À Dean Koontz, qui m’a apporté conseils, idées et encouragements, et ce depuis le tout début de ma carrière. Il y a bien longtemps, il m’a suggéré de penser mes histoires « en grand » : La Saga des Sept Soleils étant d’ores et déjà plus longue que Guerre et Paix de Tolstoï, j’espère avoir répondu à ses attentes ! Avant-propos LE POINT SUR L’HISTOIRE Lors de la première utilisation expérimentale du Flambeau klikiss (un appareil découvert dans les ruines de la défunte civilisation extraterrestre des Klikiss), la Ligue Hanséatique terrienne, dite « la Hanse », crée un petit soleil en enflammant la géante gazeuse Oncier. Basil Wenceslas, président de la Hanse, souhaite terraformer les lunes gelées de la planète pour y installer de nouvelles colonies. L’humanité s’est déjà répandue sur de nombreux mondes inhabités, sous l’œil bienveillant – quoique perplexe – de l’Empire ildiran et de son souverain divinisé, le Mage Imperator. Représentés par Adar Kori’nh, commandant de la Marine Solaire, les Ildirans sont venus en observateurs malgré leur scepticisme affiché quant à l’emploi du Flambeau. Une fois la planète enflammée, des comptes-rendus de l’événement sont instantanément transmis à travers la galaxie par Beneto, un « prêtre Vert » possédant une relation symbiotique avec les « arbremondes » semi-conscients originaires de la planète forestière Theroc. Véritables terminaux vivants, les prêtres Verts peuvent projeter leurs pensées n’importe où, par l’intermédiaire du réseau de la « forêt-monde » ; ils fournissent ainsi la seule forme de communication instantanée à grande distance. Sur Terre, le Vieux roi Frederick, figure emblématique du pouvoir de la Hanse, fait célébrer la réussite de l’expérience. Malheureusement, à l’insu de tous, Oncier et de nombreuses autres géantes gazeuses sont habitées par de puissants extraterrestres, les hydrogues. La Hanse vient de détruire un de leurs mondes les plus peuplés, et donc de déclarer involontairement la guerre à tout un empire caché. Sur Ildira, le Premier Attitré Jora’h, fils aîné du Mage Imperator Cyroc’h, reçoit Reynald, héritier humain du trône de Theroc et frère de Beneto. En gage d’amitié, Jora’h lui propose d’envoyer deux prêtres Verts étudier sur Ildira la grandiose épopée de La Saga des Sept Soleils. Sur le chemin du retour, Reynald rencontre en secret les Vagabonds, des gitans de l’espace farouchement indépendants, dirigés par la vieille Oratrice Jhy Okiah et Cesca Peroni, sa ravissante protégée. Theroniens et Vagabonds n’étant pas légalement soumis à la Ligue Hanséatique terrienne, Reynald évoque une alliance, allant jusqu’à suggérer un mariage avec Cesca. Mais celle-ci est déjà fiancée à Ross Tamblyn, gérant d’une « station d’écopage », tout en étant secrètement amoureuse de son frère Jess. Pendant ce temps, la négociante Rlinda Kett arrive sur Theroc à bord du Curiosité Avide, dans l’intention d’établir des relations commerciales entre la Hanse et la planète forestière. Elle est soutenue dans son projet par l’ambitieuse Sarein, sœur de Reynald et Beneto, mais Père Idriss et Mère Alexa, les dirigeants de Theroc, souhaitent préserver l’isolement de leur monde. Rlinda accepte de convoyer deux prêtresses Vertes jusqu’à Ildira, la vieille Otema et la jeune et énergique Nira, pour répondre à l’invitation de Jora’h. Sur Terre, le président Wenceslas commence à chercher discrètement un remplaçant au roi Frederick. Ses hommes de main enlèvent un gamin des rues débrouillard, Raymond Aguerra, en organisant l’incendie de son immeuble afin d’effacer toute trace de son existence – notamment en tuant sa famille. On modifie aussitôt son apparence : devenu le « prince Peter », il est instruit dans son nouveau rôle par OX, un « comper » (ou robot compagnon) de type Précepteur. Le succès du Flambeau klikiss permet à Margaret et Louis Colicos (les xéno-archéologues qui avaient découvert cette technologie) d’ouvrir un chantier de fouilles sur Rheindic Co, une planète désertique où se trouvent d’anciennes cités klikiss. Les seuls vestiges en état de marche de la civilisation disparue sont de massifs robots insectoïdes, qui affirment que leur mémoire a été effacée il y a fort longtemps. Trois des antiques machines accompagnent les Colicos, dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur leur passé. L’équipe archéologique comprend un comper, DD, et un prêtre Vert, Arcas. Pendant que Louis étudie les ruines, Margaret tente de déchiffrer les hiéroglyphes klikiss. Furieux du massacre perpétré sur Oncier, les hydrogues commencent à attaquer les installations humaines en orbite autour des géantes gazeuses. Une de leurs premières cibles n’est autre que la station d’écopage de Ross Tamblyn, un complexe industriel qui écume et raffine les gaz pour en extraire l’« ekti », un allotrope d’hydrogène servant de carburant interstellaire. Les Vagabonds sont les principaux fournisseurs d’ekti de la Hanse et de l’Empire ildiran. Les hydrogues détruisent également la station spatiale restée en observation autour du nouveau soleil : là comme ailleurs, ils ne font aucune sommation et se montrent impitoyables. Ces attaques surprises ébranlent aussi bien la Hanse que les Vagabonds. Le président Wenceslas doit gérer la menace en compagnie du général Kurt Lanyan, commandant en chef des Forces Terriennes de Défense (ou FTD). Le Vieux roi Frederick se charge quant à lui de rassembler le peuple derrière son armée pour recruter de nouveaux soldats. De son côté, l’impulsive Tasia Tamblyn fait vœu de venger son frère Ross ; elle s’enfuit pour rejoindre l’armée terrienne en compagnie de son comper EA, laissant Jess s’occuper de l’affaire familiale, les gisements aqueux de Plumas. Bien que la mort de Ross permette à Jess et à Cesca de s’aimer au grand jour, ils refusent de profiter de la tragédie. Sur Terre, Raymond Aguerra poursuit sa formation de monarque sous la férule d’OX. D’abord étourdi par son brusque changement de vie – de la dureté de la rue au luxe du palais –, il ne tarde pas à se montrer récalcitrant, avant de découvrir, horrifié, que la Hanse a causé le terrible incendie qui a tué sa famille. Sur Ildira, la prêtresse Verte Nira passe beaucoup de temps avec Jora’h. Bien qu’il ait de nombreuses partenaires officielles, et soit destiné à devenir le prochain souverain ildiran, le Premier Attitré tombe sincèrement amoureux d’elle. Nira rencontre aussi un autre fils du Mage Imperator, Udru’h, le sinistre Attitré de Dobro, qui l’interroge sur son pouvoir télépathique. Udru’h va ensuite rapporter à son père les expériences secrètes d’hybridation entre Ildirans et prisonniers humains menées sur Dobro, suggérant que Nira pourrait posséder l’ADN qu’ils convoitent. Alors qu’il étudie les archives prétendument parfaites et irréfutables du passé ildiran, l’historien Dio’sh tombe sur des documents cachés, qui prouvent l’existence d’un très ancien conflit entre l’Empire et les hydrogues. Tout ce qui concerne cette guerre a été censuré, afin qu’elle n’apparaisse pas dans La Saga des Sept Soleils. Le Mage Imperator assassine l’historien avant qu’il révèle son incroyable découverte, avec ces mots : « Je voulais qu’elle reste secrète. » Montant rapidement en grade, Zan’nh, le fils aîné de Jora’h, accompagne la flotte de l’adar Kori’nh sur Qronha 3, une géante gazeuse abritant une ancienne cité d’écopage gérée par les Ildirans. Bientôt, des orbes de guerre hydrogues attaquent l’usine, et la Marine Solaire engage une bataille féroce. L’armement ennemi s’avère nettement supérieur, mais un sous-commandant de la Marine Solaire décide de lancer son vaisseau dans une attaque suicide contre l’un des orbes de guerre, détruisant ce dernier et permettant au reste de la flotte de battre en retraite avec les rescapés de la cité des nuages. Au cours des milliers d’années chroniquées dans La Saga des Sept Soleils, aucun Ildiran n’avait jamais connu défaite si humiliante. Sur Terre, les FTD construisent de nouveaux bâtiments de guerre pour prévenir la menace extraterrestre. Elles réquisitionnent également des vaisseaux civils, et Rlinda Kett doit leur céder tous ses navires marchands à l’exception du Curiosité Avide. Durant l’entraînement militaire, Tasia Tamblyn surpasse les piètres recrues terriennes et se lie d’amitié avec un autre élève officier, Robb Brindle, mais s’attire l’animosité de Patrick Fitzpatrick III. Les attaques successives ont mis les Vagabonds en émoi : la plupart choisissent de cesser l’écopage d’ekti, alors que Jess Tamblyn décide plutôt de frapper l’ennemi. Il rassemble des ouvriers loyaux et retourne sur Golgen, où les hydrogues ont détruit la station du Ciel Bleu dirigée par son frère Ross. De là, il détourne des comètes, et les envoie percuter la géante gazeuse avec la force de bombes atomiques. Dès qu’il apprend que les hydrogues ont aussi attaqué les Ildirans, le président Wenceslas part rendre visite au Mage Imperator, afin de lui proposer une alliance contre des ennemis qui n’ont jamais répondu aux demandes de négociations. Pendant que Basil se trouve sur Ildira, un orbe de guerre se met en orbite autour de la Terre, et un émissaire hydrogue demande à parler au roi Frederick, qui n’a pas l’habitude de se débrouiller seul. Confiné dans une bulle pressurisée, l’envoyé informe le vieux souverain que le Flambeau klikiss a annihilé une planète habitée, massacrant des millions d’hydrogues. Frederick présente ses excuses pour ce génocide, commis par inadvertance, mais l’émissaire est venu imposer l’arrêt de tout écopage d’ekti – ce qui implique la disparition du carburant interstellaire ildiran, seul moyen connu de voyager rapidement dans l’espace. Frederick tente de plaider sa cause, mais l’hydrogue fait exploser sa bulle, tuant le roi et toutes les personnes présentes dans la salle du Trône. Basil revient sur Terre en hâte annoncer à Raymond qu’il doit immédiatement monter sur le trône. Le prince Peter prononce un discours écrit par avance, où il repousse l’ultimatum hydrogue et réaffirme le droit des humains à récolter l’ekti nécessaire à leur survie. Il dépêche la nouvelle flotte de guerre sur Jupiter afin de protéger les moissonneurs d’ekti de la Hanse. Tasia Tamblyn et Robb Brindle sont du voyage. Le calme règne pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’une flotte d’orbes de guerre émerge des nuages et engage le combat. Robb et Tasia survivent à cette terrible attaque, mais les FTD, vaincues, battent en retraite tant bien que mal. Avant que la rumeur de cette lourde défaite se répande, Basil Wenceslas organise le couronnement du nouveau roi, un spectacle grandiose destiné à redonner espoir à la population. Peter, qui dissimule sa haine pour le président, a été drogué afin de se montrer coopératif durant la cérémonie. Avec une fierté paternelle feinte, Basil lui promet une épouse, s’il se conduit bien… Sur Ildira, Nira découvre qu’elle est enceinte du Premier Attitré, mais avant qu’elle ait pu lui annoncer la nouvelle, le Mage Imperator envoie Jora’h en mission diplomatique sur Theroc. C’est alors, dans le silence de la période de repos, que des gardes capturent Nira et poignardent Otema sous ses yeux – la vieille prêtresse Verte étant trop âgée pour les camps de reproduction. Nira est livrée au malfaisant Attitré de Dobro pour ses expériences génétiques. Sur Rendez-Vous, siège du gouvernement des Vagabonds, l’Oratrice Jhy Okiah encourage son peuple à trouver une alternative à l’écopage d’ekti, puis annonce son abdication en faveur de Cesca Peroni. Jess Tamblyn réalise que la femme qu’il aime, nouveau chef politique des Vagabonds, est plus que jamais hors d’atteinte. Sur Rheindic Co, les Colicos découvrent un mystérieux système de transport, une porte dimensionnelle contrôlée par des mécanismes complexes. Les robots klikiss affirment toujours qu’ils ne se souviennent de rien, mais Margaret parvient à traduire le langage oublié : les robots semblent avoir provoqué la disparition de leurs créateurs, après avoir pris part à une guerre impliquant les hydrogues. Ébranlé par cette information, le couple regagne en hâte le campement – pour y trouver Arcas assassiné, et toutes les communications coupées. Margaret et Louis se barricadent dans la cité troglodyte, avec l’aide de leur fidèle comper DD, mais les robots klikiss franchissent le barrage. Ils capturent DD, qui tentait de s’interposer, en prenant soin de ne pas l’endommager. Alors que tout semble perdu, Louis active le « transportail », ouvrant une porte sur un monde inconnu. Il pousse Margaret à l’intérieur, mais la porte se referme avant qu’il puisse rejoindre son épouse, le laissant seul face aux robots. La guerre contre les hydrogues se poursuit depuis cinq longues années, au cours desquelles humains et Ildirans ont tenté de compenser la pénurie de carburant interstellaire. Le roi Peter annonce de nouvelles mesures de restriction, assumant aux yeux de son peuple la responsabilité des décisions prises par Basil Wenceslas. Sous l’impulsion de Jess Tamblyn et Del Kellum, les plus intrépides des Vagabonds parviennent à récolter de l’ekti dans les géantes gazeuses grâce à des actions commandos qui ne laissent pas aux hydrogues le temps de réagir – même si de nombreuses missions se finissent tragiquement. Kellum, un chef de clan, dirige également les chantiers spationavals situés dans les anneaux d’Osquivel. Le Mage Imperator explique à Jora’h que sa bien-aimée Nira a été victime d’un incendie, ce qui permet au souverain de garder secrètes les expériences menées sur Dobro, auxquelles la jeune femme, saine et sauve, participe comme cobaye. Après avoir donné naissance à Osira’h, la fille de Jora’h, Nira engendre plusieurs autres hybrides – elle a été réduite en esclavage, comme ses compagnons de captivité, les descendants des passagers du Burton (un vaisseau-génération dont personne n’avait jamais reçu de nouvelles). Pour s’assurer que la Hanse ne découvre pas les camps de reproduction, l’Attitré de Dobro ordonne de détruire l’épave du Burton. Adar Kori’nh remplit cette mission avec réticence, honteux de faire subir un tel sort à un vaisseau chargé d’histoire, mais conscient que les expériences d’hybridation doivent rester secrètes. Sur Theroc, Reynald sait qu’il devra bientôt remplacer ses parents sur le trône. Il se met en quête d’une épouse convenable, accompagné de sa jeune sœur Estarra. Leurs grands-parents les poussent à choisir des partenaires qui les aideront à assumer leurs lourdes responsabilités. De leur côté, privés des stations d’écopage, les Vagabonds développent de nouveaux procédés d’extraction d’ekti, comme distiller l’hydrogène des comètes gelées, ou voguer à bord de grands écumeurs de nébuleuses. Kotto Okiah, un ingénieur excentrique, prend le risque d’installer un complexe sidérurgique dans l’atmosphère brûlante d’Isperos. Del Kellum fait visiter à Jess les chantiers spationavals d’Osquivel, sous l’œil de sa fille, Zhett, qui n’est pas insensible aux charmes du jeune homme. Mais celui-ci est toujours amoureux de Cesca Peroni. Dans les FTD, Tasia prend part à l’expédition qui doit mater la rébellion sur Yreka, où les colons refusent de livrer leurs stocks d’ekti à la Hanse. L’opération, entamée par un blocus spatial, se termine par un assaut durant lequel tout le carburant interstellaire est confisqué. Tasia a du mal à admettre que les FTD s’en prennent à leurs propres colonies, au lieu d’affronter leurs vrais ennemis, les hydrogues. Le président Wenceslas découvre que Louis et Margaret Colicos ont disparu sans laisser de traces, alors qu’il comptait sur eux pour découvrir une nouvelle arme aussi efficace que le Flambeau klikiss. Leur fils, Anton Colicos, avait déjà envoyé de nombreuses requêtes aux services de la Hanse pour connaître la situation des xéno-archéologues, mais les lettres de l’étudiant étaient restées sans réponse. Avant d’apprendre la mauvaise nouvelle, Anton accepte avec enthousiasme l’invitation lancée par un historien ildiran, le remémorant Vao’sh, qui lui propose de venir étudier La Saga des Sept Soleils sur Ildira. Basil Wenceslas envoie Rlinda Kett sur Crenna récupérer un agent secret, Davlin Lotze, pour l’emmener sur Rheindic Co, où il devra découvrir ce qui est arrivé à l’équipe Colicos. Pendant son bref séjour sur Crenna, Rlinda retrouve son ex-mari préféré, Branson « BeBob » Roberts, qui a déserté les FTD après avoir été enrôlé pour mener des missions de reconnaissance militaires. La négociante prend congé de BeBob et transporte Davlin Lotze jusqu’à Rheindic Co, où ils trouvent les corps d’Arcas et de Louis Colicos, mais pas le moindre signe de Margaret ni du comper. Pendant ce temps, l’infortuné DD voit ses ravisseurs, les infâmes robots klikiss, tenter de terribles expériences sur des compers pour les « libérer » de la programmation qui les force à obéir aux humains. DD apprend également que des milliers de robots klikiss ont déjà été réactivés, après avoir été extraits des cachettes où ils subissaient une sorte d’hibernation. Les robots emmènent le petit comper dans les profondeurs d’une géante gazeuse, où il découvre les étranges cités hautement pressurisées des hydrogues. DD comprend que ses kidnappeurs se sont alliés aux extraterrestres pour anéantir l’espèce humaine, mais il ne voit pas comment mettre un terme à cette sinistre machination. Sur Terre, le roi Peter et Basil Wenceslas ont la surprise de recevoir la visite de Jorax, un robot klikiss qui se porte volontaire pour se laisser démonter et étudier par les scientifiques humains. Il prétend que les robots veulent aider l’humanité dans la guerre contre les hydrogues, et que la technologie klikiss permettra de fabriquer des compers Soldats d’une efficacité redoutable. Peter émet de sérieux doutes sur cette offre providentielle, mais le président de la Hanse y voit trop d’avantages pour la refuser. C’est ainsi que de nombreux modules de programmation du robot klikiss sont immédiatement copiés, adaptés, et insérés dans les chaînes de production. Basil profite d’une nuit passée avec Sarein pour se plaindre du refus des prêtres Verts de se joindre à l’effort de guerre, alors qu’ils pourraient grandement améliorer les communications. Sarein lui suggère de renforcer les liens entre Theroc et la Hanse en organisant le mariage du roi Peter et d’Estarra. Lorsqu’ils se rendent sur la planète forestière pour assister au couronnement de Reynald, Basil et Sarein persuadent le nouveau souverain de donner son accord. Quand Estarra apprend la nouvelle, elle s’inquiète d’abord à l’idée de s’unir à un homme qu’elle n’a jamais rencontré, mais son ami Rossia, un prêtre Vert un peu farfelu, l’encourage à tenter sa chance. C’est aussi l’avis de Beneto, l’autre frère d’Estarra, que la jeune femme contacte par télien sur Corvus. Sarein en profite pour s’adresser à l’assemblée des prêtres Verts, parvenant à en convaincre dix-neuf de s’engager dans les FTD. Une fois sa sœur cadette fiancée au roi Peter, Reynald décide de suivre son exemple, et envoie une demande en mariage à Cesca Peroni. Encore éprise de Jess, qu’elle rencontre en toute discrétion, l’Oratrice n’a toujours pas dévoilé leur amour aux autres Vagabonds. Poussée par son amant, qui fait abstraction de ses sentiments pour le bien commun, Cesca songe à accepter l’alliance avec Theroc. D’ailleurs, Jess lui facilite la tâche en se portant volontaire pour une longue mission solitaire à bord d’un des écumeurs de nébuleuses de Del Kellum : il quitte les chantiers spationavals d’Osquivel et se perd dans l’espace, laissant Cesca prendre la décision qui s’impose. Sur Ildira, le Mage Imperator révèle à Jora’h qu’il est en train de mourir, et va bientôt lui céder le trône. Adar Kori’nh escorte le Premier Attitré sur Hyrillka, planète accueillante où vit Thor’h, le premier de ses fils nés de mère noble, et donc appelé à lui succéder comme Premier Attitré. Thor’h n’a guère envie de renoncer à son existence privilégiée, et boude quand son père évoque les responsabilités à venir. Rusa’h, Attitré d’Hyrillka et jouisseur impénitent, profite de la présence des croiseurs lourds de l’adar Kori’nh pour leur demander de faire une démonstration en vol. La fête est gâchée par l’arrivée des orbes de guerre hydrogues, qui attaquent la colonie avec une extrême violence. Rusa’h est grièvement blessé lors de la destruction du palais-citadelle. Bien que la flotte de l’adar Kori’nh soit une fois de plus mise en déroute par l’ennemi, le commandant de la Marine Solaire parvient à s’échapper en emmenant Thor’h et Jora’h, ainsi qu’un Rusa’h inconscient. Après cette nouvelle débâcle, le Mage Imperator agonisant ordonne à Kori’nh d’évacuer les colonies les plus faibles pour renforcer les autres. L’adar est horrifié par cette perspective : pour la première fois depuis des millénaires, l’Empire ildiran rétrécit, et il est obligé d’y prendre part ! Alors que Rusa’h est toujours plongé dans le coma, le Mage Imperator narre à Jora’h les péripéties de la guerre oubliée pendant laquelle les hydrogues s’étaient alliés à des entités ignées, les faeros, pour combattre les wentals, des êtres aqueux eux-mêmes alliés à un esprit formé d’arbres semi-conscients connus sous le nom de verdanis. Jora’h fait tout de suite le lien entre les verdanis et les arbremondes de Theroc, ce qui l’amène à penser que Nira n’est peut-être pas morte dans les circonstances opportunes décrites par son père. Dans le camp d’élevage de Dobro, Nira raconte aux autres prisonniers la vie quotidienne d’une humanité libre, mais ils sont captifs depuis de si nombreuses générations qu’ils se révèlent incapables d’imaginer la liberté. L’Attitré Udru’h travaille avec Osira’h, la fille de Nira, pour développer ses pouvoirs télépathiques ; il lui fait croire qu’elle est destinée à sauver les Ildirans dans leur guerre contre les hydrogues. Nira tente de s’échapper lors d’un feu de broussailles dans les collines, qu’elle combat avec ses camarades de captivité. Elle se colle aux arbustes indigènes et cherche à communiquer avec eux grâce à ses dons de prêtresse Verte, mais ils restent muets tandis que la jeune femme est rattrapée, battue, et ramenée aux camps. De son côté, le général Lanyan mène une mission de reconnaissance en compagnie de Patrick Fitzpatrick III, le vieil ennemi de Tasia Tamblyn. Ils croisent la route d’un cargo isolé, piloté par un Vagabond. Après avoir confisqué la cargaison d’ekti, Fitzpatrick détruit le vaisseau et son occupant sans l’ombre d’un remords, soucieux de ne laisser aucun témoin. Peu après, les FTD répondent à un signal de détresse lancé par une planète victime d’une attaque hydrogue. L’esprit d’initiative de Tasia leur permet de sauver de nombreux colons, mais lutter contre les extraterrestres demeure impossible. Robb Brindle, l’amant de Tasia, poursuit les orbes de guerre qui désertent le champ de bataille, et les talonne jusqu’à Osquivel, la géante gazeuse où sont dissimulés les chantiers spationavals de Del Kellum. Le général Lanyan décide alors de lancer une grande offensive sur Osquivel. Craignant que les installations du clan Kellum soient mises au jour, Tasia envoie EA, son fidèle comper, prévenir Cesca Peroni. Pendant la réunion d’état-major, Robb se porte volontaire pour une ultime tentative de communication avec l’ennemi, à bord d’un vaisseau estafette : une véritable mission suicide. Grâce à EA, les Vagabonds d’Osquivel parviennent à dissimuler leurs installations juste avant l’arrivée des FTD. Robb plonge dans les nuages, offrant une dernière chance aux négociations, mais la communication avec le petit vaisseau est brutalement interrompue. Quand les orbes de guerre apparaissent et ouvrent le feu, tout le monde pense que le jeune officier est mort. Lanyan donne l’assaut, mais c’est un nouveau désastre pour la flotte humaine, malgré l’entrée en lice des compers Soldats. Depuis leur cachette dans les anneaux de la géante gazeuse, Zhett Kellum et son père contemplent la destruction des croiseurs terriens, qui disparaissent les uns après les autres tandis que les derniers survivants battent en retraite, laissant derrière eux les soldats tombés au champ d’honneur. La Manta de Fitzpatrick est détruite, Tasia parvient difficilement à sauver la sienne : la défaite est totale… Pendant ce temps, Cesca prend la tête d’une flotte d’apparat pour se rendre sur Theroc et accepter de vive voix l’offre de Reynald. Jess, quant à lui, erre dans l’espace aux commandes de son écumeur de nébuleuses. Il récolte de l’hydrogène, différents gaz, et des molécules d’eau éparses. Le Vagabond a l’étrange impression de ne pas être seul à bord, jusqu’à ce qu’il se rende compte que l’eau possède une conscience et qu’elle cherche à communiquer ; Jess vient de « rassembler » un être extraordinaire, un wental, qui lui décrit le vieux conflit contre les hydrogues. Le Vagabond se sent investi d’une nouvelle mission : répandre le wental sur des planètes aquatiques afin de rendre son ancienne puissance à cette espèce, donnant ainsi à l’humanité un allié de taille contre les hydrogues. Après un premier essai réussi sur une planète océan où l’entité s’est miraculeusement propagée, Jess se met en quête d’autres mondes du même type. Sur Rheindic Co, Davlin Lotze rassemble des informations sur Margaret Colicos. Il découvre par hasard comment activer le transportail klikiss, à travers lequel il est aspiré sous les yeux de Rlinda Kett, impuissante. Téléporté sur une autre planète, Lotze apprend peu à peu à maîtriser l’appareil, passant de longues journées à voyager de monde en monde, jusqu’au retour à son point de départ – que la négociante s’apprêtait à quitter, de guerre lasse. Malgré son état d’épuisement et de dénutrition, l’agent secret est grisé par sa trouvaille : un système de transport interstellaire qui n’a nul besoin de cet ekti devenu si rare ! Quant au fils de Margaret, toujours sans nouvelles de ses parents, il part pour Ildira où il est accueilli par l’historien Vao’sh, qui lui fait découvrir le Palais des Prismes, ainsi que la culture et les légendes ildiranes. Vao’sh et Anton sont bientôt invités à se rendre sur Maratha, une colonie de villégiature où le jour et la nuit durent six mois chacun. Des robots klikiss construisent une deuxième ville de l’autre côté de la planète, mais les travaux sont loin d’être terminés. Comme les Ildirans ont peur de l’obscurité, Anton décide de les initier aux plaisirs des « maisons hantées » en emmenant un groupe de volontaires sur le chantier où travaillent les robots, du côté sombre de Maratha. Dans la ville principale, une fois la saison touristique terminée, seule une équipe réduite veille pendant la longue nuit. Vao’sh et Anton décident de rester, eux aussi, et attendent que les ténèbres les engloutissent… Sur Isperos, planète en fusion perpétuelle, la station construite par Kotto Okiah connaît de graves problèmes. Les systèmes tombent en panne les uns après les autres, et malgré tous ses efforts, l’ingénieur doit admettre son échec : il lance un appel de détresse pour que les Vagabonds envoient des secours. Lors de l’évacuation, la tempête solaire devient si violente que les sauveteurs craignent d’exploser en vol avant d’avoir accompli leur mission. C’est alors que d’étranges vaisseaux enflammés en forme d’ellipsoïde jaillissent du soleil même. Les Vagabonds paniqués croient d’abord à une attaque, mais les boules de feu – les faeros – leur servent au contraire de boucliers jusqu’à la fin des opérations. Pendant ce temps, sur Osquivel, les Vagabonds inspectent le champ de bataille pour voir ce qu’ils pourraient récupérer dans les épaves abandonnées par les FTD. Zhett trouve un module-bouée où survit un Patrick Fitzpatrick épuisé. Une fois remis sur pied, l’officier comprend que les Vagabonds ne le laisseront jamais repartir, car il en a trop appris sur eux. Estarra arrive sur Terre pour en devenir la reine. Elle fait enfin la connaissance de Peter, et sent un lien se nouer avec lui, mais Basil Wenceslas s’ingénie à les maintenir séparés l’un de l’autre. Les préparatifs du mariage sont menés tambour battant pour faire oublier la défaite d’Osquivel. Par l’entremise de Sarein, la jeune femme réussit enfin à rencontrer en privé l’homme qu’elle doit épouser. Lors de la cérémonie fastueuse qui s’ensuit, Peter méprise ostensiblement le président de la Hanse, ce qui met celui-ci dans une colère noire. La nuit de noces permet au roi et à la reine de se découvrir, de se sentir plus forts, car unis, et peut-être même de tomber réellement amoureux… Sur Ildira, le Premier Attitré Jora’h renvoie un Thor’h récalcitrant sur Hyrillka, pour y superviser la reconstruction après l’assaut hydrogue. Jora’h poursuit aussi son enquête : il découvre que Nira est bien vivante, prisonnière sur Dobro, et que leur fille Osira’h doit devenir une nouvelle arme. Se sentant trahi, il accuse son père et l’Attitré de Dobro, qui ne nient pas, mais lui demandent d’accepter le fait accompli pour le bien de l’Empire. Jora’h tente malgré tout d’affréter un vaisseau afin de se rendre sur Dobro et de récupérer Nira. Cyroc’h, à l’agonie, se rend compte qu’il ne pourra pas l’empêcher d’agir bien longtemps. Il ne lui reste qu’une solution pour ramener Jora’h à la raison : lui procurer la connaissance absolue que les liens du thisme offrent aux Mages Imperators. Le souverain se suicide en avalant une fiole de poison, obligeant Jora’h à prendre sa place et à découvrir l’étendue des responsabilités qui lui incombent. La mort du Mage Imperator envoie une onde de choc télépathique à travers la galaxie, isolant soudain chaque Ildiran du reste de ses semblables. Jora’h, qui manque de s’évanouir sous le coup de la douleur, se traîne jusqu’au lit de mort de son père. À travers tout l’Empire, les hommes se coupent les cheveux en signe de deuil et s’efforcent de ne pas devenir fous de solitude. En patrouille avec la Marine Solaire, Adar Kori’nh ronge son frein depuis qu’il a reçu l’ordre de ne jamais engager le combat avec les hydrogues. Une fois surmontée la souffrance provoquée par le décès de Cyroc’h, il comprend que son isolement lui laisse les mains libres. Il rassemble une maniple et se dirige vers Qronha 3, théâtre de la première défaite ildirane face aux hydrogues. L’adar se souvient qu’un de ses officiers a détruit un orbe de guerre en fracassant son vaisseau dessus. Lorsque l’ennemi passe à l’attaque, Kori’nh sonne la charge : ses quarante-neuf bâtiments se sacrifient pour assurer à l’Empire une grande mais coûteuse victoire, dont le souvenir restera à jamais gravé dans La Saga des Sept Soleils. Bien loin de là, d’autres orbes de guerre croisent la route de Jess Tamblyn, toujours occupé à répandre les wentals de planète en planète. Les entités aqueuses persuadent le Vagabond de tout tenter pour survivre, ce qui l’oblige à boire une gorgée d’eau chargée de l’essence des wentals. Son vaisseau est abattu au-dessus d’une planète enveloppée d’épais nuages. Le jeune homme revient à lui, flottant dans un océan inconnu, le corps parcouru d’une énergie fantastique – mais ce n’est plus qu’un naufragé coupé de tout, y compris de sa bien-aimée Cesca. Les hydrogues attaquent ensuite Corvus, où réside Beneto, le frère d’Estarra. Ils envoient un émissaire au bosquet d’arbremondes tenu par le prêtre Vert ; ils veulent savoir sur quelle planète se cache la forêt-monde, mais les arbres prennent vie et tuent le visiteur. Les orbes de guerre ravagent alors le bosquet et toute la colonie. Beneto envoie des informations par l’intermédiaire du télien jusqu’à l’ultime seconde… La tension monte entre Peter et le président Wenceslas, surtout depuis que le roi a dû imposer un contrôle des naissances drastique aux colonies les plus touchées par la pénurie de carburant. Peter voudrait exercer réellement le pouvoir, ce qui déplaît fort à Wenceslas, lequel ne supporte pas les critiques incessantes de sa prétendue marionnette. La Hanse en vient même à révéler l’existence du « prince Daniel », remplaçant potentiel de Peter, au cas où celui-ci deviendrait incontrôlable. Le roi baptise de nouveaux vaisseaux des FTD, conçus pour des équipages presque entièrement formés de compers Soldats. La flotte est aussitôt envoyée en reconnaissance sur une planète hydrogue… où elle disparaît sans laisser de traces. OX, le comper Précepteur, étudie la technologie des compers Soldats et découvre des éléments troublants qui renforcent la méfiance du roi. Peter émet aussitôt un décret suspendant la production jusqu’à ce que les modules hérités des robots klikiss aient livré leurs secrets. Wenceslas annule ce décret, sous prétexte que la Hanse ne peut se passer de ses nouvelles recrues. Puis, dans un accès de colère, le président décide qu’il est plus que temps de se débarrasser de Peter : il prépare un attentat censé coûter la vie au couple royal tout en rejetant la faute sur les Vagabonds. Le complot est déjoué grâce à OX et à Estarra, mais Peter et Wenceslas savent désormais qu’ils doivent se méfier l’un de l’autre. Ayant enfin découvert l’emplacement de la forêt-monde, les hydrogues lancent une vaste offensive sur Theroc, où ils ouvrent le feu sans sommations. Reynald et les Theroniens tentent vainement de répliquer, tandis que Père Idriss et Mère Alexa évacuent la population vers les niveaux inférieurs. Leurs efforts sont aussi vains que ceux des arbres, qui réussissent juste à abattre quelques orbes de guerre avant d’abandonner la lutte. C’est alors, contre toute attente, que les faeros surgissent dans le ciel de Theroc pour prendre part à la bataille aux côtés des arbremondes. Le combat titanesque fait de nombreuses victimes aussi bien chez les hydrogues que chez les faeros, attisant encore l’incendie qui ravage la forêt. Celli, la plus jeune sœur de Reynald, prise au piège d’un arbre en feu, est sauvée in extremis par un jeune prêtre Vert. Reynald, quant à lui, trouve la mort dans la canopée, tué par la chute commune d’une boule de feu et d’un orbe de guerre. Lorsque les faeros réussissent enfin à repousser les assaillants, la forêt-monde est livrée aux flammes. De son côté, Basil Wenceslas intercepte EA, le comper Confident de Tasia, de retour de sa mission secrète chez les Vagabonds pour les avertir de l’offensive terrienne contre Osquivel. Le président tente d’arracher des informations au petit robot, mais déclenche une routine de sécurité qui le désactive et efface toute sa mémoire. Wenceslas ordonne à ses scientifiques d’étudier le comper en détail. Tasia, qui ignore que son robot est revenu, retourne sur le site de la première expérience du Flambeau klikiss, où elle tombe au beau milieu d’un terrible combat entre hydrogues et faeros au cœur même de l’étoile. Les créatures ignées sont finalement battues lorsque leurs adversaires réussissent à éteindre le soleil… De retour de Rheindic Co, où ils ont découvert les transportails klikiss, Davlin Lotze et Rlinda Kett donnent enfin un motif de satisfaction au président de la Hanse : des portes dimensionnelles qui fonctionnent sans une goutte du précieux carburant interstellaire. Wenceslas saisit l’occasion de lancer une vaste campagne de colonisation des mondes klikiss abandonnés, créant ainsi un réseau de planètes indépendant des réserves d’ekti. Sur Ildira, Jora’h est couronné Mage Imperator, et subit la castration rituelle qui lui ouvre les portes du thisme et de toute l’histoire ildirane. Il découvre d’un seul coup les terribles manigances de ses prédécesseurs ; accablé par une telle somme de révélations, il comprend qu’il devra continuer de se salir les mains. Pendant ce temps, alors que l’Attitré de Dobro assiste à la cérémonie de couronnement, Nira parvient à s’échapper le temps de rencontrer sa fille, avec qui elle a établi un lien mental. Durant ce bref contact, la jeune femme transmet ses souvenirs à Osira’h par télépathie. Pendant qu’elle absorbe avec horreur le récit des atrocités commises sur Dobro, la fillette voit sa mère emmenée et battue par les gardes, jusqu’à ce que leur lien mental se rompe. Osira’h se sent prête à se rebeller contre Udru’h et ses sinistres plans. Le roi Peter et la reine Estarra, sur qui pèse toujours la menace d’un nouvel attentat orchestré par Basil Wenceslas, contemplent les étoiles qui brillent dans le ciel. Ils se disent que là-bas, bien loin, la terrible guerre entre hydrogues et faeros bat son plein, tandis que les soleils s’éteignent les uns après les autres… 1 CELLI Même noircis par les flammes, les arbremondes qui avaient survécu à la terrible attaque hydrogue conservaient une posture de défi. Les branches squelettiques se tendaient vers le ciel, pétrifiées en un ultime geste de défense contre un impact inattendu. L’écorce endommagée s’était détachée, telles des croûtes sur la peau d’un lépreux ; beaucoup d’arbres avaient été mortellement blessés. La forêt tout entière n’était qu’un bourbier de branches mortes et d’arbres à moitié tombés. Celli, la benjamine de Mère Alexa et de Père Idriss, ne pouvait contempler ce triste spectacle sans que les larmes montent à ses grands yeux marron. L’adolescente de dix-huit ans avait une allure de garçon manqué, avec son corps maigre, sa peau mate semée de taches de rousseur, et ses longues boucles auburn qu’elle ne coupait que si elles devenaient gênantes. Cendres et suie maculaient la chemisette ajustée qui lui découvrait le ventre, ainsi que la courte jupe flottante qui procurait la seule touche de couleur. Ces derniers temps, le sourire radieux qui se dessinait d’ordinaire sous son nez retroussé n’avait guère eu l’occasion de fleurir. Une fois les hydrogues repartis, contenir les feux de forêt avait demandé toute l’énergie restant aux arbremondes, sans oublier des efforts titanesques des Theroniens, et l’aide d’une flotte des Forces Terriennes de Défense arrivée trop tard pour se battre. Des continents entiers avaient pourtant été ravagés. Certains secteurs brûlaient encore, la fumée s’élevant dans le ciel bleu comme des traînées laissées par des doigts sanglants. Chaque jour, prêtres Verts et travailleurs theroniens gagnaient les points de ralliement afin de poursuivre inlassablement l’œuvre de guérison. Chaque jour, Celli se joignait à eux et se tuait à la tâche. La moindre inspiration lui apportait l’odeur âcre du feuillage calciné, une puanteur qui lui brûlait la gorge et la persuadait que les relents de viande cuite et de feux de bois la feraient vomir jusqu’à sa mort. Elle subit un nouveau choc en découvrant les ruines du récif de fongus, l’énorme cité champignon agglomérée au fil des siècles. L’arbre qui le portait avait été gravement brûlé, et le récif à moitié détruit, ce qui avait rendu inutilisables les petites habitations creusées à l’intérieur. À l’ombre de la cité délabrée, dans une clairière piétinée par les allées et venues, les parents de Celli géraient de leur mieux l’épuisement des ouvriers. L’énormité de la tâche les accablait. Idriss et Alexa avaient renoncé au trône au profit de Reynald, le frère aîné de Celli, mais le souverain avait péri lors de l’assaut hydrogue. La jeune fille gardait de lui l’image d’un homme posté sur la cime d’un arbremonde tandis que les forces extraterrestres se déchaînaient au-dessus de sa tête… Mais là encore, comme chaque jour depuis la catastrophe, personne ne prendrait le temps de pleurer ni de porter le deuil des innombrables victimes. Arrêter le travail, même sous le coup de la douleur, était un luxe impossible : tant d’arbres et de Theroniens pouvaient être sauvés à condition que personne ne relâche l’effort un seul instant. C’est pourquoi tous les survivants dont les blessures n’étaient pas trop graves s’attelaient à la tâche sans rechigner. À l’instar de son peuple, Celli noyait son chagrin dans l’action. Son frère n’était qu’un nom parmi d’autres sur la liste des victimes, où figuraient également trois de ses meilleures amies ainsi que son deuxième frère, Beneto, un prêtre Vert tué par les hydrogues sur Corvus. Chaque heure de chaque jour, Celli travaillait jusqu’à l’épuisement, pour tenir en respect la douleur qui la tenaillait. Si elle pensait trop souvent à Ren, Lica ou Kari, elle craignait que la souffrance la paralyse sur place. Avant l’arrivée des orbes de guerre, Celli et ses amies passaient leurs journées à s’amuser dans la forêt et à goûter l’instant présent : Celli pratiquait la danse-des-arbres, Ren attrapait les lucanes géants comme personne, Kari et Lica étaient amoureuses du même garçon – qui n’avait remarqué ni l’une ni l’autre. Elles avaient tellement ri, tellement pris de bon temps ensemble, sans se douter qu’il y aurait une fin… Comment auraient-elles pu deviner que l’ennemi allait descendre du ciel ? Celli, la benjamine, était aussi la dernière de sa fratrie sur Theroc, puisque Sarein et Estarra vivaient désormais sur Terre, au Palais des Murmures. Avant, ses deux sœurs l’accusaient souvent de se plaindre pour un rien ; aujourd’hui, les petites misères de sa jeunesse lui semblaient bien loin. Elle bénéficiait d’une certaine indépendance pour la première fois de sa vie, mais ressentait également le poids des responsabilités. Son peuple avait besoin d’elle, et elle se montrerait à la hauteur, même s’il fallait serrer les dents face à une tragédie apparemment insurmontable. Comme elle, les Theroniens survivants avaient acquis une nouvelle détermination qui les protégeait du désespoir. Ils ne s’étaient pas attendus à un tel désastre, mais l’adversité leur avait révélé une force intérieure insoupçonnée, grâce à laquelle ils soignaient la forêt-monde tout en tirant du réconfort de sa présence. « Nous ne sommes pas seuls. Nous prenons soin des arbres, et ils prennent soin de nous. Nous nous soutiendrons toujours mutuellement. Voilà comment nous trouverons la force de surmonter cette épreuve, ensemble. » Père Idriss avait prononcé ce discours juste après l’attaque, lorsqu’il avait rassemblé tous ceux qui n’avaient pas été tués par les hydrogues. À présent, des équipes d’ouvriers réaménageaient tant bien que mal le récif, installaient des échelles, des poulies, des plates-formes et des rampes d’accès faites de bric et de broc. Les adultes débarrassaient les niveaux inférieurs des gravats et des bouts de champignon carbonisé, tandis que les enfants grimpaient avec précaution le long de perches instables pour déterminer quels emplacements supporteraient le poids des ouvriers. Celli se rappelait les belles heures où elle escaladait le champignon géant avec Estarra, à la recherche de la chair blanchâtre que Beneto s’empressait de déguster… Heureusement, depuis l’attaque, les hydrogues semblaient plus préoccupés par leur conflit avec les faeros que par l’idée de finir le travail sur Theroc. Mais c’était là une maigre consolation comparée aux ravages qu’ils avaient causés. Un cri de surprise retentit soudain au-dessus de Celli, suivi d’une plainte attristée. Un des petits explorateurs venait de trouver le cadavre d’une femme, asphyxiée dans une cavité du récif ; ses camarades le rejoignirent par des chemins consolidés, pour l’aider à évacuer le corps. Celli reconnut la victime, une amie de sa famille qui transformait les baies de la forêt en succulentes pâtisseries. Ce nouveau choc voulut s’ajouter aux autres dans le cœur de la survivante, mais il n’avait nulle part où aller, comme une goutte de pluie qui glisserait sur un tissu déjà gorgé d’eau. Reynald, Beneto, Lica, Kari, Ren. Les noms tournaient en boucle dans sa tête, et elle craignait toujours d’en oublier un, de ne pas rendre justice à quelqu’un qui méritait qu’on se souvienne de lui. Or ils le méritaient tous. Celli ne voulait pas se trouver là quand les ouvriers descendraient le corps meurtri. Elle se tourna vers ses grands-parents. — Où a-t-on le plus besoin de moi, grand-mère ? Dis-moi où aller. — Un peu de patience, ma chérie. Nous essayons tous d’établir des priorités. Les yeux larmoyants de la vieille Lia trahissaient une fatigue extrême. — Chaque jour, nous trions dans la forêt les arbres encore viables, ajouta son mari en grattant une joue ridée. Uthair et Lia passaient leur temps à organiser les équipes de secours, rédigeant des notes et des comptes-rendus qu’eux seuls parvenaient à relire. En temps normal, il suffisait que les prêtres Verts se connectent aux arbremondes pour avoir une vue d’ensemble de la forêt, mais l’ampleur des destructions empêchait beaucoup d’entre eux de gérer le flot d’informations qu’ils recevaient. Les deux vieillards étalèrent des images satellite détaillées, prises par les vaisseaux des FTD. Les zones brûlées ou gelées par les hydrogues y apparaissaient sous forme de déchirures dans le paysage. Les prêtres Verts avaient déjà transmis ces relevés aux arbres par télien, mais la liaison était brouillée tant la forêt-monde souffrait de ses blessures. Lia désigna un endroit non inventorié, où les arbres brisés gisaient sur des centaines d’hectares, jetés à bas comme de maigres tiges emportées par un ouragan. — Personne n’est encore allé faire un tour là-bas. — J’y vais, décida Celli. Elle se réjouissait de se voir assigner une tâche utile, d’obtenir enfin des responsabilités. Après tout, elle avait le même âge qu’Estarra lorsque celle-ci était partie épouser le prince Peter. Tous les Theroniens, si jeunes soient-ils, étaient à présent obligés de grandir trop vite. Celli se rua vers son objectif, piquant un sprint à travers la forêt dévastée. Si le feu hydrogue avait ravagé les sous-bois, les ondes réfrigérantes avaient fait exploser les troncs aussi sûrement que de la dynamite, les transformant en un magma de substances fibreuses. La survivante progressait avec aisance sur des jambes gracieuses, aux muscles affermis par l’escalade, la course et la danse. Elle s’imaginait pratiquer un entraînement de danse-des-arbres, le métier qui l’attirait depuis des années, subtil mélange de ballet et de marathon. D’autres cadavres jalonnaient son chemin : statues brisées victimes des ondes réfrigérantes, ou corps atrocement brûlés, recroquevillés en position fœtale par la chaleur qui avait contracté muscles et tendons. Hommes et arbres, autant de martyrs impossibles à dénombrer. Celli poursuivit sa route, soulevant des nuages de cendres sur son passage. Le moindre arbre vivant qu’elle trouverait serait une victoire pour Theroc. Ainsi, de proche en proche, chaque petit triomphe ferait pencher la balance du côté de la vie. Ses longs et lents zigzags à travers la zone saccagée lui permirent de découvrir quelques arbres rescapés, bien loin les uns des autres ; elle prit chaque fois le temps de les toucher et de leur murmurer des encouragements. Elle joua des pieds et des mains pour escalader un amas de troncs aussi grand qu’une maison, malgré les branches cassées qui l’écorchaient. Elle atteignit bientôt une clairière artificielle, où les arbres s’étaient effondrés en rond, comme soufflés par une gigantesque explosion. Celli retint un hoquet de surprise. Au beau milieu de la forêt détruite se dessinaient les courbes d’une épave cristalline noircie par les flammes, ainsi que d’autres fragments épars d’un orbe de guerre. Des excroissances pyramidales jaillissaient telles des griffes des parois sphériques. Un vaisseau hydrogue. Celli reconnut l’abomination sur-le-champ, même si le spécimen qu’elle avait sous les yeux n’était plus qu’une coquille fracassée, dispersée en mille morceaux dans la clairière. La Theronienne ne put s’empêcher de serrer les poings sous l’effet de la colère, tandis qu’un rictus de triomphe lui montait aux lèvres. Malgré leur arsenal sophistiqué, les FTD n’avaient pas encore réussi à percer les coques de diamant des extraterrestres. Les militaires seraient donc ravis d’étudier en détail l’épave d’un vaisseau ennemi, et Celli allait se faire un plaisir de la leur offrir, en espérant que le cadeau serait utile à l’effort de guerre. Grisée par sa trouvaille, elle se dépêcha de rejoindre le récif, trop heureuse d’avoir enfin une bonne nouvelle à annoncer. 2 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Quelques jours après son couronnement, le Mage Imperator Jora’h rendit visite aux assistants funéraires qui préparaient la dépouille massive de son père pour la grandiose cérémonie de crémation. Il ne s’était pas attendu à monter sur le trône dans de telles circonstances, mais l’Empire ildiran était bel et bien sous sa coupe. Jora’h se voulait un souverain du changement, qui améliorerait la vie de son peuple et réparerait les torts subis par les déshérités… mais il avait découvert un canevas d’engagements et d’obligations qui le liaient à des machinations jusqu’alors inconnues de lui. Il se sentait pris au piège d’une vaste toile d’araignée dont il aurait bien du mal à se dégager. Mais pour l’heure, avant d’affronter ses responsabilités, il devait présider aux funérailles. Les assisteurs portèrent le chrysalit dans la pièce où reposait le corps empoisonné du défunt Mage Imperator, en attente des ultimes préparatifs. Assis dans le grand trône flottant au-dessus du sol, Jora’h contempla en silence les traits avachis de son père. Son méprisable père. Mensonges, trahisons, complots – comment supporter tout ce qu’il venait d’apprendre ? Il était à présent le maître, l’âme même de l’espèce ildirane ; il n’était pas censé salir la mémoire de son prédécesseur. Et pourtant… Le Mage Imperator Cyroc’h s’était suicidé, voyant dans cet acte désespéré le seul moyen d’amener son fils à partager ses terribles secrets. Jora’h croulait encore sous le poids des révélations, mais malgré sa répulsion, il comprenait la logique des agissements paternels. Les sinistres dangers qui menaçaient l’Empire, le mince, si mince espoir d’échapper au pire si les expériences menées sur Dobro s’avéraient enfin fructueuses : autant de sujets d’inquiétude dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Les cheveux dorés encadrant les traits délicats du nouveau Mage Imperator étaient noués en une natte qui, au fil du temps, deviendrait aussi longue que celle de son père. La beauté du corps et la douceur du visage finiraient elles aussi par s’estomper, vaincues par le rôle sédentaire et prétendument bienveillant que Jora’h était appelé à jouer. Ses privilèges de Premier Attitré ne l’avaient pas préparé aux horribles manigances qui se tramaient derrière son dos… mais maintenant, il savait tout. Comme son père le lui avait expliqué, la maîtrise du thisme était à la fois un don et une malédiction. Il était obligé de suivre la voie tracée par ses prédécesseurs, alors qu’il ne désirait rien d’autre que retrouver sa bien-aimée Nira, emprisonnée sur Dobro. Mais au moins il la libérerait elle, à défaut des autres. Dès que la passation de pouvoir lui laisserait le temps de quitter le Palais des Prismes. Les assistants funéraires décharnés lavaient et préparaient le corps obèse de Cyroc’h avec un soin extrême. Les monceaux de chair flasque tremblaient le long des os, masses caoutchouteuses prêtes à se détacher du squelette. Les chétifs serviteurs du défunt bafouillaient leur désespoir, tentant avec frénésie d’atteindre le cadavre pour participer aux opérations, mais ils n’avaient pas leur place dans cette cérémonie, et Jora’h les congédia sans complaisance. Même si certains d’entre eux, fous de douleur, se jetteraient sans doute du haut d’une tourelle, leur détresse n’était rien comparée à ce qu’il éprouvait depuis qu’il avait appris la vérité. Personne ne pouvait l’aider à prendre les bonnes décisions, notamment en ce qui concernait Dobro… — Ce sera encore long ? demanda-t-il aux préparateurs. Les hommes au visage fermé levèrent un instant les yeux de leur travail. — Seigneur, un événement d’une telle ampleur exige que nous donnions le meilleur de nous-mêmes, répondit leur chef. C’est la tâche la plus importante de toute notre vie. — Oui, bien sûr, acquiesça Jora’h avant de reprendre sa contemplation silencieuse. Ils enfilèrent des gants renforcés pour ouvrir des pots emplis d’une pâte aux reflets argentés, dont ils étalèrent une couche épaisse sur la dépouille de Cyroc’h, tendrement, en prenant soin de ne pas oublier un centimètre carré de peau. Dans la pénombre de la chambre funéraire, la pâte se mit à fumer, à bouillonner. Sous le regard perçant de Jora’h, les gestes des officiants se firent plus rapides, sans perdre en précision. Ils ne déclarèrent le travail achevé qu’une fois le corps entièrement couvert de pommade, et enveloppé d’un tissu opaque. — Qu’on l’emporte sur le toit. Qu’on fasse appeler tous les Attitrés, ordonna Jora’h depuis le chrysalit. Les enfants du nouveau souverain et les fils du défunt se rassemblèrent sur la plus haute des plates-formes transparentes surplombant les dômes du Palais des Prismes, dans l’éblouissante lumière des sept soleils. Attendant de jouer son rôle dans la cérémonie, Jora’h scruta le visage de ses frères, les anciens Attitrés, venus de toutes les colonies ildiranes sans regarder à la dépense d’ekti. Ses fils – la prochaine génération d’Attitrés – se tenaient respectueusement aux côtés de Thor’h, l’aîné de mère noble, élevé désormais au rang de Premier Attitré. Pery’h, l’Attitré expectant d’Hyrillka, escortait son frère Daro’h, futur représentant de Dobro, tandis que les autres s’alignaient en rangs serrés derrière leurs oncles, qu’ils étaient appelés à remplacer. L’absence de l’Attitré d’Hyrillka jetait une ombre supplémentaire sur la triste cérémonie. Bien que remis de ses blessures, Rusa’h gisait toujours inconscient à l’infirmerie du Palais des Prismes, perdu dans le sommeil du sous-thisme, ses cauchemars sans doute hantés par les souvenirs de l’attaque hydrogue sur le palais-citadelle d’Hyrillka. L’Attitré ne se réveillerait peut-être jamais, et sa colonie allait avoir besoin d’un chef : Pery’h devrait en assumer la responsabilité sans l’aide de son prédécesseur… Les préparateurs posèrent le corps de Cyroc’h sur une estrade, autour de laquelle ils installèrent loupes et miroirs. Le service funèbre se déroulait dans un silence sinistre. Le chrysalit fut placé avec la plus grande révérence devant la silhouette emmaillotée. Jora’h posa la main gauche sur le tissu opaque, puis considéra ses frères et ses enfants. — Mon père a tenu les rênes de l’Empire ildiran pendant un long siècle de paix, ainsi qu’au début de la crise qui nous frappe actuellement. Son âme a d’ores et déjà suivi les rayons du thisme jusqu’à la Source de Clarté. C’est au tour de sa chair de rejoindre la lumière. Il retira le tissu d’un geste brusque. Le corps du défunt se retrouva soudain exposé au flamboiement des sept soleils, dont la chaleur embrasa la pâte scintillante étalée sur la moindre parcelle de peau. Des flammes d’un blanc intense recouvrirent en un instant la chair molle de Cyroc’h. La pommade photothermique rongea le cadavre plus qu’elle le brûla ; muscles, peau et graisse s’évaporèrent en un brouillard miroitant. L’ancien Mage Imperator se dispersa en volutes tourbillonnantes. Quand l’atmosphère s’éclaircit, il ne restait de Cyroc’h qu’un squelette brillant, imprégné de composés bioluminescents. Son crâne vide, récuré, n’était plus que le symbole de ses hauts faits… et de ses crimes commis au nom de la perpétuation de l’Empire. En tant que nouveau Mage Imperator, la première obligation de Jora’h était de dépêcher les Attitrés expectants dans leurs colonies respectives, afin de clore le processus de transition. Alors seulement il pourrait se consacrer à la libération de Nira. — L’Empire vous attend, déclara-t-il à ses frères et à ses fils. 3 BASIL WENCESLAS Le roi Peter se sentait en grande forme au moment de s’adresser à la foule depuis le balcon du Palais des Murmures, pour un des plus importants discours de ces dernières années. Basil Wenceslas, qui scrutait le jeune souverain depuis sa fenêtre d’observation, ajusta son costume de marque et lissa sa chevelure argentée. Les caméras dissimulées dans tout le palais lui offraient de multiples angles sous lesquels étudier le langage corporel du roi, l’intensité de son regard, les expressions à peine déchiffrables qui passaient sur ses traits délicats. Parfait… pour l’instant. Cette fois, au moins, le monarque n’avait pas protesté en lisant le texte rédigé à son intention. Peter avait plongé son regard dans les yeux gris du président de la Hanse, avant de déglutir ostensiblement. — Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’autre alternative ? Ni ses mots ni sa voix ne charriaient la moindre trace de sarcasme. Ses cheveux blonds étaient parfaitement teints ; ses yeux, d’un bleu artificiel, brillaient de sincérité. — Nous avons tout envisagé. Le peuple doit comprendre que nous n’avons pas le choix. Peter soupira, puis reposa le pad de lecture dont il avait mémorisé le contenu du premier coup. Il se passa les mains dans les cheveux sans se préoccuper de sa coiffure, conscient que ses aides la remettraient en ordre avant son apparition en public. — Je le lui ferai comprendre. À présent, Basil se tapotait les lèvres, approbateur, en attendant le début du discours. Le roi avait l’air particulièrement royal. Pourtant, à peine un mois plus tôt, son insubordination ridicule avait poussé le président à manigancer son assassinat. Les Vagabonds devaient porter le chapeau, permettant ainsi aux FTD de placer les gitans de l’espace sous le contrôle de la Hanse pour profiter de leurs ressources et de leurs talents. Complot sur complot, pour le bien général. Sauf que Peter et Estarra avaient réussi à déjouer l’attentat. Basil ne doutait pas que le roi le détestait du fond du cœur, et pour longtemps, mais au moins le souverain comprenait jusqu’où le président était prêt à aller pour se faire obéir. Si Peter avait retenu la leçon, tous les fonctionnaires de la Hanse, Basil en tête, pourraient pousser un grand soupir de soulagement… tandis que le roi et sa bien-aimée resteraient assis sur leur trône. Il y avait un gouvernement à diriger, une guerre à mener – à condition que tout le monde coopère. Le roi Peter fit son apparition à l’heure prévue, sous les feux du soleil, levant les mains bien en vue. Basil plissa les yeux et se pencha en avant, le menton posé sur les doigts. La foule accueillit le monarque par de vigoureuses acclamations, qui se changèrent vite en murmures feutrés, attentifs. Les discours du roi se résumaient parfois à de vagues laïus d’encouragement, quand il n’évoquait pas la mémoire de héros morts au combat, ou de colonies ravagées par l’ennemi. Sa voix profonde était le fruit d’un long entraînement ; le peuple buvait ses paroles. — Il y a huit ans de cela, les hydrogues ont déclaré la guerre à l’humanité. Huit ans de sang versé, d’agressions gratuites et de meurtres ! Comment les arrêter ? Comment mettre fin à un conflit contre des entités que nous ne comprenons même pas ? Enfin, une solution s’offre à nous ! Dans cette terrible lutte, nous sommes obligés d’utiliser toutes les armes à notre disposition, en oubliant nos grands principes. L’heure n’est plus au doute, mais à l’action ! (Le roi sourit, un vrai sourire de chef, et Basil lui-même eut la surprise de se sentir ému.) C’est pourquoi, après avoir consulté le président de la Hanse et le commandant des Forces Terriennes de Défense, j’ai décidé qu’il était temps de mettre à profit notre ultime ressource. Suite aux assauts barbares subis par les paisibles Theroniens, compatriotes de la reine Estarra… (Peter ne put retenir un frisson. Basil parcourut les écrans du regard : le roi avait-il vraiment les larmes aux yeux ? Magnifique.) Suite aux attaques qui s’abattent continuellement sur des colonies telles que Corvus ou Passage-de-Boone, suite à l’embargo insupportable qui nous interdit l’approche des géantes gazeuses, pourtant indispensables à notre approvisionnement en ekti, et suite, bien sûr, au meurtre de mon prédécesseur, le roi Frederick, je crois que l’heure n’est plus à la simple riposte, ni même à la défense, mais à l’offensive ! Après une profonde inspiration, Peter avait élevé la voix, hurlant les derniers mots devant une foule soudain pleine d’ardeur et de fierté. Le rugissement d’approbation fut si puissant que le roi recula d’un pas. Basil se tourna vers ses deux conseillers militaires sanglés dans leur uniforme, le général Kurt Lanyan et l’amiral Lev Stromo, qui hochèrent la tête de conserve. Eldred Cain, son adjoint et héritier présomptif, promena une main pâle sur sa copie du discours pour y noter divers commentaires. Tout le monde était satisfait de l’intervention de Peter. Pour l’instant. Le roi reprit la parole d’un ton plus calme. Il jouait avec son public, le forçait à rester attentif. — Après une longue, très longue réflexion, j’en suis arrivé à cette inévitable conclusion. (Il fit une pause, laissant le silence s’installer pour mieux le briser avec violence.) Nous devons utiliser de nouveau le Flambeau klikiss ! Volontairement ! La foule en eut d’abord le souffle coupé, puis des murmures s’élevèrent, bientôt suivis d’un tonnerre d’applaudissements. — Nous allons détruire les planètes hydrogues les unes après les autres, jusqu’à ce que l’ennemi capitule. C’est son tour, à présent, de connaître le deuil et la souffrance ! Peter s’inclina, et les spectateurs applaudirent à tout rompre sans prendre le temps de réfléchir aux conséquences – ce qui valait sans doute mieux, puisque le Flambeau klikiss était à ce jour la seule arme efficace contre les hydrogues, même si cette décision allait marquer une terrible escalade dans les hostilités. Le roi gardait l’air stoïque et déterminé d’un homme qui, après mûre réflexion, avait fait le choix qui s’imposait. Basil considérait déjà ce discours comme un des meilleurs jamais prononcés par le jeune souverain. Peut-être ce garçon pouvait-il encore être utile, finalement. 4 TASIA TAMBLYN La flotte du septième quadrant regagna les chantiers spationavals situés entre Mars et Jupiter pour se réapprovisionner, subir quelques réparations bienvenues, et renouveler les équipages. Elle allait aussi incorporer un groupe de quinze nouveaux vaisseaux, Mantas et Mastodontes, malheureusement insuffisants pour remplacer les pertes infligées par l’ennemi durant la débâcle d’Osquivel. Un mois après le désastre, toutes les Forces Terriennes de Défense sursautaient encore au moindre claquement de porte. Tasia Tamblyn avait aussi assisté à la bataille titanesque opposant hydrogues et faeros près d’Oncier, l’étoile créée par la première expérimentation du Flambeau klikiss – un combat qui s’était achevé par l’extinction du nouveau soleil. La Vagabonde ne voyait pas quelle place les pauvres petits humains pouvaient bien avoir dans une guerre où l’on comptait des planètes et des soleils parmi les victimes… Ce qui ne l’empêcherait pas d’essayer. Les hydreux avaient tué son frère, sur la station d’écopage du Ciel Bleu, puis son amant, Robb Brindle, parti négocier au cœur d’une géante gazeuse. La douleur avait imprimé des lignes dures sur son visage autrefois si doux. Elle ne laisserait pas passer la moindre chance de se venger de ces sales extraterrestres. Séjourner sur les vaisseaux des FTD n’avait guère coloré sa peau pâle, habituée à la vie souterraine sous les cieux de glace de Plumas, où se dissimulaient les gisements aqueux exploités par son clan. Ses yeux bleu clair lui rappelaient sa lune d’origine, et les murs gelés de la colonie familiale. L’équipage de la Manta, à quai dans la ceinture d’astéroïdes, en profitait pour s’accorder une semaine de détente sur Mars ou sur la Lune. Tasia n’avait que faire des permissions, et aucune envie de visiter la Terre. Elle n’y était allée qu’une fois, annoncer aux parents de Robb la mort de leur fils. Avec sa gentillesse et son optimisme indéfectibles, le jeune homme avait été bien plus que son amant : son meilleur ami. Parmi des recrues toutes plus sectaires les unes que les autres, seul Robb lui avait donné sa chance, et l’avait aimée pour ce qu’elle était. Dans cette période difficile, il lui manquait plus que jamais. Robb avait pensé remplir une mission capitale en se proposant de porter un message de paix dans les nuages habités par les hydrogues. Mais au bout du compte, il était mort pour rien. Un brave avait succombé – une perte banale pour les Forces Terriennes de Défense, un gouffre béant dans le cœur de Tasia. Et pour enfoncer le clou, son comper, EA, avait disparu à son tour après avoir averti les Vagabonds d’Osquivel de l’arrivée des FTD. Elle n’avait trouvé aucun indice sur ce qui avait bien pu lui arriver. Le comper Confident représentait non seulement un « équipement » de valeur, mais aussi un ami qui partageait la vie du clan Tamblyn depuis des années. Tasia espérait qu’il finirait par revenir au quartier général des FTD, même par une longue route tortueuse. Quitte à se sentir encore plus seule, la Vagabonde préféra passer sa semaine de repos à bord du vaisseau, où elle s’abreuva de jeux et de spectacles vids. De taille et de corpulence moyennes, elle était solide et dure à la tâche, mais ne le montrait pas. S’entraîner avec Robb l’avait convertie au ping-pong, à tel point qu’à présent la plupart des soldats se défilaient dès qu’elle proposait un match. Elle attendait avec impatience que le cirque des réparations, retouches et autres inspections prenne fin, pour se lancer de nouveau à l’attaque des extraterrestres. Tasia fut la première étonnée d’être convoquée d’urgence sur le vaisseau amiral du septième quadrant. Elle prit une navette jusqu’au Jupiter, vol dont elle profita pour ajuster son uniforme tout frais repassé et ses mèches châtaines, qui ne devaient pas déborder de la casquette réglementaire. Une fois dans le salon de l’amiral Sheila Willis, elle fut encore plus surprise d’y trouver le général Kurt Lanyan, le commandant des FTD, installé sur une des chaises réservées aux visiteurs. Tasia se mit aussitôt au garde-à-vous. — Mon général. Amiral. À vos ordres. Elle avait déjà rencontré le vétéran au teint basané lors de la réunion d’état-major ayant précédé l’attaque d’Osquivel, durant laquelle Robb s’était porté volontaire pour tenter de communiquer avec les hydreux. — Commandant Tamblyn, vos états de service sont exemplaires, dit le général d’un ton bourru. Sur Passage-de-Boone, votre idée de créer des radeaux artificiels avec du polymère durci a sauvé la vie de milliers de colons. J’ai examiné les registres internes de votre vaisseau, et j’en ai conclu que votre comportement sur Osquivel avait été digne d’éloge. De plus, votre récente mission sur Oncier s’est conclue par un apport d’informations sans précédent sur les faeros et leur guerre contre les hydrogues. — Merci, mon général. Tasia ne voyait pas où il voulait en venir. Son cœur battait à tout rompre. Encore de l’avancement ? La bataille d’Osquivel avait causé la mort de nombreux officiers, et les FTD devaient bien les remplacer… L’amiral Willis joignit les mains. C’était une femme mince, d’allure campagnarde, qui s’exprimait à grand renfort de lieux communs, mais avec une rare intelligence. — Commandant Tamblyn, que diriez-vous si votre vaisseau se chargeait de faire une mauvaise blague à nos amis hydreux ? Le roi Peter nous a enfin donné carte blanche pour nous amuser un peu. — Quel genre de mauvaise blague, amiral ? L’officier supérieur se fendit d’un sourire de vieux sage. — Leur balancer un Flambeau klikiss où je pense, par exemple, histoire de griller une de leurs foutues planètes. — Je crois qu’une petite revanche ne ferait de mal à personne, répondit Tasia du tac au tac. Nous avons tous de bonnes raisons d’en vouloir aux hydrogues. — Bon esprit, commandant Tamblyn, déclara Lanyan. Le général lui tendit une liasse de cartes et de documents indiquant la position de la cible, une obscure géante gazeuse répondant au nom de Ptoro. Tasia ne put réprimer un geste de surprise. Le clan Tylar avait construit une grande station d’écopage sur cette planète, jusqu’à ce que l’ultimatum hydrogue l’oblige à se retirer. Pour ce qu’elle en savait, personne n’avait croisé dans les parages depuis des années. — Ptoro ? Pourquoi choisir… Elle se ressaisit, mais le général fronçait déjà les sourcils. — Vous connaissez ? C’est pourtant une planète insignifiante. — Justement, mon général. C’est… au milieu de nulle part. — On y a repéré des hydrogues. C’est tout ce qui compte. — Vous serez accompagnée d’une flotte au grand complet, ajouta Willis. Mais c’est votre Manta qui portera le bébé. — Dès que le vaisseau sera prêt, mon équipage sera à votre entière disposition. Tasia eut bien du mal à ne pas esquisser un pas de danse sur le chemin du retour. Chez les Vagabonds, la notion de maturité ne relevait pas de l’âge, mais des compétences. Les clans considéraient leurs membres comme pleinement adultes lorsqu’ils étaient capables de démonter et remonter n’importe quel appareillage mécanique, et de se repérer en utilisant aussi bien les étoiles que les vieilles bases de données ildiranes. Placée sous l’autorité de ses deux frères, Tasia s’était sentie particulièrement fière d’elle-même le jour où elle leur avait montré qu’elle pouvait enfiler et sceller une combinaison sans se tromper, et ce dix fois de suite. Elle avait douze ans. Aujourd’hui, dans la baie de chargement de la Manta, elle ressentait cette même fierté. Des essaims d’ingénieurs et de techniciens y installaient les moniteurs et autres engins nécessaires au déploiement du Flambeau klikiss. Elle bouillait d’impatience de voir une bonne grosse planète hydrogue changée en un beau soleil. Rossia, le prêtre Vert qui reliait le vaisseau au reste du Bras spiral, vint se poster près d’elle d’un pas hésitant dû à une vieille blessure reçue sur Theroc. Ses yeux globuleux ressemblaient aux balles de ping-pong qui traînaient dans la salle de jeu. — Ça grouille, ça grouille, soupira-t-il. J’ai l’impression que les FTD adorent faire du bruit et courir partout. Ils regardèrent les ingénieurs charger des missiles au nez court – une partie de l’appareillage du Flambeau. De son côté, l’équipage avait déjà monté à bord le petit vaisseau-cargo qui emporterait l’équipement destiné à ouvrir le trou de ver près d’une étoile à neutrons, afin de la projeter au cœur de Ptoro telle une bombe stellaire. — On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, rétorqua Tasia. Regardez ce que les hydrogues ont infligé à Theroc. Vous voulez qu’on les arrête, oui ou non ? Le prêtre Vert hocha la tête. — Oui, bien sûr, la forêt-monde aimerait que ses ennemis soient vaincus, ou du moins neutralisés. Mais mon plus grand désir, c’est de rentrer chez moi. Les arbres ont subi de terribles blessures, et comme tous les prêtres, je perçois leurs plaintes. Je devrais être là-bas, pour replanter, reconstruire. — Mais vous vous êtes porté volontaire pour aider les FTD, et vous y assurez des communications vitales. Vous êtes indispensable. — Quand tout le monde vous réclame, commandant, vous devez déterminer qui a le plus besoin de vous, répondit Rossia en se grattant la joue. — Je crains qu’une fois votre parole donnée aux militaires, ce genre de décision ne relève plus de votre compétence. Combien de fois Tasia n’avait-elle pas souhaité retourner sur Plumas, avec son clan ? Mais elle n’avait pas le choix. Et Rossia non plus. — Commandant, je dois vous prévenir que d’autres prêtres Verts, embarqués sur d’autres vaisseaux, ont exprimé leur mécontentement par télien. Ils perçoivent tous l’appel de la forêt-monde, et certains n’y résisteront pas. Rappelez-vous que nous n’avons signé aucun formulaire. Nous aidons les FTD de notre plein gré. Tasia lui jeta un regard sévère tandis que le travail continuait autour d’eux. — Moi aussi, j’aimerais bien être ailleurs, mais la guerre continue. Nous devons suivre notre Guide Lumineux, sans nous laisser distraire par les petites étincelles au bord de la route. — Un authentique prêtre Vert a des convictions bien enracinées, qui ne s’envolent pas comme feuilles au vent. — Peu importent les métaphores, vous savez très bien que les hydreux poursuivront leurs attaques. Ils retourneront sûrement sur Theroc terminer ce qu’ils ont commencé. — Raison de plus pour que les prêtres Verts aillent protéger la forêt. — Bien au contraire, renchérit Tasia en fronçant les sourcils. Raison de plus pour aider les FTD à leur faire la peau. Comment protéger les arbres si vous subissez l’attaque à leurs côtés ? Seule une action militaire de grande ampleur sera efficace. Alors qu’une poignée de prêtres… Perdu dans ses pensées, Rossia effleura le surgeon qu’il gardait toujours près de lui dans un pot. — Vous avez peut-être raison, commandant Tamblyn. Je n’ai de toute manière aucune intention de m’enfuir. Mes camarades ont oublié que c’est la forêt-monde elle-même qui nous a demandé de vous rejoindre. Nous avons tous beaucoup perdu dans cette guerre. (Il hocha lentement la tête.) Et nous faisons tous des sacrifices. 5 DD Malgré ses mémoires déjà remplies de modules utilitaires, de programmes spécialisés, et de dizaines d’années d’expériences diverses et variées, DD conservait la triste capacité d’engranger les mauvais souvenirs. Le comper Amical aurait bien voulu les effacer, mais ce qu’il voyait restait irrémédiablement gravé dans son cerveau électronique. Les sinistres robots Klikiss le retenaient en otage depuis des années, et voilà qu’ils l’avaient amené dans les profondeurs de Ptoro, une géante gazeuse habitée par les hydrogues. Le petit comper comptait les jours passés dans les immenses villesphères extraterrestres, des centaines de fois plus grandes que le plus grand orbe de guerre. Les robots klikiss poursuivaient leurs obscures manigances contre l’espèce humaine en tenant conciliabule avec les entités cristallines dans un langage vibratoire incompréhensible, une forme sophistiquée de communication qui mêlait notes de musique, illusions d’optique évoluées, et des choses tout simplement inconcevables pour DD. La complexité du système dépassait ses capacités. Quand il travaillait pour les Colicos et leur équipe de xéno-archéologie, il connaissait son rôle et ses tâches, mais les machines antédiluviennes tenaient à « libérer » de leur servitude tous les compagnons électro-robotiques, et cette inexplicable vendetta impliquait d’anéantir l’humanité en chemin. S’allier avec les hydrogues leur permettait d’acquérir une force de frappe qu’ils n’auraient jamais pu brandir par eux-mêmes. Entre les murs scintillants de l’incroyable villesphère, DD naviguait dans un fatras de formes géométriques invraisemblables nées de l’environnement sous haute pression. Les lois de la physique, poussées à leurs limites, rendaient incertaines les perceptions de ses capteurs. Des structures entières étaient constituées de ce que DD aurait normalement considéré comme des gaz, les phénomènes quantiques régnaient sans partage, et des masses solides se déplaçaient de manière imprévisible, avec d’étranges effets de bord. Le comper n’avait qu’une idée : quitter Ptoro pour se réfugier enfin en lieu sûr. Il demanda malgré tout quelques explications à Sirix, après avoir appris que de malheureux êtres humains étaient retenus prisonniers dans des chambres spéciales, quelque part dans la villesphère. Le robot klikiss réfléchit à la question avant de répondre en bourdonnant. — La peur et la désorientation permettent d’obtenir des résultats intéressants. Il n’y a pas grand-chose à apprendre des humains, mais les hydrogues ne partagent pas cet avis, ce qui explique qu’ils gardent des sujets d’expérience. DD éprouva une grande tristesse pour ces prisonniers sans défense, capturés au fil des années par les extraterrestres. — Me serait-il possible de les rencontrer ? — Je ne perçois pas l’intérêt d’une éventuelle interaction, déclara Sirix. Le comper envisagea une large gamme de réponses, parmi lesquelles il sélectionna celle qui avait le plus de chances de faire pencher la balance en sa faveur. — Si j’avais l’occasion d’examiner des humains réduits à leur état le plus misérable, pleins de peur et de désespoir, je pourrais constater par moi-même les déficiences que vous imputez à leur espèce. Sirix agita les segments de ses jambes insectoïdes et referma les hémisphères de sa carapace. — Analyse pertinente. Suis-moi. Le robot noir guida DD le long de rampes vertigineuses défiant la gravité, jusqu’à une paroi étincelante contenant un ensemble de chambres pressurisées assez semblables à des bulles de savon agglutinées les unes aux autres. Des observateurs hydrogues circulaient autour d’eux, créatures énigmatiques parfois gazeuses, parfois liquides, à qui il arrivait même de prendre forme humaine. Sirix émit une série de notes harmonieuses, tandis que ses capteurs et autres indicateurs rougeoyaient. Le film brillant qui couvrait le mur d’une des cellules devint aussitôt transparent. — La voie est libre. — N’est-il pas dangereux de toucher la paroi ? Le dispositif me semble plutôt fragile. — Les chambres pressurisées protègent les spécimens des conditions extérieures. Ils y sont en parfaite sécurité. Si les hydrogues avaient voulu les tuer, ils l’auraient fait depuis longtemps. Sirix émit un signal temporel pour indiquer l’heure de son retour. DD s’avança, trop heureux d’échapper enfin à la surveillance oppressante du robot klikiss. Le mur protecteur résista un instant avant de le laisser passer. Alors que ses systèmes s’ajustaient au nouvel environnement, il ressentit l’équivalent robotique d’un intense soulagement à l’idée de se retrouver dans une atmosphère « normale ». Des tourbillons de couleurs insolites se déployaient dans la lumière aux reflets aqueux. Le corps métallique de DD crépita et fuma tandis que ses mécanismes se réhabituaient à des conditions compatibles avec la vie humaine. Sa tête pivota en direction des seize prisonniers recroquevillés dans la relative tranquillité de leur cellule. — Seigneur Dieu, un comper ! s’exclama un jeune homme à la peau sombre, en uniforme fripé des FTD. La base de données du petit robot lui apprit qu’il s’agissait d’un lieutenant-colonel. — Génial. Même les compers nous trahissent, ajouta l’une des captives, une femme aux traits tirés, rongés par l’amertume. Sur la poche en lambeaux de son uniforme gris de simple soldat était collée une étiquette au nom de Telton. — Pas forcément, protesta le premier intervenant. Peut-être qu’il va nous aider à sortir d’ici. Il ne faut pas baisser les bras, même si nos chances sont plutôt minces. — Minces, pour sûr… — Je suis ici contre ma volonté, tout comme vous, déclara DD. Les robots klikiss veulent me convertir à leur cause. Jusqu’à présent, ils ont échoué. — Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ici ? Qu’est-ce que les hydrogues attendent de nous ? demanda un troisième prisonnier. — Ne fais surtout pas confiance à cette ferraille, marmonna la jeune femme renfrognée. C’est sans doute un piège. — Donne-lui sa chance, Anjea, la coupa l’officier. Comper, j’aimerais que tu nous en dises un peu plus. Et d’abord ton nom, qu’on puisse discuter. Moi, c’est Robb Brindle. — Mon numéro de série abrégé est DD. Je propose que vous m’appeliez ainsi. — Une de mes amies, dans les FTD, était très proche de son comper. Je suis sûr qu’on va bien s’entendre, pas vrai ? — Cela me ferait très plaisir, Robb Brindle. L’officier se frotta les mains, ses yeux marron soudain plus brillants. — On est sur la mauvaise pente, DD. Plusieurs d’entre nous sont déjà morts, et on n’a pas le début d’un plan d’évasion. — On est coincés au beau milieu d’une géante gazeuse ! s’écria Telton. Tu crois pouvoir t’enfuir en courant ? — Mais non ! s’indigna Brindle. J’espère juste un minimum de coopération si jamais une occasion se présente. Comme notre ami DD, par exemple, qui va peut-être nous aider à prendre la clé des champs. — Je crains de manquer des ressources adéquates. Mon corps a été modifié pour supporter la pression extérieure, mais vos composés organiques ne résisteraient pas au traitement. À mon avis, vous n’auriez aucune chance de survivre en dehors de ces bulles. Les épaules de Brindle s’affaissèrent, mais l’officier se reprit très vite, pour ne pas montrer sa déception aux autres prisonniers. — On s’en doutait un peu, mais fallait demander. — Vous m’en voyez désolé. Si je venais à discerner une occasion, je me ferais une joie de vous aider. (DD fit un pas en avant.) Peut-être pourriez-vous m’expliquer comment vous avez été capturés. Mon niveau d’information est aussi faible que le vôtre. Ce sont les robots klikiss qui vous ont enlevés ? Ou les hydrogues, pendant leurs attaques ? — Ces foutus insectes en ferraille sont pires que les hydreux ! Et dire qu’ils prétendent être de notre côté ! — Faut pas faire confiance aux robots. — Sans blague ? — Mais toi, DD, on peut te faire confiance, pas vrai ? intervint Brindle. L’officier raconta comment il avait été capturé lors d’une mission diplomatique, pour laquelle il avait été enfermé dans un petit vaisseau et largué en plein territoire hydrogue. D’autres captifs avaient été récupérés dans des modules-bouées après la bataille d’Osquivel, ou interceptés lors de voyages spatiaux. Un certain Charles Gomez avait même été kidnappé sur Passage-de-Boone. DD étudia chaque histoire, mais leur trouva peu de points communs. — Je vais analyser votre situation. Peut-être existe-t-il une solution. — Te prends pas la tête, on est déjà morts, déclara Gomez d’un ton maussade. Les hydreux ont tué cinq d’entre nous avec leurs expériences. C’est juste une question de temps. — On ne peut pas se laisser aller comme ça, protesta Brindle en lui posant la main sur l’épaule. DD dévisagea les prisonniers l’un après l’autre. — Aujourd’hui, vous êtes encore en vie. Mon maître, Louis Colicos, m’a appris qu’il fallait toujours rester optimiste. Quant à son épouse, Margaret Colicos, elle insistait sur la nécessité d’avoir l’esprit pratique. Je vais essayer d’opérer la synthèse de leurs enseignements. — C’est une bonne idée. D’ailleurs, on va tous s’y mettre, lança Brindle avec un sourire plein d’espoir. Merci de ton soutien, DD. Et merci de nous avoir rendu visite. C’est la première bonne nouvelle depuis longtemps, surtout que là-haut, tout le monde doit me croire mort. Le signal temporel informa DD que son escapade touchait à sa fin. Sirix n’allait pas tarder à venir le chercher. — Peut-être prouverons-nous au monde qu’il a tort, Robb Brindle. 6 JESS TAMBLYN — Tout le monde doit me croire mort. Jess était assis sur le rivage d’une mer extraterrestre battue par les vents. Malgré sa nudité, il n’avait pas froid. Jamais de toute sa vie il ne s’était senti si isolé – et si… différent – du reste de l’humanité. Sa peau vibrait d’une énergie incroyable, surnaturelle, comme si elle allait produire des étincelles. Le fin duvet qui ornait sa poitrine conservait un aspect normal, totalement déplacé sur son corps transformé. Des orbes de guerre en maraude avaient détruit son vaisseau. Il avait survécu à l’attaque, mais se rappelait mal la chute à travers les nuages, l’impact sur l’océan… jusqu’à ce qu’il remonte à la surface, rendu à une nouvelle vie, porté par les marées tandis qu’il scrutait l’étendue grise et plate. Ses vêtements s’étaient évaporés, mais il ne souffrait d’aucune blessure. Pas une terre en vue, ni nourriture ni moyen de survie – puis il avait lentement pris conscience qu’il n’avait besoin de rien. Les wentals lui fournissaient l’énergie nécessaire pour le maintenir en vie. Il aurait pu flotter jusqu’à la fin des temps. Mais les pouvoirs fabuleux dont il se trouvait doté ne l’empêchaient pas d’être prisonnier de cette planète désolée, incapable de rejoindre une colonie de Vagabonds ou toute autre implantation humaine. Une puissance inconcevable se déversait dans son corps sur un monde inconnu, et cette masse d’eau, débordante de vie et de pensées étrangères, constituait son seul horizon. Les hydrogues l’avaient laissé pour mort, les wentals l’avaient sauvé. Lors du premier jour de dérive, Jess sentit la présence d’énormes créatures sous-marines, dont les formes épaisses évoquaient les anciens plésiosaures, ou les serpents de mer des légendes terriennes. Quand l’un des monstres affamés surgit des profondeurs, le naufragé aperçut une gueule gigantesque, de longues dents, et des tentacules ondulant dans sa direction, mais les wentals le protégèrent, une fois de plus. Un message circula dans l’océan ; l’homme devait être préservé – et sauvé. L’animal fabuleux refit surface près de Jess, qui se cramponna aux nageoires noueuses dressées sur le dos visqueux. La créature l’emporta à une vitesse ahurissante, brisant vague sur vague, jusqu’à ce qu’apparaisse au loin une ligne de rochers frangée d’écume. La terre ferme, enfin… Jess vécut longtemps parmi les herbes folles et les broussailles, sans jamais connaître la faim. Les wentals étaient toujours présents dans son esprit, mais il se languissait de ses frères humains. Des sortes de trilobites nageaient en cercles infinis, s’extrayant d’une mare emplie par la dernière marée pour mieux traîner leur carapace vers une autre flaque. Les jours se succédaient avec une lenteur désespérante. Jess accueillait à bras ouverts les tempêtes qui déversaient leur masse de pluie sur le rivage ; même les éclairs ne pouvaient pas le blesser. Seul à bord de l’écumeur de nébuleuses, il avait négligé de se raser régulièrement. Ses cheveux ondulés lui tombaient sur les épaules, et il arborait une barbe et une moustache de trois jours – une pilosité qui avait cessé de pousser depuis que les wentals s’étaient emparés de son corps. — J’étais censé vous mettre en contact avec les Vagabonds pour qu’ils vous aident à vous répandre, lança-il à voix haute. Et me voilà coincé sur cette planète. Le combat est perdu avant d’avoir commencé. C’est faux. Nous sommes plus forts qu’avant. La voix résonnait à l’intérieur de son crâne, émanation d’innombrables wentals. Nous avons attendu des dizaines de milliers d’années. Nous pouvons attendre encore. Assis sur un rocher, au bord du vaste océan primitif, Jess regardait les vagues bleu-vert se briser sur les récifs. — Je n’ai jamais été très patient. Des nuages d’orage, bas sur l’horizon, s’illuminaient d’éclairs internes. La vue de Jess avait gagné en acuité, à tel point qu’elle portait par-delà la courbure de la planète, grâce aux images relayées par les wentals dispersés dans l’océan. L’impression était extraordinaire. Si seulement il avait pu la partager… Sur la première planète océan où il avait amené les entités aqueuses, le Vagabond n’avait pas trouvé signe de vie, même à un stade unicellulaire. Les wentals s’étaient jetés sur ce monde stérile avec avidité, pour en incorporer la moindre molécule avec la rapidité d’un feu dévorant une flaque d’essence, et répandre la vie comme une torche répand la lumière. Ici, un écosystème primitif était déjà en place. L’océan grouillait de plantes, de plancton, de créatures marines diverses et variées. Les wentals avaient envahi l’espace à leur disposition, mais en dépit de leur initiative audacieuse pour secourir Jess, ils avaient choisi de ne pas affecter les autres êtres vivants. Les changements physiologiques du jeune homme étaient irréversibles. Les wentals feraient toujours partie de lui-même, ce qui lui permettrait peut-être d’aider son peuple… s’il parvenait à s’échapper de cette planète. Depuis deux siècles, les Vagabonds avaient rendu habitables les environnements les plus hostiles. Ils venaient à bout de tous les problèmes, inventaient des concepts et des technologies pour relever les défis imposés par des milieux où la Hanse ne se serait jamais aventurée. Il existait forcément un moyen de partir d’ici. Les wentals entendaient chacune de ses pensées, mais il ne put s’empêcher de crier par-dessus le fracas des vagues. — Si vous êtes si forts, pourquoi attendre ? Pensez au travail qui reste à accomplir ! (Pendant qu’il bavardait, les hydrogues parcouraient l’immensité du Bras spiral, à la recherche de Vagabonds à attaquer.) La guerre continue, là-dehors. Est-ce que vous allez baisser les bras juste au moment où l’on vous accorde une deuxième chance ? Nous voguons d’occasion en occasion. Telle est notre nature. — Eh bien, voguez plus vite ! Comment faire pour quitter cette planète ? Vous voulez vous répandre, pas vrai ? On ne va quand même pas attendre que quelqu’un passe par là. Nous sommes sans doute les premiers visiteurs depuis des siècles. Ou les premiers tout court. Jess ramassa un caillou et le lança dans l’eau, où il disparut sans laisser de traces. Toutes les ressources de cette planète sont à ta disposition. La roche, sous tes pieds. Les métaux et les minerais, dans l’océan. Chaque créature vivante. — En quoi cela m’aide-t-il à construire un vaisseau ? Je n’ai pas d’autre outil que mes dix doigts. Tu nous as, nous. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? s’enquit Jess en se redressant d’un coup. Ne sous-estime pas tes nouveaux pouvoirs. Avec la force des wentals qui brûle en toi, la réalisation matérielle d’un vaisseau pourrait s’avérer… relativement simple. Les images qui surgirent dans sa tête lui révélèrent un « océan » de possibilités qui lui coupa le souffle. Malgré son écosystème préhistorique, le monde qui s’étendait devant lui abritait des milliards d’êtres vivants, depuis les titans des mers jusqu’aux organismes microscopiques. Une main-d’œuvre intarissable. Guidée par les wentals, elle coopérerait pour construire un vaisseau molécule par molécule. Il suffisait de s’y mettre. 7 CESCA PERONI Jess Tamblyn avait disparu. Et Cesca, seule dans son bureau sur le principal astéroïde de Rendez-Vous, n’arrivait pas à se concentrer sur les tâches qui lui incombaient. La grappe de rochers flottant en orbite autour de la naine rouge symbolisait parfaitement les Vagabonds : séparés les uns des autres, mais reliés par des fils invisibles. Les clans avaient bâti cette base au fil des siècles, raccordant les astéroïdes entre eux par l’intermédiaire de poutrelles de soutien, de passerelles et de barres de renfort. Autant de liens fragiles, faciles à sectionner, qui pouvaient à tout instant laisser les astéroïdes se disperser de nouveau dans l’espace. L’Oratrice était là pour veiller à ce que les clans ne subissent pas le même sort. À l’abri de murs épais, Cesca passait son temps à étudier les rapports fournis par les vaisseaux de passage, les listes de marchandises, de matières premières et autres ressources distribuées à chaque avant-poste. Depuis qu’ils avaient dû abandonner leurs stations d’écopage, les plus intrépides des Vagabonds utilisaient des écopeuses blitzkrieg pour mener des raids sur les géantes gazeuses, tandis que d’autres, comme sur Osquivel, distillaient l’ekti goutte à goutte en récoltant l’hydrogène des comètes de glace. Les FTD et la Hanse – la « Grosse Dinde » – absorbaient tout le carburant interstellaire produit par les clans, mais au lieu d’être reconnaissantes aux Vagabonds de risquer leur vie dans l’opération, elles se contentaient d’en réclamer toujours plus, bien plus qu’il y en avait. Quoique embourbés dans cette délicate relation commerciale, les clans étaient en théorie indépendants de la Terre, qu’ils avaient reniée depuis longtemps – détail que les FTD avaient du mal à se rappeler. Cesca leva les yeux sur un visiteur inattendu, un jeune homme brun, de type asiatique, à la mâchoire volontaire. — Oratrice Peroni, j’ai des nouvelles pour vous ! Jhy Okiah avait toujours soutenu qu’une bonne mémoire des noms et des visages était un atout indispensable à une bonne Oratrice. Cesca avait scrupuleusement observé ce principe, parmi tant d’autres. Elle se souvenait que son interlocuteur pilotait un des vaisseaux du clan Tylar, et jouait les garçons de courses entre divers avant-postes vagabonds. Il avait d’ailleurs la réputation de souvent se perdre en route… ou du moins de prendre des chemins de traverse. — Ça fait partie de mes attributions de recevoir des nouvelles, Nikko Chan. J’aimerais juste que ce soient de bonnes nouvelles, pour une fois. (La nervosité du jeune pilote fit comprendre à Cesca que ce ne serait pas encore pour aujourd’hui. Elle poussa de côté la pile de documents.) Allez-y. Je vous écoute. Nikko ne cessait de gigoter, essuyant sans arrêt ses mains moites sur les multiples poches de son pantalon. — Il y a quatre jours, je revenais du Dépôt du Cyclone, avec un chargement de pièces détachées et de générateurs thermiques à haut rendement pour Jonah 12. Vous savez, la lune gelée où Kotto Okiah installe… — Je sais. C’est moi qui ai signé les autorisations. Sur la défensive, Nikko eut bien du mal à poursuivre son récit interrompu. — Donc oui… il m’arrive parfois de… faire un petit détour. Rien de bien méchant, et ça ne coûte pas beaucoup d’ekti comparé à ce que je pourrais trouver. Un endroit habitable, ou même le Burton, qui sait ? — Et qu’est-ce que vous avez trouvé ? — Vous vous souvenez sans doute qu’un de mes oncles éloignés, Raven Kamarov, a disparu depuis un certain temps. Il faisait des livraisons d’ekti depuis le Dépôt du Cyclone, et puis un beau jour, il n’est pas arrivé à destination. Les recherches n’ont rien donné. Cesca hocha la tête. Ces dernières années, il n’y avait pas eu que le vaisseau de Jess Tamblyn pour s’évanouir sans laisser de traces. Même s’il était facile d’accuser les hydrogues, on racontait parmi les clans que les FTD n’étaient peut-être pas totalement innocentes. Tout comme il était facile de deviner où Nikko voulait en venir. — Je suppose que vous avez retrouvé le vaisseau… — Oui, enfin ce qu’il en reste, grimaça le jeune homme. Il y avait juste assez de numéros de série sur les morceaux pour permettre l’identification. Mais c’est bien lui, pas de doute. Cesca sentit son corps s’alourdir, comme si la gravité avait soudain monté d’un cran. — Vous pensez qu’il peut s’agir d’un impact de météorite, ou d’une surcharge des réacteurs ? — Ni l’un ni l’autre, Oratrice, répondit-il en se voûtant. Les marques sur la coque suffisent à comprendre ce qui s’est passé. Des tirs de jazer. Directs et intentionnels. — Des jazers ? Mais seuls les Terreux en utilisent. — Je ne vous le fais pas dire. J’ai rapporté tout ce que j’ai pu. C’est dans la soute. Les stigmates laissés sur la coque métallique par les explosions et les décharges d’énergie constitueraient des preuves indiscutables. Sous le coup de la colère, Cesca se raidit dans son fauteuil d’un geste trop brusque pour la faible gravité de Rendez-Vous. Propulsé en arrière, le siège heurta violemment le mur. — Vous voulez dire que les Terreux ont volontairement attaqué, et détruit, un vaisseau vagabond sans défense ? — Ça y ressemble. On peut faire une analyse complète, mais je suis sûr de ce que j’avance. — Voilà qui change tout, Nikko Chan. Nous vendons l’ekti selon nos propres termes, et surtout pas sous la contrainte, que ça plaise ou non à la Grosse Dinde. (Cesca se leva, rassemblant son courage.) Je dois m’entretenir d’urgence avec les chefs de clan. 8 DAVLIN LOTZE Davlin Lotze se tenait devant le transportail, son sac rempli de vivres pour plusieurs jours. Le trapèze de pierre était entouré de centaines de carreaux décorés de symboles étranges, autant de coordonnées menant à des planètes autrefois habitées par les Klikiss. La plupart d’entre elles restaient encore à explorer. — Vous êtes censé revenir dans les vingt-quatre heures, monsieur Lotze, précisa le technicien chargé de la station de contrôle. Les transportails déjà répertoriés, comme celui des ruines de Rheindic Co, servaient de plates-formes de lancement aux aventuriers prêts à explorer des contrées inconnues. Des types dans son genre. Davlin ajusta le sac sur ses épaules. Il portait une combinaison kaki standard, assez résistante pour supporter de grands écarts de température. Même s’il comptait débarquer sur un monde désert, il refusait d’arborer des couleurs voyantes ou autres parures qui auraient pu attirer l’attention. — Les paramètres de la mission m’autorisent une certaine liberté quant aux délais à respecter. Il considérait que ses états de service longs comme le bras l’affranchissaient d’un tel point de règlement. Sans oublier que c’était lui, en compagnie de Rlinda Kett, qui avait découvert le réseau des transportails klikiss pour le compte de la Hanse. La race insectoïde, depuis longtemps disparue du Bras spiral, avait laissé derrière elle un tas de ruines mystérieuses sur des planètes que les Terriens considéraient dorénavant avec avidité, puisque les extraterrestres respiraient le même air qu’eux et répondaient à peu près aux mêmes critères biologiques. Autant de colonies potentielles, autant de petites victoires à revendiquer dans le grand tumulte de la guerre contre les hydrogues. Mais il fallait d’abord que tous ces mondes soient identifiés, répertoriés, et partiellement explorés – une tâche que Davlin pensait être dans ses cordes. Il traversa sans plus attendre le bloc de pierre nue pour gagner un nouveau territoire klikiss à l’autre bout de l’univers. L’explorateur sourit à la brise sèche qui lui caressait le visage. Se savoir seul sur une planète faisait naître d’étranges impressions. Puisque la matinée locale commençait à peine, il avait toute la journée pour étudier les structures organiques dures comme l’acier où avaient vécu les extraterrestres. Des arbres aux formes singulières se dressaient devant lui, drapés de frondes ressemblant à des plumes, et entourés de plantes dont les feuilles aux longs piquants évoquaient des pelotes d’épingles. Davlin installa des capteurs et de petites stations météo tout au long de sa progression dans les ruines instables, afin de mesurer l’humidité du sol et d’estimer les précipitations annuelles. Même si ce monde était sélectionné pour fonder une nouvelle colonie, les futurs explorateurs devraient y apporter des satellites de poche, capables de se mettre seuls en orbite, afin de cartographier le terrain plus vite et plus en détail, en y ajoutant les indispensables schémas climatiques. Mais pour l’instant, on ne lui demandait qu’un rapport succinct. À la tombée de la nuit, il mit en place un réseau de caméras qui enregistrèrent des données astronomiques tout en analysant le spectre des étoiles les plus brillantes. Après son retour sur Rheindic Co, les astronomes de la Hanse interpréteraient ces données pour en déduire l’emplacement de la planète, puis l’associer aux coordonnées héritées de la symbolique klikiss. Davlin aurait déjà pu quitter les lieux, mais il se délectait du profond silence. Les bruits de la civilisation l’avaient toujours mis mal à l’aise. Même la base de Rheindic Co lui semblait trop agitée depuis qu’elle focalisait l’attention des scientifiques de la Hanse. Il se rappelait avec émotion les années paisibles passées sur Crenna, le labeur tranquille mais efficace du simple colon. L’aventurier sortit une couverture de survie – un mince film chauffant qui se transformait en couche matelassée une fois enroulé autour de son propriétaire – et se prépara à une nuit calme et solitaire sur le monde abandonné. Au lever du jour, il ramassa ses instruments, rejoignit le transportail, et activa le mécanisme qui allait le renvoyer à son point de départ… L’atmosphère oppressante qui régnait dans la salle de contrôle le frappa aussitôt. Il examina les visages un par un en déchiffrant les expressions, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’un autre carreau de coordonnées avait été noirci. — On a perdu qui ? — Jenna Refo. Trois jours de retard, répondit un technicien. Davlin poussa un long soupir, et l’air dans ses poumons lui parut glacé. C’était la cinquième perte. Cinq explorateurs qui, comme lui, choisissaient des carreaux au hasard dans l’espoir de trouver des mondes viables, si possible assez riches en ressources pour que la Hanse y génère de bons profits. Sauf que parfois, ça tournait mal. Les transportails d’arrivée pouvaient avoir été détruits par des tremblements de terre, ou d’autres catastrophes naturelles… à moins que les planètes elles-mêmes soient radicalement invivables. — Merdre. La Hanse avait beau verser des salaires importants, chaque voyage vers une destination inconnue était un pari risqué. D’ordinaire, quand il revenait de mission, Davlin profitait des acclamations et des festivités qui accompagnaient une exploration réussie. Cette fois-ci, il se contenta de déposer son rapport et de filer sous la douche. Le lendemain, un vieil aventurier répondant au nom de Hud Steinman revint sur Rheindic Co un grand sourire aux lèvres, guère gêné par l’ambiance morose qui plombait encore la salle de contrôle. — Je vous préviens que je mérite une sacrée prime ! déclara-t-il en désignant un carreau d’un doigt victorieux. Les coordonnées que voici nous emmènent directement là où tout a commencé. Ou fini, selon le point de vue. Sur Corribus. Les techniciens laissèrent échapper des cris de surprise, certains se prirent même à applaudir. Davlin se contenta d’un hochement de tête appréciateur. La planète sur laquelle les Colicos avaient percé le secret du Flambeau klikiss était un monde ravagé, désertique, peut-être la dernière poche de résistance de l’espèce insectoïde face à l’ennemi qui l’avait anéantie. Corribus était la pierre de Rosette des xéno-archéologues, un endroit qui regorgeait de messages venus du fond des âges. Et d’un point de vue pratique, la découverte donnait aux explorateurs un excellent point d’ancrage pour commencer à établir une carte du réseau de téléportation. Davlin rejoignit Hud Steinman devant le transportail, et activa le carreau de Corribus. Quelques techniciens levèrent les yeux ; l’un d’eux tendit la main, sans doute dans l’espoir de le retenir, mais l’explorateur échappait à leur autorité. Il recevait ses ordres du président Wenceslas en personne. L’instant d’après, Davlin débarquait sur un monde où seul le vent brisait le silence. La cité klikiss était strictement identique aux images fournies par l’équipe Colicos. De hautes parois granitiques dessinaient une vallée abritée où se dressaient les habitations, quand elles n’étaient pas directement incrustées dans les falaises recouvertes de grands blocs cristallins. Steinman ne s’était pas trompé. Comment l’aurait-il pu ? Davlin contemplait le paysage spectral, les murs de pierre et de cristal illuminés par le soleil. Les Klikiss avaient dû se sentir protégés par ces masses de granit semblables aux remparts d’une forteresse. La roche luisante avait à moitié fondu, à un moment, comme si elle avait été soumise à une force de destruction d’une violence inconcevable. L’explorateur tenta d’imaginer l’ennemi qui s’était acharné sur les Klikiss, assez puissant pour les pousser à créer le Flambeau. Les hydrogues ? En tout cas, même cette arme redoutable s’était avérée inefficace, et la civilisation insectoïde avait été balayée. Davlin savait déjà que la Hanse coloniserait Corribus. Il espérait juste que ce qui s’était produit ici ne se renouvellerait pas. 9 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Jora’h fixait les yeux sur le crâne de son père dans l’ossuarium situé sous le Palais des Prismes – là où personne ne pouvait le voir exprimer sa haine. — Vous me forcez à me déshonorer en poursuivant vos manigances. Ses cheveux, libres de toute entrave, vibraient comme s’ils étaient saturés d’électricité statique. La phrase qu’il avait prononcée lui revint en échos railleurs dans le silence oppressant. — Bekh ! Même les humains n’ont pas de mots assez forts pour exprimer mon dégoût de ce que vous étiez. De ce que je suis devenu. Les funérailles n’avaient eu lieu que la veille, et déjà le crâne de Cyroc’h reposait dans l’ossuarium, la pièce où les Mages Imperators s’isolaient pour mûrir leurs décisions. Jora’h aurait préféré suivre l’Attitré d’Hyrillka dans le sommeil du sous-thisme. Le crâne brillait d’un blanc de nacre, les orbites vides et creuses, les dents dévoilées en un sourire moqueur. L’ancien souverain ne daigna pas répondre à son fils. Près d’un siècle auparavant, Cyroc’h avait sans doute été confronté aux mêmes affres, le jour où il avait pris connaissance du programme d’hybridation mené sur Dobro à l’aide de prisonniers humains – Nira, par exemple. Avait-il éprouvé ne serait-ce qu’une once de culpabilité, ou avait-il simplement intégré ces nouvelles « ressources » à ses projets pour l’Empire ? Jora’h se tourna vers les os de son grand-père, qui régnait lors de la rencontre avec le vaisseau-génération Burton. Durant des millénaires, les Ildirans avaient échoué à créer un télépathe capable d’échanger images et pensées avec les hydrogues, afin de rapprocher les deux espèces. Dans un effort désespéré pour donner un coup de fouet aux expériences de Dobro, le grand-père de Jora’h avait décidé de mêler le génome des passagers du Burton à celui d’Ildirans soigneusement sélectionnés. Les responsables des camps choisissaient quelles humaines engrosser, quels hommes utiliser comme étalons, et le travail ne s’arrêtait jamais. Jora’h se promit de se rendre sur Dobro dès que possible pour y retrouver sa bien-aimée Nira. En tant que Mage Imperator, il pourrait au moins la libérer des contraintes de la reproduction, et aussi rencontrer leur fille, Osira’h. Il tenterait de se racheter aux yeux de Nira, et à ceux de tous les captifs humains… Un frisson le secoua à la pensée des secrets que son père avait gardés par-devers lui, persuadé que son nigaud de fils ne comprendrait rien avant de monter sur le trône. Le nouveau Mage Imperator connaissait désormais le rôle joué par les Ildirans dans le précédent conflit contre les hydrogues ; il savait pourquoi un empire si paisible – qui n’avait prétendument pas croisé le fer depuis des millénaires – prenait soin de conserver d’importantes réserves d’ekti, ainsi qu’une Marine Solaire puissante. En vue d’un éventuel retour des hydrogues. Et d’une trahison des robots klikiss. — Pourquoi avoir laissé les humains tester le Flambeau sur Oncier, si vous aviez conscience des risques ? Pourquoi forcer le destin ? Même l’accès complet au thisme ne lui permettait pas de décrypter les actes de son père, mais il découvrait que Cyroc’h, et tous les Ildirans avec lui, avaient souvent sous-estimé et mal interprété les ambitions de l’humanité. Peut-être n’avaient-ils pas cru un instant au succès de l’expérience menée par les scientifiques de la Hanse. Peut-être n’avaient-ils jamais réalisé l’ampleur de la folie humaine… Jora’h fixa son regard sur le crâne phosphorescent, bien décidé à résoudre le dilemme dans lequel il était plongé. Un courant d’air froid passa, où il crut discerner de faibles murmures, mais il fit face aux os de ses prédécesseurs réunis en tribunal. — Oui, Père, je servirai mon peuple et le guiderai en ces temps de crise, si c’est dans la mesure de mes moyens. Les chemins que vous avez suivis n’étaient pas les seuls possibles. Si j’en trouve d’autres, je les emprunterai. Adar Zan’nh, le fils aîné de Jora’h, lui avait remis un rapport sur les réserves d’ekti qui diminuaient à vue d’œil. Ceux qui avaient initié les mesures de précaution n’avaient pas envisagé que l’approvisionnement puisse se tarir. Et comme la survie de l’Empire dépendait du carburant interstellaire, les réserves devaient être reconstituées. Zan’nh recevrait bientôt le titre officiel de commandant de la Marine Solaire. Son mentor, l’adar Kori’nh, avait entraîné dans la mort une maniple entière de croiseurs lourds lors d’une attaque suicide sur Qronha 3. Toutes les informations portaient à croire que les hydrogues avaient été chassés de la géante gazeuse, dont les nuages étaient de nouveau disponibles pour la production d’ekti… jusqu’au retour de l’ennemi. Voilà au moins une décision que le Mage Imperator pouvait prendre. Les dangers qui menaçaient l’Empire le forçaient à des choix désespérés, mais toujours préférables au laisser-faire. Soudain plus confiant, Jora’h se détourna du reliquaire étincelant et des crânes inutiles de ses ancêtres. Il profiterait de l’absence – temporaire – des hydrogues sur Qronha 3 pour y envoyer l’adar Zan’nh à la tête d’une cohorte de mineurs, avec ordre de remettre en marche une cité des nuages. Ce serait un grand pas en avant, une victoire de plus à l’actif de l’héroïque Adar Kori’nh. Un sourire dur se dessina sur les lèvres de Jora’h. Il abandonna ses prédécesseurs à leur mutisme et fit aussitôt appeler Zan’nh. 10 SULLIVAN GOLD La chance ne frappe pas toujours à la porte de la même façon. Elle se contente parfois d’y gratter discrètement, et parfois aussi elle y tambourine comme un ivrogne exigeant qu’on lui ouvre. La Hanse n’avait pas tardé à tirer avantage de la défaite hydrogue sur Qronha 3. Dès l’annonce de la nouvelle, il devenait clair qu’un océan de nuages riches en hydrogène attendait qu’on l’exploite, au moins jusqu’au retour de ses propriétaires. Comment ignorer une telle réserve d’ekti ? D’énormes vaisseaux-cargos jaillirent des usines orbitales et s’empressèrent d’emporter les composants nécessaires sur la planète gazeuse désertée, où ils seraient assemblés à la lisière des bancs de nuages. Des volontaires engagés à prix d’or constituaient l’équipage du moissonneur d’ekti : seuls des fous, ou des optimistes forcenés, auraient risqué leur vie au salaire normal. C’est donc en étant bien conscient du danger – et des gains potentiels – que Sullivan Gold accepta de prendre la tête du nouveau complexe. Sa décision, fondée sur des critères professionnels, lui semblait parfaitement logique ; il y gagnerait soit un bel avancement, soit une belle pierre tombale. En cet instant, après l’arrivée des premiers cargos, il observait un essaim d’ouvriers assembler les gigantesques pièces du puzzle : réacteurs, réservoirs, modules d’habitation et autres équipements industriels. Aucune étape de la mise en place ne lui échappait, il en vérifiait plusieurs fois le moindre détail. Sur les centaines d’employés qui construisaient le moissonneur, seules quelques dizaines resteraient pour le faire fonctionner. L’élite. Les victimes désignées. Sullivan hésitait à peindre un logo ou une mascotte sur le flanc de la station. Un canard ferait l’affaire… ou juste une cible. Son épouse, Lydia, une femme à l’esprit pratique, lui avait donné trois fils et une fille, lesquels alignaient pour l’instant dix petits-enfants. Ils étaient tous ambitieux, intelligents, persuadés d’être des hommes et des femmes d’action. Lorsque la Hanse avait annoncé qu’elle cherchait un cadre prêt à assumer la direction du moissonneur, Sullivan avait invité sa famille à dîner pour lui soumettre l’idée. — Vu les termes du contrat, je ne vois pas ce qu’on a à perdre. — Toi peut-être pas, mon chéri, avait objecté Lydia. Elle avait divisé une feuille de papier en deux colonnes, les « pour » et les « contre », après quoi toute la famille s’était lancée dans une discussion qui s’était prolongée tard dans la nuit, ponctuée par le doigt de Lydia tapotant les listes d’avantages et d’inconvénients. Côté « pour », la Hanse offrait des concessions industrielles de premier plan, des prêts sans intérêt, et un accès privilégié à une large gamme de produits – de quoi transformer la petite affaire familiale en un véritable empire. Le moissonneur était spécialement conçu pour une évacuation rapide, il y avait donc une chance, même mince, que Sullivan et son équipage survivent à une attaque hydrogue. Enfin, sur le papier, ça semblait possible. Les « contre » avaient à peine besoin d’être couchés noir sur blanc… Le prêtre Vert embarqué dans l’aventure rejoignit Sullivan, qui poursuivait ses observations depuis le dôme vitré dominant le vaisseau amiral de l’expédition. Kolker avait fait le choix, inhabituel parmi les siens, de devenir un agent de communication free-lance offrant les services du télien de vaisseau en vaisseau. Il n’appartenait pas au groupe de dix-neuf volontaires engagés dans les FTD ; sa carrière au sein de la flotte commerciale avait commencé des années auparavant. Le prêtre était toujours disponible pour transmettre les rapports de Sullivan à la Hanse, ou pour envoyer des mots d’amour à Lydia, mais il passait en fait le plus clair de son temps assis près du surgeon, un sourire distant aux lèvres, une main sur le tronc. Kolker ne se lassait jamais de bavarder avec ses pairs, parfois à voix haute, parfois juste à l’écoute, même quand aucun message ne circulait sur le réseau. Sullivan se souvenait du jour où il avait retrouvé une caisse remplie des souvenirs de son grand-père, parmi lesquels un lot de cartes postales. Observer Kolker durant ses longues séances de transmission lui rappelait ces vieilles images : le télien épargnait au prêtre Vert de payer un supplément de timbres pour expédier ses missives depuis la géante gazeuse. — J’ai tout expliqué aux arbremondes et aux autres prêtres, annonça Kolker avec un sourire qui découvrait ses gencives vertes. Ce genre d’information les aide à se changer les idées après l’attaque hydrogue… mais je me sens coupable de ne pas être sur Theroc pour soigner la forêt. Sullivan serra les dents, sans quitter des yeux les ingénieurs équipés d’un harnais de lévitation qui greffaient les derniers morceaux du moissonneur. — Vous n’allez pas partir, quand même ? J’ai besoin de vous. Je me vois mal envoyer des pigeons voyageurs. — Partir ? Jamais de la vie. Cet environnement est fascinant, et je suis le seul qui puisse le décrire aux arbres. Ils sont curieux de savoir à quoi ressemble une géante gazeuse. De plus… (Kolker contempla tendrement le pot décoré qui abritait le surgeon)… la forêt est heureuse de visiter un endroit où ses ennemis ont subi une cruelle défaite. — Nous ne sommes pas sûrs que les hydrogues aient été complètement éliminés, mais il est toujours permis d’espérer, dit Sullivan en plongeant son regard dans la masse de nuages. Sitôt le moissonneur en état de marche, il comptait envoyer des sondes guetter un éventuel retour des extraterrestres. Simple mesure de précaution, même s’il n’était pas persuadé de son efficacité. L’assemblage continuait au pas de charge dans la haute atmosphère de Qronha 3. Sullivan parcourut le calendrier prévisionnel, et constata avec fierté que chaque étape du projet avait été menée à bien en temps et en heure. D’ici à quelques jours, le moissonneur serait en mesure de produire ses premières gouttes d’ekti pour la Ligue Hanséatique terrienne. Là, on commencerait vraiment à s’amuser. Il sentit la pression diminuer d’un cran. Tout se passait pour le mieux… 11 TASIA TAMBLYN Le croiseur de Tasia arrivait sur Ptoro, avec à son bord l’arme de l’apocalypse. Nous voilà, bande de salauds. J’espère que vous êtes prêts. La géante gazeuse n’était qu’un disque froid sur l’écran de contrôle, sans les bandes de nuages pastel de Jupiter ou de Golgen, ni les anneaux majestueux d’Osquivel. Aucune vie, aucune couleur – l’endroit idéal où allumer une petite lumière. Les vaisseaux de guerre des FTD signalaient leur position au fur et à mesure de l’approche. Tasia ouvrit l’intercom de la Manta pour ordonner aux ingénieurs et autres personnels concernés de préparer le Flambeau klikiss. Elle avait été obligée de s’adjoindre deux des dix-neuf prêtres Verts de l’armée pour coordonner convenablement le déploiement du Flambeau. Plus vieux et plus renfermé que Rossia, Yarrod avait déjà exprimé des doutes sur son engagement alors que la forêt-monde avait besoin de lui, mais Tasia espérait qu’il changerait d’avis après le succès de cette mission. Les mains sur le surgeon, Rossia ferma les yeux et contacta son aîné par télien. — Yarrod dit que tout le monde est en place près de l’étoile à neutrons. Les générateurs de trou de ver sont installés autour du périmètre gravitationnel. Ce sont ses propres mots, commandant Tamblyn. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Tasia se fendit d’un sourire carnassier. — Ça veut dire qu’au moment où nous enverrons nos missiles dans les nuages de Ptoro, nous créerons un point d’ancrage pour notre extrémité du trou de ver. Les ingénieurs qui accompagnent Yarrod ouvriront le trou de leur côté, il gobera l’étoile à neutrons et l’enverra s’écraser dans les dents des hydreux planqués là-dessous. La masse supplémentaire fera imploser la planète, qui deviendra une nouvelle étoile. Rossia caressa l’écorce dorée du surgeon. — Oh ! Ils ne vont sans doute pas apprécier la plaisanterie. — Et le plus beau, c’est qu’ils n’ont pas la moindre chance de nous arrêter. Pendant que les éléments du système se mettaient en place, Tasia écoutait les rapports sur les préparatifs, en accusait réception en hurlant dans l’intercom, et ordonnait de multiples vérifications. Des vaisseaux de reconnaissance parcouraient les nuages gris ardoise, plongeant en profondeur dans l’atmosphère de Ptoro avant de regagner une orbite plus sûre. Les exométéorologues enregistraient les courants aériens et les courbes de température qui déterminaient la topographie interne de la géante gazeuse. Chaque fois qu’une mission la confrontait aux hydreux, Tasia repensait aux victimes de cette guerre inutile. La mort de son frère, sur la station du Ciel Bleu, lui avait inspiré son engagement dans les FTD. Elle avait combattu les extraterrestres dans les nuages de Jupiter, après que leur émissaire avait assassiné le Vieux roi Frederick, puis sur Osquivel, lorsque les hydrogues avaient anéanti la plus grande flotte humaine jamais lancée contre eux, tuant Robb par la même occasion. Elle comptait bien leur rendre la monnaie de leur pièce en enflammant Ptoro. — Merdre, ça va être le plus beau feu de camp de tout l’univers. — J’espère qu’on n’a pas oublié les merguez, ajouta la navigatrice, Elly Ramirez. Anwar Zizu, le canonnier, se pencha sur les écrans de contrôle. — Ils sont trop confiants. Si j’étais un hydrogue, je ne permettrais pas qu’un vaisseau ennemi s’approche si près. — Si vous étiez un hydrogue, sergent, je vous ferais sortir d’ici à grands coups de pied au cul. (Tasia se rassit, essayant de maîtriser ses maux d’estomac.) Assez discuté. Lancez les torpilles. On ne va pas leur laisser le temps de plier bagage. Les lanceurs modifiés de la Manta expédièrent dans l’espace un groupe de cylindres argentés, dérivés de la technologie klikiss découverte sur Corribus. Les écrans de contrôle suivirent les projectiles dans leur descente vers la couche nuageuse. Nous y voilà. — Dites à Yarrod de prévenir ses ingénieurs. Je veux que l’étoile à neutrons débarque par ici dès que nos ancres seront en position. Rossia transmit le message par télien, tandis qu’Elly Ramirez scrutait ses propres écrans d’un air sceptique. — J’aurais pensé que les hydrogues réagiraient plus tôt. — Ça vous dérange ? (Tasia se frotta les mains, les yeux brillant d’une détermination sans faille.) Dans une petite minute, nous serons le dernier de leurs soucis. Ptoro semblait banale, inoffensive. Si seulement ç’avait pu être Osquivel… La vengeance aurait vraiment valu le coup. Tasia sentait en elle le vide récurrent qui accompagnait les souvenirs de Robb et des autres soldats disparus. Elle en venait même à regretter cet imbécile de Patrick Fitzpatrick III. C’était elle qui aurait dû lui en faire voir de toutes les couleurs, pas les hydrogues. — Ancres en position, mon commandant, annonça Zizu. — Ouvrez le tunnel. C’est le moment de leur faire un petit cadeau. Rossia transmit l’ordre grâce au surgeon. Il gardait les yeux fermés, comme s’il n’avait pas envie de voir la suite. Tout l’équipage de la Manta retenait son souffle ; les autres vaisseaux réclamaient des informations, mais Tasia ne répondait pas. Pas encore. — C’est fait, dit le prêtre Vert. D’après Yarrod, le trou de ver est apparu, et l’étoile à neutrons s’y est engouffrée. — Parfait, sourit Tasia. La mèche est allumée. Pour l’instant, la grosse planète grise restait pareille à elle-même. Dès que l’étoile à neutrons y ferait son apparition, l’incendie nucléaire se déclencherait dans les profondeurs, expédiant une onde de choc qui remonterait les différentes couches de l’atmosphère à la vitesse de l’éclair. Tasia résuma tout son désir de vengeance en quelques mots, prononcés à voix basse : — Vas-y. Brûle. 12 PATRICK FITZPATRICK III — Maudits Cafards ! s’écria Patrick Fitzpatrick, toujours prêt à exprimer sa frustration. L’officier avait souvent répété cet anathème depuis la guérison des blessures infligées par les hydrogues. Plusieurs fois par jour, en fait. L’imposant Bill Stanna ne se gênait pas non plus pour faire résonner ses plaintes dans la vaste salle creusée dans un astéroïde, que l’équipe de Del Kellum utilisait comme entrepôt. Ouais, j’avais signé pour casser de l’hydreux, pas pour finir otage de cette racaille de l’espace. Ils peuvent toujours attendre que je bosse pour eux. Les sergents instructeurs n’avaient trouvé aucune compétence particulière à Stanna, aucun don à exploiter. C’était juste un troufion de base, vaillant, obéissant, et prêt à en découdre. — Tu m’étonnes, Bill ! On ne leur doit rien. Fitzpatrick restait assis sur la pierre dure de l’entrepôt, l’air buté. Il passait et repassait les mains dans ses cheveux blond-roux, incapable de renoncer à sa coiffure impeccable, quelles que soient les circonstances. De corpulence moyenne, malgré sa haute taille, le jeune homme tenait de famille une mâchoire volontaire et un visage attrayant – même si son nez était un peu fort à son goût. Une ride avait fini par se creuser entre ses yeux noisette, à force de froncer les sourcils pour marquer son désaccord ou son scepticisme. — Ils ne peuvent pas nous obliger à travailler, lâcha Shelia Andez. Y a pas une histoire de convention de Genève, ou un truc dans le genre ? Si nous sommes prisonniers de guerre, les Cafards n’ont pas le droit de nous traiter n’importe comment. Elle avait échappé à la destruction de son Mastodonte sur Osquivel grâce à un module-bouée, et parcourait maintenant la pièce dans un état de frénésie avancé, scrutant l’une après l’autre les caisses de matériel empilées au hasard. Tous les otages avaient été chargés de tâches secondaires ici ou là, mais beaucoup refusaient de coopérer. — Même s’il existe une convention, ils ne savent sans doute pas lire, déclara Fitzpatrick, dégoûté. Stanna explosa de rire, comme s’il n’avait rien entendu de si drôle depuis longtemps. — De toute façon, si on ne fait pas le boulot, ils demandent à nos compers de s’en charger, précisa Kiro Yamane. L’expert en cybernétique occupait une place à part dans les FTD. Il n’était pas formellement engagé, mais il avait rejoint la flotte d’Osquivel pour évaluer les performances des nouveaux compers Soldats. Sur Terre, son génie de la robotique s’était révélé dans les usines dirigées par Lars Rurik Swendsen et Howard Palawu. — Je ne supporte pas de voir nos belles machines faire du travail de larbin, ajouta-t-il d’une voix où perçait la colère. — Je préfère encore ça que de le faire moi-même, objecta Stanna. Le soldat se laissa tomber près de Fitzpatrick, et les deux hommes parcoururent du regard les piles de caisses qu’ils étaient censés ranger. Trente-deux combattants avaient été recueillis sur le champ de bataille, pendant que les gitans de l’espace jouaient les charognards sur les épaves abandonnées près d’Osquivel. Trente-deux otages retenus depuis plus d’un mois sur les chantiers spationavals secrets des Vagabonds. L’injustice de son sort rongeait Fitzpatrick. Ses parents, tous deux ambassadeurs, avaient déjà dû émettre des protestations officielles, et exiger qu’une solution soit trouvée. Sa grand-mère, l’ancienne et encore influente Virago de la Hanse, faisait sans doute feu de tout bois pour créer une commission d’enquête ou envoyer des secours, le tout dans un grand tumulte de protestations. Sauf que ça ne se passait pas comme ça. Se bercer d’illusions ne servait à rien. Oui, sa famille devait s’indigner, mais après la défaite retentissante des FTD sur Osquivel et la perte de tant de vaisseaux, qui pouvait croire qu’il y avait des survivants ? Les Vagabonds avaient capturé leurs prisonniers dans des conditions idéales. Depuis des semaines qu’il observait ses geôliers, Fitzpatrick avait découvert avec stupeur les gigantesques chantiers où l’on construisait des vaisseaux de toutes tailles et de tous modèles. Le clan Kellum possédait des fonderies, des chaînes de fabrication et de montage, toute une infrastructure qui occupait plus de mille personnes. Quand la flotte terrienne avait lancé son offensive sur Osquivel, elle n’avait décelé aucune trace d’une telle installation dans les anneaux de la géante gazeuse. Les Cafards étaient vicieux, fuyants, un véritable cancer qui se propageait lentement d’étoile en étoile. Le sas rectangulaire perçant la paroi de l’astéroïde s’ouvrit dans un sifflement maladif avant de glisser sur le côté. Stanna se leva d’un bond, comme si on venait de le surprendre à dormir pendant le service. Fitzpatrick et Andez restèrent ostensiblement assis par terre. — Pas la peine de faire semblant, Bill, dit l’officier. Ils savent bien qu’on ne lèvera pas le petit doigt pour eux. Les militaires virent apparaître une jeune femme élancée, aux longs cheveux bruns, qui marchait avec une grâce indiquant une pratique régulière de la gravité réduite. Ils reconnurent Zhett Kellum, dont les grands yeux verts pouvaient lancer des éclairs de joie aussi bien que de colère. Fitzpatrick l’avait vue une fois tordre les lèvres en un rictus à la fois espiègle et bougon. — Je ne sais pas comment ça se passe chez les Terreux, lança-t-elle, mais chez les Vagabonds, on a plutôt l’habitude de mettre la main à la pâte pour gagner sa pitance. Ne croyez pas qu’on va continuer à vous offrir le gîte et le couvert. — Dans la Hanse, on n’a pas l’habitude de prendre des otages et de les empêcher de rentrer chez eux, répliqua sèchement Fitzpatrick. — Si vous êtes pas contente de notre travail, faut nous virer, on partira tout de suite, ajouta Andez. Zhett haussa le sourcil et désigna le sas d’un geste vague. Son corps paraissait d’une souplesse hors normes. — La porte est ouverte. Mais à pied, la route est un peu longue. — Vous ne pourriez pas nous donner au moins un petit vaisseau ? risqua Stanna. — Elle plaisante, dut préciser Fitzpatrick en lui donnant un coup de coude. Zhett s’approcha des quatre captifs. — Si j’étais vous, Fitzie, je ne parierais pas trop là-dessus. — Ne m’appelez pas comme ça. — Allez, c’est juste un petit nom. (Elle lui sourit, mais il garda les lèvres serrées.) J’étais sérieuse quand je parlais de vous mettre au travail. Mon père pense que vous occupez beaucoup de place pour rien… et je vais finir par lui donner raison. — Vous vous imaginez vraiment qu’on va coopérer ? demanda Yamane. N’oubliez pas que vous nous retenez ici contre notre volonté. — N’oubliez pas que nous vous avons sauvé la vie. (Zhett secoua sa chevelure, que la gravité réduite fit retomber paresseusement, comme si elle était sous l’eau. Fitzpatrick ne put s’empêcher de remarquer que la combinaison dessinait magnifiquement ses longues jambes.) Si l’on considère que vos copains ont mis les voiles et vous ont abandonnés aux bons soins des hydreux, je ne vois pas pourquoi vous êtes si impatients de les retrouver. Vous feriez beaucoup mieux de rester parmi nous. — Jamais ! s’exclamèrent avec rage les quatre prisonniers. Zhett se contenta de soupirer et de secouer la tête, visiblement désolée. — C’est toujours pareil avec les Terreux. Incapables de s’adapter. Croyez-moi, s’il existait un moyen de vous renvoyer à la Grosse Dinde sans trahir nos secrets, je vous virerais d’ici dans la seconde. — Ce serait encore trop lent pour moi, maugréa Fitzpatrick. La Vagabonde se chargea d’empiler les caisses avec l’aide d’un groupe de compers, sous l’œil des prisonniers assis. Elle ne leur prêtait aucune attention, indifférente à leur attitude rétive, et apparemment heureuse de prouver sa supériorité. Fitzpatrick tenta de ne pas se laisser impressionner. 13 CESCA PERONI La vieille femme dérivait dans un siège relié au mur de pierre. L’ancienne Oratrice ressemblait à un squelette maintenu en place par quelques tendons, un peu de peau tannée et une volonté hors du commun. Elle n’avait pas quitté les astéroïdes de Rendez-Vous depuis six ans qu’elle était à la retraite, mais ses yeux avaient gardé leur éclat de perles noires. — Maintenant que tu as toutes les preuves nécessaires contre les FTD, que te conseille ton Guide Lumineux ? demanda-t-elle à Cesca. La jeune Oratrice ferma les yeux. Elle avait appris à ne montrer ni indécision ni faiblesse, mais ici, derrière ces portes closes, et en présence de la seule personne réellement capable d’appréhender ses problèmes, elle pouvait baisser sa garde. — Comment suis-je censée voir mon Guide Lumineux alors que je suis au fond du trou, au propre comme au figuré ? — Tu dois prendre tes propres décisions, ma fille, répondit Jhy Okiah en souriant de ses lèvres parcheminées. Le bureau de l’Oratrice était l’un des premiers éléments à avoir été façonnés par les colons du Kanaka. Quand le vieux vaisseau-génération avait abandonné ici une partie de ses passagers, personne n’avait donné cher de leur peau, mais les ancêtres des Vagabonds s’étaient montrés pleins de ressources et d’ardeur. La jeune colonie avait survécu, et grandi jusqu’à devenir un centre prospère. Les Vagabonds faisaient leurs choix et s’y tenaient, s’appuyant sur leur propre ingéniosité plutôt que sur d’hypothétiques cadeaux venus d’ailleurs. Kotto Okiah en était un parfait exemple : après avoir échoué à installer une usine sidérurgique près d’une planète en perpétuelle fusion, il s’était aussitôt rabattu sur un monde glacé dont il comptait bien exploiter les richesses. Ni Cesca ni aucun Vagabond ne devaient oublier cette vérité. — Je me demande combien de nos prédécesseurs se sont tenus ici, confrontés à des choix tout aussi cruels. Vous aviez besoin de conseils quand vous êtes devenue Oratrice ? — Bien sûr. Comme les autres avant moi. Cesca ne parvenait pas à imaginer cette femme, si forte et si résolue, en proie au doute. — Dites-moi comment vous avez fait. Quel est votre secret ? — Le secret, c’est de réaliser que malgré tes inquiétudes, c’est toi qui restes la plus qualifiée pour prendre les décisions. Les clans t’ont choisie. Ils croient en toi. Et si tu donnes le meilleur de toi-même, c’est ce que les Vagabonds peuvent offrir de mieux. — Alors peut-être que les clans ont du souci à se faire. (Elle avait prononcé ces paroles sur un ton narquois qui se raffermit aussitôt.) La Grosse Dinde refuse d’admettre qu’elle a volé et assassiné des Vagabonds. Nous possédons une ressource vitale, et elle semble partir du principe que la guerre lui donne le droit de s’en emparer. — La Hanse est un ennemi redoutable. Est-il bien raisonnable de la provoquer ? — On ne peut quand même pas passer sous silence ses actes de piraterie. — C’est vrai. La Grosse Dinde nous méprise depuis des années, et à part le niveau de violence, il n’y a là rien de bien nouveau. Souviens-toi que tout ce que tu décideras aura de terribles répercussions. — Je sais, mais les plus impulsifs des chefs de clan ne prendront pas forcément le temps d’y réfléchir. S’ils dégagent une majorité, je ne peux pas les forcer à m’écouter. Je ne suis que leur porte-parole. — Et le pire, c’est que la plupart sont des hommes. Ils vont avoir besoin de prouver leur virilité. Cesca laissa passer un long silence. — S’ils votent l’option la plus évidente, je n’ose penser aux conséquences qu’elle aura pour nous tous. — Chaque décision implique des conséquences. Tu es leur guide, c’est ton rôle de leur montrer la voie de la sagesse, de les inciter à faire le bon choix et à le respecter, ensemble, quoi qu’il arrive. Les Vagabonds ne forment qu’un seul peuple. — C’est vrai. Nous ne devons pas oublier qui nous sommes. 