrement bizarre. La colonie devrait se trouver juste en dessous. — On vient de franchir l’horizon. On sera en vue dans quelques instants. Alors qu’ils survolaient la colonie, Tasia examina ce qui en restait. Le campement en dur et les tentes multicolores des Vagabonds avaient été rasés. Les matériaux de construction jonchaient les environs comme si une tornade avait frappé. Sur des kilomètres à la ronde, les champs avaient été brûlés ou retournés. — Merdre, que diable s’est-il passé ici ? Des termitières aux tours grumeleuses se dressaient un peu partout, et un vaste monolithe trapézoïdal – sans aucun doute un nouveau transportail – s’élevait à ciel ouvert. Les ruines klikiss n’étaient plus des ruines, mais une véritable métropole cinq fois plus grande que l’ancienne cité que Tasia avait aperçue lors de sa première visite. Des formes sombres évoquant des insectes gigantesques se déplaçaient dans le paysage. Certaines d’entre elles émergeaient des tours, d’autres prenaient leur envol. Soudain, Tasia se rappela une nouvelle étrange que le Mage Imperator avait envoyée par télien au roi Peter. — Par le Guide Lumineux, ce sont des Klikiss ! Ils sont revenus sur Llaro. Ils… — Ils ont démoli toute cette fichue colonie ! cria Robb. Ça explique pourquoi personne ne répond. — Je préférerais encore affronter les chiens de garde terreux. Nikko agrippa le dos du siège du copilote pour ne pas perdre l’équilibre. — On ne peut pas présumer que tout le monde a péri. On ne sait pas ce qui s’est passé. Peut-être qu’il y a des survivants. Il faut vérifier ! — Jette un coup d’œil et tires-en toi-même tes conclusions. — Non ! on n’en sait pas assez. Certains se sont peut-être échappés. Beaucoup d’entre eux. On ne peut pas abandonner comme ça. — Je n’abandonne pas, rétorqua Tasia. Pas encore. Mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’aller demander à ces bestioles ce qui s’est passé. Elles ressemblent beaucoup trop aux robots noirs, bon sang. Et j’ai eu quelques problèmes avec ces machins. Robb se pencha en avant. — Qu’est-ce que c’est ? On vient de tirer quelque chose. Des dizaines de petits vaisseaux rectangulaires s’élevaient au-dessus des champs brûlés pour foncer sur l’Osquivel. Le sol en était couvert, et ils s’envolaient tel un essaim de guêpes en colère. — Aïe, voilà qu’ils en ont après nous maintenant ! Robb avait déjà entamé un demi-tour à accélération maximale. Tasia se jeta sur les commandes d’armement. — On ne peut pas s’enfuir, balbutia Nikko, le teint blême. On n’est pas sûrs, absolument pas sûrs que… Tasia avait vu comment les créatures avaient anéanti la colonie : toute négociation était inutile. Elle se mit à tirer au jugé, et pulvérisa deux des petits appareils monoplaces. Mais une nouvelle vague d’engins identiques fendit les airs dans leur direction. Ceux-ci ripostèrent en tirant un jet intense de plasma, différent de tout ce qu’avait jamais vu Tasia. Robb évita l’impact en changeant in extremis de cap, ce qui envoya Nikko contre la paroi. Il accéléra et manœuvra pour s’esquiver. Il scanna le paysage accidenté, mais n’aperçut aucun endroit où se cacher au milieu des arroyos et des affleurements rocheux. — Ne va pas te plaindre de manquer de cibles, Tamblyn. Alors, ne reste pas bouche bée et continue à tirer. Tasia réagit à sa provocation : trois tirs, trois vaisseaux klikiss détruits. — Eh, notre nouvel armement fonctionne à merveille. Les vaisseaux ennemis se rapprochaient, et quatre d’entre eux ouvrirent le feu en même temps. Un faisceau puissant érafla le ventre de l’Osquivel ; un autre frôla les moteurs, affolant les instruments dans le cockpit. S’arc-boutant pour résister à l’accélération brutale, Nikko écrasa de la paume le bouton de la radio, activant le signal d’urgence et la balise de localisation. « S.O.S., S.O.S. ! Nous sommes attaqués par les Klikiss ! » — Qui crois-tu qui nous écoute, Nikko ? demanda Tasia. — Quelqu’un qui a survécu en bas. Il doit y avoir quelqu’un. — Il y a une différence entre faire montre d’optimisme et faire n’importe quoi. S’ils avaient un moyen de combattre les insectes, est-ce qu’ils ne l’auraient pas déjà mis en œuvre ? — Ne crie pas sur ce gamin, grogna Robb. Qu’est-ce que tu as contre la pensée positive ? L’Osquivel gagna de l’altitude. Tasia aperçut deux vaisseaux qui descendaient vers eux depuis l’orbite. Combien y en avait-il d’autres dans l’espace ? — Ils nous empêchent de passer. Elle tira sur les deux appareils qui les survolaient, en endommagea un. Puis elle se concentra sur quatre vaisseaux qui arrivaient sur leurs flancs. Ils évoquaient de gros moucherons furieux. Pilotant comme un acharné, Robb plongea vers le sol et fonça vers l’est. Le soleil s’était déjà couché : avant peu, il ferait totalement nuit. Heureusement, ils se trouvaient assez loin de la colonie pour que d’autres vaisseaux extraterrestres ne se joignent pas à leurs poursuivants. La cité klikiss paraissait en proie au chaos. Tasia se demanda si elle n’avait pas récemment subi quelque bouleversement. Les appareils les poursuivaient impitoyablement, tirant sans discontinuer. Un tir frappa l’un des propulseurs déjà abîmés. L’Osquivel fit une embardée. — Ça n’est pas bon…, maugréa Robb. Tasia concentra son tir sur leurs attaquants. — Plus que cinq. Je peux sûrement les descendre. Comme pour la détromper, un tir ennemi frappa le moteur intact. — On n’ira pas beaucoup plus loin, l’avertit Robb. Autour d’eux, le ciel était devenu crépusculaire. Ils poursuivirent leur progression. Tasia tirait comme à l’exercice, en prenant à peine le temps de respirer. Elle réduisit en morceaux deux autres vaisseaux klikiss ; il n’en restait plus que trois. Mais Robb ne parvenait plus à manœuvrer. C’était tout juste s’il contrôlait leur descente. — On va au tapis ! Leur vol erratique attira les appareils ennemis pour la curée. Tasia aurait pu toucher une cible, mais elle les laissa se rapprocher. Voyant qu’ils avaient mortellement endommagé l’Osquivel, les Klikiss l’encerclèrent afin de le forcer à s’écraser. — Allez, bande de salopards, juste un peu plus près… Les vaisseaux s’exécutèrent avec complaisance. Avec un cri de triomphe, Tasia martela ses commandes pour tirer autant de coups que possible, aussi rapidement que ses armes pouvaient générer des impulsions. Les trois ennemis explosèrent dans les airs. — Je vous ai eus ! — Si tu veux faire la danse de la victoire, tu ferais mieux de te dépêcher, conseilla Robb. Dix secondes avant l’impact, et ne t’attends pas à un atterrissage en douceur. (Le terrain pénombreux bondissait à leur rencontre, et Robb tenta de se diriger vers un large canyon.) Mais ne t’en fais pas. Je me suis entraîné sur simulateur. — Il y a cinq ans, lui rappela Tasia en s’attachant. Merdre, accrochez-vous ! Le ventre de l’Osquivel frotta contre le bord du canyon, faisant voler des débris de roc et de la poussière, et une cascade de raclements se répercuta à travers la coque. De la mousse d’extinction fusa autour des moteurs. Des sangles antichocs emprisonnèrent Tasia à la manière d’une nasse. Le vaisseau s’arrêta brutalement. Tasia secoua la tête afin de s’éclaircir la vue et de chasser ses bourdonnements d’oreilles. Robb éteignit les systèmes et évalua les dégâts principaux : un moteur H.S., le second endommagé, et la plus grande part de leur carburant répandue à travers le paysage. Pendant qu’il procédait, Tasia débarqua et fit rapidement le tour du vaisseau, afin de vérifier les dégâts. L’Osquivel gisait près d’un canyon solitaire, loin de la colonie anéantie. — Quel gâchis. Nikko extirpa la trousse médicale et vint à sa rencontre. Il semblait désespéré. — Je me suis écrasé trop de fois pour mon âge… — La plupart des gens n’ont pas la chance de s’écraser plus d’une fois. Malgré ses gémissements et ses cliquetis, l’Osquivel se refroidissait peu à peu. La mousse antifeu s’évacuait avec force sifflements à l’extérieur. Hormis cela, la nuit llarienne était silencieuse… sinistre. — Voilà une mission de secours réussie, ironisa Tasia, qui scrutait l’obscurité qui s’épaississait. — On a abattu nos poursuivants, fit remarquer Nikko. Les insectes ne sauront peut-être pas où nous trouver. — Il faut surveiller le périmètre, dit Robb, le visage tiré. — Je vais improviser des armes individuelles de défense. Je pense pouvoir utiliser certains des canons du vaisseau. Espérons qu’on a réussi à, euh… s’écraser discrètement. Tasia s’engouffra dans le vaisseau, après s’être soudain rendu compte que la balise continuait à émettre. Elle la déconnecta rapidement, sortit, puis marcha jusqu’à Robb. Elle l’étreignit, tandis qu’ils plongeaient leur regard dans la nuit. 102 Jess Tamblyn Le vaisseau wental s’éloigna de Jonas 12. Le planétoïde arborait encore des cicatrices et des souvenirs tragiques, mais désormais, une présence scintillante l’habitait. Les créatures élémentales guidèrent Jess et Cesca jusqu’à une nuée de tourbillons multicolores : une nébuleuse de gaz ionisés, illuminée par de jeunes étoiles voisines. Jess savait qu’il s’agissait d’un ancien champ de bataille où les wentals avaient été anéantis par les hydrogues et les faeros, leurs molécules dispersées dans l’infini comme autant de taches de sang. — Quelle sorte de guerre était-ce ? demanda Cesca. Pourquoi combattiez-vous les faeros en plus des hydrogues ? — Oui, je croyais que les faeros s’étaient retournés contre les hydreux, ajouta Jess. — Les faeros ne sont les alliés de personne. Ils se montrent coopératifs quand ça les arrange, mais tout ce qui les intéresse, c’est détruire. Nous, les hydrogues… tout. Le vaisseau d’eau et de nacre voletait dans les nœuds vaporeux et, à mesure, les molécules s’aggloméraient autour de lui. Ensemble, Jess et Cesca utilisèrent leur aptitude à contrôler les wentals pour réintégrer l’eau éparpillée qui avait jadis appartenu aux élémentaux, et leur vaisseau-bulle commença à grossir. Les entités individuelles reformaient peu à peu une force collective. Combien d’autres wentals avaient-ils été ainsi éparpillés dans le vide de l’espace ? se demanda Jess. Le vaisseau argenté absorbait les minuscules gouttelettes, pour en tirer l’essence de ce qui deviendrait de nouvelles créatures élémentales. La guérison, le rétablissement, la croissance, la vie : autant de concepts qui échappaient aux hydrogues comme aux faeros, soumis aux lois du chaos. Jess sentit une joie immense l’envahir. Cesca pressa ses doigts contre la membrane souple du vaisseau : elle regardait et touchait les wentals en pleine résurrection. La visite de Jonas 12 lui avait rappelé de façon saisissante l’attaque des robots noirs, la mort des Vagabonds qui s’y trouvaient, et comment elle-même avait failli périr. Aujourd’hui, ils se sentaient si vivants ! Leur vaisseau croissait à mesure qu’il traversait la nébuleuse, absorbant une multitude de voix impatientes : — Nous sommes réunis. À présent, il faut nous répandre, nous disséminer aussi largement que possible. Jess n’était pas certain de pouvoir trouver Nikko Chan Tylar et les autres porteurs d’eau volontaires qui l’avaient aidé auparavant. Mais il avait une idée. — On pourrait aller sur Plumas. Demander à mes oncles d’utiliser les cargos de mon clan pour distribuer cette nouvelle manne de wentals. — Pendant que nous-mêmes en rassemblerons davantage, ajouta Cesca. À leur retour, Cesca fut surprise et ravie de trouver son père en visite sur la lune de glace. Caleb Tamblyn et lui travaillaient, montaient des combines loufoques… et s’attiraient souvent des ennuis quand ils se trouvaient ensemble. Denn Peroni était venu voir si les puits étaient de nouveau opérationnels. Les chambres souterraines avaient été complètement restaurées. Caleb, tout sourires, expliqua : — À présent que l’ekti est disponible et qu’il y a pléthore de planètes confédérales à desservir, les vaisseaux marchands auront assurément besoin d’eau, d’oxygène et d’autres sous-produits que nous fournissons. (Comme il parlait, il exhalait de la buée par bouffées.) Chaque jour, les vaisseaux sont plus nombreux à s’amarrer à nos sources pour remplir leurs réservoirs. Après avoir commercé avec l’Empire ildiran, Denn était revenu prospère… et transformé. Même Jess avait remarqué la différence, senti une résonance inattendue avec les wentals qui parcouraient ses veines. Denn balaya d’un geste les questions de sa fille, mais il n’arrivait pas à cacher le pétillement dans ses yeux. — Aujourd’hui, tout est différent ! Ce prêtre Vert sur Ildira, les techniciens de la Hanse, ils ont tous changé… C’est comme une évolution. Ils ont découvert une nouvelle façon de penser et me l’ont montrée. Bien qu’il ne porte qu’une veste légère et une chemise, l’homme ne semblait pas souffrir du froid qui régnait dans la caverne. Et, alors qu’il n’était pas imprégné d’énergie wentale, il paraissait capable de percevoir les créatures élémentales et de capter leurs pensées d’une manière qui surprenait Jess. — Je ne sais pas ce qui lui a pris, dit Caleb en secouant la tête. Mais de toute façon, ce qu’il raconte n’a jamais eu beaucoup de sens… Est-ce que je dois m’en inquiéter ? — Non, répondit Cesca. Ce n’est pas… menaçant, ni dangereux. Denn lui sourit. — Avant peu, je trouverai sans doute le moyen de te recontacter. Avant, l’univers était un mystère à mes yeux, je n’y comprenais rien. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. (Il assena une claque sur l’épaule osseuse de Caleb.) Nous serons heureux de distribuer les wentals pendant que vous continuerez vos recherches. Nous prendrons l’un de nos cargos et nous assurerons de cette tâche en personne. Caleb fronça les sourcils. — Qui es-tu pour proposer… ? — Je suis celui qui t’a prêté les ouvriers et l’équipement d’Osquivel, qui t’a permis de réparer vos puits. — Eh bien, peut-être, mais on n’en a pas eu autant besoin qu’on le pensait. Jess et Cesca ont fait le gros du boulot. — Bien. Dans ce cas, pourquoi ne pas leur accorder une petite faveur ? suggéra Denn. (Son sourire n’avait pas faibli et il semblait totalement en paix.) Payer une dette n’est jamais du temps perdu. — Eh bien, évidemment… Plus tard, à la surface de Plumas, Jess ordonna aux wentals de la nébuleuse qui s’étaient agrégés autour de son vaisseau-bulle de s’écouler dans le cargo à quai. L’eau vivante forma une chenille scintillante qui alla s’engouffrer dans les soutes, sans perdre une seule goutte. Lorsque le cargo fut rempli de fluide énergisé, Jess et Cesca remercièrent leurs hôtes et firent leurs adieux. Cesca regarda son père au fond des yeux pour comprendre ce qui avait changé en lui. Les wentals détectèrent un lien comparable à celui qu’elle-même et Jess partageaient, mais cette capacité était plus large, plus dévorante. Denn paraissait plus heureux, plus fort, comme s’il pouvait être plus proche d’elle que jamais auparavant. — C’est merveilleux, Cesca. Ce ne sera plus jamais la peine de t’inquiéter pour moi. — Vas-tu m’expliquer ce qui t’est arrivé ? Il lui renvoya un curieux sourire. — Un jour. Je suis sûr que les wentals comprendront. Les arbremondes ont commencé à saisir. Pour le moment, il faut que moi-même j’aie une meilleure appréhension du phénomène. Quand je serai prêt, je partagerai cela avec ma fille, avec l’Oratrice – l’ancienne Oratrice – des Vagabonds. — Dans l’année qui s’est écoulée, je n’ai guère été présente, comme fille ou comme Oratrice. — Pour moi, tu as été toute chose, ma chérie. Par le Guide Lumineux, ne l’oublie jamais. 103 Sirix Vaincu mais pas anéanti, brisé mais toujours en vie, Sirix essayait de garder son armée sur le pied de guerre. Sa flotte avait beaucoup souffert lors de la bataille de Llaro. Il avait perdu une grande partie de ses vaisseaux des FTD, des compers Soldats et de ses camarades. Il ne leur restait presque plus de carburant ni d’armement. Pour la première fois, il considéra sérieusement l’éventualité de se cacher pour hiberner, d’enterrer tous les robots noirs sur quelque lune ou astéroïde isolé pour plusieurs milliers d’années. Mais il était certain que si on ne les arrêtait pas, les Klikiss se répandraient sans limites dans le Bras spiral. Cela, il ne pouvait le supporter, et sa détermination lui permettait de continuer. Il devait y avoir un moyen. Une occasion inattendue s’offrit enfin à lui. Dans la vastitude de l’espace, les vaisseaux en maraude découvrirent un convoyeur vagabond solitaire, les soutes remplies d’ekti. Sirix régla ses capteurs longue distance, et les vaisseaux survivants sonnèrent l’alerte. — Nous devrions attaquer, déclara Ilkot. Notre flotte a un besoin désespéré de carburant interstellaire. — Notre flotte a un besoin désespéré de tout. Sirix examina les résultats de son scan superficiel. Il s’efforça de rester logique et de considérer les implications plus générales de sa stratégie. C’était rien de moins que leur survie qui était en jeu. — Ce convoyeur transporte à lui seul une quantité insuffisante de carburant pour nous alimenter durablement. Laissons-le prendre de la distance, et restons à la limite de portée de nos capteurs. Peut-être nous conduira-t-il à une meilleure prise. — On ne peut pas lui permettre de s’échapper. — Il ne s’échappera pas. Dès que le convoyeur eut détecté la flotte, il dévia de son cap et accéléra, avec la méfiance d’un animal sauvage qui en aperçoit un autre au point d’eau. Le pilote devait avoir conclu que ces vaisseaux appartenaient aux Forces Terriennes de Défense, adversaires bien connus des Vagabonds. Les vaisseaux des robots noirs poursuivirent leur route initiale, laissant croire au Vagabond qu’il avait échappé à leurs capteurs. Sirix lança une sonde miniature qui suivit le cargo en émettant un faisceau directionnel de localisation. Le convoyeur continua à s’éloigner. Son pilote croyait visiblement n’avoir plus rien à craindre. Ses propulseurs améliorés étaient capables de produire une poussée plus forte que prévu, c’est pourquoi il pensait probablement pouvoir distancer n’importe quel poursuivant. Mais les robots noirs n’avaient pas la fragilité des humains, et enduraient au besoin une accélération bien supérieure. Après avoir patienté le temps nécessaire, Sirix lança sa flotte dans une poursuite prudente. Les vaisseaux se déployèrent sur une ligne étendue, en prenant soin de garder une distance suffisante pour que le pilote vagabond ne les détecte pas. La sonde envoyait un signal clair, qu’ils suivaient sans peine. Sirix convoqua DP et QT sur la passerelle afin qu’ils regardent. Cela pourrait s’avérer intéressant pour eux. Finalement, le convoyeur approcha d’un système solaire faiblement éclairé par une naine brune. — Les capteurs n’indiquent aucune planète habitable pour des êtres biologiques, déclara Ilkot. Le rayonnement thermique de l’étoile est insuffisant. — Il faut scanner plus près. Cherchez des activités industrielles. Des bases artificielles, des satellites, un trafic de vaisseaux. Il n’y avait aucune raison pour que des Vagabonds fréquentent un endroit si peu accueillant pour la vie, sinon pour cacher leurs installations. Toutefois, Sirix ne doutait pas de sa supposition : le vaisseau les mènerait jusqu’à de plus grandes réserves de carburant. Il ordonna à ses vaisseaux de resserrer les rangs, mais de ne pas pénétrer dans le système de la naine brune. Le convoyeur ralentit, navigua sur son erre, puis localisa son refuge avec précision. — Nous avons découvert une petite installation artificielle tout en métal, rapporta Ilkot. Sa signature thermique est importante. Son astéroïde mère mesure moins d’un demi-kilomètre de large. — C’est une sorte de centre de distribution de carburant, en déduisit Sirix. Les Vagabonds ne veulent pas que quiconque connaisse son emplacement. Approchez avec prudence, gardez le silence radio et réduisez les moteurs. Le convoyeur apponta sur le petit astéroïde, puis éteignit ses propulseurs conventionnels brûlants. Néanmoins, Sirix ordonna à ses robots d’attendre une heure, le temps que les habitants du dépôt se croient à l’abri. La flotte réunie s’approcha en silence, prête à frapper. — En général, les Vagabonds ne possèdent que peu d’armes de défense, annonça Sirix. Leur stratégie de protection est de se cacher plutôt que de combattre. Pour les piéger, il nous faut donc les encercler et les couper de l’extérieur. Non seulement pour maintenir le secret de notre existence, mais aussi pour éviter de perdre des vaisseaux spatiaux ou du matériel précieux. Faites feu avec précision. Nous ne voulons pas détruire, et par conséquent gaspiller, le carburant interstellaire. — Ni gaspiller nos munitions, ajouta DP. Les moteurs se rallumèrent, projetant les vaisseaux à la vitesse de projectiles jusqu’à leur objectif. Saisis, les Vagabonds eurent à peine le temps de transmettre un message indigné exigeant que les bâtiments en approche s’identifient : les robots noirs les avaient déjà submergés. Les humains ne tentèrent même pas de fuir. Sirix étudia l’avant-poste, qui n’était guère plus qu’un bloc rocheux à la dérive, garni de dômes et de réservoirs soudés ensemble. Il aperçut une demi-douzaine de berceaux d’amarrage pour cargos. Les vastes réservoirs étaient presque pleins, leur ekti prêt à être distribué à grande échelle parmi les installations de Vagabonds et les colonies humaines, voire dans l’Empire ildiran. Quatre petits vaisseaux se trouvaient également à quai. — Onze formes de vie à bord, indiqua Ilkot. Aucune mesure de défense importante. DP et QT offrirent leur aide avec zèle, mais Sirix s’installa lui-même aux commandes d’armement du Mastodonte. Sans s’être donné la peine d’émettre un message ou des menaces, il détruisit les systèmes de survie du dépôt. Un tir de jazer à moyenne puissance lui suffit. L’explosion produisit un joli feu d’artifice. Des débris brûlants jaillirent puis dérivèrent dans l’espace, échappant sans peine à la gravité réduite de l’astéroïde. Sirix envisagea de détruire également les quatre petits vaisseaux à quai afin de paralyser les humains, mais il ne pouvait se permettre de gaspiller le moindre équipement en état de marche. Sur les fréquences radio, les Vagabonds se lancèrent dans une ennuyeuse cacophonie. « D’accord, bande de salopards de Terreux, on se rend ! Damnés pirates ! Le Rocher de Barrymore est peut-être une installation isolée, mais nous faisons partie de la Confédération. Par le Guide Lumineux, nous exigeons que vous nous meniez au roi Peter. Les Forces Terriennes n’ont pas le droit de… » Pendant ce temps, trois autres Vagabonds se regroupaient devant l’écran de transmission. « Vous avez détruit nos systèmes de survie. Nous ne survivrons pas longtemps… » Sirix ouvrit la fréquence, leur permettant de voir son crâne géométrique noir et son corps insectoïde trapu. « Non, vous ne survivrez pas longtemps. Et votre reddition ne nous intéresse pas. » Il coupa la communication, puis envoya des troupes vers le dépôt. Les robots noirs n’avaient besoin ni de pont d’amarrage, ni d’atmosphère. Ils n’eurent qu’à se laisser tomber des baies ouvertes des vaisseaux terriens, et à affluer sur l’installation en rotation en utilisant leur propre puissance. C’était ainsi que les batailles devaient se dérouler. Les humains s’étaient barricadés à l’intérieur, mais les robots coupèrent directement dans la coque extérieure. Les décompressions explosives répandirent l’air confiné dans l’espace. Certains pans de mur cédèrent, trop minces pour se soutenir sans la pression de l’air. Lorsque les générateurs moururent, les lumières intérieures s’éteignirent, ne laissant subsister que les lumignons de secours. Les robots entrèrent dans des ténèbres complètes. Leurs capteurs optiques réglés sur l’infrarouge, ils traquèrent les humains qui n’avaient pas été tués par la décompression. Ce fut un nettoyage méthodique, sans merci. Sans précipitation non plus. Sirix prit lui-même part au massacre. Ces victimes impuissantes offraient des cibles de substitution aux robots. Un défouloir, une compensation pour leurs défaites récentes face aux Klikiss et les pertes qui en avaient résulté. Les hurlements des derniers humains repliés dans leurs compartiments scellés équivalaient à ses oreilles à la musique qu’appréciaient tant les spécex. C’était loin d’être suffisant au gré de Sirix, mais c’était un début. Deux heures plus tard, il n’y avait plus de signe de vie sur le Rocher de Barrymore. Il traversa les dômes d’habitation, les soutes compartimentées et les magasins, savourant chaque instant. Des corps déchiquetés gisaient çà et là, les ponts et les parois étaient éclaboussés de sang. Près du cargo amarré, il trouva un jeune homme mince qui portait un foulard rouge et une tenue de pilote. Les autres, probablement une famille, comprenaient trois enfants, quatre hommes et trois femmes. Les cabines étaient encombrées de souvenirs inutiles et de journaux dans lesquels ils racontaient leur vie quotidienne. Sirix n’avait que faire de ces informations sans importance. Travaillant de concert, les robots noirs vidèrent les réservoirs de l’avant-poste. Ils obtenaient ainsi plus d’ekti qu’un simple cargo n’en transportait. Pendant plusieurs jours, ils demeurèrent à proximité afin de ravitailler leurs vaisseaux de guerre. Conscient du nombre d’appareils qu’il avait perdus, Sirix ordonna aux compers Soldats de réquisitionner les quatre petits transporteurs de passagers et le convoyeur en forme d’araignée amarrés à l’extérieur du dépôt. Au pis aller, ces derniers pourraient servir de leurres. Les robots revinrent à leurs vaisseaux des FTD, qui ne tardèrent pas à s’éloigner de l’avant-poste. Sirix était prêt à partir. Il craignait à présent que l’infestation de ses créateurs ne se soit répandue beaucoup trop largement pour que sa flotte puisse l’endiguer. Une fois l’équipement récupéré et mis à l’abri, Sirix ramena son Mastodonte près de l’avant-poste désert, et permit à DP et QT de s’exercer sur des cibles. Les deux compers tirèrent sans discontinuer sur les dômes, les réservoirs vides, le cœur de l’astéroïde. Sirix leur ordonna de poursuivre leur bombardement lourd jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de reconnaissable du Rocher de Barrymore. Puis, satisfait de leurs efforts, il dirigea ses vaisseaux hors du système. Sa flotte était de nouveau puissante. — Désormais, nous continuerons… jusqu’au bout. 104 Jora’h le Mage Imperator La flotte d’Adar Zan’nh, en expédition de secours affrétée par le Mage Imperator, était de retour avec les réfugiés de Cjeldre. Flanqué de Nira et de ses enfants ainsi que de son Premier Attitré, Jora’h sortit à leur rencontre. Il avait hâte d’apprendre jusqu’où les Klikiss s’étaient étendus et quelle était l’importance des dégâts qu’ils avaient d’ores et déjà causés. Il redoutait une nouvelle guerre. L’espèce klikiss était-elle un ennemi de l’Empire ildiran ? Il descendit du Palais des Prismes jusqu’à la place en contrebas, d’un pas brusque qui manqua de le faire trébucher sur les assisteurs qui se pressaient autour de lui. Puis il attendit l’atterrissage des vaisseaux de guerre ornementés de Zan’nh. Des fonctionnaires, des courtisanes, des remémorants et des lentils marchaient en procession à sa suite afin de faire bon accueil à la Marine Solaire. À bord des plates-formes d’assemblage orbitales, Tabitha Huck et son équipage avaient célébré l’événement en lançant neuf croiseurs lourds, qui accompagnaient le vaisseau amiral dans sa descente. Autour des croiseurs, des vedettes rapides exécutaient des manœuvres aériennes élaborées. Le peuple ildiran manifestait sa joie. Tout ce qu’il avait besoin de savoir était que la mission de l’adar était couronnée de succès… pas plus. Le vaisseau amiral se posa sur le pavage en mosaïque, ses voiles solaires déployées et ses fanions métalliques ondulant au vent. Jora’h puisa du courage dans la proximité de Nira. Osira’h tenait la main de Daro’h, comme si elle adoptait de nouveau le comportement normale d’une petite fille. Les « révélations » de Kolker avaient occupé les enfants de Nira, aux yeux et aux idées si étranges. Ils avaient proposé à leur mère de lui montrer, mais celle-ci avait préféré rester concentrée sur Jora’h afin de le conseiller. Les rampes de débarquement s’abaissèrent. Après un long silence d’attente, Zan’nh sortit, en tête d’un groupe de sous-commandants suivi par des soldats de la Marine Solaire en uniforme et enfin par la bande d’humains qu’on avait évacuée de Cjeldre. Une centaine à peine. Nira attendit que d’autres apparaissent. Elle retint son souffle, puis dit : — C’est… tout ? L’adar frappa du poing le centre de sa poitrine. — Nous nous sommes rendus sur plusieurs autres colonies connues, Seigneur. Certaines étaient inhabitées, d’autres dévastées. Sur Cjeldre, toutefois, nous avons trouvé ces humains encore en vie. — Avez-vous rencontré les Klikiss ? l’interrogea Jora’h. Combien d’entre eux ? — Ils sont en effet revenus en force. Sur Cjeldre, les humains étaient déjà prisonniers. Si nous n’étions pas arrivés à ce moment-là, ils auraient été tués. Ce disant, il paraissait secoué. — Il nous a sauvés ! cria l’un des humains en arrière. Zan’nh jeta un coup d’œil aux réfugiés hagards, puis à son père. — Oui, Seigneur, nous les avons sauvés. (Il semblait content de lui-même et embarrassé en même temps.) Ce n’est pas… honorable, ce que les Klikiss ont fait sur ces planètes. Nira ouvrit les bras à l’intention des réfugiés. — Nous sommes heureux que vous soyez en vie. Nous sommes ravis que vous soyez là. Les gens descendaient des rampes de débarquement, titubant presque sous l’effet de la gratitude. Jora’h parla à ses assisteurs, qui eurent l’air exaltés d’avoir quelque chose à faire : — Veillez à ce qu’on octroie à ces humains des quartiers confortables, des vêtements propres, des soins médicaux et toute la nourriture qu’ils désirent. Les colons de Cjeldre laissèrent entendre un concert de remerciements. Certains d’entre eux semblaient proches de l’évanouissement, d’autres voulaient se ruer sur le Mage Imperator pour l’embrasser. Mais Yazra’h montait la garde, et nul ne réussit à franchir son barrage. L’adar observa l’émerveillement et le soulagement sur le visage des réfugiés. Il chuchota : — Vous avez eu raison de m’envoyer en mission, Seigneur. Si j’étais parti plus tôt, j’aurais sans doute sauvé plus de gens. Zan’nh n’avait pas voulu critiquer. Néanmoins, Jora’h se sentit coupable. Il avait tergiversé quand Nira avait imploré l’aide de la Marine Solaire. Il n’avait pas voulu gaspiller du temps et des ressources pour un problème dont il attribuait la responsabilité exclusive aux humains. Il aurait dû écouter Nira sur-le-champ. Elle lui demandait si peu, alors qu’il lui devait tant. Après ce que les Ildirans avaient fait aux cobayes de Dobro, les crimes et les secrets qui s’étaient poursuivis pendant des générations – aujourd’hui exposés, à sa grande honte ! –, il n’aurait jamais dû hésiter. Il avait une dette envers les humains qu’il ne pourrait jamais rembourser. Discrètement, il dit à Nira : — Dis-moi comment les aider au mieux. Doivent-ils rester sur Ildira ? ou rentrer sur Terre ? Tu sais que je ferai tout ce que tu me demanderas. Le visage de Nira se durcit. — Pas la Terre, et pas Ildira. Ces gens sont allés sur Cjeldre parce qu’ils espéraient entamer une nouvelle vie. Ils désiraient un foyer digne de ce nom. Pour cela, ils ont risqué tout ce qu’ils possédaient pour participer à la campagne de colonisation hanséatique des mondes klikiss. La jeune Osira’h agrippa la main du Premier Attitré lorsque sept vedettes passèrent en sifflant au-dessus de leurs têtes, tout à leur ballet aérien. Elle opina avec énergie : — Envoyez-les sur Dobro, père. Laissez-les rejoindre les colons humains qui se trouvent là-bas. N’est-ce pas juste, Daro’h ? Laissez-les bâtir leur colonie comme les passagers du Burton l’auraient voulu. Jora’h perçut le frisson de Nira, mais elle acquiesça. — Propose-le-leur. Cela aidera à refermer cette blessure, et commencera à changer l’image qu’ils ont de toi comme de tous les Ildirans. Le Mage Imperator prit une longue inspiration. — Oui, la blessure doit être guérie. Peut-être Dobro deviendra-t-il un nouveau départ, un endroit où humains et Ildirans vivront en harmonie. Ces colons peuvent aller là-bas et être libres, avec tout le soutien que nous pourrons leur offrir. Ainsi que cela aurait dû être depuis longtemps. Le sourire qui éclaira le visage de Nira était sincère. — C’est un bon début, Jora’h. — À moins que les faeros ne viennent tout détruire, intervint Daro’h. À la lumière du soleil, son visage couvert de cicatrices était rouge vif. Tandis que les serviteurs et les fonctionnaires évacuaient les réfugiés de Cjeldre, Jora’h demeurait pensif. Voilà un long moment qu’il songeait à prendre une décision, mais aujourd’hui, il ne pouvait la remettre plus longtemps. Il devait reprendre le contrôle de la situation, si mauvaise soit-elle, avant que les humains s’en chargent. Afin de regagner leur confiance, il devait faire plus qu’offrir une terre à une poignée de réfugiés. Des siècles de tromperie coûteraient aux Ildirans de précieux appuis, et ruineraient peut-être toute alliance future avec les humains. Il devait faire amende honorable, rétablir les liens rompus. — Dobro n’est qu’un premier pas, mais ce n’est pas assez, déclara-t-il. Tu le sais. Un geste symbolique tel que celui-ci ne peut pas tout arranger. (Il regarda Nira dans les yeux, puis jeta un coup d’œil à Osira’h.) Tu as révélé aux prêtres Verts le programme d’hybridation, Nira. Tu as partagé ton histoire et une partie de tes souffrances, mais l’explication ne vaut pas réparation. Il y a une chose que je dois accomplir. On ne peut ignorer ce qui s’est passé et espérer que les humains oublient. Ils n’oublieront pas. Il n’eut aucune hésitation, même s’il savait que c’était pour elle qu’il agissait. Ce qui le surprit néanmoins fut que, contre toute attente, il se sentit en paix au fond de son cœur : — Je dois rencontrer les dirigeants des humains, et admettre devant eux les actes commis par mes congénères pendant des générations. Je m’excuserai en leur nom, et alors seulement, j’espère que nous trouverons la rédemption. J’irai voir le roi Peter, ou le président Wenceslas, quel que soit celui qui convient, selon toi. Les marchands Rlinda Kett et Denn Peroni lui avaient expliqué le schisme déroutant qui avait eu lieu au sein du gouvernement humain, entre la nouvelle Confédération et l’ancienne Ligue Hanséatique terrienne. Apparemment, cette dernière s’était murée dans l’isolement, pendant que la Confédération croissait en acceptant les différents « kiths » de l’humanité, des colons jusqu’aux Vagabonds en passant par les Theroniens tant chéris par Nira. Jora’h avait rencontré le président Wenceslas et avait passé du temps avec le roi Peter et la reine Estarra. Le visage de Nira s’était illuminé avant même la fin de son discours. Le Mage Imperator annonça : — Nous allons sur Theroc, le cœur et l’âme de l’espèce humaine. (Il étreignit Nira, et ce simple contact suffit à lui faire ressentir la joie qui habitait la prêtresse Verte.) Nous partirons aussitôt que possible. 105 Le roi Peter Chaque minute de la journée de Peter était occupée par des délibérations avec les représentants des ex-colonies hanséatiques et des clans de Vagabonds. Mais l’espace d’un – très – court intermède en fin d’après-midi, Estarra et lui savouraient un peu d’intimité. Après tant de banquets, de fêtes et autres célébrations, qu’il était bon de déjeuner sur le pouce sur un balcon à ciel ouvert, et de contempler la forêt et la grande trouée qui dévoilait le ciel. Même lorsqu’il prenait du temps pour lui-même et pour sa femme, Peter ne cessait de s’inquiéter au sujet de la Confédération. Cela lui pesait comme un fardeau. La constitution d’un gouvernement inédit nécessitait tant de discussions, d’accords, de décisions… OX se tenait à ses côtés, lui prêtant une oreille attentive. Le comper faisait des progrès, au point qu’il recommençait à donner des conseils politiques. Peter réfléchissait aux bouleversements des rapports entre la Hanse et la Confédération, les Theroniens, les Vagabonds, et même les Ildirans. Aujourd’hui, il venait d’apprendre que le Mage Imperator en personne était en route pour Theroc, pour une sorte d’ambassade. La nouvelle répandue par les prêtres Verts du programme d’hybridation sur Dobro avait déconcerté Peter. Lors de leur visite à Mijistra, Estarra et lui avaient apprécié Jora’h, et lui avaient offert un surgeon pour le Palais des Prismes. Peter avait écouté le récit de Nira. Que devait-il en penser ? Peut-être valait-il mieux en effet que les deux monarques se rencontrent en personne. Il avait espéré que les Ildirans deviendraient des alliés de la Confédération. Le Mage Imperator aurait pu aller voir le président Wenceslas, mais il avait choisi Theroc. Le signal pour la Hanse était clair. Mais que se passerait-il si le chef ildiran n’était pas plus digne de confiance que Basil ? Non, Peter se refusait à le croire. — Nous n’avons pas mesuré l’ampleur de ce dans quoi nous nous sommes engagés, Estarra. (Il saisit une cosse verte qui éclata avec un bruit sec entre ses dents quand il mordit dedans.) Oh, j’ai eu une bonne formation, ainsi que des années d’expérience en tant que monarque – du moins l’expérience que Basil m’a autorisé à acquérir –, mais n’avons-nous pas sauté dans le vide ? Et tous ces gens, ne se sont-ils pas contentés de me suivre aveuglément ? — Lorsqu’il y a assez de monde, on peut se raccrocher les uns aux autres, répondit Estarra. Nous savions que nous devions rompre avec la Hanse, nous libérer du joug présidentiel. Tu disposes des meilleurs experts qui existent pour t’assister. — C’est vrai, roi Peter, dit OX. Les détails, les conséquences matérielles comme les implications légales qui décident des actes d’une ou de plusieurs planètes… voilà ce qui fait la gouvernance. Vous devez trancher de nombreuses questions : les liens au sein de la Confédération doivent-ils être ou non serrés ? Celle-ci est-elle une société d’entraide, ou une union formelle de différents mondes ? Les ex-colonies de la Hanse doivent-elles être traitées comme un tout, ou de façon individuelle ? Il paraît logique que chaque monde envoie son propre représentant, puisque chacun a des besoins spécifiques. Estarra était du même avis. — Mettre en place un nouveau gouvernement équivaut à fonder une famille, à la fois comme roi et comme mari. Tu accomplis des choses que tu n’avais pas prévues, mais tu le fais tout de même. L’espèce humaine compte sur nous. Peter lui caressa le bras. — Pour l’instant du moins, nous tendons tous vers le même idéal, et nous sommes d’accord sur les grandes lignes. Il contempla les chatoiements du soleil qui se reflétait sur la verdure à travers la canopée. — Concentre-toi sur ce qui compte, dit Estarra, puis elle grimaça comme un tiraillement lui traversait l’abdomen. — Quelque chose ne va pas ? — Non, tout se passe exactement comme prévu… d’après ma mère, les prêtresses Vertes et tous ceux à qui je m’en suis ouverte. (Elle augmenta son rythme respiratoire, puis se concentra pour se calmer.) Je vais accoucher dans deux semaines. Ce n’est pas censé être une partie de plaisir. Peter l’étreignit. — J’aurais souhaité pouvoir faire quelque chose. — Tu l’as déjà fait. Moi, je m’occupe d’avoir ce bébé. Toi, tu t’occupes de régler les problèmes du gouvernement. — Ce n’est pas si simple, Estarra. — Non plus qu’un accouchement. Mais on y arrivera. Souviens-toi : si les chefs ne sont pas mauvais et que les peuples eux-mêmes ne sont pas mauvais, alors tout ira bien. — Va dire ça à Basil… — Basil devra vivre avec les conséquences de ses actes. Toi, moi, ainsi que les représentants de la Confédération, c’est à nous de prendre en main notre destin. — Avoir le choix est bien mieux qu’endosser une décision prise par autrui. Le comper Précepteur versa du jus d’épiphyte d’une carafe. Il l’avait concocté d’après une recette inventée par la grand-mère d’Estarra. Peter proposa de porter un toast. — Peu importe le choix : ce sera toujours mieux que de rester sous la coupe du président de la Hanse. Et tous deux burent à cela. 106 L’adjoint Eldred Cain La peur permettait de manipuler aisément la population de la Terre. C’était l’un des moyens qu’employait le président Wenceslas pour influencer les consciences et profiter de la moindre faiblesse de l’esprit. Le Pèrarque, à présent une figure majeure, attisait les flammes de la ferveur religieuse. Convaincre les gens de la nature démoniaque des Klikiss n’avait pas été un tour de force. Le public en avait accepté les conséquences, à la manière d’une réaction en chaîne. Les plus crédules avaient pris pour argent comptant l’idée selon laquelle le roi Peter était responsable du retour des Klikiss, et peut-être même de mèche avec eux. Le patriotisme violent de ces citoyens renforçait Basil dans la certitude qu’il avait raison. Il n’écoutait plus les voix dissonantes, les arguments rationnels ou les propositions différentes des siennes, pour n’entendre que ceux qui applaudissaient ses actions. Cain, son adjoint, se sentait inutile, mais aussi perturbé par ce qu’il voyait. Depuis peu, les seules tâches dont Basil le laissait s’occuper étaient l’administration des communiqués de presse et la répression contre toute déformation des faits qui n’était pas une déformation des faits approuvée. Le président convoqua Cain. Ensemble, ils empruntèrent une navette qui les mena jusqu’au Mastodonte de Lanyan. Le vaisseau militaire, ravitaillé en carburant et en provisions, rôdait tel un monstre protégeant la Terre. — Il est temps d’instaurer la crainte de Dieu en chacun, dit Basil. Non seulement chez les citoyens de la Terre, mais aussi dans les colonies hors la loi qui ont déserté la Hanse alors qu’elle se trouvait dans le plus total dénuement. — Instaurer la crainte de Dieu ? N’est-ce pas justement ce que fait le Pèrarque dans ses exhortations ? — Il y a un temps où il faut plus que des paroles. Des théologiens ont déniché des arguments bibliques que le Pèrarque citera dans ses discours. Rien n’est plus facile que de les adapter à nos besoins, et les gens marcheront au pas en fourbissant leurs épées. L’estomac de Cain se serra, et cela ne provenait pas des générateurs gravifiques de la navette s’adaptant à celle du Jupiter comme ils s’y amarraient. L’adjoint fit une ultime tentative : — Monsieur le Président, vous avez toujours été un homme raisonnable, mais vous faites accomplir à l’humanité un gigantesque pas en arrière. Pourquoi encourager la paranoïa et la superstition ? Une vraie religion ne correspond pas à cela. — Le Pèrarque soutient totalement cette action. — Depuis quand prenez-vous en compte ce que pense le Pèrarque, monsieur le Président ? Ce n’est qu’un acteur. — En effet, je me soucie comme d’une guigne de ce qu’il pense. Je ne me soucie que de ce qu’il dit, et il répète ce que je lui dicte. Dès que leur navette eut apponté dans le hangar béant du Mastodonte, une troupe des Forces Terriennes menée par Shelia Andez les accueillit. Le lieutenant arborait une attitude raide et hautaine. Cain se souvenait d’elle comme de l’un des prisonniers de guerre des Vagabonds sur Osquivel. Elle avait le teint olivâtre, des cheveux cannelle coupés à la longueur réglementaire, et des sourcils semblables à des paraboles sombres. Andez n’avait pas mâché ses mots vis-à-vis des Vagabonds au cours de déclarations publiques que le président n’aurait pas mieux écrites lui-même. — Le général va vous recevoir, monsieur le Président. Nous avons hâte d’entendre ce que vous avez à nous dire. Ce fut tout juste si ses mouvements, lorsqu’elle se retira, dérangèrent les plis de son uniforme. Une garde d’honneur flanqua les deux visiteurs. Tandis qu’ils traversaient le Jupiter, Cain jeta des regards mal à l’aise autour de lui. Le vaisseau avait appartenu à l’amiral Willis. Depuis, Lanyan avait renforcé les procédures de sécurité et les formalités. Son heurt frontal avec les Klikiss sur Pym l’avait fort ébranlé. Lorsqu’ils apparurent sur la passerelle, le général leur adressa un rapide salut. Il semblait vouloir effacer à tout prix l’impression d’échec