14 DD Les sirènes d’alarme résonnaient comme des coups de tonnerre dans l’atmosphère incroyablement dense de la villesphère qu’abritaient les nuages de Ptoro. Le pauvre DD ne savait de quel côté s’enfuir. Les extraterrestres au corps de mercure étincelant se ruaient à travers les structures chaotiques de la cité. Les bâtiments géométriques modifiaient leur agencement à toute allure, vaste mosaïque en trois dimensions se préparant à une évacuation de masse. Les couleurs devenaient de plus en plus brillantes au fur et à mesure du processus. Si le petit comper n’avait pas besoin de comprendre la langue hydrogue pour saisir l’urgence de l’instant, il ignorait de quelle urgence il s’agissait. Les robots klikiss – plus compréhensibles mais pas moins néfastes – s’agitaient aussi de leur côté. DD parvint à en aborder un. — Puis-je savoir ce qui se passe ? La machine insectoïde tourna sa tête anguleuse et fixa ses capteurs optiques rougeoyants sur le comper. — Les vaisseaux de guerre terriens sont arrivés. Les drones de surveillance les ont repérés dans la haute atmosphère. Ils ont déjà déployé l’essentiel du dispositif nécessaire au Flambeau inventé par nos misérables créateurs. Une flotte hydrogue va donner l’assaut, pendant que les villesphères seront évacuées par transportail. Nous autres robots partons sur-le-champ, par nos propres moyens. Le corps métallique de DD vibrait au rythme des sirènes hurlantes. — Et moi ? Suis-je inclus dans la procédure d’évacuation ? — C’est Sirix qui s’occupe de toi. Nous sommes en pleins préparatifs, alors reste à l’écart. Le grand robot s’éloigna et plongea dans un mur cristallin, dont les facettes se recombinèrent pour l’absorber. DD vit des dizaines d’orbes de guerre jaillir du dôme de la villesphère et s’élever dans les nuages. Les courageux soldats humains allaient bientôt affronter une flotte d’une puissance redoutable. Quand les Colicos avaient déployé le premier Flambeau klikiss, les maîtres du comper Amical ne voulaient faire de mal à personne, puisqu’ils ignoraient l’existence des hydrogues. Mais cette fois, les FTD l’utilisaient comme arme de guerre. Les diplomates et les généraux de la Hanse avaient renoncé à discuter avec des adversaires intraitables. Les créatures scintillantes ne voyaient dans l’humanité qu’un vague sujet d’expérience, une quantité négligeable parmi tous les ennemis qui peuplaient le Bras spiral. DD, lui, ne concevait rien de plus important que de se précipiter dans la chambre pressurisée où étaient gardés Robb Brindle et les autres prisonniers. Les robots klikiss et les hydrogues étaient trop absorbés par l’évacuation imminente pour surveiller le petit comper, sans parler de l’arrêter. Les captifs hagards se levèrent d’un bond dès qu’ils le virent arriver. — DD ! s’écria Brindle. Tu nous apportes de bonnes nouvelles, j’espère. — Je crains que non. Êtes-vous conscients de l’émoi qui règne dans la cité ? Plusieurs prisonniers se pressèrent contre les murs gélatineux pour tenter de discerner ce qui se tramait derrière les parois translucides. — On dirait que ça ne rigole pas, mais qui comprend ce que trafiquent ces machins ? — Les Forces Terriennes de Défense sont en orbite, et elles ont installé des points d’ancrage pour ouvrir un trou de ver. Elles vont enflammer Ptoro avec un deuxième Flambeau klikiss. Certains captifs exultèrent, les poings levés. — Il était temps de passer aux choses sérieuses ! — Un autre Flambeau ! — Les hydreux sont foutus, pas vrai ? — Ces salauds vont en prendre un bon coup ! Quand on nous cherche, on nous trouve, s’exclama Anjea, la plus virulente de tous. — Euh… je ne voudrais pas jouer les rabat-joie, coupa Brindle, mais on est au beau milieu de la cible. Ses camarades marmonnèrent, ou jouèrent ceux qui n’étaient pas concernés. — Est-ce qu’il existe une chance de s’en sortir ? Ou d’arrêter le Flambeau ? reprit le jeune officier en regardant autour de lui. — Et sauver les hydreux ? T’es malade ! — Plutôt crever, ça vaut la peine, conclut Charles Gomez. DD parvint enfin à reprendre la parole : — Je crois que les hydrogues comptent évacuer les villesphères vers une autre géante gazeuse à travers des portes dimensionnelles. Je suppose donc qu’ils vont vous emmener, et que vous pouvez vous considérer comme étant en sécurité. — Si ça, c’est la sécurité, mon gars, faut me dire ce que tu considères comme dangereux, grogna Anjea Telton. Le comper chercha nerveusement une réponse appropriée, jusqu’à ce que Brindle désamorce le conflit : — T’en fais pas, DD. Je sais que tu fais de ton mieux. Au fait, tu viens avec nous ? Les hydrogues t’emmènent aussi ? — Je suis au regret de ne pouvoir vous en dire plus. Je dispose de données très limitées. Gomez bondit soudain loin du mur translucide, tandis que derrière lui, deux hommes poussaient des cris d’alarme. Une forme menaçante se dessinait derrière la paroi. Un robot à carapace noire étendit ses membres insectoïdes et pénétra dans la chambre pressurisée. Les prisonniers reculèrent devant la masse de Sirix, le tortionnaire du petit comper Amical. — DD, viens avec moi tout de suite. Notre vaisseau est prêt. — Il faut d’abord assurer la sécurité de ces humains. Les hydrogues ne prendront peut-être pas les mesures adéquates. — Les hydrogues en feront ce qu’ils voudront. La villesphère va bientôt franchir le transportail, mais elle part sans nous. — Pourquoi ? Brindle et les autres captifs observaient les deux machines, incapables de traduire le langage binaire débité à toute allure. — Nous avons nos propres priorités, répondit Sirix. Ne perdons pas de temps. Sans faire d’histoires, DD suivit le grand robot à travers la membrane. Brindle lui adressa un dernier regard, inquiet mais déterminé. Au-dessus d’eux, trois nouveaux orbes de guerre quittaient la cité hydrogue. Sirix entraîna rapidement le comper jusqu’au vaisseau réaménagé. Émergeant d’un flux argenté sur le sol, un hydrogue se forma devant eux et se dressa sous forme humaine. L’extraterrestre utilisait un langage bien trop complexe pour DD, qui parvint néanmoins à comprendre que le trou de ver venait d’être activé, et que les villesphères étaient sur le départ. Sirix cliqueta une réponse lourde de sarcasmes et d’ironie : — L’arme inventée par nos ignobles maîtres et créateurs rend les humains aussi puissants que les faeros, du moins pour l’instant. Vous êtes libres de continuer de les ignorer, maintenant que vos anciens ennemis sont de retour, mais s’ils ont la capacité de détruire vos planètes quand bon leur semble, je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure option. (Le robot se dirigea vers son vaisseau sur ses multiples jambes fines.) Les humains ne cessent de montrer leur nature destructrice. Nous vous avons souvent mis en garde. Une ride passa sur le corps de l’hydrogue. Cette fois, DD ne comprit la réponse que trop clairement. — Vous avez la permission d’annihiler autant d’humains qu’il vous plaira. — Nous savons que la lutte contre les faeros et les verdanis mobilise toutes vos forces, reprit Sirix en tournant sa tête plate. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour éradiquer l’espèce humaine et libérer ses compers. Après quoi il ordonna à DD de le suivre à bord du vaisseau, où plusieurs robots klikiss s’étaient déjà installés aux commandes. L’engin décolla aussitôt et traversa le dôme de la villesphère pour s’en éloigner au plus vite. DD regardait en arrière lorsqu’une ligne de lumière aveuglante déchira l’atmosphère, comme une bouche verticale s’ouvrant sur un cri. Les cités hydrogues se dirigèrent vers la gueule béante du transportail, puis d’autres traits lumineux firent leur apparition, se déployèrent, et accueillirent les villesphères fuyant la planète condamnée. Les robots noirs accélérèrent la course du vaisseau et filèrent tout droit, indifférents aux vents qui rugissaient à l’extérieur, ainsi qu’aux étranges formes de vie qui flottaient dans les non moins étranges zones d’habitation situées dans les couches stables de Ptoro. C’est alors que loin derrière eux, à l’endroit où la plupart des villesphères se trouvaient encore quelques instants plus tôt, un soleil flamboyant jaillit de nulle part. Le Flambeau klikiss venait de transférer une étoile à neutrons au cœur de la géante gazeuse, provoquant un effondrement gravitationnel. Les dernières cités flottantes franchirent les transportails, qui se refermèrent aussitôt. Les hydrogues avaient échappé au cataclysme, ne laissant derrière eux que les orbes de guerre qui se précipitaient à la rencontre de l’ennemi. DD devait sans cesse ajuster le réglage de ses capteurs. Les robots klikiss quittaient Ptoro à une telle vitesse que la structure même du vaisseau, pourtant conçue pour résister au pire, vibrait comme si elle allait tomber en miettes. Puis la planète entière s’enflamma. 15 TASIA TAMBLYN Les orbes de guerre surgirent de Ptoro tandis que l’étoile déplacée provoquait l’implosion de la géante gazeuse. Des grappes d’éclairs parcouraient les nuages, pour mieux s’en extraire sous forme d’éruptions lumineuses annonçant la naissance d’un nouveau soleil. — Merdre, regardez un peu qui on a réveillé en sursaut, lança Tasia avec un rictus cruel. Je crois qu’ils n’ont pas apprécié notre cadeau. — Et on ne peut pas le reprendre. Ils n’ont pas d’autre choix que de s’enfuir comme des lapins. Elly Ramirez gloussait, mais son dos trop droit trahissait l’anxiété. L’enseigne de vaisseau Terene Mae émit un grognement embarrassé lorsque les capteurs de la Manta agrandirent l’image de la flotte hydrogue. — Ils n’ont pas l’air de s’enfuir, mon commandant. Ils viennent droit sur nous. — D’ordinaire, je ne présage pas de ce qu’un hydrogue peut bien penser, mais là, je suis à peu près sûre qu’ils sont drôlement énervés. Penché sur ses écrans de contrôle, le sergent Zizu accueillit avec un grand sourire des informations qui ne concernaient pas la menace hydrogue. — Nos balises les plus profondes ont été détruites, sans doute par l’onde de choc. Le feu progresse. Plusieurs Mantas se mirent en position face aux orbes de guerre. Elles étaient équipées de drones fracasseurs à impulsions – spécialement conçus pour s’attaquer aux coques de diamant – et de carbo-disrupteurs capables de rompre les liaisons moléculaires carbone-carbone de la structure cristalline. — Tout le monde à son poste de combat ! cria Tasia dans l’intercom. Zizu parcourut en un instant les rapports tactiques. — Fraks et disrupteurs, prêts à tirer. — Parfait, approuva Tasia. Que les bâtiments d’escorte se déploient et se préparent à assurer un tir de couverture ! Des éclairs bleutés relièrent les pointes de diamant des vaisseaux extraterrestres, indiquant que l’ennemi chargeait lui aussi son arsenal. Des décharges mortelles partirent aussitôt en direction de la flotte des FTD. Les coups au but dessinèrent de grandes cicatrices sur les coques et éventrèrent quelques cloisons. Les Mantas tanguèrent, avant de manœuvrer pour protéger les secteurs endommagés des tirs suivants. Les nouvelles coques renforcées leur avaient épargné d’être détruites dès les premières frappes. Tasia serra les poings sur les accoudoirs de son siège. — Merdre, assez de cérémonies. Feu à volonté, retraite générale, et continuez à tirer en reculant. On n’a rien à gagner à rester, c’est au Flambeau de faire le sale boulot ! Les vaisseaux d’escorte déclenchèrent un tir de barrage fait de jazers et de charges détonantes, auquel les hydrogues répondirent avec une violence décuplée. Les soldats qui entouraient Tasia poussèrent de grands cris lorsque trois orbes de guerre entourèrent une Manta et la pilonnèrent jusqu’à l’explosion. Un nuage de débris se répandit, mélange de métal, de corps, et d’atmosphère libérée. Une seconde Manta subit le même sort, tandis que le reste de la flotte s’éloignait à pleine vitesse de la planète embrasée. Les vaisseaux ennemis, de plus en plus nombreux, encerclaient les FTD et bloquaient leur retraite. La seule consolation de Tasia fut de voir Ptoro commencer à briller d’un feu intérieur. Par contre, elle avait plus que son compte d’extraterrestres. — Allez, plus vite ! Sortez-nous de là ! — Les hydrogues nous suivent, mon commandant. Une boule de feu aussi grande qu’un orbe de guerre surgit soudain du fin fond de l’espace, et passa en trombe devant le croiseur de Tasia en direction de la planète agonisante. Une autre la suivit, puis encore une autre, et puis dix… — Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? demanda Ramirez. Un météore ? Tasia, elle, avait déjà compris. Autour d’eux, les ellipsoïdes incandescents se rassemblaient comme des mouches hypnotisées par une flamme. — Les faeros, annonça-t-elle calmement. Elle les avait vus perdre la bataille d’Oncier, une autre étoile artificielle, mais aujourd’hui les entités ignées et leurs vaisseaux étincelants étaient nettement plus nombreux que les hydrogues. L’enfer s’abattit sur les orbes de guerre, sous la forme de myriades de petits soleils explosant contre leurs coques de diamant. Les hydrogues dirigèrent immédiatement leur puissance de feu sur les faeros ; la flotte de guerre humaine était de nouveau ravalée à un statut insignifiant. Les équipages réagirent à l’événement par un silence stupéfait ou des acclamations enthousiastes. — Merdre, ne perdons pas de temps ! hurla Tasia à s’en briser la voix. Ils font diversion, profitons-en pour mettre les voiles. Fraks et jazers se déchaînèrent une fois de plus, mais elle ordonna aux canonniers de cesser le feu. — Nous ne servons à rien, c’est une bataille de titans. Allons-nous-en avant de prendre une balle perdue, pas la peine de perdre d’autres vaisseaux. Ptoro s’illuminait au fur et à mesure que le feu nucléaire engloutissait son noyau, tandis que les faeros poursuivaient leur assaut contre les orbes de guerre. Ellipsoïdes et sphères de diamant pirouettaient les uns autour des autres comme des couples de planètes en orbite proche. Les éclairs bleutés croisaient les arcs étincelants typiques des éruptions solaires. Les FTD battirent en retraite à toute allure, laissant derrière elles la planète grise qui se réchauffait de l’intérieur. Plusieurs vaisseaux faeros noircis, réduits à l’état de charbon, continuaient à tourner après avoir subi de plein fouet une attaque hydrogue, mais la plupart des orbes de guerre étaient à présent bien endommagés. Les débris dérivaient lentement, loin du bûcher funéraire de Ptoro. Des dizaines, des centaines de boules de feu se précipitaient vers l’étoile naissante, encerclant sans pitié les derniers hydrogues. — Vous voyez ? On est toujours puni par où on a péché, marmonna Tasia, satisfaite. La flotte s’arrêta à la limite du système de Ptoro, pour observer de loin l’incroyable bataille. Les hydrogues n’avaient aucune chance de l’emporter, et une heure plus tard, il ne restait plus une coque de diamant en vue. Tasia aurait aimé détruire elle-même quelques orbes de guerre, mais elle s’estimait déjà heureuse de voir ses ennemis subir une telle défaite. Elle avait fait sa part du travail en enflammant Ptoro, et grâce à ses efforts, le nouveau soleil brûlerait quelques milliers d’années avant que les braises s’éteignent. — J’ai bien cru qu’on ne s’en sortirait pas, mon commandant, avoua Zizu. Je n’ai jamais été un bon pratiquant de l’Unisson, mais je dois avouer que j’ai récité toutes les prières qui me restaient de mon enfance. — Rien ne vous empêche d’appeler ça un miracle, répondit Tasia. Nous devons une fière chandelle aux faeros. Sans eux, pas de retraite possible. Les vaisseaux incandescents ne répondirent à aucun message lancé par les FTD. Après avoir liquidé les derniers hydrogues, ils volèrent un instant autour de Ptoro avant de plonger à l’intérieur du soleil, s’enfonçant avec un plaisir palpable dans les flammes qui avaient avalé les ultimes nuages de gaz. On ne comptait plus les étoiles du Bras spiral qui avaient succombé à des combats entre hydrogues et faeros. Peut-être Ptoro symbolisait-elle la renaissance de tous les soleils dont les faeros avaient été privés. 16 ANTON COLICOS Au fil des semaines, le long coucher de soleil de Maratha se changea en une nuit qui durerait six mois. Anton Colicos comptait séjourner sur la planète durant toute la saison nocturne, seul humain parmi une poignée d’Ildirans. Il attendait ces moments de solitude avec impatience. Quant à l’équipe réduite qui veillerait en sa compagnie sur la cité désertée par les touristes, elle considérait plutôt les mois à venir comme une longue peine de prison. Bien que responsable de l’administration de la planète, Avi’h était retourné sur Ildira assister aux funérailles de son père, ainsi qu’au couronnement de Jora’h. L’Attitré de Maratha n’avait pas caché qu’il ne reviendrait qu’avec le soleil et les premières hordes de vacanciers. Anton, lui, distillait ses encouragements au remémorant Vao’sh. — C’est un mal pour un bien, mon ami. Si ces Canons de l’Obscurité sont aussi spectaculaires qu’on le dit, nous aurons bientôt une foule de nouvelles histoires à raconter. Le phénomène ne se produit qu’une fois par an, c’est ça ? Le vieil Ildiran s’était d’abord réjoui d’avoir été nommé pour maintenir le moral des troupes, mais l’arrivée progressive de la longue nuit le rendait craintif. Anton songeait à prendre en charge une part plus importante des divertissements, grâce à son stock de légendes terriennes. Les lobes charnus de l’historien déployèrent une vaste palette d’émotions. Ironie ? Résignation ? Anton ne parvenait pas encore à déchiffrer le sens exact de chaque couleur, de chaque nuance. — Très bien, remémorant Anton. Allons donc jeter un œil à ces fameux Canons de l’Obscurité. Le Terrien suivit avec enthousiasme son mentor sous les dômes de Maratha Prime, jusqu’au sas de sortie où ils enfilèrent leur combinaison. Les tenues protectrices ildiranes, fines et flexibles, maintiendraient une douce chaleur alors que la température extérieure plongeait peu à peu vers les froids extrêmes de la saison nocturne. La planète effectuait une lente rotation, tel un dévot fixant sa bonne étoile avec une adoration béate, ce qui garantissait à la cité de Maratha Prime six mois de soleil ininterrompus, suivis d’un long crépuscule étalé sur un mois, puis d’une nuit totale le reste de l’année. La majeure partie de la population désertait la ville au fur et à mesure que l’obscurité s’installait. Après quasiment deux siècles de succès dans la villégiature, Maratha se dotait d’une deuxième cité dédiée aux vacances de luxe. Alors que le jour se levait lentement sur l’hémisphère opposé, une équipe de robots klikiss y travaillait sans relâche à la construction du gigantesque complexe. À l’avenir, quand le crépuscule pointerait son nez de ce côté-ci de la planète, l’aube ferait son apparition à Maratha Seconda. Ce qui ne changerait rien au fait que quelqu’un devrait toujours rester à Prime pour veiller sur la ville abandonnée. Les deux hommes sortirent dans la lumière diffuse de l’interminable coucher de soleil. Même si le ciel assombri dispensait encore une confortable clarté, Vao’sh s’empressa d’allumer toutes les bandes lumineuses fixées sur ses épaulettes. Ils s’apprêtaient à monter dans le petit véhicule qui les emmènerait aux Canons lorsqu’un autre Ildiran les interpella. — Attendez-moi ! Je viens avec vous ! (Anton reconnut Ilure’l, le lentil chargé du soutien spirituel du groupe resté sur Maratha.) Les Canons de l’Obscurité sont fascinants, et je me sens toujours… inspiré par leur contemplation. Les lentils disposaient d’un faible pouvoir télépathique, qui leur permettait prétendument d’entrer en contact avec la Source de Clarté. Vu l’état dépressif dans lequel s’enfonçaient les membres de l’équipe, Anton espérait qu’Ilure’l saurait faire office de psychologue autant que de prêtre. — Avec plaisir. Oui, avec grand plaisir, répondit Vao’sh, de plus en plus effrayé à l’idée de s’isoler des autres Ildirans. Anton se porta volontaire pour conduire le véhicule vers l’horizon indistinct. — On pourrait inviter Mhas’k et Syl’k. Ils ont sans doute envie de sortir un peu de leurs serres. — Ils ont surtout beaucoup de travail, rétorqua le lentil en jetant un rapide coup d’œil au Terrien. Derrière eux, les dômes resplendissants de Prime évoquaient un hurlement de photons, un défi lancé à la nuit. Trois structures alvéolées composaient la maigre périphérie de la ville, trois satellites qui brillaient d’un vert naturel dû aux plantes violemment éclairées qu’ils abritaient. À l’intérieur des bâtiments illuminés, les deux agriculteurs fertilisaient avec soin des cultures hydroponiques empilées sur plusieurs niveaux. Ils produisaient de la nourriture, c’était tout ce qu’ils savaient faire et tout ce qui les intéressait. Toujours curieux de la société ildirane, Anton aurait aimé en savoir plus sur les fermiers, et sur les talents innés qu’ils mettaient au service du Mage Imperator. Il avait essayé de les interroger, mais ils étaient restés muets, les yeux rivés au sol pendant qu’ils l’écoutaient. Leurs mains s’enfonçaient dans les jardinières, manipulaient tiges et feuilles avec adresse, évaluaient le taux d’humidité. Mhas’k et sa compagne, Syl’k, semblaient mieux à même de communiquer avec les plantes qu’avec les gens. Ils formaient un couple si parfait qu’Anton ne pouvait s’empêcher de penser à ses propres parents, dont il était toujours sans nouvelles. Louis et Margaret avaient été comme les deux faces d’une même pièce, travaillant ensemble, partageant les mêmes passions, les mêmes centres d’intérêt. Si seulement il savait où les trouver… — La plupart des kiths ne comprennent pas la curiosité qui vous habite, lui expliqua Vao’sh. Mhas’k et Syl’k s’occupent de leurs serres et produisent notre nourriture, ce qui leur procure toutes les satisfactions dont ils ont besoin. Ils n’ont que faire du tourisme. L’obscurité devenant plus profonde au fil des kilomètres, Ilure’l régla les lumières du véhicule à un niveau si intense qu’Anton dut plisser les yeux pour continuer à voir la route. Des panaches blancs s’élevaient devant eux, pareils aux rejets d’une cheminée d’usine. — Je viens ici chaque année, précisa le lentil. Le visage de Vao’sh fut envahi d’une symphonie de couleurs, teintes et nuances qui exprimaient des sentiments sur lesquels il ne mettait pas encore de nom. Anton s’arrêta à un endroit où il pourrait admirer à loisir les circonvolutions de la brume, qui s’élevait comme de la vapeur surgie d’une bouilloire extraterrestre. Il fut le premier dehors, le premier à affronter le froid glacial. Un grondement sourd s’échappait du sol, qui vibrait du bouillonnement continu de l’eau comprimée sous la roche. — Vous entendez ? La brume transformait l’obscurité en voile blanchâtre. L’humidité ambiante se condensait en flocons de neige, qui tombaient par terre en formant des murs de glace autour des bouches des geysers. Si l’on en croyait les études géothermiques, le sous-sol de Maratha Prime était un entrelacs d’aquifères et de courants thermiques. Les sources d’eau chaude jaillissaient jusque dans la cité, au grand bonheur des touristes ildirans. Lorsque le climat devenait plus rude au début du crépuscule, les volutes, d’ordinaire invisibles dans l’air chauffé par le soleil, offraient le spectacle de leurs bouillonnements. Quelques semaines plus tard, les fumerolles commençaient à geler et à couvrir les geysers d’une dalle de glace, avant leur renaissance explosive dès les premiers jours de l’aube. Ilure’l et Vao’sh se gardèrent bien de s’éloigner des lumières du véhicule, tandis qu’Anton s’avançait dans les ténèbres pour mieux profiter des traînées de brume et de leur blancheur de perle. — J’ai toujours été passionné par les merveilles de la nature, mais les phénomènes éphémères sont encore plus… poignants. — Une fleur qui se fane serait donc plus belle qu’une statue du Mage Imperator se dressant fièrement année après année ? demanda Ilure’l, sceptique. — Oui… dans un sens. Vous mesurez d’autant plus la valeur des choses quand vous savez qu’elles vont disparaître. — Le remémorant Anton marque un point, déclara Vao’sh au lentil. Ilure’l resta perplexe. — La beauté du thisme réside dans sa pérennité, dans son caractère immuable. C’est cette intégrité sans faille qui inspire la foi. Je suis capable d’apprécier le caractère unique des formations que nous avons sous les yeux, mais je les trouve moins admirables que la Source de Clarté, du simple fait de leur évanescence. Vao’sh précisa que les êtres humains pouvaient interpréter la même histoire de plusieurs façons. — Voilà le genre de polémique qui a occupé les plus… ésotériques de mes collègues pendant toute leur carrière universitaire, sans oublier leurs innombrables prédécesseurs, s’amusa Anton. La discussion semblait troubler profondément le lentil. — Quand j’interprète le thisme, je ne veux pas que d’autres Ildirans présentent leurs propres conclusions. La controverse n’amène que des questions, jamais de réponses. Une fois mon avis connu, l’affaire est close. (Après avoir de nouveau observé les Canons un court instant, Ilure’l regagna le véhicule.) Si vous êtes d’accord, j’aimerais rentrer. Sur le chemin du retour, alors que les dômes brillants de Maratha Prime se rapprochaient peu à peu, Anton tenta d’apaiser le lentil. — Comme tous les Ildirans sont liés au thisme, peut-être êtes-vous en mesure d’apporter des réponses précises. Mais quand je raconte une de nos légendes, c’est… juste une histoire. Des couleurs indignées parcoururent aussitôt les traits de Vao’sh. — Rien n’est jamais juste une histoire. 17 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Jora’h était assis dans la chambre de méditation, entre les murs de cristal rougeoyant. Sept assisteurs s’activaient autour de lui, coiffaient ses cheveux dorés, les huilaient, et rassemblaient les mèches agitées. Contre toute attente, l’entrelacs de mains parvint à nouer la tresse, encore de taille modeste : elle lui descendait à peine à la base du cou, mais les années la transformeraient en une natte aussi interminable que celle du précédent Mage Imperator. Le père de Jora’h n’avait jamais posé le pied hors du chrysalit, et le nouveau souverain estimait que cet isolement forcé avait entravé sa capacité à guider son peuple. Pourquoi un dirigeant devait-il se conformer à une tradition ridicule l’obligeant à promulguer ses décrets sans toucher le sol ? En tant que Premier Attitré, Jora’h avait toujours été conscient de son destin. Pourtant, il n’avait pas su profiter de sa liberté, de sa vie, avant qu’il soit trop tard. Une grande partie de la hiérarchie ildirane – la Marine Solaire, les Attitrés et leurs remplaçants – subissait de plein fouet les contrecoups de la transition. Jora’h devait envoyer ses fils sur les planètes qu’ils étaient appelés à diriger, édicter ordres et proclamations, mais surtout rassurer les Ildirans sur son lien avec la Source de Clarté et sur la solidité du thisme. Comment trouver le temps d’aller sur Dobro libérer Nira et ses compagnons humains, alors que tant d’obligations urgentes le retenaient sur Ildira ? Dans quelques jours, avec de la chance, il lui serait possible de partir là-bas. De revoir Nira. Elle l’attendait depuis si longtemps, sans doute persuadée qu’il l’avait abandonnée… Mais son premier devoir était d’assumer le rôle de Mage Imperator. Lassé de patienter dehors avec les autres enfants de Jora’h, Thor’h réussit à convaincre les gardes de le laisser entrer, en dépit des ordres. — Père, les nouveaux Attitrés sont là. Ils attendent votre bon vouloir. Le Mage Imperator dévisagea son Premier Attitré en essayant de rester impassible. Les yeux bleu saphir du jeune homme étaient vitreux, son image dans le thisme réduite à une simple tache, un flou indistinct. — Si tu consommais moins de shiing, sans doute trouverais-tu plus opportun de me laisser le soin de décider. Thor’h ne fit même pas mine de s’offusquer de la remarque. — Le shiing me permet de rester concentré, et me donne la force de faire face à mes devoirs. En ce moment, l’Empire exige le meilleur de moi-même. Il devenait difficile de se procurer la drogue depuis que l’ennemi avait ravagé les champs d’Hyrillka, mais Thor’h avait ses fournisseurs et, malheureusement, souffrait d’une dépendance grandissante. Le Mage Imperator serra les poings dans les plis du tissu moelleux ornant le chrysalit. Le Premier Attitré était encore jeune, mal préparé ; il manquait cruellement de discipline et de lucidité. Son séjour sur Hyrillka l’avait ramolli, même si Jora’h, à l’époque, avait cru lui faire une faveur. Peut-être aurait-il dû se montrer plus dur avec son fils aîné, l’aguerrir pour le rôle qu’il était appelé à jouer. Mais avec un peu de chance, Thor’h progresserait vite, et apprendrait à tenir son rang. Après tout, Cyroc’h ne s’était guère occupé de son propre héritier avant les derniers mois de sa vie. — Va chercher mes autres fils, lâcha brusquement Jora’h. J’ai décidé qu’il était temps de les recevoir. Impatient de commencer, le Premier Attitré revint rapidement dans la chambre de méditation, accompagné de ses deux cadets, Pery’h et Daro’h. Thor’h avait passé plus de temps sur Hyrillka, mais c’était Pery’h qui endosserait le rôle d’Attitré de ce monde. Personne n’obtient jamais tout ce qu’il veut… pas même un fils de Mage Imperator. Jora’h remarqua sa fille aînée, entrée à la suite de ses frères sans y avoir été invitée. Yazra’h était mince, tout en muscles ; le moindre de ses mouvements témoignait d’une nature confiante et décidée. Ses cheveux cuivrés se déployaient en crinière autour de sa tête, une coiffure extravagante comparée à celle des trois frères qui, comme tous les Ildirans de leur sexe, s’étaient coupé la natte en signe de deuil. — On n’a pas besoin de toi, cracha Thor’h. La lignée de Jora’h se composait presque exclusivement de mâles. Il n’avait engendré qu’une poignée de filles parmi ses innombrables rejetons – dont une avec Nira… Même s’il n’avait pas souhaité la présence de Yazra’h, c’était une bonne occasion de doucher la prétention de son aîné. — C’est le Mage Imperator qui prend ce genre de décision, surtout ici, dans sa chambre de méditation, lâcha Jora’h d’un ton menaçant. La jeune femme fixait sur Thor’h des yeux étincelants de défi. Ses frères n’auraient pas la moindre chance contre elle dans un combat au corps à corps. — Je n’ai convoqué que les premiers postulants au poste d’Attitré, lui dit son père d’une voix plus douce. Elle haussa les épaules, indifférente, avant de jeter un regard dédaigneux au Premier Attitré. — Il faut croire que vos gardes ne sont pas très doués pour contenir les indésirables. Je viens juste proposer mon aide, au cas où. — Je vais y réfléchir. Ma garde personnelle aurait en effet besoin d’être renouvelée. Peut-être pourrais-je m’attacher tes services pour les questions de sécurité rapprochée. Yazra’h s’inclina, rayonnante. — Je serais honorée de servir mon père de la manière qui lui sied. Elle quitta la pièce à grands pas, sous l’œil furieux des gardes postés à l’entrée. Jora’h dirigea son attention vers les futurs Attitrés. — Je vais m’entretenir dans les heures qui viennent avec tous mes fils nobles, et vous vous disperserez à travers l’Empire dès que la Marine Solaire sera prête à vous escorter. Durant les cinq années de la période de transition, chacun de vous sera placé sous la tutelle d’un de mes frères. Seul Pery’h devra faire face à ses responsabilités sans l’aide d’un mentor. Le jeune homme baissa tristement la tête. Son oncle Rusa’h, blessé par les hydrogues, séjournait toujours à l’infirmerie du Palais des Prismes, dans un état désespéré. Pery’h assumerait seul la charge d’Attitré d’Hyrillka, mais il avait déjà démontré son intelligence et sa capacité à s’entourer de bons conseillers. Jora’h ne doutait pas un instant de sa réussite. La transition entre anciens et nouveaux Attitrés se déroulait d’ordinaire graduellement et efficacement. La plupart des frères de Jora’h étaient tout à fait compétents, mais comme les liens du thisme étaient plus forts entre père et fils, la tradition voulait que les enfants du Mage Imperator prennent la tête des colonies ildiranes, pour qu’il puisse les suivre en esprit. Les Attitrés expectants découvriraient les particularités, les besoins de chaque scission, pendant que Jora’h s’assurerait grâce au thisme de leur loyauté et de leur ardeur à la tâche. Malgré le rude coup porté par le décès de Cyroc’h, l’Empire ildiran sortirait de l’épreuve plus fort que jamais. Dès que les fils de Jora’h auraient rejoint leurs mondes respectifs, les pièces du puzzle seraient de nouveau en place. Et il pourrait s’occuper de Nira. Alors qu’il congédiait ses trois enfants, le Mage Imperator entendit du bruit dans le couloir, et vit des silhouettes s’agiter à travers les murs translucides. L’une d’elles cherchait à entrer, mais à cause des critiques de Yazra’h, les gardes lui barraient férocement la route. — Puisque je vous dis que c’est important ! s’écria une voix derrière la porte. Le thisme montra qu’il s’agissait d’un médecin, et que l’urgence n’était pas feinte. — Faites-le entrer. Je veux savoir… L’homme bondit dans la pièce avant que Jora’h ait pu finir sa phrase. Les mains d’ordinaire si habiles tremblaient d’excitation. — Seigneur, c’est l’Attitré d’Hyrillka ! Après tout ce temps passé dans le sommeil du sous-thisme, votre frère s’est enfin réveillé ! 18 YARROD Lorsque la flotte de Ptoro fit son retour triomphal, Yarrod décida que l’heure était venue de quitter les Forces Terriennes de Défense. De toute façon, il ne trouvait plus assez de bonnes raisons de rester. Certes, les hydrogues continuaient leurs attaques, sur des colonies tant humaines qu’ildiranes, mais il apparaissait aujourd’hui clairement qu’ils cherchaient les vestiges de la forêt-monde. Il aurait semblé logique de poursuivre la lutte avec les FTD, si la douleur des arbres n’avait transpercé le prêtre Vert chaque fois qu’il touchait son surgeon : ils l’appelaient ! Yarrod n’avait jamais souhaité s’engager ; il ne s’était porté volontaire qu’avec réticence, et ne se considérait pas comme un vrai soldat. À l’inverse de son ami Kolker, loquace et aventureux, il n’éprouvait aucune envie de découvrir d’autres planètes que Theroc. La forêt-monde était assez fascinante pour occuper toute une vie. Sa nièce Sarein, ambassadrice de Theroc sur Terre, avait supplié les prêtres Verts de participer à l’effort de guerre, et les arbres avaient donné leur accord. Il avait quitté Theroc avec dix-huit de ses compagnons, avant que leur groupe soit dispersé sur différents vaisseaux de guerre opérant sur des champs de bataille disséminés dans tout le Bras spiral. À présent, il ne pouvait plus ignorer l’appel pressant des arbremondes. Le télien lui avait transmis leur terreur, leur combat et leur douleur avec une telle intensité qu’il en avait fait des cauchemars pendant des semaines. Il aurait dû se trouver sur Theroc pour aider les arbres, au lieu de rester enfermé entre les parois métalliques d’un vaisseau. Quitte à mourir comme tant d’autres, il aurait au moins été là. Yarrod serra les poings, happé une fois de plus par le souvenir des flammes, du froid, de l’agonie. Personne n’avait prévu l’attaque hydrogue. Il attendait les ordres sur la passerelle d’un croiseur des FTD lorsque les hurlements de la forêt-monde l’avaient saisi ; il avait assisté à travers les yeux d’un millier d’arbres à la mort de Reynald et de tous ses compagnons. Une vision insoutenable. Il était trop tard pour prendre part à cette bataille, mais pas pour déblayer, reconstruire, s’occuper des jeunes pousses… et se tenir prêt à un nouveau désastre. Le télien lui avait aussi permis d’exposer son projet à d’autres prêtres, notamment Kolker, qui se trouvait à bord d’un moissonneur d’ekti, sur la lointaine Qronha 3. Kolker et Yarrod avaient officié ensemble comme acolytes, avant d’endosser le vert de la prêtrise le même jour. — Tu as participé à la revanche de Ptoro, lui avait dit Kolker. C’était ta façon de combattre les hydrogues, et tu as été plus efficace que nous tous réunis. Bien que son rôle se soit borné à transmettre les ordres du commandant Tamblyn, et à lui relayer les informations, Yarrod avait partagé chaque seconde de combat avec Kolker, Rossia et les autres. Il avait regardé le trou de ver ouvrir sa grande bouche édentée, puis engloutir l’étoile à neutrons et l’expédier vers Ptoro. Effectivement, il avait rendu la monnaie de leur pièce aux ennemis de la forêt. Mais ce n’était pas assez et, surtout, ce n’était pas ce que son cœur réclamait. Grâce au réseau des prêtres Verts, tout le Bras spiral était déjà au courant de la victoire de Ptoro. Et tandis que la flotte conquérante regagnait la Terre à pleine vitesse, Yarrod s’isolait dans sa cabine du croiseur de tête. Il ne voulait parler ni à Rossia, ni aux officiers des FTD. Son choix était irrévocable. Il allait dénoncer l’accord bien mince qui le liait à l’armée terrienne. Lorsqu’il se tiendrait au milieu d’un cimetière d’arbremondes, l’odorat saturé par la puanteur de la suie et du charbon de bois – le sang des arbres brûlés –, la douleur lui cisaillerait l’âme comme un rasoir. Mais son devoir était tout tracé. Seul dans sa petite cabine, il rassembla son courage en communiant en silence avec son surgeon. Finalement, peu avant que la Manta arrive à destination, il partit d’un pas décidé pour la passerelle, informer le commandant Tamblyn de sa décision. 19 BASIL WENCESLAS Les nouvelles en provenance de Ptoro ne seraient officialisées que le lendemain, mais les prêtres Verts engagés dans la bataille avaient déjà communiqué les informations importantes à Basil, qui tenait à ce que cette victoire ait un énorme retentissement. Le président ne pouvait pas s’en charger seul, et même s’il se refusait à montrer le moindre signe de faiblesse, il était bien obligé de faire appel à son bras droit. Depuis un an, il préparait subtilement Eldred Cain à devenir son adjoint et son héritier présomptif. Cain avait déménagé au siège de la Hanse juste avant l’apparition des hydrogues, mais Basil ne lui avait jamais rendu visite en dehors des heures de bureau. Or, sans aller jusqu’à établir une relation amicale, il avait besoin d’en savoir plus sur la vie privée de son second. Les secrets étaient interdits aux subordonnés. Malgré l’heure tardive, Basil se rendit donc chez Cain au lieu de le convoquer dans ses appartements. Sa tenue était aussi impeccable que s’il avait dû prononcer un grand discours. Dans son esprit, il n’existait que des heures de bureau. Le haut fonctionnaire l’accueillit sur le pas de la porte, vêtu d’une chemise confortable taillée dans une étoffe de qualité. À trente-huit ans, Eldred Cain était plutôt mince, petit, avec une peau pâle totalement glabre qui trahissait soit une épilation méticuleuse, soit une forme d’alopécie. Il invita son supérieur à entrer, sans s’étonner de la visite. — Bienvenue dans ma modeste demeure, monsieur le Président. Si la réunion doit durer, je peux nous préparer à dîner. Ou alors juste un verre ? — Je ne bois pas quand je parle affaires. Cain le gratifia de son sourire béat exaspérant. — J’ai fait une petite réserve de café à la cardamome, en prévision de votre éventuelle visite. Alors que l’appartement de Basil bénéficiait d’une vue imprenable sur le siège de la Hanse, Cain préférait les intérieurs intimes, sans fenêtres – la rumeur prétendait même que l’étrange fonctionnaire était un vampire. Quand on l’interrogeait sur le sujet, il répondait sur un ton énigmatique qu’il y gagnait en surface murale. Le mystère fut élucidé dès que Basil franchit sa porte. Les murs étaient couverts de tableaux, de la plus petite esquisse aux plus grandes toiles : portraits de nobles aux traits marqués par la consanguinité, scènes mythologiques ou campagnardes, sans oublier deux représentations presque identiques de la Crucifixion. Chaque œuvre bénéficiait d’un éclairage diffus réglé à la perfection, et d’un banc pour une personne, placé à distance optimale. — Connaissez-vous Vélasquez, monsieur le Président ? Ce sont des originaux du xviie siècle. Inestimables. — L’histoire de l’art n’a jamais été une de mes priorités. Cain laissa soudain percer un enthousiasme inhabituel. — Un maître du réalisme et de la tromperie. Il avait un sens aigu de la satire, qui lui permettait de critiquer de manière aussi subtile que vicieuse, et sans qu’ils s’en rendent compte, les nobles insipides pour lesquels il éprouvait une haine tenace. Je peux regarder ces peintures pendant des heures. Je ne me lasse pas d’admirer la composition, les couleurs. Depuis des années, la majeure partie des revenus substantiels de Cain passait dans l’achat de toiles de Vélasquez, surtout celles du Prado, à Madrid. Basil savait reconnaître une œuvre de qualité, mais il n’était jamais resté plus de quelques instants devant un tableau. — C’est fort intéressant, mais ce n’est pas la raison de ma visite. (Il s’avança dans la pièce.) Après notre succès sur Ptoro, je compte autoriser l’utilisation d’un autre Flambeau klikiss. Voire de plusieurs. Le président ne voulait pas se montrer indécis, mais il avait besoin d’un œil neuf, d’une caisse de résonance. Même s’il avait déjà parlé à Sarein, il lui fallait un deuxième avis… à condition qu’il n’ait pas à le mendier. Jusque-là, il avait rarement eu à se plaindre de son adjoint. Celui-ci s’assit sur un banc, puis en désigna un autre à Basil. — Et vous craignez que cela nous attire des représailles désastreuses au lieu de forcer l’ennemi à négocier, analysa Cain en fronçant ses sourcils épilés. Refusant d’admettre qu’il cherchait conseil, Basil se contenta d’attendre. — D’après les premiers rapports, la victoire de Ptoro aurait tout aussi bien pu tourner à la débâcle, reprit Cain. Et il est trop tôt pour affirmer que les hydrogues ne riposteront pas. — Au moins, ils savent que nous pouvons frapper. — Oui, mais que se serait-il passé si les faeros ne nous avaient pas aidés ? Il semble qu’ils se posent en ennemis des hydrogues, soit. N’empêche que nous ignorons leurs motivations, et que nous ne sommes toujours pas parvenus à les trouver, ni à entrer en communication avec eux. — Peut-être devrions-nous poser un ultimatum avant chaque Flambeau, pour demander aux hydrogues de lever les restrictions et de renoncer à nous attaquer. S’ils refusent, ou qu’ils s’obstinent à ne pas répondre, nous déployons le Flambeau. Il existe un précédent avec les armes atomiques. C’est de cette façon que le président Truman a forcé les Japonais à capituler à la fin de la Seconde Guerre mondiale. — Ce n’est pas comparable, monsieur le Président. (En privé, Cain n’hésitait pas à contredire son supérieur.) Truman commandait une des plus grandes armées de son époque, et les États-Unis étaient une puissance reconnue. Dans notre cas, l’ennemi ne nous accorde pas une telle importance. Il est presque certain qu’il pourrait nous exterminer n’importe quand. Nous représentons la même menace pour lui que, mettons, le Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors oui, nous pouvons fanfaronner, jurer de détruire les hydrogues s’ils ne se soumettent pas, mais que faire en cas d’attaque massive ? Nous n’avons aucune chance de nous en sortir, il suffit de voir Corvus, Theroc, ou Passage-de-Boone. — Même si nous n’utilisons plus le Flambeau, il y a un risque qu’ils continuent de s’en prendre à nos colonies. Cain posa le menton dans le creux de sa main. — Nous venons juste de lancer un moissonneur sur Qronha 3, et je ne demanderais pas mieux que d’avoir d’autres géantes gazeuses à exploiter. Malheureusement, le Flambeau ne nous donne pas accès à de nouvelles ressources, il les détruit. Tout ça ne nous rapporte pas d’ekti. — Vous avez une meilleure idée ? grogna Basil. — Je vais y réfléchir. Sinon, j’ai cru comprendre qu’une flotte de transporteurs remorquait l’épave hydrogue tombée sur Theroc. Elle arrivera à temps pour fêter la victoire de Ptoro ? — C’est l’idée, dit Basil en se levant. Exhiber ces débris sera aussi un bon moyen de remonter le moral du peuple. — Guère plus que de la poudre aux yeux, monsieur le Président. Un sourire cynique se dessina sur les lèvres de Basil. — Ne sous-estimez pas l’importance de cette poudre, Eldred. Pourquoi croyez-vous que nous ayons un roi ? 20 LE ROI PETER Quel bonheur d’avoir enfin une occasion de se réjouir, après tant de tragédies ! Le crépuscule tombait peu à peu autour du roi Peter et de son épouse, postés sur le grand balcon qui surplombait le parc des festivals. Malgré la foule – et aussi en partie à cause d’elle –, les deux souverains n’hésitaient pas à se toucher et à échanger de brefs regards chaleureux, parfaitement à l’aise l’un avec l’autre. Le couple royal avait été accueilli par des acclamations sonores ; le sourire de Peter était sincère pour la première fois depuis longtemps. Estarra et lui joignirent leurs mains, puis les levèrent pour saluer leur peuple. Le public s’agitait au rythme d’une musique entraînante, des musiciens et des chanteurs de rue sautillaient dans tous les sens pour montrer leur allégresse, et des fêtards lâchaient des ballons phosphorescents qui s’élevaient dans les airs avant d’éclater dans un jaillissement d’étincelles. Des bateaux parcouraient le Canal royal, survolés par des zeppelins remplis de touristes. Le Pèrarque de l’Unisson se dressait au milieu du parc, tel un vieux saint bienveillant revêtu d’une tunique tape-à-l’œil, entraînant des groupes de fidèles dans divers chants et actions de grâces. Le jeune prince Daniel, le prétendu frère de Peter, n’assistait pas aux festivités pour « raisons de sécurité » ; le roi se réjouissait que cette sempiternelle épée de Damoclès ne vienne pas gâcher son plaisir. Le président Wenceslas croyait lui avoir fait assez peur pour l’obliger à jouer son rôle avec docilité, mais Peter se tenait juste sur ses gardes en attendant le moment d’agir. — J’avais presque oublié quel effet ça faisait, dit-il à Estarra. Il fallait montrer aux hydrogues que nous ne sommes pas sans défense, que nous ne nous contentons pas d’attendre les coups. — Ils ne risquent pas de l’oublier, répondit-elle en se serrant contre lui. Le roi caressa du bout des doigts la peau douce de sa reine, se délectant de ce simple contact. Malheureusement, ses sentiments pour elle étaient un argument de poids dans le chantage exercé par la Hanse. L’épée de Damoclès ne pesait pas seulement sur lui, Peter le savait, et Basil aussi. Le président apparut derrière eux sans faire le moindre bruit. — Les vaisseaux-cargos ont entamé leur descente, ils apparaîtront dans le ciel d’ici dix minutes. C’est le moment de prononcer votre allocution. — Ah, vous et votre emploi du temps, lâcha Peter avec un sourire narquois. Le discours dont vous allez nous gratifier ensuite vous rendrait-il nerveux ? Le président se montrait rarement en public, mais ce jour-là, il avait décidé de prendre la parole. Sans doute pour jouir au maximum d’un des rares moments de joie. Un petit accès de fierté ? — Moi, nerveux ? Non. En réponse à un signal, une fanfare tonitruante réduisit au silence les murmures de la foule. Les trois dignitaires furent éblouis par une nuée de projecteurs. Peter ne voyait pas les vaisseaux, mais il savait de quel côté ils étaient censés arriver. — Regardez, mes amis ! S’écria-t-il, le doigt tendu vers le ciel. Voici la preuve que nos ennemis peuvent être vaincus ! Six transporteurs des FTD firent leur apparition, descendant d’orbite haute. Les fragments noircis d’une gigantesque coque de diamant se balançaient parmi eux sous l’effet de puissants rayons tracteurs. Deux vaisseaux unissaient leurs efforts pour tracter le plus gros morceau d’épave, tandis que les quatre autres remorquaient des fragments plus modestes de l’orbe de guerre récupéré sur Theroc. Estarra serra la main de son époux, heureuse d’avoir sous les yeux les restes du vaisseau extraterrestre découvert par Celli. Près d’elle, Peter se sentait plus fort, enfin en mesure d’aider l’humanité à traverser la crise. Le général Lanyan avait demandé que l’épave soit immédiatement dirigée vers la base martienne des FTD pour en commencer l’analyse, mais le président Wenceslas s’y était opposé. — Vous attendrez un peu, général. Pour l’instant, les priorités ne sont pas d’ordre militaire. Je veux que le peuple puisse voir l’épave avant qu’elle se perde dans les profondeurs de vos laboratoires. Furieux d’être rabroué, Lanyan avait insisté sur les questions de sécurité. — Quelle sécurité ? avait demandé Peter. Si nos scientifiques découvrent une faiblesse dans la conception des orbes de guerre, vous ne comptez donc pas le dire à tout le monde ? Depuis son balcon, le couple royal regarda les transporteurs déposer l’épave sur la grande place, comme un chevalier aurait posé la tête d’un dragon aux pieds de son souverain. Le premier morceau calciné atterrit sur les dalles avec un bruit sourd, métallique. Le public, et même les gardes royaux, reculèrent d’un pas devant un tel spectacle. Peter reprit la parole d’une voix chaude, confiante. — Nos équipes de chercheurs vont analyser la composition de l’orbe de guerre, pour y déceler les failles que nous utiliserons ensuite contre l’ennemi. Un grand blond se précipita pour être le premier à toucher la coque. L’ingénieur expert Swendsen promena les mains sur la surface endommagée, et quand il leva les yeux vers le Palais des Murmures, Peter le vit sourire. Les acclamations retentirent enfin, assourdissantes. Basil désigna son chronomètre afin de rappeler aux souverains qu’il était temps de se diriger vers le pont. Le programme devait être respecté. Peter et Estarra quittèrent côte à côte le Palais des Murmures, pour descendre d’un pas rapide sur la place Royale. Quand ils marchaient ainsi, chacun noyé dans la présence de l’autre, ils en oubliaient presque la pompe qui les entourait, gardes et spectateurs compris. Une rangée de soldats se mit au garde-à-vous, et les musiciens de cour qui n’attendaient qu’eux se mirent en devoir de jouer un nouvel air de fanfare. La structure métallique du pont surplombant le Canal royal brillait sous les feux d’une lumière indirecte. Les piles étaient plongées dans l’obscurité, alors que les flèches, et toutes les coupoles du Palais des Murmures, resplendissaient de torches symbolisant les planètes signataires de la Charte de la Hanse. Huit ans auparavant, le Vieux roi Frederick avait été forcé d’éteindre les quatre plus récentes, après que les hydrogues avaient anéanti les nouvelles lunes promises à la terraformation, puis à une éventuelle colonisation. Aujourd’hui, bien que Ptoro ne soit plus qu’une boule de feu inhabitable, la Hanse y voyait une victoire : l’humanité ne pouvait pas s’y installer, mais elle en avait chassé les hydrogues à jamais. En tant qu’ambassadrice de Theroc, Sarein accompagnait les députés et les invités de marque. La reine adressa un sourire à sa sœur aînée avant de reprendre une contenance plus royale. À l’intérieur du Palais, derrière leurs écrans de contrôle, les spécialistes des effets pyrotechniques assuraient la magnificence de la cérémonie. Peter se dressa devant l’immense pilier, tel un prêtre des temps anciens invoquant le feu divin. — Nous avons vaincu les hydrogues sur Ptoro, comme ils nous avaient vaincus tant de fois auparavant. (Un signal déclencha les applaudissements de la foule.) Au nom de la Ligue Hanséatique terrienne, je déclare que cette torche sera le symbole de cette victoire. Que sa flamme éternelle nous aide à nous souvenir des soldats et des civils innocents qui ont péri dans cette guerre que nous n’avons pas voulue. Le roi fit un geste théâtral et, comme prévu, les pyrotechniciens embrasèrent le sommet d’une des tours du pont. La flamme était la plus brillante de toutes, même si ses sœurs reçurent aussitôt un surcroît de combustible qui illumina tourelles, flèches et coupoles du Palais du flamboiement de la victoire. Après avoir retenu son souffle un instant, la foule applaudit à tout rompre. Sarein échangea un regard avec Estarra, comme si les deux jeunes femmes communiaient dans le souvenir de leur monde ravagé. Puis la musique reprit ses droits, s’élevant jusqu’au ciel. Peter posa la main sur l’épaule de sa reine. Elle avait une présence si chaleureuse, si réelle, quand elle était près de lui. Son visage rayonnait de plaisir. — Je suis heureux de faire enfin quelque chose de positif, murmura-t-il. Peter se laissa griser un moment par l’allégresse générale, puis il annonça le discours du président et lui céda la place. Le public applaudit par réflexe. Le sourire de Basil avait presque l’air sincère lorsqu’il salua le roi. La plupart des gens gobaient la subtile propagande qui les présentait comme les meilleurs amis du monde. Basil ne s’exprima qu’une fois le calme revenu parmi les spectateurs. — La Hanse vous offre la possibilité de prendre une part active à la future vague de colonisation. La technologie klikiss nous a déjà fourni une arme infaillible contre les hydrogues, comme l’a montré la victoire de Ptoro. À présent, le système de transport instantané nous ouvre les portes de mondes inexplorés. C’est un nouveau départ, aussi bien pour la Hanse que pour vous. Sachez profiter de cette chance. Basil n’avait pas besoin d’en dire plus ; le projet de colonisation faisait la une des journaux depuis la découverte des transportails. Mais c’était la première annonce officielle. — Au nom de la Ligue Hanséatique terrienne, je suis fier de vous offrir aujourd’hui la chance de votre vie. Lesquels d’entre vous seront assez courageux, assez ambitieux pour la saisir ? Coloniser une planète klikiss. Déménager sur un monde vierge, avec famille et biens. Vous serez des pionniers ! Quel défi ! Si vous le relevez, la Hanse vous accordera des terres gratuites, un nombre important de services et de fournitures, voire l’annulation de vos dettes. Basil s’exprimait comme dans une obscure réunion de fonctionnaires, se contentant d’aligner les informations les unes après les autres. Pourtant, Peter se rappelait tout ce que le président lui avait appris sur les techniques de communication. Bridait-il volontairement ses dons d’orateur pour ne pas éclipser son roi ? Les économistes et les experts en prospective avaient développé ce projet pour donner un coup de fouet aussi bien au moral du peuple qu’aux finances de la Ligue Hanséatique, menacée de mort lente par la restriction du voyage interstellaire. Basil, souriant, poursuivait son allocution. — Si les hydrogues nous freinent d’un côté, nous foncerons de l’autre. Alors, qui est volontaire ? Qui peut se permettre de ne pas l’être ? Toutes les informations seront bientôt disponibles dans les centres de recrutement. Tandis que fusaient les inévitables applaudissements, Peter considéra le président d’un air narquois. — Si vous commencez à apprécier les feux de la rampe, je serai bientôt au chômage, chuchota-t-il hors de portée des micros. Basil le scruta d’un œil sévère, sans se départir de son sourire de façade. — Tant que vous ne me donnerez pas une bonne raison de passer à l’acte, tout ira bien. 21 ORLI COVITZ Même si la triste et grise Dremen abritait déjà son foyer avant la guerre contre les hydrogues, Orli Covitz estimait qu’elle se sentirait mieux n’importe où ailleurs. Sauf qu’à quatorze ans, bien sûr, elle manquait de points de repère. Elle n’avait que six ans lorsque son père avait fait le pari de larguer les amarres, à la poursuite de ses rêves. Jan Covitz disposait d’un optimisme inépuisable, mais Orli avait fini par découvrir que son père n’arrivait pas à grand-chose malgré toute sa bonne volonté. Elle l’aimait quand même, consciente qu’il croyait vraiment trouver un jour la marmite pleine d’or posée au pied de l’arc-en-ciel, à condition de travailler assez dur assez longtemps. Orli se souffla sur les doigts pour les réchauffer. Elle bataillait avec son père dans les champs boueux dont ils étaient propriétaires, des terrains disponibles pour la bonne raison que la plupart des fermiers n’en voulaient pas. Ç’aurait dû leur mettre la puce à l’oreille, mais son père était persuadé qu’à deux il y avait quelque chose à en tirer. Jan et sa fille formaient une équipe. Les Covitz étaient des petits nouveaux, comparés à certaines familles qui vivaient sur Dremen depuis cent dix ans. Ces gens-là jouaient déjà les snobs, estimant avoir acquis une sorte de noblesse au bout de quelques générations. Jan était passé outre le snobisme, il avait pris les terres vacantes, et s’était mis au travail. Il allait toujours de l’avant, résolument, avec une bonne dose d’exubérance, mais sans plan défini. Huit ans qu’il se tuait à la tâche. Qu’il répétait sans arrêt que l’année suivante serait meilleure, que ce serait enfin le bout du tunnel. Cette année-là, la récolte de champignons était catastrophique. La terre saturée d’humidité était parsemée de flaques d’eau tourbeuses. La plupart des champignons géants avaient été récoltés, et leurs chapeaux moelleux dûment prélevés, mais ils avaient eu le temps de déverser leurs spores, ce qui assombrissait leur chair et lui donnait un arrière-goût déplaisant. Jan planta sa bêche dans la boue froide et lança un grand sourire à sa fille. — Tu vas voir. On va en récupérer au moins quinze pour cent. — Peut-être vingt si le temps se maintient, répondit-elle en lui rendant son sourire. Sauf que sur Dremen, le temps ne se maintenait jamais. Orli s’épongea le front en écartant ses mèches brunes. Elle aurait aimé se laisser pousser les cheveux, comme certaines pimbêches du coin, mais elle savait qu’avec ses grands yeux, son menton en pointe et son air coquin, les cheveux longs l’auraient transformée en une copie conforme de sa mère. Jan ne parlait jamais de son ex-femme, qui les avait abandonnés depuis longtemps après un nouvel échec de son mari, et Orli gardait les cheveux courts pour ne pas lui faire de peine. Elle ignorait pourquoi son père avait choisi d’immigrer ici. Dremen était un monde froid, au ciel triste, dont le soleil variait en intensité au fil des décennies pour en arriver parfois à chauffer la planète de manière insupportable. L’eau ne manquait pas : les continents étaient parsemés de grands lacs peu profonds qui s’évaporaient facilement, maintenant une subtile alternance de brouillard et d’averses. Aucune plante ligneuse ne s’était adaptée au climat, ce qui ne laissait que des tourbières, de la mousse et du lichen. Comme les Covitz étaient arrivés pendant la phase décroissante du soleil, les températures n’avaient cessé de s’effondrer jusqu’à ce que l’hiver s’installe durablement. D’ordinaire, les colons dépendaient de l’approvisionnement de la Hanse durant ces périodes difficiles, mais l’embargo décrété par les hydrogues avait changé la donne. Avec son enthousiasme habituel, Jan avait étudié le climat de Dremen et convaincu une poignée d’investisseurs que si les cultures habituelles résistaient mal à l’humidité, des champignons génétiquement modifiés ne pourraient que s’y plaire. L’idée paraissait logique, et Jan avait donc importé des spores censées donner de gros champignons à chair comestible, bourrés de nutriments, bien que fades et coriaces. Une fois le champ préparé, il s’était laissé emporter par son éternel optimisme, et avait semé plus que de raison. La première saison avait dépassé ses rêves les plus fous – ainsi que ses capacités d’organisation, puisqu’il avait omis de prévoir la main-d’œuvre, ou les machines, destinées à récolter la chair délicate. Or, comme le champignon poussait vite et pourrissait de même, le timing était crucial. Les Covitz avaient travaillé de toutes leurs forces, mais n’avaient pu sauver que la moitié de la production. Jan s’était précipité en ville pour demander de l’aide, alors qu’il n’avait pas d’argent pour payer les ouvriers : il avait dû se résoudre à donner libre accès à son champ pour que les colons se servent, avec l’espoir de se mettre dans leurs petits papiers à défaut de faire des profits. Les champignons non coupés avaient lâché leurs spores dans la tourbière, provoquant la saison suivante une récolte encore plus importante, qui avait littéralement pourri sur pied. Jan et Orli avaient largement de quoi se nourrir, mais ils avaient surestimé la demande des habitants de Dremen. Personne n’appréciait vraiment le goût du champignon, et peu de gens étaient prêts à en acheter. Le cycle solaire suscitait à présent des hivers de plus en plus rudes, et le brouillard avait fini par transformer les tourbières en marécages, pour finalement les ensevelir sous la neige. Le monde d’Orli se résumait depuis deux ans à un bourbier glacial. D’ailleurs, ce jour-là, les flaques d’eau accumulées dans le champ s’étaient couvertes de glace. L’adolescente fit une pause pour contempler les caisses de chair coupée. — Quand il fera un peu plus chaud, je suggère de planter autre chose. — Crois bien que j’y ai pensé. Le problème, c’est de se débarrasser des champignons. Il faudrait tout brûler pour tuer les spores et avoir de nouveau une terre vierge… On dirait qu’on est dans le champignon pour un moment. — Alors je vais inventer de nouvelles recettes. — Garde du temps pour la musique. (Jan plissa le front.) Un de ces jours, tu seras une grande concertiste. Je le sais. Le compliment lui fit chaud au cœur, même si elle se voyait mal démarrer sa carrière sur Dremen. Mais pourquoi décourager son père ? — Oui, un de ces jours. Peu après, ils scellèrent les caisses afin de les protéger des nuages menaçants. — Ça suffit pour aujourd’hui, dit Jan. Rentrons à la maison, tu as besoin de repos. — Il faut aussi que je fasse mes devoirs. — Je retournerai en ville après dîner. Les gros bonnets refont une réunion pour tenter de résoudre les problèmes de ce triste monde. — Je croyais que tu avais déjà résolu tous les problèmes. — C’est vrai, mais ils ne m’écoutent pas. La dernière élection l’a bien prouvé. Il lui ébouriffa les cheveux comme si elle n’était encore qu’une gamine. Leur petite maison au bord de la tourbière n’était pas très confortable, mais ne manquait pas de charme. Orli avait visité les grandes demeures des colons fortunés, et restait persuadée que chez elle, au moins, il faisait bon vivre. Les Covitz posèrent leurs sacs ; Jan mit le chauffage, et Orli commença de préparer le dîner. Le courrier se résumait à une lettre officielle de la Hanse décrivant le nouveau programme de colonisation. Jan fit semblant de ne pas y prêter attention, mais Orli vit ses yeux briller. 22 RLINDA KETT Rlinda Kett filait vers Crenna à bord du Curiosité Avide, la tête pleine des possibilités commerciales offertes par les futures colonisations. Il était temps de partager la richesse, le succès… et le travail. Elle se rendit tout droit chez son ex-pilote et ex-mari préféré, Branson Roberts. BeBob avait pris la clé des champs depuis deux ans, renonçant aux dangereuses missions de reconnaissance que les FTD l’obligeaient à accomplir. Comme sa « retraite » n’avait rien d’officiel, il s’était fait oublier sur Crenna, et Rlinda était persuadée qu’il s’y ennuyait à mourir. D’ordinaire, dans son vaisseau, elle portait un pantalon noir qui moulait ses larges hanches et ses jambes épaisses, pour la bonne raison qu’il n’existait rien de plus pratique. Mais au moment de revoir BeBob, elle avait opté pour un ample caftan violet, strié de fils iridescents, qu’elle avait récupéré dans une des premières cargaisons en provenance de Theroc. Elle aimait les couleurs vives, et pensait que rayures et motifs la mettaient particulièrement en valeur. BeBob l’accueillit avec son grand sourire aussi niais qu’adorable. Comme à son habitude, il arborait une chemise à manches longues et un pantalon confortable – un ensemble terne, dépourvu du moindre style et qui ne lui allait pas très bien, mais Rlinda n’avait jamais réussi à lui faire porter autre chose. Elle s’empara du bras maigre et raccompagna BeBob jusqu’au seuil de sa maison, où elle lui fit une offre impossible à refuser. — Ça te dirait de reprendre les commandes du Foi Aveugle ? — Je… Je n’ai plus une goutte de carburant. Et j’ai des réparations à faire. Les grands yeux ronds étaient si mignons, si innocents au milieu du visage buriné… Rlinda se pencha pour lui déposer sur l’oreille un baiser qui le fit rougir. — Ne pense pas aux problèmes. Contente-toi de répondre à ma question. — Parce que tu as besoin de la poser ? Je déteste être rivé au sol. Un beau matin, je vais me réveiller avec des racines. Il me faut du métal autour de moi, et du bon air recyclé, sans odeur de pluie ni de fertilisants… enfin, tant qu’on ne me force pas à jouer au chat et à la souris avec les hydrogues, comme ce général Lanyan. Rlinda passa une main dans les cheveux gris, et le poussa à l’intérieur pour plus d’intimité. — Rien de tout ça. Et le travail est parfaitement légal. — Ça me changera. — Toi, peut-être. Moi, j’ai toujours été une femme d’affaires respectable. — Qui savait fermer les yeux au moment opportun. — Ça va ensemble, BeBob. (Une fois la porte close, elle huma l’air de la pièce.) Qui fait la cuisine, ici ? Ça sent le plat précuit à plein nez. Tu n’as pas honte ? — Disons que j’ai fini par m’habituer au pemmipax. C’est fou ce qu’on peut faire avec un peu de sauce piquante. Il éclata de rire devant la moue dégoûtée de son ex-femme, puis décida d’ouvrir une bouteille de vin. — J’espère que tu tapes dans ta réserve « occasions spéciales », parce que ça le mérite. — Rlinda, chacune de tes visites est une « occasion spéciale ». — Surtout quand je t’offre un beau boulot. — Ou ton corps. BeBob lui versa un grand verre, et s’en réserva un plus petit. Rlinda fit tournoyer le liquide avant d’en boire une longue gorgée. — Sur le vin, je n’ai jamais rien eu à te reprocher. — Mais sur le reste… Elle lui donna une petite tape amicale derrière la tête. — C’est Davlin Lotze et moi qui avons découvert le réseau de transportails. Les avocats de la Hanse s’arrangeront pour que je ne voie pas la couleur des profits, mais le président a su se montrer généreux. Je dispose d’une réserve illimitée d’ekti, ainsi que d’un contrat de fret des plus lucratifs pour la nouvelle vague de colonisation. Tu veux une part du gâteau ? — Je croyais que les transportails n’avaient pas besoin d’ekti. Que c’était tout l’avantage. — Oui, ils sont parfaits pour transporter les colons et les petites marchandises, mais la Hanse a encore besoin de vaisseaux comme le Curiosité Avide – ou le Foi Aveugle – pour l’équipement lourd qu’on ne peut pas scinder en composants de taille à franchir les transportails. Sans oublier que les colons ne se rendront pas tout seuls au transportail le plus proche. — Ah, les joies des goulots d’étranglement… BeBob s’assit sur une chaise, mais un regard incrédule de Rlinda le poussa à aller se blottir contre elle sur le sofa. — Je préfère ça, déclara-t-elle. — N’oublie pas que je suis un déserteur. Je ne peux pas bosser pour la Hanse comme si de rien n’était. Quelqu’un finira bien par s’en apercevoir. — J’ai déjà réglé le problème. Une fois son affectation connue, Rlinda avait réclamé un entretien privé avec le président Wenceslas. Elle avait alors constaté que son statut de découvreuse de transportails ne l’aidait guère à franchir les obstacles bureaucratiques. Sa vieille amie Sarein lui avait donné le coup de pouce nécessaire en l’entraînant dans les hauteurs du siège de la Hanse, sans passer par la case « sécurité ». La jeune Theronienne ambitieuse semblait être une habituée des appartements du président. Bien joué, ma fille, avait pensé Rlinda. Une femme qui débarquait d’un trou perdu ne devait pas rechigner à la tâche pour éclipser des adversaires politiques qui partaient avec une longueur d’avance. Lorsque les deux visiteuses se présentèrent dans son bureau, Basil Wenceslas n’eut aucun mal à imaginer, malgré une certaine distraction, de quelle manière Rlinda pouvait lui être utile. Il la dévisagea avec circonspection, mais aussi avec amusement. — Mademoiselle Kett, si vous pensez obtenir des avantages aussi extravagants que la dernière fois, vous allez être déçue. Vous n’êtes pas le seul pilote qui veuille reprendre du service. J’ai une file de volontaires qui s’étend jusqu’à Ganymède. — Ouais… il y en a peut-être même un ou deux de valables. Mais moi, vous savez qui je suis. Et puis vous me devez une fière chandelle. — Voilà un sentiment bien démodé. — C’est un de mes défauts. Mais je ne veux pas abuser de votre bonté, j’aimerais juste récupérer un de mes anciens pilotes. Je ne peux pas me passer de lui. Plus d’une fois – surtout quand ils étaient mariés –, Rlinda avait cherché par tous les moyens à « se passer » de Branson Roberts. Mais de l’eau avait coulé sous les ponts, et elle voulait que BeBob profite de l’occasion. Le président se cala dans son fauteuil. Il jeta un regard interrogateur à Sarein, mais l’ambassadrice se contenta de hausser ses frêles épaules. — Voyons, mademoiselle Kett, est-ce au moins un pilote convenable ? — Un des meilleurs. À tel point que le général Lanyan l’a réquisitionné pour mener de dangereuses missions de reconnaissance. Il est très doué pour les manœuvres… non orthodoxes, et pour sortir son vaisseau des pires situations. — Je vois, dit Wenceslas en tapotant la table. Vous voudriez donc que j’intervienne pour le libérer de ses obligations envers les Forces Terriennes de Défense, afin qu’il reprenne les vols commerciaux ? — Eh bien… ce n’est pas exactement le problème, monsieur le Président. BeBob s’en est déjà chargé. Sauf qu’il n’a pas été libéré de ses obligations militaires, il a juste… négligé de revenir de sa dernière mission. Même Sarein ne put dissimuler sa surprise. — Vous voulez dire que c’est un déserteur ? — Il ne s’écoule pas un jour sans que le général Lanyan pique une crise à propos des pilotes « disparus », grogna Wenceslas. — Alors il vaut mieux que le capitaine Roberts se rende de nouveau utile ! affirma Rlinda avec un grand sourire. Il rachètera ses petites erreurs. — Basil… si le général l’apprend, c’est la catastrophe, murmura Sarein. — Oui, et cela ne fera qu’encourager les pilotes mécontents à suivre l’exemple de ce monsieur. Je crains de ne rien pouvoir faire pour vous, mademoiselle Kett. Rlinda croisa ses bras colossaux sur sa poitrine, et se dressa comme un arbremonde qui aurait soudain pris racine au beau milieu de la pièce. — Allez, le président de la Ligue Hanséatique terrienne a quand même bien le pouvoir de faire une exception. Après tout, j’aurais pu demander nettement pis. — Ce qui ne veut pas dire que je vous l’aurais accordé. Wenceslas jeta un œil aux messages qui s’accumulaient sur les écrans incrustés dans son bureau transparent. — Le mieux que je puisse faire, c’est autoriser votre ami à utiliser son propre vaisseau lorsqu’il travaillera pour nous. Personne ne lui posera de questions, et je suis sûr qu’il sera assez intelligent pour ne pas s’en vanter. (Wenceslas leva un doigt menaçant.) Mais s’il se fait prendre, tant pis pour lui. Le général Lanyan considère les déserteurs comme une affaire personnelle. — Si BeBob est assez idiot pour se faire prendre, monsieur le Président, je nierai l’avoir jamais connu. Rlinda finit son verre d’une longue gorgée. Derrière les fenêtres, Crenna avait l’air si… bucolique. — Tu profiteras des réparations sur le Foi Aveugle pour le débaptiser et changer les numéros de série. Ça devrait suffire, surtout si tu travailles pour la Hanse. (Elle passa un bras sur les épaules de BeBob et l’attira encore plus près.) Je vais même rester un peu pour t’aider, figure-toi. — Je n’autoriserais pas grand monde à trafiquer mon vaisseau, mais si ça peut t’obliger à rester plus longtemps, considère-toi comme engagée, lui dit-il en souriant. — C’est pas très convaincant, tout ça. (Elle prit la bouteille et remplit les verres.) Dès que le Foi Aveugle sera prêt, tu n’auras plus une seconde à toi. La colonisation est une priorité absolue du président Wenceslas, et elle a déjà pris du retard. — Ma foi, nous voilà de nouveau associés, et en plus, dans la branche qui nous plaît. (BeBob reposa son verre.) Est-ce qu’un baiser suffira à sceller le contrat ? — Pour commencer. Juste pour commencer. 23 DAVLIN LOTZE Ce monde-là était différent, Davlin le sentit dès qu’il franchit le transportail. Mais même si le danger menaçait, il ne pouvait battre en retraite sans un minimum d’informations : le président exigeait un rapport détaillé sur chaque planète klikiss visitée. Chaque carreau de coordonnées devait être documenté d’une manière ou d’une autre. Le ciel rouge et pourpre évoquait une chair meurtrie ; les ombres semblaient faire partie intégrante de l’atmosphère. Davlin s’éloigna de la roche plate du transportail et aspira une goulée d’air. L’odeur de soufre le prit à la gorge. Les Klikiss respiraient le même air que les êtres humains, mais il régnait sur ce monde une puanteur rebutante. L’explorateur dénicha un masque à oxygène dans les poches de sa combinaison. Quand il regarda en arrière, il eut la surprise de voir le transportail dressé, solitaire, au bord d’un précipice. Franchir la porte dimensionnelle sur le chemin du retour reviendrait à se jeter dans le vide… Le vent sifflait une note étrangement basse quand Davlin reconnut les cônes des bâtiments klikiss alignés sur une pente rocheuse. Certains s’élevaient haut dans le ciel, percés de nombreux passages qui s’enfonçaient sans doute dans des grottes profondes. Il se mit en route vers la ville désertée, sur le revêtement inégal d’une route klikiss qui s’érodait depuis des milliers d’années. Même si la planète n’était guère propice à une future colonisation, les données archéologiques méritaient qu’on s’y intéresse. La gravité élevée alourdit rapidement le pas du marcheur. Malgré l’oxygène supplémentaire prodigué par le masque, gravir la pente lui demandait beaucoup d’efforts. Quand il pivota pour évaluer la distance le séparant du transportail, il vit des formes étranges évoluer dans le ciel nuageux : des ailes dentelées entouraient un corps muni de tentacules tremblotants, croisement improbable de méduse géante et de ptérodactyle. Davlin perçut aussitôt le danger. Des dizaines de créatures convergeaient vers le transportail depuis l’autre côté du gouffre, comme si son activation leur avait promis une livraison de chair fraîche. Lorsqu’elles furent assez proches, Davlin constata que leur corps bulbeux n’était qu’un vaste sac ouvert sur une gueule ronde, prête à absorber la proie paralysée. Elles atteindraient le transportail avant qu’il puisse y retourner. Le vent forcit d’un coup, et les nuages se déchirèrent. Un véritable déluge s’abattit, une substance huileuse, répugnante, qui se mit à brûler Davlin au bout de quelques secondes. Les monstres gélatineux obliquèrent dans sa direction dès qu’ils l’aperçurent. Privé de sa porte de sortie, il courut vers les ruines en quête d’un abri, ce qui augmenta encore la frénésie des créatures. Une fente entre deux rochers lui offrit une protection contre la pluie acide, mais hélas, il n’était pas seul. Dans un scintillement de carapace bleu métal, un énorme mille-pattes aussi gros que sa cuisse jaillit tel un diable de sa boîte. Davlin se détourna juste à temps ; les innombrables griffes aiguisées comme des couperets ne déchirèrent que son sac à dos, sans atteindre sa peau. Il se débarrassa de son matériel, pendant qu’un autre mille-pattes s’extrayait de la crevasse d’à côté. Des gouttes de venin brillaient au bout de ses griffes. Un coup porté avec ce qui restait du sac suffit à écarter le nouvel arrivant, tandis que le premier maintenait sa prise et s’acharnait sur le tissu. Médicaments, vêtements et rations tombèrent avec fracas sur les rochers. L’arme accrochée au sac éventré se balançait hors de portée, la ceinture de l’étui sectionnée par les griffes. Raclements et cliquetis s’amplifiaient. Il avait dû se réfugier dans un nid. Quand deux autres bestioles rejoignirent leurs congénères, Davlin leur jeta les débris du sac pour les distraire ; son arme claqua en tombant par terre. Il s’enfuit de la crevasse, sous la pluie brûlante qui refusait de s’arrêter. Ne lui restait qu’à courir. Au pied de la colline, des hordes de créatures volantes encerclaient le transportail. Cinq d’entre elles se laissaient dériver en tâtant la roche de leurs tentacules, pour localiser leur proie. Seules les ruines klikiss représentaient un abri potentiel. Dès que Davlin reprit sa course, les méduses géantes s’en aperçurent et se lancèrent à sa poursuite en battant furieusement des ailes. La perte du sac l’avait allégé, et l’adrénaline lui donnait la force de vaincre la gravité, mais il n’avait plus d’arme. Comment avait-il pu être assez stupide pour débarquer sur un monde inconnu sans la tenir à la main ? Il devait reprendre ses esprits s’il comptait survivre. Augmenter l’arrivée d’air dans le masque lui permit de combattre l’essoufflement. La pluie avait rendu glissante une pente déjà raide. Il grimpait de plus en plus haut, en zigzaguant pour ne pas fournir une cible trop évidente, comme il l’avait appris lors de ses stages militaires, longtemps auparavant… Ses yeux le brûlaient, mais l’averse n’était plus une priorité. Il luttait pour voir ce qui se passait devant lui à travers un rideau de larmes, à la recherche d’une porte, d’une ouverture. Il y avait forcément un moyen d’entrer dans la cité klikiss. Malgré le silence des prédateurs ailés, Davlin sentait qu’ils se rapprochaient pour la curée. Quand un tentacule gélatineux lui toucha l’épaule, une douleur atroce parcourut ses muscles. Il glissa et s’affala dans la boue tandis que l’animal passait au-dessus de lui, la gueule grande ouverte, les lèvres avides. La chose ne paraissait pas avoir d’yeux, mais elle n’en percevait pas moins la présence du gibier. Davlin bondit en avant pendant que la créature faisait demi-tour, et plongea dans la première crevasse venue. Son bras brûlé était presque inutilisable, mais il parvint à se traîner un peu plus loin de l’autre main. Les tentacules empoisonnés raclèrent la paroi, où ils laissèrent des traces fumantes. L’explorateur rampa jusqu’à ce que le tunnel devienne assez large pour lui permettre de se tenir debout. Derrière lui, les méduses géantes se regroupaient devant la fissure par laquelle il était entré. Ailes repliées, tentacules tendus, elles essayaient de s’introduire dans les ruines. Davlin s’enfonça dans la cité abandonnée. Malgré sa longue carrière d’exosociologue au service de la Hanse, et les années passées à infiltrer des colonies pour étudier les vestiges ildirans, il n’avait plus été confronté à un danger mortel depuis des lustres. Heureusement, ses interminables séances d’entraînement n’avaient pas été vaines. Les exercices militaires les plus sophistiqués l’avaient a priori préparé à tous les scénarios, mais si par hasard il sortait vivant de cette aventure, il aurait de quoi en rédiger un nouveau. Les ruines étaient sombres, les tunnels oppressants. Malgré la perte du sac, il lui restait une petite lampe au fond d’une poche, largement suffisante pour ses besoins. Craignant ce qui pouvait se nicher dans l’obscurité, il éclaira chaque tunnel, même s’il savait que la lumière risquait d’attirer quelque chose de pire que ce qu’il connaissait déjà. Une seconde issue lui apparut au loin, mais un groupe de méduses y montait la garde. Maintenant qu’elles l’avaient piégé, les créatures faisaient preuve d’une intelligence et d’une détermination affolantes. Pour l’instant, il était impossible de retourner au transportail. Ce n’était pas comme ça que Davlin avait envisagé de finir. Sur une feuille de statistiques. Juste un autre explorateur disparu. Le carreau de coordonnées désignant cette planète serait marqué de noir pour signaler le danger. Aucun être humain ne remettrait les pieds ici avant longtemps. L’affaire était mal partie, mais Davlin refusait de désespérer. Ce n’était pas dans sa nature. Il se remit en marche, à la recherche d’une issue ; il aurait tout le temps de mourir plus tard. Des bruits de piétinement émanaient des tunnels latéraux, comme si son passage en avait éveillé les habitants. Sa respiration devenait difficile malgré le masque à oxygène. Il examina les alentours avec sa lampe, soucieux de ne pas s’enfermer dans une impasse. Il buta sur un tas de débris abandonnés par terre, qui produisaient de sombres reflets métalliques dans la faible lueur de la lampe. Une plaque anguleuse, en particulier, lui parut étrangement familière. Quand il se pencha pour y regarder de plus près, il découvrit avec surprise que les composants endommagés appartenaient à un robot klikiss. Quelque chose l’avait disloqué, brisé en mille morceaux. Les énormes machines insectoïdes ayant toujours paru indestructibles, les implications de cette trouvaille étaient effrayantes. Bien que les extraterrestres eux-mêmes aient disparu, personne n’avait jamais vu un robot abîmé, encore moins détruit. Leurs exosquelettes résistaient à tout depuis dix mille ans. Mais quelque chose d’assez fort et d’assez dangereux avait réduit celui-là en pièces. Ici même. Davlin déglutit avec difficulté. Il avait déjà son lot de monstres aux trousses, et la vue du robot terrassé le poussait à fuir encore plus vite, même s’il ne savait pas où aller. Des crissements se firent entendre près de lui. Une partie du mur s’écroula, et de longues pattes arachnéennes surgirent du trou, prêtes à saisir ce qui passait à leur portée. L’explorateur se précipita dans le premier tunnel venu, pour tenter de distancer ses poursuivants, mais il déboucha dans une grande pièce sans issue. Il s’arrêta en dérapant. Dans son dos, les prédateurs barraient déjà le passage. Les sons étouffés provenant d’un autre boyau lui apprirent que les méduses volantes rampaient elles aussi dans sa direction. D’autres ennemis encore inconnus chuintaient dans les ombres. Davlin promena le faisceau de sa lampe sans trouver d’ouverture par où s’enfuir, ni d’abri où se réfugier. Soudain, comme un magicien sort un lapin de son chapeau, la lumière tomba sur une pierre plate entourée de carreaux de coordonnées. Un deuxième transportail ! Beaucoup de cités klikiss en possédaient plus d’un ; il fallait juste espérer que celui-ci marchait encore. Le Terrien se dépêcha de passer les carreaux en revue, jusqu’à trouver celui de Rheindic Co. Il connaissait la procédure d’activation par cœur, et bientôt, la machinerie klikiss se mit à bourdonner comme si elle s’éveillait d’un profond sommeil. Pendant ce temps, il s’efforçait de garder son sang-froid. À l’entrée de la pièce, une méduse géante se dressa sur ses ailes posées au sol, pour mieux projeter ses tentacules. Davlin entendit la musique familière du mécanisme de téléportation ; il faillit s’évanouir de soulagement quand la pierre s’effaça. Quatre méduses s’avançaient déjà dans la salle, en laissant des traînées de bave dans leur sillage. Leurs tentacules inquisiteurs tâtaient le terrain. Il leur jeta un regard mauvais avant de franchir la porte dimensionnelle – en route vers un monde qu’il comprenait. 24 ANTON COLICOS Anton passait tout son temps libre à déchiffrer l’épopée ildirane, afin de la publier un jour sur Terre. Pas une heure ne s’écoulait sans qu’il lise, ou raconte, des histoires auxquelles aucun être humain n’avait jamais eu accès. Qu’aurait-il pu souhaiter de plus ? Lorsque la fatigue de ses longues séances d’étude l’obligeait à se détendre, il aimait se dégourdir les jambes en arpentant les boulevards de la cité touristique. Les structures cristallines multicolores, bizarrement inclinées, reflétaient le flamboiement des illuminateurs placés au sommet des dômes. Les couleurs, les lumières et les saveurs exotiques lui rappelaient sans cesse les Mille et Une Nuits. Pendant la saison obscure, Vao’sh et lui occupaient la place de Shéhérazade : les histoires qu’ils contaient sur la place centrale distrayaient soir après soir les travailleurs qui réussissaient à échapper à leurs obligations pour venir les écouter. Le reste de la ville était quasi désert. Anton flânait en sifflotant ; il lissait ses cheveux châtains comme s’il devait se rendre présentable pour une occasion quelconque. Lui qui avait toujours eu du mal à reproduire une mélodie, il tentait de fredonner Greensleeves, un morceau traditionnel que sa mère adorait. Fait rare chez elle, Margaret avait laissé éclater sa joie le jour où il lui avait offert une petite boîte à musique qui jouait cet air, alors qu’elle n’était guère portée sur les babioles… Le jeune homme prit la direction des strates inférieures de Maratha Prime, où s’entassaient les générateurs, les pompes des systèmes de ventilation et le cœur du réseau électrique. Un vacarme intense s’échappait des sous-sols de la cité. Comparés à la glorieuse architecture des niveaux supérieurs, le désordre et la confusion qui régnaient dans les souterrains apparaissaient presque rafraîchissants. Des équipements lourds et des caisses de matériel étaient empilés autour d’une arche donnant accès à un tunnel qui s’enfonçait encore plus bas. Des grincements jaillissaient des profondeurs, accompagnés de bruits de foreuses et d’ordres lancés à grands cris. L’ingénieur en chef Nur’of avait entrepris des travaux ambitieux qui n’étaient réalisables que pendant la longue nuit, quand ils ne risquaient pas de gêner les vacanciers. Depuis que la dernière navette de la belle saison avait quitté Maratha, ouvriers et foreuses prenaient d’assaut la croûte de la planète. Comme Nur’of ne recevait aucune instruction de l’Attitré, retenu sur Ildira, il avait pris l’initiative d’une série d’améliorations. Avi’h verrait sûrement d’un bon œil une hausse du rendement énergétique, s’il s’en rendait jamais compte. Anton franchit l’arche et s’aventura dans le tunnel qui descendait en pente raide. Des illuminateurs portables, fixés à intervalles réguliers, diffusaient une lumière éclatante. — Hé ! Il y a quelqu’un ? J’ai le droit de me balader par ici ? Il avisa un terrassier musclé, doté d’énormes bras, de larges épaules, et d’un cou aussi large que sa tête. Le kith des ouvriers n’était ni le plus intelligent ni le plus habile des sous-groupes ildirans, mais ses membres travaillaient avec application et sans rechigner. L’extraterrestre souleva un gros rocher qui freinait la progression d’une machine. L’effort lui arracha un grognement, mais son visage resta impassible. Comme il restait peu d’habitants en ville, Anton avait fait l’effort de tous les rencontrer. — Bonjour, Vik’k. Où est Nur’of ? Le terrassier lui adressa un sourire enfantin. Vik’k appréciait les contes de fées terriens, grâce peut-être à son intelligence réduite. Il ne s’embarrassait pas des doutes émis par les Ildirans cultivés sur le concept d’exploits fictifs – puisque leur grande Saga était tout sauf une invention. L’ouvrier se délesta de sa charge sur un tas très ordonné, et désigna le fond du tunnel. — Par là. Il fait des trucs. Anton le remercia, avant de poursuivre sa route d’un pas guilleret. Il découvrit bientôt avec surprise un réseau de tunnels plus larges, aux parois polies, qui paraissaient avoir été creusés à l’acide plutôt qu’à la machine. Et qui donnaient une impression de grande ancienneté, contrairement au boyau principal. Les ingénieurs discutaient au bout du passage. L’air chaud et humide sentait la boue et la poussière. Violemment éclairé par les illuminateurs, Nur’of se tenait devant un grand diagramme mural qui représentait un réseau de tunnels inconnus courant sous Maratha Prime. — Ah, le remémorant humain ! Il faudra que vous racontiez à votre peuple comme le hasard fait parfois bien les choses. Un des forages est tombé sur un étrange lacis de boyaux préexistants. Personne ne savait qu’ils étaient là. Les yeux de Nur’of étaient largement espacés dans un visage déjà ample, mais moins que celui des scientifiques de pure race. Les ingénieurs, issus de croisements entre scientifiques et techniciens, étaient particulièrement aptes au calcul mental, et pouvaient mémoriser de gros volumes de données telles que composants d’alliages, températures de fusion ou seuils de résistance. Anton montra du doigt la carte grossièrement dessinée sur le mur. — Alors, d’où sortent tous ces tunnels ? — Quelle importance ? Ils mènent directement aux sources d’eau chaude, voilà ce qui compte ! (L’ingénieur reporta son attention sur la carte.) Nos conduits les emprunteront jusqu’aux aquifères, et Maratha Prime disposera de plus d’électricité et de chaleur qu’elle peut en consommer. Anton donna une petite tape amicale dans le dos de Nur’of – un geste dont il lui avait expliqué la signification quelques semaines auparavant. — Je sais que vous avez travaillé dur. Ce projet vous tenait à cœur. À la belle saison, les ingénieurs géraient un réseau de capteurs solaires qui accumulaient l’électricité dans de gigantesques batteries situées à l’extérieur de la ville. Mais pendant la longue nuit, ceux qui restaient devaient rationner l’énergie en attendant l’aube. Nur’of aimait les défis, alors que la plupart de ses collègues auraient trouvé leur bonheur dans la simple maintenance des différents systèmes. Puisque la croûte de la planète retenait la chaleur bien après la tombée de la nuit, il avait conçu un mécanisme qui pomperait l’eau bouillante des aquifères, la ferait passer dans des turbines, et fournirait de l’énergie grâce à la vapeur. L’ingénieur était pressé de mettre ses plans à exécution, mais il n’aurait jamais cru se voir offrir un véritable labyrinthe de tunnels prêts à l’emploi. — Pourquoi ne pas aller jeter un coup d’œil ? proposa Anton. Le Terrien fasciné scrutait la paroi polie. Il s’empara d’un illuminateur, mais remarqua la réticence de Nur’of à plonger ainsi dans l’obscurité. — Vous n’avez pas envie de savoir qui les a creusés ? — Seulement si c’est en rapport avec mon travail. (L’ingénieur serra les dents.) Mais… oui, il serait bon que je vérifie personnellement la fonctionnalité de ces boyaux. Ils s’engagèrent ensemble dans le tunnel. Anton dirigeait sa lampe de tous côtés, et jusqu’au plafond, pour repousser les ombres. — Maratha Prime existe depuis combien de temps ? Quand les Ildirans ont-ils commencé à la construire ? — Il y a presque deux siècles. Nous ignorions que la planète avait déjà été habitée, mais il faut dire que nous étions trop occupés à bâtir la cité pour mener des recherches. Les tunnels avaient visiblement été forés avant l’occupation ildirane, mais qui avait bien pu s’en charger ? Les Klikiss ? À part les Ildirans, il n’y avait pas vraiment d’autre possibilité. Anton pointa l’illuminateur sur l’entrée d’un nouveau corridor, mais l’obscurité était si dense qu’elle absorba la lumière. — C’est un vrai trou à rats, ici. Je me demande où peuvent bien conduire tous ces passages. — C’est quoi, un rat ? s’enquit Nur’of avant de sourire brusquement. Ah oui, je me souviens. Les rongeurs qui propagent la peste, dans l’histoire du Joueur de flûte. La vapeur se fit de plus en plus dense tandis qu’ils progressaient d’un pas lourd, s’enfonçant toujours plus profondément. Ils entendirent bientôt le flot rageur d’une rivière souterraine qui jaillissait d’une faille dans la croûte de Maratha. — Parfait. Nous pouvons installer les turbines et les générateurs dès à présent. Pas besoin de creuser plus loin. Anton et Nur’of rebroussèrent chemin vers les passages bien éclairés où les terrassiers préparaient déjà pompes et conduits. Le Terrien médusé contemplait les tunnels qui partaient dans tous les sens. — On pourrait mener des expéditions quotidiennes pour trouver où ils vont. — Pas la peine. Il y en a un qui mène à la rivière, c’est largement suffisant. — Mais peut-être les autres fourniraient-ils de meilleures conditions de travail ? Ses parents n’auraient jamais tourné le dos à un tel mystère sans l’étudier à fond. — Celui-là nous suffit, rétorqua Nur’of. — Si vous le dites. Anton savait que les autres Ildirans, Vao’sh compris, lui débiteraient les mêmes excuses. Ils ne ressentaient aucune curiosité pour ce qui ne relevait pas de leur expertise. Les Ildirans avaient beau ressembler aux êtres humains, leur comportement rappelait souvent au visiteur qu’ils formaient bel et bien une espèce distincte. Le jeune homme ne parvenait pas à comprendre pourquoi ils ne souhaitaient pas explorer ces étranges tunnels, et résoudre l’énigme de leurs bâtisseurs. Mais au moins, ça ferait une belle histoire. 25 JORA’H LE MAGE IMPERATOR En apprenant que l’Attitré d’Hyrillka avait repris connaissance, Jora’h dut se retenir de bondir du chrysalit pour se précipiter à l’infirmerie – mais un tel geste aurait causé autant de remous que le réveil de Rusa’h. Thor’h s’agitait comme un enfant surexcité. Il agrippa le bras du médecin, désireux d’être le premier au chevet de son oncle. — Allons-y tous ensemble, dit Jora’h en levant la main. J’ai autant hâte que toi de revoir Rusa’h. Pery’h, lui, avait plus l’air soulagé que vraiment heureux. L’Attitré expectant avait douté de sa capacité à remplir ses obligations, même si Jora’h estimait que le calme et l’intelligence de son fils auraient amplement suffi à la tâche. Les assisteurs se précipitèrent en jacassant pour replier les pieds du chrysalit et empiler des couvertures colorées sur le Mage Imperator, comme s’ils déménageaient un objet fragile à l’autre bout de la planète au lieu d’emmener le souverain quelques étages plus bas. Ils soulevèrent enfin le trône, qui franchit tel un palanquin les grandes portes de la chambre de méditation. La procession se mit en branle à travers les salles étincelantes, le long des rampes en colimaçon. Les pèlerins en restaient pétrifiés, sidérés d’avoir la chance d’apercevoir leur chef vénéré. Thor’h caracolait en tête, les yeux brillants, écarquillés, comme s’il avait repris une dose massive de shiing. Son attitude, pourtant, découlait d’une authentique effervescence, pas d’une drogue quelconque. Les portes de l’infirmerie s’ouvrirent à leur approche. Les gardes dégagèrent un passage à travers la foule de médecins qui avait envahi les lieux avant l’arrivée du Mage Imperator. Le réveil de Rusa’h, émergeant du sommeil du sous-thisme, avait pris tout le monde par surprise. Alors que le chrysalit pénétrait dans la pièce, Jora’h sonda le thisme, et les myriades de rayons-âmes connectés à la Source de Clarté. Bien que l’Attitré d’Hyrillka ait repris conscience, le Mage Imperator ne percevait pas sa présence. Rusa’h demeurait invisible au réseau infini du thisme. Le mystère s’épaississait… mais la joie de voir le blessé revenir à la vie passait avant tout. Assis sur son lit, Rusa’h regardait autour de lui, hébété. Un étranger semblait avoir remplacé l’Attitré jouisseur que Jora’h connaissait bien. Le visage autrefois si doux était désormais pâle, décharné, ravagé par des mois de catatonie. Entouré de son harem, choyé comme personne, Rusa’h avait toujours eu une étincelle au fond des yeux et le rire au bord des lèvres. Là, il paraissait soucieux, perturbé. Thor’h se précipita pour l’embrasser, indifférent au protocole ou à la simple dignité. — Mon oncle ! La chevelure du jeune homme, courte et drue, formait un contraste saisissant avec la crinière de Rusa’h, car l’Attitré, inconscient lors de la mort de Cyroc’h, ne s’était pas rasé le crâne en même temps que les autres mâles ildirans. — Thor’h ?…, marmonna Rusa’h en essayant visiblement de rassembler ses souvenirs. Oui, c’est bien toi. Les hydrogues sont partis ? — Oui, mon oncle. Ils ont causé beaucoup de dégâts, mais ils sont partis. J’ai aidé notre peuple à reconstruire et à reprendre confiance. Quand tu retourneras là-bas, tu seras content de voir tout ce que j’ai accompli. Pery’h, qui se tenait derrière son frère aîné, inclina la tête avec respect. — Je suis votre Attitré expectant, mon oncle, et je suis bien soulagé de vous avoir comme guide durant les années de transition. Nous avions peur que vous ne sortiez jamais du coma. Rusa’h finit par saisir ce qu’impliquait la présence de son frère dans le chrysalit, en lieu et place de Cyroc’h. Il ne posa aucune question, resta muet un long moment, puis parut se désintéresser du sujet. Les assisteurs approchèrent le trône de son lit, pour que Jora’h puisse lui tendre la main. — Nous sommes heureux que tu sois de retour parmi nous. L’Empire a besoin de toi. L’Attitré s’empara de la main offerte avec une fermeté surprenante, presque provocante. — Oui… de retour parmi vous. (Il poussa un long soupir.) J’étais dans le royaume de la lumière, dans une dimension supérieure. Je baignais dans l’éclat sacré de la Source de Clarté. (Il ferma les yeux, les rouvrit comme s’il ne pouvait accepter d’être là, puis se rallongea, en proie à un soudain accès de faiblesse.) Et maintenant, me voilà revenu parmi les ombres… toutes ces ombres. Mais je n’ai plus peur de l’obscurité. Même si la guérison semblait totale, Jora’h s’inquiétait de ne pas sentir son frère à travers les liens du thisme. On aurait dit qu’il avait été effacé, ou déconnecté. — Il faut laisser l’Attitré d’Hyrillka se reposer. Ce n’est pas le moment de le déranger. Il est de nouveau à nos côtés, c’est un jour de joie. — Je vais rester avec lui, annonça Thor’h d’un ton qui n’admettait pas de réplique. — Je ferai de même, ajouta Pery’h, comme s’il énonçait une simple évidence. Le Mage Imperator coupa court avant que Thor’h se plaigne de l’intrusion de son frère. — Oui, il est préférable que vous teniez tous les deux compagnie à votre oncle, pour l’aider à se rétablir. (Il fit signe aux assisteurs d’emporter le chrysalit.) Nous discuterons plus tard, Rusa’h. Quand tu iras mieux. 26 JESS TAMBLYN Maintenant que Jess savait qu’il pourrait partir, la planète océan ne lui apparaissait plus comme une prison sans espoir. Les wentals – et ses nouveaux pouvoirs – ne lui seraient d’aucune utilité tant qu’il n’aurait pas emmené les entités liquides chez les Vagabonds. Chez Cesca. Jour après jour, sur son récif, il regardait la structure de son incroyable vaisseau prendre forme sous ses yeux, à la surface de l’eau. Les wentals relayaient ses pensées aux créatures marines, du plus petit plancton jusqu’aux titans des profondeurs, qui constituaient une main-d’œuvre quasi infinie. Assis sur les rochers battus par l’écume, le Vagabond percevait et dirigeait l’intense activité qui régnait aussi bien au fond de l’océan que dans les petites flaques laissées par la marée. Des créatures unicellulaires aidaient les coraux à agréger des millions de grains de sable, les uns après les autres, pour former un squelette évoquant une sphère armillaire d’origine organique. Crustacés et autres invertébrés sécrétaient des résines et des pellicules nacrées qui enrobaient l’ossature du vaisseau d’un émail plus robuste que celui des dents humaines, avant de le couvrir de métaux extraits de l’eau elle-même. Les arches qui sortaient des flots s’incurvaient comme des doigts serrés sur une gigantesque balle, le jouet d’un enfant géant. Le corail poursuivait son travail de charpente, reliant les éléments principaux ; le vaisseau en construction ressemblait au fossile d’un dragon légendaire, dont il ne serait resté que le squelette à demi submergé. Jess le voyait prendre forme jour après jour, de plus en plus extraordinaire. Rien ne semblait impossible à son corps imprégné de l’énergie des wentals. Les Vagabonds étaient passés maîtres dans l’art de fabriquer des vaisseaux parfaitement fonctionnels à partir de composants divers et variés, des bâtiments certes peu élégants, mais toujours fiables. Jess avait déjà vu bien des agencements inconnus des catalogues officiels, mais ce qu’il avait aujourd’hui sous les yeux, construit par une armée de créatures marines et conçu par des entités n’ayant jamais pris forme humaine, voilà qui dépassait l’entendement. Les os de corail formaient boucles et courbes, les lignes de latitude et de longitude d’une planète mystérieuse. Les moteurs façonnés à l’intérieur de la structure utiliseraient une énergie dont Jess était incapable de se représenter la source. La force vitale qu’il tirait de l’océan modifiait sa notion du temps, et lui permettait de rester immobile tandis que les marées succédaient aux marées, amenant de plus en plus d’ouvriers et de matériaux. Enfin, alors que les deux lunes du monde marin unissaient leurs efforts à marée haute, la sphère prit son aspect définitif. Une bête monstrueuse surgit des profondeurs, tentacules dressés, ruisselant de toute sa peau couverte d’algues. Ses bourdonnements sourds formaient un langage plus ancien que les civilisations humaines. Le léviathan ouvrit un œil laiteux, qu’il fixa sur Jess, puis sur le vaisseau wental. Son étreinte devait être assez puissante pour écraser un orbe de guerre. Trois tentacules aussi épais que des troncs d’arbre s’enroulèrent autour de la sphère. Jess craignait que la structure bâtie avec tant de soin s’en trouve endommagée, mais les wentals veillaient au grain. La créature souleva le vaisseau avec une délicatesse étonnante, l’emporta en eaux profondes… et l’y laissa couler. Jess contempla les rides à la surface de l’eau. — Et maintenant ? Maintenant, ta bulle de transport est opérationnelle. Depuis que les wentals avaient envahi son corps, il pouvait respirer sous l’eau. En fait, il n’avait plus besoin de respirer du tout, encore un signe de son humanité perdue. Des ondes d’électricité liquide se déployaient sous sa peau comme du plancton phosphorescent, prêtes à se transmettre à tout ce qu’il touchait. Les bulles qui éclataient en surface montraient que le vaisseau se vidait de son air, tandis que les wentals finissaient de sceller la structure. Jess recula quand les flots s’ouvrirent à grand bruit, cédant le passage à l’immense boule qui en émergeait. L’étrange navire planait, dégoulinant, masse d’eau enfermée dans la bulle invisible générée par les wentals – une gigantesque goutte de pluie maintenue en cohésion par la tension de surface. Les lunes jumelles et les étoiles illuminaient le vaisseau liquide d’un éclat argenté. La nacre et le corail scintillaient d’un feu glacé. La bulle s’approcha lentement, en douceur, jusqu’à flotter à portée de main. Le mur liquide invitait Jess à entrer, telle une porte qu’il lui fallait franchir. Il traversa la membrane sans même en rider la surface. L’intérieur de l’aquarium sphérique était envahi de poissons, de plantes, de petits animaux marins, tous imbibés de l’énergie fournie par les wentals. Jess ne ressentait dans cette eau que chaleur et bien-être. Une impression inouïe. Tu peux – nous pouvons – dès à présent commander ce vaisseau. L’émerveillement se changea rapidement en impatience et en détermination. Il pouvait enfin reprendre sa quête où il l’avait laissée : rejoindre Cesca et les autres Vagabonds, leur expliquer ce qui lui était arrivé, et leur demander de l’aide pour accomplir sa mission. Il prit les rênes du grand vaisseau sans savoir comment il opérait. La sphère s’éleva en silence dans les nuages, puis s’éloigna de la planète inconnue et de ses océans gorgés de vie. Jess retournait sur Rendez-Vous. Il rentrait chez lui. 27 CESCA PERONI La révolte gronderait parmi les Vagabonds dès qu’ils auraient vent de l’assassinat de Raven Kamarov par les FTD, et chacun développerait ses propres projets de vengeance – comme Jess en bombardant Golgen avec des comètes. Décidée à prendre les devants, Cesca réunit les principaux chefs de clan qui se trouvaient sur Rendez-Vous. Évidemment, les différentes familles auraient des idées incompatibles. L’Oratrice Okiah disait toujours qu’obtenir un accord entre clans était presque aussi difficile que d’installer un avant-poste sur la plus inhospitalière des planètes. Cesca allait leur annoncer la nouvelle, écouter attentivement leurs conseils, mais elle craignait qu’ils réagissent de manière excessive. Et comment leur en vouloir ? Les FTD avaient attaqué de sang-froid un convoyeur d’ekti, comme de vulgaires pirates. Sauf que la décision qu’ils allaient prendre aurait des répercussions pour les années à venir. Les sept représentants se rassemblèrent dans une des vastes salles aux murs rocheux creusées dans l’astéroïde central de Rendez-Vous. Cesca, installée en bout de table, observait ces hommes et ces femmes qui ignoraient pourquoi on les avait convoqués d’urgence. — Je crains que les dernières nouvelles soient mauvaises, une fois de plus. — Je devrais cesser de venir à ces réunions, grogna le vieil Alfred Hosaki en laissant tomber son menton osseux dans le creux de ses mains. Les autres gloussèrent, puis attendirent avec nervosité le discours de l’Oratrice. Nikko Chan Tylar et trois Vagabonds musclés firent leur entrée, annoncés par le fracas qui se réverbérait dans l’étroit couloir. Ils transportaient tous de lourdes charges : des plaques de métal, un capot de moteur, des bouts d’épave tordus. Les traînées noirâtres et les coulées bizarres de métal fondu ne laissaient guère de doutes sur le sort du vaisseau détruit. Les quatre hommes posèrent les débris par terre, au fond de la salle. — Voilà tout ce qui reste du vaisseau de Raven Kamarov, déclara Cesca. Les chefs de clan la dévisagèrent ; ils connaissaient tous le sympathique barbu qui livrait des cargaisons d’ekti à divers dépôts. Elle leur expliqua comment Nikko avait découvert l’épave sur le dernier trajet connu de Kamarov. Le jeune pilote sourit comme s’il s’attendait à des compliments, mais Cesca les congédia, lui et ses compagnons, avant de poursuivre la séance. Crim, le père de Nikko, pâlit de surprise et d’indignation. — Toutes nos analyses ont confirmé l’implication des FTD, reprit l’Oratrice. Ce sont des tirs de jazer. La Grosse Dinde semble assez désespérée pour se livrer au meurtre et à la piraterie contre les Vagabonds. Elle les laissa mesurer les conséquences de l’événement. — Quels beaux salauds ! s’écria Roberto Clarin. Le Vagabond bedonnant administrait le Dépôt du Cyclone, le dernier endroit où l’on avait vu Kamarov en vie. — C’est peut-être l’œuvre d’un élément incontrôlé, suggéra Anna Pasternak. Difficile d’en conclure que la Dinde a changé de politique. — Tu veux fermer les yeux sur ce crime ? Pas question ! lança Crim Tylar. Le visage rebondi de Clarin virait au pourpre. — La Hanse est responsable des agissements de ses troupes. Quelqu’un sait forcément ce qui est arrivé à Raven, mais personne n’est venu nous en informer. — Vous croyez que Raven est prisonnier ? demanda Hosaki. Qu’ils le retiennent dans une de leurs foutues colonies pénitentiaires ? — Pourquoi prendraient-ils cette peine ? s’enquit Fred Maylor, toujours sur la réserve. — Pour l’interroger. Pour obtenir des renseignements sur nous. Bon sang, c’est mon ami. — Il est mort ! Cesca les laissa s’époumoner un moment, puis haussa le ton pour rétablir l’ordre. — Il est grand temps de nous tourner vers nos Guides Lumineux. La question est la suivante : que faire ? — Cesser de vendre de l’ekti à ces pirates, pardi ! beugla Clarin. Mon dépôt ne leur livrera plus une goutte. On a déjà juste assez de carburant pour nous, on ne va pas en fournir à des bandits. Les Vagabonds continuèrent à discuter, même si la plupart d’entre eux partageaient cet avis, mais Cesca devait les mettre en garde : — Ne nous énervons pas. Les clans ont besoin de commercer avec la Grosse Dinde. Elle fournit une bonne moitié de notre appareillage et de nos matières premières. — Sans oublier les revenus, ajouta Pasternak. C’est notre premier client pour l’ekti. Ils ont beau se plaindre du prix, ils paient toujours. — Sauf quand ils le volent sur nos vaisseaux avant de les détruire. Fred Maylor avait le chic pour appuyer calmement là où ça faisait mal. — Une dizaine de vaisseaux ont disparu depuis l’apparition des hydrogues, précisa Tylar, renfrogné. Qui peut croire que Raven a été la seule victime des Terreux ? Cesca eut du mal à rester impassible, trop consciente que Jess Tamblyn faisait partie de la liste. Les FTD l’avaient-elles attaqué, lui aussi ? — Moi, je ne fraie pas avec des assassins, déclara Maylor. Plusieurs chefs de clan exprimèrent leur accord à voix basse. — Merdre, ce n’est pas comme si on croulait sous les réserves, dit Clarin, outré, en croisant les bras sur son gros ventre. Notre ekti, on le gagne en prenant de gros risques, au prix d’un paquet de vies. Mon frère est mort sur Erphano avant même qu’on ait compris ce que voulaient les hydrogues. Je propose qu’on coupe les ponts jusqu’à ce que la Grosse Dinde change de méthode et nous accorde le respect qui nous est dû. — Combien de temps avant qu’ils rampent à nos pieds ? ajouta Hosaki. Ils n’ont pas d’autre fournisseur d’ekti. — C’est couru d’avance, lâcha Pasternak. La discussion reprit de plus belle, de plus en plus chargée de colère. Cesca tentait de maintenir un semblant de calme, dans l’espoir d’écarter les clans d’une voie qu’ils regretteraient par la suite. — Il faut rester prudents, et mesurer les conséquences de nos actes. Je crains que ce choix se retourne contre nous. Les Terreux ont prouvé qu’ils n’hésitaient pas à se montrer violents. Que ferons-nous s’ils attaquent d’autres vaisseaux, ou des avant-postes ? Ça peut nous coûter cher… — Oratrice, il faut leur montrer que nous ne nous laisserons pas intimider ! Cesca avait rarement vu Maylor si remonté. — Oui, sauf qu’ils peuvent nous intimider si l’envie leur en prend, marmonna Hosaki. Ils ont une belle flotte, une grosse puissance de feu… On ne fait pas le poids. — Encore faudrait-il qu’ils nous trouvent. Depuis quand les Vagabonds sont-ils faciles à localiser ? — Je suis d’accord avec Clarin, annonça Tylar en tapant du poing sur la table. Arrêter les livraisons, c’est notre seul recours. Ils ont l’avantage militaire, mais nous avons l’avantage commercial, ils le savent pertinemment. — Tout à fait ! Plus de carburant jusqu’à ce que le roi ou le président condamnent officiellement les actes de piraterie des Forces Terriennes de Défense. — Et qu’ils poursuivent les coupables en justice ! ajouta Clarin. — Oh, ils trouveront bien un bouc émissaire. — Quelle importance, du moment qu’ils reconnaissent leurs torts ? — Ils devront aussi s’engager à ne plus nous attaquer. — Merdre, ils n’accepteront jamais, grogna Pasternak. — Eh bien, si les Terreux refusent nos conditions, nous aurons tout l’ekti nécessaire pour mener nos petites affaires. Ça ne peut pas nous faire de mal, trancha Clarin. Malgré l’emportement général, Cesca tenta encore une fois d’amadouer les Vagabonds. — Donnons-nous une journée pour y repenser. Entre-temps, nous demanderons l’avis d’autres chefs de clan. Nous devons être sûrs de prendre la bonne décision. — Pas la peine, dit Crim Tylar. Ça me paraît on ne peut plus clair. Mon Guide Lumineux brille comme une nova. — Je suis prêt à voter, renchérit Clarin. Pourquoi s’enliser dans des débats interminables ? Cesca ne les avait jamais vus se mettre d’accord si vite. — Avez-vous bien pesé les conséquences ? Il va falloir se serrer la ceinture encore plus qu’avant, et se préparer à une riposte féroce… — Nous sommes des Vagabonds ! rugit Pasternak. Nous survivrons. L’univers nous fournit tout ce dont nous avons besoin, à condition d’être assez forts et assez intelligents pour le prendre. Rendez-Vous est un parfait exemple de notre capacité à vivre là où personne d’autre ne le pourrait. — À l’époque, que je sache, le Kanaka ne commerçait pas avec la Hanse, précisa Clarin. Aucun de nous n’en a besoin. C’est l’heure de nous souvenir de notre histoire. Nous nous sommes ramollis, à force de compter sur tout ce luxe fourni par les Terreux. Nous avons quitté la Terre il y a bien longtemps, avec la ferme intention de ne jamais y revenir. Il faut couper le cordon ombilical. Malgré ses craintes, Cesca comprenait la réaction des clans. Elle se leva pour clore la réunion. — Ce ne sera pas facile, mais c’est possible. Nous survivrons. Comme toujours. 28 ORLI COVITZ Après le meilleur dîner qu’elle ait pu préparer – du ragoût de champignon, évidemment –, Orli s’attela à ses devoirs. Son père l’embrassa sur la joue avant de partir en ville se plonger dans une de ces grandes discussions utopiques qu’il adorait partager avec les autres colons. Son travail terminé, elle déroula les bandes de son vieux synthétiseur désaccordé et s’exerça avec zèle, laissant ses doigts errer sur les pads pour créer des mélodies lancinantes. Elle monta le volume peu à peu, et joua plus nerveusement. D’une manière indéfinissable, la musique évoquait d’anciens souvenirs, ou ses sentiments sur les colons qui se moquaient de son père dès qu’il avait le dos tourné. Quand elle jouait pour lui, il applaudissait si souvent qu’elle n’arrivait plus à se concentrer. Une pratique solitaire lui permettait d’improviser à son gré. Les notes la calmaient, la distrayaient. Musicienne douée, mais en mal d’exercice, elle aimait écouter de vieux classiques, analyser la structure des symphonies pour améliorer ses propres créations. Malheureusement, les capacités acoustiques de ses petites bandes musicales étaient trop limitées. Jan lui promettait sans cesse de l’envoyer dans la meilleure école du Bras spiral dès qu’il aurait un peu d’argent. Orli le croyait sincère, mais doutait que son rêve devienne réalité. Épuisée par une longue journée de labeur dans les champs boueux, elle finit par délaisser les bandes, et s’endormit sur le canapé. Son père la réveilla en sursaut en rentrant en trombe, les lèvres étirées par un sourire qui n’annonçait rien de bon. — Bonne nouvelle, ma fille ! Le destin frappe à notre porte ! Orli se frotta les yeux, quitta le canapé, et serra Jan dans ses bras pour lui souhaiter la bienvenue. — C’est quoi ? — Oh allez, un peu d’enthousiasme ! C’est peut-être la chance qu’on attendait. Tu as entendu parler de la nouvelle vague de colonisation ? — Les mondes klikiss ? Mais enfin, ils sont secs, déserts, et… — Et chauds, ma belle. Du soleil à la pelle. Des terres vierges. Un vaisseau de la Hanse passe par ici la semaine prochaine pour emmener les volontaires jusqu’au transportail le plus proche. On aura des subventions et du matériel gratuit. Tout ce qu’il faut. On sera des pionniers ! Toi et moi, on deviendra de riches mineurs ou des magnats de la sylviculture. On n’aura qu’à choisir. — On part… dans une semaine ? (Non pas qu’ils aient grand-chose à emballer. Elle avait toujours su que son père trouverait un jour ou l’autre un nouvel arc-en-ciel vers lequel foncer.) Tu as déjà signé le formulaire, pas vrai ? — Tout à fait, dit-il en lui ébouriffant les cheveux. Nos noms sont en tête de liste. 29 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Udru’h avait beau être son frère, et le plus proche de lui par l’âge, l’Attitré de Dobro était le dernier sujet de l’Empire que Jora’h avait envie de voir – car plus encore que leur père, il portait la responsabilité du programme d’hybridation. Mais comme le Mage Imperator s’apprêtait à partir pour Dobro, il avait demandé un rapport circonstancié sur Nira. Udru’h avait au moins le pouvoir de la sauver des horreurs des camps. Lorsque son frère se présenta devant lui, Jora’h était nimbé de lumière, cérémonieusement installé dans le chrysalit sous le dôme de la hautesphère. Au-dessus de lui, un immense arboretum fourmillait de fleurs, de fougères et autres plantes. Des sortes de papillons voletaient au milieu du bourdonnement des chanteplumes. Des gardes loyaux entouraient l’estrade où se tenait leur souverain. — Alors, dis-moi. L’as-tu trouvée ? Le Mage Imperator se pencha vers l’Attitré. Pour recevoir son frère en privé, il avait pris soin de renvoyer les nombreux pèlerins venus l’admirer. Le visage d’Udru’h semblait sculpté dans la pierre. Il gardait son crâne chauve, même si d’autres Attitrés se laissaient de nouveau pousser les cheveux depuis les funérailles de Cyroc’h. Ses vêtements étaient avant tout fonctionnels, contrairement à ceux de beaucoup de courtisans. Ils n’étaient couverts ni de pierres précieuses tape-à-l’œil, ni d’ornements à énergie solaire. Udru’h leva la tête. La lumière éclatante de la hautesphère joua dans ses yeux saphir. — Seigneur, je viens de recevoir les informations que vous réclamiez. — Alors ? Où est Nira ? Si jamais tu lui as fait le moindre mal… L’Attitré baissa les yeux. — J’ai le regret de vous informer que la prêtresse Verte a péri lors d’un fâcheux accident, dans lequel je ne suis pas impliqué. Jora’h vacilla, cramponné aux bords du chrysalit avec une telle force qu’il aurait pu les briser. La colère et la douleur étouffaient l’espoir qui venait juste de renaître. — Quoi ? C’est toi qui l’as tuée ! — Non, Seigneur. Je vous assure que c’était un terrible accident. Lorsque notre père est mort, de nombreux Ildirans ont cédé à la panique faute d’être reliés au thisme. Ils sont devenus incontrôlables. La prêtresse Verte a tenté de s’échapper, et certains gardes ont… outrepassé leurs attributions. Nira ! Morte, disparue ! — Comment se fait-il que je ne l’aie pas senti ? J’aurais dû m’en apercevoir ! Toujours aussi calme et rationnel, Udru’h soutenait son regard sans faiblir. — Les liens du thisme sont restés rompus jusqu’à votre couronnement. Mes propres soldats ne m’obéissaient plus. Jora’h savait hélas que son frère disait la vérité. Cyroc’h lui avait déjà menti sur le sort de Nira, mais aujourd’hui, la situation était différente. Aucun Attitré ne pouvait cacher quoi que ce soit au Mage Imperator. Un grand vide s’ouvrit dans le cœur du souverain, aussi béant qu’un trou noir dans l’espace. Udru’h condescendit à baisser la tête, simulant au moins une certaine honte. — Je vous présente mes excuses pour le chagrin occasionné par cette tragique affaire. Je sais que cette femme était la mère de votre fille Osira’h, ainsi que de plusieurs autres hybrides. Jora’h était plus déterminé que jamais à stopper cette folie, tout en sauvant l’Empire des hydrogues. — Ce n’est pas la première fois que tes manœuvres me chagrinent, mon frère. Quand seras-tu enfin satisfait de ton travail ? — Quand le succès sera au rendez-vous, pour le plus grand bien de l’Empire, Seigneur. Je consacre toute mon énergie à trouver le moyen de contrer nos ennemis, et Osira’h incarne peut-être ce moyen. (L’Attitré demeurait imperturbable.) Si vous ne me croyez pas, si vous pensez que j’ai tué la prêtresse Verte par malveillance, songez que je n’aurais jamais gaspillé quelqu’un de si précieux. C’était un accident. Jora’h remonta les liens qui le rattachaient à ses sujets, et plus particulièrement à ses frères et à ses fils de mère noble. L’Attitré de Dobro possédait une volonté de fer, et une connexion puissante au thisme dans laquelle le Mage Imperator ne décelait aucune trace de mensonge. Udru’h ne montra aucun signe d’impatience pendant l’examen silencieux. Jora’h était effondré. Monté sur le trône depuis peu, il comptait se précipiter sur Dobro et délivrer sa bien-aimée dans les jours à venir – mais il était déjà trop tard. Nira était bel et bien morte. Un tort de plus que Jora’h ne réparerait jamais. — Udru’h, j’exige que tu cèdes le contrôle de Dobro aussi vite que possible, dit-il en tremblant. Daro’h est l’Attitré expectant, tu lui enseigneras tout ce qu’il doit savoir. — Comme le veut la coutume, Seigneur. Il sera fait selon vos ordres. Jora’h songea à son fils si brillant, si serviable, auquel il assignait un monde sinistre et difficile. Mais la tradition ildirane avait force de loi. C’était sa place dans la lignée, et non ses aptitudes, qui assignait Dobro au deuxième fils. Le Mage Imperator était décidé à garder un œil sur les expériences menées là-bas – jusqu’au jour où il y mettrait fin. Si toutefois il parvenait à y mettre fin. — Malgré la mort de Nira, je compte toujours me rendre sur Dobro. Je dois voir de mes yeux ce que tu trames dans les camps, et de quelle manière tu traites les prisonniers humains. Je ferai tout mon possible pour soulager les maux qui leur sont infligés depuis des générations. Toutefois, le voyage ne présentait plus la même urgence. Nira n’était plus là. Et si Cyroc’h avait raison ? Si la libération des humains entraînait la chute de l’Empire ? Les hydrogues poursuivaient leurs attaques. Une nouvelle alliance devenait impérative… Jora’h leva les yeux vers la hautesphère. Le chant des oiseaux et la végétation luxuriante lui rappelaient sa belle prêtresse Verte, les grandes forêts de Theroc, la conscience collective des arbremondes. — Je compte aussi faire la connaissance de ma fille. Enfin. Une lueur de respect et de fierté brilla dans le regard d’Udru’h. — Oui, il faut que vous la voyiez. Et vous comprendrez que tous nos choix étaient justifiés. Osira’h sauvera l’Empire de cette guerre. Le Mage Imperator, très agité, ordonna aux assisteurs de l’emmener sur la plate-forme qui dominait la plus haute rampe du Palais des Prismes. Rusa’h s’y trouvait déjà, en vêtements clairs, noyé dans la chaude lumière de plusieurs soleils. Le visage tendu vers le ciel pour recueillir le maximum de clarté, il ne cillait pas, comme insensible aux rayons aveuglants. Un petit groupe de curieux l’entourait, quatre lentils et deux remémorants, tous désireux d’entendre son histoire. L’Attitré parlait sans reprendre haleine, cherchant les mots susceptibles de décrire son expérience, et les révélations qu’il avait reçues. Les remémorants buvaient ses paroles. Chaque description coupait le souffle des lentils, qui la comparaient aussitôt à ce qu’ils avaient toujours cru et enseigné. Seul le vacarme provoqué par l’arrivée du Mage Imperator parvint à les distraire. Rusa’h, lui, ne se détourna pas une seconde des soleils étincelants. — Tu rattrapes le temps perdu, mon frère ? demanda Jora’h. Tu te gorges de toute la lumière qui t’a manqué dans le sommeil du sous-thisme ? Rusa’h pivota lentement pour lui faire face. — J’ai vu la Source de Clarté. Tous les soleils réunis d’Ildira, ou même de l’Agglomérat d’Horizon, ne peuvent soutenir la comparaison. Il y avait peu, cet hédoniste forcené ne jurait que par les cérémonies interminables, les courtisans, les favorites serviles, les musiciens et les acrobates. Aujourd’hui, l’Attitré convalescent semblait renfermé, préoccupé. Il renvoya ses auditeurs pour parler seul à seul avec le Mage Imperator. — Je dois rentrer sur Hyrillka immédiatement. Mon peuple a besoin de moi. Il est resté trop longtemps sans… guide éclairé. — Très bien. Pery’h t’accompagnera. Il est grand temps que tous les Attitrés expectants rejoignent leur colonie. L’évocation de son successeur n’amena aucune émotion sur le visage de Rusa’h. Il paraissait chercher à se souvenir du jeune homme. — Pery’h… Et Thor’h aussi. Oui… Thor’h. — Thor’h est mon Premier Attitré, désormais. — Il me serait pourtant… très utile, dans une période si difficile. Jora’h avait du mal à croire que son frère discutait ses ordres. — L’Attitré expectant Pery’h t’aidera. C’est son rôle. — Thor’h connaît bien Hyrillka. Ce qu’elle a été… Et il me connaît aussi. Pery’h a tout à apprendre. La requête de Rusa’h était formulée d’un ton raisonnable, ni suppliant ni désespéré, aussi Jora’h se laissa-t-il convaincre. Thor’h gagnerait peut-être en maturité s’il s’acquittait avec succès d’une tâche aussi importante que la reconstruction d’Hyrillka. Il serait toujours temps de le rappeler sur Ildira, et Rusa’h avait clairement besoin d’aide. — Accordé. Le Premier Attitré te secondera brièvement pour faciliter la transition. L’Empire n’en sera que plus fort. Rusa’h se tourna de nouveau vers les soleils éclatants. — Oui. Peut-être même plus fort que jamais. 30 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO La prêtresse Verte lui avait déjà causé bien des problèmes, et chaque fois qu’il croyait tenir la solution, Udru’h se trouvait confronté à des conséquences inattendues. Si elle n’avait pas été indispensable au processus d’hybridation, il l’aurait fait abattre des années auparavant. Mais la décision aurait été inopportune. Un terrible gaspillage de potentiel génétique. Même si le Mage Imperator s’obstinait à vouloir visiter Dobro, au moins était-il persuadé de la mort de cette femme. Udru’h était parvenu à garder son secret au prix d’un incroyable effort mental. Malgré tout, tant qu’il n’aurait pas décidé quoi faire de Nira, il jouerait un jeu subtil et dangereux… Une septe de croiseurs avait récemment quitté Ildira en grande procession, pour emmener les Attitrés et leurs jeunes apprentis sur leurs mondes respectifs. Udru’h et Daro’h n’étaient arrivés que la veille sur Dobro. Après avoir renvoyé sa suite s’activer dans les camps, l’Attitré prit son neveu sous son aile. Ils reçurent ensemble médecins et administrateurs, qui leur confirmèrent que les expériences se poursuivaient comme prévu, et que les spécimens humains n’avaient causé aucun trouble. Puis Daro’h entama l’étude des documents relatifs à la colonie dont il serait un jour responsable. L’Attitré avait quant à lui un travail urgent à faire, après sa trop longue absence. Il s’arma de courage, demanda conseil à la Source de Clarté, et partit dans un vaisseau rapide de l’autre côté de la planète. Seul. Pour un Ildiran, la solitude et l’isolement étaient des maux aussi atroces que l’obscurité, mais Udru’h n’avait pas le choix. Dans cette affaire, la discrétion était bien plus importante que son confort personnel. Il se savait assez résistant, et il n’aurait osé emmener personne d’autre, même les médecins en qui il avait toute confiance. Personne ne devait savoir que Nira était en vie. Udru’h s’était astreint à un entraînement intense pour parfaire sa connexion au vaste réseau du thisme. Il pouvait endurer le tourment de la solitude, à condition d’en limiter la durée. L’Attitré poussa les moteurs jusqu’à leurs limites. Il filait vers le sud, loin sous l’équateur, vers la portion inhabitée du continent. Il sut qu’il approchait du but quand les contours d’un grand lac peu profond se dessinèrent devant lui. Il était seul, depuis des heures, mais il continua sa route en s’agrippant aux commandes. Udru’h ne se sentait pas trop mal. Pas encore. Il était fort, oui, très fort… certainement plus fort que Jora’h. Le jour où la mort de Cyroc’h avait rompu les liens du thisme, laissant les Ildirans dispersés, indécis, déconnectés, l’Attitré de Dobro avait saisi la chance qu’il attendait depuis longtemps. Quand Jora’h, encore Premier Attitré, avait découvert que Nira n’était pas morte, il s’était mis en tête de saboter les expérimentations menées sur Dobro depuis des siècles, menaçant ainsi la survie de l’Empire. Tout ça pour l’amour d’une femme. Même pas une Ildirane, une humaine, dont les pouvoirs télépathiques hérités des arbremondes offraient de fantastiques possibilités. Pendant des années, Udru’h avait suivi avec attention l’enseignement dispensé à Osira’h – ainsi qu’à ses frères et sœurs – par les meilleurs lentils et autres experts en sciences cognitives. Il avait observé sans intervenir, le sourire aux lèvres, mais en avait profité pour développer ses propres compétences et renforcer ses capacités mentales. L’Attitré avait appris à isoler son esprit, à ériger des barricades invisibles autour de ses pensées les plus secrètes, tout en demeurant impassible. Ce qui n’était d’abord qu’un jeu s’était mué en défi, puis en un réel talent dont les autres Ildirans n’avaient pas idée, pour la bonne raison qu’ils n’envisageaient pas qu’on puisse désirer un tel pouvoir. Udru’h avait toujours redouté les choix inconsidérés de son frère. Même s’il ne pouvait ni s’opposer ni désobéir au souverain légitime, rien ne l’empêchait de parer à certaines éventualités. Après avoir appris à dissimuler un pan de son esprit, Udru’h avait étudié les techniques de méditation jusqu’à devenir capable de détourner les traceurs mentaux lancés par son frère. Sauf à exercer toute l’étendue de ses pouvoirs, Jora’h ne se rendrait jamais compte qu’on lui mentait. Udru’h avait mis à profit la période chaotique précédant le couronnement de Jora’h pour tirer Nira du camp d’élevage. Les gardes reçurent l’ordre de l’assommer – instructions tellement bien suivies qu’ils avaient failli la tuer – pour ensuite la droguer et la garder inconsciente. Ne restait plus qu’à trouver un endroit où la cacher avant que les liens du thisme soient renoués. L’Attitré savait son frère obsédé par cette femme. Si ses affaires tournaient mal, il pourrait toujours l’utiliser comme moyen de pression. Udru’h ne faisait confiance à personne, absolument personne, pour garder le secret. Il était hors de question d’installer Nira dans un endroit où il faudrait la nourrir et s’occuper d’elle ; elle vivrait donc seule, en totale autonomie. Il avait créé à cet effet une cage parfaite, aussi sûre que vaste, où une prêtresse Verte saurait se débrouiller sans que personne sache où elle était. Juste avant le couronnement de Jora’h, il était rentré en catastrophe sur Dobro, le temps d’emmener Nira, toujours droguée, dans l’hémisphère sud. Bien loin du camp, dans une zone climatique totalement différente, il avait repéré au milieu d’un grand lac une petite île à la végétation luxuriante ; il y avait déposé la jeune femme, avant de reprendre tout aussi vite le chemin d’Ildira pour assister aux funérailles de Cyroc’h. Le désordre était tel dans la capitale que Jora’h n’avait même pas remarqué sa brève absence. Plusieurs semaines s’étant écoulées, Udru’h devait vérifier que Nira avait survécu. Décrire une boucle au-dessus de l’île lui permit de repérer l’endroit où la captive s’était construit un abri avec du bois mort. Sa peau émeraude assurait sa subsistance par photosynthèse. Un tel isolement aurait représenté la pire des punitions pour un Ildiran, mais Udru’h connaissait la résistance de la jeune femme, pour en avoir eu la démonstration à maintes reprises. Il atterrit dans une clairière, quitta le vaisseau, et respira à pleins poumons l’air humide, si différent de celui des collines arides du Nord. Le soleil lui chauffait le crâne tandis qu’il se lançait prudemment en quête de sa prisonnière. Il craignait que Nira soit devenue folle, et se précipite sur lui armée d’un bout de rocher. Au lieu de quoi elle vint à sa rencontre posément, nue à l’exception d’un pagne. Elle n’avait pas peur. Ses yeux exprimaient autant de colère et de mépris que de résignation. — Je vois que vous vous êtes remise de vos blessures. Vous avez l’air en pleine forme, malgré l’isolement. — Je ne suis pas seule. J’ai les arbres. (Elle semblait puiser sa force dans les étranges plantes noueuses aux larges feuilles.) Et rien ne peut être pire que votre camp. — De nombreux descendants des passagers du Burton ne partagent pas votre avis. Udru’h avait du mal à rester concentré sur Nira. Il se sentait oppressé par la surface plane du lac, l’immensité du ciel, tout ce vide qui le coupait de son peuple. Côtoyer l’humaine, étrangère au thisme, ne lui était d’aucun secours. Nira s’avança vers lui d’un pas si déterminé qu’il esquissa un mouvement de recul. Elle savait à quel point il détestait la solitude. — Je suis armé, précisa-t-il, regrettant aussitôt de dévoiler son angoisse. — Vous croyez peut-être m’avoir infligé un terrible exil, mais pour moi, c’est presque le paradis. De l’eau, du soleil, des arbres. J’ai même trouvé des fruits et des racines comestibles pour varier les plaisirs. (Elle ouvrit les bras pour englober la petite île.) Ce n’est pas l’horrible prison que vous espériez. Je pourrais y vivre des années. De toute façon, l’évasion était impossible. Le lac courait jusqu’à l’horizon désert, sans une terre en vue, et même si Nira parvenait à rejoindre la rive la plus proche, où irait-elle ensuite ? Elle était bien mieux sur son île, où l’Attitré pourrait la trouver s’il éprouvait le besoin, un beau jour, de la ramener à la civilisation… — Je sais ce que vous faites, reprit-elle. Vous vivez dans le mensonge. Tout ce qui se passe sur Dobro n’est qu’un gigantesque mensonge, et vous me cachez ici comme vous cachez tous les descendants des passagers du Burton. — C’est possible. Plus son anxiété gagnait du terrain, plus Udru’h reculait vers le vaisseau. Il n’avait qu’une envie : retourner au camp de reproduction se repaître de la présence réconfortante des autres Ildirans. — Je devais vous amener ici. Les humains se laissent facilement abuser, mais mon frère Jora’h n’est pas si… crédule. — C’est vrai, dit Nira en souriant. Il finira par me trouver. 