qu’avait donnée sa retraite, mais Cain devina en lui une vague inquiétude quant à l’endroit où allait l’envoyer le président. — Le Pèrarque ne nous a rien expliqué au sujet de votre « acte de juste châtiment ». Un acte de juste châtiment ? Le Pèrarque se tenait tel un seigneur sur la passerelle du Mastodonte. Ses amples vêtements lui faisaient occuper deux fois plus d’espace qu’un homme ordinaire. — Lieutenant Andez, veuillez nous trouver des images d’archives de la colonie hanséatique d’Usk. Passez-les sur l’écran, afin que je puisse expliquer la mission. — Nous allons sur Usk, proclama le Pèrarque d’une voix un peu trop pesante et solennelle, et Cain se demanda si on lui avait ordonné de ne pas se départir de son rôle, même sur la passerelle du Mastodonte. Rapidement, Andez enfonça une série de boutons sur un panneau de commandes, comme si elle écrasait de petites créatures. — Les voici, monsieur. Des images d’archives d’un monde colonial apparurent sur l’écran principal. Cain connaissait vaguement Usk, pour avoir lu quelques rapports çà et là. Un monde paisible et agréable. Les images montraient des champs verdoyants, des vergers en fleurs roses et blanches, des troupeaux de moutons, des collines vallonnées, des fermes qui couvraient de nombreux hectares. — Une économie agraire, à peine autosuffisante, dit le président d’un ton condescendant. Les gens là-bas mènent une vie confortable, sans se poser de questions. Ils n’ont eu aucun scrupule à couper les ponts avec la Hanse. (Cain s’abstint de faire remarquer que c’était la Hanse qui avait pris cette initiative.) Ils ont déchiré la Charte de la Hanse, ont déclaré leur indépendance et ont rejoint la Confédération. Et après tout cela, ils comptent poursuivre leur existence comme avant ! — Ils semblent bien inoffensifs, monsieur le Président, dit Cain. — Ils se sont rebellés contre l’autorité légitime ! Ils ont quitté la Ligue Hanséatique terrienne, nous plongeant dans l’embarras vis-à-vis des autres colonies. Si nous ne tenons pas compte de cette situation, nous ne ferons qu’encourager les autres à les suivre. Andez parla sans y avoir été invitée : — Comme le général lui-même l’a dit lorsqu’une épidémie de désertions a frappé les pilotes des FTD, la seule façon de l’endiguer était de faire un ou plusieurs exemples, de façon si radicale que les autres y réfléchissent à deux fois avant de nous défier. Voilà bien longtemps qu’on aurait dû agir contre les planètes séparatistes. À mon avis. Le général Lanyan parut soulagé de recevoir une mission qu’il pourrait réellement mener à bien. — Je suis prêt à sévir contre Usk, monsieur le Président. Nous leur montrerons leurs erreurs. — Il faut davantage, général. Faites de la population d’Usk un exemple, même si vous trouvez cette tâche désagréable. Je compte sur vous pour faire le nécessaire. Le Pèrarque vous aidera. Il fixa ses yeux sur Lanyan, et celui-ci n’hésita qu’un instant avant d’opiner brièvement. Cain n’osa parler tout haut, mais il fut certain d’avoir pénétré dans un asile de fous. Le Pèrarque arborait un sourire lointain. Ses yeux bleu saphir semblaient luire de l’intérieur. — Ah, soupira-t-il. Un pogrom, un vrai. 107 Anton Colicos Anton n’avait jamais vu Vao’sh si excité. Les lobes faciaux du remémorant se teintaient de couleurs vives tandis qu’il annonçait la nouvelle : — Le Mage Imperator compte se rendre sur Theroc ! On raconte qu’il va demander pardon pour les exactions commises sur Dobro. Le voyage lui-même constituait une nouvelle révolution pour les Ildirans. Par tradition, les suppliants venaient au Mage Imperator. Leur chef, qu’ils considéraient comme sans égal dans aucune civilisation, n’allait jamais à la rencontre d’un autre dirigeant, par nature inférieur. Encore moins pour s’excuser. Mais les temps changeaient. — Un acte intrépide, dit Anton. Et peut-être stupide. Seule l’histoire le dira. Ils s’étaient rencontrés au Foyer de la Mémoire, où l’on montait les nouvelles plaques d’adamant. Des scribes avaient gravé les vers inédits, révisant l’épopée strophe après strophe en fonction des stipulations de Vao’sh et d’Anton. Au début, il avait éprouvé du soulagement et de l’excitation à l’idée de retourner à son véritable travail : la traduction de La Saga des Sept Soleils. Mais il s’était fatigué les yeux à force de lire et d’écrire cette quantité astronomique de texte au cours des derniers jours. Il se rappelait sa préparation de soutenance de thèse à l’université, lorsqu’il avait révisé, encore et encore, avant d’obtenir son diplôme. Eh bien, ce n’était rien à côté de ce qu’il venait de vivre. Vao’sh et lui réinterprétaient une chronique dans son intégralité. Les panneaux corrigés comprenaient des passages non censurés de l’épopée, et les fausses légendes s’étaient vues supprimées. L’épidémie de la fièvrefeu qui aurait décimé le kith des remémorants avait été remplacée par la sinistre vérité de leur assassinat, crime qui avait permis au Mage Imperator de l’époque de réécrire l’histoire à sa guise. Les camps d’hybridation de Dobro étaient mentionnés, ainsi que la guerre contre l’Attitré dément Rusa’h, et même l’épisode où Jora’h avait failli trahir l’humanité au profit des hydrogues. Les Ildirans s’efforçaient encore d’accepter le fait que l’histoire réelle n’était pas toujours agréable ni héroïque. Malgré les protestations silencieuses du scribe en chef Ko’sh et d’une faction fondamentaliste de remémorants, la nouvelle génération étudiait déjà la version révisée de La Saga. Les historiens plus vieux avaient accepté de devoir remplacer ce qu’ils avaient mémorisé par les passages réécrits, et de purger leurs récits des éléments désormais discrédités. Mais il faudrait du temps avant que ces changements prennent pleinement effet. Et voilà qu’aujourd’hui le Mage Imperator partait. — J’imagine que le Premier Attitré Daro’h reste ici, à sa place ? s’informa Anton. Existe-t-il quelque chose comme un « Mage Imperator suppléant » ? Vao’sh haussa les épaules, imitant un geste qu’il avait souvent vu Anton faire. — Oui, Daro’h va rester, et Yazra’h demeure elle aussi ici pour défendre Ildira et au besoin le Premier Attitré. Pendant ce temps, Adar Zan’nh convoiera les réfugiés de Cjeldre sur Dobro, comme l’a promis le Mage Imperator. (Vao’sh regarda son ami, le visage rayonnant.) Je ne vous ai pas dit le meilleur, remémorant Anton. Nous allons écrire l’histoire, vous et moi ! Le Mage Imperator Jora’h nous a demandé de l’accompagner et de décrire exactement ce que nous verrons et ferons. Anton recula d’un pas, et un tesson de plaque d’adamant crissa sous sa semelle. Vao’sh poursuivit sur sa lancée : — Afin de ne pas perdre de temps, il ne prendra qu’un croiseur lourd avec une centaine de gardes ildirans et de conseillers, ainsi que nous deux. Nira a déjà envoyé un message pour faire savoir aux Theroniens que nous arrivions. Anton décida de rassembler ses notes de traduction en cours dans l’espoir d’en remettre une copie à un marchand sur Theroc. Quelqu’un devrait pouvoir les rapporter sur Terre, où d’innombrables étudiants et assistants de recherche feraient leurs choux gras de cette manne d’information. Tant qu’il recevrait le crédit qui lui revenait, le reste lui serait indifférent. Son travail avec les Ildirans était loin d’être achevé, et il avait bien l’intention de rester avec eux. Il regarda les autres remémorants du Foyer. Certains considéraient avec scepticisme les plaques d’adamant où s’étalaient les nouvelles chroniques. — Alors, nous ferions bien de commencer à faire nos bagages. 108 Tasia Tamblyn Le reste de la nuit, les ténèbres résonnèrent de bruits mystérieux. Sur Llaro, ceux-ci étaient peut-être inoffensifs… ou indiquaient une embuscade ourdie par les Klikiss. Il était probable que les trois compagnons étaient les seuls humains en vie sur cette planète. Ils avaient besoin de secours, alors même que personne ne viendrait à leur recherche avant longtemps. Pour Tasia, leur meilleure chance de s’en sortir était de rafistoler l’Osquivel et de filer d’ici comme s’ils avaient le diable aux trousses. Le vaisseau gisait, le nez dans la rocaille, après avoir labouré le fond du large arroyo. — Pour le moment, on est coincés. Mais en nous creusant la tête tous ensemble, nous trouverons une solution. Les Vagabonds savent faire des merveilles avec un bout de Scotch et du sparadrap. Robb fixa son regard sur la coque bossuée. Les blocs rocheux avaient causé autant de dégâts à l’impact du crash que les tirs klikiss. — Mes compétences se limitent au kit de réparation. Ce boulot va bien au-delà. Les FTD lui avaient appris à suivre les procédures officielles à la lettre. Il les avait testées sur des Rémoras et de plus gros vaisseaux, savait comment fonctionnaient les moteurs et comment assembler les composants. Rien de plus. Tasia et Lui bricolèrent la coque endommagée à la lueur de l’aube, tirant et martelant les plaques métalliques pour les remettre en place. Nikko s’extirpa de la salle des machines et essuya la graisse de son visage avec son avant-bras. — Alors, vous voulez la bonne nouvelle, ou la mauvaise ? — Tu veux dire qu’il n’y a pas que des mauvaises nouvelles ? demanda Tasia. Voilà déjà une bonne nouvelle… — Il y en a plein, tout compte fait. Nos réserves d’ekti sont intactes, les moteurs interstellaires fonctionnent. Peut-être pas à cent pour cent, mais assez pour nous permettre de quitter le système llarien. Robb se fendit d’un sourire inopiné qui découvrit ses dents. — Alors, on sera partis dès que la coque sera réparée. (Il donna un coup de pied au flanc du vaisseau.) Rendre ces brèches capables de résister au vide spatial ne sera pas simple, mais avec le matériel adéquat, c’est possible. Il nous faudra dans les quatre heures. Tasia eut presque peur de demander : — Alors, quelle est la mauvaise nouvelle ? — Nos propulseurs conventionnels sont esquintés, répondit Nikko. L’un d’eux est fusillé. — On peut le réparer ? l’interrogea Robb. — Réparer, ça n’est pas le problème. Mais le réservoir s’est rompu et s’est entièrement vidé. Vidé. Oubliez l’ekti, puisque nous n’avons plus de carburant ordinaire. On ne peut allumer la propulsion ildirane et filer d’ici qu’une fois dans l’espace. Mais il est impossible de soulever cette carcasse du sol sans carburant ordinaire. — Ça va être coton de trouver une station de ravitaillement sympa dans cette cité klikiss…, grogna Tasia. Robb eut un soupir résigné. — Un problème à la fois. Essayons d’abord de réparer les propulseurs et la coque, puis nous nous attellerons au problème du carburant. Tasia grimpa dans le spacieux cockpit de l’Osquivel. — Je m’occupe de reconnecter le système d’armement. C’est le genre de problème que je suis apte à régler. Personne ne peut prédire si on ne devra pas tirer sur des bestioles. Dans les vingt-quatre heures qui suivirent, c’est à peine s’ils fermèrent l’œil. Ils surveillaient les alentours à tour de rôle. Nikko travaillait sans relâche, en silence, accablé par la certitude que ses parents avaient péri avec le reste des Vagabonds prisonniers. Comme la nuit tombait pour la seconde fois, Tasia s’assit sur une pierre brune, en bordure du cercle de lumières de secours disposées tout autour du vaisseau. Plus loin dans le canyon, les ombres s’épaississaient. La jeune femme entendit quelque chose se glisser à travers les rochers. L’obscurité se refermait sur elle, et sa nervosité augmenta. D’une main elle tenait une torche, de l’autre un convulseur, et un lance-projectiles était accroché à sa hanche. Elle aurait préféré se trouver à l’intérieur du vaisseau naufragé, confortablement installée dans sa couchette, de préférence à côté de Robb. Oui, confortablement. Souvent, toutefois, ce qu’il fallait faire s’avérait inconfortable. Aussi restait-elle assise sur sa pierre, assurant la garde contre tout intrus qui sortirait de la nuit. L’armement de bord avait été partiellement réparé, mais tous les trois ne tiendraient jamais face à une armée de Klikiss. Les sons n’avaient pas cessé. Elle perçut une série de ricochets. De très loin lui parvint une étrange stridulation, qui lui fit lever les yeux. Puis des bruits de pas de créatures bien plus grosses que des rongeurs. Deux cailloux s’entrechoquèrent, de la poussière dégringola de la falaise en surplomb… Tasia resta tapie, immobile, la main moite sur la poignée de son convulseur. Elle attendait la dernière seconde. S’il s’agissait de Klikiss, son arme légère ne lui servirait pas à grand-chose, mais elle tirerait sitôt qu’elle serait sûre de sa cible. Une broussaille sèche craqua et Tasia entendit comme un chuchotement, bien plus près qu’elle ne s’y était attendue. Elle ne patienta pas davantage, même si elle n’ignorait pas qu’il leur faudrait beaucoup de chance, à elle et à ses deux compagnons, pour survivre. Elle élargit le faisceau de sa torche au maximum et ferma les yeux, dans l’espoir que la lumière éblouirait ses adversaires assez longtemps pour qu’elle puisse ajuster son tir. — Robb, Nikko, je vais avoir besoin d’aide par ici ! La lumière crue de sa torche jaillit. Tasia s’était protégé les yeux habitués à l’obscurité. Elle s’efforça de distinguer les silhouettes qui se profilaient, s’attendant à voir une armée de hideuses créatures déferler sur eux. Des cris retentirent de toutes parts, et Robb et Nikko se ruèrent au combat. Trop de cris, trop de voix… Mais au lieu de monstrueux insectes, elle vit un homme à la peau noire et un vieil ermite tout hirsute, accompagnés par deux autres personnes. Ils portaient des combinaisons coloniales standards quelque peu usées. L’homme à la peau noire se couvrit les yeux. — Ne tirez pas ! — On est les gentils, bon sang ! jura le vieil homme. Je ne m’attendais pas à un accueil si théâtral. Pfff… Nous sommes des évadés de la colonie. Robb et Nikko arrivaient en courant. Les yeux du Noir s’accoutumèrent rapidement, et il s’avança. — Je suis Davlin Lotze. Nous vous avons vus vous écraser. Nous avons capté votre signal d’urgence, et localisé votre balise avant que vous l’éteigniez. Nikko s’arrêta, pour contempler l’un des nouveaux arrivants. — Papa ?… Papa ! Il saisit presque Crim Tylar à bras-le-corps. — Nikko ! Que diable es-tu venu fabriquer ici ? — Vous secourir. Nous sommes venus au secours de tous les Vagabonds de Llaro ! — Mais ça n’a pas tourné exactement comme prévu, ajouta Tasia. Le visage de Crim s’assombrit. — Ça, c’est sûr. Nikko hésita comme il se rendait compte qu’il ne voulait pas poser d’autres questions. Davlin parla sans tergiverser : — Je ne pense pas que les Klikiss sachent que vous êtes là. Mais il serait plus sûr de gagner un abri avant que le jour se lève. 109 L’amiral Sheila Willis Même si le président affirmait qu’il y avait une guerre en cours, c’était sur Rhejak que l’amiral Willis désirait se trouver. Elle avait rempli sa mission en imposant une présence militaire. Elle se réjouissait d’avoir réussi sans trop affecter la vie des colons. Les Forces Terriennes usaient trop souvent d’une main de fer quand la situation ne réclamait qu’un peu de finesse. Son équipe de techniciens avait construit une vaste île artificielle, entrelacs de segments en nid-d’abeilles fixés à des flotteurs. La base flottante offrait à l’armée d’occupation un espace assez ample pour les baraquements et les bâtiments d’intendance. Quand il avait fallu plus d’espace, les soldats avaient installé de nouveaux segments. Willis, assise au bord de cette plate-forme, signa le journal des activités du jour après l’avoir à peine parcouru des yeux. Puis elle revint au spectacle des créatures géantes à tentacules que l’on menait à la pâture. Lassée de ses rations, elle était convenue d’un échange de provisions avec les pêcheurs. Elle payait leurs fruits de mer au prix fort, pas de doute là-dessus, mais elle adorait la viande de médusa : sa chair crissante évoquait des champignons grillés, et son goût le homard, en particulier quand on la trempait dans du succédané de beurre. Elle avait envoyé un vaisseau éclaireur vers la Terre afin de l’informer que Rhejak était sécurisée. Elle savait que le président attendait impatiemment des nouvelles au sujet de la reprise des expéditions de métaux et de minéraux rares, ainsi que d’extraits de varech. Mais les opérations étaient encore en cours, et mieux valait ne pas faire de promesses qu’elle pourrait avoir du mal à tenir. Willis encourageait ses soldats à entretenir des rapports de bon voisinage. « Mettez votre testostérone en sourdine, avalez une dose d’humilité, et traitez les habitants avec respect », leur répétait-elle. En offrant quelques bibelots et souvenirs apportés de la Terre, certaines de ses troupes avaient même gagné un peu d’estime chez les habitants. Hakim Allahu, qui rencontrait régulièrement Willis sur sa base flottante, avait fini par considérer, bien qu’à contrecœur, la présence des FTD comme inévitable. Si elle faisait montre d’indulgence, Willis n’était pas pour autant stupide. Conrad Brindle commandait les dix Mantas qui patrouillaient dans le ciel, et elle avait installé des équipes de surveillance dans l’usine de la Compagnie rhejakienne. D’autres soldats contrôlaient et faisaient fonctionner à tour de rôle la machinerie des mines de corail. Ses Mantas avaient déjà chassé plusieurs vaisseaux vagabonds en escale régulière sur Rhejak. Les pilotes avaient sonné l’alarme, lancé des jurons par radio ou tiré au jugé sur une Manta avant de prendre la poudre d’escampette. Mais rien que de très inoffensif. Impossible de faire plaisir à tout de monde… La nuit venue, les opérations en suspens et l’usine de la Compagnie rhejakienne seulement éclairée par quelques veilleuses clignotantes, les eaux noires étaient calmes. Les deux lunes minuscules de Rhejak brillaient d’une lueur argentée dans le ciel. Les médusas flottantes ne dormaient jamais ; elles sifflaient et mugissaient comme pour se tenir compagnie. Une petite explosion sur l’une des tours d’extraction déclencha les alarmes de la base des FTD. Des soldats se précipitèrent sur le ponton flottant, criant dans leur radio à courte portée et cherchant du regard la source de ce tapage. Willis sauta de sa couchette et enfila le premier uniforme qu’elle trouva. Elle fonça au-dehors tout en tirant sur ses bottes. — Il se passe quelque chose à l’usine d’extraction, amiral ! Willis se rua vers l’une des vedettes attachées au bord du radeau. En cours de route, elle cria à quelques soldats non loin de là de la rejoindre. Elle sauta dans le bateau et reprit son équilibre tandis qu’un jeune enseigne dénouait la corde d’amarrage et qu’un autre allumait le moteur. Pendant que l’engin frappait l’eau en dispersant de l’écume, Willis ferma les derniers boutons de son uniforme. À présent, toutes les lumières de l’usine étaient allumées. Le son des alarmes se répercutait à travers les tuyaux sinueux et la charpente des tours. Les soldats de garde criaient dans un mélange de bravade et d’embarras. Lorsque les transmissions eurent atteint un degré de confusion suffisant, Willis aboya un ordre pour exiger un rapport concis. « Ce sont les rebelles, amiral. On ignore qui ils sont. On ne les a aperçus qu’un bref instant. — Ils ne portaient pas grand-chose, intervint quelqu’un. Des pagnes ou des maillots de bain. Je crois que c’étaient des gardiens de médusas. » Willis serra les mâchoires. Ce devait être une poignée de jeunes voyous désireux de s’affirmer, et ayant beaucoup trop de temps à perdre. Lorsque sa vedette d’interception s’arrêta au niveau de la tour de la Compagnie, elle sentit la fumée. Elle sortit du bateau et interpella les gardes : — D’où sont-ils venus ? Et comment diable ont-ils réussi à échapper à votre vigilance ? Qu’ont-ils endommagé ? Pourquoi n’étiez-vous pas en train de surveiller ? Qui assurait le tour de garde ? Les soldats ne savaient pas à quelle question répondre en premier. Les saboteurs étaient arrivés à la nage et avaient grimpé pieds nus le long des tours. Une explosion avait arrêté l’une des six pompes, mais les dégâts n’étaient pas graves. En fait, la bombe était probablement une diversion. La patrouille, désarmée par la gentillesse des gens du coin, avait sans doute baissé sa garde. — Il semble y avoir une faille dans notre gestion de la sécurité. Les gens de Rhejak, on leur donne un doigt, et ils prennent le bras… Réparez cet endroit et remettez-le en ordre. Réveillez les équipes de la Compagnie et tous les ingénieurs qu’il vous faudra. Plus vite l’usine sera redevenue opérationnelle, moins grand sera l’impact des dégâts commis par ces imbéciles. L’un des gardes conduisit jusqu’à elle un employé de la Compagnie. Willis se souvint de lui : Drew Vardian, le patron de l’usine. De grosses gouttes de transpiration ruisselaient de son front. — Ce n’est pas le pire, dit-il. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils ont pris deux retrieuses. (Il leva les bras au ciel.) Deux retrieuses ! — Ce mot ne me dit rien, monsieur Vardian. Expliquez-vous. — Des éléments vitaux, absolument vitaux : les capteurs digitaux qui permettent de contrôler les systèmes de filtration et d’extraction. Ils séparent du reste les métaux et les composés chimiques que nous voulons. Sans les retrieuses, l’usine ne fonctionne pas. — Excellente nouvelle, vraiment. Comment ces agitateurs savaient-ils quoi faire ? — La Compagnie utilise de la main-d’œuvre indigène à temps partiel, quiconque veut gagner un peu d’argent en plus, en particulier les gardiens de médusas. — Alors, ils ont simplement chipé ces machins de tri et se sont envolés dans la nuit ? On ne peut pas se lancer à leurs trousses ? — Ils avaient des chaloups, amiral : de petits bateaux à rayon d’action limité, mais assez rapides pour s’échapper. — Contactez le lieutenant Brindle. Je veux des images haute définition des environs. Amenez-moi deux Rémoras équipés de projecteurs. Nous allons à la pêche. Willis mit de côté la sympathie qu’elle avait développée pour les Rhejakiens. Ils avaient abusé de sa confiance. Les coupables s’avérèrent être trois jeunes hommes, dont le plus âgé n’avait pas dix-sept ans. Ils fonçaient à travers les canaux de corail dans un chaloup tous feux éteints, certains de ne pas être découverts. Mais depuis le ciel, les scanners des FTD les repérèrent grâce à leur chaleur corporelle et à celle de leur moteur, ainsi que par le métal contenu dans les retrieuses qu’ils avaient chargées à bord. Deux Rémoras piquèrent avant de s’immobiliser au-dessus de leurs têtes dans un jet de leurs propulseurs, puis braquèrent un faisceau éblouissant sur le bateau en fuite. Les passagers s’assirent dans le bateau qui ballottait, et firent des gestes obscènes aux deux appareils de combat. Pendant ce temps, sur l’eau, Willis téléchargea les coordonnées du chaloup dans l’autopilote de la vedette la plus rapide de la base, et partit à la poursuite des voyous. Comme elle approchait des faisceaux des projecteurs, elle observa les trois jeunes hommes à travers ses jumelles télescopiques. — Oh, merde. Ils sont encore plus stupides que je ne croyais… Arrêtez-les ! Mais l’équipage des deux Rémoras se révéla incapable d’intervenir, et la vedette de Willis ne put s’approcher suffisamment vite. Coincés sur leur chaloup, les trois jeunes hommes se démenaient avec deux lourdes pièces de machinerie, chacune aussi grande qu’un baril de carburant. Sachant qu’il n’existait plus d’échappatoire, les gamins les balançaient par-dessus bord, dans les profondeurs. Un « plouf » avala la seconde retrieuse comme la vedette de Willis arrivait à portée des fugitifs. L’amiral cria, emporté par la colère : — Qu’est-ce que vous pensiez faire, bon sang ? Vous savez ce que coûte ce matériel ? — Ce qu’il coûte ? Peut-être qu’il nous a rapporté quelques jours de liberté ! — Pourquoi devrait-on travailler, hurla l’autre, puisque vous allez envoyer toute la marchandise à votre saloperie de Hanse ? Willis prit la radio et appela ses techniciens. « Amenez des plongeurs. Il faut récupérer ces pièces. » Le plus jeune des trois garçons semblait près de pleurer. Le chaloup pris au piège tanguait dans les vagues. — On allait seulement cacher les retrieuses, jusqu’à ce que vous ayez appris la leçon. Regardez ce que vous nous avez forcés à faire ! Vous nous avez forcés à les jeter par-dessus bord ! — Je ne t’ai pas forcé à être un crétin, et je ne crois pas que tes parents non plus. Comme châtiment pour votre acte, il faudra plus que quelques jours de privation de sortie : la cour martiale et deux semaines de prison devraient vous apprendre le respect de l’autorité. (Elle fit un geste à l’intention de ses gardes.) Placez-les en détention et laissez le lieutenant Brindle s’occuper d’eux dans sa Manta. Pendant qu’ils poireauteront dans une cellule militaire, ils méditeront sur le fait que mon occupation a été fort pacifique… jusqu’à maintenant. Elle grommela à l’adresse des garçons qui frissonnaient dans leur bateau : — À cause de vous, je vais devoir changer mes plans. Le lendemain, l’amiral exigea de voir Hakim Allahu ainsi que les responsables de la Compagnie rhejakienne, de l’exploitation corallienne et des fermes les plus importantes. Elle les fit aligner devant le baraquement qui lui servait de siège de commandement, comme des enfants à la réprimande. — Cessons un peu ces bêtises, dit-elle. Vous n’aimez peut-être pas ce que fait le président, mais c’est vous qui l’avez provoqué. Que diable croyiez-vous qu’il arriverait en lui crachant ainsi à la figure ? Vous avez une sacrée chance qu’il m’ait envoyée, moi, au lieu de quelqu’un de bien pire. (Willis avait monté cette petite mise en scène pour que les hommes qui la regardaient aient le soleil dans les yeux.) Lorsque mes vaisseaux sont arrivés, je ne m’attendais pas à ce que vous les accueilliez avec des fleurs, mais au moins à ce que vous vous montriez raisonnables. Ne savez-vous pas à quel point je vous ai facilité les choses ? Si l’un des autres amiraux était venu, Rhejak serait sans doute un camp de prisonniers à l’heure qu’il est. Je croyais que nous vivions en bonne intelligence. À présent, quelqu’un pourrait-il m’expliquer l’absurdité qui s’est déroulée la nuit dernière ? Drew Vardian, le visage encore empourpré, répéta : — Absurdité ? Vous ne comprenez toujours pas ce qu’ont fait ces gamins ? Pour moi, c’est clair comme de l’eau de roche, alors même que c’est à moi qu’ils ont nui. — Beaucoup de Rhejakiens les soutiendront, ajouta Allahu. Ne vous attendez pas à ce qu’on accepte sans broncher d’être envahis par vos brutes. Notre économie a déjà pâti de votre arrivée. Nous avons connaissance d’au moins neuf vaisseaux marchands que vos Mantas ont fait fuir. — Vous ne valez pas mieux que des pirates, lâcha l’un des colons pêcheurs. Nous produisons de précieuses denrées, et vous venez ici avec vos vaisseaux de guerre pour nous rançonner. Willis se mit en colère. — Vos suppositions me paraissent bien osées, monsieur. Nous n’avons pas envoyé une seule cargaison sur Terre. En fait, personne n’a jamais essayé de négocier avec moi. Or, vous commencez à vous plaindre, et même à faire exploser l’une de vos propres usines. Cela a-t-il le moindre sens ? De surprise, Allahu cligna des yeux. — Vous dites que vous avez l’intention de payer les marchandises saisies ? — Et à un juste prix ? ajouta le responsable de la Compagnie. — Je dis, messieurs, que nous voici à un instant décisif. Vous m’obligez à prendre une résolution. Soit nous arrivons à un compromis, soit je sévis et mène cet endroit comme une académie militaire. À vous de choisir. Pouvez-vous garder votre population sous contrôle ? (Elle scruta leur visage.) J’avoue que j’aime assez cet endroit. Aussi, je détesterais le dénaturer. Je n’imposerai aucun changement drastique à moins que vous ne m’y forciez. Ni Allahu ni les autres représentants ne surent comment réagir à son offre. Willis soupira : — Je vois que vous avez perdu votre langue. Laissez-moi commencer par quelques points. J’écouterai vos doléances et ferai tout mon possible pour assurer la paix. Tout d’abord, j’autorise de nouveau le commerce avec les Vagabonds ou qui bon vous semblera… seulement pour les marchandises non vitales. Vous pouvez vendre vos perles-de-récif et vos fruits de mer, une fraction de vos extraits de varech, ainsi que des métaux sans importance stratégique. Toutefois, la Ligue Hanséatique terrienne reste prioritaire sur tous les matériaux qu’elle jugera nécessaires. Et elle paiera tout ce qu’elle prendra : au prix de gros, bien sûr, ajouta-t-elle rapidement. Ces termes vous conviennent-ils ? — Nous pouvons les accepter, dit Allahu en regardant ses collègues. Peut-être pas avec plaisir, mais c’est toujours mieux que d’être placés sous régime militaire. Elle se tourna vers l’homme de la Compagnie. — Mon équipe de plongée a récupéré les deux retrieuses. Monsieur Vardian, je vais avoir besoin de vous pour les nettoyer, les tester et les réinstaller. — C’est du gâteau. Nous ne comptions pas que vous les retrouviez dans les eaux profondes si vite. — Et moi, je ne comptais pas faire tout cela, mais il semble qu’il faille faire avec. — Amiral, l’interrompit Allahu, comment allez-vous faire payer la Hanse pour ce qu’elle pourrait se contenter de prendre ? — Elle m’a donné la direction de Rhejak, avec l’ordre de m’obtenir votre coopération. La décision me revient donc. Quel choix la Hanse a-t-elle ? 110 Le général Kurt Lanyan Le monde bucolique d’Usk était aussi agréable, paisible et vulnérable que le président l’avait laissé entendre. Et de ce fait, le général Lanyan se sentait obligé de se montrer aussi dur que possible. Aucune mise en garde, aucune pitié, seulement des résultats. Le pogrom serait une incitation radicale à rentrer dans le rang pour les petites colonies exposées. Lanyan devait procéder de façon que cela ait l’air aussi sale que possible… Ce qui signifiait que cela le serait. Il ne doutait pas qu’il ferait des cauchemars longtemps après. Même s’il n’avait pas émis d’objections, il n’aimait pas cette mission. Le président Wenceslas allait assurément trop loin. Mais cela était le moindre de deux maux, et permettrait à Lanyan de recouvrer son honneur et l’influence sur le cours des événements qu’il avait perdue. En outre, c’était toujours préférable à un nouvel affrontement avec les Klikiss. Alors que le Jupiter surgissait au-dessus de la colonie sans défense, le Pèrarque se tenait sur le pont, les yeux rivés sur un écran. C’était un homme qui économisait ses mots. Il se montrait généralement réticent à proférer des paroles qui n’avaient pas été rédigées à l’avance. Lanyan avait aperçu ses carnets de notes et ses papiers couverts de conseils. — Le peuple d’Usk a péché au-delà de toute possibilité de pardon. Tout ce qui peut le racheter à présent est l’exemple qu’il offrira. (Il sourit dans sa grande barbe blanche.) Et il servira très bien à cet effet. Des centaines de transports de troupes s’élancèrent, bourrés de soldats. Des escadres de Rémoras survolèrent les colonies dispersées, parées à larguer leurs bombes incendiaires et à fragmentation. Ils encerclèrent les colons, ébranlant le ciel de leurs bangs supersoniques. Les troupes débarquèrent dans les villages commerçants, les vergers de pêchers et d’amandiers, les champs de pommes de terre. Sans se presser, Lanyan et le Pèrarque descendirent en navette diplomatique, pendant que des soldats rassemblaient les colons. Les lèvres serrées, le général surveillait l’avancement de l’opération. Il transmit ses ordres à ses troupes : « Quoi que vous fassiez, ne blessez pas le prêtre Vert. Il faut le garder en vie. Le président veut être sûr que le message parviendra à toutes les colonies séparatistes. » Les Rémoras bombardèrent les champs, les silos à grain et les granges. Les incendies se propagèrent rapidement dans les prairies de luzerne. Le bétail se débanda, et les soldats durent abattre les animaux pour éviter d’être piétinés. Les gens se cachèrent dans des caves ou des greniers à foin. Les soldats usaient de leurs convulseurs sur quiconque résistait. La capture des colons un par un se révéla vite trop difficile, de sorte que les soldats les assommèrent en masse, les traînèrent à bord des vaisseaux, puis jetèrent sans cérémonie les corps ballants dans le village principal. Des équipes de démolition mirent le feu aux fermes sans se soucier des familles en larmes. Leurs grenades explosives défoncèrent les clôtures et les murets. Des tireurs d’élite rasèrent des vergers entiers au faisceau laser. L’air empestait la fumée. On traîna une prêtresse Verte presque nue sur la place du village. La vision des destructions la faisait sangloter. « Pourquoi, pourquoi ? » semblaient être les seuls mots qu’elle pouvait prononcer. — Laissez-lui son surgeon, ordonna Lanyan. Il se tenait dans la ville pour observer le spectacle, sourd aux accusations comme aux suppliques et aux cris d’angoisse qui fusaient. Tout ce chaos, toute cette destruction était enregistrée avec soin, pour une utilisation ultérieure par la Hanse. Le Pèrarque prononça sa déclaration d’une voix tonnante au centre de la ville de fermiers. Chacune de ses phrases tomba comme une hache effilée : — L’Unisson condamne le peuple d’Usk ! Les extrémistes comme vous sont des dents pourries au sein de notre société. En vous retournant contre la Terre, en succombant à l’arrogance, vous avez apporté une malédiction sur toute notre espèce. Vous avez démontré notre faiblesse et nos défauts moraux. Vous nous avez laissés à la merci des démons. D’un doigt couvert de bagues, il désigna la foule recroquevillée. Les soldats marchaient de long en large, l’arme chargée. Le peuple regardait avec une incrédulité absolue. Des colonnes de fumée s’élevaient dans le ciel, les fermes étaient en ruine, les vergers et les jardins détruits, le bétail massacré. La prêtresse se blottit contre son surgeon, dans un état presque catatonique. — En ce moment même, poursuivit le Pèrarque, les Klikiss attaquent nos colonies isolées, ailleurs dans le Bras spiral. Ils ont d’abord lâché sur nous le fléau des robots noirs, et les voici à présent qui arrivent en personne. Qu’est-ce qui nous attend encore ? Comptent-ils exterminer toute l’humanité ? Le souvenir des Klikiss fit frémir Lanyan. Il ne croyait pas un instant que les extraterrestres relevaient d’une quelconque manifestation démoniaque, mais les colons étaient assez terrifiés pour accepter n’importe quoi, au milieu de toute cette fumée, du sang et du feu. Un soldat courut jusqu’à lui. — Général, nous venons de terminer l’inspection des bureaux du gouvernement. Nous avons découvert cet enregistrement. Il devrait vous intéresser. L’homme inséra un digidisque dans un lecteur. La scène montrait les cinq anciens de la ville, assis à une table. Ils déclaraient d’un air joyeux leur indépendance par rapport à la Ligue Hanséatique terrienne, et admonestaient la Terre pour les avoir abandonnés en temps de crise. Puis ils annonçaient leur intention d’adhérer à la Confédération. Sous les yeux de Lanyan qui grinçait des dents, les anciens exhibèrent chacun un exemplaire de la Charte de la Hanse et s’appliquèrent à le déchirer en morceaux devant les caméras. Puis ils se congratulèrent mutuellement pour leur acte de bravoure, se serrèrent la main, et portèrent un toast « au futur d’Usk ». Lorsque le Pèrarque eut achevé son discours au vitriol, Lanyan s’avança. Les soldats montèrent un grand écran de projection, afin que tous puissent regarder cette ridicule provocation. — Trouvez ces hommes et amenez-les-moi, ordonna-t-il. Les soldats marchèrent brutalement à travers la foule et s’emparèrent de quiconque ressemblait un tant soit peu à l’un des membres du conseil. Ils isolèrent les chefs après les avoir rassemblés manu militari. Ceux-ci se mirent à crier : — Vous ne pouvez pas faire ça ! Nous sommes un monde souverain, une colonie indépendante ! Lanyan leur jeta un regard mauvais. — Vous êtes des rebelles et des criminels. Et vous serez traités comme tels. (Il se tourna vers la prêtresse Verte.) Vous, faites en sorte que ceux de la Confédération le sachent également. Le roi Peter ne peut vous protéger. Aucun de vous. — Vous êtes damnés ! hurla le Pèrarque, les joues empourprées. Et vous devez souffrir pour vos péchés. Purger votre colonie grâce à vos souffrances permettra aux autres de revenir dans le droit chemin. Les membres du conseil, non pas des héros mais de simples agriculteurs ou commerçants, furent séparés du reste de leurs amis. Près de là, des soldats érigèrent cinq structures à barre transversale, simples mais sinistres. Au nom du président Wenceslas, le Pèrarque ordonna la punition. Pendant que le village et les fermes brûlaient, les hommes de Lanyan crucifièrent les cinq anciens et les laissèrent pendre là, sanglants, à l’agonie. Les survivants d’Usk commençaient à peine à saisir l’horreur de ce qui leur arrivait. La prêtresse Verte avait du mal à transmettre ce qu’elle voyait. Lorsque les soldats des Forces Terriennes obligèrent les villageois hébétés à se mettre en rang et à signer de nouveau la Charte de la Hanse, nul ne protesta. Il ne leur restait plus de voix. Chacun de leurs gestes était enregistré par l’œil attentif des caméras. — Notre tâche est accomplie, dit Lanyan en s’efforçant de refouler ses émotions. Pour finir, il ordonna de brûler le surgeon, coupant la prêtresse Verte de tout contact. Le peuple d’Usk avait été brisé, tout comme son acte de défi si naïf. À présent, il ne représenterait plus aucun problème. Ce qui était bon, car le général ne voulait pas gaspiller du personnel en laissant une force de sécurité derrière lui. Lanyan et ses soldats partirent, victorieux, le Pèrarque à leur tête. 111 Orli Covitz À l’abri sinon en sécurité dans les cavernes de grès au milieu des réfugiés, Orli jouait de la musique et composait. Son synthétiseur à bandes faisait partie des quelques biens qu’elle avait pu sauver. Après les épreuves endurées, la jeune fille avait appris à ne pas trop s’attacher aux choses ni à s’enraciner quelque part. Mais elle pouvait toujours emporter sa musique avec elle, quelles que soient les catastrophes qui survenaient. Et même si elle perdait son synthétiseur, elle pourrait fredonner. Ou chanter : Margaret Colicos lui avait appris les paroles de Greensleeves. La vieille femme avait dit qu’Orli était spéciale, que sa musique avait peut-être suffisamment impressionné le spécex pour garantir sa sécurité. Mais au cours de son évasion en compagnie des autres, il y avait eu tant de panique, de violence, de confusion… Davlin raconta l’évasion de son groupe, puis Tasia rapporta ce qu’elle avait vu au cours de son survol de la ville à bord de l’Osquivel. Il paraissait évident que personne n’avait été épargné. Après la fuite des robots noirs, les Klikiss avaient rasé la colonie humaine, et probablement tué ceux qui n’avaient pas fui. Orli n’était même pas certaine que les Klikiss avaient gardé Margaret en vie. — Sommes-nous les derniers survivants de cette planète, DD ? Soixante-six personnes ? — Et moi, répondit le comper d’un ton inquiet. — Oui, et toi. — Et UR. Elle a besoin d’être réparée. — Et UR. Des techniciens vagabonds avaient effectué quelques réparations sur l’épaule de l’Institutrice, mais ils ne disposaient pas des moyens nécessaires pour installer un nouveau bras cybernétique. En attendant, DD la secondait pour la surveillance des enfants et aidait les réfugiés. Orli se demanda si le spécex en avait fini avec eux, ou s’il continuerait à les traquer. Jusqu’à présent, Davlin était parvenu à garder tout le monde en vie. Assise à l’écart, adossée au mur rugueux, Orli essayait de nouvelles mélodies, dont la mélancolie reflétait son état d’esprit. Elle avait mis le volume le plus bas possible, mais le son filtrait dans l’abri, et les survivants regroupés autour de Davlin Lotze y retrouvaient le malaise qui les habitait. — On a déjà atteint notre capacité maximale, marmonna le maire Ruis. Il nous faut de la nourriture, des couvertures… en fait, de tout. — Ce qu’il nous faut, c’est partir d’ici, releva Crim Tylar. La plupart d’entre nous n’ont jamais voulu venir sur Llaro. Maudits Terreux ! Assis à côté de lui, Nikko balançait entre la joie d’avoir trouvé son père en vie et la tristesse de savoir que sa mère avait péri en luttant contre les Klikiss. — Nous avons l’Osquivel, dit Davlin avec détermination. Il est réparable, et il peut tous nous transporter. Alors, trouvons un moyen de sortir ces gens d’ici. — On possède quelques armes et quelques outils, une poignée de combattants, sans compter l’expérience de chacun, pas vrai ? intervint Tasia. Une fois qu’on aura fichu le camp de cette planète, on reviendra avec une armée digne de ce nom, et on tombera sur ces saloperies de bestioles comme un astéroïde tombe du haut du ciel. Davlin examina les cartes sommaires qu’il avait tracées. — Si vous pouvez réparer vos propulseurs conventionnels, je vous obtiendrai le carburant. Il y a deux barils planqués dans la nature, il nous faudra les retrouver. Robb s’anima : — Je ne croyais pas que ce serait si facile. M.?Steinman eut un grognement d’incrédulité. — Facile ? Davlin a oublié de vous dire qu’il a caché le carburant en plein milieu du territoire klikiss. — En effet, cela va entraîner quelques difficultés, opina DD. Concentrée sur son clavier, Orli écoutait à moitié. Elle ferma les yeux et laissa la douce musique lui rappeler Dremen, la planète marbrée de nuages, l’optimisme de son père à l’idée d’aller sur Corribus, l’espoir, suivi par une catastrophe… une nouvelle chance, ici sur Llaro… puis un autre désastre. Sa musique devint plus lugubre tandis qu’elle augmentait peu à peu le volume. Orli ouvrit les yeux lorsque Nikko vint s’asseoir à côté d’elle. Elle remarqua son expression lointaine, sa tristesse quand il dit : — Ma mère aimait la musique. Elle en jouait dans nos serres… Elle prétendait que cela aidait les plantes à pousser. — C’était vrai ? Il haussa les épaules. — Peu importe. J’aurais aimé qu’elle soit là. — Je l’ai connue, vous savez. Vos parents m’ont hébergée quand les Klikiss nous ont rassemblés derrière l’enceinte. Elle était si gentille, en plus d’être une sacrée tireuse au fusil ! Nikko se fendit d’un sourire nostalgique. — C’était tout maman, ça. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas revue. Orli continua à jouer, ses doigts courant d’eux-mêmes sur le clavier tandis qu’elle évoquait Marla Chan. Nikko lui parla des astéroïdes-serres de sa famille, de ses parents qui s’étaient assurés qu’il s’échappe lorsque les Terreux avaient capturé les Vagabonds. — J’aime bien ta musique, dit-il, mais j’aurais souhaité que tu connaisses des chansons plus gaies. — Moi aussi. 112 Daro’h le Premier Attitré Après que son père eut quitté Theroc dans son croiseur d’apparat, le Premier Attitré s’efforça de remplir la fonction de Mage Imperator. Alors que Jora’h et Nira étaient partis se raccommoder avec le gouvernement des humains, Daro’h se chargeait de l’Empire. Mage Imperator suppléant. Pour le moment, il n’était qu’un emblème. Un jour, cependant, il deviendrait officiellement le Mage Imperator et contrôlerait le thisme, tout comme son père l’avait fait. Daro’h se tenait sur l’estrade de la salle de réception de la hautesphère, les yeux rivés sur les dômes prismatiques qui s’incurvaient au-dessus de sa tête. Il se sentait perdu. Il ne pouvait se résoudre à s’asseoir dans le spacieux chrysalit. Ce n’était pas sa place. Il n’y avait que peu de temps que Daro’h s’acquittait de ses responsabilités, en s’accouplant avec les partenaires de nombreux kiths qu’on avait agréées. Ce devoir aurait dû le réjouir, mais le danger indéfinissable qu’il sentait planer sur l’Empire le privait de presque tout plaisir. Ce sentiment devait être beaucoup plus fort chez son père. Vraiment, quelque chose clochait dans le thisme. L’adar Zan’nh était parti avec les humains de Cjeldre pour Dobro, afin de rejoindre les descendants du Burton et d’édifier une colonie viable. Un nouveau départ. Malgré sa sinistre histoire, malgré la menace de l’Attitré Rusa’h et de ses faeros, ce monde morne et désolé manquait à Daro’h. Osira’h restait avec lui dans la salle impressionnante, et sa seule présence suffisait à l’emplir d’assurance. Sa demi-sœur l’avait choqué en menant une insurrection parmi les cobayes de Dobro, et en l’obligeant à constater l’erreur que ses congénères avaient perpétuée pendant tant de générations. Aujourd’hui, la fillette se tenait assise sur les marches polies de l’estrade. Elle percevait le trouble de ses pensées. — Ne te laisse pas accabler ainsi, Daro’h. Je suis allée rencontrer les hydrogues tout au fond d’une géante gazeuse et j’ai contribué à leur perte. (Elle gloussa.) Si j’ai pu faire cela, tu peux bien t’occuper des obligations du Mage Imperator pendant quelques jours. Il s’assit à côté de sa demi-sœur sur la pierre dure et froide et passa un bras autour d’elle. — Ainsi formulé, comment pourrais-je dire non ? Comme si elle n’avait plus rien à ajouter, Osira’h se leva. — Il faut que je retourne voir mes frères et sœurs. Nous avons découvert une capacité mentale très intéressante. Nous progressons chaque jour. Mais même Kolker ne la comprend pas totalement. — Et moi, pas du tout, dit Daro’h. Je suis surpris que tu n’aies pas souhaité accompagner ta mère sur Theroc. — Ma mère et mon père. Mais si, je voulais aller avec eux. Mais notre présence est plus importante ici. Il se passe quelque chose d’important. Sur ce, elle quitta en gambadant la salle d’audience par une porte dérobée derrière le chrysalit. Daro’h ne comprendrait sans doute jamais sa sœur si bizarre… Derrière les portes en verre fumé de l’entrée principale, il aperçut des pèlerins, des courtisans et des fonctionnaires qui faisaient la queue en attendant de passer devant lui, dans l’espoir d’un entretien ou d’un simple regard. Il percevait leur trouble et leurs inquiétudes, sans pouvoir hélas les soulager. S’il avait été le point focal du thisme, leurs émotions auraient résonné comme des cris dans son esprit. Les Ildirans avaient été de tout temps un peuple stable. C’est pourquoi les récents changements avaient provoqué peur et confusion. Chaque kith était perturbé par les bouleversements de Jora’h et, par rétroaction, le thisme amplifiait leur malaise, à la manière d’un cercle vicieux. Daro’h n’avait pas le pouvoir de le briser. La seule chose qu’il pouvait faire était d’afficher un semblant de sérénité face aux sujets de l’Empire. Avant de permettre aux pèlerins d’entrer, Yazra’h fit le tour de la salle avec ses trois chatisix, s’assurant qu’ils étaient bien visibles. Elle protégerait le Premier Attitré au péril de sa vie, tout comme elle le ferait pour le Mage Imperator. Rejetant sa longue chevelure en arrière, elle revint de sa ronde. — La hautesphère ne présente aucun danger, Premier Attitré. Daro’h reçut son rapport d’un hochement de tête. — Merci. (Il se dressa de toute sa hauteur et regarda les visiteurs au-dehors.) Bien, qu’on fasse entrer le premier groupe. Au signal donné, un flot de visiteurs pénétra dans la salle d’audience. Daro’h les salua, mais ses pensées demeuraient au loin. Il reconnut Ko’sh. Le scribe en chef s’avança vers l’estrade, le visage austère. Un lentil en habit de cérémonie, au front et aux tempes peints, l’accompagnait, la main posée sur son médaillon. Ko’sh s’exprima sans préambule : — Premier Attitré, nous allons vous parler, bien que nous ayons espéré nous adresser au Mage Imperator. Daro’h leva les mains. — Tous ces gens sont venus le voir aussi. Mais cela lui est impossible d’être présent. Le lentil laissa échapper : — Peut-être est-ce une bonne chose. Vous pouvez parler à votre père en notre nom. Yazra’h retroussa les lèvres, outragée par une critique, même voilée, de son père. — Le Mage Imperator prend ses propres décisions, lui rappela Daro’h d’un ton froid. Je ne l’influence pas. Je suis ses ordres. — Bien sûr, dit Ko’sh en courbant l’échine. Mais dernièrement, beaucoup de ses actes ont été étranges et perturbants. Le lentil joignit les mains puis les leva devant sa poitrine, afin de placer le médaillon entre eux. — Les gens éprouvent de la crainte, et viennent à nous en quête de conseils. Nous devons savoir comment leur répondre… Éperdu, le scribe en chef s’exclama : — Il a démoli les murs du Foyer de la Mémoire ! Il a demandé à deux historiens – l’un d’eux est humain ! – de réécrire La Saga des Sept Soleils. — Je le sais. Comme tous les Ildirans. Le lentil ne parut pas se rendre compte du ton cassant du Premier Attitré. — Et voilà qu’à présent il est parti d’Ildira. Aucun Mage Imperator n’a jamais rendu visite à un monde humain. C’est la prêtresse Verte qui l’a influencé. — C’est la mère d’Osira’h, qui nous a tous sauvés des hydrogues. Ko’sh était plein de colère. — Le Mage Imperator ne devrait jamais demander pardon ! — Qui es-tu pour dire ce que le Mage Imperator doit faire ? l’admonesta Yazra’h. Daro’h ressentit un nœud à l’estomac devant ces impertinences. Il devait se montrer fort. À l’arrière-plan, des murmures s’élevèrent parmi les pèlerins. À la vérité, il pensait exactement la même chose, mais il lui était impossible de l’admettre publiquement. Il était surtout troublé par le fait qu’ils aient exprimé leurs objections de façon si ouverte, aussi les interrompit-il : — Avant de parler davantage, posez-vous une question importante : faites-vous confiance au Mage Imperator, votre souverain ? Les deux suppliants le regardèrent, interloqués. — Bien sûr que nous lui faisons confiance. C’est le Mage Imperator. Daro’h les contempla un long moment. — Alors, croyez-le. Vos doutes résonnent dans le thisme et affaiblissent les Ildirans. Vous nous desservez, vous nous rendez vulnérables. (Son ton devint dur.) Maintenant partez, et cessez de parler de cela. Yazra’h s’avança, ses chatisix sur les talons. Les deux Ildirans se hâtèrent de battre en retraite. Alors qu’il regardait le soleil en attendant l’arrivée de nouveaux suppliants, Daro’h se dit qu’il aurait aimé avoir des nouvelles du tal O’nh ou du jeune Attitré Ridek’h, ou même des vaisseaux éclaireurs dépêchés par Jora’h pour enquêter sur l’Agglomérat d’Horizon plongé dans un silence sombre et froid. Leur retard était très troublant. Il se massa les tempes, puis aperçut sa sœur qui le considérait d’un air appréciateur. Elle lui chuchota, avant que le visiteur suivant se soit avancé à portée de voix : — Bien parlé, Premier Attitré, même si je ne suis pas convaincue que vous ayez cru vos propres paroles. Souvenez-vous seulement que notre père opère des changements nécessaires. Il a brisé la tradition en me choisissant comme garde du corps… ce qui, je crois, a été un choix avisé. — Tu as raison. Mais je ne peux m’empêcher de me rappeler que ce sont aussi ces bouleversements qui ont déclenché la rébellion de Rusa’h. 113 Ridek’h l’Attitré d’Hyrillka Après leur rencontre avec les faeros sur Hyrillka, les six croiseurs lourds de la Marine Solaire regagnaient tant bien que mal l’Empire. Ridek’h fixait son regard sur les étoiles qui s’étendaient devant eux, points étincelants sur fond d’ébène. Il manquait un croiseur à leur septe, tout comme il manquait un soleil à Ildira. L’esprit des soldats vibrait encore du sacrifice de Jen’nh. Le septar n’avait pas hésité à immoler son croiseur pour permettre aux autres de s’échapper. Il l’avait fait pour Ridek’h. Mais ce dernier ignorait pourquoi il aurait mérité cela. Le tal O’nh perçut le trouble du garçon. — Nos priorités ont changé, mais vous restez l’Attitré, celui qui nous relie au Mage Imperator. Hyrillka vous appartient, comme ces vaisseaux. — Hyrillka n’est plus rien. Tout le monde là-bas est mort. — C’est pourquoi il est si important de rejoindre Ildira : pour informer le Mage Imperator et l’adar Zan’nh. Ils doivent se préparer à combattre les faeros. Après leur évasion brutale d’Hyrillka, les croiseurs lourds s’étaient regroupés quelque part dans l’espace afin d’achever leurs réparations d’urgence. À présent, ils pouvaient enfin retourner sur la planète du Mage Imperator. Sur les écrans, les six soleils d’Ildira étaient les étoiles les plus brillantes. Ridek’h avait hâte d’être de retour au palais. Sain et sauf. Autour des croiseurs, l’éclat de certaines étoiles s’intensifia. Elles bougeaient, tournoyant telles des flammèches dans un incendie. Elles s’approchèrent, grossirent… Ce n’étaient pas des étoiles. Le tal O’nh sonna aussitôt l’alarme, et ordonna à ses troupes de se rendre aux postes de combat. — Les faeros ! Les faeros reviennent. Ridek’h haleta. — Mais nous avons utilisé nos propulseurs interstellaires. Comment peuvent-ils nous poursuivre ? L’œil artificiel du vieux tal étincela dans la lumière qui envahissait les écrans. — Ils n’avaient pas besoin de nous poursuivre. Rusa’h savait que nous avions l’intention de retourner sur Ildira. — Comment pouvons-nous les combattre ? Nos armes ne se sont révélées d’aucune efficacité. — Nous filons. À pleine accélération. Il transmit l’ordre : « Tous les vaisseaux : foncez vers Ildira ! » La poussée plaqua Ridek’h contre la rambarde de la passerelle. Mais les bolides ignés s’avancèrent de partout à une vitesse phénoménale, refermant leur piège autour de la septe. Quelque chose, provoqué par les faeros, changea tout autour d’eux. C’était comme si le jeune Attitré s’était soudain avancé au-dessus d’un abîme. Le thisme, qui les réconfortait sans cesse, venait de s’évanouir, coupé par Rusa’h et les faeros, de sorte que chaque Ildiran était à présent isolé. Les soldats du centre de commandement grognèrent de désarroi, et même O’nh chancela. Tous étaient désorientés de se retrouver séparés du réseau mental qui reliait les membres de leur espèce entre eux. Sans en attendre l’ordre, l’un des six croiseurs pivota sur lui-même et plongea au cœur de la masse des faeros, dans une tentative pour s’échapper. Mais il lui fut impossible de survivre à la chaleur infernale. Sa coque fondit tandis qu’il se disloquait, se muant en gouttelettes de métal, quelques instants avant que ses réservoirs d’ekti explosent. Avec la perte du croiseur, la luminosité des bolides augmenta, tel un incendie revigoré par une brassée de bois. Ridek’h chancela en songeant aux vies perdues, mais il ne ressentit pas l’élancement qu’il attendait dans le thisme. Un équipage entier avait péri, et il en avait été coupé ! En volant leur vie, les faeros avaient attrapé les rayons-âmes des infortunées victimes. — Température de la coque en augmentation, annonça l’opérateur en chef des scanners. Les flammes qui les encerclaient les obligèrent à s’arrêter. Un ellipsoïde ardent se porta au-devant du croiseur de l’Attitré, comme s’il savait que celui-ci se trouvait à bord. Tâchant d’arborer un air de défi, O’nh se plaça face à l’écran. Tous les filtres étaient activés, bloquant la lumière excessive. Ridek’h dut faire un effort pour ne pas paniquer. La paroi gazeuse du vaisseau faero bouillait comme un chaudron. Avec horreur, Ridek’h s’aperçut que les taches décolorées à la surface n’étaient pas dues à des écarts de température : chacune représentait un visage. Le visage hurlant d’une âme torturée, que les faeros avaient consumée. Le garçon refoula un cri. Devant lui gisait l’étincelle de vie des scientifiques tués sur Hyrillka. Ainsi sans doute que l’ancien Attitré Udru’h, annihilé sur Dobro par les entités ignées. Avaient-elles également avalé les flâmes de l’équipage de la Marine Solaire qu’elles venaient de détruire ? Leur voracité semblait sans limites. Ridek’h observa les visages hurlants sur les bolides, et sut que les faeros en avaient tué beaucoup plus. Combien de planètes de l’Agglomérat d’Horizon avaient-ils calcinées ? S’ils coupaient chaque fois leurs victimes du thisme, le Mage Imperator ne pouvait se rendre compte de l’étendue du désastre. La voix tonnante de Rusa’h éclata à la radio : « Les faeros ont besoin de vos flâmes. J’ai apaisé leur faim et les ai aidé à croître de nouveau grâce aux vies attachées à mon ancien thisme. À présent, je suis devenu assez puissant pour libérer les flâmes ildiranes partout où j’en trouverai. Y compris les vôtres. » Les soldats du centre de commandement crièrent, puis hurlèrent de douleur. Leur chair se mit à rougeoyer, leurs os devinrent incandescents. Avec un ultime cri, l’équipage fut dévoré par un feu purificateur. Ridek’h et le vieux tal étaient restés indemnes. « Arrêtez ! Arrêtez ça ! » cria le garçon. Mais le feu continuait à s’étendre. D’autres membres d’équipage s’évanouirent dans un éclair de chaleur. Mais pas le jeune Attitré, comme si Rusa’h n’avait pas l’intention de le toucher. À chaque console, les Ildirans s’enflammaient. La même chose devait se produire sur chaque croiseur. « Pourquoi faites-vous ça ? — Parce qu’il le faut », répondit Rusa’h. Tout autour, les bolides ignés palpitaient, aspirant les flâmes libérées. Tal O’nh se tenait à la rambarde, en fureur mais impuissant, tandis que ses soldats se consumaient spontanément. Les panneaux de commandes se mirent à fondre. Les derniers membres d’équipage disparurent dans une bouffée de fumée nauséabonde. L’Incarné des faeros enfin rassasié parla de nouveau, et ses mots martelèrent le crâne du garçon tandis qu’ils grésillaient à la radio devenue folle : « Toi, Ridek’h, je te laisse intact. Je veux que tu racontes ce que tu as vu à mon frère corrompu. Je veux qu’il sache exactement ce qu’il affrontera bientôt. Rien, pas même l’Empire ildiran, ne pourra m’arrêter. Je reviendrai pour toi quand tu seras prêt. » Tal O’nh se répandit en injures contre l’écran. C’est à peine s’il discernait le visage de l’Attitré fou dans le feu aveuglant. « La Marine Solaire te détruira ! Nous avons vaincu les hydrogues, et nous ferons de même avec les faeros ! » Rusa’h ne se montra guère impressionné. « Que le souvenir des faeros et de moi-même soit ta dernière et plus radieuse vision. » Un éclat de lumière naquit devant le visage d’O’nh, une explosion fulgurante qui lui ravit son œil valide, et se réfléchit dans la prothèse de cristal qui emplissait son autre orbite. O’nh tituba en arrière, le visage brûlé et couvert de cloques. Sa gorge laissa échapper un grognement. Seul dans son centre de commandement, Ridek’h se mit à hurler. Chacun des croiseurs avait grillé, tous les équipages avaient péri. Il ne restait plus que son mentor, et celui-ci était aveugle. Enfin, les bolides s’écartèrent, pivotèrent et partirent, laissant Ridek’h et O’nh à la dérive, aveugles et impuissants dans le vide de l’espace. 114 Nira Nira trouva Theroc aussi merveilleuse que dans ses souvenirs : les arbremondes aussi magnifiques, la forêt aussi mystérieuse et aussi remarquable. Les neuf vaisseaux verdanis en orbite l’époustouflèrent comme ils s’écartaient pour permettre au croiseur officiel du Mage Imperator de passer. Jora’h l’avait enfin ramenée chez elle ! Le croiseur lourd occupait une prairie entière : des Vagabonds l’avaient aménagée pour en faire un terrain d’atterrissage pour gros vaisseaux. Nira sortit. Sentir la terre familière sous ses pieds lui donna l’impression de renaître. À l’instant où les rayons du soleil theronien effleurèrent sa peau, les problèmes du Bras spiral s’évanouirent de son esprit comme par enchantement. Les arbres ! L’odeur de verdure qui imprégnait l’air ! Des larmes coulèrent le long de ses joues. Elle leva les yeux vers les branches en surplomb, les lucanes géants qui vrombissaient çà et là. — Oh, j’aurais dû amener Osira’h, dit-elle avec mélancolie en essuyant ses larmes. Et tous mes enfants. Jora’h lui prit la main. — Tu le feras. Cet endroit est également le leur. Ils méritent de le voir de leurs propres yeux. Nira lui avait proposé de faire office de porte-parole, une sorte d’ambassadrice. Mais le Mage Imperator avait décidé de faire la paix en personne avec le roi. Elle espéra que les deux dirigeants retisseraient des liens entre leurs espèces respectives, malgré ce qui était arrivé sur Dobro. Des Ildirans du kith des serviteurs sortirent du croiseur pour préparer le chemin, tandis que des délégués de la Confédération – Vagabonds en habit de couleurs vives, prêtres Verts presque nus, représentants de Theroc richement vêtus – venaient les accueillir. Ce décor étranger, et en particulier les majestueux arbremondes, perturbaient fort les fonctionnaires et les officiers du protocole du Mage Imperator. Sans pompe excessive, le roi Peter et la reine Estarra – celle-ci semblait sur le point d’accoucher – émergèrent du groupe pour s’arrêter devant le chef des Ildirans. — Estarra et moi-même n’oublierons jamais notre visite au Palais des Prismes. Merci de nous retourner cet honneur, bien que notre ville forestière ne puisse soutenir la comparaison avec Mijistra. Jora’h tendit la main, en un geste purement humain de bienvenue auquel il s’était longuement entraîné. — Il n’y a pas lieu de comparer. Cet endroit a une splendeur qui lui est propre. Près du croiseur, Anton Colicos et Vao’sh le remémorant regardaient, ébahis, parmi les autres Ildirans. Nira envia les deux hommes en songeant au frisson qu’ils devaient ressentir à contempler les arbres gigantesques pour la première fois. Theroc recélait les meilleurs moments de son passé. Il y avait tant à voir, tant de souvenirs à rafraîchir, tant de nourriture à goûter… Après les deux attaques hydrogues et la repousse éclair due aux wentals, presque tout avait changé. Et pendant ce temps, Nira avait elle aussi changé du tout au tout : d’une jeune fille rêveuse elle était devenue une femme traumatisée, prise en otage et abusée. Mais ici, sa jeunesse et sa faculté d’émerveillement lui revenaient, intactes. Un groupe de prêtres Verts l’accueillit avec chaleur. Ils l’entourèrent, la touchèrent, l’acceptèrent comme une des leurs. Tous savaient ce qu’elle avait enduré sur Dobro. Par télien, elle leur avait demandé de ne pas haïr les Ildirans à cause de cela. Elle tourna un visage interrogateur vers Jora’h. Il lui sourit en retour, de façon si chaleureuse et si compatissante qu’elle ne l’en aima que davantage. — Va. Tu devrais être avec les prêtres en ce moment. Ne t’inquiète pas pour moi. Nira enlaça un tronc d’arbremonde. Sa peau toucha l’écorce dorée, et elle laissa ses pensées se diffuser dans l’esprit verdani. Techniquement, ce n’était pas plus efficace que de toucher un surgeon du Palais des Prismes. Mais ce contact intime et tous ces arbres en synergie rendirent l’expérience plus intense que ce dont elle se souvenait. Une jeune femme filiforme d’une vingtaine d’années s’approcha, le front marqué du tatouage des acolytes. Son visage avait des traits délicats et ses tresses étaient ramenées en arrière avec soin. Elle rappela à Nira la jeune reine Estarra, et elle se rendit compte de qui il s’agissait. — Tu es la petite Celli ? — Plus si petite que ça ! Cela vous dirait de grimper avec moi dans la canopée ? Pas mal de prêtres se sont réunis là-haut, et les acolytes aimeraient vous voir. Nous avons tant entendu parler de vous. Tout le monde connaît votre histoire. — Je ne vous en ai raconté qu’une partie, je le crains. Je n’étais pas sûre que vous puissiez tout supporter. — Les arbremondes veulent tout savoir. Et nous donc ! J’entrerai bientôt dans la prêtrise. Nira se rappela la passion qui l’animait quand elle était acolyte. — J’espère pouvoir emmener des prêtres et d’autres surgeons sur Ildira, de sorte que je ne serai plus seule, là-bas. Elle regarda la canopée et le ciel qui s’étendait au-dessus. Ses muscles vibraient d’ardeur, et les arbres semblaient lui offrir des prises qu’elle n’avait pas remarquées. Elle grimpa comme si elle était redevenue une jeune fille. Celli l’imita en riant. Lorsque Nira passa la tête au-dessus des plus hautes feuilles, elle inspira une longue bouffée d’air. Les années de souffrance et de tristesse semblaient s’être évacuées de son être. — J’avais oublié à quel point c’était merveilleux. Après avoir été réunie à Jora’h, elle n’aurait jamais pensé quitter un jour Ildira. Elle voulait rester jusqu’à sa mort au côté de celui qu’elle aimait. Mais elle avait oublié le chant ensorcelant de la forêt-monde. Via le télien, le mélange de pensées, de connaissances et de personnalités créait un bruit de fond réconfortant. Chacun de ses nerfs fourmillait d’une énergie renouvelée. Un groupe de prêtres, avec parmi eux Yarrod, se tenaient un peu plus loin ; non pas à l’écart, mais plongés dans une partie particulière de leur esprit. Nira se demanda s’ils communiaient, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il devait s’agir d’adeptes theroniens de Kolker. Celli la mena jusqu’à une bande d’acolytes qui la regardaient avec admiration. Plusieurs prêtres s’avancèrent sur l’entrelacs de rameaux pour lui souhaiter la bienvenue. — Les souffrances que vous avez endurées nous ont emplis d’effroi et de colère, Nira. Mais la façon dont vous avez survécu nous a exaltés. Nous devons connaître tous les détails de votre aventure. C’est aussi le souhait de la forêt-monde. La légende doit être bien racontée, et ne jamais être oubliée. La gorge de Nira était sèche lorsqu’elle répondit : — Je sais. Je dois raconter mon histoire, les mauvais passages comme les bons, en n’en omettant aucun détail. Et vous devez l’entendre et la partager entre vous. (Elle contempla les arbres, et un léger sourire plissa ses lèvres.) Je connais un conteur accompli qui pourra m’aider. Tard dans la soirée, après le banquet d’introduction dans le récif de fongus, Anton Colicos s’assit, hébété et charmé. À ses côtés, Vao’sh éprouvait lui aussi ce trop-plein d’émotions. Pendant que Jora’h menait d’intenses négociations avec le roi et la reine, Nira se joignit aux deux remémorants. — Il va bien me falloir un an pour assimiler tout ça, dit Anton. Mon esprit est en surcharge… Les historiens avaient passé deux jours avec Jora’h et son entourage, en visite dans les sites les plus impressionnants de Theroc. Après quoi ils avaient participé à de somptueuses fêtes de bienvenue organisées non seulement par le couple royal, mais aussi par les Vagabonds et les représentants des anciennes colonies hanséatiques qui avaient rejoint la Confédération. Des chants d’insectes et des brises parfumées flottaient dans les niveaux à ciel ouvert de la haute-ville, mêlés aux conversations et aux rires des Vagabonds, ainsi qu’aux chansons et au jeu des instruments à cordes des artistes theroniens. — Je vous expliquerai volontiers tout ce qui vous échappe, et vous montrerai des choses dont vous n’avez jamais rêvé. Mais j’ai besoin que vous fassiez quelque chose pour moi. Quelque chose d’important pour la forêt-monde autant que pour l’histoire. Anton manifesta sa surprise : — Quoi donc ? — J’ai besoin de quelqu’un qui comprenne les humains et les Ildirans… quelqu’un qui était là. Tous les deux, vous pouvez travailler en commun. Et je promets que ce ne sera pas aussi difficile que de corriger La Saga des Sept Soleils. (Anton et Vao’sh se regardèrent.) Anton Colicos… Acceptez-vous de raconter mon histoire ? La question le fit sursauter, puis le choqua. La façon dont l’histoire de la jeune femme dans le camp de Dobro serait racontée influencerait les générations futures. Cela aurait des conséquences sur les relations humano-ildiranes pour de nombreuses années. — J’en serais honoré. Absolument honoré. 115 Tasia Tamblyn Le timing devait être parfait, ou personne ne s’échapperait de Llaro. Une coordination absolue était cruciale, sans marge d’erreur possible. Entendu. L’après-midi jetait ses derniers feux lorsque Tasia vérifia sa montre, puis sa position, avant de reprendre le rythme de sa course. Nikko et elle devaient avoir atteint leur objectif avant que le crépuscule soit complètement tombé. Il leur faudrait ensuite creuser et soulever le poids énorme des barils, après avoir réussi à les localiser. Davlin avait sa propre tâche à accomplir. Puis Robb viendrait les récupérer… si le minutage se révélait exact. Dans l’intervalle, des techniciens vagabonds choisis parmi les survivants de la colonie étaient retournés à l’Osquivel pour s’atteler aux réparations les plus importantes, afin de rendre le vaisseau apte à voler de nouveau. Pour eux, ce n’était pas une affaire de manuel mais d’astuce. Davlin Lotze affirmait qu’il s’occuperait du reste. Ses paroles n’étaient pas de simples fanfaronnades. Tasia le croyait. Aussi Davlin, Nikko et elle-même avaient-ils traversé la lande en plein jour, masqués par des affleurements de rochers beiges ou des herbes épineuses, pour s’approcher du périmètre de la cité d’insectes qui ne cessait de grossir. — Je doute que les insectes nous cherchent encore, chuchota Davlin. Une fois dévorés les colons emprisonnés, le spécex a probablement obtenu ce qu’il lui fallait. Et les Klikiss se désintéressent de tout ce qu’ils estiment inutile. — À moins de leur taper dans l’œil, commenta Tasia. — Tâchons d’éviter ça, dit rapidement Nikko. La jeune femme jeta un regard rapide au-dessus d’un monticule couvert de chardons afin de se repérer. Dans la cité klikiss qui s’étendait non loin de là, des armées d’ouvriers s’activaient sur leur multitude de pattes à fouiller la poussière, à ériger de nouvelles tours et à creuser des galeries destinées à abriter leur effectif en forte augmentation. Elle en vit plus qu’elle ne l’aurait jamais imaginé. — Tôt ou tard, ils envahiront toute cette fichue planète. — Le spécex va peut-être abandonner Llaro et se lancer à la conquête d’autres sous-ruches, dit Davlin. On peut toujours espérer. — Alors, j’aimerais bien qu’ils ne tardent pas trop à lever le camp… Tous les trois sautèrent par-dessus des ravines, contournèrent des massifs rocheux et traversèrent des champs de céréales dont les tiges avaient séché sur pied, jusqu’à ce que Davlin leur fasse signe de s’arrêter, à la limite du périmètre de patrouille des insectes. Il envoya un signal radio directionnel à Robb, presque sous l’horizon derrière eux, et tous coordonnèrent leurs mouvements. — Le temps est venu de se séparer. Bonne chance. — Suivez votre Guide Lumineux, dit Tasia à Davlin. — On en a la ferme intention, ajouta Nikko. Coupant court aux adieux, Davlin s’élança vers les restes de la colonie humaine et le transportail géant qui se dressait à l’entrée des tours principales. Très vite, Tasia le perdit de vue. Elle avait du mal à croire que, malgré ses mouvements furtifs, il se glisserait sans incident parmi les édifices extraterrestres avec son sac à dos pesant. Mais c’était son problème. Nikko et elle avaient mémorisé les simulations topographiques de DD. — Si le carburant se trouve là où l’a indiqué Davlin, il ne faudra pas plus de dix minutes pour le trouver, déclara-t-elle. À compter de maintenant. — Et quinze autres pour le déterrer. Tous les deux découvrirent l’amas de cailloux empilés avec astuce et la balise en dessous. Ils hochèrent la tête, puis entreprirent de retirer les blocs rocheux, les roulant à l’écart avant de creuser le sol meuble. Les doigts et les paumes de Tasia ne tardèrent pas à saigner, mais elle ne tint aucun compte de la douleur. Ils continuèrent à creuser, tout en gardant un œil vigilant sur les éclaireurs klikiss, et l’autre sur la montre. Enfin, le sommet des barils en polymère apparut. — On dirait bien qu’on a déniché le coffre au trésor… Assez de carburant pour les emporter loin d’ici, si les techniciens vagabonds menaient à bien leur ouvrage sur l’Osquivel. Seulement trente secondes de retard. Davlin devait avoir fini de poser ses explosifs et d’activer les minuteurs. — Je vais les dégager un peu, l’avertit Nikko. Toi, attache les harnais antigrav. Il se mit à l’ouvrage avec acharnement, faisant osciller les barils enfouis afin de leur donner du jeu. D’une main crasseuse, il essuya la sueur qui dégoulinait sur son front. — C’est sûr qu’il faut s’estimer heureux de n’avoir pas à porter ces trucs. — Merdre, je les roulerais sur des kilomètres si c’était le seul moyen de les rapporter au vaisseau. D’un coup violent, tous deux libérèrent le premier baril de sa gangue de cailloux et de poussière, l’extirpèrent de son trou et le posèrent sur le sol. Sans reprendre son souffle, Tasia désigna le deuxième conteneur enterré. — Allons. On n’a plus beaucoup de temps. Les ténèbres s’épaississaient. La voix de Robb résonna à la radio : « J’arrive. Départ prévu dans douze minutes. À l’heure, mesdames et messieurs. » Tasia n’avait jamais rien entendu de si merveilleux. Nikko leva les yeux au ciel. — Bonne nouvelle. — Seulement si Davlin réussit de son côté. Sinon, nous sommes refaits. Au loin, Tasia apercevait les silhouettes des extraterrestres qui poursuivaient leur besogne avec frénésie alors même que la nuit s’installait. Elle vérifia de nouveau sa montre. — Pourquoi diable Davlin met-il si longtemps ? Est-ce si dur pour lui ? D’ici à quelques secondes, ils devraient entendre le Rémora, et les Klikiss remarqueraient sûrement ses propulseurs. Soudain, comme un roulement de tambour, une succession de détonations se répercuta dans la cité klikiss. Les petites bombes partaient dans des explosions de lumière orangée et de fumée blanche. — Et voilà le feu d’artifice, dit Nikko. — Mais où est Davlin ? Tasia trépignait en se demandant à quelle vitesse l’homme était capable de courir. Croyait-il qu’ils l’attendraient s’il n’arrivait pas à temps ? Elle s’accouda aux deux barils et choisit un terrain d’atterrissage convenable pour Robb. — Bon, notre diversion est en train de faire long feu. Allez, Davlin ! et toi aussi, Brindle ! Comme si Robb l’avait entendue, le Rémora surgit dans un grondement. Il volait si bas qu’il rasait littéralement les rochers et les herbes. Tasia avait déjà envoyé un signal de localisation. Elle lança deux fusées éclairantes sur la zone plane qu’elle avait repérée. Il pouvait y atterrir en sûreté, mais si les insectes observaient les parages, ils détecteraient l’appareil des FTD. Elle devait espérer qu’ils seraient trop occupés par la diversion de Davlin. À point nommé, une seconde vague d’explosions déferla, enterrant sous les débris les guerriers klikiss venus examiner le résultat des premiers sabotages. Robb utilisa les propulseurs arrière du Rémora pour s’immobiliser, couchant les herbes et dispersant des cailloux. Il se posa à côté de Tasia et de Nikko qui lui faisaient de grands signes de la main. Il bondit hors du cockpit et ouvrit la porte de la soute. — Que vous soyez prêts ou non, me voilà. Vous avez le carburant ? Tasia et Nikko manœuvrèrent avec peine les harnais antigrav pour faire avancer les lourds barils. — Allez, allez ! cria la jeune femme. Robb les aida à installer les barils dans la soute. — Où est Davlin ? Sitôt qu’ils eurent arrimé les conteneurs, Nikko fila dans l’intérieur dénudé du Rémora. Tasia regarda par-dessus son épaule et essaya de deviner de combien de secondes ils disposaient encore. Ils auraient bientôt atteint le point critique. Tous regardèrent, nerveux, l’horizon crépusculaire. Davlin arriva en trottinant. Il n’était même pas hors d’haleine et arborait un sourire non déguisé. — Les Klikiss sont pas mal occupés en ce moment. Nous pouvons partir sans nous presser. — Merci, répondit Tasia, mais je prendrai mon temps lorsqu’on sera revenus dans les cavernes. Une fois tous embarqués et les barils arrimés, Robb ralluma les moteurs, fit décoller le vaisseau et fonça en direction des promontoires de grès. Pour autant que Tasia pouvait en juger, les Klikiss n’avaient rien remarqué. Derrière eux, ceux-ci grimpaient sur les tours effondrées pour les reconstruire, comme des fourmis après un orage. 116 Denn Peroni Voilà des jours que Denn et Caleb Tamblyn étaient entassés dans le cockpit, aux commandes d’un cargo plein des wentals originaires de la nébuleuse, et pas une seule fois le second n’avait réussi à faire perdre contenance au premier. Le vieil homme grisonnant n’avait jamais vu Denn si content, ni si enthousiasmé par l’abstraction, et en particulier la philosophie. — Je t’ai toujours catalogué comme un homme d’affaires plein de bon sens, Denn. Je croyais que seuls comptaient pour toi les résultats financiers, le décompte des profits et des pertes, et le tracé des routes commerciales les plus profitables. Par le Guide Lumineux, n’est-ce pas pour ça que Del Kellum t’a demandé de gérer ses chantiers spationavals ? — Rien de tout cela n’a changé, mais je comprends tellement plus, aujourd’hui, des choses que je n’avais jamais vues auparavant. (Denn sourit pour lui-même.) Et si je joue mes atouts, j’augmenterai mes bénéfices en gérant plus efficacement mes ouvriers, mes capitaines et mes installations. Tu aurais dû voir comment Tabitha Huck a transformé les Ildirans en machines bien huilées. Ç’a été une révélation, ni plus ni moins. Le Guide Lumineux n’est qu’une simple chandelle, comparé à ça. — Si tu le dis. Tant que tu ne commences pas à me réciter de la poésie. — Caleb Tamblyn, je doute de pouvoir un jour te convaincre. Ton crâne est trop épais pour laisser pénétrer le thisme. Mais si ça t’intéresse, ajouta-t-il, plein d’espoir, il y aurait bien quelqu’un qui pourrait. — Non merci. Pas besoin. À l’intérieur du réservoir du cargo, les wentals, revenus de leur long exil dans la nébuleuse, avaient fusionné en une seule masse d’énergie vitale. Les créatures élémentales faisaient partie d’une entité unique, même si celle-ci comportait des sous-groupes, comme des familles. Les wentals de ce vaisseau, intacts et reconstitués, avaient hâte de se propager afin de partager leur force et leur savoir. Jess et Cesca avaient eu raison de confier cette tâche à Denn. L’homme se sentait honoré. Sa fille avait proposé aux Vagabonds d’emmener les nouveaux wentals sur Jonas 12, afin qu’ils rejoignent ceux qui y avaient déjà été déposés. Denn avait accepté avec enthousiasme de faire la route avec Caleb, affirmant qu’il en comprenait à présent beaucoup plus sur les wentals. Son ami de toujours n’avait pas mesuré à quel point Denn avait changé… et à présent, celui-ci disposait d’un public captif. — Les wentals font partie de la texture même de l’univers, tu sais, poursuivit-il comme si leur conversation n’avait jamais cessé. (Et de fait, c’était le cas, car il cherchait toujours le moindre prétexte pour l’orienter vers le sujet qui le fascinait.) Les wentals et les verdanis sont les deux faces d’une même pièce. Le télien des prêtres Verts est identique à l’aptitude de Jess et Cesca à communiquer avec les wentals. Aujourd’hui, avec la réunion du télien et du thisme, et même avec les capacités humaines, quelles qu’elles soient… oh, Caleb, tu ne peux pas comprendre. Son vieux compagnon fronça des sourcils ironiques : — Je ne suis pas convaincu que tu te sentes si bien, Denn. Tu ne cesses de baragouiner. Denn décida qu’un argument pragmatique fonctionnerait peut-être sur Caleb : — Songe un peu au potentiel commercial. Si tous les Vagabonds pouvaient se relier les uns aux autres comme les prêtres Verts, imagine combien nos marchands gagneraient en efficacité. Nous découvririons des marchés inexploités, et œuvrerions ensemble de façon totalement inédite. — Oh ? Et comment négociera-t-on, si on ne peut plus bluffer ? — On n’aurait plus besoin de le faire. On appréhenderait les variations du marché, l’offre et la demande. En collaborant avec une efficacité jamais égalée, on formerait une grande et puissante compagnie. — Grande et puissante, répéta Caleb. Deux mots certains d’attirer mon attention. Ajoute « lucrative », et tu auras ma dévotion éternelle. (Néanmoins, il restait sceptique, alors qu’ils abordaient le système de Jonas.) Bientôt, tu essaieras de me vendre une mine de glace sur une planète de lave… Depuis toujours, les clans s’en sont très bien sortis tout seuls en suivant le Guide Lumineux. Denn eut un large sourire. — Le Guide Lumineux fait partie du tout, aussi, dit-il, et Caleb roula les yeux. Quelques instants plus tard, l’attaque des faeros mit fin à la discussion. Une quinzaine de bolides ignés foncèrent sur eux, telle une pluie de météores. La connexion de Denn avec la conscience des wentals dans le réservoir fit monter en lui une vague de panique. — Que diable… ? lança Caleb. Des filtres s’abattirent sur les écrans de vision comme les vaisseaux ardents se plaçaient devant le lourd cargo. De la sueur se mit à couler sur le front de Denn, comme si la température du cockpit était montée en flèche, même si la climatisation compensait encore le flux de chaleur. Alors même que la peur l’envahissait, Denn ressentit de l’émerveillement : si les wentals et les arbremondes étaient reliés au thisme, alors les faeros en faisaient partie, eux aussi. Mais il sentait le danger, le chaos. Quelque chose de terrible. — Caleb… je crois qu’on a des ennuis. Dans la soute, les wentals vibraient et bouillaient littéralement. Ils se mirent à marteler le crâne de Denn. Il sentait leur agitation, mais ne comprenait pas ce qu’ils voulaient via la connexion qui le reliait au reste de l’univers. — Quelles sont leurs intentions, bon sang ? Caleb se pencha et cria à la radio : « Salut, les faeros… quoi que vous soyez. On ne vous veut aucun mal. Merci de nous laisser tranquilles. » Ne sachant quoi ajouter, il jeta un regard stupide à Denn. Les wentals devinrent frénétiques, sachant qu’ils étaient trop peu pour résister aux entités ignées. Les faeros étaient là pour eux, pour le cargo. Et, à cause de ce lien que Caleb ne pouvait comprendre, Denn savait que lui-même était vulnérable. — Caleb, file dans le module d’évacuation. — Merdre, à quoi bon ? Ils pourront le faire fondre comme un glaçon dans une chaudière. — Ce n’est pas toi qu’ils veulent, mais les wentals. — Qu’est-ce qu’ils leur ont fait ? Nous, on ne s’occupe pas des affaires des autres. Denn se leva, saisit son compagnon avec une force inattendue et le tira de son siège. Il l’envoya bouler dans le module. Le vieil homme recouvra son équilibre en agrippant l’écoutille. — D’accord, d’accord ! Viens, alors ! — Je ne peux pas. Ils nous suivraient. — Je ne vais pas partir tout seul, pour me retrouver au milieu de nulle part ! — Va sur Jonas 12. C’est ta seule chance. — Jonas 12 ! Il ne reste rien là-bas… — Si je survis, je reviendrai te secourir. Sinon… tu serais mort de toute manière. — Quelle alternative alléchante ! Caleb était aussi déconcerté qu’affligé. Néanmoins, il ne discuta pas. Il verrouilla l’écoutille et lança le module d’évacuation. Après avoir encerclé le cargo, les faeros prirent la soute pour cible. Denn pouvait le sentir. Il prêta à peine attention au lancement du module. Caleb chutait à présent dans le vide de l’espace vers les confins du système solaire. Seul dans le cargo, Denn essaya d’entrer en contact avec les wentals, mais sa gorge était desséchée. Les liens qu’il avait récemment identifiés comme appartenant au thisme et au télien semblèrent se mettre subitement à chauffer. Les faeros se pressèrent contre le vaisseau, si brillants que les filtres s’avérèrent impuissants à les bloquer. Au moins, Caleb s’était échappé. Denn sentit une force puissante, menaçante, comme une flamme qui remonterait une mèche. Ses liens mentaux avaient ouvert un passage aux faeros. Son corps devint brûlant, sa peau grésilla, ses yeux s’emplirent de larmes qui se transformèrent aussitôt en vapeur. Il leva les mains et vit sa peau s’embraser de l’intérieur, comme si son sang lui-même bouillait. Puis une flamme d’une chaleur inconcevable l’engloutit, et son corps tout entier se consuma. Les bolides ignés engouffrèrent le cargo. Les plaques de la coque se ramollirent, se liquéfièrent avant de se muer en métal vaporisé. Les wentals bouillirent, et lorsque la coque se fendit, ils jaillirent comme un geyser. Ce qui restait du cargo des Tamblyn explosa, ne laissant que des gaz et de minuscules débris. Les wentals s’éparpillèrent, mais les faeros étendirent des panaches enflammés pour les contenir. Puis ils les entraînèrent jusqu’au soleil, non loin de là. 117 Jora’h le Mage Imperator Jadis, Jora’h avait visité Theroc la magnifique. Ce faisant, il avait laissé Nira et l’ambassadrice Otema à la merci de son père, les croyant à l’abri des traîtrises. Naïf, il n’avait jamais imaginé les machinations que Cyroc’h ourdissait sous son nez. À son retour sur Ildira, son père lui avait affirmé que Nira était morte. Un mensonge supplémentaire. Jora’h, Peter et Estarra discutèrent longuement de leurs affaires communes. Le couple royal avait lui aussi fait les frais de machinations politiques, et subi les funestes intrigues de Basil Wenceslas. Certains actes de ce dernier rappelaient de façon désagréable à Jora’h ceux de son propre père. Et les nouvelles à ce propos empiraient. Un message d’une prêtresse Verte avait fait courir un frisson d’horreur parmi les prêtres qui l’avaient reçu et relayé. Il provenait d’Usk, une petite colonie qui avait osé déclarer son indépendance. Nira avait pleuré en décrivant à Jora’h ce qu’elle avait vu : l’épouvantable effusion de sang, la brutalité des troupes des FTD, la crucifixion des anciens de la ville. Il était soulagé de ne pas avoir commis l’erreur de se rendre sur Terre en pensant que le président représentait tous les humains, comme lui-même représentait l’ensemble des Ildirans. Le roi et la reine devaient affronter des conflits de pouvoir internes, à l’instar de ce qu’il avait vécu avec la rébellion de Rusa’h dans l’Agglomérat d’Horizon. Et lui-même, en tant que Mage Imperator, pouvait les aider. Les deux peuples pouvaient s’entraider. Le jour qui suivit les formalités, les fêtes et les réceptions, Jora’h se retrouva en compagnie de sa bien-aimée, sous la canopée de la forêt-monde. Des Theroniens, des Vagabonds, des visiteurs des colonies confédérées et des prêtres Verts s’étaient rassemblés pour assister à son acte de contrition : l’unique raison pour laquelle il avait quitté son empire et était venu au cœur de la nouvelle Confédération. Tenir ce discours était nécessaire afin de ne pas laisser couver les ressentiments. Aujourd’hui plus que jamais. Il fallait bâtir des ponts, plutôt que les brûler. Peter portait une tenue à la fois confortable et habillée, qui tenait de l’uniforme et du costume royal. Habillée de soie traditionnelle theronienne qui mettait en valeur la rondeur de son ventre, Estarra irradiait de beauté. Elle rappela avec un pincement de cœur à Jora’h qu’il n’avait pas été aux côtés de Nira quand Osira’h était née… Il fit face à la foule qui retenait son souffle. Il était temps d’arranger les choses. Nira se pencha vers lui. — Je t’aime, lui murmura-t-elle. Il n’avait pas besoin d’autre encouragement. Il leur parla du programme d’hybridation de Dobro, sans faire de pause ni d’excuses. Puis il fit une chose qu’aucun Mage Imperator n’avait jamais faite : il demanda pardon pour ses actes et ceux de ses prédécesseurs. Via le télien, les prêtres Verts répétèrent ses paroles afin que toutes les colonies sachent ce qu’il disait. Pas de rumeur, seulement des faits. Sa main dans celle de Nira, Jora’h brandit les deux en un geste de force et de solidarité. — L’Empire ildiran ne cache plus aucun secret, ni à vous, ni à son propre peuple. Je ne peux qu’espérer dissiper ces ombres douloureuses par la lumière de la vérité. Le roi Peter surprit le Mage Imperator en lui serrant la main. — Tous, nous avons souffert de la guerre et des erreurs du passé. Nous nous sommes fait piéger dans des situations issues des actes malavisés de nos prédécesseurs. La reine les rejoignit. — Je veux que notre enfant grandisse dans un Bras spiral différent, où le pouvoir sera partagé et où régnera la coopération. Nos peuples affrontent encore de nombreux et terribles ennemis. Jora’h savait qu’elle parlait du président Wenceslas et de ce qui restait de la Ligue Hanséatique terrienne, pendant que lui-même songeait aux faeros. Comment la Marine Solaire décimée parviendrait-elle à les combattre ? Et humains comme Ildirans auraient bientôt à se soucier des féroces Klikiss. — Alors, sommes-nous d’accord pour nous allier ? Humains et Ildirans, votre Confédération et mon empire, pour un soutien mutuel ? — Absolument, déclara le roi Peter. Nous avons besoin les uns des autres. 