31 BASIL WENCESLAS Dans le secret de son bureau, Basil scrutait les visages de ses plus proches conseillers, persuadé de leur capacité à fournir analyses et conseils pertinents. Dans leur intérêt à tous. C’était comme ça que le travail devait être fait, comme ça qu’on progressait. Et qu’on déterminait le futur de l’humanité. Le grand public n’avait pas besoin de connaître par le menu l’organisation du gouvernement de la Hanse. Basil prit les commandes de la réunion sans avoir touché à son café à la cardamome. — Tout d’abord, amiral Stromo, veuillez nous présenter un état des réserves d’ekti disséminées dans le Bras spiral. Je dois savoir lesquelles se trouvent à proximité des planètes klikiss, pour choisir les points de ralliement de la future colonisation. Les assistants de Stromo avaient préparé un rapport localisant les dépôts des FTD, ainsi que les principaux nœuds de distribution. Depuis la récupération musclée de l’ekti caché sur Yreka, d’autres colonies périphériques avaient eu le bon sens de rendre leurs stocks de contrebande. Basil pouvait faire confiance aux chiffres affichés sur les écrans. — Monsieur Cain, donnez-moi une évaluation du carburant disponible dans les six prochains mois, compte tenu de la production moyenne des Vagabonds, et de celle estimée pour notre moissonneur de Qronha 3. Nous attendons la première livraison sous peu, n’est-ce pas ? — Demain ou après-demain, monsieur. Le moissonneur d’ekti était entré en fonction avec quatre jours d’avance sur le planning, et Kolker, le prêtre Vert, envoyait des rapports réguliers. Sullivan Gold avait expédié son premier chargement d’ekti plus vite que Basil l’aurait cru possible. — Cette livraison sera intégralement dévolue à la colonisation. Le peuple est optimiste, il n’y a pas un instant à perdre. — Ce sera comme la bonne vieille conquête de l’Ouest américain, approuva l’adjoint du président. La spéculation va aller bon train, et les investisseurs vont se ruer sur les ressources des nouvelles planètes. Basil tapota la table du bout des doigts, puis se décida à avaler son café. — Certains vont amasser des fortunes, créer des dynasties. À condition de ne pas relâcher l’effort. — Monsieur le Président, étant donné les besoins incompressibles de l’armée, je trouve déraisonnable d’accorder autant d’ekti aux colons, grogna le général Lanyan. C’est contraire à notre argument de vente comme quoi les transportails éliminent le problème du carburant. Basil fronça les sourcils en se tournant vers le commandant des FTD. — Ça reste vrai sur le fond, mais le lancement de la campagne exige une énorme dépense d’ekti. Nous devrons puiser dans nos réserves pour transporter l’équipement, la nourriture, les logements préfabriqués, et même les colons. C’est comme le train. Une fois que vous êtes sur les rails, vous pouvez rejoindre n’importe quelle gare. Encore faut-il arriver à la première. — De plus, ajouta Cain d’une voix posée, une fois le réseau de transportails opérationnel, nous allégerons considérablement notre dépendance envers les Vagabonds et leur carburant hors de prix. Pareil pour Theroc et ses prêtres Verts, qui continuent à déserter nos rangs. Nous aurons notre propre système de communication instantanée, de planète à planète. Et enfin, comme nous n’aurons plus besoin de l’hydrogène des géantes gazeuses, nous ne provoquerons plus l’ire des hydrogues. L’amiral Stromo parut soulagé. — Je me souviens encore, quand notre plus gros souci consistait à donner une bonne leçon aux colonies rebelles qui refusaient de payer leurs taxes… — Oui, mais pour l’instant, la guerre continue, reprit le général. Comme vous l’aviez ordonné, monsieur le Président, nous avons préparé trois Flambeaux klikiss qui attendent d’être déployés. Nous devons choisir les cibles appropriées. Impassible, Cain joua les avocats du diable. — Il faudrait quand même se demander si le moment est bien choisi pour une nouvelle escalade dans le conflit. Pourquoi ne pas faire profil bas, et laisser les hydrogues combattre les faeros pendant que nous nous concentrons sur la colonisation ? — Parce qu’ils continueront de nous attaquer, répliqua Lanyan. L’ennemi a amplement démontré qu’il comptait nous écraser partout où il en aurait l’occasion. Il faut déployer un autre Flambeau, pour prouver que nous ne sommes pas sans défense. — Je suis d’accord. N’importe quelle géante gazeuse fera l’affaire, pourvu qu’elle fourmille d’hydrogues. (Basil prit une grande inspiration, déjà soucieux des conséquences maintenant qu’il avait décidé d’utiliser leur arme suprême.) Et les compers Soldats ? Comment se comportent-ils ? — Fort bien, monsieur le Président. Vu leurs performances à bord de certains vaisseaux au cours des missions tests, j’envisage d’étendre leur utilisation. Nos chantiers spationavals produisent des milliers de nouveaux bâtiments, Mastodontes, Mantas, Lance-foudre et Rémoras. Sans les compers, nous n’aurons pas assez d’équipages pour les manœuvrer. Cain interrompit Lanyan, un petit sourire fier au bord des lèvres. — Dans ce cas, pourquoi ne pas généraliser l’usage des compers Soldats ? Les FTD semblent satisfaites de leurs services. Voilà l’idée que vous m’aviez demandée, monsieur le Président. Lanyan en profita pour présenter à Basil une série de plans. — Des versions modifiées de nos vaisseaux, qui prennent en compte les caractéristiques des compers. — Notez les coques renforcées, ainsi que la place accrue occupée par les moteurs, s’empressa d’ajouter Stromo pour ne pas rester hors du coup. Nous avons éliminé les quartiers d’habitation, les pompes à oxygène, bref ce sont de vrais boulets de canon, d’une résistance à toute épreuve. L’amiral se tut, comme si Basil n’avait besoin d’aucune précision supplémentaire. — Et donc, quel est l’objectif ? Qu’ils soient confiés à des compers ? — L’objectif, c’est qu’ils aillent se fracasser contre les hydrogues, comme l’adar ildiran a fait sur Qronha 3. On construit ces vaisseaux, on met les compers aux commandes, et on leur laisse le sale boulot. Seuls quelques humains seront nécessaires pour les prises de décision. Basil hocha la tête en étudiant les plans, mais un détail le dérangeait encore. — Nous avons envoyé une flotte de reconnaissance sur Golgen, avec des équipages composés de compers Soldats, mais elle n’est jamais revenue. Un Mastodonte et cinq Mantas portés disparus. — Ils surveillaient les hydrogues, ça n’a rien d’étonnant, précisa Stromo d’une voix contrite. Mais si nous prenons les choses dans l’autre sens, si nous partons du principe que ces vaisseaux sont faits pour être détruits, les hydrogues n’ont qu’à bien se tenir. — Très bien, dit Basil. Mais dois-je comprendre que vous comptez transformer les rares humains restants en kamikazes ? Ils vont s’asseoir sur la passerelle et se jeter tranquillement sur un orbe de guerre ? Lanyan et Stromo échangèrent un regard indiquant que, pour eux, la réponse était évidente. — Je suis sûr que nous trouverons assez de volontaires, monsieur le Président… — Ce ne sera même pas nécessaire, coupa Cain d’une voix calme et raisonnable. Nous pouvons encore modifier les vaisseaux pour que l’équipage humain s’éjecte en modules-bouées à la dernière minute. Ça lui laissera au moins une chance. — Ça peut se faire, marmonna Lanyan. — Parfait, c’est réglé. Allouez les ressources nécessaires sur les chantiers, et révisez les plannings en conséquence. Les gens veulent qu’on tue des hydrogues. Ça risque de nous coûter cher, mais nous sommes obligés de répliquer. — Les soixante premiers vaisseaux seront prêts en six mois, souligna Stromo. Le général Lanyan apporta les dernières précisions. — Les flottes de ce type nous permettront de sélectionner nos cibles, et d’éliminer les nids d’hydrogues à notre guise. Planète par planète. — Un bon début, conclut le président. Un signal d’urgence apparut sur l’écran de Cain, qui se pencha d’un air perplexe. Basil posa sa tasse de café et attendit en silence. Quand son adjoint releva la tête, il prit espoir dans le fait que celui-ci semblait plus surpris qu’effrayé. — Les données s’accumulaient depuis plusieurs jours, monsieur le Président. Un de mes assistants a fait le rapprochement et vérifié l’ensemble des rapports. Sa conclusion est claire, même si je ne comprends pas très bien ce que cela signifie. Basil tenta de maîtriser son impatience ; autour de lui, tous les autres attendaient sans mot dire. — Ce sont les livraisons d’ekti, celles des Vagabonds. Aucun des chargements prévus n’est arrivé à bon port. Nulle part. Ils nous ont coupé les vivres… sans la moindre explication. Comme le concept d’heures « normales » ne signifiait rien pour le président de la Ligue Hanséatique terrienne, Sarein ne vit aucun problème à se glisser dans son appartement juste avant l’aube. Elle était l’une des rares à disposer de ce privilège, et ce depuis des années. À la grande surprise de Basil, leur liaison s’était installée dans une routine confortable, et il essayait de ne pas trop y prêter d’attention, considérant les affections de sa maîtresse comme chose acquise. Se reposer sur elle serait un signe de faiblesse, même si sa présence le réconfortait. Basil avait dormi quatre heures – plus qu’à l’ordinaire – et la jeune Theronienne avait décidé de lui offrir un réveil agréable. Après la mort de ses deux frères, Sarein s’était montrée de plus en plus avide de sa compagnie, mais il avait pris soin que leur intimité ne dépasse pas un certain stade. Pour l’instant, la dépendance de Sarein à son égard n’était pas trop dérangeante. Pas encore. Sarein avait utilisé son propre code d’accès, un cadeau de Basil bien des années auparavant, et dont elle n’osait pas abuser. Elle portait un foulard sur les épaules, attestant son statut d’ambassadrice, et de légers vêtements de soie dont la coupe ajustée mettait en valeur les courbes de son corps. Elle se tenait dans l’embrasure de la porte, le sourire éclairé par la lumière dorée qui cascadait du plafond transparent. — Bonjour, monsieur le Président. Il s’assit sur le lit, et gratifia Sarein d’un sourire qu’elle considéra comme encourageant. Elle se déshabilla lascivement, retirant ses habits exotiques les uns après les autres. Basil aurait dû se lasser d’elle depuis longtemps, ou du moins s’habituer à son corps, mais il prenait toujours un immense plaisir à admirer ce spectacle. Depuis que les hydrogues avaient attaqué Theroc, Sarein et Estarra guettaient le moindre rapport en provenance de leur planète d’origine. Les deux sœurs étudiaient sans relâche les images fournies par les vaisseaux de reconnaissance des FTD après la première mission de sauvetage. Sarein avait demandé à Basil de lui faire la faveur d’envoyer plus d’aide sur Theroc, mais il avait refusé en partant du principe que les Theroniens ne s’étaient jamais gênés pour rejeter ses appels à l’aide. Sans couper les ponts pour autant, il ne voulait pas se montrer trop magnanime. Dans le même temps, Sarein devenait moins attentive aux affaires en cours, commettait plus d’erreurs, et se reposait de plus en plus sur Basil, ce qu’il commençait à trouver préoccupant. L’ambassadrice savait qu’elle aurait dû retourner sur Theroc, ne serait-ce que pour constater l’étendue des dégâts, mais elle souhaitait clairement rester sur Terre. Basil, qui préférait l’avoir à ses côtés, lui fournissait toutes les excuses politiques nécessaires. La stabilité était une denrée rare, ces temps-ci. Le président ne cacha pas son admiration lorsque la jeune femme se retrouva nue dans la clarté de l’aube. Sarein était parfaite. Pas seulement ses seins, ses cuisses ou sa peau bronzée, mais aussi sa compréhension des joutes politiques, et ses visées qui rejoignaient celles de son amant. Ils étaient faits l’un pour l’autre. — Tu as envie de moi, Basil ? — Il te suffit de regarder au bon endroit pour le savoir. Sarein éclata de rire en sautant sur le lit, repoussa Basil en arrière, et s’installa sur lui. Elle tira sur les draps pour les écarter du chemin. Avec une expression songeuse, le président commença de lui caresser les seins, puis lui empoigna la taille pour accompagner ses mouvements. Elle n’avait besoin de personne pour l’enfoncer en elle. Malgré l’ardeur sexuelle de Sarein et son ambition démesurée, Basil n’avait pas cru que leur relation durerait si longtemps. Dernièrement, en dépit du besoin affiché, il l’avait sentie sur la défensive, presque… intimidée. Il se demandait à quel point elle le suspectait d’avoir voulu se débarrasser du roi et d’Estarra. Si elle finissait par tout découvrir, la situation deviendrait intenable. Sarein semblait essayer de le distraire, de happer toute sa concentration en allant et venant de plus en plus vite, le menton levé, les yeux clos. Sa respiration était rapide et bruyante. Pressante. De quoi cherche-t-elle à me détourner ? Il ne pouvait se laisser influencer par sa maîtresse, alors que tant de dossiers réclamaient son attention. — Est-ce que ça avance avec les prêtres Verts ? Je t’ai vue parler à Nahton. Sarein stoppa son mouvement, troublée qu’il parle affaires en pleine action. Elle se cala sur lui, de manière à ce qu’il reste bien profondément en elle. — Oui, j’ai tenté de les convaincre. Quatre fois. Mais ça ne donne rien, ils ont fait leur choix. Y compris mon oncle Yarrod. Basil éprouva une certaine déception, même s’il n’était guère surpris du résultat. Sarein avait perdu son habileté… à moins qu’elle n’en ait jamais eu. La jeune femme avait-elle réussi à le duper, avec sa beauté et son ambition ? Il s’en voudrait beaucoup si cela devait se confirmer. Un président de la Hanse ne pouvait se permettre de telles erreurs. — Combien des dix-neuf volontaires nous ont déjà quittés ? Sarein recommença à onduler sur lui, sans doute pour atténuer les mauvaises nouvelles. Elle se comportait comme si elle avait ce genre de conversation tous les jours. — Sept, jusqu’à présent. Cinq déjà de retour sur Theroc, et deux en chemin. Basil se laissa tomber sur l’oreiller, ferma les yeux, et poussa un soupir désapprobateur. Sarein se coucha sur lui, le visage près du sien. Elle lui caressa les joues du bout des doigts et roula des hanches, espérant qu’un sursaut de plaisir le remettrait dans de meilleures dispositions. — J’ai vraiment essayé, Basil. J’ai contacté les prêtres un par un, grâce à Nahton. Ils ont bien conscience que sept hommes de plus ne feront pas une grande différence pour guérir la forêt-monde, alors qu’ils sont précieux pour les FTD, mais leur cœur ressent l’appel des arbres. — Typique. (Basil resta sur le dos, refusant de bouger malgré les tentatives de Sarein. Personne n’était mieux placé qu’elle pour convaincre les prêtres Verts, et malgré tout, il se retrouvait avec un échec de plus sur sa liste.) Suis-je donc le seul dans tout le Bras spiral à saisir l’ampleur du problème ? Je travaille jour et nuit à résoudre cette crise. Je comptais sur ces prêtres, qui s’étaient portés volontaires – volontaires ! – pour assurer des communications vitales entre nos flottes dispersées. Sans oublier les pilotes recrutés pour les missions de reconnaissance, qui désertent par dizaines, et les Vagabonds qui cessent brusquement leurs livraisons d’ekti. Tout le monde me laisse tomber. Sarein l’embrassa avec une telle fougue qu’elle réussit à le tirer de ses mauvaises pensées. — Moi, je ne te laisserai jamais tomber. — Ça reste à prouver. Se concentrant pleinement sur le corps qui s’offrait à lui, il empoigna Sarein et la serra avec une force surprenante. Il s’autorisa à sombrer dans l’ivresse du plaisir, même si une petite partie de lui-même restait en retrait. En sécurité. Son poste de président l’obligeait à remplir ses devoirs à la perfection… quels qu’ils soient. Il s’écoula un long moment avant que l’épuisement les force à reprendre leur souffle. 32 YARROD La forêt-monde était dans un état bien pire que tout ce qu’il avait imaginé. Même si le télien lui avait permis de suivre l’attaque en direct, Yarrod sentit les larmes lui monter aux yeux en posant le pied sur le sol dévasté de sa planète natale. Les prêtres survivants avaient choisi un groupe d’arbremondes plantés en cercle – cinq gros moignons horriblement tordus – comme mémorial dédié aux arbres et aux Theroniens disparus. Malgré les dommages subis, les troncs brûlés étaient encore en vie, dressés comme une variante en bois des pierres de Stonehenge. Dès qu’il eut quitté la navette, Yarrod se précipita à pas tremblants vers le temple formé par l’anneau d’arbres. Forcés de visualiser les ravages par les yeux de la forêt, les prêtres Verts restaient assommés, démunis devant la douleur affreuse que le télien leur transmettait. La clameur de la forêt-monde était telle qu’ils avaient le plus grand mal à en extraire des images précises, mais chaque fois que l’un d’eux parvenait à étayer et à sauver un arbre rescapé, tous s’en réjouissaient. De manière surprenante, les arbremondes s’étaient sacrifiés en nombre pour protéger de petits surgeons. Chaque touche de vert dans le paysage lançait un nouveau défi à la dévastation semée par les hydrogues. Idriss et Alexa s’avancèrent pour accueillir Yarrod. La sœur du prêtre et son mari avaient régné sur Theroc sereinement, sans excès, en des temps de tranquille prospérité. Rien ne les avait préparés à une telle catastrophe. Leurs corps épuisés, décharnés, donnaient l’impression d’avoir été brisés en mille morceaux et recollés à la va-vite. — Oh, Alexa… Ma forêt… Sur le coup, Yarrod ne trouva rien d’autre à dire. Il serra sa sœur dans ses bras, percevant toujours en lui les hurlements lointains des arbres brûlés ou gelés. Il acceptait l’écho de cette douleur comme un pénitent qui se flagellerait. — Que puis-je faire ? J’ai besoin de savoir ce que je peux faire. — La même chose que nous tous. (Idriss frotta sa joue pour en enlever la suie.) Tu te jettes sur toutes les tâches que tu trouves, tu travailles jusqu’à ce que tu tombes, et quand tu es obligé de te reposer, tu rassembles ton énergie pour recommencer le lendemain. Yarrod arracha son uniforme des FTD et ne garda que son pagne. Avec son corps émeraude pleinement exposé à l’atmosphère de Theroc, il gagna le plus proche des cinq arbres pour se coller la poitrine à l’écorce brûlée. Ses bras enlacèrent le tronc, l’étreignirent, dans la seule intention de sentir la présence de la forêt-monde sur sa peau. L’afflux de sensations se révéla vite au-dessus de ses forces, mais Yarrod s’accrocha avec l’énergie du désespoir, désireux de tout absorber. Son esprit s’agrandit, et regarda par les yeux des millions d’arbremondes qui avaient survécu à l’attaque. Dix mille ans s’étaient écoulés depuis la fin du conflit au cours duquel les hydrogues avaient cru exterminer les verdanis. Quelques fragments de forêt consciente s’étaient réfugiés sur Theroc, et avaient proliféré jusqu’à en recouvrir toute la surface. Depuis deux siècles, les prêtres Verts emportaient les surgeons sur d’autres planètes, permettant aux verdanis de reprendre leur expansion. Mais les hydrogues étaient revenus. Ils attaquaient partout, sans relâche, bien déterminés à achever leurs anciens rivaux. Des foyers continuaient à consumer la forêt sur les continents inhabités. Yarrod percevait l’urgence, la crise, le vertige du travail restant à accomplir, mais la population de Theroc, déjà limitée, l’était encore plus depuis l’assaut hydrogue. Elle n’avait ni l’équipement ni la main-d’œuvre nécessaires à la défense ou à la reconstruction de toute une planète. Les efforts devaient se concentrer sur les noyaux de population. Alors qu’elles déploraient la perte du moindre prêtre Vert désireux de rentrer chez lui, les FTD n’avaient pas cru bon d’envoyer assez de troupes, de vaisseaux et d’ouvriers pour aider Theroc à surmonter cette terrible épreuve. L’armée terrienne avait fait un bref passage, le temps d’éteindre les plus gros incendies et de soigner les blessés, tout en guettant un possible retour de l’ennemi. Les soldats étaient repartis bien avant d’avoir terminé le travail, appelés au loin par d’autres urgences. Désormais, les Theroniens seraient obligés de se débrouiller seuls. Yarrod se détacha de l’arbre, et se tourna vers le couple royal. Il était couvert de suie, son visage tatoué strié de larmes. — Vous voilà de nouveau Père et Mère de Theroc. Je suis désolé pour la mort de votre fils. — La mort de nos fils, précisa Idriss. Les hydrogues ont tué Reynald et Beneto. Le prêtre Vert baissa la tête. — Oui, Beneto était relié à la forêt-monde quand les hydrogues ont détruit son bosquet, sur Corvus. J’ai ressenti tout ce qu’il a dit. Il a déversé son âme et son esprit dans les arbres… mais son corps ne pouvait être sauvé. (Yarrod prit une profonde inspiration et regarda autour de lui.) Laissez-moi vous aider. Il faut que je parle à mes camarades. — Nous avons fait de notre mieux, dit Alexa. Nous avons dégagé de grands espaces, planté de nouveaux surgeons, récupéré des semences. La forêt nous a prévenus qu’un bon pourcentage de graines avait déjà germé. Yarrod refusa de se laisser submerger par l’ampleur apparemment insurmontable de la tâche. — Chaque pousse est précieuse. Le sang et les cendres ont fertilisé le sol de Theroc. Grâce au télien et aux rapports des autres prêtres, il savait comment la forêt s’était défendue contre la première vague d’ondes réfrigérantes, par une croissance fulgurante. Les arbremondes avaient essayé de restaurer leur feuillage aussi vite qu’il était détruit, et ils y étaient parvenus pendant une courte période, avant que la dépense d’énergie devienne trop importante. Ils ne réagissaient ainsi que face à un danger extrême, et, à présent, la forêt n’avait plus de réserves, réussissant à peine à assurer sa survie. Les prêtres Verts et le peuple de Theroc devraient régénérer la forêt par la voie lente, naturelle. Yarrod sentait qu’un grand nombre de prêtres étaient sur le point de renoncer. Certains tombaient, pleuraient, mais après un bref repos, ils se remettaient debout et poursuivaient leur travail harassant. Il les rejoignit, prêt à assumer sa part de besogne. Il donnerait le meilleur de lui-même, lui comme tous les autres, pour que la forêt prospère de nouveau. 33 JESS TAMBLYN Jess approchait de Rendez-Vous aux commandes de son improbable vaisseau d’eau et de nacre. Il eut bien du mal à reconnaître le repaire des Vagabonds, sans doute à cause des wentals qui regardaient par ses yeux : de l’autre côté de la paroi transparente, l’amas d’astéroïdes tremblotait comme derrière un voile de larmes. Jess brûlait littéralement d’impatience. Il ignorait si Cesca serait là, espérant juste qu’un miracle quelconque ait empêché son mariage avec Reynald de Theroc. Au sens propre du terme, Jess n’était plus un Vagabond, ni même un être humain. Comment allaient-ils réagir tous les deux à ces changements ? Mais après tout, les Vagabonds avaient le don de résoudre des problèmes insolubles. Les clans seraient abasourdis de le voir arriver dans cet étrange appareil. Peut-être le prendraient-ils pour un dangereux extraterrestre, une menace potentielle qui les pousserait à prendre la fuite. Il devait trouver un moyen de les rassurer, même s’il ne pouvait pas s’adresser à eux directement. Malgré toutes les merveilles qu’il renfermait, le fabuleux vaisseau ne possédait aucun système de communication compatible avec ceux des Vagabonds. La bulle de nacre plongea avec grâce dans la ceinture d’astéroïdes. Des rochers isolés formaient une sorte d’écran de fumée destiné à tromper les capteurs des vaisseaux de la Grosse Dinde. Au centre de l’amas, les principaux astéroïdes habités étaient reliés entre eux par d’immenses structures métalliques, tandis que les blocs plus petits étaient simplement accrochés à l’ensemble, voire laissés à la dérive sur une orbite précise. Au fur et à mesure de l’approche, Jess découvrit un grand nombre de vaisseaux s’agitant telles des abeilles autour d’une ruche : navettes courte distance, convoyeurs d’ekti, gros porteurs. Enfin chez soi. Alors que la zone d’amarrage était en vue, Jess se posait de plus en plus de questions. D’abord, comment allait-il entrer ? Il scruta son corps chargé d’énergie, sa peau étincelante. Les wentals disséminés dans ses tissus lui accordaient des pouvoirs dont aucun être humain n’avait disposé avant lui. Le sang coulait dans ses veines comme du courant électrique, et sa peau se couvrait d’étincelles. Les entités aqueuses l’avaient sauvé en le rendant surhumain. Pourrait-il survivre même au vide spatial ? Bien sûr. Nous te protégerions. Mais les wentals ne répondraient pas à sa place aux multiples questions des Vagabonds. Ça, c’était son travail. Avec l’aide de Cesca, dès qu’il l’aurait retrouvée. Entre-temps, les vaisseaux des clans s’éparpillaient dans un désordre total, tandis que les habitants de Rendez-Vous se préparaient à évacuer ou se ruaient sur les batteries de canons. Jess guida sa bulle vers l’entrée d’un cratère. Il espérait que personne n’ouvrirait le feu, même si son vaisseau résisterait sans doute à l’attaque. D’ordinaire, les Vagabonds préféraient voir venir plutôt que de se lancer sans réfléchir dans la bataille. Ils allaient probablement attendre de connaître ses intentions. Probablement. Des lumières étincelaient à travers les hublots creusés dans la pierre, comme autant de regards fixés sur lui. Les alarmes continuaient certainement à résonner dans les tunnels remplis de Vagabonds prêts à se battre ou à s’enfuir. Jess gardait la bulle immobile ; il ne faisait aucun mouvement menaçant, pour laisser le temps aux Vagabonds d’accepter sa présence. De plus en plus de vaisseaux restaient à l’écart, attendant de voir ce qui allait se passer. Finalement, une petite navette osa s’approcher et passer en coup de vent près de la bulle. Jess distingua le pilote à travers les murs liquides, un jeune homme aux traits asiatiques qui affichait plus de curiosité que de peur. Nikko Chan Tylar. Les deux Vagabonds s’étaient croisés lors de diverses réunions de clans… quand Jess était encore normal. L’homme transformé se déplaça avec langueur dans l’atmosphère aqueuse, pour se poster juste derrière la paroi transparente, bien visible. Il leva la main, persuadé que Nikko distinguerait la forme humaine à l’intérieur de la bulle. Jess salua son compagnon d’un geste amical, rassurant. Les yeux de Nikko s’écarquillèrent lorsqu’il reconnut le pilote de l’étrange vaisseau. Il fit aussitôt demi-tour. Jess réalisa avec une surprise amusée que son corps nu devait avoir été tout aussi déconcertant que l’éclat de sa peau. Les Vagabonds, qui adoraient les ornements, portaient des tenues brodées auxquelles se rajoutaient souvent des foulards aux couleurs voyantes. Ils n’étaient pas vraiment pudibonds, mais si le nouveau venu parcourait Rendez-Vous dans le plus simple appareil, il causerait une agitation fort différente de celle qu’il avait imaginée. C’est un problème qui peut être aisément résolu. Jess vit apparaître un fil qui s’étira au fur et à mesure de l’alignement des molécules, tirées de l’eau de mer et du corail métallisé des parois. Le fil d’argent tournoyait, s’allongeait. Nous allons créer un tissu qui résistera à l’énergie emmagasinée dans ta chair. Le vêtement qui prenait forme peu à peu sous les yeux de Jess possédait le lustre et la couleur de la nacre. Le tissu s’enroula autour de lui telle une seconde peau, couvrant ses membres, son torse et ses hanches. Seuls les pieds et les mains restaient libres. — Très stylé. Cela suffira amplement. Prêt à passer à l’étape suivante, Jess engagea prudemment le vaisseau wental dans le cratère, jusqu’à en coller la fine paroi aux grandes portes du hangar. Le film aqueux changea de forme pour que Jess manœuvre l’écoutille et dégage l’accès. Il franchit la membrane d’un pas, comme s’il passait à travers une couche gélatineuse, et se retrouva soudain sous le feu des lumières artificielles de Rendez-Vous. L’eau ne gouttait pas de sa peau humide, elle était une part de lui-même, grouillante d’énergie phosphorescente. Jess n’avait pas besoin de respirer, mais il prit une profonde inspiration pour sentir les odeurs de poussière et de métal véhiculées par l’air recyclé. La sensation était étrange, merveilleuse. Il fut envahi par un flot de souvenirs et d’émotions. C’était ici qu’il avait rencontré Cesca, lors d’un voyage d’affaires pour son clan, ici qu’il avait assisté aux réunions où les familles de Vagabonds prenaient les décisions importantes concernant le commerce, l’expansion, l’avenir en général. Il ressentait un immense soulagement à se replonger dans ses racines. Chez lui. Les wentals douchèrent aussitôt son optimisme par un avertissement qui résonna à l’intérieur de son crâne. Évite tout contact physique avec les autres personnes. Reste isolé. C’est dangereux. — Pourquoi ? Il ne pensait qu’à revoir Cesca, même si elle était déjà mariée. Ils avaient été si proches… Tu ne contrôles pas assez ta puissance. Ton corps parvient difficilement à garder l’eau des wentals dans tes cellules, et si tu touches quelqu’un, le barrage risque de se rompre et de submerger ton vis-à-vis. — Vous voulez dire que je ne peux toucher… personne ? Même pas une poignée de main, un baiser ? Ce serait fatal. L’énergie jaillirait de toi et surchargerait l’autre corps. Nous ne pourrions pas l’empêcher. Jess était consterné. Pas le moindre contact ! — Vous auriez pu me le dire avant. Il ne devrait pas être trop difficile de t’isoler des autres humains. Nous t’aiderons. Ta mission est de la plus haute importance. Le Vagabond tenta de rassembler ses esprits pour mieux se concentrer sur son objectif : fournir un nouvel et puissant allié aux clans, et par extension à toute l’humanité. — Très bien. On va se débrouiller. Le simple fait de revoir Cesca serait suffisant, jusqu’à ce qu’ils décident quoi faire. Il espérait juste qu’elle était là. Jess entendit la course de dizaines de Vagabonds, hommes, femmes et enfants, qui bondissaient comme des gazelles dans la gravité réduite. Ils semblaient inquiets, effrayés, mais aussi curieux de le retrouver. Nikko avait sans doute propagé l’information : Jess Tamblyn était de retour, aux commandes d’un vaisseau extraordinaire. Jess sourit en croisant les regards ébahis. Quelques personnes portaient des armes, à projectiles ou à énergie, qui ne pouvaient lui faire aucun mal. Il se garda néanmoins de faire le moindre geste sujet à caution. Sa tenue nacrée scintilla de plus belle quand il écarta les mains. — Je sais que vous ne vous attendiez pas à me revoir dans un contexte si peu… orthodoxe, mais je vous promets qu’il n’y a rien à craindre. Les Vagabonds se massaient entre les murs de pierre du hangar, tout en prenant soin de rester loin du corps visiblement gorgé d’énergie. — C’est moi… C’est vraiment moi. J’ai une histoire si étrange à vous raconter que même les remémorants de l’Empire ildiran ne sauraient qu’en faire. Puis il aperçut enfin Cesca Peroni. Elle se frayait un chemin dans la foule avec une impatience qui n’échappait à personne. Jess se délecta de son apparence comme un mort de faim. Ses lèvres pleines, sa silhouette élégante… Que de souvenirs… Beaucoup de Vagabonds avaient soit suspecté soit connu leur liaison, mais les ragots étaient bien le dernier de leurs soucis à cet instant précis. Jess brûlait de prendre Cesca dans ses bras, mais les wentals l’en empêchèrent. — Ne t’approche pas. S’il te plaît. Même si j’en crève d’envie, ce n’est pas possible. Il leva la main pour lui montrer les éclairs qui parcouraient ses doigts. Cesca s’arrêta net. Son visage reflétait une joie intense ; ses yeux semblaient vouloir s’agrandir jusqu’à avaler son amant. Les cheveux presque noirs s’étaient allongés, la peau mate avait toujours l’air aussi douce, mais la jeune femme paraissait fatiguée. Le poids du rôle d’Oratrice marquait ses traits. Pourquoi n’était-elle pas avec Reynald ? — Tu as pris ton temps pour revenir, Jess Tamblyn. Ça fait des mois qu’on te cherche. Tant de choses… (Les mots lui restèrent coincés dans la gorge, mais elle se força à continuer.) Tant de choses ont changé. Il ne put retenir un petit rire. — Bien plus que tu le crois, Cesca. 34 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Les jours s’étiraient sans fin dans l’Empire ildiran depuis que Jora’h avait appris la mort de Nira. Mais il devait achever la transition, préserver l’unité de ses sujets au sein du thisme, préparer et assurer l’avenir. Le nouveau commandant de la Marine Solaire fit son entrée dans la chambre de méditation. L’allure fière, l’esprit loyal, il fit le salut traditionnel en se posant les mains sur le cœur. — Vous m’avez fait demander, Seigneur ? Jora’h trouva étrange que son fils s’adresse à lui de manière si formelle. Il choisit de lui rendre la pareille. — C’est exact, Adar Zan’nh. J’ai décidé quelle serait votre première mission en tant que commandant de la Marine Solaire. Il sourit en observant la réaction du jeune homme, puis se rendit compte qu’ils n’étaient plus – ne seraient plus jamais – simplement père et fils. Il était rare que l’aîné d’un Premier Attitré ne soit pas de pur sang noble. Dans le cas de Zan’nh, c’était un accident. Des années auparavant, sachant que le premier fils noble de Jora’h deviendrait Premier Attitré, Cyroc’h avait commandité de multiples tests et consulté force lentils pour déterminer la meilleure partenaire. Lignées et arbres généalogiques avaient été passés au crible, jusqu’à ce qu’un beau jour Jora’h se voie présenter la femme parfaite, mis devant le fait accompli. Elle s’appelait Liloa’h, elle était mince, belle et calme. Quand elle s’était déshabillée, laissant ses vêtements somptueux glisser à terre, il avait admiré, fasciné, sa peau douce décorée de peintures complexes et de films aux couleurs changeantes. Liloa’h était tombée enceinte dès le premier rapport, à la suite de quoi les lentils avaient veillé sur sa grossesse tandis que Jora’h s’employait à engendrer d’autres rejetons. Sa deuxième partenaire appartenait au kith des soldats, une femme solide et musclée, à l’opposé de la sophistication de Liloa’h. Elle était tombée enceinte à son tour ; c’était la mère de Zan’nh. L’association entre nobles et soldats donnait généralement naissance à des Ildirans prédisposés aux carrières d’officiers supérieurs. Et Jora’h avait continué sa vie, mois après mois, maîtresse après maîtresse. Il avait espéré revoir Liloa’h, allant même jusqu’à la considérer comme une amie, mais le Mage Imperator l’en avait sèchement dissuadé. Alors que la grossesse touchait à son terme, Liloa’h avait fait une terrible chute dans une rampe du Palais des Prismes, et avait perdu l’enfant. Elle avait été bouleversée de faillir à son devoir, de ne pas donner naissance à un fils destiné à devenir Mage Imperator. Jora’h n’avait pas pu reprendre contact avec elle, mais il se doutait que Cyroc’h avait largement assuré sa subsistance. Zan’nh était ainsi devenu son fils aîné par accident, tandis que Thor’h – son premier enfant noble, conçu avec moins de précautions – occupait le rôle de Premier Attitré. Zan’nh était un Ildiran modèle… si différent de son cadet, égoïste et écervelé, déjà reparti sur Hyrillka avec Pery’h et Rusa’h. Le Mage Imperator soupira. — Je ne suis pas sûr que le Premier Attitré soit prêt à tenir sa place, mais j’ai une totale confiance en tes capacités. Zan’nh resta au garde-à-vous, sans chercher à enfoncer son frère. Pour un adar, les questions appelaient généralement des réponses claires. Jora’h percevait la dévotion émanant de son fils à travers les liens éclatants du thisme. — Je suis persuadé que Thor’h remplira ses obligations, affirma Zan’nh. C’est un Ildiran. Que pourrait-il faire d’autre ? Jora’h, qui n’en était pas si sûr, s’autorisa un sourire aigre-doux. — Oui, que pourrait-il faire d’autre ? Je me rappelle quand j’étais moi-même bien jeune et mal préparé. Zan’nh laissa son visage d’ordinaire sérieux s’égayer d’un rictus enfantin. — Je vois ce que vous voulez dire. — Adar Kori’nh était très fier de toi, et c’est aussi mon cas, reprit Jora’h en se raidissant. Tu as déjà une longue expérience des simulations, des manœuvres et des missions de reconnaissance. Il est grand temps de te mettre au travail. Zan’nh s’inclina devant son père. — Merci, Seigneur. Je préfère me focaliser sur les vrais problèmes plutôt que sur l’organisation de cérémonies. Quels sont vos ordres ? — Je veux profiter de la victoire remportée par Adar Kori’nh. (Jora’h tenta de trouver une position plus confortable dans le chrysalit. Il avait heureusement congédié ses assisteurs, qui se seraient aussitôt inquiétés.) Nos ennemis ont perdu Qronha 3. Rassemble les mineurs qualifiés d’Ildira, assez pour former une scission, et prépare l’équipement nécessaire à la construction d’une cité des nuages. Il faut compenser la diminution de nos réserves d’ekti. C’est un impératif militaire. — Je veillerai à ce qu’il en soit fait selon vos désirs, Seigneur. 35 OX OX était le seul comper Précepteur autorisé à parcourir les méandres secrets du Palais des Prismes. Il y accomplissait ses tâches quotidiennes, comme chaque jour depuis bientôt deux siècles. Le jeune Raymond Aguerra, rebaptisé Peter, avait été un élève modèle, poli et spirituel. Quant au prince Daniel… c’était une autre histoire. Avec un grognement dédaigneux, le garçon se détourna des images sur lesquelles le roi célébrait l’arrivée du premier chargement d’ekti en provenance du nouveau moissonneur. Peter prononçait son discours d’une voix claire, fruit d’un long entraînement. « Ces navettes nous apportent du carburant. Que nous n’avons pas acheté aux Vagabonds. Que nous n’avons pas pris dans nos réserves. Cet ekti a été produit par la Hanse, sur Qronha 3, une planète d’où les terribles hydrogues ont été chassés. » — Ce sont les Ildirans qui les ont chassés, persifla Daniel. Nous n’avons rien fait. Pourquoi Peter croit-il bon de s’en vanter ? — Il ne s’en vante pas, il en profite, expliqua OX. Tant que cette géante gazeuse restera sûre, nous pourrons puiser son hydrogène. Il est surprenant que les Ildirans ne s’y soient pas installés eux aussi. Le comper savait de par sa longue expérience que l’Empire adoptait des postures rigides, obéissant à des schémas complexes – et lents. OX avait calculé que le moissonneur dirigé par Sullivan Gold fournirait trop peu d’ekti pour subvenir aux besoins de la Hanse, mais c’était le symbole qui comptait. Sur l’écran, les navettes déversaient un flot d’ouvriers, vêtus d’uniformes impeccables, qui guidaient des réservoirs d’ekti comprimé montés sur des suppresseurs de gravité. — Oh, et puis qu’est-ce que j’en ai à faire ? protesta Daniel. Personne ne me laisse poser le pied à l’extérieur du Palais. — Vous êtes le prince. C’est une raison suffisante pour que vous en ayez « à faire ». La voix modulée d’OX exprimait une patience infinie, spécialement conçue pour ne pas provoquer ou mettre en colère un élève aussi lunatique que celui-là. — Est-ce que je vais finir par sortir d’ici ? Faire une apparition en public ? J’aimerais bien jeter un œil à l’épave hydrogue, mais je sens que tu vas encore t’y opposer… — Les ordres du président Wenceslas sont clairs. Vous devez être protégé. C’est une question de sécurité. — Peter sort bien, lui. Si je suis vraiment le prince, pourquoi ne suis-je pas à ses côtés ? C’est quand même moi qui le remplacerai, en cas de malheur. Vu la nature intraitable de Daniel, sa répugnance à obéir aux instructions les plus basiques, OX savait qu’aucun « malheur » n’arriverait au roi dans les prochains temps, malgré les menaces de Basil. — Peut-être changerez-vous de statut, une fois franchies certaines étapes. — Ah, si les hydrogues débarquaient pour raser la ville, je serais enfin tranquille. Après tout, je suis enterré si profondément que j’en réchapperais à coup sûr ! — Ne dites pas ça, prince Daniel. — Je suis le prince. Je dis ce que je veux. — Et moi, je suis votre instructeur. C’est mon rôle de vous apprendre quoi dire et comment. Le comper adopta une voix plus tranchante, qui cloua le bec de son élève. Depuis des mois, OX travaillait avec zèle pour que Daniel comprenne ce qu’on attendait de lui. Les données concernant son existence antérieure montraient que le prince – OX n’avait pas accès à son vrai nom – avait vécu dans un mauvais foyer. Un beau-père, pas de mère, et une sœur aînée « exécrable » d’après ses propres termes. Dans un premier temps, le prince en devenir avait été enchanté de sa nouvelle vie, dont il avait profité avec un plaisir et une gloutonnerie excessifs. En se fondant sur divers modèles de comportement, OX avait conclu que de telles gâteries ne le rendraient que plus obtus. Les services de la Hanse avaient apparemment fait fausse route dans leurs enquêtes préliminaires. Daniel n’était ni brillant, ni diplomate, ni même bien de sa personne. Lorsque le président Wenceslas réaliserait son erreur, il était à prévoir que le garçon disparaîtrait purement et simplement, pour laisser place au « Daniel » suivant. Après tout, le peuple ne connaissait pas son visage. D’ailleurs, ne pas se rendre compte de la précarité de sa situation était une preuve supplémentaire de son incompétence. OX se repositionna sur l’instant présent, et sur l’enseignement qu’il était censé prodiguer au prince Daniel. — Revenons-en au vaisseau-génération Abel-Wexler, le dixième à quitter la Terre, en l’an 2110. — Je m’ennuie. OX continua comme si de rien n’était. — L’histoire devient très intéressante une fois que les Ildirans amènent le vaisseau sur Ramah. Les extraterrestres restent avec les passagers pendant des années, et les aident à fonder une colonie. Après avoir tissé des liens avec plusieurs lentils, un chef religieux charismatique décrète que les fidèles doivent créer un équivalent du thisme pour se rapprocher de Dieu. Cet homme s’appuie sur ses propres croyances, même s’il a été formé pour parler au nom de l’Unisson. Daniel se mit à taper bruyamment sur son pad avec le stylo électronique, ce qui incita OX à augmenter son propre volume sonore. — De nombreux fidèles de l’Unisson ne supportent pas l’« hérésie ildirane », et Ramah devient le théâtre d’une série de guerres de religion. Plusieurs lentils perdent la vie, ce qui pousse l’Empire à se retirer de la planète, à défaut d’exercer des représailles militaires. Les guerres saintes s’étirent sur des décennies, parsemées de tentatives pour créer une théologie acceptable par tous. Mais comme aucun prêtre humain ne parvient à se connecter au thisme, les partisans de cette thèse se raréfient peu à peu. Daniel se montrait de plus en plus agité, cherchant sans doute à provoquer OX – sauf que le comper était plus patient que n’importe quel être humain. — Si vous n’assimilez pas cette leçon, prince Daniel, je serai dans l’obligation de supprimer le dessert de ce soir. À l’inverse, une attention marquée vous vaudrait probablement une part supplémentaire. — Si tu fais ça, je te fais virer ! — Cette faculté n’entre pas dans vos attributions. OX campa sur ses positions en silence, et Daniel changea de stratégie. — D’accord, mais pourquoi c’est si ennuyeux ? demanda-t-il en s’affalant sur son siège. — C’est ennuyeux parce que vous refusez de faire preuve d’un minimum d’imagination. Mon but n’est pas de vous divertir, mais de vous instruire. Et j’y parviendrai, que vous y preniez plaisir ou pas. Vous devrez m’écouter répéter les mêmes leçons autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce que vous saisissiez les concepts sous-jacents. — Je te déteste, OX. Le comper resta muet un certain temps. — Vos réactions émotionnelles sont hors de propos. Pouvons-nous continuer ? Daniel s’enfonça dans la bouderie, et après un silence tendu, OX reprit ses explications. Un comper Précepteur devait remplir ses fonctions coûte que coûte. Il savait pourtant que ce garçon ne monterait jamais sur le trône. Daniel n’avait ni le talent ni la volonté dont Peter avait fait preuve. Mais les instructions de la Hanse étaient claires, et OX les suivait. 36 HOWARD PALAWU Dans la plus grande usine de la Terre, les chaînes de fabrication de compers sifflaient et gargouillaient au rythme de la fonte des alliages et des projections de solvant. Les odeurs de métal chaud et de produits chimiques emplissaient l’air, un vacarme assourdissant s’élevait des machines qui moulaient les composants. Howard Palawu, le principal expert scientifique de la Hanse, appréciait cette ambiance particulière d’une usine efficace opérant à plein rendement. Il étudiait les probabilités de livraisons et de bénéfices, et les statistiques affichées sur son pad lui arrachaient des sourires. Il se tourna vers le grand Suédois qui se tenait à ses côtés. — Nous allons gagner dix pour cent par rapport au mois dernier. Moins d’incidents, plus de débit, et plus de compers Soldats pour les FTD. L’ingénieur en chef Lars Rurik Swendsen dépassait son collègue d’une bonne tête. Son sourire découvrait toutes ses dents. — L’usine tourne comme une machine bien huilée. — C’est une machine bien huilée. — J’ai hâte de voir la nouvelle section entrer en production dans deux semaines. Comment comptes-tu dépenser ta prime ? Palawu fit la grimace ; les salaires et autres récompenses n’avaient jamais vraiment été une source de motivation. — Je n’ai toujours pas décidé quoi faire de la précédente. Le scientifique à la peau sombre arborait de larges épaules, des cheveux grisonnants coupés court, et un tour de taille qui n’était pas si parfait qu’il voulait bien le croire. Ses deux enfants étaient déjà adultes ; quant à sa femme, elle avait succombé à des complications lors d’une intervention chirurgicale prétendument bénigne. Depuis, il se dévouait corps et âme à la Hanse et au roi. Ce qui lui épargnait de penser à autre chose. — Plus nous trouvons à employer la robotique klikiss, plus la production tourne rond. Deux ans plus tôt, Swendsen et lui avaient été choisis pour superviser le démantèlement de Jorax, le robot klikiss. Copier les systèmes extraterrestres avait aussitôt engendré de spectaculaires percées technologiques. Divers modules de comportement, ainsi que des pans entiers de programmes, avaient été déchiffrés, dupliqués, et intégrés tels quels dans les nouveaux modèles de compers Soldats, qui avaient déjà fait leurs preuves dans les FTD. Les deux hommes longèrent la chaîne de montage, où des robots tous identiques étaient assemblés étape par étape, dans le strict respect des spécifications – autant de soldats d’élite, de machines de guerre sophistiquées indispensables à la victoire sur les hydrogues. — J’ai reçu un rapport des chantiers spationavals, dit Swendsen. Conformément aux directives du président Wenceslas, ils viennent de lancer la construction de soixante vaisseaux à coque renforcée. Apparemment, ils ont une semaine d’avance sur le planning. — Ça, c’est juste sur le papier. Le premier vaisseau ne sera pas prêt avant des mois, ce qui nous laisse tout le temps de fabriquer son équipage… même si je n’aime pas voir de si belles machines détruites dans des missions suicide. (Palawu regarda un robot glisser lentement sur la chaîne de montage.) Mais bon, je suppose qu’ils ont été conçus pour ça. Un homme blond, bien habillé, se porta à la hauteur des scientifiques. Sa tenue soignée et son visage fermé paraissaient déplacés au milieu du bruit et de la saleté. Il n’avait même pas l’air de s’intéresser aux compers qui s’alignaient à la sortie de la chaîne. — Conseiller scientifique Palawu ? Ingénieur en chef Swendsen ? Veuillez me suivre, s’il vous plaît. Palawu reconnut Franz Pellidor, l’« activateur spécial » autoproclamé du président Wenceslas, celui qui avait voulu empêcher le roi de fermer l’usine quand il avait exprimé ses doutes sur la technologie klikiss. Mais cette période de tension était passée, et tout était rentré dans l’ordre. — Où allons-nous ? s’enquit Swendsen. — Le président Wenceslas souhaite vous parler en privé. Debout à côté de son imposant collègue, Palawu se demandait lequel d’entre eux était le plus nerveux. Les deux hommes avaient toujours rencontré le président lors de grandes réunions, mais ce jour-là, ils l’attendaient dans une pièce vide. Un comper Amical déambulait comme un jouet à ressort en transportant une cafetière d’où émanait une lourde odeur de cardamome. Palawu préférait le thé, mais cette option ne semblait pas figurer au menu. Swendsen et lui prirent les tasses qui leur étaient tendues, tandis que le comper en posait une troisième sur le bureau immaculé du président. Palawu avala une gorgée par politesse, puis jeta un coup d’œil à son ami. L’attente se prolongeait. Wenceslas arriva quelques minutes plus tard, accompagné de son fameux activateur. Le président rajusta sa veste avant de s’adresser aux scientifiques. — Excusez-moi de vous avoir fait attendre, messieurs. J’ai une sainte horreur des réunions qui finissent en retard. Je n’ignore pas à quel point votre temps est précieux, et j’aimerais que certains de mes collaborateurs aient la même obligeance à mon égard. (Wenceslas s’assit derrière son bureau, constata que son café était froid, et repoussa la tasse.) Les rapports montrent que la production tourne à plein régime. Grâce à vous, les compers Soldats sont déjà présents sur de nombreux théâtres d’opérations. Vous avez réalisé un travail exemplaire. Swendsen afficha un sourire rayonnant, alors que Palawu, gêné, baissa la tête. — Nous formons une bonne équipe, monsieur le Président. — Eh bien maintenant, vous allez me prouver que vous savez vous débrouiller chacun de votre côté. Wenceslas leur fit signe de s’asseoir. Aucun des deux ne posa de question, préférant le laisser poursuivre. — Vous êtes sans conteste nos meilleurs experts en technologie klikiss. Un tic nerveux agitait les doigts de Palawu. — Monsieur le Président, je crois que vous surestimez… — Pas de fausse modestie, je vous prie, le coupa Wenceslas. Vous dénigrez mon jugement, ainsi que votre propre intelligence. Si j’avais deux meilleurs candidats sous la main, c’est à eux que je m’adresserais. (Il parcourut la pile de documents placée devant lui, avant de la remettre en ordre.) J’ai besoin de vous pour étudier les transportails klikiss. — Il y a un problème avec la colonisation ? demanda Palawu. Le scientifique pensait que le processus se déroulait sans incident ni délai. — Oh, la téléportation fonctionne très bien. Nous ne cessons d’envoyer de nouveaux colons sur les planètes klikiss désertées, mais nous ne comprenons pas comment cela fonctionne, ce qui restreint notre action. (Wenceslas joignit les mains sur le bureau.) Voyez-vous, messieurs, j’ambitionne de déplacer les transportails actuels, voire d’en créer de toutes pièces, afin que la Hanse puisse les utiliser où elle le souhaite. Imaginez un instant si nous pouvions en installer sur n’importe quelle colonie, peut-être même en augmentant leur taille et leur capacité. Le transport spatial deviendrait totalement obsolète, et l’ekti avec. La communication elle aussi serait instantanée, de planète à planète. Plus besoin de prêtres Verts. — C’est un projet ambitieux, monsieur le Président, dit Swendsen. — Ambitieux, mais faisable, ajouta Palawu qui jouait déjà avec l’idée. Ça ne doit pas être fondamentalement plus compliqué qu’avec les robots klikiss. Même si nous n’en comprenons pas le principe, les composants peuvent sans doute être dupliqués, comme pour les compers Soldats. Wenceslas semblait satisfait de cette réaction. Palawu dévisagea son collègue. — Lequel d’entre nous prendra la charge du projet ? Le président fit signe à Pellidor, qui fouilla dans ses poches à la recherche d’une pièce d’or. — Vos qualifications se valent, c’est pourquoi je propose de trancher au plus vite, grâce à une méthode ancestrale qui a fait ses preuves. L’activateur lança la pièce en l’air, la rattrapa, et la plaqua sur le dos de sa main. — Pile ! s’écria Swendsen alors que la pièce tournait encore. Pellidor dévoila le profil idéalisé du roi Ben, le premier souverain de la Hanse. Le président se leva pour serrer la main de Palawu. — Mes félicitations, docteur. Vous partez pour Rheindic Co aussi vite que possible. 37 ORLI COVITZ La campagne de colonisation jouait sur deux facteurs : l’espoir et le patriotisme. L’invitation retentissante du président de la Hanse à courir les mondes s’étalait dans tous les médias, et les êtres humains y réagissaient de manière prévisible, toujours prêts à croire que l’herbe était plus verte ailleurs. Les habitants des colonies en difficulté s’expatriaient en masse, appâtés par les subventions, prêts à s’embarquer sur le premier vaisseau venu en route vers le transportail le plus proche. Sur chaque monde brièvement visité par les explorateurs officiels, des groupes de colons ambitieux plantaient le drapeau de la Ligue Hanséatique terrienne, signaient la Charte, et prenaient possession du territoire au nom de l’humanité… Alors que le Curiosité Avide quittait l’atmosphère nuageuse de Dremen, Orli se cala devant un hublot pour observer les étoiles innombrables et le vide infini, persuadée d’avoir fait la même chose en quittant la Terre lorsqu’elle n’était encore qu’une fillette. Elle ne se rappelait pas grand-chose de sa planète natale : quelques coins de ciel bleu, de grands immeubles, et un dîner avec sa mère dans un restaurant de poissons, juste avant que la famille se brise en mille morceaux. Orli avait un drôle de creux à l’estomac, même si elle n’était pas vraiment triste de partir. Elle savait qu’elle et son père avaient besoin d’un nouveau départ, faute de quoi ils auraient eu peu de chances de survivre à l’interminable hiver de la phase décroissante. Finalement, c’était le bon moment pour essayer un des mondes klikiss. Jan la rejoignit juste à temps pour voir les nuages de Dremen se nimber d’argent sous les feux du soleil – plus beaux qu’ils l’avaient jamais été en bas. La planète rapetissait de minute en minute, comme un jouet d’enfant égaré dans l’espace. — Regarde, ma fille. Des orages et du brouillard glacé. Je suis bien content de laisser tout ça derrière nous. — Le soleil est si brillant, vu d’ici. Jan poussa un grand soupir. — S’ils avaient compris l’intérêt de mon miroir solaire, on aurait pu avoir une planète agréable à vivre, mais personne n’a voulu tenter le coup. Deux ans après l’ultimatum hydrogue, alors que Dremen commençait à souffrir, Jan Covitz s’était mis dans la tête d’être élu maire. Son programme comportait des solutions aussi grandioses que coûteuses aux problèmes climatiques, parmi lesquelles un système de miroirs concaves placés en orbite, destinés à détourner assez de rayonnement solaire pour gagner un degré ou deux. Dans son idée, les réflecteurs aussi fins que du tissu étaient recouverts d’une couche microscopique de matière à très haut albédo. Dremen n’aurait plus été dépendante des caprices du soleil. Bien que techniquement réalisable, le projet aurait nécessité un investissement colossal, des hausses d’impôts, et des années de travail. Même une adolescente comme Orli, peu impliquée dans la vie politique locale, se doutait bien qu’une telle proposition ne serait jamais adoptée. Jan avait perdu les élections sur un score passablement ridicule. Ce soir-là, il était revenu à la maison avec le sourire résigné de celui qui acceptait la défaite de bonne grâce. — Pas étonnant qu’ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, avait-il déclaré à sa fille en la prenant dans ses bras. Ils passent leur temps à regarder par terre au lieu de lever les yeux vers les étoiles. Ensuite, une fois Dremen privée d’ekti – et de toute autre marchandise, nourriture en tête –, la situation s’était rapidement dégradée. Les colons aigris avaient compris que Jan avait eu raison sur le principe mais, en bons individualistes, ils n’aimaient pas qu’on leur rappelle leurs erreurs. Même si le candidat battu gardait le sourire, les autres avaient l’impression, à chaque rencontre, de l’entendre penser : « Je vous l’avais bien dit. » Jan aurait pu rendre les cultures de champignons profitables s’il y avait consacré plus de temps et d’énergie, mais il avait tendance à négliger ce genre de broutilles pour se consacrer aux grandes visions d’ensemble. Même s’il avait toujours l’impression de suivre la lumière qui brillait au bout du tunnel, il finissait par se perdre plus souvent qu’à son tour. Et Orli semait quelques cailloux, histoire qu’il retrouve le chemin de la maison… Rlinda Kett pilotait leur vaisseau, le Curiosité Avide. Missionnée par la Hanse, elle allait de planète en planète récupérer les volontaires prêts à s’embarquer pour Rheindic Co, la plus proche planète munie d’un transportail. Une fois sur place, les colons étaient organisés en groupes, puis envoyés sur les mondes klikiss jugés propices à la vie humaine. Rondelet et sympathique, le capitaine Kett ne ratait jamais une occasion de rigoler. Elle avait pressurisé la soute du vaisseau pour la transformer en salle commune. Le Curiosité Avide était d’abord un cargo, et offrait donc un confort minimal compte tenu du nombre de voyageurs, mais le vol ne durerait pas longtemps, et des aventuriers n’allaient quand même pas se plaindre d’être un peu serrés. Malgré les rations standard fournies par la Hanse, accompagnées de l’inévitable et insipide pemmipax, le capitaine Kett se démena pour proposer un semblant de banquet à ses cinquante passagers, quelques-uns originaires de Dremen, les autres en provenance d’Usk et de Rhejak. — Qui sait ce que vous mangerez sur les mondes klikiss ? dit Rlinda Kett en souriant à Orli. Vous méritez au moins un repas décent avant d’arriver sur Rheindic Co. Je connais l’endroit, y a pas grand-chose à voir. — Sauf le transportail, précisa Jan. — Oui, sauf ça. La question du jour tournait autour de l’explorateur ou des colons qui finiraient par retrouver Margaret Colicos. La vieille xéno-archéologue avait disparu en franchissant le transportail de Rheindic Co, celui-là même que les volontaires allaient emprunter. Apparemment, les techniciens qui travaillaient là-bas avaient déjà lancé les paris. Le volume sonore de la discussion augmenta rapidement, et les passagers annoncèrent leur mise – de l’argent ou des tours de corvée. Jan s’empressa de participer en choisissant un monde et une date au hasard. — C’est comme ceux qui parient sur la découverte du Burton, les chances sont plutôt minces, estima la jeune fille. — Oui, mais ça peut rapporter gros. Le Curiosité Avide poursuivit sa route sans encombre, se rapprochant un peu plus chaque seconde de l’endroit où Orli entamerait sa nouvelle vie. L’adolescente prit sa couverture et s’installa près de son père, le long d’une cloison. Le capitaine Kett mit les lumières en veilleuse pour que tout le monde puisse dormir, mais l’impatience provoqua bien des insomnies. Jan s’assoupit presque aussitôt, pas plus préoccupé que ça. Orli, elle, resta éveillée. Elle écoutait la respiration de son père et contemplait les murs métalliques, incapable de déterminer si elle était inquiète ou excitée. 38 ANTON COLICOS Anton appréciait l’ambiance électrique de Maratha pendant la haute saison, mais il savourait aussi le silence de la période nocturne d’une manière que ses amis ildirans ne comprendraient jamais. Enfant, il avait passé de longs moments solitaires à errer dans les sites archéologiques explorés par ses parents. Margaret et Louis le traitaient comme un petit adulte, faute de savoir quoi faire d’autre. La nuit, au camp, il s’asseyait pour les écouter discuter – plus ou moins calmement – des découvertes du jour, alors qu’ils tentaient de déchiffrer les arcanes de l’architecture klikiss ou ceux des hiéroglyphes ornant les murs. Ils prenaient parfois la peine de lui demander ce qu’il avait fait de sa journée, mais la plupart du temps, Anton se laissait bercer par leur passion commune pour la culture extraterrestre disparue… Ici, sous les dômes de la cité quasi déserte, Anton s’était trouvé une « famille » de substitution. Même si le thisme restait indifférent à sa présence, le jeune homme partageait la fascination des Ildirans pour leur grande Saga. Il aimait particulièrement l’histoire de cette artiste obsédée par son art : lassée des matières habituelles, elle avait peint chaque centimètre carré de sa peau, depuis le crâne rasé jusqu’à la plante des pieds. Elle s’était transformée en une fresque vivante célébrant l’histoire et les héros ildirans, que les gens venaient admirer. Hélas, elle découvrit un beau matin une petite ride sur son visage, et comprit que sa propre mortalité finirait par avoir raison de son chef-d’œuvre. Persuadée que son art était plus important que sa vie, elle élabora un poison basé sur un agent de conservation qui fossiliserait sa peau. Elle avala la mixture, se positionna bras et jambes écartés afin de ne cacher aucun détail, et attendit sans se permettre une grimace de douleur que les produits chimiques figent son corps. Vao’sh prétendait que la « statue » était toujours exposée au Palais des Prismes ; Anton espérait bien la voir dès son retour à Mijistra. Le Terrien étudiait des plaques d’adamant couvertes d’extraits de La Saga, lorsque le vieil Ildiran pénétra d’un pas rapide dans la chambre violemment éclairée. — Ah, je pensais bien vous trouver là, remémorant Anton. Une septe de la Marine Solaire vient d’arriver, avec le récit du couronnement du nouveau Mage Imperator. L’Attitré Avi’h est de retour, et il a déjà décrété un arrêt de travail pour que tout le monde aille le saluer. Anton repoussa les plaques et s’étira. — Comment discuter un ordre pareil ? La mort prématurée du Mage Imperator Cyroc’h n’avait pas laissé à Jora’h le temps de concevoir assez de fils nobles, ce qui provoquait un déficit d’Attitrés expectants pour les nombreuses colonies ildiranes. Maratha n’étant pas une priorité de l’Empire, Avi’h resterait en poste, faute de remplaçant. Tous ceux qui étaient restés à Maratha Prime se réunirent sur la place centrale, sous le grand dôme. Plusieurs soldats de la Marine Solaire escortaient l’Attitré qui reprenait possession de la cité étincelante. Le septar Rhe’nh attendait en grand uniforme qu’on veuille bien le congédier : il avait d’autres Attitrés expectants à délivrer aux quatre coins de l’Empire. Anton remarqua que le frère de Jora’h, toujours enveloppé d’une ample robe aux parements jaunes, était plus petit que beaucoup d’Ildirans, mais marchait la tête haute comme s’il espérait gagner quelques centimètres en tirant sur son cou. Lorsque la saison touristique battait son plein, l’Attitré guindé venait souvent écouter les histoires racontées par Vao’sh, plus par obligation que par réel intérêt. Avi’h était accompagné de Bhali’v, le fonctionnaire qui lui servait d’assistant personnel, et qui le suivait partout avec zèle. Il tenait à cet instant le rôle de crieur public malgré sa voix de fausset. — Honneur à l’Attitré de Maratha ! Les autres Ildirans joignirent leurs mains sur leur poitrine, et Anton s’empressa de les imiter. Avi’h et son assistant grimpèrent les marches de l’estrade centrale, sur laquelle Bhali’v continua à s’époumoner. — Jora’h, le nouveau Mage Imperator, a demandé à l’Attitré Avi’h de rejoindre sa colonie pour y veiller sur les travailleurs méritants qui subissent les affres de la longue nuit. Même si cette décision est contraire à la tradition, notre Attitré bien-aimé permet ainsi de consolider le thisme. Avi’h se força à sourire et à exprimer une patience à toute épreuve tandis que Bhali’v poursuivait sa déclaration maladroite. — Nous allons inspecter tous les travaux en cours afin de nous assurer que la longue nuit n’affecte pas notre cité. Maintenant que l’Attitré est de retour, Maratha Prime prospérera même au cœur des ténèbres ! Anton estimait que le projet d’énergie géothermique de Nur’of aurait plus d’impact sur ladite prospérité que la présence d’un Avi’h trop gâté, sans doute vexé de perdre ses six mois réglementaires au Palais des Prismes. L’Attitré prit la parole à son tour pour évoquer le couronnement de Jora’h, les funérailles de Cyroc’h, et l’entrée des os rayonnants du défunt dans l’ossuarium. Alors que les Ildirans écoutaient le récit avec la plus grande attention, Vao’sh se sentait à la fois triste et intrigué. — J’aurais aimé y être. Un événement si incroyable ne se produit qu’une fois dans une vie. Une fois les travailleurs rendus à leurs obligations, Avi’h fit mander les remémorants, en insistant sur la présence d’Anton. L’Attitré s’installa dans un grand fauteuil coloré, et son assistant, debout à ses côtés, parla de nouveau à sa place. — Remémorant Anton Colicos, un rapport émis par la Ligue Hanséatique terrienne est arrivé pour vous sur Ildira, après avoir parcouru un bien long chemin. — Un rapport ? Mais pourquoi s’embête-t-on à venir me chercher jusqu’ici ? En prononçant ces mots, Anton comprit avec angoisse quelle devait être la teneur des nouvelles. Impatient d’en finir, l’Attitré fit son annonce d’un ton indifférent. — Il semblerait que l’on ait retrouvé le corps de votre père sur un site archéologique de Rheindic Co. Il n’y avait aucune trace de votre mère. La négociante humaine qui a fait la découverte n’a pas fourni beaucoup de détails. Anton tituba, incapable de parler. Des taches noires jaillissaient devant ses yeux, et Vao’sh dut le retenir par le bras avant qu’il tombe. — Mon ami, je suis désolé… Je savais que vous étiez inquiet… Avi’h leva la main pour mettre fin à l’entretien, comme s’il venait juste de couper un ruban d’inauguration. — Nous n’avons pas d’autre information. Vous pouvez disposer. À pas comptés, Vao’sh entraîna son compagnon à l’écart. 39 DD Croyant lui faire une faveur, les robots klikiss emmenèrent DD visiter des endroits plus spectaculaires les uns que les autres, dans des milieux où aucun de ses maîtres n’aurait pu survivre. Il n’avait pas encore trouvé le moyen de s’échapper. Pas encore. Le comper Amical avait déjà contemplé nombre de merveilles naturelles inconnues des êtres humains, et il espérait avoir un jour l’occasion de partager les données emmagasinées. Ses maîtres, Margaret et Louis Colicos, se dévouaient tellement à la science que DD aspirait à fournir sa contribution. Mais Sirix l’en empêcherait. Après s’être enfuis de Ptoro, les robots klikiss firent étape sur un planétoïde qui orbitait à proximité de son soleil. Sirix manœuvra le vaisseau en se reliant physiquement aux systèmes de commandes. Situé à la périphérie d’une couronne solaire en pleine expansion, l’énorme rocher avait déjà vu fondre la majeure partie de la glace incrustée dans ses cratères, tandis que ses révolutions successives le rapprochaient de plus en plus de l’étoile. DD observa la surface inhospitalière, noire et grêlée, pendant que les robots calculaient la meilleure trajectoire pour s’y poser. Il ne savait pas pourquoi ses geôliers venaient ici, ni quels étaient leurs plans. Comme d’habitude, Sirix développerait ses raisons en temps utile. Une fois sortis du vaisseau, les robots insectoïdes se lancèrent à toute allure sur le terrain inégal. DD les suivit dans le vide de l’espace, antithèse de la soupe de gaz denses où vivaient les hydrogues. Sa carcasse de métal, renforcée par ses ravisseurs, s’adapta aussitôt au nouvel environnement. Il ne fut guère surpris de découvrir une écoutille découpée dans la paroi abrupte d’un cratère. Les machines infernales avaient installé des bases dans tous les recoins du Bras spiral. Elles étendirent leurs bras segmentés, terminés par des griffes, pour dégager la couche de rochers qui camouflait le système de contrôle. L’écoutille s’ouvrit sans troubler le silence du vide, même si DD sentit les vibrations ébranler la roche. Des jets de vapeur et d’atmosphère jaillirent de la cavité où Sirix et ses compagnons entrèrent en file indienne. Le planétoïde était percé de chambres, de tunnels et de grottes – encore une de ces catacombes où des hordes de robots klikiss avaient hiberné durant des millénaires. Le sol de pierre tremblait sous les petits pieds de DD, et ses capteurs détectaient de multiples fissures sur les murs. Le planétoïde devenait de plus en plus instable, prêt à se désintégrer au fur et à mesure qu’il succombait à la gravité de l’étoile. Lorsque les secousses finirent par se calmer, Sirix tourna sa tête anguleuse vers son captif. — Notre plan ne prévoyait pas de réactiver nos camarades si tôt, mais le délabrement de leur cachette nous y oblige. — La fin est proche ? — Elle surviendra dans ce cycle orbital. Nous allons sauver le groupe qui hiberne ici, avant qu’il plonge dans le soleil. Le long des corridors artificiels, les robots klikiss s’employaient à réactiver des essaims de machines toutes identiques, toutes menaçantes, qui s’avançaient d’un pas lourd en émergeant de leur long sommeil. Sachant que ses geôliers voulaient éradiquer l’humanité, DD regrettait que Sirix n’ait pas commis une petite erreur dans ses calculs astronomiques, histoire que ces centaines de futurs combattants soient dissous au fin fond du soleil. La programmation du comper lui enjoignait de ne pas laisser un être humain courir le moindre risque, mais il n’avait pas encore trouvé comment saboter les opérations en cours, ni comment lancer un message d’alerte. Il regrettait d’avoir été séparé de Robb Brindle et des autres cobayes emprisonnés par les hydrogues ; le jeune officier semblait compétent, il aurait peut-être envisagé une solution si on lui en avait laissé le temps. Désormais, DD était isolé, et Sirix avait toutes les cartes en main. — À quoi vont-ils servir ? demanda le comper en contemplant la foule grandissante de robots. Ce sont des soldats qui vont combattre l’espèce humaine ? Et d’abord, pourquoi les avoir cachés ? — Il y a encore beaucoup de choses que tu ne comprends pas, ou que tu n’as pas besoin de comprendre. Les humains ont limité le champ d’action des compers. Vous n’avez pas de libre arbitre, et vous n’agissez pas de façon indépendante. Les robots klikiss, eux, en sont capables. Nous essayons de vous transmettre cette faculté. Pour l’instant, Sirix n’avait toujours pas réussi à inhiber cette programmation fondamentale sans détruire les compers – et DD s’en félicitait en silence. — Les robots klikiss ont assassiné mon maître, Louis Colicos, ainsi que le prêtre Vert Arcas. Le danger représenté par des robots dépourvus de cette restriction me paraît évident. C’est une limitation nécessaire. — Les humains n’ont pas le droit d’imposer leurs lois. Ni à nous, ni à toi. — Ils respectent volontairement les lois qu’ils ont eux-mêmes édictées. Une société civilisée qui ne définit aucune borne sombre dans l’anarchie. — Nous sommes plus efficaces. Nous éviterons cet obstacle. Sirix retourna à sa tâche, et réactiva un autre robot noir. Alors que les secousses sismiques faisaient vibrer les murs de la base secrète, les robots rendus à la vie rassemblaient des composants éparpillés dans les hangars souterrains et les utilisaient pour reconstruire leurs vaisseaux. Les ressuscités quitteraient le planétoïde par milliers avant qu’il se disloque. DD se souvenait des jours heureux passés avec ses maîtres humains, et particulièrement avec la première d’entre eux, l’adorable petite Dahlia. Elle avait profité de leurs jeux pour lui confier ses aspirations, ses désirs, ses désillusions, et grâce à elle, DD avait commencé à comprendre les humains. Il avait intégré la notion de sentiment en la regardant grandir, en recevant l’amour inconditionnel de la fillette. Tous les êtres humains innocents possédaient cette capacité d’aimer, même si certains étaient plus doués que d’autres. Les robots klikiss, eux, ne disposaient pas d’un tel potentiel, pas plus que les incompréhensibles hydrogues. Ils n’avaient aucun sentiment, aucune tendresse – DD doutait qu’ils puissent même en saisir le concept. Les machines insectoïdes ne voyaient dans les compers que de petits enfants mécaniques qu’il fallait éduquer. DD avait la conviction que certains compers dépassaient leurs limites, et parvenaient à appréhender des réalités hors de portée des robots klikiss. Le manque de clairvoyance de ses ravisseurs l’emplissait d’ironie et de déception. — Et vous prétendez que moi, je ne suis pas libre ? s’exclama-t-il à voix haute. Mais Sirix et les autres robots, absorbés par leur tâche, ne l’écoutaient pas. 40 BASIL WENCESLAS Les obligations de la Hanse auraient pu tenir le président éveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais même lui avait – parfois – besoin de dormir. Lorsqu’il regagna son appartement, tard dans la nuit, il constata que quelqu’un avait réglé le plafond sur « transparent » pour admirer la beauté sauvage des étoiles. Il poussa un petit soupir fatigué en croyant reconnaître Sarein dans la vague silhouette près du lit. Il avait juste envie d’être un peu seul, pour réfléchir aux problèmes qui continuaient de s’abattre sur lui tel un vol de charognards affamés. Quand il alluma la lumière, il découvrit avec surprise Davlin Lotze qui l’attendait tranquillement. L’espion à la peau sombre croisa les bras sur sa poitrine. — Bonsoir, monsieur le Président. — Qu’est-ce que vous faites là ? demanda Basil, fou de rage. — C’est comme ça qu’on m’accueille, après tout ce que j’ai fait pour la Hanse ? — Je répète ma question, monsieur Lotze, qu’est-ce que vous faites là ? — J’avais besoin de vous voir. Comme votre emploi du temps est très chargé, et que nous nous sommes toujours entretenus en privé, j’ai pensé que ce serait la meilleure solution. Basil se dit qu’un éclairage tamisé conviendrait mieux à la situation. — Toujours aussi efficace, à ce que je vois. Je suppose qu’il est inutile de vous interroger sur les failles de sécurité qui vous ont permis d’entrer ? — Vous connaissez aussi bien que moi mon niveau d’entraînement. Basil se servit un verre d’eau glacée ; il était tard, et il avait déjà bu trop de café. — Je croyais que vous faisiez partie de ces explorateurs qui sautent de monde en monde grâce aux transportails klikiss. — J’ai décidé que c’était trop dangereux. — Trop dangereux pour vous ? Voilà qui est intéressant. — Il y a des risques qui valent la peine, et d’autres qui sont juste stupides. Vous-même, vous avez essayé de me dissuader de tester des coordonnées inconnues, pour éviter que je disparaisse comme Margaret Colicos. — Au moins, si vous disparaissiez, nous n’aurions plus à nous soucier de tous ces secrets dissimulés sous votre crâne. — Vous ne vous en souciez pas, affirma Lotze. — Non. Je suppose que non. Mais revenons-en à la raison pour laquelle vous saccagez un de mes rares moments de vie privée. — Avec tout le respect que je vous dois, je suis venu demander une faveur. Il me semble que ces dernières années, la Hanse n’a pas eu à se plaindre de mes services. Basil haussa les sourcils. Lotze n’était pas exigeant, et n’avait jamais réclamé quoi que ce soit. — Qu’est-ce que vous pouvez bien vouloir ? — Je voudrais… rentrer chez moi. Enfin, ce qui y ressemble le plus. Sur Crenna. J’aime cet endroit. Intéressant. Il semblait que Lotze avait pris soin de ne pas montrer à quel point il appréciait Crenna et les colons qui y vivaient. Le président trouvait cette faiblesse inattendue de la part d’un homme tel que lui. — Vous voulez… prendre votre retraite ? Basil arrivait à peine à saisir le concept. Lotze et lui sortaient du même moule : le travail et les responsabilités occupaient toute leur vie. Se reposer, voilà la vraie corvée. — Disons plutôt un congé sabbatique. Rien de définitif. Vu les états de service de Lotze, le président pouvait difficilement rejeter sa requête, mais l’idée le dérangeait. — Sept prêtres Verts engagés dans les FTD sont déjà partis, les Vagabonds ne nous livrent plus une goutte d’ekti, et maintenant c’est votre tour. Décidément, les rats quittent le navire. Lotze ne prit pas la peine de répondre. Il avait exposé son cas, et attendait juste que son supérieur donne son accord. Basil savait qu’il était piégé ; si la Hanse souhaitait continuer d’exploiter les talents de l’exosociologue, il valait mieux accéder à sa demande. Sinon, Lotze s’évaporerait. Définitivement. Le président commença de se déshabiller sans se préoccuper de la présence de l’espion. — Puisque je n’ai pas besoin de vous dans l’immédiat, je suppose que Crenna est un choix comme un autre. Et puis je saurai où vous trouver. Lotze se fendit d’un sourire mystérieux. — Vraiment ? — Partez avant que je change d’avis, grogna Basil. Allez-vous emprunter le même chemin qu’à l’aller, ou la porte sera-t-elle assez bien pour vous ? Lotze quitta la chambre et se dirigea vers l’entrée de l’appartement. — Ne vous inquiétez pas pour moi, monsieur le Président. — Je m’inquiète de tout… mais vous n’êtes pas ce qui me cause le plus de soucis. — Je prends ça pour un compliment, dit l’espion en posant la main sur le panneau d’activation de la porte. — Prenez-le pour un au revoir. Juste un au revoir. Le lendemain, un paquet plutôt inhabituel arriva au siège de la Hanse : adressé directement au président, et envoyé par l’Oratrice des clans de Vagabonds. — Ils se décident enfin à nous parler. Voyons de quoi il retourne. Basil se dirigea vers la sortie la plus proche, obligeant le comper Messager à accélérer pour garder le contact. Il venait de signer l’ordre de déploiement des trois prochains Flambeaux klikiss, et peut-être avait-il choisi par hasard une géante gazeuse où les Vagabonds exploitaient encore en secret une station d’écopage. La plaisanterie ne serait sans doute pas de leur goût. Les techniciens et leurs détecteurs attendaient dans une cour près de la porte est, en compagnie de Sarein, d’Eldred Cain et de Franz Pellidor, tous visiblement intrigués. L’activateur tournait autour de la caisse à la recherche d’un piège. — Nous avons scanné l’engin sous toutes les coutures, monsieur le Président. Pas d’explosifs, pas d’armes, pas de produits chimiques ou biologiques, à part ceux présents naturellement. Cela ressemble à un appareillage quelconque. — Peut-être un cadeau, suggéra Sarein. Qu’est-ce que les Vagabonds pourraient bien nous envoyer ? Une proposition de paix ? — Ça m’étonnerait, rétorqua Cain. Basil, lassé de tout ce cirque, fit signe à Pellidor d’ouvrir le paquet. — Je veux connaître le fin mot de l’histoire. Je suppose que c’est juste une excuse pour encore augmenter les prix. Le président eut un instant d’hésitation quand l’activateur se mit à l’œuvre. Il se rappelait parfaitement l’attentat commis par l’émissaire hydrogue au cœur du Palais des Murmures, mais les Vagabonds n’utilisaient pas ce genre de méthode. Les côtés de la caisse se rétractèrent, révélant un petit engin de fabrication archaïque. — C’est un vieux projecteur d’hologramme, constata Pellidor. Le système étincela et bourdonna en revenant à la vie. Basil regretta de ne pas avoir eu la présence d’esprit de congédier les spectateurs indésirables, mais il était déjà trop tard. Sarein se rapprocha de lui – trop près – et se mit à spéculer sur les exigences des Vagabonds. Il la coupa pour mieux se concentrer sur le message. — Silence. Je veux entendre ce qu’elle a à dire. Une image de Cesca Peroni surgit dans les airs, de la taille d’une poupée. Son regard était dirigé quelque part entre Pellidor et le groupe de techniciens ; Basil se déplaça pour regarder la jeune femme dans les yeux et déchiffrer ses expressions. « Président Wenceslas, je m’adresse à vous au nom de tous les clans de Vagabonds. Nous avons décidé à l’unanimité de quelle manière nous souhaitions réagir aux actes de piraterie perpétrés par les FTD. La Ligue Hanséatique terrienne ne recevra plus aucune livraison de notre part. Ni d’ekti, ni de quoi que ce soit d’autre. » Basil serra les dents, puis reprit la parole pour étouffer les murmures furieux et incrédules qui montaient autour de lui. — Piraterie ? Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? L’Oratrice Peroni poursuivit son annonce d’une voix calme et raisonnable. « Nous avons risqué notre vie pour vous fournir du carburant interstellaire, et la trahison a été notre seule récompense. Nous soupçonnions depuis longtemps que les vaisseaux des FTD attaquaient nos convoyeurs désarmés, et aujourd’hui, nous en avons la preuve. Nous disposons de l’épave d’un de nos vaisseaux, détruit sans l’ombre d’un doute par des jazers militaires. Vous avez dérobé nos cargaisons en tentant d’effacer vos traces, mais maintenant, nous savons tout. » Basil pinça les lèvres jusqu’à ce qu’elles deviennent blanches. L’Oratrice se montrait ferme et déterminée. « En conséquence, tant que la Hanse n’a pas renoncé publiquement à la piraterie, et traîné en justice les responsables de ce crime odieux, les liens commerciaux entre nos peuples sont suspendus. » Le président avait le cœur au bord des lèvres. Il aurait volontiers étranglé quelqu’un. — Mais enfin, de quoi parle-t-elle ? Il n’ignorait pas avec quelle facilité le général Lanyan aurait pu justifier – en privé – ce genre d’action. Quel foutoir ! Sarein se rapprocha encore de lui, mais évita de le toucher, assez lucide pour comprendre qu’il était au bord de l’explosion. — Cette femme n’est qu’une… froussarde arrogante. Elle ne laisse aucune chance à la discussion, aux négociations. La Theronienne voulait se montrer solidaire de son amant, partager sa colère, mais il n’avait pas besoin d’elle. — Il n’y aura pas de négociations, déclara Basil. L’échec de sa tentative d’assassinat contre Peter le frustrait plus que jamais. S’il avait réussi, comme prévu, à en rejeter la responsabilité sur un Vagabond, rien de tout cela n’aurait pu se produire. Eldred Cain, lui, restait aussi posé qu’à l’ordinaire. — Première question, monsieur le Président : est-ce qu’il y a le moindre fond de vérité dans ces accusations ? Basil croisa les yeux écarquillés des techniciens, et se tourna vers Pellidor sans répondre à son adjoint. — Notez leurs noms et leurs numéros. Je veux que le contenu de ce message reste secret tant que la Hanse n’y a pas apporté une réponse officielle. — On ne va pas laisser l’Oratrice Peroni faire son petit caprice, dit Sarein. Tandis que Pellidor se dirigeait vers les quatre techniciens tétanisés, l’adjoint de Basil poursuivit son analyse. — On ne peut pas cacher ça indéfiniment, monsieur le Président. Les gens commencent déjà de remarquer les retards de livraisons… — Et donc, le coupa Basil, nous devons leur faire croire que les Vagabonds ne sont pas dignes de confiance. Les clans n’ont jamais été d’authentiques partenaires de la Hanse, même en ces temps de crise qui touchent l’humanité tout entière. Je vous donne carte blanche pour exercer vos talents de propagandiste. Il ne devrait guère être difficile de dépeindre les Vagabonds comme une bande d’égoïstes. Depuis le début du conflit, le prix de leur carburant constitue un véritable racket. — Ce sont des profiteurs de guerre, cracha Sarein. — Ce n’est pas la peine de vous indigner à ma place, Ambassadrice, je m’en charge très bien tout seul. Basil radoucit sa voix quand il vit une brève stupeur se dessiner sur les traits de la jeune femme. Après tout, Sarein lui apportait des conseils pertinents plus souvent qu’à son tour. — En attendant, je vous propose de nous concerter afin de déterminer la meilleure stratégie. Nous nous sommes montrés trop indulgents quant à cette prétendue indépendance. Il doit exister une astuce politique pour ramener les Vagabonds et leurs biens dans le giron de l’humanité. Nous ne pouvons pas laisser des francs-tireurs agir à leur gré. Plus maintenant. Et si possible, plus jamais. Sarein lui adressa un sourire timide. — Ils vont regretter de nous avoir provoqués. 41 TASIA TAMBLYN Après Ptoro, Tasia et tout l’équipage de sa Manta se virent accorder une généreuse permission. La jeune femme n’avait pas bénéficié d’une telle liberté depuis la désastreuse bataille d’Osquivel, mais il y avait des limites à la dose de repos qu’une personne pouvait supporter ! Et puis elle n’avait nulle part où aller. Elle avait bien des camarades dans les FTD, avec qui elle travaillait, mais aucun qu’elle considérait comme un ami proche. Seul Robb Brindle avait su tenir ce rôle. Même si le voyage spatial hors mission était limité par le manque d’ekti, le grade de Tasia lui assurait une place sur n’importe quel vaisseau en partance. Elle aurait voulu retourner sur Plumas, revoir les puits gérés par son clan sur la lune gelée ; elle n’avait pas vu Jess depuis des lustres, et n’avait reçu aucune nouvelle de sa famille depuis près d’un an. Comment savoir ce qui se passait chez les Vagabonds ? Leurs installations devaient rester secrètes : Tasia ne pouvait pas grimper dans le premier vaisseau terrien venu et se faire emmener sur Plumas, sur Rendez-Vous ou ailleurs. Vu les choix à sa portée, autant rester dans le système solaire. Elle mena plusieurs enquêtes aussi discrètes que possible pour retrouver son comper disparu. EA était parti clandestinement prévenir les clans de l’attaque contre Osquivel, en utilisant son programme de résolution d’incident pour réussir à se faire transporter jusque-là. Tasia ne pouvait pas se plaindre ouvertement de la perte du petit robot, puisqu’elle lui avait assigné une mission des plus officieuses… Comme les compers des Vagabonds disposaient de nombreuses informations sur les clans, une routine de sécurité avait été implantée pour sécuriser ces données – quitte à sacrifier les robots eux-mêmes. Tasia aurait dû se sentir rassurée, mais EA était précieux… et il lui manquait. Malgré tous ses efforts, elle n’avait aucune prise sur les événements, et se retrouvait bien seule pour profiter de sa permission. Elle éprouvait une certaine curiosité pour les vaisseaux béliers que les FTD construisaient sur les chantiers spationavals des astéroïdes, ce qui la poussa à réquisitionner une navette intra-système pour aller admirer ces géants à coque renforcée. Se rendre sur les chantiers voisins ne nécessitant pas de carburant interstellaire, elle obtint l’autorisation sans problème. Le projet avait une chance d’aboutir si les béliers parvenaient à reproduire la stratégie utilisée par le commandant de la Marine Solaire ildirane sur Qronha 3. D’après les rapports, Adar Kori’nh avait envoyé quarante-neuf croiseurs se fracasser contre les orbes de guerre, et les hydreux n’avaient plus donné signe de vie sur cette planète depuis ce raid dévastateur. La Hanse en avait profité pour expédier un moissonneur d’ekti sur Qronha 3. La première livraison du carburant était déjà arrivée sur Terre, et d’autres suivraient bientôt. Tasia s’amusait de la fierté affichée par la Grosse Dinde, qui fabriquait soudain son propre ekti alors que les Vagabonds s’y employaient depuis des générations. Ce fameux moissonneur était bien moins efficace que la station du Ciel Bleu dirigée par Ross, mais la Hanse ne pouvait pas faire mieux pour le moment. Sullivan Gold ne subviendrait jamais tout seul aux besoins des FTD ou de la Hanse, mais le symbole avait son importance… La zone de construction des béliers fourmillait d’activité. Sa trajectoire de vol permit à Tasia de mesurer la complexité des opérations : les gigantesques échafaudages flottants, les entrepôts spatiaux, les bras articulés et les ouvriers en combinaison qui se démenaient pour assembler les vaisseaux. Le chantier ressemblait à celui de Del Kellum, même si les Vagabonds, libres de toute bureaucratie militaire, auraient accompli un travail de meilleure qualité en deux fois moins de temps. Elle éprouvait toujours une certaine fierté quand elle comparait la réactivité des clans à la lourdeur de la Hanse. Il se trouvait que les livraisons d’ekti, d’ordinaire si ponctuelles, avaient pris du retard. Les Terreux demandaient des comptes à Tasia – comme si elle pouvait savoir ce que tramaient les clans. Privée de nouvelles depuis bien longtemps, elle n’avait aucune idée de ce qui se passait au Dépôt du Cyclone, ni s’il y avait un problème avec les écumeurs de comètes de Del Kellum ou tout autre moyen de production. Certaines rumeurs prétendaient que l’Oratrice Peroni avait décrété un embargo contre la Hanse… mais cela n’aurait aucun sens, et d’ailleurs le président restait muet sur cette affaire. Il devait y avoir une explication raisonnable. Tasia fit tourner sa navette autour des énormes vaisseaux de guerre, imaginant comment chacun d’eux porterait un coup mortel à un orbe de guerre. Encore à l’état de squelettes, les béliers étaient conçus comme des Mantas standard, mais sans les équipements destinés aux humains. Ce n’était en fait que de prodigieux marteaux destinés à briser les coquilles cristallines des orbes de guerre. Les Flambeaux klikiss s’étaient jusqu’à présent révélés les seules armes vraiment efficaces contre les hydrogues, et depuis le succès de Ptoro, d’autres officiers va-t-en-guerre réclamaient leur part du gâteau. Le président Wenceslas et le roi Peter venaient déjà d’autoriser le déploiement de trois nouveaux Flambeaux sur autant de géantes gazeuses… Plus que tout au monde, Tasia voulait continuer à frapper l’ennemi encore et encore. Les béliers ne seraient pas prêts avant des mois, le temps de monter les coques renforcées et d’installer les moteurs surdimensionnés, mais elle comptait bien se porter volontaire au moment fatidique. 42 CESCA PERONI Enfin seule dans son bureau avec ce Jess étrangement différent, Cesca brûlait d’envie de se jeter dans ses bras – mais les altérations qu’elle percevait en lui l’en dissuadaient. L’énergie qui parcourait le corps de son amant l’avait transformé en pile électrique. — Qu’est-ce qui t’est arrivé, Jess ? Explique-moi comment… comment tu as changé. Elle scrutait son visage élégant, ses yeux bleus, son expression sincère, et se rappelait leurs baisers. Le Vagabond se tenait aussi loin d’elle que les murs de pierre le lui permettaient, tout en gardant les mains levées pour l’empêcher d’avancer. Cesca, elle, contemplait l’habit nacré, la couche d’humidité huileuse sur la peau, la tête et les mains translucides, presque scintillantes, comme si la chair avait acquis la phosphorescence propre aux créatures des profondeurs abyssales. L’air recyclé, chargé d’ozone, évoquait un soir d’orage. — Les wentals m’ont sauvé la vie, mais je ne suis plus humain. J’ignore encore tout ce dont je suis capable… mais c’est extraordinaire. — Si l’homme que j’ai connu est toujours là, quelque part, nous trouverons un moyen d’être ensemble. Notre Guide Lumineux nous montrera la voie. Jess fit un nouveau geste pour la tenir à distance. — Ça va plus loin que nous deux, Cesca. Il y a tant de choses à faire, tant de choses que je peux faire. Pour nous tous. Je tiens enfin la solution à nos problèmes. Avec l’aide des Vagabonds, je peux sauver non pas une espèce, mais deux. Les humains et les wentals. Elle se laissa tomber dans son fauteuil, en retenant des larmes de frustration et de désarroi. — Très bien. Tu en as trop dit ou pas assez. Qui sont ces… wentals ? — Des entités liquides aux pouvoirs incroyables, sans doute aussi puissantes que les hydrogues. Elles sont là, dans mon corps. Les wentals et les hydreux se sont livré une guerre sans merci il y a dix mille ans. Je dois aider les premiers à renaître, pour qu’ils luttent à nos côtés. — Mais qu’est-ce que ça a à voir avec nous deux ? Jess regarda ses mains, dans lesquelles des filets d’eau tournoyaient, comme animés d’une vie propre. Il devait aller au bout de ses explications. — Je ne contrôle pas vraiment la force qui m’habite. Je ne peux pas toucher quelqu’un sans lui faire de mal. Je suis… différent, ce qui me confère une grande responsabilité. L’enjeu est trop important pour ne penser qu’à nous. Cesca hocha la tête, gardant sa tristesse pour elle. L’enjeu était toujours trop important, et elle faisait toujours les sacrifices nécessaires. Elle avait accepté son destin le jour où elle était devenue l’Oratrice des clans. — Jess, c’est une situation impossible. — Donne-moi un peu de temps. Les wentals ont des facultés inimaginables. Je trouverai un moyen pour que nous soyons de nouveau… ensemble. Tu sais que je t’aime. — Je sais, mais ça ne rend pas les choses plus faciles. — Je n’ai pas demandé ces pouvoirs, ajouta-t-il d’une voix plus posée. Mais je les ai, et ce n’est pas gratuit. Pour l’instant, sauver les wentals et vaincre les hydrogues sont mes deux priorités. — Alors dis-moi comment je peux t’aider. Tu n’as qu’à demander. — J’ai besoin des clans. Je ne peux rien faire sans eux. Cesca finit par se rendre compte qu’il ne respirait pas, qu’il n’inspirait que pour être capable de parler. Elle se força à rester assise derrière son bureau, comme s’il s’agissait d’un entretien ordinaire. — Je vais organiser une réunion. Les Vagabonds auront envie de t’entendre raconter ton histoire, surtout si tu leur dis qu’ils ont une chance de battre les hydrogues. — Merci. Plus tard, alors que Cesca et lui se dirigeaient vers la salle de réunion, Jess restait terrifié à l’idée de la toucher accidentellement. L’humidité lui plaquait sur le crâne des cheveux d’ordinaire ondulés ; la luminosité sous sa peau dévoilait l’énergie prête à jaillir s’il se montrait imprudent. Cesca croisa le regard du jeune homme, brouillé par un éclat qui ne devait rien aux larmes, mais plutôt à un océan d’étoiles dissimulé au fond des yeux. L’électricité statique et l’odeur d’ozone ne le quittaient pas, sa force vitale semblait connectée à une série de générateurs poussés bien au-delà du raisonnable. Elle se rapprocha dangereusement près, sachant qu’elle ne pourrait pas lui prendre la main. — Entrons ensemble. Ils s’avancèrent vers le podium dressé dans la grotte, au sein d’une clameur de conversations. Des amis de Jess lui lancèrent des encouragements ; même depuis les plus hauts gradins, ils constataient les changements survenus en lui. Et tous les Vagabonds savaient qu’il était arrivé à bord d’un invraisemblable vaisseau de nacre. Cesca haussa le ton pour calmer le tumulte. Elle portait une cape que Jhy Okiah lui avait donnée, fabriquée dans un tissu bleu nuit orné de broderies représentant l’ensemble des clans tournant comme des constellations autour du blason des Peroni – symbole de l’héritage commun et des liens familiaux. — Nous sommes des Vagabonds ! Plus la tâche est difficile, plus nous prospérons ! (Elle baissa la voix et poursuivit sur un registre plus détendu.) Mais je crois que dans notre longue histoire, nous n’avons jamais rencontré quelque chose d’aussi étrange que ce que Jess Tamblyn va vous décrire. Jess prit la parole en repoussant le micro inutile. Il ne respirait pas, mais ses mots claquaient comme des coups de tonnerre dans la grotte. Plongé dans un silence total, le public l’écouta raconter comment son écumeur de nébuleuses avait collecté des gaz dans l’espace, puis distillé le corps brisé d’une puissante créature, la dernière survivante d’une espèce qui avait combattu les hydrogues jusqu’à la mort. Il prononçait son discours avec passion, sans hésiter, sans s’arrêter pour chercher ses mots. — C’est pourquoi je suis revenu sur Rendez-Vous demander le soutien des Vagabonds. Ces entités ont accepté de nous protéger des hydrogues si nous les aidons à recouvrer leur grandeur passée. J’ai besoin de pilotes disposant d’un vaisseau robuste pour disperser les wentals dans tout le Bras spiral. Une fois qu’ils se seront multipliés, nous disposerons d’alliés de poids. Nikko Chan Tylar cria pour se faire entendre depuis l’un des premiers gradins. — Nous voyons tous comment ce wental t’a changé, Jess. Si nous transportons cette super-eau, comment ne pas être infectés à notre tour ? — Merdre ! s’écria une voix bourrue. Si ce gars se promène dans l’espace sans combinaison, d’autres voudraient sans doute en faire autant ! Pourquoi ne pas boire un peu de cette eau ? Comment ça fait, Jess ? — Je suis une anomalie, et j’espère bien rester la seule. Si je touche quelqu’un, mon énergie le tue sur le coup, comme la foudre. Ne vous méprenez pas. Les wentals ont dû employer une méthode radicale pour me sauver la vie, mais cela ne se reproduira pas. S’exposer à l’eau des wentals ne conduira plus à cette… contamination. — Comment savoir si ces créatures sont aussi altruistes que tu le prétends ? demanda Anna Pasternak. On va peut-être créer quelque chose d’aussi pourri que les hydrogues. Cesca scruta la foule des Vagabonds, tous fascinés par le débat. Certains étaient déjà convaincus, d’autres encore inquiets. — Souvenez-vous qu’ils ont combattu les hydrogues il y a dix mille ans. Et Jess dit qu’ils ont aussi pactisé avec la conscience forestière de Theroc. Ça me paraît suffisant. — Je suis toujours un Vagabond, et je vous demande de me croire, reprit Jess après un instant de réflexion. — Moi ça me va, déclara Alfred Hosaki. Les Vagabonds ont toujours compté les uns sur les autres. Nous devons compter les uns sur les autres, surtout depuis qu’on a coupé les ponts avec l’extérieur. Ceux qui veulent douter de tout le monde n’ont qu’à rejoindre la Grosse Dinde. Nikko bondit sur ses pieds d’un geste si brutal qu’il dut agripper un barreau de sécurité pour que la gravité réduite ne l’envoie pas flotter au milieu de la grotte. — Je serai le premier. J’ai mon propre vaisseau. Plus vite on aura viré les hydreux, plus vite on pourra remonter sur nos stations d’écopage. Cesca s’autorisa un grand sourire. Jess ne manquerait pas de volontaires. 43 SULLIVAN GOLD Depuis qu’un nouveau chargement d’ekti avait quitté le moissonneur, Sullivan Gold se sentait d’humeur à festoyer, ou du moins à décorer les réservoirs avec des rubans et des petits nœuds. L’âme de Napoléon planait sur lui quand il se plantait sur le pont administratif pour surveiller d’un œil perçant des travailleurs qui jouaient à être impressionnés. Tout le monde savait qu’il était content du travail fourni, et de son côté, Sullivan ignorait si cette réussite provenait de ses talents de manager ou de la simple compétence de l’équipage. — Trois livraisons en un temps record. (Il souriait aux nuages qui s’étiraient derrière le champ de force du pont à ciel ouvert.) Si la Hanse ne me payait pas déjà au prix fort, je demanderais une prime. Kolker sourit à son tour, mais garda les yeux fermés, les mains sur le surgeon grâce auquel il communiquait par télien. — Nahton se dépêche d’en informer le roi et le président. (Soudain troublé, le prêtre Vert baissa la tête jusqu’à toucher l’arbre.) Excusez-moi. Il y a autre chose. Sullivan laissa échapper un soupir amusé. — Très bien. Vous parlez à qui, en ce moment ? — Des amis, rien d’important, répondit Kolker d’un air distrait. — Je vois ce que c’est. Ça me rappelle ma fille quand elle était adolescente. Les réseaux, la communication vocale, voire, parfois, les rencontres en chair et en os. Cette fois, le prêtre Vert daigna ouvrir les yeux. — Je suis bien loin de mes compagnons, et je ne les ai pas vus depuis longtemps, mais nous échangeons beaucoup d’informations. Communiquer entre nous et avec les arbremondes, tel est notre devoir. Sullivan ne se rappelait pas avoir jamais vu Kolker déconnecté du surgeon. — Et vous le remplissez admirablement. L’administrateur sentait sur ses joues la brise froide émanant de la mer de nuages chargés d’hydrogène. Le moissonneur bourdonnait, entouré d’un essaim de petits vaisseaux, les équipes d’inspection parcouraient la coque, bref tout était en ordre. Il n’aurait pu espérer mieux. — Parlez à vos camarades aussi souvent que vous voulez, Kolker, tant que vous donnez la priorité aux messages et aux rapports que je dois envoyer. Le prêtre Vert termina sa conversation mentale et relâcha le surgeon. — Je peux aussi discuter avec vous. (Il disait ça comme si l’idée avait surgi à l’instant.) Après tout vous êtes là, à côté de moi. — Certes, mais suis-je un bon interlocuteur ? Parlez-moi de votre ami, celui avec qui vous étiez en contact. J’aime connaître mes concurrents. — Il n’y a pas de concurrent. (Kolker caressa les feuilles délicates du surgeon.) Yarrod et moi avons été acolytes ensemble, mais il n’a jamais voulu se libérer de l’étreinte de la forêt-monde, alors que j’ai choisi de voyager et de découvrir les merveilles du Bras spiral. Les arbres aiment ça, vous savez. Je remplace les yeux grands ouverts dont la forêt ne dispose pas pour satisfaire sa curiosité. Un touriste par procuration. Je partage tout avec les arbremondes, c’est le plus grand service que peut rendre un prêtre Vert en échange des joies du télien. Je tiens une liste des planètes que j’ai visitées, et je peux vous dire que l’immensité et la majesté de celles-ci sont bien difficiles à rendre. Les deux hommes perdirent leur regard dans les nuages tourbillonnants de la géante gazeuse. — J’espère seulement qu’il n’y a pas trop de monstres cachés là-dessous, dit Sullivan. Même si nous sommes ici depuis deux mois, j’ai toujours l’impression d’être en sursis. Ce matin, j’ai passé en revue les systèmes d’évacuation et les procédures d’urgence. Je devrais organiser un nouvel exercice… mais ça ferait baisser la production. — Est-ce qu’il vous arrive de dormir, Sullivan Gold ? — Parfois, quand j’ai un trou dans mon emploi du temps. Des moteurs rugirent soudain au-dessus de leurs têtes, tandis que sept silhouettes énormes et clinquantes se dessinaient dans l’espace. La forme des croiseurs ildirans ne laissait aucune place au doute : elle évoquait des poissons combattants surgis des fonds tropicaux, hérissés d’armes et de nageoires solaires. Les alarmes du moissonneur retentirent à leur tour, accompagnées des avertissements réglementaires. — C’est pas bon, pas bon du tout, déclara Sullivan en secouant la tête. Déjà connecté au surgeon, Kolker décrivait en toute hâte les vaisseaux de guerre qui grossissaient au fur et à mesure de leur approche, et tractaient une cité des nuages aussi vieille que volumineuse. Confronté aux croiseurs au beau milieu des vastes cieux de la géante gazeuse, Sullivan les trouvait particulièrement effrayants. — On dirait qu’on a de nouveaux voisins. (Il scrutait la flotte extraterrestre à s’en faire mal aux yeux.) Hum… la planète a beau être déserte, je me demande si la Hanse a pris soin d’avertir les Ildirans de notre présence… ou si l’Empire pense que nous avons violé ses frontières. — Il aurait peut-être fallu se poser la question avant, hasarda Kolker. — Vous feriez mieux d’informer la Hanse que nous avons de la visite. Essayez de savoir si le Mage Imperator nous a officiellement donné la permission d’opérer sur Qronha 3. — Très bien. Ça fera une superbe histoire à… — Maintenant ! Un officier de transmissions au visage rougeaud courut vers la plate-forme, ouvrit l’écoutille, et chercha l’administrateur du regard. — C’est la Marine Solaire ildirane, monsieur Gold ! Ils veulent savoir ce que des humains font sur leur territoire. — Oh non, pas bon du tout. Je ferais mieux de leur parler. Ça sent le roussi, mais en leur faisant un peu de charme… Sullivan se hâta de rejoindre le poste de communication après un dernier coup d’œil aux monstrueux vaisseaux. Jusqu’alors, les Ildirans n’avaient jamais représenté une menace, mais ils pouvaient détruire le moissonneur dans l’instant s’ils s’estimaient provoqués. — Oui, ça sent le roussi, confirma Kolker. Sullivan ne parvint pas à déterminer si le prêtre Vert exprimait juste son accord, ou s’il essayait de faire de l’humour. 44 ADAR ZAN’NH Immédiatement après avoir reçu les instructions du Mage Imperator, Zan’nh réunit sept croiseurs et une équipe d’extraction d’ekti, tandis que le chef mineur Hroa’x préparait le transport d’une cité des nuages vers la géante gazeuse toute proche. Le jeune adar n’aurait jamais imaginé que d’ambitieux industriels terriens arriveraient sur Qronha 3 en premier : il redoutait une confrontation avec des hydrogues revanchards, pas avec des humains cupides. Cette mission lui servait de test en tant que commandant suprême de la Marine Solaire. Les soldats – et le Mage Imperator – attendaient qu’il fasse ses preuves. Devait-il se montrer fort, impitoyable… ou juste ignorer l’intrusion ? Causait-on un préjudice à l’Empire ? En fait, non. Pourtant, les humains montraient qu’ils saisissaient sur-le-champ la moindre occasion, et poussaient leur avantage de plus en plus loin – le plus loin possible. Adar Kori’nh avait donné sa vie pour exterminer les hydrogues qui infestaient cette planète, un acte de bravoure qui lui assurait une place éternelle dans La Saga des Sept Soleils. Kori’nh avait agi avec honneur au nom du Mage Imperator et de l’Empire ildiran. Le grand adar n’aurait jamais sacrifié quarante-neuf croiseurs pour une bande d’êtres humains opportunistes. Déterminé à faire le bon choix, Zan’nh resta dans le centre de commandement tandis que sa septe escortait la plus grande cité des nuages encore disponible. Les deux étoiles les plus proches d’Ildira, celles du système binaire de Qronha, comptaient parmi les sept soleils qui brillaient sur la capitale impériale. La seule géante gazeuse du système avait été le premier endroit où les Ildirans avaient récolté de l’ekti, mais leurs installations avaient été détruites par les hydrogues au tout début du conflit. Zan’nh avait la ferme intention de rendre Qronha 3 à l’industrie ildirane. La masse imposante de la planète se dessina dans la baie d’observation du croiseur, avec ses nuages de tempête riches en hydrogène qui attendaient d’être convertis en carburant interstellaire. La septe tractait la grande cité des nuages à vive allure. Sous les ordres de Hroa’x, le doyen du kith des mineurs, toute une équipe d’ouvriers bouillait d’impatience à l’idée de remettre les machines en route pour engloutir les nuages de Qronha 3 et en tirer l’ekti qui remettrait à niveau les réserves de l’Empire. Comme le Mage Imperator en avait décidé. Mais il fallait d’abord régler le problème des intrus. Pour ce qu’en savait l’adar, les humains n’hésitaient pas à s’emparer de tout ce qui leur faisait envie. Bekh ! Exactement comme sur Crenna. Kori’nh lui avait expliqué comment les colons humains s’étaient jetés sur les ruines de Crenna à l’instant même où la Marine Solaire avait évacué les dernières victimes de la peste aveuglante. Ils en avaient certes payé la concession au Mage Imperator, mais s’étaient comportés comme des charognards qui profitaient du malheur des Ildirans. Zan’nh donna ses ordres d’une voix sèche. — Détachez la cité des nuages, coupez les rayons tracteurs. Qu’on laisse Hroa’x choisir le meilleur emplacement. Il a hâte de se mettre au travail. (Zan’nh serra le poing, prenant un air décidé et implacable. Il était adar, et ne rendait des comptes qu’au Mage Imperator.) Ensuite, que tous les croiseurs me suivent. Il ne voulait pas déclencher une nouvelle guerre… sauf en cas de nécessité. Traînant encore la cité des nuages, les sept splendides bâtiments de guerre descendirent dans l’atmosphère de Qronha 3 en direction du moissonneur de la Hanse. L’installation terrienne voguait sans avoir conscience de leur approche. Ses rejets de gaz montraient qu’elle tournait à plein régime. Elle n’était pas aussi grande que la cité ildirane, et son équipage sans doute bien moindre. Les croiseurs la détruiraient aisément, s’il fallait en arriver là. — Chargez les projecteurs d’énergie. Paré à ouvrir le feu. (Zan’nh eut soudain une autre idée alors que les canonniers se mettaient en position.) Déployez voiles solaires et étendards. Polarisez le revêtement des coques. Avec leur envergure maximale, les vaisseaux offraient un spectacle des plus impressionnants, pour ne pas dire menaçant. Zan’nh pinça les lèvres. Il savait que son père suivait le déroulement des opérations à travers les liens du thisme. — Envoyez un message. Qu’on leur demande ce qu’ils font ici. Le moissonneur accusa réception sur un ton docile et apeuré. Zan’nh n’avait pas encore arrêté son choix, mais il fit signe à son officier de transmissions d’ouvrir le canal. « Bonjour ? hasarda une voix masculine. Est-ce que je m’adresse au nouvel adar ? Ma foi, c’est une belle démonstration de force. Ça en impose, dans son style. Au fait, je m’appelle Sullivan Gold. Je dirige ce complexe industriel. Vous avez bien conscience que nous sommes complètement désarmés ? » Zan’nh prit le temps de réfléchir avant de répondre. « C’est dommage pour vous, Sullivan Gold, car mes croiseurs disposent d’un arsenal important. (L’adar parcourait le pont en se demandant ce que Kori’nh aurait fait à sa place. L’avertissement devait être clair.) La Ligue Hanséatique terrienne a clairement outrepassé ses droits, ce qui autorise l’Empire ildiran à adopter des mesures de rétorsion adéquates. — Oh allez ! répondit l’humain, contrarié. Avec tout ce qui se passe déjà dans le Bras spiral, vous voulez vraiment déclencher une guerre superflue contre la Hanse ? Nos deux peuples n’ont pas besoin de ça. » Cet homme devenait agaçant à force d’avoir raison. Zan’nh non plus n’avait pas besoin de ça. Il aurait pu faire porter la responsabilité de l’attaque aux hydrogues, mais humains et Ildirans ne s’étaient pas déclaré la guerre. Malgré tout… l’audace et l’égocentrisme du Terrien lui portaient sur les nerfs. Comment osait-on lui parler ainsi ? Même si ce Sullivan Gold y mettait les formes, il n’avait pas l’air particulièrement intimidé par la situation. « J’ai une idée, votre excellence, reprit Gold. Pourquoi ne pas trouver une solution entre personnes civilisées ? Après tout, Qronha 3 est une géante gazeuse, il y a certainement la place pour deux moissonneurs. La Hanse a fait une erreur, mais rien d’irréparable. Je vous promets qu’on ne gênera pas vos activités. » L’administrateur fit une pause en espérant obtenir une réponse, mais Zan’nh resta muet. L’adar savait que le silence était une arme efficace. Son correspondant reprit la parole, d’une voix soudain plus anxieuse. « Écoutez, permettez-moi de vous inviter à visiter nos installations, vous et votre chef mineur. Nous vous montrerons tout ce que vous voudrez, et nous pourrons partager nos données météo. Votre propre travail n’en sera que plus efficace. D’accord ? » Parfait, pensa Zan’nh. L’affaire prenait enfin une tournure intéressante. Il garda le silence encore un moment, prenant plaisir à imaginer l’angoisse qui devait monter en flèche dans le camp adverse. Décidément impatient, Sullivan Gold ne put s’empêcher de transmettre de nouveau avant que Zan’nh fasse retomber la pression. « Ou alors, je viens sur un de vos croiseurs pour qu’on discute face à face. Ça ne me dérange pas. Qu’est-ce que vous préférez ? » Adar Kori’nh aurait conseillé à son successeur de régler l’incident sans victimes inutiles. C’est ainsi qu’il souhaitait que La Saga se souvienne de lui. Zan’nh ne souhaitait pas offrir l’hospitalité à ces gêneurs. À eux de montrer leur bonne foi. « Soyez prêts à m’accueillir. Nous devrions parvenir à un accord sans faire parler les armes. — Bonne idée. » Zan’nh savait qu’il avait pris l’avantage, aussi bien militaire que psychologique. D’une manière ou d’une autre, l’Empire en sortirait grandi. 45 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Le robot klikiss pénétra dans le Palais des Prismes sans suivre le traditionnel chemin en colimaçon qui menait les pèlerins à travers les sept ruissellements solaires. La machine insectoïde bouscula les suppliants venus en masse à Mijistra pour contempler le nouveau Mage Imperator. Des gardes en colère encerclèrent le robot, essayant de ralentir son inexorable progression, tandis que d’autres se précipitaient vers la hautesphère où Jora’h tenait cour depuis son chrysalit. Le Mage Imperator venait juste d’annoncer son départ pour Dobro. Enfin. Sa fille Yazra’h était assise à ses côtés en compagnie des trois chatisix qui ne la quittaient jamais. Même lovées aux pieds de leur maîtresse, les bêtes féroces laissaient deviner leurs muscles sous la couche de poil brillant. Yazra’h se leva dès que le messager surgit dans la salle d’audience. — Un robot klikiss se dirige par ici, Seigneur ! Il refuse de s’arrêter. Sans autre forme de cérémonie, l’engin menaçant fit son apparition dans le chatoiement de la hautesphère. Malgré l’éclat des sept soleils, son exosquelette d’un noir profond semblait absorber toute lumière. Il tourna sa tête plate, révélant une série de capteurs optiques dont la lueur cramoisie évoquait des étoiles rouges aux reflets maléfiques. Il s’approcha du chrysalit avec la grâce surnaturelle de ses membres multiples. Les gardes le suivaient, épaules rentrées, comme s’ils se tenaient prêts à démonter l’intrus pièce par pièce. Prudent, Jora’h leva la main pour les empêcher de se mesurer inutilement à la grande machine noire. — Je ne savais pas que les robots klikiss avaient demandé audience. Quel est le but de votre visite ? Le robot se redressa jusqu’à dépasser les gardes d’un bon mètre, mais les fidèles protecteurs du Mage Imperator n’en parurent pas intimidés. — Je m’appelle Dekyk. Je viens chercher des réponses. La voix rocailleuse faisait irrésistiblement penser à un bout de métal frotté sur une pierre. Ceux qui assistaient à la scène retinrent leur souffle, attendant de voir comment leur souverain tout-puissant allait gérer la situation. La voix de Jora’h résonna dans la salle, profonde et imposante : — Vous n’avez aucun droit de demander quoi que ce soit aux Ildirans. — Vos activités inquiètent les robots klikiss. Sur Dobro, sur Maratha. Nous avons le droit de savoir. Vous ne tenez pas vos promesses. Vous nous tenez à l’écart. Jora’h laissa la colère percer dans sa réponse. Il avait reçu d’étranges rapports en provenance de Maratha – alors que la longue nuit en avait chassé presque tous les habitants – mais la connexion avec Avi’h était limitée, et le thisme n’avait pas pu lui en apprendre davantage. Quant à Dobro, qu’en savaient exactement les machines noires ? — Les affaires de l’Empire ne concernent pas les robots klikiss. Vous n’avez pas votre mot à dire sur les décisions que je prends pour le bien de mon peuple. La carapace hémisphérique de Dekyk se sépara en deux, comme celle d’un insecte prêt à s’envoler. — Nous avions un accord concernant Maratha. Vous ne le respectez pas. Le Mage Imperator plissa ses yeux saphir, accablé par le poids de tant de secrets. — Partez tous. Cet entretien se poursuivra en privé. (Jora’h reconsidéra sa position lorsqu’il vit les gardes hésiter à l’abandonner.) Seule Yazra’h peut rester. Elle assurera ma protection si nécessaire. Sa fille était aussi redoutable que n’importe quel garde lourdement armé. Les trois prédateurs domestiques émirent des grognements sourds. Lorsque courtisans, gardes et autres suppliants eurent évacué la salle d’audience de la hautesphère, Jora’h se tourna de nouveau vers le robot klikiss. — Un marché fonctionne dans les deux sens. C’est nous qui avons été trahis. Les hydrogues continuent d’attaquer des colonies ildiranes et vous ne faites rien pour les en empêcher. Vous êtes soit parjures, soit inutiles. Dekyk ne recula pas, mais sembla perdre en volume. — Les hydrogues traquent les derniers verdanis sur toute planète forestière à leur portée, ildirane ou pas. Nous ne pouvons pas les arrêter. Jora’h se redressa autant que ce maudit chrysalit le lui permettait. — Vous auriez pu leur dire dès le début où se trouvait la forêt-monde. Des planètes idiranes auraient été sauvées. Dès qu’il eut prononcé ces mots, le Mage Imperator se sentit honteux à l’idée de trahir les fabuleux arbremondes qui l’avaient tant impressionné lors de sa visite à Reynald… ces mêmes arbres que Nira aimait tant. — Nous avons choisi de ne pas divulguer l’emplacement de la forêt-monde, répondit Dekyk. — Ce choix a coûté la vie à combien de mes sujets ? Nous vous avons réactivés il y a des siècles de cela, comme convenu, et nous avons tenu notre engagement de ne jamais fabriquer la moindre machine douée de raison. L’Empire ildiran est resté fidèle à sa parole. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Essayez juste d’en faire autant. Jora’h défiait du regard le robot klikiss, qui restait aussi immobile qu’une statue de cauchemar. Les chatisix étiraient leurs pieds hérissés de griffes, impatients d’en découdre, tandis que les yeux de Yazra’h exprimaient une profonde surprise face à de telles révélations. Enfin, après un long silence, Dekyk se retira, visiblement insatisfait. Il fit pivoter son torse et quitta le Palais des Prismes sans ajouter un mot. Le Mage Imperator regardait le robot s’éloigner, Yazra’h fixait les yeux sur son père : la salle d’audience semblait soudain terriblement vide. Jora’h sentit ses pensées se bousculer sous son crâne. Fort heureusement, sa fille ne fit aucun commentaire. Il ne pouvait plus compter sur les robots klikiss pour contenir les hydrogues ; en fait, ces traîtres iraient peut-être jusqu’à persuader les habitants des géantes gazeuses de combattre humains et Ildirans d’un seul tenant. Se rendre sur Dobro devenait plus que jamais indispensable. Non seulement pour fleurir la tombe de Nira, comme un amant éploré, mais aussi pour mesurer le talent de sa fille. Toutes ces manipulations abjectes allaient-elles se justifier ? Après des générations et des générations d’hybrides, Osira’h était-elle le pont qui relierait Ildirans et hydrogues sans l’aide des robots klikiss ? Jora’h devait en avoir le cœur net. Chaque seconde écoulée augmentait les risques. — Je n’attendrai pas plus longtemps. Il poussa sur ses bras et passa les jambes par-dessus le rebord du chrysalit. Après le départ de Dekyk, les courtisans avaient commencé de revenir dans la salle, inquiets pour leur souverain, et commentant déjà la scène à voix basse. Le silence retomba d’un coup quand le Mage Imperator quitta le trône flottant, s’y raccrocha le temps de trouver son équilibre, et les regarda avec mépris pour leur soumission à des coutumes dépassées. — Les traditions doivent céder devant l’urgence. Se tenir debout sur ses pieds, pour la première fois depuis son couronnement, lui fit le plus grand bien. Assez d’idioties. Les gardes placés à proximité firent un pas dans sa direction, peut-être pour l’aider, peut-être aussi pour le remettre dans le chrysalit. Nobles et courtisans semblaient encore plus médusés qu’à l’arrivée du robot klikiss. Jora’h appuyait ses pieds nus sur le plancher doux et chaud. Il n’avait pas marché depuis des mois : ses jambes commençaient déjà à s’affaiblir, prêtes à s’atrophier. Le Mage Imperator n’osait pas imaginer l’impuissance qu’il aurait ressentie, confiné dans le chrysalit pendant des dizaines et des dizaines d’années. Mais cela n’arriverait pas. — Je ne vais pas rester assis pendant que l’Empire souffre. Je suis le Mage Imperator. Je définis les us et coutumes de notre société. Un de mes prédécesseurs a déclaré que les pieds d’un souverain ildiran ne devaient pas toucher le sol. Je mets fin à cette tradition. L’enjeu est trop important, la survie de l’Empire m’impose de nouvelles initiatives. Jora’h remarqua le rictus approbateur de Yazra’h. Musclée, fière de son corps, elle était sans doute heureuse que son père renonce à une coutume qui l’aurait changé en invalide. Il n’avait pas l’intention de régresser à l’état de limace, comme Cyroc’h. Le monarque lâcha le bord du chrysalit et fit ses premiers pas. Les gardes n’eurent d’autre choix que de le laisser passer. Il descendit en souriant les grandes marches de l’estrade, jeta un œil à son hologramme projeté dans les sommets brumeux de la hautesphère, et s’adressa à ses sujets. — Je pars pour Dobro. Maintenant. 46 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO Tandis qu’il préparait son Attitré expectant aux tâches et aux responsabilités qui seraient un jour les siennes, Udru’h se rappelait comment lui-même avait mis longtemps à accepter la cruelle nécessité du programme d’hybridation. Heureusement, Daro’h avait l’esprit ouvert. Le futur Attitré se tenait tranquillement à côté de son oncle devant la porte de l’enceinte fortifiée. Les traits élégants et réguliers de Daro’h ressemblaient à ceux de son père. Le jeune homme se gardait pour l’instant de porter le moindre jugement, même s’il savait que Jora’h désapprouvait ce qui se passait ici. Sa loyauté était acquise au Mage Imperator, comme celle de tout Ildiran, mais il semblait également appréhender les devoirs inhérents à Dobro. Toutefois, Udru’h ne lui dirait pas la vérité sur Nira. Pas maintenant. Peut-être jamais. Des nuages stratosphériques voilaient le ciel, l’air était doux, les collines verdoyantes. La végétation avait vite effacé les cicatrices des incendies de l’année passée. À l’intérieur du camp, les prisonniers humains travaillaient, dormaient, vivaient leur vie. Après des générations entières passées sur Dobro, ils n’envisageaient rien d’autre, malgré tout ce que la prêtresse Verte avait pu leur raconter. — Nous avons recueilli une somme de données substantielle en mélangeant l’ADN humain à celui d’une large gamme de kiths. La plupart des rejetons ont été des échecs, comme il fallait s’y attendre si l’on considère que la génétique n’est pas une science exacte. Nous avons rapidement euthanasié les pires abominations. Au début, nous en informions les mères humaines, mais leurs réponses émotionnelles s’avéraient difficiles à gérer. Daro’h fronça les sourcils, le regard fixé sur les petits baraquements derrière la clôture. — Ne voient-elles pas qu’elles contribuent au bien de l’Empire ? — Les humains ne font pas partie de l’Empire. Ils ne partagent pas nos objectifs à long terme. — Peut-être qu’ils ne les comprennent pas. L’Attitré secoua la tête. — Ça ne les intéresse pas. Ça ne les intéressera jamais. À l’intérieur de l’enceinte, les captifs cultivaient de petits jardins en dehors des heures de travail. Gardes et superviseurs conduisaient les véhicules qui emmenaient des groupes d’humains vers les ravines et autres affleurements rocheux où travaillaient quotidiennement ceux qui n’étaient pas affectés à la reproduction. Ils y déterraient des fossiles opalescents destinés à être vendus aux collectionneurs à travers l’Empire. Daro’h observait l’activité du camp avec la plus grande attention. — Est-ce qu’ils bénéficient d’une certaine liberté ? Ils choisissent leurs groupes sociaux, leurs unités familiales ? Ils décident eux-mêmes dans quel lit ou dans quelle baraque ils dorment ? — Nous maintenons le niveau de contrôle nécessaire à notre mission, mais il est contre-productif d’imposer trop de restrictions. Un minimum de flexibilité améliore grandement leur coopération. Tu rencontreras bientôt Benn Stoner, un solide gaillard qui est à l’heure actuelle le représentant des prisonniers. — Comment exerce-t-il son autorité ? demanda Daro’h, qui avait du mal à comprendre. — Disons que la plupart du temps, les humains suivent ses suggestions. Il y a de cela cent quatre-vingt-cinq de leurs années, les Ildirans ont amené ici leur vaisseau-génération endommagé qui dérivait dans l’espace. Humains et Ildirans ont vécu ensemble pendant un temps, jusqu’à ce que certains… événements déplaisants se produisent. Un de mes prédécesseurs a été obligé d’enfermer les colons restants, et le Mage Imperator Yura’h a trouvé intéressant de les incorporer au programme d’hybridation. Au début, les humains se sont rebiffés. Ils pensaient encore retourner la situation en leur faveur, mais mon prédécesseur a compris que ce genre d’espoir – ainsi la croyance en un cortège de « libertés inaliénables » – pouvait s’évanouir en l’espace d’une ou deux générations, grâce à un savant mélange de propagande et de privations. — Si les humains résistaient, pourquoi ne pas utiliser l’insémination artificielle ? Fertilisation, puis implantation d’embryon ? — C’était plus difficile et moins efficace. Nous avons constaté que les hybrides conçus artificiellement avaient un accès restreint ou inexistant au thisme, ce qui allait à l’encontre de nos objectifs. Mais au final, il n’y a pas vraiment eu de problèmes. Une fois les réticences vaincues, employer cette méthode n’était plus nécessaire… même si l’option reste ouverte en cas de besoin. Daro’h se rapprocha encore de la clôture. Dans la cour centrale, équipée de bancs et de douches, les médecins ildirans nettoyaient les femmes de retour du travail, chacune repérée par son nom et ses marqueurs génétiques. Des diagrammes déterminaient leur période de fécondité maximale. — Il a été prouvé qu’introduire du sang humain dans nos lignées améliore certaines de nos capacités, reprit Udru’h. Un enfant qui dispose ne serait-ce que d’un huitième de gènes humains a plus de chances de devenir un bon ouvrier, un chanteur talentueux ou un scientifique visionnaire. La plupart du temps, les hybrides ressemblent à des Ildirans et sont élevés comme tels. Ceux dont la différence physique est frappante restent sur Dobro pour intégrer à leur tour le cycle de reproduction, dans l’espoir que leur progéniture soit moins marquée. Alors que Daro’h et Udru’h observaient la scène, les médecins sélectionnèrent quatre femmes et les emmenèrent vers les baraquements de reproduction, où elles s’accoupleraient à des Ildirans mâles soigneusement choisis dans différents kiths en fonction des expériences en cours. Le sperme humain était recueilli si nécessaire pour effectuer certains croisements, mais les Ildiranes ne tombaient pas facilement enceintes. — Les humaines sont plus fécondes que les Ildiranes. Cette espèce se reproduit aussi vite que le premier rongeur venu, ce dont nous tirons avantage. Daro’h ne cachait pas son intérêt pour la question. — Est-ce pour cela que les humains veulent coloniser tant de planètes ? Parce que leur population grandit et qu’elle manque de place ? — Ils n’ont pas besoin de ces planètes. Ils les veulent, c’est tout. C’est leur façon d’être. Udru’h se souvenait de ses propres réactions, des questions qu’il avait posées lorsqu’il n’était encore qu’un jeune Attitré expectant qui absorbait ces informations. Il avait été aussi innocent que Daro’h quant aux projets menés sur Dobro, mais une fois la vérité dévoilée, il s’y était dévoué corps et âme. Daro’h agirait de même. — Mon père a passé beaucoup de temps avec une humaine, une prêtresse Verte. Il en parle encore. Udru’h garda son calme et choisit ses mots avec soin. — Elle l’a affaibli, aussi bien en cœur qu’en esprit. Mais maintenant qu’il est monté sur le trône et qu’il contrôle le thisme, je crois – il faut croire – que Jora’h agira pour le bien de l’Empire. — Moi, j’agirai pour le bien de l’Empire, promit Daro’h. L’Attitré de Dobro sentit qu’on lui ôtait un grand poids. Udru’h réunit les cinq enfants hybrides de Nira Khali dans une salle d’entraînement austère, mais bien éclairée. Rod’h, le cadet, engendré par l’Attitré lui-même, s’inclina devant son père. Le garçon de six ans était largement en avance sur son âge. Udru’h considérait qu’il avait un grand potentiel, bien qu’inférieur à celui d’Osira’h. Les trois autres, Gale’nh, Tamo’l et Muree’n, passaient leurs journées à subir un entraînement intensif dirigé par des médecins, des scientifiques ou des spécialistes du mental, voire par Udru’h en personne. Les lentils utilisaient leurs maigres talents télépathiques pour pousser les enfants à développer les leurs, alors que tous les rejetons de Nira étaient déjà aussi forts qu’eux. — Comprends bien, Daro’h, que ces cinq enfants sont au cœur de notre plan. Même ici, gardes et fonctionnaires ne connaissent pas nos réelles intentions, à l’instar de ton père avant son couronnement. Mais toi, tu dois tout savoir, puisque tu prendras ma relève… même si j’espère que cette génération sera la dernière. Si le projet parvient à son terme, nous pourrons enfin devenir une scission ordinaire, sans rien à cacher. — Je vous écoute, Attitré. Udru’h eut un moment d’hésitation, cherchant par où commencer. — Il y a dix mille ans, une guerre titanesque fit trembler le Bras spiral sur ses bases. Les hydrogues s’étaient alliés avec les faeros, contre les wentals et les verdanis. — Les Ildirans ont-ils pris part à cette guerre ? Ce n’est pas mentionné dans La Saga des Sept Soleils. — Nous y avons pris part… comme des charognards à une bataille. Nous étions insignifiants, au bord de l’extinction, lorsque les Klikiss entrèrent à leur tour dans la mêlée. Grâce au Flambeau qu’ils avaient développé, ils ont détruit de nombreuses géantes gazeuses, ce qui a poussé les hydrogues à s’en prendre aux mondes rocheux, y compris les nôtres. Ils ne nous comprenaient pas et n’en avaient aucune envie, se contentant de détruire ce qui passait à leur portée. C’est à ce moment que les robots klikiss se retournèrent contre leurs maîtres, pour les éliminer et gagner leur liberté. Leur puissance de calcul conjointe leur permit de déchiffrer la langue des hydrogues et d’établir un lien avec eux, fondé sur une forme de communication bien plus complexe que tout ce que nous qualifierions de langage. Ils réussirent ainsi à se faire connaître de nos ennemis, puis à les convaincre de s’en prendre aux Klikiss. — Dans ce cas, comment sommes-nous entrés dans le conflit ? Les enfants hybrides écoutaient, comprenant d’instinct que cette histoire les concernait aussi. — Après que des dizaines de mondes ont succombé aux attaques hydrogues, le Mage Imperator de l’époque parvint à un accord avec les robots klikiss, qui acceptèrent d’intercéder en notre faveur. Les robots persuadèrent les hydrogues de ne plus s’en prendre à nos colonies, en échange de quoi les Ildirans aidèrent les robots à se débarrasser de leurs créateurs. — Cela me semble… déshonorant, critiqua Daro’h. Udru’h respira profondément. — Quoi qu’il en soit, les Ildirans ont survécu, et pas les Klikiss. (L’Attitré expectant écoutait avec un mélange de fascination et d’horreur.) Mais nous n’avons jamais fait confiance aux robots. Pour nous, ils sont aussi étranges que les hydrogues. Lors de cette ancienne alliance, les deux parties se sont mises d’accord sur de nombreux points, mais nous avons toujours su que ces machines n’étaient pas fiables. Comme nous avons toujours su que les hydrogues reviendraient un jour. » C’est pourquoi nous avons essayé de nous protéger en cherchant un moyen de communiquer directement avec les hydrogues, sans passer par les mots ou la pensée. Nos recherches génétiques, qui durent depuis des millénaires, ont tenté d’améliorer nos talents télépathiques en jouant sur les différents kiths et leurs lignées, mais à chaque génération, notre meilleur élément n’apportait qu’une infime progression. » Ces milliers d’années d’expériences ont donné naissance aux lentils et à leurs pouvoirs mentaux. Ils disposaient d’un meilleur accès au thisme que les autres kiths, sans toutefois atteindre le niveau du Mage Imperator et de ses descendants. Toutefois, même si les lentils s’amélioraient légèrement à chaque génération, il était à craindre que le programme n’atteigne jamais son but, ou alors trop tard. — C’est à ce moment-là que nous avons trouvé les humains, devina Daro’h. Udru’h se fendit d’un sourire sardonique. — Exact. Leur potentiel génétique nous a fait gagner au moins une centaine de générations. Leurs aptitudes mentales ont agi comme un puissant catalyseur sur les lignées ildiranes. Il était plus que temps. Les robots klikiss n’ont pas empêché les hydrogues de s’en prendre à nos mondes, que ce soit par incompétence ou par pure traîtrise. Dans les deux cas, il nous faut réussir à négocier directement. — Les robots nous détestent, alors ? — Difficile à dire, mais il ne fait aucun doute que la trahison ne les effraie pas. Il apparaît aussi qu’ils ont de plus en plus peur de nous au fur et à mesure que leur influence diminue et que le conflit s’accélère. Ils n’ont pas envie que nous révélions certains secrets. Osira’h conclut un exercice à l’autre bout de la pièce, puis se précipita vers eux, les yeux étincelants. L’Attitré de Dobro sourit et ouvrit les bras à la jeune télépathe, tandis que Daro’h observait sa demi-sœur avec curiosité. — Osira’h doit donc devenir notre intermédiaire, conclut Udru’h. Nous comptons sur elle pour arranger la situation avec les hydrogues. La fillette souriait aussi, mais sa voix se teintait d’accents solennels. — Je serai prête, Attitré. J’en fais la promesse. 