118 L’adjoint Eldred Cain Le massacre d’Usk s’était avéré aussi effroyable que le président l’avait annoncé, et celui-ci n’en paraissait pas mécontent. Cain et Sarein se trouvaient dans les bureaux du siège de la Hanse. Assis, ils prenaient connaissance du compte-rendu sommaire du général Lanyan. Conformément à l’ordre de Basil, ce dernier était absent. Par les fenêtres obliques, on apercevait des zeppelins aux couleurs vives et des barges aériennes volant paresseusement au-dessus du Quartier du Palais, comme si rien ne pouvait déranger leur routine. Cain avait envie de vomir. Sarein et lui n’arrivaient pas à détacher leur regard des édiles crucifiés, des fermes brûlées, de l’hécatombe du bétail, d’un homme se lamentant sur ses vergers détruits. Sarein donnait l’impression qu’elle allait pleurer. En attendant que le fichier vid s’achève, le président Wenceslas s’était planté face aux baies de verre blindé et, les yeux rivés sur l’horizon, fronçait les sourcils d’un air impatient. S’il s’était attendu à des bravos ou à des applaudissements, il devait être déçu. Il se tourna enfin, visiblement sans remarquer leur expression atterrée. — Il est triste d’en être arrivé à agir de si désagréable façon, mais au moins sommes-nous parvenus à nos fins. La mission a été un succès, pour une fois, et la Hanse et les FTD en sortent renforcées. Cain finit par dire d’une voix râpeuse : — Monsieur le Président, ne montrez pas ces images au public. Cela déclencherait une émeute. — Le peuple me suivra ! Nous avons préparé le terrain avec soin. Nos récentes proclamations ne laissent aucun doute sur notre politique ; cela conclut la dernière d’entre elles. Plus d’ambiguïté. Il éteignit les images. Sarein contemplait l’écran noir du bureau comme si elle s’attendait à ce que quelque chose en sorte pour lui sauter à la gorge. — En outre, j’ai déjà envoyé le film non censuré aux médias d’information. Le film non censuré ? Cain se redressa si brusquement qu’il faillit renverser sa chaise. — Monsieur, c’est de la plus grande imprudence ! Vous disiez que vous vouliez que je travaille là-dessus pour illustrer une annonce. Basil haussa les épaules. — Je suis satisfait de ces images telles qu’elles sont. Elles parlent d’elles-mêmes : une indication claire que les choses tournent en notre faveur. Nous avons récupéré la colonie. — En tuant tout le monde ? s’écria Sarein d’un ton éperdu. Alors, tu crois que c’est ce qui s’est passé, Basil ? Tu n’as pas récupéré Usk, et tu ne gagneras la loyauté de personne quand les gens verront cela ! Il s’agissait de fermiers sans armes. — Nous avons regagné un respect qui nous est indispensable, répondit-il, imperturbable. Je suis désolé que tu restes aveugle sur ce point. Il y avait plus important que cette colonie : nous avons montré la force de la Hanse, que certaines de nos colonies semblent avoir oubliée. Nous leur avons prouvé que la violation d’un accord entraînait des conséquences. Ce n’est pas un jeu. Une fois que ce rapport sera parvenu dans toute son horrible gloire aux colonies séparatistes, elles tomberont comme des dominos. Qui les protégera ? Peter et ses arbres ? Dehors, dans le Quartier du Palais, le Pèrarque menait un nouveau meeting. Cain entendait la rumeur impétueuse, les cris des citoyens galvanisés par ses proclamations extravagantes. Cain avait lu un brouillon de son discours, et chaque mot lui avait donné envie de rentrer sous terre. Basil rajusta son veston et examina son visage dans un petit miroir mural. Non par vanité, mais parce qu’il exigeait « la perfection en tout, y compris chez lui-même ». — En tant que président, je regrette certaines décisions. Je vois et reconnais certaines de mes erreurs. La plus grave a été une trop grande indulgence. J’ai attendu trop longtemps avant de faire étalage de notre force. Si je n’avais pas hésité, si j’avais frappé dès le début de ces petites insurrections, j’aurais préservé la puissance de la Hanse. (Il hocha la tête, comme un garçon sévèrement réprimandé.) Oui, c’est la seule décision que je regrette réellement. Sarein s’efforçait de masquer son expression, mais le choc se lisait encore sur son visage. Cain n’arriverait sans doute jamais à ôter la vision du massacre d’Usk de son esprit : un contraste frappant avec les images de paisibles bergers, de vergers en fleur et de fermes prospères qu’il avait vues précédemment. Le président Wenceslas baissa les yeux vers l’écran vide, comme s’il continuait à voir les scènes qu’il venait d’effacer. — Mon peuple ne cessera jamais de me surprendre. Le succès, puis l’échec : cela va et vient comme dans les mains d’un magicien. Parfois, c’est tellement aberrant que cela me donne envie de rire. (Il fit apparaître de nouveaux écrans sur la table et les examina, opinant sombrement, absorbé par son travail comme si Cain et Sarein étaient partis.) J’ai envoyé l’amiral Willis avec dix croiseurs Mantas réaffirmer l’autorité de la Hanse sur Rhejak, et voilà que je viens de recevoir une facture ! Elle croit vraiment que la Hanse va payer pour des fournitures provenant d’une colonie qui nous appartient ? Willis a fait des concessions aux colons indigènes. Elle s’est laissé bousculer sans réagir, et à présent, elle s’attend à ce que nous remboursions les colons pour ce que nous possédons déjà. Il roula les yeux comme pour souligner l’absurdité d’une telle demande. — Voulez-vous que je vous aide à évaluer la situation de Rhejak ? demanda Cain en se raclant la gorge avec nervosité. Dois-je préparer une annonce aux médias ? Peut-être pourrait-il au moins sauver cela, ne pas transformer cette opération en un terrible désastre comme sur Usk. — Qu’a-t-on besoin de savoir d’autre ? Ce n’est qu’une autre colonie rebelle. Nous avons le droit de prendre tout ce qu’elle produit. Je sais que j’aurais dû révoquer Willis, mais j’ai manqué de discernement et lui ai donné une seconde chance. Le regard de Cain évita l’écran vide sur lequel le massacre d’Usk avait été projeté, pour se poser sur le président. — Et comment allez-vous réagir ? — Aucun problème. J’ai déjà envoyé le général Lanyan s’en occuper. Sur Usk, nous avons imposé une tactique efficace vis-à-vis des salopards désireux de faire tomber la Hanse. Une fois que le général aura rejoint l’amiral Willis, il fera ce qu’il faudra pour remettre dans le rang Rhejak… et l’amiral. (Il joignit les mains.) Ensuite, nous aurons de nouvelles images tout aussi fortes à disséminer grâce aux médias. (Il fixa sur Sarein, puis sur son adjoint, un regard aussi tranchant qu’un scalpel.) D’autres questions ? Cain prit la parole avant que Sarein réponde quelque chose qu’elle pourrait regretter : — Aucune, monsieur le Président. De retour à ses appartements, Cain s’assit dans un silence total et jouit du spectacle du tableau. Ce chef-d’œuvre, à l’inspiration sans égale, lui offrait le réconfort dont il avait besoin quand l’univers devenait trop insensé à ses yeux. Il prit une longue inspiration, et tâcha de s’imaginer en train de tomber dans le tableau… loin de la Hanse. Vélasquez était un génie, sans conteste le plus grand maître d’Espagne. Cain ne se lassait jamais de contempler la composition, les couleurs, le coup de pinceau tout en nuances. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser au président Wenceslas. Les images d’Usk le hantaient davantage que les plus violents tableaux de Goya. Saturne dévorant ses enfants. Pis, Cain savait que d’autres événements de même nature suivraient. Il perdit la notion du temps. Puis il s’aperçut qu’il avait passé plus d’une heure dans les eaux troubles de son esprit et se leva, s’étirant pour soulager le mal de dos après être resté assis trop longtemps sur la banquette. Il avait déjà examiné son appartement afin de s’assurer qu’on n’avait pas posé de micros. Basil ne soupçonnait pas son adjoint de trahison. Pas encore. Sur une fréquence sécurisée, Cain contacta le capitaine McCammon, qu’il savait ne pas être en service. — Avez-vous monté les stations relais, capitaine ? — Oui, monsieur l’adjoint. Plusieurs membres de la garde royale m’ont aidé. — Êtes-vous certain de leur loyauté ? — On ne peut plus certain. Ils connaissent des détails de l’évasion du roi Peter et de la reine Estarra : assez pour me faire pendre, précisa McCammon avec une touche d’humour noir. S’il y avait un maillon faible, je le saurais déjà. — Bien. Il est temps de diffuser le message le plus largement possible. Le président essaie toujours de l’arrêter, mais nous continuerons à le répandre. Les paroles du roi Peter porteront, et le peuple les croira. — Je n’en doute pas, monsieur. Mais que feront-ils ? Comptez-vous sur un soulèvement spontané ? — Non. Il va sans doute falloir les aider. 119 L’amiral Sheila Willis Fidèle à sa parole, l’amiral Willis se débrouilla pour que ses troupes ne restent pas dans les jambes des colons. Elle permit à Hakim Allahu de négocier avec les Vagabonds la vente de certains matériaux sans importance stratégique, pendant que les FTD préparaient une cargaison. Celle-ci partirait pour la Terre dès la réception de l’autorisation de paiement par le président. Assise sur le rebord, Willis regardait les poissons multicolores filer à travers les segments aréolaires de la base flottante, édifier leurs nids et brouter les algues qui grimpaient le long des pontons. Elle avait surpris plusieurs de ses hommes en train de lancer subrepticement de la nourriture dans l’eau pour regarder la faune marine se jeter dessus. Aucun autre acte de sabotage ne s’était produit : les autorités locales surveillaient les citoyens. L’amiral leur avait fait comprendre que la coopération profitait à tout le monde. Les trois jeunes vandales avaient passé une semaine dans la prison d’une Manta, où Conrad Brindle les avait dissuadés pour le restant de leurs jours de causer d’autres dégâts. « Je déteste quand des enfants qui n’ont pas le vice dans la peau comme ceux-là se mettent d’eux-mêmes dans les ennuis », avait-il dit en grognant presque. Willis s’était demandé d’où son subordonné tirait son expérience. Elle avait servi avec son fils Robb, et celui-ci semblait être un bon garçon. Un jeune Vagabond émacié nommé Jym Dooley arriva avec des nouvelles inattendues, et Allahu l’amena aussitôt en proclamant : — Amiral, la guerre est presque terminée ! Si votre président sait ce qui est bon pour son peuple, il devra trouver un compromis avec nous autres. — Quelle déclaration audacieuse, monsieur Allahu. Notre invité n’a même pas délivré son message. Dooley avait les cheveux ébouriffés et l’air perpétuellement paniqué. gé de vingt-quatre ans, il avait une barbe clairsemée marron clair qui ne faisait guère que lui salir les joues. — M’dame, le Mage Imperator a formellement reconnu la Confédération en allant sur Theroc rencontrer le roi Peter. Tous deux ont contracté une alliance. Willis laissa échapper un long soupir. La plupart des colonies abandonnées par la Hanse avaient déjà rejoint la Confédération, tout comme les clans de Vagabonds, les Theroniens… et aujourd’hui les Ildirans. Elle hocha la tête à l’adresse d’Allahu : — Vous avez raison. Il faudra bien que le président sauve les meubles. — Vous croyez qu’il le fera ? demanda Allahu. — Aucune chance. — Vous avez entendu ce que les Terreux ont fait sur Usk ? Cette nouvelle devrait convaincre le reste des indécis. Willis fronça les sourcils. — Nous n’avons reçu aucune communication officielle de la Hanse depuis un moment. Que s’est-il passé sur Usk ? Dooley était fébrile. — Des Terreux sont arrivés en vaisseau et ont éradiqué une colonie parce que ses habitants avaient déchiré la Charte de la Hanse. Ils ont crucifié les anciens de la ville, histoire de montrer qui tenait les rênes. Les salopards ! — Vous devez exagérer. Le général Lanyan n’aurait jamais fermé les yeux là-dessus. — Fermé les yeux ? Il y était. C’est lui qui l’a fait. Willis roula les yeux, lasse de ces rumeurs. — Je n’y crois pas une seule seconde. — Croyez ce que bon vous semble, je m’en fiche. Dooley fila jusqu’à son vaisseau : une sorte de gros réservoir doté d’ailerons et de soutes soudées à ses flancs. Quelque peu vexé, il chargea à l’intérieur des marchandises – des fruits de mer et du varech concentré – et décolla. Avant le départ de la première fournée de marchands, une semaine auparavant, Willis avait mené une inspection surprise de l’un de leurs vaisseaux, afin de s’assurer qu’aucune arme ni aucun explosif ne passait en fraude. Le pilote vagabond avait paru agité tout au long de ce contrôle, et les inspecteurs militaires avaient découvert une planque contenant des perles-de-récif qui n’apparaissaient pas sur le manifeste de bord. Willis avait laissé partir le pilote rouge de confusion avec un avertissement. Pour autant qu’elle le sache, les perles-de-récif n’avaient pas plus d’importance stratégique que des filets de poisson, et son indulgence lui avait valu la bienveillance des Rhejakiens. Depuis lors, quelques marchands intrépides étaient revenus avec circonspection, en dépit des croiseurs Mantas qui montaient la garde dans le ciel. Renfoncée dans son fauteuil, Willis regardait le vaisseau surchargé de Dooley décoller lourdement, lorsque Conrad Brindle la contacta sur la fréquence de commandement, coupant court à sa tranquillité. « Amiral, j’ai une nouvelle qui vous réjouira : le général Lanyan vient d’arriver, avec votre Mastodonte. — Le Jupiter ? Ici ? (Elle se redressa en faisant craquer son fauteuil.) Que veut donc le général ? Pourquoi n’a-t-on pas été informés de sa venue ? — Il souhaite vous parler, mais il n’a pas l’air très content. — Il pourrait tout de même dire ce qui le turlupine, quand il pointe le bout de son nez. » Elle se hâta jusqu’au local des communications. Une série de moniteurs affichait les transmissions des satellites de surveillance. Les dix Mantas patrouillaient autour de Rhejak, mais à seule fin d’impressionner les habitants. Sur les écrans, elle aperçut le Mastodonte qui surgissait à vitesse maximale, telle une baleine poursuivie par des harponneurs. — En effet, marmonna-t-elle pour elle-même, il y a bien quelque chose qui turlupine le général. Le cargo de Dooley changea de trajectoire lorsqu’il atteignit les confins de l’atmosphère. Le pilote transmit avec fureur : « Qu’est-ce que ce Mastodonte fabrique ici ? Quel tour m’avez-vous joué, salopards de Terreux ? — Ce n’est qu’une arrivée, fiston. C’est mon commandant en chef. » Une courte transmission arriva : « Vaisseau vagabond, stoppez vos machines et préparez-vous à être abordé. Votre cargo est confisqué, et vous allez être placé en détention. » — Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? lâcha Willis en se tournant vers son officier des transmissions, un jeune homme aux traits juvéniles. Passez-moi Lanyan au bigophone tout de suite. Effrayé, Dooley se mit à zigzaguer en accélérant dans la direction opposée à celle des Mantas. Le Jupiter lancé à pleine vitesse dépassa les Mantas pour foncer sur le petit vaisseau. « Fichez-moi la paix ! émit le Vagabond d’une voix cassée. Par le Guide Lumineux, j’ai une autorisation. Je… » Sans avertissement, le Jupiter ouvrit le feu. Willis regarda le bip sur l’écran radar clignoter avant de s’éteindre comme des jazers vaporisaient le cargo. Pendant cinq secondes bien comptées, elle resta sans voix. Enfin, elle enfonça le bouton de transmission et hurla dans le combiné : « Général, qu’est-ce que vous fichez ? C’était un civil, opérant avec ma permission explicite ! » Le visage suffisant de Lanyan sembla se cristalliser sur l’écran. « Et c’est une bonne chose que j’aie été là pour l’intercepter. Cet homme était clairement un agent vagabond, un combattant ennemi. — Un combattant ennemi ? répéta-t-elle, gagnée par la nausée. C’était un marchand, qui convoyait une cargaison ! J’ai vu moi-même ce gamin procéder à l’embarquement. » — Vous a-t-il traversé l’esprit que nous sommes en guerre contre les Vagabonds ? Mes ordres émanent directement du président Wenceslas, tout comme les vôtres. Je vous transmets un rapport vidéo de ma dernière mission sur une colonie rebelle nommée Usk. La position de la Hanse a changé à ce sujet. Elle n’est plus au laxisme mais à l’unification, forcée si besoin est. — Je ne me rappelle pas que le président ait jamais adopté une politique de laxisme », rétorqua Willis. Lanyan avait déjà commencé à diffuser les images du pogrom d’Usk, et celui-ci comportait bien plus de menaces que n’importe quel sermon. Elle vit les soldats des Forces Terriennes, les attaques en piqué des Rémoras, les champs et les vergers en feu, le bétail massacré, les familles de colons assassinées alors qu’elles fuyaient leur maison. Le jeune officier radio vira au vert et vomit sur le sol. — Je suis bien d’accord, maugréa Willis. Mais nettoyez-moi ça tout de même. Le visage de Lanyan réapparut sur l’écran. Cette fois, il souriait. « Cette transmission est à l’usage de tout le monde, amiral. Faites en sorte que chacun l’ait vue avant mon arrivée. Le président croit que nous aurons peut-être à réitérer l’exemple sur Rhejak. Il n’a pas été amusé par votre facture pour les fournitures que vous aviez l’ordre d’obtenir au nom des Forces Terriennes de Défense. Je pourrais vous citer d’innombrables manquements au règlement, suffisants pour vous faire relever de votre commandement. » — Sûr que vous pourriez, dit-elle à voix basse, mais son visage resta de marbre. Lanyan poursuivit : « J’arrive tout de suite. Rassemblez les chefs locaux. Laissez-moi rencontrer le directeur de la Compagnie rhejakienne, le porte-parole de cette planète, s’ils en ont un, et quiconque vous pensez avoir des responsabilités de ce niveau. » Willis ne put se retenir de lui objecter : « Général Lanyan, ce n’est pas approprié. Ces gens ont formé un gouvernement légitime. Ici, vous n’avez aucune autorité. — Dix Mantas et un Mastodonte nous donnent toute l’autorité requise. Commencez à prendre les contacts voulus, amiral. Quand j’arriverai, nous aurons une assemblée générale. » Après la fin de la transmission, Willis poussa un cri, sans se soucier d’être entendue. — Quelle connerie ! (Elle se tourna vers l’enseigne, qui n’avait pas l’air dans son assiette.) Transmettez un message à mes Mantas sur une fréquence privée : dites au lieutenant Brindle de lancer un exercice aux postes de combat. En lui faisant croire que c’est en l’honneur du général. — Qu’allez-vous faire, amiral ? — Je n’en ai pas la moindre idée, mais je veux être prête à tout. Escortez Hakim Allahu et Drew Vardian jusqu’ici ainsi que le général l’a demandé. Puis faites sortir tous nos soldats pour former un comité d’accueil. Encore peu assuré sur ses jambes, le jeune enseigne se tourna pour filer, mais Willis le rappela : — Auparavant, nettoyez-moi ce vomi. 120 Tasia Tamblyn Ils avaient récupéré du carburant conventionnel en quantité suffisante dans les cachettes de Davlin, et les réfugiés vagabonds avaient réparé l’Osquivel, de sorte qu’il pouvait s’envoler. Il n’y avait aucune raison d’attendre. Pas de longs adieux sentimentaux, seulement partir. Tout de suite. Ces deux derniers jours, Tasia avait travaillé avec Robb, Nikko et Davlin pour colmater le réservoir, le martelant à la force du poignet et le rapiéçant afin qu’il résiste au vide spatial. Ils devaient ficher le camp de Llaro avant que les Klikiss de la nouvelle sous-ruche repèrent l’endroit où ils s’étaient écrasés. Aux promontoires de grès, les réfugiés se montrèrent impatients de quitter la planète. Ils savaient que leurs provisions ne dureraient pas, et avec soixante-dix personnes entassées dans les cavernes et sur les saillies, les conditions de survie se détérioraient de jour en jour. Tasia était certaine que quelqu’un commettrait bientôt une erreur, et qu’une des patrouilles klikiss détecterait alors la présence des humains. Dans l’arroyo, Davlin Lotze utilisa une pompe manuelle pour transférer le carburant des barils dans les réservoirs du vaisseau. Il alla jusqu’à siphonner les dernières gouttes qui restaient dans le Rémora. En tout, cela suffirait pour décoller et emporter les réfugiés loin de Llaro. Nikko fit le tour de la coque afin de vérifier une dernière fois les multiples joints, pendant que Robb procédait au diagnostic final dans le cockpit. DD et Orli – cette dernière ne s’éloignant jamais du comper Amical – le suivirent. Tasia s’assit à côté de Robb, qui testait les moteurs. Ceux-ci réagirent par un rugissement qui parut doux à leurs oreilles. Les tuyères firent jaillir des cailloux et de la poussière, et le vaisseau s’ébranla, s’ébrouant telle une bête impatiente. Couvert de poussière, Nikko s’engouffra à l’intérieur tête baissée, un large sourire aux lèvres : — Ça marche ! Ça marche ! — Verrouille ce fichu sas pour qu’on puisse tester la pressurisation, lança Tasia. Une fois en orbite, je ne crois pas que tu voudras utiliser du mastic et du ruban adhésif pour boucher les trous… — Je peux vous aider pour le diagnostic, suggéra DD. Veuillez simplement m’indiquer comment procéder. Le comper Amical s’était révélé d’une valeur inestimable dans la reprogrammation des commandes du moteur. — Moi, je me mets dans un coin pour ne pas vous gêner, dit Orli, qui regardait tout. Les chiffres des cadrans grimpèrent, avant de se stabiliser. Les capteurs de la coque vérifièrent que l’étanchéité demeurait intacte. Tasia tapa sur l’épaule de Nikko, puis étreignit Robb : — Pile poil ! — On est prêts à partir ? demanda Orli en se redressant. Davlin a dit aux gens que cela prendrait un jour, voire deux… Davlin lui renvoya un sourire tranquille : — Je ne voulais pas leur donner de faux espoirs. De cette façon, ils ne seront pas déçus. Robb répugnait à gaspiller du carburant, c’est pourquoi il éteignit les systèmes. — Je suis convaincu. Retournons aux cavernes et allons dire à tout le monde de lever le camp. — On pourrait voler jusque là-bas, suggéra Nikko. Tasia fronça les sourcils. — Ce serait une gageure de faire atterrir un si gros appareil près des promontoires. On pourrait, remarque, mais il est déjà heureux que l’Osquivel ne tombe pas en morceaux. Les décollages et les atterrissages sont éprouvants. De combien veux-tu augmenter le facteur risque ? — Pas de beaucoup, répondit Nikko, l’air inquiet. — Ça ne nous prendra qu’une demi-heure pour trottiner jusqu’au campement, dit Orli. — Ou courir, précisa Davlin. Allons-y. Ils voyagèrent à la faveur de la nuit. Leurs yeux s’étaient accommodés à la lueur des étoiles. DD marchait en tête. Orli, qui portait le sac à dos contenant ses maigres possessions, trottait à sa suite. — J’aimerais ne pas abandonner Margaret Colicos, déclara DD d’une voix triste. Elle est avec les Klikiss. — On ignore même si elle est encore en vie. — Peut-être qu’un jour on pourra revenir vérifier. — Bien sûr, lança Tasia derrière eux. Un jour. Et on amènera toute une foutue armée d’assaut. — Ça pourrait marcher, dit Nikko. Avant qu’ils aient pu atteindre les promontoires de grès, Tasia crut entendre, dans les ténèbres en surplomb, un battement d’ailes et un bourdonnement suivis d’un cliquetis. Elle n’aima pas cela. DD s’immobilisa. — Excusez-moi, mais je détecte des mouvements au-dessus de nous. Des formes de grande taille approchent. Beaucoup. Peut-être des animaux indigènes. — Très peu probable, dit Tasia en se rapprochant instinctivement de Robb. Le visage de Davlin semblait être un masque de bois. Tous entendaient à présent les vrombissements, trop distincts pour qu’on n’en tienne pas compte. Soudain, une grenade éclairante apparut dans sa main. Tasia ne lui demanda pas où il se l’était procurée. — Voyons voir ce que c’est. Préparez-vous ! Il jeta un regard circulaire, vit les expressions inquiètes. — Et on se prépare avec quoi ? demanda Tasia. Nikko ramassa deux cailloux acérés, et Orli l’imita. Robb serra les poings. Davlin lança la grenade en comptant jusqu’à cinq à voix haute. Tasia tressaillit comme une cascade lumineuse éclatait dans les airs. Clignant des yeux, elle aperçut une dizaine d’éclaireurs et de guerriers klikiss, ainsi que des créatures blafardes, bizarrement humanoïdes. De nouveaux hybrides. Peu impressionnés par la grenade, les Klikiss affluèrent. Davlin possédait l’un des rares fusils des FTD. Il tira jusqu’à épuisement de son chargeur, foudroyant les insectes en plein vol, faisant gicler leur sang. Ceux-ci poussèrent des cris assourdissants. Mais les autres ne prêtaient pas attention à leurs congénères blessés et s’approchaient, guidés par la volonté du spécex de la nouvelle génération. Robb se retrouva dos à dos avec Tasia. — Je suis prêt à combattre à mains nues s’il le faut. — Mon courageux héros. Je préférerais tout de même une fin façon « et ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours ». DD restait auprès d’Orli, comme pour la protéger. Elle se rappela la façon dont elle avait arrêté l’éclaireur klikiss qui avait attaqué naguère leur petite bande d’évadés, et balança son sac à dos. Si elle pouvait attraper son synthétiseur… L’un des guerriers brandit une arme tubulaire et pulvérisa un liquide blanchâtre qui aspergea la fillette avant qu’elle ait pu sortir son clavier. Il l’avait visée à dessein, comme si le spécex se rappelait exactement qui elle était. Le flot de résine recouvrit ses bras et ses mains. Elle se tortilla, mais un nouveau jet lui englua le cou et la bouche. Les Klikiss utilisaient sur le petit groupe leur fusil à glu dans un dessein de capture plutôt que d’élimination. Il leur suffit de quelques minutes pour encercler les humains et les immobiliser comme dans une camisole de force. Prisonnière de ces masses visqueuses qui durcissaient à vue d’œil, Tasia ne pouvait plus remuer ; à peine parvenait-elle à respirer. Des membres cuirassés l’agrippèrent pour l’emporter loin de Robb. Ce qu’elle détestait le plus était de ne pas avoir eu l’occasion de rendre les coups… ni de dire aux réfugiés à quel point ils avaient été près de rentrer chez eux. Si près. 121 Le président Basil Wenceslas Basil avait beau être méticuleux, il n’arriverait jamais à prévoir toutes les tentatives de ceux qui désiraient l’abattre. Lors des opérations menées contre ceux qui relayaient la stupide condamnation de Peter et la confession de Patrick Fitzpatrick, il avait fait arrêter dix-sept meneurs. Il avait fait diffuser des déclarations officielles, preuves à l’appui, afin de réfuter les mensonges et les accusations puériles proférés à son encontre. Mais très vite, un autre groupe de mécontents avait pris la relève. Ils avaient ajouté les horribles images d’Usk et – cela exaspérait Basil au plus haut point – les avaient falsifiées pour lui donner le mauvais rôle. Cela ne l’amusait pas du tout. Et voilà qu’il venait d’apprendre – d’un marchand indépendant venu sur Terre répandre fièrement la nouvelle – la spectaculaire annonce d’une alliance entre le Mage Imperator et le roi Peter. Par cette seule déclaration, le chef ildiran renforçait la légitimité de la Confédération. Basil avait vu rouge pendant cinq minutes, et ne savait plus ce qu’il avait dit ou fait durant ce temps. Quand il avait repris ses esprits, ses tempes l’élançaient et son crâne paraissait près de se fendre. Il cligna des yeux et aperçut Cain assis à son bureau. Basil attendit qu’il s’exprime au sujet de la scène qu’il venait de faire, mais celui-ci eut la sagesse de ne rien dire. Le président aurait presque préféré le contraire, mais son adjoint resta muet, comme si Basil avait simplement éternué et avait eu besoin d’un instant pour se ressaisir. Il prit une longue inspiration et se rendit compte que sa gorge était irritée. Il se demanda ce qu’il avait bien pu crier. Il ne s’en souvenait vraiment pas. — Appelez-moi l’amiral… (Il s’interrompit, les sourcils froncés.) Sur quel amiral puis-je encore compter ? — Les amiraux Pike et San Luis ont été envoyés sur deux colonies séparatistes. L’amiral Willis se trouve sur Rhejak. L’amiral Diente, toutefois, peut être facilement rappelé des chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes. — Ramenez-le-moi, mais sans tambour ni trompette. Cain semblait se forcer à ne rien laisser voir, après l’accès de rage dont il avait été témoin. — Qu’avez-vous en tête, monsieur le Président ? Basil écouta ces paroles avec soin pour essayer d’y repérer une critique implicite. Il accordait de moins en moins de confiance à son adjoint. Il y avait si peu de personnes sur qui il pouvait compter ! Pas même Sarein, même s’il avait fait de son mieux pour la tenir sous sa coupe. Comment avait-il pu trouver séduisante cette Theronienne maigrichonne ? Elle lui paraissait si collante, effarouchée et outrancière à la fois… La dernière fois qu’ils avaient fait l’amour, il était ensuite resté allongé sans dormir, craignant qu’elle ne lui plante un couteau dans le dos pendant la nuit. — Monsieur le Président ? Basil souffla par le nez comme il revenait à l’affaire en cours. — Il s’agit du Mage Imperator, monsieur Cain. Au lieu de me rencontrer, moi le président de la Ligue Hanséatique terrienne, il a préféré mener son « ambassade auprès de l’humanité » jusqu’à Peter. Il a choisi Theroc et non la Terre. C’est une insulte que nous ne pouvons pas ne pas relever. Nous devons montrer à l’Empire ildiran que nous représentons le seul véritable gouvernement. Avec le soutien du Mage Imperator, nous renforcerons de nouveau la Hanse. — Monsieur le Président, les Ildirans ne comprennent pas la politique humaine. Le Mage Imperator n’est certainement pas au fait des changements qui ont eu lieu dans nos milieux politiques. Il a été mal informé. Je doute qu’il ait désiré vous faire un affront. — Alors, nous l’informerons comme il convient. Nous allons lui donner l’occasion de s’excuser pour son manque de clairvoyance. J’ai l’intention de l’inviter ici, sur Terre. On lui trouvera des appartements spécialement adaptés. Cain commença à se lever, mais sembla y renoncer après réflexion. — Que dites-vous ? Comment ferez-vous pour amener le Mage Imperator jusqu’ici ? — Nous l’inviterons… par la force armée si nécessaire. D’après les rapports, il voyage à bord d’un seul croiseur lourd. Dès qu’il aura quitté Theroc, nous escorterons son vaisseau sur Terre. C’est pourquoi j’ai besoin de l’amiral Diente. À présent, Cain avait l’air épouvanté. — Vous parlez de kidnapper le Mage Imperator ? Essayez-vous donc de déclarer la guerre à l’Empire ildiran ? — Ne soyez pas si mélodramatique. — Franchement, monsieur le Président, ce n’est pas le cas. Je suis absolument sûr que… Basil l’interrompit, fatigué de ses regards et de ses commentaires réprobateurs : — J’ai réfléchi aux conséquences et pris ma décision. La Marine Solaire est sévèrement endommagée, certainement plus que nos Forces Terriennes de Défense. Et vous connaissez comme moi les Ildirans. Dès que nous détiendrons le Mage Imperator, ils seront incapables de fonctionner par eux-mêmes. Un troupeau de moutons sans berger. Nous avons la supériorité militaire, et bientôt, nous posséderons un atout décisif dans les pourparlers. Cain regarda sombrement par la fenêtre, comme s’il imaginait le Quartier du Palais en proie aux flammes. — Je vous supplierais volontiers de reconsidérer la question, monsieur le Président, mais cela ne servirait à rien, n’est-ce pas ? Basil lui darda un regard glacial. — Je n’ai rien contre Jora’h, seulement contre Peter : constamment à me provoquer, à essayer de me faire passer pour un fou. Mais je m’occuperai aussi du Mage Imperator, s’il m’y force. L’adjoint se leva. — Vous vous engagez au-dessus d’un abîme, monsieur le Président. J’espère que vous en êtes conscient. — Nous verrons lequel de nous deux a raison, monsieur Cain. — Hélas oui, monsieur, répondit ce dernier en se retournant pour partir. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai des dispositions à prendre. Il transpirait d’abondance. Basil ignorait le genre de dispositions dont il parlait, mais il s’en fichait. Il entreprit de rédiger l’ordre destiné à Esteban Diente, et songea au moyen de faire en sorte que l’amiral ne le déçoive pas, comme tant d’autres l’avaient fait. Il toucha la table-écran, afficha le dossier de Diente, et localisa les membres de sa famille. Deux filles, un fils, cinq petits-enfants. Cela devrait suffire comme moyen de pression. Oui, Diente obéirait sans discuter. 122 Cesca Peroni À l’intérieur de leur vaisseau d’eau et de nacre, Cesca et Jess communiaient avec les wentals qu’ils venaient de récupérer dans une nouvelle nébuleuse. Le nombre de créatures élémentales détruites et dispersées au cours de la guerre antique échappait encore à la jeune femme, mais sa perception ne cessait de gagner en force, en netteté et en étendue. Soudain, elle perçut un grand trouble parmi les wentals, comme si un coup de gong avait retenti. La trame de l’univers résonna d’un cri d’agonie. Jess l’agrippa tandis qu’ils flottaient au sein de leur vaisseau. — Je ne sais pas ce que c’est. Les wentals de l’autre nébuleuse… quelque chose d’atroce, des flammes… Tous deux ressentirent dans leur chair le hurlement mental. Des wentals, assassinés ! Et ils savaient qu’il s’agissait des faeros. Cesca pouvait le sentir. — On les a jetés dans un soleil, murmura-t-elle. Un groupe d’entités ignées avait attaqué un cargo de Plumas dans le système de Jonas… avec son père et Caleb Tamblyn à bord ! D’autres murmures, d’autres tremblements de peur. Pis, un groupe bien plus vaste de faeros attaquait autre part : une armée phénoménale de plusieurs milliers de bolides ignés. — Charybde ! cria Jess d’une voix déchirée. Dans leur vaisseau, les nouveaux wentals tourbillonnaient autour d’eux. Cesca tenta de refouler un gémissement, mais la souffrance affluait de toutes parts. Son père, Charybde, tant de wentals… Comme si ses yeux s’étaient ouverts sur un lointain monde étranger, elle aperçut un océan bouillonnant, dont la surface était crevée çà et là de robots noirs inanimés. Elle reconnut la planète sur laquelle Jess avait rétabli la présence wentale, où elle-même avait été soignée et métamorphosée. Là où Jess et elle s’étaient mariés. Toutes les mers de Charybde étaient vivantes, imprégnées d’énergie wentale. Comme des grappes de faeros fondaient sur elles, les wentals érigèrent leurs défenses sous forme de vagues gigantesques. Les nuages eux-mêmes s’amassèrent pour la bataille. Les faeros furieux apparurent : des dizaines, des centaines puis des milliers, tels des soleils miniatures. Aussi brillants que des étoiles se muant en novae, ils vaporisèrent les nuages qu’ils traversaient, projetant de la vapeur en tous sens. Tandis que les faeros s’enfonçaient dans les mers, les eaux s’écartèrent, puis les engloutirent. Les créatures incandescentes luttèrent farouchement. Leurs ennemis noyèrent des myriades d’entre elles, mais il en arrivait sans cesse. Les faeros commencèrent leur bombardement, et les flammes, pareilles à de la lave, brûlaient les rochers noirs et la mer elle-même. Les wentals de Charybde ne pouvaient résister à une force si écrasante. C’était comme si tous les faeros de l’univers s’étaient donné rendez-vous pour livrer bataille : une attaque inconcevable, destinée à stériliser la planète entière. Cette agonie déchira le cœur de Cesca. Cela ne pouvait se produire ! Les faeros asséchaient littéralement les océans. Les wentals lâchaient sur eux leurs prolongements aqueux afin de les moucher, mais la pluie de feu se poursuivait. Peu importait le nombre de bolides ignés qui s’abîmaient, fumants, au fond des océans en baisse, une quantité inépuisable de faeros arrivait sans cesse. Loin de ce spectacle, Cesca chercha à tâtons la main de Jess et s’y cramponna. Lorsqu’il la serra en retour, elle se réjouit de sentir cette petite douleur physique, si insignifiante comparée aux horreurs qu’elle voyait sur Charybde. Elle cria. Leur vaisseau fonça en direction de Charybde, mais ils se trouvaient bien trop loin pour être d’une quelconque aide. Il leur faudrait plusieurs jours pour arriver. Et ils n’avaient pas de wentals à amener en renfort. Tandis que la destruction par le feu se poursuivait, Cesca et Jess s’efforcèrent de saisir la raison pour laquelle les faeros s’en prenaient aux wentals. Même ces derniers ne comprenaient pas cette fureur vengeresse à leur encontre. Les larmes de Cesca affluèrent, pour se diluer aussitôt dans le liquide vivant. Comme ils observaient les ultimes instants de l’attaque, l’eau de leur vaisseau issue de la nébuleuse commença à chauffer… puis à bouillir. 123 Adar Zan’nh Après avoir déposé les humains sur Dobro, Zan’nh, de retour vers Ildira, tomba sur cinq croiseurs lourds qui dérivaient dans l’espace. L’équipage avait disparu, des milliers de soldats ildirans incinérés sur place, et dont il ne restait plus que des traces noires sur les ponts, devant les consoles endommagées ou dans leurs cabines verrouillées. Chaque niveau résonnait du silence de la solitude. À bord du vaisseau amiral, l’adar ne trouva que Ridek’h, l’Attitré d’Hyrillka, et le vieux tal O’nh à présent aveugle ; les ténèbres et l’isolation l’avaient conduit au bord de la folie. Terrifié de se retrouver sur un vaisseau fantôme empestant la chair carbonisée, Ridek’h s’était replié en lui-même. Il se tenait recroquevillé sur le pont, agité de tremblements d’horreur, lorsque le commando d’abordage arriva dans le centre de commandement du croiseur. — Les faeros ! lâcha-t-il, et les mots qui sortaient de sa gorge étaient aussi rêches que des cendres. Les faeros sont venus. Rusa’h… Zan’nh n’avait découvert aucun indice de la présence de créatures ignées sur Dobro, et n’avait connaissance d’aucun incident sur d’autres scissions. Toutefois, le Mage Imperator avait perçu des anomalies dans le thisme, et avait envoyé des éclaireurs pour chercher d’où venait le problème. Apparemment, aucun n’était revenu. Et à présent, cela ! La vie de milliers de soldats ildirans prise au cours d’un tel enfer, cela aurait dû résonner comme un cri d’agonie à travers le thisme. Et cependant, lui-même n’avait rien senti. Était-il possible que même le Mage Imperator n’ait pas su ? Tal O’nh, le visage roussi, fixait sur le vide ses deux orbites noircies et encroûtées. — Ils nous ont coupés du thisme. Ils ont brûlé les rayons-âmes et consumé l’équipage. Tous ces gens… Rusa’h a dit qu’ils alimentaient les faeros. — Il y a combien de temps ? C’était par hasard que Zan’nh avait détecté les vaisseaux lors de son voyage de retour au Palais des Prismes. — Deux jours… peut-être plus, dit Ridek’h. Une éternité. Seul. Difficile à dire. L’adar se rendit compte que s’ils étaient restés coincés là un peu plus longtemps, ils seraient devenus complètement fous. D’une voix rauque, O’nh ajouta : — Les faeros fonçaient vers Ildira. 124 Kolker À présent que sa vision et sa connaissance s’étendaient plus loin que jamais, Kolker se souciait peu de l’endroit où se tenait son corps physique : en ce moment, dans un parc près du Palais des Prismes. Mais il pouvait se trouver n’importe où. Il n’avait même plus besoin de surgeon. Les yeux mi-clos, le prêtre Vert percevait au moins cinq de ses convertis dans les environs, des humains restés travailler à Mijistra. Il savait qu’ils iraient tous prêcher la bonne parole. Certains Ildirans lui prêtaient l’oreille, et il avait enfin attiré l’attention des lentils. Il se sentait de jour en jour plus confiant et plus satisfait. Même si la place sur laquelle il se tenait avait été reconstruite, cet endroit lui rappelait de tristes souvenirs. C’était ici que des orbes de guerre hydrogues s’étaient écrasés, tuant ou mutilant des milliers de personnes, dont le vieux Tery’l. Kolker jeta un coup d’œil à son médaillon sur lequel se reflétait la lumière. Son ami philosophe se trouvait là, quelque part, relié à lui par les rayons-âmes, existant dans le plan de la Source de Clarté. Tery’l serait fier de lui, aujourd’hui. Le prêtre Vert orienta ses pensées dans une autre direction : celle de Tabitha Huck. Il se retrouva à ses côtés, à bord d’un de ses nouveaux croiseurs. Elle, ses ingénieurs et ses équipes d’ouvriers reliés par l’esprit avaient assemblé vingt et un de ces vaisseaux géants, un ouvrage sans égal en un si court laps de temps. Dans le parc, Kolker ferma complètement les yeux, percevant la chaleur des soleils sur sa peau. Il se concentra sur Tabitha, et la rejoignit en pensée sur le vaisseau pour son premier vol d’essai, en compagnie d’un équipage humain réduit au minimum et de soldats de la Marine Solaire. Tabitha testa les moteurs intrasystème et l’armement. Le réservoir d’ekti une fois rempli, elle engagea la propulsion interstellaire afin d’entreprendre une tournée des systèmes solaires les plus proches. Elle paradait sur le pont et donnait des ordres. L’équipage ildiran exécutait chacun d’eux comme s’il émanait de l’adar en personne. — Durris-B en approche, capitaine Huck, annonça l’un des opérateurs ildirans. Elle s’était attribué ce titre, qui semblait la ravir. — Déterminez une orbite basse et commencez la descente. Elle désirait voir l’étoile morte par elle-même, cette cicatrice indélébile dans le psychisme ildiran. Des astronomes n’avaient cessé de surveiller la scorie stellaire, espérant voir les feux nucléaires se ranimer. Un mémorial de guerre parfait, selon Tabitha. — Vérification des systèmes… Testez nos instruments d’analyse. Calibrez-les sur les chiffres de référence préexistants. Bien que Durris-B soit réduite à un charbon incapable d’émettre sa propre lumière, elle possédait toujours la même masse. Tabitha devait approcher avec précaution, et surveiller constamment les propulseurs afin d’être certaine de pouvoir s’extraire de son champ gravifique si nécessaire. — Le calibrage ne marche pas, capitaine Huck. Durris-B renvoie plus de chaleur que prévu. — Retirez certains des filtres. Laissez-moi voir par moi-même. Des points brillants percèrent la surface de la masse calcinée, comme si son cœur prenait de nouveau feu… comme un charbon jeté dans les flammes. Durris-B commença à luire. — Nos capteurs détectent un pic d’énergie. Ne voulant pas prendre le moindre risque avec son nouveau croiseur, elle ordonna : — Augmentez la distance. Elle se tourna vers ses ingénieurs de la Hanse, car elle ne croyait pas les Ildirans assez imaginatifs pour découvrir ce qui se passait. — Comment rallume-t-on une étoile ?… C’est-à-dire, comment redéclenche-t-on ses réactions nucléaires ? — Pas par des moyens naturels en tout cas, répondit l’un de ses ingénieurs, posté à une console de la passerelle. (Il haussa les épaules.) Mais rappelez-vous que mon domaine, ce sont les pompes de station d’écopage. Je ne connais rien aux processus stellaires ! Dans le parc de Mijistra, Kolker leva ses yeux clos vers le ciel sans nuages. Autour de lui, ses convertis cessèrent leurs activités, percevant eux aussi un événement inhabituel. Dans la ville, les Ildirans n’avaient encore rien remarqué. — Je n’aime pas ça, dit Tabitha dans le croiseur. Pas du tout. Par son lien avec le thisme, elle sentit l’inquiétude croître parmi les Ildirans du bord. Le trouble gagna finalement les habitants de la capitale ildirane, qui venaient de remarquer ce qui se passait par la connexion distante. À présent, chacun percevait que leur septième soleil était sur le point de renaître. Mais le Mage Imperator, sur le monde lointain de Theroc à ce moment, ne pouvait dispenser sa force ni ses conseils. Et le Premier Attitré resté au Palais des Prismes ne recélait pas la force mentale nécessaire pour apaiser son peuple. Dans le centre de commandement du croiseur, Tabitha se couvrit les yeux et poussa un cri comme Durris-B s’enflammait dans un flash aveuglant, prenant de vitesse les filtres automatiques des baies d’observation. Des éclairs d’énergie s’entrecroisaient à sa surface. Des grains minuscules apparurent : des boules de feu ellipsoïdes, gigantesques, qui surgirent des couches inférieures du soleil telles les spores expulsées d’un champignon trop mûr. — Des vaisseaux faeros ! Les faeros sont revenus ! cria l’un des Ildirans. — Faites demi-tour et ramenez-nous sur Ildira, ordonna Tabitha. L’équipage poussa l’accélération des moteurs à la limite de ce qu’ils pouvaient supporter. L’un des panneaux de commandes prit feu, un autre réagit mollement, mais l’énorme vaisseau commença à prendre de la vitesse, s’écartant de l’étoile ressuscitée. Les bolides faeros émergeaient des profondeurs de l’étoile par milliers, et filaient dans l’espace comme les étincelles d’une meule cosmique, pour disparaître du système ildiran. Mais dix d’entre eux entourèrent le croiseur, à la manière d’oiseaux se disputant le même insecte. Dans le parc illuminé, Kolker réprima un cri. Il sentait la peur de Tabitha résonner en lui… en chacun d’entre eux. La surface des énormes comètes enflammées qui la menaçaient était une tapisserie de visages spectraux et hurlants. Une voix tonna, dans l’esprit de Tabitha comme dans le système de communication du croiseur : « Qu’est ceci ? Je vous ai trouvés par vos rayons-âmes… mais qui êtes-vous ? — Laissez-moi ! » La voix faeroe semblait intriguée : « Vous êtes humaine, et pourtant vous disposez d’un accès au thisme, comme cet humain que nous avons consumé avec les wentals… Vous avez aussi un canal qui mène à… ah, la forêt-monde ! l’esprit verdani… » Tandis que les faeros émergeaient sans discontinuer du soleil ressuscité, les dix bolides resserrèrent leur cercle autour du croiseur jusqu’à ce que sa coque commence à fondre. Tous les systèmes firent retentir leur alarme. Dans le centre de commandement, les consoles se transformèrent en métal fondu. L’avant de la passerelle explosa, mais même le vide de l’espace ne pouvait étouffer ce genre de feu. Kolker perdit le contact avec Tabitha, et ressentit sa souffrance comme un coup d’estoc dans la poitrine. Mais ce n’était pas terminé. La présence dominatrice de l’ancien Attitré d’Hyrillka surgit le long des rayons-âmes que Kolker s’était tant appliqué à tisser jusqu’à lui. Sa voix éclata dans son esprit : Je viens réclamer vos flâmes, afin qu’elles aillent fortifier les faeros. Vous m’avez ouvert le chemin. Pendant que des milliers de bolides ignés fonçaient dans l’espace, dix d’entre eux, menés par Rusa’h, filèrent, implacables, en direction d’Ildira. Kolker ne pouvait refouler l’Incarné des faeros de son esprit, du thisme ou du télien. Il n’eut pas besoin d’ouvrir les yeux pour voir ses convertis chanceler. Deux d’entre eux tombèrent à genoux et s’embrasèrent spontanément. Kolker tenta à toute force de bloquer les traits brûlants et de couper ses convertis de la révélation – de la vulnérabilité – qu’il partageait avec eux. Il ne put les sauver, pas plus qu’il ne put se sauver lui-même. Le feu des faeros se répandit comme de l’acide dans son esprit et dans son corps. Dans un ultime éclair, une ultime étincelle, il partit en fumée… une simple fumerolle parmi toutes celles qui se dissipèrent dans les airs. 125 Orli Covitz Les Klikiss avaient emprisonné Orli et ses compagnons dans la vieille ville. Pendant qu’elle se débattait contre la mélasse qui l’emprisonnait, un insecte guerrier lui avait arraché son sac à dos. Le spécex devait savoir qu’il contenait son synthétiseur à bandes et avait pris soin de le soustraire à la jeune fille. De surcroît, on l’avait séparée de Tasia, Robb, Davlin et Nikko – à cause de sa musique, comme Margaret ? – et elle se sentait seule. DD avait lui aussi été emmené. Elle n’avait aucune idée de ce qui était advenu du comper. Après lui avoir ôté ses entraves et l’avoir jetée dans une cellule poussiéreuse, les Klikiss avaient déposé des sécrétions résineuses en travers de l’ouverture, à la manière de barreaux de prison. Les autres étaient gardés dans une pièce plus grande, en bas de la galerie. Ils n’avaient ni eau, ni nourriture. Au moins Orli se trouvait-elle assez près pour parler à ses compagnons en criant, et les entendre. En passant à moitié la tête par les barreaux, elle pouvait même les voir. La résine avait une texture huileuse et une odeur de plastique brûlé. — On pourrait travailler ensemble, arracher certains de ces barreaux, suggéra Nikko. Il se jeta contre la barrière caoutchouteuse, sans guère d’effet. Puis il tira sur les fibres. Mais même s’ils parvenaient à se débarrasser de ces barreaux, Orli ne savait pas ce qu’ils feraient ensuite. Ils se trouvaient au beau milieu d’un énorme nid, sans aucune échappatoire. Tasia se mit à hurler dans le couloir résonnant d’échos, comme si les Klikiss étaient capables de la comprendre : — Eh, vous ! est-ce que cela arrangerait les choses, si je vous disais qu’on déteste les robots noirs, nous aussi ? Je pourrais vous raconter des histoires qui flanqueraient la chair de poule à vos exosquelettes ! On devrait faire cause commune ! Dans les passages, les insectes poursuivirent leur patrouille sans tenir compte des déclarations de la jeune femme. — Tu sais, dit Robb, je me suis retrouvé dans des situations bien pires. Et je m’en suis sorti. — Moi aussi. Mais j’aimerais perdre un peu cette habitude de me fourrer dans la merdre… Orli jeta un coup d’œil dans le couloir plein d’intersections. Il ne restait plus que quelques traces de l’ancienne base des FTD sur les murs incurvés : des tuyaux, des fils électriques, des câbles de communication et de l’éclairage installé par les colons originels. Deux étranges nouveau-engendrés à la démarche hésitante surgirent à sa vue. Brièvement, avant que les créatures blêmes aient disparu, Orli entrevit leur face charnue, dotée de traits mouvants aux caractéristiques vaguement humaines. Aucun des autres Klikiss ne possédait même l’ébauche d’un visage. Les nouveau-engendrés manifestaient une certaine curiosité à l’égard des prisonniers, mais aussi une sorte de tristesse. Le guerrier klikiss qui les suivait les chassa dans un staccato de cliquetis et de sifflements. Comme si elle venait visiter un proche à l’hôpital, Margaret Colicos arriva avec son comper. — DD ! Margaret ! s’écria Orli en tendant la main à travers les barreaux. Le comper s’arrêta devant la petite cellule, et ses capteurs optiques se mirent à briller. — Je suis heureux de vous voir en vie et en bonne santé, Orli Covitz. — En vie et en bonne santé ? Les Klikiss vont tous nous tuer… Sais-tu où se trouve mon synthétiseur ? demanda-t-elle, décidée à se cramponner à la moindre lueur d’espoir. — Oui, répondit spontanément DD. Margaret s’arrêta dans le corridor. — Depuis la dernière fisciparité, il y a un nouveau spécex. Il sait encore qui tu es, Orli, mais il comprend mieux les humains, à présent qu’il a incorporé une grande quantité d’attributs génétiques des colons. Davlin écoutait depuis la seconde cellule. — C’est une bonne chose, n’est-ce pas ? intervint-il. Si les Klikiss nous comprennent… — Pas assez. (Margaret garda son attention concentrée sur Orli.) Cela signifie que le spécex est moins sensible aux distractions de naguère. Je crains que ta musique ne suffise pas à te mettre à l’abri de leurs… projets. Elle conserve un grand pouvoir, mais le spécex l’a déjà entendue, et les humains ne sont plus aussi particuliers qu’auparavant. Nous sommes tous en danger. Plus bas dans la galerie, Davlin se pressa contre les barreaux visqueux. — Margaret, vous pouvez nous aider à sortir. Apportez-nous des outils, des armes klikiss… quelque chose qui nous donnera au moins la chance de combattre. — Qu’est-ce que ces bestioles nous veulent, de toute façon ? demanda Nikko. Ils ont déjà tué ma mère, et tous les colons ! Ça ne leur suffit pas ? — Combien de temps vont-ils nous garder enfermés ? — Vous pouvez nous trouver de la nourriture ? de l’eau ? Tout le monde parlait en même temps, et Davlin haussa la voix : — Si la ruche a déjà fissionné, ne sommes-nous pas en sécurité pour le moment ? — La phase d’expansion s’est accélérée, répondit Margaret. Le spécex de la nouvelle génération va fissionner de nouveau dès que possible. La sous-ruche continue à grossir. Elle compte détruire ses rivales dans la guerre à venir. Par conséquent, son spécex doit se reproduire, et il veut vous incorporer, avec vos souvenirs et vos connaissances, pour lui conférer un avantage face à ses concurrents : une arme inattendue. Les accouplants viendront nous prendre. Bientôt. Orli tendit la main à travers le barrage élastique. — DD, s’il te plaît… persuade-la de nous aider. — Tu n’as pas besoin de me persuader, répondit Margaret. Même si je parvenais à vous faire sortir, nous n’irions pas loin avec autant de Klikiss dans les environs. Nous n’arriverions jamais à filer de la ruche. — Écoutez-moi, intervint Davlin. Si nous nous échappons, nous pouvons vous prendre, vous et DD. Et vous ramener chez vous. Notre vaisseau est prêt, les réservoirs sont remplis. Nous sommes parés à décoller. Il nous suffit de partir d’ici. DD, tout excité, se tourna vers sa maîtresse : — Oui, c’est vrai. J’aimerais beaucoup quitter cet endroit, Margaret. Il était manifeste que la vieille dame n’avait plus envisagé la possibilité de s’échapper depuis très, très longtemps. Orli tendit l’autre main par l’un des interstices. — S’il vous plaît ? Avant qu’elle ait pu répondre, des Klikiss se mirent à sillonner les galeries, requis par un appel visiblement urgent. Margaret dressa l’oreille, comme pour écouter quelque chose que personne ne pouvait saisir. La tête de DD pivota. — Je viens de détecter un signal ultrasonique du spécex. — Il y a quelque chose… Même tout au fond des galeries de l’antique cité, ils entendirent des sifflements et des cliquetis, des chocs massifs, des détonations d’armes à feu. — Ce sont les FTD ? lança Nikko depuis sa cellule. Ça veut dire qu’on vient nous secourir ? — Je doute que les Terreux se bougent les fesses pour quoi que ce soit de ce genre, répliqua Tasia. Peut-être les Vagabonds, qui se sont fatigués de nous attendre. Le visage de Margaret montrait à présent une inquiétude réelle. — Non, ce n’est pas une armée humaine. Je pense que nous sommes attaqués par une autre sous-ruche. — Vous voulez dire d’autres Klikiss ? dit Robb. Qui nous attaquent ? — Pas nous : le spécex. Les sous-ruches ont commencé à marquer leur territoire et à se détruire les unes les autres. Maintenant, nous allons voir si la ruche de Llaro a acquis assez de connaissances pour garantir sa victoire sur ses rivales. — Ne comptez pas que j’applaudisse des deux mains, dit Tasia. Des Klikiss couraient dans les couloirs sans prêter aucune attention aux prisonniers. Margaret et DD s’écartèrent de leur chemin. Une explosion fissura le plafond de la cellule d’Orli, et un voile de poussière saupoudra ses cheveux. Plusieurs hybrides humanoïdes les dépassèrent d’un pas gauche, suivis par un accouplant. Un nouveau. Lui aussi présentait une esquisse de traits humains. Quand les créatures eurent disparu, Davlin profita du tumulte pour se jeter avec violence contre les barreaux. — Voilà notre chance… la vôtre aussi, Margaret ! Pendant qu’ils combattront les autres insectes, ils n’auront cure d’une poignée d’humains. Nous pouvons franchir leurs lignes. D’un coup, il heurta le barrage, et plusieurs barreaux de résine se décollèrent du mur de pierre. — Il a raison, dit Margaret en se pressant pour l’aider. Oui, je peux partir, moi aussi. Je peux… être libre. DD trotta jusqu’à la cellule d’Orli, empoigna l’un des barreaux, se tendit, et le rompit. La fillette se tortilla à travers les barreaux collants tandis que l’Amical allait à l’autre cellule pour détacher d’autres barreaux ; suffisamment pour que les quatre prisonniers soient libérés. Tandis que les Klikiss combattaient d’autres Klikiss, le petit groupe quitta sa prison et se mit à courir. 126 L’amiral Sheila Willis À grand renfort de ses propulseurs d’appoint, le transport de troupes qui amenait le général Lanyan se posa dans une zone du ponton entourée par un cordon de sécurité. Conformément aux ordres, Willis avait envoyé une vedette à la Compagnie rhejakienne pour en ramener Drew Vardian, ainsi qu’Allahu qui habitait une maison en coquilles de médusa et, pour la forme, cinq fermiers des îles extérieures, plus deux gardiens de médusas reconnus. Pour faire bonne mesure, elle avait même fait amener les trois petits voyous qui avaient volé les retrieuses des tours d’extraction minérale. Willis ordonna à ses hommes stationnés sur Rhejak de se mettre sur leur trente et un malgré la chaleur tropicale, puis les aligna pour une inspection : uniforme soigné, cheveux peignés, bottes cirées. Elle pinça les lèvres. Mieux valait faire une bonne impression au général… Son expression s’était très vite muée en un rictus. Au cours des heures qui avaient précédé, le Jupiter avait diffusé des images du massacre d’Usk. Willis n’arrivait pas à concevoir ce que Lanyan espérait réaliser par cet acte, sinon pousser les Rhejakiens au pire. Il semblait avoir seulement réussi à les terroriser, au lieu d’obtenir leur collaboration. Aussi Willis exécutait-elle ses ordres sans broncher, afin de le laisser creuser sa propre tombe. Elle avait installé de grands écrans plats sur la base flottante afin de diffuser le film d’Usk en format géant. Au milieu de toutes ces destructions, le visage d’un jeune fermier – avec des cheveux blonds rebelles, de grands yeux rougis – symbolisait à lui seul toute l’étendue du crime. Il pleurait sans honte devant ses vergers rasés. « Mes pommes, gémissait-il, mes belles pommes ! » Après une dizaine de minutes, Willis avait demandé à son technicien de couper le son. Cela suffisait comme ça. L’amiral inspecta ses troupes en formation de parade, qui occupaient la plus grande partie de la plate-forme flottante. Elle avait passé un uniforme de cérémonie croulant d’ornements, de sorte qu’elle cuisait littéralement sur pied. Elle avait épinglé ses médailles sur sa poitrine et attaché son sabre à sa ceinture. Sa casquette d’amiral recouvrait ses cheveux gris soigneusement attachés en arrière. Elle n’avait pas gaspillé de temps à se maquiller. Le général Lanyan ne le méritait pas. Lorsque l’écoutille de la navette du général s’ouvrit en chuintant, elle donna un coup de sifflet afin que ses soldats se mettent au garde-à-vous. L’air écœurés, les représentants de Rhejak ne parvenaient pas à détacher leur regard des images qui passaient en boucle sur les écrans géants. Des commentaires fusaient à mi-voix : — Ces damnés Terreux se serrent toujours les coudes. — … savais qu’on n’aurait pas dû lui faire confiance. — … aurait pu bousiller ce radeau avec cinq ou six médusas… Willis se contenta de faire la sourde oreille. Lanyan s’avança, et la lumière du soleil le fit cligner des yeux. Quinze soldats volontaires le suivaient. Tous arboraient l’uniforme du Jupiter. Willis reconnut certains d’entre eux et refoula un nouveau rictus. Le général s’était dégotté les plus durs parmi les durs. Il avait manifestement le don pour cela. Lanyan parut satisfait du salut brusque qu’elle lui adressa. — Amiral Willis, voilà le genre de réception qui fait plaisir. — J’ai prêté serment il y a longtemps, général, répondit-elle, parfaitement concentrée. Je sais ce que les Forces Terriennes de Défense et la Ligue Hanséatique terrienne représentent, et j’ai voué ma vie au service de ces idéaux. — Vous avez eu une bien étrange façon de le montrer, ces derniers temps… Je souhaite m’adresser aux troupes et aux gens d’ici. Avez-vous rassemblé les représentants des séparatistes, comme j’en avais donné l’ordre ? — Ils sont là, général. Les indigènes n’étaient pas difficiles à repérer au milieu de cette mer d’uniformes. Plusieurs d’entre eux ne portaient qu’un pagne qui laissait apparaître leur peau bronzée et leur corps musclé, mais Lanyan ne se donna pas la peine de les regarder. — J’ai préparé un podium à votre intention, général. Elle indiqua la tribune équipée de micros qui se dressait sous le soleil, puis baissa la voix : — Je peux aussi vous apporter un parasol, si vous voulez. Lanyan se renfrogna comme si elle venait de l’insulter. — Ce ne sera pas nécessaire. Il s’installa sur le podium et toisa les représentants de Rhejak à la manière d’un père mécontent. — C’est vous-mêmes qui avez attiré cette punition sur vos têtes. Il tripota les boutons sur le côté de la tribune, déçu par le faible volume de sa voix dans les haut-parleurs. Il regarda Willis. — Est-ce que ça émet ? Je veux que chaque habitant de cette planète m’entende, ainsi que vos dix Mantas en orbite. Elle lui renvoya un regard innocent. — Je suis désolée, général, mais nous ne sommes pas équipés pour une diffusion planétaire et orbitale. Mon équipe technique peut enregistrer votre discours. Nous le diffuserons ensuite aussi largement que vous le souhaiterez. Ou si vous préférez parler en direct, il est possible de récupérer du matériel de mes Mantas, ou du Jupiter. Voulez-vous que mes officiers s’en occupent ? Cela ne prendra que quelques heures. Lanyan était énervé. Visiblement, il ne voulait pas passer pour un faible ou un incompétent. Pas plus qu’il ne voulait attendre. — Non. Enregistrez mon discours et repassez-le sitôt que je l’aurai fini. (Il se retourna et tenta de reprendre le fil.) Comme je le disais, c’est vous-mêmes qui avez attiré nos foudres. La Hanse se reconstruit, après la plus grande guerre que l’humanité ait jamais affrontée. Nous avons subi d’énormes dégâts à cause des hydrogues, et cela ne doit pas se reproduire à cause de notre propre peuple. Les prétentions de Rhejak ne seront plus tolérées. La population d’Usk a payé le prix fort pour retenir la leçon. Le reste des colonies séparatistes doit suivre cet exemple, ajouta-t-il en pointant un index en direction des écrans. Willis se tenait à ses côtés comme un fidèle partisan mais, à ses hanches, ses poings étaient serrés. Derrière le général, ses propres troupes avaient manifestement du mal à dissimuler leur agitation. Allahu commença à argumenter avec Lanyan, mais les gardes d’honneur brandirent leurs pistolets et le mirent en joue, prêts à l’abattre. Le général les arrêta d’un geste, puis darda un regard agacé vers le représentant en chef. — Vous avez eu votre chance de vous exprimer, ces dernières semaines, et nous n’en avons que trop entendu. Nous n’en écouterons pas davantage. Regonflé, il poursuivit son discours une bonne dizaine de minutes sur le même thème. Willis le laissa finir. Puis elle profita d’une pause, comme s’il préparait quelque autre harangue, pour s’installer d’autorité sur le podium. Elle s’adressa alors aux militaires, dont le visage était blême et en proie au doute : — Vous êtes nos meilleurs soldats. Tous, vous vous rappelez pourquoi vous vous êtes engagés. En tant que membres des Forces Terriennes, vous avez toujours su que vous auriez à suivre des ordres difficiles. Notre armée a affronté de gros problèmes ces dernières années non seulement avec les compers Soldats et les hydrogues, mais aussi à cause des embargos et de la récession économique qui ont provoqué de graves pénuries. Nous avons dû abandonner de nombreuses colonies hanséatiques parce que nos vaisseaux n’avaient tout bonnement plus assez de carburant. — C’est sacrément vrai, ajouta Lanyan. L’embargo des Vagabonds nous a placés dans cette situation inextricable. Willis lui fit un sourire mielleux. — Monsieur, nous venons de vous voir détruire un marchand vagabond civil qui partait de Rhejak. Tout le monde ici a entendu la condamnation de vos actes et de ceux du président Wenceslas par le roi Peter. Tous, nous avons écouté la confession de Patrick Fitzpatrick. Mes troupes ont hâte d’entendre votre version de l’histoire. Lanyan commença à perdre contenance. — Amiral, vous aviez reçu l’ordre strict d’effacer toute trace de ce message. Willis feignit la consternation : — Général ! vous n’avez aucune autorité pour censurer les propos du roi. Dites-nous une fois pour toutes : avez-vous donné l’ordre de détruire le vaisseau de Raven Kamarov après avoir saisi sa cargaison d’ekti ? Lanyan se retourna contre elle avec violence : — Je ne vois pas ce que cela a à voir avec la mission actuelle. Sa réponse n’était guère convaincante, et chacun en comprit le sens véritable. De nouveaux soldats commencèrent à murmurer, mal à l’aise. — Je prends cela pour un « oui », dans ce cas ? Willis balaya du regard le chef de la Compagnie rhejakienne, les gardiens de médusas, les pêcheurs et Allahu. Le visage des trois adolescents reflétait une peur abjecte. Aucune de ces personnes ne méritait d’être crucifiée comme les pauvres anciens d’Usk. — Général Lanyan, je n’obligerai pas mes soldats à accomplir des actes que je n’accomplirais pas moi-même. Et je ne leur demanderai pas de suivre des ordres que je ne suivrais pas. — Ainsi qu’il se doit, amiral. Maintenant, je vais ordonner que l’on… Willis extirpa doucement le convulseur de son étui de ceinture. Lanyan n’eut pas le temps de laisser entrevoir de la surprise : elle tira sur lui une salve d’énergie qui lui fit perdre le contrôle de ses muscles. Il s’effondra sur lui-même, les jambes et les bras sens dessus dessous, près du podium. Les quinze membres de son escorte d’irréductibles saisirent leurs armes, mais Willis se mit à crier dans les micros de la tribune : — Vous, baissez vos armes et rendez-vous ! Qu’on arrête ces soldats. En tant que commandant des Forces Terriennes de Défense, je relève le général Lanyan de son grade et l’inculpe – ainsi que ces hommes – de crime de guerre. (Elle jeta un coup d’œil aux écrans plats sur lesquels se projetaient les images d’Usk.) La preuve est accablante, et il est temps que nous fassions quelque chose de bien, pour changer. Elle garda la tête haute dans le tumulte qui éclatait autour d’elle. Ses troupes, visiblement ravies par cet ordre inattendu, eurent tôt fait de submerger la garde d’irréductibles épouvantés. 127 Daro’h le Premier Attitré Durris-B avait explosé de chaleur et de lumière, pour briller de nouveau dans le ciel ildiran. Le septième soleil n’était plus sombre et mort. Mais cela ne suscitait pas de joie pour autant. Dix bolides ignés emplissaient les cieux ildirans comme autant de soleils vengeurs. L’air sentait la fumée et le sang brûlé. Dans le Palais des Prismes, Daro’h, les yeux fixés sur les baies du dôme de la hautesphère, demanda à ses conseillers quelle décision d’urgence prendre. Mais aucun d’eux ne savait quoi faire. Voilà seulement une heure qu’un des vaisseaux éclaireurs était revenu de l’Agglomérat d’Horizon. Les nouvelles de l’équipage horrifié surpassaient les pires craintes du Mage Imperator lui-même. Dzelluria était calcinée, détruite, ainsi que trois autres scissions. Aucun survivant. Le Premier Attitré devait envoyer un message directement à son père, de sorte qu’il avait envoyé Yazra’h chercher Kolker. Le prêtre Vert utiliserait le surgeon qui se trouvait dans les serres suspendues du palais pour contacter par télien Theroc et rappeler le Mage Imperator sur Ildira. Mais dans la ville au-dehors, Kolker et ses disciples avaient disparu dans les flammes. Dans les rues, les Ildirans s’affolaient, et leur terreur se répercutait dans le thisme. Daro’h la refoula et s’efforça de réprimer la panique. Son père absent, la charge lui revenait. L’Empire ildiran comptait sur lui. — Que veulent-ils, Premier Attitré ? cria l’un des administrateurs. Il leva les yeux vers la lumière éblouissante qui se concentrait tels des lasers à travers la hautesphère. Les courtisanes s’étaient retirées à l’intérieur du Palais des Prismes comme s’il pouvait leur offrir un quelconque abri, mais Daro’h savait que cela ne servirait à rien. Il avait vu quelles étaient les capacités de destruction des faeros et de l’Attitré fou. Des gardes se précipitèrent dans la salle, leur katana de cristal brandi, prêts à mourir pour protéger le Premier Attitré. Mais ils auraient beau se jeter dans les flammes, cela ne le sauverait pas. Yazra’h rejoignit Daro’h au pas de course tandis que la lumière dans le ciel s’intensifiait. Son visage était enflammé, sa chevelure humide de transpiration, ses yeux étaient brillants. Ses trois chatisix bondissaient autour d’elle. Sous le bras, elle portait un rouleau de tissu sombre qu’un marchand vagabond avait apporté de Constantin III. — Si les affirmations de cet humain sont vraies, cette étoffe vous protégera de la chaleur. Mettez-la. — Je ne vais pas me cacher des faeros sous une couverture ! — Mettez-la ! rétorqua Yazra’h, coupant court à toute discussion. Le groupe de bolides ignés éjecta un halo brillant semblable à la couronne d’une tempête solaire, et l’une des tours du palais vola en éclats. Les gardes hurlèrent et les gens s’enfuirent pendant que des bris de cristal dégringolaient dans une cascade musicale. Daro’h sentit le thisme résonner lorsque près de cent Ildirans périrent dans cette seule attaque. — Où sont Osira’h et les autres enfants ? Nous devons les garder sains et saufs. — Nous devons tous vous garder sains et saufs, précisa Yazra’h. Je les ai déjà appelés. Daro’h considéra les choix qui lui restaient. Le Mage Imperator était parti, et l’adar Zan’nh n’était pas encore revenu de Dobro, même si le jeune Ildiran doutait que la Marine Solaire ait les moyens de combattre les vaisseaux de feu. — Je ne peux quitter le Palais des Prismes. Je ne peux abandonner mon peuple. — Les faeros ne sont pas venus parlementer, mon frère. Ils ont seulement l’intention de détruire. Vous pouvez le constater. Au-dehors, un bolide atterrit sur la place en face du Palais des Prismes. Sa chaleur produisit un cratère miroitant en faisant fondre la pierre, le métal et le verre alentour. Des flammes ondulantes de sa paroi émergea un homme, aux vêtements de feu et au sang de lave. Sa chevelure ondulait de volutes de fumée, et sa chair elle-même brûlait. Il s’avança à grandes enjambées, laissant sur le sol des empreintes fumantes. Rusa’h, l’Incarné des faeros. Il entra directement dans le palais, comme si ce dernier lui appartenait déjà. Des boules de feu plus petites papillonnaient autour de lui comme des assisteurs, et des bolides volaient en cercle autour des dômes cristallins. Rusa’h fit éclater la porte et pénétra dans le couloir principal. La seule chaleur de son corps suffit à faire cuire les murs, et des baies vitrées éclatèrent. La pierre bouillonnait et se déformait. Il tendit les bras. Il émanait de lui tant de chaleur que le plafond même commença à s’affaisser. Un nouveau pas, et ses pieds s’enfoncèrent dans le plancher. Osira’h entra avec ses frères et sœurs dans la salle d’audience. — Il arrive ! L’Attitré fou est déjà dans le Palais des Prismes. Ne sens-tu pas ce qu’il fait par le thisme ? Rod’h ajouta, éperdu : — Nous avons dû nous couper du thisme et former une sorte de bouclier. Yazra’h jeta l’étoffe ignifuge sur le Premier Attitré et le tira du chrysalit. — Il n’y a aucun moyen de le combattre, Premier Attitré ! Elle esquissa un geste vers ses chatisix. Ceux-ci bondirent dans le couloir, les menant d’instinct vers un endroit sûr. Osira’h et les autres enfants coururent à leur suite. Dans une tentative stupide pour intercepter l’Incarné en chemin vers la hautesphère, cinquante gardes chargèrent dans le couloir pour composer une barricade vivante, leurs armes brandies contre les flammes. Rusa’h se contenta de lever les mains, et un mur de feu déferla sur eux, les rôtissant dans leur armure avant que le flash les consume tous. Leurs rayons-âmes furent assimilés au réseau des faeros. Dans un geste de loyauté tout aussi peu judicieux, des dizaines de serviteurs se jetèrent sur le corps ardent de l’ancien Attitré, prêts à tout pour retarder sa progression. Eux aussi périrent. Deux autres faeros apparurent dans le ciel et s’approchèrent du Palais des Prismes. Rusa’h avançait à travers les couloirs tapissés de miroirs. Chacune de ses empreintes brûlait avant de durcir, laissant la trace évidente de son passage. Tout en courant, Daro’h percevait l’écho de toutes ces morts. Le thisme sembla se distendre jusqu’au point de rupture. Il savait que le Mage Imperator sentirait cette agonie depuis Theroc, mais il se trouvait trop loin pour être d’une aide quelconque. 128 Jora’h le Mage Imperator Voilà longtemps que le Mage Imperator avait cherché à s’allier aux humains, mais aussi à se soulager du fardeau de la culpabilité. Cela fait, il pouvait quitter Theroc. Aller enfin de l’avant, et retourner chez lui avec Nira. Une grande satisfaction emplissait son esprit. Nira avait de nouveaux surgeons, ainsi que la promesse que cinq prêtres Verts viendraient prochainement à Mijistra. Jora’h se tenait avec elle dans le centre de commandement de son croiseur cérémoniel. Celui-ci s’éloignait des vaisseaux-arbres verdanis qui ceignaient la planète vert-bleu telle une couronne d’épines. Voilà longtemps qu’il n’avait pas éprouvé autant d’espoir et d’euphorie. L’Empire était de nouveau sur la bonne voie… Soudain, le thisme fit entendre un rugissement de terreur et de souffrance. Jora’h se raidit, frémit, puis faillit tomber comme une clameur mentale le faisait s’écrier : — Le feu, la douleur ! Je sens cela dans toute Mijistra ! Sa connexion avec son Premier Attitré était claire. Yazra’h, Osira’h et tant d’autres Ildirans partageaient la même agitation. Un événement apocalyptique se produisait en ce moment même, alors qu’il se trouvait loin de son peuple ! Nira perçut elle aussi le changement. Elle effleura l’un des surgeons qu’elle avait apportés dans le centre de commandement. — Kolker n’est pas là, dit-elle. Et personne d’autre ne peut utiliser le surgeon. Je ne sais pas ce qui se passe. — C’est Rusa’h. Il est de retour avec ses faeros. Daro’h nous avait avertis. Il faut rejoindre Ildira immédiatement ! Les propulseurs interstellaires du croiseur montaient déjà en puissance. Le thisme retentissait des vagues de chaos, de destruction et de feu. — Plus vite ! cria Jora’h au capitaine du croiseur. Sûr de sa victoire, Rusa’h ne se donnait plus la peine de se cacher du thisme. Percevant l’urgence, les opérateurs des scanners se précipitèrent à leurs consoles. L’officier tactique cria un avertissement inattendu : — Seigneur, des vaisseaux viennent d’apparaître ! Ils convergent sur nous en ce moment même ! En grand nombre. Ils appartiennent aux Forces Terriennes de Défense. Les vaisseaux des FTD – un Mastodonte armé jusqu’aux dents et quatre Mantas – se mirent en travers de la route du croiseur lancé à pleine vitesse. — Pourquoi sont-ils là ? Évitez-les ! Je n’ai pas de temps à accorder aux jeux politiques des humains. Nous devons partir, tout de suite… — Dois-je ouvrir le feu, Seigneur ? Jora’h se trouva embarrassé. La Marine Solaire, ouvrir le feu sur les Forces Terriennes ? Cela n’avait pas de sens. Il venait juste de former une alliance avec le roi Peter. L’angoisse crispait le visage de Nira. — Ces vaisseaux pourraient bien être des ennemis, Jora’h. Ne compte pas que les FTD soient assez raisonnables pour… (Elle toucha son plant d’arbremonde et laissa échapper un cri aigu.) Le surgeon du Palais des Prismes ! Il vient d’être détruit. Je suis coupée de là-bas. L’arbre a… brûlé. Jora’h regarda les bâtiments militaires qui lui bloquaient la route. — Oui. S’ils ne bougent pas, je n’aurai d’autre choix que d’opérer une frappe. Préparez-vous à faire feu… Le Mastodonte lui épargna d’avoir à prendre cette décision en tirant sans avertissement sur les moteurs du croiseur lourd, lui infligeant des dégâts majeurs. Dans le centre de commandement, les officiers de la Marine Solaire reculèrent comme leurs postes projetaient des étincelles. Le croiseur vacilla, tandis que de nouveaux impacts résonnaient sur sa coque. Nira agrippa le pot de son surgeon afin d’empêcher qu’il ne se fracasse sur le pont. Jora’h trébucha contre la rambarde quand le pont se déroba sous ses pieds. — Pourquoi nous tirent-ils dessus ? (Il sentait le feu des faeros ravager le thisme, de sorte qu’il éprouvait des difficultés à penser clairement. Ildira tout entière courait un terrible danger.) Sortez-nous de là ! — Les moteurs ne répondent plus, Seigneur. — Ouvrez le feu ! Visez leur Mastodonte. Faites tout ce qui vous est possible pour nous libérer. Son esprit s’affolait. Lorsqu’il était parti en mission de paix et de contrition, il n’avait pas imaginé qu’il se trouverait lui-même engagé dans une guerre. — Nos ingénieurs opèrent déjà aux postes principaux, Seigneur. Ils ignorent s’ils pourront réparer à temps. Malgré la douleur brûlante qui émanait de son surgeon après la mort violente de Kolker, Nira devait envoyer un rapport sur ce qu’il advenait ici. Le Mage Imperator était attaqué. Peut-être que sur Theroc, le roi Peter, des Vagabonds ou même un vaisseau verdani pourraient leur offrir une assistance. Un officier des FTD haut gradé apparut à l’écran. « Je suis l’amiral Esteban Diente, venu lancer une invitation au Mage Imperator. Nous souhaitons qu’il nous accompagne. — Une invitation ? Vous avez tiré sur mon vaisseau amiral. Cela est un acte de guerre contre l’Empire ildiran. — Le président Wenceslas souhaite discuter d’affaires d’intérêt commun avec vous, monsieur, dit Diente, le visage de marbre. J’ai pour instructions de vous escorter sur Terre avec tout l’honneur dû à votre rang. — Je refuse ! Une crise est en cours sur Ildira, je viens de l’apprendre. Je dois retourner à mon palais sans délai. — Vous n’avez pas le choix, monsieur. Puisque vos propulseurs sont endommagés, nous allons remorquer votre vaisseau. » Des faisceaux tracteurs accrochaient déjà la coque du croiseur. Une secousse se fit ressentir lorsque les vaisseaux terriens renforcèrent leur prise. — On nous kidnappe, dit Nira. — Et Mijistra est en flammes ! Jora’h se tourna vers Diente à l’écran : « Je fais face à une urgence. Vous devez me laisser retourner sur Ildira. Immédiatement ! » Le calme imperturbable de son interlocuteur indiquait que celui-ci avait répété maintes fois son texte : « Vous avez parlé avec le chef d’un gouvernement illégal. Le président, seul représentant officiel de la Terre, souhaite simplement faire valoir son droit de réponse. » Sans lui laisser le temps de réagir, Diente ferma la communication et ne répondit plus aux appels qui suivirent. Jora’h était piégé, et son croiseur ne pouvait aller nulle part. Et son palais bien-aimé subissait l’enfer de la vengeance de Rusa’h ! Dans une embardée, le croiseur bougea. La flotte de la Hanse les entraînait en direction de la Terre, et il n’y avait rien qu’il puisse faire. 129 Margaret Colicos Au beau milieu de la bataille, on ne remarqua pas plus les humains que des grains de poussière dans une tornade. Les insectes guerriers déchiquetaient leurs adversaires. Les Klikiss de la sous-ruche de Llaro opposaient leurs armes étranges à celles des envahisseurs. Les évadés suivirent des couloirs, en tâchant de contourner les zones de combat. Ils esquivèrent deux guerriers en train de s’affronter, et Robb faillit s’embrocher sur une épine. Tasia le tira de côté avant que celle-ci lui entame plus profondément le dos. — Certains trouveraient ironique l’idée d’humains écrasés par des insectes, fit observer le comper. — Pas maintenant, DD, le gronda Margaret. Des attaquants de la ruche rivale affluèrent par le transportail, pendant que de plus petits groupes marchaient sur l’antique cité klikiss. Margaret nota une différence indubitable entre les deux camps antagonistes. Le corps des envahisseurs présentait une forme plus ancienne, avec des éclats rouges et bleutés sur leur carapace. Les guerriers de Llaro, générés après l’intégration par les accouplants de l’ADN des colons, étaient nettement supérieurs. Évolution, perfectionnement. Les envahisseurs provoquaient des dégâts substantiels, mais étaient systématiquement massacrés. Margaret savait qu’ils devaient s’échapper avant la fin de l’assaut. Les Klikiss survivants n’allaient pas tarder à s’intéresser de nouveau aux humains, pour les capturer ou les tuer. Elle avait du mal à croire qu’ils aient réellement une chance de s’en sortir, mais elle apporta son aide pour les guider. — Je ne pensais pas quitter un jour les Klikiss, DD. — Souhaitez-vous rester ici, Margaret Colicos ? — Certainement pas… mais je ne suis pas sûre non plus d’appartenir au monde extérieur. Voilà des années que je n’ai pas vu Anton, et je ne sais plus grand-chose du Bras spiral. — Je peux vous fournir un résumé, répondit le comper Amical, heureux de rendre service. Cependant, mes propres informations sont quelque peu dépassées, elles aussi. Sirix ne m’a pas donné accès aux nouvelles quand j’étais son prisonnier. Davlin les poussa dans les galeries, d’un carrefour à un autre. Sa blessure le faisant grimacer, Robb lança par-dessus son épaule : — La bataille rangée qui se déroule entre les Klikiss est la seule nouvelle qui compte en ce moment. Margaret écarta les quelques réticences qui subsistaient encore en elle en se rappelant qui elle avait été jadis. — DD, quand tu nous servais sur Rheindic Co, je gérais le site archéologique de façon organisée. J’étais une scientifique de talent et une dirigeante déterminée, n’est-ce pas ? — Je peux repasser la plupart de nos conversations d’alors mot pour mot, si vous le souhaitez. Cela aiderait à vous souvenir. Ces moments ont été les moments les plus heureux de mon existence. Orli courait en tête, le visage rouge. Sur son insistance, ils firent une pause dans une alcôve infecte, où des objets avaient été jetés en vrac. DD y avait localisé le sac à dos de la fillette au cours de ses brèves explorations de la cité, et ce fut les larmes aux yeux qu’Orli retrouva son synthétiseur à bandes. — Mon père me l’avait donné, dit-elle. Sur les indications de Margaret et DD, Davlin mena le groupe à travers l’une des bâtisses sombres jusqu’à ce qu’une large brèche illuminée leur montre le chemin. Tous piquèrent un dernier sprint. Au-dehors, des centaines de guerriers de nouvelle génération déchiquetaient leurs ennemis qui émergeaient sans discontinuer du transportail géant. Les insectes se déchiraient mutuellement, écrasaient leurs carapaces, se désarticulaient les membres. Éclaireurs et soldats d’assaut volaient dans des appareils de fortune, et bombardaient leurs adversaires au moyen de la résine afin de les immobiliser avant de les tuer. C’était un chaos inconcevable. Une bande de Klikiss humanoïdes affronta l’un des accouplants du spécex rival. Margaret les vit le terrasser, puis le marteler de coups jusqu’à transformer son armure en débris gluants. L’ouverture par où avaient émergé les prisonniers surplombait une dépression d’une vingtaine de mètres. — On n’a pas assez de corde, dit Nikko. Davlin se retourna. — Alors, il faudra atteindre la surface par un autre moyen. Margaret jaugea rapidement la situation. Les envahisseurs devraient bientôt être vaincus. — Nous n’avons pas beaucoup de temps. 130 L’amiral Sheila Willis Willis maintint la base flottante sous un black-out total, de sorte que ni le Jupiter ni ses Mantas ne surent ce qui se passait. Il lui fallait à présent limiter les dégâts. Les quinze irréductibles partisans de Lanyan accusaient ses troupes encore hésitantes de mutinerie : — On est vos camarades ! Votre amiral vient de tirer sur le commandant des Forces Terriennes de Défense. Vous passerez en cour martiale, et vous serez exécutés pour… À l’aide de son convulseur, Willis assomma l’accusateur le plus bruyant, l’interrompant au milieu de sa phrase. Puis elle agita son arme. — Si c’est le seul moyen de m’assurer de votre collaboration, je m’en servirai encore. Les gardes se turent, maussades mais furieux. Willis haussa la voix, de sorte que ses propres soldats l’entendent, tandis qu’elle arpentait le pont devant les prisonniers : — J’aime à penser que tout soldat des FTD possède un cerveau autant qu’un cœur. Le général Lanyan n’a utilisé ni l’un ni l’autre. Il a violé tant de lois et de protocoles qu’il ne me reste pas assez de temps avant la retraite pour en dresser la liste. Écoutez-vous vous vanter d’avoir participé au massacre d’Usk. Et voici que vous menacez de faire de même sur Rhejak ! Votre Mastodonte a abattu un marchand vagabond innocent qui transportait des fruits de mer, pour l’amour du ciel ! Si quelqu’un croit que c’était justifié, il est libre de déposer une plainte officielle. En fait, vous aurez tout le loisir de m’écrire une dissertation sur la responsabilité citoyenne, du fond de votre prison. Elle patienta un long instant, mais personne n’accepta son offre. Ses hommes commencèrent à pousser des hourras. Hakim Allahu et les autres dirigeants de Rhejak se donnèrent de grandes tapes dans le dos. — Je ne vois pas d’enfants de chœur dans les parages, lâcha Willis, mais je crois que la messe est dite. (Elle choisit vingt-cinq de ses soldats les plus sûrs.) Emparons-nous de ce transport de troupes avant que ceux du Jupiter deviennent trop soupçonneux. On sait déjà qu’ils ont la gâchette facile. Willis mena son escadron à bord de l’appareil du général, sachant qu’elle n’aurait jamais assez de puissance de feu pour résister contre un Mastodonte. Elle devait prendre le contrôle de la situation avant que celle-ci dégénère. Sur la passerelle de la Manta, le lieutenant Brindle manifesta sa surprise de la voir. — Amiral ! Nous avons essayé de vous joindre. Après le début du discours du général, tout contact a été perdu avec la surface. — Oui, une panne des télécommunications. Elle avait ordonné de garder le silence radio pendant le voyage de la navette, se bornant à transmettre son code d’identification pour monter à bord. Brindle débordait de questions : — Mais où est le général ? Cela ne concorde pas du tout avec le protocole. — Je vous expliquerai tout dans une minute. (Elle marcha jusqu’à son fauteuil de commandement, et Brindle l’abandonna aussitôt.) Il faut d’abord que j’envoie une transmission à la passerelle du Jupiter. — Je vais contacter leur capitaine suppléant immédiatem… — Inutile. (Elle tapa la séquence codée depuis son fauteuil, tout en regardant le Jupiter qui flottait dans l’espace non loin de là, comme une baleine cuirassée, tous ses ponts illuminés tel un arbre de Noël.) Envoyez ça. Pas la peine d’attendre un accusé de réception. — De quoi s’agit-il, amiral ? Où est le général Lanyan ? Quelque chose est arrivé ? Le capitaine suppléant n’a cessé d’envoyer des demandes de renseignements… Elle le dévisagea froidement. — Ai-je l’air de vouloir subir un interrogatoire, monsieur Brindle ? L’officier des transmissions dit rapidement : — Message envoyé, amiral. Le faisceau codé jaillit. À vrai dire, Willis n’avait jamais pardonné au général Lanyan de lui avoir confisqué son Jupiter. Aussi un sourire de satisfaction apparut-il sur ses lèvres lorsqu’elle vit les ponts s’éteindre en clignotant, l’un après l’autre. Les bordées se mirent en veilleuse, les moteurs calèrent, laissant le Mastodonte inerte dans l’espace. — Amiral, il vient d’arriver quelque chose au Jupiter ! Brindle s’approcha de l’écran. — Sont-ils attaqués ? — Ne vous inquiétez pas. Ce vaisseau ne nous causera plus de problèmes. (Willis secoua la tête d’étonnement.) Je ne parviens pas encore à croire que le général ait pensé que j’oublierais mon code-guillotine. Il était plus probable qu’il n’avait pas imaginé qu’elle l’utiliserait un jour. Plein de colère à présent, Brindle se retourna contre elle : — Amiral, cela est injustifiable ! — En accord total avec la procédure, j’ai démis le général Lanyan de son commandement, en raison de nombreuses infractions au protocole. — Infractions au protocole ? — Pour commencer : tir sur un Vagabond non combattant, assassinat de civils innocents, destruction de propriétés privées avec préméditation, tentative de coup d’État contre un gouvernement légitime. (Elle se fendit d’un large sourire.) Je peux continuer, si vous voulez. Avant que Brindle ait pu répondre, plusieurs hommes d’équipage applaudirent sur la passerelle : — Il était bigrement temps, amiral ! lança l’un d’eux. Elle n’avait pas sous-estimé la dégradation de la situation parmi ses troupes. Mais elle n’avait quitté des yeux son officier en second. Il pouvait représenter un souci. — Cela vous pose-t-il un problème, monsieur Brindle ? L’homme remua la mâchoire, avant de lâcher enfin : — Oui, amiral… oui, en effet. Vous avez usurpé l’autorité de votre officier supérieur. Vous avez l’obligation de suivre les ordres du général, que vous soyez ou non d’accord. — Voyez l’histoire, lieutenant. Voyez combien souvent la phrase « Je n’ai fait que suivre les ordres » est citée en guise de défense, après que des crimes contre l’humanité ont été perpétrés. Avez-vous revu les images d’Usk dont le général paraît si fier ? Il avait l’intention de faire de même ici, sans procès et sans preuve ! Je n’aurais jamais plus été capable de dormir la nuit si je l’avais laissé s’en sortir comme ça. Cependant, elle n’avait pas le temps de prolonger le débat. Puisque son second restait en proie au doute, elle prit une décision rapide. — Sur ma passerelle, je ne veux personne qui conteste ma ligne de conduite. Je vous consigne dans votre cabine, monsieur Brindle, et vous engage à méditer sur cette situation par rapport à votre conception de la morale. Quoi qu’il en soit, je vous donne ma parole que vous ne serez pas impliqué si les choses se gâtent. Sans un mot ni même un salut, Brindle quitta la passerelle. Assise, rigide, dans son fauteuil de commandement, Willis hocha la tête. — Le général Lanyan a dit que le président l’avait envoyé avec un équipage réduit au strict minimum pour cette démonstration de force. Il me faut une section d’abordage complète pour nettoyer le Jupiter. (Elle se leva et se mit à arpenter la passerelle.) Je veux m’adresser à chacun de mes capitaines de Manta. Maintenant. J’ignore combien d’entre eux seront difficiles à convaincre, mais j’aimerais que cela se passe en douceur. Les croiseurs transportent assez d’armes pour qu’il vaille mieux ne pas les énerver contre nous… (Une idée la traversa soudain.) Oh, et ressortez le message du roi Peter : celui qui exhorte à des sanctions contre la Hanse. Repassez-le à tout le monde. Après le massacre d’Usk, ses paroles prennent un tout nouveau sens. Ses doigts tapotaient les accoudoirs de son fauteuil. Les capitaines avaient d’abord juré allégeance au roi Peter, de sorte qu’elle supposait pouvoir amadouer la plupart d’entre eux. À bord du Jupiter à présent inopérant, même les irréductibles partisans de Lanyan pourraient se montrer « raisonnables », si elle disposait d’assez de temps pour les travailler au corps. 