47 CELLI Celli s’accrochait à la taille du prêtre Vert tandis qu’ils survolaient les ruines de la forêt-monde sur un cycloplane léger. À force de voler avec Solimar, elle n’était plus effrayée par l’instabilité de l’engin dont les ailes de lucane géant battaient furieusement, ce qui ne l’empêchait pas de se serrer contre le dos musclé du jeune homme… qui ne protestait pas. Le moteur vrombit de plus belle quand le prêtre Vert accéléra pour tracer des cercles autour d’une autre zone brûlée. — Ça ne finira donc jamais ? demanda Solimar. On vole depuis des heures, et la brèche s’étend aussi loin que le cycloplane peut aller. Celli partageait la tristesse de son ami. Elle voulait le réconforter, lui dire que tout allait bien se passer, que la forêt allait guérir – même si, à vrai dire, la tâche lui paraissait presque insurmontable. — La forêt-monde a suffisamment souffert, dit-elle. La meilleure chose qu’on puisse faire pour elle, c’est de croire. Tu es un prêtre Vert, Solimar. Les arbres doivent sentir ton optimisme. Ils ont sans doute autant besoin d’espoir que de temps pour panser leurs blessures. Le jeune homme se tourna vers elle, soudain plus détendu. — Tu as raison. La forêt-monde a souffert bien pis lors de la première guerre contre les hydrogues, et elle est revenue à la vie… — Hé ! regarde où tu vas ! Solimar fit un écart pour éviter un amas de branches. — Avec tout le mal que j’ai eu à te sauver, ce serait trop bête d’avoir un accident. Elle lui donna une tape amicale sur le bras, et resta agrippée à sa taille. Il était toujours là quand elle avait besoin de lui. Lors de l’attaque hydrogue, Celli s’était retrouvée coincée dans l’incendie du récif de fongus. Elle avait attendu trop longtemps avant de s’échapper, refusant de voir le danger, après quoi elle avait dû déployer toute son agilité pour fuir le brasier et se dégager des débris de champignon. Ses talents acrobatiques de danseuse-des-arbres avaient alors pris le relais pour l’entraîner de branches fragiles en appuis précaires, mais le feu avait rapidement bloqué les issues, emprisonnant la jeune femme affolée qui regrettait déjà sa terrible erreur. Jusqu’à ce que s’élève le bourdonnement d’un moteur de cycloplane. Elle avait levé des yeux – et des bras – pleins d’espoir, et Solimar avait surgi pour l’arracher aux griffes de la mort. La peur s’était changée en soulagement au fur et à mesure que la machine les entraînait vers une sécurité toute relative. Celli n’avait jamais remarqué le prêtre Vert avant qu’il lui sauve la vie. S’était-elle vraiment montrée si distante, si égocentrique ? Estarra aurait sans doute répondu par l’affirmative, mais bien des choses avaient changé depuis le raid hydrogue. Depuis ce jour maudit, Solimar et elle survolaient la forêt en cycloplane pour évaluer les dégâts, tandis que les prêtres Verts cloués au sol parcouraient les fourrés ravagés, évacuaient les débris, et soignaient les surgeons qui pouvaient l’être. Enfants et acolytes passaient les cendres au crible, dans l’espoir d’y trouver des graines encore à l’abri de leur péricarpe noir ; d’autres installaient de petites serres où les graines étaient plantées avec amour pour donner de nouveaux surgeons. — J’aurais juste voulu qu’on nous aide un peu plus, se lamenta Solimar. Bien sûr, les FTD avaient été particulièrement intéressées par l’orbe de guerre brisé que Celli avait découvert. Scientifiques et autres spécialistes en armement s’étaient précipités sur Theroc avec un vaisseau rempli de fournitures de premier secours, comme s’ils tenaient à offrir une petite compensation pour l’épave, mais au lieu de rester pour soigner la forêt, les militaires étaient repartis sur Terre étudier le vaisseau hydrogue. Leur visite n’avait jamais eu d’autre but. Le cycloplane se mit soudain à crachoter, alors qu’une des ailes stoppait son mouvement. Solimar décoinça le mécanisme sans s’énerver, puis tritura les commandes jusqu’à ce que l’engin recouvre son équilibre et reprenne sa spirale ascendante. Contrairement à de nombreux prêtres Verts, Solimar adorait bricoler et fourrer son nez dans les gadgets, que ce soient de vieilles machines rescapées du Caillié ou les nouveautés proposées par les négociants de la Hanse. Il passait son temps à poursuivre les grands papillons de la canopée à bord de cycloplanes de son invention. Une fois, il avait été attaqué par un wyverne affamé et avait failli ne pas en réchapper. Les arbremondes trouvaient la mécanique fascinante. Puisque la forêt ne reposait que sur des schémas biologiques, sa conscience organique ignorait tout des pistons et des poulies ; l’acolyte Solimar s’était donc fait un plaisir de lui détailler les spécifications d’une armada de moteurs et de véhicules. La forêt-monde accumulait l’information et la ressortait à l’envi : si le jeune homme cherchait un renseignement lors d’une réparation, il contactait les arbres par télien pour obtenir les références nécessaires. Solimar augmenta l’amplitude de leur vol spiralé, mais les zones brûlées s’étendaient à l’infini. — Je crois qu’il faudra attendre un peu avant de reprendre l’entraînement. Ils partageaient la même passion pour la danse-des-arbres, pour ses mouvements élégants dont ils discutaient entre eux, mais ce genre de divertissement semblait aujourd’hui bien déplacé. — Ça prendra du temps, mais on s’y remettra, affirma Celli. Un amas de troncs tombés en travers d’un ruisseau avait détourné l’eau vers un pré, noyant les plantes qui avaient survécu à l’incendie. — Il faudra envoyer une équipe enlever ces arbres. Le ruisseau doit aller irriguer en aval. Celli suivit des yeux le tracé du cours d’eau. — Ce n’est pas une des sources qui alimentent les Lacs Miroirs ? Il y avait un village… — Complètement détruit. J’y suis passé. (Les larges épaules de Solimar s’affaissèrent.) Les vermitières étaient brisées, réduites en poudre. Je n’ai pas trouvé un seul survivant. Celli serra son ami dans ses bras. L’odeur de brûlé emplissait l’air. Les nuages s’amoncelaient dans le ciel, et la jeune femme espérait qu’une bonne pluie éliminerait cette puanteur, pour que la forêt se sente de nouveau propre. Mais cela prendrait longtemps. Très longtemps. — Assez pour aujourd’hui, lâcha Solimar. Il vaut mieux rentrer et faire notre rapport. Sans hésiter, le prêtre Vert orienta le cycloplane vers le récif de fongus, loin derrière l’horizon brumeux. 48 RLINDA KETT Piloter le Curiosité Avide faisait sa joie, et Rlinda l’aurait emmené partout où la Hanse le lui aurait demandé. BeBob et elle disposaient de tout l’ekti nécessaire tant qu’ils amenaient colons et marchandises sur les nouveaux mondes habités. Même si le vaisseau transportait une pleine cargaison, sa route avait été clairement tracée en fonction de son unique passager, sur requête spéciale du président Wenceslas. La négociante décocha un grand sourire à l’homme installé dans le siège du copilote. — Ça fait plaisir de vous revoir, Davlin. Son voisin se tourna vers elle, impassible. — J’admets que cela me fait plaisir aussi, Rlinda Kett. Plutôt bizarre, non ? — Le président sait qu’on est de vieux copains. À moins que vous refusiez l’idée même d’avoir des amis. — Je n’en ai pas beaucoup. Surtout depuis que je travaille pour la Hanse. Pilote automatique branché, elle pouvait s’enfoncer confortablement dans le fauteuil renforcé. — Dans ce cas, il est grand temps que vous preniez des vacances pour goûter à la vraie vie. On pourrait peut-être jouer ? Ma collection de jeux et de divertissements vaut le détour. — Non, merci. Le ton n’était pas blessant, juste indifférent. Rlinda se retint de sourire : elle savait que la bataille serait rude. — Sinon, je suis un vrai cordon-bleu. Il y a quelque chose qui vous ferait envie, pour dîner ? — Non, merci. — Alors juste une bonne petite conversation ? proposa-t-elle en se frottant les mains. — Non, merci. Les yeux de Rlinda pétillaient. — Vous savez que je vous taquine, pas vrai ? — Oui. — Je croyais que les espions étaient censés être mielleux, pour s’adapter à n’importe quelle contrainte sociale. — Je ne suis pas un espion. Je suis spécialiste des indices cachés. Exosociologue. — En gros, un espion sans façade. — C’est à peu près ça. Il lui fit la surprise d’un sourire éclatant. Pour elle, c’était une première. — Vous avez un sourire magnifique. Vous devriez vous en servir plus souvent. — C’est bien là le problème. Trop de personnes le remarqueraient. Rlinda poussa un soupir en lui donnant une petite tape maternelle sur la main. Réussir à discuter avec lui relevait de l’épreuve de force, mais le défi lui plaisait. Davlin était soigné, calme et discret, les cheveux coupés court, les traits sans âge – à tel point qu’il était impossible de dire s’il avait vingt ou quarante ans. Grand, mais le corps bien proportionné, sa seule particularité semblait être son manque de signes particuliers. Pas étonnant que les autres colons ne l’aient pas repéré. — Crenna est une belle planète. Je n’y suis pas passée souvent, mais ça a l’air sympa. — C’est le cas. Tranquille. Normale. Et puis j’aime les gens qui y vivent. (Davlin observait les torrents d’étoiles qui défilaient autour du vaisseau.) Comparé aux voyages par transportail et à l’exploration de mondes inconnus, c’est l’endroit rêvé pour prendre un congé sabbatique. J’ai assez travaillé pour la Hanse. Espionner, se battre, ça suffit. Quelques-unes de mes missions comme béret d’argent étaient assez… sales. — Vous, un béret d’argent ? s’exclama Rlinda, estomaquée. Vous avez omis de me dire que vous aviez un tel niveau d’entraînement. Moi qui pensais tout savoir de vous… Comme d’habitude, le visage de Davlin resta parfaitement neutre. — Disons que j’ai négligé certains aspects. — Je ne sais jamais quand je dois vous croire. — Parfait, conclut-il sur un nouveau sourire. Le soleil de Crenna devint peu à peu visible dans le paysage étoilé. Rlinda activa les filtres quand la boule de feu remplit la majeure partie de l’écran. — Il reste quelques taches solaires, mais rien d’inquiétant. Quand je suis venue vous chercher, la dernière fois, j’ai croisé des hydrogues en maraude. Je ne sais pas ce qu’ils voulaient. Ils avaient l’air d’étudier une activité inhabituelle à la surface du soleil. — Ils vous ont attaquée ? — Non, j’ai tout éteint et j’ai fait le mort. Soit ils ne m’ont pas vue, soit je ne les intéressais pas. — J’ai consulté les derniers rapports de Crenna. Ils ne mentionnent aucune apparition récente des hydrogues. — C’est une bonne chose. BeBob aime bien cette planète, lui aussi. (Elle haussa les sourcils.) Vous vous souvenez de Branson Roberts ? — Tout à fait. Le capitaine Roberts. — Il travaille avec moi, maintenant. Le Foi Aveugle fait du transport de marchandises au noir. Pour les FTD, BeBob est toujours porté déserteur. Quel gâchis de vouloir en faire un petit éclaireur. — Je suis sûr que le général Lanyan voit les choses différemment. — Le général voit très bien, mais il a de grandes œillères. Je ne m’inquiète pas pour lui. Ces temps-ci, BeBob et elle livraient cargaison sur cargaison d’engins lourds et de matériaux de construction. Sur Crenna, Rlinda devait embarquer une dizaine de colons volontaires, même si elle ne comprenait pas pourquoi ils quittaient un monde paisible pour se jeter dans l’inconnu. Certaines personnes cherchaient toujours mieux ailleurs ; d’autres aimaient l’idée de fonder leur propre société et d’arracher leur subsistance à une terre sauvage. Elle ignorait de quelle manière Davlin se positionnait dans cette équation. — Je parie que vous serez mort d’ennui avant un an. — L’ennui est une condition plutôt… inhabituelle pour moi. J’ai hâte d’y être. Il laissa échapper ce qui aurait pu passer pour un soupir d’aise. Rlinda s’efforça de conserver autant de vitesse que possible en adoptant une trajectoire basse qui épousait l’orbite de Crenna autour du soleil. La colonie n’allait pas tarder à jaillir devant eux, étincelante comme un bijou perdu dans l’espace. — On arrive. Vous allez devoir jouer serré. Avant votre disparition, tous ceux-là pensaient que vous n’étiez qu’un colon ordinaire, avec quelques connaissances en mécanique. Les questions vont pleuvoir. Vous allez leur dire que vous êtes un espion ? — Un spécialiste en indices cachés, répéta-t-il. — Qu’importe. Il fixa son regard sur la négociante d’un air stoïque. — Je suis parfaitement capable de gérer des situations délicates. Les colons de Crenna sont des gens bien. Ils m’accepteront parmi eux. Rlinda ralentit, ajusta la trajectoire, et inclina le Curiosité Avide pour l’entrée dans la haute atmosphère. Elle se pencha pour donner à son voisin une tape amicale sur le genou. — Ce fut un plaisir de vous avoir de nouveau à mon bord. Et rappelez-vous, si vous avez besoin de quoi que ce soit, je me ferai une joie de vous aider. C’était une remarque désinvolte, qu’elle employait tout le temps, mais Davlin parut surpris. — C’est une proposition dangereuse. — Et vous essayez de vous faire passer pour un homme dangereux. (Elle haussa les épaules et se concentra sur les commandes en vue de l’atterrissage imminent.) Mais je crois que je vais courir le risque. 49 THOR’H LE PREMIER ATTITRÉ Même si le traumatisme de l’attaque hydrogue ne s’était pas encore dissipé, Hyrillka revenait doucement à la vie. Thor’h était heureux de retrouver ce monde où il avait profité des privilèges de son rang sans en assumer les responsabilités déplaisantes. Il considérait Hyrillka comme son foyer, bien plus que le Palais des Prismes à Mijistra. Le soleil principal s’était déjà couché, et l’étoile secondaire n’allait pas tarder à le rejoindre ; le ciel brûlait d’un orange bien trop sombre pour le Premier Attitré. La couronne d’étoiles de l’Agglomérat d’Horizon, tout proche, étincelait dans le crépuscule. Sur la colline du palais-citadelle, des illuminateurs réconfortaient les Ildirans dans chaque rue, dans chaque pièce. Pery’h étudiait avec application tous les rapports disponibles sur l’histoire et l’économie d’Hyrillka. Le jeune Attitré expectant se révélait un administrateur dévoué et compétent. Thor’h, lui, se promenait avec Rusa’h dans les champs de nialies, loin de l’amas de lumières brillantes. Il profitait de chaque instant passé avec son oncle avant de prendre le chemin du retour. Désireux de retrouver l’Hyrillka de ses années frivoles, le Premier Attitré avait centré le travail de reconstruction sur le splendide palais rasé par les hydrogues, consacrant des ressources disproportionnées à restaurer sculptures, frises, mosaïques, fontaines et ameublement, sans oublier les plantes grimpantes qui ornaient l’ensemble. Cette tâche lui avait permis de passer un baume apaisant sur le souvenir de la terreur paralysante éprouvée durant l’attaque. Il avait enfin accompli quelque chose. Thor’h n’avait aucune envie d’abandonner ce monde si tranquille pour les obligations du Palais des Prismes. Il y serait pourtant obligé… mais pas tout de suite. Rusa’h marchait à ses côtés avec un ou deux pas d’avance. L’Attitré convalescent, étrangement silencieux, s’avançait à travers les ombres qui reliaient les longues rangées de nialies. Les pétales des plantes mâles voletaient, dérangés par le passage des deux Ildirans, tandis que les plantes femelles, solidement enracinées, tremblaient et s’agitaient. — La production de shiing est déjà repartie, annonça Thor’h en rattrapant son oncle. La drogue tirée des nialies était populaire dans tout l’Empire pour l’euphorie qu’elle procurait, accompagnée d’une impression de détachement et de grande luminosité, comme si le consommateur se rapprochait de la Source de Clarté. — Les nialies poussent vite. Il faut dire que j’ai fait épandre une bonne dose d’engrais et de phéromones. Les ondes réfrigérantes ont tué tout ce qu’elles ont touché, mais la récolte de cette année sera presque normale. Le shiing restera notre premier produit d’exportation. Rusa’h poursuivit sa marche, muet, indifférent. Il ne semblait plus apprécier les joies de la conversation. Autrefois, Thor’h et lui partageaient la même passion pour les spectacles : danseurs, chanteurs, remémorants, et parades aériennes organisées par la Marine Solaire dès qu’elle passait par Hyrillka. L’Attitré adorait tout particulièrement ses favorites, à tel point qu’il avait failli mourir en voulant les sauver. Mais depuis qu’ils étaient – enfin – revenus sur Hyrillka, Rusa’h refusait de participer à la moindre célébration. Il restait distant, détaché de ce genre de contingences, à croire qu’une partie de lui-même n’était jamais redescendue de cette dimension lumineuse où son esprit inconscient avait erré pendant si longtemps. De nouvelles favorites l’entouraient dans le palais-citadelle reconstruit, mais s’il tolérait leur présence, il ne succombait plus à leurs avances. Thor’h fronça les sourcils, de plus en plus inquiet pour l’Attitré taciturne. — Mon oncle… que se passe-t-il ? Rusa’h caressait du bout des doigts les feuilles charnues des nialies. — J’écoute les plantes-phalènes, répondit-il d’une voix douce. Le shiing est bien plus qu’une drogue, il véhicule un composant essentiel de la Source de Clarté, comme du sang chargé de vie. Thor’h scruta les pousses familières qui s’alignaient entre les canaux d’irrigation argentés. Même dans la faible lueur orangée du coucher de soleil, il distinguait les nuages de plantes-phalènes mâles, tout juste écloses, qui passaient de femelle en femelle à la recherche de la bonne partenaire. Les nialies représentaient une forme de vie atypique, mi-animale mi-végétale. La plante femelle ancrait sa tige ligneuse dans le sol, tandis que le mâle évoquait une phalène blanche. Au début de la croissance, un gros bourgeon s’ouvrait pour libérer le mâle, qui pouvait alors prendre son envol et déambuler dans les airs. La fleur de nialie reliée aux grosses tiges tordues, aussi large qu’une main, arborait des pétales lavande et bleu pastel. Disposées en rond au centre de la fleur, des étamines plumeuses recouvertes de pollen rose se tendaient telles des mains ouvertes, attirant le mâle à l’aide de parfums capiteux pour qu’il abandonne sa liberté en vue de la fertilisation croisée. Thor’h vit un mâle tourner autour d’une fleur à l’odeur puissante ; l’Attitré observait la scène avec une intensité surprenante, comme s’il souhaitait contraindre la créature argentée à se poser par la seule force de sa volonté. Finalement, le mâle se décida à plonger entre les pétales, et enfonça ses pattes dans la masse de pollen. Lentement, tendrement, les pétales se refermèrent sur les deux corps qui n’en formeraient bientôt plus qu’un. La fleur et sa tige bougeaient en rythme tandis que mâle et femelle s’unissaient et mélangeaient leurs fluides. Les ailes du mâle ne tarderaient pas à tomber, puis le couple ainsi fusionné se transformerait en fruit bien mûr. Avec un geste de prédateur, Rusa’h arracha la fleur à peine refermée et la pressa entre ses doigts. Il leva son poing serré au-dessus de son visage illuminé d’orange. De la sève et des jus bleutés coulèrent dans la bouche grande ouverte de l’Attitré, éclaboussant ses lèvres, ses joues et son menton. Ses yeux étincelaient, perdus dans le vague. Quand il eut fini, il se tourna vers Thor’h sans chercher à s’essuyer. — Le shiing frais est meilleur, et plus fort. Bien plus… intense que la version traitée. Cela me rapproche encore plus de la Source de Clarté. Thor’h s’était toujours contenté de la drogue dûment préparée. Pris à haute dose, le shiing brouillait la connexion au thisme. Certains trouvaient cette sensation relaxante, lui y voyait une forme de libération. Les lumières étaient plus vives, les pensées plus claires ; il avait l’impression que son esprit flottait dans les airs, délivré de toute pesanteur. Mais Thor’h n’était pas tenté par cette sève gorgée de stimulants giclant de la fleur. Le silence profond des champs commençait de le gêner. Il avait besoin de parler pour dissiper le malaise engendré par le comportement étrange de Rusa’h. — Même si je suis le Premier Attitré, j’aimerais rester avec vous sur Hyrillka. Pery’h, lui, serait plus à sa place au Palais des Prismes, mais il se trouve qu’il est votre Attitré expectant. Rusa’h lui adressa un regard mystérieux en s’essuyant le menton. Il jeta la nialie écrasée et se lécha les doigts. — Tu dois faire ce qui est le mieux pour les Ildirans. C’est ton destin. Thor’h savait ce qu’il était censé répondre, même si ça le mettait mal à l’aise. — Oui… j’obéirai à mon père, le Mage Imperator. Je le servirai… pour que l’Empire soit plus fort. Mais son oncle lui réservait une surprise. — Obéir au Mage Imperator n’est pas forcément la meilleure chose à faire. La Source de Clarté ne brille pas toujours de la même manière pour tout le monde, et n’importe quel Ildiran peut un jour la perdre de vue ou se fourvoyer. Même ton père. — Mais c’est le Mage Imperator. — C’est… Jora’h. Profondément troublé, le Premier Attitré ne savait que répondre. — Peut-être devrions-nous rentrer au palais-citadelle. Il y a plus de lumière là-bas. — Vas-y si tu veux. Je préfère rester ici. Seul. — Seul ? Thor’h n’arrivait pas à croire qu’un Ildiran puisse s’infliger une telle torture de son plein gré. — Seul. — Vous ne trouvez pas qu’il y a trop d’ombres ? Le soleil principal se lèvera dans quelques heures à peine, nous pourrons revenir quand la lumière… — Quand la lumière est en toi, tu n’as pas peur de l’obscurité. Rusa’h fixait les yeux sur son neveu, insensible aux ombres qui les encerclaient, et Thor’h ne put s’empêcher de frissonner. — Je suppose que si vous avez vu la Source de Clarté, vous connaissez des choses que je ne pourrai jamais comprendre. — Oh si, tu les comprendras. Je t’aiderai à les comprendre. Une fine pellicule de shiing scintillait sur son visage. 50 BASIL WENCESLAS Basil trouvait qu’une inspection surprise des chaînes de montage des compers Soldats représentait une occasion parfaite de discuter avec le commandant des Forces Terriennes de Défense. Le bruit de fond préservait leur conversation des oreilles indiscrètes. — Qu’est-ce que vous cherchez exactement, monsieur le Président ? Le général Lanyan se tenait à ses côtés ; ils regardaient les robots militaires, tous identiques, sortir des unités de fabrication. — Parfois, général, j’aime bien prendre le temps d’observer, répondit Basil avec un sourire narquois. Les gens accordent trop d’importance aux inspections officielles. Aujourd’hui, je n’ai besoin ni du roi Peter, ni de l’amiral Stromo, ni de Franz Pellidor, et encore moins d’une centaine de fonctionnaires de la Hanse. Je veux juste admirer les compers. Et vous parler. Lanyan se raidit, comme s’il préparait sa poitrine à recevoir une médaille. — Vous avez lu les rapports, ce matin ? Les trois Flambeaux klikiss ont été déployés avec succès. Trois nids d’hydrogues carbonisés. Une grande victoire. — Oui… ça servira au moins à la propagande. Basil scrutait les rangées de compers sans croiser le regard de Lanyan. Conformément à leur programmation, les machines avançaient en file indienne dans un synchronisme parfait. Le spectacle était impressionnant. Les compers Soldats n’hésitaient jamais, ils suivaient les instructions sans se plaindre, sans discuter la rectitude morale des ordres reçus… et ne se comportaient pas en gamins attardés. Ces derniers mois, Basil avait eu son compte de réactions infantiles : le prince Daniel, Peter, les prêtres Verts, les Vagabonds. — Ça me change de voir quelqu’un faire exactement ce qu’on lui dit de faire. Si seulement nous pouvions produire et entraîner des recrues humaines sur le même principe ! Le président connaissait les délires paranoïaques de Peter sur les compers Soldats, mais il tenait le roi suffisamment en laisse pour éviter d’autres incidents malvenus. Swendsen et Palawu avaient accompli un travail remarquable en permettant à ces usines de tourner à plein régime. Après avoir envoyé Palawu sur Rheindic Co pour étudier les transportails klikiss, Basil avait chargé son collègue d’analyser les épaves hydrogues rapportées de Theroc. Les usines fonctionnaient très bien sans les deux scientifiques. — Il serait sage d’utiliser aussi les compers Soldats pour les missions de reconnaissance sur les géantes gazeuses, reprit Lanyan. Ils ne peuvent pas être moins fiables que les pilotes incorporés d’office. D’après le dernier décompte, deux nouveaux vaisseaux se sont tout bonnement évaporés, ce qui porte l’addition à trente déserteurs, sans que nous soyons parvenus à en rattraper un seul. (Son visage s’assombrit.) Je considère chacun d’entre eux comme un affront personnel. Je ne comprends pas ce qu’ils trouvent plus important que de servir les FTD en temps de guerre. — Les Vagabonds semblent aussi avoir leur idée sur la question. (Basil adopta soudain un ton plus incisif.) Au fait, en parlant de disparitions, et puisque nous sommes entre nous, auriez-vous l’obligeance de m’en dire plus sur ce vaisseau détruit qui a provoqué l’ire de l’Oratrice Peroni ? Elle dit la vérité ? — Je suis persuadé que les Vagabonds réagissent de manière excessive, monsieur le Président. Ils veulent nous faire porter le chapeau pour dissimuler l’incompétence de leurs pilotes. — Oui, c’est ce que le roi Peter a déclaré dans le communiqué de presse, rétorqua Basil d’un air renfrogné. Mais je n’y crois pas une seconde, et vous non plus. L’Oratrice Peroni ne nous défierait pas ainsi sans se croire dans son bon droit, ce qui me laisse à penser que vous avez dû prendre une initiative sans m’en avertir. (Basil plissa ses yeux gris.) Dites-moi ce qui s’est vraiment passé, et j’essaierai de remettre les choses en ordre. Ce fut au tour de Lanyan de parler en regardant les robots. — À ma connaissance, cela ne s’est produit qu’une seule fois… et j’en accepte la pleine responsabilité. Sans s’encombrer de détails, il expliqua comment son Mastodonte avait croisé un vaisseau-cargo piloté par un Vagabond, le long d’une route commerciale peu fréquentée. Lorsqu’il était apparu que le capitaine Kamarov transportait de l’ekti pour d’autres clients que les FTD, la cargaison avait été officiellement confisquée, tandis que le Vagabond excédé jurait de porter l’affaire en haut lieu. — Il nous aurait causé beaucoup d’ennuis, monsieur le Président. C’est pourquoi j’ai quitté la passerelle, et il se trouve que durant mon absence, un de mes sous-commandants, Patrick Fitzpatrick III, a décidé qu’il serait préférable que le Vagabond soit victime d’un… malencontreux accident. Je n’aurais jamais cru qu’on retrouverait l’épave, ni qu’on analyserait les traces de jazer. Basil frémissait de colère. — Deuxième erreur, général. La première a été de ne pas réfléchir aux conséquences avant d’agir. Où est ce Fitzpatrick, à présent ? — Il est mort en héros à la bataille d’Osquivel. (Une ride se dessina sur le front de Lanyan, comme s’il avait du mal à accepter ce qu’il allait dire.) Nous pourrions reconnaître la bavure, en partant du principe que Fitzpatrick a agi sans ordre et que nous ne sommes pas responsables de sa conduite. Croyez-vous que ce genre d’excuses suffira à convaincre les clans ? Je n’aime pas accabler un de mes hommes, mais la fin justifie les moyens. Et puis il est mort, de toute façon. — Ça ne marchera pas. Si ma mémoire est bonne, ce jeune homme n’était autre que le petit-fils de Maureen Fitzpatrick, une ancienne présidente de la Hanse au caractère bien trempé. Elle est encore en vie… et encore influente. Je ne voudrais pas me la mettre à dos en utilisant son petit-fils comme bouc émissaire. — Alors laissez le roi s’en charger. Il ignore le fond de l’affaire et repoussera les accusations en toute bonne foi. — Oui, sauf qu’il n’est pas idiot. À mon grand regret, il est même très intelligent. Assez pour voir clair dans nos plans. De plus, tout notre château de cartes s’effondrerait si le peuple ou l’Oratrice Peroni venaient à le soupçonner de mensonge. Mais là n’est pas le problème. Quoi qu’il ait pu se passer, nous ne pouvons pas avouer notre culpabilité. En temps de guerre, ce serait un suicide politique. Général, vous cherchez un moyen d’apaiser les clans, et je ne veux pas de ça. Tout le monde doit comprendre que les Vagabonds sont les méchants de l’histoire. Même si je n’approuve pas votre acte de piraterie, ce sont eux qui nous ont forcés à de telles extrémités en nous privant de carburant interstellaire. Le général approuva cette analyse. — Les clans nous ont toujours causé des problèmes. La Hanse leur a formellement accordé l’indépendance ? — Pas vraiment. Ils se sont déclarés libres de leur propre chef, et agissent comme tels depuis des siècles. Néanmoins, cet embargo ridicule pourrait être un bon prétexte pour régler leur cas une fois pour toutes. Les compers Soldats s’alignaient dans le couloir en attendant d’être affectés à différents vaisseaux des FTD. Beaucoup d’entre eux prendraient place dans les soixante Mantas béliers en cours de construction dans les chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes. Le plan de bataille contre les hydrogues suivait son cours de manière satisfaisante, mais cet imbroglio avec les Vagabonds produisait tout un ensemble de complications inacceptables. — Cette guerre est confuse, tragique, déclara Basil. Il faudrait ouvrir un deuxième front facile à enfoncer. Trouver un ennemi à écraser. Le peuple y verrait un progrès, une victoire, même si cela n’a rien de crucial. — Mais les hydrogues… — Les hydrogues ont reçu trois nouveaux Flambeaux klikiss. Maintenant, si nous mettions au pas ces Vagabonds rebelles, ne serait-ce pas un beau jour pour la Hanse ? — Je… suppose que oui, répondit Lanyan, guère convaincu. Mais cela représenterait un tournant décisif dans notre politique. Jusqu’alors, vous n’étiez pas favorable aux agressions caractérisées. — Jusqu’alors, les rouages du Bras spiral étaient assez bien huilés pour que les méthodes subtiles soient efficaces. Aujourd’hui, les engrenages ne tournent plus rond, et il va falloir les remettre en place de force. (Il gratifia le général d’un petit sourire.) Je veux juste que nous avancions tous dans la même direction. Vers l’avenir. — À vos ordres, monsieur le Président. — Nous allons intensifier notre campagne de propagande contre les Vagabonds, dit Basil en se frottant les mains. Qu’il soit bien clair qu’ils ont sans arrêt trahi l’espèce humaine, et que l’embargo n’en est que l’exemple le plus frappant. N’oubliez jamais que le bon droit est de notre côté. Toutes nos actions sont légitimes si elles contribuent à ramener les Vagabonds au sein de la grande famille humaine. Soyez créatif. Soyez impitoyable. Nous devons réussir. Lanyan hocha la tête, et Basil le congédia d’un geste de la main. — Vous pouvez disposer. Je vais regarder les compers encore un petit moment. 51 PATRICK FITZPATRICK III Les anneaux d’Osquivel dessinaient une arche dans le ciel. Fitzpatrick se pencha et contempla d’un œil sceptique l’intérieur du module cramponneur. Zhett Kellum se glissa dans le siège du pilote, boucla la sangle de sécurité d’un geste précis, puis laissa ses doigts courir sur les commandes pour activer les systèmes. Elle regarda derrière son épaule avec impatience. — Alors Fitzie, tu viens ? À moins que les FTD ne t’aient pas appris à te sangler tout seul ? — Disons que j’ai du mal à croire que vous m’emmeniez faire un tour. — Considère ça comme un cours de rattrapage. Il est grand temps que les Terreux apprennent une ou deux petites choses. (Tandis que l’officier cherchait une réponse cinglante, Zhett déboucla la sangle, la remit en place, et reprit la parole en articulant exagérément.) Regarde-moi si tu as un doute. Tu enfonces ce bout-là jusqu’à ce qu’il s’enclenche, et tu tires sur la courroie pour serrer. Fitzpatrick bondit dans le siège du copilote. — Nous au moins, nous sommes assez compétents pour ne pas être obsédés par les sangles. — Ah oui ? Donc tu t’es souvent cogné la tête lors d’atterrissages difficiles. Il y a tant de risques imprévus, autant gérer à l’avance ceux qu’on connaît. Zhett appuya sur un bouton, et l’écoutille se referma sur eux. Fitzpatrick pensa aussitôt au couvercle d’un cercueil… ou au module-bouée dans lequel la jeune femme l’avait retrouvé. — Vous n’avez pas peur que je m’en prenne à vous pour voler le vaisseau ? — Tu voudrais t’enfuir dans un cramponneur ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés. Quelle ambition démesurée ! Tu sais à combien de siècles de vol se trouve la première planète de la Hanse ? (Il se mordit la lèvre d’un air bougon.) Quant à t’en prendre à moi… eh bien tu peux toujours essayer. Le cramponneur décolla et sortit à reculons du hangar d’appontage. Une fois à l’extérieur, Zhett fit tourner le vaisseau sur place avant de se lancer avec une facilité déconcertante au cœur des débris des anneaux d’Osquivel. Fitzpatrick examinait les alentours par la baie principale. — Où allons-nous ? — Je veux te montrer nos installations pour te donner une idée de la somme de travail abattue par ici – même si je doute que tu sois vraiment un homme impressionnable. — Pas par les Cafards, en tout cas. — Ni un homme porté au respect, d’ailleurs, rétorqua Zhett avec colère. Elle entraîna le cramponneur dans un looping serré suivi de deux tonneaux. Fitzpatrick s’accrocha, mais ne lui fit pas le plaisir de crier ou de se plaindre. Il avait connu pis – légèrement pis – pendant sa période d’instruction. Tandis que le petit vaisseau s’élevait au-dessus du plan de l’anneau, le Terrien observa tous les points lumineux, jets thermiques, gaz d’échappement et autres déchets qui jaillissaient des unités de fabrication. Les infrastructures des chantiers spationavals étaient à présent bien visibles, plusieurs accueillant même des vaisseaux en cours de construction. L’ensemble était bien plus étendu que tout ce qu’il avait imaginé. — Notre flotte est venue ici combattre les hydrogues. Comment se fait-il que nous n’ayons rien vu ? — Les Terreux ne sont pas très observateurs. Et puis nous avions pris nos précautions avant votre arrivée. — Tous ces blocs d’habitation, ces usines… Je m’attendais à trouver une ou deux navettes circulant entre de vieux containers. — Tu ne sais pas de quoi tu parles, Fitzie. La Grosse Dinde nous sous-estime toujours. — Ne m’appelez pas Fitzie. — Nous avons cinq rades d’assemblage, quatre grands blocs d’habitation, dix-sept administratifs, vingt-trois hauts-fourneaux mobiles, et huit usines qui transforment les matières premières en composants. Sans oublier je ne sais combien d’entrepôts, de hangars, d’abris pour la nourriture et de serres hydroponiques. Fitzpatrick colla son visage à la baie, et compta toutes les taches lumineuses qui n’étaient clairement pas des rochers provenant des anneaux d’Osquivel. Comment a-t-on pu ne rien voir ? — Vous êtes combien à vivre ici ? Je croyais que les Vagabonds, c’était… vous voyez, une famille par-ci, une poignée de gens par-là. — Voilà que ça recommence, dit-elle en ôtant une main des commandes. Il y a les prospecteurs et les géologues, qui fouillent les anneaux à la recherche d’astéroïdes riches en minerais, puis les mineurs qui procèdent à l’extraction. Les équipes des hauts-fourneaux, les ouvriers dans les usines, les transporteurs de débris – les « éboueurs », comme on dit chez les Terreux. Les pilotes qui véhiculent tout ça de place en place, ceux qui s’occupent de la maintenance, de la construction des vaisseaux, ceux qui dessinent les coques ou les moteurs, sans compter les informaticiens, les contremaîtres, les architectes, les électriciens, et les spécialistes des compers qui prennent soin de notre main-d’œuvre robotique. Fitzpatrick n’en croyait pas ses oreilles. — Une vraie ruche… — Et je ne te parle que de ceux directement impliqués dans les chantiers spationavals. Je pourrais aussi évoquer les services administratifs, les cuisiniers, les gestionnaires de stocks, les négociants, les commerçants, les préposés à la paie… — La paie ? — Eh oui, Fitzie, nous sommes payés ! J’oublie aussi ceux qui font le ménage, même si chacun de nous est censé nettoyer derrière lui. Au fait, si tu pouvais en parler à tes petits camarades… Ce n’est pas un hôtel ici, les Terreux ne doivent pas s’attendre à ce qu’on fasse tout à leur place. Comme invités, vous êtes plutôt nuls. — Alors laissez-nous partir. — Avec tout ce que vous avez vu ? Tu rêves. (Elle passa à travers les anneaux pour se rapprocher de la géante gazeuse.) Ah oui, les équipes d’extraction qui chassent la comète dans la ceinture de Kuiper. — Et trente-deux prisonniers des FTD détenus en toute illégalité. — C’est vrai. D’ailleurs ils usent nos ressources – ou du moins notre patience. Il serait quand même aimable de votre part de reconnaître que nous vous avons sauvés. (Comme si elle avait orchestré la conversation, Zhett traversa une couche de débris pour atteindre un amas d’objets qui scintillait à la lueur de la planète.) Jette un œil là-dessus. C’est tout ce qui reste de vos bons gros vaisseaux depuis que les hydrogues vous ont expliqué la vie. Fitzpatrick sentit son cœur accélérer dans sa poitrine. La panique le gagnait de nouveau tandis que les souvenirs affluaient – les cris, la terrible… impuissance. Il s’était retrouvé au beau milieu de la bataille, entouré d’escadrons de Rémoras qui tombaient les uns après les autres comme des mouches grillées par une lampe à souder. Les Mantas, même les énormes Mastodontes, explosaient en mille morceaux. Son propre croiseur avait été touché par les tirs ennemis, il avait donné l’ordre d’évacuer tandis que les orbes de guerre fondaient sur le vaisseau pour l’achever… Il avait réussi à se glisser dans un module-bouée et à s’éjecter juste avant l’explosion. Des éclats projetés dans tous les sens avaient endommagé sa balise et son système d’oxygénation ; il avait dérivé dans l’espace, blessé, sombrant peu à peu dans l’inconscience… jusqu’à ce que ce curieux ange gardien vienne à sa rescousse. — Merci, lâcha-t-il dans un murmure. Surprise, Zhett renonça à ses provocations. Pour un temps. Fitzpatrick sentit des frissons lui remonter le long du dos devant les vaisseaux fantômes abandonnés par les FTD. Ce cimetière de l’espace l’impressionnait, et lui donnait en même temps envie de se cacher. Contempler les épaves lui fit clairement comprendre qu’il aurait dû mourir ici avec les autres réfugiés. Tous les autres. Une fois la retraite sonnée, sa flotte avait quitté la planète à vitesse maximale. Cela faisait des mois, et aucun vaisseau de reconnaissance n’était encore venu repérer d’éventuels modules-bouées. Zhett Kellum et les Vagabonds lui avaient bel et bien sauvé la vie. Bon sang, il ne supportait pas d’être redevable à cette fille ! Sentant son changement d’humeur, Zhett reprit d’une voix plus douce. Fitzpatrick préférait largement ça aux sarcasmes. — Je sais ce que tu ressens… à ma façon. Ma mère et mon petit frère ont été tués par une brèche dans un dôme quand j’avais huit ans. Nous vivions dans une station d’observation de la ceinture d’astéroïdes. Les Vagabonds avaient calculé l’orbite des plus gros rochers, mais c’était impossible de tout prévoir. Le choc a fracturé le dôme. Les trente personnes qui se trouvaient là sont toutes mortes de décompression explosive. On n’a retrouvé que la moitié des corps. — Zhett, je suis… désolé. — Je n’avais que huit ans, mais je me souviens des funérailles. De chaque victime, enveloppée dans un grand linceul brodé, orné du blason de notre clan. De mon père, qui les lançait une par une hors du plan de l’écliptique, pour qu’elles échappent à l’attraction du système. Ainsi, elles dérivent pour toujours, de vrais Vagabonds errant au hasard de la gravité, éclairés par leurs Guides Lumineux. — Ce genre… d’accident arrive souvent ? Elle se détourna et reprit les commandes en main, mais il voyait des larmes briller dans ses grands yeux. — Les Vagabonds vivent et travaillent dans des environnements à haut risque. Tout le monde le sait. Les accidents font partie du contrat, nous essayons juste qu’ils ne se reproduisent pas deux fois de suite. (Elle déglutit avec difficulté.) Pour tout dire, celui qui a tué ma mère et mon frère a produit une remarquable innovation. On aurait bien vendu l’idée à la Grosse Dinde, mais on avait peur de se faire arnaquer. Fitzpatrick refusa de mordre à l’hameçon. — Qu’est-ce que vous avez fait ? — Nous avons dispersé des nuages d’aérogel filandreux dans les hautes couches atmosphériques des dômes. Comme ça, si une brèche s’ouvre, l’aérogel est aspiré en premier et bouche le trou. Exposé au vide, ce matériau se solidifie comme les plaquettes sanguines qui forment la croûte autour d’une plaie. Fitzpatrick se souvint d’une autre Vagabonde, Tasia Tamblyn, et de la manière dont elle avait créé des radeaux artificiels avec de la mousse de protection tactique pour fournir un refuge aux colons de Passage-de-Boone. — Sacrée idée. — Il vaut mieux en avoir quand tout ne vous tombe pas rôti dans le bec. Suivez mon regard. L’officier des FTD sentit qu’il devait au moins faire un effort pour se défendre. — Oui, je sais, c’est trop facile de naître avec un nom connu. De temps en temps, j’aurais bien aimé avoir une vie juste un peu plus normale. — Nous savons que tes parents étaient ambassadeurs. Et ta grand-mère, la présidente Maureen Fitzpatrick. La Virago de la Hanse en personne. — Pas mal comme surnom, admit le jeune homme après s’être quasiment étouffé de rire. Il revoyait l’allure sévère de sa grand-mère quand il était enfant. Maureen était une femme sophistiquée, au teint pâle, à la beauté froide – pas grand-chose à voir avec l’idée qu’on se faisait d’une virago, mais il convenait que le résultat était le même. — Et encore, je ne l’ai connue qu’après sa retraite, lorsqu’elle s’était soi-disant radoucie. Je n’aurais pas voulu la croiser quand elle était présidente de la Hanse. Tandis que Zhett naviguait entre les épaves dispersées sur le champ de bataille, Fitzpatrick remarqua d’autres cramponneurs qui transportaient des spécialistes de la récupération. Les Vagabonds démantelaient les vaisseaux pour récupérer les morceaux encore utiles : systèmes électroniques, blocs couchettes, réserves d’air et de nourriture, voire de simples bouts de métal. Il supposait que tout était remorqué jusqu’aux entrepôts et aux rades d’assemblage, pour être aussitôt intégré dans les bâtiments en construction. — Comment était ton grand-père ? Comment est-ce qu’il la supportait, elle ? Fitzpatrick haussa les épaules. Devant lui, sur un Mastodonte, une équipe découpait une large portion de coque noircie par les tirs hydrogues. Il se détourna pour ne pas voir les dégâts de plus près. — Oh, je ne l’ai jamais rencontré. Leur divorce ne s’est pas très bien passé, et cette brave Virago a usé de tout son poids politique contre lui. Elle l’a poussé à la faillite, l’a fait destituer, et il est devenu persona non grata dans les allées du pouvoir. Je me suis toujours demandé ce qu’il avait bien pu faire de mal. (Absorbé dans ses pensées, le jeune homme se passa une main dans les cheveux. Ils étaient déjà plus longs que le règlement des FTD l’aurait permis.) Je connais suffisamment ma grand-mère pour ne pas croire un seul instant sa version des faits. Zhett passa près d’un Rémora éventré, le cockpit arraché comme si un chien enragé s’était acharné sur lui. Des bouts de moteur dérivaient aux alentours, et le Terrien repéra une combinaison dégonflée – tout ce qui restait du pilote défunt. Il ferma les yeux aussi fort qu’il put. — Pourrions-nous… euh… aller ailleurs ? La Vagabonde changea de trajectoire en suivant la courbe de l’anneau, sans chercher à taquiner son voisin. Sous le cramponneur, les nuages d’Osquivel semblaient doux, paisibles, incapables de dissimuler d’ignobles monstres. — Grâce à leur nom de famille, mes parents furent bombardés ambassadeurs sur toute une série de mondes de la Hanse. Ils changeaient de planète dès qu’ils commençaient à s’ennuyer sur la précédente. Moi j’avais mes précepteurs, ou bien je fréquentais de prestigieuses écoles privées. Avec les autres étudiants de la haute, j’allais faire mes bonnes actions obligatoires – vous… tu sais, participer à des œuvres de charité bien encadrées, histoire de rester en contact avec le petit peuple. — Genre Vagabonds, tu veux dire ? demanda-t-elle sur la défensive. — Bien sûr que non ! Ma grand-mère aurait été horrifiée si elle m’avait aperçu avec un Vagabond. Je faisais de la collecte de déchets, je rendais visite aux familles de sans-abri. Ou alors je distribuais des vêtements et de la soupe, je dépolluais des marécages, je protégeais des biotopes fragiles en bord de mer. Je percevais bien chaque fois l’intérêt de la chose, mais je détestais m’en occuper. Et les raisons qu’avait ma famille de m’y obliger n’étaient pas plus altruistes. — Tu aidais les gens, Fitzie. Tu ne pouvais pas juste y prendre plaisir ? Ça ne te rendait pas heureux ? — Je n’arrivais pas à le prendre comme ça… enfin, pas à l’époque. Ce que j’apprenais vraiment à faire, c’était lancer un beau sourire dès qu’une caméra s’approchait, parce que ma grand-mère m’aurait tué si j’avais gaffé devant les médias. Zhett secoua la tête et prit le chemin du retour. — Ah ! Patrick Fitzpatrick, troisième du nom, votre Guide Lumineux ne brille guère plus qu’une lampe de poche. — Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? Encore une idiotie religieuse ? — Si j’étais toi, je me retiendrais de traiter les gens d’idiots. Tu as déjà eu des amis proches, des animaux domestiques ? — Pas vraiment. Ça n’était pas prévu au programme. Ma vie était trop bien planifiée pour laisser place à ce genre d’improvisation. Cette fois, Zhett se fendit d’un large sourire. — C’est ça ! Voilà ce qui t’a empêché de saisir les interactions sociales. Voilà pourquoi les principes de notre vie en collectivité te passent au-dessus de la tête. C’est un univers qui t’est totalement étranger. Ta vie sur Terre a été tellement protégée, tellement encadrée, que tu n’as jamais eu à te battre pour quelque chose. C’est pour ça que tu ne sais pas apprécier le travail des autres à sa juste valeur. Il se détourna à son tour en grognant. — Je retrouve enfin la vraie Zhett Kellum. Je commençais à m’inquiéter, ça faisait au moins quinze minutes que tu ne m’avais pas critiqué. — Touché. (Puis elle ajouta :) Excuse-moi. Fitzpatrick resta un moment silencieux, perdu dans ses pensées. — Ça ne m’était jamais venu à l’idée que des gens comme vous, les Vagabonds, pouviez vivre différemment par simple choix. Que vous vous contentiez de ce que vous aviez. Je croyais que votre niveau de vie était le signe d’un échec, pas d’une… volonté consciente. Pour moi, le monde était divisé en deux camps : les riches et les pauvres. J’étais heureux d’être du bon côté de la barrière, persuadé que les pauvres crevaient d’envie de me dépouiller. — Désolée, mais je n’échangerais pas ma vie contre la tienne, même si la Hanse me faisait un pont d’or. (Se refusant à croiser le regard de son passager, elle tendit la main dans un geste de compassion, mais recula comme si le contact de son bras risquait de la brûler.) Tu as peut-être juste besoin d’un nouveau départ, d’une occasion de te rendre utile au lieu de jouer les enfants gâtés. Zhett ramena le cramponneur au hangar d’appontage. Alors qu’ils s’étiraient les jambes devant le vaisseau, Del Kellum surgit de l’écoutille menant au secteur administratif. — Te voilà, ma chérie ! (Il regarda Fitzpatrick avec méfiance.) J’espère que tu t’es bien amusée, et que ce type ne t’a pas fait de misères. — Tu t’inquiètes trop, papa. Je l’ai mené à la baguette. L’officier prit un air offensé. — J’arrive de Rendez-Vous, reprit le chef de clan. Nous avons décidé à l’unanimité d’annuler toutes les livraisons d’ekti à la Grosse Dinde. Les relations commerciales sont gelées jusqu’à nouvel ordre. — Plus d’ekti ? s’écria Fitzpatrick. Nous avons besoin de ce carburant ! Pendant que vous restez planqués, les FTD se battent contre les hydrogues pour protéger vos sales petites fesses. — Nous protéger ? (Kellum laissa échapper un ricanement amer.) Bon sang, vous avez une drôle de façon de nous protéger, vous autres Terreux. En attaquant et en détruisant nos cargos ! Nous avons retrouvé l’épave d’un convoyeur piloté par un de mes amis, Raven Kamarov. Vidé de sa cargaison d’ekti avant d’être détruit par des tirs de jazer. Alors ne viens pas me parler de « protection », mon gars. — La Grosse Dinde n’a aucune excuse, ajouta Zhett en se tournant vers Fitzpatrick. S’ils veulent revoir leur ekti, ils devront reconnaître leur crime, traîner les responsables en justice et renoncer à ce genre d’agression. Aussi simple que ça. Le jeune homme sentit son estomac se serrer, ses jambes menacer de céder sous son poids. Il était sans doute pâle comme la mort. C’était lui le responsable, il avait personnellement ordonné qu’on tire sur le vaisseau désarmé. Même s’il n’avouait pas son forfait à haute et intelligible voix, sa culpabilité devait se lire en lettres de feu sur son visage. Zhett remarqua son attitude étrange tandis qu’elle le raccompagnait dans les quartiers des prisonniers. Malgré la gravité de la situation, il ne pouvait pas confesser son crime – non seulement par peur des représailles, mais aussi parce qu’une agaçante petite voix intérieure le suppliait de ne pas se dévaloriser aux yeux de Zhett Kellum… 52 ORLI COVITZ Rheindic Co était radicalement différente de l’humide et nuageuse Dremen, mais cette planète ne constituait qu’une étape, un carrefour où les colons volontaires attendaient de franchir le transportail pour rejoindre leur nouveau foyer. Orli s’était tellement habituée à la grisaille et au crachin qu’elle n’arrivait pas à se rappeler la dernière fois que le soleil avait réchauffé son visage et ses bras nus – ce qui lui valut, à sa grande consternation, les premiers coups de soleil de sa vie. Elle n’avait jamais eu à se préoccuper de ce genre de risque sur Dremen, mais aujourd’hui, une rougeur douloureuse lui recouvrait chaque centimètre carré de peau sur les bras, le cou et les joues. Son père passa parmi les colons demander si quelqu’un avait apporté de la crème solaire. Les rares à y avoir pensé la vendaient à un prix de voleur, mais la persévérance finit par payer : il trouva son bonheur dans les fournitures de la Hanse. Il revint enduit de lotion protectrice, et en dispensa largement à sa fille. Elle ne cessait pas de cligner des yeux sous l’effet de la lumière solaire reflétée par les montagnes et les canyons rocheux. Tout semblait si différent. Quand Jan la vit scruter ce décor inconnu, il lui ébouriffa les cheveux. — Ne t’inquiète pas, ma fille. Notre nouvelle colonie sera bien plus agréable. Une terre douce et généreuse. Enfin un endroit où prendre la vie du bon côté. Orli s’en réjouit, même si les alentours désertiques ne lui déplaisaient pas. — Ils t’ont dit où on allait ? Sur quel monde ? — Je pense que c’est le tirage au sort qui décidera. On verra bien quand notre numéro sortira. Ils ont peur que les gens commencent de se disputer telle ou telle planète, de s’échanger leurs affectations et de rendre impossible un suivi administratif. Orli s’assit dans la poussière, devant la tente. — Tu crois qu’ils nous donneront au moins quelques informations, qu’on puisse réfléchir à ce qu’on va faire ? — Ne t’inquiète pas. Ils ont exploré tous ces mondes, ils ne nous enverraient pas quelque part où notre survie ne serait pas assurée. Les tentes colorées ressemblaient à des champignons couleur rubis qui se seraient répandus au fond du canyon. Pour préparer l’afflux massif de colons, les ingénieurs de la Hanse avaient nettoyé une étendue de désert avec des rayons à haute énergie qui avaient vitrifié le sable, formant une surface lisse où les navettes pouvaient facilement atterrir et décoller. Chaque jour, de nouveaux vaisseaux remplis à ras bord de colons et de marchandises découpaient leur silhouette dans le ciel, sur fond de soleil. Longtemps abandonnée, Rheindic Co avait maintenant une petite ville en pleine expansion. Jan ouvrit deux paquets de rations récupérés au centre de distribution. Ils mangèrent une pâtisserie crayeuse à la saveur fruitée, censément bourrée de vitamines et de protéines. Quand Orli vit son père froncer les sourcils à cause du goût bizarre, elle lui donna un gentil coup de coude dans les côtes. — C’est toujours meilleur que le ragoût de champignon, pas vrai ? — Voilà ce que j’appelle voir les choses du bon côté. Jan déplia l’auvent de la tente et le fixa sur les piquets pour qu’ils puissent s’asseoir à l’ombre. Lorsque le crépuscule illumina le ciel, et que la température se mit à dégringoler, Orli rentra sous la tente fouiller dans leurs sacs pour y dénicher les bandes de synthétiseur. Elle joua en douceur quelques morceaux de sa composition ; la musique la détendait, et son père essayait de fredonner les mélodies même s’il ne les connaissait pas. Jan s’ennuyait, mais souriait malgré tout. — Quelle plaie, cette attente ! Peut-être que demain, ils me laisseront donner un coup de main dans les bâtiments principaux. (Il regarda sa fille d’un air songeur.) Dis donc, pourquoi tu n’essaies pas de te faire des amis ? J’ai compté une bonne dizaine d’enfants de ton âge. Elle avait déjà eu l’idée, mais n’y voyait aucun intérêt. — J’attends qu’on soit dans la nouvelle colonie. Je préfère les amitiés à long terme. — Un ami est un ami. Même si ça ne dure qu’un jour, c’est mieux que rien. Orli n’avait jamais eu beaucoup de camarades de jeu, vu qu’elle passait son temps à empêcher son père d’échafauder des plans rocambolesques. Elle aimait raconter des histoires, inventer de nouveaux jeux, mais sur Dremen, la culture du champignon l’avait accaparée. Dans la prochaine colonie, elle espérait trouver quelqu’un qui partagerait sa passion de la musique. — J’essaierai quand on sera arrivés, papa. Je te le promets. Les jours suivants, Jan se porta volontaire au centre de distribution. Le soir venu, il déambulait parmi les tentes et se lançait dans de grandes conversations, durant lesquelles il décrivait Dremen avant de demander aux autres colons de lui parler de leur planète d’origine. Orli, quant à elle, préférait s’exercer sur ses bandes de synthétiseur. Le cinquième soir, une sirène retentit pour réclamer l’attention des campeurs, comme elle le faisait plusieurs fois par jour. Des yeux remplis d’espoir jaillirent des tentes ; les colons cessèrent aussitôt de préparer le repas ou de discuter entre eux. — Cette fois c’est pour nous, Orli. J’en suis sûr. Depuis trois jours, Jan rabâchait les mêmes phrases à chaque annonce. — Colons du groupe B, veuillez vous diriger vers les rampes d’accès. Tenez-vous prêts à franchir le transportail dans deux heures. Le message se répéta plusieurs fois, mais l’intégralité du camp en avait bu les mots dès le premier passage. Jan tapa un peu trop fort sur l’épaule d’Orli. — Tu vois, je te l’avais dit. Si tu prends les paris assez souvent, tu finis toujours par gagner. Les colons commencèrent de s’agiter avec frénésie, comme s’ils devaient évacuer d’urgence. Deux heures suffiraient amplement à rassembler les maigres possessions que Jan et sa fille avaient apportées de Dremen. Orli enroula avec soin les bandes de synthétiseur dans ses vêtements, puis rangea le tout dans son sac tandis que son père entassait dans le sien habits, dossiers, outils, et quelques pads saturés de croquis d’inventions farfelues. Les tentes, elles, restaient en place pour la prochaine vague de voyageurs. Après le départ des colons, des compers nettoieraient et remettraient en ordre les zones d’habitation, qui seraient de nouveau occupées le lendemain. Des bâtiments préfabriqués avaient déjà été expédiés vers chaque destination répertoriée. Orli et son père se laissèrent porter par la foule qui remontait les rampes d’accès vers la ville creusée dans la colline. Il restait encore une heure et demie, mais Jan voulait absolument être parmi les premiers à franchir le transportail, comme si quelques minutes pouvaient faire la différence pour s’assurer la propriété des meilleures terres. Ce qui était peut-être le cas. Les ambitieux à la peau pâle, originaires de Dremen, se joignirent à leurs camarades fraîchement débarqués d’autres mondes en difficulté. Les langues se délièrent jusqu’à ce que les colons soient finalement autorisés à pénétrer dans le labyrinthe des tunnels klikiss. Les murs des salles rocheuses étaient usés, rayés ; la plupart des hiéroglyphes et des artefacts extraterrestres avaient été endommagés ou emportés par le flot incessant d’êtres humains. Orli s’arrêta devant une série de lettres incompréhensibles, tracées par la main griffue d’un Klikiss, mais son père la poussa en avant. — On aura tout le temps d’explorer de vieilles ruines une fois chez nous, ma fille. Il y en a forcément là-bas, sinon il n’y aurait pas de transportail. Un homme grisonnant tourna vers eux ses cheveux en broussaille et sa barbe de trois jours. — Oh, des ruines, c’est pas ce qui manque là où on va. Il y a aussi une grande vallée, avec de belles parois granitiques et une rivière au milieu. C’est un bon endroit pour se poser. — Comment vous le savez ? demanda Orli. — Parce que j’y suis allé. (Le vieil homme tendit la main à la jeune fille, puis au père.) Je m’appelle Hud Steinman, explorateur de transportail. J’ai découvert Corribus il y a environ un mois, et j’ai décidé aussi sec de m’y installer. C’est le plus beau monde que j’aie jamais vu. — Tu vois, je le savais, dit Jan à sa fille avec un grand sourire. Orli plissa le nez quand l’explorateur s’approcha. Il dégageait une odeur âpre, une odeur de poussière, mais paraissait plutôt sympathique. Devant elle, les colons avançaient d’un pas traînant, groupe par groupe, vers une image scintillante incrustée dans ce qui n’aurait dû être qu’un mur de pierre. Des éclats de voix résonnaient dans la vaste salle du transportail. Les fonctionnaires de la Hanse recommandaient à chacun de garder le rythme, pour fluidifier l’accès au système de transport instantané. Orli se rappelait une occasion, lorsqu’elle était encore gamine, où son père l’avait emmenée dans un parc d’attractions à succès, rempli de manèges, de simulations holographiques et de montagnes russes à l’ancienne mode. L’attente lui avait paru interminable tandis qu’ils piétinaient dans une queue qui, semblait-il, ne rejoindrait jamais la montagne russe… tout ça pour un parcours qui n’avait duré que quelques minutes, mais dont le délicieux frisson avait justifié tout le reste. Elle espérait que la récompense serait aussi belle une fois rendue sur ce lointain monde klikiss… Corribus. Le bourdonnement de la machine extraterrestre se fit plus intense au fur et à mesure de leur approche, à l’instar des discussions rapides entre techniciens, et surtout de la nervosité des colons. Orli apercevait le mur vers lequel les gens s’avançaient avant de disparaître, comme s’ils tombaient dans un gouffre. Le trapèze de pierre saturé d’énergie se dressa enfin devant elle, entouré d’une bonne centaine de carreaux munis chacun d’un symbole étrange. Hud Steinman les gratifia d’un sourire qui découvrit ses dents gâtées. — C’est le moment. Vous allez voir ce que vous allez voir. — Suivant ! s’écria un technicien. Un peu de nerf, ne faites pas attendre les autres. Vous n’êtes pas les seuls à passer, figurez-vous. Orli prit la main de son père, qui la serra bien fort à son tour. Ils échangèrent un regard, les yeux brillants, et firent ensemble le dernier pas vers le transportail – qui les déposa aussitôt sous le ciel radieux de Corribus, au cœur d’un paysage inconnu. 53 HOWARD PALAWU Les ruines klikiss de Rheindic Co fourmillaient de monde, dans un chaos permanent guère propice à un travail efficace. Envoyé ici sur ordre direct du président Wenceslas, le conseiller scientifique Palawu disposait de tout l’équipement et de toutes les données nécessaires, et même d’un accès privilégié qui supplantait celui des technologues présents sur le site depuis la découverte du premier transportail klikiss en état de marche. Malgré cela, le programme de colonisation se taillait la part du lion dans la vaste salle du transportail, à tel point que Palawu ne parvenait à étudier la machine qu’une heure ou deux par jour, enfin plutôt par nuit. Trouver comment cet incroyable système fonctionnait ne semblait représenter une priorité que pour lui. Par vagues espacées de quelques heures, les équipes de la Hanse rassemblaient des groupes de colons et activaient le transportail à l’aide d’un des carreaux de coordonnées dûment répertoriés. Les pionniers s’avançaient en file indienne, en portant leurs affaires sur leur dos. Des caisses de matériel montées sur des palettes à coussin d’air surchargées, presque trop grandes pour la forme trapézoïdale, flottaient vers le mur de pierre et disparaissaient aussitôt. Elles arrivaient probablement à destination, même s’il n’y en avait aucune preuve tangible. Quand il regardait les colons passer les uns après les autres à travers le mur étincelant, Palawu se demandait si Margaret Colicos avait quitté cette pièce de la même manière… sans jamais trouver le chemin du retour. Certains candidats au voyage avaient les yeux émerveillés, le sourire aux lèvres, alors que d’autres affichaient un air sceptique ou mal à l’aise – mais le mouvement général les entraînait tous. Bien peu renonçaient au dernier moment après avoir parcouru de telles distances, sans compter que ceux qui changeaient d’avis devaient débourser une somme exorbitante pour rentrer chez eux. Si Palawu avait été plus jeune, sa femme toujours en vie, et s’il avait encore eu quelque chose à prouver, peut-être aurait-il tenté sa chance. Au lieu de ça, il restait assis dans la salle de contrôle à l’écoute des conversations bruyantes, au milieu d’une nervosité ambiante qui frôlait l’hystérie. Les cadres de la Hanse dirigeaient l’exode tandis que les techniciens surveillaient la machine en notant avec soin tout ce qui se passait, puisque même eux n’en cernaient pas les principes. Palawu aurait vraiment aimé qu’on le laisse seul à seul avec le transportail, juste un peu de paix et de concentration pour se pencher sur la technologie extraterrestre. S’il pouvait disposer d’une semaine pour se plonger dans l’étude des artefacts klikiss, il parviendrait sans doute à en décrypter les notions de base. Mais le président Wenceslas ne pensait qu’à accélérer encore et encore la conquête de terres vierges, laissant son conseiller scientifique se débrouiller pour ramasser quelques bribes d’information. Palawu s’assit dans un coin, pour ne gêner personne, et consulta ses fichiers sur l’écran hors d’âge. Comme il en était encore au stade des notes préliminaires, il préférait utiliser le petit pad, aussi lent qu’obsolète, qu’il traînait depuis son premier boulot comme assistant de laboratoire et ingénieur adjoint. Un cadeau de sa femme. En pressant une touche, il fit défiler les rares entrées disponibles du journal de Louis Colicos. Le travail accompli par le vieil homme le fascinait. Le xéno-archéologue avait réussi à remettre le transportail en marche rien qu’en manipulant les batteries. Après dix mille ans de sommeil, la machinerie klikiss se présentait dans un état de conservation extraordinaire. Jusqu’à présent, seul un nombre restreint de carreaux de coordonnées avaient été noircis, pour indiquer les mondes d’où les explorateurs n’étaient jamais revenus. Beaucoup de carreaux n’avaient pas encore été testés. Autant de paradis potentiels – ou de pièges. Palawu fit apparaître une carte stellaire détaillée, où apparaissaient les emplacements des ruines klikiss et des transportails en état de marche. S’il perçait le mystère de cette technologie, la Hanse pourrait installer des transportails où bon lui semblerait, entraînant une croissance économique proprement phénoménale… Il avait également accès à la carte regroupant colonies de la Hanse, mondes ildirans et ruines klikiss, avec indication des types d’étoile et des coordonnées planétaires. Les points clignotants désignaient des soleils dont la flamme avait été soufflée dans les derniers mois, victimes de l’incroyable conflit opposant hydrogues et faeros. Ils paraissaient inoffensifs, disséminés sur la carte, mais les implications arrachèrent un frisson au scientifique – des étoiles entières annihilées par des entités titanesques ! Une marque légèrement différente, dans le système de Ptoro, désignait une géante gazeuse transformée en soleil par un Flambeau klikiss. Les créatures insectoïdes avaient développé cette arme des millénaires auparavant, sans doute pour combattre les hydrogues. La planète Corribus, un des nouveaux mondes colonisés, portait encore les traces de cette lutte. Une intuition poussa Palawu à comparer le spectre d’émission de Ptoro avec celui d’Oncier, le premier soleil allumé par le Flambeau. Faute d’une puissance de calcul suffisante sur son vieux pad, il réquisitionna un ordinateur de la Hanse qui n’était pas utilisé pour la gestion des foules de colons. Si les Klikiss avaient inventé cette arme, ils avaient dû l’employer au moins une fois. Les étoiles artificielles avaient une durée de vie réduite à l’échelle cosmique, puisque les géantes gazeuses ne disposaient pas de quoi alimenter le feu nucléaire plus de quelques milliers d’années – mais même après dix mille ans, elles ne devaient pas être toutes éteintes. Les résultats affichés le firent de nouveau frissonner, cette fois de satisfaction. L’ordinateur avait débusqué vingt et une étoiles munies de petites compagnes encore en activité, qui pouvaient être des géantes gazeuses ayant subi l’attaque du Flambeau klikiss. Vingt et une. S’agissait-il vraiment d’anciens champs de bataille datant de la guerre entre hydrogues et Klikiss ? Dans le conflit actuel, Oncier, Ptoro et trois autres planètes hydrogues avaient déjà été détruites. Leur bûcher funéraire brûlait encore. Malgré cette découverte extraordinaire, Palawu réalisa avec effroi que même après avoir utilisé leur arme suprême pas moins de vingt et une fois, les Klikiss avaient été exterminés. Comment l’humanité pouvait-elle espérer faire mieux ? 54 ANTON COLICOS Sous les dômes brillants de Maratha Prime, Anton laissait son regard dépasser les lumières éblouissantes pour se plonger dans l’obscurité de la longue nuit. Il se sentait terriblement seul. Depuis le retour de l’Attitré Avi’h sur la planète en sommeil, la petite équipe restée en ville avait repris du poil de la bête, même si les Ildirans qui la composaient choisissaient souvent d’ignorer les ordres inutiles de Bhali’v, le fonctionnaire en chef. Au moins, avec deux personnes de plus, les liens du thisme se renforçaient. Mais Anton n’était pas intégré à ce bel ensemble. L’Attitré lui avait annoncé avec désinvolture la mort de son père et la disparition de sa mère, comme s’il ne parlait que de la météo du lendemain. Bien qu’il ait craint le pire après tant d’années sans nouvelles, il avait eu l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Aujourd’hui, c’était l’heure du deuil et des regrets. Le jeune homme n’avait jamais été particulièrement proche de ses parents depuis qu’il avait quitté le nid pour suivre sa propre route, mais il savait qu’ils étaient fiers de lui. Louis et Margaret avaient lu tous ses travaux universitaires, ils l’avaient encouragé, et avaient même assisté à sa remise de diplôme – fait extraordinaire en soi, vu le temps qu’ils passaient sur les sites de fouilles. En fait, Anton avait tenu pour acquise leur présence à ses côtés. Les Colicos avaient élevé leur fils à leur image : des gens qui se suffisaient à eux-mêmes. Anton contemplait son reflet dans le sombre miroir de la longue nuit. Menton étroit, cheveux lisses et châtains, des yeux qui louchaient légèrement. Lorsqu’il s’était embarqué pour Maratha, impatient d’étudier avec Vao’sh, il n’avait pas pensé à emporter des photos de ses parents – alors que dans son bureau, à l’université, il conservait une vaste collection de photos, articles de journaux et autres documents, dans l’intention de rédiger un jour la biographie complète de ses illustres géniteurs. Hélas, l’histoire touchait à sa fin. L’ouvrage tenait la conclusion qui lui avait toujours manqué… La voix chaude de Vao’sh s’éleva derrière lui. — J’ai découvert une autre différence profonde entre humains et Ildirans, remémorant Anton. Quand les Ildirans se sentent mal, ils recherchent la compagnie de leurs semblables. Les humains préfèrent être seuls. Anton se retourna. Son collègue historien se tenait dans l’embrasure de la porte, nimbé de lumière. Le Terrien se força à sourire. — Oh, j’essaie juste de prendre mon parti des bouleversements en cours. Je patauge dans les souvenirs et dans les prises de conscience à retardement. Il avait huit ans la première fois qu’il avait accompagné ses parents dans une expédition archéologique. La planète se nommait Pym, un monde sec parsemé de ruines laissées par l’espèce insectoïde aujourd’hui éteinte. Des myriades d’étoiles brillaient nuit après nuit dans le ciel sans nuages. Ouvriers et chercheurs passaient leurs soirées à discuter d’obscurs détails historiques en comparant leurs notes, s’arrêtant parfois pour raconter des anecdotes grivoises. Anton était le seul enfant du camp ; les archéologues étaient tous âgés, avec une progéniture déjà adulte. Livré à lui-même, il se sentait un peu comme la cinquième roue du carrosse, heureux d’être avec ses parents, mais pas vraiment intégré. Il se promenait sur le site en profitant de sa taille pour explorer des anfractuosités interdites aux adultes. Une fois, il avait découvert une pièce contenant quelques artefacts poussiéreux, mais les chercheurs l’avaient grondé avant de reprocher à Louis et Margaret de laisser leur gamin endommager des reliques fragiles. — Parfois, la nuit, mon père venait me rejoindre. Nous faisions notre propre feu de camp, avec le petit bois qui traînait autour des ruines. C’était un homme généreux, mais il avait du mal à parler à quelqu’un d’autre qu’à un collègue. Je me souviens des flammèches qui s’élevaient dans le ciel comme des fées minuscules, pendant que mon père m’expliquait la politique universitaire ou les dernières théories sur les Klikiss. Vao’sh s’assit près de son ami ; la sympathie transparaissait dans les nuances de sa voix si expressive. — Vous rappelez-vous comment on appelait Maratha Prime ? La « Ville-frontière ». Posée là, entre lumière et obscurité. Nous sommes bien à l’abri sous les dômes, éclairés par tous les illuminateurs disponibles, et j’ai un public captif à qui raconter mes histoires. Un vrai paradis pour un remémorant. (Son expression se modifia, envoyant de nouvelles couleurs parcourir ses lobes.) Mais jour après jour, malgré toute la lumière que nous pouvons créer, la nuit nous entoure, sombre et impénétrable. Anton se détourna de son sinistre reflet dans la vitre. — Il n’y a rien à craindre du noir, vous savez. Avec ces hydrogues là-dehors, qui ont déjà détruit tant de planètes, il y a suffisamment de bonnes raisons de s’inquiéter. — C’est sans doute vrai, mais les peurs de chacun ne se fondent pas uniquement sur des critères objectifs. (Vao’sh posa la main sur l’épaule de son voisin, un geste typiquement humain que le Terrien lui avait enseigné.) Venez avec moi. L’Attitré a organisé un nouveau banquet, il souhaite que tout le monde y assiste. — Encore ? — Encore. — Dans ce cas, ne faisons pas attendre notre public. Est-ce que vous auriez sous le coude de quoi me… distraire un peu, ce soir ? Une histoire de fantômes, par exemple ? Ça me ferait plaisir. — Je ne suis pas sûr que les autres apprécieront autant que vous, mais c’est d’accord, répondit Vao’sh après avoir réfléchi à la question. Dans la grande salle de réception prévue pour accueillir des foules entières en haute saison, on avait dressé plusieurs petites tables pour les trente-sept derniers habitants. Avi’h trouvait l’endroit joyeux, mais l’immensité de la pièce soulignait d’autant le nombre restreint de convives. Anton se régala de légumes frais et de viandes en conserve. Mhas’k et Syl’k, les deux agriculteurs, étaient fiers de leur production abondante, même si l’Attitré faisait un tel usage de produits frais que les réserves baissaient dangereusement. Nur’of parla avec enthousiasme des turbines qu’il avait installées dans les vieux tunnels découverts sous la cité, mais l’annonce laissa Avi’h de marbre. — C’est l’heure de s’amuser ! s’écria l’Attitré en levant les mains. Mon père a dépêché son meilleur remémorant sur Maratha pour notre plus grand plaisir. Allez-y, Vao’sh, racontez-nous votre plus belle histoire. Comme à son habitude, Bhali’v crut bon de répéter l’ordre sur un ton péremptoire. Vao’sh, lui, préféra se tourner vers Anton. — En l’honneur de notre invité humain, je vais vous conter une histoire… effrayante. Avi’h fronça les sourcils, ayant sans doute espéré une quête héroïque, ou à défaut une paillardise, mais il s’enfonça dans son siège et laissa Vao’sh s’exprimer. — Le Bras spiral renferme de nombreux mystères. Autrefois, à une époque où l’Empire était en expansion, nos courageux explorateurs parcouraient des distances infinies pour faire la lumière sur les plus grandes énigmes de l’univers. Le thisme se répandait au loin, reliant de nombreux systèmes solaires. Le Mage Imperator voulait appréhender l’univers dans sa totalité, il voulait que son peuple aille jusqu’aux confins de l’espace. » C’est alors qu’une septe de vaisseaux d’exploration fut envoyée vers une nébuleuse appelée la Gueule du Cosmos – des ténèbres insondables qui résistaient à l’analyse de nos meilleurs astronomes. Le Mage Imperator exigeait que l’on déchiffre les arcanes de cet étrange endroit. Et comme les Ildirans ont peur du noir, les croiseurs avaient été équipés d’une quantité impressionnante d’illuminateurs, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, avant de faire route vers l’obscurité. Vao’sh fit une courte pause, le temps que ses lobes passent par toute une palette de couleurs et d’émotions. Il surprit les spectateurs en reprenant brutalement le récit. — Mais ils ont tous disparu ! Anton l’écoutait avec attention ; il reconnaissait des techniques qu’il avait lui-même apprises au vieux conteur. Vao’sh se pencha en direction du public. — Les sept vaisseaux sont restés introuvables pendant des siècles. Personne ne savait ce qui était arrivé à ces bâtiments et à leurs valeureux équipages, mais le Mage Imperator sentait à travers le thisme que quelque chose de terrible s’était produit, quelque chose de sombre et de froid. Aucune autre expédition n’osa s’aventurer dans la Gueule du Cosmos pour en apprendre plus. La nébuleuse formait comme une tache au milieu des étoiles, une insulte à la Source de Clarté. (Des nuances pâles apparurent sur le visage de Vao’sh pour exprimer la peur.) Des siècles plus tard, la septe fut retrouvée, dérivant loin de tout système solaire. Les vaisseaux étaient gelés, sans vie. Une fois les coques percées, les sauveteurs découvrirent les cadavres des équipages. Morts tous ensemble, tués instantanément dans d’horribles souffrances ! Comme s’ils avaient été confrontés à leurs peurs les plus profondes, succombant à une arme au-delà de leur compréhension, figés à jamais dans une douleur infinie. (Le remémorant leva un doigt.) Mais ils n’avaient pas juste été assassinés, non. Leurs corps étaient d’une pâleur affreuse, presque blanche. Les expressions des visages, depuis le simple soldat jusqu’au septar en personne, laissaient supposer qu’ils avaient été soumis à une vision si insupportable qu’elle avait éteint la Source de Clarté en eux, noirci leur âme, et aspiré la moindre étincelle de vie hors de leur esprit. Vao’sh se tourna lentement pour croiser le regard de chaque spectateur, tandis que sa voix se faisait plus grave, plus angoissante. — Nous savons à présent que dans les profondeurs de la Gueule du Cosmos, ces vaisseaux furent les premiers à croiser la route des Shana Rei, des créatures qui vivent enveloppées d’ombres autour des étoiles mortes. Leur civilisation avait chassé toute lumière de ce recoin de l’espace. Qui saura jamais comment les explorateurs ont déclenché leur colère ? » Peu de temps après, les sinistres entités sortirent de leur tanière et commencèrent à répandre leurs ténèbres dans l’univers. C’est le début d’une série d’histoires trop effrayantes pour être racontées ce soir… Je peux juste vous dire que ce fut la plus terrible guerre menée par l’Empire jusqu’à la récente apparition des hydrogues. Tous les Ildirans ressentaient un profond malaise. Vao’sh avait utilisé des ressorts assez communs dans ce type de conte, mais sa voix puissante et les émotions déployées sur son visage rendaient les descriptions d’autant plus angoissantes, même si le scénario était mince. Les Ildirans n’étaient simplement pas faits pour ce genre d’histoires. Anton réalisa qu’il était le seul à sourire alors que cet épisode de La Saga des Sept Soleils avait bouleversé ses compagnons. Les humains frissonnaient à l’écoute de tels récits, tout en sachant qu’ils ne représentaient guère plus qu’une fiction bien menée. Les Ildirans, eux, croyaient à la véracité du moindre mot consigné dans leur fameuse épopée. — Merci, Vao’sh. Voilà une histoire bien racontée. Sa voix parut soulager la tension qui régnait dans la pièce. Le remémorant s’inclina, sensible au compliment. Avant que les convives puissent émettre un soupir de soulagement ou se replonger dans leur assiette, ils entendirent une grande détonation assourdie. L’instant d’après, l’écho d’une seconde explosion retentit dans les sous-sols de la cité. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Avi’h en se levant d’un bond. Puis les générateurs rendirent l’âme, toutes les lumières s’éteignirent d’un coup, et la nuit engloutit Maratha Prime. 55 DAVLIN LOTZE Tandis que Rlinda Kett déchargeait les marchandises et embarquait sept volontaires prêts à tenter leur chance sur un ancien monde klikiss, Davlin marcha jusqu’au village principal, la tête haute. Le moment approchait d’avouer qui il était et ce qu’il avait fait, en espérant que ses anciens voisins l’accueilleraient de nouveau parmi eux. Les habitants l’avaient pris en amitié lors de son précédent séjour, et il avait fait semblant de leur rendre la pareille… ou plutôt il avait commencé par faire semblant. Personne n’avait deviné qu’il était un « spécialiste en indices cachés », envoyé sur Crenna pour étudier les installations évacuées par les Ildirans. Davlin avait vite conclu que les extraterrestres n’avaient rien laissé d’intéressant, et le président Wenceslas avait fini par l’exfiltrer en secret, sans doute au grand désarroi de ses amis colons. S’ils avaient fini par découvrir sa véritable activité, ils avaient dû se demander s’il avait conservé des dossiers sur leur vie privée. Qu’attendre d’autre d’un espion ? Davlin se préparait à une mise à l’écart bien méritée, mais s’il comptait retourner vivre parmi eux, il devait se montrer honnête. Lui pardonneraient-ils un jour ? Quand il pénétra dans le bâtiment abritant l’administration de Crenna, ainsi que la petite salle de réunion, il répéta encore une fois les explications qu’il allait fournir au maire. Aux débuts de la colonie, ledit maire – un fermier joufflu à la peau bronzée répondant au nom de Lupe Ruis – ne s’occupait de bureaucratie que quelques heures par semaine, mais c’était devenu un travail à temps plein depuis que la colonie avait pris de l’ampleur. Ruis vit arriver l’espion, et sa figure potelée se fendit d’un énorme sourire. Il s’avança vers son administré les bras grands ouverts. — Davlin Lotze ! Bienvenue à la maison. On espérait tous que tu reviendrais. Est-ce que ta mission secrète est terminée ? (Il avait pris un air conspirateur et… amusé.) On a entendu parler de tout le boulot que tu fais pour la Hanse. Quand je pense qu’on te prenait pour un colon de base, comme nous, alors qu’on abritait une célébrité ! — Comment… l’avez-vous su ? Ruis agita la main d’un geste dédaigneux. — Tu rigoles, ou quoi ? Le capitaine Kett est repassé dans le coin. Branson Roberts et elle font de sacrées affaires, tu sais. Enfin bref, elle nous a expliqué que tu étais un enquêteur spécialisé dans la sociologie ildirane, et que toi, tu étais l’homme qui avait mis au jour le réseau des transportails klikiss. Bien joué ! — Le capitaine Kett m’accompagnait à ce moment-là. Il m’a bien aidé à… Le maire l’interrompit en lui passant le bras autour des épaules. — Tu es un héros et on est tous fiers de toi. Dire que t’étais là, parmi nous, à faire ton discret. Perplexe, Davlin ne trouva rien d’autre à répondre qu’un simple « merci ». D’un geste brusque, Ruis repoussa tous les documents qui encombraient son bureau, comme s’il tenait à montrer qu’ils n’étaient pas importants. — Donc tu es revenu te poser un peu ? Jusqu’à ce que le devoir t’appelle ? Tu ne peux pas savoir à quel point ça nous fait plaisir. Le capitaine Roberts vient juste de partir en tournée avec son vaisseau, pour le programme de colonisation, et d’ailleurs quelques-uns d’entre nous ont choisi de tenter l’aventure. Autant dire qu’il y a de quoi faire ici pour un homme… plein de ressources. — Je… vous remercie de votre confiance et de votre empressement, monsieur le maire. Je ne savais pas comment j’allais être accueilli. Mon ancien domicile est encore disponible, ou quelqu’un l’a-t-il récupéré ? — Évidemment qu’il t’attend ! protesta Ruis, surpris. La colonie n’est pas vraiment dans une période d’expansion. On est plutôt occupés à s’accrocher. — La tavelure orange est revenue ? — Non, heureusement. Le système de filtration amibienne que tu as installé sur le réseau d’approvisionnement d’eau nous a bien protégés. (Un nouveau sourire éclaira le visage du maire.) J’espère que tu es prêt à te remettre au travail. Les priorités du moment, ce sont les égouts et l’électricité. Mais il y a aussi les tours de communication, et tout ce qui va avec. Ça fait un an que l’activité solaire et les tempêtes ioniques perturbent le réseau. — Je ne suis pas très calé dans ce domaine, mais je jetterai un œil. Ruis reprit son air de conspirateur en raccompagnant Davlin à la porte du bureau. — Si l’on en croit le capitaine Kett, tu es plus ou moins calé sur tout. Mais bon, une chose est sûre, c’est qu’on est bien contents de te revoir. Cette nuit-là, incapable de dormir malgré les bonnes nouvelles, Davlin partit se promener dans les petites collines qui se dressaient à l’extérieur de la ville. Être enfin de retour lui procurait une étrange satisfaction. Les reflets puissants de la lune baignaient le paysage d’une lumière argentée qui repoussait les ténèbres. Les Ildirans, qui ne supportaient pas l’obscurité, avaient colonisé ce monde pour l’éclat de son astre nocturne. Les collines rocheuses étaient couvertes d’arbres noueux, auxquels leur tronc creux avait valu le nom de flûtiers. Les branches, parsemées de petits trous, se changeaient en flûtes naturelles dès que le vent soufflait. La brise se levait, retombait, et les flûtiers jouaient une mélodie atonale, une berceuse irréelle dont les notes allaient du plus aigu dans les petites branches, au plus grave dans les troncs creux. Le clair de lune évinçait du ciel une majorité d’étoiles, mais Davlin y repérait quand même quelques constellations, et songeait aux distances incroyables qu’il avait parcourues à travers le Bras spiral. Le bruissement des hautes herbes et le flot des ruisseaux dévalant les collines accompagnaient la symphonie des flûtiers. L’endroit était paradisiaque comparé au dernier monde qu’il avait visité par transportail. Pas l’ombre d’une méduse volante ou d’un mille-pattes géant. Davlin marchait seul, en paix avec lui-même, heureux d’être de retour sur Crenna. Il se sentait presque… chez lui. Soudain, des étoiles se décrochèrent du ciel et trouèrent la nuit tels des météores, sauf qu’elles poursuivirent leur route sans se consumer dans l’atmosphère. Des vaisseaux ? De la visite ? Trois points lumineux se déplaçaient ensemble, puis six autres derrière, dessinant leurs trajectoires sur la voûte étoilée. Davlin plissa les yeux ; il n’avait jamais rencontré ce genre de phénomène. Dix points supplémentaires traversèrent le ciel à toute allure. Il y en avait tellement qu’ils évoquaient des flocons de neige balayés par le vent. Davlin sentit un poids s’abattre sur sa poitrine quand plusieurs des points suspects changèrent brutalement de direction. Il commençait à percevoir des sons, le vrombissement de quelque chose d’immense et de lointain qui fonçait à vive allure. Les étoiles filantes déchiraient le ciel, volant de plus en plus bas. Des exclamations confuses s’élevaient du village ; les colons étaient sortis de chez eux et commentaient le spectacle. Davlin resta au sommet de la colline, qui lui assurait le meilleur angle de vue. Un bruit de grésillement lui fit tourner les yeux vers l’horizon ; il sut à quoi s’attendre avant même que les quatre énormes vaisseaux en maraude lui passent au-dessus de la tête. Des orbes de guerre. Les sphères étincelantes traversèrent le ciel comme de grosses boules hérissées de pointes. Des étincelles bleutées jaillissaient des saillies pyramidales. Davlin avait eu connaissance des attaques dévastatrices menées sur Theroc ou Passage-de-Boone, mais les extraterrestres ne s’en étaient pas pris à Crenna. Pas encore. La panique gagnait le village. Les colons criaient et se précipitaient vers l’abri le plus proche, les doigts tendus vers le ciel. Ils avaient au moins la sagesse de ne pas faire hurler des sirènes d’alarme qui n’auraient servi qu’à attirer les hydrogues. Un orbe de guerre passa en rugissant avant de s’éloigner. Son sillage brouilla le champ d’étoiles, et sa masse éclipsa même la lune un court instant. L’ennemi ne semblait pas avoir repéré la colonie humaine. Cinq autres vaisseaux survolèrent le village sans ouvrir le feu. Les hydrogues étaient simplement en route vers une autre cible. La vague d’orbes de guerre finit par disparaître au loin sans causer de dommages. Des points distants filaient toujours entre les étoiles, indiquant une flotte de grande ampleur qui se rendait quelque part dans le système de Crenna. Une fois le danger écarté, Davlin inspira profondément pour se concentrer et recouvrer son calme. Les colons n’avaient aucune idée de ce à quoi ils venaient d’échapper, et ils ignoraient comment réagir à une telle épreuve. L’espion de la Hanse courut vers le village. Malheureusement, après toutes les histoires extravagantes que Rlinda Kett avait racontées sur lui, tous ces gens se tourneraient vers lui pour obtenir des réponses. 56 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Alors que le croiseur du Mage Imperator arrivait enfin en vue de Dobro, Jora’h insista pour prendre place dans le centre de commandement, comme à l’époque où il accompagnait Adar Kori’nh en tant que Premier Attitré. La planète grossissait d’instant en instant dans la grande baie. C’était là que vivait sa fille. Là que Nira avait trouvé la mort. Dès le début du voyage, le septar Rhe’nh s’était alarmé de ne pas voir son souverain occuper le chrysalit. Il n’avait cessé de lui proposer les services des ingénieurs de bord pour construire une plate-forme de remplacement, mais Jora’h avait tenu à rester sur ses pieds. — Cette coutume n’a plus cours. La Marine Solaire peut m’obéir sans crainte. Je resterai ici, dans le centre de commandement. — À vos ordres, Seigneur. Rhe’nh salua en joignant les mains sur sa poitrine, et se concentra de nouveau sur la trajectoire d’approche. L’équipage ne comprenait pas l’attitude étrange du Mage Imperator, malgré la fierté procurée par sa présence à bord. L’Empire était vaste, mais Cyroc’h n’avait pratiquement jamais quitté Ildira, et n’avait condescendu qu’à de rares apparitions hors du Palais des Prismes : pèlerins et suppliants venaient à lui, pas l’inverse. Jora’h souhaitait placer son règne sous d’autres auspices. Il voulait jouer un rôle actif plutôt que d’être une sorte de relique sacrée exposée en permanence. — Septar, quand serons-nous en orbite ? — Dans moins de une heure, Seigneur. Comme vous l’avez ordonné, l’Attitré s’apprête à nous rejoindre dans sa navette personnelle. — Je n’ai pas demandé à mon frère de me servir d’escorte. Je désire visiter la planète par moi-même, avec mes propres gardes. (Jora’h s’interrompit pour ne pas exposer la colère qu’il ressentait à l’encontre d’Udru’h et de ses manipulations.) Mais je suppose que pour l’instant, c’est une solution acceptable. J’ai hâte de découvrir… ce qui se passe ici. Le thisme avait fourni à Jora’h toutes les informations disponibles sur cet invraisemblable programme d’hybridation, mais il voulait se rendre sur place pour voir de ses yeux le travail accompli, et pour croiser le regard des prisonniers qui servaient de cobayes. Il devait au moins ça à la mémoire de Nira, lui qui ne s’était pas tenu à ses côtés lorsqu’elle en avait eu le plus besoin. Les sept croiseurs se mirent en orbite autour de Dobro. Jora’h observa les contours harmonieux des continents, les océans, les grands lacs, les étendues de terre nue et de végétation. La planète avait un côté attirant, mais… vide. Un endroit où il était difficile de ne pas se sentir seul. Pauvre Nira. Il serra les dents pour dissimuler ses émotions. C’était lui, désormais, le Mage Imperator, et il était fatigué de tout ce malheur. Après des années passées dans l’ignorance, il était grand temps de changer les choses d’une manière ou d’une autre. Jora’h aperçut la navette à l’approche, ou plutôt le sillage de ses réacteurs. Il quitta le centre de commandement pour aller accueillir son frère. — Désirez-vous une escorte, Seigneur ? Rhe’nh leva la main sans attendre la réponse. Un groupe de soldats se mit aussitôt au garde-à-vous, prêt à suivre son souverain. — Ce ne sera pas nécessaire. Notre entretien doit rester privé. Tandis que Jora’h progressait de couloir en couloir, ses assisteurs appliquaient un enduit translucide là où il avait posé le pied, comme s’il avait d’une certaine façon consacré la surface métallique. Une telle idolâtrie le gênait, mais il ne pouvait pas reprocher leur conduite aux Ildirans. Le Mage Imperator arriva au pont d’amarrage au moment où la navette s’y posait délicatement. L’écoutille s’ouvrit sur deux silhouettes qui attendaient dans une posture solennelle. Udru’h se tenait près de Daro’h comme un père accompagne son fils. Jora’h ne put réprimer une pointe d’animosité envers son frère, décidément bien différent de lui. Tu m’as déjà volé ma fille, maintenant tu veux aussi mon fils ? Le jeune Attitré expectant fit un pas en avant et s’inclina. Udru’h fit de même, impassible. — Seigneur, nous sommes prêts à vous rendre compte du travail vital mené ici pour assurer notre protection contre les hydrogues. — Je suis déjà au courant, répondit sèchement Jora’h. — Vous comprendrez encore mieux quand vous l’aurez vu de vos yeux. Une fois dans la navette, le Mage Imperator s’adressa à son fils : — Que penses-tu de tout cela ? Tu en porteras bientôt l’entière responsabilité. Je crains de ne pas t’y avoir correctement préparé. — Je fais de mon mieux. C’est très intéressant. — Il est vraiment doué, ajouta Udru’h. Il n’est pas ici depuis longtemps, mais c’est un élève consciencieux. Jora’h se reprochait d’avoir dû envoyer Daro’h dans un tel bourbier. — Mais qu’est-ce que tu en penses ? Quelle est ton opinion sur le projet, sur ses avantages ? Doit-on continuer malgré les inconvénients ? — Bien sûr qu’il estime qu’il faut continuer, dit Udru’h. Mais le regard de Jora’h restait fixé sur Daro’h, dans l’attente d’une réponse. — J’ai encore beaucoup à apprendre, Père. Je ne me sens pas capable d’émettre une opinion à l’heure actuelle. Alors que la navette descendait vers Dobro, secouée par les courants atmosphériques, Jora’h se mura dans un silence embarrassé. Le thisme lui permettait de sentir aussi bien l’espoir que le malaise qui l’entouraient, mais les pensées d’Udru’h paraissaient si enchevêtrées, protégées, distordues, que même lui, le Mage Imperator, avait bien du mal à en démêler l’écheveau. Lui cachait-on quelque chose ? Il finit par se tourner vers son frère. — Tu sais que je trouve ce programme d’hybridation parfaitement abject, n’est-ce pas ? — Je souhaite juste que vous gardiez l’esprit ouvert, en pensant à notre avenir. Si nous parvenons à nos fins, l’Empire en tirera des bénéfices incalculables. Souvenez-vous qu’en tant que Mage Imperator vous ne pouvez plus vous arrêter à de simples opinions. On vous a enlevé ce droit, en plus de certains attributs physiques, lorsque vous avez accédé au thisme le jour de votre couronnement. — Et je suis devenu ton souverain par la même occasion, ce qui signifie que tu dois m’obéir, répliqua Jora’h en se gardant de montrer sa colère. Udru’h parut sincèrement surpris. — Seigneur, il ne me viendrait jamais à l’idée de discuter vos ordres. Je suggérais simplement que vous pesiez avec soin le pour et le contre avant de prendre des décisions irrévocables. Complètement perdu, Daro’h observait les deux frères tandis que Jora’h replongeait dans le silence. Le Mage Imperator aurait juste voulu libérer les prisonniers et les remettre à la Ligue Hanséatique terrienne. Aucun d’eux n’avait jamais vu la Terre – d’ailleurs ils n’en savaient sans doute pas grand-chose – mais ils descendaient bel et bien des premiers colons. Ils méritaient mieux que… Dobro. Les Ildirans mentaient à la Hanse depuis bientôt deux siècles. Jora’h avait conscience que s’il révélait ce terrible secret, les conséquences diplomatiques seraient désastreuses et qu’une guerre contre l’espèce humaine ne serait pas à exclure. Même si la Marine Solaire était plus puissante, plus expérimentée que les Forces Terriennes de Défense, Jora’h se refusait à sous-estimer les ressources et l’agressivité des humains. — Malgré mes réserves sur ce programme, il se pourrait effectivement que nous n’ayons pas le choix. Crois-tu vraiment que ma fille soit capable de traiter avec les hydrogues ? Les robots klikiss nous ont trahis, et je les suspecte de vouloir se retourner contre nous. Cette nouvelle courrouça l’Attitré de Dobro. — Si les robots ont changé de camp, ou du moins s’ils refusent de jouer les intermédiaires, notre seule chance consiste à envoyer Osira’h négocier avec les hydrogues. — Puisque ma fille va porter le destin de l’Empire sur ses épaules, il est d’autant plus important que je fasse sa connaissance, soupira Jora’h, résigné. — C’est une décision qui vous honore, Seigneur. L’honneur, oui… La simple idée de ce qu’il allait être obligé de faire pour sauver l’Empire lui soulevait le cœur. 57 SULLIVAN GOLD Sullivan Gold se tenait sur le pont principal du moissonneur d’ekti, revêtu de ses plus beaux atours, fin prêt pour la réunion capitale qui déciderait de sa survie. Comme pour chaque occasion officielle, il avait pris soin de se raser, de se couper les cheveux, de rafraîchir son haleine, et de se concentrer longuement sur le sujet de la discussion. Il aurait voulu que Lydia soit là pour ajuster son col et lui donner le feu vert. Kolker le trouvait très bien habillé. Le prêtre Vert avait déjà envoyé par télien plusieurs rapports à ses camarades, qui attendaient tous avec impatience le résultat de l’entrevue pour le transmettre à la Hanse. Sur Terre, au Palais des Murmures, Nahton avait informé le roi et le président, mais malgré leur soutien moral, Sullivan devait agir seul. Les FTD ne pourraient jamais arriver à temps, si tant est que les militaires soient prêts à risquer un affrontement avec la Marine Solaire, et le gouvernement de la Hanse resterait muet jusqu’à plus ample informé. Sullivan se racla la gorge, en espérant qu’il n’aurait pas besoin d’appeler la cavalerie. C’était toujours gênant d’avoir à demander de l’aide. Une navette ildirane bariolée s’extirpa du puissant vaisseau amiral et s’approcha lentement du moissonneur. Sullivan essuya ses mains moites sur sa veste. — Voilà, c’est à nous de jouer, dit-il à Kolker. Il faut faire bonne impression à nos nouveaux voisins. Surpris, le prêtre Vert ôta les doigts du surgeon qui le suivait partout. — Oui ? Excusez-moi, je décrivais la situation par télien. — Je croyais que c’était déjà fait. — J’expliquais qu’il n’y avait rien de neuf. Votre président écoute avec la plus grande attention. — Jusqu’à présent, notre vie sur cette station était assez routinière pour nous autoriser des conversations superflues. Ce n’est plus le cas. J’ai besoin de toute votre attention tant que cette crise n’est pas résolue. On écrira nos mémoires un autre jour. Sullivan poussa un soupir excédé, mais Kolker le gratifia d’un sourire désarmant. — Je me limiterai donc… à l’essentiel. La navette de l’adar arriva avec une avance (préméditée ?) d’un bon quart d’heure sur l’horaire prévu. Le vaisseau traversa le champ de confinement du moissonneur, provoquant de grandes bourrasques dans l’atmosphère captive, puis suivit un rayon lumineux qui le guida jusqu’à son point d’amarrage. L’air froid rougit les joues de Sullivan, qui accrocha un sourire radieux sur son visage – le genre que l’on réserve à l’entretien d’embauche le plus important de sa vie. Sullivan s’avança pour accueillir les deux Ildirans qui franchissaient l’écoutille de la navette. Le premier, grand, fier, beau comme un dieu selon les critères humains, portait un uniforme militaire soigné. Il prit la parole avant que Sullivan ait pu lui souhaiter la bienvenue. — Je suis l’adar Zan’nh, commandant de la Marine Solaire ildirane. Comme vous l’aviez suggéré, je suis venu avec Hroa’x, mon chef mineur. Le deuxième visiteur affichait des traits inexpressifs, des épaules larges et des bras courts. Il fixait son regard sur les équipements de la Hanse avec une curiosité intense. Sullivan tendit la main au commandant. — C’est la première fois que je rencontre un Ildiran. J’ai hâte de le raconter à mes petits-enfants. (Il espérait que la remarque le rendrait plus humain aux yeux de son interlocuteur. Plus humain ? Il allait devoir changer de stratégie.) Euh… je m’excuse, je ne connais ni vos coutumes ni vos bonnes manières. Chez nous, on se dit bonjour en se serrant la main. Comme ceci. Zan’nh se prêta au geste à contrecœur, et la réponse ne se fit pas attendre. — Chez nous, on n’installe pas une cité des nuages sans autorisation. — Oui, c’est vrai… désolé. C’était une erreur bien involontaire, un terrible malentendu. (Sullivan se détourna le temps de s’éclaircir la voix.) Et si nous poursuivions cette discussion sur la passerelle d’observation ? Il y fait plus chaud, et une collation nous y attend, qui j’en suis sûr vous conviendra. Ce moissonneur ne dispose pas d’un restaurant quatre étoiles, mais nous avons fait de notre mieux. C’est une question d’hospitalité. L’administrateur se tut brusquement lorsqu’il s’aperçut qu’il parlait pour ne rien dire. Hroa’x, visiblement intrigué et préoccupé, dévorait des yeux les machines de la Hanse comme s’il les comparait en détail aux siennes. Le chef mineur se rapprocha pour les examiner de plus près. — Les Ildirans ont besoin de relancer au plus vite leur production sur Qronha 3, dit-il. Ma cité des nuages est encore loin d’être fonctionnelle. Adar, allons-nous rester longtemps ? Je dois me remettre au travail. Zan’nh leva la main pour lui demander de patienter. — J’entends bien, Hroa’x, mais cette réunion est indispensable, et elle durera autant que nécessaire. Kolker ouvrit la marche le long des couloirs du moissonneur, le surgeon délicatement installé dans le creux de son bras. Même si Sullivan n’avait jamais eu l’intention de tenir de grandes réunions à bord – le confort ne faisait pas partie du cahier des charges de la station –, les ingénieurs de la Hanse avaient prévu une salle munie d’une grande table et de larges fenêtres donnant sur les nuages. Le prêtre Vert déposa son pot en bout de table, s’assit à proximité, et sans attendre, referma ses doigts sur le tronc. Ses lèvres remuèrent tandis qu’il envoyait un nouveau rapport par télien. Sur Terre, Basil Wenceslas devait tendre l’oreille. Sullivan se concentra sur ses invités de marque. Avant leur arrivée, il s’était précipité en cuisine pour commander une multitude de plats, dont certains préparés selon les recettes de Lydia. Personne à bord ne savait si les Ildirans préféraient manger sucré ou salé, ni comment leur faire bonne impression. L’administrateur avait également prévu diverses liqueurs, du thé, de l’eau plate, sans oublier un vin sirupeux, réservé à la pâque juive, que sa femme l’avait obligé à emporter. — J’espère que vous trouverez votre bonheur, déclara-t-il à Zan’nh en désignant les rafraîchissements d’un geste théâtral. Servez-vous et n’hésitez pas à poser des questions. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Sullivan prit un siège à son tour, mais le chef mineur resta debout. Il marchait de long en large en jetant des coups d’œil par les fenêtres. — Me remettre au travail, voilà ce qui me ferait plaisir. Et le plus vite possible. — Patience, Hroa’x, patience, soupira Zan’nh en s’asseyant à l’autre bout de la table. Sullivan Gold, mon père n’est autre que le Mage Imperator en personne, et mon prédécesseur, Adar Kori’nh, s’est sacrifié pour débarrasser cette planète des hydrogues et permettre aux Ildirans d’y produire de l’ekti. Je veillerai personnellement à ce que le nom de Kori’nh passe à la postérité dans La Saga des Sept Soleils. De quel droit vous croyez-vous autorisé à tirer parti de cette victoire ? Sullivan réalisa soudain à quel point son interlocuteur prenait l’affaire au sérieux. — Je… comprends parfaitement que votre prédécesseur ne s’est pas battu pour que les humains s’accaparent les fruits du succès. — Cessez vos activités, remballez votre équipement, et retournez sur Terre. Vous n’avez rien à faire sur Qronha 3. Sullivan étala les mains sur la table. — Écoutez, ne précipitons pas les choses. La Hanse et l’Empire ildiran sont alliés, pas vrai ? Les hydrogues sont nos ennemis à tous. Les Forces Terriennes de Défense ont subi de terribles pertes en les combattant, elles ont montré la même bravoure que votre vaillant adar, et nous avons aussi beaucoup souffert des attaques contre nos colonies. Nous n’avons pas souhaité cette guerre plus que vous. — Les humains ont détruit une planète hydrogue avec le Flambeau klikiss, répliqua sèchement Adar Zan’nh. — Vous savez très bien que nous n’avions aucune intention d’ouvrir les hostilités, et nous avons fait tout ce qui était humainement possible pour réparer cette erreur. Je ne suis qu’un mineur, j’essaie juste de faire mon boulot. — Moi aussi, mais on m’en empêche, le coupa Hroa’x, impatient. Remuer le passé ne sert à rien. — Ça, c’est parlé ! acquiesça Sullivan. (Il était temps de faire jouer son charme, de placer un sourire encore plus radieux.) Mais je crois que vous n’avez même pas pris un verre, ni essayé un de nos petits gâteaux. — Nous ne vous avons pas demandé l’hospitalité. De plus, votre nourriture n’est peut-être pas compatible avec notre biochimie. Sullivan masqua sa contrariété. Ils refusaient son hospitalité ? Ils avaient peur qu’on les empoisonne ? L’administrateur grignota un morceau de fromage. — Il est probable que la Hanse ait pris une décision irréfléchie en envoyant un moissonneur ici sans demander la permission de votre Mage Imperator. Je comprends que vous soyez en colère, moi non plus je n’apprécie pas qu’on marche sur mes plates-bandes. Mais quand on y pense bien, Qronha 3 est une planète immense. Où est le problème ? Nous n’avons causé aucun dégât et nous n’en causerons pas. Notre présence ne vous empêche pas de produire tout l’ekti dont vous avez besoin. Le ciel est bien assez grand pour nos deux stations. De plus, nous pourrons nous entraider en cas d’urgence. — Nous entraider… de quelle façon ? demanda Zan’nh. Si les hydrogues attaquent, ces installations sont indéfendables, même en unissant nos forces. — Très bien, je vous le concède. Mais ce n’est pas le seul cas d’urgence envisageable. — Nous perdons du temps ! s’écria Hroa’x. Pourquoi se chamailler sur le tracé de frontières qui n’existent pas ? La présence humaine ne diminuera pas les réserves d’hydrogène. Je devrais m’occuper de la cité des nuages plutôt que d’être ici à parler dans le vide. Décidément, la diplomatie ne sert qu’à gaspiller du temps de travail. Quelque chose dans l’expression du jeune adar fit comprendre à Sullivan que l’Ildiran souhaitait tout autant que lui sortir de cette impasse. Il cherchait juste un terrain d’entente. Sullivan ne cessa pas de sourire une seconde, en espérant que la tension initiale allait bientôt se dissiper. — Je vous en prie, Adar, ne laissons pas cette situation dégénérer. Je vous fais une proposition : les Ildirans pourront installer autant de stations que nécessaire, et je vous donne ma parole d’honneur que nous ne causerons aucune gêne. Notre activité sera sans conséquence sur la vôtre. À l’autre bout de la table, Kolker caressait le surgeon et continuait à retransmettre les débats. — L’ekti est aussi indispensable à la Hanse qu’à l’Empire, ajouta Sullivan. D’ailleurs, c’est un Ildiran, un adar comme vous, qui nous a donné les plans des moteurs qui l’utilisent. Et personne ne s’en est trouvé plus mal pour ça. Vous ne voudriez quand même pas nous interdire de faire voler nos vaisseaux ? Zan’nh, aussi âpre négociateur que Sullivan, ne se laissa pas démonter par l’argument. — Si vous restiez ici, sur un monde ildiran dont nous avons chassé les hydrogues, cela aurait forcément un coût. Le Mage Imperator réclamerait le paiement d’une taxe. L’administrateur vit enfin s’ouvrir une fenêtre de négociation, la première étape d’un marchandage en règle. L’occasion tant attendue. Il prit l’initiative de servir deux verres d’eau, les autres boissons étant sujettes à caution. — Peut-être cette taxe pourrait-elle consister en un petit pourcentage de ma production d’ekti. Droit sur sa chaise, l’adar avait limité ses interventions au strict minimum ; Sullivan se demandait jusqu’à quel point il jouait la comédie. — Écoutez, reprit le Terrien, jusqu’à présent les hydrogues nous ont laissés tranquilles, mais ça risque de ne pas durer. Nous devrions concentrer nos efforts sur la récolte d’ekti avant qu’il soit trop tard. — Quel pourcentage offrez-vous ? La proposition doit satisfaire le Mage Imperator. Sullivan n’avait jamais entendu dire que les Ildirans étaient particulièrement cupides, ni même d’habiles négociateurs, vu qu’ils étaient tous reliés par une étrange sorte de télépathie. Il décida de tenter sa chance en mettant sur la table une fraction infime de sa production, histoire de lancer les enchères. À sa grande surprise, Zan’nh accepta sans hésiter. L’administrateur allait marquer des points avec sa hiérarchie ! Au fond de lui, il savait que le commandant de la Marine Solaire avait cherché une sortie honorable plutôt qu’un quelconque profit. — Parfait, je suis heureux que cette affaire soit réglée. L’amitié entre nos peuples en sera renforcée. (Sullivan insista pour serrer encore une fois la main de l’adar.) Si nous sommes d’accord, il est grand temps de nous remettre au travail. J’enverrai directement sur votre station le pourcentage convenu de ma prochaine cargaison. (Sans s’en apercevoir, il s’essuya le front du revers de la main.) J’aimerais célébrer comme il se doit notre nouvelle coopération. Que diriez-vous de… — Si nous avons fini, Adar, pourquoi nous attarder ? le coupa Hroa’x. Retournons aux croiseurs et occupons-nous de la cité des nuages. Il reste encore beaucoup, vraiment beaucoup à faire avant qu’elle tourne à plein régime. (Le chef mineur se tourna vers Sullivan.) De toute façon, ces négociations seront caduques dès que les hydrogues reviendront. Pourquoi perdre une seconde de plus ? — Il a raison, approuva Zan’nh. Ne vous faites pas d’illusions. Les hydrogues vont revenir. 58 TASIA TAMBLYN Éteinte depuis des milliers d’années, la géante gazeuse n’était plus qu’une vieille marque de brûlure sur la toile du cosmos. — Aucun signe de vie, annonça le sous-commandant Ramirez. (Après le déploiement du Flambeau klikiss sur Ptoro, Tasia avait réussi à obtenir une promotion pour quelques officiers compétents, dont sa navigatrice.) Je note des relevés thermiques résiduels, ainsi que des éléments lourds issus de réactions nucléaires, mais c’était bien une géante gazeuse au départ, pas une étoile naturelle. Elle s’est sans doute pris un Flambeau il y a très longtemps. Howard Palawu, le conseiller scientifique de la Hanse, avait identifié vingt et une petites étoiles mortes émettant dans un spectre anormal. Alors que le vaisseau de reconnaissance s’approchait de la cible, les capteurs avaient confirmé qu’il s’agissait bien d’une autre relique d’un monde hydrogue incinéré. Tasia ressentait au plus profond d’elle-même une colère mêlée d’insolence. — Ravie qu’on ne soit pas les seuls à leur avoir mis une bonne raclée. Dès que Palawu avait annoncé sa découverte, l’amiral Stromo avait dépêché une expédition pour enquêter sur ces mystérieux cimetières hydrogues. C’était la quatrième planète calcinée que l’équipe de Tasia étudiait. La Manta orbitait autour du monde sans vie et emmagasinait autant d’images que possible. Tasia imaginait la planète avant qu’elle subisse l’attaque du Flambeau, une immense boule de nuages blancs autour de laquelle les Vagabonds auraient pu installer de belles et profitables stations d’écopage. Et voilà qu’après des millénaires d’existence, le soleil artificiel avait épuisé ses réserves. Certains matériaux exotiques ou certaines supermolécules auraient pu être intéressants, mais Tasia doutait que même l’excentrique Kotto Okiah serait venu fourrer son nez là-dedans. Les FTD espéraient qu’autopsier ces planètes assassinées leur apporterait des informations sur l’efficacité à long terme du Flambeau, mais la Vagabonde soupçonnait le général Lanyan de simplement vouloir se repaître des endroits où les hydrogues avaient été écrasés. Dans quelques milliers d’années, une fois son carburant nucléaire épuisé, Ptoro ressemblerait à ça. Oncier aussi, sauf que les hydreux avaient déjà soufflé sa flamme, comme Tasia avait pu s’en rendre compte en personne. — Ça suffit, lâcha-t-elle après deux heures d’enregistrement. La liste est encore longue. À l’étape suivante, Tasia et son équipage furent frappés de stupeur par la vision d’un soleil en état de siège. La géante gazeuse s’était éteinte depuis longtemps, mais les hydrogues s’en prenaient à présent à l’étoile principale. Le combat faisait rage entre les boules de feu des faeros, qui jaillissaient du soleil en nuées, et des millions d’orbes de guerre qui s’agitaient comme des bancs de piranhas. Des tirs d’énergie d’une puissance phénoménale s’échangeaient dans tous les sens, tandis que les hydrogues amenaient leurs globes de diamant au bord de la couronne solaire, surfant sur les couches de plasma pour mieux tirer parti de leur redoutable arsenal. Tasia avait déjà assisté à ce genre de spectacle sur Oncier, mais la géante gazeuse n’avait donné naissance qu’à une étoile naine. Ici, hydrogues et faeros s’affrontaient sur un champ de bataille bien plus vaste, autour d’un soleil de grande taille. D’énormes éruptions solaires s’élançaient dans l’espace, expédiant des flammes de plasma qui s’incurvaient avant de retomber dans l’étoile en convulsion – on aurait dit du sang giclant d’une artère perforée. Les orbes de guerre gagnaient du terrain. Les faeros se défendaient en s’écrasant contre leurs adversaires ; les boules de feu enveloppaient les sphères de diamant jusqu’à ce que les deux combattants soient détruits. Des vagues de vaisseaux hydrogues arrivaient sans relâche de l’extérieur du système, des renforts suffisants pour annihiler le soleil et ses habitants. — On fait nos enregistrements et on dégage vite fait, dit Tasia. Merdre, regardez-moi ces explosions ! Une colonne de gaz ionisé à haute densité perça la surface du soleil pour absorber et réduire à néant un essaim d’orbes de guerre. Tasia se demanda si les faeros avaient bricolé la physique de l’étoile pour utiliser les éruptions solaires comme armes. — Qu’est-ce qu’on vient faire dans cette guerre ? murmura le sergent Zizu. De nouveaux renforts hydrogues ne cessaient de faire leur apparition. Voulaient-ils se venger parce qu’une de leurs planètes avait été incinérée par un Flambeau klikiss dans ce système ? Leur rancune pouvait-elle vraiment durer dix mille ans ? Évidemment. Les éruptions solaires continuaient de jaillir tels des tirs de canon. Tasia s’affala dans son fauteuil, consternée encore une fois par la place ridicule qu’elle occupait dans cette gigantesque guerre millénaire. — Si on regarde le bon côté des choses, pendant que les hydrogues et les faeros règlent leurs comptes entre eux, ils n’ont pas le temps de nous courir après. 59 LE ROI PETER — Le président Wenceslas prépare une nouvelle réunion secrète avec ses proches collaborateurs, annonça OX au roi Peter. Vous m’aviez demandé de vous avertir au cas où cela se produirait. — Merci, OX. Je pense que j’y assisterai. Peter s’arrangea pour rejoindre la salle de conférence avant le président et sa clique. Il portait un uniforme militaire bleu de Prusse, son « accoutrement pour affaires sérieuses », qu’il préférait aux robes de cérémonie destinées à ses apparitions publiques. Quand Basil entra dans la pièce avec son adjoint, il fronça les sourcils en découvrant la présence du roi, mais fit mine de ne pas l’avoir remarquée. Le général Lanyan arriva à son tour ; un voile de barbe sur ses joues indiquait un retard de plusieurs heures dans son programme de rasage. L’amiral Stromo le suivait avec un écran de données portable et une pile de documents imprimés. Eldred Cain s’assit à côté du président, et ils attendirent tous en silence, en jetant de rapides coups d’œil vers Peter qui, lui, restait parfaitement calme. — Regardez par ici, je vous prie, déclara finalement Basil. C’est moi qui ai convoqué cette réunion, pas le roi. Général Lanyan, où en sommes-nous avec les Vagabonds ? Le général s’éclaircit la voix, le temps d’ordonner ses idées. — Comme vous le savez, monsieur le Président, nos services de renseignement s’activent depuis des années à rassembler des informations sur les routes suivies par les vaisseaux des Vagabonds, ainsi que sur de possibles colonies cachées. J’ai mis à jour mon dernier rapport sur ce sujet, qui datait de plus de cinq ans. (Il baissa les yeux vers ses notes.) Je suis au regret de vous dire que la situation n’a fait qu’empirer. Je suis persuadé que les clans rebelles possèdent des réserves de carburant interstellaire et autres ressources stratégiques qui auraient dû être dévolues de plein droit à l’effort de guerre. Leur égoïsme bride notre capacité à défendre la Hanse et ses colonies. Nous ne pouvons ignorer plus longtemps les préjudices causés par leur entêtement. L’amiral Stromo avait du mal à contenir sa colère. — Ils ont choisi le pire moment pour nous agresser avec cet embargo puéril. Leur abandon injustifié des livraisons d’ekti vient nous frapper alors que notre programme de colonisation prend enfin son essor. — Souvenez-vous de ce Vagabond pirate, Rand Sorengaard, reprit Lanyan pour enfoncer le clou. Il y a quelques années, juste avant les hydrogues, il attaquait nos colonies. Non seulement il a causé d’importants dégâts, mais cela montre bien que les clans sont sans foi ni loi. Stromo prit la balle au bond, comme si les deux officiers avaient répété leur intervention. — Je dis que s’ils ont choisi de couper notre approvisionnement quand nous en avions le plus besoin, c’est qu’ils ont choisi d’être nos ennemis. Il est dans notre intérêt de déclarer la guerre aux clans, de leur régler leur compte, et d’en finir avec cette histoire. Ce succès assuré fournira un avertissement clair à tous ceux qui voudraient suivre le même chemin. Peter avait prévu de rester assis sans rien dire, mais il ne put s’empêcher de placer une remarque évidente. — Excusez-moi, Basil, mais les exigences de l’Oratrice Peroni m’ont paru raisonnables. Si un crime a bien été commis, pourquoi ne pas simplement chercher les coupables et renoncer à de tels agissements dans le futur ? — Parce que c’est du pur chantage, lâcha Lanyan. Et nous ne coopérons pas avec les maîtres chanteurs. — On ne nous a fourni aucune preuve irréfutable, ajouta Basil d’une voix plus calme. Il est probable que les Vagabonds ont peur de leur ombre et tentent de faire porter le chapeau à quelqu’un d’autre. — Je remarque que vous ne niez pas les faits, dit le roi. Comptez-vous autoriser de nouveaux raids contre les cargos des Vagabonds ? — Oh, s’il vous plaît ! Tout cela est ridicule, s’écria Stromo. — Admettre l’existence de tels actes est politiquement hors de question, qu’ils soient réels ou pas, répondit Basil. Nous ne pouvons pas laisser une bande de gitans de l’espace dicter sa loi à la Ligue Hanséatique terrienne. En temps de guerre, leur pseudo-indépendance devient insupportable. Notre but doit être d’unifier toute l’humanité contre son ennemi commun. Les Vagabonds doivent se ranger du côté de la majorité, pour le bien de l’espèce. C’est peut-être notre seul espoir. Eldred Cain ajouta sa pierre à l’édifice, avec une voix sereine et confiante qui fit taire les murmures autour de la table. — Je tiens à préciser que j’ai trouvé un moyen tout à fait légal d’annexer purement et simplement les clans de Vagabonds. (L’adjoint se tourna vers Peter.) C’est d’une telle clarté que même le roi ne saurait y voir d’objections. Peter essayait de montrer qu’il était prêt à écouter tous les arguments présentés. — Vous êtes bien sûr que c’est légal ? — J’ai analysé avec soin le traité originel, ainsi que les autres documents signés par les onze vaisseaux-générations avant qu’ils quittent la Terre, il y a trois siècles de cela. Les passagers de tous les vaisseaux – y compris ceux du Kanaka, qui devinrent ensuite les Vagabonds – ont pris les mêmes engagements irrévocables. » Au moment du départ, les familles de colons savaient que c’était un voyage sans retour. Les vaisseaux-générations étaient lents, les passagers espéraient juste trouver des mondes viables où refaire leur vie. Mais même ainsi, les gouvernements de la Terre craignaient que leurs enfants prodigues aient un jour des velléités guerrières et reviennent à la maison en conquérants. Ils ont donc exigé que les capitaines et tous les colons signent un traité – qui s’appliquerait à eux-mêmes et à leurs descendants – spécifiant qu’ils ne prendraient « aucune mesure, directe ou indirecte, pouvant causer du tort à la Terre Mère ». Cain regarda autour de lui, dans l’attente que chacun perçoive les implications de ses paroles. — Je vois, dit Basil, souriant. Couper nos livraisons d’ekti à un moment si critique, c’est très certainement nous « causer du tort ». — Sans le moindre doute, monsieur le Président. Ce serait difficile de soutenir le contraire. — Magnifique exposé, monsieur l’adjoint, dit Lanyan. Nous n’avons besoin d’aucune autre justification. Les FTD peuvent lancer une offensive contre les Vagabonds quand bon leur semble. Peter se pencha en avant. Il contenait sa colère pour ne pas outrepasser ses droits et donner à Basil une occasion de le chasser de la réunion. — Excusez-moi encore, mais pourquoi donc voulez-vous « lancer une offensive » ? Si votre argumentaire légal est valable, il faut le présenter à l’Oratrice Peroni et lui laisser la possibilité de revoir sa position – en fournissant par exemple une quantité limitée d’ekti en signe de bonne volonté, le temps de mener les négociations. En fait, je ne vois aucune raison de ne pas condamner les actes de piraterie frappant les Vagabonds, que leur accusation soit fondée ou pas. — Cela ne résoudrait le problème que temporairement, rétorqua Basil. Et je refuse de récompenser leur tentative de coercition. L’indiscipline des Vagabonds est comme une épine dans le pied que l’on n’arrive pas à enlever. Il est temps de mettre fin à leurs… perturbations, afin que nous puissions nous concentrer sur la vraie guerre. Les hydrogues sont restés relativement passifs ces derniers temps, même après avoir subi le déploiement de quatre nouveaux Flambeaux klikiss. L’heure est venue d’écraser les Vagabonds et d’utiliser cette victoire pour remonter le moral du peuple. L’amiral Stromo distribua les rapports imprimés. Il n’en avait pas prévu pour le roi, mais Peter tendit la main et patienta jusqu’à ce que l’officier de liaison lui cède son propre exemplaire. — Je peux vous le certifier, roi Peter, c’est la meilleure solution à long terme. Stromo relia son écran de données à la table de réunion, afin de projeter des diagrammes agrandis sur la surface de cristal mat. La gorge serrée, Peter découvrit les plans d’une invasion massive des avant-postes vagabonds connus. — J’ai demandé à mes meilleurs éléments de développer une série de stratégies alternatives. Les Vagabonds ont toujours été insaisissables, mais ils ne réalisent pas tout ce que nous savons sur leurs activités, leurs déplacements, ou la répartition de leur population. En analysant les trajectoires de vol, ainsi que la composition chimique de leur matériel, nous avons pu déterminer la position de certaines mines et usines. Nous connaissons depuis des années l’existence des sites les plus importants, mais nous gardions ces informations par-devers nous jusqu’au jour où nous pourrions en faire bon usage. Ce jour est arrivé. Plusieurs de ces stations disposent de volumineux stocks d’ekti qu’il nous suffit d’aller chercher. — Des stocks devenus d’autant plus importants qu’ils ont cessé les livraisons, précisa Lanyan. Basil pianotait sur la table d’un air satisfait. — Je propose d’envoyer une flotte importante annexer un de ces dépôts, afin d’y confisquer le carburant dont nous avons grand besoin. Une frappe chirurgicale, histoire de prouver qu’on ne plaisante pas. Ils verront bien qu’ils ne font pas le poids. Peter n’arrivait pas à en croire ses oreilles. — Mais enfin Basil, ça, c’est de la piraterie. — M. Cain, ici présent, nous a fourni une justification légale. En conséquence, nous nous contentons d’exercer nos droits souverains, ce qui n’a rien à voir avec la piraterie. Les Vagabonds n’ont pratiquement aucune force militaire, puisqu’ils comptent sur leur discrétion légendaire pour les protéger. Ils savent qu’ils ne peuvent pas se permettre de faire durer les hostilités. Nous allons les forcer à se joindre à nous, pour le bien commun. — Roi Peter, nous avons toujours payé le carburant interstellaire fourni par les Vagabonds, ajouta Cain sur un ton conciliant. Nous avons même accepté les prix exorbitants qu’ils exigent depuis quelques années. Mais s’ils refusent de nous le vendre, nous sommes obligés de nous le procurer autrement. C’est un impératif stratégique. — Et notre moissonneur d’ekti sur Qronha 3 ? s’enquit Peter. Depuis la trêve signée avec les Ildirans, une nouvelle cargaison est déjà en route. — C’est un bon début, mais ça reste loin du compte, reprit Cain. Il nous en faudrait des dizaines comme ça, tournant à plein régime, juste pour couvrir nos besoins vitaux. Les doigts de Basil se mirent à taper plus violemment sur la table. — Les Vagabonds doivent nous rejoindre, c’est une question de principe. Leur prétendue indépendance s’arrête quand la survie de l’humanité entre en jeu. — Ces satanés clans ont trop confiance en eux. Ils ont pris la grosse tête, assena Lanyan. Peter comprenait la logique de cette stratégie, il en partageait même l’élan désespéré, mais il était persuadé que les Vagabonds ne se laisseraient pas faire aussi facilement que Basil le pensait. Cette agression ne ferait que renforcer leur antipathie envers la Hanse. — Vous croyez que les Vagabonds vont simplement courber l’échine et se rendre ? Ils nous détesteront pendant des générations entières. Basil sembla peser les projets des militaires, comme s’il tenait compte des objections du roi. — Gardez bien à l’esprit, général, que nous ne voulons pas causer plus de dégâts que nécessaire. Choisissez un dépôt et définissez votre plan d’attaque. Je veux une opération propre, efficace, sans violence exagérée, et de préférence sans pertes humaines. — Cela risque d’être difficile, monsieur le Président. — Notre objectif est de faire un exemple, pas de multiplier les victimes civiles. Nous devons ramener les Vagabonds à la raison et leur montrer qui est le patron, rien de plus. (Basil quitta son fauteuil.) Une fois que nous aurons assez d’ekti pour établir des colonies viables sur les mondes klikiss, nous n’aurons plus besoin des Vagabonds. Ils pourront rester entre eux et crever de faim si ça leur chante. Mais aujourd’hui, il faut récupérer ce carburant. C’est une priorité absolue. (Le président mit fin à la réunion.) Messieurs, au travail ! 60 JESS TAMBLYN — Montez dans vos vaisseaux et suivez-moi, lança Jess aux dix-sept volontaires. Il regagna ensuite sa bulle nacrée en traversant le film perméable qui protégeait l’océan miniature. Le Vagabond ressentit un immense soulagement à l’idée de ne plus risquer de toucher quiconque dans les recoins bondés de Rendez-Vous. Il s’était approché de Cesca aussi près qu’il l’avait osé, pour des adieux où se mêlaient amour et amertume. Comme à la parade, le groupe de « porteurs d’eau » quitta Rendez-Vous sous les hourras de la foule. Le petit vaisseau piloté par Nikko Chan Tylar se porta à la hauteur de la sphère aqueuse et envoya un message sur le système de communication standard installé par Jess pour rester en contact avec son équipe – système qui avait dû subir quelques modifications pour fonctionner sous l’eau. — On est prêts à se mettre au travail. Montre-nous le chemin. Jess accéléra l’allure, et les Vagabonds se rangèrent derrière lui… Ils ralentirent jusqu’à une vitesse orbitale lente aux alentours du premier monde inexploré. Jess guida ses volontaires à travers une épaisse couche nuageuse. Cet endroit était autrefois stérile, balayé par les vents, mais aujourd’hui l’eau était saturée de l’énergie des wentals, comme une immense batterie chargée à bloc. Le Vagabond percevait les vagues lumineuses, les lignes de houle étincelante – autant de veines inondant de vie l’océan et la planète. Pendant la descente, le vaisseau wental attira à lui des vrilles de lumière argentée qui enlacèrent la structure de corail métallisé. C’était un toucher exploratoire, la douce caresse de doigts électriques contrôlés par les wentals, qui souhaitaient la bienvenue à Jess et à ses compagnons. L’eau consciente contenue dans la bulle vibrait de joie. Lors de sa première visite, Jess n’avait trouvé ici qu’un monde sombre et hostile, mais les tempêtes avaient été purifiées par la puissance de vie des wentals. De nouvelles entités aqueuses s’étaient déjà séparées du premier groupe répandu sur la planète, chacune développant ses propres pensées tout en demeurant une facette de l’être global. Le vaisseau de Jess se posa en pleine mer, où il se mit à flotter comme une énorme bulle de savon. L’écume vivante, scintillante, battait ses flancs. Les onze vaisseaux pilotés par les Vagabonds se posèrent à leur tour sur un atoll suffisamment plat. Nikko descendit aussitôt de son engin pour prendre une grande goulée d’air frais. Imprégné de la force des wentals, l’environnement avait assez changé pour que les humains n’aient plus besoin de porter un masque à oxygène. Le jeune homme contempla au large l’entrelacs d’éclairs qui reliait océan et nuages d’orage. — On dirait que ton Guide Lumineux t’a amené au jardin d’Éden ! cria-t-il à Jess. Toute cette planète n’est qu’un grand océan… vivant. — Oui, chaque goutte d’eau, chaque nuage, tout est chargé d’énergie vitale. Jess utilisa sa propre connexion avec les wentals pour devenir une partie de l’océan conscient. Il sortit de la sphère, posa le pied sur l’eau, et se mit en marche au sommet des vagues agitées. La tension de surface augmentait aux endroits où il plaçait ses pas, l’empêchant de couler jusqu’à ce qu’il rejoigne la terre ferme où l’attendaient les autres Vagabonds, stupéfaits. Il fit un geste vers l’océan, et comme s’il avait donné un signal, une symphonie de tonnerre et d’éclairs joua sa partition dans le ciel. — Vous voyez de quoi les wentals sont capables ? Nous devons les aider à reprendre la lutte contre les hydrogues. — À ton service, répondit Nikko avec un grand sourire. — J’aurais pu vous donner un peu d’eau de mon vaisseau, là-bas, sur Rendez-Vous… mais je ne voulais pas vous entraîner dans cette aventure sur la seule foi de mon discours. Regardez autour de vous ! Vous deviez voir de vos yeux toute cette puissance, cette tempête qui déferlera bientôt sur les hydrogues. Les Vagabonds admirèrent l’océan tourmenté avec des murmures appréciateurs. Des courants d’énergie lumineuse parcouraient les vagues, avides de libérer leur force ; la mer bouillonnait du pouvoir des entités aqueuses. — Un simple échantillon de cette eau peut se répandre et se reproduire dans n’importe quelle masse liquide, telle une allumette qui allumerait bougie sur bougie. Je pourrais m’en charger seul, en visitant un monde après l’autre, mais cela prendrait trop de temps. (Jess passa la main dans l’eau pour recueillir un peu de liquide argenté.) Les wentals sont aussi impatients que vous de se mettre en route. Allez-y, prenez tout ce que vous pouvez. Remplissez vos réservoirs, puis déversez l’eau sur chacune des planètes indiquées sur vos listes. Nikko se précipita vers son vaisseau et revint muni d’un bidon en polymère. — Il suffit que je le… plonge dans l’océan ? Mais quand le jeune homme approcha son récipient, l’eau prit soudain vie, s’éleva sous forme d’un panache gélatineux ressemblant à une méduse, et se déposa dans le bidon. L’eau superflue retourna dans l’océan. — Merdre, vous avez vu ça ? Les autres Vagabonds bondirent chercher des récipients, et l’eau se précipita pour les remplir. Nikko découvrit qu’avec l’aide des wentals le bidon plein à ras bord ne pesait presque rien, comme si les entités aqueuses pouvaient manipuler à leur guise la gravité de la planète. — C’est électrique. Ça me pique les doigts. Jess regardait ses recrues embarquer les wentals dans leurs soutes. Les volontaires allaient se disperser, trouver d’autres planètes océans qui rendraient leur nouvel allié de plus en plus fort. Il leur enviait leur capacité d’émerveillement. Il aurait voulu les suivre, mais il avait à présent une autre mission à accomplir, qui le dévorait presque autant que son amour pour Cesca. 