131 Davlin Lotze La bataille entre les Klikiss fit rage tout l’après-midi. Davlin doutait que leur petit groupe puisse demeurer caché jusqu’à la nuit, où ils pourraient tenter de s’échapper. Il décomposa le problème de façon à résoudre chaque élément l’un après l’autre. Bien que tremblants et épuisés, tous les six étaient prêts à partir. Aucun d’eux n’avait l’intention de se rendre, même pas Margaret Colicos. Robb Brindle souffrait toujours de sa blessure au dos, mais celle-ci ne semblait pas mettre sa vie en danger. — C’est un vrai labyrinthe, dit Nikko. Au mieux, je m’y perds… Comment sommes-nous censés trouver l’ancienne cité klikiss, puis sortir en passant sous le nez des Klikiss en train de se battre ? — Je pourrais optimiser notre parcours, proposa DD. Une fois que nous serons rentrés dans les ruines, je nous trouverai une sortie plus appropriée. Orli passa un bras rassurant autour des épaules du petit comper, mais ne dit rien. DD les guida vers la vieille cité. Cependant, le temps qu’ils aient atteint les passages érodés pourvus de circuits électriques et de câbles de télécommunication, Davlin crut déceler un changement au sein de la ruche. Des ouvriers passèrent à toute allure, ne s’arrêtant que pour examiner brièvement les humains avant de les écarter d’une bourrade. Quelque chose changeait. Margaret écouta les cliquetis, puis dit : — Il faut partir d’ici. Très vite. Le spécex en aura bientôt fini avec la sous-ruche adverse. — Il est temps de mettre les bouts, donc, dit Robb. Davlin parvint à une décision : — Je sais comment les tenir à distance… mais j’estime les chances de succès à dix pour cent. — Dix pour cent ? répéta Nikko, l’air déçu. — C’est toujours mieux que zéro pour cent, fit remarquer Tasia. (Elle se gratta la tête et en extirpa un grumeau de résine durcie, qu’elle jeta.) Que devons-nous faire ? — En ce qui vous concerne, débrouillez-vous pour sortir. Rejoignez l’Osquivel et secourez les réfugiés des promontoires. Tamblyn, Brindle, vous volerez un véhicule roulant aux Klikiss s’il le faut. Vous êtes assez malins pour trouver comment ça se conduit. Il savait qu’il pouvait déléguer cette responsabilité à ces deux-là. Ils avaient assurément les qualifications requises pour devenir des « spécialistes des indices cachés » comme lui-même. — On dirait que vous n’envisagez pas de nous rejoindre, dit Robb. Margaret s’arrêta. — Je n’ai aucune intention de vous abandonner, Davlin, après tout ce que vous avez fait pour nous. — Je trouverai quelque chose. J’ajusterai mes plans en fonction. Ne m’attendez pas. Si tout se passe sans à-coups, je serai sur vos talons. — Si tout se passe sans à-coups ? grogna Nikko. Est-ce arrivé une seule fois ? Davlin se tourna vers Orli. — J’ai besoin de ton sac à dos. À contrecœur, elle ôta les sangles de ses épaules. — Mon synthétiseur à bandes ? — Il me le faut pour nous sauver tous. Maintenant, partez ! Davlin ne s’éternisa pas. Il attrapa le sac d’Orli et courut dans les galeries, suivant les gaines électriques en direction de la centrale installée plus d’un an auparavant par les chiens de garde des FTD. D’après les diodes des boîtiers relais, le courant passait toujours, au moins par intermittence. Les insectes avaient récupéré des éléments des baraquements, mais dédaigné d’autres pièces. De nouveaux Klikiss défilèrent dans les couloirs ; certains avaient des membres en moins et une carapace fendue. L’air sentait la poussière et l’amertume du sang d’insecte. Si la bataille principale était terminée, le spécex de Llaro allait traquer ce qui restait des envahisseurs, et la présence de Davlin finirait par être remarquée. Alors, les insectes l’intercepteraient. À travers une petite fenêtre, il regarda dehors. Au niveau du transportail, les plus puissants guerriers du spécex de Llaro déchiquetèrent quatre des accouplants envahisseurs. Les monstres tigrés de noir eurent beau se démener, ils furent submergés. Ils combattirent, et périrent. Pour Davlin, peu importait qui gagnait. Quoi qu’il arrive, il lui restait très peu de temps. La centrale de commandes et de communication était un réduit fermé par une porte grillagée. Davlin n’eut aucune peine à en découper les mailles. Il était soulagé de constater que les Klikiss n’avaient prêté aucune attention à son intrusion dans l’ancienne cité. Cela ne les intéressait tout simplement pas. Il laissa choir le sac à dos en loques d’Orli sur le sol dur. Les autres devaient avoir atteint l’extérieur. Il comptait là-dessus. S’ils n’étaient pas assez rapides, les Klikiss les attaqueraient. Davlin déroula les bandes souples du synthétiseur sur le sol de pierre. Il fonctionnait encore. Il alluma la petite batterie, déroula le câble de sortie audio, puis arracha le capot de la console de communication pour effectuer le branchement. Quelques notes s’élevèrent pendant qu’il procédait, mais aucun des Klikiss ne sembla le remarquer. Il travaillait d’instinct : pour les besoins de ses multiples missions d’espionnage, il avait dû apprendre comment fonctionnaient tous les systèmes de communication existants. Si la boîte à musique de Margaret Colicos avait un impact suffisant pour troubler le spécex, alors la musique bien plus sophistiquée d’Orli devrait avoir un effet comparable. Et il comptait leur en donner une dose massive. Il pria pour que cela s’avère suffisant. Il sélectionna l’ensemble des mélodies enregistrées par la fillette et les mit en boucle. Puis il poussa le volume au maximum et appuya sur le bouton « Lecture ». La musique surgit des haut-parleurs installés à intervalles réguliers à travers les anciennes galeries. Un ouvrier klikiss dévalait le passage en direction de Davlin. Dès que la musique s’éleva, il pivota, comme désorienté. Le synthétiseur continuait à jouer, et les notes fascinaient les Klikiss. Le spécex, par les oreilles de ses serviteurs, devait à présent avoir le vertige. Davlin sortit par la brèche dans la porte grillagée, la referma et se mit à courir. Il était temps pour lui de trouver une sortie. 132 Adar Zan’nh Zan’nh laissa des équipes sur chacun des cinq vaisseaux d’O’hn déserts, afin qu’elles effectuent les réparations d’urgence et les rapatrient sur Ildira. Il n’avait pas le temps de superviser l’opération, car il devait partir sur-le-champ. Pendant que l’on remettait Ridek’h et le tal aveugle aux soins des kiths médecins du croiseur amiral, Zan’nh donna l’ordre à sa flotte de naviguer vers Ildira à vitesse maximale. À leur arrivée, ils trouvèrent les faeros. Une dizaine de bolides ignés sillonnaient le ciel, tournant autour des tours de cristal du palais des Prismes, brûlant les fontaines et les miroirs. L’un des minarets s’était effondré pour former un amas de lave vitreuse. À travers les murs à facettes du palais, des lueurs orangées indiquaient qu’une bataille désespérée se livrait à l’intérieur. Sur la colline en ellipse au centre des sept chenaux convergents, les pèlerins couraient dans l’espoir de s’abriter du feu. Incapables de s’échapper, ils se transformaient les uns après les autres en torches humaines. Zan’nh, comme chacun à bord des croiseurs, percevait l’horreur de la situation. Auparavant, quand l’Attitré fou s’emparait de ses victimes, il les sevrait du thisme avant de les détruire. À présent, il ne s’en donnait plus la peine, de sorte que chaque personne de l’Empire soit avertie de l’invasion d’Ildira par les coups infligés au thisme. Où qu’il se trouve, le Mage Imperator devait ressentir cette insupportable agonie. L’adar ignorait comment lutter contre un ennemi de cette nature. Les croiseurs d’O’nh devaient avoir utilisé l’ensemble de leur arsenal. Lorsqu’il avait consulté le tal aveugle à l’infirmerie, celui-ci avait dit d’une voix creuse : « Nos projectiles, nos explosifs ont été sans effet. Le blindage de nos croiseurs n’a pu résister à la chaleur. Ce sont des êtres de flammes. Comment faire du mal à une flamme ? » Zan’nh se tortura l’esprit, en quête d’une solution. Il aurait souhaité qu’Adar Kori’nh, ou même Sullivan Gold ou Tabitha Huck, soient là pour lui offrir leurs conseils. Mais il se rendit compte que ce n’était qu’une excuse. Les faeros attaquaient le Palais des Prismes ! Il ne pouvait passer son temps à rassembler les idées d’autrui. Il devait penser par lui-même. — Préparez les réservoirs d’eau. Il devrait être possible d’éteindre le feu en utilisant toutes nos réserves. Ses appareils foncèrent en direction des ellipsoïdes ardents, puis les aspergèrent d’eau puisée à leurs cuves. Seule une toute petite escouade de bolides était venue sur Ildira. Peut-être cela aurait-il quelque effet, après tout… Telle l’explosion d’une chaudière, d’immenses nuages de vapeur jaillirent dans les airs, en bourgeonnant dans toutes les directions. Les faeros continuaient à sillonner la ville autour du palais et d’incendier les personnes. Dès que les croiseurs de Zan’nh eurent capté leur attention, les flammes s’intensifièrent. Au cours d’un second passage, l’adar inonda la place en face du Palais. Lorsque l’eau froide frappa les parois de cristal surchauffées, celles-ci éclatèrent. Le verre et le métal en fusion se figèrent pour adopter des formes étranges… Deux croiseurs concentrèrent leurs jets d’eau sur un bolide, puisant dans leurs réservoirs jusqu’à ce que les flammes des faeros faiblissent, puis s’éteignent. Les êtres élémentaux ripostèrent en se précipitant sur les vaisseaux de guerre ildirans. Zan’nh perçut la souffrance des membres d’équipage incinérés à l’intérieur, leurs rayons-âmes absorbés par les faeros. Soudain vides, sans personne aux commandes, les croiseurs lourds de la Marine Solaire chutèrent en spirale, leurs moteurs en feu, leurs systèmes endommagés. Tous deux s’écrasèrent dans la ville. Le ciel était envahi de vapeur. Un banc de brouillard brûlant enveloppa le vaisseau de l’adar ainsi que le Palais des Prismes, les dissimulant provisoirement. Les faeros les dénicheraient bien assez tôt… — Adar ! Je reçois une transmission urgente du palais, quelque part à l’intérieur. — Qu’est-ce que c’est ? — Le Premier Attitré Daro’h, et plusieurs autres. Ils essaient de s’échapper. Ils ont besoin de notre aide. 133 Nikko Chan Tylar Des carcasses d’insectes géants jonchaient le pourtour de la cité klikiss. Les bourdonnements et les cliquètements de la bataille avaient cédé la place à un silence sinistre comme des éclaireurs et des guerriers en finissaient avec ce qui restait de la sous-ruche adverse. La puanteur donna la nausée à Nikko. Alors qu’ils dépassaient des monceaux de cadavres, il pointa un doigt vers le transportail géant. — Regardez, quelque chose traverse ! Les Klikiss victorieux rapportaient sur Llaro leur plus grande prise : le spécex rival. Bouche bée, Nikko contempla la monstruosité, sachant d’instinct de quoi il s’agissait. Il n’avait jamais imaginé créature si répugnante. Orli frissonna. Margaret, qui les guidait, posa une main sur son épaule. — Venez ! Cela risque d’être la dernière diversion dont nous profiterons. Les huit accouplants de Llaro, régénérés par la dernière fisciparité, marchèrent vers le spécex prisonnier, l’entourèrent et entreprirent de le dévorer. L’air même sembla vibrer d’insupportables hurlements. Alors, la musique s’éleva des vieux haut-parleurs des FTD. Ce fut comme si la mélodie avait subitement détraqué les Klikiss. Orli s’arrêta, aussi surprise que les insectes. Des larmes brouillèrent ses yeux. — Ça signifie que Davlin a réussi ! L’effet fut aussi rapide que radical : les Klikiss du champ de bataille hésitèrent, même si beaucoup se trouvaient trop loin pour pouvoir entendre les notes. Mais ce qu’entendait un seul Klikiss, le spécex l’entendait, et la désorientation se répandit au sein de la sous-ruche tout entière. — Pour une diversion, c’en est une ! lança Tasia. Et on peut même chantonner en chœur… Elle se mit à courir vers la lisière de la ville, où les Klikiss avaient laissé leurs véhicules terrestres. Nikko ne croyait pas avoir jamais été si fatigué de sa vie. Le véhicule klikiss, une simple armature pourvue de roues à résilles et d’un moteur, leur permettrait de couvrir une bien plus grande distance qu’à pied. Robb et Tasia dépassèrent à toutes jambes six guerriers en proie à la confusion, qui agitaient en vain leurs pinces dans les airs. Certains se cognaient contre leurs congénères, comme si la mélodie submergeait leur esprit, tandis que d’autres cherchaient la source de l’émission. — Ils ne nous voient pas. Profitons-en ! Nikko suivit ses camarades. Les Klikiss n’installaient jamais de système de sécurité ; quant au démarrage et au pilotage de ces engins, leur conception ne devait pas être compliquée. Toutefois, les insectes avaient des membres multiples, et il n’était pas certain qu’un humain doté d’une seule paire de bras puisse manipuler les commandes. Devant eux, des guerriers klikiss vacillaient sous l’effet de la mélodie… Et soudain, la musique s’interrompit. Les haut-parleurs de l’ancienne cité venaient de rendre l’âme. — Alors, ça veut dire qu’ils ont tué Davlin ! cria Orli. — Ou plutôt qu’ils ont détruit la sono, répondit Tasia en se précipitant vers le véhicule le plus proche. Nous voilà lâchés dans le vide absolu sans scaphandres… Comme des lasers de visée, les guerriers klikiss firent pivoter leur tête vers les fuyards. Le spécex regarda par leurs yeux, et les aperçut. Eux, et Margaret. La vieille femme s’avança d’un air de défi, sa boîte à musique à la main. Elle essaya de communiquer en expectorant des sortes de cliquetis. Puis elle remonta son instrument, et la mélodie bien connue commença à s’égrener. — Courez, vous autres ! Prenez l’un des véhicules. — Margaret, venez avec nous ! gémit DD, mais Orli le tira par un bras. — Vous avez entendu la dame ! rugit Tasia. Courez ! J’espère foutrement que quelqu’un saura conduire ce machin klikiss. Margaret tenait sa boîte à bout de bras, et laissait la musique jouer pour les monstres, pour le spécex. Avec l’un de ses membres articulés, le plus proche guerrier cueillit délicatement la boîte à musique des mains de Margaret. Deux éclaireurs l’encadrèrent, puis la saisirent. Elle essaya de lutter, mais ils la soulevèrent. Sans la blesser, ils la transportèrent au loin tandis que des guerriers resserraient leur étau autour des fuyards. — Margaret ! hurla Orli. Nikko la tira en trébuchant vers l’engin à roues. Trois guerriers klikiss s’avançaient vers les véhicules, accompagnés par une créature plus grande : l’un des étranges hybrides humanoïdes, qui avait la taille d’un accouplant. Son exosquelette était blême, et son corps étiré avait des bras puissants et des pinces acérées. Nikko hésita, mais derrière lui, Robb lui assena une bourrade : — Vite, pendant qu’ils sont encore désorientés. Tasia sauta sur le véhicule dépourvu de carrosserie, examina les commandes et tira des leviers pour tester leur fonction. Rien ne semblait marcher. — Ça pourrait bien être la plus courte tentative d’évasion jamais répertoriée… Les trois guerriers et l’hybride focalisèrent leur attention sur les intrus. Robb s’inséra au côté de Tasia, et lui aussi commença à enfoncer des boutons, dans l’espoir de faire bouger la machine. Les guerriers les encerclèrent, les membres dressés. Nikko plongea son regard dans celui de l’hybride blanchâtre. Ses traits affreux avaient cependant quelque chose de familier. Ses plaques faciales semblaient singer des expressions oubliées, comme si la créature tentait de reconstruire le souvenir d’une existence passée. Avec un coup au cœur, Nikko décela dans le visage de la créature comme un je-ne-sais-quoi de sa mère, au milieu d’une série de visages de Vagabonds et de colons inconnus. Puis, comme si le nouvel-engendré le reconnaissait, le visage de Marla Chan Tylar resurgit tel un fantôme. Orli sauta à côté de Nikko et entreprit de le tirer dans le véhicule. Elle remarqua elle aussi le visage, semblable à celui de la femme qui l’avait recueillie. Figé, Nikko faisait face à la créature, attendant qu’elle les frappe tous deux. Au lieu de cela, le monstrueux hybride se tourna vers l’un des guerriers klikiss, lui agrippa la tête par sa crête et lui imprima une violente torsion, qui le décapita proprement. Celui-ci, saisi, battit des élytres avant de s’écrouler sur le sol en se convulsant. Les deux autres guerriers, guidés par le spécex encore commotionné, délaissèrent les fuyards pour se jeter sur l’hybride renégat. Ce dernier contre-attaqua, tranchant les chairs et fouettant l’air. — Allons-y, bon sang ! appela Tasia. Nikko grimpa maladroitement à reculons. Il était incapable de détacher son regard de la bataille. Robb lui agrippa le bras et lui cria à l’oreille : — On fiche le camp ! Mais le véhicule klikiss n’alla nulle part. Un grincement sortit de l’embrayage. L’engin fit une embardée avant de stopper de nouveau dans une secousse. La nouvelle-engendrée Marla parvint à tuer un autre guerrier, pendant que le troisième lui tailladait les chairs. Nikko ne comprenait pas ce qui se passait. Quand les accouplants « incorporaient » le matériel génétique des humains qu’ils dévoraient, conservaient-ils donc certains de leurs souvenirs ? Y avait-il une rémanence de sa mère là-dedans ? Trois nouveaux guerriers menés par le spécex arrivèrent et, furieux, attaquèrent ce nouvel-engendré qui les avait trahis. Ils l’entourèrent et le déchiquetèrent. Nikko émit une plainte. Le moteur toussa, mais Tasia ignorait toujours comment piloter l’appareil. Les guerriers klikiss s’avancèrent, éclaboussés de sanies. Orli s’écarta du véhicule pour se poster devant eux. — Que fabrique-t-elle ? cria Robb. Monte à bord, gamine ! Orli se mit à chanter une mélodie rythmée d’une voix de soprano pure bien qu’inexpérimentée. Les Klikiss la connaissaient bien… pourtant, elle était différente. De tout son cœur, elle chanta Greensleeves. Le spécex n’avait jamais entendu pareille interprétation. Les guerriers se figèrent, leurs membres en dents de scie dressés, l’oreille tendue… Orli continua à chanter. C’était le répit dont Tasia avait besoin. Enfin, elle parvint à faire bouger le véhicule. Encore secoué par ce qu’il avait vu, Nikko agrippa la main d’Orli et la tira sur le véhicule qui prenait de la vitesse. À l’instant où la chanson s’arrêta, les Klikiss s’avancèrent en titubant. Mais à présent, l’engin cahotait rapidement à travers le terrain. Nikko et Orli s’assirent l’un à côté de l’autre, tous les deux choqués. DD demeura silencieux, et Nikko se demanda si un comper pouvait être bouleversé, lui aussi. — Quoi que ce soit…, dit-il, je ne veux plus jamais le revoir. 134 Davlin Lotze La musique s’interrompit beaucoup plus tôt que Davlin ne l’avait escompté. Dès lors, il sut qu’il était dans les ennuis jusqu’au cou. Il y eut un crachotis de bruit blanc avant que les haut-parleurs tombent dans un silence définitif. Malgré leur désorientation, les insectes devaient avoir trouvé le synthétiseur et l’avaient détruit. Davlin avait espéré trouver la sortie de leur cité avant que cela arrive. Il se glissa le long de couloirs sombres, rasant les murs pour rester discret. Mais il lui était impossible de se cacher totalement. Avec leurs antennes, les Klikiss pouvaient détecter n’importe quelle vibration, et sans doute même flairer sa présence, comme s’il laissait une trace blanche derrière lui. Lorsque le spécex commença à le chercher, il ne servait plus à rien de se terrer. Il se mit à courir. Dans le plus grand secret, il avait conservé une grenade éclairante et une barre métallique puisées dans le petit râtelier des FTD. Un armement minimal, mais qui le rassurait tout de même. Il atteignit une fenêtre de ventilation de quelques centimètres de largeur, à travers laquelle il scruta les alentours. Sur le champ de bataille, les accouplants de Llaro se nourrissaient de carcasses ennemies, incorporant leur matériel génétique, le chant de leur ADN, dont ils se serviraient pour la fisciparité à venir. Le spécex allait se reproduire, remplacer les guerriers tombés au combat et augmenter ses effectifs. Bien plus loin, Davlin aperçut un groupe d’humains qui s’éloignait à bord d’un véhicule de surface klikiss. Il poussa un long soupir, tandis qu’il sentait ses épaules s’alléger d’un énorme poids. Il savait à présent que les autres s’étaient échappés, qu’ils rejoindraient l’Osquivel et décolleraient juste après avoir secouru le reste des survivants des promontoires. En les voyant partir, il comprit également qu’il n’arriverait jamais à les rattraper. Curieusement, cette constatation le soulagea. Cela lui donnait toute liberté de trouver sa propre manière de quitter Llaro. Après tout, c’était un spécialiste de ce genre de chose. Il décida que le transportail de l’ancienne cité serait son ticket de sortie. N’importe quel endroit valait mieux que Llaro, pourvu qu’il trouve une planète non infestée de Klikiss. Il s’enfonça dans la vieille ruche. Il savait où se trouvait la salle du transportail : c’était par là qu’il était arrivé avec les colons de Crenna. Mais lorsqu’il arriva au centre des ruines, il aperçut un nombre alarmant d’ouvriers et d’éclaireurs dans les galeries. Le mur du transportail était tout près, mais il devrait sans doute lutter pour y arriver. Deux guerriers bardés d’épines tournèrent leur tête cuirassée et agitèrent leurs membres antérieurs dans sa direction. Davlin sut alors que le spécex s’intéressait de nouveau à lui. Sans hésiter, il se rua en avant, visa, puis assena un coup de son tuyau de métal sur le thorax du guerrier le plus proche. La créature claqua des pinces, chuinta, et bascula en poussant un sifflement. Ce mouvement suffit à arracher le tuyau des mains de l’ancien espion. Le deuxième guerrier lui déchira les épaules et le dos, et Davlin sentit la pince riper sur l’os. À demi assommé, il s’écarta du guerrier en titubant. Alors même qu’il saignait d’abondance, il piqua un sprint. L’insecte fonça à sa suite dans le passage étroit, sa carapace raclant les murs rugueux. Davlin avait l’impression que ses pieds étaient chaussés de plomb, et il entendait le monstrueux cafard juste derrière lui. Il fouilla dans sa poche et en retira la grenade éclairante. Mais il valait mieux attendre encore un peu… Il tourna au coin et franchit d’une démarche chancelante une ouverture voûtée : la caverne dont un mur comportait la fenêtre de pierre trapézoïdale. Enfin. Une dizaine de Klikiss l’attendaient dans la salle, prêts au combat. Plusieurs ennemis gisaient sur le sol, et des ouvriers étaient occupés à démanteler et charrier leurs cadavres. Derrière, le guerrier le talonnait avec force cliquetis et sifflements. Lorsque les gardes de la salle convergèrent sur lui, Davlin fit sauter la sécurité de la grenade, bloqua le retardateur sur trois secondes, et lança l’engin dans la salle. Il mémorisa le chemin qu’il avait à parcourir, et serra les paupières. Il n’avait qu’à atteindre le mur du transportail. Le dos en sang, il compta jusqu’à trois, et commença à courir avant même que le flash se déclenche. Celui-ci refoula les créatures, et quand Davlin rouvrit les yeux, des taches lumineuses dansaient sur sa cornée, occultant les bords de sa vision de façon inquiétante. Les élancements de sa blessure à l’épaule étaient épouvantables. Les Klikiss exsudaient-ils une espèce de poison ? Il sentait le sang s’écouler dans son dos, le long de ses jambes… Il parvint enfin à la fenêtre de pierre. Celle-ci semblait lui faire signe. Il plaqua ses mains à la surface, mais elle demeura solide. Il leva le bras pour sélectionner un carreau de coordonnées – n’importe lequel – et entendit les Klikiss s’avancer. La grenade ne les avait pas étourdis aussi longtemps qu’il l’avait espéré. Sitôt que Davlin eut enfoncé un carreau, le transportail se mit à chatoyer. Il n’y avait aucun moyen de savoir de quel monde il s’agissait, mais en cet instant, l’homme n’en avait cure. Il se jeta contre la surface. L’un des Klikiss lui saisit la jambe. Les pinces acérées percèrent sa cuisse, la crochetant pour le tirer en arrière. Davlin tenta désespérément d’agripper le cadre du transportail. Un autre guerrier fondit sur lui, lui saisit le bras et l’arracha du passage de pierre. Davlin cria et se débattit avec acharnement, en vain. Les pinces fendirent la chair de ses bras, tandis qu’une patte crevait son flanc, entre les côtes. Il saignait copieusement, et était en trop mauvais état pour leur infliger la moindre blessure. Les guerriers klikiss le retournèrent et le traînèrent, laissant une large trace de sang sur le sol. Davlin aperçut deux accouplants qui arrivaient dans la salle. Ils bloquaient le passage. Il n’avait plus nulle part où aller. 135 Yazra’h Le Palais des Prismes brillait comme un soleil. Plusieurs dômes avaient déjà fondu. Les faeros semblaient être partout. Les Ildirans avaient besoin d’un chef, même si le Mage Imperator n’était pas là. Daro’h connaissait son devoir : trouver un moyen efficace de lutter contre les flammes insatiables. Celui de Yazra’h était de le garder en vie. Elle avait traîné le Premier Attitré hors de la hautesphère, avec tous ceux qu’elle avait pu sauver. Alors même qu’ils fuyaient, le dôme du terrarium s’était changé en une lentille, de sorte que toutes les plantes et les créatures volantes s’étaient ratatinées et avaient pris feu. Le surgeon qui se trouvait au sommet du palais avait été calciné dès le premier passage des bolides ignés. Lorsque les croiseurs de l’adar Zan’nh contre-attaquèrent au moyen de jets d’eau, Yazra’h pressa ses compagnons d’accélérer le pas. Le seul fait de respirer suffisait à ébouillanter la gorge et les poumons. Dans leurs efforts pour atteindre l’extérieur, ils coururent à travers des passages miroitants, dégringolèrent des escaliers, traversèrent des couloirs à découvert. Les trois chatisix bondissaient à leurs côtés. Daro’h, toujours drapé dans sa couverture ignifugée, demanda : — Pourra-t-on gagner les croiseurs ? — Je ne sais pas… mais nous devons quitter le Palais des Prismes. Osira’h et ses frères et sœurs avaient les yeux fiévreux. Ils affirmaient avoir bloqué le réseau combiné thisme-télien qu’ils avaient appris à tisser, mais ils semblaient toujours unis d’une façon que Yazra’h n’avait jamais vue auparavant. Comme s’ils se concentraient sur quelque chose. — Nous devrions aller là où convergent les sept fleuves, suggéra Osira’h. Nous serons peut-être à l’abri sous terre, près de l’eau… du moins, assez longtemps pour pouvoir rejoindre l’adar. Yazra’h agrippa l’épaule du Premier Attitré et lui indiqua un autre passage. — Oui, faisons cela. Par là ! Elle mena sa troupe jusqu’à une entrée voûtée. L’air de la salle sentait la chair brûlée. Chaque inspiration, chargée de la vapeur dégagée par le bombardement de la Marine Solaire, les faisait suffoquer. De dangereux débris de vitres jaunes et rouges gisaient çà et là. Les faeros décrivaient un ballet dans le ciel en expulsant des panaches de flammes incurvés pareils à des éruptions solaires. Les croiseurs de l’adar continuaient à vider leurs réservoirs, dans l’espoir d’éteindre les bolides ignés. L’un d’eux tomba dans la ville, tel un charbon détrempé. Les yeux de Yazra’h la brûlaient dès qu’elle tentait de regarder le spectacle. Des centaines de gardes avaient péri, incapables de résister à la chaleur. Yazra’h aperçut un escadron de jouteurs – des champions de tournoi –, qui affluaient pour affronter l’ennemi élémental. Les vigoureux athlètes avaient enfilé à la hâte leur armure-miroir et leur casque, et empoigné leur lance laser. Yazra’h s’était entraînée avec ces hommes et s’était mesurée à eux, de sorte qu’elle les considérait comme des amis. Elle connaissait leurs exceptionnelles capacités. Peut-être leurs armes seraient-elles efficaces là où les autres avaient échoué. Un ellipsoïde faero piqua sur eux, et elle cria à ses chatisix de la rejoindre à l’abri sous le maigre abri de la saillie voûtée. Comme s’il s’agissait d’une couverture, Daro’h s’emmitoufla, avec Osira’h et les autres enfants, dans son étoffe ignifugée. Les jouteurs brandirent leurs lances laser, envoyèrent une rafale de faisceaux fins comme des rasoirs, puis se protégèrent derrière leur bouclier-miroir. Certains hurlèrent tandis que le feu pénétrait par les jointures de leur armure. D’autres tinrent bon. Les rayons ricochèrent, inoffensifs, sur l’ellipsoïde, mais les boucliers dévièrent le gros de la chaleur. Le temps que le bolide ait disparu dans un clappement, laissant des ondes de chaleur dans les airs, plus de la moitié des jouteurs avaient succombé. Leurs éléments d’armure gisaient en un tas étincelant. L’un des survivants cria d’une voix rauque : — Partez, Yazra’h ! Emmenez le Premier Attitré ! Son groupe arriva enfin à la fontaine inversée : le spectaculaire confluent où les sept fleuves se jetaient dans un goulet puis dans des canaux chargés de redistribuer l’eau. Osira’h se pencha au-dessus du trou. — On est déjà venus ici. On peut y arriver, si on saute. — Faites comme dit Osira’h. Yazra’h n’avait pas le temps de se répandre en questions. Ses chatisix sautèrent de la saillie, la fourrure hérissée, les babines retroussées. Daro’h laissa tomber son étoffe protectrice et s’avança pour aider les enfants. Un avatar igné de l’ancien Attitré d’Hyrillka émergea alors du passage voûté. Un halo de lumière irradiait de son corps. Son éclat se réverbérait sur les panneaux cristallins du palais. Il affichait une expression calme et satisfaite, mais sa voix tonna : — Où est Jora’h ? — Mon père est à l’abri ! rétorqua Daro’h. L’un des chatisix de Yazra’h sauta à la gorge de l’avatar. Rusa’h fit un simple geste, et les flammes autour de lui s’intensifièrent brutalement. Yazra’h cria comme son félin disparaissait dans un nuage de fumée. Les deux autres animaux feulèrent, mais la jeune Ildirane, le cœur lacéré par la tristesse, les repoussa derrière elle. Son visage se plissa de rage, mais elle ne sacrifierait pas sa vie inutilement. — Osira’h, plonge, maintenant ! La fillette agrippa son frère Rod’h. Ils sautèrent ensemble par-dessus le bord de la chute mousseuse, dans le bassin en contrebas. Gale’nh, Tamo’l et Muree’n la suivirent sans tarder. Rusa’h projeta des pointes de feu par les mains. Juste à temps, Yazra’h saisit le tissu ignifuge et le dressa devant elle, protégeant Daro’h, elle-même et les deux chatisix. Elle sentit les violentes vagues de chaleur, qui rendaient l’air irrespirable, percuter l’étoffe. Ses doigts roussirent et se couvrirent de cloques. Les quelques jouteurs qui restaient étreignirent leur bouclier-miroir, adressèrent un rugissement de défi à l’Attitré fou, et dardèrent leur lance. L’un d’eux projeta la sienne dans le corps de flammes. L’Incarné des faeros se tordit, cria, fit éclater la lance de cristal avant qu’une onde de feu roulant cascade autour des jouteurs. Tous tombèrent. Même leur armure se révélait insuffisante face à une attaque de cette puissance. — Dois-je donc les regarder tous mourir sans rien faire ? cria Daro’h. Yazra’h le poussa sans douceur vers la chute d’eau. — Non ! Vous devez les laisser vous offrir la chance de vous échapper. Elle saisit à bras-le-corps ses chatisix et les jeta à l’eau. À l’instant où Rusa’h vomissait une nouvelle vague de feu sur elle, elle passa par-dessus la margelle et tomba dans le fracas brumeux. L’onde de choc la manqua de justesse et s’étala au sommet des flots convergents, créant un geyser de vapeur qui dissimula les fuyards. Yazra’h tomba de plus de dix mètres, giflée par l’eau torrentielle, et plongea dans un bassin merveilleusement frais, où un fouillis de personnes et d’animaux s’efforçait de nager. Sa peau était brûlée, boursouflée de cloques. Ses cheveux étaient roussis. C’était à peine si elle parvenait à voir devant elle. Ses deux chatisix barbotaient pour se maintenir à flot. — Par ici, appela Osira’h. Ils suivirent le courant, traversèrent des catacombes en se cognant les uns aux autres, et aboutirent enfin dans un canal qui émergeait au pied de la colline arrondie. Loin de Rusa’h. L’eau charriait les corps calcinés de pèlerins assassinés par les bolides ignés. Le canal s’élargit, et Yazra’h put tirer Osira’h et Gale’nh sur le rivage, éclaboussant de boue leur peau rougie. Daro’h sortit le communicateur qu’il avait emporté, et appela Zan’nh. La réponse fut aussi rapide qu’agréable : « Nous vous avons localisés. J’envoie une vedette rapide vous prendre. Notre position devient intenable contre les bolides. » Dans le ciel, alors même que la brillance des faeros augmentait, le croiseur de l’adar descendit, et Yazra’h repéra un minuscule appareil qui se dirigeait vers eux. Le temps que le cotre atterrisse, elle avait tiré tout le monde au sec, à travers les roseaux de la berge. Le Premier Attitré et elle, Osira’h et ses quatre frères et sœurs, ainsi que les deux chatisix survivants, s’entassèrent dans l’appareil. Effrayés, épuisés et brûlés. Mais vivants… Tous étaient vivants. Le cotre resta au sol moins de deux minutes avant de retourner au vaisseau amiral, laissant derrière lui Ildira en feu. 136 Tasia Tamblyn Si délabré, si rafistolé et si poussiéreux qu’il soit, l’Osquivel était la plus belle chose que Tasia avait jamais vue. Après leur évasion de la cité klikiss, ils avaient brinquebalé à travers le paysage cahoteux, en se dirigeant à la lumière des étoiles et au culot. DD avait fait de son mieux pour les guider, pendant que Robb et Tasia essayaient de mâter ces commandes bizarres. Quelques Klikiss leur avaient donné la chasse, mais les évadés avaient très vite pris de la distance. Robb fit arrêter le véhicule dans le canyon isolé où se trouvait le vaisseau. Avec un grognement, Tasia sauta à terre. S’il était rapide, le véhicule utilitaire était rien moins que confortable. — Tout le monde, grimpez à bord aussi vite que possible. Il va falloir voler jusqu’aux cavernes de grès. Atterrir là-bas ne m’enchante pas vraiment, mais il ne faut pas perdre une minute. Orli pointa l’index devant eux. — Il y a quelqu’un. C’est M. Steinman ! Steinman, Crim Tylar et trois autres Vagabonds se tenaient près du vaisseau de transport. Ils étreignaient des armes et des lampes qu’ils braquèrent sur le véhicule. — Il était temps que vous arriviez, bon sang ! lança Steinman. Pourquoi avez-vous mis si longtemps ? — Un petit différend avec les Klikiss, répondit Robb. On a perdu Davlin. — Et Margaret Colicos, ajouta DD. — Morts ? — Qui sait ? Le découragement se peignit sur les traits des Vagabonds. Le père de Nikko secoua la tête : — Alors, il faut retourner les chercher. — Nous avons ordre de ne pas le faire, rétorqua Tasia d’un ton sec. Davlin nous tuerait de ses mains s’il pensait que nous risquons la vie de tous ces gens pour le sauver. Et à vrai dire, j’ai la certitude qu’il est trop tard. — Il faut partir tout de suite, intervint Robb. Les Klikiss nous pourchassent. Tasia dressa l’oreille et crut entendre cliqueter. Mais les insectes ne pouvaient les avoir déjà localisés. — Reste vigilant, DD. Utilise tes capteurs. Vois si tu peux nous avertir à temps. — Oui, Tasia Tamblyn. Elle frissonna au souvenir de son comper EA, qui avait été déchiqueté par des robots klikiss. Elle les détestait tous autant qu’ils étaient : l’espèce originelle et leurs machines. Crim Tylar serra son fils dans ses bras, au point que celui-ci manqua d’étouffer. Nikko ne lui dit pas ce qu’il croyait avoir vu dans l’hybride klikiss. Lui-même avait du mal à le supporter, et ne voulait surtout pas que son père sache. Pas encore. Steinman dit : — Comme hier vous n’étiez toujours pas de retour, nous avons fait nos bagages. Et comme cet après-midi nous n’avions pas de vos nouvelles, nous avons décidé de venir vous attendre ici, au cas où vous auriez besoin d’aide. (Il souleva l’un des fusils énergétiques qu’il portait.) Nous sommes prêts. — De mon côté, j’ai lancé la vérification des systèmes et j’ai fait chauffer les moteurs, dit Tylar. Je vous donnais encore une heure avant de décoller. (Il regarda Nikko.) Je suis heureux que vous soyez revenus. DD tourna son visage en polymère en direction du ciel étoilé, ses capteurs optiques luisant. Sa tête pivota vers Tasia. — Je crains qu’il n’y ait un grand nombre de Klikiss sur le point d’arriver. Des vaisseaux volant en rase-mottes, et des guerriers ailés. Tasia ne perdit pas de temps : — Tout le monde à l’intérieur, maintenant ! (Elle fit monter le comper Amical en catastrophe, attendit que les autres se ruent sur la rampe, et obtura l’écoutille.) On a de la compagnie ! On décolle. À quelle vitesse peut-on embarquer les réfugiés ? — Une nuée de Klikiss aux trousses, c’est une sacrée motivation… Avant que les insectes soient apparus, Robb dépassa le bord de l’arroyo et, toutes lumières éteintes, fila à quelques mètres seulement au-dessus de la lande, dans l’espoir qu’ils ne seraient pas repérés. — Tamblyn, tu te rappelles s’il y a un relief élevé susceptible de nous barrer la route ? — Je suis venue à pied cinq ou six fois, mais je ne suis pas sûre. — Je savais que j’aurais dû prendre le temps de réparer nos capteurs à courte portée. Il braqua soudain vers le haut lorsqu’il aperçut un amas rocheux. Crim Tylar s’étala sur le pont, mais se releva sur-le-champ. En moins de dix minutes, ils repérèrent la forme des promontoires de grès criblés de cavernes et de saillies. — Je ne sais pas s’il y a un endroit convenable pour atterrir, Brindle. Pose-toi où tu pourras, qu’on puisse commencer l’embarquement. (Elle se tourna vers Crim Tylar.) Combien serons-nous en tout, si tout le monde monte à bord ? — Parce que tu crois que quelqu’un voudra rester ici ? — Je crois surtout qu’il faut précipiter les choses. — Soixante-dix-huit, je crois. Dont plusieurs enfants. — Et UR, précisa DD. — C’est largement en deçà de nos capacités, dit Robb. Ne t’inquiète pas. — Ah, c’est moi qui m’inquiète ? Il choisit une parcelle bossuée de rochers devant le promontoire principal, puis posa l’Osquivel dans un nuage de poussière et de fumée. Tasia sortit la première, suivie par les autres tandis que Robb abaissait le train d’atterrissage pour stabiliser le vaisseau. Mais il garda les moteurs allumés. — Tous à bord ! beugla Tasia, qui voyait déjà des gens courir vers le vaisseau. Il n’y aura pas d’autre navire en partance de Llaro, et les bestioles sont sur nos talons ! Alors, on expédie l’embarquement ! — Ça signifie que tout le monde court ! cria Steinman. Tasia et lui se pressèrent à la rencontre des silhouettes qui avançaient tant bien que mal. Certaines portaient des paquets, d’autres couraient aussi vite qu’elles le pouvaient. Au milieu du groupe, le maire Ruis criait des encouragements et poussait tout le monde vers l’Osquivel. — Où est Davlin ? s’enquit-il. Il devrait être en train de nous aider. — Désolée, répondit Tasia. Le visage de Ruis s’affaissa, et il secoua une tête incrédule. Elle ajouta, se sentant obligée d’expliquer : — Il nous a fait gagner le temps nécessaire pour qu’on s’échappe. Il nous a promis qu’il trouverait un moyen de partir de Llaro. Ruis sembla se raccrocher à ce mince espoir. — Bon, eh bien, qui suis-je pour douter de lui ? Il se débrouille toujours pour refaire surface. Malgré son bras manquant, UR gardait les enfants sous son aile. À force de cajoleries, le comper Institutrice les faisait avancer aussi vite qu’ils le pouvaient. Plusieurs d’entre eux pleuraient, mais tous vivaient dans la peur depuis longtemps. Orli prit deux des plus jeunes par la main et les pressa de grimper la rampe. — Il n’y a pas de sièges réservés, dit Nikko à côté de son père. En fait, il n’y a pas assez de sièges tout court. Entassez-vous à l’intérieur, on arrangera ça une fois qu’on aura décollé. Tandis que les dix dernières personnes se bousculaient à l’écoutille, DD scruta le ciel. — Tasia Tamblyn, des Klikiss approchent. Beaucoup. Ils doivent nous avoir suivis. — Je ne pensais pas les avoir distancés pour longtemps, de toute manière. Elle cria aux traînards : — Remuez-vous ! Encore quinze secondes, et je boucle l’écoutille. Quiconque ne sera pas monté sera abandonné. Plongez la tête la première s’il le faut. Paniqués, les retardataires laissèrent tomber leurs sacs et se propulsèrent en avant pour entrer. Ils y parvinrent tous, même si Tasia dut écarter deux d’entre eux à coups de coude pour verrouiller l’écoutille. De retour dans le cockpit, Robb manœuvra les moteurs en douceur, vérifia les jauges, régla les commandes. Tasia traversa le pont pour le rejoindre, assourdie par le vacarme des passagers effrayés. Robb lui jeta un regard inquiet. — Si on bousille quelque chose, on sera coincés ici pour toujours. Et on n’a jamais eu le temps d’effectuer un vol d’essai, pas même une vérification complète des moteurs. Sur les écrans du tableau de bord, Tasia régla les capteurs afin de scanner le ciel. Des points clignotants apparurent en approche concentrique. — C’est sûr, Robb, grommela-t-elle, prends ton temps : cinq secondes, dix… tout ce que tu veux. Sans plus attendre, Nikko écrasa le bouton de mise à feu des fusées de décollage vertical. L’Osquivel quitta le sol en trépidant, et s’éleva à l’instant où les appareils klikiss fondaient sur eux tel un essaim d’abeilles. Trois guerriers ailés s’écrasèrent contre la coque, éraflant l’écoutille et les hublots, mais ils chutèrent vers le sol qui s’éloignait. Plus haut, d’autres vaisseaux ennemis s’approchaient de toutes les directions. Robb et Nikko se démenèrent ensemble sur les commandes de pilotage afin d’orienter l’Osquivel à la verticale. — Attachez-vous ! cria Tasia en s’installant à grand-peine à la console d’armement. Elle sélectionna la visée aléatoire : tout ce que les faisceaux toucheraient serait une cible, de toute façon. Sur les écrans, quatre machines virevoltantes disparurent dans de petites explosions. — Voyons voir combien de G nous pouvons encaisser, lança Robb. Dans le compartiment arrière, Orli et Steinman s’accrochèrent à leur banquette. DD et UR parvinrent à maintenir leur équilibre, comme si leurs pieds étaient rivés au pont. Au-dessus, les scanners montrèrent un groupe d’appareils klikiss emboîtables en train de descendre d’orbite. — Un problème en perspective, dit Tasia. — Alors, commence à tirer ! Une rafale de tirs lui permit de pratiquer une trouée dans la formation ennemie. Des débris enflammés strièrent l’air autour d’eux. L’Osquivel poursuivit son ascension. Après leur sortie de l’atmosphère, ils passèrent au travers des vaisseaux amassés, éparpillant les uns, distançant les autres. Avec un soupir de soulagement, Tasia poussa Robb du coude afin de prendre les commandes de pilotage. — C’est moi qui conduis. Mais elle ne recouvra une respiration normale qu’après avoir engagé la propulsion interstellaire et laissé Llaro loin derrière. 137 Patrick Fitzpatrick III Les sentiments de Patrick pour Zhett n’avaient jamais été si forts… si une telle chose était possible. — Je suis issu d’une famille riche, mais je n’ai pas grand-chose à t’offrir. Plus maintenant. — Tu m’as offert le plus beau des cadeaux, Fitzie. Un cadeau que je chérirai toujours. D’une poche de sa combinaison de saut, elle extirpa un papier plié en quatre et l’ouvrit pour montrer le bouquet de fleurs qui y était dessiné, pittoresque bien que rudimentaire. Il l’avait laissé à la porte de sa cabine quand il avait essayé d’attirer son attention. — Tu l’as gardé ? gloussa-t-il. — Assurément. Tu y as mis du cœur… peu de talent, mais beaucoup de travail. — Je n’étais même pas certain que tu l’aies eu. Tu ne m’as jamais répondu. — Je ne pensais pas que tu méritais une réponse alors. Tu ne t’étais pas excusé. — Tu ne m’as jamais laissé l’occasion de te parler ! (Elle haussa les épaules, comme s’il s’agissait d’un détail sans importance.) Eh bien, au moins, j’ai tout avoué. J’ai essayé d’expier mes fautes. J’ai confessé les actes terribles que j’ai commis à l’encontre des Vagabonds. Zhett eut un soupir d’exaspération. — Mais tu ne m’as jamais fait d’excuses, à moi. Il cligna des yeux, incapable de trouver ses mots. Finalement, il s’exclama : — Que veux-tu dire ? J’ai parlé face aux chefs de station d’écopage. J’ai raconté mes crimes aux Vagabonds et à la Confédération. J’ai affronté votre tribunal. J’ai même subi le supplice de la planche pour toi ! Zhett fronça les sourcils. — Tu ne m’écoutes pas, Fitzie. Tu ne t’es pas excusé auprès de moi. Malgré l’ampleur de ses erreurs et de leurs conséquences, il se rendit compte de ce que la jeune femme avait besoin d’entendre. — Je suis désolé de t’avoir dupée, dit-il. Je suis désolé de t’avoir enfermée dans la salle de cet astéroïde et de t’avoir donné de faux espoirs, alors que j’agissais pour faire évader mes camarades. Je t’ai utilisée, et tu n’as jamais mérité d’être traitée de la sorte. Je suis désolé de t’avoir blessée. — C’est un premier pas, mais le chemin est long. (Elle l’embrassa de nouveau.) Et je te récompenserai chaque fois que tu avanceras dans la bonne direction. Lorsque Zhett vint lui offrir un ruban de satin brodé d’emblèmes claniques entrelacés, Patrick n’en comprit pas la signification. Del Kellum paraissait, lui, extrêmement fier. — Voilà des années que tu travailles à ce ruban de fiançailles, ma chérie. — Certainement pas ! répondit-elle rapidement. Mais le regard plus que sceptique de son père la fit rougir. — Tendez vos poignets, lança Kellum d’une voix tonnante. Zhett leva la main. Patrick brandit sa main gauche, mais Zhett lui empoigna la droite et la plaça au côté de la sienne. Tous les deux se mirent face à face. Kellum le regarda. — C’est ce que tu veux, n’est-ce pas : te marier avec Zhett, j’entends ? Patrick détacha son regard de Zhett pour le poser sur son père. — Bien sûr que oui, dit-il sans l’ombre d’une hésitation. C’est seulement que… je ne connais rien de vos cérémonies. — Ce n’est pas grave, bon sang ! on les fabrique au fur et à mesure. Zhett émit un petit rire. — C’est ça ! En fait, tu es le Vagabond traditionaliste le plus borné que j’aie jamais connu, papa. — Chht. Ne révèle pas mes secrets. Ce jeune homme ne fait pas encore partie de notre clan. Ils se trouvaient sur la station d’écopage de Golgen. Kellum avait choisi un petit balcon privé au lieu d’un pont de réception ou d’une aire de lancement : peut-être avait-il pardonné à Patrick certaines de ses fautes, mais en tant que chef de clan, il n’était pas encore prêt à manifester publiquement une totale acceptation. Le mince champ de force repoussait la brise chimique glacée de l’extérieur, mais en touchant Zhett, Patrick sentit son dos fourmiller de chair de poule. — Merci de m’accepter parmi vous, monsieur. Et merci de ne pas m’avoir exécuté sur la planche. — Mieux vaudrait pour toi ne pas me faire regretter cette décision, bon sang. — Je vous le promets. Il ne pouvait détacher son regard de Zhett. L’émerveillement qu’il ressentait à se trouver enfin avec elle ne se dissiperait jamais, songea-t-il. — J’aurais aimé que ma grand-mère soit là. Ton père et la vieille Virago ont beaucoup en commun. Il imagina la réaction de Maureen Fitzpatrick quand elle apprendrait que son petit-fils, malgré sa bonne éducation et ses devoirs envers sa famille de haute lignée, avait choisi de se marier avec une Vagabonde. Il était probable qu’elle fulminerait. Mais elle n’avait pas son mot à dire en la matière, ce qui la contrarierait probablement plus que toute autre chose. Kellum prit le ruban et le noua à leurs poignets. Patrick trouva plus pratique de placer sa paume contre celle de Zhett afin que leurs doigts s’entrecroisent. — Vous voici à présent liés ensemble par les fils de vos vies et de votre amour. Le nœud sera toujours là, quoi que les autres voient. Il recula et mit ses mains sur ses hanches. Il semblait attendre quelque chose. — Que suis-je censé faire, maintenant ? chuchota Patrick. Zhett se pencha et l’embrassa à pleine bouche. Quand ils se séparèrent enfin, il dit : — Oh, j’aime bien ce passage de la cérémonie. 138 Sirix Depuis qu’il était sorti de sa longue hibernation, des siècles plus tôt, Sirix savait que ses congénères et lui ne pouvaient avoir confiance en personne. Il haïssait les Klikiss et avait appris que les Ildirans devraient un jour être détruits, tout comme ceux qui étaient apparus récemment : les humains. Il se refusait à croire que son armée, naguère formidable, avait été vaincue. De sa flotte de vaisseaux terriens volés, seule subsistait une vingtaine, dont un Mastodonte. Une poignée de groupes de robots noirs provenant de diverses enclaves l’avaient ralliée. Mais Sirix et ses compagnons n’étaient pas hors de danger pour autant. Ils avaient été pourchassés par les Klikiss, dévastés par les batailles, poussés à fuir constamment. De moins en moins nombreux, son noyau de disciples quittait un système solaire après l’autre. Deux tiers de ses compers Soldats étaient détruits. Mais plus douloureuse était la perte de milliers de robots noirs dotés d’une mémoire ancestrale. Tous ses camarades… Sirix avait projeté de dominer le Bras spiral, de reprendre les mondes klikiss et d’annihiler les humains. Au lieu de cela, les Klikiss étaient revenus, invincibles, innombrables. Malgré l’armement des FTD et un avantage stratégique, les Klikiss avaient pris le dessus sur eux à plusieurs reprises ; ils avaient détruit leurs vaisseaux de guerre et les avaient poursuivis avec leurs nefs-essaims. Pour l’instant, il comptait se terrer. Ses vaisseaux revenaient vers ce que Sirix considérait comme son lieu d’origine, du moins concernant cette partie de son existence. Ils arrivèrent dans le système d’Hyrillka et approchèrent de la lune de glace au sein de laquelle le premier groupe de robots noirs s’était placé en hibernation durant des milliers d’années. Conformément au marché passé avec les Ildirans – lequel s’était finalement avéré une tromperie –, les robots avaient attendu là, jusqu’à ce que le Mage Imperator d’alors ordonne d’aller sur la lune d’Hyrillka les réveiller « par accident », cinq cents ans auparavant. Cette même lune semblait un excellent endroit pour reprendre des forces et élaborer de nouveaux plans. Ne serait-il pas plus sage de se cacher encore mille ans ? Lui et les autres robots en décideraient. Il laissa ses vaisseaux en orbite basse, pendant qu’il descendait sur la surface de glace bossuée. Comme toujours, DP et QT l’accompagnaient. — Pour nous, dit DP, cet endroit revêt un intérêt historique. C’est pourquoi nous avons hâte de le voir. — La lune d’Hyrillka est désormais notre sanctuaire, car, dernièrement, nos plans ont dû subir des révisions drastiques. Progressant à travers le terrain glacé sur sa myriade de pattes, Sirix trouva sans peine les vestiges de la crypte d’hibernation. Cinq siècles s’étant écoulés, certaines des galeries creusées par les mineurs ildirans s’étaient effondrées. Ilkot et deux de ses camarades dégagèrent le passage. D’autres robots, armés de chalumeaux des FTD, ménagèrent dans la glace de nouveaux accès jusqu’à leur base. Une fois qu’il eut atteint une grande profondeur, où la lumière était faible et la température incroyablement basse, Sirix, entouré de ses compagnons, se sentit enfin à l’abri. — Notre principal point faible est l’usure, dit-il aux robots noirs rassemblés. Nous avons massacré des centaines de milliers, peut-être des millions de Klikiss, et cependant leurs spécex produisent de plus en plus de guerriers, de bâtisseurs et d’autres sous-espèces. La tête d’Ilkot pivota, ses capteurs optiques rouges faisant naître des reflets de sang sur les parois de glace. — La disparition d’un seul d’entre nous est une perte incalculable, déclara-t-il. Irréparable. Il avait fait le décompte : sept mille huit cent quatre-vingt-quatorze robots noirs avaient d’ores et déjà péri. Sirix doutait qu’ils se remettraient un jour de pareille dévastation. Comme ils avaient échoué à conquérir la Terre et que les humains avaient ordonné de détruire l’usine de fabrication des compers, Sirix n’avait même plus la possibilité de regarnir ses effectifs de compers Soldats. — Nous serions heureux de vous proposer nos conseils, dit QT. Le savoir cumulé de milliers de robots noirs n’avait abouti à aucune solution viable, non plus que les programmes tactiques des compers Soldats. Sirix doutait que les compers de type Amical puissent offrir quoi que ce soit d’utile. — La solution à la crise est claire, indiqua DP. Nous avons besoin de plus de robots klikiss. Ce n’était que trop manifeste, mais Sirix savait que les compers ne suggéreraient rien de décisif. — Il n’y a plus de robots klikiss. Nous avons réveillé tous ceux qui avaient été placés en hibernation. — Ce n’est pas ce que suggère DP, dit QT, qui semblait être parvenu à la même conclusion. Vous devez construire de nouveaux robots klikiss. Trouvez quelqu’un qui vous en fabriquera. Sirix s’immobilisa. Il entendit une rumeur s’élever parmi ses compagnons. Une idée si grotesque ne leur était jamais venue à l’esprit. Les robots noirs avaient été créés, programmés il y avait des millénaires par les Klikiss. Chacun d’eux était un individu, qui portait en lui une douloureuse histoire ainsi que la haine de ses créateurs. Les robots klikiss n’avaient jamais fabriqué de doubles d’eux-mêmes, comme s’ils n’étaient que de simples machines. Mais il n’existait aucune raison essentielle pour ne pas… — Excellente suggestion, DP et QT. Merci de votre perspicacité. (Il embrassa du regard les robots noirs autour de lui.) Nous devons nous emparer d’une usine de fabrication, et forcer les exploitants à produire ce dont nous avons besoin. 139 L’amiral Sheila Willis Willis était sacrément contente de tenir de nouveau la barre d’un Mastodonte. Là était la véritable place d’un amiral de quadrant. Elle avait laissé deux Mantas de garde sur Rhejak. C’était la première fois que Hakim Allahu considérait leur présence comme rassurante au lieu du contraire… Le Jupiter avait mis le cap sur la Terre. Sur l’intégralité de l’équipage du Mastodonte et des dix Mantas, seuls cent soixante-trois soldats avaient refusé d’unir leur sort à celui de l’amiral Willis. Au lieu de faire pression sur eux, elle leur avait dit de suivre ce que leur commandait leur conscience. Ils connaissaient les ordres du président, avaient vu les images d’Usk – certains même s’y étaient trouvés – et entendu la condamnation du roi Peter. Très peu de ceux qui avaient servi sous ses ordres sur Rhejak ne se rallièrent pas à son choix. Au cours de leur séjour sur le monde océanique, ils avaient pu observer que les « odieux rebelles » essayaient seulement de mener leur vie. Ils avaient vu de leurs yeux combien les accusations de la Hanse à leur égard étaient fausses ou dénaturées. Ceux qui tenaient à se conformer à la position officielle des FTD étaient principalement des proches du général Lanyan, et emplissaient à présent les prisons des vaisseaux. Willis les traitait aussi bien que possible et leur avait promis de les larguer sur Terre, mais à certaines conditions. C’était la meilleure chose à faire, la plus honorable aussi, bien qu’il soit probable qu’elle s’en mordrait les doigts un de ces jours. Mais ils étaient toujours membres des Forces Terriennes de Défense, même si leur jugement sur la légitimité de leurs chefs était altéré. — On aborde bientôt le système solaire terrien, amiral. Jusqu’où voulez-vous vous approcher ? — Assez pour laisser le bébé sur le parvis. Rassemblez une escorte. Qu’elle mène les prisonniers au pont d’envol. Elle avait préparé un transport de troupes pour les soldats qui avaient refusé de participer à sa « mutinerie ». Des techniciens avaient reconfiguré les systèmes du vaisseau, désactivé l’armement et installé un appareil limitant la vitesse des propulseurs, de sorte qu’il lui faudrait une demi-journée pour parvenir aux chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes. Elle s’étira exagérément, puis se dirigea vers l’ascenseur de la passerelle. — Je vais dire au revoir au général. Elle descendit jusqu’au pont d’envol où ses troupes de sécurité surveillaient Lanyan. Celui-ci avait le visage rubicond. La décharge de convulseur lui avait occasionné un sérieux mal de tête pendant deux jours, mais ces séquelles avaient à présent disparu. Il la toisa, indigné par ses actes. — Vous vous êtes fait un ennemi pour la vie, Willis. Il avait délibérément omis de mentionner son grade. — Peut-être, dit-elle, mais je dormirai mieux la nuit, sachant que j’ai sauvé la population d’un monde entier de vos désastreuses décisions. Ou devrais-je plutôt dire : « les désastreuses décisions du président » ? — Vous devriez dire : « Oui, général », et suivre les ordres. Elle roula les yeux. — J’adorerais en discuter toute la journée, mais autant parler à un mur… Vous devriez m’être reconnaissant de vous ramener chez vous plutôt que de vous livrer à la Confédération, où vous auriez à répondre de vos actes devant un tribunal. — Vous n’oseriez pas. Même vous, vous vous en garderez bien. — Je me garde de bien trop de choses aujourd’hui, général. Si cela peut vous consoler, sachez que jusqu’à récemment cela fut un plaisir et un honneur de servir sous vos ordres. Peut-être qu’un jour vous changerez de point de vue. Il jeta un coup d’œil à l’unique vaisseau avec un mélange de surprise, de colère et de fierté à la vue de ses hommes qui embarquaient. — Un transport de troupes ? Il est conçu pour accueillir cent hommes. — Cent hommes confortablement, rectifia-t-elle. Vous êtes cent soixante-trois. Il faudra vous tasser un peu, mais vos soldats s’en accommoderont très bien. Il lui adressa un regard noir. — Vous faites une grosse erreur, Willis. — Oh, il est certain que des erreurs ont été commises. Nous divergeons seulement quant à leur interprétation. Elle avait envisagé de présenter Lanyan devant la Confédération en tant que criminel de guerre, mais elle-même n’était pas certaine de sa propre situation. Elle n’était pas sûre de savoir lequel d’entre eux deux devrait passer en jugement. La défection qui l’affectait le plus était celle de son second, Conrad Brindle. Elle avait préféré le confiner dans ses quartiers plutôt que de le jeter en prison avec les autres. Il avait passé son uniforme de cérémonie. Lorsqu’elle le vit marcher sur le pont d’envol pour rejoindre Lanyan devant le transport de troupes, elle se sentit affreusement mal à l’aise. Il demeura impassible lorsqu’il la regarda. — Vous êtes sûr de ne pas changer d’avis, lieutenant ? demanda-t-elle. — En toute conscience, je ne peux prendre part à une mutinerie contre mon supérieur et le gouvernement terrien, répondit-il d’un ton glacial. Mon fils a choisi de déserter. C’est assez de honte pour notre famille, merci. Il se retourna et suivit Lanyan à bord. Lui-même servirait de pilote. Elle recula derrière le champ de confinement d’air tandis que les portes du pont s’ouvraient et que le transport de troupes était largué. Celui-ci s’écarta de l’escorte de Mantas, alluma ses moteurs bridés, puis fonça en direction de la ceinture d’astéroïdes. De là, les soldats rejoindraient les Forces Terriennes de Défense. — Départ du transport réussi, amiral. Le cœur de Willis se serra. Elle aurait aimé que les choses se déroulent différemment, mais il était rare de pouvoir rester sans tache lorsqu’une décision difficile devait être prise. — Les propulseurs et le système de survie fonctionnent convenablement ? — Oui, amiral. Il atteindra sa destination, mais il y a longtemps que nous serons partis quand les FTD rameuteront leurs chiens de garde. Elle remonta vers la passerelle. À présent qu’elle disposait d’une véritable flotte, le président Wenceslas pourrait difficilement se permettre de perdre une partie si importante de son armée. Dix Mantas et un Mastodonte. Elle se rassit dans le fauteuil de commandement, et dit : — Cap sur Theroc. Voyons voir si quelques vaisseaux de guerre peuvent être utiles au roi Peter. 140 Celli — Tu es prête, mon enfant, et la forêt-monde est prête pour toi, dit Yarrod à Celli en appliquant une autre tache de teinture végétale sur sa joue. Je n’ai jamais vu les arbres accepter un acolyte si rapidement. Il passait le plus clair de son temps avec le groupe de Kolker, dont il partageait les perceptions aiguisées et la joie toujours renouvelée. Cela ne l’empêchait pas toutefois de remplir ses devoirs, et il était manifestement fier de sa nièce. Celli avait su le moment exact où elle était prête. La forêt-monde voulait l’accueillir en son sein. La jeune fille comprenait à présent que tel avait toujours été le cas. Mais la forêt avait attendu qu’elle arrive par elle-même à cette conclusion. — Je m’entraîne depuis longtemps, même si je n’étais pas officiellement une acolyte, répondit-elle. Solimar et ses pairs avaient approuvé son arrivée prochaine parmi eux. Lorsque son amoureux l’avait serrée dans ses bras, elle avait su que c’était la dernière fois qu’une barrière de silence se dressait entre eux. Bientôt, tous les deux se comprendraient totalement. Leur communication n’aurait plus de limites. Celli sentait enfin qu’elle avait trouvé sa place. Durant la majeure partie de son existence, elle n’avait pas reçu de directives, ni même eu l’impression qu’on attendait quelque chose d’elle. Reynald, Beneto, Sarein, Estarra… tous avaient accompli un destin. Mais pas elle, la sœur cadette. Aujourd’hui, elle savait que les arbres voulaient faire d’elle une prêtresse Verte, comme Beneto, et que ce désir était réciproque. Après avoir fait une marque sur chacune de ses joues, Yarrod avait expliqué en deux mots ce qui l’attendait : « Tout acolyte doit en passer par là avant de devenir prêtre. Tu vas le faire, comme moi-même je l’ai fait. Comme nous l’avons tous fait. » Elle avait mitraillé Solimar de questions à ce sujet, mais il était resté tout aussi évasif : « Je ne veux pas te gâcher la surprise. » Ainsi, Celli courait seule dans la partie la plus dense et la plus mystérieuse de la forêt. Elle aurait voulu que Solimar l’accompagne, mais ce n’était pas permis. Ce devait être son propre périple. Marchant d’un pas souple, elle couvrit des kilomètres, traversant des endroits qu’elle n’avait jamais vus, des prairies et des halliers verdoyants plus surprenants encore que l’endroit où elle avait découvert le golem de bois de Beneto. Ses pas la menèrent dans un vallon accueillant. Son instinct lui souffla qu’elle devait y pénétrer. Elle était guidée par les arbres, les premiers murmures du télien. Les rameaux, les plantes grimpantes et les feuilles s’écartèrent devant elle, comme si chaque parcelle végétale était consciente. Elle n’éprouva nulle crainte lorsque le feuillage l’enveloppa comme dans un cocon, se pressa contre son corps en une étrange étreinte… jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus qu’un avec la forêt-monde. 141 Le roi Peter Peter était convaincu que c’était la cérémonie d’initiation de Celli à la prêtrise qui avait déclenché le travail d’Estarra. Tout de suite après que sa petite sœur eut disparu dans les bois pour devenir une prêtresse Verte, la reine perdit les eaux. On appela des médecins et des sages-femmes theroniens. Des Vagabondes vinrent également offrir leur aide. Le roi Peter resta au côté de son épouse dans leurs appartements, tandis que débutait le travail. C’était leur premier enfant, et nul ne pouvait deviner si l’accouchement serait rapide et facile, ou long et difficile. Pour Peter, chaque instant durait une éternité. La sueur perlait au front d’Estarra, mais elle paraissait plus soucieuse de l’angoisse de son mari que de sa propre souffrance. — Ne t’inquiète pas pour moi, les femmes font ça depuis des millénaires. — Mais pas toi en particulier. Et cette fois, ce n’est pas un entraînement… Il serra sa main plus fort qu’il ne l’avait voulu. Il ne pouvait s’empêcher de songer à Basil, qui avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour tuer ce bébé. Il craignait que le dirigeant de la Hanse ne continue même après la naissance de l’enfant. Mais Estarra et lui avaient battu le président, et ils le battraient encore. — Cela va prendre un moment, dit-elle durant une accalmie des contractions. Si tu as du travail qui t’attend, vas-y. Tu sais où me trouver. — Le travail qui m’attend est ici. Même ces Vagabondes qui papotent autour de nous ne parviendront pas à me chasser. (Il jeta un coup d’œil vers la porte.) En outre, j’ai dit à OX d’intercepter toute demande supposée urgente. Le comper Précepteur était devenu si compétent que Peter avait remis les affaires courantes entre ses mains, afin de pouvoir se concentrer sur Estarra et leur bébé. Toutes les heures, OX lui faisait un compte-rendu qui avait été vérifié et analysé au préalable. Comme on pouvait s’y attendre, Idriss et Alexa se montraient des parents angoissés. Estarra était leur quatrième enfant, mais le nouveau-né serait leur premier petit-enfant. Tous les deux rôdaient alentour, plus agités que s’ils affrontaient quelque crise politique. — Oh, comme j’aurais voulu que Reynald et Beneto soient là pour le voir, dit Alexa en passant la main dans les cheveux de sa fille. — Et j’aurais aimé que Sarein soit revenue chez nous, ajouta Idriss. Il semble peu probable qu’elle devienne mère un jour. L’amour et l’inquiétude de Mère Alexa rappelèrent avec un pincement au cœur à Peter sa propre mère, Rita Aguerra. Dans son ancienne vie, avant qu’on le force à devenir roi, Rita revenait de ses longues périodes de travail exténuée, mais elle trouvait toujours le moyen de passer du temps avec ses trois frères et lui. Aujourd’hui qu’il était roi, Peter aurait pu faire tant pour elle. Mais sa famille avait disparu : non seulement sa mère, mais Rory et Carlos ainsi que le petit Michael. La naissance imminente de son enfant ravivait sa douleur de les avoir perdus. Ils lui manquaient tant qu’il dut fermer les yeux et prendre une longue inspiration. Tous morts… assassinés par Basil. Malgré la panique qui avait suivi le moment d’excitation initial, le travail d’Estarra se prolongea plus d’une journée. Après sept heures, une sage-femme vagabonde laissa transparaître son ennui : — Eh bien, elle n’a pas l’air pressée, pas vrai ? — C’est bon ou pas ? demanda Peter. Il y a quelque chose qui ne va pas ? — C’est parfaitement normal pour une première grossesse, répondit un médecin theronien avec un regard de réprimande à l’encontre de la Vagabonde. Estarra but un peu de jus de fruits et se redressa. Elle paraissait déjà épuisée. — J’ai l’impression que cela dure depuis toujours. Puis elle serra les dents et inspira à petits coups comme elle était prise de nouvelles contractions. Elle s’efforça de sourire à Peter. — Mais j’y arriverai. Ça ne peut pas être plus dur que de se trouver assise pendant d’interminables banquets et réunions de comités de la Hanse, n’est-ce pas ? Pendant ce temps, le trouble se répandit parmi les prêtres Verts et les arbremondes, comme si quelque chose d’inhabituel se produisait dans le Bras spiral. Yarrod et ses pairs étaient sortis dans la forêt pour tenir conseil. Les convertis de Kolker et les prêtres ordinaires œuvraient de concert, et partageaient leur inquiétude commune. En orbite, les gigantesques vaisseaux-arbres verdanis se regroupèrent. Enfin, le matin suivant, Estarra approcha de la délivrance. Les contractions redoublèrent, et la Vagabonde ne suggéra plus de pratiquer une césarienne simplement « pour en finir ». Le malaise, la détermination et l’inépuisable courage d’Estarra renforçaient le sentiment d’impuissance de Peter. Mais quand il s’écarta et se mit à faire les cent pas dans la pièce, la jeune femme agrippa son bras et le ramena à son côté. Au terme de cette longue attente, la naissance fut prompte. Estarra était épuisée, trempée de sueur et débordante de joie. Littéralement essoré, Peter était assis à son chevet, et tous les deux tenaient leur fils. Le garçon était parfaitement sain. Il cria avec assez d’enthousiasme pour que tout le monde l’entende dans la forêt-monde. Émerveillé, Peter toucha le nez minuscule. Mère Alexa semblait planer dans les airs, tandis que Père Idriss se tenait immobile, des larmes coulant dans sa barbe noire. Peter contempla sa femme et son bébé avec un amour si profond qu’il ignorait qu’il pouvait en exister de tel. Une fois de plus, il regretta que sa mère ne se trouve pas là à ses côtés. Son fils aurait été son premier petit-enfant, à elle aussi. Rory, Carlos et Michael seraient devenus oncles… Mais même ce souvenir doux-amer ne put atténuer son bonheur. Le bébé avait les yeux d’Estarra, et les cheveux noirs et fins comme étaient ceux de Peter avant que la Hanse les fasse blondir en altérant sa physionomie. Il se pencha et embrassa son fils sur le front. Il était plus fier de lui que de tout ce qu’il avait fait au cours de sa vie. — Nous l’appellerons Reynald en l’honneur de ton frère, murmura-t-il à Estarra. Si tu es d’accord. — Oui, j’aimerais beaucoup. 142 Le président Basil Wenceslas Conformément aux instructions de Basil, le croiseur du Mage Imperator avait été capturé et ramené sans fanfare jusqu’à la Terre. Maintenu par de puissants faisceaux tracteurs, le vaisseau ornementé avait été remorqué jusqu’à la base lunaire et entreposé à l’abri de tout regard indiscret. Il fallait fournir à Jora’h des instructions complètes avant de le laisser paraître en public. Basil secoua la tête. Un autre prétendu allié qui s’était retourné contre la Hanse. Une autre déception, une autre trahison… L’amiral Diente méritait une récompense pour l’efficacité avec laquelle il avait géré l’opération, et le président s’assurerait qu’il la reçoive. Willis, en revanche, devrait être exécutée pour trahison. Le général Lanyan était revenu dans la honte en compagnie de ses soldats embarrassés d’avoir été battus mais manifestement loyaux. Basil était si furieux qu’il avait refusé de lui parler, en dépit des rapports de plus en plus désespérés qu’il lui avait envoyés. Peut-être l’amiral Diente devrait-il diriger les Forces Terriennes de Défense : jusqu’à présent, il était le seul à avoir exécuté correctement les ordres qu’on lui avait donnés. Comme une formalité, il emmena Eldred Cain sur la Lune. Le Mage Imperator avait au moins un prêtre Vert à bord de son vaisseau, de sorte que Basil avait envisagé d’emmener également Sarein, l’ambassadrice officielle de Theroc. Mais ces derniers temps, la jeune femme avait trop souvent manifesté ses doutes et ses critiques à son égard, c’était pourquoi il avait décidé de la tenir à l’écart. Malgré ses efforts pour la maintenir sous sa coupe, il n’était plus certain de pouvoir lui accorder sa confiance. Quant à son adjoint, il semblait manifestement troublé. — Je doute que l’Empire ildiran vous pardonne un jour cette initiative, dit-il tandis qu’ils traversaient la base militaire. Basil soupira. — Je sais que vous ne m’approuvez pas, mais je vous assure que c’est la bonne décision. Je vois la lumière au bout du tunnel. La crise s’achèvera sitôt que le Mage Imperator aura entendu raison. La base lunaire n’avait pas été conçue pour le confort. C’était une installation purement fonctionnelle, où les jeunes recrues apprenaient à s’en sortir avec un minimum d’agrément. Le sol et les murs étaient en pierre, et le mobilier en métal et en verre avait été fabriqué à partir du régolite. Jora’h, habitué à son existence hédoniste, n’avait probablement jamais vécu dans une telle austérité. Mais ce n’était pas Basil qui allait le plaindre. Celui-ci n’était pas pressé de voir son invité, bien qu’il l’ait déjà fait attendre depuis un moment. À son arrivée sur la Lune, Basil fit un brin de toilette et se changea. Il passa sa tenue en revue avant de se rendre avec son adjoint dans la zone de détention. Des soldats gardaient l’entrée des baraquements réservés au chef ildiran et à son entourage. Les otages devraient partager les sanitaires, et mangeraient les rations militaires à la cantine. Mais Basil était sûr qu’ils s’y habitueraient. Dans le réfectoire, le Mage Imperator semblait en proie à une grande agitation. Contrairement à son prédécesseur aussi vieux qu’obèse, Jora’h avait voulu s’aventurer hors du Palais des Prismes. Chose qu’il devait regretter aujourd’hui. Si seulement il ne s’était pas rendu sur Theroc… — Bienvenue dans la Hanse, Mage Imperator, le salua Basil. Permettez-moi de m’excuser pour la précarité de votre logement. Avec le temps, nous vous fournirons des commodités supplémentaires. Jora’h avança à grands pas vers Basil. — Avec le temps ? Vous n’avez pas le droit de me garder. Je suis le Mage Imperator de l’Empire ildiran, non un pion ou un otage livré à vos caprices. — Vous êtes mon invité. Au vu des récents bouleversements politiques, je pense que la Ligue Hanséatique terrienne et l’Empire ildiran ont beaucoup à discuter. Dès que nous aurons conclu notre affaire à la satisfaction de tous, je serai heureux de vous laisser repartir chez vous. — Je dois retourner sur Ildira immédiatement ! Une vague de colère traversa le visage de Jora’h, et sa tresse se tordit tel un serpent sur une pierre trop chaude. Basil tressaillit, surpris de la voir bouger d’elle-même. Une prêtresse Verte surgit au côté de Jora’h. — Les faeros ont attaqué Ildira. Mijistra est en feu. Le Mage Imperator doit partir diriger son peuple. La Marine Solaire se fait décimer. Cette nouvelle inattendue souleva un vif intérêt chez Basil. Que diable les Ildirans avaient-ils fabriqué pour irriter autant les faeros ? Si la Marine Solaire déjà affaiblie devait s’occuper d’un nouvel ennemi, alors tant mieux. Les Forces Terriennes n’auraient pas à craindre leurs représailles. — Dans ce cas, je suis heureux de vous offrir l’asile ici, avec nous. Nous vous protégerons. La prêtresse Verte reprit la parole : — J’ai averti la forêt-monde dès le moment de notre capture. Le roi Peter et la reine Estarra savent que vous avez pris le Mage Imperator en otage. — Peter peut toujours venir lui-même et tenter de le sauver. Basil se félicitait d’avoir saisi le surgeon de cette femme. Désormais, elle ne pouvait plus envoyer ni recevoir de messages. Coupés du télien, les otages étaient complètement en son pouvoir. Un chercheur humain faisait également partie de leur groupe. Anton Colicos rappelait quelqu’un à Basil. Puis il se souvint vaguement de lui. Le jeune homme avait attiré l’attention sur la disparition de ses parents, Margaret et Louis, et avait imploré l’aide de la Hanse pour les retrouver. Basil se demanda ce qu’Anton avait appris sur les Ildirans au cours de son séjour parmi eux. Il ordonnerait qu’on l’interroge. Cain lui toucha l’avant-bras. — Monsieur le Président, peut-être devrions-nous poursuivre cette discussion un peu plus tard, une fois l’émotion retombée. — Mon peuple subit une attaque, rétorqua Jora’h. En ce qui me concerne, l’émotion ne va pas retomber, bien au contraire. — Néanmoins, la suggestion de mon adjoint est fort judicieuse, et j’ai une importante réunion avec le Pèrarque qui m’attend au siège de la Hanse. Je suis simplement venu vous accueillir et engager la discussion. (Il lui lança un bref sourire – le genre de sourire amical dont il avait presque oublié la pratique.) Vous et votre troupe, installez-vous. Inutile de vous inquiéter de quoi que ce soit. Sur ce, il partit. Les gardes des FTD obturèrent les galeries derrière lui, coupant net les cris de colère qui en sortaient. Alors que son adjoint et lui revenaient à leur navette, il affichait un sourire cette fois sincère. Le Pèrarque arriva dans les étages supérieurs de la pyramide de la Hanse. Voilà quelqu’un qui connaissait sa place et suivait les instructions. Le temps aidant, le président espérait composer une équipe qui adhérerait enfin à sa vision des choses. Alors seulement la Hanse recouvrerait sa puissance. Le chef de l’Unisson tenait des meetings quotidiens pour entretenir l’atmosphère de peur et de paranoïa suscitée par le retour des « démons » klikiss. Basil doutait fort que ceux-ci s’intéressent le moins du monde à la civilisation humaine : les colons au nombre de leurs victimes s’étaient trouvés là au mauvais endroit et au mauvais moment. Si les Klikiss avaient été proches de l’extinction, ils ne pouvaient représenter une menace militaire sérieuse à présent, nonobstant le rapport extravagant de Lanyan au sujet de Pym. Dans le bureau, Cain s’était assis à côté de lui, tandis que le Pèrarque relisait le discours que Basil lui avait écrit. — Le contrôle par la raison ne fonctionne plus sur les gens, médita-t-il à haute voix. Je leur ai accordé le bénéfice du doute en espérant que, pour le bien de l’humanité, ils mettraient de côté leurs insignifiantes chamailleries. À ma grande déception, cela n’a pas rencontré le succès escompté. — Quelle stratégie allez-vous adopter, monsieur le Président ? demanda Cain, qui semblait redouter la réponse. — La loi civile fait obéir des citoyens gouvernés par la raison. Mais elle suscite également des interprétations et des débats sans fin. La loi religieuse, en revanche, se révèle beaucoup plus claire. Elle ne permet aucun compromis et nous offre la marge de manœuvre dont nous avons besoin. — Les gens ne se laisseront pas tromper par ce stratagème, monsieur le Président. Ils sont plus intelligents que ça. Basil gloussa. — L’histoire a prouvé le contraire à maintes reprises. Les sourcils froncés, le Pèrarque reposa le papier. — Voilà un discours bien incendiaire, dit-il. Basil darda un regard sur lui, et le dignitaire religieux rectifia aussitôt : — Mais excellent dans sa composition. Vous avez raison d’exhorter ainsi le peuple. — Entraînez-vous bien avant de le prononcer. Celui-là est très important. — Ne le sont-ils pas tous, monsieur le Président ? — Bien sûr que si. Marmonnant dans sa barbe, le Pèrarque se retira du bureau de Basil, le laissant seul avec son adjoint. — Je comprends bien ces choses, monsieur Cain. Ce dont j’ai besoin, c’est une ferveur religieuse à toute épreuve. Et pour la susciter, il faut un chef charismatique. La figure du Pèrarque est trop débonnaire, trop insipide aussi, pour jouer ce rôle avec efficacité. La Hanse a besoin d’un nouveau roi pour régner sous l’égide de l’Unisson. Voyez-vous, le peuple n’a pas de but, c’est pourquoi il a viscéralement besoin d’un véritable monarque. Ce sera notre sauveur. (Il pressa un bouton sur son bureau afin de convoquer le candidat qu’il avait gardé à l’isolement pendant si longtemps.) Voilà un bon moment que je préparais cela. Basil s’était beaucoup entretenu avec le jeune homme, avait examiné ses notes, et finalement décrété qu’il était prêt et pleinement coopératif. Il était temps. Le capitaine McCammon entra. Il menait un jeune homme en atours princiers, aux yeux marron et dont la forme du visage évoquait quelqu’un… Ses traits présentaient un étrange air de famille avec le roi Peter : le même menton, le même front. Basil avait expressément demandé qu’on garde ses cheveux intacts, et qu’on ne modifie pas la couleur de ses yeux. Il voulait que le prince, leur nouveau roi, corresponde exactement à l’image que Peter aurait eue de lui. Cain se leva, et essaya de resituer le jeune homme dans le contexte de ses souvenirs. — Voici notre nouveau prince, que le Pèrarque couronnera aussitôt que possible. Nous le présenterons à la population de la Terre et enverrons des messages partout, y compris aux représentants de la Confédération, sur Theroc. Le jeune homme tendit la main à Cain et la serra en un geste bien étudié. — Laissez-moi vous présenter le roi Rory, dit Basil en s’autorisant un sourire. Peter saura exactement qui il est. 143 Davlin Lotze Davlin saignait – et respirait – encore lorsque les guerriers klikiss le traînèrent jusqu’à la chambre du nouveau spécex. Il continua à lutter, car il était dans sa nature de ne jamais abandonner. Ce qu’il éprouvait s’apparentait plus à de la résignation qu’à du désespoir. La perte de sang lui provoqua un vertige. Vaguement, il se rendit compte que sa jambe gauche était brisée, ainsi que plusieurs côtes. La douleur aiguë qui le transperçait chaque fois qu’il inspirait lui indiqua que l’un de ses organes internes était également gravement atteint. Les Klikiss tirèrent l’ancien espion à l’intérieur de la chambre voûtée, plongée dans la pénombre. Cet endroit évoquait l’antre puant d’un dragon… mais Davlin n’était pas un chevalier en armure. C’est à peine s’il pouvait ramper. Il se débattit de nouveau pour tenter de se libérer. Le sang rendait ses bras glissants, de sorte que les guerriers durent serrer plus fort avec les pinces en dents de scie de leurs membres antérieurs. L’un des énormes accouplants surgit à l’entrée. Il avait les tigrures caractéristiques de sa sous-espèce, mais son corps différait de celui de la génération précédente. Sa morphologie semblait plus humaine… ce qui ne le rendait pas plus sympathique pour autant. Un autre accouplant au ventre enflé, puis deux autres, arrivèrent d’un pas lourd dans la chambre. Alors, Davlin sut ce qui allait se passer. Le spécex de Llaro avait gagné le dernier conflit. Les accouplants victorieux s’étaient gavés pendant des heures, arpentant le champ de bataille pour accaparer le matériel génétique des soldats du spécex rival. À présent, les huit accouplants étaient là, éclaboussés de sang, leur carapace, leurs pinces et leurs membres encroûtés de sécrétions séchées. Afin de gagner la guerre des ruches, le spécex devait multiplier ses effectifs, de nouveau. La dernière fisciparité remontait à une date récente, mais après que les accouplants précédents avaient dévoré les colons de Llaro, la vague suivante de Klikiss était rapidement arrivée à maturation, engloutissant chaque parcelle de nourriture dans la cité. Le nouveau spécex avait grossi à une vitesse extraordinaire. À présent, il devait poursuivre son expansion. Et Davlin apporterait son écot. Les guerriers le jetèrent sans cérémonie à l’intérieur de la chambre. À leur tour, les accouplants le traînèrent sur le sol rugueux, laissant un sillage de sang frais. Puis, Davlin vit le spécex. Le cerveau de la ruche était un épouvantable agglomérat qui n’allait pas sans évoquer des asticots grouillant sur un cadavre en décomposition. Cet amas de larves occupait le centre de la chambre, telle une sculpture abstraite. Il bougea, et ce qui lui tenait lieu de tête se redressa pour se tourner vers Davlin. L’homme perçut la terrible mais incompréhensible intelligence qui se nichait quelque part au sein de la masse mouvante. Le spécex l’observa comme s’il savait exactement qui il était, qu’il connaissait tout de son passé et de ses secrets. Possédait-il des souvenirs résiduels des colons de Llaro ? Même si c’était le cas, Davlin n’escomptait aucune pitié. Il tenta de se remettre d’aplomb, mais il ne put tenir en équilibre sur sa jambe brisée. — Que me veux-tu ?… Que nous veux-tu à tous ? La chambre s’emplit d’un bruissement assourdissant, comme s’il se trouvait au milieu d’une nuée de sauterelles. Davlin n’obtint aucune réponse, du moins rien qu’il puisse comprendre. L’intensité du fond sonore s’amplifia. Son sang coulait sur le sol sans discontinuer. Un voile noir s’abattit devant ses yeux, et seule sa volonté inébranlable lui permit de ne pas s’évanouir. — Qu’est-ce que tu veux ? cria-t-il de nouveau. Il sentait les pensées du cerveau de la ruche assaillir son esprit comme une bourrasque bien réelle. Son crâne le faisait souffrir. Derrière lui, des ouvriers recouvrirent l’ouverture de ciment résineux, l’emmurant dans la chambre du spécex en compagnie des accouplants. Ceux-ci restèrent comme au garde-à-vous, dans l’expectative de quelque chose. Davlin songea à s’enfuir, mais il n’avait nulle part où aller. Il refusait de renoncer. — Les humains ne méritent pas cela, dit-il. Nous n’avons jamais été vos ennemis. Essayez de nous comprendre avant de nous détruire, car nous riposterons ! La masse composite entreprit alors de se dissocier. Des centaines de milliers de vers – des larves de diverses sous-espèces – s’égaillèrent. Le spécex perdit sa cohésion pour devenir une multitude vorace. Les éléments affamés se tortillèrent en direction de Davlin. Mais avant, ils rencontrèrent les accouplants qui attendaient, résignés. En les dévorant, ils se mueraient en monstres subtilement différents de la génération antérieure, plus forts, plus agressifs. Mais pour l’instant, chacun d’eux était petit et faible. Davlin usa de ses poings pour écraser chacune des larves qui l’atteignaient. Mais c’était comme tenter d’arrêter la pluie en attrapant les gouttes une par une. Au milieu de ce qui avait été le corps mouvant du spécex, il aperçut une larve de forme différente. Celle-ci se dressait tel un cobra miniature, et Davlin comprit d’instinct qu’elle constituait la progéniture du spécex de la génération à venir. La créature tourna ses yeux luisants dans sa direction, pour les poser directement sur son visage. Le spécex voulait l’absorber, lui. D’autres larves déferlèrent en rampant. Les accouplants attendaient, leurs pattes articulées largement écartées, leurs élytres ouverts pour permettre l’accès à la chair en dessous. Subitement, Davlin repéra un éclat métallique sur le sol : une boîte rectangulaire pas plus grande que la paume de sa main. La boîte à musique de Margaret. Il connaissait son étrange pouvoir sur les Klikiss, aussi roula-t-il hors de portée des larves, sans tenir compte de la douleur qui fouaillait son dos, ses côtes et sa jambe. Il tenta d’attraper l’instrument, mais l’un des accouplants s’en empara brusquement, pour le réduire en miettes métalliques. Le dernier tintement qu’il produisit n’avait rien de musical. Le désespoir envahit enfin Davlin. Il s’écroula en arrière et leva la tête juste à temps pour apercevoir des vagues de larves recouvrir le corps tigré des accouplants. Elles se creusèrent des galeries dans la chair tendre, mastiquant, digérant. La myriade de créatures eut tôt fait de s’occuper des huit accouplants, dont les grandes carcasses s’effondrèrent pour former des tas de débris gluants, semblables à du bois flotté rejeté par la marée. Lorsque la larve du spécex approcha de lui, Davlin ne recula pas. Bien au contraire, il se jeta en avant, passant outre la douleur. Il avait été entraîné pour combattre, pour tuer, non pour se rendre. Il enroula ses mains autour de la créature, mais celle-ci glissait et fourmillait, comme si elle était parcourue d’électricité liquide, de pensées tangibles. Davlin l’empoigna. Mais au lieu de chercher à s’échapper, la larve s’enroula autour de lui. La lutte qui s’engagea entre eux était autant mentale que physique. Davlin ne lâcha pas prise, et le spécex immature commença à vaciller. Jamais il n’avait rencontré une force psychique et une volonté si intenses… seulement de la peur. Et le cerveau de la ruche encore malléable fut obligé de changer. Davlin savait qu’il ne survivrait pas, mais cela ne signifiait pas qu’il acceptait la défaite. Puis les larves le submergèrent de leur masse. 