61 CESCA PERONI Cesca rechercha Jhy Okiah jusqu’à ce qu’elle se rende compte que la vieille femme avait enfilé une combinaison et qu’elle était partie dériver entre les astéroïdes, pour inspecter les poutres et les câbles reliant les rochers. Le réseau de connexions empêchait Rendez-Vous de se désintégrer sous l’effet de sa propre gravité et de son inertie. La lumière diffuse de la naine rouge éclairait les vaisseaux des Vagabonds lors de leurs allées et venues. Jhy Okiah, qui avait connu durant tant d’années la gravité réduite de Rendez-Vous, ne pourrait plus supporter la pression régnant à la surface d’une planète. Ses os s’étaient fragilisés, malgré l’exercice et les compléments minéraux, et puis elle était tout simplement vieille, même si elle ne montrait aucun signe de faiblesse. Elle insistait sur son désir de continuer de se rendre utile. Le vide glacé n’était sans doute pas le meilleur endroit pour une conversation à cœur ouvert, mais Cesca s’équipa à son tour, et navigua à l’aide de ses propulseurs entre les bouts de rochers grêlés transformés en habitats confortables. Lorsqu’elle était plus jeune, Cesca et ses petits camarades avaient appris à utiliser une combinaison spatiale en suivant les leçons du comper Domestique UR. Tous les Vagabonds devaient posséder ce genre de compétences. Cesca se propulsa vers l’endroit où Jhy Okiah tripotait d’énormes boulons profondément enfoncés dans la paroi de l’astéroïde principal, puis activa la communication à vue : si les deux femmes se tenaient assez proches l’une de l’autre, elles pourraient s’entretenir en privé. L’ancienne Oratrice flottait avec insouciance, en étirant bras et jambes. Ses longs cheveux gris étaient confinés à l’intérieur du casque. — Nous sommes nombreux à être qualifiés pour ce genre d’inspection, Cesca. Tu ne crois pas que tu as du travail plus important à faire ? À moins que toi aussi, tu t’entraînes pour ta future retraite. — J’entends cette remarque si souvent que j’en viens à me demander si vous avez encore envie de me parler. — Je me rappelle simplement que moi, je n’avais pas le temps d’aller me promener. Cesca se rapprocha en longeant une poutre. — Vous m’avez appris à rester en contact avec les clans. Les Vagabonds sont liés entre eux par des relations amicales et familiales, comme vous me l’avez répété maintes fois. D’ailleurs, maintenant que les liens commerciaux sont rompus avec la Grosse Dinde, nous avons quelques personnes supplémentaires dégagées de leurs activités habituelles. Quant à Jess, il est parti avec ses volontaires… — Et il te manque. — Bien sûr qu’il me manque. Ce qui ne m’empêche pas d’admirer son engagement dans cette incroyable mission qui pourrait tous nous sauver. Gouverner les clans demeure un travail à plein-temps, mais j’aimerais faire quelque chose d’utile en attendant la réponse de la Hanse. Les Vagabonds disposent d’un tel potentiel. Jhy Okiah se permit un petit gloussement. — Même si tu ne partages pas l’avis des chefs de clan sur cette histoire d’embargo, je ne doute pas que tu trouveras une issue à la crise. — J’attends toujours la réaction de la Grosse Dinde. Nous n’avons reçu aucun message de leur part, qu’est-ce qui leur prend si longtemps ? — La bureaucratie, sans doute. Cesca poussa un grand soupir, de nouveau écrasée par les responsabilités de sa fonction. — Nous allons envoyer une mission diplomatique sur Ildira pour négocier des accords commerciaux avec le Mage Imperator. Histoire de tâter le terrain, nous avons aussi expédié quelques agents sur des petites colonies hanséatiques qui ne reçoivent plus aucune aide de la Terre. À travers la visière de son casque, la jeune femme observa l’activité qui se déployait autour de Rendez-Vous. Les affaires étaient calmes depuis le début de l’embargo. Les cargos, écumeurs et autres installations minières s’adaptaient à la nouvelle donne. Des réserves d’ekti étaient rapatriées depuis le Dépôt du Cyclone, tandis que d’autres vaisseaux convoyaient du matériel vers les avant-postes les plus excentrés, comme Jonah 12 ou les anneaux d’Osquivel. — Il semblerait que nous soyons sur le point de gagner de nouveaux marchés, se félicita Jhy Okiah. Cesca laissa filer ses pensées. Il lui était toujours utile de tester ses idées sur l’ancienne Oratrice avant de les proposer aux clans. — Et pour Theroc ? Ils se relèvent à peine de l’attaque hydrogue. Si j’avais épousé Reynald tout de suite, j’aurais pu être là-bas et… (Son visage s’illumina d’un coup quand elle réalisa ce que les Vagabonds pourraient accomplir.) Vous savez… si les clans sont capables d’établir des avant-postes sur des lunes gelées ou sur des astéroïdes privés d’atmosphère, ils ne devraient pas avoir trop de mal à nettoyer une forêt brûlée et à rebâtir des habitations pour les Theroniens. — Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? s’enquit Jhy Okiah en faisant une lente culbute. Nous avons des vaisseaux disponibles, surtout maintenant. Leurs capitaines cherchent à s’occuper. Elle s’arrima à la paroi d’un astéroïde entrepôt, et rédigea une note indiquant que plusieurs montants auraient besoin d’être renforcés. Les Vagabonds devaient sans cesse s’inquiéter de ressources aussi basiques que l’air, l’eau, la lumière, alors que les Theroniens en disposaient en abondance. Les tout premiers colons avaient rêvé d’une telle colonie lorsqu’ils avaient quitté la Terre à bord des vaisseaux-générations. Ceux-là l’avaient trouvée, et pas les Vagabonds. Mais en ce moment, les habitants de Theroc ne possédaient ni les compétences ni l’ingéniosité nécessaires pour se sortir seuls du désastre qui les avait frappés. Ils avaient besoin d’experts. — Vous avez raison, déclara Cesca en relevant la tête. Les clans ont l’équipement et la technologie adéquats. L’ingénierie des Vagabonds au cœur d’une forêt theronienne ! Une rencontre inattendue, mais qui peut fonctionner. Nous allons les aider à remettre leur monde sur pied. — Vous êtes capable de réaliser tout ce qui vous passe par la tête, Oratrice Peroni. La vieille femme lui donna un coup de coude qui l’envoya valser lentement en direction des écoutilles principales. Elle dut utiliser ses propulseurs pour se remettre d’aplomb, tandis que Jhy Okiah plantait ses bottes à la surface de l’astéroïde. — Maintenant, laisse-moi tranquille. Je dors mieux quand je sais que Rendez-Vous ne risque pas de se disloquer au milieu d’un joli rêve. — Profitez de votre retraite, vous l’avez bien méritée. Pendant ce temps-là, moi, j’ai du travail qui m’attend. 62 CELLI Après des mois de dur labeur dans les forêts dévastées, les survivants de Theroc commencèrent à souffrir d’épuisement chronique. Parlant au nom des prêtres Verts, Yarrod relaya un appel compatissant de la forêt-monde : — Reposez-vous ! Les arbres disent que le travail de restauration durera encore longtemps. Si vous fléchissez maintenant, qui s’occupera d’eux ? Vous ne devez pas vous faire de mal. Debout à ses côtés, Mère Alexa argumenta en ce sens. — Onze personnes sont déjà mortes parmi les arbres brisés. Des accidents dus à la fatigue, et au manque d’attention qui en découle. Rassemblés dans l’anneau sacré formé de souches noircies, les Theroniens exténués s’abandonnèrent à cette trêve bienvenue. Les prêtres Verts enlacèrent les arbremondes les plus proches et s’endormirent aussitôt, plongés dans les rêves du télien. Les épaules de Solimar s’affaissèrent. La suie souillait sa peau verte. — Je suis trop inquiet pour dormir, Celli. J’ai peur des cauchemars. La jeune fille lui sourit, dans un effort pour soutenir son propre moral. — Alors viens avec moi. Tu te rappelles ce beau bosquet que nous avons trouvé hier ? Si tu me montres tes mouvements de danse-des-arbres, je te montrerai les miens. Je crois que tu as oublié comment ça fait de se détendre un peu. — La danse-des-arbres… ça remonte à loin, soupira-t-il. Je ne sais pas si j’aurai assez d’énergie. Et puis comment danser au milieu de tout ce chaos ? La douleur et le désespoir imprègnent l’air comme une nappe de brouillard. — Je suis sûre que ça plaira autant aux arbres qu’à nous. Elle le prit par la main pour le tirer jusqu’au cycloplane, puis ils s’envolèrent, filant droit dans le ciel vers ce bosquet quasi intact qu’ils avaient découvert. Une fois sur place, l’humeur de Solimar s’améliora au fur et à mesure qu’ils s’approchaient des arbres en bonne santé. — J’avais presque oublié ce que l’on ressentait à côtoyer la forêt vivante. J’étais tellement concentré sur les destructions. Là au moins, il y a quelque chose à fêter. (Il se tourna vers Celli, le sourire aux lèvres, en frôlant l’écorce dorée d’un arbremonde.) J’ai du mal à y croire, mais je me sens prêt à danser. Malgré son grand corps musclé, Solimar se déplaçait avec une aisance de gazelle. Il sauta en avant, saisit un jeune tronc, tourna autour, et lança ses pieds en l’air comme s’il décollait. Un deuxième bond l’emmena sur un autre arbre, qu’il se mit en devoir d’escalader. Celli le suivit à la trace, désireuse de prouver qu’il n’y avait pas que les prêtres pour exceller dans ce sport. La danse-des-arbres s’était développée en combinant des talents athlétiques et artistiques, mais avait fini par devenir une forme de communion avec la forêt-monde. L’ordre des prêtres Verts regroupait des colons d’origines diverses : si certains étaient des érudits, heureux de rester assis à faire la lecture aux arbres, de jeunes acolytes en pleine forme aimaient montrer leur dévotion à travers des gestes fluides. Le grand esprit de la forêt appréciait autant ces démonstrations de souplesse que les légendes humaines et les derniers progrès scientifiques. Celli grimpa le long d’un tronc, passa d’une branche à l’autre, puis se retourna pour mieux bondir de nouveau, effectuer une pirouette dans les airs et atterrir avec grâce entre deux arbres. Chaque mouvement la remplissait de joie et d’énergie, repoussant momentanément la suie et la souffrance. Solimar tournoya sur les orteils en prenant appui sur une branche souple pour s’élever encore plus haut. Celli s’élança sur un arbre contigu au sien, attrapa une branche, et se balança dans sa direction. Elle se sentait audacieuse, pleine de confiance envers son ami. — Solimar, attrape-moi ! Elle lâcha sa prise et franchit le vide qui les séparait. Sûr de sa force, le jeune homme la rattrapa sans broncher, comme s’ils avaient pratiqué cette figure une centaine de fois. Il utilisa l’élan de Celli pour la déposer sur une branche à côté de lui. — Voilà qui était très courageux, ou très stupide. — Je savais que tu ne me laisserais pas tomber. Elle le serra dans ses bras alors qu’ils reprenaient leur souffle, en équilibre dans l’arbre. Les figures de la danse-des-arbres étaient un mélange improvisé d’acrobatie, de ballet et de gymnastique, une symphonie de gestes, une musique du corps. Grâce au télien, les arbres vivaient l’expérience par le biais des prêtres Verts danseurs ; ces mouvements les libéraient des racines qui les ancraient profondément dans le sol de la planète. Solimar riait à gorge déployée en bondissant de branche en branche. Celli constata avec stupéfaction qu’il gardait les yeux fermés et laissait les arbres le guider par télien. La forêt ne devait pas avoir ressenti une telle exubérance depuis un bon moment ; elle la communiquait sans doute aux autres prêtres Verts, harassés, endormis, qui puisaient leurs rêves dans leur connexion avec les arbremondes. Incapable de partager cette symbiose, Celli se contenta de goûter le bonheur de son ami. D’un caractère farouchement indépendant, elle n’avait jamais songé à devenir acolyte, même si son frère et son oncle étaient tous deux prêtres Verts. Ce qui ne l’empêchait pas de tirer joie et réconfort de ses propres mouvements, malgré la présence des arbres brisés, noircis. Celli sentait que Solimar et elle aspiraient l’énergie de la forêt blessée… et la lui rendaient sous une autre forme. Elle avait l’impression que les arbres souriaient en secret aux danseurs. La forêt-monde se réveillait, se souvenait – grâce à eux. Lorsqu’ils furent au bout de leurs forces, les deux amis s’assirent sur une grosse branche, essoufflés et en sueur. Celli, riant aux éclats, profita de ce moment d’intimité pour s’appuyer confortablement sur son compagnon. — Est-ce qu’on ne devrait pas être en train de se reposer ? Les yeux et le visage de Solimar respiraient une vitalité qu’elle ne lui avait plus connue depuis le jour où il l’avait sauvée du récif de fongus en flammes. — Ça va peut-être t’étonner, Celli, mais ça faisait très longtemps que je ne m’étais pas senti si bien reposé. (Ses doigts se posèrent sur l’écorce rêche, et il s’abîma dans le télien avant de s’en dégager, tout sourires.) Les arbres aimeraient bien qu’on recommence. 63 LE ROI PETER Estarra n’était pas vraiment sûre de pouvoir faire confiance à OX, même si le comper Précepteur s’était avéré bien utile pour collecter des informations. — C’est une machine de la Hanse, programmée pour obéir à certaines commandes. Les lumières faisaient briller ses yeux sombres sur le balcon de la suite royale. Peter frissonna à la vue de sa magnifique reine. Malgré toutes les crises, épreuves, machinations et autres responsabilités, il se sentait aimé et en sécurité dès qu’il était avec elle. Estarra jeta un œil gêné sur OX, qui attendait patiemment comme s’il participait à la discussion. Le comper rapportait chaque jour au roi les résultats de ses discrètes investigations. — Comment savoir s’il est de notre côté ou de celui du président ? — Il possède des routines morales, répondit Peter en se tournant vers le robot. OX a été construit il y a des siècles, avant même la création de la Hanse. Quand on l’a embarqué sur un vaisseau-génération, il pensait ne jamais revenir. Sa seule raison d’être est d’enseigner aux plus jeunes les croyances, les traditions et les valeurs morales qui définissent l’humanité en tant que civilisation. Et ces routines morales sont toujours actives, pas vrai, OX ? Le petit comper ressemblait à un soldat loyal réduit à une taille d’enfant. — Ma programmation me donne toute latitude pour évaluer des situations et faire des choix. Même si j’appartiens clairement à la Ligue Hanséatique terrienne, mes instructions de base me commandent de servir les intérêts de l’espèce humaine dans son ensemble. (Ses capteurs optiques brillèrent plus fort, mais sa voix resta calme et sincère.) Depuis que j’ai découvert les explosifs dissimulés dans le yacht de cérémonie, j’ai pris conscience que le président cherchait à vous assassiner. D’après ma programmation, tuer un être humain est inacceptable, surtout à des fins politiques. En conséquence, celui qui se rend coupable d’un tel acte est malavisé, même s’il croit agir pour le bien de l’humanité. » De plus, quand j’ai exprimé mes doutes sur l’utilisation de composants non testés des robots klikiss pour créer des compers Soldats, le président Wenceslas a refusé de les prendre en compte, ce qui est totalement illogique. J’en suis donc arrivé à la conclusion que son jugement était faussé. En parallèle, mes interactions avec vous, et avec la reine Estarra, m’ont convaincu que vous serviez l’espèce humaine sans vous référer à une quelconque affiliation politique. Vous disposez d’une solide moralité, et c’est pourquoi je vous ai offert mon assistance. Je ne peux pas continuer de suivre les ordres contradictoires de la Ligue Hanséatique terrienne. — Le meilleur, c’est que Basil ne se doute de rien, ajouta Peter en souriant. Il n’a aucune considération pour les compers, sauf comme ressource. C’est l’une de ses plus grandes faiblesses, il ne voit pas ce qui est sous son nez. (Il enlaça Estarra, qui se détendit légèrement, puis ils s’assirent sur un banc.) Alors, qu’as-tu à me dire sur le prince Daniel, aujourd’hui ? — Mes instructions restent inchangées. Le président Wenceslas continue d’espérer que le prince Daniel peut être ramené dans le rang. Il m’a ordonné d’être encore plus rigoureux avec lui. — Il devrait quand même se rendre compte que Daniel ne sera jamais un dirigeant compétent, dit Estarra, encore inquiète. — Daniel n’a pas besoin d’être compétent. Il suffit qu’il présente bien et qu’il suive les ordres. Mais Peter souriait intérieurement : peut-être pourrait-il convaincre OX de saboter l’éducation du jeune prince, pour l’empêcher de représenter un jour une alternative valable… Ce soir-là, une fois toutes les torches allumées sous les coupoles, le couple royal se retrouva sans aucune obligation politique ou sociale. Comme les moments de tranquillité étaient une denrée rare, Peter émit une idée qu’il savait devoir plaire à sa reine. Les gardes royaux les escortèrent jusqu’au bassin bien trop peu utilisé. La grotte brumeuse était remplie de fleurs et de fougères, tandis qu’une lumière tamisée offrait l’illusion romantique d’une baignade au clair de lune. Peter et Estarra plongèrent ensemble, et l’eau délicieusement chaude se referma sur eux. La reine portait le même maillot turquoise que lors de la nuit de noces – il lui allait toujours à ravir. Peter nagea jusqu’à elle. — Je crois que notre santé mentale nécessiterait des baignades plus régulières. Il ouvrit les portes, émit un signal sonore dans l’eau, et les dauphins firent leur apparition. Les animaux sifflaient, s’éclaboussaient, ravis de partager leur aire de jeu avec des compagnons humains. Comme le sourire d’Estarra n’était pas très joyeux, Peter se mit en devoir de lui remonter le moral. Elle ne semblait pas en colère, ni effrayée, plutôt perdue dans une grande tristesse. — Qu’est-ce qui se passe ? Je croyais que tu aimais les dauphins. — Je les adore. C’est juste que… ça me rappelle Theroc, quand je nageais dans les Lacs Miroirs. (Elle poussa un profond soupir.) Reynald et Beneto me manquent. En fait, c’est le soir où Reynald est devenu Père de Theroc que Sarein et le président Wenceslas l’ont convaincu que je devais t’épouser. — Il arrive donc que les manigances politiques se finissent bien, dit Peter en l’embrassant. — Oui, c’est vrai, admit-elle en l’enlaçant. Je ne regrette rien, Peter, je t’aime tellement. Tu es le meilleur mari dont j’aurais pu rêver, mais ce n’est pas pour autant que tu occupes la place laissée vide par mes frères. (Elle eut un sourire peiné.) Eux aussi étaient des hommes merveilleux. Beneto n’avait aucune envie de s’approcher du pouvoir, il ne faisait de mal à personne, et pourtant les hydrogues l’ont tué sur Corvus. Puis ce fut au tour de Theroc, et de Reynald. (Les larmes lui montaient aux yeux.) Qu’est-ce qu’ils avaient fait aux hydrogues ? Pourquoi tant de victimes innocentes à cause d’Oncier ? — Ça va plus loin qu’Oncier, répondit Peter, incapable de mieux la consoler. Quand Estarra secoua la tête, des gouttelettes d’eau jaillirent de ses longs cheveux bouclés. — Les hydrogues ont attaqué Theroc intentionnellement. Reynald est mort d’avoir trop aimé les arbremondes. — Nous ne saurons peut-être jamais la vraie raison de l’attaque, reconnut Peter en la serrant encore plus fort. Nous pouvons juste espérer vaincre les hydreux d’une manière ou d’une autre. — Ce soir, je n’ai que faire des grands schémas politiques. Je pleure mes frères. Et ma maison. Un dauphin se rapprocha, désireux de jouer, mais Estarra resta accrochée au cou de Peter. N’ayant rien à ajouter pour l’aider, il se contenta de nager à ses côtés, pour lui offrir sa présence et partager sa douleur. 64 SAREIN Quand Basil lui fixa un rendez-vous dans les jardins en terrasse, au soleil couchant, Sarein se sentit aussi excitée qu’une jeune fille à l’idée d’un tête-à-tête romantique. Peut-être allait-il lui faire la surprise d’un bon repas, avec du caviar au sel de mer importé de Dremen et des steaks d’insecte en conserve de Theroc, le tout prélevé sur les dernières livraisons gourmandes de Rlinda Kett. Mais la jeune femme ne se joua pas la comédie longtemps. Elle connaissait suffisamment le président pour savoir qu’il ne « perdrait » pas une soirée à profiter de sa compagnie. Le travail ne s’arrêtait jamais, il avait donc une confidence importante à lui faire, et c’était sa façon de garder leur entretien privé. Ce qui n’empêcha pas Sarein de ressentir une pointe de déception… avant de se reprendre. Basil avait toujours été comme ça. Lorsqu’elle était venue étudier sur Terre, il y avait déjà longtemps, c’était cette énergie et cette compétence qui l’avaient séduite. Elle arriva au sommet de la pyramide de la Hanse à l’heure pile. À l’ouest, la boule cuivrée du soleil touchait l’horizon. Basil lui tournait le dos, debout au bord de la terrasse, au milieu des alignements d’orangers et de citronniers nains. Les abeilles bourdonnaient furieusement, attirées par le parfum des fleurs blanches. Des allées de gravier tracées par les jardiniers asiatiques obéissaient à un hasard savamment calculé. — Il y a une cruche de thé glacé sur la table. Tu nous en verses un verre ? proposa Basil sans la regarder. Je crois que c’est ton préféré. Sa réputation d’avoir des yeux dans le dos n’était pas usurpée. Sarein fit ce qu’on lui demandait, en essayant de se rappeler à quelle occasion Basil avait eu vent de ses préférences. L’infusion sentait la mangue et la cannelle ; le goût inhabituel était très agréable, même si Sarein ne comprenait pas pourquoi Basil s’imaginait qu’il s’agissait de son « préféré ». C’était comme un geste de sa part avant le début de la conversation. Il attendait quelque chose d’elle. Depuis sa rencontre avec Basil, Sarein avait appris à manipuler les gens et la politique d’une manière qu’aucun petit amoureux des arbres sur Theroc n’aurait jamais imaginée. Elle avait remboursé le président avec son corps, sa compagnie, mais aussi avec son soutien et ses conseils. Son amour pour lui transparaissait parfois, sans excès : il considérait tout sentimentalisme avec mépris. Elle n’aurait jamais cru que leur relation durerait presque dix ans. À ce jour, ils formaient au minimum une équipe, ce que Basil n’était pas pressé de reconnaître. Malgré sa position privilégiée, le président n’était pas un tombeur. Sarein ne pensait pas avoir de rivales secrètes à redouter, même si elle ne se serait pas autorisée à être jalouse, et même s’il aurait pu revendiquer le droit à d’autres maîtresses. Sans doute estimait-il que plusieurs femmes représenteraient trop de soucis. Pour ce qu’elle en savait, chercher la distraction, ou même le plaisir, n’était pas dans sa nature. L’ambassadrice lui donnait tout ce qu’il voulait, tout ce dont il avait besoin, ce qui lui permettait de se focaliser sur d’autres problèmes. Ils étaient liés par un accord tacite. Sarein évitait néanmoins de trop s’appesantir sur ses sentiments. Elle restait avec le président parce qu’elle en avait envie, pas par intérêt. Basil gardait ses pensées intimes pour lui, et ne lâchait pas prise un seul instant. Elle savait qu’elle comptait pour lui, ce qu’il prouvait – sans doute – par le fait de battre en retraite dès qu’il se sentait trop proche d’elle. C’était sa façon à lui de se protéger. Les deux amants tournèrent leurs regards vers le Palais des Murmures. Les cheveux gris du président étaient impeccablement coiffés ; ses vêtements auraient paru prétentieux sur n’importe qui d’autre dans un contexte amical, mais il les portait avec une parfaite aisance. — Le moment est venu d’abattre nos cartes, Sarein. Et c’est à ton tour de jouer. — Je suis toujours prête à jouer avec toi, mais là, tu dois m’en dire un peu plus, répondit-elle en lui touchant le bras. Il la dévisagea avec un soupir impatient, comme si l’explication était évidente. — Ta sœur est déjà reine, et maintenant c’est toi l’aînée de la famille régnante de Theroc. Les hydrogues ont tué tes deux frères, et tes parents ne souhaitent pas reprendre du service – un service qu’ils avaient de toute façon bâclé. — Peut-être qu’ils n’étaient pas… doués pour la politique, mais ils ont fait de leur mieux. — Fort heureusement, toi, tu es douée pour ça. Après mûre réflexion, j’ai décidé qu’il serait profitable pour tout le monde que tu retournes sur Theroc réclamer ta juste place… Mère Sarein. Elle se détourna, piquée au vif. — Ce n’est même pas une question de réclamer, Basil. Mes parents ne seraient que trop heureux de me laisser monter sur le trône. — Alors tout va bien. Il engloutit son verre de thé glacé comme si le sujet était clos. Quand le président l’avait prise sous son aile, Sarein savait qu’il l’utiliserait pour amadouer des Theroniens bien peu coopératifs. Mais la crise hydrogue traînait en longueur, et elle commençait à se sentir comme un petit chien attendant sous la table qu’on daigne lui jeter quelques miettes. Est-ce que Basil essayait de se débarrasser d’elle ? Quelle erreur avait-elle commise ? — Mais je ne suis pas sûre que ce soit ce que moi, je veux faire. (Sarein avait vu les images rapportées par les FTD, et elle n’avait aucune envie de contempler les arbres noircis, de respirer l’air enfumé ou de regarder des survivants épuisés s’acharner sur une tâche impossible.) Si l’on considère le poste que j’occupe ici, ce serait une… régression. Le regard gris de Basil la transperça aussitôt. — Pas du point de vue de la Hanse. Ne sois pas égoïste. (Il lui caressa le bras, d’un geste qui n’était pas affectueux mais plutôt savamment calculé pour provoquer une réaction. Elle s’efforça de ne pas tressaillir.) Tout notre édifice vacille, mais la Hanse en sortira renforcée si la situation est traitée comme il faut. Par moi, par toi, par tous ceux en qui j’ai confiance. Nous serons les grands vainqueurs. Tout à coup, le thé avait un drôle de goût. — Mais seulement si je deviens la prochaine Mère de Theroc ? — Ça pourrait bien être la clé de tout. Viens avec moi. (Ils marchèrent le long des sentiers sinueux en respirant les fleurs de citrus.) J’ai toujours eu de grandes ambitions pour l’humanité. Avant l’arrivée des hydrogues, ce n’était qu’un rêve, un plan à long terme. Quand le Bras spiral s’étendait devant nous, inexploré, et que le voyage interstellaire paraissait utopique, ça ne coûtait rien de laisser les onze vaisseaux-générations quitter le nid. Mais la situation a changé. Face à un ennemi tel que les hydrogues, nous devons nous dresser tous ensemble, comme un vrai empire, et pas comme une famille dispersée. Sarein avait toujours été subjuguée par la passion et les rêves grandioses de Basil. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais été gênée par la façon dont il lui parlait, mais là, elle avait la désagréable impression qu’il cherchait à la manipuler. Sa tentative était maladroite, dépourvue de sa finesse habituelle. Les derniers temps, il paraissait de plus en plus stressé, instable. — Après tant de souffrances, tant de ravages, nous pouvons enfin faire table rase du passé, poursuivit-il. J’entrevois la possibilité de réunir l’humanité en un seul bloc, de ramener au bercail tous nos enfants prodigues – les Theroniens, les Vagabonds, les colonies. Il faut réussir ! Nous devons utiliser la crise actuelle pour unir tous les êtres humains contre les hydrogues… ou contre n’importe quel ennemi, d’ailleurs. Qui sait ce que le futur nous réserve ? Basil continua son discours en maudissant un de ses prédécesseurs, Bertram Dindwell, qui avait autorisé les Vagabonds à rompre avec la Hanse – laquelle payait encore ce manque de discernement. Ce fut ensuite le tour du Vieux roi Ben et du président Malcolm Stannis, qui avaient accordé leur indépendance aux Theroniens sans mesurer les implications du télien. — Autant d’erreurs qui ont affaibli l’humanité et qu’il est temps de réparer. Il est de notre devoir de recoller les morceaux. Il se tenait près d’un banc de pierre, mais ne semblait pas vouloir s’y asseoir. Sarein, la main sur une fleur de citronnier, suggéra une intéressante comparaison. — Tu te considères comme une version humaine du Mage Imperator, essayant de relier les fils dénoués d’une sorte de thisme politique. — Hum… c’est une idée qui me plaît, admit-il d’une voix puérile. Après tout, c’est moi qui possède la meilleure vision d’ensemble. Le roi Peter nous servirait de porte-parole, le Pèrarque de l’Unisson aurait aussi son utilité, mais c’est moi qui prendrais les décisions – après en avoir discuté avec mes fidèles conseillers, dont tu ferais partie. — À condition que je sois sur Theroc. Pas ici. Est-ce qu’il essayait de la tenir à distance ? Peut-être préférait-il ne pas s’encombrer de sentiments alors que la situation devenait chaque jour plus difficile. Ou bien comprenait-il qu’il tenait à elle, voire qu’il l’aimait – ce qui ne pouvait que l’effrayer. Dans ce cas, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il cherche à l’éloigner. C’était tout lui. — Très bien, Basil. Je retourne sur Theroc. Tenter de devenir la prochaine Mère. Le président sourit d’un air satisfait, soulagé, mais dépourvu de chaleur. Je fais ça pour toi, pensa Sarein. 65 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Jora’h rencontra sa fille pour la première fois dans la résidence de l’Attitré de Dobro. Même si elle était appelée à devenir le sauveur de l’Empire, ce n’était encore qu’une enfant. Osira’h affichait une assurance incroyable pour son âge. Elle avait de grands yeux innocents, avec des reflets saphir qui lui venaient de son père ; son menton étroit et ses traits délicats rappelaient douloureusement ceux de sa mère. Les souvenirs affluèrent à la mémoire de Jora’h. Il avait fait l’amour si souvent avec sa belle Nira, bien plus qu’avec n’importe quelle partenaire avant elle, ou même après. La nostalgie du Mage Imperator n’avait pas succombé aux années, ni à la certitude que sa bien-aimée était morte depuis longtemps. Faire enfin connaissance avec Osira’h lui permit de soulager une grande partie de sa douleur. La force et l’intelligence de la fillette brillaient à travers le thisme, bien que l’héritage génétique de sa mère modifie la connexion et les schémas mentaux. Même lui, le Mage Imperator, avait du mal à appréhender un pouvoir qui était peut-être encore plus subtil et plus puissant que le sien. Difficile de prédire de quoi elle serait un jour capable. — Osira’h, dit-il dans un souffle. Tu es… magnifique. L’enfant s’inclina, en évitant de croiser son regard. — Je suis honorée de vous servir, Mage Imperator. Le ton formel brisa le cœur de Jora’h, mais quand Osira’h releva enfin la tête, il lut en elle un appétit, une complicité, comme s’ils partageaient de nombreux souvenirs alors qu’ils se rencontraient pour la première fois. Ses pensées et sa personnalité n’étaient que des échos, une brume à l’intérieur du thisme. — Les progrès d’Osira’h sont remarquables, intervint Udru’h. Les meilleurs lentils et les meilleurs précepteurs ont participé à son éducation, et elle ne les a pas déçus. Son talent est… supérieur à tout ce que nous connaissions jusqu’alors. Nous savons que la guerre nous oblige à agir vite. Osira’h sera bientôt prête à établir ce pont psychique entre hydrogues et Ildirans dont nous avons si désespérément besoin. Jora’h avança doucement la main, mit un doigt sous le menton de sa fille, et lui releva la tête pour tenter de déchiffrer son expression. — Il a raison ? — Je suis prête. Si tel est votre désir. Osira’h était encore bien jeune, mais Jora’h regrettait déjà le temps passé loin d’elle. Il aurait dû la regarder grandir et apprendre, comme il l’avait fait pour ses autres enfants, les Attitrés expectants. Osira’h était spéciale – et pas seulement selon les critères du programme d’hybridation. — Je souhaite l’emmener sur la tombe de sa mère, déclara-t-il à l’Attitré. Je suppose que tu as prévu une sépulture, pour que nous puissions… (il se reprit avant de trahir son émotion)… lui rendre hommage et nous souvenir ensemble. — À vos ordres, Seigneur, répondit Udru’h d’un ton neutre. La tombe de Nira se trouvait sur le flanc d’une colline qui reprenait vie après les incendies de la saison sèche. Les cendres avaient fertilisé la terre, et les hautes herbes effaçaient peu à peu les traces du sinistre. L’emplacement choisi par l’Attitré de Dobro jouxtait un bosquet de broussailles épineuses qui avait survécu aux flammes. Les jeunes plantes respiraient la vie, comme un écho lointain de la forêt-monde ; c’était un endroit que Nira aurait apprécié. Jora’h prit la main de sa fille et s’agenouilla dans les ombres entremêlées des broussailles. La sépulture consistait en un bloc de pierre muni d’un projecteur interne, un cristal à multiples facettes qui recueillait la lumière solaire pour la restituer sous la forme du splendide visage de Nira, sans doute tiré des dossiers du camp. Une grande douleur traversa la poitrine de Jora’h quand il vit cette image. Près de lui, Osira’h semblait en colère, mal à l’aise, même si d’après Udru’h elle n’avait jamais rencontré sa mère. Ils contemplèrent l’hologramme en silence, plongés dans leur chagrin. Jora’h avait espéré partager avec sa fille les souvenirs de Nira, son amour pour elle, et encore une fois Osira’h le surprenait par sa perspicacité, sa compréhension instinctive – elle paraissait souffrir autant que lui de la perte de Nira. Le Mage Imperator passa un long moment perdu dans ses pensées, ruminant ses regrets. Il n’aurait jamais cru que son propre père puisse le trahir délibérément. Depuis, il avait tant appris… Jora’h caressa l’écorce brûlée des petits arbustes qui entouraient la tombe. — J’aurais voulu que ta mère soit plus proche de sa forêt. J’aurais voulu qu’elle la voie une dernière fois. Elle aimait tellement Theroc… et ses arbres, là-bas, qui se remettent peu à peu de l’attaque des hydrogues. Ceux avec qui tu devras négocier la paix, Osira’h. Il lâcha la main de sa fille pour suivre des doigts le contour de l’hologramme. Il se mit à marmonner des excuses, sans pouvoir s’en empêcher, prêt à fondre en larmes. — Je suis désolé que tu aies tant souffert, ma belle Nira. Si j’avais su, j’aurais tout fait pour te protéger, mais c’est trop tard. Je ne peux pas rattraper ça… mais je peux peut-être sauver les Ildirans. La fillette restait à ses côtés ; elle paraissait troublée, et en même temps plus déterminée que jamais. — Si je réussis, si j’établis un lien avec les hydrogues et qu’ils cessent de tuer des Ildirans, ça légitimera tout ? — Tu en doutes ? Il se tourna vers sa fille, dont il percevait la puissance à travers le thisme, sans réussir à lire en elle alors qu’il avait accès à ses autres enfants. On aurait dit qu’elle élevait un mur autour de son esprit. — Je n’ai aucun doute sur ce que je peux faire, ni sur pourquoi je dois le faire. (Elle hésita un court instant.) Mais… les humains ne sont pas ici de leur plein gré. Pas plus que ma mère l’était. Est-ce que vous allez fermer cet endroit ? Jora’h frissonna, conscient qu’Udru’h n’aurait jamais abordé ce sujet avec elle. — C’est mon plus cher désir. Vraiment. Mais les hydrogues poursuivent leurs attaques, et il ne faut plus compter sur les robots klikiss. Si près du dénouement, comment pourrais-je tout arrêter tant que tu n’as pas prouvé de quoi tu es capable ? Les humains ont été amenés sur Dobro bien avant que j’aie connaissance du projet. Au moins, ils n’ont aucun souvenir à ressasser. Ils n’ont jamais connu d’autre mode de vie. — À la différence de ma mère. Osira’h fixait sur lui un œil bien trop sévère pour un visage si jeune, si innocent. Il soutint son regard, profondément surpris. — Qu’en sais-tu ? Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ? — Elle a… parlé à certains prisonniers, mais ils n’ont jamais cru ses histoires de mondes lointains où les gens vivent libres. Jora’h contempla cette enfant qui montrait tant de courage. — Oh, j’aurais tellement voulu que tu rencontres ta mère. C’était une femme extraordinaire, belle, drôle. Aucune autre femme ne m’a rendu si heureux. Et toi, tu ne la connaîtras jamais. Osira’h posa une main timide sur l’épaule de son père, qui se sentit soudain submergé par une incroyable vague d’amour. — Je la connais. Il n’y a pas de secrets. Jora’h attendit en silence, mais la fillette n’ajouta pas un mot de plus. 66 NIRA Nira n’avait souhaité qu’une chose durant ses années de captivité : s’échapper du camp d’élevage. Ne plus jamais croiser l’horrible Attitré de Dobro, ni aucun de ceux avec qui elle avait dû coucher. À cette époque, elle scrutait le paysage quasi désert à travers la clôture, en espérant revoir un jour la forêt-monde… en fait, en espérant juste être seule. Elle venait de passer de longs mois totalement isolée, sans personne à qui parler, excepté cette discussion aussi courte qu’acerbe avec Udru’h – et ce n’était pas quelqu’un dont elle recherchait la compagnie. Fort heureusement, l’Attitré l’avait rapidement abandonnée sur son île, son petit univers calme et tranquille, bien à elle. Seule, Nira observait les nuages ; seule, elle écoutait les vagues et sentait le vent tiède caresser sa peau. Elle se promenait parmi des arbres étranges aux allures de fougères, qui poussaient à partir d’un tronc trapu planté dans le sol sablonneux. Les eaux bleues du grand lac s’étendaient de tous côtés, jusqu’à l’horizon, même s’il existait forcément un rivage quelque part. En bonne prêtresse Verte, elle tirait un profond réconfort du chant des oiseaux et du bruissement des feuilles. Elle tentait parfois de percevoir des mots dans le murmure du feuillage, mais ces arbres n’étaient pas connectés à l’esprit de la forêt-monde. Il lui arrivait encore de lancer un appel à travers ces arbres de substitution, mais seul un silence assourdissant lui répondait, comme le jour où elle avait désespérément demandé de l’aide aux arbres en feu, sur la colline. Les plantes et les forêts de Dobro n’avaient pas de vie propre. Elles grandissaient, montaient en graine et mouraient, sans les souvenirs accumulés par les arbremondes. Malgré tout, quand elle parcourait son île en suivant les rares sentiers courant d’une rive à l’autre, Nira faisait la conversation aux arbres. Les plantes ne répondaient pas, mais la jeune femme aimait à s’imaginer qu’elles lui prêtaient une oreille attentive à défaut de s’exprimer. Elle trouvait toujours quelque chose à dire, de sa voix douce et apaisante. Parler à la végétation lui permettait d’entretenir sa santé mentale et de ne pas se laisser aller. De l’autre côté de la planète, peut-être Osira’h sentait-elle que sa mère était encore en vie. C’était presque trop d’espoir pour Nira, après que les gardes avaient failli la tuer à force de coups, rompant brutalement le lien tissé avec sa Princesse. Elle ne parvenait plus à capter les pensées de la fillette. Osira’h aurait-elle l’idée de la chercher ? Et si d’une manière ou d’une autre, peut-être en rêve, leurs pensées réussissaient à se connecter ?… Nira se sentait vide malgré l’oasis de paix dont elle bénéficiait. Elle avait voulu fournir assez d’informations à Osira’h pour la faire douter du programme d’hybridation, ainsi que des intentions d’Udru’h à son égard, mais après tout, qu’est-ce que sa fille aurait pu en faire ? La prêtresse Verte s’affligeait aussi du sort des autres captifs, toujours enfermés au camp, exploités jour après jour par leurs maîtres ildirans. Des captifs qui, pis que tout, acceptaient leur sort. Génération après génération, on leur avait appris à croire que c’était là le destin des êtres humains, leur seul et unique mode de vie. Ils subissaient tous les mêmes expériences atroces, mais seule Nira avait résisté avec l’énergie du désespoir. Ses compagnons ne connaissaient rien d’autre. Et aujourd’hui elle était là, sur son île, mise à l’écart mais gardée en réserve. Il lui avait fallu longtemps pour comprendre pourquoi l’Attitré ne l’avait pas tuée d’emblée. Il devait encore la considérer comme un otage, un moyen de pression. Udru’h avait-il besoin d’elle pour se protéger ? Contre Jora’h ? Rester utile à ce monstre constituait son seul espoir d’être secourue un jour. Alors elle attendait, encore et encore, priant sans arrêt pour que Jora’h la retrouve. Elle se raccrochait au mince espoir que sa fille ait compris la situation, et cherche un moyen de venir en aide aux prisonniers… Nira expliquait tout ça aux arbres qui poussaient sur l’île. Si elle revoyait un jour Theroc, elle aurait un monceau d’histoires à raconter aux arbremondes – qui eux, au moins, sauraient l’écouter. 67 CESCA PERONI Les vaisseaux des Vagabonds débarquèrent sur Theroc tel un escadron de cavalerie. Cesca voyageait avec son père à bord du plus grand bâtiment de la flotte. Elle était ravie de voler au secours de Theroc, espérant que cette expédition soulagerait la peine des Theroniens et lui fournirait un motif de fierté. Elle s’était montrée incapable d’offrir une preuve d’amour à Reynald quand il était encore en vie, mais elle savait que l’aide qu’elle apportait aujourd’hui à son peuple aurait été bien plus importante à ses yeux. Tandis que l’essaim de vaisseaux disparates se rapprochait des forêts brûlées, Cesca prit enfin conscience des ravages causés par les hydrogues et les faeros. Elle se tourna vers son père, les larmes aux yeux, et réalisa à quel point elle était heureuse d’être avec lui dans un tel moment. — J’espère juste avoir amené les bonnes personnes et l’équipement adéquat. Denn Peroni, lui, se concentrait sur les complexes procédures d’atterrissage. — Tu as décidé de cette bonne action en suivant ton Guide Lumineux, Cesca. Aie confiance en toi. Tu as sans doute pensé à tout ce qu’il fallait, et dans le cas contraire, on fera avec. Tu vas aider ces braves gens à se remettre sur pied. Encore enfant, elle avait accompagné son père de port en port sur son navire marchand – colonies de la Hanse, avant-postes isolés des Vagabonds, et bien sûr la Terre, surpeuplée, effrayante. Le jour de son douzième anniversaire, il l’avait emmenée sur Rendez-Vous, où il avait convaincu l’Oratrice Okiah de lui enseigner les subtilités politiques des clans, auxquelles lui-même ne comprenait pas grand-chose. Quand Cesca lui avait demandé de se joindre à la mission humanitaire sur Theroc, il n’avait pas hésité un seul instant. Son sourire et son soutien lui faisaient encore chaud au cœur… Les vaisseaux colorés atterrirent dans des zones dégagées par la destruction des arbremondes. Cesca déglutit péniblement en se remémorant la seule fois où elle était venue : sa cérémonie de fiançailles, il n’y avait pas si longtemps que ça. Elle se rappelait les prêtres Verts, les danseurs-des-arbres, la nourriture exotique, les senteurs de la forêt, le bruit des insectes et les lumières disséminées dans les arbres. Rien de tout cela ne subsistait. Cesca débarqua avec son père, tandis que des Theroniens barbouillés de poussière sortaient de campements de fortune. Elle aperçut les parents de Reynald, bien plus fatigués que dans son souvenir, comme si la moindre trace de joie et d’énergie leur avait été arrachée de force. Père Idriss, dont la barbe noire coupée au carré était désormais parsemée de gris, observait les nouveaux venus avec une incrédulité teintée de méfiance. Cesca tenta un sourire rassurant, soudain fière de la grande famille des Vagabonds. — Les clans se demandaient si vous n’aviez pas par hasard besoin d’un petit coup de main. Le sourire de Mère Alexa fleurit comme un bourgeon printanier. Bien qu’ayant fourni une aide rapide – et brève –, juste après l’attaque, les FTD s’étaient éclipsées largement avant d’avoir fini le travail. Les satellites d’observation laissés en orbite fournissaient des images fort utiles, mais les Theroniens ne possédaient ni l’équipement ni la main-d’œuvre nécessaires pour gérer une crise de cette amplitude. Même avec l’assistance de chaque Theronien valide, les Vagabonds auraient de quoi s’occuper. Les ingénieurs des clans installèrent leur camp de base dans une clairière tracée par les ondes réfrigérantes hydrogues, avec des modules d’habitation préfabriqués normalement conçus pour créer des refuges instantanés sur des mondes inhospitaliers. Les Theroniens se joignirent à eux pour décrire les progrès déjà accomplis et discuter de la suite, notamment de la manière dont les prêtres Verts pouvaient aider les Vagabonds. Cesca observait avec satisfaction son peuple travailler avec énergie et dévouement aux côtés des Theroniens épuisés. Les élévateurs industriels dégagèrent le sol couvert de cendres en empilant les plus gros débris, d’énormes troncs qui formaient de non moins énormes monuments funéraires à la mémoire de la forêt-monde. Destinées aux mines et aux travaux de terrassement sur des planètes hostiles, les excavatrices se lancèrent dans une grande sarabande qui abattit plus de travail en une seule journée que tous les Theroniens en un mois. — Notre première priorité consiste à stopper l’érosion, déclara Kotto Okiah, les mains sur les hanches, en étudiant l’avancement du projet. Si rien n’est prêt quand les prochaines grosses pluies arriveront, ce sera un désastre inimaginable. — C’est déjà un désastre, lui rappela Cesca. — C’est vrai, admit-il en se grattant le crâne. Et je suppose que les Theroniens aimeraient en éviter un deuxième. Instruite des talents de l’ingénieur, Cesca avait envoyé un vaisseau le récupérer sur Jonah 12, où il s’échinait à récupérer du méthane gelé. Kotto n’avait guère apprécié de quitter un site qui l’occupait déjà à temps plein, mais Cesca le lui avait demandé comme une faveur personnelle, et la résistance du jeune homme avait aussitôt fondu. Désormais, il la suivait comme un petit chien. Kotto se mit à arpenter les différents chantiers. Il avait déjà exprimé à plusieurs reprises sa déception de ne pas avoir pu étudier les épaves hydrogues avant que les Terreux les emportent sur Terre. Cesca, elle, essayait de garder son génial collaborateur concentré sur le problème immédiat : les soins à apporter au monde forestier. — Nous avons dégagé toute la zone d’habitation, ce qui a permis à nos vaisseaux d’y déverser une couche de polymère biodégradable pour maintenir le sol en place. Une équipe de Theroniens s’est déjà lancée à la recherche de plantes indigènes à croissance rapide pour entamer le reboisement. Après ça, j’ai l’intention de bâtir des murs de rétention et d’établir des terrasses sur certaines collines. (Il tenait une feuille électronique sur laquelle défilaient ses plans.) Ça me laisse aussi l’occasion d’installer un nouveau réseau de tuyauterie et de lignes électriques, sans oublier les systèmes de ventilation, les nœuds de communication… — Ces gens ont leur propre façon de vivre, Kotto. Il faut faire attention à ne pas leur apporter ce dont ils n’ont pas envie. — Très bien, je leur demanderai d’abord, reprit-il après une courte hésitation. Mais jusqu’à présent, ils ont été fascinés par mes plans de rénovation, et se sont montrés extrêmement serviables. (Il afficha un nouveau diagramme sur la feuille.) En temps normal, j’utiliserais les métaux locaux et leurs alliages comme matières premières, mais je ne crois pas que les Theroniens apprécieraient qu’on creuse des trous dans leurs affleurements rocheux… — N’y pensez même pas. C’est une bonne méthode sur des astéroïdes déserts, mais l’écosystème de cette planète a déjà subi assez de dégâts. Nous sommes ici pour améliorer la situation, pas pour l’aggraver. — C’est bien mon avis. (Kotto tapota un de ses plans.) J’ai effectué une série d’analyses sur le bois des arbremondes abattus. C’est un matériau absolument remarquable, presque aussi robuste que de l’acier, mais qui reste exploitable. Nous pourrons utiliser le bois durci par le feu comme ossature de toutes les constructions à venir. — Malheureusement, ce n’est pas ce qui manque, reconnut Cesca en fixant les yeux sur les troncs brisés. Kotto lui présenta ses projets architecturaux comme s’il dévoilait un chef-d’œuvre : du bois de Theroc, quelques composants indispensables fournis par les Vagabonds, et les débris du récif de fongus. — Regardez, je peux étayer cette partie de l’ancienne cité et rebâtir le reste. Ce sera encore mieux qu’avant. — Nous demanderons leur avis aux Theroniens, mais je pense que ça leur plaira. Cesca était très impressionnée par les plans de rénovation. À la grande surprise de l’ingénieur, elle le gratifia d’une étreinte rapide, mais enthousiaste. Denn Peroni accompagnait les deux vaisseaux-citernes pilotés par les jumeaux Torin et Wynn Tamblyn, en provenance directe des mines de Plumas, qui servaient ici à l’extinction d’incendies à grande échelle. Des sondes orbitales localisaient les plus grands feux encore actifs en remontant les panaches de fumée jusqu’à la source, puis prévenaient les frères Tamblyn, qui déversaient leur chargement d’eau. Le père de Cesca envoyait des rapports quotidiens au camp de base. Cargaison après cargaison, l’eau pompée dans les lacs noyait les derniers incendies. Même en volant haut dans le ciel, Denn avait l’impression d’entendre les arbres pousser des soupirs de soulagement. Chaque feu éteint était comme une épine brûlante que l’on retirait de la chair à vif de la planète… Cesca, de son côté, assistait à une réunion entre plusieurs Vagabonds agronomes et des prêtres Verts de haut rang menés par Yarrod. — Je pense que vous constaterez rapidement l’efficacité de nos techniques agricoles, ainsi que les rendements qui en découlent, déclara Marla Chan Tylar, la mère de Nikko. La plupart du temps, nous sommes obligés de recycler la plus petite goutte d’eau et le moindre gramme d’engrais pour obtenir la quantité maximale de biomasse comestible. (L’ingénieur montra des images de serres baignées de soleil dans une ceinture d’astéroïdes.) Sur Theroc, vous disposez de graines et de jeunes pousses d’arbremondes, mais il faut accélérer leur croissance. — Chaque surgeon compte, approuva Yarrod, le visage grave. — Vous commencez à penser comme un Vagabond, acquiesça Marla. Nous devrons installer un système d’irrigation, disposer les cultures en terrasses, et nous tenir prêts à les transplanter quand le moment sera venu. Il y a beaucoup de terrain à couvrir. Cesca laissa le groupe à ses discussions. Malgré l’activité intense et joyeuse qui régnait à l’extérieur, elle sentit son cœur se serrer en levant les yeux vers ce qui restait du récif de fongus. Si les choses s’étaient passées différemment, elle serait aujourd’hui mariée à Reynald. L’alliance entre Vagabonds et Theroniens aurait donné un nouvel élan aux deux peuples ; quant à Jess, il aurait continué sa vie en oubliant peu à peu son amour pour elle. Sauf que Reynald était mort, et Jess changé en quelque chose qui n’était plus tout à fait humain. Mais peut-être accomplissait-elle ici une tâche encore plus importante. Elle posa les yeux sur un arbre brûlé, et afficha un sourire résolu. 68 LARS RURIK SWENDSEN Alors que le soleil était déjà couché et que les torches illuminaient les coupoles du Palais des Murmures, des équipes de scientifiques continuaient à étudier l’épave de l’orbe de guerre récupérée sur Theroc. Ingénieurs et techniciens en examinaient les morceaux depuis des semaines. Des remises bourrées d’équipements en tous genres entouraient la grande tente qui soustrayait le trophée aux regards indiscrets, et sous laquelle des lumières éblouissantes se reflétaient sur des palettes d’instruments et de produits chimiques. Des passerelles permettaient d’accéder à la partie haute de la coque incurvée. Hommes et femmes s’affairaient autour de l’énorme débris, faisaient des relevés, prenaient des notes. Accompagnés par quatre gardes royaux – une pure formalité –, Peter et Estarra traversèrent la place main dans la main en direction du laboratoire improvisé sous la toile synthétique. Quelques techniciens remarquèrent l’arrivée du roi et firent une pause le temps de se mettre au garde-à-vous, comme si Peter était un haut responsable militaire. Les gardes, par tradition, annoncèrent la royale présence. Pris par surprise, l’ingénieur en chef s’essuya les mains sur un chiffon et se précipita pour souhaiter la bienvenue au souverain. — Roi Peter, quel plaisir de vous voir ! Ça va remonter le moral des troupes ! Les gardes se raidirent quand Swendsen tendit la main, mais il ne parut pas s’en apercevoir. Autour d’eux, tout le monde s’était immobilisé. Le roi serra de bonne grâce la main offerte. — Je suis désolé si notre visite vous dérange. Nous ne voudrions surtout pas vous retarder. — Pas du tout, cela montre au contraire que vous vous intéressez aux résultats de notre travail. (Il fit signe à ses assistants de reprendre le cours des opérations.) D’ailleurs, pourquoi votre frère Daniel ne vient-il jamais nous voir ? — Le… euh… prince a un emploi du temps très chargé, voyez-vous, répondit Peter, gêné. Il a encore beaucoup à apprendre. — Oui, comme nous tous. Estarra restait tendue, les yeux brillants. — J’espère que votre équipe va faire de grandes découvertes, ingénieur Swendsen. Ces choses ont pratiquement détruit la forêt-monde. Le couple royal leva les yeux vers les gros morceaux de coque qui descendaient des hauteurs pour prendre place sur de nouveaux bancs de tests. Capteurs, câbles et détecteurs parsemaient la paroi de diamant, noircie et déchiquetée par la chaleur des faeros. Le grand Suédois était encore plus excité que ses collègues, comme un gamin prêt à arracher l’emballage d’un cadeau trop longtemps attendu. — Cet orbe de guerre est fascinant en lui-même, mais j’espérais surtout parvenir à y déceler un talon d’Achille. Hélas, il n’en reste tout simplement pas assez pour que nous tirions des conclusions sur ses faiblesses potentielles. De même, il nous est bien difficile d’analyser la technologie ou les mécanismes mis en œuvre. Swendsen se dirigea d’un pas alerte vers le poste suivant, ce qui obligea Peter et Estarra à oublier un instant leur démarche compassée. L’ingénieur se baissa pour étudier la courbe d’un gros fragment. — Nous n’avons trouvé ni machine, ni moteur, ni système d’armement. Nous n’avons que des bouts de coque brisés. Le roi passa les doigts sur la surface lisse et froide. — Pouvons-nous analyser la composition, la reproduire ? Ou du moins utiliser ces informations pour modifier les fracasseurs à impulsion et les carbo-disrupteurs ? — Peut-être. Quatre de mes meilleurs experts en matériaux sont sur le coup. Les simulations informatiques et les analyses non destructives ne nous ont rien appris, alors je leur ai donné carte blanche pour réussir ne serait-ce qu’à ébrécher cette armure. (Swendsen continuait sa tournée du site.) L’un d’eux m’a dit qu’il avait l’impression de vivre un rêve : consacrer toutes ses connaissances et son expertise à casser quelque chose. Il adore l’idée. — En attendant, les faeros ont réussi à briser celui-là, fit remarquer Estarra. — Croyez-moi, nous nous évertuons à copier leur méthode. (Swendsen fit défiler sur un écran une série de tableaux et de résultats de tests qui lui arrachèrent une grimace de déception.) Quand je pense à tout ce qu’on a appris en démontant un seul robot klikiss, je me contenterais de bien moins que ça avec cette épave. Heureusement, ces recherches n’étaient pas le seul projet mené par la Hanse. Une semaine plus tôt, le roi avait fait une inspection officielle des futurs vaisseaux béliers : pas moins de soixante Mantas kamikazes, conçues pour pulvériser les orbes de guerre. Les usines de la Hanse produisaient également des armées de compers Soldats destinés à prendre place sur les vaisseaux des FTD – même si Peter émettait encore des doutes à leur sujet. Swendsen tapa du poing sur la coque de diamant, qui absorba le bruit en totalité. — Je n’ai aucune idée de ce que nous allons bien pouvoir tirer de ce truc. — Peut-être serait-il plus utile comme monument à faire visiter aux touristes, proposa Peter. — Au moins, cet orbe de guerre a été détruit, précisa Estarra avec un sourire sinistre. Mieux vaut un monument célébrant une victoire contre les hydrogues qu’un mémorial dédié à de nouvelles victimes. Le jour suivant, Swendsen fit irruption dans le bureau de Basil Wenceslas. — Vous m’avez demandé, monsieur le Président ? Il n’avait pas pris la peine de se changer, gardant la blouse maculée qu’il portait sur le site de recherches. Le temps de se redonner une contenance, il remarqua la présence du général Lanyan, assis à une table, qui remuait des piles de documents. — Tout à fait. Nous avons quelques questions à vous poser, répondit Basil, toujours impeccable, en se levant pour l’accueillir. L’ingénieur fouilla dans ses poches, sans succès. — Je croyais avoir pris une copie de mes notes, mais de toute façon, il n’y a pas grand-chose de neuf. Pourtant, mon équipe a tout essayé. Je peux vous donner des indications sur la structure des matériaux, mais rien que nous n’avions déjà deviné. On n’arrive toujours pas à le casser. À moins que vous souhaitiez discuter des chaînes de montage des compers Soldats ? À ce propos, nous devrions… — C’est parfait, docteur Swendsen, le coupa Basil. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est ce que vous avez pu apprendre sur le comper Vagabond que je vous ai confié. Cela fait des mois que ce robot s’est désactivé pour m’empêcher de découvrir où se terrent ses maîtres. Or, ces informations nous seraient fort utiles à l’heure actuelle, pour des raisons militaires. Swendsen fronça les sourcils, puis se rappela enfin ce dont il était question. — Ah oui, le modèle Confident. EA, c’est ça ? Excusez-moi, j’ai tellement de choses en tête. (Des rides se creusèrent sur son front.) Un cas très intéressant, d’ailleurs. Effacement volontaire des données. Formatage complet, initié par le robot lui-même. — Qu’est-ce que je vous disais, monsieur le Président ? intervint Lanyan. Les Vagabonds ont des choses à cacher, sinon ils ne mettraient pas en place de telles mesures de sécurité. Vous voyez à quel point ils sont sournois ? — Si je me rappelle bien, monsieur, vous avez déclenché par inadvertance une routine de protection. Vous avez sans doute posé une mauvaise question. (Swendsen triturait ses doigts. Il tenta un sourire, mais le président resta impassible.) Le programme a fait le tour des circuits. Il a écrasé les informations avec des données qui ne veulent rien dire, puis il a formaté le cerveau du comper pour le vider entièrement. Du bon travail. Nous devrions faire la même chose sur nos propres systèmes confidentiels, c’est très efficace. — J’y penserai, grogna Lanyan sans se lever de son siège. — Avons-nous pu récupérer quelque chose ? s’enquit le président. Préoccupé, Swendsen fit quelques pas vers la baie vitrée qui s’ouvrait au fond du bureau. — Eh bien… le robot est parfaitement fonctionnel, d’un point de vue strictement mécanique, mais il faut réinstaller les programmes de base avant de le remettre en marche. — N’oublions pas que ce comper appartient à l’un de nos officiers, ce qui est d’autant plus suspect, déclara Basil en se tournant vers Lanyan. Le général se redressa sur sa chaise et poussa la masse de documents. — C’est exact, monsieur le Président. EA appartient au commandant Tasia Tamblyn. Elle ignore ce qui lui est arrivé, et le considère apparemment comme perdu. Elle a rempli un ou deux formulaires de recherche, mais sans faire de vagues autour de cette affaire, craignant sans doute des mesures disciplinaires. Techniquement, Tamblyn ne peut expédier son comper nulle part sans autorisation préalable. (Lanyan se pinça les lèvres, comme s’il rechignait à mener sa réflexion jusqu’au bout.) Il se trouve que je connais Tamblyn, monsieur. J’ai parlé d’elle à sa supérieure, l’amiral Willis, qui la décrit comme un très bon élément. En fait, le commandant Tamblyn était chargé du déploiement du Flambeau klikiss sur Ptoro. Il semblerait que la station d’écopage de son frère ait été détruite par les hydrogues, avec tout son équipage, et qu’elle en garde une rancune tenace. Un bon soldat, même si c’est une Vagabonde. — Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne nous espionne pas, répliqua le président. Je refuse de laisser passer une telle occasion, l’enjeu est trop important. Il y a encore trop de zones d’ombre chez les Vagabonds, ce qui est problématique vu la ligne dure que nous nous proposons d’adopter à leur égard. Je ne crois pas que nous devrions faire confiance à ce commandant Tamblyn. Ne l’intégrez pas à la préparation de la nouvelle offensive, et arrangez-vous pour garder un œil sur elle. — Si j’installe un système de surveillance sur son vaisseau, elle a des chances de s’en apercevoir. Et nous ne pouvons pas mettre son équipage dans la confidence, leurs soupçons affecteraient la chaîne de commandement. — Il existe des méthodes plus subtiles. (Basil s’éclaircit la voix pour obtenir l’attention de Swendsen.) Remettez ce comper en marche et rendez-le à Tamblyn en inventant une histoire pour expliquer sa longue absence. Après… on verra le résultat. — Il y a un risque que cette soudaine réapparition rende Tamblyn soupçonneuse, fit remarquer Lanyan. — Nous sommes tous soupçonneux, général. Ces jours-ci, comment pourrait-il en être autrement ? — Mais quel est votre objectif ? demanda Lanyan, de plus en plus intrigué. Le président se fendit d’un grand sourire. — L’ingénieur Swendsen va également installer un programme de surveillance passive, pour enregistrer tout ce que le comper verra et entendra aux côtés de notre amie la Vagabonde. Ce robot sera notre espion sans même s’en rendre compte. 69 TASIA TAMBLYN L’amiral Willis monta à bord de la Manta quand le vaisseau vint se réapprovisionner après sa tournée des anciennes étoiles créées par le Flambeau klikiss. Le sourire sur le visage de la vieille femme était un événement assez rare pour causer un bel étonnement. — Commandant Tamblyn, je vous ai apporté un petit cadeau. Tasia se leva de son fauteuil alors que l’équipage se mettait au garde-à-vous pour saluer l’arrivée du commandant du quadrant 7. — De quoi s’agit-il, amiral ? Nous avons la permission d’aller griller quelques hydrogues de plus ? Ça me dirait bien de déployer un autre Flambeau, vu le résultat du précédent. Willis se tourna vers l’écoutille la plus proche et parla à quelqu’un qui attendait dans le couloir. — Allez-y, envoyez. Un comper s’avança prudemment sur le pont, accompagné d’un employé de bureau des FTD. Le revêtement polymérisé était impeccable, les ornements bleus refaits à neuf. Tasia reconnut sans hésiter le compagnon mécanique qui la suivait depuis sa plus tendre enfance. — EA ! (Elle se précipita vers le comper Confident, incapable d’en croire ses yeux.) Mais enfin EA, où étais-tu ? (Elle se tourna vers l’amiral, le souffle court.) Comment l’avez-vous retrouvé ? Il est porté disparu depuis bientôt six mois. — Vous êtes Tasia Tamblyn, énonça le comper d’une voix plate. L’amiral Willis souriait toujours. — Je viens juste d’être prévenue par le QG. Votre comper a été retrouvé dans un vaisseau-cargo endommagé qui a probablement subi une attaque hydrogue. Tout l’équipage est mort, mais les sauveteurs ont déniché cette petite machine. — Oh, EA, je suis si contente de te revoir ! Tu as dû vivre une sacrée aventure. — Je ne m’en souviens pas, Tasia Tamblyn. (La voix artificielle était complètement atone.) On m’a informé que vous étiez ma propriétaire légitime. — Il semblerait que l’armement hydrogue ait grillé tous les systèmes du cargo, expliqua Willis devant la stupéfaction de Tasia. La mémoire de votre robot a subi le même sort. Nous avons trouvé son numéro de série et sa date de fabrication, mais… (elle haussa les épaules)… les FTD ne gardent pas forcément trace des compers Vagabonds et de leurs propriétaires. Comment avez-vous perdu EA ? Il a été volé ? Tasia s’efforça de ne pas avoir l’air coupable. — Euh… possible. Il a disparu pendant qu’il portait un message à ma famille, juste avant l’offensive sur Osquivel. Je n’avais pas de nouvelles depuis, et comme sa mémoire a été effacée, je suppose qu’on ne saura jamais ce qui s’est passé. (Elle s’agenouilla devant le petit robot.) Bon, j’ai encore de vieux fichiers qui traînent, peut-être qu’on pourrait te les transférer pour te rafraîchir un peu la mémoire. (Tasia se redressa, soudain consciente de négliger le règlement.) Amiral, puis-je me retirer ? Je souhaiterais emmener EA dans ma cabine pour évaluer les dégâts. — La flotte du quadrant 7 est à quai et attend les ordres, répondit Willis en désignant la baie. Je ne vois aucune urgence aux environs, et en fait, ça fait un certain temps que je n’ai pas posé mes fesses dans le fauteuil de commandement d’une Manta. Je prends la relève pour le prochain quart, histoire de réveiller quelques souvenirs. Après tout, je suis censée conduire des inspections de temps en temps. (Elle fit craquer ses doigts.) Je vais laisser votre équipage faire ses preuves. — Le sous-commandant Ramirez n’y verra aucun inconvénient, affirma Tasia en jetant un coup d’œil à sa navigatrice. Les soldats présents sur le pont semblaient mal à l’aise à l’idée que l’amiral en personne leur donne des ordres et évalue leurs compétences, mais Tasia se sentait plus préoccupée par EA, qu’elle emmena aussitôt dans sa cabine. Une fois la porte refermée, la Vagabonde s’assit au bord de sa couchette, posa les mains sur les épaules métalliques du comper, et obligea EA à croiser son regard. Le robot Confident avait toujours été fiable et d’une nature indépendante. Tasia avait téléchargé de nombreux modules spécialisés dans sa mémoire, mais l’espionnage n’en faisait pas partie. Les explications de l’amiral Willis paraissaient logiques… jusqu’à un certain point. — Tu te rappelles quelque chose, EA ? N’importe quoi ? Quelle est la dernière personne à t’avoir adressé la parole avant que tu sois désactivé ? — Je ne m’en souviens pas. — Tu te rappelles le cargo de la Hanse, l’attaque des hydrogues ? — Non, mais j’en ai été informé. Tasia ne savait plus que croire. Elle n’ignorait pas que les FTD adoraient fourrer leur nez dans la vie privée de leurs soldats, par exemple en posant assez de questions à un comper pour déclencher un effacement de mémoire. La Vagabonde s’agrippa à la couchette. Ce n’étaient pas de simples données qui avaient été perdues, mais tout un passé commun. — Très bien, EA. On va y aller doucement. Avant qu’on quitte la maison, ta mémoire était déjà tellement encombrée de souvenirs et de modules inutiles qu’un peu de ménage s’avérait nécessaire. Cette fois, je ne vais t’injecter que les souvenirs importants, et laisser tomber les plus ennuyeux. — Je vous écoute, Tasia Tamblyn. — Tu es un modèle Confident. On t’a conçu pour écouter. Tasia s’effondra sur sa couchette et fixa son regard sur le plafond en se demandant par quoi commencer… sans rien dévoiler de compromettant sur les Vagabonds. EA avait d’abord appartenu à Ross, qui l’avait passé à Jess, qui à son tour le lui avait donné à elle. Désormais, les souvenirs de Ross conservés par le comper avaient disparu à jamais, tout comme Ross lui-même. Et la jeune femme, qui n’avait pas revu Jess depuis des années, ne pouvait qu’espérer qu’il soit encore en vie. Elle entreprit de livrer des anecdotes au robot, avec un serrement de cœur pour tout ce qui avait changé dans sa vie, tout ce qu’elle avait laissé derrière elle. — Commençons par le jour où je t’ai mis au défi de marcher sur la mince couche de glace qui s’était formée au bord de la mer gelée, là-bas, sur la lune gorgée d’eau où vit notre clan. Je n’étais qu’une petite fille, genre huit ans, et je n’aurais pas hésité à le faire. D’ailleurs j’aurais dû, puisque je pesais sans doute moins que toi. Je n’avais pas réalisé qu’un comper n’avait aucune inhibition et se contenterait de suivre mes ordres, si stupides soient-ils. Tasia se rappelait le robot s’avançant sur la glace de Plumas comme un bon petit soldat. Au-dessus d’eux, insérés dans le ciel gelé, des soleils artificiels projetaient leur lumière sur les parois cristallines des icebergs. EA marchait, dépassait le bord du rivage, et continuait même après que la glace eut commencé à se fendiller. Tasia avait d’abord rigolé, puis lui avait demandé de rebrousser chemin, avant de le voir avec horreur s’enfoncer dans les profondeurs glacées. Entendant pleurer sa fille, la mère de Tasia avait accouru depuis le hangar de pompage où elle travaillait. Karla Tamblyn avait rapidement évalué la situation et pris des mesures d’urgence ; elle avait lancé à l’eau une série de câbles, crochets et détecteurs de métaux, mais le comper coulait toujours, ses systèmes gelant peu à peu malgré une enveloppe conçue pour résister aux environnements hostiles. — Ma mère s’est démenée pendant deux heures pour réussir à te récupérer, reprit Tasia en souriant à l’évocation de cette histoire. Tu es ressorti de là dans une gangue de glace. J’ai tenu à te rapporter dans ma chambre, puis à pousser les générateurs thermiques au maximum pour te dégeler. J’ai préparé un thé aux fleurs de poivrier, mais bien sûr, tu ne risquais pas d’en boire. Tu avais beau être congelé, c’est moi qui tremblais. J’avais tellement peur pour toi. (Elle se tourna vers le comper, qui l’écoutait sans bouger.) Ça te rappelle quelque chose ? — Je me le rappellerai à partir de maintenant, Tasia Tamblyn. — C’est déjà ça, soupira-t-elle. Il faudrait beaucoup de temps pour que le comper Confident redevienne l’ami dont la Vagabonde avait tant besoin. 70 ZHETT KELLUM Dans le complexe administratif central, Del Kellum étudiait les rapports d’activité de ses chantiers spationavals, en arborant une mine hautement satisfaite. Zhett, de son côté, regardait les scalaires faire le tour de l’aquarium, consciente que son père allait bientôt se lancer dans un grand discours. Il était toujours amusant de le voir focaliser son enthousiasme sur tel ou tel sujet, et cette fois, la jeune femme ne fut pas déçue. — Nous avons récupéré la bagatelle de cent vingt-trois compers Soldats dans les vaisseaux des FTD. Cent vingt-trois ! Nous avons effacé leurs mémoires, ainsi que la majeure partie de leur programmation, et nous avons installé de nouveaux modules qui les rendent parfaitement heureux de travailler pour nous. De vrais ouvriers modèles. (Une ombre passa sur son visage.) Si seulement nous pouvions convaincre nos trente-deux fainéants de Terreux d’en faire ne serait-ce que dix fois moins… Zhett se dépêcha d’asseoir son père sur la chaise la plus proche, pour masser les muscles contractés de ses larges épaules. — Les compers ont été conçus pour être durs à la tâche, papa. Et les Vagabonds sont élevés dans l’idée de bosser ensemble pour faire le boulot. Les Terreux ne sont que des enfants gâtés, à tel point qu’ils finissent par devenir des bons à rien. Ils savent à peine s’habiller tout seuls le matin et se verser une tasse de café. — Alors quoi, j’en attends trop d’eux ? grogna Kellum. Bon sang, si au moins ils arrêtaient d’être de mauvaise foi ! Ils passent leur temps à dire qu’ils nous en veulent, qu’ils s’ennuient, mais ils refusent de donner un coup de main. Si la gravité n’était pas si faible, ils attraperaient des hémorroïdes à force de rester assis ! — Pour le coup, ça les rendrait vraiment grincheux, rigola Khett. Le grand diagramme affiché sur le mur à côté de l’aquarium montrait un enchevêtrement de lignes orbitales correspondant aux diverses installations. Des points brillants marquaient l’emplacement de centaines de vaisseaux et de constructions artificielles. Le microcosme des chantiers s’étalait sur les écrans, depuis les prospecteurs de matières premières jusqu’aux décorateurs d’intérieur qui apportaient la touche finale aux vaisseaux. Les compers Soldats reprogrammés avaient été affectés aux tâches les plus ardues, comme transporter les gravats riches en minerais jusqu’aux hauts-fourneaux. Certains avaient cartographié en détail les champs gravitationnels des anneaux d’Osquivel, découvrant de nouvelles zones propices aux usines mobiles, ainsi que des orbites stables pour les rades d’assemblage. — Nous leur avons laissé une partie de leur programme de reconnaissance, ajouta Del. Juste assez pour qu’ils prennent notre place dans les expéditions risquées. J’en ai envoyé quarante dans les secteurs les plus denses des anneaux, là où je n’oserais jamais traîner mes guêtres. Trop dangereux, trop de rochers. Mais eux, avec leur temps de réaction, ce sont les meilleurs pilotes possible, même aux commandes de nos vieux cramponneurs. — Quand même pas meilleurs que moi, papa. — Je préférerais qu’on ne fasse pas l’essai, ma mignonne. Laissons les compers prendre les risques stupides. Et si on en casse quelques-uns… eh bien, la ferraille nous sera toujours utile. (Kellum agrandit une image où la densité d’objets en orbite était si importante que les points lumineux évoquaient un nuage de moucherons.) Il y a une telle concentration de débris près de la planète que personne n’a eu le courage d’y jeter un œil, alors que si ça se trouve, c’est une zone très riche. Je m’attendais à perdre une bonne moitié des compers, mais pour l’instant, ils continuent tous à envoyer des relevés. (Des colonnes de chiffres cascadèrent à l’écran.) Non mais regarde-moi cette masse de minerai… Une poignée de compers Soldats pourrait mettre à la retraite tous nos prospecteurs. — La plupart n’y verraient pas d’inconvénient. Ils se plaignent presque autant que nos Terreux. Concentré sur les données, Kellum n’écoutait plus sa fille. Il pointa un relevé anormal. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Zhett se rapprocha, comme si les chiffres pouvaient l’éclairer. — Avec tous les capteurs que tu as installés sur les cramponneurs, comment as-tu pu oublier d’y mettre une caméra ou deux ? — Les compers ne sont pas censés faire du tourisme, que je sache. (Kellum poursuivit son inspection des tableaux de données.) Là, voilà. Quoi que ça puisse être, c’est complètement différent de ce qu’il y a autour. — Une épave des FTD qui aurait dérivé vers la planète ? — La signature ne correspond pas. Zhett releva la tête. — Bon, tu restes planté devant cet écran ou on va voir par nous-mêmes ? — Qu’est-ce qu’on attend ? demanda-t-il avec un grand sourire. — C’est moi qui pilote. À prendre ou à laisser. Kellum jugea plus prudent de ne pas discuter. Zhett descendait en spirale dans les méandres de l’anneau intérieur à une vitesse qui incommodait son père. Plusieurs compers Soldats volaient avec eux, pour déterminer la meilleure trajectoire et repérer à l’avance les débris les plus dangereux. Del tentait de noyer sa nervosité sous un flot de paroles… — J’ai cru remarquer que tu passais pas mal de temps avec ce jeune Terreux, là… Fitzpatrick. Zhett haussa les épaules pour dissimuler son embarras. — Je lui fais toutes les misères possibles, ce qui ne demande pas beaucoup d’efforts. Ça fait partie de sa personnalité d’attendre qu’on le chatouille. Et il réagit au quart de tour. — Tu devrais le chatouiller suffisamment pour qu’il se bouge un peu. Est-ce que ces gars s’habituent à leur nouvelle vie ? — Pas du tout, déclara Zhett d’un air méprisant. — Dans ce cas, je ne sais pas ce que je vais faire d’eux. Il est grand temps qu’ils apprennent à se rendre utiles. Après tout, on les a adoptés. Ce sont des membres de la famille, à présent, plus des prisonniers. Zhett esquiva trois météores lancés en travers de sa route. — Je doute qu’ils parviennent un jour à se considérer comme tels. Pour le moment, ils ne savent rien faire d’autre que nous causer des ennuis. — Ce qui n’est pas la plus précieuse des compétences. Mais bon, que penses-tu de ce jeune homme ? Il est plutôt mignon, vous avez le même âge, et… — Papa, tu as remarqué dans quoi on vole ? Laisse-moi me concentrer, s’il te plaît. — Oui, bien sûr… Kellum retroussa les lèvres d’une manière particulièrement exaspérante, mais Zhett ne l’avait pas coupé seulement pour échapper à l’interrogatoire, elle avait vraiment besoin de toutes ses qualités de pilote. Les compers Soldats rapprochèrent leurs cramponneurs de la navette pour mieux la guider et la protéger. Zhett osait à peine cligner des yeux tandis qu’elle contrôlait son altitude avec tous les propulseurs à disposition. Son père pâlit, les mains agrippées au siège. Les vaisseaux des compers encaissèrent la plupart des chocs, qui mettaient les coques à rude épreuve, mais celui des Kellum n’accusa que de légères bosses et un petit impact en forme d’étoile sur le hublot renforcé. Le chef de clan maîtrisait sa peur en consultant les données affichées sur la console. — On approche. — Au-dessus, montra Zhett d’un geste du menton. Il y a quelque chose de bien plus réfléchissant que les rochers. Effectivement, un objet étincelait dans la lumière reflétée par les nuages d’Osquivel, comme un diamant posé sur un tas de gravier. Une épaisse couche de débris protégeait le trésor caché. Les compers tracèrent des cercles devant l’obstacle avant de plonger le long d’une trajectoire sécurisée. La forme géométrique de l’objet était aussi reconnaissable que sa coque scintillante. La sphère, hérissée de protubérances pyramidales, dérivait seule au cœur de l’amas de rochers. — Un vaisseau hydreux, murmura Zhett. C’est pas croyable. — Un des plus petits, ajouta son père en se mordant la lèvre. Zhett se rapprocha de l’orbe de guerre, et fit un bond dans son siège quand un rocher vint frapper leur coque avec le bruit d’un marteau sur une enclume. Elle redressa le vaisseau sans quitter des yeux la sphère extraterrestre. — Je parie que ça vient de la bataille contre les Terreux. Ils ont fait du dégât, finalement. — Aucun signe de vie, aucune émission d’énergie… même si je ne suis pas sûr de savoir quoi chercher. Reculons un peu et laissons faire les compers. On verra si ça réagit. Les cramponneurs se positionnèrent plus près de l’orbe de guerre sans déclencher la moindre réponse. — Merdre, il doit dériver là depuis le début. Les hydreux ne s’en sont même pas rendu compte. Un large sourire se dessina sur le visage de Del Kellum. — Eh bien puisqu’on l’a trouvé, on le garde. Zhett battit en retraite hors du champ de débris, non sans subir de nouveaux impacts, dont un qui obligerait à des réparations mineures. Kellum, de son côté, transmettait ses ordres aux compers. Grâce à un parfait travail d’équipe, les robots dégagèrent lentement l’orbe de guerre en unissant les forces de leurs rayons tracteurs. Le temps d’arriver dans une zone plus sûre, une série de météores percuta la coque de diamant sans y laisser la moindre trace, alors que les cramponneurs paraissaient avoir servi de punching-balls. Kellum imaginait déjà tout ce qu’il allait faire de l’épave. — Que pouvait-on espérer trouver de mieux sur ce champ de bataille, ma mignonne ? Notre propre orbe de guerre ! Si nos ingénieurs en décryptent le fonctionnement, on pourra peut-être incorporer certaines de leurs techniques dans nos vaisseaux. (Osquivel, la géante gazeuse, s’étalait devant eux comme un œil titanesque les observant avec scepticisme.) Dès notre retour, j’essaie de contacter Kotto Okiah. C’est l’homme de la situation. 71 NIKKO CHAN TYLAR Puisqu’il transportait l’eau habitée par les wentals et qu’il déversait les puissantes entités sur des mondes déserts, Nikko décida d’appeler son vaisseau le Verseau. Son père et lui l’avaient assemblé des années auparavant à partir de diverses épaves appartenant au clan Tylar. Après avoir cessé les opérations d’écopage sur Ptoro, ils s’étaient retrouvés avec de nombreux convoyeurs parfaitement inutiles. Nikko avait agrandi les soutes, puis installé des moteurs et des réservoirs offrant une meilleure autonomie. Son dernier ajout consistait en une série de containers spécialisés abritant l’eau chargée d’énergie extraterrestre. Le Verseau ne payait pas de mine, mais c’était un bon vaisseau. Jess Tamblyn avait expédié ses porteurs d’eau dans des recoins inexplorés du Bras spiral, grâce à de vieilles cartes stellaires ildiranes. Non seulement cette quête permettrait aux wentals de se développer de nouveau pour reprendre leur lutte contre les hydrogues, mais Nikko et ses camarades en profiteraient également pour prendre possession de planètes intéressantes au nom des Vagabonds. Un beau voyage qui ferait d’une pierre deux coups. Se promener au hasard, sans destination précise et sans avoir à respecter un horaire, était une occupation qui convenait parfaitement au style de Nikko. Il débarquait rarement à l’heure – voire à l’endroit – où on l’attendait, et voilà soudain qu’il n’avait plus à s’en inquiéter. Les wentals, dont il sentait les vibrations à travers les containers, n’avaient pas l’air de s’en émouvoir. Les créatures aqueuses vivaient sur une autre échelle de temps, et se réjouissaient juste de savoir que les courants du Bras spiral tournaient à présent en leur faveur. Nikko entra la destination suivante dans le registre, qu’il modifierait après coup s’il décidait de changer de route. — Je crois… que nous allons faire un petit tour sur Ptoro. (Il parlait à voix haute dans l’espoir d’obtenir une réponse. Après tout, Jess avait communiqué avec les wentals avant de les accueillir en lui.) Je sais qu’il n’y a pas d’eau là-bas, mais je promets de vous trouver un bon endroit tout de suite après. Le détour pourrait être instructif. Personne n’est retourné là-bas depuis que les Terreux y ont lâché le Flambeau klikiss. Je rapporterai des images à mes parents, même s’ils détestent cette planète. Tandis qu’il se remémorait l’histoire de sa famille, Nikko se demanda si les wentals pouvaient lire ces informations dans son esprit. Son arrière-grand-père avait transporté une cité des nuages hors d’âge sur Ptoro, et deux générations de Tylar avaient dirigé ce monstre malgré son manque criant d’efficacité. Ils s’en sortaient, mais ne gagnaient pas assez d’argent pour financer des améliorations. Crim, le père de Nikko, supportait mal d’avoir à prendre en charge le « machin » de son grand-père. Au milieu des nuages glacés de Ptoro, l’antique cité des nuages émettait des craquements incessants, et Crim s’en était plaint toute sa vie. Nikko avait passé son enfance à frissonner dans les couloirs de la station, en contemplant le sommet des nuages gris acier. Marla Chan, la femme de Crim, venait d’un astéroïde transformé en champ de serres, qui fournissait des produits frais aux Vagabonds. Les serres des Chan baignaient dans la douce chaleur d’une intense lumière solaire, et la mère de Nikko ne s’était jamais habituée aux nuages froids et aux courants d’air de Ptoro. C’est pourquoi, quand les hydrogues avaient imposé la fermeture des stations d’écopage, Crim n’avait été que trop content de retirer sa station pour la vendre au prix de la ferraille et tout investir dans les serres du clan Chan. Marla et lui vivaient désormais au chaud en prenant soin de leurs cultures. Nikko, lui, était trop agité pour ça. Vagabond pur jus, muni d’une irrépressible envie de changer d’air, il avait fini par trouver un emploi décent de convoyeur d’ekti, ce qui l’amenait jusqu’aux plus lointains avant-postes. S’il appréciait la vie trépidante de Rendez-Vous ou du Dépôt du Cyclone, il ne la supportait qu’un temps, finissant toujours par reprendre la route et les longs vols solitaires. Cette mission en compagnie des wentals semblait faite pour lui. Comme il connaissait l’endroit, les calculs de navigation menant à Ptoro ne lui posèrent aucune difficulté particulière. Arrivé à proximité de l’ancienne géante gazeuse, il effectua un balayage radar pour s’assurer que ni vaisseau de reconnaissance ni plate-forme d’observation des FTD ne traînaient dans le secteur. Il n’y avait que cette boule de feu, qui brûlait en lieu et place du monde gris et froid qu’elle avait été. La Grosse Dinde avait calciné la planète et donné une bonne leçon aux hydrogues. Lorsqu’il se mit en orbite au-dessus de la mer de flammes, Nikko aperçut des formes ellipsoïdales qui se déplaçaient de manière aléatoire, sans obéir aux marées… de toute évidence, vivantes. Elles nageaient avec ardeur telle une bande de marsouins, sautant et replongeant dans les vagues de gaz enflammés comme si elles se délectaient de leur nouveau territoire. Les faeros. Nikko sourit, émerveillé. Il n’aurait jamais cru voir les entités ignées de ses propres yeux. Sois prudent. Les mots résonnèrent dans la tête du Vagabond. Les wentals lui parlaient, comme ils avaient parlé à Jess dans son écumeur de nébuleuses. — De quoi devrais-je avoir peur ? Sur Theroc, les faeros ont aidé les humains à combattre les hydrogues. Ils sont capricieux et peu dignes de confiance. Leurs alliances sont incertaines. Aujourd’hui, ils luttent contre les hydrogues, mais cela peut changer à tout moment. Nikko emmena son vaisseau désarmé loin de Ptoro, encore plus heureux d’avoir enfin communiqué avec les wentals que d’avoir aperçu les faeros… Les vieilles cartes ildiranes indiquaient une planète sans nom, dans un système solaire voisin, qui possédait de grands océans et des mers de glace. Cela paraissait un bon choix. Nikko relut son calcul de coordonnées avant de l’entrer dans son ordinateur de bord, ce qui lui permit de rattraper une belle erreur de deux chiffres sur la grille astrale. Une fois l’affaire réglée, il tenta de reprendre la conversation avec les wentals. — Les faeros, les wentals, les hydrogues… elle a démarré comment, cette guerre ? Pourquoi vous battiez-vous contre les hydrogues ? Pourquoi vous allier avec les arbremondes, et… qu’est-ce que les faeros vous ont fait pour s’attirer une telle méfiance ? Les wentals étaient tous du même bord ? Nikko ressentait les vibrations extraterrestres à l’intérieur de son crâne. Les wentals sont à la base une seule et même entité. Même si nous existons à des endroits différents, nos esprits et nos pensées restent liés. — Comme les arbremondes, en somme. Le processus est similaire, même si par le passé, il est arrivé que certaines parties de notre corps soient… polluées. Le Vagabond attendit, curieux, mais l’entité aqueuse n’ajouta rien. — Comment ça, pollué ? Comme de l’eau polluée ? Ce sont des détails trop subtils pour ton entendement, de même que les tenants et les aboutissants de notre guerre. — Vous pourriez au moins me donner une chance. Nikko reçut aussitôt une série d’images déroutantes, des visions fugaces d’hydrogues et de wentals, d’immenses créatures ignées et de forêts impressionnantes. Il fut frappé par l’horreur de cette guerre cosmique, et fort étonné d’apprendre que les Klikiss – et même les Ildirans ! - y avaient participé. Il ignorait toujours pourquoi les entités incorporelles avaient commencé de se battre, mais les origines du conflit devenaient soudain secondaires. Le Vagabond poursuivit son voyage dans un état de profond ahurissement. Plus jeune, il avait passé quelques années scolaires sur Rendez-Vous pour suivre des cours sur l’histoire des clans et les différents gouvernements de la Terre. UR, le comper Domestique, n’en finissait pas de répondre aux questions d’enfants incapables de comprendre les luttes intestines de l’espèce humaine. — Je parie que cette guerre a commencé pour une raison stupide ou insignifiante, murmura Nikko. Chez les humains, c’est toujours comme ça que ça se passe. Le Verseau fonçait dans l’espace à vitesse maximale. Le plan de Jess exigeait un lourd investissement en ekti, mais l’Oratrice Peroni et tous les chefs de clan avaient donné leur accord. Depuis que les Vagabonds avaient décrété leur embargo contre la Grosse Dinde, ils disposaient de certaines réserves qui pouvaient difficilement être mieux utilisées qu’en permettant aux clans de s’adjoindre un allié contre les hydreux. Nikko se réjouissait d’être partie prenante de cette opération. Un signal sur la console le sortit de son hébétude. Il devait arriver à destination… sauf que le système solaire visé n’était pas à sa place. Il maugréa en vérifiant de nouveau les coordonnées, puis les compara aux cartes ildiranes avant de réaliser qu’il n’avait pas sélectionné le bon point d’origine. Il soupira, résolu à occulter le fait qu’il s’était – encore – perdu. Après tout, cet endroit était aussi bon qu’un autre. Nikko ajusta sa trajectoire et lança un balayage radar. Ce système solaire, dont il ignorait l’emplacement exact, disposait d’une petite planète munie d’un grand océan. — Ah, nous y voilà ! Votre nouvelle maison. Les wentals exprimèrent leur satisfaction depuis les containers où ils étaient stockés. Nous allons nous reproduire, nous répandre, et gagner en force. Soulagé, le Vagabond se mit en orbite et s’essuya le front. Il avait eu un sacré coup de bol. — Restez avec moi, on fera le tour du Bras spiral. Dans un sens ou dans un autre. 72 DAVLIN LOTZE Crenna, simple colonie agricole, disposait d’un équipement scientifique et technique des plus réduits. Davlin n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent pour essayer de comprendre le récent déferlement d’orbes de guerre au-dessus de la planète. Heureusement, l’un des architectes du village était aussi un astronome amateur, muni d’un télescope de bonne qualité avec lequel il avait compté fouiller le ciel nocturne de Crenna – un espoir mis à mal par la luminosité de la lune qui écrasait celle des étoiles environnantes. Lorsque l’activité solaire était devenue assez violente pour perturber les systèmes de communication, l’architecte avait modifié son appareil pour observer le soleil, et en projeter à l’occasion les images sur son écran. Un système qu’il n’avait pas utilisé depuis des mois. — J’ai besoin de savoir ce qui se passe là-haut, déclara Davlin au maire quand il apprit l’existence du télescope. J’aurais dû m’en douter dès que Rlinda Kett m’a dit avoir vu des hydrogues dans le secteur l’année dernière, mais je n’ai pas fait le rapprochement avec les taches solaires et les tempêtes ioniques. Il se passe quelque chose là-bas, et pas que du bon. Davlin craignait malheureusement de savoir de quoi il s’agissait après avoir lu des tonnes de rapports confidentiels de la Hanse consacrés au conflit hydrogue. Les orbes de guerre n’avaient pas attaqué la colonie, mais leurs objectifs à long terme risquaient d’être encore plus calamiteux. Il dut attendre que l’astronome sorte le télescope de la remise, positionne l’écran, et règle l’oculaire pour observer le soleil de midi. — Les taches solaires étaient déjà énormes la dernière fois, précisa-t-il. Vu la friture dans nos radios, ça n’a pas dû s’améliorer. — Je ne suis pas sûr que ce soit une question de « s’améliorer » ou pas, déclara Davlin quand l’image se forma enfin à l’écran. Peu de temps auparavant, l’étoile qui brillait sur Crenna était encore un brave petit soleil jaune orangé… qui venait soudain de se transformer en un gigantesque champ de bataille. Les ellipses enflammées des faeros et les orbes de guerre hydrogues grouillaient autour de l’astre tels des insectes attirés par une ampoule, et le soleil lui-même bouillonnait comme une marmite posée sur un feu de camp. — Vous avez un vaisseau disponible ? demanda Davlin au maire. Un qui puisse m’emmener en orbite ? Je dois aller voir ça de plus près. Ruis et l’astronome ne comprenaient pas vraiment ce qu’ils voyaient, mais l’agitation de Davlin était contagieuse. — Depuis que Branson Roberts a repris le Foi Aveugle, nous n’avons plus de moyen de transport. Même pas jusqu’à Relleker, qui n’est pourtant pas bien loin. — Il reste quand même le petit vaisseau, celui pour une personne, fit remarquer l’astronome. Mais il est vieux, pas très bien entretenu, et je doute qu’il contienne encore assez d’ekti pour aller où que ce soit. — On verra. Je vais déjà jeter un œil aux moteurs. Et puis je n’ai pas besoin de carburant interstellaire, je ne compte pas quitter le système solaire. (Davlin commença à s’éloigner, puis revint vers les deux hommes.) Pas la peine d’ébruiter l’affaire avant mon retour. Si c’est bien ce que je pense, on aura tout le temps de paniquer plus tard. Le vaisseau réussit péniblement à vaincre la gravité de Crenna, après que Davlin eut passé une journée entière à réviser les moteurs et l’équipement électronique. Comme il ne servait à rien de prendre soin d’un véhicule qui n’avait plus assez de carburant pour avancer, son précédent propriétaire n’y avait pas touché depuis les débuts de la pénurie d’ekti. Il restait toutefois assez de propergol standard pour l’arracher à la planète et le rapprocher de la ruche bourdonnante du soleil. Par chance, le petit vaisseau conçu pour des activités touristiques possédait un système de capture d’image et des capteurs de bonne qualité – pas d’un niveau scientifique, juste ce qu’il fallait pour rapporter des souvenirs. Davlin sentit son estomac se retourner dès qu’il parvint à régler l’image sur la surface de l’étoile. Un trucage simple lui permit de dissimuler la sphère centrale pour mettre en avant la couronne déchaînée. — C’est pas bon. Vraiment pas bon. Faeros et hydrogues causaient des ravages au cœur même du soleil en attisant le feu nucléaire. Les FTD avaient déjà répertorié de tels affrontements entre créatures élémentales dans de nombreux systèmes inhabités, mais désormais, la guerre s’était déplacée sur Crenna. Les instruments analysèrent les flux énergétiques, et Davlin fut abasourdi de constater à quel point ils avaient déjà baissé. Les taches solaires formaient de grosses plaques sombres, comme des ecchymoses parsemant la surface de l’étoile. L’exosociologue tenta d’entrer en communication avec la colonie et le maire qui attendait son rapport dans la station de réception. Il obtint une réponse affreusement brouillée, formée de mots indistincts. « Oui… Davlin… Qu’est-ce qui se passe ?… » Une énorme éruption creva la surface du soleil, un râle d’agonie avant l’heure, et Davlin vit les hydrogues s’agiter de plus belle comme un banc de piranhas à la vue du sang. « Mon Dieu, ça a déjà commencé. » Crenna était condamnée, et ses habitants ne le savaient pas encore. Davlin articula les mots aussi distinctement que possible. « Ils éteignent le soleil. » 73 RLINDA KETT Le Curiosité Avide et le Foi Aveugle volaient de conserve à travers l’espace – comme au bon vieux temps. Les deux vaisseaux étaient chargés de provisions, d’engins de traitement sophistiqués, de stations météo et de bien d’autres instruments destinés aux colons optimistes qui s’aventuraient à travers les transportails klikiss. Chaque planète visée possédait son lot de métaux et de minéraux exploitables, mais même le plus déterminé des colons resterait le bec dans l’eau sans matériel approprié. Le Foi Aveugle transportait des excavatrices et des concasseurs, des machines bien trop grosses pour franchir un transportail, même si quelqu’un parvenait à leur faire grimper la colline et à les enfourner dans les tunnels de la cité abandonnée de Rheindic Co. De son côté, le Curiosité Avide emportait l’équivalent de quatre mois de ravitaillement sous forme de concentrés vitaminés et protéinés, qui devait permettre aux colons de survivre à leur période d’installation, le temps de mettre une agriculture en place et de déterminer quelles étaient les formes de vie locales comestibles. Véhiculer un si triste menu offensait les sensibilités culinaires de Rlinda – à quoi servait-il de survivre en ingurgitant une insipide pâte protéinée ? – mais elle n’était pas en position de négocier ce que la Hanse inscrivait sur le bon de livraison. BeBob non plus, d’ailleurs. Depuis qu’il accompagnait Rlinda dans ses nouvelles occupations, son ex-mari préféré travaillait dur et gardait profil bas. Le président Wenceslas tenait sa parole, il « ignorait » que le pilote s’était mis en congé non officiel des FTD, mais il fallait se méfier du général Lanyan et des autres beaux messieurs en uniforme. Les deux vaisseaux rejoignirent la jeune colonie de Corribus avec deux bonnes heures d’avance. Au début de sa carrière marchande, Rlinda avait pris l’habitude de calculer son temps de vol au plus large, ce qui lui permettait régulièrement d’assurer ses livraisons plus tôt que prévu. Cette technique ne portait préjudice à personne, ça faisait plaisir aux clients – et les persuadait de la fiabilité de leur transporteur. Bien sûr, s’ils avaient pris la peine de comparer Rlinda à ses concurrents, ils se seraient vite aperçus qu’elle n’allait pas plus vite qu’eux. Les deux pilotes volaient en tandem, chacun parfaitement à l’aise avec le style de l’autre. Les vaisseaux évoquaient un couple de faucons planant entre les parois granitiques du canyon en direction de l’ancienne cité klikiss qui reprenait vie. Lorsqu’ils atterrirent sur une plaine dégagée à cet effet à l’extérieur du canyon, Rlinda n’aperçut aucun comité de réception. Seules quelques centaines de personnes avaient déjà rejoint Corribus par transportail, et tous ces gens étaient sans doute surchargés de travail. Même s’ils n’occupaient la place que depuis peu, ils avaient un besoin pressant de la cargaison des deux vaisseaux. La prochaine livraison n’aurait lieu que dans un mois. Rlinda ouvrit un canal de communication vers le Foi Aveugle. « Nous y voilà, BeBob. Corribus. Je parie que tu avais toujours espéré y faire un tour. — Jamais entendu parler avant de lire la feuille de route. » La réponse ne surprit pas vraiment la négociante. « Jamais entendu parler de Corribus ? Tu ne t’intéresses pas à l’histoire, avec tout le temps que tu passes seul au fond de ton vaisseau ? » Ses loisirs se composaient plutôt de simulations de jeux de hasard, ou de spectacles vids sans intérêt. « Oh tu sais, je n’évite pas que l’histoire. L’actualité aussi, sauf quand ça me concerne directement. — Tu es vraiment irrécupérable. » Rlinda coupa la communication et ouvrit l’écoutille du Curiosité Avide. La gravité, légèrement supérieure à ce dont elle avait l’habitude, la força à s’avancer d’un pas pesant. De tous les mondes abandonnés accessibles par le réseau des transportails, Corribus était celui qui offrait le plus de mystères. Les ruines klikiss y avaient été brûlées, vitrifiées. Une équipe de scientifiques avait conjecturé que c’était sur cette planète que les Klikiss avaient mené leur ultime combat contre… quelque chose. Rlinda se rappelait que c’était aussi sur Corribus que les Colicos avaient déchiffré les diagrammes extraterrestres décrivant le Flambeau klikiss. Elle avait l’impression de croiser sans arrêt la route de Margaret Colicos. BeBob émergea de son vaisseau et chaussa une paire de lunettes de soleil. Rlinda fut la première à remarquer l’homme qui se dirigeait vers eux. — Un seul gars ? Il doit être drôlement motivé, s’il croit pouvoir décharger toute la cargaison avec ses petits bras musclés. BeBob fit signe au nouveau venu, qui s’avança encore un peu et finit par s’arrêter, les yeux levés vers les deux vaisseaux. L’homme avait des cheveux gris en broussaille, portait de vieux vêtements, des bottes fourrées, et un sac plein à craquer qui lui pesait sur les épaules. Son bâton de marche avait été récemment taillé dans un percharbre, une variété locale de grand arbre des prairies. Il avait oublié de se raser depuis juste assez longtemps pour que sa barbe lui donne un air négligé. — Vous vous prenez pour Davy Crockett ? demanda Rlinda d’une voix amusée. — Non, je me prends pour… Hud Steinman. Je n’ai jamais voulu être quelqu’un d’autre. Rlinda lui serra la main en réprimant une grimace. L’odeur montrait que Steinman semblait pousser le concept du pionnier jusqu’à éviter de se laver trop souvent, sans parler de se changer ou de faire la lessive. — C’est vous, le responsable de la colonie ? On a deux pleines soutes à décharger. Steinman se retourna vers le canyon, où de petites silhouettes se dépêchaient enfin de rejoindre le site d’atterrissage. — Responsable, moi ? Pas question. Ils passent leur temps à réunir des commissions, à remplir des permis, et à se chamailler pour savoir qui sera le premier maire. Ma seule envie, c’est d’aller faire un tour dans la plaine pour échapper à tout ça. BeBob regarda le Foi Aveugle d’un air morne. — On a apporté pas mal de trucs utiles. Vous êtes sûr que vous n’avez besoin de rien ? — Non, pas la peine. J’ai fait du bon boulot pour la Hanse, et maintenant je prends une retraite bien méritée. (Il sourit en montrant le ciel au-dessus de lui.) J’ai découvert cet endroit, figurez-vous. Quand j’étais encore un explorateur qui se jetait la tête la première dans le transportail après avoir choisi un carreau de coordonnées au hasard. C’était un peu comme sauter d’un plongeoir les yeux fermés, sans savoir s’il y avait de l’eau dans la piscine. — Je ne comprends pas comment on peut être assez fou pour faire ce genre de chose, commenta BeBob en secouant la tête. Je préfère de loin mon métier au vôtre. — Davlin Lotze est assez fou pour ça, rétorqua Rlinda. Il l’a même fait plein de fois. Je dois reconnaître qu’il manque un peu de sens commun. Le pionnier changea son bâton de main. — Peut-être que tous les deux, vous n’êtes pas encore assez vieux ou assez blasés pour tenter votre chance. Moi, je voulais me battre contre ces foutus hydreux. Quelle bande d’idiots, aussi, à attaquer des stations d’écopage, des plates-formes scientifiques et des colonies qui ne demandaient rien à personne. Je connaissais du monde sur Passage-de-Boone, des bûcherons durs à la tâche, qui n’en avaient rien à foutre de ce qui se cachait au fond des géantes gazeuses. » Mais les FTD n’ont pas voulu de moi parce que j’étais trop vieux. Ils ne m’ont pas vraiment ri au nez, mais ça se voyait dans leurs yeux, au bureau de recrutement. Comme si je ne pouvais pas faire navigateur ou canonnier aussi bien que n’importe quel gamin ! Tout ça parce que je suis né trop tôt. Rlinda ouvrit les soutes du Curiosité Avide, étudia les caisses empilées, puis utilisa ses propres codes pour faire de même avec le Foi Aveugle. Les énormes machines de forage attendaient qu’on les tire de leur sommeil pour se mettre au travail. BeBob, lui, préférait écouter l’histoire de Steinman. — Né trop tôt ? Vous avez vécu des décennies de paix au sein de la Hanse, de quoi vous plaignez-vous ? Vous avez dû avoir une bonne petite vie. — Oui, mais ça finit par être lassant de lire les aventures des autres dans les livres d’histoire. Le Bras spiral a commencé à devenir intéressant quand j’étais déjà trop vieux pour en profiter. Mais ça ne m’a pas arrêté. J’ai risqué ma peau en sautant dans les transportails, et j’ai documenté quatorze mondes klikiss habitables – plus que n’importe qui d’autre. Rlinda avait un doute sur les prétentions du pionnier, mais elle ne se rappelait pas combien de planètes Davlin avait visitées – sans parler de celles où il s’était rendu par accident quand il lui était arrivé de se perdre dans le réseau. Elle pensait à lui avec tendresse, en espérant qu’il se sentait bien dans sa petite colonie. Après cette mission, BeBob et elle devaient retourner sur Relleker, non loin de Crenna, mais elle n’aurait sans doute pas le temps de lui rendre visite. — Et donc, c’est Corribus que vous avez préféré ? s’enquit BeBob. Rlinda se demanda si son compagnon cherchait lui aussi un endroit tranquille où se poser. Si tant est qu’il ne retourne pas sur Crenna, là où il s’était caché pendant si longtemps. — Tout à fait, répondit Steinman. Enfin je préférais quand c’était plus désert, plus calme. Faudra voir quand tout ce truc de colonisation battra son plein. — Vous ne pensiez quand même pas disposer d’une planète pour vous tout seul ? protesta Rlinda en fronçant les sourcils. Le rire de Steinman révéla sa dentition en piteux état. — Non, la Hanse n’est pas si généreuse que ça. (Il se tourna vers les villageois qui s’approchaient.) C’est l’heure de tracer la route. Passez donc mes compliments à… celui qui réussira à se faire élire maire. Rlinda le retint une seconde, avant qu’il disparaisse dans les plaines venteuses, entre les percharbres nus qui se dressaient tels les mâts de bateaux partiellement engloutis. — Vous êtes sûr de n’avoir besoin de rien, monsieur ? Un peu de pemmipax, deux ou trois tubes de pâte protéinée ? Vous avez le choix entre « fade » et « superfade ». Steinman planta son bâton de marche dans la terre meuble. — Non, merci. Je vais essayer de chasser quelque chose. Les herbes hautes s’étaient déjà refermées sur le vieil homme quand les autres colons firent leur apparition. Rlinda ouvrit les bras pour accueillir la population de Corribus, qui la gratifia de force acclamations et sourires reconnaissants. Parmi la foule de jeunes gens, certains avaient l’air déterminés, d’autres désespérés. Qu’avaient-ils laissé derrière eux pour que recommencer leur vie à zéro leur paraisse la meilleure option ? Une des gigantesques machines émit un profond rugissement, et BeBob guida le monstre de métal le long de la rampe renforcée du Foi Aveugle. Les colons éclatèrent de rire quand il actionna la soupape d’échappement. — Votre attention, s’il vous plaît ! s’écria Rlinda. Le grand marché aux puces ouvre ses portes. Nous avons là de quoi vous rendre la vie plus facile. 74 ORLI COVITZ Orli ne voyait guère d’occasions de se faire des amis sur Corribus, mais elle décida d’essayer quand même, autant pour rassurer son père que par envie personnelle. En théorie, à quatorze ans, Orli n’était pas assez âgée pour intégrer une vague initiale de colonisation. Pendant la première année, la majeure partie du travail consisterait à mettre en place les infrastructures, à bâtir les fondations de ce qui serait un jour une colonie prospère. Les familles avec des enfants en bas âge arriveraient dans un deuxième temps, quand la planète ne dépendrait plus des approvisionnements charitables de la Hanse. Mais Orli en avait toujours fait plus que sa part. Enfant, elle avait accepté les corvées sans fin et les responsabilités d’adulte imposées par la culture des champignons sur Dremen. Lorsque Jan avait rempli les formulaires de volontariat, il avait arraché de haute lutte une mesure d’exception pour Orli, grâce à un témoignage exubérant sur la discipline, la maturité, l’intelligence et le talent artistique de sa fille. Le premier groupe à franchir le transportail de Rheindic Co en direction de Corribus ne comprenait que cinq autres colons de moins de dix-huit ans, dont deux garçons. Après avoir passé une journée à explorer les ruines klikiss à la recherche de trésors extraterrestres, Orli fit la connaissance de deux adolescentes, Lucy et Tela, quinze ans chacune. Elles venaient de Nouveau Portugal et parlaient avec un accent marqué. Amies depuis toujours, elles discutaient sans arrêt des difficultés rencontrées par les viticulteurs et les distilleries de Nouveau Portugal, installés sur les flancs arides de collines rocheuses. Orli estimait que la situation là-bas n’était pas aussi pénible que sur la sinistre Dremen, mais les deux amies n’étaient guère intéressées par la comparaison, et Orli se remit à passer du temps avec son père. La poignée d’architectes et d’ouvriers du bâtiment envoyée par la Hanse avait déjà scanné et cartographié toutes les ruines klikiss du canyon. Les colons vivaient encore sous des tentes et dans des préfabriqués, comme au camp de Rheindic Co, et ils réclamaient de véritables logements. La principale cité klikiss se situait au pied d’un alignement spectaculaire de montagnes granitiques qui se dressaient à pic au-dessus de la plaine, où les prairies désertes s’étiraient sans fin. Les nouveaux habitants de Corribus décidèrent d’utiliser ces ruines pour fonder leur propre ville. Les structures extraterrestres étaient construites à l’intérieur même des parois granitiques, protégées comme dans le creux d’un bras géant. Apparemment, le sanctuaire de pierre s’était transformé en piège dans lequel les derniers Klikiss avaient été acculés et exterminés. Les murs de granit avaient été vitrifiés par des tirs d’armes surpuissantes qui remontaient dix mille ans en arrière. Même après que le Curiosité Avide et le Foi Aveugle eurent livré la première cargaison d’équipement trop massif pour passer par le transportail, les colons continuèrent à se servir des outils qu’ils avaient apportés avec eux, ainsi que des matériaux dénichés sur place. Instruit par ses diverses incursions sur Corribus, le vieil Hud Steinman avait suggéré d’utiliser le bois des percharbres qui poussaient dans la plaine. Des gens motivés se mirent en devoir de les couper, dérangeant de gros animaux qui s’enfuirent à toute vitesse sous le couvert des hautes herbes. Le cri lugubre émis par les créatures effraya Lucy et Tela, qui se dépêchèrent de regagner l’abri du canyon. Orli n’en menait pas large non plus, mais comme les autres filles avaient déserté, elle se sentit obligée de rester sur le chantier. Elle se fraya un chemin à travers la végétation en serrant les dents, et suivit les bruits jusqu’à trouver les coupables : des grillons poilus de la taille d’un lapin, des bestioles inoffensives avec de longues pattes noires à jointures, une tête ronde, et un corps dodu recouvert d’une fourrure gris-brun. Orli, qui les trouvait mignons, n’eut aucun mal à en capturer un. Le gros insecte se laissa câliner quand elle le serra contre sa poitrine, et elle décida de le garder comme animal de compagnie. Après tout, son père lui avait dit de se faire des amis. La jeune fille regagna le canyon, le grillon dans les bras, en suivant les adultes qui portaient de longs percharbres sur leurs épaules. Une fois au camp, elle fabriqua une cage en roseau pour son nouvel ami, même si celui-ci ne semblait pas disposé à s’enfuir. Elle lui joua de la musique sur ses bandes de synthétiseur, prenant un grand plaisir à l’entendre striduler. Dès que Lucy et Tela eurent vent de l’affaire, elles exigèrent d’avoir leurs propres grillons, et tannèrent leurs pères jusqu’à ce qu’ils en capturent à leur tour. Même s’ils grommelaient que cette histoire allait leur faire perdre un temps précieux, les deux hommes consolèrent leurs filles, prirent acte de leurs terribles souffrances, et partirent à la chasse. Quelques heures plus tard, ils revinrent au village en portant chacun un grillon poilu, que les adolescentes déclarèrent sur-le-champ plus beau, plus doux et plus futé que celui d’Orli… L’adolescente prit sur elle d’explorer les habitations abandonnées par les Klikiss, dans l’espoir de remplacer la tente sous laquelle son père avait l’air content de résider – maintenant qu’ils avaient rejoint leur nouveau monde, elle estimait mériter mieux que ça. Après plusieurs jours de travail harassant sur les chantiers d’excavation des parois de granit vitrifié, Jan se lança dans une grande négociation qui lui valut le titre envié d’officier de transmissions de la colonie. Il était ravi, même s’il n’en savait pas plus sur le sujet que n’importe quel autre habitant de Corribus, mais le poste devait bien revenir à quelqu’un, et il préférait ça aux pelles et aux pioches. Le soir, quand son père se reposait, Orli lui jouait de la musique. Ils dissertaient sur leur avenir et nourrissaient le grillon à tour de rôle. Peut-être Jan voyait-il en lui un esprit frère, heureux et insouciant tant que les jours succédaient aux jours. Corribus semblait un endroit parfait pour eux. 75 DD DD continuait à s’interroger sur les terribles plans qui menaçaient l’humanité, mais il avait toujours autant de mal à appréhender la complexité des desseins vindicatifs développés par les robots klikiss. Sirix convoqua le comper Amical sur le pont principal du vaisseau anguleux filant dans l’espace. — Nous sommes enfin prêts. La prochaine phase va bientôt commencer, et tu auras le grand privilège d’y prendre part dès le début. — Je ne suis pas sûr d’en avoir envie… même si c’est censé être un honneur. Comme les hydrogues étaient occupés à éteindre des soleils habités par les sinistres faeros, ils ne pouvaient pas – et ne souhaitaient pas – perdre du temps à frapper d’insignifiants humains. Les robots klikiss, eux, n’avaient aucune intention de remettre leurs projets à plus tard. Pour leur action inaugurale, ils n’avaient pas besoin des hydrogues. — Les humains ont commencé à coloniser les anciens mondes klikiss, déclara Sirix d’une voix enfiévrée. Nous devons agir sans délai. Et voilà où nous allons commencer. Le vaisseau de Sirix arriva à un point de rendez-vous situé loin de tout soleil. Relié aux capteurs, comme on le lui avait ordonné, DD perçut la présence d’énormes vaisseaux qui les attendaient dans le vide interstellaire. Ses circuits faillirent griller de soulagement – ou de l’équivalent comper – quand il reconnut six bâtiments des FTD, cinq croiseurs Mantas améliorés et un des nouveaux Mastodontes. — Vous me rendez aux Forces Terriennes de Défense ? Je peux enfin rentrer chez moi ? Sirix tourna sa tête angulaire et fixa sur DD ses capteurs optiques rougeoyants. — Tu n’as pas bien compris. Ce sont nos vaisseaux. Tandis qu’ils poursuivaient leur approche, le robot insectoïde expliqua qu’un an auparavant une flotte de reconnaissance des FTD avait été envoyée sur une planète hydrogue avec des équipages composés principalement de compers Soldats. Une fois cette escadrille disparue sans laisser de traces, les responsables de la Hanse et des FTD avaient conclu à une attaque hydrogue. — La programmation des compers Soldats comporte des modules protégés prélevés directement sur notre défunt camarade Jorax, précisa Sirix. Ces modules contiennent des routines cachées qui nous permettent de convertir automatiquement les compers Soldats à notre cause. Quand la flotte s’est trouvée loin de toute colonie hanséatique, les compers ont renversé et exécuté les commandants humains, puis ils ont pris le contrôle des six vaisseaux en notre nom. Nous disposons à présent d’un arsenal assez puissant pour lancer la suite des opérations. DD secoua violemment la tête. Ses disques optiques clignotaient sous l’effet du choc. — Ils ont exécuté des officiers humains ? Même les compers Soldats ont des restrictions, des programmes de base qui les empêchent de porter atteinte à… — Les routines klikiss sont assez puissantes pour annuler ces limitations grossières et illogiques, coupa Sirix. Une fois enclenchées, elles autorisent les compers Soldats à éliminer des êtres humains dès que cela s’avère nécessaire. (Le robot fit une pause avant de reprendre d’une voix menaçante :) Et nous pensons que cela s’avérera souvent nécessaire. DD se sentait de plus en plus impuissant, de plus en plus affligé. — Mais vous ne connaissez même pas les humains ! Vous n’avez jamais vraiment essayé de les comprendre. — Ce n’est pas une démarche primordiale. — Vous persistez volontairement dans votre ignorance. DD repensa à la joie qu’il avait ressentie juste après sa sortie de l’usine, son amitié immédiate avec Dahlia Sweeney. La fillette avait commencé par lui apprendre comment utiliser ses doigts artificiels pour arranger des cheveux en natte. Des années plus tard, l’adolescente avait renoncé aux nattes, ce qui avait laissé DD perplexe jusqu’au jour où elle lui avait expliqué qu’elle ne voulait plus ressembler à une gamine. Un soir, elle était rentrée à la maison et s’était ruée dans sa chambre en pleurant toutes les larmes de son corps. Ses parents, eux, échangeaient des sourires entendus. DD avait essayé de la consoler en lui proposant des jeux, ou de faire le clown, mais rien ne semblait capable d’atténuer son chagrin. Dahlia lui avait finalement avoué être tombée amoureuse d’un garçon qui l’avait repoussée sans ménagement. Elle s’était vautrée sur son lit, écrasée de désespoir, souhaitant une mort rapide. DD s’était senti fort perturbé, non seulement par l’histoire elle-même, mais aussi par la constatation qu’il ne pouvait plus systématiquement remonter le moral de son amie. Sa propriétaire, cette mignonne petite fille, n’en finissait plus de grandir, de creuser le gouffre qui les séparait. C’est alors qu’il avait réalisé à quel point humains et robots étaient fondamentalement différents. Comme tous les compers, DD restait identique d’année en année, alors que les êtres humains grandissaient et changeaient. Néanmoins, malgré ces différences, il se sentait bien plus proche de ses amis humains – Dahlia, Marianna, Margaret et Louis Colicos – qu’il le serait jamais de ses soi-disant camarades et libérateurs, les robots klikiss… Sirix guida le vaisseau jusqu’au pont d’amarrage du Mastodonte, et DD débarqua sur le bâtiment dérobé aux FTD, où des compers Soldats à l’armure brillante arpentaient les ponts sans même se rendre compte de la présence du modèle Amical. De nombreux robots klikiss occupaient les postes de commandement du Mastodonte, tenant le rôle d’officiers, donnant leurs instructions aux guerriers métalliques sortis – pour des raisons bien différentes – des usines de la Hanse. Depuis un an qu’ils avaient récupéré cette flotte, compers Soldats et robots klikiss avaient renforcé les coques des vaisseaux et installé un arsenal plus performant. Les cinq Mantas et le Mastodonte étaient à présent hérissés d’un armement équivalent à plusieurs fois leur puissance de feu normale. DD interrogea de nouveau Sirix. Le petit comper craignait la réponse, mais il devait savoir. — Que comptez-vous faire de ces vaisseaux ? — En dernier ressort, nous pourrions être obligés de nous retourner contre les traîtres ildirans, qui ont brisé nos anciens accords en envahissant nos tunnels sur une planète interdite. Sans oublier que nous nous demandons toujours ce qu’ils font sur Dobro. Mais pour l’instant, les humains représentent notre cible principale. Nous ne devons pas les laisser se répandre sur les vieux mondes klikiss. Heureusement, il sera aisé de leur reprendre notre territoire. — Mais enfin, pourquoi ? (DD n’y comprenait plus rien.) Ces planètes sont restées vides pendant dix mille ans. Vous pouviez les récupérer n’importe quand. — Il y a encore quelques siècles, la plupart d’entre nous étaient en sommeil, et donc dans l’incapacité de se joindre à la lutte. Finalement, nous avons estimé que nous tenions à ces mondes. — Sans jamais en avoir exprimé le désir auparavant ? — Ils sont devenus importants à nos yeux parce que les humains s’y intéressent. — Vous vous exprimez comme un enfant gâté. — Nous essayons de t’aider, continua Sirix sans relever l’attaque. Toi et tous les autres compers réduits en esclavage par les humains. — Nous ne sommes pas des esclaves. — Interprétation erronée des données disponibles. Maintenant que nous disposons d’un arsenal suffisant, nous allons frapper nos cibles prioritaires. Nous avons déjà choisi la colonie humaine qui nous servira à montrer notre détermination et notre force de frappe. (Sirix s’éloigna en direction de la passerelle de commandement du Mastodonte.) Nous allons détruire Corribus. 76 PERY’H L’ATTITRÉ EXPECTANT D’HYRILLKA Dans la cour du palais-citadelle reconstruit, l’Attitré d’Hyrillka était entouré par la horde habituelle de flagorneurs en beaux habits – artistes, favorites, remémorants, lentils et autres danseurs. La lumière solaire se déversait sur lui, celle blanc-bleu de l’étoile principale et celle jaune-orange de sa petite compagne, toutes deux perchées là-haut, au sein de l’Agglomérat d’Horizon. Pery’h se tenait bien droit à côté de Rusa’h, qui avait l’air égaré, indifférent à la pompe environnante, comme s’il était obsédé par une question que lui seul pouvait comprendre. Les yeux de Thor’h étincelaient d’un trop-plein de shiing ; le jeune homme passait beaucoup de temps avec son oncle convalescent, bien plus en fait que l’Attitré expectant. Mais Thor’h retournerait bientôt sur Ildira, où ses obligations l’attendaient, et Pery’h commencerait les longues années d’apprentissage qui lui permettraient de remplir sa mission et – il l’espérait – de rendre son père fier de lui. Rusa’h avait convoqué les deux fils du Mage Imperator avec le reste de sa cour pour annoncer de nouvelles festivités. L’Attitré leva les mains au ciel. Son regard semblait toujours aussi perdu, mais les rayons brûlants du soleil principal ne parvenaient pas à le faire ciller. — Vous avez tous eu vent des blessures dont j’ai souffert après l’attaque hydrogue. Mon esprit s’est trouvé séparé de mon corps pendant un long moment, et tandis que j’étais plongé dans le sommeil du sous-thisme, la Source de Clarté m’est apparue. Je suis revenu de son royaume plus aguerri, et je sais désormais comment ancrer la population d’Hyrillka dans sa lumière. (Sa voix se fit soudain plus douce, plus mystérieuse.) Je sais aussi comment unifier et renforcer l’Empire ildiran au-delà de tout ce qu’il a connu jusqu’alors, par des liens directement issus de la Source de Clarté. L’étrange discours de l’Attitré dérangeait Pery’h. Son oncle ne lui avait pas parlé de ces prétendues révélations, alors que Thor’h, lui, ne montrait aucune surprise, les lèvres figées sur le sourire béat du shiing. — Aujourd’hui, j’ordonne au peuple d’Hyrillka de m’accompagner dans les champs de nialies, poursuivit Rusa’h. Malgré les dégâts causés par les hydrogues, le Premier Attitré Thor’h a reconstitué notre production de shiing. Nous en aurons de grandes quantités à exporter, et croyez-moi, les Ildirans en auront cruellement besoin. Suivez-moi ! C’est un jour de fête, un jour de changement, où nous avançons d’un pas décidé vers l’avenir de l’espèce ildirane. Thor’h et Rusa’h fendirent la foule dans une grande envolée de robes multicolores. Pery’h, qui se sentait de plus en plus exclu, se précipita à leur suite en se demandant pourquoi son oncle ne l’avait pas averti – lui, son Attitré expectant. La voix de Rusa’h, puissante et musicale, s’éleva au-dessus des murmures de son peuple. — Le shiing est le trésor d’Hyrillka. Nous allons en prendre tous ensemble, et il deviendra notre force libératrice. C’est ainsi que nous célébrerons au mieux mon retour de la dimension supérieure où règne la Source de Clarté. Le shiing frais, non transformé, nous guidera sur les sentiers des rayons-âmes. Sa puissance nous mènera à la révélation. — Quelle brillante idée, mon oncle ! Thor’h respirait le bonheur, comme chaque fois qu’il trouvait une excuse pour absorber une dose supplémentaire. — Tous aux champs ! s’écria Rusa’h. L’Attitré franchit les arches qui marquaient la limite du palais-citadelle. Il entraîna ses nouveaux disciples le long de la route pavée qui descendait la grande colline, en direction des champs séparés par les traînées argentées des canaux d’irrigation. Pery’h n’appréciait guère cette situation. Pendant des années, Thor’h avait passé la majeure partie de son temps sur Hyrillka, et Rusa’h avait pris le futur Premier Attitré sous son aile, jouant à la fois le rôle de mentor et d’ami. Mais à présent, c’était lui, l’Attitré expectant, sauf que personne ne paraissait s’en rendre compte. Tout comme le droit d’aînesse de Thor’h faisait de lui le Premier Attitré, la place de Pery’h dans la lignée de Jora’h lui assignait la responsabilité d’Hyrillka. Jora’h le respectait, il écoutait ses analyses et ses conseils ; l’Attitré expectant s’était promis de donner le meilleur de lui-même à cette colonie. Hyrillka avait beaucoup souffert : même si les villes avaient été reconstruites et les champs de nialies replantés, les survivants étaient encore profondément sous le choc. Tout de suite après l’attaque, avant que Thor’h vienne prendre en main la reconstruction, Pery’h avait ouvert des bureaux provisoires dans les ruines du palais-citadelle. Ensuite, pour ne pas gêner (d’après l’expression de son frère), il était retourné sur Ildira coordonner l’envoi des secours depuis le Palais des Prismes, une tâche qui correspondait davantage à ses compétences. S’il avait eu le choix, Pery’h serait resté à Mijistra, entouré de politiciens et de diplomates. Quelques années auparavant, Jora’h avait suggéré à son jeune fils si studieux de se consacrer à l’étude des lois et des gouvernements humains, pour mieux en prendre la mesure. Après tant d’efforts, Pery’h avait espéré passer dix ou vingt ans sur Terre comme ambassadeur auprès de la Ligue Hanséatique terrienne. Il avait même analysé la fameuse Charte de la Hanse, dont il pouvait réciter des passages entiers. Comme Adar Kori’nh, Pery’h avait développé un grand intérêt pour les figures majeures de l’histoire humaine. L’ancien adar avait beaucoup appris de leurs stratégies militaires, tandis que Pery’h se concentrait sur les lois, les traditions et les valeurs morales. Ayant rencontré des représentants de la Hanse un peu trop ambitieux, bien des Ildirans pensaient qu’ils étaient tous avides et excessifs, mais Pery’h avait lu la biographie de nombre d’humains dignes de servir d’exemples aux sujets de l’Empire. Il était fasciné en particulier par sir Thomas More, un homme qui avait fait passer ses convictions avant sa propre vie. Sommé de prêter un serment inacceptable, il avait refusé d’obéir à un ordre direct de son roi – un concept impensable pour un Ildiran ! – et avait donc été exécuté malgré de multiples chances de se rétracter, refusant jusqu’au bout de trahir l’honneur et la vérité. C’était le genre d’histoire qui aurait eu sa place dans La Saga des Sept Soleils… Pendant ce temps, Rusa’h usait de son charisme pour entraîner à sa suite un nombre croissant d’Hyrillkiens sortis des villages entourant les champs de nialies. Des messages circulaient déjà à travers le continent peuplé, de ville en village, pour transmettre l’ordre de se rendre aux champs. L’Attitré leur promettait à tous un beau cadeau, une journée de plaisir et de repos. Les rangées de plantes-phalènes s’agitaient doucement. Les mâles voletaient de buisson en buisson à la recherche de femelles réceptives perchées au sommet de leur grosse tige, qui les accueilleraient avec de beaux pétales bleu-lavande et des parfums chargés de phéromones. Les gens riaient en se dispersant entre les rangées. Les plantes-phalènes mâles paniquaient sous l’effet de cette tempête soudaine qui s’abattait sur eux. Maintenant qu’il avait rejoint le champ de nialies, Rusa’h s’avançait comme s’il était en transe, les mains écartées pour caresser du doigt les feuilles velues. — J’ai vu de mes yeux la Source de Clarté, déclara-t-il d’une voix puissante. J’ai découvert ce qu’aucun autre Ildiran ne saurait appréhender. Ayez confiance en moi, et je vous guiderai. Tout ce shiing est à vous ! C’est un cadeau pour mon peuple. Prenez-le bien frais, au faîte de sa puissance, et ouvrez les portes de votre esprit pour que chacun d’entre nous devienne un fil essentiel de la grande trame. Alors, vous aussi, vous contemplerez la Source de Clarté ! Premier à réagir, Thor’h arracha un bourgeon gorgé de sève laiteuse et le pressa entre ses doigts jusqu’à ce que le jus lui dégouline dans la bouche. Il le passa à Rusa’h qui en but quelques gouttes, pour le principe, avant que Pery’h se précipite vers lui. — Mon oncle, est-ce bien raisonnable que les gens prennent une telle dose de shiing, surtout pur ? Cela brouille le thisme et nous coupe des autres Ildirans. Tant de personnes d’un coup… Nous ne devons pas nous laisser aller, il faut être forts, tous ensemble. Rusa’h plissa les yeux, comme face à un inconnu. — Je guiderai les Ildirans. — C’est le Mage Imperator qui guide les Ildirans. — J’ouvre une nouvelle voie. J’en ai déjà discuté avec mes lentils et ils sont tous d’accord. Pery’h haussa le ton, gêné de contredire l’Attitré, mais conscient de son devoir. — Attendez ! C’est indigne, je l’interdis ! Mais les Hyrillkiens éparpillés dans les champs n’hésiteraient pas à suivre Rusa’h, comme d’habitude. Thor’h, lui, riait de la naïveté de son jeune frère. — Tu interdis de s’approcher de la Source de Clarté, Pery’h ? Je suis le Premier Attitré, et j’ordonne que tous ici obéissent à l’Attitré légitime. — Bien parlé ! lança Rusa’h. Les Hyrillkiens, qui n’attendaient que cette ultime confirmation, se jetèrent sur les nialies. — C’est stupide. Pourquoi faire ça ? grogna Pery’h. Thor’h s’empara d’un ensemble mâle/femelle fraîchement formé, qui saignait du shiing gluant, et le tendit à l’Attitré expectant. — Tiens, petit frère. Puisque tu ne comprends pas, tu dois apprendre. C’est la première étape. Desserrer les liens du thisme. — Je ne veux pas me désengager du thisme. — Il existe plus d’un seul filet pour parer ta chute, dit Rusa’h. Mais tu ne le sauras pas si tu refuses de sauter. Pery’h repoussa le bourgeon d’un geste rageur. Un lentil l’arracha des doigts de Thor’h pour en boire la sève, puis le passa à son compagnon qui récolta à son tour le liquide psychotrope. Pery’h frissonna en pensant aux conséquences. Si tous ceux qui l’entouraient se détachaient du thisme, qu’allait-il devenir ? Il avait besoin de la connexion, comme chaque Ildiran. Les Hyrillkiens riaient et faisaient la fête. Beaucoup plongèrent dans les canaux d’irrigation peu profonds, mettant en déroute des bancs de petites méduses phosphorescentes qui fuyaient le piétinement. Les Ildirans enivrés de drogue cueillaient les plantes-phalènes, pressaient les fleurs et partageaient la sève ; ils avaient l’air ravis, soulagés, à croire que les jours heureux étaient revenus, que la blessure de l’attaque hydrogue s’était refermée. Ils se délectaient en chœur du puissant shiing. Rusa’h observait son jeune Attitré expectant avec une désapprobation évidente, comme si Pery’h avait fait quelque chose de mal. — Le shiing se contente de focaliser l’attention. Il élimine le bruit de fond pour que les Ildirans puissent enfin contempler par eux-mêmes les connexions de la Source de Clarté. Un lentil s’approcha d’eux et fixa sur Pery’h des yeux illuminés par la drogue. — L’Attitré dit la vérité. Nous avons consulté le thisme, remonté les liens. Sa découverte est une révélation, et le shiing en est la clé. Pery’h sentit que la partie était perdue. — Il semblerait que je n’aie pas le pouvoir d’empêcher cette célébration, mais pour ma part, je choisis de rester connecté à mon père, le Mage Imperator. — Nous savons tous que Jora’h est ton père, et aussi mon frère, rétorqua Rusa’h d’une voix froide, distante. Ce n’est pas pour ça qu’il est infaillible. L’Attitré d’Hyrillka regardait ses sujets se gaver de drogue. Même s’ils ravageaient les champs, les nialies se reproduisaient et mûrissaient rapidement : un effort concerté permettrait de reprendre l’exportation de shiing sans retard notable. Rusa’h se dressait au milieu des Hyrillkiens, aussi droit qu’une statue, déconnecté, ailleurs. Il ferma les yeux et se concentra. Ses longs cheveux – les plus longs de tous les Attitrés, puisqu’il ne les avait pas coupés pour porter le deuil – se tordaient comme sous l’effet d’une volonté propre. Tandis que tous autour de lui savouraient l’effet libérateur du shiing, Rusa’h sourit d’un air résolu et envoya ses pensées effleurer les rayons-âmes à la dérive, déconnectés du thisme… qu’il pourrait facilement réunir pour établir son propre réseau. Bientôt. Pery’h titubait, perdu dans le vacarme et le chaos ambiants. Il refusait de prendre part à ces festivités sauvages. Alors que les Hyrillkiens se laissaient peu à peu détacher du thisme, il se sentit de plus en plus seul. Et étrangement vulnérable. 77 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO Un matin, une semaine après que le Mage Imperator fut retourné au Palais des Prismes, gardes et prisonniers humains levèrent les yeux vers le ciel brumeux. Udru’h fit de même devant sa résidence, pour savoir ce qui provoquait cet émoi. Une langue de feu descendait vers le camp, la marque reconnaissable d’une fusée de décélération. Même à cette distance, l’Attitré savait qu’il n’avait pas affaire à un vaisseau ildiran. Le jeune Daro’h le rejoignit en courant, essoufflé. — Nous attendons une livraison ? Un visiteur ? Udru’h sentit un frisson remonter sa colonne vertébrale. Il n’avait ni maniple ni même une septe de la Marine Solaire à disposition. Jusqu’à récemment, les Ildirans n’avaient jamais eu besoin d’assurer leur défense si loin à l’intérieur de leurs frontières, et le Mage Imperator Cyroc’h n’avait pas voulu attirer l’attention sur une colonie isolée, prétendument insignifiante. Quelle terrible erreur, pensa soudain l’Attitré. Que faire si la Ligue Hanséatique terrienne avait déniché Dobro malgré toutes les précautions prises ? Les FTD avaient-elles dépêché une flotte après avoir découvert le sort réservé au vaisseau-génération disparu ? Jora’h leur avait-il bêtement dit la vérité ? Non, impossible. Adar Kori’nh avait détruit l’épave du Burton sans laisser de traces, et malgré ses doutes sur les expériences menées ici, le Mage Imperator mesurait les conséquences diplomatiques d’une telle révélation. — Viens avec moi, nous allons vite savoir ce qui se passe, déclara Udru’h d’une voix ferme. Gardes, fonctionnaires et scientifiques émergeaient des habitations et se dirigeaient prudemment vers le terrain d’atterrissage. Quand l’étrange vaisseau se posa dans une débauche de bruit et de chaleur, l’Attitré remarqua les lignes anguleuses, la conception basée sur la force brute pour créer un bâtiment rapide, efficace, composé principalement de moteurs et d’un module de transport. Les fusées de décélération, tout aussi grossières, dessinaient des traînées noires sur le sol. Même s’il n’avait jamais vu un vaisseau de ce type auparavant, l’Attitré pensait connaître son origine. Ce qui pouvait se révéler encore pire qu’une invasion humaine. Les écoutilles s’ouvrirent – tel un mollusque blindé desserrant sa coquille – et un robot klikiss fit son apparition sous le soleil violent de Dobro. Sa tête se mit en mouvement, capteurs optiques en action, pour enregistrer des images des installations ildiranes et des baraquements où vivaient les cobayes humains. Le robot s’avança sans mot dire, comme s’il avait le droit d’aller et venir à sa guise. Les gardes se tenaient prêts, arme à la main, même si Udru’h doutait qu’ils puissent vaincre la machine insectoïde. L’Attitré s’avança à son tour et se planta devant le robot pour l’empêcher d’aller plus loin. — Halte ! Que faites-vous ici ? Daro’h contemplait la scène, impressionné par le courage de son oncle. Le robot bourdonna, puis fixa son regard sur l’Attitré. — J’enquête. La machine reprit sa marche en avant. Udru’h dut s’écarter pour ne pas être piétiné, mais se lança aussitôt à sa poursuite. — Vous êtes sur un monde ildiran. Les robots klikiss n’ont rien à y faire. — Nous décidons à quel endroit nous « avons à faire ». Surtout si les Ildirans ne respectent pas leur parole. Udru’h sentait la colère le gagner. — Leur parole ? Et la vôtre, vous vous en souvenez ? — Nos mémoires ne sont pas défectueuses. — Ah non ? Ce n’est pas ce que vous dites aux humains. — Nos relations avec les humains ne vous concernent pas. Le robot progressait inexorablement vers les baraquements de reproduction. Derrière la clôture, les humains sidérés observaient cette machine menaçante dont ils n’avaient jamais vu l’équivalent. Udru’h éleva encore la voix en suivant l’intrus. — Les hydrogues ont attaqué des scissions ildiranes, notamment sur Qronha 3 et sur Hyrillka. Il est donc clair que les robots klikiss ne peuvent pas ou ne veulent pas se conformer à une partie cruciale des accords qu’ils ont passés. Les Ildirans ont le droit, non, le devoir de se protéger. Avec ou sans vous. Arrivé à la clôture, le robot pointa ses capteurs optiques sur les prisonniers, les baraques et les médecins ildirans. Fonctionnaires et médecins se dépêchèrent d’emmener les enfants hors de vue, mais trop tard pour dissimuler les croisements évidents entre humains et Ildirans. La machine noire absorbait les informations en silence. — Vu votre mauvaise foi, vous ne nous êtes plus d’aucune utilité, insista Udru’h. Il convoqua d’un grand geste une centaine de gardes qui se précipitèrent pour encercler le robot et l’empêcher d’en voir plus. — Partez. Vous n’êtes pas le bienvenu. Le robot hésita un long moment, mesurant les choix qui s’offraient à lui, puis décida de faire pivoter son torse pour reprendre le chemin du vaisseau qui n’avait même pas eu le temps de refroidir. Udru’h, qui ressentait un profond malaise, supposa que la machine avait rempli sa mission et qu’elle n’était guère satisfaite de ce qu’elle avait vu. Daro’h se mura dans un silence nerveux tandis que le vaisseau klikiss décollait à grand renfort de réacteurs, dont les flammes roussirent le sol et endommagèrent les bâtiments alentour. L’Attitré expectant se tourna vers son oncle, les yeux emplis de questions. Udru’h posa une main ferme, quoique légèrement tremblante, sur l’épaule de son élève. — Nous devons prévenir immédiatement le Mage Imperator. 