144 Jess Tamblyn Lorsqu’ils atteignirent enfin Charybde, Jess et Cesca ne trouvèrent plus qu’une ruine fumante. L’atmosphère de la planète isolée était épaisse, empoisonnée d’acides et de nuages sulfureux. Les rochers, jadis submergés, étaient à présent desséchés et noircis. Les océans entiers avaient bouilli jusqu’à complète évaporation. Les wentals qui les constituaient avaient été éradiqués. — C’est comme si l’enfer était descendu jusqu’ici, dit Jess d’une voix qui n’était qu’un murmure hagard. Ces paroles n’étaient pas nécessaires. Cesca était aussi horrifiée que lui. — On ne peut pas les laisser comme ça. Il faut faire quelque chose. — Oui, Cesca. Oh, oui. — Oui, il faut changer les choses, émirent les wentals. Par votre intermédiaire, nous redeviendrons forts. Peut-être suffisamment. Ils avaient appris ce qui s’était passé en recevant les pensées des entités martyrisées depuis cet endroit. Jess avait eu besoin de toute la force élémentale de son corps pour refouler l’attaque furieuse qui, par ricochet, avait failli porter leur vaisseau d’eau et de nacre à ébullition. Ils étaient en vie, mais il ne croyait pas qu’ils resteraient longtemps en sécurité. Jusque-là, Cesca et lui avaient senti la force extraordinaire des entités aqueuses qui tourbillonnaient autour d’eux. À présent, ils éprouvaient des vagues de douleur et de chagrin, par le seul fait de se tenir dans les ruines de Charybde. C’était ce que devaient ressentir les wentals quand ils étaient déchiquetés et dispersés, leurs molécules projetées dans le cosmos. Et ce qu’ils éprouvaient quand ils étaient traînés, hurlant silencieusement, dans la couronne ardente d’un soleil. Jess et Cesca émergèrent, tout tremblants, de leur vaisseau-bulle : les deux seuls êtres vivants sur une planète stérilisée. L’eau récupérée dans la nébuleuse restait protégée à l’intérieur de la membrane d’énergie. Certains cratères abritaient des étangs bouillonnants, mais cette eau-là était morte. La force vitale des wentals avait été purgée de l’eau qui restait sur Charybde. Les nuages étaient lourds et suffocants, comme autant de cadavres de wentals gisant dans le champ de bataille céleste. L’énergie déchaînée par les faeros était inimaginable. Jess n’arrivait pas à comprendre la fureur qui avait agité les entités ignées. — Pourquoi ont-ils fait ça ? demanda Cesca en pleurant, et Jess dut la soutenir. Même l’énergie wentale des larmes qui filtraient de ses paupières ne serait pas assez puissante pour faire renaître la vie ici. Charybde resterait-elle donc polluée à jamais ? — Pourquoi veulent-ils détruire les wentals ? — Parce qu’ils sont le chaos. Parce qu’ils sont le feu. La colère se diffusa en Jess jusqu’à sa moelle. — Cette explication ne suffit pas. Pas pour moi. Jess se souvenait de l’équilibre surnaturel qui existait entre l’ordre et le chaos, l’entropie et la construction, la vie et la non-vie. Mais ce n’était pas une raison. Il marcha pieds nus sur les pierres noires et poussiéreuses. — Il n’y a pas de raison, mais c’est comme ça. Nous devons nous dresser contre eux. Et c’est ce que nous ferons ! (Il inspira pour emplir sa poitrine de la vapeur résiduelle, le dernier souffle des wentals disparus. Pour une raison ou pour une autre, il sentit la force grandir en lui.) Peu importe jusqu’à quel point cette planète a été dévastée : nous ramènerons les wentals sur Charybde. Nous réunirons ceux qui se trouvent encore éparpillés à travers le Bras spiral. Je jure que jamais plus les faeros ne nous prendront par surprise. Une vague d’espoir et de détermination les emplit, le mari comme la femme. Et même les wentals en eux et dans le vaisseau-bulle recouvrèrent leur énergie. Jess comprit qu’ils ne faisaient pas face à la fin. Pas du tout. — C’est la guerre, dit-il. 145 Rusa’h l’Incarné des faeros Au cœur du Palais des Prismes : là était sa véritable place. Rusa’h flamboyait, répandant autour de lui le feu et la lumière au cœur de ce prisme grossissant. Son éclat se réfléchissait le long des parois de cristal pour illuminer l’extérieur tel un phare. La lumière sur Ildira était brillante. Fort brillante en vérité. À présent que les faeros avaient rallumé le soleil de Durris-B, la gloire de l’Empire serait plus forte que jamais. Au-dessus de Mijistra, les entités ignées s’étaient gavées de plus de dix mille flâmes issues d’autant d’Ildirans aussi impuissants qu’aveugles à la destinée. Son peuple. À présent, chacun d’eux appréhendait la vérité de la Source de Clarté, le feu purificateur. Si seulement ils avaient écouté avant… Mais il avait enfin la force de les contraindre à écouter. Il n’avait pas l’intention de détruire cette grande cité, mais de la sauver. La purifier. Hélas, le chrysalit, son trône légitime, n’avait pas supporté la splendeur de sa présence. Il gisait sur le sol en une flaque de métaux précieux fondus et de débris cendreux. À l’intérieur du palais, tout était brûlé, mort. Il se sentait rassasié… pour l’instant. L’attaque de l’adar Zan’nh lui avait coûté deux bolides ignés. Mais en surplomb du Palais des Prismes, les autres se mirent à enfler en palpitant. À se reproduire, enfin. Ils commencèrent à se scinder, d’abord en deux, puis en quatre, emplissant peu à peu le ciel ildiran. Pendant ce temps, le reste des faeros s’étaient engagés dans de grandes batailles contre les wentals. La guerre finale ne faisait que commencer. Grâce au prêtre Vert qui habitait ici, celui qui avait tissé son propre réseau de télien, Rusa’h avait découvert une nouvelle voie, qui menait droit à la forêt-monde. Il y projeta ses pensées comme autant de traits enflammés. Les entités ignées se précipitèrent à sa suite le long des rayons-âmes, jusqu’à ce qu’il tombe sur le réseau bizarrement familier des prêtres Verts : leur télien. Dans le passé, des humains avaient réussi à se connecter au thisme ildiran. Mais à présent, Rusa’h fondait, irrésistiblement, sur l’esprit des prêtres via les connexions libres que Kolker et ses disciples avaient involontairement créées. Il en trouva un, puis un autre, et un autre encore. Le feu invisible se rua vers le cœur de la forêt-monde. 146 Celli Les arbremondes l’enveloppèrent en une étreinte verdoyante. Celli eut l’impression d’être submergée de feuilles et de rameaux, de vrilles et de racines. Une brève sensation de peur, d’étouffement… puis la forêt entière, le monde entier, l’univers entier s’ouvrit à elle. Au cours de la métamorphose, elle flotta loin de son corps, son esprit parcourant les sentiers infinis des arbres interconnectés et des prêtres Verts tout autour du Bras spiral. Durant ce bref laps de temps dans l’esprit verdani, Celli observa et vécut plus de choses qu’en dix-neuf années de vie. Elle s’immergea dans des millénaires d’histoire, de batailles grandioses, de destruction et de défaites, les guerres contre les hydrogues et les faeros. Elle vit également des centaines de mondes à travers les yeux des prêtres Verts qui y résidaient. Le Bras spiral était plus merveilleux que tout ce qu’elle avait imaginé. Pendant des années, Beneto lui avait tant manqué, et voilà qu’elle était capable de le contacter directement dans son immense vaisseau verdani qui gardait Theroc depuis l’espace. Elle sentit qu’elle faisait partie de lui, perçut les gigantesques branches épineuses comme des prolongements de ses bras et de ses jambes. C’était fantastique ! Et dans son esprit, elle sentit Beneto qui riait avec elle. Après un temps indéterminé, qui aurait tout aussi bien pu durer quelques minutes ou plusieurs jours, Celli émergea du sous-bois. Elle sentit les mèches soyeuses de ses cheveux tomber. Le hâle cuivré de sa peau s’était mué en une teinte émeraude ; la caresse du soleil la picotait. Elle plia et déplia ses doigts, contempla ses bras, toucha son visage. Elle n’avait jamais pensé que la couleur verte pouvait être si belle. Elle était restée la même… mais en mieux, et dotée d’une plus grande compréhension. Euphorique, elle revint au pas de course au récif de fongus. Les kilomètres défilèrent comme dans un rêve, c’est à peine si elle sentait ses pieds toucher l’humus. Avec une énergie renouvelée, elle bondit sur une branche basse et commença à grimper. Telle une créature arboricole, elle progressa d’une branche à l’autre, tournoyant, volant, sautant puis atterrissant. La danse-des-arbres n’avait jamais été comme ça avant ! Il lui semblait que la forêt tout entière l’étreignait, et qu’elle ne pourrait jamais tomber. Était-ce ce que ressentait Solimar à longueur de temps ? À présent, Celli jouissait – et partageait la joie – de ces mouvements d’une façon inédite. Et elle ne se perdrait jamais. Chaque élément de la forêt-monde était un élément d’elle-même. Via le télien, elle apprit beaucoup d’autres choses : des nouvelles du Bras spiral comme des nouvelles locales. Ah, Estarra avait donné naissance à son bébé ! Celli éprouva une pointe de déception de ne pas s’être trouvée là-bas, mais elle passerait beaucoup de temps avec le garçon, et l’aiderait du mieux possible. Elle sut que sa sœur et Peter allaient le nommer Reynald. Celli sentit une boule dans sa gorge. Bien sûr qu’ils le nommeraient Reynald ! Quand elle atteignit la clairière sous le récif de fongus, plusieurs prêtres Verts y étaient rassemblés, dont Yarrod et ses disciples. Le couple royal les regardait depuis un balcon élevé. Estarra tenait son bébé dans les bras, et oh ! ce sourire sur son visage ! Solimar arriva. Ils s’étreignirent, se reliant d’une toute nouvelle façon. Pendant qu’elle était encoconnée, elle l’avait contacté par télien, et ils avaient discuté avec animation. À présent qu’elle le voyait en chair et en os, la connexion semblait encore plus forte. Accoutumée au télien, elle sentit que les disciples de Yarrod se tenaient éloignés, séparés du reste du réseau. L’émerveillement passant peu à peu, elle se rendit compte de la perturbation au fond de son esprit. En effet, les verdanis étaient agités, inquiets… en colère… ou était-ce de la peur ? Quelque chose de sinistre et de dangereux rôdait dans le Bras spiral… Yarrod et les prêtres qu’il avait convertis semblaient y être plus sensibles. — Qu’y a-t-il, Solimar ? Est-ce que tu comprends cela ? Son ami secoua la tête. — Pas plus que les autres. Yarrod reste muet là-dessus. C’est quelque chose que seuls les convertis savent… Soudain, le corps de Yarrod se raidit et ses bras se tendirent le long de ses flancs, les doigts comme écartelés. Sa peau luisait d’une énergie intérieure. Dans une bouffée d’air surchauffé, il se transforma en une colonne de feu. Ses camarades s’embrasèrent à leur tour. Quelque chose courait le long de leurs liens mentaux… quelque chose contre quoi ils ne pouvaient se défendre. Yarrod et ses compagnons tombèrent sur le sol, réduits à de simples silhouettes de cendres. En orbite, les vaisseaux de guerre verdanis se mirent à tomber en vrille. Celli sentit Beneto qui luttait, puis les coupait, lui et son vaisseau, du reste de la forêt-monde. Alors, l’un des vaisseaux-arbres prit feu, même dans le vide de l’espace, comme une fièvre dans le sang. La douleur s’amplifia. Celli recula en titubant. Solimar fut tout de suite à ses côtés. Tous deux touchèrent l’écorce dorée des arbremondes, cherchant désespérément à se raccrocher à quelque chose. À aider les arbres à lutter. Les arbremondes ne pouvaient échapper au feu invisible qui se propageait à travers leur réseau. Autour de la clairière, six des plus grands arbres frémirent, puis commencèrent à laisser fuser de la vapeur. Les faeros avaient trouvé un moyen de pénétrer le réseau verdani, comme une étincelle jetée sur un fagot de bois sec. Le premier arbre atteint explosa en un pilier de feu. Les autres s’embrasèrent depuis les racines, mais sans se consumer : au lieu de cela, leur moelle irradiait des ondes de chaleur, qui enflammaient mais ne détruisaient pas. Des arbres de flammes. Les faeros s’étaient emparés d’eux et les possédaient. Mais ils épargnaient l’esprit de la forêt-monde. Telles des torches figées dominant la canopée, les six arbres flamboyèrent de plus en plus, et le reste de la forêt sembla reculer. Tandis que Celli et Solimar fuyaient à toutes jambes, l’incendie insatiable se répandit. Lexique ACCOUPLANT – La plus grande des sous-espèces de Klikiss, à la carapace argentée tigrée de noir. Les accouplants pourvoient le spécex en matériel génétique au cours de la fisciparité. ADAM, PRINCE – Prédécesseur de Raymond Aguerra, finalement jugé inapte. ADAMANT – Support d’écriture cristallin, utilisé pour les documents ildirans. ADAR – Le plus haut rang militaire au sein de la Marine Solaire ildirane. AGGLOMÉRAT D’HORIZON – Vaste amas stellaire près d’Ildira, où se trouvent Hyrillka ainsi que de nombreuses autres scissions. C’est là qu’a pris naissance la rébellion de Rusa’h. AGUERRA, CARLOS – Petit frère de Raymond. AGUERRA, MICHAEL – Petit frère de Raymond, le cadet. AGUERRA, RAYMOND – Jeune Terrien débrouillard, ancien nom du roi Peter. AGUERRA, RITA – Mère de Raymond Aguerra. AGUERRA, RORY – Petit frère de Raymond. ALEXA, MÈRE – Gouverneur de Theroc, épouse de Père Idriss et mère de Reynald, Beneto, Sarein, Estarra et Celli. ALINTAN – Ancien monde klikiss. ALLAHU, HAKIM – Responsable en chef de Rhejak. ALTURAS – Monde ildiran de l’Agglomérat d’Horizon, auparavant conquis par l’Imperator Rusa’h au cours de sa rébellion. ANDEZ, SHELIA – Soldat des FTD, retenue prisonnière par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. À présent sous les ordres du général Lanyan. ARBREMONDE – Arbre appartenant à la forêt interconnectée et semi-consciente de Theroc. ASSISTEURS – Kith de serviteurs personnels du Mage Imperator. ATTITRÉ – Fils de sang du Mage Imperator, administrateur d’un monde ildiran. ATTITRÉ EXPECTANT – Fils du Premier Attitré, appelé à remplacer comme Attitré un de ses oncles, les fils du précédent Mage Imperator. BACRABE – Prédateur arachnoïde de Corribus. BARTHOLOMÉ – Grand roi de la Terre, prédécesseur de Frederick. BEBOB – Petit nom de Branson Roberts, donné par Rlinda Kett. BEN – Premier Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. BENETO – Prêtre Vert, deuxième fils de Père Idriss et Mère Alexa, tué par les hydrogues sur Corvus, mais recréé par la forêt-monde sous forme de golem ligneux. Plus tard, il a rejoint un vaisseau verdani. BÉRET D’ARGENT – Membre des forces spéciales d’élite des FTD. BRAS SPIRAL – Partie de la Voie lactée peuplée par l’Empire ildiran et les colonies terriennes. BRINDLE, CONRAD – Père de Robb Brindle, officier à la retraite revenu en service actif. Il a aidé Jess Tamblyn à secourir les prisonniers des hydrogues retenus au cœur d’une géante gazeuse. BRINDLE, NATALIE – Mère de Robb Brindle ; officier à la retraite revenu en service actif. BRINDLE, ROBB – Jeune lieutenant-colonel des FTD, camarade de Tasia Tamblyn, capturé par les hydrogues sur Osquivel, puis sauvé par Jess Tamblyn. BURTON – Vaisseau-génération de la Terre, perdu corps et biens. Ses descendants servent de sujets d’expérience aux Ildirans pour un projet d’élevage secret. CAIN, ELDRED – Adjoint et héritier présomptif de Basil Wenceslas, pâle et glabre, collectionneur d’art. CARBO-DISRUPTEUR – Arme des FTD, capable de rompre les liaisons moléculaires carbone-carbone. CELLI – Fille cadette de Père Idriss et Mère Alexa. CHALOUP – Petit bateau à moteur peu puissant, utilisé sur Rhejak. CHAN – Clan de Vagabonds. CHAN, MARLA – Voir Tylar, Marla Chan. CHARYBDE – La première planète aquatique sur laquelle Jess a disséminé les wentals. CHATISIX – Petit félin sauvage vivant sur Ildira. Yazra’h, la fille de Jora’h, en possède trois. CHRISTOPHER – Quatrième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. CHRYSALIT – Trône déformable du Mage Imperator ildiran. CJELDRE – Ancien monde klikiss colonisé par les humains. CLARIN, ROBERTO – Ancien administrateur du Dépôt du Cyclone, capturé par les FTD et emmené sur Llaro, où il est devenu le chef manifeste des Vagabonds prisonniers. CLEE – boisson chaude fabriquée à partir de cosses à graines d’arbremonde. COHORTE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane constitué de sept maniples, soit trois cent quarante-trois navires (voir Tal). COLICOS, ANTON – Fils de Margaret et Louis Colicos, traducteur et étudiant en histoires épiques, envoyé dans l’Empire ildiran étudier La Saga des Sept Soleils. Il a failli être tué sur Maratha par les robots klikiss ; seuls Vao’sh et lui ont survécu. COLICOS, LOUIS – Xéno-archéologue, époux de Margaret Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, tué par les robots klikiss sur Rheindic Co. COLICOS, MARGARET – Xéno-archéologue, épouse de Louis Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, disparue à travers un transportail au cours de l’attaque des robots klikiss sur Rheindic Co. Elle a vécu parmi les Klikiss. COMPAGNIE RHEJAKIENNE – Usine d’extraction marine sur Rhejak. COMPER – Acronyme de COMPagnon Électro-Robotique. Serviteur robot doué d’intelligence, de petite taille, existant en différents modèles : Amical, Précepteur, Domestique, Institutrice, Confident, etc. COMPTOR – Scission ildirane évacuée devant la menace des hydrogues. CONFÉDÉRATION – Nouvelle entité politique, concurrente de la Ligue Hanséatique terrienne et dirigée par le roi Peter, qui réunit les colonies séparatistes de la Hanse, les Vagabonds et le monde de Theroc. CONSTANTIN III – Planète des tempêtes abritant une usine vagabonde d’extraction de polymères et de matières premières ; connue pour ses matériaux ignifuges rares. CONVOYEUR – Vaisseau vagabond utilisé pour la livraison de cargaisons d’ekti provenant des stations d’écopage. CONVULSEUR – Arme incapacitante des FTD. CORRIBUS – Ancien monde klikiss, où les Colicos ont découvert le Flambeau klikiss, et devenu l’une des premières implantations de la nouvelle vague coloniale hanséatique. CORVUS – Colonie hanséatique anéantie par les hydrogues. COTRE – Petit navire de la Marine Solaire ildirane. COVITZ, JAN – Cultivateur de champignons sur Dremen, père d’Orli, volontaire pour la première vague de colonisation d’anciens mondes klikiss par transportail. Il est parti sur Corribus à cette occasion, et y a été tué par des robots klikiss. COVITZ, ORLI – Jeune colon de Dremen, elle a accompagné son père Jan lors de la première vague de colonisation d’anciens mondes klikiss par transportail. Plus tard, elle est partie sur Llaro rejoindre les réfugiés de Crenna. CRENNA – Scission ildirane abandonnée et recolonisée par les humains, où se sont installés Davlin Lotze et Branson Roberts ; gelée lorsque les hydrogues et les faeros ont détruit son soleil. CROISEUR LOURD – Classe des plus gros cuirassés ildirans. CURIOSITÉ AVIDE – Vaisseau marchand de Rlinda Kett. CYCLOPLANE – Engin volant bricolé à partir de moteurs et de charpentes de récupération, et garni d’ailes multicolores de lucanes géants. CYROC’H – Précédent Mage Imperator, père de Jora’h. CZIR’H – Attitré expectant de Dzelluria, premier dirigeant à tomber face à la rébellion de Rusa’h. DANIEL, PRINCE – Candidat sélectionné par la Hanse pour le remplacement éventuel de Peter, abandonné sur Béatitude, un monde colonisé par les Nouveaux Amish. DANSEURS-DES-ARBRES – Acrobates artistiques des forêts theroniennes. DARO’H – Attitré expectant de Dobro après la mort du Mage Imperator Cyroc’h, devenu plus tard Premier Attitré de l’Empire ildiran. DD – Comper affecté jadis aux fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. Capturé par le robot klikiss Sirix, il s’est échappé via un transportail pour rejoindre Margaret Colicos. DÉBARQUEUR – Vaisseau de transport rapide des FTD. DÉPÔT DU CYCLONE – Dépôt de carburant et centre commercial géré par les Vagabonds, situé sur un point d’équilibre gravitationnel entre deux astéroïdes évoluant sur des orbites proches. Détruit par les FTD. DIENTE, ESTEBAN – L’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la guerre des hydrogues. DIGIDISQUE – Unité de stockage informatique à haute capacité. DINDE – Voir Grosse Dinde. DIO’SH – Remémorant ildiran, assassiné par le précédent Mage Imperator après qu’il eut découvert la vérité sur la guerre des hydrogues ayant eu lieu jadis. DOBRO – Colonie ildirane où se situe un camp de reproduction entre humains et Ildirans. DOOLEY, JYM – Marchand vagabond présent sur Rhejak. DP – L’un des deux compers Amicaux ayant appartenu à l’amiral Crestone Wu-Lin et pris comme « élèves » par Sirix. DREMEN – Colonie terrienne, obscure et nuageuse, dont les principales productions sont le caviar au sel de mer et les champignons génétiquement modifiés. DRONE FRACASSEUR À IMPULSIONS – Arme des FTD contre les hydrogues, également appelée « frak ». DUBOV, YURI – Agriculteur de la colonie de Llaro. DURRIS – Système solaire ternaire composé d’une naine rouge orbitant autour d’un couple d’étoiles blanc et orange, les trois faisant partie des sept soleils d’Ildira. Durris-B a été détruit au cours de la guerre entre hydrogues et faeros. DZELLURIA – Planète ildirane de l’Agglomérat d’Horizon dirigée par l’Attitré Czir’h. Première conquête de Rusa’h. EA – Comper personnel de Tasia Tamblyn, détruit par les hydrogues et les robots klikiss. ÉCUMEUR DE NÉBULEUSES – Vaisseau à voiles géantes utilisé pour draguer l’hydrogène des nuages de nébuleuses. EKTI – Allotrope exotique d’hydrogène utilisé dans les propulseurs interstellaires ildirans. EMPIRE ILDIRAN – Vaste empire extraterrestre, civilisation majeure implantée dans le Bras spiral. ESTARRA – Deuxième fille et quatrième enfant de Père Idriss et Mère Alexa. Actuelle reine de la Confédération, mariée au roi Peter dont elle attend un enfant. ÉTOURDISSEUR – Arme incapacitante des FTD. FAEROS – Entités intelligentes ignées, demeurant au sein des étoiles. FIÈVREFEU – Épidémie de peste des légendes ildiranes. FISCIPARITÉ – Phase de reproduction des sous-ruches klikiss. FITZPATRICK, MAUREEN – Ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, grand-mère de Patrick Fitzpatrick III (voir Virago). FITZPATRICK III, PATRICK – Officier véreux des Forces Terriennes de Défense, protégé du général Lanyan. Présumé mort après la bataille d’Osquivel, il a en fait été capturé par les Vagabonds des chantiers spationavals de Del Kellum. Tombé amoureux de Zhett Kellum, il a quitté les FTD, a volé le yacht spatial de sa grand-mère, et est parti à la recherche des Vagabonds. FLAMBEAU KLIKISS – Arme conçue par l’espèce disparue des Klikiss pour faire imploser des géantes gazeuses et créer de nouvelles étoiles. FLMES – Connexions du réseau mental des faeros, équivalent des rayons-âmes ildirans. FLAMMARIUM – Bâtiment ildiran dévolu aux crémations rituelles. FOI AVEUGLE – Vaisseau de Branson Robert, détruit en fuyant la Terre. FORCES TERRIENNES DE DÉFENSE, abrév. FTD – Armée spatiale terrienne dirigée par le général Kurt Lanyan, dont le quartier général se situe sur Mars, mais dont la juridiction dépend de la Ligue Hanséatique terrienne. (Voir Terreux.) FORÊT-MONDE – Forêt interconnectée et semi-consciente basée sur Theroc. FOYER DE LA MÉMOIRE – Siège du kith des remémorants, où La Saga des Sept Soleils est rédigée et mémorisée. FREDERICK, ROI – Prédécesseur du roi Peter, assassiné par un émissaire hydrogue. FTD – Voir Forces Terriennes de Défense. GALE’NH – Troisième enfant hybride de Nira Khali, fils de l’adar Kori’nh. GAROA – Monde ildiran de l’Agglomérat d’Horizon, autrefois conquis par Rusa’h. GEORGE, ROI – Deuxième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. GITAN – Yacht spatial, volé à sa grand-mère par Patrick Fitzpatrick III (qui lui a donné ce nom) pour lui permettre de rechercher Zhett Kellum. GOFF, BORIS – Chef vagabond d’une station d’écopage sur Golgen. GOLD, SULLIVAN – Administrateur du moissonneur d’ekti hanséatique de Qronha 3, retenu prisonnier sur Ildira. GOLGEN – Géante gazeuse où la station du Ciel Bleu fut détruite. Recolonisée par les Vagabonds, en particulier le clan Kellum, pour l’écopage d’ekti. GRAND ROI – Figure emblématique de la Ligue Hanséatique terrienne. GRILLON POILU – Rongeur inoffensif au poil touffu vivant sur Corribus. GROSSE DINDE – Expression désobligeante utilisée par les Vagabonds pour désigner la Ligue Hanséatique terrienne. GUIDE LUMINEUX – Philosophie et religion des Vagabonds, force guidant leur vie personnelle. HANSE – Voir Ligue Hanséatique terrienne. HAPHINE – Géante gazeuse autrefois infestée par les hydrogues. HAUTESPHÈRE – Dôme principal du Palais des Prismes, sur Ildira. Il abrite des plantes, des insectes et des oiseaux exotiques, dans un jardin suspendu au-dessus de la salle du trône du Mage Imperator. HHRENNI – Système solaire abritant les astéroïdes-serres du clan Chan. HIFUR – Monde klikiss abandonné, reconquis par les robots noirs. HREL-ORO – Colonie ildirane minière au climat aride, essentiellement habitée par des membres du kith des squameux, dévastée au cours d’une attaque hydrogue. HUCK, TABITHA – Ingénieur en poste à bord du moissonneur d’ekti de Sullivan Gold sur Qronha 3. Retenue prisonnière sur Ildira, elle a décidé d’utiliser ses talents pour aider les Ildirans dans la guerre contre les hydrogues. HYDREUX – Terme injurieux pour hydrogue. HYDROGUES – Extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses. HYRILLKA – Colonie ildirane de l’Agglomérat d’Horizon, où a débuté la rébellion de Rusa’h. Les robots klikiss furent redécouverts sur une des lunes de la planète. IDRISS, PÈRE – Gouverneur de Theroc, époux de Mère Alexa et père de Reynald, Beneto, Sarein, Estarra et Celli. ILDIRA – Planète mère de l’Empire ildiran, illuminée par les sept soleils. ILDIRANS – Extraterrestres humanoïdes, comptant plusieurs sous-espèces différentes, ou kiths. Ils forment l’Empire ildiran. ILKOT – Robot klikiss compagnon de Sirix. JACK – Quatrième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. JARDIN DES STATUES DE LA LUNE – Exposition de sculptures topiaires autour du Palais des Murmures, sur Terre. JAZER – Arme à énergie utilisée par les FTD. JEN’NH – Septar de la flotte de Tal O’nh. JONAS 12 – Planétoïde gelé ayant abrité une base minière vagabonde avant d’être détruit par les robots klikiss. JORA’H – Mage Imperator de l’Empire ildiran. JUPITER – Vaisseau amiral des FTD de classe Mastodonte, commandé par l’amiral Willis, à la tête du bataillon du septième quadrant. KAMAROV, RAVEN – Vagabond, capitaine d’un cargo détruit au cours d’un raid secret des FTD. KELLUM, DEL – Chef d’un clan de Vagabonds, responsable des chantiers spationavals d’Osquivel et d’une station d’écopage sur Golgen. KELLUM, ZHETT – Fille de Del Kellum, amoureuse de Patrick Fitzpatrick III. KETT, RLINDA – Négociante, capitaine du Curiosité Avide. KHALI, NIRA – Prêtresse Verte. Amante du Premier Attitré Jora’h, et mère de leur fille hybride Osira’h. Prisonnière du camp de reproduction de Dobro, puis libérée. KITH – Sous-espèce ildirane. Un de ses représentants. KLIKISS – Ancienne race insectoïde disparue depuis longtemps du Bras spiral en laissant ses cités désertes. KOLKER – Prêtre Vert, ami de Yarrod, en poste à bord du moissonneur d’ekti commandé par Sullivan Gold sur Qronha 3, retenu prisonnier par les Ildirans. KORI’NH, ADAR – Chef de la Marine Solaire ildirane, tué lors d’une attaque suicide contre les hydrogues sur Qronha 3. KO’SH – Scribe en chef du kith des remémorants. LANCE-FOUDRE – Plate-forme d’armement mobile des FTD. LANYAN, GÉNÉRAL KURT – Commandant des Forces Terriennes de Défense. LENTILS – Kith ildiran de prêtres philosophes. Les lentils guident les Ildirans égarés, par l’interprétation des conseils dispensés via le thisme. LIGUE HANSÉATIQUE TERRIENNE – Gouvernement de type commercial en vigueur sur Terre et dans ses colonies. LIONA – Prêtresse Verte affectée sur la station d’écopage de Del Kellum sur Golgen, puis dans les chantiers spationavals d’Osquivel. LLARO – Monde klikiss abandonné où les FTD ont regroupé les prisonniers de guerre vagabonds. Nouveau foyer d’Orli Covitz et des survivants de Crenna. LOTZE, DAVLIN – Exosociologue de la Hanse. Envoyé sur Crenna comme espion, puis sur Rheindic Co où il a découvert comment utiliser les transportails klikiss. Plus tard, après avoir quitté son poste, il est parti sur Llaro en compagnie des autres réfugiés de Crenna. LUCANE GÉANT – Insecte volant très coloré de Theroc, semblable à un gigantesque papillon, parfois domestiqué. MAGE IMPERATOR – Dieu-Empereur de l’Empire ildiran. MANIPLE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane composé de sept septes, soit quarante-neuf navires. MANTA – Croiseur des FTD de moyen tonnage. MARATHA – Planète de villégiature ildirane, où le cycle des jours et des nuits est très long. MARATHA PRIME – Principale cité sous dôme, située sur un continent de Maratha, détruite par les robots klikiss. MARATHA SECONDA – Deuxième cité de Maratha, située aux antipodes de Maratha Prime, détruite par les robots klikiss. MARINE SOLAIRE ILDIRANE – Flotte spatiale militaire de l’Empire ildiran. MASTODONTE – Classe de grand vaisseau de guerre faisant partie des Forces Terriennes de Défense. MCCAMMON, CAPITAINE RICHARD – Chef des gardes royaux au Palais des Murmures. MÉDUSA – Créature marine géante à tentacules vivant en troupeaux dans l’océan de Rhejak. Sa coquille est assez grande pour servir d’habitation, et sa chair est très prisée. MERDRE – Juron humain. MIJISTRA – Capitale de l’Empire ildiran, sur Ildira. MOISSONNEUR D’EKTI – Station d’écopage d’ekti fabriquée par la Hanse. MUREE’N – Cinquième et dernier enfant hybride de Nira Khali, fille d’un garde ildiran. NAHTON – Prêtre Vert en poste à la cour du Palais des Murmures, sur Terre. NEF-ESSAIM – Vaisseau klikiss de grande taille. NIALIE – Variété de plante-phalène d’Hyrillka, d’où est tirée le shiing, une drogue. NIRA – Voir Khali, Nira. NOUVEL-ENGENDRÉ – Nouvelle sous-espèce klikiss produite par une fisciparité. OKIAH, JHY – Vagabonde, précédente Oratrice des clans, décédée sur Jonas 12. OKIAH, KOTTO – Fils cadet de Jhy Okiah, inventeur intrépide et excentrique. O’NH, TAL – Le second plus haut gradé de la Marine Solaire ildirane. L’un de ses yeux a été remplacé par un joyau enchâssé dans son orbite. ORATEUR – Chef politique vagabond. ORBE DE GUERRE – Vaisseau d’attaque sphérique hydrogue, à coque de diamant. OSIRA’H – Fille de Nira Khali et Jora’h, engendrée pour obtenir un talent de télépathe hors du commun. OSQUIVEL – Géante gazeuse dotée d’anneaux, un lieu tenu secret abritant des chantiers spationavals vagabonds. OSQUIVEL – Vaisseau de transport affrété pour sauver les Vagabonds prisonniers sur Llaro. OTEMA – Prêtresse Verte, ancienne ambassadrice de Theroc sur Terre, envoyée sur Ildira. Assassinée par le Mage Imperator Cyroc’h. OX – Comper de modèle Précepteur. L’un des plus vieux robots de la Terre, utilisé jadis sur le Peary, professeur puis conseiller du roi Peter. Sa mémoire a été en grande partie effacée au cours de l’évasion de Peter et Estarra de la Terre. PALAIS DES MURMURES – Siège du gouvernement de la Hanse, sur Terre. Célèbre pour sa magnificence. PALAIS DES PRISMES – Résidence du Mage Imperator, sur Ildira. PALAWU, HOWARD – Conseiller scientifique en chef du roi Peter. Disparu alors qu’il faisait des recherches sur la technologie des transportails klikiss. PEMMIPAX – Ration alimentaire traitée pour se conserver des siècles. PÈRARQUE – Figure emblématique de la religion de l’Unisson, sur Terre. PERONI, CESCA – Vagabonde, Oratrice de tous les clans, formée par Jhy Okiah. Cesca a été fiancée à Ross Tamblyn, puis à Reynald, de Theroc, mais a toujours été amoureuse de son frère Jess. Imprégnée de la puissance des wentals, elle a rejoint Jess et l’assiste. PERONI, DENN – Marchand vagabond, père de Cesca. PERSÉVÉRANCE OBSTINÉE – Vaisseau du Vagabond Denn Peroni. PETER, ROI – Successeur du Vieux roi Frederick, marié à Estarra, il s’est échappé de la Terre pour fonder la Confédération sur Theroc. PIKE, ZEBULON CHARLES – L’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la guerre des hydrogues. PLUMAS – Lune gelée dotée de profonds océans liquides, où se trouvent les installations de puisage d’eau du clan Tamblyn. Presque détruite par le wental corrompu ayant occupé le corps de Karla Tamblyn. PREMIER ATTITRÉ – Fils aîné et héritier présomptif du Mage Imperator ildiran. PRÉPARATEURS – Kith ildiran des assistants funéraires. PRÊTRE VERT – Serviteur de la forêt-monde, capable d’utiliser les arbremondes comme moyen de communication instantanée (voir Télien). PTORO – Géante gazeuse, où se trouvait la station d’écopage du clan Tylar. PYM – Monde klikiss abandonné, puis recolonisé grâce à la campagne de colonisation hanséatique. QRONHA – Système binaire proche, formant deux des sept soleils d’Ildira. Abrite deux planètes habitables et une géante gazeuse, Qronha 3, où les stations d’écopage d’ekti ont été détruites par les hydrogues. QT – L’un des deux compers Amicaux ayant appartenu à l’amiral Crestone Wu-Lin et pris comme « élèves » par Sirix. QUARTIER DU PALAIS – Zone où se trouvent les locaux du gouvernement de la Hanse, autour du Palais des Murmures, sur Terre. RAJANI – L’un des clans de Vagabonds ayant investi dans l’exploitation de Constantin III. RAJAPAR – Ancien monde klikiss. RAYONS-MES – Connexions du thisme émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator ainsi que le kith des lentils (voir ce mot) sont capables de les voir. RÉCIF DE FONGUS – Excroissance d’arbremonde sculptée par les habitants de Theroc pour former leur habitat. RELLEKER – Colonie hanséatique, jadis lieu de villégiature réputé, détruit par les hydrogues. REMÉMORANT – Kith ildiran ayant la fonction de conteur historien. RÉMORA – Petit vaisseau d’attaque des FTD. RENDEZ-VOUS – Grappe d’astéroïdes habités, siège du gouvernement vagabond tenu secret, détruit par les FTD. RETRIEUSE – Trieuse d’adduction, pièce de filtrage essentielle de l’usine de la Compagnie rhejakienne. REYNALD – Fils aîné de Père Idriss et Mère Alexa, tué au cours d’une attaque des hydrogues sur Theroc. RHEINDIC CO – Monde klikiss abandonné, devenu la base du transit des Forces Terriennes via le réseau de transportails. RHEJAK – Ancienne colonie hanséatique, monde aquatique parsemé de récifs et peuplé de gardiens de médusas et de pêcheurs. Principaux produits : extraits de varech, perles-de-récif, métaux rares et composés chimiques. RIDEK’H – Jeune Ildiran, nouvel Attitré d’Hyrillka. ROBERTS, BRANSON – Ex-mari et associé de Rlinda Kett, surnommé par celle-ci « BeBob ». ROBOTS KLIKISS – Robots noirs de grande taille, ressemblant à des coléoptères et doués d’intelligence, construits par les Klikiss. ROCHER DE BARRYMORE – Dépôt de carburant vagabond isolé. ROD’H – Fils hybride de l’Attitré de Dobro et de Nira Khali, deuxième enfant de celle-ci. RUIS, LUPE – Maire de l’ancienne colonie humaine de Crenna. RUSA’H – Ancien Attitré d’Hyrillka devenu fou, meneur d’une révolte avortée contre le Mage Imperator Jora’h. Il a précipité son vaisseau dans le soleil d’Hyrillka plutôt que de se laisser capturer, et a fusionné avec les faeros. RUVI, RICO – Administrateur du transportail de Rheindic Co. SACHS – L’un des clans de Vagabonds ayant investi dans l’exploitation de Constantin III. SACHS, ANDRINA – Administratrice de la colonie de Constantin III. SAGA DES SEPT SOLEILS, LA – Épopée historique et légendaire de la civilisation ildirane, développée pendant des millénaires. SAN LUIS, ZIA – L’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la guerre des hydrogues. SANDOVAL – Clan de Vagabonds. SAREIN – Fille aînée de Père Idriss et Mère Alexa, ambassadrice de Theroc sur Terre, où elle est devenue la maîtresse de Basil Wenceslas. SCHOLLD – Ancien monde klikiss réinvesti par les robots klikiss. SCISSION – Colonie ildirane disposant de la population minimale requise pour le thisme. SEPTAR – Commandant d’une septe. SEPTE – Petite escadre de sept vaisseaux de la Marine Solaire ildirane. SHANA REI – Légendaires « créatures des ténèbres » de La Saga des Sept Soleils. SHONOR – Scission ildirane de l’Agglomérat d’Horizon, autrefois conquise par Rusa’h. SIÈGE DE LA HANSE – Immeuble pyramidal proche du Palais des Murmures, sur Terre, où se réunit le gouvernement de la Ligue Hanséatique terrienne. SIRIX – Robot klikiss meneur de la révolte des robots contre les humains. Ravisseur de DD. SOLIMAR – Jeune prêtre Vert, mécanicien et danseur-des-arbres. Compagnon de Celli. SOURCE DE CLARTÉ – Version ildirane du paradis : un royaume situé dans un plan de réalité supérieur, entièrement composé de lumière. Les Ildirans croient que de minces rayons de cette lumière percent notre univers, pour être répartis par le Mage Imperator parmi toute leur espèce via le thisme. SOUS-RUCHE – Colonie klikiss dirigée par un spécex. SPÉCEX – me, souverain et géniteur des sous-ruches klikiss. STATION D’ÉCOPAGE – Installation industrielle d’extraction d’ekti évoluant dans les nuages des géantes gazeuses, habituellement commandée par les Vagabonds. STEINMAN, HUD – Vieil explorateur de transportail, qui a découvert Corribus par cet intermédiaire et a choisi de s’y installer. Seul survivant avec Orli Covitz d’une attaque de robots noirs sur Corribus ; ils ont rejoint les réfugiés de Crenna sur Llaro. STROMO, LEV – Amiral des FTD, second du général Lanyan, tué lors de la révolte des compers Soldats. SURGEON – Jeune pousse d’arbremonde, souvent transportée dans un pot ornementé. TAL – Grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane : commandant de cohorte (voir ce mot). TAMBLYN, CALEB – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, JESS – Vagabond, deuxième fils de Bram Tamblyn, amoureux de Cesca Peroni. Son corps est imprégné de l’énergie des wentals. TAMBLYN, KARLA – Mère de Jess, morte gelée dans un accident, sur Plumas. Ranimée par un wental corrompu. TAMBLYN, ROSS – Vagabond, fils aîné de Bram Tamblyn. Chef de la station du Ciel Bleu, mort durant sa destruction, sur Golgen. TAMBLYN, TASIA – Vagabonde, fille de Bram Tamblyn, servant dans les FTD. Capturée par les hydrogues sur Qronha 3, puis libérée par Jess. TAMBLYN, TORIN – Un des oncles de Jess, frère jumeau de Wynn. TAMBLYN, WYNN – Un des oncles de Jess, frère jumeau de Torin. TAMO’L – Avant-dernier enfant hybride de Nira Khali et d’un lentil ildiran. TÉLIEN – Forme de communication instantanée pratiquée par les prêtres Verts. TEMPS PERDUS – Période historique oubliée, dont les événements étaient censés figurer dans une partie manquante de La Saga des Sept Soleils. TERREUX – Terme argotique pour désigner les soldats des FTD. TERY’L – Lentil ildiran, ami de Kolker, tué au cours d’une attaque hydrogue. THEROC – Planète végétale abritant la forêt-monde. THERONIEN – Habitant de Theroc. THISME – Réseau télépathique qui relie le Mage Imperator à la race ildirane. THOR’H – Fils aîné d’ascendance noble du Mage Imperator Jora’h. Il a trahi son père pour rejoindre la rébellion de Rusa’h. Il est mort sur Dobro. TOKAI – L’un des clans de Vagabonds ayant investi dans l’exploitation de Constantin III. TRANSPORTAIL – Désigne, chez les hydrogues comme chez les Klikiss, un système de transport de planète à planète, par téléportation instantanée. TRANSPORT DE TROUPES – Vaisseau de transport de la Marine Solaire ildirane. TYLAR, CRIM – Vagabond extracteur d’ekti, sur Ptoro, père de Nikko. TYLAR, MARLA CHAN – Vagabonde, ingénieur agronome spécialisée dans la culture sous serre, mère de Nikko, capturé par les FTD et détenu sur Llaro. TYLAR, NIKKO CHAN – Jeune pilote vagabond, fils de Crim et Marla. UDRU’H – Attitré de Dobro, deuxième fils noble du Mage Imperator. UNISSON – Religion commune soutenue par le gouvernement de la Terre, se consacrant à des activités officielles. UR – Comper vagabond de modèle Institutrice, détenu sur Llaro avec les prisonniers vagabonds. USK – Colonie hanséatique dissidente, principalement peuplée d’agriculteurs. VAGABONDS – Confédération informelle d’humains indépendants, principaux producteurs d’ekti, le carburant des moteurs interstellaires. VAO’SH – Remémorant ildiran, ami et protecteur d’Anton Colicos sur Ildira, survivant de l’attaque des robots noirs sur Maratha. VARDIAN, DREW – Chef de l’usine d’extraction de la Compagnie rhejakienne. VEDETTE – Vaisseau rapide monoplace de la Marine Solaire ildirane. VERDANIS – Conscience organique se manifestant par la forêt-monde de Theroc. VERSEAU – Vaisseau servant à la propagation des wentals, piloté par Nikko Chan Tylar. VILLESPHÈRE – Métropole flottante hydrogue de taille colossale. VIRAGO, LA – Surnom de l’ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, Maureen Fitzpatrick. WENCESLAS, BASIL – Président de la Ligue Hanséatique terrienne. WENTALS – Entités intelligentes, fondées sur le cycle de l’eau. WILLIS, SHEILA, AMIRAL – Commandant de bataillon des FTD du quadrant 7, et l’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la bataille contre les hydrogues au large de la Terre. WOLLAMOR – Ancien monde klikiss, recolonisé par les humains lors de la campagne de colonisation hanséatique des mondes klikiss. WU-LIN, CRESTONE – Amiral des FTD, mort pendant la rébellion des compers Soldats. WYVERNE – Grand prédateur volant de Theroc. XALEZAR – Ancien monde klikiss, recolonisé par les humains lors de la campagne de colonisation hanséatique. XIBA’H – Mage Imperator légendaire qui sollicita l’aide des faeros pour lutter contre les Shana Rei. YARROD – Prêtre Vert, plus jeune frère de Mère Alexa. YAZRA’H – Fille aînée de Jora’h dont elle est le garde du corps officiel. Toujours accompagnée de ses trois chatisix apprivoisés. YREKA – Ancienne colonie hanséatique ayant subi un blocus puis l’attaque des FTD avant de devenir un centre d’échanges commerciaux entre les Vagabonds et les colonies séparatistes. ZAN’NH, ADAR – Fils aîné de Jora’h, chef de la Marine Solaire ildirane. ZED KHELL – Ancien monde klikiss. Remerciements Au sixième tome de La Saga des Sept Soleils, les conseils et les compétences de mes collègues me sont toujours indispensables. Mes remerciements s’adressent en particulier à mes lecteurs et éditeurs : Rebecca Moesta, Jaime Levine, Louis Moesta, Diane Jones, Catherine Sidor, Libby Vernon et Kate Lyall-Grant ; mes agents John Silbersack, Robert Gottlieb et Claire Roberts du groupe Trident Media, et enfin mes illustrateurs Stephen Youll et Chris Moore. Du même auteur Aux éditions Bragelonne : La Saga des Sept Soleils : 1. L’Empire caché 2. Une forêt d’étoiles 3. Tempêtes sur l’Horizon 4. Soleils éclatés 5. Ombres et Flammes 6. Un essaim d’acier Chez Milady Graphics : Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – version comics Chez d’autres éditeurs : Avant Dune (avec Brian Herbert) : 1. La Maison des Atréides 2. La Maison Harkonnen 3. La Maison Corrino Dune, la Genèse (avec Brian Herbert) : 1. La Guerre des machines 2. Le Jihad Butlérien 3. La Bataille de Corrin Après Dune (avec Brian Herbert) : 1. Les Chasseurs de Dune 2. Le Triomphe de Dune Légendes de Dune (avec Brian Herbert) : 1. Paul le Prophète 2. Le Souffle de Dune Dune (autres titres, avec Frank et Brian Herbert) : La Route de Dune Star Wars : L’Académie Jedi : 1. La Quête des Jedi 2. Sombre Disciple 3. Les Champions de la Force Star Wars : Les Jeunes Chevaliers Jedi (avec Rebecca Moesta) : 14 volumes Star Wars (autres titres) : Le Sabre noir Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – version roman www.bragelonne.fr Collection Bragelonne SF dirigée par Tom Clegg Titre original : Metal Swarm Copyright © WordFire, Inc, 2007 © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0253-7 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir votre nom et vos coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises ! Version ePub créée par Les Impressions Électroniques.