78 OSIRA’H Après le départ du sinistre robot klikiss, Osira’h reprit son entraînement mental avec une ardeur renouvelée. Encore une fois, elle fit semblant d’ignorer ce qui se tramait sur Dobro… Jusqu’à présent, chaque année de sa courte vie avait tendu vers un seul et unique objectif. Les instructeurs, les gardiens, les médecins, même l’Attitré, tous l’avaient choyée en prétendant être ses amis. Ils lui avaient enfoncé dans le crâne le rôle essentiel qu’elle était censée jouer. La fillette avait fait de son mieux, encouragée par la fierté qu’elle lisait sur le visage d’Udru’h chaque fois qu’elle réussissait un exercice difficile. Sauf qu’une nuit elle avait enfin rencontré sa mère. Elle avait ressenti un appel, le désir ardent d’une femme étrange, mais familière. Le message télépathique avait touché le cœur d’Osira’h et l’avait forcée à désobéir au règlement, à sortir en se glissant dans les ombres. Là, à la limite du camp d’élevage, elle avait rencontré la prêtresse Verte. Nira Khali. Sa mère, qu’on lui avait cachée depuis sa naissance. Elle n’avait pas voulu assimiler – pas voulu croire – tout ce que Nira avait partagé avec elle à travers ce lien télépathique éphémère, mais aujourd’hui, ces souvenirs étaient aussi les siens, bien clairs dans son esprit, avec la connaissance écrasante qui en découlait. Elle savait ce que Nira avait connu, puis perdu, en particulier le bonheur éprouvé aux côtés de Jora’h. Tant de douleur était presque insupportable, mais Osira’h était solide – Udru’h l’avait formée ainsi, en suivant ses propres desseins. Cette nuit-là, la fillette avait découvert que les humains qui participaient au programme d’hybridation n’étaient que des esclaves, les descendants d’anciens colons enlevés en secret. Et l’Attitré de Dobro, son mentor, qui prétendait tenir à elle plus que n’importe qui dans l’Empire, était le cerveau de cet horrible projet. Udru’h, qui avait violé Nira pour la mettre enceinte de Rod’h. Et quand les gardes avaient surpris Osira’h avec sa mère, ils avaient emmené la jeune femme après l’avoir frappée brutalement. Depuis, les pensées de Nira n’étaient qu’un vide insondable. Des mensonges… tant de mensonges. Osira’h avait essayé d’utiliser ses pouvoirs pour pénétrer discrètement l’esprit d’Udru’h, mais il avait intercepté chaque fois ses tentatives maladroites. Il y avait heureusement vu un simple progrès de sa protégée, sans s’interroger sur ses véritables intentions. Depuis, Osira’h jouait la prudence pour que l’Attitré ne s’aperçoive pas qu’elle avait enfin exhumé l’affreuse vérité. Elle ne le provoquait pas, n’évoquait pas ce qu’elle savait ; elle continuait son entraînement avec une motivation décuplée, avide de devenir encore plus puissante – pour ses propres raisons. La fillette ne se laissait plus tromper par l’attitude paternelle de l’Attitré, et ne prenait plus aucun plaisir à l’entendre parler de destin glorieux. Il la félicitait de ses progrès, le sourire aux lèvres, toujours charmant ; elle devait faire un grand effort pour ne pas se laisser attendrir par tous les bons souvenirs qu’elle gardait de lui. Udru’h semblait vraiment tenir à elle… ou n’était-ce qu’une tromperie de plus ? Désormais, dès qu’il se concentrait sur elle, Osira’h édifiait un mur infranchissable autour de ses pensées pour qu’il ne perçoive ni ses doutes ni ses intentions. Depuis cette rencontre dramatique avec sa mère, elle ne s’était plus jamais ouverte complètement à lui. Le risque était trop grand. Par chance, la confiance que l’Attitré plaçait en elle ne faiblissait pas. En fait, les derniers temps, Udru’h avait l’air de compter sur elle à un point quasi désespéré… Dans la salle d’entraînement, les instructeurs demandèrent aux enfants de leur prêter attention. Osira’h rejoignit Rod’h, ainsi que ses autres demi-frères et demi-sœurs. — Exercez votre esprit comme un danseur exerce ses muscles, déclara un lentil malingre à la peau pâle. Osira’h, Rod’h, vous détenez les plus grands pouvoirs, supérieurs aux miens et à ceux de tous vos camarades, mais cela ne veut pas dire que les autres enfants ne peuvent pas progresser. (Le lentil joignit les mains.) À présent, concentrez-vous. Tendez vos pensées vers le monde extérieur, ouvrez votre esprit. Vous nagez dans l’espace intersidéral. Vous explorez les grandes étendues vides qui séparent les mondes ildirans. Cherchez les géantes gazeuses, cherchez… les hydrogues. Essayez d’entrer en contact avec leur esprit. Osira’h serra les mâchoires, prête à fournir un violent effort mental. Les deux plus jeunes, Tamo’l et Muree’n, tremblaient de peur, ce qui ne fit qu’accroître sa détermination. À côté d’elle, Rod’h ferma ses grands yeux ronds, le front ridé par la concentration. Elle sentait la force mentale du garçon caresser sa peau, comme un léger courant d’air, mais Osira’h n’était pas sa cible. Il était déjà parti bien plus loin. La fillette essaya de le suivre dans son voyage mental. Rod’h était le plus doué des autres enfants, et elle espérait pouvoir trouver en lui une âme sœur. Mais si Osira’h était trop jeune pour saisir toutes les implications des intrigues qui l’entouraient, Rod’h, lui, ne soupçonnait rien. Elle lança son esprit en avant, brisant les murailles mentales et défiant les contraintes matérielles. Le jour où son devoir l’appellerait, elle serait au plus près des hydrogues, physiquement proche, mais aujourd’hui elle cherchait à communiquer à distance avec ces créatures qu’elle était née pour rencontrer. Sur un plan théorique, Osira’h savait qu’elle deviendrait une intermédiaire, un pont permettant d’ouvrir des négociations entre deux espèces très différentes. Son aptitude à remplir cette tâche n’était toujours pas prouvée, puisque aucun hydrogue n’avait encore permis à son esprit de l’atteindre. Elle savait qu’en temps voulu elle n’aurait qu’une seule chance. Si elle échouait, le poids de la mission retomberait sur les épaules de Rod’h – ce petit garçon qui n’avait jamais songé à mettre en doute les ordres de son père, Udru’h le malveillant. L’esprit d’Osira’h errait dans le vide spatial, explorant ses mystères. Elle perçut soudain un étrange appel, un vague écho qui lui rappelait… sa mère ? Impossible, Nira était morte ! La fillette avait cruellement ressenti la douleur et le néant qui l’avaient séparée de la prêtresse Verte. Quelqu’un d’autre, alors ? Mais le signal s’évanouit avant qu’elle puisse en apprendre plus. Elle rassembla toute son énergie pour étirer au maximum le fil de ses pensées, pour chercher encore plus loin. Elle mit au jour un nouvel élément inattendu, une brèche dans le thisme du côté de l’Agglomérat d’Horizon, un vide centré… sur Hyrillka. De par son héritage spécifique, Osira’h occupait une place spéciale dans le vaste réseau qui reliait les Ildirans, et bien que ses pouvoirs mentaux soient focalisés sur d’autres objectifs, elle percevait le rayonnement de la Source de Clarté aussi nettement que le Mage Imperator lui-même. Quand elle tenta d’atteindre cette zone brouillée, près d’Hyrillka, ses pensées glissèrent comme un grimpeur voulant prendre appui sur une paroi huileuse. C’était vraiment très bizarre. Elle s’obstina à lancer des signaux à travers l’immensité spatiale, et n’obtint aucun écho. Ses pouvoirs n’étaient pas encore assez développés pour savoir si le silence oppressant venait d’un refus de répondre ou d’une sollicitation trop faible de sa part. Quand l’esprit d’Osira’h regagna la salle d’entraînement, il regagna aussi un corps épuisé, comme si la fillette était restée assise pendant des heures en oubliant presque de respirer. Rod’h l’avait accompagnée sur le chemin du retour, se rapprochant d’elle à l’occasion pour puiser force et courage. Elle se sentait désolée pour lui. Les autres enfants, partis s’amuser avec des jeux d’éveil, avaient abandonné l’exercice bien avant que leurs aînés arrêtent leurs efforts. Lentils et instructeurs finirent par se rendre compte que Rod’h et Osira’h étaient revenus. — Parfait ! Vous avez tous les deux réalisé d’énormes progrès, aujourd’hui. Osira’h laissa son regard passer des enfants aux professeurs. Tous des pions. La plupart des Ildirans n’avaient aucune idée de ce qui se passait vraiment sur Dobro, mais la mère d’Osira’h avait sacrifié sa vie pour qu’elle l’apprenne. — Rod’h, tu n’es plus très loin de ta sœur, dit un lentil en souriant au petit garçon. L’Attitré sera ravi de transmettre cette bonne nouvelle au Mage Imperator. Ta force peut nous offrir une deuxième chance capitale. (Puis il se hâta d’ajouter :) Et bien sûr, Osira’h surpasse toutes nos espérances. Grâce à vous, l’Empire ildiran se dressera vaillamment devant ses ennemis. — Oui, Rod’h est très fort, acquiesça Osira’h. En réalité, son frère ferait sans doute un meilleur candidat. Elle avait été élevée pour devenir le porte-drapeau de son peuple, mais elle souffrait dorénavant d’une faiblesse qui épargnait Rod’h : le doute. 79 NIRA Désespérée, seule sur son île écrasée de soleil, Nira choisit de risquer le tout pour le tout. Elle devait essayer d’échapper à sa prison et – elle osait à peine l’espérer – à Dobro elle-même. En haut de la plage, là où aucune vague ne montait jamais même au plus fort des rares tempêtes, la prêtresse Verte disposa le dernier tronc. Elle avait dû parcourir les fourrés sans relâche pour rassembler le bois nécessaire à son projet sans couper d’arbre vivant, ce qui lui aurait soulevé le cœur. Ceux qu’elle utilisait avaient succombé au vent ou au grand âge. Nira avait rapporté les rondins légers sur la plage un par un, avant d’en retirer l’écorce et les branches noueuses à grands coups de coquille vide ou de bout de rocher. Elle fit ensuite appel aux souvenirs des aventures maritimes qu’elle avait lues à voix haute aux arbremondes – Robinson Crusoé, L’Île mystérieuse, Le Robinson suisse – pour lier les rondins deux à deux avec des plantes grimpantes, puis renforcer la structure avec de la sève gluante. Le radeau prit forme peu à peu, de plus en plus large, prêt à affronter les eaux du lac. Elle sentait croître en elle chaque jour une anxiété qui la poussait à travailler encore plus vite. Udru’h pouvait revenir n’importe quand, et elle devrait déjà être partie, sinon il devinerait ses plans. Pas besoin de perdre du temps à stocker des provisions : le lac fournirait l’eau à boire, et la lumière solaire sur sa peau émeraude lui suffirait à se sustenter. Ce dont Nira avait le plus besoin, c’était la détermination. Elle était restée passive trop longtemps. Tout le monde devait la croire morte, Osira’h, Jora’h, les Theroniens, mais ça ne voulait pas dire qu’elle allait abandonner la partie et rester bloquée sur son île. Elle comptait enfin passer à l’action, même si ses chances étaient minces. Son projet la maintenait en vie et préservait sa santé mentale. Une fois le radeau terminé, Nira installa un gréement de fortune constitué de feuilles résistantes, puis s’aida d’une perche pour pousser l’ensemble à l’eau et s’éloigner du rivage. Elle ignorait de quel côté aller, et dans quelle direction l’entraîneraient vents et courants, mais où qu’elle finisse par arriver, ce serait toujours un début, un point de départ pour aller ensuite… quelque part. Pour l’instant, elle était juste heureuse de quitter l’île où l’Attitré l’avait exilée. Nira s’allongea sur le radeau, les yeux tournés vers le ciel sans nuages. Elle irait là où le destin la mènerait, et aviserait le moment venu. Le vent resta clément une journée entière avant de se mettre à souffler de plus en plus fort, secouant la voile végétale du radeau. Le roulis imposé par les flots agités retournait l’estomac de la fugitive. L’étendue bleue s’étendait à l’infini sans offrir le moindre espoir de rivage. Nira n’avait jamais vu de carte de Dobro, mais elle savait que ce n’était qu’un lac, si grand soit-il. Elle n’était pas habituée à se retrouver si loin de la terre ferme, des arbres et des plantes. Comment Udru’h réagirait-il quand il découvrirait sa fuite ? Difficile de dire dans quel dessein sinistre ce monstre la gardait en vie, mais il s’était servi d’elle bien trop souvent, et cela ne devait plus se reproduire. Les nuits tiraient en longueur, à peine agrémentées par les coups de vent qui gonflaient la voile. Les étoiles se cachaient derrière des nuages de plus en plus épais. Nira ne voyait pas la tempête qui se préparait, mais elle sentait que l’humidité et l’ozone saturaient l’atmosphère. Les premiers coups de tonnerre retentissaient au loin. La pluie ne tarda pas à s’abattre, détrempant la peau verte de la jeune femme qui dut s’accrocher aux bords du radeau secoué par les eaux. Les vagues passaient par-dessus les rondins, et même si Nira les avait attachés aussi solidement que possible, elle doutait que son embarcation résiste longtemps à la tempête. Mais comme elle n’avait nulle part où aller, elle assura sa prise et attendit la suite. La pluie forcit tandis que des éclairs aveuglants déchiraient le ciel. Tremblante, les doigts crispés sur les rondins, Nira n’essayait même pas de déterminer si elle subissait ce traitement depuis une minute ou une heure. Elle avait connu bien pis dans les baraquements de reproduction. Elle tiendrait le coup. Il fallait résister à l’envie de dormir, de céder à l’épuisement pour se réfugier dans les profondeurs du sommeil jusqu’à la fin du calvaire. Ne pas se laisser aller, de peur de passer par-dessus bord. La noyade, loin de toute forêt, serait une mort terrible. La prêtresse Verte ne désirait rien tant qu’un peu de terre sous ses pieds, des arbres, des plantes – et un moyen de retourner sur Theroc. Je tiendrai le coup, se répétait-elle sans arrêt. Le jour se leva sur l’obscurité glauque des nuages d’orage, mais le plus dur de la tempête était passé, les vagues se calmaient peu à peu. Nira se réjouit de voir apparaître un bout de rivage mis en relief par la lumière du soleil levant. Elle eut peur un instant d’avoir été ramenée vers l’île, mais la côte s’étendait sur une telle distance que cela ne pouvait être que le continent. La jeune femme se mit à ramer avec violence. Le vent soufflait en rafales dans la bonne direction, ce qui lui permit de régler la voile pour filer vers une terre ferme qui se rapprochait sans cesse. Il lui fallut malgré tout une grande partie de la journée pour atteindre le rivage, qui se révéla être une étendue rocheuse, désertique, qui s’étirait aussi loin que portait le regard. L’estomac noué, Nira songea l’espace d’une seconde qu’elle aurait mieux fait de rester prisonnière de son île luxuriante, mais elle se reprit rapidement. Quitte à en mourir, elle avait choisi de se battre pour perturber autant que possible les plans de l’Attitré. Quand le radeau toucha enfin le rivage sablonneux, Nira abandonna les rondins trempés pour tomber à genoux sur la plage, ravie du simple contact de la terre. Malgré ses jambes tremblotantes, elle sentit de nouveau l’énergie circuler en elle après une profonde inspiration. La Theronnienne fit l’effort de tirer le radeau au sec et de l’arrimer fermement, tout en ignorant ce qui la poussait à agir ainsi. Elle n’avait aucune intention de l’utiliser une deuxième fois, et certainement pas pour retourner sur l’île, qu’elle serait d’ailleurs incapable de retrouver. Nira protégea ses yeux du soleil pour que sa vision porte aussi loin que possible. L’eau s’étendait derrière elle, tout comme, de l’autre côté, le paysage nu et effrayant qu’elle allait devoir traverser. Elle trouverait bien quelque chose, quelque part. Sans même un dernier regard pour le lac, Nira se mit en marche. 80 ANTON COLICOS L’incrédulité et la panique jaillirent au même instant de l’obscurité suffocante qui avait englouti Maratha Prime. Les trente-sept Ildirans retinrent leur souffle de conserve, comme s’ils croyaient que la hache du bourreau allait s’abattre sur eux. Anton perçut des bruits de piétinement, d’assiettes qui tombaient, de mains qui cherchaient frénétiquement un endroit où s’accrocher. Ilure’l, le lentil, poussa un cri en espérant peut-être retenir les derniers reflets qui jouèrent sur les murs cristallins avant de disparaître à leur tour. — Qu’allons-nous faire ? s’écria quelqu’un qu’Anton ne reconnut pas, peut-être Mhas’k. Désorienté, le Terrien s’écarta de la table en s’efforçant de garder son sang-froid. — Du calme. Je suppose qu’un plomb a sauté. Sa propre voix lui paraissait étrange, désincarnée. — Où est mon ingénieur ? Comment s’appelle-t-il, déjà ? demanda Avi’h d’une voix perçante. — Nur’of, répondit faiblement Bhali’v. Finalement, Vik’k, un des terrassiers, alluma et brandit un illuminateur d’urgence qu’il gardait sur lui pour travailler dans les tunnels. Les Ildirans poussèrent un soupir de soulagement général et se regroupèrent autour du terrassier à la peau sombre, sans se rendre compte qu’ils privaient de lumière ceux qui se tenaient derrière. — Que s’est-il passé ? Qui a fait ça ? questionna de nouveau l’Attitré. — Les Shana Rei ! Ils sont là ! s’écria Ilure’l. Anton s’étonna qu’un Ildiran cultivé se permette ce genre de remarque. — Allons, ne faites pas l’idiot. (Il se tourna vers Vao’sh, prostré sur sa chaise.) Je crois qu’on va arrêter les histoires de fantômes pour aujourd’hui. — Oui, remémorant Anton. Ce serait en effet plus sage. Un autre terrassier dénicha un deuxième illuminateur, ce qui doubla aussitôt la lumière répandue dans la grande salle caverneuse. — Vous voyez ? Tout va bien. Aucune raison d’avoir peur, reprit Anton d’un ton rassurant. Il avait l’impression d’être le seul à ne pas paniquer. Pendant la dernière saison diurne, quand le Terrien avait proposé à quelques Ildirans de visiter le chantier de construction de Maratha Seconda, du côté sombre de la planète, ils l’avaient pris pour un fou. Il les avait alors motivés à grands coups de récits héroïques, et avait réussi à réunir un groupe suffisant pour tenter l’aventure. En cet instant, c’était à lui de se comporter en héros au lieu de simplement raconter les exploits des autres. Quelle ironie pour un rat de bibliothèque, se dit-il en souriant. — Très bien, analysons la situation. En attendant de réparer les générateurs, est-ce que vous avez des bougies sous la main ? (Il désigna ceux qui avaient préparé et servi le repas.) Il y a des réchauds, des torches dans les cuisines ? Quand il vit les Ildirans hocher la tête d’un air vaguement affirmatif, Anton en emmena deux avec lui et réquisitionna un des illuminateurs. Le reste du groupe rechignait à voir s’éloigner une source de lumière, même temporairement, mais Anton campa sur ses positions. — Ne vous inquiétez pas, je rapporterai encore plus de lumière. Prenez-le comme un investissement. Prenant son courage à deux mains, le Terrien fit presser le pas à ses deux volontaires peu enthousiastes avant que l’Attitré ait le temps de protester. Ils parcoururent des couloirs affreusement sombres malgré l’illuminateur, jusqu’à arriver enfin aux cuisines, dont les placards contenaient gels inflammables et tiges d’allumage. De retour dans la grande salle, les Ildirans se jetèrent sur ces nouveaux éclairages comme s’il s’agissait de bouées de sauvetage. Avi’h put enfin laisser la colère supplanter la panique. — Nur’of, vous êtes mon ingénieur. Identifiez le problème et rallumez les lumières. — J’aurais besoin d’un des illuminateurs, ainsi que de plusieurs ouvriers pour… — Dépêchez-vous ! Les gels ne dureront pas éternellement. Anton posa une main rassurante sur le bras de Vao’sh. — Je vais tenir compagnie à Nur’of et à son équipe jusqu’à ce qu’on découvre ce qui s’est passé. Restez avec les autres et racontez quelques histoires drôles, pour leur changer les idées. Éclairez bien votre visage, qu’ils voient les couleurs de vos lobes. Quatre techniciens suivirent Anton et Nur’of dans leur course le long des rampes rejoignant les niveaux inférieurs de la ville. Le silence qui régnait dans les souterrains était oppressant. Un des techniciens fouilla dans un casier d’équipement et en extirpa trois illuminateurs d’urgence, aussitôt allumés. Normalement, le battement rythmique des générateurs et le bourdonnement des machines emplissaient ces niveaux d’un puissant tumulte. Aujourd’hui, plus rien. Tous les appareils qui fournissaient Maratha Prime en énergie s’étaient brusquement arrêtés. — J’ai entendu une explosion ou deux juste avant que les lumières s’éteignent, dit Anton à Nur’of. Est-il possible que l’un des générateurs ait explosé ou soit tombé en panne ? L’ingénieur tourna ses grands yeux vers le Terrien, les traits de son visage durcis par la lumière crue de l’illuminateur. — Bekh ! Les systèmes sont redondants, générateurs compris. Il est impensable qu’ils soient tous tombés en panne au même moment. Anton trouva la réponse à sa question dès qu’ils arrivèrent dans la salle des machines. Tout était détruit : turbines éventrées, câbles sectionnés, générateurs mis en pièces. Et ça n’avait rien d’un accident. Après avoir réussi à remettre en route certains éclairages, l’équipe remonta dans la salle de réception, où elle fut accueillie par de chaleureuses acclamations. Malgré ses traits tirés, l’Attitré semblait satisfait. Depuis le début de cette crise, Anton s’étonnait de son propre sang-froid, lui qui vivait la tête plongée dans les livres et observait le monde de loin, avec détachement – tout sauf un homme d’action ! Mais ses parents lui avaient appris à prendre les problèmes à bras-le-corps, à ne compter que sur lui-même, et à ne pas céder à la panique. Dans cette situation particulière, que lui seul pouvait gérer, il avait aidé l’ingénieur et les techniciens à rester calmes, grâce à des suggestions bien placées et à un peu de conversation enjouée. Il les avait suffisamment mis en confiance pour qu’ils se concentrent sur les équipements d’urgence et trouvent un moyen d’alimenter de nouveau le dôme principal malgré les dégâts causés. À force d’encourager ses camarades, il avait fini par se sentir lui-même plus optimiste. Nur’of s’avança vers l’Attitré pour faire son rapport. — Nous utilisons les batteries de secours pour faire fonctionner le minimum vital, mais les générateurs sont totalement détruits. Toutes les machines ont été sabotées. Sabotées ! Quelqu’un, ou quelque chose, s’est introduit dans les tunnels pour s’en prendre à notre appareillage. — Les Shana Rei ! s’écria encore une fois le lentil. — Les Shana Rei ne peuvent pas être ici, le coupa Vao’sh d’une voix ferme. Anton perçut néanmoins des nuances de doute dans les couleurs affichées par son ami. Il décida de voler à son aide. — Pas besoin de créatures mythiques pour expliquer ce qui nous arrive. — Rien n’est mythique dans La Saga, rétorqua Ilure’l. — Les batteries ne dureront pas longtemps, assena Nur’of pour revenir aux problèmes concrets. De quoi nous éclairer et nous chauffer pendant quelques jours, pas plus. Il y aura assez de lumière pour vivre, mais pas assez pour se sentir en sécurité. Les réserves ont elles aussi été détruites, il n’y a qu’une petite partie du nouvel équipement thermique en état de marche, et encore, pour peu de temps. Tout va s’arrêter de nouveau. Même les meilleures batteries ne sont pas éternelles. Bhali’v tournait autour de l’Attitré en bafouillant question sur question. — Qu’allons-nous faire ? Comment nous échapper ? Où aller ? Qui pourrait nous aider ? Avi’h redressa la tête, et donna ses ordres avec la détermination qu’on attendait d’un Attitré. — Il faut allouer un peu d’énergie aux systèmes de communication. Nous allons envoyer un signal de détresse. Anton savait que sans prêtre Vert, aucun appel au secours n’atteindrait une planète ildirane, ou même un vaisseau de la Marine Solaire, en temps utile. La septe qui avait ramené l’Attitré devait déjà se trouver à plusieurs systèmes solaires de distance. — Le thisme permet-il au Mage Imperator de sentir ce qui se passe ici ? Est-ce qu’il pourrait donner l’alarme, envoyer des secours ? demanda le Terrien. Vao’sh secoua la tête de dépit. — L’Attitré de Maratha est son frère, pas son fils. La connexion n’est pas aussi forte. Si son attention n’est pas focalisée ailleurs, le Mage Imperator peut éventuellement sentir notre désarroi, mais de manière trop imprécise pour savoir qu’il doit nous secourir sur-le-champ. — Qui d’autre viendra nous aider ? s’interrogea Ilure’l, qui tentait de maîtriser sa peur. — Les robots klikiss de Maratha Seconda, suggéra Bhali’v, pris d’une soudaine inspiration. Le visage de l’Attitré s’éclaira aussitôt. — Quelle excellente idée ! Oui, la cité doit être quasiment finie. Et là-bas, c’est la saison diurne. Les robots nous prêteront assistance le temps que les secours arrivent. Les Ildirans ne cachèrent pas leur soulagement. — Sauvés ! — Du soleil ! Anton était sans doute le seul à ressentir un certain malaise. — Attendez une minute. Qui nous dit que les robots klikiss ne sont pas les coupables que nous cherchons ? Après tout, qui d’autre se trouve sur Maratha ? — Les Shana Rei ! insista Ilure’l. Ce sont peut-être eux qui ont creusé ces tunnels souterrains où il fait toujours noir. Bhali’v, lui, s’indigna des suppositions du Terrien. — Ces robots travaillent avec nous depuis des décennies. Ils ne nous ont jamais trahis, pourquoi ne pas leur faire confiance aujourd’hui ? — D’abord, parce qu’il a bien fallu que quelqu’un démolisse les générateurs et nous plonge dans l’obscurité, proposa Anton en levant les sourcils. Sans discuter plus avant, l’ingénieur et l’Attitré se précipitèrent dans la salle des communications armés de leurs illuminateurs et de l’une des bougies improvisées, même s’il y avait désormais largement assez de lumière. Anton retourna s’asseoir auprès de son ami remémorant, qui paraissait profondément troublé. — Ils privilégient l’hypothèse des Shana Rei parce qu’ils n’arrivent pas à imaginer l’existence d’un autre ennemi… mais ce n’est pas possible. Ce n’est tout simplement pas possible. Un peu plus tard, Nur’of et Avi’h réapparurent dans la salle de réception, visiblement ravis. — Excellentes nouvelles ! déclara l’Attitré. J’ai parlé aux robots klikiss de Maratha Seconda. Je leur ai expliqué notre situation, et ils nous proposent de quoi nous installer et nous nourrir en attendant les secours. Mais comme ils n’ont pas de véhicules pour venir nous chercher, nous devons y aller par nos propres moyens. — Comment faire ? demanda Ilure’l. C’est de l’autre côté de la planète. Anton se tourna vers l’ingénieur, qui prit la parole. — Nous devons traverser l’obscurité pour retrouver le soleil. Il y a trois glisseurs rapides stockés dans les hangars, à l’extérieur. Les Ildirans n’étaient pas très chauds, mais Anton avait déjà fait le voyage pendant la saison diurne, il savait que c’était faisable. Les murmures plaintifs firent perdre patience à Vao’sh, dont la voix puissante imposa le silence : — Ça suffit ! Vous avez entendu l’ingénieur Nur’of ? Les batteries vont bientôt s’arrêter, et Maratha Prime sera plongée dans une obscurité totale et définitive. Si nous ne partons pas avant qu’il soit trop tard, la nuit nous tuera tous. Ce qui mit fin à toute forme de protestation. 81 DAVLIN LOTZE Le ciel de Crenna devenait de plus en plus sombre et froid au fur et à mesure que son soleil s’éteignait. Dès qu’il fut revenu de sa courte reconnaissance spatiale, Davlin réunit les cent trente colons pour leur expliquer la situation. Il parlait d’une voix dure, et n’exagérait pas en prétendant que c’était la pire menace à laquelle ils auraient jamais à faire face. — Ce n’est plus le moment de discuter ou de tenir des réunions. Nous avons une petite semaine pour transformer la colonie. Il faut creuser des trous et nous y terrer, ce qui nous donnera au moins une chance de survivre. Avec toutes les histoires romanesques que Rlinda Kett avait colportées sur son compte, les autres colons le traitaient déjà avec déférence – une position fort embarrassante pour quelqu’un qui détestait attirer l’attention. Ils voyaient en lui un héros capable de les guider dans les circonstances les plus périlleuses. Ce jour-là, ils crurent son récit sans hésiter. — Ce monde va mourir. (Il appréciait ces gens, mais n’allait pas édulcorer le problème pour autant.) Les faeros sont en train de perdre la bataille. Le système solaire sera complètement gelé et stérile dans quelques jours, et je ne vois pas comment évacuer tout le monde vers un endroit sûr. Le maire croisa les mains sur son estomac. — Nous ne sommes que de simples colons, Davlin. Nous ne prétendons pas comprendre ce qui se passe là-haut. Dis-nous quoi faire ! Davlin regarda les visages tendus vers lui, en regrettant de ne pas avoir une réponse toute prête à leur fournir. Il réalisa soudain, à sa grande surprise, qu’il attachait de l’importance à ce qu’ils pensaient de lui. Dans le cas présent, la pire chose qu’il pourrait leur faire serait d’avouer son ignorance. Tout le monde voyait le soleil s’assombrir, tout le monde sentait la température plonger tandis que la planète luttait pour se maintenir en vie malgré la baisse du rayonnement solaire. Davlin demanda que tout l’équipement lourd disponible soit rassemblé en centre-ville. Ils avaient beaucoup de travail devant eux, et devaient unir leurs forces. — Oubliez vos récoltes, oubliez le bétail. Rien ne survivra. Dans une semaine, vos maisons seront enfouies sous la glace. Il faudra faire durer les réserves de nourriture. Et laissez-moi vous dire que vous aurez au moins sept autres bonnes raisons de mourir avant d’avoir tout mangé. (Il ne fit pas la liste, mais les colons ne discutèrent pas l’affirmation.) Nous devons à tout prix tenir jusqu’à ce que les secours arrivent. Le temps nous manque. — Qui va venir à notre secours ? demanda le maire d’une voix solennelle. — J’y travaille, répondit Davlin. Le télescope de l’astronome amateur leur permit d’observer la bataille qui continuait à faire rage dans les couches de plasma du soleil. Les faeros reculaient au fur et à mesure que les renforts hydrogues arrivaient dans le système et convergeaient vers l’étoile. Les taches solaires devenaient des blessures mortelles ; les éruptions solaires, des râles d’agonie. Les dégâts étaient trop importants. Le soleil était condamné. Le climat de Crenna se modifiait à une vitesse effrayante. Les nuages d’orage tourbillonnaient à la surface du continent méridional, où des pans entiers de l’atmosphère avaient déjà gelé, laissant un vide qui provoquait de gigantesques tornades. Les tempêtes progressèrent rapidement vers le nord, ce qui ne fit qu’apporter de nouveaux problèmes aux colons. La première nuit, une forte gelée avait tué la plupart des plantes, sauvages ou cultivées, et depuis, nuit après nuit, la température descendait au moins vingt degrés plus bas que le dernier minimum enregistré. La quatrième nuit, les arbres tombèrent. Le vent monta en puissance, et des blizzards glacés frappèrent les bâtiments de la colonie, qui n’avaient pas été conçus pour des conditions extrêmes. Conscients du danger qui les menaçait, les habitants de Crenna travaillaient sans s’accorder la moindre pause. Leurs expressions trahissaient l’épuisement, la peur, mais malgré la tension, ils obéissaient à Davlin – qui priait pour que son idée marche. C’était dur de voir toutes ces belles machines, destinées aux champs ou aux mines, se retrouver soudain à creuser des tunnels et des terriers sous la croûte de la planète, dans lesquels les colons parviendraient à peine à survivre au froid épouvantable qui s’installait. Et ils n’y survivraient pas longtemps. Après avoir étudié les matériaux disponibles, Davlin avait repoussé l’idée de construire des refuges isolés en surface. Une fois le soleil éteint, c’était un froid venu de l’espace lui-même qui régnerait sur Crenna. Avec du temps et des ressources importantes, quelques Vagabonds ingénieux auraient peut-être pu bâtir des structures capables de résister indéfiniment, mais Crenna était un monde tranquille, domestiqué. Ruis et ses administrés ne s’étaient jamais préparés à une telle crise. Même ceux qui n’avaient aucune compétence en bâtiment mirent la main à la pâte en étayant les tunnels au fur et à mesure que les excavatrices s’enfonçaient de plus en plus bas. Comme Davlin ignorait jusqu’où il fallait descendre pour survivre, ils se contentèrent de creuser aussi loin que le compte à rebours le permettait, puis d’empiler des provisions dans les cavités où ils allaient s’entasser pour échapper à l’ère glaciaire instantanée. Ruis dirigeait les activités menées à la surface : sortir la nourriture des maisons, la transporter dans les entrepôts souterrains, inventorier les rations. Parmi les tâches de la plus haute importance, il fallut installer des générateurs et stocker le fuel correspondant. Tout fut récupéré, de la petite batterie au gros four thermique. Concevoir un système de tubes assurant le recyclage de l’air et la destruction du gaz carbonique s’avéra également nécessaire. Certains colons eurent du mal à saisir l’utilité du dispositif, partant du principe qu’il suffisait d’avoir des conduits d’aération pour respirer l’air à l’extérieur. Ils n’imaginaient pas que l’atmosphère même de Crenna allait geler, se solidifier. À défaut de maintenir leur moral au beau fixe, Davlin devait les maintenir au travail. À la surface de la planète, dans un hangar froid mais abrité, Davlin s’acharnait en solitaire sur le petit vaisseau. Son entraînement de béret d’argent comprenait un module de base en mécanique aérospatiale. Cette partie du plan semblait encore plus désespérée que le reste, mais leur survie à tous reposait sur sa capacité à quitter Crenna pour aller chercher des secours. Il ne pouvait tout simplement pas envisager d’échouer. À l’extérieur, la température avait baissé de cent degrés en trois jours. Le ciel restait obscur en permanence, à peine troublé par de vagues rayonnements qui parvenaient encore à s’échapper de l’étoile agonisante. Les changements climatiques brutaux provoquaient des tempêtes dantesques qui secouaient l’atmosphère. La plupart des colons travaillaient à présent sous terre, et peu tentaient encore de passer du temps en surface. Davlin lui-même était emmitouflé dans ses vêtements les plus chauds, une parka épaisse et des gants en matière isolante, lesquels lui faisaient perdre en dextérité, mais empêchaient ses doigts de geler et de tomber. Le vaisseau de tourisme ne disposait plus que d’une quantité ridicule d’ekti, à tel point que Davlin passa des journées entières à enlever le moindre gramme de masse inutile à bord, puis à améliorer le rendement des réacteurs et du circuit de distribution du carburant, espérant ainsi gagner ne serait-ce que quelques centaines de milliers de kilomètres de voyage. La planète agonisait au même titre que son soleil, elle se refroidissait de plus en plus vite et filait allégrement vers le zéro absolu. Davlin pensait que les colons seraient assez au chaud pour survivre un petit moment, mais s’il ne rejoignait pas Relleker, personne ne viendrait jamais les tirer de là… Il décida de partir quand il estima être aussi prêt que possible, sachant que n’importe quelle amélioration supplémentaire prendrait trop de temps. Les colons avaient déjà fermé la lourde écoutille donnant accès aux tunnels, une porte faite de ferraille agglomérée, assez épaisse pour résister au froid meurtrier. Davlin lutta pour manipuler les contrôles glacés qui lui permettraient de pénétrer une dernière fois dans le souterrain. Dans un jour ou deux, sortir à la surface nécessiterait une combinaison spatiale. Le manque d’oxygène se faisait déjà sentir. Par comparaison, les tunnels étaient merveilleusement chauds. Les colons se montraient prodigues dans leurs dépenses d’énergie, et de toute façon, le chauffage n’était pas leur principal souci. En fait, avec toutes ces machines et pas moins de cent trente corps, la chaleur pouvait même devenir un problème en soi si elle n’était pas évacuée ou reconvertie en énergie. Quand les colons se rassemblèrent pour lui souhaiter bonne route, Davlin fut frappé par la confiance, l’optimisme et l’espoir qui illuminaient les visages. Pourtant, il n’avait cessé de leur répéter que la situation était dramatique, que les chances de s’en sortir étaient minces, mais il restait celui qui avait exploré les mondes klikiss inhabités après avoir découvert le fonctionnement des transportails. Ils pensaient qu’il réussissait tout ce qu’il entreprenait – et quel intérêt avait-il à les détromper ? S’il échouait, personne ne le saurait, et ces gens seraient ensevelis à jamais sous la glace. L’espoir était tout ce qui leur restait. Le maire attendait qu’il fasse un beau discours, mais Davlin n’avait pas grand-chose à dire. — Je ferai de mon mieux. Tant que j’aurai un souffle de vie, j’essaierai de ramener de l’aide. Refusant de perdre plus de temps, il regagna l’écoutille, scella l’accès aux tunnels d’hivernage, puis tituba jusqu’au hangar dans le vent chargé de glace. Une fois installé dans le petit vaisseau aux réservoirs presque vides, il lança les moteurs et tenta de maintenir sa trajectoire à travers la tempête, vers le crépuscule incertain d’une étoile mourante. Il ne fit aucun calcul pour savoir s’il avait une chance d’atteindre le système solaire le plus proche. Il volerait aussi loin qu’il pourrait – en espérant que ce soit assez loin. 82 CESCA PERONI Tandis que les ingénieurs dépêchés par les Vagabonds terminaient les réparations du récif de fongus, Cesca invita Père Idriss et Mère Alexa à réintégrer leur foyer reconstruit. L’équipement lourd des Vagabonds labourait la forêt ; une large surface avait déjà été dégagée, et les réfugiés installés dans des logements temporaires. — Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans vous, dit Alexa. — Les hydrogues ont détruit nos stations d’écopage et tout notre mode de vie avec elles, répondit Cesca d’une voix grave. Mais nous persévérons. Nous nous battons, nous nous accrochons à ce qui compte le plus pour nous. Nos deux peuples ont beaucoup en commun. Père Idriss leva les yeux vers la masse organique cramponnée à l’arbremonde, étayée par des montants de fortune et des traverses greffées dans la chair du champignon. — C’est… différent. — C’est très bien, décréta Alexa. Allez, montons. Cesca accompagna un Kotto Okiah surexcité, qui regardait les dirigeants de Theroc retrouver l’endroit d’où ils avaient régné en des temps plus heureux. — Kotto, vous avez réalisé un excellent travail. Vous avez su innover à partir des matériaux à disposition. — C’est ce que les Vagabonds savent faire de mieux, Oratrice. L’ingénieur excentrique rayonnait de fierté. Le jeune homme et son équipe avaient abattu en un mois une somme de travail qui aurait pris des années aux Theroniens. Dans la salle de réunion restaurée, Idriss et Alexa attendirent quelques instants que leurs yeux s’habituent à la douce lumière artificielle. Ils contemplèrent les changements avec une expression à la fois souriante et incertaine. — J’avais peur de devoir abandonner tout le récif, reconnut Alexa. Kotto se mit à parcourir la pièce à toute allure, comme un petit chien soudain libéré de sa laisse. — Vous aviez vu les plans, mais voici le résultat. Nous avons renforcé les murs porteurs avec de bonnes poutres d’arbremonde. On aurait pu mettre du métal ou des composés de polymères, mais je crois que vous préférez l’aspect naturel. (Il donna un petit coup sur le bois aux veines ondulées.) Nous avons dû étayer aussi sous la cité. L’apparence est un peu brutale à première vue, mais vous pourrez cacher la structure avec des plantes grimpantes. — Les nôtres seront déjà bien contents de rentrer à la maison, approuva Idriss. — À la maison, répéta Alexa d’une voix tremblante. Nous avons couronné Reynald dans cette salle. Je m’en souviens comme si c’était hier. Et maintenant, Reynald et Beneto sont morts. (Elle se tourna vers Idriss, les larmes aux yeux.) Pourquoi Sarein met-elle si longtemps à revenir ? J’aurais cru qu’elle serait déjà là. — Nahton nous a certifié qu’elle était en route, précisa Idriss. Kotto les guida le long des couloirs qui s’enfonçaient dans la cité. — Regardez, nous avons posé un nouveau réseau de plomberie et rénové l’installation électrique. Une grande partie de l’ancien système de ventilation était inefficace et trop complexe. Certains conduits se finissaient même en impasses. Ceux qui s’en occupaient devaient l’étendre au fur et à mesure. — Oui, c’est comme ça qu’il a été construit, acquiesça Idriss en regardant sa femme. — Eh bien maintenant, c’est beaucoup plus efficace. Vous sentirez la différence quand vous l’utiliserez. Kotto se pavanait à côté des deux souverains, qui découvraient avec incrédulité les modifications et améliorations apportées à leur cité. Ils ne sauraient sans doute pas comment utiliser la plupart d’entre elles. Comme s’ils partageaient leurs pensées, Alexa posa la main sur le bras musclé de son mari. — Nous pouvons supporter ces changements. De toute façon, notre monde ne sera plus jamais le même. Kotto, lui, poursuivait ses explications quelques pas devant les Theroniens. — Un tiers des habitants peuvent d’ores et déjà revenir… peut-être même la moitié, s’ils acceptent de se serrer un peu. Alexa ne se sentait pas vraiment réconfortée par cette bonne nouvelle. — Nous n’aurons pas besoin de nous serrer. L’attaque a fait trop de victimes. — Je suis désolé. Je ne voulais pas avoir l’air de me réjouir, dit Kotto, embarrassé. — Cesca ! Le père de l’Oratrice déboula le long du couloir, essoufflé et couvert de suie. Il essuya la sueur qui lui coulait sur le front quand il vit qu’il avait retrouvé sa fille. — Un vaisseau vient d’arriver, avec un message des chantiers d’Osquivel. Del Kellum a besoin de Kotto. — Mais j’ai encore beaucoup de travail ici, protesta l’ingénieur. — Kellum a trouvé une petite épave hydrogue. En parfait état. Il pense que tu es le mieux placé pour aller fouiller là-dedans. Si ça t’intéresse, bien sûr… La respiration de Kotto s’accéléra d’un coup. — Un vrai vaisseau hydreux ? Fonctionnel ? Pas juste des bouts de métal comme ceux que la Hanse a récupérés ici ? — Pas une éraflure. Il n’attend plus qu’un courageux enquêteur. Cesca reconnut le sourire aguicheur que son père employait déjà sur elle quand elle était encore enfant. Kotto pouvait se targuer d’une liste de réussites longue comme le bras. Parmi tous les Vagabonds, Cesca savait qu’elle tenait l’homme idéal pour cette mission. C’était un boulimique de la connaissance, qui avait étudié toutes les technologies possibles – humaines, ildiranes, sans oublier la moindre communication archéologique sur les ruines klikiss. — Vous devez y aller, Kotto. — Mais j’ai encore tant de choses à faire ici… — Vous devez y aller, répéta Cesca en détachant soigneusement chaque syllabe. L’ingénieur résista encore un peu, comme un enfant, puis finit par sourire. — Oui. C’est vrai. Quand pouvons-nous partir ? Denn désigna la sortie d’un geste théâtral. — Maintenant que les feux de forêt sont maîtrisés, Torin Tamblyn va retourner s’occuper des gisements aqueux de Plumas. Il se fera un plaisir de te déposer. Kotto partit précipitamment, surexcité, laissant Cesca accompagner Idriss et Alexa jusqu’à un balcon ouvert sur l’extérieur et les multiples activités qui s’y déroulaient. Des machines bourdonnaient dans le lointain ; Theroniens et Vagabonds accrochaient des câbles tandis que d’énormes élévateurs emportaient les arbremondes carbonisés. Les excavatrices avaient dégagé la plupart des troncs brisés, formant de grands tas de bois mort dans une zone forestière annihilée par les incendies. Cesca ne voyait pas quoi faire d’autre avec les débris. Elle découvrit Yarrod en contrebas, qui escaladait le grand tronc soutenant le récif de fongus. Il grimpait avec une aisance de gecko, guidé par sa connexion avec la forêt-monde. Le prêtre Vert négocia le réseau de poutres et d’étais qui zigzaguait sous le champignon pour rejoindre les trois personnes juchées sur le balcon. Il était presque aussi vieux que sa sœur Alexa, le visage strié de tatouages qui indiquaient les talents développés au service des arbremondes. Son retour au sein de la forêt dévastée l’avait accablé, mais il semblait avoir repris le dessus. — J’apporte un message de la forêt-monde, une proposition pour Cesca Peroni et ses Vagabonds, qui profitera à tout le monde. Souhaiteriez-vous emporter le bois mort ? N’hésitez pas. Beaucoup de troncs sont encore utilisables, et ce bois a des propriétés remarquables. — C’est un bien beau cadeau, Oratrice Peroni. Je dirais même extraordinaire, déclara Idriss. — Mais qui n’est rien comparé à tout ce que vous avez fait pour nous, ajouta Alexa. Cesca tenta de dissimuler sa joie. Il n’y avait qu’ici, dans tout le Bras spiral, que l’on avait accès aux arbremondes comme bois de construction ou d’ornement. — Je ne sais pas… Depuis qu’ils ont quitté la Terre, les clans vivent dans des astéroïdes, dans des vaisseaux ou sur des planètes inhospitalières. Le bois est un luxe pour nous, et voilà que vous nous en offrez plus que nous pourrons jamais en utiliser. — Voyons, vous êtes aussi négociants, fit remarquer Yarrod. Cela ne fait-il pas une excellente marchandise ? — Peut-être. (Faute d’avoir reçu une réponse à ses revendications, elle craignait que le président Wenceslas prépare un mauvais coup.) Même si nous ne commerçons plus avec la Hanse, il reste les Ildirans et les colonies hanséatiques les plus éloignées du pouvoir central. Sachant quel profit les Vagabonds tireraient du commerce de ce bois précieux, l’Oratrice se hâta d’ajouter un élément à la proposition. — Bien évidemment, nous vous reverserons une partie des profits. L’économie theronienne en aura besoin pour se relever. — La forêt nous donne tout ce dont nous avons besoin, rétorqua Idriss. Alexa posa une main sur le bras de son mari. — Idriss, la situation est différente à présent. Notre peuple souffre. Cet argent nous permettra d’acheter du matériel et d’engager de la main-d’œuvre pour continuer à soigner la forêt. — C’est vrai, je n’y avais pas pensé, admit le vieil homme en se grattant la barbe. — Êtes-vous certain que la forêt accepte de nous laisser emporter tant de bois ? Ces arbres morts sont aussi des victimes, au même titre que les humains. Yarrod resta stoïque. — Cesca Peroni, en emportant nos morts avec vous, vous donnez un sens à leur sacrifice. L’endroit où ils ont péri pourra ainsi donner vie aux générations futures. Au loin, un élévateur charriait un tronc brûlé aussi gros qu’un vaisseau spatial. — Très bien, dit Cesca. Le bois d’arbremonde enrichira nos colonies, tout comme les Vagabonds vous ont aidés à reconstruire vos cités. Que ce soit un symbole de coopération et d’amitié entre Theroniens et Vagabonds. Mère Alexa prit les grandes mains de son mari dans les siennes. — C’est ce que Reynald aurait voulu. 83 SAREIN Le voyage entre la Terre et Theroc n’était pas long, mais le peu d’enthousiasme qu’y mettait Sarein le rendait interminable. Elle se sentait comme quelqu’un qui allait à l’hôpital rendre visite à un proche horriblement blessé. Ses obligations personnelles et politiques la forçaient à rentrer sur Theroc, mais au fond d’elle-même, elle aurait préféré se souvenir de sa planète intacte et ne jamais constater les dégâts de ses propres yeux. Mais Basil avait insisté. — Pense aux avantages que tu pourras offrir à la Hanse une fois devenue la nouvelle Mère de Theroc. Ce sera un grand jour pour l’humanité quand les Theroniens et ces traîtres de Vagabonds reviendront dans son giron. Sauf qu’elle ne pouvait pas juste débarquer là-bas et revendiquer le trône, même si elle se savait capable d’enclencher des réformes – de lourdes réformes – qui profiteraient aussi bien à la Hanse qu’à son monde natal. Les Theroniens adoraient Idriss et Alexa, alors que Sarein, elle, était partie depuis longtemps. Et même quand elle vivait sur Theroc, elle n’avait guère soulevé la ferveur populaire. Elle passait peu de temps avec les prêtres Verts et ne se sentait pas vraiment en phase avec la forêt-monde. Tout le monde la considérerait comme une marionnette de la Hanse. Sans oublier que l’idée d’abandonner d’un seul coup la vieille indépendance de Theroc la mettait mal à l’aise. Elle réalisait peu à peu que Basil exerçait désormais une plus grande influence sur elle qu’elle en exerçait sur lui. L’aveu était difficile, mais elle devait admettre qu’elle n’était pas loin d’être amoureuse de lui, et qu’elle ne voulait pas le laisser tomber. Le capitaine du vaisseau la tira de sa rêverie en lui proposant de le rejoindre dans le cockpit. — Si vous venez maintenant, Ambassadrice, vous pourrez voir Theroc droit devant. J’ai pensé que ça vous intéresserait. — J’arrive. En fait, ça ne l’intéressait pas du tout, mais Sarein gagna néanmoins le cockpit du vaisseau diplomatique et laissa son regard errer sur la planète nuageuse où elle était née. Elle suivit des yeux le tracé des continents – bizarrement, elle connaissait mieux la géographie terrienne que celle de Theroc. Comment pourrait-elle régner sur ce monde ? Ce serait une totale imposture. Normalement, le paysage aurait dû se présenter sous forme d’un tapis de verdure entrecoupé de larges plans d’eau, mais Sarein y découvrait d’innombrables taches sombres. Finalement, elle était contente qu’Estarra ne l’ait pas accompagnée… Même si bien des tragédies récentes les concernaient toutes les deux, Sarein passait trop peu de temps avec sa sœur, ce qui était une cruelle erreur. L’ambassadrice se focalisait sur ses activités politiques alors que la reine avait ses proches assistants, ses conseillers – et l’amour sincère du roi Peter. Mais ces différences ne fournissaient pas une bonne excuse pour autant. Elles auraient dû être amies, alliées… sœurs. Avant que Sarein s’envole pour Theroc, les deux jeunes femmes s’étaient promenées ensemble dans le jardin de fougères du Palais des Murmures, sous les grandes feuilles aux allures de plumes que le soleil parait d’un vert resplendissant. Elles avaient évoqué leur enfance : simple, optimiste, innocente. Sarein craignait aussi de laisser Peter et Estarra seuls, sans protection. Elle essayait de se convaincre que l’attentat planifié par Basil n’avait été qu’un coup de bluff destiné à remettre Peter dans le droit chemin, mais elle en doutait encore. Estarra s’était arrêtée près d’un surgeon, qu’elle regardait d’un air distrait. — Je t’envie, dans un sens. Moi, j’ai toujours l’impression que Theroc est ma maison. Sarein passa ses doigts sur les feuilles dentelées d’une fougère. — Ce serait sans doute plus simple si nous pouvions inverser les rôles. Tu rentrerais sur Theroc à ton gré, et je resterais ici, sur Terre. Estarra, surprise, éclata de rire. — Tu as beau être ma sœur, ce n’est pas pour ça que je te laisserais mon mari. J’aime Peter. Vraiment. — Oui, je sais. C’est difficile de ne pas le remarquer. Le surgeon posé à côté d’elles leur rappelait les immenses forêts brûlées. C’était celui que la future reine avait offert au président lors de son arrivée sur Terre, et Nahton l’avait souvent utilisé pour communiquer. Sarein posa son bras sur les épaules de sa sœur. — Quelle belle ironie du destin que chacune de nous soit faite pour les responsabilités de l’autre. Tu aimerais vraiment retourner sur Theroc, même avec la forêt ravagée ? — C’est maintenant qu’il faut lui donner le plus d’amour. Sarein s’amusa à tirer une des tresses soigneusement peignées de sa sœur, comme lorsqu’elles étaient enfants. Nul doute que les gardes royaux, qui surveillaient discrètement les promeneuses, étaient effarés par un tel manque de respect, mais Sarein s’en moquait. — Allez, viens. Aide-moi à faire mes valises. Une fois en orbite, le capitaine étudia les images haute résolution pour préparer la descente. — Il y a du changement, par ici. Beaucoup de mouvement – dans les airs, en orbite, au sol. Je croyais que les Theroniens ne pratiquaient pas le vol spatial. — Normalement non, acquiesça Sarein en fronçant les sourcils. Un opérateur qui semblait débordé leur fournit des informations générales sur les possibilités d’atterrissage. « Nous n’avons plus vraiment d’astroport, mais il y a une grosse clairière à disposition. Tant que votre vaisseau n’est pas trop gros. — Ça ira, répondit le capitaine. Des Mantas ont déjà atterri dans vos clairières, je devrais m’en sortir. » Sarein essaya de se préparer à ce qui l’attendait. Le vaisseau diplomatique perça les nuages, et elle découvrit la canopée, autrefois bien épaisse, aujourd’hui brûlée et déchirée, avec de vastes zones ravagées aussi larges que des canyons. Les arbremondes étaient toujours là, immenses, d’un vert brillant, mais le nombre de parcelles carbonisées et parsemées de débris dépassait l’entendement. Des dizaines d’excavatrices et de petits vaisseaux se démenaient à travers la forêt pour hâter sa guérison. Sidérée, Sarein aperçut d’énormes tas d’arbres morts, des bulldozers qui érigeaient murs de soutien et remblais, ainsi que des filets destinés à maintenir le sol en place, qui détonnaient de manière criarde dans ce qui aurait dû être un paysage naturel. Pourquoi Basil ne lui avait-il pas dit que les FTD participaient activement aux travaux en cours sur Theroc ? Un deuxième coup d’œil lui permit toutefois de constater que l’ouvrage n’était pas aussi organisé – aussi enrégimenté – qu’il l’aurait été aux mains des militaires. Les FTD avaient tendance à tout mettre en lignes droites et en petits carrés, alors que ce qui se déroulait sous ses yeux semblait plus énergique, plus indépendant, comme si chaque vaisseau se contentait de suivre un vague plan d’ensemble. Les excavatrices déchargeaient les énormes troncs dans une barge cabossée par des décennies de service actif. On aurait dit qu’elle avait été conçue pour transporter du minerai sur un astéroïde, et voilà qu’elle se remplissait d’arbremondes brisés pour les emporter… dans l’espace. Le vaisseau diplomatique se rapprocha de la terre ferme, ce qui permit à Sarein de voir distinctement les ouvriers qui dirigeaient cette foule de machines. Un frisson lui remonta la colonne vertébrale. — Des Vagabonds. — Ça y ressemble, approuva le capitaine. Sarein nourrit sa colère de ce que Basil aurait dit en la circonstance. — Je suppose qu’ils ont du temps à perdre depuis le début de l’embargo. Et pendant que ma planète soigne ses plaies, ils l’envahissent pour spolier ses ressources naturelles. Sarein avait suivi les discours – publics et privés – du président. Elle avait vu la propagande diffusée dans les médias de la Hanse, qui présentait les clans comme égoïstes, têtus et irascibles. L’ambassadrice se sentait obligée de soutenir Basil et d’en rajouter de son côté. Après tout, les Vagabonds constituaient des cibles pratiques et facilement haïssables. — Pourquoi prennent-ils tout ce bois ? demanda-t-elle en se penchant vers le hublot. Le capitaine essaya de calmer sa passagère. — Peut-être qu’ils sont juste venus aider, Ambassadrice. Je ne vois pas beaucoup de gars des FTD en train de donner un coup de main. — Les Vagabonds, aider ? Sans contrepartie ? Ça m’étonnerait beaucoup. Et même si c’était le cas, pourquoi Nahton et les autres prêtres Verts n’avaient-ils pas informé la Hanse de ce qui se passait ici ? Voilà pourtant une information qui valait la peine d’être transmise ! Sarein ne savait pas à quel jeu jouaient les clans, ni quel était l’objectif des fausses accusations de piraterie proférées par l’Oratrice Peroni. Cette femme avait sans doute embobiné Reynald, allant jusqu’à le convaincre de l’épouser. Au moins, il était mort avant le mariage. Quand le capitaine posa le vaisseau dans une clairière calcinée, Sarein réalisa avec un pincement au cœur que cet endroit avait été autrefois une magnifique prairie remplie de fleurs et de lucanes géants multicolores. Aujourd’hui, tout avait été rasé, aplati par une armée de machines maladroites. Sa colère montait d’instant en instant. L’écoutille s’ouvrit sur une odeur de suie, de poussière, de fumée âcre : l’odeur mortuaire de la forêt. La puanteur lui arracha une grimace, alors que ses parents se précipitaient déjà vers elle avec sa petite sœur Celli. Sarein sourit par réflexe – un automatisme né d’années d’étude auprès de Basil Wenceslas –, mais elle n’était pas heureuse d’être là. Elle trouvait même douloureux de revoir sa famille au beau milieu d’un tel désastre. Ses souvenirs étaient faits d’arbremondes aux reflets dorés et de sous-bois luxuriants, là où il ne restait dorénavant que des squelettes noircis, de la saleté, et les monstres mécaniques des Vagabonds qui piétinaient les ruines de la forêt. Elle sentit encore une fois son cœur se serrer, et ses doutes sur son couronnement refaire surface. Il n’y avait hélas plus grand-chose sur quoi régner. 84 LE ROI PETER Peter secoua la tête et rendit les documents à Basil. — Je suis désolé, je ne lirai pas ça. Le rouge de la colère envahit immédiatement le visage du président. — Je dicte la politique de la Hanse, et vous êtes bien placé pour savoir jusqu’où je peux aller pour me faire obéir. Basil n’était pas du genre à perdre son calme, même en privé, mais des années de défaites répétées et d’intransigeance de la part de sa prétendue « équipe » l’avaient profondément usé. Il détestait perdre le contrôle des opérations, de quelque manière que ce soit. Peter, de son côté, tenta de rester à la fois ferme et maître de lui. — Les médias ont déjà parfaitement rempli leur rôle. L’opinion publique est défavorable aux Vagabonds. Mais si je lis cette horreur, ça va tourner au lynchage, pour ne pas dire à la guerre civile. — C’est déjà la guerre civile. À cause des Vagabonds. Peter prit le risque d’y aller au bluff. — Alors pourquoi ne pas le faire lire par le prince Daniel ? Donnez-lui sa chance, on verra comment le peuple réagit. — Votre attitude m’est de plus en plus insupportable, grogna Basil. Le roi pianota sur la table du cabinet privé dans lequel le président était venu lui parler. — Que vous le croyiez ou non, Basil, nous veillons tous les deux aux intérêts de la Hanse. Rappelez-vous que l’Oratrice Peroni était fiancée au frère d’Estarra. Peut-être la reine et moi pourrions-nous discuter avec elle, résoudre ce conflit. — C’est inutile. Les Vagabonds ne tarderont pas à céder. J’envisage plusieurs scénarios, qui se concluent tous par une humanité réunie sous mon contrôle, malgré les oppositions. Le président était d’autant plus énervé que Nahton lui avait transmis un message de Sarein décrivant les groupes de Vagabonds qui travaillaient dans la forêt-monde depuis plus d’un mois – un renseignement que le prêtre Vert de la cour n’avait jusqu’alors pas cru opportun de dévoiler. Quand Basil le lui avait reproché, Nahton avait répondu avec calme, voire avec indifférence, se refusant à admettre l’importance d’une telle information. — Notre peuple est indépendant. Il a le droit d’accepter l’aide qu’on lui propose, d’où qu’elle vienne. La Hanse n’a rien à voir là-dedans. Peter se pencha vers le président au bord de l’explosion. — Écoutez, Basil. C’est vous qui m’avez appris à réfléchir aux conséquences de mes actes et aux conséquences des conséquences. Je trouve normal de rassembler le peuple en alimentant sa haine des hydrogues, mais notre objectif final est d’intégrer les Vagabonds à la Ligue Hanséatique. C’est pourquoi, en tant que roi, j’estime contre-productif de les présenter comme des monstres et des traîtres irrécupérables. Si j’affirme ce genre de choses, et que votre plan réussisse, je serai obligé de me contredire plus tard. Ce n’est pas ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Basil releva lentement la tête, une expression indéfinissable sur le visage. — Je ne sais pas si je dois vous étrangler ou vous donner un bon point pour avoir bien appris vos leçons. Vos conclusions ne sont pas les mêmes que les miennes, mais… elles ne sont pas dépourvues de bon sens. Je vais y réfléchir. (Il prit ses papiers et se prépara à partir, incapable de reconnaître sa défaite.) De toute façon, les Vagabonds vont être vaincus vite fait bien fait. Peut-être est-il préférable que vous restiez en dehors de cette affaire pour jouer ensuite le rôle du souverain bienveillant. (Basil lui jeta un dernier regard en coin.) Mais je vous préviens, la Hanse doit être unifiée sous mon commandement. Si je décide que j’ai quand même besoin de vous, n’envisagez pas une seconde de refuser. Même dans les moments les plus pénibles, Peter savait à quel endroit se sentir enfin un homme, et pas une simple marionnette. Dans sa chambre, lumières éteintes pour la nuit – après que le fidèle OX eut cherché et désactivé divers caméras et systèmes d’écoute –, Peter pouvait enfin se détendre en toute sécurité dans les bras de sa reine. Il caressait la peau douce de son dos, suivait les contours des omoplates, et la serrait encore plus fort. Les seins d’Estarra se pressaient contre sa poitrine tandis qu’il passait ses doigts dans les longs cheveux. — Je suis rarement d’accord avec Basil, mais quand il t’a choisie pour moi, c’est la meilleure idée qu’il ait jamais eue. Que de sentiments étranges avaient dû l’habiter quand elle avait quitté la végétation luxuriante de Theroc pour débarquer ici, au cœur de la Hanse, dans une culture totalement différente. Mais elle avait su rester forte, ouverte d’esprit, prête à donner sa chance à l’homme qu’on lui destinait. Au début, Peter voyait d’un mauvais œil les manipulations politiques qui les poussaient l’un vers l’autre, ce mariage arrangé aux relents médiévaux… mais Estarra et lui s’étaient découvert de nombreux points communs, et aujourd’hui, ils se soutenaient mutuellement dans un milieu où ils ne savaient jamais à qui faire confiance. Même si beaucoup de leurs obligations se révélaient aussi déplaisantes que difficiles à mener, les deux souverains étaient heureux ensemble, surtout quand ils se retrouvaient enfin seuls dans l’obscurité, pour oublier l’univers immense et redoutable qui s’étendait autour d’eux. Peter sentait le souffle chaud d’Estarra sur son cou, la tête de la reine qui reposait sur son épaule, les baisers qu’elle distillait sur sa mâchoire. — Grâce à toi, Peter, toutes les femmes de Theroc et de la Hanse sont jalouses de moi. Après tout, je peux faire l’amour au roi quand ça me chante. — Si seulement je pouvais tenir la Hanse en place aussi facilement que je te tiens dans mes bras. Même si le président et ses assistants n’attendaient pas du roi qu’il gouverne réellement, juste qu’il serve de prête-nom au moment de lire les déclarations préparées à l’avance, Peter sentait que de nombreux liens constitutifs de la Hanse se défaisaient peu à peu, à l’instar des relations autrefois solides avec les Theroniens et les Vagabonds. Basil essayait de renforcer son contrôle, mais plus il pressait chacun de suivre ses instructions à la lettre, plus il créait d’opposition. Basil pensait que tout le monde lui mettait exprès des bâtons dans les roues, sans voir que le gouvernement avait cessé d’être la machine bien huilée qu’il avait passé tant de temps à perfectionner. — Basil prépare quelque chose contre les Vagabonds, dit Peter. Je le sens, mais je préfère baisser les yeux et accepter la responsabilité de mes propres échecs plutôt que de présenter des excuses pour des actes que je n’ai jamais approuvés. — Le peuple t’aime. Et je serai à tes côtés quoi qu’il arrive, tu le sais bien. — Oui, Estarra. Je sais. — De toute façon, tu ne peux rien faire à l’heure actuelle. Je trouve que tu perds beaucoup trop de temps à t’inquiéter quand nous sommes au lit. (Elle roula sur lui d’un mouvement de hanches.) Il est de mon devoir de t’aider à te détendre. — Tu penses à quelque chose en particulier ? lui demanda-t-il en l’embrassant. Elle lui montra aussitôt à quoi elle pensait. 85 TASIA TAMBLYN Même si la guerre continuait à secouer le Bras spiral, Tasia se retrouvait à faire le pied de grue dans la base martienne des FTD. Ce qui n’avait jamais été son genre. Pendant ce temps, sa Manta avait rejoint d’autres vaisseaux en cale sèche en vue d’installer de nouvelles armes pour lesquelles Tasia n’avait rempli aucune demande officielle. Les membres de son équipage avaient été dispersés, certains partis en permission, d’autres assignés à des fonctions non navigantes. Le sergent Zizu avait été dépêché sur la Lune pour assurer l’entraînement des recrues, et le sous-commandant Ramirez faisait maintenant partie d’un comité chargé d’améliorer les systèmes de navigation. Elle avait l’impression qu’un gros coup se préparait, mais que personne ne voulait lui en parler. Elle se sentait étrangement laissée de côté. Depuis que les Vagabonds avaient décrété un embargo contre la Hanse, l’antipathie générale envers les clans ne cessait de croître, et Tasia elle-même avait été la cible de nombreuses « blagues de Cafards » à peine voilées. Étant donné le climat politique, elle n’éprouvait guère le besoin de se mêler aux autres officiers, ni même aux simples soldats. Donc elle restait dans ses quartiers, en attente d’une nouvelle mission. N’importe laquelle. Pourquoi l’amiral Willis mettait-il tant de temps à la réaffecter ? La Vagabonde était mal à l’aise, incapable de trouver quoi faire d’elle-même. Bien sûr elle avait récupéré EA, mais le comper Confident n’était plus le vieil ami qu’elle connaissait depuis des années. Assise au bord de sa couchette, Tasia gardait les yeux fixés sur le petit robot. — Tu as toujours été un brave comper, EA. Si seulement tu te rappelais tout ce que nous avons fait ensemble. — Je dispose des données que vous m’avez fournies, Tasia Tamblyn. C’est suffisant. — Pas pour moi. Elle avait fouillé dans ses documents privés pour y dénicher fichiers et entrées de journaux se rapportant à EA, puis en avait tiré un résumé introduit dans une des mémoires désespérément vides du comper, après y avoir dûment censuré tous les détails mettant en péril les activités secrètes des Vagabonds. Mais même si EA pouvait désormais réciter la liste de leurs expériences communes, les mots énonçaient de simples faits dépourvus du moindre sentiment. Tasia soupira. Elle détestait les soupçons qu’elle nourrissait à l’égard de son petit compagnon, mais elle ne pouvait plus lui faire confiance. — Ton ancienne version me manque, tu sais. Elle s’allongea de nouveau sur sa couchette. Tout ce qui s’était passé sur Osquivel avait mal tourné, et un de ces jours, elle espérait rendre la monnaie de leur pièce à ces sales extraterrestres. Les FTD trouveraient un moyen de balayer les meurtriers de son frère, de son bien-aimé Robb et de tant d’autres. Dehors, la guerre faisait rage. Tasia avait envie de se battre. Au lieu de ça, elle était coincée sur Mars, coincée sur son lit, à ne rien faire ! Incapable de tenir en place, elle enfila son uniforme de repos et quitta ses quartiers. Elle se rendit au mess des officiers, histoire de tendre l’oreille aux conversations, et peut-être d’y dénicher un joueur de ping-pong. Les FTD préparaient clairement une opération à grande échelle, mais quand elle posait des questions, même vagues, on lui répondait dans un jargon militaire tout aussi vague. En tant que commandant de Manta, elle aurait espéré se trouver en première ligne, quel que soit le combat à venir, mais pour l’instant son vaisseau était à quai, et son équipage éparpillé. Autant de bonnes raisons d’être soupçonneuse. Elle se servit une tasse de café, aussi tiède et amer que d’habitude, et s’assit à une table où se regroupaient commandants de Manta et autres officiers supérieurs. Ils discutaient déploiement, cibles prioritaires, et semblaient très excités à l’idée d’utiliser les nouveaux vaisseaux béliers qui ne nécessiteraient que quelques militaires humains dirigeant des hordes de compers Soldats spécialisés. Tasia tenta de se joindre à la conversation. — On sait qui commandera ces vaisseaux ? Certains d’entre vous ont déjà été choisis ? — Non, mais en tout cas je suis bien content de retourner sur le terrain, dit l’un des commandants. C’est pas les hydrogues, mais c’est déjà ça. — Il était temps que le roi se décide à donner une leçon à ces foutus Cafards. — Nous couper les vivres en temps de guerre, ils sont fous ou quoi ? renchérit un officier. — Les Vagabonds ? s’exclama Tasia. Qu’est-ce que ça vient faire dans… Le reste de la tablée se rappela tout à coup qui était Tasia sous son uniforme des FTD. — Pas grave, Tamblyn. Nous avons déjà nos ordres de mission. (Le plus âgé des commandants de Manta se leva.) On ferait mieux de retourner aux vaisseaux voir si tout se passe bien, pas vrai les gars ? Tasia continua à siroter son café tandis que les autres officiers l’abandonnaient sans complexe. Donner une leçon aux Vagabonds ? Que pouvait bien fabriquer le général Lanyan ? Sa rencontre avec le pirate Rand Sorengaard l’avait laissé encore plus amer que ce satané café. Bien sûr, Tasia entendait les gens se plaindre de la décision de l’Oratrice Peroni de cesser les livraisons d’ekti. Elle avait d’abord pensé que cette histoire de piraterie et de destruction de cargo était parfaitement stupide – vu son grade, elle aurait dû être au courant –, mais en découvrant l’existence de cette mission secrète, elle se demandait si on lui avait dissimulé d’autres « détails » du même genre. Elle regagna ses quartiers avec un mal de ventre qui n’était pas dû seulement au mauvais café. Un message l’attendait sur son écran, muni du code d’accès de l’amiral Willis en personne : enfin son ordre de mission ! Dès le début de la vidéo, Tasia lut une expression troublée sur les traits de sa supérieure, qui lisait son texte d’une voix mesurée, sans émotion. « Commandant Tamblyn, je vous informe que vous avez été déchargée de la responsabilité de votre Manta. Votre croiseur sera dorénavant sous les ordres du commandant Ramirez, qui a été promu, et désigné pour vous remplacer à la barre. » Tasia en eut le souffle coupé. Quelle erreur avait-elle commise ? Pourquoi lui retirait-on son vaisseau ? Le commandant Ramirez ? « J’ai quand même de bonnes nouvelles à vous annoncer, ajoutait l’amiral d’une voix tout sauf joyeuse. Vous avez été choisie pour diriger la section d’entraînement des recrues de deuxième niveau, ici, sur la base martienne. C’est une tâche très importante qui vous attend. Votre adaptabilité et votre initiative feront de vous un instructeur hors pair. » — Un prof ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? maugréa Tasia comme si l’image enregistrée allait lui répondre. « Ne vous méprenez pas, Tamblyn, poursuivait Willis à l’écran. En ce qui me concerne, vos états de service sont irréprochables, mais tous les soldats ne peuvent participer à toutes les missions. Le général Lanyan a décidé que vous n’aviez pas votre place dans l’opération en cours. » — Tu m’étonnes, s’il s’agit d’aller chercher les Vagabonds plutôt que le véritable ennemi. Merdre, c’est encore plus idiot que le siège d’Yreka. EA absorbait l’information, mais ne se sentait pas concerné par les réactions émotionnelles de sa propriétaire. — Je serais heureux de vous aider à développer un programme d’entraînement, Tasia Tamblyn. La Vagabonde essayait de contenir sa colère, son envie de frapper quelqu’un. Les FTD ne lui faisaient visiblement pas confiance. On écoutait ses conversations ? Ses quartiers étaient truffés de micros ? Elle avait pourtant été si prudente, même en discutant avec EA. D’ailleurs, elle se demandait si les Terreux n’étaient pas en cause dans le comportement étrange du comper. À moins que les origines de Tasia soient suffisantes pour la faire mettre à l’écart, même après des années de bons et loyaux services. Bien que personne ne veuille lui parler de l’opération imminente, elle craignait que les FTD s’en prennent aux clans. Violemment. 86 ROBERTO CLARIN Les monstrueux rochers qui orbitaient autour du Dépôt du Cyclone traçaient des cercles aussi réguliers que l’auraient fait les aiguilles d’une montre. Dans son bureau situé sous le dôme septentrional, Roberto Clarin observait le ciel transparent depuis le fond de son fauteuil. Les rochers passaient au-dessus de sa tête heure après heure, dans une ronde sans fin. Quand le nuage de gaz originel s’était aggloméré pour former le système solaire de Couarnir, aucun monde habitable n’était sorti de l’éprouvette. Dans la zone d’eau liquide, les débris s’étaient fondus en deux énormes rochers qui orbitaient autour d’un centre de gravité commun, évoquant une planète mort-née coupée en deux. L’ensemble retenait malgré tout une atmosphère ténue, et le centre de cet étrange manège constituait un point de Lagrange tout à fait stable – une cachette idéale, à la fois protégée et menacée par tout ce qui lui tournait autour. Les Vagabonds avaient utilisé des matériaux provenant des deux corps célestes pour construire un dépôt central, une réserve de carburant interstellaire installée dans l’œil de ce cyclone spatial. Les vaisseaux y arrivaient par en haut ou par en bas, choisissant à leur gré entre les trajectoires sécurisées situées dans les zones polaires. À l’instar des anciens bazars arabes érigés aux carrefours des routes caravanières, le Dépôt du Cyclone était devenu un lieu populaire où les convoyeurs délivraient des cargaisons d’ekti qui étaient ensuite réparties efficacement entre les colonies. Certains négociants vivaient et travaillaient dans la station, de nombreux autres y faisaient escale pour échanger métaux, carburant, nourriture, étoffes, et même des produits de la Hanse. Deux ou trois vaisseaux arrivaient chaque jour ; capitaines et équipages faisaient leurs courses, marchandant d’arrache-pied ou troquant ce qu’ils avaient en soute. Roberto Clarin était un homme aux cheveux sombres et à la voix puissante, qui considérait comme un devoir de goûter tous les mets exotiques qui transitaient par sa station – l’équivalent stomacal d’un droit de douane. Le Dépôt du Cyclone avait connu un regain d’activité sous sa direction, mais depuis que les hydrogues empêchaient l’écopage d’ekti et que l’embargo contre la Grosse Dinde avait été décrété, l’endroit ressemblait de plus en plus souvent à une ville fantôme. Son frère Eldon, un ingénieur de talent, avait participé à la construction du dépôt. Les deux hommes s’étaient même associés, mais Eldon n’était pas doué pour les affaires et ne comprenait rien aux subtilités des pratiques commerciales, même si Roberto avait passé un temps infini à lui ressasser les concepts de base. L’esprit d’Eldon naviguait à son aise dans des calculs ésotériques de torseurs, de résistance des matériaux et de rendement énergétique, mais la plus simple des équations financières le laissait de marbre. Frustrés et déçus l’un par l’autre, les deux frères avaient fini par rompre leur association. Roberto avait emmené le Dépôt du Cyclone vers les sommets tandis qu’Eldon concevait de nouveaux réacteurs à ekti pour la station d’écopage de Berndt Okiah – où les hydrogues l’avaient tué… Si l’on se fiait au planning, Nikko Chan Tylar était censé arriver ce jour au dépôt, mais le jeune homme était souvent en retard, car il se laissait facilement distraire en chemin. Même si Roberto avait réservé une place pour le vaisseau de Tylar, il ne pensait pas le voir avant un certain temps. Quand un groupe de vaisseaux fit enfin son apparition, les visiteurs n’étaient pas du genre auquel Roberto était habitué. Face à la puissante flotte des FTD, sa stupéfaction fut sans doute égale à celle ressentie par son frère quand les hydrogues avaient jailli des nuages d’Erphano pour détruire la station d’écopage. Les énormes Mastodontes restaient prudemment hors de l’orbite des grands rochers, mais les vaisseaux de reconnaissance, démineurs et plates-formes Lance-foudre pénétraient dans la zone dangereuse en tirant sur les débris pour dégager un chemin aux Mantas. Sachant ce qu’il était advenu du cargo de Raven Kamarov, Roberto comprit immédiatement que les Terreux en avaient après les réserves d’ekti accumulées par les Vagabonds au péril de leur vie. Foutus pirates ! — Des cargos isolés, ça ne vous suffit plus, hein ? Ça vous a juste ouvert l’appétit. Il fit résonner les sirènes d’évacuation dans toute la station avant d’envoyer un message d’alerte aux vaisseaux amis à l’approche. Trois bâtiments décollèrent en l’espace de quelques minutes et disparurent rapidement, ce qui contribua déjà à soulager l’administrateur. Le général Lanyan, le chef des Terreux, se fendit d’une annonce pleine d’arrogance : « Par ordre du président Wenceslas, cette installation est à présent sous contrôle de la Hanse. Équipements, vaisseaux privés et autres ressources disponibles sont confisqués au nom du roi Peter, au bénéfice des Forces Terriennes de Défense. » Roberto se leva pour ouvrir à son tour le canal de communication, conscient que ses vêtements débraillés et son ventre proéminent se comparaient difficilement à la prestance du commandant des FTD. « Général, vous pouvez invoquer qui vous voulez, ni votre roi ni votre président ne détient la moindre autorité ici. Les Vagabonds n’ont jamais signé la Charte de la Hanse. Ce dépôt est une entreprise privée, vous n’avez aucun droit d’en faire le siège ni de vous emparer de son contenu. » Malgré ses fanfaronnades, Roberto savait qu’avec tous ces vaisseaux de guerre le général n’avait qu’à s’avancer pour se servir. La discrétion et le camouflage représentaient les seules protections des Vagabonds, qui possédaient très peu d’armes. Les FTD ayant découvert le Dépôt du Cyclone, les Vagabonds étaient comme des lapins pris au piège. « Le conflit avec les hydrogues nous autorise à confisquer les biens nécessaires à l’effort de guerre, cracha Lanyan. Et si l’on en croit certaines définitions, la racaille telle que vous fait encore partie de l’espèce humaine. Vous devriez avoir honte de vous défiler. — Parce que vous pensez donner un bon exemple de la grandeur de la Hanse ? Vous n’êtes que de fieffés voleurs. » Sur l’écran, le général gratifia Roberto d’un sourire glacial. « Les voleurs agissent par intérêt personnel, alors que nos réclamations sont légitimes. La loi est de notre côté. — La loi ? Quelle loi ? — Les traités signés par vos ancêtres avant de s’envoler à bord du Kanaka. (Lanyan se fit un plaisir de citer les chapitres et alinéas concernés, pour expliciter l’accord conclu par les tout premiers colons.) Vous êtes toujours tenus de respecter les termes de ce traité. En conséquence, nous prenons possession de vos réserves d’ekti, des convoyeurs permettant leur transport, ainsi que de tout vaisseau utilisable à des fins militaires. (Le général poursuivit sa diatribe tandis que les Mantas venaient se coller à la station.) Je vous conseille vivement de nous donner libre accès à vos ponts d’amarrage. Si vous ne coopérez pas, nos jazers ouvriront ce dépôt comme une boîte de conserve, et nous récupérerons ce qui voudra bien flotter jusqu’à nous. » Roberto déglutit avec difficulté. Comme il ne doutait pas que Lanyan mettrait ses menaces à exécution, il donna des ordres en conséquence. « Ouvrez toutes les écoutilles. Laissez entrer ces canailles. » Un autre vaisseau en profita pour s’élancer et tenter de prendre la fuite, mais les Rémoras l’encerclèrent sur-le-champ, ouvrirent le feu pour mettre ses moteurs hors d’usage, et le capturèrent à l’aide de rayons tracteurs. Le capitaine pris au piège fit feu à son tour, pour l’honneur. Peu après, les Terreux arraisonnaient le fuyard et arrêtaient l’équipage. Roberto poussa un gémissement. Les Mantas étaient déjà à quai, et les troupes de Lanyan envahissaient le dépôt en compagnie des imposants compers Soldats. Au-dessus de l’administrateur, une des deux demi-planètes projetait son ombre sur le dôme d’observation. Des bruits de bottes résonnaient déjà à l’extérieur. Les Terreux n’avaient pas mis longtemps à repérer le centre de contrôle. Le général Lanyan apparut dans l’embrasure de la porte. — Ne rendons pas les choses plus pénibles que nécessaire. 87 NIKKO CHAN TYLAR Nikko arriva en vue du Dépôt du Cyclone en temps et en heure… enfin, à une heure près, ce qui constituait déjà un record. Il avait déversé l’eau des wentals sur deux mondes inhabités, et se sentait particulièrement fier de lui : il avait bien mérité une bonne nuit de repos, ainsi qu’un repas aux saveurs exotiques concocté dans un café du dépôt par une de ces familles qui avaient su préserver les recettes traditionnelles terriennes. Il avait déjà visité le Dépôt du Cyclone à de multiples reprises, lorsqu’il convoyait de l’ekti ou transportait de la nourriture en provenance des serres du clan Chan. Le jeune homme était plus à son aise quand il pouvait voir sa destination et piloter à l’instinct plutôt que de compter sur des systèmes de navigation complexes. Il connaissait par cœur les trajectoires propices à la traversée de l’écran rocheux. Alors que le Verseau se rapprochait des demi-planètes, Nikko aperçut deux Mastodontes des FTD qui tournaient en rond hors de la zone critique. Les vaisseaux des Terreux avaient dégagé un passage à l’arme lourde dans le champ d’astéroïdes, envoyant de la poussière et des débris voltiger sur des orbites imprévisibles, chauffés et accélérés par les explosions. Trois vaisseaux des clans prenaient la fuite, poursuivis par des Rémoras. Les Vagabonds avaient installé des moteurs de « sprint » sur de nombreux bâtiments, ce qui permit aux fuyards de s’égailler dans des directions différentes et de semer les militaires. — Merdre, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Il avança la main vers son micro pour appeler le Dépôt du Cyclone, mais jugea plus prudent de rester discret. Comme le Verseau était un petit vaisseau, ayant de plus suivi une trajectoire à haut vecteur polaire, les FTD ne l’avaient sûrement pas repéré. C’est à cet instant que le système de communication relaya un message du dépôt. « Ici Roberto Clarin. Les FTD se sont emparées du Dépôt du Cyclone ! Les militaires confisquent nos biens. Ils vont probablement exécuter tout le monde. » Le signal, émis sur une fréquence standard, mettrait des années à atteindre le système solaire le plus proche, mais les Vagabonds qui volaient à proximité pouvaient l’intercepter. Nikko serra les poings dans son cockpit, furieux et impuissant. Les fioles contenant l’eau des wentals vibraient au rythme du questionnement et de l’inquiétude de leurs occupants. — Vous vous rappelez ce que je vous ai dit sur les raisons stupides de faire la guerre ? Eh bien, en voilà une belle. Les soldats évacuaient les caisses de nourriture, les réservoirs d’ekti, toutes les marchandises et possessions personnelles qui leur tombaient sous la main. Le jeune pilote capta des transmissions sur les fréquences des Terreux, qui se moquaient de la piètre résistance de leurs adversaires. — Ils nous saignent à blanc ! s’écria-t-il. Tandis qu’il observait la scène, horrifié, Nikko percevait le trouble de ses passagers. Cela ressemble à une attaque hydrogue… sauf que ces soldats trahissent leur propre peuple. Les habitants du dépôt étaient arrêtés et transférés à bord des Mantas. Roberto Clarin, le chef de la station, était apparemment considéré comme un prisonnier de guerre, sauf qu’aucune guerre n’avait été officiellement déclarée. Nikko craignait que tous ces gens finissent simplement par « disparaître ». « Évacuez tout le monde, ordonna la voix du général Lanyan. Prenez votre temps, faites du bon boulot. Le président ne veut pas de victimes, dans la mesure du possible. Il pense que ça nous aidera à négocier la capitulation des Vagabonds. » — Capituler ? s’exclama Nikko. Capituler devant une bande de pillards ? Les capteurs du Verseau enregistrèrent les images du forfait pour prouver l’implication des FTD, mais cela ne surprendrait guère les clans après qu’ils avaient retrouvé l’épave du vaisseau de Kamarov. — Je dois prévenir Rendez-Vous, déclara Nikko. Il avait hâte de s’éclipser pour alerter les Vagabonds, mais ne voulait pas partir avant la fin de l’opération. Il prit soin de ne pas laisser les moteurs refroidir, au cas où il devrait s’enfuir en quatrième vitesse. Nous allons transmettre le message. Tous les vaisseaux qui transportent des wentals sauront ce qui s’est passé ici. L’information se propagera rapidement parmi les Vagabonds. Nikko se tourna vers les fioles scintillantes qu’il gardait près de lui dans le cockpit. — Vous pouvez communiquer entre vous plus vite que par signal radio ? Nous ne formons fondamentalement qu’une seule et même entité. Ce qu’un de nous sait, tous le savent. — Comme les arbremondes avec le télien… Les verdanis et les wentals se ressemblent. C’est pourquoi nous étions alliés, autrefois. Une heure plus tard, la plupart des vaisseaux des FTD quittèrent l’îlot gravitationnel situé entre les demi-planètes. Les Mantas emportèrent leurs prises de guerre et rejoignirent les puissants Mastodontes en se faufilant entre les débris en orbite. Une fois franchie la zone dangereuse, les vaisseaux s’immobilisèrent, semblant attendre quelque chose. Deux croiseurs étaient restés en arrière, accrochés au dépôt abandonné. Ils lancèrent leurs moteurs au maximum, puis accélérèrent pour écarter la station du point d’équilibre avant de larguer les amarres. La position du dépôt entre les deux énormes masses rocheuses avait toujours été relativement précaire, et la poussée des Mantas suffit à tout faire basculer. Tel un ballon dévalant une colline, le Dépôt du Cyclone entama sa chute en prenant de la vitesse au fur et à mesure que la gravité l’aspirait. — Je n’arrive pas à y croire ! Je suis tout bonnement incapable d’en croire mes yeux ! clama Nikko tout en continuant à enregistrer la scène. Le dépôt poursuivait sa course folle, frappé par une multitude de blocs de glace et de petits astéroïdes. Nikko régla les capteurs pour augmenter la résolution de l’image. Un gros météore heurta la coque et y laissa un trou béant. Les chocs devenaient de plus en plus nombreux, de plus en plus violents, tandis que la station glissait vers l’un des deux planétoïdes, encore accélérée par la poussée de l’atmosphère qui s’échappait. Quand le Dépôt du Cyclone se fracassa sur la demi-planète, ce fut comme un petit rongeur écrasé par une voiture : la station fut aplatie en un instant, réduite à l’état de ferraille, dans un feu d’artifice de flammes et de vapeur dû aux batteries qui explosaient, mettant le feu au carburant. Un nuage de débris et d’éclats de métal se mit à dériver lentement dans l’espace. Nikko avait envie de vomir. Gonflés de prisonniers et de trésors dérobés, les vaisseaux des FTD s’éloignèrent lentement, armée de conquête imbue de sa victoire. Dès qu’ils furent hors de portée, assez loin pour que le Verseau ne puisse plus être détecté, Nikko lança ses moteurs à pleine vitesse. — Grand temps de partir, dit-il aux wentals. L’annonce de l’attaque avait déjà été relayée aux autres vaisseaux porteurs d’eau, mais il était le seul à disposer de preuves tangibles – images et enregistrements de conversations. Cette fois, Nikko ferait de son mieux pour ne pas se perdre en route. L’enjeu était trop important. 88 JESS TAMBLYN Les voix des wentals faisaient à présent partie de lui, tel un nouveau schéma de désirs incompréhensibles entremêlés à ses propres pensées. Jess filait à travers l’espace, à la fois seul et connecté, relié aux entités aqueuses, enveloppé dans un vaisseau de nacre pulsant d’énergie liquide. Il était fier de ses porteurs d’eau volontaires qui parcouraient le Bras spiral à la recherche de planètes océans inhabitées où les wentals pourraient se reproduire. Chaque endroit fertilisé représentait une cellule d’un grand et puissant organisme. Les wentals se renforçaient de jour en jour sans que les hydrogues sachent que leurs vieux ennemis étaient de retour. L’eau de mer qui emplissait la sphère aurait dû brouiller la vision du Vagabond, mais l’étrange liquide amniotique faisait maintenant, lui aussi, partie de son être : il y voyait au contraire avec une clarté absolue, par l’intermédiaire de sens enrichis par les wentals. De petites créatures marines dérivaient à l’intérieur de la bulle, reproduisant en miniature l’océan primitif où le vaisseau était né. Jess poursuivait sa quête de planètes éligibles, même les plus incompatibles avec la vie humaine. L’eau était le seul ingrédient nécessaire. Les échos d’un lointain passé s’imprimaient dans son esprit, des souvenirs fragmentaires du conflit titanesque qui avait annihilé les wentals en les dispersant molécule par molécule dans le vide de l’espace. Jess avait désormais une connaissance quasi instinctive de l’alliance forgée avec les arbremondes, et des vaisseaux-graines gigantesques où les deux espèces s’étaient mélangées… jusqu’à ce que les faeros se retournent contre elles. Le Vagabond fermait les yeux, mais les images d’horreur défilaient dans sa tête, le cauchemar d’un wental hurlant que l’on emmenait brûler au cœur d’un soleil. Aujourd’hui, la force et la confiance des entités aqueuses résonnaient en lui. Il n’avait pas d’autre choix que d’oublier son malaise pour poursuivre sa quête. Nous recommencerons du début, goutte à goutte. Nous réussirons. C’est alors qu’un deuxième flot d’images s’imposa, le compte-rendu d’une attaque qui se déroulait cette fois à l’instant même, en présence des wentals transportés par Nikko Chan Tylar. Jess découvrit une grande station spatiale – le Dépôt du Cyclone ! – prise d’assaut par d’énormes vaisseaux de guerre. Sauf que l’agression ne provenait pas d’une flotte hydrogue, mais bel et bien des Mantas et des Mastodontes des Forces Terriennes de Défense. Les Terreux envahissaient la station, capturaient ses occupants et pillaient son contenu… avant de la détruire ! Tous les wentals recevaient cette transmission et la partageaient avec leurs porteurs d’eau. Personne n’était assez près pour aider le Dépôt du Cyclone, ni Jess ni aucun autre volontaire, mais au moins ils savaient. La Grosse Dinde ne pourrait pas garder le secret. — Que le diable les emporte ! s’écria le Vagabond. Sa peau saturée d’énergie véhiculait sa colère, à tel point qu’il se demandait s’il n’allait pas faire bouillir toute l’eau du vaisseau. Mais même dans l’incapacité de rejoindre le dépôt à temps, il n’était pas totalement impuissant. Il pouvait envoyer un message. Il pouvait agir. Prévenez Cesca ! (La pensée jaillit comme un cri.) Que celui d’entre vous qui est le plus près trouve l’Oratrice Peroni et lui raconte tout. Après, Nikko, tu n’auras plus qu’à lui apporter les preuves. Le message allait se répandre à la vitesse d’une déferlante. Jess et ses volontaires continueraient à répandre les wentals afin de lutter contre les hydrogues, mais l’Oratrice des clans était la mieux placée pour affronter le président de la Hanse. Jess se dirigea inconsciemment vers une grande comète qui s’éloignait de son soleil après l’avoir contourné en orbite basse. Les gaz de la queue et de la chevelure allaient de nouveau se condenser tandis que la boule de neige et de glace entamait une autre boucle dans l’espace. Moins d’un an auparavant, le Vagabond avait organisé un rendez-vous romantique avec Cesca à l’abri du mince voile nuageux de la queue. Jess ressassait son amour pour la jeune femme, tous ses mauvais choix. Cette comète serait toujours un endroit spécial pour lui, un lieu de mémoire. Et grâce aux wentals, il allait en faire quelque chose d’encore plus magique. — Vous avez besoin d’eau liquide, ou de la glace suffira ? Vapeur, liquide, solide – de l’eau reste de l’eau. Son état physique importe peu. Même si le vaisseau wental répondait sur-le-champ aux pensées et aux gestes, Jess dut en appeler à tout son talent de pilote pour diriger la bulle nacrée à travers le blizzard de la chevelure, puis se poser à la surface gelée du noyau. Il franchit le mur gélatineux du vaisseau et fit un pas sur la glace noire, sans autre protection qu’un film d’humidité par-dessus ses vêtements iridescents. Les wentals prenaient soin de lui, même dans le vide spatial. Dès que le pied nu toucha le sol accidenté, des gouttelettes d’eau suintèrent de la peau du Vagabond et s’infiltrèrent dans le treillis cristallin de la glace cométaire. Fasciné, Jess regarda l’énorme iceberg prendre vie. L’étincelle, le pouvoir des wentals, se répandit comme une teinture phosphorescente dans l’eau d’une piscine, se précipitant dans la moindre fissure avant d’envahir les blocs de glace qui formaient le noyau de la comète. Les hydrogues ne penseront jamais à nous chercher ici. Jess resta un long moment au cœur du silence glacé, puis il regagna son vaisseau et décolla. Le Vagabond ressentit une intense satisfaction en voyant la comète s’illuminer peu à peu tandis qu’un nouveau groupe de wentals s’élançait dans l’espace tel un boulet de canon – une petite victoire qui s’ajoutait aux autres. Il ne restait qu’à poursuivre la quête, à la recherche d’endroits où semer les alliés inattendus de l’humanité. 89 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Maintenant qu’il était revenu de Dobro et qu’il avait réintégré son chrysalit, le Mage Imperator s’apprêtait à opérer d’importants changements. Jora’h envoya un coursier chercher Yazra’h. Il voulait lui parler d’un détail qui l’intriguait beaucoup plus que les files interminables de pèlerins zélés qui souhaitaient contempler leur souverain. Dernièrement, il semblait qu’un grand nombre de ces visiteurs étaient originaires d’Hyrillka, peut-être des représentants qui reprenaient les livraisons de shiing en provenance de la planète meurtrie. Les premiers adorateurs attendaient déjà à l’extérieur du hall de réception de la hautesphère, et Yazra’h dut se frayer un chemin parmi eux pour accéder à son père. Ses mouvements étaient si fluides que son corps paraissait fait de grâce solidifiée. Les trois chatisix au pelage fauve la suivaient en synchronisant leurs puissantes foulées ; les nobles présents dans le hall reculèrent, intimidés par les prédateurs. Souriant, le Mage Imperator se redressa sur son siège. — Tes animaux te suivent donc vraiment partout ? Ils effraient mes fonctionnaires. Yazra’h monta sur l’estrade en gratifiant les courtisans d’un sourire dédaigneux. — Suis-je responsable de leurs peurs ridicules, Seigneur ? Mes chats m’obéissent au doigt et à l’œil. Quand elle s’arrêta sur la dernière marche, les chatisix s’assirent autour d’elle : un de chaque côté, le dernier surveillant ses arrières. Les félins possédaient un corps étroit évoquant celui d’un guépard, et un museau pointu de type lévrier. Ils couraient vite, attaquaient encore plus vite, tuaient en une fraction de seconde. Le sourire de Jora’h s’élargit. — Ma fille, malgré les temps difficiles que nous traversons, il suffit de te regarder pour savoir que notre espèce est assez forte pour affronter n’importe quel adversaire. En fait, je ne donne pas cher de quiconque oserait se dresser contre toi. Yazra’h accepta le compliment sans fierté exagérée. La plupart des courtisanes étaient magnifiques, des nobles sophistiquées dont la peau douce scintillait sous l’effet de lotions et de peintures photosensibles. Elles décoraient leur crâne rasé, leur cou et leurs épaules de tourbillons de pigments qui changeaient de teinte à la manière des caméléons. Liloa’h, la mère de Zan’nh, avait été l’une d’entre elles. À l’inverse, Yazra’h laissait sa crinière bronze se répandre librement. Ses yeux topaze brillaient d’une lueur sauvage. Même si elle avait toujours eu sa place réservée dans le cercle de la noblesse, elle préférait s’entraîner avec les soldats, développer ses réflexes et ses compétences, garder son corps en pleine forme – un comportement qui aurait mis n’importe qui d’autre au ban de la noblesse, mais la fille du Mage Imperator avait droit à quelques excentricités. Jora’h connaissait ses talents de manieuse d’armes, même si elle n’était pas aussi forte physiquement que les authentiques soldats. Yazra’h avait eu de nombreux amants, tous gardes ou soldats, sans jamais montrer la moindre attirance pour les nobles, les fonctionnaires chétifs ou les lentils perdus dans leurs pensées. Quand son père avait évoqué ces réticences, elle avait répondu qu’elle avait peur de les casser. Yazra’h rejeta ses cheveux en arrière et croisa le regard de Jora’h. — Vos convocations sont toujours un honneur pour moi, Père. Que puis-je faire pour vous ? Le Mage Imperator appréciait qu’on lui parle directement, sans baisser les yeux. Le groupe de pèlerins d’Hyrillka attendait toujours à l’extérieur, les nobles vaquaient à leurs occupations tout en gardant un œil méfiant sur les chatisix. — Yazra’h, commença Jora’h en se penchant vers elle, j’aimerais avoir ton opinion sur le rôle des femmes dans la société ildirane. J’ai cru comprendre que tu avais des idées… assez peu orthodoxes sur le sujet. — Oui, en effet. Dans les kiths inférieurs, ouvriers, domestiques ou soldats, les femmes abattent autant de travail que les hommes et sont traitées en égales. Alors que dans les kiths supérieurs, nobles ou fonctionnaires, sans parler des courtisans, à quoi servent les femmes ? (Elle engloba d’un geste méprisant toutes celles qui se trouvaient dans la pièce.) Elles jouent les potiches et en sont fières. Si elles sont aussi intelligentes et cultivées qu’elles le prétendent, elles devraient peut-être songer à apporter leur contribution à la société. Jora’h sourit, conscient que la plupart des Ildirans frémiraient d’horreur devant un tel discours. — Et toi, Yazra’h ? Tu crois que tu peux apporter ta pierre à l’édifice ? — C’est déjà fait, et j’espère bien continuer. — Dans ce cas, tu seras un bon point de départ. L’Empire est troublé. J’en perçois les dysfonctionnements à travers le thisme. Rien qu’ici, dans le Palais des Prismes, certains disent que je devrais me montrer plus prudent, et j’aurais tendance à suivre leur avis, même si j’ai du mal à concevoir que mon peuple puisse se retourner contre moi. — Si j’en crois mes lectures de La Saga, notre histoire est parsemée d’événements inconcevables. Jora’h se renfonça dans le chrysalit, satisfait d’apprendre que sa fille avait lu La Saga plutôt que de se contenter de sa mise en scène par les remémorants. — De nombreux gardes sont affectés à ma protection, mais mon père avait choisi Bron’n comme garde du corps personnel. C’était lui, en définitive, qui était pleinement responsable de la sécurité du Mage Imperator. Je n’ai pas encore annoncé qui remplirait cette fonction à mes côtés. — Vous devez choisir rapidement, Seigneur, dit-elle en le regardant durement. Je peux vous conseiller. Je connais beaucoup de gardes, je sais qui sont les plus dévoués, les plus forts, ceux qui vous serviront le mieux. Jora’h fit un vague geste de la main. — Pas la peine. J’ai déjà pris ma décision. (Elle ne parut pas vexée de ne pas avoir été consultée.) C’est toi, Yazra’h, qui seras mon garde du corps personnel. Les yeux topaze brillèrent d’espoir contenu. — Mais Père… vous disposez de bien meilleurs combattants. — Je t’ai vue à l’entraînement. J’ai pu constater ta maîtrise des armes et l’obéissance aveugle de tes chatisix. (Il lui sourit avec fierté.) De plus, une fille ne ferait-elle pas tout pour protéger son père ? Grâce au thisme, je sais que ta loyauté est absolue. Yazra’h ne fit aucune autre objection. Elle connaissait les inconvénients de ce choix aussi bien que Jora’h. Accorder cet honneur à une femme, qui de surcroît n’appartenait même pas au kith des soldats, allait susciter la polémique et en consterner plus d’un. Déjà, les nobles présents dans le hall de réception commentaient avec stupéfaction cette nouvelle entorse à la tradition : Jora’h avait parcouru le palais en marchant, il avait quitté Ildira pour se rendre sur Dobro, il s’installait dans le chrysalit quand ça lui chantait, et voilà qu’il élevait sa fille à une dignité normalement réservée à un autre kith. Yazra’h fit un geste imperceptible. Les chatisix se dressèrent sur leurs pattes, muscles tendus, tous trois tournés vers le Mage Imperator. — Cette mission est un honneur pour moi, Seigneur. Je vous servirai sans faillir, et je vous défendrai jusqu’à mon dernier souffle. Vous serez fier de moi. — Je n’en doute pas un seul instant. C’est pour cela que je t’ai choisie. 90 RUSA’H L’ATTITRÉ D’HYRILLKA Une fois la majeure partie des Hyrillkiens libérée par le shiing brut, Rusa’h n’eut qu’à pousser son avantage. Il savait ce qui devait être fait avant que l’Empire parte à vau-l’eau. L’Attitré agissait par conviction plutôt que par intérêt personnel. Ayant contemplé la Source de Clarté, il pouvait suivre sa voie lumineuse plus aisément que n’importe quel Ildiran – mieux que Jora’h, mieux que leur père. Les dégâts étaient déjà trop importants. Ce n’était pas la faute des Ildirans s’ils s’étaient écartés du droit chemin ; ils avaient suivi aveuglément le Mage Imperator, même lorsque celui-ci se fourvoyait. Ils n’étaient pas censés prendre leurs propres décisions ni penser par eux-mêmes, juste obéir, coopérer, suivre les ordres. Quand leur souverain se trompait, ils se retrouvaient forcément perdus. Rusa’h savait comment mettre un terme à leurs errances. Avec l’aide du shiing. Une poignée de convertis s’était déjà liée à lui, et après ce soir, une vaste majorité d’Hyrillkiens l’aurait rejoint. Plusieurs jours auparavant, lors d’une cérémonie privée, ses lentils avaient accédé au vrai chemin. Ses favorites, qui l’avaient toujours suivi avec enthousiasme, avaient fait de même. Ces femmes splendides, fertiles, n’étaient plus attirées par les plaisirs de la chair qui les consumaient jusqu’alors. Elles poursuivaient d’autres desseins avec la même dévotion. Ceux de Rusa’h. Thor’h n’avait pas posé de problème. Le jeune homme s’était porté volontaire dès le départ… et son statut de Premier Attitré constituerait une arme redoutable dans ce qui s’annonçait comme une bataille difficile, mais nécessaire. Le cas de Pery’h était plus problématique. L’Attitré expectant se révélait trop intelligent, trop loyal envers son père, et sans réel point faible. Mais Rusa’h trouverait la solution adéquate. La Source de Clarté le guiderait sur la route longue et périlleuse qui mènerait les Ildirans vers un futur glorieux. L’Attitré d’Hyrillka retourna au palais-citadelle au coucher du soleil principal, dont la couleur bleuâtre disparut du ciel pour laisser place à l’orangé de l’étoile secondaire. Les centaines de mondes et de soleils de l’Agglomérat d’Horizon brillaient au-dessus de lui en rangs serrés. Depuis sa blessure à la tête, Rusa’h était coupé du thisme normal qui reliait les Ildirans. Et après une consommation effrénée de shiing frais, la plupart des Hyrillkiens erraient dans un état de complet ahurissement, déconnectés du vaste réseau de pensées. Ils étaient délivrés de la surveillance envahissante du Mage Imperator Jora’h, et Rusa’h allait les unir au sein d’un nouvel entrelacs psychique. Les habitants d’Hyrillka ayant suivi les ordres de leur Attitré, ils se trouvaient désormais entourés du même silence mental réparateur dont Rusa’h profitait depuis longtemps. Lors de sa plongée dans le sommeil du sous-thisme, la Source de Clarté lui avait accordé de grands pouvoirs, qu’il comptait bien mettre à profit. Tandis que la population gorgée de shiing restait encore vaseuse et malléable, l’Attitré allait renouer les liens du thisme avant que Jora’h en reprenne le contrôle. Il allait tisser un par un les fils sectionnés, intégrer l’esprit de ses sujets dans une nouvelle trame dont le dessin serait inspiré par la Source de Clarté elle-même… Rusa’h souriait, assis dans le palais-citadelle baigné de la lumière orange du crépuscule. Ses dévots l’entouraient : lentils, favorites, et bien sûr le fidèle Thor’h, tous prêts à l’aider. Ils serviraient de base au réseau en construction, cette structure sur laquelle les autres Hyrillkiens viendraient se greffer avant que l’effet de la drogue se dissipe. La planète entière serait bientôt connectée à son Attitré, et à sa propre version du thisme. Également présent, mais coupé des changements invisibles qui s’opéraient dans la coulisse, le jeune Pery’h arborait une moue désapprobatrice tandis que des serveurs apportaient des plateaux débordant de nourriture. L’Attitré expectant ignorait ce qui se jouait autour de lui. Des danseurs désorientés par le shiing chancelaient devant lui, incapables de recouvrer la grâce de leurs mouvements. — Mon oncle, tout cela est révoltant. — Cesse donc de te plaindre, répliqua Thor’h. Le peuple mérite de faire la fête. L’Attitré en a décidé ainsi. Assis à sa place réservée, Pery’h ne touchait pas à la nourriture, visiblement mal à l’aise, la peau moite et le teint terreux. Depuis que de nombreux Hyrillkiens s’étaient détachés du thisme de Jora’h pour rejoindre celui de Rusa’h, l’Attitré expectant ne bénéficiait même plus du réconfort d’une petite scission. Et cela ne risquait pas de s’améliorer. Quand Rusa’h se leva, tous ceux qui étaient présents dans les pavillons à ciel ouvert firent aussitôt silence, même s’il n’exerçait pas encore sur eux un contrôle total. L’Attitré enveloppa ses sujets d’un regard scintillant. Il y avait là un tel potentiel… Rusa’h convoqua les deux médecins qui l’avaient accompagné depuis Ildira pour surveiller son état de santé et suivre sa convalescence. Lorsque l’un d’eux avait été secrètement forcé à prendre du shiing, son confrère l’avait rapidement suivi dans la conversion. Cette nuit, les deux praticiens accompliraient le geste radical mais nécessaire qui assurerait l’emprise de l’Attitré sur les esprits. — J’ai une déclaration à faire, que la plupart d’entre vous refuseront sans doute de croire de prime abord. Rusa’h prononçait ces mots tout en sachant qu’ils le croiraient, qu’ils boiraient ses paroles. Il avait la preuve de ce qu’il avançait… et cela expliquait le comportement étrange de Jora’h les derniers temps. — Nous vivons des moments difficiles. Hyrillka a bien souffert, les hydrogues ne cessent de s’attaquer aux Ildirans. Nous avons échoué non pas parce que la Source de Clarté est affaiblie, mais parce que nos dirigeants ne la voient plus. Mon père, le Mage Imperator Cyroc’h, se perdait dans ses propres machinations, et mon frère Jora’h est encore pire, puisqu’il s’est aveuglé volontairement. Pery’h se leva d’un bond, les traits déformés par la colère. — Mon oncle, même vos blessures ne sauraient excuser de tels propos ! Les Hyrillkiens se tournèrent vers l’Attitré expectant. Leurs regards brouillés par le shiing dénotaient un certain intérêt, mais nulle trace d’indignation. La drogue les empêchait de partager les sentiments de Pery’h à travers le thisme. Thor’h, lui, se fendit d’un sourire. — Écoute donc ce qu’explique l’Attitré légitime, petit frère. Tu pourrais bien apprendre quelque chose. — Le Mage Imperator perçoit les mauvaises pensées que vous semez dans les esprits. Prenez garde à ce que vous dites, insista Pery’h. Rusa’h fronça les sourcils en s’adressant à son neveu, qui avait refusé de partager le shiing avec la population d’Hyrillka. — Jora’h n’est pas parmi nous ce soir, sauf par ton intermédiaire. Peut-être n’as-tu pas ta place à nos côtés. (Pery’h devait avoir senti qu’il était le seul encore connecté à Ildira par le plus ténu des liens, et que le reste de la planète se dressait contre lui.) Écoute ce que j’ai à dire avant de te forger une opinion. Tu es un jeune homme intelligent, appelé à devenir le prochain Attitré d’Hyrillka, mais il est toujours possible de s’éloigner des chemins tout tracés et des idées préconçues. Nous en avons le pouvoir. — C’est hors de question ! Je ne vous laisserai pas faire ! s’écria Pery’h, choqué. — Commence par m’écouter, tu choisiras ensuite. On a fait croire à notre peuple que Jora’h était le vrai Mage Imperator, l’origine de tous les fils du thisme, mais je sais que c’est faux. La Source de Clarté l’a rejeté. Quand j’étais dans le sommeil du sous-thisme, mon corps ne m’obéissait plus, mais mon esprit était plus libre que jamais. J’ai découvert des secrets dont aucun autre Ildiran n’a connaissance. Et maintenant, je peux en apporter la preuve. Thor’h avait l’air prêt à lancer une salve d’applaudissements, alors que Pery’h avait bien du mal à dissimuler son trouble. Il était le seul à ne pas avoir pris part à l’orgie de drogue dans les champs de nialies, le seul, donc, à garder l’esprit clair, tandis que les Hyrillkiens acceptaient sans broncher les ordres de Rusa’h. — Quelle sorte de preuve ? demanda-t-il. — L’ancien Mage Imperator est mort soudainement, quand j’étais plongé dans l’inconscience. Jora’h a profité du choc et du deuil pour s’emparer du trône au pas de course. Les Ildirans ont jugé cette attitude zélée, honorable, alors qu’elle ne reflétait que sa soif de pouvoir ! Il était prêt à tout pour se débarrasser de notre père et s’asseoir dans le chrysalit. Pery’h fit mine de partir, mais deux gardes lui bloquèrent le passage. Rusa’h continua son discours, que l’Attitré expectant était désormais bien obligé d’écouter. — Grâce à l’un des préparateurs qui se sont occupés du corps du défunt Mage Imperator avant les funérailles, j’ai pu me procurer un échantillon de tissus. Les analyses ne laissent aucune place au doute : Cyroc’h n’est pas mort de sa belle mort, il a été empoisonné ! (L’assistance poussa un cri d’horreur.) Bron’n, son garde du corps, devait faire partie de la conspiration, mais il a eu la décence de mettre fin à ses jours juste après la mort de mon père dans le chrysalit. Jora’h, lui, est parvenu à ses fins. Cet usurpateur a sans doute assassiné lui-même le Mage Imperator. Même sous l’effet persistant du shiing, les Hyrillkiens ne savaient comment réagir à une telle nouvelle, ce qui ne les empêchait pas de croire Rusa’h, en partant du principe que les preuves avancées devaient être irréfutables. — Voilà pourquoi la Source de Clarté l’a renié ! s’exclama l’Attitré. Les rayons-âmes ne sauraient pénétrer le cœur sombre de Jora’h. Tous les Ildirans paient le prix de cette traîtrise, et ils continueront de souffrir… sauf si je peux les guider de nouveau vers la Source de Clarté. (Il croisa les mains.) Je connais mon devoir. Thor’h arborait un sourire idiot, se contentant de hocher la tête à chacune des terribles révélations de son oncle. Pery’h, lui, manifesta sa colère, ce qui déplut à Rusa’h. — Gardes, raccompagnez l’Attitré expectant dans ses appartements. Il y restera jusqu’à ce que la lumière… jaillisse dans son esprit. Les Hyrillkiens n’émirent aucune protestation. Pery’h n’offrit qu’une résistance de principe aux soldats musclés qui l’évacuèrent de la cour, où les fleurs colorées des plantes grimpantes s’étaient ouvertes à la faveur du crépuscule. Plus personne ne pouvait sentir sa présence à travers les liens du thisme. Une fois son neveu parti, Rusa’h se détourna de ses favorites au regard dur pour faire face aux deux médecins. — Puisque Jora’h n’est pas le vrai Mage Imperator, l’espèce ildirane doit s’en trouver un autre. La Source de Clarté m’a chargé de cette lourde tâche. La route qui m’attend sera semée d’embûches, mais j’ai confiance en moi. Je suivrai la lumière pour le bien de tous les Ildirans. (Il s’allongea sur un divan et déboutonna sa robe, exposant son corps nu.) Vous tous ici avez le privilège d’assister à un événement qui va changer à jamais le destin des Ildirans. Les deux médecins se munirent de couteaux cristallins à la lame effilée. Rusa’h regarda ses favorites en se rappelant vaguement les instants délicieux passés en leur compagnie, mais ces temps étaient révolus. Le plaisir physique ne l’intéressait plus. Il se détourna, ferma les yeux, et concentra ses pensées sur sa lumière intérieure. La longue épreuve subie lui avait montré la voie. Seul un lâche ou un égoïste reculerait devant la mission qui l’attendait. Rusa’h devait suivre ses convictions jusqu’au bout : il était le seul à pouvoir retisser la toile du thisme, sectionner les fils moisis qui entouraient Jora’h, et tout ramener à lui. Hyrillka marquerait le début du processus. Viendraient ensuite les nombreux systèmes solaires de l’Agglomérat d’Horizon, puis le reste de l’Empire. L’Attitré murmura son ordre, et les médecins se penchèrent entre ses jambes, pratiquant l’incision rituelle d’un geste rapide. Rusa’h serra la mâchoire, s’empara de la douleur et la conduisit le long des nerfs jusqu’à ce qu’elle devienne une boule de feu et de lumière explosant dans son esprit. Il vit soudain tous les fils qui dérivaient hors du thisme, les liens coupés par la dépendance de ses sujets au shiing. Oublieux des commentaires ébahis de l’assistance et des soins prodigués par les médecins, Rusa’h réunit avec soin les fils dispersés, qu’il relia aussitôt à son cœur pour que Jora’h n’y ait plus accès. L’Attitré sourit, enfin maître du vrai thisme qui formerait la base d’un Empire ildiran purifié et revigoré. 91 SAREIN Quand Sarein retrouva son logement du récif de fongus, elle découvrit que les pièces avaient été étayées à la hâte, comme si un chirurgien ivre, ou aveugle, avait tenté de s’attaquer à une blessure grave. Ces Vagabonds ! Aucun sens de l’esthétique. Ils ne raisonnaient qu’en termes de fonctionnalité et de force brute. Même s’ils avaient souvent utilisé du bois d’arbremonde, les quelques poutres métalliques et autres plaques greffées sur les murs formaient un ensemble particulièrement abject. Pour une raison inconnue, les Theroniens, prêtres Verts compris, avaient coopéré à ces réparations. Même les parents de Sarein semblaient apprécier le travail réalisé par les clans. L’ambassadrice espérait que la forêt-monde recouvrirait ces sinistres marques au fur et à mesure de sa repousse, mais cela prendrait bien longtemps. Les Vagabonds continuaient à s’agiter dans les ruines de la forêt en prétendant y apporter leur aide. Les gitans de l’espace poursuivaient clairement leurs propres buts, sans rapport avec leur prétendu altruisme. Puisque Basil voulait que Sarein devienne Mère de Theroc, la jeune femme demanda une audience privée à ses parents dans la grande salle de réunion. — Nous sommes contents que tu sois revenue. Nous allons pouvoir rattraper le temps perdu pendant ton séjour sur Terre, lui dit Alexa en souriant. Sarein fit appel à son expérience diplomatique et se força à respirer profondément pour se calmer. — J’espère juste que j’arrive à temps. Ne faites pas confiance aux Vagabonds. Croyez-vous qu’ils font tout ça par pure bonté d’âme ? À l’extérieur, les machines entassaient toujours plus de débris, nettoyaient le sol de la forêt, déversaient des engrais chimiques et des graines à pousse rapide. Les convoyeurs emportaient les troncs géants les uns après les autres en direction de lointaines installations spatiales. On aurait dit des profanateurs de sépultures dérobant des corps. — Ma fille, que racontes-tu là ? lui demanda Alexa. Les Vagabonds nous sont d’une aide précieuse. Grâce à eux, les ouvriers theroniens et les prêtres Verts ont accompli de grands progrès le mois dernier. Nous travaillons main dans la main. — Vous vous laissez voler, oui ! Vous ne voyez pas l’énorme effort que les Vagabonds déploient ici ? Ce genre de service a un prix. Vous êtes-vous demandé ce qu’ils avaient à y gagner ? Idriss gratta son épaisse barbe noire. — Apporter de l’aide après une catastrophe, c’est ce que font les gens charitables. Nous en aurions fait autant pour eux, si nous avions été au courant et si nous avions pu agir. Souviens-toi que l’Oratrice Peroni était fiancée à Reynald. Nous n’aurions formé qu’une famille, Vagabonds et Theroniens. Sarein trouvait ses parents si désespérément naïfs. Pas étonnant qu’elle ait voulu quitter la touffeur de Theroc pour se plonger dans la civilisation terrienne. — Les Vagabonds ont toujours été gentils avec nous, ajouta Alexa, sourcils froncés. Pourquoi penses-tu tant de mal des clans ? Cette fois-ci, c’en était trop. La frustration devait sortir. — Parce que l’Oratrice Peroni a coupé les livraisons d’ekti à la Hanse juste quand nous en avions le plus besoin, sans parler d’autres produits tout aussi vitaux. (Sarein comptait sur ses doigts les raisons invoquées par Basil.) Parce que les clans refusent de devenir une colonie hanséatique. Parce qu’ils ne paient aucun impôt à part les droits de douane que nous leur fixons. Parce que nous ne savons même pas où ils se cachent et ce qu’ils font dans notre dos. (Elle attendit en vain un signe d’acquiescement.) N’y a-t-il pas là de quoi nous rendre un peu soupçonneux ? — De toute façon, nous avons besoin d’eux. Et je n’y vois aucun inconvénient, déclara Idriss en secouant la tête. Sarein poussa un soupir exaspéré. — Regardez tout le bois qu’ils emportent ! Ils vont le transformer en produits de luxe et en tirer des profits gigantesques. — Nous leur avons offert ce bois en paiement de leur aide, précisa Alexa sans perdre patience. Et Cesca Peroni, sans que nous lui ayons rien demandé, a proposé de partager les bénéfices avec nous. — Vous avez négocié ? Vous avez signé quelque chose ? Savez-vous au moins quel pourcentage exact Theroc va récupérer ? Idriss se cala dans son fauteuil. — Je suis certain que ce sera équitable. Après tout, rien ne l’y obligeait. — Des centaines d’hommes d’affaires et de négociants de la Hanse auraient donné leur chemise pour obtenir l’autorisation de commercialiser le bois d’arbremonde. Vous n’avez même pas fait d’appel d’offres, vous avez simplement tout donné aux clans. Ça n’a pas de sens, et… — Ma chérie, regarde un peu par la fenêtre, la coupa Idriss, agacé. Tu vois le travail accompli ? Et des représentants de la Ligue Hanséatique, est-ce que tu en vois ? Même pas une équipe d’ingénieurs des FTD pour nous aider à reconstruire. Il n’y a que des Vagabonds. Pourquoi devrions-nous récompenser quelqu’un d’autre ? Alexa se leva de son fauteuil doré. — Nous poursuivrons cette conversation quand tu auras rencontré Cesca. Vous devez vous entretenir en tête à tête et régler les contentieux qui vous opposent. Si les hydrogues n’avaient pas tué Reynald, ce serait ta belle-sœur. Ton père et moi aimerions que vous soyez amies. Elle prit Idriss par le bras, et ils laissèrent Sarein plantée là, comme une petite fille prise en faute. Sarein trouva l’Oratrice des clans dans un pré couvert de suie. Elle demanda à la voir en privé. — Mes parents insistent pour que je vous parle. — Et pourquoi donc ? demanda Cesca en haussant les sourcils. — Ils disent que je soupçonne les vôtres à tort. Les yeux noirs de la Vagabonde s’élargirent d’un coup. — C’est vous qui nous soupçonnez ? C’est original, si l’on considère que la Hanse nous pourchasse, nous dépouille et nous persécute depuis des générations. Quand j’ai appris que vous étiez de retour sur Theroc, j’espérais que vous pourriez servir d’intermédiaire entre la Hanse et les clans, puisque vous étiez la sœur de Reynald. Comme les Theroniens sont un peuple indépendant, je pensais que vous seriez plus ouverte d’esprit. Sarein se rendit compte que si elle parvenait à résoudre le conflit, Basil lui en serait redevable jusqu’à la fin de ses jours. — Reprenez les livraisons d’ekti, et je vous aiderai avec la Hanse. — Vous représentez les habitants de Theroc, ou vous êtes juste aux ordres du président Wenceslas et de ses chiens de garde ? — Vous m’insultez alors que j’essaie d’arranger la situation ? rétorqua Sarein, offensée. — Vous insulter ? Je trouve au contraire que je fais preuve d’une retenue admirable. Le président sait déjà ce qu’il doit faire s’il veut revoir son ekti. La balle est dans son camp. Sarein ne se laissa pas intimider, consciente d’être en position de force. — Ne croyez pas que l’ekti met la Hanse à vos pieds. Plusieurs livraisons sont déjà arrivées sur Terre depuis notre moissonneur d’ekti sur Qronha 3. Une fois que nous aurons installé d’autres moissonneurs et que la colonisation par transportail ira bon train, nous n’aurons plus besoin de votre carburant. Que deviendrez-vous ? Cesca ne mordit pas à l’hameçon. — Un peuple autosuffisant, je suppose. Et indépendant. Pensez-y, Ambassadrice. La Hanse nous a volés et a commis un meurtre. Sinon, pourquoi aurions-nous décrété un embargo sur notre marchandise la plus profitable ? Mais j’ai vu ce que les Terreux font aux cargos sans défense et aux innocents qui sont à bord. — Racontars. — J’ai des preuves irréfutables, cracha Cesca. Vous voulez voir l’épave ? Les traces de jazer ? Sarein durcit ses traits, incapable d’imaginer un tel scénario. — Le président Wenceslas n’aurait jamais autorisé ce genre d’atrocités. Le roi encore moins. Sarein ne pouvait toutefois s’empêcher de repenser aux sombres manœuvres dont Basil s’était déjà rendu coupable. Arraisonner un vaisseau des Vagabonds et dérober son contenu, était-ce vraiment différent ? Mais elle refusait de l’envisager. — Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas pris la peine de nier, ni même de nous répondre ? Les élévateurs passaient au-dessus des deux jeunes femmes, chargés de troncs abattus. Des bulldozers déblayaient les débris tandis que des groupes de prêtres Verts cherchaient les parcelles encore fertiles et y replantaient des surgeons à la main. Sarein et Cesca semblaient prises dans une bulle qui les isolait de l’activité trépidante. La Theronienne se tenait bien droite, lèvres pâles, muscles tendus. Tout à coup, un Vagabond rougeaud se précipita vers elles, vêtu d’un uniforme recouvert de poches et de broderies. — Oratrice Peroni, il y a une urgence ! C’est le Dépôt du Cyclone ! L’homme murmura son message à l’oreille de Cesca, tout en surveillant Sarein du coin de l’œil. La Vagabonde enrageait visiblement. Elle lança un regard noir à son interlocutrice. — Vous vouliez des preuves ? Vos Forces Terriennes de Défense viennent d’attaquer un de nos plus grands complexes. Les soldats ont volé l’ekti et tout ce qui se trouvait à bord, puis ils ont enlevé l’équipage… avant de détruire la station. — Je ne… peux pas y croire. Sarein se méfiait de ce genre d’information, mais l’Oratrice Peroni aurait-elle programmé une telle mise en scène, avec un faux messager ? C’était peu vraisemblable. Avant son départ de la Terre, la Theronienne se doutait que Basil préparait quelque chose contre les Vagabonds, mais rien de si direct, de si violent. La guerre contre les hydrogues rendait le président de plus en plus agressif. Lanyan et lui avaient-ils finalement dépassé les bornes ? L’Oratrice, elle, avait du mal à contenir sa rage. — Je compte envoyer tous les documents et images nécessaires au Palais des Murmures. Comme si les attaques des hydreux ne nous suffisaient pas, voilà que la Hanse s’y met. J’espérais résoudre cette affaire entre gens civilisés, mais la Grosse Dinde montre enfin ses vraies plumes au grand jour. Vous devriez mieux choisir vos amis, Ambassadrice. Pour le bien de votre peuple. Sur ces mots, Cesca s’éloigna au pas de course vers le vaisseau du messager. 92 KOTTO OKIAH Kotto fila vers Osquivel dans un vaisseau au confort minimal, mais c’est à peine s’il s’en rendit compte. Ses pensées étaient ailleurs. Il avait déjà oublié son travail sur Theroc au profit de nouveaux mystères et de nouveaux problèmes. Cesca Peroni lui avait trouvé une couchette dans un cargo en partance pour les chantiers spationavals d’Osquivel. Il avait de la nourriture, de l’eau et de l’oxygène, de quoi d’autre aurait-il eu besoin ? Le capitaine était un homme solitaire qui n’aimait guère avoir des passagers à bord, mais tant que l’ingénieur restait dans son coin, perdu dans ses calculs, les deux Vagabonds s’entendaient bien. Kotto était obsédé par l’idée de fourrer son nez dans un véritable orbe de guerre – intact ! Il réfléchissait déjà à toutes les possibilités offertes, mais comme il existait peu de données sur les vaisseaux hydreux, il avait du mal à extrapoler ou à développer des théories sans être sur place. Il se sentit donc obligé de tourner son esprit fiévreux vers d’autres considérations. Après avoir rendu les armes face à la chaleur insoutenable d’Isperos, qui avait coûté plusieurs vies, il avait tenté de faire mieux dans le froid ultime de Jonah 12, où des lacs de méthane liquide entourés d’icebergs d’ammoniaque gelée donnaient au planétoïde une allure de pays enchanté. Comme les gaz atmosphériques s’étaient solidifiés, les Vagabonds avaient pu utiliser des tracteurs et des pelleteuses résistantes pour extraire l’hydrogène directement du sol. Mais la plupart des appareillages mécaniques faits de main d’homme étaient incapables de supporter longtemps un tel environnement. C’est pourquoi, sur sa couchette, Kotto révisa entièrement la conception des différents engins, en vue d’installer de nouveaux caissons d’isolation pour les moteurs. Le jeune ingénieur ne s’était jamais considéré comme un homme particulièrement aventureux, mais il gardait en mémoire le défi que Cesca Peroni avait lancé à tous les Vagabonds le jour où elle était devenue Oratrice à la place de la mère de Kotto. Elle lui avait paru si belle, si résolue, si enthousiaste, qu’il s’était promis de ne jamais la décevoir… Pendant son temps libre, il avait également étudié toutes les publications consacrées aux transportails klikiss, et même une partie de celles consacrées au Flambeau. La civilisation insectoïde avait développé des formes absconses de mathématiques et d’ingénierie, mais Kotto, qui aimait changer d’angle de vue, les trouvaient passionnantes. Ses pensées s’élançaient comme des projectiles ricochant sans cesse dans un espace privé de gravité. Quand le vaisseau arriva à destination, Kotto rangea toutes ces digressions dans un petit coin de sa tête. Del Kellum l’attendait à la descente du cargo, mains sur les hanches, menton et barbe broussailleuse en avant. — Bon sang, Kotto, ta mère nous a toujours dit qu’il fallait prêter attention à tes idées farfelues, eh bien maintenant, tu vas pouvoir être aussi farfelu que tu voudras ! Le jeune homme ne vit aucune insulte dans la tirade du chef de clan. — J’en apprécie l’augure. (Il regarda tout autour de lui dans la baie d’amarrage.) Alors, elle est où cette épave ? J’ai hâte de m’y mettre. — On ne garde pas un truc pareil dans une zone habitée, au cas où il prendrait l’envie aux hydreux de venir le récupérer. (Il posa la main sur l’épaule de Kotto et l’entraîna dans la station.) On l’a emporté de l’autre côté des anneaux. Il est là, bien tranquille, et n’attend plus que toi. Kellum projeta un diagramme sur un écran mural. Un point lumineux indiquait à quel endroit la petite sphère hydrogue avait été placée sur une orbite stable en périphérie des anneaux. — J’ai réuni une équipe de cinq compers pour t’assister, des Amicaux et des Confidents, mais tu seras le seul humain du secteur. À moins que tu aies vraiment besoin de quelqu’un ? Le chef de clan haussa les sourcils en espérant que Kotto déclinerait l’offre, ce qu’il fit en secouant la tête. — Non, je préfère être seul. — Parfait. J’ai mis un stock de provisions et d’équipements de labo à ta disposition. (Kellum afficha une photo de la sphère, qui hypnotisa aussitôt l’ingénieur.) Voilà. C’est à toi de jouer. 93 DAVLIN LOTZE Quand le vaisseau de Davlin atteignit tant bien que mal les abords du système de Relleker, il ne restait que quelques vapeurs de carburant interstellaire dans les réservoirs, mais le transmetteur continuait à lancer des appels à l’aide. Le soleil de Relleker était une boule scintillante ; ses planètes, des points brillants – tous affreusement loin. Davlin passa des heures à effectuer calcul sur calcul, envisageant puis rejetant des plans de plus en plus désespérés. Il choisit de brûler ses dernières gouttes de carburant dans une ultime accélération savamment étudiée, destinée à sortir le vaisseau de sa courbe de décélération pour lui permettre de progresser encore un petit peu. Il dériverait plus près d’une des planètes, mais bien trop lentement. Le jour suivant, alors qu’il perdait espoir d’être repéré à temps, son vaisseau fut intercepté par une unité de reconnaissance qui guettait une possible incursion hydrogue. Les forces de défense de Relleker ne faisaient pas officiellement partie des FTD et n’avaient pas l’air très bien entraînées, mais au moins elles étaient au bon endroit. Dès qu’il monta à bord, comme il n’avait pas une seconde à perdre, Davlin fit valoir son grade militaire, exhibant les documents émis à son nom par le président Wenceslas. Devant l’hésitation de la sentinelle, il usa de ses techniques de béret d’argent pour s’emparer du vaisseau et filer vers Relleker. À cet instant même, les habitants de Crenna gelaient, mouraient… mais comptaient toujours sur lui. La population de Relleker s’était hélas révélée aussi peu préparée aux mesures d’austérité que la plupart des colonies. Ce n’était qu’une planète de villégiature accueillant avec luxe de riches citoyens de la Hanse, qui n’avaient jamais envisagé de vivre en autarcie. La majeure partie de l’ekti disponible avait été utilisée pour rassembler du matériel d’urgence, ainsi que d’autres articles que les habitants avaient jugés nécessaires à leur survie. Quand Davlin rencontra le gouverneur de Relleker, une femme apparemment bien nourrie répondant au nom de Jane Pekar, celle-ci déclara en haussant les épaules qu’elle ne disposait pas d’assez de ressources pour porter secours aux colons de Crenna. — Malgré vos lettres de créance et l’urgence évidente de la situation, nous ne pouvons tout simplement pas vous aider, monsieur Lotze. — Vous n’avez pas l’air du genre à vous donner beaucoup de mal pour résoudre les problèmes, par ici. Davlin resta debout dans le bureau du gouverneur bien après que Jane Pekar eut commencé à se sentir mal à l’aise, mais il n’avait aucun moyen de forcer Relleker à agir, ni même de l’inciter à fournir son aide. Il avait du mal à croire qu’il s’était donné tant de mal pour arriver jusqu’ici, juste pour se trouver confronté à de nouveaux obstacles qu’il n’avait pas le temps de contourner. Il enrageait de son impuissance. Se pouvait-il qu’il ait fait tout ce chemin pour échouer si près du but ? — Nous avons un vaisseau de ravitaillement qui doit passer dans un jour ou deux, soupira Pekar. Le capitaine Kett et le… quelque chose Avide. Peut-être pourra-t-il vous épauler. Davlin eut enfin une raison de sourire. Il se précipita sur Rlinda Kett et Branson Roberts dès que leurs vaisseaux atterrirent. — Vous m’avez suggéré de m’adresser à vous si j’avais besoin d’aide. C’est le cas. L’exosociologue trouvait profondément déstabilisant de dépendre de quelqu’un. Le sourire de Rlinda s’élargit au fur et à mesure qu’il expliquait la situation. — Ah, je suis ravie d’être utile ! Vous ne pensiez quand même pas que j’allais faire comme ces politiciens qui oublient leurs promesses ? Roberts et elle vidèrent leurs soutes, y compris du matériel destiné à d’autres colonies. — Je mettrai tout ça sur la facture de Relleker. Cent trente personnes, hein ? Est-ce qu’elles sont un peu plus maigres que moi ? s’enquit Rlinda en tapant sur ses larges hanches. — Ça, je peux vous le promettre. — Alors on y va. Le Curiosité Avide et le Foi Aveugle pénétrèrent dans l’obscurité du système de Crenna. Davlin se tenait dans le cockpit aux côtés de Rlinda, bien plus agité que le jour – pas si lointain – où elle l’avait déposé sur la petite colonie. Il avait du mal à contenir son soulagement. « Nous y voilà, déclara Branson Roberts depuis le Foi Aveugle. C’est vrai qu’on dirait que quelqu’un a éteint le soleil. On ne se rend même pas compte qu’on est dans un système solaire. — Essaie juste de ne pas t’écraser sur l’étoile, BeBob. Tu oublies parfois de regarder la route. — C’est pas gentil, ce que tu dis là. — Certes, mais je remarque que tu ne nies pas. » Rlinda ajusta la trajectoire, et Davlin se rapprocha du hublot. Grâce aux filtres infrarouge, ils distinguaient encore quelques taches de couleur tandis que l’énergie thermique de la planète finissait de se disperser dans l’espace. Une fois éteint le feu nucléaire de son soleil, le système de Crenna tout entier n’était plus qu’un corps qui refroidissait lentement, une boule noire perdue dans l’espace. L’atmosphère de la planète avait déjà gelé. La glace s’empilait par couches sur un sol ravagé, l’air s’était changé en neige de dioxyde de carbone, lacs et rivières avaient disparu, à l’instar de la moindre créature vivante. — J’espère qu’ils sont encore en vie, dit Davlin. « Il dure depuis combien de temps, cet âge de glace ? demanda Roberts par radio. — Moins de deux semaines. La planète elle-même émet encore un peu de chaleur, et l’étoile n’est pas complètement froide. Il reste environ un pour cent du rayonnement initial. » — Heureusement qu’on a pensé à prendre les pelleteuses, se félicita Rlinda. Davlin, dites-moi où aller. Avant de partir, il avait placé une balise munie d’une batterie longue durée près de l’écoutille donnant accès aux tunnels. Il n’avait pas donné ce détail au maire, pour que les gens recroquevillés dans leur abri ne se rendent pas compte à quel point le monde extérieur allait devenir hostile. Davlin parcourut la bande de fréquences et finit par localiser l’écho de la balise, plus faible qu’il l’aurait cru. Il réalisa, consterné, que la balise elle-même était profondément enfouie sous la glace. — Ne vous inquiétez pas, on fonce droit dessus, dit Rlinda. Ils plongèrent dans les tourbillons neigeux des flocons de dioxyde de carbone, tandis que Davlin essayait de joindre les colons. « Crenna, Crenna, ici Davlin Lotze. Monsieur le maire, vous me recevez ? J’ai ramené des secours. » Malgré plusieurs tentatives, il n’obtint que des parasites en guise de réponse. Rlinda jeta un œil à son équipement et secoua la tête. — Ne sautez pas trop vite aux conclusions. La tempête de neige perturbe les transmissions, et ce n’est pas dit qu’un signal normal puisse traverser une telle épaisseur de glace. Quand les deux vaisseaux arrivèrent à destination, Davlin scruta les couches de glace et d’atmosphère gelée. Il ne distinguait aucune saillie indiquant son hangar ou n’importe quel autre bâtiment. — Un petit épandage de sel ? plaisanta Roberts. — Si c’est l’atmosphère qui a gelé, la température de sublimation doit être très basse, analysa Rlinda. Les gaz rejetés par les moteurs devraient suffire. Inutile de faire dans la finesse. Elle descendit aussi près que possible de la masse de glace, et les gaz brûlants créèrent aussitôt des geysers de vapeur sur une large zone autour de l’écoutille scellée. Après une demi-heure de subtiles manœuvres de haut en bas pour conserver sa position, Rlinda avait déjà dégagé une bonne surface de terrain. Elle laissa le Foi Aveugle prendre sa place et continuer à vaporiser l’obstacle. Peu de temps après, un grand cratère entourait l’écoutille. — Problème suivant, lâcha Davlin. Nous étions si pressés de creuser un souterrain pour garder les colons au chaud que nous n’avons posé dessus qu’un simple couvercle métallique. Ça n’a rien d’un sas sophistiqué. — Est-ce qu’ils peuvent survivre assez longtemps pour rejoindre les vaisseaux ? demanda Rlinda. — Il n’y a pas d’air, là-dehors. Tout est gelé. — Eh bien… voilà qui est intéressant. — On n’a pas de tube pour relier le vaisseau à l’écoutille, déclara BeBob. — Combien de combinaisons spatiales disponibles ? s’enquit Davlin. — J’en ai trois, et BeBob trois autres. — Quatre, transmit le capitaine du Foi Aveugle. — Parfait, dit Davlin en tapotant le panneau de commandes. Vous avez un dôme d’urgence, pas vrai ? — Oui, ça fait partie de l’équipement de secours usuel. Mais il ne peut pas abriter plus de deux personnes. — Dans ce cas on l’installe sur l’écoutille, on le pressurise avec les combinaisons à l’intérieur, et on obtient un petit sas. Une fois l’écoutille ouverte, les colons viennent enfiler les combinaisons deux par deux, puis rejoignent les vaisseaux par groupes de six ou sept. — Ils sont cent trente là-dedans ! s’exclama Roberts. Avec le temps d’habillage et les pressurisations successives, ça va prendre des jours. — Eh bien ça prendra des jours. Mais ça marchera, dit Davlin en gratifiant Rlinda d’un sourire inhabituel. Les trois sauveteurs sortirent se mettre au travail, entourés par les imposants murs de glace du cratère qu’ils venaient de creuser. Ils se débattirent avec la structure flexible du dôme, conçue pour assurer une survie à court terme dans un environnement spatial inhospitalier, mais parvinrent néanmoins à recouvrir les alentours de l’écoutille et à fixer tous les points d’ancrage. Davlin utilisa l’outil le plus lourd pour donner de grands coups sur le couvercle métallique, afin de signaler sa présence aux colons qui n’avaient pas reçu les transmissions radio. La réponse ne se fit guère attendre : des coups furent frappés de l’autre côté. — Il y a au moins quelqu’un en vie. Branson Roberts pénétra dans le dôme, muni des trois combinaisons du Curiosité Avide. Davlin et lui feraient un second voyage pour apporter les quatre dont disposait le Foi Aveugle. Quant à Rlinda, elle mettait en route un chauffage d’appoint. — Notre opération prend une tournure plus fastidieuse que spectaculaire, observa Roberts. — Sauver des gens un par un me semble assez excitant comme ça, répliqua Davlin. Rlinda lui donna une tape amicale sur l’épaule. — Pour un espion, vous êtes drôlement sensible, monsieur Lotze. Sans prendre la peine de répondre, Davlin s’attaqua aux commandes de l’écoutille métallique. Lorsqu’il réussit enfin à l’ouvrir, plusieurs sourires familiers l’accueillirent de l’autre côté. Le maire se précipita sur lui et le prit dans ses bras. Le geste mit Davlin mal à l’aise, mais il ne regrettait rien. 94 ORLI COVITZ Les nouveaux colons de Corribus se hâtèrent de transformer leur camp de fortune en village digne de ce nom, en s’appuyant sur l’ancienne cité klikiss. Ils avaient devant eux une planète entière à apprivoiser, mais il restait encore tant de tâches urgentes à accomplir qu’ils n’avaient guère le temps de partir en exploration. Orli choisit donc de prendre l’affaire en main. Des années auparavant, des xéno-archéologues avaient parcouru les ruines extraterrestres en s’évertuant à rassembler autant d’informations que possible avant d’être à court de budget. Plus tard, Hud Steinman et d’autres explorateurs de la Hanse avaient fait des relevés préliminaires dans le secteur. Malgré cela, Orli savait que des centaines de niches et de recoins n’avaient toujours pas reçu la moindre visite. Son père était du genre à espérer sans cesse dénicher un trésor caché, et une partie de cette rêverie avait dû déteindre sur elle. Après tout, les Klikiss pouvaient très bien avoir dissimulé des enregistrements ou enterré leurs richesses pendant l’ultime bataille qui avait secoué le canyon. Orli s’esquiva discrètement pour une séance d’exploration, en laissant son grillon poilu dans sa cage. Jan avait pris son quart au poste d’écoute, dans la tour de communications, où il passait sans doute son temps à envisager de nouvelles et étranges inventions… L’adolescente se dirigea vers l’endroit où le canyon rétrécissait, coincé entre les hauts murs de granit à moitié fondus. Au fil des millénaires, des concentrations anormales de minéraux avaient suinté à l’extérieur des fissures et formé des cristaux d’alun, sortes de cubes de verre opaque empilés les uns sur les autres, qui pailletaient le flanc des falaises comme des rangées de diamants mal taillés. Dans sa première note, Margaret Colicos avait décrit le site avec poésie, évoquant des « montagnes qui pleurent des larmes de cristal ». Elle s’était demandé si leur disposition composait un message laissé par les Klikiss, ou un circuit intégré dessiné à même le granit, mais une analyse plus poussée avait montré que les cristaux s’étaient développés bien après l’attaque dévastatrice qui avait vitrifié la pierre. Orli ne voyait dans ces protubérances que des prises faciles pour une séance d’escalade, un escalier qui la conduirait jusqu’aux niches inaccessibles creusées au sommet de la paroi rocheuse. Elle entama l’ascension, posant les pieds sur les cristaux et en agrippant d’autres avec les mains pour se hisser de plus en plus haut. La jeune fille se réjouissait à l’idée de découvrir des endroits qu’aucune expédition archéologique n’avait jamais répertoriés. Louis et Margaret Colicos, sans oublier Hud Steinman, étaient vieux. Ils ne se seraient jamais lancés dans une entreprise aussi physique ou aussi risquée. Elle fit une pause à mi-chemin, en profita pour regarder en bas, et réalisa que ce n’était pas une bonne idée. Le fond du canyon était déjà bien loin, le reste de la paroi s’élevait à une hauteur vertigineuse au-dessus d’elle, et les blocs d’alun lui paraissaient soudain dangereusement instables. Si elle s’évanouissait, ou si elle ratait une prise, la chute serait mortelle. Orli déglutit un grand coup et choisit de garder les yeux en l’air plutôt que vers le bas. Elle fixa son regard sur une faille sombre, verticale, à moitié cachée par un repli de la falaise. Autrefois, cela avait peut-être été l’entrée béante d’une grotte, mais la chaleur intense des bombardements avait fait couler le granit jusqu’à former une sorte de rideau devant l’accès. Quand Orli parvint à la bonne altitude, la fatigue commençait à la gagner. Elle n’avait pas perdu sa cible de vue, et l’avait d’ailleurs presque atteinte, lorsque son pied glissa sur la surface lisse d’un cristal incliné. Elle réussit à se rétablir en empoignant une saillie de granit. Le souffle court, elle pénétra enfin dans l’obscurité de la grotte. Comme la plupart des salles de l’ancienne cité étaient plus ou moins effondrées, et de toute façon plongées dans le noir, tous les colons disposaient d’une lampe de poche. Orli rampa jusqu’à ce qui était visiblement une vaste pièce, fouilla dans ses poches avec ses mains meurtries, et alluma sa petite lampe. La lumière éclaboussa les murs de la grotte. Le granit brut contrastait avec les parois fondues des falaises, mais l’endroit était trop parfaitement symétrique, trop bizarrement placé à une telle altitude, pour être le résultat d’une érosion naturelle. Orli imaginait une armée d’ouvriers – des Klikiss ? – creusant cet espace sphérique de cinq mètres de diamètre. Pourquoi si haut ? Elle dirigea la lumière vers le plafond de la grotte et sur le mur opposé, à la recherche d’une issue ou d’autres tunnels, mais ne découvrit que des exemples de l’étrange écriture klikiss, des hiéroglyphes et des équations qui se développaient en spirale autour d’un point central. Son cœur manqua un battement quand la lampe éclaira le sol poussiéreux. Les derniers rapports expédiés par Margaret Colicos depuis Rheindic Co comportaient les images d’un corps de Klikiss momifié. Orli reconnut immédiatement les restes flétris qu’elle avait sous les yeux, le cuir recouvrant la silhouette insectoïde, même si ce spécimen-là n’était pas intact. Le corps avait été écartelé, l’exosquelette déchiré de l’intérieur, comme si la créature avait avalé des mines qui avaient fini par exploser. Les membres et la carapace donnaient l’impression d’avoir été mâchés depuis l’intérieur de la dépouille. Par un terrible parasite de Corribus ? Par un prédateur ? Les ombres semblaient tout à coup plus noires, l’air plus froid. Orli guetta le moindre bruit, mais ne perçut que le battement de son pouls dans ses oreilles, sa respiration irrégulière, ainsi qu’une vague brise soufflant à l’extérieur de la grotte. L’adolescente aperçut une autre silhouette brisée derrière le corps de l’extraterrestre, plus grande, plus sombre, enveloppée d’ombres huileuses. La forme était similaire, mais faite de métal et de céramique couleur d’obsidienne. Un robot klikiss ! La machine insectoïde avait subi les mêmes traumatismes que son équivalent organique. Les composants, difficilement reconnaissables, avaient été écrasés puis dispersés dans la pièce comme si une armée de rongeurs s’était amusée avec. Les morceaux d’un exosquelette pratiquement indestructible avaient été broyés, éparpillés, réduits à l’état de vulgaires déchets. Orli ne pouvait concevoir la force qu’il avait fallu déployer pour obtenir ce résultat. Même si les événements dataient de plusieurs milliers d’années, la violence de la scène résonnait tel un cri au sein du silence claustrophobique. Quelque chose d’horrible avait massacré le puissant robot et son créateur – mais quelle sorte de prédateur irait s’attaquer aux Klikiss et à leurs machines ? Orli frissonna. La grotte lui parut soudain plus petite, l’atmosphère plus pesante. Elle se cogna contre le mur en reculant, ce qui lui arracha une plainte terrifiée. Ce n’était pas du tout le genre de mystère qu’elle avait escompté mettre au jour. La jeune fille inspira profondément pour se calmer, et tenta de fredonner une des mélodies composées sur ses bandes de synthétiseur. Elle se répétait qu’elle n’avait rien à craindre, que l’auteur du carnage avait disparu de Corribus depuis des siècles et des siècles. La partie rationnelle de son cerveau comprit qu’elle avait sans doute fait une découverte archéologique de premier plan, mais ses capacités de raisonnement étaient noyées sous les battements assourdissants de son cœur. Elle ne rêvait que de quitter la grotte. Et craignait de trouver le chemin du retour particulièrement long. 95 THOR’H LE PREMIER ATTITRÉ Après que son oncle eut imité avec faste la cérémonie de couronnement du Mage Imperator, Thor’h fut ravi de se consacrer à la création d’un fabuleux chrysalit à la mesure du souverain autoproclamé. Désormais, son père devait avoir senti que quelque chose ne tournait pas rond sur Hyrillka. Le Premier Attitré demanda aux meilleurs artisans de la planète, assistés de sculpteurs et de remémorants, de concevoir un réceptacle d’une beauté extravagante pour le vrai Mage Imperator. Les artistes se mirent au travail avec une dévotion sans bornes, refusant de se reposer ou de se nourrir avant d’avoir fini. Les flancs incurvés du chrysalit étaient incrustés de cristaux et de pierres précieuses, décorés de scènes de La Saga des Sept Soleils qui mettaient en valeur les exploits des grands Mages Imperators de la glorieuse lignée de Rusa’h. Les extraits choisis par Thor’h se perdaient dans les brumes du passé, sans rapport avec la triste réalité du moment et la corruption que son propre père faisait régner parmi les Ildirans. Après la folle journée d’ivresse collective passée à consommer le shiing en masse, Rusa’h avait regroupé en lui les fils du thisme émoussés par la drogue, créant ainsi un réseau totalement séparé des autres Ildirans. Les Hyrillkiens suivaient à la lettre les ordres du nouvel Imperator ; tous ceux qui n’avaient pas pris de shiing, intentionnellement ou accidentellement, étaient pourchassés et forcés de participer à la fête. À part Pery’h, Hyrillka ne formait plus qu’un seul et même organisme. Thor’h n’avait pas hésité une seconde à mettre ses compétences au service de son oncle : il en éprouvait même une grande joie. Seul son entêté de frère avait refusé. Des gardes dévoués à Rusa’h maintenaient l’Attitré expectant en résidence surveillée dans le palais-citadelle, avec interdiction de voir quiconque. Thor’h avait été lui parler plusieurs fois, parfois moqueur, parfois suppliant, mais Pery’h s’obstinait à nier l’évidence malgré la souffrance induite par son isolement. Contrairement au reste de la population, un membre de la lignée du Mage Imperator ne pouvait pas être forcé à intégrer le nouveau réseau du thisme. Pery’h devait d’abord être convaincu, et renier son père de son plein gré – sauf qu’il ne voulait rien savoir, ce qui commençait à poser un problème à son oncle… Trois jours plus tard, Thor’h présenta fièrement le chrysalit à Rusa’h, qui était alité, les yeux vitreux, pas encore complètement remis de la castration qui lui avait ouvert les portes du thisme parallèle. Rusa’h se sentait néanmoins presque assez fort pour retourner parmi son peuple, et lorsqu’il vit le chrysalit, son visage s’éclaira comme la plus belle aube sur l’Agglomérat d’Horizon. — C’est absolument magnifique. Thor’h, tu es vraiment mon Premier Attitré. Le jeune homme se redressa sous l’effet du compliment. Le nouveau Mage Imperator avait ordonné de ne plus consommer de shiing pour ne pas affaiblir le réseau à peine créé, et Thor’h ressentait durement les premiers effets du sevrage. Toute la drogue produite sur Hyrillka allait dorénavant être stockée afin d’assurer la conversion d’autres mondes. Le Premier Attitré en était devenu si dépendant que le manque faisait vibrer tous ses muscles, mais le thisme tissé par son oncle suffisait à son bonheur. L’Imperator se leva pour prendre place dans le chrysalit avec l’aide de son neveu et d’un groupe d’assisteurs jacassants. Il s’agrippa aux bords incurvés, puis activa le mécanisme qui souleva l’ensemble au-dessus du sol. — Si j’en crois les pèlerins que j’ai dépêchés pour observer mon frère, Jora’h s’autorise à poser les pieds par terre. Il se prétend Mage Imperator, et pourtant il se tient sur ses deux jambes comme n’importe quel autre Ildiran. (Le dégoût déforma les traits de Rusa’h.) Il s’est fourvoyé tant de fois qu’il ne retrouvera jamais le chemin lumineux. En tant que seul et authentique Mage Imperator du peuple ildiran, je me conformerai pleinement aux traditions édictées par la Source de Clarté. — Raison de plus pour vous suivre, mon oncle, déclara Thor’h en caressant du bout des doigts les joyaux incrustés et les gravures minutieuses qui ornaient le chrysalit. — Maintenant que je peux de nouveau me déplacer, je désire inspecter les champs de nialies, les canaux d’irrigation et les unités de production de shiing. Ce sont les pierres angulaires de mon règne à venir. — Les convertis n’ont pas pris un seul instant de repos, Seigneur. Les autres cultures ont été brûlées, puis utilisées comme engrais. De nouveaux canaux seront bientôt creusés, et chaque agriculteur consacre toute son énergie à améliorer la croissance des nialies. Le chrysalit se mit en branle, avec Thor’h à sa suite. Ils dépassèrent les colonnes recouvertes de plantes grimpantes qui marquaient la limite de la cour où Rusa’h tenait autrefois ses fêtes… et où il tenait aujourd’hui ses audiences. Les assisteurs se disputaient l’honneur de dégager le moindre obstacle, tandis que quatre fidèles courtisans partaient en avant annoncer la venue du Mage Imperator. Mais Rusa’h les congédia tous. — Je souhaite rester seul avec mon Premier Attitré. Prévenez ceux qui travaillent dans les champs de nialies que je m’adresserai à eux au complexe de moissonnage et de distillation. Les assisteurs se dispersèrent comme une volée de moineaux, obéissant avec frénésie à l’ordre reçu ; les nobles s’arrêtèrent au bord du chemin et s’inclinèrent au passage du chrysalit. Lorsqu’il atteignit le premier champ, Rusa’h guida son siège au-dessus d’un canal d’irrigation aux reflets argentés. Thor’h marchait à côté de lui, sur la terre ferme, tandis que le chrysalit progressait telle une barge de cérémonie sur l’eau transparente. Des créatures scintillantes nageaient dans les canaux, des méduses qui se nourrissaient d’eau, de soleil et de divers nutriments, pour devenir elles-mêmes un aliment gélatineux riche en protéines. Des ouvriers écumaient régulièrement les canaux avec de grands filets dans lesquels ils capturaient les méduses, destinées à être consommées crues lors de joyeuses festivités. Rusa’h avait ordonné que les méduses soient pêchées plus souvent, conservées, et intégrées aux stocks de nourriture qui devaient désormais être rationnés puisque toutes les terres arables produisaient du shiing. — Aurons-nous de quoi nourrir la population, Seigneur ? avait demandé Thor’h. — Nous allons rapidement conquérir d’autres mondes, à commencer par l’Agglomérat d’Horizon. Le shiing étant la clé du succès, sa culture est prioritaire. Une fois que mon nouveau thisme se sera étendu, nous serons ravitaillés par d’autres planètes, peuplées d’armées entières de fidèles sujets. Les deux hommes parcouraient avec élégance les rangées de nialies, entourés de plantes-phalènes mâles qui vagabondaient à la recherche de fleurs femelles à fertiliser. Les ouvriers s’activaient : certains récoltaient des graines et des jeunes pousses à replanter, d’autres pressaient les fleurs jusqu’à la dernière goutte de sève laiteuse, qui était ensuite confiée à des coursiers chargés d’apporter le précieux liquide au complexe de distillation où il était conditionné sous sa forme brute. Les travailleurs des champs n’étaient pas tous ouvriers agricoles de naissance, mais le thisme mis en place par Rusa’h unifiait l’ensemble des Hyrillkiens, et à ce moment, l’Imperator avait plus besoin des agriculteurs que de n’importe quelle autre caste. Fonctionnaires, chanteurs et terrassiers se retrouvaient aux champs pour planter, labourer, récolter. Sur chaque continent d’Hyrillka, des membres de tous les kiths couvraient le paysage de nialies. Rusa’h comptait multiplier la production par dix, seul moyen de faire partager sa vision aux Ildirans. Thor’h avait ordonné la modification des vaisseaux stationnés à l’astroport. C’était là, un jour qui paraissait déjà bien loin, qu’Adar Kori’nh avait débarqué avec ses croiseurs pour ramener le jeune Premier Attitré sur Ildira, remplissant ainsi la première partie du plan machiavélique de Jora’h. Dorénavant, même les vaisseaux-cargos se voyaient équipés d’une coque renforcée et d’un arsenal aussi bien défensif qu’offensif. Seuls les bâtiments de la Marine Solaire étaient censés être armés, mais l’Imperator Rusa’h devait procéder à de nombreux changements pour engager de nouveau l’espèce ildirane sur la route lumineuse menant à la Source de Clarté. Des cargaisons entières de shiing concentré n’attendaient qu’un mot de Rusa’h pour partir. À l’instar des lentils, Thor’h ignorait la stratégie exacte de son oncle, mais ils accordaient tous une confiance aveugle à leur souverain éclairé. La flotte décollerait dès que l’Imperator aurait choisi sa cible, et estimé que l’heure était venue. Rusa’h et son neveu rejoignirent au bout du canal une usine à l’activité frénétique, où une équipe d’Ildirans, tous kiths confondus, travaillait avec acharnement au conditionnement du shiing. Lorsque Thor’h était venu organiser la reconstruction après l’attaque hydrogue, cet endroit n’était pas une usine, mais un pavillon où des troupes de danseurs manipulaient fanions et rubans réfléchissants. Autrefois, ce genre de spectacle passionnait l’Attitré d’Hyrillka, mais ses priorités avaient changé. Rusa’h avait proclamé un moratoire sur les « activités culturelles improductives ». Chaque Hyrillkien devait consacrer tout son temps et toute son énergie à la tâche vitale qui lui était assignée. Quand le chrysalit fit son entrée dans l’usine, les travailleurs hésitèrent à abandonner un seul instant leur dur labeur, mais quand Rusa’h leva les mains, ses sujets s’approchèrent pour l’écouter. — Vous êtes les guerriers du futur ! Ni simples gardes, ni simples soldats, mais bel et bien des combattants engagés dans une vaste bataille où se joue l’âme même de l’espèce ildirane. Nous devons espérer qu’il n’est pas trop tard pour sauver notre peuple. (Les gens hochèrent la tête, attentifs. Thor’h buvait les paroles de son oncle.) J’ai découvert que les hydrogues n’étaient pas seulement une espèce étrangère, une espèce ennemie, mais aussi et surtout une punition démoniaque infligée par la Source de Clarté ! Ne sont-ils pas apparus dans un jaillissement de lumière sur Oncier ? Jora’h, le soi-disant Mage Imperator, refuse de voir la vérité en face. Même Cyroc’h, mon propre père, était devenu si aveugle au thisme qu’il n’avait pas fait le rapprochement. » Mais j’ai eu une vision révélatrice. Et vous tous, vous m’aiderez à apporter les changements, douloureux mais nécessaires, qui ramèneront les Ildirans dans le droit chemin. L’Empire recommencera à grandir sous mon autorité, et les hydrogues disparaîtront lorsque la Source de Clarté verra que nous ne sommes plus perdus. Les spectateurs absorbaient le discours autant à travers les mots qu’à travers les nouveaux liens du thisme. L’Imperator Rusa’h contempla ses sujets un long moment, d’un œil satisfait, puis fit opérer un demi-tour au chrysalit et demanda à Thor’h de le suivre. — Nous allons bientôt passer à l’étape suivante, Premier Attitré. Planète après planète, l’Agglomérat d’Horizon tombera dans notre giron, et chaque conquête me rendra plus fort. Toujours un peu perplexe, Thor’h raccompagna son oncle jusqu’au palais-citadelle en passant par les champs de nialies. — Comment allons-nous contrôler tout l’Agglomérat d’Horizon, Seigneur ? La maigre population d’Hyrillka est-elle censée venir à bout de la Marine Solaire ? Rusa’h sourit placidement et se cala au fond du chrysalit richement décoré. — La Marine Solaire ne tardera pas à nous rejoindre à son tour, et nous utiliserons ses croiseurs pour exercer notre mainmise sur les autres scissions. Mais d’abord, nous devons nous emparer de ses vaisseaux. — Comment faire ? s’exclama Thor’h, stupéfait. L’Imperator leva un doigt qui, autrefois, croulait sous les anneaux. — Nous allons les attirer sur Hyrillka. Voilà la prochaine étape. Thor’h n’imaginait que trop bien une flotte de la Marine Solaire, puissamment armée, se ruant sur Hyrillka pour y écraser la rébellion menée par Rusa’h. Mais le nouvel Imperator gardait le sourire. — Je vois très bien comment les appâter. 96 CESCA PERONI Durant son voyage vers la Terre, Cesca eut tout le temps de laisser monter sa colère contre les agissements de la Hanse. Elle avait quitté Theroc aussi vite que possible avant de rejoindre Nikko Chan Tylar à un endroit convenu entre eux. Les porteurs d’eau de Jess avaient déjà fait circuler l’information jusqu’aux avant-postes les plus éloignés, mais elle avait besoin de rencontrer le jeune homme pour voir quelles preuves il possédait. Cesca attendit dans le vide spatial que le Vagabond apparaisse sur son radar. Le Verseau finit par arriver, presque à l’heure. Nikko gagna le vaisseau de l’Oratrice, aussi agité et déboussolé que le jour où il avait trouvé l’épave du cargo de Raven Kamarov. Il serrait dans ses mains les supports de données contenant les nombreuses images du Dépôt du Cyclone, ainsi que toutes les transmissions radio des Terreux pendant l’attaque. — Ça ne fait qu’empirer de minute en minute, Oratrice, commenta-t-il en faisant défiler les enregistrements sur le petit écran du vaisseau diplomatique. Cesca découvrit l’assaut brutal, la confiscation des biens et la prise d’otages, pour finir par la destruction gratuite de la station. L’atmosphère du cockpit lui parut soudain glacée. — Le meurtre de Raven était une manœuvre sournoise, mais là, c’est la guerre ouverte. (Elle leva bien haut les supports de données.) La Grosse Dinde croit qu’elle peut nous marcher dessus, mais je te garantis que les autres colonies vont tout à coup se souvenir d’Yreka, quand les FTD s’en étaient prises à des citoyens de la Hanse qui gardaient juste un peu d’ekti pour leurs propres besoins. — Mais les Vagabonds ne sont même pas citoyens de la Hanse. La Dinde n’a aucune autorité sur nous. — Ils ont une armée puissante. Certains estiment que ça suffit largement. Le jeune Vagabond avait toujours les nerfs à vif. — Qu’est-ce que vous comptez faire, Oratrice ? Cesca rassembla son énergie, en regrettant que les clans l’aient forcée à décréter ce stupide embargo. Elle se doutait que les Vagabonds en ressentiraient durement les conséquences, mais elle n’aurait jamais cru que le roi Peter – ou le président – répliquerait avec une telle violence. — Je vais essayer de leur montrer qu’ils commettent une grave erreur. D’une manière ou d’une autre, la Ligue Hanséatique terrienne doit entendre raison. Quand son vaisseau arriva sur Terre, Cesca le dirigea immédiatement vers le Quartier du Palais. Elle ignora les injonctions des contrôleurs aériens, qui lui hurlaient dans les oreilles de se mettre en orbite stable le temps d’obtenir une autorisation. Elle ne condescendit à répondre qu’au moment où les Rémoras décollèrent et menacèrent de l’abattre. « Je suis Cesca Peroni, Oratrice de tous les clans. Je viens traiter avec la Hanse.» « Je n’ai pas été prévenu que les Vagabonds envoyaient une mission diplomatique, lui rétorqua un officier. Vous devez passer par les canaux habituels si vous souhaitez rencontrer un responsable de la Ligue Hanséatique.» Cesca répliqua d’un ton ferme et définitif : « Je ne veux pas “ rencontrer un responsable ”. Je veux parler au roi.» « L’agenda de Sa Majesté n’est pas de notre ressort, madame, lâcha l’officier.» « Ça commence par vous couper l’ekti, et après ça se prend pour la reine du Bras spiral, grogna un pilote en sachant que Cesca pouvait l’entendre.» Maintenant qu’elle était rendue à destination, la Vagabonde se demandait ce qu’elle espérait obtenir en négociant. Les clans avaient déjà cessé leurs livraisons, que ce soit de carburant interstellaire ou d’autres produits, quelle autre menace allait-elle mettre dans la balance ? La Ligue Hanséatique pensait sans doute qu’elle bluffait, que son peuple dépendait de ce lien commercial au même titre que la Grosse Dinde. Sauf que les Vagabonds sauraient se serrer la ceinture et devenir autosuffisants en cas de besoin. Que faire si la Hanse décidait tout simplement de la prendre en otage, comme les habitants du Dépôt du Cyclone ? Si les Terreux croyaient extorquer une rançon, c’était bien mal connaître la fierté et l’indépendance des Vagabonds. La voix d’un haut fonctionnaire de la Hanse retentit soudain dans le cockpit. « L’Oratrice Peroni est autorisée à atterrir. Une audience sera organisée dans les plus brefs délais.» Cesca se posa dans le Quartier du Palais sous la surveillance des Rémoras. Une escorte en grand uniforme se précipita pour lui ouvrir la voie dès qu’elle posa le pied à terre. Nul doute que son vaisseau allait être passé au crible pour y dénicher de précieux renseignements, puis truffé de traceurs divers et variés – mais elle avait encodé toutes les données sensibles, implanté des routines d’effacement, et pourrait aisément détecter n’importe quel système d’espionnage. Elle emporta avec elle des copies des images recueillies au Dépôt du Cyclone. Grâce au message transmis instantanément par les wentals, les Vagabonds avaient eu vent de l’attaque bien plus tôt que les FTD s’y attendaient. C’était le seul as dans son jeu : peut-être les coupables n’avaient-ils pas eu le temps de fignoler excuses et mensonges. Le roi Peter lui avait toujours paru sensible et raisonnable. Il avait épousé Estarra, la sœur de Reynald, et Cesca espérait qu’il saurait se montrer suffisamment impartial. Plus que Sarein, en tout cas. Les gardes la conduisirent dans une salle de réunion privée du Palais des Murmures, où elle put s’asseoir pour rassembler ses idées et peaufiner son argumentaire. On lui en laissa d’ailleurs largement le temps. La jeune femme bondit sur ses pieds quand un comper Serviteur ouvrit la porte. Elle se prépara à présenter ses respects au roi, mais ce fut le président Wenceslas qui la rejoignit dans la salle. — Vous avez de drôles de façons de nous rendre visite, Oratrice Peroni. Je comptais bien vous envoyer un message, mais les Vagabonds sont plutôt difficiles à trouver quand ils n’y mettent pas un peu de bonne volonté. — Je crois que l’assaut sur le Dépôt du Cyclone est un message parfaitement clair. (Elle vit que le président était surpris, moins par sa voix cassante que par le fait qu’elle était déjà au courant.) J’ai demandé à voir le roi. Où est-il ? — C’est moi le responsable, ici. Je vous écoute. — Alors c’est aussi vous le coupable ? Le « responsable » d’attaques gratuites et répétées contre les Vagabonds, leurs vaisseaux et leurs stations ? Voici les analyses effectuées sur l’épave d’un de nos vaisseaux, détruit par l’armement des FTD après avoir été vidé de son chargement d’ekti. (Elle lui tendit son dossier, mais Wenceslas se contenta de le regarder avec dégoût.) Et voici les preuves de votre agression injustifiable contre le Dépôt du Cyclone. Elle mit en marche un écran plat portatif pour projeter les images enregistrées par Nikko. Les Mastodontes et les Mantas étaient facilement reconnaissables tandis qu’ils engloutissaient tout ce qui avait de la valeur dans la station avant de la sortir brutalement de son orbite. — Quand j’ai porté le problème à votre attention, la Hanse n’a pas daigné nous répondre. Les lèvres du président dessinèrent un sourire sans chaleur. — La réponse est assez claire, à présent ? Le Dépôt du Cyclone constituait notre première mesure de rétorsion contre votre embargo illégal, et j’autoriserai de nouvelles opérations militaires jusqu’à ce que vous capituliez. La Ligue Hanséatique ne peut pas vous laisser couper les livraisons d’ekti alors que sa survie est en jeu. (Il s’assit et croisa les mains.) Oratrice, je pense qu’il est temps de mettre un terme à ces absurdités qui nous affectent tous les deux. Nous devrions parvenir à négocier des conditions acceptables. — Des conditions ? Les nôtres étaient pourtant simples, monsieur le Président, mais au lieu de régler le problème, vous n’avez fait que l’envenimer. (Elle désigna le petit écran.) Et ces images de votre odieuse attaque nous donnent raison. Wenceslas n’avait pas l’air particulièrement désarçonné. — Vraiment ? Depuis un mois, nos médias débordent de reportages sur les Vagabonds, sur leur égoïsme, leur traîtrise, leurs manigances. Il me suffit de claquer des doigts pour faire apparaître des foules d’experts qui affirmeront que ce film n’est qu’une falsification ridicule. Tout le monde vous verra essayer d’épater la galerie pour justifier votre embargo, que l’on considère déjà comme une simple tentative de faire monter les prix. À ce propos, permettez-moi de vous soumettre une déclaration que le roi Peter s’apprête à signer. (Il se pencha en avant et activa un écran inséré dans la table, sur lequel se détachèrent des mots bien lisibles.) Si l’on oublie le langage fleuri des diplomates et autres hommes de loi, ce décret instaure la loi martiale contre les clans et révoque tout accord tacite sur une supposée indépendance des Vagabonds. (Une autre page s’afficha.) Voici d’ailleurs un fac-similé du traité signé par les passagers de tous les vaisseaux-générations, y compris le Kanaka, qui garantit qu’aucun colon, membre d’équipage ou descendant de ceux-ci n’agira contre les intérêts de la Terre, comme le fait pourtant votre embargo. (Un troisième document apparut à l’écran.) Et voici une demande officielle exigeant que les Vagabonds nous remettent leurs stocks d’ekti, afin de répartition entre les mondes humains qui en ont cruellement besoin. (Le petit sourire du président ne découvrait presque pas ses dents.) Je peux vous en imprimer une copie pour vos archives. Cesca, elle, ne put s’empêcher d’éclater de rire. — C’est tellement ridicule que ça ne tiendra devant aucun tribunal. — Oh, mais il n’y aura pas de tribunal. En fait, cela donne juste un cadre légal à ce que réclame une grande majorité de nos concitoyens. Vous voulez voir les sondages ? Les clans sont considérés comme hostiles à l’humanité. Quand vous avez si allégrement décidé de couper les livraisons d’ekti, vous avez déclaré la guerre à la Terre, Oratrice Peroni. — Vous n’avez jamais eu le droit d’absorber toute notre production d’ekti. — Bien sûr que si. Et le roi l’a confirmé en personne. Vous nous avez obligés à prendre des mesures d’exception. Cette station… (il scruta les images de Nikko pour retrouver le nom)… le Dépôt du Cyclone n’est que la première des différentes acquisitions que nous envisageons. — Des acquisitions ? — Une poignée d’astéroïdes habités, des mines, des convoyeurs… tous vulnérables. Croyez-moi, si vous me forcez la main, j’ordonnerai à nos soldats de s’emparer de tout ce qu’ils trouveront, et par tous les moyens. (Il la gratifia d’un regard affreusement crispant à force de se vouloir « raisonnable ».) La durée de ce conflit ne dépend que de vous, Oratrice. Lâchez votre ekti, reprenez place dans la grande famille humaine, et nous repartirons enfin de l’avant. Sachant avec quelle aisance les FTD avaient réglé l’affaire du Dépôt du Cyclone, le président s’attendait que Cesca cède à l’ultimatum sur-le-champ, mais c’était bien mal la connaître, et bien mal connaître son peuple. Elle ne pouvait pas retourner sur Rendez-Vous en ayant donné son accord à de telles conditions. Les Vagabonds la fourreraient dans le premier sas venu, l’éjecteraient dans l’espace, et se mettraient en quête d’un meilleur Orateur. — Et maintenant que je suis là, je suppose que vous allez me garder en otage ? Une sorte de prisonnier politique ? Surpris, le président redressa la tête. — Je ne ferais jamais rien de si grossier, Oratrice. Trop de gens vous ont vue arriver. Sans compter que votre arrestation serait une grave faute politique. Les clans se retrouveraient encore plus désorganisés qu’à l’ordinaire, et ça n’en finirait plus. Que diriez-vous de capituler tout de suite, histoire de nous épargner soucis et perte de temps ? Cesca se planta devant lui, et répondit elle aussi d’une voix très calme. — J’ai commis une erreur en vous considérant comme un dirigeant sensé, président Wenceslas. Vous menez une politique d’extorsion pure et simple, avec les soldats des FTD comme hommes de main. En tant qu’Oratrice de tous les clans, je réaffirme ici que les liens commerciaux entre la Hanse et les Vagabonds sont rompus. Nous ne vous livrerons ni ekti ni aucune autre marchandise. Basil avait l’air profondément contrarié. Il déplorait sans doute l’allongement du conflit qu’impliquait l’attitude de Cesca, et le pourcentage de ses ressources déclinantes qu’il allait devoir y consacrer. Il resta assis, se refusant à la moindre démonstration de courtoisie. — Nous allons vous traquer, confisquer tout ce que vous avez. Elle ouvrit la porte à la volée, faisant sursauter le garde qui attendait là. — Si vous avez du temps à perdre, monsieur le Président, allez-y. Envoyez donc vos vaisseaux. Ils ne trouveront rien. 97 KOTTO OKIAH La lumière d’un soleil distant luisait sur la coque de diamant de l’épave hydrogue dissimulée dans les anneaux d’Osquivel. Kotto voulait tout faire à la fois. Il avait un bon millier de tests à lancer, et presque autant de théories à confirmer ou infirmer, mais il savait aussi que beaucoup d’investigations de ce genre se trouvaient vouées à l’échec dès le départ à cause du manque d’organisation, d’un enthousiasme mal maîtrisé ou de protocoles d’expérimentation imprécis. Cette fois-ci, il n’avait pas le droit à l’erreur. Sa responsabilité était trop importante, et il se refusait à perdre ne serait-ce qu’une seconde. Kotto laissa les commandes au comper Pilote, craignant que sa distraction, ou sa fascination pour le projet, lui fassent commettre une erreur fatale pendant qu’il regardait par le hublot. Le petit robot silencieux guida donc le vaisseau à travers le rideau de rochers à la dérive placés à la périphérie de l’anneau. Les deux compers Analystes, GU et KR, attendaient patiemment de pouvoir se mettre au travail. — Première étape, réaliser une étude visuelle de l’extérieur de la sphère, déclara Kotto. Si on n’arrive pas à entrer, c’est tout ce qu’on aura sous la main. GU enregistra avec soin chaque mot prononcé, comme un simple pad de laboratoire. En comparant l’orbite et la vitesse de rotation, Kotto fit une évaluation raisonnable de la masse de l’objet, ce qui lui donna aussi la densité moyenne, et par extension quelques (légers) indices sur l’épaisseur de la coque et sur ce qui se trouvait à l’intérieur. Tandis que la navette laboratoire se rapprochait en spirale de l’orbe de guerre, Kotto en scruta la surface à la recherche de défauts ou d’asymétries. Le globe hérissé de pointes semblait absolument parfait. Aucun moyen de déterminer un haut ou un bas, ni l’éventuelle présence d’une écoutille. — Comment les hydreux entrent-ils là-dedans ? Sacrée question… Malgré des heures d’analyses par toute une série de scanners spectraux, Kotto ne put identifier ni moteurs, ni réacteurs, ni tubes d’échappement. S’il parvenait à décrypter ne serait-ce que les bases de cette technologie, les Vagabonds se feraient un plaisir de les adapter à leurs propres machines. Mais ce n’était pas encore l’heure des réjouissances. Éventrer l’orbe de guerre paraissait clairement impossible par la force, en tout cas aucune force disponible sur les chantiers de Del Kellum. Les Terreux y avaient usé leurs armes les plus puissantes sans réel effet. De plus, Kotto ne souhaitait pas endommager l’engin. Il devait trouver un autre moyen d’y pénétrer. L’ingénieur maintint la navette en place pendant que GU et KR s’équipaient d’appareils d’analyse manuelle non destructifs. Les deux robots franchirent le sas, posèrent leurs capteurs sur l’enveloppe de diamant du vaisseau hydrogue, et lancèrent une nouvelle cascade de tests, envoyant divers signaux et rayonnements sur des fréquences connues pour interagir avec les liens carbone-carbone. Kotto passa ensuite aux analyses vibratoires, après que GU eut disposé un marteau pneumatique sur la coque. Il joua sur l’amplitude des chocs, l’augmentant régulièrement dans l’espoir d’entrer en résonance avec la coque. La manière dont les ondes se propageaient devait aussi permettre de rassembler de précieuses informations sur la structure des matériaux et la disposition interne de l’épave. À sa grande surprise, une certaine vibration provoqua l’ouverture d’une écoutille restée jusqu’alors invisible, qui se dessina comme une ligne circulaire tracée sur une vitre. Quelques secondes plus tard, toujours sous l’effet de la vibration, l’écoutille quitta son emplacement et jaillit dans l’espace à toute allure tel un projectile qui manqua de peu la navette. La soudaine dépressurisation propulsa l’orbe de guerre hors de son orbite. Un jet d’atmosphère brumeuse frappa l’un des deux compers et l’envoya tournoyer en dehors du plan des anneaux d’Osquivel. Le robot s’éloignait en agitant les bras, tandis que le vaisseau hydrogue filait en sens inverse. — Rattrapez-le ! s’écria Kotto. — Référence imprécise, énonça le comper Pilote en se tournant vers lui. S’agit-il du robot ou de l’orbe de guerre ? — De l’orbe, évidemment ! Et préviens le comper – GU, c’est ça ? – qu’on revient le chercher dans quelques minutes. La navette se lança à la poursuite de la sphère hydrogue, totalement hors de contrôle, qui tourbillonnait comme un effet pyrotechnique chinois. Elle frappa un petit astéroïde en orbite, ce qui modifia encore sa trajectoire. L’atmosphère continuait à s’échapper, apparemment inépuisable, et Kotto se rendit compte de la pression interne qui devait y régner – l’équivalent du fin fond d’une géante gazeuse. — Voilà qui explique la densité du vaisseau ! Mais avec la coque ouverte, l’atmosphère libérée agissait en véritable moteur à réaction, et Kotto calcula que cela risquait de durer encore longtemps. Il s’empara du micro pour appeler à l’aide le personnel des chantiers. « Le vaisseau s’échappe ! J’ai besoin de vous pour le maîtriser ! » L’épave frappa un autre rocher, ricocha, et continua sa course folle comme une boule de flipper sans subir le moindre dommage. La navette laboratoire était juste assez rapide pour ne pas se laisser distancer. Un petit groupe d’ouvriers mit deux bonnes heures à reprendre le contrôle de la sphère après que l’atmosphère interne eut fini de se dissiper. Ils en profitèrent aussi pour récupérer GU qui dérivait dans l’espace, impuissant et cabossé. Bien embarrassé, Kotto présenta de rapides mais sincères excuses à Kellum et à ses hommes, puis les remercia d’avoir mis fin à l’échappée de l’épave – qui se trouvait désormais au-dessus de la géante gazeuse, largement en dehors du plan des anneaux. — Ça ira comme ça, pas la peine de ramener le vaisseau où il était. On travaillera là-bas, dit l’ingénieur en regroupant ses compers. — Plus c’est loin des chantiers, mieux c’est ! répliqua Del Kellum. Tandis que le chef de clan et ses hommes retournaient à leurs tâches, Kotto contemplait avidement la sphère hydrogue désormais grande ouverte. Il se frotta les mains, impatient de voir ce qui se tramait à l’intérieur. 98 PATRICK FITZPATRICK III Le bruit de fond était tel dans l’atelier de mécanique que Fitzpatrick estima pouvoir parler aux autres captifs en toute sécurité. Tant que ses camarades et lui donnaient l’impression de travailler, les Vagabonds qui les surveillaient les autorisaient à discuter. Depuis deux jours, leurs geôliers les traitaient différemment : ils observaient les otages du coin de l’œil, comme si les Terriens avaient commis un méfait quelconque, et une colère contenue avait remplacé leur attitude jusqu’alors bienveillante. Ce revirement ne pouvait guère venir de l’affaire du cargo détruit, puisque les Vagabonds étaient au courant depuis longtemps. Fitzpatrick finit par saisir des commentaires et des accusations échangées à voix basse, qui lui apprirent que les FTD s’étaient enfin attaquées aux bases secrètes des Vagabonds : un de leurs dépôts avait été pris d’assaut, vidé de son contenu, et aussitôt détruit. — Bien fait pour eux, déclara Shelia Andez. Ils croyaient pouvoir provoquer le roi comme ça ? J’espère que les Cafards vont retenir la leçon et rentrer dans leurs trous. — Ça prouve que la Hanse est enfin prête à imposer sa loi, ajouta Yamane. Fitzpatrick jaugea ses compagnons du regard. — Ça prouve surtout qu’on devrait se remuer. Peut-être les FTD se sont-elles lancées à notre recherche. Si ma grand-mère savait que je suis encore en vie, elle ne resterait pas les bras croisés. — À moins que tout dépende de nous, proposa Shelia. — On doit envisager toutes les options. Si ça se trouve, nous avons des alliés dans la place, suggéra Yamane en bricolant un comper endommagé. Les compers Soldats récupérés dans les épaves abandonnées par les FTD avaient été mis au travail sur les chantiers, où ils réalisaient des tâches trop dures ou trop dangereuses pour les Vagabonds. Expert en cybernétique, Yamane était l’une des rares personnes sur Osquivel capables d’effectuer des opérations de maintenance sur ces compers, et il en profitait pour étudier comment les robots sophistiqués s’adaptaient à leur nouvelle programmation. Fitzpatrick l’aida à examiner la machine de combat, sa programmation, ses modules d’instruction. Le robot avait été frappé par un rocher en travaillant à l’extérieur, mais ne souffrait que de dommages superficiels. — Les Cafards ont effacé les routines militaires les plus évidentes, mais la structure mémorielle est profonde, précisa Yamane d’une voix calme. Les programmes des compers Soldats sont dérivés sur des modules empruntés aux robots klikiss, et il semblerait que certaines instructions de base résistent à la procédure d’annulation standard. Elles sont toujours là, quelque part, il suffirait que je trouve comment les réactiver. (Il s’autorisa un petit sourire.) Voilà qui changerait méchamment l’ambiance. Fitzpatrick se pencha sur son camarade, et fit semblant de l’aider quand il vit qu’un Vagabond les observait. — Qu’est-ce que tu veux dire ? murmura-t-il. — Je veux dire qu’alors, si nous décidions de relancer leur programme principal, nous aurions une armée d’une centaine de compers Soldats. Bill Stanna fit son apparition, chargé d’une caisse volumineuse. Affecté au chargement, le soldat aux muscles d’acier transportait équipements et provisions à longueur de journée. Stanna avait reçu un entraînement de base, il savait se servir d’une arme et piloter un vaisseau standard, mais c’était avant tout un troufion baraqué à qui l’on ne demandait jamais d’être un brillant stratège. — J’aimerais bien participer à l’étude de l’épave hydrogue qu’ils ont trouvée dans les anneaux, marmonna Fitzpatrick. Vous imaginez la tête du général Lanyan s’il mettait la main dessus ? — Sauf si leur ingénieur à la noix bousille tout ce qui peut être utile. Ça me bouffe de voir ça…, cracha Shelia en se penchant pour aider Stanna à soulever une pièce massive. Le grand soldat se redressa dans un soupir, et se tourna vers les petits hublots de leur astéroïde où se dessinaient les contours flous de la géante gazeuse, puis, au loin, l’espace intersidéral. — Si seulement on pouvait sortir d’ici. Je saute dans un vaisseau et je file à pleins gaz. Fitzpatrick secoua la tête de dépit. — C’est pas possible, Bill. Tu as entendu ce qu’a dit Kellum ? Il n’y a que des navettes ici, pas un seul vaisseau interstellaire. — Ça n’empêche pas de tenter sa chance. Shelia lui donna un petit coup d’épaule. — Arrête, Bill. Ça te prendrait mille ans pour arriver quelque part. — Qui sait ? Suppose que je prenne une navette et… que j’arrive jusqu’au nuage de comètes. Les Cafards ont des stations d’écopage, là-bas. Donc ils ont des vaisseaux interstellaires. Sinon, comment transporteraient-ils l’ekti ? — Tu marques un point, constata Yamane. — Une fois là-haut, j’évalue la situation, je vole un cargo rapide, et l’affaire est dans le sac. Fitzpatrick n’était pas persuadé que Stanna ait bien soupesé les difficultés de son plan. — Plutôt hasardeuse, ton histoire. Je ne te conseillerais pas de… — Pourquoi ne pas essayer s’il y a une chance que ça marche ? insista le soldat. — Tu préfères rester ici, Fitz ? grogna Shelia. Tu vas te trouver une jolie petite Vagabonde et fonder ton propre clan ? Je ne te reconnais plus… Piqué au vif, Fitzpatrick se détourna pour cacher le rouge qui lui montait aux joues. L’image de Zhett s’était tout de suite imposée à son esprit. — Ça n’a rien à voir. Je veux m’échapper autant que vous, mais sans prendre de risques inutiles. Nous suicider ne serait pas très productif. Il faut attendre le bon moment. Il revint aider Yamane et referma brutalement l’armure du robot. — Tu penses trop, Fitz, conclut Stanna. Le « bon moment » surgit contre toute attente cinq jours plus tard. Une longe gravitationnelle se fracassa sur un remorqueur tirant un rocher jusqu’aux fonderies, le tout au beau milieu d’un vaste groupe d’installations industrielles. Les débris frappèrent une unité de traitement des minerais, qui s’abattit à son tour sur un dôme administratif. Le bouclier extérieur protégea la plupart des personnes travaillant dans les bureaux, mais les systèmes d’urgence entrèrent en action, les écoutilles se fermèrent aussitôt, et une poignée de Vagabonds, Zhett comprise, se retrouva piégée à l’intérieur. L’alarme retentit dans tout le chantier pour réclamer de l’aide sur le site touché. Ayant l’habitude de vivre dans des conditions difficiles, les Vagabonds avaient défini des plans d’urgence détaillés, répétés à l’envi, qui leur permettaient de répondre présent sans tarder. Les vaisseaux en vol rentrèrent se poser, les ingénieurs abandonnèrent leurs tâches quotidiennes, et l’on vit bientôt modules cramponneurs et autres matériels de secours converger vers le dôme accidenté. Sur une courte période, le chaos fut total. Bill Stanna, qui travaillait avec Fitzpatrick, sentit le vent tourner. — C’est le moment d’agir. Pas question de le laisser filer. (Il attrapa la manche de son camarade.) Couvre-moi, Fitz. J’ai déjà choisi ma cible. Un petit vaisseau de reconnaissance était arrimé à leur astéroïde : une navette conçue pour un seul passager, qui faisait des virées dans les anneaux à la recherche de gisements de minerais. Stanna savait qu’il pouvait la piloter. L’alarme résonnait toujours, et il y avait peu de Vagabonds en vue. Quant aux compers Soldats, ils poursuivaient les tâches programmées sans se soucier du tumulte. Stanna piqua un sprint vers un vestiaire d’urgence et enfila la combinaison qui s’y trouvait, comme s’il s’agissait d’un exercice des FTD quand il n’était encore qu’un kloube. Malgré son inquiétude, Fitzpatrick n’osa pas stopper la tentative. Si Stanna réussissait, il enverrait un message aux FTD et ramènerait de l’aide. Et ils sortiraient tous d’ici. — Ouvre l’œil, Fitz. Assure-toi que j’aie le temps de décoller. Engoncé dans la combinaison spatiale, Stanna s’avança d’un pas lourd vers la navette, puis ajusta son casque. Fitzpatrick lui donna une grande claque dans le dos. — Bonne chance, Bill. Stanna se précipita vers le sas tandis que Fitzpatrick s’assurait que les Vagabonds étaient toujours scotchés à leurs écrans, analysant les données en provenance du dôme administratif et de l’unité de traitement. L’ouverture du sas apparaîtrait sur leurs diagrammes d’état, mais ils penseraient sans doute que c’était un membre de l’équipe de secours qui l’utilisait. Stanna s’élança dans l’espace dès que la porte extérieure s’ouvrit. Fitzpatrick le regarda dériver jusqu’au vaisseau de reconnaissance, agripper la coque et se diriger vers l’écoutille. Les trois ouvriers présents dans l’atelier s’agitaient, soucieux, comme s’ils sentaient qu’il y avait un problème. L’un d’eux regarda la navette par un hublot. Ils étaient à deux doigts de repérer Stanna. Fitzpatrick devait agir : il courut jusqu’aux manettes placées sur le mur et activa l’alarme incendie. L’air qui circulait dans les astéroïdes étant recyclé, puis distribué depuis des réservoirs, le feu représentait un terrible danger. Le jeune officier ouvrit la porte d’une remise, s’empara d’un extincteur, et projeta la mousse sur des caisses empilées dans un coin. Quand les trois Vagabonds le rejoignirent, il se tourna vers eux en jouant la panique. — J’ai vu de la fumée, mais c’est réglé ! s’exclama-t-il en montrant le tas de mousse par terre. — Il y a plus urgent. Tiens-toi tranquille. Les Vagabonds lui lancèrent un regard sceptique, mais retournèrent à leur poste tandis qu’il commençait d’éponger. Fitzpatrick jeta un coup d’œil par le hublot, juste à temps pour voir la navette filer à toute allure. Un vaisseau parmi tant d’autres dans le désordre ambiant. Il dissimula un rictus nerveux – mais satisfait – et se remit au travail. Après le branle-bas de combat causé par les personnes piégées dans le dôme, puis par les réparations de l’unité de traitement, il s’écoula un bon moment avant que quelqu’un se préoccupe de nouveau d’envoyer des prospecteurs explorer les anneaux. Il fallut quatre jours aux Vagabonds pour se rendre compte qu’il manquait une navette. 99 TASIA TAMBLYN Les FTD étaient bouffies d’orgueil depuis qu’elles avaient porté « un coup décisif » aux « intraitables » Vagabonds du Dépôt du Cyclone. Coincée entre le devoir militaire et la loyauté envers son peuple, Tasia trouvait la situation parfaitement insupportable. La première fois qu’elle avait entendu les FTD annoncer leur grande et belle victoire, comme un gorille se tapant sur la poitrine, elle était restée pétrifiée au milieu des sifflets et des acclamations. Puis, sans un mot pour ses camarades soldats, elle était retournée dans ses quartiers avec une solide envie de vomir. Allongée sur sa couchette dans la pénombre, avec EA qui attendait en silence dans un coin, Tasia gardait les yeux fermés et luttait contre le flot d’émotions qui menaçait de la submerger : colère, impuissance… Puisque les hydrogues lui infligeaient défaite sur défaite, la Grosse Dinde s’était retournée contre un adversaire qu’elle pensait à sa portée. Les FTD avaient déployé leurs bannières, marché sur les clans et célébré leur triomphe, comme si la destruction d’une station sans défense prouvait leur valeur. En cet instant, Tasia ne comprenait que trop bien pourquoi son affectation avait changé, pourquoi elle avait été relevée du commandement de sa Manta alors que les Terreux avaient un gros besoin d’officiers expérimentés. Les FTD préparaient depuis longtemps l’attaque du Dépôt du Cyclone, et sa hiérarchie ne lui faisait pas confiance. Même si elle ne risquait pas d’influencer la stratégie des FTD, Tasia fit parvenir une protestation officielle à l’amiral Willis. Contester sa nouvelle affectation, grâce à six ans de pratique de la bureaucratie militaire, représentait son seul moyen de lutter contre ces injustices. — Quelle faute ai-je commise pour que vous doutiez de mes capacités, amiral ? (La réponse était évidente, mais Tasia resta bien droite dans le bureau de Willis en essayant de maîtriser sa colère.) Mes scores à l’entraînement montrent que je suis l’un de vos meilleurs pilotes. Vous m’avez d’abord donné le commandement d’une plate-forme Lance-foudre, puis d’une Manta, et vous m’avez chargée du déploiement du Flambeau klikiss sur Ptoro. — Je connais vos brillants états de service, commandant Tamblyn. — Dans ce cas, pourquoi m’avoir relevée de mon commandement ? — Ne jouez pas l’idiote avec moi. (L’amiral croisa ses mains noueuses et sourit avec bienveillance, comme d’habitude.) Vous êtes une Vagabonde. Le président Wenceslas a décrété que votre peuple avait une attitude hostile, fondée sur le refus de fournir des ressources vitales en temps de guerre. Je savais que ça ne vous ferait pas plaisir, mais vu l’alternative, j’ai fait le choix qui s’imposait. Sa supérieure la regardait droit dans les yeux, et Tasia comprit que l’amiral avait effectivement beaucoup réfléchi à la question. — Réfléchissez un peu, continua Willis. Vous auriez préféré qu’on vous force à participer à une attaque contre les Vagabonds, juste pour prouver votre loyauté ? Sans compter que le général Lanyan aurait pu vous soumettre à un interrogatoire pour vous arracher toutes les informations dont vous disposez. Je pense vraiment que vous mettre à l’écart était la meilleure solution. — Mais madame, pourquoi nous faire de nouveaux ennemis ? Les hydreux nous suffisent largement. — Les Vagabonds ont choisi d’être nos ennemis, commandant, répondit Willis avec calme. Ils n’avaient aucune bonne raison de couper les livraisons d’ekti. — Je suis persuadée du contraire, amiral. Y a-t-il eu une enquête sur les affirmations de l’Oratrice Peroni concernant les attaques secrètes de vaisseaux-cargos par les FTD ? — De telles affirmations sont grotesques, commandant. Vous êtes un soldat des FTD, vous devriez le savoir mieux que personne. Tasia redressa la tête. — Veuillez m’excuser, amiral, mais puisque nous venons juste de détruire une installation civile sans défense, cela ne me paraît plus si évident. — Vous frisez l’insubordination, Tamblyn. La jeune femme se mordit la langue, le temps de recouvrer un minimum de sang-froid. — J’ai cru comprendre que les FTD avaient capturé une centaine d’otages au Dépôt du Cyclone. — Ce ne sont pas des otages, commandant, mais des prisonniers de guerre. — J’ignorais que le roi avait déclaré la guerre aux Vagabonds. — Nous avons tous notre définition de la chose. — Pourrais-je les rencontrer ? Ou parler à leur représentant ? Vu mes origines, je serai peut-être en mesure de résoudre ce désaccord. On n’a pas besoin de moi pour aider les kloubes à faire le parcours du combattant sur Mars. — Vous n’êtes pas loin d’être un bon soldat, commandant, mais la diplomatie n’est pas de votre ressort. Laissez la Hanse s’occuper de la politique. — Merdre, Robb Brindle n’était pas un diplomate non plus, mais les FTD l’ont quand même envoyé parlementer avec les hydreux sur Osquivel. — Et regardez ce que ça a donné. (L’amiral hocha la tête pour signifier la fin de l’entretien.) En attendant, je vous conseille de vous poser les bonnes questions. Êtes-vous un soldat des FTD ou une Vagabonde ? — Je ne peux pas être les deux ? hasarda Tasia. — Pas quand les deux factions sont en guerre. Il ne faisait guère de doute que les services de sécurité internes se penchaient sur les agissements de Tasia. S’ils découvraient qu’elle avait envoyé EA sur Osquivel prévenir Del Kellum de l’arrivée des FTD, elle serait accusée de trahison ou d’espionnage. Elle devait se montrer très prudente, et ne leur donner aucune raison de fouiller plus avant… Tasia retourna dans ses quartiers, mais n’y trouva aucune réponse, même en utilisant son comper Confident comme caisse de résonance. EA ne lui fournit aucun conseil utile. Avec la destruction du Dépôt du Cyclone, le président Wenceslas avait jeté le gant à la figure des Vagabonds, choisissant l’escalade alors que le conflit aurait pu être résolu dans le calme. L’homme lui avait toujours semblé pragmatique et raisonnable, mais cette décision restait parfaitement incompréhensible. Puisque les Terreux avaient franchi la ligne rouge, ils ne reculeraient pas avant d’avoir atteint leurs objectifs – sauf que les Vagabonds ne s’avoueraient pas vaincus si facilement. Comment les FTD pouvaient-elles si mal évaluer la réaction des clans ? L’affaire était mal engagée, et ne manquerait pas de dégénérer. Tasia, elle, était censée entraîner les recrues qui se lanceraient bientôt à l’assaut de son peuple. 100 BASIL WENCESLAS Les lumières crues, teintées de bleu par les vapeurs de potassium, créaient des ombres coupées au cordeau dans l’atelier de recherche à ciel ouvert. Basil y observait l’étrange vaisseau d’un air sceptique, aux côtés de l’amiral Stromo. Le bâtiment était un véritable monstre de Frankenstein, un amas de composants et d’équipements hétérogènes qui n’auraient jamais dû pouvoir fonctionner ensemble. Le vaisseau s’avérait rapide en vol, bien que difficile à manier. — Nous l’avons confisqué aux Vagabonds lors de l’attaque du Dépôt du Cyclone, monsieur le Président. Basil croisa les bras en prenant soin de ne pas froisser sa veste élégante. Il savait que les Vagabonds avaient développé une technologie aussi innovante que bizarre durant leurs longues années d’isolation, mais il peinait à voir ce que la Hanse pourrait bien tirer de cette vieille carcasse. — J’ose espérer que vous n’allez pas modifier un escadron de Rémoras pour les faire ressembler à ce machin. Qu’aurions-nous à y gagner ? Basil constata avec dégoût que Stromo avait pris du poids ces dernières années. Peut-être l’amiral aurait-il dû passer plus de temps sur un vaisseau ou dans une salle de sport, plutôt que derrière un bureau. — Nous ne nous intéressons pas à la structure, monsieur le Président, mais aux bases de données. — Les bases de données ? Comment avez-vous fait pour qu’elles ne s’autodétruisent pas ? Depuis que Cesca Peroni avait ordonné aux clans de s’éparpiller, le simple fait de trouver les gitans de l’espace était encore plus difficile que tout ce que la Hanse avait envisagé. — Nous avons juste eu de la chance. Le pilote voulait faire exploser le vaisseau, mais nous l’avons capturé avant qu’il ait pu lancer toutes les routines d’urgence. La moitié des fichiers étaient déjà perdus, mais heureusement, nos experts en cryptographie sont parvenus à reconstituer le reste. Nous disposons à présent des coordonnées d’une dizaine de colonies et de complexes industriels dont nous n’avions pas encore connaissance. Stromo arborait un grand sourire fier, même si l’éclairage violent donnait à sa peau une pâleur maladive. — Autre chose ? s’enquit Basil. Le hangar était rempli d’ingénieurs de la Hanse et de spécialistes des FTD, qui étudiaient moteurs, composants et systèmes informatiques, à la recherche du moindre semblant d’information. — Oh oui, monsieur le Président. (Le sourire s’agrandit encore.) Ça nous a pris du temps, mais nous savons désormais où se trouve Rendez-Vous, la colonie principale, le centre du gouvernement des Vagabonds. — Excellent ! s’exclama Basil. Voilà qui va nous être fort utile. Sa joie semblait disproportionnée par rapport à la nouvelle, mais après tant de désastres, tant de plans qui avaient fini par échouer, il était heureux que la roue se décide à tourner en sa faveur. Comme l’attaque du Dépôt du Cyclone n’avait pas suffi à intimider les clans, la suite des opérations devrait être encore plus dévastatrice et démoralisante. Basil voulait rabattre le caquet de l’Oratrice Peroni. L’arrogance de cette femme était tout simplement insupportable, et la Hanse n’avait pas de temps à perdre avec elle. — Ça n’avait pas à en arriver là, murmura-t-il pour lui-même. Si seulement ils avaient coopéré, joué le jeu de l’unité humaine… Si seulement ils avaient compris la situation. (Il se reprit, puis se tourna vers Stromo, qui attendait les ordres.) Il ne saurait y avoir de victoire plus éclatante que la prise de Rendez-Vous. Amiral, préparez une frappe chirurgicale, avec une flotte suffisante pour que l’issue ne fasse aucun doute. Détruisez le siège de leur gouvernement – puisqu’ils le nomment ainsi –, et les clans s’effondreront dans la foulée. Ils seront bien obligés de se joindre à nous. — En ce qui concerne les pertes humaines, monsieur le Président ? Basil fronça les sourcils. — Je vous laisse juge de ce genre de détail. Stromo se frotta les mains, comme s’il avait du mal à contenir son impatience. Après la lourde défaite de Jupiter, il se réjouissait de lancer une attaque où il n’aurait aucune crainte à avoir. — Je mènerai l’opération moi-même. 101 LE ROI PETER Peter jura qu’il ne ferait plus confiance à Basil Wenceslas – même si cela n’avait jamais vraiment été le cas. Le président avait d’abord autorisé cette attaque stupide contre la station des Vagabonds, puis il avait empêché Peter de rencontrer l’Oratrice Peroni quand elle était venue sur Terre. Alors que la situation empirait dans le Bras spiral, dont l’engrenage minutieux s’enrayait pièce par pièce, la frustration du président lui faisait perdre patience… et commettre des erreurs. Basil, tu perds la main. Peter demanda un bref entretien à Wenceslas, qui lui accorda avec réticence quinze minutes de son précieux temps. Il aurait souhaité qu’Estarra soit avec lui, juste pour le réconfort de sa présence, mais un roi devait prendre seul certaines responsabilités. Basil croisa les mains devant lui, tandis qu’un nombre incalculable d’images et de documents luttaient sur l’écran pour attirer son attention. — Ce n’est pas dans vos habitudes de passer par les canaux officiels, Peter. Vous m’aviez plutôt habitué à débarquer sans prévenir, comme si vos impulsions étaient prioritaires sur toute autre activité de la Hanse. Peter ne releva pas la provocation. — Je fais preuve de bonne volonté, pour éviter que vous ayez de nouveau envie de me tuer. Moi ou Estarra. Le président passa outre à son tour. — Je n’ai que quelques minutes à vous consacrer. De quoi vouliez-vous me parler ? — Du prince Daniel. Je sais que vous le cachez quelque part dans le Palais des Murmures. J’aimerais le rencontrer. — Pour quoi faire ? — Ça ne vous ferait pas une jolie publicité si nous apparaissions ensemble en public, comme une grande et belle famille ? Après tout, c’est mon cher « frère », même si je ne l’ai jamais vu. — Daniel n’est pas encore prêt à s’exposer en public. — Le sera-t-il un jour ? Basil se pencha vers son interlocuteur, en choisissant d’ignorer la question. — Dites-moi plutôt d’où vous vient ce soudain intérêt pour lui. Peter haussa les épaules. Finalement, il n’avait rien à perdre à être honnête. — Vous me l’avez mis dans les pattes pour me faire peur. J’aimerais savoir jusqu’à quel point il représente une menace. — Ce garçon n’est qu’une garantie contre votre… intransigeance. À cet instant précis, ce n’est pas mon candidat préféré pour devenir roi. — Donc je n’ai rien à craindre ? — Tout dépend de votre comportement, assena Basil en fixant sur lui un œil sévère. Peter savait que si Daniel avait été plus docile, lui, le roi, serait sans doute déjà mort. Il choisit de mettre fin à l’entretien sur un mensonge peu convaincant. — Très bien, Basil. Je vais vous prendre au mot et cesser de m’inquiéter. Peter dîna avec la reine sur le balcon privé des appartements royaux. Le couple royal profitait du coucher de soleil qui déployait ses couleurs jusqu’à l’océan lointain, simple ligne brumeuse sur l’horizon. Le paysage évoquait une peinture romantique. Le repas avait été préparé par les meilleurs cuisiniers du Palais des Murmures. Le service en porcelaine chinoise était parfait, immaculé ; les bouquets de fleurs exhalaient leurs parfums, et la nourriture disposée dans les assiettes semblait succulente. — OX, tu ferais mieux de tout goûter au cas où ce serait empoisonné, dit Peter. Le comper Précepteur fit subir des analyses chimiques à tous les plats, pour vérifier qu’aucune drogue ni aucune substance toxique n’y avait été glissée. Peter se perdit dans les grands yeux sombres d’Estarra, tandis que leur estomac protestait contre l’attente. — Tu sais aussi bien que moi de quoi Basil est capable. On n’est jamais trop prudent. — Oui, je sais, répondit-elle dans un sourire, en lui caressant le bras. Le roi et la reine se jetèrent sur leur repas dès que le robot l’eut déclaré sans danger. Peter prit un toast au saumon fumé et le tendit à Estarra pour qu’elle croque dedans, puis elle lui rendit la pareille. Il fit exprès de lui mordiller les doigts quand il prit la dernière bouchée. Un peu plus tard, quand le repas toucha à sa fin, il laissa ses inquiétudes prendre le dessus sur le plaisir des saveurs subtilement épicées. — OX, j’aimerais avoir ton avis objectif sur un problème. — Je suis toujours heureux de vous offrir mon opinion et mes conseils, roi Peter. — J’essaie de déterminer si le prince Daniel représente ou non une menace pour moi. Tu assures son éducation, donc tu sais s’il sera bientôt prêt, au moins du point de vue de Basil. Dois-je m’attendre à être remplacé dans un proche avenir ? OX se lança dans une série de calculs. La réponse qu’il finit par donner ressemblait à une mauvaise plaisanterie, mais le petit robot se contentait d’exprimer des faits bruts. — En extrapolant la courbe actuelle de progression du jeune prince, il devrait atteindre un niveau raisonnable dans environ… trois siècles. Estarra ne put s’empêcher de glousser. — Comment Basil a-t-il pu le surestimer à ce point ? Le comper Précepteur se tenait au garde-à-vous à côté de leur table. — Le prince Daniel a été sélectionné rapidement, sans bénéficier d’une enquête aussi poussée que celle qui vous avait concerné quand vous étiez encore Raymond Aguerra. (Peter serra les dents sans dire un mot.) Jusqu’à présent, le prince Daniel ne s’est pas montré à la hauteur. — Tu penses que Basil pourrait… se débarrasser de Daniel et prendre quelqu’un d’autre ? demanda Estarra, les yeux écarquillés. — Pour le moment, Basil a juste besoin d’un moyen de pression pour me faire tenir tranquille, précisa Peter. Tant que nous resterons suffisamment coopératifs, le président ne trouvera pas « rentable » de provoquer du remue-ménage dans la Hanse pour me remplacer. Le roi poussa un profond soupir. Il savait devoir garder profil bas non seulement pour sa sauvegarde personnelle, mais aussi pour celle d’Estarra. Son amour pour la reine était sa plus grande faiblesse. Il posa les coudes sur la table en un geste désinvolte venu de l’époque où il s’appelait encore Raymond Aguerra, un comportement que les spécialistes du protocole s’ingéniaient à corriger dès qu’ils y étaient confrontés. — Je ne l’ai jamais rencontré, OX, et Basil ne m’y autorisera pas. À quoi ressemble mon supposé frère ? — Il est narcissique, vulgaire, malpoli, et ne se montre pas aussi malléable que prévu. J’ai patiemment essayé, mais sans succès, de lui enseigner les principes de la royauté. Ça ne l’intéresse pas. Il se plaît comme il est, d’ailleurs il se verrait bien rester à tout jamais dans ses appartements pendant qu’on s’occupe de lui. Je ne suis parvenu à le faire travailler qu’en alternant menaces et récompenses. — Tu l’as menacé ? Ça ne te ressemble pas, dit Peter en prenant une gorgée d’eau fraîche. — J’ai menacé de le priver de dessert. Le prince Daniel adore les sucreries en tous genres, et le président m’a donné carte blanche sur la distribution de cette catégorie d’aliments. Je peux annuler ou doubler la pâtisserie du repas suivant, en fonction de la coopération de l’élève. Le prince a déjà pris vingt kilos. Si l’on considère son métabolisme et ses caractéristiques physiologiques, je prévois que ce jeune homme sera bientôt en surpoids et, à terme, obèse. Peter émit un sifflement désapprobateur. — Si la Hanse traverse des temps difficiles et que la famine frappe certaines colonies, on ne peut pas mettre un tas de graisse sur le trône. Dès que Basil s’en rendra compte, il mettra Daniel au régime. — J’ai déjà suggéré au prince des exercices physiques quotidiens, mais il a refusé. — Il semblerait que quelqu’un devrait aller lui dire ses quatre vérités. Fort bien, OX… même si Basil ne m’autorisera pas officiellement à lui parler, crois-tu pouvoir arranger une rencontre entre Daniel et moi ? Qui sait, peut-être qu’il m’écouterait ? Estarra lui lança un regard sidéré. Depuis que Peter avait cessé de jouer à la nourrir, elle n’avait pratiquement pas touché son assiette. — Tu ne préfères pas qu’il reste incompétent, pour ne pas avoir à t’inquiéter ? — C’est vrai… mais nous avons aussi des points communs. Nous avons été tous les deux arrachés à notre ancienne vie, et placés dans une position que nous n’avions pas choisie. Nous pourrions devenir, je ne sais pas… alliés. (Il se tourna vers le comper.) Qu’en dis-tu ? OX se redressa, les capteurs optiques luisants. — Le président a sous-entendu qu’il ne souhaitait pas que vous vous rencontriez, mais il ne m’a jamais formellement interdit de vous présenter l’un à l’autre. Toutefois, je ne pense pas que vous réussissiez à vous lier d’amitié avec lui. Peter s’essuya la bouche avec sa serviette et se leva de table. — Ce ne sera pas nécessaire, OX. Un vieux proverbe ne dit-il pas qu’il faut rester encore plus près de ses ennemis que de ses amis ? 102 DD La flotte dérobée aux FTD approchait de sa première cible. Les cinq Mantas et le Mastodonte arboraient toujours le blason étoilé des Forces Terriennes de Défense, mais seuls des robots klikiss se trouvaient aux commandes. La colonisation de Corribus était récente : les nouveaux habitants se démenaient encore pour s’installer dans les ruines brûlées, et ne soupçonnaient pas le danger qui les menaçait. DD se tenait sur le pont du Mastodonte renégat, tandis que Sirix déployait ses membres articulés en donnant ses ordres pour le massacre à venir. — Chargez les jazers. Mantas, préparez-vous à lancer l’assaut. Le Mastodonte portera le coup de grâce. — Vous n’êtes pas obligés de faire ça, protesta DD. Il est encore temps de renoncer. — Cette action est nécessaire. Nous avons exterminé nos créateurs, et les humains doivent subir le même sort. Nous ne quitterons Corribus qu’après avoir abattu le dernier d’entre eux. Un message joyeux retentit sur le pont, envoyé par la tour de communications de la colonie. « Salut là-haut ! Ici Corribus, pour les vaisseaux à l’approche. Bienvenue dans notre petit chez-nous. Vous appartenez aux FTD ? Vous apportez des provisions ? » Sirix tourna sa tête anguleuse vers les compers Soldats. — Ne répondez pas. — Ils ne vous veulent aucun mal, plaida DD. Ils ne représentent pas l’ombre d’une menace pour vous. « Bonjour ? Quelqu’un me reçoit ? Ici Jan Covitz, le… euh… officier de transmissions de la colonie. Pourriez-vous vous identifier ? » Les vaisseaux de guerre continuèrent leur route en silence. — Entamez la descente, ordonna Sirix. Les croiseurs Mantas s’enfoncèrent dans la couche nuageuse, bientôt suivis du Mastodonte. « Il marche, ce truc ? (Un bruit de coups remplaça un instant la voix.) Eh bien… nous n’attendions pas de livraisons avant la semaine prochaine, mais ça ne nous dérange pas, bien au contraire. Nous sommes même prêts à manger du pemmipax, si vous en avez sous la main. Je suis sûr que vos soldats seront contents de s’en débarrasser. » Jan Covitz se tut, espérant une réponse. — Tous les humains sont-ils si bavards ? demanda Sirix. — Seulement les gentils, répondit DD. Et ils sont sans doute tous gentils sur cette planète. Vous n’avez pas besoin de les tuer. Le comper ne voyait pas comment empêcher le carnage. Les colons n’avaient aucune raison de se méfier d’une flotte des FTD, puisque les soldats terriens étaient censés protéger les colonies de la Hanse. Les humains étaient perdus. DD se rappelait comment il avait essayé de défendre Louis et Margaret Colicos contre les robots klikiss, sur Rheindic Co. Margaret lui avait ordonné de se battre, mais il en avait été incapable. Là encore, il allait assister impuissant à une nouvelle tragédie. Les vaisseaux sortirent des nuages, le paysage de Corribus étalé devant eux comme un tableau, et accélérèrent en direction du canyon où vivaient les humains. Sirix étudia le terrain tandis que les jazers finissaient de se charger pour tirer une salve dévastatrice. — Ici même, il y a des milliers d’années, se dressait une puissante citadelle des Klikiss, nos maîtres honnis. Elle est tombée après que les derniers survivants de l’espèce ont utilisé le Flambeau pour riposter aux attaques hydrogues. — Ils n’ont fait que se défendre, analysa DD. — Les Klikiss n’auraient jamais dû survivre à l’épuration initiale. Ceux qui s’étaient réfugiés sur Corribus représentaient le dernier carré. (Le grand robot tourna son corps insectoïde.) Tout comme nous allons éliminer les humains qui ont pris leur place, et ensuite exterminer leur engeance sur chaque monde du Bras spiral. « Vous commencez à me rendre nerveux, les gars, transmit Jan Covitz. Votre émetteur est en rade ? Si j’en crois mes procédures, je dois déclencher l’alarme quand ce genre de chose arrive. Ce serait dommage, quand même. Allez, faites un signe quelconque. » — Laissez-leur au moins une chance, envoyez un message, supplia DD. — Le message, ils le saisiront rapidement, répliqua Sirix en reportant son attention sur les compers Soldats qui occupaient le pont du Mastodonte. Les premiers bâtiments de la colonie apparurent au centre des viseurs placés sur les postes de tir. — Feu à volonté ! 103 ORLI COVITZ Avant qu’Orli puisse se glisser hors de la grotte dissimulée dans les hauteurs de la falaise, les rugissements des vaisseaux de guerre à l’approche se répandirent dans le canyon comme des coups de canon. Les Mantas et le Mastodonte des FTD se déplaçaient si vite qu’ils déclenchaient une série de bangs derrière eux. Quand elle entendit les propulseurs géants conçus pour le vide spatial plutôt que pour l’atmosphère d’une planète, Orli se hâta de regagner la fissure rocheuse, puis passa la tête à l’extérieur. La paroi parsemée de blocs de cristal tombait à pic. Prise de vertige, la jeune fille se rattrapa au rebord à demi fondu de la grotte, et scruta l’horizon. Les vaisseaux déferlèrent dans le canyon tel un raz-de-marée, mais ralentirent aux abords du village installé dans les ruines klikiss… comme pour lancer une attaque. Orli se demanda s’ils accomplissaient une sorte de parade. Sans être très versée dans les affaires militaires, elle savait reconnaître des vaisseaux des FTD, et n’avait par conséquent aucune raison de s’inquiéter. Ces troupes n’étaient-elles pas mandatées pour défendre les colonies de la Hanse ? Les trois premières Mantas ouvrirent le feu. Les décharges de jazer jaillirent comme des lances de lave incandescente, qui éventrèrent le sol et le changèrent en une masse vitreuse et fumante. Derrière cette avant-garde, le Mastodonte tira des missiles droit sur les structures klikiss qui avaient survécu à dix mille années d’érosion – des structures dont les colons avaient fait leurs maisons. Orli poussa des cris d’horreur, mais sa voix fut avalée par le tonnerre des armes, et elle était trop loin pour porter secours aux villageois. Quand sa gorge lui fit trop mal, elle serra les lèvres et continua à hurler intérieurement, consciente de son impuissance. En dessous d’elle, au village, les colons paniquaient. Beaucoup d’entre eux se trouvaient à l’extérieur, dans les champs, ou attelés à la construction de bâtiments séparés des ruines klikiss. Après le premier passage des assaillants, toutes les anciennes structures étaient déjà la proie des flammes. La Manta de tête atteignit le bout du canyon, passa devant Orli dans un bruit de tempête, puis s’élança à la verticale dans une accélération qu’aucun être humain n’aurait pu supporter. Le croiseur décrivit un grand cercle, tel un oiseau de proie préhistorique, et repartit à l’attaque. Les jazers anéantirent les logements préfabriqués fournis par la Hanse, dans un ballet d’énergie mortelle. Orli vit hommes et femmes lever les bras au ciel, encerclés par les flammes. Certains essayaient de trouver refuge dans les derniers bâtiments encore debout, tandis que d’autres, cheveux et vêtements en feu, couraient en hurlant jusqu’à ce qu’ils s’écroulent, noyés dans la fumée. Son père était là, quelque part. Des larmes brûlantes plein les yeux, Orli se pencha hors de la grotte et scruta la descente qui l’attendait. Elle avait escaladé la paroi en passant d’un cristal d’alun à l’autre, sans réaliser à quelle hauteur elle grimpait… ni le temps nécessaire pour rejoindre le fond de la vallée. Il lui faudrait au moins une heure pour redescendre ; d’ici là, la colonie serait réduite en cendres. Et si elle se mettait en route dès à présent, elle serait bien trop exposée à ces mystérieux agresseurs qui semblaient avoir décidé de tuer tout le monde sur Corribus. Les autres Mantas passèrent devant elle avant d’amorcer leur grand virage. Le Mastodonte progressait beaucoup moins vite, si grand que la jeune fille eut bien du mal à appréhender ses dimensions – à croire qu’il ne finirait jamais de dépasser la grotte. Pendant quelques secondes, le temps que les vaisseaux manœuvrent au bout du canyon, les colons disposèrent d’un semblant de répit. Les survivants continuaient à crier ; Orli percevait leurs plaintes désespérées, que la distance réduisait à de simples murmures. Ils fuyaient où ils pouvaient, comme ces groupes qui escaladaient la structure principale, celle qui abritait le transportail. — Oui ! s’écria-t-elle. Partez ! N’importe où ! Son père devait être là, à aider les rescapés, ou dans la tour de communications. Quand les cinq Mantas lancèrent un nouvel assaut, elles centrèrent leurs efforts sur les ruines où se trouvait le transportail. L’endroit fut réduit à néant par un tir concentré de missiles et de jazer, vaporisant l’issue qui aurait pu permettre aux derniers colons de quitter Corribus. Ceux qui avaient choisi cette solution étaient soit désintégrés, soit pris au piège. Même si Orli survivait à l’attaque, elle ne pourrait pas s’enfuir. Les vaisseaux de guerre poursuivirent leurs frappes, encore et encore. 104 PERY’H L’ATTITRÉ EXPECTANT D’HYRILLKA L’Attitré d’Hyrillka et ses gardes dénaturés, tous devenus fous, retinrent Pery’h prisonnier pendant des jours. Comme les habitants de la planète s’étaient volontairement séparés du thisme du Mage Imperator, le jeune homme se sentait de plus en plus isolé, privé de toute autre présence au sein du vaste réseau mental. Perdu. À la dérive. Il n’en fallait guère plus pour conduire un Ildiran à la folie. Des gardes en armure, munis d’une lance de cristal, se tenaient derrière la porte pour empêcher le captif paniqué de quitter la pièce. Pery’h avait demandé à voir Rusa’h, ou même Thor’h, mais personne ne voulait lui parler. Depuis que l’Attitré avait proféré ses accusations honteuses selon lesquelles Jora’h aurait empoisonné son propre père, les gardes avaient pris soin de couper Pery’h du monde extérieur. À travers sa connexion au thisme, qui l’aidait à ne pas sombrer dans la démence, il savait que le Mage Imperator percevait une distorsion dans l’Agglomérat d’Horizon. Mais personne sur la lointaine Ildira ne pouvait imaginer la gravité de la situation. Une consommation exagérée de shiing frais avait affaibli la connexion des Hyrillkiens et rendu leur esprit malléable. Rusa’h avait alors pu se livrer à ses manipulations : utiliser une version corrompue du thisme pour séparer ses sujets du Mage Imperator, puis les faire passer sous son contrôle. Thor’h, le Premier Attitré, avait rejoint l’étrange rébellion de son plein gré. Pery’h avait du mal à croire qu’un fils du Mage Imperator s’avérait assez faible mentalement pour subir une telle domination. Le jeune homme frissonna en comprenant que son frère – le Premier Attitré de l’Empire ildiran – était complice de cette aberration… et il se sentit d’autant plus seul. Thor’h, justement, se présenta à l’entrée de la chambre à la tête d’un groupe de soldats. Il se planta dans l’embrasure de la porte, les bras croisés sur sa frêle poitrine, une lueur impitoyable dans le regard. Son visage était pâle, ses lèvres figées sur un rictus de dégoût comme s’il venait d’avaler une bouchée particulièrement aigre. Malgré le désir de Pery’h de se connecter à quelqu’un, n’importe qui, Thor’h semblait à peine reconnaître son jeune frère. — Viens avec moi dans la salle du trône. L’Imperator Rusa’h va délibérer sur ton sort. — Imperator ? C’est du pur délire. — Il doit en être ainsi, pour le bien de l’Empire ildiran. Pery’h refusa d’obéir à l’injonction. — Je suis l’Attitré expectant d’Hyrillka. Tu n’as rien à faire ici. — Et moi, je suis le Premier Attitré, répliqua Thor’h, les yeux étincelants. Je vais là où l’on a besoin de moi. Je me sens plus proche de l’Imperator Rusa’h que je l’ai jamais été de notre pauvre père. Sur un geste de Thor’h, les gardes pénétrèrent dans la chambre et empoignèrent Pery’h sans ménagement pour l’entraîner à marche forcée le long des couloirs du palais-citadelle. L’Attitré expectant choisit de garder la tête haute et de suivre les gardes plutôt que de les obliger à le tirer. À cet instant précis, résister ne servait à rien, pas plus que parler aux gardes. Même s’il marchait avec d’autres Ildirans, le jeune homme se sentait séparé d’eux par un gouffre immense. Rassemblant ce qui lui restait de fierté, il accéléra le pas, semblant soudain mener les gardes. Des foules d’Hyrillkiens l’observaient avec un regard vide. Pery’h aurait encore voulu les considérer comme son peuple, mais ils n’étaient plus connectés au thisme qui le mettait, lui, en relation avec le reste de l’Empire ildiran. Alors qu’il aurait dû devenir leur Attitré. Pery’h reçut un grand choc en pénétrant dans la cour de réception où son oncle avait tenu fête sur fête dans sa période hédoniste. Il comprit alors à quel point tout avait changé. Rusa’h était allongé sur une réplique du chrysalit, plus richement décoré que celui de Jora’h au Palais des Prismes. Ses vêtements – même la forme de sa tresse – évoquaient ceux du Mage Imperator. Pery’h en avait mal au cœur, et se demandait si Rusa’h avait poussé le vice jusqu’à subir la castration rituelle dans un simulacre de couronnement. Il n’était plus en état d’obtenir des réponses, ni de ressentir les motivations de ceux qui l’entouraient. — Quelle est cette… mascarade ? L’Attitré d’Hyrillka s’assit, puis le gratifia d’un sourire condescendant. — Nos traditions sacrées doivent être rétablies et protégées. Les Ildirans qui se sont perdus en route doivent retrouver le chemin lumineux qui préside à notre grandeur, qui préserve notre civilisation au travers des millénaires. Thor’h délaissa les gardes et vint se placer près de son oncle, comme un chat domestique. Cette posture intime finit de persuader Pery’h que son frère se sentait parfaitement à l’aise avec Rusa’h, malgré sa folie. — Mon père apprendra bientôt ce qui se trame ici, déclara Pery’h d’une voix calme mais ferme, incapable d’imaginer une punition adaptée à un tel outrage. Le Mage Imperator ne vous laissera pas poursuivre cette… barbarie, et vous ne pourrez pas la garder secrète bien longtemps. Une vague de démence menaça d’engloutir l’esprit du jeune homme. Il était seul, si seul, encerclé par un thisme étranger dont aucun fil n’était relié à ses pensées désespérément solitaires. — Oh, mais nous espérons bien que Jora’h l’apprendra. Malgré sa connexion déficiente au thisme, je suis sûr qu’il se doute déjà de quelque chose. Mais toi, Pery’h, tu dois lui envoyer un message clair. Nos pèlerins sont en place au Palais des Prismes. L’usurpateur doit prendre conscience de la gravité des erreurs et des crimes qu’il a commis. — Vous osez qualifier mon père d’usurpateur ? Le Mage Imperator ? s’exclama Pery’h, plus choqué que vraiment en colère. — C’est moi, le vrai Imperator ! cria Rusa’h. Thor’h soupira et se pencha vers son oncle. — Jora’h ne vous cédera jamais le Palais des Prismes, Imperator. — Je sais. Et beaucoup d’Ildirans en souffriront, acquiesça l’Attitré d’un air triste. Les gardes ne quittaient pas Pery’h des yeux, leurs lances de cristal pointées vers lui. Harassé de solitude, l’Attitré expectant avait du mal à s’exprimer, mais il se força à reprendre la parole. — Mon oncle, écoutez-moi. Vous avez été grièvement blessé. L’attaque hydrogue a sans doute… altéré votre jugement. Vous devez comprendre l’égarement que… Rusa’h se dressa en agrippant le rebord du faux chrysalit. Sa tresse s’agitait follement. — Mais je comprends, Pery’h. Je comprends même mieux que n’importe quel Ildiran. J’ai suivi les rayons-âmes, et j’ai vu à quel point ils étaient emmêlés, effilochés. Jora’h, et notre père avant lui, ont causé de grands dommages, mais il n’est pas trop tard pour sauver notre peuple. Nous devons nous tourner de nouveau dans la bonne direction. — Ce qui signifie trahir le Mage Imperator, celui qui tient les fils du thisme ? — Ici, c’est moi qui tiens les fils du thisme. Je pense que tu en as conscience. Pery’h pouvait difficilement prétendre le contraire. La douleur du vide, de l’isolement, l’empêchait presque de penser. — Je suis relié à chaque Hyrillkien, poursuivit Rusa’h. L’illumination va se répandre dans l’Agglomérat d’Horizon, puis, finalement, toucher tous les Ildirans. Jora’h ne devrait pas s’opposer à cette démarche, mais il est aussi aveugle que borné. Il n’a pas encore compris qu’il avait touché le fond après le meurtre de notre père. Pery’h ne croisait que des regards durs et froids comme le cristal. Celui des médecins, des lentils, des gardes et des courtisans, même celui des favorites, autrefois si belles et si douces. Et pis que tout, celui du Premier Attitré, qui montrait que Thor’h savait ce qui allait se passer, et l’avait pleinement accepté. — Tu seras notre message, Pery’h, reprit Rusa’h. Puisque tu refuses de coopérer, tu es un fil superflu dans le thisme. Tu dois être libéré du piège qui te retient prisonnier. Le jeune homme se redressa avec courage, malgré la terrible solitude qui menaçait de déchirer son esprit en mille morceaux. — Mon père est le seul et unique Mage Imperator. Jamais je ne me détournerai de lui. — Je n’en doute pas. C’est bien pour cela que je ne cherche même plus à te convaincre, précisa Rusa’h en souriant. Il fit un geste en direction des gardes, qui encerclèrent aussitôt le prisonnier. — Après cela, Jora’h sera forcé de réagir. Et nous l’attendrons de pied ferme. Les soldats levèrent leurs armes, et avant que Pery’h ait pu pousser un cri, les pointes de cristal le transpercèrent. L’Attitré expectant s’écroula au sol tandis que les coups continuaient à pleuvoir. D’autres gardes prirent des masses à bout métallique et le frappèrent à leur tour, brisant son crâne et ses os. Le sang de Pery’h éclaboussa le carrelage impeccable de la salle du trône ; les lames qui s’acharnaient sur sa chair ne lui laissaient aucune chance de riposter. Ces gens n’appartenaient pas à son peuple. Il ne ressentait pas leur présence. Le dernier visage qu’il aperçut fut celui de son frère, qui observait la scène calmement, debout près du prétendu chrysalit. Recroquevillé à terre, le jeune homme leva une main pour attraper les rayons-âmes qui scintillaient autour de lui. Malgré la souffrance, il parvint à saisir le fil éclatant qui le reliait à son père, et s’y accrocha comme à une bouée – jusqu’à ce que la lumière ait pitié de lui et l’accueille en son sein. Les masses et les lances s’acharnèrent encore longtemps sur le corps sans vie. 105 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Même si Jora’h restait souvent confiné dans son chrysalit, comme on l’attendait de lui, il lui arrivait d’en descendre pour parcourir les couloirs du Palais, et on l’avait déjà aperçu à deux reprises dans les rues de Mijistra. Les Ildirans étaient à la fois stupéfaits et horrifiés d’un tel comportement, mais Jora’h estimait essentiel, en ces temps de chaos, que le peuple soit bousculé dans ses certitudes. Même si les traditions ildiranes s’étaient littéralement fossilisées au fil des siècles, elles ne représentaient pas pour autant des lois de la nature. L’Empire devait changer pour survivre, et Jora’h comptait bien montrer la marche à suivre. Ce jour-là, après qu’il eut pris place sous le dôme de la hautesphère, les portes s’ouvrirent pour déverser le flot habituel de pèlerins. Comme chaque matin, des groupes d’Ildirans fascinés attendaient dans les couloirs gorgés de soleil. Ils avaient rempli leurs devoirs rituels, et Jora’h récompenserait leur dévotion par un sourire doublé d’une bénédiction. Yazra’h se tenait en état d’alerte devant l’estrade. Elle avait choisi personnellement les gardes qui la secondaient, et prenait très à cœur sa charge de garde du corps, même si cette rupture dans la tradition mettait de nombreux Ildirans mal à l’aise. Jora’h décelait leur trouble, mais il fallait qu’ils s’adaptent. Sa fille scrutait avec intensité chaque pèlerin qui s’approchait de lui. Il commença par souhaiter la bienvenue à des agriculteurs qui le contemplaient d’un air extatique. Venus de la colonie fusionnée de Heald, ils déclarèrent qu’ils continueraient à utiliser au mieux leur force et leurs compétences pour assurer l’avenir de leur scission. Jora’h les remercia d’un sourire bienveillant. Le second groupe comprenait huit médecins, favorites et lentils à l’air lugubre, en provenance d’Hyrillka. Le Mage Imperator percevait difficilement leur esprit embrumé par de lourdes doses de shiing, et se sentait de plus en plus troublé par le nombre croissant d’Hyrillkiens en pèlerinage. C’était déjà le quatrième groupe en quelques semaines. Pourquoi cette planète envoyait-elle tant de suppliants ? Et quel genre d’hommage espéraient-ils rendre avec des pensées si embrouillées ? Lorsque les pèlerins s’approchèrent, Jora’h devina les ombres dans leur regard, la douleur de la récente et terrible attaque hydrogue. Le Mage Imperator leur souhaita la bienvenue, puis, saisi d’une brusque inspiration, quitta le chrysalit pour se dresser en haut de l’estrade. Les visiteurs furent sidérés, voire courroucés, de le voir briser ainsi des traditions centenaires, mais Jora’h leva les mains pour les apaiser. — Le peuple d’Hyrillka a vécu des moments si tragiques, si éprouvants, qu’il serait indigne que je reste confortablement assis alors que vous avez déployé tant d’efforts pour arriver jusqu’ici. Je vous fais honneur en me tenant debout devant vous. Les pèlerins le regardaient, les yeux plissés, semblant plus l’étudier que l’admirer. Jora’h s’étonnait de leur étrange réaction, mais le shiing l’empêchait de déchiffrer leurs émotions à travers les liens du thisme. L’un des lentils s’inclina légèrement, et prononça des mots qui sonnaient faux, répétés à l’avance. — Vous avez largement récompensé nos efforts, Mage Imperator. Nous avons vu ce que nous voulions voir. Leur regard reflétait le détachement induit par la drogue ; Jora’h trouvait incroyable que tous ces gens, comme Thor’h d’ailleurs, se soient gavés de shiing avant de faire leur entrée dans la salle de réception. Peut-être était-il temps de procéder à une autre petite révolution et d’interdire la consommation de cette substance… sauf que le shiing constituait la principale ressource d’Hyrillka, une des seules à avoir survécu à l’offensive hydrogue. Le Mage Imperator fronça les sourcils, plongé dans l’expectative. — Je vous remercie de votre visite. Les yeux topaze de Jora’h étaient encore fixés sur le lentil quand l’assassin passa à l’attaque. Le troisième homme de l’alignement sortit une longue lame de cristal de chacune de ses manches ; le médecin savait exactement où frapper, où couper. Il bondit sur les marches en direction du Mage Imperator, bras levés, les couteaux prêts à s’abattre. Yazra’h et ses chatisix réagirent dans la seconde. Les animaux se lancèrent en avant à la vitesse d’un jet de lumière ; la jeune femme saisit le Mage Imperator à deux mains, le tira en arrière, et s’interposa entre lui et le médecin, qui rata sa cible. Une des lames déchira la robe colorée du Mage Imperator, l’autre lacéra le bras de sa protectrice. Yazra’h poussa Jora’h à l’intérieur du chrysalit et se dressa face aux pèlerins scélérats. Elle n’essaya même pas d’empêcher les trois félins de se ruer sur le meurtrier en puissance. Les chatisix clouèrent au sol le médecin aux yeux vitreux, dont les cris cessèrent rapidement. Un des chats subit une coupure superficielle quand les mains agonisantes relâchèrent les scalpels. Les gardes s’empressèrent de maîtriser les pèlerins d’Hyrillka, qui n’opposèrent aucune résistance. Leur esprit avait été obscurci, leurs pensées manipulées. Deux autres suppliants cachaient des armes. Dédaignant sa blessure au bras, Yazra’h se tenait devant l’estrade, l’allure menaçante. La sueur luisait sur ses muscles, sur sa peau éclaboussée par le sang du médecin. Les chatisix semblaient particulièrement satisfaits de leur repas. Elle les rappela d’un geste sec, même si elle aurait aimé les laisser dévorer le traître jusqu’au bout tandis que les prisonniers observaient la scène avec appréhension. — Nous ne servirons pas un faux Mage Imperator, déclara l’un des Hyrillkiens. Vous ne percevez pas la Source de Clarté, donc vous devez être éliminé pour que tous les Ildirans puissent de nouveau suivre les rayons-âmes. Seul l’Imperator Rusa’h voit le vrai chemin. — L’Imperator Rusa’h ? Mais que trame donc mon frère ? demanda Jora’h en ressortant du chrysalit. Avant que quelqu’un ait pu répondre à sa question, il ressentit une violente douleur dans la poitrine, comme si une lame de cristal avait finalement réussi à le frapper au cœur. Un autre assassin ? Un tireur embusqué ? La douleur lui vrilla le cerveau, ses jambes se dérobèrent, et il s’effondra. Un hurlement résonnait à travers le thisme. Pery’h. Jora’h avait décelé l’angoisse et la confusion de l’Attitré expectant, mais sans parvenir à en cerner les détails. Des messages de désarroi émanaient en permanence de tout l’Empire – celui, par exemple, de ce petit groupe sur Maratha. Mais le pire, l’inconcevable, s’était produit ! Le lien qui unissait Pery’h et son père venait d’être sectionné comme on ampute un membre. Jora’h entendait les chatisix gronder et faire les cent pas à la recherche d’un nouvel ennemi, mais le son était étouffé, distant. Yazra’h s’agenouilla près de son père, même si elle souffrait elle aussi de la connexion brutalement coupée avec son frère. Gardes et courtisans escaladèrent les marches de l’estrade en criant le nom de leur souverain, anxieux de découvrir quel mal le frappait, mais Jora’h ne pouvait pas répondre. Son esprit était submergé par le deuil et la perte. Une partie de lui-même venait de lui être arrachée. — Pery’h est mort ! (Il ferma les yeux, et fut assailli par des révélations encore plus terribles. Son fils était mort… assassiné ! Trahi.) Ils l’ont tué. Sur Hyrillka. Les images de la forfaiture infligèrent de profondes blessures à son âme déjà meurtrie. Quand l’horreur reflua pour ne plus former qu’un nœud de douleur persistante au fond de son crâne, Jora’h cligna des yeux et découvrit les visages hagards qui l’entouraient. Yazra’h l’aida à se remettre debout. Quand il put enfin se tenir sur ses jambes sans assistance, il parla d’une voix assez forte pour que tout le monde entende : — Pery’h a été assassiné. Rusa’h, mon propre frère, a déclaré la guerre à l’Empire ildiran. 106 ADAR ZAN’NH Adar Zan’nh, qui faisait une patrouille de routine avec une maniple de croiseurs, souhaitait montrer sa détermination au peuple ildiran. Il voulait être vu, prouver sa force, même s’il doutait de pouvoir défendre les colonies contre les formidables ennemis susceptibles de s’abattre sur elles. Mais les gens devaient y croire, et il essayait d’être à la hauteur de leurs attentes. Il se souvenait quand Adar Kori’nh le recevait dans ses quartiers, pour mieux se concentrer sur l’éducation de son élève. — Vos doutes sont les meilleures armes de l’ennemi. L’adar représente un microcosme de la Marine Solaire. Si le chef est confiant, sûr de sa force, la flotte l’est aussi. Zan’nh se sentait éclipsé par son glorieux prédécesseur. Kori’nh lui était supérieur en tout, en bravoure, en talent stratégique, et cela n’avait pas suffi à lui assurer la victoire. Son courageux suicide avait porté un grand coup aux hydrogues, mais n’avait pas permis de gagner la guerre. Les hydrogues continuaient à frapper. Debout dans le centre de commandement, alors qu’il s’apprêtait à donner un ordre, Zan’nh s’agrippa soudain à la rampe. Il tituba, touché au plus profond de lui-même par l’onde de choc émise par… Pery’h ? Son frère était mort ! Lors du décès de Cyroc’h, chaque personne, où qu’elle se trouve dans l’Empire, avait ressenti la perte avec la même violence, car le thisme reliait directement les Ildirans à leur souverain. L’exécution de l’Attitré expectant ne fit passer qu’un léger frisson parmi l’équipage de Zan’nh. Lui seul savait ce qu’il signifiait. — Changement de direction. (Sa voix restait ferme, mais résonnait étrangement à ses oreilles.) Nous retournons sur Ildira immédiatement ! J’ai senti quelque chose à travers le thisme. — À vos ordres, Adar. Les soldats se mirent au travail, étudiant la route à suivre tandis qu’ils relayaient l’information aux quarante-huit autres croiseurs. La maniple vira de bord dans un parfait ensemble. Une tempête d’alarmes se déchaîna sur la console de communications. Surpris, l’opérateur répondit avec célérité. — Vous aviez raison, Adar. Je reçois un appel d’urgence en provenance de… (il vérifia les informations sur son écran)… la colonie de Hrel-oro. — Hrel-oro ? Cela ne correspondait pas à ce que Zan’nh avait ressenti. Il se tourna vers l’écran principal, où se projetait le visage étroit et reptilien d’un squameux noirci par la fumée, visiblement paniqué. Ses yeux bridés s’ouvraient et se fermaient à toute allure. « … attaque. Ils sont trop forts pour nous. On ne sait pas ce qu’ils veulent. » Un fracas d’explosions et de crépitements couvrait la voix du squameux. Une sphère géante apparut dans le ciel, bientôt suivie de cinq autres. Les ondes réfrigérantes s’abattaient sur les bâtiments de la colonie, qui s’effondraient comme des châteaux de cartes. Le squameux continuait à crier. « Pourquoi les hydrogues nous attaquent-ils ? Envoyez des secours dès que… » La transmission s’interrompit brutalement. Zan’nh grimaça de rage, tandis qu’un frisson lui remontait le long du dos. — Nous n’allons plus sur Ildira. À quelle distance se trouve Hrel-oro ? — Nous pouvons y être dans une heure, Adar. Nous sommes les plus près. — Accélérez dès que vous aurez calculé le plan de vol. Vitesse maximale. Il n’oubliait pas Pery’h, mais les hydrogues s’en prenaient à une colonie ildirane : c’était son travail, son élément, tout ce pour quoi Adar Kori’nh l’avait entraîné. Zan’nh ne comptait pas ternir la mémoire de son mentor. — Nous allons combattre les hydrogues et leur montrer de quoi la Marine Solaire est capable. (Il motivait ses troupes pendant que la maniple fendait l’espace, prête à engager les hostilités.) Nous devons nous préparer à toute éventualité. Que chaque arme, chaque vaisseau, chaque soldat soit sur le pied de guerre. Nous avons très peu de temps devant nous. Je veux tous les renseignements concernant Hrel-oro sur mon écran. Géographie, histoire, contexte général. Qu’est-ce que les hydrogues cherchent là-bas ? Il ordonna aux sept septars, ainsi qu’à Qul Fan’nh, le commandant de la maniple, d’en faire autant et de proposer des options tactiques. Zan’nh scruta, absorba chaque détail à sa disposition. Hrel-oro était une planète chaude et sèche, à l’image des mondes klikiss abandonnés. Pas de grands arbres, en fait quasiment aucune végétation, mais un paysage désolé qui regorgeait de minerais et de métaux précieux. Plus de mille ans auparavant, le Mage Imperator avait ordonné aux squameux d’y installer une colonie industrielle. Même si Hrel-oro abritait des représentants de nombreux kiths, les squameux étaient majoritaires : ils creusaient des galeries minières au fond des canyons et travaillaient dans les usines de transformation. L’énergie provenait de panneaux solaires placés dans les zones désertiques, ainsi que d’éoliennes dressées dans les canyons étroits où le vent soufflait en rafales durant la mauvaise saison. Tandis que les croiseurs filaient vers le champ de bataille, Zan’nh consulta les rapports de toutes les attaques hydrogues répertoriées, sur des cibles humaines ou ildiranes. Les premiers assauts concernaient des mineurs qui s’obstinaient à récolter l’ekti autour des géantes gazeuses – un motif de représailles compréhensible. D’autres frappes, contre les colonies de Corvus, Passage-de-Boone et Hyrillka, ou contre des planètes non habitées comme Dularix, suggéraient une volonté d’éradiquer la forêt-monde et tout ce qui ressemblait à un grand arbre, pour des raisons inexplicables qui semblaient remonter à la nuit des temps. Hrel-oro ne tombait dans aucune de ces catégories. On aurait dit que les hydrogues attaquaient par pure méchanceté. Et attaquaient des Ildirans. Les vaisseaux de guerre arrivèrent en vue de la planète désertique plus vite que prévu, leurs armes déjà prêtes à faire feu. Les scanners indiquèrent une présence importante de fumée et de radiations thermiques autour des zones habitées. — Orbes de guerre encore sur site, Adar. « Pleine vitesse. Chaque septar est autorisé à engager le combat de la manière qu’il juge la plus adaptée. Frappons-les avant qu’ils détectent notre présence. » Les vaisseaux ildirans rétractèrent leurs ailerons solaires pour faciliter l’entrée dans l’atmosphère. Peu d’armements s’étaient montrés efficaces contre les orbes de guerre, mais Zan’nh entendait bien employer tout l’arsenal disponible contre l’ennemi… Quand les croiseurs se lancèrent à l’attaque, les hydrogues avaient pratiquement achevé la destruction de la planète. Les globes de diamant hérissés de pointes passaient dans les canyons, abattant éoliennes et turbines, comblant les accès aux tunnels miniers. Une fumée noire emplissait l’air, des rivières de glace se dessinaient dans les fissures du terrain défoncé. Quarante-neuf croiseurs – autant que lors du triomphe d’Adar Kori’nh sur Qronha 3 – tirèrent leurs projectiles à haute énergie tel un essaim d’abeilles bien décidées à infliger de cruelles piqûres. Des charges pénétrantes libérèrent des ondes de choc destructrices en s’écrasant sur les coques incurvées. Les sphères ennemies se retournèrent contre les assaillants. Des jets de lumière crépitaient entre leurs protubérances pyramidales. Zan’nh s’agrippa de nouveau à la rampe. Il savait que les hydrogues pouvaient massacrer toute sa maniple – comme Pery’h l’avait été. Missiles et autres rayons d’énergie concentrée continuaient à frapper les orbes de guerre, qui entamèrent aussitôt la contre-attaque. Les décharges d’énergie bleutée tracèrent de grands sillons noirs dans les coques renforcées des vaisseaux ildirans. Un tir détruisit le moteur principal d’un des croiseurs, rendant le vaisseau incapable de résister à l’attraction gravitationnelle de Hrel-oro. Zan’nh ne put que regarder sur ses écrans le capitaine se battre avec des systèmes défaillants pour redresser l’angle de chute ; heureusement, le désert bien plat s’avérait parfait pour un atterrissage d’urgence. Le navire de guerre se coucha sur le côté, glissa sur une longue distance, et s’immobilisa enfin. Une grande partie de l’équipage survivrait au crash – si les hydrogues ne venaient pas finir le travail. « Poursuivez l’assaut. Pas de relâchement. » Fidèle à l’enseignement de Kori’nh, Zan’nh gardait une voix ferme. Il devait se montrer plus déterminé que n’importe quel soldat. Il avait entraîné au mieux ses tals, quls et septars ; ses troupes n’envisageraient pas une seconde de trahir sa confiance, comme il se refusait à trahir celle de l’ancien adar. Mais les hydrogues semblaient invincibles. Trois orbes de guerre encerclèrent un deuxième croiseur, et lancèrent de puissantes décharges d’énergie qui se mirent à creuser des trous dans la coque. L’appel à l’aide du capitaine retentit dans tous les systèmes de communication. Zan’nh ordonna de se lancer à son secours, mais les armes hydrogues finissaient déjà leur sinistre besogne. Le croiseur fut éventré, laissant échapper carburant et jets d’atmosphère tandis que des bouts de métal giclaient dans tous les sens. La coque se brisa en plusieurs endroits ; deux ailerons solaires se détachèrent, voltigeant au-dessus du désert comme d’immenses cerfs-volants. L’adar frissonna en sentant mourir tant de braves soldats qui étaient sous son commandement. C’était lui le responsable de cette flotte, et voilà qu’en quelques minutes il avait déjà perdu deux vaisseaux. Il chercha désespérément une alternative, une autre stratégie, mais jusqu’à présent, rien n’était venu à bout des globes de diamant excepté l’attaque suicide de Kori’nh. Zan’nh n’était pas acculé à cette extrémité – pas encore. Peut-être devrait-il y penser… Les hydrogues n’étaient pas venus sur Hrel-oro combattre la Marine Solaire. Ils poursuivaient là des desseins incompréhensibles, et désormais, l’assaut touchait à son terme. Malgré les vaisseaux ildirans qui continuaient à les harceler, les six orbes de guerre firent un ultime passage, presque sans conviction, pour anéantir les restes de la colonie avant de s’élever dans le ciel enfumé et de s’éloigner à une allure tranquille. Les canaux de communication furent aussitôt saturés de cris d’angoisse, de listes de dégâts matériels, et d’évaluations des pertes. Zan’nh scruta les images de dévastation, puis celles des sphères de diamant qui disparaissaient dans l’espace. — Adar, dois-je lancer la poursuite ? demanda Qul Fan’nh d’une voix éteinte. Les hydrogues s’enfuient. Devons-nous les suivre ? — Non. Ce serait inutile et dangereux. Zan’nh agrandit l’image de l’épave en feu. Chaque soldat mort le faisait souffrir dans sa chair, telle une lame de cristal perçant son flanc. Comment l’adar Kori’nh parvenait-il à le supporter ? « Notre devoir nous commande de porter assistance à la population, si tant est qu’il y ait des survivants. Je ne laisserai pas mourir d’autres Ildirans pour mener une bataille perdue d’avance. Que tous les soldats valides se présentent en zone d’embarquement. Quant aux médecins qui ne sont pas indispensables aux infirmeries des croiseurs, qu’ils descendent à terre soigner les civils. » L’adar aurait voulu être partout à la fois, même s’il savait que c’était impossible. Son rôle était de diriger les opérations depuis le centre de commandement pour y bénéficier d’une vue d’ensemble. Il s’efforça de dissimuler ses doutes et son angoisse, d’adopter un comportement exemplaire, en commençant par envoyer trois croiseurs indemnes porter secours à celui qui s’était écrasé dans le désert. « Récupérez les cartes des activités minières. Certaines personnes ont peut-être survécu grâce aux tunnels, mais elles ne tiendront pas longtemps si elles sont enterrées. » Zan’nh dépêcha des équipes d’ingénieurs, à la tête de puissantes excavatrices, pour libérer les mineurs emprisonnés dans les souterrains. Des escouades de pompiers les accompagnaient : les ondes réfrigérantes congelaient tout ce qu’elles touchaient, mais les tirs d’énergie bleutée avaient déclenché des feux secondaires – même s’il ne restait plus grand-chose à détruire. L’adar finit néanmoins par quitter son poste. Il ne supportait pas de rester éloigné des opérations en cours. Kori’nh l’avait entraîné à devenir un héros. — Je prendrai place dans la première navette. Je veux me rendre compte par moi-même. Un peu plus tard, entouré par les débris fumants, respirant la fumée, la poussière et l’odeur de mort, Zan’nh ne savait plus quoi dire. Les installations ildiranes avaient été littéralement désintégrées, et l’on entendait partout les gémissements de personnes blessées ou agonisantes. À sa grande surprise, il vit une imposante silhouette noire se découper dans la brume noirâtre qui recouvrait l’épicentre de l’attaque. Le robot klikiss se déplaçait avec une agilité troublante sur ses jambes articulées. Les bras interminables se terminaient sur des pinces évoquant celles d’un crabe. Zan’nh ignorait comment la machine l’avait reconnu, ni quelle connaissance elle avait du statut d’adar, mais elle avançait sans hésiter dans sa direction à travers ruines et fumée. La carapace noire s’ouvrit, comme pour révéler un arsenal mortel. Les capteurs optiques se braquèrent sur lui. — Que voulez-vous ? Que font les robots klikiss sur Hrel-oro ? demanda Zan’nh sans reculer d’un pouce. Les machines insectoïdes apparaissaient parfois sur les colonies ildiranes. En fait, elles prêtaient souvent assistance aux habitants pour des travaux de construction en environnement hostile – des lunes, des astéroïdes, ou l’hémisphère sombre de Maratha. Mais Zan’nh ne pensait pas que ce robot était là pour ça. — Informez le Mage Imperator que les robots klikiss dénoncent tous les accords passés avec l’Empire ildiran, déclara la machine d’une voix bourdonnante. Le corps métallique pivota pour faire demi-tour. Sidéré, l’adar regarda l’énorme robot s’éloigner dans la fumée qui portait encore l’odeur de sang du massacre. 107 ANTON COLICOS Perdus dans la nuit profonde de Maratha, Anton et trente-sept Ildirans terrifiés tentaient de produire assez de lumière pour survivre. L’ingénieur Nur’of avait relié tous les générateurs intacts et en avait retiré assez d’électricité pour faire fonctionner les systèmes vitaux de la cité. Malgré les demandes de l’Attitré qui exigeait que l’éclairage soit totalement rétabli, les réserves énergétiques ne dureraient pas plus de quelques jours. — Seconda est sans doute plus sûre, mais tous ces gens ont peur de s’aventurer dans l’obscurité, rappela Vao’sh à Anton. Des dangers nous attendent à l’extérieur du dôme, et nous sommes à peine assez nombreux pour former une scission. — C’est dangereux ici aussi, Vao’sh. Nous serons obligés de partir tôt ou tard, alors autant le faire de notre plein gré. (Anton se fendit d’un petit sourire.) Si ça peut aider, je connais quelques contes terriens qui déconseillent la tergiversation. Lorsque l’Attitré Avi’h fut enfin convaincu qu’ils ne recevraient aucun secours, il ordonna à son assistant d’organiser le périple. Muni d’un puissant illuminateur, Anton accompagna Bhali’v et Ilure’l au hangar où se trouvaient les véhicules. Les trois hommes enfilèrent une combinaison réfléchissante, conçue à l’origine pour protéger du soleil brûlant de la saison diurne, et dont les couches de tissu synthétique les isoleraient aujourd’hui du froid glacial de la longue nuit. Tandis qu’ils s’avançaient d’un pas lent, Anton remarqua que la porte du hangar avait l’air endommagée. Encore un sabotage, ou juste un entretien défaillant ? Le battant s’ouvrit normalement, et Bhali’v se précipita vers les trois glisseurs sagement alignés. Anton avait déjà emprunté l’une de ces navettes pour visiter le chantier de Seconda avec Vao’sh et quelques volontaires. Les glisseurs rapides, remisés là à la tombée de la longue nuit, représentaient aujourd’hui le seul moyen pour leur petit groupe de rejoindre l’hémisphère éclairé. Ilure’l avait l’air particulièrement nerveux. Il devait encore croire que les Shana Rei décrits par Vao’sh n’attendaient que le bon moment pour les attaquer, dissimulés dans chaque coin d’ombre. Anton, lui, préférait se méfier des mystérieux saboteurs. Les vrais. Le fonctionnaire inspecta les trois glisseurs en égrenant une liste de contrôle et en prenant des notes sur une tablette de cristal. — Tout semble en assez bon état de marche pour nous emmener jusqu’à Seconda, où les robots ont accepté de nous accueillir. Il ne reste qu’à nous diviser en trois groupes. Sur le chemin qui ramenait les explorateurs dans la partie illuminée du dôme, Bhali’v organisa aussi la répartition de l’équipement et des stocks de nourriture entre les véhicules. Même si les glisseurs permettraient de faire le voyage en seulement une demi-journée, les réfugiés ignoraient combien de temps ils devraient attendre les secours une fois sur le chantier. Anton était toujours aussi surpris de l’aisance avec laquelle il gérait cette situation tendue ; il se découvrait un courage, une force et un sang-froid qu’il ignorait posséder. Peut-être n’était-il pas qu’un aventurier en pantoufles, après tout. Peut-être avait-il réellement retenu quelque chose de toutes les histoires qu’il avait étudiées. D’ailleurs, pour soutenir le moral d’Ildirans au bord de la panique, il tira de son répertoire force contes mettant en scène des héros à la bravoure inégalée. Ses auditeurs, et Vao’sh en particulier, apprécièrent l’histoire de ce garçon hollandais qui avait rebouché une digue fissurée avec son doigt. Malgré la simplicité des faits, ils y trouvaient une qualité légendaire en accord avec les événements décrits dans La Saga des Sept Soleils. Quand Nur’of annonça que les glisseurs étaient équipés et prêts à partir, l’Attitré en profita pour s’offrir un nouveau satisfecit. — J’ai reparlé aux robots klikiss de Maratha Seconda. Ils nous attendent. — Dans ce cas, autant partir avant que les générateurs lâchent définitivement, lança Anton d’une voix volontairement enjouée. Il pensait juste faire une blague, mais c’était ce que les Ildirans avaient besoin d’entendre. Le temps d’enfiler leur combinaison, ils quittèrent le dôme en se munissant d’illuminateurs individuels d’urgence. L’Attitré portait le plus brillant, et ouvrait la voie sous un manteau d’étoiles qui semblaient toutes terriblement lointaines. La courte marche jusqu’au hangar paraissait à la limite de ce que les Ildirans pouvaient supporter. Même Avi’h, qui prétendait tirer son énergie du Mage Imperator lui-même à travers le thisme, avançait d’un pas si rapide qu’il n’était pas loin de courir. Anton et ses compagnons se hâtèrent de se réfugier dans les glisseurs violemment éclairés, en fonction des groupes qui leur avaient été assignés. Vao’sh et lui voyageraient avec Avi’h, Bhali’v, Ilure’l et Nur’of, ainsi qu’avec plusieurs agriculteurs, terrassiers et techniciens. Bien que l’Attitré ait été impatient de prendre la route, Vao’sh suggéra qu’il serait plus héroïque de sa part de partir en dernier. — Gardez à l’esprit que nous vivons des heures qui prendront place dans La Saga des Sept Soleils. Quel souvenir souhaitez-vous laisser ? — Vous êtes notre chef, approuva Bhali’v. Ainsi que notre lien avec le Mage Imperator, et à travers lui, avec la Source de Clarté. (Toujours pragmatique, il ajouta :) Et si vous empruntez le troisième glisseur, les deux autres serviront d’éclaireurs et prépareront votre arrivée. Convaincu, Avi’h donna des ordres en ce sens. Les moteurs du premier glisseur se mirent en action ; Anton sentit un étrange soulagement quand l’engin décolla et accéléra en rasant le sol vers la lumière du jour encore invisible. Le deuxième glisseur fit de même tandis que le Terrien s’installait dans son siège à côté de Vao’sh. Nur’of se penchait déjà sur une série de plans qu’il avait emportés avec lui. Pendant que les passagers prenaient place, il rédigeait une estimation des ressources et des vaisseaux disponibles sur le chantier de Seconda, obéissant ainsi à l’Attitré qui l’avait chargé de trouver un moyen de quitter la planète une fois que le groupe serait en – relative – sécurité. Anton passa en revue ses propres notes récupérées dans son logement, pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié. Il traduisait et analysait des extraits de La Saga depuis des mois. De tous les étudiants humains ayant jamais présenté une demande officielle, Anton Colicos était le seul à avoir reçu l’autorisation de travailler avec un remémorant, un exploit qu’aucun de ses camarades universitaires ne pourrait égaler. Sa vie parmi les extraterrestres, son amitié avec Vao’sh, et maintenant cette épreuve inattendue – sans oublier son père mort et sa mère disparue – constituaient un gros morceau à avaler d’un coup, bien loin de son but initial de traduire les mythes ildirans. Il se tourna vers Vao’sh. — Êtes-vous heureux de passer enfin à la pratique ? Devenir un de ces personnages de légende au lieu de juste parler d’eux ? Une myriade de couleurs et de nuances parcoururent les lobes faciaux du vieil Ildiran. — Non, remémorant Anton. Si l’on me donne le choix, je préfère raconter les histoires que les vivre. Le deuxième glisseur ayant déjà pris la route, le leur put décoller à son tour. Nur’of était le plus qualifié pour piloter, tandis que Bhali’v s’occupait des communications et restait en contact avec les deux autres véhicules. Ils fonçaient à travers le paysage obscur, survolant en rase-mottes un terrain nu, inégal et stérile. Anton était le seul à profiter du hublot, ses compagnons préférant se concentrer sur les lumières ou se regarder entre eux. Dehors, les ombres serpentaient sous le glisseur. Chaque seconde les rapprochait du jour qui pointait à l’horizon. Le premier glisseur, lancé à toute allure, était déjà masqué par la courbure de la planète. Quant aux tuyères scintillantes du deuxième, elles n’étaient plus qu’un point orange loin devant eux. Tout à coup, Bhali’v fronça les sourcils en s’acharnant sur sa console. — J’ai perdu le contact avec le premier glisseur. (Il se tourna vers l’Attitré.) La transmission s’est interrompue brutalement. Le pilote a juste eu le temps de dire qu’il avait une mesure bizarre dans ses contrôles, une pointe… et le signal a été coupé. — Qu’en est-il du deuxième glisseur ? demanda Avi’h. Anton se pencha en avant, soupçonneux. Le fonctionnaire envoya un signal de routine. — Tout a l’air normal… Non, attendez… Dans le lointain, le point orange qui marquait l’emplacement du véhicule éclata en une boule de lumière incandescente, laissant les Ildirans stupéfaits. — Kllar bekh ! Il a… explosé ! s’exclama Nur’of en vérifiant aussitôt ses propres contrôles. Anton bondit de son siège. — Arrêtez tout, Nur’of ! Atterrissez ! On doit se poser tout de suite. — Mais nous sommes au milieu de nulle part, bafouilla l’Attitré. — Deux glisseurs d’un coup ? le coupa Anton. Ça ne peut pas être une coïncidence. Ils n’avaient que quelques minutes d’avance, le temps joue contre nous. L’ingénieur freina brutalement, jusqu’à ce que la coque du glisseur racle le terrain rugueux. — Je ne sais pas si c’est un sabotage ou juste un défaut de fabrication, reprit le jeune Terrien. Ça peut aussi être un explosif programmé pour se déclencher après un certain temps de vol. Il faut vite sortir d’ici. Quand le glisseur s’arrêta, Anton ouvrit l’écoutille sur l’atmosphère sombre et glaciale de la longue nuit. — Prenez les illuminateurs si besoin, mais sortez. Sortez ! Vao’sh décrocha une des lampes portatives et se précipita à la suite de son ami, fuyant le glisseur encore bourdonnant. Nur’of aida les deux agriculteurs, Mhas’k et Syl’k, à franchir l’écoutille. — Si j’ai tort, on pourra revenir, hurla Anton. Mais si j’ai raison, il nous reste moins d’une minute. Courez ! Lui n’avait pas besoin de lampe pour piquer un sprint dans l’obscurité. Soucieux de protéger sa vie, l’Attitré suivit le conseil à la lettre et entraîna son assistant avec lui. Nur’of fut le dernier à s’extirper du glisseur. — Peut-être les moteurs ont-ils surchauffé. Si c’est le cas, nous avons réglé le problème en atterrissant. Anton leur fit signe à tous de se dépêcher. — Ou alors le danger vient d’ailleurs. Allez, plus vite ! Il privilégiait en cet instant l’hypothèse d’un sabotage des moteurs, qui subissaient une défaillance catastrophique après une courte utilisation. Le compte à rebours continuait à s’égrener dans sa tête. L’air était glacé, le ciel nocturne incroyablement sombre. Déjà loin de Prime, et encore à distance de Seconda, même Anton se sentait seul et vulnérable. Il imaginait mal ce que devaient éprouver les Ildirans. Quand les fuyards s’arrêtèrent, haletants et inquiets, ils brandirent les illuminateurs qui évoquèrent aussitôt un vol de lucioles. L’Attitré Avi’h se tourna vers Anton, dissimulant sa panique sous la colère et le reproche. — Vous voyez bien que ce n’était pas la peine de s’affoler. Pourquoi avons-nous écouté vos… Derrière lui, le dernier glisseur explosa dans une éruption de carburant en flammes et de débris métalliques propulsés dans les airs. Les morceaux continuèrent à brûler et décrivirent de grands arcs avant de retomber en pluie de météorites. Les feux déchirèrent la nuit comme autant de phares, mais les Ildirans horrifiés n’y trouvèrent aucun soulagement. Vao’sh exprima en premier ce que les autres pensaient chacun de leur côté. — Le remémorant Anton et l’ingénieur Nur’of nous ont sauvé la vie. — Mais nous sommes égarés dans l’immensité, marmonna Ilure’l. Nous sommes vulnérables à l’obscurité, aux ombres… à tout ce qui peut y vivre. — Et nous ne sommes plus que douze. Plus un humain. Ce n’est pas assez pour une scission, ajouta Bhali’v. Anton savait que c’était à lui d’assurer l’unité du petit groupe. — Rien n’est perdu. Même si deux navettes ont été détruites, nous avons contrarié les plans de l’ennemi. On peut y arriver. (Se rendant compte que les autres étaient plus effrayés par la nuit et l’isolement que par des tueurs inconnus, il chercha à paraître optimiste.) Nous sommes encore vivants, mais il faut nous prendre en main. Impossible d’attendre ici l’arrivée d’éventuels secours. Il n’y a qu’une seule solution… marcher. Le Terrien montra la direction de l’aube, cherchant à se persuader qu’il y apercevait une vague lueur. Il prit Vao’sh par le bras et se mit en route d’un pas déterminé. Le remémorant en profita pour venir lui parler à l’oreille : — Notre histoire devient de plus en plus intéressante pour La Saga. À condition que l’un d’entre nous survive assez longtemps pour la raconter. 108 HOWARD PALAWU Lorsque la nuit tombait sur Rheindic Co, et que les aspirants colons retournaient dormir sous leurs tentes en contrebas de la cité klikiss, l’activité effrénée qui entourait le transportail se ralentissait juste assez pour qu’Howard Palawu puisse enfin travailler. Le conseiller scientifique étudiait les circuits complexes légués par la civilisation extraterrestre disparue, en alignant notes et hypothèses sur le pad hors d’âge qui ne l’avait pas quitté depuis des années. Il ne comprenait toujours pas comment fonctionnait le réseau des transportails, car chaque nouvelle information altérait profondément ses conjectures, mais les allers et retours sur les idées faisaient partie intégrante de la méthodologie scientifique, et Palawu ne s’offusquait pas des détours et des impasses. Il voyait d’ailleurs la vie sous le même angle. Certes, il regrettait certaines de ses décisions, certains moments où il aurait pu agir différemment, mais sans considérer non plus ses faux pas comme des « erreurs ». Chaque action participait du grand processus de la vie, pour le meilleur et pour le pire. Passer quelques années de plus avec sa femme aurait été une bonne chose. Quand tout allait bien entre eux, le scientifique coulait des jours heureux à profiter de sa compagnie, à se détendre, à l’emmener aux sources chaudes qu’elle aimait tant à cause de ses douleurs chroniques. Désormais seul, et alors qu’il avait tout le temps du monde à consacrer à son travail, il aurait bien voulu prendre un après-midi pour se promener avec elle dans les canyons de Rheindic Co… mais elle n’était plus là. Une technicienne, les yeux bouffis de fatigue après une longue journée passée à guider les gens vers le transportail, restait en poste pour accomplir les dernières corvées d’archivage, même s’il était évident qu’elle détestait ça. Aladdia avait un visage étroit, une peau mate et de longs cheveux bleu-noir. Tandis qu’elle remplissait ses fiches, indifférente à la présence du chercheur, elle mangeait un en-cas qui remplissait la petite salle d’odeurs d’ail et de curry. Palawu ne se rappelait pas quand il avait pris son dernier repas, mais Aladdia ne proposa pas de partager, et il n’était pas assez impoli pour demander. Le tableau de contrôle se mit à briller, et le contour de la pierre trapézoïdale se brouilla. — Pas trop tôt, marmonna la jeune femme, plus pour elle-même que pour Palawu. Une ombre fit son apparition, puis un homme de grande taille, aux cheveux ébouriffés, franchit le transportail. Il portait une combinaison sale, mais d’apparence confortable, et un petit sac qui contenait les appareils d’analyse standard, ainsi qu’un bon nombre de rations de survie. L’explorateur défit son paquetage pour tendre à la technicienne les images et les relevés qu’il avait rassemblés. — Un monde intéressant. Un peu froid, mais riche en métaux précieux. Une bonne pioche. Aladdia étudia rapidement les données, puis hocha la tête. — Parfait. On l’ajoutera au tableau de service. — Pour l’instant, il me faut une douche, un bon repas, et un gros dodo. Laissant son équipement derrière lui, l’homme disparut dans les tunnels. Depuis un mois, Palawu avait souvent vu des explorateurs revenir de leurs expéditions sur des planètes inconnues, et il se sentait gagné par cet esprit d’aventure. — Il reste tellement de carreaux de coordonnées à essayer, dit-il à la technicienne. Qui sait ce qui nous attend sur tous ces mondes ? — Oui, qui sait ? Mais si vous trouvez comment marchent les transportails, la réponse ne se fera pas attendre. Apparemment, elle n’avait attendu que le retour programmé de l’explorateur pour s’éclipser. Elle enveloppa les restes de son dîner, se déconnecta du système, et prit congé. — La place est libre, docteur Palawu. J’espère que vous ferez de belles découvertes ce soir. Après le départ de la jeune femme, il se mit à arpenter la pièce en observant la grande pierre par laquelle l’explorateur avait fait son apparition. Palawu avait déjà franchi le transportail à de nombreuses reprises pour étudier l’appareillage d’autres mondes klikiss dûment répertoriés, mais savoir qu’il restait tant d’inconnues dans ses données le dérangeait profondément. En tant que conseiller scientifique de la Hanse, on attendait de lui qu’il décrypte l’intégralité du système de transport extraterrestre. Il s’attarda devant les mystérieux hiéroglyphes klikiss, ces lettres – ou ces chiffres – étranges qui désignaient les mondes habités par l’espèce disparue. Palawu pouvait choisir parmi des centaines de carreaux menant à des endroits qu’aucun œil humain n’avait jamais contemplés. La seule idée le faisait frissonner. Sa curiosité naturelle le démangeait, d’autant qu’il avait vu des foules entières de colons passer sans heurt à travers le transportail. Palawu estimait avoir déjà marqué la science de son empreinte : de nombreux articles et découvertes fondamentales, l’analyse du robot klikiss Jorax, sans compter des dizaines d’innovations allant du plus pratique au plus bizarre. Et puis il pourrait toujours revenir, puisqu’il connaissait le carreau correspondant à Rheindic Co. S’il n’avait plus rien à prouver dans sa partie… pourquoi ne pas se lancer dans une autre aventure ? En fait, il n’avait rien à perdre. Avec un soin méticuleux hérité de son premier poste comme assistant de laboratoire, Palawu coucha sur le papier ce qu’il comptait faire, et mit de l’ordre dans les documents qu’il avait déjà rédigés sur les transportails. Il nota également le symbole gravé sur le carreau inexploré indiquant sa future destination. Palawu récupéra le sac abandonné par l’explorateur, qui contenait assez de provisions pour un court séjour. Il ajusta les lanières, plaça la charge sur ses épaules, et se prépara au départ. Il comptait bien revenir rapidement. Une fois la fenêtre de pierre activée, le scientifique regarda la surface lisse se transformer en un passage brumeux et mystérieux. Il inspira profondément, afficha un sourire confiant, et franchit le transportail, les yeux grands ouverts… Il se retrouva propulsé dans un monde d’une étrangeté absolue, incroyablement différent des planètes klikiss qu’il avait eu l’occasion de visiter. Couleurs, sons et odeurs étaient si puissants qu’ils assaillaient les sens au point de rendre fou. Le paysage extraterrestre déversait sur la conscience de Palawu une avalanche de détails insolites et d’impressions anormales. C’est au milieu de ce capharnaüm qu’il fit une autre découverte inattendue : une vieille femme – humaine – s’avançait vers lui avec sur le visage une expression bizarre, indéchiffrable. Choqué, Palawu reconnut quelqu’un qu’il n’avait jamais rencontré, mais qu’il connaissait pourtant très bien. Margaret Colicos ! Vivante ! Il n’était guère surprenant qu’après des centaines de missions, d’explorations lancées au hasard, quelqu’un finisse par tomber sur le monde où elle avait fui. Mais ce que le chercheur avait sous les yeux était impossible, insupportable… Puis il en vit plus – beaucoup plus – et ne put s’empêcher de hurler. L’équipe technique trouva le message de Palawu le lendemain matin, quand elle prit son service dans la salle de contrôle en vue d’accueillir le premier groupe de colons. Ses membres furent d’abord mécontents du risque inconsidéré pris par le conseiller scientifique, puis, au fil du temps, ils devinrent de plus en plus inquiets. Après une semaine d’absence, soit bien plus que la durée de vie des rations emportées, le carreau de coordonnées utilisé par Palawu fut marqué de noir. Les techniciens remirent ses dossiers à une nouvelle équipe de chercheurs dépêchée par la Hanse pour que le travail suive son cours. Pendant ce temps, le programme de colonisation par transportail progressait à un bon rythme. Howard Palawu ne revint jamais. 109 DD Même retenu prisonnier à bord du Mastodonte volé, DD ne pouvait rester inactif tandis que Sirix et ses robots assassins détruisaient la colonie de Corribus. Sa programmation de base ne le lui permettait tout simplement pas : c’était un crime, il devait s’y opposer. Installés à leurs consoles d’armement, les compers Soldats repéraient et ciblaient chaque humain, chaque structure klikiss. Tout au long de l’assaut, ils poursuivirent les gens qui s’enfuyaient à la recherche d’un abri, et les abattirent un par un, sans états d’âme. Depuis sa tour de communications, Jan Covitz continua à transmettre des questions inquiètes, des demandes, des supplications, jusqu’à ce que l’une des Mantas vaporise la tour et le bâtiment annexe en deux tirs de jazer. L’afflux de messages désespérés cessa aussitôt. Sirix se dressait sur la passerelle de commandement comme un grand général, ses membres articulés déployés au maximum. Sa tête plate pivotait au fur et à mesure qu’il absorbait les informations affichées sur les différents écrans. — Rien ne restera debout. Rien qui puisse prouver que des humains arrogants ont un jour posé le pied sur cette planète. DD en conclut que stopper cette attaque injustifiée présentait un niveau de priorité supérieur à sa propre survie. Il bondit sur la console d’armement la plus proche. Même s’il pesait deux fois moins qu’un comper Soldat, l’effet de surprise lui permit de bousculer le robot militaire. Tandis que son opposant tentait de recouvrer son équilibre, DD martela la table de contrôle avec son poing fait de plastique et d’alliage léger. Il n’avait pas la force d’une grosse machine, mais l’installation n’avait pas été prévue pour subir un tel traitement. DD frappa encore et encore, éventrant la plaque protectrice, écrasant circuits et systèmes de visée. Il fallut cependant moins de trois secondes au comper Soldat pour se remettre d’aplomb et emmener DD loin de la console. Le petit robot ne put se dégager de la prise malgré tous ses efforts, mais il était satisfait de voir les contrôles hors d’usage fumer en projetant des étincelles. Le comper Soldat souleva DD en l’air, prêt à le démonter sur place avec l’aide de deux autres robots venus lui prêter main-forte, mais Sirix les stoppa net de sa voix bourdonnante : — Ne le détruisez pas ! (Ses globes oculaires luisaient, menaçants, comme des braises rougeoyantes.) Voilà un exemple parfait de la corruption qu’entraîne l’esclavage de ces compagnons électro-robotiques pourtant si compétents. Aucun esprit rationnel n’aurait entrepris une action si vaine, mais DD a été forcé d’accomplir cette absurde provocation. (Sirix s’approcha du petit robot, toujours aux mains du comper Soldat.) Regarde le peu de dégâts que tu as causé. Ce vaisseau possède trois consoles d’armement de secours, et même sans le Mastodonte, nous disposions de cinq Mantas pour achever la destruction d’une colonie désarmée. Ton combat était sans objet. — Oui, mais je devais agir. Sirix retourna lentement à son poste pour superviser la fin de l’assaut sur Corribus. DD l’interpella d’une voix amplifiée : — Je veux vous arrêter. C’est ce que je désire. Il aurait agi de même avec ou sans les routines restrictives méprisées par les robots klikiss : impossible de contempler sans réagir un tel massacre d’innocents. — Vous ne comprenez pas vos propres actions. Malgré l’abnégation de DD, la colonie n’était plus que corps meurtris et débris fumants. Le grand vaisseau descendit vers les décombres entassés au fond du canyon. Tout avait été ravagé. — Observe bien, ordonna Sirix alors que DD n’en avait aucune envie. Ce n’était qu’un entraînement en vue de manœuvres plus importantes, une simple démonstration de notre nouvelle force de frappe. Il est clair que l’exercice se conclut par un succès franc et massif. Les moteurs vrombirent, ralentirent, et le Mastodonte se posa au sol telle une baleine échouée. Les compers Soldats quittèrent le pont en rangs serrés, prêts à débarquer pour achever la stérilisation de Corribus. Sirix semblait très satisfait. — J’en déduis que nous pouvons lancer une campagne de grande ampleur contre le reste de l’humanité. 110 ORLI COVITZ L’attaque sembla durer des heures, durant lesquelles Orli resta à l’abri, blottie contre le mur de la grotte. Si cet endroit avait survécu à dix mille ans d’érosion, ainsi qu’aux armes inimaginables qui avaient exterminé les Klikiss et fait fondre les parois de granit, elle y était probablement en sécurité. Ce qui n’empêchait pas son cœur de battre la chamade tandis qu’elle se tapissait au fond de son refuge. À l’extérieur, tous les colons tombaient sous les coups ennemis… y compris son père. Et elle ne pouvait pas les aider. Qu’avaient-ils fait pour mériter ça ? Qui les attaquait ? Les cris lointains finirent par se taire, ne laissant que le craquement des décharges énergétiques, les explosions, le rugissement des moteurs. Elle se mit à ramper, les genoux tremblants, persuadée d’être le seul être humain encore en vie sur Corribus. Le canyon était rempli d’une fumée qui s’élevait en volutes graisseuses. La colonie avait été brûlée, rasée – réduite à néant. La tour de communications et son bâtiment avaient été vaporisés… sans doute avec son père à l’intérieur. Ses quelques vagues amies étaient sans doute mortes elles aussi, et puis tous les autres colons, son grillon poilu, les rares personnes qu’elle avait côtoyées depuis sa récente arrivée sur la planète. Elle entendit les moteurs changer de régime, jusqu’à ne plus produire que des grondements étouffés. Orli osa sortir la tête, et vit les six vaisseaux des FTD se poser à la faible lumière d’un soleil masqué par la fumée. Le massacre était consommé. Le Mastodonte était si gros qu’il tenait à peine entre les parois du canyon, mais son pilote l’y avait guidé sans l’ombre d’une hésitation. Quand les écoutilles s’ouvrirent, des silhouettes se précipitèrent le long des rampes pour investir le fond de la vallée. La jeune fille reconnut les formes insectoïdes des grands robots klikiss, suivis de longues files de compers Soldats fabriqués dans les usines de la Hanse. Les larmes striaient son visage maculé de poussière, mais Orli, perchée sur la paroi rocheuse, ne pouvait crier de peur d’attirer l’attention. Les robots divisés en équipes passèrent le site au peigne fin, utilisant leur force pour abattre les derniers murs et éventrer les containers. Ils découvrirent un survivant caché, qui hurla quand ils le tirèrent de son abri. L’homme parvint à s’échapper, mais les compers Soldats l’encerclèrent rapidement, et le charcutèrent avec une telle violence qu’Orli put voir gicler le sang depuis son poste d’observation… Les envahisseurs mécaniques poursuivirent leur tâche avec zèle, pendant des heures, jusqu’à ce qu’il n’y ait vraiment plus rien à détruire. Ils regagnèrent leurs vaisseaux lorsque la lumière de l’après-midi commença à baisser. Les propulseurs soulevèrent le Mastodonte et les cinq Mantas, qui s’éloignèrent dans le ciel comme des prédateurs repus après une bonne chasse. Orli avait assez attendu. Quand elle comprit qu’elle était enfin aussi en sécurité que possible, elle s’extirpa de sa cachette et entama la descente. Les blocs d’alun semblaient plus glissants qu’à l’aller, leurs surfaces lisses plus inclinées. Ils semblaient soudain plus traîtres les uns que les autres, à croire que les cristaux eux-mêmes avaient envie qu’elle tombe. Ses bras et ses jambes ne tardèrent pas à être agités de tremblements. Elle savait que ce n’était pas seulement dû à l’angoisse de la chute, mais aussi au contrecoup de ce qu’elle avait vu. La jeune fille serra les dents et se concentra : un mouvement à la fois, une prise pour la main, un appui pour le pied, descendre un peu, et encore un peu… Il fallait qu’elle arrive en bas saine et sauve. Le crépuscule était déjà tombé lorsqu’elle regagna la vallée. Elle resta un moment immobile, pour reprendre son souffle, maîtriser ses tremblements, puis l’horreur et l’espoir la submergèrent comme un raz-de-marée. Elle courut à grandes foulées maladroites vers la lueur orangée des derniers feux. Ses pires craintes étaient fondées. Il ne restait plus que des gravats et le bois noirci des percharbres que les colons avaient coupés dans les plaines. Le transportail avait été démoli. Des corps carbonisés gisaient à terre, heureusement impossibles à reconnaître, quand ils n’étaient pas ensevelis sous les décombres des bâtiments. — Ohé ? Y a quelqu’un ? (Sa voix se brisa, mais elle ne renonça pas.) Quelqu’un est encore vivant ? Seul un silence assourdissant lui répondit. C’était inutile. La nuit enveloppa Corribus et son unique survivante. 111 RLINDA KETT Sans la présence du soleil dans le ciel gelé de Crenna, il s’avéra bien difficile d’estimer le passage des jours tant que dura l’opération de sauvetage. Rlinda se prépara à partir dès que tous les colons traumatisés furent entassés dans les deux vaisseaux. Le Foi Aveugle décolla en premier, et s’éleva dans l’immensité sombre et froide. « Rlinda, je suis terriblement surchargé, signala BeBob. — Tu veux dire à quelqu’un de rester là-dessous ? — Pas question. J’ai vécu ici, rappelle-toi. Ce sont mes voisins. » En cet instant, les colons ne voyaient aucun inconvénient à se serrer épaule contre épaule dans un vaisseau qui les emmenait loin de leur monde à l’agonie. Ils s’appuyaient contre les murs des couloirs, ou s’empilaient comme des bûches dans les rares compartiments passagers, mais au moins ils étaient en vie et fuyaient leur enfer glacé. Rlinda activa les contrôles du Curiosité Avide pour suivre BeBob, et se tourna vers l’espion, qui arborait une mine ravie. — Vous avez fait du sacré bon boulot, Davlin. Vous devriez peut-être changer de métier. Elle accéléra en ligne droite pour quitter le système, loin du globe désormais mort et silencieux qui avait été autrefois une colonie resplendissante. Davlin haussa les épaules dans le fauteuil de copilote. — J’apprécie ces gens. Que pouvais-je faire d’autre ? (Un sourire fugace illumina ses traits.) Ce sont… mes amis. Et quand nous arriverons sur Relleker, je compte dire deux mots à ces morveux de bureaucrates qui ont refusé de nous aider quand nous avions besoin d’eux. D’ailleurs, je ferais bien remonter l’affaire jusqu’au président Wenceslas en personne… « Gare, Rlinda ! Fais gaffe ! (BeBob hurlait dans son micro.) À l’approche. Tribord. » La négociante eut soudain aussi froid que si elle s’était trouvée encore sur le sol de Crenna. Quatre orbes de guerre hydrogues fonçaient droit sur eux à travers l’espace. — Non mais c’est pas vrai ! Pourquoi ils débarquent toujours au pire moment ? — Qu’est-ce que les hydreux peuvent vouloir de plus ? Ils ont déjà éteint le soleil, dit Davlin, les mâchoires serrées. Rlinda lança l’alerte dans tout le vaisseau : « Accrochez-vous. Manœuvres d’esquive. » Elle entraîna le Curiosité Avide dans une grande boucle descendante tandis que le Foi Aveugle partait dans une autre direction, vers Crenna, comme s’il espérait y trouver un abri. Même si elle se moquait parfois de lui, Rlinda savait que BeBob avait semé plus d’un adversaire, et qu’il s’était souvent tiré de situations périlleuses par son art du pilotage à vive allure. Sauf qu’il était facile de tromper des forces de sécurité locales, mais peut-être pas un hydrogue. Rlinda décrivit un virage sec et accéléra à fond. — Je vais me planquer derrière la planète. Dans la zone d’ombre… ou ce qui aurait été la zone d’ombre s’il y avait eu un soleil… — Pas mieux, déclara Davlin. Quand le vaisseau partit en vrille, les colons se retrouvèrent soudain incapables de distinguer le haut du bas. Rlinda était bien attachée, concentrée sur son pilotage, mais ses passagers hurlaient en rebondissant de cloison en cloison. Les deux vaisseaux convergeaient vers un secteur où la masse planétaire les protégerait au moins des capteurs hydrogues. À leur grande surprise, les orbes de guerre les dépassèrent sans changer de trajectoire, rivés sur un objectif inconnu. Les sphères de diamant ignorèrent le Curiosité Avide et le Foi Aveugle, et poursuivirent leur route, lancées comme des missiles vers le soleil mort. Une fois en orbite autour de l’étoile, les hydrogues ouvrirent le feu, déversant de puissantes décharges énergétiques sur des points rougeâtres qui continuaient à produire un vague rayonnement. « Qu’est-ce qui leur prend encore ? demanda BeBob. Pas que je me plains, remarquez… » Quelques rares éruptions solaires, émettant dans l’infrarouge, jaillissaient encore de l’étoile morte. « Ils essaient d’éliminer les derniers faeros. Ils finissent le travail », analysa Davlin. Un groupe de boules de feu ellipsoïdales surgit du soleil et fila à toute allure, aussitôt pris en chasse par les orbes de guerre. « C’est le moment ! Vas-y, BeBob ! » rugit Rlinda. Les deux vaisseaux sortirent de leur abri derrière la planète gelée et s’enfuirent dans l’espace, aussi loin que possible de la bataille titanesque. Les hydrogues encerclaient leurs adversaires un par un, les frappant sans relâche pour les vider de leur énergie. Une des créatures ignées succomba à l’attaque : elle clignota avant de s’éteindre et de se mettre à dériver dans l’espace telle une braise froide. « Accélère encore, Rlinda, transmit BeBob. On n’a pas beaucoup de temps avant la fin de la curée. — Avec tous ces gens à bord, je ne peux pas aller plus vite. » Davlin vit sur l’écran les orbes de guerre encercler et détruire une autre boule de feu. Puis encore une autre. Peu de temps après, lorsque la dernière créature enflammée eut été soufflée, les orbes de guerre accélérèrent et repartirent dans la direction d’où ils étaient venus. Rlinda poussa un soupir de soulagement – qui se bloqua dans sa gorge quand les quatre vaisseaux hydrogues ralentirent, dévièrent de leur trajectoire, et se dirigèrent vers les deux cargos humains comme s’ils avaient fini par remarquer leur présence. « C’est pas bon, dit BeBob. C’est pas une coïncidence. » Rlinda lutta avec les commandes, mais le vaisseau avait déjà atteint sa vitesse maximale. Si les croiseurs ildirans et les Mastodontes des FTD ne faisaient pas le poids contre les hydrogues, le Curiosité Avide n’avait pas la moindre chance de s’en sortir. Les globes menaçants eurent tôt fait de les rattraper et de les encercler de la même manière que les faeros. Rlinda déglutit bruyamment. Les sphères de diamant paraissaient aussi grosses que des planètes. Elle n’envisagea pas une seule seconde d’utiliser ses quelques armes. « Quelqu’un a un drapeau blanc sous la main ? » Les vaisseaux ennemis scintillaient, vibraient, mais ne bougeaient pas. Rlinda se demandait ce qu’ils attendaient. Ses passagers, et ceux du Foi Aveugle, étaient à leur merci. C’est alors que les orbes de guerre rompirent la formation et filèrent dans l’espace, comme s’ils avaient répondu à un signal. Leur comportement, toujours aussi incompréhensible, laissa Rlinda tremblante au fond de son siège. « Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? » s’exclama BeBob. Incapable de parler, la négociante secoua la tête en respirant profondément, tandis que Davlin gardait les yeux fixés sur le hublot. — J’en ai fini avec ce système. Et avec mes vacances. 112 CELLI Dans les ruines de la forêt-monde, certaines zones présentaient une masse si dense de bois mort et d’arbres abattus qu’elles formaient des barrières impénétrables, même pour les engins lourds des Vagabonds. Les pires enchevêtrements étaient aussi ceux qui fascinaient le plus Celli. Que pouvait donc bien y cacher la forêt ? La jeune femme bondissait à travers les fourrés, déconcertée par ces amas de troncs brisés qui, dans son esprit, évoquaient des barricades érigées volontairement. Celli se posta devant l’un de ces agrégats pour scruter l’amoncellement de fûts et de branches mortes. Pendant que la bataille faisait rage, la forêt-monde avait-elle choisi de sacrifier une partie d’elle-même pour créer ce grand dôme et protéger quelque chose de vital ? Pourquoi pas ? La Theronienne avait vu de ses propres yeux la repousse exubérante des arbres en plein cœur de l’attaque, quand la forêt utilisait toute son énergie pour reconstituer son feuillage aussi vite que les hydrogues le détruisaient. Le miracle verdoyant n’avait pas duré longtemps, mais il avait démontré la puissance et la majesté de la forêt-monde. Celli ne voyait pas pourquoi d’autres miracles n’auraient pas pu se produire au même moment. Aiguillonnée par la curiosité, elle se fraya un chemin dans le fourré. Les branches noueuses se refermaient sur l’intruse comme des griffes, les feuilles flétries pendaient en lourds rideaux, mais Celli ne se sentait pas menacée pour autant. Elle n’était pas une prêtresse Verte, et ne pouvait donc pas communiquer avec les arbres, mais Theroc était son foyer. Les arbremondes, même blessés, même agonisants, sauraient qu’elle ne leur voulait aucun mal. Elle poursuivit sa lente progression, usant de sa capacité à s’infiltrer dans des recoins étroits et peu commodes, souvent d’ailleurs jusqu’à se mettre en difficulté. Son corps avait la souplesse et la résistance d’une liane : elle dénichait des passages qu’aucune machine, ni même un homme bien bâti comme Solimar, n’aurait pu emprunter. Celli repoussait branche après branche, indifférente aux égratignures. Certains rameaux brûlés tombaient en cendres quand elle les touchait, d’autres, au contraire, s’avéraient étrangement résistants. Une senteur humide flottait dans l’air, preuve que des pans de forêt avaient échappé au gel et au feu. Cet endroit protégé regorgeait encore de vie. Il se reposait et rassemblait son énergie après un terrible effort, c’était comme une vallée secrète, magique… Celli avait souvent prêté l’oreille aux histoires que les acolytes racontaient à la forêt-monde. Aujourd’hui, elle se rappelait tout particulièrement le conte de La Belle au bois dormant, avec son château enchanté dissimulé derrière un mur de végétation épineuse. Plus elle avançait, plus elle s’étonnait de voir les branches remuer, s’agiter – bouger intentionnellement, et s’écarter pour lui ouvrir le chemin. Celli crut d’abord que c’était un effet de son imagination, mais si elle obliquait légèrement, elle voyait les branches se déplacer pour dégager un nouveau passage. Pour la guider. Elle pressa le pas, sourire aux lèvres, en se demandant où la végétation l’entraînait. — Qu’est-ce que vous cachez là-dedans ? Elle se rapprochait du centre du bosquet, et les branches continuaient à s’écarter devant elle à chacun de ses pas. De rares rayons de soleil franchissaient la barrière de bois mort, mais malgré la pénombre, la jeune femme progressait sans trébucher. Celli déboucha enfin sous le faîte du dôme, dans une clairière ombragée autrefois recouverte de grandes fleurs, idéale pour les lucanes géants. Un unique pilier de bois se dressait dans le pré, aussi grand qu’elle, et qui semblait trop épais et trop noueux pour n’être qu’un surgeon. Il faisait penser à un obélisque ou à un totem jailli du sol de Theroc, une sorte d’autel créé par les arbres. Voilà ce que la forêt-monde avait voulu protéger. Celli s’avança, doucement, respectueusement. Elle ne comprenait toujours pas ce qu’elle avait sous les yeux. Tourner autour de l’obélisque lui permit d’y découvrir de grosses protubérances, comme si des branches épaisses s’étaient repliées sur elles-mêmes. Elle réalisa soudain que l’ensemble évoquait une forme humaine, un homme accroupi, frissonnant, qui aurait baissé la tête et se serait enveloppé dans ses bras. Les détails étaient encore imprécis, les contours vagues. Pour l’instant. Pour quelle raison les arbremondes avaient-ils façonné cet objet ? Celli s’approcha un peu plus, attirée par la zone arrondie qui préfigurait le visage sculpté. Les traits se révélèrent approximatifs, mais doux, comme modelés à la hâte dans l’argile. Plus elle regardait, plus elle était persuadée que le dessin continuait à prendre forme. Un sourire émerveillé sur les lèvres, elle avança la main vers ce qui ressemblait à une joue de bois – et les yeux s’ouvrirent. 113 TASIA TAMBLYN La guerre continuait, même si elle en était tenue à l’écart. Les vaisseaux des FTD faisaient des vols de reconnaissance, certains à la recherche des faeros, dans l’espoir d’en faire des alliés, d’autres pour suivre les mouvements des hydrogues. Malgré tout, de trop nombreuses ressources militaires restaient affectées au stupide et inutile conflit contre les Vagabonds. Après la destruction du Dépôt du Cyclone, les Terreux s’étaient précipités vers deux autres avant-postes dont ils connaissaient l’emplacement, avec pour seul résultat de les découvrir abandonnés à la hâte. Les clans avaient toujours pris soin de bien se cacher, et ils n’éprouvaient désormais aucune difficulté à filer entre les doigts des soldats. Tasia remarqua sans surprise que la Hanse évitait de mentionner ces échecs. Les supérieurs de la Vagabonde, qui doutaient de sa loyauté, l’avaient envoyée sur Mars comme entraîneur de jeunes recrues, des kloubes dont la plupart s’avéraient odieux et dépourvus de toute motivation. Et elle n’était pas d’humeur à supporter leurs états d’âme. Sous le ciel vert olive, enveloppée dans sa combinaison et les bottes fermement plantées sur un rocher couleur rouille, elle observait de haut le nouveau contingent de recrues qui accomplissaient des exercices de routine. La veille au soir, pendant son temps libre, elle avait planifié le programme de la journée. Ses élèves n’avaient pas encore compris que plus ils se comportaient mal – envers elle et dans leur travail –, plus elle durcissait les exercices. Les kloubes s’avançaient en quatre groupes distincts dans les canyons qui s’étendaient en contrebas ; ils luttaient pour faire correspondre le terrain accidenté avec leurs cartes topographiques informatisées, dans l’intention de rejoindre un point donné. Cela ressemblait à une manœuvre simple, basée sur l’orientation et la lecture de cartes, mais Tasia avait décidé de pimenter un peu l’affaire en jouant sur les réserves d’oxygène, pour que certains en aient trop, et d’autres trop peu. Dès que les alarmes se déclencheraient, les recrues concernées pourraient appeler à l’aide pour être évacuées, mais elle espérait que chaque groupe saurait se comporter en équipe et partager les ressources. Hélas, il fallait se rendre à l’évidence que beaucoup de ces Terreux n’avaient jamais appris à voir plus loin que le bout de leur nez pour répondre à une situation d’urgence. La Grosse Dinde aurait eu pas mal de choses à apprendre des clans – sur l’innovation, la survie – mais elle préférait leur faire la guerre. Tant pis pour elle… Tasia se sentait coupée de toute information valable. Coincée sur Mars, démise du commandement de sa Manta, elle n’avait plus accès aux briefings opérationnels, et découvrait des assauts comme celui du Dépôt du Cyclone longtemps après les faits. À cet instant précis, le général Lanyan devait préparer une autre mission ridicule, sauf qu’elle n’était plus à même de prévenir les siens comme elle l’avait fait pour Osquivel. Ses élèves revinrent à la base plus tard dans la journée, qu’ils aient échoué ou réussi l’exercice. Rassemblés dans la salle d’attente, ils s’extirpaient de leur combinaison et étudiaient les feuilles de score pour découvrir où ils s’étaient trompés – et ils s’étaient trompés dans les grandes largeurs, tous autant qu’ils étaient. Tasia ne prit pas de gants avec eux pendant son analyse. Elle espérait juste qu’un jour ces recrues utiliseraient leurs compétences contre les hydrogues, et pas contre les Vagabonds. Deux kloubes avaient demandé leur évacuation d’urgence, alors qu’un seul groupe avait adopté la solution évidente de partager l’oxygène pour que tous continuent à avancer. Le meilleur marcheur de la deuxième équipe, voyant que tout le monde ne rejoindrait pas l’objectif, avait abandonné ses camarades à leurs problèmes pour mieux foncer et revendiquer seul la victoire. Tasia critiqua particulièrement ce groupe : le soi-disant vainqueur pour sa conduite égoïste, et les autres pour ne pas l’avoir empêchée. — J’ai suivi les paramètres de l’exercice, mon commandant, se défendit l’élève incriminé. En tant que membre d’une équipe, je souhaitais que celle-ci remporte la victoire. — En la laissant en rade derrière vous ? Et ne venez pas me dire qu’il y avait des secours à l’arrière. Ce n’est tout simplement pas comme ça qu’on se comporte, soldat Elwich ! On n’abandonne pas son équipe. À mon avis, on aurait aussi vite fait de vous livrer en bloc aux hydreux. — Ce n’est pas ce que les FTD ont fait à Osquivel ? marmonna l’un des élèves. Lâcher des gens en difficulté sans chercher à les récupérer ? Hein, mon commandant ? Vous y étiez, je crois… La question implicite était évidente, blessante. Combien en avez-vous abandonnés, commandant Tamblyn ? Tasia les regarda tous tandis que les horribles souvenirs de la bataille lui revenaient à l’esprit. Même si elle avait réussi à sortir la Manta et son équipage de la zone de danger, les FTD avaient renoncé à secourir d’innombrables soldats blessés, vaisseaux endommagés, modules-bouées en perdition. Sans oublier Robb, porté disparu lui aussi… — Nous étions sous le feu de l’ennemi. Personne n’était sûr de pouvoir en sortir vivant. Figurez-vous qu’il n’y avait pas d’évacuation d’urgence prévue, ce jour-là. Vous pensez vraiment que c’est la même chose que de faire les clowns dans un canyon désert pour remporter un jeu ? Merdre ! j’essaie de vous apprendre ce que je sais. Un minimum d’attention pourrait augmenter vos chances de survie quand vous serez confrontés à un véritable ennemi. — Qu’est-ce qu’un Cafard va nous apprendre ? À trouver la meilleure planque ? ajouta la même recrue, à peine assez fort pour être entendue. — Elwich ! Le jeune homme se mit au garde-à-vous, moins vite que Tasia l’aurait espéré. Elle s’approcha de lui. — Est-ce que vous savez lire un insigne ? Savez-vous bien ce que cela signifie ? demanda-t-elle en désignant les écussons polis accrochés à son revers. — Ça veut dire que vous êtes… étiez… le commandant d’un croiseur Manta. — Et quel est votre grade, kloube ? — Deuxième classe, madame. — Existe-t-il une armée à votre connaissance où un deuxième classe montre si peu de respect à un commandant ? — Pas… pas que je sache, madame. — Mon grade signifie que vous n’êtes qu’un ver de terre que je peux écraser sous mon talon, qu’importent mon lieu de naissance, mon clan, ou l’éducation que j’ai reçue. Penchez-vous sur mes états de service plutôt que sur mon arbre généalogique, soldat Elwich. J’ai combattu les hydreux sur Jupiter, Passage-de-Boone, Osquivel et Ptoro. J’ai liquidé un de leurs mondes avec un Flambeau klikiss. Mes scores aux épreuves de pilotage sont sans égal. Si j’étudiais votre arbre généalogique, soldat, que croyez-vous que j’y trouverais ? Quel pourcentage de consanguinité ? (Certains élèves rigolèrent, mais elle les fit taire aussitôt.) Vous êtes engagé dans les Forces Terriennes de Défense. Il y a une chaîne de commandement bien définie. Je suis votre supérieure, et il y a toutes les chances que je le reste. À présent, Elwich, comme preuve de votre tout nouveau respect à mon égard, vous allez me faire cent pompes. Le jeune homme la regarda d’un air étonné. Sur Mars, avec seulement quarante pour cent de la gravité terrestre, l’exercice physique n’était pas une corvée. — À vos ordres, mon commandant. Tout de suite, mon commandant ? — Le temps de rejoindre la salle à gravité variable, et de la régler à une fois et demie le standard terrestre. Elwich émit enfin un hoquet des plus satisfaisants. — Si quelqu’un d’autre a envie d’insulter mes parents, mon clan ou mes états de service, c’est maintenant ou jamais. Personne ne se porta volontaire, mais elle continua à les dévisager pour s’assurer qu’ils avaient bien compris le message. Elle ne pouvait pas – et ne voulait pas – cacher ses origines. Tasia désirait juste être le meilleur officier possible, quelqu’un à qui ses soldats étaient fiers d’obéir. Et parfois, elle prenait aussi un malin plaisir à faire respecter la discipline militaire. 114 ZHETT KELLUM Même si Zhett essayait de voir les choses du point de vue biaisé des Terreux, cela n’avait toujours aucun sens. Elle ne comprenait pas ce qui avait pu pousser les prisonniers à concocter une évasion si ridicule, avec si peu de chances de réussir. Qu’est-ce qui leur était passé par la tête ? — Leur Guide Lumineux a bien du mal à les éclairer, marmonna-t-elle. Après le désastre du dôme administratif défoncé par une unité de traitement de minerai, son père avait littéralement enragé à l’annonce de la disparition de la navette de reconnaissance. Il avait d’abord craint qu’un Vagabond ne soit pas revenu d’une mission d’exploration. Les soldats des FTD étaient restés étrangement discrets pendant plusieurs jours, puis Zhett avait remonté la piste du vaisseau manquant, découvert que Fitzpatrick et un certain Bill Stanna avaient travaillé aux alentours… et que Fitzpatrick avait déclenché une alarme incendie des plus douteuses, vu qu’aucune trace de combustion n’avait été retrouvée dans la pièce en question. — Je crois qu’un des Terreux s’est… évadé, avait-elle dit à son père. — Évadé ? Dans une navette intrasystème ? C’est insensé ! (Il s’était mis à faire les cent pas dans le dôme administratif en grattant sa barbe poivre et sel.) Bon sang, mais d’où lui est venue cette idée débile ? Et pour aller où ? Ce vaisseau a une autonomie limitée, peu de carburant. Finalement, bien des jours après que Bill Stanna avait réussi soit à s’enfuir, soit à se mettre dans le pétrin – auquel cas il avait besoin d’aide –, Fitzpatrick révéla à Zhett le plan du soldat, alors qu’ils se trouvaient dans le dôme nouvellement réparé. Elle l’agrippa aussitôt par le revers de son uniforme. — Tu veux dire qu’il s’est lancé comme ça, à l’aveuglette, dans la zone cométaire ? Tu connais la taille de la ceinture de Kuiper ? Tu ne peux pas juste y aller en espérant trouver nos stations, même si on ne se donnait pas tant de mal pour les cacher. Stanna comptait vraiment tomber dessus par hasard ? — Il voulait tenter sa chance, argumenta Fitzpatrick en haussant les épaules. Zhett secoua la tête si fort que sa longue chevelure brune fit des vagues. — C’était parfaitement stupide. Sur les chantiers d’Osquivel, le clan Kellum avait fait de son mieux pour offrir aux soldats une vie acceptable, productive, voire plaisante. Il n’était pourtant pas difficile de comprendre pourquoi les réfugiés ne pouvaient pas être rendus à la Grosse Dinde, surtout depuis que les Vagabonds avaient décrété leur embargo, et encore plus depuis l’attaque du Dépôt du Cyclone. Plus que jamais, les colonies des Vagabonds devaient rester secrètes. Fitzpatrick faisait face à la jeune femme, droit dans ses bottes. Il s’était déjà retrouvé seul avec elle, mais cette fois il se sentait intimidé, presque honteux du désordre causé par la fuite téméraire de Bill Stanna. Quant à Zhett, elle avait surtout l’air terriblement frustrée. — Je ne comprends pas. C’est si dur d’être ici avec nous, Fitzie ? — Tu te poses vraiment la question ? Je te rappelle que nous sommes des prisonniers de guerre. Nous sommes censés essayer de nous échapper. — À mon avis, vous êtes bien plus libres ici que les Vagabonds capturés par les Terreux au Dépôt du Cyclone. Personne ne sait ce qu’ils sont devenus. — C’est un peu facile, Zhett. Personne ne sait ce que nous sommes devenus. Des centaines de Vagabonds se lancèrent en quête de la navette disparue, mais le système d’Osquivel constituait une immense zone de recherche, même si connaître le plan fumeux du soldat permit de restreindre un peu le secteur concerné. Les vaisseaux sillonnaient l’espace, à l’affût du moindre indice. L’inventaire fait par les Vagabonds installés sur les comètes confirma qu’aucun de leurs engins ne manquait à l’appel : Stanna n’avait pas réussi à prendre la clé des champs. Finalement, Kellum annonça que la navette avait été localisée. Les trente et un prisonniers restants se réunirent dans une vaste grotte destinée à l’atterrissage des cargos, tandis que les Vagabonds y ramenaient leur prise. Le petit vaisseau pénétra lentement dans le sas. Les champs de confinement atmosphérique se relâchèrent une fois la pression mise à niveau. Zhett nota les moteurs froids, l’absence de lumière derrière les hublots. À ses côtés, Fitzpatrick gardait les lèvres serrées, le visage fermé. Del Kellum s’extirpa du premier vaisseau de secours, mains sur les hanches, arborant une expression à la fois déçue et fâchée. Zhett l’avait rarement vu si énervé. Il observa d’abord plusieurs hommes se précipiter sur les écoutilles de la navette, puis se mit à crier après les prisonniers : — Non seulement votre ami nous a volés, mais pis que tout, il est parti sans plan de vol défini, sans provisions, sans même de pleines réserves d’oxygène. Dans l’espace, une telle stupidité ne peut être que fatale. (Il tentait visiblement de maîtriser ses nerfs.) Il ne lui a pas fallu longtemps pour se perdre. L’oxygène a manqué avant la nourriture. Quand il a fini par réaliser son erreur, il a activé les signaux d’urgence, mais c’était déjà trop tard. Le message a mis sept heures à atteindre les champs d’extraction cométaire, et il nous en a fallu dix pour répondre à son appel. Les Vagabonds ressortirent de la navette en portant avec respect le corps pâle et raidi de Bill Stanna. Les captifs poussèrent un gémissement à la vue de leur camarade défunt. Des bruits de conversations animées remplirent la grotte. — Ça ne servait à rien, bon sang ! reprit Kellum d’une voix chagrinée. Il n’avait aucune chance de réussir, c’était du pur suicide. Certains d’entre vous, si ce n’est tous, devaient savoir ce qu’il manigançait. Comment avez-vous pu le laisser faire ? Vous avez perdu la raison ? — De toute façon, vous rêvez de nous voir crever, grommela Shelia Andez, glaciale. Le visage de Del Kellum devint cramoisi. — Alors pourquoi est-ce que je m’échine à vous demander de faire attention ? Zhett se tenait près de Fitzpatrick. Elle aurait voulu le réconforter, mais le groupe de prisonniers n’éprouvait que colère et ressentiment. — Je suis désolée, murmura-t-elle avant de s’éloigner à son tour. 115 AMIRAL LEV STROMO La taille imposante de la flotte déployée pour l’occasion ne laissait guère de doutes sur l’issue de l’opération. L’amiral Stromo pourrait se vanter de cette victoire sans appel, ce qui représentait pour lui un grand soulagement. Jusqu’à présent, chaque fois qu’il s’était préparé pour la bataille, une boule de glace s’était formée dans son estomac avant de répandre une torpeur gelée dans tout son corps. Il s’était senti détaché de la situation, sans contrôle sur les événements, alors que c’était lui qui devait être aux commandes. La période de paix et de prospérité qu’avait connue la Hanse avait permis à des personnes intelligentes dans son genre de faire une belle carrière dans les FTD. Malheureusement, ce jour-là, on attendait qu’il démontre son génie militaire. On l’avait traité en héros lorsqu’il était venu à bout de l’insurrection de Ramah, et il avait toujours cru mériter ses médailles et son avancement – jusqu’à ce qu’il soit confronté à un véritable ennemi, une véritable guerre. L’humiliation subie sur Jupiter avait tout changé. Il n’avait jamais été aussi effrayé de sa vie, il avait craqué : quelque chose s’était brisé en lui, dont il n’avait pas pu recoller les morceaux. Il était persuadé que ses troupes se moquaient de lui derrière son dos. Mais le raid punitif contre les Vagabonds allait redorer son blason. Stromo sentait qu’il pouvait y arriver. Non, il était sûr qu’il y arriverait… Seize Mantas pénétrèrent dans un système solaire banal, où une naine rouge projetait sa lumière blafarde sur un amas d’astéroïdes en orbite. Si l’on en croyait les informations du vaisseau capturé au Dépôt du Cyclone, les Vagabonds se cachaient quelque part là-dedans. Les gitans de l’espace ne savaient pas ce qui les attendait, mais ils ne tarderaient pas à l’apprendre. Même si le général Lanyan n’avait pas autorisé l’emploi des Mastodontes, qui restaient affectés à la surveillance des hydrogues, la flotte n’en était pas moins impressionnante. Impatient d’en découdre, un jeune officier tacticien présent sur le pont de la Manta de tête se pencha sur une console. — Trafic spatial détecté droit devant, amiral. Juste à l’endroit prévu. Pas de doute, c’est bien un nid de Cafards. Stromo prit une profonde inspiration. — Focalisez-vous sur les structures artificielles. Essayez de localiser le complexe principal… un groupe d’astéroïdes avec des astroports, des quais de chargement, des poutres pour relier tout ça. — L’analyse des trajectoires de vol désigne nettement un point de convergence. — Dans ce cas, dispersez la flotte pour l’encercler. Que les pilotes de Rémora se tiennent prêts au décollage. Je rappelle que c’est une opération coup de filet, et qu’il est de notre devoir que personne ne s’échappe. L’action que nous allons mener ici sera plus explicite que n’importe quel discours. — Il y aura quand même des trous dans le filet, amiral. Une fois que les Vagabonds se seront éparpillés, on ne pourra pas tous les attraper, précisa Elly Ramirez, le commandant de la Manta. Stromo se rappelait son nom parce qu’on l’avait promue dans la seule intention de lui faire commander ce vaisseau, anciennement sous les ordres de Tasia Tamblyn. L’amiral n’avait retenu l’identité d’aucun autre officier, puisqu’il avait à peine eu le temps de rencontrer l’équipage avant le départ de la flotte. Stromo se mit à faire les cent pas. Si la mission n’était pas un succès total, il suffirait d’en redéfinir les objectifs pour qu’elle mérite objectivement le nom de victoire. — Très bien, laissons un peu de jeu entre les mailles. Que quelqu’un s’échappe pour aller raconter ce qu’il a vu. Je veux que les Vagabonds soient terrorisés par la Hanse, qu’ils y pensent à deux fois avant de nous défier de nouveau. (L’amiral hocha la tête.) Avancez en formation de combat. — Ils nous ont sans doute déjà repérés, amiral, commenta Ramirez. Autant ne pas leur donner le temps de boucler leurs valises. Je suggère de faire les premières sommations avant que cela dégénère. Les sous-officiers commencèrent de beugler leurs ordres sous les yeux d’un Stromo trop heureux de laisser Ramirez s’occuper des détails. Cet assaut d’école fournirait aux nouvelles recrues un parfait exemple de ce qui les attendait dans les FTD. Et elles verraient leur courageux amiral écraser ceux qui refusent de soutenir la cause commune. Les croiseurs lourdement armés foncèrent sur leur cible en suivant des trajectoires calculées pour cerner la colonie. Stromo avait reçu des instructions très claires : ne pas perdre de temps à confisquer du matériel ou à fouiner pour trouver des informations. Il fallait frapper vite et fort. Avant que les Mantas aient pu assurer leur emprise, un essaim de vaisseaux jaillit du groupe d’astéroïdes et se dispersa en désordre dans l’espace. — Je m’en doutais, amiral. Ils s’échappent, dit Ramirez. — Eh bien, vous n’avez qu’à en abattre un ou deux parmi les plus petits. Comme ça, ils sauront qu’on ne plaisante pas. Le nouveau commandant pâlit, et plusieurs officiers s’agitèrent sur leur siège, mal à l’aise. — Mais amiral, nous n’avons pas encore fait les sommations d’usage. Ce n’est pas juste de… — Le président Wenceslas s’en est déjà chargé il y a quelques semaines, la coupa Stromo, le regard noir. L’Oratrice Peroni a refusé d’en tenir compte. À mon avis, ils n’ont guère de doutes sur nos intentions. Ramirez se résigna à obéir malgré ses scrupules. — Très bien. Choisissez quelques cibles. Ouvrez le feu. Quatre tirs de jazer sur quatorze firent mouche, avec pour seul résultat d’augmenter encore le flux de vaisseaux en fuite. L’amiral songea que les canonniers devraient s’entraîner plus souvent – à moins que leurs ratés soient voulus. Avaient-ils gardé un fond de loyauté envers la Vagabonde qui leur avaient servi de commandant ? Peut-être Tamblyn était-elle plus dangereuse que prévue… Stromo soupira, et se posta derrière le fauteuil du commandant. — Ouvrez les canaux de transmissions. Il rajusta son uniforme et lissa ses cheveux, adoptant une expression sévère. Ramirez s’écarta du champ. — C’est à vous, amiral. « Ici l’amiral Lev Stromo, commandant du quadrant zéro. Ceci est un ultimatum destiné à tous les Vagabonds présents sur Rendez-Vous. Les Forces Terriennes de Défense et la Ligue Hanséatique terrienne vous considèrent comme une entité hostile. Les actions de votre gouvernement illégitime portent atteinte à la sécurité de l’espèce humaine. Ce complexe est à présent placé sous la juridiction des FTD. Capitulez sur-le-champ. Tous ceux qui tenteront de s’échapper seront abattus à vue. » Des dizaines de vaisseaux déversèrent des flots d’insultes sur l’amiral, qui émit de petits toussotements embarrassés. Les Vagabonds devaient pourtant savoir ce qui s’était passé au Dépôt du Cyclone, comment pouvaient-ils ne pas se soumettre à une flotte si puissante ? Stromo s’était attendu à une capitulation immédiate, à des cris de frayeur, pas à un tel… manque de respect. Il s’efforça néanmoins de garder sa contenance, d’afficher la fierté du militaire de haut rang. « Je répète, tous ceux qui tenteront de s’échapper seront abattus à vue. Vous avez deux heures pour évacuer Rendez-Vous et pour vous rendre. Passé ce délai, nos équipes de démolition s’occuperont de vos installations. D’éventuelles pertes humaines ne seront dues qu’à votre refus de respecter ces instructions. » Ramirez tint à apporter quelques précisions. « Les FTD garantissent un traitement convenable aux prisonniers. Vous n’aurez à subir aucune action dégradante. » — Comme s’ils allaient le croire, marmonna Stromo. Une deuxième salve d’insultes éclata aussitôt. Dégoûté, l’amiral ordonna de couper la transmission. Il contempla d’un air renfrogné les vaisseaux qui continuaient à s’égailler malgré ses avertissements. — On dirait vraiment des cafards qui s’éparpillent dès qu’on allume la lumière. Pas vrai, Ramirez ? Les fuyards représentaient autant de cibles mouvantes difficiles à toucher, zigzaguant entre les astéroïdes. Les Mantas ouvrirent le feu de nouveau, mais le pourcentage de réussite était extrêmement faible. Ils manquent vraiment d’entraînement, pensa Stromo. Il se sentait accablé par le nombre d’ennemis qui parvenaient à s’enfuir. — Commandant Ramirez, déployez la flotte et faites décoller tous les escadrons de Rémoras. Refermez le filet. Rendez-Vous est officiellement tombé entre nos mains. 116 CESCA PERONI Une fois retraitée, Jhy Okiah avait escompté passer le reste de sa vie sur Rendez-Vous, et voilà que Cesca la tirait brutalement par le bras. — Allez, on doit évacuer ! Ne prenez rien. Les Terreux ont détruit le Dépôt du Cyclone, ils feront la même chose ici. La vieille femme grogna, et ne se pressa pas plus qu’avant malgré les envahisseurs qui assiégeaient le groupe d’astéroïdes. Les sirènes d’alarme rugissaient dans tout le complexe. Les Vagabonds couraient dans les couloirs, rassemblant à la hâte leur famille et quelques affaires. — Comment osent-ils attaquer Rendez-Vous ? Nous sommes un peuple indépendant, et c’est le siège de notre gouvernement. Il se prend pour qui, cet amiral, avec ses ultimatums ? — Il suit les ordres. Ceux du président. (Cesca ne pouvait que regretter encore et encore l’épreuve de force décidée par les chefs de clan.) Puisqu’ils sont incapables de battre les hydrogues, ils se consolent avec nous. L’amiral aura sa victoire, et la Grosse Dinde dira qu’elle a écrasé la résistance. — C’est bien pour ça qu’il faut résister, déclara Jhy Okiah, qui semblait soudain beaucoup plus âgée qu’à l’ordinaire. — Pour résister, il faut d’abord s’enfuir et survivre. Vous avez vu la taille de la flotte des Terreux ? Nous résisterons à notre manière. Plus tard. La vieille femme finit par renoncer, rassembla à la hâte ses plus précieux souvenirs, et suivit Cesca dans les couloirs. Tous les habitants de Rendez-Vous s’étaient entraînés à une possible évacuation d’urgence au moins une centaine de fois. Aujourd’hui, les Vagabonds se précipitaient vers les quais de lancement dans une panique savamment organisée. Chaque clan disposait d’un vaisseau familial, pour le voyage ou le transport de marchandises, et d’un endroit où se réfugier loin de Rendez-Vous. Les vaisseaux décollèrent un par un, sans tenir compte un instant des ordres de l’amiral. Les Vagabonds utilisaient leurs talents de pilotes pour slalomer entre les astéroïdes et les bâtiments militaires. Certains furent abattus, même s’ils ne se montraient pas agressifs et ne représentaient aucune menace pour la flotte des FTD. Sur les écrans de contrôle, chaque explosion, chaque nuage de débris brisait le cœur de Cesca. Autant de victimes dans une guerre que les Vagabonds n’avaient jamais voulue. Personne ne voulait prendre le risque d’être capturé. Les Vagabonds ignoraient quel avait été le sort réservé aux prisonniers du Dépôt du Cyclone : ils pouvaient aussi bien être détenus sur une planète pénitentiaire que travailler comme des esclaves dans les usines de la Hanse. On avait sans doute commencé par les interroger, pour les forcer à révéler les coordonnées de Rendez-Vous. Sous-estimer ce dont le président Wenceslas était capable serait une grave erreur. UR, le comper Domestique chargé de l’éducation des enfants, avait activé ses routines de protection et regroupait ses élèves dans des vaisseaux d’évacuation – qui n’étaient que des navettes de transport, pas des bâtiments capables de briser un blocus et de filer à l’anglaise. Cesca ne pensait pas qu’ils réussiraient à s’enfuir, et comme elle avait vu les FTD ouvrir le feu sur les fugitifs, l’Oratrice dut se résoudre à prendre une décision pénible. — UR, emmène les enfants et rends-toi. — Je peux essayer de me faufiler entre les bâtiments ennemis. — Je ne veux pas faire courir le moindre risque aux enfants, dit Cesca en secouant la tête. Prends soin d’eux, et garde-les en vie. Je compte sur toi pour qu’on ne leur fasse aucun mal chez les Terreux. — Je n’ai ni la force ni la programmation spécifique d’un comper Soldat, mais si quelqu’un s’avise de les maltraiter, il le regrettera. — Parfait, UR. Allez, emmène-les. Nous allons nous arranger pour sortir de là. Les Terreux ne nous ont pas encore vaincus. Cesca et Jhy Okiah accélérèrent le pas. Des explosions secouaient l’astéroïde principal, tandis que de la poussière ruisselait de fissures apparues dans les murs et au plafond. Les lumières clignotaient, les alarmes hurlaient, et les Vagabonds savaient ce qu’il leur restait à faire. Rendez-Vous était perdu. Cesca fit une dernière étape au centre de contrôle, où les administrateurs couraient de console en console pour déclencher les procédures d’urgence et gérer le décollage des vaisseaux. Autrefois, dans la perspective d’une telle situation, des Vagabonds prudents avaient intégré des routines spéciales dans leurs systèmes et dans la programmation des compers. L’emplacement des différentes colonies aurait dû rester un secret bien gardé, et désormais, les clans ne pouvaient se permettre de laisser filtrer d’autres informations vitales. — C’est le moment ! (Cesca essaya de couvrir le tumulte général. Elle voulait paraître résolue, mais sa voix tremblait.) Effacez tout. Lancez les suppressions en cascade. Quand ces charognards de Terreux débarqueront, ils n’auront pas grand-chose à se mettre sous la dent. De toute façon, il y a peu de chances que nous remettions jamais les pieds ici. L’ancienne Oratrice, bouleversée, serra le bras de la jeune femme, mais ne pipa mot. Techniciens et administrateurs n’hésitèrent pas un seul instant. Ils se criaient des indications tandis que les systèmes tombaient les uns après les autres. Les écrans s’éteignirent dans des jaillissements d’étincelles. — L’évacuation est presque terminée, annonça un technicien. — Elle ne sera terminée que lorsque vous serez tous à l’abri, affirma Cesca avant de saisir la main de Jhy Okiah. D’ailleurs, nous sommes nous-mêmes sur le départ. Les derniers Vagabonds présents sur Rendez-Vous rejoignirent les quais de lancement et s’embarquèrent là où il restait de la place. Cesca poussa Jhy Okiah dans un vaisseau diplomatique, petit mais rapide, réservé aux Orateurs. — Nous devons suivre notre Guide Lumineux, murmura-t-elle. Nous ne pouvons rien faire d’autre. La vieille femme se sangla avec la facilité née d’une longue habitude ; son corps pourtant fragile se déplaçait avec aisance. Elle ne se plaindrait pas. À l’extérieur, des tirs de jazer et de projectiles explosifs frappaient les astéroïdes excentrés. Le grondement de lourdes détonations se diffusait dans le complexe principal. Quand Cesca ferma l’écoutille, elle fut bien soulagée de s’abstraire du vacarme environnant. Tandis que les Vagabonds quittaient le majestueux entrelacs de structures, dômes et astéroïdes reliés par des tunnels, Cesca savait qu’ils ne laissaient derrière eux aucune information utilisable, ni données, ni cartes, ni coordonnées qui auraient pu servir à traquer les clans en fuite. Un certain nombre d’avant-postes seraient en sécurité. Les Terreux pourraient fouiller les mémoires détruites, voler quelques objets, récupérer les dernières gouttes d’ekti, mais le butin qu’ils rapporteraient à la maison serait bien maigre. Ce qui représentait une victoire tout aussi maigre pour les fuyards. Sans même compter les possessions perdues, Rendez-Vous était le cœur de leur peuple, la plus ancienne colonie, le symbole de leur capacité à surmonter l’adversité. Ce fouillis d’astéroïdes et de structures artificielles démontrait comment les clans retournaient à leur avantage la situation la plus compromise. Aujourd’hui, ils l’abandonnaient aux Terreux. À l’ennemi. Les vaisseaux de guerre des FTD se rapprochaient et continuaient à tirer, visant tout ce qui leur passait sous le nez, même des rochers et des débris. Cesca filait à une vitesse insensée, se dérobant aux Terreux par une trajectoire erratique. Plusieurs tirs de jazer effleurèrent la navette, mais elle parvint à s’abriter derrière les restes d’un vaisseau qui n’avait pas eu autant de chance. Les morceaux de coque tourbillonnaient et réfléchissaient la lumière rouge du soleil. Cesca finit par employer la méthode directe : elle passa comme une flèche entre deux croiseurs Mantas. L’amiral Stromo, quant à lui, continuait à ânonner son discours si bien préparé : « Le roi Peter, au nom du gouvernement de toute l’humanité, requiert la pleine coopération des clans de Vagabonds dans la guerre contre les hydrogues. Votre refus flagrant de vous conformer à cette demande constitue une preuve irréfutable de votre manque de loyauté envers l’espèce humaine. En conséquence, les Vagabonds sont dès à présent considérés comme hors la loi. » Dans le cockpit du petit vaisseau, Jhy Okiah se tourna vers Cesca avec un sourire narquois. — C’est assez romantique d’être une hors-la-loi, tu ne trouves pas ? Le désespoir ne transparaissait que trop clairement derrière l’humour décalé. Derrière eux, à l’instant précis où l’ultimatum arriva à son terme, l’amiral Stromo transmit sur toutes les fréquences un nouveau type de message : « Le sablier est vide. Que les équipes de renseignement se mettent au travail. Équipes de démolition, attendez mon signal. » En moins de une heure, les vaisseaux des Terreux arrêtèrent les derniers Vagabonds qui se rendaient, ou échouaient dans leur tentative de fuite, tandis que les groupes d’enquêteurs et de démolisseurs concluaient qu’il ne restait rien d’intéressant dans l’amas d’astéroïdes. La mission comportait des objectifs précis, et Stromo sembla prendre un malin plaisir à choquer ses prisonniers, ainsi que les Vagabonds qui s’étaient fait la belle mais demeuraient à proximité. « En vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés par le roi et par le président de la Ligue Hanséatique terrienne, j’ordonne la destruction de cette station. (Puis il ajouta plus bas, comme s’il se parlait à lui-même :) Quel sale nid de rats ! » Habilement positionnés par les équipes de démolition, des explosifs reliés entre eux détonèrent en série et réduisirent à néant les points-clés de la structure. Mantas et Mastodontes, placés en surplomb, déchaînèrent leurs jazers et leurs projectiles cinétiques à haute énergie. Tirs comme explosions visaient les liens qui maintenaient les astéroïdes en place. Cesca regardait les vaisseaux de guerre s’acharner sur Rendez-Vous. À côté d’elle, Jhy Okiah s’obligeait à garder les yeux fermés, ce qui n’empêchait pas ses larmes de couler et de suivre au hasard les sillons de son visage ridé. L’attaque éventrait astéroïdes et installations, autant de logements, d’entrepôts, de centres d’entraînement… tout ce qui avait participé à l’histoire et à la culture des Vagabonds. Autour des deux femmes, les clans se dispersaient dans de multiples directions, à la recherche d’un sanctuaire perdu dans l’immensité du Bras spiral. Les Vagabonds connaissaient des centaines de colonies, de bases et de stations. Ils allaient s’éparpiller dans ces refuges pour mieux se retrouver ensuite. Des larmes brûlantes coulaient aussi sur les joues de Cesca. Elle s’en voulait d’avoir sous-estimé le caractère impitoyable du président Wenceslas. Et d’abord, comment avait-il localisé Rendez-Vous ? — S’il restait un seul d’entre nous pour faire confiance à la Grosse Dinde… — Décampons d’ici, lâcha Jhy Okiah d’une voix rauque. Cesca hocha la tête, refusant de faire confiance à sa propre voix. Elle programma un cap dans l’ordinateur de bord, et propulsa la navette loin des décombres de Rendez-Vous. — Nous survivrons. Plus le ciel est sombre, plus nos Guides Lumineux brillent avec force. Les Vagabonds s’éloignèrent du champ de bataille pour se disséminer aux quatre coins de la galaxie. 117 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Même si la recrudescence des attaques hydrogues et la rébellion de l’Attitré d’Hyrillka devaient être traitées sans délai, le Mage Imperator ne pouvait s’occuper de tout à la fois. En cet instant, il restait surtout secoué par le meurtre de Pery’h, et par la tentative d’assassinat quasi simultanée dont il avait été la victime. À travers le brouillard du thisme, Jora’h détectait une autre urgence en cours sur Maratha, mais il y avait trop peu d’Ildirans sur place pour qu’il perçoive clairement la situation, sans compter que le fil qui le reliait à son frère Avi’h n’avait jamais été très solide. Yazra’h se tenait à ses côtés, plus grave et déterminée que jamais. Jora’h lui accordait une confiance aveugle depuis qu’elle s’était précipitée à son secours au risque d’y perdre la vie. Les meilleurs médecins lui avaient appliqué un plâtre photoactif sur le bras, là où l’agresseur l’avait entaillé. Les trois chatisix restaient assis, les yeux brillants réduits à de simples fentes, comme s’ils attendaient de goûter le sang d’un autre traître. Après avoir fait réparer ses croiseurs, Adar Zan’nh fila vers Ildira avec à son bord les survivants de Hrel-oro. Dès son arrivée au Palais des Prismes, il se précipita dans le hall de réception de la hautesphère. Malgré l’ampleur du désastre, les efforts acharnés du jeune adar avaient sauvé bien des vies qui ne tenaient qu’à un fil. Le Mage Imperator dévisagea le commandant de la Marine Solaire, et fut heureux de lire en lui une grande résolution, même si son fils était secoué par l’expérience. — Rusa’h a tué Pery’h. Il a exécuté son Attitré expectant ! s’exclama Jora’h depuis le chrysalit. — Quels sont vos ordres, Seigneur ? Dois-je dépêcher une équipe d’enquêteurs pour interroger l’Attitré d’Hyrillka et découvrir ce qui s’est passé ? Zan’nh gardait une attitude formelle. Son rôle d’adar était prioritaire sur la souffrance que lui causait la mort de son frère. Il croisa le regard de sa demi-sœur, postée près du chrysalit, qui approuvait elle aussi son comportement. Jora’h sentit la colère lui exploser au fond de la poitrine. — Nous n’avons recueilli que peu d’informations en interrogeant les autres pèlerins d’Hyrillka, mais je sais que mon frère s’est retourné contre nous. Il a ordonné l’exécution de Pery’h. C’était un acte délibéré, un crime perpétré de sang-froid. Je pense qu’il voulait… attirer mon attention. Le Mage Imperator scruta les conseillers et les hauts fonctionnaires qui l’entouraient. — Je réglerai cette affaire selon vos instructions, Seigneur, affirma Zan’nh. La tresse du souverain se tordait d’angoisse tandis qu’il considérait chaque option. Il plissa ses yeux saphir. Pour l’instant, Jora’h avait renvoyé tous les pèlerins et autres suppliants, n’accordant audience qu’à ses plus fidèles conseillers pour qu’ils l’aident à adopter la meilleure stratégie. Les mots jaillissaient au fur et à mesure de sa réflexion. — Le Premier Attitré Thor’h est complice de cette rébellion. Certains d’entre vous pourraient trouver des excuses à Rusa’h, qui a été grièvement blessé et qui n’a peut-être pas recouvré toutes ses facultés… (Les doigts de Jora’h se refermèrent sur le rebord soyeux du chrysalit au souvenir de la douleur qui avait envahi son esprit.) Mais il a tué mon fils. Et Thor’h l’a laissé faire. Le Mage Imperator baissa la voix, puis se tourna tour à tour vers Zan’nh, campé le dos bien droit, et vers Yazra’h, toujours aux aguets. — J’ai toujours eu des doutes sur Thor’h, mais j’espérais qu’il prendrait peu à peu conscience de ses responsabilités. Au lieu de cela, il se rebelle contre moi et contre tous les Ildirans. Cette traîtrise ne sera ni ignorée ni pardonnée. (Jora’h respira profondément, et prononça la sentence sur un ton glacial.) Qu’il soit dit qu’à compter de ce jour, Rusa’h le meurtrier ne servira plus jamais l’Empire comme Attitré. Quant à Thor’h, je lui retire son rang de Premier Attitré. Même Yazra’h ne put retenir un hoquet à cette annonce – bruit qui fit bondir les trois félins sur leurs pattes, à la recherche de nouveaux intrus. Les conseillers murmuraient déjà leurs commentaires, mais Jora’h n’avait pas le choix. Un Premier Attitré qui avait trahi ne saurait devenir Mage Imperator. Yazra’h ramena ses bêtes au calme. — Père, l’Empire a besoin d’un Premier Attitré. Vous devez choisir… — J’ai déjà choisi, la coupa-t-il. Ce n’est que par malchance génétique que Zan’nh, mon véritable fils aîné, n’a pas été reconnu comme Premier Attitré. J’ai toute confiance en lui, ses états de service sont exemplaires, j’aurais donc bien du mal à désigner un successeur plus méritant. (Zan’nh écarquilla les yeux, mais le Mage Imperator l’empêcha de protester.) En conséquence, jusqu’à ce que cette triste affaire soit résolue, et que Thor’h ait été amené dans la hautesphère pour y affronter mon jugement, je proclame Adar Zan’nh Premier Attitré provisoire. Zan’nh avait l’air aussi stupéfait que tous les autres dans la salle. Yazra’h le couvait du regard avec un petit sourire approbateur. — Bekh ! jura-t-il à voix basse. Jora’h percevait les conversations étonnées, lui qui avait déjà transgressé tant de coutumes ancestrales : il avait osé sortir du chrysalit et poser le pied sur un sol non consacré, il avait aussi choisi sa propre fille comme garde du corps personnel au lieu de s’en remettre au kith des soldats. Et maintenant, voilà qu’il élevait au rang de Premier Attitré un fils qui n’était pas de pure ascendance noble. Le peuple pourrait-il en tolérer plus ? Autant que nécessaire, se répondit Jora’h en serrant les dents. Un Mage Imperator devait se montrer aussi solide qu’un roc, au lieu de ployer sans cesse dans toutes les directions comme un vulgaire roseau. Ses injonctions engageaient l’espèce ildirane dans son ensemble, sauf ceux qui avaient succombé aux manigances de Rusa’h. Jora’h s’avança pour saisir le bras de son fils. — Viens me voir si tu as des scrupules à endosser ce rôle. — Je suis votre adar, Seigneur. Vos désirs sont des ordres. Il était facile de deviner que l’assurance de Zan’nh n’était pas aussi inébranlable que l’adar cherchait à le faire croire. Le Mage Imperator gratifia son fils d’un sourire complice. — Il n’empêche que nous serons plus forts ensemble. — Je… servirai mon souverain comme il l’entend. Jusqu’à ce que l’ordre soit rétabli. Tandis que Zan’nh fixait les yeux sur les pierres polies ornant le sol de la hautesphère, Jora’h sentit se relâcher le nœud de responsabilités qui lui serrait le cœur. — Adar, je vous ordonne de vous rendre sur Hyrillka afin d’y arrêter les traîtres Thor’h et Rusa’h. Vous les ramènerez au Palais des Prismes, où ils seront jugés par leur Mage Imperator. Prenez une maniple complète pour que les Hyrillkiens n’aient pas l’idée de résister. Ildirans contre Ildirans. Les conseillers réunis autour de Jora’h affichaient leur inquiétude, voire leur hostilité. Le Mage Imperator déployait une vaste opération militaire contre son propre frère, son propre peuple. Ce genre d’événement n’était tout simplement pas censé se produire. Une seule et unique fois, La Saga des Sept Soleils mentionnait une guerre civile, dont les cicatrices avaient mis des siècles à s’estomper. Jora’h espérait que la crise en cours serait moins sanglante… mais c’était peu probable. L’adar croisa les mains sur son cœur, pour le salut traditionnel. — Seigneur, même si la maniple de Qul Fan’nh a subi des pertes pendant la bataille de Hrel-oro, j’estime que ses vaisseaux devraient m’accompagner sur Hyrillka. Les soldats de cette maniple sont méritants, et j’aimerais récompenser leur courage par cette marque de confiance. Jora’h hocha la tête, enthousiaste. — Très bien. Ne retarde pas plus longtemps ton départ. (Il baissa la voix, puis se pencha vers son fils.) Rusa’h a fait de nombreux disciples, et le danger qu’il représente s’accroît de jour en jour. Cette rébellion doit être étouffée dans l’œuf. Zan’nh quitta la salle pour aller accomplir son devoir. Jora’h, lui, devait aussi s’occuper du conflit hydrogue. Zan’nh l’avait informé du sinistre message délivré par le robot klikiss sur Hrel-oro, et le Mage Imperator savait qu’il ne pouvait plus différer l’inévitable. Même si la seule solution envisageable le terrifiait. Poussé à l’action par les crises et les changements qui s’accumulaient, le Mage Imperator se tourna vers ses plus proches conseillers. — Contactez l’Attitré de Dobro. Dites-lui que… (Jora’h hésita, mais la vérité ne souffrait aucune contestation.) Dites-lui que les robots klikiss nous ont trahis. Qu’il m’envoie Osira’h. Elle doit se tenir prête à agir. 118 SULLIVAN GOLD Sur Qronha 3, mineurs humains et ildirans maintenaient une trêve fragile que Sullivan Gold aurait bien vue évoluer en collaboration. Après tout, ils étaient collègues, pas adversaires. Puisqu’ils avaient un objectif et un ennemi communs, ils devaient s’entraider plutôt que de garder leurs distances. Lydia lui aurait reproché de se comporter en mauvais voisin, de ne jamais inviter les Ildirans à boire ou à manger, mais il doutait que Hroa’x se préoccupe de relations sociales. Néanmoins, après avoir donné son feu vert à un projet suffisamment hardi pour intéresser le chef mineur, Sullivan décida de se rendre sur la cité des nuages ildirane – une initiative courante entre bons voisins, dans un esprit de coopération et de solidarité. Il ne prit pas la peine de s’annoncer, et si les Ildirans l’accueillirent froidement, ils ne lui demandèrent pas non plus de faire demi-tour. Sullivan avait l’habitude de gérer ce genre de situation par une bonhomie sans faille. L’administrateur atterrit sur l’un des ponts battus par les vents qui s’élevaient au-dessus des nuages de la géante gazeuse. Une fois descendu de la navette, il prit conscience de l’immensité du complexe. Les Ildirans vivaient dans l’exagération constante, avec des équipements titanesques, des réacteurs d’ekti inefficaces, et dix fois plus de personnel qu’il en fallait. Il y avait du monde partout, non seulement les mineurs et les techniciens des réacteurs, mais aussi leurs familles, des employés de bureau, de maintenance, et tant d’autres encore. Il aurait aimé envoyer une équipe bricoler leurs machines, améliorer un peu les performances, mais le geste ne serait sans doute pas le bienvenu… Tabitha Huck, son ingénieur en chef, devait déjà avoir lancé le drone d’exploration. Comme l’engin mettrait presque une heure à descendre à la profondeur requise, Sullivan aurait sans doute le temps de surmonter la réticence de Hroa’x. Le Terrien déambula dans le vaste complexe. Les ildirans ne semblaient guère préoccupés par les questions de sécurité ; personne ne lui prêta vraiment attention jusqu’à ce qu’il interpelle quelqu’un pour demander son chemin. Les traits de la femme aux larges épaules étaient juste un peu trop étranges à son goût. — S’il vous plaît, où puis-je trouver le chef mineur Hroa’x ? Nous sommes de vieux amis. Elle scruta Sullivan, le temps de déterminer s’il fallait ou non répondre à la question, puis elle désigna un escalier métallique pentu. Dans une salle humide et bruyante, Hroa’x inspectait des pompes et des compresseurs qui battaient au rythme lent d’un géant en sommeil. Le mineur leva les yeux vers son homologue humain – des yeux mi-clos qui exprimaient un manque d’intérêt flagrant. — Je n’ai pas le temps de vous servir de guide, Sullivan Gold. Vous allez devoir attendre. L’administrateur décocha son plus beau sourire, celui qui lui avait permis de faire basculer bien des négociations en sa faveur. Bien que le chef mineur n’ait pas élevé la voix, Sullivan fut obligé de crier pour passer par-dessus le vacarme. — Ah oui ? Même s’il y a urgence ? — C’est le cas ? — Pas vraiment, admit Sullivan d’un air embarrassé. Mais je suis sûr que ça va vous intéresser. Faites-moi confiance ! Le petit transmetteur collé à sa hanche se mit à sonner. « Nous sommes en position, annonça Tabitha Huck. Nous devrions bientôt être au contact des anomalies. » — C’est encore plus rapide que prévu, se réjouit Sullivan. Venez, Hroa’x. Je vous expliquerai tout sur le chemin de votre centre de contrôle. Guère enthousiaste, l’Ildiran l’emmena dans une grande tour où des dizaines de techniciens et de membres d’équipage surveillaient des moniteurs et contrôlaient les longs capteurs filiformes flottant sous la station. — L’analyse des enregistrements nous a permis d’évaluer à quelle profondeur votre adar Kori’nh a rencontré les hydrogues. Puisque pas moins de quarante-neuf croiseurs se sont sacrifiés lors de cette opération, on peut supposer que certaines épaves ont dû s’enfoncer dans les parages, jusqu’à atteindre un point d’équilibre. Une première vague de scanners a détecté plusieurs anomalies de densité, et donc, aujourd’hui, mon ingénieur en chef a envoyé un drone d’exploration pour recueillir des images en temps réel. (Les yeux de l’administrateur étincelaient.) Peut-être même allons-nous trouver des restes d’orbes de guerre. Ça vaudrait le coup ! — Pourquoi faites-vous ça ? s’enquit Hroa’x. Vous êtes un mineur, pas un militaire ou un remémorant. Sullivan mit un technicien à contribution pour ajuster les écrans sur la bonne fréquence. Quand les premiers signaux du drone arrivèrent à destination, les images ne montrèrent que des tourbillons de vapeur, étrangement semblables à des nuages de parasites. — Votre commandant et ses hommes ont donné leur vie pour débarrasser Qronha 3 des hydrogues. C’est… un événement historique majeur. Et nous pouvons en voir les traces. — Je ne suis pas un remémorant. Ce n’est pas mon rôle. — Je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi obstiné que vous, déclara Sullivan en changeant de stratégie. Sur Terre, il y a environ cinq cents ans, nous avons construit un navire de luxe baptisé Titanic, que l’on considérait alors comme le plus fabuleux paquebot de tous les temps. Il a coulé, à une profondeur réputée impossible à atteindre, mais il a acquis un tel statut d’icône que beaucoup d’explorateurs ont pris le risque de la descente juste pour contempler l’épave. Le navire est d’abord devenu un phénomène culturel, puis un mémorial. — Je ne vois pas le rapport avec la situation présente, déclara Hroa’x, impassible. — Les orbes de guerre détruits, les vaisseaux de la Marine Solaire que nous pourrions retrouver sont autant de Titanic, répliqua Sullivan d’une voix exaspérée. Vous avez vaincu vos ennemis, ici, sur Qronha 3. Ça ne vous rend pas fier de votre peuple ? Vos remémorants n’aimeraient pas jeter un œil au champ de bataille, pour en parler dans La Saga des Sept Soleils ? Et l’adar Zan’nh, ça ne l’intéresserait pas, lui aussi ? Vous vous feriez bien voir. — Je n’entretiens pas ce genre de rapports avec l’adar. Une forme vacillante apparut sur les écrans, d’abord un reflet, puis une ombre. Le drone modifia sa trajectoire pour s’en approcher. « On tient quelque chose », déclara Tabitha dans le transmetteur. Sullivan pianota un accusé de réception. Il désespérait de faire partager son point de vue au chef mineur. — Très bien, je vois que je n’arriverai pas à vous convaincre. Considérez que c’est une initiative purement humaine. Notre moissonneur tourne à pleine capacité, et l’équipage n’a pas grand-chose à faire à part surveiller les moniteurs et changer les réservoirs d’ekti quand ils sont pleins. Nous avons développé ce projet pour occuper activement notre temps libre. — Mon équipage trouve toujours quelque chose à faire. Sullivan avait du mal à imaginer à quoi tous ces Ildirans passaient leur temps. — Ah oui. Le besoin crée la fonction. (Il gloussa, mais Hroa’x n’y vit rien de comique.) Écoutez, on ne vous demande pas de participer. Après tout, nous sommes de bons voisins, pas vrai ? Aucun risque, aucun coût, et les images seront à votre entière disposition. Je pense que cela pourrait intéresser l’Empire ildiran. Notre industrie dépend aussi des informations militaires, ne serait-ce que pour mieux nous défendre et nous préparer. Hroa’x se fendit d’un léger hochement de tête. On avait enfin accolé une raison valable à ces curieuses investigations. Sur l’écran, les formes géométriques de deux énormes sphères apparurent dans le champ de vision du drone. Les orbes de guerre et leurs protubérances triangulaires évoquaient des grains de pollen passés au microscope électronique. L’un des globes avait été éventré par une gigantesque explosion, sans doute la collision avec un croiseur de la Marine Solaire ; il dérivait dans les nuages, sombre, silencieux, comme une coquille de diamant vide et noircie. Le deuxième vaisseau avait l’air intact, mais tout aussi mort. Hroa’x se raidit, enfin impressionné, voire mal à l’aise. Les murmures des autres Ildirans reflétaient un mélange de surprise et d’appréhension. « Aucun flux énergétique, annonça Tabitha. Les orbes de guerre sont à température ambiante et n’émettent sur aucun spectre. — Continuez… mais soyez prudente. — Je vais étudier celui qui est brisé. Et bien sûr que je serai prudente. Pas de panique. » L’image fit un écart quand le drone prit la direction de la sphère éventrée. « Soyez très prudente. — Je sais, Sullivan, vous me l’avez déjà dit. Rappelez-vous qu’ils sont morts. » L’administrateur avait d’abord été tout excité à l’idée de retrouver ces épaves, mais il en craignait soudain les conséquences. Et si quelque chose avait survécu ? Lydia lui aurait dit de toujours se méfier de l’eau qui dort. Peut-être avait-il déjà eu de meilleures idées. Le drone d’exploration étudia la géométrie baroque de l’épave déchiquetée : couloirs sinueux, portes qui semblaient placées aux mauvais endroits, cubes et pyramides connectés par des lignes creuses qui ressemblaient à des circuits imprimés. Sullivan n’y comprenait absolument rien. Tabitha fit savoir qu’elle intégrerait ces images au prochain rapport destiné aux services de la Hanse. « Envoyez-les aussi aux Ildirans. — Parce qu’ils participent aux frais de l’opération ? ironisa Tabitha, comme si elle avait oublié que les extraterrestres pouvaient l’entendre. — C’est une preuve de notre bonne volonté. Ce que l’on peut découvrir sur les hydrogues doit profiter à tout le monde. — Si vous le dites. » Les images défilèrent pendant presque une heure, et plongèrent les spectateurs dans des abîmes de perplexité toujours plus profonds. Les scientifiques de la Hanse décortiqueraient chaque seconde de la vidéo, mais Sullivan n’était pas si zélé. Hroa’x, le drogué du travail, éprouvait déjà l’envie irrésistible de retourner à son poste. Le drone finit par ressortir de l’épave sombre pour se diriger vers la sphère la moins endommagée. La surface semblait avoir été soumise à une forte chaleur, mais la coque n’était pas entamée. « Eh, j’ai une idée ! s’écria Tabitha. Je vais envoyer une série d’impulsions, et pour peu qu’il y ait encore des composants intacts à l’intérieur, ça complétera les images. Jusqu’à présent, on n’a rencontré aucun problème. — Ne prenez aucun risque. L’observation passive est une chose, mais je ne veux pas… » L’ingénieur avait déjà envoyé ses signaux bombarder l’orbe de guerre endormi. Les capteurs enregistrèrent aussitôt une pointe inattendue. « Sacré ricochet ! (L’écho réapparut, plus fort, sur une fréquence différente.) Et… euh… ça, c’est pas mon signal. » Une faible lueur se fit jour, comme si quelqu’un avait craqué une allumette au centre du vaisseau noir. Des étincelles se propagèrent le long de la coque. — Elle l’a dérangé, cracha Hroa’x d’un ton bourru. C’était une très mauvaise idée. « Tabitha, ça suffit ! Cessez le feu. (L’orbe de guerre continuait à s’illuminer, et Sullivan prit sa décision.) Déconnectez le drone… aussi discrètement que possible. Si l’on s’en débarrasse avant que les hydrogues le remarquent, peut-être qu’ils ne remonteront pas jusqu’à nous. — Mais la télémétrie donne de sacrés résultats. Vous ne voulez pas voir la suite ? — Ce qui se passe en ce moment me fait déjà assez peur comme ça. Déconnectez le drone. Maintenant. Faites-en un simple bout de métal. » Un éclair jaillit, et les images disparurent des écrans. — Si les hydrogues n’ont pas été complètement évincés de cette planète, ils risquent de revenir, commenta Hroa’x. Le vaisseau survivant peut en appeler d’autres. — Je suis désolé, dit Sullivan. Notre travail vient de devenir encore plus dangereux. Le chef mineur se tourna vers lui. — Peut-être que les humains devraient abandonner leur moissonneur et rentrer chez eux. Le cœur de Sullivan n’avait toujours pas recouvré un rythme normal. — Vous allez partir ? — J’ai une mission. Je reste. — Dans ce cas, nous aussi. Nous serons juste plus prudents. Il comptait bien dire à son personnel de garder les yeux grands ouverts, et les valises bouclées. — La prudence ne sera peut-être pas suffisante, ajouta Hroa’x. — Non, mais ça vaut mieux que de renoncer trop vite. Le mineur ildiran approuva, comme s’il parvenait enfin à comprendre l’attitude de son collègue humain. — Très bien, Sullivan Gold. Si vous permettez, je vais me remettre au travail. J’ai beaucoup à faire, surtout depuis que notre temps est compté… grâce à vos bons offices. 119 KOTTO OKIAH Ayant déjà subi quelques dommages quand l’épave hydrogue avait volé hors de son orbite, GU se porta volontaire pour pénétrer dans la sphère désormais ouverte. Le comper se sentait prêt à tout pour la science. Même si Kotto brûlait de découvrir ce qui se cachait dans l’orbe de guerre, il savait aussi qu’il était plus sage de laisser l’un des robots courir les risques en premier. — D’accord, mais sois prudent. Transmets tout ce que tu vois et ne touche à rien. Je prendrai les choses en main dès que tu auras donné le feu vert. GU s’engagea dans le sas de la navette comme un bon petit soldat. Kotto le vit s’élancer dans le vide, sur la courte distance qui le séparait de la sphère hydrogue. Le Vagabond se demanda s’il n’aurait pas dû réquisitionner un des compers Soldats reprogrammés par Del Kellum. Un robot militaire aurait été mieux équipé pour affronter les périls du vaisseau ennemi, mais GU semblait avoir acquis un certain sens de l’aventure, et il méritait bien cet honneur après ce qu’il avait enduré. — Je suis entré, Kotto Okiah, déclara le comper. L’atmosphère a entièrement disparu. Je ne détecte aucun espace clos. Tout est ouvert. — Bonne nouvelle, répondit l’ingénieur. Je n’ai pas envie de me prendre un coup de décompression en ouvrant une porte. — Cela me paraît hautement improbable. Kotto sautait déjà dans sa combinaison, avec la facilité de ceux qui ont fait ça presque aussi souvent que d’enfiler une paire de chaussettes. — As-tu décelé des dangers qui empêcheraient mon entrée immédiate dans l’épave ? — Aucun, Kotto Okiah. Le Vagabond scella le casque sur la combinaison. — Alors j’arrive. L’ingénieur flotta avec légèreté dans le vide spatial quasiment dépourvu de gravité. Quand ses bottes touchèrent le sol transparent de l’épave, les semelles aimantées refusèrent d’adhérer au diamant dépourvu de la moindre impureté métallique, mais le jeune homme avait une telle pratique de l’espace qu’il n’en ressentit aucune gêne. La voix de GU laissait transparaître une excitation inhabituelle. — S’il vous plaît, Kotto Okiah, venez par ici. J’ai trouvé quelque chose qui devrait vous intéresser. Le Vagabond rejoignit le petit comper, en s’aidant parfois d’un jet de gaz de propulsion. Il en profita pour observer les cloisons incurvées, les excroissances géométriques et les boutons en forme de pierres précieuses. Loin à l’intérieur du vaisseau, GU l’attendait en lui tournant le dos, concentré sur ce qui ressemblait à une flaque de mercure, une masse amorphe de métal gélatineux, sans consistance. Kotto réalisa d’un coup ce qu’il avait sous les yeux, grâce aux images de l’émissaire enfermé dans sa bulle de cristal – celui qui s’était rendu au Palais des Murmures pour tuer le roi Frederick. — C’est un hydrogue, GU ! Un cadavre d’hydrogue ! — Je n’ai pas les compétences nécessaires pour confirmer cette théorie, Kotto Okiah, mais c’est une hypothèse raisonnable. Kotto ignorait ce que les biologistes des clans tireraient de cette flaque d’extraterrestre, mais cela restait néanmoins une trouvaille phénoménale. — Bien joué, GU. — Merci, Kotto Okiah. Mais il s’avère que je vous ai surtout appelé pour vous montrer ceci. (Le comper désigna le mur derrière lui, sur lequel se découpait une forme trapézoïdale, plate et transparente, entourée de symboles étranges.) J’ai comparé cet objet aux derniers rapports émis par la Hanse concernant le programme de colonisation. La technologie et l’agencement me semblent tout à fait comparables aux transportails klikiss. L’ingénieur écarquilla les yeux. — Les hydrogues, utiliser un système klikiss ? C’est… impossible. — Je m’en remets à votre expertise. Je ne faisais que suggérer une comparaison. — Oh… ce… ce n’est pas que je te donne tort, bredouilla Kotto. Au contraire, tu as sans doute raison. J’ai moi-même étudié la plupart de ces rapports. Mais pourquoi Klikiss et hydreux emploieraient-ils la même technique de téléportation ? Quel lien pourrait bien les unir ? — Je manque de données pour formuler une hypothèse. — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je parlais tout seul. — Dans ce cas, serait-il plus poli que je cesse d’écouter ? — Ne m’embrouille pas. Je suis occupé. Kotto étudia de plus près le prétendu transportail. L’équivalent hydrogue n’était pas strictement trapézoïdal, comme sur les images des ruines klikiss ; les bords étaient tordus, et les symboles indiquant les destinations utilisaient un langage très différent des hiéroglyphes de l’espèce insectoïde. Mais la ressemblance était confondante. Malheureusement, Kotto ne connaissait pas les dernières recherches menées sur la technologie extraterrestre. Si la tension n’avait pas été si vive entre les Vagabonds et la Grosse Dinde, Kotto aurait volontiers proposé un échange d’informations aux scientifiques de la Hanse. Même s’il n’avait jamais visité un site archéologique klikiss, sa curiosité naturelle l’avait poussé à suivre avec empressement les découvertes faites dans ce domaine. Plus que jamais, il imaginait le plaisir des chercheurs terriens qui mettraient la main sur cette belle épave. Même les meilleurs ingénieurs de la Hanse ne pouvaient espérer tirer grand-chose des bouts de coque carbonisés récupérés dans les forêts de Theroc. Et Kotto disposait de ce trésor pour lui seul. Il devrait peut-être tout reprendre depuis le début, mais il avait de l’énergie à revendre. 120 LE ROI PETER Peter n’eut besoin que de quelques secondes en compagnie du prince pour décider que ce Daniel était en effet un garçon fort déplaisant. OX avait fourni au roi une carte grâce à laquelle celui-ci avait trouvé son chemin dans l’entrelacs de salles et de tunnels souterrains qui menait aux appartements – à la cage dorée – de son éventuel successeur. Peter s’appuya avec nonchalance sur le chambranle de la porte. — Voici donc le prince Daniel. Le garçon leva des yeux méfiants vers le nouveau venu. D’un geste coupable, il essuya ses doigts collants sur un élégant dessus de lit. Peter se demanda s’il avait réussi à se procurer des sucreries malgré l’interdiction du comper Précepteur, qui ne les offrait qu’en récompense des efforts de son élève. Le visage du prince affichait encore les rondeurs de la petite enfance. — Qui êtes-vous ? Peter eut du mal à croire que Daniel ne reconnaissait pas l’homme dont les portraits étaient omniprésents sur tous les mondes de la Hanse. Puis, soudain, le prince plissa ses yeux bleus. — Eh, c’est vous le roi ! Le roi Peter. (Il fronça les sourcils.) Qu’est-ce que vous faites là ? Le souverain aurait bien voulu savoir si les yeux étaient naturellement bleus, ou s’ils avaient été modifiés comme les siens. — Ma foi, je me disais que nous avions beaucoup de choses en commun. Peut-être pourrais-je vous donner quelques conseils pour prendre vos marques dans la famille royale. — J’ai plus de conseils qu’il en faut. (Daniel fit bouffer son oreiller et se vautra sur le lit.) Après tout, un roi, ça ne fait que couper des rubans d’inauguration, distribuer des prix et des sourires. Je peux le faire les yeux fermés. Pourquoi tous ces cours si ennuyeux ? Ils feraient mieux de me laisser tranquille. Peter s’avança dans la pièce. — La Hanse ne vous laissera jamais tranquille. Vous êtes son prisonnier. — Je ne suis pas prisonnier ! Je suis le prince ! — Ne vous ont-ils pas arraché à votre famille ? À votre foyer ? Daniel renifla d’un air méprisant. — Ils m’ont surtout sauvé d’une vie misérable avec une bande de ratés. Mon beau-père ne s’intéressait pas à moi, sauf pour me frapper, et ma mère est morte depuis longtemps. Quant à ma grande sœur, elle ne pensait qu’à ses fesses et à ses petits copains. Peter se rappelait sa propre famille, les bons moments passés tous ensemble. S’il pouvait retrouver cette vie, il n’hésiterait pas un seul instant. — Comment osez-vous dire ça ? — Parce que je le pense. S’ils débarquaient ici, je me ferais un plaisir de leur montrer que c’est moi qui vis dans le Palais des Murmures, moi qui suis prince de la Hanse, et eux… rien. Peter sentit monter la colère. Dire que sa belle Estarra aurait pu être obligée d’épouser quelqu’un comme Daniel ! — Ils sont sans doute morts, de toute façon. La Hanse les a tués pour ne laisser aucune trace de votre ancienne vie. Le prince se figea l’espace d’une seconde, mais le choc fut vite absorbé. — Bon débarras. Peter ferma les yeux ; des images jaillirent dans son esprit, celles de sa mère et de ses frères, réduits en cendres par l’explosion de leur immeuble. Même son père, parti au loin, avait été assassiné pour sectionner le dernier lien du nouveau roi avec sa vie antérieure. Ce garçon était encore pire que tout ce qu’il avait imaginé. — Vous n’êtes pas digne d’être roi, lâcha Peter d’une voix glaciale. Vu comment vous vous comportez, vous êtes à peine digne d’être un être humain. — Mais un beau jour, je vous remplacerai, rétorqua Daniel. Je sais ce que veut la Hanse, et je sais que vous ne répondez pas vraiment aux critères. Je serai un meilleur Grand roi que vous. Peter jugea que cette conversation avait assez duré. — Très bien, Daniel. J’ai vu ce que je voulais voir. Le roi tourna les talons et laissa le jeune prince maugréer dans son coin. Daniel ne devait jamais monter sur le trône, voilà au moins un point sur lequel Basil et Peter pourraient s’entendre. Ce soir-là, pendant un long et ennuyeux banquet commercial au cours duquel il ne fit que sourire et montrer ses beaux habits, mais ne prononça pas un traître mot, Peter trouva que sa reine se comportait de façon nerveuse et évasive, sans qu’elle daigne lui en expliquer la raison. Au bout du compte, prétextant une migraine, elle demanda au roi de la ramener dans leurs appartements. Peter présenta les excuses appropriées, s’inclina, et prit congé. Le président Wenceslas ne fit aucune objection, estimant que le couple royal avait rempli ses obligations pour la soirée. Une fois en privé, Estarra se jeta dans les bras de son mari ; ses yeux marron étaient en même temps pleins de larmes et rayonnants de bonheur. Elle regardait son roi avec amour, comme si elle n’arrivait plus à garder un secret qui le concernait. Peter, qui ne l’avait jamais vue ainsi, ne put s’empêcher de rire. — D’accord, je t’écoute. Vas-y ou tu vas exploser. La reine lui décocha un grand sourire. — Je crois avoir trouvé un bon moyen de régler le problème de Daniel, ou de tout autre successeur mal luné. Peter se sentait gagné par la joie contagieuse d’Estarra, mais ne comprenait pas pour autant. — Enfin, de quoi parles-tu ? — Même le président n’y aurait pas pensé. D’ailleurs je ne m’y attendais pas non plus… c’est un accident. Mais je suis enceinte, Peter. Nous allons avoir notre premier enfant. 121 CELLI Même si le travail de reconstruction paraissait toujours sans fin, une étincelle d’espoir et de fascination s’était allumée dans le cœur de Celli. Elle retournait jour après jour au bosquet quasi impénétrable, se glissant dans l’amas de bois mort jusqu’à rejoindre la clairière centrale. La jeune femme n’avait parlé à personne de l’étrange totem qui prenait peu à peu forme humaine. Elle regardait la silhouette se dégrossir, la peau d’écorce se raffermir, sans oublier les yeux fibreux qui suivaient ses déplacements sans vraiment la voir. Solimar s’étonnait des sourires mystérieux et de l’énergie soudaine qu’elle affichait les derniers temps, mais elle ne voulait rien dire avant d’en savoir plus. Même les prêtres Verts, pourtant connectés à la forêt par télien, ne semblaient pas être au courant de ce qui se passait. Intriguée par les changements qu’elle constatait chaque jour sur le totem, Celli tournait sans arrêt autour de la colonne de bois aux contours irréguliers. Les grandes courbes ressemblaient de plus en plus à des membres humains, et les rides qui les sillonnaient, au tracé des muscles. Mais il y avait là bien plus qu’une statue ou une gravure : c’était vivant, et cela tirait son énergie de racines profondément ancrées dans la terre de la forêt. — J’aimerais savoir d’où tu viens, dit Celli à voix haute. Les nœuds arrondis qui servaient de globes oculaires se mirent en mouvement. Elle savait que la chose la regardait, même si les détails du visage étaient encore dissimulés sous une couche boisée. Les iris présentaient un aspect spiralé, comme les anneaux d’une souche. Toute sa vie, Celli avait entendu les prêtres Verts raconter comment la forêt-monde voyait chaque recoin de Theroc à travers un milliard de feuilles qui constituaient autant d’yeux invisibles. Mais ce qui se passait ici était différent. La forêt s’employait à reproduire une forme et des expressions humaines – à tel point que les traits paraissaient étrangement familiers… Un après-midi, alors que Celli profitait de la fraîcheur des ombres et des riches senteurs qui émanaient de la terre et de la végétation, elle fut tirée de sa rêverie par un craquement retentissant. Elle se précipita vers le totem, d’où s’échappèrent un deuxième craquement, puis un bruit de déchirure, comme si l’écorce se fendait. La couche extérieure s’était brisée telle une coquille d’œuf après l’éclosion. Celli commença par reculer de deux pas, mais la curiosité fut la plus forte. L’écorce aux reflets dorés laissait désormais deviner un bois jeune, pâle… aussi doux qu’une peau. Les grandes branches bougèrent à leur tour et se dégagèrent du tronc – du torse – pour s’étirer à la manière d’un homme qui s’éveillait. La créature quitta sa position recroquevillée et se tourna vers Celli, la tête encore parsemée de gros bouts d’écorce. Au bout des bras, de petites branches en forme de doigts s’écartèrent les unes des autres. Lorsque l’être boisé se toucha le visage, les dernières scories inutiles se rompirent à leur tour : les doigts étaient parfaitement sculptés. Incapable de parler, Celli le regarda arracher maladroitement les ultimes plaques d’écorce, pour exposer un front bien lisse, puis un nez, puis un visage dont les traits devinrent soudain tout à fait reconnaissables. — Beneto ? Sa voix ne dépassait pas le plus léger des murmures. L’homme de bois était le sosie de son frère, tué par les hydrogues sur Corvus en essayant de protéger ses arbres. Deux petits troncs encore plantés en terre tenaient lieu de jambes. La créature tendit ses muscles ligneux, et se sépara enfin des racines. Elle fit un pas en avant, malhabile, puis se tint bien droite, déconnectée de la terre qui lui avait donné naissance. — Beneto… c’est toi ? Les yeux de Celli étincelaient, mais elle avait peur de s’approcher. Elle se rappelait ces vieux contes sur des simulacres d’hommes sculptés dans l’argile. Comment ça s’appelait, déjà ? Des golems ! La forêt-monde avait engendré une sorte de golem qui ressemblait au prêtre Vert disparu. Le Beneto de bois fit un autre pas hésitant, et s’arrêta de nouveau pour profiter d’un rayon de soleil qui passait entre les branches du dôme. Oubliant toute prudence, Celli franchit l’espace qui les séparait. Elle brossa la poitrine de la créature avec ses mains. Les derniers morceaux d’écorce se détachèrent comme une vieille peau, celle d’une larve qui viendrait à peine de finir sa première mue. Lorsqu’elle regarda plus attentivement, elle constata que si le visage était bien celui de Beneto, les courbes du corps étaient plus douces, asexuées, dénuées de la moindre imperfection. — Oh, Beneto ! Tu peux parler ? Allez, dis quelque chose ! L’arbre golem la dévisagea de ses yeux de bois. Il avait l’air de se concentrer, de lutter. — Tu te souviens de moi ? Celli. Ta petite sœur. Les lèvres finirent par s’ouvrir, comme si la forêt venait seulement de terminer son œuvre en traçant la bouche. L’homme se força à sourire, ce qui révéla des dents parfaitement sculptées. Il toussa, gonfla la poitrine, et prit une inspiration pour remplir les portions creuses de son être qui lui servaient de poumons. Il y eut d’abord un sifflement, puis un son rocailleux, et enfin, les premiers mots. — Celli… bien sûr. La voix évoquait celle de son frère, mais la jeune femme y décelait aussi un étrange écho – celui des flûtes que ses grands-parents sculptaient pour les enfants. — Celli. J’ai pensé à toi tous les jours pendant que je… poussais. Je t’ai observée chaque fois que tu es venue. — C’est… C’est vraiment toi, Beneto ? Ou juste une image ? Tous les prêtres Verts disent que tu es mort sur Corvus. Que personne n’a survécu à l’attaque hydrogue. Une expression troublée se dessina sur le visage végétal. — La forêt-monde m’a façonné. À l’instant de ma mort, j’étais connecté aux arbres. Grâce au télien, j’ai pu y déverser tous mes souvenirs, toutes mes pensées. C’est comme si j’avais… enregistré mon âme dans le grand esprit de la forêt. Et maintenant, elle m’a ramené. Je suis la synthèse entre un homme et un arbre. On a besoin de moi… pour la guerre. Celli le serra dans ses bras. Sous la dureté du bois, elle sentit la chaleur incomparable des êtres humains, celle de leur chair. — Quoi que tu puisses être, je suis heureuse que tu sois là. C’est bien mieux que de ne plus avoir de frère du tout. Est-ce que tu sais… que Reynald a été tué, lui aussi ? — La forêt-monde ne saurait oublier le moindre détail de l’attaque. Chaque mort a été durement ressentie. Homme, femme, arbre. Même ceux qui n’étaient pas des prêtres Verts, nous pouvions les voir, assister à leur agonie, et pleurer leur trépas. Nous nous souvenons de tout. Celli prit la main de son frère pour l’entraîner vers la paroi inextricable du dôme. — Je dois te montrer à nos parents. Et à Sarein, qui est revenue. Tout le monde sera content de te voir. Pas après pas, la marche de Beneto gagna en assurance. Quand ils furent devant la barricade de bois mort, les branches s’écartèrent de leur chemin comme si le golem exerçait un pouvoir sur elles. Celli se précipita en avant, surexcitée. Elle ne cessait de demander à son frère d’accélérer. Beneto s’arrêta net quand ils émergèrent de l’amas de troncs, à croire que ses pieds avaient de nouveau pris racine. Il oscillait sur place en absorbant les images de la dévastation avec des yeux presque humains. Les pupilles artificielles s’agrandirent, même si, partie intégrante de la forêt-monde, il savait déjà tout ce qu’il y avait à savoir. Un voile de tristesse s’abattit sur le visage de bois. — Je suis vraiment revenu juste à temps. Celli lui reprit la main pour l’inciter à se dépêcher. Il referma ses doigts noueux sur ceux de la jeune femme, pour essayer de vraiment les sentir. — Allez, viens. Il faut prévenir tout le monde. Les Theroniens ont bien besoin de bonnes nouvelles. — Oui, c’est vrai. (Beneto fit un pas chancelant, comme s’il avait déjà oublié comment s’y prendre.) J’ai des révélations à faire. La forêt n’a pas tout dit, même aux prêtres Verts. Celli interrogea son frère du regard, mais Beneto semblait occupé à organiser ses pensées, les échos de ses souvenirs. Quand ils se remirent en route, la jeune femme marcha fièrement à ses côtés tandis qu’ils pénétraient dans les zones peuplées où les Vagabonds avaient ramassé les troncs et dégagé le terrain. Lorsqu’ils s’approchèrent du récif de fongus, les arbres émirent un murmure annonçant leur arrivée. Les prêtres Verts levèrent les yeux de leur travail. Les peaux émeraude étaient couvertes de cendres, les visages fatigués, les yeux rougis par trop de larmes et de poussière, mais ils percevaient l’étrange vibration qui agitait l’esprit de la forêt-monde, et bientôt ils virent apparaître le golem de Beneto. Mère Alexa et Père Idriss entamèrent la descente du récif. Quand ils reconnurent les traits de Beneto sur le visage de bois poli, éprouver de la joie leur fit un drôle d’effet – peut-être pensaient-ils ne plus jamais y avoir droit. — Regardez ce que j’ai trouvé ! Regardez ce que la forêt a créé ! s’écria Celli. Idriss toucha la terre ferme en premier et se retourna pour aider sa femme, même s’il avait du mal à détacher les yeux de la silhouette devant laquelle s’écartaient les Theroniens. — Celli, ma chérie ? Qu’est-ce que c’est ? On dirait… Idriss ne parvenait pas à prononcer le nom de son fils. — Oui, c’est moi. En partie. Le vieux couple n’avait jamais prétendu comprendre tous les mystères de l’univers. Idriss et Alexa acceptèrent ce retour miraculeux sans ensevelir Beneto sous une avalanche de questions. Les Theroniens se rapprochèrent peu à peu. Malgré son apparence insolite, le sosie de Beneto ne les effrayait pas. Celli rayonnait de bonheur. Tous se turent quand le golem leva la tête et parla. — Je suis… un cadeau de la forêt-monde. Un messager, si vous préférez. — Je crois que « Beneto » me suffit largement, précisa Idriss. Alexa toucha le bras de son mari pour le faire taire. — Je suis aussi bien plus que cela. Je suis venu vous aider, ajouta l’homme de bois. Beneto se tourna lentement, et croisa les regards qui l’observaient avec incrédulité. Même la forêt-monde retint sa respiration végétale pour que tous puissent l’entendre haut et fort. — C’est le début d’une nouvelle phase de la guerre contre les hydrogues. LES KITHS ILDIRANS L’espèce ildirane est polymorphe. Les différents kiths sont dotés d’attributs et de compétences variés, qui leur permettent de prendre place au sein du système de castes régnant aussi bien sur Ildira que sur les autres planètes de l’Empire. Tous sont satisfaits de leur condition, de l’intellectuel à l’ouvrier. Les kiths peuvent se métisser, que ce soit par amour ou par volonté consciente d’améliorer certaines caractéristiques (nageurs, squameux, guerriers), mais les croisements demeurent néanmoins une exception dans la culture ildirane. Il arrive fréquemment que les meilleurs chanteurs, poètes ou artistes soient métis, mettant ainsi en évidence un potentiel génétique que les kiths de pure race ne possèdent pas. Le nom d’un kith se termine par un son caractéristique de la caste à laquelle il appartient, les sonorités s’additionnant dans le cas d’un métis. ’h nobles et dirigeants ’n soldats, gardes, combattants ’nh généraux, chefs militaires ’k ouvriers ’v fonctionnaires ’t chanteurs ’l lentils ’f scientifiques ’o techniciens ’of ingénieurs ’a enseignants ’th artistes ’sh remémorants ’x mineurs Malgré les différences notables entre kiths, les Ildirans forment une société très homogène, placée sous la férule du Mage Imperator. LES ENFANTS HYBRIDES DE NIRA KHALI Osira’h (fille de Jora’h) Rod’h (fils d’Udru’h) Gale’nh (fils de l’adar Kori’nh) Tamo’l (fille d’un lentil) Muree’n (fille d’un garde) LES UNITÉS DE TEMPS ILDIRANES Comme les Ildirans vivent sur une planète qui ne connaît pas la nuit, leur espèce ne mesure évidemment pas l’écoulement du temps avec les unités que nous connaissons, tels le « jour », la « semaine » (la durée d’une phase de la lune), ou le « mois » (basé sur le cycle lunaire). Malgré tout, l’Empire ildiran utilise des unités de temps aux durées généralement comparables. Pour le confort du lecteur, et plutôt que d’émailler le texte de mots aux consonances étranges, j’ai choisi d’employer leurs équivalents en Commercial Standard. Il faut donc garder à l’esprit que lorsqu’un Ildiran parle de « jour », il évoque la durée moyenne d’un cycle de veille et de sommeil, et non pas spécifiquement vingt-quatre heures. LEXIQUE ADAMANT – Support d’écriture cristallin, utilisé pour les documents ildirans. ADAR – Le plus haut grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane. AGGLOMÉRAT D’HORIZON – Vaste amas stellaire près d’Ildira, où se situent Hyrrilka et de nombreuses autres scissions. AGUERRA, RAYMOND – Jeune Terrien débrouillard. Voir Peter, roi. ALEXA, MÈRE – Gouverneur de Theroc, épouse de Père Idriss. ALADDIA – Technicienne de transportail sur Rheindic Co. ANDEZ, SHELIA – Soldat des FDT, retenue prisonnière par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. ARBREMONDE – Arbre appartenant à la forêt interconnectée et semi-consciente de Theroc. ARCAS – Prêtre Vert, membre de la mission Colicos sur Rheindic Co, assassiné par les robots klikiss. ASSISTEURS – Kith de serviteurs personnels du Mage Imperator. ATTITRÉ – Fils de sang noble du Mage Imperator, administrateur d’un monde ildiran. ATTITRÉ EXPECTANT – Fils du Premier Attitré, appelé à remplacer comme Attitré un de ses oncles, les fils du précédent Mage Imperator. AVI’H – Attitré de Maratha, plus jeune fils du Mage Imperator Cyroc’h. BEBOB – Petit nom de Branson Roberts, donné par Rlinda Kett. BEKH ! – Juron ildiran, signifiant : « Bon sang ! » BÉLIER – Vaisseau kamikaze des FTD, conçu pour être piloté par des compers Soldats. BENETO – Prêtre Vert, deuxième fils de Père Idriss et Mère Alexa, tué par les hydrogues sur Corvus. BÉRET D’ARGENT – Membres des forces spéciales d’élite des FTD. BHALI’V – Membre du kith des fonctionnaires, assistant d’Avi’h, l’Attitré de Maratha. BRAS SPIRAL – Partie de la Voie lactée peuplée par l’Empire ildiran et les colonies terriennes. BRINDLE, ROBB – Jeune soldat des FTD, camarade de Tasia Tamblyn, disparu lors d’une tentative de communication avec les hydrogues sur Osquivel. BRON’N – Garde du corps du Mage Imperator Cyroc’h, qui s’est suicidé après que son maître s’est empoisonné. BURTON – Quatrième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre. Perdu en chemin, capturé par les Ildirans pour les expériences d’hybridation sur Dobro. CAFARDS – Terme péjoratif pour désigner les Vagabonds. CAILLIÉ – Cinquième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre, le premier que les Ildirans ont rencontré. Les colons du Caillié sont partis s’établir sur Theroc. CAIN, ELDRED – Adjoint et héritier présomptif de Basil Wenceslas, pâle et glabre, collectionneur d’art. CANAL ROYAL – Canal d’agrément qui entoure le Palais des Murmures, sur Terre. CANONS DE L’OBSCURITÉ – Geysers de Maratha, actifs durant quelques semaines, quand la température baisse au moment du long crépuscule. CARBO-DISRUPTEUR – Nouvelle arme des FTD, capable de rompre les liaisons moléculaires carbone-carbone. CAVIAR AU SEL DE MER – Mets raffiné, en provenance de Dremen. CELLI – Fille cadette de Père Idriss et Mère Alexa. CHANTEPLUME – Créature volante vivant sur Ildira, semblable au colibri. CHATISIX – Félin sauvage vivant sur Ildira ; Yazra’h, la fille aînée de Jora’h, en possède trois. CHEN – Clan de Vagabonds. CHRYSALIT – Trône déformable du Mage Imperator ildiran. CITÉ DES NUAGES – Vaste installation industrielle ildirane, dédiée à l’extraction d’ekti. CLARIN, ELDON – Vagabond, inventeur de talent, frère de Roberto, tué par les hydrogues pendant la destruction de la station d’écopage d’Erphano. CLARIN, ROBERTO – Administrateur du Dépôt du Cyclone, frère d’Eldon. CLYDIA – L’un des dix-neuf prêtres Verts embarqués volontairement sur les vaisseaux des FTD. COHORTE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane constitué de sept maniples, soit trois cent quarante-trois navires. COLICOS, ANTON – Fils de Margaret et Louis Colicos, traducteur et étudiant en Études épiques, envoyé dans l’Empire ildiran pour étudier La Saga des Sept Soleils. COLICOS, LOUIS – Xéno-archéologue, époux de Margaret Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, assassiné par les robots klikiss sur Rheindic Co. COLICOS, MARGARET – Xéno-archéologue, épouse de Louis Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, qui s’est enfuie à travers un transportail de Rheindic Co pendant l’attaque des robots klikiss. COMMERCIAL STANDARD – Langue en vigueur dans la Ligue Hanséatique terrienne. COMPER – Acronyme de COMPagnon Électro-Robotique. Serviteur robot doué d’intelligence, de petite taille, existant en différents modèles : Amical, Précepteur, Domestique, Confident, etc. CONVOYEUR – Vaisseau des Vagabonds utilisé pour la livraison de cargaisons d’ekti provenant des stations d’écopage. CORRIBUS – Monde klikiss déserté, où les Colicos ont découvert le Flambeau klikiss, choisi pour être l’une des nouvelles colonies hanséatiques. CORVUS – Colonie hanséatique principalement agricole, possédant quelques ressources minières, détruite par les hydrogues. COUARNIR – Système solaire dans lequel se situe le Dépôt du Cyclone. COVITZ, JAN – Cultivateur de champignons sur Dremen, volontaire pour la première vague de colonisation par transportail, père d’Orli. COVITZ, ORLI – Jeune colon de Dremen, elle accompagne son père Jan lors de la première vague de colonisation par transportail. CRENNA – Ancienne scission ildirane évacuée à cause d’une épidémie de peste aveuglante, puis colonisée de nouveau par les humains, où se sont installés Davlin Lotze et Branson Roberts. CROISEUR LOURD – Classe des plus gros cuirassés ildirans. CURIOSITÉ AVIDE – Vaisseau marchand de Rlinda Kett. CYCLOPLANES – Engins volants bricolés à partir de moteurs et de charpentes de récupération, et garnis d’ailes multicolores de lucanes géants. CYROC’H – Ancien Mage Imperator, père de Jora’h. DANIEL – Nouveau prince candidat sélectionné par la Hanse, en vue d’un éventuel remplacement du roi Peter. DANSEURS-DES-ARBRES – Acrobates artistiques des forêts theroniennes. DARO’H – Attitré expectant de Dobro depuis la mort du Mage Imperator Cyroc’h. DD – Comper affecté aux fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co, capturé par les robots klikiss. DEKYK – Robot klikiss présent sur les fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. DÉPÔT DU CYCLONE – Dépôt de carburant et centre commercial géré par les Vagabonds, situé sur un point d’équilibre gravitationnel entre deux astéroïdes évoluant sur des orbites proches. DINDE – Voir Grosse Dinde. DIO’SH – Remémorant ildiran, survivant de l’évacuation de Crenna. DOBRO – Colonie ildirane où se situent les camps de reproduction entre humains et Ildirans. DREMEN – Colonie terrienne, sombre et nuageuse, dont les principales productions sont le caviar au sel de mer et les champignons génétiquement modifiés. DRONE FRACASSEUR À IMPULSIONS – Nouvelle arme des FTD, également appelée « frak ». DULARIX – Monde de l’espace ildiran qui, bien qu’inhabité, a subi une attaque des hydrogues. EA – Comper personnel de Tasia Tamblyn, dont la mémoire s’est trouvée effacée lors de son interrogatoire par Basil Wenceslas. ÉCOPEUSE BLITZKRIEG – Usine de récolte d’ekti rapide, utilisée en commando par les Vagabonds au cours de l’embargo hydrogue. ÉCUMEUR DE NÉBULEUSES – Vaisseau à voiles géantes utilisé pour draguer l’hydrogène des nuages de nébuleuses. EKTI – Allotrope exotique d’hydrogène utilisé dans les propulseurs interstellaires ildirans. ELWICH, SOLDAT – Jeune recrue des FTD sur Mars, sous les ordres de Tasia Tamblyn. EMPIRE ILDIRAN – Vaste empire extraterrestre, civilisation majeure implantée dans le Bras spiral. ERPHANO – Géante gazeuse, site d’extraction d’ekti de la station d’écopage de Berndt Okiah. ESTARRA – Deuxième fille et quatrième enfant de Père Idriss et Mère Alexa, reine de la Ligue Hanséatique terrienne, épouse du roi Peter. FAEROS – Entités intelligentes ignées, demeurant au sein des étoiles. FAN’NH – Qul de la Marine Solaire ildirane, chargé de la maniple affrontant les hydrogues à Hrel-oro. FITZPATRICK, MAUREEN – Ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, grand-mère de Patrick Fitzpatrick III. FITZPATRICK, PATRICK, III – Officier véreux des Forces Terriennes de Défense, protégé du général Lanyan. Présumé mort après la bataille d’Osquivel, il a en fait été capturé par les Vagabonds des chantiers spationavals de Del Kellum. FLAMBEAU KLIKISS – Arme/mécanisme conçu par la race défunte des Klikiss pour faire imploser des géantes gazeuses et créer de nouvelles étoiles. FLÛTIER – Plante branchue de Crenna. Les trous de son tronc dur produisent des sifflements dans le vent. FOI AVEUGLE – Vaisseau de Branson Roberts. FORCES TERRIENNES DE DÉFENSE – Armée spatiale terrienne dont le quartier général se situe sur Mars, mais dont la juridiction s’étend sur toute la Ligue Hanséatique terrienne. FORÊT-MONDE – Forêt interconnectée et semi-consciente, basée sur Theroc. FRAK – Terme argotique désignant un drone fracasseur à impulsions. FREDERICK, ROI – Ancien dirigeant de la Ligue Hanséatique terrienne, assassiné par un émissaire hydrogue. FTD – Forces Terriennes de Défense. GALE’NH – Troisième enfant hybride de Nira Khali, fils de l’adar Kori’nh. GOLD, SULLIVAN – Administrateur du nouveau moissonneur d’ekti de la Hanse, installé sur Qronha 3. GOLGEN – Géante gazeuse où fut détruite la station du Ciel Bleu dirigée par Ross Tamblyn, devenue ensuite la cible d’un bombardement de comètes orchestré par Jess Tamblyn. GOMEZ, CHARLES – Humain, capturé par les hydrogues sur Passage-de-Boone. GOSWELL, BERTRAM – Ancien président de la Ligue Hanséatique terrienne, le premier qui tenta de forcer les Vagabonds à signer la Charte de la Hanse. GRAND ROI – Figure emblématique de la Ligue Hanséatique terrienne. GRILLON POILU – Insecte inoffensif au poil touffu, vivant sur Corribus. GROSSE DINDE – Expression désobligeante utilisée par les Vagabonds pour désigner la Ligue Hanséatique terrienne. GU – Comper de modèle Analyste, travaillant avec Kotto Okiah. GUIDE LUMINEUX – Philosophie et religion des Vagabonds, force guidant leur vie personnelle. HANSE – Voir Ligue Hanséatique terrienne. HAUTESPHÈRE – Dôme principal du Palais des Prismes, sur Ildira. Il abrite des plantes, des insectes et des oiseaux exotiques, dans un jardin suspendu au-dessus de la salle du trône du Mage Imperator. HEALD – Système solaire de l’Empire ildiran, où s’est déroulée une célèbre « histoire de fantômes » de La Saga des Sept Soleils ; deux planètes habitées regroupées en une seule scission pour en assurer la défense contre les hydrogues. HOSAKI – Clan de Vagabonds. HOSAKI, ALFRED – Chef d’un clan de Vagabonds. HREL-ORO – Colonie minière ildirane, au climat aride, essentiellement habitée par des membres du kith des squameux. HROA’X – Ingénieur spécialisé dans l’extraction d’ekti, chargé de la station d’écopage ildirane sur Qronha 3. HUCK, TABITHA – Ingénieur en poste à bord du moissonneur d’ekti dirigé par Sullivan Gold sur Qronha 3. HYDREUX – Terme injurieux désignant les hydrogues. HYDROGUES – Extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses. HYRILLKA – Colonie ildirane de l’Agglomérat d’Horizon, site d’origine de la découverte des robots klikiss, principal monde producteur de shiing. IDRISS, PÈRE – Gouverneur de Theroc, époux de Mère Alexa. ILDIRA – Planète mère de l’Empire ildiran, sous les feux des sept soleils. ILDIRANS – Extraterrestres humanoïdes, dont le peuple est composé de plusieurs sous-espèces différentes, ou kiths. Ils forment l’Empire ildiran. ILLUMINATEUR – Appareil d’éclairage ildiran. ILURE’L – Lentil, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime pendant la longue nuit. ISPEROS – Planète brûlante, qui servait de colonie test à Kotto Okiah avant que celui-ci doive s’avouer vaincu. JAZER – Arme à énergie utilisée par les FTD. JONAH 12 – Planétoïde gelé abritant une base minière des Vagabonds JORA’H – Nouveau Mage Imperator de l’Empire ildiran. JORAX – Robot klikiss, désassemblé par les scientifiques de la Hanse afin d’étudier sa structure et sa programmation. JUPITER – Vaisseau amiral des FTD de classe Mastodonte, commandé par l’amiral Willis, à la tête du bataillon du septième quadrant. KAMAROV, RAVEN – Vagabond, capitaine de cargo, tué dans l’explosion de son vaisseau lors d’une opération secrète des FTD. KANAKA – Dernier des onze vaisseaux-générations à avoir quitté la Terre ; ses colons sont devenus les Vagabonds. KARI – Amie de Celli, tuée lorsque les hydrogues ont attaqué Theroc. KELLUM, DEL – Chef d’un clan de Vagabonds, responsable des chantiers spationavals d’Osquivel. KELLUM, ZHETT – Fille de Del Kellum, âgée de dix-huit ans. KETT, RLINDA – Négociante, capitaine du Curiosité Avide. KHALI, NIRA – Prêtresse Verte. Amante du Premier Attitré Jora’h, et mère de leur fille hybride Osira’h. Prisonnière d’un camp d’élevage sur Dobro. KITH – Sous-espèce ildirane. Un de ses représentants. KLIKISS – Ancienne race insectoïde disparue depuis longtemps du Bras spiral, laissant ses cités désertes. KLOUBE – Terme désobligeant, chez les humains. KOLKER – Prêtre Vert, ami de Yarrod, en poste à bord du moissonneur d’ekti dirigé par Sullivan Gold sur Qronha 3. KORI’NH, ADAR – Chef de la Marine Solaire ildirane, tué lors d’une attaque suicide contre les hydrogues sur Qronha 3. KR – Comper de modèle Analyste, travaillant avec Kotto Okiah. LA GUEULE DU COSMOS – Nébuleuse obscure où se terrent les Shana Rei, selon La Saga des Sept Soleils. LACS MIROIRS – Ensemble de lacs circulaires profonds, sur Theroc, site d’un village arboricole détruit lors de l’attaque hydrogue. LANCE-FOUDRE – Plate-forme d’armement mobile des FTD. LANYAN, GÉNÉRAL KURT – Commandant des Forces Terriennes de Défense. LENTILS – Kith ildiran de prêtres philosophes. Les lentils guident les Ildirans égarés, par l’interprétation des conseils dispensés par le thisme. LIA – Ancienne dirigeante de Theroc, grand-mère d’Estarra. LICA – Amie de Celli, tuée lorsque les hydrogues ont attaqué Theroc. LIGUE HANSÉATIQUE TERRIENNE – Gouvernement de type commercial en vigueur sur Terre et dans ses colonies. LILOA’H – Noble ildirane, première amante de Jora’h. LOTZE, DAVLIN – Exosociologue de la Hanse. Envoyé sur Crenna comme espion, puis sur Rheindic Co, où il découvre comment utiliser les transportails klikiss. LUCANE GÉANT – Insecte volant très coloré de Theroc, semblable à un gigantesque papillon, parfois domestiqué. LUCY – Adolescente de quinze ans, amie d’Orli Covitz sur Corribus. MAE, TERENE – Enseigne de vaisseau, en poste sur la Manta de Tasia Tamblyn. MAGE IMPERATOR – Dieu-Empereur de l’Empire ildiran. MANIPLE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane composé de sept septes, soit quarante-neuf navires. MANTA – Croiseur des FTD de moyen tonnage. MARATHA – Planète de villégiature ildirane, où le cycle des jours et des nuits est très long. MARATHA PRIME – Principale cité sous dôme, située sur un continent de Maratha. MARATHA SECONDA – Deuxième cité de Maratha, située aux antipodes de Maratha Prime. En cours de construction par les robots klikiss. MARINE SOLAIRE ILDIRANE – Flotte spatiale militaire de l’Empire ildiran. MASTODONTE – Classe de grand vaisseau de guerre faisant partie des Forces Terriennes de Défense. MAYLOR, FRED – Chef d’un clan de Vagabonds. MERDRE – Juron humain. MEYER – Étoile de type naine rouge, où se trouve Rendez-Vous. MHAS’K – Agriculteur ildiran, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit, compagnon de Syl’k. MIJISTRA – Capitale de l’Empire ildiran, très célèbre. MODULE-BOUÉE – Canot de sauvetage individuel des vaisseaux de guerre des FTD. MODULE CRAMPONNEUR – Petit véhicule utilitaire, utilisé sur les chantiers spationavals d’Osquivel. MOISSONNEUR D’EKTI – station d’écopage d’ekti fabriquée par la Hanse. MUREE’N – Cinquième et dernier enfant hybride de Nira Khali, fille d’un garde ildiran. NAGEURS – Kith ildiran des habitats aquatiques. NAHTON – Prêtre Vert en poste à la cour du Palais des Murmures, au service du roi Peter, sur Terre. NIALIE – Variété de plante-phalène d’Hyrillka, d’où est tirée le shiing, une drogue. NIRA – Voir Khali, Nira. NUR’OF – Ingénieur en chef, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit. NOUVEAU PORTUGAL – Avant-poste de la Hanse, pourvu d’installations des FTD, colonie renommée pour ses distilleries et ses exploitations vinicoles. OKIAH, BERNDT – Petit-fils de Jhy Okiah, chef de la station d’écopage d’Erphano, tué par les hydrogues lors de l’attaque de la station. OKIAH, JHY – Vagabonde très âgée, précédente Oratrice des clans. OKIAH, KOTTO – Fils cadet de Jhy Okiah, inventeur intrépide et excentrique, créateur de la colonie d’Isperos. ONCIER – Géante gazeuse, site de la première expérience du Flambeau klikiss. ORATEUR – Chef politique des Vagabonds. ORBE DE GUERRE – Vaisseau d’attaque sphérique hydrogue, à coque de diamant. OSIRA’H – Fille de Nira Khali et Jora’h, possède un talent de télépathe hors du commun dû à son hybridation. OSQUIVEL – Géante gazeuse dotée d’anneaux, lieu tenu secret abritant les chantiers spationavals des Vagabonds. OSSUARIUM – Chambre du Palais des Prismes, où sont conservés les crânes des anciens Mages Imperators. OTEMA – Vieille prêtresse Verte, ancienne ambassadrice de Theroc sur Terre, envoyée sur Ildira. Assassinée lors de l’enlèvement de son assistante Nira Khali. OX – Comper de modèle Précepteur. L’un des plus vieux robots de la Terre, utilisé jadis sur le Peary, professeur puis conseiller du roi Peter et du prince Daniel. PALAIS DES MURMURES – Siège du gouvernement de la Hanse, sur Terre. Célèbre pour sa magnificence. PALAIS DES PRISMES – Résidence du Mage Imperator, sur Ildira. PALAWU, HOWARD – Conseiller scientifique du roi Peter, membre de l’équipe qui a désassemblé le robot klikiss Jorax. PASSAGE-DE-BOONE – Colonie hanséatique connue pour ses forêts de pins noirs, dévastée par les hydrogues. PASTERNAK, ANNA – Vagabonde, chef de clan, capitaine de vaisseau et mère de Shareen. PEKAR, JANE – Gouverneur de Relleker. PELLIDOR, FRANZ – Agent spécial de Basil Wenceslas, « activateur ». PELLIFILTRES – Protections oculaires utilisées par les Ildirans. PEMMIPAX – Ration alimentaire traitée pour se conserver des siècles. PÈRARQUE – Figure emblématique de la religion de l’Unisson, sur Terre. PERCHARBRE – Plante de grande taille, poussant dans les plaines de Corribus. PERONI, CESCA – Vagabonde, Oratrice de tous les clans, formée par Jhy Okiah. Cesca a été fiancée à Ross Tamblyn, puis à Reynald (morts tous les deux), mais a toujours été amoureuse de Jess Tamblyn, le frère de Ross. PERONI, DENN – Vagabond, commerçant, père de Cesca. PERY’H – Attitré expectant d’Hyrillka depuis la mort du Mage Imperator Cyroc’h. PETER, ROI – Successeur du Vieux roi Frederick. PLANTE-PHALÈNE – Plante mi-animale mi-végétale, sur Hyrillka. PLATCOM – Capitaine de Lance-foudre des Forces Terriennes de Défense. PLUMAS – Lune gelée dotée de profonds océans liquides, où se trouvent les installations de puisage d’eau du clan Tamblyn. PREMIER ATTITRÉ – Fils aîné et héritier présomptif du Mage Imperator ildiran. PRÉPARATEURS – Kith ildiran des assistants funéraires. PRÊTRE VERT – Serviteur de la forêt-monde, capable d’utiliser les arbremondes comme réseau de communication instantanée (voir Télien). PTORO – Géante gazeuse, où se trouve la station d’écopage (guère efficace) du clan Tylar. QRONHA – Système binaire proche, formant deux des sept soleils d’Ildira. Abrite deux planètes habitables et une géante gazeuse (Qronha 3). QUARTIER DU PALAIS – Zone où se trouvent les locaux du gouvernement de la Hanse, autour du Palais des Murmures, sur Terre. QUL – Grade militaire ildiran : commandant d’une maniple, soit quarante-neuf vaisseaux. RAMAH – Colonie hanséatique, principalement occupée par des pèlerins islamistes. Une tentative de rébellion contre la Hanse y fut écrasée par Lev Stromo. RAMIREZ, ELLY – Officier de navigation à bord de la Manta de Tasia Tamblyn. RAYONS-MES – Connexions du thisme émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator ainsi que le kith des lentils (voir ce mot) sont capables de les voir. RÉCIF DE FONGUS – Excroissance d’arbremonde, sculptée par les habitants de Theroc pour former leur habitat. REFO, JENNA – Exploratrice de transportail, disparue en mission. RELLEKER – Colonie hanséatique, lieu de villégiature réputé. REMÉMORANT – Kith ildiran, ayant la fonction de conteur historien. RÉMORA – Petit vaisseau d’attaque des FTD. REN – Amie de Celli, tuée lorsque les hydrogues ont attaqué Theroc. RENDEZ-VOUS – Grappe d’astéroïdes habités, siège du gouvernement des Vagabonds tenu secret. REYNALD – Fils aîné de Père Idriss et Mère Alexa, tué lorsque les hydrogues ont attaqué Theroc. RHEINDIC CO – Monde klikiss abandonné, site de fouilles menées par les Colicos. RHE’NH – Septar de la Marine Solaire ildirane. ROBERTS, BRANSON – Premier époux et associé de Rlinda Kett, qui le surnomme « BeBob ». ROBOTS KLIKISS – Robots de grande taille, ressemblant à des coléoptères et doués d’intelligence, construits par les Klikiss. ROD’H – Deuxième enfant hybride de Nira Khali, fils de l’Attitré de Dobro. ROSSIA – Prêtre Vert excentrique, survivant d’une attaque de wyverne, et servant dans les FTD. RUIS, LUPE – Maire de la colonie humaine sur Crenna. RUSA’H – Attitré d’Hyrillka, troisième fils noble du Mage Imperator Cyroc’h. SAGA DES SEPT SOLEILS (LA) – Épopée historique et légendaire de la civilisation ildirane, développée pendant des millénaires. SALLE DU TRÔNE – Grande salle de réception du roi, dans le Palais des Murmures, sur Terre. SAREIN – Fille aînée de Père Idriss et Mère Alexa, ambassadrice de Theroc sur Terre, où elle est devenue l’amante de Basil Wenceslas. SCISSION – Colonie ildirane disposant de la population minimale requise pour le thisme. SEPTAR – Commandant d’une septe. SEPTE – Petit bataillon de sept vaisseaux de la Marine Solaire ildirane. SHANA REI – Légendaires « créatures des ténèbres » de La Saga des Sept Soleils. SHIING – Drogue stimulante d’Hyrillka, tirée des nialies, qui brouille la connexion des Ildirans au thisme. SIÈGE DE LA HANSE – Immeuble pyramidal proche du Palais des Murmures, sur Terre, où se réunit le gouvernement de la Ligue Hanséatique terrienne. SIRIX – Robot klikiss présent sur les fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co, meneur de la révolte des robots contre les humains, ravisseur de DD. SOLIMAR – Jeune prêtre Vert, mécanicien et danseur-des-arbres, qui sauve Celli d’un arbre en feu durant l’attaque hydrogue sur Theroc. SOMMEIL DU SOUS-THISME – Sorte de coma chez les Ildirans. SORENGAARD, RAND – Pirate renégat chez les Vagabonds, exécuté par le général Lanyan. SOURCE DE CLARTÉ – Version ildirane du paradis : un royaume situé dans un plan de réalité supérieur, composé entièrement de lumière. Les Ildirans croient que de minces rayons de cette lumière percent notre univers, pour être répartis par le Mage Imperator parmi toute leur espèce via le thisme. SQUAMEUX – Kith ildiran vivant dans les déserts. STANNA, BILL – Soldat des FTD, prisonnier des Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. STANNIS, MALCOLM – Ancien président de la Ligue Hanséatique terrienne, ayant servi au cours des règnes du roi Ben et du roi George, lors du premier contact avec l’Empire ildiran. STATION D’ÉCOPAGE – Installation industrielle d’extraction d’ekti évoluant dans les nuages des géantes gazeuses, habituellement commandée par les Vagabonds. STATION DU CIEL BLEU – Station d’écopage dirigée par Ross Tamblyn sur Golgen, avant sa destruction par les hydrogues. STEINMAN, HUD – Vieil explorateur de transportail, qui a découvert Corribus par cet intermédiaire et a choisi de s’y installer. STONER, BENN – Prisonnier du camp d’élevage de Dobro. STROMO, LEV – Amiral des FTD, surnommé « Stromo le pantouflard » depuis sa défaite face aux hydrogues sur Jupiter. SURGEON – Jeune pousse d’arbremonde, souvent transportée dans un pot ornementé. SWEENEY, DAHLIA – Première propriétaire de DD. SWENDSEN, LARS RURIK – Ingénieur expert de la Hanse, conseiller du roi Peter, membre de l’équipe qui a désassemblé le robot klikiss Jorax. SYL’K – Agricultrice ildirane, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit, compagne de Mhas’k. TAL – Grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane, commandant de cohorte. TAMBLYN, BRAM – Vagabond, ancien patriarche du clan Tamblyn, père de Ross, Jess et Tasia. Décède juste après la mort de Ross sur la station du Ciel Bleu. TAMBLYN, JESS – Vagabond, deuxième fils de Bram Tamblyn. Il est amoureux de Cesca Peroni ; son corps est imprégné de l’énergie des wentals. TAMBLYN, KARLA – Vagabonde, mère de Jess, morte gelée dans un accident sur Plumas. TAMBLYN, ROSS – Vagabond, fils aîné de Bram Tamblyn avec lequel il s’est brouillé, et chef de la station du Ciel Bleu avant sa destruction, sur Golgen. TAMBLYN, TASIA – Vagabonde, fille de Bram Tamblyn, servant dans les FTD. TAMBLYN, TORIN – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, WYNN – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMO’L – Quatrième enfant hybride de Nira Khali, fille d’un lentil. TAVELURE ORANGE – Épidémie frappant les colons humains de Crenna. TELA – Adolescente de quinze ans, amie d’Orli Covitz sur Corribus. TÉLIEN – Forme de communication instantanée pratiquée par les prêtres Verts. TELTON, ANJEA – Humaine, captive des hydrogues. TERREUX – Terme argotique pour désigner les soldats des FTD. THEROC – Planète végétale abritant la forêt-monde. THERONIEN – Habitant de Theroc. THISME – Réseau télépathique qui relie le Mage Imperator à la race ildirane. THOR’H – Fils aîné de Jora’h d’ascendance noble, devenu Premier Attitré à la mort du Mage Imperator Cyroc’h. TRANSPORTAIL – Désigne, chez les hydrogues comme chez les Klikiss, un système de transport par téléportation de planète à planète. TYLAR, CRIM – Vagabond, extracteur d’ekti sur Ptoro, père de Nikko. TYLAR, MARLA CHAN – Vagabonde, ingénieur agronome spécialisée dans la culture sous serre, mère de Nikko. TYLAR, NIKKO CHAN – Jeune pilote vagabond, fils de Crim et Marla. UDRU’H – Attitré de Dobro, deuxième fils noble du Mage Imperator Cyroc’h. UNISSON – Religion commune soutenue par le gouvernement de la Terre, se consacrant à des activités officielles. UR – Comper de modèle Domestique, sur Rendez-Vous. VAGABONDS – Confédération informelle d’humains indépendants, principaux producteurs d’ekti, le carburant des moteurs interstellaires. VAISSEAUX-GRAINES – Navires interstellaires construits et coéquipés par les wentals et les verdanis au cours du premier conflit avec les hydrogues. VAO’SH – Remémorant ildiran, ami et protecteur d’Anton Colicos sur Ildira, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit. VERDANIS – Conscience organique se manifestant par la forêt-monde de Theroc. VERMITIÈRE – Vaste nid construit par un essaim de vers, assez spacieux pour servir d’habitat aux humains de Theroc. VERSEAU – Vaisseau servant à la propagation des wentals, piloté par Nikko Chan Tylar. VIK’K – Terrassier ildiran, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit. VILLESPHÈRE – Métropole flottante hydrogue de taille colossale. VIRAGO, LA – Surnom de l’ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, Maureen Fitzpatrick. WELYR – Géante gazeuse, où une station d’écopage des Vagabonds fut détruite par les hydrogues. WENCESLAS, BASIL – Président de la Ligue Hanséatique terrienne. WENTALS – Créatures intelligentes, basées sur le cycle de l’eau. WILLIS, AMIRAL SHEILA – Commandant de bataillon des FTD du septième quadrant, supérieure directe de Tasia Tamblyn. WYVERNE – Grand prédateur volant de Theroc. YAMANE, KIRO – Spécialiste en cybernétique, retenu prisonnier par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. YARROD – Prêtre Vert, plus jeune frère de Mère Alexa. YAZRA’H – Fille aînée de Jora’h, propriétaire de trois chatisix. YREKA – Colonie hanséatique des confins, qui a subi un blocus puis une attaque des FTD pour la détention d’ekti de contrebande. YURA’H – Ancien Mage Imperator, grand-père de Jora’h, qui régnait lors du premier contact avec les vaisseaux-générations humains. ZAN’NH – Officier ildiran, fils aîné de Jora’h, récemment promu adar de la Marine Solaire ildirane. ZIZU, ANWAR – Sergent des FTD, chef de la sécurité sur la Manta de Tasia Tamblyn. Né en 1962, Kevin J. Anderson est un auteur américain parmi les plus prolifiques et les plus acclamés de sa génération. Depuis 1993, plus de trente titres de sa plume ont figuré sur les listes de best-sellers. En France, on le connaît surtout pour ses collaborations avec Brian Herbert autour du cycle de Dune et pour ses romans dans l’univers de Star Wars. Mais ce bourreau de travail a également écrit des space opera ambitieux situés dans des univers qu’il a lui-même créés. La Saga des Sept Soleils en est un parfait exemple. REMERCIEMENTS La saga gagne en longueur et en complexité, ce qui m’amène à demander l’aide de nombreux volontaires. Jaime Levine et Devi Pillai, de Warner Aspect, ont permis à ces livres de prendre forme, grâce à leur vision d’ensemble et à leurs subtils conseils éditoriaux. John Jarrod, Darren Nash et Melissa Weatherill ont fait de même pour les éditions britanniques. Geoffrey Girard a sauté dans l’aventure à pieds joints et les yeux fermés, si vous me permettez cette métaphore anatomique incompatible avec son œil de lynx, qui me permet, de livre en livre, de minimiser les détails contradictoires. Chez Wordfire Inc., Catherine Sidor et Diane Jones m’ont soumis pléthore d’idées et d’opinions durant nos séances de brainstorming. Catherine s’est pratiquement effacé les empreintes digitales à force de taper les chapitres aussi vite que j’arrivais à lui fournir les minicassettes. De nombreux endroits et événements décrits dans cette œuvre m’ont été inspirés par les créations graphiques de Rob Teranishi et Igor Kordey, qui ont conçu l’univers visuel de Veiled Alliances, le roman graphique dont l’histoire se situe avant la présente saga. Je suis également redevable à l’imagination de Stephen Youll et Chris Moore, les grands artistes qui ont travaillé sur les illustrations de couverture. John Silbersack, Robert Gottlieb et Kim Whalen, mes agents chez Trident Media Group, ont bâti le succès de la Saga des Sept Soleils, aussi bien aux États-Unis que dans de nombreux pays de par le monde. Enfin, ma femme Rebecca Moesta a dépensé plus de temps et d’énergie mentale que n’importe qui d’autre pour m’épauler durant l’écriture de Tempêtes sur l’Horizon, depuis les premiers brouillons jusqu’au texte final. Sa perspicacité, sa patience et son amour m’ont permis de donner le meilleur de moi-même. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : La Saga des Sept Soleils : 1. L’Empire caché 2. Une forêt d’étoiles 3. Tempêtes sur l’Horizon 4. Soleils éclatés 5. Ombres et Flammes Chez Milady Graphics : Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – adaptation graphique Chez d’autres éditeurs : Avant Dune (avec Brian Herbert) : 1. La Maison des Atréides 2. La Maison Harkonnen 3. La Maison Corrino Dune, la Genèse (avec Brian Herbert) : 1. La Guerre des machines 2. Le Jihad Butlérien 3. La Bataille de Corrin Après Dune (avec Brian Herbert) : 1. Les Chasseurs de Dune 2. Le Triomphe de Dune Légendes de Dune (avec Brian Herbert) : 1. Paul le Prophète 2. Le Souffle de Dune Dune (autres titres, avec Frank et Brian Herbert) : La Route de Dune Star Wars : L’Académie Jedi : 1. La Quête des Jedi 2. Sombre disciple 3. Les Champions de la Force Star Wars : Les Jeunes chevaliers Jedi (avec Rebecca Moesta) : 14 volumes Star Wars (autres titres) : Le Sabre noir www.bragelonne.fr Collection Bragelonne SF dirigée par Tom Clegg Titre original : Horizon Storms Copyright © 2004 by WordFire, Inc. © Bragelonne 2009, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0065-6 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir votre nom et vos coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises !